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Notre Ennemi, Le Capital

claude michéa

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Notre ennemi, le capital

Du même auteur

Orwell anarchiste tory, Climats, 1995, nouvelle édition


2000.
Les Intellectuels, le peuple et le ballon rond, Climats, 1998,
nouvelle édition 2003 et 2010.
L’Enseignement de l’ignorance, Climats, 1999, nouvelle édi-
tion 2006.
Les Valeurs de l’homme contemporain (avec Alain Finkielkraut
et Pascal Bruckner), éditions du Tricorne-France
Culture, 2001.
Impasse Adam Smith, Climats, 2002, Champs, 2006.
Orwell éducateur, Climats, 2003.
L’Empire du moindre mal, Climats, 2007.
La Double Pensée, Champs, 2009.
Le Complexe d’Orphée, la Gauche, les gens ordinaires et la
religion du progrès, Climats, 2011.
L’Âme de l’homme sous le capitalisme, postface à La Culture
de l’égoïsme – Discussion entre Christopher Lasch et
Cornelius Castoriadis, Climats, 2012.
Les Mystères de la gauche : de l’idéal des Lumières au
triomphe du capitalisme absolu, Climats, 2013.
Le plus beau but était une passe, Climats, 2014.
La Gauche et le Peuple, avec Jacques Julliard, Flamma-
rion, 2014.
Jean-Claude Michéa

Notre ennemi, le capital

Notes sur la fin des jours tranquilles


© Climats, un département des éditions Flammarion, 2017.
ISBN : 978-2-0813-9560-2
À Linda, épouse toujours aussi patiente et merveilleuse.

À Lola et Kim.

Et à Noëlle, bien sûr.


« L’économie c’est la méthode. Mais
notre but reste de changer le cœur et l’âme
de l’être humain. »
Margaret Thatcher
(Sunday Times, 3 mai 1981)

« Quand bien même de nombreuses autres


conséquences de cet ordre social témoignent de
sa monstruosité, de son caractère éphémère et de
son aberration d’une façon plus crue et plus
manifeste, son absurdité n’affleure nulle part de
manière aussi définitive que dans cette dégéné-
ration imperceptible et silencieuse de peuples
entiers, démontrant avec force que la dernière
tendance immanente du système capitaliste
n’est autre que l’anéantissement de l’espèce
humaine. La lutte contre cet ordre est une
nécessité pour la conservation de l’humanité. »
Rosa Luxemburg, « La statistique
démographique en France » (1898),
in Le Socialisme en France, Agone, 2013.

« À peine sortis des massacres de la Com-


mune, rappelons à ceux qui seraient tentés de
l’oublier que la gauche versaillaise, non moins
que la droite, a commandé le massacre de
Paris, et que l’armée des massacreurs a reçu les
félicitations des uns comme des autres.
Versaillais de droite et Versaillais de gauche
doivent être égaux devant la haine du peuple. »
Manifeste des proscrits de la Commune,
Londres, 1874.
AVANT-PROPOS

Dans sa préface à la première édition allemande du


Capital, parue à Londres en juillet 1867, Marx écri-
vait que le « but final de cet ouvrage est de dévoiler
la loi économique du mouvement de la société
moderne ». Il s’agissait donc très clairement, dans son
esprit, d’armer intellectuellement les travailleurs de
son époque contre les nouvelles nuisances, servitudes
et aliénations d’un système social et économique lui-
même entièrement nouveau (sans quoi il se serait
probablement contenté d’écrire un ouvrage intitulé
L’Alliance du trône et de l’autel ou, plus sobrement,
La Réaction). On comprend alors que Marx n’ait
jamais songé une seule fois – pas plus, d’ailleurs, que
les autres grands socialistes et anarchistes du
XIXe siècle – à inscrire ses combats politiques sous le
signe de la « gauche », fût-elle une gauche « radicale »
ou une « gauche de gauche ». Ce qui traduit le mieux,
en effet, l’esprit constant de cette dernière, c’est, avant
tout, le célèbre mot d’ordre de Mai 68 : « Cours plus
vite, camarade, le vieux monde est derrière toi ! »

11
Notre ennemi, le capital

(« vieux monde » dans lequel – ironisait Orwell –


l’homme de gauche « progressiste » pourra tout aussi
bien inclure « la guerre, le nationalisme, la religion et
la monarchie » que « les paysans, les professeurs de
grec, les poètes et les chevaux 1 »). Or il est clair que
la véritable maxime socialiste (nous verrons plus loin
ce que recouvre exactement ce terme) devrait bien
plutôt être, au contraire : « Cours moins vite, camarade,
le nouveau monde – celui du réchauffement climatique,
de Goldman Sachs et de la Silicon Valley – est devant
toi ! ». En choisissant pour titre de cet essai Notre
ennemi, le capital, j’ai donc simplement voulu rappe-
ler la nécessité, et l’urgence, d’en revenir au trésor
perdu de la critique socialiste originelle, convaincu
qu’à l’heure de la mondialisation et du libéralisme tri-
omphant, c’est bien d’abord la poursuite continuelle
et insensée de la quête du profit capitaliste qui menace
de détruire, à terme, la nature et l’humanité.
Le point de départ de ce petit livre est un entretien
accordé au jeune site socialiste et décroissant Le
Comptoir et rédigé en janvier et février 2016. Il est
reproduit ici sans aucune modification. Les notes qui
accompagnent cet entretien – ainsi que les « scolies »
qui lui font suite – ont été écrites, quant à elles, entre
mars et août 2016. Le lecteur ne doit pas s’inquiéter
de la structure arborescente qui en est la conséquence
naturelle (structure qui rend possible, c’est du moins
toujours mon sentiment, un mode d’exposition plus

1. Essais, articles, lettres, Volume II, Ivrea/Éditions de l’Ency-


clopédie des Nuisances, 1995, p. 180.

12
Avant-propos

« dialectique » – ou, si l’on préfère une formule plus


jeune, « en 3D »). De fait, ces « scolies » ont d’abord
été construites pour pouvoir être lues comme autant
de chapitres indépendants et selon un ordre linéaire
(notes des scolies comprises). Nul besoin par conséquent
que le lecteur change quoi que ce soit à sa manière
habituelle de lire et qu’il s’égare ainsi dans d’inutiles
va-et-vient entre le texte principal et les notes qui
l’étoffent ou le prolongent. Je remercie évidemment
toute l’équipe du site Le Comptoir – et tout parti-
culièrement, Kevin Victoire et Mikaël Faujour – pour
leur initiative et leur collaboration.
ENTRETIEN
QUESTION 1

Les cinq dernières décennies ont été marquées en


Occident par l’avènement de la société de consomma-
tion et l’arrivée de la culture de masse, qui ont opéré
une uniformisation des modes de vie inédite. Pasolini,
dont vous êtes un grand lecteur, notait il y a quarante
ans que les classes populaires ont été « atteintes dans
le fond de leur âme, dans leurs façons d’être » et que
l’âme du peuple a non seulement été « égratignée,
mais encore lacérée, violée, souillée à jamais ».
Peut-on encore réellement dans ces conditions parler
de peuple et de common decency ?
Il convient d’abord de rappeler que ce que vous
appelez la « société de consommation » (telle qu’elle
se met en place aux États-Unis au début des années
1920) trouve elle-même sa condition préalable dans
la nécessité inhérente à toute économie libérale de
poursuivre à l’infini le processus de mise en valeur du
capital. Nécessité contradictoire – puisque nous
vivons dans un monde clos – mais qui constitue,
depuis la révolution industrielle, la clé d’intelligibilité
principale (quoique non exclusive) du mouvement des
sociétés modernes 1. Dans un monde où chacun doit
1. Une connaissance minimale des bases du calcul exponen-
tiel (savoir enseigné en classe de terminale) suffit à montrer,
une fois pour toutes, à quel point est aberrante l’idée de subor-
donner le sort de l’humanité à celui d’une croissance continuelle.
« Avec une hausse du PNB par tête de 3,5 % par an – observe
ainsi Serge Latouche dans L’Âge des limites (Mille et Une Nuits,
2012) –, on aboutit à une multiplication de 31 en un siècle,
de 972 en deux siècles et de 30 000 en trois siècles ! Croit-on
vraiment qu’une croissance infinie est possible sur une planète
finie ? » C’est pourtant sur ce dogme insensé que s’appuient

19
Notre ennemi, le capital

finir, tôt ou tard, par être mis en concurrence avec


tous – conformément au principe libéral d’extension
du domaine de la lutte –, il est en effet vital, si l’on
veut rester dans la course, d’accroître sans cesse la
valeur de son capital de départ (toute attitude
« conservatrice » étant nécessairement suicidaire dans
une économie « ouverte » et théoriquement concurren-
tielle) [A].
Bien entendu, cette injonction systémique à la
« croissance » et à l’ « innovation » n’explique pas seu-
lement la tendance dominante du capital – comme
le confirme la moindre partie de Monopoly – à se
concentrer entre des mains toujours moins nom-
breuses (62 individus détiennent aujourd’hui une for-
tune équivalente à celle de la moitié la plus pauvre
de l’humanité !). En conduisant à subordonner toute
production de biens ou de services à l’exigence priori-
taire du « retour sur investissement » (quand bien
même la plupart des marchandises ainsi produites se
révéleraient tout à fait inutiles, voire toxiques ou nui-
sibles pour le climat et la santé humaine) elle encou-
rage simultanément le rêve positiviste d’un monde
« axiologiquement neutre 1 » – dont l’ultime impératif
encore la « science » économique officielle et les « experts » qui
se succèdent en boucle dans ce que Marx appelait la « presse
aux ordres de la Bourse ».
1. Dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire se réjouis-
sait sans réserve de cet idéal de neutralité axiologique, et de
ses vertus supposées pacificatrices, qui animait le libéralisme
économique naissant : « Vers l’an 1750 – écrivait-il ainsi – la
nation, rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéras,
de romans, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus

20
Question 1

catégorique serait business is business – contribuant


ainsi à noyer progressivement les vertus humaines les
plus précieuses (celles qui fondent, par exemple, la
civilité quotidienne et les pratiques de réciprocité et
d’entraide) dans « les eaux glacées du calcul égoïste »
(Marx). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la cri-
tique des premiers socialistes s’arrêtait rarement aux
seuls aspects inégalitaires et abrutissants du nouveau
mode de production industriel (les fameux satanic
mills de William Blake). Elle portait tout autant
– sinon plus – sur le type de société atomisée, mobili-
taire 1 et agressivement individualiste qui en constitue
l’envers moral, psychologique et culturel obligé
(« cette société – notait Pierre Leroux – où tout le
romanesques encore, et de disputes théologiques sur la grâce et
sur les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les blés » (article
« Blé »). Notons que cet article fondamental a mystérieusement
disparu de presque toutes les éditions courantes du Dictionnaire
philosophique. Et il resterait, bien sûr, à répondre à la question
suivante : « La neutralité axiologique est-elle axiologiquement
neutre ? » (cf. Philippe Chanial, La Sociologie comme science poli-
tique, La Découverte, 2011, p. 33).
1. Rappelons que la « mobilité » (qu’il s’agisse de celle des
capitaux, des marchandises et des humains eux-mêmes) définit,
depuis Adam Smith, la condition sine qua non de tous les équi-
libres entre l’offre et la demande (il convient d’abolir – écrivait
par exemple ce dernier dans la Richesse des nations (1776) –
tout ce qui peut « entraver la libre circulation du travail et des
capitaux, tant d’un emploi à un autre que d’un lieu à un autre »).
C’est pourquoi Kristin Ross a pu voir avec raison dans cet appel
constant au nomadisme généralisé (du Medef à l’extrême
gauche moderne) le « premier impératif catégorique de l’ordre
économique » libéral.

21
Notre ennemi, le capital

monde veut être monarque » et que Proudhon décri-


vait, pour sa part, comme le « règne de l’absolutisme
individuel 1 »). Une fois reconnu ce lien structurel
entre « la démoralisation et l’isolement qui enferment
chacun dans sa misère privée » (Jaime Semprun) et
cette guerre quotidienne de tous contre tous qui consti-
tue l’essence du libéralisme économique, on com-
prend alors mieux pour quelles raisons logiques le
déchaînement planétaire des politiques libérales – sur
fond de renoncement de l’intelligentsia de gauche,
à partir de la fin des années 1970, à toute critique
radicale du système fondé sur l’accumulation du
capital – ne pouvait effectivement conduire qu’à saper
indéfiniment les fondements mêmes (qu’ils soient
anthropologiques, moraux, ou culturels) de toute vie
réellement commune 2.

Cela dit, et à moins d’endosser entièrement cette


vision haineuse et méprisante des classes « subalternes »
qui était celle, lors du procès d’Outreau, de
1. Il est donc pour le moins ambigu (quoique assurément
révélateur) d’écrire, comme le fait Olivier Besancenot, que « les
révolutionnaires ne se sont jamais battus pour autre chose que
pour l’épanouissement individuel » (Révolution !, Flammarion,
2003, p. 29).
2. Sur l’impossibilité pour la philosophie libérale de penser de
façon cohérente l’instance de la vie commune (elle ne peut recon-
naître que la vie publique – entièrement réglée par le Droit – et
la vie privée, dont elle n’a théoriquement rien à dire), je renvoie à
mon texte Droit, libéralisme et vie commune (novembre 2015) à
paraître dans la revue du MAUSS de l’automne 2016 (http://
www.journaldumauss.net/ ?Droit-liberalisme-et-vie-commune)

22
Question 1

l’incroyable juge Burgaud (vision dans laquelle il n’est


d’ailleurs pas très difficile de retrouver le véritable
arrière-plan psychologique et intellectuel de toutes les
croisades médiatiques et universitaires contre le
« populisme »), il me semble néanmoins prématuré
d’en conclure que les notions de « décence com-
mune 1 » ou de « peuple » (lui-même à présent réduit
par la sociologie d’État à un improbable conglomérat
de « minorités ») [B] appartiendraient désormais à
un passé révolu. Car s’il est effectivement incontes-
table que des pans entiers de l’univers moral et cultu-
rel des gens ordinaires – pour reprendre l’expression
d’Orwell – se sont d’ores et déjà volatilisés sous l’effet
des dynamiques « axiologiquement neutres 2 » de la
1. Pour une illustration précise de cette « décence ordinaire »
qui suscite immanquablement le « ricanement sarcastique »
(Orwell) des âmes bien nées, on se reportera au témoignage, en
tout point admirable, de Joaquim Serrat (Chemins d’espoir et
d’exil, Les Éditions Libertaires, 2015). L’originalité de cet
ouvrage est de décrire la guerre civile espagnole à travers le
quotidien d’une famille – celle de l’auteur – et d’un petit village
anarchiste de la province de Teruel. Témoignage véritablement
orwellien par sa décence intellectuelle et qui permet de mesurer,
au passage, tout ce qui sépare la sensibilité anarchiste originelle
– celle d’un Proudhon, d’un Gustav Landauer ou d’un Kropot-
kine – de ce néo-anarchisme indissolublement libéral et œdi-
pien qui sert si souvent de refuge, aujourd’hui, aux enfants
perdus des nouvelles classes moyennes des grandes métropoles.
C’est ce dévoiement de la tradition anarchiste originelle que
Murray Bookchin dénonçait déjà, en 1995, dans Social Anar-
chism or Lifestyle Anarchism.
2. La récente proposition des institutions européennes
d’inclure dans le calcul du PIB le chiffre d’affaires de la

23
Notre ennemi, le capital

mondialisation juridique et marchande (il suffit


d’observer la progression constante des comporte-
ments « autistiques » ou asociaux dans l’espace
public), il me paraît non moins évident que cette
« dissolution de tous les liens sociaux » (Debord) est
encore très loin d’avoir atteint ce stade ultime de l’ato-
misation du monde que Marx associait, dans le livre I
du Capital, à l’axiomatique même du libéralisme poli-
tique. À savoir celui d’une société où « chacun ne
pense qu’à lui et personne ne s’inquiète de l’autre » et
dans laquelle « la seule force qui mette en présence et
en rapport les individus est celle de leur égoïsme, de
leur profit particulier, et de leurs intérêts privés » (une
telle description s’appliquerait déjà beaucoup mieux,
en revanche, au monde impitoyable des élites
modernes).
La plupart des études consacrées à ce sujet (essen-
tiellement, il est vrai, dans les pays anglo-saxons)
confirment, en effet, de façon très claire que les
valeurs traditionnelles d’entraide et de solidarité

délinquance et de la prostitution offre, si besoin était, une illus-


tration limpide de cette neutralité axiologique constitutive de la
« croissance » (ou, si l’on préfère, de l’accumulation du capital).
Pour ne rien dire ici des stupéfiantes révélations faites, en 2009,
par Antonio Maria Costa (dans un silence médiatique d’ailleurs
assez assourdissant). Pour ce responsable de l’Office des nations
unies contre la drogue et le crime, ce sont en effet près de
352 milliards de dollars appartenant aux différentes mafias de
la planète dont les États libéraux ont couvert le blanchiment,
lors de la crise de 2008, dans le cadre de leurs efforts pour
sauver le système financier mondial.

24
Question 1

– celles que Marx lui-même (je renvoie ici aux travaux


décisifs de Teodor Shanin et de Kevin Anderson 1)
avait fini par considérer, dans les dernières années de
sa vie, comme l’une des conditions les plus indispen-
sables de la révolution socialiste – sont encore massi-
vement présentes dans les milieux populaires. Si l’on
en doute, il suffit de se poser la question suivante :
par quel miracle, en effet, les gens ordinaires – dont
l’immense majorité doit aujourd’hui vivre avec moins
de 2 000 € par mois 2 – pourraient-ils faire face aux
inévitables aléas de l’existence quotidienne (perte
d’emploi ou chute dans la précarité, accident de santé,
déménagement imposé par les politiques libérales de
« flexibilité », dégât des eaux ou cambriolage, répara-
tion de la vieille voiture indispensable pour faire ses
1. Marx aux antipodes. Nations, ethnicité et sociétés non occi-
dentales (Kevin B. Anderson, Syllepse, 2015) et Late Marx and
the Russian Road (sous la direction de Teodor Shanin, Monthly
Review Press Classics, New York, 1983) [C].
2. On reste confondu, de ce point de vue, devant
l’incroyable maladresse politique – s’il ne s’agit que de
maladresse – du slogan fièrement brandi par certains étudiants
(et lycéens !) lors des manifestations d’avril 2016 : « Moi, pour
1200 € par mois, je ne me lève pas ! » Si justifié soit-il dans
l’absolu, un tel slogan (qui se présentait comme une version
officiellement plus « radicale » des paroles du rappeur mar-
seillais SCH) ne pouvait en effet être reçu par les personnes les
plus modestes – celles qui n’ont évidemment pas d’autre choix
possible que de se lever chaque matin – que comme un affront
personnel et un nouveau signe de cet incroyable mépris de classe
dont la gauche des nouvelles classes moyennes (s’il en existe
encore une autre) est devenue tristement coutumière. Et c’est
ainsi que le Front national grandit.

25
Notre ennemi, le capital

courses ou se rendre au travail, etc.) si ne subsistait


pas, dans des proportions encore considérables, cette
pratique traditionnelle de l’entraide et du « coup de
main » – entre parents, amis, voisins ou collègues –
qui constitue l’essence même de ce que Mauss appe-
lait l’« esprit du don » ? De toute évidence, l’idée
désormais largement répandue dans le clergé universi-
taire selon laquelle « le peuple n’existe plus » relève
beaucoup plus du wishful thinking de ceux qui ont
personnellement tout à craindre de son réveil poli-
tique que de l’analyse objective du monde réel [D].
QUESTION 2

Aujourd’hui, le libéralisme culturel longtemps


hégémonique a du plomb dans l’aile. De plus en plus
de voix, de Zemmour à Finkielkraut, attaquent dans
les médias la fameuse « pensée unique » et brisent le
politiquement correct. Au sein de la gauche de gou-
vernement, la « ligne Valls », sécuritaire et peu portée
sur le « sociétal », semble l’avoir définitivement
emporté sur la « ligne Taubira », plus laxiste. Pourtant,
l’économie de marché connaît de moins en moins de
contestation. La phase « libertaire » du libéralisme,
qui a émergé après Mai 68 et que vous avez abondam-
ment analysée dans vos ouvrages, est-elle maintenant
derrière nous ?
Il me semble que c’est surtout là une de ces illu-
sions d’optique qui font le charme de la société du
spectacle ! Et comme cette illusion trouve sa source
première dans certaines particularités de la situation
politique actuelle, il me semble indispensable de reve-
nir un instant sur les racines réelles de cette dernière.
Au début de l’année 1996, dans leurs Remarques sur
la paralysie de décembre 1995, les rédacteurs de l’Ency-
clopédie des nuisances avaient ainsi annoncé, avec leur
lucidité coutumière, « qu’il n’y aurait pas de “sortie
de crise” ; que la crise économique, la dépression, le
chômage, la précarité de tous, etc., étaient devenus le
mode de fonctionnement même de l’économie plané-
tarisée ; que ce serait de plus en plus comme cela ».
Vingt ans plus tard, on est bien obligé d’admettre que ce
jugement (qui avait suscité, à l’époque, le sourire gogue-
nard de ceux qui savent) a non seulement été entièrement
confirmé par les faits mais qu’il rencontre également un
écho grandissant dans toutes les classes populaires euro-
péennes (et même, désormais, aux États-Unis), comme

29
Notre ennemi, le capital

en témoignent abondamment les progrès constants de


l’abstention, du vote blanc ou du nombre de suffrages
se reportant sur les partis dits « antisystème » ou
« populistes ». Tout se passe, en effet, comme si ces
classes populaires étaient partout en train de prendre
conscience, fût-ce sous des formes mystifiées, que les
deux grands partis du bloc libéral (ceux que Podemos
appelle à juste titre les « partis dynastiques »)
n’avaient, en somme, plus d’autre idéal concret à leur
proposer que la dissolution continuelle de leurs
manières de vivre spécifiques – et de leurs derniers
acquis sociaux – dans le mouvement sans fin de la
croissance mondialisée, que celle-ci soit repeinte en
vert ou encore aux couleurs du « développement
durable », de la « transition énergétique » et de la
« révolution numérique ».

Devant cette nouvelle situation, où ceux d’en bas


apparaissent de moins en moins sensibles, expérience
oblige, aux vertus de l’alternance unique, l’aile gauche
et l’aile droite du château libéral (dont les ultimes
différences tiennent surtout, désormais, aux ambi-
tions personnelles de leurs dirigeants et aux particula-
rités encore marquées de leur électorat historique) se
retrouvent donc peu à peu contraintes de réfléchir en
commun sur les différentes façons possibles de « gou-
verner autrement ». Autrement dit, de prolonger de
quelques décennies encore la survie d’un système qui
prend aujourd’hui l’eau de toutes parts. Une des solu-
tions les plus prometteuses, à moyen terme, serait

30
Question 2

incontestablement celle d’un « compromis histo-


rique » de type nouveau, que ce compromis prenne la
forme d’une « grande coalition » à l’allemande, d’un
« front républicain » à la française 1, ou même, si une
situation internationale favorable le permettait, d’une
nouvelle « union sacrée 2 ». C’est donc d’abord à la
1. Une des principales difficultés pratiques que soulève tout
gouvernement de coalition, c’est qu’il conduit mécaniquement,
pour chacun des deux grands partis en présence, à diviser par
deux le nombre de postes à pourvoir, de subventions à répartir
et de privilèges à distribuer. Les deux ailes du château libéral se
retrouvent alors inévitablement contraintes, pour surmonter
cette difficulté, de faire progressivement le ménage sur leurs
marges respectives. Au besoin – c’est forcément encore plus vrai
pour l’aile gauche de ce château, du fait de son rapport consti-
tutif à l’idéologie – en n’hésitant pas à agiter cyniquement
devant elles toute une série de chiffons rouges (déchéance de la
nationalité, état d’urgence, etc.) avant tout destinés à provoquer
artificiellement ces inévitables réactions pavloviennes qui per-
mettront de les isoler encore plus de l’électorat populaire (la
« gauche de la gauche » maîtrisant toujours à la perfection,
comme on le sait, l’art suicidaire de se couper du peuple). On
comprend alors mieux que tous ceux qui ont de bonnes raisons
de penser qu’ils ne trouveront pas de place sur le canot de
sauvetage puissent se découvrir brusquement une âme de
« frondeur » et les agneaux d’hier se transformer provisoirement
en « loups ». Même un Benoît Hamon ou une Cécile Duflot.
2. On ne doit jamais oublier que la guerre demeure toujours
l’ultime moyen dont disposent les sociétés libérales pour per-
mettre à l’accumulation du capital de poursuivre à l’infini sa
course suicidaire. Quels que soient, par exemple, les mérites du
New Deal, la société américaine connaissait encore, en 1939,
un taux de chômage de 14 %. Ce n’est, en réalité, qu’avec le
passage à l’économie de guerre que le chômage engendré par la

31
No d’édition : L.01EHBN000870.N001
Dépôt légal : janvier 2017

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