Cizia Zyke - La Ferme D'éden

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CIZIA ZYKË

LA FERME D’ÉDEN
Table

SEPT HEURES DU SOIR

PREMIÈRE PARTIE

SECONDE PARTIE

ÉPILOGUE
SEPT HEURES DU SOIR

C’était un moment unique dans le Bush.


Le soleil, maître absolu du grand désert, arrivait tout droit au ras de l’horizon. La température, qui
s’était main tenue à cinquante degrés centigrades la journée entière, commençait enfin à baisser. De
l’immensité de terres rouges et de caillasse semblait, un court instant, émaner enfin le Grand Soupir.
Chaque jour que le Dieu rédempteur fait, cet instant trouvait le père Jason Fennymore planté là
immobile devant sa fenêtre, le regard perdu sur l’infini, appliqué à l’unisson du désert.
Pour un homme croyant comme lui, c’était le moment de l’Angélus et il n’y aurait renoncé pour rien au
monde. Chaque soir, il prenait là quinze minutes de détente de l’âme et du corps, douche comprise.
Son regard courait sur les lignes noires des sillons, qui allaient se perdre là-bas, dans les derniers feux
du soleil. Puis il embrassait les vastes bâtiments de sa ferme, les granges de bois bâties par son père ;
l’énorme éolienne qui, la première, avait tiré l’eau des tréfonds de ce sol ; les hangars de métal,
éblouissants dans les ultimes vagues de lumière, qui abritaient les nombreuses machines du ranch.
Pendant ces rares minutes arrachées au devoir et au travail, Jason était serein.
Et il était fier.
Fier d’avoir imposé la loi des hommes à la terre hostile. Fier de la prospérité de sa ferme, fier des
milliers de kilo mètres de frontières qu’il s’était taillés, au prix de force et de courage, dans l’immensité
du Bush. Fier de continuer dans la juste voie l’œuvre de son père, et d’avoir ce domaine à léguer à ses
garçons, bientôt, quand ils seraient des hommes.
Jason Fennymore méditait quelques instants puis se laissait exalter par les flammes et les tourments de
sang du couchant. Et toujours, son âme s’écriait :

Alléluia ! Merci, mon Dieu ! Merci de m’avoir donné la force !

Il avait coutume de dire que c’était là sa prière la plus fervente de la journée.


Alors le gecko, le gros lézard niché sur le toit de la maison, se mettait à jacasser, signe qu’il
commençait sa nuit de chasse. Tiré de sa rêverie, le révérend Jason Fennymore quittait la fenêtre, lissait
une dernière fois sa longue barbe et, lentement, revêtait les vêtements propres pour le repas du soir, que
Rébecca, sa douce femme, ne manquait jamais de disposer sur sa chaise.
C’était la fin du repos.
Il s’attablait ensuite à son bureau et étudiait dans sa Bible le sermon du soir. La lumière baissait
rapidement dehors. Jason Fennymore n’allumait son néon que lorsque le carillon de l’horloge, en bas,
dans la maison, sonnait sept heures, l’heure du dîner. Il donnait alors un dernier coup d’œil pour
contrôler sa mise, debout devant l’épaisse glace de l’armoire.
Jason Fennymore était une force de la nature. Formé au rude travail du Bush, il n’était ni très grand ni
très volumineux, mais sa charpente osseuse était solide et ses muscles fermes. Sa peau était comme du
cuir, tannée, rouge comme de la vieille brique. Ses bras étaient énormes, munis de poignets et de coudes
noueux. Il avait passé cinquante ans, mais il se tenait droit, planté sur ses jambes écartées, comme un
jeune homme. Les durs travaux de la terre n’avaient pas encore réussi à le plier.
Il vérifiait la blancheur de sa chemise, la bonne tenue de son pantalon de serge bleue puis, satisfait,
alors que, pour la deuxième fois, le carillon sonnait les sept heures, il éteignait et descendait de sa
chambre.
L’escalier de bois de santal, monumental, aux formes lourdes, qu’il avait bâti de ses mains, débouchait
directe ment dans le grand salon de la maison.
Là, le tableau immuable de son bonheur familial l’attendait.
Rébecca, sa jeune et jolie femme, venait de poser la marmite de stew fumant, le ragoût épais de tous les
soirs. Grandma, la mère de Jason, doyenne de la petite famille, s’était péniblement assise, le visage
impassible malgré les tortures que lui imposaient ses jambes.
Les enfants étaient alignés, debout, chacun à côté de sa chaise : Jason Junior, le fils aîné, un grand
gaillard blond et costaud, Jeremiah, presque aussi grand que son frère et lui ressemblant comme deux
gouttes d’eau. Seuls les cheveux de Jeremiah, longs comme ceux d’une fille car il n’avait pas encore fait
sa communion, le différenciaient de son aîné. Et puis, souriante, sa petite fille Charlotte, venue sur le tard,
une gamine adorable aux tresses couleur d’or, le visage éclaboussé de taches de rousseur.
D’un regard, le révérend Fennymore s’assura de la propreté de tout son monde et lança gaiement :

Bonsoir, mes enfants !

Les deux garçons et la petite fille, le regard droit, toujours immobiles, répondirent en chœur :

Bonsoir, Daddy.
Bénissons l’heure de ce repas ! Asseyons-nous, mes enfants.

Rébecca, en tant qu’épouse, se glissa à son côté, les mains jointes. Jason lut un passage de l’Évangile et
en fit un rapide commentaire, dans un silence recueilli et attentif. Puis il rompit la miche de pain de maïs,
fait à la ferme, et Rébecca commença à servir le ragoût.
Le dîner était toujours serein.
Les deux garçons, les « Boys », comme on disait, par laient de leurs tâches de la journée, liées à
l’élevage des moutons, et des cours diffusés par la radio, qui leur per mettaient d’être scolarisés.
Grandma, par tradition, grondait gentiment Rébecca. C’était tantôt le stew de pois et de viande de
mouton qui n’était pas servi chaud sur la table, tantôt le verre servi par sa belle-fille qui était trop plein
de vin.
Les Fennymore ne buvaient pas d’alcool. Seul le révérend se permettait un verre de vin à la fin du
repas. Sa mère avait droit à quelques gouttes.
À sept heures vingt-cinq, tout était terminé. Le bon ragoût donnait chaud au ventre et Rébecca pouvait
débarrasser la table. Les enfants chahutaient sagement. Bienveillant, Jason Fennymore les écoutait en
bourrant sa pipe, attendant que Rébecca apporte le thé du soir.
La maison sur laquelle régnait le révérend Fennymore était l’image même de la paix.
Et pourtant, le malheur avait choisi de frapper à la Ferme d’Eden, à la porte des Fennymore.
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE UN

Le chuintement du poste de radio émetteur-récepteur, seul lien de la ferme avec le monde, se mit à
retentir, depuis le petit coin du salon où il avait été installé.

Chhhhhh … Fennymore station ? … Chhhhh … Fennymore Station … Révérend ? Vous me recevez ?


Répondez.

Jason, les sourcils froncés, alla répondre. Il n’aimait pas beaucoup cet instrument, qu’il n’avait fait
installer que par mesure de sécurité. Alors que certains fermiers isolés passaient leurs soirées pendus au
micro, à discuter de sujets oiseux, le révérend Fennymore ne l’utilisait presque jamais. Dans la région, on
savait son aversion pour la radio, et les appels étaient très rares.
Toute la famille s’était immobilisée.
Jason saisit le micro, pressa le petit bouton rouge et répondit.

Ici, Jason Fennymore. J’écoute.

À nouveau, le chuintement reprit, coupé de bips électroniques et de lointaines conversations. Les ondes
portaient loin sur cet immense territoire plat. Cependant, les premières fortes chaleurs faisaient vibrer
l’air et la liaison n’était pas des meilleures.

Chhhhhhhh … Bonsoir, révérend Fennymore. Ici, Jud Zermatt. Chhhhhh … Mullia Police …
Chhhhh …
Bonsoir, Jud. Qu’est-ce qui se passe ?

Jud Zermatt, le lieutenant de police de Mullia, la bour gade la plus proche, était un rejeton de la famille
Zermatt, qui tenait une ferme dans la région. Le policier avait à peine trente ans, Jason l’avait connu tout
gamin. La voix de Jud se fit déférente.

Chhhhhh … Navré de vous déranger, révérend … Chhhh … Je voulais contrôler si tout allait bien
chez vous … Chhhhhhh …

Jason lança un regard à sa mère et répondit :

Ma foi, Jud, je crois bien que tout va pour le mieux à la Ferme d’Eden. Dieu merci … Que voudriez-
vous donc qu’il se passe ?
Chhhhhh … Je vois que vous regardez toujours autant la télé, révérend. Chhhhhh … Le gang Davies
a attaqué la Commonwealth Bank à Mount Isa cet après-midi. Chhhh … Un massacre, révérend. Ils
ont tué huit innocents. Chhhhh … Ils sont signalés se dirigeant vers le comté de Mullia. Selon toute
logique, ils auraient dû emprunter la Donahue Highway. Chhhh … Vous comprenez que je
m’inquiète, révérend ? Chhhh …

La Donahue Highway était la vieille route abîmée et pratiquement déserte longeant le domaine des
Fennymore. Jason rassura calmement le jeune officier. Il n’avait vu passer personne de la journée. Il lui
promit de l’appeler au moindre signe.

Okay, révérend … Chhhh … Faites attention, ce sont des tueurs … Chhhh … Je vous laisse …
Chhhh … Espère ne pas avoir troublé votre soirée, révérend. Chhh …

Révérend était le titre de Jason dans la hiérarchie de l’église calviniste méthodiste, à laquelle les
Zermatt et les Fennymore, comme la plupart des familles du comté, appartenaient.

Ne vous inquiétez pas, Jud … Je ne vois pas ce que votre gang Davies viendrait chercher par ici.
Mais enfin … J’ouvrirai l’œil.

La famille Fennymore au complet s’était rassemblée autour du téléviseur où défilaient des publicités
pour des marques de bière, les Boys, excités par l’appel radio, nez collé à l’écran, Jason installé dans
son grand fauteuil de cuir. Sa femme, après avoir servi le thé, avait tiré une chaise et s’était assise à côté
de lui, sa fine main blanche posée sur celle de son époux.
Grandma occupait le deuxième fauteuil.
Quant à la petite Charlotte, elle était venue se blottir dans les bras de Blackned, le vieil aborigène, seul
employé permanent de la Ferme d’Eden.
Le vieux Blackned était là bien avant que l’État du Queensland recense les Noirs, aussi ne savait-on pas
son âge. C’était un géant couleur de charbon, au nez largement épaté et aux arcades sourcilières énormes.
Sa tête était recouverte de cheveux laineux rendus blancs par l’âge. Il se tenait courbé en deux, les reins
cassés par les années à travailler la terre.
Blackned était bien le seul aborigène que Jason ait jamais autorisé à pénétrer sous son toit. Encore
était-ce une mesure récente, qui datait de l’arrivée de la télévision au foyer, deux ans plus tôt.
Fasciné par les images, le vieil homme, qui n’avait jamais rien revendiqué de sa vie, était venu
demander à « M’sieu Fennymore » la permission de venir regarder les informations le soir.
Jason n’avait pas eu le cœur de refuser ce modeste plaisir au vieux serviteur, depuis toujours fidèle à la
famille. Il avait seulement posé deux conditions.
La première était que Blackned se lave avant de venir. Le vieux Noir, comme tous les aborigènes du
Bush, n’utilisait que rarement l’eau, et jamais si on n’y prenait pas garde. Depuis, Blackned se douchait
tous les soirs et changeait de salopette avant de venir. Il n’avait jamais été aussi propre de sa vie. Même
ses deux énormes pieds nus, aux larges orteils crevassés, étaient soigneusement débarrassés de la
poussière de la journée.
La deuxième condition était que son chien ne passe pas le seuil de la porte. Du nom de la rivière
asséchée, le creek où il avait été trouvé, Bing-Bong était un animal calme et gentil et Jason l’aimait. Mais
le vieux chien perdait trop de poils et avait trop de puces. Il restait donc couché, le museau exactement à
la limite de la porte, semblant écouter ce qui se disait.
Jason Fennymore comprenait mal la fascination qu’exerçait cette image mouvante sur les siens. Il
préférait la lecture à la télévision qui, pensait-il, éloignait les hommes les uns des autres et donc de Dieu.
Il avait fallu que la famille s’unisse contre lui, deux ans plus tôt, pour lui faire admettre l’appareil.
Même sa mère, la sévère Grandma, pourtant pas une feignante, avait insisté. Comme les revenus de la
ferme commençaient à laisser de bons surplus d’argent, l’austère révérend avait cédé.
Le journal de Bruce Kalianan, le présentateur des « Queensland News », le journal d’informations de
l’État, fut entièrement consacré au gang Davies, au hold-up, à la fusillade et à la course-poursuite qui
avait suivi. Bruce Kalianan, plus excité que jamais, ne cessait de mettre en garde les téléspectateurs.
Citoyens du Queensland, s’écriait-il, vous êtes en danger ! Attention, le gang de Lou Davies est
dangereux !

Un dossier était consacré aux trois membres du gang ; Lou Davies, surnommé 1’ « Ange de la mort », le
chef ; un énorme jeune homme qui répondait au nom de Butcher et sa compagne, nommée Jodie
Copperhead. Leur carrière était un tissu d’horreurs qui fit frémir Rébecca, à côté de Jason. Prostitution,
attaque à main armée, meurtres d’une cruauté et d’une violence effrayantes.

Écoutez-moi bien, citoyens du Queensland ! hurlait Bruce Kalianan, le doigt pointé sur l’écran.
Faites très attention ! Ces gens sont des monstres ! Et soyez assurés que notre police, la glorieuse
police du Queensland, fait tout ce qui est en son pouvoir pour nous débarrasser d’eux.

Il y eut une série d’interviews des shérifs de plusieurs villes. Ils assurèrent qu’ils tireraient à vue sur
les gangsters. Le reste du journal fut consacré aux signalements, aux portraits-robots et à la description du
véhicule des bandits, une Ford blanche, modèle sport Falcon, ultra-rapide, basse sur roues.

N’oubliez pas, citoyens du Queensland. Une Ford, modèle sport, de couleur blanche. Tout porteur de
renseignement sur cette Ford blanche recevra une prime de mille dollars. Et gardez confiance en la
Queensland Police !

Le soir, à partir de huit heures trente, après que les enfants étaient montés se coucher, Jason réservait
toujours un moment à sa mère. Il avait peu le temps de lui parler pendant la journée.
C’était le moment habituel où Grandma rapportait à son fils ce que les membres de la famille avaient
fait à la maison, pendant son absence. Grandma, impotente et clouée à sa chaise la journée entière, mettait
un point d’honneur à fournir ce rapport. C’était le dernier service qu’elle pouvait rendre, elle qui s’était
toujours acharnée à la tâche, et elle y mettait toute son énergie qui était bien utile à Jason pour maintenir
la marche rigoureuse de la maison.
Mais ce soir-là, Grandma avait d’autres idées en tête que de dénoncer les errements de la famille.

Des gangsters ! cracha-t-elle. Il faut t’armer, Jason, mon fils. Ta famille est en danger !

Jason, qui bourrait sa deuxième et dernière pipe, eut un petit soupir derrière sa barbe. L’appel de radio
et le journal télévisé avaient énervé les enfants et fait régner depuis dans la maison une tension que le
révérend, amoureux de l’ordre et du calme, n’appréciait guère. Il eût préféré que sa mère aborde un autre
sujet.

Pourquoi les laisse-t-on en vie ? s’écria sa mère. Les informations disent que ce sont des
récidivistes. Ils sont donc allés en prison. Pourquoi donc la police ne les a-t-elle pas supprimés
quand elle les tenait !
Well … soupira Jason, eh bien, maman, je pense que la Justice …
Tu as entendu toi-même, coupa la vieille dame, ce sont des récidivistes ! Ce mot ne devrait pas
exister ! Cela veut dire qu’ils ont recommencé à voler et à tuer. (Grandma releva le menton, son
regard bleu chargé de colère.) Ces gens-là ont le vice dans le sang. La société devrait pouvoir se
protéger de tels bâtards !

Grandma, une petite dame sèche aux cheveux blancs, ficelée dans une robe noire à vieux col de
dentelle, n’avait pas l’habitude de mâcher ses mots. C’était une pionnière pure et dure, de la race des
« Landers », les premiers conquérants du Queensland.

Le Queensland a changé … se désola-t-elle. C’est une battue qu’il faut organiser ! Dans tout le
comté ! Et les abattre avant qu’ils ne commettent d’autres assassinats !
Eh bien, well … répondit son fils, je pense que nous avons une police qui est la meilleure
d’Australie, et il me semble que c’est son rôle de s’en occuper.
La police ! ricana la vieille dame. Ces imbéciles ont seulement été capables de repérer leur voiture.
La Queensland Police est devenue un ramassis d’incapables …

Elle tripota nerveusement le médaillon de l’archange Gabriel sur sa poitrine.

Je n’aime pas cette histoire de gangsters, mon fils, continua-t-elle d’une voix adoucie. Nous sommes
seuls ici et l’intérêt de la ferme nous dicte de rester sur nos gardes. Ne va pas travailler sans ton
fusil, demain !

Jason détestait la violence. D’autre part, il savait mieux que personne qu’il n’y avait rien à espérer,
même pour des bandits en fuite, à s’enfoncer dans cette partie du Bush. Le désert était partout. S’y perdre
signifiait mourir à plus ou moins brève échéance. La Donahue Highway, une des plus vieilles pistes du
vaste Nord australien, était à l’abandon, presque impraticable. Pourquoi l’emprunter alors qu’il y avait
des routes plus faciles, tout aussi désertes et qui menaient aux grandes villes et à la côte ? La Donahue
Highway ne menait plus à rien.
Mais un regard à sa mère lui suffit pour l’empêcher d’émettre une objection. Les colères de Grandma
étaient célèbres dans tout le comté et, d’autre part, ses conseils de prudence étaient, somme toute,
raisonnables.

Eh bien, well … maman, je crois que je suivrai ton conseil. Je graisserai le Sniper demain.

Grandma hocha la tête et se laissa glisser dans un grand fauteuil.

C’est mieux ainsi, mon fils … D’ailleurs, moi aussi je vais m’armer. Il faut que quelqu’un surveille
la maison. Demain soir, il faudra que je pense à demander à Blackned d’apporter son fusil …
CHAPITRE DEUX

Comme il l’avait promis à sa mère, la première tâche de Jason au petit matin fut de graisser son fusil. Il
s’y employa à la cuisine, en compagnie de sa petite Charlotte.
L’arme était un vieux modèle, rapporté de la guerre par Nathaniel Jason Fennymore, le père de Jason.
Un vieux Sniper recouvert de bois jusqu’au bout du canon, avec une grosse mire en forme de V. Le fusil
d’assaut des Marines anglais pendant la guerre du Pacifique, à chien, avec un chargeur de cinq balles.

Pourquoi tu nettoies ton fusil, Daddy ?

Charlotte était adorable, dans cette cuisine lumineuse inondée d’un soleil déjà chaud. Elle portait une
petite robe de couleur gaie, et ses deux tresses blondes flamboyaient comme de l’or.

Eh bien …

Jason hésita et secoua sa grosse barbe :

Well, ma fille … Je crois que ton Daddy a encore décidé d’aller faire souffrir de pauvres créatures.
Mais il le faut ! Les kangourous sont de nouveau trop nombreux. Ils nous ont mangé des bottes
d’asperges près des Rocks. Je vais bientôt organiser une journée de chasse.

Charlotte secoua vigoureusement la tête en riant.

Mensonge ! Tu me mens, Daddy. Péché de mensonge ! Péché de mensonge !

Le révérend fronça ses gros sourcils, tentant de prendre un air sévère.

Péché de mensonge ! Ton fusil, c’est pour tuer les gangsters !

Et elle rit de plus belle de toutes ses petites dents, blanches et fraîches comme des perles. Jason finit
par sourire. À tout autre membre de la famille, il aurait adressé une réprimande ou au moins une remarque
sur l’insolence, mais Charlotte pouvait se permettre certaines choses.
Jason Fennymore, cet homme intransigeant et dur, adorait sa petite fille.
Pour les besoins de la ferme, les deux garçons suffisaient. Il les avait procréés à cette fin et leur avait
donné l’éducation nécessaire. Il était à présent entièrement comblé par ses deux « jeunes gars ». Ils
étaient durs à la tâche, courageux, intelligents et sains. Et d’ores et déjà capables de prendre beaucoup de
responsabilités dans le travail.
Charlotte était une enfant différente. Il l’avait conçue plusieurs années plus tard, sans l’avoir prévu.
Un désir impérieux et incontrôlé, par une nuit d’orage torride qui, sans doute, l’avait rendu fou.
Charlotte, c’était un égarement, mais c’était aussi sa préférée, celle qui lui procurait le plus de joie. Elle
était espiègle, vive et fine, un rayon de soleil dans le cœur austère du révérend.
En bon papa gâteau, il prit le parti d’en rire, faisant tressauter ses grosses épaules.
Il hésita un instant, le Sniper dans les mains, se demandant s’il allait s’en charger toute la journée. Cela
risquait d’inquiéter Charlotte. Et puis il n’aimait pas les armes. Il n’avait pas rechigné, au cours de sa
vie, à échanger quelques légendaires coups de poing sur certaines brebis par trop égarées, mais il
répugnait à l’idée de donner la mort à son prochain. Les armes à feu lui semblaient être les artisans d’un
grand péché et la Ferme d’Eden, par rapport aux autres exploitations de ce vaste désert, était peu armée.
Il soupira, préoccupé, et finalement accrocha le Sniper à l’un des crochets, au-dessus de l’évier.
« Pourquoi viendraient-ils ici ? se dit-il. Ils n’ont aucune raison de s’enfoncer dans le désert … »
Comme chaque matin depuis dix ans, la souffrance réveilla Grandma. Sous la couverture rêche, les
deux masses de chair boursouflées que la chaleur avait faites de ses jambes semblaient vouloir éclater.
Elle s’était levée et habillée seule, remuant centimètre par centimètre, se refusant même une grimace.
Elle avait parcouru seule le couloir de sa chambre à l’arrière de la maison.
Elle y avait sa résidence habituelle, un divan collé au mur, sous le préau qui courait tout au long de la
façade arrière. Les fenêtres du salon étaient juste à côté de sa tête, et le Bush s’étendait à perte de vue
devant elle. Son canevas et ses aiguilles l’attendaient depuis la veille, dans une antique boîte en bois de
santal.
La famille entière passa la saluer et Rébecca lui servit un litre de thé très sucré pour la matinée.
Grandma fit à chacun ses recommandations et put enfin, hors de la vue de tout témoin, se détendre un peu.
Elle allongea ses jambes et ferma les yeux. Grâce à quoi, d’habitude, la douleur devenait peu à peu
supportable. Ce matin-là, rien n’y fit. La souffrance restait nichée dans ses chairs, sans consentir à
diminuer.
« Les nerfs, pensa-t-elle. J’ai si mal dormi. C’est l’anxiété … Je suis trop nerveuse … »
Une angoisse qu’elle ne parvenait pas à définir l’habitait.
« Ces histoires de bandits ! Ce sont ces horreurs qui m’ont perturbée … Oh mon Dieu, faites que rien ne
vienne frapper les Fennymore, Vos serviteurs. »
Rébecca vint faire une lessive de draps dans la buanderie, un petit bâtiment de bois attenant à la
maison, à une dizaine de mètres de Grandma. Les yeux mi-clos, le visage durci pour masquer ses tortures,
celle-ci l’observait avec bienveillance.
Vêtue d’une épaisse robe de coton marron, la jeune femme, les manches relevées, se battait avec une
lessiveuse d’eau savonneuse. Elle s’arc-boutait au-dessus, les reins creusés, et la soulevait d’une traite
sur quelques mètres. Grandma estimait la force et la volonté de la jeune femme en spécialiste, en
personne qui sait ce que travailler dur sous le soleil de plomb du Bush veut dire. Et Rébecca s’en tirait à
merveille.
Grandma n’avait que peu de raisons de se plaindre de Rébecca, d’une manière générale. C’était une
fille puissante, courageuse, et douce pour ses enfants. Grandma se félicitait d’avoir si bien su, avec son
fils, la former au travail du Bush et au service du Lander qui l’avait prise pour épouse. Grandma avait
seulement craint – les premières années, à la fin de son adolescence – qu’une si jolie jeune femme ne fût
sensuelle et paresseuse. Il n’en avait jamais rien été.
Rébecca, s’étant aperçue que Grandma la regardait, lui sourit, en repoussant une mèche blonde
échappée sur son front.
Une nouvelle fois, en voyant Rébecca sourire, Grandma fut frappée par la ressemblance qui unissait la
petite Charlotte à sa mère. Elles avaient exactement la même fraîcheur et le même éclat limpide des yeux.
Rébecca était bien sûr plus réservée et moins exubérante que Charlotte, mais elles avaient toutes deux les
mêmes lignes douces du visage, le même grand regard bleu et la même petite pointe rouquine dans les
cheveux.
« Charlotte lui ressemblera, pensa-t-elle. Un joli brin de fille qu’il faudra surveiller, sans doute. Pourvu
qu’elle soit préservée du démon, elle aussi ! »
La température, même sous ce préau, seul coin d’ombre de la maison pendant le jour, était devenue
écrasante. L’air vibrait sur le sol aux éclats métalliques. La douleur frappa de nouveau ses grosses
jambes. Elle se mordit les lèvres et ferma les yeux, se contraignant à ignorer la souffrance.
Les bâtiments de la ferme occupaient un vaste espace. Si les Landers sont avares en décoration et en
éléments de confort, ils aiment à voir grand pour les corps de bâtiments. Sans doute tout cet espace,
écrasant autour d’eux, les pousse-t-il à étendre le plus possible leur zone d’habitation.
Il y avait d’abord la maison, bâtie en 1923, immense et carrée, aux longs murs de bois blanc, flanquée
de la buanderie et de la chambre de Grandma.
À deux cents mètres de la maison s’élevait un grand hangar à machines modernes, en aluminium
brillant, de soixante mètres de long. À côté, de dimensions plus réduites, une vieille grange de bois,
construite en même temps que la maison, était la seule bâtisse à subsister de l’ancienne bergerie.
Une grande éolienne rouillée dominait encore les lieux, remplacée depuis plusieurs années par un
système moderne de pompe, mais que Jason ne se décidait pas à détruire. Les éoliennes Southern Cross
étaient en quelque sorte le symbole des fermes du Bush et Jason répugnait à s’en séparer.
Au loin, d’autres bâtiments en aluminium, dépôts à grains, abri des générateurs et des pompes, se
distinguaient à peine de la maison.
Enfin, à une centaine de mètres de la maison, un toit de tôles abritait une pompe à essence.
Depuis que la Donahue Highway avait été tracée, la Ferme d’Eden, sensiblement au milieu, avait servi
de relais d’essence. Bien que la route ne fût pratiquement plus fréquentée, le Comté avait demandé aux
Fennymore de conserver une pompe et des réservoirs. Jason Fennymore, dont le sens civique n’était plus
à démontrer, n’y voyait aucun inconvénient. Cela coûtait si peu de travail … Si cela pouvait rendre
service …
Et puis l’approvisionnement régulier résolvait les problèmes d’alimentation en carburant de ses
machines.
La Ferme d’Eden, fondée en 1923 par un seul homme et une femme, le père de Jason et Grandma, qui ne
possédaient alors que des vélos, abritait maintenant un nombre impressionnant de véhicules. Plusieurs
tracteurs, une moissonneuse, une bonne vingtaine de remorques et de machines. À quoi il fallait ajouter
les cinq voitures, la familiale et les tout-terrain, plus les motos des enfants. Le hangar à machines était
comble. La grange de bois voisine elle, avait été aménagée en atelier d’entretien du matériel, et les
enfants de Jason, qui y avaient établi leur quartier général, étaient devenus de véritables spécialistes en
mécanique.
Toute droite, rectiligne, la Donahue Highway passait à proximité, menant au nord à Mullia, distante de
cent vingt kilomètres, ville à laquelle la ferme était rattachée, et à Clumberry, au sud, à cent soixante
kilomètres de là.
Dans ce quasi-désert, autour de la ferme, s’étendait une terre rouge flamboyant, la terre du Bush
australien, l’infini des sillons d’asperges écrasés par le feu du ciel, ce dôme incandescent au-dessus des
toits.
Jason Fennymore avait grimpé dans la Toyota, une vieille Land Cruiser, son véhicule préféré. Charlotte
se tenait à côté de lui, à genoux sur le siège, les deux mains à la portière, le visage dans le vent.
Il klaxonna amicalement Blackned qui marchait lente ment le long du chemin, une longue hache sur
l’épaule. Le vieil aborigène partait vers les stocks de sandalwood, le bois de santal, sa tâche presque
quotidienne. Le grand âge l’empêchait désormais de travailler aux champs.

Hello, Blackned ! cria joyeusement la petite fille à la portière. Hello, Bing-Bong !

Le vieux chien, qui marchait entre les pieds de son maître, releva la tête à la voix de Charlotte et agita
gaie ment sa queue pelée.
Charlotte éclata de rire. Elle adorait Bing-Bong et Blackned, qui, d’ailleurs, le lui rendaient bien.
Jason ne jeta qu’un œil aux asperges. La récolte était proche et il avait déjà fait prévenir les
compagnies de pickers, les ouvriers agricoles ramasseurs de récoltes, basés à Mount Isa, de tenir prêtes
des équipes pour la Ferme d’Eden dans le courant du mois suivant. Il préféra lancer sa Toyota sur les
flancs accidentés d’un vaste plateau rocailleux pour déboucher, au sommet, sur ses champs de tournesols.
C’était un essai de plantation auquel il se livrait depuis plusieurs années, sur ce plateau trop rocheux
pour la pro duction d’asperges.
Comme toujours, Charlotte bondit, dès qu’ils furent arrivés, entre les grandes fleurs jaunes et disparut.

Daddy ! Daddy ! Devine où je suis !


Plus tard, ma chérie …

Ses grandes mains palpaient les grappes de graines, cherchant à en évaluer le poids futur. Il tenait
beaucoup à la réussite de ce champ. Si l’expérience était positive et que la production devenait rentable,
il lui serait possible d’utiliser d’autres parcelles rocheuses du domaine.
Il jeta un ample regard autour de lui. Sur ce plateau, légèrement surélevé, la vue s’étendait à des
dizaines de kilomètres. Il s’attarda sur les bâtiments de la ferme, contempla ses champs et le ruban droit
de la Donahue Highway.
Et il vit un point noir sur la route, au loin. Son corps fut parcouru d’un frisson désagréable.

Charlotte ! appela-t-il tout de suite. Viens ici !

Il plissa les yeux dans la lumière, scrutant l’extrémité nord de la Donahue Highway.

Charlotte !

Il y avait bien un point noir sur la piste, et ce point ne pouvait être qu’une voiture se dirigeant vers la
ferme. Jason empoigna la main de sa fille, accourue auprès de lui.
Il se rendit compte qu’il avait peur. Une angoisse inhabituelle montait en lui.
« Calme-toi ! s’exhorta-t-il. Qu’est-ce qui t’arrive ? »
Il entraîna un peu brusquement Charlotte jusqu’à la Toyota et démarra. Instinctivement, il se mit à rouler
vite, cahotant sur les inégalités du terrain.
Dix minutes plus tard, il parvenait à la ferme.
Vite, Charlotte !
Daddy, qu’est-ce qu’il y a ?
Viens vite, je te dis !

Ils coururent tous deux jusqu’à la cuisine, où il décrocha le fusil.


Il s’aperçut que ses mains tremblaient. « Reprends-toi, Jason ! Ne te laisse pas aller ! Quoi qu’il arrive,
il te faut garder la tête claire ! » Charlotte le dévisageait de ses grands yeux inquiets.

Qu’est-ce que tu as, Daddy ? Qu’est-ce qui se passe ?


Rien, ma chérie. Sûrement rien …

Il se colla furtivement au bord de la baie vitrée et observa le poste à essence, à cent mètres de là. Dans
sa tête défilaient les informations du journal de la veille.
Le gang Davies. Une voiture blanche, disait la police, une Ford blanche, modèle sport.
« Mon Dieu, pria Jason. Faites que ce ne soit pas eux … »
Le soulagement vint d’un coup. C’est une jeep Toyota verte qui quitta la piste et vint se ranger devant la
pompe à essence. Un bon vieux véhicule tout-terrain comme en possèdent tous les Landers. Sans doute
celle d’un chasseur ou d’un type de la région en ballade.
Il se mit à rire doucement de lui-même et caressa la tête de sa fille.

Il n’y a rien, la rassura-t-il. Rien qu’un client pour la station-service Fennymore.

Il se passa la main dans sa barbe mouillée de transpiration. Comme il était idiot de s’être fait peur
comme cela ! Était-ce l’âge qui commençait à faire effet ? Là-bas, à la pompe, un homme était descendu
et klaxonnait pour signaler sa présence. Il était seul, pas trace d’autres per sonnes dans la voiture.
C’est M’a qui m’a retourné les sangs avec son inquiétude, pensa-t-il. Ah, cette télévision … !
Il raccrocha le fusil à côté de l’évier.

Eh bien, Charlotte, je crois inutile d’effrayer notre seul client du mois. Viens, nous allons le servir.

Et, soulagé d’un grand poids, il se dirigea vers la jeep, sans armes, en tenant la main de sa fille.
CHAPITRE TROIS

Lou Davies inspecta les deux silhouettes qui venaient vers lui depuis la grande maison blanche.
Inoffensifs.
Le barbu n’avait pas d’armes. C’était un soulagement pour le bandit.
Dans ces coins perdus, même en temps normal, il arrivait qu’on vous reçoive à coups de fusil. Avec le
raffut qu’avait déclenché à ses trousses la Queensland Police, Davies s’attendait plutôt à tomber sur des
bouseux armés jusqu’aux dents.
Et là, pas plus paisibles que les deux qui s’approchaient ! Un vieux en salopette, tenant une petite fille
par la main. Un vrai tableau agricole qui paraissait de bon augure au chef de gang.
Il leur adressa un vaste signe de la main, et cria :

Hello, mate !

Mate, « compagnon », le salut usuel des ploucs, que Davies voulait fraternel et rassurant. Il fallait que
le vieux barbu s’approche.
Il se plaça derrière la jeep pour ne montrer que son dos. Il savait que ses compagnons et lui étaient
devenus très célèbres dans tout le comté en quelques jours. Et même dans ce désert, les gens regardaient
leur foutue télévision. À coup sûr, le barbu devait avoir entrevu son visage.
Il se mit à tripoter les courroies du jerrycan, à l’arrière, pour faire quelque chose de ses mains, à demi
penché sur la voiture.
Ses deux complices étaient accroupis à l’intérieur de la jeep.

Tranquille, leur souffla Davies. Ils arrivent …

Le gros homme parvint derrière lui et, comme prévu, le salua d’un Hullo, mate ! de bienvenue. Il allait
ajouter :

May I help you, mate ?

Mais Davies se retourna et lui enfonça le canon de son flingue dans le ventre.

Hèllo, plouc !

L’énorme masse de Butcher avait sauté de la voiture. Il attrapa la petite Charlotte d’une main, la mit
devant lui et lui braqua la nuque de son fusil de chasse à canons sciés.
La petite ouvrait de grands yeux stupéfaits, ébahie, ne comprenant pas ce qui lui arrivait.
Jodie Codderhead, la femme, avait jailli comme un jack in the box à l’arrière de la jeep et braquait le
fermier, le pis tolet brandi à deux mains, le visage pâle et défait.

Ne fais rien ou on vous massacre, bouseux ! prévint le grand bandit.

Fennymore éprouva une peur atroce. L’homme le dépassait d’une bonne tête, avec des épaules larges et
puissantes. Les yeux gris de Lou Davies étaient ceux d’un animal chassé, emplis d’une terrible férocité. Il
réalisa l’ampleur du danger à ce regard et ses entrailles émirent un mauvais gargouillement.
Davies l’attrapa par la bretelle et enfonça plus profondément le colt dans son ventre.

Je vois que tu nous connais. C’est une bonne chose … À partir de maintenant, paysan, le moindre
faux geste, la moindre chose que je ne comprends pas et tout se termine dans un bain de sang.

Charlotte poussa un petit couinement affolé, et le gros Butcher lui fila une bourrade.

La ferme !
Parle, cul-terreux ! Dis-moi combien tu as d’armes, où elles se trouvent. Combien de gens vivent
dans ce bordel et où ils sont ?

Le révérend, en proie à la plus grande terreur de sa vie, d’une voix tremblante de vieillard qu’il ne
maîtrisait plus, donna à l’homme aux yeux gris tous les renseignements exigés.
Midi n’était pas sonné que le gang avait neutralisé la ferme entière. Le vieux Ned fut arraché à son
enclos et jeté avec les autres. Le gros Butcher traîna d’une main Grandma à travers le salon sans la
moindre précaution.

Ta gueule, tête de mort ! J’aime bien tuer les vieilles.

Les enfants, Junior et Jeremiah, étaient venus naturellement se jeter dans la gueule des loups à l’heure
du lunch.
Toute la famille avait été obligée de s’allonger sur le ventre, dans le grand salon, les bras tendus, à
même le parquet. Sans plus de considération que pour des animaux promis à l’abattoir. Jason Fennymore,
un côté du visage meurtri par le bois rugueux du parquet, dans la température de plus en plus intenable de
la pièce aux heures chaudes du jour, vivait des heures insupportables, les pires de sa vie.
Il était effondré, l’esprit incapable de raisonnement, en proie à de terribles remords. Tout était de sa
faute. Par son affreuse légèreté, son inconscience, le danger s’était abattu sur les siens.
La peur qui lui serrait le ventre depuis le braquage ne faiblissait pas. Les trois gangsters étaient bien
des fauves survoltés, porteurs de mort. Leurs vies, la sienne propre et celle de tous ses proches,
n’avaient, le fermier le sentait, aucune espèce d’importance pour eux.
Rien de ce qu’il pouvait voir d’eux n’était fait pour le rassurer. La radio de Grandma avait été allumée,
trop fort. Elle diffusait sans cesse de la’musique country entre coupée d’informations sur les bandits et
des recommandations de prudence de la Queensland Police. Davies, le grand fauve, le chef, s’était
installé dans le fauteuil paternel, son propre fauteuil, et avait étendu les jambes sur une chaise. Sa main ne
quittait pas la crosse du pistolet, un énorme colt à barillet, posé sur ses genoux. À un moment donné, d’un
geste machinal, il s’était gratté la tempe avec. Il n’était pas rasé. Ses cheveux longs, d’un blond cendré
presque blanc, lui donnaient un air de jeunesse que démentait la férocité de ses yeux gris. Son visage
portait les traces d’une longue fatigue.
Brute repoussante, le gros Butcher, avait, lui aussi, l’air épuisé. C’était un colosse à la peau vérolée, au
nez rougi et crevassé par l’abus d’alcool. Ses cheveux tombaient sur sa nuque en longues mèches sales.
Les yeux rouges, il scrutait avec une attention de chat sauvage la Donahue, posté à l’une des fenêtres. Il
avait un lourd fusil-mitrailleur entre les mains. La carabine au double canon scié était posée sur le sol, à
côté de sa chaise.
La femme était vulgaire et sensuelle. Elle portait une jupe trop courte en cuir noir, des talons hauts
bruyants et un tricot décolleté sur une poitrine provocante. Ses cheveux courts et bouclés étaient d’une
atroce couleur orange artificielle. « À coup sûr, une truie possédée du démon, et évidemment lubrique »,
avait pensé le révérend en la voyant. Elle allait et venait entre ses comparses, leur servant du café à la
chaîne. Elle avait créé un joli désordre dans la cuisine, d’où avaient jailli des bruits de vaisselle cassée.
Elle semblait plus encore sur les nerfs que les hommes, malgré un visible épuisement, et mâchait sans
cesse un chewing-gum en produisant des bulles qui pétaient avec des bruits secs.
« Mon Dieu, aidez-nous, pria Jason. Qu’est-ce qui va nous arriver ? »
Dehors, le ciel flambait. Pour avoir de l’air, les bandits avaient ouvert les moustiquaires des fenêtres et
les mouches, ces petites mouches noires et énervées du Bush, étaient entrées en masse. La barbe de Jason,
étouffante, ruisselait de transpiration.
« Mon Dieu, qu’ai-je fait ? Je suis impardonnable ! »
À 19 h 30, le poste émetteur se mit tout à coup à crachoter.

Chhhhh … Fennymore Station … Révérend, vous êtes à l’écoute … Chhhh … Répondez …

Ça avait été comme un coup de fouet pour les bandits. Lou Davies avait sauté sur ses pieds, le flingue
braqué sur Jason.

Lève-toi, barbu ! Dépêche !

Le révérend obéit péniblement, courbatu.


Butcher avait quitté la fenêtre et attrapé Charlotte par les tresses. Il lui enfonça le canon de son gros
fusil dans le ventre.

Chhhhh … faisait la radio … Ici Jud Zermatt, Mullia Police … Fennymore Station, répondez …
Chhhh …

Davies montra Butcher du doigt.

Rappelle-toi, ta fille y passe à la moindre erreur … Jason vit le regard de sa fille. Elle se mordait la
bouche de terreur. Davies lui posa le canon du pistolet sur la poitrine.
Et tout de suite après, c’est toi ! poursuivit-il.
Et après, c’est ta femme, beugla le gros. Et puis la vieille. Et puis tout le monde !
Sois naturel, pedzouille, insista Davies. Sois naturel et rassurant !

Jason tendit la main, prit le micro et pressa le petit bouton rouge.

Je suis là, Jud ! Comment ça va ce soir ?


Chhhh … C’est à vous qu’il faut demander ça, révérend ! Chhhh … Tout va bien chez vous ?
Chhhhhhh …

Jason embrassa d’un coup d’œil la situation, sa famille étendue à terre, sa petite Charlotte aux mains
d’un gros tueur, le pistolet de Davies sur sa poitrine, et il appuya sur le bouton.

Ma foi, well … On peut dire que tout va pour le mieux, Jud. Vous avez attrapé vos bandits ?
Chhhh … Ils courent toujours … Ils se sont réfugiés dans le désert, sûrement … Chhhh … Possible
qu’ils soient seule ment à quelques kilomètres de chez vous … Chhhh … Soyez prudent, révérend …
Et ouvrez l’œil …
Ne vous en faites pas, Jud. Tout va très bien.
Chhhh … Tant mieux, révérend … Chhh … N’oubliez pas d’appeler au plus petit incident …
Chhhhh … Je vous contacterai demain, à la même heure, de toute façon … Chhh …

La conversation s’arrêta là. Sans un mot, Butcher relâcha la fillette qui courut se réfugier contre sa
mère. Davies, d’un geste indifférent fit signe de son colt à Jason d’aller se rallonger à terre.
La nuit, leur sort ne fut pas amélioré. Tout juste si les Fennymore eurent à manger. Jodie, leur garde-
chiourme, jeta dans leur direction, comme à des bêtes, une boule de pain et une bouteille d’eau.

Vous pouvez vous asseoir pour claper, autorisa-t-elle. Tout au long de leur « repas », elle marcha de
long en large devant eux, dévoilant le haut de ses cuisses à chaque déhanchement. À un moment
donné, elle se planta, la croupe sur le côté, devant Grandma.

La vieille femme se tenait rigoureusement droite et impassible. Seuls les enfants mangeaient. Rien ne
pouvait passer dans la gorge de Jason et personne n’aurait pu serrer plus farouchement les lèvres que ne
le faisait Grandma.

Tu manges pas, la vieille ? Tu n’as pas faim ? Tu n’aimes plus le pain ?

Jodie ponctua sa raillerie d’une grosse bulle de Bubble Gum. Ses yeux troubles brillaient. Elle semblait
prendre plaisir à se moquer de Grandma.

Allez, mange un peu pour faire plaisir à Jodie …


Ne m’adressez pas la parole, coupa brusquement Grandma. Je ne veux rien entendre de vous, fille de
Satan !

Cela fit éclater de rire Jodie Copperhead, pour qui l’insulte était plutôt flatterie.
Elle vint nonchalamment se coller à Grandma, le bas de sa minijupe touchant presque le visage de la
vieille.

Si c’est à moi que tu parles, dit-elle doucement, je te préviens que tu ferais mieux de changer de ton.
D’habitude, on me parle poliment. C’est compris, vieille salope ?

Une vague d’effroi et d’horreur submergea Grandma comme un bain glacé. Jamais elle n’avait imaginé
qu’il pût exister de tels êtres.
Elle détourna les yeux et, bientôt, se mit à prier.
Plus tard, elle ne bougea pas quand Jodie annonça que les femmes étaient autorisées à se laver et vider
leur vessie. Seules Rébecca et la petite Charlotte suivirent la jeune femme rousse à la salle de bains.
Après une toilette furtive, Rébecca s’enhardit à demander des couvertures pour la nuit.

Le plancher est dur … Au moins pour mes enfants … je vous en supplie …

Jodie céda rapidement. Devant son succès, Rébecca se risqua à intercéder en faveur de sa belle-mère.
Madame … Elle est impotente … Elle souffre beau coup … Elle ne peut pas s’enfuir … Pourquoi ne
la laissez-vous pas dormir dans sa chambre. Oh, madame, je vous en prie … !

Mais ce fut absolument sans succès. Jodie la coupa, agacée :

Chut ! Ça suffit ! Me casse pas les couilles, ma belle, je suis crevée …

Elle fit éclater une grosse bulle rose entre ses lèvres et montra l’escalier de la pointe de son flingue.

Allez, descends, ma jolie …

Celui qui prit la garde des prisonniers cette nuit-là était Lou Davies.
Si même sa redoutable énergie commençait à flancher, celle de ses deux acolytes était totalement
épuisée, et il leur ordonna de dormir. Lui, il arriverait bien, crevé pour crevé, à tenir jusqu’au matin.
Lou Davies, à vingt-huit ans, était déjà une légende. Il avait montré dans toutes ses actions, depuis le
début de son aventure, une cruauté et un manque de pitié remarquables. On l’aurait juré animé par le goût
du sang, tant les morts avaient été nombreuses sur sa route.
Il avait peu d’ennemis en vie et même ses amis le craignaient.
Il était né dans un milieu aisé, fils d’un commerçant de Sydney, et avait reçu une excellente éducation. Il
avait tout pour mener une vie normale et sereine.
Il avait méprisé très tôt cet avenir tout tracé pour s’enfoncer sans limites sur les voies de la
délinquance, de la violence, du crime et de l’argent facile.
Pendant ses brefs passages dans les pénitenciers d’État, desquels il s’était toujours évadé, il avait posé
une véritable énigme aux psychologues et autres assistants sociaux. Savoir à quel point cette intelligence
supérieure était dénuée de tout sentiment humain était effrayant.
C’était un fauve, un sanguinaire comme il en existe peu. Un être qui s’était placé entièrement,
exclusivement, du côté du Mal.
On avait commencé à le surnommer 1’ « Ange noir » dès l’âge de dix-huit ans. « Noir » pour sa cruauté.
« Ange » pour sa beauté.
Il était exceptionnellement beau. Une belle gueule aux traits taillés, à la fois fins et marqués, magnifiés
par des yeux gris, couleur de métal, au regard remarquablement puissant. Son corps était musclé, allongé.
Le moindre de ses gestes était un modèle de souplesse et d’énergie.
Comme si le démon qui veillait sur lui l’avait voulu aussi beau d’aspect qu’il était corrompu, méchant
et impitoyable intérieurement.
Lou Davies ne répugnait pas à soigner lui-même sa légende. Il avait coutume de dire qu’il était le petit
frère préféré de Lucifer.
Et il faisait correspondre ses actes à sa réputation.
L’Australie n’avait pas connu de hors-la-loi de cette trempe depuis Ned Kelly.
Sa tête, comme celle de ses complices, était mise à prix dans tous les États du continent. La somme
globale de leurs vies avait été estimée à 50 000 dollars australiens, ce qui était une petite fortune et, pour
Davies, un montant flatteur.
Depuis maintenant six jours et sept nuits, il n’avait pas dormi. Juste quelques sommes furtifs au volant
de la voiture, avec la hantise de se réveiller nez à nez avec une bagnole de flics.
Et tout ça, à cause d’un accident de parcours à la con !
Le massacre de Mount Isa n’était pas prévu à son pro gramme. C’était un hold-up sans difficultés, dans
un trou du Nord australien, le Queensland.
Lou avait réglé tous les détails de l’attaque et jamais il n’aurait dû y avoir ce grabuge. Cette andouille
de Jodie s’était affolée quand un caissier héroïque de la Commonwealth avait appuyé sur le signal
d’alarme. Jodie avait tiré, tuant le caissier et une femme. Dans le bordel qui avait suivi, il n’y avait pas
eu d’autre solution que de terminer l’ouvrage et de s’ouvrir la route en tuant.
En six jours, ils avaient laissé derrière eux onze morts.
Cette fois, Davies le savait, la police ne leur ferait pas de cadeaux. 11 n’y aurait ni avertissement ni
coups de semonce. Ils mettaient le paquet pour abattre le gang et, ma foi, Davies pressentait qu’ils
allaient y arriver.
Il vivait certainement ses dernières heures. Ça ne lui faisait plus chaud ni froid. Depuis longtemps,
l’éventualité d’être descendu un jour avait cessé de l’inquiéter. La vie qu’il quitterait avait été bien
remplie, bourrée d’actions et de plaisirs. Il n’avait rien à regretter.
De toute manière, il était décidé à ne pas se rendre. Il s’était juré de ne jamais retourner en prison. Lou
ne voulait être qu’en liberté ou mort.

Putain, quelle chaleur … !

Il dégoulinait. Il enleva sa chemise et s’en épongea. Dans la lumière de la lune, son grand torse
musculeux, sec, élancé, luisait faiblement. Il étira son grand corps, sa peau cherchant un souffle d’air,
puis il se resservit un café, avec une rasade d’eau-de-vie. C’était le seul alcool que Jodie avait trouvé en
fouillant les placards. Il aurait pourtant bien eu besoin d’un bon whisky.
Bon Dieu, comme il était fatigué … !
Il alluma une cigarette et regarda un moment la braise dans l’obscurité. Il avait essayé de laisser les
néons allumés, mais ça avait fait venir des centaines d’éphémères, des insectes à longues ailes assez
répugnants. Il avait alors éteint, ne gardant qu’une lampe-torche, en cas de complications.
C’était marrant de se retrouver dans le désert, quand même. S’il s’attendait à ça ! Dans leur fuite, ils s’y
étaient enfoncés d’instinct, comme la seule solution possible pour gagner du temps.
Seulement gagner du temps …
La Queensland Police avait de gros moyens, des hélicos, les Patrouilles du Bush. Ils savaient le
quadriller, leur désert.
Quant aux aborigènes, ils rendaient à la police tous les fuyards qui se réfugiaient dans leurs réserves. Il
n’y avait donc pas d’abri possible.
Ici, peut-être …

La Ferme d’Eden, se répéta-t-il. Joli nom pour un refuge …

Ici, du moins, ils étaient tranquilles pour la nuit, et Jodie ne pensait pas que les flics apparaîtraient
avant quelques jours. Ça permettrait de se reposer. Et puis, si les choses se précipitaient, ils avaient
maintenant des otages qui leur permettraient de gagner du temps.
Encore un peu de temps …
Cette ferme était leur premier coup de chance depuis que cette folle de Jodie avait tiré sur le caissier de
la banque. Isolée à souhait, avec le confort moderne, des réserves et des vivres pour plusieurs mois.
Comme cela avait été facile de s’installer. Pendant qu’ils roulaient le long de ces foutus champs
d’asperges, et quand ils avaient aperçu les gigantesques hangars, Lou avait redouté de se retrouver face à
une main-d’œuvre importante, ce qui les aurait, forcés à un nouveau ballet de mort et de sang.
Mais il n’y avait que cette petite famille …
Il balaya les Fennymore d’un coup de lampe. Les yeux de la vieille brillèrent au passage. Elle ne
dormait pas. Il se dit qu’elle devait être chiante. Il avait eu une grand-mère qui lui ressemblait et c’était la
personne la plus emmerdante que Davies ait jamais connue.
La femme du fermier, en revanche, était intéressante. Ça avait été un choc pour lui, ce matin, en
découvrant son joli visage et, malgré la robe horrible qu’elle portait, il soupçonnait qu’elle avait un beau
corps.
Ça faisait une semaine qu’il était privé d’amour. Une semaine, ça faisait trop. Beaucoup trop.
Tiens, c’était bien la seule chose qu’il regretterait quand les policiers l’exécuteraient.
De ne pas avoir tiré un bon, fort et long coup avant.
Dehors, la lune éclairait la plaine à l’infini. Comme fous, des insectes se cognaient aux murs. Le
grondement sourd du générateur s’entendait à peine, en bruit de fond. Un criquet avait décidé de ne plus
jamais se taire.
Les dernières heures de la nuit allaient être dures. L’incroyable énergie de Lou Davies commençait à
faiblir.
Dur.
Dur de ne pas se laisser aller dans ce fauteuil, fermer les yeux et de dormir.
Il souleva le thermos que Jodie avait placé à côté de lui et se resservit un café.
Entre ses pieds, dans une grande sacoche de cuir, il y avait un million de dollars australiens.
Les visions de tout ce qu’il aurait pu faire avec ce pognon l’aidèrent à ne pas sombrer.
Depuis un moment, le grand bandit dodelinait en pleine crise de somnolence.
Grandma s’était tournée, centimètre par centimètre, pour se coller contre le corps de son fils.
Elle plaça sa bouche contre l’oreille de Jason et sa main se referma sur son bras comme une serre.

Tu dors, Jason ?
Non, souffla-t-il.

Les doigts de fer de sa mère lui bloquèrent le biceps.

Qu’as-tu fait ? Pourquoi n’étais-tu pas armé ?


Il chercha à repousser la prise, sans y parvenir. Il aurait juré qu’elle allait lui briser les os.

Dans quelle situation as-tu mis ta famille ? Et ta ferme ? Jason Fennymore …


Okay, Ma ! Ça va comme ça ! chuchota-t-il, un ton trop fort.

Elle le devina exaspéré, les nerfs à vif, et elle eut peur que le gangster ne finisse par les entendre. Elle
s’écarta.
Son fils était devenu un couard ! Le malheur était sur eux. Il fallait y remédier, et agir vite pour rétablir
une situation que le lâche laissait filer entre ses mains.
Son devoir était de s’en occuper dès le lendemain.
La lumière de la lampe-torche passa sur elle et elle ferma les yeux, recueillie. Elle pria toute la nuit.
CHAPITRE QUATRE

Jason mit trois jours à réagir. Il avait peu à peu senti sa peur se calmer, il avait bu sa honte d’homme
jusqu’à la lie. Puis, enfin, s’était mis à analyser la situation, les pieds sur terre, avec sang-froid.
« Well … se disait-il. Je crois que nous ne sommes que des êtres humains. Le Seigneur nous a donné la
peur pour que nous l’éprouvions. Qu’aurais-je pu faire d’autre, après tout, que ce que j’ai fait ? »
Le regard de Grandma, le menton haut, statue du reproche et du mépris, lui dit pour la millième fois
qu’il fallait qu’il fasse quelque chose.
Et … well, il croyait bien qu’elle avait raison.
Ce matin-là, Jason Fennymore hocha la tête dans sa direction et lui fit comprendre du regard, fronçant
ses gros sourcils, qu’il préparait quelque chose.
S’ils ne quittaient pas leurs armes, les tueurs, jusque-là, ne s’étaient pas montrés violents avec la
famille. Au moins n’avaient-ils pas eu à subir d’atrocités, ni les tortures physiques et morales que de tels
êtres pouvaient infliger.
Lou Davies, le grand blond aux yeux gris, leur adressait même un « Hello, mates ! » amical et souriant
quand il venait prendre son tour de garde.
Les Fennymore vivaient toujours au centre du salon de leur maison, sur le parquet. Leur confort
physique avait été légèrement adouci par une large profusion de couvertures et des coussins.
C’était Rébecca, sa douce et forte Rébecca, qui les avait négociés.
Sa femme, si jeune et si tendre, faisait merveille au milieu du naufrage de sa famille. En bonne
compagne de Lander, elle tenait, infatigable et attentive.
Elle consacrait tout son temps à ses enfants. Elle s’occupait d’eux de manière incessante, veillant à
prévenir leur nervosité avant la dépression. La petite Charlotte éclatait de temps en temps dans des
caprices inattendus, frustrée de ne pouvoir aller jouer dehors.
Le cher ange … Quelle innocence ! Quelle pitié aussi d’assister à ses longs sanglots d’enfant que sa
mère étouffait contre sa poitrine.
Faire endurer un tel emprisonnement, une telle peur, avec la menace des armes à des enfants ! Ces
gangsters n’avaient donc aucune qualité humaine. Pouvaient-ils être égarés à ce point !
Ils paieraient un jour le prix de leurs péchés. Il n’appartenait pas à Jason de juger. En attendant, son
opinion personnelle était que ces gars ne valaient pas grand-chose.
Rébecca avait attendri le démon femelle et obtenu d’elle, pour la famille, quelques améliorations à leur
sort. Ils avaient du café, Jason son tabac, sa pipe et des restes de repas chauds. Ils devaient rester assis,
mais ils pouvaient se déplacer et échanger quelques mots entre eux.
Ses deux garçons étaient venus lui demander conseil, et ils tenaient de temps en temps des
conciliabules.

Que vont-ils faire de nous, Dad’ ?

Fennymore regardait ces deux paires d’yeux, calmes mais anxieux, et cherchait à les rassurer.
Well … Je crois bien que nous nous sommes laissés enfermer dans nos positions. Ils nous ont privés
de toute liberté de mouvement. En attendant mieux, je crois bien que le meilleur est de maintenir
l’équilibre de la situation.
Si on avait des armes, on les attaquerait et on les tuerait, souffla Jeremiah, le plus jeune. Pourquoi
ils nous font dormir par terre ?
Du calme, les enfants ! Il faut gagner du temps. Nous devons tenir dans l’adversité.

Il passait sa grande main apaisante dans les longs cheveux de son cadet, le plus buté des deux.

Du calme, répétait-il. Surtout ne tentez rien dont vous ne m’auriez pas parlé.

Ce matin-là, alors qu’à nouveau la lumière de feu envahissait la pièce et que les nuées de mouches
reprenaient leur sarabande, il se décida à agir.
L’attente devenait trop dure. La pièce dans laquelle ils vivaient devenait une véritable fournaise,
insupportable. Ils avaient le droit de prendre une douche et de faire leurs besoins une fois par jour, sous
surveillance, mais cela ne suffisait pas pour rester frais. L’aborigène, le vieux Ned, dégageait une
insupportable odeur d’urine à longueur de journée. Pour le révérend, qui avait la phobie des odeurs,
c’était intenable. Il en avait des haut-le-cœur.
Ça ne pouvait plus durer.
La femme avait pris le tour de garde à l’aube. Elle était affalée dans son fauteuil, au milieu d’un tapis
de cendres et de vaisselle sale envahie de mouches. Dégoulinante de sueur, les jambes écartées et
dépenaillée, elle souffrait visiblement de la chaleur. Cette nuit encore, aux craquements sonores du lit,
au-dessus de sa tête, il avait compris qu’elle se livrait au sexe avec le gros Butcher.
Quelle souillure ! Elle ne valait pas plus cher que les autres. Une putain de bas quartier, aurait dit
Grandma, non sans raison.
Les hommes aussi étaient levés. Ils étaient à la cuisine d’où parvenaient les bruits d’un joyeux festin.
Une forte odeur de mouton grillé était venue allécher les Fennymore, et les éclats de rire se mêlaient aux
bruits de vaisselle.
Jason avait longuement réfléchi. Il avait patiemment fait appel à ses connaissances et aux expériences
du danger qu’il avait pu vivre, repassé en mémoire toutes ses bagarres, méthodiquement. Il en arrivait aux
conclusions.
Well … Ces gars-là étaient en fuite. La ferme n’était pour eux qu’un refuge précaire. Ils seraient tôt ou
tard repérés et rejoints par la police. En animaux traqués qu’ils étaient, leur réflexe, et la seule solution,
serait alors de fuir. Droit devant eux.
Ils étaient arrivés épuisés à la Ferme d’Eden, avait observé Jason. Ils pillaient les Fennymore et
reprenaient des forces, mais ils devraient repartir.
Là était leur intérêt.
II fallait simplement s’arranger pour que les bêtes ne s’affolent pas, et qu’ils ne tuent personne avant de
partir. Qu’ils ne fassent de mal à aucun des siens.
Là était le devoir de Jason Fennymore, la responsabilité du Lander et du chef de famille. Rien ne devait
atteindre sa tribu. Il devait agir seul.
« Well … J’agirai seul … »
Ma foi, la première évidence était que lui, Jason, ne possédait qu’un moyen d’action, un seul pouvoir :
l’appel radio de 19 h 30. Jud appelait chaque soir, et Jason lui répondait, sous la menace, avec tout le
naturel exigé. « Si je refusais de parler à Jud, il agirait tout de suite. Une patrouille pourrait être ici dans
l’heure », analysa finement Jason.
La Ferme d’Eden cesserait d’être un possible refuge. Avec l’assurance d’une journée d’avance, le
réflexe des gars serait alors de déguerpir.
Il n’avait jamais montré beaucoup de détermination face à eux. Il allait leur montrer qu’on pouvait lutter
avec autre chose que des coïts.
Que pouvaient-ils faire en retour ?
Le tuer ? Ça n’arrangerait en rien leur problème. Le révérend Fennymore serait absent du micro à
l’appel du policier.
Ces gars-là étaient comme des animaux. Ils pouvaient tuer dans la peur ou le feu de l’action. Autre
chose est de tuer un homme de sang-froid.
Ils allaient le battre, c’était certain. Peut-être le torturer, mais sa carcasse tiendrait bon et Jason
Fennymore, le pion nier, n’avait plus à prouver la force de sa volonté. Il tiendrait.
Peut-être pourrait-il leur donner quelques coups de poing salutaires au passage …
De toute manière, le sacrifice ne lui faisait pas peur. Il ne voulait considérer que sa responsabilité.
Alors il embrassa sa famille.

Je vais parlementer. Que personne ne fasse quoi que ce soit, quoi qu’il arrive.

Il serra Charlotte dans ses bras puissants et déposa un baiser sur le front de sa femme.

Va, mon fils, lui dit sa mère. Vois ce que tu dois faire. N’oublie pas que je suis là pour t’aider en
toutes choses.

Sa décision rassérénait visiblement Grandma, mais elle refusa tout de même de l’embrasser.
Il se leva et se dirigea vers la cuisine.
La femme rousse leva aussitôt son pistolet vers lui, d’un geste las.

Qu’est-ce que tu fais debout, Barbu ? soupira-t-elle. Il fit un pas déterminé en avant.
Je veux voir vos complices. Je dois leur parler.

Elle haussa les épaules, avec l’air de penser qu’il perdait son temps, hésita et finalement céda.

Après tout, si t’as quelque chose à leur dire …

Elle se leva péniblement et lui planta son arme dans le dos. Elle le poussa jusqu’à la cuisine.
Sur le pas de la porte, Jason prit une profonde inspiration. Il avait quand même une rude partie à jouer.
Il pénétra dans la pièce. Les deux hommes riaient à ce qui devait être une bonne plaisanterie. Une
montagne de viande grillée s’empilait sur la table, dans la vaisselle de fête des Fennymore. Tous les deux
portaient des vêtements de Jason, Butcher une de ses salopettes, et le grand Davies une de ses meilleures
chemises.
Le révérend réprima une montée d’agacement. Si ces gars-là n’avaient pas été armés jusqu’aux dents, il
leur aurait volontiers administré une bonne correction. Butcher, la bouche barbouillée de graisse, avait
saisi un pistolet et le braquait. Davies, très détendu sur sa chaise, se contenta de sourire.

Hello, révérend ! C’est comme ça que le flic vous appelle, n’est-ce pas ? Quel bon vent vous
amène ?

Il n’aurait pas pu être plus cordial. Les yeux gris le fixaient avec une petite expression narquoise.
L’homme était sûr de lui et de sa force. Davies avait dormi tout son soûl et, à nouveau, on pouvait sentir
sa formidable énergie.
Fennymore ne se laissa pas impressionner.

Well … Je ne pense pas que ce soit le bon vent. Du moins pour vous. Je suis venu vous dire que les
choses devaient changer.
Vraiment ? demanda Davies, sur un ton doucereux, sourire en coin. Racontez-moi ça, révérend.

Fennymore se lissa la barbe et gronda :

Je ne répondrai plus à la radio. Jud me connaît bien et j’aime autant vous dire que c’est un gars
intelligent. Il voudra vérifier et enverra des patrouilles voir ce qui se passe par ici. Je ne pense pas
que ça soit dans votre intérêt d’être là quand ils arriveront, pas vrai ?

Les yeux de Davies brillèrent d’un court éclat sauvage. Le sourire moqueur toujours aux lèvres, il
encouragea le fermier :

Continue, pedzouille. C’est intéressant …


Votre intérêt, c’est de déguerpir au plus vite. Suivez mon conseil. Partez maintenant et vous
conserverez une journée d’avance. Je vous promets de ne rien faire avant l’heure de l’appel.

Butcher explosa de rire. De longs hoquets aigus qui le faisaient tressauter sur sa chaise. Davies arborait
un sourire d’ange. D’où venait-il, ce barbu ? Tout seul sans armes, avec la totalité de sa petite famille en
otage … !

En quelque sorte, nous avons droit à un délai. Butcher, arrête de rigoler. Monsieur l’agriculteur nous
accorde une journée.

Le révérend Fennymore sentit la moutarde lui monter au nez. Combien de temps allait-il supporter de
voir ces deux jeunots se moquer de lui. Il continua, un ton plus fort :

Et je tiens à vous dire que rien ne me fera prendre le micro. Laissez-moi vous dire, qu’ici, dans le
Bush, per sonne ne nous fait faire ce que nous ne voulons pas faire. Nous sommes des Landers, ici.
Vous pouvez me faire ce que vous voulez, car vous avez les armes, mais vous ne m’obligerez pas à
répondre.

Il respira, lissa sa belle barbe et termina :


Un conseil. Des gars dans votre situation ont tout intérêt à se trouver le plus loin possible de la
police. Partez au plus vite, vous perdez déjà du temps.

Davies resta un moment ébahi, bouche ouverte, puis il adressa un grand sourire à Jason.

Okay révérend. Vous m’avez convaincu.

Son regard gris n’avait plus rien d’ironique. Des yeux de serpent.

Mais j’ai peur qu’avec Butcher vous n’ayez besoin d’un peu plus de persuasion. Butch, s’il te
plaît …

Il fit un signe au gros sans quitter Jason du regard.

Emporte le révérend dans un coin tranquille et fais-le revenir à de meilleurs sentiments. Au plaisir,
monsieur Fennymore …

Butcher s’était emparé de la barbe de Fennymore et l’avait sauvagement forcé à se lever.

Corne on, plouc !

Il attrapa son fusil à canon scié et le poussa à l’extérieur.


Tout se passa très vite dans un creux du terrain, un ancien réservoir à eau depuis longtemps desséché.
Butcher avait eu le révérend par surprise, en marchant. Un coup de crosse dans le dos, un coup de pied
derrière les genoux et le fermier était tombé de tout son long.

Tu vas parler à la radio ce soir, mec ?


Vous perdez du temps, dit seulement Jason Fennymore.

Alors Butcher lui travailla la face à coups de crosse, faisant éclater les arcades, les joues, les dents et
le nez.

Alors ?
Vous … perdez … temps … réussit à répondre Jason.
Qu’est-ce qui se passe avec toi, mec ? s’énerva Butcher. Je vais devoir te tuer, tu comprends ?
… du temps.

Butcher prit un visage féroce et colla le double canon de son arme sur le front de Fennymore, entre les
deux yeux.

Tu le vois, mon flingue, abruti ? Tu le vois que je vais te tuer ? Tu n’as pas peur, plouc stupide ?

Jason avait l’horrible face du tueur devant son visage, avec son grand nez crevassé. Le soleil énorme
au-dessus d’eux brûlait ses blessures. Il avait la bouche pleine de terre et de sang. Il planta sans ciller son
regard clair dans celui de Butcher.
Pour la première fois, Jason Fennymore, le héros, eut le sentiment que le gros bandit était capable de le
tuer.
Tu parleras ce soir ? demanda Butcher.
Non, répondit pourtant Jason.

Butcher appuya sur les deux détentes de sa carabine d’une même pression, et la tête de Jason éclata
dans un nuage rouge.
Le corps roula par terre, de la bouillie à partir du cou. Le fracas du double coup de fusil roula
indéfiniment sur le Bush.
Le gang profita de la mort du chef des otages pour confiner tout le monde dans les chambres, dans un
grand concert de hurlements et sous la menace des armes.
Les fenêtres furent bouclées. Les enfants furent enfermés dans leur chambre. Butcher jeta littéralement
Grandma dans la sienne.

Tiens, ricana Jodie en poussant le vieux Blackned à sa suite, on te laisse ton nègre pour te
distraire …
Assassins ! Monstres ! Vous irez en enfer ! hurlait la vieille.

Quant à Rébecca, la jolie veuve, Davies lui ordonna de rejoindre la chambre de son défunt mari et de
s’y préparer à être surveillée par lui-même.
À 19 h 30, ce fut Lou Davies qui répondit à l’appel radio de Jud Zermatt, flic de Mullia. Quand le
lieutenant lui demanda si tout allait bien, Davies lâcha dans le micro, imitant la voix du révérend à la
perfection :

Well … ma foi … on peut dire que tout va pour le mieux, Jud.

Il attendit, tendu, la réponse.

Chhhh … Tant mieux, révérend … Chhh …

Avec un bref sourire de triomphe, Lou demanda :

Et ces gangsters, Jud ? Quelles sont les nouvelles ? La réponse faillit le faire bondir de joie.
Chhh … Volatilisés … Sans doute passés dans le Northern Territory … Chhhh … Quand je pense
que ces enfants de putain nous échappent … Chhhh …
Que voulez-vous, Jud, Dieu a sans doute voulu que la justice soit rendue par d’autres que nous.
Chhh … Sûr, révérend, sûr … Ça me fait mal au cœur tout de même, Dieu me pardonne … Chhh …
Okay, révérend … Appelez-moi s’il se passe quelque chose … Chhhh … À bientôt, révérend …
Chhhhh …
À bientôt, Jud.

Davies éteignit l’appareil, un peu abasourdi. Volatilisés.


Enfuis dans l’État voisin !
Pour la première fois depuis bien des jours, le tueur eut la conviction que la chance avait décidé de se
retourner en leur faveur.
CHAPITRE CINQ

Rébecca pleurait à la fenêtre.


C’était l’heure puissante et éternelle du Grand Soupir : le coucher du soleil faisait régner ses couleurs
de feu sur le Bush.
Allongé sur le lit, les bottes sur la courtepointe, Davies admirait le paysage et la femme.
« Elle a peur, se disait-il. Comme ce lit est sensationnel ! »
C’était un monument en bois de santal aussi large que long. Le matelas était énorme, rembourré de
plumes et Lou s’y sentait comme sur un nuage.
Le reste de la chambre était d’une austérité à faire pleurer. Un grand Christ en croix, massif et laid,
pour toute décoration, une armoire à glace, un petit bureau et le vase vide de fleurs dans lequel Lou
secouait les cendres de sa cigarette. C’était tout.
Il prenait son temps pour examiner la jeune femme. Les fils d’or, flamboyant au soleil, qui s’étaient
échappés de son chignon, la nuque de cygne qui donnait envie de mordre, les omoplates farouchement
tournées vers lui, la courbe des fesses sous cette affreuse robe de bonne sœur qu’elle portait.
Lui, ces pleurs, ces drames, les petits reniflements désespérés de Rébecca, ça le faisait bander.
Il était comme ça, Lou.
Il avait décidé de se la taper et il s’en réjouissait d’avance.
Après tout, elle était veuve à présent, la petite salope. On pouvait la baiser.
Et, le soir même de la mort de son mari, voilà qui donnerait le piment supplémentaire, qui achèverait de
rendre l’acte exceptionnel.
« Ah, Lou ! jubila-t-il intérieurement. Mon vieux Davies, tu es le plus grand des salopards ! »
Quand il se leva, il vit les épaules de Rébecca sursauter au bruit de ses bottes sur le parquet. Il
s’approcha à pas lourds et se plaça juste derrière elle, à la toucher. Elle se recroquevilla d’instinct,
serrant ses mains jointes à les faire craquer.
En face, le Bush, magnifique, sous un ciel d’un bleu de plus en plus foncé.

Vous pleurez, Rébecca ? demanda-t-il simplement, de sa plus belle voix grave.

Cela eut pour effet de relancer les sanglots de la jeune femme. Elle émit un petit gémissement charmant
et ses épaules se mirent à tressauter.
Doucement, mais fermement, Davies les enserra de ses puissantes mains.
Le ton juste. Tout était une question de ton juste.

N’ayez pas peur, Rébecca …

Et, pendant plusieurs minutes, il lui débita de la même voix de basse, profonde et virile, qu’il n’y avait
aucune crainte à avoir, ni de lui, ni des autres, ni du futur. Il n’y avait aucune raison d’avoir peur.
« Qu’elle se détende, pensait-il. La pauvre petite, elle est bien trop crispée … »
Il lui fallait des paroles rassurantes. Même si elle ne les croyait pas, les mots l’atteindraient quand
même.

La mort de M. Fennymore est un épouvantable accident, Rébecca. Une terrible erreur de Butcher.
C’est un criminel, un malade qui n’a pas su se tenir. Jamais cette affreuse chose n’aurait dû arriver.

C’était quand même vrai que Butcher avait eu l’exécution un peu sommaire. Davies avait été surpris en
apprenant la nouvelle, mais il comprenait. Butcher n’avait jamais été très patient et cet entêté de cul-
terreux l’avait énervé. Cette mort était un suicide stupide. Une des plus idiotes de la carrière de Davies.

… Un homme d’apparence si respectable, à l’esprit élevé. J’éprouvais de la sympathie pour lui. Oh,
croyez-moi, Rébecca ! Jamais il n’aurait dû provoquer Butcher ! … Je vous comprends Rébecca. Je
sais qu’une femme telle que vous sait surmonter les drames et que, si vous pleurez en ce moment,
c’est à cause de l’inquiétude que vous éprouvez pour vos enfants …

« Enfants. » Elle avait tressailli et relevé la tête un instant. Lou sentit qu’il avait touché juste : l’instinct
femelle de la progéniture …

Aucun mal ne leur sera fait. Personne ne fera souffrir vos enfants, en aucune manière. C’est moi,
personnelle ment, qui y veillerai. Je les protégerai, Rébecca …

Insensiblement, elle se relâchait.

On ne touchera pas un cheveu de leur tête tant que je serai là, je vous le promets. J’assurerai leur
protection, maintenant que leur père n’est plus là pour veiller sur eux …

Elle eut un long soupir nerveux et libérateur.

Ce qui compte désormais, ce sont vos enfants. C’est ce que vous aurait dit M. Fennymore, n’est-ce
pas, Rébecca ?

Elle hocha la tête doucement. Pour la première fois, elle lui répondait.
D’une pression, il la fit se retourner et abaissa son regard sur elle. Ses immenses yeux bleus étaient
deux lacs d’eau limpide, fripés par les larmes. Pour la première fois, il regardait vraiment son visage.
L’ovale parfait de son menton, la ligne pure et droite de son nez, la fraîcheur et la pureté de sa bouche,
vierge de tout artifice.
« Elle est merveilleuse », s’extasia-t-il.
Il plongea dans les yeux bleus un regard d’homme fort et sûr de lui.

Il faut vous reposer, maintenant, Rébecca. Je veille sur vous. Allongez-vous sur le lit et détendez-
vous.

Elle se crispa au mot « lit » et secoua la tête.

Ne faites pas l’enfant, gronda-t-il sur un ton paternel et autoritaire. Il faut vous reposer.

Il la poussa fermement vers le lit. Elle s’y allongea docilement, droite, les mains jointes comme une
morte. Et les cuisses très serrées.
L’obscurité était totale, maintenant. Il alluma une lampe à pétrole qu’il posa sur le bureau, de façon à
obtenir un éclairage intime et discret. Puis il se déshabilla devant le lit.
Il se doutait que la jeune femme, à travers ses longs cils baissés, ne le quittait pas des yeux. Il enleva sa
chemise à grands gestes larges et s’étira, faisant rouler ses muscles. Il tira ses bottes et défit un à un les
boutons de son jean. Dessous, il portait un short de coton, un caleçon de l’armée de couleur kaki, sombre
sur sa peau bronzée, gonflé par la volumineuse bosse de son sexe.
Il prit le temps de plier ses affaires sur une chaise et alla se coucher à côté d’elle. Elle se retourna
immédiatement d’un bloc, lui opposant son dos, à l’extrême bord du matelas.
Le bandit eut un grand sourire et, tranquillement, s’alluma une cigarette. Il avait tout le temps. Il avait
toute la nuit devant lui.

Vous dormez, Rébecca ?

Elle ne répondit rien. Bien sûr qu’elle ne dormait pas ! Lou souffla longuement la fumée de sa
cigarette :

Je dois vous avouer quelque chose, Rébecca …

Sa voix de crooner résonnait particulièrement bien dans cette vaste pièce nue.

Depuis que je vous ai regardée, Rébecca, depuis le premier instant, je vous aime.

Il roula près d’elle à la toucher.

Je sais, Rébecca … Je sais que le moment est mal venu de parler d’amour, alors que vous venez de
perdre un être cher. Sans doute me trouverez-vous inconscient, ou fou ! Mais je vous en supplie,
Rébecca, écoutez-moi ! Faites acte de charité et écoutez-moi.

Il captait son souffle, accéléré, paniqué.


Une colombe ! Un oiseau fragile au cœur battant. Les sens de Lou explosèrent de joie. Quel
exceptionnel morceau de roi ! Une première vague d’excitation monta dans son phallus.
Comme il allait l’aimer, sa colombe. Il en débitait des kilomètres.

Je brûle, mon âme est en feu … Ce sentiment merveilleux qui a déferlé en moi … Oh, unique et
parfait instant d’amour … D’un seul coup, la vie avait changé … Depuis, mon seul désir, ma seule
obsession est d’être à vos côtés …

Sa voix était une litanie suave, distillée à l’oreille de la jeune femme.

Oui, je suis un misérable, oui, je suis un bandit. Ah, Rébecca, si vous saviez les drames qui m’ont
jeté sur les routes du péché. Comme j’ai souffert bien des fois, seul, abandonné de tous. Si vous
saviez combien parfois j’ai prié pour qu’une main secourable se tende. Combien était longue et dure
ma solitude …

Ses grands yeux brillaient. Sa bouche était étirée dans un sourire de loup. Intérieurement, il ricanait. Si
la colombe mordait à ça, c’était qu’elle était encore plus gourde qu’il ne pensait.
L’odeur de propreté et de savon grossier qui émanait d’elle était un parfum capiteux à ses narines. La
chaleur de la nuit et l’excitation ouvraient tous ses pores. Il ruisselait.

Je pensais jamais ne pouvoir vous déclarer ma flamme, puisque votre mari était parmi nous. Sa triste
disparition a levé l’obstacle qui se dressait devant notre amour.

Il s’arrêta là, redoutant d’éclater d’un gros rire qui aurait gâché l’ambiance. De toute façon, à ce stade,
la donzelle devait être prête.
Il se pencha au-dessus d’elle et lui caressa un sein. Elle se tendit comme un arc, repoussant sa main.

Ne me touchez pas !
Rébecca …
Oh non, ne me touchez pas, monsieur. Je vous en supplie !

« Monsieur. » Davies en gronda de satisfaction. Quelle innocence ! Quelle pureté ! La hampe de son
sexe jaillit du caleçon. Il empoigna la fille et la força à se retourner. De la main gauche, il lui emprisonna
vivement les mains, qu’il trouva un peu trop rugueuses. De la droite, il lui fit pivoter la nuque.

Regardez-moi, Rébecca.

Elle ouvrit les yeux. Un regard paniqué d’oiseau. Il essaya de l’embrasser, mais elle réfugia sa tête sur
le côté, protégée par son épaule.

Je vous aime, Rébecca. Je vous aime … je vous aime. Sa main allait et venait le plus doucement
possible sur la nuque et sur le long cou de biche, d’une tendresse qui le survolta. Il caressa ses
douces chairs en murmurant des mots d’amour jusqu’à ce qu’il sente le corps de Rébecca se
détendre. Sa main descendit, passa sur la poitrine.
Non ! Oh monsieur ! Non, je ne veux pas !
Chut ! N’ayez pas peur, je vous aime. Sentez comme je vous aime, ma petite colombe …

Il lui avait empoigné la hanche et collé le bassin au sien. Au contact, dans un sursaut violent, elle se
rejeta en arrière.

Noooooon … Oh noooon …

Il la reprit, l’appuya à nouveau contre lui et la frotta contre son sexe, dur, à son maximum de volume.

Sens comme je t’aime, ma merveille, ma petite sainte. Il releva la robe et passa une main avide sur
ses jambes, d’une douceur de marbre. À mi-cuisses, ses doigts rencontrèrent le bord d’un grand
short de laine rugueuse, un dessous d’un autre siècle qui acheva d’exaspérer son désir. Elle
gémissait :
Oh, s’il vous plaît ! Non … S’il vous plaît.

Il tâta le renflement de son sexe, chaud et bombé. Il l’empoigna de toute la force de sa main et étouffa
son cri en écrasant sa bouche sur la sienne.
L’obscurité la plus totale régnait dans la chambre des enfants, aux portes et volets bouclés, maintenus
par des cadenas dont les bandits avaient pris les clés.
Ils étaient tous les trois sur le lit de leur aîné. Jeremiah, le cadet, aux cheveux très longs, tenait contre
lui la petite Charlotte en larmes.
Depuis plus d’une heure, à deux chambres de là, leur mère hurlait de toutes ses forces.
Jeremiah tentait maladroitement de consoler sa petite sœur.

Mais non, eh ! Ils la tuent pas, eh !


Qu … qu … Qu’est-ce qu’ils font alors ? demandait la petite entre deux sanglots.
C’est des choses que tu peux pas savoir, disait gravement Junior, tu es trop petite.

Au début, les deux garçons avaient eux aussi pensé que les bandits frappaient leur mère. Puis
l’évidence de ce qui se passait leur était apparue. Ils avaient échangé un regard et se l’étaient confirmé
l’un à l’autre.
On ne parlait jamais de sexe chez eux. Les quelques approches qu’ils avaient tentées à ce propos en
direction de leur père n’avaient rien rapporté. Le révérend leur avait dit de laisser ces choses qui étaient
du domaine du démon.
Pourtant, beaucoup de questions leur trottaient dans la tête.
Si, pendant des siècles, les enfants vivant près de la nature furent plus vite éveillés aux choses du sexe,
à cette époque moderne, les fils Fennymore étaient largement dépassés. N’importe quel petit citadin
aurait pu leur en apprendre. Ils n’avaient jamais, auparavant, considéré l’accouplement que sous son
aspect reproducteur. Le désir et le plaisir, dans le cadre pudibond qu’avait formé leur père autour d’eux,
étaient inconnus.
Depuis quelques mois, sans qu’ils sachent pourquoi, le sujet leur occupait la tête. Ils avaient dérobé
dans la bibliothèque de leur père l’Australia Encyclopedia et consulté les définitions et illustrations de
mots tels que « zizi », qui n’y était pas, « sexe », « fesse », « femme » et autres.
Ils observaient avec une attention nouvelle les accouplements dans les troupeaux. Il y avait en
particulier un des chefs béliers, un mastodonte mérinos méchant, approchant les trois cents livres et qu’ils
avaient surnommé Sitting Bull. Celui-là était un champion. Il enfonçait dans les brebis un organe pointu,
rouge et démesurément long. Les garçons se demandaient comment ils ne les tuaient pas. Mais rien ne se
passait de grave. Quand le bélier avait fini de sauter sur la brebis, celle-ci repartait, faible sur ses pattes
mais en vie et en état normal.
C’était ça qui arrivait à maman. Les assauts d’un Sitting Bull, si fort qu’il faisait trembler les murs de la
maison.

C’est rien, répéta Jeremiah à sa petite sœur, ça fait du bruit mais elle ne va pas en mourir.
Après, elle va se relever, précisa Jason Junior.
Même qu’après, elle va marcher de travers, confirma le petit Jeremiah.

Les enfants avaient eu une heure d’abattement profond, proche de l’hébétude. Puis ils s’étaient
endormis, chacun sur son lit, pour un après-midi de sommeil salutaire. Ils se retrouvaient enfermés dans
leur décor habituel, la pièce qui avait toujours été le lieu du refuge et dont la tranquillité, à nouveau,
opérait sur eux.
Seul Junior, l’aîné des garçons, après avoir regardé son frère et sa petite sœur, resta éveillé un moment,
habité par un désarroi plus grand et plus conscient que les deux autres.
La pièce, noire et étouffante, avait peu à peu retrouvé ses contours, le petit lit de Charlotte d’un côté de
leur fenêtre, leurs lits superposés, avec Jeremiah en dessous, le grand coffre à habits et à trésors près de
la porte.
Junior, la tête appuyée dans la main, faisait face à la grande confusion qui agitait son esprit. Il avait à
faire face à un problème dont l’ampleur le dépassait. Leur père, l’homme qui savait tout, qui avait
toujours résolu tous les problèmes, n’était plus.
Celui qui était la loi, le garant de l’éternité de l’ordre et de la vie. Le guide suprême, dont les taloches
étaient des vraies, de celles qui impriment dans le souvenir les limites des règles de la vie.
La montagne qui avait toujours remporté les joutes et les concours de tonte de Clumberry. L’homme qui
renversait un bélier d’une seule torsion sur le jarret.
Comment avait-il pu se laisser avoir ?
Junior, comme Jeremiah, avait espéré au matin que le père allait revenir poussant devant lui les bandits
captifs, sous la menace de leurs propres armes.
Et qu’il lui aurait dit :

Junior, appelle voir Jud Zermatt. Je crois bien que la police aura des choses à dire à ces individus
malfaisants.

Mais il y avait eu la détonation. La femme rousse leur avait crié de se tenir tranquilles. Grandma s’était
mise à hurler qu’ils avaient tué Daddy. Les bandits s’étaient mis à hurler aussi …
Junior n’avait pas une conception très précise de la mort. Juste les légendes religieuses du Royaume
des Cieux, embrouillées dans sa tête avec les images des car casses d’animaux desséchées dans le désert.
Mais il avait déjà éprouvé ce sentiment d’irrémédiable qui donnait envie de pleurer et faisait mal à la
gorge le jour où Dusty, son kangourou, qu’il avait recueilli tout petit, était parti se perdre dans le Bush.
Cette sensation lui disait que son papa n’allait plus revenir.
Finalement, assommé de problèmes et de chagrins, il sombra à son tour.
À son réveil, Jeremiah et Charlotte étaient assis sur son lit. Charlotte pleurait doucement et appelait
Daddy. Alors, Junior lui expliqua qu’ils allaient bientôt revoir leur père, parce qu’il était au Paradis, la
place du ciel où il y a des anges et des rivières de miel.

Si on est sages et bons croyants, promit-il, on ira aussi.


Même qu’il nous attendra, renchérit Jeremiah. Junior raconta la vie du Paradis et à quel point Daddy
y était bien traité, et cette vision acheva de le réconforter lui-même.

Puis leur mère s’était mise à crier.


Charlotte n’avait plus de larmes. Cela faisait trois jours qu’elle pleurait, de peur ou de chagrin,
doucement ou à grands sanglots. La provision d’eau des yeux et de peine s’était finalement épuisée.
Son corps était très fatigué et ses yeux lui faisaient mal.

J’ai faim, déclara-t-elle.


Elle jeta un regard courroucé à la porte et s’exclama :

Ils nous ont enfermés sans nous donner à manger, c’est des saligauds !
Chut ! coupa Junior. On ne dit pas ces choses-là, petite sœur !
Grandma, elle le dit !
Toi, tu es trop petite ! trancha-t-il, d’un ton sans appel. La fillette obéit et se tint coite une minute.
Les cris venus de la chambre du viol étaient devenus plus aigus. Ça ne res semblait pas à la voix de sa mère. On aurait plutôt dit
les jappements d’un petit chien. Elle supposa que sa maman pleurait.

Peut-être que les bandits allaient la laisser tranquille, maintenant. Peut-être qu’elle allait pouvoir
demander à manger pour ses enfants.

Quand même, protesta-t-elle, secouant ses tresses, j’ai très, très, très faim !

Junior échangea un regard complice avec Jeremiah et ils dévalèrent du lit pour s’agenouiller devant la
plinthe.

Qu’est-ce que vous faites ?

Ils descellèrent la longue planche du mur, découvrant une cache noire. Ils en tirèrent, triomphants, un
bocal de compote et une demi-miche de pain rassis attaquée par les fourmis. Charlotte battit des mains et
le dîner s’organisa. Tous y apportèrent quelque chose : Jeremiah fournit les allumettes, Charlotte des
vieilles bougies d’anniversaire roses et bleues, et des pièces de sa dînette. Elle dressa le couvert sur le
tapis au milieu de la pièce. Les bougies chassèrent l’obscurité dans les coins de la pièce et ils se sentirent
mieux.
Le spectacle de cette table émut Junior au plus haut point. Un bien immense s’installa en lui. Les gestes
qu’il fit ensuite, il les accomplit sans y penser, saisi, poussé par une évidence.
Il intima aux deux autres de ne pas commencer sans lui et alla farfouiller dans le coffre. Il revint
s’asseoir porteur de sa Bible, qu’il posa sur ses genoux.
Les visages devinrent graves et solennels.
C’était un sacré morceau que cette Bible ! Un épais volume de cuir brun usé, écorché par endroits, la
tranche consolidée de vieux bois clouté, maintenu fermé par une redoutable ferrure.
Pour Junior, c’était un livre magique, recelant des pouvoirs qu’il ne pouvait pas encore saisir tout à fait.
Jason Fennymore, son père, la lui avait donnée le jour de sa première communion, tout comme il l’avait
reçue lui-même du grand-père, Nathaniel Jason Fennymore, fondateur de la Ferme d’Eden.
Ce livre terrible, le grand-père Jason l’avait emmené à la guerre, en France. Junior lui associait des
images de canonnades, de bivouacs et de cavalcades, qui venaient se surimposer aux histoires de déluges,
de massacres d’enfants et de murailles effondrées qu’en tirait leur père.
Il prit un air grave et paternel, une inspiration, et ouvrit le volume au hasard.

Euh …

Une nouvelle fois, il se heurta aux caractères serrés et illisibles, dans un anglais qu’il comprenait mal.
Il releva les yeux.
Euh … eh bien … bénissons ce repas !

Il hésita …
Son frère et sa sœur le regardaient, les yeux emplis d’espoir.
Junior resta un moment silencieux. Ce n’était pas si facile de parler de la Bible. Il jeta un nouveau coup
d’œil aux pages du livre, puis opta pour ce qui était le plus simple et le plus évident.
Il alla chercher sur l’étagère, à côté de son lit, son magnétophone et ses cassettes.
Il en avait une vingtaine, aux titres soigneusement calligraphiés sur les boîtes. « Dieu rédempteur »,
« Le Chemin de Croix », « Vierge toute-puissante » …
C’étaient les sermons de son père, qui en faisait quatre par an, à l’église calviniste de Mullia.
Junior était fasciné par le don de son père pour faire s’envoler la parole, tout à la fois tonnant,
tempêtant et rassurant. C’était lui-même qui enregistrait les sermons, assis au premier rang de l’église.
Il savait qu’un jour, plus tard, bien plus tard, il aurait lui aussi à monter en chaire et porter la parole de
Dieu. Ses cassettes devaient lui servir d’exemple.
Il en enclencha une, une de ses préférées, et la voix de son père s’éleva dans la pièce.
« Car il y a l’ombre, mes frères, mais il y a aussi la lumière. La lumière de l’espoir en Dieu qui
toujours doit vous guider. Ne désespérez jamais de la lumière de Dieu … »
Jeremiah, écoutant la voix, se mit à sourire. Junior lui rendit son sourire. Charlotte les regarda tour à
tour, s’efforça de les imiter, puis son sourire apparut, aussi grand que celui de ses deux frères.

Nous allons jurer devant Dieu, annonça Junior. Et nous prononcerons ce serment sur le livre saint.

Il posa la grosse Bible brune entre eux et étendit la main droite. Ses deux cadets l’imitèrent.

Nous jurons, déclama l’aîné d’une voix forte, de venger les torts faits aux Fennymore. Nous jurons
de venger la mort de notre père, Jason Fennymore. Nous jurons de nous venger des démons !

Il prit une profonde inspiration et cria :

Je le jure ! Jeremiah renchérit :


Nous nous vengerons dans le sang. Je le jure !
Je le jure ! piailla Charlotte.

Elle cracha dans sa main et ajouta d’une petite voix aiguë :

Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer ! Et elle éclata de rire, suivie des deux autres.

Rébecca, échevelée et douloureuse, se réfugia au petit matin dans le cabinet de toilette. L’homme ne
l’avait laissée qu’à six heures du matin, quand il était descendu au rez-de-chaussée, après lui avoir
déposé un baiser sur le front.
Elle repoussa de ses dernières forces le loquet et s’adossa, exsangue, prise de vertige. Elle se laissa
lente ment glisser à terre, où elle se recroquevilla comme une petite enfant.
Mon Dieu … Mon Dieu … Mon Dieu … Et elle sombra dans l’inconscience.

Elle revint à elle dix minutes ou une heure plus tard, elle ne le savait pas.
Tout son corps était brisé, des douleurs inattendues s’éveillaient.
Le miroir cloué au mur de bois lui renvoyait une image d’elle qu’elle avait peine à reconnaître. Celle
d’une femme inconnue accroupie contre la porte, aux cheveux en désordre, le corps marqué de traces
rouges.
L’intérieur de son corps était différent.
Il y avait les douleurs, bien sûr. Les meurtrissures, les coups sur sa peau et les muscles brisés.
Il y avait la brûlure, l’écorchure, là entre ses cuisses.
Mais aussi une autre douleur …
Non. Pas vraiment une douleur. Plutôt une sensation de malaise. Quelque chose à l’intérieur de son
bassin qu’elle ne connaissait pas.
C’était de la chaleur. Une sorte de fièvre qui semblait irradier de l’intérieur d’elle-même. Plus loin que
là où l’homme l’avait violée.
Les vertiges s’apaisèrent peu à peu. La panique qui la secouait depuis la veille, depuis l’instant où
l’homme avait commencé à lui parler, reflua d’un cran.
Elle prit plusieurs inspirations profondes.
Il fallait sortir de ce cauchemar. Lutter.
Il fallait se laver.
Laver, s’il n’était pas trop tard, le péché que cet homme avait pu mettre en elle.
Difficilement, le corps moulu, comme s’il avait été passé sous une machine, elle tira une bassine
d’émail de sous l’évier et l’emplit d’eau froide. Elle fit passer sa robe au-dessus de sa tête et, évitant du
regard son corps dans le miroir, elle s’accroupit dans l’eau froide.

Mon Dieu … Mon Dieu … Faites qu’il n’y ait rien en moi. Faites qu’il n’y ait pas de trace du péché-
Dans sa pauvre tête malade et épuisée de tant de drames, la pensée qu’il pût subsister quelque chose
de cette nuit d’horreur, qu’elle pût porter dès à présent une vie née dans l’état de péché, la révulsait.

Pour Rébecca, la pénétration de ce morceau de chair virile dans la partie secrète de son corps ne
pouvait qu’être suivie d’une grossesse et d’un enfantement. Comment aurait-elle pu penser autrement ?
Elle avait été éduquée dans la rigoureuse et prude morale calviniste. Elle avait été mariée à seize ans et,
les trois fois où Jason, son mari aimé et respecté, avait consommé l’acte de chair avec elle, elle lui avait
donné un enfant.

Jamais ! Oh ! mon Dieu, plutôt mourir ! Jamais ! Elle ne pourrait pas supporter de porter un enfant de
ce monstre. Être la porteuse du démon.

Ses mains s’enfoncèrent dans l’eau. Elle se mordit les lèvres, faisant appel à toute sa volonté. Il fallait
qu’elle se nettoie. Qu’elle noie la vie que le monstre avait mis en elle. Ses mains se posèrent entre ses
cuisses, au bord de l’endroit, puis sur la toison pubienne, en frissonnant.
Elle détourna les yeux. Ses mains écartèrent doucement la chair, avec d’infinies précautions.
Mon Dieu, comme elle avait mal. Le moindre frôlement la brûlait, comme si Vendroit avait été écorché.
Les plus tendres et les plus sensibles parties de sa chair étaient à vif.

Mon Dieu, aidez-moi ! supplia-t-elle.

Et, la tête rejetée en arrière, le regard vers le haut, révoltée contre elle-même et humiliée dans tout son
être, elle s’enfonça un doigt à l’intérieur de Vendroit.

Oh, mon Dieu, pardonnez-moi !

Des larmes roulèrent sur ses joues. La souffrance du frottement sur sa chair meurtrie était terrible. Mais
elle devait se laver. Il fallait que l’eau pénètre partout et évacue les substances démoniaques qui s’y
trouvaient.
Plus tard, incapable de sortir de ce cabinet fermé et protégé du reste du monde, elle resta longtemps
hébétée, assise, sans pouvoir même se rhabiller.
L’eau fraîche lui avait fait du bien. Les brûlures se faisaient moins sentir et la sensation de chaleur
inconnue s’était à peu près apaisée. Néanmoins, son jeune corps conservait les traces de ce qu’elle avait
subi. Des marques rouges étaient imprimées sur sa peau blanche, là où les coups, les empoignades et les
frottements de la barbe de l’homme avaient été les plus forts. Les pointes de ses seins, qui avaient
toujours été d’un rose tendre de fleur, étaient maintenant rouges, blessées par les morsures, dressées
comme des ergots et inhabituellement sensibles. Une de ses cuisses, longues et fines, était marquée d’un
coup de griffe, quatre traînées de sang séché qui allait se perdre sur la fesse.
Cet homme était un monstre, un animal. Il l’avait sou levée et brisée, il l’avait forcée à bouger, à se
mettre dans des positions étranges. Il l’avait détaillée du regard. Il l’avait fouillée de ses doigts et surtout,
oh surtout ! il lui avait fait mal à la tuer.
Comme c’était gros !
Une image de son enfance avait rejailli dans sa mémoire pendant que Davies s’acharnait en elle. Un
souvenir jusqu’alors totalement oublié.
C’était une gravure en couleurs, tout de noir, de rouge et de feu, qu’elle avait vue dans un livre religieux
dont la légende disait : « Belzébuth, le diable. »
Un grand être à la tête et aux pieds de bouc, le regard de braise, une fourche à la main, souriant sur un
fond de flammes et de suppliciés. Il avait les pattes écartées et, entre elles, un énorme pieu de chair noire,
démesuré, dressé vers le ciel.
Lou Davies était le Diable !
Avec cet infernal pilon qui l’avait martelée, jusqu’à ce qu’elle croie qu’elle allait être fendue en deux.

Oh, mon Dieu … Mon Dieu … Et toi, mon doux Jason, comme tu dois souffrir ! Jason l’avait
toujours respectée. Quand ils avaient dû accomplir leurs devoirs conjugaux, il avait été rapide. À
part une légère blessure, la toute première fois qu’il avait introduit son membre viril en elle, il ne lui
avait jamais fait mal. Il n’était pas si monstrueuse ment gros, non plus ! Ce Davies était formé
comme un monstre ! Elle se souvenait d’avoir hurlé sans pouvoir se retenir, comme si les cris
jaillissaient d’eux-mêmes.
Elle se souvenait avoir suffoqué, asphyxiée, sans pouvoir arrêter de crier de toute sa gorge. Oh, Dieu,
comme elle avait honte ! Elle sortit de la salle de bains furtivement. Heureusement, il n’y avait personne
dans le corridor. La musique de la radio et des rires montaient d’en bas.
De nouveau dans la chambre, elle enfila avec soulage ment une de ses épaisses culottes de laine et un
tricot sur son torse impudique. Puis, elle enfila la plus longue de ses robes et la boutonna jusqu’au col.
Elle prit la Bible de Jason sur le bureau, s’agenouilla face à la fenêtre et se mit à prier, de sa douce
voix d’enfant.

Seigneur, je ne sais pas pourquoi Vous avez imposé ces épreuves à la Ferme d’Eden … Sans doute
avez-Vous Vos raisons … Sans doute avons-nous péché …

Une grosse larme roula sur sa joue meurtrie.


Ses mains étaient jointes devant sa poitrine. Ses yeux s’étaient perdus dans l’immense ciel brûlant au-
dessus du désert.

Seigneur, poursuivit-elle, je regrette infiniment le tort que j’ai pu Vous faire dans mon inconscience.
Je ne Vous demande ni grâce ni pardon pour moi-même. Mais je Vous supplie, dans Votre bonté,
d’épargner mes enfants.

Elle ravala une larme et ferma les yeux quelques secondes.

Préservez-moi du péché et donnez-moi toujours la force de pardonner, Amen.

Elle se recueillit un instant, tête courbée, puis releva les yeux vers le Ciel.

Quant à toi, Jason, mon époux. Si tu daignes me regarder depuis le Paradis où Dieu a dû t’accueillir,
sache que je t’aime toujours et que ce n’était pas de ma faute-Amen.

Jodie rigolait, ses cheveux orange en bataille, juste vêtue d’un slip et d’un tee-shirt.

Hey Lou ! tu lui as sorti le grand jeu, à la mignonne. Quelle petite salope, hein, tout de même ! J’y
aurais jamais cru en la voyant en bonne sœur.

Butcher éclata de son rire gras, cette espèce de glousse ment qui semblait lui sortir du ventre et le
secouait tout entier.
Il avait souvent vu ou entendu Lou besogner des femmes. Il savait les faire monter comme pas un. Il
était formel, cette nuit avait été un récital.
Il se replongea dans sa soupière de corn-flakes arrosés de compote et s’en emplit la bouche.
Sa femme, qui, elle, était une authentique salope, l’avait secoué en pleine nuit, à poil, à genoux, les bras
sur ses épaules pour faire bouger sa masse.

Hey, Butch ! baise-moi. Elle me rend folle, cette chienne ! Viens me baiser !

Il l’avait tirée rapidement, en quelques va-et-vient, s’était retiré et retourné sur le côté, sachant qu’il la
laissait sur sa faim.
Il rajouta du Ketchup dans les corn-flakes et mélangea, ricanant à l’idée qu’elle devait avoir eu le feu
au cul toute la nuit. Ça lui promettait une bonne séance de sexe pour la journée.
Butcher et Jodie s’entendaient magnifiquement pour le cul. C’était le seul lien solide entre eux. Il la
gardait avec lui pour cette raison. Ça n’empêchait pas que, dans les vues de Butcher, la nuit devait être
consacrée à dormir.
Jodie s’était approchée de Davies, torse nu, assis et sou riant devant son café. Elle lui passa l’index sur
les épaules, dans toute leur largeur. Un soupir un peu rêveur souleva ses seins.

La garce a eu droit au grand jeu, hein Lou ? Qu’est-ce que tu lui as fait ?

Lou ne répondit pas. Il les entendait à peine, tout entier à son bien-être. Il se sentait vide, léger, en proie
à cet optimisme d’après.
Le visage rêveur, les yeux brillants, son demi-sourire narquois flottant sur ses lèvres, il songeait à de
doux futurs.

Si jamais on sort de cette histoire, je me fais un couvent.

Il s’imaginait, nu et lubrique, chassant dans des couloirs de pierre des dizaines de Rébecca.
Rébecca resta solitaire et silencieuse pendant toute la matinée, emplie d’un immense chagrin qui pesait
sur sa poitrine. Quand les bandits libérèrent le vieux Ned pour lui faire nettoyer la maison, ils laissèrent
ouverte la porte de la chambre de Grandma. Rébecca sauta sur l’occasion et courut se réfugier auprès de
la vieille.
Dès qu’elle eut refermé la porte, une main de glace se resserra sur son cœur. Elle faillit gémir et resta
interdite, n’osant avancer devant le regard de haine froide de Grandma.

Dégoûtante ! l’accueillit sa belle-mère. Traînée ! Marie-couche-toi-là ! Comment oses-tu entrer dans


ma chambre ?

La bouche sèche et brune martelait les mots, durs, cinglants, qui étaient autant de coups sur la peine de
Rébecca. Elle voulut courir s’effondrer devant le fauteuil, aux genoux de Grandma mais celle-ci, d’un
geste sec de la main, l’en empêcha.

Ne t’approche pas, souillure !

Son menton se mit à trembler de colère. Ses yeux, bleus, perçants, lançaient des éclairs de colère et de
dégoût.
Elle leva ses deux poings maigres, serrés, boules d’os et de peau tremblantes.

Je voudrais être plus jeune ! Je t’aurais rossée, putain ! Tout est sali. La chambre de mon fils est
souillée ! La maison entière est pourrie par ta faute ! Pécheresse, comment as-tu pu te laisser faire ?

Rébecca explosa en sanglots, en hurlant :

Il m’a forcée !

Grandma resta une seconde suffoquée, interdite.


Rébecca avait rétorqué ! Pour la première fois sous ce toit, elle répondait.
« Seigneur, le démon est en elle ! comprit-elle en un éclair. Mon Dieu, protégez-nous et protégez notre
maison ! »
Elle s’arc-bouta aux accoudoirs de bois du fauteuil et plongea ses yeux dans ceux de sa bru malfaisante.

On n’est jamais forcée ! Crois-tu que je ne suis pas une femme ! Tu aurais dû sauter par la fenêtre et
mourir en chrétienne ! Tu as préféré le péché !
Les enfants ! À cause des enfants ! hurla encore Rébecca, les deux mains serrées sur les tempes.

Grandma, en rage, tirant sauvagement sur ses poignets, s’arracha au fauteuil et se redressa peu à peu, en
criant :

Tu crois que je ne t’ai pas entendue ! Tu crois que je ne sais pas reconnaître des cris de femme ! Que
crois-tu ?

Debout, elle lui hurla à la face :

Tu y as pris du plaisir ! Traînée !

Accrochée aux accoudoirs de son fauteuil, hystérique, elle continua à crier pendant que Rébecca,
affolée et en pleurs, courait vers sa chambre.
CHAPITRE SIX

La Ferme d’Éden, hors du monde, figée à jamais dans son immobilité brûlante, n’aurait jamais dû subir
ces drames.
Qui aurait pu croire que ces bâtiments accrochés au sol, aux limites du monde des hommes, dans un
silence et une tranquillité surnaturels, allaient être témoins de tant de violences ?
Comment expliquer la tragédie de la Ferme d’Eden ?
Non pas comment se sont déroulées ces actions de mort, mais pourquoi ?
L’explication réside dans la vie du Bush. La longue et terrible vie du Bush, qui impose de lutter.
Il y a eu de la violence à la Ferme d’Éden parce qu’il y a eu révolte.
Parce que les gens du Bush se révoltent toujours. Un citadin les trouverait lourds et mal dégrossis, mais
il faut leur reconnaître ça : quel que soit le problème posé, ils luttent. Parce que c’est la seule façon de
survivre sur le grand désert rouge. Tenir longtemps et combattre, sans repos. Pour un Bushman, lutter est
plus qu’un réflexe, c’est un instinct.
C’est une vie qui forme des tempéraments spéciaux, obstinés, intransigeants et rigides.
Et d’autant plus chez les Landers, ces pionniers du Queensland. Ceux-là se sont frottés aux pires déserts
et y ont réussi. Chez eux, la volonté se double d’une intransigeance religieuse proche du fanatisme. Tous
appartiennent à des sectes protestantes, les plus sévères qui soient. Comme les Mormons de l’Ouest
américain, ils se sont aidés pour vaincre d’une profonde croyance en un Dieu rédempteur, prêt à punir
toute faute.
Cela donne des gens très, très spéciaux.
Et ça, le gang Davies ne s’en doutait même pas.
La première mort, celle de Jason Fennymore, héroïque et stupide, avait déjà été causée par cette
obstination à résister des Landers.
La vieille Victoria, la grand-mère, avait à peine pleuré la mort de son fils, en vraie pionnière.
Non pas qu’elle fût dépourvue de cœur. Elle en possédait bien un, desséché, durci par les peines et les
chagrins de toute une longue vie, mais elle ne le montrait plus souvent.
Il était caché, mais elle avait un cœur, Grandma. En tout autre temps, elle aurait versé les dernières
larmes de ses yeux, et sans doute serait-elle morte, suivant de près son aîné dans la tombe. Elle n’éprouva
pas de chagrin et se refusa même à y penser, parce qu’il y avait autre chose de plus urgent à faire. Il
fallait lutter.
Difficile de trouver plus rigide, plus dure avec elle-même et les autres, animée d’une volonté plus
farouche que cette vieille femme aux grands yeux bleus. Difficile de trouver plus conforme à l’esprit des
Landers.
Qui d’autre qu’elle aurait pu être le détonateur de la prochaine explosion de violence ?
Elle se tenait rigoureusement immobile dans l’ombre de sa chambre, sur son haut fauteuil de bois, ses
jambes malades pendantes devant elle. Les lèvres pincées à n’être plus qu’un fil, ses yeux bleus chargés
de colère ne cillaient jamais.
C’était un leitmotiv dans sa tête, depuis qu’on lui avait abattu son fils : se débarrasser des bandits. Du
démon, du tueur et de la putain. Débarrasser la ferme de ces êtres qui la souillaient.
Jason était oublié. Il était mort dignement, rachetant un peu sa faute, mais il n’avait pas pour autant
libéré sa famille. Son esprit était tout entier à l’élaboration de plans de révolte et à la haine qu’elle
éprouvait.
Grandma était de la génération des tout premiers Landers. Fille d’un pionnier, un pauvre Fettler, un
poseur de rails mort à la tâche dans ces terribles chantiers des lignes transaustraliennes. Mariée à dix-
sept ans à un pion nier. Mère de pionniers …
Ah, si elle avait été plus jeune et seulement capable de mouvements ! Les bandits baigneraient déjà
dans leur sang et, au ciel, supplieraient déjà le Créateur de leur éviter l’Enfer.
Ah, si son mari avait été encore là ! Les gangsters n’auraient pas fait un pas vers la maison. Ils auraient
été fusillés sur place.
Mais elle, toute seule, immobilisée, que pouvait-elle faire ?
Une aide extérieure ? Il ne fallait pas y penser.
À l’intérieur, il n’y avait qu’une possibilité. Les enfants étaient bouclés, et de toute façon, un peu jeunes
et faibles pour une mission. Sa bru était une catin qu’elle ne voulait même pas se rappeler. Il n’en restait
qu’un. Le seul qui jouisse d’une relative liberté de mouvements, le seul qui avait la possibilité de tenter
une action, si on le manipulait bien.
Le seul qui pouvait l’aider, c’était le vieux Ned, l’aborigène.
Oh, ce ne serait pas une recrue de premier choix ! Ned, bien que moins âgé qu’elle, était devenu un
vieillard. En quelques mois, il s’était cassé, ses cheveux grisonnants étaient devenus blancs. Lui qui
n’avait jamais marché très vite, de ce pas placide, jambes écartées, des aborigènes, était maintenant
désespérément lent.
Mais elle pouvait, songeait-elle, compter sur sa fidélité. Ned s’était installé à l’Eden depuis des
décennies, restant fixé là sans qu’on sache très bien pourquoi, ses semblables étant des itinérants,
d’habitude incapables de rester en place.
Lui, il faisait partie de la Ferme d’Eden.
Les bandits l’avaient libéré, à la demande de la femme rousse, et il faisait désormais le domestique,
homme de ménage et cuisinier. Il se retrouvait également geôlier, chargé de porter les repas aux
prisonniers.
Un matin, à son troisième jour de captivité, Grandma le fit s’asseoir en face d’elle.
Ned secouait sa grosse tête, de droite à gauche, lente ment.

Nope ! Non, Grandma. Ne demandez pas ça au vieux Ned. Nope ! Ne me demandez pas ça.

Pour la dixième fois, la vieille dame réprima un geste d’agacement, mais elle se contraignit à rester
souriante.
Elle connaissait bien les aborigènes, surtout ces gars du Bush qui n’avaient jamais vu la côte ni les
villes. Des gens simples, aux réactions spontanées. Le moindre éclat de voix, le moindre geste
d’apparente colère, et l’esprit de Ned se fermerait définitivement.
Elle savait que se nichait derrière ce gros front plat, aux énormes arcades sourcilières, derrière ses
deux petits yeux de charbon une obstination sans bornes. La moindre petite crainte de sa part, et ce serait
le barrage, le nope indifférent, sans appel.
Elle avait sorti une boîte de biscuits et lui en avait offert. Il s’était assis sur l’extrême bord de la chaise,
ses deux grosses mains sur les genoux, son gros visage noir attentif, tout à fait comme si elle l’avait
convoqué pour un travail de ferme. Elle lui avait expliqué avec des mots simples, énoncés lentement, en
souriant, ce qu’elle attendait de lui. Mais il se contentait de secouer sa grosse crinière blanche.
-Nope, Grandma, je ne peux pas …

Mais pourquoi, mon brave Ned ? Tu es avec nous depuis longtemps. La Ferme d’Eden est ta maison,
ne penses-tu pas … Es-tu simplement un égoïste ?
Oh, non, Grandma ! il ne faut pas penser comme ça. Le vieux Ned n’est pas égoïste, mais il est
vieux, je suis lent et fatigué, Grandma. Mon corps est fatigué.

Grandma lui adressa un bon sourire.

Allons, Ned, ne sois pas feignant. Nous avons besoin de toi. Il n’y a pas grand-chose à faire pour un
garçon comme toi … Il faut conduire. Tu sais conduire, n’est-ce pas, mon garçon ? demanda-t-elle,
connaissant la réponse.

Conduire était une des fiertés de Ned. C’était dans sa tête le symbole de son modernisme et de sa
position chez les Blancs. Si les cousins de la tribu qui vivotaient un peu partout dans ce vaste désert
avaient su qu’il conduisait, quelle fierté ! Quelle réputation il aurait eue ! Il se tortilla, faisant craquer la
chaise.

Yeap. Le vieux Ned sait conduire, M’a Fennymore.


Tout ce que tu as à faire, c’est conduire vite jusqu’à Mullia. Cent quarante kilomètres, ça ne devrait
pas faire peur à un garçon comme toi ! Une fois là-bas, il te suffit de t’arrêter devant la Police
Station et de dire au premier policier que tu vois : « le gang Davies est à la Ferme d’Eden ». Tu te
souviendras ? Tu sais où est la Police Station, n’est-ce pas, garçon ?
Yeap, Grandma.
Alors, tu dois y aller. Et avant de partir, tu m’apporteras ton fusil, pour que je puisse nous défendre
quand la police arrivera. Tu m’apporteras ton fusil, Ned ?

« Fusil » était un bien grand mot pour la pétoire de Ned, une minuscule 22 rafistolée qui lui servait dans
le temps à chasser le kangourou. C’était presque un jouet, d’apparence si inoffensive que les bandits
l’avaient négligée pendant leur fouille.

Yeap, je vous le donnerai, Grandma …

Le vieux Ned dormit mal cette nuit-là. Un fait exceptionnel pour lui. Comme tous ses frères de race,
d’habitude, il lui suffisait de s’allonger pour dormir, mais les paroles de Grandma lui trottaient dans le
cerveau.
Pauvre vieux Ned. Quelle pitié ! C’était bien dur de réfléchir … S’il avait pu dormir, il aurait rêvé et le
rêve, le guide de la vie des aborigènes, lui aurait montré quoi faire !
C’est pendant la matinée, alors qu’il préparait les repas, qu’il prit sa décision.
« Grandma a raison », se dit-il.
Les bandits avaient enfermé les enfants. Pour Onc’Ned, qui leur portait à manger, c’était une désolation
à chaque fois qu’il entrait dans leur chambre. Les volets avaient été ouverts et ils ne manquaient de rien,
grâce à lui, mais quand même, ce n’était pas bien d’emprisonner des enfants. Surtout sa Charlotte adorée,
son âme était triste de la savoir enfermée.
Et puis ils avaient tué Mister Fennymore qui était un homme bon et droit, qui lui avait appris à conduire
et à se méfier de l’alcool, cette boisson du Diable qui fait tant de mal aux aborigènes qu’il connaissait.
Non et non, ce n’était pas bien d’avoir tué le révérend !
Et cette femme rousse qui s’appelait Jodie. On pouvait dire que le vieux Ned était un homme sage et
patient, mais elle faisait naître en lui des sensations de colère qu’il n’aimait pas. Non, cette femme n’était
pas bonne. Elle le houspillait sans cesse, lui criait toujours d’aller plus vite et lui donnait des noms qu’il
n’aimait pas.

Bouge un peu, le nègre ! … Hey, Negro, nettoie le salon, c’est quand même pas moi qui vais le
faire ! … Macaque ! Gueule de singe !

Le révérend Fennymore, en 1967, lui avait expliqué que la loi australienne reconnaissait désormais la
citoyenneté aux aborigènes. Sa race, en voie de disparition après les grands massacres du début du siècle,
avait repris vie. Les aborigènes avaient des territoires, le droit à la parole et à la reconnaissance en tant
qu’êtres humains. Le révérend lui avait expliqué tout cela.
« Les aborigènes sont aussi des créatures de Dieu, avait coutume de dire le bon M. Jason, souviens-t’en
et conduis-toi bien ! »
La femme rousse ne déversait sur lui qu’insultes et mépris. Elle le traitait comme un animal et les
injures faisaient du mal dans son cœur.
« Ces gens-là, pensait-il, sûr, c’est pas des bons Blancs … »
Et puis il resongea aux enfants et sa décision fut irrévocable. Il irait.
Lui, Ned Choolaloon-Bang, de la Ferme d’Éden, il conduirait ! Il sauverait la famille Fennymore !
Grandma avait raison ! Il fallait lutter contre ces bandits !
« Nope … Ça c’est pas bien d’enfermer les enfants … » Et il prépara un plat monumental pour les petits
Fennymore.
« Ces gangsters sont capables de ne rien leur donner à manger pendant que je serai parti … »
Il exagéra. Une montagne de fruits. Du pain et du chocolat. De la compote. Un énorme plat de viande
froide, prélevé sur les kilos que les bandits lui faisaient rôtir jour et nuit. Il glissa en plus dans les vastes
poches de sa salopette des saucissons et un bocal de fruits au sirop, et il sortit de la cuisine, de son pas
infiniment lent et traînant.
Pendant tout le temps qu’il mit à traverser le salon, aucun des trois êtres malfaisants, occupés à
regarder une course de short track à la télévision, ne fit attention à lui.
Il rejoignit l’escalier, et péniblement, il monta au premier étage.
La maison s’était endormie.
Le soleil de feu était à son apogée. Le moindre regard sur le Bush brûlait les yeux. L’air tremblait à la
surface du sol, dans un silence de fin du monde.
Depuis la fenêtre grande ouverte du premier étage s’élevaient les ronflements de Butcher.
Pendant les heures mortelles qui suivaient le petit déjeuner, chaque jour, les bandits s’écroulaient,
assommés par la digestion et la chaleur, pour une sieste.
Ned savait que c’était le bon moment.
Il était assis à l’avant de la maison, à l’ombre de la véranda. Bing-Bong, son vieux chien, s’agitait entre
ses pieds, en gémissant doucement.

Hey, toi, Old Chap ! Tu te plains ? Tu as déjà compris, n’est-ce pas ?

Bing-Bong ressemblait à son maître. Les mêmes grosses touffes de poils blancs laineuses et pelées. Le
même regard très noir et un épais museau carré. C’était le plus vieux compagnon de Ned. Il avait dix-neuf
ans. Oh, lui, Ned, n’avait jamais pensé à compter, mais c’était ce que le bon Mister lui avait dit.
Ned avait pour habitude de lui parler comme à une per sonne, chose courante chez les propriétaires de
chien. Ce qui l’était moins avec Bing-Bong, aux dires de Ned, c’est qu’il comprenait ce que son maître
lui disait.

Eh oui, je pars. Mais je serai de retour bientôt.


Grrrrrr … grogna Bing-Bong, découvrant ses crocs jaunes et usés.

-Nope ! (Ned secoua la tête.) Tu ne peux pas venir avec moi. Toi, tu vas rester ici.

Grrrrrr …

Bing-Bong était nerveux, les flancs agités, sa pelure de sac à puces en bataille. Il avait bien senti que
quelque chose avait changé. Les bandits lui avaient donné des coups de pied. Le travail s’était arrêté … Il
avait vu Ned préparer un jerrycan d’eau et des vivres et savait très bien que quelque chose se tramait.
D’un effort douloureux pour son vieux corps, il se souleva, les deux pattes avant sur les genoux de Ned,
et lui passa un coup de langue sur la main.
Ils se regardèrent les yeux dans les yeux. Ned sentit l’émotion le gagner.

Je reviendrai dans deux jours, promit-il d’une voix cassée. (Deux grosses larmes tentaient de
s’échapper de ses yeux.) Il y a de la soupe à la viande sous la tôle, derrière la cuisine. Sois prudent
et ne mange pas tout d’un coup … Et fais attention aux bandits.

Bing-Bong gémit doucement.

Je reviendrai. Je reviendrai avec la police.

Il marcha, de son pas lent et fatigué, vers le hangar, sans se retourner, s’attendant à entendre la femme
rousse crier derrière lui.
Il lui fallut un quart d’heure. Il pénétra sous le hangar. Rien n’avait bougé. D’où il était, il pouvait
encore entendre les vrombissements du diesel de Butcher.
Sans hésiter, il se mit au volant du break, une énorme Buick américaine grise aux amples formes rondes.
Elle servait aux quelques sorties familiales et à transporter des petites récoltes de légumes. Ce n’était pas
le véhicule le plus approprié sur la Donahue Highway défoncée. Les tout-terrain japonaises étaient
beaucoup plus indiquées, mais Ned ne savait conduire que la grosse Buick. C’était une automatique et
Ned avait toujours été incapable de comprendre le système des vitesses.
Il hésita un moment à saboter les autres voitures.
Est-ce que c’était bien, ou est-ce que ce n’était pas bien ?
Mais Grandma ne lui avait rien dit.
Ce ne devait pas être bien. Il y renonça et mit le contact.
Le moteur, pourtant silencieux, lui sembla faire un vacarme épouvantable. Il jeta un regard affolé à la
maison mais rien ne se passa. Alors, il mit le levier sur la position Drive et il commença à rouler très
doucement.

Reste ici, Bing-Bong, souffla-t-il à son chien, qui s’obstinait à suivre la voiture. Au revoir, vieille
branche !

Il avança au pas, presque mètre par mètre jusqu’à la Donahue Highway.


Il était courbé sur le volant, la tête rentrée entre les épaules, attendant des coups de feu. Mais ses
regards au rétroviseur ne lui montraient que Bing-Bong, assis devant le hangar, regardant vers lui. À la
maison rien ne bougeait.
Il déboucha sur la route. Un très vieux panneau de bois, placé là par le vieux Nathaniel Fennymore,
indiquait les directions. Plumberry, à gauche, vers le sud, cent soixante-quatre kilomètres. Mullia était à
droite, à cent quarante-deux kilomètres. Ned s’engagea à droite et appuya sur l’accélérateur.

Nigger ! Niiiiiiiiger ! Hey, le nègre, tu vas répondre quand je t’appelle !

Jodie émergea du sommeil une heure après le départ de Ned. Elle le chercha partout dans la maison, les
yeux bouffis, en sueur, grommelant des injures.

Il doit être au garage. Le feignant a trouvé un coin d’ombre et il espère tirer au flanc … Je vais lui
montrer, moi !

En arrivant au hangar, elle tomba sur Bing-Bong en pleine crise de désespoir. Il tournait en rond en
poussant des couinements à fendre l’âme. Elle comprit aussitôt. Elle donna un coup de talon rageur au
chien et cavala vers la maison.

Butcher ! Butcher ! Le nègre s’est enfui.

Le gros tueur réagit au quart de seconde. Il empoigna son fusil-mitrailleur, beugla à l’adresse de Lou.

Tranquille, je m’en occupe !

Et, en jeans, sans chemise, les pieds nus, il courut au garage. Il s’engouffra dans la jeep et partit à fond.
À la Donahue, il n’hésita qu’une fraction de seconde : Mullia était la ville la plus proche. C’était la
ville d’où appelait leur copain, le flic de la radio.
Il embraya rageusement et partit à droite, dans un jaillissement de poussières et de cailloux.
La Donahue Highway était un enfer de bitume éclaté, d’écroulements et d’ornières de boue rouge et
craquelée. Le revêtement de gravier et de goudron, posé quarante ans plus tôt, n’avait pas tenu plus d’une
décennie et n’avait jamais été refait.
Les panneaux jaunes qui la longeaient, égrenant les dis tances, étaient pour la plupart cassés ou rendus
illisibles par le soleil.
Butcher roulait à fond, approchant les cent à l’heure, accroché au volant. Il sautait sur les tranchées,
faisait du slalom entre les trous et profitait du moindre passage en bon état pour écraser encore le
champignon. Il avait coincé son fusil sous lui et il mâchait rageusement une allumette sans quitter la piste
du regard.

On aurait dû tuer tous ces enculés tout de suite ! enrageait-il.

Si le Noir arrivait à la police, ils étaient foutus. Il se maudissait de ne pas avoir liquidé tout le monde.
Ça aurait évité ce genre d’ennui. Il s’injuriait mentalement pour ne pas avoir confisqué les clés de tous
les véhicules de la ferme.
Il était devenu con, ou quoi ?
C’était à cause de Lou ! Lou ne pensait qu’à sa fermière et voilà que tout se mettait à déconner.
Le moteur de la jeep, poussé à fond, hurlait à son oreille. Le large volant lui sautait des mains. Il faisait
voler des blocs de terre sur les côtés de la route. Les kangourous allongés sur la route avaient à peine le
temps de fuir. Ils aimaient se relaxer sur le bitume, dans des positions presque humaines, et beaucoup
frôlèrent la mort. Il ne s’en prit qu’un seul.
Il y eut un choc sec à droite de l’énorme pare-chocs avant, une barrière de quatre poutrelles d’acier
superposées, redoutable et destinée, justement, à protéger des kangourous et du bétail.
Une forme vola sur le côté et ce fut tout.

Pourvu que je sois dans le bon sens, s’angoissait Butcher. Si jamais le Noir a pris à gauche, nous
sommes marrons, foutus, finis !

Il dépassa en trombe un panneau de travers, desséché, indiquant que Mullia n’était plus qu’à soixante
kilomètres. Presque la moitié du chemin.
Combien le vieux Noir pouvait-il avoir d’avance sur lui ? Une heure, une heure et demie, pas plus.
Est-ce qu’il était parti du mauvais côté ?
Il aborda un massif de collines rouges, déchiquetées, où la route se mit à faire des lacets, bordés de
ravins de dix mètres. Il passa sans prendre aucune précaution, à une vitesse fabuleuse, les roues rasant
l’abîme à chaque virage.
À la sortie de ce gymkhana, il aperçut enfin le point noir, loin devant lui.
Il était temps. Les panneaux indiquaient Mullia à quarante kilomètres. Butcher ricana.

Okay ! C’est bon, cochon de nègre. Je vais t’avoir …


Mullia n’était plus qu’à quarante kilomètres !
Le pessimisme qui habitait le vieux Ned, toujours courbé sur son volant, commença à décroître.
Il conduisait à quatre-vingts kilomètres à l’heure, la vitesse maximale autorisée, et se sentait très fier.
Jamais il n’avait poussé la voiture à une telle vitesse. Nathaniel lui avait inculqué l’importance des
limitations de vitesse et l’obligation de les respecter, aussi, même en plein désert, faisait-il attention à ne
pas dépasser le chiffre.
Encore une petite demi-heure et le vieux Ned serait sauvé. Et la famille Fennymore avec lui.
À ce moment-là, il aperçut le point noir dans le rétroviseur. Une main de pierre se serra sur son cœur.
Le point se rapprochait rapidement. La voiture allait beaucoup plus vite que lui. Déjà, il pouvait
deviner le carré de poutrelles du pare-chocs anti-kangourous.
Le dernier doute qu’il pouvait avoir se volatilisa. C’étaient les bandits.
Seuls les bandits pouvaient rouler plus vite que la vitesse permise.
Il appuya un petit peu plus sur l’accélérateur et, affolé, vit l’aiguille du compteur passer dans
l’illégalité. Quatre-vingt-un. Quatre-vingt-deux …
Butcher arriva rapidement au cul de la Buick, cahotante et rigide, comme une grosse caisse à savon
grise sur ce mauvais terrain.
Il lança sa jeep à droite. La terre durcie des bas-côtés gicla sur le côté de ses roues.
Il dépassa lentement la Buick et se plaça à la hauteur du Noir. Portière à portière.

Hey, Ned !

L’aborigène était plié sur le volant comme s’il voulait l’embrasser.

Hey, mec ! Arrête-toi !

Le Noir ne le regardait même pas. Il fixait la route, droit devant, aussi gris que sa voiture.
Butcher lui cria encore deux ou trois fois de stopper, puis il s’énerva.
Il prit un large élan sur le côté, faisant tressauter toute la jeep, et il braqua sèchement sur la gauche.
La jeep fondit sur la Buick.
L’énorme pare-chocs atteignit le break de plein fouet, sur le côté, pliant la tôle. La Buick fit une
embardée, catapultée, et jaillit hors de la piste.
Le vieux Noir sentit son estomac s’envoler. La Buick était lancée dans les airs, de côté. Elle sauta le
fossé qui bordait la piste et retomba de tout son poids. Le volant échappa des mains de Ned dont la tête
cogna violemment le pare-brise, l’assommant presque. En un éclair, il vit la jeep verte, avec son pare-
chocs de bulldozer, déraper, exécutant un large demi-tour.
Il appuya sur l’accélérateur et fonça droit dans le Bush.
Dans la voiture, sur le sol défoncé et ondulé, tout se mit à sauter.
Butcher, poussant un hurlement de cow-boy au rodéo, se lança sur la Buick. Un gros paquebot dansant,
inoffensif, sur un terrain de cross, comme un hanneton affolé.
Il s’acharna dessus, la poussant toujours dans le Bush, loin de la piste.
Butcher excellait dans ce genre d’exercice. Ancien pilote de stock-car, connu dans tout son comté, sa
sauvagerie démesurée au cours de ces combats entre voitures grillagées – qui passionnaient tous les
Australiens – l’avait fait écarter des circuits. Il se fit un récital.
La jeep, moteur hurlant, volait sous lui. Il se lançait dans de longues courbes, s’éloignant à cinquante
mètres, « slalomant » entre les buissons et les termitières, faisant gicler la terre, et fonçait de toute sa
vitesse sur les flancs de la Buick.
Il redoublait de hurlements. Ses pieds nus enfonçaient toutes les pédales à la fois. La jeep réagissait
comme un animal en furie.
Le pare-chocs d’acier s’enfonçait dans la tôle de la Buick, la pliait.
Le nègre, obstiné, accroché à son volant, fonçait toujours tout droit, sans souci des obstacles et des
bonds de son cargo, le pied à fond sur l’accélérateur.
Butch se croyait à une corrida. Dans le rôle du torero.
Il fit une dernière courbe en voltige. La Buick roulait le long d’un creek, un ruisseau asséché, long
comme une tranchée, profond d’un bon mètre.
Alors Butcher vit rouge. C’était le moment de l’estocade.
Il s’élança de toute la puissance de son moteur, fit s’enfoncer le pare-chocs dans la Buick épuisée. À
l’avant. Dans le flanc droit.
La Buick vola sur le côté. Ses roues gauches heurtèrent la tranchée dans une explosion de terre. Elle
sembla se plier, puis partit comme une flèche vers le haut.
Cinq bons mètres.
Elle exécuta un looping parfait et s’écrasa, le nez sur le sol, dans un éclatement de tôles. Les portières
s’ouvrirent sous le choc.
Puis elle rebondit et repartit vers le ciel.
Butch avait pilé, les roues avant enfoncées dans la terre, les yeux agrandis, profitant du spectacle.
Un tonneau. Deux, trois, à une lenteur de ralenti.
Une meute de perroquets blancs affolés et criards décolla d’un même battement d’ailes. Ils passèrent en
hurlant au-dessus de Butch, exécutèrent une longue et gracieuse courbe au ras du sol et se posèrent hors
de vue.
La poussière rouge retombait en nuées paresseuses autour de la Buick défoncée, sur le ventre.
Butch agit en professionnel, rapidement et efficace ment. Il s’approcha de l’épave en sautillant, ses
pieds nus brûlés par la terre surchauffée. Le soleil lui frappait la nuque comme un coup de poing.
Il arracha les deux plaques d’immatriculation à la force de ses énormes mains. Puis il amena le jerrycan
d’essence et en arrosa la Buick, sans négliger d’en ouvrir le réservoir.
Puis il y mit le feu.
Il s’éloigna en courant, les pieds douloureux. À distance raisonnable, il attendit pour juger l’effet de
l’explosion. C’était impressionnant … Il repartit alors, avec le sentiment du travail accompli. La Buick
était ravagée par les flammes. Dans quelques heures, rien ne la distinguerait plus des milliers d’épaves
noircies, nettoyées par les vents et les sables du Bush australien.
Grandma avait guetté le retour de Butcher et tenté d’interpréter les rires et les commentaires des
bandits. Elle comprit que le vieux Blackned avait échoué.
Elle avait assisté de sa fenêtre, écœurée, au meurtre du vieux Bing-Bong. Le vieux chien s’était mis à
hurler à la mort, en de longs sanglots lugubres qui avaient vite fait d’exaspérer les bandits. Le gros Butch
était sorti en trombe de la maison et s’était acharné sur la vieille bête à coups de talon. Bientôt, Bing-
Bong n’avait plus été qu’un cadavre sanguinolent que Butcher avait projeté au loin.

Il ne reste plus que moi, s’inquiéta Grandma … Est-ce que Dieu me donnera les forces nécessaires ?

Ce fut une nuit très longue pour la vieille dame percluse par les douleurs de ses jambes, et tenaillée par
une envie de thé chaud.
Elle s’occupa pendant plusieurs heures du fusil, la besogne la plus urgente.
Quand elle avait demandé son arme au pauvre Blackned, elle avait à l’esprit l’image d’un vrai fusil.
Une escopette pas bien redoutable. Toute la famille s’en était servie pour chasser le kangourou. On ne
tue pas ces paisibles et corpulents lapins avec du gros calibre. Ce sont des proies tellement faciles que ce
serait de l’assassinat. La 22 de Ned n’avait jamais été bien redoutable.
Mais enfin, elle se souvenait d’une arme !
Hélas, il y avait des années qu’elle ne l’avait pas vue, depuis que le vieux Ned ne chassait plus. Quand
le vieillard la lui avait sortie de la jambe de sa salopette, elle avait été affolée.
Pourrait-elle même l’utiliser ?
La crosse n’était plus qu’un moignon fendu.
Cela encore, ça pouvait passer.
Mais le canon avait pris du jeu. La boule du chien était brisée à la base. Toutes les pièces métalliques
étaient rouillées.
Le tromblon était, malgré un premier nettoyage du Noir, recouvert de crottes de poules.
Elle le gratta avec application à l’aide d’une cale de bois. Armée d’une chaussette et des onguents pour
ses jambes, seules matières huileuses à sa disposition, elle graissa longuement les parties métalliques.
Quand elle put faire jouer la détente, elle se rendit compte avec soulagement que le percuteur était en
bon état. L’arme pourrait tirer.
Quand elle fut à peu près remise en état, Grandma l’essaya, la pointant sur divers objets de la pièce.

La mire !. » La mire est fausse … Inutile d’espérer des miracles de précision …

Elle jugea qu’elle ne pourrait pas, entre la mauvaise visée de ce tromblon et sa vue défaillante, espérer
toucher à plus de trois mètres, grand maximum, une cible conséquente.
Nulle peine, nul regret, nulle crainte ne l’agitaient.
Ce n’était pas la première fois, hélas, qu’elle avait à combattre les armes à la main. La conquête du
Bush, les filons d’or, les richesses possibles, n’avaient pas attiré que des saints dans le monde des
pionniers. Plus d’une fois, avec son mari, il leur avait fallu faire le coup de feu pour protéger leurs biens,
ou régler des disputes envenimées. Ils s’étaient fait tirer dessus plusieurs fois et ils avaient répliqué
autant de fois.
On ne laissait pas de place aux états d’âme, de son temps.
Elle ne craignait pas ce qui allait arriver. Elle était consciente que le combat qu’elle préparait était
risqué et qu’il y avait peu d’atouts en sa faveur. Les risques d’être tuée étaient grands. Mais
l’appréhension de la mort avait quitté depuis quelques années déjà la vieille dame souffrante. Pour elle,
de toute façon, la fin était proche.
Assise dans son fauteuil de bois, torturée par ses jambes, prête au combat, elle s’abîma dans une longue
réflexion.
C’est qu’il en fallait, des heures, pour égrener les souvenirs de toute une vie.
Inépuisables, les images de son existence passèrent devant elle.
Son mari, cette jeune montagne aux cheveux roux, le sourire tranquille aux lèvres. Un banquet de
mineurs des années trente qui avait été la soirée la plus drôle de sa vie. La première photo, Fennymore en
costume des dimanches, le col cassé, son grand chapeau de feutre sur la tête. Ses enfants …
Le petit Fennymore les cheveux longs.

Mon pauvre garçon … soupira-t-elle … Je ne t’en veux pas. Ne sois pas trop dur avec moi … dans
le Paradis que tu as dû rejoindre … N’oublie pas que j’étais ta maman …

La première cabane en bois de santal de la Ferme d’Eden. Le premier champ d’asperges, les petites
bottes liées le long des sillons rouges, attendant d’être ramassées.
Ça, ça avait été un coup de génie, les asperges !
C’était son mari qui avait imaginé qu’elles pourraient survivre sur cette terre grise et qui les avait
plantées. C’étaient ces asperges qui avaient fait la richesse de la ferme …
Et elle, tout ce temps durant, surveillant des légions de pickers sur les champs d’asperges, elle à la
cuisine, face à la grande marmite de fonte noircie qui avait été la compagne de presque toute sa vie. Elle,
apportant à toute la famille réjouie d’énormes repas.
Elle n’avait vécu que pour les autres, et c’était bien. Elle était en parfaite paix avec elle-même.
Un doux sourire, dans la lumière sourde de la lampe de chevet, illuminait son visage. Ses grands yeux
perdus dans le vague n’exprimaient que du bonheur.
Vers cinq heures du matin, comme toujours, la température chuta, jusqu’à sembler fraîche. Grandma se
secoua et, péniblement, se leva. Son regard était encore illuminé, agrandi par les visions des temps
révolus qu’elle venait de quitter.
Elle s’agenouilla avec mille difficultés à côté de son lit, face à un petit rideau de velours qu’elle tira,
derrière lequel était fixé un triptyque naïf, représentant deux anges aux joues rebondies sur un nuage, le
Christ sur la Croix et une Vierge Marie au regard baissé.
Grandma joignit les mains, le dos parfaitement droit, et commença :
Seigneur miséricordieux qui êtes au Cieux. Que Votre nom soit sanctifié. Que Votre volonté
vienne …

Elle pria longtemps, demandant le pardon de ses péchés, et de la chance pour ce qui allait suivre.
Quand elle eut achevé, la nuit sur le Bush commençait à s’éclaircir. Les frottements et les claquements de
dents de la sarabande des lézards, au-dehors, battaient leur plein. Les grillons de nuit s’étaient enfin tus.
Une dernière et terrible tâche l’attendait.
Il lui fallait déplacer son fauteuil. Et sans le traîner. Les raclements sur le parquet de cette haute et
lourde structure en bois de santal, aux pieds et accoudoirs sculptés, auraient pu donner l’alerte.
Elle arrachait le fauteuil au sol, avançait de quelques centimètres, et faisait appel à toute sa volonté
pour le reposer doucement et sans bruit.
Des larmes de douleur coulaient sur son visage impassible.
Enfin, alors que le jour s’était définitivement installé, au premier coup de chaleur du petit matin elle
réussit à coller son fauteuil au mur, face à la fenêtre et à la porte, de façon à couvrir toutes les attaques
possibles.
Elle s’assit, les balles sur les genoux, la 22 en travers des accoudoirs et, en paix avec elle-même et
avec Dieu, elle attendit l’heure du combat.
Quel dommage qu’elle n’ait pas d’eau chaude ! Elle aurait bien besoin d’un bon thé !
Il était plus de neuf heures du matin quand Jodie se décida à apporter à manger à la vieille. En
grommelant des jurons plus obscènes les uns que les autres, elle empila ce qui lui tombait sous la main
sur un plateau et sortit sous le préau, en direction de la chambre de la grand-mère.

Elle pourrait pas mourir, cette vieille ? Ça serait que de moi, je la laisserais crever, cette carne …

D’une part, elle ne pouvait pas sentir Grandma, qui lui semblait une horreur, une vieillerie
représentante d’un ordre chiant et lointain. D’autre part, elle était de mauvaise humeur. Elle voyait bien
ce qui lui pendait au nez, maintenant que le vieux nègre était mort. Toutes les corvées lui retombaient
dessus.
Parce que s’il fallait compter sur Butch … et sur Lou …

S’ils croient que ça va se passer comme ça ! Je suis pas la bonniche, moi ! Ils vont m’entendre, on
peut me croire.

Arrivée à la grosse porte de bois de la chambre de l’ancêtre, elle cria :

Elle est réveillée, la vieille ? C’est cette bonne petite Jodie qui apporte la bouffe.

Elle jongla avec le plateau, en équilibre sur une main, pour tourner la clé puis poussa la porte de
l’épaule.

Alors, croûton ! Tu pourrais te lever pour m’aider, quand même …

Il y eut un claquement sec. Un choc sur le panneau de gros bois, à moins de cinq centimètres de son
visage. Elle comprit immédiatement ce qui se passait.
Butch ! Buuuuuutch !

Dans la chambre, par la porte restée entrouverte, elle entendit le bruit d’une douille éjectée.
« Un fusil à chien, pensa-t-elle. Au bruit, ça doit être une 22. Vieille folle ! »

Butcher ! Amène-toi ! La vieille est armée !

Butcher prenait le soleil en face de la maison. Il arriva en caleçon de bain, la peau écarlate, son M 16
au bout du bras. Tout de suite, il remarqua Jodie, accroupie à l’abri de la porte. Il rigola.

Alors ? Elle a voulu te la faire sauter, ta petite tête ? Une nouvelle balle partit. Au faible
claquement, Butch identifia une 22 et se mit à rire de plus belle.

Elle était trop cinglée, cette vieille !


Il se colla au mur et s’avança le long de la maison. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre. La grand-mère
rechargeait fébrilement son arme, son fauteuil collé au mur opposé.
Une envie lui monta dans les doigts de se payer un magnifique carton. Avec son fusil-mitrailleur
d’assaut, il n’aurait eu aucune difficulté à crucifier Grandma sur place. Il hésita un instant puis renonça,
jugeant qu’il avait mieux à faire.
Butch était un tueur, un de ces êtres nés pour donner la mort. Il éprouvait du plaisir, proche de la
jouissance, à exécuter les vies humaines. Et, parmi tous les actes de mort qu’il pratiquait, son plaisir le
plus grand, celui qui lui procurait le maximum de sensations, c’était l’étranglement.
À mains nues. Face à face avec la victime. Ça, ça le faisait bander.
« Je vais lui tordre le cou, pensa-t-il. Comme à un vieux poulet ! »
Il lâcha son fusil et vint se placer devant la porte, en position de sprinter. Jodie, appuyée au mur, à côté
de la porte, se mit à ricaner. Lou apparut, son colt à la main, intéressé.

Y’a de l’action ? demanda-t-il.


La vieille ! Elle se prend pour Calamity Jane. Elle est pour moi ! annonça Butch.

Il piétina, comme un bélier en rage, cria :

Vroum ! vroum !

Comme une moto au démarrage, il fonça tête baissée.


Il se catapulta sur la porte, qui vola en éclats, serrure brisée. Il atterrit dans la chambre, exécuta un
roulé-boulé de footballeur, étonnant de souplesse pour sa corpulence, se dressa devant la vieille et, d’une
torsion, il lui arracha la 22 des mains.
Sa grosse pogne se referma sur le col de dentelle de Grandma.

Alors, la vieille, tu en avais marre de nous ?

De son autre main, il abattit la 22 sur le rebord du lit, où elle se brisa en deux parties.
Ça te suffisait plus d’attendre la mort, hein ? À ton âge ! Il lâcha le fusil en miettes et secoua la
vieille.
Tu n’avais pas assez d’ennuis comme ça ? Quand je pense que tu aurais pu mourir dans ton lit,
peinarde … Pourquoi as-tu fait ça ?

Grandma ne l’avait même pas vu venir. Elle se laissait secouer sans bien comprendre, les yeux
clignotants, hébétée.
Le gros Butch lui sourit aimablement.

Je vais t’étrangler, lui confia-t-il. Et même que je vais le faire lentement pour que tu te sentes bien
crever. Okay ?

Grandma roula des yeux affolés, qui mirent le comble à son bonheur.

T’es mal tombée avec moi, Grand-mère, grasseya-t-il, je déteste les vieilles peaux dans ton genre …

Lou resta un moment sur le pas de la porte. Ni Jodie ni Butch ne semblaient prendre l’incident au
sérieux. Il vit que le problème était en passe de se régler et disparut, les laissant s’amuser entre eux.
Jodie était venue se coller à Butch.

C’est elle qu’a dû envoyer le vieux nègre … Arrache-lui la tête, Butch !

Elle dévorait Grandma du regard, excitée, et se passait la langue sur les lèvres, déhanchée et obscène.

Oh, Butch chéri ! gémit-elle d’une voix chargée de vice. Vas-y ! Tue-la !

Grandma ne sentait plus rien. Elle savait qu’elle avait perdu et que c’était fini. Elle n’éprouvait pas de
peur. Rien qu’un immense dégoût.
« Comment peut-il exister des êtres pareils, fut une de ses dernières pensées. Comment a-t-on pu donner
vie à de tels monstres ? »
Le regard porcin du gros était attaché à ses yeux. Lentement sa main se referma sur le cou de Grandma.
Jodie gémit de plaisir et se colla à Butcher.
Plus tard, dans la journée, Butcher s’occupa des corps. Il jeta celui de Grandma dans une benne, puis il
maudit sa flemme, des jours derniers. Le cadavre de Jason Fennymore, laissé là où il était mort, en plein
soleil, avait rameuté des milliers de mouches noires et répandait une odeur insupportable de charogne.
On en percevait les effluves jusqu’à la maison.
Ce fut un boulot infect que de le soulever et de l’en voyer rejoindre sa mère dans la benne. Au passage,
il récupéra le corps du clebs et enterra tout ce joli monde à quelques centaines de mètres de la maison,
près d’un vieux puits où l’eau, qui avait fait pousser un peu de végétation, avait aussi rendu la terre plus
meuble.
CHAPITRE SEPT

La nuit était tombée sur cette journée sanglante. Dans l’obscurité de la chambre du défunt révérend,
Rébecca et Lou étaient allongés.
Et Lou parlait à la jeune femme.

Nous sommes maudits, Rébecca. Ou plutôt, c’est moi qui suis maudit. J’ai tant péché que Dieu m’en
veut. Je ne vois pas d’autre explication.

Il soupira de désespoir.

Notre histoire … Cet amour est impossible. Comment pourrais-tu m’aimer alors que de tous côtés le
drame éclate ? Moi qui croyais pouvoir tenter ma chance, et connaître enfin cet amour dont je
rêve …

Rébecca était allongée sur le côté, dans une de ses longues robes de lainage, les jambes repliées et les
mains jointes. Elle n’avait pas bougé de cette position depuis le matin, quand elle avait appris la double
mort.
La disparition de Grandma, surtout, lui faisait terrible ment mal. Sa belle-mère l’avait quittée sur des
paroles de haine, mais ça ne changeait rien. Rébecca la chérissait toujours autant, et sa mort la touchait
cruellement.
Et puis, Grandma était le dernier élément solide de la maison, dans tous ces drames et ces
bouleversements. À présent, il n’y avait plus personne qui puisse aider Rébecca.
La jeune femme ne savait plus où elle en était.
On avait abattu son mari. Ses enfants étaient bouclés. Ned et Grandma n’étaient plus …
C’étaient trop de bouleversements pour Rébecca, qui n’avait jamais connu que la vie de la ferme, dure,
mais monotone et sans surprise. C’était un tourbillon dans sa tête peu habituée à analyser des situations
nouvelles. C’était aussi beaucoup d’émotions pour un cœur sensible et tendre, jusque-là préservé des
malheurs de l’existence.
À présent, voilà que cet homme lui parlait d’amour …
Elle ne savait plus. Elle ne comprenait plus.
Elle se sentait terriblement démunie et seule.

Ah … soupirait l’autre, pauvre Ned …

Sa voix était un modèle de commisération.

Quelle idée a-t-il eue de fuir ainsi ? Sans doute a-t-il été pris de folie … Sais-tu qu’il roulait à plus
de cent ! Sur cette piste défoncée ! Le pauvre avait perdu toute raison.

Il soupira profondément.

Enfin, il n’a pas souffert, c’est l’essentiel.


À ces mots, Rébecca tourna la tête vers lui. Il lui adressa un bon sourire triste.

Tout est allé très vite, Rébecca. Je peux te l’assurer. C’est Butcher qui me l’a raconté. Et il a tout vu
en détail …

La jeune femme ouvrait de grands yeux interrogateurs.

Ned roulait comme un fou, poursuivit-il. Butcher a failli le rattraper. Pauvre Ned ! S’il avait laissé
Butch venir à sa hauteur … Sans doute serait-il encore parmi nous … Mais il a pris peur et il a
accéléré encore. Un pneu a éclaté, à l’avant. La Buick a fait une grande embardée et …

Et bla bla bla …


C’était du mensonge courant pour Davies. Il n’avait même pas besoin de penser à ce qu’il disait. Ça
sortait de sa bouche naturellement, à la fois cohérent et rassurant.

Butcher a tout tenté pour le sortir du feu. Il s’est brûlé les poignets en plongeant les bras dans les
flammes. En ce moment, il souffre cruellement … Mais il est formel : Ned ne bougeait plus quand il
est arrivé sur les lieux. Il ne réagissait pas aux flammes. Vous entendez, Rébecca ? Le choc l’avait
tué sur le coup … Merci à Dieu d’avoir épargné d’horribles souffrances à ce vieil homme ! …

Il se leva, soupira, se frappa les cuisses des deux mains en signe d’impuissance.

Quel malheur ! Combien je regrette, Rébecca ! Et combien je souffre de te voir si triste !

Il se planta devant la fenêtre, lui tournant le dos. Le Bush, immense et bleu, luisait doucement sous la
lune, les étoiles brillaient d’une clarté pure dans un ciel absolument vide de nuages.
Davies y perdit son regard.

Quant à cette pauvre Grandma … La mort de Ned aura précipité les choses. Ça et cette énorme
colère qui l’a prise … Son cœur a lâché … Pauvre vieux cœur qui en avait tant vu … Au moins, elle
aura eu une fin digne et, elle aussi, sans souffrance. Ah, Rébecca, quelle pitié !

Davies jouissait de dons de persuasion extraordinaires, doublés d’un sens parfait d’adaptation à toutes
les situations. Deux qualités qui l’avaient, durant sa carrière de bandit, pratiquement maintenu hors des
griffes de la loi dans une impunité exceptionnelle.
Dans son esprit, la fermière était devenue un élément d’action important, surtout depuis que la vieille et
le nègre avaient disparu du paysage.
La ferme, isolée de tout, sans visites, seulement reliée au monde extérieur par la radio, lui apparaissait
maintenant comme un refuge sûr. Au moins pour quelques semaines.
Déjà, le sergent Zermatt, à la radio, lui avait dit qu’on les supposait hors de l’État. Des bruits couraient,
même, suivant lesquels le gang Davies se serait fondu dans la foule d’une grande ville, Darwin, ou même
Sydney.
Peut-être même, songeait-il le regard perdu dans l’obscurité du Bush, pourrait-il rester plus longtemps
ici, dans ce coin reculé, le temps de se faire totalement oublier. Le temps de se refaire une identité, qui
sait ? …
Oui, il était important de manger la tête de cette jeune oie blanche au corps de rêve. Une fois admis
dans la ferme, et Davies sentait que c’était faisable, des possibilités immenses et inespérées s’offriraient
au gang.
Bon Dieu que ce Bush était beau ! Et désert ! Il s’appuya au rebord brûlant de la fenêtre et contracta sa
gorge.

Rébecca …

Sa voix s’éleva, chaude, rauque, et plus sensuelle que jamais.

Si vous saviez combien ces décès me bouleversent. Comment ne pas me demander si notre présence
et nos actes n’ont pas précipité la crise cardiaque de Mme Fennymore ? Comment ne pas y penser ?

Il poussa un soupir à fendre n’importe quelle âme.

Comment pourrais-tu m’aimer à présent, alors que les drames qui te touchent arrivent par notre
faute ? Comment te convaincre de la profondeur et de la vérité de mon amour ? … Comment puis-je,
désormais, te montrer que mon cœur est pur, et habité par le seul désir de t’aimer et d’être aimé par
toi ? …

Sur ce chapitre de l’amour, Lou possédait un véritable répertoire. Avait-il pu en dégoiser, de ces
guimauves !
C’était en amour qu’il avait fait ses premières armes, au sortir de l’adolescence. Grand, musclé, bel
homme, son physique, doublé de sa fainéantise chronique, l’avait fait plonger très tôt dans les cercles
pervers des obsédés du sexe. Il avait été un gigolo pour de vieilles dames et de vieux messieurs,
pratiquant au gré des aventures toutes les formes du sexe.
C’était un expert en ce qui concernait le plaisir des corps, mâles et femelles.
Intraitable, trop égoïste pour s’attacher à qui que ce soit, il avait appris à manipuler les êtres.
Il avait été un jeune coq.
Cette jeune poule était une proie facile. Elle assimilait tout ce qu’il disait. Elle ne le regardait pas, mais
il savait qu’elle écoutait attentivement.

Pour moi, Rébecca, ça ne fait plus de doute. Je t’aime au plus profond de mon âme. Je t’aime comme
je n’ai jamais aimé …

Il s’était déshabillé lentement et se couchait à côté d’elle. Elle se replia, silencieuse, les mains jointes
sur la poitrine.
Elle entendait le souffle de l’homme à ses côtés, et cela suffisait à la bouleverser.
Lou lui remuait les sens, la troublait, mettait le désordre dans sa tête et dans son corps, sans qu’elle
comprenne pourquoi ni comment. Lou renversait tout, ses façons de penser et ses interdits. Lou n’avait
rien à voir avec ce qu’elle connaissait de la vie.
Elle était complètement perdue. Ses appels à Dieu afin qu’il lui envoie de la lumière restaient sans
effet.
Il y avait dans son corps des réactions qu’elle ne comprenait pas. Elle avait été révoltée, révulsée,
quand il l’avait forcée. Puis il ne l’avait plus touchée et, sans qu’elle pût expliquer pourquoi, sa colère,
son écœurement avaient disparu.
Et maintenant, la voix de l’homme la troublait, faisait passer dans ses membres une onde étrange. Un
frisson qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver délicieux. En même temps naissaient des images dans sa
tête …
Elle serra les jambes, d’instinct, refermant cette place entre les cuisses, l’endroit qui s’imposait à son
esprit et d’où venait ce manque, cette insatisfaction, au fond du ventre.
Quelle sensation ! C’était évidemment mal. Mais c’était si agréable. Elle ne savait plus …
Lou devinait l’émoi de la jeune femme. Mieux : il en suivait chaque étape et s’en nourrissait. Alors
qu’il se donnait du plaisir en la violant, il l’avait sentie, avec une certaine surprise, réagir positivement.
Il avait rapidement compris, à ses cris et aux réactions de son corps, qu’il avait affaire à une femme
jamais touchée.
Une véritable pucelle.
Fécondée trois fois, mais vierge de tous ses sens. Il en avait joui à satiété, toute la nuit, excité au plus
haut point par sa découverte. Elle avait hurlé son plaisir un nombre incalculable de fois sous ses coups de
boutoir. C’était un cadeau du ciel. Un don de Dieu …
« Décidément, se dit-il, je me fais vieux. Je commence à être touché par les choses de la religion … »
Il en avait profité tout son soûl, et maintenant il entre voyait les conséquences très intéressantes de son
viol, pour lui et le gang.

Dis-moi, Rébecca, lui demanda-t-il de sa voix chaude. J’ai eu tort de te prendre, cette nuit de folie,
n’est-ce pas ? … Tu m’en veux ? … Oh, pardonne-moi Rébecca ! J’étais si impatient, je voulais tant
m’unir à toi. Sans attendre … Et je t’ai forcée, je suis un misérable … Comment pourras-tu me
pardonner ? …

Il se coula jusqu’à elle, et posa sa tête sur le ventre de la jeune femme, très doucement, sans
l’effaroucher, sans même qu’elle s’en rende compte.

Regarde-moi, Rébecca …

La pauvre jeune femme, affolée par le contact de l’homme, gardait désespérément les yeux au plafond.

Regarde-moi, Rébecca, reprit-il fermement, regarde-moi et donne-moi ta main …

Hypnotisée par la voix, Rébecca lui donna la main. Il la nicha entre les siennes, chaudes et moites. Elle
abaissa son regard sur lui. Le visage de l’homme était celui d’un amant repenti, avec une tristesse infinie
dans les yeux gris.
Il était beau. Le nez droit et le menton carré, les traits durs, la peau hâlée, il scrutait ses yeux avec
inquiétude, comme un des garçons de Rébecca quand il avait quelque chose à se faire pardonner.

Oh, mon Dieu … !

Elle eut envie de lui passer la main dans les cheveux, puis sur la nuque bronzée, le long des épaules.
Est-ce qu’elle était devenue folle ?

Oh, mon Dieu … ! Mon Dieu … mon Dieu …


Je t’ai fait du mal. Pardonne-moi, je ne pouvais pas faire autrement … Comprends-tu, maintenant ?

Non, cet homme ne lui voulait pas de mal. Ce soir, il ne la ferait pas souffrir.
Il s’appuya, la tête sur ses genoux, inventant toujours de nouvelles choses plus jolies les unes que les
autres.
La main de l’homme passa et repassa sur son ventre, comme on caresse un chat.
Lou était transporté.
La jeune femme était un volcan qu’il sentait palpiter sous ses doigts. Ses pommettes étaient rouges et
brûlantes, son souffle haché.
Rébecca sentait qu’elle s’essoufflait. De ce point intérieur, qui se faisait sentir depuis plusieurs jours,
partaient des nuées de chaleur.
Elle ne réagit pas quand les mains relevèrent sa robe.
Lou enfouit ses doigts dans le repli serré des cuisses, sur la grosse étoffe du caleçon. Un coin d’ombre
chaude. Humide.

Oh, Rébecca … !

Il la déshabilla gentiment, avec mille gestes tendres et caresses.

Mon amour … Comme tu es belle … Comme je t’aime …

Il tira sans qu’elle s’en rende compte, d’un geste caressant et précis, son lourd short de laine. Il lui
laissa sa combinaison au col et aux volants de vieille dentelle. Il lui décoiffa les cheveux, ses doigts
déliant chaque mèche.

Comme tu es belle …

Il l’enlaça et, lui maintenant le dos de son bras puissant, il la coucha lentement sur les oreillers.

Là, ma belle …

Il se déshabilla à son tour et vint s’agenouiller à côté du lit, son visage à hauteur d’elle. Et il la regarda.
Il regarda la cascade des cheveux blonds sur les épaules, les seins, qu’il savait lourds et souples, moulés
par le coton blanc, soulevés par saccades, au rythme de son souffle.
Lou se courba jusqu’à ses pieds, qu’il couvrit de petits baisers, avec dévotion. Puis, la nuque pliée, il
les parcourut de sa langue, s’attardant sur leur cambrure et entre chacun des minuscules orteils.
Et il remonta.
Sa langue s’insinua, autoritaire et rapide, entre les jambes de velours.
Rébecca comprit en un éclair ce qu’il voulait faire. La tête de l’homme pesait entre ses cuisses, ses
mains de feu s’étaient posées sur ses genoux.
Elle vit comme en rêve ses jambes s’éloigner l’une de l’autre. Une force inconnue poussa son bassin
vers le visage de l’homme.
Un souffle de feu lui caressa le sexe.

Oh, mon Dieu ! … Mon Dieu … mon Dieu …

Lou ouvrit des yeux émerveillés d’explorateur et découvrit le joyau qu’était ce petit sexe entrouvert.
Deux lèvres de nacre, d’un rose délicat, gonflées, n’attendant que lui, sous un duvet d’or à peine fourni.
Il s’y enfonça d’un coup de langue rapide, juste pour goûter. Une saveur douce, à peine poivrée, d’un
fluide léger et pur, infiniment pur.
Alors il passa longuement sa langue le long des pétales qu’elle lui offrait, en agaçant chaque repli, les
écartant toujours plus, s’enfouissant dans ce joli fruit, gagnant les lèvres plus secrètes.
Il reprit son souffle un instant, remonta et força pour découvrir le clitoris, qu’il agaça et suça comme un
minus cule téton.
Rébecca sentit, toujours dans son rêve, les mains de l’homme passer sous ses hanches et lui soulever le
bassin, comme on boit à une jarre. Elle avait les épaules enfouies dans les coussins de duvet. Son corps
n’avait de contact que celui, infiniment tendre, de la bouche de l’homme.
Elle souleva les cils. La tête de Lou allait et venait. Son nez frottait sur sa toison. Sa robe de dentelle,
remontée et froissée, découvrait son ventre.
Dieu ! Que c’était doux !
Il était à l’écoute du souffle de Rébecca, la bouche emplie de son suc. Les chairs qu’il pénétrait se
faisaient plus dures, gorgées d’envie. Elle râlait très bas.
Il releva la tête juste avant que’ le plaisir n’explose en elle.
Elle eut un hoquet.
Dieu, c’était bon ! C’était comme des vagues qui ne s’arrêteraient jamais.
Il se coucha lentement sur elle, léger, appuyé sur ses coudes. Des lèvres, il couvrit de baisers et de
caresses son visage, son cou, ses oreilles …

Il faut me regarder, Rébecca, ordonnait-il doucement. Du bout rigide, dur comme la pierre de son
gland, il tâtonnait à l’entrée du sexe, déjà bien ouvert à lui.
Je veux que tu me donnes ton regard, Rébecca …

La jeune femme, lentement, ouvrit les deux éclats bleus de ses yeux devant les siens. Ils étaient troubles,
brillant d’un éclat qu’il n’y avait encore jamais remarqué.
Il sourit. Et il s’enfonça en elle, lentement, inexorable ment, de toute la longueur de son membre.
Rébecca se sentit gémir. C’était un gourdin de bois brûlant.
Indéfiniment, son corps entier s’écartait dans une sensation merveilleuse.
Cela prit un temps interminable. L’extrémité de la verge buta au fond d’elle. Loin, à l’intérieur.
Dieu tout-puissant !
Elle cria. Un éclat aigu et bref comme un jappement.

Maintenant, Rébecca, souffla la voix, je veux que tu me dises que tu m’aimes.

Elle gémit.
Il donna deux coups secs du bassin.
En elle, ce furent deux pulsations qui déchaînèrent des torrents.

Oh, mon Dieu ! … Mon Dieu … mon Dieu … mon Dieu …


Dis-moi que tu m’aimes, commanda la voix.

Elle sentit les mots s’arracher de sa gorge. Elle les lui cria au visage.
Alors le membre de l’homme commença à pilonner, d’un lent mouvement profond qui alla en
s’accélérant. Toujours et toujours.
CHAPITRE HUIT

La jeune femme s’endormit un peu avant la fin de la nuit, épuisée et comblée.


Lou se leva aussitôt, en pleine forme, sans avoir fermé l’œil. Il se sentait empli d’énergie, heureux et
vide de toute agressivité, d’une humeur radieuse proche de la félicité.
Il rêva un instant face à la fenêtre, devant la terre immense qui s’éclaircissait peu à peu. Le Bush
frétillait de vie animale, de bruits d’insectes et de frôlements furtifs. La température avait chuté dès le
lever du jour. Un souffle frais caressait sa poitrine nue.
Bon Dieu, comme il était bien … !
S’il habitait le Bush, lui, Lou Davies, il construirait de grandes baies vitrées pour sa maison ! avec des
stores pour les heures les plus chaudes. À quoi cela servait-il d’avoir cet immense espace autour de soi
sans en profiter ? La petite taille des fenêtres semblait une injure au bon sens.
De quoi avait-on l’air, derrière ces lucarnes, face à une terre vaste comme l’univers ?

Ah, révérend, révérend ! pensa-t-il sur un ton de reproche. Vous aviez tant de trésors devant vous,
dont vous ne profitiez pas !

Il prit une douche, toujours gai comme un gamin, le visage dans le jet froid, les deux mains serrées sur
le pommeau, comme un micro, chantant Love me Tender avec les intonations mêmes d’Elvis Presley.
Puis il descendit à la cuisine et prépara un breakfast digne d’un lever de roi.
Pain, confitures, miel. Il fit chauffer des litres et des litres d’eau pour le café et le thé, servis dans le
plus beau service de vaisselle de la maison. Tandis qu’il s’affairait, ouvrant toutes les portes des
placards et tous les tiroirs, des bribes de chanson montaient de ses lèvres.

Love me … Tendeeeer, love me truuuue ! …

Et son sourire en coin, joyeux, ne le quittait pas. Il fit grésiller un énorme morceau de beurre dans une
poêle pour les œufs.

Scrambled eggs ! Des œufs brouillés, c’est plus facile ! décida-t-il en en cassant une demi-douzaine.

Pendant que ça cuisait, il coupa une branche de l’hibiscus, chargé de fleurs rouges en corolle, l’arbuste
qui poussait à côté de la porte.
Quand tout fut prêt, il la posa en travers du plateau.
Il recouvrit le tout d’un de ces dômes de grillage fin, comme des cloches à fromage, pour protéger le
petit déjeuner des mouches, déjà nombreuses, et remonta en sifflotant Love is a drug de Bryan Ferry.
Le jour s’était embrasé, inondant la chambre de lumière. Il posa le plateau et regarda, consterné, la
chambre autour de lui, austère et sans gaieté sous le soleil.

Ah, révérend. Tu ne devais pas te faire rire tous les jours !

Il procéda rapidement à quelques modifications. En premier, il décrocha le gros crucifix de bois rouge,
qu’il fourra derrière l’armoire.
Déjà, il se sentit mieux.
Il vira les portraits photographiés, sinistres, du défunt mari, de la grand-mère et d’un géant barbu qui
devait être l’ancêtre, le fondateur de la ferme. En revanche, il laissa la photo des enfants, les montrant
alignés dans les champs, riant de tous leurs yeux, et un médaillon sépia, représentant une jeune vierge
auréolée de lumière, le regard au ciel, qui lui sembla être le portrait de Rébecca.
Il s’occupa ensuite du petit bureau carré, en bois de rose, du révérend. Il le traîna à côté de la fenêtre.

Dieu que ce petit machin est lourd !

Il étala par-dessus un drap blanc qu’il avait sorti de l’armoire, tombant jusqu’à terre. Ayant ainsi promu
le bureau au rang de guéridon, il disposa dessus le petit déjeuner et la branche d’hibiscus.
Il se recula pour juger de l’effet et fut formel :

Mon vieux, tu es un vrai décorateur ! Ooooh ! Don’t you know … Love is a drug for me ! …

Il s’assit au bord du lit et la regarda, attendri. Elle reposait sur le dos, la tête penchée sur le côté, la
bouche entrouverte. Un lent souffle paisible soulevait la couverture qu’il avait étendue sur elle. Le soleil
venait frapper l’auréole de ses cheveux d’or. Elle rayonnait.
« Un ange … » pensa-t-il.
Il saisit doucement sa main et la porta à ses lèvres.

Réveille-toi, mon ange … Réveille-toi, il est tard. Elle remua un peu sous la couverture, avec une
moue boudeuse d’enfant. Il la gronda plus sévèrement.
Allons, Rébecca, ne sois pas paresseuse ! Lève-toi, il est temps. Le soleil est déjà haut …

Elle ouvrit les yeux. La première chose qu’elle vit fut ce regard d’homme, aimable et souriant, posé sur
son visage.
Rébecca se laissait aller peu à peu au bien-être. Jamais on n’avait eu tant d’attention pour elle. Et tout
était si différent des habitudes …
Il l’avait d’abord envoyée à sa toilette. Quand elle était revenue, pure et fraîche, les cheveux de
nouveau sagement tirés en arrière, il lui avait tendu sa chemise de coton bleu.

Mais … je ne peux pas !


Enfile-ça, te dis-je. Tu seras mille fois plus jolie qu’avec ta robe. C’est le matin …
Mais …
Ça te gêne que je voie tes jambes ? Mais nous sommes entre nous, mon cœur …
Mais elle est bien trop grande pour moi …
C’est ça qui est joli ! avait-il coupé. Ne discute pas, Rébecca !

Domptée, elle avait revêtu la chemise, imprégnée de l’eau de toilette de Lou. Elle lui arrivait à mi-
cuisses et, même en la boutonnant jusqu’en haut, une large partie de sa gorge était exposée. L’homme eut
l’air content.
Jamais elle ne s’était levée si tard. Elle qui était toujours hors du lit une heure avant l’aube. Parfois
deux, quand c’était le jour de la cuisson du pain.
Jamais on n’avait préparé le petit déjeuner pour elle. L’homme y avait mis tant de choses ! Pourrait-on
manger tout ça ? Pourquoi faisait-il cela ?
Et cette nappe blanche ! Il avait même coupé des fleurs !
Comme c’était étrange ! Et agréable.
Ils prenaient leur petit déjeuner assis devant la fenêtre, face au paysage. Ça aussi, c’était nouveau pour
elle.
« Nous n’aurions jamais fait cela si Jason était encore là … Cela aurait été dommage. C’est une bonne
idée. Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt … »
Il avait parlé de choses et d’autres, comme un ami qui serait venu la visiter. Il disait qu’il faudrait
apporter de la musique dans la chambre et qu’il adorait la musique. Il avait longuement déclamé sur le
Bush, qu’il trouvait magnifique au lever du jour. Lui qui n’avait jamais eu le temps d’apprécier la nature
s’y sentait bien. Il n’avait jamais été aussi bien, précisait-il même.
Jamais non plus on n’avait parlé à Rébecca de tant de choses sans importance.
À présent, il l’avait attirée, contre lui, le bras enveloppant ses épaules, le regard perdu dans le désert et
les premiers flamboiements du ciel. Elle se retint de justesse de poser sa tête sur l’épaule solide qui
s’offrait à elle. C’était si tentant. Elle se sentait si bien sous ce bras puissant. Il lui semblait être
redevenue petite fille, quand elle se nichait contre son papa.
Le regard de l’homme était tranquille. Un petit sourire en coin remontait ses lèvres, à gauche.
Pour la première fois, elle le sentit proche d’elle, accessible. Pour la première fois, elle osa lui parler.

Lou, articula-t-elle. Aussitôt, il l’enserra plus fort.


Mon cœur ! Mon âme ! Que j’aime lorsque tu m’appelles « Lou » ! Que veux-tu, ma chérie ?

Elle se mordilla les lèvres. Il insista.

Parle, mon amour ! Tu peux tout me dire ! As-tu un problème ? Es-tu malheureuse de quelque
chose ?
Oui, Lou, je suis malheureuse de savoir mes enfants enfermés.

Son étreinte se desserra. Son visage devint pensif, tout à coup.

Hon, hon … articula-t-il.


Ce sont mes enfants ! s’écria-t-elle. Je suis leur maman. Je ne peux pas supporter de les savoir
emprisonnés. S’il vous plaît, faites quelque chose pour eux …

Il éclata de rire et la serra contre son cœur.

Allons, allons ! Ne pleure pas, Rébecca !

Deux larmes s’étaient formées au bord des cils de la jeune femme. Il la berça gentiment, en la serrant
fort.

C’est fini. C’est dit. Tes enfants seront libres dès ce matin. Je te le promets. Tu vois bien qu’il ne
faut pas pleurer, mon ange.
Il lui essuya les yeux délicatement, du bout des doigts.

Tiens, bois un peu de café. Bois, te dis-je ! Je ne veux pas de larmes. Je veux que cette matinée soit
entièrement consacrée au bonheur !

Une bouffée de joie gonfla la poitrine de Rébecca. Elle allait revoir ses enfants. Quelle joie, pour elle
et pour eux ! Ils allaient enfin, après ces longs jours, être réunis. Cet homme n’était pas si méchant. Il
avait quelque chose de bon ! Il avait cédé si vite.

Cependant, lâcha-t-il, il y a un problème.

Une main de glace enserra le cœur de Rébecca. Il vit la transformation du visage et ajouta aussitôt :

Tu comprends. Il ne faudrait pas que tes gamins soient la cause de nouveaux drames. S’ils ne suivent
pas les règles … Butcher … Nous serons obligés …
Non, s’écria-t-elle. Je vous le jure. Ils ne causeront aucun problème. Je vous le garantis, je leur
parlerai …
Magnifique ! approuva-t-il.
Vous … Vous allez les libérer, n’est-ce pas ?
Mais oui, confirma Lou, avec son demi-sourire aux lèvres.

Que c’était donc attendrissant, une maman !


Le soulagement envahit le cœur de Rébecca. Elle avait craint un instant que l’homme ne recule. Pauvres
enfants ! Comme la captivité devait leur peser.

Nous libérerons tes enfants à une condition … ajouta-t-il.

À nouveau, l’angoisse déferla en Rébecca. Il jouait avec elle ! À présent, son regard gris était fixé sur
elle. Sa bouche était tordue par ce petit sourire moqueur.
« Seigneur, pensa-t-elle un moment, affolée, que va-t-il maintenant exiger de moi ? »

À condition, termina lentement Lou, faisant traîner sa voix … Que tu libères tes cheveux ! Laisse-les
aller sur tes épaules !

Elle en pouffa de rire, de soulagement. Elle tira les épingles de sa chevelure, qui se déroula, couleur de
blé, éclatante au soleil. Il y plongea ses mains, en écarta les mèches, lui disant :

Comme tu es belle ! Regarde dans la glace comme tu es belle.

Le miroir, sur la porte de l’armoire, lui renvoya l’image d’une très jeune femme aux boucles d’or. Elle
se trouva très jolie.

Tu es belle comme un ange ! Tu ne trouves pas, Rébecca ?


Si, Lou, répondit-elle. Je … Je peux aller voir mes enfants, maintenant ? S’il vous plaît …

Il éclata de rire.

Mais bien sûr ! Mais quand tu veux ! J’ai l’impression d’être un monstre, quand tu me parles comme
ça. Vas-y tout de suite ! Habille-toi et cours. Tes enfants doivent être impatients de retrouver leur
maman.

Elle bondit sur ses pieds. Espiègle, il lui donna une claque amicale sur les fesses, avant qu’elle ne
s’échappe.
Le cœur heureux et la tête en fête, serrant dans son poing la clé de la porte, Rébecca vola plus qu’elle
ne courut jusqu’à la chambre des enfants. Elle ouvrit fébrile ment la serrure et poussa la porte.

Maman ! s’écria Charlotte, oh, maman !

La petite fille bondit sur ses pieds et courut dans les bras de Rébecca. Toutes deux riaient et pleuraient
à la fois.

Maman !
Charlotte, ma chérie !

Rébecca avait soulevé la petite fille qui lui embrassait passionnément les joues et les lèvres.
Les deux garçons s’étaient levés et les regardaient, silencieux, debout au milieu de la chambre. Une
légère appréhension s’insinua dans le cœur de Rébecca.

Junior, Jeremiah … Mes garçons ! Vous n’embrassez pas maman ?

Junior croisa les bras et lâcha :

Je n’aime pas ta coiffure, maman.


Moi non plus, j’aime pas, renchérit Jeremiah. Rébecca porta une main à ses cheveux, en liberté sur
ses épaules. Elle avait oublié. Sans doute cela avait-il surpris les deux garçons. Elle se mordit les
lèvres, regrettant de ne pas y avoir pensé.

Le regard de Junior, posé sur elle, était froid comme il ne l’avait jamais été. Elle y vit quelque chose de
changé, de vieilli, d’autoritaire, qui lui glaça la poitrine.
Jeremiah, à ses côtés, avait sa moue boudeuse, le visage buté sous ses longs cheveux.
Ils lui reprochaient quelque chose.

Vous êtes bêtes, les garçons, piailla Charlotte, toujours accrochée aux épaules de Rébecca, le visage
tourné vers ses frères. Maman est très jolie avec ses cheveux. Vous n’y connaissez rien. C’est joli et
moi, je vais faire pareil !

Rébecca lui embrassa le front et la reposa à terre. La petite fille s’accrocha à sa robe. Rébecca
s’exhortait au calme.
« Allons se disait-elle, ils sont restés enfermés cinq jours. Il y a de quoi rendre nerveux. »
En les regardant, elle se rendit compte, tout à coup, qu’une immense et nouvelle tâche l’attendait.
Jusqu’à présent, elle avait été une sorte de grande sœur pour ses enfants. Les décisions et la direction de
leur éducation étaient assumées par Jason. Elle les aurait désormais totalement à sa charge.

Bien, les enfants, commença-t-elle d’une voix décidée, caressant les cheveux de Charlotte,
l’important, aujourd’hui, c’est que vous allez pouvoir sortir de votre chambre. Vous êtes libres, les
bandits m’en ont donné l’assurance. Vous pourrez aller et venir dans la ferme comme bon vous
semblera.

Les deux garçons restèrent impassibles.

Il faudra simplement promettre de ne rien tenter contre eux, continua-t-elle. C’est la condition de
notre sécurité à tous et …
Moi, je promets rien, coupa Junior.
Moi non plus, s’écria Jeremiah.
Mais … les garçons … balbutia Rébecca, interdite.
Nous n’avons qu’une chose à promettre, c’est de nous battre jusqu’à notre dernier souffle pour faire
triompher le Bien, récita Junior.

Et il redressa les épaules, visiblement fier de cette belle phrase.

Junior … soupira sa mère. Je sais que tu es fatigué. J’imagine que cela a dû être très pénible pour
vous. Mais il faut me promettre … Ces bandits sont dangereux. Vous ne voyez donc pas ? Votre père
s’est révolté et ils l’ont tué. Le vieux Ned a tenté de fuir en voiture. Il a eu un accident. Il roulait trop
vite et il s’est tué. Grandma, en l’apprenant, a été si touchée qu’elle a eu une attaque au cœur.
C’est pas vrai ! cria Jeremiah, le cadet.
On a entendu Butcher qui se vantait, dit son aîné. Grandma a été étranglée.
Junior ! cria Rébecca sur un ton de reproche.

Elle se dit que la détention avait dû, en plus, agir sur les nerfs des garçons, et leur déranger un peu
l’esprit.

Quoi qu’il en soit, se força-t-elle à dire calmement, vous êtes libres à partir de maintenant.
Non ! fit Junior d’une voix ferme.
Non ! renchérit Jeremiah.
Charlotte, appela l’aîné, as-tu oublié notre serment ? Et il lui fit signe de venir à leurs côtés.

La petite leva ses grands yeux bleus vers le visage de sa mère, hésita et murmura tristement :

Je dois y aller, maman.

Son poing lâcha la robe de Rébecca et elle alla se placer devant ses deux grands frères.
Rébecca resta un instant ébahie, incapable de réaction, et éclata :

Allons, cessez ce jeu ! Ce n’est pas le moment !

Ce fut comme si une aiguille avait piqué Junior. Il la toisa et lui lâcha froidement :

Jeu ? Ma mère, je te défends d’employer ce mot. Je trouve indécent de parler de jouer alors que
notre famille a été décimée. Si tu n’as que cela à nous dire, pars, ma mère, et ne remonte plus jamais
ici.

C’en fut trop pour la jeune mère.


Elle tourna le dos et s’enfuit en pleurant.
Elle dévala l’escalier, traversa le salon sans rien voir et se jeta dehors. Une terrible douleur lui
envahissait l’âme. Éperdue, titubant sous le soleil de plomb, elle ne pouvait retenir de longs
gémissements.

Mes enfants … mes enfants …

Elle s’éloigna de la maison, marchant sans même s’en rendre compte, des hoquets lui déchirant la
poitrine.
Lorsqu’elle arriva à la pompe à essence, un vertige la fit vaciller. Elle se jeta de tout son long sur le
sol, la face contre terre, le visage déformé par les sanglots.
Elle était éperdue. Son cœur était déchiré par le désespoir. Balbutiante, au bord de la folie, elle
recommanda son âme à Dieu.
Oui, elle préférait mille fois mourir que d’être méprisée par ses enfants.
Tout se mêlait dans sa pauvre tête. Dieu, Grandma, les yeux gris de Lou, les yeux bleus chargés de
froideur de Junior, son petit.

Oh, Dieu ! hurla-t-elle de toutes ses entrailles, tue-moi ! Tue-moi tout de suite !

Junior demanda à la voir pendant l’après-midi.


Il avait tenu conseil avec son frère et sa petite sœur. La maturité que lui avaient donnée en quelques
jours son emprisonnement et les meurtres de la Ferme d’Eden n’empêchait pas qu’il restait un enfant.
Comme Jeremiah. Comme Charlotte. Plus que tout, ils en avaient leur claque d’être confinés au premier !
Il s’excusa de sa conduite auprès de sa mère. Il lui assura qu’ils promettaient de se tenir sages.
La ferme, délaissée depuis une semaine, réclamait des bras pour travailler. Il serait bien plus utile à
l’extérieur.
Il y avait à faire.
Il y avait beaucoup à faire à la Ferme d’Eden …
SECONDE PARTIE
CHAPITRE NEUF

En six jours, les drames avaient détruit la Ferme d’Eden. Rien ne serait jamais comme avant dans ce
bastion de la paix et de l’éternité.
Il doit être écrit quelque part que la vie ne s’arrête jamais. Il faut croire que la nature des êtres est de
s’adapter à tout et de continuer à vivre. La Ferme d’Éden reprit dans les semaines qui suivirent une
existence d’apparence normale.
La tension avait peu à peu baissé dans la tête des bandits.
Rébecca, la jeune fermière, était devenue la clé de leur sécurité.
Elle était entièrement acquise à ce démon qui avait mas sacré sa famille. Elle était pure, loyale, sincère,
le cœur aussi empli de qualités humaines que celui de Davies était pourri.
Pourtant elle était sa maîtresse et sa complice.
Il n’avait pas eu à la menacer beaucoup pour qu’elle serve d’intermédiaire avec le flic de Mullia, celui
de la radio. Elle lui avait expliqué que son mari et sa belle-mère étaient partis à Brisbane, la capitale du
Queensland, où la grand-mère devait se faire opérer du cœur. Mis au point par Lou, le scénario tenait
bon, et leur assurait la tranquillité pour un bon mois.
La jeune femme avait récité la même fable aux quelques clients de la pompe à essence, des gens du
coin. Lou estimait à quatre visites par mois le taux de fréquentation de cette pompe, c’est-à-dire trop
faible pour les mettre en danger.
Lou tenait la jeune femme innocente par le sexe. Elle avait depuis toujours été sevrée de jouissance
sexuelle. Il avait éveillé la passion dans ce corps de femme.
Comment aurait-il pu en être autrement ? Lou était un étalon, exceptionnellement monté, en pleine force
physique et expert à donner le plaisir. Avide, violent, inlassable, il la faisait jouir sans relâche.
Elle était son amante inconditionnelle.
Le chef des malfaiteurs finit par s’enhardir hors de l’Eden. Il alla, seul, armé, prêt à toute éventualité,
jusqu’à la petite ville de Clumberry, à cent soixante kilomètres au sud.
Une bourgade de bâtiments préfabriqués jaunes, pourvue d’un pub et de deux General Store où l’on
trouve de tout. Un de ces patelins du désert où seuls les aborigènes déambulent, stupéfaits, bourrés
comme des ânes.
Il y prit de quoi distraire le gang dans cet horrible trou mort qu’était la ferme pour eux. Journaux, alcool
en quantité, musique et films vidéo.
Personne ne fit attention à lui. Sa barbe prenait la même teinte blonde cendrée que ses cheveux, lui
mangeait déjà les traits, le rendant méconnaissable. Il avait revêtu la salopette, les boots et le grand
stetson, les habits du plouc, et il passa totalement inaperçu. Il prit plaisir à évoluer dans la ville en toute
impunité. Pour un individu recherché, une bête traquée et condamnée à mort quelques jours plus tôt, ce
genre de moments est très savoureux. Les démons protégeaient Lou. La presse, qu’il éplucha au comptoir
du pub, en buvant sa première bière fraîche depuis des jours, les oubliait. Le gang ne figurait plus que
dans un petit article de l’Observer, le quotidien national du Queensland.

En page cinq, avec les faits divers, mais c’était le Meilleur papier de toute la carrière de Lou
Davies. Ils avaient été vus, formellement reconnus par des ‘. témoins dignes de foi et des indics, à
Sydney, à cinq mille kilomètres de là, dans les bars du Down Town, King Cross, le quartier des
clochards et des putains.

Les flics avaient lancé une grande rafle dans toute la zone, sans succès. Et pour cause-Les huiles de la
police des différents États s’étaient réunies et avaient déclaré, dans un communiqué officiel à la presse,
que le gang avait réussi à fuir par voie maritime en direction de l’Asie. Un mandat international avait été
lancé contre eux.
Le Premier ministre du Queensland, un tondeur de moutons nommé Goat, prédisait que Davies serait
repris et que, ce jour-là, le Queensland lui ferait payer cher ses crimes.
« Premier ministre des Ploucs », avait jubilé le tueur.
Habité par un nouvel optimisme, généreux comme on l’est toujours avec de l’argent volé, surtout avec
un million de dollars, il acheta des montagnes de cadeaux pour Rébecca et les enfants.
Les enfants, choyés, gâtés, se détendirent. Ils semblaient plus faciles que ne l’avait supposé Lou, ils se
laissaient doucement acheter. Selon Lou, le massacre avait dû se trans former, dans leurs esprits, en
cauchemar qu’ils auraient eu une nuit et qui, comme tous les rêves, s’embrumait peu à peu.
Jason Junior et Jeremiah, les deux Boys, avaient repris naturellement le travail, seuls maîtres désormais
de la pro duction agricole.
CHAPITRE DIX

Rébecca se réveilla avec une sensation de bien-être profond, une douce fatigue dans les muscles, mais
totale ment détendue et en pleine forme.
Elle jaillit du lit et courut sous la douche exposer son corps à la caresse de l’eau fraîche.
Mouillée, sa peau prenait une jolie teinte caramel, celle des blondes auxquelles le soleil réussit.
C’était nouveau. Avant, elle n’avait jamais eu que le visage et les avant-bras noircis par le soleil.
Pourquoi ? se demandait-elle …
Est-ce qu’elle n’était pas plus jolie ainsi, plutôt que blanche comme une morte ?
De retour à la chambre, embaumant le savon de luxe et l’eau de toilette, elle enfila ses dessous et
s’inspecta dans la grande glace de l’armoire. Chaque matin, pour elle, c’était un choc de se découvrir.
Une nouvelle image d’elle lui apparaissait. Ses cheveux blonds en désordre sur ses épaules nues. Ses
seins, pleins et lourds, resserrés, redressés dans un soutien-gorge de dentelle qui laissait deviner le bout.
Elle se plaça de côté et suivit avec un air étonné la courbe de son dos, cambré et souple. L’étoffe
soyeuse de sa culotte blanche mettait ses formes en valeur.
Elle était belle et désirable. Elle le sentait.
Le jour s’était installé. Les rais de lumière qui tombaient des volets étaient déjà forts. Elle s’assit à sa
coiffeuse, une table que lui avait aménagée Lou, munie d’un miroir, où s’empilaient ses produits de
beauté. Machinalement, tout en contemplant son visage dans le miroir rayonnant, elle se couvrait les
mains de pommades adoucissantes et les massait longuement. Son jeune amant était particulière ment
pointilleux sur la douceur des mains.
Coquette, elle s’admirait. Jolie, jolie, avec son petit nez retroussé, ses deux pommettes hautes et pleines
de santé, et ses grands yeux bleus animés de flamme.
« La coquetterie est le commencement du péché … » avait coutume de dire le révérend, son bon mari.
« Vous aviez tort, Jason … »
Quel mal y avait-il à être jolie ? Ces culottes de soie n’étaient-elles pas plus douces sur la peau que les
rudes lai nages ?
« Vous étiez un homme très sage, Jason. Mais sur certains points, vous vous trompiez, mon bon ami. »
Elle n’éprouvait pas de peine à évoquer son mari. Il semblait être devenu dans son esprit une sorte
d’oncle ou de tuteur qui aurait pris soin d’elle pendant longtemps, avant de disparaître. Elle n’y pensait
plus comme à un mari. Ce que Jason, elle le savait maintenant, n’était pas complète ment.
Elle avala cérémonieusement sa pilule, ainsi que le commandait Lou. C’était lui qui les lui avait
achetées en ville. Son cher amant ! Il voulait qu’elle puisse jouir de son bonheur sans crainte.
Elle était comblée de tous côtés.
Elle ouvrit l’armoire et, comme chaque matin, elle ne put empêcher un sourire de contentement
d’envahir son visage. Le vieux et vénérable meuble en bois de santal débordait de robes, de chemisiers et
de jupes de toutes les couleurs.

Il faut que tu sois gaie ! avait ordonné Lou. Une femme telle que toi doit être belle et gaie à chaque
instant de la journée. C’est de cette manière que tu remercieras Dieu de t’avoir faite telle que tu es,
ma douce-Face à ce débordement de froufrou, il fallait choisir.

Comment allait-elle plaire à Lou ? Elle se livra à une rapide fouille, posa des robes sur elle pour juger
de l’effet, grimaça, se pinça les lèvres et finalement choisit une robe à bustier serré et jupe à volants, d’un
joli rose pâle. Elle adopta ensuite une paire de ballerines dans sa collection de chaussures. Elle
tourbillonna gaiement devant la glace, faisant se soulever les volants de sa jupe et descendit en coup de
vent.
À la cuisine, elle croisa les Boys, qui se préparaient à partir dans le Bush.

Hullo, Mom ! l’accueillirent-ils, d’une même voix virile. Ils avaient des airs taciturnes et butés, des
expressions forcées de vieux cow-boys.

Ils portaient des jeans, des blousons de peau, de grands stetsons de feutre qu’ils ne quittaient plus. Le
tout, comme les ceintures à grosse boucle et les bottes leur avait été offert par Oncl’Lou. Ils en étaient
très fiers et, depuis, jouaient les vieux hommes du Bush avec ostentation.
Elle vit que leurs 250 Enduro étaient garées devant la porte de la cuisine, penchées sur leur béquille.

Vous allez voir les troupeaux ? demanda-t-elle.


Yeap ! répondit Junior en repoussant son chapeau en arrière. Même qu’il va y avoir du boulot.
Ouais, approuva Jeremiah, le nez dans un bol de chocolat.
Va falloir inciser les jeunes brebis. Les mouches arrivent.

Dans le Bush, il fallait découper l’anus des brebis et rabattre un bout de peau dessus pour éviter que les
mouches, folles pendant les grandes chaleurs, ne viennent y pondre leurs asticots.
Rébecca leur prépara rapidement quelques sandwiches supplémentaires, et ils se levèrent.

Okay, Mom … lui fit Junior en guise d’au revoir.


Ouais ! dit Jeremiah.

Et ils sortirent en faisant claquer leurs bottes.


Elle eut un bref sourire amusé. Leurs bottes ! C’était de ça qu’ils étaient le plus fiers : des boots noires
de Stockman. Elle savait combien ils devaient souffrir, dans ce cuir rigide, eux qui étaient habitués à aller
pieds nus ou en sandales. •
Elle les regarda, attendrie, boucler leurs musettes de cuir sur le guidon des motos. Ils étaient grands et
costauds. À les voir habillés rigoureusement pareil, elle remarqua qu’ils avaient tous les deux
sensiblement la même taille. Jeremiah rattrapait son frère aîné. S’il n’avait pas eu les cheveux si longs,
on aurait pu le confondre avec lui.
« Ce sont des hommes … » se dit-elle.
Ils « kickèrent », donnèrent quelques coups d’accélérateur assourdissants et démarrèrent d’un même
mouve ment, en faisant gicler la poussière de leur roue arrière. Ils disparurent bientôt dans le Bush.
Elle mettait en route le café et s’asseyait, en général, au soleil, relevant sa jupe sur ses jambes, et
élevant son visage vers la chaleur.
Comme cette caresse était bonne, dans les premières heures du matin, avant que le cagnard ne devienne
impitoyable. C’était aussi le moment préféré de Jodie pour bronzer. Elle était toujours la première levée
du trio de bandits et rejoignait Rébecca pour papoter.

Hey, sister ! Ça boume, ce matin ?

Rébecca ne savait que répondre. Le langage de Jodie ne comportait que des mots étranges et nouveaux
pour elle, du slang des bas-fonds qu’elle n’avait jamais entendu.
Jodie trouva la petite à croquer ce matin-là, dans sa petite robe rose. Elle s’installa à côté et s’enduit
d’huile de bronzage, faisant danser ses petits seins.
« Heureusement que les garçons ne la voient pas comme ça, quand même », pensait Rébecca, toujours
un peu gênée.
Jodie ne portait qu’un short de surf aux couleurs fluorescentes.
Ça ne lui allait pas mal du tout, d’ailleurs. Son ventre et son derrière, musclés par l’aérobic, lui
donnaient une allure sportive assez plaisante, qui allait bien avec sa chevelure orange ébouriffée. Seul
défaut, son menton, tombant, fatigué par l’alcool, déparait son visage.

J’ai fait un rêve pas possible, dis donc, commença-t-elle. Il y avait Butch et puis Priscilla, une fille
que j’ai connue au City Bang-Bang, le bar de Johnny, tu sais, mon ancien mari …

C’était parti pour une petite heure.


C’était Jodie qui avait fait les premiers pas de cette espèce de relation qui s’était liée entre elles. Jodie
s’était vite rendu compte qu’elle n’avait qu’une fermière naïve et inoffensive en face d’elle et, à vrai dire,
elle la considérait comme peu de chose.
« Une gourde, pensait-elle. Stupide, mais gentille. »
En plus, elle ne pouvait se défendre d’une certaine jalousie à l’égard de la jeune femme. C’est elle qui
était la cible de toutes les attentions. Lou la couvrait de cadeaux alors qu’il n’avait même pas pensé à lui
ramener un truc, à elle, à sa copine depuis des années, à sa sœur, presque !
Et puis, elle les entendait la nuit et elle savait, avec une pointe d’envie que, comme on dit vulgairement,
la petite en prenait. Et du bon.
Mais enfin, elle avait besoin de quelqu’un à qui parler.
Elle était comme ça, Jodie. Il fallait qu’elle cause …
La seule chose qui sauvait Rébecca aux yeux de la tigresse, c’était son corps. Jodie aimait bien baiser
avec des femmes. Un de leurs plaisirs, avec Butch, était de s’en envoyer une à deux. Ils avaient même
commis plusieurs viols ensemble, sur des gamines dans le genre de Rébecca. Souvenirs qui lui donnaient
chaud au ventre.
Elle parcourut d’un œil expert les seins de la jeune femme, sous le bustier serré, les cuisses blondes,
dévoilées par la jupe relevée haut. L’ombre entre les deux.
« Hmmm … On irait bien croquer. »
Hmmm … Tout ce qu’elle lui ferait faire, à cette petite conne, si ce n’était pas la protégée de Lou.
Elle s’arrêta au beau milieu de son anecdote et s’approcha de Rébecca.

Dis donc, ma poule …, dit-elle en se penchant sur les jambes de la jeune femme (elle passa
lentement les doigts sur ses jambes. Rébecca, gênée, la laissait faire sans bouger.) … il va falloir
que je t’apprenne encore un truc, ma mignonne. Je vais te montrer comment t’épiler. C’est pas joli,
le poil sur les mollets, pour une femme !

Son homme reposait nu sur le lit. Le plateau du petit déjeuner à la main, elle contempla un moment sa
musculature au repos, striée par les rais de lumière. Son torse dur, ses cuisses brunes, son sexe à
l’abandon. Il avait encore repoussé les draps. Elle posa le plateau, se mit une goutte de parfum, du
Perfume of Paris au flacon décoré d’une tour Eiffel qu’il lui avait offert, alluma l’appareil à cassettes en
sourdine et le réveilla comme il l’aimait.
Ce n’est que plus tard qu’ils descendaient. Elle préparait alors une glacière de vivres et de boissons
qu’elle portait à l’arrière de la jeep.
Ils passaient leurs journées en balade dans le Bush, à observer les kangourous, les bandes de grands
perroquets blancs et autres spectacles du désert.
Une manière nouvelle et agréable de passer les jour nées.
Ils partaient toujours seuls. Par gentillesse Rébecca demandait toujours à la petite Charlotte si elle
voulait les accompagner, mais sa fille secouait invariablement ses tresses et refusait.

Nan ! Je veux rester à la maison !

Charlotte était loin d’être bête et, réceptive comme tous les enfants, sentait bien qu’elle les gênerait. Il
n’y avait pas de place pour une petite fille dans ces promenades.
Elle en éprouvait d’ailleurs une certaine jalousie envers le nouveau mari de sa maman. Elle était tout le
temps avec lui. Il ne la laissait jamais tranquille. Elle avait beau trouver que Lou était beau, ça
n’empêchait pas qu’il lui volait sa mère toute la journée. Tous les jours.
Elle restait seule une bonne partie de la matinée, déambulant sagement, son lapin bleu, cadeau de Lou,
serré contre elle. Qu’aurait-elle pu faire ? Les deux garçons se faisaient toujours prier pour l’emmener
avec eux dans le Bush.

C’est des boulots pour les hommes, pas pour les filles, ils disaient.

De toute façon, quand ils consentaient à l’emmener, elle s’ennuyait vite. Ce n’est pas drôle, le Bush
pour une petite fille.
Elle puisait, dans le bocal de bonbons, une énorme réserve de sucettes, de jelfybeans et de sucres
d’orge puis, assise, rêveuse dans le grand silence, elle attendait que le gros Butch, son compagnon de
jeux, se réveille. Et naturellement, cette espèce d’ours s’était saoulé toute la nuit et traînait des heures au
lit !
La nouvelle amitié entre le gros tueur et la petite fille blonde s’était nouée un soir, quelques jours plus
tôt, devant la vidéo. Butcher, une bière à la main, passionné par le film, un truc d’action et de violence,
s’était soudain retrouvé avec Charlotte entre les genoux. Il ne l’avait pas sentie venir. Elle était venue se
coller à lui et appuyait sa tête sur son bras, les yeux grands ouverts sur l’écran.
Il avait tenté de la repousser, pataud, n’osant la bous culer trop fort, sans qu’elle réagisse. Puis elle
s’était endormie, la tête toujours sur son bras, la bouche ouverte, image de l’innocence.
Et le gros Butch attendri, bougon, s’était rendu compte qu’il n’osait plus respirer de peur de la
réveiller.
Depuis, elle lui menait la vie dure. Dès qu’il se levait, elle était là pour l’accueillir, le presser de boire
son café et l’emmener aux quatre coins de la ferme.
On ne peut pas dire qu’il la suivait de bonne grâce. C’était toujours accompagné de jurons et de
beuglements, mais il restait quand même avec elle toute la journée. Elle lui montrait les cachettes dans les
hangars, les greniers, le vieux puits. Elle l’avait même traîné jusqu’au vieux puits de mine, un simple trou
étayé à une heure de marche sous le soleil et lui avait raconté avec de grands yeux effrayés qu’il était
hanté.
Elle le gavait de bonbons et, finalement, Butcher ne trouvait pas les journées désagréables.
Elle était tellement mignonne, cette petite garce. Elle l’aurait mené par le bout du nez.
La fin de journée, à cette heure du Bush où tout est rouge, trouvait toujours Lou et Rébecca dans leur
grotte.
Rébecca, nue, se saisit de la grande serviette éponge et essuya doucement la sueur sur le corps de son
amant. Lou, allongé sur la couverture, à même la pierre, gardait les yeux fermés.

Tu veux boire, chéri ? souffla-t-elle. Une bière ?

Il acquiesça imperceptiblement.
Elle se traîna jusqu’à la glacière, en sortit une boîte de Fosters dont elle fit sauter l’anneau. Elle en but
une gorgée puis la posa à côté de lui.
Puis elle alla fouiller dans la poche de Lou, en sortit ses Camel et en alluma une.
Elle aspira une longue bouffée avec plaisir. Que c’était bon, cette sensation de la cigarette après
l’amour ! Encore une impression nouvelle …
Elle glissa la cigarette dans la bouche de son amant et s’assit, impudique et naturelle, accroupie sur une
grosse pierre ronde, pensive.
Leur grotte était un trou de rocher en haut d’une crête rouge, de forme presque circulaire, d’un diamètre
approchant les dix mètres, semée de pierres et de cailloux.
C’était elle qui l’avait emmené ici. C’était un lieu sacré aborigène, où ne venait que le vieux Blackned,
aux confins de la propriété, à environ trente kilomètres de la maison.
Ils avaient aussitôt adopté l’endroit.
Dans ce creux de roches, elle avait fini de libérer sa passion. C’est dans ce lieu intime et solitaire
qu’elle avait pu, de toutes ses forces, hurler son plaisir.
Elle était maintenant bien consciente de son plaisir et de sa jouissance. C’était tellement meilleur, plus
fort, plus fou, quand elle pouvait s’en donner à pleine gorge.
C’était aussi dans cette caverne que Lou l’avait fait, comme il disait, lui appartenir totalement. Là elle
avait embrassé, pour la première fois, son sexe. Et au lieu du dégoût qu’elle attendait, elle avait été
submergée par l’envie de l’avoir tout entier dans sa bouche.
C’était si bon de passer sa langue le long de son pieu de chair dur, tendu d’énergie, de l’agacer et
fermant les yeux de bonheur, de l’avaler jusqu’à la gorge.
Dans cette même grotte, quelques jours après, il lui avait dit gravement.

Je te veux toute à moi, mon amour.


Je suis toute à toi, mon amour.
Non … Pas encore tout à fait, avait-il répondu, et sa main était venue se poser sur ses fesses. Puis
son doigt s’était insinué entre elles, plus précis.
Oh mon amour ! s’était-elle insurgée. Tu ne veux pas … Ce n’est pas possible … C’est sale !
Qui t’a dit ça ? avait-il grondé. Rien n’est sale dans l’amour. Tout est beau ! Allez, tourne-toi.
Montre-moi combien tu m’aimes.

Ce jour-là, les murs millénaires, porteurs des secrets dis parus des aborigènes, résonnèrent des
hurlements de douleur de Rébecca, noyés de jouissance animale, pendant que le grand et dur membre de
Lou lui perforait les reins.
Elle se mordit un ongle.
Ce soir, quelque chose la tracassait.
Trois jours auparavant, au salon de la maison, elle avait regardé le calendrier et vu que Jason avait
coché en rouge la quinzaine de jours prévus pour la récolte des asperges.
Jason avait prévu de commencer le 28 du mois, soit un peu plus de deux semaines plus tard.
En regardant le calendrier, elle avait senti un mauvais frisson lui passer dans le dos, accompagné de
l’intuition que c’était une mauvaise nouvelle.
Comme si les croix rouges dessinées par son défunt mari venaient ternir l’éclat du rêve.
Mal à l’aise, jusqu’alors elle n’en avait rien dit à Lou, dans la crainte d’écourter ses moments de
bonheur.
Elle savait pourtant qu’il lui fallait se décider à lui en faire part.
-Chéri ?
-Chérie ? …
Il s’était redressé sur un coude, une jambe repliée, l’autre allongée, beau comme un fauve, la boîte de
bière à la main. Il lui jeta un regard bienveillant.
Sa barbe était fournie, maintenant, et, au grand plaisir de Rébecca, donnait un nouvel air paisible au
visage de Lou.
S’il n’y avait eu ces yeux gris, aux éclats de métal, il aurait presque paru gentil.

Lou chéri, je pense qu’il y a un problème …


Il n’y a pas de problème, ma belle. Jamais.

Elle hocha la tête, faisant danser ses cheveux blonds. Elle avait l’air d’une sauvageonne, nue sur son
rocher.
Le début des récoltes d’asperges est prévu pour le 28 … Il éclata de rire.
Les récoltes d’asperges ? Et les garçons ne s’en char gent pas ?
Oh, ils n’y suffiraient pas … Tous les ans, Jason engage des équipes de pickers pour le temps de la
récolte. Des Noirs. Une soixantaine.

Cette fois, il la regarda plus sérieusement. Soixante aborigènes qui débarquaient, cela faisait beaucoup
trop de témoins, beaucoup trop de dérangement.

Tu veux dire qu’il y a soixante types qui vont débarquer ici ?

Elle hocha la tête.

Le 28 ? De ce mois ? Et ils vont rester quinze jours ? Elle approuva de nouveau.

Il resta songeur un instant, puis se secoua et vint à elle. Il lui passa un bras autour des épaules et la
força à se lever.

Ne te préoccupe pas, ma belle. Oh, que je n’aime pas voir ce joli visage soucieux ! Je vais trouver
une solution. Ne t’inquiète pas. Viens …

Il l’attira vers l’entrée de la grotte.

Viens, mon amour, regarde le coucher de soleil …

Le Bush flamboyait autour d’eux, à l’infini. Ils s’installèrent, toujours nus comme aux premiers temps du
monde et s’enlacèrent. Elle plaqua sa joue sur l’épaule de Lou et laissa son regard se perdre sur le grand
désert rouge …
Ce soir-là, Lou ne regarda le film que par habitude en pensant à autre chose. Il n’achetait que des films
d’action, des policiers et des films de guerre, des téléfilms américains de série B et des mauvaises
productions australiennes.
Butcher lui-même avait renoncé à regarder, presque ivre mort. Il était allé se coucher en grognant que
les courses de voiture du film étaient bidon. Jodie n’avait pas tardé à le rejoindre en balançant de
l’arrière-train. Rébecca avait emporté Charlotte endormie dans ses bras et n’était pas redescendue.
Doucement, mais sûrement, Lou sirotait sa bouteille de whisky. Seuls étaient restés avec lui les deux
Boys, ces corniauds qui n’enlevaient ni leurs bottes ni leurs chapeaux pour regarder la télé.
Le « méchant », un hippie chevelu, mourut enfin dans d’atroces grimaces, criblé de balles et couvert
d’hémoglobine, dans la musique du générique de fin.
Lou se secoua et s’arracha du fauteuil.
Junior se tourna vers lui, à peine éclairé par la grisaille qui avait envahi l’écran.

Hey, Lou, lui demanda-t-il en brandissant une cassette. On peut regarder Crocodile Dundee ?

Lou réprima une moue d’agacement et eut la tentation méchante de refuser. Il appréciait moyennement
les deux garçons. Eux, de leur côté, ne lui manifestaient pas une énorme sympathie, mais Lou s’en foutait.
Il désirait juste qu’ils se tiennent tranquilles et n’aient pas des idées d’action contre lui. Il n’avait pas à se
plaindre, les gars étaient remarquablement dociles.
Il n’avait aucune raison de leur interdire Crocodile Dundee, même s’il ne comprenait pas pourquoi
c’était si important de le revoir pour la dixième fois. Ils étaient fana tiques de Michael Dundee, le tueur
de crocodiles. Il ne leur avait jamais imposé d’horaires.
Et puis ils n’étaient pas méchants, juste lourdauds. C’était marrant, leur façon de jouer aux cow-boys.
Davies y reconnaissait même des attitudes copiées sur lui. Il savait qu’il les impressionnait et c’était
toujours flatteur.

Okay, Boys ! Regardez votre film ! finit-il par lâcher aux deux visages inquiets qui le fixaient.
Super, merci Lou ! sourit Junior.
C’est cool ! approuva Jeremiah.
C’est ça … C’est ça … Allez, bonne nuit, les gars ! leur jeta Lou, et il grimpa l’escalier jusqu’à sa
chambre.

Rébecca s’était isolée. Suivant les directives de Jodie, elle avait fait fondre la cire à épiler dans une
soucoupe et l’avait étalée, liquide et chaude, sur ses jambes. Elle l’avait retirée en bandes et était très
satisfaite du résultat. Ses jambes étaient un peu rouges après l’opération, mais d’une douceur nouvelle et
suave au toucher.
Elle s’était allongée nue sur le lit, dans la lumière de la lampe de chevet, et attendait que son amant
vienne lui dire ce qu’il en pense.
Il entra, l’embrassa et lui caressa longuement les jambes, en lui faisant les compliments qu’elle
attendait. Puis il la serra contre lui.

J’ai bien réfléchi, ma belle. Il n’y a qu’une solution pour éviter tout danger pendant les récoltes. Il
faut que Butch, Jodie et moi nous absentions.

Et il tenta de faire admettre à la jeune femme qu’ils devaient s’absenter de la ferme quelque temps.
Rébecca les conduirait jusqu’à une grande ville de la côte où ils pas seraient la période des vacances à
faire la fête. Quand les aborigènes quitteraient le terrain, elle reviendrait les chercher en ville.

On ne peut pas faire autrement, mon amour.

Par une conversation bien menée, il l’amena à convenir de ce plan.

Mais vous pouvez vous cacher dans le Bush !


Non, ma belle. C’est trop dangereux.
À la grotte ! Vous y seriez bien. On vous y entasserait des vivres ! Et puis je viendrais te rendre
visite, ajouta-t-elle câline.
Le risque est trop grand de se faire remarquer, mon tendre amour. Je ne veux plus que ma présence
fasse planer de danger sur cette maison. Il y a eu trop de drames.
Mais je serai loin de toi.
Ne m’en parle pas, ma colombe. À l’idée de rester tout ce temps loin de toi, je suis déjà au
désespoir. Chaque jour sera une torture …

Il soupira longuement et se frappa la cuisse.


Mais enfin, il n’y a pas d’autres solutions … ! Pense à la joie de nos retrouvailles …

Rébecca passait par tous les stades de l’appréhension. Elle en arriva enfin à s’inquiéter :

Tu resteras sage ? Et tu m’attendras ?


Oui, ma chérie. Avec impatience, tu le sais bien.
Tu es sûr que tu m’attendras ? s’exclama-t-elle, la voix chargée de doute.
Ah, Rébecca, la coupa-t-il sévèrement, le visage soudain grave. Tu n’as pas le droit de parler
comme cela. Tes doutes me font mal.
Oh, pardon mon chéri.

La main de Lou passait et repassait sur la peau tendre de ses cuisses. Sa voix se faisait ronronnante,
basse, dans l’oreille de la jeune femme.

Tu viendras me chercher et nos corps se retrouveront, chuchota-t-il. Nous nous éveillerons à


nouveau au bonheur … Oh, ces jours où je n’aurai pas la douceur de ta peau, ni celle de ta bouche,
et non plus ton regard auprès de moi … Quel supplice ce sera d’être en manque de toi …

Doucement, en lui parlant, il la couchait, l’entraînant bientôt dans de nouveaux ébats.


CHAPITRE ONZE

Dis, Butcher, tu me le fais aujourd’hui ? s’éleva la voix de la petite fille, à la porte de la cuisine.

Il était onze heures du matin. Le Gros émergeait à peine de sa cuite de la nuit.


Charlotte, comme chaque matin, dès qu’elle entendait son lourd pas maladroit dévaler l’escalier, était
venue se poster à l’entrée de la cuisine.
Elle avait vérifié l’état de Butcher, constaté qu’il s’était encore soûlé et, prudemment, attendait.
Butcher était immonde, en tricot de corps et en short maculé. Son visage, ses bras et ses jambons étaient
rouges comme de la brique. Ses cheveux gras pendaient sur son front.
Il respirait fort. Ses yeux, petits, striés de traces sanglantes, ressemblaient plus que jamais aux yeux
d’un cochon.
Il s’était goinfré de café, des litres de café clair comme du thé, mélangés de corn-flakes avec du yaourt
à la banane, d’une pizza Suprême surgelée à l’ananas et de l’habituelle et rustique montagne de côtelettes
de mouton froid.
Il ne restait plus dans le plat que des bouts de gras et du sang.
Tout en mâchant, bouche ouverte, il n’avait cessé de grogner et de jeter des regards mauvais autour de
lui.
Charlotte savait qu’il ne fallait pas déranger l’homme à ce moment-là.
Elle avait le souvenir, la première fois qu’elle s’y était risquée, d’un hurlement de sauvage suivi d’une
beigne qui l’avait envoyée valser dans le salon et l’avait fait pleurer pendant des heures.
Prudence, donc.
Une sucette à la main, elle avait sagement patienté, le temps que dure le processus du réveil. Guettant le
moment où il reposerait sur la table la boîte de Coca glacé qu’il avait vidée et lâcherait son rot final et
libérateur. Dès ce moment, ça allait mieux.

Oh, fais-le-moi, Nounours ! Tu as promis de me le faire !


M’appelle pas Nounours, grogna Butcher.

Elle se planta devant lui, ses jolis cheveux blonds en désordre, comme sa maman, ses grands yeux bleus
suppliants, adorable dans une jupette courte de coton bleu.

Butcher, tu as promis !

Elle prit une voix stridente, agaçante, de petite maligne qui pleurniche.

Fais-le-moi … Tu es un menteur … Dit, c’est dit, reprendre, c’est voler …

Une sourde migraine envahit le cerveau de Butcher. Il se passa une main fatiguée sur le visage en se
demandant ce qu’il avait bien pu faire pour se trouver assis là, à écouter cette petite peste.
Elle ne pouvait pas le lâcher un peu, non ?
Bon Dieu, il se levait à peine. Il était plein d’alcool, fatigué, et il avait envie de pisser.
Qu’est-ce qu’il avait bien pu lui promettre ?

Le cerf-volant ! Tu m’as promis de faire le cerf-volant aujourd’hui. Un grand, un très grand cerf-
volant !

Elle écarta les bras, les yeux brillants, émerveillée à l’avance de la taille de l’engin, ravissante, le
visage plein d’espoir enfantin.
Le bras de Butcher partit comme un éclair. Sa grosse patte se referma sur la jupe de la petite fille et il
la tira brutalement à lui. Il la souleva de terre et la regarda dans les yeux.

Écoute, l’emmerdeuse …, grogna-t-il. (Il avait pris le visage le plus mauvais possible, les sourcils
froncés, la bouche de travers. La petite reçut de plein fouet son haleine de fauve gorgé de bière.) …
tu me les brises ! hurla-t-il. Fous-moi la paix. Tu as compris ? Tu me les casses !

Charlotte cligna des yeux, avala sa salive, effrayée et demanda :

Qu’est-ce que je te casse ?


Tu me … je … Ça suffit ! explosa-t-il.

Il se mit à la secouer comme un prunier … Elle semblait n’être qu’une poupée entre ses deux énormes
bras. Sa voix montait, martelante, toujours plus en colère :

Je ne sais pas faire de cerf-volant. Je ne veux pas faire de cerf-volant. Je n’ai jamais fait de cerf-
volant. Je ne ferai JAMAIS de cerf-volant. Est-ce que tu as PIGÉ ?

Ses grosses mains s’étaient enfoncées dans les épaules de la petite. Il la tenait en face de son visage.
Elle murmura d’une toute petite voix :

Tu me fais mal, Nounours …

Il desserra son étreinte, par réflexe. Il grogna quelque chose d’inintelligible et la reposa à terre.
Elle resta devant lui, gardant ses grands yeux posés sur lui, emplis de larmes. Elle mettait dans son
regard toute la tristesse et le chagrin que peut vivre une enfant.
Il remua sur sa chaise, gêné par ce regard, et le reproche qu’il y sentait. Il alluma une cigarette, ouvrit
une boîte de bière, gratta diverses parties de son individu et enfin lâcha, dans un nuage de fumée :

Un cerf-volant ?
Voui.
Hum. Un grand cerf-volant ?
Oui ! Oh oui ! un cerf-volant très grand qui vole très haut.

Une heure plus tard, le Gros avait cédé.


Il suivit Charlotte, suant sous le soleil implacable, jusqu’au hangar à voitures, où se trouvait l’atelier.
C’était une pièce mansardée, à l’arrière des voitures et des machines, derrière des empilements de
bois, de jantes de roues et de diverses ferrailles. Il y faisait sombre et chaud comme dans un four. Sur un
des côtés, un établi courait le long du mur, avec un gros étau à chaque bout. Dessus, sur les étagères et en
dessous étaient rangés des dizaines d’outils et de boîtes de clous. À côté, une scie circulaire entourée de
sciure. Des rangées de perceuses, de biseaux, de couteaux et de marteaux étaient pendus aux murs. Des
faux et des fourches étaient empilées à l’entrée.
-Fuck … se désola Butcher. Dans quoi me suis-je lancé !
S’il avait jamais possédé un cerf-volant dans sa vie, c’est qu’il l’avait volé à un autre gamin. Butcher
avait toujours été un zéro pour toutes les activités manuelles, à part une : se battre.
C’était un démolisseur, Butcher. Construire, ce n’était pas son fort.
Même la mécanique, lui qui était un pilote émérite, lui avait toujours paru être un mystère.
Il prit au hasard une scie à tube qui pendait au mur et en observa la lame avec un air hébété.
Si au moins il savait se servir de ce truc-là, ce serait un pas en avant.

Un cerf-volant ? demanda-t-il.

Elle éclata d’un rire cristallin, faisant valser les mèches d’or de ses cheveux.

Mais oui ! C’est facile. Porte-moi sur l’établi, je vais te montrer.

Il la posa sur la longue table. Elle écarta du plat de sa petite main, qui vira immédiatement au noir, les
clous et les saloperies qui traînaient et lui traça un schéma à la craie.

C’est facile ! C’est facile !

Butcher écouta sagement, la langue pointant entre les dents.


Quand elle eut terminé, il sut que sa journée était gâchée.
Si encore Charlotte avait voulu un cerf-volant classique, de modèle courant, en losange avec deux bouts
de bois croisés et basta, il aurait pu le faire ! Quitte à ce que le truc ne vole jamais, il l’aurait bricolé.
Mais la petite avait dans l’idée un monument à plusieurs étages carrés, reliés par des ficelles et des
tiges de bois fin, d’une envergure approchant le mètre.
Dans le Bush, lui avait-elle expliqué, il n’y a pas de vent. Il faut aller le chercher en hauteur. Les
simples petits cerfs-volants à queue ornée de papillotes ne suffisent pas.
Tout l’après-midi, Butcher se massacra les doigts, sous le regard de la petite fille. Plusieurs fois, le
marteau partit comme une flèche semer la panique dans les étagères. Butcher brisa en morceaux, de rage,
plusieurs assemblages de bois qui ne voulaient pas tenir. Il déchira des mètres de toile à sac, en plastique
renforcé jaune, qui s’obstinaient à ne jamais être aux bonnes dimensions. Il se retourna un ongle, perdit
trois litres de sueur.
C’était un type têtu, une fois qu’il s’était mis à l’œuvre. Concentré, bougonnant, il fit tout ce qu’il put.
Mais, vers six heures du soir, il se sentit prêt à renoncer.
Le cerf-volant fut sauvé par l’apparition des deux Boys qui, comme chaque jour, de retour du Bush,
venaient bricoler.
Ils éclatèrent tous les deux de rire en découvrant Butcher et le bordel qu’il avait mis.
Junior, les pouces glissés dans la ceinture, un demi-sourire supérieur aux lèvres, lui dit :

Okay, Butch ! Peut-être que c’est mieux si tu te poses dans un coin avec ta bière …
Yeùp ! approuva Jeremiah, le stetson bas sur le front. Sûr que c’est mieux si tu nous laisses nous
occuper des outils.

Ils s’accroupirent autour du désastre qu’opérait Butcher, en tirèrent les chutes de bois et de toile encore
utilisables, et se mirent au travail. Butcher, essoufflé, soulagé, les regardait faire.
Les deux gamins étaient très à l’aise dans cet atelier. Ils savaient où se trouvait la moindre chose,
n’hésitaient jamais et se déplaçaient dans cet espace encombré avec une aisance qui trahissait une longue
habitude.
L’atelier était leur domaine réservé. Même leur défunt père n’y passait que rarement. C’est là qu’ils
bricolaient les machines, mettaient au point leurs inventions et se livraient aux mille activités et jeux
secrets de leur monde enfantin.
Ils y passaient chaque jour une heure au moins, au retour de leur travail. Butcher avait déjà eu
l’occasion de les observer.
Lou avait soupçonné qu’ils pouvaient comploter et pré parer des actions dans leur atelier, et avait
demandé au Gros de les surveiller. Butcher avait passé deux soirées avec les Boys, et n’avait rien
remarqué. Juste deux gamins qui bricolaient.
Butcher avait eu un copain comme ça, très longtemps auparavant. Un voleur de motos qui vivait dans la
même piaule que lui, à Melbourne. Ce type-là ne pouvait pas s’empêcher de démonter des moteurs au
milieu de la chambre. Lassé du cambouis, Butcher avait fini par lui casser les dents et le mettre dehors.
En vingt minutes, les Boys eurent réalisé l’assemblage demandé par leur sœur.
Et, dès le lendemain, le grand cerf-volant jaune se mit à planer dans le ciel bleu d’encre au-dessus de la
Ferme d’Eden.
C’est le lendemain, également, que la ferme fut à un doigt d’être le théâtre d’une nouvelle mort
d’innocent.
En fin d’après-midi, alors que Lou et Rébecca, épuisés et heureux, venaient de rentrer de leur grotte, un
incroyable véhicule vint se ranger devant la maison, en tressautant de toute sa vieille ferraille. C’était un
Longbed Chevrolet de 1929, de ce modèle qu’on trouvait dans toutes les fermes avant la guerre, au capot
carré, les hautes roues tordues, la plate-forme arrière faite de planches disparates.
L’engin toussa plusieurs fois, puis le moteur s’arrêta.

Qu’est-ce que c’est que ça ? gronda Lou. Rébecca lui posa la main sur le bras.
Ce n’est rien. C’est le Général. Un vieux prospecteur qui vit dans le désert. Il passe de temps à
autre. Il n’est pas méchant … Je m’en occupe, ajouta-t-elle en sortant.

Le vieil homme qui s’extrayait du véhicule avait environ quatre-vingts ans. Il s’appelait en réalité
Gunter Wiescorek, fils d’immigrants polonais du siècle dernier. Les gens du comté l’appelaient le
Général, pour des raisons obscures.
Il vivait en ermite dans le désert depuis la fin de la dernière guerre, qu’il avait faite dans les
Philippines. Il vivait dans les mines et les stations abandonnées. C’était une sorte de clochard du désert,
un peu illuminé. Le seul individu libre de ce coin du Bush occupé par les pionniers fermiers protestants.
On le voyait peu, mais tout le monde le connaissait. C’était une sorte de légende locale.
Quelle guigne ! pensait Rébecca. Cela faisait un an qu’il n’était pas apparu. Pourquoi fallait-il qu’il
débarque juste à ce moment ?
Le cœur battant, elle lui sourit.
Le vieux souleva le chapeau de son crâne, totalement chauve.

Bien le bonjour, Ma’ame Fennymore ! Oh, dites-moi ! vous êtes bien jolie, si vous permettez.

Il parlait d’une voix sourde, avec cette manière de chercher les mots qu’ont les gens qui ne parlent pas
beaucoup.
Il était petit, courtaud, habillé de vêtements de grosse toile kaki. Sa peau était pratiquement noire, dure
comme du cuir, aux rides profondément creusées. Ses pieds nus étaient presque aussi énormes que ceux
d’un aborigène.

Ma foi, si vous permettez, c’est bien la première fois que je vous vois dans une si jolie robe,
Ma’ame Fennymore.

Rébecca se força à sourire et lui demanda s’il voulait de l’essence.

Ma foi, les moteurs ne marchent pas sans ça, pas vrai ? …

Il sortit un vieux jerrycan bosselé de l’arrière de son vieux Truck, et elle le lui remplit, tout en lui
récitant le mensonge habituel sur les « défunts » partis en voyage à Brisbane.

Ça alors … Ça alors … bougonnait le vieux. Ça alors, c’est bien étrange …

Il rangea son jerrycan, rabattit une bâche par-dessus et resta planté, dansant d’une jambe sur l’autre.

Ça alors, c’est étrange …

Pendant que Rébecca cherchait quelque chose de gentil à lui dire, ses nerfs commençaient à se tendre.

Ma foi, reprit le vieux, faut croire que je vous ai fait quelque chose de mal, ou que vous êtes bien
fâchés après moi !
Oh non, Général ! s’écria-t-elle. Comment pouvez-vous penser ça ?
Ma foi, répondit-il avec une petite lueur malicieuse dans les yeux, j’ai connu un temps où on offrait
au Général un café quand il venait rendre visite …

Rébecca se mordit les lèvres. Elle avait manqué de tact. Le Général avait toujours été bien reçu à la
Ferme d’Eden. Comme partout, d’ailleurs. Les rudes et austères fermiers de la région pardonnaient au
Général la vie qu’il menait, sans attaches et sans la rigueur du travail comme ligne de vie. Il était toujours
accueilli partout.
Le révérend Jason Fennymore, lui-même, si sévère, le faisait toujours entrer à la maison. Comment ne
s’en était-elle pas souvenue ?
Et le Général était d’autant plus le bienvenu, d’habitude, que la vieille Grandma et lui étaient très
copains.

Oh, ne m’en veuillez pas, Général, se rattrapa-t-elle. Que voulez-vous, avec tout ça, je n’ai plus ma
tête à moi.

Venez à la maison, bien sûr. Peut-être même qu’une bonne assiette de black beans …
À l’idée des gros haricots fondants, le visage du vagabond s’éclaira, et il suivit Rébecca, son chien sur
les talons.
Rébecca avait fait asseoir l’homme à la cuisine. Elle avait posé devant lui une énorme platée de beans
fumants. Il avait mangé lentement, en silence, un quignon de pain à la main, en donnant des bouchées au
chien qui se tenait entre ses genoux.
Son regard bleu, pendant qu’il dégustait gravement, par courait toute la cuisine, mettant à vif les nerfs
de la jeune femme. Qu’est-ce qu’il regardait donc comme ça ?
Quand il eut terminé, il resta silencieux un long moment, le regard serein et immobile, en homme qui
sait prendre son temps. On ne pouvait pas être plus paisible que ce vieil homme qui tapotait la tête de son
chien.
Pour qui veut survivre dans le Bush, savoir prendre le temps doit être un réflexe. Un vrai Bushman peut
travailler ses douze heures sous le soleil, mais on ne le voit jamais faire un geste brusque. Et l’homme
assis dans la cuisine des Fennymore en était presque une caricature.
Il avait tout fait. Aucun des métiers du Bush ne lui était inconnu. Il avait été fettler, poseur de rails,
picker pour les récoltes, chasseur de lapins, chasseur de kangourous, quand l’État donnait des primes
pour chaque animal abattu. Il avait fait le stockman, le gardien de bétail, poseur de barbelés. Il avait
cherché des opales, des émeraudes, travaillé dans les mines de fer et de cuivre et été collecteur de
sandalwood.
Depuis une dizaine d’années, il était pris par la folie de l’or et cherchait inlassablement le filon qui
allait le rendre riche, merveilleusement capable, à son âge, de rêver encore.
À présent, il avait le ventre confortablement plein de haricots et c’est une chose qu’on doit prendre le
temps d’apprécier.

C’est étrange … dit-il au bout d’un moment. Le révérend Fennymore est parti à Brisbane, hein ?

-Oui.

Et Victoria est entrée à l’hôpital. Pauvre Vickie. Ah, non, mais vous vous rendez compte ! Victoria à
Brisbane ! Ça alors … Qui aurait cru que ça arriverait …

L’homme ne faisait toujours pas mine de partir. Son regard courait sur la pièce, mettant à rude épreuve
les nerfs de Rébecca.

C’est donc parce que M’sieur Fennymore n’est pas là que vous vous habillez en fête, hein ? …

Il regarda longuement le vaisselier, recouvert de montagnes d’assiettes.

Ça vous empêche pas de manger beaucoup, hein ? … C’est qu’il y a les enfants ! Dame, ça mange
beaucoup, les enfants, hein ? …

Il jeta un coup d’œil à une boîte de bière oubliée sur le rebord de la fenêtre.

Ah, ça, est-ce que vous buvez de la bière, maintenant ? Ma foi, une petite bière ne fait pas de mal,
hein ? … Et puis dites donc, le vieux Blackned n’est pas là non plus … Ah, ma foi c’est étrange.
C’est étrange et c’est embêtant …

Rébecca se sentait pâlir. La peur commençait à monter en elle. Qu’est-ce que c’était que toutes ces
questions ? Où le vieux voulait-il en venir ?
Dans le salon, Lou serrait les poings sur le fusil à canon scié. Les questions du vieux le survoltaient. Il
sentait qu’il allait devoir tuer. Qu’est-ce que c’était que cette vieille cloche ? Pourquoi Rébecca l’avait-
elle laissé entrer dans la cuisine ?
À la cuisine, Rébecca avait l’impression que ses jambes se dérobaient sous elle. Le vieux lui adressait
un sourire qu’elle sentait forcé. Il avait une manière de planter ses yeux dans les siens, avec une
insistance qu’elle ne comprenait pas et qui lui faisait peur.

C’est embêtant, ça oui … C’est étrange, mais c’est encore plus embêtant …

Il leva le visage vers la jeune femme qui ne put s’empêcher de porter la main à sa poitrine, prête à
défaillir. Au salon, Lou s’approcha à pas de loup de la porte, prêt à intervenir.

C’est embêtant, parce que je m’étais dit comme ça que puisque j’étais dans le coin et que, ma foi, je
ne vois pas pourquoi je serais ailleurs, eh ben … Si le révérend avait été là, eh ben …

Rébecca comprit tout à coup. Elle faillit crier de soulagement.

Eh ben … continuait le Général … peut-être qu’il y aurait eu une petite place dans une des granges.
Peut-être bien que j’aurais pu, ma foi, disons le mot, travailler un peu …

Rébecca regarda l’homme. En même temps que le soulagement, toute sa bonté naturelle remonta en elle.
Elle s’assit à côté de lui et lui posa gentiment la main sur le bras.

Vous n’avez pas trouvé le filon, Général ? murmura-t-elle.

Le vieux soupira et secoua la tête.

Ma foi … d’une certaine manière, je l’ai trouvé. J’exploite une petite veine dans les Crossley
Hills …

Seulement la vraie veine, celle qui me rendra riche, eh ben, elle est plus profonde. Il faut que j’achète
du matériel et, ma foi, quelques dollars ne seraient pas de trop …
Rébecca se retenait de rire. Ce n’était donc que ça !
Le vieux fou avait besoin d’argent, voilà tout. Le pauvre ! Et elle qui pensait qu’il la soupçonnait de
quelque chose. Elle était trop bête !

Je vais voir ce que je peux faire pour ces quelques dollars, lui dit-elle gentiment.
Elle se leva et entra au salon où Lou lui tendait déjà trois billets de cent dollars.

Fais-le partir, lui souffla-t-il.

Elle hocha la tête et revint à la cuisine poser les trois cents dollars devant le vieux. Il en ouvrit des yeux
comme des soucoupes et râla :

Trois cents dollars ! C’est trop ! Ah, ça, Ma’ame Fennymore, ça m’est difficile d’accepter !

Il plia soigneusement les billets et les enfouit dans sa poche. Puis il se remit à parler, disant que la
route était longue et que, ma foi, il n’y avait pas beaucoup de maisons d’ici Mullia, et qu’il se faisait tard.
Mais la jeune Mme Fennymore fut intraitable.
Pas question qu’il reste dormir à la ferme !

Ça suffit, maintenant, Général ! Je vous prête mes économies, n’est-ce pas suffisant ? Vous devez
comprendre que je suis seule ici et que le révérend ne serait pas content, mais pas content du tout,
s’il apprenait que j’héberge un homme sous son toit. Vous comprenez, n’est-ce pas ? Je ne sais
même pas si j’aurais dû vous faire entrer. En l’absence de Jason, n’est-ce pas …

Le vieux clochard n’insista pas. Il sentait les billets dans sa poche et se félicitait de l’aubaine qui les
lui avait fait acquérir sans promesse de travail.
Il sentait que quelque chose de bizarre se passait ici, mais il ne savait pas quoi et ne tenait pas à le
savoir. Lui, il était ermite depuis quarante ans. Les affaires des autres ne le concernaient pas. Que chacun
fasse ce qu’il veut, c’était sa philosophie de base.
Puisqu’on voulait qu’il fiche le camp, ma foi, il fichait le camp.
Il n’y avait pas plus de problèmes que ça.
Après une dernière longue séance de remerciements, il fit démarrer son vieux Chevrolet à la manivelle.
Le Truck tourna très lentement sur ses roues tordues et disparut dans le Bush.
À aucun moment, le vieil ermite ne s’était douté qu’il était passé très près de la mort.

Méchant ! balbutia Charlotte entre deux sanglots. T’es méchant, Butcher !

Toute sa figure, du côté gauche, rougissait. Jamais de sa vie d’enfant gâtée elle n’avait reçu une telle
baffe.
Butcher avait littéralement explosé, dès qu’elle avait prononcé le mot de cerf-volant.
Maudit soit le jour où il avait accepté de construire cette horreur jaune et volante ! Il avait passé ses
deux dernières journées à escalader tous les bâtiments de la ferme.

Butcher, mon cerf-volant est tombé sur le toit du hangar … Butcher, mon cerf-volant s’est pris dans
la vieille éolienne … Butcher …

Le gros tueur avait manqué de se casser la figure dix fois au cours de ces funestes journées.
Et dix fois, il s’était retenu, allez savoir pourquoi, de le réduire définitivement en morceaux.
Cette fin d’après-midi, alors que les bières avalées à la chaîne commençaient à lui faire bouillir le
cerveau, il y avait eu une fois de trop.
La petite s’était amenée sous la véranda où il s’était installé, suant et un peu ivre. Elle avait dit :

Butcher, le cerf-volant est …

Ça avait été comme une décharge électrique. Sa main était partie toute seule et Charlotte avait volé. Un
instant, il avait cru que sa gifle lui avait arraché la tête.
À présent, il marchait en rond comme un ours furieux, gueulant à faire trembler les murs, donnant des
coups de poing nerveux autour de lui.

J’en ai rien à foutre ! De toute manière, je vais le brûler, ton putain de cerf-volant. Bon Dieu, comme
si j’avais rien de mieux à faire que l’acrobate pour chercher ton foutu cerf-volant ! J’en ai marre !

Charlotte, le visage entre les mains, l’observait en pleurant.

Arrête de chialer, bordel de merde, ou je t’en mets une autre !

Il écrasa la boîte de bière vide dans son poing, en pécha une nouvelle dans le seau de glace, à côté de
son fauteuil, fit sauter l’anneau d’un geste rageur et aboya :

Les enfants, c’est comme les nègres et les femmes ! Ça sait faire que pleurer ! Et toi, t’es comme les
autres.

OUAIS ! COMME LES AUTRES !


Et le gros Butcher s’enfonça dans son fauteuil, le regard fixé sur le Bush, portant machinalement la boîte
de bière à sa bouche.
Les grands yeux bleus de la petite l’observaient toujours. Il ne parlait plus, les sourcils froncés et, de
temps en temps, il soufflait par le nez en haussant les épaules.
Il boudait.
Alors elle se leva de son coin et vint près du fauteuil.

Nounours ? …
Hmmmf …

Elle renifla. De grosses larmes coulaient toujours de ses grands yeux limpides. La marque sur sa joue
était atroce, les quatre boudins de Butcher, bien marqués, sur tout le côté, recouverts par les mèches
blondes.

Nounours, je sais que tu es fâché. Je sais que c’est embêtant d’aller tout le temps chercher le cerf-
volant. Mais moi, je suis trop petite, dit-elle en haussant joliment les épaules.

Butcher la regarda.

Hmmmf …
C’est la dernière fois, Nounours. Je te le promets.
Le bandit se sentit faiblir. Les grands yeux bleus purs et limpides étaient posés sur lui. Les marques
rouges sur la joue de la petite lui firent mal.
Bon Dieu, elle le menait par le bout du nez, cette petite garce.
Il soupira en jetant un oeil à l’extérieur. Il allait encore falloir sortir sous ce soleil … Sa grosse main se
posa sur les cheveux blonds.

La dernière fois, Charlotte ? Elle hocha vigoureusement la tête.


La dernière fois ! C’est promis !

Elle tendit la main droite en avant et récita solennellement :

Croix de bois, croix de fer ! si je mens je vais en enfer ! Butcher sourit.


Allez, pleure plus … Il est où, ce coup-ci, ton cerf-volant ?
Dans le puits.

Le sourire de Butcher disparut.

Dans le puits ? demanda-t-il.


Dans le puits, confirma Charlotte.

Le puits était à environ deux cents mètres de la maison, au milieu d’une sorte de bosquet, une zone de
gros buis sons et de petits arbres rabougris qui avaient poussé là, profitant de l’eau.
Le puits lui-même était un grand trou pavé de deux mètres de diamètre, très profond, descendant dans le
roc jusqu’à soixante mètres. Toute la circonférence et les premiers mètres en profondeur étaient en
pierres taillées et scellées, un tour de force qui avait été un des premiers ouvrages de Nathaniel Jason
Fennymore, le grand-père, le fondateur de la ferme.
L’endroit était dangereux. Le puits n’avait pas de margelle et Jason, de son vivant, avait toujours
interdit aux enfants de jouer aux alentours.

Bon Dieu, Charlotte, qu’est-ce que tu es venue fouiner par ici … ?

Butcher regardait, autour de lui, les grands buissons épais et secs, hauts comme un homme et chargés
d’épines. Quel drôle d’endroit pour venir s’amuser.

Comment as-tu pu fourrer ton cerf-volant là-dedans ?


C’est parce que … C’est parce que … dit précipitamment la petite fille. C’est parce qu’il a glissé.
Glissé ?
Oui ! Il a glissé et il est tombé dans le trou. Butcher soupira, secoua la tête et posa sa bière.
Ah, toi, dit-il à la petite, qu’est-ce que tu ne m’auras pas fait faire ?

Et il se pencha sur le grand trou noir.


CHAPITRE DOUZE

À la nuit tombante, on repêcha le corps de Butcher. Ce ne fut pas facile, techniquement parlant, de sortir
son énorme carcasse du puits où il avait plongé.
Il faisait déjà sombre sur le Bush quand Lou était revenu avec Rébecca de sa grotte des Amours. Il avait
tout de suite compris qu’il se passait quelque chose et avait retrouvé tout le monde autour du puits.
Il éclaira de sa torche Jodie qui gueulait. Elle était chancelante, ses mèches orange plaquées au crâne,
les joues baignées de larmes et de mascara.

Butcher est tombé dans le puits ! lui avait-elle crié. Elle s’était envoyé une rasade de whisky au
goulot, avait grimacé sous la brûlure de l’alcool et hoqueté :
C’est à cause d’elle ! À cause de cette sale petite garce. Elle tenait à peine sur ses jambes, manquant
à chaque instant de s’affaler dans les buissons. Lou nota qu’elle était déjà bien ivre.
C’est à cause d’elle que Butch est mort, Lou !

Il balaya du faisceau de sa lampe l’intérieur du puits et aperçut le dos de son copain au fond. Puis il
éclaira les enfants, de l’autre côté.
La « sale petite garce » était protégée par ses deux aînés. Les Boys se tenaient debout, les bras croisés,
tournés vers Jodie. Ils dévisageaient Lou, impassibles.

Du calme, dit Lou. Tout le monde se calme. Et il s’était penché sur Charlotte.

La petite fille était assise par terre, secouée de sanglots, balbutiant des paroles inintelligibles, ses
grands yeux vides, visiblement en état de choc.
Il fallut que les Boys amènent la dépanneuse Toyota pour se servir du treuil. Avec Lou, ils se livrèrent à
un long travail avec des filins d’acier, en jouant les équilibristes au-dessus du puits, à la lueur des
lampes-torches pour, enfin, attraper le Gros.
Ils le remontèrent plié en deux, scié par le filin, qui lui rentrait dans le ventre, ruisselant et gonflé
comme une outre.
Ils l’allongèrent. Il était gonflé, le visage boursouflé et rouge, méconnaissable, comme un masque
d’horreur de Mardi-Gras. Dans les phares de la Toyota, ses petits yeux étaient encore méchants.
« Fuck ! Butcher ! Gros con ! » pensa Lou dans un bref instant d’émotion.

P’têt qu’y respire ! bégayait Jodie, d’une voix de pocharde. Faut voir s’il vit encore ! Tu vois pas
qu’y soit pas mort ! …

C’était stupide. Avec la gueule de baudruche que lui avait donnée l’eau du puits, aucun doute n’était
permis.
Le gros Butcher était bel et bien mort.
Lou nota que le holster, à l’aisselle du mort, était vide. Le flingue avait dû glisser dans l’eau.
Pendant les heures qui suivirent, Lou se sentit mal, en proie à une colère qui montait. Il était à la fois
hanté par les souvenirs d’un bon copain et agacé, irrité, sans qu’il sache bien pourquoi, par cette histoire
de puits.
Comme cette mort était stupide ! C’était la mort d’un imbécile.
Comment cela avait-il bien pu arriver à Butch ?
Ça faisait huit ans qu’ils faisaient équipe avec le Gros et ils avaient écume à peu près tout le territoire
australien.

Butch, Fuck ! Qu’est-ce que tu m’as fait, là ?

Certes, le Gros était déjà un miraculé. Cent fois, il aurait dû se faire descendre. Il n’y avait eu que sa
chance époustouflante pour le sortir vivant des actions dans lesquelles il se lançait, avec toujours un
mépris absolu du danger.

Qu’est-ce que tu es allé foutre dans ce puits, Gros ? Voilà que sa chance, après l’avoir toujours
sauvé, le faisait bêtement tomber dans une citerne ! La mort imprévisible. Accidentelle. Une mort de plouc.

Les explications de Charlotte étaient incompréhensibles, au milieu des sanglots et des couinements. Il
avait saisi « cerf-volant », « glissade », « Nounours » …
La gamine était complètement folle. Rébecca, la mère, s’était interposée.

Lou, je t’en prie, laisse-la. Tu vois bien qu’elle est choquée !

Il avait laissé tomber. Tout ça était stupide !


Cette nuit-là, une nuit de lune bleue, lourde de chaleur et de silence, la maison retentit des hurlements
de peine de Jodie. Elle s’était enfermée dans sa chambre avec quatre bouteilles de whisky. Soûle à en
crever, elle hurlait le nom de Butcher, éclatait de grands rires déments, laissant libre cours à sa rage et à
son chagrin.
Lou se leva très tôt, sans avoir trouvé, ni cherché le sommeil. Jodie s’était tue, épuisée ou évanouie,
vers 4 heures du matin. Dès les premières lueurs du jour, le gangster sortit de la maison et se dirigea
directement vers le puits.
Lou était un homme d’action. Il ne se satisfaisait pas des situations floues. Il voulait n’avoir devant lui
que des faits clairs et nets. Toute ombre était porteuse de danger.
Il n’aimait pas cette disparition brutale. Il ne savait pas pourquoi mais il sentait que quelque chose
clochait.
Comme aurait dit Butcher : « Ça puait. »
Lou n’appréciait pas du tout que la mort soit venue frapper dans ses rangs. Elle était une alliée. C’était
inquiétant qu’elle se soit mise à agir en sens contraire.
Il inspecta longuement les abords du puits. Il visita les grands buissons épineux, secs et couverts de
poussière, qui poussaient autour. Il shoota dans ce qui devait être les restes d’une ancienne pompe. Il
contrôla, à coups de talon, le pavage de pierres blanches, carrées et assemblées comme des pavés.
« Quel travail de dingue, pensa-t-il. En plein désert … »
L’ensemble tenait aussi bien que s’il avait été bâti la veille. C’est à peine si les angles des pierres
avaient un peu éclaté sous la chaleur.
Du bon boulot de plouc obstiné, fermement décidé à rester là pour mille ans. Le poids d’un Butcher
n’aurait pas suffi à ébranler un seul de ces rocs.
Au fond, l’eau était noire. Il distinguait à peine la tache claire, jaune, d’un bout du fameux cerf-volant.
Un cerf-volant … C’était stupide !
D’accord, il n’y avait ni rambarde, ni rebord, ni aucune autre sécurité autour. Mais pour n’importe quel
individu dans son état normal, le trou ne représentait aucun danger. Il était bien visible, dans un espace
dégagé et entretenu. Aucun buisson n’avait été laissé à moins de trois mètres.
C’était impossible de ne pas le voir.
La gamine disait qu’il avait glissé.
Oui. Mais comment ?
Le regard de Lou erra sur les deux boîtes de bière vides, neuves, qui traînaient par terre. Des Four X
jaunes, frappées des quatre X rouges, comme un nom de ranch. Puis deux, trois flasques de bourbon Four
Roses, comme son gros imbécile de copain avait l’habitude d’en vider à la chaîne.
La seule façon de tomber dans ce trou, c’était d’être soûl comme une grosse vache. Il s’est bourré la
gueule. Il a perdu l’équilibre … Une cuite de trop. Voilà comment on meurt. Stupidement.
Lou quitta cet endroit silencieux qui le mettait mal à l’aise. Puis, il prit une Toyota et partit rouler dans
le Bush.
Il conduisit sans penser.
Les heures passaient. Les pensées défilaient.
Il y eut un temps pour les souvenirs. Huit ans de virées, de coups de force et de fêtes, ça laisse des
traces !
Puis, comme Lou n’était pas homme à s’appesantir sur une douleur, il orienta bientôt ses méditations sur
du positif.
Premièrement, la mort de Butch laissait une part du butin supplémentaire, sur le million de dollars volé
à Mount Isa. Une part conséquente car Davies ne trichait pas sur les partages.
Son capital grandissait.
C’était pas positif, ça ?
Deuxième point, il allait bientôt partir de ce havre de paix et reprendre sa cavale. Le gang étant repéré
partout, ce serait bien plus facile, maintenant, de passer inaperçu, voyageant seul.
En toute logique, Butch partait au bon moment.
Seul ?
C’est que justement il n’était pas tout à fait seul.
Il y avait Jodie. Elle aussi avait droit à une part du pognon.
Davies examina le problème avec attention, envisageant absolument toutes les possibilités de solutions
au « cas » Jodie.
Beaucoup lui vinrent à l’esprit.
Depuis son plus jeune âge, il considérait les femmes comme des instruments de plaisir. La seule chose
qu’elles pouvaient lui apporter, c’était leur cul. Pour tout, absolument tout le reste, elles lui étaient
nocives. Très peu avaient partagé son intimité plus de quelques jours.
Jodie était un cas à part. Elle vivait avec eux depuis six ans. Elle s’était toujours bien comportée.
C’est-à-dire qu’elle ne s’était jamais imposée plus qu’elle n’en avait le droit et qu’elle s’était prostituée
à chaque fois que le besoin s’en faisait sentir ou qu’un plan l’exigeait. Et, en plus, en bonne copine, elle
avait toujours été une très bonne rabatteuse de compagnes pour Lou, en lui faisant une publicité tapageuse.
Elle était différente. Et six ans, ça tisse des liens. Il devait le reconnaître.
Seulement, pendant tout ce temps, elle avait été la femme de Butcher. Et celui-ci n’avait jamais hésité,
quand il l’avait fallu, à donner de fantastiques raclées à Jodie. La discipline avait été maintenue.
Comment se comporterait-elle maintenant que le Gros n’était plus là pour la contrôler ?
Lou conclut au bout d’un moment qu’il ne prendrait pas le risque. Il serait beaucoup plus en sécurité
seul. Il allait se séparer de Jodie.
Il lui donnerait sa part de pognon et ils iraient chacun de leur côté.
C’était déjà très régulier de sa part de se dessaisir du fric.
Il fallait partir.
C’était décidé. Il quittait le Bush.
Il rangea la Toyota sous le hangar. Avant de se diriger vers la maison, il alla jeter un œil à la pièce du
fond, l’atelier où le cerf-volant avait été construit. Comme il s’y attendait, il y trouva les enfants.
Ils étaient là tous les trois.
Charlotte était assise sur l’établi, le visage ravagé.
Ses deux frères se tenaient de chaque côté, lui prodiguant des caresses et des câlins.
Tous trois le dévisagèrent sans dire un mot. Lou les regarda, fit deux ou trois pas dans la pièce
encombrée, jeta le mégot de sa cigarette par terre et sortit sans avoir prononcé une parole.
Il retrouva Rébecca dans la chambre, revêtue d’une chemise de nuit de coton blanc.
Elle l’embrassa avec tendresse et l’entraîna vers la salle de bains. Elle le déshabilla, le massa, le lava
avec des gestes de mère, puis l’emmena s’allonger sur le lit.
Elle sentait que c’était son devoir d’être douce et tendre avec lui. Elle croyait qu’il était triste de la
mort de son ami et elle était désireuse de lui faire oublier sa peine. Elle ne pouvait pas imaginer que l’on
puisse éprouver autre chose que du chagrin à la perte d’un être proche.
Lou, quoiqu’un peu agacé par toutes ses attentions et ses dizaines de « mon pauvre grand chéri », se
laissa faire, silencieux, l’esprit toujours occupé par ses plans d’avenir.
Rébecca, pour sa part, n’éprouvait absolument aucune peine pour Butcher. Sa mort la laissait
parfaitement insensible. Dans son esprit, Butcher était un assassin incorrigible qui n’aurait jamais pu
changer. Il n’était pas comme son Lou …
Elle n’était pas loin de penser que Lou avait mal tourné seulement à cause de ses mauvaises
fréquentations, et que la mort de Butcher était le résultat d’une action divine.
Exaltée, elle se laissait aller à penser que Dieu voulait l’aider à remettre Lou dans le droit chemin.
Elle n’avait pas éprouvé plus d’émotion pour le sort de Jodie. La femme rousse était complètement
soûle et n’arrêtait pas de boire. Elle avait vomi dans le salon et Rébecca avait dû tout nettoyer. Si la
jeune fermière avait formulé toutes les phrases réconfortantes de rigueur, ne recevant en échange que les
ricanements mauvais de Jodie, elle l’avait fait sans réelle commisération.
Seuls Lou et son chagrin supposé comptaient pour elle.
Elle s’était penchée sur lui et avait fait langue de velours, s’appliquant, longuement, de toute sa bouche,
à lui arracher du plaisir.
Lou, les yeux ouverts au plafond, se laissait faire, caressant distraitement la tête qui s’activait sur lui.
Tard dans la nuit, il se laissa aller à un orgasme que Rébecca prit comme une grande victoire.
Un peu plus tard, il lui prit la main et lui déclara grave ment :

Ma chérie, nous partirons samedi.


CHAPITRE TREIZE

Ce fut dans la nuit du mercredi, soit une cinquantaine d’heures après la remontée du cadavre de
Butcher, que Jodie émergea de la plus profonde cuite de sa vie.
Il faisait totalement noir. Elle était allongée sur le parquet, sur le dos. Elle n’avait absolument aucune
idée de l’heure ni du jour qu’il pouvait être. La seule indication de durée, c’étaient les six bouteilles
vides de scotch qui traînaient par terre, dont une était brisée après avoir été lancée contre le mur.
Le visage de Butcher, tel qu’il était dans la lumière des phares, gonflé, ses yeux de dingue ouverts,
s’imposa à son esprit. Son estomac eut un brusque hoquet.

Shit ! Faut que je mange ou je vais crever …

Elle descendit. La maison était totalement silencieuse. Les néons de la cuisine, en clignotant pour
s’allumer, lui vrillèrent les yeux.
Elle éprouva un vertige et, à nouveau, son estomac se crispa. Elle dut s’appuyer des deux mains à la
table.
Elle était à peine vêtue d’un petit slip noir qui lui rentrait dans les fesses, pieds nus, seins nus, les
cheveux en désordre. Son visage, qui pouvait être si joli parfois, était laid, marqué par les larmes et le
trop-plein d’alcool. Les traits de son menton s’étaient encore affaissés et elle portait des écorchures
qu’elle ne se souvenait pas s’être faites.
À tâtons, maladroite, elle fit cuire du bacon dans une poêle et sortit du grand frigo un bocal de jus
d’orange.
Comme elle se sentait mal ! L’odeur du bacon qui grésillait dans la poêle lui donnait la nausée. Elle dut
se forcer à rester devant la cuisinière. Il fallait qu’elle mange. Son ventre lui envoyait des bouffées
d’aigreurs inquiétantes dans la gorge.
Sûr qu’elle n’allait pas pouvoir carburer à ce rythme plus longtemps …
Elle s’assit lourdement à la table, prépara son organisme par trois grands verres de jus d’orange et
commença, du bout des lèvres, à manger.
En tout cas, la cuite avait fait du bien à la tête. Elle ne sentait plus cette horreur douloureuse qui l’avait
envahie quelque cinquante heures plus tôt.
Voilà, c’était comme ça.
Butcher était mort.
Jamais elle n’aurait cru que la mort de ce gros type puisse lui faire autant de peine …
C’était six ans de sa vie qui disparaissaient d’un coup. Eh oui, elle était restée six ans avec Butch.

Putain … !

Elle pouvait même dire la date à laquelle ça avait commencé, le 7 mars 1982, un samedi, jour
d’affluence dans le bar où elle travaillait.
La boîte s’appelait le Strip, un cabaret de faux luxe à Surfer’s Paradise, la station balnéaire sur la côte
Est. Elle était Topless waitress. C’est-à-dire qu’elle était serveuse les seins à l’air. Entraîneuse, quoi …
Elle eut presque un sourire attendri au-dessus du bacon. Finalement, à part les talons aiguilles et les
petits plumets sur le calebar, elle était aussi à poil qu’en ce moment.
C’était un soir de chance. Les vacances de Pâques avaient amené un tas de lourdauds à Surfer’s
Paradise et les dollars entraient à flots dans sa poche. Elle était en train de plumer un pigeon, un abruti
d’une quarantaine d’années, un père de famille en virée qu’elle faisait boire pour mieux lui soutirer son
pognon.
C’est à ce moment-là que Butch avait déboulé dans sa vie.
Elle revoyait parfaitement la scène, comme dans un film, malgré les années. Elle se souvenait
exactement de la tête de ce dingue de Butcher, se plantant entre le pigeon et elle. Elle se souvenait
exactement des paroles qu’il avait prononcées.

Hé, toi ! il avait dit au père de famille, pourquoi tu fais du gringue à ma femme ?

Et sans attendre de réponse, il lui avait mis une patate. Le nez en sang, le pigeon s’était affaissé le long
du comptoir, comique, son verre toujours à la main. Il s’était couché et n’avait plus bougé.
Il avait pris le poignet de Jodie. Bon Dieu, elle pouvait encore sentir sa poigne ! Il l’avait attirée contre
lui et dévisagée.
Jodie avait eu la frousse en découvrant ses deux petits yeux méchants.

Toi, tu es ma femme, il lui avait dit. Toi et moi on est faits pour s’entendre.

Il était dingue Butcher.


Dix minutes plus tard, il l’avait baisée dans le vestiaire des filles, comme un soudard. Elle pouvait
encore le sentir.
Il l’avait collée au mur, transpercée sans préalable et limée comme un sauvage. Et même elle, blasée,
insensible, fille de prostituée, qui avait commencé à douze ans, comme suceuse à trente dollars le blow
job, avait éprouvé un début de jouissance.
C’était parti.
Jodie recracha un bout de bacon qui ne passait pas, en se grattant l’entrejambe.
Après avoir rencontré Butcher elle avait fait la connaissance du dieu, du boss, du copain, du frangin de
son nouvel amant, le fauve qu’était Lou Davies. Elle avait été immédiatement conquise par la folie de ces
deux hommes. Leur violence, leurs courses, leurs fêtes gigantesques, leur désir de jouir de l’existence.
Leurs coups d’accélérateur à la vie.
Incontrôlables, les larmes lui emplirent à nouveau les yeux. Elle renifla, pitoyable.
Elle pleura longtemps, calmement, toujours assise à la cuisine. Puis, quand les premières lueurs du jour
parurent, elle se leva machinalement et alla s’asseoir dehors, comme chaque matin, pour prendre les
premiers rayons du soleil. Au passage, elle attrapa une boîte de biscuits. Le bacon frit ne passait pas. Elle
avait encore envie de vomir et il fallait qu’elle colmate.
Allez, Jodie, ressaisis-toi !
Le soleil était immense, parfaitement rond, juste en face, à peine au-dessus de l’horizon rectiligne. En
même temps que les premières caresses de sa chaleur, Jodie res sentit les premiers signes d’un mieux-
être.
La nausée baissait d’intensité.
La vie allait devoir repartir.

Allez, Jodie, ma fille, tu ne vas pas pleurer dix ans … Il faut penser au futur, tout de suite. Et puis
bouffe ces gâteaux, à te rendre malade ! …

Il allait y avoir du changement. En premier lieu ils allaient partir d’ici. Elle connaissait par cœur le
mode d’action de Lou. Elle était certaine qu’il allait décider le départ.
Et elle allait se retrouver seule avec lui. Et le pognon.

Jodie, ma vieille, il va falloir être très prudente avec celui-là. Lou … c’est de la dynamite …

Comment allaient se passer leurs relations, maintenant que Butch n’était plus entre eux ? Du vivant du
Gros, dans leur code de fidélité, de femme de copain et autres trucs ridicules de mecs, Lou n’avait jamais
répondu à une seule de ses avances. Mais maintenant ? …
Il allait fatalement se passer quelque chose.
Il y avait bien la petite fermière, mais Jodie se ferait une joie de régler son compte à cette gourde. Elle
ne posait pas de problèmes.
Le vrai problème, c’était Lou lui-même.
Elle avait très vite perçu le charme et la force du grand tueur. Elle avait, au début de leurs relations,
tenté quelques messages, sans aucun succès. Le seul rapport physique qu’ils avaient eu était une fellation
qu’elle lui avait prodiguée, une nuit de beuverie dans un motel, alors que Butch était en mission quelque
part. Il était soûl et il ne s’était pas défendu.
Mais après, il lui avait donné un coup de pied et l’avait traitée de salope avec un mépris souverain.

Toi, tu es la femme de mon copain ! il lui avait dit. Si tu recommences ça, si tu essayes même de
recommencer, je t’arrache la peau du dos.

Jodie savait qu’elle ne pourrait pas manœuvrer cet homme-là. Quoi qu’il advienne maintenant, elle
devait être très vigilante.
Même Butcher était plus humain que Lou Davies.
-Hullo, M’dame ! la fit soudain sursauter une voix virile.
Elle entrouvrit les paupières sans répondre. C’était un des fistons de la ferme, le plus vieux, celui qu’on
appelait Junior.
Il était interdit, la bouche un peu ouverte, l’air stupide, les bras ballants le long du corps. La posture du
parfait empoté. On aurait dit une statue. Seul son regard vivait. Il lui dévorait les seins, les cuisses et ce
tout petit slip noir qui ne cachait pas grand-chose de son intimité.
« Décidément, la vie reprenait » se dit-elle.
Elle écarta plus encore les cuisses et se passa une main nonchalante sur le ventre. Amusée, elle constata
que la langue du garçon avait failli tomber de sa bouche.
« Doit être puceau, se dit-elle. Dans ce bled, à part les moutons, je ne vois pas qui … »

Vous voulez un café, M’dame ? s’enhardit soudain le garçon avec un sourire parfaitement niais. Sûr
que ça vous ferait du bien, du bon café, M’dame.

Elle ouvrit totalement les yeux et s’étira, faisant bouger les petites pointes de ses jolis seins.

Ma foi oui, mon gars, lui répondit-elle sur le même ton. Si ça fait pas de bien, ma foi, ça ne peut pas
faire de mal. Tu sais que t’es gentil, toi ?

Elle lui sourit. C’était son premier sourire depuis son veuvage. C’était bon signe. En même temps, une
émotion bien connue se réveillait dans son bassin.
C’est qu’elle venait de vivre six ans avec une brute qui la tirait tous les jours et bien souvent plus d’une
fois. Ça vous cheville des habitudes au corps.
Le soleil commençait à brûler. Jodie s’étira et sentit qu’elle se détendait.

Vlà votre café, M’dame ! lui dit le nigaud en revenant.


Attention, mon grand ! Tu vas tout renverser !

Les mains du garçon étaient secouées de tremblements nerveux. Le café valsait dangereusement dans la
tasse.
Jodie en fut soudain contente. L’émotion avait pris le garçon, le reste était d’une logique qui n’avait
jamais été mise en défaut.
Elle écarta encore plus les cuisses. Le regard du gamin plongea. Le petit slip ne cachait pas grand-
chose, bombé, gonflé par le renflement généreux de son sexe.

Pose le bol, mon grand, lui dit-elle gentiment, assieds-toi là. Tu me donnes le vertige à rester
debout, grand comme tu es !

Junior, soudain empêtré dans sa grande taille, s’assit maladroitement, hors de portée.
C’est vrai qu’il était grand. Et puis costaud avec ça. Oh, ce n’était pas encore le grand modèle « garçon
de ferme musclé », mais déjà un bon petit taurillon !
Elle lui imagina une jeune queue, point trop longue ni trop grosse, mais gonflée d’assez d’énergie pour
tirer un nombre incalculable de coups.
C’est inépuisable, un adolescent.
Elle sentit son sexe s’humidifier.
Elle porta le bol de café à ses lèvres. Le garçon suivit ses gestes comme s’il était hypnotisé. Bouche
ouverte, il la regarda, anxieux de savoir si elle appréciait le breuvage qu’il avait préparé.
Elle but une gorgée.
Tout le visage du nigaud se détendit dans un bon et franc sourire.
« Dommage qu’il ait cet air niais, pensa la jeune femme. Il pourrait même être beau. Ils ont toujours
l’air con, à cet âge-là … »
La gorgée de café, brûlante, incroyablement forte, descendit dans son œsophage surmené.

Ouh, dis donc ! Il est fort, ton caoua ! Qu’est-ce que tu as mis dedans ?

Le grand sourire idiot du gars s’élargit.

Faut que ce soit fort, M’dame !


Tu as raison, approuva-t-elle.

Elle en reprit une gorgée. Il y avait beaucoup de sucre, ça faisait passer l’amertume et ce n’était pas si
mauvais.

C’est gentil de t’occuper de moi, lui dit-elle d’un ton enjoué.


Ben, on aime pas que les gens soient malades, M’dame !
Ah mais, arrête de m’appeler « M’dame » ! On dirait que j’suis vieille !

Une petite voix dans sa tête cria : « Bien sûr que t’es vieille ! Il a quinze ans ! À cet âge-là, tout ce qui
est au-dessus, c’est des vieux. »

Appelle-moi Jodie. C’est pas un joli nom ?


Si, M’dame.
Jodie !
Jodie, répéta docilement le gamin. Vous ne finissez pas votre café, M’dame Jodie ?

Elle avala rapidement le reste du bol, puisque ça lui faisait plaisir, puis s’empoigna les seins. Cambrée,
les entourant de ses paumes, elle en dressa les pointes vers lui.

Comment tu trouves ma poitrine ? Ils sont mignons, mes jolis petits seins, non ?

Le garçon vira au rouge. Ses oreilles, qu’il avait un peu décollées, flamboyèrent dans le soleil.

Comme tu es timide ! Décontracte-toi. Regarde-les, au lieu de regarder tes pieds !

Elle fit rouler la pointe entre ses doigts et se passa une langue gourmande sur les lèvres.

Regarde mes seins, mon grand ! C’est bon de regarder les nichons d’une fille, hein ? Tu veux
toucher, hein ? Je sais que tu as envie de toucher ! Tu veux les prendre dans ta main, hein ? Dis ? Je
suis sûre que tu n’as jamais touché les seins d’une femme.

À part ses brebis, le pauvre garçon n’avait pas dû toucher grand-chose. Elle lui prit le poignet et força
sa main jusqu’à sa poitrine. Elle fit jouer son téton, dur et pointu sur sa paume.
Il en avait les yeux écarquillés. À voir son air, elle faillit rigoler.
Le nigaud des champs, en pleine découverte … Mais ses mains étaient larges et dures, un peu trop
grandes pour le reste du corps du garçon. Il allait encore grandir, cette graine de costaud. Et même avec
sa tête d’abruti, il la faisait mouiller.

Hmmm, mon grand … Tu vas voir …


Sa voix s’était faite plus rauque. Inconsciemment, elle s’était mise à remuer légèrement du bassin. Elle
fit des cendre la grande main calleuse du garçon sur son ventre, puis la força à envelopper le renflement
de son sexe.
Le garçon eut une légère crispation en touchant cette moiteur. Le chiffon noir qu’était son slip était
brûlant et trempé.

Chut … Décontracte-toi …

Ça y était. Elle se sentait fondre.


Jodie était une caractérielle, habituée aux émotions fortes. Sa vie avec le gang l’avait accoutumée aux
combats, aux trouilles et aux coups de speed. Le sexe était une de ses drogues.
Le petit Fennymore arrivait juste à point.

Attends …

Elle repoussa légèrement la main du garçon. De l’index, elle écarta sur le côté la ficelle qu’était
devenue son slip. Elle se souleva vers le gamin.
Son sexe ouvert, aux deux grandes lèvres mauves, écartées sur de délicates chairs roses, apparut dans
toute sa splendeur aux yeux de Junior.
Elle lui saisit prestement un doigt et l’attira doucement vers l’ouverture.
Elle sentit à peine la première phalange entrer. Elle tira un peu plus fort sur la main en gémissant.
Et tout à coup, le garçon s’arracha d’elle. Il bondit sur ses pieds et se mit à hurler :

Non ! Oh, non !

Il restait debout, le visage écarlate, criant sans retenue en secouant la tête, à la fois paniqué et en colère.

Oh non ! Oh non ! Oh non ! Oh non !

Il tourna brusquement les talons et s’enfuit en courant. Une onde de rage traversa la putain.

Impuissant de pédé de péquenot, hurla-t-elle de toutes ses forces. Puceau ! Va troncher tes chèvres.
Bâtard !

Ivre de colère et de désir, elle se mit à marcher de long en large. Puis, par réflexe, elle alla à la cuisine,
se servit un verre à bière de whisky qu’elle but à grandes lampées brûlantes.
L’alcool se déversa comme du feu dans ses entrailles. Elle eut un vertige, puis le whisky remonta à sa
tête, avec un effet anesthésiant radical.
Elle soupira et secoua la tête.
« Tu es vieille, putain ! Tu réagis comme une vieille ! calme-toi ! Vraiment pas de quoi te mettre dans
un état pareil ! »
Elle se resservit le même, en en renversant une partie sur la table.
« Ma pauvre Jodie, se disait-elle. Tu n’as que vingt-trois ans et tu réagis comme une vieille. »
Elle s’enfila le second verre aussi vite que le premier.
Elle tituba dehors. Le soleil avait commencé son long travail d’incendie, maintenant. Elle sentit la sueur
dégouliner sur son corps. Elle se réfugia sous le long préau.
Le carrelage était frais sous ses pieds nus. Elle s’assit sur le sol, à même les dalles. Comme elle s’y
trouva bien, elle se laissa aller en arrière.

Faudra que je demande à Lou de me sauter, pensait-elle, l’esprit déjà embrumé par le scotch. Il peut
bien me baiser, quand même ? Il peut faire ça pour moi. Je suis sa copine, presque sa sœur …

Elle porta les deux mains à son ventre. Son esprit sombrait lentement dans le noir.
« Bon Dieu, se dit-elle, j’ai le con en feu ! »
Elle ne tarda pas à sombrer dans un sommeil d’ivrogne, lourd, sans rêves. Dans un oubli noir et
bénéfique.
CHAPITRE QUATORZE

Jodie Copperhead, prostituée, criminelle, recherchée par plusieurs polices d’État, se réveilla sous le
préau de la Ferme d’Eden moins de deux heures plus tard, en proie à de terribles douleurs au ventre.
Ce fut d’abord une souffrance diffuse et modérée qui l’atteignit à travers les brumes du coma dans
lequel elle était plongée. Ce ne fut que lorsqu’elle ouvrit les yeux, allongée sur le dur carrelage, qu’elle
se rendit compte à quel point elle souffrait.
Un ruisseau de feu semblait couler dans ses intestins. Elle se souleva, pliée en deux par la brûlure.
Aussitôt, le monde se mit à tourner à une vitesse infernale autour d’elle, tout en basculant de droite à
gauche. Une nausée crispa son estomac, et elle eut à peine le temps de se jeter sur le côté. Un effroyable
goût de whisky emplit sa bouche et son nez.
Elle retomba sur le dos, épuisée et couverte d’une transpiration poisseuse.
Et ce furent comme des couteaux qui s’enfoncèrent à l’intérieur de son ventre, si fort que pendant une
minute, elle s’affola.
« Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que j’ai ? »
Le toit du préau continuait à tourner doucement. Elle baignait dans une chaleur de four. Elle serrait les
dents pour ne pas gémir, l’esprit obsédé par la douleur.
« Que ça cesse ! Que ça s’arrête ! Qu’au moins ça diminue un peu. »
La souffrance sembla se relâcher au bout d’interminables minutes. Et ce fut la nausée qui revint.
Elle n’eut même pas la force de se redresser. Elle se tourna juste légèrement sur le côté. À nouveau, le
goût de l’alcool, aigri et insupportable, ressurgit.
« Beurk ! pensa-t-elle, jamais plus je n’avalerai ce truc-là. Je ne boirai plus une goutte. Je ne pourrai
pas … Oh, bordel ! ça recommence. »
Les pointes de flammes se frayèrent un long passage dans son abdomen.
Elle se maudit d’avoir bu tout cet alcool. Elle s’était fichu la digestion en l’air. Elle s’était
empoisonnée.
Ce fut Rébecca qui la trouva la première, en descendant pour préparer le café de Lou. Elle vit la forme
étendue sous le préau et s’approcha à pas menus.
Un instant, il y eut un contraste sidérant entre la jeune fermière, ronde, en robe pimpante à pois rouges,
un nœud papillon assorti dans ses cheveux blonds et légers, brillants et souples, et la délinquante à terre.
Jodie était souillée, les cheveux informes, d’un orange artificiel décomposé. Ses traits étaient creusés
par la douleur. Son ventre avait jailli, enflé comme un ballon. Le fil noir de son slip disparaissait entre
les replis de son sexe ouvert.
Rébecca se raidit, dégoûtée par le tableau qu’offrait Jodie. Elle n’avait aucun mal à deviner ce qui se
passait. La prostituée avait trop bu, et maintenant la pocharde payait ses abus.
« Quelle tristesse ! » se dit-elle.
Jodie, à ses pieds, ouvrit faiblement les yeux.
Rébecca, Rébecca, aide-moi … Suis malade … Aide-moi …
Tu as trop bu ! lui dit la jeune fermière, sur un ton réprobateur. C’est toi qui te rends malade.
L’alcool est un poison ! Pourquoi en boire autant ?
Ça suffit ! cria Jodie d’une voix étouffée. La morale, tu la feras plus tard … Tu ne vois pas que je
suis malade ? … Pas besoin que tu m’engueules en plus ! Aide-moi, bordel !

Rébecca soupira, puis la charité chrétienne qui était la sienne l’emporta.


Avec une efficacité de femme pratique, elle prépara en quelques instants une bassine et une serviette-
éponge. Réprimant son dégoût, elle se pencha sur Jodie et la nettoya de ses vomissures.
Puis elle la tira sur le divan et, le temps que la femme rousse récupère un peu de forces, passa
rapidement un coup de serpillière sur le carrelage.
« Elle salit toute la maison », pensait la fermière qui nettoyait tout en débitant d’une voix indifférente
les paroles réconfortantes d’usage.

Ce n’est rien … Rassure-toi … Ça ira mieux bientôt … Un peu de repos … Ce ne sera rien …

Elles montèrent toutes les deux l’escalier, Rébecca, sa jolie robe blanche à pois trempée par le
lessivage, soute nant une Jodie nue, vacillante, qui tenait à peine sur ses jambes.

Tu es gentille, Rébecca … balbutiait-elle. C’est gentil de t’occuper de moi … Tu es gentille-


Parvenue à la chambre de Jodie, Rébecca la porta littéralement jusqu’au lit. Jodie s’y écroula, bras
en croix, la bouche ouverte, tremblant de tous ses membres. Rébecca fronça le nez. La chambre,
sombre et chaude, aux deux volets à moitié tirés, baignait dans une odeur de litière. Des draps,
froissés et grisâtres, montaient des effluves désagréables de sueur.

Elle plia machinalement des vêtements qui traînaient par terre et les posa sur une chaise.
Jodie, sur le lit, se crispa de tout son corps et eut un long gémissement qui toucha le cœur de la jeune
fermière.
« Comme elle doit avoir mal ! pensa-t-elle. Elle a une crise de foie. C’est ce qui arrive quand on a trop
bu … »
Et elle descendit à la cuisine, se disant qu’un bol de bouillon de légumes ferait du bien à Jodie.
Elle s’activa rapidement, épluchant, découpant et faisant bouillir de l’eau.
Rébecca n’avait que de vagues notions de médecine et d’anatomie. Elle se fondait sur les observations
qu’elle avait faites chaque année, après la récolte, chez les manœuvres aborigènes.
Les Noirs buvaient toute la soirée des quantités phénoménales. Ils devenaient fous, tournoyant sur eux-
mêmes, se disputaient entre eux et se battaient à coups de poing, explosaient dans de grandes crises de
larmes. On les lais sait faire, par tradition, puisque c’était la fête, et Rébecca avait assisté, de loin, à
toutes ces scènes, choquantes pour un œil chrétien.
Les aborigènes finissaient par tomber, les bras en croix, comme elle avait trouvé Jodie sous le préau.
Ils vomissaient, comme Jodie. Jason Fennymore disait que c’était à cause de leur foie malmené. Il
regrettait haut et fort que les hommes blancs aient apporté ce vice aux aborigènes et faisait préparer des
marmites de bouillon de légumes pour retaper tout le monde.
Assurément, c’est ce qu’il fallait à la jeune femme rousse.
Elle monta le bol de bouillon.
Sur le pas de la porte, elle s’arrêta, interdite devant l’état de Jodie.
Elle était devenue jaune comme de la cire. Deux filets de bave blanche coulaient aux commissures des
lèvres. Le visage était celui d’une morte. Le souffle était pénible.
-Krrrr … Krrrrr …
Les yeux, ouverts, étaient vides de toute expression.

Mon Dieu ! s’affola Rébecca. Il lui faut un docteur ! Et elle courut réveiller son amant.

Lou n’était pas du genre à faire le garde-malade. Il n’avait pas la patience requise, ni surtout assez de
cœur pour ça.
Quand la « dinde » vint le réveiller à grands cris aigus, affolée parce que Jodie dégueulait, il dut se
retenir très fort, encore plongé dans les délices du sommeil, pour ne pas lui crier d’aller se faire foutre.
Il avait autre chose à faire que de s’occuper des histoires d’alcoolo.

On dirait qu’elle va mourir. Il faut faire venir le docteur ! Oh, mon chéri, viens vite !

Rébecca se tordait les mains.

Mais non, bougonna-t-il en enfilant son jean. Les ivrognes, ça a la vie dure ! Et arrête de crier, s’il te
plaît ! Bien sûr, tu ne m’as pas monté mon café !

Il traversa le couloir en pestant intérieurement contre les femmes, et poussa la porte de Jodie.
Sa colère tomba d’un coup quand il vit la tête de son compagnon d’armes.
Il examina l’écume au bord des lèvres, palpa le ventre démesurément gonflé, observa les yeux, vitreux
et loin tains.
C’était grave. C’était plus qu’une simple gueule de bois.

Lou … Lou … me laisse pas … Lou …

La voix était faible, lointaine. Jodie articulait avec difficulté.


Il lui caressa la tête et les joues, surpris au passage par leur chaleur.

Okay, sister. Pas de problème. Détends-toi. Je reste là. Je m’occupe de tout …

La journée s’avançait.
Lou était assis à califourchon sur une chaise, près du lit en désordre où Jodie reposait. Il fumait
cigarette sur cigarette, avec des gestes calmes, attendant une amélioration de l’état de la veuve de son
pote.
Il avait renvoyé Rébecca, prétextant qu’elle était trop sensible pour assister à ça, en réalité pour
l’empêcher de lui piailler dans les oreilles qu’il fallait appeler le docteur.
Comme si on pouvait amener un docteur au chevet de Jodie Copperhead ! Elle était donc complètement
stupide, la fermière !
Jodie était brûlante. Des ruisseaux de sueur se formaient sur son corps. Régulièrement, toutes les dix
minutes environ, elle se soulevait, arquée, le dos ne touchant plus le matelas, le ventre agité de
crispations, en proie à des douleurs intestinales qui semblaient terribles.
Ses gémissements faisaient naître une certaine pitié chez lui.
Il sentait que Jodie morflait.
Il se pencha sur elle et contrôla ses yeux. Ils étaient de plus en plus vitreux. Absents et lointains, ils ne
semblaient même plus le voir.

Hey, Jodie, petite sœur, lui souffla-t-il. C’est pas bientôt fini ?

La jeune femme gémit doucement, le souffle pénible.

Krrr … Krrrr …
On s’en va après-demain, sister. Tu ne vas pas nous immobiliser ici à cause d’une cuite, non ?
Krrrrr … Krrrrr …
Imagine que Butcher soit là. Tu sais la volée qu’il te mettrait ? (Il eut un bref sourire, et un éclat gris
passa dans ses yeux.) Ça t’apprendrait à te mettre dans des états pareils …

Il se leva et fit quelques pas dans la pièce en désordre. Des cadavres de bouteilles, en nombre
impressionnant, traînaient partout. Il regarda la femme tordue de douleur sur le lit, haussa les épaules,
secoua la tête, l’air de déplorer tout ce bordel. Il ramassa sur la table un flacon de scotch encore empli au
tiers et s’en envoya une rasade au goulot.
À nouveau, il eut un sourire, rapide comme l’éclair.

Hey, sister, chuchota-t-il. Tu ne vas quand même pas mourir, hein ? Tu ne vas pas me faire ça ?

Son cerveau analysait …


Ce n’était pas possible. Le dernier obstacle n’allait pas disparaître comme ça …

Sister, jolie petite sœur, tu m’entends ? Tu ne vas pas mourir, n’est-ce pas. Tu ne vas quand même
pas me laisser ton pognon. Tu y penses, à ton gros tas de pognon. Et comment je vais m’éclater
avec …
Krrrrr … Krrrr …
Non. Tu ne peux pas claquer comme ça …

Il s’envoya une nouvelle rasade. Son regard, gris comme jamais, parcourut la chambre en désordre. Les
bouteilles, dont une était brisée au pied d’un des murs. Les dessous de Jodie épars. Et puis les boîtes de
bière jaune et les bottes de Butcher. Son nunchaku, deux barres de bois reliées par une chaîne, le même
que Bruce Lee, celui que son gros pote trimbalait partout depuis des années.
Il ricana et haussa les épaules.
Vous imaginez ça ? Que Jodie crève et le laisse avec la totalité du fric et la liberté ! Tous les
problèmes résolus d’un coup …
Ça serait trop beau.
Il secoua la tête, se traitant mentalement d’imbécile. Ce serait un trop grand miracle. Ce genre de trucs
n’arrivait que dans les films.
Il se réinstalla sur la chaise et alluma une cigarette, persuadé que Jodie allait finir par se réveiller.
II fut surpris quand la jeune femme, après une dernière convulsion qui la jeta sur le sol, cessa
complètement de respirer.
L’enterrement eut lieu le soir, dans la nuit bleue du Bush, alors que la lune pleine et ronde illuminait le
ciel.

Décidément, ricanait Lou, ça devient une habitude. Je devrais ouvrir un business de pompes
funèbres.

C’était le quatrième corps qu’il faisait disparaître de la Ferme d’Eden. La veille, à la même heure, il
s’occupait, avec pas mal de difficultés, de Butcher.
Il avait pris un des tracteurs à six roues, muni d’un double soc de bulldozer à l’avant. Il avait attelé une
remorque dans laquelle il avait jeté le corps de Jodie. Il avait ensuite rassemblé toutes les fringues et les
affaires de ses deux complices dans la chambre et en avait fait un ballot qu’il avait envoyé rejoindre le
cadavre. Il avait entassé toutes les armes de la maison, ne gardant que son fusil-mitrailleur.
Il avait roulé longuement dans le Bush, à la vitesse lente du mastodonte, appréciant de se retrouver aux
commandes de cette machine si haute par rapport au sol. Il était au frais, dans la climatisation de la
cabine. La stéréo couvrait complètement le ronronnement du moteur, déjà assourdi par l’insonorisation.
« Ils travaillent à l’aise, les paysans, maintenant ! se disait-il. Mais pourquoi donc n’ont-ils que des
cassettes de country ? »
Il roula une heure, puis détela la remorque et s’amusa un moment, portière ouverte pour jouir du
rugissement du diesel, à creuser la fosse, les mains voltigeant sur toutes les manettes.
Puis il jeta le corps de Jodie et les affaires du couple dans la tranchée qu’il avait creusée, remonta au
volant, et, toujours avec le même plaisir, rabattit la terre par-dessus.
Il roula un bon moment en long et en large, pour bien tasser, puis il réattela la remorque et s’accorda, en
bon fossoyeur, la cigarette du devoir accompli.
La nuit, sous cette lune blafarde, était incroyablement claire. Les ronflements de son bulldozer avaient
effrayé toute la faune, car pas un bruit ne venait troubler le silence. Pas même un bruissement d’insecte.
Appuyé contre l’une des énormes roues du double train avant, il fumait en prenant son temps, goûtant la
tranquillité.
Jamais un type n’enterra ses copains plus froidement que Lou cette nuit-là.
Tout juste était-ce une partie de sa vie qui s’en allait. Huit ans pour l’un. Six ans pour l’autre … Une
page était tournée.
Il éclata d’un grand rire.
Ses dents brillèrent dans la clarté de la lune.
Tout le pognon de la banque lui revenait. Il était riche.
Il était riche, seul et libre.
À nouveau, son grand rire retentit dans le Bush.
Fallait-il qu’il soit protégé par le démon !
Il était Lou Davies, le copain de la mort, le petit frère préféré de Lucifer !
Et l’heureux possesseur d’un million de dollars ! Des routes nouvelles s’ouvraient devant lui. Avec ce
fric, il allait sortir d’Australie et recommencer quelque chose ailleurs. L’Asie toute proche l’attendait. Il
voyait des jungles tropicales, des propriétés de roi sous les palmiers, de l’opium, des femmes …
Longtemps, il rigola dans le silence.
Le dîner fut emmerdant pour Lou. Rébecca et les enfants le pensaient affecté par la mort de ses deux
compagnons. Ils arboraient des mines sinistres de circonstance et l’entouraient d’une sollicitude
affectueuse et pesante.
Lui, il devait se retenir de ne pas sauter en l’air en gueulant de joie.
Il avait décidé de partir dès le lendemain matin, à l’aube. C’en était fini de la Ferme d’Eden, du Bush,
des asperges, de la chaleur, de l’oie blanche qui couchait dans son lit.
La cavale reprenait, la liberté, le mouvement. Et, au bout, l’Asie.
Fini ! Encore quelques heures de patience et ce serait fini. Il en bouillonnait de plaisir.
Il avait seulement besoin que Rébecca lui fasse traverser le Queensland, puis il lui réglerait son compte
et il serait libre.
Libre et riche.
Il lui fallut faire un effort surhumain pour prendre un air compassé et sérieux après le repas, et
s’adresser solennellement aux enfants, sa main dans celle de Rébecca, assise et soumise à côté de lui.

Mes enfants, vous connaissez aussi bien la situation que moi. Vous savez que je dois m’absenter.
Votre mère et moi partirons demain matin à l’aube.

Il adressa un doux regard à Rébecca, puis dévisagea les enfants.


Les deux garçons le regardaient avec le sérieux des adultes.

N’oubliez pas vos responsabilités, les gars ! leur dit-il virilement.


Non, Lou ! répondirent-ils d’un même élan.
Que tout le monde soit sérieux et sage, entendu ?
Oui, Lou, dit Junior. On s’occupera de tout, et on veillera sur notre mère et notre petite sœur, comme
il se doit.
Ouais ! renchérit Jeremiah.
Bravo, les gars, les félicita Lou avec un hochement de tête. Ce sont des paroles comme celles-là que
je veux entendre ! Que personne ne profite de mon absence pour tenter des idioties. Car votre mère
m’en informera à mon retour … C’est compris ?
Oui, Lou !

Le bandit se pencha sur la table et continua :


Ceci est valable pour toi aussi, Charlotte. Sois bien sage pendant qu’oncle Lou n’est pas là. C’est
d’accord ?
Oui, oncle Lou, répondit Charlotte d’une toute petite voix.

Elle était encore pâle et ne parlait que très peu, toujours sous le coup d’avoir perdu son gros copain,
son Nounours comme elle l’appelait. Elle avait presque le menton dans son assiette, les deux coudes sur
la table, n’arrivant pas à terminer sa part d’ice-cream.

C’est promis ?
C’est promis, Lou, affirma la petite fille.

Satisfait, heureux d’en avoir fini avec ces conneries de réunions familiales, il se leva de table.

J’ai beaucoup à faire. Je vous laisse, maintenant, les enfants …

Il serra les mains des garçons.

À bientôt, les gars.


Au revoir, Lou. Bon voyage.

Il hésita à faire une bise à Charlotte. Finalement, son petit visage pâli et fripé par les larmes l’en
dissuada. Il se contenta de lui caresser vaguement les cheveux.

Au revoir, oncle Lou, lui dit-elle d’un air absent. Et, heureux de s’échapper, il s’engagea dans
l’escalier.
Ah, j’oubliais ! dit-il à mi-hauteur : les cadeaux ! Dites à votre mère tout ce que vous souhaitez que
je vous ramène. Mais attention : ils ne vous seront remis que si j’apprends que tout s’est bien passé !
Allez, bonne nuit !

Lorsque Lou eut disparu, les enfants et Rébecca desservirent rapidement la table et se réunirent au
salon, devant la télé éteinte.
Charlotte s’était glissée dans les bras de sa mère pour un long et tendre câlin, comme elles ne s’en
étaient pas fait depuis très longtemps. Les Boys s’étaient assis aux pieds de leur mère et la regardaient.
Ce fut un moment très doux pour les Fennymore. Rébecca caressait et embrassait les cheveux de
Charlotte. Junior et Jeremiah souriaient.

Je ne serai pas longue, expliquait Rébecca. Je serai de retour dans deux jours, trois au maximum …
Ce ne sera pas trop long pour vous, mes enfants ?
Mais non, maman, répondit Junior. Tu n’as pas à t’inquiéter.
On restera travailler à la maison, avec Charlotte, dit Jeremiah.
Et puis le soir, on fermera tous les volets avec les barres, dit Junior.
Ouais ! même qu’on fera des rondes la nuit !
C’est bien, mes enfants, dit Rébecca. C’est très bien. Comme je suis tranquille à présent ! C’est vrai
que j’ai deux grands garçons. Presque des hommes, déjà !

Ils se sourirent avec bonheur.


T’inquiète pas, maman, déclara Charlotte dans le cou de sa mère. On s’occupe de tout, dit-elle avec
un air sérieux qui les fit tous éclater de rire.

Leur rire se calma, laissant s’installer le silence. Les deux garçons prirent chacun une main de leur
mère et ils restèrent longtemps ainsi, à goûter le bonheur enfui depuis quelques semaines, d’être
ensemble, unis et paisibles.
C’est Rébecca qui rompit le silence.

Je dois aller m’occuper de Lou, maintenant, mes enfants.


Oh oui, maman ! répondirent-ils tous en chœur.
Et n’oubliez pas de réfléchir à vos cadeaux ! Jeremiah secoua la tête, faisant voler ses longs
cheveux.

Junior sourit :

On n’a pas besoin de cadeaux. On a déjà tout ce qu’il nous faut.


Mais …
Je t’assure, maman, insista Junior. Nous n’avons besoin de rien.

Rébecca les embrassa longuement chacun, leur demanda de ne pas se coucher trop tard et s’engagea
dans l’escalier. Elle avait monté trois marches quand la voix de Junior l’appela :

Mom’ !

Elle se retourna. Ils étaient debout à côté de la table, tous les trois, le visage tourné vers elle.
Les grands yeux de Junior plongèrent dans ceux de sa mère et il lui dit :

On t’aime beaucoup, tu sais, Mom’.

Une vague d’affection et de tendresse monta au cœur de Rébecca et baigna ses yeux de larmes.

Mais moi aussi, je vous adore, les enfants, dit-elle.

Dans la chambre, les vêtements de Lou avaient disparu.


Il était occupé, penché sur des papiers, le visage sou cieux mais, remarqua-t-elle, sans aucune trace de
peine. À nouveau, elle admira sa force de caractère et sa rigueur. Lou ne voulait rien montrer de son
chagrin. Il refusait de leur faire subir son tourment, à elle et aux enfants.
Elle en était persuadée.
Quant à elle, elle avait dû bien changer. Elle que le spectacle d’un animal mort suffisait naguère à faire
pleurer !
La mort de Jodie, comme celle de Butcher, ne l’affectait qu’à travers son amant. À travers le chagrin
qu’elle croyait sentir dans le cœur de Lou.
Le couple diabolique n’était pas une grande perte, estimait-elle, deux individus monstrueux, animés de
désirs bestiaux, qui avaient dû être un très mauvais exemple pour Lou.
C’était un double obstacle qui disparaissait et laissait le champ libre à une nouvelle vie pour Lou. Elle
était de plus en plus fermement convaincue de l’intervention de la main divine dans cette double mort.
Maintenant, son jeune amant allait pouvoir changer, et se racheter.
Assise sur le lit, attendrie jusqu’au plus profond de son âme, elle s’abîma dans la contemplation du
jeune homme.
Il se livrait à un rapide examen des papiers d’identité du défunt révérend Jason Fennymore, tout en se
passant la main sur la barbe.
Ce n’était pas mal. Bien sûr, il ne pourrait pas prétendre avoir les cinquante-six ans annoncés sur le
passeport, mais la photo du barbu était mauvaise et pouvait lui ressembler, avec ses nouveaux poils qui
lui grattaient le visage.
Le passeport tiendrait le coup pour un contrôle de routine, il en était certain. Il examina d’un coup d’œil
à la glace son visage et en fut presque satisfait. La couleur blanche de sa barbe donnait quelques années
de plus à ses traits.
Seuls les cheveux, trop longs pour un vrai révérend, n’étaient pas dans la note.
Il glissa le passeport dans la grande sacoche de cuir, son seul bagage, qui contenait son million de
dollars. La paye des mineurs de Mount Isa, désormais entièrement à lui.
Il étala des feuilles de journaux devant la glace de l’armoire, adressa un sourire distrait à Rébecca qui
le dévorait des yeux, et se déshabilla sans se soucier d’elle. Il prit une paire de ciseaux et, la tête penchée
sur le côté, devant la glace, il commença à tailler dans la masse de ses cheveux blonds.
Il coupa ses belles mèches par brassées, sans pitié, s’acharna sur sa nuque et l’arrière de sa tête ; à la
recherche du look voulu. Quand il eut terminé, il avait la coupe courte, irrégulière, parsemée de trous, et
trop dégagée derrière les oreilles, des gens du coin. Des gens qui vivent dans la nature et se soucient peu
de leur apparence.
Il s’examina et fut satisfait.

J’ai l’air d’un con, se dit-il. C’est parfait !

Il alla prendre une douche et revint dans la chambre pour essayer le costume. Il éparpilla les affaires du
révérend, fouina, se livra à plusieurs essayages et finalement réussit à changer totalement son apparence.
Il avait une chemise blanche boutonnée jusqu’en haut, dont les manches dépassaient de celles de la
veste trop courte, en drap de laine marron. Un pantalon ample derrière et lui aussi trop court. Des
croquenots ridicules aux gros bouts carrés relevés par l’usure achevaient le tableau.
Il faillit éclater de rire en découvrant le parfait plouc dans la glace. Il était méconnaissable. Il
ressemblait à ces prêcheurs itinérants, étriqués et illuminés qui vont porter la bonne parole de bled en
bled.
« Il me faudrait une Bible et ce sera parfait, se dit-il. Aucun flic ne fera attention à moi. »
Il fit volte-face et se planta devant Rébecca, les pieds en canard, les bras ballants.

Comment me trouves-tu, chérie ?

La jeune femme joignit les mains devant sa poitrine. Son visage s’auréola d’un profond bonheur.
« Comme il est beau », s’extasia-t-elle.
« Beau » n’était pas exactement le mot pour exprimer ce qu’elle ressentait. Il semblait changé du tout au
tout, comme par miracle. Il n’avait jamais été aussi …
Comment dire ?
Aussi proche d’elle …
Ses pensées s’enflammèrent à nouveau.
« Chéri, oh mon chéri, se dit-elle, ne me quitte jamais ! Ne me laisse jamais loin de toi ou j’en
mourrai ! »
Elle plongea son regard dans celui de son jeune amant transformé et lui assura :

Tu n’as jamais été aussi beau, mon amour, appuyant ses dires d’un regard émerveillé.

Il hocha la tête, content de lui.

Parfait … Parfait …

Décidément, Rébecca avait autant de goût qu’une per ruche. Il se retint de rire et demanda le plus
sérieusement du monde :

Je serai très seul pendant toute cette attente. Je pensais en profiter pour m’occuper sainement l’esprit
et lire enfin cette Bible que je n’ai jamais eu l’occasion de consulter. Pourrais-tu me prêter celle de
ton mari ?

Ce qui n’était pour lui qu’un détail d’apparat acheva de transporter Rébecca.
Ça y était ! Elle en était sûre : Dieu étendait Sa main sur lui. Dieu avait compris comme elle que Lou
n’était pas, dans le tréfonds de son cœur, l’assassin et le pécheur que les drames l’avaient obligé à
devenir. Dieu lui offrait l’occasion de se racheter !
Comme elle était heureuse !
Oui, elle savait maintenant qu’il l’attendrait. Oui, elle le ramènerait ici et elle l’aiderait dans sa quête
du Pardon. Oui, elle sauverait son âme.
Elle courut à l’armoire et lui donna le Livre Saint, recouvert de cuir noir.
Lou ne se coucha pas, bien trop excité par le départ et l’aventure qui l’attendaient.
Il s’était assis dans la demi-obscurité, le visage pensif, se projetant dans la tête les détails de l’orgie de
plaisirs qu’il allait se taper dès qu’il serait en sécurité, avec son million de dollars.
Vers minuit, Rébecca, nue dans le lit, lui demanda d’une voix pleine d’espoir :

Tu ne viens pas te coucher, mon chéri ?

Il retint un claquement de langue agacé. Elle ne voyait pas qu’il pensait, non ?
Elle ne l’intéressait plus. Le corps de la jeune femme avait cessé de l’exciter. Il lui avait déjà tout fait,
et un nombre incalculable de fois.
« Marre de son cul … », se dit-il.
Les femmes étaient bien toutes les mêmes. Dès qu’elles ont sauté le pas, il n’y a rien d’autre qui compte
que l’appel de leur chatte. Celle-ci, déjà, ne respirait plus que par son corps.
Et puis Rébecca l’énervait. Il en avait assez de ses mines, de ses attitudes de dinde, de ses phrases
énamourées tirées de romans à trois sous. Elle avait pris la jouissance de son corps pour la révélation du
grand amour. La situation l’avait amusé, il en avait joué et abusé mais, à présent, il n’éprouvait plus que
l’envie de lui mettre des gifles.
« Lui donner une bonne volée, se disait-il. Ça serait la seule chose encore capable de me faire plaisir.
Histoire d’apprendre un peu plus la vie à ce cœur d’artichaut. »
Mais il devait faire encore preuve d’un peu de patience.

Non, ma chérie, répondit-il doucement. J’ai encore beaucoup de détails à régler, et puis … (il
poussa un long soupir, le regard au loin) pardonne-moi, ma belle, je suis bien trop triste pour cela.
CHAPITRE QUINZE

Ce fut un calvaire pour Rébecca de ne pas pleurer pendant qu’elle préparait le dernier café, aux
premières lueurs de l’aube. Pendant trois semaines, elle n’aurait plus à faire chauffer l’eau, à la faire
passer doucement dans le marc comme il aimait. Elle ne remplirait plus son bol, toujours le même …
Elle sentait confusément que ce petit déjeuner marquait la fin d’une époque. Au fond de son âme,
certainement, sans qu’elle en ait conscience, elle savait déjà que son bel amour se terminait là.

Ne pleure pas, ne pleure pas. Il t’a dit de ne pas pleurer. Il sera là dans trois semaines …

Lou était détendu. Elle l’avait même trouvé presque guilleret quand il l’avait réveillée, une heure plus
tôt, en tout cas serein et sans souci.
Il but son café, et claqua de la langue avec une satisfaction qui, à nouveau, serra la gorge de la jeune
femme.

Tu es prête, ma chérie ? et il sortit.

Les premières lueurs de l’aube éclaircissaient le ciel. Dans quelques minutes, il ferait totalement jour.
Ils se dirigèrent vers le hangar à voitures. Lou marchait devant, sans se presser.
Il en avait des bouffées de joie dans la poitrine. Enfin, c’était fini.
Il n’emportait que le strict minimum, la grande sacoche de cuir avec le pognon, les papiers et le M 16,
le fusil-mitrailleur d’assaut américain, dont le chargeur contenait quarante balles. Voilà qui clouerait sur
place tout problème venant à se présenter dans sa course vers la liberté. Il avait enterré toutes les autres
armes avec Jodie. Encore une fois, il ne laissait rien derrière lui. Arrivé au hangar, il prit le temps de se
retourner une dernière fois pour contempler l’endroit.
La maison. La pompe à essence. La grange où se trouvait l’atelier des gamins …
La Ferme d’Éden. La Ferme du Paradis.
« Tu parles ! » ricana-t-il intérieurement.
Il haussa imperceptiblement les épaules et entra sous le hangar.
Encore un épisode de sa vie qui se terminait. C’était bon. La jeune femme, les yeux rouges, le suivit à
l’intérieur.
Il ouvrit le coffre d’une des Toyota. Le break, modèle Hilux, la plus confortable de toutes. Il fourra le
sac à pognon à l’intérieur, puis alla à l’avant et glissa le M 16 par terre, collé contre le siège du
conducteur. Il le recouvrit de chiffons et s’installa au volant.

Monte, ma chérie !

Rébecca s’installa et étala sa grosse robe de coton beige, qu’il lui avait fait revêtir, sur ses genoux. Une
larme roulait sur la joue de la jeune femme et Lou se fendit d’un sourire.

Allons, chérie ! Tu sais bien que tu seras de retour dans deux jours. Le temps passera vite, tu verras.

Et il tourna la clé de contact.


Le moteur ne partit pas. Il n’y eut qu’un léger « Crric … crrric … criiiic … » de démarreur en panne.
Lou fronça les sourcils, joua machinalement avec les pédales et remit le contact.
« Crrrric … crric … »

Shit ! C’est pas possible ! Merde ! jura-t-il.

Il sauta de la voiture et ouvrit le capot. C’était un geste machinal pour lui. Il ne connaissait rien en
mécanique. Il se pencha, repéra une boîte ronde pleine de fils qui devait être le démarreur. Il tapa dessus,
fit rejouer la clé de contact, sans plus de succès.
« Criic … »

Shit !

Il se tourna vers Rébecca et lui sourit.

Eh bien, voilà un voyage qui commence bien, tu ne trouves pas ? C’est dommage, c’était la meilleure
voiture !

Les autres véhicules étaient des tout-terrain à quatre roues motrices, idéaux pour le Bush, mais
inconfortables pour faire de la route. Ils avaient à parcourir 1 200 kilo mètres jusqu’à Brisbane. À bord
d’une jeep, ce ne serait pas une partie de plaisir. Il n’y avait même pas l’air conditionné dans ces
caisses !
Il monta dans une des deux pick-ups, et fouina dans le trousseau pour trouver la clé.
Il faillit arracher le volant quand le contact ne se fit pas.
Pas un bruit. Le moteur était complètement mort. La batterie ou quelque chose.
Un sifflement monta dans sa tête.
Fébrilement, avec un début d’affolement, il essaya tour à tour chaque voiture, même la dépanneuse.
Aucune ne marchait.
Le sifflement se fit aigu et insupportable dans sa tête. C’était anormal. Son instinct lui criait le danger.
Tout était anormal depuis longtemps …
Et l’évidence, tout à coup, lui fouetta le cerveau.
Les enfants !
Sa bouche se tordit dans un horrible rictus de haine. Un visage de monstre et de tueur qui glaça le sang
de Rébecca. Tout avait été organisé par les enfants ! C’étaient LES ENFANTS !
Rébecca le regardait, immobile, l’air stupéfait, plantée sans réaction au milieu du garage. Ébahie, elle
vit Lou, la face déformée par la colère, se précipiter dans la Hilux, arracher le M 16 sous les chiffons, et
s’emplir fébrilement les poches de gros chargeurs.
Puis il fondit sur elle.

Sale pute ! lui cracha-t-il. T’étais de mèche avec tes enfants, salope !
Une terrible gifle, du plat de la main, la fit gicler en arrière.

Pouffiasse ! T’es avec tes petits, hein, salope ?

Une autre gifle envoya Rébecca à terre, secouée de gros sanglots.

Chéri … Lou … Non … Chéri ! …

Il se mit à la cogner du pied dans le ventre.

Chéri ? C’est moi, ton chéri ? Tiens, grosse pute ! Tiens ! Tu m’aimes, hein ? Je suis ton grand chéri,
hein ? Salope ! SALOOOOOOPE !

Il hurlait, hors de lui.


La jeune femme s’était recroquevillée à terre, l’esprit vide, cherchant à protéger son ventre et son
visage.
Il empoigna ses cheveux et la tira en arrière, la forçant à se relever. D’une secousse, il la coinça contre
lui, le cou maintenu par son avant-bras, le serrant à l’étrangler.

Ferme ta gueule ! Je vais les écraser, tes morveux ! Je vais les enculer et puis je vais te les faire
bouffer ! gronda-t-il.

Il enfonça le canon du M 16 dans le sein de Rébecca et sortit du hangar.


En face, à cinquante mètres, dans l’espace déjà écrasé par le soleil, la maison semblait le regarder.
Les petits enfoirés devaient être là-bas, à le guetter.
Il serra plus fort Rébecca contre lui et avança de quelques pas. Il se mit à hurler en direction de la
baraque.

Les enfants ! Montrez-vous ou je tue votre putain de mère !

Il avança encore, traînant une Rébecca aux limites de l’évanouissement, telle une poupée désarticulée.

MONTREZ-vous, FILS DE PUTE !

Le soleil l’éblouissait. Il était seul dans ce vaste espace dégagé, avançant de cinq mètres en cinq
mètres.

JE LA TUE ! vous ENTENDEZ ?

Mais rien ne lui répondait que ce silence épais et infini du désert. Pas le moindre souffle. Il n’y avait
que ses propres hurlements, qui semblaient rebondir dans le Bush.
Rien ne réagissait à ses menaces. Voir leur mère en danger aurait dû les inciter à faire quelque chose,
pour tant.
« Et s’ils étaient partis ? » se mit-il à douter.
Il ne se souvenait pas avoir remarqué les motos dans le hangar. S’ils étaient partis pendant la nuit, vers
la ville, chercher la police, en l’immobilisant ici ?
Il poussa la femme devant lui et arriva rapidement à la porte de la cuisine, qu’il fît voler d’un coup de
botte.

J’arrive, les enfants ! j’arrive avec votre maman !

Et il entra dans la pièce, prêt à ouvrir le feu sur tout ce qui pouvait bouger.
Ce qui l’y attendait le fit gronder de rage.
Sur le mur, en face de lui, était épinglée une grande banderole, comme celles que l’on déploie aux
célébrations religieuses et qui disent « MERRY CHRISTMAS » ou « JÉSUS EST AVEC NOUS ».
Celle-là, sur deux mètres de long, en lettres soigneuse ment découpées dans un joli papier doré, lui
disait :

LOU DAVIES SUPPO DU DÉMON ASSASSIN DE NOTRE PÈRE BUTCHER ÉTAIT UN COCHON SALE NOUS LUI AVON
FAIS PRENDRE UN BAIN JODDI ÉTAIT UN RAT POURI NOUS LUI AVON FAIS BOIR DE LA MORT AUX RATS TOI
TU ES UN ESCLAVE DU DIABLE TU MOURA DANS LES FLAMES DE L’ENFER

C’était signé à l’encre, en grosses lettres maladroites, JASON, JÉRÉMIAH et CHARLOTTE FENNYMORE.

C’était donc bien eux !


Une vague de haine inhumaine submergea Lou. Il hurla de colère et s’acharna à grands coups sur
Rébecca. Elle le contemplait de ses grands yeux, muette d’horreur. Un filet de sang coulait de sa bouche.
Il finit par l’assommer d’un énorme coup de poing sur la nuque et repoussa son corps inanimé du pied
après une hésitation. Seul le fait qu’elle pouvait encore lui être utile l’empêcha de lui tirer dessus.
Il aurait encore besoin d’elle après avoir supprimé les mioches.
En un clin d’œil, Lou Davies se prépara à tuer. Ses mains vérifièrent machinalement les chargeurs. Son
pouce plaça la détente du M16 sur la position « rafale ». Ses yeux rétrécirent et tout son corps sembla
prendre une souplesse nouvelle.
Il redevint le fauve. Le chasseur. Tous ses sens en alerte.
Il attrapa à la volée une chaise qu’il maintint en position de protection, bras tendu devant lui, pour
pénétrer dans le salon. Là, il bondit derrière un des grands fauteuils. Le canon du fusil-mitrailleur passa
rapidement, méthodique ment, la pièce en revue.
La table. Le coin télé. La porte donnant sur l’extérieur.
Rien. Les enfants n’étaient pas là.
Il courut à la porte et inspecta rapidement le préau et la chambre de Grandma, mais rien n’avait bougé
depuis longtemps dans ce coin-là. Il sentait que ses ennemis l’attendaient ailleurs.
« Dans leur chambre, bien sûr ! »
Il monta l’escalier avec la prudence nécessaire et pénétra en trombe dans la chambre, le fusil-
mitrailleur prêt à cracher la mort.
Rien. Trois lits vides. Le lapin bleu qu’il avait acheté à la petite salope le regardait.
Il vérifia toutes les chambres, les placards, son armoire.
Rien ! Rien ! et encore rien !
Lou se rendit compte qu’il ruisselait de sueur.
Le sifflement ne s’arrêtait pas dans sa tête.
La peur commençait son travail.
Il dut s’arrêter, s’appuyer contre un mur et se contraindre à rester de marbre.

Du calme ! Du calme ! se répétait-il. Ce ne sont que des enfants …

Il avait déjà eu des adversaires bien pires. Il n’y avait là que des gamins, des petits farceurs qui
s’amusaient à mettre des messages au mur.
Ils avaient épingle leur papier pendant qu’il essayait de faire démarrer la voiture. Par conséquent, ils
étaient toujours là. Il n’y avait eu aucun bruit de moto ou autres. C’était déjà un point positif. Ils n’étaient
pas partis chercher la police.
Et ils l’attendaient. Trois petits mioches naïfs qui croyaient pouvoir le défier, lui, 1’ « Ange Noir », le
copain de la mort.
Quand il les trouverait … !
Par la fenêtre le regard du tueur se posa sur le dernier bâtiment de la ferme.
L’atelier. La grange où ils bricolaient tous les soirs.
Un sourire de démon fendit le visage de Davies. Il sut que les enfants étaient là.
Et qu’ils l’attendaient.
Il ricana, seul dans le silence.
Il n’allait pas les faire attendre plus longtemps …
Les quelque cent mètres qui séparaient la maison de l’atelier étaient pilonnés par le soleil. De la sueur
coulait sur le visage de Lou et venait piquer ses yeux. Devant lui, les contours de la grange tremblaient
sous la réverbération. La lucarne, en haut, formait un rectangle noir.
Le tueur avançait pas à pas, le doigt crispé sur la détente, l’arme à la hanche. Tous ses sens étaient aux
aguets. Il sondait le silence, cherchant à capter un bruit, un souffle qui aurait été une indication.
Petit à petit, la grange se rapprochait.
En haut, dans l’obscurité de la lucarne, les enfants l’attendaient.

Il arrive ! chuchota Junior.

Les deux autres se recroquevillèrent. Charlotte serrait contre son cœur le magnétophone à cassettes de
son frère aîné.
Junior se sentait d’un calme souverain, dans l’ombre de la lucarne, surplombant la silhouette du bandit
qui progressait vers eux.
Pour Junior Fennymore, c’était le dernier acte. Le moment ultime pour ce garçon qui, dès la première
nuit après la mort de son père, n’avait pensé, agi et lutté que pour la vengeance. Depuis la nuit du serment
solennel, cela avait été un combat de tous les instants.
C’était Junior qui avait décidé que la meilleure solution était la ruse. C’était lui qui avait réglé les
détails de l’apparente soumission aux bandits.

Ils nous prennent pour des culs-terreux abrutis, avait-il expliqué. Laissons-les y croire. Plus nous
aurons l’air bête, moins ils se méfieront.

C’était Junior qui avait inventé le coup du cerf-volant, et qui en avait guidé l’exécution point par point.
Les caprices de Charlotte, les premiers accrochages du jouet dans les toits …
C’était Junior qui avait poussé le gros porc dans le puits. Sans aucune difficulté. Butcher ne l’avait pas
entendu venir. Il avait poussé un grand coup, y mettant toutes ses forces, puis ils l’avaient laissé couiner
dans l’eau jusqu’à ce qu’il se noie.
L’empoisonnement de la femme, avec la mort-aux-rats dans le café, lui laissait un souvenir désagréable.
Il ne pouvait y repenser qu’avec dégoût, en se souvenant du trou qu’elle lui avait fait toucher, gluant et
dégoûtant.
Mais il n’éprouvait absolument aucun remords, aucun regret d’aucune sorte. Bien au contraire, il était
fier. Fier de son frère et de sa sœur, qui avaient agi avec sang-froid et intelligence tout au long de ces
jours. Fier de lui-même, Jason Fennymore, qui ne s’appellerait plus jamais Junior. Il avait assumé son
rôle d’aîné et de maître de la Ferme d’Eden comme c’était son devoir.
Bientôt, la paix régnerait à nouveau sur l’exploitation que ses pères avaient fondée.
C’était sa mission et il l’avait remplie.
Alors qu’il regardait son dernier ennemi s’avancer vers le piège, ces pensées amplifiées par
l’enthousiasme juvénile, lui mettaient de la joie au cœur.
Après le machiavélisme dont ils avaient fait preuve et les rôles qu’ils avaient dû jouer pour abattre le
Gros et la prostituée, l’exécution de celui qui s’amenait allait être la plus facile des trois. Il n’avait plus
une seule chance d’en réchapper.
Le tuer allait être un jeu d’enfant.
Pour le gamin, c’était un moment intense et il le savourait pleinement.
Lou avançait toujours, aux aguets, les nerfs tendus à crier. Il savait. Il était sûr que quelque chose
l’attendait là.
Les paumes de ses mains, serrées sur le métal de l’arme, étaient moites et glissantes.
Le silence du désert était presque palpable autour de lui.
Un pas. Encore un pas.
Junior serra plus fort la crosse de son pistolet.

Avance, marmonna-t-il. Viens par ici, assassin.

La silhouette était à moins de trente mètres, main tenant.


Approche, assassin de mon père, grinçait Junior, le gros colt 45 brandi à deux mains devant lui, la
mire ne quittant pas le bandit.

Récupérer ce colt sur le corps de Butcher avait été la tâche la plus compliquée et la plus périlleuse de
tout le plan. C’était Junior lui-même qui était descendu, à l’aide d’une corde, dans le trou noir, à quarante
mètres en dessous du sol. Il en était sorti en vainqueur, sous les rires de joie de sa sœur et les claques sur
les épaules de son cadet.
Oui, ce jour-là, il était définitivement devenu le héros de la Ferme d’Eden.
Il avait démonté et nettoyé le gros pistolet chromé, mouillé par son plongeon dans le puits. Il y avait
passé des nuits entières de veille. La nuit précédente, il l’avait graissé avec soin, afin d’être sûr de son
coup. L’arme était luisante et poisseuse de l’huile de moteur qu’il avait utilisée.

Avance, continuait-il à marmonner. Assassin, approche-toi.

Junior, comme tous les Landers habitués à chasser dès leur plus jeune âge, était un excellent tireur.
Mais il était plus accoutumé au fusil et se doutait qu’avec cette arme de main, il devrait attendre que la
cible soit très proche pour mettre dans le mille à coup sûr.
Enfin, le bandit fut à quinze mètres.
Junior tira.
La détonation tonna dans le grand silence.
La balle fit voler le genou de Lou qui s’affala de tout son long dans la poussière, privé de son équilibre.
Dans le noir de la grange, les trois Fennymore se repliaient rapidement, furtifs, en ordre.
D’instinct, Lou avait roulé sur lui-même. Il resta étourdi une fraction de seconde. Une rage meurtrière
déferla sur lui et il se mit à tirer comme un fou sur la façade de la grange, visant la lucarne noire du haut,
d’où était parti le coup.
Pendant deux bonnes minutes, dans un fracas d’enfer, il cribla les murs de balles, faisant gicler des
éclats de bois, hurlant des cris sauvages, l’oreille bouchée par le crépite ment monstrueux du fusil-
mitrailleur.
Un chargeur complet y passa.
Il le jeta au loin et en enclencha un deuxième dans la culasse, puis se retourna sur le dos pour voir sa
jambe.
La balle avait fait un trou énorme. Sa jambe était presque sectionnée. Lou se rendit immédiatement
compte que ça ne se réparerait pas. Il allait rester infirme pour le restant de ses jours.
Une fureur froide s’empara de lui.
Il planta un coude dans le sol. Puis l’autre. Il tira sur le fusil-mitrailleur, puis sur sa jambe blessée. Un
autre coude, le fusil, sa jambe.
Ces salopards avaient une arme. Un colt 45. C’était le flingue de Butcher. Comment ces enculés
avaient-ils fait pour le récupérer ?
Un coude. Un autre. Il progressait trente centimètres par trente centimètres, le dos raidi par la peur de
recevoir une balle entre les deux omoplates. Son genou pulvérisé lui envoyait des ondes de douleur
insupportables. Seule la rage glaciale qui était entrée en lui l’aidait à avancer. Avancer encore vers la
grange.
Un coude. Le fusil.
Il parvint enfin à la porte, hors d’haleine, les coudes en sang, sa blessure recouverte de poussière, un
goût de terre dans la bouche.
Il prit appui sur le mur et réussit à s’asseoir. Avec le canon du fusil, il poussa sur la porte, qui s’ouvrit
sans difficulté.
Personne. Il voyait distinctement les machines et l’établi. Les enfoirés devaient être de l’autre côté.
Sa mémoire visualisait parfaitement la salle. Du côté opposé à celui qu’il voyait, il y avait cet escalier
de bois qui menait à la mezzanine, là-haut, à la lucarne.
C’est là qu’ils étaient.
Pourquoi ne l’avaient-ils pas descendu pendant qu’il rampait. Peut-être ne possédaient-ils qu’une
balle ?
Non. Raisonnement ridicule. S’ils avaient réussi à voler le flingue, il n’y avait aucune raison pour
qu’ils ne possèdent pas au moins un chargeur entier. Butch ne se baladait pas avec des pétards vides.
Il les avait sûrement touchés, avec sa longue rafale de tout à l’heure : quarante balles qui traversent les
murs, ça fait des dégâts …
Ou alors, c’était encore une nouvelle ruse !
Il prit une inspiration et, hurlant, se propulsa à l’intérieur de l’atelier de sa seule jambe valide. Il
progressa à une vitesse fulgurante, buta sur un pied de l’établi, au milieu de la pièce, se redressa et, le
fusil au-dessus de lui, il arrosa la mezzanine en beuglant.
À nouveau, le bois vola.
En haut, à droite, toutes les étagères semblèrent exploser. Les outils et les boîtes s’envolèrent. À
gauche, la grosse scie électrique tressauta sous les impacts. Des balles ricochèrent avec des sifflements
aigus.
Lou s’arrêta à mi-chargeur, essoufflé, la gorge en feu d’avoir crié si fort.

Où sont-ils ? bordel de merde !

Il n’y avait personne dans ce putain d’atelier !


Il repéra vite une petite planche carrée en bas du mur du fond, à ras de terre. Elle était encadrée de
lumière brillante, signe qu’elle masquait un trou.
Ces salopards s’étaient repliés.
Son cœur se glaça. En professionnel de la violence, il comprit que les gamins jouaient avec lui. C’était
intentionnellement qu’ils ne l’avaient pas tué dehors, comme ils en avaient la possibilité.
Ils s’amusaient.
Ils voulaient le faire souffrir.
Sa jambe blessée faisait un angle droit, ridicule, avec le pied dans le mauvais sens. Il la remit
d’aplomb en gémissant de douleur.
Le trou, large comme la paume de la main, était envahi par la terre et les cailloux. Les chairs étaient
violettes, déchiquetées avec des bouts de choses blanches. Il ne voulait même pas savoir ce que c’était.
Du sang commençait à s’étaler par terre. Les mouches bourdonnaient déjà autour.
Le sifflement dans sa tête se fit douloureux. La peur !
Pour la première fois de sa vie, Lou Davies connut la peur. De la sueur poisseuse dégoulinait sur son
corps. Sa respiration était comprimée. Il se rendit compte que le fusil tressautait. Ses mains tremblaient
sans qu’il pût les contrôler. Puis ce furent ses mâchoires.
Il claquait des dents, tout son corps était secoué par des spasmes de peur. Dans son cerveau en proie à
la panique, la toute dernière force de sa volonté lui criait de se reprendre et de se calmer.
Des gamins … Rien que des enfants.
Il se força à retrouver l’esprit clair, malgré la peur, malgré sa jambe broyée qui l’immobilisait. Il
inspira de tous ses poumons. Largement. Une fois. Deux fois.
L’air s’était chargé d’odeurs d’alcool, du vernis à bois ou quelque chose de ce genre. Il avait dû casser
des flacons en tirant.
Ça sentait fort. Comme ces produits étaient acres ! Ça irritait la gorge, c’était fort comme de l’essence.
De l’essence ! Son corps se glaça.
Dehors, Junior avait saisi la première des boules de laine brute, épaisse comme de l’étoupe, qu’ils
avaient confectionnées pendant ces derniers jours. Des boules grosses comme le poing que Charlotte
avait joliment ficelées sur des pointes de bois. Ils les avaient baptisées grenades.
Junior se baissa et la trempa dans le dernier des huit seaux d’essence dont il avait arrosé les murs.
Quand elle fut bien imbibée, il l’alluma avec le Zippo de son père.
Il lança la « grenade » dans l’atelier.
Au même moment, Jeremiah enclencha une cassette dans le magnétophone et appuya la touche « Play ».

Vas-y, Daddy ! lança-t-il.

À l’intérieur du piège, Lou Davies se maudissait d’avoir encore une fois compris trop tard.
Il avait perdu beaucoup de forces. Le sang ruisselait maintenant sur le sol. Il eut un mouvement pour
ramper.
La première boule de feu de Junior atterrit dans l’atelier.
Puis, très vite, deux, trois, cinq, sept, qui roulèrent sur le plancher, dans toutes les directions, suivies de
sillages de feu.
Alors la voix du révérend s’éleva, tonnante, derrière le rideau de flammes qui entourait Lou.

Car mes frères, il n’y a que le Bien et le Mal et le Bien n’aura que les armes du Mal pour combattre
Satan …

La voix de Fennymore cloua le tueur sur place.


Le Mal n’est pas la voix de Dieu ! Qu’ils tremblent, ceux qui cèdent à la voix du mal, à la voix du
péché ! à la voix du diable ! …

Lou, épuisé sous les coups répétés, faiblissait. Sa peau brûlait. Autour de lui, des flacons explosaient.
La douleur de la brûlure se fit intense.
La voix grondait, pleine de colère. Exaltée, elle prononçait le plus beau des sermons de Jason
Fennymore.

Seul l’Enfer attend ceux qui sont la proie du Mal. Et nous aussi, dans nos foyers, dans notre vie, nous
ferons que le Mal périsse dans les flammes …

La raison de Lou Davies se désagrégea. Un court instant il crut que le révérend était vraiment là. Il sut
qu’il allait mourir d’une fin atroce et se mit à hurler de toutes ses dernières forces.
La grange s’embrasa d’un seul coup, avec un grand souffle. Lou se retrouva dans un univers de flammes.
Rébecca arriva en courant, bien plus tard. Elle contempla ses enfants, assis devant l’immense tas de
braises et de restes noircis. Depuis un moment déjà, la grange s’était effondrée.
Elle comprit immédiatement et leva les deux bras vers le désastre, éperdue.
ÉPILOGUE

Les Fennymore avaient pris du temps pour eux. Trois jours exactement.
Trois jours pour se retrouver. Pour nettoyer la maison de ses souillures. Pour déterrer les corps de
Jason et Grandma, et leur établir une sépulture, près des Victoria Rocks. Trois jours pour prier Dieu et
faire disparaître de la Ferme d’Eden toute trace des démons qui étaient venus la déranger.
Après que tout eut été purifié, Rébecca Fennymore informa par radio le lieutenant Jud Zermatt, de la
police de Mullia.
La police était arrivée dans un grand déploiement d’hommes et de matériel. Plusieurs dizaines de
voitures venues de Clumberry et de Mount Isa, et trois hélicoptères Huey bleu et blanc, qui s’étaient
posés dans de gros nuages de poussière devant la ferme.
L’un d’eux transportait Sir Edgar Hockwell, directeur général de la police du Queensland.
À la demande expresse de Mme Rébecca Fennymore, aucun journaliste n’avait été informé.
Les policiers s’étaient répandus partout dans la Ferme d’Eden, fouillant les hangars, inspectant les
débris noirâtres de la grange et la jeep du gang.
Une de leurs Range Rover bleu et blanc était partie, sur les indications de Rébecca et des enfants, pour
récupérer les corps de Butcher et Jodie.
L’un des Huey, posé comme un insecte de métal sur la terre rouge du Bush, les pales animées d’un lent
tournoie ment, se préparait à survoler les abords de la Donahue Highway, pour repérer l’épave de la
voiture du vieux Ned. L’air brûlant retentissait des bruits de rotors et des voix dans les haut-parleurs.
Dans l’austère salon, d’une propreté irréprochable, la belle Mme Fennymore, vêtue d’une stricte et
longue robe racontait son histoire, pour ce qui devait être la dixième fois.
Seuls assistaient à cette déposition Sir Edgar Hockwell, chef de la police, et le lieutenant Jud Zermatt,
de Mullia.
Hockwell était un colosse, qui régnait sur toutes les forces de sécurité du Queensland depuis six ans.
Brun, les cheveux courts, le visage carré, des yeux cernés de travailleur acharné, mobiles et intelligents.
Il portait un costume gris et des chaussures vernies de citadin et, s’il ne transpirait pas beaucoup, il
souffrait néanmoins de la chaleur.
La jeune femme l’étonnait.
Elle n’avait eu aucun de ces signes d’agacement ou de nervosité, naturels chez un individu à qui on
demande de répéter plusieurs fois sa version des faits.
Elle avait même déclaré que ça ne la dérangeait nulle ment et qu’il fallait aider la police.
« Quel calme, se disait Sir Hockwell, une maîtrise remarquable après les chocs successifs qu’elle a
subis. »
Rébecca avait tout raconté. La vérité entière.
Elle avait simplement omis son histoire amoureuse avec Lou.
Elle considérait que cela faisait partie à jamais de ses secrets intimes, de sa vie personnelle. Ni elle ni
les enfants n’en parleraient jamais.
Et Sir Hockwell sentait qu’il y avait une ombre dans le récit de Rébecca. On ne trompe pas un
professionnel de la police, arrivé au sommet après une brillante carrière. Il savait qu’il manquait quelque
chose au scénario de l’affaire.
Pour le reste, il était entièrement convaincu. La jeune femme en noir lui avait dit l’entière et incroyable
vérité. Le gang de tueurs le plus fameux de l’Australie ces vingt dernières années, recordman absolu des
attaques à main armée, qui avait échappé à toutes les polices des États australiens, parmi les plus
efficaces du monde, avait été abattu par cette famille isolée, éloignée de tout, sans moyen de défense.
Dès cet instant, Sir Hockwell était décidé à officialiser une version plausible de l’affaire, qui ne
dérangerait en rien la vie future de la Ferme d’Eden. Rien ne serait livré à la presse et les Fennymore
conserveraient leur tranquillité. C’était bien peu de choses par rapport au service rendu à l’humanité.
Considérant que le travail était terminé, il consentit à reconnaître qu’il avait chaud et demanda une
bière. Rébecca s’excusa de ne pas avoir d’alcool à la maison et lui servit un grand verre de thé glacé,
amer et délicieux.
Il regarda le salon autour de lui, en remarqua la netteté et l’austérité. Il admira la splendeur de
l’escalier en bois de santal. Il s’attarda sur la grande photo du révérend Jason Fennymore au-dessus de la
grande table familiale.
Il jeta un coup d’œil à cet immense espace, effrayant et écrasant qui s’étendait là, tout de suite après la
petite fenêtre. Il distingua les longs traits noirs des sillons d’asperges.
« Quel courage il faut pour vivre et travailler dans ce désert ! pensa-t-il. Quels sacrifices s’imposent
ces gens ! »
Il se sentit envahi d’un sentiment admiratif en regardant cette femme qu’il avait devant lui, sereine et
pleine de force, décidée à ne jamais quitter la terre sur laquelle les Fennymore travaillaient depuis
soixante ans.
« C’est ici que sont nos racines, se dit-il. Dans ce salon, dans ces champs au loin, dans le courage de
cette femme. Ce sont ces gens qui ont fait de l’Australie ce qu’est l’Australie ! »
Rébecca s’était postée, rêveuse, à l’une des fenêtres, regardant les hélicoptères et ses enfants qui
jouaient autour.
Ce fut le moment que choisit Jud Zermatt, qui s’était tenu à l’écart afin de laisser officier Sir Rockwell,
pour se rapprocher d’elle.

Rébecca, lui demanda-t-il. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas cet argent ?

Rébecca tourna les yeux vers lui.


Jud Zermatt était un policier sans reproche, en passe de devenir, à trente ans, le chef du comté de
Mullia.
Il était grand et bien bâti, les cheveux clairs, sanglé dans sa chemise d’officier, les chaussettes blanches
impeccable ment tirées, le pli du short rigide, un énorme holster à la ceinture.

Il s’agit de 50 000 dollars, Rébecca. Je me permets d’insister …

La tête de chacun des membres du gang avait été mise à prix par l’État du Queensland. Le total des trois
primes représentait une petite fortune.
Non, Jud, fit Rébecca.

Jud fut sensible à l’éclat de ses grands yeux bleus, limpides comme les eaux d’un lac de montagne et il
les trouva merveilleux. Les Zermatt dont Jud était le fils cadet tenaient une ferme à soixante kilomètres.
En tant que plus proches voisins, ils se rencontraient de temps en temps, et Jud connaissait Rébecca
depuis son mariage.
Il avait toujours été impressionné par la jeune femme. Ce jour-là, en la regardant, il fut saisi de la même
admiration. Elle se tenait face à la fenêtre. La lumière, adoucie par la moustiquaire, nimbait son visage.
Sa nuque, longue et gracieuse était légèrement penchée en avant, dans une attitude de douceur.
« Quel être magnifique », se dit Jud.
Pour lui, elle était un symbole. Elle était la perfection des femmes de ce pays, les femmes des
pionniers. Rébecca était l’idéal de la compagne d’un Lander.
Jud ne lui avait jamais parlé, autrement que pour les civilités courantes ou les affaires de religion.
Rébecca avait épousé très jeune le révérend Fennymore, avant que Jud Zermatt ne songeât aux femmes,
même en rêve.
Pourtant ils étaient sensiblement du même âge.

Rébecca, cet argent pourrait vous être utile, à vous et à la Station. Vous allez vous retrouver seule,
maintenant. Il me semble …
Non, Jud, dit Rébecca, doucement et fermement. Je n’en veux pas. D’abord nous désirons que rien
de ce qui a eu trait à ces monstres ne subsiste dans la maison. D’autre part, je ne suis pas seule, Jud.
J’ai mes enfants avec moi.

Et elle tourna le regard vers la fenêtre.


Jud regarda à l’extérieur et vit les enfants. Charlotte riait aux éclats, un casque radio, que lui avait prêté
un officier, sur la tête. Elle sautillait et tapait du pied. Les deux garçons couraient autour des hélicoptères,
collaient leur nez aux vitres de la cabine et se poursuivaient en riant.
Ils étaient costauds. Et sains dans leurs shorts, les pieds nus sur la terre dure.

C’est vrai, dit-il. Ce sont de vrais petits hommes.

CIZIA ZYKË
à Alice Springs,
Australie,
janvier 1988.
Du même auteur
Disponibles en numérique

Œuvres autobiographiques :

ORO
SAHARA
PARODIE

Romans :

FIÈVRES
PARANOÏA

TUAN CHARLIE tome 1 MALÉFICES


TUAN CHARLIE tome 2 OPIUM
TUAN CHARLIE tome 3 DUST
TUAN CHARLIE tome 4 ENFERS
BUFFET CAMPAGNARD
LA FERME D’EDEN
HISTOIRES DE FOUS
ALIXE
AMSTERDAM ZOMBIE
LES AIGLES
BLASPHÈMES
LA RÉVOLTE D’AMADEUS JONES
AU NOM DU PÈRE Tome 1
REQUIEM Tome 2
RÉDEMPTION Tome 3
À propos de l’auteur

Fils d’un légionnaire français d’origine albanaise et d’une mère grecque, Cizia Zykë passe son enfance
à Taroudant dans le sud du Maroc. Sa famille s’installe à Bordeaux lorsque le Maroc gagne son
indépendance en 1956.
L’adolescence de Zykë est mouvementée. Ses activités au sein d’un gang de jeunes délinquants lui
valent de nombreux ennuis judiciaires, dont deux séjours à la prison du château du Hâ. Il décide de quitter
la France à l’âge de dix-sept ans. Les autorités refusent cependant de lui délivrer un passeport, ce qui
pousse Zykë à s’engager dans la Légion étrangère lors de la Guerre des Six Jours. Hélas, son rêve de
partir de la France à tout prix est détruit lorsque son contingent est dissous après seulement trois mois.
Zykë parvient finalement à obtenir un passeport en 1967 et part rejoindre son grand-père installé en
Argentine. Pendant les trois années qu’il passera en Amérique du Sud, il acquiert une fortune
considérable (dans le commerce d’objets d’art précolombien) et une passion immodérée pour les jeux de
hasard.
Zykë s’installe à Toronto en octobre 1970. Il y prend la direction d’un restaurant italien, puis se
spécialise dans l’organisation de jeux de hasard clandestins et dans la récupération forcée de dettes.
Survivant de justesse à une tentative d’assassinat par le chef d’un gang rival, Zykë se réfugie en Suisse en
1973.
Amateur de drogues, il voyage souvent à Amsterdam pendant cette période-là pour se procurer des
produits stupéfiants. Après une overdose d’héroïne, il décide de partir en Afrique du Nord où il finit par
organiser un commerce extrêmement lucratif de véhicules d’occasion. Malgré la corruption omniprésente
qui lui facilite ses transactions pas toujours légales, il est finalement arrêté à Bamako, Mali en 1975 et
confronté à une longue liste de chefs d’accusation. Il obtient avec difficulté une libération sous caution et
en profite pour quitter l’Afrique en catastrophe.
Pendant les trois années suivantes, Zykë et sa compagne parcourent les Caraïbes. Leur fils naît en 1978,
mais meurt subitement à l’âge d’un an seulement. Le couple, atterré par cette tragédie, plonge dans la vie
nocturne des casinos de Hong Kong et de Macao et échoue sans un rond au Costa Rica en 1980.

Intéressé par les histoires de chercheurs d’or vivant illégalement dans la réserve naturelle de
Corcovado, sur la péninsule d’Osa, Zykë s’associe à plusieurs d’entre eux et réussit après un certain
temps à fonder un holding légal cette fois d’exploitation d’or à grande échelle. L’impact
environnemental de sa mine et les relations difficiles qu’il entretient avec la population et la classe
politique locales finissent cependant par entraîner sa chute en 1983.

Menacé de longues années de prison, il s’enfuit vers le Panama en emportant sur lui trois kilos d’or.
De retour en France, il écrit « Oro », qui relate ses aventures au Costa Rica, et le publie en 1985. Il
publie « Sahara » (sur ses aventures en Afrique du Nord) et « Parodie » (sur son séjour au Canada), qui
compléteront sa trilogie autobiographique, en 1986 et 1987. Ces trois livres ont été traduits en plusieurs
langues et restent encore aujourd’hui ses œuvres les plus célèbres. Zykë y offre une perspective insolite
et humoristique sur les pays où il a vécu et sur ses sempiternels ennuis judiciaires. Zykë affirme que tous
les évènements qu’il a décrits dans Oro, Sahara et Parodie sont « rigoureusement authentiques ».
Jusqu’en 1991, Zykë vit en Thaïlande, où il s’entraîne à la boxe thaïe, et en Australie, où il gère à
nouveau une mine d’or. Il sera suivi en Australie par une équipe de télévision française. Le reportage
« Cizia Zykë, gentilhomme de fortune », réalisé par Dominique Martial, est diffusé pour la première fois
en 1987. Pendant tout son séjour en Asie du Sud-Est, Zykë continue à publier régulièrement des romans,
de fiction cette fois, dont aucun n’a cependant réussi à répéter le succès commercial d’Oro qui fut un
best-seller. Cette célèbre aventure de la Péninsule d’Osa parut en bande dessinée en 1992 sous les coups
de crayon d’Yves Bordes, mais seul le premier tome fut publié.

En 1991, Zykë retourne en France et se prépare à visiter l’Albanie, pays d’origine de son père, qui
vit à cette époque le chaos qui a suivi la chute du régime communiste. Zykë y passe trois ans. Le fruit
de son séjour en Albanie se constitue de quatre romans Les Aigles, Au nom du père, Requiem et
Rédemption –, et du film documentaire Kanoun, qu’il réalise avec Piro Milkani et, pour le récit,
avec la participation du cinéaste et écrivain Dominique Martial.

En 2007, deux récits extraits du recueil de nouvelles « Histoires de fous » paraissent chez Talking
Book : « L’Ogre », narré par Philippe Murgier et Hugo David, puis, toujours sous ce format, « Tu veux
jouer avec moi ? », narré par Marie Clément, Hugo David, Leïla Baktiar, Guylène Ouvrard et Esmeralda
Nunez.
En 2008-2009, Cizia Zykë se trouve en Guyane, il y prépare la sortie d’un nouvel ouvrage
autobiographique dont le titre est « Oro and Co. ». Ce récit retrace son parcours depuis 1984, lorsqu’il
quitte le Costa Rica, jusqu’à nos jours pour sa dernière aventure parmi les orpailleurs clandestins. Il y
explore la frontière Surinamienne avec le projet de construire sa propre ville, zone de plaisir et casino
flottant, avec statue de sa personne pour passer ainsi a la postérité.
Cizia Zykë signe alors sa dernière œuvre, un au revoir à ses lecteurs qui met fin à son aventure
éditoriale.
Le 8 janvier 2009, Cizia Zykë aurait été mis en examen à Cayenne pour « complicité d’orpaillage
clandestin ». D’après le journal Le Parisien : « on indique qu’il est soupçonné d’avoir ravitaillé par
avion des orpailleurs clandestins, sous couvert de réaliser un documentaire. »
Il meurt à Bordeaux d’une crise cardiaque le 27 septembre 2011.
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En couverture : Portrait de l’auteur d’après une photo originale de Dominique Martial.


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ISBN : 978-2-36706-010-1
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