Cahiers Du Cinema

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CAHIERS

DU
CIN EMA 298
*^a| SOMMAIRE/REVUE MENSUELLE/MARS 1979
I

I
I

I
I
I

i
CAHIERS
DU
CINEMA
COMITE DE DIRECTION
Serge Daney N° 2 9 8 MARS 197 9
Jean Narbom
TOTÔ (II)
Serge Toubiana
Totô, par Pier Paolo Pasolini p. 5
REDACTEUR EN CHEF Le mannequin, la poule et le totem, par J.-L. Comolli et F. Géré p. 7
Serge Daney
Entretien avec Mario Monicelli, par J.-L. Comolli et F. Géré p. 12
EDITION TABLE RONDE_______________________________________________________________________
Jean Narboni'
L'Homme de marbre et de celluloïd,
GERANT par Pascal Bonitzer, François Géré, Robert Linhart, Jean Narboni et Jacques Rancière p. 1 7
Serge Toubiana
JEAN-CLAUDE GUIGUET : LES BELLES MANIÈRES______________________________

COMITE DE REDACTION Intimités, par Yann Lardeau p. 31


Alain Bergala
Entretien avec Jean-Claude Guiguet, par Serge Daney et Serge Toubiana p. 33
Jean-Claude Biette
Bernard Boland LA CINÉPH1HE EN QUESTION________________________________________________________
Pascal Bonitzer
Jean-Louis Comolli Passe-Montagne, film français, par Bernard Boland p. 39
Danièle Dubroux
Jean-Paul Fargier SATYAJIT RAY_______________________________________________________________________
Thérèse Giraud
Jean-Jacqjes Henry La Musique et le corps des dieux, par Jean-Pierre Oudart p. 47
Pascal Kané
Yann Lardeau CRITIQUES__________________________________________________________________________
Serge Le Péron La Femme qui pleure (J. Doillon), par Alain Bergala p. 53
Jean-Pierre Oudart
Louis Skorecki L'Amour en fuite (F. Truffaut), par Bernard Boland et Serge Daney p. 55
Comme les anges déchus de ta planète St.-Michel (J. Schmidt) par Serge Le Péron p. 57
CONSEILLER SCIENTIFIQUE
Jean-Pierre Beauviala NOTES SUR D'AUTRES FILMS___________________________________________________ p. 58
LES FILMS À LA TÉLÉVISION_________________________________________________________
MAQUETTE
Daniel et Co La Fille à la valise (V. Zurlini), Un roi à N ew York (C. Chaplin), Colère noire (F. Tuttle),
Une Vie (A. Astruc), par Louis Skorecki, Jean-Claude Biette et Jean-Paul Fargier p. 64
ADMINISTRATION
Clotilde Arnaud BONNES FEUILLES : «LES CHIENS DUSINAÏ»______________________________________________
1967-1978, par Franco Fortini p. 67
ABONNEMENTS
Patricia Rullier Informations, etc. p. 68
DOCUMENTATION,
PHOTOTHEQUE Ce journal contient un encart-abonnement numéroté de I à IV au milieu du numéro
Claudine Paquot

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Publicat
1 7, Bld. Poissonnière 75 00 2
261.51.26

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION
Serge Daney

Les manuscrits ne sont pas


rendus.
Tous droits réservés.
Copyright by Les Éditions de
l'Étoile.
CAHIERS DU CINÉMA - Revue
mensuelle éditée par la s.a.r.l.
Éditions de l’ Étoile.
Adresse : 9, passage de la Boule-
Blanche (50, rue du Fbg-St-Antoine),

Administration - Abonnements
343 98.75.
Rédaction : 343.92.20. En couverture : Jean Renoir (le tournage du Testament du Docteur Cordelier)
Ninetio DavOli. Totô et Silvana Mangano dans La Terra vista dalla tuna, de Pier Paolo Pasolini
TOTÔ (II)

TOTÔ
PAR PIER PAOLO PASOLINI

Totô apparaît dans troisJihns (le Pasolini, un lonç métrage, Ucccllacci c Uccellini (1966) et deux sketches : La lerra visla dalla luna (dans Le Sireghe
- 1967) ci C he cosa sono le nuvole (dans Capriccio all'ilaliana - 1967). Les deux textes qui suivent, le premier de 1971 et le second de 1973. sont
lires du livre de GoJJïedo Fofî et Franco Faldini : « Totô, l'uoino e la niaschcra » (Feltnnelli, 1 9 7 7 )- Traduction de François Géré.

Le problème du rapport entre m etteur en scène et acteur


1
requiert une approche toute en finesse. Je n’ai certes pas la pré­
On raconte que Totô était prince... tention de le résoudre ici. En disant que tout com ique s u b je c ­
tive à travers une sorte de figure tout d’une pièce, stylisée, un
On raconte que T otô était prince. Un soir que nous dînions cliché de lui-même, je voulais dire que l’acteur comique
ensemble, T otô laissa au garçon un pourboire de vingt mille s’invente lui-même, se crée et donc effectue un travail poéti­
lires. Les princes n ’ont guère l'habitude de do n n er des pourboi­ que, artistique, d ’ordre et de niveau esthétique et non pas s e u ­
res de cette importance; ils sont plutôt grippe-sous. Si donc Totô lement informatif et utilitaire. Voilà pourquoi, à partir du
était bien prince, c’était un prince d’u ne espèce assez particu­ m om ent où Totô s’est créé et inventé, il n’a plus jam ais cessé
lière. En fait, de sa fréquentation, on retirait le sentim ent q u ’il de le faire; son oeuvre de créateur ne connaît pas d ’interruption,
s’agissait d ’un petit-bourgeois. Voilà pour l’hom m e. Et l’artiste, pas m ê m e lorsqu’il doit s’intégrer à la création d ’un autre. Pra­
quelle était sa culture? Sa culture est la culture napolitaine sous- tiquem ent, q u ’il s’agisse d ’un de mes films ou du film d ’un
prolétarienne; il en sort en droite ligne. Impossible de concevoir autre réalisateur, T otô n’en est pas séparable. Théo riq u em en t,
Totô en dehors du sous-prolétariat napolitain. Tel que, Totô pourtant, il l’est, on peut l’en séparer et au sein m ê m e de l’o eu ­
était parfaitement lié à ce m onde que j ’ai m oi-m êm e décrit, bien vre du réalisateur on découvre le m om ent créatif de l’acteur. A
que dans un registre différent, car ma description recourt à la l’évidence, T otô est toujours inventeur, créateur, toujours un
fois au comique et au tragique, alors que T otô a intégré un élé­
artiste, quel que soit le film où il joue. S’il joue dans un film
m ent clownesque, issu de Pulcinella, bien que toujours typique
d ’auteur, il est assez difficile d’entrevoir le m om ent de sa propre
de ce sous-prolétariat napolitain.
invention; si, au contraire, il joue dans un film médiocre ou a
fortiori dans un mauvais film, l’opération est alors beaucoup
Un comique n ’existe q u ’autant q u ’il produit de lui-m êm e plus aisée. O n découvre im m édiatem ent le m o m e n t créatif de
une sorte de cliché, lequel ne peut venir q u ’à partir d’une sorte Totô et on en jouit davantage. (1971)
de sélection de soi q u ’il crée. A partir de ce m om ent, il cesse
d’être cette figure, cette silhouette que le public a l’habitude
d ’aimer et de connaître, avec laquelle il entretient un rapport
tout en allusions et qui lui sert de réfèrent. C o m m e les autres, 2
Totô a créé ce cliché de lui-même, m om ent incontournable Acteurs, professionnels ou non
pour que consiste le comique. A l’intérieur des limites posées
par ce cliché, les pôles entre lesquels un acteur dispose d ’un Personnellement, j ’utilise des acteurs professionnels et des
espace de jeu sont e x trêm em ent proches. Les pôles de T otô sont non-professionnels. Dans la pratique, j ’ai le m ê m e com porte­
d ’un côté le jeu de Pulcinella, la « m arionnette désarticulée »; m ent vis-à-vis des uns et des autres : je les prends c o m m e ils
de l’autre, un brave h o m m e , un brave napolitain - je dirai pres­ sont, sans égards pour leur habileté. Un non-professionnel, je
que néo-réaliste, réaliste, authentique. Mais ces deux pôles sont le prends pour ce q u ’il est. Ninetto Davoli, par exemple. Ce
très voisins, tellement voisins q u ’ils finissent par se fondre n’était pas un acteur quand il a com m encé à jo u e r avec Totô,
continuellem ent l’un dans l’autre. Impossible d ’imaginer un et je l’ai pris pour ce q u ’il était sans chercher à en faire un autre
Totô brave, doux, napolitain, débonnaire, un peu crépusculaire, personnage. La m ê m e chose pour Totô. N aturellem ent, dans
en dehors de la com posante de la marionnette. Impossible cette opération, le professionnel apporte sa conscience et sans
d ’imaginer un Totô-m arionnette en dehors de la composante d oute également une certaine fo rm e d ’opposition à n ’être utilisé
du sous-prolétaire napolitain. que pour ce fragment de réalité qui est en lui. Bien so u v en t il
6 TOTÔ

ne l’accepte pas, résiste, etc... Mais, dans sa substance, la résul­


tante expressive, à la fin, ne lient pas compte de ce que l’acteur
professionnel, par son métier, apporte, mais seulem ent de ce
que cet acteur est, y compris en tant q u ’acteur. Q uan d je dis que
je prends la personne pour ce q u ’elle est, je veux dire, avant
tout, en tant q u ’être hum ain. Chez Totô, au fond, il y avait une
douceur, un com portem ent de brave ho m m e , proche du « qua-
lunquism o », mais de ce « qualunquism o » proprem ent napoli­
tain qui, loin du vrai « qualunquism o », est innocence, détache­
m ent vis-à-vis des choses, qui est une forme extrêm e de
sagesse, une sagesse surannée. Aussi, quand je parle de Totô
dans sa réalité, je veux dire dans sa réalité d ’h o m m e et j ’ajoute
d’acteur.
Mon ambition dans Ucceilacci a été d’arracher T otô au
codage, c’est-à-dire de le « décodifier ». A travers quel codage
pouvait-on alors interpréter Totô? C ’était le codage du m in u s­
cule bourgeois italien, de la petite bourgeoisie parvenue à son
état extrême de vulgarité et d’agressivité, d’inertie et de détour­
nem ent pour la culture. En toute innocence, T otô rendait tout
cela, mais parallèlement, à travers ce détachem ent dont j ’ai
parlé, il était un autre personnage, extérieur à tout cela. C epen­
dant, de toute évidence, le public l’interprétait selon le codage,
c ’est alors que moi, en tout premier lieu, j ’ai cherché à donner
un grand coup de balai sur cette façon de com prendre Totô. Et
j ’ai ôté toute sa méchanceté, toute son agressivité, tout son
Totô vandalisme, tous ses ricanements, sa manie de faire des grima­
ces dans le dos des autres. Tout cela a disparu du Totô que j ’ai
créé. Mon T otô est presque tendre et sans défense co m m e un
ei Ninstto Davoli
oisillon; il est toujours plein de douceur, et je dirai de pauvreté
physique.

Il ne fait de grimaces dans le dos de personne. Sans doute se


moque-t-il légèrement de l’un ou de l’autre, mais tout com m e
un autre pourrait se moquer de lui, parce q u ’il est dans le co m ­
portem ent du peuple de se moquer de quelq u 'u n , mais légère­
m e n t et sans vulgarité. Donc, avant tout, j ’ai cherché à déco­
difier Totô et à le rapprocher au plus près de sa véritable nature
qui s’extériorisait'de l’étrange façon que j ’ai indiquée. Cela fait,
je l’ai opposé, en tant que protagoniste, à l’intellectuel marxiste,
bourgeois. Mais cet antagonisme est dans les choses, il n ’est pas
chez Totô ou chez le corbeau qui joue le rôle de l’intellectuel,
il est dans les choses. Q u ’ai-je donc opposé? J ’ai opposé un per­
sonnage innocent, extérieur aux intérêts imm édiats de la poli­
tiques, donc hors de l’histoire, à qui, au contraire, fait de la poli­
tique sa plus profonde préoccupation et vit dans ce q u ’il croit
être l’histoire. J ’ai donc opposé l’existence à la culture, l’inno­
cence à l’histoire.

Totô entretient avec le dialecte un rapport extrêm em ent réa­


liste. Il avait probablement décidé, depuis le début, de ne pas
être un acteur dialectal, com m e, en un certain sens, Eduardo De
Filippo et les acteurs dialectaux typiques. Il a voulu être un
dans Ucceilacci e Ucce!/im (1 9 6 6 ), ici, avec Pier Paolo Pasolini
acteur dialectal, d ’origine napolitaine, mais non strictement
napolitain. Sa langue a été une sorte de parodie du dialecte, ou
du parler napolitain du méridional, émigré dans une ville de
bureaucrates com m e Rome.
Voici donc les apports de la langue bureaucratique, de la lan­
gue militaire, les tics de langage des différents jargons du parler
ordinaire, par exemple celui du sport. J’ai utilisé Totô en élimi­
nant tout cela; j ’ai éliminé les mots entre guillemets, les cita­
tions em pruntées à la bureaucratie, à l’armée ou au sport et je
lui ai donné un langage qui n’était pas purem ent dialectal,
disons napolitain ou romain, mais une combinaison des deux.
Telle est en effet la langue que peut employer un émigré du Sud
qui depuis vingt ou trente ans vit à Rome et qui a perdu sa spé­
cificité dialectale en la mélangeant à des formes nouvelles.
(1973). - P.P.P.
LE MANNEQUIN, LA POULE ET LE TOTEM
PAR JEAN-LOUIS COMOLLI ET FRANÇOIS GÉRÉ

Dans chacune de ces trois séries de trois photo gram m es, de i'un à font ki star. Chaplin reste toujours Chariot, q uan d bien m ê m e il serait
l’autre, nous allons voir T otô jouer contre la fiction, la déplacer, s'en M onsieur Vcrdoux. Keaton n'a qu'à paraître, invariablement sérieux
désintéresser, s'en séparer el la dilTérer pour finalem ent la rejoindre, et guindé, pour que nous le reconnaissions. C ’est là notre plaisir. Plus,
quand il le veul bien. Jam ais il ne se laisse réduire au personnage notre plaisir c’est l'attente de cette reconnaissance et sa satisfaction :
qu 'o n voudrait q u ’il interprète. C o n s ta m m e n t, son jeu est d éto u rn e ­ oui, c'est bien lui. c’est bien le m ê m e, c o m m e l'enfant se satisfait de
m ent de texte. T otô est un de ces acteurs qui crèvent l'écran parce que ce que l'histoire est bien, à la lettre, identique. Avec T otô , c'est tout
ju s te m e n t l'écran les gêne, « fait é c ra n » ; d e ces acteurs en guerre le contraire. Jam ais il ne se répète, ni ne se ressemble. Dans un m ê m e
contre le m e dium et acharnés à le détruire parce que co m prenant bien film, il peut être plusieurs apparitions, qui s'opposent, se contredisent,
que le ciném a usurpe cette fonction dont ils se sentent eu x-m êm es, s’an nulent. Est-ce à dire que nous ne savons pas qu'il est T otô , q u ’un
de droit sacré, les seuls dépositaires. Aussi, à ces fictions gênées, non doute est possible sur l’acteur que nous voyons? E v id e m m e n t pas, car
plus q u ’à leurs personnages, nous ne croyons ja m ais vraiment. El si cette apparence, à la première m im ique, dès le premier geste, avoue
nous ne ressentons, bien au contraire, ni impatience, ni lassitude, c'est l’identité de l’acteur.
que Totô, de sa présence et de son art, crée en filigrane un second texte
qui progressivement recouvre le premier et l'annule. Cet autre texte Le corps de Totô, indéfiniment, écrit le texte d e sa propre différence.
est celui de son corps, d ans tous ses états J a m a i s identique J a m a i s res­
sem blant. Car, contrairement à la plupart des grands acteurs comiques,
T otô n'a ja m ais revêtu les signes d ’une im m édiate reconnaissance qui F. G.

La m enace : le mari jaloux (Caste!lani, la « spalla ») furieux, sur­


vient, prêt à tout, alors que T otô courtise sa fem m e dans le magasin
1 de vêtements. /
LE M A N N E Q U IN La parade : T otô n’a plus alors d ’autre recours que de se figer, m a n ­
nequin parmi tous les autres m annequins. La parade, c'est ici une de
ces m éta m orphoses - on verra q u ’il en existe d ’autres - destinées à
leurrer le regard de l’autre en se confondant avec ce qui jam ais ne se
voit, avec l’indifférent. C ’est, si je puis^dire, rentrer dan s le décor,
devenir soi-m ê m e matière figée, morte, ce qui, dans une fiction qui
jouerait davantage la scène c o m m e artifice', n'irait pas sans troubler le
statut de ce décor pour le regard du spectateur. D’autant que dans celte
scène, l’opération m im étique prend pour réfèrent l’imitation elle-
m êm e. Dans le devenir-m ann eq uin, il s'agit de faire illusion, en faisant
passer son corps vivant pour cette matière morte qui, elle -m cm e, cher­
che à donn er l'illusion du vivant.
Le mannequin. Le paradoxe de ce filmage, qui restitue, sans trop se
d o n n er la peine de l’intégrer à sa maigre fiction (I), un des plus fameux
sketches de Totô, tient à ce q u ’il rencontre, q uan d m ê m e , un des signi­
fiants les plus vio lem m ent cinématographiques.

Signifiant de prédilection - certes pas par hasard ( 2 ) - du film bu r­


lesque c o m m e du film de terreur, et de ces cinéastes do n t le plus grand
plaisir aura toujours été de jo ue r avec le spectateur, Bunuel ou H itch­
cock, pour ne citer qu'eux. Signifiant par quoi et contre quoi le cinéma
à ses d ébuts se plaît à affirmer, su r tous les autres arts de l’illusion, sa
supériorité : au cinéma cela bouge! (3).
8 TOTÔ

El donc, de ce cinéma, le m annequin convoque toutes les dupes. Il


nous dit le leurre du décor, il nous dit aussi le leurre des corps exposés,
et finalement de toute la machine. En m ê m e temps, il n’est là que pour
nous permettre de prolonger le jeu encore plus avant dans l'illusion et
ne nous d onne la possibilité de retrouver la vue que pour mieux nous
l'ôter.

L'instantané. Donc Totô. s’arrachant à l’hu m an ité, en devient le


simulacre par soustraction du m ouv em ent. Au m o m e n t où Castellani
s’apprête à entrer en scène, T otô est passé du côté de la matière inerte.
Castellani entre : il est dupé.

A coup sûr, si T otô se bornait alors à maintenir le jeu du m im étis m e,


le sketch, à peine com m encé, tournerait court ou deviendrait autre.
Pour que la situation puisse se développer, et avec elle le com ique, il
faut que T otô jo ue non seulement le m annequin mais son contraire;
non se ulem ent la parfaite immobilité de l’image morte mais l'agitation
incessante du corps réel, bien vivant, trop vivant, qu'il jo u e la difficulté
à jo uer un m annequin . Le sketch alors peut se prolonger en faisant
alterner toutes sortes de m o u v e m en ts pour le spectateur complice et
leur im médiate suspension, sitôt que la dupe joint son regard au nôtre
sur Totô. Le regard de Castellani fige Totô dans cet instantané où l'on
reconnaît l'opération par laquelle l’obturateur photographique sus­
pend, un instant, une fraction de vivant. Photographie," cinéma, l'une
et l'autre, l'une contre l'autre.

L'IiaHutination. Et la dupe, bien sûr, n'en croit pas ses yeux! La


« spalla a pour fonction de faire miroiter les multiples facettes du jeu
du protagoniste, mais elle est aussi là, et dans ce cas précis tout par­
ticulièrement, pour servir de m edium . Car du regard de Castellani se
soutient notre regard sur Totô.

Ce regard est jo ué à la fois c o m m e halluciné et c o m m e refusant


l’hallucination. Mais, refusant l'hallucination au nom d 'u n e croyance
que nous, spectateurs, savons erronée, il ne se do nne que davantage
c o m m e regard trompé. Pour le personnage, l'hallucination serait q u ’il
y ait bien du m o u v e m e n t, du corps vivant, et non de la matière inerte.
C'est cela q u ’il ne veut pas voir, semblable sur ce point au spectateur
de ciném a qui n’en veut rien savoir. Finalement, le désir d e Castellani
est d e rester dans l’hallucination, dans la tromperie, dans le « j e sais
bien qu'il a bougé, mais il faut q uand m ê m e que ce soit un m a n n e ­
quin. »
Mais si l’effet hallucinatoire se bornait à cela seulement, je ne crois
pas que l'art de Totô pourrait, dans ce cas précis, prétendre à excéder
les limites de ce que n'im porte quel acteur un peu expérimenté est
censé pouvoir faire. Il se produirait m ê m e cet étonnant retournem ent :
pour une fois un sketch de Totô gagnerait à son passage du théâtre au
cinéma. Car on peut bièn supposer que. sur la scène de théâtre, la pré­
sence réelle du corps de T otô ferait obstacle à la m étam orphose, au jeu
du m im étis m e, alors que le ciném a en restituerait la parfaite d im e n ­
sion hallucinatoire.
En fait, le jeu de l’hallucination de Castellani porte et implique quel­
que chose de plus, dont nous ne tenons peut-être plus à être tellement
informés ou conscients : l’incertitude m ê m e de notre humanité. Tout
l’art de Totô est de nous convoquer sur ce vacillement. C ar si, d ’aven­
Notes
ture, trom pés par un m a nn equin, il peut nous arriver avec plaisir mais
1. Il s'agit de P’iinpu’ii (// l'/.i'.i'/if. réalise pur Mattoli en 1949, dont l'action se non sans quelque crainte de nous d e m an d er : « n’est-ce pas un
situe dans un théâtre de variétés où sont réunies les plus célèbres vedettes de ho m m e, ce m an nequin? ». devant T otô nous voici nous d em an d an t :
l’époque. Dans le film , le sketch du mannequin est donc vu de la sallcct par <> mais cet ho m m e, après tout, n'est-ce pas un m an nequin? » C a r notre
un public inscrit comme public de théâtre. plaisir, notre trouble aussi, bien que sachant toujours q u ’il est un
h o m m e (pourvu d ’un corps bien réel et m ê m e singulièrement en co m ­
2. Mannequin énigmatique, dirait J.L. Scheler. comme au terme de l'étude brant, un corps qui ne cesse de se manifester, de produire du supplé­
qu'il mène sur la mémoire figurative à partir du livre de F.A Yaies, « L ’ A rt de ment de matière, de peur : Totô transpire et m ê m e fait sous lui) est de
ki mémoire ». Voir aussi feniretien puru dans les Cuhu is (n1' 2%. p. 8) sur la
pouvoir, stimulés par son je u, en douter. L’art de Totô ne consiste pas
constitution du sujet freudien comme fiction, c’est-à-dire comme mannequin.
Affaire considérable, surtout si l'on prend en compte que le cinéma semble seulement en effet à produire les effets de m im étism e qui le feraient
obtenir son elTei de réalité en enfermant presque toujours d:ins le burlesque et se confondre avec les autres m a nn equins (au d em eu ran t il ne leur res­
le 111m de terreur le mannequin, comme garantie de ce que le sujet fic tif ne serait semble guère, alors q u ’eux se ressemblent entre eux), mais à pousser
pas une fiction. Voir aussi.cet te sorte de modestie, quant au coefficient de cré­ la mécanique de son corps au point d ’être sous nos yeux plus m a n n e ­
dibilité du cinéma à ses débuts : c’est un peu plus que le mannequin mais pas quin que tout autre m annequin, à faire plus « v r a i » , à confondre
tellement plus. Voyez Paul Leni, Le Cabinet des figues de cire ou, de Wegener, nature vivante et matière inerte ju s q u ’à ce paroxysme d'oubli de son
Le Goletn : inscription du grand doute qui traverse encore le corps cinémato­ h u m a n ité qui nous fera voir aussi un m annequin cherchant à atteindre
graphe
l’h u m a in : à pousser l’illusion du m annequin ju s q u 'à cette limite
3. Le musée Grévin. fondé en 1882, mettra en concurrence quelques années extrême qui nous fait dire : « on croirait qu'il va bouger », c o m m e
plus tard le cinématographe avec la prestidigitation, les jeux de m iroir et, bien devant ces statues inachevées de Michel-Ange, où le personnage se m ­
sûr, ses fameuses figures de cire. ble vouloir s'arracher au marbre qui l’em prisonne encore.
LE MANNEQUIN, LA POULE ET LE TOTEM 9

2
LA POULE

Dans celle scène de Toiù Cerca Casa, de Sleno el Monicclli (1949) :


à nouveau menace ei à nouveau parade.

M enace : un concierge récalcitrant son son couteau pour récupérer


l’o e u f que T oiô vient de lui voler.

Parade : celle-là m ê m e du vivant sexué, de l’animal qui e n ta m e la


mascarade à l’inieniion d e l’autre qu’il s ’agil de séduire. C ar le deve-
nir-poule, pour être effectif, suppose deux étapes bien distinctes. Dis­
tinctes par l’analyse, car pour le spectateur tout va trop vite et ne peut
q u ’être reçu en bloc, selon le rythm e imposé par le com ique, par la
mécanique de la m utation. Et d ’abord la m étam orphose proprement
dite, cet instant quasi imperceptible - que seul le p h otog ram m e peut
saisir dans le l/ 2 4 e de seconde - ce suspens où se m arq ue le passage
d 'u n e n a i u rc à u ne autre nature, d 'u n registre de jeu à un autre registre,
qu and Totô Tige son hum anité, la défait et am orce la m utation vers
l’animal : déjà il n’est plus tout à fait hu m a in mais il n’est pas encore
poule, ni l’un ni l'autre et les deux à la fois, superposés, confondus.

Mais le jeu du devenir-poule doit lui-m êm e être joué. Sitôt la poule


apparue, l’animalité d ’évidence établie par la transformation du visage
et par, non c o m m e on le dit parfois un peu vite, la désarticulation d u
corps de T otô , mais son alignem ent sur un autre état de l’articulation
et du m o u v e m e n t, sitôt donc l’animal gagné pour le regard d u spec­
tateur, l'acteur e n t a m e le jeu étrange d e l’h u m a n ité : cette poule fait
d e l’oeil, cette poule drague. Mais qui donc au juste? Le hors-champ
sans doute, le concierge au couteau, dupe, m é du sé mais qui, précisé­
ment parce q u ’il est passe hors cham p, s'efface pour nous laisser direc­
tem ent en rapport avec Totô. Le jeu de la drague nous vise, nous, son
public.

Du m ê m e coup, un décrochem ent s’est produit : T otô jo ue pour


nous par-dessus la fiction et m ê m e contre elle, contre l'auteur, contre
le projet du film. Age nous rappelait (voir l’entretien d ans les Cahiers
n° 297) qu'à part quelques scènes, la vocation du film était d'essence
réaliste, centrée sur le problème, alors actuel, de la crise du logement.
A part quelques scènes. Précisément. Celles-là m ê m e où T o tô défait
la fiction, en se défaisant de son personnage, de celte h u m a n ité exces­
sive dont il n ’aura jam ais trop rien voulu savoir, d ans la pratique de
son art. Mais là encore, si nous acceptons d e le suivre avec plaisir dans
celle voie, ce n ’est pas sans risque pour nous. L’allaque de l’hum a in
par T otô, son refus de l’arrêté, du défini, du no rm é et du norm al, la
revendication sauvage d ’une biologie m o u v a n te, d ’une matière qui
change et ja m ais ne s ’interrompt, s’ils nous com blent el n ous font rire,
se retournent aussi bien contre nous, violem m ent. L'arl d e T otô ne
s’arrête ni ne se résorbe d ans les seules figures pour rire, il continue
ju s q u ’à la gêne, se prolonge vers le malaise, ce seuil où nous cessons
de rire pour assister m édusés à la performance de l’acteur el sentir en
nous l'h u m an ité vaciller.

Dans la troisième photo, la poule vient de pondre el T o tô continue


le jeu, assuré de sa dupe, d e l'autre pris dans la mascarade. Dans ce
regard transversal se conjuguent la ruse, la roublardise h u m a in e el le
« faire de l’oeil » de la poule. La parade de la poule a fixé le mâle tandis
que l’h o m m e , lui, s ’apprête, se dirigeant vers la sortie, à lui fausser
compagnie. Ce corps excessivem ent cambré, ce m a sq ue double ce
n'est ni vraiment un h o m m e , ni vraiment u n e poule mais les deux en
m ê m e temps, bien présents cette fois. M i-h o m m e , mi-poule, non pas
sagem ent divisés et repérables c o m m e chez le centaure grec mais unis
dans une m ê m e masse, celle d u corps de l’acteur au delà duquel nous
hallucinons l’effrayant hybride.
10 TOTÔ

3
LE TO TEM

R w cré du gros plan. L'acteur comique, c o m m e nous le rappellent


Comencini. Monicelli et Sténo, est cet animal dévoreur d ’espace qui
ne se soum et q u ’à grand peine au plan général. Et T oto plus que tous
les autres. Mais aussi, incongruité du gros plan. Car c’est bien le corps
dans toute son étendu e qui construit, supporte, exhibe l'efTet comique.
Pourquoi, alors, s'embarrasser de cette découpe inutile, voire e n c o m ­
brante? D 'a utant que le gros plan, ça n ’est pas fait pour rire. Cela peut
terrifier, ém ouvoir; cela pcui, cela doit aussi satisfaire aux exigences
économ iq ues de la machine de production. Ici, rien de tout cela. Il faut
donc se rendre à l’évidence : non seulement le gros plan de l’acieur
com ique n ’est ni très nécessaire ni très drôle, mais en fait il résiste à
l'eflet com ique, parce que, par sa fixité de segm ent rém anent, il fait
trou dans le texte propre du comique, dans son phrasé, sa rythmique.
El pourtant. C haque fois que nous rencontrons un gros plan de Totô.
loin d ’y être indifférents, nous regrettons sa rareté, nous le souhaite­
rions dém ultiplié pour mieux apprécier non certes sa qualité comique
mais un travail, des effets, un sens et un rapport dont ces trois pho-
togrammes, extraits de Toto le M oka donneront une idée exemplaire.

1. L e personnage. Travesti en apache, T otô danse u ne java. Cette


masse sombre sur laquelle sa main se crispe n ’est autre que la tête de
sa partenaire q u ’avec frénésie il cogne, à coups redoublés contre la
ram pe de l'escalier. Loin de préciser ce sens, le gros plan le brise, ['éloi­
gne du côté de l'incertain, de l'indécidable. C o m m e dans bien des cas,
c’est un hors texte, un supplément de fiction.

2. L'acteur. Ce qui attire donc notre attention dan s ce long gros plan,
ce n’est ni le personnage, ni ce qu'il fait, mais ce sont les expressions
de l’actcur, ce travail visible de lui-m êm e, chacune pour elle-m êm e et
toutes ensem ble dans la continuité où se rem arque leur différence. Le
gros plan, ici, suspend la diégèse, frappe d'oubli le personnage pour
qu'avec l'acteur nous nous abandonnions à la sidération des aventures
du masque.

3. Un masque. Et non pas « le » masque. Totô, à ce m o m e n t, cons­


truit en effet un masque, celui-là qui, en dehors du personnage,
déplace la fiction pour développer la sienne propre, seule et unique.
Persona, le personnage derrière quoi disparaît l'acteur pour ne laisser
paraître que sa qualité à disparaître. Persona, le masque, tragique ou
com ique, figé, im m uable, sacré, derrière lequel disparaît le visage de
l’acteur, une fois pour toule la représentation. Ici, au contraire, le mas­
que vit, se transforme, crée son histoire, hors du film, n'étant plus que
Totô, qui. de chaque muscle de son visage, c o m m e autant de fils doni
le pantin prend vie, figure, agit, scande, bref, joue, une étrange entité.

C e masque, en effet, qui e st-iP Qu'ex prime- t-il'.’ A quoi, dans le réel
pourrions-nous bien le référer'1 Ricanement. Grimace. Sans doute,
mais de qui? Un h o m m e, peut-être mais hors de la norm e, dans l'excès
de quelque délire, un fou, un monstre! Masque ramassé sur soi,
concentre, la bouche tout d'abord dis tendue amorce la crispation
maximale qui bientôt porte le visage tout entier vers une sorte de téta­
nisme qui révulse les yeux, dilate le nez, rejette en arrière la tête, tandis
q u ’elle s'en tr'ouvre pour laisser échapper c o m m e un cri. L 'im m ense
défaite qui enfin succède ne laisse guère de doute : nous avons assisté
à l'orgasme du masque.

4. Le Totem. Le gros plan aura donc eu, ici, pour fonction de mettre
hors -champ le corps, déportant l'acte sexuel sur le seul masque qui
l’image. L'absence du corps tient pourtant aussi à autre chose. Il ne
s’agit pas seulement de l’accouplement h um a in, hors de sa dim ension
physique, non plus que d ’une métaphore portée par le masque. Car
T otô interprète le masque au delà de l'h o m m e, qui lui-m ême, dans la
jouissance, se joue, au delà, ju sq u’à la mort. Par déformation et par
fragmentation, le jeu de l'acteur et l’échelle du plan co njuguent leurs
effets pour atteindre un au delà de la figuration hu m a in e, mais sans
jam ais se détacher com plètem ent de ce pur signifiant qui à la fois
excède et anticipe l'hum ain : le totem.
ENTRETIEN AVEC MARIO MONICELLI

Cahiers. Vous avez commencé à travailler avec Totô com m e sait que peu d ’heures pour tourner en extérieurs. Pendant les
scénariste, puis com m e m etteur en scène en collaboration avec répétitions, il était très atte n tif à rester fidèle au scénario,
Sténo ? n'inventait que peu de répliques; il créait surtout des expres­
sions. Mais si on le mettait avec un acteur de m êm e niveau et
Mario Monicelli. Im m édiatem ent après la guerre, j'avais de m êm e genre, Peppino de Filippo, Fabrizi, co m m e une bonne
formé avec Sténo une sorte de tandem . N ous écrivions les scé­ part de leur comique se fondait sur des « je u x de mots », alors
narios de presque tous les films comiques de Macario et de il pouvait développer la scène bien au delà du script. À ce
Totô. C o m m e nous avions é n o rm é m en t de travail, nous avons moment-là on continuait à tourner en changeant de cadrage et
fait appel à des « nègres » qui furent pendant quelque temps on avait ensuite la possibilité de couper. Son comique était sur­
Age,Scarpelli,Sonegoet bien d ’autres. N ous avons donc fait un tout abstrait et inhum ain c om m e celui de la marionnette. Mal­
grand nombre de films de Totô, d ’autant q u ’à cette époque on h eureusem ent, nous tous, tant m etteur en scène que scéna­
ne mettait pas plus de quatre semaines pour réaliser ce genre de riste, avons cherché à le rendre plus hum ain, à en faire un
films. Le scénario était écrit en un mois, un mois et demi. Ce acteur plus traditionnel. Je crois que c’était une erreur. Si, inver­
type de travail coûtait peu d'argent, prenait peu de temps, sem ent, nous avions cherché à lui faire exprimer ses véritables
employait des acteurs comiques célèbres dans le m onde du qualités, la mécanique de la m arionnette telle q u ’il la produisait
varietà. Nous écrivions sans interruption pour des m etteurs en au théâtre et dans ses premiers films, peut-être aurions-nous
scène co m m e Mattoli, Mastrocinque, Bragaglia, ju s q u ’à ce fait oeuvre plus originale. Cela, Pasolini l’a compris.
q u 'u n beau jo u r Carlo Ponti nous propose de faire nous-m êm es
la mise en scène. Il avait signé un contrat avec Tolô pour huit Cahiers. Dans Totô Cerca Casa, il lui arrive dans certaines scè­
semaines. Il devait faire avec Comencini L ’Imperatore di Capri. nes d'utiliser cette gestualité de la marionnette, par exem ple
mais au lieu d ’y consacrer les huit semaines il avait décidé de lorsqu 'il fa it la poule...
le faire en quatre pour pouvoir tourner un second film dans le
temps qui restait. Alors il a dem andé si nous avions, moi et Monicelli. Oui. 11 y a aussi la scène des tam pons. Il s’agit là
Sténo, une idée toute prête. A cette époque en Italie la question de sketches q u ’il faisait au théâtre et que nous insérions dans
du logement était brûlante et, utilisant l’actualité mais aussi le script pour faire plaisir au public. Il faut reconnaître que so u ­
une pièce napolitaine en un acte, nous avions écrit le scénario vent ces sketches surviennent dans la fiction un peu n ’importe
de Totô Ce rca Casa. Il n’y avait pas de m etteur en scène dis­ com m ent. Dans les premiers films que nous avons faits avec
ponible; Ponti nous proposa donc de le faire : ainsi nous avons Totô, notre effort pour lui ôter son caractère de m arionnette n’a
com m encé une longue série de farces cinématographiques pour jam ais com plètem ent atteint son but, d’où une sorte de com ­
T olô et pour d ’autres. promis. Progressivement il a changé et déjà, dans Guardie e
Ladri. il apparaît c om m e un acteur presque hum ain et réaliste.
A cette époque on travaillait « à la Garibaldi ». L’expression
a été inventée pour désigner une entreprise sans préparation où Cahiers. Utilisiez-vous les revues ou un sketch d'une revue de
chacun fait preuve de courage, de confiance et s'en remet à la Totô com m e point de départ d ’un scénario ? '
providence pour que tout aille bien. La qualité des films tournés
de cette façon est plutôt basse mais ce n’est pas le plus impor­ Monicelli. Non. Mais dans le cas de Tôt à Cerca Casa, nous
ta n t; ce qui compte, c’est le rythm e, la fantaisie dont tout le avions pensé au départ à un thèm e qui donne à Totô la possi­
monde faisait preuve : scénaristes, décorateurs, acteurs, etc. bilité de faire toute une série de choses. Alors, nous avons pensé
Totô, à cette époque, tout le m onde le connaissait et nous écri­ que le problème de la maison supposant des logements de to u ­
vions spécialement pour lui. N ous adaptions les personnages tes sortes se prêtait au développement d’un nom bre quasi infini
à son comique (comicità)et à sa façon de travailler. C o m m e chez de situations : la maison-cimetière, la maison-habitee-par-
lui tout était théâtralité, il fallait faire des films essentiellement d'aulres-personnes, l'école. Cela nous permettait de prendre
en studio. En effet, il ne venait jamais sur le plateau avant midi, quelques sketches de T otô et de les insérer sans trop de diffi­
ce qui nous contraignait à des horaires bizarres el ne nous lais­ cultés.
TOTÔ 13

NapoliMilionaria, de Eduardo de Filippo (1950)

Cahiers. Toujours d a n s J o ib Cerca Casa, une scène nous a stu­ De plus Totô étudiait très peu les dialogues : il lisait le scénario,
péfiés : après avoir gagné un grand prix d ’un million, Totô fait (e faisait deux ou trois répétitions pour se m ettre en tête l’évolu­
tour des agences, trouve un agent immobilier qui lui propose une tion générale de la scène et on tournait. De tem ps en temps, il
ahurissante baraque; alors Totô lui crache dans l ’oeil! devait s’arrêter parce q u ’il ne se souvenait plus de ce qu'il devait
dire.
Monicelli. Il faisait cela fréquem m ent au théâtre, mais ce
n'est pas un gag qui lui appartient, cela vient du théâtre napo­ Cahiers. En som m e, il était à la fois très facile et très difficile
litain : il s’agit de résoudre une situation par un acte de vio­ de travailler avec Totô ?
lence : cracher dans l’oeil. U ne grande partie des gags de Totô
venait du fond des siècles de la tradition théâtrale napolitaine. Monicelli. Pour un réalisateur qui aurait voulu obtenir de lui
Lorsqu’il improvisait avec Peppino de Filippo, il partait toujours des choses très précises, qui aurait eu en tête un certain type de
de canevas q u ’il connaissait depuis longtemps et que l'on montage, ç’aurait etc impossible. Mais si, au contraire, on le
retrouve souvent chez Scarpetta, le père de Peppino. prenait un petit peu co m m e un animal su r lequel on lait un
docum entaire, lui laissant suffisamment de liberté, dès l'instant
Cahiers. Com pte tenu des temps de tournage très courts, aviez- où il était possible de réajuster au montage, tout allait bien. De
vous la possibilité de fa ire de nombreuses répétitions ? toute façon, si on le contraignait à faire quelque chose qui ne lui
convenait pas, ça ne donnait rien.
Monicelli. O n s’efforçait de rendre les répétitions techniques
les plus faciles possibles et donc on cherchait à tourner le plus Mais si on savait tout cela depuis le début du travail du scénario,
souvent en studio. Les répétitions avec T otô étaient très peu on pouvait obtenir de lui tout ce q u ’on voulait : il suffisait de
nombreuses car il ne refaisait jam ais la m ê m e chose, changeait bien le connaître, d ’avoir des rapports amicaux, de savoir les
les temps, les mimiques, les intonations. Au montage, cela avantages et les désavantages de certaines situations et donc
posait évidem m ent un problème de raccords; c’est la raison d’adapter la mise en scène.
pour laquelle on cherchait à tourner de préférence des scènes
longues, d urant lesquelles la caméra suivait les m o u v e m en ts
des acteurs, et ainsi il n’y avait pas à faire de raccord. Cahiers. Etait-il possible de le diriger ?
14 TOTÔ
Monicelli. C ertainem ent, on pouvait lui d e m an d e r d'aller
plus lentem ent, de m odérer son jeu. Bien sûr, quand il faisait
ses sketches, il n ’y avait pas à intervenir. Par exemple dans le
fameux sketch du wagon-lit q u ’il faisait avec sa « spalla » Cas-
tellani depuis des années, il n’y avait rien à dire : i! connaissait
par coeur les temps, les intonations... Mais quand il s'agissait de
personnages plus réalistes, plus hum ains, il se faisait diriger,
recevant les indications avec beaucoup d ’intelligence et de
sérieux.

Cahiers. On a l'impression qu'il avait son propre langage. son


propre vocabulaire ; est-ce que cela vous posait des problèmes?

Monicelli. Pas tellement. En effet, nous écrivions le scénario


en pensant à lui et les répliques respectaient ses temps. Nous
savions q u ’il donnait aux phrases un rythm e napolitain. En
outre, il avait une façon bien à lui de détruire les m ots pour en
faire entendre seulem ent le son et nous cherchions à m ettre des Cahiers. Com m ent était résolu le problème des gros plans dans
m ots exprès pour lui d onner l’envie de les transformer. le cas de Totô ? Vous utilisiez davantage les plans généraux ?
Cahiers. Vous avez tourné avec Totô et Anna Magnant Risate
di Gioia. Nous avons remarqué que. durant la scène de la chanson. Monicelli. Je devais don n e r à Totô le plus d ’espace possible
Tou) se déplace laiéralement dans le dos de Magnant, en faisant et bien sur le plan général était très fréquent. Pourtant, je faisais
de très étranges grimaces. D 'où vient ce type de jeu? aussi des gros plans, mais com m e Totô ne refaisait jam ais la
m êm e chose, il y avait toujours un risque à travailler dans un
Monicelli. Toujours de l ’avanspenacolo. Totô avait repris ce cadre serré. De plus son comique utilisait la totalité du corps.
type de jeu d ’un très célèbre « chansonnier » napolitain, Malda- Regardez les premières farces, les films de Fatty, les débuts de
cea, qui avait mis au point tous ces m o uvem ents, ces grimaces Buster Keaton : il n’y a pas de gros plan parce que le corps tout
pendant q u ’il chantait. Je dois dire que Magnani avait absolu­ entier est en représentation. Logiquement, le plan général cor­
m ent horreur que Totô passe derrière elle. Elle savait ce qu'il respondait le mieux au type de comique de Totô. M alheureu­
faisait et que, donc, c’était T otô que le public regardait et pas sem ent, la critique ne l'a pas compris.
elle. Ils avaient travaillé ensemble de nom breuses années au
théâtre et au ciném a; la Magnani ne voulait pas entendre parler Cahiers. // est pourtant clair q u ’il existe une incompatibilité
de lui : elle pensait que tourner avec T otô c’était se déclasser et entre le comique et le gros plan qui. en le détaillant, l'alourdit.
sans doute lui faisait-il aussi un peu peur. Il était en effet capa­ Com m ent expliquez-vous l'hostilité systématique de la critique ita­
ble de jouer à merveille des rôles sérieux ou pathétiques ; il pos­ lienne à l ’égard de Totô ? Cela semble d'autant plus étonnant qu 'il
sédait une g am m e extraordinaire et aurait certainem ent pu tout existe une tradition du comique et de l'acteur comique.
faire mais n ’en avait pas envie. Bien sur, il travaillait à toute
vitesse mais seulem ent quelques heures par jour, quatre ou Monicelli. Existe également toute une tradition qui consiste
cinq. à sous-évaluer le genre comique, en le considérant c o m m e infé­
rieur. La comédie à l’italienne fait honte aux défenseurs d 'u n
Cahiers. N o u s avons n o té q u 'e n I (s53 vous a vez colla b o te a u certain genre de culture aussi bien théâtrale que cinématogra­
scénario d 'u n /'tint d e M a t toit. Il pi ll Comico Speitacolo del phique. Pour la critique italienne, Totô, parce qu'il venait du
Mondo. Q u e l souvenir a vez-vo u s d e votre travail a vec M a t t o l i ? varietà. de la farce populaire, était considéré c o m m e un acteur
grossier, indigne d'intcrct. Pour le public, au contraire, il a tou­
Monicelli. Je n ’en ai pas conservé beaucoup. Mattoli a fait jours représenté la perfection de l’acteur comique. Une des
é n o rm ém en t de films avec Totô. II tournait très vite parce que conséquences de celte situation : ses films n'étaient jamais
lui aussi venait du varietà. Il était né dans ce milieu qu'il exportés, jamais présentés dans les festivals; les m etteurs en
connaissait parfaitement et trouver des acteurs pour le cinéma scènes, les acteurs, les scénaristes en étaient inconnus ju s q u ’à
était devenu sa spécialité. Parla suite j'ai cessé de travailler avec ces dernières années.
Totô qui a continué avec Sténo seul, ju s q u ’à sa mort.
Cahiers. On a donc l'impression que. pendant longtemps, a été
Cahiers. Pouvez-vous nous expliquer com m ent se partageait le méprisée cette fo rm e de culture populaire qu'aujourd’hui Ton
travail de mise en scène entre vous et Sténo ? retrouve un peu partout et dont on s'émerveille.

Moniielli. En premier lieu, je dois dire que nous avions Monicelli. Dans la tradition culturelle italienne, le genre
l'habitude d'écrire ensem ble des scénarios. Puis, petit à petit, comique a toujours coïncidé avec les classes populaires; les
l’un de nous deux prenait davantage d ’intérêt pour le sujet et acteurs étaient considérés com m e des personnes de basse
finalement en assurait la mise en scène. L’autre dem eurait tou­ extraction. Seule la tragédie a trouvé grâce com m e genre noble
jours présent et le choix du reste des acteurs, des lieux de tour­ que l’on pouvait prendre en considération. Peut-être cela vient-
nage se faisait en co m m un. 11 est bien certain que l’on n’était il du fait que nous n'avons pas eu, en Italie, un Molière pour
pas tous les deux derrière la caméra. D urant le tournage, à donner à la comédie un statut équivalent.
l'occasion de scènes difficiles ou si un problème grave se posait,
nous en discutions et cherchions ensem ble le changem ent q u ’il Cahiers. Qu'avez-vous acquis de votre travail avec Totô '?
fallait faire. Puis nous voyions ensemble les rushes et chacun
donnait son avis. Enfin nous faisions ensem ble le montage. Monicelli. Ecrire et mettre en scène des farces, telle a été ma
C o m m e il s'agissait de films réalisés très rapidement, nous grande école. Ecole de rapidité, de connaissance des temps,
n'avions à prendre que des décisions concrètes, portant des d'adaptation rapide à la réalité, également de détachem ent vis-
effets immédiats, absolument pas d ’ordre esthétique. à-vis de ce q u ’on fait. Le gag comporte des règles précises qui
ENTRETIEN AVEC MARIO MONICELLI 15

Totô passant derrière Anna Magnani dans Risate di Gioia, de M ario Monicelli (1 960)

déterm inent sa visualitê. Si vous vous trompez sur les temps avait un corps de ballet et traditionnellement, à la fin du spec­
visuels, le gag ne fonctionne plus et la scène tourne au désastre. tacle, il faisait sa sortie sur la « passerella » avec les danseuses.
Ecole aussi de précision pour savoir quelle échelle de plan choi­ Dans nos premiers films qui, com m e je vous fai dit, étaient des
sir et combien de temps doit durer le plan. C haque réplique a sortes de « collages », ces codes du varietà étaient encore très
également ses rythm es : tantôt elle doit partir avec un tem ps de présents mais par la suite nous les avons abandonnés. Dans des
retard pour fonctionner; mais dans certains cas, si ju ste m e n t films com m e Totô e Carolina ou Guardie e Ladri. cela n'avait
elle a un temps de retard, elle ne fonctionne plus. T outes ces pas de raison d ’être.
choses, on ne les apprend q u ’en Taisant film après film. Mes pre­
miers films sont plein de gags qui n'ont pas fonctionné mais il Cahiers. Pouvez-vous nous dire ce qui est arrivé au Jilm Totô e
y en avait é n o rm é m e n t; aujourd’hui j ’en mets beaucoup moins Carolina?
mais ils fonctionnent tous.
Monicelli. A u total, avec les coupes, il y a eu 34 ch an g em en ts
Cahiers. Le travail avec Totô vous a-i-il apporté beaucoup dans et le film a attendu un an et demi pour sortir. Pour des raisons
le domaine de la connaissance de l'acteur y politiques. En effet. T otô jouait un rôle de policier; un prêtre
Monicelli. Pas tellement, parce que Totô était vraiment un était plutôt ridiculisé; une section du parti c o m m u n iste prenait
cas particulier. Avec lui j ’ai appris à savoir capter la spontanéité, soin de l’héroïne; on ch a niai l « Bandiera rossa », enfin toute
la vérité de l’acteur. Lorsque je prends, com m e cela m ’arrive une série de choses qui, à cette époque, donnaient l’impression
fréquem m ent, mes acteurs au hasard des rues J e n’ai pas la pos­ que le film, s'il était vu, risquait de faire éclater la révolution
sibilité d'en faire de véritables acteurs professionnels. Je choisis en Italie. Idiot. M êm e avec Guardie e Ladri, nous avons eu des
quelqu’un dans la rue parce q u ’il a un certain com portem ent, ennuis, tout sim plem ent parce que le gendarm e se liait d ’amitié
une certaine physionomie, une certaine façon de parler. C ’est avec le voleur et que cela paraissait subversif aux yeux de la cen ­
tout cela q u ’il faut savoir utiliser; avec Totô c’était un peu le sure.
m êm e type de rapport : utiliser ce q u ’il était capable de faire.
Cahiers. Totô acceptait sans difficultés de participer à ces film s.
Cahiers. A u tournage, Totô prêtait, paraît-il, beaucoup non pas politiques, mais qui comportaient des pointes politiques ?
d'attention aux réactions de l ’équipe de tournage: il se souciait de
faire rire tout le m o n d e... Monicelli. Sans aucun problème. Il avait beau se dire m o n a r­
chiste, il n’avait aucune position politique et en tem ps q u ’acteur
Monicelli. C ’est vrai, et parfois m êm e, lorsqu'on avait ter­ il acceptait de tout faire.
miné une scène, tout le m onde applaudissait pour lui donner
l'impression qu'il était au théâtre. Il supportait mal de travailler Cahiers. // avait aussi recueilli de la tradition de ta fa rce napo­
dans celte atm osphère de silence, de renferm em ent, sans per­ litaine une certaine façon de détruire les représentations du p o u ­
sonne pour ainsi dire, avec la contrainte de jouer un petit bout voir ?
de scène puis de s’arrêter, de recommencer, d ’en jouer un autre
etc. Monicelli. 11 avait en effet une très grande m échanceté vis-à-
vis du pouvoir mais aussi vis-à-vis de la misère. Il provoquait
N ous cherchions donc à lui ôter te plus possible cette sensa­ souvent le rire en utilisant des situations pénibles provoquées
tion pénible en allongeant la durée des scènes et en faisant fonc­ par la pauvreté, la faim, la disgrâce physique. C ’est une tradition
tionner l’équipe c o m m e un public. proprement napolitaine qui a marqué la comédie italienne. Cela
vous explique aussi pourquoi ce genre de com ique a été
Cahiers. Toujours en compagnie de Sténo vous avez tourné en méprisé : il est issu de la pauvreté. Les sentim ents étaient pri­
1952, Totô e le donne. Nous avons remarqué que dans de nom ­ maires et la m échanceté dominante.
breux films, Totô est entouré de très belles fe m m e s avec lesquelles
Cahiers. C'est une désacralisation qui prend une force infini­
il entretient un rapport pour le moins curieux. m ent plus grande. ..
Monicelli. En ce qui concerne Totô e le donne je n’y ai pas par­ Monicelli. Oui, m a inte na nt que nous avons vieilli, nous nous
ticipé; j ’étais encore sous contrat avec Sténo et nous avons en rendons compte. Seulem ent maintenant.
signé ensemble. La présence des fem m es au to u r de T otô vient
de la tradition du varietà. Totô au théâtre était chef de troupe, (Entretien réalisé par Jean-Louis Comolli cl François Géré).
TA B LE RONDE

L'HOMME DE MARBRE ET DE CELLULOÏD

Les deux textes consacrés à L’H o m m e de marbre (Cahiers 296) ayant suscité re/nous et désaccords, nous publions dans ce numéro une table ronde
sur le film . Les interventions, généralement récrites, perm ettent - croyons-nous - de faire le tour des nom breux problèmes abordés par et à travers
le film de Wajda. Pascal Bonnzer et Jean Narboni y manifestent deux points de vue opposés, à l'intérieur de la rédaction. Nous avons dem andé à
François Géré, collaborateur des Cahiers et historien, de se joindre à nous, ainsi qu'à Jacques Ranciére - avec qui nous nous étions déjà entretenus
de la « Jiciion de gauche » ('Cahiers 27V-2S0) et à Robert Linhart qu^outre « L'Etabli » (Ed. de Minuit) est l'auteur d'un ouvrage sur / organisation
du travail en Union Soviétique. « Lénine, les paysans. Tavlor » (Ed. du Seuil).

L 'effet de réalité et ht question du point de vue retrouver. C ’est cela q u ’il est très rare de trouver dans une oeu­
vre littéraire ou cinématographique qui brasse d ’aussi vastes
Robert Linhart. J'ai essayé d ’analyser l’effet très vif que ce film aspects d’une histoire sociale récente par ailleurs â prem ent dis­
me fait. Il me semble q u ’au fond ce qui m ’a le plus touché, c’est cutée : l’impression d’une vérité qui s'im pose par delà les prises
un exceptionnel effet de réalité. Je partage sans doute, avec une de position les plus contradictoires et les débats les plus confus.
bonne part de ceux qui ont traversé les expériences politiques
d ’extrême-gauche de ces quinze dernières années - et enregis­ La force de réalité qui passe dans le film, je la trouve presque
tré les spectaculaires r etournem ents de veste offerts par un petit miraculeuse, ju sq u e dans le moindre détail. C o m m e n t W ajda
m onde d ’intellectuels- une sorte d ’im m unisation croissante au a-t-il réussi à produire cela? Je crois q u ’on ne peut sortir une
discours idéologique, au pathos, au « j e pense que...», « je suis oeuvre pareille q u ’après avoir rum iné pendant vingt ans tous
convaincu que...»,« je veux m ontrer que...» etc. Ce qui compte, les aspects du processus q u ’elle montre, après être passé par les
ce n ’esi plus la véhém ence de la conviction, mais la part de réa­ positions les plus extrêm es et les passions les plus fortes,
lité qui se fraie u n e voie, que ce soit par la parole, l’écrit, le film. q u ’après en avoir souffert soi-m êm e, et avoir traversé crises,
J ’ai, pour ma part, de plus en plus de mal à m ’intéresser aux doutes, remises en question... Et on arrive à u ne espèce de rap­
gens qui expliquent leur point de vue et se répandent sur les tri­ port détaché avec la réalité, un rapport presque objectif, qui
bunes les plus diverses pour en faire bénéficier l’hum anité, n’est absolum ent pas de la neutralité, mais son inverse : le point
parce que ça change tout le temps. d ’équilibre produit par l’accumulation des souffrances, des
points de vue antagoniques, des tensions en sens opposés, tous
Le film de Wajda est à contre-courant de ce déferlement. ces bouleversem ents et ces tourbillons par lesquels passe un
L’opinion de l’a u teu r n ’y est pas très évidente et pourtant (ou h o m m e jeté dans des transformations sociales brutales avant de
peut-être ju ste m e n t pour cela) le film s’impose, sur la réalité de les percevoir avec une certaine maîtrise. C ’est de ce m o u v e­
la société polonaise, co m m e quelque chose d ’irréfutable. A la ment que sort, je crois, la production de ce type d ’oeuvre g ran ­
limite, c'est un film qui peut conforter les opinions les plus diose. E v idem m ent, elle exprime l’histoire de la Pologne, du
contradictoires : on peut avoir une com préhension sym pathi­ stakhanovism e, etc..., mais le thèm e m ê m e du film, cette ren­
que pour le type de socialisme stalinien qui a pris forme à cette contre entre deux cinéastes de générations différentes, fait sen­
époque, et trouver le film assez ju ste ; on peut être absolum ent tir à quel point toute la vie de W ajda est, d ’une certaine façon,
horrifié par la grisaille des pays de l’Est et la comédie idéologi­ passée dans ce film. Quoique le film ait pour objet principal non
que qui la chapeaute, et trouver le film assez ju s te ; on peut être le cinéma mais le stakhanovism e.
exaspéré par la je u n e génération polonaise et trouver le Hlm
juste, on peut être en th o usiasm é par la je u n e génération polo­ Pascal Bonitzer : O n peut dire aussi le stakhan o v ism e dans
naise et trouver le film juste... Quoi q u 'o n pense du stak h a n o ­ ses rapports avec le cinéma, ou inversement.
visme, d u stalinisme, des raisons qui ont déterm iné l’explosion
de 1956 et les violents m o u v em e n ts de 1970 et de 1976, et quoi Linhart : Oui. Mais c’est une rencontre qui s’impose : la réa­
q u ’on pense de la Pologne d ’aujourd’hui, il y a quand m êm e lité du stakhanovism e, c’est ju ste m e n t le rapport complexe qui
suffisam m ent de réalité dans le film pour q u ’on puisse s’y existe entre u ne transformation effective du systèm e productif
18 TABLE RONDE
el la représentation que la société essaye d'en donner (c’est d ’ail­ que...»? Je n’ai pas envie du tout de ramener, surtout à propos
leurs quelque chose qui, plus près de nous, a été aussi à l’oeuvre de Wajda, le problème de la dissidence, mais quand on lit Zino-
dans la révolution culturelle chinoise). Le stakhanovism e, y viev par exemple, on est frappé par le fait que jam ais u n e voix
compris dans sa version stalinienne du début, en 1935, c’était ne surplombe les autres, et m êm e que toute la force de ses livres
déjà principalement cela : une tentative, essentiellement idéo­ tient à ce que chacune des voix qui prétend au dernier m ot est
logique, pour présenter com m e radicalement transformés les in s ta n ta n é m e n t et m in u tie u s e m e n t ruinée, sabotée, par
rapports entre ouvriers et ingénieurs, et aussi les rapports celle qui la suit. Les livres dressent un tableau incroyablement
q u ’entretiennent avec la technique les différentes forces socia­ riche, diversifié et complexe de la vie en Union Soviétique et
les.A ce point de vue, Wajda n’a absolum ent pas forcé le pourtant on ne peut pas ne pas percevoir, en filigrane et pas en
tableau. Le rôle des organismes de propagande, des journaux, surplomb, un point de vue tel que n’importe qui ne peut pas y
des cinéastes, de la radio, a été fondamental d ans le développe­ voir ce q u ’il veut et a envie de voir. Je trouve trop facile de
m ent du « m o u v em en t stakhanoviste ». signaler, pour passer tout de suite à autre chose, que L 'H o m m e
de marbre a conforté toutes les opinions possibles, aussi contra­
R écem m ent, les Éditions de Moscou en français ont sorti un
dictoires soient-elles : de ceux qui en retirent de l'horreur pour
petit livre qui s’appelle « Destin d’un ouvier soviétique ». C ’est
les pays de l’Est, des trotskystes qui sauvent la pureté de la
l’autobiographie d ’un n om m é Ivan G oudov, un fraiseur-tour- classe ouvrière en la personne de Birkut et s’en ch an ten t du
neur qui est devenu, dans les années 30, !e Stakhanov de la
tableau de la bureaucratie et du réalisme socialiste, des c o m m u ­
métallurgie. Le côté mémoires de vedette fait penser aux sou­
nistes qui y voient une description aiguë de ce q u ’ils appelent
venirs d ’acteurs ou de personnes célèbres qui paraissent en les « erreurs et déviations » staliniennes, des am ateurs d ’itiné­
France : com m en t je suis devenu quelqu’un de très important,
raire moral q u ’é m e u t le sort de l’ouvrier de choc... Il n ’est pas
moi photographié avec le président machin, moi recevant une ju s q u 'à la « Feuille Foudre », organe cinématographique d ’un
délégation des États-Unis, etc... Mais c’est un do cu m en t rem ar­
groupe marxiste-léniniste, qui n’admire le film - avec sa
quable sur la façon dont le stakhanoviste qui a réussi peut pré­
rudesse habituelle - , au nom de la thèse selon laquelle, si l’on
senter les choses, de l'intérieur du système. Et dans les souve­
a été stakhanoviste à l’époque de Staline, on ne pouvait que se
nirs de G o udov aussi, le rôle de la presse apparaît com m e fon­ trouver sur les barricades à G dansk en 1970, contre les n o u ­
dam ental : il s’intéresse au m ouvem ent en le suivant dans les veaux bourgeois de Gomulka.
journ au x , lui-m ême est lancé par des journalistes, il raconte ses
rapports avec l’équipe de Troud (le journal des syndicats)... En T out cela, je crois, est autorisé non par une inconsistance du
le lisant, on revit certaines scènes du film de Wajda : G oudov film qui le prêterait à toutes les interprétations, non par une
a « lancé un défi », tout le m onde se met en place, on allume richesse d’effets de réalité indépendante du point de vue de
les projecteurs, il va faire six mille pièces, la fraiseuse a été Wajda, ou dépendante de son absence volontaire de point de
apprêtée spécialement pour l’exploit, l’ensem ble de l’usine est vue sur les choses, mais bien d'un point de vue positif,'celui d ’une
mobilisé etc... El, avec du recul, en recoupant les témoignages diversité contradictoire ni tout à fait blanche ni tout à fait noire,
favorables et hostiles, il apparaît que cela s'est bien passé ainsi. ni bonne ni mauvaise. Je veux bien qu’on ne croie pas un mot
Et, en m êm e temps, on sent bien que derrière les projecteurs de de ce que les cinéastes racontent sur leurs films, surtout quand
la propagande, tout un cham p de forces politiques, tout un il s’agit de cinéastes de l’Est à qui les journalistes occidentaux
ensem ble d ’enjeux de pouvoir s’organisaient, souvent implaca­ s'acharnent à soutirer ce q u ’ils ne veulent ou ne peuvent pas
blement. dire, mais à lire les entretiens avec Wajda réalisés ici, j'ai été
frappé, au delà de la virtuosité avec laquelle il se dépêtre de ces
L’effet de réalité du film de Wajda me paraît tout à fait excep­ pièges, par un discours constant : « Il y a eu autrefois des erreurs
tionnel. Je ne peux pas citer d’autre oeuvre de ce type, en ce qui et des choses bien, et aujourd’hui aussi; il y a Birkut et
concerne l'expérience des pays s o c ia lis te s -o u appelés socialis­ Agniezska et le fils de Birkut, ei en face aussi les anciens bour­
tes. Là-dessus, nous avons vu toutes les variantes de l’idéalisa­ geois et les nouveaux, voire les anciens purs devenus bourgeois,
tion et de l'apologie, et toutes les variantes de la haine la plus mais nous venons de tout cela. » Nous, non pas les socialistes,
acharnée. (Et nous avons vu aussi de nom breuses personnes mais les Polonais, et notre pays, la Pologne.
passer d ’une position à l’autre). Mais ce genre de mise à jour
complexe, analytique, et où passe le choc de subjectivités diver­ C'est exactem ent, pour moi, ce que dit le film, et ce que dit
ses, voire opposées, franchement, je n’en vois pas d'autre exem ­ Birkut la dernière fois qu'il apparaît dans le film, appelant ses
ple. compatriotes à voter : « on a fait des conneries, mais c’est notre
Bonitzer : Oui, je crois qu'on peut fouiller les ciném athèques, pays...». Et sans doute m êm e les dissidents, c o m m e leurs geô­
je donnerais ma main à brûler, si je puis dire, q u ’il n ’y en pas liers, le disent-ils aussi en fin de compte, eux que la mise au ban
d'autre. de la société ou l’expulsion ou l’exil déchire, mais u n e chose est
de le dire dans la solitude et le d é nuem ent, une autre de le dire,
Jacques Rancière : Oui, mais ça n’esi pas exactement le pro­ c om m e le fait Birkut, ou plutôt com m e W ajda le fait dire à Bir­
blème, on voit bien qu'il n’était pas possible, dans beaucoup de kut : quand la décision d ’un village est suspendue à votre geste,
pays et à beaucoup d ’époque, de faire un film « détaché » sur et q u ’on l’appelle à rempiler, une fois encore, dans le « vote
le stakhanovism e. Ce film est fait là où il peut se faire m ainte­ démocratique » socialiste. Est-ce que tout cela ne ressemble pas
nant. Le créditer de ce q u ’il peut dire que d ’autres n’ont pas pu un peu à ce que Barthes, à l’époque où la question du point de
dire me paraît... vue n ’était pas aussi décriée que m aintenant, appelait « l’opé­
ration Astra » : étaler le spectacle des tares d ’un systèm e pour,
Jean Narboni ; Mais peut-on liquider aussi vite que le fait Lin- en fin de compte, le sauvegarder, malgré et avec ces tares? Dire
hari la question du point de vue? Est-ce qu'il y a obligatoire­ « j e sais bien mais quand m êm e », c’est aussi u n point de vue.
m ent relation inverse entre point de vue et puissance des effets je dirais m ê m e une forme particulièrement retorse de point de
de réalité? Est-ce que ce qui est visé là n ’est pas la forme la plus vue.
débile ei dogm atique du point de vue. celle d’innombrables
films que nous connaissons par exemple, où le son est « mis François Géré : Daney a parfaitement raison d ’écrire que le
trop fort » el la voix se hausse à proportion de l’inconsistance sujet du film n’est pas le stakhanovism e. Sans doute est-ce une
des images et des sons autres que celui répétant « moi, je pensé des raisons de la puissance du film; il travaille l’inscription, la
L’HOMME DE MARBRE ET DE CELLUOID 19
mise en scène d ’un projet idéologico-économique qui se pose savait plus quoi en faire (il dit dans le livre q u ’on appelait ça iro­
lui-m êm e la question suivante : com m ent faire prendre matière niquem ent « le tas de G ou d o v »); alors on posait le problème de
et corps à u n e politique par et à travers de la représentation ? relier le stakhanovism e à la planification; on disait : ce n ’est pas
D ans le premier tem ps de cette opération, l’év é n e m en t n’a tout de produire à toute vitesse, il faut des équilibres; quelle est
d ’autre réalité que !a s o m m e des images et des effets de réalité l’utilité d’avoir un type qui fait six mille fois la norm e si celui
qui visent à le constituer... qui tient le poste précédent et celui qui tient le poste suivant
font la norme ou moins que la norme? O n finit par avoir une
Bonitzer : Oui, c’est parce que le stakhanovism e est de la belle pagaille... D onc,loul cet aspect mise en scè n e ,c i les d ésé­
représentation. quilibres que cela p r o v o q u e r o n t assez bien connus. Mais esl-
c e q u e cela cond a m n e com plètem ent l’opération? Pas nécessai­
rement. Cela peut être assum é com m e volonté de prom ouvoir
Géré : L’usine est mobilisée com m e lieu théâtral, les ouvriers de nouveaux types sociaux, c om m e volonté de m ettre en avant
com m e spectateurs. Spectacularisé au m axim um , le réel s’orga­ un nouveau systèm e de valeurs, au prix m ê m e de tensions et
nise alors pour cette petite fiction propagandiste destinée à lui
de crises dans le développem ent des forces productives. C o m ­
revenir pour q u ’il s’y modèle. D ans la scène de la pose des bri­
parez avec le « G rand Bond en A vant » en C h in e en 1958, et
ques, W ajda inscrit sans équivoque,et q u ’il s’agit bien de mise
l’expérience des hauts fourneaux de village : du point de vue
en scène, et quel point de vue l’organise, Birkut seul faisant
économique, les frais de production étaient si élevés et l’acier de
exception, mais exception de taille, parce que lui ne jo u e pas.
si mauvaise qualité que cela n ’avait pas de sens. Mais il est évi­
Birkut,qui n ’est pas un acteur choisi pour typer un travailleur
dent que l’enjeu était bien plus vaste : m ettre l’im m ense pay­
de choc, résiste à la mise en scène de Burski par ce simple fait
sannerie chinoise en contact avec les techniques industrielles,
q u ’il croil à ce q u ’il fait et, y croyant, l’accomplit réellement. On
tenter de transformer les rapports entre industries et agricul­
imagine facilement que pour la caméra de Burski, il n’est pas
ture, ouvriers et paysans. Et toute appréciation de cette période
nécessaire que Birkut pose effectivement les trente mille bri­
devra nécessairement tenir com pte de l’ensemble. De m êm e
ques : le film de propagande ne conservera pas la durée réelle
pour le stakhanovism e. Le fait de dé m onte r l’opération, de
de l’action. Mais il est im portant que, pour nous spectateurs,
m ontrer le je u n e cinéaste malin qui fabrique son coup, de m e t­
l’effet de mise en scène se traduise par une souffrance réelle du
tre le doigt s ur les contradictions, n ous laisse quan d m ê m e avec
corps de Birkut, qui alors excède la manipulation de Burski.
l’ensem ble du problème.
G énéralem ent, d ans tout le film, Birkut dépasse, plus fort ou
plus faible, les systèm es de représentation où on cherche à
l'enfermer. C ’est la condition nécessaire de notre attachem ent
au personnage. Narboni : Précisément parce que l’ensem ble du problème ne
se réduit pas à de la représentation. C ’est en quoi je ne suis pas
d’accord avec ce que disait Bonitzer. Le stakhanovism e ne se
réduisait pas plus à de la représentation - m ê m e si cette co m ­
L 'ho m m e de marbre, type ou star ? posante était capitale - q ue le nazisme aux parades d e masses
et aux retraites aux flambeaux.
Linhart : L’une des caractéristiques des premières tentatives Est-ce que le film nous apprend beaucoup de choses su r le
socialistes - celles q u ’on pourrait qualifier d'ensem ble léniniste- stakhanovism e? Le stakhanovism e, bien que la com posante
stalinien, parce q u ’à m on avis il existe une certaine continuité idéologique y ait été constante (émulation socialiste, d év o u e­
dans ce type d ’expériences qui se sont présentées com m e des m ent, sens du sacrifice etc...), ce n ’était q uand m ê m e pas que
« dictatures du prolétariat » - c’est d'avoir essayé de créer de des grands shows avec pulvérisation de records entièrem ent
toutes pièces une nouvelle idéologie de la société, une idéologie coupés de la production quotidienne. C ’était - je l’ai lu d an s le
prolétarienne. Vous trouvez ça dans Dziga Vertov, quand il dit : livre de Linhart - , pour Lénine et bien avant de s’appeler ainsi,
« il faut éduquer l’oeil du spectateur». Et, bien sûr, dans les la tentative de refaçonner sinon entièrem ent, du moins en
tentatives du Proletkult. Et aussi, quoique d 'u n e façon bien grande partie, les secteurs de la production selon des norm es de
plus figée, dans la propagande stalinienne. Il y a un volonta­ rendem ent héritées du taylorisme : u ne nouvelle organisation
risme ouvert de la représentation de la société qui est quelque et une nouvelle division du travail. U ne refonte de la produc­
chose de nouveau dans la culture mondiale. Dans un temps très tion réelle, non une « production de composition » pour les
bref, on décide de convaincre des centaines de millions de per­ caméras de la propagande, disparaissant avec le départ des
sonnes que les vieilles norm es techniques, la foi dans le savoir cinéastes. C ’est-à-dire que ce qui m ’aurait intéressé su r ce
des ingénieurs, c’est dépassé, que les ouvriers en savent plus et point, c’est de savoir quel était le rapport entre un recordman
qu'o n peut aller beaucoup plus loin. G igantesque opération com m e Birkut et les autres ouvriers du reste du chantier. Si l’on
directe tentée su r la représentation sociale, en U nion Soviétique en croit une phrase dite d ans le film par Witek au m o m e n t où
puis dans les démocraties populaires. Birkut lui apprend q u ’il a accepté de se prêter à la tentative, il
y a peut-être cinq fous qui voudront bien l’aider. U n peu plus
El l’exactitude avec laquelle le film de W ajda d ém o n te un tard .on apprend que les ouvriers, dans l’ensemble, n ’aimaient
petit morceau de cette opération respecte la complexité de la pas beaucoup leurs confrères de choc parce q u ’ils au gm entaient
question. Parce q u ’il n ’est pas facile de formuler un jugem ent. le rythm e de la production, et l’énigm e non levée de la brique
Evidem m ent, on peut dire que c’est de la mystification : brûlante laisse à penser que n’importe quel ouvrier du chantier
l'ouvrier et son équipe travaillent com m e cela pendant une aurait pû être l’a uteur de l’attentat. Mais par un autre côté, le
seule journée pour laquelle on a tout p ré p a ré - on l’a fait bouffer film, et W ajda d ans ses entretiens, et ce que nous avons appris
é n orm ém en t, il est en pleine forme. D ’ailleurs, d ans le livre sur le stakhanovism e, nous disent que les ouvriers de choc
dont j'ai parlé, cela se passait de la m ê m e façon pour le G oudov étaient nom breux, que les attentats étaient rares etc... Je ne vois
en question : les régleurs travaillaient sur sa m achine pendant pas très bien, dans le film de Wajda, le rapport e ntre l’exception
les quinze jours qui précédaient l’exploit, et les conditions et la règle, entre, pour reprendre u ne distinction de Comolli et
exceptionnelles de cette journée de production « stakhano­ Géré, Birkut-/ype (au sens de « plus relevé, plus condensé, plus
viste » finissaient m ê m e par poser un problème parce que, dans proche de l’idéal, etc» que les autres) et Birkut-swr, au sens où
certains cas, il fabriquait assez de pièces pour six mois et on ne on compte les stars sur les doigts d’une main et où un abîme les
20 TABLE RONDE
sépare du co m m u n des mortel. Q u ’est-ce q u ’on sait de la réalité logement, ressuscitons la patrie...» Cela explique que les
du chantier, des autres ouvriers? Ce sont des figurants m uets, m ineurs émigrés dans le Nord de la France et ailleurs aient pu
donc on leur fait tout dire, là encore : qu’ils sont indifférents, décider de revenir,moins pour construire le socialisme que pour
ou vaguem ent m enaçants, ou q u ’ils s’ennuient (mais où ? Dans retrouver un pays qui leur ouvrait - provisoirement - les bras,
le réel historique q u ’ils figurent, devant la caméra de Burski, ou leur offrait du travail et, aussi, était débarrassé de la dictature
devant celle de Wajda?). de l’aristocratie militaire...

Je ne dis pas ça, d ’ailleurs, pour faire reproche à W ajda de Fiction et crédibilité
nous apprendre peu de chose sur la réalité d u stakhanovism e
hors de ses grandes parades, mais pour ceci (c’est en quoi l’arti­ Rancière : J ’éprouve un peu le m êm e sentim ent que Narboni.
cle de Daney ne semble fondam entalem ent juste) : L 'H om m e Il me semble q u ’on a dit deux choses sur ce film : d ’une part
de marbre est sans doute moins un film sur le stakhanovism e q u ’il faisait passer le m axim um de réalité sur l'histoire du socia­
que sur le cinéma, le cinéma de propagande d ’hier dans son rap­ lisme en général et du stakhanovism e en particulier; d ’autre
port avec le réel, le cinéma d’aujourd’hui, via le personnage part que c’était un film sur la représentation, sur le stakhano­
d 'A gniezska en tant q u ’elle s’acharne à construire de nouvelles visme com m e grand spectacle. On a donné les deux choses
images, fut-ce au prix de défaire les images m ensongères d’hier. com m e équivalentes, l’efTet-de-réel révélateur d 'u n systèm e
Q u antitativem ent d ’abord, ce qui a trait la représentation est social et la représentation d ’une mise en scène. Or je me
très important : le premier film de Burski -« avant q u ’il ne d e m ande si elles le sont et en quoi consiste exactem ent cet effet
change », c o m m e dit perfidement la m o n te u se -su r la contesta­ de réel. Le principe du film, c’est effectivement de dire : on va
tion ouvrière q u an t à la nourriture, le film de Burski assagi « Ils rappeler des choses qui se sont passées et dont tout le m onde
construisent notre b o nh e u r », la très longue séquence du record dit q u ’elles sont passées et n’ont plus d ’intérêt; il y a des images
« C onstruction d ’une star », la première séquence du procès de et on va en ram ener la réalité. Mais ce qui est ram ené com m e
Birkut, la version censurée de ce procès, sans com pter tout ce réalité des images, c’est moins la réalité de rapports sociaux que
qui a trait au personnage d ’Agnieszka. Et plus encore que d ’une l’abstraction exemplaire d’une mise en scène. C ’est le principe
interrogation su r le cinéma, le film de W ajda me semble poser de ce film dans le film que constitue l’épisode de Burski. Le
la question d ’une morale du cinéma. Pas seulem ent : co m m e n t cinéaste arrive sur le chantier à la manière d’un démiurge. Je ne
ne pas déformer, falsifier, embellir ou noircir le réel historique, sais pas si dans la réalité un petit jeunot de cinéaste pouvait aller
mais aussi com m ent arriver à dire le vrai avec des m éthodes qui voir le secrétaire du Parti et lui dire : on va m o n ter un bon coup
ne soient pas, elles-mêmes, mensongères. Parce q u ’iJ y a la fin tous les deux. Toujours est-il que cet épisode, ce premier film,
et les moyens : Burski cherche à faire un scoop, il trafique pour semble avoir pour fonction d'illustrer un énoncé du genre :
cela, et en plus, il travestit la réalité. Agniezska, qui pour W ajda « c’est nous qui avons fait ça, c’est Burski. c’est m on double,
n ’est pas le pendant de Burski, mais bien de Birkut (une assoif­ c'est des gens c om m e moi Wajda, qui ont fait cette mise en
fée tenace de vérité) cherche, elle, à ram ener du réel, dans un scène ». Aussi la partie est-elle à peu près réduite à trois person­
premier tem ps par n ’importe quel moyen (effraction, caméra nes : lecinéaste-démiurge-m anipulateur, l'ouvrier-m arionnette
cachée, dissimulation de micro etc), et puis, peu à peu, elle q u ’il met en scène et le secrétaire du parti qui s’occupe de
acquiert une sorte de « morale » de son métier. Il est d ’ailleurs l’intendance. La réalité du chantier, les rythm es ordinaires du
remarquable que dans L 'H o m m e de marbre, les seuls ju g e ­ travail, les rapports au travail et les niveaux d ’en th o u siasm e des
m ents de valeur explicitement formulés ne portent pas sur la ouvriers, tout cela n ’apparaît pas. Il y a seulem ent des effets
réalité historique ou les personnages, mais sur le cinéma : faire ponctuels qui dénoncent la mise en scène, co m m e le vieil
un film vrai ou non? D ’où l’importance de la scène avec le père, ouvrier qui m ontre son bras meurtri. Je pense que l’« émulation
qui porte presqu'entièrem ent sur ce point, et précipite la radi­ socialiste » devait mettre e n j e u tout un ensem ble de rapports
calisation d sAgnieszka. qui disparaissent au profit du schèm e de la fabrication de
l'étoile. D ’une part je trouve cela réducteur, d ’autre part est-ce
Géré : Par ailleurs, s’il faut absolument faire appel au réfèrent que cet épisode en dit plus que les d ocum ents présentés par la
dans sa brutalité, je dirai qu'il me paraît impossible de rabattre m onteuse, ces films faits à l'époque pour les besoins de la cause
sur la Pologne de l’après-guerre ce que fut, dans les conditions et que nous lisons im m édiatem ent com m e dénonciation d ’une
de la construction du socialisme dans un seul pays, le stakha­ mise en scène? Par rapport à ces docum ents, ce que nous
novisme vers 1930 en U.R.S.S. voyons en plus, ce n’est pas la réalité ouvrière, c’est la sueur et
la responsabilité du cinéaste. Cela fait un premier film, un pre­
Il n ’y a aucune raison pour que les Polonais aient perçu le mier effet de réel où l’ascension de l’étoile s’identifie à la mise
stakhanovism e c o m m e autre chose qu’un produit d ’im porta­ en scène du cinéaste qui tient les fils de la marionnette. Et puis
tion soviétique; pour que, du m êm e coup, et cette pratique et il y a un autre film où l’effet de réel se déplace du côté du per­
les images de propagande q u 'o n a pu en fabriquer aient pu être sonnage. C ’est l’histoire du stakhanoviste co m m e personnage
perçues com m e autre chose q u ’un artifice menaçant. Dans hum ain, traitée dans une fiction du genre « chute du héros ».
l’histoire contem poraine de la Pologne, ce qui frappe, im m édia­
tem en t, c’est la violence et la profondeur du sentim ent russo- Je suppose que Wajda l’a composée à partir d ’élém ents réels.
phobe dans la population tout entière. La constitution d’un état Mais l'important ici, c’est que le poids de réel est placé sur la fic­
polonais souverain s ’est faite avant tout contre l’Allemagne et tion du personnage et, de ce point de vue, cette réalité hum aine
contre la Russie : un m êm e sentim ent de haine a confondu lar­ ne me semble pas crédible. Le premier film forçait su r la mise
gem ent le nazi en tant q u ’allemand et le soviétique en tant que en scène du réel, le second force à l’inverse sur la réalité
russe. Face à ce nationalisme, sans doute foncièrement réac­ h u m a in e qui traverse la mise en scène politique. Le volonta­
tionnaire, le P.C. polonais, au lendemain de la guerre, ne dis­ risme de ce renversem ent apparaît par exemple dans la bande
posait que d ’une très faible capacité oppositionnelle. Lui-m êm e d ’actualités impossible qui nous m ontre Birkut se m oquant du
n ’avait guère d ’illusions à se faire : ses principaux dirigeants tribunal et surtout dans ses malheurs conjugaux : il me semble
avaient été liquidés dans les procès de 1938 en U.R.S.S. Le suc­ étrange que Birkut ne sache pas quand il revient q u e sa fem m e
cès des co m m u n istes polonais n ’a d ’autre origine que la très l’a quitté. D ans la mise en scène des procès et des déchéances,
grande modestie de leurs mots d’ordre, à caractère national : est-ce q u ’il n’était pas essentiel à l’effet de ces abandons qu'on
« reconstruisons notre pays... donnons à chacun du pain, un en informe le prisonnier? Dans le film, cette ignorance permet
L'HOMME DE MARBRE ET DE CELLULOÏD 21
la séquence du retour à la maison vide, qui h u m a n ise le person­
nage à la m esure de notre attente, parce que nous devinons dès
le premier instant q u ’elle sera vide, et ce savoir-en-plus que
nous avons sur Birkut se trouve transféré c o m m e hum anité-
en-p!us du personnage. C’est l’inversion des ressorts de la dra­
maturgie, l’inversion du sens de notre attente par rapport à la
première partie qui fait l’« évolution » du personnage et donne
son efficacité à la fiction. En validant globalement l’effet de réa­
lité produit par le film, je crois q u ’on confond deux choses :
l’effet de retour du refoulé qui passe surtout dans la représen­
tation de la mise en scène et cet effet d’hum anisation du per­
sonnage. O n d o n n e alors à l’évolution du personnage une cré­
dibilité politique q u ’elle n’a pas.

Boniizer : Là, je crois q u ’il faut entrer de façon très fine dans
lé Hlm. C hacun va défendre son point de vue, l'un va trouver
que c'est crédible, l’autre pas et on ne peut pas en sortir. Pre­
nons ce point. Il me semble que le film à ce niveau est construit
de façon très subtile. Je suis très content de voir la couverture
de ce livre q u ’on a am ené, qui m ontre un type en train de m o n ­
trer ses mains parce que toute la construction du personnage de
Birkut est faite sur ses mains el sur le rapport q u ’elles entretien­ Birkut et son collègue stakhanoviste sont en perm anence sui­
nent avec les briques. On a à la fois un élém ent réel : la force vis, et que la police secrète surveille soigneusem ent le déroule­
de travail réelle qui est ici décuplée, gavée, forcée (com m e ça m e n t des « exploits ». Mais c’est que la police, elle, n ’est pas si
devait se passer) et en m êm e temps un élém ent fortem ent im a­ bête : elle ne croit pas tout ce q u ’on m ontre aux actualités, elle
ginaire ou symbolique. ne croit pas que des millions d ’ouvriers veulent multiplier la
norm e par dix. Il faut toute la naïveté de Birkut pour aller aussi
Et pareillement la brique joue ce m êm e rôle, c’est-à-dire que joyeux, avec son copain, aux dém onstrations stakhanovistes. 11
c’est un élém ent de représentation spectaculaire considérable et chante, il pense q u ’il va être accueilli com m e un sau v eu r sur
en m êm e tem ps c’est un élém ent de la production qui est peut- tous les chantiers, que tout le m onde l’aime... Mais en réalité,
être l’élément de base de la production. Et à m on avis, c’est très il y a tout un engrenage qui marche derrière ces grands specta­
intelligent d ’avoir choisi un maçon parce que c'est très fort sy m ­ cles, et des gens qui m ettent ça en place, qui surveillent, qui
boliquement. m esurent d ’une façon bien plus réaliste les oppositions et les
tensions. Et quand Birkut reçoit la brique brûlante et s'effondre
Linhart : Oui, il y a tout ce q u ’évoque le m ot « construire »,
en hurlant de douleur, il ne com prend pas, mais le flic, lui, a tout
el la façon dont la propagande jouait sur le m ot : « Ils construi­
de suite compris et crie aussitôt, menaçant : « que personne ne
sent notre b o nheur », on « construit » le socialisme, on cons­
bouge ! » Et q u ’est-ce qui se passe alors? Birkut, qui a vécu dans
truit des maisons.
son rêve de bâtisseur d ’un socialisme idéal - tout ça, c’est pour
. Boniizer : De ce point de vue ces deux élém ents constituent le bien de la classe ouvrière, on va construire des m aisons pour
u n e m étonym ie tout particulièrement efficace. Et c’est peut- tout le m onde plus vite, peut-être en quinze jours, peut-être en
être pourquoi c’est la seule fois dans un film q u e j ’ai vu le pro­ une semaine... - entre brutarement en rapport avec l’aspect
cessus d ’une prise de conscience qui soit à peu près crédible, contradictoire de la société, le fait que c’est aussi la dictature, le
parce que la contradiction s’imprime dans la chair du sujet flicage, l’espionnage, q u ’il y a des gens, y compris parmi les
d ’abord. On voit un type au début qui est tout à fait d’accord ouvriers, qui sont contre. Et progressivement, son m onde perd
(parce q u ’on ne voit pas pourquoi il ne le serait pas) pour cons­ son assise. Il n ’a plus ses repères politiques, on le sent décon­
truire le socialisme, pour en faire plus, pour aller au delà de ses necté. C ’est ce qui explique sa réaction quand , en 1956, après
forces, m êm e s’il a des réactions d’exaspération, m êm e de haine q u ’on l’ait sorti de prison, on l’am ène en triomphe au meeting,
envers la caméra qui le poursuit. Finalem ent, il est toui de et on lui d o n n e la parole. O n voit q u ’il ne sait toujours pas très
m êm e Her de faire ce boulot-là, de devenir un héros de la Polo­ bien où il en est. Et sa réaction est d ’ailleurs'très belle, surtout
gne, de ce pays socialiste et puis un beau jo u r il rencontre la dans le texte polonais. Q uand on lui dit : « et les erreurs, et les
contradiction. Mais il ne la rencontre pas de façon abstraite, dis­ déviations, tu n’en dis rien? » il répond : « ça, c’est déjà votre
cursive : on lui passe une brique brûlante. El à partir de ce affaire ». Le sous-titrage lui fait dire : « vous en avez assez
m oment-là, il com m ence à se poser des questions. Mais sa parlé » ! Ce n ’est pas tout à fait exact. Il dit seulem ent q u ’il
chute n ’intervient pas à ce m oment-là. Sim plem ent il a un laisse ça aux autres. D ’une certaine façon, il s’est retiré, il lui
copain qui travaille avec lui el à partir du m o m en t où quelque m anque un certain nom bre de repères. En général, d ’ailleurs, il
chose lui est entré dedans q u ’il a pas réussi à assimiler, un trau­ m e semble q ue le sous-titrage du film com m et l’erreur d ’insis­
matism e, il se trouve que le copain est pris et arrêté. Là, il y a ter, de forcer un certain nom bre de points, quitte à faire des
seulem ent la mise en marche d ’une m achine, la simple contresens volontaires. Evidem m ent, on peut soutenir q u ’il est
machine de sa propre sincérité, d ’une sincérité qui a d ’ailleurs nécessaire d ’expliciter certaines idées à l’intention du public
toujours caractérisé le personnage. Et c’est ce que dit le diri­ français, mais c’est à mon avis contraire à l’esprit du film de
geant q u ’on interviewe, celui qui est dev en u directeur d ’un W ajda de traduire d ’une façon très brusquée des choses qui
strip-tease, il dit : « il prenait tout à la lettre». sont tout en nuances. Prenez l’exemple du poisson, q u e les
ouvriers du chantier envoient à la figure du contremaître. Le
sous-titrage fait expliquer à la projectionniste (à qui Agnieszka
Flottements dans le sous-titrage d em andait pourquoi) : ils protestent parce que c’est d u « poisson
pourri ». Or elle ne dit pas ça. Elle dit seulem ent : « si vous
Linhart : C ’est là que le film est d ’u ne subtilité extraordinaire. n’aviez com m e tout repas q u ’un petit poisson, vous n ’aimeriez
Parce q u ’à la limite, c’est la police qui avait raison. On voit que peut-être pas ». Il y a peu à manger, c’est tout. Mais il n’est pas
22 TABLE RONDE
question de poisson pourri, c’est ajouté par le sous-titrage. Cela ce type de socialisme, avec grande pompe et organisation par­
change le sens. Un chantier où les travailleur? reçoivent com m e faite. Au contraire, on le voit ici de l’intérieur c o m m e quelque
seule nourriture du poisson pourri, cela vous a un petit air de chose d’assez primitif, pas vraiment au point, bricolé, en grande
goulag. Ce n ’est pas cela qui est ente n d u dans le film, mais s e u ­ partie sous-développé. Aussi bien dans l’improvisation géné­
lement une atm osphère de privations. Pourquoi exagérer? Ail­ rale du chantier que dans les tensions sociales - le fait que tout
leurs, on force ju s q u ’au contresens. Q uand Birkut est à Craco- peut exploser sur u ne question de nourriture. D ans le fait que
vie, où il a retrouvé son ex-fem m e, le propriétaire du salon de les points de vue se retournent vite, que l’ouvrier un peu sar­
thé lui propose de l’associer à ses affaires et lui dit en substance : castique se retrouvera stakhanoviste, que le stakhanoviste se
« mais atterris, m on vieux, l’époque de l’idéalisme c’est fini, retrouvera opposant - et q u ’au fond il n ’y a sans d o u te guère
m aintenant les gens font du pognon, etc...» Et il ajoute, dans de différence sociale entre le stakhanoviste et celui qui le blesse
le texte polonais : « moi, par exemple, avant, j ’étais un grand en lui passant une brique brûlante. O n sent l’instabilité de cette
directeur et j ’avais un pantalon râpé; m aintenant je suis à mon classe ouvrière fraîchement formée en de grandes offensives,
com pte et j ’ai ceci, cela...» Or on traduit en sous-titre : « avant, com m e cela s’est passé en Union Soviétique à partir de 1929-30.
j ’étais un petit bureaucrate...» Cela écrase l’idée que, malgré sa
position im portante (peut-être directeur de combinat ou quel­
Géré : Celte classe ouvrière avait connu un développem ent
que chose co m m e ça) avant 1956, le type n’était pas riche, alors
q u ’à présent il Test d evenu en faisant du com m erce privé. Et propre dans les conditions du capitalisme de l’entre-deux guer­
c’esl dom m age parce que Wajda insiste par là sur un certain res et, de ce fait, avait ses propres traditions de travail, de résis­
tance aux m éthodes modernes de production et de luttes reven­
idéalisme de l’époque, sur le fait q u ’être directeur ce n’était pas
forcément u n e façon de s’en mettre plein les poches. Avec dicatives. Rien à voiravec la nouvelle classe ouvrière soviétique
des années trente pour laquelle le stakhanovism e a pu, com m e
« petit fonctionnaire », on perd cette idée.
le dit Linhart, correspondre à une sorte de nécessaire hérédité.
D ’où, d ’emblée, la perception du modèle russe c o m m e oppres­
Boniizer : C ’esl une constante dans le film : on m ontre la cou­
sif... Sans doute le parti com m uniste polonais change de poli­
pure moderne, les gens ne croient plus à rien mais ils font des
tique avec la révocation de G om ulka début 49 et la nomination
affaires. Donc une espèce de nouvelle dynam ique capitaliste
de Rokossovski qui impose les nouveaux modèles de dévelop­
qui se greffe sur le socialisme.
pem ent, façon soviétique. Seulement est-ce que cela a pu
entraîner une croyance dans les images proposées? La classe
Linhan : Encore su r les sous-titres : on met « bureaucratie »
ouvrière polonaise a été effectivement le fer de lance d ’octobre
là où, dans le texte polonais, il n’est question q ue de démarches
56 et si finalement G om ulka n’avait pas subi le sort de Rajk ou
officielles. Toujours cette volonté de forcer la dose, de mettre
Slansky c’était bien parce que, lui supprimé, il n ’aurait m êm e
les points sur les « i ». Je comprends le parti pris de la traduction
plus existé d ’interlocuteur possible avec l’U.R.S.S. et finale­
qui est que le spectateur français ne saisit pas tous les aspects
m ent d’image acceptable d ’un pouvoir, d ’une direction qui
implicites des situations du film, et on espère com penser par ces
n ’était pas radicalement hostile à l’alliance socialiste. On peut
exagérations ou ces contresens volontaires. Mais il m e semble
être étonné de la discrétion du film sur 1956 et que ces ouvriers
que ce choix est une erreur parce q u ’il est contraire à l’esprit du
ne soient jamais placés q u ’en position de masses spectatrices.
film de Wajda. O n aurait beaucoup plus intérêt à garder cette
De m êm e, jam ais le débat ne passe entre Birkut et les ouvriers;
sorte de distance et de nuance dans l’expression de chaque
est-ce qu’il n'y a pas une contradiction trop risquée que le film
chose, parce qu'il y a une espèce de tendresse rétrospective de
évite?
Wajda pour cette époque, y compris pour toutes ses absurdités,
ses aberrations, ses conneries policières, q u ’on ne peut gommer.
U ne façon de dire : c'est une époque où on y a vraiment cru... Linhart : La question est de savoir s’il y avait une base de
masse pour ces régi nies de « démocratie populaire » polonais,
tchèque ou autres. Évidem m ent, on peut avoir la thèse selon
laquelle c’était la zone d ’influence de l’A rm ée Rouge et q u ’il n ’y
Effets de réalité (bis) ait eu là-dedans rien d ’autre que l’exportation d ’un systèm e
politique. Ou bien on peut estimer que c’était beaucoup plus
Boniizer : Oui mais c’esl contradictoire, il y a aussi une espèce complexe et que ces régimes exportés ont quand m êm e trouvé
d ’horreur pour cette époque... une base de masse quelque part, dans certaines parties de la
classe ouvrière et de la population., qui y croyaient vraiment,
Linhart : Il y a les deux points de vue. L’idéalisme, mais aussi qui pensaient q u ’elles construisaient le socialisme, q u ’elles
l’arrivisme, et toutes les passions hum aines que déchaîne ce étaient le coeur du pays.
genre de situation. Et cela nous ram ène à l'effet de réalité. Je
ne suis pas d ’accord quand on dit que le film ne nous montre
q u ’une mise en scène. Je trouve au contraire q u ’on nous m o n ­ Mais là n'est pas le point qui est soulevé. L’autre question
tre beaucoup de choses sur le stakhanovism e et sur les ouvriers. reste : est-ce q u ’il n’y a pas, dans le personnage m ê m e de Birkut
Il n ’y a pas que la mise en scène. Il y a d ’abord la matière pre­ com m e dans la façon dont il recrute ses copains, dans la présen­
mière du stakhanovism e, qui est la fabuleuse bonne volonté de tation de l’ancien responsable du parti m uré dans ses convic­
Birkut, de l’ouvrier arrivé de sa campagne, et de son avidité de tions, ou m êm e dans une certaine mesure du p è r e d ’Agniezska,
connaissances q u an d il est là, à minuit, à faire des additions en la représentation de toute une catégorie de gens qui se sont
tirant la langue. C ’est indiqué en quelques plans, mais avec identifiés à un m om ent ou à un autre au socialisme stalinien?
force. Et c’est vrai q u ’il y a là la matière première de tous ces
m o u v em en ts d ’« oudarniki », d ’ouvriers de choc, de stakhano­ Ranciére : Le problème est de savoir s’il tient son personnage
vistes, des premiers plans quinquennaux aussi (Magnitogorsk à bout de bras ou pas.
filmé par Joris Ivens)... D ans le film de Wajda, on le perçoit phy­
siquement. Et on sent en m ê m e temps, c om m e dans plusieurs
séquences $ Enthousiasme-Symphonie du Domhass de Dziga Boniizer : Qui tient ce personnage à bout de bras?
Vertov, u ne espèce de provincialisme, de bricolage généralisé et
encore maladroit. Cela prend le contre-pied des images figées de Ranciére : Wajda, disons, par l’intermédiaire du cinéaste.
L'HOMME DE MARBRE ET DE CELLULOÏD 23

De ce point de vue, les deux scènes du procès nous en disent


long. O n a d ’abord une première scène qui nous est présentée
La croyance c o m m e la bande d’actualités du procès de Witek au cours
duquel apparaît Birkut c om m e témoin à charge et co m m e
Géré : L’habileté de W ajda est de constituer une double accusé. Procès classique. Reconstitution d’une mise en scène
figure de cinéaste : figure ancienne mais encore présente dont plus personne aujourd’hui ne songe à nier le caractère
(Burski), figure m oderne (Agniezska), de les critiquer sans les mensonger. De cette m auvaise image nous n’apprécions, à ce
disqualifier, de les m ettre à possible distance sans trop les éloi­ stade, que la justesse de l’effet de réalité produit par Wajda. Là,
gner, en sorte q u ’il soit impossible de réduire W ajda lui-m êm e Birkut, défait, désemparé, reconnaît les accusations, il a perdu
à l’u n e ou l’autre de ces figures, mais possible de supposer q u ’il toute raison de lutter. C ’est alors que la seconde scène inter­
participe des deux avec le petit supplém ent de positivité que vient. C ’est, nous dit-on, la suite du procès qui vient s’inscrire
suppose la critique. avec un tel effet de répétition que l’on peut bien parler d ’une
deuxièm e version, censurée celle-là et donc im m éd iatem en t
Q u an d on parle d ’indécidabilité, je me d e m a n d e si on ne connotable com m e bonne, vraie. De fait, on y voit Birkut, par
confond pas ce q u ’il peut y avoir d’indécidable dans le réel que le seul fait d’un échange de regards avec son ami W itek, une
capte un filmage, avec le parti pris d ’une fiction d ’inscrire des véritable illumination, non pas prendre conscience et renverser
figures indécidables. Cette fiction de type, je dirais néo-classi- son point de vue mais retrouver cette foi q u ’il avait m o m e n ta ­
que, fondée su r la croyance, se livre avec le spectateur à un jeu ném ent perdue et la retourner contre cette mauvaise image du
de cache-cache très retors, sollicitant le réel et son imaginaire pouvoir. A cet instant, pour nous spectateurs, la soudaine
politique. Le personnage de Birkut ne peut donc être ni com ­ décharge de vérité correspond à une formidable jouissance.
plètement un type, parce que bien sûr plus personne ne l’accep­ Mais jouissance de quoi? De la déroute du pouvoir? De la
terait, ni com plètem ent u ne star car il perdrait alors et sa valeur joyeuse dissidence du prolétaire? Sans doute, mais il m e semble
d’exemple et ce coefficient de réalité qui conditionne son fonc­ que, seule, cette scène « vraie » ne serait q u ’agréable. Elle tire
tio n n em e n t dans la fiction historique. En fait, il tient à la fois l’essentiel de sa force d’être un double, de revenir su r la pre­
et de l’un et de l’autre, il est cette figure m étaphorique privilé­ mière scène. Car elle a pour effet de sauver le m y th e de l’image
giée du m écanism e de la croyance du spectateur : le saint. vraie, en soi ; de cette image adéquate à son (bon) réfèrent, pure,
sitôt q u ’elle nous restitue la vérité. Du m ê m é coup, c’est la
La croyance sert de ligne de partage entre to u s les personna­ bonné place du spectateur qui est sauvée : le plaisir sans risque
ges du film : certains qui croyaient ne croient plus - le flic - , d’une honnête croyance. Inscrire la mauvaise image en sous-
d’autres qui refusaient de croire finissent par basculer - la m o n ­ en tendant q u ’il suffisait d ’aller chercher la bonne c’est tout sim ­
teuse; cette circulation ayant pour axe m ajeur Birkut qui, m e u r­ plement adm inistrer ce vaccin qui guérit du soupçon qui para­
tri dans tous les sens du terme, quand m êm e n ’en dém ord pas. lysait le libre exercice de la croyance.
24 TABLE RONDE
Boniizer : Il est évident q u ’il y a un problème qui est constant Linhart : Oui, il y a une logique qui am ène chaque person­
dans le film, qui insiste tout le temps : est-ce que le cinéma de nage à sa position.
notre pays peut être cru encore, est-ce que c’est du cirque pour
les gens? Ou est-il capable d’une vérité? Ç a c’est vrai. C ’est la
Rancière : Oui, mais il y a au départ la logique massive du
question dont s’éprend si on veut le personnage de la fille,
m etteur en scène : il faut que je fasse un coup et je vais inventer
Agniezska. Mais ce n ’est pas: peut-on faire un film vrai? C ’est, le personnage de Birkut!
peut-on faire passer ici, m aintenant des informations réelles?
Est-ce que oui ou non, quelqu’un est capable de dire certaines
choses su r ce qui s’est effectivement passé, d ans ce pays? Linhart : Est-ce que ça veut dire que c’est un salaud?

Rancière : Le problème n’est pas q u ’il soit salaud ou non,


Narboni : Il y a deux choses : dire le vrai, et c o m m en t le dire,
mais que ça ne constitue pas une analyse de forces sociales.
par quels m oyens? Est-ce que la fin - ne pas falsifier la réalité
historique - justifie n ’importe quel moyen? Il y a quelques
années, on trouvait souvent une phrase de Marx dans les
Cahiers, sur le fait que ce n ’est pas seulem ent la vérité qui doit L'enquête, la brèche
être vraie, mais les m oyens d ’y accéder. Je crois q u ’il y a dans
le film de Wajda une interrogation incessante là-dessus, s ur les Linhart : Il m e semble que si on analyse la production c u ltu ­
deux aspects, du résultat et du processus qui y conduit. . relle de l’époque et la façon dont fonctionnaient les cinéastes,
on trouvera effectivement des types mobilisés sur l’idée de pro­
m ouvoir de grosses opérations, de m ontrer des records de pro­
Linhart : Oui, mais cela a un rapport précis avec l’objet m êm e
duction spectaculaires. C hacun était sans doute à la recherche
du film. II n ’est pas indifférent que cela soit entrepris à propos
de ce type d’exploit, et j ’imagine que le film rend à peu près
de l’histoire du socialisme et non à propos d ’autre chose. Dans
exactem ent l’atm osphère de compétition à l’intérieur m êm e des
le cas de l’histoire du socialisme, il s'est passé un phénom ène
media, entre ceux qui voulaient produire ce genre d ’images.
tout à fait spécifique d ’adoration suivie de rejet et d'occultation.
Certains pouvaient y croire, d’autres vouloir se faire du pognon,
Ce n'est quand m êm e pas quelque chose de fréquent. Et on le
d’autres vouloir se faire un nom.... « Ethique », on peut to u ­
voit bien, dans le film, par tous les sym ptôm es névrotiques : le
jours dire « Ethique »... O n peut aussi dire q u ’il y a u n e société
m usée fermé, la grille q u ’on n’ouvre pas. P endant une époque,
com plètem ent déboussolée, que la jeunesse a besoin de se
on a m ontré des choses, on les a m ontées en épingle, répétées
situer et q u ’il est devenu fondamental pour elle de savoir ce qui
sur tous les tons, puis, brusquem ent, des gens sont tombés
s’est effectivement passé.
dans des trous. On a g o m m é des photos. Certains sont passés
d ’une position à une position com plètem ent inverse. Un type
de la police secrète, qui n’avait à la bouche que les « complots Agniezska a besoin de savoir ce q u ’a fait son père, ce q u ’a fait
impérialistes », est d evenu directeur d’une boîte de strip-tease : la génération précédente. Il y a aujourd'hui dans les pays de
est-ce q u ’il réalisait finalement ce qu’il avait toujours été? l’Est un regain d’intérêt pour la période stalinienne, une
Quelle part de sincérité et quelle part de comédie y a-t-il dans volonté d ’explorer l'histoire. Si on dit qu’il s'agit pour Wajda
ces états successifs et si divers? Et puis, après tous ces retour­ d ’une réflexion éthique sur le cinéma, on m anque cet aspect des
nem ents, ces brouillages, est-ce q u ’on peut rouvrir les musées, choses, et on laisserait entendre que Wajda dénonce un « m au ­
ressortir toutes ces choses enfouies, et réincorporer les images vais cinéma », un cinéma où l’on met en scène pour truquer la
de cette époque dans une réalité complexe, avec ses nuances? réalité : mettons, grossièrement, Burski en train de fabriquer
Est-ce q u ’on est obligé de rejeter tout en bloc, de tout renier, on son stakhanovism e pblonais.
ou est-ce q u ’on peut analyser? C ’est une question très impor­
tante, y compris pour nous-m êm es en France : on n’a pas Et Wajda montrerait ensuite ce q u ’est un vrai ciném a h o n ­
trouvé encore de langage pour parler de cette époque et de ces nête, qui part à la recherche des choses, etc... A m on avis, ce
pays. Il n ’y a q u ’à voir de quelle façon navrante les m êm es pas­ n ’est pas cela q u ’il y a dans le film. Le cinéma n ’est pas indé­
sent de l’apologie cocasse à la haine bornée. pendant des conditions historiques dans lesquelles se fait la pro­
duction culturelle. Les modes de contrainte sur la production
culturelle se transforment. On assiste dans les pays de l’Est et
Ranci ère : Oui, mais ju ste m en t ici ce n ’est pas là-bas. Les res­
en Pologne surtout à une deshomogénéisation de la culture. On
sorts de l’analyse, les effets de représentation et de réalité du
voit m ê m e pénétrer certains modèles américains - dans la
film ne peuvent pas être jugés à partir de ce qui se dit ici.
conception du cinéma, des enquêtes journalislico-policières,
écho du W atergate ou de tel autre aspect de la vie politique
Linhart : Ce n ’est pas com plètem ent différent, et ce qui me américaine (naturellement, il ne faut pas éxagérer la portée pra­
semble important, c’est que le film de W ajda nous m ontre com ­ tique de ces références !) : ces influences sont analysées d ’une
m ent on peut prendre suffisam m ent de distance sans tomber façon e xtrêm em ent réaliste dans le film.
dans l’indifférence ou l’aigreur. Car le problème n’est pas de
juger les personnages, de les trouver sincères ou pas. Il n’y a pas
Plus généralement, ce qui frappe d ’un bout à l’autre du film
de morale dans le film. Les personnages sont ce q u ’ils doivent
- et c’est pour cela q u ’à m on avis c’est essentiellement un film
être : ils sont portés par des forces sociales.
marxiste - c’est q u ’on y découvre, à l’œ uvre, des courants
sociaux, des forces sociales, les leviers effectifs des transform a­
Bonifier : Il y a un aspect assez net dans le film, quant aux tions culturelles et que, ju ste m e n t, on n’est pas ram ené à des
personnages; au début on a un peu l’impression q u ’il y avait des ju g e m e n ts moraux. O n a l’impression de com prendre pourquoi
salauds ou des malins, mais en réalité on s’aperçoit à une à tel m om ent les gens ont été portés à faire les choses de telle
seconde vision que tous les personnages sont d ’une certaine façon, et de telle autre façon à un autre m om ent. Là est l’impor­
façon entièrem ent sincères. Ils assum ent entièrem ent leur rôle tance du film de Wajda. Il annonce une façon nouvelle d ’abor­
et leur fonction. C'est un point qui rend le film très subtil, en der la réalité des expériences « socialistes » : on com m encera à
tout cas très dialectique. parler vraiment de l’URSS ou de la Pologne quand on sera capa­
L'HOMME DE MARBRE ET DE CELLULOÏD 25

ble d'écouter à la fois Kravchenko, Soljénitsyne, G oudov, Sta­ un intérêt là-bas. Je ne crois pas du tout que l’effet politique du
line, Trotsky, et q u ’on reconnaîtra q u ’il y a eu dans chacun une film réside dans l’analyse de forces sociales et de leur évolution
part de vérité, de perception de la réalité. Alors, on sera capable à travers les itinéraires de personnages. Le policier qui devient
de construire une certaine vision synthétique. gérant d ’u ne boîte de strip-tease, ce n’est pas la représentation
d ’une force sociale. Sa trajectoire, celle de la fem m e dont on n ’a
Je crois que le film de W ajda ouvre une brèche : La possibilité pas du tout parlé, la fidélité un peu niaise du vieux bureaucrate,
d ’un discours complexe sur l’expérience des pays« socialistes ». etc... représentent des types et des oppositions d ’ordre moral,
Je crois qu'il y en aura d ’autres. On peut évid e m m en t évoquer des manières d’oublier ou de ne pas oublier, de se reclasser ou
la masse infinie des choses que Wajda ne m ontre pas. Il est vrai de ne pas se reclasser. C ’est d ’ailleurs pour cela que l’évolution
q u ’il m ontre très peu la réalité quotidienne du chantier pour les « h u m a in e » du stakhanoviste et la structure wellesienne du
ouvriers qui ne sont pas stakhanovistes, et les rapports entre les récit m e semblent être u n peu du trompe-l’oeil, parce que ce qui
différentes fractions de la classe ouvrière. Mais ce q u ’il m ontre, intéresse d ’abord W ajda c’est la manière dont ces gens s’y sont
il le montre d ’une façon vraie, en rem ettant c o n sta m m e n t les pris pour oublier et que le principal intérêt de Birkut est tout
choses en perspective. négatif, c’est le fait q u ’il ne se reclasse pas. Il y a cela, ces trajets
moraux d u passé au présent, et dans l’autre sens le problème
Ce genre de film a des suites. Avec lui, on franchit une étape éthique du rapport présent/passé dans l’itinéraire d ’Agniezska
dans la perception de cette époque historique, et la façon d’en d ’abord pressée de faire elle aussi son coup et dont le film se
parler. C ’est pour cela que c’est, à m on avis, un film fondam en­ défait à m esure que l’autre se fait. L’intérêt du film est je crois
tal, dont on ne peut louper l’importance. dans la mise en scène de ces jeux d’évaluations morales. Le
ju g e m e n t de Linhart m e rappelle les discours q u ’on tenait en
N arboni : Je suis frappé par le « côté a m éric a in ». France au m o m e n t de l’introduction du brechtisme, par ex e m ­
C ’est vrai q u ’il y a un m ode de recherche et de forçage de la ple l’article de Barthes s u r « Mère Courage aveugle ». O n disait
vérité dans le film qui relève pas mal d’une conception journa­ à l’époque : voilà des personnages qui sont aveugles et le dra­
listique à la « W ashington Post » ou d’une conception de m aturge nous m ontre pourquoi ils agissent ainsi. Il ne s’agit pas
l’enquête type « privé » de films noirs (très différente, la pugna­ de les juger m oralem ent mais de m ontrer les forces sociales qui
cité d ’Agniezska, du côté battant de Skolimowski dans ses pre­ se jouent à travers eux. Or si on relit m aintenant toutes ces piè­
miers films Rysopis, Walkover). Et là aussi, je crois que ça pro­ ces : M ère Courage. Schweyk, L e Cercle de craie.... on se rend
duit, du point de vue de l'analyse des forces sociales, puisque com pte que c’est une plaisanterie. Mère Courage n ’est pas du
c’est de cela que nous avons parlé, de drôles d’effets. Je n ’ai rien tout aveugle, elle sait très bien à son niveau le rapport d e la
contre les fictions im pures, les bouillies de codes et les invrai­ guerre au profit; ce que Brecht représente d ans toutes ces pièces
semblances, mais j ’ai peine à croire (c’est-à-dire, tout bêtem ent, ce n’est pas du tout des forces sociales mais bien des types
à marcher) à une scène où, pour accéder au dépotoir des idoles moraux.
déchues, il suffit d 'a m u se r une conservatrice de m usée avec un
preneur de son, de crocheter une serrure avec une épingle à che­
veux et de filmer tranquillement. J ’ai peine à croire aussi q u ’un Linhart : Mais c'est contradictoire avec ce que tu dis toi-
ancien m em bre de la police politique, m êm e reconverti dans le mêm e, à savoir que les personnages étaient lucides.
strip-tease, se déballe aussi facilement.

Je crois que c’esl seulem ent si on disjoint l’enquête Ranciére : N on, le problème essentiel n’est pas : lucide ou
d’Agniezska, com m e course ei efTort, des résultats mêmes de aveugle, c’est : type moral ou force sociale. Ce q u ’on disait à
l’enquêle que l’on peut saisir le pourquoi de cette narration fépoque su r les pièces de Brecht, ce que tu dis aujou rd ’hui su r
compliquée, avec film dans le film, film dans le récit, récit dans le film de W ajda, c’est : ils ne nous appellent pas à porter des
le récit etc... Q u e l’on peut com prendre le personnage ju g e m e n ts moraux mais à comprendre le jeu de forces sociales.
d ’Agniezska, la drôle de machine q u ’elle constitue avec son Moi je pense que ce n’est pas plus vrai de ce film q u e ça n ’est
équipe à ses basques, sa tenue « occidentale », son anorexie (de vrai de Mère Courage, indépendam m ent de tout ju g e m e n t de
tem ps à autre elle consent à croquer une pomme), son sans-foi valeur sur ces représentations. Je pense que Wajda, c o m m e le
et ses cigarettes. Et aussi ce filmage q u ’elle décrit si bien Brecht des années 40, donne à juger sur le plan moral beaucoup
(caméra à la main, toujours en m ouvem ent, à l’américaine...), plus q u ’il n ’analyse des forces sociales, parce que ces analyses
mais qui est aussi, pas toujours mais très souvent, celui, sur- de causalité, c’est toujours tellement évident; ça ne fait q u e ju s ­
volté, de Wajda, et que je n’apprécie pas beaucoup (il vient tifier politiquement ce qui s’est passé au nom d ’un savoir q u 'o n
m oins du cinéma-vérité américain que de Lelouch, très admiré a par avance. Et je crois que cela n ’intéresse ni Brecht ni Wajda.
par Wajda, mais le Lelouch des premiers films, pas celui des
grands, co m m e Un autre hom m e un autre chance). C ’est le
Géré : Plus q u ’une déontologie du filmage, la préoccupation
m edium lui-m êm e qui em porte la notion de vérité et de m oder­
centrale du film n ’est-elle pas plus sim plem ent et plus cynique­
nité : tête chercheuse, mobilité, vélocité etc...
ment : pour constituer aujourd’hui une fiction historique cré­
dible, quel tribut faut-il payer à la vérité? Quel poids de réel par­
viendra à faire oublier q u ’on est passé par le réalisme socialiste?
Analyse marxiste des forces sociales Car avec le réalisme socialiste, la fiction a gaspillé son crédit de
ou trajets m oraux ? croyance et de plaisir auprès des spectateurs et peut-être m êm e
auprès des réalisateurs. Le réfèrent, gavé de mise en scène, était
Ranciére : Je suis très surpris de cette volonté de rendre devenu irreprésentable, ne pouvait plus faire image mais s e u ­
com pte du film dans les termes d’une analyse marxiste de for­ lement effet, trucage. Impossible donc d’y croire. Et cela W ajda
ces sociales. Si le film était cela, il serait plutôt raté. Dire q u ’un l’a compris depuis longtemps en cherchant à surm o n te r ce h a n ­
ouvrier, c’est quelq u ’un qui vient de la cam pagne, qui essaie dicap historique et esthétique par le recours aux techniques du
d ’émerger et q u ’on essaie d’intégrer d ans ce m onde nouveau cinéma direct et le recreusement d ’un imaginaire d u côté des
pour lui, c’esl le genre d ’analyse qui peut satisfaire l’esprit ici, fictions hollywoodiennes. Je me demande si L 'H o m m e de mar­
mais ce n ’est pas u n e analyse de forces sociales qui puisse avoir bre ne peut pas être pris d ans une m êm e problématique que Les
Agniezska et son père

Trois jours du Condor ou Les Hommes du Président, en faisant q u ’elle peut très bien aller voir Birkut sans le filmer. Le film
intervenir bien sû r le décalage, le retard dûs à Pabsence de fic­ entre alors dans la phase finale de cette passion, construite sur
tions de type classique, à la non-familiarité de la croyance. deux temps. Elle arrive d ’abord à l’entrée des chantiers navals
Naturellem ent cela implique au niveau du scénario de mettre de G dansk, affublée d ’un appareil photo m uni d ’un énorm e
au point une mécanique plus retorse, cum ulative, non linéaire, zoom, grotesque fétiche a utour duquel elle a en partie recons­
bref, d ’y aller du poids de vérité qui emportera enfin le soupçon truit son image de jeune-cinéaste-qui-en-veut, et c’est l’échec :
et rétablira l’image de m arque du cinéaste. le fils de Birkut refuse toute collaboration. C ette image, il lui
faut donc s’en défaire, subir la mortification d ’être ce misérable
sujet qui attend; à cette condition devient possible l’accès au fils
11 est remarquable que les principes de filmage d'Agniezska,
et l’alliance symbolique avec lui.
s’ils peuvent paraître critiqués avec le personnage, n’en sont pas
moins ceux-là m êm es qui com m andent à presque tous les films
de Wajda. Bonifier : Je voudrais revenir sur ce q u ’a dit Jean tout à
l’heure, sur le sujet réel de ce film : à savoir que le film ne parle
pas du socialisme en Pologne ni du stakhanovism e, mais de la
L'itinéraire du personnage, construit avec beaucoup de soin, vérité au cinéma. Brusquement on a l’impression que le pro­
est organisé c o m m e une sorte de passion au term e de laquelle blème du stakhanovism e, du socialisme, que ce filmage qui
il se vérifie qu'il y avait bien une vérité; dispositif téléologique couvre les quatre coins de la Pologne, que toute cette histoire
tel que malgré la critique, il est impossible au spectateur de ne et tous ces personnages c’est un pur masque, un pur simulacre,
pas être co n sta m m e n t de son côté, complices de son désir pour pour une question purem ent morale, personnelle, qui est celle
qu'av an cen t et son film et le Hlm. Cet itinéraire est susceptible de Wajda. Il me semble au contraire que cette question de la
d ’une lecture symbolique articulée sur l’imaginaire du père. Si la vérité du cinéma, elle est entièrem ent prise dans le problème du
scène avec son père prend, à l’évidence, ce caractère décisif, c’est rôle q u ’a joué le cinéma par rapport au socialisme en Pologne,
bien parce q u ’Agniezska vient d ’entrer dans une période de et très concrètement. Il ne faut pas tenter de séparer le film en
latence, frappée par la perte de l’instrum ent de son discours deux, car l’itinéraire psychologique d ’Agniezska n ’importe que
hystérique : la caméra, la machine à filmer l’image du père-Bir- dans la m esure de la réalité à quoi elle a affaire. Si on tente de
kut (Daney a raison de révéler l’importance de l’accouplement dire le contraire, on co m m e t une réduction fondam entale par
m arm oréen du début du film). Ce qui lui donne à ce m om ent rapport au film. En ce qui concerne la question de l'éthique du
la force de continuer sa quête, c’est la parole du bon vieux papa cinéma, évidem m ent elle est posée, mais je suis tout à fait
réel qui lui fait remarquer - mais c'est aussi une permission - d ’accord avec Linhart pour dire que ces réactions morales ne
L'HOMME DE MARBRE ET DE CELLULOÏD 27

sont pas ce qui déterm ine en dernière instance le point de vue de l’identité qui a pu s’investir dans certaines formes de m ys­
du film, que ce qui importe c’est de donner une relation logique tification stalinienne, dans le gomulkisme, à travers Gierek...
exacte entre les rôles joués par tous ces personnages qui sont
vivants et qui ont donc des relations psychologiques et morales.
Bonitzer : Si je com prends bien la thèse, Jean, c’est que
Narboni : Je voulais seulem ent dire q u ’au fond, dans d ’après toi c’est la conclusion que veut faire passer le film en
L 'H o m m e de marbre, on n ’est pas si loin, m êm e si les films, leur dépit de tout. Mais si on parle de conclusion, il faut parler d e la
puissance, leur ancrage historique sont sans c o m m u n e mesure, fin ei la fin, je suis désolé, ce n’est pas du tout ça. C ’est, si on
des questions de Godard dans Ici et ailleurs ei C om m ent ça va. veut, le fantôm e de Birkut en la personne de son fils, c’est-à-
Dans ce dernier, le problème était : quelle légende adjoindre à dire tout de m êm e l’esprit de révolte, qui se rend au lieu m ê m e
une photo, qui ne l’ensevelisse pas? Ici, c’est un peu, pour d ’où est parti le film. C ’est celui dont les gens en place, à savoir
Agniezska : quelles images ei quels sons adjoindre à une le bureaucrate du cinéma q u ’on voit tout le tem ps, se cache ei
« légende » (celle de Birkut) pour la faire ressurgir? N ’oublions devant qui il va porter la contradistion...
pas ce personnage qui vient affirmer, vers la fin du film, en
m ontrant le paysage de Nowa-Huta, qu’il a bien fallu passer par
N a rb o n i : Ce n’est pas du tout la peur d’un bureaucrate
là pour arriver à ça. N ’oublions pas la légende du « mal néces­
devant les forces conjuguées de la jeunesse ouvrière et de la je u ­
saire »...
nesse intellectuelle, c’est un petit c hef de la télévision qui cher­
che à éviter à tout prix une em m erdeuse : « Q u ’est-ce q u ’elle a
Dire que l'accent est mis principalement sûr le cinéma ne
encore été chercher...? »
signifie pas pour autant que de film ne dit rien du socialisme etc.
Pas plus que d an s Ici et ailleurs l’interrogation sur l’image et le
son n ’escamote les Palestiniens. Et ça ne signifie pas non plus Linhart . Pourquoi être allé chercher Birkut à G d an sk , si
que le problème ne concerne que m onsieur Wajda, pas plus c’était un truc de réconciliation? C ’est précisément une des rai­
q u ’il ne concernait le seul individu Godard. sons pour lesquelles la sortie du film a été longuem ent bloquée
en Pologne. O n a imposé des coupures à W ajda : dans la version
primitive, Agniezska retrouvait la tom be de Birkut au cimetière
de G dansk : le spectateur polonais comprenait im m édiatem ent
« C'est nôtre pays...» q u ’il avait été tué par la milice lors du soulèvem ent de 1970, et
c’était une contradiction supplémentaire. Ce type qui y avait
Bonitzer : Nowa-Huta, c’esi un point important surtout par tellement cru, qui avait tellement avalé de couleuvres, il se fai­
rapport au texte de Fargier, car ça en montre l’aveuglement. 11 sait finalement tuer par les flics dans une ém e u te contre l’aug­
a l’air de dire que c’est le point de vue de W ajda qui est exprimé m entation des prix de détail. L’image de la tom be a été g o m ­
là, que le film dédouane le stakhanovism e avec, com m e conclu­ mée, mais quand on voit sur l’écran : « C h a n tie rs navals
sion sous-entendue, quelqu’un qui dit que tout ça était néces­ Lénine de G dansk », tout le m onde en Pologne pense qux grè­
saire. Or, qui dit ça dans le film? C ’est le dirigeant varsovien du ves et aux é m e u te s de 1970. Si le film s’était achevé su r la vision
plus haut niveau q u ’a été voir Birkut en 52, qui lui avait dit « je de triomphalisme industriel de Nowa-H uta, on aurait pu parler
vais m ’occuper de tout ça, mon temps est précieux », qui a été de conciliation : on en a bavé, mais tout s’arrange et le résultat
dégommé et qui est devenu un vieux shnock un peu gaga et qui en vaut la peine. Mais pas du tout : on va chercher l'héritage de
croit toujours au stalinisme, qui est un résidu du passé et qui Birkut dans le nord du pays, dans la partie de la classe ouvrière
dit, dès que Agniezska fait un geste: « A h oui vous êtes qui s’est soulevée à plusieurs reprises et qui a affronté répres­
encore une de ces personnes qui croient que l’ém ulation socia­ sions et massacres. Pas question de passer l’éponge et dé verser
liste c’était de la farce » et il s’en va. Voilà, c’est ce personnage les « erreurs » au com pte pertes et profits.
là. Alors Fargier aurait pu avoir la lucidité de le voir, et que donc
ça n ’impliquait absolum ent pas que c’était le point de vue global G é ré : C ’est bien certain : les notions d ’héritage et de généa­
de l’auteur du film qui est exprimé là. logie sont centrales d ans l’histoire de la Pologne et de la forma­
tion du sentim ent national polonais contemporain. C ’est aussi
Narboni : Mais c’est aussi le point de vue de W ajda, celui du le cas de tout peuple dont les droits nationaux ont c o n stam m en t
mixte d ’eireurs et de réussites dont on vient : Linhart ne cesse de été bafoués et chez qui, de ce fait, les images se com ptent une
le dire. à une parce q u ’elles portent le témoignage, la trace de ce qui ris­
que son existence. A travers ces stock-shots d'im ages vraies ou
Linhart : Quand il faut refaire fonctionner les institutions, tous fausses, permises ou interdites, passe cette question : qui so m ­
les régimes se servent du nationalisme. Dans le cas de la Pologne, mes nous? Dans quoi pouvons-nous nous reconnaître, nous
c'est exacerbé par une existence nationale intermittente et trou­ •retrouver, penser une histoire possible? Aussi : quelle fiction
blée. L’année ernière est sorti un beau livre de Kazimierz Bran- peut encore tém oigner pour tout cela? W ajda a l’intelligence
dyse : « En Pologne, c’est-à-dire nulle part...» Je trouve d ’accorder une place importante à la géographie, à l’opposition
q u ’il fait très bien écho au film de Wajda. U n intellectuel essaye forte paysage vide / paysage occupé et bâti. Je ne crois pas que
de reconstituer sa propre histoire et celle de la Pologne, de c om ­ la contradiction la plus importante passe par : N ow a-Huta, c’est
prendre ce qui lui est arrivé. Il le fait au m agnétophone, pour beau ou c’est laid ? C ’est nécessairement secondaire par rapport
un sociologue américain, et tes allers-retours présent-passé, le à d ’autres images, traum atiques : Varsovie rasée par les nazis.
morcellement de la m ém oire individuelle et collective, d onnent Les images de Wajda inscrivent très fort : nous existons encore,
au livre une structure comparable à celle du film de Wajda. On et bien sûr le film inscrit le site géographique c o m m e héritage.
ne peut com prendre la similitude que par l’objet m ê m e de ces C ’est pourquoi l’alliance finale entre le prolétariat et l’intelli­
tentatives. U n pays plusieurs fois rayé de la carte et déplacé, lieu gentsia passe nécessairement par les pères, par la généalogie,
de transform ations et de mutilations fantastiques - une com ­ impliquant que l’héritage doit être repris des m ains anciennes
m u n a u té de trois millions de juifs massacrés. Cette nation pour être porté plus loin. La lutte des pères co n tin u e d an s et
malaxée, tronquée, reconstituée, déplacée d’un endroit à un avec les enfants,' tout cela filmé d ’une façon assez éculée,
autre, se prête plus que d ’autres à cette recherche douloureuse c om m e marche nuptiale et triomphale...
28- TABLE RONDE
Bonitzer : Si elle laisse ouverte les contradictions, elle n’est Bonitzer : A propos du pouvoir et de la censure, il y a une
pas triomphaliste, il faut choisir. scène tout à fait fondam entale filmée en très gros plan, dont on
peut dire q u ’elle fait vraim ent sens et qui connote à mon avis,
Géré : Les contradictions restent ouvertes, sans doute, toute la dynam ique du film; c’est ce dialogue entre Birkut et le
encore faut-il m esurer le poids respectif des antagonistes. Or les dirigeant, à moins que ce ne soit le flic du parti. Ça résum e tout
lendemains chantent sans peine quand les adversaires sont le débat du film. Le responsable lui dit : il y a quelque chose que
inconsistants. C ar ça n ’est certainement pas la baudruche de la tu dois savoir : il ne faut pas que tu croies que tu puisses toi-
télé qui peut tenir le coup contre des forces sur-dynam iques m ê m e résoudre ton problème, i! faut que lu aies confiance dans
d ’Agniezska et de Birkut-fils. Personnellement cela m e rappelle les organismes dirigeants, que tu remettes cette question au
fâcheusem ent la m ontée du prolétariat révolutionnaire, à coups Parti, que lu fasses confiance au Parti, à la justice populaire et
de grand angulaire, à la fin de La Terre de la grande promesse. toutes ces généralités, et surtout que tu ne croies pas que tu
puisses résoudre tous ces problèmes tout seul. T o u te la d ém ar­
che de Birkut est d ’incarner l’inverse. Il me semble q u ’on peut
Linhart : Dans le nim, cela ne se présente pas com m e un sté­
créditer le film d’un point de vue qui est d ’aller dans le sens de
réotype triomphaliste : on ne sait pas ce que ça va don n e r - ni
cette démarche. Je crois q u ’on peut dire sans trop forcer la dose
si cela va lui perm ettre de finir le film ni si elle va vivre avec le
que Bikurt est un personnage positif et qui incarne un certain
fils de Birkut.
esprit dans un certain type de contradictions.. Là-dessus le film
ne flanche jamais, ne laisse jam ais une quelconque réconcilia­
tion entre les dirigeants et ceux qui se sont fait avoir, pour dire
à la fin : nous som m es tous bien gentils et tout ça c’est dépassé.
Tout est négocié Le film ne dit jam ais ça.

Narboni : Je me d e m ande si l’importance du film de Wajda Linhart : Q ue nous en soyons à analyser ce film avec cette
et les raisons du triomphe que lui ont fait les Polonais ne tien­ précision, cette méticulosité, cela tient à la façon m ê m e dont il
nent pas au fait q u ’il ne leur révèle rien, ne leur apprend rien a été fait. La contrainte politique, la censure, et la résistance à
de nouveau, mais figure des choses q u ’ils savent depuis long­ laquelle il se heurte, finit par donner des oeuvres à m on avis
temps, fût-ce, pour les plus jeunes, par ouï-dire. C ’est le seul beaucoup plus limpides, plus belles et plus profondes q u ’un sys­
point su r lequel je ne suis pas d ’accord avec Daney quand il tèm e apparent de licence dans l’expression. Les m ots et les ima­
parle d ’« esthétique du o u f ! » Car une chose est de savoir, une ges prennent une force bien plus grande. T o u t est pesé. Pour le
autre, sans c o m m u n e m esure avec la première, est de convertir spectateur polonais, une telle tension produit un énorm e choc
ce savoir dans l’élém ent imaginatif d’une fiction artistique. De émotif. C haque image, chaque intention, chaque regard appuyé
l’une à l’autre, il peut se produire des effets incroyablement libé­ de tel ou tel personnage, sont perçus com m e une référence à des
rateurs. Je ne crois pas que beaucoup de Polonais ignorent tas de choses cachées, mais pourtant connues. Evidem m ent,
l’importance de la religion dans leur pays, y compris et peut-être W ajda ne se met pas en marge du système, il se bat pour que
surtout dans les couches populaires, les problèmes q u ’elle pose son film puisse être projeté en Pologne. Et, visiblement, tout est
et a posés au pouvoir, mais j ’imagine l’enthousiasm e que peut négocié dans le film. Chaque plan. Bien des choses ont été refai­
provoquer le m o m e n t où, avant son record, Birkut se signe tes, ou interdites. Le Com ité Central l’a visionné. Et tout cela
devant la caméra et oblige le cinéaste affolé à couper et à aboutit à une ascèse extraordinaire dans la puissance d ’expres­
recom m encer sa prise. Je ne crois pas que beaucoup de Polonais sion. Cette capacité d'évoquer la répression s im plem ent par une
aient échappé aux déboires en tous genres avec des despotes pièce nue, et une fonctionnaire qui coche des listes de noms.
bureaucratiques locaux, mais il doit y avoir quelque chose de Pour nous, c’est indifférent, elle pourrait aussi bien tricoter.
réjouissant à voir l’angoisse qui étreint le producteur de la télé­ Mais pour le public polonais, c’est im m édiatem ent évocateur :
vision à l’idée d ’aller trop loin et de perdre sa place. on comprend tout de suite ce que cela veut dire pour chaque
famille, q u ’il y ait un trait en face d’un nom. N ous avons du mal
A mon avis, c’est l'effet de reconnaissance qui fonctionne, à imaginer la c om m union émotive à laquelle le film a donné
co m m e dans les fictions dites de gauche ici, mais infiniment lieu en Pologne : on a vu des queues immenses. C ’est un film
plus fort parce que dans les démocraties occidentales il n ’y a pas qui, en trois heures et demie, brasse une masse énorm e de so u ­
obligatoirement interdit de principe de la pan du pouv o irsu rc e s venirs ei d ’allusions, toute une époque de la conscience collec­
effets artistiques de déjà-su, alors q u ’à l’Est, il y a interdit. tive, mais aussi de l’inconscient collectif, des peurs, des souf-
francs, des choses refoulées. C ’est nécessairement moins
intense pour le spectateur français, mais j e pense q u ’on le per­
Aussi, je crois q u ’il y a dans le film deux niveaux, correspon­ çoit par une rigueur, u ne exactitude dans l’expression et l’allu­
dant d ’ailleurs bien à la structure du récit dans le récit : celui de sion, qui ont quelque chose d’universel.
l’enquête, et un autre, celui de ce que ram ène l’enquête. Le pou­
voir et la censure en Pologne, en em pêchant pendant dix ans
que l’enquête se fasse (le film de Wajda), ont par-là m ê m e inter­ Rancière : Je suis d ’accord, mais je crois que c’est autre chose
dit, bien en ten d u , q u ’elle ram ène quoi que ce soit. A ujourd’hui que ce que tu disais tout à l’heure : que c’est une affaire d ’an a­
que le film s'est fait, l’important est q u ’il ait pu se faire, q u ’il dise lyse des forces sociales.
oui à la m ém oire et au refus de s'écraser devant l’institutionna­
lisation de l’amnésie, pas tellement, pour moi, dans la richesse Linhart : C ’est peut-être que je mets sous « analyse des forces
de la moisson. Et je ne peux pas m 'em pêcher de penser que sociales » quelque chose de moins schématique que ce que tu
Wajda le sait et que son film l’inscrit constam m ent. C 'est cela me prêtes.
qui provoque ma gêne devant la discordance, à m on avis iné­
vitable si ce qui précède est fondé, entre les roulem ents de ta m ­ Géré : Dans ce film, le travail de scénario est tellement
bour qui entourent l’entreprise d’Agniezska: «attention, c’est impressionnant qu’il est bon d’insister sur la place q u ’occupe,
très difficile et risqué, presqu’impossible...», « vous allez voir ce diégétiquement, la scène avec le père. L’articulation majeure du
que vous allez voir» etc, et ce que réellement et ensuite, on voit film c’est le systèm e de symétries, de renvois, de circulation de
et q u ’elle obtient sans trop de difficultés. deux générations, circulation toujours plus ou moins m étapho­
L’ HOMME DE MARBRE ET DE CELLUOID • • 29

rique. Logiquement, la résolution de tout ce qui s’était noué est d ’h é rita g e fixe de Birkut. P e rs o n n e qui p u isse dire :
déporté vers la fin du film au m o m en t où, réellement, se ren­ aujourd’hui, Birkut, c'est moi - m ê m e son fils. N on, il est mort.
contrent, dans leur rapport d ’hérédité, les d e u x générations;
Agniezska et son père. Alors, le père réel investit l’image de Bir­ Narboni : Oui, Birkut est forcém ent mort : le scénario l'exige.
kut, du père en images ; « Si, dit-il on faisait u n film sur moi Il y a à m on avis une difficulté que le film escamote.
etc...».
Bonifier : C'est le m ot que je voulais te faire sortir.
Il faut, ensuite, se d em ander - la question portant alors sur
l’arbitraire du scénario - pourquoi Agniezska reçoit la parole Narboni : Merci, professeur Lacan!
paternelle, c’est-à-dire pour quelle raison obéit-elle à ce « lève-
toi et marche! »? E h bien, c’est que le personnage obéit à la logi­ Bonifier : Évidem m ent ça n’était pas la peine q u e le film
que de la quête de vérité : l’errance, ponctuée d’épreuves, tend passe son tem ps à expliquer que ça pose certains problèmes de
vers la rencontre finale qui dévoile le sens et indique la bonne faire passer quelque chose dans un film, dans un pays où ju s ­
voie. L’erreur, nécessaire cependant, consistait à chercher tem ent les instances administratives sont souveraines en
l’image de Birkut et non Birkut lui-même. La parole du père matière de censure! O n peut toujours taxer quelq u ’un de
permet donc à la recherche d ’Agniezska de prendre corps dans n’avoir pas dit toute la vérité...
le réel. L’union avec le fils de Birkut aura donc, pour nous spec­
tateurs, capitalisé l’ensem ble des inscriptions fictionnelles, aura Ranciére : Je ne sais pas si l’argum ent de la censure est le
hérité les strates d ’u n e histoire complexe, lourde à porter, mais seul, j ’ai l’impression q u ’il est dans la logique du film q u ’il
portable toujours plus en avant dans cette dernière « bonne » n’apparaisse pas. Le film dit deux choses : d’une part, q u ’il faut
image arrimée à un bon sens de !’Histoire, q uand mêm e. s’intéresser aux gens en eux-m êm es, mais aussi que ce réel ce
n’est pas du gibier pour je u n e cinéaste arriviste.
Narboni : C ’est au m o m e n t de cette scène, décisive, entre
Agniezska et son père que j ’ai compris, formulé par lui, le tour
Linhart : J’aimerais faire une rem arque qui, pour ma part,
de force du film, et la raison de sa construction : pourquoi diable
sera la dernière. Je disais tout à l’heure q u ’un systèm e très d u r
n’a-t-elle pas eu l’idée, q u ’aurait eue la plus médiocre diplômée
de censure et de tension sociale dans la production culturelle,
d ’une école de cinéma, d'aller voir, ou de chercher Birkut en
c om m e c’est le cas dans les pays de l’Est, finit par produire une
personne? Bien sûr, chaque fois q u ’Agniezska rencontre un de
sorte d’ascèse et de finesse extrêm e des évocations. Mais il me
ceux qui l’ont connu, il y a une brève interrogation sur ce q u ’il
semble, au fond, q u ’il y a là com m e un ressort universel de la
est devenu, mais je la perçois un peu com m e une clause de
vérité de toute oeuvre forte; là où n’existe pas un systèm e de
style, parce que jam ais on n'a l’impression q u ’Agniezska cher­
censure institutionnelle, ce sont d’autres modes de censure qui
che vraiment à savoir où il est, ce qui est quand m ê m e étonnant
sont à l’oeuvre et, en définitive, il y a toujours un choix à faire
de la part de quelqu’un d ’aussi pugnace. Le film difiere indé­
entre ce qui ne peut être ente n d u et ce qui peut être e nten d u
finiment le m o m e n t d ’u n e arrivée possible de Birkut en tant
- ou ente n d u à dem i-m ot. U ne oeuvre vraim ent forte, c’est
que sujet de la fiction, et non pas seulem ent c o m m e objet du
celle qui arrive à trouver son chem in entre les différents possi­
récit et des films des autres. Il y a com m e un impossible de la
bles, qui élimine tout ce qui peut brouiller et parasiter le sens,
rencontre entre la cinéaste et Birkut, qui me paraît éluder une
et qui parvient à faire une percée sur quelque chose d ’essentiel
difficulté : celle de faire dire à Birkut, directement, ce que lui,
q ue tout concourait à refouler. Et cela, au fond, n ’est pas plus
aujourd’hui, pense de tout ce qui est arrivé, à lui et aux autres.
facile dans notre systèm e occidental de production culturelle
O n me dit que c’est impossible parce que Birkut est mort, mais
que dans d ’autres. Q uelque chose de fort se produit quand une
c'est une réponse du type : votre fille est m u e tte parce qu’elle
expérience vraim ent forte parvient à jaillir, qui co m m u n iq u e
ne parle pas. Birkut, c’est le rosebud de la fiction, et au m o m e n t
avec celle, jusque-là enfouie, de beaucoup de gens.
où on croit q u ’on va lui m ettre la main dessus, hop ça saute une
génération, on arrive au fils et le film se term ine avant qu’il ait
pu dire quoi que ce soit non plus. La ruse du film, c’est de don­
ner l’impression que l’enquête ram ène des choses fabuleuses en
insistant su r la poursuite et la sauvegarde de l’e n q u ê te c om m e
difficile, sans cesse en péril, menacée, etc...

Bonitzer : T u as mal vu le film parce q ue dès le début elle le


cherche. J ’ai revu le film en pensant précisément à l’objection
que tu allais faire. Depuis le début, elle le recherche et les gens
q u ’elle voit sont des pistes, dont elle espère q u ’elles vont lui
indiquer où elle va pouvoir trouver Birkut, qui a disparu. Et,
finalement, lorsqu’elle accède à la possibilité directe de voir Bir­
kut, c'est sim plm ent q u ’elle vient de se rendre com pte d ’un
petit détail contingent : c'est q u ’elle cherchait son fils com m e
s’appelant Birkut, alors q u ’elle comprend dans une espèce de
demi-som m eil, tout à la fin, q u ’en réalité il doit être inscrit sur
l’état civil sous le nom de : Tom shik.

Birkut est-il m ort? Oui


Linhart : C ’est au centre du film. Birkut est forcément mort,
parce q u ’au trem ent il aurait une position politique - d ’adhésion
finale ou de révolte. Mais précisément la négociation du film,
sa complexité, son ouverture sur l’avenir font q u ’il n ’y a pas
Hélène Surgère (en haut).

Emmanuel Lemoine et Martine Simonet (en bas) dans Les Belles manières de Jean-Claude Guiguet
JEAN-CLAUDE GUIGUET

INTIMITÉS
(LES BELLES MANIÈRES)

PAR YANN LARDEAU

Si Les Belles manières de Jean-Claude Guiguet nous importe, c'est que ce film , en soi
et au delà, annonce un authentique cinéaste. J'entends ici par cinéaste un auteur qui a un
objet propre, si certain qu'il y donne le meilleur de lui-même, une rigueur d'écriture cor­
respondante, toute bressonienne. Eu égard à ceci, peu importent les défaillances qu'on
repérera ici et là dans le film.

Camille (Emmanuel Lemoine),d’origine ouvrière, après de multiples expériences de tra­


vail (maçon, veilleur de nuit, etc...) échoue à Paris comme domestique d'une dame, Hélène
Courtray (Hélène Surgère), bourgeoise divorcée qui l'a embauché pour s'occuper de son
fils, lequel vit reclus depuis plusieurs années dans sa chambre. L'évolution de la relation
qui s'instaure ainsi entre Camille et Hélène, jusqu'à sa consumation finale, constitue la
trame du film. Plus précisément,Les Belles manières, par ce corps à corps du vulgaire et du
bourgeois en un espace unique (la domesticité d'un appartement), n'a pas pour objet de
dénoncer la façade hypocrite, «les dessous pas beaux » de la bourgeoisie, ainsi que le vou­
drait une morale puritaine ou bigote (tel Altman), mais, à travers l'inventaire quasi ethno­
graphique de leurs procédures, de montrer comment les « belles manières » (la « bonne
éducation », le « savoir-vivre », la « délicatesse », le « style » ou la « considération » -
l'ensemble des signes matériels, vestimentaires, gestuels ou verbaux qui classent la bour­
geoisie et la distinguent du commun), barrent et nivèlent, (cf. Goblot « La Barrière et le
niveau », P.U.F.)

Un tel sujet, où il est question d'abord de l'inégalité sociale, est aisément rabattable sur
l'opposition manichéenne du Capital et du Travail (et le film lui-même n'échappe pas à
cette tentation) : c'est le risque du film que de s'y trouver réduit, mais c'est aussi son
audace que de s'y risquer. Simultanément, il repose la question : qu'est-ce qu'un corps
ouvrier et qu'est-ce qu'un corps bourgeois, au cinéma? Comment les représenter? Mais
en indexant cette question sur la tradition représentative, la mémoire mythologique de tout
un pan du cinéma français (je pense à des cinéastes comme Grémillon et Becker) pour qui
les enjeux1de classe, les antagonismes sociaux pouvaient conjointement être sujets de
récits passionnés, émouvants de par leur forme mélodramatique. Le film de Jean-Claude
Guiguet en appelle autant à la mémoire du cinéma (aussi à Sirk et Mizoguchi) qu'à un réfè­
rent social.

Les belles manières ne sont pas repérables en soi, mais en tant qu'elles impliquent dans
leur champ propre, pour s'en démarquer, un spectateur, un sujet extérieur; elles se distin­
guent de par son exclusion. Camille est ici cette tache dans le tableau. Ceci dit, les belles
manières étant par principe ostentatoires, on voit mal comment le cinéma pourrait les
dénoncer autrement qu'en y participant et en en reconduisant le principe (la distinction),
leur redoublement en abyme : affichage critique foncièrement complice dans sa volonté
d'en lever le masque : puisque fondamentalement il n'y a rien derrière le masque, l'entre­
prise n'aboutirait qu'à en masquer l'opérationnalité.Où Guiguet réussit à les cerner à l'oeu­
vre, c'est à en faire abstraction de sorte qu'elles reviennent d'elles-mêmes comme ce qui
cadre impérativement une relation singulièrement érotique de Camille à Hélène Courtray.
C'est à topographier l'intim ité de cet inceste, impossible en raison même de sa procuration,
qu'excelle Guiguet : il est essentiellement un cinéaste des intimités.
32
En tant que l'intim ité est ce qui «sépare la scène intime du Heu de l'interdit » (L. Murard et
P. Zylberman, «Le Petit travailleur infatigable», Recherches N° 25) et aue la fin dernière de
l'habitat, comme des belles manières vis-à-vis de l'extérieur, est de domestiquer cet inter­
dit, d’aménager spatialement, dans la hiérarchie des pièces, dans la proximité des corps,
l'inceste pour l'interdire, Guiguet ne filme que cette scène intime, ce «tête-à-tête dans un
paysage». De là, la puissance érotique de ses cadres : comme ce qui dans les aveux et les
ouvertures des confidences doit être tu et comme ce qui en structure, à la fin et au prix
de ce silence, les modalités : des corps qui ne sont proches que pour éviter leur promiscuité,
qui ne se partent que pour s'isoler dans le champ et que leur rapprochement ne confronte
qu'à leur distance et à leur solitude incompressible. Que ces corps viennent à occuper un
même lieu en des temps différents (comme de jouer au piano) ou qu'ils soient simultané­
ment dans une situation identique mais dans des lieux différents (Camille pleurant dans
son lit et Hélène voluptueusement allongée sur le sien),ces convergences në les opposent
que plus radicalement. Cela vaut autant pour les rapports de Camille avec Hélène Courtray
que pour ceux qu'il a avec le fils de celle-ci. Mais en tant que les premiers passent par
l’exclusion du fils, sa mise au secret dans sa chambre, et que Camille officie auprès de lui
à la place de sa mère et en son nom, il ne peut y avoir entre eux que le rapport négatif d'une
spécularité, comme l'indique la scénographie de la première rencontre : Camille n'est la
figure idéale du fils que par sa réclusion hors du champ - pour lui comme pour sa mère
- , le fils ne peut occuper l'image que par la mise hors-champ de Camille - à l'instar de sa
mère - , et leur réunion dans le même plan ne met en avant que ce qui l'excède : leur incom­
préhension fondamentale.

Si nous n'avons pas affaire ici à une psychologie sociale des moeurs de la bourgeoisie,
c’est que la mère et le fils s’affrontent à un même niveau, et sur ce terrain la participation
de Camille se limite à faire la navette entre deux photos, celle de la mère dans la chambre
du fils, celle du fils dans la salle de bains de la mère. Cette barre du désir ramène Camille
à sa pure dimension de moyen, instrument de communication appelé à réduire les sépa­
rations, donc à se mouvoir partout pour se buter à chaque porte, au seuil de toute pièce,
soit là où ça communique en séparant (quand Hélène Courtray rompt avec son amant, elle
ferme la porte: ainsi Camille peut écouter, puisque les protagonistes ne le voient pas et
que lui ne voit pas ce qu'il entend). De même, Camille est confronté pour la première fois
à Hélène sur son palier. Quand celle-ci apparaît,somptueuse et altière, resplendissante de
son attente et de son maintien, Camille nous tourne le dos et s'efface à l'ombre du rayon­
nement de ce virage. Sur le pas de cette porte,Camille nous cache le corps d'Hélène : pour
entrer chez les Courtray, il lui a d'abord fallu prendre la place de cette porte. La visite de
l’appartement qui suit confirme cette réduction : l’appartement prolonge le corps d'Hélène
Courtray, il nous donne sa mesure, très précisément il cadre le personnage : tout cadrage
fragmentaire de ce plan d'ensemble ne donne accès qu'à une partie de ce corps;ce frag­
ment ne peut prétendre à la possession intégrale de ce corps. Camille a pour tout bagage
son corps marqué des cicatrices de ses péripéties et un sac en bandoulière : il tient entiè­
rement dans le cadre d'une porte. Cep/an moyen définit exactement sa position dans l'intérieur
d'Hélène Courtray et ce qui l'en sépare,fût-ce dans la cordialité d'un tête-à-tête ou d'un
petit déjeuner. C’est que, pas davantage, Hélène Courtray ne peut descendre à son niveau.

Après avoir déposé un bouquet de soucis sur un meuble pour le retour de la maîtresse
de maison, Camille met le feu à l'appartement. Cette révolte soudaine et imprévisible -
malgré les allusions antérieures au feu ici trop discrètes-, reste ambivalente dans son prin­
cipe. Si, en détruisant l’environnement qui l'écrase, Camille retrouve sa dimension propre
- celle qui dans la rue lui a permis de retrouver sa soeur prostituée (Martine Simonet) et
de s'entendre à nouveau dans la complicité des silences et des souvenirs,des demi-mots
et des souvenirs d'enfance - , l'un des effets de la destruction de l'appartement est aussi,
par l'humiliation de la vengeance, de ramener Hélène Courtray à la dimension de Camille.
La violence de l'acte est alors celle, désespérée, d'un déchaînement du désir, renvoyant
explicitement là aux métaphores du feu, mais la logique propre d'un tel acte se passe d'une
détermination sociale.

La maîtrise de Jean-Claude Guiguet est totale quand il filme la passion et le conflit de


l'intim ité,du dedans,et qu'il la laisse progressivement envahir l'écran. (En témoigne encore
la rare intensité de l'agression homosexuelle dans la prison : elle fait moins violence à sa
victime qu'aux chaînes de l'intimité qui privaient Camille, en les lui exposant, des profon­
deurs de l'intime). Comme Biette, Guiguet a la précision et la discrétion du style classique.
11perd quelque peu cette rigueur d'écriture dès qu'il tente de passer à un point de vue exté­
rieur, quand, dans la séquence du juge, il substitue à l'émotion de la narration le métalan-
gage d'un commentaire juridico-politique. Ses Belles manières cadre le désir et c'est dans
ce cadre qu'il règne, comme il y capte et retient notre regard.
Y.L
ENTRETIEN AVEC JEAN-CLAUDE GUIGUET

Cahiers. Comment as-tu écrit te scénario ? Est-ce une impul­ C a h ie r s . partir de ton idée de départ, tu as pensé le film en
sion ou une idée qui t ’a guidé? termes d'écriture, de personnages, de romanesque?

Jean-Claude Guiguet. C'est difficile d'expliquer cela. Il y a J.-C. Guiguet. En termes de... Je ne comprends pas bien
eu toutes sortes d'impulsions et de désirs, avec des essais, la question.
des repentirs, des espoirs, des découragements aussi.
Disons, pour simplifier, que ma première idée, c'était Cahiers. Je suis étonné que tu sois parti, comme ça. de deux
d'écrire un rôle pour Hélène Surgère. Je l'avais vue sur le idées. H fallait bien leur donner un corps, une forme.
tournage de Femmes fem m es-j'étais assistant de Vecchiali
- et j'étais fasciné par le travail de cette actrice. J'aurais* J.-C. Guiguet. Je me suis sans doute mal expliqué. Ces
bien voulu laisser toutes mes tâches pour me contenter de deux idées,qui peuvent être abstraites, ne sont pas le point
rester là à la contempler. J'ai donc rédigé un canevas du de départ de mon travail. Si la chair et la matière vivante du
scénario actuel, à cette différence près : elle n'engageait film étaient le ciment d'une construction, ces idées-là en
pas un garçon mais une fille. Tout cela n'était pas satisfai­ seraient tes tiges de fer devenues invisibles à la fin des tra­
sant. Ça restait pauvre et faible. Seul le personnage que je vaux. Les rapports de pouvoir qu'entretient avec nous tous
voulais voir exister à travers Surgère tenait à peu près le régime libéral d'aujourd’hui mé troublent,parce que je les
debout. Je me disais : même si c'est pas terrible, l'actrice perçois comme une séduction dangereuse, la séduction
va transfigurer tout cela. J'étais vraiment mal parti! étant la partie la plus redoutable, quelque chose comme le
baume du mal. J'ai pensé qu'à partir de ces impressions
C'est alors que j ’ai fait la connaissance d'Emmanuel personnelles, très quotidiennes, il y avait peut-être le sujet
Lemoine. Ce fu t une rencontre décisive. J'ai appris à le d’un film. J'ai travaillé l'histoire de ce scénario à la première
connaître, au delà de sa séduction immédiate, et je l’ai ima­ personne du singulier, sans faire intervenir tout le savoir
giné peu à peu en face d’Hélène Surgère. J'avais en moi vraisemblablement accumulé quelque part sur la question.
l'étincelle qui manquait. Très vite, j'ai écrit l'essentiel des Dès que les personnages ont eu leur visage définitif -
scènes, organisé une intrigue et surtout, avant tout, cher­ Hélène Surgère et Emmanuel Lemoine - c'est eux qui
ché une méthode pour ordonner et discipliner toutes ces m'ont aidé et guidé. Je n'avais pas besoin de beaucoup
pulsions éparpillées. La méthode,c'est la géométrie cachée d'imagination pour faire progresser l'intrigue; la réalité
qui arpente le scénario. Cette méthode installe deux idées concrète poussait d'elle-même le cours des choses. J ’avais
face à face : une image de la bourgeoisie confrontée au une actrice et un non-acteur. Il était facile d'imaginer entre
visage, au corps, à la réalité de quelqu'un qui n'appartient eux les différents moments du film. Deux visages, deux
pas à ce monde-là. A partir de ces deux êtres différents j ’ai classes sociales, deux corps absolument opposés face à
raconté une histoire qui pourrait vraisemblablement arri­ face, c'était un risque à prendre mais l’enjeu en valait la
ver... peine. La réussite du film passait par une inconnue : à quoi
ressemblait sur l'écran le rapport singulier de ces deux
C’est bien délicat à expliquer, cette fabrication d'un scé­ êtres? Le scénario pouvait être réussi, il restait théorique,
nario, parce que tout cela relève beaucoup plus d'une et son passage à l'écran pouvait aussi rester désespéré­
impulsion initiale, d'une série d'impressions et de sensa­ ment à ce stade, ce qui est vraiment le degré zéro du
tions personnelles, intimes,que d'une décision raisonnable. cinéma. Pour moi, le tournage a été une phase primordiale ;
Ça m'oblige à faire la synthèse d'un travail et d’une concen­ il fallait s'approcher du réel le plus concret,de la matière la
tration d’ordre privé, à refaire un chemin parcouru à tâtons, plus vivante, trouver la forme qui traduise le mieux et au
à me souvenir après coup des portes où j'ai frappé et qui ne plus juste ce réel-là. Quand j ’ai écrit l'histoire, je ne savais
donnaient sur rien pour retrouver celles que j'ai heurtées pas encore quelle serait exactement sa traduction visible à
sans le savoir et qui.se sont ouvertes. l’écran.
34 « LES BELLES MANIÈRES »
C’est extraordinaire ce tournage, quand tous les élé­
ments concrets sont là, devant vous, et qu'ils ne deman­
dent qu'à vivre. Et ensuite, il y a le mystère de la projection
qui va dévoiler ou au contraire refuse de dévoiler les rap­
ports vivants qu’on a essayé de mettre en place... C'est un
tourment qui ne s’explique pas et que l'on n'oublie pas.

Cahiers. Tu as dit que l'enjeu du film était un risque à prendre.


Ça t'attirait, le risque, c'était stimulant?

J.-C. Guiguet. Ça ne m'intéressait pas de filmer des cer­


titudes, de faire la promotion des idées reçues, d'animer
l'écran avec des choses attendues. Parfois, par je u , je met­
tais côte à côte un portrait d'Hélène et un portrait d’Emma­
nuel, c'est incroyable tout ce qu'ils me racontaient ; je sen­
tais combien ces deux visages animés, parcourus par leur
énergie respective, allaient enrichir la substance du film en
lui donnant une réalité neuve, singulière, absolument libre,
immaîtrisable. Je souhaitais que la matérialisation du scé­ Emmanuel Lemoine
nario mette en échec sa clarté, et si possible qu'elle le
contredise. On m ’a trop répété que ce scénario était inté­
ressant pour que je n'en sois pas alarmé. C'était le signe
évident qu'il y avait un piège à le tourner tel quel. J'ai donc
utilisé la mise en scène non pas comme une illustration de fourbe à la fois. Je ne voulais pas qu'elle passe pour un
ce qui était écrit, mais bien plutôt comme une mise à démon, en tout cas pas d'une manière évidente.
l'épreuve, une sorte de test d'endurance. J'ai remarqué que
les a priori et les complaisances envers soi contenus dans Tout le sujet du film tient dans l’invisibilité d'un danger :
l'écriture du scénario ne tenaient pas le coup dans le pas­ ce charme, cette délicatesse d'épiderme, cette élégance
sage à l’acte. Je les ai rejetés comme des séductions trop des gestes, cette distinction d'accent, tout ce cortège de
faciles, chaque fois que j ’en ai eu la force. séductions est là pour distraire l'attention et anesthésier les
réflexes de défense... Dans les scènes où émergeaient,
dans le dialogue, l'amorce d'une traîtrise, ou les symptô­
Cahiers. Le fait qu'Hélène Surgère soit une actrice et mes d’une attention plus suspecte que réelle, notamment
qu Emmanuel Lemoine soit au contraire complètement en dans les scènes où elle interroge Camille sur son passé, j'ai
dehors du monde du cinéma a dû favoriser l'étrangeté du projet. infléchi le décor, la lumière, le cadre ou le choix de l'objectif
pour neutraliser les effets destructeurs - réels ou imaginai­
J.-C. Guiguet. Absolument. Il y avait déjà entre eux une re s -q u i ressortaient du comportement du personnage tels
différence qui coïncidait avec celle de l'histoire. Il était plein que l'actrice les avait perçus. Finalement, c’est encore une
d'ignorance sur le métier d'acteur et intimidé à la pensée chose qui a profité au film. Plus j'avançais dans le portrait
d’être obligé d'interpréter ce rôle en face d'une actrice, d'Hélène, plus elle m'attachait. C'est comme si j'avais cher­
c’est-à-dire pour lui quelqu'un d'irréel, d'inaccessible en ché à la défendre contre l'attitude de l'actrice qui voulait la
tout cas,parce que tellement loin de ses préoccupations. Je rejeter. Il y a même des moments où elle m'émeut beau­
ne crois pas d'ailleurs qu’elle ait été de son côté davantage coup : cette lucidité qui se croit ample et qui n'est
rassurée, bien que cela ne s'exprimât jamais clairement. qu'étroite, ces certitudes que le moindre contact avec le
réel désarçonnent, regardez la scène avec le juge d’instruc­
Il y avait en face d'elle un être ignorant les artifices du tion, c'est troublant ces regards de Surgère qui vont à gau­
métier d’acteur, quelqu'un d'absolument transparent, sans che, à droite, ces yeux qui voudraient comprendre et qui ne
masque ; je suppose que c'est aussi difficile que d'être comprennent plus rien. Ça fonctionne bien, ça. Il y a des
obligé de se comporter en face d'un animal ou d’un enfant. choses, que je regrette d’avoir ratées, que j'aurais voulu
Je crois qu'Hélène Surgère était inqùiète de cela et cette refaire si les moyens me l'avaient permis, mais ça c'est bien
inquiétude s'exprimait par des voies détournées. A mesure je crois.
que le tournage approchait, elle me faisait part de ses réti­
cences à jouer ce rôle parce qu'elle détestait trop son per­ Cahiers. La situation objective la met dans une position de
sonnage. Elle m'a dit, la veille du premier jour de tournage, bourgeoise libérale. Elle est dans la peau de l'aide sociale. Elle
que je m'étais trompé, que j'avais fait, en la prenant, une sort du registre où on l'a vue jusque-là, dans la première partie,
erreur de distribution ! C'était réconfortant... dans le rôle trouble et romanesque de la fiction. Brusquement,
elle est en face du réel. A ce propos, pourquoi faut-il que dans
Cahiers. C’est pourtant un très beau rôle; qu'est-ce qui la le romanesque, il y ait souvent un personnage neuf, qui n'a pas
gênait tellement ? encore reçu l'habit de l'acteur, ou l'habit du drame ? Pourquoi
faut-il un personnage comme celui de Camille pour que le rituel
J.-C. Guiguet. Je crois qu'elle a senti très vite le poison romanesque s'effectue? Pourquoi l'écriture romanesque est-
derrière la séduction de ce personnage'. Elle répétait au elle la plus forte quand un corps populaire comme celui de
début : «Je la déteste, je la hais, cette femme ! ». Ça m'a Camille dans Les Belles manières, c'est-à-dire un corps non
chiffonné parce qu'il n'en était pas du tout ainsi dans mon cinématographique, qui n'a pas encore reçu le baptême de la fic­
esprit. Cette réaction de l'actrice m'alarmait au point que tion, fait son entrée dans le champ du cinéma ?
j'ai décidé d'arrondir les angles du caractère et de la stra­
tégie du personnage. Moi, elle me séduit complètement, J.-C. Guiguet. Je crois que dans la notion de romanesque
cette femme. Elle est et doit être irrésistible : éclatante et il y a tout le poids des conventions qui dissimule la réalité
ENTRETIEN AVEC JEAN-CLAUDE GUIGUET 35
Cahiers. Quand tu as écrit l'histoire, tu pensais que ça pour­
rait aller très loin entre eux ? On se rend compte, par exemple,
que le film bascule au moment où il semble qu’elle est le plus
proche de lui, quand elle annonce qu'elle s'en va, juste après
cette scène où elle le soigne, où elle le met dans tous ces linges,
dans cette lingerie qui fait penser à une chambre d'hôpital.

J.-C. Guiguet. Même quand il atteint son point culminant,


le rapport « idyllique » entre eux est faux, impossible, illu­
soire. J ’ai essayé de donner la perception de cette illusion,
de ce mensonge supérieur, par le choix d'un décor féerique,
merveilleux,avec cette blancheur irradiante et dilatée parce
que le blanc est plus sûr, il aveugle, il sublime. Dans le
blanc, il y a déjà l'absence de quelque chose. Et pourtant,
notez que la communication a effectivement lieu sous nos
yeux, mais elle se passe dans une « autre » réalité. Cela,
seule la mise en scène l'indique : le plan commence par un
mouvement panoramique latéral et c'est dans l’espace
Hélène Surgàre d'un miroir que le décor apparaît. Il s'agit visuellement,pour
qui le perçoit, d'une illusion optique. C'était une chose très
délicate à faire et j'avais peur du blanc à l’image; les
conseils et la patience de Georges Strouvé, le directeur de
la photographie,ont été pour beaucoup dans la conduite de
en la recouvrant. Autrefois, dans le cinéma, les personna­ cette séquence, surtout que l'espace était réduit et le
ges secondaires qui incarnaient si bien les petits métiers, champ de manoeuvre des plus limité.
tous ces gens qui composaient le fonds populaire étaient là
pour insuffler la vie au romanesque ; ils étaient la caution du Cahiers. Le spectateur peut penser à ce moment-là que
réel. C'est une réalité qui est morte. Mais par quoi la rem­ quelque chose de sexuel va se passer entre eux.
placer? Avec Camille, j'ai eu de la chance - et cela s'est
passé sans préméditation : le corps de Camille est réel J.-C. Guiguet. Ah, tu crois?
sans être actuel (à la mode), il est idéal sans être abstrait.
Son apparition crée les vibrations nécessaires à un sursaut, Cahiers. Moi, j'y ai pensé. Mais c'est la pensée la plus pauvre.
à un réveil des structures romanesques de l'histoire. Il est // est plus intéressant de voir ce qui brûle en elle pour lui et vice-
celui qui ranime et régénère. versa. Par exemple, quand elle le déshabille dans la salle de
bains, ii se passe quelque chose de beaucoup plus fort, de beau­
coup plus inquiétant que s'il y avait un simple rapport sexuel.
Concrètement, ça s’est passé de la façon suivante : j'ai C'est toute la différence entre un cinéma de l'écriture, du désir
pris un décor et placé à l’intérieur un personnage qui est lié et un cinéma bourgeois ou tout simplement porno. Comme la
à ce décor au point d'en être un des détails saillants : scène attendue ne vient pas, tu obliges le spectateur à s'inter­
Hélène Courtray. Ses toilettes, son maquillage, tout le roger, à faire un effort de réflexion, il se pose alors la question :
décorum et l'apparat qui l'entourent ne sont pas là unique­ « qu est-ce qu'il y a dans la tête de cette femme ? ».
ment pour la servir. Ils ont moins une fonction de commo­
dité qu'un rôle de signes distinctifs liés en profondeur à J.-C. Guiguet. Je ne sais pas comment répondre. C’est
l'appareil et aux règles d'une civilisation donnée qu'ils difficile de m'expliquer là-dessus. D'abord, les spectateurs
incarnent. Mais la réalité de ce monde, je veux dire la réalité ont bien le droit de penser tout ce qui peut leur passer dans
cachée, invisible, ne peut être perçue qu'en fonction d'un la tête. Le film achevé, tout est possible quant à la manière
élément étranger qui, par sa différence de nature, en d'être en face de lui,je ne peux plus rien faire,c'est trop tard.
dérange les lignes et l'ordre. Contrairement à Hélène, Je n'ai pas pensé du tout à un rapport sexuel entre Hélène
Camille n'est jamais en représentation; il ne joue pas, sa et Camille, ça ne m'a même pas effleuré, pour tout dire.
voix est.droite, on dirait que les mots chez lui se détachent Mais j'ai remarqué le phénomène suivant, après les projec­
nets, comme s'ils sortaient d’ une page blanche,et s'il souf­ tions du film à Cannes, quand les gens sont venus pour
fre, la douleur ne grimace pas. nous parler : les hommes y pensent en général, par contre
les femmes pas du tout. Elles sentent qu'à ce moment-là
Camille est pour Hélène un fils de rechange. Je crois qu'elle
La confrontation de ces deux comportements - être et le considère avec ce regard-là. Camille possède peut-être
paraître - approfondit et élargit la réalité de chacun d’eux. une part du secret de son fils, ce fils aimé qui la fuit et ne
C'est à ce moment-là que le cinéma prend pour moi son veut plus la voir. Elle le regardera dormir, d'ailleurs, dans la
sens véritable, qu'il affirme son pouvoir : il est un instru­ scène suivante, comme Pierre, une nuit, viendra à son tour
ment de connaissance qui substitue à la reconnaissance se pencher sur le sommeil du jeune homme... Cette scène
conventionnelle une réalité plus complexe, énigmatique et où elle le déshabille, tu la trouves vraiment de nature éro­
difficile à définir. Dans le film ,je crois que ces deux réalités tique ?
se rapprochent et s'attirent l’une l'autre. Il y a une sorte de
contamination de l'une sur l'autre qui crée ce trouble, ce Cahiers. Ah oui. H y a de l'érotisme y compris dans les rap­
malaise, ressentis par Hélène et perceptibles dans le jeu de ports mère-fils.
l'actrice. On peut en relever les symptômes dans toutes les
interrogations, à la fois hardies et prudentes, d'Hélène, J.-C. Guiguet. Tu as raison. Mais la scène en question a
quand elle cherche à susciter le dialogue et à libérer les été conçue pour donner visuellemènt un raccourci concret
confidences de Camille. et photographique du sujet... disons symboliquement ins­
36 « LES BELLES MANIÈRES »
crit dans le film. J'avais besoin d'arriver plastiquement à Pour en revenir au film, ce qui m'intéressait dans la ren^
cette image qui contient peut-être la métaphore du film : le contre entre le frère et la soeur, c'était de pouvoir libérer un
dénuement du jeune homme devant ce pouvoir de la instant tous ces élans retenus, réprimés, sans objet. Tout
séduction et de la bienveillance réunies. Le danger était d'un coup, dans cette chambre d’hôtel, je voulais faire naî­
grand de tomber dans le piège de la préciosité et de l'esthé- tre des choses indicibles, qu'on garde en soi, les silences,
tisme. La préciosité apparaît avec la gratuité, avec la les complicités et jusqu'aux couleurs des jours d'autrefois,
dépense inutile. Mais là, c'était impossible parce que la des après-midi de leur enfance. Je voulais que ce soit
scène était non seulement l'aboutissement d'une réalité comme un paradis retrouvé, mais en même temps,un para­
concrète vécue et vérifiée par le spectateur mais aussi la dis précaire. C’est pour cela qu'entre Martine Simonet et
réponse vivante des rapports entre deux mondes sans Emmanuel Lemoine, il n'y a pas de retenue mais un aban­
doute irréconciliables. Si tu veux, pour mériter esthétique­ don vrai. Ça passe?
ment cette image, il fallait que le film en ait mûri lentement
les équivalences dans le développement de toutes les scè­
nes qui précédaient celle-ci. Rien ne dit du reste que j'y sois Cahiers. C'est curieux parce que Camille, le non-acteur, qui
porte le réel, rencontre Martine Simonet-actrice quijoue pour lui
parvenu.
la caution du réfèrent. Elle apporte ta preuve que tout ce qu'il a
dit est vrai, or c'est quand même une actrice qui joue le rôle
Cahiers. H y a quelque chose de la différence des classes d'une prostituée.
sociales qui passe dans ce rapport des corps. C'est une chose
que tu reprends avec le personnage de la soeur qui se prostitue.
C'est aussi un corps social qui se vend et s'achète, le personnage J.-C. Guiguet. C'est qu'il doit bien arriver un moment où
interprété par Martine Simonet. Que pense Camille de cette « tout est vrai! », comme dit un personnage de Vecchiali
découverte ? dans Femmes femmes. Ce qui est frappant c'est qu’elle le
questionne à peine. Il est là, elle le prend, elle est contente
J.-C. Guiguet. Pas tellement de bien. Il est presque cho­ de le rencontrer, mais ce n'est qu'un instant. On a l'impres­
qué et furieux : «Tu n’as pas pu trouver autre chose à sion qu'une fois parti, elle ne cherchera pas forcément à le
faire ? » lui dit-il. Camille n'est pas un marginal du tout. S'il revoir. C'est une chose qui me surprend toujours dans les
est rejeté du monde de la réussite, il n’en possède pas rapports avec certaines personnes simples, qui n'appar­
moins les mêmes réflexes moraux. Son silence en face de tiennent pas au milieu bourgeois et aux belles manières. Tu
Martine Simonet est assez éloquent. Il est un peu moraliste connais des gens d'un milieu extrêmement populaire? Eh
en fin de compte. bien, il y a cette façon inimitable qu'ils ont d'être avec toi,
avec toute une chaleur, une sympathie qui déborde ;tu crois
Cahiers. Avec le personnage delà soeur, on dirait que le film que quelque chose de durable va vivre entre vous après la
passe brusquement du romanesque au réel. séparation, ffas du tout,le rapport profond est immédiat et
il cesse dès que tu es parti. Si tu reviens, tout renaît. C'est
J.-C. Guiguet. Tu sens ça ? C'est d'autant plus juste que un peu ce qui se passe entre eux quand ils se revoient à la
cette séquence est, à quelque chose près, la transposition cafétéria de Beaubourg et qu'il récite Le Corbeau et le
d’un fait réel, j'ai retrouvé un jour une fille que j ’avais bien Renard, en haut du Centre Culturel Georges-Pompidou !
connue... Le retour au réel ne se fait pas brutalement, il y a
tout le plan-séquence de la rue qui est là pour faire une liai­ Cahiers. Je voudrais revenir à Camille. Avec son corps social,
son entre romanesque et réel. sa présence physique, les signes qu'il porte avec lui, comme la
cicatrice, le tatouage, les baskets, il nous fait complètement
Cahiers. Mais très vite la séquence montre la cruauté du réa­ croire à son discours. Mieux, quand il parle, on le voit à l'usine,
lisme. On est dans un autre romanesque mais beaucoup plus on le voit chez le chirurgien. On y croit parce qu'il n'existe pas
brutal. en tant qu'acteur. Les acteurs jouent avec leur filmographie, lui
on a l'impression qu'il joue avec sa biographie et ça fait beau­
J.-C. Guiguet. Oui. Il faut dire que cette séquence s'est coup d'effet.
mise en place avec les plus grandes difficultés. J'ai même
cru qu’on allait devoir supprimer la rencontre dans la rue et
il doit bien y avoir sur l'écran quelque chose de l’inquiétude J.-C. Guiguet. Bien sûr, parce qu'il colle bien au person­
et de l'anxiété de cette journée de travail. Ça se passait nage. Il y a des choses qu'il n'a pas eu besoin d'apprendre ;
dans la rue et on a pensé qu'on pouvait dire à nos copains quand il parle des chantiers de construction, ça, c'est pas
de venir sur le tournage. Quelle erreur! Le nombre de visi­ seulement Camille, c'est Emmanuel aussi parce qu'il a tra­
teurs était bien trop important ; c'était la pagaille. J'ajoute vaillé très souvent sur les chantiers, il était maçon. Même
qu’il y avait aussi deux réalisateurs et deux critiques venus s'il n'en garde pas que de bons souvenirs, il aime ce métier,
là, très gentiment, pour voir. Plus rien ne fonctionnait, et il en parle avec beaucoup de précision. C'est comme
c'était l'inattention absolue, la dissipation. Personne dans le film, on voit tout, il sait toujours trouver le mot juste
n'écoutait, les déplacements à exécuter se faisaient et le geste qui justifie l'acte en lui donnant sa réalité singu­
n’importe comment. En fait, tout cela était entièrement de lière. Les récits de Camille,je les ai mis surtout dans l'appar­
ma faute. J'étais paralysé et rien de ce que je disais ne pou­ tement d'Hélène. Par leur poids de vie réelle,je pense qu'ils
vait convaincre qui que ce soit. J'étais paralysé par tous ces sont en mesure de contaminer le décor de cette femme, en
regards (surtout ceux des réalisateurs) que je sentais dans tout cas de l'éclairer d’un jour nouveau en dévoilant une
mon dos. Je les imaginais comme des jugements suspen­ réalité qu'elle n'avait peut-être pas ou mal perçue. Je pense
dus, prêts à trancher comme le pendule d'Edgar Poë. J'ai à la scène où il décrit les travaux qu'il remarque sur la fres­
compris et demandé à tout le monde de partir. Après, ça a que, lorsqu'elle peint des aquarelles. Peut-être qu'elle n’a
été tout seul. Ce fut le seul jour où la panique est apparue. jamais regardé ce qui se passait là devant ses yeux. Mais
J'ai tout de même appris cette chose importante : un tour­ la principale raison de cette description c'est la volonté
nage n’est pas une promenade. d'échapper au p iè g e -to u jo u rs -d e l'esthétisme. Les plans,
ENTRETIEN AVEC JEAN-CLAUDE GUIGUET 37

Hélène Surgôre dans Les Belles manières

à ce moment-là, sont presque trop beaux; en reliant le tent son libre arbitre. Le film met en place les germes d'une
décor au récit de Camille, la fresque perd sa fonction exclu­ révolte - au niveau des plans et dans certains dialogues.
sive de parure pour s’incarner dans la matière vivante du Avant l'incendie, le thème du feu apparaît cla ire m e nt-si on
film. Ces choses-là,on ne les trouve pas en écrivant un scé­ regarde l'image et si on écoute - par trois fois. Mais cela
nario. n'est ni affiché, ni souligné, ni déclamé.

Cahiers. Pour la scène décisive où il met le feu, quelles ont Ça ne veut pas dire que ça ne soit pas apparent. Le sujet
été les réactions des gens qui ont vu le film jusqu'ici? des Belles manières n'impliquait pas une rébellion frontale
de la part de Camille, mais plutôt oblique. Quand il décrit la
J.-C. Guiguet. Certains la trouvent trop brutale, se plai­ fresque du salon, Camille termine son commentaire par la
gnant par là que rien ne laisse prévoir un coup pareil. remarque suivante : « J'aime bien le ciel,on s'attend à une
D'autres, au contraire, pensent qu'on a immédiatement irruption volcanique ». Que faut-il ajouter de plus ? L’incen­
envie de mettre le feu dans cet appartement dès qu'on y die est aussi une irruption.
met les pieds! C'est curieux, il n’y a pas de position
médiane entre ces deux attitudes extrêmes. En fait, je sup­ Cahiers. Si on voulait trouver les bonnes raisons qui caution­
pose qu'il y a tous ceux qui ne disent rien, parce qu'ils ne nent son geste, quelles seraient-elles?
voient rien à redire à ce sujet comme allant de soi, mais
quand réactions il y a, elles sont toujours très opposées. J.-C. Guiguet. Peut-être tout simplement son rapport
Peut-être me suis-je trompé. C'est possible. D'ailleurs, que avec l'appartement vide pendant les jours qui suivent le
l'on soit surpris par l'acte incendiaire ne me gêne pas. J'ai départ d'Hélène. Elle absente, peut-être y a-t-il un dialogue
pris la peine de rappeler la vraisemblance de cet acte inat­ silencieux entre les objets, le décor et Camille? N'y a-t-il
tendu dans une observation du juge d'instruction : « A la pas, de sa part, une sorte d'investigation des lieux, une
veille des grandes catastrophes, elles paraissent toujours espèce d’enquête minutieuse ? Il va jusque dans la cham­
improbables ». Cet acte n'est pas signalé explicitement par bre d'Hélène et renifle les parfums, tripote les boites de
un comportement d'ordre psychologique. Il faut laisser la fard... Il démasque peut-être la mise en scène des « belles
psychologie aux commentateurs puisqu'elle est cette grille manières »...
qu'on ajuste après coup sur les actes. J'ai mis des signes
à la place de la psychologie. Des signes qui n’agressent pas Cahiers. J'ai l'impression qu'après l'incendie, le film est fini,
le spectateur, qui n'entravent pas sa liberté et qui respec­ qu'on n'apprend plus rien et qu'il s'agit plutôt d'une série de confir­
38
mations. C'est le social qui revient sous forme de machine, Cahiers. Le romanesque a besoin d'écrire sur le corps de
d'institution, etc. ? quelqu'un, de vampiriser quelque chose.

J.-C. Guiguet. Après l'incendie, le film se dirige vers le réel J.-C. Guiguet. Oui, on retrouve ce que tu disais tout à
le plus concret, le plus brutal. On en a eu déjà des marques l'heure.
patentes avec la soeur, la vieille dame aux journaux et
l'agression nocturne, mais ces accidents restaient liés au fil Ca h iers. Ce film est exécuté avec une sûreté assez rare. C'est
romanesque. Après l'incendie, le réel reprend ses droits et ton premier film ? Tu n'as pas fait de court métrage avant ? D'où
envahit l’écran jusqu'à la fin du film. On assiste à un autre viens-tu?
cérémonial,celui du monde carcéral avec l'appel des déte­
nus anonymes et des visiteurs. Tu crois qu'on apprend rien J.-C. Guiguet. Non, pas de court métrage. J'ai été deux
à ce moment-là ? fois assistant et j'étais critique. J'ai commencé à Image et
Son et j'ai tenu la chronique de cinéma à la N.R.F.,ces trois
dernières années. Je me suis arrêté quand j'ai vu que j'allais
Cahiers. Avec la scène du « viol » dans la cellule, il y a un pouvoir réaliser le film. Sinon, pour vivre, je travaille 40 heu­
rebondissement. On dirait que tout ce qui a été refoulé par l ’un res par semaine, comme beaucoup de gens et ça n'a rien
et l'autre revient par te biais du réel. On pourrait penser que c ’est à voir avec le cinéma.
l'expression du désir de Camille, car ce n ’est pas un personnage
clair, son rapport à la beauté, ce goût pour la classe supérieure... Cahiers. Ça t'a aidé, la critique?

J.-C. Guiguet. Je ne peux pas parler de cette scène-là et J.-C. Guiguet. Ça m'a permis de mettre quelques idées en
suis incapable de l’analyser, de la tirer au clair avec des ordre,de mettre au point quelques certitudes sur le cinéma.
mots. Je peux dire qu'elle s’est imposée à moi tout de suite, Mais c'est lassant, on rabâche vite à la longue.
dès l'écriture du scénario,dès que je faisais le film en rêve,
immanquablement, ce «m o m en t» arrivait comme une
Cahiers. Ces certitudes, tu peux en parler?
nécessité. Cette séduction que Camille exerce sur Hélène,
sur son fils, sur sa soeur, s'exerce forcément sur moi, s'est
J.-C. Guiguet. Il y en a peu. Les incertitudes sont sûre­
exercée d ’abord sur moi, quand j ’ai écrit l'histoire du film.
ment plus précieuses. Non J ’aurais dû parler d'options, plu­
Cette scène est un acte d'amour. Ce n'est pas un viol, c'est
tôt. C’est lié aux goûts et aux dégoûts. Goût pour les choses
une étreinte. Il n'y a qu'une brutalité de circonstance, il faut
droites, la forme qui affirme la force d'un sujet, la méthode
bien que le détenu empêche Camille de crier pour ne pas
qui ordonne l'instinct, et dégoût pour tout ce qui est vague,
alerter les surveillants. Dès qu'il est calmé et rassuré, c'est
approximatif, pour le flou, les tours de passe-passe moder­
une douceur visible qui habite ces minutes nocturnes.
nes, les effets tous azimuths - y compris les effets de maî­
trise - tout ce qui fait la gloire passagère des imposteurs de
Cahiers. C’est Théorème à l ’envers. tous ordres, hommes et femmes.

J.-C. Guiguet. Ah, je n’y avais pas pensé! De tout le film, L'envie d'écrire un scénario s'est fait de plus en plus res­
c'est le plan le plus difficile à réaliser et je l'ai fait le dernier sentir avec la difficulté croissante que je rencontrais à ana­
jour. Le tournage s'est terminé sur ce plan là. Le plus délicat lyser les films des autres. Mon plaisir du cinéma agonisait
était de décider s'il fallait découper la scène ou au contraire à chaque fois un peu plus douloureusement. J'ai donc écrit
la traiter en plan-séquence. En découpant, on fait neuf fois cette histoire des Belles manières, qui s'intitulait d’abord
sur dix un choix spectaculaire, on opte pour la virtuosité et « Les Travaux et les jours ». Cette histoire fonctionnait à un
l'effet. On prend le risque de tuer l'émotion en déguisant la premier degré d'immédiate perception. Ensuite, j'ai beau­
situation avec de faux ornements. Pour cet instant-là, il fal­ coup travaillé pour ne pas être carrément indigne des films
lait surtout que l'émotion passe et j'ai décidé de faire un que j'aimerais.
plan-séquence en assumant un risque plus exaltant que le
premier : celui du ridicule. Si je sens bien les choses, ça ne Cahiers. Le pathétique est devenu une chose rare au cinéma.
sera pas ridicule, voilà ce que j'ai pensé à ce moment-là. On ne voit plus de vrais drames.
Souvent, la ligne droite est encore le plus sûr moyen pour
aller d'un point à un autre. Je suis toujours furieux devant J.-C. Guiguet. Peut-être que le cinéma est devenu trop
les fausses audaces dans les films dès qu'on veut aborder prudent. Contrairement aux apparences, on est pudique
les rapports entre les hommes. Toutes ces subtilités de aujourd'hui, on n'étale pas les sentiments, on a bien trop
pacotille, ces suggestions qui ne sont que des dérobades. peur du ridicule. Etant de plus en plus incapable d'atteindre
Pourquoi mettre des ombres là où elles n'ont rien à faire? le coeur du public, on essaie de toucher la tête. Le cinéma
Chaque fois que je sens ces pudeurs inutiles, j'ai envie de n’est plus attentif au pathétique de l'existence humaine, de
dire : « S'il vous plaît, au sujet, pas de simagrées! ». moins en moins en contact direct avec les formes vivantes
du réel,et de plus en plus en « intelligence » avec les formes
qui en sont la représentation. Tout un courant dit
Cahiers. Cette scène entre Camille et le détenu est peut-être
« moderne » passe par une impasse qui est celle de la réfé­
un retour de tout ce que les rapports avec Hélène n'ont pas
rence. La plupart des films qui représentent le cinéma à
réussi à faire aboutir.
venir sont des films référentiels, saturés d'emprunts, de
vols,de cambriolages,qu'on refile en douce au marché noir
J.-C. Guiguet. Peut-être. En tout cas, à la fin, quand elle
de la modernité. Tout cela n’est pas très passionnant. Le
vient reconnaître le corps du jeune homme, la séduction de
besoin de faire des films n'a plus grand chose de spontané,
l'actrice est à son point le plus fort. Son visage voilé est
le cinéma est devenu un tremplin pour parvenir sociale­
lisse. Elle n’a plus d’âge, elle est hors du temps, c'est peut-
ment. C’est triste.
être un vampire, un succube venu là pour constater l'oeuvre
de la mort. Comment savoir? (Entretien réalisé par Serge Daney et Serge Toubiana)
LA CINÉPHILIE EN QUESTION

SUR PASSE-MONTAGNE, FILM FRANÇAIS


PAR BERNARD BOLAND

J.-F. Stévanin

Passe-M ontagne est pour moi le film français le plus fort et désormais abandonné de l’avancée du tem ps, l’a m o u r du
le plus important depuis les débuts de la Nouvelle Vague. Si ce cinéma, q ue nous revendiquons, nous fait aussi peur; nous
ju g em en t se borne aux limites du ciném a et du territoire natio­ savons tous au fond que notre temps est passé, et que cet am o u r
nal, ce n'esl pas par prudence : le film de Stévenin nous inter­ sans avenir risque de nous enfoncer dans le réduit des sectes.
pelle avant tout en tant que cinéphiles français et particulière­ C ’est pourquoi nous rêvons, nous cinéphiles, d ’un ciném a qui
ment en tant que spectateurs de la Nouvelle Vague. Disons se brancherait sur ce qui est proposé, en fait de vie, à ceux qui
encore q u ’il nous prend et nous tient à l'am our et au goût, ne sont plus je u n e s : soit la vie sociale avec ses nostalgies et pas­
notions à nouveau en faveur chez les cinéphiles français après sions raisonnables, ce que les analystes appellent jolim ent
un e période de mortification. Notions de retour donc, et com m e « l’accès au symbolique » ou à « la bêtise du signifiant ».
telles, peu vivifiantes. Louis Skorecki soulignait d ans son article
Contre la nouvelle cinéphilie q u ’il ne m anquait pas de films pas­ Si j ’aim e tant Passe-M ontagne, c’est q u ’il prend racine ju ste
sionnants aujourd’hui mais qu'o n ne savait trop q u ’en faire, ni à l’endroit de la frustration cinéphilique, sans rien en dissim u ­
trop c o m m en t les aimer. Il est bien vrai qu’il y a eu une jeunesse ler, sans s’em barrasser(et se culpabiliser) de solutions raisonna­
cinéphilique. Alors l’a m o u r était espoir car il se supportait d ’une bles, sans réserver cette part de sagesse qui doit rendre suppor­
part d ’inconnu, de tem ps-à-venir qui lui donnait une portée table nos dém ons. (Ce faisant, il sauve peut-être réellement la
éthique. A ujo u rd ’hui nous som m es dans l’après-cinéphilie; cinéphilie, mais nous verrons cela plus loin.) Car que nous
40 LA CINÉPHILIE EN QUESTION
donne-t-il à voir, avec succès, et ap rès c o u p , sinon l’aventure Ainsi le sujet spectateur se trouve à la fois attelé au leurre et
m êm e de la jeunesse qui est toujours aussi, Stévenin le souligne à la vérité. Sa vérité étant de rester passif, spectateur idéal puis­
à sa manière indiscrète, une aventure du pays, du terroir? U ne que la place à laquelle il doit advenir est déjà prise ; l’é v én em en t
virée du côté du corps de la mère-pal rie? où il doit se donner au G rand Autre lui a été volé, la mère l’a
réalisé devant lui et il est le sujet de cette réalisation : son désir
Par sa réussite il nous pose aussi une autre question qui, tou­ vrai c’est d’être à nouveau pris par le « spectacle total » soit, si
chant au ciném a c o m m e machine, nécessite selon moi une l’on peut employer cette expression : d ’être baisé par le phallus
incursion d an s « la théorie du cinéma », à savoir : co m m ent de la mère.
cette résurrection est-elle possible et à quel prix? Q u ’est-ce qui
fait que l’on doive parler à son endroit non de chimère mais de O n voit que cette rapide description laisse intacte la question
vérité ? Question m êm e de l’écriture cinématographique dans que je posais précédem m ent, soit : com m ent cette reprise dans
son rapport au corps et au temps. l’art cinématographique de l’acte d ’écriture est-elle possible ?
Car je n’ai envisagé les choses que du point de vue du specta­
* teur, sujet passif, suppôt de la machine asservi véridiquement
* * à ses effets. Je crois que la position de l’écrivain d'image, de
l’auteur, de celui qui a la charge de métaphoriser l’événem ent
originaire, n’est pas différente de celle du spectateur, seule­
« Un film pour cinéphiles» : voilà qui ne paraît pas en sa m ent, de celte position d’après-coup, il lui faut agir. Q ue se
faveur. Ne réclam ons-nous pas, aujourd’hui particulièrement, passe-t-il lorsque le spectateur idéal (le cinéphile) veut s’échap­
des oeuvres pour tous publics ? Des oeuvres qui se font par-delà per de sa vérité de spectateur et agir lui aussi ? (Disons lorsqu’il
ces segm entations sociologiques, ces cibles publicitaires qui veut faire des films.) Il est alors condam né au semblant car il
font de chaque groupe u ne secte en puissance et auquel on ne n ’a à sa disposition que des résidus de l’opération d ’écriture des
peut présenter que des simulacres de cinéma. Un film se fait images. Restes déchus du Grand Autre par le passage de la
« pour tout le m o n d e », c’est-à-dire « pour personne », pour mère, accumulation sans fin de déjà-là.
l’A utre qui ne sait rien d ’avance ? C ependant, si les cinéphiles
sont différents des spectateurs m oyens, ce n’est pas q u ’ils for­ C ’est pourtant toujours dans l’après-événem ent que l’on
m ent une espèce à part, au contraire : ils sont plus moyens et écrit, et c’est pourquoi ça a rapport à la mort. Disons que la tota­
plus simples que le plus moyen des spectateurs, rien d ’autre que lité vide, morte, inactuelle de l'effet de l’écrit « revient » en
des spectateurs; ils inscrivent cette place dans leur corps. A ce quelque sorte sur le corps de la mère hystérique et le touche.
titre ils peuvent être dits névrosés mais ce qui m ’intéresse ici
c’est q u ’ils ne le sont pas « par accident », mais que la névrose Opération grave, dramatique en ce q u ’elle s’attaque directe­
cinêphilique fait structurellement partie du dispositif m êm e du m ent au corps de la mère. Opération qui me semble essentielle
cinéma. dans l’acte d'écriture (m êm e s’il existe d’autres manières, plus
joyeuses peut-être, de le décrire) et dont certaines expériences
La m achine-ciném a qui tient le cinéphile est dans son prin­ poétiques du XIXe siècle, c om m e celle de Rimbaud, nous m o n ­
cipe écriture. Bien e n ten du, elle peut m anquer cette écriture, se trent la puissance et le drame.
réduire à l’ingéniosité technicienne de l’écrit cinématographi­
que, c’est alors le simulacre : le faux film, et le cinéphile Ainsi l'auteur (qu'il soit poète ou cinéaste)« revient » à l’évé­
dem ande des vrais films, c’est-à-dire réalisant la vérité princi- n em ent pour rivaliser avec la puissance maternelle et dans la
pielle d ’écriture de la machine. Il y a là une vérité intuitive perspective folle de la vaincre. Ce faisant, il se déchirera lui-
imparable (une im pression),pour le cinéphile: l’écriture des m ê m e dans son corps car il est lui-même chose, effet de la mère.
images existe ou non. Pour présenter une telle force d ’évidence, Cela dit, ce contact catastrophique produit à son tour de l’effet
cette reconnaissance doit se référer à un événem ent originaire, pour lespectateur(ou le lecteur) : le G rand A utre a u n e nouvelle
toujours sans cesse recherché et réclamé par le. cinéphile : fois été vaincu, le rapport sexuel s’est de nouveau écrit, ce qui
m o m en t où l’écriture des images pour la première fois a eu lieu. le conforte dans l’idée que c’est possible : ça fait partie de l’écri­
Pour l’évoquer, j'utiliserai ici la métaphore du langage psycha­ ture, dispositif où l’a uteur et 1e« récepteur » forment une sorte
nalytique. Disons que ce qui tient le spectateur, qui constitue de couple infernal, l’un ne cessant d ’y aller de son corps pour
son év én em en t toujours recherché, c’est un recouvrem ent de m ontrer à l’autre que oui, décidément, de la m ort peut renaître
l'avènem ent du sujet, c o m m e corps, au symbolique par un ima­ la vie.
ginaire. En d ’autres termes, l’é vénem ent originel pour le sujet
de la découverte de la castration, racine de tout acte, s’est *
trouvé, co m m e dans la foulée, recouvert par son effet : le plein * #
form idable du phallus visible, représentable. M om ent sidérant,
dans la m esure où ce com blem ent « profite » de l’énergie néga­ Face à l’écriture poétique et sa folie possible, le spectacle théâ­
tive de la castration. Le plein n’est rien sans le m anque, mais tral représenterait un art heureux, d'artistes et de spectateurs
co m m e effet, il le dissimule. M om ent d’origine du leurre : le heureux. C ’est pourtant à son endroit qu’on a parlé de croyance
sujet croit q u ’il n ’y a « que le phallus » mais il ne peut y croire (voir à ce sujet l’ouvrage d’Octave M annoni : Clefs pour l'im a­
que parce q u ’il y a la castration,« derrière » en quelque sorte. Le ginaire) à ju sle titre. Mais si la croyance m arche à plein au théâ­
sujet du G rand A utre cède derechef la place au sujet du phallus tre, c’est pour en faire disparaître tou te trace. Il y a du texte dans
imaginaire. De libre parce q u ’assujetti au G rand A utre, « maî­ le théâtre et celui-ci, tout com m e le scénario d ’un film, est
tre » sans figure, sans « il y a déjà » imaginaire, mais au représenté par l'action théâtrale, mais ce texte représentatif est
contraire c o m m e ouverture d’à-venir, le sujet passe sous le joug c om m e brûlé, digéré, désécrit par l’assemblée collective des
de la présence imaginaire, du déjà là. Présence non pas chim é­ spectateurs, représentants du grand corps social universel où se
rique mais sou ten u e par le m anque : com m ent ne pas avancer dispersent sagement les énergies qui viennent d ’être mises en
ici, co m m e figure majeure de cette diabolique réunion de cas­ jeu. Ainsi, au coeur m ê m e de la croyance la plus ressentie, la
tration et de corps d ’am our, la mère hystérique à laquelle, selon plus forte, la plus extrêm e (et qui donc éliminerait toutes les
l’expression de Daniel Sibony dans « La Haine du désir », « il attitudes d'objectivité, toutes attitudes défensives, contem po­
ne m an q u e rien, pas m êm e le m anque ». raines celles-ci du cinéma), une autre force agirait, force de dis-
SUR PASSE-MONTAGNE. FILM FRANÇAIS 41
persion au vent, puissance victorieuse de l’énergie négative du De cette m achine dont les « sujets » sont les cinéphiles, il
non-rapport sexuel ; puissance du tem ps qui passe, de l'oubli, de n’est pas question ici de se protéger, de « faire attention », de
sagesse et de bêtise donc, au delà de toute peur et de toute réclamer des injections d'oubli et de sagesse-bêtise, de castra­
menace, au delà de toute inscription. tion adaptée. Ces mises en garde nous paraissent trop prises
dans une structure dénégative pour ne pas nous inquiéter
Au théâtre, ainsi, le spectateur collectif se réunit dans le davantage que la découverte des dangers du cinéma. De la cas­
m êm e temps pour sacrifier l'auteur du texte et son spectateur tration au cinéma, en un sens, il n’y a que cela : le ciném a en
individuel su r l’autel de cette puissance d’oubli. L’écriture ciné­ fait la fete. On parle aussi de lutter pour la fin du p h én o m èn e
m atographique, au contraire, agit dans le décalage temporel, cinéphilique : enfin la castration n ’aurait plus de dépôt, d ’effet.
dans son effet de m étaphore ; le spectateur vient après consom ­ Fin du pouvoir du cinéma, fin des images etc... (ce serait aussi
mer une action mise en boîte c om m e si (mais c’est le com m e si retourner aux origines, avant l’écriture). C ’est peut-être oublier
de l’inscription métaphorique, pas du simulacre) elle était pré­ que l’artiste, celui de l’écriture, est toujours un premier specta­
sente. teur, un « raté » de la puissance initiale (celle de l’hystérie) qui
se met en devoir de tracer la vérité de sa place, à ses frais.
Si je compare le ciném a à l’écriture poétique, c’est pour m et­
tre l'accent su r la possibilité de dram e,de folie, que recèle tout *
dispositif d ’écriture. O n sait par ailleurs que le cinéma raconte * *
des histoires, se fait sur des scénarios narratifs (fussent-ils les
petits scénarios comiques du burlesque),même si certaines voix La Nouvelle Vague française a été un m ouvem ent de cinéphi­
avant-gardistes réclament pour lui la fin de la narration. (Pour­ les; mais l’important c’est q u ’elle a produit - effectivem ent - des
quoi ?). La narration est un régime de ce tem ps particulier que films de cinéphiles. Cela doit nous étonner, aujourd’hui que la
nous avons appelé tem ps de l’oubli, contre lequel en quelque faiblesse artistique du cinéma cinéphilique français nous fait
sorte se contracte l’inscription poétique (1). La narration, à tra­ souvent penser que le passage du spectateur à l’auteur, de
vers la représentation et ses mille détours, écrit ce qui pour un l'am our au désir de cinéma, semble impossible,. T o u t se passe
sujet est le plus inappropriable, soit sa vie, son destin : quelque c om m e si nom bre de cinéastes français d ’aujourd’hui désiraient
chose q u ’il ne peut localiser au moyen de la métaphore. L’écrit faire l’économie de leur filiation à la Nouvelle Vague et regarder
narratif fuit, diffère les images, et leur arrêt métaphorique, tou­ du côté des « ancêtres » (du côté des maîtres) ; c’est que, je
jours possible, s’affecte de son passage ; il disperse l’énergie crois, le cinéma de la N.V. a représenté une sorte d ’art cinéphi­
explosive de la métaphore au vent du temps et trace sa perte. lique absolu : com m e si le spectateur faisait le film q u ’il voyait.
Ce qui a été n ’est plus, ce que l’on constate chez les maîtres du La part d’inconnu rayonnante du ciném a (avant tout am éri­
cinéma narratif qui, au travers des séductions les plus excitan­ cain), ce secret cinéphilique, puissance de jonction de l’am our
tes, savent m ener les images à leur term e, en conformité avec et du désir, s’est trouvé réalisé par le ciném a de la N.V. Recon­
les lois du destin : il faut savoir terminer un film. Reste cepen­ naître ce « miracle » com m e tel n’est pas tant, pour nous, glo­
dant pour le spectateur une trace que l’on peut caractériser par rifier ce cinéma (bien sûr que nous l'aimons - c o m m en t faire
la notion de durée. Ainsi le ciném a inscrit quelque chose « de a utrem ent ? N ous verrons d ’ailleurs à rendre cette gloire moins
plus » que la poésie : le tem ps m êm e de la dispersion du temps inquiétante par l’intervention de l’a u te u r)q u e repérer une filia­
qui, se renversant et se structurant en durée, produit de l’effet. tion spectatorielle spectaculaire de la machine-cinéma.
Un cinéaste com m e Mizoguchi a, me semble-t-il, été aussi loin
que possible dans la direction de ce bas régime des images : Les auteurs de la N.V. ont passionném ent cru au cinéma (et
jam ais de métaphore dans ses films, jam ais d ’événem ent, sans doute les premiers artistes-artisans cinéastes de la pre­
jam ais de collusion-localisation temporelle. Rien n’a jam ais lieu mière moitié du siècle croyaient,eux; passionném ent au théâtre,
dans le présent. La caméra mobile filme le m o uvem ent m êm e au music-hall, au roman, au cirque etc...) et ils ont écrit le
du temps, sans points d'appui, sans montage. Et entre les scè­ cinéma de cette croyance, soit par rapport au ciném a français
nes, ces étranges fondus au noir, injections de mort, terminai­ poussiéreux et moribond des années 50 : un ciném a puissant,
sons absolues, perles radicales d ’énergie où tout s’abîme. efficace, séducteur, et sauf, et dès le début, chez Godard, un
cinéma de la bonne fo rm e euphorisante, très loin par là de la
* sagesse des maîtres américains, exprimant pourtant un rapport
* * fort à ce classicisme, mais vu du côté du spectateur par le bout
du meurtre de l’Autre. « M eurtre de l’A utre »,ça veut aussi dire
On voit par là que l’objet privilégié de la passion cinéphilique, pour le spectateur qui brigue la place de l’auteur, m eurtre de ce
ce pur et cristallin joyau, « extrait sec » d u cinéma, ne serait pas dernier pour aller directem ent là d’où il tient son pouvoir : sur
la métaphore à haut régime rendue plus vivante, plus forte, plus le corps de la mère-cinéma, lieu originel de la croyance, corps
croyable par la puissance de la représentation (faisant flamber d ’images qui attendent d’être levées, tracées, prélevées par
pour l'effet de la totalité les pulsions partielles du regard et de l’écrit cinématographique ; lieu de la véritable filiation artisti­
l'écoute). On voit que ce ne serait pas non plus la vérité de la que. L’opération n'est pas toujours possible, on le voit
métaphore, la cause de la représentation : béance irreprésenta­ aujourd’hui, et en vérité elle est toujours unique parce que liée
ble et traum atique, fin du fin du savoir moderne. Ce serait un à un é vénem ent particulier dans un imaginaire historique. On
objet plus « profond », si l’on peut dire, un autre A utre, celui de peut peut-être l’approcher som m airem ent en disant qu'il y a eu
la loi du temps. Cet objet, par la narration, entre dans la à cette époque u n e faille à l’endroit de la mère, un « entre-deux
machine-cinéma, s’anime à la représentation et produit son mères ». D ’u n côté une mère-patrie de la fin des guerres colo­
spectateur. Le grand cinéma narratif, celui des maîtres, a aussi niales, la France, humiliée (américanisée), ne souten an t plus ses
son fou structurel mis dans l’impossibilité d’oublier (ce qui ne enfants ; et de l’autre côté une mère-cinéma (américain) forte,
veut pas dire q u ’il ne peut pas refouler (2), et sû re m en t le peut- « arm ée » selon l’expression de Daniel W ilhem , en qui la
il moins que dans le roman^à cause de cette sorte d ’em prison­ croyance était totale. Les cinéastes de la N.V., enfants frustrés
nem ent par l’écrit des pulsions partielles. Il s’agit d ’une et spectateurs comblés, ont en quelque sorte profité de la dis­
machine infernale puisqu’il est effectivement question d ’une torsion ainsi créée (et sans laquelle il n’y a pas de création pos­
certaine mort de l’Autre, que le cinéma imprime sur le corps du sible) pour soutenir et sauver une mère par l'autre. Seulem ent,
spectateur. quelque chose s'est perdu d ans l’opération, et c’est en ceci que
. 42 LA CINÉPHILIE EN QUESTION
le cinéma N. V. a été nouveau. La part du maître et de sa propre En fait, la notion d 'a u te u r possède deux versants. Elle sert à
sagesse, l’inconnu miroitant et à la fois protecteur, propre au se protéger d’abord de la machine-ciném a et de son caractère
cinéma narratif, s'est mis à consister, à se rassembler dans ce infernal. De ces prodiges merveilleux et inquiétants que le spec­
q u ’il faut appeler un fétiche. Je parle là d’une caractéristique tateur voit sur l’écran, quelqu'un est le maître. Une figure
générale du ciném a N.V., indépendam m ent du talent propre sociale, institutionnelle, sage (et bête) est invoquée pour s’inter­
de chaque auteur. C ’est dire que je parle, encore et toujors, du poser entre le cinéphile et le film. O n reconnaîtra la patte (la
côté du spectateur idéal, qui n’est tel que parce qu'il perçoit le main secourable)du père au milieu des séductions les plus gran­
cinéma q u’il aime c o m m e essence, « grande » mère du cinéma. dioses, on la reconnaîtra au film suivant : un a uteu r fait plu­
sieurs films et amortit ainsi le contact mortel avec le film dans
Le fétiche peut être repéré, chez Truffaut par exemple, par son aspect de première fois (quand l'écrit touche à l’origine).
une sorte de pointillé, détachant et m ontrant un morceau de Une grande partie du cinéma d’Hitchcock a joué ce rôle raison­
film co m m e fragment : ça peut être un effet de réel, com m e la nable. (5)
mort subite d ’Harry Max dans Baisers volés, ça peut être un effet
d’irréel co m m e le « co m m e si » de la fin de L ’A m our en fuite.
Ça peut être aussi un effet technique com m e les trucages cY Une Cela dit, l’auteur, c’est aussi la singularité, une m arque indi­
belle fille com m e moi ou co m m e l’arrêt sur l’image dans Les 400 viduelle, un « signifiant irréductible » com m e dirait Serge
coups... (Un pas de plus et le fétichisme à force d ’am our devient Leclaire. Ce signifiant, pour faire oeuvre écrite, doit s’imprimer
prélèvement su r le corps de la mère. C ’est ce que nous verrons sur le corps de la mère, qui est aussi le corps propre, c o m m e
chez Stévenin.) Pour D e m y je parlerais plutôt de grands fétiches chose de la mère : com m ent expliquer a u trem en t cette levée
lyriques, l'auteur de Peau d'âne étant le plus heureux de tous d ’images q u ’opère le cinéma ? Sans doute avec la constitution
car il a utilisé une structure narrative intouchée ju s q u ’alors du fétiche d’images écrit, au delà du meurtre du maître, la mère
dans le cinéma : celle du conte de fées. pour être sauvée n’en est pas moins atteinte dans sa chair. Il y
a de la catastrophe là - dedans, de l’irréversible, qui expliquerait
Il y a de la vérité du sexe dans ce cinéma, ne serait-ce q ue par­ la grandiose et glorieuse fascination cinéphilique, l’effet reste
ce q u ’il ne dissimule, ne refoule rien de la réalité de la castra­ d ’autant plus formidable que la vie-mort que le fétiche préserve
tion ; il la retourne et la redresse, bafouant ainsi toutes les sages­ com m e totalité est celle de la mère. C o m m en t supporter
ses. En fait, le refoulement est rejeté du côté du spectateur d ’imprimer, de façon efficace, sa m arque d ’a uteu r à une telle
malin qui en sait un bout sur la castration. La réalité sexuelle opération ? D ’a u ta n t que les cinéphiles, c om m e spectateurs, en
n’est-elle pas présentée tout entière dans la bonne fo rm e du féti­ sont les sujets. Le film de Stévenin, contemporain, lui, du phé­
che (3)? Ainsi, dénoncer le fétiche au nom de la castration, c’est n om ène sectaire, du féminisme et des désastres écologiques
se m asquer le fait que la place du N om de Y A utre est déjà prise autant que du ciném a de M onte H elm ann et de Cassavetes,
et que c'est à celte place que la croyance tient. Q ue le cinéma renouvelle le délit. Ce faisant, il permet de mieux mesurer les
fétiche et sa pointe de la bonne forme ait représenté aussi une enjeux de la Nouvelle Vague en m êm e temps q u ’il m arque par
audace, une logique, une agression dans le cinéma français, les rapport à celle-ci u ne avancée, de forme et de contenu.
innombrables réactions de rejet, de haine et de fausse indiffé­
rence (cf. le cas de La Religieuse) que la N.V. a suscitées dans
les institutions cinématographiques en est un signe. Que la *
filiation m audite tienne toujours, on le perçoit aussi bien dans * *
les efforts, infructueux à m on avis, des cinéastes français qui
veulent s'en passer, que dans la réussite im prévue et spectacu­ Passe-M ontagne est un film d "acteur. Il faut se souvenir que
laire de Stévenin. les acteurs ont souvent donné les oeuvres les plus troublantes
et les plus inclassables au regard des auteurs. (Je pense en par­
Il faut dire ici un mol de Godard, qui se distingue des autres
ticulier à Paul N ew m an, Charles Laughton ou m ê m e Gérard
auteurs de la N.V. en ce q u ’il n'a jam ais pratiqué un cinéma de
Blain). Ceux-ci occupent proprement une place intermédiaire
la bonne forme. Non q u ’il n’ait rapport au fétiche, à la croyance,
entre l’a uteur et le spectateur, entre la création et la croyance.
à la cinéphilie : G odard ne parle m êm e que de ça ; seulem ent
Place du pouvoir hystérique, place où l’écrit s’hystérise vers le
chez lui les images de l’am our sont toujours hachées, au m a u ­
spectateur. (A ce propos, un des signes de la faiblesse généra­
vais endroit, par le m ontage, les mots, les discours et enfin
lisée des « auteurs » aujourd’hui est que ceux-ci font de plus en
l'autre image (Numéro deux), cette dernière agression représen­
plus confiance, de façon souvent aveugle, au pouvoir des inter­
tant l'entreprise la plus forte pour retrouver la vérité du rapport
prètes). Dans Passe-Montagne, tout se passe c om m e si Stévenin
de l’auleur à la croyance. Godard, je crois, n’a jamais
avait coagulé toutes les places. A uteur, il se dirige lui-mêm e et
« dépassé » le ciném a N.V., il en a été plutôt le com pagnon de
ce personnage dédoublé et par là renforcé, va diriger, agir un
route tentanl d'en retrouver, dans le m alheur et l’écartèlement,
autre acteur qui joue dans la fiction le rôle d’un spectateur. Dis­
le point d'origine de l’entre-deux mères. Dans Numéro deu x ,
positif « terroriste » si l’on veut, anti-brechtien, en ce q u ’il
l’image n ’est plus attaquée que par l’autre image, le fétiche se
pousse à l’extrêm e le rêve du spectateur de participer au film
scinde en quelque sorte, désignant par là la fracture de l’entre-
auquel il assiste. Cependant, cette épopée du couple maudit
deux mères qui l’a rendu possible.
(l’a uteur agissant le spectateur) trouvera dans Passe-Montagne,
peut-être pour la première fois, sa narration; c'est dire que les
De façon apparem m ent paradoxale avec ce qui précède, la chem ins et rapports respectifs des deux h om m es seront tracés.
cinéphilie française qui a accompagné la N.V. a découvert et Voyons de plus près.
imposé la notion d'auteur ; et d’abord là où il y en avait le
moins : dans le cinéma américain, où la machine productive
marchait toute seule en quelque sorte, représentant par là l’idéal D ’abord, l’entrée narrative et imaginaire : un h o m m e (Serge)
spectatoriel, le rapport total à la « grande » mère dont on parlait en « enlève » u n autre (Georges) en se servant pour cela de ce
plus haut (Pascal Kané soulignait à ce propos, dans Réponse à qui peut lier deux hom m es : une bagnole, c’est-à-dire une
CNC. le paradoxe des « Mac-M ahoniens », glorifiant les machine. Par cette faille ainsi ouverte dans la vie sociale, celle
auteurs qui n ’en étaient pas, fidèles serviteurs de la machine, des couples (chacun est marié), Georges va suivre Serge vers ce
paradoxe logique : les cinéphiles veulent tuer les auteurs.) (4) que celui-ci veut lui m ontrer et lui faire vivre : un m onde
SUR PASSE-MONTAGNE. FILM FRANÇAIS 43
« d ’h o m m es » effectivement, celui de l’imaginaire masculin que, quelque chose c om m e le chant m ê m e de la parole sensée,
d’avant la vie sociale : l’adolescence avec ses promesses fantas­ utilisant pour cela, sans jam ais s’y précipiter, le non -sen s du
tiques, jam ais tenues « dans la vie », laissées abandonnées par bruit. Ainsi, égalem ent, des descriptions d o n t on peut appré­
les lois du destin (aujourd’hui trop bien connues) auxquelles hender le type de régime dans cette scène ou Georges lit un pas­
Stevenin, utilisant leurs détours possibles, va s’attaquer. On sage du manuscrit du roman (donc la vie m ê m e de Serge) : la
verra donc des intérieurs d’h o m m e s (où fem m e n ’a encore vitesse de la scène ne nous permet pas seulem ent d ’apercevoir
jam ais pénétré), des livres de m athém atiques, des cartes géogra­ à ce m o m e n t q u ’il s’agit d’un « roman d’adolescence » (ce qui
phiques, des plans, un manuscrit de roman. O n verra aussi des le ramènerait ainsi à sa pure désignation, à son titre), mais nous
groupes d ’h o m m e s (paysans, garagistes), une nature juras- laisse lire aussi quelques phrases (il s’agit d ’un « coup » guerrier)

Jacques Villeret

sienne tracée à pied ou en voiture. O n verra surtout des actions de bas en ha u t, c om m e un lecteur. On voit par là q u e c’est sur
d ’h o m m e s : des complots se tram ant le jour mais aussi durant le corps m êm e de la représentation (ici le signifié de la lecture)
des nuits co m m e on n ’en a jam ais vues au cinéma. Des femmes que le film travaille, collé-décollé à lui, sans jam ais le quitter, au
aussi, vues par les yeux du groupe d’hom m es, des fem m es qui contraire de ce que ferait un cinéaste moral qui, pour la m êm e
ne dialoguent pas, présentées dans la totale opacité de l’autre scène, donnerait à lire le tem ps q u ’il faut pour oublier et su tu rer
sexe. Toutes ces images vectorisées, mises dans le sens d’une le contact avec le corps. Les scènes ouvertes, tremblées, tailla­
recherche, d ’un point d'intersection introuvable, mais qui sera dées, précises-imprécises, ont la m ê m e puissance d ’évocation
reconnu cependant : une combe magique entre trois c o m m u ­ que les fragments fétiches des cinéastes de la nouvelle vague,
nes. mais elles les reprennent et les dépassent, disons, dans la
forme.Chez Truffaut par exemple, la forme fétiche, le petit scé­
nario brandi et détachable, est toujours incroyablement lisse et
Je voudrais m aintenant souligner la nouveauté du régime fil­ compact, c o m m e pour em pêcher toute « touche » ultérieure,
mique de Passe-Montagne. Stévenin lui-même, dans u ne inter­ pour le sauvegarder.
view accordée à Positif, a donné des indications sur la façon dont
il a trouvé son film, et, je crois, ce processus correspond bien au
Stévenin, arrivant après la Nouvelle Vague, s’attaque à ses
processus d ’écriture de la représentation-narration telle que
objets d’am our, non pour les dénoncer, c om m e G odard, mais,
nous la donne le film. U ne sorte de « bricolage », « d'après
de ces reliques laissées pour seule pâture aux cinéastes français
coup », sur u n e matière antérieure : d’abord un rêve, puis un
d’aujourd’hui, pour en jouir. (Ce faisant, il renouvelle l’opéra­
scénario, puis u n tournage et enfin (c’est je crois le plus impor­
tion primitive de la Nouvelle Vague, «l’entre-deux mènes»,
tant) un montage. A chaque fois donc, quelque chose est tra­
avec le ciném a américain d ’aujourd’hui, celui de C assavetes et
vaillé, écomages successifs, non pour aller à l’épure, mais pour
de Hellman). Ainsi il travaille au fétiche m êm e, d an s son vif-
ouvrir com m e u n e blessure dans la narration-représentation,
mort, taraudant le fragment ; c’est l’origine de cette m u siq u e de
qui sans rien céder de sa tenue sur la longueur, se m et à crier,
la fiction, de l’imaginaire c om m e tel que compose ce film.
plus exactem ent à chanter. Ainsi de ces séquences descriptives-
narratives, au m ontage asymétrique, toujours inachevées, tou­
jours coupées au m o m e n t m êm e de leur résolution. Le résultat, Ainsi, d’une certaine façon, Stévenin, e n s’approchant un peu
c’est d ’abord cette extraordinaire bande-son : entre la parole plus d’une vérité du ciném a et de son héritage français, s’éloi­
claire et articulée pleine de sens, et le bruit de fond inintelligible gne encore davantage de la figure de l’a u te u r : Passe-M ontagne
du patois jurassien; pas la parole représentative, mais sa musi- n’est plus alors que le film q u ’on attendait et q u ’on redoutait ;
44 LA CINÉPHILIE EN QUESTION
so m m e réussie de tous les ratages qui l'avaient précédé, em bra­ rassure nullem ent, mais au contraire nous indique le chem in
sem ent de la d e m a n d e contradictoire d ’am our et de castration d ’une autre peur, au coeur m êm e de ce que nous serions tentés,
qui caractérise l’attitude des cinéphiles français, mais c’est éga­ avec tout notre savoir moderne, d'appeler u ne conjuration du
lement parce q u ’il réussit à tracer le parcours de ce sym ptôm e, sexe par l’image ? A vant de répondre directement à cette q ues­
à ne pas s’y arrêter, à le faire passer par le fil d ’un destin, dont tion, je voudrais revenir sur « l’imaginaire masculin » q u e j ’évo­
il agresse pourtant et redoutablement les lois trop connues, que quais plus haut.
ce film de m o n et de vérité contient u n e puissance de libération.
Le film matérialise un m onde d’h o m m e s de la m ê m e façon
Je dirai encore : u n film qui retrouve l’a uteur car, nous expo­ que les projets artistiques féministes matérialisent un m o n d e de
sant la furie cinéphilique dans ses plus sombres conséquences, femmes (6). Il en est ainsi la réponse : sorte d'édifice de l’ima­
il nous la d o n n e à voir com m e dégagée dans toute la singularité ginaire de la masculinité, pur de toute fem m e, ce qui est aussi
d 'u n e marque. Que ce film produise d’autres spectateurs (peut- une façon de creuser l’écart sexuel. Les trois fem m es de
être cette « secte d ’indiens » dont parle Stévenin dans son entre­ l’auberge apparaissent dans l'étrangeté radicale de l'A utre sexe.
tien à PositiJ) prêts à brandir(silencieusement, c om m e tout ciné­ En face le film présente, et avec quelle poésie et sûreté, un
phile) Passe-M ontagne com m e em blèm e, c’est possible, car, on dom estique sauvage de l'h o m m e dont il faut souligner l'audace
l’a dit, ça fait partie de la machine d ’écriture cinématographique. et la nouveauté. D ans sa maison, Serge boit n'im porte co m ­
Je crois cependant que, co m m e tout véritable auteur, cette pos­ m ent. rajoute de l’eau du robinet dans son café, pose la poêle à
sibilité, Stévenin l’inscrit dans son film et ainsi en supporte lui- m êm e la table etc... C ’est dire q u ’il ne singe pas le brio d om es­
m êm e le poids. J ’y reviendrai mais je veux interroger m ainte­ tique des fem m es en ce domaine, mais avec des gestes qui peu­
nant le sens du parcours des deux personnages. vent passer pour « maladroits » « désordonnés », « inefficaces »
etc., il fait de la m u siq u e. (De m ê m e que vont chanter les virées
*
nocturnes des hommes). On dira que, d’une certaine façon, le
* *
cinéaste réussit à réaliser les désirs les plus fous d ’une mère : la
constitution d ’un univers purem ent phallique : agressif, sau­
Q ue veut m ontrer Serge à Georges ? Q ue propose-t-il, le
vage, se gardant de toute prise en main par l’autre femme.
temps du film, à ce spectateur ? U ne aventure, bien sûr, une fic­
Cependant, c’est cette réussite m ê m e qui m arque les limites du
tion, mais aussi son pays (son Jura), sa maison ; disons plus :
pouvoir de la mère : celui-ci en effet ne tient pour le sujet m ater­
la fiction de son pays, l’aventure de sa maison. N ous n’avons
nel que d ’une p a rtitio n entre la vie sociale active, celle du signi­
jam ais été aussi près que dans Passe-Montagne d 'u n corps
fiant inoffensif pour la mère, et la relation a m o u reu se m ater­
d’amour et d'images de la mère-nature. Nous n'avons jamais été
nelle, secrète, silencieuse, vierge de tout acte, essentielle par là.
aussi près de sa levée p a r / 'écriture. Soit, m étaphoriquem ent, ces
Mais que le désir fou de la mère soit pris au mot, que son ima­
terribles machines guerrières dont le héros fait usage, cartes
ginaire phallique (ce réservoir d ’images) soit levé et matérialisé
géographiques (on en verra m êm e une en relief dans l’auberge),
par l’écriture, et voilà que le corps maternel se trouve en quelque
plans, bagnoles qui ne cessent de labourer le corps de la nature
sorte traversé par ses propres armes. Processus a u th e n tiq u e ­
pour la faire hurler ; cela va ju sq u 'au prélèvement, com m e celui
m ent impie, dont seules quelques oeuvres d'écriture nous
d ’un stalactite de glace. Mais il faut également prendre le film
apportent l’exemple, c om m e celle de Rimbaud dont le « j ’ai
au regard de ses enjeux actuels : nous vivons dans un m onde
senti un peu de son im m ense corps »(dans A u b e ) pourrait servir
où la m ère-nature est atteinte dans sa chair, par toutes sortes
d'exergue à ce P a s s e - M o n ta g n e il ) .
d’implants de mort, dont les centrales nucléaires ne sont pas les
moindres. A ujo u rd ’hui, la jouissance (donc l’agression) de la *
nature devient interdite, soum ise à la dénégation, non évidem ­ * *
m ent dans les faits où elle se poursuit inexorablement, mais
dans les esprits, c’est-à-dire en particulier dans l’imaginaire de C ’est là le côté nouvellement prom éthéen (dans u n e époque
l’art. C ’est aussi cette réalité-là que Passe-M ontagne nous fait où il est difficile de l’être) du héros du film de Stévenin : sans
toucher, loin des replis frileux sur les temps anciens, ceux du cesse en action, sans jam ais se laisser prendre par ce « grand
cinéma des papas protecteurs. Aujourd’hui nous som m es - et dodo », le fin mot de la mère qui menace continuellem ent ce
peut-être dans le cinéma, cet art d ’images, plus q u 'a ille u rs - face parcours. C ’est aussi par là que ce film est un voyage d ’écriture
à notre rapport à la m ère - cette mère que la nature métaphorise singulier : ju s q u ’à la découverte de la combe magique, repérée
avec le plus de vigueur. On a toujours qualifié ce rapport de tran­ à l’aide de plans, Georges est entraîné par Serge ; il ira avec lui
quille et d ’heureux, passant sous silence ce qu'il advient ju s q u ’au term e de ce qui peut effectivement passer pour une
lorsqu’on tente d ’agir dans ce rapport. Voyons cette action et quête : mais cette combe magique, il ne sera pas question de s’y
son caractère de défi dans cette scène où Georges, alors dans la enfoncer pour toujours - son lieu est d’ailleurs seule m e n t iden­
maison de Serge, s’inquiète de deux phares de bagnole brillant tifié - mais à cet endroit ultime d ’agir encore une fois : d ’accom­
dans la nuit. Ces deux yeux lum ineux terrorisent bien sûr, et il plir un nouveau forfait : les deux hom m es, tels des malfaiteurs,
est ten tan t d ’y déceler cette cause irreprésentable, traumatique, abattront un arbre. G este qui ne manquera pas d 'é to n n e r tous
de la pulsion scopique, vérité du spectateur et de son inaction les chevaliers de la castration. Le film, et ses machines à faire
fondamentale. Eh bien, ce lieu de la peur, Serge va dem ander chanter le phallus de la mère, ne s’est-il pas sans cesse j o u é de
à Georges, après avoir compté ju s q u ’à sept, c om m e dans un jeu cette castration ? Et c’est pourtant à un e n -m o in s que l'on abou­
d ’enfants, de Yéclalrer. d ’en faire u ne image, de lui donner son tit. Je crois qu'il faut considérer ce geste c om m e sacrilège
équivalence représentative. L’auteur-acteur, ce mauvais cam a­ suprêm e, c om m e seul peut l’accomplir l’artiste de l’écriture. Il
rade, cette mauvaise fréquentation, guide de cette façon la main tranche, avec son complice spectateur, le phallus de la mère,
(et les yeux) du spectateur vers son désir d’allum er l’image dans celui qui se trouve à l’endroit du trou de la combe. A partir de
-la création instantanée d ’un simple geste. Pendant ce temps, cet instant les chem ins des deux h o m m e s se sépareront. Geor­
Serge, serviteur diabolique de Georges, plonge dans la nuit pour ges, le spectateur, pris d ’une certaine torpeur (il s’endorm ira, ce
en ram ener à l’heure prévue sa moisson d’images à la surface. bébé, dans son bain) retournera à la sagesse - ou à la bêtise -
Ainsi est racontée l’histoire du défi à la castration, à l’irreprésen­ c om m e on voudra, de la vie sociale. Il a désormais vu tout ce
table, qui est le m o u v e m en t m êm e de Passe-Montagne. Mais q ue le spectateur veut et peut voir : la mort de l’A utre d ont tout
c o m m en t se fait-il que cette scène, redonnée à l’image, ne nous spectateur rêve secrètement, certes, mais, plus loin encore : la
SUR PASSE-MONTAGNE, FILM FRANÇAIS 45

mort de l'A utre en action et par là-même, au delà, une autre Ainsi la cinéphilie a-t-elle été sauvée, rendue à la santé et au
mort que la première dissimulait : celle de « la mère symboli­ sommeil de la vie. Serge, lui, reste dans l’après du forfait avec
que », si l’on peut dire, racine profonde des images dont la sa maison-oiseau fichée à flanc de colline, et sa machine enre­
découverte ne fait peut-être que comm encer. (Du moins sous ce gistreuse, écrivain d ’images vigilant, solitaire désormais, hors la
jo u r actif). vie. Prêt à contin uer d ’écrire les images. B.B.

1. Je crois qu’il n'y a pas de meilleur exemple de celle opposition C’est cette contradiction que je tente de mesurer et de travailler ici,
absolue de la poésie et de l'oubli que celui de Rimbaud : le poète en particulier en mettant l’accent sur les difficiles rapports de fauteur
s'enfonçant à jamais dans la vie commune, sage et bête, après avoir tout et du spectateur.
dit. Son oeuvre derrière lui, inaltérable, lumineuse, immortelle, à
jamais retranchée, ou plus exactement tranchée de la sottise du temps Disons que si l’auteur ne cesse de faire scission, partie du corps du
qui passe. cinéma, le spectateur ne cesse de prendre cette partie pour un tout. Ça
« marche » comme ça. Et nous sommes à une époque où le spectateur,
veut faire des films.
2. Dans ce sens, le « mauvais spectateur » pourrait bien êire celui qui
refoule sa croyance, d'où des effets sociaux imprévisibles. 5. Il me semble que la machine télé fonctionne entièrement sur ce
principe conjuratoire du maître, assumé par ses représentants, la
3. Sexe et bonne forme : n’est-ce pas là tout Part de Sade ? cohorte des animateurs, perpétuellement présents, surveillant sans cesse
les images de toutes sortes qui sont diffusées (les films notamment).
4. Serge Daney me fait remarquer que les Mac-Mahoniens n'ont en C’est évidemment une possibilité d’écriture de ces images que la télé
fait jamais défendu la notion d'auteur mais prônaient au contraire le surveille de près ; en quoi elle représente la tentative de salut de la civi­
principe du « film à film » ; la politique des auteurs étant le fait d'une lisation. Mais qui montrera l’envers de l’indifférence du téléspecta­
fraction « de gauche » de la cinéphilie, hostile à la fascination qu’induit teur ?
la religion du film comme tout. Ce qui m’intéresse ici, par-delà les exac­ 6. La question de l’imaginaire des deux sexes donne souvent lieu à
titudes historiques, c’est la position contradictoire du cinéphile pris des bavardages ou à des silences. Disons seulement ici qu’il existe une
entre la tentation de la folle glorification du film comme machine écriture cinématographique de l’imaginaire masculin comme il existe
(exprimant ainsi la vérité de sa place mais condamné au mutisme et à aussi une mise en scène théâtrale de l’imaginaire féminin, et aussi
la contemplation) et le recours à l’auteur comme possibilité de déga­ féministe, avec l’apparition récente du comique féminin dans les cafés-
gement, de réveil, de communication. L’auteur réintroduit la diffé­ théâtres.
rence, le relatif, le partiel; il permet de parler des films, peut-être d ’en
faire. Seulement, qui prend parti pour l’auteur s’expose au risque qui 7. J’aimerais ici souligner mon accord avec l’article d’Alain Rémond
guette au fond toute attitude «de gauche», soit: le mensonge, l’impos­ qui, dans son article sur Passe-Montagne dans Télérama, ne craint pas
ture, l’oubli et le refoulement du rapport d’un corps au cinéma. de citer à plusieurs reprises le nom du poète.
46

Apemjtto , 19 57. En bas. Satyajit Ray pendant le tournage


i 11 1 ------ :------------------- — 1r i— >■ y * "-■ t ----------------
SATYAJIT RAY

LA MUSIQUE
ET LE CORPS DES DIEUX
PAR JEAN-PIERRE OUDART

Ce texte a été écrit après une vision de Jalsaghar (La C ham bre de m usique, 1958) au Ciné-club
d'A ntenne 2, le vendredi 12 janvier. Il nous a sem blé excéder, par son ampleur, les (imites de notre
rubrique « Les film s à la télévision ». Le film de Satyajit Ray, qui n ’a jam ais connu de diffusion com ­
merciale en France, avait déjà été présenté à la Ciném athèque en 1969 (voir Cahiers 208, com pte­
rendu de Jacques Aumont). Signalons aussi q u ’il avait été projeté au Festival de La Rochelle 1978,
ainsi que trois autres film s de Ray. également inédits (titres anglais : Thunderbolt, T h e Adversary
et Days and Nights in the Forest). Une diffusion télévisée de M ahanagar (La Grande ville, 1964),
prévue pour le 18 janvier, remplacée en raison de la mort de Paul Meurisse par l’Education a m o u ­
reuse de V aient in, aurait lieu le 9 mars. (NDLR).

Là où un texte poétique se tiendrait dans une posture d ’invocation enveloppant d ’un m u rm u re


désolé l’imagination d’une ruine, où un conte relèverait d’h u m o u r le récit de cette fin d ’aristo­
crates le film travaille les images, les volum es et la m usique dans une tout autre zone de violence
sacrée.

De l’h u m o u r et de la poésie, il y en a. Si le film peut nous dérouter, c’est que l’un procède d ’u n
naturalisme dont nous avons perdu le goût, et l’autre nous fait dériver vers une magie halluci­
natoire que nous tardons à reconnaître, c o m m e fait esthétique. Et pourtant, n ’est-ce pas cet
alliage impossible de sel et de feu qui fait que ce film indien, réalisé en 1958, regarde une certaine
modernité de notre cinéma ? Des quelques oeuvres de Satyajit Ray q u ’il a été possible de voir
ces dernières années, à la télévision et à la C in é m a th è q u e Française, celle-ci est sans d o u te celle
qui porte à son plus haut degré de tension, de densité, les principes et les pouvoirs de son art.
Ce qui fait l'intensité et la saveur de ce cinéma tient pour beaucoup à ce que ses innovations for­
melles s'effectuent dans une relation singulière aux dispositifs et aux formes esthétiques tradi­
tionnelles de l’Inde, q u ’il ne se contente pas du tout de citer.
D ans le ciném a indien, q u ’on connaît très mal, Satyajit Ray est quelqu’un qui a le souci m a n i­
feste de dire non à la mort d’une culture, à ce qui ne cesse de faire du cinéma, m assivem ent, une
machine destructrice de mémoires et d ’inventions.

D ’abord, d ans La Cham bre de m usique, s’impose l’évidence répétée qu’un m ê m e corps se
reproduit, affecté de lentes girations. U n corps à l’invisibilité massive, sculptural, un éléphant
dansant sur place dont les m o u v e m e n ts de caméra produiraient l’imagination du volum e,
contracté e n fiction d’une chambre d ’échos. Mais où, bizarrement, la m usique n ’aurait pas sa
place, ne ferait pas nappe, et susciterait en contrenote de la mélodie un effet de peur - co m m e
l’attente d ’u n bruit de corde rompue.
L'imagination de ce volume, dont le corps du rajah n’est pas le référent, mais le dépôt, la
contrepesée réaliste, désaxé c om m e u ne toupie propulsée au ralenti dans ses angles variables,
tient à la réalisation d’un effet de mort qui tend à saisir tous les corps sur son passage, en leur
im posant u n e rotation qui les surprend dans leurs trajets. C o m m e dans les autres films de Satyajit
Ray, les corps sont surpris par un effet de pose d ansante, par un m o u v e m e n t de caméra qui leur
im prime u n e tournure de statue.

Ce cinéma ignore le plan, com m e il ignore notre théâtre. M êm e dans les séquences où la façade
du palais, la terrasse, le salon, semblent imposer frontalem ent la fiction de ce dispositif, autre
chose se m eut, dans les images, par l’effet d ’une stratégie du m o u v e m e n t qui circularise la scé­
48 SATYAJIT RAY

nographie, en déplace les angles en un jeu d 'o n d e s concentriques, à quoi tient la fiction de l’inté­
riorité de ce volume. Mais une intériorité qui, imperceptiblement, viendrait à se topographier, à
se savoir, par la répétition de ce déplacement circulaire des angles, des ondes, que la m usique
viendrait heurter.

La m usique vient com m e l’indice, le bruit répété qui rend ces ondes tangibles, et fait de cette
scénographie un espace inquiétant de frayeurs, d ’hallucinations sonores. E nervem ent constant
de l’écoute , non, com m e dans le cinéma de Straub ou de G odard, par le débordem ent à vif d’un
volum e de fiction par des voix, des stridences, mais par le calcul d ’un autre effet de perturbation.

La m usique, c o m m e si elle ne cessait de se redistribuer en notes subreptices, échappées de la


nappe mélodique, vient heurter un silence, le silence bruissant du soupçon de présence porté par
les m o u v e m e n ts de caméra.

C o m m e si, au lieu de l’évocation possible d'u n hors-cham p de fiction, l’écoute p a n iq u a it-d a n s


l'attente d ’un bruit de corde rompue. C o m m e si l’âm e de cette géométrie tournante, cristalline,
était tourm entée par les sonorités, dans l’imagination de sa périphérie.

Et peut-être est-ce là tout le calcul esthétique du film, de don n e r à entendre ce volume, cette
enveloppe d ’intériorité, com m e cernée, affectée de tous bords par l’imm inence d’une effraction.
Et de la d onner à voir.

La lumière du jo u r se dépose, dans cet intérieur, com m e un corps étranger, insolite dans ce
volum e d ’écoute exaspérée. La lumière n’apparaît là, déposée, que pour indiquer, d ’un geste de
reflux vers sa source, ['éblouissement solaire qui, dans les séquences extérieures, annule les pers­
pectives de fuite. C o m m e si ce volume était aussi cerné par une nuée d ’atom es ardents condensés
en spectres d ’une Inde fantôme - la géométrie des cham ps inondés, des silhouettes au travail,
un camion, un éléphant.

El com m e si la nuil elle-même ne pouvait chasser cette ardeur, les perturbations visuelles, le
feu d ’artifice, l'orage, viennent, au lieu d ’une sorte d ’impossible échappée du cadre, trouer l'image
d ’éclairs, la parcourir de luminescences, de feux improbablement spectaculaires.

Produits dans la fiction de quel regard?

Il me semble q u ’il y a, dans La Chambre de musique, dans le calcul de ces perturbations sonores
et visuelles, la quête forcenée de ce qui pourrait briser un cercle d ’e n c hantem ent précaire, cette
enveloppe de m urm ures, de regards et de caresses maternelles de Pather Panchali. cette danse
tranquille qui nouait les corps dans la lumière.
Je me rappelle, dans Le M onde d ’Apu, une image qui, décrite, peut passer pour banalement
métaphorique. Celle de la mort de la mère, quand, au visage dont les yeux chavirés ne regardent
peut-être déjà plus rien, fait suite une constellation de lucioles qui s’éteignent en un fondu au
noir. Il me semble que là, com m e rarement au cinéma, quelque chose a été touché de ce q u ’est,
à son acmé, l'angoisse de mort tenant aux images. Ce q u ’on appelle une image vide, la fiction
d’une absence, angoisse et maintient le spectateur dans u ne position invocante, légèrement dra­
matisée en attente. Mais dans ce fondu au noir se réalise, combien plus suffocante, l’imagination
d 'u n regard qui cesserait de se voir, dans la fiction du mien. Puisqu’au cinéma, ce que je regarde
est affecté par le soupçon d’une présence virtuelle qui le désigne, scéniquem ent, à l’attention,
dans un effet de «voici » énigmatique. C e que le fondu au noir annule ici un instant, sans recours
dram atique possible, et noue en angoisse extrêm e basculant en vertige de dessaisissement, c’est
l’indice de cette présence.

La peur très singulière qui parcourt La Cham bre de musique est plutôt ce qui vient annoncer,
en contrecham p d ’un fantasm e de m o n dont le point de chute serait l'arrêt de cette danse d’élé­
phant sur place, qui rend toute agitation des corps violem m ent incongrue, l'irruption d’u ne folie
qui l'excéderait. Qui excéderait ces fissurations du volume musical, ces trouées de l'image, cette
passion des bruits et des éclats lumineux qui suscitent cette scénographie com m e le lieu de
m émoire d ’un ancien supplice - le dispositif de fantasm e d 'u n corps énervé, les yeux brûlés.
Elle s’annonce sourdem ent dans la fete, l’orage qui fait mourir l’enfant, la danse, dans ces
m o m en ts où le film est gagné par une luxuriance, u ne brillance - la facticité des images réfractées
dans le grand miroir du salon.
Elle éclate à la fin dans un galop qui, brusquem ent, plaque sur l’écran un héros grimaçant du
R am ayana. une de ces grandes m arionnettes de cuir découpé des théâtres d ’ombres indiens.
L'éperon noir d 'u n e barque précipite la chute. Les paysans accourus s'arrêtent, étonnés, devant
le cadavre du rajah qui saigne.
LA MUSIQUE ET LE CORPS DES DIEUX 49

Jôhaahar (La Chambre de musique)

Étrange film, ordonné com m e le rite d ’invocation à une grande sculpture d an san te dont la
caméra décrirait la place vide. A une divinité absente qui ne cesserait de dém entir, par le retour
d’un effrayant quoique discret fracas de sonorités, d'éclairs, la mélancolie d’u ne ruine. Et qui n ’en
lâcherait le sacré, sa mémoire de supplice, que pour une dernière folie mortelle.

L’art de Satyajit Ray se désigne ici, à la lettre, dans ce film, c om m e aristocratique. Pas su r le
mode d’une nostalgie tenant au déclin de l’aristocratie indienne, et beaucoup moins sur un mode
cuituraliste empreint d ’une religiosité un peu ornem entale, que, plus radicalement, par l’impos­
sibilité de concevoir un cinéma déserté par l’imagination du corps des dieux, des rituels et des
spectacles qui leur étaient dédiés.
La folie d u rajah ne désigne que sa déréliction d ans l’histoire, mais ce que le film en ressaisit
esthétiquem ent, c’est, en retrait d ’une fable sociologique aux allures de conte populaire, la
mémoire d 'u n espace de sacré où rien ne s’effectue sinon le sacrifice du cinéma, co m m e volum e
et procès de fiction, à un fantôm e figuratif, à un m o n d e musical dépeuplé. Un sacrifice où rien
n'a lieu que la mémorisation de la perte d’un dispositif, d ’un rituel religieux. Pour le gain d ’une
jouissance de cinéma.

On pense à India Song. à l’admirable travail du volum e sonore réalisé par Marguerite Duras.
Et, en m ê m e tem ps, ce qui fait la très grande différence du film indien, c'est que là où Duras
joue sur le velours d ’un scénario exotique et d ’une exténuation du corps théâtral qui lui perm et­
tent de do n n er libre cours à l’épanchem ent de la m usique et à l’effervescence du texte traversé
par une fantasm atique nom ade, Satyajit Ray travaille, sur le terrain de sa culture, des élém ents
qui lui résistent a utrem ent, et qui travaillent aussi son cinéma, conflictuellement.
Ce n’est pas de ia m usique indienne q u ’on écoute ici, mais un jeu de distribution de sonorités,
dans le volum e d ’écoute de cette scénographie, qui n’a sans doute pas d ’équivalent d an s l’expé­
rience de celte m usique, et la fait entendre c om m e Ravel ou Schônberg.
La figuration est réaliste, au sens où tous les corps apportent avec eux, dans les images, la
mémoire d ’u n e socialitéet un poids de réalité im m édiate sans lesquels le film serait un assez vain
hom m age au corps aristocratique. Le corps du rajah est bien celui d’un prince, avec sa noncha-
lence, ses manies, c’est aussi une toupie lancée dans un espace chorégraphique dont il n ’est pas
le centre, un corps qui n’est jam ais saisi com m e une image réfléchie dans un miroir aux vanités.
Et lorsque, dans ses derniers actes de parade, dans la séquence de l’usurier, il finit par prendre
ostensiblem ent la pose d’un aristocrate vaniteux, cette reprise référentielle du corps par sa socia-
lité est aussitôt transm uée en vivante image de G a n e sh . le dieu-éléphant. Rien ne s'im pose, dans
ce film, com m e la fiction d’un m onde qui se regarderait théâtralem ent mourir.
50 SATYAJIT RAY

ftiahana^or (Lu Grande ville), de Saiyajii Ray

Et dans le irait d ’h u m o u r insensé de cette image du dieu, il y a tout l’écart entre le cadavre
évacué en coulisses d ans le systèm e de la représentation occidentale, et la mythologie animalière
de l’Inde. Entre le kathakali et notre théâtre.
L’Inde extérieure n'est pas oubliée, ni fantasmée, mais aveuglée dans des images dont l’incan­
descence retient aussi des fragments réalistes qui, dans une autre fiction, seraient des images
documentaires.

A quoi tient le singulier relief signifiant du film?

A première vue, on relient un effet de patchwork, l’assemblage d’élém ents figuratifs, formels,
sémiotiques, em p ru n té s à des registres très divers : le théâtre, l’ombre, la danse, la m usique, le
conte, et le réalisme im médiat dù cinéma. En fait, c’est par un tout autre souci que celui de faire
miroiter des citations, et selon le calcul d ’efTets de ciném a tenant spécifiquement à son dispositif,
que cet assemblage bricolé prend forme en un m oniage disjonctif d’élém ents hétérogènes, par
l’appareillage tendu, explosif, d ’un scénario réaliste en forme de conte et d’un travail formel qui
rejoue, dans ce dispositif, la part de sacré qui s’attache à la mémoire des formes spectaculaires
que Satyajit Ray entreprend de réactiver, dans son cinéma.
Cet hétérogène tient à une violence - une violence du signifiant, sonore, visuel, idéographique,
qui produit l’imagination du corps des dieux sur Tétai de la fiction d ’un autre corps fantasmatique,
travaillé selon le dispositif scénographique qui im prim e, au vif des images et des sons, les mar­
ques d ’une passion.

Le fait hallucinatoire, qui traverse le film de part en part, n ’est pas le com plém ent illustratif
d’u n e fiction d ont il serait facile de pratiquer u n e lecture « sym ptôm ale ». 11 est ce par quoi la vio­
lence du signifiant prend corps, dans le film, ce par quoi cet assemblage d ’élém ents disparates
est parcouru, soulevé, exhaussé d’un fond perdu, d’une mémoire de dispositifs, de scénarios, de
rituels religieux, sacrificiels, spectaculaires, som ptuaires, qui fait retour en flammes, sur Pétai de
la fiction d 'u n corps d an seur et tourm enté. Si la folie du rajah se déploie selon un scénario para­
noïaque, la violence scénographique du film, le fait hallucinatoire et ju s q u ’à la topographie rayon­
nante des lieux, de cette intériorité d’ombre et de m usique cernée par la lumière, ne sont que logi­
que et poésie exacte. A cette agonie suppliciée par les bruits, les lumières, répondent des cons­
tellations de gem m es, dans la nuit, l’argent des cham ps inondés, une poussière d ’or solaire. La
m émoire en exil d ’un luxe fabuleux.

Par l’effet d ’u n e sorte de bifacialité du signifiant - je préfère ici ce term e à celui d ’équivoque,
qui implique, dans des opérations de déclinaison dans le langage, l’hypothèse d’un sens caché,
re s titu a b le - q u i s ’impose dans l’instantanéité d u fait hallucinatoire et lui imprime son relief, son
LA MUSIQUE ET LE CORPS DES DIEUX 51
éclat, la textualité du film, sa poétique, tiennent au fait q u ’un salon de m usique est aussi un dis­
positif de supplice, q u ’un intérieur est une sculpture de cristal dansante, un orage un m onceau
de'pierreries, une campagne une poussière d ’or, un cavalier une m arionnette d ’ombre.
Q u ’une image, bu une suite d ’images, ou un m ontage d ’images el de sons, puissent être à la
fois, en tant que matière signifiante du film, assignables à la réalilé de la dénotation pré-filmique
(disons à leur référent im m édiat, celui qui tient au réel des faits de l’enregistrem ent photofilmi­
que), et transposables in stantaném ent dans un autre registre, celui du signifiant halluciné co m m e
matière détachée de son site référentiel (là où la fiction du volum e scénographique se refend de
l’avancée d ’u n autre étal, d’une autre intensité de la matière filmique), el rien alors ne se produit,
rien ne s’effectue sinon cette levée-éclair, récurrente, pour un gain d’effets sémiotiques qui tran ­
sitent, dans le cours du film. C ette fission dans la matière signifiante est ici référable au scénario
de la folie d u rajah, mais en tant que ce scénario, cette fiction, sont générés par le travail d ’un
dispositif formel, sonore, idéographique, qui fait lever cette autre face de la matière : u n e sorte
de réserve flottante, un flux erratique, interm ittent, dont le réfèrent pluriel hisse d ’un fond sé -
miotique qui fait masse, qui s’est déjà - historiquem ent - fabuleusem ent contracté : le théâtre,
le sacrifice, la danse, la richesse... Et qui retentit, en surjet de la tram e fictionnelle, sur le mode
d’une traversée trans-sémiotique évocatoire de scénarios, de rituels, de formes, de spectacles,
dont le signifiant, dans son frayage dans le corps du film, réactive quelque chose : u n e violence,
un e n c h an tem en t, une terreur, une nostalgie vive.

L’hétérogène, c’est,dans ce mode de pratique de la textualité filmique, le gain d ’intensité m até­


rielle, rythm ique, pulsionnelle, et de retentissem ent, de plurivocité sémiotique, qui procèdent de
cette levée récurrente du signifiant, dans l’instantanéité du fait hallucinatoire, et su r ses effets
de masse : très exactem ent, ce cinéma est, sur la portée d’une fiction dont le réalisme im m édiat
ne se d é m e n t à peu près jam ais, une invite perm anente à jouir d’un irréel, d ’un e n c h a n te m e n t
violent, sur u ne autre scène, selon un autre dispositif que ceux du kathakali, des om bres et des
danses indiennes, mais avec une ressaisie.immédiate, matérielle, corporelle, de leurs intensités.
L’enjeu du fait hallucinatoire, dans ce film, de la violence scénographique, des efTets choré­
graphiques ralentis ou syncopés, c’est cela : la ressaisie, au cinéma, de ces intensités. Son gain
de jouissance.

Ce prodigieux travail n’est pas de pure forme, et n’a pas grand chose à voir avec la brocante
c u ltu ra liste - citations, remakes - à laquelle se vouent aujourd'hui nom bre de cinéastes occiden­
taux. Satyajit Ray sait très bien que ses images sont en conflit avec celles de la com édie musicale,
avec la majorité des films populaires indiens. Il sait très bien avec quel populisme, à la fois ségré­
gatif et œ c u m é n iq u e , il lutte, dans ses fictions progressistes.

Il sait très bien aussi que, d ’une autre manière, il lutte contre Kalpana, contre la fascination
du cinéma indien par Hollywood. Dans K alpana, les dieux du kathakali dansent, font les pitres
dans les images, avec un efTet burlesque assez prenant, réjouissant. Et Satyajit Ray dit non à cette
danse burlesque, non parce q u ’elle profane les cultes anciens, mais parce q u ’elle fait table rase
de toute u ne tradition théâtrale, chorégraphique, dont il revendique l’héritage activem ent, dans
son cinéma. Ï1 ne faut pas cependant s’aveugler sur le fait q u ’aussi, dans cette revendication, gît
un puritanism e profond, et que, dans l’imagination du corps des dieux à quoi il voue le travail
de ses images, c’est aussi de l’adoration d ’un corps indien idéal q u ’il s’agit. D ’un corps rivalisant
avec le star-system qui lui est contemporain. Les figures parentales de ses films sont subtilem ent
m étam orphosées en ancêtres de légendes, les je u n e s fem m es en déesses. Le garçon de Pallier
Panchali qui émigre, de l'Inde paysanne à l'Inde m oderne, est aussi un petit dieu, un prince de
l’imaginaire.

Il y a là un jeu d’écarts et de collusions complexes, entre le scénario de cette adoration qui se


joue dans des fictions progressistes qui reflètent c oncrètem ent les préoccupations, les aspirations,
les idéaux de la petite bourgeoisie intellectuelle indienne, et cette volonté de ressaisie de la tra­
dition spectaculaire sous toutes ses formes, entre une certaine mise à distance du corps populaire
doublée du rejet des spectacles dont il jouit m assivem ent, et cette tentative de régénérer une tra­
dition qui s’exténue, et d ’élaborer, avec le cinéma, un nouvel art populaire.

L’usage par Satyajit Ray de cet héritage ne tient pas à un simple souci passéiste, muséogra-
phique, ni ostensiblem ent élitiste : cette culture, il la fantasme, d ans son cinéma, c o m m e un cor­
pus vivant. Les images de ses films sont des e m p ru n ts réalistes à l’Inde, aux corps indiens. En
m êm e tem ps, ces corps réalistes sont greffés sur un corps fabuleux, le corps mythologique des
dieux danseurs. Et, dans La Chambre de m usique, dans le scénario de ruine et de folie d ’un rajah,
s’avance une parade étrange, où les dieux n’o n t été conviés à se m uer en h o m m e s que dans la
m esure où eux, déjà, sont devenus les acteurs, les m asques, les m arionnettes d ’une festivité spec­
taculaire dont les invités seraient absents. C o m m e si les richesses du film se dépensaient à relever
la m émoire d ’un oubli.
Pather Panchali

Il y a une loi de cette esthétique hallucinatoire, de cette jouissance d’un irréel, qui est de m ener
le spectateur vers le site d ’un futur antérieur - quelque chose de l’ordre d ’un : là où j ’aurai été.
Ce que j ’ai appelé tout à l’heure l’autre scène du film, le volum e d ’opérations sémiotiques et for­
melles dont se refend sa fiction, sont suscités c o m m e la contrem arque de l’historicité du signi­
fiant, son inscription en forme de mémoire symbolique : ce fond sémiotique qui fait masse est
référable au très proche passé de l’Inde (et par certains aspects à son présent de traditions) et
l’accent de nostalgie que sa levée suscite, dans le corps du film, vient d’ailleurs, d ’un cortège
d'ém erveillem ents et de peurs qui est la m ém oire-enfant du cinéma.

C ’est, je crois, un trait spécifique de cette esthétique hallucinatoire : la levée du signifiant, son
effervescence, font que ça regarde, ça bruit, ça agit pulsionnellement le corps sur le m ode d ’une
dérive d ’inconnu du corps fantasmatique, ressaisie dans la fiction de ce futur antérieur. 11 en
résulte une sorte d'effet de genèse du signifiant, une jouissance sans cesse renouvelée. Un
m o m en t, dans ce film, parmi beaucoup d ’autres : la séquence du feu d ’artifice, dont les lumières
ne sont ressaisies dans la perspective de fiction d ’aucun regard, sinon celui surpris par un passage
d’étoiles filantes dans une nuit d ’été. O u encore, la nuit de l’orage : dans l’image, ça m ontre, ça
regarde. Sont-ce des g em m es, des météores de délire? O u l’indice que, dans un ailleurs indéci-
dable,ça brûle? Le pouvoirdu cinéma, ici, tient à l’indéfinitiond'un trouble. On s’efforce de parler
de magie, de rêve, d ’hallucination, pour localiser, dans le registre d'autres expériences, une effi­
cacité du signifiant qui consiste ici en une prolifération d'énigm es sur l’improbabilité du site de
sa production : la matière-image.

J.-P.O
CRITIQUES

là, déjà pris dans une relation à l’autre, et se term ine s u r eux,
LA FEMME QUI PLEURE par un fondu au noir rapide. C ’est littéralement un film sans
(JACQUES DOILLON) sorties de cham p, où le spectateur sent bien, dès le déb u t, que
ce qui se passe, là, sur cet écran, ça le regarde, et q u e ça le
Il est de bon ton aujourd’hui, côté cinéaste et côté critique, regarde sans désemparer, sans les petites échappatoires habi­
l’un répondant à l’autre, de fétichiser les m arques de ré no ncia­ tuelles du cinéma. A ucun raccord sur le regard qui ne débouche
tion, du moins ces marques les plus insistantes où le cinéaste sur la figure de l’autre, qui ne soit pris d ’entrée dans le jeu de
prend bien soin de se signaler com m e a uteur en exhibant quel­ l’intersubjectivité : pas une seule fois en une heure trente ne
ques signes distinctifs facilement labellisables. Ce qui d onne sera laissé au spectateur le loisir de re-poser son regard, par délé­
trop souvent l'impression irritante que ces films qui postulent gation, sur quelque cham p vide ou objectai, où il pourrait se res­
à la reconnaissance de leurs auteurs sont c om m e des vêtem ents saisir c om m e sujet d’une vision à la fois téléguidée et apaisante.
trop neufs où l’on aurait pris soin d ’oublier l’étiquette en espé­
rant bien que le passant vulgaire l'identifiera à quelque griffe Il n'y a pas de « place du spectateur » dans ce film, au sens
prestigieuse. Et la griffe se porte volontiers, ces derniers temps, ordinaire de cette expression qui désigne une place en creux, en
dans les interstices de la fiction, dans les pauses du récit, dans forme de litière : celui-ci n’a d'autre choix que de s’exclure ou
ces plans qui, à prendre tant de soin de s’afficher c om m e vides, d'e n tre r dans le jeu rapide de l’intersubjectivité où sa place est
se signalent d ’au tan t plus sûre m e n t c om m e investis de la sou­ nécessairement vicariante et labile, sans butée dans l’ordre d ’un
veraineté d ’un auteur. savoir extérieur au film ni dans celui d’un savoir supposé de
l’auteur. C 'est dans ce sens-là que ça nous regarde vraim ent, ce
O n aura compris que ce que j ’apprécie d ’abord, dans La qui se joue du rapport à l’autre dans ce film, là où d ’habitude
Fem m e qui pleure, c’est u ne élégance non feinte de Pénoncia­ on paye plutôt pour aller y voir sans risquer vraim ent, un peu
tion, que d ’aucuns ont pu prendre pour une faiblesse d ’écriture, par curiosité et beaucoup par délégation. D ’une certaine façon,
une transparence par défaut où Doillon manquerait à s'affirmer il ne serait pas faux et peut-être élogieux de dire de ce film q u ’il
com m e cinéaste, par absence de style ou par défaut de scription. est sans « point de vue »,si l’on entend par là le balisage banal
d ’une fiction, le positionnem ent du spectateur, mais il est
Serait-ce qu ’à force de re-m arquer les effets d ’énonciation les impossible de ne pas voir de ce film q u ’il manifeste, vigoureu­
plus voyants chez A kerm an, W enders, H andke ou m ê m e Ozu, sem ent (et pas du tout par défaut) un point de vue su r le ciném a,
on en serait venu à n ’y voir que du feu là où il n’y aurait pas qu'il appelle un cinéma sans alibi. Ici, rien qui serait à co m p ren ­
de gros nuages de fum ée pour nous signaler que cette flambée dre ailleurs (dans le social, dans les préoccupations d ’un auteur,
n’est pas de hasard, q u ’il y a un maître là-derrière, une autorité dans la psychologie, etc...) ou autrem ent (par référence, allusion
dans l’art de tirer la couverture à soi? Car enfin, si le film de ou métaphore); le film ne se soutient d ’aucun étayage extérieur
Doillon est résolum ent du côté de la transparence, c’est à l’évi­ et s’il produit des effets de vérité (alors q u 'o n aurait pu craindre
dence, pour qui veut bien voir le film, d’un geste délibéré qui de Doillon qu'il rejoigne la cohorte des je u n e s cinéastes français
tranche d ’avec le naturalisme, geste par lequel il choisit pour qui ne savent produire que des effets-de-naturel) c’est u n iq u e ­
son film une inscription plus risquée et plus radicale. C e que m ent par ce q u ’il inscrit, et de ce que Doillon a su prendre les
nous rappelle à point n o m m é Lû Fem m e qui pleure (com m e cha­ risques d ’une inscription vraie, celle des corps, du langage troué
que Rossellini q u ’il nous est donné de revoir) c’est que l’écriture de lapsus et de m ots mangés, inaudibles, celle de la lum ière
ce n’est pas forcément le m arquage d’une énonciation, encore brute (avec des ombres marquées et uniques qui tranchent sur
m oins le maniérism e, les fioritures, mais que ça peut être aussi l’uniformité des éclairages dans le cinéma ambiant), celle du
la résolution d ’aller droit et vite à l’essentiel, sans pauses ni paysage (réduit ici à sa présence minimale, minérale, à sa
poses. lumière froide), celle de cette maison (la sienne), qui n ’e st d o n ­
née à voir que par fragments, sans jam ais faire sens d an s son
Il n ’y a pas de ch am p vide dans ce film, m ê m e en début ou isolement c om m e le lieu m étaphorique de quelque huis-clos à
en fin de plan. C h aq u e plan s’ouvre sur des personnages déjà la Saura ou à la Bergman.
54 CRITIQUES

Dominique Laffin et Jacques Doillon dans La Femme qui fleure, de Jacques Doillon

C elte inscription singulière et cette énonciation m odeste font tablement de surprise ni d’improvisation dans ce film) et qui
qu'il est difficile de parler juste de ce film, qui autorise encore n’en serait pas moins fasciné, ensuite, par ce jeu q u ’il aurait lui-
moins q u ’un autre que l’on discoure sur son dos de ce q u ’il nous m êm e mis en place mais dans lequel il s'interdirait, une fois la
m ontre avec une précision aiguë, de ce qui ne va pas entre les partie com m encée, de réintervenir, de tricher, d ’infléchir ce qui
ho m m es el les fem m es, du corps hystérique, de l’enfant dans doit advenir à partir du réglage initial. A ttitude qui implique à
le couple, etc... la fois une connaissance rigoureuse des lois de la m achine, le
goût du jeu, c’est-à-dire de risquer loyalement cette maîtrise, et
A tout prendre, je préfère encore décrire ce film c om m e un le respect du spectateur qui n’aura affaire q u ’à la partie telle
cham p de déplacem ent de corpuscules lum ineux qui auraient la qu'elle se déroule sur l’écran, sans la plus-value d 'u n savoir sur
faculté, co m m e dans certains jeux électroniques, de s’attirer, de les lois de la machine ou sur l’habileté du programmeur.
se repousser, de ricocher l’un sur l'autre. Il y apparaîtrait à l’évi­
dence que le jeu y est réglé, du début à la fin, par le personnage M êm e à changer de registre pour rendre compte du film, il est
de D ominique, que c’est elle et elle seule qui a le pouvoir de tout à fait clair, dès le début, que la situation ternaire est faus­
faire se mouvoir les deux autres, de les faire se rejoindre, se sem ent symétrique, q u ’il ne s’agit pas d’un h o m m e entre deux
séparer, se cogner l'un à l’autre, s'éloigner. Elle seule est dotée femmes mais que Dominique, la femme qui pleure, la légitime,
de cette force d ’attraction et de répulsion qui va impulser et est le pôle par où transitent toutes les relations du trio. Ce n ’est
infléchir leur parcours. Et cette position maîtresse (qu’elle en pas sur un départ de Jacques mais sur un retour à Dom inique
soit consciente ou pas ne change rien à l'affaire), il apparaîtrait que s’ouvre le film. Dès le premier plan elle est assise par terre,
curieusem ent qu'elle la tient de sa force d’inertie, de sa capacité immobile, et elle pleure (on l'entendait déjà pleurer dans le
d ’opposer à l’apparente autonom ie de m o u v e m en t des autres sa générique). Un bruit de voiture : c’est Jacques qui revient, qui
masse corpusculaire. l'appelle, qui la cherche dans la maison, c om m e attiré par l’iner­
tie de ce corps tassé, de ce visage mouillé. Tout se passe com m e
Si j'avance cette première description du film, un peu contre si Jacques n’était fasciné, en fait, que par ce q u ’il advient à
tous les discours psychologisants dont on a pu l’enrober, c’est Dominique de sa relation à Haydée. On pourrait dire, en ren­
aussi q u ’elle m e paraît rendre com pte mieux que toute autre du dant cette expression à son sens minimal, que c’est à Dom ini­
rapport de Doillon à son film, celui de quelqu’un qui aurait pro­ que q u ’il tient, m êm e si pour cela - tenir à elle - il a besoin
gram m é m in u tieu sem ent un tel jeu, sur la base de lois rigou­ d ’Haydée, com m e dans le noeud borroméen cher à Lacan. C’est
reuses, laissant peu de place au hasard (il ne saurait y avoir véri­ m o m e n ta n é m e n t par la troisième, par Haydée, que transitent
LA FEMME QUI PLEURE 55

leurs relations, mais il semble bien q u ’Haydée ne serve finale­ d 'u n corps d 'enfance, sourd à toute bienséance, résistant à tout
m ent q u ’à cela, q u ’à les faire tenir ensemble. Corollaire logique : calcul d ’intérêt, fascinant d ’opacité et qui ne saurait être perçu,
Haydée et Jacques, tout au long du film, ne tiennent ensemble dans ce film, c om m e régi par la logique d 'u n e fiction qui est
(et de façon précaire) que par rapport à D om inique qui les fas­ pourtant implacable.
cine l’un et l’autre, qui est présente dans chacun de leurs dia­
logues, dans chacun de leurs m o uvem ents, dans chacune de D ’avoir pris ce risque et réussi cette opération, Doillon
leurs décisions c o m m e la cause véritable de ce qui les réunit, au compte sans d oute aujourd'hui parmi les cinéastes français,
point q u ’il semble tout à fait improbable q u ’il puisse jam ais y rares, dont on est en droit d ’attendre autre chose que du savoir-
avoir d ’échange, entre eux, qui ne passe d ’u n e façon ou d 'u n e faire.
autre par D ominique. Vérité q u ’Haydée pointe à deux reprises, Alain Bergala
en fin de parcours : lorsqu’elle dit à Jacques que ce q u ’il aime
vraiment, c’esl la souffrance de D om inique; lorsqu’elle expli­
que la mort de son désir d ’enfant par le fait que Jacques n’ait
rien trouvé de mieux que de se précipiter en parler à Dom inique
« pour qu'elle n'ignore rien de ce qui se passe d ’im portant entre
eux ». La situation se dénouera donc, logiquem ent, à la façon
L'AMOUR EN FUITE
du noeud borroméen : il suffira que se coupe un des liens (Jac-
(FRANÇOIS TRUFFAUT)
ques-Haydée) pour q u e les trois anneaux se séparent.
Impossible de ne pas être com plètem ent bouleversé, dans
cette « suite et fin » des aventures d ’A ntoine Doinel, par les
Reste à parler de Lola. Lorsque Jacques arrive chez Haydée,
quelques images prélevées s ur le premier film de Truffaut : Les
pour la première fois dans le film, c’est pour poser le chausson 400 coups.
de sa petite fille su r la chem inée et téléphoner à Dom inique
pour lui faire savoir, déjà, que ce chausson est là, c’est-à-dire de
Q ue revoyons-nous en effet? D ’abord une détresse d'enfant
façon à peine voilée quelque chose qui le lie à elle et dont la pré­
ju s q u ’alors inédite dans le cinéma parce que se coulant
sence lui est nécessaire pour rester avec Haydée. Ce qui importe
d ’emblée dans un récit. Doinel, m ettant le désespoir en fuite,
ici, c’est moins q u ’il s’agisse d’un chausson de sa fille que ce
trace dans le m ê m e m ouvem ent l’histoire de son corps d'exclu
besoin qu'il éprouve que D om inique sache que ce chausson est
de la présence maternelle. Il invente la fiction de la mère morte,
là, avec (ou entre) lui et Haydée, com m e troisième anneau.
et raconte l’épisode de sa rencontre avec u ne prostituée. Trace
définitive, la création de l’acteur Jean-Pierre Léaud étant une
C ette scène inaugure en m êm e tem ps le rôle de Lola qui est fois pour toutes fixée par les images cinématographiques d ans
de déprimer la relation ternaire centrée sur D om inique d’une son caractère d ’inachèvem ent saisi au vol, de fuite immortelle.
relation privilégiée père-fille, où les deux fem m es sont ren­ Mobilité tenue en cage, en quelque sorte, c om m e dans la scène
voyées dos à dos dans leur m anque à pouvoir être La fem m e du manège forain (de rotor) qui nous sera égalem ent montrée.
pour Jacques (« elles ne seront jam ais aussi belles que toi ») et
où Lola, dans le m ê m e temps, servira de lien et d ’horizon obligé En regard de l’extraordinaire impression que nous font ces
à toute relation de Jacques avec une femme. Cela, Dom inique flashback, le feu d ’artifice du travail truffaldien (certes souvent
l’a bien compris qui exhibe à Haydée, lors de leur première ren­ réussi) censé don n e r un avenir à Doinel, nous déçoit un peu :
contre, les photos de Lola com m e ce qui les égalise et les Doinel était définitivem ent plus ém ouvant dans Les 400 coups.
cond am n e toutes les deux à rater leur rapport à Jacques. Hay­ Alors nous nous posons des questions sur la traîtrise du
dée, à la fin du film, devra s’en aller de ne pouvoir assum er d’en cinéma. Il nous semble bien en effet que c’est justement parce
passer par le relais de Lola : elle refuse de jouer avec elle, après q u ’u ne fiction en devenir a été ainsi em prisonnée par le cinéma
qu'elle vient d'apprendre qu’elle n’aura pas d’enfant avec Jac­ que les suites à lui don n e r deviennent difficiles. Question grave
ques. car, on le voit dans la scène du rotor, cet arrêt en m o u v e m e n t
(le cinéma, le manège) c’est aussi le b onheur de Doinel; pauvre
Tout cela, pourtant, ne relève jam ais que de la logique sou­ bonheur, merveilleux et désespéré d’un enfant perdu, ne
veraine d ’un scénario (qui produit certainem ent, à son niveau, consistant que de la « prise » d ’une vie par la notion artificielle
des effets de vérité et de beauté), mais ce qui fait que ce film est du rotor; troublante m étaphore du cinéma où toute vie est s o u ­
plus q u ’un film intelligent, c'est l’inscription de cette logique tenue d ’une origine de déjà mort. Doinel est né du cinéma, d ’un
dans une vérité des corps et du langage qui échappe à tout effet artifice.
de scénario ou de discours. Le véritable coup de force du film,
c’est la fascination de la présence physique de D om inique, c’est T o u te l'oeuvre de Truffaut s’est élaborée sur le pari de ne pas
d'avoir réussi à m ontrer l'inertie, l'entêtem ent de ce corps à être oublier cette image, d ’en faire la résurrection. D ans les films
là, à la fois têtu, opaque et maître du jeu, un corps a u to u r duquel suivants, Doinel sera gratifié non pas de la mère ou de la famille
tourne et bute toute la fiction. q u ’il n'a pas eues, ce qui serait trahir son rapport à la fiction,
mais, je dirais, de mères d'aventure, à la fois protectrices et cau­
Il y a quelque chose qui vient tout droit du burlesque dans ses de fiction, d o n n a n t la proximité et l’éloignement. Ainsi Doi­
cet en têtem e n t de D om inique à être présente de tout son corps nel pourra s 'a m u se r c om m e un gosse avec les institutions fami­
d ans chaque plan d u film, un corps qui s’impose à elle com m e liales : dans L ’Am our en fuite, se marier, divorcer, co m m ettre
étrange (elle en parle un peu com m e d 'u n corps étranger : ceci l’adultère, c’est tout com m e. Mais la part de fuite, contre la gra­
pour le corps hystérique) mais dont elle ne cesse d ’imposer aux tification cette fois, a toujours été m aintenue par le jeu propre
autres l’énigm e de la présence obstinée, de cette hétérogénéité de Jean-Pierre Léaud poursuivant - tandis que les « cadeaux »
incongrue dont ils ne savent que faire, qui les prend toujours à pleuvent - le destin d'exclu d'A n to in e Doinel : tendu vers une
contre-pied, dans l’ordre : Jacques, l’ami peintre, le type dans ligne de rectitude et de dignité, n'acceptant rien et, au vrai, ne
le café, Haydée, le couple Jacques-Haydée, Jacques à nouveau. mêlant son corps à rien ni à personne.

D ans cette présence butée, burlesque, qui excède largement En fait, il n’y a jam ais eu de destin de Doinel autre que celui
la description du corps hystérique, on assiste c om m e au retour du cinéma, c'est-à-dire c om m e cadeau « pour du beurre », et
CRITIQUES

J.-P Léaud, J.-P. Léaud,J.-P. Léaud et J.-P Léaud dans L'Amour en fuite, de François Truffaut

c 'e s t c e t t e d é m u n i t i o n rad icale q u i d o n n e t o u t e la b e a u t é d u pari C e u x q u i n ’é t a i e n t g u è r e p lu s v ie u x q u e D o i n e l - L é a u d a u


p o u r T r u f f a u l : à c h a q u e fois partir d e la m o r t par u n c o u p d e m o m e n t d e s 400 coups (j'e n s u i s ) o n t b e a u c o u p d e m a l à i m a ­
force, i n v e n t e r d e n o u v e l l e s g r a t if ic a t io n s , d e n o u v e l l e s fig u res g i n e r c o m m e n t L ’Am our en fuite, v in g t a n s a p rè s , a ff e c te c e u x ,
d e fu i te e n a v a n t , d é f i e r e n c o r e u n e fois c e t te s i n i s t r e v é ri té q u i p l u s j e u n e s , p o u r q u i L é a u d n ’e s t q u ’u n a c t e u r , u n a c t e u r q u i
é n o n c e q u e D o i n e l , cet ê t r e pelliculaire, a t o u j ç u r s é t é d éjà j o u e r a i t u n peu c o m m e T r u f f a u t d a n s La Cham bre verte et qui
m o r t. Il e s t b ie n vrai q u e les h is to i r e s d e la filiatio n v é r i ta b l e d e n e serait p as ce q u ’il e s t p o u r n o u s : u n e star, la s e u l e c ré é e p ar
m y t h e s q u i d o i v e n t se d é v e l o p p e r à partir d ' u n e n a i s s a n c e la N o u v e l l e V a g u e , le s e u l c o rp s q u i soit p a s s é (de T r u f f a u t à
« v raie » e t n o n « d e c i n é m a », a v e c m è r e a i m a n t e e t p è re s y m ­ G o d a r d , d ’E u s t a c h e à S k o l i m o v s k i ) d e l’e n f a n c e m a l h e u r e u s e
b o li q u e , c 'e s t l'a ffa ire d e s p e n s e u r s (d e s c r i t i q u e s p e u t - ê tr e ) , ces à l’a d o l e s c e n c e c i n é p h i l i q u e , a v e c so rtie d e la c i n é p h il ie v e rs le
g a r d i e n s d e la v érité. g a u c h i s m e - j u s q u 'a u x d e r n ie r s s o u b r e s a u ts d 'ic e lu i.
A u j o u r d ’h u i , d a n s u n g e s t e a m b i g u , T r u f f a u t reprend L é a u d ,
S e u l e m e n t il n e f a u t pas t o m b e r d a n s l e u r piège e t v o u lo i r a u s e n s o u il le r é - e n g a g e et o ù il r e p r e n d a u s s i ce q u i lui a p p a r ­
l e u r m o n t r e r q u e D o in e l a u s s i a u n p a ss é , u n e h is to i r e e t q u e t i e n t - et ceci d e p u i s t o u j o u r s . A v e c c e t t e reprise, T r u f f a u t est
le d é j à film é p e u t c o n s t i t u e r u n s u p p o r t d e d e s t i n . Le p a s s é lo g iq u e a v e c ce q u ’o n a fini p a r c o m p r e n d r e d e s o n c i n é m a :
a u s s i d o it s ’i n v e n t e r . c o n t r e t o u s , à c h a q u e fois ( c o m m e T r u f ­ q u ’il n e s ’agit ni d e r e v e n d i c a t i o n ( e r r e u r d e v o ir d a n s Les 400
f a u t l’a v a it lait p o u r L 'H o m m e qui aimai! tes fem m es) f a u t e d e coups u n film r é v o lté , à la V igo) ni d e f r a î c h e u r j e u n e ( e r r e u r d e
q u o i les i m a g e s d é jà f i lm é e s , a v e c le u r p o u v o i r si p a r t ic u l ie r à ne pas a v o i r v u , d è s le plan d u c r é m a t o i r e d a n s Jules et Jim.
l’a rt t r u f f a l d ie n d ' e n v a h i r t o u t le c h a m p d u t e m p s , d e d é v o r e r l’in s p ir a tio n m o r b i d e d e s o n c i n é m a ) . Il a fallù a t t e n d r e q u e
par le u r a u r a l’a v e n i r l u i - m ê m e , l u t t e n t c o n t r e le film e n train T ru fT a u t, a y a n t a f f e r m i p e u à p e u s a p o s itio n ( p r o d ig i e u s e c a r ­
d e se faire. C e lu i -c i a p p a r a î t alo rs, e n d é p i t d e l’é l a n d e q u e l q u e s ri ère q u e la s i e n n e ) , s e s e n t e a s s e z fort p o u r t o u r n e r , à la m a n i è r e
s c è n e s e t d e M a r i e - F r a n c e Pisier, c o m m e u n e v é ri té m e s q u i n e d e s g r a n d s m a î t r e s a m é r i c a i n s , e n t r e d e u x film s d e d i v e r t i s s e ­
et d é p r i m a n t e d ’u n p a s s é m e r v e il le u x . L e c i n é m a d e T r u f f a u t m e n t , u n film i m p u d i q u e m e n t g r a v e (et v o u é à u n re la tif in s u c ­
n e s u p p o r t e d e p s y c h a n a l y s e q u e t o u j o u r s n o u v e l l e m e n t fic­ cès c o m m e r c i a l ) c o m m e La Chambre verte, p o u r c o m p r e n d r e
tive. q u 'il s ’agit c h e z lui - c o m m e d a n s t o u t e la N o u v e l l e V a g u e ,
d ’a ille u rs - d e culte des morts.
Il y a s a n s d o u t e là d e la fa talité d u t e m p s q u i p a s s e , il se p e u t C u l t e q u i n e va p a s s a n s u n e c e r t a i n e idéalisation, d o n t
q u ' à c e r t a i n s m o m e n t s le défi d e la fu i te e n a v a n t ne soit p lu s
L ’A m our en fu ite p o u s s e au p lu s loin les p r o c é d u r e s . U n e id é a ­
p o ssib le , q u e le réel ( D o i n e l , e n f a n t m o r t p a r c e q u e n é d ’u n e
li satio n q u i n ’a rien à v o ir a v e c u n e p r é f é r e n c e p o u r le m e n ­
m è r e d ’artif ice) fas se r e t o u r . J ' a i m e v o ir d a n s l’e f f r a y a n t e et
s o n g e o u u n re f u s d e v o ir les c h o s e s e t les g e n s tels q u 'i l s so n t.
b r è v e s c è n e d e l’e n f a n t m o r t u n e image, d e c e réel c o m m e s e u l
A u c o n t r a ir e , T r u f f a u t (q ui a d m i r e R e n o ir , d o n t le m o t d ’o r d r e
T r u f f a u t a l’a u d a c e d ’e n film er. n , n . .
B e r n a r d B o la n d était « t o u t le m o n d e a s e s r a i s o n s ») id é alise d a n s le s e n s o ù il
s u s p e n d to u t j u g e m e n t d é fin itif , c o m m e d a n s les r o m a n s d e
J a m e s . D e q u o i est-il q u e s t i o n d a n s L 'Am our en fu ite ? P o u r q u o i
COMME LES ANGES DÉCHUS DE LA PLANÈTE ST.-MICHEL 57
ces retours en arriére, ces greffes, ces inserts, ce « vingt ans reparcourus (1) et perpétuellement ratés. Perdu, l’enfant à demi-
après » ? Entre autres de ceci : prenons le personnage de Colette aveugle d ’un père arabe el d’une mère juive : M o u ra d ,q u i nous
(Marie-France Pisier), de la mère de Doinel dans L e s 4 0 0 coups conie sa non-identité; raté ou trop parfait, le tandem réalisé par
(l’image de Claire Maurier) ou de son am ant furtif (Jean Dou- les deux ju m e a u x étherom anes; vouée sans doute à l’échec
chet) dans le m êm e film : ce sont des personnages plus ou l’aventure conjugale de Fabio et de sa petite amie, car, dit-il, j ’ai
moins critiqués, négatives, vus de façon unilatérale (toujours été un assassin et je peux le redevenir; sans avenir, celte famille
du point de vue de Doinel, de la victime), sans beaucoup de formée par les je u n e s marginaux et les habitants d ’un im m e u ­
temps ni d'espace pour exister p a r e u x - m ê m e s . Or, tout est là, ble du quartier dans la lutte contre une sociélé immobilière qui
la grande leçon (de Renoir, de Hitchcock, de Lubitsch...) est voulait les rejeter.
celle-ci : le moindre personnage doit exister par lui-même,
n’aurait-il plan pour exister. Truffaul, à partir d ’un certain Et pourtant, en voilà des familles exemplaires : l’union d ’un
m o m en t, a été contraint de beaucoup tourner pour offrir à ses arabe et d ’une juive; l’a m o u r fou entre deux frères; la tendresse
personnages une chance de revenir, statistiquem ent, et de reve­ de deux je u n e s am ants; la belle connivence, la solidarité de
nir sous un éclairage différent, loin de tout manichéisme. fonds, entre les locataires menacés (une vieille fem m e, un cou­
Colette, l'adolescente un peu snobe de L 'A m o u r à vingt ans, a ple ouvrier encore jeune...) et les marginaux : rassemblés dans
payé cher sa légèreté el son mariage hâtif : la mort de son la cour de l’im m euble, com m e pour la photo dan s u n e scène qui
enfani, son divorce, la reprise de ses études, l'onl am en ée à res­ fait penser au Renoir du Crime de Mr. Lange, au Carné d 'H ôtel
sembler à celle fem m e indépendante, séduisante et vulnérable du Nord... De tout cela, le film nous m onire q u ’il ne reste jam ais
que l’actrice Marie-France Pisier a fini par incarner aujourd’hui. rien pour les personnages. L’action elle-m êm e qui permet d ’évi-
Et du coup, l'image du présent modifie celle du passé qui n’est ler l’objectivation sociologique, l’em brigadem ent des lende­
plus définitive. De m êm e, le personnage de l’am ant de la mère mains militants et chantants, exemplaire elle aussi el achevée
de Doinel, ce quidam à moustache qui n'a que deux plans pour (Mobilisation, Lutte, Victoire) s’épuise dans le déroulem ent de
exister dans Z.PS 4 M aw /tt, devieni« oncle Lucien » (Julien Ber- son scénario; axe fictionnel du film, elle tourne à vide.
iheau), un personnage à part entière, ei entièrem ent ém ouvant
(cf. la magnifique scène du cimelière). Enfin, et surtout, la mère
Mauvaise combinaison donc : le dram e de tous ces person­
de Doinel, un des personnages les plus durs de tout le cinéma
nages est de ne pas savoir trouver les bonnes. Aussi leurs his­
français d'après-guerre, évoquée par celui qui lui est resié fidcle,
toires tournent mal, avec la violence q u ’oni les histoires de
prend com m e on dit,« de l’épaisseur » : mère indigne peut-être,
famille qui tou rn e n t mal.
mais aussi « pelii oiseau », am oureuse de l’amour, anarchiste
(!), morte je u n e encore, enterrée à M ontm artre, regrettée, ayant
enfin gagné un prénom - Gilberle. Plus que d'u n culte des A l’inadéquation fondamentale de ces réseaux, le filmage
morts, il s'agit d 'u n pathétique « ne juge/, pas ! », proféré par le participe corps et biens,et là, le film, déjà objectivement boule­
cinéaste en faveur de ses créaiions. un relus q u ’elles lui échap­ versant, c om m e on l’a (justement) beaucoup dit, permet aussi
pent, ou pire, qu'elles soient mal jugées. 11 y a là toute la géné­ de s’interroger sur celte catégorie q u ’il représente et d ’où
rosité de celui qui « lient compte du spectateur », lui propose reviennent aujourd'hui des films importants (cf. Genèse d'un
des histoires et des personnages ci le désir fou de continuer à repas de Moullet, bientôt sur nos écrans), celle du Hlm d ’inter­
avoir sur eux tout pouvoir - toujours p o u r leur bien. Paternité vention politique ou sociale.
de l’au teur prolongée en paternalisme sans fin, rétention très
caractéristique de la Nouvelle Vague qui consiste à reprendre Car à ces liens qui ne parviennent pas à se nouer, Schmidt
ce(ux) que l’on a donné(s). ajoute le sien et, à l’évidence, il n’est pas non plus le bon. Que
veut-il être pour eux? Un frère, bien sûr. Il trouve ici la position
Dans L 'A m o u r en jiiite . dernier Rlm de la série Doinel, conventionnelle du cinéma militant, celle de la solidarité frater­
affirme Truffaut, une sorte de point-limite est atteint : le per­ nelle entre le camarade F ilm e u re t le camarade Filmé, tous unis
sonnage primordial, filmé une fois pour toutes dans le premier contre un troisième : le pairon, la bourgeoisie, le propriétaire, le
film, la mère (la mère, modèle de to m e fem m e, cf. L 'H o m m e qui syndicat. C ’est un collectif de frères qu'il propose, mais ceux-là
a im a it les j e t urnes) entre à son tour dans le royaum e de ces ni o rts n’en m a n q u e n t visiblement pas; c’est m ê m e ce dont ils m a n ­
dont on ne peut plus rien dire, idéalisés, ou plutôt sauvés. C ’est, quent le moins : frères de sang, frères de lutte, frères de vie. Et
bien sur, un peu trop beau pour être vrai. Les enfants martyrs d ’ailleurs la cible qui pourrait les constituer (en un collectif fra­
font retour dans la fiction, com m e un mauvais rêve qui insiste ternel d é n o n c ia tio n , par exemple), la lutte, prouve à chaque
ou un remords indélébile, (cf. L 'A r g e n t d e p o c h e o u ici le fait que étape sa vacuité, produii son propre vide (2). Dès lors, c’est
l'avocate veuille défendre un parricide). Point-limite parce l'impossible de ce rapport qui est corrélativement produil, son
q u ’au terme de ce processus d'idéalisation, Truffaul en arrive caractère dérisoire en une pathétique version. Jamais il n ’aura
à imaginer un film où il ne se trouve plus u n se u l personnage contribué à ce point à faire comprendre ce q u'on pourrait para­
négatif (ou m êm e antipathique) et à risquer que son système, doxalem ent appeler le contenu des personnages : paradoxale­
ayant atteint sa plus grande perfection, ne dépérisse, faute de m ent, car ce que cette offre ratée, chargée d’affectivité désolée,
nouveaux remords à cultiver. fait jaillir ici c'est le m anque irrémédiable dont souffrent les pro­
Serge Daney tagonistes du film. Place décidément peu enviable q u e celle du
filmeur (aussi peu que celle des filmés, par définition victimes
du systèm e : q u ’on ne s’étonne pas que ce cinéma, fait de rôles
et de places surtout pas désirables, ait pu être si aisément q u a ­
COMME LES ANGES DECHUS lifié de « chiant »). A ces griefs accumulés contre la vie et ce qui
leur a donné la vie (sur un cham p à !a fois social et familial dont
DE LA PLANETE ST.-MICHEL ils ont perdu les repères) : m anque de soins, m an q u e d ’amour,
(JEAN SCHMIDT) m anque d ’esprit de sacrifice (quand eux ne sont que sacrifice
(3)), le réalisateur ne peut q u ’ajouter sa propre voix dans le
Bien plus q u ’en une série sociologique de portraits violents concert (c’est le sens de l'expression « donner la parole à »), te n ­
ou en un pamphlet militant contre la société capitaliste, le film ter de recouvrir ces cris d ’une solidarité fraternelle par principe
consiste en un en chevêtrem ent de liens familiaux sans cesse nécessaire, d’où il ne faut pas sortir (en cela celte offre de frater-
58 CRITIQUES
nilé est totalitaire). Q u an d, après avoir enragé contre le mal que Twilight’s Last Gleamin% : une tragédie moderne. Lobby militaire,
la vie leur fait, les ju m e a u x se m ettent à tenir des propos racis­ staff présidentiel, ordinateur, media, feu nucléaire, télécom m unica­
tes, Schmidt ne peut alors que leur annoncer tim idem ent tions : c’est entre les divers détenteurs du pouvoir m oderne que se
q u ’« ils » sont aussi nos frères (dérisoire, mais que dire d’autre?). déroule la partie mortelle, inévitablement mortelle. Sale histoire de
fam ille: le terroriste n’est_pas un étranger mais un frère, il a grandi
Assez de frères, semblent-ils dire alors : derrière cette m ultitude dans la maison. Fiction d ’Étal par excellence, la tragédie est l’apanage
de frères joyeusem ent annoncés se cachent ou se perdent peut- des gens de pouvoir. Et. de ce point de vue, tout se passe aujourd’hui
être lesJiliaiions de chacun, les bonnes celle fois. C ’esl le corps c o m m e aux tem ps des Alrides. Seulement, Iphigénie ne fait plus
de la ville, de la société qui les a vu naître (et qu'ils parcourent l’affaire : les présidents des démocraties ne peuvent en voyer leur fille
désespérés en ses zones les plus sombres) qui leur importe, pas au sacrifice, cela ne se fail pas. Ils doivent payer de leur personne. Peut-
les problèmes, encore moins les idées ou les idéaux de ceux qui être parce qu'il ne s’agit plus de faire souffler le vent, mais d 'em pêcher
grapilleni ce corps avec eux. la tempête. Et l'Iliade n'aura pas lieu. Seulement aussi, les confidents
qui transm ettaient les informations d 'u n groupe à l’aulre, faisant ainsi
progresser l'action vers son d én o u em en t, se tr ouvent remplacés par
Vers la fin, le mince espoir q u ’avait soulevé la lulle s'effondre l’œil rotatif et infatigable des cam éras électroniques. Sans doute parce
définitivem ent dans le méchoui ralé que Mourad, l’idéaliste, q u ’on ne peut plus se fier à personne. De la vidéo partout, tentaculaire,
avait voulu pour leier la victoire contre la société immobilière. indispensable. La m o n est au bout du canal Prodigieux final, bien
Et ils restent seuls à se battre sur ce terrain v a g u e , avec les fan­ digne d 'u n e aventure de notre époque, som m et de l'aventure : l'aven­
tômes, leurs frères eux aussi. ture au som m et. Final jo ué pour des centaines de spectateurs d ’Éiat,
soldais, fonctionnaires, politiciens, tous filmeurs, tous filmés. Sur des
Serge Le Péron m ultitu des d ’écrans de télé, ils contemplent, le m on de ayant été suf­
fisam ment transformé, celui qui va mourir. Filmé, mais pas Hlmeur.
]. Par où le film fuit penser à Miles/ou es. Celui qui meurt : celui qui ne filme plus, qui n’est plus devant du film
mais dans le film. Celui qui n'est plus que sous les caméras, sous toutes
2. Et le film dit lissez la fuilliie de la fonciion quasiment thérapeutique qu'on
les caméras. Celui qui a perdu, c o m m e A méc avec la terre, le contact
avait plaquée sur cette modalité et en termine avec cc positivisme de la luite-
qui-met- fi n-à- tous-les-maux. avec l'écran de com/ôle.

3. Variablement d'ailleurs : Mourad devient aveugle à la suile d'un :iccident du En direct. C'est le régne du simultané. Du coup, la narration, fic-
travail et d'une bagarre pour secourir un immigré agressé. Les deux jumeaux, tionnelle à 100%, pour tenter de ne rien perdre ou d ’en perdre le moins
eux, sacrifient leur propre corps sans raison apparente : le marquent, le piqueni possible, défile souvent sur un écran divisé en deux, en trois, en quatre
fou bien ne font pas les piqûres nécessaires : ils sont diabétiques), le tatouent, parties. Alors, les spectateurs sont plongés dans la situation des per­
y installent progressivement la mort. sonnages : acculés à interpréter très très vite une foule d ’informations.
* Et tout en risquant de perdre (un peu) le fil de l'histoire, nous pouvons
* * avoir (beaucoup) l'illusion de risquer notre vie. Agréable sensaiion. Et
rare, en ces tem ps de ciném a sociologique. Mythologique, le film
d ’Aldrich nous rappelle, so m p tu eu se m en t, que le ciném a n’est peut-
NOTES être ja mais aussi grand que quand il fait les h o m m e s se prendre pour
des héros.
J.-P. F.
L'U L T IM A T U M DES TROIS
MERCENAIRES
(R. ALDRICH) POINT OF ORDER
(E. DE ANTONIO)
M êm e affuble d 'u n litre français répulsif, m ê m e am pu lé d ’abord de
30 m inute s par le distributeur américain, puis encore de 28 m in utes par Au point culm inant de l'affrontement entre l'avocat Welsh. de
le distributeur européen, T wi/ialu 's Last G Ica mina (littéralement : La l’A rm ée des États-Unis et C ohn . le défenseur du sénateur Mac Carthy,
Dernière lueur du crépuscule), le dernier Hlm de Robert Aldrich. reste il y a l'épisode de la photo. Celle-ci, représentant le secrétaire de
captivant. l’armée Stevens et le soldai Shine (corrompu par le comité Mac Car­
thy), avait été produite par C oh n pour affirmer la collusion entre les
deux h o m m es (ce que Stevens el l'armée contestaient). Or Welsh.
L'action se passe dans les années 1980. U n ancien général du Viet­
aussi rusé q ue Charles Laughton dans Témoin à charge, a va il retrouvé
nam (Burt Lancaster). évadé d ’un pénitencier avec deux complices,
l'original : sur lequel on voyait bien Stevens et Shine mais aussi un
s'em pare d 'u n centre de fusées nucléaires et menace d ’appuyer su r le
troisième militaire (Bradley) mis hors cham p par un habile recadrage
bouton qui les projettera su r l’Union Soviétique si on ne lui accorde
sur la phoio diffusée par Cohn.
pas. outre une rançon, un tem ps d ’anienne à la télévison pour dire
La vérité. Laquelle ? Le film, dans son étal actuel, ne le précise pas,
Ce détail connu, la signification du regard de Sievens n'esl plus la
et il n'est pas sûr que dans sa version intégrale il fut davantage expli­
m êm e : d ans la photo recadrée, ce regard est dirigé vers Shine et signi­
cite. La fiction n’en a pas besoin. Le suspense fonctionne essentielle­
fie l’amitié, ou au moins une vague complicité entre les eux homm es.
ment sur l’intensité et la complexité des affrontem ents , pas sur leur
Avec Bradley en plus, ce regard n'est plus q u ’un regard vers la droite
contenu. On veut savoir si Burt Lancaster réussira à forcer le Président
(peut-être vers Bradley)et il ne peut plus être question de collusion. Ce
à lire son message devant les caméras, peu nous importe ce q u ’il
recadrage était donc un de ces trucages photographiques dont les pou­
contient. Par contre, les coupes qui assombrissent certains conseillers
voirs - à l’Est co m m e à l'Ouest - ont usé. Procédés méprisables. A
du Président (Joseph Cotten ne fait plus, pour ainsi dire, que passer)
l’Est, on a g o m m é des personnages politiques des photos officielles :
ou le background du général en chcf(Richard W idm ark) rendent cette
opération aussi barbare que radicale. A l'Ouest. plus de raffinement
complexité dram atique à la fois moins complexe, moins riche, et plus
parfois (mais rien de nouveau): on a recode le sens d 'u n regard, la
opaque.. C ’est d o m m a g e (et scandaleux).
signification d 'u n rictus pour faire disparaître des gens ou pour les dif­
famer.
Bientôt, différentes contre-m anoeuvres ayant echouc après avoir
failli réussir, le conflit se réduit au duel de deux h o m m e s : le général T oute cette séquence (qui est d ’une grande intensité dramatique) est
rebelle et le Président. Pour ne pas d o n n er la victoire au premier, un un morceau de mise en scène politique (presque) à l'état brut. C ’est un
félon idéaliste, l’A r m é e e s t prête à sacrifier l'autre, l'otage. L’otage de m o m e n t des travaux de la com mis sio n constituée en 1954 aux États-
son propre pouvoir. Le destin du Président n’est-il pas scellé, dès le Unis pour éclaircir (et apurer) les activités du sénateur Mac Carthy cl
premier plan, par cette balafre sanglante q u ’il se fait le matin en se de son fameux comité pendant la guerre froide qui s’achevait. Toutes
rasant ? les séances furent filmées intégralement pour la télévision. En 1963.
QUAND JOSEPH REVIENT 59

Point o f Onier : Le public préfère la retransmission des audiences au base-bail à 9 contre 1.

De A nionio a réorganisé tout ce matériau et fail un film (le premier). L'émotion qui naît de ce film hongrois (quatrième long métrage
Point o f O nier (heureusem ent ressorti à l'Olympic en ce début d ’un réalisateur né en 1936, longtem ps assistant de Jancso) repose sur
d'année). un remarquable scénario ainsi qu e sur le jeu de deux co m édiennes
admirables.
L’aciiviie univoque des protagonistes (parler, parler assis, gestes et
regards à l'appui, face à l'adversaire ou à la caméra) (I), l’unitc de lieu « A u dûpai t il y avait... j e ïim tis un peu oublié, j e ni'en souviens m ain­
et son caractère clos renforcé encore par le HImage (de télévision : plans tenant. .. il y avau Joseph et Marie, la situation biblique en négatif: Jésus
rapprochés ou gros plans) se trouvent ici littéralement a m i e thés. D ’où n 'est pas né, Joseph et M arie ne sont pas ensemble... » dit Kezdi-Kovacs
une tension de l'action, une pression spécifiquement dues au iïlin;qui à Françoise A ude et à Jean-Pierre Jeancolas d ans Positif 2\ A. D avan­
révèle, si l'on peut dire, in vitro, les extraordinaires pouvoirs de fasci­ tage q u ’un film sur le th è m e des « fem m es entre elles », Q uand Joseph
nation de la scène politique. S'il fallait s'en convaincre (ci s'en préve­ revient est un film su r des manques. Pas seu lem en t le m anque
nir) il faudrait revoir ces 97 m inute s de 1963, collage des 188 heures d ’hom m e.
que les am éricains suivaient, paraît-il, en 1954 en direct dans les cafés
et tous les endroits publics où se trouvait un récepteur, délaissant leurs Qui dit m a n q u e dil objet de substitution. El ce que le scénario pro­
activités ci m ê m e leurs salles de ciném a habituelles : rivés à ce film gram m e, au fond, c’est toute une série de situations où les deux fem ­
incroyable. O n les comprend. Il faui revoir Point o f Order aussi pour mes se trouvent obligées de se prendre m u tu ellem e n t pour objet de
le spectacle et le cinéma. rem placement. La frustration fondam endale est là : pas plus q ue la
S.L.P. je u n e fem m e ne remplace le fils qui est loin, la belle-mère ne saurait
remplacer les parents (qui plus est adoptifs) de. Marie. Et pourtant... Les
1 Le caractère univoque île celle activité est devenu la règle à la télévision. péripéties que le film d onn e à voir.sont celles d ’un processus d 'a c c o m ­
Comme l'a noie Barthélémy Amengual (Du aiiêina pouu> comme m lo n/m o ii do m odem ent.. A cco m m o d e m e n t à une substitution qui risque de durer,
la lâihtcphyu'qnc/tn « Cinéma d'aujourd'hui ». nu 4, Seghcrs) sur le petit écran. car Joseph repartira, son métier l’exige. Son métier ou autre chose. Son
■■ le rooiballcur looiballe, le vigneron sulfate. le pompiste vidange... » et désir par exemple, son désir d e sortir de son pays, son désir d ’ailleurs.
l'homm e poli ligue lait de la politique, c'est-à-dire se livre devant les caméras au Il faut se souvenir de cette thèse su r l’Odyssée formulée par Lang dans
jeu de la vérité et du mensonge (jeu de taches, communément à l'œuvre dans
Le Mépris c|e G odard : si Ulysse mit tant de temps à regagner Ithaque,
les fonctionnements du politique et du cinéma).
c'était peut être qu'il n'avait pas très envie de rentrer chez lui. Et si
Joseph, dans le film d e Kezdi-Kovacs, était le seul qui ait trouvé la
bonne solution, le bon com prom is, la bonne sortie...? Le m a n q u e de
Q U A N D JOSEPH REVIENT dehors, c'est bien aussi cela q u ’éprouvent les deux femmes. Et là aussi,
(Z. KEZDI-KOVACS} elles doivent se contenter d ’objets de substitution. Fort diffé­
rem m en t d'ailleurs. Si Marie n’hésite pas à sortir de la maison, de
Un h o m m e s'en va, marin d e son métier; sa je u n e fem m e va habiter l’usine, de chez sa patronne (avec éclats), Agnès n'a que la force de faire
chez sa bclle-mcrc. Quelques longs mois plus tard, à la fin du film, venir un peu de dehors chez elle, quelques antanis furtifs Mais chacune
Joseph revicni. joue sa peau et n’a pas Pi mention de faire de cadeau, sinon pour
60 CRITIQUES
reprendre l'avantage. Cttr entre elles, le rapport des forces est c o m ­
plexe, suns cesse fuit de rivalité et de fascination, d ’alliance et de
guerre; chacune utilise tour à tour toutes les arm es possibles, lu j e u ­
LA MA LED IC TIO N DE LA
nesse. l'autorité, la morale, la loi. mais aussi la borné, la soum ission, PANTHERE ROSE
la reconnaissance, l'indulgence. (B. EDWARDS)
Les deux comédiennes. Lili Monori el Eva R uttkai.so nt à la hauteur Q uatrième épisode des aventures de l’inspecteur (principal) Clou-
d 'u n e telle complexité, la multiplient même. A propos de leur jeu. seau. interprété par l'admirable Peter Sellers, celte Malédiction était le
Louis Marcorcllcs a évoqué l'Actor’s Studio, Caroline C h am p etie r a seul nim réellement drôle à l'affiche de ces dernières (êtes. C o m m e de
comparé Lili Monori à Juliet Berto. C'est vrai, chez Berto c o m m e chez bien entendu, il fait un score très inférieur aux Bronzes. Carapate. Cage
Monori (dont c’éuiii là le premier rôle cinématographique) il y a un fré­ a u x folles et autres françaises nullités.
missem ent sensuel plus q u'étonnani, de la brillance ju s q u e dans les
expressions les plus nécessairement ternes, une certaine m oue mobile Clouseau a de la stratégie, aussi im pénétrable et tortueuse que la
entre autres. Déjà rien qu'à voir'une photo... volonté divine, elle déroule non seulement ses adversaires, la haute
J.-P.F. pègre internationale, mais aussi son ch e f hiérarchique cl ennem i
intime, le com missaire Dreyfus, que les succès professionnels de son
subordonné ont rendu littéralement fou (il est sous surveillance psy­
PAIR OU IMPAIR chiatrique) Mais Dreyfus, ce laser, peut toujours courir : sinon invul­
(S. CORBUCCI) nérable, Clouseau est invincible. Le pire peut arriver, il s ’en sortira to u ­
jours : il y laissera des plumes, pas sa peau.
L'ouvreuse du Paramount-Bastille m e confie q u ’elle reste volontiers
au fond de la salle pour mieux entendre le public rire. On rit, en effet, Telle est sa stratégie, celle du pire : aux machinations, aux combines,
à Pair et impair, co m m e on riait sur les boulevards à la série des Trinità aux noirs desseins, il oppose des catastrophes. Des catastrophes q u ’il
ou dans les chaum ières à la lecture des premiers Lucky Luke. Bud déclenche souvent à son insu ou à son corps défendant. C ar il est lui-
Spencer et Terence Hill, son petit frère, dernier couple picaresque m ê m e une véritable catastrophe (il fait songer à quelqu’un qui aurait
encore vivant (et heureux de l’être) dans le cinéma, traversent les intri­ lu René T h o m , mais de façon catastrophique). Voilà son secret. Un
gues cl les lieux co m m e des simulacres, redressent des torts sans croire secret si bien caché qu'il l’ignore lui-m êm e. L’instinct de la panthère
pour autant à la raison et émigrent du western italien qui les révéla à lui sou file que les autres s'en sortiront toujours plus mal que lui. Y
une production plus chère, plus esperanio, signée Corbucci, faiseur compris Jam es Bond, dont il est l’antithèse absolue. Et il faut bien dire
connu. El dans ce rire, qui fait tant plaisir à l'ouvreuse du Param ounl- qu e l’histoire a prouvé q u ’il n’avait pas tort.
Basiille, ce rire toujours facile mais ja mais bas, il se jo ue l’une des der­
nières cartes du cinéma populaire (entendu ici non d ans le sens statis­ Drôle, la Panthère rose l’est ju s q u ’aux fous rires. C o m m e aux meil­
tique de « grand public », mais dans celui, qualitatif, de « peuple »). leurs m o m e n ts des Marx Brothers, de Kcaton, de Laurel et Hardy. A
une carte qui a beaucoup, beaucoup servi et qui est, bien que défraî­ quoi tient celte éclaianie réussite c o m iq u e 0
chie, à peu près inusable. C'est un peu la question posée à tout corps
de ciném a (à tout héros) : qu'est-ce que ni sais faire .' Terence Hill, star C o m m e l'h o m m e descend du singe, Clouseau descend de la pan­
parodique au regard trop bleu, est plus fort et plus intelligent que tout thère. ce personnage inventé pour les besoins d ’un générique (celui de
le monde, il parle aux dauphins, il gifle quinze personnes d 'u n coup et La Panthère rose) et q u i c o n n u t u n t e l succès qu'il devint le héros d 'u n e
plume au poker un grec fade réputé le meilleur joueur du monde. Cette savoureuse série de cartonna en cinémascope, accompagnés par l’inou­
rhétorique enfantine de la surenchère, du chiche ne va ja mais sans un bliable m usiq ue d ’Hcnry Mancini, avant d ’engendrer son aller ego
sens égal de la dérision (voir les premiers films de Leone). Car le couple incarné par Peter Sellers. Sur la base tactique du principe burlesque que
Spencer-Hill, le géant et son « petit IVère », occupés se ulem ent à veiller les maux finissent par se changer en biens (inverse du principe mélo­
l’un su r l'autre, tout à fait en dehors du m onde des fem m es et de dram atique selon lequel toujours le bien se tourne en mal, le génie de
l’argent (on rafle des millions mais on d onn e tout un orphelinat) sera Chaplin étant d ’avoir su jou e r les deux principes ensemble), Blake
à tout ja m ais contemporain de notre pré-adolescence (la fameuse Edwards déploie, avec un professionnalisme de haut niveau, une stra­
« période de latence ». c'est-à-dire pré-freudien et pré-marxiste. D’où, tégie de dessins animés. A l’opposé d ’un Woody Allen ou d ’un Me!
aussi, le rire. Brooks qui renouvellent le burlesque cinématographique en puisant
S.D. dans l'arsenal du cabaret (qui ne s ’était pas privé d 'e m p r u n te r au
cinéma), le m etteur en scène de Clouseau, lui, féconde le burlesque par
le cartoon. Si au cabaret ou au café-théâtre les personnages abolissent
la scène particulièrement en dialoguant avec le public, en le rendant
complice du spectacle, dans les cartoons la complicité des spectateurs
étant pour ainsi dire gagnée d ’avance par l’effet de série, c’est avec un
redoublement de la scène : le cadre, que^ polémiquent les héros. En
m ê m e temps qu'ils ont aussi affaire à ce q u ’on pourrait appeler : la
scène du redoublement, le retour du m ê m e, m ê m e situation, m ê m e
issue, à quelques variantes près. Et tout l’ari, bien sûr. consiste,
co m m e dans ce jeu où l'on doit marcher sur te pied de son adversaire
et l'empêcher de marcher sur le vôtre, à loger le m a x im u m d ’écarts
dans le m in im u m de temps. La bonne idée de Blake Edwards est
d'avoir inventé un double scénique (on serait tenté de dire réel) à un
personnage de dessins anim és et de l’avoir soumis, dan s un autre uni­
vers. celui des décors et des acteurs, aux règles stim ulantes de son uni­
vers d ’origine. La précision de sa mise en scène et le talent de Peter Sel­
lers (sa voix surto ut, sa prononciation de l’anglais à la française étant
l’équivalent des horribles voix de Donald, W oody Woodpeckcr, Tom
et Jerry, etc...) font le reste.

Donc Blake Edwards a, c o m m e son personnage, de la stratégie. Il ne


m a n q u e pas non plus, c o m m e lui aussi, si l’on peut dire, de couillcs.
L’h u m o u r grivois, graveleux, sale, scatologique et sexuel, qui cmaille
les dialogues et fournit matière à nombre de gags, n ’est vraiment pas
pour rien dans le ch arm e irrésistible qui se dégage de ce flic ringard et
néan m oins français.
Peter Sellera dans La Malédiction de ta panthère rnse J.-P.F.
61

LES YEU X DE LAURA M A R S


(I. KERSHNER)
Laura Mars est photographe. De mode. Très cotée. Sa loudi. son
truc, c'est la mise en scène des porte-fringues d ans des décors de porte-
flingues. M annequins kiss sur fond de cadavres peuplant un luxe
dévasté par la violence. Rivières de sang et mare de diams, strass et
stress, bijoux et voyous : ça rime, ça plaît, ça choque, ça se vend. Et
m ê m e ça se code : thriller + disco.

Elle a un autre don, Laura : ses amis se font tous assassiner. Les
un(e)s après les autres. Et au m o m e n t où ça leur arrive, elle, télépathi-
q u em en t, elle voit la scène, le meurtre, le coup de poignard dans les
yeux, la mutilation. Horrible. A qui le tour 7 A q u and le sien ? Un
je un e flic m ène l’enquête, la protège, la fait protéger. Laura to m be
am oureuse de lui. Ils s'aiment.

Laura est bonne photographe mais mauvaise cinéphile. Sinon elle


saurait que les scénaristes adorent faire se cotover, s'em brasser l'assas­ Les Yeux de Laura Mars
sin et sa victime. El elle saurait, c o m m e tous les spectateurs, quel est
celui qui la menace. Q ue les spectateurs en sachent plus que la victime
est en général une bonne situation dram ati que; cela leur permet
d'avoir peur pour elle, avant elle, plus q u ’elle (revu récem ment Gas-
lighi de C u k o r qui fonctionne sur ce principe, excellent). Mais cela LE CIEL PEUT ATTENDRE
devient un handicap si, c o m m e ici, pour meubler, en attendant qu'elle (W. BEATTY)
se réduise, la distance ijctionnelle qui sépare l'assassin de sa victime
désignée, au lieu d 'u n réseau dense d'indices, le film multiplie fausses Confirmation - très m ineure - de cet te loi non écrite du cin ém a a m é ­
« fausses pistes », surcharges musicales et décharges lumineuses. Pour ricain : il est bien rare que les acteurs, passés derrière la caméra, n ’y fas­
ne pas parler des anticipations psychologiques sur l'explication psycha­ sent preuve, à défaut de talent (Lewis, Cassavetes, N ewm an), de sûreté
nalytique finale ■ grosse c o m m e un clin d'œ il d ’cléphant. Autrem ent (voir Brando, Ray Milland et aujourd'hui Warren Beatty). Ce dernier,
dit : mise en condition sans mise de fonds et mise de fonds sans for­ auteur archi-complet de Hvuven Con H ait, y gère assez bien son per­
malités. Une fin prévisible qui n'en finit plus de se faire attendre et sonnage de wonder-boy puritain à qui tout réussit, m ê m e la mort.
sans surprise lorsqu'elle survient. Cette mini-méditation sur l'immortalité des stars est insupportable si
l’on n’aime pas W arren Beatty - l'acteur, mais elle n'est pas sans vérité
puisqu'il est clair à la fin (toute borgesienne)du film que l’immortalité
C'est dom m ag e, car il y avait une bonne idée à la base : mettre la
se paie d 'u n e perte absolue de la mémoire. Signalons à Grisolia, au teu r
caméra en posture de cam éra subjective redoublée. D ’abord à la place
d 'u n e notule méprisante parue dans le Nouvel Observa leur que : 1) ce
des yeux de l'assassin au m o m en t où il com m et ses crimes, mais aussi
film a peu à voir avec le premier Heuven Can Waii. de 1943; 2) que
et en m ê m e temps à la place des veux extra-lue ides de Lauruqui visua­
celui-ci était signé Lubiisch; 3) et q u ’il était tout sauf médiocre.
lise à distance l'horrible mort de ses ami(e)s. Pareille confusion de
regard induisant c o m m e une responsabilité morale de la scandaleuse S.D.
photographe. Le regard qui tue : toutes les victimes ont travaillé pour
Laura.

Un jo u r - c’est la conclusion logique de l’idée de départ - les deux


caméras subjectives se dédoubleront, la première visera Laura elle- ADOPTION
m êm e sans q ue celle-ci ne puisse plus glisser son regard dans/derrière (M. GRUNEBAUM)
celui du tue ur : il lui fera face. Son nom s’épèlerad ans leconire-champ.
Face à face des deux regards jusqu'alo rs confondus : duel. Lequel sera On a beaucoup (trop) parlé de L'Adoption, premier film de Marc Gru-
le plus meurtrier? L'autre é vid em m ent. nebaum . qu e des critiques zélés(et z'ailés)ont rangé dans une catégorie
hâtive de « ciném a intimiste », avec M ai un ei L èa et La F em m e qui
Oui, il est d o m m a g e qu'entre l'idée de départ et sa conclusion il n'y pleure.
ait guère que du remplissage. Du fictif au lieu du fictionnel. Pour que
le film lut fort il eut fallu que tous les suspects q u 'on nous je tte en L'Adoption, c'est d'abord un mauvais scénario ; un couple (Jacques
pâture non seulement soient crédibles mais entrent à leur tour dans la Perrin et Géraldine Chaplin), lui artiste peintre (et elle?), abstraitement
figure du redoublement de regards autrem en t q ue co m m e cible petxers. recueille un je u n e h o m m e épileptique (et peut-être pyromane)
(s'innocentant à périr victimes). En fait, le réalisateur(Irvin Kershner) échappé de l'asile voisin. Avec l'accord du très libéral psychiatre, les
et son scénariste (John Carpentcr) exploitent leur sujet un peu c o m m e deux le gardent en pension (nourri, blanchi, logé, plus u ne quantité de
Laura fait ses photos : à coups Tri meurs, machinalement. C o m m e elle, m e n us services), le soignent, le chouchoutent c o m m e leur propre
ils misent beaucoup, trop, sur le décor, l'ambiance. Pas assez sur l'intri­ enfant. Le je u n e prend goût à la vie à trois, et veut goûter à tout. La
gue, la narration, les relations entre les personnages, les phases d ’un fem m e le séduit, le mari laisse faire, à condition d'être associé au
développem ent. Et s ’il est vrai que les décors sales clinquants ou vrai­ rituel ; il faut que tout se passe sous ses yeux, il faut que la perversion
ment luxueux, les paysages urbains, les lolts perdus sur des bords de se passe au foyer (ils font ménage à trois).
rivière canalisée par les gratte-ciels sont im pressionnants, superbe­
ment cadrés, la faiblesse de la plupart des scènes n'en ressort que Et puis les pervers se lassent du je u, alors que le je u n e persévère et
davantage. A ucune, par exem ple, n'a l’intensité de ces dialogues à transforme la règle d e perversion en pratique de com po rtem ent, pre­
deux et en voiture au temps où l’on ne faisait défiler derrière les vitres nant ce qui est le résultat d ’un jeu pour un dû. Il devient alors le révé­
que des transparences merdiques et plutôt floues. C o m m e si. à l'épo­ lateur de l’hypocrisie d u couple (souvent la critique y a vu u ne remise
que des studios, les scénaristes et les directeurs d ’acteurs savaient que en cause du co m p o rte m e n t égoïste de la petite bourgeoise artiste, sui­
nul effet de décor réel ne rattraperait ja m ais leurs erreurs d e tir. vez m on regard), u ne sorte de justicier de la morale, l’agent actif de la
norm e (ce qui a l’avantage, d ans le scénario, de « réhabiliter » la folie).
Ceci dit ; Faye D unaway (s'en) tire très bien. . D P Et il règle ses com p te : 1°) avec la sexualité soi-disant perverse de G.
Chaplin q u ’il viole (s ous-entendu : ce q u ’elle désire vraiment ce n’est
62 CRITIQUES
pas un artiste ludique mais un vrai m â le); 2°) avec la collection de vail difficile dont la première étape est de savoir ce que l'on filme, ici
toiles de (peintes par) J. Perrin qu'il détruit en les peinturlurant, en les un des premiers sinon le premier écrivain féminin français. Dès lors,
lacérant, ce qui le fait littéralement jouir. Cette séquence m e sem ble le rôle d 'u n film est-il d'instituer encore et plus ? De renforcer l’insti­
pouvoir être la m étaphore du film : quelq u'u n qui est donné com m e tution au point que l'on ne sache plus très bien c o m m en t et pourquoi
fou, en dehors des norm es, donc innocent, vient littéralement cracher la loi est dev enue loi ?
sa haine de !a p e in tu re f m ê m e si les tableaux sont laids, là n'est pas le
problème), sa haine de l’artiste et d c c c qui. chez lui. relève d 'u n e jouis­ Il y a donc ce fait étonnant q ue q u e lqu'u n qui a travaillé un demi-
sance sans partage : c o m m e n t ne pas voir dans cette scène un appel au siècle à avoir des idées différentes et d if férem ment des idées est filmé
spectaieur pour qu'il choisisse lui aussi son cam p face aux deux types sans idées et sans différence.
de films qui s’olïrent à lui : les films de « pervers » petit-bourgeois, et Q ue cela soit clair, je n’attendais pas que Beauvoir soit déguisée en
les films « grand public » pour des spectateurs au goût et aux moeurs cow-boy, chevauchant sa pam pa littéraire, je n’attendais au cu n e fic­
simples? L'Adoption est à ranger dans la deuxièm e catégorie, avec ce tion surajoutée au reportage ni aucun effet de mise en scène qui eus­
q u ’il traîne de bonne conscience et de poujadisme. sent illustré ce q u ’elle disait, j ’attendais sim plem ent un e idée, une
Le fail que G ru n e b a u m ait longtemps été premier assistant explique seule idée, parce que c'est bien assez pour un seul film et le m in im u m
peut-être le classicisme de sa mise en scène (m ê m e si ce n’est pas l’uni­ pour quelqu'u n qui en a eu beaucoup plus d ’une.
que raison). Souvent les premiers films sont intéressants en ce sens La do nnée de départ semblait être de faire jo ue r à Beauvoir le rôle
q u ’ils sont aussi un témoignage sur la relation qu'entr etiennent leurs d e reporter de sa propre vie auprès de ceux qui l’ont connu e le mieux,
auteurs avec le ciném a : les difficultés q u ’ont aujourd'hui les jeunes c ’était une idée, à ceci près q u ’un reporter se dirige plutôt vers quelque
cinéastes à faire leur premier film (difficultés économ iques avanl tout) chose q u ’il ne connaît pas, il n ’v a pas chez lui de préméditation sinon
font que leur conception du cinéma, leur désir de cinéma, leur sens de il serait enquêteur, ju ge ou sociologue, et ju s te m e n t le plus désagréable
la fiction, leur capacité à « innover » dans la mise en scène, ou simple­ du film réside dans cette préméditation qui se situe à l’opposé de la
ment leur « message » personnel, se bousculent pour entrer dans le pensée.
cadre - limité mais exigeant - d 'u n premier film. Le ciném a devenant
un concours, il faut tout dire et vite : une carrière de cinéaste est plus C h acun des interlocuteurs de Beauvoir est censé révéler un côté du
courte, mais surtout moins abondante q u'à l’époque des générations personnage, vieille idée de l’autre et du m ê m e, et curieusem ent c’est
antérieures. Il faut, su r une quantité moindre de films, dire plus vite l’inverse qui se produit; Beauvoir les révèle, L anzman, Hélène. Sartre,
ce que des cinéastes plus anciens pouvaient exprimer ,iur un te mps Olga, et l'on se dit q u ’elle a sans doute mieux regardé les autres q u ’elle
plus long, sur un plus grand nombre de Hlm.s, faits dans des temps plus n’en a été regardée, parce que fem m e et mémorialiste. Ce renverse­
rapprochés. Celte siluaiion résulte bien sur d 'u n e évolution de l'indus­ m ent, ce retournem ent aurait été formidable s ’il avait servi à m ontrer
trie cinématographique qui fonctionne moins sur la série q u ’au coup l'extraordinaire absence de narcissisme de Beauvoir. U ne absence de
par coup (il y a aussi un plus grand nombre de cinéastes en activité pour narcissisme fort présente dans sa voix. La voix de Beauvoir est sèche,
une production quantitative sensiblement égale). En échange, le statut parfois à la limite du supportable, une voix de prof et de « prof éli liste »,
d ’« auteur » s'acquierl plus vite, dès le premier film, co m m e si la cri­ la voix du qui m 'aim e m e suive et tant pis pour les autres. C ’est éton­
tique (qui existe p our« sanctionner » la qualité cinématographique des nant q u ’en dix ans de professorat elle n’ait pas cherché à l’infléchir, à
oeuvres) entérinait ce handicap des jeunes cinéaste par l'attribution à la moduler, est-ce parce que cette voix semble être le plus sûr témoin
tout coup des honneurs. de sa façon de penser nette, précise, sans narcissisme ?
C ’est peut-être ce qui se passe avec L ’Adoption, premier film de Il y avait là formidable matière à filmer; pour cela il fallait s'inter­
quelq u 'u n qui Tut longtemps premier assistant. Une parenthèse sur roger sur le plein et le vide. Pourquoi témoigner du travail de vivre et
l'assistanat. L'assislanat a longtemps, el pour de nombreux cinéastes, du travail d'écrire un iq uem en t par des pleins, des pleins de rapports,
été l'école du cinéma. C'était, et c'est encore dans iine certaine mesure, des pleins de discours, des pleins de cadres (gros plans) ? N ’v a-t-il eu
le m o m e n t plus ou moins long où les jeunes futurs cinéastes se fai­ chez Beauvoir q u ’érections, événem en ts, pro d u ctio n ? Dans le film,
saient les dents en travaillant sur les films des aînés, cinéastes déjà tout est rapide, ta pensée, le langage, le montage, il n'y a pas de place
reconnus dont ils apprenaient à connaître les ficelles, les particularités, pour la lenteur, la gestation, le silence... et cela est l’affaire de deux
le savoir-faire. Pendant longtemps, ju s q u 'à l'éclosion de la Nouvelle femmes... finalement il y a là-dedans du portrait de l’h o m m e politique.
Vague (les cinéastes qui la composaient fail inapiion dans le
ciném a conirairem ent aux cinéastes de l'appientissa^L’). l'école de La personne la plus fém inine est Sartre. Sartre est vieux, son corps
l’assistanat était celle dû classicisme : apprentissage des règles cin ém a­ est vieux, sa pensée semble toujours habiter fortement son corps mais
tographiques. A u jo u rd ’hui que l’âge d ’or du ciném a est derrière nous il faut à ce corps plus de temps pour la transmettre. Ce temps, il fallait
(el que les effets de la Nouvelle Vague se soni estompés), ce type le prendre quitte à faire un film plus long ou plusieurs fois un film,
d ’apprentissage, conjugue à la baisse de qualité de la production peut-être un feuilleton, en tout cas repenser la sacro-sainte durée du
m oyenne des films français (m ê m e en prenant c o m m e référence les film étalon, doute r de soi, dou ter de son sujet...
années cinquante, déjà une période de déclin du cinéma français popu­
laire) nous donne à voir des films qui témoignent du peu de désir de L anzm an n est exemplaire à ce niveau, sa visible irritation, sa mala­
ciném a qui anime leurs auteurs. dresse, sa timidité propre aux gens très conscients des rapports de
S. T.
force, court-circuitent toute préméditation. La com m un ication se fait
sous nos yeux, ni en am o nt ni en aval de ce qui se dit : Lanzm ann
S IM O N E DE BEAUVOIR échappe et permet que s ’échappe de Beauvoir quelque chose de tout
(J. DAYAN, M. RIBOWSKA) à fait particulier, mais qui n'a pas le temps de prendre forme.
Critiquer le Hlm sur Sim one de Beauvoir c'est ch erch era écraser une
La fragilité de la chose filmée ne sem ble pas être le problème des réa­
m o uche sur le nez de q uelqu’un que l'on respecte infiniment.
lisatrices puis qu’elles n’oni pas fait l’économ ie des stock-shots m a s­
sues qui vie nnent piétiner ce qui pourrait exister d e cinéma.
Sans doute est-ce pour cela q u ’il ne s’est pas trouvé à Paris grand
m o n d e pour l’attaquer, à p a n Madeleine Chapsal d ans « Le Matin » du
Car il se trouve q ue Beauvoir pense d ’abord dans le particulier et non
5 ja nvier, s ’indignant du soi-disant m achism e de Jean-Paul Sartre et
dans le général (Sartre fait allusion à cela lorsqu’il parle de théâtre avec
de Claude Lanzmann. A part cela, des « R endez-vous du d im anche »
elle). Elle pense à partir de ce sur quoi elle a choisi de penser. Sans
du 7 ja nvier qui en avaient lait, leur invitée d ’h o nneu r au « M ond e »
doute n'a-t-elle pas réfléchi à la réalisation de ce film dont elle a dû
dans lequel Claire Devarrieux rendait h o m m ag e à Beauvoir et au film,
considérer qu'il était le fait et la pensée d 'u n e ou de deux autres, car
l’intelligentsia et la bêtitsia parisienne saluait « un d o cu m en t précieux
cela c’est aussi Beauvoir : tolérance absolue pour l'autre pensant.
où les séquences historiques jalon nent le discours sans faille d ’une
fem m e soucieuse d ’exister dans le m o nde qui l’entourait... »
Mais s ’il est bien de tolérer q ue l’autre existe, il n'est peut-être pas
aussi bien de tolérer q u ’il n ’existe pas.
Il n'est pas éton nant que la personne Beauvoir écrase le film et que
le cinéma n'y trouve pas son com p te : filmer une institution est u n tra­ CC
CRITIQUES 63
Adjani). Il ne se nourrit pas se ulem ent de sang, mais de celle que désire
L'ESCLAVE DE L'AMOUR celui qu'il désire. Il faii ainsi basculer l’a m o u r du couple d ans le su s­
(N. MIKHALKOV) pense du désir : Nosferatu ne meurt pas, il ne vil que pour désirer, il
est la version noire de ce Dieu doni Lacan dil qu'il est en plus d an s la
Si l’on lire les fils blancs doni est cousu le film de Nikita Mikhalkov, jouissance de la femme. D’où (déjà chez M urnau) ce surprenant
on ne découvre au bout du com pte q u ’une pâle escroquerie. L’escro­ mélange de familiarité et de distance, entre le proche el le lointain, la
querie, pratique du faire-semblani par excellence, consiste, ici, à sau­ Mer Noire et la Baltique, le monstre el scs « victimes ». M u rnau , pro­
poudrer la narration d 'em brayeurs culturels pour d o n n er à croire que che encore de la société puritaine qui avait produit le m ythe de Dracula
l'on traiie effectivement de ce que l’on refoule en réalité, soit : les (l’Angleierre d'abord, puis l’Allemagne) avait logiquem ent oplé pour
débuts de la guerre civile en Russie, la décomposition finale de la ciné- une conclusion bicn-pensanie, propre à cette société (sublimation du
matographie du vieux m o n d e ei sa relève par celle du nouveau. Aux désir dans le sacrifice et défaite du désir-monstre). Quarante-sept ans
braves pigeons de la critique - culturelle - de tenir le discours que le plus tard, W crn er Herzog. valeur sûre à la bourse des auteurs de films,
film ne tient p asel de sau ver les meubles. En France, le résultat semble marque plus n eiicm em sa sym path ie pour Nosferatu et pour le m o u ­
devoir dépasser les espérances. Et qui de citer T chékov (réflexe désor­ vem ent infini, infiniment m alheureux aussi, du désir. D 'o ù les gém is­
mais pavlovien : slavitude, plus langueur fin de siècle plus aném ie fic- sem en ts de convoitise mal contrôlée du vam pire face à ses proies. D 'où
Monnclle égalent Tchékov, voir l’épouvantable Repérages) là où il aussi la dernière image du film où l’on voit Jon athan prendre la place
n’y a qu'inconsisLance des personnages et absence de mise en scène. cl la relève de Nosferatu enfin mort. Mais à déplier - m ê m e peu - le
Qui de supposer un nouvel effet de distanciation d ans les effets, certes myihe, Herzog jo ue gros jeu. Les m ythes, c’est connu, ne sont agissants
étranges, d ’une post-synchronisation hallucinante de bâclage. Et que s ’ils sont am bivalents et contradictoires. El à ce je u, Herzog perd.
quand, soudainem eni, tandis q u ’un chef-opérateur révolutionnaire En faisant de Nosferaiu, à la suite d'Aguirre, de Kaspar H a u s e r e t de
prophétise à une star candide mais probe l’aube des temps nouveaux, Bruno, un être qui ne tieni au m o n d e que par un fil (par le fil incassable
une puissante soufflerie, judicie usem ent hors -champ bien que terrible­ de sa folie, de sa monom anie ), en multipliant les détails véristes. les
ment présente, balaie la scène de sa tornade blanche, eh bien on éclairages en forme de spois, et les vols ralentis de chauve-souris, il se
« reconnaît » Tem pête sur l'Asie / A cet intéressant édifice, je propose montre fidèle à lui-m êm e, c'est-à-dire à ce qu'il sait q u ’on sait q u ’il saii
d ’ajouter une petite pierre : de ce que l’action se situe à Odessa, on sent, faire et que, du coup, il faii de moins en moins bien. Effets de signature
à l’évidence, l'influence d ’Eisenstein. à défaut d'u rgence ou d e logique. Le Nosferatu de Herzog entre dans
la catégorie détestable de ces films conçus c o m m e des « coups », où
l’addition des n o m s con n u s ci des références culturelles est censée pro­
Action ? Dramaturgie ? C ’est trop dire. D urant cet a u t o m n e 1917,
duire de l'inouï. Eh bien, non. La m ontagne n’accouche ici que d ’un
les soviets ont déjà pris le pouvoir à Moscou. Le blob rouge avance,
monceau de rais. L’exirem e paresse avec laquelle Herzog re-lit, copie
inexorable, porteur d ’une nouvelle ciném atographie tout aussi m e n a­
ou cite (peu importe) M urnau et le m ythe de D racu la,ind te plutôt à
çante. Ontologiquement disqualifiée par cet adversaire, une équipe de
poser deux questions. L'une, générale : pourquoi le ciném a ne produit-
tournage persiste, sans trop y croire, à fabriquer un de ces mélos débiles
il plus de m ythes ? L’autre, particulière : pourquoi Herzog régresse-1-iI
mais charm ants qui, pour Mikhalkov. m éio nym isent sans d o u te le
ainsi ? (c o m m e on esi loin de ses premiers courts moirages et de Signes
ciném a « d ’avant ». H eu reusem ent, le film parvient à conjurer la d o u ­
de vie !)
ble menace politique et esthétique en inscrivant, en son centre, trou
S.D.
noir et proprement obscène, vingt secondes de d o c u m e n ts au th en ti­
ques : fem mes et enfants mourant de faim, populations déportées -par
les Blancs, croit-on utile de nous préciser. Ce lourd tribut payé à la
vérité historique el au réalisme, la fiction, non coniam inée, peut à n o u ­
veau suivre sa dérive diaphane.

E sth étiquement, L'Esclave de l'am our cherche à composer une pho­


tographie ham ilionienne, mais co n stam m en t surexposée.

Narraiivem eni, la mise en scène peut se résumer à la so m m e des


effets el gros trucages chers aux westerns italiens, mais en plus molas-
sons : « Il étaii une fois la révolution d'Octobre... »

C ulturellem ent, le réfèrent est nettem ent du côlé de la haute poésie


des cabarets folkloriques pour touristes : « Plaine, m a plaine... »

Ainsi, peu à peu. l'U.R.S.S. se fabrique sa m ode rélro, avec, et c’esi


ce qui la différencie de la nôtre, une éto n n an te tranquillité de cons­
cience qui ne saurait don ner à la sauce q u 'u n affreux goul fadasse.
Moins que d ’un retour, on a davantage l'impression de retrouvailles
par delà soixante années d ’une Histoire d ’abord e m b a u m é e , m ainte­
nant aseptisée. Finalement, on d onne à désirer ce q ue l’on contin ue à
faire sem blant de critiquer, alors m ê m e que plus personne n’y croit.
L'Esclave de l'am our prend soin d'exhiber quelques belles voilures
d ’époque. Elles, au moins, sont crédibles et M. Brejnev aura sûrem ent La film d'Herzog est le remeke d'un film de Murnau (19221
apprécié. Politiquement, L'Esclave de l'am our est un film de garde dont ceci est un photogramme
blanc, aurail-on dit à une certaine époque.
F.G.

NOSFERATU, FA N TO M E DE LA N U IT
(W. HERZOG)
Ces notes ont été rédigées par Jean-Paul Fargier, Serge
Nosferatu (Klaus Kinski) esi d ’abord un être romanesque qui vient Le Péron, Serge Daney, Serge Toubiana, Caroline
en tiers dans la relation entre Jo naihan (Bruno Ganz) el Lucy (Isabelle C ham petier et François Géré.
LES FILMS A LA TELEVISION

n ’a rien du sien), car, là aussi, le fond du rom an-photo est déjà balisé
- et on ne peut pas faire mieux - par de telles oppositions, et combien
LA FILLE A LA VALISE criantes l’employée cl le patron, le riche et la pauvre, le fidèle et l’infi­
(V. ZURLINI, 1960) dèle, le croyant et l’impie, l'ordre des choses et sa transgression im pos­
sible. la légitimité et la révolte, le rêve ci la réalité etc... Ce n’est pas
davantage le pessimisme de la situation et le tragique de son d é n o u e ­
Quand le mot « F IN » s'inscrit, qu'est-ce qu'on se dit (pour peu qu'on ment : derrière les fins à l’eau de rose des feuilletons les plus se n tim e n ­
soit un rien sentim ental) ? O n se dit : « Ça finit mal, j ’aurais aimé que taux se m asquent difficilement les angoisses les plus insurmontables,
ça finisse bien - mais je savais depuis le début que ça ne pouvait pas les séparations ei les antagonism es de classe les plus définitifs, une
finir autrement. » Zurlini - son ciném a - tient presque tout entier dans invraisemblance radicale autrem ent plus désespérée et désespérante
cette réflexion, et d ans ses conséquences. Quand la fin (d 'u ne histoire, que le désespoir formulé, parce q u ’informulée, ju stem ent. Alors,
d ’un film) n’est pas proprement inéluctable, o n peut toujours, en der­ qu'est-ce qui dérape et décolle, chez Zurlini ?
nier recours de sentim entalité, mettre le d é n o u e m e n t c o m m e entre
parenthèses, l'imputer à un artifice de scénariste, rêver quand m êm e, A vançons une hypothèse : rien. A coller à la peau des conventions
par-dessus l’épaule du m etteur en scène, à une autre fin possible. et à celle de ses personnages c o m m e il le fait, Zurlini compose un
Q uand cette fin est inscrite dans l’histoiré m ê m e, dan s ce qui est d o n n é mo nde irréel qui dénature la platitude de l'original, qui le médiatise
dès le départ, on n'a plus aucun recours : on ne peut que désespérer. d ’u ne certaine manière : c’est un peu c o m m e si au statism e du roman-
Les quelques beaux films de Zurlini (dont celui-ci) s'attachent presque photo, il ajoutait une dim ension supplém entaire - celle de l'élan sen­
exclusivem ent à décrire, en noir et rose, l’imperceptible passage du timental q ue lui donn e te lecteur, fl est ainsi l’organisateur et l’organisé
rose au noir : rien ne se jo u e ici que la dissolution du rose aux joues, d ’une fiction de fiction : il s'engage d an s les corps de ses personnages
tout est perdu d ’avance, le mièvre et le moite de l'adolescence ne peu­ pour y co m m ettre le délit suprêm e (et le corps d u délit n’est autre que
vent que s’efTacer irrémédiablement avec la g o m m e du temps, rien ne le film), celui de croire à ce q u ’ils font, de vibreren m ê m e tem ps qu'eux
se gagne que le dérisoire et le conforme aux norm es, tout finit. à l’improbable de leurs passions. Le rom an-photo s’anime et prend vie :
la lavandière attend l’autobus, Mickey saute du train pour aller
Ainsi La Fille à la valise : il est riche mais jeune, elle est je u n e mais em brasser sa mère, le je un e aristocrate dégrafe le corsage de la lavan­
pauvre; il l’aime mais il ne sait pas, elle ne l'aime pas parce q u ’elle sait; dière, une bombe à retardement explose d ans le c œ u r de la jeune fille.
quand il sait, il ne l'aime plus, quand elle l'aime, elle ne sait plus rien; Les m utants sont parmi nous.
il est je u n e et puis il apprend, elle a déjà vécu et puis elle oublie; tout Louis Skorecki
recom mence pourelle ju s q u 'à la déchéance, tout Unit pour lui dans un
instant; elle est restée une enfant malgré les épreuves, il devient un
adulte en dépit du confort; tout les sépare et pourtant tout les réunit,
en l'espace d 'u n e seconde, dans la dim ension intemporelle de l'éveil, UN ROI A NEW YORK
avant que tout ne s'écroule dans une connivence désenchantée : « je (C. CHAPLIN, 1957)
sais que tu sais.» Variations infinies sur le thème du passage et la thèse
du contraste. Statisme réglementaire du rom an-photo dans ce q u ’il a En 1957 Chaplin déclarait : « Un roi à New York est un film pour rire
de plus convenable. Convenable ju s q u 'à en épouser totale m ent l'arbi­ (« purely io laugh »). J'espère que ce sera le meilleur film de ma carrière.
traire et le tracé, la morale et le parfum. El pourtant : il y a bel et bien Onze semaines de tournage à Londres. Sur le plateau, je travaille vite,
de la subversion dans la dém arche de Zurlini, quelque chose qui fait mais il m 'a Jallu (leux années pour écrire le scénario et les gags. » A la
déraper la convention, décoller le propos. Quoi ? sortie du film, A ndré Bazin, après avoir d o nné les meilleures analyses
ja mais écrites sur Chaplin, avouait dans « France-Observateur » sa
Il est plus facile, pour com mencer, de voir ce que ce n'est pas : ce légère déception et divisait le film en deux te rm es inconciliables : la
ne soni pas les libertés prises avec les poncifs (il est innocent mais mise en scène qui était « sublim e » et un « message » (les guillemets
devient vite pervers, roué; elle est loin d'être pure, et pourtant elle a sont de A.B.) dont il déclarait croire q u ’il ne résiste pas à l'analyse.
préservé en elle une part de pudeur, une part d 'ouverture sur le rêve), C o m m e en réponse à cet article, Je an Domarchi prenait la défense du
tant il est vrai q u ’en ce do m a in e les libertés et les variations deviennent film dans les Cahiers n° 77 (« L’Emigrant »), une défense enthousiaste
aussitôt - c’est la loi du genre - des poncifs aussi forts que ceux dont dan s un long texte qui vaut la peine que le lecteur, s’il le peut, s’y
ils ont fait mine d e s'écarter. Ce n'est pas non plus la coloration un peu reporte. La vision de ce film qui. contrairement à ce q u ’écrivait Bazin,
plus politique que d e co u tu m e (il a la jeun esse dorée, elle a la jeunesse défie bel et bien l’analyse, suggère aujourd’hui deux ou trois remar­
pauvre et souillée, il a la loi. la morale et la religion de son côté, elle ques livrées ici sans o r d r e ( l ) ;
LES FILMS A LA TELEVISION 65

A Kmg ui New York, de Charles Chaplin (1 957)

- que le comique, loin d'êtr e le langage universel q u ’on prétend, est pur que Chaplin), mais qu'il est d ’autant plus grand q u ’il s ’attache avec
relatif, limité dans le tem ps et selon les personnes, bref q u ’il divise, plus d ’ardeur à transform er de fond en com ble son matériau d ’origine
aussi. C ombien de fois n'a-t-on pas e n ten d u à propos du R oi à New pour que tout concoure à constituer un véritable organum dnem atogra-
Y ork: « El puis ce n’est pas drôle ! » O r aujourd’hui je ris plus à ce film phicum (com m e le firent dans ces années-là L e Diabolique Docteur
el à Verdoux q u ’à tous les films m uets de Chaplin (où l’ém otion et M abuse de Lang, L e Testament du Docteur Cordelier de Renoir, Les
l'enchan tem ent m ’em pêchent de rire : on peut aussi d o n n er pour rai­ Yeux sans visage d e Franju), et q u ’il est plus grand encore quand les élé­
son que le rire s'affaiblit au f u r e t à mesure des visions. Il d em a n d e soit m ents qui com posent ce matériau semblent impossibles à m ettre en
l'ignorance de la première vision, soit l’oubli de ce q ue l’on a déjà vu rapport (ici les persécutions idéologiques, ta manipulation des enfants,
et éprouvé). Pourquoi ce rire? Parce que, seul peut-être d e tous les (2). le New York by night, la vie d e palace, l’énergie atom iq ue, la chi­
cinéastes investigateurs du c h a m p politique, Chaplin, tout en faisant rurgie esthétique, la triade cinéma-télévision-publicité etc...) et q ue le
le portrait psychologique et moral des individus pris dans des affron­ film en règle parfaitement le contrepoint : ainsi le style simple et clas­
te m en ts idéologiques où il y va de leur vie et de leur intégrité, ose sug­ sique du découpage des films d e Chaplin (plans fixes et panoram iques
gérer que tout idéal fonctionne c o m m e un formidable m oyen de pres­ de recadrage) est-il la conséquence logique d ’u n e pensée qui a su
sion exercé p ard es individus s u r d ’autres individus fil préfigure par son convertir toutes ces com posante s inconciliables et com b in er un film où
iconoclastie Salô de Pasolini), q u ’il est un carcan de la vie présente (et la densité de la narration s ’interrompt et respire grâce au développe­
le ciném a est Fart par excellence qui exprime la vie au présent), et ose ment tantôt laconique tantôt am ple des gags. 11 est le revêtem ent sou­
en faire un spectacle du plus haut com ique. Ici pas de héros : le Roi ple et discret d e cette pensée, ta plus libre que le ciném a ait conn ue à
Shahdov (c’est-à-dire shadow ou shade off) se sauve c o m m e une ce jour. Une pensée qui ne se pare d ’aucun effet d ’art, parce q ue le
ombre, ce qui est certes un m o de d ’être mais aussi une manière adap­ moindre effet serait ressenti c o m m e un obstacle entre le spectateur et
tée à la forme cinématographique du Chaplin des années 50 (la grande te m o u v e m e n t d e la vie reconstitué dans le film. Ce q ue Renoir, étran­
narration romanesque et m élo dram atique ) d e retrouver la désinvol­ gem ent, appelai! un écran.
ture du Chariot d ’autrefois, avec chapeau melon, badine et petite Jean-Claude Bielle
moustache. Chaplin, qui sait ce q u ’il en coûte, n ’aim e pas non plus le
martyre : Verdoux sur le point de mourir avait encore le coeur de
savourer une joie inconnue et d e goûter au rhum . Et ses personnages H) Rappelons que lors de sa sortie. Un roi à New York fui particulièrement mal accueilli
et que de cet insuccès, sans doute, naquit la légende d’ un Chaplin faible, de même que les
sont ceux de l’h u m a n ité souffrante ordinaire : ceux qui craquent historiens du cinéma transmuent les succès publics en films important (ex. : La Kermesse
(com m e le Roi sous un faux visage, c o m m e l’enfant sous la raideur du héroùfiie. les films de Clouzoï etc...), et oublient, s'ils réparent certaines injustices, que
dogm atism e) el ceux qui cherchent la fuite (mais Verdoux était pris); Sensu. Les Carabiniers. Pons non’, appartient furent des bides.

(2) Il y a dans ce Hlm le personnage d'enfant le plus déchirant qu'on ait vu au cinéma,
- que le grand art consiste dans l'expression parfaite de ce que l'on auquel serait peut-être comparable, dans un registre négatif, l'enfant de Allemagne, année
veut exprimer (c'est pourquoi certains voient en Keaton un artiste plus zéro de Rossellini, qui encaisse et n’a d’autre expression, dans le film, que le suicide.
66 LES FILM À LA TELEVISION
est une distraction, il faut pousser cette hypothèse ju s q u e dans ses der­
niers retranchements. C'est le cinéaste qui travaille, le spectateur
COLERE NOIRE regarde (et se repose). Le seul travail (si l’on peut appeler cela un travail)
(F. TUTTLE, 1955) que l’on d em a n d e au spectateur classique des films classiques, c'est
(avant m ê m e que ce soit exploité par le cinémascope, c'était déjà
Dans son excellente - c o m m e souvent - introduction (Téléroina, n° c o m m e cela pour les petits formats) d'être capable d e tourner la tête.
1513), A ndré Moreau nous apprend que ce film policier a été écrit par De gauche à droite, de droite a gauche, el ainsi de suite. C o m m e au
Sydney Boehm et Martin Rackin, « deux vétérans du genre, deux écri­ cirque, c o m m e a la corrida. Et on ne verra peut-être plus, d ans les salles
vains de talent qui travaillèrent pour Raoul Walsh, Fritz Long ou John de cinéma, ce fabuleux spectacle : des dizaines et des dizaines de têtes
Ford ». Il ajoute : « Les personnages possèdent une véritable vigueur, et dans un seul et m ê m e m o u v e m en t, passant alternativ em ent d 'u n per­
il est bien dommage que la mise en s^ène sans aucune originalité de Frank sonnage à un autre, et à un autre encore.
Titttle ait si peu utilise les possibilités d'un tel sujet. Tel quel, le film
dem ew ep ourtant efficace et mouvementé. » Je ne discuterai pas la bana­ « Vous avez des regrets, mais c'est affreux, c'était Pavlov ! »
lité du travail de Frank Tuttle, cinéaste sans doute médiocre (à ma
connaissance), mais j'aimerais essayer de com prendre et de taire c o m ­ « Peul-être pas... Si toutes les têtes tournaient ensemble, c’est tout
prendre ce qui fait la singularité de ce Hlm, ce qui le rend (aujourd'hui de m ê m e que dans ces têtes ça tournait un peu. Et surtout : que ça
plus q u ’hier) attachant. rêvait pas mal...»
Louis Skorecki

1) Un film en scope, un petit film en scope. Voilà une chose, un format Heil on Fnsco Bay (Colère noire), de Frank Tuttle
qui n'a plus cours. Nous so m m e s entrés dans l'èrede la rentabilité, non
pas de la rentabilité à long term e (c'est-à-dire ce qui fait - ou ferait -
le succès d 'u n film), mais à court terme : tout investissem ent doit se
sentir, il doit être payant im m édiate m ent. Q u an d on fait un film en
cinémascope; on doit, littéralement, en mettre plein la vue au specta­
teur : figurants nombreux, m o u v e m en ts de caméra, cham ps larges et
profonds, rutilement des gros plans. C onséquence im m édiate : le film
en cinémascope est un des seuls qui passe mal à la télévision. Pas seu ­
lement parce qu'il est coupé, am puté, ce qui n’est après tout q u ’une
affaire de formai (on s'y fait i mal, mais on s ’y fait), mais surtout parce
qu'il est généralement confus : trop de choses ou trop peu, aucune
rigueur dans la composition, aucun travail sur le cadre. Tandis qu'ici
(com m e le dil très judicieusem ent Jacques Tourneur), « le t inêmascope
est très reposant parce que les yeux du spectateur vont d'un personnage
à l'a u tr e - c e qui fatigue moins la vue que iécran carré qui oblige le spec­
tateur à garder les yeu.x fixés sur une tache claire au milieu de l'obscu­
rité. » (cf. Cahiers n° 293)

2) Un film reposant. Dans Colère noire, on a d ’un côté l'histoire, le


flic injustement condam né, le truand sans scrupule, l’h o m m e qui veut
se venger el la fem m e toujours am oureuse qui voudrait retrouver son
h o m m e intact, et, de 1‘aulre côté, ce qui fait le corps du film, les corps
des acteurs. Alan Ladd. Edward G. Robinson. Je a n n e Dru. le décor
étra n g e e t im muable des rues de San Francisco, le rythm e un peu hési­
tant de l’aciion. O n a la fiction plus les acteurs : les acteurs sont là en UNE VIE
plus, en prime, en corps. Des corps figés, raides, impeccables, te ndus (A. ASTRUC, 1958)
dans l'incarnation sans nuance de leurs personnages et de leurs m oti­
vations. C'est cette raideur du ieu, alliée à la mollesse fîctionnelle, qui D’abord il y a le vent et quinze jours plus tard, ce vent, on s'en sou­
fait q u 'u n Hlm se déroule devant nos yeux sans que nous ayons à le vient encore. Pourtant plus de dix films et combien de bribes de télé­
déchiffrer sans cesse - ce qui est le cas de n'im porte lequel des films vision sont passés par-dessus ce vent. Plus la vie. la nôtre.
qui se faii aujourd'hui. La lisibilité d ’un film vient - aussi - de ce très
léger décalage entre l’intrigue et son vêtem ent fictionnel, entre l’his­ O n se souvient du vent dans les paysages, aux carreaux des fenêtres,
toire - m o uva n te - et ses héros - fixes. sous les portes. On se souvient de la mer, des falaises douces, vertes,
des prairies, des enclos, des bois. On se souvient que des personnages
ne cessent de bouger dans ces paysages venteux. On se souvient d 'u n e
3) Un film classique. Le film : on le suit, tout sim plem ent. Colère
caméra toujours en m o u v e m en t - la mise en sccne selon Astruc -
noire n ’est pas un film étonnant. C'est un film d e série qui suit fidè­
adm irablement en m ouv em ent. O n se souvient q ue les acteurs, dès
lement les lois el les conventio ns du genre. Mais ju s te m e n t parce qu'il
q u ’ils ouvrent la bouche (rarement, par bonheur), sont plutôt catastro­
les suit et les illustre sans beaucoup d'originalité, il permet d'en déter­
phiques. insupportables. O n se souvient s'être dit q u ’Astruc aimerait
miner l’origine mieux et plus clairement q u 'u n autre. A l’évidence, il
sous doute autant leur faire porter des masques c o m m e dan s certains
m ontre ceci : alors q u ’un plan de cinéma forme aujourd’hui un tout,
théâtres orientaux, q u ’il n'a que faire de leurs expressions, de leurs
un tout avec lequel il faut se dépêtrer - c'e.st-à-dire qu'il faut résoudre
visages, de leurs dialogues, qu'il ne s'intéresse q u'aux silhouettes, aux
l'énigme q u ’il pose - , un plan de cinéma classique n’existe que déjà
corps, aux profils, aux gestes, aux cris. On se souvient de la fin, vio­
morcelé, fragmenté, lisible d ’emblée. Q uand deux acteurs se trouvent
face à face, qu'ils aient à exprimer l'am o ur ou la haine la plus violente, lente, cruelle, éperdue. On a regardé sa montre. Une heure vingt, un
film court. Court c o m m e une vie. Et rapide, léger. Rapide et léger
ils ne font que cela. Entre eux, le vide, l’air, rien. T o ut est sacrifié à la
c o m m e une feuille au vent. U ne caméra-stvlo pour un film-feuille.
mise en évidence de la situation. D 'o ù vient qu 'o n puisse se permettre
Emportée par le vent, la feuille de temps en temps touche terre. Le film
« d'aller d 'u n personnage à l’autre », de balayer l’espace du plan de
semble fait de ces m o m e n ts à terre. Ce qui se passe dans les airs, les
toute la nonchalance de son regard. Essayez donc avec un film
tourbillons, une voix narrative le résume en quelques phrases sèches,
moderne, pour voir : impossible de ne pas s'em m êler les pieds avec une
coulées. Et la feuille revient au sol, une nouvelle séquence com m ence,
telle acrobatie !
dense. La caméra aussi se fait feuille. Pas se ulem ent dans les paysages.
D ans les escaliers, les couloirs, les chambres. Un h o m m e , plusieurs
4) Le cirque, la corrida. Ce que disait T o urneu r du cinémascope repo­ fem m es, une blonde, deux brunes. Et des chevaux.
sant, lui seul pouvait le dire, parce q u ’il avait du ciném a une concep­
tion (hyper-classique) qui allait d ’ores et déjà dans ce sens : le cinéma Jean-Paul Fargier
67

BONNES FEUILLES

LES CHIENS DU SINAI


1967-1978

par Franco Fortini

Le volu m e « Les C h iens du Sinaï », co-êdilé p a r < ^ Ciném a el les Cahiers du Cinéma, paraîtra le 8 mars prochain. O utre l'essai de Franco Fortini
et le découpage illustre du film de Jean-Maric S tr a u b e t Danièle Huillet, il comprend un texte de présentation inédit de Franco Fortini, intitulé
(ou plutôt daté) 1967-1978. Dans ce texte, l'auteur redéfinit sa position sur les problèmes politiques et biographiques q u ’il abordait d a n s « Les
Chiens... ». et rend com pte de son expérience de tournage. Nous en publions quelques extraits.

L’Histoire est un piège imm onde de m onum ents, de Dans quelques années, personne ne comprendra plus ce
pierres, de souvenirs. N o n p a s ici m a is ailleurs est la pensée qu’ont été la guerre du Vietnam et le conflit israélo-arabe.
dom inante du film. Mais ceci signifie en vérité : N o n pas Nous avons oublié bien autre chose. Ne resteront que les
a u jo u rd 'h u i, m a is h ie r er d e m a in . Son intention profonde com m ém orations télévisées et les livres d ’histoire. Ceci
n ’est pas différente de celle qui avait été la mienne. Elle est dit, en toutes lettres, dans mes pages des C h ie n s et ma
est dite avec d ’autres instruments, elle est dilatée ju sq u ’à voix est stridente juste m e n t parce que, dans l’instant
une plus grande signification. Le panoramique des m êm e où elle parle de « réalité », elle est dom inée par
Apouanes ne « dit » pas seulement ce qui y est arrivé ni l’absence; et si Straub a compris et a dit tout cela c om m e
quel calme recouvre les lieux des massacres antiques et un musicien dit sa musique à partir d ’un livret, il en est
modernes; il « dit » aussi que c e tte terre est lieu habitable ainsi parce q u ’il est lui-même dom iné par l’absence, parce
pour les hom m es, qu’il est celui que nous d evo n s habiter. que lui et moi pouvons espérer annoncer un futur (c’est
Alors Straub me dit, à m o i, que je dois me taire, que ma cela que nous vous voulons), simplement en m ontrant du
voix doit disparaître parce que, com m e il est écrit dans L e doigt, avec exactitude, les fosses de l’absence, les lacunes
T e m p s retrouvé, c’est une « loi » que « croisse l ’h erb e non du réel.
p a s d e Toubli m ais des oeuvres fé c o n d e s , su r laquelle les
g én érâ t ions fu tu r e s viendront jo y e u s e m e n t fa ir e le u r« d é je u ­ La terrasse était à l’ombre le matin puis était tout
n er su r l'h er b e », in so u cieu x d e q ui dort là -d esso u s ». Ceci entière réchauffée par le soleil. Autour, il y avait des
est dit dans le rapport entre les raisonnements - ou les arbres et des fleurs, il y avait la limpidité et la lumière, il
invectives - du texte et l’attention (ce mot est de Simone y avait le chant multiple des oiseaux. Derrière la petite
Weil) de la caméra. Straub a éloigné et clos pour toujours maison s’élevait la montagne, couverte de plantes.
non seulem ent un épisode de l’interminable « J u d e n - Devant, des haies et des champs en pente et la m er calme
frage », mais encore une tentative (la mienne) de régler et bleue. Le petit patio sur lequel s’affairaient les collabo­
certains comptes, de m ’en débarrasser. Le film va bien au rateurs de Straub était un espace délimité, une estrade de
delà. cérémonie. Sur cette estrade, j ’ai passé dix jours à répéter
les noms de mon adolescence, les» paroles de m on père,
A travers l’oeil de la caméra qui me regardait, j ’ai pu l’horreur et la honte d ’où nous tous étions émergés. Mais
comprendre mieux certains enseignements formels que cette nature si tranquille n ’était ni paix ni félicité. C o m m e
j ’avais reçus, en tant d ’années, de quelques maîtres, peu dans le grand panoramique des Apouanes, le calme était
nombreux et absolus. L’un d'eux est la règle du mort- apparent, quelque chose appelait à l’aide, au plus profond.
vivant; du zo m b ie, si l’on veut. Vitalité, passion, sponta­ Nous, nous en étions conscients, d ’une façon ou d ’une
néité : sans lesquelles on ne fait rien. Mais, dans le m êm e autre. La m er et le ciel éblouissaient mais ce n’était pas
temps, si celles-ci ne m eurent pas, ne sont pas mises à dis­ l’été brûlant et féroce du sud. Le paysage dem andait (nous
tance, rendues m uettes, détruites, regardées com m e biens nous dem andions à nous-m êm es à travers le paysage)
à jamais perdus et qui ne nous sont pas destinés, elles ne quelque chose com m e un « supplément d ’âme » et je
peuvent devenir « nourriture pour un grand nombre ». n’avais pas de honte, pas plus que je n’en ai à présent, pour
68 PETIT JOURNAL
cette locution spiritualiste, toute la réalité de la lutte m até­
rialiste des classes était incluse dans ces couleurs idylli­
ques, était pour nous inséparable de ces chants d'oiseaux.

De par les indications que Danièle et Jean-Marie me


proposaient, le texte me devenait étranger sous les yeux :
ma défense était très faible, je laissais des liaisons inatten­
dues altérer la ponctuation et la syntaxe. Bien qu’incons­
ciem ment, je comprenais que l’opération filmique, préci­
sément en altérant ce qui portait ma signature, précisé­
ment en défaisant le tissu de mes pensées, les dépassait,
les conservait et les rendait plus vraies. Je ne sais si dans
ces paroles qui étaient miennes il y avait ce qu’on nom m e
« valeur »; mais cette destruction-renaissance l’était à
coup sûr. Je me rappelais avoir lu que Cézanne regardait
parfois à grande distance la toile du paysage q u ’il était en
train de peindre pour savoir si, introduite dans la nature
environnante, elle « soutenait » la comparaison. C ’était
quelque chose de semblable qu’il m ’arrivait d ’éprouver
sur le patio de la petite villa où Straub me contraignait à
répéter l’angoisse d ’une autobiographie. Paroles et idées
qui étaient nées ailleurs, souillées de journaux et de rage,
dans des années de désolation et de pitié, tout cela était
fini devant le petit laurier-rose fleuri, dans une lumière
stupéfaite. Le mot « conversion » est certainement gros et
faux. Mais celui, plus discret, de « changem ent », je l’ai
vécu, je crois, grâce à l’opération de Danièle et de Jean-
Marie, durant ces jours. Depuis lors, les paroles et les
idées qui, dans Les Chiens, m ’étaient douloureuses, ont
cessé de me faire mal.(...)

(Traduction : Thérèse Salviat)

Danièle Huillei et Franco Fonini pendant le tournage de Forttni/Cam.


Roberte

Le film de Pierre Zucca, Roberte. est enfin p ro g ra m m é à Pans : à partir


du 14 mars à l'O ly m p ic-E n tre pô t et au Seine-Cinéma.

S ur notre photo, Denise M onn-S m claire dans le rôle de Roberte.


« Roberte c'est elle, c'est son regard, ses ïambes, ses chevilles, ses p o i­
gnets, son buste, ses com m issures », écrivait Jean-Paul Fargier dans son
com pte-rendu du Festival de Cannes (Cahiers n° 2 9 0 - 2 9 1 , p. 1 9). Il c o m ­
m ençait son article par cette citation de Roberte : « Une fe m m e est to ta ­
lem ent inséparable de son propre corps. Rien ne lui est plus étranger que
la d istin ctio n du physique et du m oral, et le m alentendu infranchissable
débute avec l'idée qu'elle ne serait qu'anim ale. M ais voilà : son corps est
bien son âme ».

Nous reparlerons de ce film dans notre prochain num éro.

L'Hom m e regarde l'H om m e

Du 7 au 13 m ars 1 9 7 9 auront film s à caractère e thnographique


lieu, au Palais des A rts (1 0 2 , B ou­ et sociologique, film s du « cinéma
levard S ébastopol, Paris 7 5 0 0 3 ) direct ».
le s Q u a t r i è m e s R e n c o n t r e s
« L 'H o m m e regarde l'H o m m e » su r Enfin sont prévues tro is ou qua­
le th è m e « Enfance et Cinéma ». tre grandes rétrospectives : une
Ces rencontres sont organisées par ré tr o s p e c tiv e J o ris Ive n s , une
l'A.F.C A.E., le C.N.C. et Y iN A . r é t r o s p e c t i v e p r é s e n t a n t le s
débuts de l'école française cana­
d ie n ne ,u n e troisièm e su r l'A friq u e,
P a ra llè le m e n t sera p ré se n té , la dernière sur le ciném a do cu m e n ­
co m m e chaque année, un bilan de taire allemand entre les deux guer­
la p ro d u c tio n in te rn a tio n a le de res.
PETIT JO URNAL 69
V ient ensuite le program m e p ro ­ pas à la télé, les m ecs! Qui dira à A l'initiative de plusieurs organis­
prem ent dit. Un burlesque (en ce Daisy de Galard (la productrice) de mes locaux (Université de Toulouse-
Télévision m o m e n t, Onésime de Jean Durand, faire un peu, avec Ciné-Malices, Le M irail, Atelier 30 à Toulouse. Stu­
pas terrible) puis un dram e (excel­ co m m e si elle n'éta it pas à la télé? dio mobile multimédia à Albi. la Jeu­
lent M ystère des roches de Cador, nesse et les Sports, le Service audiovi­
avec peu t-ê tre la prem ière u tilisa ­ Jean-P aul Fargier suel de Castres), un projet de recense­
tion de la psychanalyse à des fins ment des produits audiovisuels réali­
fic tio n n e lle s e t c in é m a to g ra p h i­ sés dans la région Sud-Ouest dans le
Le dim anche, vers m idi, chaque but de mettre en place une structure
ques) ou un film d'aventures exoti­
fo is q u e je p e u x , je re g a rd e régionale (recensement des produits,
ques (ces te m p s derniers. La Sul­
A n te n n e 2. mise sur pied d ’ un catalogue, favori­
tane de l'amour, m agnifique, colorié
au pochoir). ser la diffusion).
D'abord, il y a Le Bonheur e st au Informations
fond de la marmite, un cours de cui­ Prendre contact avec le service
sine par M ichel Oliver. J'a im e son Dans tous les cas, le procédé de audiovisuel de l'Univcrsité de T o u ­
parler à feu doux, ses considéra- rem ise à jo u r est identique : on louse-Le Mirait ou le Studio mobile
tions gourm andes, ses rem arques coupe les in te rtitre s, on injecte de Du 31 mars au 3 avril 1979. se m u ltim é d ia à A lb i (adresse :
para-scientifiques alla de Pomiane, la m usiqu e ,d e s dialogues,un c o m ­ dérouleront au Théâtre Jean Vilar de Ancienne Prélecture, rue Tim bal.
ses conseils so cio -é co n o m iq u e s m en ta ire n a rra tif, on ra c co u rc it Sures nés. les premières Journées 81013 A lbi cedex).
(les dernières nouvelles du m ar­ certains plans, on fa it des images Internationales du Jeune Cinéma.
ché). Ses casseroles innom brables arrêtées pour avoir de la durée
et to u jo urs étincelantes m e fasci­ quand le narrateur en rajoute, bref Durant ces quatre journées seront
nent. En couleurs, ça claque. Q uel­ on fab riq u e un produit qui n'a plus présentés quatre films inédits alle­
quefois j'enregistre en vidéo une grand chose de co m m u n avec le mands, six films inédits australiens et
recette pour l'essayer plus tard. film d 'o rig in e , mais qui est censé six films inédits français. Les films à
« mieux passer » auprès du public
Quand je m e la repasse ,so u ven t je
actuel. J 'ig n o re quel est l'indice de
la télévision
m e laisse prendre à nouveau par le Dans la mesure où les réalisateurs
to n de bonne com pagnie, l'a tm o ­ cette ém ission pour dire si le public seront présents, les séances seront
sphère d o u ille tte de faux suspense ; est nom breux. Pour ma part, je dois suivies de débats avec le public.
le te m p s passe et ça se te rm in e par dire que si ces feuilletons retien­
nent ma curiosité, cela ne va jamais Antenne 2 :
des oeufs à la coque. Théâtre Jean Vilar. Place Stalin­
sans frustra tio n ni désagrément. g ra d . 92150 S u re s n es. ( té l.
772.38.80). Jeudi 1er mars : le Troisième homme
Ensuite, il y a Chorus. La seule (C. Reed)
ém ission de rock, de pop, de punk J'a i p o u rta n t to u t essayé (avec
de la télévision française. T o u t ce l’enregistrem ent vidéo de quelques Vendredi 2 mars : Vincent mil l'une
qui est à la m ode, les dernières te n ­ épisodes) : avec son,sans son,avec dam un pré (P. Zucca)
Du 5 au 10 mars 1979 se tiendra le
dances du m arché, du disque, du un disque de Je lly Roll M orton. 4e Festival International dit Film
show . Des extraits de concerts,des Pour un m assacre c ’est un m assa­ Lundi 5 mars : Lancelot dit lac (R.
d'H um our, à Chamrousse (Isère),
co u p s e x c lu s ifs , des c a s s e tte s cre. Il ne reste plus rien. Ils ont avec 10 films en compétition et un Bresson)
im portées des TV anglaises et réussi à faire d'un film m uet un film ju ry présidé par Vera Chytilova (sous
américaines. S up e rbe m e n t film é , à qui ne tie n t plus que par le son. réserve) qui obtint le grand prix Vendredi 9 mars : La Grande ville
l'arraché, au grand angle. On vo it Sans leur saloperie de sonorisa­ (S. Ray)
l'année dernière avec Le Jeu de ht
bien les m usiciens, leurs costum es tio n , on ne com p re n d plus rien, ça Pomme.
dingues, leurs sautillages forcenés, défile à to u te allure. Ils ont dû é lim i­ Lundi 12 mars : Casaque urc-en-
le u rs a c c e s s o ire s p r o v o c a n t s ner, o utre les cartons, les 3 / 4 de la Renseignements : Bureau du Festi­ cieUM. Relph et B. Dearden)
(masques, vin yl), leur v irtu o s ité lo ngueur des plans. Bouillie endia­ val. 17 place d'Aligre. 75012 Paris
aussi. Je préfère de beaucoup le blée mais bouillie quand m êm e : (tél : 345 69.88). Jeudi 15 mars : Ne vous retoumei-
jazz, mais j'a im e bien savoir ce qui n'essayez pas d 'im a g in e r ce que tel pas (N. Roegg)
se passe ju ste à côté. A vec Chorus, regard,tel g e ste,te l objet signifient,
j'a i ma dose. J'a i vu (et entendu) à peine vus ils disparaissent, sau­ Lundi 19 mars . Vacances à Venise
Peter Gabriel, Bruce Springsteen, te n t, on est déjà au plan suivant et Du 24 mars au Ier avril 1979. à (D. Lean)
Devo, G ruppo Sp o rtivo , des tas e ntre-tem ps to u t ce qu'il y avait à Sceaux, le premier Festival Interna­
d'autres. Et m êm e, aux frontières com prendre (à rire, à s'ém ouvoir) tional de Films de Femmes, avec des
Vendredi 23 mars : Les Cousins (C.
du jazz, la fabuleuse rencontre des on vous l’a dit, plutôt dix fois cinéastes de nombreux pays (Allema­ Chabrol)
g u ita ris te s P h ilip p e C a th e rin e , q u'une, à coups de dialogues insis­ gne de TOuest : J ut ta Brtickner. Helga
Larry Coryell, Paco de Lucia, J o h n tants. Reidemeister, Ulla Stockl, Helke San-
Lundi 26 mars . Geneviève (H. Cor­
M cLaughlin. Que je ne m e suis pas ders;Suède: MaïZetterling;Canada .
nélius)
privé d'enregistrer. Luce Guilbeault. Sylvie G roux, Fran-
En fait de film des années 10, cine Allaire, Denise Benoit; France :
Vendredi 30 mars : Le Beau Serge
co n ve na b le m en t restitu é (je ne Danièle Jaeggi. Martine Lancelot,
Enfin, il y a Ciné-Malices. Ou les (C. Chabrol)
suis pas contre un certain déb ro u s­ DominiqueCrevecoeur, Marie-Gene-
tré s o rs o u b lié s des p re m iè re s
saillage des intertitres), on est en viéve Ripeaut.
années du cin é m a to g ra p h e . On
présence d 'u n so us-produit té lé vi­
nous m on tre des séries burlesques, FR 3
suel. Ce m o n ta g e h y p e r-c o u rt, Renseignements : C.A.C. « Les
des fe u ille ton s policiers, des m élo ­
c ’est de la télé. Ce bourrage de la Gémeaux » à Sceaux, 49, avenue
dram es à répétition. L'intention est
bande son (il fa u t pouvoir suivre Georges-Clémenceau, 92330 Sceaux Jeudi 1er mars : Le Reptile (J. Man-
louable, le résultat est scandaleux.
m êm e de lo in ,d e la cuisine,du co u ­ (tél. : 660.05.64). kiewiez)
loir, des ch io ttes - loin des yeux,
L'ém ission co m m e n ce toujours près du poste), c 'e st de la télé. La Dimanche 4 mars : La Piste de 9S
par un speech e n c y c lo p é d iq u e télévision, c'est le règne du son trop (C. Brown)
(alpha) de Gérard Lartigau, grand fort plaqué sur des im ages inter­ Du 27 avril au 1er mai 1979, les 3“
spécialiste du talking-w alkrng (par­ c h a n g e a b le s ^ faible densité infor-- Journées Ciném atographiques de Lundi 5 mars : César (M. Pagnol)
ler en marchant). Renseignem ents m ative ou ém otionnelle. Le ton Bandol (Var) organisées par ['Office
sur les vedettes de l'époque, les aussi est typ iq u e de la télé, ironi­ Municipal de la Culture au Casino Mardi 6 mars : La Fidèle Lassie (F.
réalisateurs, les c o n d ition s de to u r­ q u e , r ic a n e u r , s o p h is t ic u ltu r é , Municipal. Une occasion pour les Wilcox)
nage, petites anecdotes. Ce n'est pe sa m m e nt parodique, bref non- cinéphiles de la région de voir des
pas inintéressant, su rto u t lorsqu'il dupe. Très proche des rires lourds films français el étrangers qui n’ont Mercredi 7 mars : Le Conformiste
retrouve des survivan ts,d é n ich e de q ui, dans certaines salles de repri­ pas facilement accès au réseau de dis­ (B. Bertolucci)
v ie ille s in te rv ie w s (un G a s to n ses (A ction-R épublique, Lafayette, tribution des films en province.
M o d o t chauve et ratatiné répon­ U r s u lin e s , C in é m a th è q u e s ) , Jeudi 8 mars : Un silencieux au bout
da n t, en 1 9 6 2 , aux que stion s de accueillent quelquefois une répli­ Renseignements : Office Municipal du canon (J. Sturges)
Francis Lacassin) mais ses effets q u e tr è s m é lo , une m im iq u e de la Culture des Arts et des Loisirs.
de tête dévissée donne un peu le appuyé e ;a lo rs le p u b lic,co m m e un Maine de Bandol, 83150 (tél. : (94) Dimanche 11 mars :S o d ieM c Kee
tournis. Passons. seul h o m m e , fa it : chut... on n'est 29.40.20). (C. Brown)
70 PETIT JOURNAL
Lundi 12 mars : Un diôle de caïdi J. fa it précéder les annonces d'un
Poitrenaud) signal in diquant q u 'o n va parler :
sonnette, « allô », et autres index.
Mardi 13 mars : S e * Mexico (S.
Peckinpah) 3. La langue ne c o m p o rte pas
m oins de 17 m uscles, d o n t la
Mercredi 14 mars : Serafino (P. co n tra ctio n modèle la fo rm e du
Germi) co n d u it oral; ainsi, lorsque que le
co n d u it oral se rétrécit, l'écoule­
Jeudi 15 mars ■ Raphuél on le m e n t aérien prend la fo rm e d'un
débauché (M. Deville) je t : alors l'im pu lsio n labiale (p, b,
m ), dentale (d,t), palatale (k,g) est
Dimanche 18 mars : Wijé l'm w i assurée par la salive qui garantit
Secreiary (C. Brown) l'étanchéité de l'occlusion... par
c o n tre ,c 'e s t du côté du larynx q u ’il
Lundi 19 mars Lu Dentellière (C. faut rechercher la fo rm a tio n des
Goretta) voyelles, m êm e si la v ibration des
cordes vocales trou ve sa couleur
Mardi 20 mars 1Frère-moi ion mari exacte dans la fo rm e changeante
(D. Swift) de la cavité buccale.

Jeudi 22 mars : Fois-moi nés ma!


4. Dans la chaîne écrite, la seg­
mais couvre-moi de baisers (D. Risi)
m entation est visuellem ent déjà
Les deux élèves préférés de Francine Brouda faite ; paragraphes, ponctuation,
Dimanche 25 mars : L'Intrus (C.
espacem ents, orthographe.
Brown)
Sous ce titre , un petit film où notre collaboratrice Danièle Dubroux (Fran­
cine Brouda), très loin des frères Taviani ou de Robert A ltm a n , accorde 5. S tructure logique, hantée par
Lundi 26 mars : Un homme de trop
enfin une dignité ciném atographique à ces sujets qui seront bie n tôt rétro : les pré-positions, les conjonctions,
(C. Gavras)
l'alphabétisation, les im m igrés, le gauchism e fé m in in et le « on a raison de l'ordre des te m p s et des conjugai­
râler » cher à Mao. A ctrice étonnante, Danièle D ubroux, en créant le per­ sons, les sujets et les prédicats...
Mardi 27 mars : Lu Vallée delà ven­
geance (R. Thorpe) sonnage de Francine Brouda, crée aussi le désir de revoir ce personnage
évoluer - star ou type, peu im porte - dans des fictio n s de plus en plus para­ 6. La sensibilisation du brom ure
noïaques. S.D. d ’a rgent vers les rouges (passage
Mercredi 28 mars : Le Temps de
de l'o rth o au panchrom atique) a
vivre [B Paul)
perm is de gagner en sensibilité
devant la lum ière blanche. Ce gain
Jeudi 29 mars : Requiem pour un
C'est le côté grave de ce spectacle m onde cin é m a to g ra p h iq u e non- aurait perm is de d im in u e r les éclai­
espion (L. Johnson)
co m iqu e : l'a cteu r qui s'acharne à u n ive rs ita ire ,et pour co m m e n ce r à rages; il fu t utilisé pour augm enter
ressaisir la m atérialité m êm e de jeter un peu de lum ière sur les d if­ la cadence de prise de vue, ce qui
son corps, divisé en deux réalités férents aspects de l'enseignem ent d im in u a it l'éclairem ent reçu par la
sensibles. et de la recherche universitaire pellicule.
J.-L. C. dans le dom aine du cinéma. Le
Grugru D.E.R.C. a ainsi voulu créer un lieu 7. Rappelons l'origine américaine
Grugru présente son spectacle à de rencontre et de discussion sur la du cinéma : 1 6 im ages = une
l’A ction-R épublique, du 2 8 février base d'une sélection d une tre n ­ seconde, ça donne : 16 im ages =
Grugru fa it un drôle de ciné- au 6 m ars, à 22 h. taine de film s et de deux débats. 0 3 0 m ètre s.ce qui se tra d u it en : 1
théâtre. Il y a to u t ce qui se passe sec = 1 fo o t (dans le fo rm a t 35
sur la scène, la lu tte de l'acteur La semaine aura lieu à l'Action- mm).
avec les objets, avec l'espace, avec République
les sons et les m usiques ; les d is to r­ 8. Cf. l'article de Jean Hiraga dans
sions, les sautes d'échelle entre le La Semaine la Nouvelle R evue du Son, (n° 14,
corps scénique face à nous et les
bruits o ff dont il tente de régler les
du DERC Errata
janvier 1 9 7 8). Et celui de Jean-
M arie Piel.dans les nos 1 4 et 1 5 de
élans ; un im possible nu m é ro de 7-1 3 mars 197 9 la m êm e année.
d o m p ta g e des rum eurs et des
Une m alencontreuse erreur a
re g a rd s qui p e u p le n t le h o rs- 9. Et aussi, les sons non articulés :
interverti les pages dans le texte de
champ. Et puis il y a ce qui se passe Le D.E.R.C. m augréem ents, soupirs, o n o m a to ­
Claude Baiblé paru dans notre der­
entre la scène et l'écran, quand pées; et su rto u t, au ciném a, les
nier numéro. L’ordre des pages est
G rugru se m et à jouer deux fois Créé en 1 9 6 9 , le DERC de PARIS signes visuels para-linguistiques :
le suivant : 4 5 , 4 8 , 4 9 , 5 0 , 5 1 , 5 2 ,
dans le film qui nous est projeté, et III propose aux étudiants plus de regards, gestes, expressions du
5 3 , 4 6 , 4 7 et 5 4 . Par ailleurs, les
sur ce film m êm e, ou devant, ou à vin g t unités de valeur, qui co n s ti­ visage.
n o te s a c c o m p a g n a n t l 'a r t ic le
côté : en plus. Le p rojecteur de tu e n t un dip lô m e de trois années
avaient disparu. Les voici :
c in é m a p ro je tte su r un écran d'études. 10. L'organe p honatoire en m ou ­
l'im ag e de Grugru, et Grugru vient v e m e n t re c o u p e les tra its du
devant cet écran, entre dans la Bien q u 'é t a n t s o u s -é q u ip é en 1. Le son est mesurable physique­ visage; la face m obile, en parlant,
lum ière de ce projecteur, le trans­ m atériel te c hnique,le D.E.R.C. offre m ent, d'où la croyance fréq u e n te à approche de certaines expressions;
form e du m êm e coup en projecteur une des form ations universitaires ïe n -so i de l’o b je t, visualisé par le masque (visuel) de la physio no ­
de scène,superpose sa silh o u e tte à les plus com plètes a u tou r de six l'oscilloscope en sinusoïdes, en mie se con fon d en certains points
l'im a g e ,fa it de son corps m êm e un axes principaux : étude des mass- spectre é v o lu tif etc. en dehors de a ve c le m a s q u e (s o n o re ) de
écran, et à la fois, un cache. Il ne m e d ia , analyse de l'in s titu tio n ciné­ to u te oreille. L'em preinte psychi­ l'e m p re in te vocale. C ’est dire qu'ils
s'agit pas de louer le seul d é d ou ­ m atographique d ’un point de vue que du son est si diversifiée que peuvent s'échanger : le ton de la
blem ent. l'id e n tité ou le décalage, juridique et éco n om iq u e ,histo ire et l'on a cru aussi que cet objet, saisi voix pa rfo is tire une d rô le de
le voisinage ou l'é lo ig ne m e nt de esthétique du ciném a, rap p o rts par le psychologisme, était incon­ gueule.
deux im ages. Il y va d'un e relation, ciném a et société. Le D.E.R.C. offre naissable, dans un espace totale­
d'un e op p ositio n plus étranges : égalem ent une initiation aux tech­ m e n t subjectif, espace vivant, réel 11. Le systèm e HQD de M ark
entre deux natures d 'im a g e s, deux n iq u e s e t aux p ro fe s s io n s du et fragile, loin des appareils de Levinson est à m on avis le seul
m atiè re s de re p ré s e n ta tio n du cinéma. m esure, stupides et inanimés. reproducteur quasi parfait de la
corps humain. Une seule lum ière Or, ce qui est connaissable, c'est m asse et de l'étendue sonores. Il
fa it vibrer deux fo is le m êm e corps Pourquoi cette semaine ? ju ste m e n t la différence active entre com prend entre autres 6 a m p lifi­
dans deux spectres différents, en ce que je perçois et ce que je cateurs branchés sur deux encein­
accentue aussi bien la platitude Le D.E.R.C. a donc décidé de pre n ­ mesure. te s de basses, deux panneaux
que le relief, l'am plifie, le réduit, le dre l‘initiative de cette semaine Û U A D électrostatiques, pour les
rend colosse ou nain, lisse ou pour provoquer des co ntacts avec 2. Cette opération lim inaire n'est fré q u e n c e s m é d ia le s , e t d e u x
rugueux, opaque ou transparent. les autres universités et avec le pas si rapide; c'est ainsi que l'on tw e e ters à ruban p our les aiguës.
FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM
ETHNOGRAPHIQUE ET SOCIOLOGIQUE
DU 17 AU 25 MARS 1979

Organisé par la Bibliothèque Publique d 'in fo rm a tio n


et le Centre National de la Recherche S cientifique
(S.E.R D .D A .V }

avec le concours de la S ociété des Réalisateurs de Films


et du C om ité international des film s de l'H o m m e

Au Centre National d'Art et de Culture


Georges Pompidou

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N° 2 9 8 M ARS 1 97 9
TOTÔ (II)
Totô, par Pier Paolo Pasolini p. 5
Le mannequin, la poule et le totem, par J.-L. Comolli et F. Géré p. 7
Entretien avec Mario Monicelli, par J.-L. Comolli et F. Géré p. 12
TABLE RONDE
L'Homme de marbre et de celluloïd,
par Pascal Bonitzer, François Géré, Robert Linhart, Jean Narboni et Jacques Ranciére p. 17
JEAIM-CLAUDE GUIGUET : LES BELLES MANIÈRES
Intimités, par Vann Lardeau p. 31
Entretien avec Jean-Claude Guiguet, par Serge Daney et Serge Toubiana p. 33
LA C IN ÉPHILIE EN QUESTION
Passe-Montagne, film français, par Bernard Boland p. 39
SATYAJIT RAY
La Musique et le corps des dieux, par Jean-Pierre Oudart p. 47
CRITIQUES
La Femme qui pleure (J. Doillon), par Alain Bergala p. 53
L Am our en fuite (F. Truffaut), par Bernard Boland et Serge Daney p. 55
Comme les anges déchus de la planète St.-Michel (J. Schmidt) par Serge Le Péron p. 57
NOTES SUR D'AUTRES FILMS p. 58
LES FILMS À LA TÉLÉVISION
La Fille à la valise (V. Zurlini), Un roi à New York (C. Chaplin), Colère noire (F. Tuttle),
Une Vie (A. Astruc), par Louis Skorecki, Jean-Claude Biette et Jean-Paul Fargier p. 64
BONNES FEUILLES : «LES CHIENS DU SINAÏ»
1967-1978, par Franco Fortini p. 67
Informations, etc. p. 68

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