Carter - La Dimension Du Temps
Carter - La Dimension Du Temps
Carter - La Dimension Du Temps
La Dimension du temps
Seize essais sur la musique
Elliott Carter
DOI : 10.4000/books.contrechamps.2052
Éditeur : Éditions Contrechamps
Lieu d’édition : Genève
Année d’édition : 1998
Date de mise en ligne : 26 mai 2017
Collection : Écrits, entretiens ou correspondances
EAN électronique : 978-2-940599-25-7
https://books.openedition.org
Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 978-2-940068-13-5
Nombre de pages : 216
Référence électronique
CARTER, Elliott. La Dimension du temps : Seize essais sur la musique. Nouvelle édition [en ligne].
Genève : Éditions Contrechamps, 1998 (généré le 15 février 2024). Disponible sur Internet : <https://
books.openedition.org/contrechamps/2052>. ISBN : 978-2-940599-25-7. DOI : https://doi.org/10.4000/
books.contrechamps.2052.
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1
RÉSUMÉS
À travers une activité critique qui a commencé en 1937 dans la revue Modem Music, et qui fut
consacrée quasi exclusivement à la musique contemporaine, Elliott Carter n'a cessé de réfléchir
aux questions fondamentales de la composition et de l'esthétique musicales. Par ses
appréciations sur les œuvres entendues en création, ses hommages à des compositeurs comme
Stravinsky, Varèse, Ives ou Wolpe, qu'il a bien connus, et ses essais sur le rythme et le temps
musical, Carter se situe de façon originale par rapport aux différents mouvements de la musique
moderne : les avant-gardes américaine et européenne de la première partie du siècle, le néo-
classicisme et le populisme américain des années vingt à quarante, les musiques sérielles et
aléatoires de l'après-guerre.
Cette traversée de l'histoire est aussi une tentative de définir sa propre position en tant que
compositeur américain; au-delà de la « couleur locale », il cherche à penser la tradition
américaine en relation avec les mouvements novateurs européens, critiquant au passage le
conservatisme institutionnel de son pays. Les écrits d'Elliott Carter éclairent par ailleurs une
démarche créatrice d'une richesse et d'une profondeur exceptionnelles, déployée sur plus de
cinquante ans. Ce choix d'écrits paraît à l'occasion de son quatre-vingt-dixième anniversaire, en
signe d'hommage et de reconnaissance.
2
SOMMAIRE
Introduction
Philippe Albèra
Critiques
Lettre d’Europe
Hommages
Esthétiques
Chronologie
Bibliographie Succinte
Index
4
Introduction
Philippe Albèra
1 Les écrits d’Elliott Carter ne constituent pas seulement un document essentiel pour
comprendre une œuvre qui domine son époque par son exceptionnelle richesse et par
sa profondeur ; ils permettent aussi d’élargir une perspective historique qui reste
polarisée sur la pensée sérielle d’un côté (dont les idées demeurent, qu’on le veuille ou
non, un point de référence), et sur la pensée développée par John Cage d’un autre côté
(qui représente, dans une certaine mesure, l’antithèse de la précédente). Les textes
réunis ci-après échappent dans une large mesure aux questions posées par ces deux
tendances dominantes de l’après-guerre, vis-à-vis desquels Carter se montre souvent
très critique, et qu’il traite même comme des phénomènes secondaires (si la musique
sérielle est discutée à plusieurs reprises, les idées de Cage sont superbement ignorées
dans les écrits de Carter). L’approche d’Elliott Carter a été radicalement différente de
celle de nombre de ses contemporains, et ses références sont autres. Cela tient bien sûr
à la personnalité même du compositeur, à une réflexion sur la musique nourrie par une
attention soutenue aux différents mouvements de la création à partir des années vingt,
mais aussi à une situation historique faite de crises et de mutations, qui fut marquée
par la montée des fascismes et par la Seconde Guerre mondiale. Carter incarne de façon
emblématique le destin du compositeur moderne qui se construit par lui-même, et, ce
faisant, définit son propre rapport à la tradition à travers des choix et des décisions
mûrement réfléchis. Ses textes critiques et ses essais ne forment pas le fondement idéel
de son travail compositionnel, comme ce fut souvent le cas dans les mouvements
d’avant-garde ; ils forment au contraire une tentative de clarification rationnelle qui
renvoie aux compositions proprement dites.
2 Carter a raconté lui-même la naissance de sa vocation, liée non pas à des études
musicales conventionnelles – qui semblent l’avoir quelque peu ennuyé –, mais au choc
provoqué par les différents mouvements de l’art moderne dont il suivait les
manifestations avec enthousiasme ; au cours des années vingt, il découvre ainsi les
œuvres de Scriabine, Stravinsky, Schoenberg, Varèse, Ives, Ruggles, et de bien d’autres,
accompagnant régulièrement Charles Ives dans sa loge lors des concerts du Boston
Symphony le samedi matin1. Il s’intéresse tout autant aux théories nouvelles (et
notamment aux écrits du philosophe Alfred North Whitehead, qui auront une grande
5
influence sur lui), qu’aux écrivains comme Proust (dont il lit La Recherche au fur et à
mesure de sa parution), Joyce, Eliot, Cummings, Kafka, ou Brecht 2. Lorsqu’il publie ses
premières critiques au début de l’année 1937, il possède un solide bagage culturel et
musical, une connaissance étendue des œuvres de la modernité, mais il n’a pas encore
écrit de pièces vraiment personnelles ; il a presque trente ans. En retournant aux États-
Unis après un assez long séjour à Paris, où il prend des cours chez Nadia Boulanger,
Elliott Carter est confronté à une situation tout à fait nouvelle, sans commune mesure
avec l’effervescence novatrice des années vingt : l’époque est à la fois marquée par la
grande dépression économique, qui provoque une situation dramatique sur le plan
social, et par une critique radicale des avant-gardes, écartées au profit des tendances
néo-classiques et populistes. Charles Ives ne compose plus depuis de nombreuses
années, et l’un des défenseurs les plus acharnés de la modernité américaine, Henry
Cowell, cherche une voie nouvelle à travers ce qu’il nomme lui-même le « néo-
primitivisme » : « L’époque est mûre pour un contre-mouvement vigoureux », qui
« s’opposerait à la complexité des premiers modernes mais non à l’expérimentation », à
la « sentimentalité et au caractère pompeux de la musique postromantique mais non au
sentiment », au « formalisme » mais non aux « dimensions élémentaires de la
musique »3. Les compositeurs « ultramodernes » (comme ils se sont nommés eux-
mêmes) sont marginalisés, voire oubliés ; Copland a fait remarquer que « leur musique
n’était pas souvent jouée, sauf peut-être localement. Leurs partitions étaient rarement
publiées ; et même lorsqu’elles l’étaient, l’étudiant curieux pouvait difficilement se les
procurer. ». Ce même Copland, qui va incarner une forme particulière de néo-
classicisme américain, et dont Carter défendra constamment les œuvres dans ses
critiques des années trente et quarante, a caractérisé a posteriori ces changements
sociaux et esthétiques qu’il qualifie de « révolutionnaires », en écrivant que
l’« introduction des mass media dans le domaine de la musique » amenait à poser la
question : « Comment établir le contact avec ce public potentiel extraordinairement
élargi sans sacrifier aucunement nos exigences musicales les plus hautes ? » 4.
3 L’évolution générale vers un style plus simple, vers l’utilisation d’éléments folkloriques
et de sujets typiquement américains, émanait autant des milieux intellectuels et
artistiques de gauche, dont la revue Modern Music s’était fait l’écho à plusieurs reprises,
que d’une situation économique et sociale préoccupante et des transformations
profondes qu’elle entraînait, ainsi que du nationalisme suscité par la Seconde Guerre.
D’une certaine manière, l’idée « progressiste » d’une musique destinée aux masses
populaires, défendue par Charles Seeger ou par Hanns Eisler au cours des années
trente, rejoignait les enjeux politiques du New Deal, qui visait à la promotion d’une
musique typiquement américaine5. « À cette époque », écrira Carter dans ses
entretiens, « le passé américain se refaisait une virginité à travers la tentative
désespérée de promouvoir, je suppose, l’idée d’un “creuset” »6. Si l’on parcourt les
articles que le compositeur envoyait alors régulièrement à Modern Music, on peut suivre
à travers l’évolution de ses jugements la prise de conscience progressive d’une rupture
nécessaire avec cette tendance générale où le langage musical est déterminé par des
considérations extrinsèques ; on repère aussi les ambiguïtés produites par la
contradiction non résolue, dans un premier temps, entre l’esthétique de la modernité
qui avait marqué Carter à ses débuts, et l’esthétique néoclassique à laquelle il avait
adhéré plus tard. Ses commentaires sur la création américaine, qui tendent à une
certaine objectivité, notamment par la description consciencieuse des œuvres et par
des jugements fondés sur le métier compositionnel ainsi que sur la qualité des idées,
6
parvient jamais à éclaircir, comme c’est le cas, par exemple, avec les œuvres de Bartok
ou de Berg », les « rythmes vagues », les « harmonies dissonantes jetées pêle-mêle avec
une absence de véritable sens musical ou de progression bien définie » (voir l’article
« Le cas de Monsieur Ives » ci-après). On ne peut comprendre de telles remarques si l’on
ne tient pas compte du fait que Carter cherche alors à écrire une musique qui échappe à
la dissolution du concept de forme et d’œuvre que symbolisent aussi bien les
insuffisances du mouvement ultramoderne que les fondements du populisme.
L’insistance sur la logique interne de la composition renvoie aussi à une défiance vis-à-
vis du subjectivisme artistique, qui engendre le « chaos », et qui a poussé Carter vers le
mouvement néoclassique dans les années trente (un mouvement qui se voulait
ouvertement anti-romantique). Le compositeur a lui-même signalé que l’expressivité
exacerbée de la musique moderne, le pathos expressionniste qu’on retrouve dans les
mouvements d’avant-garde américains – l’accent mis sur l’expression de l’intériorité au
détriment de l’objet musical en soi – semblaient alors liés à une tendance générale qui
avait abouti par ailleurs à l’hystérie nazie13. Le néo-classicisme, avec l’idée
stravinskyenne de la l’œuvre comme une « claire ordonnance », constituait pour lui un
ultime rempart de la raison face à la montée d’une violence incontrôlée. Carter
reprendra cette question à la fin de la guerre en essayant de surmonter la fausse
antinomie de l’expression subjective et de la construction objective 14, et en évitant les
catégories aporétiques d’Adorno au profit d’une conception de la modernité qui ne
reposerait pas sur un moi brisé, hérité du premier romantisme, mais sur l’équilibre
dialectique des extrêmes, qui prend la forme, dans sa musique, d’une dramaturgie
instrumentale où l’individualité des voix se déploie à l’intérieur d’un tissu de relations
multiples toujours changeant.
5 Dans ses critiques des années quarante, Carter s’attache de plus en plus à la qualité
propre des œuvres, qu’il s’agisse de celles de Copland, dans lesquelles le folklore joue
un rôle central, ou de celles de Sessions, qui semblent indiquer à Carter la possibilité
d’un dépassement de l’antinomie entre ultramodernes et néo-classiques ; autrement
dit, pour Carter, les œuvres transcendent désormais les courants, et doivent être jugées
pour elles-mêmes plutôt qu’à l’aune d’une tendance esthétique générale. C’est bien
l’expressivité quasi romantique de la musique de Sessions qu’il soulignera plus tard, en
relation avec la construction complexe et virtuose de ses œuvres (voir le texte sur
Sessions ci-après). Cette nouvelle attitude, qui privilégie la dimension intrinsèque de
l’œuvre et du langage musical, apparaît comme un effort pour échapper aux
déterminations extérieures, qu’elles soient de type sociologique ou esthétique, et donc
aux tendances de l’époque ; elle conduit Carter à la notion de « musique intéressante et
durable », dont il dit en 1946 qu’elle doit constituer non seulement la préoccupation
principale du compositeur, mais aussi celle des éditeurs et du public 15. Il s’agit d’écrire
une musique qui, tout en reflétant son époque en profondeur, échappe à ses contraintes
superficielles, à l’impératif d’une efficacité immédiate, et survive finalement à son
propre temps dans la mesure où elle « peut être entendue plusieurs fois avec un intérêt
toujours croissant ». Par là, Carter s’oppose à la fausse alternative de la nouveauté (qui
définit l’œuvre moderne de façon réductrice) ou de l’œuvre facile (qui caractérise
l’esthétique populiste), qui ne sont pour lui que des notions mercantiles : « J’aimerais
presser toute personne en relation avec la musique de prendre en compte sa
responsabiltié en aidant à développer cette musique durable ici dans ce pays. » 16. Carter
reprend également le concept de compositeur « visionnaire » qui provenait des
ultramodernes, et qui suppose une reconnaissance publique différée.
8
a également cherché à dépasser l’antinomie entre une écriture rythmique très élaborée
et une harmonie statique chez Stravinsky, ou entre la complexité diastématique du
dodécaphonisme et une forme conventionnelle chez Schoenberg. Toutefois, à la
différence des musiciens européens après la guerre, il ne s’est pas focalisé sur les
questions du matériau en tant que tel (qu’il s’agisse du son ou des structures
d’intervalles), mais plutôt sur le problème de la forme, qui apparaissait aux jeunes
compositeurs de Darmstadt comme la simple mise en place des structures sérielles. Il
est intéressant de noter que la musique de Debussy constitue pour lui une référence
centrale, comme on peut le voir avec le texte publié ci-après sur les dernières sonates
du compositeur français. C’est à travers l’idée d’une continuité organique à grande
échelle que Carter parvient à fondre ensemble des éléments disparates qui avaient
entraîné autrefois un déséquilibre entre les différents aspects du langage, ou débouché
sur une forme fragmentée. On retrouve tout au long de ses textes cette préoccupation ;
elle est en filigrane dans son approche des œuvres de Varèse ou de Petrassi par
exemple, et elle est au fondement de ses réflexions sur le temps mussical. C’est ainsi
qu’il en vient à l’idée d’une mise en relation des tempos différents d’une œuvre, qui
n’est pas soumise à un schéma abstrait (comme dans la musique sérielle), mais à la
réalité du discours musical lui-même, tel qu’il peut être saisi et vécu à travers
l’audition ; on l’a désignée par le concept imprécis de « modulation métrique ». Il s’agit
ni plus ni moins de créer un lien interne et perceptible entre des moments
individualisés et divergents. De là provient aussi l’idée d’une caractérisation à la fois
harmonique et expressive des différents épisodes d’une œuvre, ou de ses différentes
couches simultanées, qui permet de cérer des gradations subtiles, des hiérarchies
musicales organiques, mais qui donne aussi aux moindres inflexions, aux plus petits
mouvements musicaux, une signification essentielle (Carter insiste plusieurs fois dans
ses textes sur l’importance des détails pour la structure globale, importance à laquelle
Nadia Boulanger l’avait rendu particulièrement sensible, et qu’il estimait sacrifiée dans
les œuvres sérielles ou aléatoires, ainsi que dans les œuvres fondées sur des textures). Il
est possible que cette idée d’une continuité organique à grande échelle, qui caractérise
tant les œuvres de Carter à partir du Premier Quatuor à cordes (toutes ses œuvres
importantes sont composées d’un seul tenant sur une durée d’environ vingt minutes)
provienne en partie d’influences non musicales, comme les œuvres de Proust ou de
Joyce, ou comme certains films (on sait que certains éléments du Premier Quatuor à
cordes furent inspirés par le film de Cocteau, Le Sang du Poète , et Carter a signalé
l’importance qu’avaient eue sur sa conception du temps musical les films et les écrits
d’Eisenstein17). Elle mobilise en tous cas la totalité des moyens disponibles et repose sur
une pensée polyphonique d’une grande complexité et d’une grande virtuosité. Anne
Shreffler a bien montré comment les idées et les techniques propres aux
ultramodernes, telles que la polyrythmie, l’indépendance des voix, l’harmonie
émancipée, l’athématisme, le contrepoint dissonant ou les structures rythmiques
irrégulières avaient trouvé dans l’œuvre de Carter, à partir des années cinquante, une
formulation nouvelle qui fonde leur cohérence au lieu de la dissoudre 18. C’est
notamment le cas en ce qui concerne les structures rythmiques et métriques complexes
qu’un compositeur comme Conlon Nancarrow avait fini par confier au piano
mécanique, faute de trouver des interprètes capables de les réaliser (une solution qui
ne pouvait satisfaire Carter, pour qui la dialectique entre composition et interprétation,
ainsi que la communication vivante lors du concert, demeurent essentielles) : chez
Carter, elles sont donc limitées à des rapports plus simples, mais intégrées à l’écriture
10
Wolpe ou Sessions qui n’ont aujourd’hui qu’une place secondaire dans la vie musicale
contemporaine ; et les essais théoriques ou esthétiques, qui appartiennent
essentiellement aux années de la maturité (à partir de 1955), et qui sont dominés par
les réflexions sur le temps musical. L’ensemble de ces textes complète l’édition des
entretiens parus en 1992 aux éditions Contrechamps, et il contribue, nous semble-t-il, à
donner une image plus précise de la réalité musicale d’une époque qui reste encore
passablement faussée par des points de vue partiels, ou par des préjugés tenaces.
NOTES
1. Voir : Entretiens avec Elliott Carter, Genève, Contrechamps, 1992, pp. 9 à 33.
2. Idem, p. 16.
3. « Towards Neo-Primitivism », dans : Modern Music, 10, 3 (mars-avril 1933), pp. 149-153.
4. « Le Compositeur en Amérique industrielle », dans : « Musiques Νord Américaines »,
Contrechamps, 6, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1986, pp. 26 et 31.
5. Modern Music publia dans les années 1934-35 des articles de Charles Seeger (« On Proletarian
Music »), de Marc Blitzstein, rédacteur du journal communiste New Masses (« Coming – The Mass
Audiences ! »), et de Hanns Eisler (« Reflexions on the Future of the Composer »). Voir à ce sujet
l’article d’Elisabeth Schwind dans : Dissonance, 58, novembre 1998, pp. 4-10 ; l’auteur y signale à
quel point le « populisme était nourri d’utopies pédagogiques et sociales ».
6. Entretiens avec Elliott Carter, op. cit., pp. 25-26.
7. Dès 1933, à l’instigation de Roosevelt, fut créée la Work Progress Administration, afin d’essayer
de donner du travail aux 18 millions de chômeurs que connaissait l’Amérique. Il existait des
projets WPA dans tous les secteurs d’activité, y compris dans le domaine musical, avec
notamment le Federal Music Project, lancé en 1935, et dont les buts étaient d’instaurer un niveau
élevé de pratique musicale, d’assurer l’autonomie des artistes, et d’éduquer le public.
8. « Coolidge Crusade ; WPA ; New York Season, 1938 », dans : The Writings of Elliott Carter,
Bloomington & London, Indiana University Press, 1977, p. 43.
9. « The New York Season Opens, 1939 », dans : The Writings of Elliott Carter, op. cit., p. 67.
10. « American Music in the New York Scene, 1940 », op. cit., p. 70.
11. « Orchestras and Audiences ; Winter 1938 », op. cit., p. 28.
12. « Stravinsky et les autres modernes en 1940 », ci-après dans ce volume.
13. Entretiens avec Elliott Carter, op. cit., p. 29.
14. « C’est pourquoi, à mon sens, beaucoup d’entre nous se sont intéressés pendant un certain
temps au néo-classicisme, que l’on pouvait considérer comme une voie vers un “retour à la
raison” et vers une vue plus modérée à l’égard de l’expression, ainsi que vers un vocabulaire plus
accessible. Après un certain temps, toutefois, avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, j’ai pris
nettement conscience, en partie à la faveur d’une relecture de Freud et de mes réflexions sur la
psychanalyse, que nous vivions dans un monde où cette violence physique et intellectuelle ferait
toujours problème, et que toute la conception de la nature humaine sous-jacente à l’esthétique
néo-classique revenait à enterrer des faits qu’il nous appartenait, il me semble, de traiter de
manière moins superficielle et résignée. » Ibidem.
15. « The Composer’s Viewpoint », op. cit., p. 141. Il est significatif que ce texte ouvre la nouvelle
édition des écrits de Carter.
12
Critiques
14
1 Mon but n’est pas ici de raconter dans le détail l’histoire de la création puis de la
deuxième exécution au Town Hall de New York, le 20 janvier et le 24 février 1939, de la
Concord Sonata de Charles E. Ives, car cela mériterait un article entier. Cependant, voici
en résumé ce qu’on pourrait en dire :
• Création : très peu de public.
• Dans les dix jours suivants : articles enthousiastes des critiques, dont la plupart n’avaient
pas assisté au concert et avaient copié des extraits de la préface de Ives.
• Deuxième concert : salle comble, et déception des critiques écoutant de toute évidence
l’œuvre pour la première fois.
2 Voilà maintenant bien longtemps que beaucoup d’entre nous se posent des questions
quant à la valeur musicale de la Concord Sonata et d’autres œuvres de grandes
dimensions de Ives. J’ai fait connaissance avec cette sonate dans les années où
Stravinsky vint en personne scandaliser l’Amérique et où Whiteman créa au Carnegie
Hall la Rhapsody in Blue. Une époque intense, pleine d’enthousiasme et de créations de
musique nouvelle auxquelles j’assistais parfois en compagnie de Ives lui-même. Les
dimanches après-midi après les concerts, certains d’entre nous se rendaient à
Gramercy Park où le compositeur vivait, ou plus tard dans le haut de la ville, après qu’il
eut déménagé à la East 74th Street, pour parler de musique dans l’atmosphère calme de
son salon, un intérieur vieux new-yorkais à la Henry James. Les discussions étaient
animées ; la musique nouvelle était nouvelle et très « moderne », et Ives s’y intéressait
beaucoup. Souvent, il s’en moquait, s’asseyant au piano pour jouer de mémoire des
parties de ce qu’il venait d’entendre, par exemple Daphnis et Chloé ou Le Sacre du
printemps, supprimant les septièmes majeures ou les rythmes évidents de Ravel, ou bien
les dissonances primitives répétées de Stravinsky, qu’il disait « trop faciles ». « Tout le
monde peut faire ça ! », s’exclamait-il en jouant My Country’Tis Of Thee, la main droite
dans une tonalité et la gauche dans une autre. Ses grandes amours étaient Bach,
Brahms et Franck, car il trouvait en eux une élévation spirituelle et une noblesse
auxquelles, selon lui comme pour bien des critiques de sa génération, la musique
contemporaine, simplificatrice, avait renoncé. Le matin, pour se mettre en train, il
jouait une fugue du Clavier bien tempéré avant le petit déjeuner et les longues heures
passées au bureau. Non pas qu’il eût besoin d’un remontant : c’était un bon et solide
15
Yankee, débordant de vitalité, qui s’adonnait à tout ce qu’il faisait avec beaucoup
d’énergie, d’humour et de bonne humeur.
3 Au cours de ces après-midi, nous l’encouragions à jouer sa propre musique ; comme il
voyait que nous étions sincères et non pas simplement polis, il se précipitait vers le
piano et se mettait à jouer. L’atmosphère respectable, calme et puritaine était alors
étrangement bousculée ; un éclat traversait ses yeux tandis que, saisi d’une excitation
fiévreuse, il se déchaînait sur son piano pour jouer un fragment d’« Emerson »,
chantant à pleine voix et poussant des exclamations avec un enthousiasme brûlant. Il
avait autrefois été capitaine de l’équipe de football américain de Yale, et il déployait
une même énergie dans sa musique. C’était une expérience dynamique, renversante,
dont il est encore aujourd’hui difficile de se faire une idée claire. Il détestait les
compositeurs qui jouaient leurs œuvres objectivement, « comme s’ils ne les aimaient
pas ». Cette vitalité forte, nerveuse et yankee, cet humour, et ce sérieux transcendant
étaient tout à fait à notre goût, et nous sortions toujours de chez Ives remplis du joyeux
vin nouveau de la vie et de mille projets d’avenir.
4 En ce temps-là, Ives n’était pratiquement jamais joué. Une fois, en 1927, lors d’un
concert Pro Musica, deux mouvements de sa Quatrième Symphonie furent donnés sous la
direction d’Eugene Goossens, qui passa une nuit blanche, la tête entourée d’un linge, à
se demander comment obtenir la cohésion de l’orchestre dans les passages où les
barres de mesure ne coïncidaient pas. Ives fit venir les percussionnistes chez lui pour
leur apprendre les rythmes. Il n’est pas surprenant que l’œuvre n’ait pas trop bien
passé, car la partition du « mouvement vif »1, publiée plus tard par New Music,
comporte des difficultés pratiquement insurmontables. À l’époque, nous lui
demandions pourquoi il n’avait pas noté son œuvre de façon plus pratique, afin que les
interprètes puissent la jouer plus précisément. Il nous répondait qu’elle était écrite le
plus simplement possible, et là-dessus il jouait d’un bout à l’autre exactement ce qui
était écrit, disant que ce n’était pas si difficile que ça. Nous observâmes que certaines
textures compliquées ne sonneraient jamais bien, mais il nous contredit, affirmant les
avoir déjà essayées lorsqu’il dirigeait un orchestre de théâtre à Yale. Puis nous lui
demandâmes pourquoi la notation de la Concord Sonata était si vague, pourquoi, chaque
fois qu’il la jouait, il faisait quelque chose de différent, changeant parfois les harmonies,
le schéma dynamique, le degré de dissonance, ou le rythme. Il fit même une
transcription d’« Emerson » où plusieurs notes étaient changées et le plan dynamique
entièrement modifié. Il dit qu’il voulait seulement donner une indication générale au
pianiste qui devait, à son tour, recréer l’œuvre pour lui-même. Dans une note en marge
de « Hawthorne », il écrit : « Si la partition elle-même, la préface, ou l’intérêt pour
Hawthorne ne suggèrent rien, alors toute indication (de tempo, d’expression, etc.) ne
fera qu’aggraver les choses. ».
5 Cette attitude d’improvisation vis-à-vis de la musique, si familière dans le swing,
marque toutes les œuvres de la maturité de Ives. Elle affecte sa conception de
l’interprétation comme de la composition. Contrairement à Chopin et à Liszt, qui
notaient très exactement toutes leurs improvisations, Ives laisse beaucoup de liberté à
l’interprète. Dans son œuvre, la notation d’une pièce n’est souvent que le support de
nouvelles improvisations, et la fixation sur le papier d’une musique souvent conçue
bien des années auparavant constitue une sorte de cliché instantané de la façon dont il
jouait la pièce à un moment donné de sa vie.
16
avec son ravissant début et son très beau « thème de marche », est dans la meilleure
manière de Ives, quoiqu’il comporte aussi de longs passages superflus qui pourraient
être allégés en coupant les pages 65 et 66.
10 Bien que sa musique soit plus souvent originale que bonne, lorsqu’elle est bonne, elle
est très belle et très personnelle. Contrairement à celle de Charles Griffes, elle a un ton
impressionniste frais et touchant qu’on ne trouve chez aucun autre compositeur. Ives
partage avec Griffes de nombreuses faiblesses formelles, ainsi qu’un même goût pour
les formes d’accords curieuses, mais bien qu’il ait une vision plus large, il est moins
apte à réaliser son intention musicale. En dépit des problèmes posés par la musique
dans le cadre de la culture américaine, problèmes qui constituent le contexte
significatif du cas Ives, il n’est pas possible, sur la base de la musique que nous
connaissons, de le ranger parmi les grands créateurs originaux de l’art américain,
comme le sont par exemple Albert P. Ryder et Walt Whitman. L’œuvre de Ives n’est pas,
contrairement à celle de ces derniers, à la hauteur des intentions de l’artiste. Quoi qu’il
en soit, la position de Ives en tant que compositeur ne saurait être définitivement
déterminée tant que nous n’aurons pas eu beaucoup plus d’occasions d’étudier et
d’entendre sa musique. L’entreprise de canonisation actuelle paraît un peu prématurée.
11 The Case of Mr Ives
12 Modern Music, 16 n° 3 (mars 1939) [172-76].
NOTES
1. Il s’agit du deuxième mouvement. (N.d.É.)
2. Voir : Essais avant une sonate, traduction française de Carlo Russi, dans : Contrechamps, 7,
Lausanne, L’Âge d’Homme, 1986.
18
permettra de dire si cette attitude va durer ou non. Pour le moment, en tout cas, la
défection des différents groupes européens qui ont été les principaux défenseurs de ces
innovations du XXe siècle, et la vitesse accélérée à laquelle les compositeurs américains
dirigent maintenant leur attention sur la scène locale, ont temporairement fixé
l’attitude des interprètes comme du public.
3 À voir sa carrière, on peut se demander si Stravinsky aurait atteint le même prestige
sans les occasions que lui a données Diaghilev. Nonobstant toute sa publicité et le
formidable intérêt des chefs d’orchestre et de l’élite musicale pour chaque nouvelle
œuvre, sa musique depuis Pétrouchka et L’Oiseau de feu semble rester pour le grand
public trop inhabituelle par sa sonorité et les sentiments qu’elle exprime, trop
déconcertante par la distorsion de ce qui est familier. Cela inclut les Noces et, dans une
certaine mesure, même Le Sacre. Son approche a été jugée, de façon rigide, comme
« cérébrale » et mathématique, et elle s’est vu décerner l’ignominieuse étiquette de
« néo-classique ». Pour pouvoir donner des concerts entièrement consacrés à sa
musique, Stravinsky doit inclure les deux œuvres anciennes et ajouter en prime sa
propre apparition en qualité de chef d’orchestre. C’est ainsi qu’il essaie, assidûment
mais à tout petits pas, de présenter une à une ses compositions nouvelles et de
familiariser le public avec sa manière récente. Cette année, l’audition de Jeu de cartes et
du Capriccio a provoqué des signes de dégel auprès du public, mais Apollon et la
Symphonie de psaumes restent des œuvres déconcertantes, d’accès difficile.
4 Le concert du Town Hall nous a donné un très bon aperçu de la portée des œuvres les
plus significatives de Stravinsky. Sa musique de scène a toujours été suffisamment
dense et pleine d’idées musicales pour bien passer dans une salle de concert. Mais avec
L’Histoire du soldat et l’Octuor, on assiste au début de cette remarquable série d’œuvres
dans lesquelles il a concentré et épuré son style musicale. Toutes deux révèlent son
étonnante intensité, sa concision, son aptitude à donner une unité et un caractère
particulier à chaque œuvre. Toute sa musique foisonne de découvertes, mais il y a dans
chaque pièce, y compris les parodies de danse, une pertinence, un sens de l’essentiel,
un sérieux dans le propos, que peu de compositeurs depuis l’époque des premiers
romantiques ont su conserver avec une telle rigueur.
5 Ces deux œuvres indiquent aussi une direction nouvelle : l’utilisation d’un matériau
musical connu, ce que tant d’auditeurs allaient trouver si gênant. Depuis L’Histoire, où
certaines figures du violon dérivent de la musique tzigane, et où la fanfare et d’autres
thèmes s’inspirent de marches militaires ordinaires, jusqu’au Concerto pour deux pianos
et au Concerto « Dumbarton Oaks », il s’est créé un vaste vocabulaire de ce qu’on peut
appeler des lieux communs musicaux. Ceux-ci sont parfois empruntés au passé, mais ils
sont utilisés de telle façon qu’ils acquièrent une nouvelle vie – comme dans Pulcinella et
Apollon (XVIII e siècle français et italien) ou Le Baiser de la fée (ballet du XIX e siècle).
Toutes ces tournures mélodiques, harmoniques et rythmiques, qu’elles soient tirées du
répertoire classique ou populaire – dérivant de l’histoire et de la musique populaire –
ont été complètement transformées par Stravinsky et fondues dans un style qui
n’appartient qu’à lui.
6 L’Octuor, une de ses premières pièces importantes qui ne fût pas écrite pour la scène, est
aussi l’une des premières œuvres où il s’attaque avec succès au problème d’une
musique dont l’effet dépend principalement de l’intégration, du choix des thèmes, et de
leur développement. On peut voir dans cette œuvre, avec ses formes du XVIII e siècle,
l’origine de l’utilisation du contrepoint dissonant, des imitations canoniques, et d’une
20
les Quatre Pièces pour clarinette et piano de Berg, ou encore la Deuxième Sonate pour violon
de Bartók, nous éprouvons non pas un sentiment de stérilité – étiquette facile et
complaisante si souvent appliquée à la musique de cette période –, mais une émotion
très particulière vis-à-vis de tant de beauté et d’imagination ; le Quatuor n° 1 (1916) de
Bloch, peut-être moins curieux et original, ainsi que le Quatuor à cordes (1936) de
Brunschwick, se situent au même niveau de sérieux qui est apparemment le signe
distinctif de ces concerts. Cette musique, peut-être à cause de son atmosphère spéciale
et de sa difficulté, n’a jamais acquis une grande popularité. Sa programmation est
d’autant plus bienvenue que, aujourd’hui, même le public éclairé semble pressé
d’abandonner ces œuvres qu’il considère trop ténues et affectées, pour se tourner avec
empressement vers des formes d’expression plus amples et populaires.
10 Deux Européens qui furent parmi les pionniers du retour à un style plus détendu –
Prokofiev et Martinů – ont récemment été joués ici. Le Deuxième Concerto pour piano de
Martinů a été interprété avec grand succès par Germaine Leroux lors d’un concert
donné en faveur de la Tchécoslovaquie. L’extrême musicalité de Martinů et sa fraîcheur
d’expression sont des qualités qui séduisent d’emblée. Ses œuvres donnent parfois
l’impression de manquer d’unité, car il juxtapose toutes sortes de musiques dans un
seul morceau, voire même dans un seul mouvement. Dans ce Concerto pour piano, il
semble vouloir confronter Hindemith à certains compositeurs romantiques mais, pour
une raison ou pour une autre, le résultat est naturel et convaincant. Le Deuxième
Concerto pour violon de Prokofiev (dans une interprétation souveraine de Heifetz avec le
Boston Symphony) constitue un effort plus cohérent et déterminé de toucher le public.
Cette détermination semble même la marque distinctive de toute sa musique récente.
Le Concerto est une de ses œuvres les plus faciles d’accès. Aurait-il découvert que, pour
les habitués des concerts symphoniques, la nouvelle musique doit être évidente – ou
bien qu’il lui faut un texte, comme dans Pierre et le loup, ou un scénario, comme dans
Lieutenant Kijé ?
11 Parmi les Américains qui ne se sont jamais éloignés de leur public au point atteint par
les compositeurs publiés dans New Music Quarterly, on trouve Quincy Porter et Walter
Piston. Tous deux ont maintenu avec constance une ligne modérée. Piston, qui a gardé
un style contrapuntique relativement dissonant, touche son public essentiellement par
la clarté des formes et une structure musicale très ordonnée. Sa nouvelle Sonate pour
violon (1939), jouée par la League of Composers, effectue un pas important vers une
communication plus directe. Elle est moins dissonante que ses œuvres du début et plus
claire du point de vue tonal ; les formes classiques apparaissent plus aisément. Le
dernier mouvement est brillant, ce qui est caractéristique, alors que le premier est
gracieux, avec des contrastes qui reposent sur une simple juxtaposition de mouvements
de croches et de doubles croches. Il y a beaucoup de formules qui ont une force
cohésive : mouvements rétrogrades, passacailles et fugatos. Il retrouve avec cette
sonate l’atmosphère intime de la Suite pour hautbois (1934) et de la Sonate pour flûte
(1930), mais la vision est plus large, le savoir-faire plus habile, et le tout baigne dans
une agréable ambiance romantique.
12 Porter, dont le Troisième Quatuor (1930) a récemment été joué lors du Juilliard Alumni
Concert, a écrit une série de pièces de musique de chambre qui occupent une place
particulière dans la littérature américaine pour quatuor. On compte à l’heure actuelle
six œuvres dans ce genre ; comme elles ne sont pas difficiles à jouer, elles pourraient
être exécutées par des amateurs avides de nouveauté (sans trop de problèmes
22
Lettre d’Europe
Traduction : John Tyler Tuttle Jr
cherchent la reconnaissance de leurs jeunes collègues. Bien qu’elle apparaisse d’un seul
bloc, parfois subsumé sous le titre général de « postwebernisme », on peut en réalité
distinguer un grand nombre de méthodes et de concepts différents à Darmstadt.
Plusieurs compositeurs importants de cette école oscillent entre des compositions
« intégralement sérielles » et des compositions « aléatoires », utilisant comme sources
sonores soit les instruments habituels, soit les percussions ou les moyens électroniques,
soit encore une myriade de combinaisons entre eux. Cependant, quelle qu’en soit la
variété, matériaux sonores et méthodes compositionnelles se retrouvent dans
l’acceptation des mêmes éléments empruntés à quelques œuvres de l’école viennoise,
de Debussy et de Varèse – qui sont pratiquement les seuls modèles du passé – et des
idées de théoriciens comme Cowell, Hába, Hauer, Schillinger et d’autres participants
aux mouvements d’avant-garde des années dix et vingt. Reprenant les tendances nées
pendant cette période si vivante – atonalisme, bruitisme, dadaïsme, microtonalité,
polyrythmie, et utilisation de modèles arithmétiques assez arbitraires, tels que ceux
discutés par Schillinger – ils ont été confrontés aux problèmes et aux contradictions qui
contribuèrent au déclin de cette première époque. Comme l’ancienne avant-garde, la
néo-avant-garde est très préoccupée par les composantes physiques de la musique – les
sons, leurs sources instrumentales et mécaniques, leur projection dans l’espace, et
finalement leur méthode de notation. Pour la présentation de ces caractéristiques dans
le temps, on s’emploie actuellement à produire des alternances variées ou
kaléidoscopiques telles qu’elles proviennent inévitablement de la sérialisation intégrale
ou de l’utilisation de procédés aléatoires. On se soucie peu, semble-t-il, de la perception
de ces sons, des possibilités pour l’auditeur de les mettre intellectuellement en relation,
et, par conséquent, de leur aptitude à communiquer sur un plan élevé. La plupart du
temps, la possibilité même de la communication est niée, ou, si elle est admise,
maintenue au niveau primitif de toute musique dont l’effet est uniquement d’ordre
sensuel. Par définition, les œuvres les plus abouties communiquent quelque chose,
apparemment de façon presque non intentionnelle, alors que beaucoup d’autres
consistent en une exposition aléatoire de groupements de sons imprévisibles, avec des
oppositions plutôt violentes de hauteur, de vitesse, d’intensité et de couleur. Les
frustrations fondamentales qui résultent de ce refus apparent de prendre en compte la
question de la communication, et même d’en nier la possibilité, permettent dans une
grande mesure d’expliquer les différentes voies prises par cette école. Beaucoup
d’options ont néanmoins un intérêt considérable, et à partir du moment où elles sont
approchées avec un point de vue non traditionnel, elles ont un effet important sur les
idées esthétiques et philosophiques relatives à la musique ; peut-être pourraient-elles
même devenir utiles, si elles étaient guidées par des concepts tout aussi « avancés »,
prenant en compte la psychologie de l’auditeur. Mais à défaut de cela, il existe en
général, même dans les combinaisons sonores les plus stimulantes, une pauvreté
intellectuelle abrutissante, qu’aucun schéma arithmétique ne peut surmonter ; car soit
de tels schémas sont perceptibles par l’auditeur, et en ce cas ils sont habituellement
bien trop simples pour être d’un quelconque intérêt, soit ils ne le sont pas, et il en
résulte une impression de confusion absurde. Pour sa plus grande part, la musique de
Darmstadt semble hésiter entre ces deux extrêmes – du moins lorsqu’on en écoute
beaucoup, car il est indéniable qu’à la première audition, bien des œuvres sont assez
frappantes.
3 Il est intéressant d’essayer de classer les différentes conceptions, de manière à prendre
position vis-à-vis d’elles, et d’extraire du fatras de publicité, de propagande et d’articles
26
ce qui paraît significatif. Premièrement, comme nous l’avons noté, il s’agit d’une école
néo-avant-gardiste, et, en tant que telle, elle s’est détachée de la « tradition » et de la
« convention » pour se tourner vers le « futur ». Le fait de considérer jusqu’à quel point
une œuvre est « avancée », qualificatif encore perçu comme une qualité, est tout à fait
relatif ; pour ceux qui connaissent bien l’histoire musicale des années vingt, peu de
choses actuelles paraissent vraiment « avancées », bien que le mouvement actuel soit
quelquefois plus sophistiqué et intéressant que les expériences souvent ridicules
d’autrefois. Aussi est-il trompeur d’établir des catégories et des tendances fondées sur
un critère « progressiste », et l’on doit peut-être trouver des degrés de différenciation
pour l’école de Vienne dont ce mouvement se dit être issu.
4 Ce qui s’éloigne le plus de cette école, c’est, bien sûr, l’école néo-dadaïste, dont il existe
en plusieurs lieux un certain nombre de petits groupes d’« antimusique », opérant à un
niveau plus primitif que John Cage et Dieter Schnebel (dont Sichtbare Musik a amusé
bien des auditeurs cette année à Palerme). Ce qu’on peut dire de plus positif à leur
propos, c’est qu’ils testent la relation public-interprète-compositeur, et qu’ils violent le
rapport de confiance qui sous-tend cette relation telle qu’on la conçoit
traditionnellement. Il est certain que la pauvreté de la communication et sa fréquente
dissolution complète dans la routine ennuyeuse de bien des concerts du répertoire
devient d’année en année plus exaspérante pour les musiciens, dans la mesure où leur
art est fondé sur la qualité de l’expérience qui peut être communiquée au public à
travers les grandes œuvres. Pour sortir le public de son apathie, on s’en remet
aujourd’hui à la publicité. Habituellement, celle-ci met l’accent sur tous les aspects
superficiels de la vie musicale – personnalités, salles de concert, etc. –, et elle ne se situe
finalement pas si loin de l’assaut dadaïste, qui aboutit aussi à la publicité. Tous deux
s’en prennent à la confiance naïve en la possibilité de communiquer des choses
importantes et attirent l’attention sur ce qui est périphérique au détriment de ce qui
est central. Tous deux séduisent les journalistes parce qu’ils s’efforcent d’attirer un
public qui n’est pas essentiellement intéressé par la musique sérieuse, ou incapable de
la comprendre. Il se pourrait que les néo-dadaïstes soient plus honnêtes dans leur
attaque du rituel des concerts. Ils sont en tous les cas plus intéressants et plus
amusants, sinon à voir réellement, du moins comme sujets de réflexion et de
discussion.
5 La récrimination habituelle, selon laquelle les iconoclastes de la musique plongent les
musiciens professionnels dans l’opprobre et le ridicule et se détruiront eux-mêmes, et
toute la profession avec eux, si on les laisse aller trop loin dans l’utilisation d’effets
faciles, a été maintes fois entendue lors de la conférence de l’UNESCO sur la musique et
son public qui s’est tenue à Rome du 27 septembre au 3 octobre 1962. Bien que l’envers
de cette idée, à savoir que les méthodes traditionnelles de diffusion musicale
deviennent de moins en moins efficaces et vont toutes dans la même direction, n’ait
jamais été mentionné, la conférence donna l’impression que tous les participants –
éducateurs, critiques, directeurs de radio, organisateurs de concerts, ainsi que quelques
interprètes et compositeurs – pensaient que le développement de la musique sérieuse
ne suivait le rythme de presque aucun des autres domaines de l’activité publique,
artistique et intellectuelle aujourd’hui. Tous semblaient partager le sentiment du déclin
rapide de l’importance culturelle générale de la musique. Cela dit, comme il arrive
souvent dans ce genre de conférence, on ne put se mettre d’accord pour déterminer
précisément les causes de cette situation, ou la façon d’y remédier. Au milieu de toutes
ces difficultés, la colère ambi-valente et amusante, les mystifications et les absurdités
27
14 Ce festival, le plus élaboré des rendez-vous annuels, a fêté son sixième anniversaire du
15 au 23 septembre 1962. Aussi important soit-il, il ne constitue qu’un aspect de P
« Automne de Varsovie », institué pour commémorer la résurrection progressive de la
ville depuis sa destruction presque totale pendant la guerre. Chaque année, un nouveau
quartier est reconstruit, et chaque année, le festival représente un pas de plus vers la
renaissance artistique d’après guerre en Pologne. Dans quelques années, l’ancien grand
Opéra, dont une des façades est reconstruite dans l’ancien style néo-classique, va
rouvrir ses portes avec un équipement entièrement nouveau ; les plans ambitieux pour
la commande de nouveaux opéras et de nouvelles productions des principaux opéras
contemporains sont déjà très avancés. D’une façon générale, le festival semble être une
soupape de sécurité pour toutes les tendances avancées immergées derrière le rideau
de fer. Dans la mesure où le gouvernement polonais accorde un soutien financier
extrêmement généreux aux artistes et aux compositeurs, et leur donne toute liberté
pour choisir ce qu’ils souhaitent présenter, les programmes et expositions attirent les
artistes les plus avancés d’Allemagne de l’est, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, de
Roumanie, de Bulgarie et d’Union Soviétique, dans un lieu où ils peuvent échanger
leurs idées et où leurs œuvres sont présentées à un public bien disposé.
15 En septembre dernier furent donnés huit concerts symphoniques, une soirée de ballet,
un concert de musique électronique et neuf concerts de musique de chambre, chaque
programme comportant deux heures à deux heures et demie de musique exclusivement
contemporaine. À côté de ces écoutes intensives, il existe aussi une vie sociale très
animée, car des « observateurs » ont été invités d’un peu partout, et les pays où les
musiciens reçoivent une aide financière de l’État pour les voyages (le gouvernement
polonais prenait en charge les frais à l’intérieur du pays) sont bien représentés. Il y
avait environ vingt observateurs d’Union Soviétique, ainsi que des cars entiers
d’étudiants du Conservatoire de Moscou, qui réagirent vivement à l’audition des
œuvres avancées, aussi bien pour que contre. Il y avait aussi un assez grand nombre
d’étudiants de Bulgarie et d’autres pays situés derrière le rideau de fer, quelques-uns
d’Europe de l’ouest et, de notre propre hémisphère, une femme de Cuba et moi-même.
Aucun Asiatique ou Africain n’était présent. Chaque matin, sous le titre de « conférence
de presse », se tenait un débat en plusieurs langues (polonais, russe, français,
allemand), sorte de réunion sociale bienveillante au cours de laquelle les compositeurs,
interprètes et chefs d’orchestre des œuvres jouées la veille étaient interrogés, et les
œuvres discutées. Tout le monde était très attentif, surtout les Russes, qui prenaient
des notes très précises de ce qui était dit. Lorsqu’on parlait avec eux en privé, il était
impossible de deviner ce qui pouvait motiver un tel intérêt, car, comme tout le monde,
ils connaissaient très bien l’école viennoise et les autres écoles représentées, et étaient
impatients d’entendre les nouvelles œuvres. Je fus amusé lorsqu’un musicologue russe
critiqua mes Huit Études et une Fantaisie, brillamment jouées par le Quintette Dorian,
comme n’étant pas assez avancées. En fait, les Russes que j’ai rencontrés me parurent
étonnamment bien informés ; ils connaissaient de nombreuses partitions américaines,
et étaient particulièrement enthousiastes pour celles de Sessions. Comme ils
souhaitaient en savoir plus, ils regrettaient, comme beaucoup d’Européens, qu’il fût si
difficile de connaître notre musique sans être submergé de partitions et d’informations
à propos d’œuvres qui ne les intéressaient pas. Je leur fis remarquer que nous nous
heurtions au même genre de difficultés à cause d’une présentation non sélective des
œuvres provenant d’Union Soviétique. Le même problème se pose aux directeurs du
festival, qui s’intéressent beaucoup à la musique américaine, mais ont toutes les peines
31
à trouver des œuvres ayant leur place dans le contexte très avancé et hautement
développé de leur festival. On joua Arcana de Varèse, et je m’arrangeai pour envoyer
plusieurs partitions de compositeurs américains plus âgés, tels Ives, Ruggles, Riegger et
Cowell, qui ne semblent pas être connus. L’intérêt manifesté pour la musique
américaine est sincère, et les deux concerts donnés par des Américains, celui du
Quatuor LaSalle et celui du Quintette Dorian, furent pleins à craquer.
16 Cette année, plus que jamais, le festival a favorisé l’école de compositeurs polonais
avancés : Penderecki, Górecki, Kotónski, Serocki, Schäffer, et le chef d’orchestre Jan
Krenz. Parmi ceux-ci, les trois premiers semblent les plus convaincants. Le jeune
étudiant polonais de Nadia Boulanger, Wojciech Kilar, provoqua l’un des « coups de
cœur » du festival avec Riff, « 62 » pour orchestre, une œuvre qui combine la technique
des clusters de Penderecki avec de lointaines suggestions d’un jazz très tapageur. La
salle fit une telle ovation à cette œuvre qu’il fallut la bisser. Il y eut d’autres œuvres
intéressantes, comme Aprèslude de l’italien Niccolò Castiglioni, Lyrische Gesänge de
l’Allemand Dieter Schönbach, deux sonates pour violon et piano des compositeurs
Galina Oustvolskaïa et Boris Klouzner, ainsi que des œuvres du Roumain Aurel Stroe et
du Bulgare Lazar Nicolov. Des pièces peu jouées de Bartók, Stravinsky, Schoenberg et
Webern furent également données, tandis que de l’ancienne tendance néo-classique,
seules deux œuvres furent jouées, l’une d’un Polonais, l’autre étant la Huitième
Symphonie de Chostakovitch.
17 Il est clair qu’en Pologne, comme dans la plupart des pays où la musique sérieuse
bénéficie d’un soutien étatique important, les subventions apparaissent comme la
continuation de l’aide autrefois dispensée par le patronage aristocratique, lequel visait
tous les aspects de l’activité professionnelle, y compris la formation de nouveaux
artistes et d’un public toujours plus large rendant toute l’entreprise vivante. Il est donc
naturel que l’État, en reprenant presque totalement cette politique de subvention, en
fasse bénéficier non seulement les compositeurs, les interprètes et les orchestres, mais
aussi les institutions chargées de l’éducation musicale, le public et les personnalités
invitées pour observer et discuter. Il existe même une politique très clairvoyante
d’invitation d’artistes de talent et d’œuvres venant de l’étranger, car c’est grâce à ce
genre de contacts avec le monde musical international que l’activité locale parvient à se
maintenir à un niveau élevé et à éviter le provincialisme qui résulte toujours de
l’isolement. L’Union des Compositeurs Polonais se voit allouer chaque année une
somme assez considérable destinée à être distribuée à ses membres pour des
commandes du gouvernement. Les compositeurs doivent eux-mêmes adresser à un
comité de compositeurs-directeurs, élu chaque année, une requête visant à obtenir une
commande, qui présente un projet et indique l’importance et le genre d’œuvre qu’ils
comptent écrire. Le comité décide de la somme à allouer, prenant en compte non
seulement les dimensions de l’œuvre projetée, mais aussi l’importance et la réputation
de l’artiste, ainsi que le montant total disponible. Le compositeur reçoit habituellement
suffisamment d’argent pour vivre raisonnablement pendant la durée de composition de
l’œuvre. Ce système s’applique aux compositeurs de toutes les écoles. Toutes les œuvres
sont normalement publiées par l’édition d’État Polskie Wydawnictwo Muzyczne ou par
d’autres éditeurs ; des opportunités d’exécution sont trouvées, les œuvres sont
enregistrées sur des bandes distribuées aux stations de radio étrangères, et souvent
enregistrées par la société nationale d’enregistrement, Polskie Nagrania.
32
faire ressortir les qualités et les beautés musicales les plus intérieures, sans ostentation,
sans gestes extravagants, mais à la façon des hommes véritablement cultivés et
civilisés, c’est-à-dire par la persuasion, et non par la force.
21 Letter from Europe
22 Perspectives of New Music, 1, n° 2 (printemps 1962) [195-205].
34
Hommages
35
curiosité inlassable, et sa remise en question continuelle ont eu pour résultat une série
de changements d’approche. Mais derrière ces changements reste le fort sentiment
d’un individu qui habite un monde en évolution rapide, auquel il répond. Ses œuvres
sont l’autobiographie musicale d’un personnage sympathique et fort intéressant, une
impression qui s’intensifie par le fait que les thèmes se transmettent d’une œuvre à une
autre, montrant ainsi non seulement à quel point Petrassi les estime, mais également
comment de telles idées peuvent servir à engendrer de nouvelles œuvres qui n’ont plus
les mêmes préoccupations techniques.
7 Vu la personalità percettiva du compositeur, il n’est pas surprenant qu’une influence
contemporaine après l’autre aient joué sur la surface de son style, même lorsque ce
style est devenu de plus en plus personnel. Avec la Serenata et le récent Trio à cordes, on
peut voir, rétrospectivement, certaines caractéristiques de sa musique qui sont restées
stables et dont les plus évidentes sont la combinaison d’un appui sur les motifs brefs
comme façon de relier des idées, ainsi qu’une tendance à l’irrégularité du mouvement
musical provenant d’un désir de mobilité de pensée et de caractère. On y trouve
beaucoup d’emphase dramatique sur le changement et le contraste qui conduit à une
caractérisation de sentiment courte, vive et vivante. Du fait de son intérêt pour la
mobilité musicale, Petrassi commença voilà longtemps à composer des œuvres où les
pauses entre les mouvements sont supprimées, comme dans son Deuxième Concerto
(1951), arrivant aujourd’hui à une fusion complète des caractères et des tempos.
L’adoption progressive des techniques sérielles, à partir de la Récréation concertante
(1953), jusqu’à l’Invenzione concertata, prolonge l’intérêt pour la liaison motivique
d’idées. Cette utilisation de la technique sérielle remplit deux fonctions de base : en
premier lieu, elle fournit une source commune de motifs ou de thèmes imbriqués pour
une œuvre entière ; deuxièmement – ce qui était le plus important pour les
compositeurs viennois –, elle lui permet de placer ces motifs ou thèmes dans un
contexte harmonique. C’est la première utilisation qui intéresse Petrassi
principalement et qui explique son emploi sporadique de l’intervalle d’octave, évité par
les Viennois, et sa préférence d’un développement prolongé dans une seule zone
harmonique au lieu d’un rapide mouvement harmonique typique de la majorité des
œuvres sérielles. Sa musique recèle une grande variété dans l’allure du mouvement
harmonique, et c’est peut-être pour cette raison qu’il n’a jamais utilisé le
dodécaphonisme de façon stricte. Effectivement, dans son Quatuor à cordes, sa Serenata
et son Trio à cordes, il l’a momentanément abandonné, quoique maintenant une bonne
part de son sens chromatique et de son unité d’intervalles. Les séries qu’il a utilisées,
comme on pouvait s’y attendre, ne sont pas hautement structurées, comme les
hexacordes symétriques ou les groupes imbriqués de trois ou quatre notes
caractéristiques de Schoenberg et de Webern, mais sous forme d’un motif, telle la série
de onze notes par laquelle débute l’Invenzione concertata, dont les quatre premières de
l’inversion rétrograde transposée commencent la phrase à hauteur fixe suivante (voir
l’exemple 7 enfin de chapitre).
8 On trouve une emphase similaire sur un motif ou sur un intervalle dans les séries de la
Récréation concertante et les Quatrième et Cinquième Concertos. Toutefois, dans les œuvres
composées après l’Invenzione, un motif de quelques notes non sériel a suffi comme
principe d’unification, revenant à une méthode utilisée dans Noche oscura (1950). Le
Quatuor commence par quatre notes entendues par la suite dans des moments
importants, tel le début des sections, en figurations, et en tant que génératrices
d’harmonies. De même, la Serenata débute sur un motif de trois notes, encore plus
38
sollicité le long de l’œuvre, tantôt dans sa forme originelle, tantôt dans les différentes
transformations associées au dodécaphonisme, et souvent, uniquement comme modèle
directionnel de trois notes ascendantes (ou descendantes) avec un changement
d’intervalles (voir l’exemple 2 en fin de chapitre).
9 Chaque étape de la progression réalisée depuis la Récréation jusqu’au Trio a servi à
développer un discours qui incorpore des qualités et des caractères contrastés et variés
à l’intérieur de chaque « événement », et dans lequel leur activité et leur
directionnalité générale prennent un aspect de plus en plus fantastique et inventif.
L’interpénétration de mouvements devient plus complète, et les événements musicaux,
avec leurs complexes de caractères contrastés, acquièrent un caractère plus personnel
et plus humain, aboutissant à une originalité unique d’expression et de sentiment – qui
ne pouvait être réalisée que par ce libre jeu de fantaisie, loin des rigidités d’un
sérialisme strict. On pourrait rappeler le discours libre et inventif du XVIII e siècle,
notamment la musique de Haydn, qui allie plusieurs qualités et techniques en une unité
richement variée et dramatique. Certes, la musique de Petrassi ne représente
nullement un retour à ce style, mais serait plutôt son descendant éloigné ; tout comme
l’école de Mannheim a réagi contre la mode unifiée d’un modèle systématique qui
caractérise une bonne partie de la musique de Jean-Sébastien Bach, ainsi la musique de
Petrassi sert-elle aujourd’hui d’antidote au caractère systématique de Hindemith, à une
partie de Stravinsky, à un peu du Schoenberg et du Webern de la période
dodécaphonique, et à une grande partie de l’école de Darmstadt.
œuvres antérieures et postérieures à Tre per sette (1967). Ce processus commença avec
la Serenata de 1958 et trouva une expression élaborée dans Estri et dans les Septième et
Huitième Concertos. La confiance de Petrassi à l’égard de la perspicacité intuitive veut
dire, évidemment, que son approche est difficile à réduire à un système, quel qu’il soit.
12 En écoutant Tre per sette pour la première fois, ce qui m’a le plus frappé était
l’interaction imaginative et les contrastes de sentiments et d’idées musicales, ainsi que
leurs relations intrinsèques – dramatiques, humoristiques, sensibles et surprenantes.
L’auditeur se trouve continuellement dans un état d’ambiguïté en ce qui concerne les
tempos de telle ou telle section, la musique rapide étant unie à la musique lente de
sorte qu’il est impossible de décider si la musique lente représente une pause dans une
section rapide ou si la musique rapide est l’ornementation d’une section lente. Les solos
initiaux de chacun des trois instruments présentent trois aspects différents de tempo
en succession rapide : la petite flûte joue une figure mélodique ascendante qui accélère
rapidement, suivie aussitôt d’une autre, descendante, comme un arpège joué le plus
vite possible par la clarinette ; celle-ci cède par la suite le pas à une fanfare, en valeurs
régulières de quintolets, jouée moderato par le cor anglais (voir l’exemple 3 enfin de
chapitre). Ces trois phrases, reliées par la note de pédale sur laquelle s’achève le solo de
la petite flûte, sont ambiguës non seulement sur le plan du tempo mais également dans
la présentation du matériau musical. Ce passage initial est dans un style qui peut être
qualifié d’« atonal », sans aucune série nettement dodécaphonique : la petite flûte
commence par des groupes de notes dérivées de la gamme par tons entiers, et lorsque
sa ligne monte, les intervalles deviennent plus petits, utilisant davantage de demi-tons.
En revanche, la figure mélodique de la clarinette débute par des tierces mineures pour
finir par des quartes justes. La fanfare du cor anglais, caractérisée par des quintes
diminuées et justes, termine sur un ton entier fa ♯ -sol ♯ ascendant, des notes entendues
précédemment à la même octave par la petite flûte. Les deux premiers solos sont joués
pianissimo, tandis que la fanfare du cor anglais commence mezzo-piano et termine
fortissimo, sa dernière note jouée pianississimo en écho par le Flatterzung tenu longtemps
par la clarinette. Ces trois éléments sont liés de plusieurs façons : les sauts de notes
ornementales à la petite flûte et à la clarinette par lesquels commence l’œuvre sont
repris par le cor anglais et, comme dans plusieurs autres sections de l’œuvre, la
répétition de nombreuses hauteurs de passage en passage au niveau de la même octave
(quoique dans un ordre différent) relie des passages de contours fort différents. La
fanfare du cor anglais est toutefois un élément de l’œuvre (le seul d’ailleurs) qui ne
revient pas de temps à autre à la même hauteur, mais chaque fois avec une suite
différente et souvent avec une articulation différente. Cette petite phrase ponctue
l’œuvre, tantôt comme une idée conclusive, tantôt comme un commencement pour des
sections qui sont de caractère très libre, souvent fort inattendues, mais toujours liées
de telle façon à ne pas sembler aléatoires ni chaotiques (voir l’exemple 3).
13 Par exemple, après toute l’écriture solo et contrapuntique, la soudaine triade de sol
majeur entendue homophoniquement en bas de la page 16 de la partition (voir l’exemple
4 en fin de chapitre) est inattendue, bien que les deux notes extérieures soient apparues
fréquemment dans la fanfare. Cela mène à plusieurs passages homophoniques, utilisant
huit des douze accords de trois notes possibles. Des quatre accords exclus ici, les triades
augmentées et diminuées sont souvent apparues dans des figures mélodiques arpégées,
l’accord de quintes diminuées et justes lors de la fanfare, et le cluster des deux demi-
tons achève l’œuvre dans la position la plus proche possible, après avoir été brièvement
repris juste avant la triade en sol majeur et à quelques autres endroits dans des
40
NOTES
1. Le sous-titre de Petrassi explique le titre : Tre esecutor i per sette strumenti a fiato (Trois exécutants
pour sept instruments à vent) : petite flûte, flûte et flûte alto ; hautbois et cor anglais ; clarinettes en
mi♭ et si♭. (Note de l'éditeur anglais)
44
I
1 En ces jours de tristesse qui suivent immédiatement la mort de Stravinsky, il est
difficile de trouver les mots pour exprimer toutes les pensées et les souvenirs qui
doivent occuper l’esprit de bien des compositeurs et musiciens. Ma propre tête est
envahie par les moments d’illumination et de profonde gratitude, par l’admiration
irrésistible que j’éprouvais alors que j’entendais pour la première fois, au milieu des
années vingt, Le Sacre du printemps (que je connaissais déjà par une transcription pour
piano à quatre mains) joué au Carnegie Hall sous la direction de Pierre Monteux, et que
je décidai sur-le-champ de devenir compositeur. Je me rappelle encore la fascination
avec laquelle, depuis, j’ai découvert chaque œuvre nouvelle, que j’eus d’ailleurs souvent
la chance d’entendre en création, comme ce fut le cas pour la Symphonie de psaumes,
Perséphone, Jeu de cartes, Orphée, la Symphonie en trois mouvements, la Messe, la Cantate,
Agon, Threni, Abraham and Isaac, et Requiem Canticles. Cette expérience, que j’ai en fait
recherchée à cause de mon enthousiasme pour le travail du compositeur, fut bien sûr,
dans ce cas, pleine de surprises et de moments de stupéfaction, car le parcours de
Stravinsky est une suite de renouvellements étonnants, allant de Feux d’artifice à The Owl
and the Pussycat. Certes, il était plus facile de se tenir au courant à la fin des années
vingt et au début des années trente, car l’Orchestre Symphonique de Boston,
contrairement aux orchestres actuels, jouait chaque nouvelle œuvre de Stravinsky peu
après son achèvement et maintint certaines d’entre elles, comme Apollon et Capriccio,
pendant des années dans son répertoire. C’est grâce à l’occasion ainsi donnée de
connaître les œuvres de Stravinsky que la Symphonie de psaumes fut tant appréciée par
le public du Boston Symphony – l’orchestre qui avait commandé l’œuvre en 1930. On ne
saurait en dire autant de la Symphonie en trois mouvements commandée par le New York
Philharmonic, lequel continue à « protéger » son public de la nouveauté. (Il faut espérer
que Boulez changera cela.)
2 Plus tard, lorsque l’on commença à entendre ici le remarquable jeu pianistique de
Stravinsky, plein d’électricité, ainsi que sa direction d’orchestre, nous fûmes nombreux
à être reconnaissants de la décision prise par ce grand compositeur de venir vivre
45
parmi nous. Moi-même, je garde un très vif souvenir de son exécution de Perséphone (le
sacre du printemps humaniste), René Maison chantant Eumolpe, dans l’appartement de
Nadia Boulanger à Paris, quelques jours avant la première. Ce qui m’impressionna le
plus, outre la musique elle-même, fut la qualité d’attaque qu’il donnait aux notes du
piano, restituant souvent à travers un seul timbre la qualité si caractéristique de sa
musique – incisive, mais non brutale, très contrôlée sur le plan rythmique et pourtant
pleine d’une telle intensité que chaque note semblait avoir de la valeur, de
l’importance. Chaque fois que je l’entendis jouer, à la Salle Pleyel, au Town Hall ou
ailleurs, cette forte impression de notes extrêmement individualisées et en général
détachées, débordant d’un dynamisme extraordinaire, retenait d’emblée mon attention
– et cela était vrai des passages piano comme des passages forte.
3 Puis, à ma surprise, j’eus le privilège de le rencontrer, d’apprendre à le connaître, et de
pouvoir observer cet homme remarquable à l’esprit pénétrant, brillant, original et
enthousiaste. Une force intérieure hautement concentrée, bien qu’alors
considérablement réduite dans son expression, semblait encore l’habiter lors de ma
dernière visite en décembre 1970, au cours de laquelle nous écoutâmes, suivant
ensemble les partitions, des enregistrements du Chant du rossignol et du dernier acte de
La Flûte enchantée, qu’il chérissait tout particulièrement ; et je le revois hochant la tête
et pointant du doigt sur la page les passages qu’il trouvait particulièrement beaux.
4 Les dernières années, lorsqu’il m’arrivait de le voir, certaines choses que je souhaitais
éclaircir, ne fût-ce que pour moi-même, me venaient toujours à l’esprit, mais je ne
parvenais jamais à les formuler sous forme de questions qui m’apporteraient la réponse
désirée. La possibilité de telles questions m’apparut pour la première fois lorsque,
Robert Craft dirigeant mon Double Concerto à Los Angeles, Monsieur et Madame
Stravinsky m’invitèrent dans leur maison du North Wetherly Drive. Un peu découragé
et intimidé de me trouver au milieu de personnages aussi augustes que Spender,
Isherwood et Huxley, qui étaient également là, je me réfugiai dans un coin, bientôt
rejoint par Stravinsky lui-même, et nous nous mîmes à parler musique jusqu’à ce que je
trouve le courage de lui demander comment il composait. Il m’emmena aussitôt dans
son atelier et me montra un épais cahier rempli de pages blanches sur lesquelles
étaient collés de courts fragments d’esquisses musicales, grossièrement arrachés de
feuilles à dessin plus grandes. Comme les feuilles à dessin originales étaient faites de
papiers de qualités et de couleurs différentes, et que les fragments musicaux (parfois
deux ou trois notes seulement) avaient été notés sur des portées dessinées à la main,
aux courbes souvent capricieuses, le cahier lui-même produisait une impression
visuelle tout à fait saisissante. Il s’agissait en l’occurrence du cahier de travail de The
Flood, qui, sauf erreur, n’avait pas encore été joué. Il se mit à m’expliquer comment il
choisissait des fragments parmi ses esquisses, les arrachait de la page, les arrangeait
dans des ordres différents jusqu’à ce qu’il en trouve un qui le satisfasse, et les collait
ensuite dans le cahier. Je fus sincèrement étonné d’apprendre qu’il composait de cette
façon si inattendue, et si je n’avais pas su de qui était la musique, j’aurais mis en doute
ses résultats. J’étais à vrai dire si surpris que les questions qui allaient sans cesse me
tourmenter par la suite ne me vinrent pas alors à l’esprit. Il m’expliqua que tous les
fragments provenaient naturellement d’un matériau de base choisi, ce qui était
évident ; mais ce qui l’était moins pour moi, c’était la question de savoir comment on
pouvait combiner ces fragments entre eux. La partition finale de ce « Musical Play », que
je vis beaucoup plus tard, contient des passages brefs intercalés entre les répliques
46
parlées, et ceux-ci ressemblent beaucoup à ce que je me rappelle avoir vu, bien qu’il
s’agisse de caractères imprimés.
5 Un peu plus tard, j’ai commencé à me rendre compte que ce que je voyais correspondait
aux aperçus que j’avais eus de cette technique ailleurs dans sa musique. La description
et le récit de Stravinsky racontant comment il avait découpé la « fugue » finale
d’Orpheus et y avait inséré les fragments de harpe si caractéristiques de la pièce, cités
dans Old. Friends and New Music de Nicholas Nabokov, ainsi que dans un brillant exposé
d’Edward Cone sur les Symphonies pour instruments à vent, me rappelèrent combien les
chevauchements sont fréquents dans cette musique. Je ne m’attendais pas le voir
démontré si graphiquement.
6 Dans son exposé, Cone montre comment les Symphonies sont faites de séries de
différents mouvements musicaux qui s’enchevêtrent les uns dans les autres. Parfois, les
extrémités des fragments sont rattachées entre elles à l’aide de transitions, ou
marquées par une cadence, mais en général, la succession est abrupte et intervient
avant que ne s’achève l’exposition d’un concept ou d’un sentiment unifiés. De ce point
de vue, les coupes ne sont pas comparables à l’articulation d’ouvrages littéraires en
chapitres ou strophes, ni à celle d’œuvres musicales en mouvements, ni même à des
feuilletons ou spectacles télévisés, qui tous s’achèvent lorsque l’action a fini de se
dérouler, même si l’on se pose encore la question : « Qu’est-ce qui arrive ensuite ? ».
Chez Stravinsky, les coupures semblent plus souvent être faites au hasard et sont
probablement destinées, comme les procédés similaires utilisés dans les films,
notamment ceux d’Eisenstein, à proposer à l’observateur des échantillons différents à
partir desquels pourra naître une conception globale.
7 Stravinsky semble avoir adopté consciemment ce type d’articulation très abrupte à
partir de 1916 environ [Renard). Une question qui vient tout naturellement à l’esprit est
de savoir (puisque les phénomènes visuels ont une qualité concrète fort différente)
comment ces fragments abrupts peuvent être réunis pour former un mouvement
continu qui donne à l’auditeur une impression musicale unifiée.
8 En rapport avec ce qui précède, un aspect dont j’ai toujours eu envie de discuter –
spécialement après avoir donné la lecture en public du rôle du soldat dans L’Histoire du
soldat (avec Aaron Copland dans le rôle du narrateur, John Cage dans celui du diable, et
ce dans le cadre d’une représentation dirigée par Lukas Foss) –, c’est l’absence
inhabituelle de continuité dans l’intrigue. J’étais frappé par le fait qu’au moins trois
histoires presque sans rapport entre elles sont racontées l’une à la suite de l’autre,
comme si elles étaient continues. La deuxième histoire commence là même où la
première avait commencé, avec le soldat qui se traîne le long de la route. J’avais aussi
remarqué une construction similaire de l’intrigue dans Renard, un même isolement des
événements, de telle sorte que les actions semblent ne pas affecter celles qui leur
succèdent – quand bien même le résultat final, à savoir la victoire du diable sur le
soldat ou celle des animaux de la grange sur le renard (chaque final étant présenté
pratiquement comme une histoire séparée), répond à l’attente. Dans ces deux récits, les
personnages sur scène et le public sont traités comme s’ils n’avaient pas de mémoire,
comme s’ils vivaient toujours dans le présent et n’apprenaient rien des événements
antérieurs – une situation dramatique qui évoque un monde de marionnettes, ce que
les auteurs ont certainement voulu, et dans un sens plus large, le sentiment de la
fatalité du destin et de l’universalité de l’action, telles qu’on les retrouve dans la pièce
47
Everyman1 et dans le livret de Gide dans Perséphone, où les ombres de l’Hadès répètent à
jamais le geste de la vie.
9 Quelle qu’en soit l’intention, ce genre de répétition presque disjointe augmente
énormément le pathos de chaque œuvre. De fait, en étudiant le rôle du soldat, je suis
arrivé à la conclusion que cela était précisément dû à cette étrange répétition de
l’action, d’autant plus qu’elle est liée à une musique qui, bien que presque toujours
différente par de menus détails, ne cesse de mettre en relief une forme répétitive,
surtout au niveau de l’harmonie et des motifs. Et c’est par là que ces deux œuvres
acquièrent cette qualité d’urgence et d’irrésistibilité. Car, du début à la fin de l’œuvre,
le violon du soldat se démarque rarement de son matériau musical de base, qui puise
dans les ressources les plus fondamentales du jeu de violon, et c’est de là que
proviennent le tango, la valse, le fox-trot, la danse du diable, et la remarquable fin.
Grâce à cette continuité dans le matériau sous-jacent de l’œuvre, tous les fragments
brefs et même discrets – aussi grossière soit leur juxtaposition – finissent par produire
une œuvre cohérente d’une façon tout à fait neuve et expressive. La disjonction des
motifs existe dans bien des partitions antérieures de Stravinsky, comme par exemple
dans la chanson du pêcheur du Rossignol, où – notamment à la fin de l’opéra – chaque
mesure, bien que reliée à sa voisine d’un point de vue motivique, n’a pas de rapport
avec elle en ce qui concerne le phrasé, le tracé harmonique, ou le rythme.
10 Dès Pétrouchka, bien sûr, on note une séparation harmonique entre la musique de la
foule et celle des marionnettes, avec un passage assez conventionnel de l’une à l’autre.
Il en va de même dans Le Sacre du printemps, où différentes structures d’accords sont
utilisées pour caractériser et unifier chaque danse et l’isoler de ses voisines, un moyen
qui avait déjà été utilisé par Bartók dans ses Bagatelles pour piano, par Schoenberg dans
Erwartung, et par Scriabine et Ives dans différentes œuvres. Une question que j’ai posée
à Stravinsky est celle de savoir si tous les accords du Sacre étaient liés à un accord de
base (qui peut être partiellement ou entièrement établi dans l’introduction). C’était en
janvier 1962, alors que je donnais un cours sur Le Sacre, et que je pensais avoir
découvert cet accord. Je lui ai fait part de mon hypothèse et il l’écarta poliment, disant
qu’il avait oublié s’il y avait une part d’intention ou non, et comment il l’avait
organisée, le cas échéant. (À ce propos, j’avais eu l’intention de l’interroger au sujet des
trois ou quatre différentes éditions de la « Danse sacrale », avec des orchestrations
différentes et le déplacement du point d’orgue du premier au troisième temps dans la
première mesure, avec le changement d’harmonie dans les deux premiers accords et à
d’autres endroits comparables, sans compter les changements internes de barres de
mesure dans la version de 1943, qui révèlent soit un changement d’idée concernant le
phrasé du mouvement, soit une volonté de clarifier l’intention d’origine, le tout
réduisant à néant certaines tentatives françaises d’analyse 2.)
11 Mais revenons-en à la question de la « fragmentation unifiée », qui semble vraiment
avoir été étudiée très sérieusement au cours de l’écriture des œuvres postérieures au
Sacre, comme Pribaoutki (1914). Les idiosyncrasies de la chanson populaire et de la
liturgie russe, du jazz et de la fanfare militaire, des parodies de salon de Satie semblent
avoir joué ici un rôle important, et une fois mis en place, ce style lui ouvrit le chemin
qui allait le mener au-delà du folklore russe vers un monde toujours plus riche aux
plans de la technique et de l’expression musicales – et toujours marqué par ce qui a
finalement été reconnu comme la voix extrêmement originale et frappante de
Stravinsky.
48
12 Je voudrais ajouter un dernier mot, en citant l’hommage que je lui rendis dans un
article paru le 16 juin 1962 dans le journal de Hambourg Die Zeit qui, contrairement aux
journaux américains, publia une page d’hommages à Stravinsky écrits par des
compositeurs du monde entier à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire :
« La musique de Stravinsky est chargée d’une puissance, d’une force, d’un sens du
mouvement de la vie humaine remarquables. Comme nul autre avant lui, il a su
saisir le moment immédiat dans toute sa fraîcheur et sa vivacité, et il l’a fondu en
des séquences de musique qui l’ont rendu plus vivant encore. Les formules, les
schémas et toutes les routines qui peuvent remplir le temps et l’espace musical
n’ont ici aucune place. Tout est dicté par le concept musical, qu’il présente de la
façon la plus expressive et la plus directe. Son œuvre tout entière – miroir très
personnel et presque autobiographique de l’évolution d’un compositeur de notre
temps–, considérée dans son ensemble, a la forme typique d’une œuvre de
Stravinsky. Elle vit dans le présent, elle le parcourt et le dépasse, empruntant des
chemins inattendus mais hautement évocateurs et convaincants. Elle rejette les
méthodes éprouvées qui ont permis de résoudre des problèmes similaires dans le
passé. Elle est fondée sur une nouvelle approche de l’énoncé et de l’expression de la
musique, souvent appelée " objective ", et qui n’en est pas pour autant moins
humaine. »
13 La carrière de Stravinsky est celle d’un créateur suprêmement civilisé, conscient des
désastres comme des aspects glorieux de notre époque, dont il a tiré des conséquences
musicales très importantes. Son art exprime sa foi en la valeur et l’importance de la
musique, à laquelle son œuvre prête une gloire nouvelle.
II
14 S’il est une personne dont on peut dire qu’elle a vécu l’histoire artistique de son temps,
l’incarnant en des œuvres extraordinaires, c’est bien Igor Stravinsky. En pleurant sa
mort, les musiciens des générations successives souffrent cette perte comme celle
d’une partie de leur monde.
15 Tout à coup, l’horizon est devenu plus étroit. Car, tandis que chaque génération avait
tendance à vivre sa vision particulière du XXe siècle, Stravinsky les englobait toutes. Le
grand public, pour qui il était l’un des chefs de file de son temps, comme il l’était pour
les musiciens, pleure pourtant le Stravinsky de la première partie du siècle, époque où
il était encore possible pour un compositeur de devenir mondialement connu. C’est un
grand privilège que d’avoir vécu à cette époque, lorsque la parution d’œuvres nouvelles
était attendue d’une année sur l’autre, chacune offrant une direction inattendue, un
défi nouveau et pourtant toujours convaincant. Stravinsky n’a jamais abandonné son
statut de compositeur avancé, comme il le dit un jour en plaisantant.
16 Naturellement, beaucoup l’ont fait, et la tentation de continuer dans la même direction
devait être immense pour quelqu’un qui, entre 1910 et 1913, c’est-à-dire entre vingt-
huit et trente et un ans, souleva une passion internationale avec trois ballets écrits
rapidement à la suite l’un de l’autre et qui n’ont pas quitté le répertoire depuis. Ils
révèlent un compositeur qui avait assimilé le style du folklore russe, ornemental et
romanisant, hérité de Rimsky-Korsakov, et qui était capable de le présenter de façon
plus convaincante que quiconque. Pourtant, la ligne de développement qui l’amena si
rapidement de L’Oiseau de feu à Pétrouchka, et ensuite au Sacre du printemps, indique qu’il
était déjà en route pour un changement de style total. Il aura le courage de suivre cette
direction qui est sous-tendue par les nouvelles tendances artistiques en France au
moment où il s’y installe enfin à l’issue de la Première Guerre.
49
17 Ici (aux États-Unis), il devint alors aussitôt le chef de file de la génération d’après
guerre, les soi-disant néo-classiques, en révolte aiguë contre le romantisme,
l’impressionnisme et le fauvisme. Dès lors, et jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre, il
explore de nombreuses facettes de cette esthétique avec un pouvoir de conviction hors
pair, beaucoup plus étendu que celui des autres compositeurs. À un tel point que, en
1945, apparaissent les signes d’un nouveau changement de style. Et dans les années
cinquante, il devient le chef de cette deuxième génération d’après guerre – dite
« sérielle », car elle suit la méthode dodécaphonique du contemporain de Stravinsky,
Arnold Schoenberg. À partir de 1954 environ, et jusqu’en 1967, c’est-à-dire de sa
soixante-deuxième année jusqu’à la quatre-vingt-cinquième, il épousera les méthodes
du compositeur viennois, longtemps considéré comme son rival, devançant en
originalité et en puissance, avec quelques-unes de ses meilleures œuvres, les disciples
plus jeunes. Naturellement, chacune de ces volte-face a heurté les attentes du public et
de la critique, consternant et souvent mettant en colère ses admirateurs et
décourageant nombre de ses disciples.
18 Néanmoins, en aucun sens ce développement ne peut être considéré comme une
tentative d’être dans l’air du temps, car à chacune des étapes, les œuvres possèdent une
forte conviction et s’imposent par nombre de qualités remarquables. Toutes sont
profondément empreintes de la manière de penser et de s’exprimer si caractéristique
du compositeur, de sa passion de l’ordre et de la symétrie, et de son tempérament vif et
intense. L’approche de ces styles opposés est celle d’un poète ou d’un romancier face à
des sujets différents, sans que la vision artistique, l’expression et le maniement ne
changent. Chez Stravinsky, le style, c’est véritablement l’homme lui-même, sa propre
voix, et non les « styles » utilisés.
19 En fait, cette voix se définit davantage à travers l’adoption d’esthétiques différentes.
Dans les neuf grandes œuvres religieuses qui jalonnent toute sa production, le
recentrage sur l’expérience spirituelle personnelle, l’élimination progressive du
superflu en même temps que l’accroissement subséquent du sérieux fondent la grande
variété de méthodes en un développement cohérent. Les œuvres profanes marquent,
elles aussi, cette progression vers la découverte de l’essence de leurs genres respectifs.
20 En dépit du profond engagement artistique de Stravinsky, il existe toutefois chez lui
beaucoup de légèreté et d’esprit. Supportant mal les gestes romantiques, sa nature était
vive, ironique mais compatissante, s’exprimant dans les éclats brillants si évidents dans
ses œuvres profanes, lors de ses apparitions télévisuelles, sur le récent disque Columbia
de répétitions, dans les transcriptions de ses conversations, et dans ses actions. À l’âge
de quatre-vingt-cinq ans, lorsque je lui demandai ce qu’il était en train de composer, il
fut capable de répondre honnêtement, avec un grand sourire : « Après un Requiem, que
peut-on écrire d’autre qu’un arrangement de The Owl and the Pussycat ? ».
21 Igor Stravinsky, 1882-1971
22 Perspectives of New Music, 9 n° 2 et 10 n° 1 (1971) [1-6].
23 Igor Stravinsky, 1882-1971
24 Proceedings of the American Academy of Arts and Letters and the National Institute of Arts and
Letters, second series n° 22 (1972) [84-86].
50
NOTES
1. Type de théâtre anglais de la fin du XV e siècle, où le héros, Everyman (Monsieur tout-le-
monde), appelé par la Mort, n’arrive à convaincre aucun de ses amis de l’accompagner, sauf celui
qui s’appelle « Bonne-Action ». (N.d.T.)
2. Carter fait ici référence à la célèbre analyse du Sacre du printemps par Pierre Boulez, dans
l’article « Stravinsky demeure », publié en 1953, dans le tome I de Musique russe, P. SOUVTCHINSKY
(éd.), Paris, Presses Universitaires de France, pp. 151-224 ; repris dans : Pierre BOULEZ , Points de
repère, I, Paris, Bourgois, 1995, pp. 81-143.
51
1 Le rayonnement d’une comète, une grande conviction, une intensité fervente, la pensée
pénétrante sur plusieurs niveaux de sérieux et d’humour, le tout associé à une soif de
l’aventure à couper le souffle, et de l’originalité : voilà ce qui marquait autant la vie,
intérieure et extérieure, de Stefan Wolpe, que ses compositions. Source d’inspiration
pour ceux qui le connaissaient, ces qualités en touchent d’autres encore à travers sa
musique. Ceux qui l’ont bien connu ne pouvaient s’empêcher d’éprouver de
l’admiration et de l’affection pour l’homme comme pour le musicien. Un contact avec
lui était une expérience si importante qu’il n’est pas surprenant qu’il eût été entouré de
beaucoup d’amis et d’élèves dévoués, qui l’aidèrent dans ses problèmes de publications
et d’exécutions, pour trouver des postes d’enseignant ou encore sauver ses manuscrits
lors d’un incendie il y a quelques années, ainsi que, personnellement, quand sa santé se
détériora. La force de sa personnalité artistique, motivée comme elle l’était par une
profonde conviction et une façon foncièrement originale de faire les choses, semblait
parfois ignorer avec superbe la prudence, tandis que souvent ce qu’il faisait se révélait
être la seule bonne façon d’agir.
2 Je me rappelle comme si j’y étais une journée en Angleterre à l’époque où j’enseignais à
la faculté de musique à Dartington Hall où Wolpe était venu en visite. Je lui demandai
d’assurer mon cours de composition pour les jeunes Anglais, ayant la conviction
qu’avec lui, au moins, ils auraient enfin un cours valable. Il commença par parler de sa
Passacaille, une œuvre pour piano articulée en sections dont chacune est basée sur un
intervalle musical – seconde mineure – seconde majeure, etc. Aussitôt assis au piano, il
fut gagné par une méditation au sujet de la nature merveilleuse de ces matériaux
premiers, les intervalles, les rejouant au piano à plusieurs reprises, les chantant, les
hurlant, les fredonnant, à haute voix ou doucement, rapidement ou lentement, courts
et détachés, tenus et expressifs. Nous oubliâmes tous le temps et l’heure de la fin du
cours. Pendant qu’il nous menait du plus petit intervalle, un accord de seconde
mineure, au plus grand, une septième majeure – ce qui prit tout l’après–midi – la
musique renaissait, un nouvel éclairage se faisait et nous savions tous que plus jamais
nous n’écouterions la musique de la même façon. Wolpe fit en sorte que chacun de nous
52
NOTES
1. Voir : « Stravinsky et les autres modernes en 1940 », dans le présent volume. (N.d.É.)
2. Célèbres auteurs de comédies musicales américaines telles que La Mélodie du bonheur, Carousel
et Oklahoma ! (N.d.T.)
54
1 En 1924, alors que j’étudiais à l’école Horace Mann de New York, mon professeur de
musique, Clifton Furness, me montra quelques-unes des partitions de Ives, qu’il
connaissait. Furness s’intéressait à toutes les formes d’art contemporain – non
seulement la musique de Ives, mais aussi des interprètes de musique nouvelle comme
Katherine Ruth Heyman, ou des artistes tels que les réfugiés russes David Burliuk et
Nicholas Roerich. Nous suivions aussi, par l’intermédiaire d’Eugene O’Neill Jr, qui était
un camarade d’école, les productions animées du Provincetown Playhouse à la
MacDougall Street de New York. C’était une époque excitante pour les arts
contemporains : The Dial 1 était en pleine activité ; Ulysses, que nous avions tous lu, était
interdit ; et O’Neill écrivait l’une après l’autre des pièces remarquables, provoquant
toute une série de controverses.
2 Mademoiselle Heyman, une pianiste très progressiste pour l’époque, qui avait été l’amie
d’Ezra Pound à Londres avant la Première Guerre mondiale, s’était liée ici avec Charles
Griffes, artiste négligé, et était considérée dans son cercle comme le porte-parole des
« grands » de l’avant-garde issus de la période immédiatement précédente, aussi bien
en tant que musicienne que dans ses conversations brillantes. C’est en 1924 ou 1925, au
cours d’un des après-midi qu’elle organisait chez elle le weekend dans son atelier de la
15th Street, Third Avenue, en haut d’un petit immeuble triangulaire (maintenant rasé),
que j’entendis jouer les premiers fragments de la Concord Sonata, en 1924 ou 1925. Lors
de ces rencontres, elle jouait aussi beaucoup de musiques nouvelles d’autres
compositeurs pour ses amis, notamment celles de Griffes, Emerson Whithorne, Dane
Rudhyar, Ravel, Debussy, l’opus 11 n ° 2 de Schoenberg, et tout spécialement la musique
de Scriabine. Ceux qui se rendaient à ces réunions aux éclairages tamisés admiraient
beaucoup le compositeur russe. J’étais moi-même enthousiaste, et étant parvenu, après
de considérables efforts, à acquérir l’ensemble de ses dernières œuvres, je m’exerçais
aux polyrythmies rencontrées dans des œuvres comme Vers la flamme et la Huitième
Étude de l’opus 42. Ives apparaissait quelquefois à ces récitals privés, mais je ne me
rappelle plus si c’est là que je le rencontrai pour la première fois.
3 Furness et Mademoiselle Heyman, ainsi que quelques habitués qui participaient à ces
séances, s’intéressaient activement à ce qu’on pourrait appeler les idées
extramusicales. Ayant été membre du cercle théosophique Annie Besant pendant son
55
séjour londonien, Mademoiselle Heyman était une mystique convaincue, alors que
Furness était attiré par l’« anthroposophie » de Rudolf Steiner. Moi-même, j’avais lu à
cette époque avec intérêt plusieurs ouvrages de Steiner. Ainsi, l’aspect mystique et
transcendantal de l’œuvre de Ives séduisait tout particulièrement notre groupe. Il y
avait en revanche un fort préjugé à l’encontre de la musique de Schoenberg, qui était
plus ou moins considérée comme de la magie noire (alors que le côté « satanique » de la
musique de Liszt et de Scriabine nous paraissait tout à fait acceptable). Ives était quant
à lui considéré comme une sorte de dieu blanc et vénéré comme tel. Bien que cette
tendance mystique séduisît l’adolescent que j’étais, j’eus assez vite le sentiment que ces
idées étaient peu fiables lorsqu’elles s’appliquaient au domaine artistique.
Rétrospectivement, je pense que Ives n’aurait pas aimé ce genre de choses.
4 Mais à l’époque, j’avais l’impression qu’il avait assez peu de contacts avec le monde
musical, qu’ils étaient limités à quelques rares musiciens qui admiraient vraiment sa
musique. Dès lors, il n’était pas étonnant qu’il fût attiré par des musiciens qui
s’intéressaient à lui, quelles que puissent être leurs opinions par ailleurs, et poussé qu’il
était par le désir de s’entretenir avec eux de musique contemporaine.
5 Ives était certainement impliqué dans la musique de son temps et s’y intéressait : il en
faisait partie autant qu’il le pouvait. Il fut très généreux à l’égard de la New Music
Edition qui édita pendant des années, chaque trimestre, des partitions de musique
moderne, et dont le rédacteur en chef était Henry Cowell. Plus tard, lorsque je succédai
à Cowell, nous continuâmes pendant un temps à recevoir de Ives une contribution
annuelle de mille dollars, somme qui à l’époque représentait une aide très sérieuse à la
publication de partitions modernes. En plus de l’aide qu’il apporta ainsi à d’autres
compositeurs, Ives subventionna l’édition d’un grand nombre de ses propres partitions
et de ses Essays Before a Sonata, qu’il envoya dans tout le pays, ainsi que, à ma surprise, à
la bibliothèque de l’Académie Américaine de Rome, où j’en ai trouvé des exemplaires il
y a quelques années. Il n’était pas un reclus et ne s’opposait pas à ce que sa musique soit
connue dans la profession musicale, bien qu’il considérât celle-ci avec défiance ; je crois
au contraire qu’il faisait un véritable effort pour prendre place parmi les compositeurs
de son temps.
6 Lorsque Ives donnait son avis sur la profession musicale telle qu’elle existait à l’époque
en Amérique, il en accusait avec colère la timidité et les attitudes culturelles de seconde
main. Il disait tout cela à voix haute, et il l’écrivit dans ses Essays, de même que dans de
nombreux commentaires en marge de ses manuscrits musicaux. Une partie de sa
musique elle-même – qui se moque de la profession, et quelquefois, je crois, la punit par
le biais de cacophonies et de vulgarités voulues – est le reflet direct de son mépris et de
sa colère. Un compositeur américain ne peut que comprendre son attitude. Du vivant
de Ives, Dvořák fut invité ici afin de nous expliquer ce que la musique américaine devait
être ; aujourd’hui, nous subventionnons Stockhausen et d’autres musiciens comme s’ils
pouvaient nous montrer la voie à suivre.
7 Comme beaucoup de compositeurs de son temps, il était sensible à la critique selon
laquelle le compositeur moderne, en fait, ne savait pas écrire de la « musique ». Comme
nous en parlions un jour, il me confia qu’il avait écrit sa Troisième Sonate pour violon et
piano afin de prouver qu’il était capable de composer dans un style conventionnel. Il me
fit ensuite écouter, avec des commentaires personnels, un enregistrement privé de
cette œuvre jouée par un violoniste qui avait interprété les quatre sonates l’année
précédente à l’Aeolian Hall, je crois. C’est à cette même occasion, me semble-t-il, qu’il
56
accepter de telles invitations, car on ne pouvait compter sur son mari pour se
préoccuper des conventions sociales. On sait qu’il parlait très peu de sa musique avec
ses associés en affaires. Il racontait comment il était monté un jour en ascenseur avec
quelqu’un qui lui avait dit : « Vous savez, Ives, hier j’ai entendu Parsifal à l’opéra. C’est
vraiment bien. Vous devriez quelquefois aller à l’Opéra ». Il était bêtement fier de
parvenir à cacher tout cela à ses collègues de bureau ; mais l’autre versant de l’histoire,
c’est qu’ils étaient apparemment tous au courant de ses activités musicales et jouaient
le jeu.
10 C’était un homme compliqué, rapide, intelligent, qui avait de toute évidence un
immense amour et une grande connaissance de la musique et qui était déterminé à
suivre sa propre voie, en laquelle il croyait profondément. Et pourtant, il semblait
presque refuser de voir les imperfections que comportait sa musique lorsqu’elle était
jouée, et peu enclin à les affronter et à les corriger. Peut-être cela perturbait-il trop sa
nature excitable de découvrir que ses œuvres ne sonnaient pas comme il l’aurait voulu,
soit parce qu’il n’avait pas noté assez soigneusement ou avec assez de sens pratique les
indications de dynamique - la partition du deuxième mouvement de la Quatrième
Symphonie, imprimée après le concert de 1927, contient des indications d’une
élaboration rarement atteinte ailleurs –, soit parce que les musiciens n’avaient pas
suffisamment répété. Aussi évitait-il les concerts où l’on jouait sa propre musique, bien
qu’il assistât aux répétitions, ce qu’il fit en particulier lorsque fut donné le deuxième
mouvement de sa Quatrième Symphonie. On dit qu’il ne pouvait supporter la tension et
l’excitation d’un concert public, ni la réaction qui s’ensuivait. Je me souviens avoir vu la
consternante démonstration de cette surexcitabilité lorsqu’il joua pour moi à Redding
des extraits d’« Emerson ». Une veine sur le côté de son cou se mit à gonfler comme si
elle allait éclater par suite de l’énergie terrible et de l’excitation qu’il mettait dans son
jeu. Apparemment habitué à cette réaction, il s’arrêta de jouer et pinça la veine comme
pour stopper l’afflux de sang, alla se coucher sur un canapé pour récupérer, et sa
femme lui apporta un verre de lait. Peut-être un médecin l’avait-il averti qu’il devait
éviter de s’emporter, et il est possible que ce soit la raison pour laquelle il n’allait pas
aux concerts.
11 En tout cas, il semble rétrospectivement qu’il avait déjà commencé à se retirer de la vie
active au moment où je l’ai rencontré, bien que cette tendance ait peut-être toujours
existé. Mais même à cette époque, il était déjà clair qu’il avait été profondément
désillusionné par l’Amérique qui émergea de la Première Guerre mondiale : une société
grossière, matérialiste, qui n’était plus à la hauteur de ses idéaux. Je suppose que son
refus bien connu de lire les journaux de New York (il préférait s’abonner au Times de
Londres) en était un symptôme. Car lorsqu’il parlait de la politique, il semblait
profondément troublé par le gâchis et les compromis qui avaient accompagné le traité
de paix et les négociations d’après guerre, lesquels avaient détruit l’illusion d’une
guerre engagée pour une noble cause.
12 Mais malgré son idéalisme, ces questions n’étaient pas au premier rang de ses
préoccupations. Cela faisait partie de son charme d’être si vivant, si plein
d’enthousiasme et, en ce qui concerne les problèmes que je viens de mentionner, pas du
tout porté à l’amertume ou au pessimisme (du moins chaque fois que je le rencontrai).
En fait, il était si déraisonnablement enthousiaste pour tout ce qu’il aimait qu’il
semblait posséder bien peu du sang-froid et du cynisme qui l’auraient aidé à noter ses
partitions les plus embrouillées d’une façon plus réaliste.
58
13 Une question qui me trouble encore aujourd’hui est celle des révisions qu’il fit de ses
propres partitions. Je me souviens très clairement m’être rendu un jour en fin d’après-
midi dans sa maison de la East 74th Street et avoir été mené jusqu’à une petite chambre
au dernier étage où je trouvai Ives assis devant un petit piano droit au milieu de
feuillets de partitions qui jonchaient le plancher et les tables – ce devait être aux
alentours de 1929. Il travaillait, je crois, à Three Places in New England, préparant la
partition pour le concert. Il écrivait une nouvelle partition à partir de l’ancienne, qu’il
complétait et modifiait, changeant des octaves en septièmes ou neuvièmes, et ajoutant
des dissonances5. Depuis lors, je me suis souvent demandé à quel moment une bonne
partie de ses dernières pièces reçut la dernière touche de dissonance et de polyrythmie.
À cette occasion, il me montra très simplement comment il s’y prenait pour améliorer
la partition. J’eus l’impression qu’il avait peut-être souvent renforcé les dissonances
dans de nombreuses œuvres à mesure que ses goûts changeaient. Bien que la question
n’ait plus d’importance, on peut se demander si, comme on l’a dit, il a vraiment été un
précurseur aussi précoce de la « musique moderne ». Cette question pourrait sans
doute être éclaircie par une étude des manuscrits. Pour moi, aussi bien sa musique que
ses écrits montrent avec évidence qu’il connaissait très bien Debussy, car nombre de
ses figurations pianistiques et ses conceptions musicales semblent dériver du
compositeur français, quoiqu’il les ait naturellement transformées d’une manière tout à
fait originale et personnelle. Ives appartenait probablement, sans le savoir, à la période
1890-1920, si fortement marquée par le transcendantalisme et la guerre civile. Je sentis
cela très intensément lors de notre dernier entretien.
14 Lorsque mon père et ma mère habitaient à Westport, dans le Connecticut, je me
rappelle avoir pris leur voiture pour me rendre à Redding avec de la musique que je
montrai à Ives. Nous passâmes toute la journée à parler et à nous promener dans les
bois derrière sa maison. Ma famille était si bouleversée par ma décision de devenir
musicien que j’estimai devoir demander conseil à des personnes respectables avant de
couper les ponts pour devenir le rebelle que je devais être. C’était en 1928 ou 1929, au
début de mes études universitaires. Ives n’était certes pas très enthousiaste de la
musique néo-classique que j’écrivais alors. Je me souviens qu’il avait vu d’autres
morceaux que j’avais écrits avant d’aller à l’université et qu’il trouvait plus
prometteurs, et c’est sur cette base-là qu’il m’encouragea à continuer. (Juste avant de
mourir, Henry Cowell me rendit une de mes compositions d’adolescence que j’avais
soumise à la New Music Edition dans les années vingt et qu’il avait égarée dans ses
dossiers. Ce n’était pas très bon, je dois l’avouer. Il est surprenant que Ives ou qui que
ce soit d’autre ait pu y voir quoi que ce soit.) Ce fut la dernière fois que je vis Ives, à part
quelques occasions où, pendant l’été, je prenais le train du matin de Westport pour New
York, lequel s’arrêtait à South Norwalk pour prendre quelques passagers de la
correspondance de Danbury, parmi lesquels se trouvait parfois Ives, en route pour son
bureau. Lorsque je le voyais monter, j’attendais d’habitude le dernier arrêt pour New
York avant d’aller lui parler.
15 De 1924 à aujourd’hui, l’influence de Ives sur ma musique a beaucoup changé. Elle fut
très forte avant que je ne décide effectivement de devenir musicien. Mais lorsque je me
mis à étudier véritablement la musique à l’université en 1926, elle perdit de son
importance, parce que je voulais à tout prix apprendre à écrire la musique pas à pas,
non seulement à l’aide de méthodes traditionnelles, mais aussi à travers la musique
nouvelle, dans la mesure où j’étais capable de l’imaginer auditivement et de m’en faire
59
une idée claire. À partir de cette époque, je fus saisi d’un sentiment grandissant de
frustration toutes les fois que je revins à la musique de Ives, ce qui m’arriva souvent,
car elle me semblait en grande partie si désordonnée et même désorganisée que, de
mon point de vue d’alors, il était presque impossible de comprendre comment et
pourquoi elle était écrite ainsi. Cette expérience, à laquelle vint s’ajouter une
perspective toujours plus antiromantique, caractéristique de la plupart des jeunes
compositeurs des années trente et quarante, m’amena à cultiver l’élément de clarté et
de définition précise du matériau musical, qualités qui sont à l’opposé de l’œuvre de
Ives.
16 En raison de cette attitude, je fus confronté à un dilemme qui me rendit très
malheureux, car lorsque John Kirkpatrick finit par jouer intégralement la Concord
Sonata au Town Hall en 1939, je fus déçu par cette pièce qui avait autrefois eu tant
d’importance pour moi. J’étais malheureusement critique à la revue Modern Music et,
comme je connaissais bien la pièce de Ives, je me sentis obligé d’écrire un long article à
propos de celle-ci où j’exprimai mon opinion6. Le devoir du critique de dire avec
franchise ce qu’il pense, si pénible pour moi qui aurais tant voulu admirer Ives, me
rendit très malheureux. Après cet article, je n’eus plus jamais le courage de revoir Ives.
17 Plus tard, au milieu des années quarante, je commençai à croire que je m’étais trompé
au sujet de la Concord Sonata, que je devais revenir sur mes pas et reconsidérer toute
l’œuvre de Ives7. J’étudiai patiemment d’un bout à l’autre les onze volumes de la
collection des photocopies de ses œuvres non publiées, que Ives avait déposée à
l’American Music Center. Ce faisant, je me mis à cataloguer, souvent surpris et ravi, les
pages en désordre, celles qui étaient à peine lisibles, et celles qui semblaient manquer.
Il m’apparut clairement qu’un grand travail était nécessaire pour mettre en forme
certains manuscrits afin que les œuvres puissent être interprétées, et que cela
faciliterait les choses de pouvoir consulter Ives, même s’il était malade, avant qu’il ne
meure. Je pris contact avec Madame Ives pour lui faire part de mon projet et lui
demander si son mari serait prêt à collaborer. Ils donnèrent leur accord et je me mis
donc au travail, prenant une pièce après l’autre, posant des questions, organisant la
copie des manuscrits. Malheureusement, je me rendis très vite compte que, en raison
de mon caractère, j’étais peu fait pour débrouiller la confusion qui régnait dans bien
des esquisses manuscrites. Non seulement cela demandait un temps démesuré – sans
que l’on puisse être certain qu’une véritable œuvre surgirait –, mais j’étais incapable de
prendre les décisions brutales qui s’imposaient, car j’avais trop souvent le choix entre
trois ou quatre variantes. Je ne pus alors supporter le sentiment croissant de confusion
dans lequel sa musique me plongeait parfois, et j’abandonnai mon travail, non sans
avoir auparavant trouvé des successeurs, notamment Lou Harrison et Henry Cowell, qui
étaient dévoués à ce projet et plus aptes à faire face aux problèmes soulevés.
18 Lorsque je feuilletais les manuscrits de Ives, la Quatrième Symphonie m’apparaissait
comme l’œuvre la plus longue et la plus importante. Mais le dernier mouvement,
contrairement aux trois autres, était griffonné au crayon avec un tas de variantes
notées dans la marge, qui me plongeaient dans l’embarras. Je me souviens de quelques
mesures écrites pour six trombones, un nombre auquel il ne faisait plus appel dans la
suite de l’œuvre. Je me mis à douter qu’un tel mouvement puisse jamais être amené à
une forme jouable. Le deuxième mouvement avait été imprimé à la suite d’un concert
donné en 1927 (Ives avait invité les percussionnistes du New York Philharmonic chez
lui et avait battu les rythmes compliqués sur la table de la salle à manger jusqu’à ce
60
qu’ils les sachent). Les indications d’interprétation sont ici beaucoup plus élaborées et
plus soigneuses que dans n’importe quelle autre partition de Ives – où il se contente
habituellement d’indications vagues qui obligent souvent l’interprète à inventer les
siennes. Peut-être, si Ives avait été mieux et plus souvent joué de son vivant, ses
partitions auraient-elles été annotées d’une manière semblable.
19 Le premier et le troisième mouvements ont été imprimés tels qu’ils apparaissent ou
presque dans les volumes photocopiés. Le troisième, qui est aux trois quarts semblable
au premier mouvement du Premier Quatuor à cordes, contient quelques barres de mesure
de longueur irrégulière, et quelques polyrythmies et dissonances qui ont été ajoutées
spécialement au long climax, peu avant la fin de l’œuvre. Une comparaison des deux
montre, dans un court espace, comment Ives révisait ses œuvres pour les adapter aux
changements qui accompagnaient son évolution musicale, tout comme le démontre
aussi, mais de façon plus problématique, l’incorporation de certaines parties du
mouvement « Hawthorne » de la Concord Sonata dans la partie de piano du deuxième
mouvement de la Quatrième Symphonie.
20 Il est tout à fait mystérieux que le public et les musiciens aient mis si longtemps à se
rendre compte de l’existence de la musique de Ives, même si le mouvement
contemporain a pris racine aux États-Unis dans les années vingt. Assez tard, peut-être
pendant la Deuxième Guerre mondiale, je me souviens avoir parlé de Ives avec Goddard
Lieberson8, qui arrangea à son tour un déjeuner avec Stokowski pour tâcher de le
convaincre qu’il y avait un grand nombre de pièces remarquables méritant d’être
jouées. Ce dernier se montra très prudent, disant que les œuvres étaient compliquées,
difficiles à répéter, et que leur préparation prendrait plus de temps qu’on en avait à
disposition.
21 Avec le souvenir de ces expériences, je pris part au festival SIMC de Baden Baden en
1955, un an après la mort de Ives, en tant que membre du comité, et parce que ma
Sonate pour violoncelle devait y être jouée. Je fus immédiatement frappé par le fait,
extraordinaire pour moi, d’assister à ce qu’on disait être à peu près la cinquantième
répétition du Marteau sans maître de Boulez, où le chef d’orchestre Hans Rosbaud
persistait à disséquer de menus détails, amenant patiemment un musicien à jouer la
partition exactement comme elle était écrite, avec les dynamiques correctes, et ainsi de
suite. Je m’adressai immédiatement au directeur de la Südwestfunk, le Dr Heinrich
Strobel : « Vous savez, il y a une œuvre vraiment merveilleuse de Ives que l’orchestre
de la Südwestfunk devrait jouer : il s’agit de la Quatrième Symphonie. C’est probablement
le seul orchestre qui puisse s’offrir le nombre de répétitions qu’une œuvre aussi
compliquée exige ; en outre, avec son chef d’orchestre si passionné de musique
nouvelle et tellement assidu dans ce domaine, vous aideriez la cause de cette musique
en en donnant une interprétation raffinée et bien travaillée. ». Strobel prit contact,
comme je le lui avais suggéré, avec les différentes personnes qui, aux États-Unis,
avaient la responsabilité du manuscrit. Cela incita ceux des Américains que
l’éventualité d’une création de l’œuvre par une radio allemande dérangeait à s’occuper
de la mise en forme du manuscrit, surtout le dernier mouvement, copiant les
différentes parties, et de convaincre finalement Stokowski de diriger l’œuvre. Ainsi, il
fallut la requête d’une radio allemande pour mettre le train en marche, ce qui s’acheva
par une campagne publicitaire « à grand battage », typiquement américaine, en faveur
de la musique de Ives9.
61
22 Bien d’autres pièces remarquables, comme la Browning Ouverture, durent attendre que
les effets de cette campagne se fassent sentir pour être découvertes, tandis que tous les
efforts déployés auparavant pour convaincre les orchestres américains les plus
importants d’interpréter les œuvres orchestrales de Ives s’étaient heurtés au genre de
refus que j’ai décrit (excepté pendant les années trente, où Nicholas Slonimsky et
Bernard Herrmann en dirigèrent quelques-unes).
23 Malgré les efforts que certains d’entre nous firent pour débroussailler les manuscrits de
Ives, la santé déclinante de celui-ci et l’incapacité dans laquelle il se trouvait, pour cette
raison, de vérifier les parties orchestrales de certaines de ses œuvres disponibles,
eurent pour effet que quelques-unes furent mal copiées, parfois même de façon non
professionnelle. Je sais cela parce que, ayant fait partie un jour d’un autre jury en Italie,
il se trouva que j’avais avec moi l’ancienne partition imprimée de The Fourth of July, que
je possédais depuis longtemps. Lorsque je montrai cette partition au directeur musical
de la Radio Italienne (qui ne l’avait jamais vue), il fut saisi d’enthousiasme et dit :
« Nous devons jouer ça – c’est une des pièces les plus intéressantes que j’ai jamais
vues. ». (Réaction ô combien différente de celle qu’on avait coutume d’obtenir de
musiciens haut placés aux États-Unis.) Ainsi donc la Radio se fit envoyer les partitions,
qui se révélèrent si embrouillées et confuses que le bibliothécaire de la Radio dut les
faire entièrement recopier. Le directeur entra dans une grande colère et faillit annuler
le concert à cause du désordre des partitions originales que Ives, je crois, avait
préparées pour New Music. L’œuvre a maintenant été publiée par une autre maison
d’édition, et il y a probablement de meilleures partitions.
24 Chaque œuvre comporte ses difficultés en raison de l’incapacité de Ives, dans les
dernières années de sa vie, à résoudre certaines situations musicales. Je me souviens
que, après examen des volumes manuscrits photocopiés, je fus très intrigué par deux
pièces : The Unanswered Question et Central Park in the Dark. Comme j’enseignais à ce
moment-là à l’Université de Columbia et qu’il y avait chaque année un festival Ditson, je
convainquis le comité du festival d’inclure au programme la création de ces deux
œuvres (11 mai 1946). J’écrivis à Madame Ives pour savoir s’il s’agissait effectivement
de deux créations et obtenir d’autres informations pour le programme. Elle me
répondit par une très charmante lettre où elle parlait de son mari malade, disant qu’il
ne voulait pas qu’on présente ces exécutions comme des premières – Ives voulait être
correct envers les « vieux compagnons de route » qui avaient joué ces œuvres entre les
actes d’une pièce de théâtre aux alentours de 1907-1908.
25 Je ne crois pas que Ives eut beaucoup d’influence sur d’autres compositeurs avant la
publicité faite autour de la Quatrième Symphonie, après sa mort ; sa musique est, pour la
plus grande part, très programmatique, et de son vivant la plupart des compositeurs de
musique symphonique voulaient écrire de la musique « abstraite », c’est-à-dire une
musique qui dépende, pour l’expression, de son esthétique. Il n’en va pas de même pour
la musique de film, et il est certain que celle de Bernard Herrmann, qui dirigea, dans les
années trente et quarante, beaucoup d’œuvres de Ives avec l’orchestre de la CBS, a été
fortement influencée, notamment dans le cas de The Red Badge of Courage qui, à mon
avis, sonne tout à fait comme du Ives.
26 Pour ma part, j’ai toujours été fasciné par l’aspect polyrythmique de la musique de Ives,
et par ses multiples couches, mais le manque gênant de continuité musicale et
stylistique, dû en grande partie à l’utilisation constante, dans plusieurs œuvres, de
citations, m’a parfois rendu perplexe. Pour moi, un compositeur développe son langage
62
NOTES
1. Revue périodique éditée à Chicago, de 1880 à 1929.
2. CARTER, Elliott : « The Case of Mr Ives », dans : Modern Music, 16, 3, mars-avril 1939, pp. 172-176.
Voir : « Le Cas de Monsieur Ives » dans le présent volume.
3. « Après avoir déclaré cela, j’ai lu dans les Memos de Charles E. Ives, édités par John Kirkpatrick
(New York, W. W. Norton, 1971, p. 27), que Ives avait écrit à E. Robert Schmitz en 1931 qu’il
n’avait jamais entendu une seule note de musique de Schoenberg, et je me suis rendu compte
qu’il avait dû être absent à chacune des rares occasions où Mademoiselle Heyman joua la pièce de
Schoenberg opus 11 n° 2 ».
4. Revue périodique éditée par la Pro Musica Society (autrefois Société franco-américaine), de
1920 à 1932.
63
5. Ives et Nicholas Slonimsky préparaient Three Places pour la création de l’œuvre (1931) par le
Boston Chamber Orchestra, dirigé par Slonimsky. (L’œuvre ayant été écrite à l’origine pour grand
orchestre, Ives dut l’adapter pour l’orchestre réduit de Slonimsky.)
6. CARTER, Elliott : « The Case of Mr Ives », op. cit.
7. Carter a écrit un second article en 1944 où il analyse différentes œuvres de Ives. Voir : « Ives
Today : His Vision and Challenge », dans : Modern Music, 21,4, mai-juin 1944, pp. 98-102.
8. Voir : Lieberson GODDARD , dans : PERLIS , Vivian : Charles Ives Remembered : An Oral History, New
Haven, Yale University Press, 1974, pp. 206-209.
9. Pendant la préparation des partitions de la Quatrième Symphonie en vue de la première
interprétation intégrale de la pièce par l’American Symphony Orchestra sous la direction de
Leopold Stokowski (26 avril 1965), on découvrit qu’il manquait quelques pages du quatrième
mouvement dans la collection de photocopies des manuscrits de Ives déposée à l’American Music
Center. On les chercha et ces pages furent retrouvées. On a raconté que le quatrième mouvement
avait été perdu, et que c’est grâce aux travail de préparation pour la création de l’œuvre qu’il
avait été retrouvé. En réalité, le manuscrit complet se trouvait en sécurité à West Redding, et ce
sont uniquement quelques pages photocopiées qui avaient été momentanément égarées.
64
1 Malgré le peu de musique que Varèse nous a laissé, soit environ deux heures en tout
composées entre 1920 et 1960 (à part une mise en musique pour voix et piano du Grand
sommeil noir de Verlaine, qui remonte peut-être à 1906, et de nombreuses œuvres
inachevées dont Nocturnal), et en dépit des grandes similitudes entre toutes ces œuvres
(hors le Verlaine), qui en ont amené certains à déclarer que Varèse n’avait cessé de
composer la même œuvre, sa musique a inspiré deux générations de compositeurs
américains : ceux de la fin des années vingt et ceux des années cinquante et soixante,
alors que sa musique commençait à être très prisée en Europe 1.
2 Varèse faisait partie d’un groupe qui est injustement oublié aujourd’hui, celui des
compositeurs expérimentaux des années vingt qui fleurissaient en plusieurs endroits :
des Russes comme le jeune Arthur Lourié, Vladimir Vogel, Ivan Wyschnegradsky,
Nicolas Obouhov et Nicolas Roslavets – qui s’installèrent à Paris, à Zurich ou
disparurent tragiquement – ou des Américains comme Henry Cowell, Carl Ruggles, Leo
Ornstein et Charles Ives, ainsi que ceux d’autres pays tels Chávez, Roldán, Hába et
Petyrek. D’eux tous, Varèse nous apparaît aujourd’hui comme le plus frappant, car il a
développé une nouvelle façon de se confronter à la pensée et à la structure musicale.
Poursuivant une direction qui venait, peut-être, de Stravinsky, il fit du rythme le
matériau principal de son langage musical, en lieu et place de la linéarité thématique,
et l’utilisa en tant que fil conducteur assurant l’unité de ses compositions. En général
clairement défini, son procédé rythmique rappelle le cliquetis et le fracas d’une
machinerie assez complexe qui semble produire des cycles sonores fracturés, déphasés.
Ces rythmes ordonnent la présentation des notes du point de vue harmonique – elles
sont souvent statiques –, les amenant à exploser de façon inattendue. Des sections
entières procèdent par la répétition variée de brèves cellules rythmiques, associées
parfois à des instruments à hauteur déterminée, parfois à des percussions à hauteur
indéterminée.
3 On peut dénombrer trois sortes de variations principales de ces cellules : d’abord l’ajout
ou la soustraction de notes ; ensuite l’augmentation ou la diminution, habituellement
dans une relation de deux à trois plutôt que celle, plus traditionnelle, du double ou de
la moitié. (Certes, comme souvent dans la musique de cette période, de telles cellules
sont fréquemment déplacées d’un endroit de la mesure à un autre car les barres de
65
mesure suivent en général l’accentuation du temps fort, et les différents temps internes
doivent suivre leurs propres modèles d’accents.) Un troisième moyen de varier les
cellules rythmiques utilisé par Varèse est celui de la distorsion de leurs relations
internes : une partie d’une cellule reste constante tandis qu’une autre est augmentée ou
diminuée, ce qui donne souvent l’impression d’un rubato noté. L’effet global produit
une scansion beaucoup plus irrégulière que chez Stravinsky, chez qui elle est presque
toujours mesurée par des unités constantes et répétées, comme par exemple un flot
ininterrompu de croches2.
4 À bien des égards, les partitions du Varèse de la maturité contiennent des irrégularités
continuelles comme celles que l’on trouve chez Schoenberg et Webern dans leur
première période, où la régularité métrique est souvent évitée, produisant ainsi ce que
l’on a appelé un « rythme de prose ». Chez Varèse, par exemple, il y a rarement plus de
dix notes ou de microcellules comme les flam, drag, ruff ou paradiddle 3 de durée égale en
succession, notamment dans les œuvres tardives. Il est vrai que, lors des passages très
brillants d’Arcana, comme ceux qui viennent juste avant et après le chiffre 5, il y a
beaucoup plus de longs passages de notes égales rapides qui visent peut-être à rendre
les grandes dimensions caractéristiques de cette œuvre. Mais le plus souvent, comme
dans Intégrales, Octandre, Ionisation ou Déserts, le nombre maximal de durées égales
dépasse rarement cinq, presque invariablement précédées et suivies de valeurs qui
empêchent d’entendre un schéma rythmique régulier à plus grande échelle. Dans la
musique de la deuxième école viennoise, qui utilise un procédé quelque peu similaire,
cette irrégularité était provoquée par un désir d’élargir l’idée de rubato. Elle était
principalement utilisée pour souligner la structure de la phrase expressive, libérée –
apparemment – d’une pulsation régulière, et afin de rapprocher une telle phrase ou un
tel motif d’un autre. Il existait aussi, probablement, l’intention d’éviter la répétition de
durées similaires, de même qu’était évitée la répétition des hauteurs.
5 Orienté principalement vers les rythmes attaqués de façon emphatique, on peut dire
que Varèse a créé un amalgame des procédés stravinskyens et viennois, même s’il le
niait lorsqu’on l’interrogeait à ce sujet. Certes, on peut tracer presque étape par étape
son développement à partir de la chronologie de ses partitions. Son traitement juvénile
d’Un grand sommeil noir de Verlaine ne donne aucune indication du développement
rythmique à venir. Comme le Fauré de la période médiane, ou les premières mélodies
de Debussy, il y a là un flot presque ininterrompu de noires. Dans cette pièce éolienne
en mi ♭ mineur, il y a peu de mouvement harmonique et un ton plutôt solennel, deux
caractéristiques qui se retrouvent dans ses œuvres plus tardives. Avec Amériques de
1920-21 et Offrandes, composées plus tard en 1921, ses futures préoccupations
rythmiques commencent à prendre forme. Elles sont nettement plus développées dans
Hyperprism et s’approchent progressivement de la méthode décrite ci-dessus lorsqu’il
arrive à Déserts, Arcana excepté.
6 Il est très important de comprendre que Varèse n’a pas adopté ce type de structuration
comme un moyen pour accroître l’expressivité presque hystérique recherchée par les
compositeurs viennois, ni comme un moyen pour bloquer le flux musical, mais plutôt
pour produire une structure rythmique nouvelle, dotée d’un élan accru qui ne résulte
pas de schémas rythmiques réguliers. Ce fut une conception originale et passionnante
qui intéressa surtout la génération d’après guerre : des compositeurs tels que Boulez et
Stockhausen essayèrent pendant un moment d’abolir complètement toute sensation de
régularité rythmique tant dans la grande forme que dans les détails les plus infimes.
66
Dans une grande partie de ses Structures, Boulez semble profondément soucieux de ce
problème, et l’idée de traiter les durées de façon sérielle a dû dériver de la continuité
rythmique d’œuvres telles qu’Intégrales.
7 Ce qui a également intéressé des compositeurs récents tient au fait que la musique de
Varèse ne dépend pas de motifs thématiques pour sa continuité, mais au contraire, du
rapport entre les structures harmoniques verticales, les sonorités instrumentales, les
espacements et, bien sûr, le jeu des motifs rythmiques. Voilà ce qui semble nouveau et
important, car son style harmonique, avec sa saturation chromatique quasi constante,
n’est pas très loin de celui des Viennois du début du siècle. Beaucoup de ses idées,
comme Stravinsky lui-même le remarqua, surtout dans les œuvres antérieures à
Ionisation, rappellent nettement des moments de Pétrouchka et du Sacre. L’utilisation des
percussions comme noyau du son orchestral se trouvait déjà chez Milhaud dans Les
Choéphores et chez Berg dans la première de ses Trois Pièces pour orchestre, qui commence
et s’achève par des percussions à hauteur indéterminée, modulant par degrés jusqu’aux
hauteurs des instruments orchestraux et retournant ensuite aux hauteurs
indéterminées, tandis que la construction d’une pièce écrite uniquement pour
percussions avait été réalisée efficacement dans un des mouvements de la Première
Symphonie d’Alexandre Tchérepnine. Mais, même dans ses premières œuvres
américaines, Varèse a poussé ces procédés beaucoup plus loin.
8 L’idée de traiter les percussions en tant qu’élément indépendant dans le tissu
orchestral pourrait remonter plus loin que le Nibelheim de Wagner, mais c’est dans cette
scène que les trois utilisations où le rythme devient un élément principal se distinguent
clairement : le traitement purement orchestral du rythme ; l’usage des seules
percussions à hauteur indéterminée ; et un mélange des deux où chacun est plus ou
moins indépendant de l’autre. Partageant la tendance romantique générale de fusion
d’une scène à la suivante, le Nibelheim est d’abord suggéré par des rythmes de triolets
dans l’orchestre ; peu à peu, ceux-ci sont repris par les enclumes à trois hauteurs
différentes, toutes situées dans un espace scénique différent, jusqu’à ce que l’ensemble
des dix-huit enclumes jouent neuf lignes de musique différentes, intégrant leurs
apports différents à une vision grotesquement divertissante des horreurs du travail à
l’usine, sur fond de querelle orchestrée entre le patron Alberich et l’un de ses ouvriers
opprimés, Mime.
9 Varèse, arrivant à une époque ultérieure avec une esthétique différente, un autre
vocabulaire et un désir de produire de la musique dont l’intérêt réside dans la
construction interne, porta ces trois phases – orchestre rythmé, percussions seules et
mélange des deux – à un développement nettement plus étendu. En général, les
instruments à hauteur variable, habituellement les instruments à vent, sont souvent
traités comme des instruments de percussion, répétant de brefs motifs d’une ou deux
hauteurs fixes, ce qui facilite leur amalgame dans l’effet total. L’utilisation de
l’orchestre sans percussion arrive par de courts moments dans chacune des œuvres
sauf, évidemment, dans Ionisation, où l’orchestre lui-même est supprimé, et dans
Octandre, où les percussions ne sont pas utilisées. Dans cette dernière œuvre, pourtant,
le traitement des instruments, comme s’il s’agissait des percussions – avec leurs
caractéristiques sonores isolées de timbre, hauteur et registre – conduit à des notes
uniques répétées irrégulièrement, à des intervalles de deux notes, ou à des accords de
densité différente, ou encore à des figures qui oscillent entre deux (ou, moins
fréquemment, trois) éléments différents mais fixes. Très souvent, deux ou trois
67
continuités répétitives, déphasées les unes par rapport aux autres, sont présentées à la
fois et dans des registres contrastés qui les rendent clairement séparables pour
l’auditeur. Un tel schéma est caractéristique de la quasi-intégralité d’Octandre et du
début d’Intégrales.
10 À l’autre extrême se situent les passages pour percussions seules qui surviennent ici et
là à travers les œuvres et dont la quintessence se trouve dans Ionisation. Il faut dire ici
que l’exploration par Varèse des instruments de percussion et sa façon de les classer –
illustrée notamment par leur utilisation – développa tout ce domaine bien au-delà de
son état précédent et, depuis vingt ans, a engendré une nouvelle génération de
percussionnistes formés à faire des choses auxquelles on n’aurait jamais pensé si ses
partitions fascinantes n’avaient pas existé. À cet égard, comme à tant d’autres, le
monde de la composition lui doit une énorme reconnaissance. Ce fut probablement
l’enseignement de Messiaen au Conservatoire, après la Deuxième Guerre, qui attira sur
Varèse l’attention des jeunes compositeurs de la future école de Darmstadt, et
notamment sur son utilisation des percussions. En revanche, c’est une fois que la
réputation de ces derniers fut établie que lui-même commença à se servir du
vibraphone et de la bande magnétique, peut-être sous leur influence.
11 Dans la musique de Varèse, le mélange d’instruments orchestraux habituels avec les
percussions est rarement d’un type familier – celui qui accorde de l’emphase ou de la
couleur à des rythmes et textures d’orchestre. Cela se produit bien dans les grandes
œuvres comme Amériques, Arcana et Déserts, mais rarement dans les deux dernières par
rapport à la stratification plus habituelle de l’orchestre et des percussions, si
caractéristique de sa production, parallèle à la stratification décrite ci-dessus dans
Octandre. Une telle stratification survient dans des textures où les instruments à
hauteur déterminée et les percussions à hauteur indéterminée forment deux groupes
séparés dont chacun apporte des éléments différents à l’effet global, créant ainsi un
conglomérat inédit de ce matériau sonore musical, une partie avec des hauteurs
déterminées, une autre avec des hauteurs indéterminées. Des exemples se trouvent
dans Offrandes : dans le premier chant, « Chanson de Là-haut », où les percussions
apportent des éléments d’articulation à la fin des phrases instrumentales quand elles
ne sont pas en train de souligner des motifs instrumentaux, et dans le second chant,
« La Croix du Sud », où au début et à la fin, les percussions sont relativement
indépendantes des autres instruments, ayant la plupart du temps leurs propres motifs,
et n’étant reliées à ces autres instruments que dans la structure globale. Même ici, les
différents éléments des percussions commencent à être stratifiés.
12 Dans les trente premières mesures et vers la fin de l’œuvre suivante, Hyperprism, des
percussions stratifiées de façon nettement plus élaborée viennent ajouter leurs propres
motifs aux do ♯ répétés du trombone et des cors pendant les onze premières mesures, et
se relient à eux pour former une série de phrases distinctes. Plus tard, les percussions
remplissent la fin du solo de flûte, pratiquement de la même façon que dans la
« Chanson de Là-haut ».
13 Avec Intégrales (1924-1925), l’indépendance entre les strates des percussions et celles de
l’orchestre est plus importante. La section initiale (les vingt-trois premières mesures)
est divisée en onze phrases environ, dont certaines consistent en un seul si ♭ répété et
ornementé de différentes façons, tandis que d’autres commencent par cette note et se
développent en accord. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment cette phrase,
débutant par le seul sib, s’accompagne dans chaque cas d’un nouveau timbre de
68
percussion. Au début, le si♭ paraît tout seul, ensuite avec le tam-tam qui résonne
doucement et le gong qui n’est pas frappé sur les temps coïncidant avec les attaques du
si♭, la troisième fois, un motif de castagnettes se fait entendre ; la quatrième fois,
quelques notes au fouet, et ainsi de suite. Entre-temps, un autre élément de percussion
relie la fin d’une phrase à la suivante, afin de créer l’impression que la structure de la
phrase des percussions ne coïncide pas avec celle des instruments à hauteur
déterminée. Cela devient particulièrement frappant à la conclusion du passage lorsque
les percussions disparaissent, permettant ainsi aux instruments de l’orchestre de faire
leur crescendo tout seuls sur un accord tenuto de onze notes, et puis d’entrer, comme
s’ils étaient interrompus, poursuivant le matériau de la section précédente, de sorte
qu’ils paraissent aboutir à une cadence pendant que les autres continuent comme si de
rien n’était. Le retour, près de la fin, d’une musique similaire à celle du début fait
montre des mêmes caractéristiques. Arcana, de 1926-1927, est bien moins développé
dans ce type de passage, tout comme Ecuatorial de 1933-1934, tandis que les exemples
les plus intéressants se trouvent peut-être dans Déserts, après la première intervention
de la bande, aux mesures 87-114, et lors du passage à partir de la mesure 132.
14 Prenant tout cela en considération, il ne faut pas oublier que nous parlons d’une
musique étroitement liée à celle des deux premières décennies du siècle, quand l’avant-
garde musicale se sentait sur la crête d’une vague, annonçant un avenir radieux fait de
progrès, et consciente de la responsabilité que cela pouvait entraîner. En fait, Varèse
composa la plupart des œuvres que nous connaissons entre 1920 et 1927, et il resta
attaché, pendant toute sa maturité, à cette période héroïque de l’avant-garde. Arrivant
tardivement dans ce mouvement, il pouvait profiter de la musique de ses prédécesseurs
immédiats. Habitant les États-Unis, il fut quelque peu protégé des rapides changements
de style dans la France d’après la Première Guerre, qui amenèrent le néo-classicisme
des Six et de l’école d’Arcueil, dont le résultat fut un manque d’intérêt quasi total pour
sa musique. En Amérique, où les effets de la mode, surtout en ce qui concerne la
musique, ne sont ni aussi clairement définis, ni l’objet d’un culte comme en France, il
s’est passé une quinzaine d’années après la Première Guerre pendant lesquelles
Stokowski et bien d’autres encouragèrent Varèse et exécutèrent ses œuvres. Même
dans les années trente et quarante, après lesquelles l’intérêt pour lui se manifesta à
nouveau, il y eut toujours un petit groupe d’Américains, comme Ruggles, Cowell,
Riegger et même Ives (qui, bien qu’ayant cessé de composer alors, continuait à financer
la publication de beaucoup de musique), qui croyaient en la validité de l’ancien style
d’avant-garde.
15 Pendant la Deuxième Guerre, cette activité fut quelque peu éclipsée. Stokowski, comme
bon nombre d’autres, se lassa de parrainer des exécutions d’avant-garde, et il devint de
plus en plus difficile de trouver les moyens de présenter la musique de Varèse en
Amérique. Toutefois, même lors de cette période, plusieurs de ses amis œuvraient à
faire jouer sa musique afin d’aider le compositeur à garder le contact avec des
exécutions en concert. Je me rappelle particulièrement un concert en 1947 à la New
School4, organisé pour présenter des extraits tirés de son Étude pour Espace ,
apparemment jamais achevée, et écrite pour un chœur qui chante et parle dans
plusieurs langues en même temps, accompagné principalement par les percussions.
C’était une partition extrêmement stimulante, suggérant tout un monde de possibilités
nouvelles, inédites à l’époque. Elle avait certaines affinités avec la Mort d’un tyran de
69
Milhaud et des oratorios tels que Wagadu de Vladimir Vogel, mais avec nettement plus
de variété et de souplesse que ces deux œuvres.
16 Varèse avait des idées très frappantes pour les œuvres qu’il projetait. Il avait déjà la
réputation, parmi ses camarades de la classe de composition de Widor, de quelqu’un qui
arrive chaque semaine avec une ou deux mesures de musique et une description
passionnante de ce qu’il avait l’intention de composer, sans jamais rien achever. S’il y a
du vrai dans cette histoire, il ne mit pas long à apprendre comment réaliser ses visions
inhabituelles. Ici à New York, on se souvient de conversations passionnées et
fascinantes au sujet de ses projets futurs, et il est regrettable qu’il n’ait pas eu le temps
d’en compléter davantage, car ceux qu’il acheva demeurent captivants.
17 On Edgard Varèse
18 The New Worlds of Edgard Varèse : A Symposium, ed. S. Van Solkema, Brooklin, Ν. Y. :
Institute for Studies in American Music, 1979 [1-7].
NOTES
1. Ce texte est fondé sur un article que j’écrivis en français et dictai au téléphone le 29 octobre
1975, pour une émission de Radio France consacrée à Varèse. Ce sont les observations d’un
compositeur et ami qui ne prétendent pas à une exactitude musicologique, car je n’ai pas le
temps de faire des recherches, comptant sur ma mémoire avec, je l’espère, la plus grande fidélité
possible.
2. En relisant cette conférence en 1994, je me rends compte que, au moment où je l’avais écrite, je
projetais sur la musique de Varèse une idée d’irrégularité rythmique qui ne s’y trouve que
sporadiquement. Depuis, j’ai entendu d’excellentes exécutions en concert d’Arcana, d’Ionisation et
d’autres œuvres, et j’ai été quelque peu surpris par les grandes pulsations régulières que je
n’avais pas remarquées auparavant, peut-être parce que les exécutions précédentes n’étaient pas
très bonnes ou parce que mon attention n’était pas suffisamment aiguë.
3. Diverses façons rythmiques de frapper certains instruments à percussion. (N.d.T.)
4. Institution progressiste, fondée à New York en 1919 et consacrée à l’éducation des adultes.
(N.d.T.)
70
[...], c'est l'intronisation finale, par la terreur et par le sang, de tout ce qui est faux
dans la vie contemporaine et la tentative de faire de cette fausseté le principe de
base de l'avenir [...]. Notre heure sonne et nous devons soit commencer à vivre
sérieusement, en tant qu'héritiers d'une grande civilisation, soit, en rejetant ce
rôle, faire face à la destruction. »
« Qu'est-ce que cela veut dire en termes qui s'appliquent à la vie musicale ? La
musique américaine est entravée par des conventions comme aucune autre nation
moderne [...]. Cette attitude courante envers la musique [...] est celle de la fin du
XIXe siècle. Nos critères viennent, pour la plupart, de l'extérieur. Nous exigeons que
la musique, à programme ou non, soit évocatrice plutôt qu'intérieurement
expressive ; nous défendons un “nationalisme” que nous concevons en termes
d'associations ou de maniérismes répétés plutôt qu'en termes de traditions créées
par des œuvres abouties et significatives [...]. Notre vie musicale est entravée par la
propagande. Cela est en partie, bien sûr, le résultat inévitable de la situation qui a
fait de la “musique américaine” en tant que telle une cause à promouvoir. Elle a eu
pour résultat de mettre en valeur des “personnalités”, des “tendances” et un
“mouvement”, plutôt que la musique elle-même, qui semble parfois presque
reléguée au statut de sous-produit. »3
3 Ailleurs, il compense ces propos pleins de colère avec une recommandation :
« [Les compositeurs] doivent apprendre à écrire de la musique [...] qui constitue
pour eux une réelle expérience, importante et primordiale. La qualité de la musique
ainsi produite variera comme varient les individus ; elle variera quant au style et à
la forme selon l'immense variété de l'Amérique elle-même. Mais elle incarnera les
accents et les gestes authentiques des Américains. Et quel autre américanisme
désirons-nous, ou pouvons-nous exiger, dans notre musique ? » 4
4 Sessions était un homme particulièrement doué et érudit : à l'âge de quatorze ans,
quand il fut reçu à Harvard, il avait déjà un opéra à son actif. Son attachement aux
principes nobles est probablement la conséquence de son milieu socioculturel de la
Nouvelle-Angleterre qui, depuis de nombreuses générations, se situait autour de
Hadley, dans le Massachusetts, quoiqu'il soit né, en 1896, à Brooklyn où la branche de sa
famille s'était implantée. À Harvard, il était déjà au fait de l'actualité, et comme il me l'a
confié, il arrivait à jouer la partition d'Elektra au piano pratiquement par cœur. En fait,
il semble que sa familiarité précoce avec des partitions aussi élaborées ait fixé pour lui
un niveau de composition orchestrale très exigeant pour les musiciens et les chefs
d'orchestre, niveau qu'il maintiendra tout au long de sa vie, même quand la virtuosité
de son écriture exigeait un nombre de répétitions tel qu'il était presque impossible de
trouver le temps nécessaire (sauf pour des œuvres déjà connues et dont le succès était
assuré). Le jeune Sessions épuisa rapidement ce que la faculté de musique à Harvard
pouvait lui proposer, et il commença à suivre des cours particuliers auprès d'Ernest
Bloch, le compositeur suisse qui venait d'émigrer aux États-Unis. Bloch ne tarda pas à
se rendre compte des dons de son élève et l'invita à devenir son assistant à l'Institut de
Cleveland où on lui avait proposé un poste. Un peu plus tard, dans les années vingt,
Sessions reçut le Prix de Rome et entama un long séjour à l'étranger, allant de Rome à
Florence, puis en France – où il montra sa Première Symphonie à Nadia Boulanger,
laquelle fut suffisamment impressionnée pour persuader Koussevitzky de la diriger à
Boston – et enfin à Berlin, qu'il quittera au moment où l'on commençait à prendre au
sérieux la menace du nazisme. Arrivé à New York sans travail mais avec une réputation
déjà établie parmi les jeunes musiciens avancés, il donna pendant quelque temps des
cours particuliers dans l'appartement de Miriam Gideon. Peu après, il commença une
longue carrière pédagogique universitaire dont la plus grande partie se déroula à
Princeton, puis quelques années à Berkeley. Pendant les vingt dernières années de sa
72
vie, il enseigna également à la Juilliard School, où lui et moi étions collègues. Il était
certainement l'un des plus grands pédagogues de son temps, comme en témoigne la
présence de tant de ses anciens élèves à l'Institut National des Arts et des Lettres :
Milton Babbitt, David Diamond, Vivian Fine, Ross Lee Finney, Miriam Gideon, Andrew
Imbrie, Leon Kirchner, Donald Martino, Hugo Weisgall et tant d'autres récipiendaires
de bourses de l'Institut5.
5 Pour Roger, la musique était geste,
« le résultat d'au moins autant de forces complexes, d'impulsions et d'expériences,
tant individuelles que générales, que tout autre geste. Et comme tout autre geste,
elle est essentiellement indivisible, et même si nous pouvons, évidemment, noter
certains de ses éléments, nous devons néanmoins rester toujours conscients du fait
que nous ne révélons ainsi ni son tout ni même sa signification essentielle. » 6.
6 Cette attitude lui fit remettre en question les théories analytiques proposées par
Schenker, Hindemith et Krenek, et l'incita à défendre le compositeur qui suivait ses
intentions musicales sans se soucier de leur « justesse » théorique. C'était la
conséquence naturelle de sa foi en l'importance de l'intuition qu'il cherchait toujours à
développer chez ses élèves. Tout au long de sa carrière universitaire, tant dans ses
essais que lors de conversations avec ses amis, Sessions exprima à maintes reprises son
mécontentement de la vie académique. Il était consterné par la tendance si courante
chez ses collègues à « user de formules », se plaignait souvent des étudiants dont
l'approche était trop intellectuelle, et préférait enseigner dans un conservatoire
comme Juilliard où les étudiants gardaient un contact direct avec la musique vivante.
Mais en tant que professeur engagé, il se trouvait toujours entouré d'un groupe
d'étudiants fort loyaux qui faisaient leur possible pour assurer l'exécution de sa
musique. Car pendant la plus grande partie de sa vie, il fit peu pour se promouvoir ou
pour promouvoir sa musique, une attitude qui résultait du point de vue idéaliste selon
lequel notre profession, à son meilleur, serait vouée à l'accomplissement artistique, et
que l'excellence finirait par être reconnue sans l'aide des critiques ou des relations
publiques. Si cette foi semblait justifiée par l'estime de ses collègues et par le fait que
les commandes ne cessaient d'affluer – huit de ses neuf symphonies, ainsi que de
nombreuses partitions pour orchestre et formation de chambre sont des commandes –,
il faut reconnaître que, comme celles des autres, ses œuvres ne donnèrent lieu qu'à peu
d'exécutions après leur création, voire aucune, même si elles étaient bien reçues.
7 Une conséquence de cette attitude, qui s'appuie si fortement sur la compréhension
musicale de la part des exécutants, transparaît très clairement dans ses premières
partitions, comme la Première Sonate pour piano, où les indications sont peu nombreuses.
Se fier au musicien pour qu'il entre dans l'esprit de l'œuvre et saisisse l'intention
derrière les notes rappelle tout à fait la façon dont les compositeurs classiques et
romantiques, jusqu'à l'époque de Brahms, notaient leur musique. L'idée que les
phrasés, les inflexions mélodiques, les changements subtils de dynamique ne devaient
pas être notés – ou n'avaient pas besoin de l'être – était particulièrement courante au
début des années vingt, quand Stravinsky se mit à suivre Bach en ce sens. Dans le cas de
Sessions, étant donné la tendance à construire de longues phrases expressives en
utilisant des séquences non littérales et des structures rythmiques fondées sur une
hiérarchie d'accents – les accents faibles menant à, et partant des accents plus forts –,
le peu d'indications d'inflexion laisse beaucoup à la compréhension de l'exécutant (une
surabondance d'indications risquant de conduire à un jeu artificiel). Tout interprète de
Brahms, lequel notait sa musique de façon très simple, se doit d'empêcher la musique
73
de sonner de façon surchargée ou inutilement élaborée à cause d'un trop grand nombre
de gradations subtiles de nuance, de toucher ou de phrasé. Cela arrive généralement
lorsque les œuvres de Sessions sont jouées par des solistes ou de petits ensembles. En
revanche, quand il s'agit d'effectifs importants, et notamment dans les nombreuses
œuvres qu'il a composées pour orchestre, l'utilisation d'un minimum d'indications
dynamiques clairsemées présume plus de temps de préparation soignée et plus d'effort
d'inspiration de la part des chefs et des musiciens qu'ils ne peuvent habituellement
consacrer à de nouvelles œuvres, surtout celles des compositeurs américains.
8 Même les exécutants qui font un réel effort en ce sens doivent affronter le problème
révélé par l'autre tendance récente concernant les indications d'interprétation. Mahler,
puis Ravel, Debussy et d'autres, eurent besoin de donner des instructions toujours plus
détaillées dans leurs partitions orchestrales, lorsqu'ils élaboraient de nouvelles
structures de phrase aussi bien que de nouveaux équilibres et de nouvelles sortes
d'articulations qui ne pouvaient se réaliser sans ces instructions. Celles-ci ont été
reprises par les Viennois et, jusqu'à un certain point, par le Stravinsky tardif, et menées
à leur extrême par ceux qui sérialisent les dynamiques. Des partitions écrites ainsi
comprennent également des passages sans indications dynamiques qui, pour des
musiciens habitués à ce style, signifient qu'ils doivent être joués exactement comme ils
sont écrits, sans inflexion – tout le contraire de la façon dont les compositeurs
romantiques s'attendaient à être joués. Ainsi, une musique comme celle de Sessions
exige un chef capable de persuader les musiciens de comprendre l'intention de sa
notation.
9 L'exemple de Sessions en tant que modèle d'une intégrité artistique inattaquable, ainsi
que d'une vision tournée vers le futur, aventureuse, sous-tend les œuvres remarquables
qu'il produisit, leur donnant une aura irrésistible. Ces œuvres représentent un monde
vaste et riche d'expressions variées, extrêmement imaginatif, émouvant, et souvent
très actuel, comme son oratorio composé sur le poème de Whitman, When Lilacs Last in
the Dooryard Bloom'd, et dédié à la mémoire de Martin Luther King et de Robert Kennedy.
Ses deux opéras – The Trial of Lucullus [Le Procès de Lucullus), d'après la pièce de Brecht,
et Montezuma – traitent du vide du succès militaire et de ses conséquences désastreuses.
En 1965, j'ai eu la bonne fortune d'être compositeur en résidence à Berlin, en même
temps que Sessions, au moment où Montezuma fut donné pour la première fois au
Deutsche Oper, et j'en ai été fort impressionné. L'opéra m'a causé une sensation encore
plus forte quelques années plus tard à Boston, et ensuite grâce à une représentation
donnée par les étudiants de la Juilliard School. À cette occasion-là, Montezuma fut si
sévèrement critiqué par la presse que je doute qu'il soit repris dans un avenir proche.
Sessions a reçu des critiques hostiles de la presse new-yorkaise pendant des années, au
point que même sa nécrologie fut l'occasion d'une attaque visant son académisme, ce
même académisme contre lequel il avait fulminé dans ses écrits.
10 Une partie de cette hostilité peut être due au fait que ses œuvres, très élaborées,
exigent des exécutions engagées, soigneusement préparées, ce qu'elles ont rarement
connu. Une musique vraiment nouvelle demande souvent un grand nombre
d'exécutions avant que les musiciens puissent comprendre pleinement son sens et
l'exprimer au concert. Pour Sessions, ce besoin représente un obstacle formidable à la
compréhension de ses œuvres par le public. Lors des nombreux concerts auxquels j'ai
assisté ou à l'écoute des enregistrements discographiques, le lyrisme long et
superbement façonné de ses mouvements lents comme la brillance des mouvements
74
NOTES
1. Voir : « American Music in the New York Scene », 1940 ; voir la bibliographie à la fin de ce
volume.
2. SESSIONS, Roger : « No More Business-as-Usual » (1942) dans : Roger Sessions on Music : Collected
Essays, Edward T. CONE (éd.), Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 1979, p. 312.
3. Ibid., pp. 306-312.
4. SESSIONS : « American Music and the Crisis » (1941), dans : Collected Essays, p. 303.
5. Sessions étant un membre plutôt inactif de l'Institut, ces sélections émanaient uniquement de
ses collègues.
6. SESSIONS : « The Composer and His Message » (1939), dans : Collected Essays, p. 12.
75
Esthétiques
76
3 Plus tard dans sa vie, avec l’avènement de Stravinsky, Schoenberg, Bartók, Satie, des
futuristes italiens et d’autres manifestations de ce qui lui semblait être une anarchie
culturelle croissante, Debussy se mit à dire dans des lettres à ses amis : « Ne soyons pas
modernes ! ». Et il entreprit la quête d’une unité plus rigoureuse mais convenant à ses
œuvres, perceptible dans Jeux, les Études pour piano et les trois Sonates. Mais cette quête
fut interrompue par la souffrance due au cancer qui allait l’emporter en 1918. Plus tard,
des compositeurs avancés, qui ressentaient cette même anarchie, ont tenté de façons
différentes de donner à leur musique un sens plus fort de la forme. Mais la plupart
d’entre eux sont revenus aux formes et aux systèmes plus anciens de construction et de
liaison des idées, voire même de constitution de la nature des idées musicales. Très
souvent, ces anciennes structures ne convenaient pas aux matériaux harmonique et
mélodique choisis, produisant un effet incertain. Ce qui est donc fort intéressant chez
Debussy, c’est son effort pour trouver une méthode homogène qui ne repose pas sur des
formes empruntées. Et de nos jours, depuis que le style harmonique de Debussy (la
première chose qui frappa ses contemporains) n’a plus l’attrait de la nouveauté –
depuis qu’a cessé de nous surprendre la nouveauté d’un agrégat quelconque de sons
simultanés –, nous commençons à voir d’autres aspects encore plus significatifs dans la
musique de Debussy. Certes, l’histoire de la musique nous apprend comment les
révisions dans la manière de concevoir la forme, l’harmonie et toute autre
caractéristique de la musique sont allées de pair. Et le cas de Debussy peut servir de
leçon extrêmement précieuse, peut-être l’une des plus radicales de la musique
contemporaine. Mais la plupart des compositeurs de son époque saisissaient mal ce que
faisait Debussy, et les compositeurs de la génération suivante écartèrent le monde
tranquille et quelque peu brumeux de sa musique, trop rêveuse et « évasive » à leurs
yeux, rejetant grand nombre de ses innovations formelles tout comme son atmosphère
parfumée. Le monde était devenu plus brutal, plus violent. Par exemple, pour la plupart
des artistes et écrivains, la mer devait receler quelques terreurs ; or, La Mer évoque peu
cet aspect. Elle avance dans un bourdonnement scintillant de sons élégants et
mystérieux, le symbolisme étant pour Debussy une question de mouvement avant tout,
un jeu incessant et constamment changeant de pensées indistinctes. Sa partition
suggère rarement les multitudes de drames qui ont souvent accompagné les réflexions
relatives à la mer ; il ne semble jamais y mettre de ténèbres, ni là ni, d’ailleurs, dans ses
autres œuvres, à l’exception de Pelléas. Cela suffisait en soi pour éloigner de lui les
générations suivantes.
4 Les années vingt, il faut se le rappeler, virent un retour vigoureux aux formes
prétendument classiques, non seulement de la part de Stravinsky dans des œuvres
telles que la Sonate pour piano ou le Concerto pour piano, mais également dans des œuvres
d’Arnold Schoenberg comme sa Suite pour piano opus 25 et le Troisième Quatuor à cordes.
Cela donna le ton pour les années à venir : les compositeurs plus jeunes avaient
tendance à suivre cette approche, somme toute fort conventionnelle, de la forme, peut-
être dans l’espoir de rapprocher le public d’une musique nouvelle qui utilisait des
harmonies et des mélodies inédites pour l’époque. Rétrospectivement, il apparaît
clairement que ce pastiche de la forme classique comportait de graves dangers, car il ne
convenait nullement aux tensions, conceptions et expressions auxquelles s’attachait la
musique nouvelle. Nous nous retrouvons ainsi, une fois de plus, confrontés au même
problème : trouver des formes de grande envergure et des contours détaillés
compatibles avec notre façon moderne de penser. Et il apparaît clairement aujourd’hui
que la musique de Debussy, peut-être plus que celle de n’importe quel autre
78
remarquera que les modulations à l’intérieur des sections sont, pour la plupart,
abruptes et extrêmes, suivant habituellement un séjour assez long dans une tonalité.
Les modulations à l’intérieur des phrases, en revanche, s’avèrent quasi imperceptibles
et impliquent une sorte de coloration chromatique afin de produire des traits
expressifs dans les passages néo-modaux. Comme d’autres compositeurs français de
l’époque, Debussy utilisait des modèles de gammes variés que l’on considérait comme
les modes grecs ou médiévaux et qui ont été appelés « néo-modaux ». Plus important
encore chez Debussy est son sens très fort de l’expressivité des intervalles restreints –
demi-tons, tons entiers et tierces –, et nombre de ses phrases mélodiques évoluent dans
un ambitus très limité, ce qui va de pair avec sa façon d’éviter les modulations.
22 En effet, on trouve à travers les trois œuvres une sorte de qualité spasmodique dans la
manipulation détaillée des mélodies, des harmonies et des rythmes. Elle consiste en la
création d’une structure, figée par la répétition de motifs mélodiques, de structures
rythmiques et de progressions harmoniques, et subitement changée pour reprendre
une autre structure, renforcée à son tour par les mêmes sortes de procédés. Ce
changement entraîne souvent des contrastes extrêmes : modulation éloignée,
changement de rythme, nouveau motif mélodique inattendu. Ce mécanisme de point
culminant, à la fois retardé et préparé par la répétition, contraste directement avec le
modèle classique de la construction musicale qui cherche ses effets par intensification
progressive, étape par étape, vers le point culminant pour s’en éloigner par la suite.
Dans les dernières Sonates, ce modèle expressif est habilement manié afin que les
structures de phrases soient souvent arrangées pour lier dans une ligne continue un ou
plusieurs de ces changements abrupts. Cela apporte une richesse d’inflexion et un sens
de la profondeur rarement rencontrés en dehors de Mozart, chez qui ces contrastes
rapides dans le court espace d’une phrase étaient maniés avec adresse. Et cette
technique de répétition démarque nettement Debussy des autres (soi-disant)
impressionnistes, suggérant un rapport réel avec Stravinsky.
23 De cette accumulation de courts fragments mélodiques, les uns se détachant souvent de
façon marquée des autres, émerge un sens remarquable de la dialectique, une idée
musicale en suggérant une autre, et le tout se résumant à une sorte de satisfaction
esthétique proche de celle des œuvres du passé. Car si Debussy évite les formes de
développement habituelles en réitérant des phrases de façon presque identique, il
rivalise avec elles dans un jeu de motifs cachés qui apparaissent dans des phrases de
caractère contrasté. Il présente ainsi dans la sonate en trio toute une série de phrases
mélodiques contrastées, l’une après l’autre, qui semblent sans rapport entre elles. Mais
elles sont toutes dans la même tonalité et, ce qui est plus caractéristique, partagent un
simple motif pentatonique, créant ainsi un sens de l’unité stylistique. Le mouvement
débute par un arpège ascendant et une harmonie chromatique qui suggère la tonalité
de la ♭ , mais cette suggestion initiale est immédiatement écartée jusqu’à la section
médiane, et une série de thèmes en fa majeur ou proches de cette tonalité apparaît.
24 Il faut noter ensuite, outre cette formulation mélodique, la remarquable transparence
de texture. Dans ses dernières œuvres, Debussy a réduit sa manière aux éléments les
plus sobres, les plus fondamentaux ; en cela, il ressemble aux postimpressionnistes
comme Cézanne ou le premier Matisse. Il n’y a guère d’autre appui que le plan
mélodique, accompagné d’harmonies relativement simples, sans contrepoint. Même la
structure habituelle en deux parties (soprano-basse) n’apparaît que par endroits.
L’accompagnement a également tendance à souligner les accents expressifs de la
85
mélodie ainsi que son sens directionnel, ou à les renforcer et les réduire en vue d’effets
expressifs.
25 Certes, cette tendance vers la simplification était dans l’air. Elle se remarque dans les
dernières œuvres de Mahler, comme dans celles de Fauré. Et cette simplification chez
Debussy impliquait également la stylisation d’une œuvre entière, puisque chacune de
ces Sonates évolue dans sa propre sphère. Les mouvements ne sont pas seulement dans
la même tonalité ou des tonalités étroitement liées ; en outre, ils ne présentent guère
de contrastes les uns par rapport aux autres. Les contrastes se trouvent au sein des
mouvements : le ton de la Sonate pour flûte, alto et harpe est généralement doux, avec une
alternance entre des idées nostalgiques et d’autres, rapides, diatoniques. Il s’agit peut-
être de la plus unifiée des trois ; son premier mouvement contient l’un des meilleurs
exemples de sa façon de combiner en de grandes sections des idées qui paraissent sans
rapport entre elles. La rhétorique de la question-réponse, si chère aux compositeurs
classiques, se trouve ici élargie jusqu’à une sorte de flux de conscience faisant allusion
au premier mouvement de la Symphonie fantastique de Berlioz. Chaque idée est liée de
manière évidente à la précédente par son motif initial, mais en plus, la tonalité de fa
unifie cette diversité d’idées, et certains motifs pentatoniques récurrents de trois sons
font partie intégrante de chaque phrase, créant ainsi une unité stylistique sinon un
sens de ce que l’on appelle habituellement la « logique musicale ». De fait, ce type de
logique est très nettement évité, et pour sa plus grande part, la musique ne le suggère
même pas. C’est donc un vrai tour de force que d’avoir construit ces œuvres d’une
durée considérable en s’appuyant si peu sur les formes habituelles de continuation
musicale, et d’avoir donné en même temps un sens si complet de l’expérience à
multiples facettes, maîtrisée et unie, que nous attendons d’une œuvre d’art.
26 On pourrait ajouter que la nature de l’unité qui ressort de ces pages vient en partie
répondre aux difficiles problèmes stylistiques du XIXe siècle. Debussy, aussi bien que,
dans une certaine mesure, d’autres compositeurs français, commença à considérer
comme souple le vocabulaire musical dans son ensemble, ce qui l’amena à une liberté
accrue dans le choix de la gamme, du type d’harmonie, du type de mouvement et de
déroulement des idées pour chaque pièce. Cette stylisation extrême en vint à constituer
un élément de cohérence formelle. La Sonate pour flûte, alto et harpe montre une
dépendance fondamentale à l’égard de quelques figures tirées de la gamme
pentatonique. Ces figures se retrouvent déjà à plusieurs reprises dans la musique de
Debussy, notamment dans son « Doctor Gradus ad Parnassum » tiré de Children’s Corner.
Un grand parti est tiré de ce matériau pentatonique établi, avec de subtils
développements vers des altérations chromatiques. Toutes les figures mélodiques,
détendues harmoniquement, en sont tirées, et produisent un matériau intense ou
expressif. Le choix très limité du matériau imprègne l’œuvre entière, donnant d’emblée
une apparence d’interrelations formelles, comme si toutes les phrases, quels qu’en
soient le tempo et le rythme, souvent contrastés, étaient liées les unes aux autres. Cette
étroite cohérence stylistique, proche de l’ordre formel, se remarque également dans la
Sonate pour violoncelle et piano qui fait un grand usage de quelques figures mélismatiques
évoquant la musique flamenco espagnole, tout en restant suffisamment à distance du
folklore originel pour que l’œuvre n’offre plus qu’un soupçon de saveur espagnole. La
Sonate pour violon et piano est, de ce point de vue, organisée de façon moins fermée, bien
que les éléments cycliques y soient traités de façon plus complète.
86
27 Il est difficile d’établir la frontière entre le fait de restreindre le caractère d’une œuvre
de grandes dimensions afin d’exploiter le matériau à l’intérieur d’un cadre restreint de
procédés relativement définis, et l’idée de la forme dans le sens habituel des thèmes et
des motifs récurrents. À l’intérieur de ce cadre de limitation, Debussy, dans sa Sonate
pour flûte, alto et harpe et sa Sonate pour violoncelle , construit des continuités d’une
grande liberté. Dans la première de ces œuvres, chaque mouvement contient plusieurs
tempos et caractères qui forment un tout, pas simplement à cause de la sensibilité
subtile qui met en contraste ce qui semble avoir quelque rapport spirituel, mais
également à cause des relations claires entre les motifs et le schéma global mentionné
ci-dessus, lequel ne suffirait pas à maintenir l’intérêt dans une œuvre de plus grande
envergure sans des moyens plus directs.
28 Les détails concrets de configuration de toutes ces œuvres aux textures simples sont
fort intéressants. Le premier mouvement de la Sonate pour flûte, alto et harpe, intitulé
« Pastorale » (aucune de ces sonates ne comprend un seul mouvement de forme-
sonate), consiste en une série de phrases très contrastées, chacune un peu plus intense
que la précédente, jusqu’à ce qu’apparaisse une section médiane, nettement plus
rapide, suivie d’un retour à la séries de thèmes de la première partie, mais dans un
ordre différent. Cette description pourrait laisser penser que le mouvement ressemble
à une forme tripartite typique, mais il y a une différence de taille : les relations entre
phrases sont en effet tellement subtiles que l’œuvre entière possède une plus grande
unité que celle associée à une sonate. Cette unité est difficile à définir. L’esprit
musicien, face à une musique qui semble si hétérogène, essaie de trouver des rapports –
mais si ces rapports ne se révèlent pas en définitive, il existe un réel danger que la pièce
entière ne commence à lasser. En fait, ces œuvres sont d’ordre principalement
mélodique ; il n’y a pas énormément de textures intéressantes, à l’opposé de
nombreuses œuvres de la période médiane de Debussy, ni d’harmonie intrigante. C’est
à l’évidence le contour qui est censé porter l’œuvre.
29 Presque tout ce que j’ai dit au sujet de ces œuvres, on l’aura compris, bat en brèche les
pratiques musicales en usage à l’époque. Plus on pénètre en elles, plus on se rend
compte que tout dans le thème est choisi selon un sens hautement développé du goût
musical et un niveau très élevé d’expression critique, avec un sens aigu de la cohérence
comme du caractère unique. À l’instar des meilleures œuvres de la musique du XX e
siècle, elles possèdent un caractère tout à fait particulier, où toutes les caractéristiques
nouvelles sont réunies en un tout harmonieux.
30 Schoenberg et Stravinsky, entre autres, continueront dans cette voie pendant quelques
années après Debussy avant de s’orienter vers le néoclassicisme, attribuant à chacune
de leurs œuvres une empreinte particulière aussi bien qu’un caractère unique. Ceux qui
connaissent la musique contemporaine ont souvent eu l’impression que cela constituait
le véritable moyen d’exister pour une telle musique – que la seule fonction valable de
l’art de notre temps était de produire ces œuvres particulières, dotées de leur propre
vie intérieure. Ce point de vue peut, bien sûr, mener rapidement à l’anarchie, à
l’établissement de principes saugrenus, souvent d’une nature très peu artistique. Mais
si l’on étudie la première moitié de notre siècle, la plupart des œuvres qui nous
impressionnent étaient liées à cette esthétique de « mandarin », comme la qualifiait le
critique littéraire Cyril Connolly. D’autres œuvres ont aidé à préserver notre raison et
la respectabilité de la musique face à un public d’abord scandalisé, ensuite ennuyé par
ce qu’il ne comprenait pas et risquait de ne jamais comprendre ; elles continuaient à la
87
NOTES
1. WILSON, Edmund : Axel’s Castle : A Study in the Imaginative Literature of 1870-1930 ; New York,
Charles Scribner’s Sons, 1932, p. 21.
2. DEBUSSY, Claude : Monsieur Croche et autres écrits, Paris, Gallimard, 1971, § 1, p. 37, §§ 2 et 3, pp.
25-26.
3. DEBUSSY, Claude : Monsieur Croche et autres écrits, op. cit., pp. 26-27. Carter cite Debussy d’après
une édition américaine de Monsieur Croche, dans une traduction de Β. N. Langdon Davies, qui
constitue un montage assez libre des textes originaux, sans mention de leur provenance. Par
ailleurs, ce traducteur adapte très librement le texte de Debussy, puisque la première phrase de
sa traduction commence ainsi : « Une symphonie est habituellement construite sur une mélodie
que le compositeur a entendue dans son enfance. ». Plus loin, il traduit : « la deuxième partie
semble se passer dans un laboratoire expérimental ; la troisième partie se déride un peu de façon
tout à fait enfantine ». Puis, après « et le public demande l’auteur », Langdon Davies ajoute une
phrase qui n’existe pas chez Debussy : « Mais l’auteur ne se présente pas. ». Enfin, la dernière
phrase est traduite ainsi : « Il écoute avec modestie la voix de la tradition qui l’empêche, il me
semble, d’entendre la voix qui parle en lui-même. ». Le nom de Witkowski n’apparaît pas dans le
texte anglais. Voir : DEBUSSY, Claude : Monsieur Croche the Dilettante Hater, Noel DOUGLAS (éd.),
traduction anglaise par Β. N. Langdon Davies, New York, The Vicking Press, Inc., 1928 ; repris
dans : Three Classics in the Aesthetic of Music, New York, Dover, 1962. (N.d.É.)
4. Debussy avait l’intention d’écrire six sonates en tout. Les trois qu’il a achevées sont dédiées à
sa femme, Emma-Claude Debussy, dont le nom est suivi de l’abréviation « p. m. » (« petite
mienne »), terme affectueux qu’il employait pour la désigner. Dans ce geste inachevé d’hommage
à sa seconde femme, Debussy laisse entrevoir un côté tendre, personnel et humain de sa nature,
qui reste l’un des traits les plus caractéristiques de sa musique.
88
1 Il serait commode de pouvoir dire – comme tant l’ont fait – que la marque distinctive de
la musique américaine sérieuse réside dans l’emploi (ou la ré-élaboration) des rythmes
de notre musique native indigène, folklorique ou populaire, et particulièrement le jazz.
Pourtant, la tentative de réduire les caractéristiques nationales à quelques simples
traits est un jeu qui rapidement tourne court dans le monde artistique comme dans la
vie elle-même. Dans les premières années, quand la musique américaine commençait
juste à prendre forme, une telle tentative a pu être utile ; mais maintenant que se sont
accumulées un nombre substantiel d’œuvres, ni les critiques, ni les compositeurs ne
ressentent plus la nécessité de souligner des caractéristiques nationales. Au contraire,
au lieu d’insister sur le fait que la musique américaine est éloignée de celle de l’Europe,
il devient intéressant de considérer les différentes influences étrangères qui l’ont
nourrie.
2 Durant les années vingt, le jazz avait une grande influence sur la musique européenne
et sur la nôtre. Son impact en Europe était fort, précisément parce que différents
compositeurs avaient anticipé ses techniques. Bartók, Stravinsky, et même Schoenberg
(dans la première de ses Cinq Pièces pour orchestre, écrite en 1909) avaient tous utilisé des
motifs rythmiques irréguliers, et l’apparition du jazz stimula un intérêt supplémentaire
pour ce procédé rythmique. En effet, les compositeurs européens n’adoptèrent que les
aspects du jazz qui avaient déjà été essayés dans une certaine mesure avant son arrivée.
Ces mêmes aspects influencèrent les jeunes modernistes américains de l’époque ; mais
comme ceux-ci étaient plus proches de l’origine, ils ressentaient le rythme
différemment. Finalement, le jazz eut beaucoup plus d’effet à l’étranger que chez nous.
3 La relation au jazz du compositeur américain est en fait complètement différente de ce
qu’on pourrait attendre. Entendue constamment à chaque coin de rue, cette musique a
perdu sa fraîcheur originale ; les techniques sont devenues défraîchies, les exécutions
routinières et ennuyeuses. C’est peut-être pour ces raisons que la plupart des
compositeurs ont évité d’utiliser le langage du jazz dans leur musique ; et aussi parce
que les musiciens d’orchestre ne jouent souvent pas bien le jazz et ne peuvent se
permettre, à cause de leurs conditions de vie, les répétitions que nécessite le bon jazz.
89
Aujourd’hui, dans des endroits excentrés, on peut encore trouver des exécutions de jazz
vivant et authentique, et le caractère improvisé de ce qui est joué est impossible à
imiter avec des musiciens d’orchestre. Marc Blitzstein, Leonard Bernstein et Morton
Gould, en écrivant dans le langage jazz à des fins de consommation populaire, ont
essayé de le placer (comme le fit Kurt Weill) à un niveau artistique plus significatif.
Mais la majorité des compositeurs intéressés par cette tendance n’ont fait appel qu’à
certaines caractéristiques de la musique populaire, les combinant à d’autres sources
folkloriques ou néo-classiques afin de produire des œuvres de plus grande envergure,
des possibilités formelles plus intéressantes et plus de variété.
4 Quatre compositeurs aidèrent à établir ces techniques aux premiers stades du
mouvement contemporain en Amérique. Roy Harris, Aaron Copland, et Roger Sessions
suivirent l’exemple donné par la musique contemporaine européenne dans leur
musique. Le quatrième, Charles Ives, vivant retiré du monde, suivit un chemin différent
et plus curieux, et ce qu’il a accompli n’est pas encore assez connu pour être jugé
convenablement.
5 Au début de sa carrière, Harris fit une remarque qui a souvent été citée : « Notre sens
rythmique est moins symétrique que le sens rythmique européen. Les musiciens
européens sont entraînés à penser le rythme en termes du plus grand dénominateur
commun, alors que nous sommes nés en ressentant ses plus petites unités. » 1. Bien que
cela soit apparu après que de nombreuses œuvres marquantes de Stravinsky et Bartók
eurent révélé les possibilités de regroupements irréguliers en petites unités – ce dont
parle Harris –, il ne fait aucun doute que ce qu’il avait en tête apparaît clairement dans
le contexte de sa propre musique et dans celui du jazz. Car Stravinsky et Bartók, en
dépit de leurs motifs rythmiques irréguliers écrits avec de constants changements de
mètre, traitent souvent leurs accents irréguliers comme des déplacements d’accents
réguliers en les marquant avec la même force qui était réservée aux syncopes dans la
musique plus ancienne. La qualité de ces accents est complètement différente de celle
utilisée dans le jazz et dans une partie de la nouvelle musique américaine. Dans le jazz,
spécialement celui des années vingt et trente, la ligne mélodique a fréquemment une
vie rythmique indépendante ; les unités métriques sont groupées en patterns irréguliers
(ou réguliers), en motifs mélodiques dont le rythme va à l’encontre du 1, 2, 3, 4
soutenant le rythme de danse. Roy Harris poursuivit cette technique en écrivant de
longues mélodies se développant de manière continue, dans lesquelles des groupes de
deux, trois, quatre ou cinq unités (tels que des croches) sont reliés afin de produire des
accents irréguliers, mais sans la pulsation régulière et sous-jacente du jazz. Quand
plusieurs de ces lignes sont jouées ensemble, il résulte d’intéressantes textures de
« contrepoint d’accents croisés », qui n’est pas sans rappeler le contrepoint que l’on
trouve dans l’école madrigaliste anglaise, bien qu’accentué plus intensément et associé
à des types de mélodies très différents. On en trouve un exemple caractéristique dans le
dernier mouvement en canon de sa première Sonate pour piano (opus 1, 1929).
6 Aaron Copland a été franc quant à ses relations avec la musique populaire, dans ses
écrits comme dans ses compositions. Du jazz des années vingt, il tira un principe de
polyrythmie dans laquelle la mélodie est accentuée en groupes réguliers de trois noires
pendant que la basse joue son 4/4 conventionnel. Dans des œuvres étroitement
concernées par le langage du jazz, comme son Concerto pour piano (1926), on trouve cette
méthode polyrythmique étendue à des groupes en 5/8, 7/8 et 5/4. Dans de nombreuses
sections de ses œuvres, Copland suivit le jazz en faisant entendre la pulsation régulière,
90
mais, comme chez Harris, il y avait des endroits où elle n’était pas exprimée. Dans des
œuvres écrites un peu plus tard, telles que sa Symphonic Ode (1929) et sa Short Symphony
(1933), il supprima entièrement la pulsation régulière. À l’inverse de Harris, Copland
maintient une relation directe au jazz ou à d’autres sortes de musique de danse
américaine, spécialement dans ses mouvements rapides. Par exemple, dans El Salón
Mexico (1936), il appliqua sa méthode rythmique à des danses populaires mexicaines
dans lesquelles une alternance de 6/8 (deux groupes de trois croches) et de 3/4 (trois
groupes de deux croches) est caractéristique. De larges portions de cette œuvre sont
faites des rythmes irréguliers résultant de l’emploi de ces groupes de deux et trois dans
des motifs tels que deux, trois, trois, deux, deux, trois. On peut trouver des motifs
similaires dans les parties plus rapides de sa Sonate pour piano, de son Concerto pour
clarinette et de son Quatuor avec piano. Son style, beaucoup plus incisif que celui de
Harris, possède une variété de qualité d’accent caractéristique de son origine
américaine. Mais bien qu’il relève le fait que les exécutants de jazz improvisent souvent
avec une grande liberté rythmique, jouant leurs notes un peu avant ou après le temps,
Copland n’a jamais incorporé cette caractéristique dans sa propre musique.
7 Roger Sessions porta la technique des groupements irréguliers à un degré plus extrême
– particulièrement dans les textures contrapuntiques – dans le premier mouvement de
sa Première Symphonie (1927), qui est un des essais les plus approfondis en contrepoint
d’accents croisés jamais tentés. Bien que cette œuvre provienne clairement de l’école
européenne néo-classique, ses décalages rythmiques remarquables donnent un son
américain, et, pour cette raison, elle exerça (avec la Première Sonate pour piano du même
Sessions) une influence considérable sur les compositeurs des années trente.
8 Mais cette technique particulière n’est qu’un des nombreux procédés qu’on trouve dans
le jazz. Il est par exemple bien connu que, dans l’interprétation actuelle de la notation
écrite, une tradition d’effectuer de légères distorsions des durées au profit d’une liberté
rythmique et expressive s’est transmise d’un exécutant à un autre dans le monde du
jazz. C’est une tradition étonnement similaire à celle des « notes inégales » du baroque.
Dans les deux cas, des croches égales sont jouées de manière pointée ou comme des
triolets de noires et de croches. Mais les exécutants de jazz ne prennent pas seulement
des libertés avec la notation, ils improvisent aussi tellement librement que leurs parties
possèdent un rubato expressif, ralentissant et accélérant pendant que la section
rythmique garde solidement la pulsation. C’est dans ce domaine que Charles Ives a
travaillé, bien qu’une grande partie de sa musique ait été écrite avant que cette
technique ne devienne une pratique habituelle dans les orchestres de jazz. Cependant,
elle était peut-être déjà présente dans les ragtimes du temps de Ives, tendance
observable dans toute tradition de musique de danse de longue durée, que l’on trouve
parfois dans les dernières périodes de la valse et dans la musique populaire de
l’Amérique du Sud et du Centre.
9 Ives alla plus loin que les compositeurs mentionnés plus haut en explorant le domaine
des « divisions artificielles » – triolets, quintolets et autres valeurs du même genre –
afin de produire des combinaisons polyrythmiques tellement complexes qu’elles
semblent défier une exécution adéquate ou même la perception. Ives partait
habituellement d’un point de vue littéraire dans lequel des citations assez littérales
d’airs familiers patriotiques, religieux et de danse sont mis en présence d’un
commentaire expressif dans un autre tempo, vaguement ou pas du tout apparenté. Par
exemple, dans le second mouvement de Three Places in New England, un garçon rêve de
91
deux groupes de soldats marchant à des vitesses différentes, l’un disparaissant lorsque
l’autre apparaît ; dans The Unanswered Question, la question est posée d’une manière de
plus en plus insistante et rapide par les vents, pendant que les cordes jouent un arrière-
plan calme et méditatif, impassiblement, sans relation de vitesse ni d’harmonie – ce qui
exige un chef supplémentaire. Cette combinaison de différents plans rythmiques
entraîna Ives dans des problèmes complexes de notation, spécialement dans ses œuvres
plus tardives écrites entre 1910 et 1920.
10 Il utilise principalement trois procédés. Le premier consiste en la superposition de
différentes vitesses qui peuvent être exprimées au moyen d’une unité commune,
comme dans les exemples suivants tirés du deuxième mouvement de sa Quatrième
Symphonie, écrite en 1916, revue et publiée en 1929.
Exemple 1, Quatrième Symphonie, 2e mouvement, mes. 69-70 © 1929 by Ch. E. Ives ; © 1965 by
Associated Music Publishers, Inc.
11 Plus loin dans l’œuvre, il montre une grande liberté de rythme. Dans l’exemple 2, les
deuxième, troisième et quatrième lignes sont les rythmes des cuivres et des vents
jouant une harmonisation dissonante d’un hymne national, avec l’aide des altos et des
violoncelles une ligne avant le bas. La sixième ligne et celle du bas contiennent les
rythmes du piano, des cloches et des basses jouant un hymne dans un autre système
harmonique dissonant. Les autres lignes sont les rythmes de diverses figurations, celles
des quintolets et des septolets appartenant aux cordes2 (voir l’exemple 2, page suivante).
12 Un second type de procédés rythmiques employé par Ives consiste d’une part en des
rubatos notés et, de l’autre, en un temps strict, comme dans Calcium Light (voir l’exemple
3, page suivante).
92
Exemple 2, Charles Ives, Symphonie n° 4, 2e mouvement, mes. 137-138, schéma rythmique © 1929 by
Ch. E. Ives ; © 1965 by Associated Music Publishers, Inc.
mesure la plus élaborée de son Étude de rythme n° 1 combine quatre plans de rythmes
distincts.
Exemple 4, Conlon Nancarrow, Étude rythmique n° 1, mes. 50-51 © 1952 by Theodore Presser
Company.
NOTES
1. HARRIS, Roy : « Problems of American Composers », dans : American Composers on American
Music : A Symposium, Henry COWELL (éd.), Stanford, 1933 ; réimpression avec une nouvelle
introduction par Henry COWELL, New York, F. Ungar, 1962, p. 151.
2. Notons que dans les exemples 1 et 2, Carter, en décrivant les polyrythmes, s’est montré
sélectif, en ne relevant que ce qu’il considère comme les composants principaux de la texture.
(Note de l’éditeur anglais.)
3. COWELL, Henry : New Musical Resources, New York, Knopf, 1930.
95
courtes idées condensées, mais qui, avec une connaissance plus approfondie, révèle une
organisation serrée de relations internes qui fournit une solution entièrement nouvelle
au problème de la continuité à grande échelle.
4 À Vienne, les idées de Debussy ont trouvé des esprits réceptifs, comme en témoignent
notamment les œuvres qui furent composées avant l’adoption du dodécaphonisme,
telles les Cinq Pièces pour orchestre et le Pierrot lunaire de Schoenberg, les Quatre Pièces
pour clarinette et piano et les Trois Pièces pour orchestre de Berg, et les Bagatelles de
Webern. Celles-ci, ainsi que d’autres œuvres de l’époque, nous laissent entrevoir le
nouvel univers d’un discours émancipé, vite abandonné, hélas, lorsque Schoenberg
retourna aux formes musicales classiques au moment d’adopter le dodécaphonisme.
5 On retrouve des explorations similaires dans certaines pages de Sibelius et de Janáček,
dans les premières œuvres de Chávez et Arthur Lourié et, à un degré moindre, chez
Charles Ives et Roy Harris, aussi bien que chez de nombreux Américains quasi oubliés et
quelques Russes de l’époque préstalinienne. Cette tendance restera secondaire,
n’émergeant que de temps à autre, comme dans le Trio à cordes opus 45 (1946) de
Schoenberg, une œuvre significative en ce qu’elle combine la méthode dodécaphonique
et le discours émancipé de sa période antérieure. Même aujourd’hui, ce développement
n’est pas clairement discerné par la critique ; on tend à le confondre avec des tendances
stylistiques telles que la « technique sérielle », le « pointillisme » ou
l’« expressionnisme », qui sont parfois opposées à lui. Manifestement, aucune de ces
tendances n’est nécessairement associée à l’autre, pas plus qu’elles ne s’excluent
mutuellement puisque chacune dérive d’une autre catégorie de description.
6 Bien que le propos de cet article ne soit pas de soutenir l’idée fort douteuse qu’une
qualité artistique ne se trouve que dans des œuvres musicalement avancées, il faut
néanmoins signaler que les nouvelles directions et les nouvelles idées artistiques
exercent une influence croissante de nos jours, même sur les conservateurs. L’un des
problèmes qui se posent actuellement aux musiciens est de se tenir au courant de
l’époque puisque le monde de la musique, comme n’importe quel autre monde
professionnel d’aujourd’hui, change sans cesse. Nous voulons simplement faire ici une
description générale de la direction que semblent suivre actuellement beaucoup de
tendances différentes, en considérer quelques-unes des raisons, et spéculer sur les
problèmes de qualité et d’intelligibilité artistiques que ces nouveaux départs ont
tendance à soulever. Une des questions les plus intéressantes et les plus complexes est
de savoir dans quelle mesure notre jugement sur la « musicalité » ou la possibilité d’une
communication importante contenue dans une œuvre dépend de la manière dont on
transmet les modèles préétablis d’attitude et de méthode à partir d’œuvres familières
qui possèdent indéniablement ces qualités.
7 Pour l’auditeur accoutumé à la nouvelle musique, écouter les œuvres récentes de
Stravinsky, telles que Agon ou Canticum sacrum, ou la nouvelle Fantaisie pour piano de
Copland, ne laisse aucun doute : ces œuvres produisent le genre d’impression dont
celles plus immédiatement accessibles sont incapables. Pour l’instant, il se peut que
leur son inhabituel, leurs idées et leurs procédés peu familiers rendent perplexe une
bonne partie du public musical, mais s’agissant des auditeurs pour qui la modernité
n’est pas synonyme de terreur, ces œuvres se situent au même niveau élevé que
beaucoup d’œuvres plus anciennes du répertoire. Désormais, tôt ou tard – mais
indiscutablement –, elles deviendront accessibles à un plus large public. À la première
audition, nous sommes frappés par la puissance artistique et l’unité de vision, qui
97
problème de ces puzzles musicaux est simplement illustré par le palindrome verbal
(« able was I ere I saw Elba ») qui doit obéir à un arrangement strict des lettres en même
temps qu’avoir du sens. Un palindrome de lettres choisies au hasard est un exercice
plutôt vain. Quoique le sens musical ne soit pas si facile à établir, néanmoins, jusqu’à la
fin de la vie de Webern, ce double critère d’ordre et de sens s’appliquait à toutes ces
sortes d’ingénuité musicale, à l’exception peut-être de certaines œuvres médiévales et
de la Renaissance à ses débuts. Mais l’école européenne récente semble se préoccuper
du modèle seul, espérant que l’intérêt et le sens vont émerger d’une manière ou d’une
autre. De l’aveu même des compositeurs de cette école, cela n’a pas toujours été le cas.
Cet agencement selon l’application aléatoire de systèmes numériques semble peu
économique, car elle produit un grand nombre de possibilités inutiles, comme les
singes qui tapent sur une machine à écrire.
16 Aux États-Unis, la tendance est de commencer par un principe de coordination ayant
trait aux techniques d’écoute ou par notre expérience du temps plutôt que par une
formule numérique arbitraire. Les exemples de discours émancipé commencent à s’y
faire plus nombreux. Certaines œuvres abstraites de Copland, et surtout les œuvres
récentes de Roger Sessions, telle sa Troisième Symphonie, ainsi que les œuvres de l’auteur
de cet article, s’efforcent d’atteindre ce principe en utilisant tout système ou procédé
musical qui semble convenir. D’autres, comme Milton Babbitt, se servent du
dodécaphonisme, mettant en valeur ses possibilités coordinatrices plutôt que, à la
manière des Européens, ses possibilités désintégratrices. L’ordre musical audible que
l’on peut distinguer, rappeler et suivre est, bien sûr, une condition nécessaire pour
cette nouvelle aventure.
17 A Further Step (1958)
18 The American Composer Speaks – 1970-1965, ed. G. Chase (Baton Rouge : Louisiana State
University Press, 1966) [245-54].
101
Le produit authentique
d’aujourd’hui est l’œuvre
expérimentale
comme Charles Ives, qui m’a le plus intéressé dans ma jeunesse et qui m’a ouvert
suffisamment de perspectives pour que je dédie ma vie à la musique.
4 Mais cette musique faisait aussi partie d’un modèle culturel général. Dans nombre de
ces œuvres qui nous avaient tellement impressionnés en tant qu’œuvres d’art, on
constatait l’hyperexpressivité, le recul de la raison au profit d’une « émotion »
exacerbée, qui étaient alors fréquents dans tous les arts et, par conséquent, dans le
tissu même de notre vie sociale. L’appel aux forces primaires de la nature humaine dans
la propagande de masse, l’accession de Hitler au pouvoir, l’incapacité de nombreux
chefs d’état à regarder en face les solutions indispensables à leur survie – tout cela
semblait être le résultat désastreux d’une tendance générale, qui avait par ailleurs
produit la vision artistique des compositeurs dont nous aimions la musique. Pour cette
raison, beaucoup de ces œuvres du début du siècle perdirent leur caractère d’urgence-
mais pas leur intérêt musical, naturellement. Cependant, c’est bien au contact des
œuvres que Schoenberg écrivit pendant la Deuxième Guerre, et plus particulièrement
lors des exécutions de ses œuvres que je contribuai à organiser pendant et juste après
cette même guerre, que certains d’entre nous commencèrent à saisir l’importance et le
sens de cette musique-là, et furent amenés à l’étudier avec plus de soin. Le contact avec
cette musique et avec celle de Ives et de Ruggles a conduit alors certains d’entre nous à
repenser leur développement musical et à emprunter une voie nouvelle, encore
désapprouvée par le public et par la majorité des professionnels aux États-Unis, peut-
être à cause d’exécutions médiocres et sans passion, responsables de bien des
malentendus dans ce pays.
5 Pour prendre un exemple – sans lien direct avec les procédés rythmiques – qui illustre à
quel point l’idée de repenser le matériau fondamental de la musique fut significative
pour moi, permettez-moi de citer la quatrième de mes Huit Études et une Fantaisie pour
quatuor à vent : l’intervalle le plus « simple » possible – la seconde mineure ascendante
– y est la base unique de tout un mouvement. Bien sûr, cette seconde est transposée et
mise dans des situations métriques diverses. Mais elle reste toujours une seconde
mineure ascendante, et elle est toujours exposée en doubles croches conjointes. Je
créais ainsi, me semblait-il, une structure très intéressante que je n’avais jamais
entendue auparavant dans la musique-une structure très comparable à celle du parquet
sur lequel nous sommes. Regardez : il est composé de petits blocs de bois – tous de la
même taille.
6 Avec des œuvres comme ma Sonate pour piano et ma Sonate pour violoncelle et piano, j’ai
commencé à travailler sur des procédés rythmiques qui se sont avérés très intéressants
pour moi dans mes œuvres ultérieures. Dans la Sonate pour violoncelle, par exemple, le
piano commence dans un rythme régulier et joue cette structure pendant presque tout
le premier mouvement, alors que le violoncelle intervient avec une structure métrique
beaucoup plus libre. Cette « stratification » des éléments musicaux à l’aide de moyens
métriques ou autres devint très importante pour moi dans des œuvres comme mon
Quatuor à cordes n° 1, où le premier mouvement est une fantaisie contrapuntique
construite sur quatre thèmes principaux et plusieurs thèmes annexes, chacun dans un
tempo et dans un caractère différents. Bien sûr, ces thèmes influent les uns sur les
autres et se modifient les uns les autres au cours de la pièce. Cependant, l’intérêt de ce
premier quatuor vient beaucoup des passages dans lesquels les quatre thèmes sont
exposés simultanément–dans une sorte de stratification et d’interaction, où chacun
conserve son propre tempo.
106
7 Le fait que chaque thème soit associé à un tempo différent permet d’intégrer dans
l’œuvre la possibilité et la nécessité d’une modulation métrique. Ainsi, le tempo ou la
« pulsation » s’accélère de manière organisée entre les mesures. Souvent, après un
certain nombre de ces modulations métriques, comparables en quelque sorte aux
changements de tonalité dans une pièce tonale, l’œuvre revient au tempo initial. Dans
mon premier quatuor, par exemple, le matériau joué par le violoncelle au début du
premier mouvement porte l’indication « noire = 72 ». Lorsque, vers la fin de la pièce, ce
matériau est repris par le premier violon, il retrouve la vitesse de la noire à 72, bien que
dans ce cas précis les hauteurs soient transposées d’une octave et une quinte.
8 Ce qui m’intéressait également dans cette pièce, c’était d’étudier les effets produits par
l’accélération ou le ralentissement des thèmes. Le dernier mouvement, une série de
variations, est constitué d’un certain nombre d’idées qui, à chaque répétition,
deviennent plus rapides, jusqu’à ce qu’elles atteignent le point où elles ne peuvent plus
être perçues en tant que telles. L’idée « tierce mineure » qu’on entend d’abord dans la
partie du violoncelle réapparaît fréquemment tout au long du mouvement. Elle gagne
progressivement en vitesse jusqu’à ce qu’elle se transforme en trémolo vers la fin. Un
autre aspect de cette idée (on pourrait en dire autant des autres idées des
« Variations », mais ce cas est plus significatif), c’est qu’elle n’est pas propre à ce
mouvement, mais a déjà été introduite dans le mouvement précédent. Cela conduit à la
question du plan selon lequel sont construits les mouvements de la pièce, un plan qui
est fortement lié à l’idée générale de la modulation métrique.
9 Notons que, des quatre mouvements qui constituent réellement la pièce, seuls trois
sont notés dans la partition en tant que mouvements distincts ; et ces trois
mouvements ne correspondent pas aux quatre mouvements « réels », lesquels sont :
« Fantasia », « Allegro Scorrevole », « Adagio » et « Variations ». Ils sont cependant tous
joués attacca, avec des pauses au milieu de l’« Allegro Scorrevole » et vers le début des
« Variations ». Par conséquent, il n’y a que deux pauses divisant la pièce en trois
sections. La raison de cette division inhabituelle des mouvements tient au fait que le
changement de tempo et de caractère, qui intervient entre ce que l’on appelle
normalement les mouvements, est le but, le point culminant visé par les techniques de
modulation métrique utilisées. Interrompre le plan logique du mouvement au moment
de son apogée revenait à détruire l’effet. Dès lors, les pauses peuvent intervenir
seulement entre les sections qui utilisent le même matériau de base. Cela apparaît de
manière très claire dans la pause qui précède le mouvement « Variations ». En réalité,
au moment de la pause, les « Variations » ont déjà commencé depuis un certain temps.
10 Mon intérêt pour l’accélération et le ralentissement des thèmes se manifeste également
dans les différents procédés utilisés dans les Variations pour orchestre et le Double
Concerto pour piano et clavecin avec deux orchestres de chambre. Dans les Variations, par
exemple, un des deux thèmes secondaires, que l’on associe d’habitude au thème
principal durant toute l’œuvre, subit un ralentissement progressif, alors que l’autre
devient de plus en plus rapide, à chaque apparition. À une échelle plus petite, ce type
de technique trouve une illustration encore plus évidente dans les quatrième et sixième
variations. Sur une phrase de quatre mesures, la quatrième variation comporte un
ritardando mesuré où le tempo initial est diminué de moitié ; la sixième variation
comporte un accelerando qui s’étend sur une phrase de six mesures et où le tempo est
trois fois plus rapide que le tempo initial. En fonction d’un principe d’équilibre, on
retrouve dans chacun de ces mouvements la même structure métrique d’accélération et
107
L’expressionnisme et la musique
américaine
Traduction : John Tyler Tuttles Jr
3 Le manque durable d’intérêt pour ces compositeurs américains provient d’un manque
d’information à leur sujet, de la méconnaissance de leurs idées et de leur musique, et
souvent d’une falsification des faits ; aussi est-il important maintenant de revoir notre
attitude à leur égard, en tenant compte des données concrètes, et ce afin de mieux
comprendre notre propre situation musicale. Le but de la série d’articles que
consacrent les Perspectives of New Music aux différents compositeurs de cette époque
n’est nullement nationaliste au sens européen du mot. Elle est entreprise dans le désir
d’éclaircir les attitudes particulières que développèrent ces créateurs par rapport à la
situation musicale inhabituelle en Amérique, qui donna à ce groupe une direction
totalement différente de celle des compositeurs européens. En effet, ils émergent à une
époque où les idées qui allaient changer la face des arts étaient largement répandues et
où la façon de penser qui est au fondement du mouvement expressionniste d’Europe
centrale imprégnait également la pensée des artistes, à la fois en Russie (qui ne nous
concerne pas ici) et aux États-Unis.
4 À cause de nombreuses similitudes de points de vue, l’abondante réflexion analytique
et philosophique récemment consacrée à l’expressionnisme par des érudits européens
et même américains pourrait s’avérer utile pour combler le vide important de la
critique qui entoure les œuvres en question, et pourrait aider à comprendre ce qui s’est
déroulé, de façon presque indépendante, dans ce pays. Les œuvres produites ici à cette
époque – certaines d’un grand intérêt, d’autres simples curiosités –, portent les traits
particuliers du milieu artistique d’où elles sortent, milieu qui n’a pas beaucoup évolué
entre-temps. On consacre très peu de réflexion critique à notre musique, même
aujourd’hui, à l’exception des compositeurs eux-mêmes, et cela est dû en partie au
conflit entre la réalité américaine et le rêve américain de l’Europe, perpétué par les
responsables de nos institutions musicales.
5 Pendant la période qui nous concerne, une grande quantité de musique contemporaine
était jouée à New York, Chicago, Boston et San Francisco. Pendant des années, le
répertoire du Metropolitan Opera comprenait des œuvres comme Pétrouchka ou Le
Rossignol de Stravinsky, La Vie brève de Manuel de Falla, L’Empereur Jones de Louis
Gruenberg, le ballet Skyscrapers (1923-24) de John Alden Carpenter. L’International
Composers’ Guild et la League of Composers1 organisèrent plusieurs exécutions
importantes, dont Wozzeck de Berg, Die glückliche Hand de Schoenberg, ainsi que le
prélude et le deuxième mouvement de la Symphonie n° 4 de Charles Ives. On s’intéressait
à la musique microtonale2, et outre un concert de Hans Barth et de Ives commenté par
Howard Boatwright3, la League of Composers présenta une Sonata casi Fantasia écrite en
quarts, huitièmes et seizièmes de tons du compositeur mexicain Julián Carrillo pour
guitare, octavina, arpa-citara et un cor fabriqué à New York et capable de produire des
seizièmes de tons ; au même programme figurait le Quintette à vents de Schoenberg,
donné en création américaine. L’année d’après, Carrillo revint avec un ensemble
d’instruments microtonaux plus important et enregistra son Preludio a Cristóbal Colón
pour les disques Columbia. Mais les deux principaux rivaux dans la présentation de la
musique moderne au grand public furent Leopold Stokowski – à l’époque un
expérimentateur irrépressible qui jouait Schoenberg, Varèse et Ruggles, et défendait
les « ultramodernes » les plus extrémistes – et Serge Koussevitsky, également dévoué à
la nouveauté, mais plus particulièrement intéressé par les écoles françaises et russes, et
par le lancement de ce qui fut à l’époque la jeune génération des compositeurs
américains – il leur prêta ce même appui enthousiaste qu’il avait jadis accordé aux
110
jeunes Russes en Europe. À cette époque-là, ces institutions, comme le font encore les
musées aujourd’hui, considéraient comme une obligation de tenir le public au courant
des derniers développements, surtout ceux en provenance de l’étranger et, dans le cas
de Koussevitsky, des compositeurs américains qu’il parrainait. Peu de partitions
intéressantes (eu égard, évidemment, aux goûts particuliers des chefs) devaient
attendre longtemps avant de se faire entendre. Chaque nouvelle œuvre de Stravinsky,
par exemple, fut créée dans l’année suivant sa composition, exécutée avec une dévotion
sérieuse par l’un des orchestres les plus importants – tout le contraire de la situation
actuelle. À la fin, l’énergie et la persévérance de Koussevitsky rallièrent un public plus
large aux nouvelles écoles américaines néo-classique, folklorique et populiste, tandis
que les partisans d’esthétiques différentes se virent de plus en plus évités et oubliés 4.
6 C’est lors des premières étapes plus avancées de cette période que l’école ultramoderne
américaine fut particulièrement active ; mais quand les compositeurs du Boston
Symphony commencèrent à dominer la scène au milieu des années trente, la plus
grande partie de cette activité fut stoppée. S’il n’y avait pas eu un changement aussi
dramatique, il est possible que Ives, Varèse, Ruggles, Cowell, Riegger, Leo Ornstein,
Dane Rudhyar, John J. Becker, George Tremblay et les plus jeunes, tels que Ruth
Crawford, Gerald Strang et Adolph Weiss, parmi de nombreux autres qui commencent à
être rejoués, auraient eu un développement complètement différent. De toute façon, la
New Music Edition de Cowell continua vaillamment de 1927 jusqu’à aujourd’hui,
permettant aux partitions de circuler, et maintenant ainsi vivante une perspective
parfois très sombre pour les « ultras ».
7 À première vue, il peut paraître surprenant que ce groupe de compositeurs américains
n’ait été que vaguement conscient de la situation de ses pairs à Vienne ou en Russie ;
mais si l’on se familiarise avec la période, il devient clair que l’opinion générale au sujet
de l’école viennoise, surtout en ce qui concerne Schoenberg et Webern, n’était pas de
nature à attirer beaucoup de gens vers leur musique. Paul Rosenfeld, par exemple, dont
les critiques enthousiastes et bienveillantes faisaient autorité dans les années vingt
même parmi les musiciens, trouvait que les œuvres de Schoenberg « déconcertent par
leur laideur apparemment intentionnelle et déroutent par leur cruauté et leur froideur
géométriques... Ce n’est qu’en le regardant principalement comme expérimentateur
que le Schoenberg dernière période perd son côté incompréhensible. » 5. Quand on se
rend compte qu’au moment d’écrire cela, Rosenfeld ne connaissait que les premières
œuvres tonales et les opus 11, 16 et 19, il est facile de comprendre que la parution des
œuvres dodécaphoniques devait renforcer cette opinion encore très répandue en
Amérique, en dépit du fait évident, révélé par de nombreux enregistrements, que c’est
justement le contraire qui est vrai. Cette attitude persista jusqu’à la fin de la vie de
Schoenberg et limita son influence à un cercle nettement plus restreint qu’il ne le
méritait, empêchant la plupart des compositeurs que nous avons évoqués de se
confronter à sa musique. Cowell, cependant, publia en 1930 le deuxième des Drei
Volkstexte opus 17 de Webern (dans une version légèrement différente de celle éditée
aujourd’hui par Universal Edition), et en 1932, l’opus 33b de Schoenberg chez New
Music Edition. Pourtant, dans son livre New Musical Resources 6, il fait mention d’un
nouveau système d’organisation des hauteurs utilisé par Schoenberg, mais il ne semble
pas le comprendre. Cela peut être dû au fait, comme l’auteur l’explique dans sa préface,
que le livre fut écrit en 1919. Jusqu’en 1930 environ, et même après, on a le sentiment
que la musique viennoise laissa peu d’impact sur les ultramodernes. Riegger, il est vrai,
commença d’utiliser une version très simplifiée du système dodécaphonique,
111
notamment dans sa Dichotomy, éditée en 1932, mais d’une façon totalement différente
des Viennois.
8 Il est intéressant de spéculer sur l’influence inverse. Nous savons que Webern dirigea
des œuvres de Cowell, de Ruggles et de Ives à Vienne en 1932, que Slonimsky dirigea
des œuvres de cette école en différents lieux d’Europe, et que Schoenberg laissa dans
ses papiers posthumes une observation sur Ives qui est souvent citée. Certes, un
Américain est tenté de se rappeler l’utilisation des clusters par Ives et Cowell quand
cette technique apparaît au piano, si abruptement, dans Lulu de Berg (mesures 16, 79 et
ailleurs, notamment lors du récitatif de Rodrigo, l’athlète, et mesures 722-768, afin de
caractériser et de développer, peut-être, l’idée de « Das wahre Tier » introduite par un
cluster dans le « Prologue ». Il se peut qu’il y ait même là un écho du Tiger de Henry
Cowell).
9 Afin de clarifier certains éléments de nature esthétique, artistique ou technique
essentiels à ce groupe, il est utile de les comparer avec ceux qui sont centraux pour les
compositeurs liés à l’expressionnisme allemand. Nombre d’interventions présentées au
Convegno Internazionale di Studi sull’Espressionismo lors du Maggio Fiorentino de
1964 s’avèrent particulièrement pertinents à cet égard7. Essayer de définir et de
délimiter les qualités particulières de ce mouvement est, naturellement, une question
embarrassante, et les musicologues allemands, ainsi que Luigi Rognoni, ont eu tendance
à les réserver aux seules œuvres des Viennois – et à toutes leurs œuvres, bien que le Dr
Stuckenschmidt fût prêt à y inclure certains Russes et plusieurs compositeurs
américains discutés dans l’actuelle collection des Perspectives. En tout cas, le manifeste
de base du mouvement, Der blaue Reiter 8, fut le premier essai pour clarifier ses objectifs.
Dans cette brochure, la musique occupe une place centrale, dans la mesure où elle n’est
pas, par sa nature même, un art figuratif, mais un art expressif 9 (un point de vue
provenant d’une pensée qui place la musique au sommet de la hiérarchie des arts,
comme chez Walter Pater, Busoni, et Ives). Der blaue Reiter contient quatre articles
importants sur la musique : « La Relation avec le texte » de Schoenberg, « Prometheus de
Scriabine » de Léonide Sabaneiev, « Du spirituel dans l’art » de Thomas von Hartmann,
et « La Musique libre » de Nicolas Koulbin. On retrouve d’autres observations sur
l’expressionnisme et la musique dans Du spirituel dans l’art de Kandinsky, dans les
Aphorismes et le Traité d’harmonie de Schoenberg et, de façon plus périphérique, dans
l’Essai pour une nouvelle esthétique musicale de Busoni 10. Une comparaison entre le ton
général de ces écrits et celui des Essais avant une sonate 11 de Ives, ou celui des écrits
critiques de James Huneker et Paul Rosenfeld, révèle de nombreuses similitudes.
10 La principale différence, comme toujours, tient à la situation de la vie musicale
américaine, tellement rudimentaire qu’un mouvement révolutionnaire y est
obligatoirement moins bien conçu, moins déterminé ; il est davantage l’affaire de
quelques individus qui trouvent un accord général, et donc moins corrosif vis-à-vis des
aspects fondamentaux de ce qui semble une tradition musicale moribonde. En effet, la
situation n’apparaissait pas en toute clarté – et pour cette raison tendait à se perdre
elle-même en des superficialités et absurdités, comme cela se passe si souvent
aujourd’hui.
11 Le point d’accord fondamental tient dans l’affirmation de Hegel, citée en partie par
Ives, selon laquelle « le besoin général envers l’art est donc celui de la raison, qui
pousse l’homme à élever le monde intérieur et extérieur vers sa conscience spirituelle
comme un objet dans lequel il reconnaît son propre moi. » 12. En citant cette déclaration,
112
Ives omet les mots « et extérieur » et la dernière phrase « comme un objet... ». Ces deux
omissions revêtent une grande signification, car elles révèlent à quel point la pensée de
Ives était proche de celle des Expressionnistes ; pour ces derniers, le monde intérieur
était d’une importance primordiale, l’art n’étant pas un objet, mais le moyen d’incarner
une vision spirituelle propre, et de partager ce qui fut appelé ultérieurement une
« relation intersubjective »13.
12 L’excellent exposé de Rufer tente d’en fournir une définition générale :
« Il y a aussi dans la peinture et la musique une explosion vers le chaos, un état de
non-relation totale (qui, toutefois, se manifeste lui-même dans l’informel !),
d’ivresse, d’extase, l’ébranlement de la fondation même de l’art figuratif. “Il n’y a
pas d’‘objets’ ni de ‘couleurs’ dans l’art ; uniquement l’expression.” (Franz Marc,
1911). [...] Une musique de caractère intensément romantique – on peut dire
expressionniste –, avec une tendance de plus en plus prononcée vers la rupture des
limites de la tonalité, à travers une destruction apparente de la cohérence musicale
et des schémas formels traditionnels. Tout a été remis en question et semble mener
au chaos. Aujourd’hui, rétrospectivement, il semble évident que de grands talents
furent détruits dans ce contexte. Seuls quelques élus, par la force de leur génie et
l’effet stimulant d’épreuves constantes, se sont retrouvés. Et là, je ne puis faire
mieux que de citer Gottfried Benn : “L’expressionniste est justement celui qui a fait
l’expérience de la profonde nécessité objective qu’exige le maniement de l’art, son
éthique artisanale, la morale de la forme”. »14
13 Les textes de l’époque insistent sur la vérité de l’expression et la nécessité intérieure de
l’artiste dans l’expression de ses expériences transcendantes, comme l’écrit Kandinsky :
« Le “Beau intérieur” est celui vers lequel nous pousse une nécessité intérieure
lorsqu’on a renoncé aux formes conventionnelles du Beau. Les profanes l’appellent
laideur. L’homme est toujours attiré, et aujourd’hui plus que jamais, par les choses
extérieures, et il ne reconnaît pas volontiers la nécessité intérieure. Ce refus total
des formes habituelles du “Beau” conduit à admettre comme sacrés tous les
procédés qui permettent de manifester sa personnalité. Le compositeur viennois
Arnold Schoenberg suit seul cette voie, à peine reconnu de quelques rares et
enthousiastes admirateurs. »15
14 Schoenberg lui-même écrit :
« La beauté existe à partir du moment où les improductifs commencent à prétendre
qu’elle leur manque ; avant, elle n’existe pas, car l’artiste, lui, n’en a pas besoin. La
vérité lui suffit : s’être exprimé, avoir dit, selon les lois secrètes de sa propre nature,
ce qui devait être dit. Car les lois de l’homme de génie sont les lois de l’humanité
future. [...] Et, tout de même, c’est à l’artiste que la beauté se donne sans qu’il l’ait
voulu, tendu qu’il est dans sa quête d’une vérité. »16
15 Ives, dans une discussion élaborée entre forme et contenu, manière et substance
identifie, d’une part, la forme et la manière aux formes et aux styles traditionnels du
langage musical, d’autre part, le contenu et la substance aux sentiments et à la vision
propres de l’artiste cherchant à être exprimés :
« Dans sa conception commune, la beauté n’a rien à faire avec elle (la substance),
[...] la substance peut être exprimée en musique et c’est la seule chose valable en
celle-ci ; et en outre, dans deux pièces de musique séparées dont les notes sont
presque identiques, l’une peut être substance avec peu de manière, et l’autre,
manière avec peu de substance. [...] La substance d’une mélodie vient d’un endroit
près de l’âme, et la manière vient de – Dieu sait où. » 17
16 Curieusement, si les Expressionnistes, dans leurs écrits, reconnaissent pleinement
qu’une vision intérieure est la force motrice derrière la recherche de moyens
artistiques nouveaux, Ives et Cowell, qui furent les seuls à écrire abondamment sur
113
cette musique, ne formulèrent pas directement cette idée verbalement. Il faudrait aussi
signaler l’influence du mysticisme : chez Kandinsky, la théosophie de Blavatsky (qui est
également présente dans certaines idées des compositeurs viennois), et chez Ives, le
transcendantalisme d’Emerson. Il forma la base de cette vision intérieure et du dédain
pour le monde « matériel »18. Ruggles, à en juger d’après les titres de ses œuvres, et
Rudhyar furent également fortement influencés par la pensée mystique. La force de
l’expérience intérieure, qui conduit à chercher un moyen d’expression nouveau,
aboutit à deux directions en apparence opposées, désignées par Gottfried Benn par les
mots « chaos et géométrie » (ce qui rappelle de façon étrange « l’esprit de sagesse et
l’esprit de géométrie » chez Pascal). La première fut l’intérêt pour les aspects
fondamentaux et essentiels de l’expérience humaine (et pour les matières élémentaires
de l’art) : le « barbaric yawp » de Whitman –, le premier cri de l’enfant à la naissance –
appelé parfois l’Urschrei ou l’ Urlaut (Busoni parle également, dans un autre sens,
d’Urmusik)19 –, l’expression primitive, immédiate de l’émotion humaine fondamentale.
L’exposé de Mittner est précieux sur ce point :
« Les deux principaux processus artistiques de l’Expressionnisme sont l’expression
primordiale (Urschrei ou, dans la terminologie de Edschmid, geballter Schrei, “cri
comprimé”) et l’imposition d’une structure abstraite, souvent spécifiquement
géométrique, sur la réalité. Ces deux processus paraissent – et sont souvent –
diamétralement opposés, puisque le “cri” se soulève dans l’âme du prophète qui
témoigne de la destruction de son monde, tandis que l’“abstraction” est,
principalement, l’œuvre d’un architecte idéal qui cherche à reconstruire le monde
ou à en construire un qui serait tout à fait neuf. La relation est pourtant réversible,
car la géométrie peut déformer et même désintégrer, tandis que le “cri” est capable
de se transformer en une jubilation qui invoque ou qui crée un nouveau monde, un
monde idéal... L’Urschrei de l’Expressionnisme allemand n’exprime presque jamais
le “Nous”, révélant ainsi la tragique position d’incertitude d’une bourgeoisie
désorientée : c’est rarement un cri de rébellion et de libération, mais avant tout un
cri d’angoisse et d’horreur. Le parallèle avec la musique atonale est significatif.
L’Urschrei est évoqué de la façon la plus éloquente dans le monodrame Erwartung
qui, avec la précision d’un psychogramme, décrit les différents moments d’attente
angoissée que le titre indique, suivis d’une série de cris d’horreur et de
désespoir. »20
17 Mittner souligne également la relation entre l’Urschrei et le silence :
« À l’opposé de ce souci du “cri” déchirant et primordial, une nouvelle puissance est
retrouvée dans le silence qui, paradoxalement, est considéré comme sa
métamorphose : un événement tragique est présagé ou ressenti dans un silence
analogue au “cri” intérieur de l’âme. »21
18 Parmi les ultramodernes américains, le désir ardent d’une telle intensification de
l’expression se remarque particulièrement chez Ruggles, chez Rudhyar et, jusqu’à un
certain point, chez Ives. La mélodie de ce dernier, Walt Whitman, qui a peut-être quelque
chose d’une caricature, fait certainement entendre lors des premières mesures un
caractère d’intensité expressionniste proche des premières pages du mouvement
« Emerson » de la Sonate Concord et du premier mouvement de Men and Mountains de
Ruggles.
19 La tendance expressionniste opposée, comme le fait remarquer Mittner, est celle du
constructivisme ; elle est familière aux Américains grâce aux commentaires esthétiques
de Poe. Dans la période américaine qui nous concerne, plusieurs types de structures
« géométriques » furent appliqués à la musique, comme cela fut le cas également en
Europe et en Russie. Les recherches rythmiques de Ives proviennent en partie de cette
114
pensée, tout comme celles de Varèse, tandis que, comparativement, les expériences de
Ruggles, Ives et Varèse dans la structuration des hauteurs furent réalisées dans un
relatif isolement. Ruth Crawford, en particulier, développa une multitude de modèles
semblables. Dans Piano Study in Mixed Accents (1930), elle utilise des mètres variables et
une structure rétrograde de hauteurs qui rappelle l’une des techniques similaires de
Boris Blacher, tandis que dans son Quatuor à cordes (1931), en particulier le dernier
mouvement, elle jongle avec un nombre considérable de systèmes « géométriques »
différents : l’un gouverne les hauteurs, un autre les dynamiques, et un troisième le
nombre de notes consécutives avant un silence dans un passage donné. En outre, tout le
mouvement est divisé en deux parties, la seconde étant le rétrograde de la première
mais haussée d’un demi-ton. Cowell, dans ses New Musical Resources 22, consacre un
chapitre au lien entre structures de hauteurs ou d’intervalles et structures de vitesse,
selon une méthode « découverte » ultérieurement par certains Européens. Au cours des
années vingt et trente, Joseph Schillinger, venu de Russie aux États-Unis, apporta les
fruits d’une pensée similaire. Après sa mort, son Schillinger System of Musical Composition
fut publié en 1946 avec une introduction de Cowell ; quoique voulant être une méthode
globale pour expliquer la technique de toutes sortes de musiques, il n’est, en fin de
compte, qu’un simple exemple de plus de cette « géométrie » expressionniste, dans la
mesure où il applique à la musique des structures « extrinsèques » dérivés des autres
champs de systématisation et de description théorique, tout en ne tenant pas
suffisamment compte, le plus souvent, des structures « intrinsèques » du discours
musical. Comme le remarque Mittner à ce sujet, la « géométrie » peut être un moyen de
construire un monde complètement nouveau, ou une façon de déformer ou de
dissoudre l’ancien. Il est possible qu’une géométrie illogique et désorganisée, ou
carrément non pertinente, puisse être aussi pertinente et logique qu’une structure
déformante ou même constructive (même si la seconde a évidemment davantage de
chances d’être plus fructueuse) entre les mains d’un compositeur imaginatif. L’histoire
du canon dans toutes ses phases en est une démonstration évidente.
20 Si l’on en vient à la pratique musicale actuelle, la similitude la plus évidente est dans
l’« émancipation de la dissonance ». On n’a pas encore cherché à savoir à quel moment
précis elle avait commencé, et il est donc difficile d’affirmer, comme on le fait souvent,
que Ives y travailla avant Schoenberg et indépendamment de lui, car il se peut qu’il y
ait eu d’autres sources obscures auparavant, comme c’est le cas pour la musique
microtonale. Dans son Étude sur l’harmonie moderne, René Lenormand cite des exemples
provenant des Tableaux symphoniques d’Ernest Fanelli (1883), qui contiennent des
progressions par tons entiers, ainsi que les accords de quartes d’Érik Satie en 1891, et
un accord de douze sons utilisé par Jean Huré en 191023. Il est vrai que Ives semble avoir
expérimenté une variété considérable de systèmes harmoniques à partir de 1900
environ. Il composa des passages fondés sur des structures harmoniques conséquentes
(comme on en retrouve souvent chez Scriabine) dans des pages telles que les mélodies
Evening, Two Little Flowers, Harpalus, Walking ou Soliloquy, ou d’une très grande diversité
de structures harmoniques, comme dans Majority ou Lincoln, aussi bien que des textures
polyphoniques dérivées d’une attitude contraire envers l’harmonie. Ruggles, Ornstein
et Rudhyar maintiennent une approche harmonique nettement plus conséquente.
Ruggles, en particulier, fait preuve d’une grande sensibilité quand il s’agit de manipuler
les septièmes majeures et les neuvièmes mineures, ainsi que leurs relations mutuelles
avec d’autres intervalles. La Quatrième Évocation en est un exemple particulièrement
admirable. Les clusters, qui peuvent être considérés comme une réduction de
115
l’harmonie à son état le plus primitif et non différencié, ont été sans doute utilisés pour
la première fois par Ives dans sa Première Sonate pour piano (1902), puis par Cowell en
1917. En 1912, Ives écrivait dans sa musique orchestrale de grands clusters pour les
cordes divisées, surtout dans Fourth of July, où plusieurs flux de clusters grimpent et
dévalent les gammes simultanément en mouvement contraire. Dans Wozzeck, Berg
utilise des clusters dans le chœur d’hommes de la première scène de la taverne. Ces
deux scènes de la taverne ressemblent de manière frappante aux œuvres de Ives dans
lesquelles ce dernier évoque des scènes de foule, comme celle mentionnée auparavant,
ainsi que le deuxième mouvement de la Quatrième Symphonie. Les cordes divisées en
clusters, une des trouvailles de Ives, ne sont devenues d’un usage courant que
récemment, avec des partitions de Xenakis, Ligeti, Penderecki et Cerha. L’attitude de
Ives envers la dissonance se résume comme suit :
« Beaucoup de sons auxquels nous sommes habitués ne nous dérangent pas, c’est
pourquoi nous avons tendance à les désigner comme beaux. [...] Il est possible que
la prédilection pour l’expression individuelle engendre un arrangement superficiel
que l’on accepte aisément comme beau – des formules toutes faites qui affaiblissent
les muscles musicaux plutôt que de les renforcer. »24
21 Cowell a écrit de nombreuses pièces pour piano dans lesquelles il explore les
polyrythmes, utilisant une notation qu’il avait inventée à cette intention ; Ornstein a
employé des longueurs de mesure irrégulières ; Rudhyar et Ruggles se sont servis de
divisions irrationnelles afin de donner l’impression de rubato et de liberté rythmique.
Mais c’est encore Ives qui explora le champ rythmique de la façon la plus poussée, en
utilisant des structures précompositionnelles de valeurs de notes et de toutes sortes de
polyrythmes – groupes instrumentaux coordonnés approximativement, passages plus
ou moins improvisés rythmiquement –, et en menant ces explorations beaucoup plus
loin que n’importe quel autre compositeur de son époque. Voulant rendre vivante
l’exécution, Ives inscrivait parfois des indications à l’intention de l’interprète,
l’encourageant à donner libre cours à sa fantaisie. Sa remarque selon laquelle « peut-
être la musique est-elle l’art de parler de manière extravagante » donne une idée de son
approche générale et le relie, une fois de plus, aux Expressionnistes 25.
22 Un des aspects les plus curieux de la musique de Ives est son extrême hétérogénéité,
une caractéristique qu’on retrouve dans plusieurs œuvres de Cowell et de Ornstein,
mais qui n’est pas partagée par d’autres Américains dont l’attitude est beaucoup plus
proche de celle de Schoenberg formulée dans « La Relation avec le texte ». Là,
Schoenberg indique le type de pensée qui l’amènera finalement à adopter la méthode
dodécaphonique :
« ... j’ai moi-même terminé d’écrire un grand nombre de lieder, enivré par les
sonorités initiales des premiers mots du texte (...) Ainsi ai-je pu constater, à mon
grand étonnement, que jamais je n’avais rendu plus pleinement justice à mon poète
que lorsque, guidé par le premier contact immédiat avec la sonorité initiale, je
devinais tout ce qui allait suivre obligatoirement et de façon évidente. Ainsi
m’apparut-il qu’il en allait de l’œuvre d’art comme d’un organisme parfait. Elle est
si homogène dans sa composition qu’elle dévoile dans ses moindres parties son
essence la plus vraie et la plus intérieure. »26
23 Un tel sens de la cohésion intérieure est étroitement lié à la tendance générale des
Expressionnistes vers la « réduction » du point de vue technique, vers la recherche d’un
matériau de base pour toute œuvre donnée. Cette méthode devient d’une importance
aiguë pour les musiciens lorsque la fonction constructive de la tonalité est éliminée,
évidemment, et aussi lorsque différentes manières habituelles de commencer, d’établir,
116
NOTES
1. Il s’agit de deux organismes créés à New York pour promouvoir la musique contemporaine : le
premier par Varèse et Carlos Salzedo en 1921, le second en 1923 par des membres du précédent.
(N.d.T.)
2. BUSONI, Ferruccio : Entwurf einer neuen Aesthetik der Tonkunst (Leipzig, 1907). Traduction
française par Daniel Dollé et Paul Masotta : « Esquisse d’une nouvelle esthétique », dans :
L’Esthétique musicale, Paris, Minerve, 1990. Busoni commente la division du ton entier en sixièmes
et se réfère à un acousticien américain, Thaddeus Cahill, dont le Dynamophone était capable de
reproduire toute division de hauteur requise. Pour une discussion des microtons, voir également
Dane Rudhyar, « The Relativity of Our Musical Conceptions », Musical Quarterly, 1, janvier 1922,
pp. 108-118.
3. BOATWRIGHT, Howard : « Ives’s Quarter-Tone Impressions », dans : Perspectives of New Music, 3, 2,
printemps-été 1965, pp. 22-31.
4. Ives avait un abonnement pour les concerts du samedi après-midi de l’Orchestre Symphonique
de Boston au Carnegie Hall, et je me rappelle avoir été invité à le rejoindre avec Madame Ives lors
de concerts où furent donnés le Poème de l’extase et le Prométhée de Scriabine, Le Sacre du printemps
de Stravinsky et Daphnis et Chloé de Ravel.
5. ROSENFELD, Paul : Musical Portraits, New York, Harcourt, Brace & Co., 1920, pp. 233 sqq. Mais
comparer ses louanges, quelques années plus tard, dans : Musical Chronicle, New York, Harcourt,
Brace & Co., 1923, pp. 300-314.
6. COWELL, Henry : New Musical Resources, New York, Knopf, 1930.
7. ROGNONI, Luigi : « Il significato dell’Espressionismo come fenomelogia del linguaggio
musicale » ; RUFER , Josef : « Das Erbe des Expressionismus in der Zwölftonmusik » ;
STUCKENSCHMIDT, H. H. : « Expressionismus in der Musik » ; MITTNER , L. : « L’Espressionismo fra
l’Impressionismo e la Neue Sachlichkeit : Fratture e Continuità ».
118
8. Der blaue Reiter, recueil allemand d’articles, de reproductions d’œuvres d’art et de musique de
l’avant-garde du début du siècle, édité par Wassily KANDINSKY et Franz MARC (Munich, 1912) ;
réimpression avec un commentaire important (Munich, R. Piper Verlag, 1965). Traduction
française par A. Pernet : L’Almanach du Blaue Reiter, Paris, Klincksieck, 1981. Dans ce recueil est
inclus « La Relation avec le texte » de Schoenberg.
9. Walter Sokel, dans : The Writer in Extremis : « Expressionism in German Literature », Stanford,
Stanford University Press, 1959, consacre un chapitre entier, « Music and Existence », à ce sujet.
10. KANDINSKY, Wassily : Über das Geistige in der Kunst, Munich, 1911 ; traduction française par
Pierre Volboudt : Du spirituel dans l’art, Paris, Denoël/Gonthier, 1969. SCHOENBERG , Arnold :
e
Aphorismen, dans : Die Musik, Berlin, 1909-1910 ; Harmonielehre, 3 édition, Vienne, 1922 ;
traduction française par Georges Gubisch : Traité d’harmonie, Paris, Lattès, 1983.
11. IVES, Charles : Essays Before a Sonata, The Majority and Other Writings, Howard BOATWRIGHT (éd.),
New York, W. W. Norton & Co., 1962 ; traduction française par Carlo Russi : Essais avant une sonate,
dans : Contrechamps, 7, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1986.
12. Ibid., p. 81 ; et note du rédacteur, p. 141. Traduction française, p. 67 et note p. 96. Le texte de
Ives est le suivant : « Voici une phrase de Hegel qui semble bien résumer cette idée : “Le besoin
général envers l’art est celui de la raison, qui pousse l’homme à élever le monde intérieur” (à
savoir, les idéaux les plus hauts qu’il voit dans la vie intérieure des autres, joints à ce qu’il trouve
dans sa propre vie) “à sa conscience spirituelle” ».
13. ROGNONI : op. cit. « Tout comme l’expression n’est possible que dans le langage parlé si une
“relation intersubjective” est établie, elle l’est d’une façon encore plus directe et immédiate dans
le langage musical. »
14. RUFER : op. cit. La citation de Benn est tirée d’un texte de 1933, « Expressionnisme », traduction
française par Robert Rovini dans : Un poète et le monde, Paris, Gallimard, 1965, p. 186.
15. KANDINSKY : op. cit., pp. 31-32. Traduction française pp. 66-67. Carter a lui-même traduit en
anglais d’après l’original allemand.
16. SCHOENBERG : Harmonielehre, p. 393. Traduction française, pp. 408-409.
17. IVES : op. cit., pp. 76-77. Traduction française, pp. 63-64.
18. KANDINSKY : op. cit., Ives, op. cit., p. 36. Traduction française, p. 36.
19. BUSONI : op. cit., p. 79.
20. MITTNER : op. cit. Sur ce point, l’auteur met en bas de page une note qui se réfère à une autre
interprétation de la dichotomie par Sokel, dans The Writer in Extremis, qui trace, comme il le dit,
« la forme pure et la pure absence de forme » à travers l’histoire littéraire allemande, afin de
montrer que cela est un produit spécial de la situation culturelle germanique.
21. Ibid.
22. COWELL : op. cit.
23. LENORMAND, René : « Étude sur l’harmonie moderne », Le Monde musical XXIV, Paris, 1912.
24. IVES : op. cit., pp. 97, 98. Traduction française, p. 81.
25. Ibid., p. 52. Traduction française, p. 43.
26. SCHOENBERG, Arnold : « La Relation avec le texte », loc. cit., pp. 125 et 134.
27. MITTNER : op. cit.
28. IVES : op. cit., p. 98. Traduction française, pp. 81-82.
29. Ibid. Traduction française, p. 82. Les deux dernières phrases de la citation appartiennent à la
publication de la Sonate « Concord » en 1947 (Arrow Music Press). Les ajouts comme celui-ci,
mentionnés en note dans l’édition de Howard Boatwright, n’ont pas été traduits dans la version
française. (N.d.T.)
30. IVES : op. cit., p. 71. Traduction française, pp. 58-59.
119
1 Le sens du titre de mon exposé me fut suggéré par le professeur Edward Lowinsky,
musicologue réputé, un jour où je faisais une conférence à l’Université de Chicago. Il
parla du temps comme d’une « toile sur laquelle on imagine que la musique est
présentée, exactement comme la toile spatiale fournit le support sur lequel une
peinture est présentée ». Cette comparaison provocante mène à tant de pistes qu’il est
difficile de la discuter d’une façon claire et intelligible. Les analogies entre les
caractères structurels du temps et de l’espace tendent à être superficielles, sinon
vaines, notre expérience de ces dimensions s’effectuant sur des registres très distincts,
bien que reliés entre eux. Si cet « écran du temps » (time screen) sur lequel la musique se
projetterait est considéré comme une extension du temps mesurable de la vie
quotidienne – la musique en elle-même pourrait bien incorporer un temps d’une autre
nature, mais elle a besoin du temps mesurable pour son exécution –, alors cet écran du
temps peut être comparé à celui d’une toile plate et rectangulaire sur laquelle l’artiste
projette son image de l’espace ; dès lors, la comparaison se trouve justifiée.
2 Celle-ci devient toutefois beaucoup plus ténue si l’on essaie de comparer les relations
qu’un compositeur peut établir dans une œuvre entre « plus tôt et plus tard » – notions
qui, bien qu’existant dans le « temps d’horloge », peuvent acquérir de toutes autres
significations dans la mesure où elles impliquent des expériences temporelles
particulières, aussi bien pour le compositeur que pour l’auditeur –, « haut et bas » ou
« droite et gauche » – notions qui, bien qu’également présentes dans la peinture,
participent d’une expérience du poids, de la forme, de la couleur, de la texture visuelle
commune à l’artiste et au spectateur et ne pouvant être appliquées au temps que
métaphoriquement.
3 Il n’est pas dans mon intention, ici, de me lancer dans de telles comparaisons, mais de
décrire comment, à partir d’une réflexion sur la temporalité spécifique de la musique,
j’ai tenté d’élaborer une manière de composer qui prenne en compte la véritable nature
de cette temporalité. Pour commencer, je dois brièvement m’occuper de ce formidable
sujet qu’est le temps, tâche redoutable parce qu’il n’existe aucun vocabulaire commun
qui puisse nous aider – le « temps réel » de l’école de Bergson est très éloigné de celui
des compositeurs de musique électronique, et les différentes conceptions du « temps
ontologique » n’ont pas de rapport entre elles ; de même, il est difficile d’établir le lien
120
d’enregistrement), le fait que la musique soit destinée à des auditeurs crée toutefois
l’impression que le temps « musical » ou « virtuel » est projeté sur l’écran temporel de
la « durée pure (ou « subjective ») » de l’auditeur, lequel y ajoute ses capacités
d’interprétation, de mémorisation et de déplacement de l’attention. La relation entre
ces deux aspects est précisée par Langer dans sa discussion de l’expérience du temps,
fondée sur le contraste de cette dernière avec le « temps d’horloge ».
« Le principe de base du temps d’horloge est le changement, mesuré par la différence
entre deux états d’un instrument : soit le soleil ou l’aiguille dans différentes
positions, soit une suite d’événements monotones similaires comme des tics-tacs ou
des flashes, “comptés”, c’est-à-dire différenciés en étant corrélés à une série de
nombres distincts... Le changement n’est pas représenté en lui-même ; il est donné
implicitement par le contraste des différents états, fixes en eux-mêmes.
La conception du temps qui émerge de telles mesures est très éloigné du temps tel
que nous le connaissons dans l’expérience directe, qui est essentiellement passage,
ou sentiment de la transition... Mais l’expérience du temps est tout sauf simple. Elle
implique davantage de propriétés que la “longueur” ou l’intervalle entre deux
moments choisis ; car ses passages possèdent également ce que je ne peux que
nommer, métaphoriquement, de volume. Subjectivement, une unité de temps peut
être grande ou petite, longue ou courte... C’est ce volume de l’expérience directe du
passage qui la rend... indivisible. Mais même son volume n’est pas simple, car il est
rempli de ses propres formes caractéristiques, comme l’espace est rempli de formes
matérielles. Celui-ci ne pourrait sinon être observé ou apprécié... L’illusion primaire
de la musique est l’illusion sonore du passage, abstraite de la réalité pour devenir
libre, plastique, et entièrement perceptible. »6
9 De telles idées ne devinrent importantes à mes yeux que vers 1944 ; jusqu’à cette
année-là, je m’étais occupé d’autres sujets, et je n’avais pensé au « temps » que de façon
conventionnelle. Je connaissais (mais avec quelque suspicion) les différentes
propositions visant à organiser le temps selon les modèles mécaniques et
constructivistes souvent discutés dans les années vingt ou trente. Comme beaucoup
d’autres approches de l’époque, ces modèles s’attachaient essentiellement aux
possibilités purement physiques et à leurs combinaisons. Quelques-uns appliquaient
des schémas numériques aux valeurs de notes dérivées du type d’échelles musicales,
comme Henry Cowell l’avait proposé dans les New Musical Resources 7, d’autres suivaient
les méthodes schématiques présentées dans le Schillinger System of Musical Composition 8 –
deux points de vue repris plus tard et soumis à la permutation sérielle par Olivier
Messiaen, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen et d’autres. Alors que la première
phase du modernisme commençait à s’épuiser avec la montée des idées populistes à la
fin des années trente et dans les années quarante, les compositeurs, pour la plupart,
revinrent à des types de pensée musicale plus ou moins familiers, et ce thème du temps,
qui commençait à m’intéresser alors, ne trouva guère d’échos parmi mes collègues.
Éveillé à la musique en entendant les compositions avancées jouées aux États-Unis dans
les années vingt, et éduqué musicalement pendant les années du changement vers le
style populiste – auquel j’avais adhéré un temps par sympathie politique –, je continue
de considérer avec une grande perplexité le renouveau de pseudo-expérimentations du
premier style avant-gardiste, dont peu avaient alors aboutis à des résultats
intéressants, et semblent aujourd’hui encore demeurer relativement improductives. En
tous les cas, vers 1945, comme la période populiste approchait de sa fin (ainsi que nous
pouvons le voir aujourd’hui rétrospectivement), je sentais que j’avais épuisé mes
possibilités dans ce style, et je commençai à réévaluer minutieusement le matériau
musical, dans l’espoir d’exprimer des sujets qui me semblaient plus importants, ou du
122
12 Pour l’auditeur, ce passage devrait sonner comme si la main gauche tenait une
pulsation régulière constante, sans participer aux modulations, et jouant les notes
124
leur groupement selon la sérialisation des paramètres physiques, en ne prêtant que très
peu d’attention à la possibilité de leur interprétation par l’auditeur. Ce retour à l’avant-
gardisme « old fashion » était bien sûr stimulant, car il remettait beaucoup de choses en
question ; mais c’était uniquement de façon périphérique, car il évitait les problèmes
fondamentaux de la musique du point de vue que je décris ici. En effet, rien de cela
n’était réellement, comme on l’imaginait, « expérimental » ou avancé, car l’approche
du temps « musical » ou même « virtuel » était aussi routinière que les régimes des
patients de La Montagne magique de Thomas Mann 11. Au contraire, c’est la tentative de
trouver une pensée temporelle plus significative, telle que celle recherchée par Hans
Castorp (lequel ne fit jamais réparer sa montre cassée) dans le roman de Mann, qui
dirigea mon propre développement dans les années cinquante et soixante 12. C’est avec
une telle visée que le Second Quatuor et le Double Concerto pour piano et clavecin avec deux
orchestres de chambre, écrits en même temps entre 1959 et 1961, furent conçus. Les
questions fondamentales étaient : comment les événements sont-ils présentés,
continués et accompagnés ? Quels types de changements les événements présentés au
préalable peuvent-ils subir tout en gardant une partie de leur identité ? Comment tout
cela peut-il être utilisé afin d’exprimer des aspects fondamentaux de l’expérience à
l’auditeur ? Dans ces deux œuvres, le matériau sonore purement instrumental – les
quatre instruments du Quatuor, le clavecin, le piano et leurs orchestres de chambre
associés dans le Double Concerto, chacun avec ses capacités sonores et expressives
uniques – était suffisant, et je ne voyais aucune raison d’aller au-delà des techniques de
jeu habituelles. Dans le quatuor, chacun des quatre instruments possède un répertoire
propre de caractères musicaux tout en contribuant à l’effet global de différentes
manières, parfois en suivant l’instrument principal, parfois en s’opposant à lui, tout en
étant fidèle à ses propres capacités, c’est-à-dire à son propre répertoire d’expressions,
de continuités, d’intervalles et de schémas rythmiques. Chacun est traité comme un
« individu » qui s’efforce de coopérer, surtout lorsque cela s’avère utile pour la
poursuite du discours musical. L’œuvre commence et se conclut (voir l’exemple 4 page
suivante) par une contribution de chaque instrument – parfois sous la forme de
fragments extrêmement courts, chacun étant caractérisé par sa manière propre – à une
mosaïque qui les réunit en un tout audible, version concentrée du modèle de l’œuvre
entière.
126
15 Alors que le Second Quatuor à cordes utilise quatre instruments de timbre, de qualités
expressives, de capacités dynamiques et techniques instrumentales plus ou moins
semblables, le Double Concerto utilise des solistes dont les capacités sont si distinctes
127
dans l’opéra, par exemple dans la scène de bal de Don Giovanni, ou dans le finale de Aida.
La simultanéité de caractères, doubles ou parfois multiples, modifie bien sûr, comme le
fait souvent notre expérience humaine, certains événements émotionnellement
chargés en fonction du contexte dans lequel ils sont vus ; cela produit souvent une
sorte d’ironie qui m’intéresse particulièrement. En répétant fréquemment de tels
procédés, et en créant de tel moments d’une façon qui me paraissait convaincante, j’ai
tenté d’écrire une musique aussi riche de références que possible, et de réaliser quelque
chose qui ne peut l’être qu’en musique, et qui pourtant n’a guère été accompli que dans
l’opéra. Le Second Quatuor à cordes et le Double Concerto avaient cette dimension inscrite
en eux ; mon Concerto pour piano fait de même : il oppose la « foule » de l’orchestre et
l’« individualité » du piano, avec la médiation d’un concertino de solistes. Dans ce cas,
le conflit est conçu comme celui d’une musique orchestrale qui devient de plus en plus
insistante et brutale, alors que le piano va de plus en plus vers la diversité, la sensibilité
et l’imagination. Pendant une très longue séquence du second des deux mouvements,
les cordes de l’orchestre édifient des accords de plus en plus denses, dans une nuance
piano, telle une enveloppe sonore étouffante, alors que le reste de l’orchestre joue des
modules de pulsation stricte et régulière qui augmentent en force et se superposent en
couches de vitesses de plus en plus différentes. Contre tout cela, le piano et les solistes
instrumentaux jouent une musique très expressive et variée qui, vers la fin du passage,
devient plus insistante, le piano étant contraint de répéter une note, celle qui manque
au milieu d’un agrégat de 81 autres notes (voir l’exemple 5 page suivante).
17 Certes, ces œuvres utilisent toutes sortes de modulations métriques, à la fois en tant
que façon de passer graduellement ou abruptement d’une vitesse à une autre, et en tant
que moyen formel servant à isoler une section d’une autre. Généralement, les deux
vont ensemble, car très souvent, une nouvelle section avec une vitesse et un caractère
différent commence alors qu’une autre couche continue à la même vitesse. Tout en
explorant la modulation métrique, j’étais intrigué par l’idée de travailler avec des
accelerandos et des ritardandos. La première solution pour la notation d’un
accelerando régulier du début à la fin d’une pièce apparaît dans la sixième de mes
Variations pour orchestre de 1955, où un schéma de six mesures à 3/4 accélère jusqu’à
trois fois sa vitesse originale, point de changement de la notation, une partie qui jouait
auparavant des noires étant écrite en triolets de croches, alors que dans d’autre parties
les noires pointées deviennent des croches, les blanches pointées des noires, les croches
des sextolets de doubles croches. Pourtant, alors que chacun de ces systèmes de
notation donne l’effet d’une accélération régulière, la pulsation est revenue à la vitesse
de la première pulsation du schéma à six mesures (voir l’exemple 6page suivante). La
variation toute entière est fondée sur ce schéma qui se répète de nombreuses fois.
L’utilité de ce dernier tient au fait que le thème canonique peut être présenté à
différents endroits du schéma, de sorte que des entrées successives, si elles sont
amenées au début (par exemple en tant que blanche pointée à la mesure 298) semblent
plus lentes, ou vers la fin, plus rapides. Un modèle entier d’accélération est ainsi
accompli. L’une des entrées finales a lieu avec la première note du thème, qui dure les
six mesures entières, la deuxième note les trois premières mesures, la troisième note
les trois dernières mesures, les quatrième, cinquième, sixième et huitième notes durant
une blanche pointée, les 18 notes suivantes durant une noire, et ainsi de suite. De
même, la place où les triolets du thème s’arrêtent arrive de plus en plus tard dans le
schéma de six mesures, de sorte qu’on entend des notes de plus en plus rapides, jusqu’à
ce que les triolets envahissent la toute dernière mesure, constituant les valeurs de
129
Exemple 5, Concerto pour piano, 2e mouvement, mes. 599-609 (réduction pour 2 pianos par le
compositeur)
130
18 Le Concerto pour orchestre de 1969 prolonge l’idée des vagues sonores, utilisée
brièvement dans la coda du Double Concerto, sur une durée de plus de vingt minutes.
Avec cette intention, je commençai à développer un plan expressif et dramatique
d’ensemble et à choisir les matériaux musicaux et la forme. Après les avoir clairement
formulé, je découvris le long poème de Saint-John Perse, Vents 13. Sa description
whittmanesque des États-Unis balayés par les vents du changement semblait, comme la
musique que j’étais en train d’écrire, tourner autour de quatre idées principales : 1)
l’aridité de l’automne, suggérant la sécheresse et la mort d’un temps passé – « hommes
de paille dans un temps de paille ». 2) La rapidité et la fraîcheur des vents qui balayent
l’ancien et apportent le nouveau. 3) L’exhortation d’un poète chaman, appelant la
destruction des choses éculées, et la renaissance ; et, finalement, 4) le retour du
printemps et de la vie. Ces idées sont rassemblées dans différents contextes mélangés
par le poète qui évoque constamment les mouvements du vent. La musique elle aussi a
quatre caractères différents, et alors qu’il y a constamment des allusions à l’un ou
l’autre d’entre eux, le Concerto choisit successivement une de ces facettes pour s’y
attarder longuement, et faire passer les autres à l’arrière-plan. Ainsi, bien qu’il y ait
quatre mouvements, ceux-ci sont presque toujours entendus combinés l’un à l’autre.
S’il y a suffisamment d’espace, l’orchestre lui-même peut être disposé de telle sorte que
les quatre caractères musicaux soient séparés stéréophoniquement aussi bien que du
point de vue du timbre, du matériau ou de l’expression. Le vent lui-même est conçu
comme un composé de nombreux éléments, et le concerto traite l’orchestre comme un
ensemble de solistes, divisant chacun des groupes de cordes en cinq solistes ou
davantage, qui forment la base de chacune des quatre sections : les violoncelles,
combinés à la harpe, au piano, aux percussions en bois, ainsi que les vents médiums se
réfèrent aux bruits automnaux des récoltes ; les violons, les flûtes et les percussions
métalliques, à la fraîcheur du vent ; les contrebasses, combinées au tuba, aux timbales
131
et parfois aux trombones, aux invocations du poète ; les altos, trompettes, vents aigus,
et la caisse claire au réveil.
19 Du point de vue technique, la pièce est construite sur l’utilisation de l’ensemble des
trente-huit accords de cinq notes possibles (dont dix sont symétriques, et vingt-huit
renversables), qui sont distribués à travers les quatre mouvements, comme on peut le
voir dans leur disposition à l’exemple 7. Cet exemple indique également la façon dont
les onze intervalles de deux notes, les douze accords de trois notes, et les vingt-neuf
accords de quatre notes, considérés comme composants des accords de cinq notes, sont
distribués. (Les renversements des accords de cinq notes, ainsi que les accords de sept
notes parfois utilisés, sont omis dans cet exemple.) Chaque mouvement est également
caractérisé du point de vue rythmique. Le mouvement 1 est formé de groupes de
phrases décalées, chacune commençant un peu plus vite que la précédente. Le
mouvement 2 commence très vite et ralentit jusqu’au bout de la pièce à chaque
apparition successive. Le mouvement 3 est construit sur la base de phrases en
accélération, chacune commençant à un niveau plus lent ; le mouvement 4 accélère du
début à la fin.
132
Exemple 7, Concerto pour orchestre, aspect technique des quatre mouvements a. accords de cinq
sons ; b. accords de quatre sons ; c. accords de trois sons ; d. intervalles de deux sons ; e. tendances
générales d’accelerando ou de rallentando
20 L’œuvre commence avec une introduction – « c’étaient de très grands vents sur toutes
faces de ce monde »14 –, dans laquelle un accord de douze sons est présenté en quatre
groupes (ou accords) de trois notes.
133
Exemple 8, Concerto pour orchestre. Base compositionnelle de chaque mouvement : accords de trois
sons qui, ensemble, constituent l’accord de douze sons
21 Chacun de ces groupes constitue la base de l’un de ces mouvements (tels qu’ils sont
numérotés), et « place » le mouvement en question, du point de vue du caractère, dans
l’orchestration, la tessiture et le comportement rythmique général. Puis, après un éclat
bruyant, toujours basé sur la combinaison des quatre matériaux fondamentaux, les
trois autres mouvements s’apaisent et permettent aux chocs secs du premier
mouvement de prédominer (mesures 24 à 140). Pendant cette section, la musique du
mouvement 2 fait de brèves apparitions, dont la plus importante se trouve aux mesures
42-47. Il en va de même pour les fragments du mouvement 3, comme aux mesures
117-120, et du mouvement 4, comme aux mesures 79-80. Après un bref tutti, le
mouvement 2 proprement dit commence (mesures 141-285), et suggère la fraîcheur du
vent. Là également, il y a des incursions occasionnelles de morceaux des autres
mouvements. Cela conduit à un tutti en quatre couches qui s’apaise dans le récitatif du
troisième mouvement (mesures 286-419). Finalement, le quatrième mouvement occupe
la plupart des mesures 420 à 532. Ce mouvement avait fait son apparition sous forme de
trace à la mesure 30 à une vitesse lente qui augmentait à chaque réapparition, jusqu’à
sa véritable émergence, à la suite de la mesure 420, après laquelle sa vitesse continue à
augmenter. La coda, de la mesure 532 à la fin, est en plusieurs couches, faisant
s’alterner rapidement les quatre ensembles de matériaux, lesquels échangent parfois
leur tessiture caractéristique. L’œuvre s’éteint finalement en laissant résonner de
moins en moins de notes des accords caractéristiques de chaque mouvement.
22 Le matériau musical de ce concerto est entièrement construit sur des éléments sonores
semblables et contrastants. Les intervalles et les accords sont les immédiatetés
caractérisées, les « maintenant » desquels s’écoulent les mouvements de forme en
constant changement. C’est une œuvre essentiellement organisée pour produire
l’« image virtuelle » du « passage » discuté ci-dessus. En tant que tel, il se réfère, du
134
moins pour moi, à une image de la conscience du temps interne dont Edmund Husserl
dit :
« Le noyau sensible... est maintenant”, puisqu’il est tout-juste-passé, puis encore
plus passé, etc. Dans ce maintenant se trouve en même temps la rétention du
maintenant passé, de tous les degrés de la durée présentement consciente... Le
courant des vécus, avec ses phases et ses portions, est lui-même une unité, qu’on
peut identifier par un souvenir rétroactif accompagné d’un regard sur ce qui
s’écoule : impressions et rétentions, émergence et transformation selon une loi, et
évanouissement ou obscurcissement. Cette unité se constitue originairement par le
fait du flux lui-même ; autrement dit, son essence propre est, non seulement d’être
d’une façon générale, mais d’être une unité de vécus. »15
23 L’approche générale de la musique présentée ici de façon assez fragmentaire pourrait
être susceptible d’explorations dans de nombreuses directions – la mienne, même à
mes yeux, n’est qu’un début, à la fois du point de vue technique et artistique, bien que
les œuvres visent à être considérées premièrement en elles-mêmes. Elle a coûté un
effort d’imagination considérable, car l’horizon artistique du compositeur américain
n’est pas élargi par la vie dans une société qui est incapable de lui fournir des idées et
des critiques artistiques et intellectuelles d’une profondeur, d’une clarté et d’une
qualité suffisantes. En réalité, le fait d’avoir céder à de telles explications et de
s’attendre à ce qu’elles soient utilisées comme substituts à l’écoute de la musique elle-
même, aboutissant dans le sac des principes éducationnels et artistiques américains –
qui fourniront plus tard le fourrage indifférencié que les jeunes ingurgiteront de force
et qu’ils devront constamment régurgiter aux examens – est apparemment le destin
terrible d’efforts comme celui-ci et le résultat décourageant de l’ambivalence
américaine envers les arts. Pourtant, un compositeur ne peut être que reconnaissant
lorsqu’il a l’occasion d’exprimer des idées importantes pour lui (qui d’autre le ferait
autrement ?), dans l’espoir qu’elles pourront effectivement servir à quelques-uns.
24 La seule consolation est peut-être le fait que toute explication aussi descriptive que
celle-ci se dérobe en fait, bien que non intentionnellement, aux questions et aux
perspectives les plus importantes et les plus significatives liées à l’acte compositionnel.
Car ce qui est discuté ici (cela devrait être évident mais ne l’est apparemment jamais)
est la coquille extérieure, l’enveloppe de la musique. La raison pour laquelle je l’ai écrit
– car le fait de le développer de cette façon, de peser chaque note, accord, rythme à la
lumière de leur intention expressive et de leur relation vivante spontanée, et le
jugement de l’ensemble, s’oppose presque inconsciemment à un critère privé de ce qui
me donne un authentique plaisir sensuel, de ce qui semble fascinant, intéressant,
imaginatif, émouvant et d’une urgente nécessité – ne peut être exprimé par des mots.
C’est, je suppose, ce qui est facilement masqué sous des mots tels que implication et
engagement dans la musique ; Saint-John Perse, de manière quelque peu solennelle,
appelle cela « l’horreur... » et « l’honneur de vivre »16.
25 Music and Time Screen
26 Current Thought in Musicology, ed. J. W. Gubbs, Austin University of Texas Press, 1976
[63-88].
135
NOTES
1. KŒCHLIN, Charles : « Le Temps et la musique », dans La Revue musicale, janvier 1926, Paris, pp.
45-62.
2. LANGER, Suzanne : Feeling and Form, New York, Scribner’s Library, 1953, p. 114.
3. J’utilise cette expression « être (Dasein) » conformément à Martin Heidegger dans Être et Temps.
Elle ne se réfère pas seulement à l’existence ou à la présence, mais aussi aux activités cognitives
associées à elles.
4. LANGER, Suzanne : op. cit., p. 111.
5. Ibid., P. 113.
6. Ibid., pp. 112 sqq.
7. COWELL, Henry : New Musical Resources, New York, Knopf, 1930, pp. 45-108.
8. SCHILLINGER, Joseph : The Schillinger System of Musical Composition, New York, Carl Fischer, 1946,
pp. 1-95.
9. SOUVTCHINSKY, Pierre : « La notion du temps et la musique », dans : Revue musicale, mai-juin
1939, Paris, pp. 70-80.
10. STRAVINSKY, Igor : La Poétique musicale, Paris, J. -B. Janin, 1945, pp. 47 sqq. Voir aussi l’édition
bilingue chez Harvard University Press, 1970. Voir aussi l’édition bilingue chez Harvard
University Press, 1970.
11. MANN, Thomas : La Montagne magique, traduction française par M. Betz, Paris, Fayard, 1961
(voir en particulier le chapitre IV). Ce roman contient de nombreux passages dédiés à différents
aspects du temps, en particulier le chapitre « Par l’océan du temps ».
12. Marcel Proust traite exhaustivement ce thème dans À la recherche du temps perdu. Voir, en
particulier, les dernières pages du dernier livre, Le Temps retrouvé.
13. SAINT-JOHN PERSE : Vents, Paris, Gallimard, 1960/1975.
14. Ibid, p. 11.
15. HUSSERL, Edmund : Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, traduction
française par H. Dussort, Paris, P. U. F., 1964, pp. 147 et 156.
16. SAINT-JOHN PERSE : op. cit, p. 81.
136
Chronologie
12 1941 Suite de Pocahontas (Prix Juilliard Publication) ; La Défense de Corinthe, sur un texte
de Rabelais, pour chœur d’hommes et piano à 4 mains.
13 1942 Symphonie n° 1.
14 1942/43 Voyage (Crane) pour voix et piano.
15 1943 Consultant musical à l’Office of War Information (jusqu’en 1945) ; Three Poems by
Robert Frost pour voix et piano ; Warble for Lilac Time (Whitman), pour soprano et piano
(arrangement avec petit orchestre).
16 1944 The Harmony of Morning (van Doren) pour voix de femmes et petit orchestre ;
Holiday Overture pour orchestre (Premier Prix de l’Independent Music Publishers
Contest en 1945).
17 1945 Musicians Wrestle Everywhere (Dickinson) pour voix et cordes. Bourse de la
Fondation Guggenheim.
18 1946 Sonate pour piano ; membre de la Société Internationale de Musique Contemporaine
(jusqu’en 1952) ; professeur de composition au Peabody Conservatory à Baltimore, Md.
(jusqu’en 1948).
19 1947 Le Minautore, musique de ballet ; Emblems (Tate) pour chœur d’hommes et piano.
20 1948 Quintette à vent ; Sonate pour violoncelle et piano ; professeur de composition à la
Columbia University (jusqu’en 1950).
21 1949 Huit Pièces pour 4 timbales (révisé 1966).
22 1950 Huit Études et une Fantaisie pour quatuor à vent ; deuxième bourse de la Fondation
Guggenheim ; décoré du National Institute of Arts and Letters ; se rend à Tucson, Ariz.,
pour écrire son Quatuor à cordes n° 1.
23 1951 Quatuor à cordes n° 1 (Premier Prix du concours de quatuors à cordes de Liège en
1953).
24 1952 Président de la section américaine de la SIMC ; Sonate pour flûte, hautbois, violoncelle
et clavecin (Prix de la Walter Naumburg Musical Fondation).
25 1953 Prix de Rome. Membre de l’American Academy à Rome.
26 1955 Variations pour orchestre.
27 1955 Professeur de composition au Queens College de New York (jusqu’en 1956).
28 1956 Élu membre du National Institute of Arts and Letters.
29 1958 Séminaires à Salzbourg.
30 1959 Quatuor à cordes n° 2 (Prix Pulitzer en 1960, Prix du New York Critic’s Circle en
1960, Prix de l’UNESCO en 1961, et « meilleure composition classique contemporaine »
pour la National Academy of Recording Arts and Sciences en 1961).
31 1960 Professeur de composition à Yale University (jusqu’en 1962).
32 1961 Double Concerto pour clavecin et piano avec deux orchestres de chambre (Prix du
Critics’Circle en 1961) ; médaille Sibelius pour la musique ; docteur du New England
Conservatory of Music ; délégué américain pour les rencontres est-ouest à Tokyo.
33 1963 Compositeur en résidence à l’Académie américaine de Rome ; élu membre de
l’American Academy of Arts and Sciences de Boston.
34 1964 Compositeur en résidence à Berlin ; retourne à New York comme professeur de
composition à la Juilliard School of Music.
138
35 1965 Concerto pour piano ; docteur de Swarthmore College ; Prix du Creative Arts de
l’Université de Brandeis.
36 1967 Médaille du Harvard Glee Club ; docteur de Princeton University ; professeur à
Cornell University (jusqu’en 1968).
37 1968 Compositeur en résidence à l’Académie américaine de Rome ; docteur de Ripon
College.
38 1969 Concerto pour orchestre ; élu membre de l’American Academy of Arts and Letters.
39 1970 Docteur des Universités de Boston, Harvard, Yale et du Oberlin College.
40 1971 Médaille d’or du National Institute of Arts and Letters ; Quatuor à cordes n° 3 (Prix
Pulitzer en 1973). Canon for Three.
41 1973 Exposition de manuscrits et d’esquisses à la galerie Vincent Astor de New York.
42 1974 Duo pour violon et piano ; Quintette de cuivres –, Fantasy on Purcell’s Fantasia on One Note
pour cuivres.
43 1975 Voyage (Crane ; rév. en 1979) ; A Mirror on Which to Dwell (Bishop) pour soprano et
ensemble.
44 1976 A Symphony of Three Orchestras.
45 1978 Syringa (Ashbery) pour soprano, basse et ensemble.
46 1980 Night Fantasies pour piano.
47 1981 In Sleep, in Thunder (Lowell) pour ténor et ensemble.
48 1983 Triple Duo pour six musiciens. Honorary doctorate de Cambridge University.
49 1984 Esprit rude/Esprit doux pour flûte et clarinette ; Riconoscenza – per Goffredo Petrassi
pour violon.
50 1985 Penthode pour 25 musiciens.
51 1986 Quatuor à cordes n° 4 ; A Celebration of Some 100 x 150 Notes pour orchestre.
52 1987 Concerto pour hautbois et petit orchestre.
53 1988 Remembrance pour orchestre ; Enchanted Preludes pour flûte et violoncelle ; Pastorale
(arrangement pour cor anglais, marimba et orchestre à cordes).
54 1989 Anniversary pour orchestre.
55 1990 Concerto pour violon et orchestre ; Con leggerezza pensosa pour trois musiciens.
56 1991 Compositeur invité au Centre Acanthes (Avignon) ; Commandeur de l’Ordre du
Mérite de la République italienne.
57 1992 Trilogy pour hautbois et harpe ; Quintette pour piano et vents. Compositeur en
résidence au Getty-Center ; compositeur invité au premier Festival Archipel (Genève).
58 1993 Gra pour clarinette.
59 1994 Compositeur en résidence au Getty-Center. Partita pour orchestre ; 90 + pour
piano ; Figment pour violoncelle ; Fragment pour quatuor à cordes ; Esprit rude/Esprit doux
II pour flûte, clarinette et vibraphone.
60 1995 Of Challenge and of Love (Hollander) pour soprano et piano ; Adagio Tenebroso pour
orchestre. Quatuor à cordes n° 5.
61 1996 Symphonia : sum fluxae pretium spei (composé de Partita, Adagio tenebroso et Allegro
scorrevole) ; A 6 Letter letter pour cor anglais ; Concerto pour clarinette et ensemble.
139
62 1997 Shard pour guitare ; Quintette pour piano et quatuor à cordes ; Luimen pour ensemble.
63 1998 What Next (Griffith), opéra ; Tempo e tempi (Montale) pour soprano et ensemble.
140
1 Les astérisques indiquent les articles traduits en français dans le présent volume. Les
chiffres entre crochets renvoient aux numéros de pages. Nous avons par ailleurs
indiqué la référence aux deux éditions anglaises des textes d’Elliott Carter sous les
abréviations Writings et Essays (voir les références infra).
2 The New York Season, 1937
Modern Music, 14 n° 2 (janvier-février 1937) [90-92].
Writings
3 Late Winter, New York, 1937
Modern Music, 14 n° 3 (mars-avril 1937) [147-54],
Writings
4 The Sleeping Beauty
Modern Music, 14 n° 3 (mars-avril 1937) [175-76].
Writings
5 Season’s End in New York, 1937
Modern Music, 14 n° 4 (mai-juin 1937) [215-17].
Writings
6 More about Balanchine
Modern Music, 14 n° 4 (mai-juin 1937) [237-39],
Writings/Essays
7 Opening Notes, New York, 1937
Modern Music, 15 n° 1 (novembre-décembre 1937) [36-37],
Writings
8 In the Theatre, 1937
Modern Music, 15 n° 1 (novembre-décembre 1937) [51-53],
Writings
9 With the Dancers, 1937
Modern Music, 15 n° 1 (novembre-décembre 1937) [55-56],
Writings/Essays
141
38 Walter Piston
The Musical Quarterly, 32 n° 3 (juillet 1946) [354-75],
Writings/Essays
39 The Composers’s Viewpoint [The League of Composers]
National Music Council Bulletin, 7 n° 1 (septembre 1946) [10-11].
Writings/Essays
40 An American Destiny [Charles Edward Ives]
Listen, 9 n° 1 (novembre 1946) [4-7],
Writings
41 Ben Weber and Virgil Thomson Questioned by Eight Composers
Possibilities, 1 (hiver 1947) ; Questions de Carter [19, 21-22].
42 The Genial Sage
Paul Rosenfeld : Voyager in the Arts, ed. J. Mellquist and L. Wiese, New
York, Creative Age Press, 1948 [163-65].
43 The Function of the Composer [in teaching the general college student]
Bulletin of the Society for Music in the Liberal Arts College, 3 n° 1 (1952) supplément 3 [1-7].
Writings
44 Wallingford Riegger
American Composers Alliance Bulletin, 2 n° 1 (février 1952) [3].
Writings
45 To Be a Composer in America
Lecture à l’Université de l’Illinois le 27 mars 1953.
Essays
46 Illinois Festival - Enormous and Active
New York Herald Tribune, (5 avril 1953) [17].
47 Music of the Twentieth Century
Encyclopaedia Britannica (1953) [206-11].
48 La Musique aux États-Unis
Synthèses, 9 n° 96 (mai 1954) [206-11],
49 Autobiographical Sketch
Twenty-Fifth Anniversary Report of the Harvard Class of 1930, Cambridge
Harvard University Press, 1955 [165-69],
50 The Agony of Modern Music in America
(1955). Essays
51 The Rhythmic Basis of American Music*
The Score, 12 (juin 1955) [27-32],
Writings/Essays
52 A Further Step* (1958)
The American Composer Speaks - 1970-1965, ed. G. Chase (Baton Rouge :
Louisiana State University Press, 1966) [245-54],
Première publication sous le titre « Un paso adelante » dans :Buenos Aires
Musical, 14, n° spécial (décembre 1959)
Writings/Essays
144
80 Music Criticism
Lu à la BBC (août 1972).
Writings/Essays
81 Acceptance by Elliott Carter of the Gold Medal of Music
Proceedings of the American Academy of Arts and Letters and the National Institute of Arts and
Letters, second series n° 22 (1972) [34],
82 In Memoriam Stefan Wolpe, 1902-1972*
Perspectives of New Music, 11 n° 1 (automne-hiver 1972) [3-5].
Writings/Essays
83 On Saint-John Perse and the Concerto for Orchestra
Fragments réunis pour une lecture donnée le 5 février 1974 lors d’un « Informal
Evenings » proposé par Pierre Boulez avec le New York Philharmonic.
Essays
84 Charles Ives Remembered*
Charles Ives Remembered : An Oral History, by Vivian, New Haven : Yale University Press,
1974 [131-45].
Writings/Essays
85 Documents of a Friendship with Ives
Parnassus, été 1975 [300-15] ; repris par Tempo, 117 (juin 1976) [2-10].
Writings/Essays
86 To Think of Milton Babbitt
Perspectives of New Music, 14 n° 2 et 15 n° 1 (1976) [29-31],
Essays
87 Music and Time Screen*
Current Thought in Musicology, ed. J. W. Gubbs, Austin University of Texas Press, 1976
[63-88],
Writings/Essays
88 Préface à Sonic Design de R. Cogan et P. Escot
Englewood Cliffs, N. J., Prentice-Hall, 1976 [IX],
89 What Is American Music ?/Was ist amerikanische Musik ?
Oesterreichische Musikzeitschrift, 31 n° 10 1976, bilingue [468-70],
90 France-Amérique Ltd
Paris-New York, Paris, Centre G. Pompidou/Musée d’Art Moderne, 1977
[7-11].
91 On Edgard Varèse*
The New Worlds of Edgard Varèse : A Symposium, ed. S. Van Solkema, Brooklin, N. Y. :
Institute for Studies in American Music, 1979 [1-7], Révision d’un texte lu par téléphone
le 29 octobre 1975 pour une émission de Radio France (ORTF).
Essays
92 Dankesworte von Elliott Carter
Ernst-von-Siemens Musikpreis 1981, Zug, E. von Siemens Stiftung, 1981 [19-22],
93 A Tribute to Paul Jacobs
Program note, 1983.
147
Double Concerto pour clavecin et piano avec deux orchestres de chambre, et Duo pour violon
et piano
A Symphony of Three Orchestras.
105 Certains ont été repris dans les Essays. D’autres notices accompagnent l’édition des
œuvres, mais n’ont pas été rassemblées.
149
Bibliographie Succinte
Les textes d’Elliott Carter de 1937 à 1976 ont été édités par Else et Kurt Stone sous le titre : The
Writings of Elliott Carter, Bloomington & London, Indiana University Press, 1977.
Une nouvelle édition des textes du compositeur, très augmentée, éditée par Jonathan W. Bernard,
a paru sous le titre : Collected Essays and Lectures 1937-1995, University of Rochester Press, 1997 (elle
ne comprend pas un certain nombre de critiques musicales publiées dans le livre précédent).
Les entretiens avec Allen Edwards, Charles Rosen et Heinz Holliger ont paru en français aux
éditions Contrechamps (traduction française par Suzanne Rollier, Carlo Russi et Daniel Haefliger,
Genève, 1991).
La revue entretemps (n° 4, juin 1987) avait consacré un dossier à Elliott Carter, avec notamment
des textes de J.-P. Derrien, F. Durieux, S. Goldet et A. W. Mead.
La biographie la plus complète est signée David Schiff : The Music of Elliott Carter, Londres,
Eulenburg, 1983. Nouvelle édition augmentée, 1998.
Un ouvrage original de Max Noubel sur la musique d’Elliott Carter paraîtra en français en 1999
aux éditions Contrechamps.
(On se reportera à ces deux derniers ouvrages pour une bibliographie plus exhaustive.)
150
Index
A
ADORNO, Theodor Wiesengrund : 11
Β
BABBITT, Milton : 99, 138
BARTÓK, Béla : 10-11, 24, 30, 44, 69, 98, 108, 110, 123-124
BAUER-MENGELBERG, Stefan : 74
BERG, Alban : 10-11, 24, 30, 34, 91, 112, 132, 140, 151, 153, 158
BESANT, Annie : 78
BURLIUK, David : 77
BUSSOTTI, Sylvano : 39
C
CAGE, John : 7, 37, 39, 68
CHAPLIN, Charlie : 39
CHOPIN, Frédéric : 23
COCTEAU, Jean : 14
COOLIDGE (Quatuor) : 33
COWELL, Henry : 8, 12, 33, 36, 44, 78, 83-84, 89 95, 128, 130, 140, 151-153, 155, 157-159,
162-163, 168, 186
CRAFT, Robert : 66
CRESTON, Paul : 33
D
DEBUSSY, Achille Claude : 13, 36, 53, 77, 79-80, 82, 91, 101, 107-122, 132, 172
DESSAU, Paul : 34
DIAGHILEV, Serge de : 30
DIAMOND, David : 99
DORIAN (Quintette) : 44
DVOŘÁK, Antón : 79
Ε
EDSCHMID, Kasimir : 156
F
FALLA, Manuel de : 111, 150
FINE, Vivian : 99
FORTUNA : 39
FOSS, Lukas : 68
FRANCK, César : 22, 110, 115, 117, 134
G
GAUGUIN, Paul : 110
GIDE, André : 68
GIDEON, Miriam : 99
GOOSSENS, Eugene : 22
GURNEY, John : 32
H
HÁBA, Aloys : 36, 89
HARRISSON, Lou : 84
HAWTHORNE, Nathaniel : 23
HAYDN, Joseph : 55
HEIFETZ, Jasha : 31
HONEGGER, Arthur : 30
I
IMBRIE, Andrew : 99
ISHERWOOD, Christopher : 66
IVES, Charles Edward : 8, 10-13, 15, 21-25, 33, 44, 69, 77-89, 95, 124, 126-129, 132, 140, 144,
151-163, 169, 176
IVES, Harmony T. (Madame Ives) : 84, 86
J
JAMES, Henry : 21
Κ
KAFKA, Franz : 8
KEATON, Buster : 39
KILAR, Wojciech : 44
KIRCHNER, Léon : 99
KLOUZNER, Boris : 44
KOTÓNSKI, Wlodziermierz : 44
KRENZ, Jan : 44
L
LALOY, Louis : 117
LASALLE (Quatuor) : 44
LEROUX, Germaine : 31
LOPATNIKOV, Nikolaï : 33
LUTOSLAWSKI, Witold : 39
M
MAHLER, Gustav : 110, 118
MAISON, René : 66
MARTINO, Donald : 99
MARTINŮ, Bohuslav : 31
MARX, Harpo : 39
MONTEUX, Pierre : 65
MOORE, Douglas : 32
MOSSOLOV, Vassilievitch : 30
Ν
NABOKOV, Nicholas : 67
NICOLOV, Lazar : 44
NONO, Luigi : 41
O
OBOUHOV, Nikolaï : 89
OUSTVOLSKAIA, Galina : 44
Ρ
PARKER, Horatio : 79
PERLIS, Vivian : 88
PETYREK, Felix : 89
POUND, Ezra : 77
R
RATHAUS, Karol : 34
ROERICH, Nicholas : 77
ROSLAVETS, Nikolaï : 89
RYDER, Albert P. : 25
S
SABANEIEV, Léonide : 153
SAINT-SAËNS, Camille : 39
SAROYAN, William : 30
SCHÄFFER, Boguslaw : 44
SCHNEBEL, Dieter : 38
SCHOENBERG, Arnold : 8, 12-13, 34, 44, 53-55, 69, 71, 77-78, 80, 88, 90, 98, 107-112,
121,123,132,135,143-144,149-155,157, 159-160, 162-163
SCHÖNBACH, Dieter : 44
SCHUMAN, William : 33
SCHWIND, Elisabeth : 16
SEEGER, Charles : 9, 16
SEROCKI, Kazimierz : 44
SESSIONS, Roger : 10-11, 15-16, 30, 44, 97-103, 124, 126, 130, 138
SPENDER, Stephen : 66
158
STEINER, Rudolf : 78
STRAVINSKY, Igor : 8,12-13, 21-22, 27-34,44, 53, 55, 65-72, 75, 80, 89-91, 97, 100-101,
108-109, 111, 118,121,123-124,132-135, 143-144, 150-151, 162, 169, 171-172, 186
STROBEL, Heinrich : 85
STROE, Aurel : 44
SZYMANOVSKI, Karol : 46
Τ
TCHAÏKOVSKY, Piotr Ilitch : 27, 115
TCHÉREPNINE, Ivan : 92
V
VALÉRY, Paul : 136
VARÈSE, Edgar : 8, 13, 44, 53, 89-96, 140, 151, 157, 160-161, 173
W
WAGNER, Richard : 28,46,92,110,115,171
WEBERN, Anton : 10, 30, 44, 53-55, 90, 110, 132, 137, 140, 144, 152, 160
WEISGALL, Hugo : 99
WHITEMAN, Paul : 21
WHITHORNE, Emerson : 77
WIDOR, Charles-Marie : 95
WYSCHNEGRADSKY, Ivan : 89
X
XENAKIS, Iannis : 41, 158
Ζ
ZEMLINSKY, Alexander von : 34