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Analyse Musicale

sémiologie et cognition des formes


temporelles
©

© Jean-Marc C HOUVEL 2005.

ISBN :
Jean-Marc Chouvel

Analyse Musicale
sémiologie et cognition des formes
temporelles

CNRS / Éditions L’Harmattan


M M V
Avant-propos
Ce livre n’est pas un manuel d’analyse. On n’y trouvera pas
de description exhaustive de l’histoire des formes musicales, ou de
l’évolution des théories de la musique. On ne saurait trop
recommander, pour tout ce qui concerne ces connaissances, la
lecture d’autres ouvrages, comme, par exemple, ceux qui figurent
dans la bibliographie indicative, en fin de volume. La vision de
l’analyse musicale qui est développée dans les pages qui suivent
est relativement inédite et autonome. Cela n’implique aucune
tentative de tabula rasa. C’est la connaissance des problèmes
traditionnels de l’analyse musicale qui a amené l’auteur à
proposer un mode de pensée et de représentation qui tient à la fois
de la synthèse et de la reformulation axiomatique.

Ce livre a pour principale vocation de traiter de méthode.


On a cherché à exposer, de la façon la plus claire et la plus didac-
tique possible, les concepts fondamentaux de l’analyse des formes
temporelles, et, en premier lieu, des formes musicales. En tant
que méthode, il sera question d’outils de description et de repré-
sentation permettant de comprendre le fonctionnement des objets
temporels ou plutôt les enjeux de la temporalité dans ces objets.
8 Jean-Marc Chouvel

Le champ d’utilisation de ces outils est très vaste, et les exemples


qui sont donnés ne le circonscrivent en aucune manière. Ces
exemples ont un rôle d’illustration et de mise en œuvre. Ils ne doi-
vent en aucun cas amener à restreindre le projet de l’ouvrage.
Bien entendu, leur choix laisse transparaître la sensibilité de celui
qui les a choisis. Bien souvent toutefois, c’est plutôt l’intrigante
spécificité des œuvres elles-mêmes, ou quelque suggestion exté-
rieure, qui est à l’origine de la liste très éclectique des pièces qui
sont données ici en exemple. Les outils qui sont proposés, dans
leur généralité et leur précision, permettront sans doute à terme
de mieux saisir les différences stylistiques et les évolutions histo-
riques, et de développer le comparatisme en musicologie.

Ce livre est aussi le fruit de nombreuses années d’ensei-


gnement universitaire et de travail avec les étudiants, en parti-
culier au cours du séminaire de DEA « sémiologie, cognition et
analyse musicale » qui s’est tenu en Sorbonne dans l’option dirigée
par Michel Imberty, avec la complicité bienveillante de Jean-
Pierre Mialaret. L’auteur tient à leur exprimer sa plus profonde
gratitude. Leur compétence, leurs questions, l’apport de leurs in-
terrogations musicales étaient une stimulation très importante.
La possibilité de mettre les idées qui sont exposées dans ce livre à
l’épreuve de réalités musicales très différentes a été déterminante.
Approcher le phénomène musical dans toute sa complexité est
sans doute une gageure. On a parfois l’impression que toutes les
sciences, humaines ou « dures », n’y suffiraient pas. Cet ouvrage
voudrait contribuer à permettre de mieux saisir cet objet fluant, ce
phénomène insaisissable, qu’est la musique, et peut être de mieux
comprendre, en interrogeant ses fonctionnements intimes, le rap-
port que nous entretenons avec elle.

L’ensemble de ce livre reprend des éléments publiés dans


diverses revues, pour ne pas dire « éparpillés » au fil de publica-
tions pour la plupart quasiment inaccessibles. L’auteur tient à
remercier toutes les institutions qui ont permis, en offrant la pos-
sibilité d’illustrer cette pensée sous tel ou tel point de vue,
d’affiner un grand nombre d’aspects de la démarche initiale. Le
processus nécessairement cumulatif lié au développement de toute
Analyse musicale 9

théorie de quelque envergure rendait probablement, du fait de


l’impossibilité d’exposer à chaque fois l’intégralité des prémisses,
certains des derniers développements quelque peu obscurs. C’est
pour combler cette lacune que l’on a essayé de réaliser une présen-
tation structurée d’une pensée de la musique qui ne concerne pas
seulement l’analyse, mais questionne également l’esthétique et la
composition.

L’auteur tient enfin à remercier le professeur Costin Mie-


reanu, directeur de l’Institut d’esthétique des arts contemporains
(IDEAC) et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
pour la possibilité qu’ils lui ont donné de travailler sur ce projet
pendant deux ans.

L’auteur est conscient des nombreuses imperfections qui


demeurent, malgré le soin particulier pris à la relecture de
l’ouvrage 1. Il reconnaît la difficulté d’un propos qui est parfois très
exigeant en termes techniques. Les efforts qui ont été les siens
pour rendre accessibles tous les éléments d’une étude à la fois très
spécifique et touchant à un nombre considérable de domaines ne
seront peut-être pas toujours suffisants. Il ose espérer que le
lecteur trouvera cependant au fil des lignes qui suivent, à défaut
des réponses à ses interrogations, quelque matière à stimuler sa
propre réflexion.

1Que Annie Labussière, Laurence Bouckaert, Fabien Lévy, Anne Sellier et Marie-
Anne Rauber soient ici particulièrement remerciés.
Introduction
Quel est l’objet de l’analyse musicale ? Répondre à cette
question, cela signifie répondre à une double interrogation : celle
de l’objet au sens concret, et celle du projet auquel on compte
soumettre cet objet. L’objet de l’analyse musicale, c’est donc en
premier lieu la musique, et c’est, pour chaque analyse, une musi-
que particulière. Le projet est donc de connaître cette musique, de
la décrire, mais peut-être aussi de l’apprécier, dans son essence et
dans ses enjeux.

On ne peut pas faire l’impasse sur les problèmes philosophi-


ques que posent de telles considérations, et il convient ici de les
évoquer. Penser la musique en tant qu’objet, objet d’une science
qui s’appellerait « l’analyse musicale », c’est déjà faire une hypo-
thèse qui ne va pas de soi sur la nature de la musique : c’est
considérer que l’on peut assimiler une musique particulière à une
res extensa, pour reprendre la terminologie de Descartes. Autre-
ment dit, cela revient à faire du temps un axe de cet espace carté-
sien qui décrit la res extensa, la « chose étendue », dans son sys-
tème de coordonnées. La mesure du temps a depuis longtemps au-
torisé les physiciens à opérer cette « spatialisation » du temporel.
12 Jean-Marc Chouvel

Cette représentation d’un « temps pur » comme limite axiale est


évidemment tout autant une réduction que la représentation de
l’« espace pur » peut en être une pour décrire un tableau. Même si
l’aspect filiforme de la forme d’onde, piégée sur le sillon d’un
disque ou sur une bande magnétique, peut donner cette illusion
d’un « fil du temps », de même que la planéité du tableau peut
donner celle d’une surface à deux dimensions, cette représentation
cartésienne n’est que le support d’une représentation qui la
déborde, et qui s’inscrit, si l’on veut, dans une — ou plusieurs —
dimensions additionnelles à celles qui définissent le support.
Ainsi, aucun rythme ne serait possible dans du temps « pur »,
comme aucune couleur ne serait possible dans une surface
« pure ». L’espace cartésien, augmenté dans le sens d’un « espace-
temps », est le support d’une information qui ne s’inscrit que
comme « qualité supplémentaire » à cet espace.

L’inscription de ces « qualités supplémentaires » dans des


représentations cartésiennes est sans doute l’un des moyens les
plus commodes que nous ayons de nous donner des « images » de
la réalité multidimensionnelle dans laquelle nous sommes immer-
gés. Ces « images » sont autant d’outils nous permettant en retour
de produire du réel, et d’en extraire un sens. C’est d’ailleurs sou-
vent dans le déploiement de l’image et non dans celui de la réalité
que ce sens apparaît. Autrement dit, la réduction inhérente à la
représentation sert aussi à la désignation du projet, et à la maî-
trise des enjeux de la production.

On ne peut pas toutefois limiter la musique à être une res


extensa. Car la musique est sans doute avant tout une cogitatio,
un acte de pensée. Une théorie du musical ne peut plus, au-
jourd’hui, faire l’économie d’un détour par la phénoménologie, ce
qu’avait déjà fort bien compris Pierre Schaeffer. Pour paraphraser
Heidegger, quel est donc l’« être-là » du musical ? L’acoustique du
physicien, même si elle nous a permis, avec les outils de la techni-
que, de conserver et de restituer l’onde sonore, n’a rien changé au
fond à l’immense mystère de cet objet que Léonard de Vinci consi-
dérait comme bien plus vil que la peinture puisqu’il disparaît dès
qu’on l’a produit. L’inanité du sonore vient bien de son évanouis-
Analyse musicale 13

sement, de son abolition dans l’instant. Autrement dit, l’« être-là »


du musical est avant tout un « être absent ». Marcel Proust a ma-
gnifiquement rendu compte de cette tragédie et de ce miracle de la
musique, dont l’essence même est cette oscillation entre temps
perdu et temps retrouvé — Fort und Da aurait dit Freud.

Si le lieu de la musique était seulement l’instant du physi-


cien, la musique n’existerait tout simplement pas. Le lieu de la
musique est donc ce que nous appellerons le présent de la cons-
cience. Et ce présent a une épaisseur qui lui est donnée, précisé-
ment, par la conscience, par tout l’appareillage vivant de la cons-
cience, et en particulier la mémoire et l’affectation2. La musique
s’inscrit alors dans une durée, une durée « vraie » pour reprendre
les termes de Bergson. Si l’« être là » du musical est un « être ab-
sent », c’est que la musique est peut-être d’abord un acte de mé-
moire. Mémoire de l’instrument, qui transmet les ondes sonores à
travers les siècles, mémoire des mains qui le mettent en vibration,
mémoire de ce rythme du corps qui lui donne forme, mémoire de
cette petite histoire qui se raconte à nos oreilles, mémoire des
grandes émotions qui nous lient à cette expérience élémentaire et
ritualisée dans laquelle nous reconnaissons une part de nous-
mêmes, une part essentielle de ce qui nous constitue en tant
qu’être vivant, « être-là dans le temps »…

Toute recherche est mue par une intrigue. Celle qui est à
l’origine de ces lignes avait un nom : la notion de forme en musi-
que. Qu’est-ce donc, en effet, que la forme dans le temps ? Com-
ment cette notion, dont la terminologie et les outils de description
appartiennent au domaine de l’espace, peut-elle se transposer ?
Peut-on concevoir une géométrie du temps ? N’y a-t-il pas contra-
diction dans les termes mêmes ? En posant ce problème, on arrive
très vite à la conclusion qu’il n’y a pas de forme dans le temps
sans capacité de mémorisation. Les musiciens sont capables de
performances étonnantes dans ce domaine, mais leur conception
de la forme musicale est très sommaire. Au mieux, il s’agit de
quelques schémas génériques, de l’intuition d’un « sens de la

2 C’est-à-dire la capacité à produire des affects, des émotions.


14 Jean-Marc Chouvel

forme », ou bien, dans les versions plus élaborées des composi-


teurs, d’une architecture qui doit tout à l’espace de la représenta-
tion écrite de la musique, ou à une narration sous-jacente plus ou
moins ouvertement assumée.

Parler de forme, comme parler d’objets temporels, implique


de poser la question du statut exact de ces expressions. S’il s’agit
de simples métaphores, rendues nécessaires par une pauvreté lin-
guistique avérée dès lors que l’on sort du domaine visuel, alors il
vaudrait mieux bannir ces expressions et avec elles la confusion
qu’elles seraient susceptibles d’entraîner. Mais ce n’est pas si sim-
ple. La possibilité d’enregistrer nous permet aujourd’hui de
conserver une trace du sonore lui-même, là où il y a plus de deux
siècles, avec les rouleaux des instruments mécaniques, on était
déjà capable de restituer mécaniquement le jeu d’un instrument à
clavier. Sans parler de la notation des partitions qui est encore
plus ancienne… Ces traces se constituent sous une forme parfai-
tement objective. Elles sont sans ambiguïté de l’ordre de la res ex-
tensa, même si l’on peut discuter de la réduction qu’elles opèrent :
limites de la notation, stabilité des processus mécaniques, ou plus
subtilement filtrage et position des microphones. Cette « réifi-
cation » de la musique n’est toutefois pas le seul sens que l’on peut
donner aux termes de forme et d’objet dans l’appréhension globale
du phénomène musical. En effet, bien avant la captation
technique, le flux temporel devient forme et objet au sein de notre
appareil psychique. Ce n’est pas seulement une question de trace
mnésique. L’effort fondateur de la cogitatio est vraisemblablement
cette mutation de l’instant en durée, du chaos du flux auditif
originaire en objet intelligible, de l’impulsion en geste et en figure.

Dès lors, la musique n’est pas plus une pure jouissance de


l’être-là qu’une pure nostalgie. Mais « qu’est-ce que la musique ? »
On peut difficilement l’analyser sans donner quelques repères sur
ce qui est analysé. Il est intéressant, à ce sujet, de se pencher sur
quelques définitions historiques pour saisir l’évolution du concept
de musique. Outre le fait que le mot n’est pas un universel (en
effet, certaines langues en ignorent l’usage…) son acception est
loin d’être figée dans le temps. Les musiciens occidentaux ont,
Analyse musicale 15

pendant des générations, appris cette définition héritée du XIXe


siècle : « la musique est l’art d’agencer les sons d’une manière
agréable à l’oreille ». Luciano Berio, interrogé par Rossana
Dalmonte, proposait, au début des années quatre-vingt, une autre
conception : « la musique, c’est tout ce que l’on écoute avec
l’intention d’écouter de la musique »3. La distance entre ces deux
définitions en dit long sur l’évolution du concept lui-même, et sur
les idéologies sous-jacentes. « L’art d’agencer les sons » est une
définition vue sous l’angle productif : c’est celui qui l’écrit qui
détermine ce qui est et ce qui n’est pas de la musique. Le seul
juge, c’est « l’oreille », ou plus exactement « l’agrément » de
l’oreille, c’est-à-dire une donnée physiologique interpersonnelle
indiscutable. À qui appartient cette oreille ? La question ne se
pose pas. Dans la définition de Berio, au contraire, c’est celui qui
écoute qui décide ce qu’est la musique, et celle-ci est le support
d’une « intention » de réception. Le « producteur » abandonne ses
prérogatives d’homme de l’art au profit d’une décision
psychologique individuelle ou d’un vague consensus social. Notons
qu’entre les deux définitions, on passe de l’agrément (c’est-à-dire
du jugement), à l’écoute intentionnelle, c’est-à-dire à une posture
de réception dont on veut croire qu’elle est active et mobilisée par
une minimale disponibilité à l’altérité. Entre l’absolutisme de la
première définition et le relativisme de la seconde, il y a, on le
conçoit, quelques évolutions idéologiques. Mais ces deux
définitions illustrent bien une difficulté : celle de définir la
musique en substance.

On peut évidemment admettre des solutions radicales :


ouvrir, comme le suggérait John Cage, la musique à l’ensemble du
sonore, sans aucun préjugé. Il faut sans doute d’abord comprendre
l’attitude de Cage comme une réponse à l’arrogance des divers « ce
n’est pas de la musique ! » qui marquent les limites d’un territoire.
Ces crispations sur le « domaine » musical sont avant tout les

3 Luciano Berio, Entretiens avec Rossana Dalmonte, J.-C. Lattès, Paris, 1983, p. 21.
Luciano Berio, avant de proposer cette formule, remarquait que « la musique […] est
un ensemble de phénomènes tellement divers et qui prend forme dans des couches et
des niveaux tellement différents de la réalité et de notre conscience [qu’il est]
impossible de renfermer cet ensemble d’expériences dans une définition. »
16 Jean-Marc Chouvel

marques de conflits de pouvoir, et le signe d’enjeux pas toujours


explicites. Néanmoins, entre les oukases outranciers et l’indif-
férence absolue, il y a la place pour une réflexion un peu plus
nuancée. Le problème de la musique n’est pas différent en ce sens
de celui qui se pose pour l’art en général. Nous traversons en ce
moment une phase de débats importante entre le laisser-aller du
« tout est art » et le dogmatisme du « l’art doit être cela ». Il faut
ici rappeler ce que Kandinsky disait de la peinture, et qui peut se
transposer aussi bien à la musique :

La peinture est un art et l’art dans son ensemble n’est


pas une vaine création d’objets qui se perdent dans le vide,
mais une puissance qui a un but et doit servir à l’évolution et à
l’affinement de l’âme humaine […].4

Ce que Kandinsky affirme là, c’est la dimension téléologique


de l’art, qui distingue la musique, pour ce qui nous occupe ici, de
la simple réalisation d’un « agencement de sons ». C’est là que
l’analyse musicale a sans doute un rôle majeur à jouer. Car qu’est-
ce qui fait qu’une œuvre puisse servir à « l’évolution et à
l’affinement de l’âme humaine » si ce n’est la conscience de son
importance, une conscience qui se construit et qui s’affine à
travers, justement, l’analyse ? Qu’est-ce qui peut constituer cette
« valeur » particulière de l’œuvre, si ce n’est l’attention raffinée qui
vise à sa compréhension pleine et entière ? Dans ce domaine, la
justification et la démonstration risquent vite de tourner à la
mascarade. Analyser les apparences au-delà des apparences,
analyser véritablement le contenu et les enjeux, voilà ce qui est
devenu nécessaire pour restituer à l’esprit ses œuvres, et à la fa-
brication ses impostures.

Mais en conférant à l’analyse un rôle aussi essentiel, nous


l’avons mis au centre d’une problématique qui a sans doute plus à
voir avec l’esthétique qu’avec la science. L’analyse devra répondre
sur les deux fronts. L’esthétique n’est plus aujourd’hui une pure
dissertation sur le beau idéal, et, en tant que théorie, elle s’est

4 Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier,


Paris, Denoël, 1989, p. 200.
Analyse musicale 17

rapprochée d’une « science de l’art » dont un des problèmes ma-


jeurs a toujours été de ne pas réduire son objet à la taille des mi-
croscopes expérimentaux de l’outillage technico-scientifique.

L’analyste opère dans le monde de l’art, et ses actions, assez


marginales du fait de la rareté, jusqu’à présent, de ses interven-
tions, seront peut-être amenées à jouer un rôle plus important que
celui de simple observateur distancié. D’abord, il choisit son objet.
Et on peut se demander jusqu’à quel point ce choix ne vaut pas
désignation du musical5. Ensuite, il le décrit, ce qui ne peut se
faire sans rapport à des théories préalables qu’il lui revient, du
coup, d’expliciter. Enfin, il fournit une interprétation, qui est elle-
même liée à la fois au choix de l’objet et à celui des théories qu’il a
mises en œuvre. Autrement dit, l’interprétation qu’il peut donner
d’une œuvre ne vaut qu’à la mesure de l’explicitation de toutes les
procédures de déduction qui ont présidé à son avènement.

L’analyse n’est pas soumise à l’urgence, comme peut l’être


l’intuition critique. Elle peut d’autant moins se dispenser d’une
certaine déontologie. Une telle position n’est pas tant de l’ordre de
la fausse pudeur, toute drapée dans quelque « neutralité »
illusoire, que dans la conscience claire et assumée que quand une
analyse est finie, on n’a encore pas dit grand-chose de l’œuvre. Ou,
si l’on veut, car cela revient au même, une analyse n’est jamais
finie, jamais définitive… Pour le philosophe, la biologie ne dit rien
du vivant6. On peut aussi penser que l’analyse ne dit rien de la
musique. L’écueil du matérialisme ne saurait pourtant être
surmonté dans une négation aveugle du substrat matériel de
notre émotion. Toute tentative d’avancement dans la connaissance
est aussi une manière d’avancer dans le raffinement de notre
appréhension du réel.

5 L’autorité sociale du musicologue est certes aujourd’hui nettement inférieure à


celle des acteurs culturels que sont les directeurs artistiques ou les animateurs de
radio…
6 Voir également les remarques de Michel Henry dans Auto-donation, Prétentaine,

Paris, 2002, p. 118.


18 Jean-Marc Chouvel

La musique n’est pas n’importe quel réel. Sa place très par-


ticulière dans le système des arts lui vient d’une connivence avec
ce que l’être vivant peut receler de plus fragile et de plus magnifi-
que. L’analyse de la musique, dès lors, aura autant le souci de la
rigueur de ses représentations que celui de conserver la capacité
de s’en abstraire. Même si bien souvent c’est à travers la représen-
tation qu’elle accède à la compréhension de l’univers et qu’elle
prend conscience du possible, la pensée ne se satisfait pas de res-
ter prisonnière de quelque grille que ce soit. La pertinence n’est
pas de l’ordre de la recette. Autrement dit, la plus grande qualité
d’un analyste, c’est la liberté de son imagination. L’analyse est en
ce sens une propédeutique à la composition.

En construisant une articulation entre le réel et l’esprit, en


permettant la saisie de la temporalité au-delà de la simple intui-
tion ou de la réécriture historique, l’analyse musicale est sans
doute à la croisée de bien des interrogations contemporaines.
I. Concepts généraux de l’analyse des formes
temporelles
La musique n’est pas la seule forme temporelle. Le langage,
la danse, le cinéma, sont autant de modes d’expression qui font
appel à la temporalité. Il faut noter que la musique est très sou-
vent associée à chacun de ces arts et la connivence qu’elle entre-
tient avec la poésie, avec le geste corporel et avec l’image animée
est un terrain d’exploration de la plus grande importance. Nous
nous contenterons toutefois de n’évoquer ici que la musique
« pure », même si l’étude du musical s’est souvent effectuée par
l’intermédiaire du langage, même s’il faut absolument être cons-
cient des impératifs de la danse pour comprendre les fondations
rythmiques d’une partie considérable du répertoire musical, même
si la pratique de la musique au cinéma nous montre à quel point
la perception de l’image et du son se conditionnent mutuellement.
Le fait d’opérer cette limitation ne va pas forcément dans le sens
d’une simplification de la tâche de l’analyste, car en isolant le
phénomène musical, il est amené à se priver de nombreuses possi-
20 Jean-Marc Chouvel

bilités d’interprétation. Cette réduction l’engage toutefois à appro-


fondir ce qui fait la spécificité du musical, et en particulier la mise
en œuvre de la temporalité.

Avant de s’engager dans la théorie propre à l’analyse mu-


sicale, il faut la situer dans le champ des sciences humaines, voire
des sciences tout court… C’est à quoi ce chapitre va s’employer. Il
n’est pas question, on l’a déjà évoqué, de faire ici l’histoire de
l’analyse ou de la théorie musicale 7. Mais la méthode qui sera ex-
posée et illustrée dans les chapitres qui suivent mérite quelques
prolégomènes.

I. 1. Sémiologie musicale et théorie de


l’information

L’expérience musicale est l’une des plus difficiles à caracté-


riser qui soit. Dans les pages qu’il consacre à la fameuse petite
phrase de Vinteuil dans La recherche8, Marcel Proust dresse un
portrait sans complaisance de la réalité sociale de la musique.
Bien sûr, au moment où Swann l’entend, cette phrase, du fait d’un
magnétisme si particulier que le mystère en semble impénétrable,
devient comme un centre du monde autour duquel tout gravite, et
elle entraîne le personnage du roman dans des considérations ma-
gnifiques sur la nature même du musical, sur l’impression qui ré-
sulte de son audition, sur les moyens que notre perception met en
œuvre pour s’en faire une image et pour en conserver une trace.
On ne s’attardera pas ici sur ces éléments9, qui appartiennent
pour beaucoup, hormis le luxe de détails dans la description, à

7 On consultera à ce sujet l’ouvrage de Ian Bent, L’analyse musicale, traduit de


l’anglais par Annie Cœudevey et Jean Tabouret, Éd. main d’œuvre, Nice, 1998, (Éd.
orig. : Ian Bent, Analysis, The Macmillan Press Ltd, Houndmills, 1987.)
8 Marcel Proust, La recherche du temps perdu, Gallimard, Paris, coll. « La Pléiade »,

1954, p. 209-214.
9 Cf. Jean-Marc Chouvel, Esquisses pour une pensée musicale, L’harmattan, Paris,

1998, p. 35-37.
Analyse musicale 21

l’idée que le romantisme finissant se faisait de la musique, du


moins dans le monde littéraire, et qui avait à voir avec une subli-
mation quasi mystique de l’expérience esthétique, la musique
étant comme un au-delà de ce monde, comme la parole de quelque
archange divin. L’analyse de Proust ne s’arrête pas là, et — peut-
être aussi à travers l’influence du roman réaliste français — rend
compte par cercles concentriques du contexte exact de l’avènement
de la si célèbre petite phrase. Le tableau est fascinant, car il dé-
monte avec un naturel parfait toute l’aura que l’on était en passe
d’attribuer à ces quelques notes d’essence supérieure. D’abord, on
apprend que Swann lui-même avait déjà entendu cette musique,
mais qu’il n’était pas en mesure de s’en souvenir et cela en pre-
mier lieu car il ne connaissait ni le nom de l’œuvre, ni celui de son
auteur. Ces informations, notablement extérieures à l’essence de
la musique, constitueraient-elles le seul outil de référence efficace
permettant de se l’approprier ? Ensuite, on voit défiler, non sans
une cocasse malice de l’écrivain, les autres auditeurs de ce concert
privé : Odette, qui subit avec une « délicieuse simplicité » les en-
volées de Swann ; Madame Verdurin, qui renchérit avec toute sa
science des convenances mondaines « Je vous crois un peu qu’elle
est belle ! Mais on n’avoue pas qu’on ne connaît pas la sonate de
Vinteuil, on n’a pas le droit de ne pas la connaître ! » avant de bat-
tre en retraite en avouant : « Tiens, c’est amusant, je n’avais ja-
mais fait attention ; je vous dirai que je n’aime pas beaucoup cher-
cher la petite bête et m’égarer dans les pointes d’aiguilles ; on ne
perd pas son temps à couper les cheveux en quatre ici, ce n’est pas
le genre de la maison » ; le peintre, qui, avec une assurance
émaillée de « n’est-ce pas ? » péremptoires que l’on pourrait com-
prendre comme autant d’appels au secours adressés à un interlo-
cuteur compréhensif, et avec une précision du vocabulaire qui
s’appliquerait à n’importe quelle attraction foraine, n’hésite pas à
se prononcer sur cette « très grande machine, n’est-ce pas ? Ce
n’est pas, si vous voulez la chose « cher » et « public », n’est-ce
pas ? mais c’est la très grosse impression pour les artistes » ; ou
mieux encore, le docteur et Madame Cottard, qui, « avec une sorte
de bon sens comme en ont aussi certaines gens du peuple, se gar-
daient bien de donner une opinion ou de feindre l’admiration pour
une musique qu’ils s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez
22 Jean-Marc Chouvel

eux, ne pas plus comprendre que la peinture de « M. Biche » », ou


encore, au cours d’un autre concert, cette confidence de la com-
tesse de Monteriender : « C’est prodigieux, je n’ai jamais rien vu
d’aussi fort… » Mais un scrupule d’exactitude lui faisant corriger
cette première assertion, elle ajoute cette réserve : « rien d’aussi
fort… depuis les tables tournantes ! »10

Cette description faite par Proust est d’une justesse terrible.


Il en tire lui-même la leçon sociologique. « Comme le public »,
écrit-il, « ne connaît du charme, de la grâce, des formes de la na-
ture que ce qu’il en a puisé dans les poncifs d’un art lentement as-
similé, et qu’un artiste original commence par rejeter ces poncifs,
M. et Mme Cottard, image en cela du public, ne trouvaient dans la
sonate de Vinteuil [rien de] ce qui faisait pour eux l’harmonie de
la musique […] »11.

Ce long détour par l’œuvre de Proust nous permet de mieux


appréhender la distance infinie entre l’œuvre et le public, entre ce
qu’entend un auditeur et ce qu’entend celui ou celle qui est assis à
ses côtés. La tentation est grande dès lors, de se passer de toute
considération sur une activité qui semble soumise avec une telle
ampleur aux pires aspects de la subjectivité. Pour l’analyse musi-
cale, on pourrait être fortement tenté d’en conclure que rien de
stable et de construit ne peut se fonder sur l’écoute et qu’il
convient dès lors de se concentrer sur l’œuvre, et sur l’histoire de
sa genèse. Les descriptions de Proust posent la question, cruciale
pour l’analyse, de savoir si l’on peut considérer ou non la musique
comme un langage. Proust aborde ce point, d’une manière assez
paradoxale, mais très révélatrice :

« Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était me-


nacé d’aliénation mentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en
apercevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva
pas cette remarque absurde, mais elle le troubla ; car une œu-
vre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques
dont l’altération dans le langage dénonce la folie, la folie re-

10 Ibid. p. 353.
11 Ibid. p. 213.
Analyse musicale 23

connue dans une sonate lui paraissait quelque chose d’aussi


mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval, qui
pourtant s’observent en effet. »12.

La musique pure ne contiendrait donc aucun des rapports


logiques propres au langage. Telle est l’assertion dont l’idée de
folie — celle du compositeur, transmise comme par contamination
à son œuvre — viendrait troubler la ferme assurance. Le composi-
teur, figure rendue par Proust dans toute son évanescence nimbée
d’inconnu et de mystère, serait donc le locuteur de sa musique ?
Celle-ci ne viendrait pas directement de l’inspiration divine, et
trahirait les turpitudes mentales de son créateur ? Dès lors, il
faudrait écarter, pour rendre compte sereinement des œuvres, non
seulement les auditeurs, mais aussi les compositeurs ? Un peu
plus loin dans le roman, Swann se livre à ce que nous appellerions
aujourd’hui une analyse musicale :

« Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la


petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon
d’un parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enve-
loppait, il s’était rendu compte que c’était au faible écart entre
les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux
d’entre elles qu’était due cette impression de douceur rétractée
et frileuse ; mais en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non
sur la phrase elle-même, mais sur de simples valeurs,
substituées pour la commodité de son intelligence à la mysté-
rieuse entité qu’il avait perçue […] à cette soirée où il avait
entendu pour la première fois la sonate. »13

La sémiologie, et avant elle, dans un tout autre contexte, la


théorie de l’information, ont élaboré un cadre général de réflexion
pour essayer de penser les questions que soulève Proust. La théo-
rie de l’information est née au milieu du vingtième siècle, dans un
contexte de confrontation mondiale, et à une époque où les moyens
de transmission laissaient beaucoup à désirer. Son modèle, très
simple, comprenait trois agents : l’émetteur, le canal et le récep-

12 Ibid. p. 214.
13 Ibid. p. 349.
24 Jean-Marc Chouvel

teur, et un signal, ou message, à faire passer du premier au troi-


sième par l’intermédiaire du second. Le but de la théorie de
l’information était de comprendre comment le message pouvait ré-
sister aux déformations, perturbations, etc. que son passage par le
canal de transmission lui faisait subir. Cette théorie, dont les
bases sont physiques, est essentielle comme fondement de toute
étude d’un phénomène qui fait intervenir une chaîne information-
nelle. À moins d’accabler démesurément les interprètes, on perçoit
bien que la théorie de l’information, qui est plus une théorie du
canal (ou si l’on veut du signal) que des agents qui sont à ses ex-
trémités, ne pourra pas dire grand-chose des bifurcations interpré-
tatives des récepteurs, ni de la folie des émetteurs… Le sémiolo-
gue Jean-Jacques Nattiez, à la suite de Jean Molino, reprendra ce
schème dans la tripartition entre Poïétique (versant du créateur),
niveau neutre (réalité matérielle de l’œuvre) et Esthésique (ver-
sant de l’auditeur).14 Berio, dans ses entretiens avec Rossana
Dalmonte avoue « que ces deux termes (« production » et
« réception ») ne [lui] plaisent guère, puisqu’ils suggèrent l’idée
d’une usine qui fabrique des biens de consommation et d’autre
part des gens qui achètent et qui mangent. ». « Je suis composi-
teur », conclue-t-il, « mais en même temps auditeur, et même, en
ce qui me concerne, le meilleurs public que je connaisse. Je suis
l’incarnation du public idéal »15

Si le « producteur » a intégré les ressources du récepteur,


comme le suggère Bério, c’est que le seul axe « communica-
tionnel », en tant que système de causalité qui verrait l’œuvre
échapper définitivement à son auteur, s’avère insuffisant à l’heure
de décrire le phénomène musical dans toute son étendue. Il
convient donc de lui adjoindre un axe « sémantique », c’est-à-dire
un axe qui part de la réalité physique décrite par la théorie de
l’information (le signal signifiant) pour aller vers un « contenu »
du message, un « signifié », les termes de signifiant et signifié ren-

14 Jean-Jacques Nattiez, Fondements d’une sémiologie de la musique, Union


Générale d’Éditions (Coll. 10/18), Paris, 1975 ; dans Musicologie générale et
sémiologie, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1987, Jean-Jacques Nattiez donnera
une version plus élaborée de la tripartition, comme nous l’évoquerons plus loin.
15 Luciano Berio, op. cit., p. 28-29.
Analyse musicale 25

voyant, bien sûr, au traité de linguistique de Saussure 16. On peut


donner de ces considérations le petit schéma suivant :

Fig. 1 : Représentation schématique des axes de la communication et


du sens.

Deux remarques s’imposent. On peut être tenté de voir dans


l’axe signifiant/signifié une duplication du schéma de la théorie de
l’information, le signifiant étant « émetteur », et le signifié « récep-
teur », du côté du récepteur, et à l’inverse le signifié « émetteur »
et le signifiant « récepteur », du côté de l’émetteur. Il n’en est
rien : le signal qui est transmis, en tant que signe, contient bien
signifiant et signifié. Que le signifiant arrive à bon port sans que
le signifié soit transmis, c’est une expérience très fréquente. Cela
ne devrait évidemment pas être le cas si le code (ce qui permet le
passage entre signifiant et signifié) est absolument identique pour
l’émetteur et pour le récepteur. Mais dans le cas d’une expérience
esthétique comme la musique, la donnée de ce code est un univer-
sel tout relatif, comme Proust nous en a donné un magnifique
exemple. Les deux axes que nous venons de décrire sont donc bien
orthogonaux. On peut, qui plus est, être frappé de la similitude de
l’axe signifiant/signifié avec la vieille dialectique corps/esprit qui
hante l’Occident.

L’« illustration interprétative de la musique selon l’esprit de


saint Augustin issu du traité de musique de Henri Davenson » qui
est reproduite ci-après (figure 2.) corrobore assez étonnamment
cette remarque. On y retrouve les deux axes que nous venons de
décrire. Le rapprochement entre poïétique et « incarnation » et en-

16 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1972 (éd.


orig. 1906).
26 Jean-Marc Chouvel

tre esthésique et « assomption » ainsi que celui de l’axe sémanti-


que avec un axe « Dieu - Néant » doivent évidemment être consi-
dérés avec une certaine circonspection. Néanmoins ce diagramme
montre l’ancrage profond du schéma précédent dans les archéty-
pes de notre civilisation.

Fig. 2 : « illustration interprétative de la musique selon l’esprit de


saint Augustin » extrait du traité de musique de Henri Davenson17.

La musique ne se tient pas à l’écart des grands problèmes


philosophiques et métaphysiques. Elle semblerait plutôt être au

17 Éditions de la Baconière, les cahiers du Rhône, série blanche, Mars 1942, II. p. 52,
cité par Jocelyne Kiss, La composition musicale et les sciences cognitives :
tendances et perspectives, thèse de doctorat sous la direction de Horacio Vaggione,
Université de Paris 8, 2001, p. 84.
Analyse musicale 27

centre de ces problèmes. « C’est que toutes les émotions de notre


âme ont, selon leurs caractères divers, leur mode d’expression
propre dans la voix et le chant, qui par je ne sais quelle mysté-
rieuse affinité les stimule 18. » saint Augustin, au tournant du IVe
et du Ve siècle de notre ère, dénonçait à la fois dans les « plaisirs
de l’ouïe » le trop grand pouvoir de la musique sur les âmes « au
point qu’en ces moments je voudrais à tout prix éloigner de mes
oreilles et de celles de l’Église même, la mélodie de ces suaves can-
tilènes ». Il reconnaissait aussi « les bons effets qu’elle opère »
« lorsqu’[il] se rappelle les larmes qu’[il] versait en écoutant les
chants de [l’]Église au premiers jours de [sa] conversion19 ». Dans
le chant, paroles et musique ne sont en effet pas dissociées, et
saint Augustin est pris entre ces deux pouvoirs, entre celui, char-
nel, de la voix, et celui, spirituel, du « verbe ». « Ce n’est pas à vrai
dire le chant qui m’émeut, mais les paroles chantées, lorsqu’elles
le sont par une voix pure avec des modulations appropriées20 »,
« quand il m’arrive d’être plus ému du chant que des paroles chan-
tées, j’avoue que mon péché mérite pénitence 21 ».

Les propos de saint Augustin ne fond que perpétuer dans


l’ère chrétienne les réserves qui étaient celles de Platon dans la
République, avec la dichotomie introduite par les Grecs entre
l’harmonie, sagement spatiale et apollinienne, et le rythme et la
mélodie, propres à la débauche sensuelle de la temporalité, sauf
quand il s’agit d’en faire la « musique des gardiens de la républi-
que », ce que l’on peut sans trop de difficultés traduire aujourd’hui
par « musique militaire ». « Après tout, » dit Socrate, « il n’y a rien
de révolutionnaire dans notre jugement : nous préférons Apollon
et les instruments d’Apollon à Marsyas et aux instruments de
Marsyas.22 ».

18 Saint Augustin, Les confessions, Garnier Frères (Flammarion), Paris, 1964, Livre
dixième, Chapitre XXXIII, p. 236-237.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Ibid.
22 Platon, La République, Librairie Générale Française, Paris, 1995, Premier tableau,

Scène 2, §399.
28 Jean-Marc Chouvel

Il y aura sans doute quelque chose de plus révolutionnaire


dans les écrits que laissera, quelques siècles plus tard, un autre
auteur de confessions : Jean-Jacques Rousseau.

Voyez comment tout nous ramène sans cesse aux effets


moraux dont j’ai parlé, et combien les musiciens qui ne consi-
dèrent la puissance des sons que par l’action de l’air et
l’ébranlement des fibres, sont loin de connoitre en quoi réside
la force de cet art. Plus ils se rapprochent des impressions pu-
rement physiques plus ils l’éloignent de son origine, et plus ils
lui ôtent aussi de sa primitive énergie. En quitant l’accent oral
et s’attachant aux seules institutions harmoniques la musique
devient plus bruyante à l’oreille et moins douce au cœur. Elle a
déjà cessé de parler, bientôt elle ne chantera plus et alors avec
tous ses accords et toute son harmonie elle ne fera plus aucun
effet sur nous.23

Ce texte de Rousseau, extrait, et ce n’est pas anodin, de son


Essai sur l’origine des langues, doit certes être ressaisi dans le
contexte esthétique de son écriture, la fin du Baroque, et en parti-
culier du Baroque français, cartésien, de Jean-Philippe Rameau,
et l’émergence de la musique italienne. Rousseau se démarque
aussi, bien entendu, de l’omniprésence de la ratio mathématique
dans la théorie musicale, qui ne sait décrire que des échelles, des
harmoniques et des tempéraments. La musique comme langage
des passions, honnie par saint Augustin et magnifiée par
Rousseau, est aussi, on le comprend à travers ces quelques textes,
l’occasion de débats passionnés qui appellent à comparaître les
éléments propres de la matière musicale comme autant de vec-
teurs d’enjeux idéologiques. Reste à savoir si ces enjeux sont in-
duits par les idéologies elles-mêmes, ou s’il y a dans le phénomène
musical suffisamment de sens intrinsèque pour porter de telles
idées. Les divergences historiques que l’on constate plaideraient
plutôt pour une nécessaire distance entre la musique et le rôle que
le langage lui fait jouer.

23 Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Chapitre XVII « Erreur
des musiciens nuisible à leur art », Gallimard, Paris, 1990, p. 134.
Analyse musicale 29

Les rapports entre musique et langage, et surtout ceux


qu’ont entretenu ces quarante dernières années musicologie et
linguistique méritent d’être brièvement exposés. Le discours sur
la musique (la musicologie) a naturellement tenté de comprendre
son objet, les œuvres musicales, comme un système de signes,
dans le vaste cadre que le structuralisme et la sémiologie offraient
à l’exploration intellectuelle. Au-delà de cette analogie première
avec la langue qui vient d’une ancestrale connivence avec le chant
et la prosodie, la musique a très vite tenté de se comprendre
comme un système avec sa logique, ses règles, ses styles, etc. Elle a
eu, au fil de son histoire écrite en tout cas, ses « grammairiens »,
d’abord sous la forme de rédacteurs de traités (en général « de
composition »), et puis, curieusement à mesure que les règles,
comme celles induites par la tonalité, perdaient de leur puissance,
sous la forme de concepteurs de théories ou de modèles, capables
de donner à comprendre un idiome « sauvage » sous les traits plus
policés d’un ensemble régulé et cohérent.

Impossible de donner ici tous les éléments de cette évolu-


tion. En 197524, Jean-Jacques Nattiez entreprenait un véritable
bilan des apports et des confrontations entre la linguistique, la
sémiologie et la musicologie. Les notions saussuriennes de syn-
tagme et de paradigme n’ont a priori aucune raison de ne pas
avoir de sens en musique, nous aurons l’occasion d’y revenir. Pour
ce qui est du paradigme, Nattiez rejoint en les amplifiant les no-
tions déjà développées par Nicolas Ruwet.25 Ce type d’analyse
prolonge en quelque sorte l’analyse thématique traditionnelle à
travers une visualisation en tableaux plus conforme à l’esprit
structuraliste. Ruwet propose, qui plus est, une tentative
d’explicitation des procédures de l’analyse. Pour ce qui est du syn-
tagme, ou plutôt de l’axe syntagmatique, l’influence de Noam
Chomsky est déterminante. Elle permet d’envisager la structure
musicale sous une forme arborescente, et donnera lieu, dès 1985,
de la part de deux auteurs américain, Fred Lerdahl et Ray
Jackendoff, dans leur ouvrage A Generative theory of Tonal

24 Jean-Jacques Nattiez, Fondements d’une sémiologie de la musique, op.cit. (cf.


note 14).
25 Nicolas Ruwet, Langage, musique, poésie, éditions du Seuil, Paris, 1972.
30 Jean-Marc Chouvel

Music,26 à une tentative de constitution d’une grammaire généra-


tive de la musique tonale. Formulée selon un ensemble de règles
de groupement, de prolongation etc. s’appliquant à des objets
précis, cette description « grammaticale » peut s’adapter à tout
type de système, et elle a aussi été utilisée par les informaticiens
pour décrire la notation musicale elle-même.

Enfin, il faut aussi parler de la Sémiotique musicale27 de


Eero Tarasti, qui fut un élève de Greimas, et qui se démarque des
modèles arborescents chomskiens : « La différence entre le par-
cours génératif de Greimas et le modèle Chomskien est claire : la
grammaire de Chomsky n’a rien à voir avec les significations,
alors que Greimas prend délibérément en compte la progression
graduelle des significations du niveau profond — celui des struc-
tures sémio-narratives — vers la surface du texte — les structures
discursives ».28 C’est effectivement un autre problème de savoir
comment fonctionne l’appareil musical que de savoir ce qu’il veut
dire, s’il veut dire quelque chose.

André Boucourechliev dans son ouvrage Le langage musical


donne une définition de la musique qui mérite qu’on la considère :
« La musique serait donc un système de différences qui structure le
temps sous la catégorie du sonore. »29 Il résume bien ainsi, même
si c’est à partir d’un autre champ culturel que celui que nous ve-
nons de parcourir très brièvement, l’état d’esprit d’une époque. Ce
n’est pas un hasard si la notion de système est au centre de cet es-
sai de définition. C’est bien parce que le langage et la musique
s’estiment redevable d’un système, que les recherches des linguis-
tes et des musicologues qui se sont inspirés d’eux ont abouti aux
théories que nous venons d’évoquer. Mais le parallèle s’arrête très
tôt. En effet, les « différences qui structurent le temps sous la

26 Fred Lerdahl et Ray Jackendoff, A Generative theory of Tonal Music, Cambridge,


MA: M.I.T. Press, 1983.
27 Eero Tarasti, Sémiotique musicale, PULIM, Limoges, 1996. Voir également les

travaux de Márta Grabócz sur la narrativité musicale : Morphologie des œuvres pour
piano de Liszt, Kimé, Paris, 1996.
28 Ibid., p. 78.
29 André Boucourechliev, Le langage musical, Fayard, Paris, 1993. (italiques de

l’auteur)
Analyse musicale 31

catégorie du sonore », ne représentent qu’une faible part de ce qui


est véhiculé par les langages articulés. Leurs systèmes de
catégorisation, décrits avec précision par la phonologie, ont pour
principale fonction la transparence du code. Certes, un bon acteur
peut changer le sens d’une phrase en jouant avec l’intonation.
Mais le « sémantique » s’élabore la plupart du temps bien au delà.
Il y a donc peu d’espoir, hormis quelques cas limites, de découvrir
une structure (ou syntaxe) commune au langage et à la musique,
même si l’idée, la possibilité de la structure, est évidemment un
outil de description utile dans les deux cas.

De même, le rapport à la forme, c’est-à-dire à la répétition


(ou au paradigme) sera radicalement différent. Sauf dans des cas
exceptionnels, la musique est amenée à redonner à entendre, et
elle joue, avec les redondances, de la subtilité des variations, là où
les règles communes du discours tendent à éliminer toute redite
comme un parasite inutile. Certes, la poésie tend parfois à déve-
lopper un aspect « sonore » bien au delà, en tout cas, de ce que
s’autorise un texte ordinaire, et l’on peut, de même, retrouver en
musique des inflexions « proto-linguistiques », semblables à celles
d’un babil enfantin. S’il convient de tenir compte de ces liens de
parenté très forts, on ne peut pas en déduire pour la musique une
quelconque référence à un code univoque, si ce n’est de manière
assez sommaire, pour des styles précis. La musique ne saurait
être que très imparfaitement le vecteur d’un message immédiat, et
l’acte qui produit un objet sonore comme celui qui consiste à le re-
cevoir, à lui laisser trouver son chemin dans une sensibilité per-
sonnelle, n’entretiennent de rapport direct qu’avec la matière so-
nore elle-même, et pas forcément entre eux. Les théories esthéti-
ques de l’ethos des modes, de la rhétorique musicale, du génie ro-
mantique etc. cherchent à caractériser une possibilité pour la
musique d’être le véhicule d’un sens communicable. Mais d’autres
théoriciens, comme Hanslick30, ou l’esthéticien Georg Lukács31 ont
insisté sur l’immanence et l’autonomie de la musique.

30 Edward Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen (1854) ; trad. française, Du beau


dans la musique, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1986.
31 Georg Lukács, Philosophie de l’art (1912-1914), Klincksieck, Paris, 1981.
32 Jean-Marc Chouvel

Jean-Jacques Nattiez, dans le sillage de la tripartition de


Molino à laquelle nous faisions référence, propose de prendre acte
de ces divergences, et de cerner le discours sur la musique en six
points :
- l’analyse du niveau neutre (ou analyse factuelle des
traits propres à l’objet musical lui-même)
- l’analyse poïétique inductive (ou la déduction, à partir
de l’analyse du niveau neutre des stratégies et des intentions
du compositeur)
- l’analyse poïétique externe (analyse génétique, analyse
du contexte de la composition à partir de documents extérieurs
à l’œuvre elle-même)
- l’analyse esthésique inductive (déduction, à partir de
l’analyse du niveau neutre, des stratégies perceptives)
- l’analyse esthésique externe (enquête auprès des au-
diteurs, psychologie expérimentale)
- l’analyse « communicationnelle », enfin, chargée de
faire la synthèse sémiologique des précédentes, et de détermi-
ner, en particulier, s’il y a eu communication.32

Pour Jean-Jacques Nattiez, l’analyse rejoint la sémiologie


ou la sémantique dans « une tentative de mise en rapport systéma-
tique entre signifiants musicaux et signifiés »33. Il n’exclut pas
pour autant la possibilité d’une herméneutique musicale, dont le
travail d’interprétation, dépassant les contraintes méthodologi-
ques, peut permettre de mettre en rapport des éléments fonda-
mentaux pour notre compréhension de la musique.

L’analyse musicale doit donc permettre la description des


œuvres sonores pour autoriser précisément leur interprétation.
Historiquement, cette description s’est toujours faite en fonction

32 Jean-Jacques Nattiez, Musicologie générale et sémiologie, op. cit. cf. également :


Jean-Jacques Nattiez, La musique, la recherche et la vie, Leméac, Ottawa, 1999, p.60
et suivantes.
33 Ibid. p. 55.
Analyse musicale 33

de catégories définies par diverses théories. Bien souvent, le voca-


ble d’« analyse » ne dépassait pas le cadre d’une simple translitté-
ration. Le cas le plus usuel est par exemple le chiffrage harmoni-
que, issu des théories de la basse continue (Rameau et ses prédé-
cesseurs) et de celle des fonctions tonales (finalisée par Hugo von
Riemann). Cette interprétation, ce « changement de langue », ré-
vélait tout autant les possibilités du système d’analyse que celles
de l’œuvre. Après le travail des premiers sémioticiens de la musi-
que, il semble qu’on puisse dégager une autre attitude, moins liée
au contexte d’un système musical donné, et plus sensible à l’œuvre
en tant que projet autonome.

Paradoxalement, ce recentrement sur l’œuvre elle-même, en


dehors de systèmes généraux, devra s’accompagner d’un gain
d’universalité. En effet, avec l’évolution de l’écriture musicale oc-
cidentale ou l’exploration des musiques extra-européennes, il de-
vient de plus en plus difficilement défendable d’avoir une théorie
par style et encore moins une théorie par œuvre. Il faudra bien re-
formuler les grilles d’analyse pour qu’elles accompagnent ce que
notre oreille s’autorise de plus en plus, dans l’exploration des in-
nombrables possibilités historiques, géographiques et imaginaires
du musical.

Quand le personnage central de La Recherche entend, sous


les doigts de Madame Swann, la fameuse Sonate, il déclare :
« Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu com-
pliquée qu’on écoute pour la première fois. » Et il poursuit :
« Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la
compréhension, mais la mémoire. »34 « […] les beautés qu’on dé-
couvre le plus tôt sont celles dont on se fatigue le plus vite. […]
[Le] temps qu’il faut à un individu […] pour pénétrer une œuvre
un peu profonde, n’est que le raccourci et comme le symbole des
années, des siècles parfois, qui s’écoulent avant que le public
puisse aimer un chef-d’œuvre vraiment nouveau. »35 Il faut être
conscient de cette difficulté dans l’abord des œuvres d’art, et res-
ter très modeste sur le jugement que l’on peut porter sur elles.

34 Marcel Proust, op. cit., p. 529.


35 Id., p. 531.
34 Jean-Marc Chouvel

Rien ne garantit vraiment à l’analyste que ses critères lui permet-


tent de mettre en avant des catégories adéquates. Il ne fait sou-
vent qu’accompagner la compréhension d’une musique sans ja-
mais pouvoir prétendre circonscrire, ni même limiter, cette com-
préhension.
Analyse musicale 35

I. 2. Schème descriptif sous-jacent : la tripar-


tition « espace-modèle-objet »

Toute théorie descriptive doit d’abord commencer par définir


son univers. Même si cela semble un peu éloigné de l’objectif que
l’on se fixe a priori, cet effort axiomatique est le substrat du
déploiement ultérieur, et il n’est pas inutile de lui donner des
fondations solides. L’univers de la musique est bien du côté du
son, et ce que nous savons du son, c’est en général l’acoustique qui
nous l’a appris. Mais si elle ne peut certainement pas l’ignorer,
l’analyse musicale ne se réduit pas à l’acoustique. On pourrait
même dire qu’elle commence là où l’acoustique finit, c’est-à-dire
précisément au moment où l’onde sonore atteint nos oreilles.
D’ailleurs les systèmes de captation et de reproduction sonore les
plus sophistiqués font appel à des « têtes artificielles » où les
capteurs sont précisément situés à la place des oreilles, et la
reproduction par casque audiophonique est elle aussi la plus fidèle
dont nous disposions actuellement. Autrement dit, l’analyse
s’occupera de l’onde sonore constituée qui parvient à nos oreilles.

Cela n’est pas une évidence, car la plupart des analyses


s’occupent surtout de partitions, et de ce fait, s’apparentent da-
vantage à l’analyse de texte qu’à l’analyse du signal. Ce n’est à
vrai dire qu’une commodité, car aucun musicien ne défendrait
l’idée que la partition soit autre chose qu’un moyen de retrouver,
par le jeu instrumental ou la lecture intérieure, le son originaire
dont elle est sensée être l’image. Ce qui ne veut pas dire que l’on
ne puisse pas trouver des qualités plastiques ou même littéraires
à l’ensemble de signes qui constitue une partition. En fait, la
partition est déjà un outil de description qui schématise, soit di-
rectement le résultat sonore, soit le geste instrumental (cas des ta-
blatures), mais toujours dans la perspective du résultat sonore.
L’existence de la partition est un cas particulier : de très nom-
breuses musiques n’y ont pas recours, et l’analyste risque d’être
fort démuni s’il se limite à ce média. Car il est des musiques qui
36 Jean-Marc Chouvel

échappent entièrement à toute tentative de notation, voire des cas


où la notation a eu un effet plutôt nocif, sur la transmission même
des répertoires, car elle était trop réductrice et probablement ina-
daptée. Ceci dit, n’est-il pas impossible d’analyser directement le
signal sonore ? En quoi consiste donc l’analyse si elle ne s’autorise
pas à recréer, à partir de ce signal, des objets, qui ne sont rien
d’autre, in fine, que des « notes », au sens large ?

La théorie de l’information peut nous aider à comprendre un


peu mieux les enjeux de ce premier niveau de transcription. Il
correspond, grosso modo, à ce qui fait la différence entre un fichier
« son » et un fichier « MIDI ». Le premier contient toutes les spéci-
ficités de détail, le souffle de l’instrumentiste, les mille nuances
d’expression et de phrasé… Le second nous livre une image certes
rigoureuse, mais sans vie, dont le rendu sonore va dépendre
fortement du « module de son » piloté (échantillonneur, synthéti-
seur…). Cette réduction a gommé toutes les aspérités si im-
portantes dans le plaisir que l’on a à entendre telle ou telle inter-
prétation. On n’a gardé de la partition qu’un schéma abstrait, qui
serait peut-être suffisant si les appareils de reproduction savaient
le lire avec la même conviction qu’un bon interprète, mais qui
reste terriblement dépendant des possibilités technologiques. Mé-
taphoriquement, on peut comprendre par là comment l’analyse
peut rester à l’écart de la musique si elle ne prend pas garde à se
doter systématiquement d’un bon outil de restitution, un bon
« module de son », si elle ne travaille pas, en somme, son
« interprétation »36.

Ce passage du signal sonore à la note est aussi l’archétype


d’une forme de schématisme que l’on appellera ici la tripartition
« espace-modèle-objet » (qui n’a rien à voir, bien entendu, avec la
tripartition proposée par Jean Molino). Notre compréhension du
monde fonctionne sur ce principe de construction : les atomes for-

36 Il est à noter que ces problématiques sont au centre des recherches sur le codage
numérique du son. Les procédés de « compression » audiovisuels vont dans le sens
d’une plus grande compréhension des données pertinentes pour la perception car cela
permet, sous réserve d’un codage et d’un décodage adéquat, de transférer une moins
grande quantité d’information.
Analyse musicale 37

ment des molécules qui forment des cellules qui forment des orga-
nes qui forment des individus qui forment des groupes sociaux…
Avec l’idée qu’en parlant à individu, on ne s’adresse pas à tous ses
atomes. Mais sans l’édifice fragile des atomes, il n’y a pas non plus
d’individu…

Dans le cas de la musique, les atomes seraient, si l’on veut,


les échantillons du signal37. À ce niveau, l’analyse pourrait se ré-
véler invraisemblablement fastidieuse. Les ordinateurs autori-
sent, ceci dit, des explorations automatiques qui sont envisagea-
bles dès ce niveau. Les premiers « objets sonores » se constituent
sur le modèle d’une évolution dynamique, ou enveloppe, qui com-
prend une attaque, et une désinence, avec éventuellement un pla-
teau. Ces objets se détachent sur un fond que l’on suppose de si-
lence, mais qui est en général un bruit plus ou moins régulier et
uniforme. Cet effet de figure sur fond est un élément majeur de la
théorie de la Gestalt. Mais au delà ou en deçà de la psychologie, il
est indispensable à toute description structurée de l’univers. On
peut reprendre l’exemple d’une note MIDI. Outre le référencement
préalable à une banque de son, cet « objet sonore » est donné par
l’énoncé d’un événement de début, qui comprend diverses préci-
sions comme la hauteur de la note et la « vélocité » (liée à
l’intensité dynamique) et d’un événement de fin (qui, dans le cas,
par exemple d’un « sustain », ne correspond pas forcément à la vé-
ritable fin). Toute modification de paramètre (glissé de hauteur
(pitch bend), modulation dynamique…) nécessite un événement
supplémentaire. On peut considérer la banque de son comme un
espace et l’enveloppe, ou la séquence d’événements que l’on vient
de décrire, comme un modèle qui produit, appliqué à cet espace,
un objet : la note. Cette note appartient alors à un nouvel espace,
celui constitué par l’ensemble des notes, que l’on va pouvoir mo-
deler à l’aide d’autres types de modèles (accords, fragments mélo-
diques etc.) de manière récursive, chaque niveau d’espace ainsi dé-
fini possédant bien sûr sa spécificité.

37 C’est un des acquis de la théorie de l’information, qui permet de déterminer que


pour reproduire un signal de bande passante 20-20KHz (en gros les limites de
l’audition humaine), il faut au moins l’échantillonner à 40KHz (on a choisi un peu
plus que le minimum : 44.1KHz, pour la norme des CD Audio).
38 Jean-Marc Chouvel

objets 1, objets arrondis


espace 1, constitué d’objets arrondis
modèle 1, consistant à grouper par deux les objets

objets 2, paires d’objets 1 reliés


espace 2, constitué de ces paires
modèle 2, constitué d’un groupement par trois

objet 3, trio de paires d’objets arrondi …

OBJETS 1 MODELE 1 OBJET 2


+
élément
ESPACE 1 nouveau, OBJETS 2' MODELE 2 OBJET 3
perturbation

ESPACE 2
hiérarchie des niveaux d'intellection
imbrication des espaces
Fig. 3: Représentation schématique de la constitution structurée des
objets d’un univers, en parallèle avec un schéma de la tripartition
conceptuelle de la forme en espace, modèle et objet.

Cette façon de voir les choses irrigue discrètement bien des


aspects de notre manière de penser la réalité. La théorie des en-
Analyse musicale 39

sembles a prouvé son efficacité dans la description de l’espace. Es-


sayons de nous représenter maintenant les notions précédentes
dans le temps… Imaginons que nous sommes au tout début de
l’écoute d’une œuvre inconnue : au bout de quelques dixièmes de
secondes, le signal acoustique, du fait d’une répétition périodique,
d’une courbure dynamique, etc. permet déjà de différencier le son
(spectre discret) et le bruit (spectre continu), la percussion ou les
tenues... Au bout de quelques secondes, les «notes» précédentes
sont devenues un thème, rythmique, mélodique, etc. Autrement
dit, il y a eu un passage de l’objet note ou percussion par exemple,
à un objet supérieur qui commence à configurer un autre niveau
d’intelligibilité…

Ce schéma ensembliste n’échappe pas, même avec le concept


d’événement, à une tentation « spatialisante ». La transmission de
la représentation semble passer par la mise en œuvre de l’image
au sens concret. Il y a une difficulté inhérente à la description de
tout phénomène temporel que la physique connaît bien. On ne sait
pas représenter sur une feuille de papier des trajectoires, ou si l’on
préfère, des traces indexées par le temps. L’outil le plus utilisé par
les acousticiens, le sonagramme, est en fait une matrice qui donne
la présence à tel ou tel instant d’une énergie dans une bande de
fréquence. La continuité de la présence de cette énergie donne la
continuité de l’objet au delà de l’instant. Le rapport entre flux et
objet s’inscrit peut-être dans cette continuité, et la discontinuité
qui s’opère aux frontières de l’objet. Mais l’objet est peut-être
avant tout la saisie d’une totalité, ou groupement, tel que les cri-
tères gestaltistes l’ont formalisé.

Pour mémoire, ces critères sont les suivants :

- proximité (éléments proches) [ce qui suppose une dis-


tance appropriée dans l’espace qui sert de substrat]

- similarité (éléments semblables) [là encore, il faut une


distance qui évalue la variabilité entre les éléments]

- destin commun (éléments entraînés dans une même


orientation)
40 Jean-Marc Chouvel

- bonne continuité (éléments dont le groupement engen-


dre une bonne forme) 38

Néanmoins, le tracé de ces frontières de groupement n’a pas


de raison d’être manifeste et indubitable, même si, en pratique,
c’est souvent le cas. On peut assez facilement générer des para-
doxes où se révèlent des conflits entre les différents critères, ou
simplement trouver des cas de figure où ils s’appliquent très mal,
ou même, pas du tout. Ce genre de paradoxe fut d’ailleurs, sur le
plan visuel, un des principaux thèmes de la théorie de la Gestalt.
Le concept d’objet, réduit à l’opération « mettre des billes dans une
case », est très probablement une limite inhérente à la position
formaliste. Un certain nombre d’œuvres entre en conflit avec cette
logique, ce qui a, bien entendu, également un sens.

Dès lors, on ne saurait assigner à l’analyse pour seul but de


décrire un objet « en le casant dans les petits tiroirs des pré-
conceptions »39. La première tâche de l’analyse serait donc de res-
taurer les dimensions de l’objet qui permettent de le comprendre
dans son intégralité. La description close et clôturante du forma-
lisme deviendrait alors une démarche plus ouverte, laissant adve-
nir des interprétations multiples, non pas contradictoires, mais
complémentaires. L’objet resterait bien la « bille » qu’on peut ma-
nipuler, mais la « case » serait un concept beaucoup plus versatile,
adaptable à la spécificité d’une description, d’un contexte, d’un
mode d’approche.

38 Wertheimer (1923) Laws of organisation in perceptual forms in Ellis (Ed.) A


Source Book of Gestalt Psychology, Londres, Routledge et Kegan, 1938, cité par
Irène Deliège, Perception des formations élémentaires de la musique, Analyse
Musicale, SFAM, Paris, 4e trim. 1985, p. 21.
39 L’analyse musicale se contente pourtant bien souvent de cela quand elle « classe »

les accords ou les éléments de la forme. Cette démarche constitue sans doute le socle
de la « langue commune » des analystes et elle a sa nécessité. Le problème surgit
quand la « nouveauté » de l’œuvre — ou la nouveauté de l’écoute — remet en cause
ces catégories prédéfinies.
Analyse musicale 41

I. 3. Représentation analytique : la théorie des


trois liens

Mais l’idée d’interprétations complémentaires, de même que


les multiples impressions subjectives décrites par Proust, n’est en
aucune manière contradictoire avec celle d’une argumentation qui
maîtrise ses présupposés et ses outils d’explicitation. C’est préci-
sément ce à quoi il faut désormais nous employer.

Ian Bent ouvre son célèbre livre consacré à l’analyse musi-


cale 40 par une définition qui rejoint parfaitement le concept classi-
que d’analyse, tel qu’il s’oppose à la « synthèse » :

L’analyse musicale est la résolution d’une structure mu-


sicale en éléments constitutifs relativement plus simples, et la
recherche des fonctions de ces éléments à l’intérieur de cette
structure.41

Il ajoute :

L’usage courant du terme « analyse musicale » condui-


rait cependant à en proposer une définition plus générale : la
partie de l’étude de la musique qui prend pour point de départ
la musique en soi plutôt que des facteurs qui lui seraient
externes.42

La notion de « musique en soi » est évidemment problémati-


que, au moins autant que celle de « niveau neutre » dans la tripar-
tition de Molino. Quelle que soit la nécessité pour une science de
définir son « système », c’est-à-dire avant tout les frontières de son
champ d’intervention, il est fort peu pertinent, dans le cas de la
musique, d’opérer cette coupure de manière trop radicale.

40 Ian Bent, L’analyse musicale, op. cit.


41 Ibid. p. 9.
42 Ibid.
42 Jean-Marc Chouvel

On peut essayer de résumer, en tenant compte de toutes ces


considérations, le propos de l’analyse musicale en trois questions :
quoi ? comment ? et pourquoi ? Le quoi et le comment concernent
l’« interne » du système. Ces deux questions rejoignent la défini-
tion de Ian Bent : quoi, ce sont les « éléments constitutifs » et la
nature de ces éléments ; comment, ce serait, toujours suivant les
termes de Ian Bent, « la recherche des fonctions de ces éléments »,
ou si l’on préfère leur agencement, les modèles qui président à leur
mise en œuvre. Pour la sémiologie, le quoi et le comment recou-
vriraient assez bien les notions de paradigme et de syntagme.
D’un point de vue plus traditionnellement musical, il s’agit de ce
qu’on convient d’appeler le matériau et la composition, au sens
étymologique de ce terme. Les questions de l’analyste rejoignent
sur ce terrain les questions techniques du compositeur. Mais pas
plus qu’un véritable compositeur ne peut se limiter à un simple
« artisanat » musical43, l’analyste digne de ce nom doit aussi exa-
miner le contexte de l’œuvre et toutes les implications réciproques
qui la nourrissent. C’est la question du « pourquoi ? » qu’il faut
comprendre comme explication causale, à la fois première et fi-
nale, la cause première étant celle dont l’œuvre découle (e.g. la
fameuse « idée du compositeur »), la cause finale celle que l’œuvre
implique (la visée intentionnelle, explicite ou implicite), le pour
quoi ? La prise en compte des « facteurs externes » devient dans
cette perspective un élément essentiel de la démarche analytique,
même si évidemment le champ de cet externe doit être précisé. En
sémiologie, outre ce qu’on peut appeler « paradigmatique ex-
terne », voire « connotation », cette dénommination recouvre éga-
lement tout le domaine de la sémantique, c’est-à-dire à la fois le
sens attribué à un matériau donné, mais aussi celui qui découle de
la formulation temporelle des éléments. On quitte peut-être, ce
faisant, l’« en soi » ou plutôt le « chez-soi » du musical. C’est pour-
tant dans cette orbe plus vaste que se constitue véritablement la
musique comme art vivant. 44

43 C’est le sens de la distinction faite par Schœnberg entre composition dodé-


caphonique et composition dodécaphonique.
44 Les questions du qui ? ou du pour qui ? sont rattachées à celle du pourquoi ?
d’une manière indissociable. Mais l’analyse musicale n’est pas directement une
science du sujet comme peuvent l’être la psychologie ou la sociologie de la musique.
Analyse musicale 43

Quelle que soit la légitime attention que le musicologue


porte à l’objet musical lui-même, il ne lui rendra pleinement jus-
tice qu’en l’inscrivant dans l’ensemble de ses enjeux, et en faisant
comprendre comment les choix techniques dont il doit rendre
compte sont aussi porteurs d’un sens, un sens individuel mais
aussi social et historique. C’est l’articulation entre la description
et l’interprétation qui fera toujours la valeur d’une analyse. L’un
sans l’autre serait vain. Une analyse qui se contenterait de décrire
ses objets, dans une longue litanie pléonastique de « il y a », est
tout aussi inutile qu’un long discours philosophico-esthétique qui
n’entretiendrait plus aucun rapport à une œuvre précise.

Quoi ? Comment ? Pourquoi ? Ces trois questions, qui sont


celles de l’analyse, sont aussi plus généralement celles de l’enten-
dement45. La connaissance d’un objet proposé à l’entendement a
sans doute beaucoup à nous dire sur l’entendement lui-même.
Autrement dit, l’objet musique nous informe sur le sujet musicien
ou mélomane, et ceci bien plus précisément, sur certains points,
que les témoignages décalés et partiels des uns et des autres. Il
n’y aurait donc aucune surprise à retrouver ces questions au
centre des préoccupations des sciences cognitives. Quoi ? c’est la
question de la reconnaissance. Comment ? c’est la question de
l’articulation temporelle. Pourquoi ? c’est la question de
l’attribution du sens. Derrière ces questions, derrière la manière
dont nous articulons le quoi et le comment, et derrière l’immense
champ d’interprétation qui s’ouvre avec le pourquoi, ne tentons-
nous pas d’entrevoir, au fond, la question du qui ? Car l’analyse,
que ce soit au niveau de l’explicitation de sa propre méthode ou
par l’éclairage qu’elle nous donne des œuvres, ne vise-t-elle pas
avant tout à nous informer sur l’être humain qui les vit ?

45 Il convient de rappeler ici les propos de Hume dans le Traité de la Nature


Humaine, (Garnier-Flammarion, Paris, 1995, p.53-54) : « Il est impossible que les
mêmes idées simples s’organisent régulièrement en idées complexes (comme elles le
font communément) sans un lien qui les unisse, une qualité qui les associe,
permettant à une idée d’en introduire naturellement une autre. […] Les qualités qui
sont à l’origine de cette association et qui conduisent l’esprit d’une idée à une autre
de cette manière là sont au nombre de trois, à savoir la RESSEMBLANCE, la
CONTIGUÏTE dans le temps ou dans l’espace, et la relation de CAUSE à EFFET. »
44 Jean-Marc Chouvel

C’est donc à partir d’une conception simple des éléments


fondamentaux de tout discours musical qu’il convient de cons-
truire une méthode d’explicitation du contenu formel / structurel /
sémantique des œuvres. L’analyse revient alors à rendre compte
de trois types principaux de liens :

- lien interne d’équivalence formelle (paradigmatique in-


terne)

- lien interne d’inclusion structurelle (groupement, syntag-


matique…)

- lien externe d’association (paradigmatique externe) ; il


existe évidemment de très nombreux liens de ce type, aux diffé-
rents niveaux de la structure, vers des espaces « extra-musicaux »
de nature diverse.

La notion de « système » en tant que frontière entre un exté-


rieur et un intérieur est évidemment déterminante, sachant que
l’on peut aussi en utiliser toutes les souplesses et tracer la fron-
tière de ces systèmes en fonction de ce que l’on désire explorer.

Ruwet fut un des premiers à considérer la nécessité


d’expliciter les procédures qui permettent de manière systémati-
que la révélation de ces liens.46 En fait, poser le problème de
l’explicitation des procédures d’analyse revient à réaliser un mé-
canisme cognitif au sens cybernétique du terme. De là à chercher
à rendre ce mécanisme le plus conforme possible aux réalités de la
perception, il n’y a qu’un pas. Une contrainte en particulier est dé-
terminante : la notion de temporalité. L’analyse, si elle veut se
rapprocher de cet élément, doit accepter de se concevoir « en
temps » (ce que Ruwet, comme tous les analystes de la musique,
ne faisait pas, puisqu’il considérait la partition comme un objet
disponible, « hors temps », à plusieurs relectures successives).
L’analyse devra donc tenter de rendre compte de l’élucidation pro-
gressive des éléments (le matériau musical au sens large), et dé-

46 Nicolas Ruwet, Langage, Musique, Poésie, op. cit. p. 112 et suivantes.


Analyse musicale 45

terminer ainsi leur potentiel de signification dans la constitution


d’un geste sonore tel qu’il est vécu.

I. 4. Aspects cognitifs

I. 4. 1. La métaphore des connexions neuronales

Les théories de la connaissance n’ont pas attendu la vogue


actuelle du cognitivisme pour réfléchir à notre façon d’appré-
hender le monde. Les philosophes, et en particulier dans la
tradition phénoménologique, ont beaucoup travaillé ces questions.
Car le problème de l’écoute déborde largement le simple domaine
de la psychologie cognitive. Le cognitivisme lui-même ne se limite
pas à la psychologie, et il était plus proche, à l’origine, des sciences
de l’information et de l’intelligence artificielle (ce qu’on a appelé
un temps la « cybernétique »). Plus encore que les sciences cogniti-
ves, les neuro-sciences ouvrent la porte de la connaissance de no-
tre comportement cérébral réel. Elles permettent d’entrevoir
comment notre pensée est « implémentée », pour reprendre le
terme qu’utilisent les informaticiens pour désigner la traduction
d’un algorithme dans un langage informatique opérationnel. Pour
les neuro-sciences le sujet devient objet. À tel point que l’on peut
prétendre à une « biologie de la conscience » suivant le titre d’un
ouvrage de Gerald M. Edelman47.

En fait, les neuro-sciences nous apprennent d’abord la va-


riabilité de l’être humain. La constance des fonctions qu’il est ca-
pable d’assumer doit être mise en regard de la diversité des situa-
tions auxquelles il doit s’adapter. « Les gènes peuvent seulement
prédéterminer l’ordre statistique, et un chaos originel doit régner
sur les réseaux d’apprentissage, car l’apprentissage construit un

47 Gerald M. Edelman, Biologie de la conscience, (paru en anglais sous le titre Bright


Air, Brilliant Fire : On the Matter of Mind), Odile Jacob, Paris, 1992-2000.
46 Jean-Marc Chouvel

nouvel ordre en fonction d’une modalité d’utilisation48 ». Cette


phrase de Pitts et McCulloch (1947) résume assez bien en quoi
l’esprit peut prétendre être un des rares systèmes négentropi-
ques49 de l’Univers. La dépense de l’énergie (qui demeure entropi-
que50) liée à l’apprentissage se fait dans le sens d’une conquête de
l’ordre. Cela a évidemment des conséquences majeures sur notre
perception de la musique. L’apprentissage d’une « culture » musi-
cale, s’il est trop restrictif et trop fermé, peut nous amener à cons-
truire des circuits tellement exclusifs que nous refusons
d’entendre ce qui ne s’y rapporte pas. C’est un problème beaucoup
plus vaste que la simple catégorisation musicien / non-musicien
souvent pratiquée par les cognitivistes expérimentalistes.

La conception modulaire du cerveau ne doit pas non plus


faire écran à la réelle complexité des traitements qui s’y opèrent.
Quelle que soit la spécificité des cartes neurales, les liaisons adja-
centes qui leur permettent de communiquer entre elles sont tout
aussi importantes, et nous donnent à réfléchir sur les limites d’un
fonctionnement strictement hiérarchique. Cette « science des liai-
sons », que les neurones possèdent à la puissance n, est peut-être
une belle métaphore de ce que nous attendons de l’analyse : met-
tre en évidence les liens qui sont à l’œuvre dans une musique.

48 Walter Pitts et Warren S. McCulloch, How we know universals, the perception of


auditory and visual forms, Bulletin of Mathematical Biophysics, volume 9, 1947,
p. 127. (citation originale : « Genes can only predetermine statistical order, and
original chaos must reign over nets that learn, for learning builds new order
according to a law of use. »)
49 Ce terme a été introduit par Theilard de Chardin pour désigner la possibilité de

s’opposer aux lois de la thermodynamique qui prédisent un accroissement de


l’entropie et, ce faisant, du « désordre » de l’Univers. Le terme de « désordre » doit
bien sûr être compris avec beaucoup de prudence pour éviter de profonds
malentendus.
50 De nombreux systèmes d’observation de l’activité cérébrale reposent sur la

localisation des dépenses énergétiques.


Analyse musicale 47

Fig. 4 : a) dessin de Jamon y Cajal (1900) issu de préparations de


Golgi (section du cortex) ; b) schéma des réseaux neuronaux
impliqués dans la perception (ici visuelle) 51.

51 Pitts et McCulloch, op. cit. p.134 et 135.


48 Jean-Marc Chouvel

Les schémas précédents entretiennent une connivence trou-


blante avec la représentation de certaines analyses qui conjuguent
les aspects formels (liens paradigmatiques à travers le temps) et
structurels (liens de groupement). Ce n’est évidemment qu’une
métaphore, car on ne saurait confondre les variables d’espace pré-
sentées par ces couches neuronales et les variables temporelles
des analyses musicales.
a b a c d a bʼ dʼ
Flux des événements primaires (surface) temps

Liaisons
Paradigmatiques
(équivalences
formelles)*

reconnaissance
et
différenciation

Liaisons
syntagmatiques
Liaisons (imbrications
métaformelles structurelles)
(équivalence du
modèle hors Liaisons saisie de la globalité
niveau structurel) "externes"
visée de
* les équivalences paradigmatiques sont à
envisager dʼun point de vue multidimentionnel l'idée ou du
concept

Fig. 5 : Schéma de réalisation d’une analyse qui rendrait compte des


différents types de liens entre événements.

La musique, en donnant accès, grâce aux partitions ou aux


enregistrements, à des objets accessibles, réels, permet de mettre
à distance deux fictions de la psychologie cognitive : le sujet
« idéal » et le sujet « moyen ». Le fait de révéler par l’analyse un
« lien », qu’il soit interne ou externe à l’œuvre, hiérarchique ou de
similitude, n’implique absolument pas que ce constat recouvre
systématiquement une réalité perceptive. Mais une certaine ri-
Analyse musicale 49

gueur dans la démarche analytique peut nous permettre de mieux


comprendre quel projet temporel et sémantique une œuvre musi-
cale propose à la perception. Et ces indications sont un révélateur
puissant des objets que l’esprit se construit pour satisfaire à ses
propres exigences et ses propres désirs, pour ne pas parler de la
simple jouissance de son fonctionnement.

I. 4. 2. Projet de l’analyse cognitive

Nous avions suggéré une définition de l’objet de l’analyse


musicale qui n’est pas sans incidences sur sa théorie : ce serait,
qu’il s’agisse de partition, d’enregistrement ou du concert lui-
même, une séquence d’événements ordonnés pour l’écoute. Cette
séquence ne recouvre pas l’ensemble du moment esthétique, qui
comprend, en sus, des événements « mentaux » — soit déclenchés
par l’écoute elle-même, soit relativement indépendants — qui
prennent part à l’expérience auditive. Mais ceux-ci — pour autant
qu’on puisse les connaître — ne seront déterminés que d’une
manière individuée, et probablement fluctuante. Cette limitation
acceptée, le problème de l’analyse musicale reste posé. La destina-
tion de la musique — l’« écoute » — n’est que rarement prise en
compte dans les théories analytiques, à quelques exceptions près
comme la théorie de l’implication-réalisation (Meyer52, Narmour53)
et certains aspects de la théorie générative (Lerdhal et
Jackendoff54).

Il s’agit ici de déployer une axiomatique de l’analyse musi-


cale qui n’occulte pas la destination finale de la musique : l’écoute
en tant que système cognitif temporel. Le projet de ce qu’il
conviendra d’appeler « l’analyse cognitive » peut s’inscrire dans les
propositions suivantes :

52 e. g. Leonard B. Meyer, Emotion and Meaning in Music, The University of


Chicago Press, Chicago, 1956.
53 Eugene Narmour, The analysis and cognition of melodic complexity : the
implication-realization model, University of Chicago Press, Chicago, 1992.
54 Fred Lerdahl et Ray Jackendoff, op.cit.
50 Jean-Marc Chouvel

- rendre compte de manière dynamique de la constitution


des œuvres. En ce sens, l’analyse cognitive peut chercher à se
concrétiser comme « analyse en temps réel ». Cela implique de ré-
intégrer les concepts du structuralisme, décrits jusqu’à présent
« hors temps », dans la logique du flux temporel ;

- rendre compte des mécanismes de constitution de la pen-


sée. Ce qui ne veut pas dire mimer directement le cerveau hu-
main, mais tenter de comprendre les fonctionnalités de l’en-
tendement. Même si cette démarche peut paraître proche de
certains aspects de la philosophie (phénoménologie), sa visée est
plus directement heuristique, opérationnelle, immédiatement ap-
plicative ;

- comprendre intimement les œuvres de l’esprit. En ce sens,


l’analyse cognitive permet de proposer des résultats qui concer-
nent directement l’esthétique ainsi que l’histoire des idées et des
mentalités. Elle fait l’hypothèse qu’il est possible de remonter de
la connaissance du projet inscrit dans les œuvres à celle de l’esprit
qui les a conçues et qui les reçoit.

D’une manière concrète, l’analyse cognitive doit permettre :

- le décryptage de l’ensemble des relations impliquées dans


l’œuvre (c’est-à-dire l’ensemble des liens décrits dans le schéma de
la figure 5) ;

- la conservation optimisée de l’intégralité de l’information


(mémorisation intelligente). L’œuvre doit pouvoir être reconsti-
tuée à partir des éléments de l’analyse, mais pas sous la forme
d’un enregistrement pur et simple (la litanie des « il y a » du ni-
veau zéro de description). L’optimisation doit permettre une mi-
nimisation de l’encombrement mémoriel .

La contradiction entre conservation intégrale de l’infor-


mation et minimisation de l’encombrement mémoriel est un des
éléments essentiels de l’analyse cognitive. Ce « compactage »
implique une forme de compréhension, avec ou sans code, de la
séquence d’événements. Il faut toutefois être conscient que de
Analyse musicale 51

telles contraintes, optimisées dans un cadre informationnel,


peuvent s’avérer peu réalistes dans un contexte esthétique où
l’aspect hédoniste ne s’apparente que très partiellement avec le
projet de l’apprentissage. On peut toutefois faire l’hypothèse que
nos performances mnésiques doivent quelque chose aux mécanis-
mes cognitifs décrits par l’analyse. L’analyse cognitive, en se don-
nant pour but de dresser le compte-rendu précis de toutes les opé-
rations disponibles dans la matière d’une œuvre, d’en dresser une
« cartographie » exhaustive, doit donner à voir le « potentiel de re-
présentation » d’une œuvre donnée. Ces représentations, pour au-
tant qu’on apprenne à les lire, sont des outils précieux pour la
recherche des déterminations stylistiques et l’explicitation des
projets esthétiques.

I. 4. 3. Procédures de construction des diagrammes formels

Essayons maintenant de passer des principes généraux à un


algorithme concret qui permette de répondre à l’ensemble des cri-
tères que nous venons de définir. Cet algorithme étant un peu dif-
ficile à comprendre au premier abord, nous allons essayer de nous
familiariser pas à pas avec sa logique. Réduisons-le, dans un
premier temps, à sa dimension « formelle ». C’est celle qui nous est
apparue en premier lieu.55

Un schéma traditionnel qui vient à l’esprit quand on parle


de forme musicale est celui de la forme ABA. Cette formule peut
effectivement paraître emblématique de la forme musicale. Es-
sayons de comprendre pourquoi. Affranchissons-nous d’abord de la
disposition linéaire des chaînes de symboles issues de la tradition
sémiologique (ABA en est justement le prototype). Cette simple
formule nécessite des mécanismes minimaux qu’il est préférable
de ne pas donner pour acquis. La segmentation est le premier de
ces mécanismes, sous-entendu par la clôture des signes eux-
mêmes. Du premier A au B, ce qui a été opéré est de l’ordre de la
distinction. Il faut clore le A, assumer une rupture dans la conti-

55 Jean-Marc Chouvel, Musical form, from a model of hearing to an analitic


procedure, Interface, Amsterdam, Vol. 22 (1993), p.99-117.
52 Jean-Marc Chouvel

nuité du flux, pour qu’une entité B soit possible. Quant au retour


du A, il suppose une capacité de reconnaissance. Il s’agit en fait de
pouvoir répondre non ou oui à une même question, celle de la si-
milarité, ou, si l’on préfère, de l’équivalence paradigmatique.
A reconnaissance
A
distinction distinction

B
Fig. 6: Reconnaissance et distinction : cas de la forme « ABA ».

Sans ces deux capacités minimales, la notion même de


forme du temps ne paraît pas pouvoir être fondée : on reste dans
l’univers du bruit, de l’indifférencié, ou, ce qui revient au même,
du silence cognitif. Il est fort possible que les difficultés d’un
l’auditeur confronté à une musique inconnue (que ce soit du fait de
sa nouveauté historique ou de l’éloignement de son appartenance
culturelle), soient principalement liées à une incapacité à assurer
ces fonctions élémentaires. On peut imaginer aussi que ces mêmes
fonctions, par l’universalité de leurs principes, peuvent permettre
à un auditeur d’accéder à toutes sortes de musiques au-delà des
codes de chaque « langage » particulier. C’est le versant optimiste
de la même question.

Quoi qu’il en soit, cette simple constatation permet de pro-


poser un mode de représentation du musical qui n’a pas grand
chose à voir avec le traditionnel diagramme fréquence/temps. En
effet, toujours en reprenant l’exemple simple de notre forme ABA,
on peut envisager l’espace d’inscription de la forme du temps non
pas comme l’espace physique des hauteurs, mais comme un espace
de mémorisation du matériau musical. Il est alors possible de
concevoir séparément le matériau mémorisé et son déploiement
temporel. L’ordre adopté sur l’axe du matériau mémorisé n’est
plus désormais un ordre référencé à la spatialité, mais un ordre
d’apparition et de découverte dans le temps.
Analyse musicale 53

axe d'écoulement temporel

A
B
axe du diagramme formel
matériau
mémorisé

Fig. 7: Diagramme formel: cas de la forme « ABA ».

Les diagrammes formels, tels que nous venons de les intro-


duire, sont un outil analytique tout à fait précieux. Mais ils ne
trouvent véritablement leur sens que s’ils correspondent pour
l’analyste à une conscience accrue de la temporalité. Même si
l’analyse, du fait de la distance à l’œuvre qu’elle est sensée intro-
duire, est nécessairement hors-temps, la position de l’analyste ne
devrait pas être différente de celle d’un auditeur, s’il veut rendre
compte, bien entendu, de ce temps spécifique à l’expression musi-
cale. Un algorithme très simple permet de procéder à la construc-
tion des diagrammes formels. Le même algorithme, qui traduit un
mécanisme en temps réel, fournit une première base pour un
éventuel modèle de l’audition.

pour chaque fragment entendu :


comparaison avec les fragments précédents ;
s’il est différent : inscription en mémoire « matériau » ;
dans tous les cas: inscription en mémoire « forme » ;

Un tel algorithme est évidemment d’une très grande géné-


ralité. Il ne comporte aucune restriction particulière au niveau de
la notion de fragment si ce n’est celle d’une homogénéité suffisante
pour autoriser la fonction de comparaison. En particulier, rien
n’oblige le fragment à être pensé comme segment, ce qui permet
d’envisager l’analyse de la polyphonie. Notons au passage que la
très grande généralité du terme « fragment » autorise à appliquer
ce même algorithme, au-delà de la musique, à toute expression ar-
tistique vécue dans le temps. Un peu moins tributaire peut-être de
la sémantique de son matériau, la musique admet sans doute plus
spontanément l’expression du sens au niveau de la forme et des
structures.
54 Jean-Marc Chouvel

Cet algorithme met en place deux types de « mémoires » :


une mémoire « matériau », et une mémoire « forme ». Nous com-
menterons plus loin la pertinence du terme de « mémoire » et son
rapport aux véritables fonctions mémorielles de l’esprit humain. Il
apparaît clairement que la forme du temps, pour exister en tant
que forme, doit s’inscrire dans un espace, mais un espace tout à
fait particulier. C’est cet espace que l’on convient de nommer
« mémoire ». La spécificité de ce type d’espace et la représentation
de la forme convergent. En effet, cette représentation est soumise
comme nous l’avons déjà suggéré, à deux contraintes majeures :
d’une part la limitation des capacités de la mémoire statique, ou
mémoire « matériau », et d’autre part la nécessité de conserver
l’intégralité, ou du moins le maximum d’informations. Ces deux
contraintes sont contradictoires. C’est cette contradiction qui en-
gendre la possibilité d’une solution « optimale ».

I. 4. 4. Exemple56

Essayons de voir fonctionner l’algorithme sur un exemple


simple, le début du Geisslerlied qu’analyse Nicolas Ruwet dans
son ouvrage 57, et commençons par des fragments qui seraient les
notes elles-même.

Ex. 1 : début de la partition du Geisslerlied.58


pour chaque fragment entendu : fa
comparaison avec les fragments précédents ;

56 D’une manière générale, les passages repérés avec un trait dans la marge ne
concernent que les lecteurs qui désirent approfondir le fonctionnement des
algorithmes d’une manière très détaillée.
57 Op. cit. p. 112 et suivantes. Cet exemple n’est pas d’une pertinence musicologique

exemplaire, mais il a le mérite d’être simple.


58Cité d’après Ruwet qui cite Reese, Music in the Middle ages, p. 239, qui le reprend
lui-même à Paul Runge, Die Lieder und Melodien der Geissler des Jahres 1349
(1900).
Analyse musicale 55

il est différent : inscription en mémoire « matériau » ;


1 234 5 6 7 8
fa temps
[noire]

matériau [notes]

dans tous les cas : inscription en mémoire « forme » ;


1 234 5 6 7 8
fa temps
[noire]

matériau [notes]

pour chaque fragment entendu : fragment suivant : do


comparaison avec les fragments précédents ;
il est différent : inscription en mémoire « matériau » ;
1 234 5 6 7 8
fa temps
do [noire]

matériau [notes]

dans tous les cas : inscription en mémoire « forme » ;


1 234 5 6 7 8
fa temps
do [noire]

matériau [notes]

pour chaque fragment entendu : sib


comparaison avec les fragments précédents ;
il est différent : inscription en mémoire « matériau » ;
56 Jean-Marc Chouvel

1 234 5 6 7 8
fa temps
do [noire]
sib

matériau [notes]
dans tous les cas : inscription en mémoire « forme » ;
1 234 5 6 7 8
fa temps
do [noire]
sib

matériau [notes]

pour chaque fragment entendu : la


comparaison avec les fragments précédents ;
il est différent : inscription en mémoire « matériau » ;
1 234 5 6 7 8
fa temps
do [noire]
sib
la

matériau [notes]

dans tous les cas : inscription en mémoire « forme » ;


1 234 5 6 7 8
fa temps
do [noire]
sib
la

matériau [notes]
pour chaque fragment entendu : fa
comparaison avec les fragments précédents ;
il est identique :
(inscription en mémoire « matériau » inutile) ;
dans tous les cas : inscription en mémoire « forme » ;
Analyse musicale 57

1 234 5 6 7 8
fa temps
do [noire]
sib
la

matériau [notes]

pour chaque fragment entendu : la


comparaison avec les fragments précédents ;
il est identique :
(inscription en mémoire « matériau » inutile) ;
dans tous les cas : inscription en mémoire « forme » ;
1 234 5 6 7 8
fa temps
do [noire]
sib
la

matériau [notes]
pour chaque fragment entendu : do
comparaison avec les fragments précédents ;
il est identique :
(inscription en mémoire « matériau » inutile) ;
dans tous les cas : inscription en mémoire «forme» ;
1 234 5 6 7 8
fa temps
do [noire]
sib
la

matériau [notes]
pour chaque fragment entendu : do
comparaison avec les fragments précédents ;
il est identique :
(inscription en mémoire « matériau » inutile) ;
dans tous les cas : inscription en mémoire « forme » ;
58 Jean-Marc Chouvel

1 234 5 6 7 8
fa temps
do [noire]
sib
la

matériau [notes]

Si on poursuit ce travail pour les six premières mesures du


Geisslerlied, on obtient le diagramme formel suivant :

8 16 24
fa temps [noire]
do
sib
la
sol
a1 a2 b1
ré b2
c1 c2
a b c
matériau [notes]
Fig. 8 : diagramme formel du début du Geisslerlied (niveau des
notes).

En l’absence d’outils d’interprétation plus précis l’intérêt de


ces diagrammes peut paraître assez limité. On a pu montrer, en
considérant, certes, la catégorisation des fragments « notes »
comme acquise, qu’il est possible de réaliser un diagramme formel
avec un algorithme susceptible de fonctionner en temps réel. Bien-
entendu le même algorithme peut être utilisé avec des « frag-
ments » plus importants que la simple note, par exemple les
groupes de deux mesures qui résultent de la carrure métrique de
la chanson59 (les dénominations a b c sont de Ruwet). On obtient
alors le diagramme suivant :

59 Le niveau intermédiaire de structuration (indiqué par a1, a2, etc. sur le diagramme
précédent) est nettement moins affirmé, et on peut même proposer des découpes
alternatives, par exemple en utilisant les resserrements rythmiques comme
indicateurs de groupement (trait verticaux grisés de la figure 8)
Analyse musicale 59

fa 0
2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 22 24
a do
temps
[mesures]
b fa
c la

matériau mélodique
Fig. 9 : Diagramme formel du Geisslerlied (matériau mélodique).

Ces deux diagrammes autorisent une interprétation qui


n’est pas évidente a priori : on constate en effet une sorte de mi-
métisme formel entre les deux niveaux. Observons sur le dia-
gramme formel des notes la progression mélodique énoncée par les
segments a-b (qui se suivent toujours dans la partition) : il s’agit
d’un cycle qui se resserre autour du dernier élément découvert,
l’intervalle sib-la (le seul demi-ton qui soit énoncé puisque le mi
est absent de l’échelle modale) pour brusquement revenir sur le fa
initial. Notons que le fragment c, dernier fragment découvert, se
conclut lui aussi par l’intervalle sib-la. Si l’on va un peu plus
avant dans l’interprétation fonctionnelle des fragments, on voit
que le a met en place l’accord parfait de fa majeur, le b un resser-
rement sur le chromatisme sib-la accentué par des double-croches
et suivi d’un coulé la-sol revenant sur le fa, et le c un fragment
scindé en deux, dont la fonction est de ramener sur le la. Il y a
donc trois zones tout à fait distinctes sur le plan formel : une zone
que l’on pourrait dire de « stabilité » ou d’« énonciation » autour de
fa-la-do (a), une zone « quasi pentatonique »60 (c1) elle aussi rela-
tivement stable, mais décalée (au relatif) et une zone d’« ins-
tabilité » de « non-conclusion » centrée sur le demi-ton chroma-
tique sib-la (à la fois b1 et c2).

60 Il ne manque que le do pour que le pentatonique soit complet.


60 Jean-Marc Chouvel

Fig. 10 : Le resserrement « en spirale » que l’on peut lire sur les deux
diagrammes formels au niveau de la note et au niveau de la forme
d’ensemble.

Toute la stratégie de la partition semble axée sur le resser-


rement temporel entre ce questionnement ultime du sib-la et la
réponse de la stabilité sur le fa (b2). Si nous relisons les diagram-
mes avec les mots de notre interprétation, cela peut nous aider à
mieux comprendre la proposition formelle qui se déploie dans
cette pièce.

Quelques remarques au sujet de cette interprétation, rendue


manifeste par les diagrammes formels. Nous avons introduit des
notions musicales (accord parfait majeur, relatif, pentatonique,
demi-ton diatonique…) sans en faire ici la théorie. Nous leur
avons associé des fonctionnalités qui sont de l’ordre du ressenti
musical (en parlant de stabilité pour l’accord parfait majeur, par
exemple), en imaginant que chacun, en se chantant à lui-même le
morceau, pourra éprouver quelque chose de similaire. Toutes ces
associations sont typiques de ce que nous avons appelé les liens
externes. La construction des diagrammes n’en tient pas compte,
et reste « neutre » quant à la transcription du parcours temporel
des éléments. Mais leur lecture, l’interprétation que l’on en donne
Analyse musicale 61

s’enrichit de considérations qui aident sans doute à comprendre


des éléments importants du projet esthétique du morceau. Le cas
du Geisslerlied est remarquable par la simplicité de ses moyens et
par l’efficacité du résultat obtenu. Bien au delà de la rythmicité
d’un simple choral, il déploie des stratégies temporelles qui ne
sont pas si éloignées de celles que l’on constate dans les figures de
transe. Une partie du vocabulaire musicologique utilisé ne fait ré-
férence qu’aux seuls diagrammes formels. On peut en donner le
résumé suivant :

le début axe temporel la fin


l'initial l'énoncé le stable
axe
du le parcours
matériau le retour
l'instable
le passage
l'ultime
Fig. 11 : Topologie présémantique des diagrammes formels.

La notion d’« ultime », par exemple, est une notion fonda-


mentale des formes temporelles, et les diagrammes formels per-
mettent d’en rendre compte avec précision. L’ultime, c’est le der-
nier matériau exposé, et à ce titre, sa place dans le parcours for-
mel est cruciale. Cette notion nous permet également d’entrevoir
qu’une partie importante de la sémantisation musicale est liée
non pas seulement aux éléments eux-mêmes, mais aussi à la ma-
nière dont ils sont mis en œuvre dans le temps.

Pour revenir à ce premier algorithme d’analyse, on peut


d’ores et déjà relever son insuffisance sur deux points : le premier
c’est qu’il n’assure pas a priori de lui-même le découpage des
fragments ; le second concerne la différenciation des éléments
dans le cas des variations. Nous allons voir comment résoudre le
premier point dans les paragraphes qui vont suivre. Quant au pro-
blème de l’évaluation de la similarité (ou, ce qui revient au même,
de la variation), elle ne peut se résoudre véritablement qu’à l’aide
d’une conscience plus précise de la notion de structure. Prenons
des exemples de très bas niveau : nous avons considéré que la
62 Jean-Marc Chouvel

deuxième note de notre Geisslerlied (do) était différente de la


première (fa). C’était en partie faux : il s’agit aussi d’une note,
c’est-à-dire d’un son « harmonique », chantée par la même voix,
c’est-à-dire avec un timbre équivalent. De même, on a considéré
que la cinquième note était la même que la première, ce qui est
aussi une simplification, car dans la réalité du chant, du fait de la
position de la note dans la mélodie ou des incertitudes de
l’intonation, pour ne pas parler de la différence ontologique que
n’ont pas manqué de relever les philosophes depuis le célèbre « tu
ne peux pas te baigner deux fois dans le même fleuve, car de nou-
velles eaux coulent toujours sur toi » d’Héraclite, le premier et le
cinquième fa n’auraient, à y regarder de plus près, pas grand
chose à voir l’un avec l’autre.

Tous ces arguments font appel à une étude du détail, c’est-à-


dire des niveaux de structure inférieurs à ceux du fragment consi-
déré. Le fait de n’admettre qu’une réponse binaire à la question de
la reconnaissance mérite discussion. Il y a des arguments forts,
issus des recherches sur la cognition, en faveur de seuils de
pertinence et de discrimination catégorielle. Une couleur entre le
vert et le jaune sera soit vert soit jaune, et on sait que de telles
limites sont loin d’être des universaux, qu’elles varient suivant la
langue, la culture, ou les individus. Les tenants de la nuance
pourront imaginer les diagrammes formels sous la forme de
matrices où les 0 et 1 seraient remplacés par des « taux de pré-
sence »… À vrai dire ces raffinements sont envisageables dans un
contexte informatique, mais sont loin d’être essentiels et nous
n’aurons à nous en préoccuper que très rarement dans les exem-
ples que nous allons envisager ici. De plus leur rigueur peut être
trompeuse : en effet, on peut souvent remarquer qu’un simple in-
dice, un contour… permet parfois l’assimilation de la totalité de
l’objet. La robustesse à la différenciation pourrait aussi être
considérée comme un critère de pertinence de l’analyse. La ré-
ponse à ces questions est de toute façon donnée par la description
de la structure, et c’est ce point qu’il nous faut maintenant étudier
plus précisément.
Analyse musicale 63

I. 4. 5. Algorithme complet de l’analyse cognitive

L’algorithme complet qui décrit la procédure de l’analyse co-


gnitive est reproduit page suivante. Il s’agit, bien entendu, d’un
algorithme de principe, et son « implémentation » conduirait à
préciser avec beaucoup plus de détail chacune des fonctionnalités
qu’il met en jeu. Cet algorithme donne la configuration élémen-
taire d’un modèle de l’audition qui nous permettra de comprendre
de nombreux aspects de l’écoute d’une œuvre. Il démontre la pos-
sibilité de saisir simultanément, en temps réel, la forme et la
structure d’un processus temporel, avec ou sans connaissance d’un
code préalable.

Comme nous l’avons déjà évoqué, le temps de l’analyste n’a


aucune raison, a priori, d’être le temps « réel » de l’écoute. C’est en
tout cas fréquent dans la pratique, et le premier à avoir donné
l’esquisse d’un algorithme analytique, Nicolas Ruwet, procédait
par passages successifs, et, supposait même résolu par l’intuition
le problème de la segmentation. L’analyse qui s’attache aux as-
pects poétiques ou « génétiques » de l’œuvre peut aussi s’estimer
affranchie de la contrainte du « temps réel ». Cette approche « hors
temps » de l’analyse oublie sans doute à quel point la musique est,
selon la belle expression de Michel Imberty, une « écriture du
temps ».

C’est pour rendre compte de cet aspect fondamental que l’on


parle ici d’« analyse cognitive ». Le terme de cognition doit être en-
tendu dans le sens « historique » d’une modélisation des procédu-
res de connaissance. Nous verrons dans les chapitres suivants en
quoi cet algorithme s’inscrit dans la lignée d’un grand nombre de
recherches engagées pour tenter de modéliser l’écoute, et comment
on peut essayer de le rapprocher des données actuelles sur le com-
portement psycho-perceptif et sur le fonctionnement neuronal.
64 Jean-Marc Chouvel

Fig. 12 : Représentation schématique des procédures de l’analyse


cognitive. (cf. pages 66 et suivantes)
Analyse musicale 65

Les théories analytiques, dans leur grande majorité, sont


prescriptives et non déductives. C’est ce qui fait en partie leur
force, car elles proposent une image théorique consistante, mais
c’est aussi leur faiblesse, car elles sont redevables à la théorie de
leur capacité d’explicitation. Cela conduit forcément à des limita-
tions importantes, en termes de corpus « adéquats » comme en
termes d’interprétations possibles. Cela conduit aussi parfois à
des impasses voire à des contresens. Pour caricaturer, on peut dire
de l’analyse Shenkerienne, qu’elle propose de retrouver dans toute
œuvre (tonale) le schéma de base de l’harmonie tonale I V I,
comme on peut penser du carré de Greimas qu’il dialectise de ma-
nière forcée toute structure narrative. Si l’on se contente du
schéma lui-même, on ne peut pas dire qu’il nous dévoile grand
chose que nous ne sachions déjà. Une utilisation plus subtile peut
révéler des conduites particulières, mais ce sont alors des condui-
tes qui sortent, finalement, du schéma de base.

w w w S P
&
? w w w
S P
Fig. 13 : les schémas de base des théories de Schenker et de Greimas.

En fait, ces théories énoncent des hypothèses sur l’objet et


sur ce qu’on s’attend à y découvrir. On pourrait dire de l’analyse
cognitive qu’elle n’est pas une théorie de l’objet car elle ne part pas
d’un schéma préconçu de ce dernier. C’est en partie exact, si l’on
exclut l’hypothèse forte de la présence des relations, sous les trois
formes que nous avons énumérées précédemment. Les corpus qui
excluraient cette hypothèse sont à vrai dire peu nombreux. Ils se
concentrent sans doute dans certains aspects de la musique
conceptuelle. C’est évidemment une hypothèse a minima. Quand
on a dit qu’il y a des répétitions et des césures en musique, on n’a
pas dit grand chose. Certains styles musicaux essaient de
s’opposer à ces évidences. Il n’est pas certain qu’ils y parviennent.
La musique sérielle, par exemple, en bannissant toute répétition,
66 Jean-Marc Chouvel

a fini par donner naissance à la musique la plus redondante qui


soit. Au fond, les relations sont le fait d’un jugement, d’une appré-
ciation, d’un choix, qui peuvent se faire selon des critères divers,
même si on peut toujours donner à ces critères des allures
d’évidence et de scientificité. C’est pour cela que le modèle cognitif
que nous allons explorer est aussi un modèle du sujet, un modèle
qui oblige à mettre sur la table les tenants et les aboutissants du
travail analytique, et qui peut permettre d’imaginer, à terme, une
compréhension plus approfondie des origines de la subjectivité.

Comme nous l’avons fait avec le diagramme formel du Geis-


slerlied, nous allons passer en revue une à une chacune des étapes
décrites par l’algorithme. Comme il est nettement plus complexe
et détaillé que le précédent, nous n’en envisagerons le fonctionne-
ment que sur une petite portion du Geisslerlied, et nous commen-
cerons à partir de la quatrième note, ce qui nous permettra de
« visiter » successivement toutes les cases…

La première de ces cases rappelle la définition de l’objet


temporel soumis à l’analyse : un flux d’événements ordonné pour
l’écoute. C’est ce que nous appellerons le moteur temporel, c’est-à-
dire la donnée, à des instants successifs d’une série d’événements.
Rien n’est dit sur la nature des événements, et on peut, au fond,
utiliser le schéma pour toutes sortes de séquences temporelles61.

Dans le cas que nous envisagons ici, nous nous situons au


quatrième temps de la partition, et l’événement élémentaire
(evel[i]) qui nous est donné est la note la. Nous en faisons
l’acquisition, ce qui correspondrait, dans l’écoute réelle, à la per-
ception. La variable niveau est à 0 au début du processus (cela si-
gnifie qu’on commence toujours par le niveau le plus bas), et on se
saisit de cet événement élémentaire dans un objet, référencé par
deux variables : le niveau (ici 0) et l’indice temporel i (nous ne pré-
ciserons pas ce que peut être i, si ce n’est pour dire que cet indice
désigne un ordre temporel, quelle que soit la mesure de référence).

61 Comme pour la notion de « fragment » dans l’algorithme précédent.


Analyse musicale 67

connaissance «!externe!» (résultat d'une expérience préalable)


connaissance propre à l'expérience de
fa do sib l'œuvre en cours

moteur temporel
(flux des événements
élémentaires) obj[niveau,i]<=>obj[niveau,i']?

evel[i]
la

?
test de
acquisition
(perception)
niveau:=0;
similarité
obj[0,i]:=evel[i]

Fig. 14.

La première opération réalisée sur cet objet est un test : le


test de similarité. Elle est traditionnellement représentée sur les
schémas algorithmiques par un losange. L’objet présenté la, est
comparé à ceux déjà présents à ce niveau en mémoire : fa, do, et
sib. On remarquera que le schéma fait la distinction entre la
connaissance propre à l’expérience de l’œuvre en cours et celle qui
serait le résultat d’une expérience préalable. On ne considérera
pas ce deuxième cas, celui de la connaissance « externe », dans le
cours de cette explication, mais nous y reviendrons ultérieu-
rement.
68 Jean-Marc Chouvel

fa do sib 
la 

mémorisation!
"statique"!

?
test de
similarité

non
mémorisation
(de type mémoire-matériau)
mémoire<=obj[niveau,i]

Fig. 15.

La réponse au test de comparaison, qui n’est autre qu’un


test de reconnaissance paradigmatique, est soit oui soit non. Nous
avons déjà commenté les limites de cette dichotomie forcée. À un
stade plus élaboré du schéma, on pourrait fort bien imaginer qu’en
cas d’ambiguïté, les deux hypothèses soient suivies « en paral-
lèle ». Ici, on peut convenir que la réponse est non. Il convient donc
d’opérer une mémorisation de type mémoire matériau, ou
« statique », et de rajouter en mémoire le la aux autres notes en-
tendues : fa, do, et sib. On retrouve jusqu’à présent les étapes de
l’algorithme que nous avons déjà étudié pour la construction des
diagrammes formels.
Analyse musicale 69

Fig. 16.

Dans les diagrammes formels, l’inscription du « matériau »


était systématiquement suivie d’une inscription conservant la
trace du fait que tel matériau était intervenu à telle étape du dé-
ploiement formel (inscription syntagmatique, si l’on veut). Cette
étape va être ici un peu plus complexe et va en fait se réaliser en
deux temps. C’est le sens de l’introduction de ce que nous allons
appeler l’objet hypothétique. Cet objet est toujours de niveau supé-
rieur à celui pour lequel s’effectue la comparaison (ici, ce sera donc
0+1=1). Tant que l’on n’a pas décidé de son achèvement, il reste
hypothétique : il est, en somme, en cours de constitution. Dans le
cas qui nous occupe où l’on vient de découvrir du matériau nou-
veau, cette construction se fait en quelque sorte par aggloméra-
tion, ou par concaténation, c’est-à-dire que l’objet hypothétique,
qui était fa-do-sib devient fa-do-sib-la.
70 Jean-Marc Chouvel

critères dʼachèvement

un des objhyp[niveau+1,...] est-il achevé?

?
test dʼa-
chèvement

Fig. 17.

Vient alors le deuxième test du schéma, qui porte sur le ni-


veau supérieur : c’est le test d’achèvement. Ce test va permettre à
un objet hypothétique de prendre le statut d’objet constitué de ni-
veau supérieur. C’est le test qui permet de valider un groupement,
une segmentation, c’est-à-dire une étape de la structuration, puis-
que cela va permettre de considérer des objets de niveau supé-
rieur. La réponse à ce test est donc déterminante. Les critères uti-
lisés pour donner cette réponse le sont également. De quel ordre
peuvent être ces critères ? Là encore, il font appel à des éléments
de mémorisation, ce qu’on peut appeler la « connaissance des cri-
tères d’achèvement ». Donnons quelques exemples, pour identifier
les possibilités : l’achèvement peut être déterminé par un épuise-
ment de l’énergie (c’est le cas par exemple pour les instruments à
vent, dont la phrase dépend du souffle de l’instrumentiste), par
une durée de tolérance (ce que les journalistes d’aujourd’hui prati-
quent à tout bout de champ en coupant la parole dès qu’une inter-
vention dépasse le quota de secondes du « rythme » imposé par
leur production), et, évidemment, par un marqueur de segmenta-
tion, ce qui est le cas le plus fréquent. Ces marqueurs sont pré-
Analyse musicale 71

sents à foison par exemple dans le langage parlé (avec mille sortes
de consonnes, inflexions, silences, etc.) et écrit (avec les blancs et
tout le système de la ponctuation). Imaginezuninstantcombienlale
ctureseraitplusdifficilesanstouscesindicateursquenousconsidéronc
ommeévidents ! Dans le cas présent, si nous avions considéré les
signes de la partition et non le simple flux des notes, nous aurions
pris en compte la barre de mesure, qui est l’exemple même d’un
marqueur de segmentation graphique. Dans le cas d’une interpré-
tation dont nous analyserions le signal audio, un marqueur impor-
tant serait probablement l’accent métrique, sous la forme d’une in-
flexion dynamique, par exemple. Rien ne dit, d’ailleurs, que ces si-
gnes correspondent.

Fig. 18.

Comme nous avons restreint notre objet à être une suite de


notes, nous ne disposons pas encore des informations nécessaires
pour décider que la séquence fa-do-sib-la est bien achevée. En ré-
pondant non à ce deuxième test, l’algorithme revient au début du
périple, c’est-à-dire à l’acquisition de la note suivante, qui est un
fa.
72 Jean-Marc Chouvel

fa do sib la 

obj[niveau,i]<=>obj[niveau,i']?

fa 
  protension

?
test de réalisation
similarité objhyp[niveau+1,i]
oui := obj[niveau+1,i']

objet fini possible : (fa-do-sib-la)


objet hypothétique envisageable : (fa-do-sib-la)
Fig. 19.

Manifestement, fa est une note déjà entendue, et cette fois,


la réponse au test de similarité est oui, ce qui nous amène à une
phase que nous appellerons de réalisation, car l’algorithme est en
situation de proposer une hypothèse pour le futur, et attend sa
réalisation. Le fait d’avoir reconnu la note fa peut être éventuelle-
ment un argument pour segmenter, et pour proposer au test
d’achèvement un objet fini possible (fa-do-sib-la) en même temps
qu’un objet hypothétique pour la suite, le même (fa-do-sib-la).
Évidemment, comme cette suite de notes est la seule chaîne syn-
tagmatique présente pour la connaissance « interne » à l’œuvre,
l’induction est un peu sommaire, mais c’est une manière d’en pro-
poser une. En cas d’incompatibilité avec les règles « de bonne for-
mation » ou d’achèvement elle sera de toute façon invalidée par la
suite. On comprend que l’écriture objhyp[niveau+1,i]:=obj[niveau+1,i’] est
extrêmement simplifiée. L’idée est de renforcer l’objet hypothéti-
que en lui proposant un futur issu de l’objet connu (de niveau su-
Analyse musicale 73

périeur) dont le test de similarité a relevé un indice (au niveau in-


férieur).

(fa do sib la)


fa
do mémorisation
sib "dynamique"
la

acquisition
(de type
mémoire-forme)
obj[niveau+1,i]:=
objhyp[niveau+1,...]

?
test dʼa-
chèvement oui 

Fig. 20.

La réponse au test d’achèvement est alors oui (avec un objet


de niveau supérieur qui ne comprend pas la dernière note enten-
due… en partie du fait, comme nous l’avions déjà remarqué, de
l’absence de prise en compte de la barre de mesure). Cette fois,
une acquisition est réalisée, qui comprend la mémorisation de la
chaîne syntagmatique en tant que telle et l’acquisition à propre-
ment parler. En fait, on pourrait considérer que la mémorisation
va s’effectuer au niveau supérieur. Mais il faut bien comprendre
que ce qui est mémorisé ici, c’est le modèle, alors qu’au niveau su-
périeur, on ne considérera plus qu’un objet. Nous reviendrons sur
ce point dans les remarques.

Il ne nous reste plus qu’une case de l’algorithme à emprun-


ter, celle qui permet de passer à un autre niveau d’analyse, un ni-
veau qui prend en compte, justement, ces objets de niveau supé-
rieur, que le test d’achèvement a permis de valider en tant que
tels.
74 Jean-Marc Chouvel

récursivité
changement de
niveau structurel
niveau:=niveau+1
->A
niveau:=niveau-1

Fig. 21.

Le passage au niveau supérieur se dirait savamment, en in-


formatique, « incrémenter » la variable niveau. La récursivité
permet de procéder exactement de la même manière au niveau
supérieur que ce qu’on vient de décrire au niveau de base. Cela
répond à un principe d’économie informatique, mais probablement
pas à une réalité neurologique. On peut se demander également si
les critères de reconnaissance et d’achèvement sont compatibles
d’un niveau à l’autre. Ce n’est, là encore, pas très réaliste, mais
cela suffit à comprendre le principe de l’algorithme.

Nous venons de passer une petite dizaine de pages à analy-


ser deux notes ! Nous en resterons là : nous avons désormais
décrit chaque case de l’algorithme. Cela ne nous a pas conduit à
donner une interprétation fascinante de la musique qui a servi de
cobaye. Certaines des hypothèses formulées se sont qui plus est
avérées assez improbables. Il est clair que la méthode que nous
venons d’exposer devra être informatisée pour être véritablement
opérationnelle en tant que telle. C’est néanmoins un substrat
théorique important, auquel nous allons par la suite constamment
nous référer, ne serait-ce qu’en termes conceptuels.
Analyse musicale 75

Ce que nous venons de démontrer, c’est la possibilité de


mettre en évidence « en temps réel » les liens qui sont au centre de
ce que l’analyse prétend décrire et interpréter. Cela donne à réflé-
chir sur ce qui peut se jouer dans l’écoute, et sur la manière dont
s’opèrent ou se refusent des distinctions probablement cruciales
pour le jugement esthétique.

I. 4. 6. Analyse et modélisation de l’écoute

On aimerait pouvoir relier les caractéristiques de la modéli-


sation précédente à celles de l’écoute réelle. La problématique de
la modélisation de l’écoute n’est pas nouvelle 62, et elle est présente
dès l’origine de la psycho-acoustique dans les travaux de Helmoltz
au milieu du XIXe siècle. La problématique de l’écoute sert
également de fil conducteur à la philosophie, comme « donnée
immédiate de la conscience »63 ou comme « phénoménologie de la
conscience intime du temps »64. Nous avons abordé ces thémati-
ques dans un précédent ouvrage 65. Nous nous attarderons ici sur
les modélisations qui ont été proposées depuis un quart de siècle,
principalement sous l’impulsion des sciences cognitives. L’appa-
rition de l’algorithmique informatique permettait la formulation
et éventuellement la simulation des comportements temporels.
Une des premières tentatives de modélisation de l’écoute est celle
proposée par Émile Leipp dans son ouvrage de 1977 au titre
révélateur : « la machine à écouter » et au sous-titre non moins
explicite : « essai de psycho-acoustique »66. Le schéma suivant, issu

62 On trouvera une revue des questions liées à ces problématiques dans l’article de
Richard D. Ashley, « Modélisation de l’écoute musicale : considérations générales »,
in La musique et les sciences cognitives, Stephen McAdams et Irène Deliège (ed.),
Mardaga, Liège Bruxelles, 1989, p.415-436.
63 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, Paris,

1827.
64 Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du

temps, (trad. Henri Dussort), PUF, Paris, 1964.


65 Jean-Marc Chouvel, Esquisses pour une pensée musicale : les métamorphoses

d'Orphée, éditions l'Harmattan, Paris, 1998.


66 Émile Leipp, La machine à écouter, essai de psycho-acoustique, Masson, Paris,

1977.
76 Jean-Marc Chouvel

de cet ouvrage, donne une idée de l’état de la recherche dans ce


domaine autour des années 1970.

Fig. 22 : « Modèle et réalité » Schéma de la modélisation de l’écoute


telle qu’elle est présentée dans l’ouvrage d’Émile Leipp La machine à
écouter 67.

Le modèle mécaniste « acoustique » arrive à rendre compte


assez précisément du comportement de l’oreille en tant que cap-
teur. La conversion du signal acoustique en signal nerveux est
déjà plus problématique, et, comme le dit la légende du schéma,
« la véritable inconnue est le cerveau », assimilé néanmoins à un
« centre informatique ». La métaphore mécaniste (ou électrique)
est très présente dans l’ensemble de la modélisation. Malgré son
aspect sommaire, le « traitement de l’information » que constitue
l’écoute établit d’emblée une relation essentielle à la mémoire et à
la prise de décision, à travers la fonction d’analogie (A sur la fi-
gure 22). Émile Leipp donnera un schéma un peu plus développé
de son modèle, reproduit ci-après, mais qui restera toutefois de

67 Émile Leipp, op. cit., p. 49. La légende originale est la suivante : « Le parallèle
entre le schéma simplifié du modèle et la réalité est évident. La véritable inconnue
est le cerveau, c’est-à-dire le centre de stockage et de traitement de l’information. »
Analyse musicale 77

l’ordre du principe général. La fonction d’analogie devient un mo-


dule « d’anamorphose ». Elle fait la transition entre les mémoires
« instantanée », « transitoire », « mémorisante », et les « mémoires
des progressions ».

Fig. 23 : Le modèle de l’écoute proposé par Émile Leipp.

Le modèle de Leipp comprend donc les fonctions fondamen-


tales liées à la mémorisation, même s’il insiste plus sur le lien pa-
radigmatique que sur le lien structurel. Le schéma « signal » /
« réaction » reste très proche du schéma « stimulus / réponse » des
psychologues expérimentaux. Le degré d’adaptation d’un tel
schéma à l’expérience esthétique, qui peut être vécue entièrement
sous une forme intériorisée, reste problématique.
78 Jean-Marc Chouvel

La même année aux États-Unis, Otto E. Laske fonde ce qu’il


appelle la psycho-musicologie, ou la musicologie cognitive 68. Le
schéma qu’il donne du processus à l’œuvre pendant l’écoute est
reproduit ci-après. Là encore, le contrôle d’exécution est confié à
un CPU (Central Processing Unit) autrement dit à un processeur
informatique censé contrôler l’ensemble du processus. Ce qui est
intéressant dans le modèle de Laske, c’est qu’il prend en compte
les données de la psychologie cognitive en introduisant, en parti-
culier, une structuration de l’écoute entre « perception » et
« conception », parallèle à une différentiation assez subtile des
fonctionnalités de la mémoire, entre « mémoire auditive pré-per-
ceptive » et « mémoire musicale de synthèse ». Il suggère égale-
ment, à plus haut niveau, une distinction entre le cours « subi » de
l’audition et le cours plus autonome de la pensée. Cela se traduit
par la confrontation entre une « mémoire à court terme » et une
« mémoire contextuelle », en relation avec la « mémoire à long
terme ».

L’autre aspect important de ce modèle est d’introduire une


« rétroaction »69 (flèches noires sur le schéma) entre les décisions
prises dans la mémoire musicale à long terme (qui traite aussi des
problèmes sémantiques) et l’ensemble des niveaux. Cette rétroac-
tion indique la possibilité d’orienter l’écoute en fonction des atten-
tes, et généralise à plus haut niveau ce que l’on sait de la faculté
de contrôle de la sensibilité dynamique de l’oreille par l’action ré-
flexe des muscles du marteau et de l’étrier70.

68 Otto E. Laske, Music, Memory and Thought, explorations in Cognitive Musi-


cology, University Microfilms International, Ann Arbor (MI), 1977.
69 En cela il est très différent de celui d’Émile Leipp.
70 Cf. e.g. Claude-Henri Chouard, L’oreille musicienne, les chemins de la musique de

l’oreille au cerveau, Gallimard, Paris, 2001, p. 170.


Analyse musicale 79

Contrôle
dʼexécution
(CPU)

forme système de mémoire mémoire


dʼonde réception auditive pré- musicale
sonore auditive perceptive de synthèse
mémoire à mémoire mémoire
court contextuelle musicale à
terme long-terme
“perception” “conception”
détection recon- recon- recodage
des naissance naissance et répétition
composants primaire secondaire

réseau sémantique

espace du problème élémentaire


Fig. 24 : « Modèle du système de la mémoire musicale » d’après Otto
E. Laske71.

Dans tous les modèles, la place de la mémoire est détermi-


nante. Son rôle central dans l’écoute est incontestable. Les capaci-
tés réelles de mémorisation ne sont toutefois pas infinies, ni même
comparables à celles que fournit un ordinateur. Marvin Minsky,
dans un article abordant le problème du rapport de la musique à
la pensée 72, donne plutôt à penser la mémoire comme paresseuse
et défaillante. Ce serait le processus musical lui-même qui
s’organise pour la stimuler de manière appropriée :

Incontestablement, la musique produit des effets sur nos


structures mentales. […] Il est certain qu’après l’écoute, une
bonne partie de l’effet produit s’évanouit ; mais il reste quel-
que chose. Qu’en est-il exactement de ce reste ? La vieille
histoire qu’on raconte sur Mozart (mais je n’y crois pas73) veut

71 Otto E. Laske, op.cit., p. 44.


72 Le paragraphe en question s’intitule « la sonate comme machine à enseigner »
(encore des machines !).
73 Bernard Lechevalier, dans un ouvrage intitulé Le cerveau de Mozart, (Odile Jacob,

Paris, 2003) y croit, lui, et il donne les arguments des neurosciences. Il suggère une
conception à la fois spécifique (modularité), très souple et adaptative de nos
processus mnésiques : « Ainsi, malgré des questions assez théoriques restant en
suspens, il est vraisemblable que l’encodage musical par voie auditive se fasse dans
un court terme allongé débordant nécessairement sur la mémoire à long terme et que
la longueur du segment encodé soir conditionnée par la structure et la « découpe »
80 Jean-Marc Chouvel

qu’il se soit souvenu de toute la partition. Mais la plupart des


gens ne se souviennent même pas des thèmes du concert de la
soirée. Pourtant quand on rejoue les airs, ils les reconnaissent.
Il y a donc bien quelque chose qui reste, et qui rend les airs
« familiers ». Et si ce reste était dû, non à la musique elle-
même, mais à la manière de l’entendre ?

[…]

On se souvient le plus facilement de ce qui se trouve le


plus facilement placé dans des cadres familiers. C’est pourquoi
à l’opposé, il est très difficile de se souvenir de ce qui n’a pas
de sens. Ou plutôt, c’est le contraire ; n’a de sens que ce qui
permet au récepteur de se retrouver dans des schémas de re-
présentation et de traitement connus.

Tout comme les bons traités et les bonnes conférences,


les sonates partent donc des choses simples, sur lesquelles
nous faisons des exercices de répétition avant de passer à des
choses plus sérieuses. À la fin d’une leçon, personne ne se
souvient de tout ce qui a été dit. Mais si on a compris, on dis-
pose alors de ces propres réseaux de connaissance, tant des
thèmes eux-mêmes que sur la façon dont ils fonctionnent et
bougent.74

Minsky décrit très bien le rapport entre la reconnaissance et


le réseau sémantique préalable. On peut imaginer que le lien ex-
terne, si difficile à délimiter pour l’analyste, est déterminant pour
conduire l’écoute jusqu’au jugement esthétique. Les divergences
radicales que l’on constate sont souvent le fait de différences
d’acculturation. Mais la culture musicale n’est pas la simple expo-
sition prolongée à telle ou telle musique. La capacité à en dégager
les codes, les tenants et les aboutissants, qui est une autre forme,
plus élaborée, de culture que le simple « bain linguistique », est

auditive de l’œuvre. En somme nous pensons que les bornes du court terme peuvent
varier suivant la structure de l’œuvre elle-même. » (op. cit. p.64-65).
74 Marvin Minsky, « Musique, sens et pensée », in Quoi, quand, comment, la re-
cherche musicale, Tod Machover (ed.), Christian Bourgois éditeur, Paris, 1985,
p. 141.
Analyse musicale 81

sans doute aussi déterminante. L’éducation de l’oreille ne consiste


donc pas seulement à faire entendre, mais aussi, et c’est une di-
mension qui reste en grande partie à élaborer, à apprendre à
écouter.

La cognition musicale n’échappe pas au dilemme de modéli-


sation qui traverse toutes les sciences cognitives. D’un côté, on a
les tenants de l’intelligence artificielle et des systèmes experts, qui
conçoivent l’écoute sous la forme d’une série d’agents interférant
entre eux suivant des règles explicitables ; de l’autre, on a ceux
des réseaux de neurones, qui sur la base d’une modélisation plus
« réaliste » des fonctionnements sous forme de connexion neuro-
nale, résolvent des problèmes complexes avec des structures rela-
tivement simples et universelles, sous réserve d’un « appren-
tissage » souvent assez conséquent. Les propositions d’analyse
d’un fragment de Beethoven faites par Patrick Greussay sont tout
à fait caractéristiques du « sur mesure » que prétend réaliser
l’intelligence artificielle.

Fig. 25 : Exemple de « système expert » développé par Patrick


Greussay appliqué à la perception d’un fragment de Ludwig van
Beethoven75.

75Patrick Greussay, « Exposition ou exploration, graphes beethovéniens », in Quoi,


quand, comment, la recherche musicale, op. cit., p. 172.
82 Jean-Marc Chouvel

Évidemment, le système est informé par son programmeur


d’une manière résolument exhaustive (c’est en cela qu’il est
« expert »), et fort peu déductive. Qui plus est chaque « agent »
comprend des fonctions assez évoluées, et on a l’impression que
l’on a convoqué cent experts pour mimer ce qu’est censé faire un
seul cerveau ordinaire. La trop grande spécificité des fonctions et
des schémas n’a pas permis à ce type de modélisation de rentrer,
en musicologie du moins, dans une phase opérationnelle réaliste.
Le problème du « grand manitou omniscient décisionnel en der-
nier état de cause » est récurrent dans les systèmes à « agents ».
C’est en partie ce qu’illustre le célèbre pandemonium de
Selfeidge :

Fig. 26 : Pandemonium de Selfeidge (1959) Traitement hiérarchique


de l’information en trois étages76.

76 Cité par Irène Deliège, op. cit., p.132.


Analyse musicale 83

Mais on pourrait tout aussi bien voir dans cette proposition


l’ancêtre des réseaux de neurones multi-connectés. Ces systèmes
ont l’énorme avantage de ne pas nécessiter d’explicitation des
connaissances et de fonctionner quasiment comme une boite noire
dont seules les entrées et les sorties sont importantes. En ce sens,
on peut douter de leur faculté de modélisation, car ils n’apportent
pratiquement aucune connaissance fonctionnelle. Cela n’enlève
rien à leur efficacité, en particulier dans les tâches de reconnais-
sance robuste aux variations, au flou, ou à l’incertitude.

Les psychologues n’ont évidemment pas manqué de décrire


l’écoute, à travers des modèles plus ou moins formalisés. La plu-
part du temps, il s’agit de considérations générales, ou de caracté-
ristiques assez ponctuelles. La réunion de toutes les constatations
expérimentales en un système cohérent n’est pas, loin s’en faut,
une évidence. On peut toutefois citer ici les propositions d’Irène
Deliège. Elles font suite à une analyse de la littérature psycholo-
gique concernant le langage :

Parmi les modèles de compréhension du texte […],


deux idées semblent surtout devoir être retenues : le processus
de schématisation de l’information et l’importance qui a été
accordée aux connaissances de l’individu, préalables à
l’événement. Ces idées se sont rencontrées, dans une large me-
sure, dans tous les modèles. Il s’agit maintenant de voir si elles
peuvent être étendues à l’élaboration d’une représentation
mentale de l’écoute de la musique.77

La double contrainte de schématisation et de référence à un


système mémoriel préalable sont donc, pour Irène Deliège, déter-
minantes. Cela l’amène à proposer le schéma reproduit ci-après du
parcours de l’information musicale aboutissant à une analyse
auditive. « Le schéma », écrit-elle, « doit être compris comme une
boucle qui reproduit continuellement, et très rapidement, les éta-
pes dans le temps réel de l’écoute ».

77Irène Deliège, L’organisation psychologique de l’écoute de la musique, Thèse de


doctorat, Université de Liège, 1991, p. 103.
84 Jean-Marc Chouvel

Fig. 27 : « Parcours schématique de l’information musicale » d’après


Irène Deliège78.

On retrouve dans le schéma les processus d’identification,


de groupement et d’étiquetage, qui peuvent sembler correspondre
aux trois types de lien que nous avons décrits pour l’analyse. On
remarque aussi la présence d’une phase supplémentaire, plus
distanciée, qu’Irène Deliège appelle phase de « description », et qui
comprend « réactualisation », « évaluation », et « mise en

78 Irène Deliège, op. cit., p. 140-141.


Analyse musicale 85

relation ». Cette phase correspondrait plutôt à ce que l’analyste


appelle une « interprétation ». On peut se demander toutefois
comment elle peut s’opérer dans le temps de la « boucle rapide »
qui concerne tout le schéma. La possibilité d’introduire des
« niveaux structurels » d’écoute est sans doute ici importante. La
phase de description, en tout cas dans ses éléments les plus
élaborés, ne peut pas être mise en œuvre dans la même
temporalité que la phase de réception.

Ceci étant dit, la dialectique défendue par Irène Deliège en-


tre « indice » (élément saillant de l’information musicale) et
« empreinte » (trace mémorielle liée à l’accoutumance) est certai-
nement une bonne image de cette double nécessité pour l’écoute
réelle d’une schématisation et d’un champ de référence déterminé.

I. 4. 7. Mémoire et conscience

L’ensemble de la discussion autour d’un modèle cognitif de


l’écoute que nous venons de résumer rapidement appelle quelques
commentaires. Le premier concerne le rôle central de la mémoire
dans tout ce que nous venons de décrire. Ce rôle est loin d’être
simple et unique, et quand nous disons « la » mémoire, nous oc-
cultons bien des aspects de la complexité du phénomène.

Le terme même de mémoire est problématique. Il faut éviter


la confusion sournoise entre son aspect « machiniste », qui le fige
dans une trace idéale, et la complexité dynamique du vivant. C’est
toute l’ambiguïté des modèles pour le cognitivisme. Le terme de
mémoire est utilisé en informatique, d’une manière très concrête,
et ne désigne pas que sa seule réalisation biologique. Il est clair
que tout modèle se situe à la fois en deçà et au-delà des capacités
psychophysiologiques humaines. Il est à la fois insuffisant, car il
est incapable d’avoir accès à la riche complexité de nos sens, et
bien plus performant, dans le traitement rigoureux qu’il permet
des informations qui lui sont soumises.

La mémoire a fait l’objet de nombreuses métaphores au


cours de notre histoire intellectuelle. On voudrait ici en rappeler
deux, celle du « palais » et celle de « l’ouvrier », car elles sont sans
86 Jean-Marc Chouvel

doute révélatrices d’un clivage entre deux conceptions intuitives


de la mémoire. le « palais », c’est le mot de saint Augustin79 pour
désigner le lieu où sont entreposés les souvenirs. « Vastes plai-
nes », ou « sombre caverne », la mémoire est décrite comme un es-
pace qui sert de réceptacle aux images diverses et aux émotions
qui ont marqué notre existence. Elle a une topologie, c’est-à-dire
qu’elle se structure selon une logique propre, ce que saint
Augustin suggère avec une grande lucidité quand il parle de la
« mémoire de l’oubli », c’est-à-dire cette capacité que nous avons de
savoir ce que l’on a oublié. Nous savons qu’il y a quelque chose à
un endroit donné de la mémoire, sans que cette chose ne nous ré-
vèle son image. Cet ensemble de sensations passées, aussi diver-
ses que nos sens, a donc comme particularité essentielle d’être
disponible à notre conscience. La vision topologique de la mémoire
suggère aussi la possibilité d’une distance, d’un éloignement plus
ou moins grand des souvenirs, comme les objets, dans une maison,
sont soit en évidence dans le salon, soit camouflés dans le recoin
d’un placard. Mais ils sont là.

L’autre vision de la mémoire est ici empruntée à Marcel


Proust. Toute l’œuvre de cet écrivain français est sans doute
consacrée à la mémoire, et nous en avons cité déjà de larges ex-
traits. Mais au delà de la théorie littéraire, c’est à la mémoire de
Swann confronté dans La recherche à l’écoute de la célèbre Sonate
de Vinteuil, mémoire décrite par le romancier comme « un ouvrier
travaillant sur les flots à fournir des fac-similé [des sensations qui
s’évanouissent] »80 qu’il est fait référence ici. La disponibilité des
souvenirs dans le palais de saint Augustin fait place au travail
difficile de reconstruction devant l’érosion de l’éphémère. Ce ne
sont peut-être pas les mêmes échelles de temporalité qui sont
concernées, le « palais » étant peut-être la demeure d’un vieillard
qui n’a d’autre loisir que de déambuler au milieux de ses trophées
et des dépouilles de son passé, l’« ouvrier » représentant au
contraire le labeur de l’homme jeune à la recherche de la constitu-
tion de son bonheur. On n’en finirait pas de commenter

79 Saint Augustin, Les confessions, op. cit., livre dixième, chapitre VIII.
80 Op. cit., p. 209.
Analyse musicale 87

l’opposition de ces deux métaphores. Retenons simplement qu’elles


proposent de la mémoire deux visions : l’une qui parle de support
et l’autre d’activité. L’algorithme cognitif retranscrit d’une cer-
taine manière l’articulation de ces deux formes. Car le palais
n’existerait pas sans l’ouvrier qui l’a construit, et l’ouvrier aban-
donnerait vite sa tâche sans la possibilité d’en conserver quelque
fruit.

Ces deux fonctionnalités de la mémoire ont été soulignées


dans la figure suivante. L’aspect « conservateur » de la mémoire,
celui qui assure une permanence dans la fluidité temporelle, est
représenté par des ellipses. L’autre aspect, celui de l’« ouvrier »,
est représenté par un rectangle et inclut l’ensemble du processus
qui interagit entre les données de l’expérience et celles conservées
par la mémoire.

cercles mnésiques
connaissance «!externe!» (résultat d'une expérience préalable)
connaissance propre à
l'expérience de l'œuvre en cours
reconnaissance reconnaissance
statique dynamique mémorisation
(paradigmatique) mémorisation
(syntagmatique) "dynamique"
"statique" connaissance
en voie de
constitution

protension
A
connaissance
immédiate

rétension
A

mémoire procédurale
Fig. 28 : rôle de la mémoire dans le mécanisme cognitif.

On peut schématiquement distinguer, pour le premier as-


pect, quatre « cercles mnésiques », principalement selon le mo-
88 Jean-Marc Chouvel

ment où la faculté rétentionnelle est sollicitée, et selon l’ampleur


de ce qui est conservé. Les deux premiers cercles sont ceux dans
lesquels se constitue la trace. Le premier [connaissance immé-
diate] serait celui qui effectue la saisie de l’objet, sa trace pri-
maire. Le second [connaissance en voie de constitution] celui où
cette trace s’élabore en tant qu’objet de conscience81, ce qu’on a
appelé (cf. le chapitre précédent) la « mémoire de travail » ou la
« mémoire transitionnelle » ou encore la « mémoire à court
terme ». Ces terminologies expriment assez bien un double enjeu
dynamique et temporel, ainsi que l’implication de ce type de mé-
moire dans le « transfert » de l’information. Plongées dans la flui-
dité du temps, elles sont également évanescentes, et la rétention
qu’elles permettent est limitée. La relation entre ces deux pre-
miers cercles mnésiques est celle entre deux niveaux de structure,
celle entre une connaissance « immédiate » et une connaissance
« médiate », en voie de constitution. 

Célestin Deliège citait, dans son analyse des rapports entre


forme et conscience, ces propos de Husserl dans les Leçons pour
une phénoménologie de la conscience intime du temps :

La forme consiste en ceci, qu’un maintenant se consti-


tue par une impression, et qu’à celle-ci s’articule une queue de
rétentions et un horizon de protentions. Mais cette forme per-
manente porte la conscience de la mutation continue, qui est
un fait originaire : la conscience de la mutation de l’impression
en rétention, tandis qu’à nouveau continûment une impression
est là, ou bien, par rapport au quid de l’impression, la cons-
cience de la mutation de ce quid, pendant que celui dont on
avait conscience à l’instant encore comme « maintenant » se
modifie en prenant le caractère de « tout juste passé ».82

Dans un contexte plus formalisé, Marc Leman a proposé


l’image suivante de la Mémoire à Court Terme (MCT) :

81 En ce sens, il faut bien comprendre que cette connaissance est impliquée dans la
récursivité, ce qui lui donne un empan éminemment variable.
82 In : La musique et les sciences cognitives, op. cit., p. 172.
Analyse musicale 89

Fig. 29 : Schéma de la mémoire à court terme selon Marc Leman.


[abscisses : différents concepts <matériau (la coloration noire
indique qu’ils sont actualisés musicalement)>, ordonnées : différents
stades <temps>].

Cette figure illustre les différents stades de la MCT tout


au long de l’audition de la musique (hypothétique). L’axe ver-
tical représente les différents stades et l’axe horizontal contient
les différents concepts. Les petites boites représentent une ac-
tivation basse alors que les grosses boites symbolisent des ac-
tivations élevées. Les boites noires désignent les unités musi-
cales de base qui pénètrent dans le système alors que les boîtes
blanches représentent les concepts associés. Chaque rangée
illustre le contenu de la MCT à un moment précis et chaque
colonne exprime l’histoire d’un concept particulier en termes
d’activation. Il est intéressant de constater que toutes les boites
à la droite de la diagonale formée par les boîtes noires repré-
sentent les événements prévus. Les concepts à gauche symbo-
lisent le souvenir immédiat de concepts passés. On peut ainsi
montrer que la performance de la MCT pour les prévisions et
les événements passés est meilleure lorsque la structure de
connaissances est plus élaborée.83

On reconnaît, à l’inversion des axes près, un diagramme


matériau/temps :

83 Marc Leman, « Dynamique adaptative de l’écoute musicale », in La musique et


les sciences cognitives, op. cit., p.503-522.
90 Jean-Marc Chouvel

concepts divers
événements prévus (= matériau)
contenu de la mémoire
à court terme à un
moment précis

souvenirs
immédiats parcours effectif
de l’information

histoire d’un
stades divers concept
(= temps) particulier
Fig. 30 : interprétation de la représentation de la mémoire à court
terme (MCT) proposée par Marc Leman. On notera que certains
concepts sont des événements purement mentaux, et ne sont pas
actualisés musicalement, ne sont donc pas du « matériau » au sens
musical.

Leman, comme Husserl d’ailleurs, n’envisage pas la répéti-


tion, et donc le retour, dans le schéma du parcourt réel de
l’information musicale. L’effet de la structuration n’apparaît qua-
siment pas. Pourtant, on voit mal à quoi pourraient servir les sou-
venirs ou « rétentions » si ce n’est pour se préparer à un retour du
même, ni comment pourraient s’opérer des anticipations ou des
« protentions », sans l’activation d’une logique structurelle. Cela
ne remet absolument pas en cause la continuité de notre percep-
tion, même s’il faut bien comprendre que les événements musi-
caux (ou visuels) viennent « cadencer » cette continuité, lui impri-
mer un rythme d’activité.

Le troisième cercle mnésique concerne l’information mise en


jeu dans l’écoute d’une œuvre particulière. On peut peut-être la
rapprocher de la mémoire « à moyen terme » qui sert d’inter-
médiaire entre le court et le long terme, bien que cette dénomi-
nation n’ait rien de très précis. Le quatrième cercle concernerait
enfin l’ensemble des connaissances diverses acquises préala-
blement à l’écoute de l’œuvre en cours. Les deux ellipses qui re-
présentent ces connaissances sont incluses l’une dans l’autre, et
dans une position horizontale qui suggère l’accessibilité de leur
contenu. Ces cercles doivent être disponibles à tous les niveaux de
Analyse musicale 91

la structure. Le concept de modularité reste important : dans no-


tre cerveau, les « micro-informations » restent près de la source
sensorielle, ce qui facilite les comparaisons primaires, à commen-
cer par celles de nos réflexes. Les cercles mnésiques sont autant
d’étapes dans la constitution progressive d’un « individu pen-
sant ». Dans le cas où l’algorithme cognitif serait implémenté, on
peut imaginer de lui faire effectuer l’apprentissage d’une série
d’œuvres, voire d’un corpus extrêmement vaste, pour évaluer les
caractéristiques stylistiques singulières ou le taux de redondance
d’une nouvelle œuvre.

Mais la pensée ne saurait se résumer à une simple accu-


mulation d’information. Pour être opérationnelle, cette informa-
tion doit être mise en relation, décodée, bien sûr, mais aussi acti-
vable, c’est-à-dire vecteur d’une dynamique du temps, d’un futur…
Au-delà de l’aspect « conservateur », la mémoire apparaît alors
comme un « acteur » de la perception, à travers la mise en œuvre
de touts les mécanismes de liaison de différents types qui viennent
d’être évoqués, et par le biais d’un agent dynamique, dont on a dé-
signé sous le terme de « mémoire procédurale » la rémanence fonc-
tionnelle. En effet, cette capacité à l’apprentissage peut-elle être
apprise ? Peut-elle s’apprendre elle-même ? Nous l’avons, dans ce
cadre, présupposée. Les organismes vivants l’ont inscrite partiel-
lement dans leurs gènes. Mais la frontière entre inné et acquis
n’est pas facile à trancher. Cette mémoire procédurale n’est pas
quelque chose d’évident, et le mécanisme cognitif par lequel nous
avons essayé d’en rendre compte dans la stricte perspective de
l’analyse des formes temporelles soulève des interrogations qui
sont communes à la biologie, à la philosophie et à de nombreuses
sciences humaines. L’être humain est immensément redevable à
cette capacité d’interagir, de mettre en relation les percepts exté-
rieurs avec le monde intérieur, et d’engager, à travers la réalité
psychique, s’il le faut, la conscience en acte.

Les enjeux de la mémoire sont de la plus grande importance


dans l’écriture d’une œuvre musicale. D’une manière générale,
toute œuvre qui s’inscrit dans le temps sollicite la mémoire, dans
toutes les acceptions que nous venons de décrire. Au-delà de la
92 Jean-Marc Chouvel

simple perceptibilité immédiate, l’expression temporelle suggère


la mise en jeu de stratégies parfois très élaborées, et dont les ob-
jectifs sont extrêmement variés. Depuis le simple évitement de
l’ennui jusqu’à l’apprentissage, de la captation de l’intérêt au mes-
sage subliminal, de la rhétorique de propagande au divertisse-
ment désintéressé, de l’écœurement de la rengaine à l’exa-
cerbation de la répétition qui mène à l’extase, de la démonstration
au charme spirituel… les exemples de cette variété sont
innombrables. À vrai dire, étudier les œuvres sous l’angle de leur
rapport à la mémoire, c’est chercher à rendre compréhensibles la
manière dont elles travaillent les ressorts intimes du comporte-
ment de notre pensée. L’esthétique déborde peut-être là son objet,
et aborde un domaine où la sensibilité révèle à l’intelligence une
part largement inconsciente de son activité.

Après la mémoire, il nous faut donc aborder le problème de


la conscience. Nous n’avons certes pas l’ambition de renouveler
l’ensemble de la problématique philosophique liée à cette notion,
et nous nous limiterons dans les lignes qui suivent à son rapport à
la temporalité. Car sur ce point, l’algorithme cognitif nous suggère
quelques hypothèses qui méritent d’être approfondies. Si nous es-
sayons de synthétiser cet algorithme, nous pouvons distinguer les
étapes qui figurent sur le schéma suivant :

connaissance «!externe!» (résultat d'une expérience préalable)


connaissance propre à l'expérience de l'œuvre en cours

présen
reconnais oui
tation
sance
non
préfiguration validation oui structura
tion
non

niveau de structure i niveau de structure i+1

Fig. 31 : Schéma simplifié de l’algorithme cognitif.


Analyse musicale 93

La première évidence, c’est que la conscience n’est pas pure


perception. Si c’était le cas, un magnétophone serait conscient. Il
n’y a conscience qu’à la condition d’introduire (au moins) un
deuxième niveau d’écoute. C’est le rôle de la « préfiguration » qui
orchestre la rétention et la protention dans le flux de la tempora-
lité, que de rendre présent à la conscience autre chose qu’un pur
présent instantané. La « préfiguration » est en quelque sorte la fa-
culté d’articuler les deux tests fondamentaux de reconnaissance et
de clôture (ou de validation). Pour que le présent puisse se struc-
turer, il faut déduire, ou provoquer peut-être au besoin, des ruptu-
res sur la continuité du flux. Ces ruptures articulent les moments
de la temporalité et les niveaux de conscience. Les deux tests qui
entourent la préfiguration sont donc cruciaux pour la possibilité
même de la conscience.

Nous avions appelé le premier « test de similarité ». La


question initiale, fondatrice, de l’acte de connaissance serait donc
la re-connaissance. Cette reconnaissance nécessite l’introduction
d’une sorte de boucle dans la temporalité, une capacité à mettre
en parallèle le présent et le passé. La figure musicale du canon,
qu’on associe spontanément au jeu de l’écho, c’est-à-dire à un dé-
tour du son par l’espace, est peut-être avant tout la figure miméti-
que de cet acte primaire de la conscience : tenir côte à côte deux
moments qui n’appartiennent pas au même temps physique. Le
rôle de la perception sensible est d’opérer la présentation du réel,
au niveau le plus bas. « Qu’est-ce que c’est ? » : voilà la première
question que pose l’esprit au perçu ! Il y a probablement une
raison fondamentale à cela, d’ordre atavique, et liée à la vigilance
vitale vis à vis du milieu extérieur. Avec une ambiguïté intéres-
sante : « je suis en permanence à l’écoute de ce qui peut être nou-
veau… parce que j’en ai peur ». L’activité réflexe peut se contenter
d’un passé très proche et fonctionner à partir de l’écart entre le
présent et le passé immédiat. Mais l’activité humaine, et, dans
notre cas, l’activité esthésique musicale, fait appel à d’autres
échelles de temporalité. La « mise en présence » du passé et du
« tout juste perçu », pose le problème de la recherche et de la sélec-
tion dans le « Palais-bibliothèque » de l’élément adéquat. Cette
94 Jean-Marc Chouvel

faculté est évidemment déterminante, et la manière dont est


rangée la bibliothèque l’est probablement aussi.

Chaque phase de préfiguration se conclut par ce que nous


avions appelé le « test d’achèvement », qui permet de valider le
passage au niveau supérieur, et d’autoriser ainsi la structuration
temporelle. La nécessité de conclure pour pouvoir passer à la suite
est indispensable, et cela mérite réflexion. Nous n’avons pas la
possibilité de saisir l’infinité du temps, mais simplement une cer-
taine durée du « présent », que l’on évalue de l’ordre de quelques
secondes (c’est ce que les psychologues appellent parfois
« l’empan » de la mémoire immédiate). Il est probable toutefois
que cette durée ne soit pas une constante temporelle, et les va-
leurs qu’on lui donne sont plutôt des valeurs maximales. Les théo-
ries de la Gestalt ont mis en évidence que nous saisissions les ob-
jets par leur totalité plus volontiers que par la somme de leurs
parties. Le débat entre Bergson et Bachelard sur la continuité ou
la discontinuité de la perception semble trouver là un écho : la
perception peut bien être continue au niveau sensible, mais au ni-
veau cognitif, elle ne l’est plus. C’est tout le propos de la phase de
validation que d’accepter ou de refuser le contour et les hypothè-
ses proposées par la phase de préfiguration.

On ne peut pas dire que la structuration en tant que telle


soit une préoccupation de l’écoute réelle. C’est plutôt quelque
chose qui la guide sans effort particulier. Dans la présentation du
modèle analytique, la structuration est réduite à être une récursi-
vité, ce qui est largement satisfaisant pour un algorithme, mais
assez peu convaincant pour une simulation de l’écoute effective.
De plus, il est assez peu probable que l’attention oscille ainsi entre
différents niveaux de perception. Il est plus vraisemblable qu’elle
se focalise au contraire sur un niveau particulier, par exemple
celui qui permet une différenciation maximale. Ce niveau, on peut
le comprendre comme se situant à un endroit donné d’une chaîne
cognitive dont les premiers niveaux seraient quasiment physiolo-
giques (précablés, pour utiliser le langage cybernétique), et les
derniers seraient de l’ordre de l’idée. On peut même imaginer que,
dans cette concaténation, les deux tests fondamentaux se confon-
Analyse musicale 95

dent, ou plus précisément que préfiguration et validation à un


niveau donné soient en fait l’équivalent de présentation et recon-
naissance au niveau supérieur :

Fig. 32 : Schéma général de la superposition possible des opérateurs


cognitifs de deux niveaux successifs mettant en évidence les
parallélismes possibles entre la validation au niveau inférieur et la
reconnaissance au niveau supérieur.

On peut envisager une forme de préfiguration sans qu’il y


ait reconnaissance, c’est le cas de la découverte d’un flux de nou-
veaux éléments. Par contre, la structuration n’est possible que s’il
y a eu une « validation » de ce qui a été préfiguré. En d’autres
termes, il ne peut y avoir de passage au niveau supérieur qu’avec
des objets constitués. On peut imaginer que si la reconnaissance
s’opère, à un assez bas niveau, sur une dialectique connue en psy-
chologie entre indices perçus et empreinte mémorielle, la phase de
structuration, et cela d’autant plus que l’on arrive à un niveau
élevé de la structure, met en branle dans l’écoute réelle un réseau
complexe d’associations. C’est particulièrement évident dans le cas
du langage. Ça ne l’est pas moins dans le cas de la musique. Le
schéma que nous avons proposé, et qu’on peut considérer, en tant
que méthode d’analyse, comme relativement universel, rencontre
dans le problème de l’écoute réelle les particularités individuelles
de l’auditeur. Nous n’allons pas, les uns et les autres, reconnaître
les mêmes choses, accepter les mêmes contours structurants, etc…
Cela n’invalide absolument pas le schéma. Il faut simplement le
96 Jean-Marc Chouvel

comprendre dans toute son ouverture. Ce qu’il dit, c’est que perce-
voir, c’est faire des choix, et que ces choix sont libres, quant à leur
contenu, de toute prescription liée au modèle. Ces choix sont une
donnée supplémentaire nécessaire au fonctionnement du schéma,
mais que le schéma lui-même n’implique pas. On peut même ima-
giner pouvoir, en introduisant des critères différents, parvenir à
rendre compte des divergences d’écoute, parvenir à les expliquer…
Autrement dit, on peut passer de ce qui pouvait relever d’un ra-
tionalisme positiviste assez mécaniste ou d’une « résolution de
problème », à une pensée beaucoup plus ouverte, beaucoup moins
programmatique. La recherche pourrait alors s’aventurer dans
l’exploration « objective » des origines de la subjectivité de l’écoute.
Adorno donne un témoignage très éclairant de ce type de diver-
gence d’appréciation dû à une divergence des critères de structu-
ration : « Il faut une rééducation de l’oreille pour écouter correc-
tement la musique de Debussy, c’est-à-dire non en tant que pro-
cessus de tensions et de résolutions, mais en tant que bout à bout
de couleurs et de surfaces comme dans un tableau » 84. Un musi-
cien baigné dans la culture allemande comme l’était Adorno, ex-
prime très lucidement à quel point un style d’œuvre, c’est d’abord
un style d’écoute, que les deux éléments sont indissociables…

Essayons d’aller encore un peu plus loin dans la vision de la


psyché que nous propose cette confrontation avec la réalité tempo-
relle de la perception.

84 T. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard, Paris, 1962, p. 193.


Analyse musicale 97

inconscient («!champ de l'autre!»)


champ mémoriel référent

image/représenté

plan du réel plan des


instantanné idées
conscient

possibilité de prise en
surconscient
compte du simultanné
infraconscient
évolution ordinaire du conscient au
cours du temps pour une
construction «!sémantisante!»
rupture de niveau dans
des moments de prise
de conscience du réel

Fig. 33 : Représentation schématique de la chaîne des niveaux de


structuration accessibles à la conscience, faisant apparaître, de part
et d’autre du niveau réel de conscience, ce qu’on appellera ici
« l’infra-conscient » et le « sur-conscient ».

Si l’on reprend l’idée d’une chaîne structurelle traversée par


la temporalité des événements, on comprend assez aisément les
deux termes de la chaîne : il y a ce que l’on pourrait appeler
l’« infraconscient », du côté de la surface « réelle » (ou si l’on veut
« perceptive »), et, du côté de l’idée, le « surconscient ». L’« infra-
conscient », c’est ce à quoi on ne porte même plus attention dans le
flux musical, ce qui est parfaitement intégré. C’est évidemment un
des premiers champs de l’« inconscient ».

Luc Ferry fait remonter à Leibnitz le premier énoncé


concernant le statut de l’infrastructure perceptive :

Leibnitz est en effet le premier à introduire dans la phi-


losophie le concept d’inconscient, avec ses fameuses « petites
98 Jean-Marc Chouvel

perceptions » qui, en vertu du principe de continuité, doivent


nécessairement précéder l’apparition de la conscience claire,
c’est-à-dire relier un degré zéro de conscience à un degré N.
C’est ainsi qu’il devait concevoir « l’incomparable idée qui lui
donnait raison, non seulement contre Descartes [pour lequel la
vie intérieure devait s’identifier à la vie claire et distincte],
mais contre tout ce qui avait philosophé jusqu’à lui, selon la-
quelle la conscience est un simple accident de la représenta-
tion, non son attribut nécessaire, essentiel, de sorte que ce que
nous appelons conscience ne constitue qu’un état (et peut-être
même un état malade) de notre monde spirituel — nullement,
tant s’en faut, ce monde lui-même. » 85

De l’autre côté, le « surconscient », serait ce qui se dessine


de vérité au delà du conscient, qui le dépasse parce qu’il embrasse
l’expérience avec une bien plus grande fenêtre temporelle. Pour
donner un exemple, il y a probablement du surconscient dans ce
que les compositeurs décrivent comme la vision de la totalité de
l’œuvre, présente à eux à un moment déterminé. Le surconscient
serait très proche du « sens du destin » dont parle la littérature
dramatique. En fait, il ne peut jamais être là au début, mais il
n’attend pas toujours la fin pour se dessiner clairement dans la
conscience. La « prise de conscience » s’opère à un moment clef,
une sorte de « crise du milieu de la vie » qui a sans doute connu ou
pressenti l’ultime, et qui trace, par quelque mystérieuse symétrie,
le chemin de la fin.

On aurait tort de sous-estimer la « pulsion de reconnais-


sance » car elle est constamment à l’œuvre, et ceci, paradoxale-
ment, peut-être d’autant plus qu’un objet est inconnu ou présente
une nouveauté. On aurait tort également de ne pas tenir compte
de ce champ mémoriel référent qui intervient dans la reconnais-
sance des items. C’est là, d’ailleurs que la position de l’analyste et
celle de l’auditeur sont sans doute quelque peu divergentes.
L’analyste devra plutôt exprimer une « pulsion de distinction »,
qui lui permettra de réagir avec acuité et discernement en favori-

85 Luc Ferry, Homo Æsthéticus, Le livre de poche, Grasset, Paris, 1990, p. 238.
Analyse musicale 99

sant les nuances, là où la reconnaissance risque de forcer les traits


pour opérer des rapprochements et des assimilations. Cette
« pulsion de reconnaissance » compense aussi probablement les
alertes qui viennent de la perception, et sa fonction est probable-
ment tout autant de « rassurer » que de mettre un nom au danger.

La manière dont beaucoup d’auditeurs redéfinissent un


style par recoupement des influences est assez caractéristique de
cette velléité d’inscrire toute œuvre dans un champ de référence.
Les grands scandales de l’histoire de l’esthétique trouvent souvent
leur cause dans l’incapacité du public à « trouver ses repères »
dans une œuvre novatrice et à l’envisager de manière autonome.
Au-delà de cet « étiquetage » dont on envisage aisément la raison
d’être sociale, la fonction de « mise en relation » laisse sans doute
une large part à l’inconscient. On sait quelles ressources les artis-
tes eux-mêmes ont tiré de l’association libre. Cette fonction de
l’inconscient, on pourrait l’appeler, après Lacan, le « champ de
l’autre ». De même que l’inspiration du compositeur prend sa
source dans des aspects insoupçonnés de son expérience, la ma-
nière dont un auditeur vit l’écoute d’une œuvre est éminemment
redevable à la puissance de ce champ externe à l’œuvre elle-même.
L’idée d’un « champ de l’autre » peut également s’étendre à la
perspective de confronter son jugement avec celui des auditeurs
ayant fait la même expérience. Tout cela nous montre que le ju-
gement critique s’opère non seulement à partir d’une culture pro-
pre au sujet, mais aussi par la mise à jour des vécus affectifs qui
lui sont associés, d’une manière qui peut fort bien ne rien avoir
d’universel, mais qui tente toujours de trouver un écho dans
l’intersubjectivité.

La conscience serait alors ce « lieu » médian entre le champ


mémoriel associatif, la surface du réel instantané et le plan des
idées, lieu médian où se réaliserait l’image (au sens où Bergson
utilise ce terme) — la représentation — du sonore. Le parcours du
« conscient », ainsi défini, se ferait a priori de l’élément à la tota-
lité, c’est-à-dire dans le sens d’une élévation de niveau de struc-
ture. Mais il est probable que l’on a affaire, à certains moments
clefs d’une œuvre, à des modifications importantes du positionne-
100 Jean-Marc Chouvel

ment de la conscience, soit par exemple du fait de la saillance d’un


référent particulier à un niveau donné, soit par le jeu d’une phase
d’articulation de la structure. Ces moments de repositionnement
structurel sont probablement aussi importants pour les affects que
les clichés émotionnels ou les phases de tension/détente auxquels
on voudrait trop souvent se limiter. La conscience — que le lan-
gage confine généralement dans un niveau relativement stable —
est peut-être, du fait de l’écriture musicale, projetée beaucoup plus
brutalement vers ses limites.

Une dernière remarque : le schéma que nous avons donné


est intégralement assujetti à la conduite musicale, au sens où le
« moteur temporel » est entièrement lié à la succession des événe-
ments extérieurs traités par l’appareil cognitif. Il est clair qu’un
modèle du comportement de l’auditeur devrait intégrer cette fa-
culté de réorganisation, non liée au temps de l’écoute, du contenu
de la mémoire. Cette « activité de réorganisation mémorielle » est
sans doute liée à ce qu’il est convenu d’appeler le rêve et
l’imagination. Dans ce sens, elle peut induire la réactivation de
nouvelles chaînes d’événements, d’une part dans la perspective
d’un auto-entraînement préparatoire à l’écoute, mais aussi d’une
auto-stimulation qui a certainement des implications dans le com-
portement créatif.

Fig. 34 : Représentation schématique des capacités d’auto-


sollicitation du mécanisme cognitif.
Analyse musicale 101

I. 5. Outils informatiques pour l’analyse

On perçoit aujourd’hui un regain d’intérêt pour les problé-


matiques liées à l’utilisation de l’ordinateur pour faciliter certai-
nes tâches de l’analyse musicale. Ce qu’on pourrait appeler
l’AMAO — l’Analyse Musicale Assistée par Ordinateur — n’en est
encore qu’à ses débuts, en grande partie parce que les questions
théoriques liées à l’analyse elle-même sont encore trop peu stabili-
sées. Outre les travaux précurseurs de Marcel Mesnage et André
Riotte autour du logiciel Morphoscope86 et ceux de Marc Leman,
qui ont déjà été cités, un certain nombre de recherches récentes ou
en cours méritent d’être mentionnées ici. On peut citer en parti-
culier les travaux de Jacopo Baboni-Schilingi et Frédéric Voisin
autour du logiciel Morphologie87, ainsi que ceux de Olivier
Lartillot88 et de Benoit Meudic89 qui travaillent sur le problème de
l’extraction de pattern.

Les représentations proposées par Benoit Meudic sont éta-


blies d’après les matrices d’autocorrélation. Ces matrices sont
liées au choix d’un grain et à une fonction de similarité. Leur as-
pect rappelle fortement celui des diagrammes formels, comme on
peut le constater avec l’exemple suivant :

86 Marcel Mesnage, Morphoscope et Musicoscope, [documentation en ligne]


http://www.ircam.fr/equipes/repmus/Analyse/Musicoscope/musico-scope.html
87 J. Baboni-Schilingi, F. Voisin, F. Sarhan, Morphologie, Documentation pour

l’utilisateur, Ircam-Centre Pompidou, 1999.


88 Olivier Lartillot, (2003) Perception-Based Musical Pattern Discovery. [docu-

mentation en ligne] :
http://www.ircam.fr/equipes/repmus/lartillot/cmmr/ cmmr.pdf
89 Benoit Meudic, (2003) Musical Pattern Extraction : from repetition to musical

structure, http://www.ircam.fr/equipes/repmus/RMPapers/CMMR-meudic2003.pdf
102 Jean-Marc Chouvel

Fig. 35 : Matrice de similarité filtrée de la Sonate DM d664 op. 121


deuxième partie.

La différence réside dans le fait que la redondance n’est pas


exploitée pour minimiser l’axe vertical (matériau), et que la struc-
turation n’est pas prise en compte (la taille optimale des grains
n’est pas déduite de l’analyse). Mais on imagine aisément qu’il ne
s’agit que d’une question de réorganisation de la matrice. La si-
mulation d’une analyse auditive sur l’ordinateur sera peut-être
possible dans un avenir relativement proche.

Quoi qu’il en soit, la théorie de l’information constitue pro-


bablement le support physique et logique de l’ensemble des théo-
ries qui s’occupent du « signe ». L’algorithme cognitif, dont nous
avons développé dans les lignes précédentes quelques-uns des as-
pects les plus importants, est sans doute la preuve qu’un compor-
tement dynamique aussi complexe que celui qui sert de référent
aux objets temporels construits par l’homme peut être modélisé.
Nous n’avons évoqué pour l’instant qu’un exemple simple, celui du
Geisslerlied, dont la partition est un support commode de trans-
fert symbolique. La plupart des exemples que nous traiterons par
la suite seront également dans ce cas. On ne peut pourtant pas
limiter le champ du musical à celui de la notation occidentale. Il y
a le cas désormais fréquent où l’analyste doit réagir devant un en-
registrement, soit parce que c’est le seul support (cas de
Analyse musicale 103

l’électroacoustique), soit parce que c’est le seul témoignage dispo-


nible (cas des musiques de tradition orales), soit encore parce que
son sujet est relatif à l’interprétation. Dès lors, les outils informa-
tiques qui manipulent le son peuvent s’avérer utiles à l’analyse et
méritent qu’on leur prête attention. Ces outils sont encore bien
loin de leur forme définitive, et bon nombre de ceux que l’on
pourra citer ici seront peut-être de vieux souvenirs dans cinq ou
dix ans.

Il est donc préférable d’aborder en premier lieu les fonction-


nalités générales que l’analyste attend de ces programmes plutôt
que leur réalisation particulière dans tel ou tel logiciel. Cela nous
amènera, de fait, à proposer un outil générique qui synthétise les
possibilités actuellement essaimées dans divers programmes
quand elles ne sont pas carrément inexistantes. Cet outil rejoint,
par bien des aspects, les concepts fondamentaux que nous avons
évoqué dans les chapitres précédents.

I. 5. 1. Typologie générale

On peut essayer de dresser un état des lieux des program-


mes existants en les classant d’une part selon le type de support
qu’ils privilégient : acoustique, s’ils prennent en compte le signal
lui-même, ou symbolique, s’ils s’occupent plutôt de traiter des
objets musicaux sous forme symbolique (à partir, par exemple, de
la norme MIDI) ; et d’autre part selon leur finalité applicative
principale : s’ils interviennent pour la conception du son ou des fi-
gures musicales, ce qui est le cas des logiciels de programmation
et de Composition Assistée par Ordinateur (on peut citer dans
cette catégorie Open Music, Supercolider ou Csound, par exem-
ple), s’ils interviennent pour la réalisation finale de l’objet musi-
cal, ce qui est le cas des logiciels de type « séquenceur » (on peut
citer Finale, Cubase score, Sibélius ou Berlioz pour les partitions
(notation symbolique) et Protools, Logic Audio, Cubase Audio pour
le montage son (support acoustique)), ou s’ils interviennent pour
la représentation musicale, en affichant une vocation marquée
104 Jean-Marc Chouvel

d’aide à l’analyse (c’est le cas par exemple du Morphoscope ou plus


récemment du Musicoscope de Marcel Mesnage et André Riotte, et
du logiciel Acousmographe du GRM). La liste est évidemment loin
d’être limitative, mais tous les logiciels existants trouveront plus
ou moins leur place dans ces catégories, que le tableau suivant
permet de résumer :

support symbolique support acoustique

logiciels de programmation et CAO


conception Open Music Supercolider Csound

logiciels de type séquenceur

réalisation Finale Protools

logiciels à vocation analytique

représentation Morphoscope Acousmographe

Fig. 36 : Typologie des logiciels informatiques appliqués à la


musique.

I. 5. 2. Tendance à l’intégration

On constate toutefois, en étudiant l’évolution récente de ces


logiciels, une nette tendance de la plupart d’entre eux à déborder
de leur case. D’abord, la séparation entre support symbolique et
support acoustique est de moins en moins flagrante. Des logiciels
comme Supercolider ou Csound, qui sont d’abord des outils de
programmation de l’onde sonore, sont évidemment gérés par des
ressources de type « symbolique ». De même, Open Music, qui est
issu de la programmation « orientée objet », sait aussi gérer des
formes d’onde, sans parler de sa structure particulièrement
« intégrative » qui lui permet de s’enrichir de très nombreux mo-
dules. C’est évidemment aussi le cas des séquenceurs, qui intè-
Analyse musicale 105

grent de plus en plus audio, MIDI et partition. C’était déjà le cas


de feu le logiciel Vision, et les évolutions de Cubase, Protools ou
Digital Performeront toutes été dans ce sens. Pour ce qui est des
logiciels de représentation et d’analyse, on peut penser qu’ils sont
encore trop peu développés pour participer de ce type
d’intégration.

Les autres frontières catégorielles sont également remises


en cause par certaines évolutions récentes des logiciels. Nous en
donnerons ici trois exemples : Open Music, avec l’introduction des
Maquettes, vise des fonctionnalités qui sont celles des logiciels de
réalisation et de représentation ; Protools, avec l’adjonction des
plug-ins, comme ceux développé par le GRM (GRMtools), peut in-
tégrer des fonctionnalités de conception sonore évoluées, ces plug-
in étant au fond de petits « modules de son externes » program-
mables. Protools peut aussi être utilisé comme outil d’analyse pour
la mise en évidence des paradigmes acoustiques suivant la logique
des diagrammes formels ; enfin un logiciel à vocation analytique
comme Audiosculpt, qui est au départ un sonagraphe informatisé,
peut devenir un outil de composition du timbre, et même, par
l’adjonction récente de pistes de contrôle, un séquenceur.

Bien sûr, chaque logiciel a sa spécialité, et cette propension


au débordement du domaine de compétence initial, poussé par la
demande des utilisateurs, relève souvent du bricolage. La concep-
tion des logiciels de l’avenir ne pourra pas faire l’impasse sur une
étude plus approfondie des besoins informatiques du musicien,
qu’il soit compositeur, interprète ou analyste. C’est dans ce sens
que les réflexions suivantes tentent de mettre en évidence la pos-
sibilité et l’esprit d’un tel logiciel.90

I. 5. 3. Perspectives

Le dénominateur commun de tous les logiciels précédents,


c’est qu’à un moment donné, pour exister en tant que musique, les

90 Nous n’avons pas abordé le cas des logiciels consacrés au « temps réel », comme
Max, ou les suiveurs de partition. Ils sont aussi très proches, par certains aspects, de
ce que nous allons décrire.
106 Jean-Marc Chouvel

signes informatiques doivent permettre la réalisation d’une forme


d’onde audible (la forme d’onde pouvant être la donnée préalable
de l’analyse) et doivent donner lieu à une représentation. La forme
d’onde résultante tient donc un rôle central et son axe temporel
ordonne l’ensemble du plan de travail envisageable. Cette forme
d’onde peut faire l’objet de diverses représentations, dont la plus
évidente est le sonagramme, mais on peut en imaginer d’autres,
qui peuvent éventuellement, si les trois dimensions de l’écran ne
suffisent pas, s’inscrire dans une fenêtre animée. La conservation
par ces représentations de l’intégrité de l’information est cruciale
si l’on veut pouvoir agir à partir d’elles pour modifier la forme
d’onde. Il y a toute une réflexion à mener pour développer d’autres
types de représentations que le sonagramme. Par exemple, on
peut imaginer un « sonagramme différentiel », qui signalerait par
deux couleurs différentes l’apparition et la disparition de l’énergie
dans une bande de fréquence donnée. Ce type d’outil pourrait être
d’un grand secours pour l’analyse acoustique des progressions
harmoniques, par exemple. Les diagrammes de phases fréquen-
tiels91 peuvent aussi être très utiles dans certains contextes.

D’autre part, la forme d’onde peut s’exprimer comme le ré-


sultat du montage d’une séquence d’événements. Les logiciels
existants laissent toute liberté pour la disposition des pistes, et,
par exemple, au cinéma, les monteurs-son classent les pistes sui-
vant une typologie plus ou moins codifiée des événements sonores
(ambiances, bruitages, voix off, dialogues…). On peut tout autant
envisager de les classer par ordre d’apparition, ce qui permet de
retrouver le principe des diagrammes formels. Cette double carac-
térisation de la forme d’onde entre montage et représentation est
illustrée par le diagramme suivant :

91 Il s’agit de diagrammes représentant la répartition de l’énergie du signal sur un


plan {f, f’} (f’ dérivée de f) à chaque instant t, ou de manière cumulative sur une
durée tb-ta. L’énergie présente en tout point (t, f, f’) de ces diagrammes est définie par
l’intégrale, au point (t, f) de la transformée de Fourier, de l’énergie située sur une
droite de pente f’ passant par ce point, limitée par la largeur d’une fenêtre d’analyse.
Analyse musicale 107

instant t
autres représentations…
sonagramme

forme d’onde Transfor résultante


mation
temps

A Transfor
mation
B ∑=mix
Transfor
mation
C
D
E

transformation conservant le paradigme


matériau
transformation entraînant un changement de paradigme

Fig. 37 : Intégration des capacités de séquence/montage et de


représentation analytique.

Les outils de séquence intègrent, en plus de la fonction de


mixage, toute une série de transformations possibles du son. Ces
transformations, dans le domaine informatique, sont des calculs,
dont beaucoup peuvent maintenant être exécutés avec des laten-
ces qui autorisent le temps réel. Au fond, le séquenceur qu’utilise
un compositeur est ce que l’on peut appeler un « tableur tempo-
rel », c’est-à-dire une matrice où chaque case effectue un calcul qui
fait intervenir éventuellement d’autres cases. L’analyste sera
amené à distinguer deux sortes de transformations : celles qui
conservent le paradigme (le cas, sur notre exemple, des occurren-
ces du matériau A qui est simplement légèrement transposé mais
qui reste très reconnaissable), et celles qui aboutissent à un chan-
gement de paradigme (sur notre exemple, la transformation qui, à
partir de A et de B, aboutit au matériau E, qui n’a plus grand
chose à voir avec A ou B). Notons d’ailleurs que comme dans un
108 Jean-Marc Chouvel

tableur, chaque cellule peut être le résultat d’une feuille de calcul


séquentielle séparée, sans limitation de niveaux, et peut compren-
dre, comme tout programme informatique, des annotations
diverses.

Cette description sommaire suffit à imaginer l’utilité d’un


tel outil pour l’analyse d’un nombre considérable de musiques qui
ne connaissent pas le support papier. Mais elle permet aussi de
poser un autre problème : l’analyse doit-elle se contenter d’être
une re-synthèse de l’œuvre ? Certes, la capacité d’opérer cette re-
synthèse est un critère indiscutable de la validité de la description
opérée. Ce n’est pas pour autant un critère d’optimisation ni
même de pertinence. Il est impossible, par exemple, de remonter
au matériau originel dans le cas de certaines transformations ir-
réversibles que pratique l’électroacoustique. Du moins si l’on ne
dispose pas des informations du compositeur. Si c’est le cas,
l’analyse risque d’être dépendante des seuls aspects poïétiques, et
surtout soumise aux inductions de la « méthode du maître ».
« Savoir refaire » est sans doute un des buts possibles pour
l’analyste, et cela d’autant plus s’il se double d’un apprenti-compo-
siteur. C’est une manière de décrypter le quoi et le comment. Mais
l’analyse ne peut pas se limiter à cela. Les enjeux d’une œuvre
couvrent l’ensemble du champ esthétique. La réécriture qu’impose
l’analyse systématique doit permettre avant tout de revivre de
l’intérieur, et pour soi-même, les choix intimes d’une œuvre. La
lecture et l’interprétation sortent de cette démarche pleinement
informées.
II. Les outils d’analyse de la temporalité
Cette deuxième partie propose au lecteur de mettre à
l’épreuve de la réalité des œuvres les outils théoriques qui ont été
exposés dans la première partie. En particulier, on donnera des
exemples de diverses manières de représenter et d’appréhender le
comportement temporel. Les musiques qui seront abordées sont
extrêmement diverses, et elles ont été choisies pour leur exempla-
rité vis-à-vis du concept illustré. On aura bien compris que l’esprit
dans lequel nous envisageons l’analyse n’est pas de l’ordre du « ça
marche » ou « ça ne marche pas ». Tout dépend de la question
qu’on veut poser, et des catégories qu’on se donne pour les mettre
en œuvre. L’exemple typique de malentendu est le suivant : une
étudiante qui rédige un mémoire sur la pédagogie de la flûte se
propose d’analyser une suite de Bach. Elle construit donc à grand
peine le diagramme formel mélodique de la suite. Sa question est :
« comment dois-je phraser cette suite avec la flûte ? », et elle es-
père une réponse des diagrammes. Évidemment, les diagrammes
ne fournissent pas de réponse à ce genre de question : au mieux,
ils la posent ! Ils peuvent rendre compte de choix esthétiques,
mais ils ne sauraient en eux-mêmes les justifier. Le problème de
110 Jean-Marc Chouvel

l’étudiante était un problème pratique de segmentation. Il n’y a


pas de réponse toute faite à ce problème, et l’on pourrait même
dire qu’il faut se méfier par-dessus tout des réponses toutes faites.
Il revient à l’interprète de choisir, en général parmi de très nom-
breuses possibilités, une voie qui équilibre ses propres attentes
vis-à-vis d’une partition. Ces choix peuvent être très différents
d’un interprète à l’autre, et d’autant plus intéressants qu’ils se-
ront originaux. Ils peuvent aussi être absurdes. Le seul argument
de césure qui provient des diagrammes formels est celui du retour
à… comme nous l’avons évoqué. Mais l’évidence de ce type de cé-
sure en fait souvent l’exemple de ce qu’il ne faut pas accentuer
pour ne pas annihiler complètement l’expressivité et l’ambiguïté
du discours.

La musique se constitue à partir de multiples articulations


temporelles superposées. Un très court exemple de Brahms
(l’introduction au piano du lied Der Frühling, Op. 6 n° 2) permet-
tra d’illustrer cette idée. Les critères de segmentation pour un tel
passage sont extrêmement nombreux : changement de contour de
la ligne mélodique, phrasé indiqué par Brahms, changement de
contour de la ligne de basse, changement de note pivot au centre
de la figuration harmonique (mi, fa, do…), et l’on est loin d’être
exhaustif (changement d’harmonie, changement de mesure…).

En superposant ces différents critères, on s’aperçoit qu’ils ne


se recouvrent que très partiellement. Même en supposant que l’un
des éléments soit dominant (par exemple la ligne supérieure, le
reste n’étant qu’accompagnement), on ne peut pas nier l’existence
de tout ce tissage. Cette superposition de ruptures et d’éléments
de continuité montre un grand sens de l’articulation du flux dans
la polyphonie, chaque élément servant d’élan dynamique à ses ex-
trémités et de liant dans sa durée. La continuité, envisagée ainsi,
ne serait-elle au fond qu’une série de soudures dans la disconti-
nuité, passant à travers différents niveaux de réel, différentes di-
mensions du temps ? Ce que nous venons de montrer est proba-
blement une particularité du style de Brahms, un style systémati-
sant dans sa microstructure l’usage des appoggiatures et des
retards — traits-d’union harmoniques redoutablement efficaces —
Analyse musicale 111

et présentant une macrostructure très uniformément imbriquée,


comme l’a montré Michel Imberty dans son ouvrage Les écritures
du temps92.

Ex. 2 : L’introduction au piano du lied Der Frühling, Op. 6 n° 2 de


Johannes Brahms.

Fig. 38 : Quelques propositions de segmentations possibles pour les


huit premières mesures de l’introduction au piano du lied Der
Frühling, Op. 6 n° 2 de Johannes Brahms.

92Michel Imberty, Les écritures du temps, sémantique psychologique de la musique


tome 2, Dunod, Paris, 1981.
112 Jean-Marc Chouvel

Ce n’est là qu’un exemple assez élémentaire. Nous aurons


l’occasion de revenir sur ce qu’on désignera plus loin sous le terme
de « multidimentionnalité » du temps musical. Les chapitres sui-
vants vont nous familiariser, dans un premier temps, avec la pra-
tique des diagrammes formels.

II. 1. Explicitation des liens

Les exemples qui suivent ont pour objectif de familiariser le


lecteur avec les représentations et les concepts exposés dans la
première partie. Pour d’évidentes raisons pratiques, nous ne
pourrons aborder les œuvres, dans le contexte de cet ouvrage, que
sous la forme d’une partition.

Celle qui suit ces lignes est tirée des Métamorphoses d’après
Ovide de Benjamin Britten. Elle nous donnera l’opportunité
d’illustrer la distinction entre lien externe et lien interne, ainsi
que celle, pour les liens internes, entre relation paradigmatique et
relation structurelle.
Analyse musicale 113

Ex. 3 : Partition d’une des Métamorphoses d’après Ovide de


Benjamin Britten.

L’indication présente à la clef, si on la confronte avec les no-


tes de début et de fin, laisse imaginer une tonalité de Do mineur.
La mélodie, sans être véritablement atonale, ne respecte pourtant
114 Jean-Marc Chouvel

pas vraiment les canons de la tonalité, et flirte souvent très libre-


ment avec la modalité et le chromatisme.

Concentrons-nous sur le matériau mélodique et les liens in-


ternes. On a réalisé deux analyses « paradigmatiques » de cette
pièce. La détermination du niveau de structure auquel on se ré-
fère, cela a déjà été évoqué, est un élément essentiel dans la défi-
nition et la mise en œuvre de ce genre d’équivalence. Britten en
fournit ici une très belle illustration.

Dans le premier exemple (cf. exemple 4 infra), le matériau


est très proche du « motif », c’est-à-dire d’un mode de groupement
assez minimal.

On constate sans peine que la figure du trille

est prédominante, et que les autres éléments sont assez


sommaires :

l’incise conjointe descendante du début

la même amenée par un arpège ascendant

un double saut de sixte ascendant et descendant

et un saut de sixte amené par un arpège ascendant

suffisent à déterminer le matériau mélodique de l’œuvre.


Analyse musicale 115

Toutes ces figures, à part la première, ont en commun un


contour suivant une courbe symétrique arsis/thésis, que l’on re-
trouve encore dans le dernier motif :

Les parties encadrées (cf. exemple 4) montrent également le


rôle de l’inversion dans le déploiement des motifs. Ce procédé est
annoncée dès les premières mesures, avec l’inversion de l’appog-
giature terminale du trille.

Cette figure de l’inversion, dont la recrudescence est patente


à partir du retour, mesure 10, de l’incise initiale, met en lumière
une deuxième analyse paradigmatique possible. Elle correspond à
un niveau structurel divisant l’œuvre en trois grandes parties.
Cette division est soulignée par des césures importantes (point
d’orgue et silence), et par des indications d’intention interprétative
(Lento piacevole, expressivo, Tranquillo) qui marquent clairement
des ruptures d’intention poïétique. Les deux dernières parties sont
des variations de la première, faisant apparaître, tissé avec la ré-
pétition du thème initial, son « double » inversé, en écho, dans
l’aigu.
116 Jean-Marc Chouvel

Ex. 4 : analyse paradigmatique de l’extrait des Métamorphoses de


Benjamin Britten au niveau motivique. (jusqu’à la mesure 23).
Analyse musicale 117

Ex. 5 : analyse
paradigmatique de
l’extrait des
Métamorphoses de
Benjamin Britten
au niveau des
grandes sections.
118 Jean-Marc Chouvel

Pour mieux comprendre le travail thématique réalisé par


Britten, on peut visualiser le piano roll 93 de la deuxième partie
(mesures 10 à 23) sur les figures 39 et 40. La symétrie entre deux
occurrences inversées de la première partie saute aux yeux. On a
facilité la lecture en faisant apparaître sur fond grisé chacune des
figures.

Fig. 39 : Visualisation sur un « piano roll » de la symétrie des motifs


dans la partie centrale de l’œuvre de Britten (mesures 10 à 21)

Cette symétrie est loin d’être parfaitement rigoureuse. On a


indiqué par un trait horizontal l’axe de symétrie fréquentielle. Cet
axe oscille autour de do# qui sera la note du trille conclusif de la
deuxième section comme elle l’était de la première. La manière

93 « rouleau de piano », par allusion aux pianos mécaniques qui utilisaient cette
représentation temps/fréquence déduite de la partition et réalisée par des trous sur un
papier cartonné, chaque trou correspondant à une note.
Analyse musicale 119

dont l’ambitus du registre se resserre pour converger sur ce trille


est très suggestive, d’autant que cela s’accompagne d’une atomisa-
tion des motifs tout à fait perceptible à l’écoute et très lisible sur
la partition.

Fig. 40 : Visualisation de la symétrisation des motifs et de leur


évolution temporelle dans la deuxième partie de l’œuvre de Britten
(mesures 18 à 23).

L’effet de symétrie intervient à nouveau dans la troisième


partie, inversé dans un miroir temporel au niveau non plus du
motif mais de la note :

Cette dernière remarque nous éclaire en retour sur la ma-


nière dont est conçu le paradigme initial à partir d’une ligne mé-
lodique descendante (do, sib, lab, sol, fa…) 94. Notons en outre que
la ligne diatonique de basse, qui décrit, si l’on veut, la tonalité de
Do Majeur (homonyme de celle qui est annoncée à la clef au début
de la partition et qui conclut la pièce) se double, dans l’aigu, d’une
ligne chromatique s’achevant sur un si bécarre, sensible de la to-
nalité de Do.

Nous avons largement fait place à l’analyse des liens de


« similitude », à travers la cohérence paradigmatique, et la maî-

94 Ce qui n’est pas sans évoquer, même si l’on n’est dans un contexte fort différent,
la « ligne de tête » de l’analyse schenkerienne.
120 Jean-Marc Chouvel

trise des symétries dans l’espace des fréquences. Les dernières


remarques nous incitent à considérer de plus près le problème de
la structure de cette œuvre. Ce sera l’occasion de mettre en prati-
que une représentation de la structuration très commode, qui
consiste à repérer les subdivisions structurelles en gardant
l’homogénéité paradigmatique, jusqu’au niveau rythmique élé-
mentaire, comme l’illustre le schéma ci-dessous pour les quatre
premières mesures de la partition :

Fig. 41 : représentation de la structure des quatre premières mesures


de la mélodie de Britten 95.

On perçoit nettement, dans les strates intermédiaires


l’ordonnancement binaire, issu de la métrique classique, même si
au niveau de la grande forme (subdivision en trois parties), et au
niveau de la pulsation (le 6/8 étant une mesure ambiguë), le ter-
naire est privilégié. Le cas, dans la deuxième partie, de la duplica-
tion inversée du registre aigu, est un exemple intéressant de
« dissociation structurelle », imposant au diagramme une subdivi-
sion supplémentaire.

95Ce type de représentation structurelle était déjà évoquée dans un article de Thierry
Chazelle, La cantate profane de Belà Bartók, Forme et perception de la forme,
Analyse Musicale, 1e trim. 1986, p.70-76.
Analyse musicale 121

Ce niveau structurel
intermédiaire est repéré par
un petit cercle sur la figure
ci-contre. De même, on a in-
diqué en grisé les parties
« inversées » qui doublent la
partie principale pendant les
deux variations.

Le principe de ces va-


riations, ainsi que leur très
inégale durée apparaît clai-
rement sur le schéma struc-
turel. On visualise également
avec beaucoup d’acuité la ri-
gueur avec laquelle Britten
conduit le rythme global de la
mélodie à travers les niveaux
de la structure, depuis la
phrase binaire bien « balan-
cée » de l’exposition jusqu’à
l’épanouissement ou plutôt
l’éclatement final, sans ja-
mais sortir du cadre strict de
la carrure qu’il s’est imposée
au départ.

C’est ce que suggère le


trait grisé sur le diagramme
reproduit ci-dessous, en indi-
quant l’évolution des ni-
veaux :

Fig. 42 : Représentation structurelle


de la mélodie de Benjamin Britten.
122 Jean-Marc Chouvel

Fig. 43 : Visualisation schématique de la diminution du niveau de


structuration au cours de la pièce. Noter également la densification
des micro-rythmes.

Toutes ces caractéristiques (symétries, conduites rythmi-


ques…), parfaitement décelées par l’analyse interne, ne sont ni
anodines, ni gratuites. Nous n’avons fait pour l’instant que les dé-
crire. L’analyse interne, pour suggestive qu’elle soit, ne fournit pas
d’explication particulière, en dehors de considérations perceptives
élémentaires.

Un élément déterminant pour pouvoir les interpréter a été


jusqu’ici occulté : cet élément est donné par le titre et le commen-
taire qui précède la partition de Britten :

Fig. 44 : Narcisse, qui tomba amoureux de sa propre image et devint


une fleur.

Ces mots sont certes externes à la notation musicale, mais


ne sont pas plus externes à l’œuvre que les indications d’intention
qui éclairent chaque partie :

C’est le choix des frontières du système qui est considéré, et


lui seul, qui détermine l’externe et l’interne. Ce choix est arbi-
traire, ce qui ne veut pas dire qu’il soit quelconque : il est le pro-
duit d’une interrogation particulière de l’analyste. Il est clair que
ceci ne doit pas pour autant être un prétexte pour rejeter dans
l’« externe » les omissions et les oublis. Au fond, l’analyste procède
par « cadrages » successifs de son objet, et chaque cadre va favori-
Analyse musicale 123

ser l’une ou l’autre perspective, mais également laisser « hors


champ » d’autres éléments. Un premier niveau d’interprétation
vient immédiatement à l’esprit, et rend limpides les diverses sy-
métries que nous avions constatées, en particulier dans la
deuxième partie : la première partie expose le thème de Narcisse,
la seconde nous le montre en compagnie de son image, et se
noyant sur la surface frémissante des trilles. Le choix de la note
do dièse pour la fin des deux premières sections, et surtout comme
axe de symétrie fréquentielle, devient clair quand on sait que ces
pièces sont pour hautbois, et que ces notes marquent un change-
ment de registre de l’instrument modifiant sensiblement la sono-
rité. Enfin la troisième partie, plus douce et moins dramatique,
passant par une sorte d’atomisation du motif, et figurant une éclo-
sion du registre, serait la transformation de Narcisse en fleur, le
sujet du recueil de Britten étant, ne l’oublions pas, les Métamor-
phoses. Il n’est pas anodin non plus que cette renaissance
s’accompagne d’un passage du mineur au majeur, alors que la dis-
parition de l’image proposait une modulation assez trouble
s’abîmant dans la pure sonorité du trille.

Un tel figuralisme musical est évidemment très convaincant


pour l’analyste herméneute. Il n’est pas très sûr qu’il le soit pour
l’auditeur en l’absence d’indications préalables. Mais la dynami-
que globale de la mélodie reste très perceptible et sa très forte
structuration ne laisse à aucun moment l’écoute sans repère. On
peut aller toutefois un peu plus loin dans l’interprétation, en dé-
bordant sans doute les intentions de Britten, mais après tout,
l’esthétique ne se limite ni au poïétique ni à l’esthésique. Le
« thème » de Narcisse est, comme cela apparaît clairement avec la
représentation structurelle, conforme aux canons de la phraséolo-
gie et de la carrure classique. D’ailleurs l’idée de faire référence à
la mythologie grecque est en soi un indicateur stylistique.
Narcisse n’est évidemment pas n’importe quel personnage my-
thologique, surtout au vingtième siècle, après Freud et la psycha-
nalyse. Le fait qu’il soit aussi clairement associé à l’image musi-
cale du classicisme mérite d’être interrogé. Le jeu sur l’image que
la musique a d’elle-même, la place que tiennent les symétries
d’espace et de temps dans la conception de l’œuvre, l’écriture di-
124 Jean-Marc Chouvel

rectement en prise avec la représentation de soi que se fait la mu-


sique, ne jouent-ils pas le rôle d’un miroir tendu au musicien par
ses propres moyens, ses propres outils de développement for-
mel ?… Le drame qui découle de cette révélation n’en est un que
momentanément : c’est le prix à payer pour une renaissance, re-
naissance qui est ici figurée par un retour à Do Majeur. Ce type de
« renaissance », comme celle du Phénix, est une sorte d’archétype
du néoclassicisme 96.

Mais on pourrait donner une tout autre interprétation, en


revenant à l’analyse du début de la troisième partie : s’il s’agit de
l’éclosion d’une fleur, elle se fait, nous l’avons vu, sous le double
signe, en mouvement contraire, du diatonisme et du chromatisme.
Pire, elle se réalise sous une forme quasiment dodécaphonique,
comme les chiffres placés au-dessus des notes l’indiquent97.

Seul manque le lab (9), si l’on compte dans la série les deux
notes du trille qui conclue la deuxième partie. La renaissance
symbolique passerait donc par le dodécaphonisme ? Y aurait-il
matière à régénération dans la profonde ambiguïté des destins
contradictoires de la tonalité et du chromatisme ? Nous n’in-
sisterons pas. Les possibilités de l’interprétation sont sans fin et
elles dépendent très fortement du système de référence de celui
qui l’opère.

Il est clair que la description des relations internes n’est pas


suffisante pour permettre d’aller aussi loin. Mais l’analyse ne peut
pas se limiter à une pure description, si précise soit-elle. Elle doit
comprendre comment les productions musicales s’inscrivent dans
l’histoire des styles et des idées. Elle doit le faire à partir d’un
examen minutieux des éléments du discours. Seul cet examen est

96 On peut se demander si cette tendance musicale n’est pas par essence condamnée
à se vivre sous la forme du narcissisme.
97 Les sons sont numérotés chromatiquement à partir de do, qui a pour numéro 0. Les

numéros 1 et 3 correspondent au trille qui précèdent la troisième séquence.


Analyse musicale 125

à même de donner des arguments précis aux intuitions esthéti-


ques.

« Comprendre et aimer », note Erich Fromm dans L’art


d’écouter, « sont deux choses indissociables qui, séparées, mènent
à un processus mental incompatible avec l’essence de la compré-
hension »98. La description n’est au fond qu’un processus d’ap-
propriation qui amène à une connivence particulière avec l’œuvre.
L’analyste doit également s’approprier beaucoup d’autres
éléments, extérieurs à l’œuvre elle-même, et pour le choix des-
quels son propre désir d’intelligence avec un compositeur ou une
époque, son propre amour de la musique, l’impliquent en tant que
sujet, dans sa relation avec un objet particulièrement complexe.
Tout n’est pas possible, certainement. Mais il faut oser entrer
dans une relation amoureuse avec la musique dont on parle.

La partition de Britten a permis d’éclairer la nécessaire dis-


tinction méthodologique entre les principales sortes de relations
que l’analyste est amené à mettre en évidence. Il faut maintenant
s’attarder sur l’un des outils les plus appropriés pour rendre
compte de l’évolution temporelle : les diagrammes formels, ou dia-
grammes « matériau / temps ».

Le terme de « diagramme formel » indique que sa construc-


tion fait appel en premier lieu aux liens internes de type
« paradigmatiques ». Toutefois, ces diagrammes peuvent donner
aussi des indications sur les grandes lignes de la structure. La
notion de matériau doit être précisée : ou plutôt il faut préciser à
quel point cette notion peut être versatile. C’est le choix de ce que
l’on considère comme matériau qui va donner le « cadrage » —
l’angle d’approche — de l’analyse. Il ne faut pas non plus confon-
dre matériau et paramètre. Un paramètre peut être représenté
sur un axe avec une logique qui lui est propre : ppp-fff pour la dy-
namique, grave-aigu pour la hauteur, nombre d’événements par

98 Erich Fromm, L’art d’écouter, Desclée de Brouwer, Paris, 2000 (éd. orig. 1991),
p. 226.
126 Jean-Marc Chouvel

unité de temps pour la densité rythmique, lent-rapide pour la pul-


sation… On peut tracer l’évolution d’un paramètre en fonction du
temps : c’est ce qu’on appelle un « profil temporel ». La notion de
matériau regroupe un certain nombre de caractéristiques dans une
unité objectivée. Ainsi, le matériau « mélodique » comprend
l’entièreté des figures, leur dynamique, leur contour mélodique et
rythmique… Il y a même, dans le cas du matériau mélodique, une
certaine équivalence « bijective » entre le parcours temporel et
celui du matériau. C’est ce qui permet aux diagrammes formels de
représenter aisément les formes polyphoniques.

L’exemple simple d’une invention à deux voix de Johann


Sebastian Bach, l’Invention n° 3, BWV 774, servira ici d’exemple
pour se familiariser avec ce type de représentation.
Analyse musicale 127
128 Jean-Marc Chouvel

Ex. 6 : Partition de l’Invention n° 3 BWV 774 de Johann Sebastian


Bach.

Les diagrammes matériau / temps peuvent être réalisés en


indiquant la présence d’un élément de matériau à un instant
donné par un bloc. Cette représentation « en brique » est très co-
hérente avec la notion même de matériau, et c’est principalement
celle que nous avons utilisée jusqu’ici. Si on se reporte au dia-
gramme de la figure 9, on peut constater que les blocs de matériau
mélodique ont été traversés par une droite oblique.
Analyse musicale 129

[Pour mémoire :
fa 0 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 22 24
a do
temps
[mesures]
b fa
c la

matériau mélodique
Fig. 9 : Diagramme formel du Geisslerlied (matériau mélodique).]

Ces droites permettent de matérialiser la relation continue


qui existe entre la partition (axe temporel) et un élément de maté-
riau mélodique donné (axe du matériau). La lisibilité du déploie-
ment mélodique se trouve ainsi facilitée, que ce soit pour les oc-
currences temporelles d’un matériau particulier (diachronie), ou
pour le recouvrement polyphonique (synchronie).

Fig. 45 : diagramme formel du début de l’Invention n° 3 BWV 774 de


Johann Sebastian Bach.
130 Jean-Marc Chouvel

On a signalé sur l’exemple précédent la possibilité d’inscrire


les diverses variantes d’un matériau mélodique de la même
manière que sur une analyse paradigmatique. Une distinction est
souhaitable entre variante et variation, la première préservant
mieux, en quelque sorte, les caractéristiques du matériau et la
seconde s’en éloignant, ou apportant des éléments nouveaux, une
tournure particulière. Dans le cas du début de l’invention, la va-
riante est une simple transposition à l’octave inférieure, et elle a
été, pour l’exemple, reportée en parallèle dans l’énoncé du maté-
riau, alors que la variation présente, outre l’adjonction d’une basse
spécifique, une mutation mélodique plus importante, même si son
origine dans le matériau initial est évidente, et qu’elle en conserve
le contour et le rythme. Ces éléments méritent d’être distingués
comme une idée musicale à part entière. D’une manière générale,
on a toujours intérêt à ne pas trop « écraser » l’information et il
vaut mieux conserver les caractéristiques de chaque élément pour
pouvoir observer leur utilisation particulière dans la forme géné-
rale. On comprend que la différence entre variante et variation
peut parfois être difficile à décider, si ce n’est spécieuse. Il appar-
tient à l’analyste de peser l’intérêt des différenciations qu’il sou-
haite opérer. Mais certaines musiques se sont ingéniées à produire
des micro-variations continues entre deux pôles. Ce sont évidem-
ment les pôles que l’on envisage comme paradigme, et la conti-
nuité est sans doute mieux rendue avec les « matrices de pré-
sence » qui permettent de représenter de manière plus subtile que
le pur binaire — en niveaux de gris, par exemple — les nuances
dans l’usage d’un matériau donné. Cela correspond à une com-
plexification du test de reconnaissance dans l’algorithme cognitif.
Les possibilités de variation en musique sont infinies, et parfois
très subtiles. L’objectif des diagrammes formels étant avant tout
de donner à voir un comportement global, il est inutile, dans la
pratique, de s’attarder obsessionnellement sur ce problème, et une
conscience claire de la qualité et de la quantité de l’information
mise en jeu permet en général de trancher rapidement.

Un deuxième élément technique, le choix du sens des axes,


appelle quelques commentaires. Le sens choisi sur la figure précé-
dente semble contraire à première vue à un principe de croissance
Analyse musicale 131

qui voudrait que l’expansion du diagramme se fasse vers le haut.


Il s’agit évidemment d’une pure convention, et celle qui a été choi-
sie ici est conforme, en fait, à la progression graphique de
l’écriture occidentale. Cette convention permet de tracer les dia-
grammes « au fil de la plume ». Cela ne pose guère problème pour
l’axe du temps, qui est couramment utilisé ainsi par les physi-
ciens, mais l’axe du matériau pourrait se lire tout à fait différem-
ment et se trouve en quelque sorte inversé par rapport au sens
traditionnel des axes en mathématique. Les diagrammes resti-
tuent une sorte de « trajectoire » de l’œuvre : à la fois pliure du
temps autour du matériau et déploiement du matériau dans le
temps. C’est ce qu’illustrent les deux diagrammes suivants.
132 Jean-Marc Chouvel

Fig. 46 : diagramme formel de l’Invention n° 3 BWV 774 de Johann


Sebastian Bach, avec le temps en abscisse et le matériau mélodique
en ordonnée négative. (lire le diagramme en tournant la page de 90e
dans le sens des aiguilles d’une montre).
Analyse musicale 133

Fig. 47 : diagramme formel de l’invention ne 3 BWV 774 de Johann


Sebastian Bach, avec le matériau en abscisse, et le temps en
ordonnée inverse.
134 Jean-Marc Chouvel

Le deuxième diagramme est très proche des compte-rendus


paradigmatiques proposés par Nicolas Ruwet, si ce n’est la plus
grande attention portée à la temporalité. Néanmoins, nous utilise-
rons préférentiellement la première présentation, car, en conser-
vant le temps en abscisse, elle donne une image de l’évolution
temporelle plus conforme à la coutume.

L’analyse de l’invention ne présente par ailleurs pas de dif-


ficulté, et les diagrammes mettent surtout en évidence, outre la
réexposition, l’omniprésence de l’élément thématique suivant :

Ex. 7. Mesure 1.

On peut remarquer que malgré son extrême simplicité, ce


fragment est porteur d’une grande ambiguité mélodique. Il peut
en effet à la fois être un ornement sur la tierce fa#-ré (broderie mi-
sol autour du fa et note de passage mi entre fa# et ré) :

Ex. 8. Mesure 29. (transposition à la quinte).

un contrepoint de doubles sur des croches :

Ex. 9. Mesure 9. (transposition à la quinte).

une gamme descendante brisé :

Ex. 10. Mesure 56.


Analyse musicale 135

et même, si l’on veut, encore que cette interprétation ne soit pas


expressément exploitée par Bach, une séquence de question-ré-
ponse en miniature à la croche pointée, avec fa-mi comme pivot.

De même, la manière dont on arrive sur cet élément mélodi-


que peut être assez différente, comme on pourra le remarquer
avec les exemples suivants :

Ex. 11. Mesures 32-33.

Ex. 12. Mesures 55-56.

Ex. 13. Mesures 42-43.

Ce sont bien évidemment ces différences, et les ambiguïtés


contrapunctiques que nous avons relevées qui font toute la
richesse d’« invention » de ces pièces, et le diagramme formel,
comme toute analyse de type paradigmatique, ne peut que diffici-
lement rendre compte de ces subtilités. Ce n’est peut-être
d’ailleurs pas son propos.

Malgré ses limites, la notion de « matériau mélodique » est


extrêmement commode pour explorer le répertoire contrapuncti-
que. Elle offre, outre la commodité d’un compte rendu temporel
global synthétique, la possibilité de représenter sur les diagram-
mes certaines formes de variations, en particulier celles qui ont
trait à l’étirement ou à la compression temporelle et celles qui sont
136 Jean-Marc Chouvel

liées à la rétrogradation. L’inversion ne donne pas lieu à une pos-


sibilité particulière de représentation, car c’est une transforma-
tion purement spatiale, qui ne fait pas intervenir le temps.

Par exemple le fragment mélodique suivant :

Ex. 14.

peut se représenter ainsi :

Fig. 48.

Les diagrammes formels mélodiques ont donc leur intérêt,


même si une analyse ne peut évidemment pas se limiter à leur
réalisation. Dans la majorité des cas, il n’y a aucune difficulté
majeure à les établir, et ils transcrivent assez fidèlement la
pensée contrapuntique, sans toutefois rendre compte de certaines
informations et en particulier de la dimension harmonique, du
timbre ou de l’instrumentation. L’équivalence paradigmatique des
transpositions et des mutations est une des raisons de cette
« indifférence » à l’aspect harmonique. Le cas échéant, des indica-
tions supplémentaires portées sur le diagramme permettent de
restituer ces informations quand cela est nécessaire.
Analyse musicale 137

II. 2. Analyse dynamique et diagrammes


de phase

La représentation de la temporalité s’effectue, pour la mu-


sique, depuis l’invention de la partition jusqu’à celle du sona-
gramme, sous la forme d’une trace qui reporte directement le
temps sur un espace affine. D’autres représentations sont
possibles, connues en physique sous le vocable d’« espace de
phase ». Ce concept conduit dans le cas de la musique à une repré-
sentation particulièrement utile pour l’analyse mélodique, où posi-
tions (hauteurs, échelles...) et transitions (intervalles, modes...)
deviennent immédiatement lisibles.

L’espace des hauteurs, pris comme espace affine, ne rend


pas compte d’un autre type de distance induit par les relations
harmoniques. Celles-ci interviennent à la fois pour les positions et
pour les transitions99. Il n’est pas inutile, une fois de plus, de rap-
procher ces réflexions de la perception musicale. En structurant
un espace incluant la virtualité du temps, la mémoire se décharge
peut-être en partie de la transcription linéaire d’une « trace tem-
porelle » pour laquelle ses performances sont bien médiocres com-
parées à sa faculté de prendre conscience et de restituer de
longues séquences d’événements.

Au fond, la difficulté, c’est de désigner du temps par les


moyens du temps. En musique, c’est la notion même de forme qui
est en cause, parce que la géométrie qui la fonde n’est pas toujours
clairement explicitée. Quand on parle de forme en musique, c’est
par une analogie qui demande toujours à être éclaircie. Quelle est,
en effet, la forme d’un mouvement ? À cette question, les
physiciens ont été finalement eux aussi très longs à répondre. Il

99 Sur cette question de l’harmonie lire le chapitre 5 de : Jean-Marc Chouvel,


Esquisses pour une pensée musicale, L’Harmattan, Paris, 1998.
138 Jean-Marc Chouvel

faudra attendre la dynamique de Poincaré pour avoir une


approche un peu plus claire de ces problèmes.

Essayons de comprendre la manière de voir des physiciens


en prenant l’exemple simple d’un pendule ou d’une lamelle oscil-
lante, exemple qui finalement est à la base de toute production
sonore. Les physiciens se sont donné deux représentations du
mouvement : l’une, qui présente l’évolution de la position en fonc-
tion du temps, est en quelque sorte la trace du mouvement. On
peut l’obtenir en fixant un stylet à notre lamelle et en faisant dé-
filer un papier à une vitesse d’« horloge ». La trace est donc la vé-
rité du passé de la lamelle, elle matérialise le passage de
l’existence (du mouvement) à l’existant (l’objet encre sur papier).
L’autre représentation s’effectue dans ce que les physiciens ap-
pellent un « espace des phases »100. Chaque point de cet espace cor-
respond à un état dynamique possible du système. Dans le cas
simple que nous avons choisi, il s’agit de la position et de la vi-
tesse. Mais les espaces de phase ont couramment un très grand
nombre de dimensions. La trajectoire dans l’espace des phases
doit être comprise comme la représentaion du comportement d’un
système, à partir de conditions initiales données. Un espace des
phases adopte par construction les dimensions du possible, et
l’ensemble des trajectoires (correspondant aux solutions des équa-
tions différentielles caractéristiques du système considéré) déter-
mine l’évolution dynamique. Si en un point ne passe qu’une seule
trajectoire, le système est dit déterministe. Si les mêmes condi-
tions initiales peuvent amener des conséquences différentes, le
système est dit indéterministe (ou parfois chaotique...). 101

100 Le terme de phase ne doit évidemment pas être confondu ici avec ce qu’il désigne
dans la théorie acoustique : un décalage temporel entre deux signaux identiques.
101 L’utilisation des « matrices de Markov », ou « matrices de probabilités de

transition » a aussi été proposée pour l’analyse des chaînes musicales, par exemple
par Michel Philippot dans « Muss es sein », Beethoven, L’ARC, n° 40, 1967, p. 88 à
91.
Analyse musicale 139

PHÉNOMÈNE
OBSERVÉ pendule oscillant

position
temps
REPRÉSENTATION
SPATIO-TEMPORELLE

trace du
déroulement mouvement
temporel continu
(moteur horloge)

vitesse

position
ESPACE
DES
PHASES

Fig. 49 : Représentations physiques du mouvement.

Ces notions peuvent trouver une transposition assez immé-


diate en musique. Le sonagramme, la partition, et d’une manière
générale tout ce qui va présenter l’évolution des paramètres musi-
caux « en fonction du temps » sont de bons exemples de ce qui re-
lève de la « trace ». De telles représentations sont courantes et il
n’y a pas lieu d’y revenir. Par contre, il n’y a encore eu que très
peu de tentatives pour introduire la notion d’« espace de phase »
en musique. Pour simplifier, limitons-nous pour l’instant à la mé-
lodie. Si la position est donnée par la « hauteur » des notes, la vi-
tesse doit être comprise au sens de transition instantanée d’une
position à une autre, c’est-à-dire comme intervalle mélodique. La
trajectoire dans l’espace des phases sera donc marquée, en dehors
du cas très spécifique des glissandi, par la discontinuité des posi-
tions et des transitions.
140 Jean-Marc Chouvel

Prenons, pour mieux comprendre, l’exemple du Geissler-


lied102 du XIVe siècle que nous avions analysé au chapitre I.4.4 et
dont voici à nouveau le début :

Ex. 15 : Geisslerlied « Maria muoter reinü maît » (extrait du début).

Do Ré Mi Fa Sol La Si Do

Fig. 50 : Trajectoire dans l’espace des phase de la mélodie du


Geisslerlied précédent. En abscisses, les fréquences, repérées par les
notes correspondantes ; en ordonnée, les intervalles, repérés par leur
abréviation (+2 - : seconde mineure ascendante, -2+ : seconde majeure
descendante, etc.).

Sur cet exemple, la trajectoire dans l’espace des phases pro-


prement dite est constituée par l’ensemble des points noirs, les
tracés n’étant là que pour aider à lire le diagramme. C’est évi-
demment lié au fait qu’on a considéré une mélodie « idéalisée » par
la notation. Dans le cas d’une mélodie réelle, exécutée par une
voix, par exemple, les vibratos, les portatos et tous les autres

102 Exemple repris par Nicolas Ruwet dans son ouvrage Langage Musique, Poésie,
op. cit., p. 116.
Analyse musicale 141

ornements expressifs pourraient gagner à être représentés de la


sorte. Imaginons une interprétation de la première mesure de
notre exemple et représentons, dans un cas où le premier inter-
valle serait heurté, le deuxième porté, la troisième note vibrée et
portée sur la quatrième, (a) la courbe mélodique (trace, dans le
plan sonagraphique, de l’évolution de la hauteur de la fondamen-
tale) et (b) le diagramme de phase :

Fig. 51 : (a) Courbe mélodique et (b) diagramme de phase


correspondant (approximatif)

Le diagramme de phase est un excellent outil d’analyse des


comportements temporels subtils, notamment pour l’étude des
spécificités stylistiques de certaines musiques vocales. On peut
envisager son utilisation à partir de la transformée de Fourier
(cf. supra note 87).
142 Jean-Marc Chouvel

L’espace des phases est aussi le lieu idéal pour représenter


les éléments statistiques liés à la caractérisation des styles. Par
exemple, on observe aisément sur le diagramme des phases du
Geisslerlied le rôle structurant des notes Fa La Do, autour des-
quelles s’articule presque exclusivement toute la mélodie. On ob-
serve également les mouvements impératifs du Sib vers le La ou
du Ré vers le Fa. Même si le système mélodique est non détermi-
niste (au sens strict), on peut considérer, sur une échelle de temps
supérieure au pur instant de l’événement, que s’établissent des
chaînes de transitions (ou syntagmes) privilégiées.

Le contraste est assez grand avec l’exemple qui suit : le solo


d’alto qui débute le Sixième quatuor de Bartók.

Ex. 16 : solo d’alto introductif du Sixième quatuor à cordes de Béla


Bartók (1939).

Là, au contraire, la mélodie telle qu’elle apparaît dans le


diagramme des phases (figure 52), explore toutes les possibilités
transitionnelles, selon le principe du chromatisme retourné, mais
avec une redondance minimale en terme de hauteurs. On notera
d’ailleurs la dissymétrie entre intervalles ascendants, qui ne
dépassent quasiment pas la tierce mineure, et les intervalles
descendants qui excluent presque totalement la tierce mineure et
la quarte. Les intervalles exclus du début de la mélodie
interviennent à la fin. Bartók élabore une musique qui n’est pas
seulement atonale, au sens de la dispersion des douze demi-tons
de la gamme chromatique, mais atonale aussi au sens de la
recherche d’une complétude intervallique, même si celle-ci n’est
pas exactement systématique. L’effet sur l’écoute est radicalement
différent : la prévisibilité de la note suivante à partir de la note
précédente est faible, mais cela n’exclut pas une cohérence globale,
Analyse musicale 143

liée justement, paradoxalement, à la restriction des champs du


possible et à une sorte de logique de la non-répétition.

1 1 1 1 1 1 2 1 1 3 3 3 4 4 2 3 2 1 1 1 1
1 1 +4

1 1 +3+

4 1 1 1 1 +3-

4 1 1 1 1 +2+

7 1 1 1 1 1 1 1 +2-

9 1 1 2 1 2 1 1 -2-

4 1 1 1 1 -2+

1 1 -3-

4 1 1 1 1 -3+

1 1 -4

2 1 1 -4+
mi fa sol la si do ré mi fa sol la si do ré

Fig. 52 : Diagramme des phases (notes en abscisses, intervalles en


ordonnées) et compte rendu statistique (en italiques) du solo d’alto
introductif du Sixième quatuor à cordes de Béla Bartók (1939).

On peut donner un autre exemple, peut-être même encore


plus caractéristique parce que plus ramassé, avec le thème du
début de la Musique pour instruments à cordes, percussion et cé-
lesta de Béla Bartók :

Ex. 17 : Le début de la Musique pour instruments à cordes, percussion


et célesta de Béla Bartók.
144 Jean-Marc Chouvel

2 3 4 4 5 3 3 1 Fig. 53 : Diagramme des


1 1 +4
phases (notes en abscisses,
intervalles en ordonnées) et
+3+
compte rendu statistique (en
5 3 1 1 +3- italiques) du solo d’alto intro-
3 1 1 1 +2+
ductif (thème de la fugue) de la
Musique pour instruments à
6 2 2 1 1 1 +2-
cordes, percussion et célesta de
do Béla Bartók.
15 1 1 3 2 3 4 2 -2-

5 2 1 2 1 -2+

1 1 -3-

la si do ré mi

On remarquera en particulier la prédominance des demi-


tons descendants. D’autres présentations sont envisageables pour
ces diagrammes, en particulier du fait des cases inutiles dans les
angles supérieur droit et inférieur gauche. Ils peuvent aussi,
comme les diagrammes formels, être construits suivant l’ordre
temporel et non l’ordre spatial. Cela ne change rien à l’information
qu’ils véhiculent, mais cela peut faciliter d’autres types d’in-
terprétation.

1 1 mi Fig. 54 : Ce diagramme,
1 1 1 mib 2 parfaitement équivalent au pré-
cédent, présente le classement
1 ré 4 des notes dans l’ordre d’ap-
1 2 3 si parition (sil. pour silence) et
1 2 do 1 1 1 avec une inflexion de 45e de
l’axe horizontal qui permet une
1 2 do# 1 1 3 meilleure compacité de la pré-
2 sib 1 1 sentation. N.B. La somme des
2 la 1 nombres verticaux et horizon-
taux doit être identique pour
Sil. 1 (1) 2 chaque note au nombre d’oc-
. currences de la note.
Analyse musicale 145

Par transformation de la statistique en probabilité, l’espace


des phases peut devenir un espace de prévision et de potentialité.
Il devient en cela similaire aux outils connus des statisticiens sous
le nom de « matrices de Markov ». Ces matrices indiquent, à partir
d’une situation donnée, la probabilité pour passer à telle ou telle
situation suivante. Par exemple, dans la musique pour cordes, per-
cussions et célesta, le mi bécarre passe forcément au mi bémol et il
provient à 50% du si bécarre et à 50% du do dièse. C’est donc bien
tout un comportement dynamique qui est consigné, d’une manière
« intemporelle », dans ces matrices.

Si nous examinons cette réflexion du point de vue de la per-


ception, une représentation du type « trace » n’est certainement
valable que pour une mémorisation à très court terme. Nous ne
fonctionnons pas comme un magnétophone qui aurait une bande
infinie. Pourtant, nous pouvons mémoriser, et les pianistes ou les
chefs d’orchestre en sont un exemple saisissant, des heures de
musique... Notre cerveau est contraint de condenser le flux tempo-
rel en un tout intelligible, et il n’est pas évident que ce soit sous la
forme d’un plan ou d’un schème purement spatialisé. Surtout si ce
schème doit être activé presque instinctivement (par exemple
dans l’improvisation). L’espace des phases, en permettant de
transcrire de manière non extensive les caractéristiques dynami-
ques propres à un système particulier, peut sans doute nous sug-
gérer un type de représentation plus conforme à ce que sait réali-
ser notre système cognitif.

Le passage du temps à l’espace n’est pas qu’un simple pro-


blème de représentation. En musique, le concept même de
« hauteur » en est l’exemple le plus frappant. Le passage d’un
signal temporel à la notion de fréquence, notion qui sous-entend
une périodicité du phénomène temporel, s’opère en acoustique
grâce à la transformation dite de Fourier. Il est assez révélateur
de penser que cette transformation doit s’établir sur un nombre de
périodes, donc une fenêtre temporelle, d’autant plus grand que
l’on voudra affiner la précision de la fréquence. Autrement dit, la
fréquence n’existe pas dans l’instant mais dans la durée... Il faut
encore une deuxième opération pour passer des fréquences du
146 Jean-Marc Chouvel

physicien aux « hauteurs » du musicien, opération logarithmique


qui n’est pas sans rappeler les lois de Weber-Fechner103. L’aspect
culturel ou kinesthésique du concept de « hauteur » introduit une
métaphore spatiale. L’usage musical qui est fait de cette méta-
phore mérite quelques éclaircissements théoriques. La nécessité
de produire de la différence entre ces hauteurs, c’est-à-dire de
pouvoir les saisir comme objets cognitifs autonomes, amène à la
constitution des échelles et des modes.

Il règne souvent une confusion entre ces deux termes


d’échelle ou de mode, confusion entretenue parfois, même par des
théoriciens de l’envergure d’Olivier Messiaen. En effet, quand ce
dernier décrit ses « modes à transpositions limitées »104, ce n’est
pas tant de mode dont il parle, mais d’échelle. La différence entre
échelle et mode est très importante dans l’appréhension des
rapports entre temps et espace en musique. L’échelle est du côté
du topos, c’est-à-dire de l’énoncé du lieu. Le mode est du côté du
logos, c’est-à-dire du discours. L’échelle fait passer du continuum
indifférencié des fréquences à un ensemble déterminé de
hauteurs. Que cet ensemble présente des particularités spécifi-
ques de symétrie ou de redondance, comme c’est le cas pour les
« modes » à transpositions limitées, reste un problème de pure
spatialité. Par contre, si le poids relatif de certaines hauteurs par
rapport à d’autres est avéré, on commence bien à avoir affaire à
un mode. Mais un tel poids ne peut se manifester que dans la tem-
poralité, fut-il simplement lié à un renforcement dynamique, à la
position d’un appui rythmique ou à une insistance particulière de
la durée.

Il ne s’agit pourtant là que d’un premier aspect, « statique »,


de la modalité. Un second aspect, « dynamique », concerne les
transitions préférentielles : les pôles ont alors valeur d’at-
tracteurs, le discours est fonctionnalisé, comme c’est le cas dans ce

103 La loi de Weber-Fechner dit en effet que la sensation varie comme le logarithme
de l’excitation { Sensation = C log( Excitation / Q) }. L’intervalle des musiciens
est défini comme le logarithme des rapports de fréquences.
104 En particulier dans : Olivier Messiaen, Technique de mon langage musical,

Alphonse Leduc, Paris, 1944, chapitre XVI.


Analyse musicale 147

que l’on appelle la tonalité. On peut résumer ces articulations


conceptuelles dans le petit schéma suivant :
topos logos
espace structure cognition (temps)
hiérarchie du fait hiérarchie
de l'importance temporelle
continuum choix simple relative des notes (transitions
indifférencié de notes (pôles, teneurs...) préférentielles)
(échelle) (modes-tonalité)

Fig. 55 : Schéma de l’articulation espace/temps dans le cadre de la


mélodie.

Les diagrammes de phase sont un outil particulièrement


approprié pour visualiser ces différences. Revenons à l’exemple
d’Olivier Messiaen. Si l’on analyse le début de L’abîme des oiseaux
(extrait du Quatuor pour la fin du temps, exemple 18), on constate
la présence d’une échelle demi-ton / ton (« mode 2 » dans la termi-
nologie de l’auteur). C’est ce qu’on peut vérifier sur les traits verti-
caux qui strient l’axe fréquentiel du diagramme de phase repro-
duit figure 56. Cette échelle est nettement traitée, dès le début,
avec des notes polaires au sens statique (en particulier, bien en-
tendu autour du fa#). Mais le diagramme des phases fait en outre
apparaître de manière très nette la relation de triton descendant
comme intervalle privilégié, intervalle traité, par ailleurs, de ma-
nière quasi cadentielle du fait de l’emphase avec laquelle il consti-
tue un élément conclusif du discours. On a ainsi marqué d’une
flèche la relation do-fa#, qui est centrale des deux points de vue de
l’emphase statique et dynamique. Cette relation est d’ailleurs
soulignée rythmiquement par ce qu’on appellera une « valeur re-
tranchée ». Si, comme nous l’avions remarqué, le théoricien
148 Jean-Marc Chouvel

Messiaen aurait dû parler d’échelles, le compositeur, quant à lui,


pense bien en termes de modes...

Ex. 18 : Le début de L’abîme des oiseaux d’Olivier Messiaen.

Do Ré Mi Fa Sol La Si Do Ré Mi Fa Sol La Si Do

Fig. 56 : Espace des phases correspondant au début de L’abîme des


oiseaux d’Olivier Messiaen.

Ce qui précède illustre l’utilisation des diagrammes de


phase au plus petit niveau de la structure, à l’échelle des notes.
Mais ce concept peut être utilisé aux autres niveaux. En fait, le
diagramme de phase, du fait de sa capacité à cumuler de
l’expérience, peut être le lieu de la synthèse d’un « modèle » de
comportement dynamique et ceci à chaque niveau de la structure
d’une pièce. Prenons l’exemple du Rondo (Allegretto) de la Sonate
K. 545 de Mozart :
Analyse musicale 149

Ex. 19 : W. A. Mozart, Rondo (Allegretto) de la Sonate K. 545


(début).

Cet exemple, auquel nous avons très souvent fait réfé-


rence 105 car il présente une structure tout à fait manifeste et ex-

105 E. g. J.-M. Chouvel, Esquisses pour une pensée musicale, op. cit., p.94-99.
150 Jean-Marc Chouvel

plicite, peut être représenté, pour simplifier le propos, par une


suite d’éléments d’une durée approximative de deux mesures, par-
faitement différentiables et identifiables et que l’on peut trans-
crire sous la forme de la suite syntagmatique suivante :

(ab)(a’c)(ab)(a’c)(de)(a”b’)(fg)(ab)(a’c)(hi)(jk)(lm)(h’i’)(no)(pq)(ab)(a’c)(rs)(rs’)(ttu)

L’usage des ’ et ” marque, comme c’est la convention en sé-


miologie, la présence de variations de faible importance, qui pré-
servent la nature et la reconnaissance du paradigme principal.
Par contre, des transformations plus importantes, comme celles
qui, à partir d’éléments de a, conduisent à h ou à i, ont été distin-
guées106. Les parenthèses schématisent des groupements qui au-
torisent une écriture similaire au niveau supérieur (éléments qui
durent quatre à six mesures) :

(a b ) (a b ) (c a ’ d ) (a b ) (e f g ) (e ’ h i ) (a b )
(k k l )
Les groupements indiqués par cette écriture syntagmatique
conduisent à la représentation suivante, où la forme rondo appa-
raît très clairement :
A (A B) (A C D) (A E)
Nous nous en tiendrons, pour l’exemple, à ces trois stades de
la structuration. Le diagramme de phases suivant indique les
transitions entre éléments du premier niveau. On a volontaire-
ment assimilé les variantes entre elles, et chaque élément, dont le
nombre d’occurrences est précisé, apparaît dans l’ordre de son uti-
lisation. Pour d’évidentes raisons de commodité (cf. supra) de la
représentation, l’axe « position » est incliné de 45e. Le diagramme
se lit donc comme une matrice dont la diagonale exprime les axes.
Par exemple, les 9 occurrences de a donnent 5 transitions vers b et
4 vers c (ligne verticale), ces dernières transitions étant caractéris-
tiques de la variante a’) et on arrive vers a en provenance de b (4
fois) mais aussi de c, de e, de g et de q (1fois), ainsi évidemment

106 Cet exemple a ainsi été simplifié « didactiquement ». Il faut évidemment l’en-
visager depuis des niveaux plus élémentaires, comme nous le verrons plus loin.
Analyse musicale 151

qu’à partir du silence initial (qui n’est pas représenté ici, mais ce
serait parfaitement pertinent de le faire).

1 u
1 2t1
2 2s
1 2r 1
1 1q
1 1p
1 1o
1 1n
1 1m
1 1l
1 1k
1 1j
2 2i
1 2h 1
1 1g
1 1f
1 1e
1 1d
4 4c
5 5b
9a 4 1 1 1 1

Fig. 57 : diagramme de phase formel au niveau “1” (matériau de 2


mesures environ) du Rondo (Allegretto) de la Sonate K. 545 de W. A.
Mozart. (présentation « diagonale »).

Ce diagramme montre clairement qu’à part le noyau


« refrain » qui récupère et redistribue les phases mélodiques, les
autres transitions sont de l’ordre de la suite simple, et que fort
peu de possibilités distributionnelles de la matrice sont exploitées
152 Jean-Marc Chouvel

(au contraire, si l’on veut, de ce qu’on avait constaté dans les mé-
lodies de Bartòk). Notons que cet effet serait encore amplifié si on
avait assimilé h et i à a.

On peut évidemment donner le même type de diagramme


aux autres niveaux structurels :

-au niveau “2” :

(a b ) (a b ) (c a ’ d ) (a b ) (e f g ) (e ’ h i ) ( a b ) (j j k )

1 1 1k
2j1
1 1i
1 1h
1 1g
1 1f
1 2e 1
1 1d
1 1c
4 4b
5a 1 1 1 1

Fig. 58 : diagramme de phase formel au niveau “2” (matériau de 4


mesures environ) du Rondo (Allegretto) de la Sonate K. 545 de
W. A. Mozart.

-au niveau “3” :

A (A B) (A C D) (A E)
Analyse musicale 153

1 1e
1 1d
1 1c
1 1b
4a1 1 1

Fig. 59 : diagramme de phase formel au niveau “3” du Rondo (Allegretto)


de la Sonate K. 545 de W. A. Mozart.

Dans tous les cas, les diagrammes de phase précédents ne


font que confirmer les constatations énoncées, sous une forme de
plus en plus ramassée.

Comme l’ont montré tous ces exemples, le diagramme de


phase est le lieu d’expression « hors-temps » d’une logique tempo-
relle, d’un « discours ». On peut considérer que ces diagrammes
sont équivalents à l’expression des règles syntagmatiques sous
forme d’une « grammaire ». Par exemple, la chaîne de niveau “1”
serait déterminée par la suite de règles suivantes :

a>b; (ba)>c / b>a; e(ab)>f / ((ab)(ac))>a; c((ab)(ac))>d; g((ab)(ac))>h; q((ab)(ac))>r /


d>e / e>a / f>g / g>a / h>i / i>j; (hi)>n / j>k / k>l / l>m / m>h / n>o / o>p / p>q /
q>a / r>s / s>r; s(rs)>t / t>t; tt>u

qu’il faut lire « a est suivi par b sauf s’il est précédé par b au-
quel cas il est suivi par c, b est suivi par a sauf s’il est précédé par
ea auquel cas il est suivi par f, etc. » On peut envisager de simpli-
fier certains groupements par l’usage des dénominations de ni-
veau supérieur, ainsi :

((ab)(ac))>a; c((ab)(ac))>d; g((ab)(ac))>h; q((ab)(ac))>r

peut s’écrire également

A>a; cA>d; gA>h; qA>r.


Les variantes des paradigmes dépendent du contexte. Ces
variantes accompagnent des situations syntagmatiques différen-
154 Jean-Marc Chouvel

tes. Le cas de a>b et a’>c (a est suivi par b et a’ par c) est caractéris-
tique, la variante matérialisant en quelque sorte une spécificité
transitionnelle. L’écriture « grammaticale » de la séquence de-
vient, en tenant compte des variantes :

a>b>a’>c / ((ab)(a’c))>a; c((ab)(a’c))>d; g((ab)(a’c))>h; q((ab)(a’c))>r /


d>e>a">b’>f>g>a / h>i>j>k>l>m>h’>i’>n>o>p>q>a / r>s>r>s’>t / t>t; tt>u.

L’apparente simplification au niveau des règles ne doit pas


masquer l’alourdissement en termes de mémoire statique que re-
présente la prise en compte des variantes comme matériau.

II. 3. Description du langage formel temporel


(géométrie du temps)

Topologiquement, les diagrammes formels permettent de


définir un certain nombre de distances entre les événements, dis-
tances révélatrices de la double position temporelle et mémorielle
de chaque événement. La définition de la « distance mémorielle »
est un bon exemple de la précision avec laquelle ces diagrammes
doivent être interprétés en particulier pour ce qui concerne la ma-
nière dont ils transcrivent la temporalité. Prenons l’exemple quel-
conque du diagramme suivant, ramené à une matrice A[i,j], i
étant l’indexation temporelle, j l’indexation du matériau (qui est
aussi ordonnée par le temps).
i° im i' temps

j'

matériau

Fig. 60 : exemple de diagramme formel (matrice A[i,j])


Analyse musicale 155

Que signifie chacun des éléments d’une telle matrice ? Il si-


gnifie la présence107 d’un matériau à un instant donné pour une
durée déterminée. La mesure de la durée est peu problématique
en général. Par contre, celle de la grandeur « matériau », qui
s’exprime en ordonnée, est plus délicate. On peut sans doute la ré-
férer à une « quantité d’information », même si la mise en pratique
effective de cette notion reste un peu hors de portée de l’analyse
ordinaire. De plus, chaque élément de la matrice est défini par
une autre matrice au niveau inférieur (s’il existe). La « taille » du
matériau peut ainsi varier en fonction de celle de l’élément de
base choisi, les éléments de niveau supérieur ne tenant pas
compte des micro-redondances au niveau inférieur. Le Rondo de la
Sonate K. 545 de W. A. Mozart est un exemple particulièrement
révélateur. Nous avons déjà remarqué au chapitre précédent, que
les éléments nommés h ou i, sont partiellement construits à partir
d’éléments de a. C’est ce qu’explicitent les figures 61a et 61b.

Fig. 61a, 61b : parties a, h et i du Rondo (Allegretto) de la Sonate


K. 545 de W. A. Mozart et extrait du diagramme de formel cor-
respondant au niveau “0” (matériau mélodique à l’échelle de la 1/2
mesure).

107 La notion de « présence » d’un matériau est liée à la reconnaissance de cette


présence. Alors que le test de reconnaissance était présenté comme binaire (ce qui est
une simplification nous avons déjà discutée), la présence peut s’exprimer de manière
graduelle, par exemple sur une échelle continue entre 0 et 1 ou éventuellement
procéder par seuil.
156 Jean-Marc Chouvel

Fig. 61c, 61d : Diagramme formel mélodique complet ( niveau “0”)


et matériau mélodique associé. Les indications dynamiques ont été
reportées sur la ligne de temps au bas du diagramme.

Le matériau mélodique pris en compte au niveau “0” (envi-


ron une mesure), reproduit ci-dessus avec le diagramme formel
correspondant, montre également l’inhomogénéité du matériau
mélodique, dont les éléments n’ont pas la même importance, que
ce soit en termes de saillance perceptive ou de contenu informa-
tionnel. D’autre part, ces éléments ne sont pas indemnes de re-
dondance. Si on voulait aller jusqu’au bout, on pourrait même dire
que ce matériau n’est qu’une suite de variations mélodiques ou
harmoniques de la figure de la tierce… On peut schématiser ces
constatations sur le schéma suivant, où l’on a reporté, en mon-
trant leur structuration successives, les analyses formelles des dif-
férents niveaux envisagés :
Analyse musicale 157

Fig. 62 : Représentation de la structure du Rondo (Allegretto) de la


Sonate K. 545 de W. A. Mozart montrant l’évolution du rapport
matériau/temps des diagrammes formels aux différents niveaux
d’analyse. Traits : niveau “0”, petits points noirs : niveau “1” ; petits
cercles blancs : niveau “2” ; petites croix : niveau “3” ; gros cercles
blancs niveau “4” ; gros point noir, niveau “5”, totalité de la pièce.

L’évolution du rapport global matériau/temps (lignes


« diagonales » du schéma) y est particulièrement limpide. On peut
penser que cela correspond aussi à une répartition de l’infor-
mation dans la chaîne structurelle. Par exemple, au niveau “0”, on
considère qu’il y a quatre répétitions d’un motif de tierces
harmoniques. L’information sur la manière dont s’opèrent ces ré-
pétitions dans le domaine des hauteurs n’est pas prise en compte
du fait de l’équivalence paradigmatique par transposition. Par
contre, on peut considérer qu’elle est comprise dans le modèle (a)
158 Jean-Marc Chouvel

de l’élément de niveau “1”. C’est donc bien la notion de « quantité »


d’information qui doit permettre d’exprimer l’axe du matériau,
sauf que le « cadre » choisi implique une prise en compte différente
de l’information. On peut aussi concevoir que le fait de structurer
introduit de la « différenciabilité », crée des catégories qui ne sont
pas réductibles à leurs composantes. C’est le cas dans le langage,
qui produit des milliers de mots différents à partir de quelques
phonèmes, et des milliards de phrases à partir de quelques mots.
À l’heure d’interpréter les diagrammes, il convient d’être conscient
de tous ces phénomènes et des problèmes qu’ils peuvent générer.

Revenons à la description matricielle « abstraite » et au pro-


blème de la « distance mémorielle » entre deux événements musi-
caux, c’est-à-dire, dans cette représentation, entre deux éléments
A(i°,j°) et A(i’,j’) de la matrice :
i° im i' temps

dmat
j'

matériau dtemp
Fig. 63 : exemple de diagramme formel (matrice A[i,j])

Cette distance n’est pas donnée simplement par la distance


géométrique entre les deux extrémités de la droite qui rejoindrait
les deux événements sur le diagramme formel. D’une part, la dis-
tance « temporelle » à prendre en compte est celle entre A(i’,j’) et la
dernière apparition de j° (ici A(im,j°)) ; d’autre part, la distance
« matérielle » doit tenir compte de tout le matériau exposé entre im
et i’, et probablement différencier le cas où ce matériau a déjà été
mémorisé de celui où il est nouveau. La distance mémorielle, si
l’on suppose une certaine homogénéité entre les axes du matériau
et celui du temps peut être définie approximativement comme :
Analyse musicale 159

dmem = !dtemp2 + "dmat 2

où α et β sont des cœfficients de pondération.

Seule l’expérience permettrait d’évaluer le poids respectif de


la distance temporelle et de l’érosion due au matériau intermé-
diaire. Il est évidemment très difficile de faire ces expériences sur
la portée de la mémorisation dans la situation réelle d’une œuvre
musicale où, qui plus est, tout ce processus a de fortes chances
d’être inconscient. Les expériences de H. A. Simon108 (1972)
montrent l’influence de la structuration interne de l’objet sur sa
facilité de mémorisation, et celles d’Irène Deliège109 (1989-1991)
sur les notions d’indice et d’empreinte suggèrent une certaine
malléabilité du matériau, ou, si l’on veut, ce qu’on pourrait
appeler une distance « transformationnelle ». C’est probablement,
d’ailleurs, dans le cadre du troisième type de lien, les liens
externes, que cette transformation connaît le plus grand dévelop-
pement, et le fil de l’analogie peut passer par des étapes assez
complexes et probablement assez peu communicables.

Même si la notion de « distance mémorielle » est difficile à


opérationnaliser, il ne faut pas douter de son importance fonda-
mentale dans l’élaboration des formes temporelles, et en particu-
lier dans la construction narrative. La narration, en musique
comme sans doute en littérature ou au cinéma, ne peut pas se
contenter d’être purement associative. Elle est aussi liée à la mise
en scène temporelle des attentes et des résurgences, des diver-
sions et des focalisations.

Au centre des difficultés qui viennent d’être évoquées, il y a


l’idée que le langage et la géométrie se présentent a priori comme

108 Simon, H. A., Complexity and the representation of patterned sequences of


symbols, Psychological Review, 79, p.369-382.
109 Deliège, I., L’organisation psychologique de l’écoute de la musique, thèse de

doctorat en psychologie, op. cit. ; Deliège, I,. Mécanismes d’extraction d’indice dans
le groupement in Composition et perception, revue Contrechamps n° 10, Lausanne,
1989, p.85-104 ; Deliège, I., La perception de l’opposition invariant/variant Psychol.
Belg. 1991, XXXI-2, 239-263.
160 Jean-Marc Chouvel

antinomiques. En effet, la géométrie cherche à figer, sous forme de


figures, les propriétés du réel, tandis que le langage accomplirait
la fluidité du temps dans la perspective d’une communication.
Mais le paradoxe est qu’en étudiant les formes du temps, la géo-
métrie devient nécessairement, elle aussi, une « géométrie du
temps », et le langage se convertit, quant à lui, en « langage for-
mel ». Les possibilités d’articulation temporelle lisibles dans les
diagrammes formels peuvent suggérer que le temps musical aussi
comprend un certain nombre de figures élémentaires. Le tableau
qui suit donne un aperçu de ces figures et de l’interprétation
comme « vocabulaire de formes » qu’on peut en faire :

- niveau 1/2
création
répétition
annihilation
- niveau 2/2
parcours (retour)

accumulation (recrudescence)

élision (résurgence)

- niveau 2/3
boucle
(alternance) superposition

tuilage
(enchaînement) émergence

...

Fig. 64 : Éléments d’un vocabulaire élémentaire des figures de la


géométrie du temps110

« Création », « annihilation », « répétition »… telles sont les


conditions initiales de possibilité d’une expression dans le temps.
Le geste premier de la musique est donc de se démarquer d’un si-

110On trouvera une description tenant compte de la structuration dans : Jean-Marc


Chouvel, Esquisses pour une pensée musicale, L’Harmattan, Paris, 1999, p. 106.
Analyse musicale 161

lence originel pour y retourner… Une note n’est-elle pas déjà la


combinaison de ces phénomènes : attaque, maintien (par la répéti-
tion de la période vibratoire), et désinence ? Les diagrammes for-
mels sont établis suivant une logique de la temporalité, de la dia-
lectique ancien/nouveau, qui permet de mettre en évidence ce
qu’on peut appeler le « front de découverte » et « le fond de répéti-
tion ».

temps
f
ro
n fond de répétition
t
de

c o
u v e r
I matériau/information
t e

Fig. 65 : Allure générale d’un diagramme formel montrant le front de


découverte et le fond de répétition .

Cette distinction n’a aucune raison a priori de recouvrir la


distinction perceptive fond-forme. Le problème de la saillance per-
ceptive est un problème localisé dans le temps et se surajoute en
quelque sorte, à la notion de matériau, en tant que qualité parti-
culière, comme renforcement de celui-ci. Cela dit, si l’on en croit
Paul Fraisse, « Récence et fréquence restent les deux facteurs les
mieux connus et les plus importants »111 du renforcement. Cela
semble particulièrement vérifié si l’on sort du cadre de la tonalité.
Michel Imberty souligne d’ailleurs la remarque de Lerdhal au su-
jet des pièces de Schœnberg (op. 19, ne 6 ou ne 2 ou encore op. 11,
ne 1): « la saillance est le plus souvent la répétition « obsessive » et
contextuellement dominante d’une sonorité (accord) ».112 Mais elle
peut être simplement dynamique et extrêmement liée à

111 Paul Fraisse, Pour la psychologie scientifique. Mardaga, Liège, 1988, p. 335.
112 Michel Imberty, Progression temporelle d’une œuvre musicale, in Psychologica
Belgica, 1991, vol. 31, nr. 2, p.178. Fred Lerdhal, Structure de prolongation dans
l’atonalité, in S. McAdams et I. Deliège (Eds), La musique et les sciences cognitives,
op. cit., p.103-135.
162 Jean-Marc Chouvel

l’interprétation comme il l’a montré à propos des deux interpréta-


tions par Cathy Berberian de la Sequenza III de Luciano Berio113.

Il n’y a donc pas de rapport a priori entre la notion de maté-


riau et la prégnance perceptuelle de ce matériau, d’autant que
celle-ci peut s’avérer éminemment variable en fonction des indivi-
dus. Pourtant, en suggérant au début de ce chapitre un rapport
assez étroit entre la notion de matériau et celle de quantité
d’information, c’est à une certaine connivence avec l’écoute qu’on
aurait pu faire référence, écoute comprise, au fond, comme
« capacité de traitement de l’information »114. On peut donc faire
l’hypothèse d’un recouvrement minimal entre l’allure du dia-
gramme formel et le comportement du système perceptif / cognitif.

temps
Zone où l'auditeur perçoit moins
d'informations qu'il ne peut en traiter

effet de la fatigue
(saturation temporelle)
sur la performance de la
perception

Zone où l'auditeur perçoit plus


d'information qu'il ne peut en traiter

I matériau/information I = Pm.t
Fig. 66 : Rapport des diagrammes formels à la performance moyenne
Pm de l’audition.

Sur un temps assez long, la courbure correspondant à la


performance de l’audition s’incurve probablement pour tenir

113 Ibid.p.189-190
114 Cette hypothèse recoupe des résultats connus en psychologie de la perception :
« l’élévation du seuil de reconnaissance [durée de stimulation minimum pour qu’un
sujet reconnaisse par exemple parmi une paire de mots le nom désignant une couleur
(expérience de Postman (1953))] est proportionnelle à la quantité d’information
transmise, c’est-à-dire au logarithme du nombre des alternatives possibles » .
Analyse musicale 163

compte de la fatigue auditive. Mais les visées esthétiques des au-


teurs n’ont pas forcément à se confondre avec le « confort » de
l’auditeur. On peut avoir affaire à deux principaux types de
conduites, deux « tactiques » de gestion de la temporalité. La pre-
mière, que nous appellerons « tactique de réserve », expose rapi-
dement l’essentiel du matériau, en gardant « en réserve » seule-
ment quelques éléments. La tactique de réserve correspond par
exemple à un tirage aléatoire au sein d’un matériau donné (musi-
que stochastique) et d’une manière générale à une attitude de type
« exploration des combinaisons sur un ensemble d’éléments don-
nés ». La fin se joue alors par une sorte d’épuisement de la combi-
natoire et du matériau, comme s’il y avait une conscience de la li-
mite de la quantité de matériau disponible. La deuxième straté-
gie, que nous nommerons « tactique de prolifération », commence
au contraire parcimonieusement, ne laissant entendre que peu de
chose du déferlement auquel elle se prépare. La tactique de proli-
fération, qui correspond par exemple à des processus de réactions
en chaîne, conduira à un débordement des capacités perceptives,
ou, si l’on préfère, à une catastrophe, une rupture.

l'origine
temps

tactique de réserve
épuisement

tactique de
matériau prolifération l'ultime
rupture
Fig. 67 : Tactique de réserve et tactique de prolifération.

On le voit, le rôle du front de découverte est celui d’un


« moteur » de la temporalité. Si le front de découverte est faible
164 Jean-Marc Chouvel

par rapport à la performance de l’auditeur, cela génère une ten-


sion d’attente qui est aussi une projection vers le futur. C’est ce
qui se passe à la fin de la tactique de réserve : l’auditeur perçoit
l’épuisement et s’attend naturellement à la fin. C’est aussi ce qui
se passe au début de la tactique de prolifération : l’auditeur, en
sous-activité perceptive, utilise ses capacités prévisionnelles : à
partir de quelques indices prémonitoires, il laisse présager la
catastrophe à venir. C’est une stratégie de l’inquiétude, du calme
avant la tempête. Si le front de découverte est très supérieur à la
performance de l’auditeur, cela génère une tension de suractivité.
Au début d’une tactique de réserve, cette suractivité est liée à une
mise en place et à l’assimilation des éléments. À la fin d’une tacti-
que de prolifération, il y a débordement de l’activité mentale ;
l’abondance d’événements qui se précipitent promet, qui plus est,
d’être éphémère. Enfin, l’adéquation du front de découverte à la
performance correspond à une certaine plénitude du sentiment
temporel, une sorte d’annulation des tensions. Évidemment toutes
les combinaisons, imbrications, ambiguïtés sont possibles entre les
possibilités élémentaires que nous venons de décrire et font la ri-
chesse et la complexité de chaque œuvre, de chaque moment d’une
œuvre.

La notion de quantité d’information, et son rapport avec une


performance de l’audition, est très importante dans la détermina-
tion des tactiques et du type de tension qui est en jeu. Imaginons
une œuvre purement répétitive, dans le style de certaines musi-
ques de l’école américaine. Malgré le fait qu’il s’agit d’une musique
qui nie tout processus formel,115 on peut différencier deux cas
d’écoute : dans le premier cas, le matériau répété est extrêmement
riche, constituant un immense réservoir, une sorte de mystère
acoustique dépassant les capacités auditives. La tension, ou si l’on
préfère, l’effort de l’écoute, sera portée à explorer ce mystère, à
combler le retard pris au moment de l’énoncé du matériau pour
construire, au rythme qui peut être le sien, un parcours explora-
toire personnel, non imposé par l’énoncé artistique. La conscience

115 Beaucoup de musiques répétitives sont en fait des constructions formelles


évolutives. C’est un « cas limite » qui est envisagé ici, pour la clarté de l’exposé.
Analyse musicale 165

musicale, délivrée, par l’évidence de la répétition, de ses velléités


macro-structurelles, peut se concentrer sur la richesse micro-
structurelle, jusqu’au son lui-même.

temps

tension de saturation
(tournée vers le matériau)

matériau
Fig. 68 : diagramme formel d’une musique répétitive pure réalisée à
partir d’un matériau musical très riche par rapport à la performance
perceptive (ligne en pointillé).

Au contraire, si le matériau est extrêmement pauvre, le


mystère, s’il y en a un, s’établira dans la durée : le questionne-
ment, au lieu d’être porté sur le comment est-ce possible, sera
porté vers le « jusqu’où ? », et « pour quoi ? » est-ce possible. C’est
la stratégie du suspens, que la répétition ne fait ici qu’entretenir.
Cette « vacance » de l’emprise de la structure de la pièce sur les
capacités cognitives peut aussi être le lieu d’une exaspération de
l’auditeur.

temps

tension d'attente
(dirigée vers le temps)

matériau
Fig. 69 : diagramme formel d’une musique répétitive pure réalisée à
partir d’un matériau musical très succinct par rapport à la
performance perceptive (ligne en pointillé).
166 Jean-Marc Chouvel

Nous avons affaire d’un côté à une tension « dirigée vers le


matériau », de l’autre à une tension « dirigée vers le temps ». En
fait la musique combine bien souvent ces deux types de tensions,
comme les formes font appel aux deux types de tactique tempo-
relle, que ce soit de manière successive, ou simultanée, comme
nous en verrons des exemples. Le type de vécu temporel n’est
d’ailleurs pas directement déductible de la musique elle-même, et
il dépend énormément de la capacité de l’auditeur à générer des
catégories, à construire un chemin cognitif. Cette capacité est elle-
même très orientée par une pratique sociale, par la validation de
certaines catégories au sein d’une culture donnée.

Le principe de tension-détente traditionnellement associé à


la musique montre ici toute sa complexité. D’abord, on ne peut pas
assimiler purement et simplement décharge et détente. D’autre
part, un schéma tension-détente sur un paramètre n’engage pas la
totalité musicale, qui est profondément multidimensionnelle.
Enfin, une musique où figurerait une détente absolue et complète,
ou plutôt une absence totale de tension, aurait en quelque sorte
un « trou », en fait difficilement compréhensible pour un auditeur,
qui jugerait vite, et probablement avec raison, qu’il a affaire à une
« mauvaise » musique 116. Le seul moment possible pour ce type de
détente serait peut-être le moment où l’œuvre s’achève. À moins
d’une mise en scène dramatique qui en fasse un moment de su-
prême mysticisme, accepté sociologiquement comme tel (chez
Wagner, par exemple), il est caractéristique que ce soit le moment
des applaudissements, applaudissements qui convertissent à leur
manière l’énergie d’attention accumulée par les auditeurs au cours
de l’œuvre.

Les directions d’interprétation qui précèdent sont très


schématiques. Cette première série d’épures donne pourtant des
points de repère importants. C’est en tout cas un élément à
prendre en compte dans l’idée qu’une « œuvre musicale ne peut

116 Irène Deliège rappelle au début de son article La perception de l’opposition


invariant/variant, Psychol. Belg., 1991, XXXI-2, 239-263, cette phrase de Lionel
Landry : « Tout l’art de la musique consiste à maintenir, par des procédés divers,
l’euphorie résultant de la sensation première ».
Analyse musicale 167

pas faire sens seule », comme le dit Christian Hauer, reprenant la


position de Raymond Monelle, dans un article sur la métaphore en
musique.117 La musique peu faire sens en induisant une dynami-
que de la perception et pas seulement du fait des réseaux de rela-
tions qu’elle pourrait tisser (la métaphore). On pourrait aussi
considérer que cette « induction dynamique de la perception » est
une « métaphore » du comportement corporel et psychique, un
miroir des conformations émotives de la temporalité…

Il est ici opportun de donner un premier exemple musical,


non pas pour corroborer absolument les propositions précédentes,
cela n’aurait aucun sens, mais pour montrer au contraire leur fra-
gilité devant la complexité réelle à laquelle la musique nous
confronte. Nous avons choisi l’exemple de la Sonate en Do Majeur,
K. 548 de Domenico Scarlatti (1685-1757).

117 Christian Hauer, « De la métaphore en musique — ou du sens », in Iannis


Xenakis, Gérard Grisey. La métaphore lumineuse, sous la direction de Makis
Solomos, L’Harmattan, Paris, 2003, p. 38.
168 Jean-Marc Chouvel
Analyse musicale 169

Ex. 20 : Sonate en Do Majeur, K. 548 de Domenico Scarlatti


(première partie).

On a tracé ci-dessous le diagramme formel de la première


partie de la partition (Mesures 1 à 53). On ne donnera plus, pour
170 Jean-Marc Chouvel

ne pas surcharger la lecture, d’autres indications (comme, ici, la


liste du matériau mélodique). En fait le diagramme se suffit à lui-
même car la musique à laquelle se réfère telle ou telle indication
peut être retrouvée en se référant au numéro de mesure corres-
pondant. Ce qui va nous intéresser désormais, c’est une lecture
« globale » des diagrammes, comme « radiographie » de la struc-
ture temporelle de l’œuvre.

Fig. 70 : Diagramme formel mélodique de la première partie de la


Sonate K. 548 de Scarlatti. On a souligné avec des rectangles les
groupements au niveau supérieur de la structure.

La différence de structure entre cette première partie de so-


nate et le rondo de Mozart que nous avions analysé précédemment
saute aux yeux. Les éléments répétés à long terme sont soit, à très
haut niveau, les grandes parties encadrées par les barres de
reprise (ici tout le diagramme), soit de très courts motifs (une
mesure maximum) qui le sont de manière assez insistante,
notamment d’un point de vue rythmique (trois croches du début,
figure du triolet à partir de la mesure 20, etc.). On peut constater
un effet de « résonance » générale récapitulative à la fin du mor-
ceau qui convoque beaucoup de ces « petits » éléments.

Ceci dit, l’essentiel du tissu répétitif est constitué par des


répétitions immédiates des cellules encadrées sur le diagramme.
Ils suivent très souvent une logique aa’b très caractéristique, et
que nous aurons l’occasion de retrouver. La périodicité des cycles
Analyse musicale 171

est assez diverse, ce qui différencie nettement l’écriture de Scar-


latti de l’écriture des classiques viennois. La répétition paraît as-
sez peu rivée à une quelconque carrure : mesure par mesure M1-2,
3-4, 6-7, 8-9, etc. ; deux derniers temps des quatre premières me-
sures (noire) ; chacun des trois temps de la cinquième mesure
(croche), et, dans la réitération des cinq premières mesures,
l’apport de nombreux éléments tout à fait nouveaux, dont les
trilles (encore une répétition, mais vraiment « microscopique »
cette fois)…

Les répétitions se différencient par le type de matériau


qu’elles concernent, par le niveau structurel auquel elles se réfè-
rent et par leur cyclicité. Mais elles se différencient également par
leur position sur le diagramme formel. L’exemple de la sonate de
Scarlatti est particulièrement explicite. On observe formellement
deux types de répétitions mélodiques : une qui redit immédiate-
ment le front de découverte, qui le « brode » en quelque sorte,
comme s’il fallait que chaque nouvel élément soit réaffirmé pour
conforter son énonciation, l’autre qui institue en ostinato un motif,
souvent, et c’est le cas ici, le motif initial. Cet ostinato est garant
d’une cohésion rythmique élémentaire archétypale. Il fait réfé-
rence, à travers les formes anciennes liées à la chaconne, au
schéma rythmique qui soutient traditionnellement les danses.

Le front de découverte mélodique présente sur le dia-


gramme une allure assez régulière. Ni « réserve », ni « proliféra-
tion » très marquée au niveau de la forme globale. Au niveau local,
on perçoit toutefois des alternances entre les deux stratégies.

La forme se construit également autour de catégories moins


précises, mais peut-être plus manifestes à la perception. C’est ce
que tente de traduire le diagramme suivant, dont le matériau est
réduit à quelques caractéristiques essentielles, plus évidentes
sans doute à la perception. Les quatre premières mesures se ré-
sument par exemple à « rythmes en croches, harmonisés par des
tierces ou des sixtes »...
172 Jean-Marc Chouvel

Fig. 71 : Diagramme formel de la Sonate K. 548 de Scarlatti.


Matériau réduit, méthode de la segmentation forcée (présence ou ab-
sence de l’élément considéré dans la mesure). Matériau défini :

A : rythme en croches ; G : gamme ;


B : harmonisation en 3ce - 6te ; H : appogiatures ;
C : doubles croches ; I : syncope ;
D : trilles ; J : triolets ;
E : arpèges ; K : 6tes brisées.
F : cadence ;

Ce type de diagrammes donne une autre image de la parti-


tion, qui en fait peut-être mieux apparaître la cohésion. On notera
en particulier comment s’enchainent des phases de répétition in-
tensive (à la croche) et d’échappée (à la double). Ce schéma est
déjà présent tout au début (mesures 1-5) et étendu d’une manière
beaucoup plus importante au cœur de la partition (mesures 22-
39), à un endroit que le diagramme précédent fait clairement ap-
paraître comme un « ultime ». On a reproduit à nouveau ci-
dessous ce passage :
Analyse musicale 173

Ex. 21 : Sonate K. 548 de Scarlatti, mesures 22 à 39.

Un tel phénomène, dont le modèle est présent dans plu-


sieurs passages de l’œuvre, pourrait illustrer à merveille le
schéma psychologique de tension-détente. Ce serait évidemment
très réducteur, car l’énergie, ici, ne se déploie pas sur un seul axe.
Il est bien difficile en effet d’isoler répétition et découverte, tant
tout semble se passer comme si la fixité d’un paramètre n’était
qu’un prétexte pour l’évolution des autres, comme s’il n’y avait pas
suspension de l’énergie mais au contraire déplacement d’une di-
mension à une autre. Par exemple, la fixité mélodique des mesu-
res 30-33, qui n’est elle-même que la condensation de la cyclicité
des mesures 22 à 29, sert de prétexte à une évolution harmonique,
elle-même relayée par une évolution dynamique. Au passage à la
mesure 34, le registre qui était figé, s’ouvre brusquement, et le
niveau de structure sur lequel s’opérait la condensation rythmique
(la croche) se dissocie entre les doubles croches et les noires
pointées.

Ce qui rend ce passage si caractéristique, c’est la densifica-


tion qu’il opère du mouvement interne de l’œuvre. On ne peut
guère parler de la forme de cette sonate sans rendre compte de
174 Jean-Marc Chouvel

cette intensification du projet dynamique, intensification qui tou-


che de nombreuses dimensions du phénomène musical. Le schéma
linéaire « tension-détente » est donc assez insuffisant pour parler
de ce qui n’est au fond qu’un jeu permanent de déplacement des
tensions au sein du réseau complexe et multidimensionnel de la
structure musicale.

II. 4. Pluridimensionnalité du phénomène


musical

L’idée que la musique tisse le fil du temps sous de nombreux


aspects est déjà apparue au long de ces lignes à plusieurs reprises.
Si l’analyse d’une œuvre n’est pas unique, si le phénomène musi-
cal n’est pas réductible à l’unidimensionnel, comme le voudrait la
métaphore linguistique, l’analyste risque d’être confronté à des
problèmes importants : comment représenter cette multidimen-
sionnalité ? comment choisir la bonne « projection » descriptive ?
et surtout peut-être : comment prétendre à l’exhaustivité ?… N’y
aura-t-il pas toujours quelque chose qui nous aura échappé ? Et
cela, alors même que nous ne parlerions que d’analyse immanente
(ou du « niveau neutre », selon la terminologie de Jean Molino) !
Déjà, dans son ouvrage de 1975118, Jean-Jacques Nattiez donne un
exemple de non-cohérence de l’analyse arborescente en proposant
deux interprétations, issues de taxinomies différentes, de
l’Intermezzo Op. 119 n° 3 de Brahms119. Il attribue plus ou moins
ces différences à l’intervention de l’harmonie, et aux ambiguïtés
qui s’y rapportent. L’ambiguïté entre avec difficulté dans le projet
« scientifique » du structuralisme. La réponse apportée par Fred
Lerdhal et Ray Jackendoff dans leur ouvrage sur la théorie géné-
rative de la musique tonale 120 a le mérite de ne pas cacher le pro-
blème : la pluridimensionnalité est présentée sous quatre compo-
santes principales : la « structure de groupement », la « structure

118 Op. cit.


119 Jean-Jacques Nattiez, op. cit., p. 297 et suivantes.
120 Op. cit.
Analyse musicale 175

métrique », la « réduction de trame temporelle » et la « réduction


de prolongation ». Nous ne nous attarderons pas ici sur les réalités
musicales que recouvre cette terminologie, elles sont décrites
abondamment dans l’ouvrage lui-même. Chacune de ces dimen-
sions est régie par une série de « règles de bonne formation », aux-
quelles viennent s’ajouter des « règles de transformation ». L’idée
qui nous intéresse ici est que les auteurs assument parfaitement
le fait que ces règles entrent en conflit. Dès lors, ils résolvent ces
conflits en rajoutant des « règles de préférence », qui arbitrent, en
quelque sorte, entre les dimensions, pour donner lieu à une
« analyse préférée ».
Surface musicale de la
pièce

Règles de bonne formation

Structure de Structure Réduction de trame Réduction de


groupement métrique temporelle prolongation

Analyses sous-
jacentes possibles

règles de
transformation Règles préférentielles

Structure de Structure Réduction de trame Réduction de


Analyses de la groupement métrique temporelle prolongation
surface possibles

Analyse préférée
de la pièce

Fig. 72 : Diagramme général de la théorie de Lerdhal et


Jackendoff121.

121 Op. cit., p. 10.


176 Jean-Marc Chouvel

Évidemment le terme même d’« analyse préférée » nous met


la puce à l’oreille. Car au fond, peut-il y avoir de préférence sans
subjectivité. Préférée, d’accord, mais par qui ? L’auditeur idéal de
la théorie ? C’est une position : elle est peut-être scientifique au
sens où on peut prouver qu’elle est fausse. Mais c’est un genre de
valeur de vérité assez spécieux, surtout si l’on considère in fine
que la preuve appartient à des auditeurs réels, statistiquement
assez nombreux pour être « moyens ».

On peut se demander si cette velléité de résoudre les conflits


pour atteindre à l’unité de l’analyse n’est pas directement liée à
celle de considérer la musique comme langage. Cela peut s’avérer
assez réaliste dans le cas de la musique tonale, où l’effet de systé-
maticité est fort. Au-delà de ce cadre, que reste-t-il de la théorie ?
Sans doute les prémisses, issues de la théorie de la Gestalt, mais
le modèle linguistique a des limites, même, comme nous allons
l’illustrer, pour l’analyse de la musique tonale. Car aucune musi-
que — aucune œuvre d’art, d’ailleurs, même littéraire — ne se
contente de souscrire à une grammaire. Son enjeu déborde les li-
mites de son expression. Même si on considère que le « cadre de la
conscience » qui a été décrit à la fin de la première partie de ce li-
vre doit se tenir sur une ligne temporelle, d’autres cadres, incons-
cients à plusieurs titres, se superposent à celui-là et agissent dans
l’ombre. Le postulat lacanien, selon lequel l’inconscient serait
structuré comme un langage, est probablement essentiellement
conjoncturel, débiteur du primat de l’outil linguistique dans les
années du structuralisme. On pourrait tout aussi bien faire
l’hypothèse que l’inconscient est structuré comme une musique. Et
libérer par la même occasion l’essence de la musique de la chape
de règles et de grammaticalité qui la restreint.

L’analyse de quelques exemples issus du répertoire savant


de la musique occidentale, montrera dans les lignes qui suivent
que l’écriture de la temporalité dispose de ressources dynamiques
dont l’origine n’est pas forcément liée à une quelconque gram-
maire. Ce que nous allons décrire n’est probablement pas entiè-
rement conscient pour l’auditeur. Tout en restant dans l’ex-
ploration de l’objet musical au niveau immanent, les ressorts
Analyse musicale 177

dynamiques fondamentaux qui seront mis à jour induisent encore


aujourd’hui un effet souterrain sur notre écoute, effet qui nous re-
lie à la conception du temps dont les compositeurs donnent à cha-
que époque un témoignage précieux pour l’histoire des idées.

La première partition à laquelle nous allons nous attacher


est la Fugue numéro XVI du premier livre du Clavier bien tempéré
de Johann Sebastian Bach dont on a reproduit la partition ci-
dessous :
178 Jean-Marc Chouvel

Ex. 22 : Fugue n° 16 du premier livre du clavecin bien tempéré de


Johann Sebastian Bach.

Cette œuvre est réputée être le modèle de la fugue d’école. Il


est évident que le propos de Bach n’était pas d’établir un tel mo-
dèle, surtout quand on sait la grande variété de construction de
ses fugues, mais c’est ainsi que toute une tradition d’écriture mu-
sicale a fini par la considérer, figeant le modèle de la fugue sur des
Analyse musicale 179

critères de conduite des voix (sujet, réponse, développement,


strette…) qui n’étaient probablement que la partie la plus superfi-
cielle des enjeux musicaux de ces compositions. D’une manière gé-
nérale, on a voulu voir dans l’œuvre de Bach à la fois l’apothéose
du sens formel dans la polyphonie baroque, et en cela le prélude à
la « sonate », et la référence du monde contemporain pour la ri-
gueur de l’émotion qui se dégage de l’écoute de ces partitions. En-
gageons l’analyse sans a priori : une fugue étant une œuvre
contrapuntique, il est légitime de rendre compte en premier lieu
de l’utilisation du matériau mélodique. Celui-ci se réduit en fait
aux quelques lignes qui suivent :

Fig. 73 : Matériau mélodique122 de la Fugue n° 16 du Clavier bien


tempéré de Johann Sebastian Bach.

Le matériau mélodique a été retranscrit dans la tonalité de


la première apparition et l’on a considéré comme équivalentes les
transpositions et les mutations. Le thème est un marqueur tonal
sans grande ambiguïté, et l’on pourrait penser que certaines figu-
res cadentielles utilisées par Bach en sont une imitation. Notons
que la simple transcription de la note principale de chaque occur-
rence du thème suffit quasiment à donner le parcours tonal de la

122 On n’a pas tenu compte, dans le relevé du matériau mélodique, des rares notes
dont le débit, la situation dans la texture, ou la valeur harmonique de complément ne
justifiaient pas d’être considéré sur un pied d’égalité avec le matériau thématique
principal. Cela ne concerne à vrai dire qu’une partie tout à fait infime du matériau.
180 Jean-Marc Chouvel

fugue, et qu’il est donc assez facile de restituer cette information


perdue par les diagrammes mélodiques.

Fig. 74 : Positions des notes principales des diverses occurrences du


sujet de la Fugue n° 16 du Clavier bien tempéré de J.-S. Bach.

D’emblée, l’extrême redondance polyphonique est signifiée


par le fait que 17 mesures suffisent à résumer le matériau utilisé
pendant les 34 mesures de l’œuvre. Le taux de réutilisation est de
78% environ c’est-à-dire qu’un matériau donné est en moyenne
utilisé quatre fois. La cellule “1”

est quant à elle réutilisée 37 fois et la tête du thème

réapparaît 17 fois. En comptant une mesure pour la durée


de ce dernier, cela représente quasiment un taux de présence
temporelle de 75%.
Analyse musicale

Fig. 75 : Diagramme formel mélodique de la Fugue n° 16 en sol mineur du Clavier bien tempéré de J.-S. Bach
181
182 Jean-Marc Chouvel

Le front de découverte mélodique est sans surprise du type


« tactique de réserve ». La réutilisation du matériau montre une
concentration de la redondance sur le thème originel, le front de
découverte étant fort peu brodé. On retrouve très aisément sur le
diagramme la strette à deux de la mesure 17 :

et la strette à trois de la mesure 28 :

Ces éléments sont rendus, dans la lecture du diagramme, à


leur finalité dans l’ensemble de la forme. Les deux strettes ont en
effet un rôle très différent : la première est un outil d’accu-
mulation avant un pont modulant sur la cellule “1” :

la deuxième est au contraire « à découvert » et c’est elle qui


sert de pont entre deux éléments moins importants sur le plan de
la condensation émotive mais plus saillants sur le plan formel, les
deux marches des mesures 25 à 27 :
Analyse musicale 183

et 30 à 33 (cette dernière étant nettement moins régulière) :

La marche rigoureuse des mesures 25-27 se déploie sur la


base de la cellule “1” en y superposant un ultime élément du front
de découverte utilisé en canon pour amener la dominante et per-
mettre ainsi la réexposition du thème dans sa version fuguée la
plus rapprochée. La strette se focalise, elle, sur la cellule “2” qui
n’est autre que la version inversée de la cellule “1”. Le geste for-
mel apparaît alors dans toute sa lumière : il s’agit d’arriver à per-
dre l’auditeur dans un réseau culminant de redondance le plus
éloigné possible du thème pour l’y replonger avec un maximum de
distance mémorielle. La « transe » mise en place par la marche est
peut-être rompue, mais c’est pour toucher — et il n’est pas anodin
que cela soit associé à la figure de l’inversion — la quintessence de
l’origine. Le thème ne sert plus seulement de matériau pour un
éternel retour, mais aussi de pivot pour « retourner le monde ».
184 Jean-Marc Chouvel

Il serait faux de penser la fin des mesures 27-28 comme un


point culminant : seule la rupture y culmine, comme, deux mesu-
res auparavant, c’était la marche qui culminait, comme le creux
polyphonique des mesures 18-19 met en scène le point culminant
de la mélodie... Bach (J.-S.) nous confronte toujours avec le plus
fort : on peut quasiment considérer que ces excroissances succes-
sives sont en elles-mêmes le matériau d’un autre niveau de lecture
de la partition :
1 5 10 15 20 25 30 35
A temps [mes]
B
C
D
E
F
G
H
I
J
K
L

Fig. 76 : Diagramme représentant la manière dont Bach répartit au


cours de la fugue les moments les plus intenses de chacune des
possibilités suivantes de composition des fragments mélodiques :

A : accumulation des voix G : canon et marche harmonique


B : modulation harmonique H : note basse la plus grave
C : polyphonie à quatre voix I : rupture formelle
D : plus haut registre du soprano J : triple strette
E : accord le plus «dissonant» K : récapitulation des moyens
F : rythme en doubles-croches L : cadence conclusive
continues

Ce diagramme nous montre la surenchère ininterrompue


des registres compositionnels propres à l’écriture de la polyphonie.
On pourrait presque parler d’un « rythme de focalisation » sur des
moyens techniques dont la présence est quasi permanente, mais
qui ne dévoilent leur apothéose qu’à des moments précis.

On pourra peut-être contester la rigueur ou l’exhaustivité


d’un tel diagramme. Les éléments qui le constituent sont malgré
Analyse musicale 185

tout parfaitement argumentés et objectifs. Il vient soulever quel-


que chose de fondamental pour l’interprétation de la fugue. Il est
assez clair que le front de découverte a ici la courbure inverse de
celui que montrait le diagramme du matériau mélodique. Incohé-
rence ? Certainement pas. C’est le propos même de la fugue en
temps que forme que nous touchons là : mettre en scène une ex-
plosion des moyens formels du contrepoint en assumant une forte
restriction des figures mélodiques. C’est une exigence à la fois in-
tellectuelle et sensible : la prééminence de la démarche sur l’objet,
de l’idée sur le matériau, lisible à même la partition, signifie éga-
lement un assez haut degré de spiritualité et de modernité
artistique.

La pratique de l’époché, imitée de la phénoménologie,


consisterait pour l’analyse à s’exercer en dehors de tout rapport à
un contexte. Cela doit a priori permettre de décrire les caractéris-
tiques internes de l’œuvre sans influence des liens externes. Ceci
étant, il convient de situer les œuvres dans la chronologie de leur
composition. Le premier livre du Clavier bien tempéré est daté de
1722. Il est à peu près contemporain des Concertos brandebour-
geois, des Motets de Rameau et Couperin et précède à peine les
Nations de Couperin et les Saisons de Vivaldi. Quand Bach donne
le deuxième livre du Clavier bien tempéré, en 1744, Haendel a
écrit son Messie, et ce n’est que six ans après L’art de la fugue et la
mort de Bach que naîtra Mozart. La Sonate de Mozart dont nous
allons analyser en détail le premier et le second mouvement (nous
avons déjà analysé le dernier, l’allegretto, au chapitre précédent) a
été écrite en 1788, trois ans avant la mort du compositeur. Il s’agit
de la Sonate K. 545 dite « facile ». On a affaire, avec cette sonate, à
un type d’écriture si radicalement différent de celui de Bach, que
l’on peut se demander, mis à part leur commune appartenance à
un système dit « tonal », ce qui peut bien servir d’outil à une lec-
ture parallèle de leurs styles. Les diagrammes matériau-temps
vont nous aider à révéler les intentionnalités compositionnelles la-
tentes. L’aspect auditif de Mozart, même pour une écoute superfi-
cielle, n’a rien à voir avec celui proposé par Bach. Il en est de
même des structures profondes.
186 Jean-Marc Chouvel

Le premier mouvement, reproduit ci-dessous, est un exem-


ple assez canonique d’Allegro de sonate. Il est également exem-
plaire d’un autre type de multidimensionnalité, structurelle cette
fois, qui concerne les cycles formels à long terme.
Analyse musicale 187
188 Jean-Marc Chouvel

Ex. 23 : Premier mouvement Allegro de la Sonate K. 545 de W. A.


Mozart (les numéros de mesure partent de zéro).

Le diagramme formel mélodique (page suivante) est carac-


téristique de ce qu’on a l’habitude de désigner sous le nom de déve-
loppement : le front de découverte se courbe progressivement vers
une ultime et très redondante figure de gamme descendante, trai-
tée en marche. Ce geste formel n’est pas très éloigné de celui que
l’on pouvait voir dans l’évolution mélodique de la fugue : il
consiste à emporter le plus loin possible dans le tourbillon des
marches pour goûter avec plus de force le retour au thème
fondateur.
Analyse musicale

Fig. 77a : diagramme formel mélodique du premier mouvement Allegro de la Sonate ne14 de Wolfang Amadeus
Mozart

Fig. 77b : le même diagramme en tenant compte des barres de reprises


189
190 Jean-Marc Chouvel

Le problème de la segmentation de la grande forme se pose


de plusieurs manières. C’est pour cela qu’il nous a paru judicieux
de faire figurer au-dessous du premier diagramme, un diagramme
qui tient compte des barres de reprise. En effet, si on se laisse
guider par les ponctuations cadentielles (mesure 8 de la colonne
matériau, au-dessus de la première ligne guide horizontale), la
forme se résume par une alternance de blocs de 12 ou de 16 me-
sures. Cette segmentation par les cadences est cohérente avec les
barres de reprises, qui marquent la structuration de niveau
supérieur sur ce critère de segmentation macro-formel.

Quel est d’ailleurs le rôle exact des reprises : sont-elles des


éléments de la forme ou de simples béquilles pour faire durer la
partition ? La segmentation des phrases formelles de développe-
ment est très lisible sur le diagramme, et cette segmentation ne
correspond pas du tout à celle suggérée par les barres de reprise.
En mettant à profit les enchaînements cadentiels, elles proposent
à l’auditeur trois histoires différentes avec la même musique.
Mais le retour au thème initial, cette retrouvaille fondatrice, est
chaque fois retardée : 28 mesures, puis 41, puis encore 45 avant de
conclure. L’idée de l’Allegro devient alors transparente : proposer
un jeu avec les structures d’attente de l’auditeur et créer cette
tension temporelle à travers la partition avec un minimum de
moyens. Notons d’ailleurs le rôle de relais que joue la basse
d’Alberti dans cette stratégie :

Elle apparaît sur les diagrammes en première position du


matériau et c’est ce motif harmonique alterné qui assure la transi-
tion avec le deuxième mouvement de la sonate, un Andante où il
est presque continuellement présent.
Analyse musicale 191
192 Jean-Marc Chouvel

Ex. 24 : Deuxième mouvement Andante de la Sonate K. 545 de W. A.


Mozart, jusqu’à la réexposition. (les numéros de mesure partent de
zéro).

La structure de cet Andante est très régulière. Elle suit une


carrure binaire parfaitement régulière où chaque période de huit
mesures est marquée par un point d’arrêt de l’accompagnement.
Analyse musicale 193

Ces blocs de huit mesures sont eux-même regroupés en périodes


de seize mesures, dupliquées par les barres de reprise.

Fig. 78 : Diagramme formel de l’Andante de la Sonate K. 545 de


Mozart montrant la structure générale (avec les reprises).123

Le bloc formé des périodes D et E, de même que la réexposi-


tion finale, ne sont pas dupliqués. Cet usage de la répétition relève
d’une stratégie « dilatoire », qui tend à retarder l’avènement de la
phase ultime du mouvement.

La partie B, qui sert de « pivot » aux deux premiers tiers de


l’œuvre, consiste en une variation mélodique sur une harmonie
similaire à celle de A. Ce rôle de pivot du deuxième élément se re-
trouve au niveau structurel de la mesure. On constate en effet la
réitération régulière du motif de la deuxième mesure, comme on
peut le voir sur le premier bloc du diagramme formel mélodique.

123 Chacun des blocs correspond à un mouvement tonal très précis :


A : Sol Majeur, passage du premier degré au cinquième (I - V) ;
B : Sol Majeur, premier degré (I - I), variation de A ;
C : Ré Majeur (dominante), premier degré ;
D : passage de Sol mineur à Sib Majeur (ton relatif) ;
E : passage de Do mineur (par IVe degré) à Sol mineur (par Ve degré) ;
F : Do Majeur (IVe degré de Sol) (par IVe degré) concluant sur Sol Majeur ;
194 Jean-Marc Chouvel

Fig. 79 : Diagramme formel mélodique du deuxième mouvement


Andante de la Sonate K. 545 de W. A. Mozart. (les barres de reprises
ne sont pas dupliquées).

Ce diagramme montre assez clairement que le matériau


mélodique des parties D, E et F est en grande partie la réexploita-
tion d’un matériau préliminaire. La notion de « matériau mélodi-
que » se réduit parfois ici à des figures très élémentaires de brode-
rie ou d’ornementation.

L’aspect harmonique mérite quelque attention. On arrive


aux deux tiers de la partition sans avoir quitté l’alternance toni-
que dominante. Et puis brusquement D module au ton mineur
associé, modulation qui conduit au relatif, Sib Majeur, un ton par-
ticulièrement éloigné de Sol Majeur. Cela s’est joué en quelques
mesures, avant le retour à la rassurante présence du thème ini-
tial, et la conclusion.

La basse d’Alberti, qui est le support de cette progression


harmonique, se révèle particulièrement intéressante à étudier.
Elle gouverne, depuis son « fond grondant » ronronnant et anodin,
une part considérable de la destinée de l’Andante. Le diagramme
formel suivant permet de visualiser son comportement temporel.
Analyse musicale 195

Fig. 80 : Diagramme matériau/temps des accords de la basse


obstinée dans l’Andante de la Sonate K. 545 de W. A. Mozart. (les
barres de reprises ne sont pas dupliquées)

Le matériau porté en ordonnée de ce diagramme est consti-


tué des accords réalisés par la main gauche pour chaque temps de
la partition. Les gestes successifs de progression harmonique ré-
alisés par cette voix apparaissent très clairement : une certaine
stabilité est suivie d’une progression importante. On remarque,
qui plus est, l’amplification progressive de ce même geste « d’ex-
plosion ». C’est un assez bel exemple de stratégie de prolifération.

On a reproduit ci-dessous ce même diagramme, en tenant


compte des reprises, de manière synoptique (et synchrone) avec
celui qui concerne l’évolution mélodique. Sur ce dernier, on a ac-
centué avec des points la position des sommets de la courbe mélo-
dique. La position de ces maximums correspond aux moments
d’aboutissement des développements de la basse, et le maximum
mélodique absolu, désigné par une flèche sur le diagramme, se si-
tue au point d’ultime découverte mélodique et harmonique (mesu-
res 44-45). (On notera que les accords restent stables sur une me-
sure à ce moment là)
196 Jean-Marc Chouvel

L’allure générale des fronts de découverte de ces deux dia-


grammes a été soulignée. Elle indique une nette différence de
stratégie globale entre la mélodie (portée par la main droite) et
l’harmonie (portée par la main gauche).

Fig. 81 : Diagrammes formels « harmonique » (en haut) et


« mélodique » (en bas) du deuxième mouvement Andante de la Sonate
K. 545 de W. A. Mozart, en tenant compte des barres de reprise. On a
souligné avec un trait gris l’allure générale des fronts de découverte
des deux diagrammes.

Il est évidemment très intéressant de rapprocher cet exem-


ple de ce que nous avions constaté dans le cas de la Fugue en sol
mineur de Johann Sebastian Bach. On peut penser dans un pre-
mier temps à une identité de projet, quelque chose qui aurait à
voir avec la restriction et le débordement, avec la nécessité d’une
cohésion réalisée par la limitation des moyens, en particulier mé-
Analyse musicale 197

lodiques, et celle de dépasser cette limitation par un jaillissement


aux autres niveaux de la structure. On constate, sur des dimen-
sions distinctes de l’évolution musicale, la simultanéité des tacti-
ques de réserve et de prolifération. Mais si c’est le matériau mélo-
dique qui fait l’objet de la « réserve » dans les deux cas, la straté-
gie de prolifération ne concerne absolument pas le même niveau
de structure. Bach réalise un débordement par les moyens formels
de plus haut niveau, dirigeant le « corps » mélodique par l’« es-
prit » contrapuntique. La dynamique temporelle de Mozart vient
du niveau inférieur, c’est le courant souterrain de la sensualité
harmonique qui envahit le charme mélodique du thème et devient
l’élément principal de l’expression.

Les enjeux formels rejoignent ici des enjeux sémantiques.


L’analyse nous a permis de les mettre à jour dans des représenta-
tions explicites. Chacune des dimensions musicales de ces œuvres
porte une logique temporelle dont l’écoute fait la synthèse. Ces
deux partitions écrites dans le même siècle (1722 pour la fugue et
1788 pour la sonate), avec le même « système tonal », présentent
des divergences d’écriture considérables. Dans les deux cas, on ne
peut qu’être impressionné par la maîtrise et la qualité de pensée
du temps vécu. Mais ces deux compositeurs nous révèlent des mo-
tivations esthétiques fondamentalement différentes. Le sens de
ces différences déborde d’ailleurs l’esthétique, et l’on ne peut pas
ignorer l’ensemble des connotations spirituelles ou morales qui se
cachent derrière des considérations dont l’analyse immanente ex-
plicite les aspects techniques. Pouvoir lire au fil des œuvres, grâce
au langage des formes du temps, l’essentiel de la pensée musicale
qui les motiva, peut permettre de mieux saisir les enjeux intellec-
tuels et humains que recouvrent des œuvres qu’une écoute trop
souvent superficielle voudrait réduire à une vague couleur stylis-
tique, si ce n’est à une simple « ambiance » sonore.
198 Jean-Marc Chouvel

II. 5. La notion de modèle : récursivité et


transfert dimensionnel

Dans la tripartition « espace-modèle-objet » définie comme


matrice descriptive de l’analyse, on a pu donner l’impression,
jusqu’ici, de faire plus de cas des objets, et, partant, de leur équi-
valence paradigmatique, que de la notion de modèle. Cette notion
recouvre souvent, dès lors qu’on reste dans un même espace, celle
de paradigme. Son autonomie apparaît dès qu’on est confronté aux
équivalences possibles entre des objets appartenant à des espaces
différents.

Il a été fait mention à plusieurs reprises déjà de cette possi-


bilité. Par exemple, l’Andante de la Sonate K. 545 de Mozart qui
vient d’être analysée, présentait un modèle formel commun de pi-
vot « central » au niveau de la mesure et des phrases de 8 mesures
(cf. figures 78 et 79 supra).

De même, le début de l’Andante,

qui pourrait être schématisé de la manière suivante,


climax
ligne mélodique contrastée rythmiquement
figure descendante

basse d'Alberti stable basse d'Alberti instable

contient le principe générateur de tout le mouvement. La « grande


forme » est une sorte d’amplification du modèle de la cellule ini-
tiale. Ce type d’équivalence, qui prend pour paradigme le modèle
et non l’objet, traverse les niveaux de structure et serait de l’ordre
Analyse musicale 199

de ce qu’on pourrait appeler « l’idée musicale ». On se souviendra


également de la spirale du Geisslerlied, ou de la structure rondo
réitérée de l’Allegretto de la Sonate K. 545 de Mozart. Cette ten-
dance à l’utilisation récursive d’une même figure à différents ni-
veaux d’une œuvre, est constante dans l’histoire de la musique, et
l’on peut en donner bien d’autres exemples.

Le premier que nous évoquerons concerne le Quatuor n° 12


(QuartettSatz) en do mineur de Franz Schubert. Envisager
Schubert sous l’angle de la forme pourra paraître à première vue
une hérésie, et cela en serait une si cette approche devait masquer
la précieuse subtilité d’une œuvre où le moment musical atteint
une telle connivence avec le sentiment humain. Mais, on l’a
compris, c’est pour essayer de mieux saisir comment cette
proximité s’effectue que les analyses sont menées ici. Le Quatuor
n° 12 n’est qu’un mouvement de quatuor, et comme toutes les
œuvres « abandonnées » par leur auteur, elle sollicite plus
particulièrement l’attention. On ne peut s’empêcher d’y voir
l’expression d’un problème irrésolu, d’une insatisfaction
incompréhensible. La question qu’elle laisse sans réponse est le
signe d’une confrontation vécue entre un idéal indéfini et la réalité
sans rémission de la matière sonore. On sait que Schubert voyait
dans le quatuor à cordes « le moyen de se frayer un chemin vers la
grande symphonie » et le Quartettsatz en ut mineur a pu paraître
à beaucoup comme une prémonition du destin de la Symphonie en
si mineur. Le début de la partition est reproduit ci-après.124

124 La première apparition du matériau mélodique utilisé par Schubert est surligné en
grisé. Cette manière de représenter le matériau peut s’avérer extrêmement commode.
200 Jean-Marc Chouvel

Ex. 25 : première page de la partition du Quatuor n° 12 (Quartettsatz)


en do mineur de Franz Schubert montrant en grisé les zones de
nouveau matériau.

Attardons-nous sur les mesures 27 à 60, que l’exemple sui-


vant reproduit sous une forme quasi-paradigmatique. À un niveau
structurel d’unités de l’ordre de quatre mesures, on peut écrire
cette séquence sous la forme : (aa’b)(a"a"‘b")(cc’), ce qui donne au
niveau supérieur (environ douze mesures) AA’B. Le même modèle
aa’b se retrouve donc à deux niveaux consécutifs de manière très
explicite.
Analyse musicale 201

Ex. 26 : Franz Schubert, Quartettsatz en do mineur mesures 27 à 60.


202
Jean-Marc Chouvel

Fig. 82 : Diagramme Formel du Quartettsatz en do mineur de Franz Schubert.


Analyse musicale 203

On constatera sur le diagramme formel général du Quar-


tettsatz qu’il s’agit d’un comportement presque systématique dans
l’ensemble du mouvement. Même au niveau de la grande forme, la
structure proposée par la barre de reprise intermédiaire aboutit à
une forme AAB. Certes la section B est en grande partie une
variation plus poussée de A mais c’est aussi fréquemment le cas
aux niveaux inférieurs.

Double exposé / résolution-pont, ce schéma est aussi celui


d’une question formulée deux fois et qui ne fait que fuir dans un
renouvellement de sa propre formulation. Le modèle “AAB” est
par excellence celui de l’improvisation, c’est-à-dire d’une musique
qui a besoin d’une reformulation immédiate de son matériau pour
s’assurer de sa possibilité, pour bien goûter également son plaisir,
mais qui échappe à une troisième répétition pour se diriger vers
un ailleurs incertain mais nécessaire.

On voit se dessiner dans ce commentaire une interprétation


du rôle de la répétition mais aussi de la progression dans le dessin
de l’œuvre musicale. Le mouvement de Quatuor de Schubert se
présente comme une suite de moments de nature assez contrastée,
comme le montre la succession des blocs sur le diagramme formel.
Ces moments sont toutefois unifiés par des éléments d’ordre de
grandeur inférieur. Il n’y a pas de citation d’un bloc à l’autre au
niveau de segmentation envisagé (la carrure, voire la demi-
carrure), ce qui suggère une assez grande autonomie des blocs
entre eux. Néanmoins, il y a des parentés très claires au niveau
motivique, signalées sur le diagramme, pour les plus manifestes,
par des points de connexion (o). Par exemple, dans le troisième
bloc (mesures 13 à 27),
204 Jean-Marc Chouvel

Ex. 27 : mesures 11 à 27

le motif du premier violon, début de la gamme mineure des-


cendante brodée chromatiquement (mesures 13 et 14),

est en fait le motif fondateur de l’œuvre, dépouillé de l’effet


de trémolo, du moins partiellement puisque celui-ci est présent à
l’alto (ce qui justifie le deuxième point de connexion). De même à
la mesure 19 apparaît au violoncelle le motif obstiné

qui n’est rien d’autre qu’une reprise inversée de l’élément a


du thème précédent et qui sera développé plus amplement dans le
bloc suivant, servant de fond grondant à l’expansion d’une mélodie
éphémère.

Cette circulation du thème initial dans tous les états de ses


variations possibles parcourt le quatuor d’un frisson quasiment
ininterrompu du début de la pièce à la fin. Les éléments de redon-
dance sont repris dans le tableau ci-dessous, qui résume les diffé-
rentes possibilités d’évolution thématique utilisées par Schubert.
Analyse musicale 205

Ex. 28 : États du matériau motivique élémentaire qui traverse le


mouvement.
206 Jean-Marc Chouvel

En premier lieu, il y a la « réduction » du frisson original

à son expression proprement thématique, mesure 13,

mais aussi mesure 93, où ce thème va se prolonger à la fois


grâce à une liaison globale qui effacera l’articulation et grâce à
l’écho du violoncelle (mesure 94) :

Ce dernier fait office de pont et permet l’enchaînement com-


plet des deux éléments de la phrase. Des échos obsessionnels (me-
sure 27 à 61 ainsi que mesure 281 à 368)

constituent, par l’évolution harmonique de cette broderie


devenue battement, un développement de plus en plus considéra-
ble du thème initial. Le thème est également varié rythmique-
ment. D’abord présentée en doubles croches (rythme rappelé à la
mesure 61),

puis en croche (comme nous venons de le voir), l’oscillation


d’un demi-ton, constitutive du thème, est exprimée, mesures 81 à
Analyse musicale 207

92, de manière particulièrement pathétique par la partie de vio-


loncelle, dont le registre se situe particulièrement « en dehors » de
celui des trois autres instruments.

Ex. 29 : Quartettsatz, mesures 79 à 99

La nature profonde de l’interrogation qui sous-tend toute


l’œuvre trouve là une amplification d’autant plus appuyée que la
deuxième présentation de la figure, au lieu de revenir sur le mi
bémol, descend chromatiquement au do dièse, dramatisée par la
septième diminuée, le pianissimo diminuendo, un effet de « fausse
relation » ou plutôt de « faux échange » entre mi bémol et mi bé-
carre et une cadence un peu inattendue en sol majeur.

Ces remarques très détaillées montrent la complexité des


relations paradigmatiques dans la musique de Schubert. Mais
cette « myopie » dans l’analyse ne doit pas occulter le propos géné-
ral de la partition. Le diagramme formel est un outil parfaitement
adapté pour cette vision globale. Encore faut-il que chacun des
éléments de la représentation corresponde à une réalité vécue de
son contenu musical et ne soit pas une simple boîte de plus. Le
schéma ci-dessous reprend celui de la figure 82 supra, en asso-
ciant graphiquement chaque bloc et la tendance expressive qu’il
met en évidence.
208 Jean-Marc Chouvel

Fig. 83 : Diagramme formel indiquant le comportement global de


chaque section.

Ce type de différentiation, même s’il peut paraître som-


maire, est très utile pour comprendre la grande forme. Le principe
d’alternance développement / condensation est manifeste sur le
diagramme et il joue à la fois sur le temps et sur la taille du maté-
riau des différents blocs125.

Les débordements, comme celui présenté par les huit pre-


mières mesures, ou les instants de stagnation, comme celui qui
précède la reprise, ne sont que des épisodes dans un flux sans

125 Cela peut s’analyser plus précisément sur le tableau suivant :


[16] [14]
ne bloc 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
durée
4 1 8 17 8 2 6 16 7 1 8 17 2 17 7 1 6 16 8 4
[x2 mesures]
taille du mat.
4 1 6 8 3 1 4 8 2 1 4 8 1 8 3 1 4 8 2 4
[x2 mesures]
Rapport 1 1 .75 .47 .37 .5 .66 .5 .28 1 .5 .47 .5 .47 .42 1 .66 .5 .25 1
Mat./temps
-> <-> <:] -> <-> <->
Fig. 83 bis : tableau donnant la durée, la taille du matériau et le rapport matériau /
temps pour chacun des blocs du diagramme formel du Quatuor n° 2 de Franz Schubert.
On constate un resserrement de la quantité de matériau tout à fait symétrique de part
et d’autre des grands développements « lyriques » (les blocs 3 et 5 ainsi que 7 et 9
voient pour une durée similaire leur taille de matériau divisée par deux). Néanmoins,
l’allure générale du quatuor reste relativement linéaire.
Analyse musicale 209

réelle interruption ni véritable mouvement général apparent.


C’est sans doute cela qui confère à la musique de Schubert son
caractère de rêverie, de promenade dans un univers où tout n’est
que passager, où rien n’impose sa domination, et où la souterraine
et versatile présence du même moi, toujours reconnu et pourtant à
jamais inconnu, trouble et éclaire tour à tour l’auditeur.

Le modèle “AAB” n’est pas une exclusivité de Franz


Schubert. Cette formule est également très fréquente chez un
autre grand promeneur de la musique : Claude Debussy. On s’en
persuadera aisément avec l’analyse paradigmatique de quelques
mesures (9 à 20) de <…La puerta del vino>, extrait du deuxième
livre des Préludes pour piano de 1910-1913.

Ex. 30 : Claude Debussy, extrait de <…La puerta del vino>, mesures


9 à 20.

Le diagramme formel donne également une bonne idée de la


façon dont ce comportement thématique innerve toute la partition.
On constate de plus une sorte d’atomisation des motifs sur le socle
rythmique de la « Habanera », tout à fait conforme aux résultats
expérimentaux obtenus par Michel Imberty dans son ouvrage sur
Les écritures du temps126.

126 Michel Imberty, Les écritures du temps, Dunod, Paris, 1981, p.109 et 118.
210 Jean-Marc Chouvel

Fig. 84 : Diagramme formel mélodique de <…La puerta del vino> de


Claude Debussy.

Il n’y a pas, dans ce prélude, de récursivité manifeste. En


fait, il n’y a quasiment pas de structuration, et la forme est une
sorte de broderie permanente du front de découverte. L’impression
d’ensemble de la pièce (associée par les auditeurs interrogés par
Michel Imberty à une certaine morbidité) tient sans doute
beaucoup à cette configuration très particulière, à la fois redon-
dance obsédante, morcellement du temps, et dérive de l’écoute.

Debussy ne propose pas à ses auditeurs que des schèmes


musicaux apparentés à l’errance. Le Prélude du 1er acte de Pélléas
et Mélisande, est très caractéristique de la traversée par la même
idée musicale de différents niveaux de structure.
Analyse musicale 211

Ex. 31 : Claude Debussy, Le Prélude du 1eracte de Pélléas et


Mélisande, début.

L’idée est ici très simple : il s’agit du balancement. Une os-


cillation élémentaire se retrouve aussi bien à la noire (Violoncelles
des quatre premières mesures), qu’à la croche de triolet (petite
212 Jean-Marc Chouvel

harmonie des deux mesures suivantes), mais aussi entre les blocs
de quatre et de deux mesures. On notera comment Debussy intro-
duit systématiquement une légère dissymétrie pour renforcer
l’idée du balancement, pour instiller une instabilité motrice fon-
damentale dans l’évolution de la musique.

Fig. 85 : Début du Prélude du 1er acte de Pélléas et Mélisande montrant


les différents niveau de réalisation de la figure du balancement.

Que ce soit pour évoquer la mer ou le berceau, ou le va-et-


vient des branches sous le vent, il ne s’agit pas, ici, d’un figura-
lisme au sens strict. Le modèle ne figure pas un mouvement parti-
culier, mais l’idée même de mouvement, dans l’alternance de ses
dispositions.

La prégnance d’un même modèle sur l’ensemble d’une parti-


tion n’est pas le privilège des auteurs anciens, loin s’en faut. Ainsi,
des compositeurs de la fin du XXe siècle, comme Tristan Murail ou
Francisco Guerrero ont ouvertement fait appel aux techniques
récursives des fractals pour construire certaines de leurs pièces.
Analyse musicale 213

On peut trouver un autre bel exemple de structuration ré-


cursive chez Boulez, dans Mémoriale, (Explosante fixe originel)127.
Le modèle peut se résumer en une figure de type « impulsion - ré-
sonance ». C’est, si l’on veut, le modèle élémentaire de tout évé-
nement acoustique de type percussif. Cette figure se déploie de-
puis le niveau du son lui-même jusqu’à celui de la grande forme,
en passant par deux niveaux intermédiaires, celui des incises de
la flûte (niveau 1 sur le schéma) et celui des sections (niveau 2 sur
le schéma).

Fig. 86 : Schéma du modèle « impulsion-résonance » dans l’œuvre de


Pierre Boulez Mémoriale (…Explosante fixe… originel). Les
impulsions sont figurées par un arc de cercle, les résonances par un
trait horizontal.

Toute la seconde partie de la pièce est une sorte de grande


mise en résonance du matériau sériel exposé par la flûte, d’abord
dans le cercle des instruments de l’orchestre, puis (dans Explo-
sante fixe) par celui de l’électroacoustique, qui donne à entendre,
comme une lointaine réverbération, une sorte d’écume sonore du
monde instrumental.

II. 6. Structure temporelle et analyse du rythme

L’analyse structurelle du Narcisse de Benjamin Britten, qui


avait été poussée jusqu’aux limites de la durée des notes, laissait

127On trouvera une analyse détaillée de cette partition dans : Jean-Marc Chouvel,
Annie Labussière, « Pierre Boulez : Mémoriale (...Explosante-Fixe... originel) », in
Musurgia, vol. IV n° 1, Eska, Paris, 1996.
214 Jean-Marc Chouvel

transparaître une continuité entre la notion de rythme et celle de


structure temporelle. De même, l’exemple de Mémoriale montre
comment l’alternance des densités temporelles d’événements peut
structurer une œuvre entière. La notion de rythme n’est à vrai
dire pas mieux définie, en général, que celle de forme temporelle.
On pourrait pourtant penser qu’elles ont beaucoup en commun. De
même, les distinctions faites dans le domaine des hauteurs entre
espace continu, échelle, et mode, peuvent quasiment être « trans-
posées » dans la durée. Cela donne le schéma suivant :

cas particulier
temps continuum
de la cyclicité
indifférencié

topos choix simple


dʼévénements
pulsation périodique
(durées)

structure hiérarchie du fait de


lʼimportance relative des
métrique
événements
logos (accents dynamiques...)

hiérarchie spatiale
cognition (mélodie de hauteurs / cellule rythmique
(espace) mélodie de timbre…)

Fig. 87 : Représentation schématique des principales dénominations


concernant le rythme.

La notion de cyclicité, qui correspond, pour les hauteurs,


aux échelles chromatiques dans des tempéraments égaux, est par-
ticulièrement importante historiquement. Pierre Boulez a appelé
« temps strié » le temps « pulsé » de la cyclicité rythmique, par op-
position à un temps non pulsé qu’il nomme « temps lisse ». Mais
en dehors de cette distinction fondamentale, on peut être frappé
par le fait que le rythme se construit d’abord grâce à une différen-
tiation spatiale. Autrement dit, la conception rythmique la plus
élaborée rejoint, par l’expression spatiale dans des catégories (dy-
namique, timbre, hauteur), ce qu’était la conception la plus élabo-
rée des échelles, c’est-à-dire leur expression temporelle dans les
formules modales. Le rythme peut s’exprimer sans référence à la
hauteur, en passant par la dynamique ou le timbre, par exemple.
Mais, l’analyse spectrale a montré combien la dynamique, le
Analyse musicale 215

timbre et la hauteur sont des paramètres fortement liés les uns


aux autres.

Toutes ces gradations donnent des repères essentiels à une


description élémentaire de la musique. Les outils décrits dans la
première partie ne rencontrent aucune difficulté pour décrire des
pièces pour percussion. En effet, le fait que les espaces soient
structurés comme espaces de timbre et non comme espaces de
hauteurs ne change pas grand chose au comportement global du
système cognitif en ce qui concerne la perception de la forme. Les
catégories opérantes sont sans doute différentes, mais les modes
opératoires sont largement identiques128. De même la musique
électroacoustique, qu’elle soit réalisée avec des sons de synthèse
ou avec des sons « concrets ».

On pourrait multiplier les exemples. On a préféré accorder


plus d’attention à un cas particulier qui renvoit à la fois à la per-
cussion et à l’électroacoustique, même s’il demeure dans le do-
maine de la musique instrumentale : la pièce de Helmut Lachen-
mann, Salut für Caudwell, de 1977, pour deux guitaristes129.

Cette pièce, caractéristique de ce que Lachenmann a appelé


la « musique concrète instrumentale », est une pièce fortement en-
gagée dans une réflexion sur l’instrument et sur le rapport de la
musique à la société. Le texte de Christopher Caudwell, Bür-
ger1iche Illusion und Wirklichkeit, qui est dit par les guitaristes
dans la première moitié de l’œuvre est de ceux qui « réveillent les
consciences ». Dans sa dédicace, Lachenmann écrit : « La pièce est
dédiée à lui [Christopher Caudwell] et à tous les outsiders qui,
parce qu’ils dérangent l’irréflexion, sont vite mis dans un même
sac avec les destructeurs ». La durée de la pièce est d’environ
24 minutes.

128 Seul le phénomène harmonique introduit une « surtopologie » dont nous n’avons
guère fait mention jusqu’à présent, réservant ce problème à un livre ultérieur.
129 L’accord des deux guitares est décalé d’un demi-ton.
216 Jean-Marc Chouvel

Pour mieux comprendre le contexte intellectuel de l’œuvre,


il convient de saisir toute la portée du texte de Caudwell qui y est
incrusté :

Votre liberté est incomplète parce qu’elle n’est


enracinée que dans une partie de la société.
Toute conscience porte l’empreinte de la société.
Mais comme vous n’en savez rien, vous vous imaginez libres.
Cette illusion que vous arborez fièrement
est la marque de votre esclavage.
Vous espérez isoler la pensée de la vie
afin de conserver une part de liberté humaine.
Mais la liberté n’est pas une substance à préserver,
elle est une force engendrée par le conflit actif
avec les problèmes concrets de la vie ( ... )

Il n’y a pas d’univers artistique neutre.


Il vous faut choisir entre l’art qui n’est pas conscient
de lui-même, qui n’est pas libre ni vrai, et celui qui connaît
ses conditions et les exprime.
Nous ne cesseront pas de critiquer le contenu bourgeois de votre art.
Nous vous demandons simplement d’accorder la vie et l’art et
l’art et la vie. Nous exigeons que vous viviez véritablement dans
un monde nouveau, sans laisser traîner votre âme dans le
passé.
Vous restez brisés et fendus tant que vous ne pouvez vous
empêcher de mélanger mécaniquement les catégories usées de
l’art bourgeois, ou de reprendre mécaniquement les catégories
d’autres domaines prolétaires.
Vous devez suivre le chemin ardu de la création, façonner à nou-
veau
les lois et la technique de votre art, afin qu’il exprime le monde qui
se crée et devienne une part de sa réalisation.

Alors, nous dirons130

La manière très « mécanique », et à la fois très expressive,


dont le texte est prononcé donne toute la mesure de la violence
dialectique qui traverse l’ensemble de l’œuvre. « Vous restez brisés

130 Traduit de l’allemand par François Bohy, cité dans le programme du Festival
d’automne à Paris, 1993, p. 23.
Analyse musicale 217

et fendus tant que vous ne pouvez vous empêcher de mélanger


mécaniquement les catégories usées de l’art bourgeois ». Le lan-
gage lui-même est en quelque sorte remis en cause. La teneur de
ce texte est cohérente avec l’engagement esthétique de la parti-
tion, engagement qui commence par le choix du matériau sonore.
La guitare n’est en effet quasiment jamais entendue dans son état
sonore « traditionnel ». « Nous exigeons que vous viviez véritable-
ment dans un monde nouveau, sans laisser traîner votre âme dans
le passé » dit le texte de Caudwell. Mais nul traitement artificiel
pour cela : simplement une compréhension étendue des possibili-
tés musicales de l’instrument. Cette extension implique évidem-
ment une extension de la notation, comme on s’en rendra vite
compte en regardant le début de la partition reproduit ci-après.
218 Jean-Marc Chouvel
Analyse musicale 219

Ex. 32 : Les deux premières pages de la partition de Salut für


Caudwell d’Helmut Lachenmann.
220 Jean-Marc Chouvel

La complexité apparente de la notation peut décontenancer


le lecteur. Il convient en effet de se familiariser avec les notations
des divers modes de jeux utilisés par Lachenmann. D’autre part,
la prolifération des types de son et des figures rythmiques rend la
catégorisation plus difficile. En fait il n’en est rien. Il est même
plus facile à une personne qui n’a pas d’idée préconçue de ce que
doit être la musique et de ce à quoi doit ressembler une partition
de suivre Salut für Caudwell qu’une symphonie de Mozart. Ceci
dit, la catégorisation en « matériau mélodique » qui est adaptée à
la musique « classique » doit être ici réaménagée. Il faut revenir à
la tripartition Espace, Modèle, Objet dont nous avions parlé ini-
tialement. Cette tripartition permet de caractériser l’objet final
(celui qui est écouté) en fonction de ce qui lui donne une consis-
tance sonore (ici l’espace des sons) et la modalité temporelle
d’utilisation des virtualités de l’espace (ici le modèle rythmique au
sens large, c’est-à-dire incluant des aspects de la dynamique et de
la hauteur). Cela revient en fait à caractériser le matériau musical
en fonction de différents critères, ce qui facilite la lecture des va-
riabilités multidimensionnelles. On a ainsi représenté les premiè-
res minutes de la partition en fonction des caractérisations
suivantes :

Matériau sonore Matériau rythmique (modèle)


A : barré son étouffé 1 : rythme alterné irrégulier

2 : rythme régulier
B : ponticello 3 :arpège
C : bottle neck131
4 : glissando - rythme régulier
alterné

D : « harmoniques »
E : passages de sonorités 5 : rythme ternaire
6 : rythme alterné régulier
7 : polyrythmie

131 Littéralement : « cou de bouteille ». Tube métallique creux dont on entoure un


doigt de la main gauche pour obtenir des glissandis.
Analyse musicale 221

8 : accords
F : plectre (mélodie fantôme) 9 : rythme mélodique
G : voix parlée 10 rythme de la parole
H : son grincé
I : bottle neck très aigu
J : corps de la guitare
11 : long glissando descendant
K : pizz Bartòk
L : son vibré
M : son touché avec le capotasto
12 : arpèges alternés

Ce qui permet de construire un diagramme formel tout à


fait explicite de la dialectique entre singularité et répétition qui
structure la pièce :

Fig. 88 : Diagramme formel des neuf premières minutes de Salut für


Caudwell d’Helmut Lachenmann, en fonction des matériaux définis
dans le tableau précédent.

En effet, la partition est parcourue régulièrement d’os-


tinatos très marqués, et ceci à différentes échelles de temps. Par
222 Jean-Marc Chouvel

exemple on trouve dès les mesures 3 et 4 la superposition d’un


rythme à la croche et d’un rythme à la double.

Ce modèle rythmique de l’ostinato, numéroté 2 dans la clas-


sification précédente (voir les éléments encadrés de l’axe du maté-
riau sur le diagramme formel) concerne des modes de jeu très dif-
férents. Il est, dans sa simplicité élémentaire, parfaitement sail-
lant à l’écoute. Il devient même, dans certaines sections, tout à
fait dominant. On peut carrément parler de points de fixation
rythmique quand l’ostinato se révèle dans l’écriture du composi-
teur par des boucles figées, barres de reprise d’une mesure qui
peuvent être répétées à volonté, comme à la mesure 282 (environ à
10mn40s du début)

ou encore à la mesure 283 (environ à 13mn04s du début,


c’est-à-dire au milieu exact de la partition)
Analyse musicale 223

Ces points d’arrêt dans un discours souvent très fluide, très


mouvant en termes de hauteur du fait de l’utilisation des glissés
de Bottle Neck, sont hautement significatifs, le premier, d’une
sorte de jubilation sonore, le second d’une crispation temporelle
assez violente.

On peut construire le profil temporel de ces périodicités qui


traversent l’œuvre de part en part, alternant avec des zones plus
« lisses » où aucune répétition ne s’organise. C’est ce que schéma-
tise la figure ci-dessous :

Fig. 89 : Profil des périodicités dans Salut für Caudwell de Helmut


Lachenmann

Ce petit schéma permet de visualiser très rapidement com-


ment sont réparties les différentes périodicités dans les séquences
correspondantes. La périodicité sous-jacente de la parole [mesure
55 à partir de 2mn30s (repère 1)], la fixation répétitive du grand
geste sec médian [mesure 283 à environ à 13mn04s (repère 2)] et
224 Jean-Marc Chouvel

la séquence terminale qui se met en place progressivement à par-


tir de la mesure 435 [à environ 22mn36s (repère 3] sont comme
les trois grands points de repère de la partition. La valeur séman-
tique de ces pôles est rendue explicite par le texte de Caudwell.
Mais si l’on comprend bien le rôle du texte initial, celui des étin-
celles du milieu, la très silencieuse péroraison finale est sans
doute plus mystérieuse, dans l’approche fantomatique qu’elle
tente de la quintessence de l’expressivité instrumentale de la gui-
tare. On entend là une sorte de rasgueado 132 sublimé, où effleure
la couleur très spécifique de la « cadence andalouse »133, couleur
liée à l’accord décalé d’un demi-ton des deux guitares. C’est à la
fois une caresse d’une grande tendresse, où l’approche physique
des mains aux cordes de l’instrument est explorée avec une
sensualité sans fard, et un élan vital beaucoup plus énergique qui
s’exprime par l’aspect heurté et effréné du rythme. Lachenmann
parle volontiers pour cette pièce du concept d’« aura » forgé par
Walter Benjamin. Et il y a bien en effet quelque chose de cette
présence vitale de l’instrument, de son souffle primordial, qui se
dégage de l’apparente dilapidation des moyens ordinaires du
musical.

132 Le rasgueado est une technique de jeu très courante dans la guitare flamenco qui
consiste à « arpéger » assez vivement les six cordes de la guitare.
133 La cadence andalouse fait entendre, par exemple, l’accord de Fa sur celui de Mi.
III. Essai de sémantique des formes du temps
Tous les exemples précédents l’attestent : la forme n’est pas
pour la musique un contenant superficiel, c’est au contraire le plus
efficace véhicule du sens. Le mythe de la gratuité du langage mu-
sical, de son aspect tautologique, auto-référentiel, de son abstrac-
tion mathématique intrinsèque, n’a jamais réussi à occulter com-
plètement le mythe inverse d’une musique au seul service de
l’expression sensible. Cette dichotomie court dans la civilisation
occidentale depuis le duel entre Marsyas et Apollon mis en scène
par la mythologie grecque. Les éléments méthodologiques qui ont
été exposés dans la première partie introduisaient une séparation
entre interne et externe, avec l’idée sous-jacente que la musique se
constituerait en tant que signe en faisant du sens un rapport de
l’interne à l’externe. Il y a cependant, dans le cas de la musique,
quelque chose qui n’est pas du même ordre que la perception ico-
nique qui a toujours été le référent sous-entendu des théories du
signe. L’aspect dynamique, et surtout l’interaction cognitive, que
proposent les productions musicales, sont des aspects majeurs de
leur sémantisation. Les formes temporelles ne sont alors pas si-
gnifiantes par la seule voie d’un figuralisme anecdotique, mais
226 Jean-Marc Chouvel

elles le sont en premier lieu par le biais de l’immersion dans une


proposition vécue de temporalité.

Les chapitres qui suivent vont donc explorer successivement


différents rapports de la musique au sens. Le sens par association
— ou, si l’on préfère, la valeur sémantique d’attribution — sera
explorée non pas au niveau de la surface, mais au niveau des
structures profondes. Le sens par situation, ou valeur sémantique
de contexte, permettra de montrer la variabilité sémantique, en
particulier du fait de la position temporelle et structurelle d’un
événement musical. Le sens historique, lié à la valeur de position
d’une proposition formelle, technique ou théorique dans le flux de
la conscience historique, donnera à réfléchir les relations entre
histoire des formes musicales et histoire des idées. Le sens psychi-
que, enfin, pour lequel des textes littéraires et philosophiques
serviront de miroir à un essai de psychanalyse des formes tem-
porelles.

III. 1. Le sens par association

On désigne par là le processus sémantique le plus mani-


feste : une figure musicale se réfère à une idée qui est d’un autre
ordre. Cette mimesis est très ancienne, on pourrait la faire remon-
ter à la discussion par Platon du rôle de la musique dans La Ré-
publique. L’humanisme italien du XVe siècle, en favorisant le rap-
prochement du langage avec la musique, fut probablement
l’instigateur du madrigalisme qui connaîtra ses grandes heures au
XVIe siècle. La musique simule le contenu sémantique du texte qui
lui est associé, en usant de l’ensemble du chant référentiel dont
elle dispose, depuis les éléments agogiques comme l’effervescence
rythmique jusqu’aux équivalences symboliques comme la relation
haut/aigu. Ce type de relation à la signification trouve son apogée
dans la Figurenlehre et la Musica poetica des auteurs allemands
du XVIIe. On en trouve de très célèbres exemples dans les œuvres
de Johann Sebastian Bach. Ce type de relation au sens musical
Analyse musicale 227

est aussi éminemment lié à la rhétorique. Il rejoint alors des


préoccupations propres au discours et donc à la forme.

Le figuralisme est le plus souvent l’expression d’un moment,


auquel il confère une signification particulière. Il mime une situa-
tion sonore. Le fragment de la Symphonie n° 94 de Joseph Haydn,
écrite en 1791 reproduit ci-dessous est, si l’on peut dire, particu-
lièrement frappant.

Ex. 33 : Joseph Haydn, Symphonie n° 94, mesures 9 à 16.

Le comte Zinzendorf se réfère à ce passage comme « celui du


coup de tonnerre, destiné à réveiller les dormeurs au concert an-
glais ». Il fait allusion bien sûr au tutti fortissimo qui vient
conclure la deuxième présentation du premier thème de l’Andante.
Mais un figuralisme peut en cacher un autre. Le comte parle aussi
des « dormeurs du concert anglais ». L’effet de surprise du tutti ne
peut se comprendre que dans un contexte où l’ennui est dominant.
Le passage qui précède le « coup de tonnerre » est donc aussi im-
portant que le « coup de tonnerre » lui-même. Il est très régulier
(avec des pizzicati pianissimo) et très anodin en termes de timbre,
d’harmonie et de proposition mélodique. Un coup d’œil au dia-
228 Jean-Marc Chouvel

gramme formel de l’ensemble du mouvement est à cet égard très


significatif 134.

Fig. 90 : Diagramme formel mélodique de l’Andante de la


Symphonie n° 94 de Joseph Haydn.

Laissons de côté les carrures, et la structuration assez évi-


dente qu’elles impliquent. Le rapport matériau/temps135 est tout à
fait comparable avec celui de la fugue de Bach (0,52 pour Bach
contre 0,55 pour Haydn). Mais il est bien évident que le matériau
choisi par Haydn l’est en fonction d’autre chose que sa « valeur »
purement musicale, qu’il sait pertinemment être insignifiante. Ou,
plutôt, cette « absence » de valeur musicale, est justement extrê-
mement signifiante. L’« autre dimension » de cette pièce n’est pas
à chercher dans l’harmonie ou les exploits contrapuntiques. C’est
le timbre, et, surtout, la dynamique. Mais aucune évolution li-

134 Le lecteur est désormais suffisamment à l’aise avec les techniques de représen-
tation utilisées dans cet ouvrage. Dans cette dernière partie, nous ne nous attarderons
plus sur leur fabrication, mais nous essaierons au contraire de les utiliser pour lire
d’emblée des données importantes de l’évolution formelle.
135 le rapport matériau/temps est tout simplement donné dans des diagrammes où le
matériau est synchrone, ce qui est le cas du matériau « mélodique » par le rapport de
la hauteur du diagramme à sa longueur.
Analyse musicale 229

néaire des nuances à attendre : la variation est brutale, inexpli-


quée, et presque sans fondement.

L’ennui qui règne dans les « concerts anglais » correspond ici


à une forme pour ainsi dire jouée d’avance. Le front de découverte
est particulièrement linéaire. Le matériau se dévoile avec une
monotonie bien réglée, un taux de découverte faible. Il n’y a dans
cette musique aucun renouvellement de moyens comme on en a
vus chez Bach ou chez Mozart. Aucun, c’est évidemment inexact
dans l’exemple précis de cet Andante et parce que justement, ici,
couve une révolte sarcastique contre la convention formelle de
l’écriture musicale.

Zinzendorf parle aussi de « la symphonie de Haydn au coup


de canon ». N’oublions pas que nous sommes en 1791… La forme
sonate, dont le début de l’Andante est une parfaite illustration,
s’initie au drame qui se noue dans les cordeaux des somptueux
jardins à la française…

Qu’il y ait quelque figuralisme dans les intentions d’écriture


de Haydn, ce serait le moins que d’en créditer sa tournure d’esprit
malicieuse. Ce ne sont pas seulement les « trois coups de canon »
qui sont en cause : il y a l’ensemble des contrastes dynamiques,
mais aussi l’étrange figure chromatique de la mesure 125 :

et puis l’atmosphère incertaine des dernières mesures, avec


une pédale de tonique qui se confronte imperturbablement à sa
propre dominante, comme si cette bipolarité fondatrice n’existait
plus, et que les notes dispersées de la flûte venaient couronner un
monde en pleine décomposition.
230 Jean-Marc Chouvel

L’œuvre de Haydn est sans doute, de par la longévité et


l’intelligence musicale du compositeur, au cœur de bien des arti-
culations historiques. Le « combat » entre restauration et moder-
Analyse musicale 231

nité n’est pas d’aujourd’hui. Il s’est illustré particulièrement, au


cours du XVIIIe siècle (et quasiment jusqu’au début du XXe), au
sein même des formes musicales, entre le style polyphonique
« savant », et connoté religieusement, et un style plus simple, plus
« populaire », liant l’harmonie à un simple accompagnement de la
mélodie. L’archétype de cette opposition a été sans doute donné,
dès le début du siècle, par le débat entre Rameau et Rousseau. Si
on met côte à côte un passage de la Quinque (fugue à cinq voix),
truffée d’imitations, et d’harmonies sophistiquées, que Rameau
propose comme exemple au lecteur de son traité de 1722, et la
page d’ouverture de l’opéra de Rousseau, Le devin du village,
composé en 1752, qui arbore le mot « gai » comme un slogan esthé-
tique là où l’on attend une indication de mouvement un peu plus
technique, cette opposition paraîtra même caricaturale.
232 Jean-Marc Chouvel

Ex. 34 : Extrait du Laboravi, citée par Jean-Philippe Rameau dans


son traité d’harmonie de 1722 (p. 343)
Analyse musicale 233

Ex. 35 : Début de l’ouverture du Devin du village, de Jean-Jacques


Rousseau (réduction pour piano).
234 Jean-Marc Chouvel

Cette opposition entre langage contrapuntique et forme


« concaténée », ou si l’on préfère, entre fugue et sonate, est récur-
rente à la fin du XVIIIe siècle. Elle prend même, on l’aura compris,
une valeur politique. Et la question n’est pas d’être du côté de la
Fugue ou du côté de la Sonate. Ce sont les mêmes auteurs qui vont
exploiter ces techniques d’écriture, avec, évidemment, un dessein
particulier dans chaque cas.

Il faut évidemment qu’il y ait différentes formes pour que


l’on puisse attribuer à chacune une valeur sémantique distincte.
Cette attribution est probablement plus consciente chez les com-
positeurs, à partir du moment où il y a quelque enjeu technique à
maîtriser tel ou tel mode d’expression.

Sic fugit amicus amicum. « Ainsi, l’ami fuit l’ami». C’est par
cette inscription à la fin du manuscrit autographe du Quatuor en
ut majeur opus 20 n° 2 (Hob.III.32) qu’Haydn indique la distance
qu’il prend lui-même avec l’écriture du mouvement en question.
Dans cette fuite, c’est bien sûr le style de la fugue qui est visé, le
dernier mouvement du quatuor étant justement une fugue à qua-
tre sujets. Sans doute Haydn avait-il gardé quelque rancœur face
à ses détracteurs, en particulier les critiques du nord de
l’Allemagne :

« Je m’étonne simplement de l’incapacité de ces mes-


sieurs de Berlin, d’ordinaire si raisonnables, à critiquer ma
musique en termes pondérés : ils me portent aux nues dans tel
hebdomadaire pour ensuite, dans tel autre, me traîner plus bas
que terre, et tout cela sans jamais dire pourquoi. Moi, je sais
très bien pourquoi : parce qu’ils sont incapables de jouer cer-
taines de mes œuvres, et trop vaniteux pour prendre la peine de
les étudier comme il faut, ainsi que pour d’autres raisons aux-
quelles avec l’aide de Dieu je répondrai en temps voulu.136»

136 Extrait de la notice bibliographique rédigée par Haydn en 1776, soit quatre
années après les quatuors de l’Opus 20 qui datent de 1772. On trouvera tous les
détails autour de cette controverse dans Marc Vignal, Joseph Haydn Fayard, Paris,
1988, p. 201-202.
Analyse musicale 235

Certes, Haydn prend congé de la fugue en tant que résidu


d’une époque révolue, que nous appellerions aujourd’hui le
« Baroque », mais il fait aussi état — et en virtuose — de ses
connaissances contrapuntiques autant que de son imagination
formelle. En effet, une analyse détaillée de cette partition137 met
en évidence à quel point cette maîtrise est parfaitement assumée,
au nom d’une revendication qui ne prend tout son sens que dans
une perspective historique.

L’opposition entre fugue et sonate recouvre plusieurs oppo-


sitions en termes de choix formels. Il y a, comme nous l’avons vu,
la vieille opposition entre polyphonie et mélodie accompagnée.
Mais il y en a une autre, plus difficile à cerner peut-être, entre le
sujet et le thème. Ces deux termes du langage musical désignent
deux réalités très similaires : il s’agit dans les deux cas d’une cel-
lule mélodico-rythmique à partir de laquelle l’œuvre est élaborée.
Mais la manière dont s’effectue cette élaboration est très diffé-
rente. Là où le sujet de la fugue va assurer une homogénéité et
une cohérence, jouant, grâce aux strettes sur sa propre densité
temporelle, le thème va s’écrire dans une temporalité beaucoup
plus libérale. Là où le sujet s’inscrit dans un espace maîtrisé par
l’harmonie et le contrepoint, le thème existe dans, par et grâce au
temps. Il y eut, au sortir de l’ère baroque, une nécessité de rompre
le flux ininterrompu du contrepoint. Nous avons déjà vu comment
Scarlatti proposait d’autres chemins à l’expressivité et à la drama-
tisation. La personnalité de Carl Philipp Emmanuel Bach a sans
doute joué un rôle déterminant dans ce sens. Dans l’exemple sui-
vant, on entendra à quel point, toutes les deux mesures, si ce n’est
chaque mesure, ce n’est pas seulement le thématisme qui change,
c’est l’intention musicale qui est bouleversée.

137 Nous analyserons plus en détail la fugue concernée au chapitre suivant.


236 Jean-Marc Chouvel

Ex. 36 : Début de la Sonate V de Karl Philip Emmanuel Bach.

Convertir la maîtrise de l’espace en une conscience du


temps… On pourrait peut-être résumer ainsi un des enjeux du
passage du sujet au thème. Haydn a déjà, dans l’Opus 20, exposé
la problématique, mais ce n’est que dans l’Opus 33 qu’il trouvera
tous les moyens pour développer cette ambition. On peut sans
doute lire la réponse de Mozart à la question posée par Haydn
avec les quatuors de l’Opus 33 dans les quatuors qu’il compose
juste après et qu’il dédie à ce dernier.
Analyse musicale 237

Ex. 37 : W. A. Mozart : Quatuor n° 14 K. 387, dernier mouvement


Molto Allegro (début).

Du fait de la compensation de la densité polyphonique par la


densité rythmique, le changement de régime musical qui inter-
vient mesure 17 n’est pratiquement pas vécu comme un contraste,
mais au contraire comme une continuité logique et naturelle. Ce
que travaille Mozart, dans ce quatuor, c’est l’intégration des deux
« styles » dans un autre, plus souple, plus vivant peut-être, et, en
tout cas, capable de demander à tous les moyens de l’écriture de se
mettre au service d’un autre objectif que leur propre apologie.

De ce point de vue, l’attitude de Beethoven dans la Sonate


pour pianoforte opus 110 semble exactement opposée. Le « thème »
de la sonate devient en effet, si l’on n’en retient que l’ossature le
« sujet » d’une fugue. Mais, dans cet exemple, au contraire, les
deux conceptions musicales sont assumées pour leurs différences.
238 Jean-Marc Chouvel

Ex. 38 : Ludwig van Beethoven, Sonate n° 31 op. 110, début du


premier mouvement.
Analyse musicale 239

Ex. 39 : Ludwig van Beethoven, Sonate n° 31 op. 110, début de la


fugue.

Le premier mouvement : Moderato cantabile molto espres-


sivo (en soi tout un programme !) présente d’ailleurs une compré-
240 Jean-Marc Chouvel

hension de la forme sonate fort différente de ce que nous avions


analysé dans l’exemple du premier mouvement (Allegro) de la So-
nate K. 545 de Mozart. Les deux premières mesures du premier
thème

réapparaissent sous forme de marche harmonique à la me-


sure 39, assumant à la fois le rôle d’aboutissement du développe-
ment et celui de prémonition de la réexposition, réexposition qui
n’advient complètement qu’à la mesure 55.
Analyse musicale 241

Ex 39 : Ludwig van Beethoven, Opus 110 mesures 37 à 62.

Fig. 91 : Diagramme formel mélodique du premier mouvement de la


Sonate n° 31 op. 110 de Ludwig van Beethoven.
242 Jean-Marc Chouvel

Cette particularité est manifeste dans le diagramme formel


mélodique tracé ci-dessus, surtout si on le compare à celui de
l’Allegro de Mozart (cf. figure 75 p. 179).

Le deuxième mouvement contraste fortement avec le pre-


mier, dans la tradition du scherzo. Sa construction formelle est
très simple, en particulier du fait des nombreuses reprises, comme
on s’en rend compte immédiatement en voyant le diagramme
formel :

Fig. 92 : Diagramme formel mélodique du second mouvement de la


Sonate n° 31 op. 110 de Ludwig van Beethoven (reprises comprises).

L’influence du tempo sur le faible rapport matériau/temps


n’est sans doute pas à négliger. On notera dans ce passage
l’importante confrontation des gestes descendants et ascendants
et surtout, bien sûr, les nombreuses libertés prises par Beethoven
par rapport à la stricte carrure, pourtant très appuyée par la na-
ture « populaire » de la thématique.138

Ce Scherzo fait référence à un air précis, originaire de Silé-


sie Ich bin liederlich, « ce qu’on peut traduire, le cas échéant, par
je suis désordonné (dissolu, frivole, libertin même) », dont les pa-
roles n’étaient sans doute pas sans résonance pour les auditeurs
de l’époque de Beethoven. Cet aspect « direct » de la sémantique
musicale ne joue plus pour des auditeurs contemporains. Mais il
reste dans la musique elle-même quelque chose de la frivolité qui
l’a inspiré.

138 Dominique Jameux, « Une ville fatale », Beethoven, L’ARC, n° 40, 1967, p. 59.
Analyse musicale 243

Ex. 41 : Ludwig van Beethoven, Sonate n° 31 op. 110, début du


second mouvement.

Il faut essayer d’imaginer tous les autres aspects de l’Opus


110 de la même manière, et en particulier le dernier mouvement.
Car la présence d’un même « thème » / « sujet » dans de nombreux
moments de la Sonate,139 n’est qu’un prétexte unificateur. La mu-
sique est ici particulièrement écartelée entre des modalités
d’écriture dont la contradiction ne peut se comprendre comme une

139On peut également en deviner l’ombre dans les quatre mesures qui concluent le
Scherzo, ou aux mesures 12 et 13 de l’Arioso dolente.
244 Jean-Marc Chouvel

dramatisation du discours, mais un discours où chacun des termes


prend un sens aussi dans l’histoire musicale. Le diagramme for-
mel ci-dessous donne une idée schématique de la construction du
dernier mouvement de la Sonate.

Fig. 93 : Diagramme formel mélodique schématique du dernier


mouvement de la Sonate n° 31 op. 110 de Ludwig van Beethoven. On
a reporté les indications agogiques inscrites dans la partition.

Pour se faire une idée des distorsions introduites par


Beethoven dans le flux temporel, il faut avoir conscience que les
160 mesures du Scherzo (Allegro molto) durent sans les reprises à
peu près autant que les neuf premières mesures du troisième
mouvement qui le suivent. L’accumulation d’indications interpré-
tatives Adagio ma non troppo, Recitativo, Più Adagio, Andante,
Adagio, Rit., cantabile, etc. suffit à donner une idée du caractère
« improvisé » de cette transition. Beethoven confronte délibéré-
ment, dans cette dernière partie de la Sonate, deux mondes, cha-
cun d’eux assumant un destin divergeant.

Ces deux mondes sont d’une part celui de l’Arioso dolente,


d’autre part celui de la fugue. Le thème de l’Arioso dolente se rap-
proche extraordinairement, pour l’auditeur contemporain, de
Analyse musicale 245

l’Adagio dit « d’Albinoni »140, allusion qui n’aurait sans doute pu


être, pour un auditeur du temps de Beethoven, qu’une évocation
du style « italien ». Quant à la fugue, elle est construite sur un
thème en quartes ascendantes particulièrement reconnaissable et
dynamique, accompagné d’un tressage extrêmement complexe de
contre-sujets et si elle doit faire référence musicalement, c’est à
l’art polyphonique allemand. Cette juxtaposition des contraires
doit être compris dans son aspect dynamique, d’une part en insis-
tant sur le rôle des transitions, et d’autre part en essayant de
comprendre quel est le destin de chacun de ces deux pôles.

Il y aurait beaucoup à dire sur chacun de ces points. Nous


nous contenterons ici de souligner deux transitions particulière-
ment remarquables dans la suspension qu’elles mettent en œuvre
de la temporalité. Il s’agit des mesures suivantes

de l’Adagio qui prélude à l’Arioso dolente, et des accords répétés

qui concluent sa réexposition « perdando la forza, dolente ».

Il faut donner toute l’importance qui convient à cette der-


nière indication, d’autant qu’elle corrobore le commentaire qui ac-
compagne le retour de la fugue, dans sa version renversée : poi a
poi di nuovo vivente. Ces commentaires de Beethoven indiquent

140 Qui est une reconstruction du musicologue italien Remo Giazotto sur la base d’un
fragment de 6 mesures datant d’après la deuxième guerre mondiale.
246 Jean-Marc Chouvel

qu’il est tout à fait conscient de la morbidité véhiculée par les sé-
quences répétitives et par la désagrégation thématique de l’Arioso.

Dans ce contexte, l’inversion du thème de la fugue n’est plus


seulement une astuce d’écriture, elle devient une véritable inver-
sion sémantique. Le chant de l’Arioso abandonné à sa solitude
plaintive, la polyphonie de la fugue va éclater pour rejoindre la
virtuosité des figures finales où fusionnent l’idée des basses
d’Alberti et des trémolos pour retrouver dans une sorte
d’apothéose les arpèges brisés dont le premier mouvement nous
avait fait comprendre l’importance.

Les indication de Beethoven font partie à part entière de sa


partition. Ce qui nous est donné à entendre, c’est l’abandon avoué
du lyrisme « Italien » « adagionisant » (si l’on veut bien permettre
ce néologisme…) pour retourner à la puissante rigueur de la fu-
gue, et au delà de la fugue, à la grande tradition polyphonique
« Allemande ». Mais il ne s’agit pas d’un « retour à » la fugue.
Celle-ci est redéployé dans une virtuosité pianistique toute
« Romantique », et beethovénienne…

La forme est manifestement dans l’Opus 110 le lieu où


s’expriment des idées stylistiques fortes, au destin temporel pré-
cis. Avec Beethoven, la sonate se fait l’écho musical de conflits qui
la concernent mais aussi qui la débordent. Elle convoque la
confrontation de plusieurs écoutes : celle qui a appris à suivre la
mélodie, dans le naturel de la vocalité comme dans le tressage
polyphonique, mais aussi celle qui sait se perdre dans l’attente, ou
dans le brouillard de l’effet… Elle exprime ces conflits, avec la
conscience de se situer à un moment de transition historique qui a
révolutionné la nature même de l’individu, et les condense dans
une hypertrophie du passage, où les « ponts » prennent une impor-
tance inédite. Le flux temporel n’a plus rien à voir avec le parfait
déroulement d’une « machine à composer », si ce n’est localement,
pour se référer à un certain état d’esprit. Il rejoint dans ses ruptu-
res et ses halètements, dans ses abattements et ses envolées,
toute la typologie des états d’âme et des sentiments. Mais l’axe du
temps n’est pas arbitrairement déstructuré. Au contraire, la tem-
Analyse musicale 247

poralité du vocabulaire stylistique est maîtrisée et elle oriente


l’écoute vers une téléologie bien particulière.
248 Jean-Marc Chouvel
Analyse musicale 249

Ex. 42 : Ludwig van Beethoven, Sonate n° 31 op. 110, la fin du


dernier mouvement.

On comprend avec cet exemple comment Beethoven utilise


la sémantique d’association de manière dynamique, dans un mou-
vement qui revendique ouvertement une connivence absolue avec
le sens de l’histoire.
250 Jean-Marc Chouvel

III. 2. Le sens par situation : le même est un


autre

La sémantique des formes du temps ne peut pas se réduire


au figuralisme ou à des auto-références stylistiques de la musique
à elle-même. Le contexte historique de l’écriture d’une œuvre dé-
termine la possibilité de convoquer un champ référentiel particu-
lier. Nous ne sommes peut-être plus à même de percevoir directe-
ment les mêmes enjeux aujourd’hui. Il reste que les œuvres té-
moignent d’une conception du temps qui fait appel à la perma-
nence de notre appareil intellectuel et cognitif, et qui reste, de ce
fait, dans une actualité sensible avec le monde vivant.

Mais le sens, en musique, n’est pas seulement de l’ordre de


ce que nous avons appelé le « lien externe ». Il est déterminé éga-
lement par le contexte musical, par la manière dont un élément
donné s’inscrit dans ce qui le précède et ce qui le suit. C’est ce que
l’on peut appeler le « sens par situation ». Nous en donnerons un
exemple assez radical : celui du silence. On peut toujours discuter
de l’équivalence paradigmatique de deux éléments thématiques :
ils ne sont pas joués au même tempo, à la même intensité, etc.
L’identité du silence en termes de « matériau » semble difficile-
ment contestable. Sauf à parler de la résonance, pendant ce si-
lence, de ce qui le précède, résonance acoustique, mais également
cognitive, cette dernière incluant également les attentes de
l’auditeur par rapport à l’intrigue musicale en cours. C’est évi-
demment là que tout se joue, et les quelques exemples qui suivent
vont nous aider à cerner comment.

Le deuxième mouvement, Allegro Molto de l’Opus 110 nous


offre un passage où cet effet de « résonance mentale » est particu-
lièrement évident. Ainsi, le silence ne sonnerait certainement pas
pareil sans le Rit. — a Tempo, et surtout sans l’harmonisation très
particulière qui le met en scène :
Analyse musicale 251

Cadence rompue, suspension sur un accord de sixte ajou-


tée… pour une résolution en Fa (mineur, mais la tierce est omise)
reportée de deux mesures.141 On a là un bel exemple de la manière
dont une suspension du flux est porté par la dynamique du flux
lui-même.

Les exemples qui suivent sont extraits des deux séries de


quatuors de Haydn de l’opus 20 et de l’opus 33. Ils illustrent parti-
culièrement le rapport du silence avec la structure intime du
temps.

C’est à trois reprises que le silence intervient dans la fugue


à deux sujets du quatuor n° 5 de l’Opus 20, celle que l’on dit la
plus « baroque » des trois fugues de cet Opus, aux mesures 160,
165, et, trois fois plus long, mesure 177. Son rôle est de porter un
coup d’arrêt au flux interminable du contrepoint. D’abord situé
après une cadence, puis sur une cadence évitée, enfin sur une
dominante, ces silences sont, si l’on peut dire, autant de coups
d’arrêt portés à la musique entrée en agonie, avant sa disparition
définitive :

141 Certaines danses populaires utilisent ce genre de figure de suspension, en particu-


lier avec un porté qui nécessite un élan et un effort physique particulier.
252 Jean-Marc Chouvel

Ex. 43 : La fin de la fugue à deux sujets du Quatuor n° 5 de l’Opus 20.

Ces silences précèdent et annoncent la fin. Mais le silence


n’est pas seulement cet inéluctable destin terminal. Dans le pre-
mier mouvement de l’Opus 33 n° 5, ils sont des éléments du déve-
loppement. En fait, ils sont l’aboutissement ultime d’un projet très
précis : aller jusqu’au bout de l’avènement de la temporalité, d’une
Analyse musicale 253

temporalité dépouillée de l’apparat du matériau mélodique. De la


mesure 140 à la mesure 182, soit pendant plus de quarante mesu-
res, quasiment aucun élément de nature véritablement mélodique
n’apparaît comme on pourra le constater sur l’exemple suivant :
254 Jean-Marc Chouvel

Ex. 44 : Premier mouvement du quatuor opus 33 ne5, mesures 140 à


183.

Si l’on observe maintenant la périodicité 142 des éléments


présents dans cette section, on s’aperçoit qu’elle est très réduite
(au maximum de deux mesures au début du passage), et qu’elle se
resserre progressivement avant chaque silence sur la figure du
trémolo et de la répétition immédiate. La figure suivante dresse le
profil de ces périodicités. Elle rend compte dans l’ensemble de la
partition des cycles de focalisation structurelle, jusqu’à la suspen-
sion du son et du temps qui est leur conséquence ultime.

Le silence apparaît nettement, dans cet exemple, comme le


terme d’un processus de condensation du matériau. Une pulsation
de plus en plus fine rythme notre attente : suspens — suspension
du temps — qui précède la révélation de la nature de l’instant.
Cette suspension précède toutes les phases d’expansion mélodique
ou de réexposition. En descendant les niveaux de la structure,
l’auditeur se rapproche en quelque sorte de la réalité même du
temps, de sa « surface ». Si l’on retient les catégories de position
que les diagrammes formels déterminent, les silences de la fugue
à deux sujets du Quatuor n° 5 de l’Opus 20 sont de l’ordre du
silence « final » alors que les silences du premier mouvement de
l’Opus 33 n° 5 serait ce qu’on pourrait appeler des silences « ulti-
mes ». Cela explicite au fond sans ambiguïté la cruciale différence
de nature de ces deux figures matériellement identiques.

142 On appellera ici périodicité la taille minimale des motifs qui se reproduisent à la
suite l’un de l’autre.
Analyse musicale

Fig. 94 : Profil de périodicité des événements pour le premier mouvement du Quatuor opus 33 n° 5 de Joseph Haydn.
255
256 Jean-Marc Chouvel

On trouve, dans les quatuors de l’Opus 33 un autre exemple


d’utilisation des silences, mais dont le sens est encore radicale-
ment différent. Le thème initial de quatre phrases du Finale du
Quatuor n° 2

est répété intégralement sept fois, sans aucune transposition, tout


au cours du mouvement. Autant dire qu’il a le temps d’imprégner
notre mémoire, d’autant qu’il est bâti sur un schéma extrêmement
simple, celui de la carrure et de sa double division binaire
antécédent conséquent ({ant1 cons1} {ant2 cons2} ⇐⇒ ANT
CONS). C’est justement l’évidence de ce schéma, que L. B.
Meyer143 appelle d’« implication-réalisation », qu’Haydn utilise
jusqu’à la corde.

Ici, le silence ne nous rapproche pas du temps, mais sert de


miroir au fonctionnement de notre mémoire de la musique. Miroir
forcé, grimaçant, où nous reconnaissons la crispation de notre
propre rire. Cette « plaisanterie », puisque c’est le nom qui a été
donné à ce quatuor, est aussi une féroce dénonciation de la vanité
sonore. Comment, en s’approchant si près de la réalité de notre
perception du temps, l’art musical n’en viendrait-il pas à s’inter-
roger sur sa propre inconsistance ?

143 Leonard B. Meyer, Emotion and meaning in music, op. cit.


Analyse musicale 257

Ex. 45 : Finale du Quatuor opus 33 n° 2 (Hob.III.38) en Mib majeur


de Joseph Haydn, mesures 141 à 172.
258 Jean-Marc Chouvel

III. 3. Évolution des formes et histoire des idées

« Analyser », disait Robert Piencikovsky, « c’est réécrire pour


soi ». Il y a en effet, dans l’analyse, un processus d’appropriation,
qui peut se limiter à n’être qu’une « traduction », une
transcription, une réécriture dans un système de signe qui en
facilite la lisibilité. Mais dans toute manipulation, n’y a-t-il pas les
prémisses d’un filtrage ? Toute observation, pour reprendre le
langage des physiciens, ne modifie-t-elle pas les conditions même
de l’expérience ? L’analyse de la musique n’échappe pas à ces diffi-
cultés. Aussi n’est-il pas si évident que cela de séparer la
description de l’interprétation. Bien sûr, on peut se donner des
règles, comme par exemple le respect de l’intégralité de
l’information contenue dans une partition ou dans une œuvre.
Cependant, toute modification du codage peut entraîner des
modifications de structure et, de ce fait, véhiculer des intentions.
La première de ces intentions est sans doute de « faire dire » à la
musique, ce qu’elle ne « dit » pas, non parce que ce n’est pas son
propos, mais parce que ce ne sont pas ses mots. L’œuvre musicale
est peut-être plus que toute autre le lieu de l’équivoque et du
malentendu. C’est d’autant plus vrai que le discours sur la
musique s’éloigne de la musique elle-même, et c’est en cela qu’à
travers les étapes rigoureuses de la description analytique, à
travers toutes les tentatives de convergence entre les mécanismes
de l’analyse et ceux de la perception, c’est à une compréhension
plus précise et plus adaptée de la musique que l’analyste travaille.
Analyser, comprendre, « faire parler pour soi » : en prenant
conscience de cette double exigence portant sur l’objet et sur l’acte
d’interrogation, nous avons pris conscience que nous n’opérions
pas sur la chose, mais sur le phénomène, et que la musique est
justement un domaine où l’enjeu de cette différence est des plus
importants.

C’est sans doute à une réflexion de cet ordre que l’on doit
l’intérêt actuel pour les sciences cognitives de la musique. Dans le
mouvement d’explicitation des œuvres, la première référence est
l’audition, la perception, la cognition, autrement dit les mécanis-
mes d’appréhension du sonore. Un des efforts fondamentaux de la
Analyse musicale 259

musicologie contemporaine est de se rapprocher ainsi de son phé-


nomène fondateur. Il n’est pas inutile de considérer comment
l’analyse est passée ces dernières années de considérations apolli-
niennes à une véritable interrogation de la temporalité. Les
exemples que nous avons choisis sont évidemment en rapport avec
ce bouleversement. La psychologie du temps est elle aussi une
préoccupation récente de la part des psychologues, et la musique
constitue un champ d’investigation privilégié par les inscriptions
qu’elle propose des stratégies de l’homme investissant la durée.
Dans les exemples empruntés aux classiques de la première école
de Vienne, c’est tout le champ esthétique qui est mis en avant.
Évolution stylistique d’un homme au cours de sa vie, parallélisme
avec l’histoire des mentalités, ou tout simplement déploiement
d’une maîtrise qui s’exerce sur des registres différents de la sensi-
bilité et qui se donne les outils de cette différence.

Si nous transposons aujourd’hui les problématiques que


nous venons de mettre en évidence chez Haydn, nous ne pouvons
qu’être frappé par leur actualité. On a déjà dit combien le séria-
lisme était l’héritier de la tradition contrapuntique. Dans la
conception que bien des compositeurs ont encore de la cohérence,
l’image d’une matrice primaire, réservoir infini d’énergie
combinatoire qui dispense son flux sonore ininterrompu est encore
bien vivante. Parallèlement, les missions exploratoires de
« l’espace sonore » ont pris possession des territoires vierges
laissés à l’instrumentation et à l’électroacoustique. Par contre, la
maîtrise du temps et de la forme, la capacité du discours à domi-
ner des projets musicaux différents sont bien plus rarement mis
en avant. En se référant aux aspects les plus superficiels de
l’analyse, ceux où se jouent des différences et des ressemblances
immédiates, on risque de passer sous silence le projet essentiel de
l’interprétation : remettre l’acte en face de l’intention qui l’anime.
Le silence de Cage renvoie à une remise en cause radicale de la
création musicale et de son contexte social. Entre l’art d’agrément
et la protestation métaphysique, il y a pour la musique des enjeux
à la fois très subtils et extrêmement radicaux.
260 Jean-Marc Chouvel

Nous avions assigné à l’analyse la tâche de rendre compte


de trois types de liens : les liens internes — structurels (de grou-
pement) et formels (paradigmatiques) — et les liens externes.
Nous nous sommes donnés des outils efficaces pour expliciter les
premiers. Mais les enjeux qu’ils mettent en évidence rejaillissent
tout naturellement sur les seconds. Quel statut épistémologique
donner aux différentes remarques que nous venons d’énoncer ?
Toutes, bien-sûr, sont nées d’une observation approfondie de la
partition. Elles s’avancent, pourtant, bien au-delà des limites im-
parties à l’objet de leur étude. En s’aventurant ainsi à l’extérieur
du domaine des balises « scientifiques », ne doit-on pas craindre
l’arbitraire et la fantaisie ? C’est pourtant dans cette voie que nous
avons le plus de chance de nous rapprocher de l’essentiel, c’est-à-
dire de l’intérêt que représente pour nous la musique, en tant
qu’écriture de nos ultimes repères intellectuels.

L’histoire des genres musicaux ne se limite pas à la statisti-


que de leur dénomination. Car sous la même dénomination peu-
vent se cacher des stratégies très différentes, ou si l’on préfère, des
étapes différenciées dans l’élaboration d’une idée de forme musi-
cale. Le cas de la Fugue, qui a été largement illustré déjà dans les
lignes précédentes, est exemplaire. Rien de commun, si ce n’est
l’idée d’une entrée successive des voix dans un ordre compatible
avec la dialectique tonique-dominante de la musique tonale, entre
cette fugue de D’Anglebert de 1661,
Analyse musicale 261

Ex. 46

et la fugue de l’Opus 110 de Beethoven.

Les diagrammes formels rendent évidemment compte très


rapidement de ces différences. L’accent mis par D’Anglebert sur le
traitement du thème au détriment des voix complémentaires qui
ne sont qu’un comblement harmonique

Fig. 95 : Diagramme formel motivique de la Fugue de D’Anglebert.


262 Jean-Marc Chouvel

n’a pas grand chose à voir avec la micro-polyphonie déjà mise en


scène par la redondance interne du thème lui-même chez
Beethoven.

Fig. 96 : Diagramme formel motivique de la Fugue de l’Opus 110 de


Ludwig van Beethoven. (jusqu’à la mesure 60).

La fugue de D’Alembert est une forme élaborée d’imitations


successives, jouant principalement sur la variété des registres et
des tonalités dans lesquels sont présentés le sujet et sur la variété
de l’étirement temporel entre deux présentations successives
(principe de la strette, mais en dehors de toute dramatisation, ou
si l’on préfère, dans une dramatisation continue), alors que celle
de Beethoven met en jeu un tressage permanent de plusieurs
petits motifs.

La présence du chromatisme dans le sujet de D’Anglebert


implique un monde harmonique plus complexe, mais peut-être
moins dynamique que celui mis en œuvre par Beethoven avec la
série de quintes ascendantes. Ceci dit, dans les deux cas, l’idée
d’une vis sans fin, d’une spirale étourdissante (descendante dans
le cas de D’Anglebert, ascendante dans celui de la première
exposition chez Beethoven) est patente. La redondance est au cen-
tre de ce que Gérard Grisey a joliment appelé un Vortex temporel.
Il arrive toutefois que deux compositeurs travaillent à partir du
même sujet. C’est le cas de l’exemple suivant, un Ricercar de
Johann Jacob Froberger :
Analyse musicale 263
264 Jean-Marc Chouvel

Ex. 47 : Ricercar IV, 1e partie, extrait du Livre pour le clavecin de


1658 de Johann Jacob Froberger.

La Fugue IX du deuxième livre du Clavier bien tempéré de


Johann Sebastian Bach présente en effet le même matériau thé-
matique que le Ricercar IV de Johann Jacob Froberger, extrait du
Livre pour le clavecin de 1658. Cela vaut pour le sujet, et pour la
figure de battement de quarte inférieure du contre-sujet.
Analyse musicale 265
266 Jean-Marc Chouvel

Ex. 48 : La Fugue IX en Mi Majeur du deuxième livre du Clavier bien


tempéré de Johann Sebastian Bach.

L’identité du matériau principal cache mal une assez grande


différence dans la nature du matériau « complémentaire ». Le ma-
tériau mélodique a été consigné ci-après dans le cas des deux
pièces. On notera, chez Froberger, la grande difficulté que
rencontre l’analyse pour établir d’autres niveaux de redondance
que celle donnée par le matériau principal. Au contraire de Bach,
où de nombreux autres motifs sont différenciés et sont traités,
pour certains, comme des sujets secondaires.
Analyse musicale 267

Fig. 97 : Matériau mélodique du Ricercar IV, 1e partie, extrait du


Livre pour le clavecin de 1658 de Johann Jacob Froberger.

Le travail polyphonique de Froberger est bien plus proche


de celui de D’Anglebert que de celui de Bach. Le diagramme for-
mel, là encore assez schématique, rend compte de cette dichotomie
entre un fond de redondance particulièrement dense du fait de
l’utilisation du renversement, et un matériau de comblement of-
frant peu de figures au discernement de l’écoute.
268 Jean-Marc Chouvel

Temps

Matériau mélodique

Fig. 98 : Diagramme formel mélodique du Ricercar IV, 1e partie,


extrait du Livre pour le clavecin de 1658 de Johann Jacob Froberger
(le renversement du sujet principal a été indiqué en pointillé).

La Fugue de Bach démontre un travail tout aussi serré de la


polyphonie, mais avec des matériaux plus différenciés sur le plan
rythmique et mélodique. Il faut bien comprendre cependant que le
Ricercar de Froberger nous est parvenu dans une notation qui ne
laisse peut-être pas apparaître toutes les ornementations et les
modes de jeu pratiqués par l’auteur. Tous les témoignages concor-
dent à décrire Froberger comme un interprète hors du commun,
au jeu tout à fait singulier. Les « ajouts » pratiqués dans les parti-
tions de Bach par les éditeurs du XIXe siècle nous donnent une
idée du travail d’interprétation possible à partir d’une partition,
même si c’est, dans ce cas, une falsification liée à l’adaptation pour
le pianoforte de pièces écrites à l’origine pour le clavecin.
Analyse musicale 269

Fig. 99 : Matériau mélodique de la Fugue IX en Mi Majeur du


deuxième livre du Clavier bien tempéré de Johann Sebastian Bach.

Fig. 100 : Diagramme formel mélodique de la fugue IX en Mi Majeur


du deuxième livre du clavier bien tempéré de Johann Sebastian Bach.

Le matériau utilisé par Bach est certes plus restreint et plus


caractérisé. On peut le catégoriser à travers des gestes formels
270 Jean-Marc Chouvel

très simples, liés aux mouvements ascendants ou descendants de


la mélodie et aux valeurs rythmiques. Le diagramme formel sui-
vant permet de représenter ces différentes caractéristiques du
matériau. La pulsation a été assimilée au niveau de gris : plus elle
est rapide, plus la partie basse des cases de « présence » est foncée.
Le mouvement fréquentiel est évoqué quant à lui par une ligne
transversale, ascendante, horizontale ou descendante selon la di-
rection du profil mélodique. Le détail de cette typologie du maté-
riau est donnée sous le diagramme.

Fig. 101 : Diagramme formel du comportement mélodique de la


Fugue IX du 2e livre du Clavier bien tempéré.
A Thème /\ h J Cadence / w
B Broderie — e K Montée chromatique / h.q
C Cadence / q L Cadence / h
D Montée / q M Descente \ e
E Battement — e N Thème brodé …
F Descente régulière \ q O Progression harmonique \
G Progression harmonique / h.q P Montée régulière / e
H Pédale — w Q Cadence \ w
I Descente régulière \ h
Analyse musicale 271

Le « langage » utilisé dans le diagramme précédent pourra


paraître très sommaire. Les mots employés sont toutefois suffi-
sants pour décrire l’intégralité de la partition144. Ce seul fait suffit
à montrer que l’équilibre du contrepoint est loin de se limiter,
pour Bach, à une simple question de redondance motivique ou de
bon comportement harmonique. Il s’agit avant tout, à partir d’une
lecture du double mouvement ascendant et descendant énoncé par
le sujet de la fugue, de renouveler le flux temporel en veillant aux
équilibres dynamiques, à la fois en termes de progression dans
l’échelle des hauteurs et de relance du discours rythmique.

Laissons-là ces exemples. Ils tendraient à nous démontrer la


spécificité de chaque pièce au moins autant que l’évolution histo-
rique des genres. Seule la mise au point d’outils informatiques
d’aide à l’analyse pourra permettre de balayer des corpus plus im-
portants pour en donner une image globale. Néanmoins, cette au-
tomation ne remplacera pas le déchiffrage intégral des partitions
et leur assimilation intime, telle que l’exige la réalisation des dia-
grammes. Exercice fastidieux, la « réécriture pour soi », par ce
qu’elle convoque du rapport au matériau, du compagnonnage avec
une démarche, fait aussi naître une possibilité d’interprétation.
L’analyste est conduit à se glisser dans la situation artistique qui
a mis l’œuvre en marche. Cette pratique est assez éloignée de la
pure esthésique sur laquelle elle s’appuie. Mais en tant que réécri-
ture, elle peut tout autant revendiquer un vécu de la poïétique. Ou
imaginer une connivence entre ces deux sphères autour de l’acte
d’écoute, acte conçu dès lors comme capacité à faire émerger les
catégories pertinentes de l’œuvre écoutée, catégories susceptibles
de rendre lisible le projet dynamique qui la rendait nécessaire au
sein de sa sphère d’inscription. Ainsi, nous n’avons pas réalisé la
même analyse, avec la Fugue IX en Mi majeur, que celle que nous

144 Le lecteur pourrait penser qu’on peut trouver ce genre de figures élémentaires
dans n’importe quelle partition. C’est en partie vrai, mais il est évident que la
présence d’une ligne mélodique conjointe descendante dans le sujet de la fugue est le
prétexte pris par Bach pour exacerber de manière organique cet aspect du contrepoint
dans tous ses états (ou dans toutes ses « espèces », si l’on reprend le terme de Fux).
C’est un phénomène dont nombre de ses œuvres sont coutumières.
272 Jean-Marc Chouvel

avait dictée la Fugue en Sol mineur n° XVI 145. Cette adaptation de


l’analyse à son objet est déterminante. En effet, la variabilité
musicale est telle qu’une grande partie du problème posé par le
déchiffrement des œuvres vient de la pertinence des catégories qui
permettent leur lecture. Chaque jeu de catégories ne permet ja-
mais qu’une lecture parmi toutes celles qui sont possibles ! Dès
lors, dans le choix des catégories, il s’agirait de trouver celles qui
sont le plus opérantes, soit en terme de pertinence de la discrimi-
nation, soit en terme de lisibilité du discours global.

Nous allons confronter, pour clore ce chapitre l’analyse des


fugues précédentes à celle du quatrième et dernier mouvement du
Quatuor en ut majeur opus 20 n° 2 (Hob.III.32). Pourquoi la pro-
blématique de la fugue a-t-elle été si importante à l’époque de la
sonate ? Nous l’avons déjà évoqué, Haydn, Mozart et Beethoven
ont cherché à se confronter avec un style qui n’était déjà plus le
leur. «Fugue, que me veux-tu ? ».

De sujets, la fugue de l’Opus 20 n° 2 en comporte quatre.


C’est du moins ce que nous annonce son titre. Toutefois, ces qua-
tre sujets sont loin d’avoir la même importance. Le premier (A) est
de loin le plus long et le plus développé146. On a souligné sur la
partition du début de la pièce la double présentation linéaire et
verticale de ce matériau thématique.

145 Cf.le chapitre II.4 supra.


146On peut aussi y voir en modèle réduit l’image de l’ensemble du mouvement : une
brève exposition de nature chromatique, une zone intermédiaire en forme de marche,
une conclusion aux valeurs rythmiques redoublées.
Analyse musicale 273

Ex. 49 : 24 premières mesures du dernier mouvement de l’Opus 20


n° 2 (Hob.III.32) de Joseph Haydn. Les « sujets » ont été soulignés en
grisé (mesures 1 à 14 - horizontale) et leur présentation simultanée a
été encadrée (mesures 11,5 à 15 et 15 à 18,5).
274 Jean-Marc Chouvel

Les quatre sujets forment une matrice contrapuntique gé-


rant l’ensemble des rapports mélodico-harmoniques pouvant sur-
venir au cours de la partition. On peut lire l’ensemble des possibi-
lités de présentation de la matrice dans le tableau suivant :

Fig. 102 : Juxtaposition systématique des sujets de la fugue de l’Opus


20 n° 2 montrant la parfaite réversibilité du contrepoint.

Ce dispositif n’est pas de l’ordre de la coïncidence fortuite.


Haydn maîtrise parfaitement les propriétés et l’utilisation possi-
ble de son matériau. Il nous en donne la preuve en présentant
l’intégralité de cette matrice à plusieurs reprises dès le début de la
partition : mesures 11 et demi à 15, ainsi que juste après l’entrée
Analyse musicale 275

de chaque voix (M. 15 à 18,5) comme on peut s’en rendre compte


avec le diagramme formel mélodique du début de la partition :

Fig. 103 : Diagramme formel mélodique du début de la Fugue de


l’Opus 20 n° 2 de Joseph Haydn (environ jusqu’à la mesure 30). On a
repris les conventions de surlignage de la partition (exemple précé-
dent).

On retrouvera le même systématisme aux réexpositions


(M. 42 : ré mineur ; M. 64 : mi mineur ; M. 92 : fa majeur) mais
surtout pour la réexposition terminale (M. 151 à 154,5). (Cf.
l’analyse motivique complète sur deuxième schéma de la figure
104).

Notons qu’à chaque fois, Haydn utilise des permutations dif-


férentes entre les voix. Mais le plus étonnant n’est-il pas de re-
trouver à la fin (M. 151 à 154,5), dans un ordre des voix exacte-
ment inverse, l’exposition complète que nous avions au début
(M. 15 à 18,5) ?

Fig. 99 : Mesures 15 à 18,5 et 151 à 154,5.


276 Jean-Marc Chouvel

Une autre inversion, celle, plus traditionnelle, du premier


sujet, est signalée al rovescio mesure 103 de la partition :

Ex. 50 : Mesures 101 à 107.

Remarquons que ce renversement se produit presque exac-


tement à la section d’or… mais surtout à un moment crucial du
développement du mouvement. On a souligné en grisé cette situa-
tion clef du sujet renversé dans le déploiement du mouvement
dans la figure 104 (2). Toutes ces constatations nous amènent
assez naturellement à penser que Haydn a inscrit dans cette
partition les marques d’un savoir-faire parfaitement maîtrisé et
codifié.

L’ensemble du comportement formel de la fugue de l’Opus


20 n° 2 a été synthétisé sur la série de diagrammes suivants, où
sont détaillés les tonalités, les éléments motiviques, les modèles
de structuration de ces éléments (exposition, marche, strette, ca-
dence, divertissement, ostinato, pédale, écho, unisson), la périodi-
cité rythmique, et les grands traits de l’agogique générale (mo-
ments d’accumulation, mouvements mélodiques descendants,
mouvements mélodiques ascendants).

Le versant « ésotérique » de la partition est évidemment dif-


ficilement audible en tant que tel. Mais il ne fait que traduire une
conception qui, elle, est tout à fait perceptible, en particulier du
fait de la densité de l’écriture. Un coup d’œil sur l’analyse motivi-
que (2e schéma de la figure 104) suffit à se convaincre de
l’omniprésence de la matrice originelle. Les rares éléments sup-
plémentaires sont soit extrêmement brefs soit simplement dérivés
un peu plus lointainement de l’original. C’est particulièrement
Analyse musicale 277

évident pour le renversement du thème A, et pour les motifs en


doubles-croches à partir de la mesure 129, qui sont le déploiement
au niveau de la grande forme du motif terminal a” du thème A :
278 Jean-Marc Chouvel

Fig. 104 : Haydn : Quatuor Op. 20 n° 2, Fugue. De haut en bas : 1)


parcours tonal, 2) diagramme formel motivique, 3) diagramme formel
des structures locales, 4) périodicités, 5) éléments de l’agogique.

Une telle densité de l’écriture est évidemment un cas de fi-


gure assez particulier, et son caractère atypique dans l’œuvre de
Haydn est assez évident. Haydn, pour développer les quatre sujets
qu’il s’est donnés — ou plutôt le sujet à quatre têtes... — va dé-
ployer un nombre relativement modeste de gestes d’écriture, étant
bien entendu que chacun d’eux va lui aussi s’exercer sous un
Analyse musicale 279

grand nombre de variantes. On constate que la technique de la


strette, qui marque souvent, dans l’écriture baroque, un moment
de plus grande densité 147, est utilisée par Haydn au même titre
que la marche, d’une manière presque systématiquement alternée
au début de la partition, et quasi-simultanée dans la conclusion
(cf. schéma n° 3, figure 104). Les ressources, en petit nombre, al-
ternent dans une combinatoire savamment orchestrée, qui mé-
nage certains effets (ostinato, pédale, écho, unisson) pour la fin de
la partition.

L’intérêt d’une telle alternance des procédés, marche et


strette, est surtout sensible dans la diversité des périodicités envi-
sagées par Haydn. Celle-ci sont loin d’être quelconques. Si l’on
prend comme unité de temps la noire pointée, soit une demi me-
sure à 6/8, les périodicités retenues par le compositeur sont 1, 2, 4
ou 7 noires pointées. Ces périodicités alternent, là encore pour
créer de la variété dans le flux temporel, ainsi que le montre le
schéma 3 de la figure 104148.

Ces éléments d’analyse nous permettent de retrouver notre


problématique initiale et de comprendre l’immense différence en-
tre cette fugue de Haydn (de 1772) et, par exemple, la fugue de
D’Anglebert (de 1661). Le sujet de la fugue de D’Anglebert est en-
core l’héritier du Cantus Firmus : il organise la redondance, mais
il est loin de tout contrôler. Le sujet (à quatre têtes) de Haydn ré-
git intégralement le matériau de l’œuvre, qu’il soit mélodique ou
harmonique. La matrice contrapuntique est le siège d’une savante
combinatoire où le même est toujours autre. Les jeux de symétrie
ainsi engagés, avec leur charge d’ésotérisme, font du sujet le maî-
tre d’œuvre d’une totalisation des possibilités de l’espace. Il do-
mine un monde d’harmonie parfaite et son règne s’étale dans le
temps comme un flux régulé, sans cesse renouvelé et magnifié.
Quelle autonomie, dès lors, pour ses constituants ? Ils ne seront
jamais qu’un reflet de la totalité qui les intègre.

147 C’est en tout cas ce qui ressort des analyses que nous avons présentées des fugues
de Bach.
148 Ce comportement dispersé des périodicités est très différent de l’organisation

systématiquement orientée de l’Opus 33 n° 5 (cf. figure 94).


280 Jean-Marc Chouvel

Il en est tout autrement avec le thème. Pour bien compren-


dre cette différence, on prendra l’exemple du premier mouvement
du Quatuor opus 33 n° 5 (Hob.III.41), qui présente la particularité
de mettre en jeu trois thèmes principaux. La réalité de l’écriture
est radicalement différente comme on s’en rendra compte avec la
figure suivante, qui transcrit le diagramme mélodique du début
du mouvement :

Fig. 105 : Diagramme formel mélodique du début du premier


mouvement du Quatuor opus 33 n° 5 (Hob.III.41) de Joseph Haydn.

La nature mélodique, très minimaliste, des thèmes en ques-


tion est évidemment elle aussi très différente, en particulier le
premier (A), que la tradition a rapproché du « how do you do »
anglais :
Analyse musicale 281

Ex. 51 : Thème initial du Quatuor opus 33 n° 5 (Hob.III.41) de Joseph


Haydn.

L’omniprésence de ce matériau thématique est à peine


moindre, mais évidemment, à aucun moment, dans ce premier
mouvement de l’Opus 33 n° 5, un thème n’existe autrement que
dans son identité propre, comme on s’en convaincra facilement en
observant le diagramme formel partiel suivant :

Fig. 106 : Déploiement des trois thèmes principaux du premier


mouvement de l’Opus 33 n° 5.

Inconsistants en apparence, c’est leur autonomie dans l’en-


semble du discours qui constitue l’intérêt de ces thèmes. Leur trai-
tement musical est en ce sens exemplaire.

Les deux derniers mouvements de quatuor de Haydn que


nous avons choisi d’analyser illustrent de manière exemplaire une
divergence fondamentale de conception du rapport des éléments et
de la totalité. Cette différence a un sens, même s’il coûte à notre
scientificité de l’expliciter. Et ce sens est métaphorique du rapport
de l’homme et du monde.
282 Jean-Marc Chouvel

Allons donc plus loin, et, en empruntant à Haydn son sou-


rire, pourquoi ne pas lire entre les portées de la musique que nous
venons d’analyser le débat de l’homme du XVIIIe siècle, le débat
entre un homme sujet et un homme thème. Le passage de l’homme
sujet à l’homme thème évoque, bien entendu, celui, politique, de
l’ancien au nouveau régime. La vie de Haydn est en elle-même
l’illustration de la prise de pouvoir de la bourgeoisie sur la produc-
tion musicale. De maître de chapelle du prince Nicolas le Magnifi-
que à Vienne, il deviendra à Londres le fer de lance des concerts
Salomon, dans le plus pur esprit du libéralisme musical. Mais
nous ne saurions limiter cette acception à son strict sens sociologi-
que de sujet dominé par un prince. La représentation mentale de
la personne qui correspond à une telle conception de l’œuvre mé-
rite d’être approfondie. « La musique polyphonique », écrit Adorno,
« dit “nous”, là même où elle vit uniquement dans l’imagination du
compositeur sans atteindre aucun autre être vivant. Mais la
collectivité idéale, qu’elle porte en elle comme collectivité séparée
de la collectivité empirique, entre en contradiction avec son inévi-
table isolement social […] ».149 Nous avons souligné, pour la fugue,
l’importance de l’ésotérisme musical, avec l’espace de ses symé-
tries, réservé aux initiés et que l’écoute ne saurait révéler. Au
contraire, dans les exemples pris à l’Opus 33, c’est l’évidence per-
ceptive qui est frappante. Il ne s’agit certainement pas de la part
de Haydn de céder à une quelconque facilité, mais bien de livrer
des éléments d’une nouvelle conception du rapport de l’homme au
monde, une conception qui fait autant sinon plus de place à la
conscience du temps qu’à l’acceptation de l’espace.

Car l’homme sujet, c’est aussi, après tout, celui du cogito de


Descartes. En affirmant « Je pense donc je suis » l’homme sujet se
livre à une activité universelle qui le génère par la continuité de
sa logique interne. Il appartient à un espace harmonisé dont il est
le centre et la totalité. L’homme thème, lui, participe au chaos de
l’histoire. Il en connaît les ruptures, il peut même les provoquer.
Son seul recours est de mettre en place des structures efficaces qui
lui permettent de contrôler les éléments qui constituent sa tota-

149 Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 28.


Analyse musicale 283

lité. Penser, être, ne sont pas son premier souci. Son cogito s’écri-
rait plutôt : « je choisis donc je vis ».

III. 4. Le sens musical au-delà de la musique

J’ai longtemps hésité à inclure dans ce livre le chapitre qui


suit. Et j’ai longtemps hésité à lui choisir sa place. Il a été rédigé
pour une grande part juste après la mise au point des premiers
diagrammes formels, au début des années 1990. S’il fallait une
cohérence temporelle, il aurait dû se situer dans les tout premiers
chapitres. Mais il aurait imprégné la lecture de toute la suite de
schèmes interprétatifs dont le maniement nécessite une certaine
distance. J’ai donc choisi de l’introduire ici, après une série
d’analyses dont j’ose espérer qu’elles résonneront encore dans
l’esprit du lecteur au moment où il parcourra ces lignes.

Toute connivence avec des œuvres de l’esprit est sans doute


en mesure de nous éclairer autant sur les œuvres que sur l’esprit
lui-même. L’ensemble des réflexions précédentes — depuis l’aspect
« cognitif » des prémices méthodologiques jusqu’aux aperçus sé-
mantiques qui viennent d’être évoqués — amènent naturellement
à envisager un rapprochement avec la psychanalyse. On sait le
peu de goût de Freud pour la musique, et les origines inconscien-
tes de ce désintérêt. L’essentiel de la théorie psychanalytique s’est
concentré, du coup, sur un topos. C’est d’ailleurs la même
tendance que l’on constate au début des neurosciences : la psyché
est envisagée comme un territoire à cartographier. Or quasiment
tous les signes de la psychanalyse, tous les symptômes, au sens
initial de la sémiologie, sont de l’ordre du dynamique : ce sont des
comportements. La véritable topique d’une psychanalyse pensée
conformément à son objet devrait donc être une « topique
temporelle ». Mais le temps, toujours fuyant, est plus difficile à
penser que l’espace, qui, lui, reste là.

Parmi les expériences menées par les psychologues de la


musique, il en est un certain nombre qui utilisent le « transfert de
284 Jean-Marc Chouvel

modalité », par le graphisme, le geste corporel, ou encore la verba-


lisation. Une synthèse de ces expériences reste à faire. Tout se
passe comme si, pour accéder au contenu musical, une médiation
était nécessaire. Celle qui passe par les mots est peut-être la plus
immédiate, même si la danse et l’expression corporelle peuvent
paraître plus proches encore, et que la verbalisation est bien sou-
vent imageante. Le langage a en tout cas un important passé
commun avec la musique, dans le chant, bien sur, mais aussi en
tant que support d’une temporalité. En tout cas, la médiation ver-
bale est celle qui autorise la connexion la plus évidente avec la
psychanalyse.

L’ensemble des principes de l’analyse cognitive est transpo-


sable à d’autres arts du temps que la musique. Les diagrammes
formels, qui découlent de l’utilisation de ces principes, permettent
la représentation de comportements temporels au delà de la na-
ture spécifique du matériau musical. Et la poésie, on l’oublie peut-
être un peu trop, est un art du temps. Marc Sabathier-Levêque,
qui était à la fois poète et organiste, avait sans doute cette analo-
gie présente à l’esprit quand il écrivit le poème qui va servir ici
d’exemple. On n’étudiera ici que le début d’une œuvre de dimen-
sions bien plus importantes, l’Oratorio pour la nuit de noël, dont le
titre est déjà en soi une évocation musicale 150.

étrange musique
il
ya le vide et il y a l’espace il y a l’univers et il y a la terre
l’espace
dans le vide l’univers dans l’espace les mondes dans l’univers
le soleil parmi les mondes les planètes autour du soleil la terre
parmi les planètes et d’innombrables choses encore sur la terre en
elle ou autour d’elle
la terre dans l’espace l’espace donc autour de
la terre le vide autour de l’espace le vide donc autour de la terre
et dans la terre aussi
dans et autour du vide moi

150 Marc Sabathier-Levêque, Oratorio pour la nuit de noël, EST Samuel Tastet
éditeur, Paris, 1987.
Analyse musicale 285

la terre tourne dans


l’espace l’espace tourne dans le vide et je tourne autour du vide
alors même qu’au centre de ce tourbillon toujours recommencé
moi
et la
terre et les planètes et le soleil et les mondes et l’univers et l’espace et le
vide et
moi

Le tableau suivant montre comment, avec un matériau


constitué des mots, accompagnés de leur article dans le cas des
groupes nominaux ou de petits groupes verbaux, comme « il y a »,
on peut construire de ce poème un diagramme formel tout à fait
semblable à ceux que nous connaissons. En voilà le début, grossi
en quelque sorte, et pour lequel on a également indiqué par des
encadrés successifs le fonctionnement du mécanisme de structura-
tion.

il y a le vide et il y a l’espace il y a l’univers et il y a la terre l’espace dans le vide l’univers dans l’espace
il y a il y a il y a il y a
le vide le vide
et et
l’espace l’espace l’espace
l’univers l’univers
la terre
dans dans

Fig. 107 : le diagramme matériau temps du tout début du poème de


Marc Sabathier-Levêque.

Le diagramme complet de la figure suivante donne une idée


plus juste de l’intérêt de ce type d’analyse pour l’interprétation
d’un texte et de ce texte en particulier.
286 Jean-Marc Chouvel

Fig. 108 : Le diagramme Matériau/Temps du début du poème de


Marc Sabathier Levèque Oratorio pour la nuit de Noël.

Il fait apparaître les grands moments de tension sémantique


liés à la forme. Dans une première phase (l’initial) ancrée par le
« il y a » dans l’immobilité cosmique, le poème énonce les éléments
du matériau (« le vide », « l’espace », « l’univers », « la terre », « les
mondes », « le soleil », « les planètes », « d’innombrables choses en-
core ») avec une redondance de proximité qui permet leur fixation
en mémoire (exemple typique de broderie du front de découverte).
La deuxième phase met en résonance trois de ces éléments (« la
terre », « l’espace », « le vide ») avec les deux adverbes énoncés
dans la première phase (« dans » et « autour ») auxquels s’ad-
joignent les suivants : « encore », « sur », « en », « ou », « donc »,
« aussi ». Elle s’enchaîne avec la troisième phase, à partir de « il y
a » « moi » qui est marquée par l’apparition du verbe « tourne »,
troisième phase qui constitue une sorte de péroraison avec une
brusque échappée de la logique de redondance : « alors même
qu’au centre de ce tourbillon toujours recommencé ». Cette troi-
sième phase (l’ultime) débouche par un point crise sur la récapi-
tulation finale, quatrième et dernière phase, marquée par la répé-
tition lancinante du « et ». On notera qu’à l’exception de « la
terre », les mots du début sont utilisés systématiquement en sens
inverse de leur découverte.
Analyse musicale 287

Fig. 109 : interprétation de la figure précédente.

« Il y a le vide et l’espace, l’univers, la terre dans les mon-


des, le soleil parmi les planètes, autour, d’innombrables choses en-
core, sur, en, ou, donc, aussi moi, je tourne alors même qu’au cen-
tre de ce tourbillon toujours recommencé ». Telle serait la lecture
du poème qui n’en retiendrait que le matériau. Ce condensé est
fascinant parce qu’il nous permet d’apprécier à quel point la forme
du poème restitue, au même titre qu’un énoncé musical, son sens
explicite : concevoir le moi comme le terme extrême d’une im-
mense giration, et comme son centre. Le moi sera en effet, dans
l’ensemble du livre, le point focal de toute l’écriture. L’exposé li-
minaire que nous venons d’analyser a valeur de naissance, et cette
naissance est restituée dans son horizon cosmique. On perçoit
alors l’importance fondamentale d’une conjonction entre la musi-
calité formelle du poème et son intention sémantique profonde.
Les diagrammes formels se mettent, pour ainsi dire, à parler… là
où jusqu’à présent ils avaient simplement joué une musique sans
parole. Nous allons essayer maintenant de les faire parler encore
un peu plus. L’introduction subreptice du « moi » dans le vocabu-
laire de la sémantique formelle invite naturellement à faire parler
les constructions temporelles au-delà de la simple description
d’une énonciation. Sans aller jusqu’à une sémiologie « cli-
288 Jean-Marc Chouvel

nique »151, révélant des pathologies du comportement (le com-


portement est-il autre chose, au fond, qu’une « forme tempo-
relle » ?), essayons de mettre en regard l’expérience que nous nous
sommes acquise dans l’analyse des formes musicales avec quel-
ques textes issus du vaste corpus psychanalytique, mais aussi de
quelques autres auteurs, philosophes ou esthéticiens. Ces textes
ont été choisis pour le mode de compréhension original du vivant
qu’ils suggèrent, avec l’arrière-pensée que les œuvres musicales
sont des entités autonomes, « organiques », qui participent à une
certaine « logique » du vivant dont elles seraient à la fois la trace
et le ferment.

La musique est faite de tensions dont la nature s’est révélée


très diverse. Il reste à en préciser les origines et les finalités. Dans
les lignes qui suivent, plusieurs niveaux de vécu se superposent,
en particulier le nôtre, en tant qu’être humain, et celui de l’œuvre,
en tant que miroir de la psyché. Il faut peut-être s’éloigner en ap-
parence de la musique pour mieux l’interroger sur sa substance.
Les rapports qu’entretient un matériau avec son déploiement
temporel génèrent, en connivence ou en conflit avec une sémanti-
que « externe », une sémantique « interne ». Cette sémantique
traduit les liens fondamentaux par lesquels l’œuvre se rattache à
notre propre vie.

Découverte et répétition sont au centre de toute réflexion


sur les formes temporelles. Dans un extrait de son livre Tout est
langage152, Françoise Dolto montre à quel point cette dialectique
est également agissante dans le développement de l’être humain.
Pour rendre la résonance des concepts plus explicite, son texte
sera illustré directement par des « diagrammes formels ».

«[...] nous sommes toujours tentés de retourner au sujet


sans corps d’avant naître, qui n’est pas la mort, qui est
l’invariance supposée de l’avant vie.

151 N’oublions pas que le premier sens de « sémiologie » était l’étude des symptômes
des maladies.
152 Françoise Dolto, Tout est langage, Vertiges Carrere, Paris, 1987, p.30-31.
Analyse musicale 289

l'invariance suposée
(Eon, le son
de l'avant vie
pur originel?)

retourner avant le
temps avant l'espace
temps
MOI

espace

Fig. 110.

Nous sommes dans le variant avec un corps, puisqu’il


grandit jusqu’à mourir. Tous les jours il y a une modification
et en même temps les fonctions sont répétitives.

MOI temps

mon fonctions répétitives


C
OR
mo
d ifi
ca t
PS grandit
jusqu'à
MOURIR
i on
s
espace

Fig. 111.

Donc ce qui est toujours pareil, ce sont les besoins, et


c’est du mortifère pour l’esprit qui désire. Nous sommes tout
le temps pris entre des pulsions de non-vie, des pulsions de ré-
pétition qui sont ensemble — ce qu’en psychanalyse nous ap-
pelons des pulsions de mort — pulsions de mort de l’individu,
et pulsions de mort du sujet du désir, qui voudrait n’être pas né
parce que ce serait plus facile, et puis de l’autre côté, les pul-
sions de vie, qui sont de conservation de l’individu, et qui sont
des pulsions de désir.
290 Jean-Marc Chouvel

MOI temps
dé désir désir besoin répétition
si
r MORT
dé d d
s i é s i ésir besoin répétition mort
r r

si
r VIE
espace
Fig. 112.

La littérature, la sculpture, la musique, la peinture, le


dessin, la danse, tout cela, c’est la représentation de désirs,
mais c’est le non-vécu dans le corps à corps avec l’autre, c’est
de la représentation pour communiquer avec un autre ses dé-
sirs, et c’est là où l’éducation doit toujours veiller à soutenir le
désir vers du nouveau toujours, et au contraire ne pas satisfaire
les désirs qui, aussitôt satisfaits, rentrent parmi les besoins
qu’il va falloir répéter; avoir une sensation plus forte puisque
le besoin, c’est une habitude, et l’habitude ça n’intéresse pas.
Ce qui est une habitude, c’est du mortifère.

MOI le temps
reculer
dé stagner pulsions de
si habitude besoin
r MORT
l'autre
vers du le monde
nouveau
toujours pulsions de
VIE
l'espace

Fig. 113.
Analyse musicale 291

Voilà ce que je voulais vous faire comprendre, c’est que


l’être humain est obligé d’avancer. S’il n’avance pas il stagne
et, s’il stagne longtemps, il recule. Il recule dans son histoire.
Il régresse à des modalités libidinales passées.

Voilà un texte qui ne laisse pas beaucoup d’alternative entre


régression et progression. On peut d’ailleurs se demander si ce qui
vaut pour l’individu, et pour l’œuvre, ne vaut pas également pour
le groupe et pour l’ensemble du processus d’évolution stylistique
d’une civilisation. Les utilisations très particulières et massives de
la répétition dans un nombre considérable de musiques du XXe
siècle, les divers retours à une cyclicité de bas niveau structurel,
ou les tentations, encore plus régressives peut-être, d’une
immersion dans le son à son état quasi fœtal ne doivent-ils pas
rendre des comptes devant les remarques de Françoise Dolto ?

Méfions-nous toutefois des amalgames : il n’est pas question


de réduire le problème à une équation simple du genre (Répétition
= Mort) + (Découverte = Vie). Le plaisir, selon l’expression de
Freud, est une énergie déplaçable. Il a le premier établi, dans Au
delà du principe de plaisir, la distinction entre « compulsion de
répétition » et « principe de plaisir ». Il a aussi pressenti qu’il y
avait dans l’esthétique quelque chose comme une « économie du
plaisir »153. La première des observations livrée par Freud dans
cet ouvrage est celle de l’enfant qui transforme en un jeu de
« disparition-retour » sur lequel il assure une emprise autonome le
phénomène, qui ne dépend pas de lui, de l’éloignement de sa mère.
« L’enfant ne pourrait répéter dans son jeu une impression désa-
gréable que parce qu’un gain de plaisir d’une autre sorte, mais di-
rect, est lié à cette répétition ». Une des grandes motivations de la
répétition en musique est certainement de la même manière
l’intégration de la dissonance. Il suffit de s’être livré quelque fois à
l’improvisation pour bien le comprendre. La première apparition
d’une note ou d’un accord « étrange » est désagréable : il y a rup-
ture avec le bien-être antérieur. La seule manière de gommer
cette impression est non pas de s’éloigner de l’intrus en revenant

153Sigmund Freud, « Au delà du principe de plaisir », in Essais de Psychanalyse,


Payot, Paris, 1981, p. 55.
292 Jean-Marc Chouvel

au discours initial, ce qui au contraire renforce sa position


d’intrus, mais de le répéter pour l’amener à faire partie d’un tout
maîtrisé. La musique est peut-être l’endroit idéal d’une telle do-
mestication des pulsions de mort et de vie. C’est toute l’ambiguïté
de la joie-souffrance, de la douleur-plaisir constamment à l’œuvre
dans le jeu avec les sons.

Le degré de conscience de ces enjeux est rien moins


qu’incertain. Il faut souligner ici encore une fois l’apparente
contradiction entre forme et temps. « L’expérience nous a appris »,
écrivait Freud 154, « que les processus psychiques inconscients sont
en soi “intemporels”. Cela signifie d’abord qu’ils ne sont pas or-
donnés temporellement, que le temps ne les modifie en rien et que
la représentation du temps ne peut leur être appliquée. Ce sont là
des caractères négatifs dont on ne peut se faire une idée claire que
par comparaison avec les processus psychiques conscients. C’est
bien plutôt du mode de travail du système Pc-Cs [Perception-
Conscience] que notre représentation abstraite du temps semble
dériver : elle correspondrait à une auto-perception de ce mode de
travail. » Freud lui-même ajoutait : « Je sais que ces assertions
peuvent paraître très obscure, mais je dois me limiter à des allu-
sions de ce genre ».

Il ne faut pas s’attacher à la contradiction apparente entre


processus et intemporel. L’intuition qu’exprime ici Freud n’est pas
non plus en contradiction avec ce que nous venons d’énoncer : la
temporalité, dans son vécu immédiat, est bien du domaine de la
perception consciente. Par contre, cette trace intemporelle que
nous lisons dans les diagrammes formels, même si elle s’établit
suivant les règles élémentaires de la perception, ne fait pas partie
en soi des modalités réelles de la conscience du temps. Cette cons-
cience est sans doute trop focalisée sur les aspects dynamiques lo-
caux pour saisir les tenants et les aboutissants de l’ensemble d’un
déploiement de grande ampleur. Pour reprendre le mot de Boulez,
la forme n’existe que quand la musique s’arrête. Le déploiement
temporel renvoie alors à une sémantique propre, et cette sémanti-

154 Ibid. p. 70.


Analyse musicale 293

que est très probablement inconsciente, comme le mot « vie » ne


ressemble pas à la qualité particulière du vécu.

Même si Freud ne s’est pas intéressé directement à la musi-


que, quelques-un des textes qui suivent montrent que ses préoc-
cupations trouvent un écho manifeste dans le contexte musical :

Il y a une sorte de rythme-hésitation dans la vie de


l’organisme ; un groupe de pulsions s’élance vers l’avant afin
d’atteindre le plus tôt possible le but final de la vie, l’autre, à
un moment donné de ce parcours, se hâte vers l’arrière pour
recommencer ce même parcours, en partant d’un certain point,
et en allonger ainsi la durée155.

On sera frappé de la similitude de ces propos de Freud avec


certains éléments du comportement formel de nombreuses musi-
ques.

MOI
recommencer le même parcours
pour allonger la durée

un groupe un autre se
s'élance vers hâte vers
l'avant l'arrière

atteindre le but final de la vie


Fig. 114.

Les œuvres musicales résonnent souvent à la dimension


d’une conduite vitale. Cet élément est très souvent sous-entendu
par les compositeurs. L’idée, par exemple, qu’une pièce de musi-
que serait l’image de toute une vie est caractéristique. La méta-
phore a d’ailleurs eu cours ouvertement, principalement à l’époque
romantique. Elle est assez naturelle à un art qui façonne des

155 Ibid., p. 85.


294 Jean-Marc Chouvel

« images de temps ». La théorie freudienne des pulsions, des anta-


gonismes vitaux, est donc naturellement à l’œuvre dans la
musique.

Sur la base de réflexions théoriques appuyées par la


biologie, nous supposâmes l’existence d’une pulsion de mort,
qui a pour tâche de ramener le vivant organique à l’état ina-
nimé, tandis que l’Éros poursuit le but de compliquer la vie en
rassemblant, de façon toujours plus extensive, la substance vi-
vante éclatée en particules, et naturellement, en plus, de la
maintenir. Les deux pulsions se comportent là, au sens le plus
strict, de façon conservatrice, puisqu’elles tendent à la restau-
ration d’un état qui a été perturbé par l’apparition de la vie.
L’apparition de la vie serait donc la cause de la continuation de
la vie et en même temps, aussi, de la tendance à la mort, et la
vie elle même serait un combat et un compromis entre ces
deux tendances.156

Un des problèmes essentiels posés à toute musique est pro-


bablement celui de l’intégration réussie de ses éléments divers
dans un tout homogène et singulier, et la conscience de cette tota-
lité pourrait bien être une des plus grandes jouissance esthétique
qui soit. Mais il y a au sein même du musical une réticence à
l’avènement d’une telle perfection « apollinienne ». Quelques li-
gnes plus loin, Freud ajoute : « La pulsion de destruction est régu-
lièrement mise au service de l’éros à des fins de décharge »157. Il
faudrait donc envisager la possibilité d’une ambiguïté quasi mons-
trueuse entre l’acte et son intention, la possibilité, pour la musi-
que, de mettre en place une image idéale pour mieux pouvoir la
démasquer et la défaire. Une des partitions dont le propos illustre
à merveille cette dialectique est la pièce d’orchestre de Luc
Ferrari : Histoire du plaisir et de la désolation158. Le texte de pré-
sentation qu’il donne est on ne peut plus explicite :

156 Ibid.,
p. 254.
157 Ibid.,
p. 255.
158 Luc Ferrari, Histoire du plaisir et de la désolation (1979-1981), pour orchestre de

92 musiciens, Éditions Salabert, Paris.


Analyse musicale 295

Le plaisir est un parcours qui va de la logique


d’enchaînement des idées à la cassure de toute logique pour
que s’exprime le désir. Mais le chemin est balisé par la déso-
lation qui ponctue et fait échec au plaisir.

Au moment où le plaisir pourrait devenir éclatant, où il


pourrait réellement décoller librement, il se casse la gueule et
progressivement se détériore dans un échec violent.

Cette fois, je ne sais pas dire si je n’ai pas su assumer


mon plaisir, ou que ce plaisir n’était pas vraiment le sujet
puisqu’il fallait montrer que le plaisir était impossible juste-
ment parce qu’il était impossible à vivre, et que comme il était
impossible à vivre il fallait le déchoir. Et ne suis-je pas là
tombé dans le piège que je voulais moi-même dénoncer, et ne
suis-je pas aussi un artisan du piège, un tortionnaire du
plaisir ?

Je ne sais pas, je ne sais plus. C’est pourquoi il y a


désolation.159

Le jeu musical avec le désir est transcrit sans pudeur par


Luc Ferrari. Il y a, dans la maîtrise de l’artiste, quelque chose qui
fait fuir le véritable plaisir. La logique, qui est du côté de la répé-
tition, s’oppose depuis toujours à l’expression, dont le geste est
perpétuellement débordant, à côté, ailleurs. Dans son livre consa-
cré à différence et répétition160, Gilles Deleuze analyse comment la
différence n’est pas subordonnée à l’identité (logique) et n’a pas
besoin d’aller jusqu’à la contradiction, et comment, d’autre part, la
répétition, dans son aspect le plus mécanique (physique), en tant
que répétition du Même, se déplace de manière différentielle 161. Il
met l’accent sur l’issue dimensionnelle de la répétition, « car ce
qui se répète ne le fait qu’à force de ne pas « comprendre », de ne
pas se souvenir, de ne pas savoir ou de n’avoir pas conscience »162.

159 Note de programme.


160 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Presses Universitaires de France, Paris,
1968.
161 Ibid., p. 2.
162 Ibid., p. 26.
296 Jean-Marc Chouvel

En insistant sur son ubiquité fondamentale, sur le mensonge


qu’elle représente, les déguisements étant « les éléments généti-
ques internes de la répétition même »163, Deleuze en vient à oppo-
ser à Freud un modèle « théâtral » de l’inconscient, modèle auquel
il aurait renoncé. L’instinct de mort ne serait pas dans la tendance
à revenir à la matière inanimée, mais dans un rapport avec le
masque et le travesti.

La répétition est symbolique dans son essence, le sym-


bole, le simulacre, est la lettre de la répétition même. Par le
déguisement et l’ordre du symbole, la différence est comprise
dans la répétition. [...] ce qu’il y a de mécanique dans la répé-
tition, l’élément d’action apparemment répété, sert de couver-
ture pour une répétition plus profonde, qui se joue dans une
autre dimension, verticalité secrète où les rôles et les masques
s’alimentent à l’instinct de mort. [...] C’est le masque, le véri-
table sujet de la répétition. C’est parce que la répétition diffère
en nature de la représentation, que le répété ne peut être repré-
senté, mais doit toujours être signifié, masqué par ce qui le si-
gnifie, masquant lui-même ce qu’il signifie. [...] Éros et Tha-
natos se distinguent en ceci qu’Éros doit être répété, ne peut
être vécu que dans la répétition, mais que Thanatos (comme
principe transcendantal) est ce qui donne la répétition à Éros,
ce qui soumet Éros à la répétition.164

Que l’on pense à un arrêt du temps ou à un retour du même.


La musique, comme cela a été souligné à maintes reprises, se
comporte sur plusieurs plans simultanément, et la fixation d’un de
ces plans sert souvent de prétexte pour évoluer sur un autre. Dès
lors, il faut évaluer la musique sous le double plaisir de la décou-
verte et de la répétition. Le modèle cognitif longuement présenté
au début de cet essai commence par une première question, celle
du « reconnaître », qui est bien plus qu’un simple « contrôle
d’identité ». Ce « reconnaître » est véritablement un « naître à
nouveau avec ». Ce qui est toujours exactement le même, nous dit
la psycho-acoustique, nous le masquons. Or rien, dans une œuvre

163 Ibid., p. 27.


164 Ibid., p.28-29.
Analyse musicale 297

d’art (en tout cas une œuvre d’art maîtrisée), n’est inutile. D’où le
jeu sans cesse renouvelé avec la répétition que nous n’avons cessé
de traquer au fil des œuvres. D’où également un jeu encore plus
subtil avec la découverte. Découvrons-nous autre chose, après
avoir ouvert les portes du château de Barbe-bleue, qu’un inévita-
ble destin de mortel ? Mais si le terme nous est échu, le chemin
reste nôtre. Et si, du côté de la fin, il y a la mort, le chemin, qui est
notre liberté, va, lui, vers l’ultime. Une des fonctions de la musi-
que serait de nous fournir de ce chemin des représentations, les-
quelles représentations loin d’être immuables, évoluent en fonc-
tion de la conscience culturelle du Temps. Mircea Eliade, dans Le
mythe de l’éternel retour, renvoie la répétition, en tant que fond
grondant originel, au sentiment d’assimilation archétypal, tandis
que les structures temporelles engagées dans une progression —
au risque de la rupture, du décalage, du décentrement — aban-
donnent le « bien-être » métaphysique du temps mythique pour
plonger dans la dramatique réalité du temps historique.

De même que l’espace profane est aboli par le symbo-


lisme du Centre qui projette n’importe quel temple, palais ou
bâtiment au même point central de l’espace mythique, de
même, n’importe quelle action douée de sens accomplie par
l’homme archaïque, n’importe quelle action réelle, c’est-à-dire
n’importe quelle répétition d’un geste archétypal, suspend la
durée, abolit le temps profane et participe du temps mythique.
[...] Le mythe n’était-il d’ailleurs pas plus vrai, du moment
qu’il faisait rendre à l’histoire un son plus profond et plus ri-
che : il révélait une destinée tragique. [...] L’intérêt pour
l’irréversibilité et la « nouveauté » de l’histoire est une décou-
verte récente dans la vie de l’humanité.165

De quelque façon qu’on l’envisage, le problème de l’art est


bien celui d’un tête-à-tête avec la mort. Mais cet apprivoisement
de la mort dans l’œuvre peut se faire de bien des manières. Sui-
vons pour quelques lignes, avec la même liberté de trait que celle
dont nous avons usé avec Françoise Dolto, la réflexion d’un élève

165 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Gallimard, Paris, 1969, p. 50-51, 61-
62, 64.
298 Jean-Marc Chouvel

de Bergson qui a interrogé de manière essentielle la pensée musi-


cale : Vladimir Jankélévitch.

Le masque inexpressif que la musique se donne vo-


lontiers aujourd’hui recouvrait donc, sans doute, le propos
d’exprimer l’inexprimable à l’infini. [...] Le mystère que la
musique nous transmet n’est pas l’inexprimable stérilisant de
la mort, mais l’inexprimable fécond de la vie, de la liberté et
de l’amour; plus brièvement : le mystère musical n’est pas
l’indicible mais l’ineffable.

la nuit noire de la mort non-être


ténèbre impénétrable
absolument un mur infranchissable temps
rien à dire
L'INDICIBLE
L'INEFFABLE

infiniment
mystère (la réalité?)
interminablement
poésie amour
à dire
espace
Fig. 115.

C’est la nuit noire de la mort qui est l’indicible, parce


qu’elle est ténèbre impénétrable et désespérant non-être, et
parce qu’un mur infranchissable nous barre de son mystère: est
indicible à cet égard ce dont il n’y a absolument rien à dire, et
qui rend l’homme muet en accablant sa raison et en réduisant
son discours. Et l’ineffable, tout à l’inverse, est inexprimable
parce qu’il a sur lui infiniment, interminablement à dire. [...]

Car si l’indicible, glaçant toute poésie, ressemble à un


sortilège hypnotique, l’ineffable, grâce à ses propriétés fertili-
santes et inspirantes, agit plutôt comme un enchantement, et il
diffère de l’indicible autant que l’enchantement de
l’envoûtement.
Analyse musicale 299

envoûter

enchanter

Fig. 116.

Nous sommes parvenus ici au point ultime de ce qu’il nous


est possible d’illustrer. Nous avons débordé les limites de la forme,
et sans doute aussi celles de notre sujet. Peu importe. Comment
parler d’art sans aborder ce qui fait la spécificité de l’art, ce qui
constitue le point essentiel de son rôle dans l’ensemble de la
sphère humaine. Didier Anzieu écrit, dans Le corps de l’œuvre :
« l’art est au premier degré une représentation (que ce soit du
monde réel ou des mondes imaginaires). Mais l’œuvre est aussi au
second degré une représentation de ce pouvoir de représentation
propre à l’art166 ». Il poursuit :

« L’insertion, dans l’œuvre en train de se faire, de la re-


présentation du processus créateur qui l’engendre correspond à
une propriété de l’appareil psychique qui est de se donner des
représentations de son propre fonctionnement : différence es-
sentielle par rapport aux appareils non-psychiques. Cette pro-
priété, sans laquelle la psychanalyse, entre autres, n’aurait pu
être découverte, l’œuvre la reprend à son compte en la com-
plexifiant, puisque le créateur intègre dans le corps de l’œuvre,

166 Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Gallimard, Paris, 1981, p. 137.


300 Jean-Marc Chouvel

présenté comme une machine particulière homomorphe à


l’appareil psychique en général, non seulement des aspects de
son propre appareil psychique, mais des aspects psychiques
des destinataires, que le créateur intentionnalise comme public
potentiel et dont il se représente par avance les réactions.

On l’aura compris, ce n’est pas à une mimesis triviale que


nous conduit l’analyse de la musique. L’homomorphie avec l’ap-
pareil psychique se double d’une homomorphie avec le sens
métaphysique de l’existence. Le sens de la musique ne se décrypte
pas dans un code linguistique. Ce qui se construit dans le temps
donne à penser la relation du moi au monde. La musique n’est pas
pur écho d’elle-même, et son ego est universel. De même, la forme
de la musique n’est pas pure icône. Elle est la liaison même, dans
ce qui nous relie. Plus religieuse que la religion. Associée à notre
vie intérieure, la musique est le véhicule d’un lien fondamental
avec nous-même, au-delà des tressages qu’y surimprime l’esprit.
Ce lien n’est ni univoque, ni achevé. C’est un ouvert. Une quête.
Et la forme de la musique est l’image de cette quête.
Conclusion
Ce serait un complet malentendu que de ne retenir de cet
ouvrage que ses aspects strictement techniques, de n’y voir qu’une
sorte de « livre de recettes » et de chercher à refaire les mêmes
analyses, ou le même genre d’analyse sans distanciation.
L’analyse, en effet, n’est jamais achevée. Elle ressuscite à chaque
interprétation, comme la musique s’épanouit différemment dans
chaque subjectivité. On ne peut, on ne doit pas considérer
l’analyse comme terminée dans le temps par un certain nombre
d’opérations, pas plus qu’on ne peut la considérer comme détermi-
née dans l’espace par un certain nombre de paramètres. Mais cet
inachèvement n’est pas un échec. Ce qui est atteint est définiti-
vement atteint. Et pourtant l’analyse elle-même n’est jamais défi-
nitive : c’est un mouvement, un mouvement perpétuel de décons-
truction-reconstruction, un acte d’interrogation et d’assimilation.

Malgré les très nombreux exemples cités, il en aurait fallu


bien d’autres encore pour atteindre une connaissance significative
de la réalité musicale, tellement riche, tellement complexe. L’infini
du désir rencontre vite, sur ce terrain, les limites du réel, ses ré-
sistances. Exemplarité n’est pas exhaustivité. Il s’agissait princi-
302 Jean-Marc Chouvel

palement de faire jouer quelques œuvres choisies dans un pro-


gramme où l’intérêt portait plus sur des problèmes de méthode et
de théorie que sur des choix esthétiques personnels. Au-delà des
outils, on a voulu amorcer une réflexion sur la portée et sur la pra-
tique de l’analyse musicale. Cette réflexion n’a pas grand-chose à
voir avec une chronique historique. C’est au contraire une proposi-
tion largement autonome, essentiellement centrée sur la compré-
hension des phénomènes temporels et leur appréhension. Les
concepts fondamentaux de l’analyse cognitive ont été définis,
rendu opératoires et accessibles à la représentation. Les notions
de forme et de structure temporelle, ainsi que des conditions né-
cessaires à leur déploiement ont été précisément explicitées. Les
exemples ont mis en évidence la diversité des configurations pro-
posées par les compositeurs aux auditeurs. La manière dont cer-
taines des questions abordées irriguent la littérature musicale,
mériterait encore bien d’autres études. L’enjeu anthropologique
demeure : il s’agit d’appréhender avec le moins d’a priori possible
les témoignages qu’ont laissé les musiciens qui nous ont précédés.
Ce qu’ils ont inscrit dans leur musique déborde ce qu’ils ont pu en
dire, ou ce qu’ont pu écrire leurs contemporains. Cela déborde
peut-être même leurs propres intentions…

L’analyse n’est pas un acte passéiste. Elle est là au contraire


pour rendre les œuvres vivantes. Et aussi pour éclairer la création,
lui fournir des concepts efficaces, l’autoriser à dégager de nouvel-
les pistes. Là encore, l’analyse est mouvement. À un moment de
l’histoire où l’on proclame la mort des avant-gardes, la liquidation
de toute idée de recherche esthétique, où l’on ramène le sens du
musical à un habitus culturel et la culture à une consommation de
masse, l’analyse est une arme essentielle pour le renouvellement
du discours sur la musique, et pour celui du discours musical lui-
même. Non, la musique n’est pas un art d’agrément anodin et
sans signification. Et l’analyse peut aussi être là pour dénoncer la
vacuité, même et surtout si l’on érige celle-ci en norme communi-
cationnelle. Car la musique est trop baignée dans le temps, trop
« mouillée », trop impliquée dans les affaires de Chronos, pour
laisser croire qu’elle n’est pas elle-même mouvement. Son dyna-
misme, c’est ce qui habite notre profondeur d’être humain. Car
Analyse musicale 303

jamais peut-être « l’assassinat » de Mozart n’a été perpétré avec


autant de raffinement et de perversité que dans notre civilisation
contemporaine.

Passée du statut d’art éphémère, d’art « qui ne reste pas », à


celui de témoin privilégié de nos affaires les plus fondamentales,
la musique reste aussi mystérieuse que le temps qui en est le vec-
teur. L’idée que son inscription dans une mémoire soit la ressource
fondatrice de son existence ne doit pas nous faire oublier que
« mémoire » désigne dans ce cas autant une capacité de projection
dans l’avenir qu’une faculté de rétention du passé. De notre appa-
reil psychique ou du message sonore, nul ne saura jamais dépar-
tager lequel se moule sur l’autre. Il est pourtant certain que le
mouvement de la musique donne forme à nos émotions — à moins
que ce ne soit l’inverse. Cet « accordage » — qui peut tout aussi
bien être un « désaccord » — trouve ses ressources au plus souter-
rain de notre vie psychique, en toute connivence avec le vécu cor-
porel. Il n’y a pas d’auditeur « standard » et c’est heureux. La mo-
délisation de l’attitude mentale confrontée à l’appréhension d’un
phénomène temporel nous donnera sans doute à l’avenir des indi-
cations sur la nature de la subjectivité, sur son fonctionnement.
On peut d’ores et déjà imaginer que les deux questions fondatrices
du modèle cognitif, celle de la reconnaissance, et celle de la clô-
ture, sont largement influencées par la culture. Cela vaut au ni-
veau personnel comme au niveau social, à la fois en termes
d’acquisition de références, et en termes d’habitudes d’écoute.
Mais l’effort pédagogique à venir pour rendre la musique, dans sa
diversité, plus intelligible aux oreilles des citoyens, ne porte pas
seulement sur l’acquisition de références ou d’habitudes d’écoute.
Il passera peut-être par une conscience plus réflexive des enjeux
de la temporalité, par une connaissance plus méthodique des ca-
ractéristiques de la conscience temporelle.

La musique n’est pas seule à être plongée dans le temps.


Tous les arts vivants, et aussi les arts dits « de support » comme le
cinéma, ont ce même axe commun. Et au-delà des arts, c’est tout
le champ de notre pensée et de nos comportements qui peut se dé-
crire comme « séquence d’événements ordonnés par le temps ». La
304 Jean-Marc Chouvel

musique est une sorte de prototype, un modèle, à la fois abstrait et


très concret, de notre « être temps ». Si les réflexions qui traver-
sent cet ouvrage ont pu contribuer à mieux faire prendre cons-
cience de la subtilité des relations qui se tissent entre notre vie —
intérieure et extérieure — et ces objets de temps que sont les œu-
vres musicales, alors il n’aura peut-être pas été complètement
inutile.
Bibliographie

Liste des ouvrages cités


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306 Jean-Marc Chouvel

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Liste des articles et communications de l’auteur


Théorie de la forme et analyse sémiologique de la musique, communication au Symposium in-
ternational d’analyse musicale d’Oviedo, 1991.
Pôles de la représentation mentale de l’œuvre, communication au 1er congrès organisé par la
Société Européenne pour les Sciences cognitives de la Musique (ESCOM) à Trieste en
octobre 1991. Musical form, from a model of hearing to an analitic procedure, Interface,
Amsterdam, Vol. 22 (1993), p. 99-117.
Franz Schubert : la rêverie ou l’obsession éclatée, une analyse formelle du douzième quatuor
(Quartett-Satz) en do mineur, Cahiers F. Schubert, Paris, septembre 1992.
Matière et manière ; le style : une forme pour un fond ? Communication au premier colloque
d’Epistémologie musicale organisé par l’Université de Tel Aviv. Texte publié dans la revue
l’Analyse Musicale, Paris, juillet 1993.
La Physique et l’Esthétique ; vers une nouvelle approche du phénomène harmonique. Commu-
nication au premier colloque d’Epistémologie musicale organisé par l’Université de Tel
Aviv. Revue Musurgia, 1995 Vol. II – n° 4.
Analyse musicale et temporalité. Communication au séminaire de recherche organisé par la
Sorbonne et l’UFR de psychologie de l’Université PARIS X sur le thème « Analyse et
perception ». Publication dans les actes du séminaire, Analyse musicale et perception, Da-
nièle Pistone et Jean-Pierre Mialaret, ed., collection Conférences et séminaires n° 1, Univer-
sité de Paris Sorbonne, 1994.
Essai de psychologie des formes du temps. Documents de recherche en Musique et Sciences
Humaines n° 4, Université de Paris X, Nanterre, décembre 1993. Ce fascicule traite des rap-
ports possibles entre développement formel et comportement psychologique.
Académisme et maniérisme: le style comme point central de l’acte créateur. Communication au
séminaire de réflexion sur la création contemporaine organisé à Confluences sur le thème:
« Y-a-t’il un académisme contemporain ? », janvier 1994.
Analyse Musicale et interprétation psychologique in La musique au regard des sciences humai-
nes et des sciences sociales sous la direction de Françoise Escal et Michel Imberty,
L’Harmattan, Paris, 1997.
Texte et musique dans l’œuvre d’Alain Bancquart. Autour d’une analyse des cinq dits de Jean-
Claude Renard. Les cahiers du CIREM, Université de Tours, n° 28-29, juin-septembre
1993.
La concordance harmonique : vers une nouvelle approche de la consonance. En collaboration
avec Boris Doval (LAFORIA, Jussieu), communication à la troisième conférence interna-
tionale pour la perception et la cognition musicale, Liège, 23-27 juillet 1994. Publication
avec les actes de la conférence.
À propos de « l’Ile de Gorée » de Iannis Xenakis, revue Terre des signes n° 1, Oviri, Paris, 1er
sem. 1995.
310 Jean-Marc Chouvel

Form and Structure in Musical Cognitive Representation, communication au Symposium on


Cybernetic paradigms of musical and theatratical performance, Baden-Baden, 16 - 20 août
1995.
L’instant donné : la programmation d’un jeune ensemble de musique contemporaine participa-
tion aux actes du colloque sur « Le concert de musique contemporaine », sous la direction
de François Nicolas, CDMC, Paris, 1995.
Pierre Boulez : Mémoriale (...Explosante-Fixe... originel) en collaboration avec Annie Labus-
sière, in Musurgia, vol. IV n° 1, Eska, Paris, 1996.
Archaïsme et Modernité : retour sur Stravinsky vu par Adorno, communication au séminaire
d’Anne Boissière au Collège international de philosophie, Lille, janvier 1997.
Le classicisme : la maîtrise du style et ses contreparties esthétiques, communication au sémi-
naire d’intersémiotique des arts, Sorbonne, Paris, mai 1997.
L’avenir de la modernité (el futuro de la modernidad), publié dans la revue franco-espagnole
Doce notas preliminares, n° 1, Madrid, 1997.
Problèmes de topologie musicale : entre structure et cognition communication au colloque
L’espace : musique - philosophie Sorbonne, Paris, janvier 1997, publié dans les actes du
colloque, Jean-Marc Chouvel et Makis Solomos (ed.), l’Harmattan, Paris, 1998.
« Le temps met ses menottes sur nos songes... », communication-performance dans le cadre du
colloque Le mélange des arts, université de Lille III, mai 1997. Publication avec les actes du
colloque, Cahiers de la maison de la recherche, « ateliers » 20/1999, Université Charles de
Gaulle Lille III, 1999.
Le parallèle des arts après Kandinsky, communication au séminaire organisé par le groupe de
recherche « Musique et arts plastiques » à la Sorbonne, Paris, février 1998. Publication aux
Presses de la Sorbonne.
Musique et technique communication au séminaire organisé par Makis Solomos dans le cadre
du collège international de philosophie, Paris, mai 1998.
Image sonore et représentation mentale, en collaboration avec Jean-Luc Hervé, communication
au symposium « Musical Cognition and Behaviour : Relevance for music composings »,
Université de Rome La Sapienza, publié dans General Psychology, Mars-Septembre 199,
3/4, 255-262,
Esquisses pour une pensée musicale : les métamorphoses d’Orphée, L’Harmattan, Paris, 1998.
L’insupportable suffisance du support (La insoportable suficiencia del soporte) publié dans la
revue franco-espagnole Doce notas preliminares, n° 2, Madrid, 1998.
Analyse dynamique et écoute : modèle de l’œuvre ou métaphore du sujet, communication au
colloque De l’écoute à l’œuvre, organisé les 19 et 20 février 1999 à la Sorbonne par
l’Équipe de recherche en psychologie, pédagogie et sociologie de la musique de Michel Im-
berty (Nanterre). Publication avec les actes du colloque, L’Harmattan, Paris, 2001.
Regard sur le regard, naissance et au-delà de la modernité, communication au colloque Au-
tour de la main heureuse d’Arnold Schœnberg, Université de Lille III, mars 1999, publica-
tion avec les actes du colloque.
Extrême présence du phénomène : parcours de la forme dans l’œuvre de Gérard Grisey, com-
munication au colloque hommage à Gérard Grisey, organisé en juin 1999 à la Sorbonne par
Danièle Cohen-Levinas, publication avec les actes du colloque, L’harmattan, Paris, 2001.
Du son à la forme, communication au colloque Autour de la musique électroacoustique orga-
nisé à l’Université de Lille 3 les 2 et 3 mai 2000, publication avec les actes du colloque.
L’ineffable éloquent : paradoxes et pertinences du discours sur la musique, communication au
colloque EUROSEM 2000 organisé par le CIRLEP EA 2071 du 13 au 16 juin 2000 à Fon-
taine-sur-Aÿ sur le thème : Parties du discours : Sémantique, Perception, Cognition — Le
domaine de l’audible, Publication avec les actes du colloque, CIRLEP, Presses Universitai-
res de Reims, Reims, 2001.
Moteur ! Ça tourne ! communication-performance au colloque international Musiques, arts,
technologies. Pour une approche critique organisé par l’Université Paul-Valéry (Montpel-
Analyse musicale 311

lier 3) et l’Université de Barcelone les 12, 13, 14, 15 décembre 2000, publication avec les
actes du colloque sur la revue en ligne DEMether.
Polyphonie/polysémie : comment aborder la multidimensionnalité du temps musical ? commu-
nication au 2e colloque international d’épistémologie musicale Observation, analyse, mo-
dèles, peut-on parler d’art avec les outils de la science ? IRCAM, les 19 et 20 janvier 2001,
publication avec les actes du colloque.
Texte pour musique, une expérience à la limite du sens, revue Textuel n° 41, p. 171.
L’enseignement de la composition à l’Université - bilan d’une expérience Communication au
colloque Enseignement de l’Écriture - Analyse et Composition organisé par la Société Fran-
çaise d’Analyse Musicale à Paris les 9, 10, et 11 mars 2001.
Écrire le réel ou laisser parler le monde : la réalité de l’art, Communication au Colloque inter-
national pour l’art au troisième millénaire, « De l’art comme réalité à la réalité des arts »,
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Iannis Xenakis et la musique française, une filiation incomprise ? in Musicological annual,
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El osso y la fabula (l’ours et la fabula) paradoxes de l’écriture du sonore, communication (en
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le cadre du programme « l’Europe de l’écriture », UCM, Madrid, 28 février, 1e et 2 mars
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Dessiner, écrire, composer le son, communication aux journées d’étude « Manières de créer des
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Observation, analyse, modèles, peut-on parler d’art avec les outils de la science ? édition des
actes du 2e colloque international d’épistémologie musicale, en collaboration avec Fabien
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La représentation hexagonale toroïde, une nouvelle approche de l’harmonie dans le système
tempéré à douze sons, en collaboration avec Gérard Assayag, Jean-Pierre Choleton et Be-
noit Mathieux, communication au séminaire « Mathématiques et Musique », IRCAM, Paris,
samedi 14 décembre 2002, in Musimediane, n° 1, octobre 2005, www.musimediane.com.
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multimédias d’analyse, Paris, mercredi 15 janvier 2003.
Index des noms propres
Adorno, 96, 282 Britten, 113, 114, 116, 118, 121, 123,
Anzieu, 299 125, 213
Apollon, 27, 225 Cage, 15, 259
Ashley, 75 Caudwell, 215, 217, 224
Baboni-Schilingi, 101 Chomsky, 30
Bach, 184, 226, 229, 266, 279 Chouard, 78
Bach (C.P.E.), 235, 236 Couperin, 185
Bach (J.-S.), 109, 126, 132, 133, 135, 177, D’Anglebert, 260, 261, 262, 267
178, 179, 185, 196, 228, 264, 267, Dalmonte, 15, 24
268, 269, 271 Davenson, 25
Bachelard, 94 de Vinci, 12
Bartók, 142, 143, 144 Debussy, 96, 209, 210, 212
Bartòk, 152 Deleuze, 295
Beethoven, 81, 138, 238, 239, 244, 261, Deliège (Célestin), 88
262, 272 Deliège (Irène), 40, 75, 83, 84, 85, 159,
Benjamin, 224 166
Bent, 41, 42 Descartes, 11, 98
Bergson, 13, 94, 99, 298 Dolto, 288
Berio, 15, 24, 162 Edelman, 45
Bohy, 216 Ferrari, 294
Bouckaert, 9 Ferry, 97
Boucourechliev, 30 Fourier, 145
Boulez, 213, 292 Fraisse, 161
Brahms, 110, 111, 174
314 Jean-Marc Chouvel

Freud, 13, 123, 283, 291, 292, 293, 294, Meyer, 49


296 Mialaret, 8
Froberger, 262, 264, 266, 267, 268 Miereanu, 9
Fromm, 125 Minsky, 79, 80
Fux, 271 Molino, 24, 41, 174
Gestalt, 37, 40, 94, 176 Monelle, 167
Greimas, 30, 65 Mozart, 79, 148, 155, 185, 188, 194, 196,
Greussay, 81 198, 199, 229, 236, 237, 240, 272
Grisey, 167, 262, 306 Murail, 212
GRM, 104, 105 Narcisse, 123
Guerrero, 212 Narmour, 49
Haendel, 185 Nattiez, 24, 29, 32, 174
Hanslick, 31 Nicolas le Magnifique, 282
Hauer, 167 Ovide, 114
Haydn, 227, 228, 229, 230, 235, 236, 259, Phénix, 124
272, 274, 278, 279, 280, 281, 282 Philippot, 138
Heidegger, 12 Piencikovsky, 258
Henry, 17 Pitts, 46
Héraclite, 62 Platon, 27
Hume, 43 Poincaré, 138
Husserl, 88, 90 Proust, 13, 20, 22, 33, 41, 86
Imberty, 8, 63, 161, 209, 210 Rameau, 28, 185, 231, 232
Jackendoff, 29, 49,1 74, 175 Reese, 54
Jameux, 242 Riotte, 101, 104
Jamon y Cajal, 47 Rousseau, 28, 231, 233
Jankélévitch, 298 Runge, 54
Kandinsky, 16 Ruwet, 29, 44, 54, 58, 63, 134, 140
Labussière, 9, 213 Sabathier-Levêque, 284, 286
Lacan, 176 Saint Augustin, 25, 27, 28, 86
Lachenmann, 215, 220, 224 Saussure, 25
Landry, 166 Scarlatti, 167, 169, 170, 173, 235
Lartillot, 101 Schaeffer, 12
Laske, 78 Schenker, 65, 119
Lechevalier, 79 Schœnberg, 161
Leibnitz, 97 Schubert, 199, 200, 201, 203, 207, 209
Leipp, 75, 77 Selfeidge, 82
Leman, 88, 90, 101 Simon, 159
Lerdahl, 29 Solomos, 167, 306
Lerdhal, 49, 161, 174, 175 Tarasti, 30
Lévy, 9 Vaggione, 26
Lukács, 31 Vivaldi, 185
Markov, 138, 145 Voisin, 101
Marsyas, 27, 225 von Riemann, 33
McAdams, 75 Weber-Fechner, 146
McCulloch, 46 Wertheimer, 40
Mesnage, 101, 104 Xenakis, 167, 306
Messiaen, 146, 147, 148 Zinzendorf, 227, 229
Meudic, 101
Table des matières
AVANT-PROPOS 7
INTRODUCTION 11
I. CONCEPTS GÉNÉRAUX DE L’ANALYSE DES FORMES
TEMPORELLES 19
I. 1. Sémiologie musicale et théorie de l’information 20
I. 2. Schème descriptif sous-jacent : la tripartition « espace-modèle-
objet » 35
I. 3. Représentation analytique : la théorie des trois liens 41
I. 4. Aspects cognitifs 45
I. 4. 1. La métaphore des connexions neuronales 45
I. 4. 2. Projet de l’analyse cognitive 49
I. 4. 3. Procédures de construction des diagrammes formels 51
I. 4. 4. Exemple 54
I. 4. 5. Algorithme complet de l’analyse cognitive 63
I. 4. 6. Analyse et modélisation de l’écoute 75
I. 4. 7. Mémoire et conscience 85
I. 5. Outils informatiques pour l’analyse 101
I. 5. 1. Typologie générale 103
I. 5. 2. Tendance à l’intégration 104
318 Jean-Marc Chouvel

I. 5. 3. Perspectives 105
II. LES OUTILS D’ANALYSE DE LA TEMPORALITÉ 109
II. 1. Explicitation des liens 112
II. 2. Analyse dynamique et diagrammes de phase 137
II. 3. Description du langage formel temporel (géométrie du temps)154
II. 4. Pluridimensionnalité du phénomène musical 174
II. 5. La notion de modèle : récursivité et transfert dimensionnel 198
II. 6. Structure temporelle et analyse du rythme 213
III. ESSAI DE SÉMANTIQUE DES FORMES DU TEMPS 225
III. 1. Le sens par association 226
III. 2. Le sens par situation : le même est un autre 250
III. 3. Évolution des formes et histoire des idées 258
III. 4. Le sens musical au-delà de la musique 283
CONCLUSION 301
BIBLIOGRAPHIE 305
Liste des ouvrages cités 305
Bibliographie indicative 308
Liste des articles et communications de l’auteur 309
INDEX DES NOMS PROPRES 313
TABLE DES MATIÈRES 317

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