Piai ! 015 Keats

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P I A I !

CRIS PROPHETIQUES DES CORBEAUX D'APOLLON

LECTURES MURCIENNES
# 015 / 09 - 03 – 2018

JOHN KEATS
( 1795 – 1821 )

ILLE
Quelle part du monde peut-il avoir,
L'artiste éveillé du rêve commun,
Hormis dissipation et désespoir ?

HIC
Pourtant
Nul ne refuse à Keats l'amour du monde :
Souvenez-vous de son bonheur délibéré.

ILLE
Son art est heureux, oui, mais lui-même, qui sait ?
Je vois, lorsque je pense à lui, un écolier
Au nez collé contre la vitre d'une boutique de bonbons,
Car il a basculé dans la tombe, pour sûr,
Les sens, le cœur insatisfaits,
Quoiqu'il ait créé – pauvre ignorant et malade,
Retranché du luxe du monde,
Le fils, grossièrement éduqué, d'un palefrenier -
Un chant luxuriant.

W. B. YEATS ( in Le Frémissement du Voile )

Etrangement je ne puis dire comment Keats est entré en ma vie. Je n'en garde
aucun souvenir. Je le connaissais déjà lorsque Mik Jagger a lu, en l'honneur de Brian
Jones, Adonaïs de Percy Bysshe Shelley, dédié à Keats, au concert de Hyde Park le 05
juillet 1969. Pourtant si vous me demandez à brûle-pourpoint le nom de mon poète
préféré, la réponse instinctive fuse : John Keats. Ce n'est pas celui que je fréquente le
plus. Je le lis peu, mais ses poèmes sont inscrits en moi, comme de toute éternité.

Il meurt alors que Lamartine, né cinq ans avant lui, vient de faire paraître Les
Méditations Poétiques. L'on sait l'œuvre longue que le chantre de Milly écrira par la
suite. Le temps ne fut pas donné à Keats. La concentration exceptionnelle de ses
derniers poèmes se ressent de l'urgence de cette mort si généreusement impartie. Il est
une colère de Keats devant l'imminence du trépas qu'il sut écarter de son chant mais
qui n'en fut pas moins la cause adjacente de la précipitation, au sens cristallitoire de ce
mot, de ses grandes Odes.

C'est aussi en cela que Keats fut un grand poëte. Une soudaineté du geste qui
n'appartient qu'à lui. En quelques mois, dans la déréliction la plus totale, oppressé par
la tuberculose, crachant le sang, ayant déjà accompagné les agonies de sa mère et de
son frère, conscient de par ses études de médecine de l'inéluctabilité de la gravité de sa
maladie, il obtient ce triomphe alchimique du rougeoiment absolu de sa poésie. Une
pierre philosophale qui se refuse à tout délitement, le cercle de feu d'un cromlech
solitaire, dans l'alignement stellaire d'un sol invictus poétique. Une œuvre de grande
visée, peu visitée. Qui attire le regard mais qui se refuse à toute compromission
spectaculaire. Beaucoup l'aperçoivent de loin, la jauge haute, mais appelés par leur
course capricieuse s'en éloignent vite. Ils ont vu. Cela leur suffit. Ils ont raison, elle
exige contemplation et réflexion. C'est que Keats ne parle que de poésie. Un sujet sur
lequel il n'y a rien à dire, sinon qu'elle est poésie. Mais c'est là l'expérience
circonstancielle par excellence, l'acceptation du pli existentiel optatif, dont nos
contemporains perçoivent avant tout l'irrémédiable absolu de l'exigence. Qui les
effraie. Qui les réduit à leur plus simple inexpression.

*
Lire Keats pour un lecteur français s'avère difficile. Les traductions sont rares et ne
rendent que de très loin la beauté de la prosodie originelle. Pour qui baragouine tant
soit peu la langue de Shakespeare la proximité du texte anglais est indispensable. Nous
ferons une exception toutefois pour le petit florilège de Pierre-Louis Matthey, il est vrai
que le parti-pris d'une translation d'obédience mallarméenne aide, à rendre un
semblant de profusion toute keatsienne. Un détours qui semblera audacieux à certains,
mais relisant hier soir Les Odes dans la traduction d'Alain Suied, m'est apparu que des
poèmes comme Toast Funèbre, Prose ( Pour des Esseintes ) et divers passages des
ébauches et de l'état définitif de L'Après-midi d'un Faune et de Les Noces d'Hérodiade.
Mystère relèvent d'une inspiration keatsienne. Rappelons que dans sa bibliothèque
anglaise, visible au Musée Mallarmé de Samoreau, figurent le gros volume des oeuvres
de Keats, notons cet extrait de la brève notule des Beautés de l'Anglais accordée à John
Keats par le chantre de Valvins : '' A côté d'entassements parfois confus de richesses tels
que semblerait les bâtir un enfant pressé par une brève destinée, il est dans l'œuvre
inachevée de Keats, maint poème, pur, ardent, musical, où la splendide imagination d'à
présent revêt à la fois la grâce et la solennité antiques.''. Les notions d'inachèvement, de
musicalité versificatoire, et de solennité propitiatoire de la poésie, sont au cœur de
l'expérience poétique mallarméenne.
Autre difficulté intrinsèque de la poésie de Keats. L'on s'accordera – pour qui y porte
attention – quant à sa beauté. Résiduelle, en le sens qu'elle s'impose d'évidence à la
sensibilité du lecteur. L'on ne voit qu'elle. Avec ce dangereux corollaire qu'au final elle
aveugle encore plus qu'elle n'éblouit. A tel point que se pose le problème de sa
signification. Grande sera la tentation de ne pas s'attarder, de passer outre. Personne
ne remet en cause l'exaltation colorée d'un parterre de fleurs, mais de là à s'arrêter et
entrer en méditation... Notre modernité est ainsi faite que nous confondons le Beau
avec le Joli.
Beauty is truht, truth beauty, - that is all
Ye know on earth, and all ye need to know.

Les deux derniers vers de Ode on a Grecian Urn sont formels. Keats y parle de Beauté.
Et de vérité. Beaucoup entendent cette dernière platonicienne, alors qu'elle n'est
seulement présente qu'en tant qu'organicité apparente de la Beauté sensible du monde.
En d'autres termes Keats biffe d'un coup de plume toute revendication morale et tout
infléchissement utilitaire du rôle du Poëte. Ce n'est pas le philosophe qui le chasse de la
Cité humaine, c'est le Poëte qui s'affranchit du vil joug des regroupements hominiens
aléatoires. Ce n'est pas un hasard si l'accueil réservé à la poésie de Keats fut des plus
froids. L'on évoque souvent le mépris de classe des milieux littéraires et politiques pour
l'expliciter. Même des outlaws revendiqués comme Lord Byron et Percy Bysshe Shelley
semblent avoir cédé en un premier temps à de telles préventions indignes d'eux. Il n'en
est rien. Le désaccord théorique est beaucoup plus profond. Keats profère une
expertise des plus déstabilisantes : ses poèmes affirment que la poésie ne peut-être
utilisée pour exprimer une révolte. Aurait-il voulu sciemment saper l'idéologie de ses
pairs que Keats ne s'y serait pas pris autrement. Le fait que l'on ne se soit pas
débarrassé de lui en le reléguant dans les étroites limites des précieuses serres de l'Art
pour l'Art est des plus éloquents : si la visée métaphysique est restée ignorée de ses
premiers lecteurs, ils n'en ont pas moins perçu, instinctivement, qu'en cette œuvre
résidait une outrance qui mettait en danger le confort intellectuel de leurs certitudes.
Alain Suied en donne une version des plus prosaïques : la revendication keatsienne de
la Beauté est l'antidote à la réification téléologique de la Marchandise en tant que
devenir de l'être, engendrée et déterminée par la Révolution industrielle naissante. Le
romantisme ne se définit point comme une simple et nouvelle école littéraire. Il n'est
pas sûr, ajoute-t-il, que Keats en ait été pleinement conscient. L'en vient à élire cette
œuvre comme l'Impensé Romantique par excellence.
Lui reste encore à mettre un nom sur cet Impensé. Evitons toute interprétation
freudienne, ceux qui lisent l'œuvre et la vie de Keats à la seule aune de la mort de sa
mère – tant symbolique par son rapide remariage que physique par son décès
phtisique, en seront pour leurs frais, Alain Suied emploie le mot Mères telles que les
nomme Goethe. Ces puissances fondamentales qui gisent au fondement de ce qui se
termine et s'extrémise dans les derniers vers du second Faust en la proclamation de
l'Eternel Féminin.
Il serait étonnant que Keats soit en odeur de sainteté dans les mouvements
féministes actuels. Keats n'aime ni les femmes, ni la Femme. Sa correspondance
abonde en ce sens. Les enfants non plus car ils font du bruit et l'empêchent d'écrire.
Accordons-lui quitus quant aux engeances enfantines, de nombreux écrivains au cours
des siècles ont témoigné de l'insupportabilité des vagissements intempestifs des
morveux, de leur propre descendance ou d'un voisinage inadéquat... Mais l'autre
moitié de l'Humanité, encore un effort Mister Keats ! Ses amours avec Fanny Brawne
sont particulières. Officiellement le manque d'argent et l'aggravation de sa maladie lui
auraient interdit de conclure par une demande de mariage. Des plus morales. Mais on
a vu plus haut que le Poëte est de nature amorale. L'on peut louer sa hauteur d'âme à
ne pas engager dans un veuvage certain une jeune fille de bonne famille. A y regarder
de plus près, il la fuit d'autant plus qu'il la désire. Soyons plus précis : le Poëte s'en
écarte d'autant plus vivement que sa part humaine en éprouve un intense et affectif
besoin... Lorsqu'il la dégage de sa promesse, elle refuse. Il n'en part pas moins pour
l'Italie. Plus tard elle déclarera qu'elle aurait préféré que les amis de Keats l'eussent
laissé mourir dans ses bras... Pour braver toute interprétation déviante rappelons que
Keats n'en eut pas moins une expérience des plus concrètes de la féminité.

*
A thing of beauty is a joy for ever

Ce premier vers d'Endymion contient tout Keats. Ni la beauté, ni la joie. La


chose. Tout poème de Keats est un objet de poésie. Entendez la chose en sa concrétude.
L'artefact que vous pouvez saisir en main et examiner à satiété. Au même titre qu'une
pierre polie par les eaux d'un torrent ou l'habileté d'un néandertalien lointain. Pensez
aux galets de Mallarmé des Vers de Circonstance. Objet d'échange, lancé dans une
fureur guerrière ou message de désir à un être cher. Mais sans transaction. Ici le don
est total et n'appelle à aucun contre-don. Dans sa jeunesse Keats fut un bagarreur, plus
tard les lettres envoyées à ses proches furent sa manière de tisser un lien social avec le
monde. Comme s'il lui fallait une trace objective de mots afin de matérialiser
l'affection envers les siens. Le poème keatsien est ainsi, refermé, sur lui-même. Ce qui
ne signifie pas qu'il serait dépouillé de tout bouillonnement intérieur. Mais la carapace
est dure à percer. Même s'il est doux au toucher, agréable de prime-abord à la main
qui le reçoit et le soupèse. La poésie de Keats malgré sa splendeur première est
difficile. Elle irradie mais la lumière phosphorescente qui émane d'elle brouille le
regard et la compréhension.
Beaucoup s'en tiennent à cette initiale approche. L'objet est beau mais qu'en
faire ? Le déposent dans la case préparée par les historiens : poésie romantique. De
l'enthousiasme certes, mais quelle emphase ! Envahissante. Rococo exclamatif,
profusion d'une sentimentalité excédentaire. Inutilisable pour les hommes pressés
d'aujourd'hui.
Et puis il est des choses que l'on pressent sans même s'en rendre compte. Keats
ne nous aide pas. N'en pipe mot. Une urne, selon nous, et nous optons pour cette
lecture symbolique, – si belle soit-elle – est un objet funéraire. La poésie de Keats
contient la mort. Sous la beauté des choses, la mort. Les poèmes de Keats exsudent la
mort. Peut-être même l'excèdent-ils. Car l'objet créé survit à l'homme. Reste à lui
donner une forme d'éternité. Il ne suffit pas de dépasser l'homme après sa disparition,
encore faudrait-il être là d'avant lui. Keats entera sa poésie sur son origine grecque.
L'urne est grecque, la poésie occidentale ne saurait être autre chose que selon sa
provenance hellène. La poésie de Keats est crépusculaire – au double sens du vocable –
épanouissement de la lueur initiale et évanouissement de la lumière automnale d'avant
la grande glaciation terminale.
La poésie de Keats est un long combat. Il n'en est pas de plus sauvage que celui
que l'on mène face à l'anéantissement final. Elle est un appel incessant aux armes. Il
lui a consacré les quelques années qu'il avait à sa disposition. Il lui a sacrifié sa passion
tumultueuse pour Fanny Brawne. Son accomplissement en eût été une démission. Les
vers de La belle Dame sans Mercy sont sans appel. Ils sont ceux de la ballade du
renoncement à être soi-même. Ceux qui ne savent résister aux syrènes de la chair de la
femme désirante – bouche d'ombre du sexe, caverne utérine des fausses naissances - se
vouent à la flétrissure de l'impossibilité du chant. Fanny Brawne, dit-on, se refusera à
lire la poésie de Keats, ce n'est pas le poëte qu'elle avait aimé. Mais l'être de chair et de
sang que toute sa vie il tenta de surpasser. Fanny Brawne nous aide à mieux
comprendre la trajectoire poétique d'Emily Dickinson. Emily résorbant en elle et
Keats et Fanny. En un seul être. Ce qui permet d'entrevoir l'existentielle souffrance
abnégatrice de la poëtesse.
C'est ici que nous touchons à ce que Alain Suied appelle l'impensé du
romantisme. L'impensé n'est pas ce qui n'est pas pensé. Mais ce qui est vécu. Il est des
moments de l'Histoire où la poésie déborde. Où il se forme des orbes de poésie qui
engluent les êtres. Vision des choses qui tend à nous la montrer en tant qu'objet
fluidique aussi atomique que la moindre babiole. C'est en ce sens qu'elle peut être
entendue comme la conjonction astrale et fantomatique d'individus de chair et d'os des
plus semblables à tous les autres, mais chargés d'une exaltation poétique
exceptionnelle. Rencontres fabuleuses qui annihilent le hasard doucereux des stériles
combinaisons aléatoires. A moins que ce ne soit le poëte qui comme la pieuvre ne teinte
la mer de son encre dans le but de mieux égarer et annexer sa proie en son propre
délire. Quoi qu'il en soit, cette opération exige réunion d'êtres d'exception.
Vraisemblablement faut-il des conditions opératoires particulières. Les analyses
d'Alain Suied quant au romantisme entrevu comme réactive effulgence à la blessure
collective de ce viol consenti qui marque l'irruption de l'industrialisation naissante
aident à comprendre que des réseaux de significations relient entre eux l'ensemble des
faits, des actes, des gens. Echevau géant des causes et des conséquences qui
s'entremêlent à l'infini. La poésie étant une concrétion mycéliumique, filaments
coordinatiques invisibles à l'oeil nu – parmi des millions d'autres – de cette globalité
chavirée, peut-être pas la plus importante, mais la plus éclairante. Pour qui veut bien
regarder cette modeste mais inaccoutumée et parcellaire lumière lampyrique. Des plus
empiriques aussi d'ailleurs.
La poésie de Keats nous est forêt bruissante. Entrevue de loin, dans l'éclat du
soleil matutinal. Mais pour celui qui s'en approche et entreprend de se promener sous
les voûtes majestueuses de ses feuillages dodoniques, l'attrait des sentes obscures ne se
fait guère attendre. Méfiez-vous de cette invitation au désastre.

*
**
Quoi de plus désastreux en poésie qu'une œuvre inachevée. Keats abandonne la
rédaction d'Hypérion sans donner d'explication satisfaisante. S'affranchir du vers
miltonien sonne comme une fausse excuse. La preuve en est que quelques mois plus
tard il entreprend La Chute d'Hyperion qu'il délaissera très vite. La mort est à ses
trousses et l'on comprend qu'il n'est plus temps pour lui de se lancer dans une épopée.
L'époque n'était peut-être pas propice à une telle entreprise. L'industrialisation n'est
qu'un leurre. Ce n'est pas la naissance de la modernité qui aura coupé l'homme des
Dieux, c'est tout au contraire le départ des Dieux, leur abandon de la terre, qui laisse le
champ-libre au déploiement du capitalisme naissant. Hölderlin ne mènera pas à terme
sa tragédie sur Empédocle, malgré trois essais successifs. Toutefois il aura réussi à
pousser jusqu'à son dénouement son propre Hyperion, vingt ans avant Keats. A
première vue, les deux poèmes tissent le récit de deux intrigues très différentes. A
moins que l'on en retienne le motif fondateur et principal. La Grèce. Celle des origines
chez Keats, celle de son impossibilité à renaître pour Hölderlin. Le poëte allemand
achève son roman mais c'est l'histoire d'un échec, le terrible constat historial que le
phénix de la Grèce ne peut renaître de ses cendres. La mort de Byron à Missolonghi
paraphera, d'une manière des plus symboliques, l'impuissance de la poésie à jouer
encore un rôle dans la conscience incapacitante de l'Homo Modernus. La raison en est
évidente, sans la présence des Dieux, la poésie s'abîme en une stérile demeurance.
Que nous conte l'Hyperion de Keats ? Le poème évoque le retour des Dieux. Ici
les Titans primordiaux. Qui n'y croient guère. Beaucoup d'entre eux sont prêts à
pactiser avec la nouvelle dynastie olympienne. Que peut faire Hypérion le seul Titan
qui ait encore conservé tout son rang et toute sa puissance ? Nous ne le saurons pas.
Changement de séquence : le jeune Apollon apparaît dans toute sa splendeur encore
fragile. Le poème s'arrête là. Le titre de la reprise La Chute d'Hypérion, ne présage
guère une victoire...
*
**
A l'opposé de ces deux fins en déshérence la poésie de Keats offre de surprenants
aspects narratifs. La Vigile de Sainte Agnès, La Belle Dame sans Mercy, Isabella, Lamia,
content des feuilletons d'amour qui dans leurs inscriptions médiévales ne sont pas
éloignées du Romeo et Juliette de Shakespeare que Keats admirait tant. La pièce du
maître de Stratford-upon-Avon se clôt sur une certaine idée de l'absolu de l'amour
magnifié dans la mort. Les poèmes de Keats s'ouvrent sur un gouffre sans fond.
L'amour y est décrit comme fuite, souffrance, dépérissement, mensonge, un abyme
qu'il conviendrait de nommer l'insensé du romantisme. Souvenons-nous de la folie
Hölderlin. La poésie de Keats se partage entre deux pôles qui ne sont pas antithétiques
mais perspectives réciproques. Inanité de la passion et cristallisation du poème. Entre
folie charnelle et beauté concrète des mots. Entre j'aime et gemme. Ce diamant dont
Keats se plaira à revendiquer la limpidité de l'eau sur laquelle il inscrivit son nom.
Peut-être conviendrait-il de noter que si Keats évoque l'amour il ne proclama
jamais le désir. Encore qu'il faille cette modulation : Lamia est contemporaine des
grandes Odes. Que nous conte Lamia, si ce n'est l'illusoire exaltation du désir capable
de tromper un homme comme un Dieu. Le désir de l'autre entrevu en tant que
pratique solitaire de l'individu obnubilé par son propre rêve. Le désir de l'autre en
tant qu'égotiste représentation de l'idiosyncrasie individuelle de soi-même affamée
d'elle-même. Des trois protagonistes du drame, Hermès, Lycius – une autre version du
Lucius de L'Âne d'Or - et de Lamia, c'est bien cette dernière, la goule, la vouivre, qui
paraît la plus authentiquement amoureuse, les mâles ne poursuivant que leurs désirs
de beauté. L'Ode sur une Urne Grecque triche quelque peu avec la fin de l'histoire. Elle
suspend le temps juste au moment précédant la réalisation du désir. L'idée
sublimisante platonicienne en devient la consolation du pauvre. Ce qui devient, par le
simple fait des passations de l'altérité, se transforme en son contraire mortuaire.
Le songe s'évanouit. « Suis-je éveillé, suis-je endormi ? » demande le dernier vers
de l'Ode au Rossignol. La poésie de Keats nous renseigne quant à la réponse. La
différence entre les deux postulations n'est guère convaincante. Les poèmes de Keats se
tiennent entre cet entre-deux, entre cet interstice qui sépare si mal passion et
destruction, entre désir et exigence de poésie.
Quand on y pense, peu de place pour y loger une existence de poëte. Mallarmé
revendiquait la disparition élocutoire du poëte. Avons-nous assez remarqué combien ces
deux poëtes furent exilés de leur poésie ? Par leur seule exigence de poésie.
André Murcie.

NOTES COROLLAIRES SUR


ENDYMION
Difficile d'aborder cette œuvre si on ne la met pas en relation avec le problème
poétique qui se posait à la poésie européenne. Nous n'envisagerons ici que les domaines
de la poésie anglaise et française. Si l'on tient à garder une concentration poésique
digne des bibelots – vocable mallarméen que nous préférons aux bimbeloteries de
L'Anthologie Palatine - la longueur d'un poème devient redoutable. Keats oscille entre
Le Paradis Perdu de Milton et les Sonnets de Shakespeare. Entre l'Epopée et le Sonnet !
L'un s'inscrit dans la légende chrétienne et l'autre s'adonne à une moindre visée :
célébrer son amant. De la Chute à la Fornication amoureuse, du problème de la liberté
humaine, qui ne peut s'exercer que si le Créateur a aussi créé le Mal, à la pratique
individuelle de l'exercice de la fonction sexuelle. Vaste problème théologique et petit
choix véniel.
Milton ayant pour ainsi dire exercé par son éclatante réussite un droit de préemption
post-séculaire sur l'Epopée moderne, Keats en fut réduit en un premier temps à
différents essais de stances avant de privilégier le sonnet. Cette forme lui convient
parfaitement. Il est ce que l'on appelle un écrivain de premier jet. Ne se remet point
cent fois sur l'ouvrage. Deux ou trois corrections, et la perfection est là. C'est sa
virtuosité es sonnets qui lui permettra d'atteindre l'exceptionnelle concentration des
grandes Odes. Il suffit de comparer les odes de Keats à celles de Ronsard – dont il
traduisit un sonnet – pour comprendre comment elles ne procèdent pas d'une même
volition poétique. Ronsard vise à la solennité des colonnes de marbre, Keats se
contente d'un détail, d'une de ces fontaines qui ordonnent pelouses et parterres de
Versailles. Maître du sonnet, architecte de l'ode, l'amoureux de Cassandre se cassera
les dents sur son épopée. N'est pas Virgile qui veut.
Keats orfèvre sonnétal s'adonnera lui aussi aux grands poèmes. Nécessités
financières et poétiques obligent. Un grand poëte ne peut écrire qu'un grand poème.
C'est ainsi que l'on en jugeait à l'époque. Endymion sera son deuxième livre. Le lecteur
français a du mal à s'y retrouver. Pour beaucoup parce qu'il n'en existe aucune
traduction intégrale en notre douce langue. Mais aussi parce qu'il ne correspond pas à
notre idiosyncrasie nationale. Notre poésie romantique – inutile d'envisager la
classique – a beau se draper dans la grandeur, qu'elle le veuille ou non, reste fille des
Jardins de l'abbé Delille. Lignes droites, découpes et perspectives au carré. L'âme
britannique de Keats penche pour la désordonnance anglaise, coins et recoins, buissons
incongrus, fourrés impénétrable qui vous obligent à de sinueux détours. Pourquoi faire
simple quand on est doué pour faire compliqué ! L'histoire d'Endymion est d'une
simplicité absolue. Jeune homme très beau amant d'Artémis, lorsqu'il meurt la déesse
obtint de Zeus que son cadavre gardât sa beauté éternellement. Keats ne fait aucun cas
de la survie mortuaire du beau berger. Son poème se termine lors de la nuit de noces.
Les amants s'envolent pour l'Empyrée et vous n'en saurez pas plus. Un gars, une fille.
Le casting d'Adam et Eve dans toute sa splendide simplicité. C'est là où Keats fait très
fort, garde le garçon mais démultiplie les filles. A sa place vous ne sauriez plus où
donner de la tête. Lui non plus. Ne sait plus où il en est. Le rêve se confond avec la
réalité. Le mec à moitié dans la lune. Lunactic asylum, pour employer une expression
typically british, notre douce et tendre pastorale vire à la folie. Bonjour Hölderlin.
Endymion et Phoebé ce n'est pas le naturalisme de Daphnis et Chloé. Chausse-trappe à
tous les étages. A peine vous appuyez-vous à une cloison qu'elle s'écarte et vous ouvre
une autre pièce. Poème labyrinthe. Keats s'en donne à cœur joie. Les longues laisses
qui délimitent les différentes partie d'un chant renouent avec l'esthétique keatsienne
de la condensation sonnetique. L'œuvre est construite lambris par lambris. Bois rares
incrustés de pierres précieuses. Du tact dans l'agencement et pas un gramme de toc.
Cette profusion keatsienne n'est plus de mode. Vous demandez un œuf, le poëte
vous le refile d'autorité d'autruche, plus grosse qu'un bœuf. Vous aimeriez un délicieux
cottage, vous bâtit la Maison Dorée de Néron. L'on se hâte de deux ou trois photos sur
son portable, l'on referme la porte et l'on s'éloigne en courant. Surtout ne pas essayer
de décrypter le sens de cette magnificence. Se taire, ne pas évoquer l'hiérogamie
sororale cryptée dans la multiplication de l'Autre saisie en l'unicité du Même. Poème
miroir nervalien. Le poëte frère aux douze sonnets chimériques. Le treizième se
nommant aussi Artémis. Amante d'Endymion.
André Murcie.

# 016 du 23 / 03 / 2018 : MADAME DE STAËL

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