Berthelot Marcellin - Les Origines de L'alchimie PDF
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est de partager ses admirations avec les lecteurs, son admiration pour les
grands textes nourrissants du passé et celle aussi pour l’œuvre de contem-
porains majeurs qui seront probablement davantage appréciés demain
qu’aujourd’hui.
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cun sont aujourd’hui indisponibles dans un marché du livre transformé
en industrie lourde. Et quand par chance ils sont disponibles, c’est finan-
cièrement que trop souvent ils deviennent inaccessibles.
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Marcellin Berthelot
Les origines de
l’alchimie
PRÉFACE
l’histoire de l’esprit humain. Elles ont été une transition nécessaire entre l’ancien
état des esprits, livrés à la magie et aux pratiques théurgiques, et l’esprit actuel,
absolument positif, mais qui, même de nos jours, semble trop dur pour beau-
coup de nos contemporains.
L’évolution qui s’est faite à cet égard, depuis les Orientaux jusqu’aux Grecs et
jusqu’à nous, n’a pas été uniforme et parallèle dans tous les ordres. Si la science
pure s’est dégagée bien vite dans les mathématiques, son règne a été plus retardé
dans l’astronomie, où l’astrologie a subsisté parallèlement jusqu’aux Temps mo-
dernes. Le progrès a été surtout plus lent en chimie, où l’alchimie, science mixte,
a conservé ses espérances merveilleuses jusqu’à la fin du siècle dernier.
L’étude de ces sciences équivoques, intermédiaires entre la connaissance po-
sitive des choses et leur interprétation mystique, offre une grande importance
pour le philosophe. Elle intéresse également les savants désireux de comprendre
l’origine et la filiation des idées et des mots qu’ils manient continuellement. Les
artistes, qui cherchent à reproduire les œuvres de l’antiquité, les industriels, qui
appliquent à la culture matérielle les principes théoriques, veulent aussi savoir
quelles étaient les pratiques des anciens, par quels procédés ont été fabriqués
ces métaux, ces étoffes, ces produits souvent admirables qu’ils nous ont laissés.
L’étroite connexion qui existe entre la puissance intellectuelle et la puissance ma-
térielle de l’homme se retrouve partout dans l’histoire ; c’est le sentiment secret
de cette connexion qui fait comprendre les rêves d’autrefois sur la toute-puis-
sance de la science. Nous aussi nous croyons à cette toute-puissance, quoique
nous l’atteignions par d’autres méthodes.
Telles sont les vues qui m’ont amené à m’occuper des Origines de l’Alchimie,
à chercher à faire revivre cette doctrine perdue, à retracer l’histoire de ses adeptes,
de ses laboratoires et de ses idées. Je me suis cru appelé à cette étude. En effet,
les débuts de la science que je cultive depuis tant d’années m’ont souvent pré-
occupé ; mais les renseignements brefs et incomplets adonnés à cet égard dans
les histoires de la chimie étaient plutôt de nature à piquer la curiosité qu’à la
satisfaire. Ces origines ont quelque chose de bizarre. La chimie, la plus positive
peut-être des sciences, celle dont nous maîtrisons le plus directement l’objet, dé-
bute par des imaginations extravagantes sur l’art de faire de l’or et de transmuter
les métaux ; ses premiers adeptes sont des hallucinés, des fous et des charlatans,
et cet état de choses dure jusqu’au XVIIIe siècle, moment où la vraie doctrine
remplace l’antique alchimie. Aussi les chimistes sérieux ont-ils hâte en général
de se détourner de celle-ci ; ce qui explique l’abandon dans lequel son histoire
est tombée. C’est un fait bien connu de tous ceux qui ont enseigné, à savoir que
les spécialistes étudient surtout une science en vue de ses applications : la plupart
PRÉFACE
ne se tourmentent guère de son passé. L’Histoire des sciences attire surtout les
philosophes et les gens curieux de la marche générale de l’esprit humain. Mais,
si les spécialistes n’aiment ni les récits historiques ni les abstractions, par contre
les philosophes sont arrêtés en chimie par le caractère technique du langage et le
tour particulier des idées. Ils ont besoin d’être initiés par quelque personne com-
pétente ; nécessité plus grande s’il se peut que partout ailleurs dans une science
qui a changé de fond en comble, il y a cent ans, le système général de ses idées.
Or, tel est le rôle que je me propose de remplir.
Je demande la permission d’entrer dans quelques détails sur la composition
de cet ouvrage ; ne fut-ce que pour marquer au Public mon respect, en lui disant
quelles sont mes références et mes autorités.
Depuis bien des années, je réunissais des notes sur l’histoire de la chimie,
lorsque le voyage que je fis en Orient en 1869, à l’occasion de l’inauguration du
canal de Suez, la visite des ruines des villes et des temples de l’ancienne Égypte,
depuis Alexandrie jusqu’à Thèbes et Philæ, l’aspect enfin des débris de cette ci-
vilisation qui a duré si longtemps et s’est avancée si loin dans ses industries,
reportèrent mon esprit vers les connaissances de chimie pratique que celles-ci
supposent nécessairement.
Les alchimistes prétendaient précisément faire remonter leur science à l’Égyp-
te. C’était la doctrine sacrée, révélée par Hermès à ses prêtres. Mais où retrouver
les traces positives de cet ordre de connaissances ? Mariette, que j’entretins sou-
vent à ce sujet, ne put rien m’apprendre. Un mémoire de Lepsius, sur les métaux
égyptiens, traduit en 1877 pour la Bibliothèque des Hautes Études, me fournit
cependant de premières ouvertures. En le comparant avec ce que je savais déjà
des premiers alchimistes, par l’Encyclopédie méthodique et par les histoires de
Kopp et de Hœfer, je commençai à comprendre la suite des idées qui avaient
guidé les premiers essais de transmutation et je pensai à m’en expliquer par écrit.
Madame Adam, avec ce zèle aimable des choses de l’esprit et cette vive curiosité
qui la distinguent, m’encouragea dans cette intention, et elle me pressa d’y don-
ner suite dans la Revue nouvelle. Je le promis volontiers. Mais j’étais alors oc-
cupé de deux grands ouvrages : l’Essai de Mécanique chimique et le traité sur la
Force des matières explosives. Leur publication, terminée en 1883, me permit de
revenir à mon projet d’étude sur l’alchimie. En le rédigeant, je vis la nécessité de
prendre connaissance des Manuscrits grecs, inédits jusqu’à présent, qui renfer-
ment les plus anciens documents connus sur cette question. J’allai les consulter
à la Bibliothèque nationale, et M. Omont voulut bien m’aider au début de mon
examen. Le sujet prit alors une extension inattendue : ce que je pus déchiffrer me
découvrit une région nouvelle et à peu près inexplorée de l’histoire des idées ; ce
PRÉFACE
fut une véritable résurrection. En effet, les premiers alchimistes étaient associés
aux cultes et aux doctrines mystiques qui ont présidé à la fondation du christia-
nisme ; ils participaient aux opinions et aux préjugés de cette curieuse époque.
J’entrepris de pénétrer leur doctrine, jusqu’ici si énigmatique. La Bibliothèque
nationale de Paris voulut bien me confier ses précieux manuscrits ; je surmontai
les difficultés du déchiffrement et celles plus grandes encore, qui résultaient de
ma connaissance un peu lointaine de la langue grecque, à l’étude de laquelle
j’avais renoncé depuis quarante années. Elle se retrouva cependant dans ma mé-
moire, plus fraîche que je n’osais l’espérer. J’exposai mes premiers résultats dans
deux articles publiés par la Nouvelle Revue, au commencement de l’année 1884 ;
articles que les nombreux lecteurs de cette Revue ont bien voulu accueillir avec
une faveur, dont j’ai conservé les sympathiques témoignages.
Mais ce n’était là qu’une entrée en matière. Depuis lors je n’ai cessé d’appro-
fondir l’étude des manuscrits et de rechercher tous les textes des auteurs anciens
se rapportant à la chimie, textes plus nombreux et plus explicites qu’on ne le
croit communément. J’y ai récolté une multitude de renseignements, qui ont
donné à mon œuvre plus de précision et de solidité.
C’est ainsi que mon premier travail s’est transformé en un livre, composé de
première main et d’après des documents en grande partie inédits.
Les Papyrus grecs que nous a légués l’ancienne Égypte, et qui sont conservés
dans les Musées de Leide, de Berlin et du Louvre, à Paris, m’ont procuré pour
cet objet les plus précieux renseignements. Ils confirment pleinement les résul-
tats fournis par l’étude des Manuscrits des Bibliothèques, auxquels je me suis
particulièrement attaché.
Non seulement, j’ai fait une analyse complète des principaux Manuscrits pa-
risiens ; mais j’ai pu, grâce à l’esprit libéral du gouvernement italien, comparer
les textes que nous possédons avec ceux d’un Manuscrit de saint Marc à Venise,
legs de Bessarion, le plus beau et le plus vieux de tous ; car les paléographes
déclarent qu’il remonte à la fin du Xe siècle, ou au commencement du XIe siè-
cle de notre ère. Les ouvrages qu’il renferme sont d’ailleurs les mêmes que les
nôtres. Les manuscrits de Venise, aussi bien que ceux de Paris, sont formés par
des traités dont les copies existent aussi dans les principales Bibliothèques d’Eu-
rope. Ces traités constituent une véritable collection, d’un caractère semblable
dans les divers Manuscrits. J’ai traduit un grand nombre de fragments de ces
traités ; traduction difficile à cause de l’obscurité des textes et des fautes mêmes
des copistes : je réclame à cet égard toute l’indulgence du lecteur. Parmi ces tra-
ductions, j’appellerai particulièrement l’attention sur les passages où Stéphanus
PRÉFACE
Marcellin Berthelot annonce ensuite des annexes, essentiellement en grec, que nous n’avons
pas jugé utile, dans la présente édition numérique de conserver (nde).
PRÉFACE
Un mot en terminant : mon travail achevé ne me laissait pas sans quelque in-
quiétude sur les conditions de sa publication, lorsque j’ai eu la bonne fortune de
rencontrer un éditeur qui s’est associé avec enthousiasme à mon œuvre et qui n’a
reculé devant aucun sacrifice pour en faire un livre exceptionnel. Puisse le public
accueillir mon essai avec la même bienveillance et l’honorer de la même faveur !
Introduction
La chimie est née d’hier : il y a cent ans à peine qu’elle a pris la forme d’une
science moderne. Cependant, les progrès rapides qu’elle a faits depuis ont
concouru, plus peut-être que ceux d’aucune autre science, à transformer l’indus-
trie et la civilisation matérielle, et à donner à la race humaine sa puissance cha-
que jour croissante sur la nature. C’est assez dire quel intérêt présente l’histoire
des commencements de la chimie. Or ceux-ci ont un caractère tout spécial : la
chimie n’est pas une science primitive, comme la géométrie ou l’astronomie ;
elle s’est constituée sur les débris d’une formation scientifique antérieure ; for-
mation demi-chimérique et demi-positive, fondée elle-même sur le trésor len-
tement amassé des découvertes pratiques de la métallurgie, de la médecine, de
l’industrie et de l’économie domestique. Il s’agit de l’alchimie, qui prétendait
à la fois enrichir ses adeptes en leur apprenant à fabriquer l’or et l’argent, les
mettre à l’abri des maladies par la préparation de la panacée, enfin leur procurer
le bonheur parfait en les identifiant avec l’âme du monde et l’esprit universel.
L’histoire de l’alchimie est fort obscure. C’est une science sans racine apparente,
qui se manifeste tout à coup au moment de la chute de l’empire romain et qui
se développe pendant tout le moyen âge, au milieu des mystères et des symboles,
sans sortir de l’état de doctrine occulte et persécutée : les savants et les philoso-
phes s’y mêlent et s’y confondent avec les hallucinés, les charlatans et parfois
même avec les scélérats. Cette histoire mériterait d’être abordée dans toute son
étendue par les méthodes de la critique moderne. Sans entreprendre une aussi
vaste recherche qui exigerait toute une vie de savant, je voudrais essayer de percer
le mystère des origines de l’alchimie et montrer par quels liens elle se rattache à la
fois aux procédés industriels des anciens Égyptiens, aux théories spéculatives des
philosophes grecs et aux rêveries mystiques des alexandrins et des gnostiques.
Dans mon étude, je m’appuierai d’une part sur les travaux modernes concer-
nant les métaux dans l’antiquité, principalement sur le mémoire de Lepsius rela-
tif aux « métaux dans les inscriptions égyptiennes » () ; d’autre part, je recourrai
aux plus anciens documents écrits sur l’alchimie.
Je ne me suis pas borné à consulter les doctes histoires de la chimie, compo-
sées par H. Kopp et par Hœfer ; j’ai relu moi-même tous les passages des auteurs
Traduit par W. Berend, dans la Bibliothèque de l’École des hautes études, 3e fascicule, 1877.
10
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
grecs et latins sur ce sujet ; j’ai eu également connaissance des papyrus égyptiens,
magiques et alchimiques, de Leide, écrits en grec vers le IIIe ou IVe siècle, et qui
sont analysés dans les Lettres de Reuvens à M. Letronne. J’ai entre les mains la
photographie et la copie de deux feuillets de l’un d’entre eux, jusqu’ici inédit.
M. Leemans, le savant directeur du musée de Leide a bien voulu copier aussi
pour moi deux autres articles de ce papyrus. M. Révillout, professeur d’Égypto-
logie au Louvre, m’a fourni le concours précieux de son érudition, pour l’histoire
de la fin du paganisme en Égypte. Je dois aussi des renseignements très impor-
tants à M. Maspéro, notre grand égyptologue, qui a même eu connaissance des
débris d’un ancien laboratoire, trouvé à Dongah, près Siout. M. Derenbourg, si
compétent pour les études arabes, m’a signalé les ouvrages en cette langue qui
traitent de l’histoire de l’alchimie ; et il a eu l’obligeance de traduire pour moi
plusieurs pages du Kitab-al-Fihrist, recueil encyclopédique écrit au IXe siècle et
dans lequel se trouvent les noms et les titres des livres d’alchimie connus à cette
époque.
Enfin, j’ai procédé à un examen très détaillé des manuscrits alchimiques grecs,
conservés à la Bibliothèque nationale depuis le temps de François Ier, et que
M. Omont m’a communiqués avec une obligeance inépuisable. Je les ai étudiés
pendant près d’une année. J’ai même pu faire venir de Venise, grâce à la libéralité
du gouvernement Italien, un manuscrit grec, écrit sur parchemin, conservé dans
la Bibliothèque de Saint-Marc, lequel remonte au XIe ou XIIe siècle de notre ère :
c’est le plus ancien manuscrit connu de cette espèce.
Plusieurs auteurs et traités contenus dans les manuscrits remontent à la même
époque que les papyrus. Ces auteurs, ces traités, et même certains passages qui
en sont extraits ont été cités dès le VIIIe siècle par les polygraphes byzantins et
rappelés aussi par les Arabes. Non seulement ces manuscrits m’ont procuré des
renseignements nouveaux et inédits sur les sources de l’alchimie ; mais la com-
paraison de quelques-uns de leurs textes, avec ceux de Platon et des philosophes
grecs, fournit des lumières inattendues sur les théories qui guidaient les premiers
alchimistes ; elle fait comprendre pourquoi ils se déclaraient eux-mêmes, dès le
IVe siècle de notre ère, « les nouveaux commentateurs d’Aristote et de Platon () ».
Le nom de philosophie chimique ne date pas de notre temps ; dès ses premiers
jours, la Chimie a prétendu être une philosophie de la nature.
Voici le plan du présent ouvrage, établi d’après l’ensemble des données que je
viens d’énumérer.
Je dirai d’abord quelle idée les premiers alchimistes se faisaient des origines
Ms. 2.327 de la Bibliothèque nationale, fo i95.
11
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
de leur science, idée qui porte le cachet et la date des conceptions religieuses et
mystiques de leur époque ; je préciserai cette corrélation, en comparant l’état
des croyances aux IIe et IIIe siècles de notre ère et les faits cités par les histo-
riens, avec les textes mêmes que les alchimistes grecs nous ont laissés. Ces textes,
contemporains des écrits des gnostiques et de ceux des derniers néoplatoniciens,
établissent la filiation complexe, à la fois égyptienne, babylonienne et grecque,
de l’alchimie. Ils comprennent, je le répète, des papyrus conservés dans le musée
de Leide, et des manuscrits écrits sur parchemin, sur papier coton et sur papier
ordinaire, lesquels existent dans la plupart des grandes bibliothèques d’Europe,
notamment dans la Bibliothèque nationale de Paris.
Tel est le sujet traité dans le Livre I – du présent ouvrage, livre consacré aux
sources.
Dans le Livre II, j’étudie les personnes, c’est-à-dire les alchimistes dont les
noms figurent dans les papyrus et sont inscrits en tête des traités grecs contenus
dans nos manuscrits.
Le Livre III – est réservé aux faits ; je veux dire qu’il précise la filiation positive
de l’alchimie, en résumant ce que nous savons des connaissances usuelles des
Égyptiens relatives aux métaux, et en les rapprochant des recettes alchimiques
relatées par les papyrus et les manuscrits.
Ce n’est là d’ailleurs qu’une partie de la question. A côté des praticiens, il y
eut de bonne heure des théoriciens, qui avaient la prétention de dominer et de
diriger les expérimentateurs. Les Grecs surtout, occupés à transformer en phi-
losophie les spéculations mystiques et religieuses de l’Orient, construisirent des
théories métaphysiques subtiles sur la constitution des corps et leurs métamor-
phoses. Ces théories se manifestent dès l’origine de l’alchimie ; elles dérivent des
doctrines de l’école Ionienne et des philosophes naturalistes sur les éléments, et
plus nettement encore des doctrines platoniciennes sur la matière première, qui
est devenue le mercure des philosophes. Elles ont été reprises successivement par
les Arabes et par les adeptes du moyen âge, et elles ont été soutenues jusqu’au
temps de Lavoisier.
Le Livre IV – expose ces théories : j’y montre en effet dans les doctrines des
écoles Ionienne, Pythagoricienne et Platonicienne les racines des théories alchi-
miques, telles que les Grecs d’Alexandrie les ont conçues, puis transmises aux
Arabes et par ceux-ci aux auteurs Occidentaux du moyen âge ; et je termine en
comparant ces doctrines avec les idées que les chimistes se forment aujourd’hui
sur la constitution de la matière.
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LIVRE PREMIER :
LES SOURCES
CHAPITRE PREMIER –
Division du livre
Toute science doit être placée dans son cadre historique, si l’on veut en com-
prendre le véritable caractère et la portée philosophique : ce travail est surtout
nécessaire pour une doctrine en partie réelle et en partie mystique, telle que l’al-
chimie. C’est pourquoi nous allons comparer d’abord les assertions et les textes
des premiers alchimistes avec les croyances religieuses et mystiques qui régnaient
en Orient dans les premiers siècles de notre ère : ce sera l’objet du second cha-
pitre (sources mystiques) et du troisième chapitre (sources orientales, c’est-à-dire
sources égyptiennes, babyloniennes, gnostiques et juives).
Dans le chapitre IV – nous réunirons les témoignages historiques, c’est-à-dire
les textes tirés des chroniqueurs et des autres auteurs authentiques grecs et latins,
byzantins et arabes, susceptibles de contrôler les assertions des écrivains alchimi-
ques et de fixer la date de leurs premiers travaux.
Cela fait, il conviendra d’examiner les documents que ces écrivains nous ont
laissés. Ainsi le chapitre y sera consacré aux papyrus de Leide, le monument le
plus ancien et le plus certain des recherches des Égyptiens relatives à la transfor-
mation des métaux.
Enfin dans le chapitre VI, je parlerai des manuscrits grecs, existant dans les
bibliothèques et qui sont le fondement principal de nos connaissances sur les
commencements de l’alchimie ; j’exposerai les résultats de l’étude nouvelle et ap-
profondie que j’en ai faite ; je ferai l’analyse de quelques-uns des plus importants
et j’en discuterai l’origine et la composition.
14
CHAPITRE II –
15
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
cause du déluge. Leur origine est rattachée à Énoch. Énoch lui-même est fils de
Caïn et fondateur de la ville qui porte son nom, d’après l’une des généalogies
relatées dans la Genèse (chapitre IV) ; il descendait au contraire de Seth et il
disparut mystérieusement du monde, d’après la seconde généalogie (chapitre V).
A ce personnage équivoque on attribua un ouvrage apocryphe composé un peu
avant l’ère chrétienne, le livre d’Énoch, qui joue un rôle important dans les pre-
miers siècles du christianisme. Georges le Syncelle nous a conservé des fragments
considérables de ce livre, retrouvé depuis dans une version éthiopienne. Il en
existe une traduction française imprimée dans le Dictionnaire des apocryphes
de Migne, Ti, p. 395-514. Dans ce livre, ce sont également les anges pécheurs
qui révèlent aux mortelles les arts et les sciences occultes. « Ils habitèrent avec
elles et ils leur enseignèrent la sorcellerie, les enchantements, les propriétés des
racines et des arbres…, les signes magiques…, l’art d’observer les étoiles… il leur
apprit aussi, dit encore le livre d’Énoch en parlant de l’un de ces anges, l’usage
des bracelets et ornements, l’usage de la peinture, l’art de se peindre les sourcils,
l’art d’employer les pierres précieuses et toutes sortes de teintures, de sorte que le
monde fut corrompu. » Les auteurs du IIe et du IIIe siècle de notre ère reviennent
souvent sur cette légende. Clément d’Alexandrie la cite (vers 2oo de notre ère)
dans ses Stromates, I, v. Tertullien en parle longuement. « Ils trahirent le secret
des plaisirs mondains ; ils livrèrent l’or, l’argent et leurs œuvres ; ils enseignèrent
l’art de teindre les toisons (). » De même : « Ils découvrirent les charmes mon-
dains, ceux de l’or, des pierres brillantes et de leurs œuvres (). »
Ailleurs Tertullien dit encore : « ils mirent à nu les secrets des métaux ; ils fi-
rent connaître la vertu des plantes et la force des incantations magiques, et ils dé-
crivirent ces doctrines singulières qui s’étendent jusqu’à la science des astres (). »
On voit combien l’auteur est préoccupé des mystères des métaux, c’est-à-dire de
l’alchimie, et comment il l’associe avec l’art de la teinture et avec la fabrication
des pierres précieuses, association qui forme la base même des vieux traités al-
chimiques contemporains, retrouvés dans les papyrus et dans les manuscrits. La
magie et l’astrologie, ainsi que la connaissance des vertus des plantes, remèdes
et poisons, sont confondues par Tertullien avec l’art des métaux dans une même
malédiction, et cette malédiction a duré pendant tout le moyen âge. Ailleurs
Tertullien assimile ces anges qui ont abandonné Dieu par amour pour les fem-
mes et révélé les arts interdits au monde inexpérimenté ; il les assimile, dis-je, à
De idolatria, IX, D.
De cultu feminarum, X.
De cultu feminarum, I, II, B.
16
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Apologeticus, XXV, C.
De idolatria, IX, D.
10
Annales, II, 32.
11
Annales, XII, 52. Hist., II, 62.
12
Hist., I, 22.
17
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
(ou des démons), êtres supérieurs que l’on supposait intervenir perpétuellement
dans le cours des choses. La loi naturelle agissant par elle-même était une notion
trop simple et trop forte pour la plupart des hommes d’alors : il fallait y suppléer
par des recettes mystérieuses. L’alchimie, l’astrologie et la magie sont ainsi asso-
ciées et entremêlées dans les mêmes papyrus. Nous observons le même mélange
dans certains manuscrits du moyen âge, tels que le manuscrit grec 2.4i9 de la
Bibliothèque nationale.
Cependant les formules magiques et astrologiques ne se retrouvent plus en
général dans la plupart des traités alchimiques proprement dits. Il n’en est que
plus intéressant de signaler les traces qui y subsistent encore. Tels sont le dessin
mystérieux, désigné sous le nom de Chrysopée ou Art de faire de l’or de Cléopâ-
tre et les alphabets magiques du manuscrit 2.249, analogues à ceux d’un papyrus
cité par Reuvens et dont M. Leemans a reproduit le facsimile. La théorie de l’œuf
philosophique, le grand secret de l’œuvre, symbole de l’univers et de l’alchi-
mie, donnait surtout prise à ces imaginations. Les signes bizarres du scorpion et
les caractères magiques transcrits dans nos manuscrits ; la sphère ou instrument
d’Hermès pour prédire l’issue des maladies, dont les analogues se retrouvent à la
fois dans le manuscrit 2419 et dans les papyrus de Leide ; la table d’émeraude,
citée pendant tout le moyen âge, et les formules mystiques : « en haut les choses
célestes, en bas les choses terrestres » qui se lisent dans les traités grecs, à côté
des figures des appareils, attestent la même association. Si elle n’est pas plus fré-
quente dans les ouvrages parvenus jusqu’à nous, c’est probablement parce que
ces manuscrits ont été épurés au moyen âge par leurs copistes chrétiens. C’est ce
que l’on voit clairement dans le manuscrit grec de la Bibliothèque de saint Marc,
le plus ancien de tous, car il paraît remonter au XIe siècle. On y trouve non seu-
lement la Chrysopée de Cléopâtre (fol. 188) et la formule du scorpion (fol. 193),
mais aussi le Labyrinthe de Salomon (fol. 1o2, vo), dessin cabalistique, et, sous
forme d’additions initiales (fol. 4), une sphère astrologique, l’art d’interpréter les
songes de Nicéphore, ainsi que des pronostics pour les quatre saisons. Les alpha-
bets magiques s’y lisent encore ; mais on a essayé de les effacer (fol. 193), et l’on
a gratté la plupart des mots rappelant l’œuf philosophique.
Il paraît s’être fait à cette époque, c’est-à-dire dès le Xe ou XIe siècle, un corps
d’ouvrages, une sorte d’encyclopédie purement chimique, séparée avec soin de la
magie, de l’astrologie et de la matière médicale. Mais ces diverses sciences étaient
réunies à l’origine et cultivées par les mêmes adeptes.
On s’explique dès lors pourquoi Dioclétien fit brûler en Égypte les livres d’al-
chimie, ainsi que les chroniqueurs nous l’apprennent.
Dès la plus haute antiquité d’ailleurs, ceux qui s’occupent de l’extraction et du
18
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
travail des métaux ont été réputés des enchanteurs et des magiciens. Sans doute
ces transformations de la matière, qui atteignent au delà de la forme et font dis-
paraître jusqu’à l’existence spécifique des corps, semblaient surpasser la mesure
de la puissance humaine : c’était un empiétement sur la puissance divine. Voilà
pourquoi l’invention des sciences occultes et même l’invention de toute scien-
ce naturelle ont été attribuées par Zosime et par Tertullien aux anges maudits.
Cette opinion n’a rien de surprenant dans leur bouche ; elle concorde avec le
vieux mythe biblique de l’arbre du savoir, placé dans le paradis terrestre et dont
le fruit a perdu l’humanité. En effet la loi scientifique est fatale et indifférente ;
la connaissance de la nature et la puissance qui en résulte peuvent être tournées
au mal comme au bien : la science des sucs des plantes est aussi bien celle des
poisons qui tuent et des philtres qui troublent l’esprit, que celle des remèdes qui
guérissent ; la science des métaux et de leurs alliages conduit à les falsifier, aussi
bien qu’à les imiter et à mettre en œuvre pour une fin industrielle.
Leur possession, même légitime, corromp l’homme. Aussi les esprits mysti-
ques ont-ils toujours eu une certaine tendance à regarder la science, et surtout
la science de la nature, comme sacrilège, parce qu’elle induit l’homme à rivaliser
avec les dieux. La conception de la science détruit, en effet, celle du dieu antique,
agissant sur le monde par miracle et par volonté personnelle : « C’est ainsi que
la religion, par un juste retour, est foulée aux pieds ; la victoire nous égale aux
dieux ! » s’écrie Lucrèce avec une exaltation philosophique singulière. « Ne crois
pas cependant, ajoute-t-il, que je veuille t’initier aux principes de l’impiété et
t’introduire dans la route du crime (13). » Par suite de je ne sais quelles affinités
secrètes entre les époques profondément troublées, notre siècle a vu reparaître la
vieille légende, oubliée depuis seize cents ans. Nos poètes, A. de Vigny, Lamar-
tine, Leconte de Lisle, l’ont reprise tour à tour. Dans Eloha, A. de Vigny ne dit
qu’un mot :
Mais Lamartine, dans la Chute d’un ange, a serré de plus près le mythe. Il nous
décrit la civilisation grandiose et cruelle des dieux géants, leur corruption, leur
science, leur art des métaux :
De natura rerum, I. I.
13
19
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Il y avait déjà quelque chose de cette antinomie, dans la haine contre la scien-
ce que laissent éclater le livre d’Énoch et Tertullien. La science est envisagée
comme impie, aussi bien dans la formule magique qui force les dieux à obéir
à l’homme, que dans la loi scientifique qui réalise, également malgré eux, la
volonté de l’homme, en faisant évanouir jusqu’à la possibilité de leur pouvoir
divin. Or, chose étrange, l’alchimie, dès ses origines, reconnaît et accepte cette
filiation maudite. Elle est d’ailleurs, même aujourd’hui, classée dans le recueil
ecclésiastique de Migne parmi les sciences occultes, à côté de la magie et de la
sorcellerie. Les livres où ces sciences sont traitées doivent être brûlés sous les yeux
des évêques, disait déjà le code Théodosien (14). Les auteurs étaient pareillement
brûlés. Pendant tout le moyen âge, les accusations de magie et d’alchimie sont
associées et dirigées à la fois contre les savants que leurs ennemis veulent perdre.
Au XVe siècle même, l’archevêque de Prague fut poursuivi pour nécromancie
et alchimie, dans ce concile de constance qui condamna Jean Huss. Jusqu’au
XVIe siècle, ces lois subsistèrent. Hermolaus Barbarus, patriarche d’Aquilée, nous
20
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
apprend, dans les notes de son Commentaire sur Dioscoride (15), qu’à Venise, en
153o, un décret interdisait l’art des chimistes sous la peine capitale ; afin de leur
éviter toute tentation criminelle, ajoute-t-il. Telle est, je le répète, la traduction
constante du moyen âge.
C’est ainsi que l’alchimie nous apparaît vers le IIIe siècle de notre ère, ratta-
chant elle-même sa source aux mythes orientaux, engendrés ou plutôt dévoilés
au milieu de l’effervescence provoquée par la dissolution des vieilles religions.
15
Corollarium…, fol. 73.
21
Chapitre III –
Les sources égyptiennes de l’alchimie sont moins équivoques que ses origines
mystiques. Tous les alchimistes les invoquent d’un concert unanime, depuis le
IIIe siècle jusqu’au XVIIe. Les papyrus de Leide, tirés d’un tombeau de Thèbes,
les confirment par une preuve sans réplique et lèvent les derniers doutes que
pouvait laisser une science qui débute par l’apocryphisme. Elle se rattache en
effet par une tradition constante à Hermès Trismégiste, inventeur des arts et des
sciences chez les Égyptiens.
Faut-il admettre avec Zosime et avec Olympiodore, les premiers auteurs al-
chimistes authentiques, qu’il existait en Égypte, à côté des doctrines officielles
et publiques, contenues dans l’Encyclopédie hermétique que nous citerons tout
à l’heure, un ensemble de connaissances tenues secrètes au fond des temples, et
qu’il était interdit de révéler ? Elles seraient sorties, en quelque sorte, d’un long
mystère vers le IIIe siècle de notre ère, mais en conservant toujours une expres-
sion mystique et symbolique qui en trahit l’origine. Zosime le Panopolitain,
écrivain du IIIe siècle, nous fait le récit suivant, cité et reproduit par Olympio-
dore, contemporain de Théodose : « Ici est confirmé le livre de Vérité : Zosime à
Théosébie, salut. Tout le royaume d’Égypte est soutenu par ces arts psammurgi-
ques (16). Il n’est permis qu’aux prêtres de s’y livrer. On les interprète d’après les
stèles des anciens et celui qui voudrait en révéler la connaissance serait puni, au
même titre que les ouvriers qui frappent la monnaie royale, s’ils en fabriquaient
secrètement pour eux-mêmes. Les ouvriers et ceux qui avaient la connaissance
des procédés travaillaient seulement pour le compte des rois, dont ils augmen-
taient les trésors. Ils avaient leurs chefs particuliers et il s’exerçait une grande
tyrannie dans la préparation des métaux… C’était une loi chez les Égyptiens
de ne rien publier à ce sujet. » Il y a là le souvenir des industries métallurgiques,
dont les rois s’étaient réservé le monopole, industries décrites par Agatharchide
22
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
dans son ouvrage sur la mer Rouge. Une partie de cette dernière description est
même transcrite dans le manuscrit de Saint-Marc (17). Les cruautés exercées dans
l’exploitation des mines d’or ont été racontées par Diodore de Sicile, d’après
Agatharchide.
Zosime nous apprend ailleurs que la connaissance de l’art sacré, c’est-à-dire
de l’alchimie, ne pouvait être communiquée qu’aux fils des rois ; précisément
comme la magie, d’après ce que nous savons.
Clément d’Alexandrie (18) dit pareillement : « Les prêtres ne communiquent
leurs mystères à personne, les réservant pour l’héritier du trône, ou pour ceux
d’entre eux qui excellent en vertu et en sagesse. » De même sur la statue de Ptah-
mer, grand prêtre de Memphis, qui est aujourd’hui au Louvre, on lit : « Il n’était
rien qui lui fût caché ; il couvrait d’un voile le sens de tout ce qu’il avait vu. »
Plutarque écrit aussi, en parlant des Égyptiens : « Leur philosophie couvrait plu-
sieurs mystères sous le voile des fables (19). »
« Cache ceci », nous dit le manuscrit 2.327, fol. 271, après l’exposé d’une
courte recette. — « Cache ce secret, dit-il encore, car il contient toute l’œuvre, »
(fol. 274). Dans les recettes positives qui nous ont été transmises, il y a souvent
une partie réservée, tenue occulte à dessein.
Les textes relatifs à l’œuf philosophique, autrement dit la pierre d’Égypte, et
au dragon se mordant la queue, l’un et l’autre emblèmes de l’univers aussi bien
que de l’alchimie, renferment toute une nomenclature symbolique, employée
par les adeptes de l’art sacré.
« Les anciens appellent l’œuf : pierre de cuivre, pierre d’Arménie, pierre
d’Égypte ; d’autres, l’image du monde. Sa coquille est le cuivre, l’alliage de cui-
vre, de plomb, l’alliage de fer et de cuivre. La coquille calcinée signifie asbestos
(chaux), arsenic, sandaraque, terre de Chio, etc. Les parties liquides de l’œuf
sont la rouille de cuivre, l’eau de cuivre verte… Le blanc d’œuf s’appelle gomme,
suc du figuier, suc du tithymale. Le jaune, minerai de cuivre concret… ocre
attique, safran de Cilicie. Le mélange de la coquille et de son contenu est la ma-
gnésie (minerai de plomb ?), le corps (métal) de la magnésie, l’alliage de plomb
et cuivre, l’argent commun… » Puis viennent les traductions des mots liquide
blanc et liquide jaune, composition jaune.
17
Fol. 138 à 141. Le passage d’Agatharchide dont ce morceau est extrait a été conservé par
Photius ; il est imprimé parallèlement avec le texte de Diodore de Sicile, qui l’a compilé, dans
les Geographi græci minores, t. I, p. 122 à 129 (édition Didot). Un autre fragment cité par le
manuscrit de Saint-Marc figure aux pages 183 à 186 de la même collection.
18
Stromates, V, 7.
19
Isis et Osiris, VII. Réédition arbredor.com, 2oo2.
23
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
On voit dès lors quel est le vague et l’incertitude des recettes que nous lisons
dans ces vieux auteurs. Aussi les alchimistes grecs, le pseudo-Démocrite, Zo-
sime, Synésius, Olympiodore s’en réfèrent-ils continuellement au langage énig-
matique de leurs maîtres, aux livres secrets des anciens, au livre traditionnel des
ancêtres. »
C’était un devoir religieux de parler par énigmes, car le philosophe dit : « Ce
que les hommes écrivent, les dieux (20) en sont jaloux. » De là un symbolisme
et des allégories continuels, devenus indéchiffrables (à supposer qu’ils aient ja-
mais eu un sens scientifique), faute des explications orales par lesquelles on les
complétait. Quelques-unes de celles-ci semblent être venues jusqu’à nous. Ainsi
la formule du Scorpion, incompréhensible dans la plupart des manuscrits, se
trouve interprétée dans une addition inscrite sur la première feuille de garde du
manuscrit de Saint-Marc.
On sait que l’usage des mystères religieux et des initiations était universel dans
l’antiquité. Les alchimistes prêtaient serment de ne pas divulguer la science qui
leur était révélée. Un serment de ce genre, sans trace chrétienne, et tout rempli
de noms et de mythes gréco-égyptiens : Hermès et Anubis, le dragon Kerkoros,
le rocher de l’Achéron, les trois Nécessités, les trois Fouets (Parques et Furies ?) et
l’Epée, figure dans la lettre d’Isis à son fils Horus. Un tel langage rappelle tout à
fait celui des magiciens néoplatoniciens du IVe siècle.
Le nom de l’art sacré, cultivé dans le temple de Memphis, c’est-à-dire dans
le temple de Phtah, voisin du Sérapeum retrouvé par Mariette, se rattache à cet
ordre d’idées. Le texte de Zosime montre en effet qu’il existait en Égypte une
tradition métallurgique secrète, à laquelle les adeptes attribuaient la richesse de
l’Égypte d’autrefois et la puissance de ses anciens rois nationaux.
Ces opinions ont laissé leur trace dans l’histoire générale. Elles sont appuyées
par un récit des chroniqueurs byzantins, qui semble remonter à Panodorus, moi-
ne égyptien et chronographe du temps d’Arcadius ; récit que nous trouvons re-
produit dans Jean d’Antioche, auteur du temps d’Héraclius (vers 62o), puis dans
Georges le Syncelle (VIIIe siècle), ainsi que dans les actes de saint Procope et dans
Suidas (XIe siècle). Suivant ces auteurs, Dioclétien, après avoir réprimé avec une
extrême cruauté une insurrection des Égyptiens, révolte célèbre dans l’histoire,
fit brûler les livres qui traitaient de l’art de faire de l’or et de l’argent, afin d’enle-
ver aux rebelles les richesses qui leur donnaient la confiance de se révolter.
Les destructions opérées par Dioclétien en Égypte sont un fait historique ; il
20
Daïmonês, c’est-à-dire les dieux inférieurs, de même que dans le langage de Jamblique et de
ses contemporains ; ce seront plus tard les génies des Arabes.
24
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
est très probable qu’il fit, conformément à ce récit, brûler systématiquement les
livres et les écrits des prêtres égyptiens. En effet, la proscription des écrits magi-
ques et astrologiques, en un mot de tout ouvrage relatif aux sciences occultes,
était conforme à la politique connue des empereurs romains. Il existe dans le
droit romain une série de lois sur ce point, lois citées plus haut. Or l’alchimie,
nous l’avons déjà dit, était une science occulte, congénère de la magie. Ainsi le
manuscrit grec 2.419 de la Bibliothèque nationale contient, à côté de très vieux
traités astrologiques de Petosiris (21), auteur égyptien déjà connu d’Aristophane,
des formules magiques et des œuvres alchimiques. On retrouve pareillement
dans les papyrus thébains du IIIe siècle de notre ère, les écrits magiques, astrolo-
giques et alchimiques associés, comme on le voit au musée de Leide.
Non seulement les adeptes identifient leur science, « l’art sacré par excellence »
avec les doctrines de l’ancienne Égypte ; mais le nom même de la chimie a été
rattaché par plusieurs, par Champollion notamment, à celui de l’Égypte, Chemi,
mot que les Hébreux ont traduit par terre de Cham. J’ai rapproché plus haut le
titre de l’ouvrage fondamental Chêma, cité par Zosime, de celui du vieux livre
Chemi, qui semble aussi rappeler le nom de l’Égypte. Cette étymologie est restée
vraisemblable, à côté de celle qui tire le nom de chimie du grec cheuô, foudre
d’où chymos, chyme, et les mots congénères.
C’était une tradition universelle parmi les alchimistes que la science avait été
fondée par le dieu égyptien Hermès : d’où la dénomination d’art hermétique,
usitée jusqu’aux Temps modernes. Le nom même de l’antique roi Chéops, autre-
ment dit Souphis ou Sophé, suivant les dialectes, figure en tête de deux livres de
Zosime.
Sans doute, on peut invoquer ici une tendance, bien connue au moyen âge, de
la part des inventeurs méconnus ou persécutés : celle de rattacher leur science à
des origines illustres et vénérables. Elle existait déjà dans la vieille Égypte, où l’on
attribuait aux anciens souverains des ouvrages mystérieusement découverts (22).
La même aventure est arrivée chez les Juifs au temps des rois, lorsque le grand
prêtre Helcias tira de l’arche le Deutéronome et le donna sous le nom de Moïse.
Ce système était particulièrement en vigueur chez les chrétiens aux IIe et
IIIe siècles, et nous lui devons une multitude d’évangiles et d’apocryphes, attri-
bués aux anciens prophètes. Les écrits alchimiques que nous possédons, papyrus
21
Petosiridis Mathematici ad regem Nechepso, fol. 82. Pline associe aussi ces deux noms pro-
pres.
22
Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient, p. 74 (i875).
25
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
26
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
(pierre bleue), chenem, nesenem, mafek (pierre verte), hertes. Le Kyphi, autre corps
sacré dont parle aussi Plutarque (23), est composé avec de nombreuses substances,
parmi lesquelles on nomme à Denderâ, l’or, l’argent, le chesteb, le mafek.
Montrons par quelques exemples comment les alchimistes ont emprunté aux
prêtres de l’Égypte les formes énigmatiques et symboliques, ainsi que l’usage des
signes hiéroglyphiques de leur art.
Le signe alchimique de l’eau, notamment est identique avec son hiérogly-
phe ; celui du soleil l’est également. Le signe d’Hermès est le même que le signe
actuel de la planète Mercure dans l’Annuaire des Longitudes ; il a été appliqué
tour à tour à l’étain et au métal mercure. On l’assimile d’ordinaire au caducée
mais il offre aussi une ressemblance singulière avec l’une des représentations de
Toth, représentation ainsi définie dans le Dictionnaire d’Archéologie égyptienne
de Pierret (i875) « la tête d’ibis, qui le caractérise ordinairement, est surmontée
d’un disque et de deux cornes en croissant ». Toutefois, il faudrait des preuves
plus positives, tirées des papyrus ou des monuments, pour pouvoir affirmer cette
identification. Le sceau d’Hermès, que les praticiens du moyen âge apposaient
sur les vases et qui est devenu le scellement hermétique de nos laboratoires, rap-
pelle encore l’origine égyptienne de la science. Le fait seul que le nom et le signe
du dieu Hermès (Mercurius) aient été attribués par les alchimistes au métal qui
constituait la matière première du grand œuvre, c’est-à-dire à l’étain d’abord, au
mercure plus tard, fournit un rapprochement du même ordre.
Le mot Cnouphion, dérivé du nom du dieu Cnouphis, est donné dans le
lexique alchimique grec (24) comme synonyme d’alambic.
Rappelons également que, d’après Stéphanus d’Alexandrie, médecin et alchi-
miste du VIIe siècle, confirmé sur ce point par le lexique alchimique grec, Osiris
est synonyme du plomb et du soufre.
Olympiodore compare la chimie au tombeau d’Osiris, dont les membres
sont cachés et dont le visage seul est apparent : ce qui répond bien à l’aspect
d’une momie dans sa gaine. Ailleurs le tombeau d’Osiris est assimilé au mercure,
l’un des agents fondamentaux du grand œuvre. Cette intervention du tombeau
d’Osiris est d’autant plus frappante, que le même tombeau figure dans la plupart
des conjurations magiques données par les documents démotiques, par exemple
dans un papyrus à transcriptions grecques de Leide. Les noms d’Isis, d’Osiris,
de Typhon, se retrouvent fréquemment dans les écrits des alchimistes grecs ; ce-
lui même de Toth y figure, à la vérité mal compris et associé à des imagina-
23
De Iside, LXXXV.
24
Cf. Le lexique de la Chrysopée, arbredor.com, 2oo5.
27
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
tions gnostiques. Il est aussi question dans ces écrits des temples de Memphis et
d’Alexandrie, du temple d’Isis, du temple de Sérapis à Alexandrie, ainsi que des
bibliothèques Ptolémaïques, qui y étaient associées.
La phraséologie des alchimistes les plus anciens est celle de gens résidant en
Égypte et ayant sous les yeux les obélisques et les hiérogrammes, qu’ils citent,
mais sans en comprendre la signification antique.
Zosime, en particulier, semble contemporain de Porphyre et de Tertullien ;
il fait allusion aux mêmes mythes et aux mêmes croyances, ainsi que je l’ai déjà
expliqué en exposant les sources mystiques de l’alchimie. Il parle à plusieurs re-
prises du courant du Nil.
Olympiodore, auteur plus instruit et contemporain de Théodose, rappelle,
par ses citations des anciens philosophes grecs, les néoplatoniciens d’Alexandrie,
de la fin du IVe siècle.
J’ai également retrouvé, à la fin d’un manuscrit grec alchimique (25), la liste des
mois égyptiens, mis en regard des mois romains. Je reproduis cette double liste,
en conservant la forme grécisée des noms latins qui figurent au manuscrit :
Martios, phamenoth ; aprilios, pharmouthi ; maïos, pachon ; junios, panini ;
julios, épiphi ; augustos, mesori ; septevrios, thoth ; octobrios, phaophi ; nœvrios,
athyr ; decevrios, chiak ; januarios, tybi ; fevruarios, méchir.
Cette liste est la même que celle qui figure dans le Dictionnaire d’archéologie
égyptienne, de Pierret. Deux des noms qu’elle contient, mechir et mesori, sont
donnés à plusieurs reprises dans l’un des traités d’Olympiodore. De même, les
mois méchir et pharmouthi, dans un traité d’Agathodémon. Cet ensemble d’in-
dications répond bien à des auteurs écrivant en Égypte et ne s’expliquerait pas
autrement.
Essayons de préciser davantage, en entrant dans les doctrines elles-mêmes.
Le nombre quatre joue un rôle fondamental chez les alchimistes, aussi bien
que chez les Égyptiens. Ceux-ci distinguaient les quatre bases ou éléments, les
quatre zones, les quatre divinités funéraires, qui étaient aussi les génies des quatre
points cardinaux et qui répondaient d’ailleurs aux quatre vents, etc. Les Égyp-
tiens, nous dit Senèque, firent quatre éléments, puis chacun d’eux se doubla en
mâle et femelle (26). Le nombre sacré quatre figure aussi dans le papyrus no 75 de
Leide. Les fragments des Hermétiques conservés par Stobée en font mention. Le
prétendu Nilomètre, monument souvent cité par les auteurs du commencement
de ce siècle, serait d’après Reuvens, le symbole de Phtah et des quatre éléments.
28
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Les gnostiques Valentin et Marcus font jouer aussi un grand rôle aux tétrades
dans leur système, lequel est en partie tiré des idées égyptiennes.
Or Zosime signale de même les quatre choses fondamentales, et la tétrasomie,
c’est-à-dire l’ensemble des quatre éléments qui représente la matière des corps.
Les quatre teintures sont assimilées par lui aux quatre points cardinaux : Le Nord
représente la Mélanosis (teinture en noir) ; le Couchant, la Leucosis (teinture
en blanc ou argent) ; le Midi, la Iosis (teinture en violet) ; l’Orient, la Xanthosis
(teinture en jaune ou or).
Dans le manuscrit 2.327, figure la table (organon) d’Hermès Trismégiste,
transcrite au fol. 293. Cette table renferme les nombres, de 1 à 34, écrits (en
grec) suivant un ordre particulier. Un certain calcul, exécuté depuis le lever de
l’Étoile du Chien (Sirius) et le mois Epiphi, conduit à un chiffre, lequel reporté
dans la table permet de prédire la vie, la mort ou le danger d’un malade. Ces
calculs astrologiques et médicaux, ces noms égyptiens caractérisent l’époque et
le pays. Les traités de Petosiris, vieil astrologue égyptien, transcrits dans le ma-
nuscrit 2.419, renferment des tables et des cercles (sphères) tout à fait analogues
(fol. 33 ; fol. 156.) Dans le papyrus de Leide, on trouve aussi une sphère de Dé-
mocrite, qui a le même caractère et le même objet.
Je rappellerai encore deux alphabets mystérieux, donnés dans le manuscrit
2249 (fol. 100) avec leurs équivalents grecs, et qui ont reparu, après avoir été effa-
cés, dans le manuscrit de Saint-Marc (fol. 193). M. Révillout, à qui je les ai com-
muniqués, y constate l’existence d’au moins trois caractères démotiques très nets,
savoir : le dj traduit par le tau grec, de même que dans les papyrus qui renferment
une transcription grecque ; un autre caractère polyphone traduit par le psi grec, et
un troisième polyphone, aussi très net, le hoout, traduit par le thêta.
Des alphabets magiques analogues existent dans le manuscrit astrologico-al-
chimique 2.419 de la Bibliothèque nationale, et des alphabets pareils se lisent
dans les papyrus thébains de Leide.
Les noms mêmes des laboratoires où l’on préparait la pierre métallique, c’est-
à-dire la pierre philosophale, sont transcrits à la suite d’un traité de Jean l’archi-
prêtre (27). Les voici : terre de la Thébaïde, Héracléopolis, Lycopolis, Aphrodite,
Apollinopolis, Éléphantine : ce sont là en effet toutes des villes connues en Égyp-
te et sièges de grands sanctuaires. Cette liste semble reproduite du début d’un
passage d’Agatharchide, relatif aux exploitations métallurgiques de l’Égypte (28) :
27
Ms. 2.327, fol. 249, vo.
28
Le manuscrit de Saint-Marc a donné tout ce passage sous le titre : Des pierres métalliques
(fol. 138).
29
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
peut-être que les lieux où l’on extrayait l’or de ses minerais étaient les mêmes que
ceux où l’on prétendait le fabriquer. En tout cas, la liste est fort ancienne ; car ces
noms n’étaient plus guère connus après la conquête musulmane, et il n’y figure
aucun lieu étranger à l’Égypte, tels que ceux que nous retrouvons plus tard dans
les listes écrites au VIIe siècle.
Tout ceci nous ramène constamment vers l’Égypte et même vers l’Égypte
gnostique et hellénisée d’Alexandrie, telle qu’elle existait à l’époque de la domi-
nation romaine, aux IIIe et IVe siècles de notre ère.
Cependant dans ces faits, il n’y a, en somme, la preuve d’aucune filiation
absolument certaine de doctrines avec la religion égyptienne, sauf peut-être
le rôle attribué au nombre quatre. Certes, il ne saurait s’agir ici de doctrines
philosophiques au sens moderne, mais de ces théories mystiques et religieuses
que nous trouvons en Orient. Or, jusqu’à quel point les notions pratiques de
l’industrie égyptienne étaient-elles rattachées à des idées théoriques ? La chose
est probable ; toute pratique importante étant accompagnée autrefois de rites
religieux. Mais nous ignorerons peut-être toujours leur corrélation effective, à
moins qu’un papyrus sorti des nécropoles de l’Égypte ne nous apporte à cet
égard des révélations inattendues. Mon savant ami M. Maspéro, qui recueille en
ce moment l’héritage scientifique de Mariette et maintient sur le Nil la tradition
de la science française, nous fournira sans doute quelque lumière sur ce point,
comme sur tant d’autres problèmes soulevés par l’histoire égyptienne.
Au XVIIe siècle, on a beaucoup parlé d’une prétendue table d’Hermès, c’est-
à-dire d’un papyrus hiéroglyphique, existant à Turin. Le jésuite Kircher (29) nous
apprend que Bernard Canisius est le premier qui ait fait connaître cet ouvrage
ancien, et qu’il contient la théorie du grand œuvre. En effet, Kriegmann, en
1657, a cru y trouver l’explication du mercure des philosophes, et Dornœus y a
vu la médecine spagyrique universelle. Mais ce sont là de pures rêveries, malgré
l’affirmation absolue de Kircher (certissimum est). Les auteurs du XVIIe siècle
ignoraient les premiers principes de la lecture des hiéroglyphes.
Des opinions analogues existaient déjà dans l’antiquité. Jamblique signale
les antiques stèles d’Hermès, où toute science était transcrite. Manéthon l’as-
trologue, auteur du même temps, parle aussi des livres sacrés des sanctuaires
et des stèles mystérieuses de l’omniscient Hermès (30). Les premiers alchimistes
grecs, Olympiodore par exemple, tiennent le même langage, en appliquant cette
tradition à leur science ; ils disent que le secret de l’art sacré est inscrit sur les
29
Alchimia hieroglyphica, Rome, 1653.
30
Manéthon : Apotelesmatica, livre V, p. 93 (1832).
30
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Livre I, 16.
31
31
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
32
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
33
Stromates, liv. VI, 4.
33
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
sanctuaire », comme parle l’un des manuscrits (34) ; en un mot, les débris de ces
antiques laboratoires.
Cependant, si nous nous bornons au texte de Clément d’Alexandrie, il ne
semble pas que l’Encyclopédie hermétique contînt sur les arts industriels, ou sur
l’étude des métaux proprement dits, rien qui justifiât l’assertion des alchimistes
faisant de leur étude l’art hermétique par excellence. Mais sans doute il y avait,
indépendamment des traités cités par Clément d’Alexandrie, d’autres livres oc-
cultes, dont certains fragments nous ont été conservés par les papyrus de Leide
et par nos manuscrits.
En fait, et en dehors des opuscules alchimiques, les seuls ouvrages venus jus-
qu’à nous sous le nom d’Hermès sont des écrits grecs, philosophiques et mysti-
ques, se rattachant à la dernière époque de la philosophie hellénique. Le Pœman-
der, l’Asclepios, renferment un mélange d’idées empruntées au Timée de Platon et
d’imaginations mystiques et gnostiques. Une traduction complète de ces écrits a
été publiée, il y a quelques années, par M. Louis Ménard (35). Tous ces ouvrages
sont fort curieux pour l’histoire des croyances de l’époque ; ils sont cités par les
docteurs chrétiens, à côté des prétendus oracles sibyllins ; mais ils sont également
apocryphes. Ils ne renferment que des traces incertaines des dogmes religieux de
l’ancienne Égypte. Néanmoins les Égyptologues font remarquer la concordance
de quelques phrases de ces écrits avec celles des hiéroglyphes. Il semble qu’il y
ait là quelques débris plus ou moins défigurés de la vieille littérature égyptienne.
C’était l’opinion de Champollion.
Cette remarque s’applique également aux écrits alchimiques. En effet, plu-
sieurs formules mystiques, la forme apocalyptique du langage, l’intervention
d’Isis s’entretenant avec son fils Horus, celle de l’Agathodémon attestent une
certaine parenté entre les écrits pseudohermétiques et les traités de quelques-uns
de nos manuscrits alchimiques, lesquels emploient précisément les mêmes noms
et les mêmes formules. En tout cas, ils sont du même temps. Les spéculations de
Zosime et son langage mystique et allégorique rappellent quelquefois, presque
dans les mêmes termes, celles du Pœmander sur la composition des âmes, spécu-
lations congénères également de celles du Timée de Platon. Le rapprochement
était si évident que les alchimistes du moyen âge associent nominativement
l’apocryphe table d’émeraude d’Hermès aux écrits de l’auteur du Pœmander (36),
et à son hymne mystique d’Hermès. On sait que ce dernier était récité par les
34
Ms. 2.327, fol. 147.
35
Sous le titre Poimandrès (i866), rééd. arbredor.com, 2005. (nde)
36
Basile Valentin, dans la Bibliothèque des philosophes chimiques de Salmon, t. II.
34
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
37
Annales II, 27.
38
Ms. 2.327, fol. 258.
35
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
cite le livre des Kyranides, ou livre des prescriptions divines, lequel nous reporte
encore vers la Perse et vers la fin du IIIe siècle. Il existe réellement un livre de
ce titre (39), qui nous est parvenu et qui a été imprimé par Fabricius (40). Il y est
question des 24 gemmes et des 24 herbes, ainsi que de leurs vertus magiques et
médicales. Tout cet exposé est conforme aux pratiques des mages et à des tradi-
tions qui se sont conservées jusqu’à nos jours en Orient, sur la puissance secrète
des pierres et des herbes. Galien cite aussi ce livre des Kyranides, comme le font
les premiers alchimistes ; le Syncelle en parle pareillement. Disons enfin que les
chroniqueurs byzantins attribuent à Dioclétien la destruction des traités persans
d’alchimie, aussi bien que celle des traités égyptiens : ce qui est conforme à la fois
et à la pratique des Romains et à l’extension que je signale dans la culture des
sciences occultes.
Au point de vue pratique, il existait en Babylonie comme en Égypte tout un
ensemble de procédés industriels très perfectionnés, relatifs à la fabrication des
verres et des métaux, à la teinture des étoffes, à la trempe du fer (aciers de Damas
et de l’Inde). L’existence de ces procédés est rendue manifeste par l’examen des
débris de l’art assyrien ; mais nous ne possédons guère de renseignements précis
sur leur fabrication. Ces connaissances étaient communes d’ailleurs aux Phéni-
ciens et aux populations syriennes, intermédiaires entre l’Égypte et la Babylonie.
Elles se sont conservées par voie traditionnelle jusqu’aux Arabes et aux Persans
modernes, dont l’art a tiré de ces sources spéciales, au moyen âge du moins, sa
principale originalité. En tout cas, elles n’étaient pas étrangères aux alchimistes,
et elles expliquent pourquoi ils invoquent les prophètes Persans à côté des pro-
phètes Égyptiens.
Précisons quelques-unes des théories venues de la Chaldée.
C’est probablement aux Babyloniens qu’il convient de remonter pour la pa-
renté mystique si célèbre entre les métaux et les planètes. Je ne sais si l’on en
trouverait une indication plus ancienne que celle de Pindare exprimant la rela-
tion de l’or avec le soleil (41). Cette relation, ainsi que l’influence des astres sur
la production des métaux, se trouve exposée de la façon la plus nette dans le
commentaire de Proclus sur le Timée. On y lit en effet : « L’or naturel et l’argent,
et chacun des métaux, comme des autres substances, sont engendrés dans la terre
sous l’influence des divinités célestes et de leurs effluves. Le Soleil produit l’or ; la
Lune l’argent ; Saturne, le plomb ; et Mars, le fer (42). »
39
Voir Salmasii Plinianæ Exercitationes, p. 69 (i689).
40
Bibl. Græca, XII, 755, 1re édition.
41
Isthméennes, ode V.
42
Proclus, Commentaire sur le Timée, i4, B.
36
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
37
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
38
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
métaux) fut un nommé Ko-hong, qui vécut au temps de la dynastie des Ou. » La
dynastie des Ou a régné de l’an 222 l’an 277 de notre ère. C’est donc au milieu
du IIIe siècle que les Chinois auraient commencé à s’occuper d’alchimie. L’initia-
tive, d’après le dictionnaire yun-fou-kinn-yu, en appartiendrait aux moines de
la secte du Tao, sectateurs du philosophe Lao-tse, lesquels pratiquèrent aussi la
magie. Les alchimistes chinois s’attachaient également à transmuter l’étain en ar-
gent et l’argent en or ; ils plaçaient toujours dans leurs creusets, avec la pierre de
tan, une certaine quantité du métal cherché, envisagée comme substance mère.
Or ce sont là les pratiques usitées chez les Greco-Égyptiens ; c’est aussi la même
association de la magie avec l’alchimie.
Le rôle attribué aux Juifs pour la propagation des idées alchimiques, rappelle
celui qu’ils ont joué à Alexandrie, lors du contact entre la culture grecque et
la culture égyptienne et chaldéenne. On sait que les Juifs ont une importance
de premier ordre dans cette fusion des doctrines religieuses et scientifiques de
l’Orient et de la Grèce, qui a présidé à la naissance du christianisme. Les Juifs
alexandrins ont été un moment à la tête de la science et de la philosophie.
La Cabbale, œuvre chaldéo-rabbinique, a été liée pendant le moyen âge avec
l’alchimie. On rencontre dans le manuscrit alchimique de Saint-Marc, qui date
du XIe siècle, un dessin cabalistique, le labyrinthe de Salomon (43). Cette liaison
entre les traditions juives et l’alchimie remonte très haut ; on la reconnaît aussi
bien dans les papyrus de Leide que dans les manuscrits grecs alchimiques.
Ainsi dans le papyrus no 75 de Reuvens, figure une recette alchimique, attri-
buée à Osée roi d’Israël. Dans d’autres papyrus de la même famille, on lit les
noms d’Abraham, Isaac, Jacob, le mot Sabaoth et plusieurs autres passages se
rapportant aux Juifs.
Le papyrus no 76 renferme un ouvrage magique et astrologique, intitulé : le
Saint livre, appelé la huitième Monade de Moyse, la clef de Moyse, le livre secret
de Moyse. Les noms et les souvenirs juifs sont donc mêlés aux sciences occultes,
à l’époque des premiers écrits alchimiques, c’est-à-dire vers le IIIe siècle de notre
ère.
Ce mélange est attesté également par les manuscrits des Bibliothèques. En
effet dans le manuscrit 2.325, fol. 163, vo, et dans le manuscrit 2.327, fol. 146,
39
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
40
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
taux de l’alchimie plusieurs traités lui sont attribués, ainsi que l’invention du
bain-marie.
Nous rencontrons ici ce mélange de fables hébraïques et orientales, qui ca-
ractérise les trois premiers siècles de notre ère. Il se manifeste plus clairement
encore dans les origines gnostiques de l’alchimie, dont nous parlerons bientôt.
Observons d’ailleurs que le rôle favorable attribué aux Juifs est en opposition
avec les préjugés de certaines sectes gnostiques. Mais par contre, il s’accorde avec
ce fait que le prophète gnostique Marcus était né en Palestine. En tout cas, un
tel mélange nous reporte vers le second siècle de notre ère, au temps où l’autorité
des livres des Juifs était invoquée et opposée à celle des auteurs helléniques, et où
les chrétiens ne méprisaient pas encore les Juifs ; comme ils ne manquèrent pas
de le faire, dès que leur religion fut devenue celle des empereurs.
41
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
47
Pline, l. XXIX, ch. iv, section 23.
48
Aristote, Hist. des animaux, l. V, ch. xix.
42
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
et le mal) et son poison (ou bien sa flèche), etc. » Un peu plus loin vient la fi-
gure du scorpion et une suite de signes magiques et astrologiques. Ces axiomes
reparaissent, mais sans la figure, écrits à l’encre rouge au folio 88 du no 2327 :
probablement la figure existait ici dans le texte primitif ; mais le copiste ne l’aura
pas reproduite.
Dans le manuscrit de saint Marc, fol. 188, vo, et dans le manuscrit 2249,
fol. 96, sous le nom de Chrysopée de Cléopâtre, le même dessin se voit, plus
compliqué et plus expressif. En effet, non seulement les trois cercles sont tracés,
avec les mêmes axiomes mystiques ; mais le centre est rempli par les trois signes
de l’or, de l’argent et du mercure. Sur le côté droit s’étend un prolongement en
forme de queue, aboutissant à une suite de signes magiques, qui se développent
tout autour. Le système des trois cercles répond ici aux trois couleurs concentri-
ques du serpent citées plus haut. Au dessous, on voit l’image même du serpent
Ouroboros, avec l’axiome central : « Un le tout. » Le serpent, aussi bien que le
système des cercles concentriques, est au fond l’emblème des mêmes idées que
de l’œuf philosophique, symbole de l’univers et symbole de l’alchimie.
Ce sont là des signes et des imaginations gnostiques, ainsi que le montre
l’anneau magique décrit dans le papyrus de Leide et comme on peut le voir
dans l’Histoire des origines du christianisme de M. Renan (49). Le serpent qui
se mord la queue se présente continuellement associé à des images d’astres et à
des formules magiques sur les pierres gravées de l’époque gnostique. On peut
s’en assurer dans le Catalogue imprimé des camées et pierres gravées de la Bi-
bliothèque nationale de Paris, par Chabouillet. Les numéros 2176, 2177, 2180,
2194, 2196, 2201, 2202, 2203, 2204, 2205, 2206, etc., portent la figure de
l’Ouroboros, avec toutes sortes de signes cabalistiques. De même la salamandre,
no 2193. Au no 2203 on voit Hermès, Sérapis, les sept voyelles figurant les sept
planètes, le tout entouré par le serpent qui se mord la queue. Au no 2240, le signe
des planètes avec celui de Mercure, qui est le même qu’aujourd’hui. C’étaient là
des amulettes et des talismans, que l’on suspendait au cou des malades, d’après
Sextus Empiricus médecin du IVe siècle, et que l’on faisait servir à toutes sortes
d’usages. Ces symboles sont à la fois congénères et contemporains de ceux des
alchimistes.
Le serpent qui se mord la queue était adoré à Hiérapolis en Phrygie, par les
Naasséniens, secte gnostique à peine chrétienne. Les Ophites, branche impor-
tante du gnosticisme, comprenaient plusieurs sectes qui se rencontraient en un
point, l’adoration du serpent, envisagé comme le symbole d’une puissance supé-
49
T. VIII, p. 183.
43
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
rieure ; comme le signe de la matière humide, sans laquelle rien ne peut exister ;
comme l’âme du monde qui enveloppe tout et donne naissance à tout ce qui est,
le ciel étoilé qui entoure les astres ; le symbole de la beauté et de l’harmonie de
l’univers. Le serpent Ouroboros symbolisait donc les mêmes choses que l’œuf
philosophique des alchimistes. Le serpent était à la fois bon et mauvais. Ce der-
nier répond au serpent égyptien Apophis, symbole des ténèbres et de leur lutte
contre le soleil.
L’Ophiouchos, qui est à la fois un homme et une constellation, joue un rôle
essentiel dans la mythologie des Pérates, autres Ophites ; il prend la défense de
l’homme contre le méchant serpent. Nous le retrouvons dans Olympiodore.
Ailleurs, nous rencontrons la langue spéciale des gnostiques : « La terre est
vierge et sanglante, ignée et charnelle, » nous disent les mêmes auteurs. Les gnos-
tiques, ainsi que les premiers alchimistes et les néoplatoniciens d’Alexandrie,
unissaient la magie à leurs pratiques religieuses. On s’explique par là la présence
de l’étoile à huit rayons, signe du soleil en Assyrie, parmi les symboles qui en-
tourent la Chrysopée de Cléopâtre, aussi bien que dans les écrits valentiniens. Elle
semble rappeler l’ogdoade mystique des gnostiques et les huit dieux élémentaires
égyptiens, assemblés par couples mâles et femelles, dont parle Sénèque (50). J’ai
montré ailleurs que le nombre quatre joue un rôle fondamental dans Zosime,
aussi bien que chez les Égyptiens et chez le gnostique Marcus.
Le rôle de l’élément mâle, assimilé au levant, et de l’élément femelle, comparé
au couchant ; l’œuvre accomplie (plhroumenon) par leur union ; l’importance
de l’élément hermaphrodite (la déesse Neith des Égyptiens) cité par Zosime,
et qui reparaît jusque dans les écrits du moyen âge ; l’intervention des femmes
alchimistes, Théosébie, Marie la juive, Cléopâtre la savante, qui rappellent les
prophétesses gnostiques, sont aussi des traits communs aux gnostiques et aux
alchimistes.
Les traditions juives jouaient un rôle important chez les gnostiques marco-
siens. Ceci est encore conforme à l’intervention des Juifs dans les écrits alchimi-
ques et dans les papyrus de Leide.
Zosime, et Olympiodore reproduisent les spéculations des gnostiques sur
l’Adam, l’homme universel identifié avec le Toth égyptien : les quatre lettres de
son nom représentent les quatre éléments. Eve s’y trouve assimilée à Pandore.
Prométhée et Épiméthée sont cités et regardés comme exprimant en langage
allégorique l’âme et le corps.
Nous trouvons pareillement dans les Geoponica une recette attribuée à Démo-
50
Questions naturelles, III, 14.
44
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
crite et où figure le nom d’Adam, destiné à écarter les serpents d’un pigeonnier.
Sous une forme plus grossière, c’est toujours le même ordre de superstitions.
Un tel mélange des mythes grecs, juifs et chrétiens est caractéristique. Les Sé-
thiens, secte gnostique, associaient de même les mystères orphiques et les notions
bibliques (51). Nos auteurs alchimiques ne manquent pas davantage de s’appuyer
de l’autorité des livres hébraïques ; et cela à la façon des premiers apologistes
chrétiens, c’est-à-dire en les joignant à Hermès, à Orphée, à Hésiode, à Aratus,
aux philosophes, aux maîtres de la sagesse antique.
Ce langage, ces signes, ces symboles nous replacent au milieu du syncrétisme
compréhensif, bien connu dans l’histoire, où les croyances et les cosmogonies
de l’Orient se confondaient à la fois entre elles et avec l’hellénisme et le christia-
nisme. Les hymnes gnostiques de Synésius, qui est à la fois un philosophe et un
évêque, un savant et un alchimiste, montrent le même assemblage.
Or, le gnosticisme a joué un grand rôle dans tout l’Orient et spécialement à
Alexandrie, au IIe siècle de notre ère (52) ; mais son influence générale n’a guère
duré au delà du IVe siècle. C’est donc vers cet intervalle de temps que nous som-
mes ramenés d’une façon de plus en plus pressante par les textes alchimiques.
Ceux-ci montrent qu’il existait dès l’origine une affinité secrète entre la Gnose,
qui enseigne le sens véritable des théories philosophiques et religieuses, dissi-
mulées sous le voile des symboles et des allégories, et la chimie, qui poursuit la
connaissance des propriétés cachées de la nature, et qui les représente, même de
nos jours, par des signes à double et triple sens.
51
Renan, VII, 135.
52
Renan, Histoire des origines du christianisme, t. VI, p. 139.
45
CHAPITRE IV –
Jusqu’ici nous avons exposé l’histoire des origines de l’alchimie, telle qu’elle
résulte de l’étude des plus vieux monuments de cette science, papyrus et ma-
nuscrits des bibliothèques. Nous avons montré la concordance des renseigne-
ments tirés de ces deux sources, entre eux et avec les doctrines et les préjugés
des premiers siècles de l’ère chrétienne. Cette concordance atteste que les traités
manuscrits ont été composés à la même époque que les papyrus trouvés dans les
tombeaux de Thèbes : vérification d’autant plus utile que les copies les plus an-
ciennes que nous possédions de ces traités manuscrits ne remontent pas au delà
du XIe siècle.
Non seulement les papyrus et les manuscrits des bibliothèques concordent ;
mais les noms des dieux des hommes, des mois, des lieux, les allusions de tout
genre, les idées et les théories exposées dans les manuscrits et dans les papy-
rus correspondent, avec une singulière précision dans les détails, à ce que nous
savons de l’Égypte grécisée des premiers siècles de l’ère chrétienne et du mé-
lange étrange de doctrines philosophiques, religieuses, mystiques et magiques,
qui caractérise les néoplatoniciens et les gnostiques. Nous établirons dans une
autre partie de cet ouvrage une comparaison pareille entre les notions pratiques,
consignées dans les papyrus et les manuscrits, et les faits connus aujourd’hui sur
les industries égyptiennes relatives à la métallurgie, à la fabrication des verres et à
la teinture des étoffes. Nos musées fournissent, à ces égards, les témoignages les
plus divers et les plus authentiques.
Tels sont les résultats obtenus par l’étude intrinsèque des textes et des monu-
ments anciens. Il convient de contrôler les résultats de cette étude, en les rappro-
chant des faits et des indications positives que l’on trouve dans les auteurs et les
historiens ordinaires.
Aucun de ceux-ci n’a parlé de l’alchimie avant l’ère chrétienne. La plus an-
cienne allusion que l’on puisse signaler à cet égard serait une phrase singulière
de Dioscoride (53), médecin et botaniste grec : « Quelques-uns rapportent que le
mercure est une partie constituante des métaux. » Dioscoride paraît contempo-
Dioscoride, V, 110.
53
46
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
rain de l’ère chrétienne ; les manuscrits de cet auteur que nous possédons sont
fort beaux, et datés d’une façon précise : les deux principaux ont été transcrits au
milieu du Ve siècle.
On cite encore un passage de Pline l’ancien (54), d’après lequel il existe un
procédé pour fabriquer l’or au moyen de l’orpiment : Caligula, dit-il, fit calciner
une quantité considérable d’orpiment pour en tirer de l’or : il réussit ; mais le
rendement fut si minime que la quantité d’or obtenue ne paya pas les frais de
l’opération.
« Invitaverat spes Caium principem avidissimum auri, quamobrem jussit
excoqui magnum auripigmenti pondus, et plane fecit aurum excellens, sed ita
parvi ponderis, ut detrimentum sentiret. »
C’est évidemment la première tentative de transmutation, ou plutôt de pré-
paration artificielle de l’or, que l’histoire nous ait transmise. Le fait en soi, tel que
Pline le rapporte, n’a d’ailleurs rien que de vraisemblable : car il semble qu’il se
soit agi ici d’une opération analogue à la coupellation, ayant pour but et pour ré-
sultat d’extraire l’or contenu dans certains sulfures métalliques, signalés par leur
couleur comme pouvant en recéler. Extraction de l’or préexistant, ou fabrication
de ce métal de toutes pièces, ce sont là deux idées tout à fait distinctes pour
nous ; mais elles se confondaient dans l’esprit des anciens opérateurs.
On rencontre, vers la même époque, un énoncé plus net dans Manilius, auteur
d’un poème astrologique d’une langue excellente, et que les critiques s’accordent
à regarder comme contemporain de Tibère. Au livre IVe, il développe en beaux
vers les effets du feu : « la recherche des métaux cachés et des richesses enfouies,
la calcination des veines de minerais, l’art de doubler la matière par un procédé
certain, ainsi que les objets d’or et d’argent. »
Quidquid in usus.
Ignis agit… Scrutari cæca metalla
Depositas et opes, terræque exurere venas,
Materiamque manu certa duplicarier arte,
Quiquid et argento frabicetur quidquid et auro.
54
Livre XXXIII, ch. iv.
47
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
IIIe siècles de notre ère, comme le montrent les papyrus de Leide, d’accord avec
les manuscrits des bibliothèques.
Venons aux personnes et aux industries chimiques.
Les plus vieux auteurs cités par les manuscrits alchimiques, Démocrite, Os-
tanès, figurent aussi comme magiciens et astrologues dans columelle, dans Pline
et dans les écrivains de l’antiquité. Le nom de l’alchimiste Pamménès se retrouve
dans Tacite, comme celui d’un magicien. L’astrologue égyptien Pétosiris, dont
les traités sont associés à des ouvrages alchimiques dans le manuscrit 2.419 de la
Bibliothèque nationale, est cité par Pline, par Juvénal et déjà par Aristophane.
Sénèque rappelle également les connaissances pratiques de Démocrite sur l’art
de colorer les verres, art congénère de l’art de colorer les métaux : « Il avait trouvé
le moyen d’amollir l’ivoire, de changer le sable en émeraude par la cuisson et son
procédé est encore suivi de nos jours. »
« Excidit porro vobis eumdem Democritum invenisse quemadmodum ebur
molliretur, quemadmodum decoctus calculus in smaragdum converteretur, qua
hodie que coctura inventi lapides in hoc utiles colorantur. »
Sont-ce là des inventions authentiques du vieux philosophe ? Ou n’avons-
nous pas affaire à des pseudonymes égyptiens, peut-être même à ceux dont nous
possédons les traités ? Je reviendrai sur ce problème. Pline parle pareillement des
ouvrages où l’on enseignait l’art de teindre les émeraudes artificielles et autres
pierres brillantes (55). C’étaient là des arts égyptiens par excellence et les recettes
de nos manuscrits concordent avec cette indication ; à supposer, je le répète,
qu’elles ne reproduisent pas exactement les procédés auxquels Pline faisait allu-
sion.
Nous avons donné plus haut les passages où Tertullien parle, au IIIe siècle, des
mystères des métaux et des pierres précieuses, révélés par les anges rebelles, des
secrets de l’or et de l’argent, rapprochés de ceux de la magie et de l’astrologie :
il s’agit évidemment ici de l’alchimie. On trouve aussi dans le néoplatonicien
Jamblique, un passage où la magie semble associée à l’art de composer les pierres
précieuses, et de mélanger les produits des plantes. Les manuscrits alchimiques
attribuent même à Jamblique deux procédés de transmutation.
Un texte plus explicite est celui des chroniqueurs byzantins, d’après lesquels
Dioclétien détruisit en Égypte les livres d’alchimie. Le fait est tout à fait confor-
me à la pratique du droit romain ; il est attesté par Jean d’Antioche, auteur qui
a écrit au temps d’Héraclius (VIIe siècle) et qui semble avoir copié sur ce point
le chronographe égyptien Panodorus, contemporain d’Arcadius. Ce texte a été
48
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
reproduit ensuite par Suidas et par plusieurs autres auteurs. Ces auteurs disent
expressément que « Dioclétien fit brûler vers l’an 290, les anciens livres de chimie
des Égyptiens relatifs à l’or et à l’argent, afin qu’ils ne pussent s’enrichir par cet
art et en tirer la source de richesses qui leur permissent de se révolter contre les
romains. »
M. A. Dumont, de l’académie des inscriptions, savant dont nous regrettons la
perte récente, m’a signalé un texte tout pareil quant au fond, quoique distinct
par les mots, qu’il a rencontré dans les actes de saint Procope. La rédaction
actuelle de ces actes semble du Xe siècle ; mais ils sont déjà cités au deuxième
concile de Nicée (au commencement du VIIIe siècle) et leur première rédaction
remonterait, d’après Baronius, au temps de l’empereur Julien.
En tout cas, le passage précédent est étranger à l’histoire du saint lui-même ; il
a été tiré de vieilles chroniques, que les amplificateurs successifs des actes de saint
Procope n’avaient pas intérêt à modifier.
Ces textes sont tout à fait conformes au passage de Zosime déjà cité, d’après
lequel le royaume d’Égypte était enrichi par l’alchimie. Il semble répondre à la
destruction de certains traités, où la métallurgie positive, très cultivée dans la
vieille Égypte, était associée à des recettes chimériques de transmutation : traités
pareils à ceux qui figurent dans les papyrus de Leide et dans nos manuscrits. La
concordance de tous ces faits, tirés de sources diverses, est frappante.
L’Alchimie était désignée à l’origine sous le nom de science sacrée, art divin
et sacré, désignations qui lui étaient communes avec la magie. Le nom même
de l’alchimie figure pour la première fois dans un traité astrologique de Julius
Firmicus, écrivain du IVe siècle de notre ère, dont la conformité générale avec
Manilius est bien connue : « Si c’est la maison de Mercure, elle donne l’astro-
nomie ; celle de Vénus annonce les chants et la joie ; celle de Mars, les armes…
celle de Jupiter, le culte divin et la science des lois ; celle de Saturne, la science
de l’alchimie. »
L’adjonction de la préfixe Al est suspecte et due sans doute à un copiste ; mais
l’existence du nom même de la chimie dans Firmicus n’a pas été révoquée en
doute. Le patronage de Saturne rappelle à la fois le plomb, qui lui est dédié, et
Osiris, synonyme du plomb, et dont le tombeau était l’emblème de la chimie,
d’après Olympiodore. Julius Firmicus reproduit ailleurs l’un des axiomes favo-
ris du pseudo-Démocrite et de ses commentateurs : « La nature est vaincue par
la nature. » Julius Firmicus nous reporte au temps de Zosime, ou plutôt de ses
premiers successeurs.
Un texte très explicite se lit dans le Théophraste d’Enée de Gaza, dialogue
relatif à la résurrection des morts, et qui constitue avec Pline et Manilius, en
49
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
dehors des papyrus et des manuscrits alchimiques bien entendu, le plus ancien
document précis, de date certaine, où il soit question de la transmutation des
métaux. Enée de Gaza était un philosophe néoplatonicien du Ve siècle, élève
d’Hiéroclès, et qui se convertit plus tard au christianisme. Après avoir exposé
que le corps humain, formé par l’assemblage des quatre éléments (terre, eau, air,
feu), les reproduit par sa décomposition, il reprend (56) la thèse platonicienne
des idées, d’après laquelle : « La forme subsiste, tandis que la matière éprouve les
changements, parce que celle-ci est faite pour prendre toutes les qualités. Soit
une statue d’Achille en airain ; supposons la détruite, et ses débris réduits en pe-
tits morceaux ; si maintenant un artisan recueille cet airain, le purifie, et, par une
science singulière, le change en or et lui donne la figure d’Achille, celui-ci sera
en or au lieu d’être en airain ; mais ce sera pourtant Achille. Ainsi se comporte
la matière du corps dépérissable et corruptible, qui par l’art du créateur devient
pure et immortelle. » Ce passage pourrait être interprété comme une simple hy-
pothèse philosophique ; mais Énée de Gaza le précise, en disant un peu plus
loin : « Le changement de la matière en mieux n’a rien d’incroyable ; c’est ainsi
que les savants en l’art de la matière prennent de l’argent et de l’étain, en font
disparaître l’apparence, colorent et changent la matière en or excellent. Avec le
sable divisé et le natron dissoluble, on fabrique le verre, c’est-à-dire une chose
nouvelle et brillante. »
C’est toujours la même association entre les diverses pratiques de la chimie
du feu, relatives aux verres et aux métaux. Le mélange mystique des idées de
transmutation et de résurrection se retrouve dans les traités des alchimistes grecs,
aussi bien que dans Énée de Gaza. « Il faut dépouiller la matière de ses qualités
pour arriver à la perfection, dit Stéphanus ; car le but de la philosophie, c’est la
dissolution des corps (matériels) et la séparation de l’âme du corps. »
A la même époque, les chimistes apparaissent individuellement et sous leur
dénomination véritable dans les chroniques. Le premier qui soit appelé de ce
nom est un charlatan, Johannes Isthmeos, qui escroquait les orfèvres au temps de
l’empereur Anastase et qui présenta à cet empereur un mors de cheval en or mas-
sif : « Tu ne me tromperas pas comme les autres, » repartit Anastase, et il le relé-
gua, en l’an 504, dans la forteresse de Petra, où il mourut. Tous les chroniqueurs
byzantins, Cedrenus, Jean Malala, auteurs du Xe siècle, Théophane et d’autres
encore, qui ont raconté l’histoire de cette époque, parlent du personnage à peu
près dans les mêmes termes ; sans doute en reproduisant un même texte original.
Æneæ Gazei Theophrastus. Dialogue platonico-chrétien sur la résurrection des morts, édité
56
50
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Ce récit rappelle les proscriptions des Chaldéens sous les premiers empereurs.
Johannes Isthmeos était l’ancêtre des alchimistes du moyen âge et de la renais-
sance, qui ont fait tant de dupes en opérant devant les crédules la transmutation
des métaux : entre les sectateurs des sciences occultes, les charlatans et les escrocs,
il a toujours existé une étroite parenté.
L’alchimie, envisagée comme formant un corps de doctrines scientifiques,
n’est pas citée dans les historiens anciens parvenus jusqu’à nous, du moins avant
Jean d’Antioche, qui paraît avoir vécu au VIIe siècle. Nous avons reproduit son
passage relatif à la destruction des ouvrages chimiques en Égypte par Dioclétien.
Mais ce passage est tiré certainement de chroniqueurs plus anciens, probable-
ment de Panodorus. On pourrait rappeler aussi Ostanès et Démocrite, nommés
dans Pline et dans Columelle, à la vérité comme magiciens, plutôt que comme
alchimistes explicitement désignés : les traités du dernier, relatifs à la coloration
du verre, appartiennent bien à notre science. Au VIIIe siècle, le polygraphe Geor-
ges le Syncelle connaît nos principaux auteurs et il raconte la prétendue initiation
de Démocrite par Ostanès, Marie la juive et Pamménès ; il cite ses quatre livres
sur l’or, l’argent, les pierres et la pourpre, à peu près dans les mêmes termes que
Synésius. Ce texte est extrait aussi de chroniqueurs antérieurs. D’après Scaliger,
il aurait été écrit par le chronographe égyptien Panodorus, moine contemporain
d’Arcadius et que le Syncelle cite avec les plus grands éloges ; ceci nous ramène
encore au temps de Synésius.
Georges le Syncelle reproduit aussi des extraits étendus de Zosime et de Syné-
sius : or certains de ces mêmes extraits se lisent textuellement dans les manuscrits
de nos bibliothèques. Le Syncelle et les auteurs qu’il a copiés avaient donc entre
les mains les ouvrages mêmes qui sont arrivés jusqu’à nous. Photius, compilateur
du IXe siècle, cite également Zosime, ainsi qu’Olympiodore, dont il nous raconte
la biographie. Suidas, au Xe siècle, tient le même langage.
A la même époque nous pouvons invoquer une autorité d’un ordre tout dif-
férent, celle des arabes. Dans le Khitab-Al-Fihrist, encyclopédie écrite vers l’an
235 de l’Hégire, c’est-à-dire vers l’an 850 de notre ère, on trouve plusieurs pa-
ges consacrées à la liste des auteurs alchimiques. M. Leclerc (57) a cité ce texte
et M. Derenbourg a eu l’obligeance de me le traduire verbalement. On y lit les
noms d’un grand nombre d’auteurs : les uns perdus, les autres inscrits dans les
manuscrits grecs que nous possédons, tels que Hermès, Agothodémon, Ostanès,
Chymès, Cléopâtre, Marie, Stéphanus, Sergius, Dioscorus, etc.
A partir de ce temps, nous trouvons chez les Byzantins, puis chez les Arabes et
57
Histoire de la médecine arabe, t. 1, p. 305.
51
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
52
CHAPITRE V –
Il existe à Leide une collection de papyrus égyptiens, qui renferme les plus an-
ciens manuscrits alchimiques connus jusqu’à ce jour. Leur provenance, leur date
et la concordance de leurs indications avec celles des manuscrits grecs de nos
bibliothèques, fournissent à l’histoire de l’alchimie une base historique indiscu-
table et donnent lieu aux rapprochements les plus intéressants. C’est pourquoi
il paraît utile d’entrer dans quelques détails sur l’origine et sur le contenu de ces
papyrus.
La collection de Leide a pour fond principal une collection d’antiquités égyp-
tiennes, réunies dans le premier quart du XIXe siècle, par le chevalier d’Anastasy,
vice-consul de Suède à Alexandrie, collection achetée en 1828, par le gouverne-
ment des Pays-Bas. Elle renfermait entre autres objets, plus de cent manuscrits
sur papyrus, vingt-quatre sur toile, un sur cuir, etc. Parmi ces papyrus, il en avait
vingt en grec et trois bilingues, etc. Ces papyrus ont été l’objet d’une description
générale avec commentaire par Reuvens, directeur du musée de Leide, sous le
titre de : Lettres à M. Letronne, (au nombre de trois) imprimées à Leide en 1830.
M. Leemans, qui a succédé à M. Reuvens dans la direction du musée, a publié
depuis quarante ans une nombreuse suite de papyrus, tirés des collections dont il
a la garde. Mais jusqu’ici il n’a donné que peu de chose sur les papyrus grecs dont
il s’agit, et nous connaissons ceux-ci principalement par les lettres de Reuvens.
Un seul de ceux qui nous intéressent a été donné par M. Leemans : c’est le fac-
similé d’un papyrus démotique, avec transcriptions grecques, qui renferme quel-
ques mots de matière médicale et d’alchimie et dont Reuvens avait déjà parlé (58).
C’est des publications de Reuvens et de M. Leemans que j’ai tiré la plupart des
renseignements qui vont suivre.
J’aurais désiré pouvoir étudier d’une façon approfondie les textes alchimiques
qui y sont donnés. Je n’ai pu obtenir l’autorisation d’en faire une copie complète.
Mais j’ai réussi cependant à y suppléer, de façon à avoir une connaissance assez
étendue de ces textes. En effet, M. Revillout, le savant professeur d’Égyptologie
Monuments Egyptiens du musée de Leide, p. 85, 4e livraison in-fol., planche XII – (1846). Voir
58
53
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
54
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
recette d’un philtre, composé de diverses plantes ; la recette mystique pour réus-
sir dans ses entreprises ; plusieurs recettes pour obtenir ou envoyer un songe ; la
consultation de la divinité, qui répond sous la forme d’un Dieu à tête de serpent
(théomantion) ; un procédé pour porter malheur à quelqu’un ; un autre pour
arrêter sa colère.
Puis viennent des procédés d’affinage de l’or ; enfin une recette pour confec-
tionner un anneau jouant le rôle de talisman, en gravant sur un jaspe enchâssé
dans cet anneau la figure d’un serpent qui se mord la queue, la lune avec deux as-
tres et le soleil au-dessus. C’est là une figure dont l’analogue se retrouve dans les
pierres gravées de la Bibliothèque nationale et dans nos manuscrits alchimiques.
L’amour tyrannique figure pareillement dans ceux-ci, au milieu d’une recette de
transmutation, dans une phrase incompréhensible, qui semble le lambeau de
quelque vieux texte mutilé. On rencontre encore l’amour extracteur d’or dans
un exposé mystique, où il est question d’un traité de Kron-Ammon (59), autre
personnage énigmatique.
On lit ensuite dans le papyrus une table en chiffre, pour pronostiquer par des
calculs la vie ou la mort d’un malade, table attribuée à Démocrite et analogue à
la table d’Hermès du manuscrit 2.327 ; une formule pour amener une séparation
entre époux ; une autre pour causer des insomnies jusqu’à ce que le patient en
meure ; un philtre pour exciter l’amitié, composé de plantes, de minéraux et de
lettres magiques ; des explications de noms mystiques des plantes, etc.
Toute cette thaumaturgie répond aux pratiques des sectes gnostiques et de
Jamblique. Les noms mêmes des cérémonies sont pareils chez les gnostiques et
dans les papyrus : ce qui fixerait la date de ces derniers vers le IIIe siècle. La divi-
nation par les songes, qui figure dans le papyrus précédent, se trouve aussi dans
le papyrus C, 116 et 122, publié par M. Leemans (60). Elle est également associée
à l’alchimie dans le manuscrit de Saint-Marc, et dans les ouvrages authentiques
qui nous restent de l’évêque Synésius. La traduction du texte hiératique écrit
au-dessus dans le papyrus, texte plus ancien, fera peut-être remonter plus haut
encore la date des pratiques décrites dans ce papyrus.
Quoi qu’il en soit, le mélange des recettes alchimiques, et des pratiques ma-
giques est très caractéristique. L’indication de la table de Démocrite et celle du
serpent Ouroboros entourant les figures d’astres, qui se trouvent à la fois dans le
papyrus de Leide et dans les manuscrits alchimiques, ne le sont pas moins.
Le papyrus no 65 est également magique : son revers porte les noms de divers
55
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
56
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
57
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
58
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
59
CHAPITRE VI –
Les manuscrits alchimiques les plus anciens sont écrits en grec ; ils forment
un groupe caractéristique à la Bibliothèque nationale de Paris. Les plus vieux de
ceux que nous possédons sont reliés aux armes de Henri II ; ils ont été apportés
en France du temps de François Ier (61), à l’époque où ce roi faisait faire de grands
achats de livres en Grèce et en Orient. Ceux-ci ont été copiés au XVe siècle.
D’autres datent du XVIe et du XVIIe, et proviennent de bibliothèques privées,
telle que celle du chancelier Séguier, réunies plus tard à la Bibliothèque nationa-
le. Le premier de tous, le no 2.325, est écrit sur papier de coton avec un soin tout
particulier. Il serait du XIIIe siècle, d’après la table manuscrite qui le précède ; de
la fin du XIIIe siècle (62), d’après Labbé et d’après Ameilhon ; du XIVe, d’après
M. Omont. Son contenu se retrouve entièrement, comme je l’ai vérifié, dans le
manuscrit suivant, qui est beaucoup plus étendu.
Le no 2.327 est le plus complet. Il porte sa date : 1478, et le nom du copiste,
Pelekanos de Corfou.
Le no 2.249 est du XVIe siècle. Il renferme divers traités, qui manquent dans
le précédent ; mais beaucoup d’autres y manquent. Il offre des variantes impor-
tantes, conformes d’ordinaire au texte du manuscrit de Saint-Marc. Il est inter-
rompu à la fin.
Les autres manuscrits, 2.326, 2.329, 2.250, 2.251, 2.252, 2.275, ne ren-
ferment rien de caractéristique, qui n’existe déjà dans les deux types 2.327 et
2.249.
Des copies analogues existent dans la plupart des grandes Bibliothèques d’Eu-
rope (63), et il en est fait mention dans leurs catalogues imprimés. La Lauren-
tienne (Florence), l’Ambroisienne (Milan), la Bibliothèque de Gotha, celles de
61
Bibliotheca Chemica de Manget, t. I, p. 41.
62
Catalogue des manuscrits grecs de la Bibliothèque royale.
63
Fabricius, Bibliotheca græca, t. XII, p. 747-751. Édition de 1724.
60
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
§ 2. — Date et filiation des ouvrages contenus dans les manuscrits alchimiques
La date des divers ouvrages contenus dans les manuscrits varie ; elle peut être
61
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
recherchée et souvent assignée, d’après leur contenu et d’après les citations des
auteurs byzantins.
Plusieurs écrits sont païens et dus à des contemporains de Jamblique et de Por-
phyre. Tels sont les opuscules attribués à Hermès, à Agathodémon, à Africanus,
à Jamblique lui-même. La lettre d’Isis à son fils Horus et le serment invoquant
les divinités du Tartare, portent le même caractère. Une citation du « précepte de
l’empereur Julien », personnage si rarement invoqué plus tard, laquelle est don-
née au manuscrit 2.327 (fol. 242), se rapporte aussi à cet ordre de traditions.
Peut-être même quelques-uns des ouvrages alchimiques que nous possédons
sont-ils contemporains des débuts de l’ère chrétienne. Il en serait ainsi assuré-
ment, si l’on admettait l’identité du pseudo-Démocrite, nommé dans nos ma-
nuscrits et dans les papyrus, avec Bolus de Mendès, personnage signalé par Pline
et par Columelle comme ayant composé certains traités attribués plus tard à
Démocrite. Les Physica et mystica de nos manuscrits ont pu aussi faire partie
des œuvres magiques du pseudo-Démocrite cité par Pline ; lequel, je le répète,
semble n’être autre que Bolus de Mendès, ou quelqu’un de son temps. Les traités
relatifs aux vitrifications colorées et aux émeraudes artificielles que nous possé-
dons dérivent de quelque compilation aux traités analogues dont parlent Pline
et Sénèque.
Certaines recettes anonymes d’alliages et de pierres précieuses artificielles
pourraient être plus anciennes encore, s’il est vrai qu’elles aient été copiées sur les
stèles et sur les papyrus des sanctuaires.
Cependant la plupart des auteurs alchimiques sont chrétiens.
Zosime, par exemple, écrivait en Égypte vers le IIIe siècle, au temps de Clé-
ment d’Alexandrie et de Tertullien, c’est-à-dire au temps des gnostiques, dont il
partage les croyances et les imaginations ; ce que font aussi les papyrus de Leide,
qui remontent vers la même époque.
Synésius et Olympiodore appartiennent à la fin du IVe et au commencement
du Ve.
Le Philosophe Chrétien peut être regardé comme intermédiaire entre ceux-ci
et Stéphanus, d’après le contenu de ses ouvrages : tandis que l’Anonyme serait à
peu près du même temps que le dernier auteur. Certaines parties d’ailleurs, telles
que les écrits de l’Anonyme et les Chapitres de Zosime à Théodore ne sont pas des
œuvres complètes et originales : elles offrent le caractère de ces extraits et som-
maires, que les polygraphes byzantins avaient coutume de faire et qui nous ont
conservé tant de débris des historiens, des orateurs et des poètes anciens.
Stéphanus est un personnage historique, qui a laissé des ouvrages de méde-
cine et d’astrologie, en même temps que d’alchimie. Or il copie textuellement
62
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
66
Salmasii Plinianæ Exercitationes, p. 772, b. B. (1689).
63
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
par les moines byzantins. De là ces copies sont venues en Italie, puis dans le reste
de l’Occident.
Une lettre de Michel Psellus (vers 1050) sert en quelque sorte de préface au
manuscrit 2.327. Cet érudit byzantin, dont la science était universelle et qui a
laissé des traités sur les matières les plus diverses, est peut-être celui qui a consti-
tué la collection elle-même. En tout cas, elle était déjà formée, au XIe siècle,
peut-être même au Xe ; car le manuscrit sur parchemin, de Saint-Marc à Venise,
remonte à cette époque et il renferme la plupart des textes fondamentaux (sauf
le traité de Salmanas).
Ces écrits ont subi ensuite, comme il est arrivé fréquemment pour les ma-
nuscrits anciens, diverses additions plus récentes, ainsi que des interpolations
et des additions évidentes, de la part des moines byzantins. Ceux-ci en effet les
copièrent, non comme des monuments historiques, mais au double titre de tex-
tes mystiques et de textes pratiques, qu’ils commentaient à la façon des ouvrages
théologiques. En tant que livres industriels surtout, ils étaient exposés à être
rectifiés, complétés par chaque copiste, bref, mis au courant des connaissances
acquises ; comme le sont les ouvrages techniques de nos jours.
Aux erreurs des copistes se sont parfois ajoutées celles des commentateurs du
XVIIIe et du XIXe siècle. Par exemple, les manuscrits renferment un procédé re-
latif à la trempe du bronze chez les Perses, au temps de Philippe de Macédoine ;
bronze dont on peut voir, un échantillon sur les portes de Sainte-Sophie. Cette
dernière indication semble sincère. Elle se trouve dans les manuscrits 2.327 et
2.325, mais elle manque dans le manuscrit de Saint-Marc, plus ancien : ce qui
prouve qu’elle a été ajoutée après coup par quelque copiste byzantin. Par suite
d’une confusion singulière, ce même procédé a été attribué au siècle dernier à un
moine de Sainte-Sophie, appelé Philippe de Macédoine. D’autres ont indiqué
Philippe Sidètès, prêtre du temps de saint Jean Chrysostome. D’autres encore
ont donné ce texte à Zosime. Mais les manuscrits cités ne disent rien de toutes
ces attributions. De même la citation des savants ismaélites et les mots techni-
ques arabes, reproduits dans le traité de Salmanas, ont été rapportés à tort par
quelques modernes à Zosime, malgré les indications formelles des manuscrits.
Ces manuscrits portent la trace de l’étude passionnée dont ils ont été l’objet
autrefois : notes sur les marges, mementos, ratures de certains passages, surchar-
ges, additions sur les feuillets de garde et dans les espaces vides, taches faites par
les produits chimiques, telles que les sels de cuivre. En raison de ces circonstan-
ces, on pourrait croire que l’ancienneté des figures des instruments qui y sont
dessinés, figures souvent reproduites, laisse quelque incertitude. Mais il convient
d’observer que ces figures sont les mêmes dans les divers manuscrits ; elles sont
64
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
plus nettes et plus belles dans le plus vieux, celui de Saint-Marc, que dans aucun
autre et elles répondent souvent à des descriptions précises du texte. Les appareils
qu’elles représentent sont donc d’une date reculée.
En somme, les traités actuels sont antiques pour la plupart. Le langage, les
idées philosophiques, les connaissances techniques, les faits historiques et autres
qui y sont relatés, aussi bien que le nom authentique de quelques-uns de leurs
auteurs, nous font remonter vers le IVe siècle de notre ère ; peut-être même pour
quelques-uns, jusque vers l’ère chrétienne.
Rappelons brièvement les études et les publications dont ces manuscrits ont
été l’objet jusqu’à ce jour.
Il en est question tout d’abord dans le traité d’Olaüs Borrichius, médecin
danois du XVIIe siècle : sur l’Origine de l’Alchimie, publié par la Bibliotheca che-
mica de Manget ; l’auteur est savant, mais crédule. Morhofius en a parlé aussi,
au XVIIe siècle (67). Saumaise et Du Cange les avaient lus ; le premier en a tiré
diverses citations, dans ses Plinianæ exercitationes.
Reinesius en fit alors une étude détaillée, la plus complète qui existe, laquelle a
été publiée dans le tome XII – de la Bibliothèque grecque de Fabricius (68). On y
voit la liste des écrits contenus dans un manuscrit de Gotha et la notice détaillée
de plusieurs des manuscrits de la Bibliothèque royale de Paris. Cette notice est
fort exacte, quant aux citations spéciales. Mais, par suite de quelque méprise de
l’éditeur, on a mis bout à bout les titres des traités de plusieurs manuscrits dis-
tincts : spécialement ceux des 2.249 et 2.327, comme s’ils étaient contenus dans
un volume unique.
Fabricius a publié in extenso le texte et la traduction latine de l’un de ces
ouvrages, le commentaire de Synésius sur Démocrite. Cette dernière est tirée
d’une publication latine faite au XVIe siècle par Pizzimenti, sous le titre : De-
mocriti de Arte magna, Padoue (1573) ; laquelle renferme la traduction latine
du pseudo-Démocrite et celle des Commentaires de Synésius, de Pélage et de
Stéphanus. Ces traductions sont peu exactes ; elles ont plutôt le caractère de
paraphrases.
Les neuf leçons de Stéphanus ont été transcrites par le docteur Dietz et pu-
67
Polyhistor, t. I, p. 101.
68
P. 747, 751, Ire édition, 1724.
65
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
bliées après sa mort dans les Physici et medici Græci minores de Ideler (69). On
lit dans le même ouvrage (70) les poètes alchimiques, dont quelques morceaux
avaient été imprimés au XVIIIe siècle.
Signalons encore un fragment sur la bière et des articles sur la trempe du
bronze, sur celle du fer, sur la fabrication du verre, publiés par Gruner, puis re-
produits dans les Eclogaphysica de Schneider.
Le lexique des mots alchimiques, ainsi qu’une partie des signes ont été im-
primés par Du Cange : les derniers d’une façon incomplète et sans correction.
Le lexique même, sans les signes, est aussi reproduit, cette fois avec beaucoup de
soin et d’après le manuscrit de Saint-Marc, à la fin de l’ouvrage de Palladius, de
Febribus, par Bernard, p. 120-148 (1745).
Les titres des principaux traités de nos manuscrits existent dans le catalogue
imprimé des manuscrits grecs de la Bibliothèque royale, publié au XVIIe siècle
par Labbé. L’abbé Lenglet du Fresnoy en a eu connaissance dans son Histoire
de la philosophie hermétique (1742). L’Encyclopédie méthodique les signale à
l’article Alchimie (1792). Au commencement de ce siècle, Ameilhon, membre
de l’Académie des Inscriptions, a donné quatre notes sur le même sujet dans les
Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale (71). Enfin Hœfer,
dans le tome Ier de l’Histoire de la Chimie, a parlé aussi de ces manuscrits et il en
a publié divers extraits et fragments inédits, texte grec et traduction française.
Signalons brièvement les notices imprimées relatives aux manuscrits contenus
dans les autres Bibliothèques d’Europe. Ceux de Gotha et d’Altenbourg ont été
décrits par Reinesius, dont Fabricius a reproduit l’article dans sa Bibliothèque
grecque (voir la page 105) : ils ne diffèrent pas des nôtres, comme date et comme
composition générale. Celui de Gotha a été consulté également par le professeur
Hoffman de Kid, pour un article sur l’origine du mot chimie, publié récemment
dans le dictionnaire de Heumann.
Un manuscrit de Vienne a été décrit et analysé par Lambecius (72), au siècle
dernier : c’est une copie datant de 1564 ; son contenu se retrouve d’ailleurs dans
notre no 2.327.
Le Catalogue de la Bibliothèque Laurentienne, publié à Florence en 1770,
analyse (73) un manuscrit tout à fait analogue. Dietz a parlé d’un manuscrit sem-
blable, de Munich.
69
T. II, p. 199 à 253. Berlin, 1842.
70
T. II, p. 328 à 353.
71
T. V, 358, 374 ; t. VI, p. 302, an IX ; t. VII, p. 222.
72
Comment. de Bibl. Cæsarea, etc. Pars II, livre VI, p. 380.
73
T. III, p. 347.
66
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
74
Troisième lettre à M. Letronne, p. 73.
75
T. I, p. 172.
76
Paléographie grecque, p. 374.
67
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Il serait fort désirable que quelque érudit spécialiste fît une étude complète de
ces manuscrits, d’après les méthodes de la critique moderne.
Sans prétendre entrer jusqu’au fond de cette question, il m’a semblé cepen-
dant utile de reproduire en appendice l’analyse très détaillée du manuscrit 2.327,
le plus complet de ceux de notre Bibliothèque ; en en rapprochant la composi-
tion du no 2.325, celle du manuscrit de Saint-Marc, celle du no 2.249 de Paris,
ainsi que celle des manuscrits étrangers, en tant que ces derniers sont connus par
les catalogues imprimés.
Je vais présenter ici les résultats généraux que j’ai déduits de cette analyse :
résultats intéressants, car ils conduisent à décomposer la collection alchimique
en ses éléments essentiels, c’est-à-dire à reconnaître quels sont les traités partiels,
théoriques ou techniques, et les groupes de recettes, dont l’assemblage a servi à la
constituer. Je demande quelque indulgence pour ce travail d’analyse, fort délicat
de sa nature, mais qui semble propre à jeter un certain jour sur l’histoire de la
science.
68
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Græcæ linguæ. Une autre note relative aux poids et mesures se trouve dans des
additions faites à la fin du manuscrit 2.327.
Les noms des mois égyptiens, comparés à ceux des mois romains, représentent
un renseignement pratique du même ordre.
Le traité des mesures est suivi, toujours comme dans un ouvrage moderne,
par l’explication des signes de l’art sacré, lesquels correspondent aux symboles
de nos éléments actuels, avec noms en regard. Ce tableau des signes existe aussi
dans le manuscrit de Saint-Marc et dans le manuscrit 2.325 : ce qui prouve qu’il
remonte au moins au XIe siècle. Quelques-uns des signes qu’il renferme, tels que
ceux de l’or et de l’argent, figurent déjà dans les papyrus de Leide. Celui de l’eau
est un hiéroglyphe, etc.
En examinant de plus près la liste des signes du manuscrit 2.327, on recon-
naît qu’elle résulte de juxtaposition de plusieurs listes, ajoutées et combinées les
unes avec les autres à diverses époques. En effet les noms des métaux, et ceux des
autres corps y reviennent plusieurs fois, souvent avec des symboles différents,
dont les derniers sont de simples abréviations. Le mercure, par exemple, est dési-
gné au début par un croissant retourné, inverse du signe de l’argent ; tandis que
dans la liste finale il s’est substitué à l’étain pour l’attribution du métal au signe
astronomique de la planète Mercure.
Les listes dont je parle sont faciles à distinguer.
Citons d’abord une première liste, très courte et probablement très ancienne,
renfermant seulement les signes des sept planètes et des sept métaux, donnés
en sept lignes dans le manuscrit de Saint-Marc. Cette liste se lit également au
fol. 280 du manuscrit 2.327, mais plus développée et avec les noms d’une suite
de substances annexes et subordonnées. J’y reviendrai.
J’ai reproduit le fac-similé de la première et de la seconde liste du manuscrit
de Saint-Marc.
Le manuscrit de Saint-Marc et le manuscrit 2.327 débutent par une autre liste
méthodique (seconde liste de signes), commençant par l’or et ses dérivés, suivis
de l’argent et de ses dérivés, du cuivre et de ses dérivés, du fer et de ses dérivés, du
plomb et de ses dérivés, de l’étain et de ses dérivés ; puis vient le mercure, seul et
sans dérivés, etc. Le manuscrit 2.327 renferme, en haut de la feuille 17, certains
signes du fer et de ses dérivés, différents de ceux du manuscrit de Saint-Marc.
Toutes ces listes sont absentes dans le manuscrit 2.325. Celui-ci débute par
une troisième liste, qui se trouve aussi dans le manuscrit 2.327 ; mais qui man-
que dans le manuscrit de Saint-Marc. Elle commence au mot thalassa et finit
au mot leukê aithalê ê udrarguros legetaï. Puis viennent les signes du plomb, de
69
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
l’électrum, du fer, du cuivre, de l’étain, tirés de la même liste planétaire, qui fi-
gure tout d’abord au manuscrit de Saint-Marc.
On reprend la liste de celui-ci dans les manuscrits 2.325 et 2.327, à partir du
mot klaudianon jusqu’à la fin ; les trois manuscrits étant conformes entre eux
pour cette quatrième partie.
Commence alors dans les manuscrits 2.325 et 2.327 une cinquième liste des
métaux, en cinq lignes, depuis chrusos jusqu’à sidêréôs.
Elle est suivie par une sixième liste plus courte, existant dans les deux ma-
nuscrits, et qui débute par le mot caractéristique allo (autre). Le mercure, la
litharge, etc., figurent dans ces deux listes, avec des signes distincts. Les symboles
de l’ange et du démon dans la dernière semblent indiquer qu’elle a été tirée de
quelque livre magique.
Une septième liste, signalée par le mot allôs, suit les trois précédentes dans le
manuscrit 2.327 c’est surtout une liste de matières médicales.
Au verso du fol. 18 du manuscrit 2.327 reprend une huitième liste, com-
prenant les métaux. Elle est plus moderne ; car l’électrum a disparu. L’étain s’y
trouve avec le signe de la planète Jupiter, au lieu du signe de la planète Mercure,
qu’il possédait dans la première et dans la troisième. Le métal mercure a de
même changé de signe et il affecte le symbole de la planète Mercure, précédem-
ment consacré à l’étain.
En résumé, ces listes multiples semblent avoir été tirées de manuscrits dis-
tincts par l’époque et la composition, dans lesquels elles figuraient d’abord ; elles
ont été mises bout à bout, en tête de la collection du manuscrit 2.327.
Le serpent qui se mord la queue (dragon Ouroboros) doit être rapproché des
signes des métaux, bien qu’il soit dessiné et décrit à une place toute différente
dans le manuscrit. J’ai montré l’origine égyptienne et gnostique de ce symbole,
qui existe aussi dans les papyrus de Leide et sur les pierres gravées du IIIe siècle,
conservées dans nos collections.
Après la liste des signes, vient le Lexique des mois de l’art sacré, par ordre al-
phabétique ; toujours comme dans certains traités modernes de chimie. Le lexi-
que se lit dans le manuscrit 2.325 et dans le manuscrit de Saint-Marc. Il existait
donc dès le XIe siècle.
Bernard l’a donné in extenso, à la suite de son édition du Traité de Palladius
sur les fièvres (1745).
Le lexique a été précédé par des nomenclatures beaucoup plus anciennes et de
caractères divers, dont il représente l’assemblage. Tel est le petit ouvrage sur l’œuf
philosophique, qui suit dans le manuscrit 2.327, et qui renferme une nomencla-
ture symbolique des parties de l’œuf, relatives à l’art sacré ; cette même nomen-
70
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
77
Ms. 2.327, fol. 24 vo à 31.
71
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
par Pizzimenti en 1573 (78). Le texte même de Synésius a été imprimé par Fa-
bricius, dans sa Bibliothèque grecque, et celui de Stéphanus par Ideler, dans ses
Physici et medici græci minores.
La collection Démocritaine comprend encore l’ouvrage d’Olympiodore, in-
termédiaire par sa date ; car il cite Synésius et ne nomme pas Stéphanus. Il repré-
sente une culture philosophique plus voisine que le dernier des néoplatoniciens.
Mais cet ouvrage n’accompagne pas les précédents dans tous les manuscrits. Il
existe dans le manuscrit de Saint-Marc et dans le manuscrit 2.327 ; mais il man-
que dans le manuscrit 2.325 et il offre des variantes très considérables dans les
manuscrits 2.250 et 2.249. Sa publication offrirait beaucoup d’intérêt.
Auprès de ces auteurs, on peut grouper les écrits attribués à Cléopâtre la Sa-
vante, et les écrits de Marie la Juive, écrits composés probablement à une époque
voisine du pseudo-Démocrite, et dont nous possédons des extraits étendus, cités
entre autres par Stéphanus ;
Les écrits d’Ostanès, le prétendu maître de Démocrite dont parle Pline ;
Ceux de Comarius, le précepteur de Cléopâtre, commentés ou interpolés par
un anonyme chrétien ;
Ceux de Jean l’Archiprêtre dans la divine Evagie et les sanctuaires qui en dépen-
dent (79) ; le manuscrit de Saint-Marc dit : Jean l’Archiprêtre de la Tuthie en Évagie
et des sanctuaires, etc.
Enfin les écrits de Pélage.
Un second groupe de traités, congénères des écrits démocritains, est constitué
par les livres hermétiques, contemporains par le style et les idées avec le Pœ-
mander, tels que : le discours de la Prophétesse Isis à son fils Horus ;
Le Commentaire d’Agathodémon sur l’oracle d’Orphée ;
L’Énigme tirée des livres sybillins et son commentaire par Hermès et Agathodémon.
Le chroniqueur Cedrenus (80) établit une certaine relation entre cette énigme et
un autre petit écrit sur les mœurs des philosophes, écrit qu’il attribue d’ailleurs
à Dérnocrite.
Le serment des initiés figure dans le discours d’Isis sous une forme païenne
et il est reproduit avec des variantes considérables qui lui donnent un caractère
chrétien, soit à l’état anonyme, soit sous le nom de Pappus : il dérive des mêmes
traditions.
Il en est peut-être de même de l’article, relatif à l’assemblée des philosophes, qui
78
Democriti de Arte magnâ.
79
Euvagia signifie Sainteté. Le mot originel du lieu appelé Tuthia parait avoir été changé par
les copistes en l’adjectif theia (divine), plus facile à comprendre.
80
Édition de Paris, p. 121.
72
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
semble, au moins par son titre, avoir servi de point d’attache à la Turba philoso-
phorum, écrit alchimique célèbre au moyen âge.
Les interprétations sur les lumières, que l’on lit ensuite, sont probablement aussi
du temps des gnostiques et de Zosime.
Il en est de même de la Coction excellente de l’or ; à la suite de laquelle fi-
gurent les procédés de Jamblique, les procédés pour doubler l’or, etc., lesquels
semblent contemporains de ceux des papyrus de Leide.
Le signe d’Hermès et l’instrument d’Hermès trismégiste pour prévoir l’issue des
maladies ; ainsi que la Chrysopée de Cléopâtre, formée uniquement de noms et
de signes magiques, rappellent l’union originelle de l’alchimie avec la magie et
l’astrologie.
Tout ceci se rattache en définitive aux livres hermétiques et porte l’empreinte
des doctrines néoplatoniciennes et gnostiques.
Aux mêmes doctrines se rapporte un troisième groupe, comprenant les li-
vres de zosime le panopolitain, le plus vieil auteur alchimique authentique
que nous possédions. Zosime avait rédigé, d’après Suidas, vingt-huit traités d’al-
chimie. Un grand nombre de ces ouvrages, les uns mystiques, les autres tech-
niques et relatifs à des descriptions d’instruments et d’opérations réelles, sont
venus jusqu’à nous : les uns complets, les autres à l’état d’extraits, faits par le Phi-
losophe Anonyme et par divers moines, d’autres à l’état de résumés seulement.
J’en donnerai les titres plus loin, en parlant de Zosime en particulier.
Les mêmes traités existent à la fois dans les manuscrits 2.325 et 2.327 ; quel-
ques-uns d’entre eux seulement sont contenus dans le manuscrit de Saint-Marc.
Le manuscrit 2.249 nous a conservé certains sommaires.
Les auteurs que je viens d’énumérer, ceux des traités démocritains, ceux des
traités hermétiques, ainsi que Zosime, sont dits œcuméniques dans les manuscrits.
Après eux viennent leurs commentateurs chrétiens et anonymes, écrivains de
l’époque byzantine, qui ont écrit en Égypte et à Constantinople, avant le temps
des Arabes. Tels sont les Livres du Chrétien sur la bonne constitution de l’or et sur
l’eau divine ; et l’écrit du Philosophe Anonyme sur l’eau divine.
L’explication de la science de la Chrysopée par le saint moine Cosmas, ap-
partient au même groupe. Mais elle y a été ajoutée plus tard. En effet, elle ne
figure ni dans le manuscrit de Saint-Marc, ni dans le texte primitif du manuscrit
2.325. Dans ce dernier elle se trouve à la suite, transcrite d’une tout autre écri-
ture, moins soignée et presque effacée. Son auteur réel ou pseudonyme serait‑il
le moine qui voyagea dans l’Inde ?
Tels sont les traités philosophiques, théoriques et mystiques, qui composent
le Corpus des Alchimistes grecs.
73
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Un second ensemble, très intéressant pour l’histoire générale, mais sans im-
portance pour celle de la chimie, comprend les poètes alchimiques, lesquels se
présentent sous un titre commun : traités tirés de la Chimie mystique. Il renferme
les poèmes d’Héliodore, de Théophraste, d’Archelaüs, d’Hiérothée. Les premiers
de ces poèmes paraissent écrits par des auteurs de la fin du IVe siècle, contem-
porains de Théodose ; mais ils ont subi des interpolations successives dans les
manuscrits, lesquelles ont fini parfois par transformer les iambes du IVe siècle, en
vers dits politiques d’une basse époque.
Jean de Damas et d’autres ont écrit plus tard des morceaux analogues, qui se
trouvent seulement dans quelques manuscrits.
Les poèmes manquent dans le manuscrit 2.325 ; mais ils existent dans le ma-
nuscrit de Saint-Marc. Quelques-uns avaient été imprimés à la fin du traité de
Palladius, de Febribus, en 1745. L’ensemble a paru dans le deuxième volume des
Physici et Medici græci minores de Ideler (1842).
74
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
81
Montfaucon a reproduit l’un de ces articles dans sa Paléographie grecque.
75
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
76
LIVRE SECOND :
LES PERSONNES
CHAPITRE PREMIER –
Donnons les noms des alchimistes grecs, ceux-là surtout que les anciens ma-
nuscrits appellent œcuméniques, à cause de leur importance et de leur autorité
universelle. La liste la plus vieille est celle du Philosophe Anonyme : « Exposé des
règles de la Chrysôpée, en commençant par les noms des artistes. Hermès Tris-
mégiste écrivit le premier sur le grand mystère. Il fut suivi par Jean, l’Archiprêtre
de la Tuthie en Evagie et des sanctuaires qui s’y trouvent. Démocrite, le célèbre
philosophe d’Abdère, parla après eux, ainsi que les excellents prophètes qui le
suivirent. On cite alors le très savant Zosime. Ce sont là les philosophes œcu-
méniques et renommés, les commentateurs des théories de Platon et d’Aristote.
Olympiodore et Stéphanus, ayant fait des recherches et des découvertes, ont
écrit de grands mémoires sur l’art de faire de l’or. Tels sont les livres très savants
dont l’autorité va nous guider. » Cette liste remonte au VIIe ou au VIIIe siècle ;
elle peut être étendue, en y adjoignant les noms des auteurs qui font partie des
énumérations suivantes.
En effet, une liste presque aussi ancienne figure au commencement du ma-
nuscrit de Saint-Marc, sous la rubrique : « Noms des philosophes de la science et
de l’art sacrés. Ce sont : Moïse, Démocrite, Synésius, Pauseris, Pebichius, Xéno-
crate, Africanus, Lucas, Diogène, Hippasus, Stéphanus, Chimès, Le Chrétien,
Marie, Petasius, Hermès, Théosébie, Agathodémon, Théophile, Isidore, Thalès,
Héraclite, Zosime, Philarète, Juliana, Sergius. » A côté des noms des vieux phi-
losophes grecs, tels que Xénocrate, Diogène, Hippasus, Thalès, Héraclite, cette
liste contient les noms d’auteurs alchimistes véritables, cités pour la plupart dans
les traités que nous possédons.
Voici une autre liste, d’après les manuscrits de la Bibliothèque nationale :
« Connais, ô mon ami, le nom des maîtres de l’œuvre : Platon, Aristote,
Hermès, Jean l’Archiprêtre dans la divine Evagie, Démocrite, Zosime le grand,
Olympiodore, Stéphanus le philosophe, Sophar le Perse, Synésius, Dioscorus le
prêtre du grand Sérapis à Alexandrie, Ostanès et Comarius, les initiés de l’Égyp-
te, Marie, Cléopâtre femme du roi Ptolémée, Porphyre, Épibéchius, Pélage, Aga-
thodémon, l’empereur Héraclius, Théophraste, Archelaüs, Petasius, Claudien,
78
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
« Œuvres d’Hermès sur la magie : — livres d’Hermès à son fils sur la magie
— livre de l’or qui coule (fusion de l’or ?) (82), — livre adressé à Toth, sur la ma-
gie, etc.
« Ostanès d’Alexandrie. Il a écrit mille dissertations sur les secrets et les énig-
mes, etc.
79
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
« Zosime a suivi la même voie qu’Ostanès. Il a écrit les clefs de la magie, qui
comprennent un grand nombre de livres et de traités.
« Les noms des philosophes qui se sont occupés de magie comprennent Her-
mès, Agathodémon, Onatos (?), philosophe pythagoricien de Crète, Platon, Zo-
sime, Démocrite, Ostanès, Hercule (ou Héraclius), Marie, Stéphanus, Chymès,
Alexandre, Archelaüs, le prêtre chrétien Arès. » Suivent divers noms qu’il n’a pas
été possible de faire coïncider avec ceux des chimistes grecs.
A la page 354, l’auteur arabe donne les titres des livres écrits par les sages, li-
vres qu’il cite pour les avoir vus, ou d’après un auteur autorisé. On y trouve, par-
mi d’autres inconnus ou non identifiés, les titres suivants qui se rapportent tous
à des ouvrages ou à des personnages dénommés dans nos manuscrits : ouvrage
de Dioscorus sur la magie ; ouvrage de Marie la Copte ; livre d’Alexandre sur la
pierre ; livre de la pierre rouge ; traité de Dioscorus répondant à Petasius ; livre
de Stéphanus ; grand livre de Marie ; livre d’Eugenius ; livre de la reine Cléopâ-
tre ; livre de Sergius adressé à Kavini, évêque d’Edesse ; le grand livre d’Arès (ou
d’Horus), le petit livre d’Arès ; livre du Nazaréen… Livre de Démocrite sur les
dissertations ; livre de Zosime adressé à tous les sages… Livre du moine Sergius
sur la magie… Dissertation de Pélage ; livre de Théophile, etc.
En somme, dès le IXe siècle, les auteurs alchimiques que nous possédons
étaient entre les mains des Arabes, lesquels ont pris les Grecs pour guides en al-
chimie, comme dans les autres sciences. La concordance entre les noms contenus
dans ces diverses listes, d’origines si différentes, en atteste l’authenticité : je veux
dire qu’elle prouve l’existence avant le IXe siècle, de traités attribués à Hermès,
à Démocrite, à Zosime, à Marie, à Stéphanus, traités dont certain nombre sont
parvenus jusqu’à nous par le manuscrit de Saint-Marc et par ceux de la Biblio-
thèque nationale de Paris et des autres Bibliothèques européennes. Le manuscrit
2.327, que nous suivons de préférence, renferme en effet des traités portant les
noms de la plupart de ces auteurs ; nous avons essayé de donner plus haut la
classification de leurs ouvrages.
Passons en revue les noms mêmes des auteurs, ceux du moins auxquels ont
peut rattacher quelque commentaire historique. Pour plus de clarté, nous les
décomposerons en plusieurs catégories : les auteurs mythiques, dieux, rois, et
prophètes ; les auteurs pseudonymes, et enfin les auteurs historiques, c’est-à-dire
les auteurs réels, je veux dire connus sous leur nom véritable.
80
CHAPITRE II –
§ 1. — Hermès
81
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
eaux s’ouvre à moi. Arbres : ne tremblez pas, je veux louer le Seigneur, le Tout et
l’Un. Que les Cieux s’ouvrent et que les vents se taisent, que toutes mes facultés
célèbrent le Tout et l’Un. » — La formule du Tout et de l’Un reparaît continuel-
lement dans les écrits des alchimistes grecs. Elle formait le fond de leur doctrine,
car elle exprimait l’unité de la matière et la possibilité de transmuter les corps les
uns dans les autres.
La table d’émeraude d’Hermès, citée par les auteurs du moyen âge, débute par
des mots sacramentels, pareils à ceux que nous lisons dans les œuvres de Zosime :
« En haut les choses célestes, en bas les choses terrestres ; par le mâle et la femelle
l’œuvre est accomplie. »
Cependant, ni l’Œuvre du Soleil d’Hermès, ni aucun livre qui porte son nom
n’est arrivé jusqu’à nous ; les traités arabes attribués à Hermès que nous possé-
dons sont très postérieurs. Mais on trouve dans nos manuscrits l’attribution à
Hermès d’une table astrologique (dite instrument) et celle d’un commentaire sur
l’énigme de la Sybille.
L’Instrument d’Hermès est un tableau de chiffres, destiné à prévoir l’issue
d’une maladie d’après un nombre compté d’une certaine manière, à partir du
lever de Sirius, au mois Epiphi. Les tables de ce genre sont fort anciennes en
Égypte ; les papyrus de Leide en contiennent une, attribuée à Démocrite, et le
manuscrit 2.419 de la Bibliothèque nationale en renferme plusieurs, dites de
Pétosiris.
Sous le nom d’Hermès et d’Agathodémon figure le commentaire d’une énigme
relative à la pierre philosophale (2). « J’ai neuf lettres et quatre syllabes, connais-
moi. Les trois premières ont chacune deux lettres, etc. Cette énigme se trouve
dans les livres sibyllins ; elle a beaucoup occupé les alchimistes ; elle est citée par
le pseudo-Démocrite, par Olympiodore, et commentée longuement par Stépha-
nus (dans sa VIe praxis). La traduction serait le mot arsenicon, d’après Cardan
et d’après Leibnitz, qui ont eu connaissance du texte de Stéphanus (83). On en
donne aussi des interprétations toutes différentes, telle que Zoës bythos, l’abîme
de la vie ; Theos soter, le Dieu Sauveur ; anexphonos ; phaosphoros, etc. ; dans les
éditions des livres sybillins. En tous cas, la date du Ier livre nous reporte vers le
IIIe siècle ; ce qui concorde avec les autres indications des ouvrages alchimiques.
§ 2. — Agathodémon
83
Miscell. Berol. I, 19. Voir Fabricius, Bibl. græca, t. XII, p. 696, 1724.
82
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
§ 3. — Isis
Isis est invoquée dans le Pœmander, l’un des livres pseudo-hermétiques. Elle
jouait un grand rôle dans les cultes religieux de l’époque alexandrine et romaine.
Elle apparaît aussi chez les alchimistes.
J’ai déjà parlé de la lettre d’Isis la prophétesse à son fils Horus, à l’occasion
du commerce des anges avec les femmes, auxquelles ils révèlent les sciences mys-
térieuses. On y lit le nom de Typhon (le Set égyptien), et celui de la ville d’Or-
manouthi (Hermonthis près de Thèbes), mêlés à toutes sortes d’imaginations
gnostiques sur les anges et sur les prophètes du premier firmament ; puis vient
un serment d’initiation, où Hermès et Anubis sont associés au rocher de l’Aché-
ron.
Plusieurs de ces noms et cette lettre même sont encore rappelés, dans un pro-
cédé de transmutation transcrit plus loin.
Les premiers siècles de notre ère sont féconds en mélanges de ce genre et en li-
vres supposés, surtout dans la région de l’Égypte et de la Syrie, où ont été établies
les premières relations entre l’hellénisme et les traditions religieuses de l’Orient.
84
Renan, Histoire des origines du christianisme.
83
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Fol. 2. Le contenu même du ms. ne répond qu’imparfaitement à cette table, qui devait être
85
84
CHAPITRE III –
Un grand nombre de philosophes grecs sont nommés dans les listes alchi-
mistes, et tout d’abord les deux grands maîtres de la philosophie antique Platon
et Aristote. Nous trouvons aussi dans la liste du manuscrit de Saint-Marc les
noms des auteurs des écoles ionienne et italiote : Thalès, Héraclite, Xénocrate,
Diogène, Hippasus, Démocrite. Ces noms se rattachent à la doctrine des quatre
Éléments, continuellement invoquée par les alchimistes. Au contraire, les éco-
85
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
86
Sauf un mot dans Olympiodore, ms. de Saint-Marc, 167 vo.
87
Tome V, p. 792.
86
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
§ 3. — Démocrite
Démocrite et les traditions qui s’y rattachent jouent un rôle capital dans l’his-
toire des origines de l’alchimie. En effet, par les livres venus jusqu’à nous et qui
contiennent des recettes et des formules pratiques, l’ouvrage le plus ancien de
tous, celui que les auteurs ayant quelque autorité historique citent, et qui n’en
cite aucun, c’est celui de Démocrite, intitulé Physica et Mystica. Cet ouvrage
est pseudonyme, je n’ai pas besoin de le répéter ; mais il se rattache à l’œuvre
authentique de Démocrite par des liens faciles à entrevoir.
Assurément, les historiens de la philosophie antique ont le droit et le devoir
de n’admettre que des livres incontestables, lorsqu’il s’agit d’établir ce que Dé-
mocrite a réellement écrit. Mais ce n’est pas là une raison suffisante pour écarter
le reste du domaine de l’histoire et pour refuser d’en établir l’époque et la filia-
tion. En effet, les ouvrages des imitateurs, même pseudonymes, de Démocrite
ont leur date et leur caractère propre. Ces ouvrages sont anciens, eux aussi, et ils
répondent à un certain degré de l’évolution incessante des croyances humaines,
87
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LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
d’ailleurs intéressant, comme portant le cachet du temps où ils ont été écrits, au
double point de vue des doctrines mystiques ou philosophiques et des connais-
sances positives.
J’ai retrouvé récemment dans les manuscrits alchimiques et publié un frag-
ment sur la teinture en pourpre par voie végétale, fragment qui semble avoir
appartenu à la collection des œuvres de Démocrite ; je veux dire aux ouvrages
cités par Diogène Laerce, Pétrone et Senèque. Les sujets que ceux-ci traitaient,
notamment l’étude de la teinture des verres et émaux, nous expliquent com-
ment les premiers alchimistes, empressés à se cacher sous l’égide d’un précurseur
autorisé, ont donné le nom de Démocrite à leur traité fondamental, Physica et
Mystica.
Celui-ci est un assemblage incohérent de plusieurs morceaux d’origine dif-
férente. Il débute, sans préambule, par un procédé technique pour teindre en
pourpre ; c’est celui que j’ai traduit : ce fragment, dont le caractère est purement
technique, n’a aucun lien avec le reste. Les manuscrits renferment à la suite une
évocation des enfers du maître de Démocrite (Ostanès), puis des recettes alchi-
miques.
Donnons quelques détails sur ces diverses parties.
Le second fragment (évocation magique) rapporte que le maître étant mort,
sans avoir eu le temps d’initier Démocrite aux mystères de la science, ce dernier
l’évoqua du sein des enfers : « Voilà donc la récompense de ce que j’ai fait pour
toi », s’écrie l’apparition. Aux questions de Démocrite, elle répond : « Les livres
sont dans le temple. » Néanmoins, on ne réussit pas à les trouver. Quelque temps
après, pendant un festin, on vit une des colonnes du temple s’entr’ouvrir ; on y
aperçut les livres du maître, lesquels renfermaient seulement les trois axiomes
mystiques : « La nature se plaît dans la nature ; la nature triomphe de la nature ;
la nature domine la nature ; » axiomes qui reparaissent ensuite comme un refrain,
à la fin de chacun des paragraphes de l’opuscule alchimique proprement dit. Ce
récit fantastique a été reproduit plus d’une fois au moyen âge, sous des noms
différents, et attribué à divers maîtres célèbres. L’évocation elle-même tranche
par son caractère avec la première et la dernière parties, où rien d’analogue ne
se retrouve. Cependant, elle rappelle le titre d’un ouvrage Sur les enfers, attribué
à Démocrite et dont le vrai caractère est incertain. Peut-être aussi faut-il y cher-
cher quelque ressouvenir des idées du vrai Démocrite sur les fantômes et sur les
songes, auxquels il supposait une existence réelle. Nous trouvons des idées toutes
pareilles dans Épicure et dans Lucrèce, qui attribuaient aux images sorties des
corps une certaine réalité substantielle, analogue à celle de la mue des serpents.
90
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
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LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
93
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
par exemple celui-ci : « d’après Démocrite, aucun serpent n’entrera dans un pi-
geonnier, si l’on inscrit aux quatre angles le nom d’Adam. »
Bolus n’était pas le seul auteur de l’école démocritaine, ou pseudo-démo-
critaine. Nous trouvons aussi dans les manuscrits alchimiques l’indication des
Mémoires démocritains de Pétésis, autre Égyptien. Le livre de Sophé l’Égyptien,
c’est-à-dire du vieux roi Chéops, est attribué tantôt à Zosime, tantôt à Démo-
crite.
Cela montre qu’il existait en Égypte, vers le commencement de l’ère chré-
tienne, toute une série de traités naturalistes, groupés autour du nom et de la
tradition de Démocrite.
Cette littérature pseudo-démocritaine, rattachée à tort ou à raison à l’autorité
du grand philosophe naturaliste, est fort importante : car c’est l’une des voies
par lesquelles les traditions, en partie réelles, en partie chimériques, des sciences
occultes et des pratiques industrielles de la vieille Égypte et de Babylone ont été
conservées. Sur ces racines équivoques de l’astrologie et de l’alchimie se sont
élevées plus tard les sciences positives dont nous sommes si fiers : la connaissance
de leurs origines réelles n’en offre que plus d’intérêt pour l’histoire du dévelop-
pement de l’esprit humain.
En fait, je le répète, c’est à cette tradition que se rattachent les alchimistes,
aussi bien que les papyrus de Leide. Il est possible que les œuvres magiques dont
parle Pline continssent déjà des récits et des recettes alchimiques, pareilles à cel-
les des Physica et Mystica : à supposer que ce dernier ouvrage n’en provienne pas
directement.
Le langage même prêté à Démocrite l’alchimiste, est parfois celui d’un charla-
tan, parfois celui d’un philosophe : peut-être en raison du mélange des ouvrages
authentiques et apocryphes. Tantôt, en effet, il déclare :
« Il ne faut pas croire que ce soit par quelque sympathie naturelle que l’aimant
attire le fer… mais cela résulte des propriétés physiques des corps. » Tantôt au
contraire, Démocrite s’adressant au roi, dit : « Il faut, ô roi, savoir ceci : nous
sommes les chefs, les prêtres et les prophètes ; celui qui n’a pas connu les subs-
tances et ne les a pas combinées et n’a pas compris les espèces et joint les genres
aux genres, travaillera en vain et ses peines seront inutiles ; parce que les natures
se plaisent entre elles, se réjouissent entre elles, se corrompent entre elles, se
transforment entre elles et se régénèrent entre elles. »
Il existe dans les manuscrits une page célèbre qui expose les vertus du philo-
sophe, c’est-à-dire de l’initié. Or, cette prescription est attribuée par Cedrenus à
Démocrite, et il ajoute que celui qui possède ces vertus, comprendra l’énigme de
la Sibylle, allusion directe à l’un des traités alchimiques.
94
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Ailleurs, Démocrite l’alchimiste fait appel, non dans quelque naïveté, à ses
vieux compagnons de travail contre le scepticisme de la jeunesse. « Vous donc,
ô mes co-prophètes, vous avez confiance et vous connaissez la puissance de la
matière ; tandis que les jeunes gens ne se fient pas à ce qui est écrit : ils croient
que notre langage est fabuleux et non symbolique. » Il parle ensuite de la teinture
superficielle des métaux et de leur teinture profonde, de celle que le feu dissipe
et de celle qui y résiste, etc. : ce qui répond en effet à des notions réelles et scien-
tifiques.
Quant aux recettes alchimiques elles-mêmes du pseudo-Démocrite, on y en-
trevoit diverses expériences véritables, associées avec des résultats chimériques.
Tel est le texte suivant :
« Prenez du mercure, fixez-le avec le corps de la magnésie, ou avec le corps
du stibium d’Italie, ou avec le soufre qui n’a pas passé par le feu, ou avec l’aph-
roselinum, ou la chaux vive, ou l’alun de Mélos, ou l’arsenic, ou comme il vous
plaira, et jetez la poudre blanche sur le cuivre ; alors vous aurez du cuivre qui aura
perdu sa couleur sombre. Versez la poudre rouge sur l’argent, vous aurez de l’or ;
si c’est sur l’or que vous la jetez, vous aurez le corail d’or corporifié. La sandara-
que produit cette poudre jaune, de même que l’arsenic bien préparé, ainsi que
le cinabre, après qu’il a été tout à fait changé. Le mercure seul peut enlever au
cuivre sa couleur sombre. La nature triomphe de la nature. »
Il n’est guère possible d’interpréter aujourd’hui ce texte avec précision : d’abord
parce que les mots mercure, arsenic, soufre, magnésie, ne présentaient pour les
alchimistes ni le sens positif, ni le sens précis qu’ils ont pour nous ; chacun d’eux
désignait en réalité des matières diverses, ayant dans l’opinion des auteurs du
temps une essence commune.
Cette notion est analogue aux idées des Égyptiens sur la nature des métaux.
L’intérêt d’une semblable étude est d’ailleurs limité. En effet, les opérations
qu’effectuaient les alchimistes sont connues par leurs descriptions ; ces opéra-
tions ne diffèrent pas des nôtres et portent sur les mêmes substances. Or, tous les
résultats positifs des dissolutions, distillations, calcinations, coupellations, etc.,
auxquelles ils se livraient sont aujourd’hui parfaitement éclaircis : nous savons
que la transmutation tant rêvée ne s’y produit jamais. Il est donc inutile d’en
rechercher la formule exacte dans les recettes du pseudo-Démocrite, de Sosime
ou de leurs successeurs. Il semble d’ailleurs que ces auteurs laissassent toujours
quelque portion obscure, destinée à être communiquée seulement de vive voix.
C’est ce qu’indique la fin du pseudo-Démocrite. « Voilà tout ce qu’il faut pour
l’or et l’argent ; rien n’est oublié, rien n’y manque, excepté la vapeur et l’évapo-
ration de l’eau : je les ai omises à dessein, les ayant exposées pleinement dans
95
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
mes autres écrits. » Je dirai cependant que l’on entrevoit dans les descriptions
du traité Physica et Mystica, deux poudres de projection, propres à fabriquer l’or
et l’argent. On y cite aussi le corail d’or, autrement dit teinture d’or, qui était
réputé communiquer aux métaux la nature de l’or : c’était pour les alchimistes le
chef-d’œuvre de leur art.
Ostanès est réputé le maître et l’initiateur de Démocrite ; leurs noms sont as-
sociés, aussi bien dans Pline et dans les papyrus de Leide que dans les manuscrits
de nos Bibliothèques. Il mérite de nous arrêter.
Au nom d’Ostanès le Mède, ou le Mage, se rattachent en effet, d’étranges
légendes. Hérodote (89), parle d’un Perse de ce nom, père d’Amestris, épouse de
Xerxès, lequel accompagnait ce prince dans son expédition en Grèce. C’est à lui
que se sont reliées plus tard les traditions des magiciens, au commencement de
l’ère chrétienne. Pline raconte (90) que cet Ostanès, venu en Grèce avec Xerxès,
était un magicien qui enseigna la science à Démocrite. Un second Ostanès aurait
vécu au temps d’Alexandre. Le nom d’Ostanès aurait même été employé comme
une sorte de dénomination générique parmi les mages. Ce nom est fréquem-
ment rappelé, comme celui d’un magicien, par les auteurs des IIe et IIIe siècles,
tant païens que chrétiens. Origène parle du mage Ostanès ; Tertullien le cite (91) ;
de même saint Cyprien (92), Arnobe (93),
Minutius Félix, Tatien (94), saint Augustin (95), etc. Nicomaque de Gerasa,
auteur des Theologumenon arithmetices (96) nomme aussi Ostanès le Babylo-
nien à côté de Zoroastre. C’était donc un auteur réputé très autorisé. Aussi ne
devons-nous pas être surpris de le trouver invoqué plusieurs fois par les papyrus
de Leide, qui le rapprochent de Démocrite : par exemple dans le rituel magique
du no 75, décrit par Reuvens (97).
C’est précisément à ces traditions d’Ostanès le Mage et de Démocrite, les
maîtres des sciences occultes, que se réfèrent les plus anciens alchimistes aux-
89
L. VII, ch. lxi.
90
L. XXX, ch. ii.
91
De Animâ, ch. lvii.
92
De Idolorum vanitate.
93
Adversus gentes, l. I.
94
Oratio contra Græcos.
95
L. IV. Contre les Donatistes.
96
Cité par Photius, codex CLXXXVII.
97
Lettres à M. Letronne. Appendice, p. 163 et p. 148.
96
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
quels il soit permis d’attribuer un caractère tout à fait historique, tels que Zo-
sime le Panopolitain, Synésius, Olympiodore. Synésius, par exemple, dans un
passage que le Syncelle, auteur du VIIIe siècle, reproduit en partie (98), rapporte
que le philosophe Démocrite, pendant son voyage en Égypte, fut initié dans le
temple de Memphis par le grand Ostanès, avec tous les prêtres de l’Égypte. Nous
retrouvons ainsi dès la fin du IVe siècle, le souvenir du voyage de Démocrite en
Égypte, associé à son initiation, réelle ou prétendue, et à ses connaissances sur
les sciences occultes.
Synésius ajoute que Démocrite écrivit à cette occasion ses quatre livres sur la
teinture de l’or, de l’argent, des pierres et de la pourpre. Ostanès, dit-il encore,
en fut le promoteur, car il mit le premier par écrit les axiomes : « La nature se
plaît dans la nature ; la nature domine la nature ; la nature triomphe de la nature,
etc. » Ostanès, toujours d’après son disciple, n’employait pas les procédés des
Égyptiens, c’est-à-dire les injections et les évaporations ; il teignait les substances
du dehors et recourait à la voie ignée, suivant l’habitude des Perses. Ce dernier
passage indique quelque opposition entre les méthodes suivies en Égypte dans
l’art sacré et celles qui seraient venues de Perse, c’est-à-dire de la Chaldée et de
Babylone.
Zosime cite Ostanès comme un très ancien auteur, et parle de son exposition
sur l’aigle. Reproduisons-en quelques phrases, afin de donner une idée du lan-
gage énigmatique de ces vieux écrivains. D’après Zosime, Ostanès dit : « Va vers
le courant du Nil, tu trouveras là une pierre, ayant un esprit ; prends-la, coupe-la
en deux, mets ta main dans l’intérieur, et tires-en le cœur, car son âme est dans
son cœur. »
Ces allégories singulières semblent se rattacher à la pierre philosophale et au
mercure des philosophes.
Il existe un traité apocryphe attribué à Ostanès, où l’on peut noter l’indica-
tion d’une eau divine, douée de propriétés merveilleuses : « Elle guérit toutes les
maladies ; par elle les yeux des aveugles voient, les oreilles des sourds entendent,
les muets parlent. Voici la préparation de l’eau divine. Cette eau ressuscite les
morts et tue les vivants ; elle éclaircit les ténèbres et assombrit la lumière, etc. »
La Panacée universelle, qui joua un si grand rôle au moyen âge, qui apparaît ainsi
dès les origines grecques de l’alchimie. Elle serait de source chaldéenne, c’est-à-
dire babylonienne.
La tradition chaldéenne est attestée encore en alchimie par d’autres noms, de
97
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
caractère non douteux. Tel est celui de Sophar le Persan, le divin Sophar, cité par
Zosime à diverses reprises : c’était un auteur autorisé pour lui. Le nom même de
Sophar reparaît au moyen âge, sous la forme d’un roi d’Égypte, inventeur d’une
teinture propre à changer les métaux en or, et sous celui de Sopholat, roi païen
ayant inventé un arcane qui lui permit de vivre trois cents ans. Mais ce sont là
des contes arabes. Aucun traité n’est attribué à Sophar dans notre recueil.
Zoroastre, qui s’y trouve aussi rappelé, représente pareillement un souvenir de
la Perse ou de la Chaldée. Il s’agit ici, bien entendu, non du prophète mythique
iranien, mais d’un apocryphe, qui en avait pris le nom, lequel est cité par Por-
phyre et les Alexandrins et désigné par Suidas comme ayant composé des livres
sur les pierres précieuses et sur l’astrologie. Il avait aussi écrit sur la médecine. Les
Geoponica, collection byzantine d’extraits des auteurs du IIe et IIIe siècle sur l’agri-
culture, en donnent des fragments. On y parle encore d’un traité de Zoroastre
sur les sympathies et antipathies naturelles, titre fort en honneur vers le IIIe siècle et
que nous trouvons également assigné à un traité de Bolus, le pseudo-Démocrite,
et à un traité d’Anatolius. Ces derniers livres sont parvenus jusqu’à nous.
98
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
99
Pièce perdue. Athénée, l. iii, 114.
100
L. VII, ch. xlix.
101
6e satire :
… capiendo nulla videtur
Aptior hora cibo, nisi quam dederit Petosiris…
Quique magos docuit mysteria vana Necepsos.
102
No 2419.
99
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
logue (Pamenasis) dans des papyrus grecs et démotiques bilingues publiés par
M. Brugsch, ainsi que dans un enregistrement existant au Louvre (Pamenasis).
C’était aussi le nom d’une bourgade voisine de Thèbes.
Pauseris ou Panseris est nommé dans les listes alchimiques. C’est là encore un
nom égyptien. La forme Pauseris nous reporte à la divinité Osiris, sous l’invo-
cation duquel ce personnage aurait été placé. En tout cas, ce nom est égyptien,
aussi bien que les précédents.
Une des choses les plus étranges dans cette histoire est le rôle attribué aux
Juifs. J’ai rappelé déjà le passage de Zosime, d’après lequel les Juifs seuls eurent
connaissance par fraude de l’art sacré, et ils le révélèrent.
Moïse est en tête de la liste initiale du manuscrit de Saint-Marc. Il existait
réellement sous son nom un traité de chimie domestique, dont il semble que
nous possédions des fragments assez étendus : je me suis étendu sur ce point.
De même on lit dans les manuscrits la diplosis de Moïse, procédé pour doubler
le poids de l’or. Tout ceci se rapporte à des ouvrages pseudonymes fort anciens,
contemporains des traités secrets, magiques et astrologiques, attribués aussi à
Moïse par les papyrus de Leide. Le labyrinthe de Salomon, dessiné dans le ma-
nuscrit de Saint-Marc et dans celui de l’Ambroisienne, atteste la même préten-
tion ; quoiqu’il soit peut-être moins ancien.
Au contraire, c’est aux plus vieilles traditions et au pseudo-Démocrite que se
rattache Marie la Juive. Elle est continuellement citée par Zosime et dans nos
manuscrits : nous avons même un « Discours de la très sage Marie sur la pierre
philosophale. Il y a deux procédés pour jaunir (teindre en or) et deux pour
blanchir (teindre en argent), par l’atténuation (dissolution ?) et par la coction ».
Ailleurs : « Si tu ne dépouilles les corps de l’état corporel (asômatosis), (c’est-à-dire
si tu n’enlèves pas aux métaux l’état métallique), tu n’avanceras pas. » Cet axiome
était courant parmi les alchimistes ; il est donné aussi comme dû à Hermès et à
Agathodémon.
Parmi les phrases attribuées à Marie, je reproduirai encore les suivantes : « Ne
le prends pas dans tes mains, c’est le remède igné, il est mortel. » Et ailleurs, ce
passage déjà cité : « Ne le touche pas de tes mains. Tu n’es pas de la race d’Abra-
ham, tu n’es pas de notre race. » L’interdiction de toucher la pierre philosophale
100
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
avec les mains est singulière ; elle rappelle celle de toucher l’or, rapportée dans la
vie du prophète égyptien Sénouti, au VIe siècle (103).
Le Theatrum chemicum (104) renferme un traité de Marie la prophétesse, sœur
d’Aaron (autre titre apocryphe), traduit de l’arabe ; il y est question de la pierre
rouge ou kybric. Le Kitab-al-Fihrist mentionne également ce dernier titre, ainsi
que le nom de Marie la Copte. Mais nous ne possédons pas de texte grec cor-
respondant ; quoiqu’on ait attribué à Marie un ouvrage sur les instruments et
fourneaux et une chorographie (d’Égypte). Le nom même de l’alchimiste Marie
a été conservé dans le langage vulgaire, s’il est vrai, comme le pense Du Cange,
que le bain-marie en rappelle le souvenir.
Le nom de Cléopâtre éveille pareillement des souvenirs juifs. En effet, les
femmes alchimistes, Marie et Cléopâtre sont associées chez les sectes gnostiques,
congénères des juifs. On sait le rôle capital de Marie, mère de Jésus, dans les
Évangiles gnostiques (105), ainsi que l’importance acquise par Marie Cléophas,
nom identique à celui de Cléopâtre (106). Les gnostiques ont les premiers fondé
la légende de Marie, qui a tant grandi depuis dans l’Église. Or, les documents
valentiniens disent que Marie, la mère de Jésus, était arrivée à la perfection dans
la gnose, laquelle comprenait alors la magie : nous touchons donc encore ici à
l’alchimie. L’art de faire de l’or de Cléopâtre, avec ses cercles concentriques, son
serpent, ses axiomes, ses étoiles à huit rayons et ses figures magiques, a été décrit
plus haut ; il vient appuyer ces rapprochements.
On connaît sous le nom de Cléopâtre un traité des poids et mesures, repro-
duit non seulement en tête des manuscrits alchimiques, mais aussi dans les œu-
vres de Galien ; lequel traité fait autorité parmi les archéologues. Il a été imprimé
plusieurs fois, notamment dans le Thesaurus d’Henri Estienne. Il y porte un titre
singulier : De munditiis, ponderibus et mensuris. Le mot munditiis rappelle les
anathèmes de Tertullien contre la parure des femmes et semble s’appliquer à un
ouvrage plus étendu, dont celui que nous possédons serait le débris. Quoi qu’il
en soit, il y est question du denier de Judas, ce qui est d’accord avec le caractère
gnostique de Cléopâtre. Nous n’avons pas d’autre traité sous son nom ; mais un
opuscule est attribué à Comarius, son maître en alchimie. L’auteur arabe Ibn-
Wahs-Chijjah parle aussi d’un livre sur les poisons, composé par la reine Cléopâ-
tre (107), lequel semble se rattacher à la même tradition.
103
Révillout, Revue de l’histoire des Religions, 4e série, t. VIII, p. 42.
104
T. VI, p. 479.
105
Renan, Histoire des origines du Christianisme, tome VII, p. 145.
106
Renan, Histoire des origines du Christianisme, tome V, p. 548.
107
Chwolson, Sur les débris de la vieille littérature Nabathéenne, p. 129. Note.
101
CHAPITRE IV –
102
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
compilations pratiques de ces derniers, par exemple celle de Salmanas sur les
verres et pierres précieuses artificielles, ont passé dans les recueils des manuscrits
postérieurs à celui de Saint-Marc.
Entrons dans quelques détails sur ces divers personnages.
§ 2. — Zosime
Zosime le Panopolitain est le plus ancien des auteurs alchimiques dont nous
possédions les écrits authentiques et auxquels nous soyons autorisés à attribuer
une existence réelle. Il est cité par Georges le Syncelle et par Photius (108), po-
lygraphes du VIIIe et du IXe siècle. Tous les alchimistes en parlent avec le plus
profond respect ; c’est la couronne des philosophes ; son langage a la profondeur
de l’abîme, etc.
Suidas dit que Zosime avait composé vingt-huit livres sur l’alchimie, portant
le même titre (3) chirocmeta (manipulations ?) que ceux attribués à Démocrite
et à Bolus de Mendès. Il avait aussi écrit une vie de Platon. La plupart de ces
ouvrages sont aujourd’hui perdus. Cependant, nous en possédons encore un cer-
tain nombre, ainsi que les sommaires de plusieurs autres. Leurs titres rappellent
parfois par leur forme vague et emphatique ceux des ouvrages orientaux. Je vais
en donner l’énumération, principalement d’après le manuscrit 2.327.
108
Codex CLXX.
103
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
même, en lettres rouges. Au-dessous sont dessinés les quatre signes alchimiques
du plomb, du mercure, de l’argent et de l’or, surmontés par celui du monde ou
de l’œuf ; ce dessin rappelle les anneaux astrologiques et gnostiques de la col-
lection des pierres gravées de la Bibliothèque nationale. J’ai déjà insisté sur la
parenté entre Zosime et les gnostiques.
Après ces phrases énigmatiques, viennent la description et la figure d’un alam-
bic de verre, avec son tuyau en terre cuite, etc. A côté, une seconde figure, desti-
née à représenter l’appareil pour la fixation du mercure (pêxis). Une formule ma-
gique, au milieu de laquelle se trouve le Scorpion, accompagne les explications,
lesquelles s’en réfèrent à Agathodémon.
II. — Sur le Tribicus (alambic à trois pointes) et sur son tube (fol. 8i ; repro-
duit fol. 22i). C’est la description d’un appareil, avec une série de figures repré-
sentant, les unes un alambic, son chapiteau, ses tubes, son récipient ; les autres,
des fioles digérant sur un fourneau. Au bas (fol. 8i, verso), les axiomes mystiques
« En haut les choses célestes, en bas les choses terrestres ; par le mâle et la femelle,
l’œuvre est accomplie. »
III. — Sur l’évaporation de l’eau divine qui fixe le mercure (fol. 82).
Ce petit traité est suivi d’un commentaire sur la même eau divine, postérieur
à Stéphanus.
IV. — Livre de la Vertu. Sur la composition des eaux.
Trois leçons, avec avis complémentaire.
C’est l’un des plus importants ouvrages de Zosime que nous possédions. Cer-
tains passages rappellent le Timée, de Platon, et plus encore le Pœmander. « La
matière homogène et multicolore comprend la nature variée de toutes choses.
C’est elle qui, sous l’influence lunaire de la nature, soumet l’augmentation et la
diminution à la mesure du temps. »
Puis vient la description allégorique d’une vision, qui rappelle les élucubra-
tions des gnostiques et des mystagogues des IIIe et IVe siècles. « Je vis un prêtre
debout devant un autel en forme de coupe, ayant plusieurs degrés pour y mon-
ter. Le prêtre répondit : Je suis le prêtre du sanctuaire et je suis sous le poids de
la puissance qui m’accable. Au point du jour, il vint un employé qui me saisit,
me tua avec un glaive, me divisa en morceaux ; après avoir enlevé la peau de la
tête, il mêla les os avec les chairs et me calcina dans le feu, pour m’apprendre que
l’esprit naît avec le corps. Voilà la puissance qui m’accable. Pendant que le prêtre
parlait ainsi, ses yeux devinrent comme du sang, et il vomit toutes ses chairs. Je
le vis se mutiler, se déchirer lui-même avec ses dents et tomber à terre. Saisi de
104
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Je tire cette traduction de Hœfer, Histoire de la Chimie, t. I, p. 265, 2e edit., 1866.
109
105
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
gage, antithétique et charlatanesque, n’a jamais cessé d’être en vigueur parmi les
alchimistes.
Dans un autre endroit, Zosime reproduit la tétrade mystique des gnostiques
et ses antithèses : les quatre teintures et les quatre points cardinaux, le sec et
l’humide, le chaud et le froid, le mâle et la femelle, etc. ; les quatre éléments,
deux supérieurs, le feu et l’air, deux inférieurs, la terre et l’eau. Tout ceci rappelle
Marcus, le disciple de Valentin.
Quelques-unes des allégories de Zosime peuvent être comprises plus claire-
ment. Tel est le passage suivant : « La lune est pure et divine, lorsque vous voyez
le soleil briller à sa surface. » Ce qui semble vouloir dire que la purification de
l’argent par la coupellation devient complète, au moment où le métal fondu
présente le phénomène de l’éclair.
A côté de ces allégories figurent des recettes plus positives, quoique mêlées de
chimères, telles que la suivante :
« Prends du sel et arrose le soufre brillant, jaune ; lie-le, pour qu’il ait de la
force, et fais intervenir la fleur d’airain, et fais de cela un acide liquide, blanc.
Fais la fleur d’airain graduellement. Dans tout cela, tu dompteras le cuivre blanc,
tu le distilleras et tu trouveras après la troisième opération un produit qui donne
l’or. »
Mais revenons à l’énumération des ouvrages de Zosime.
V. — Écrit authentique de Zosime le Panopolitain, sur l’art sacré et divin de la
fabrication de l’or et de l’argent. C’est un sommaire qui semble extrait de traités
plus étendus.
VI. — Livre sur la vertu et l’interprétation.
C’est encore un extrait, renfermant des citations d’une époque postérieure.
VII. — Livre de la vérité de Sophé l’Égyptien, livre mystique de Zosime le Thé-
bain. Le même titre reparaît un peu plus loin, sous le nom de Zosime et avec un
texte différent. Cet ouvrage est cité par Olympiodore.
J’ai dit ailleurs que Sophé était une forme spéciale du nom du roi Chéops,
auquel on attribuait en Égypte, au IIIe siècle, les ouvrages nouveaux pour en
augmenter l’autorité.
VIII. — Le premier livre de l’accomplissement (mot à mot du solde final), de
Zosime le Thébain ; lequel confirme le livre de la Vérité.
C’est là que Zosime raconte que le royaume d’Égypte était soutenu par l’art
de faire de l’or. Il parle de Démocrite, dont il cite les quatre catalogues. Il cite
aussi les stèles antiques, avec leurs caractères symboliques, où se trouvait inscrit,
en termes obscurs, l’art sacré : ce qui semble le récit mythique d’un homme
frappé par la vue des hiéroglyphes qu’il ne comprend pas.
106
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
IX. — Traité sur les instruments et les fourneaux, ouvrage descriptif qui se
trouve exposé dans le manuscrit 2.249, plus complètement que dans le manus-
crit 2.327. Le manuscrit de Saint-Marc le contient aussi, mais avec des variantes.
Zosime déclare qu’il décrit les instruments qu’il a vus dans le temple de Mem-
phis et il s’en réfère (dans le manuscrit 2.249) aux ouvrages pneumatiques et
mécaniques d’Archimède et d’Héron d’Alexandrie.
X. — Les chapitres de Zosime à Théodore figurent aussi dans le manuscrit
2.249 et dans le manuscrit de Saint-Marc, sous la forme d’une simple table de
matières.
XI. — Un autre ouvrage de Zosime, son IXe livre, était intitulé Imouth, mot
qui se retrouve dans Jamblique (111), et qui est la transcription du mot égyptien
Imhotep, fils de Ptah, assimilé à Esculape (Asclepios) par les Grecs. C’était là que
le crédule auteur parlait du livre Chêma, transmis par les anges aux mortels.
XII. — Sur la chaux (asbestos). Cet ouvrage se termine par les mots : « c’est le
secret que l’on a juré de ne pas révéler. »
XIII. — Psellus nomme encore le Livre des Clefs ou la Petite Clef de Zosime. Le
Kitab-al-Fihrist lui attribue pareillement les Clefs de la magie.
XIV. — Enfin Gruner a publié en 1814, quatre petits traités attribués à Zo-
sime : l’un sur la bière, un autre sur la trempe persane du bronze, sur la trempe
du fer, enfin sur la fabrication du verre. Les trois derniers articles figurent dans
nos manuscrits, mais ils n’y sont pas donnés comme de Zosime ; dans certains ils
renferment des interpolations arabes. Ils semblent plutôt avoir fait partie de ces
traités de technologie, d’origine ancienne, mais remaniés à diverses reprises par
les praticiens pendant le moyen âge, traités dont j’ai eu occasion de signaler les
titres et les cadres dans le chapitre relatif aux manuscrits grecs.
Tels sont les ouvrages de Zosime parvenus jusqu’à nous, en totalité ou par
extraits, et qui forment une partie considérable des manuscrits de nos Biblio-
thèques.
Après Zosime, et invoqués de même par les auteurs postérieurs, on rencontre
dans notre liste plusieurs personnages, sur lesquels nous ne possédons aucun
autre renseignement. Tel est Comarius, ou Comenus, le prétendu maître de
Cléopâtre. L’opuscule qui lui est assigné commence deux fois ; car son vrai début
est précédé par une invocation d’un caractère à la fois chrétien et néoplatonicien,
qui paraît ajoutée après coup par quelque moine copiste. Il y est question d’une
eau divine qui guérit les maladies.
Pélage l’Ancien, autre alchimiste, cite Zosime et reproduit les axiomes relatifs
107
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
§ 3. — Africanus
§ 4. — Synésius
Les études alchimiques semblent atteindre leur plus haut degré de culture vers
la fin du IVe siècle et au commencement du Ve, pendant le règne de Théodose Ier
et de ses successeurs. En effet, à ce moment nous entrons de plus en plus sur
le terrain de l’histoire ; et les noms qui se présentent sont ceux de personnages
108
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
historiques, qui ont marqué de leur temps. Les écrits qui leur sont attribués ont
le caractère d’ouvrages sérieux : ils renferment souvent des procédés positifs et
pratiques ; ils s’en réfèrent à un grand nombre de circonstances de temps et de
lieu caractéristiques et qui permettent d’affirmer qu’ils appartiennent à des gens
de l’époque, tels que Synésius et Olympiodore.
Synésius est un homme important dans l’histoire du IVe siècle ; il est mort en
415. Il fut nommé (en 401) par ses concitoyens évêque de Ptolemaïs en Cyré-
naïque, comme le citoyen principal de la ville et le plus capable de la défendre
contre les barbares. C’était un singulier évêque, marié, gardant sa femme et ses
enfants, à peine chrétien ; car il ne croit pas aux dogmes contraires à la phi-
losophie. Astronome, physicien, agriculteur, chasseur, ambassadeur à Constan-
tinople auprès de l’empereur Arcadius, il fut d’abord païen et cependant ami
du patriarche Théophile, qui le consacra évêque, malgré toutes ses réserves, en
acceptant sa déclaration qu’il faut cacher la vérité au peuple et en lui laissant
conserver sa femme ; bref, Synésius était un esprit universel. Ses œuvres ont été
publiées à Paris en i63i, avec celles de saint Cyrille. Elles contiennent divers
ouvrages philosophiques, qui se rattachent aux doctrines néoplatoniciennes, et
une correspondance très intéressante. Ainsi on connaît de lui une lettre à Hypa-
tie (114), la célèbre philosophe d’Alexandrie massacrée plus tard par les chrétiens,
lettre qui renferme la première indication connue de l’aréomètre. A la vérité,
dans ses lettres, Synésius cite continuellement ses classiques, dont l’ouvrage al-
chimique ne renferme pas trace. Mais ce genre de citations est bien clairsemé
dans l’ouvrage du même Synésius : De Providentia, où il raconte l’histoire de
l’administration oppressive et de la chute de Gaïnas, sous le voile transparent de
récits empruntés à la mythologie des Égyptiens. Il a encore écrit un livre sur les
songes et sur leur interprétation, lequel rappelle le traité d’Onirocritie, transcrit
au début du manuscrit de Saint-Marc, ainsi que les recettes pour procurer des
songes, qui figurent dans les papyrus de Leide (115), à côté des recettes alchimi-
ques et de l’anneau portant un Ouroboros.
Ce sont là toujours les mêmes doctrines occultes. On lit en effet dans Syné-
sius (116), une lettre où il s’exprime, en un langage rendu vague à dessein, sur les
mystères qui doivent rester cachés et qu’il ne veut pas même être soupçonné
d’avoir fait connaître à son ami Héraclianus. S’agissait-il de magie ou d’alchi-
mie ?
114
Œuvres de Synésius, p. 174.
115
Reuvens, lettre I, p. 8-10.
116
Epist, 142.
109
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Enfin, toujours dans le même ordre d’associations, on peut citer les hymnes
gnostiques de Synésius, congénères à certains égards des poèmes alchimiques,
et où l’idée de la matière reparaît fréquemment. « Tu es la nature des natures, »
s’écrie-t-il à peu près dans le style du pseudo-Démocrite. « O natures, démiurges
des natures ! »
Nous avons montré à plusieurs reprises quels liens étroits rattachent entre
eux les premiers alchimistes et les gnostiques. Dès lors, il n’y a rien de surpre-
nant à ce que Synésius ait réellement écrit sur l’alchimie sauf à écarter peut-être
certaines interpolations, dues à des copistes postérieurs, dans les ouvrages qui
lui sont attribués. Lambecius, savant du siècle dernier, qui a publié le catalogue
de la Bibliothèque de Vienne, partageait cette opinion. Dans nos manuscrits,
on attribue spécialement à Synésius un commentaire sur le pseudo-Démocrite,
adressé « à Dioscorus, prêtre du grand Sérapis à Alexandrie, par la faveur divine
Synésius le philosophe, salut. » Ce commentaire a été traduit en latin par Pizzi-
menti (1573). Je l’ai déjà cité, en parlant de Démocrite. La qualité de Dioscorus,
prêtre de Sérapis, auquel il est dédié, nous reporterait à l’époque païenne et à une
date antérieure à la destruction du temple d’Alexandrie par l’ordre de Théodose,
destruction accomplie en 389. Le nom de Dioscorus figure aussi dans les lettres
authentiques de Synésius (117), comme celui d’un évêque, à la vérité. Serait-ce
un homonyme, ou bien le prêtre de Sérapis, converti plus tard comme Synésius
lui-même ? Julius Firmicus, auteur du même siècle, a laissé deux ouvrages non
moins contradictoires : un traité d’astrologie, d’un caractère purement païen,
et un ouvrage apologétique du christianisme. Les hommes de ce temps avaient
d’étranges aventures.
Un autre ouvrage de Synésius, qui semble interpolé par places, a été traduit
en français ; c’est « le vieux livre du docte Synésius, abbé grec (118) » « Tire d’eux
ton vif argent, y est-il dit, et tu en feras la médecine ou quintessence, puissance
impérissable et permanente, nœud et lien de tous les éléments qu’elle contient
en soi, esprit qui réunit toute chose. » C’est toujours le style de Zosime et des
alchimistes gnostiques.
§ 5. — Olympiodore
Olympiodore est un auteur de date non moins sûre. On connaît en effet sous
ce nom un historien grec, natif de Thèbes en Égypte, qui prit part à une ambas-
Paris, 1612.
118
110
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
sade envoyée auprès d’Attila, sous Honorius, en 4i2. Il a voyagé chez les Blem-
myes (119), en Nubie, et visité les prêtres d’Isis à Philæ, où les derniers débris de
l’hellénisme, protégés par un traité, demeurèrent en honneur jusqu’en 562. Ce
temple subsiste encore. J’ai vu moi-même sur les pylônes les grandes figures des
dieux égyptiens martelées par les moines, au-dessus des inscriptions qui attestent
le passage de l’armée de Desaix.
Ce même Olympiodore a écrit l’histoire de son temps, de 400 à 425, et l’a
dédiée à Théodose II.
Photius (120) désigne Olympiodore sous le nom caractéristique de poïêtês de
profession : ce qui ne veut pas dire poète, mais alchimiste (operator), d’après l’in-
terprétation de Reinesius et de Du Cange. Ce mot répond, en effet à poiésis, qui
signifie le grand œuvre dans la langue des adeptes.
L’incohérence des compositions historiques d’Olympiodore, signalée par Pho-
tius, se retrouve dans l’ouvrage alchimique qui porte son nom. Celui-ci a pour
en-tête : Olympiodore philosophe à Pétasius, roi d’Arménie, sur l’art divin et sacré.
Fabricius (121) et Hœfer (122) le citent d’après d’autres manuscrits, qui ajoutent les
mots : Commentaires sur le livre de l’acte de Zosime et sur les dires d’Hermès et des
philosophes. L’auteur nomme parmi ses prédécesseurs : Agathodémon, Chymès,
Marie la Juive, Synésius. Il invoque les Muses et la race des illustres Piérides (t),
les oracles d’Apollon, ceux des démons ou dieux inférieurs, et les expositions des
prophètes. Il s’en réfère à la fois à l’autorité de la Bible, qu’il ne semble guères
avoir lue, à celle des inscriptions du temple d’Isis, et à celle des ouvrages des
philosophes grecs, qu’il connaît beaucoup mieux. Ailleurs il reproduit les contes
de l’antiquité relatifs à l’origine de l’or engendré dans la terre d’Éthiopie. « Là,
une espèce de fourmi extrait l’or et le met au jour et s’en réjouit. » J’ai cité plus
haut les passages de cet auteur relatifs au tombeau d’Osiris, image de l’alchimie,
au serpent qui se mord la queue, et aux douze signes du zodiaque ; au micro-
cosme et au macrocosme, dont l’homme est l’abrégé ; aux hiérogrammes, ainsi
qu’aux spéculations gnostiques, reproduites de Zosime. Tout cela nous repré-
sente l’étrange mélange d’idées et de connaissances qui existaient dans la tête
d’un savant du Ve siècle.
Cependant, Olympiodore ne procède pas par allégories, comme Zosime.
« Les anciens, dit-il, avaient l’habitude de cacher la vérité, de voiler et d’obscur-
119
Voir le Mémoire sur les Blemmyes de M. Révillout. Mém. de l’Acad. des Inscriptions, Ire série,
t. VIII, p. 371. Ce voyage est signalé par Photius.
120
Codex LXXX.
121
Bibliotheca Græca, t. XII, 764 ; Ire édition.
122
Histoire de la Chimie. T. I, p. 273.
111
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
cir par des allégories ce qui est clair et évident pour tout le monde. » C’est aux
alchimistes sincères et de cet ordre qu’il convient de s’attacher de préférence, si
l’on veut pénétrer le sens obscur du langage de leur temps ; sans méconnaître
pourtant leur crédulité. Olympioclore parle d’abord de la macération, du lavage,
du grillage des minerais ; il distingue les corps en volatils et fixes.
Plus loin : « Les anciens admettent trois teintures ; la première est celle qui
s’enfuit promptement (se volatilise), comme le soufre et l’arsenic (123) ; la seconde
est celle qui s’enfuit lentement, comme les matières sulfureuses ; la troisième,
celle qui ne s’enfuit pas du tout : tels sont les métaux, les pierres et la terre. La
première teinture, qui se fait avec l’arsenic, teint le cuivre en blanc. L’arsenic est
une espèce de soufre qui se volatilise promptement tout ce qui est semblable à
l’arsenic se volatilise par le feu et s’appelle matière sulfureuse. » Il dit encore : « Le
mercure blanchit tout, tire les âmes de tout, change les couleurs et subsiste. »
Olympiodore reproduit les récits de Zosime sur le rôle de l’alchimie près des
rois, en Égypte. Il cite textuellement les commentaires de Synésius sur Démo-
crite.
Ailleurs, il signale en détail la seconde teinture, qui s’enfuit lentement et que
l’on emploie dans la fabrication de l’émeraude « Prenez deux onces de beau cris-
tal et une demi-once de cuivre calciné ; préparez d’abord du cristal, produit par
l’action du feu, mettez-le dans l’eau pure, nettoyez-le, broyez ces substances (124)
dans un mortier et faites les fondre ensemble à une température égale. »
L’écrit d’Olympiodore fournit des données historiques, de nature à en fixer
la date et le lieu. En effet, dès les premières lignes, il nomme les mois égyptiens,
mechir et mesori, mois égyptiens réels, qui se rapportent, comme on sait, aux
tétraménies d’été et d’hiver. Il cite les bibliothèques Ptolémaïques, c’est-à-dire
d’Alexandrie, du ton d’un homme qui les aurait lues lui-même, — à moins qu’il
n’en ait parlé simplement dans le désir d’en tirer quelque autorité pour ses asser-
tions ; comme le faisait déjà Tertullien.
Ce qui est plus concluant, Olympiodore reproduit les opinions des philo-
sophes grecs de l’école ionienne, Thalès, Anaximandre, Anaximène, et celles
des Éléates, Parménide et Xénophane, sur les principes des choses. Il en parle à
peu près dans les mêmes termes et probablement d’après les mêmes documents,
aujourd’hui perdus, que Simplicius et les néoplatoniciens. A la vérité, il y amal-
game les idées des auteurs alchimiques, Hermès et Agathodérnon ; je reproduirai
plus loin ce passage, qui est fort important.
123
Les mots de soufre et d’arsenic ne doivent pas être pris dans leur sens littéral moderne.
124
Il a ajouté un troisième corps, le Séricon.
112
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
125
Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain, t. V, p. 356, trad. Guizot.
113
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
126
Revue de l’histoire des religions. 4e série, t. VIII, p. 146, 431, 434, etc.
114
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
§ 7. — Stéphanus
L’art sacré ne fut pas entièrement anéanti par la ruine de la culture païenne.
Deux causes devaient le maintenir : d’une part, l’utilité de ses pratiques pour les
travaux des métaux, des verres, des poteries, des teintures, travaux très en hon-
neur à Constantinople ; et, d’autre part, les espérances illimitées excitées par ses
théories. Aussi existe-t-il toute une suite d’auteurs qui ont écrit des livres d’Al-
chimie, même après Synésius et Olympiodore.
Le plus remarquable, celui qui continue le plus nettement la tradition, est
un personnage historique bien caractérisé et ayant joué un rôle de son temps, je
veux dire Stéphanus d’Alexandrie, qui vivait à l’époque d’Héraclius (vers 620). Il
est identifié par Fabricius (127) avec Stéphanus d’Athènes, qui a laissé des ouvra-
ges médicaux. C’est, dit-on, l’un des sept compilateurs qui ont rassemblé les
œuvres de Galien et les ont distribuées en seize livres, arrêtant ainsi la forme sous
laquelle ces œuvres nous sont parvenues (128).
On lui attribue aussi un traité d’astrologie (Apotelesmatica). Stéphanus est
cité dans le Kitab-al-Fihrist. Son nom se retrouve au moyen âge dans les Allego-
riæ sapientum (Bibliotheca chemica, t. I, p. 472 et 478), opuscule où Héraclès
(Héraclius ?) s’adresse à Stéphanus d’Alexandrie.
Nous possédons de ce dernier neuf leçons (praxeis) sur la chimie, dédiées
précisément à Héraclius. Cette œuvre existe dans nos principaux manuscrits, tels
que celui de Saint-Marc, les numéros 2.325 et 2.327 de la Bibliothèque de Paris,
etc. Pizzimenti en a donné une paraphrase latine en 1573, à la suite du traité
de Démocrite (Democriti de Arte magna). Ideler a publié le texte grec dans les
Physici et medici græci minores (129).
Stéphanus ferme le cycle des commentateurs démocritains. Il cite Hermès,
Orphée, Chymès, Démocrite, Ostanès, Cléopâtre, Comarius, etc. C’est un chré-
tien mystique et en même temps un philosophe très au courant des doctrines
pythagoriciennes et platoniciennes.
127
Bibl. græca, l. VI, ch. vii ; t. XII, p. 694 de la Ire édit.
128
Leclerc, Histoire de la médecine arabe, t. 1, p. 53.
129
T. II. p. 199 à 253 (1842).
115
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
L’enthousiasme qui a inspiré les écrits de Stéphanus s’est traduit sous une
forme plus frappante encore dans les poètes. Toute une littérature de poètes
alchimiques se succède en effet, depuis l’énigme tirée des livres sibyllins, jusqu’à
Jean de Damas et jusqu’au temps des Croisades. Elle constitue dans nos manus-
crits un groupe caractéristique d’ouvrages, copiés à la suite les uns des autres. Les
litanies de l’or y figurent et attestent le mysticisme de leurs auteurs.
Ces poèmes, objet d’une admiration et d’une lecture continuelle dans les
couvents de Constantinople, ont été remaniés pendant plusieurs siècles par les
copistes, avec des additions, interpolations, et changements, qui ont été parfois
jusqu’à transformer en vers politiques, dans certains manuscrits, les iambes assez
corrects, contenus dans d’autres et rappelant les morceaux de l’anthologie. Plu-
sieurs fragments ont été imprimés à la suite du traité de Palladius, de Febribus,
par Bernard en 1745. L’ensemble a été publié par Ideler (131).
Le plus ancien poète alchimique paraît être Héliodore, que l’on a identifié
parfois avec l’évêque de Tricca, auteur du roman des Éthiopiques, élève de Pro-
clus et contemporain de Théodose et d’Arcadius. Le poème alchimique qui porte
son nom est en effet dédié à Théodose Ier.
Archélaüs, autre poète, est aussi fort ancien, quoique de date incertaine.
Nommons encore les poèmes de Théophraste et d’Hiérothée. Mais il y a peu de
documents positifs à tirer d’une semblable littérature.
116
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Les noms que j’ai cités jusqu’ici comprennent tous les auteurs sur lesquels on
possède quelque renseignement historique, avant le temps d’Héraclius. Ce ne
sont pas cependant les derniers alchimistes. En effet, l’alchimie continua d’être
cultivée à Constantinople et dans les pays grecs, pendant tout le moyen âge et
jusqu’à notre temps.
Parmi les auteurs qui s’en sont occupé, plusieurs figurent dans nos collections :
ce sont en général des commentateurs. Quelques-uns sont peut-être antérieurs
à Stéphanus.
Tel est le Philosophe Chrétien, dont nous possédons plusieurs traités et qui est
aussi nommé dans le Kitab-al-Fihrist. Son langage est analogue à celui d’Olym-
piodore : il mélange de même la culture grecque et la culture chrétienne, l’al-
chimie et la théologie. Il semble que ce soit un moine byzantin, très instruit et
imprégné de gnosticisme.
C’est ainsi qu’il parle de la source intarissable qui verse son eau au milieu du
Paradis. « L’oracle divin dit : formons l’homme et faisons le mâle et femelle. »
Plus loin il fait mention de l’ombre du cône de la terre, qui s’étend jusqu’à la
sphère de Mercure. II – cite d’un côté Aratus et Hésiode, de l’autre la Bible et en
même temps Hermès, d’après son écrit à Pauséris, ainsi qu’Agathodemon, Zo-
sime, Pétésis, Démocrite. Il expose, en langage philosophique, les diversités de la
fabrication de l’or, suivant le genre et l’espèce. Plus loin il reproduit les images
géométriques des éléments, empruntées aux Pythagoriens et aux Platoniciens :
pyramide, tetraèdre, octaèdre, etc. Bref, ses opuscules représentent une série
d’extraits et de scolies, tirés des anciens alchimistes, les uns mystiques, les autres
pratiques. A la fin on retrouve, en abrégé, le passage de Zosime sur le rôle de l’al-
chimie, envisagée en Égypte comme source de richesses pour les rois. « Telle est,
dit-il en finissant, l’image du monde, célèbre dans les anciens écrits, la science
mystique des hiérogrammes égyptiens. » Puis viennent les natures substantielles,
le consubstantiel Orphique et la lyre Hermaïque. Un style pareil rappelle à la fois
les gnostiques et les théologiens qui ont suivi le concile de Nicée.
Le Philosophe Anonyme est un scoliaste du même ordre, mais plus récent.
Dans son traité sur l’art de faire de l’or et sur l’eau divine du blanchiment, il
associe Olympiodore et Stéphanus à Hermès, à Démocrite, à Zosime, à Jean l’ar-
chiprêtre. Il cite, à côté d’eux, l’Écriture Sainte et les trois personnes de la Trinité.
C’est lui qui a donné la première liste des philosophes œcuméniques.
C’est ainsi que l’on arrive jusque vers le VIIIe siècle, époque où l’alchimie s’est
117
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
transmise aux Arabes. Cette transmission paraît avoir eu lieu en même temps
que celle des autres sciences naturelles et médicales.
A cet égard, le nom de Sergius, qui se trouve dans la liste alchimique, et
auquel le philosophe chrétien a dédié (1) son traité sur l’eau divine, est fort im-
portant ; car il semble qu’il s’agisse de Sergius Resainensis, lequel, au temps de
Justinien (VIe siècle), traduisit en syriaque les médecins et les philosophes grecs,
ainsi que nous l’apprend M. Renan, dans sa thèse sur la philosophie péripatéti-
cienne parmi les Syriens (1852). Nous sommes amenés par là vers la Mésopota-
mie, du côté d’Édesse, ville où il existait alors une académie célèbre, c’est-à-dire
un centre scientifique, et du côté de Harran, où s’était développée une école qui
demeura païenne jusqu’au XIe siècle.
L’alchimie pratique et théorique continuait cependant à être cultivée à
Constantinople, comme l’attestent l’invention du feu grégeois (132) et les écrits
des moines Cosmas, Psellus, et Blemmydas, ajoutés après coup dans quelques-
uns de nos manuscrits. Mais, pendant ce temps, la science prenait un dévelop-
pement nouveau et capital chez les Arabes.
L’origine grecque de la chimie arabe n’est pas douteuse ; les noms mêmes
d’alchimie et d’alambic ne sont autre chose que des mots grecs, avec addition
de l’article arabe. Les vieux maîtres, Démocrite, Zosime et les autres, sont men-
tionnés dans les livres arabes ; je l’ai établi plus haut, en donnant des extraits du
Kitab-al-Fihrist. Les doctrines et les pratiques des Arabes demeurent d’ailleurs les
mêmes, surtout au début ; ainsi qu’il est facile de le reconnaître en lisant Geber,
le maître des alchimistes arabes.
Geber (Al-Djaber) vivait à la fin du VIIIe siècle. On lui a attribué plus de cinq
cents ouvrages ; mais ils appartiennent pour la plupart à des époques postérieu-
res. Le principal et celui qui semble le plus authentique est la Summa perfectionis
magisterii in sua natura (133). C’est un ouvrage composé avec méthode, postérieur
par là même aux travaux confus des alchimistes grecs qu’il coordonne. La naï-
veté de certains passages montre d’ailleurs un homme sincère et convaincu de la
vérité de son art.
Il débute par l’exposé des obstacles qui empêchent l’art de réussir : obstacles
Voir mon ouvrage : Sur la force des matières explosives, t. II, p. 352, appendice (1883).
132
En latin, dans la Bibliotheca chemica de Manget, t. I ; en français, dans la Bibliothèque des
133
118
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
119
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
facilement en argent toutefois il reconnaît avec sincérité que ce métal deux fois
calciné par lui et deux fois régénéré (remis en corps) ne s’est pas endurci.
Toutes ces pratiques et ces théories concordent avec celles des papyrus et des
manuscrits ; elles font suite, pour ainsi dire, aux théories de Stéphanus. Le lan-
gage de ce dernier diffère à peine de celui de Geber, qui l’a suivi à un siècle
d’intervalle.
Ces études furent continuées avec ardeur par les Arabes de Mésopotamie et
d’Espagne, qui les enrichirent d’un grand nombre de découvertes, telles que la
fabrication de l’alcool, de l’eau-forte, de l’huile de vitriol, du sublimé corrosif, du
nitrate d’argent. Ils marquent donc un nouveau progrès dans l’ordre des études
chimiques ; je dis dans l’ordre pratique, car dans l’ordre philosophique, ils ne
sortent guère des cadres des théories grecques. Toutefois, je n’irai pas plus loin.
Quel que soit l’intérêt de cette histoire, un orientaliste seul peut en entreprendre
l’exposé, pour laquelle l’examen approfondi des manuscrits arabes et hébreux de
nos bibliothèques, pour la plupart inédits, serait indispensable.
C’est par les Arabes que les études alchimiques revinrent en Occident, au
temps des croisades, c’est-à-dire vers le XIIIe siècle. Il est facile de s’en convaincre,
en lisant le Theatrum chemicum, collection informe des traités alchimiques du
moyen âge. Elle ne renferme aucune œuvre des alchimistes grecs, mais seulement
les traductions latines des Arabes et les traités de leurs imitateurs, du XIIIe au
XVIIe siècle. Les recherches chimiques se poursuivirent dès lors en Occident,
jusqu’à la fondation de la science moderne.
En résumé, les pratiques métallurgiques et les premières idées de transmuta-
tion viennent de l’Égypte et de la Chaldée et elles se perdent dans une antiquité
probablement fort reculée. Les Grecs d’Égypte ont transformé ces pratiques en
une théorie demi-scientifique, et demi-mystique, à peu près comme ils ont fait
pour l’astrologie. Leur science, transportée à Constantinople, s’est transmise à
son tour aux Arabes, vers les VIIe et VIIIe siècles, ainsi que l’attestent formelle-
ment les passages du Kitab-al-Fihrist ; enfin, ce sont les Arabes de Syrie et d’Es-
pagne qui l’ont enseignée à l’Occident. Telle est, je le répète, la filiation histori-
que de l’alchimie.
120
LIVRE TROISIÈME :
LES FAITS
CHAPITRE PREMIER –
§ 1. — Introduction.
122
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
§ 2. — L’or
L’or, réputé le plus précieux des métaux, est représenté en monceaux, en bour-
ses contenant de la poudre d’or et des pépites naturelles, en objets travaillés, tels
que plaques, barres, briques, anneaux. On distingue d’abord le bon or, puis l’or
de roche, c’est-à-dire brut, non affiné, enfin certains alliages, l’électros ou élec-
trum en particulier.
§ 3. — L’argent
L’argent est figuré sur les monuments égyptiens sous les mêmes formes que
l’or, mais avec une couleur différente. Son nom précède même celui de l’or dans
quelques inscriptions, par exemple sur les stèles du Barkal à Boulaq : comme si le
rapport entre les deux métaux eût été interverti à certains moments, par suite de
l’abondance de l’or. On sait que leur valeur relative, sans changer à un tel point,
a été cependant fort différente chez certains peuples ; chez les Japonais de notre
époque, par exemple, elle s’est écartée beaucoup des rapports admis en Europe.
L’argent se préparait avec des degrés de pureté très inégaux. Il était allié non
seulement à l’or, dans l’électrum, mais au plomb, dans le produit du traitement
de certains minerais argentifères. Ces degrés inégaux de pureté avaient été re-
marqués de bonne heure et ils avaient donné lieu chez les anciens à la distinction
entre l’argent sans marque, sans titre, asemon, et l’argent pur, monétaire, dont
le titre était garanti par la marque ou effigie imprimée à sa surface. Le mot grec
123
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
asemon s’est confondu d’ailleurs avec l’asem, nom égyptien de l’électrum, l’asem
étant aussi une variété d’argent impur.
Dans l’extraction de l’argent de ses minerais, c’était d’abord l’argent sans titre
que l’on obtenait. Son impureté favorisait l’opinion que l’on pouvait réussir à
doubler le poids de l’argent, par des mélanges et des tours de main convenables.
C’était en effet l’argent sans titre que les alchimistes prétendaient fabriquer par
leurs procédés, sauf à le purifier ensuite. Dans les papyrus de Leide, et dans nos
manuscrits grecs, les mots : « fabrication de l’asemon », sont synonymes de trans-
mutation ; celle-ci était opérée à partir du plomb, du cuivre et surtout de l’étain.
C’était aussi en colorant l’asemon que l’on pensait obtenir l’or : ce qui nous ra-
mène à la variété d’argent brut qui contenait de l’or, c’est-à-dire à l’électrum.
124
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Ad nubes, 768.
135
125
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
126
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
maille de cuivre, mis en pâte, puis vitrifiés au feu : recette qui se trouve dans les
alchimistes grecs, ainsi que le montrent nos citations d’Olympiodore.
On rencontre ici plusieurs notions capitales au point de vue qui nous oc-
cupe.
D’abord l’assimilation d’une matière colorée, pierre précieuse, émail, couleur
vitrifiée, avec les métaux ; les uns et les autres se trouvant compris sous une même
désignation générale. Cette assimilation, qui nous paraît étrange, s’explique à la
fois par l’éclat et la rareté qui caractérise les deux ordres de substances, et aussi
par ce fait que leur préparation était également effectuée au moyen du feu, à
l’aide d’opérations de voie sèche, accomplies sans doute par les mêmes ouvriers.
Remarquons également l’imitation d’un minéral naturel par l’art, qui met en
regard le produit naturel et le produit artificiel : cette imitation offre des degrés
inégaux dans les qualités et la perfection du produit.
Enfin, nous y apercevons une nouvelle notion, celle de la teinture ; car l’imi-
tation du saphir naturel repose sur la coloration d’une grande masse, incolore
par elle-même, mais constituant le fond vitrifiable, que l’on teint à l’aide d’une
petite quantité de substance colorée. Avec les émaux et les verres colorés ainsi
préparés, on reproduisait les pierres précieuses naturelles ; on recouvrait des fi-
gures, des objets en terre ou en pierre ; on incrustait les objets métalliques. Nous
reviendrons sur toutes ces circonstances, qui se retrouvent parallèlement dans
l’histoire du mafek.
Le mafek, ou minéral vert, désigne l’émeraude, le jaspe vert, l’émail vert, les
cendres vertes, le verre de couleur verte, etc. Il est figuré dans les tombeaux de
Thèbes, en monceaux précieux, mis en tas avec l’or, l’argent, le chesbet ; par
exemple, dans le trésor de Ramsès III.
Les égyptologues ont agité la question de savoir si ce nom ne désignait pas
le cuivre ; comme Champollion l’avait pensé d’abord, opinion que Lepsius re-
jette. Je la cite, non pour intervenir dans la question, mais comme une nouvelle
preuve de la parenté étroite du mafek avec les métaux. La confusion est d’autant
plus aisée, que le cuivre est, nous le savons, le générateur d’un grand nombre de
matières bleues et vertes.
De même que pour le chesbet, il y a un mafek vrai, qui est l’émeraude ou la
malachite, et un mafek artificiel, qui représente les émaux et les verres colorés. La
couleur verte des tombeaux et des sarcophages est formée par la poussière d’une
matière vitrifiée à base de cuivre.
127
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
128
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
petit traité sur la fabrication des verres, où il est question, à côté du verre bleu,
du verre venetum, c’est-à-dire vert pâle.
La confusion entre une série fort diverse de substances de couleur verte ex-
plique aussi la particularité signalée par Théophraste, d’après lequel l’émeraude
communiquerait sa couleur à l’eau, tantôt plus, tantôt moins, et serait utile pour
les maladies des yeux. Il s’agit évidemment de sels basiques de cuivre, en partie
solubles et pouvant jouer le rôle de collyre.
Les détails qui précèdent montrent de nouveau une même dénomination ap-
pliquée à un grand nombre de substances différentes, assimilées d’ailleurs aux
métaux : les unes naturelles, ou susceptibles parfois d’être produites dans les mi-
nes, en y provoquant certaines transformations lentes, telle est la malachite ;
d’autres sont purement artificielles. On conçoit dès lors le vague et la confusion
des idées des anciens, ainsi que l’espérance que l’on pouvait avoir de procéder à
une imitation de plus en plus parfaite des substances minérales et des métaux,
par l’art aidé du concours du temps et des actions naturelles.
129
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
§ 8. — Le fer
Après le chomt, vient le men, plus tard tehset, que M. Lepsius traduit par fer.
Il y a quelque incertitude sur cette interprétation, le nom du fer ne paraissant
pas sur les monuments vis-à-vis des figures des objets qui semblent formés par ce
métal. Il semble que ce soit là une preuve d’un caractère récent. Le fer, en effet,
est rare et relativement moderne dans les tombeaux égyptiens. Les peintures de
130
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
l’ancien empire ne fournissent pas d’exemple d’armes peintes en bleu (fer), mais
toujours en rouge ou brun clair (airain). A l’origine, on se bornait à recouvrir les
casques et les cuirasses de cuir avec des lames et des bagues de fer ; ce qui montre
la rareté originelle du fer.
Tout ceci n’a rien de surprenant. On sait que la préparation du fer, sa fusion,
son travail sont beaucoup plus difficiles que ceux des autres métaux. Aussi est-il
venu le dernier dans le monde, où il a été connu d’abord sous la forme de fer
météorique. L’âge de fer succède aux autres, dans les récits des poètes. L’usage du
fer fut découvert après celui des autres métaux, dit Isidore de Séville. On connut
l’airain avant le fer, d’après Lucrèce (136). Les Massagètes ne connaissaient pas le
fer, suivant Hérodote ; les Mexicains et les Péruviens non plus, avant l’arrivée des
Espagnols.
Les opinions que je viens d’exposer sur l’origine récente du fer en Égypte sont
les plus accréditées. Cependant, je dois dire que M. Maspero ne les partage pas.
Il pense qu’il existe des indices peu douteux de l’emploi des outils de fer dans la
construction des pyramides et il a même trouvé du fer métallique dans la ma-
çonnerie de ces édifices.
§ 9. — Le plomb
Le taht ou plomb, le plus vulgaire de tous, termine la liste des métaux figurés
par les Égyptiens. On doit entendre sous ce nom, non seulement le plomb pur,
mais aussi certains de ses alliages.
D’après les alchimistes grecs, tels que le pseudo-Démocrite, le plomb était le
générateur des autres métaux ; c’était lui qui servait à produire, par l’intermé-
diaire de l’un de ses dérivés, appelé magnésie par les auteurs, les trois autres corps
métalliques congénères, à savoir le cuivre, l’étain et le fer.
Avec le plomb, on fabriquait aussi l’argent. Cette idée devait paraître toute
naturelle aux métallurgistes d’autrefois, qui retiraient l’argent du plomb argen-
tifère par coupellation.
§ 10. — L’étain
De natura rerum, V.
136
131
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
tard, à l’époque des Grecs et des Romains. Mais il était d’usage courant au temps
des alchimistes, comme en témoignent les recettes des papyrus de Leide. C’était
l’une des matières fondamentales employées pour la prétendue fabrication ou
transmutation de l’argent, dans ces papyrus, comme dans nos manuscrits. C’est
pourquoi il convient de parler ici du cassiteros antique, mot dont le sens a chan-
gé, comme celui de l’airain, avec le cours des temps.
A l’origine, dans Homère par exemple, il semble que le cassiteros fut un alliage
d’argent et de plomb, alliage qui se produit aisément pendant le traitement des
minerais de plomb. Plus tard, le même nom fut appliqué à l’étain, ainsi qu’à ses
alliages plombifères. De même, en hébreu, bédil signifie tantôt l’étain, tantôt le
plomb, ou plutôt certains de ses alliages.
L’étain lui-même a été regardé d’abord comme une sorte de doublet du plomb ;
c’était le plomb blanc ou argentin, opposé au plomb noir ou plomb proprement
dit (Pline). Son éclat, sa résistance à l’eau et à l’air, ses propriétés, intermédiaires
en quelque sorte entre celles du plomb et celles de l’argent, toutes ces circonstan-
ces nous expliquent comment les alchimistes ont pris si souvent l’étain comme
point de départ de leurs procédés de transmutation. Une de ses propriétés les
plus spéciales, le cri ou bruissement qu’il fait entendre lorsqu’on le plie, semblait
la première propriété spécifique qu’on dût s’attacher à faire disparaître. Geber y
insiste et les alchimistes grecs en parlent déjà.
Les alliages d’étain, tels que le bronze, l’orichalque (alliages de cuivre), et le
claudianon (alliage de plomb), jouaient aussi un grand rôle autrefois. On re-
marquera que les alliages ont dans l’antiquité des noms spécifiques, comme les
métaux eux-mêmes.
Rappelons encore que l’astre associé à l’étain à l’origine n’était pas la planète
Jupiter, comme il est arrivé plus tard, mais la planète Mercure. Les lexiques al-
chimiques (137) portent la trace de cette première attribution. Le signe de Jupiter
était assigné originairement à l’électrum. Cette planète d’ailleurs, ou plutôt son
signe, paraît avoir possédé à un certain moment une signification générique ; car
ce dernier est adjoint comme signe auxiliaire à celui du mercure, dans un lexique
alchimique très ancien.
§ 11. — Le mercure
Le mercure, qui joue un si grand rôle chez les alchimistes, est ignoré dans
l’ancienne Égypte. Mais il fut connu des Grecs et des Romains. On distinguait
Dioscoride, V, 110.
137
132
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
même le mercure natif et le mercure préparé par l’art, fabriqué en vertu d’une
distillation véritable, que Dioscoride décrit. Sa liquidité, que le froid ne modifie
pas, sa mobilité extrême, qui le faisait regarder comme vivant, son action sur
les métaux, ses propriétés corrosives et vénéneuses sont résumées par Pline en
deux mots : liquor æternus, venenum rerum omnium ; liqueur éternelle, poison de
toutes choses. Son nom primitif est vif argent, eau argent, c’est-à-dire argent li-
quide. Le métal n’a pris le nom et le signe de mercure, c’est-à-dire ceux du corps
hermétique par excellence, que pendant le moyen âge. Dans les papyrus grecs
de Leide, recueillis à Thèbes en Égypte, le nom du mercure se trouve associé à
diverses recettes alchimiques ; précisément comme dans nos manuscrits.
Les minéraux bleus et verts sont les seuls qui soient inscrits en Égypte dans la
liste des métaux. Cependant, il convient de faire aussi mention d’autres pierres
précieuses égyptiennes, telles que le chenem, rubis, pierre rouge, émail ou verre
rouge ;
Le nesem, substance blanc clair ;
Le tehen, topaze, jaspe jaune, émail ou verre jaune ; soufre en copte ;
Le hertès, couleur blanche, quartz laiteux ; peut-être aussi stuc, émail blanc et
autres corps équivalents au titanos, mot qui veut dire chaux en grec.
Ces substances, que nous rangerions aujourd’hui à côté du mafek et du ches-
bet, n’y figuraient cependant pas en Égypte : ce qui manifeste encore la diversité
des conceptions des anciens, comparées aux nôtres.
Pour compléter ce sujet et montrer l’étendue des rapprochements faits par les
premiers alchimistes, il convient de citer une liste des corps associés à chaque
métal (ek tôn metallicôn), la liste de ses dérivés, dirions-nous ; tous corps com-
pris sous le signe fondamental du métal, comme on le ferait aujourd’hui dans un
traité de chimie. Cette liste paraît fort ancienne, car elle précède immédiatement
celle des mois égyptiens dans le Ms 2.327 (fol. 280) ; elle comprend les sept si-
gnes des métaux, assimilés aux sept planètes ; elle constate des rapprochements
étranges.
A la vérité, le mot plomb est suivi par celui de la litharge et du claudianon
(alliage de plomb et d’étain), qui s’y rattachent directement, et le mot fer par
ceux de l’aimant et des pyrites.
133
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
En quels lieux et par quels procédés préparait-on en Égypte les métaux et les
substances brillantes, pierres précieuses artificielles et vitrifications, qui étaient
134
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
assimilées aux métaux ? C’est ce que nous ne savons pas d’une manière précise.
Agatharchide nous apprend, à la vérité, quels étaient les centres d’exploitation
métallurgique. Mais il s’agit plutôt, dans son récit, de l’extraction des minerais
métalliques et de leur traitement sur place, que des industries chimiques pro-
prement dites. Celles-ci paraissent avoir été exercées en général au voisinage des
sanctuaires de Ptah et de Serapis.
Les opérateurs qui s’occupaient de transmutation étaient les mêmes que ceux
qui préparaient les médicaments. L’association de ces diverses connaissances a
toujours relevé d’un même système général de théories. Aujourd’hui encore, les
mêmes savants cultivaient à la fois la chimie minérale, science des métaux et des
verres, et la chimie organique, science des remèdes et des teintures. En Égypte
d’ailleurs, les procédés chimiques de tout genre étaient exécutés, aussi bien que
les traitements médicaux, avec accompagnement de formules religieuses, de
prières et d’incantations, réputées essentielles au succès des opérations comme à
la guérison des maladies. Les prêtres seuls pouvaient accomplir à la fois les deux
ordres de cérémonies, pratiques et magiques.
Cependant, jusqu’à présent, on n’a pas retrouvé la trace des vieux laboratoires
qui devaient être consacrés à la fabrication des métaux, des verres et des pierres
précieuses. Le seul indice que l’on en connaisse est dû à une observation de
M. Maspero, dont il a bien voulu me confier le détail.
La découverte a été faite par des indigènes, à Drongah, à une demi-heure de
marche au S-S-O de Siout, au pied de la montagne, dans un cimetière musul-
man, établi au milieu de l’un des quartiers de l’ancienne nécropole.
Dans une fouille faite pour chercher de l’or, et poursuivie jusqu’au sein de
la roche même, on tomba sur une sorte de puits d’éboulement ; on rencontra
au fond, à une profondeur de 12 à 13 mètres, une chambre funéraire, apparte-
nant à une sépulture profonde et déjà violée. Là on pénétra dans une chambre
ayant servi de laboratoire, et dont les parois étaient enfumées. On y trouva les
objets suivants : un fourneau en bronze ; une porte en bronze, de o m 35 de hau-
teur, provenant d’un four plus grand ; environ cinquante vases de bronze munis
d’un bec en rigole non fermée, chacun dans une sorte de cône tronqué, aussi en
bronze, et dont l’orifice supérieur était plus large. Ce cône rappelle nos bains de
sable ; mais l’usage des vases eux-mêmes est inconnu.
Il y avait aussi plusieurs cuvettes d’albâtre ; un vase arrondi, provenant de
l’ancien empire, en diorite ou jaspe vert ; des cuillers en albâtre ; des objets en
or à bas titre, pesant 96 dirhems, composés de morceaux ayant l’apparence de
rubans en larges feuilles enroulées ; ainsi qu’un masque de momie, faussé et plié.
Ces objets d’or offraient l’aspect d’objets pillés et préparés pour la fonte.
135
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
136
CHAPITRE II –
Ainsi les Égyptiens réunissaient dans une même liste et dans un même groupe
les métaux vrais, leurs alliages et certains minéraux colorés ou brillants, les uns
naturels, les autres artificiels. Les mêmes ouvriers traitaient les uns et les autres
par les procédés de la cuisson, c’est-à-dire de la voie sèche. Les industries du
verre, des émaux, des alliages étaient très développées en Égypte et en Assyrie,
comme le montrent les récits des anciens et l’examen des débris de leurs monu-
ments.
Cette assimilation entre les métaux et les pierres précieuses reposait à la fois
sur les pratiques industrielles et sur les propriétés mêmes des corps. Elle paraît
tirer son origine de l’éclat de la couleur, de l’inaltérabilité, communes à ces diver-
ses substances. Les noms mêmes de certains métaux en grec et en latin, tels que
l’électros, c’est-à-dire le brillant ; l’argent appelé argyrion, c’est-à-dire le blanc, en
hébreu le pâle ; le nom de l’or, qui est aussi dit le brillant en hébreu, rappellent
l’aspect sous lequel les métaux rares apparaissent d’abord aux hommes et exci-
tent leur avidité. Dans la fusion accidentelle des minerais : produite au moment
de l’incendie des forêts : « Ils les voyaient se solidifier à terre avec une couleur
brillante et les emportaient, séduits par leur éclat (138). » On les trouvait aussi
dans le lit des rivières, associés aux pierres précieuses.
Les Égyptiens n’avaient, pas plus que les anciens en général, cette notion d’es-
pèces définies, de corps doués de propriétés invariables, qui caractérise la science
actuelle ; une telle notion ne remonte pas au delà du siècle présent en chimie. De
là la signification multiple et variable des noms de substances employés dans le
monde antique. Ceci étant admis, ainsi que la possibilité d’imiter plus ou moins
parfaitement certains corps, d’après les expériences courantes sur les matières
vitreuses et les alliages, on étendait cette possibilité à toutes, par une induction
légitime en apparence. Les extractions de la plupart des métaux et les repro-
ductions effectives des verres et des alliages ayant lieu en général par l’action du
feu, à la suite de pulvérisations, fusions, calcinations, coctions plus ou moins
138
De natura rerum, I. V.
137
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
prolongées on conçoit qu’on ait essayé d’opérer de même pour reproduire tous
les métaux.
Ce n’est pas tout : l’imitation des pierres précieuses par les émaux et les verres
présente des degrés fort divers. De même, les alliages varient dans leurs proprié-
tés et sont plus ou moins ressemblants aux vrais métaux. Nous avons vu qu’il
en était ainsi pour l’airain, qui a fini par devenir notre cuivre, mais qui signifiait
aussi le bronze ; pour le cassiteros, qui a fini par devenir notre étain, mais qui
signifiait aussi le laiton et les alliages plombifères.
On conçoit dès lors l’origine de cette notion des métaux imparfaits et ar-
tificiels, possédant la couleur, la dureté, un certain nombre des propriétés des
métaux naturels parfaits, sans y atteindre complètement. Ainsi la fabrication du
bronze couleur d’or figure dans les papyrus de Leide, aussi bien que dans nos
manuscrits. Il s’agissait de compléter ces imitations pour faire du vrai or, du vrai
argent, possédant toutes leurs propriétés spécifiques, de l’or naturel, comme dit
Proclus. La prétention de doubler la proportion de l’or (ou celle de l’argent),
en l’associant à un autre métal (diplosis), par des procédés dont il est question à
la fois dans les papyrus de Leide, dans Manilius, et dans nos manuscrits ; cette
prétention, dis-je, implique l’idée que l’or et l’argent étaient des alliages, alliages
qu’il était possible de reproduire et de multiplier, en développant dans les mélan-
ges une métamorphose analogue à la fermentation et à la génération.
On croyait pouvoir en même temps, par des tours de main convenables, mo-
difier à volonté les propriétés de ces alliages. De telles modifications sont en effet
susceptibles de se produire dans la pratique métallurgique, à l’aide de la trempe
et par l’addition de certains ingrédients en petites quantités, comme le montre la
fabrication des bronzes et des aciers.
Cette recherche était encouragée par des théories philosophiques plus profon-
des. C’est ici le lieu de rappeler les paroles de Bacon :
« En observant toutes les qualités de l’or, on trouve qu’il est de couleur jaune,
fort pesant et d’une telle pesanteur spécifique, malléable et ductile à tel degré,
etc., et celui qui connaîtra les formules et les procédés nécessaires pour produire
à volonté la couleur jaune, la grande pesanteur spécifique, la ductilité, etc. ; celui
qui connaîtra ensuite les moyens de produire ces qualités à différents degrés,
verra les moyens et pourra prendre les mesures nécessaires pour réunir ces quali-
tés dans tel ou tel corps : d’où résultera sa transmutation en or. »
Les Égyptiens opposent continuellement la substance naturelle et la subs-
tance produite par l’art : précisément comme il arrive dans les synthèses de la
chimie organique de nos jours, où l’identité des deux ordres de matières exige
constamment une démonstration spéciale.
138
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
L’idée principale des alchimistes grecs, dans les livres qu’ils nous ont laissés,
c’est de modifier les propriétés des métaux par des traitements convenables, pour
les teindre en or et en argent ; et cela, non superficiellement à la façon des pein-
tres, mais d’une façon intime et complète. Ils étaient guidés dans cette recherche
par les pratiques de leur temps. Les pratiques pour teindre les étoffes et les verres
en pourpre, pour colorer le bronze en or et pour opérer la transmutation, sont
en effet rapprochées dans les papyrus de Leide, aussi bien que dans le pseudo-
Démocrite.
Suivant les alchimistes grecs, la science sacrée comprend deux opérations fon-
damentales : la xanthosis, ou art de teindre en jaune, et la leucosis ou art de teindre
en blanc ; les auteurs de nos manuscrits reviennent sans cesse sur ce sujet. Quel-
ques-uns y joignent même la mélanosis, ou art de teindre en noir, et l’iosis ou art
de teindre en violet. « L’art tinctorial, dit Pélage, n’a-t-il pas été inventé pour faire
une teinture qui est le but de tout l’art ? »
D’après le même Pélage, les deux teintures ne diffèrent en rien, si ce n’est
par la couleur ; la préparation en est la même, c’est-à-dire qu’il n’existe qu’une
pierre philosophale. « C’est l’eau à deux couleurs, pour le blanc et pour le jau-
ne. » Stéphanus dit pareillement : il y a plusieurs teintures, l’une pour le cuivre,
l’autre pour l’argent, l’autre pour l’or, selon la diversité des métaux ; mais elles ne
forment qu’une espèce. Nous possédons sous le nom de Démocrite, le double
catalogue des espèces agissant sur l’or et l’argent et susceptibles d’être blanchies,
c’est-à-dire teintes en argent ; ou bien jaunies, c’est-à-dire teintes en or ; puis de
jouer le rôle de matières tinctoriales vis-à-vis des métaux.
Dans la Bibliothèque des philosophes chimiques de Salmon, ouvrage publié à la
fin du XVIIe siècle et qui représente la science des alchimistes après quinze siè-
cles de culture, la pierre philosophale est définie : « la médecine universelle pour
tous les métaux imparfaits, qui fixe ce qu’ils ont de volatil, purifie ce qu’ils ont
d’impur, et leur donne une teinture et un éclat plus brillant que dans la nature ».
Cette idée d’une teinture, d’un principe colorant, d’une poudre de projection
(xerion) douée d’un pouvoir tinctorial considérable, était conforme en effet aux
analogies tirées de la teinture des étoffes, de celle des émaux et matières vitreu-
ses. « La pourpre royale est extraite de l’orcanette (anchusa) et de l’orseille (phy-
cos). On teint en jaune, après avoir teint en blanc, dans la teinture de l’or, de la
soie, des peaux. Avant de teindre en pourpre, il faut blanchir d’abord. » On voit
comment les alchimistes étaient à la fois guidés et égarés par les comparaisons
empruntées aux fabrications industrielles.
De même une trace de cuivre, c’est-à-dire une seule et même matière colo-
139
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
rante, peut teindre le verre en bleu ou en vert, suivant la nature des compositions
et d’après des recettes déjà connues des anciens.
Ils trouvaient une confirmation de ces idées dans certaines observations des
alchimistes, relatives à la teinture des métaux ; car il est, disent-ils, des agents qui
blanchissent Vénus (tel le mercure qui blanchit le cuivre) ; mais c’est là une tein-
ture imparfaite et qui ne résiste pas au feu. D’autres agents (le soufre, l’arsenic et
leurs composés) jaunissent la lune, c’est-à-dire l’argent ; mais c’est encore là une
imitation imparfaite.
On distinguait donc pour les métaux, comme pour les étoffes et les verres, les
procédés propres à les teindre à fond et les procédés propres à les teindre super-
ficiellement. Ainsi pour dorer le cuivre ou l’argent, c’est-à-dire pour teindre ces
métaux à la surface, on employait la dorure par amalgamation, déjà connue de
Vitruve ; ou bien on opérait au moyen d’un alliage d’or et de plomb. Au contrai-
re, les procédés pour teindre les métaux à fond, dans leur masse et leur essence
intime en quelque sorte, procédés congénères de la formation des alliages, tels
que le bronze et le laiton, étaient réputés plus mystérieux.
Le nom même d’orpiment (auri pigmentum), qui désigne aujourd’hui le sul-
fure d’arsenic, mais qui avait une signification plus confuse pour les anciens,
rappelle la teinture de l’or.
Ces analogies expliquent également pourquoi Démocrite, auteur d’ouvrages
sur la teinture des verres et sur la teinture en pourpre, a été regardé plus tard
comme l’inventeur de la teinture des métaux. Parmi les ouvrages que nous pos-
sédons, les mêmes traités s’occupent à la fois de la teinture des métaux, de celle
des verres et de celle des étoffes.
On voit comment l’idée de la fabrication même des métaux et celle de la
transmutation ont découlé des industries et des idées égyptiennes, relatives à la
préparation des métaux, des alliages, des émaux, des verres et des étoffes colo-
rées.
C’est même là ce qu’il y ait de plus clair dans les descriptions techniques des
manuscrits. Ce n’en est pas moins une chose étrange et difficile à comprendre
aujourd’hui qu’un tel mélange de recettes réelles et positives, pour la préparation
des alliages et des vitrifications, et de procédés chimériques, pour la transmuta-
tion des métaux. Les uns et les autres sont exposés au même titre et souvent avec
la même naïveté, dépouillée de tout attirail charlatanesque, dans les papyrus de
Leide et dans certaines parties de nos manuscrits. Si les fourbes et les imposteurs
ont souvent exploité ces croyances, il n’en est pas moins certain qu’elles étaient
sincères chez la plupart des adeptes.
Ici s’élève une question singulière.
140
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
141
LIVRE QUATRIÈME :
LES THÉORIES
CHAPITRE PREMIER –
Théories grecques
§ 1. — Introduction
143
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
144
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Thalès de Milet (vers 600 av. J.-C.) et l’École ionienne à sa suite dégagèrent
les premiers la conception scientifique de la nature, du langage mythique, sous
lequel elle était enveloppée par le symbolisme religieux de l’Orient. D’après Tha-
lès, qui semble avoir tiré ses opinions des mythes babyloniens, l’eau est la matière
première dont tout est sorti.
Anaximène (VIe siècle avant l’ère chrétienne), guidé par une première vue des
phénomènes généraux de la nature, soutient de son côté que l’air est le principe
des choses : raréfié, il devient du feu ; condensé, il forme successivement les nua-
ges, l’eau, la terre, les pierres.
A ces notions un peu vagues, tirées d’une première vue de la nature, succèdent
des aperçus plus profonds. Parménide et les Éléates, cités par Zosime et suivis par
Chymès, admettent la permanence de la substance primordiale. Tout se réduit à
une essence unique, éternelle, immobile. Les alchimistes disent de même : le tout
vient du tout, voilà toute la composition. C’est ce qu’expriment plus fortement
encore les axiomes mystiques inscrits dans les cercles concentriques du serpent :
« Un est le tout, par lui le tout est ; si le tout ne contient pas le tout, il n’est pas
le tout ».
Héraclite (vers l’an 500) est frappé, au contraire, par l’aspect du changement
nécessaire des choses. Le feu se change en eau par condensation ; et l’eau en
terre ; la terre de son côté redevient liquide, et celle-ci évaporée reproduit le feu,
etc. Ainsi jamais rien ne subsiste en sa forme. Rien ne demeure, tout devient et
se transforme, tout est créé continuellement par les forces agissantes dans l’écou-
lement des phénomènes. L’apparence de la persistance tient à ce que les parties
qui s’écoulent d’un côté sont remplacées de l’autre par l’afflux d’autres parties
dans la même proportion. Ce qui vit et se meut dans la nature, c’est le feu, l’âme
ou souffle, principe mobile et perpétuellement changeant, substance première
des choses.
Ces idées ressemblent étrangement à celles qui servent aujourd’hui de fonde-
ment à nos théories physiques sur l’échange incessant des éléments dans leurs
composés, sur la transformation des forces et sur la théorie mécanique de la
chaleur.
Empédocle (au milieu du Ve siècle avant J.-C.) précise davantage et cherche à
concilier la permanence des substances avec le changement perpétuel des appa-
rences. Ce qui nous apparaît comme le commencement ou la fin d’un être n’est
qu’une illusion ; en réalité, il n’y a rien que mélange, réunion, combinaison, op-
posés à la séparation, à la décomposition. Les éléments dont toutes choses sont
145
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
139
De Cœlo, l. III, ch. xxxvii.
146
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
« Pareillement des eaux, de la bile des poissons, de tout ce qui se prépare avec
les poissons et l’eau ;
« De même, il parle de la terre et de ce qui s’y rattache, les sels, les métaux, les
plantes.
« Il sépare et classe chacun de ces objets, d’après la couleur, les caractères spé-
cifiques et sexuels, mâle ou femelle.
« Sachant cela, tous les anciens voilèrent l’art sous la multiplicité des paroles.
L’art en effet a complètement besoin de ces données ; en dehors d’elles rien de
sûr. Démocrite le dit, on ne pourra rien constituer de solide sans elles. Sache
donc que selon ma force j’ai écrit, étant faible non seulement par le discours,
mais aussi par l’esprit ; et je demande que par vos prières vous empêchiez que la
justice divine ne s’irrite contre moi pour avoir eu l’audace d’écrire cet ouvrage, et
qu’elle me soit propice de toute manière.
« Les écrits des Égyptiens, leurs poésies, leurs doctrines, les oracles des dé-
mons, les expositions des prophètes traitent du même sujet…
« Éprouve maintenant ta sagacité. On a employé plusieurs noms pour l’eau
divine. Cette eau divine désigne ce que l’on cherche et l’on a caché l’objet de la
recherche sous le nom d’eau divine. Je vais te montrer un petit raisonnement,
écoute, (toi qui es) en possession de toute vertu ; car je connais le flambeau de
ta pensée et le bien tutélaire ; je veux placer devant tes yeux l’esprit des anciens.
Philosophes, ils en tiennent le langage et ils sont venus à l’art par la sagesse,
sans voiler en rien la philosophie ; ils ont tous écrit clairement. En quoi ils ont
manqué à leur serment, car leurs écrits traitent de la doctrine et non des œuvres
pratiques.
« Quelques-uns des philosophes naturalistes rapportent aux principes le rai-
sonnement sur les éléments, attendu que les principes sont quelque chose de plus
général que les éléments. En effet au principe premier se ramène tout l’ensemble
de l’art. Ainsi Agathodémon, ayant placé le principe dans la fin et la fin, dans le
principe, veut que ce soit le serpent Ouroboros… cela est évident, ô initié…
« Agathodémon, quel est-il ? Les uns croient c’est un ancien, un des plus vieux
personnages qui se sont occupés de philosophie en Égypte ; d’autres disent que
c’est un ange mystérieux, bon génie de l’Égypte ; d’autres l’ont appelé le ciel, et
peut-être dit-on ceci parce que le serpent est l’image du monde. En effet, cer-
tains hiérogrammates égyptiens, voulant retracer le monde sur les obélisques,
ou l’exprimer en caractères sacrés, dessinent le serpent Ouroboros ; son corps est
constellé d’astres. C’est, m’a-t-on dit, parce qu’il est le principe. Telle est l’opi-
nion exposée dans le livre de la chimie, où l’on en retrace la figure.
« Je cherche maintenant comment il se fait que le principe soit chose plus
147
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
universelle que les éléments. Disons ce qui est pour nous un élément et en même
temps ce qu’est le principe.
« Les quatre éléments sont le principe des corps, mais tout principe n’est pas
pour cela un élément. En effet, le divin, l’œuf, l’intermédiaire, les atomes sont
pour certains (philosophes) les principes des choses ; mais ce ne sont pas des
éléments.
« Cherchons donc, d’après certains signes, quel est le principe des choses, s’il
est un ou multiple. S’il est unique, est-il immobile, infini, ou déterminé ? S’il
y a plusieurs principes, les mêmes questions se posent : sont-ils immobiles, dé-
terminés, infinis ? Les anciens ont admis un principe de tous les êtres unique,
immobile et infini. Thalès de Milet parle de l’œuf — il s’agit de l’eau divine et de
l’or ; — c’est un principe un, beau, immobile ; il est exempt de tout mouvement
apparent ; il est de plus infini, doué de puissance infinie et nul ne peut dénom-
brer ses puissances.
« Parménide prend aussi pour principe le divin, principe unique, immobile,
à puissance déterminée ; il est, dit-il, un, immobile, et l’énergie qui en dérive est
déterminée.
« On remarque que Thalès de Milet, considérant l’existence du dieu, le dit
infini et doué de puissance infinie. Dieu est doué en effet d’une puissance in-
finie. Parménide dit que pour ses productions le dieu n’a qu’une puissance dé-
terminée ; partout en effet il est évident que ce que dieu produit répond à une
puissance limitée. Les (choses) périssables répondent à une puissance limitée, à
l’exception des choses intellectuelles.
« Ces deux hommes, je veux dire Thalès de Milet et Parménide, Aristote sem-
ble les rejeter du chœur des physiciens. En effet, ce sont des théologiens, s’occu-
pant de questions étrangères à la physique et s’attachant à l’immobile ; tandis que
toutes les choses physiques se meuvent. La nature est le principe du mouvement
et du repos.
« Thalès a admis l’eau comme principe unique, déterminé des choses, parce
qu’elle est féconde et plastique. Elle est féconde, puisqu’elle donne naissance aux
poissons ; et plastique, puisqu’on peut lui communiquer la forme qu’on veut :
dans quelque vase qu’on la mette, elle en prend la forme, que le vase soit poli,
en terre cuite, triangulaire ou quadrangulaire, ou ce que tu voudras. Ce principe
(unique) est mobile ; l’eau se meut en effet, elle est déterminée et non pas éter-
nelle.
« Diogène soutint que le principe est l’air, parce qu’il est riche et fécond ; car il
engendre les oiseaux. L’air, lui aussi, se montre plastique ; on lui donne la forme
qu’on veut. Mais il est un, mobile et non éternel.
148
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
« Héraclite et Hippasus ont soutenu que le feu est le principe de tous les êtres,
parce qu’il est l’élément actif de toutes choses. Un principe doit en effet être la
source de l’activité des choses issues de lui. Comme quelques-uns le disent, le feu
est aussi fécond ; car les animaux naissent dans l’échauffement.
« Quant à la terre, nul n’en a fait le principe, sinon Xénophane de Colophon.
Comme elle n’est pas féconde, nul n’en a fait un élément. Et que celui qui est
en possession de toute vertu remarque que la terre n’est pas signalée comme un
élément par les philosophes, parce qu’elle n’est pas féconde. Ceci se rapporte à
notre recherche. En effet, Hermès associe l’idée de la terre à celle de la vierge non
fécondée.
« Anaximène professe que le principe des choses, infini et mobile, est l’air. Il
parle ainsi : l’air est voisin de l’incorporel et nous jouissons de son effluve ; il faut
qu’il soit infini pour produire, sans jamais rien perdre.
« Anaximandre dit que le principe est l’intermédiaire ; ce qui désigne les va-
peurs humides et les fumées. La vapeur humide est intermédiaire entre le feu et
la terre ; c’est, en un mot, l’intermédiaire entre le chaud et l’humide. La fumée
est intermédiaire entre le chaud et le sec.
« Venons à l’opinion de chacun des anciens et voyons comment chacun veut
diriger à son point de vue son enseignement. Çà et là quelque omission a eu lieu,
par suite de la complication des discours.
« Récapitulons par parties et montrons comment nos philosophes (alchimi-
ques), empruntant à ceux-là le point de départ, ont construit notre art de la
nature.
« Zosime, la couronne des philosophes, dont le langage a l’abondance de
l’océan, le nouveau devin, suivant en général Mélissus sur l’art, dit que l’art est
un, comme Dieu. C’est ce qu’il expose à Théosèbie en d’innombrables endroits
et son langage est véridique. Voulant nous affranchir des faux raisonnements
et de toute la matière, il nous exhorte à chercher notre refuge dans le dieu un.
Il parle ainsi à cette femme philosophe : assieds-toi là, reconnaissant que Dieu
est unique et l’art unique, et ne va pas errer en cherchant un autre dieu ; car
Dieu viendra près de toi, lui qui est partout, et non confiné dans le lieu le plus
bas, comme le démon. Repose ton corps et calme tes passions ; tu appelleras
alors à toi le divin, et l’essence divine partout répandue viendra à toi. Quand tu
te connaîtras toi-même, tu connaîtras aussi l’essence du dieu unique. Agissant
ainsi, tu atteindras la vérité et la nature, méprisant la matière.
« De même, Chymès suit Parménide, et dit « un est le tout ; par lequel le tout
est ; car s’il ne contenait pas le tout, le tout ne serait rien. »
149
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
« Les théologiens parlent sur les questions divines, comme les physiciens sur
la matière.
« Agathodémon, tourné vers Anaximène, voit l’absolu dans l’air. Anaximan-
dre a dit que cet absolu était l’intermédiaire, c’est-à-dire la vapeur humide et
la fumée. Pour Agathodémon c’est tout à fait la vapeur sublimée. Zosime et la
plupart des autres ont suivi cette opinion, lorsqu’ils ont fait la philosophie de
notre art.
« Hermès aussi parle de la fumée, à propos de la magnésie. Sépare-les, dit-il,
en face du fourneau… la fumée des « Kobathia » étant blanche, blanchit les corps
(métaux). La fumée est intermédiaire entre le chaud et le sec, et ici se place la
vapeur sublimée et tout ce qui en résulte. La vapeur humide est intermédiaire
entre le chaud et l’humide ; elle désigne les vapeurs sublimées humides, celles
que distillent les alambics et les analogues. »
Telles étaient les idées des alchimistes sur la constitution de la matière. Mais
leurs opinions variaient, aussi bien que celles des philosophes grecs, sur le rôle
naturel et les transformations réciproques des éléments.
Empédocle, nous l’avons dit, regardait les éléments comme subsistant par
eux-mêmes. Leurs mélanges et leurs séparations donnent lieu à tous les corps
naturels ; mais eux-mêmes ne deviennent pas, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas sus-
ceptibles d’être formés. Au contraire, d’autres philosophes imaginent, confor-
mément aux idées des Ioniens, que les éléments se changent les uns dans les
autres : « Joignant l’air au feu, la terre à l’eau, ils admettent d’abord que le feu se
change en air, celui-ci en eau, l’eau en terre ; et tous les éléments, par une marche
inverse, résultent à leur tour de la terre. »
Ces notions générales prennent dans les Pythagoriciens une forme en appa-
rence plus précise. En effet, à ces aperçus un peu vagues, ils opposent des concep-
tions mathématiques et géométriques.
Ils dérivent tout de l’unité, envisagée comme génératrice des nombres, c’est-
à-dire des êtres. Zosime et les alchimistes expriment par les mêmes formules la
parfaite fabrication de la poudre de projection.
Les combinaisons numériques étaient complétées, de même que dans nos
150
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
sciences modernes, par la géométrie. En effet, d’après Philolaüs (vers 45o avant
J.-C.), la terre est constituée par le cube, le feu par le tétraèdre, l’air par l’octaè-
dre, l’eau par l’icosaèdre, et le cinquième élément, qui comprend les autres et qui
en est le lien, par la dodécaèdre. Le cinquième élément semble reparaître dans
Aristote, quoique d’une façon plus contestable. Stéphanus en parle aussi, et il est
devenu au moyen âge l’origine de la quintessence des alchimistes.
Platon reproduit toutes ces idées des Pythagoriciens, et nous les trouvons ex-
posées en détail dans Stéphanus d’Alexandrie. Elles rappellent nos conceptions
actuelles sur la structure des corps : structure cristalline, qui est un fait positif ;
structure atomique, qui est une fiction représentative.
L’esprit humain a besoin de créer à ses conceptions une base immuable et
sensible, cette base fut elle purement fictive. Les éléments mobiles et transforma-
bles d’Héraclite, étaient déjà devenus les éléments fixes d’Empédocle, et ceux-ci
avaient pris une forme figurée et visible, aux yeux des Pythagoriciens.
Voici comment l’esprit grec fut conduit aux doctrines des atomistes, Leu-
cippe et Démocrite (fin du Ve et commencement du IVe siècle avant notre ère).
D’après ceux-ci, l’être consiste dans un nombre infini de petits corpuscules ou
atomes, indestructibles et insécables, qui se meuvent dans le vide. Ils constituent
la matière en soi, la substance multiple qui remplit l’espace. Les atomes se dis-
tinguent entre eux par leur forme, par leur grandeur, leur ordre, leur situation.
Les combinaisons des atomes et leur séparation sont la cause de la production
et de la destruction. « Les mêmes éléments constituent le ciel, la mer, les terres,
les fleuves, le soleil ; les mêmes atomes constituent aussi les fruits de la terre, les
arbres, les animaux ; mais ils se meuvent et se mélangent entre eux de diverses
manières (141). » Leurs arrangements divers, leurs mouvements, leurs permuta-
tions constituent toutes choses. Ce sont les atomes qui sont les principes des élé-
ments : le feu est formé d’atomes ronds et petits ; tandis que les autres éléments
sont un mélange d’atomes de diverses espèces et de différentes grandeurs. La
théorie atomique, adoptée plus tard par les épicuriens, est venue jusqu’à nous, et
elle est encore professée aujourd’hui par la plupart des chimistes. Il semble donc
que ce soit par une sorte d’affinité naturelle que les alchimistes aient rapporté
leurs origines à Démocrite.
Cependant, en fait, c’est l’expérimentateur et le magicien, plutôt que le phi-
losophe théoricien, qui est visé par eux. En effet, dans les écrits des alchimistes
grecs, comme dans ceux du moyen âge, il n’est pas question de la théorie atomi-
que, contrairement à ce que l’on aurait pu croire. Le nom même d’atome n’est
151
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
pour ainsi dire jamais prononcé par eux, et en tout cas, jamais commenté. On
sait d’ailleurs que les doctrines épicuriennes et stoïciennes, qui ont joué un si
grand rôle à Rome, sont presque ignorées à Alexandrie. C’est à l’école ionienne,
aux pythagoriciens et surtout à Platon, que les alchimistes se rattachent, par une
tradition constante et par des théories expresses ; théories qui sont venues jusqu’à
la fin du XVIIIe siècle.
Les théories des alchimistes ont un caractère étrange ; elles s’écartent tellement
de nos idées actuelles, qu’elles ne peuvent guère être comprises, à moins de re-
monter à leurs origines et aux conceptions de leurs contemporains. Or, ceux-ci
ne sont autres que les Alexandrins et les néoplatoniciens, vers le temps de Dio-
clétien et de Théodose, c’est-à-dire vers les IIIe et IVe siècles, ainsi que je l’ai établi
plus haut. C’est donc aux idées que les philosophes se faisaient de la matière à
cette époque, idées dérivées de celles de Platon, qu’il convient de nous reporter.
Les opinions des alchimistes grecs ont une affinité singulièrement frappante
avec celles que Platon exprime dans le Timée ; il est facile de le vérifier, en com-
parant les théories de Platon avec celles de Zosime, de Synésius, et surtout de
Stéphanus d’Alexandrie.
D’après Platon (142), il convient de distinguer d’abord la matière première.
« La chose qui reçoit tous les corps ne sort jamais de sa propre matière ; elle est
le fonds commun de toutes les matières différentes, étant dépourvue de toutes
les formes qu’elle doit recevoir d’ailleurs. » Il l’a comparée aux liquides inodores,
destinés à servir de véhicule aux parfums divers. Elle n’est par elle-même ni terre,
ni air, ni feu, ni eau, ni corps né de ces éléments. Cette matière première reçoit
ainsi les formes des quatre éléments, avec lesquels Dieu compose le monde. Il
la compose avec le feu, sans lequel rien de visible ne peut jamais exister ; avec
la terre, sans laquelle il ne peut y avoir rien de solide et de tangible ; entre deux
et pour les lier, il a placé l’eau et l’air. Ces éléments ont eux-mêmes une forme
géométrique, qui ne leur permet de s’assembler entre eux que suivant certains
rapports. Platon reproduit ici les énoncés de Philolaüs, d’après lequel la terre
est le cube, l’eau l’icosaèdre, l’air l’octaèdre. Les corpuscules du feu sont les plus
petits, les plus aigus, les plus mobiles, les plus légers. Ceux de l’air le sont moins ;
ceux de l’eau, moins encore.
Nous verrons tout à l’heure Stéphanus, au VIIe siècle de notre ère, revenir
142
Timée, traduction de H. Martin, t. I.
152
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
sur ces idées ; on en retrouve encore le reflet dans les imaginations des chimistes
du XVIIe siècle sur les causes de la combinaison des acides avec les alcalis. Les
théories de l’école atomiste, même de nos jours, invoquent des représentations
géométriques analogues.
Les éléments de Platon semblent pouvoir être changés les uns dans les autres.
En effet, dit encore Platon, « nous croyons voir que l’eau se condensant devient
pierre et terre ; en se fondant et se divisant, elle devient vent et air ; l’air enflammé
devient du feu ; le feu condensé et éteint reprend la forme d’air ; l’air épaissi se
change en brouillard, puis s’écoule en eau ; de l’eau se forment la terre et les
pierres. »
Les quatre éléments s’engendrent d’ailleurs périodiquement. Ceci vient sans
doute de ce qu’il faut voir là seulement les manifestations diverses de la matière
première. Platon ne le dit pas expressément ; mais Proclus, dans son commentai-
re sur le Timée, explique que « les choses ne pouvant jamais conserver une nature
propre, qui oserait affirmer que l’une d’elles est telle plutôt que telle autre ? »
C’est en conformité avec ces idées que Geber, le maître des alchimistes arabes
au VIIIe siècle, expose que l’on ne saurait opérer la transmutation des métaux, à
moins de les réduire à leur matière première.
Les éléments ou corps primitifs de Platon sont répandus dans les corps natu-
rels, sans qu’aucun de ceux-ci réponde exactement à tel ou tel élément. « Nous
donnerons le nom de feu à l’apparence du feu répandue dans toutes sortes d’ob-
jets ; de même le nom l’eau, etc. Quand nous voyons quelque chose qui passe
sans cesse d’un état à l’autre, le feu par exemple, nous ne devons pas dire que
cela est du feu, mais qu’une telle apparence est celle du feu ; ni que cela est de
l’eau, mais qu’une telle apparence est celle de l’eau… Si quelqu’un formait en or
toutes les figures imaginables, ne cessait de changer chacune d’elles dans toutes
les autres et, en montrant une de ces formes, demandait ce que c’est, la réponse
la plus sûre serait que c’est de l’or. Il en est de même de la chose qui reçoit tous
les corps. Elle reçoit tous les objets, sans changer sa propre nature ; elle est le
fond commun de toutes les matières différentes, sans avoir d’autres formes ou
mouvements que ceux des objets qui sont en elle. »
Une conception pareille, avec le même vague et le même caractère compré-
hensif, présidait à la définition du phlogistique de Stahl au XVIIIe siècle. Ce
phlogistique représente par excellence la matière du feu, envisagée en elle-même
et isolément, et il représente cette même matière existant dans les corps combus-
tibles, tels que l’hydrogène, le charbon, le soufre, les métaux. Les idées platoni-
ciennes ont donc eu cours, sur ce point, jusqu’au moment de la fondation de la
chimie moderne.
153
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
154
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
dans son identité avec elle-même et elle se congèle. De tous ces corps que nous
avons nommés eaux fusibles, celui qui se forme des parties les plus petites et qui
a le plus de densité, ce genre dont il n’y a point plusieurs espèces, dont la cou-
leur est un jaune éclatant, le plus précieux des trésors, l’or, s’est condensé, en se
filtrant à travers la pierre. L’espèce d’eau fusible qui s’est formée par la réunion
de parties presque aussi petites que celles de l’or, mais qui a plusieurs espèces,
qui surpasse l’or en densité, qui renferme une petite partie de terre très ténue et
qui est pour cette raison plus dure que l’or, mais qui est plus légère à cause des
grands intervalles qui se trouvent dans sa masse, c’est un genre d’eau brillante et
condensée que l’on nomme airain. Mais lorsque, avec le temps, la partie de terre
qu’il contient se sépare de lui, devenue fusible par elle-même, elle prend le nom
de rouille. »
On reconnaît ici les eaux de Zosime le Panopolitain et des premiers alchi-
mistes, ainsi que la signification cachée sous ces étranges paroles que nous avons
reproduites plus haut.
Platon dit encore, dans un langage facile à entendre : « L’eau mêlée de feu, celle
qui, déliée et fluide, reçoit, à cause de ce mouvement, le nom de liquide… cette
eau, lorsqu’elle est séparée du feu et de l’air et isolée, devient plus uniforme, se
trouve comprimée par la sortie de ces deux corps et se condense… elle constitue,
suivant les circonstances, la grêle, la glace, la neige ou le frimas. Les nombreuses
espèces d’eau, mêlées les unes aux autres et distillées à travers les plantes que la
terre produit, reçoivent en général le nom de sucs, etc. »
Il distingue alors quatre espèces d’eau principales et qui contiennent du feu :
le suc qui réchauffe l’âme et le corps, c’est-à-dire le vin ; l’espèce alimentaire et
agréable, c’est-à-dire le miel (espèce sucrée) ; enfin le genre de suc qui dissout les
chairs et qui, par la chaleur, devient écumeux. Cette dernière espèce, traduite à
tort par Cousin et par Henri Martin par le mot opium, est obscure ; mais les trois
autres ne le sont pas.
Quant aux espèces de terre, Platon les distingue de même, suivant la propor-
tion d’eau qu’elles renferment et selon l’égalité et l’uniformité de leurs parties, en
pierre, basalte, tuile, sel enfin. Je reproduis seulement ce qui concerne le dernier
genre. « Lorsque cette terre est privée d’une grande partie de l’eau qui s’y trouvait
mêlée, mais qu’elle est composée des parties ténues et qu’elle est salée, il se forme
aussi un corps à demi-solide et susceptible de se dissoudre de nouveau dans
l’eau : ainsi se produit, d’une part, le natron, qui sert à laver les taches d’huile et
de terre ; de l’autre, ce corps qu’il est si utile de mêler avec les substances réunies
pour flatter le palais, le sel, ce corps aimé des dieux.
« … Quand la terre n’est pas condensée avec force, il n’y a que l’eau qui puisse
155
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
la dissoudre ; mais, quand elle est compacte, il n’y a que le feu, car il est le seul
corps qui puisse y pénétrer.
« Les corps qui contiennent moins d’eau que la terre sont toutes les espèces de
verre, et toutes les espèces de pierre qu’on nomme fusibles ; d’autres, au contrai-
re, contiennent plus d’eau dans leur composition : ce sont les corps semblables à
la cire et aromatiques. »
J’ai cru utile de donner in extenso ces passages du Timée de Platon, parce qu’ils
me paraissent renfermer les véritables origines des théories alchimiques.
Il est facile, en effet, d’apercevoir la parenté des idées du Timée avec celles qui
sont présentées dans nos citations des premiers alchimistes, contemporains et
élèves des néo-platoniciens. Cette filiation est accusée d’une façon expresse par
les écrits de Synésius et de Stéphanus d’Alexandrie. Nous lisons, par exemple,
dans le commentaire de Synésius sur Démocrite.
« Les corps sont composés de quatre choses, ainsi que les choses qui y sont
attachées ; et quelles sont ces choses ? Leurs matières premières sont leurs âmes.
De même que l’artisan façonne le bois pour en faire un siège, ou un char ou
autre chose, et ne fait que modifier la matière, sans lui donner autre chose que
la forme ; de même, l’airain est façonné en statue, en vase arrondi. Ainsi opère
notre art ; de même le mercure, travaillé par nous, prend toute espèce de formes ;
fixé sur un corps formé des quatre éléments, il demeure ferme : il possède une
affinité puissante. »
La faculté d’amalgamation, d’action universelle du mercure préoccupe sans
cesse notre auteur. Un peu avant il dit :
« Le mercure prend toutes les formes, de même que la cire attire toute couleur ;
ainsi le mercure blanchit tout, attire l’âme de toutes choses… il change toutes les
couleurs et subsiste lui-même, tandis qu’elles ne subsistent pas ; et même s’il ne
subsiste pas en apparence, il demeure contenu dans les corps. »
On voit ici reparaître la notion de la qualité fondamentale, prise pour un
élément, une substance proprement dite ; et celle de la matière première, consti-
tuant, à proprement parler, l’âme des corps. La comparaison même de celle-ci,
faite par Platon, avec l’or qui sert aux travaux de l’artisan, se retrouve appliquée
au bois. Seulement la notion métaphysique de la matière première universelle
de Platon est transformée et concrétée en quelque sorte, par un artifice de méta-
physique matérialiste que nous retrouvons dans la philosophie chimique de tous
les temps : elle est identifiée avec le mercure des philosophes. C’est là une notion
156
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
toute nouvelle et très originale, notion plus ancienne d’ailleurs que Synésius, s’il
est vrai que Dioscoride ait déclaré déjà, vers le temps de l’ère chrétienne, que
« certains regardent le mercure comme contenu dans tous les métaux. »
L’origine de cette opinion est facile à apercevoir, en rappelant que Platon
désigne sous le nom d’eaux tous les corps liquides et tous les corps fusibles,
l’or et le cuivre notamment. Les métaux fondus offrent en effet un aspect et
des propriétés remarquables, semblables à celles du mercure ordinaire. Il n’est
pas surprenant que ces caractères communs aient été attribués à une substance
spéciale, en qui résidait par excellence, disait-on, la liquidité métallique : c’était
l’un des attributs momentanés du mercure des philosophes. Le mercure, joint
au soufre et à l’arsenic des philosophes, symboles d’autres qualités fondamenta-
les, constituent à proprement parler les éléments chimiques, comme Geber le
déclare formellement au VIIIe siècle.
Stéphanus d’Alexandrie (vers 630) se rapproche encore davantage que Sy-
nésius des idées et du langage du Timée et des Pythagoriciens. C’est un auteur
enthousiaste et mystique, comme les alchimistes gnostiques Zosime et Synésius.
Il croit fermement au pouvoir illimité de la science. « la science peut tout, dit-il ;
elle voit clairement les choses que l’on ne peut apercevoir et elle peut accomplir
les choses impossibles. » C’est aussi un néoplatonicien chrétien, qui débute par
invoquer la sainte Trinité.
« La multitude des nombres, dit encore Stéphanus d’après les Pythagoriciens,
est composée d’une seule unité, indivisible et naturelle, qui la produit à l’infini,
la domine et l’embrasse, parce que cette multitude découle de l’unité. Elle est
immuable, immobile ; les nombres résultent de son développement circulaire
et sphérique. » De même Zosime écrivait déjà : « Tout vient de l’unité ; tout s’y
classe ; elle engendre tout ».
Stéphanus expose plus loin : « Que Dieu a fait l’univers avec quatre éléments…
ces quatre éléments (l’air, le feu, la terre et l’eau), étant contraires entre eux, ne
peuvent se réunir, si ce n’est par l’interposition d’un corps qui possède les qua-
lités des deux extrêmes : ainsi le feu vif-argent se joint à l’eau par l’intermède de
la terre, c’est-à-dire de la scorie… l’eau est jointe avec le feu du vif-argent par
l’air du cuivre, etc. Le feu, étant chaud et sec, engendre la chaleur de l’air et la
sécheresse de la terre. L’eau humide et froide engendre l’humidité de l’air et le
froid de la terre ; la terre froide et sèche engendre le froid de l’eau et la sécheresse
du feu, etc. Réciproquement, l’air chaud et humide engendre la chaleur du feu
et l’humidité de l’eau, etc. » des théories médicales connexes, sur le froid et le
chaud, le sec et l’humide, le sang et la bile, sont ici entremêlés et manifestent la
profession de Stéphanus.
157
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
158
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
etc. » Nous retrouvons la phrase de Marie la juive et le mot de Pline : « Le mer-
cure, poison de toutes choses. »
Ces explications demi-métaphysiques sont entremêlées dans l’auteur par le
récit d’opérations réelles, dont la signification s’aperçoit parfois très clairement.
Ainsi, Stéphanus raconte en langage mystique le combat du cuivre et du mer-
cure… « Le cuivre est blanchi et corrompu par le mercure. Celui-ci est fixé par
son union avec le cuivre, etc., le cuivre ne teint pas, mais il reçoit la teinture, et
après qu’il l’a reçue, il teint (les autres corps). » Ce qui paraît se rapporter à la fois
et à la formation des alliages métalliques de diverses nuances et à la coloration
des verres et émaux par les sels de cuivre, résultant de la dissolution préalable du
métal.
L’auteur s’en réfère aussi aux préparations des Égyptiens et ajoute : « Un seul
genre de pierre peut être fabriqué avec beaucoup de pierres de diverses espèces ;
c’est ainsi qu’on fabrique les statues, les animaux, les verres, les couleurs (émaux
ou verres colorés). » Nous touchons ici du doigt les faits positifs et les pratiques
industrielles qui ont servi de base aux théories des alchimistes. Nous voyons
comment ils en ont déduit la notion de la matière première, une et polymorphe,
telle que nous la trouvons dans Platon, dans Énée de Gaza, dans Zosime, dans
Pélage, dans Stéphanus. Ils précisent leur idée, tantôt par des comparaisons tirées
de l’art des artisans, qui donnent une apparence diverse à une matière unique ;
tantôt, par des assimilations plus profondes, empruntées aux industries chimi-
ques de la teinture et de la fabrication du verre et des émaux. Nous sommes
donc ramenés par ces théories philosophiques sur le terrain même où nous avait
conduit l’étude pratique des métaux égyptiens, de leurs alliages et des pierres
brillantes, naturelles et artificielles, rangées à côté des métaux dans une même
famille de substances.
159
CHAPITRE II –
160
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
à l’étain son cri particulier, sur lequel Geber insiste beaucoup ; le mercure enlève
en effet à l’étain son cri, dit aussi Stéphanus.
La matière première de tous les métaux étant ainsi préparée, je veux dire le
mercure des philosophes, il ne restait plus qu’à la teindre par le soufre et l’ar-
senic ; mots sous lesquels on confondait à la fois les sulfures métalliques, divers
corps inflammables congénères, et les matières quintessenciées que les philoso-
phes prétendaient en tirer. C’est dans ce sens que les métaux ont été regardés au
temps des Arabes, comme composés de soufre et de mercure. Les teintures d’or
et d’argent étaient réputées avoir au fond une même composition. Elles consti-
tuaient la pierre philosophale, ou poudre de projection (xerion).
Telle est, je crois, la théorie que l’on peut entrevoir à travers ces symboles et
ces obscurités ; théorie en partie tirée d’expériences pratiques, en partie déduite
de notions philosophiques.
En effet, la matière et ses qualités sont conçues comme distinctes, et celles-
ci sont envisagées comme des êtres particuliers, que l’on peut ajouter ou faire
disparaître. Dans les exposés des adeptes, il règne une triple confusion entre la
matière substantielle, telle que nous la concevons aujourd’hui ; ses états, solidité,
liquidité, volatilité, envisagées comme des substances spéciales, surajoutées, et
qui seraient même, d’après les Ioniens, les vrais éléments des choses ; enfin, les
phénomènes ou actes manifestés par la matière, sous leur double forme statique
et dynamique, tels que la liquéfaction, la volatilisation, la combustion, actes as-
similés eux-mêmes aux éléments.
Il y a donc au fond de tout ceci certaines idées métaphysiques, auxquelles la
chimie n’a jamais été étrangère. Au siècle dernier, un pas capital a été fait dans
notre conception de la matière, par suite de la séparation apportée entre la no-
tion substantielle
de l’existence des corps pondérables et la notion phénoménale de leurs qua-
lités, envisagées jusque-là par les alchimistes comme des substances réelles. Mais
pour comprendre le passé il convient de nous reporter à des opinions antérieures
et qui paraissaient claires aux esprits cultivés, il y a un siècle à peine. Les doctri-
nes des alchimistes et des platoniciens à cet égard diffèrent tellement des nôtres,
qu’il faut un certain effort d’esprit pour nous replacer dans le milieu intellectuel
qu’elles étaient destinées à reproduire. Cependant, il est incontestable qu’elles
constituent un ensemble logique, et qui a longtemps présidé aux théories scienti-
fiques. Ces doctrines, que nous apercevons déjà dans le pseudo-Démocrite, dans
Zosime, et plus nettement encore dans leurs commentateurs, Synésius, Olym-
piodore et Stéphanus, se retrouvent exposées dans les mêmes termes par Geber,
le maître des Arabes, et après lui, par tous les philosophes hermétiques.
161
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
Je prends un minerai de fer, soit l’un de ses oxydes si répandus dans la nature ;
je le chauffe avec du charbon et du calcaire et j’obtiens le fer métallique. Mais
celui-ci à son tour, par l’action brusque du feu au contact de l’air, ou par l’action
lente des agents atmosphériques, repasse à l’état d’un oxyde, identique ou ana-
logue avec le générateur primitif. Où est ici l’élément primordial, à en juger par
les apparences ? Est-ce le fer, qui disparaît si aisément ? Est-ce l’oxyde, qui existait
au début et se retrouve à la fin ? L’idée du corps élémentaire semblerait a priori
convenir plutôt au dernier produit, en tant que corrélative de la stabilité, de la
résistance aux agents de toute nature. Voilà comment l’or a paru tout d’abord le
terme accompli des métamorphoses, le corps parfait par excellence : non seule-
ment à cause de son éclat, mais surtout parce qu’il résiste mieux que tout autre
métal aux agents chimiques.
Les corps simples, qui sont aujourd’hui l’origine certaine et la base des opé-
rations chimiques, ne se distinguent cependant pas à première vue des corps
composés. Entre un métal et un alliage, entre un élément combustible, tel que
le soufre ou l’arsenic, et les résines et autres corps inflammables combustibles
composés, apparences ne sauraient établir une distinction fondamentale. Les
corps simples dans la nature ne portent pas une étiquette, s’il est permis de s’ex-
primer ainsi, et les mutations chimiques ne cessent pas de s’accomplir, à partir
162
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
du moment où elles ont mis ces corps en évidence. Soumis à l’action du feu ou
des réactifs qui les ont fait apparaître, ils disparaissent à leur tour ; en donnant
naissance à de nouvelles substances, pareilles à celles qui les ont précédées.
Nous retrouvons ainsi dans les phénomènes chimiques cette rotation indéfi-
nie dans les transformations, loi fondamentale de la plupart des évolutions na-
turelles ; tant dans l’ordre de la nature minérale que dans l’ordre de la nature vi-
vante, tant dans la physiologie que dans l’histoire. Nous comprenons pourquoi,
aux yeux des alchimistes, l’œuvre mystérieuse n’avait ni commencement ni fin,
et pourquoi ils la symbolisaient par le serpent annulaire, qui se mord la queue :
emblème de la nature toujours une, sous le fond mobile des apparences.
Cependant, cette image de la chimie a cessé d’être vraie pour nous. Par une
rare exception dans les sciences naturelles, notre analyse est parvenue en chimie
à mettre à nu l’origine précise, indiscutable des métamorphoses : origine à partir
de laquelle la synthèse sait aujourd’hui reproduire à volonté les phénomènes et
les êtres, dont elle a saisi la loi génératrice.
Un progrès immense et inattendu a donc été accompli en chimie : car il est
peu de sciences qui puissent ainsi ressaisir leurs origines. Mais ce progrès n’a pas
été réalisé sans un long effort des générations humaines.
C’est par des raisonnements subtils, fondés sur la comparaison d’un nombre
immense de phénomènes, que l’on est parvenu à établir une semblable ligne de
démarcation, aujourd’hui si tranchée pour nous, entre les corps simples et les
corps composés. Mais ni les alchimistes, ni même Stahl ne faisaient une telle
différence. Il n’y avait donc rien de chimérique, a priori du moins, dans leurs
espérances.
Le rêve des alchimistes a duré jusqu’à la fin du siècle dernier, et je ne sais s’il ne
persiste pas encore dans certains esprits. Certes il n’a jamais eu pour fondement
aucune expérience positive. Les opérations réelles que faisaient les alchimistes,
nous les connaissons toutes et nous les répétons chaque jour dans nos labora-
toires ; car ils sont à cet égard nos ancêtres et nos précurseurs pratiques. Nous
opérons les mêmes fusions, les mêmes dissolutions, les mêmes associations de
minerais, et nous exécutons en outre une multitude d’autres manipulations et
de métamorphoses qu’ils ignoraient. Mais aussi nous savons de toute certitude
que la transmutation des métaux ne s’accomplit dans le cours d’aucune de ces
opérations.
Jamais un opérateur moderne n’a vu l’étain, le cuivre, le plomb se changer
sous ses yeux en argent ou en or par l’action du feu, exercée par les mélanges les
plus divers ; comme Zosime et Geber s’imaginaient le réaliser. La transmutation
163
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
n’a pas lieu, même sous l’influence des forces dont nous disposons aujourd’hui,
forces autrement puissantes et subtiles que les agents connus des anciens.
Les découvertes modernes relatives aux matières explosives et à l’électricité
mettent à notre disposition des agents à la fois plus énergiques et plus profonds,
qui vont bien au delà de tout ce que les alchimistes avaient connu. Ces agents
atteignent des températures ignorées avant nous ; ils communiquent à la matière
en mouvement une activité et une force vive incomparablement plus grande que
les opérations des anciens. Ils donnent à ces mouvements une direction, une
polarisation, qui permettent d’accroître à coup sûr et dans un sens déterminé à
l’avance l’intensité des forces présidant aux métamorphoses.
Par là même, nous avons obtenu à la fois cette puissance sur la nature et cette
richesse industrielle que les alchimistes avaient si longtemps rêvées, sans jamais
pouvoir y atteindre. La chimie et la mécanique ont transformé le monde mo-
derne. Nous métamorphosons la matière tous les jours et de toutes manières.
Mais nous avons précisé en même temps les limites auxquelles s’arrêtent ces
métamorphoses : elles n’ont jamais dépassé jusqu’à présent nos corps simples ou
éléments chimiques.
Cette limite n’est pas imposée par quelque théorie philosophique ; c’est une
barrière de fait, que notre puissance expérimentale n’a pas réussi à renverser.
164
LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
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LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
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LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
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LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
nombres simples, c’est-à-dire liés entre eux par des rapports entiers rigoureuse-
ment définis. La théorie des multiples de l’hydrogène n’est donc pas soutenable,
dans son sens strict et rigoureux.
Gardons-nous cependant d’une négation trop absolue. Si l’hypothèse qui ad-
met les équivalents des éléments multiples les uns des autres ne peut pas être
affirmée d’une façon absolue, cependant cette hypothèse a pour elle des observa-
tions singulières et qui réclament, en tout état de cause, une interprétation. à cet
égard les faits que je vais citer donnent à réfléchir.
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LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
porte d’ajouter aussitôt que jusqu’ici les chimistes n’ont jamais pu changer, par
aucun procédé, ni le cobalt en nickel, ni l’or en platine ou en iridium.
Poursuivons ces rapprochements : ils s’étendent plus loin. En effet, à côté des
éléments isomères viennent se ranger d’autres éléments, dont les poids atomi-
ques ne sont pas identiques, mais liés dans un même groupe par des relations nu-
mériques simples, et multiples les uns des autres. L’oxygène, par exemple, peut
être comparé au soufre, dans les combinaisons de ces deux éléments avec l’hy-
drogène et avec les métaux. L’eau et l’hydrogène sulfuré, les oxydes et les sulfures
constituent deux séries de composés parallèles. Le soufre peut même être rap-
proché plus strictement encore du sélénium et du tellure : ce sont là des éléments
comparables, formant, je le répète, des combinaisons parallèles avec l’hydrogène,
avec les métaux et même avec l’oxygène et la plupart des autres éléments. Or,
l’analogie chimique de ces éléments se retrouve dans la comparaison numérique
de leurs poids atomiques : le poids atomique du soufre est sensiblement double
de l’oxygène ; celui du sélénium en est presque quintuple, et celui du tellure est
huit fois aussi considérable que celui de l’oxygène, c’est-à-dire quadruple de celui
du soufre.
Ici encore nous retrouvons des analogies remarquables dans l’étude des combi-
naisons des carbures d’hydrogène. Ces poids atomiques d’éléments multiples les
uns des autres rappellent les corps polymères, c’est-à-dire les composés condensés
de la chimie organique. On connaît en effet des carbures d’hydrogène, formés
des mêmes éléments unis dans la même proportion relative, mais tels que leurs
poids moléculaires et leurs densités gazeuses soient multiples les uns des autres.
La benzine et l’acétylène, par exemple, sont des carbures d’hydrogène de cet
ordre : ils sont formés tous deux par l’association d’une partie en poids d’hy-
drogène avec six parties de carbone. Mais la vapeur de la benzine, sous le même
volume, est trois fois aussi lourde que celle de l’acétylène. Ce n’est pas tout : la
benzine dérive de l’acétylène, par une condensation directe : elle en est le poly-
mère. Réciproquement, nous savons transformer par expérience ces composés
polymères dans un sens inverse, revenir du carbure condensé à son générateur ;
nous savons transformer notamment la benzine en acétylène, par la chaleur et
par l’électricité.
Cette ressemblance entre les carbures polymères et les corps simples à poids
atomiques multiples suggère aussitôt l’espérance de transformations du même
ordre. Si nous modifions les carbures d’hydrogène, pourquoi ne pourrions-nous
pas modifier aussi les corps simples qui offrent des relations numériques analo-
gues ? Pourquoi ne pourrions-nous pas former le soufre avec l’oxygène, former le
sélénium et le tellure avec le soufre, par des procédés de condensation convena-
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LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
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LES ORIGINES DE L’ALCHIMIE
les corps simples suivant des principes de similitude pareils à ceux que les natu-
ralistes invoquent dans l’étude des trois règnes de la nature. Cette classification
semble même plus étroite en chimie, parce que les analogies générales, toujours
un peu élastiques en histoire naturelle, sont corroborées ici par la comparaison
des nombres absolus qui représentent les poids moléculaires : comme si chaque
famille d’éléments était engendrée en vertu d’une loi génératrice commune.
Avant d’aller plus loin, je dois dire que je développe ces rapprochements nu-
mériques et cette notion de la génération des éléments, en prenant soin de leur
conserver toute leur force et sans les affaiblir en rien. Cependant, ce serait trom-
per le lecteur que de ne pas l’avertir que le doute s’élève, lorsqu’on précise tout
à fait. En réalité, les rapprochements sur lesquels reposent de telles espérances
ne sont pas d’une rigueur absolue, mais seulement approximatifs. Ce sont donc
là des à-peu-près, plutôt que des démonstrations ; ce sont des lueurs singulières,
peut-être réelles et de nature à nous éclairer sur la constitution véritable de nos
corps simples ; mais peut-être aussi sont-elles trompeuses, peut-être résultent-
elles uniquement du jeu équivoque des combinaisons numériques.
En somme, je pense qu’il est permis d’y voir, sans sortir d’une sage réserve,
l’indice de quelque loi de la nature, masquée par des perturbations secondaires
qui sont restées jusqu’ici inexpliquées : à mon avis, ce genre de rapprochements
ne doit pas être écarté. Mais, je le répète, il serait périlleux de s’y attacher trop
fortement et de les regarder comme définitivement acquis. L’histoire des scien-
ces prouve que l’esprit humain, une fois qu’il accepte l’à-peu-près comme une
démonstration, dans les théories positives des phénomènes naturels et surtout
dans les combinaisons numériques, dérive bien vite vers les fantaisies arbitraires
de l’imagination.
Un pas de plus a été franchi dans cette voie ; une tentative hardie, touchant
peut-être à la chimère, a été faite pour construire des séries numériques, qui com-
prennent tous les corps simples actuels dans leur réseau et qui prétendent même
embrasser tous les corps simples susceptibles d’être découverts dans l’avenir. Je
veux parler des séries périodiques parallèles, ou pour employer un langage plus
franc et plus précis, des progressions arithmétiques, suivant lesquelles M. Chan-
courtois d’abord, puis MM. Newlands, Lothar Meyer et Mendeleef ont cherché
de nos jours à grouper tous les nombres qui expriment les poids atomiques de
nos éléments, ou des corps prétendus tels.
C’est encore par l’étude des séries de la chimie organique que l’on a été conduit
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même nombre d’atomes de carbone, les carbures consécutifs diffèrent les uns
des autres par deux équivalents d’hydrogène et, par conséquent, par des poids
atomiques croissant de 2 en 2 unités. Cette différence constante entre les termes
primordiaux des diverses séries se retrouve nécessairement entre les termes sui-
vants, c’est-à-dire entre les termes des séries homologues comparés entre eux. Les
carbures les plus légers par leur poids atomique, dans chaque classe renfermant
un nombre donné d’atomes de carbone, sont en même temps les moins saturés,
ceux dont la valence est la plus considérable ; car la valence croît proportion-
nellement au nombre d’atomes d’hydrogène unis avec une même quantité de
carbone. Ces rapprochements numériques, cette classification dominent toute la
chimie organique et ils reposent sur l’expérience.
Or, chose étrange ! Si l’on compare les termes primordiaux de chacune des
familles minérales, caractérisées par des valences distinctes ; si l’on compare entre
eux, par exemple, les quatre éléments suivants : le carbone quadrivalent et repré-
senté par un poids atomique égal à 12 ; l’azote trivalent et représenté par le poids
atomique 14 ; l’oxygène bivalent et représenté par 16 ; enfin le fluor monovalent
et représenté par 19 ; on remarque aussitôt que ces nombres diffèrent entre eux
par des valeurs numériques progressivement croissantes, telles que 2, 2 et 3 :
soit en moyenne 2, différence qui est aussi celle des carbures d’hydrogène de
valence inégale. Cette différence constante des termes primordiaux se retrouve
donc entre les termes corrélatifs des diverses familles d’éléments, en chimie mi-
nérale, aussi bien qu’entre les carbures correspondant des familles homologues,
en chimie organique.
Ce n’est pas tout. La famille du lithium, qui part du nombre 7, et quelques
autres, un peu artificielles peut-être, telles que celle du glucinium, qui part du
nombre 9, et celle du bore, qui part du nombre ii, fournissent autant de chefs de
file complémentaires, dont les poids atomiques croissent par 2 unités, et achè-
vent de combler les vides subsistant entre les multiples successifs du nombre 16,
raison commune de toutes les progressions dans l’intérieur de chaque famille
d’éléments.
Nous avons ainsi deux progressions fondamentales : d’une part, la grande pro-
gression, dont les termes croissent comme les multiples de 16, et qui est applica-
ble aux corps particuliers compris dans chacune des familles ; et, d’autre part, la
petite progression, croissant suivant les multiples de 2, et qui est applicable aux
familles elles-mêmes, comparées entre elles dans leurs termes correspondants.
En combinant ces deux progressions, on construit un tableau théorique, qui
renferme l’ensemble des poids atomiques des corps simples, répartis sur la série
des nombres entiers, jusqu’à la limite des poids atomiques les plus élevés.
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Tel est le système : je l’ai présenté dans son ensemble, avec les artifices ingé-
nieux de ses arrangements. Cependant, en réalité, les poids atomiques des élé-
ments des quatre familles fondamentales, comprenant environ quinze éléments,
sont les seuls qui se trouvent coordonnés suivant des relations tout à fait vrai-
semblables. On peut disposer encore de même certaines séries de métaux, telles
que le groupe formé par le lithium, le sodium, le potassium. Cela fait, il restait
plus de la moitié des éléments connus, qui demeuraient en dehors de tout rap-
prochement précis. Les auteurs du système n’ont pas hésité à les grouper aussi,
de façon à les ranger, chacun à sa place, dans leur tableau. Mais il est facile pour
tout esprit non prévenu de reconnaître que ce dernier groupement repose sur des
comparaisons purement numériques, et qui sont loin d’avoir la même solidité
que les précédentes, si même elles ne sont tout à fait arbitraires.
Quoi qu’il en soit, les rapprochements que le système des séries périodiques
opère ne se bornent pas là. On sait en effet qu’il existe entre les poids atomiques
des corps, leurs volumes atomiques et leurs différentes propriétés physiques et
chimiques, certaines relations générales. Ces relations ont été établies depuis
longtemps en chimie et antérieurement à toute disposition des éléments en séries
parallèles : elles n’en dépendent en rien, car elles résultent de la valeur absolue des
poids atomiques, et non de leurs différences périodiques. Cependant, comme
ces relations sont la conséquence immédiate des poids atomiques, les rapproche-
ments établis entre ceux-ci se retrouvent, par un contre-coup nécessaire, entre
leurs volumes atomiques et entre toutes les autres propriétés corrélatives de la
masse chimique des éléments. De telle sorte que le tableau des séries parallèles,
une fois établi, comprend en même temps les propriétés physiques fondamen-
tales des éléments : comme le ferait d’ailleurs tout groupement, quel qu’il fût,
des mêmes éléments. Cette circonstance augmente la commodité du nouveau
tableau ; quoiqu’elle n’apporte aucune démonstration nouvelle à l’existence des
séries périodiques : il faut se garder à cet égard de toute illusion.
Mais passons outre et examinons les prévisions déduites de la nouvelle classi-
fication. C’est ici surtout que le système devient intéressant. On remarquera que
dans les progressions arithmétiques qui comprennent chaque famille d’éléments,
il manque certains termes. Entre le soufre, 32, et le sélénium, 79 (c’est-à-dire à
peu près 80), il devrait exister deux termes intermédiaires, tels que 48 et 64. De
même entre le sélénium, 79, et le tellure, 128, il manque 2 termes : 96 et 112.
Il est clair que ce doivent être là des éléments inconnus et qu’il convient de re-
chercher. Mais comme le nombre en eût été trop grand, les auteurs du système,
empressés à combler les vides de chaque famille, y ont d’abord intercalé des
éléments déjà connus, quoique manifestement étrangers à la famille, tels que le
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Jusqu’ici nous avons raisonné comme si les éléments actuels étaient nécessai-
rement formés par la condensation d’un élément plus simple, tel que l’hydro-
gène ou tout autre élément réellement existant et isolable, dont les propriétés
individuelles seraient la source de celles de ses combinaisons. Mais ce n’est pas là
la seule manière de comprendre la constitution de nos corps simples : il importe
d’étendre à cet égard nos idées, et d’exposer une conception philosophique plus
générale.
L’identité fondamentale de la matière contenue dans nos éléments actuels et la
possibilité de transmuter les uns dans les autres les corps réputés simples, pour-
raient être admises comme des hypothèses vraisemblables, sans qu’il en résultât
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me des corps simples par rapport à lui ; je dis à un titre supérieur à l’élément qui
les aurait engendrés. Car ils pourraient, eux aussi, être détruits et transformés
en un ou plusieurs autres corps, toujours de l’ordre de nos éléments présents.
Au nombre de ces éléments de nouvelle formation, on pourrait même voir re-
paraître le corps primitif, qui aurait donné lieu à la première métamorphose. Il
ne s’agirait donc plus ici de compositions et de décompositions, comparables à
celles que nous réalisons continuellement dans nos opérations.
La notion d’une matière au fond identique, quoique multiforme dans ses ap-
parences, et telle qu’aucune de ses manifestations ne puisse être regardée comme
le point de départ nécessaire de toutes les autres, rappelle à quelques égards les
idées des anciens alchimistes. Elle offrirait cet avantage d’établir une ligne de
démarcation tranchée entre la constitution de nos éléments présents et celle de
leurs combinaisons connues. Elle rendrait compte de la différence qui existe en-
tre la chaleur spécifique des éléments actuels et celle des corps composés et car-
bures polymères. Elle se concilierait d’ailleurs parfaitement avec les hypothèses
dynamiques que l’on énonce aujourd’hui sur la constitution de la matière.
Les divers corps simples, en effet, pourraient être constitués tous par une
même matière, distinguée seulement par la nature des mouvements qui les ani-
ment. La transmutation d’un élément ne serait alors autre chose que la trans-
formation des mouvements qui répondent à l’existence de cet élément et qui
lui communiquent ses propriétés particulières, dans les mouvements spécifiques
correspondants à l’existence d’un autre élément. Or, si nous acceptons cette ma-
nière de voir, nous n’apercevons plus aucune relation nécessaire de multiplicité
équivalente entre les nombres qui caractérisent le mouvement primitif et ceux
qui caractérisent le mouvement transformé. Cette conception, que j’ai dévelop-
pée devant la Société Chimique de Paris en i863, ne recourt, en définitive, pour
expliquer l’existence des éléments chimiques, qu’à celle de nos corps simples
actuels et des corps du même ordre, ramenés en quelque sorte à la notion de
matière première.
D’autres veulent préciser davantage. Par une imagination fort plausible, mais
dont le caractère contradictoire avec la théorie atomique véritable a été parfois
méconnu, ils envisagent les particules prétendues atomiques de nos éléments
comme les agrégats complexes d’une matière plus subtile, le fluide éthéré ; agré-
gats constitués par des tourbillons de ce fluide, sorte de toupies en rotation,
douées d’un mouvement permanent et indestructible.
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hommes de l’avenir, que l’est, aux yeux des savants d’aujourd’hui, la théorie du
mercure des vieux philosophes.
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Préface. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10
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