Introduction Aux Harmonies Des Anciens

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IIIa BOZZA

DI REVISIONE
27/06/2011
13

Atti Accademia Pontaniana, Napoli - Supplemento


N.S., Vol. LIX (2010), pp. 13-26

Introduction aux harmonies des Anciens Grecs1

ANNE GABRIÈLE WERSINGER

L’harmonie proportionnelle ou la commune mesure de toutes choses1

Dans son ouvrage intitulé Des Dogmes d’Hippocrate et de Platon2, Galien explique en
quoi consiste l’invention de Polyclète, connu surtout en tant que sculpteur du Doryphore
dont une copie de l’original se trouve au musée de Naples. Selon les préceptes contenus
dans son traité, l’artiste a créé une statue de jeune porteur de lance à laquelle il a donné
le même nom qu’à son écrit, le Canon, et qui a sans doute inspiré à Chrysippe le stoïcien,
sa propre conception de l’harmonie. C’est à lui, en effet, que celui-ci aurait emprunté sa
définition : « Les rapports du doigt avec un autre doigt, de l’ensemble des doigts avec le
métacarpe et le carpe, de ces derniers avec l’avant-bras, et de l’avant-bras avec le bras »3.
Polyclète serait parti de la plus petite phalange de l’auriculaire, dont il aurait fait l’unité
modulaire de l’ensemble du corps humain.
Les spécialistes montrent que la construction de Polyclète procède de la manière sui-
vante : on part de la phalange de l’auriculaire qu’on mesure. On construit le carré cor-
respondant. On trace la diagonale du carré. Celle-ci devient la longueur de la phalange
suivante. La longueur totale de l’auriculaire a le même rapport à la paume. Le processus
de construction recommence alors de la paume à l’avant-bras, de l’avant-bras au bras, puis
le bras à la longueur de la tête et ainsi de suite jusqu’à l’ensemble du corps. À chaque fois
la même opération est réitérée jusqu’à ce que l’ensemble du corps s’inscrive dans un carré.
Le rapport entre la première et la deuxième phalange doit être proportionnel à celui
de la deuxième et de la troisième phalange et ainsi de suite jusqu’à l’ensemble du corps.
Mathématiquement, l’opération est une proportion géométrique : ce que a est à b, b l’est

1
Cette introduction reprend quelques-unes des thèses exposées dans A. G. Wersinger, La Sphère
et l’Intervalle, le Schème de l’Harmonie dans la Pensée des anciens Grecs d’Homère à Platon, Grenoble
2008.
2
Muller, 425, 14.
3
R. Tobin, « The Canon of Polycleitos », in American Journal of Archeology 79, 1975, pp. 307-321 ;
E. Raven, « Polyclitus and Pythagoricians », in Classical Quarterly 45, 1951, pp. 147-152 ; M. Villela-
Petit, « La question de l’image artistique dans le Sophiste », in P. Aubenque, M. Narcy (Edd), Études
sur le Sophiste de Platon, Naples 1991, pp. 53-90, pp. 81-82.

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à c. Mais comme dans un carré dont le côté est l’unité, la diagonale vaut racine de deux, le
rapport du côté à la diagonale est de 2 : 1. C’est ce rapport constant, ce logos, qui donne
la formule capable d’engendrer pour ainsi dire toute la statue4. À partir de Nicomaque de
Gérase, le nombre d’or remplacera le rapport employé par Polyclète, avec la postérité que
l’on connaît. L’essentiel n’est pourtant pas dans le nombre d’or, en dépit de l’admiration
qu’il ne cesse de susciter, mais dans la signification et la portée de ces nombres pour repré-
senter des hommes. Tel est le Canon, autrement dit la Règle.
Le Canon est fondé sur une « harmonie proportionnelle », autrement dit sur un
concept d’harmonie dominé par la commensurabilité, la summetria des termes qui possè-
dent tous une unité commune au Tout et à la partie. En d’autres termes, tous les rapports
sont égaux. Le Canon obéit à une organisation d’ensemble telle qu’aucune des parties ne
joue isolément, telle qu’aucune ne « jure » dans l’ensemble. Sans doute cette summetria ne
peut-elle être réduite à la symétrie, et l’égalité qu’elle sécrète à l’identité sans différence.
Mais ici il faut faire preuve d’une précision vigilante : car cette égalité par la commensura-
bilité se manifeste notamment par le fait, souligné par Platon dans le Timée, que les parties
différentes sont substituables (32a-c). Parce que les parties sont comparées à une mesure
qui leur est commune, elles se mesurent entre elles et deviennent substituables les unes
aux autres, exactement comme dans une proportion géométrique l’égalité des rapports se
manifeste par l’interchangeabilité des extrêmes et des moyens. L’harmonie proportion-
nelle revient donc moins à reconnaître la différence pour elle-même qu’à l’interpréter
en tant que différence commensurée dans un ensemble. Telle est la summetria qui définit
l’analogia, la proportion géométrique.
La proportion vise l’harmonie au sens de la comparaison des choses et de la réduction
des différences, elle porte en elle le projet d’une commensurabilité universelle. Toute la
sculpture, toute l’architecture découle de la possibilité de l’existence d’une telle matrice
géométrique. Mais il y a plus encore : l’harmonie proportionnelle telle qu’elle se laisse
définir à partir de sa représentation géométrique ne se borne pas à investir la sculpture ou
l’architecture : elle fait advenir l’espace dont elle libère pour ainsi dire toutes les échelles,
du grand au petit, du microcosme au macrocosme qui se répondent et se correspondent.
Parmi les applications de l’urbanisme classique figure le gigantisme. Pour illustrer les
choses, considérons une autre invention parfois, sans doute à tort, mais significativement
attribuée à Polyclète : l’architecture du théâtre d’Épidaure qui pouvait concentrer quatorze
mille personnes. Ne nous étonnons pas de ce gigantisme qui semble si actuel. Platon lui-
même mentionne les dix mille personnes qui viennent écouter le rhapsode Ion (Ion, 535d5).
À Athènes, le théâtre de Dionysos permettait de contenir dix-sept mille personnes qui se
massaient sur soixante-huit rangées de gradins souvent très inconfortablement puisque ses
gradins mesuraient trente-trois centimètres de hauteur alors que quarante-cinq eussent été
nécessaires pour un minimum de confort. Mais l’architecture avait déjà pour fin d’économi-

4
Du moins théoriquement, J.-L. Périllé, Symmetria et rationalité harmonique. Origine pythagori-
cienne de la notion de symétrie, Paris 2005, p. 209.

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ser la place pour augmenter le nombre des spectateurs. Car il faut bien avouer que dans ces
nombres, artisans de la concentration de l’immensité, le regard ne discerne plus les visages.
Dans ce gigantisme, la partie commensurable au tout submerge l’individu singulier noyé
dans l’espèce commune. Le détail existe assurément, mais comme le rapportent les textes,
il relève du cordeau5. Le détail est simplement l’endroit ultime où la mathématique investit
l’espace, le détail est investi de la valeur que lui confère l’ensemble : il est la commensurabi-
lité appliquée suivant l’expression de Polyclète « jusqu’à l’ongle ». Car ici le détail, symbo-
lisé par l’ongle, est parfaitement conciliable avec le gigantisme, il est très exactement juste
mesure dans une représentation où la démesure est désormais exclusivement ce qui n’obéit
pas à la mesure commune. Le gigantisme et le miniaturisme sont donc une application émi-
nente d’un concept de l’harmonie comme commodulation qui joue à tous les niveaux d’une
analogie et ceci à travers les siècles, si l’on en juge à l’émerveillement de Paul Valery, qui
écrit par exemple dans Eupalinos : « Où le passant ne voit qu’une élégante chapelle, j’ai mis
le souvenir d’un clair jour de ma vie. Douce métamorphose. Ce temple délicat est l’image
mathématique d’une fille de Corinthe ».
Or, l’harmonie de la proportion géométrique nous munit pour ainsi dire d’une hauteur
de vue qui franchit les échelles de l’espace. Ce faisant, elle nous fait voir la figure du carré
que l’on construit sur la diagonale : elle nous installe non pas dans le problème du Ménon
de Platon, mais dans sa résolution.
Abaissons en effet les yeux, quittons les vertigineuses mises en abîme de l’harmonie
géométrique pour revenir à ce logos qui constitue l’assise du Canon de Polyclète, reve-
nons au rapport modulaire 2 : 1. Pour un Grec ancien, ce rapport possède quelque chose
d’inattendu car il n’y a pas de moyenne géométrique entre 2 et 1 ou, ce qui revient au
même, la moyenne géométrique entre 2 et 1 qui correspond à la diagonale du côté d’un
carré unitaire, est inexprimable en un nombre grec, un arithmos. On le constate quand,
dans le Ménon, Socrate recourt à cette autre formule étrange pour dire la mesure introu-
vable de cette diagonale « plus grand… plus petit » (meîzô ; elattô)6. Il se trouve que cette
formule caractérise pour les Grecs de l’époque de Platon, l’infini (apeiron).
La leçon de cette irruption de l’infini dans la grande harmonie de la summetria est
simple quoique lourde de conséquences. Au cœur de toute statue, de tout temple, vibre
l’infini. Et c’est en ce cœur de la géométrie que naît la musique.

Les dissymétries de l’harmonie musicale

Aux dires de Boèce, Archytas, pythagoricien contemporain de Platon, mais aussi mu-

5
Plutarque, Propos de Table, II, III, 2, 636c.
6
Ainsi dans le Ménon (83d4-5). Sur ce problème, A. G. Wersinger, « Pourquoi dans la République
de Platon l’Harmonique est-elle la science la plus haute ? Perspective nouvelle sur une question
négligée », in J. -L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Hiérarchie des savoirs et des pratiques,
musique, science, politique, Cahiers de Philosophie ancienne 20, 2008 pp. 159-180.

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sicien, aurait démontré qu’on ne peut pas dans un rapport superpartiel introduire une
moyenne proportionnelle7. Pour dire les choses avec plus d’ampleur, Archytas le musicien
aurait fait une sorte de transposition musicale du problème de Ménon. Car il se trouve que
le rapport superpartiel, le rapport de 2 à 1 correspond à l’octave. Or ce rapport n’est pas
dimidiable, ce qui revient au même que de dire qu’il ne possède pas de moyenne propor-
tionnelle. Toutefois, Archytas n’en serait pas resté à ce constat. Une autre méthode, elle
aussi appelée canon, a permis de fixer les rapports musicaux et l’on attribue, à tort ou à
raison, à Pythagore lui-même la découverte des rapports qui régissent les consonances de
la quinte, de la quarte, et de l’octave8. Fort de la science musicale selon laquelle une octave
est composée d’une quinte et d’une quarte, Archytas aurait vu que la quinte et la quarte
constituent deux approximations du rapport de 2 : 1. Archytas aurait démontré que la
quinte et la quarte sont les approximations de la dimidiation qui s’est révélée impossible9.
Ce n’est pas une coïncidence si ce résultat incombe à un musicien. Platon là encore vient
nous éclairer. Dans le Timée, c’est en effet la musique et la science théorétique qui lui corres-
pond, l’harmonique, qui vient étayer la structure de l’âme du monde. Et tout comme Archy-
tas, Platon supplée la proportion géométrique impossible par ce qu’on appelle dans l’Epi-
nomis la progression des Muses, la proportion musicale (991b4). C’est dire que l’ensemble
du Ciel ou plus précisément l’âme du Ciel est une proportion musicale. Cette formule est la
suivante : 2 (4 : 3) (3 : 2) 1. Prenons bien la mesure de cette formule. La proportion musicale
rassemble toutes les consonances, les sumphôniai comme les seuls nombres, les arithmoi ca-
pables de rendre l’harmonie à l’infini. Cette formule signifie que si l’infini vibre au cœur de
la statue ou du temple comme on l’a vu, il est la condition d’existence de la musique qui lui
donne figure. Cette figure est l’intervalle, diastèma. En effet, un intervalle n’est pas un simple
espace, une simple grandeur géométrique. C’est une figure de l’infini.
Tout intervalle mord sur l’infini : chaque consonance correspond, en effet, à la tenta-
tive de combler l’intervalle infini, projet impossible dont résulte la suite des consonances
mais aussi des dissonances, les diaphôniai.
En effet, d’après Ptolémée, « Archytas de Tarente, celui qui s’est le plus intéressé
à la musique s’efforce de maintenir une continuité réglée par la proportionnalité (to
kata ton logon akolouthon) entre les éléments de la consonance (sumphôniai) comme
dans les divisions (diairesesin) des tétracordes considérant que le propre des intervalles

7
De la musique, III, 2. En effet, 2 : x = x : 1 => 2 = x2 donc x= 2.
8
Ces valeurs sont déterminées par les mesures du monocorde comme le rappelle aussi Nico-
maque (Enchiridion, chap. 6). Mais les circonstances de l’invention de ces valeurs par Pythagore
sont légendaires comme en témoigne par exemple l’objection de B. L. Van der Waerden, « Die Har-
monielehre der Pythagoreer », in Hermes 78, 1943, pp. 163-199, p. 171 : « Les données concernant les
poids des marteaux et les tensions des cordes sont fausses du point de vue de la physique parce que
les fréquences des tons de deux cordes semblables ne sont pas proportionnelles à leur tension mais à
leur carré ». En revanche, le témoignage concernant les expériences sur les vases d’Hippase rapporté
par Théon de Smyrne serait plus vraisemblable.
9
En effet, puisque 2 : 1 = 4 : 3 . 3 : 2, on peut poser ( 2 : 1)2 = (4 : 3) · (3 : 2) et donc : MG2 = Ma · Mh.
(où Ma désigne la moyenne arithmétique et Mh. la moyenne harmonique).

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“emméliques” (tôn emmelôn) est la commensurabilité des excès (summetrou tôn hupe-
rochôn) »10.
Archytas qui est parvenu à établir une proportion entre la quinte, la quarte et l’oc-
tave, grâce aux deux proportions arithmétique et harmonique (c’est ce qui correspond
à la summetria des excès), veut pouvoir le faire aussi dans les divisions du tétracorde,
c’est-à-dire dans les intervalles des notes considérées comme mobiles, situées dans un
intervalle de quarte, qu’on appelle les dissonances (diaphôniai) et qu’on assimile à un
apeiron. Mais cette seconde partie du programme n’est réalisée ni par Archytas11, ni par
Platon.
Le fait que la méthode qui permet de calculer les valeurs approchées des racines car-
rées dans les diaphôniai n’est pas celle qui permet de les calculer dans les sumphôniai,
n’est pas sans importance. Cela prouve que l’infini est la condition de la musique parce
que la musique procède par intervalles. Pour le dire de manière un peu provocatrice,
un intervalle naît de l’opération impossible de dimidier l’infini, ou de trouver le milieu
exact de l’infini. C’est pourquoi la musique suit les divisions approximatives de ce mi-
lieu : les mesures de l’infini ne sont pas des grandeurs mais des intervalles (diastèmata).
C’est non seulement ce que l’on constate chez Archytas ou Platon, mais aussi chez un
pythagoricien plus mystérieux en raison de la difficulté de faire la part des textes frag-
mentaires qui lui sont authentiquement imputables, Philolaos de Crotone.

Les cosmologies musicales

Ainsi dans le Philèbe, la manière dont Platon définit l’infini présuppose clairement
une interprétation par les intervalles : l’infini est excès et défaut ou encore plus et moins
(to mallon te kai hètton, 24a9), par exemple le plus chaud est relatif à un plus froid. Cela
veut dire que, contrairement à l’intuition dominante, l’infini du Philèbe ne doit pas être
compris comme un continuum, au sens aristotélicien d’un espace toujours divisible. L’in-
fini, en tant que excès et défaut, signifie ce dont le milieu est toujours approximé. De plus,
Platon distingue de l’infini la limite. Là encore il faut se méfier de l’intuition. Platon ne
veut pas dire qu’il faut imposer la limite à l’infini comme si l’infini était une sorte de dé-
sordre qu’il faudrait ordonner par les nombres. La limite, c’est très exactement le milieu.
Mais de même que l’âme du monde dans le Timée naît de l’impossibilité de fixer un milieu
absolu ce qui donne naissance à l’harmonie comme série des intervalles, de même dans le
Philèbe, Platon déclare que la limite « suspend les contraires qui se comportent mutuel-
lement de manière dissonante (diaphorôs) et, une fois apposé le nombre (arithmon), les
rend commensurés et consonants » (summetra kai sumphôna, 25e1-2). Si la progression
géométrique (analogia) représente le mélange le plus beau, lorsque cette harmonie n’est

10
Harmoniques, I, 13.
11
Par exemple, la valeur correspondant à la tierce majeure 5 : 4 ne s’obtient pas par la moyenne
arithmétique de la quinte, sur tout ceci, A. G. Wersinger, art. cit., 2008, p. 174.

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pas possible, il faut se contenter de l’harmonie de la sumphônia. Dans ce cas, l’unité est
approximée ou relative. Les logoi, les rapports épimores dont procède la musique laissent
toujours un reste qui est le signe de l’infini et de la dimidiation toujours à refaire.
Qu’en est-il chez Philolaos ? La façon dont il conçoit l’harmonie figure au fragment B
6, cité dans Stobée12 :

Aucune chose existante ne pourrait être connue de nous, s’il n’existait pas un être
fondamental des choses à partir desquelles se trouve composé l’arrangement (kosmos),
à la fois les limitants et les infinis (mè huparchousas tâs estoûs tôn pragmatôn ex hôn
sunesta ho kosmos kai tôn perainontôn kai tôn apeirôn). Mais puisque les principes (tai
archai) existaient en étant non semblables et non homogènes, il serait impossible qu’un
arrangement ait lieu avec eux (ês ka autaîs kosmèthêmen), si une harmonie n’était ve-
nue en plus (ei mè harmonia epegeneto) quel que soit son mode de naissance. Car les
semblables et les homogènes n’avaient nullement besoin d’harmonie, mais les dissem-
blables et les non homogènes et de vitesse non égale devaient être nécessairement ver-
rouillés par une harmonie (harmoniai sugkekleîsthai) telle qu’ils puissent se maintenir
dans l’arrangement (en kosmôi katechesthai), Eclogæ I, XXI, 7d.

Les exemples d’infinis mentionnés dans ce texte sont les dissemblables, les non homo-
gènes et les mouvements inégaux. Il est probable que de telles notions sont entendues au
sens de l’excès et du défaut qui domine la notion d’infini chez les pythagoriciens. L’harmonie
serait la condition pour que ces infinis soient maintenus dans l’arrangement, le verrou dési-
gnant traditionnellement et symboliquement un mode d’harmonie et donc de lien. Le texte
ne déclare donc pas que les infinis sont rendus homogènes ou égaux, ce qui les assimilerait
aux limitants. Il ne déclare pas davantage que les infinis sont unis aux limitants. Alors que les
limitants n’ont pas besoin d’harmonie pour un arrangement, l’excès et le défaut ne peuvent
se prêter à un arrangement que s’ils sont harmonisés, ce qui n’est compréhensible qu’à la
condition de penser l’intervention d’un « milieu » entre l’excès et le défaut, qui correspond
vraisemblablement à l’action d’un limitant. C’est donc l’intervalle qu’il faut supposer pour
comprendre la pensée de Philolaos. Voilà pourquoi l’Un tel que le pense Philolaos n’est pas
une monade absolue et figée mais un « harmonisé » selon la formule dans Stobée (I, XXI,
8) : « Le premier harmonisé », c’est l’Un. L’Un est un harmonisé, non pas au sens où il résul-
terait de l’application de la limite à l’illimité mais au sens où il résulte d’une première média-
tion de l’infini, autrement dit il s’agit d’une division intervallique que les textes permettent
d’interpréter comme un pair/impair, qui correspond par exemple aux nombres épimores, ces
nombres à la fois pairs et impairs.

12
Pour l’authenticité de ce fragment, A. G. Wersinger, La Sphère et l’Intervalle, op. cit., pp. 285,
note 45.

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(7) INTRODUCTION AUX HARMONIES DES ANCIENS GRECS 19

Il est impossible de développer ici les conséquences cosmogoniques et cosmologiques


de ce privilège de l’intervalle dans la pensée de Philolaos. Dans la suite de la citation rap-
portée par Stobée, nous lisons que dès que le centre est constitué, une sphère est aussitôt
produite :

Le kosmos est un (ho kosmos heis estin). Et il a commencé son devenir dans la
profondeur du centre, et à partir du centre (apo toû mesou), vers le haut à travers les
mêmes choses que celles du bas (I, XV, 7, 1).

Dans le scénario rapporté, l’arrangement a la figure d’une sphère, caractérisée par une
unité qui répond à l’unité centrale. Le Ciel est harmonie au sens où le Ciel est constitué
par les divisions intervalliques qui correspondent aux domaines de la nature qui se dis-
posent concentriquement en unités à partir de l’Un centre du cosmos. Il est important de
comprendre que chaque division intervallique est un milieu approximé qui tente de sup-
pléer à l’unité absolue, géométrique impossible.
Tout le mouvement cosmogonique découle de cette faille géométrique fondamentale
de l’un central dans lequel subsiste l’apeiron. Mais ce qui est faille du point de vue géomé-
trique est richesse du point de vue musical. Ce qu’on a appelé l’harmonie des sphères n’en
est que l’application. L’excès et le défaut délimitent un domaine naturel qui devient un mi-
lieu de plus en plus différencié par des intermédiaires, tout comme l’intervalle musical se
divise en faisant passer, à chaque étape, la limite à travers l’infini, mais sans jamais mettre
fin à l’infini : octave, quinte, quarte, ton, passage à travers les petits intervalles (dièsis), et
modulation des genres des petits intervalles (diaphônia). Les phuseis s’engendrent par in-
tervalles, s’encastrent, s’emboîtent ou encore s’harmonisent en couronnes concentriques
autour du foyer du kosmos, tout comme dans l’heptacorde disjoint la mèse est centre en
tant qu’elle est située au milieu des sept cordes, et centre hemiole (formé d’un entier et
demi) de l’octave qu’elle divise en intervalle de quinte et intervalle de quarte. Ce centre
fait naître tous les degrés de l’octave, faisant correspondre l’Un à l’heptade de l’hepta-
corde de Philolaos.
Qu’il suffise d’avoir souligné que l’intervalle est ainsi le concept fondamental qui four-
nit la médiation de l’infini. Dans la langue que parlent les pythagoriciens mais aussi le
Platon du Timée et du Philèbe, l’harmonie est intervalle.
D’une certaine manière on peut affirmer que la pensée d’Anaxagore déploie la face
négative de l’opposition pythagorico-platonicienne de l’infini et de la limite. Anaxagore in-
terprète l’infini comme excès et défaut sans le soumettre à une proportion. Les contraires
sont des relatifs qui excluent les extrêmes, sans maximum ni minimum. La limite n’est ja-
mais ultime de sorte que l’intervalle se divise sans fin et que la partie ultime communique
abyssalement avec la partie première, « tout est dans tout ». Toute limite est une différence
évanouissante. Les choses sont des scénographies de différences tournantes, changeant
de sens selon les points de vue. Les contraires sont vertigineusement mis en abîme et se
perdent l’un dans l’autre. Bien qu’Anaxagore ne mentionne pas l’harmonie, il passe pour

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20 ANNE GABRIÈLE WERSINGER (8)

avoir influencé Euripide, proche de Timothée de Milet promoteur de la musique nouvelle


fondée sur un chromaticisme que ses détracteurs assimilent à une dysharmonie.

L’harmonie homérique : l’éclat du muliple

La postérité de cette représentation de l’harmonie ne doit pas dissimuler l’existence


d’une autre représentation que l’on trouve chez Homère.
Commençons par ces curieuses expressions qui désignent ce que nous appelons la
poésie : homèreuein ou encore artiepeia qu’emploie Hésiode (Théogonie 39 ; 29) dans les-
quelles les spécialistes reconnaissent la racine *ar qui compose les termes dénotant l’har-
monie (homos + aro ; artios = ararisko) ; kosmos epeôn qu’emploient Parménide (B8, 52)
ou Démocrite à propos de la poésie d’Homère (B21) ; mais aussi toute la tradition qui
commence avec Pindare selon laquelle les poèmes homériques sont des chants cousus
ensemble (2e Néméenne, 1-3) ou encore ce qui ayant été transmis en morceaux (kata me-
ros) ou dispersé doit être recousu. Ces expressions dont certaines sont très anciennes
puisqu’elles remontent à Hésiode et peut-être même à Homère si, comme on a pu le sou-
tenir, Homère est le nom donné à une tradition d’aèdes, renvoient à une technique que
plusieurs métaphores associent à d’autres techniques apparentées comme celle du potier,
de la fileuse, du tresseur, du charron ou du charpentier dont l’activité est dominée par la
racine *ar. De telles métaphores perdurent dans la poésie mélique, chez Pindare, en parti-
culier dans la manière dont le poète comprend son travail comme l’alliance de différentes
techniques, le tissage, la charpenterie, l’attelage et la pratique de l’échanson qui mélange
dans un cratère le vin et l’eau. On retrouve ainsi une association de techniques présente
dans les poèmes homériques. Cependant Pindare offre un échantillon nuancé des usages
de l’harmonie : c’est ainsi que le poète tisse une séquence mélique (melos) avec une har-
monia (il s’agit d’une tension des cordes de la lyre à une hauteur précise et désignée par
son origine ethnique, le dorien, l’ionien etc. L’harmonia est associée à un genre littéraire
ou rituel précis de même qu’à un caractère moral)13. En outre, le poète adapte la voix au
pas d’une mesure métrique. Mais on remarquera qu’il dispose les mots (epea) comme le
bâtisseur (tektôn) de murs. En outre, il attache ou attèle les mots à l’instrument de mu-
sique, la phorminx (un instrument à cordes comme la lyre) mais il fait se répondre ou se
correspondre le chant et l’instrument à vent. Enfin, on remarquera que le poète mélange
l’ensemble de ces pratiques, la poésie mélique se révélant être l’harmonie de ces diverses
manières d’harmoniser que sont l’entrelacement, l’adaptation, l’attelage et l’agencement.
Un tel isomorphisme conduit à se défaire, concernant le poète homérique, des caté-
gories critiques habituelles telles que la distinction entre le fond et la forme, et à faire
l’hypothèse qu’il n’y a pas de différence entre le rapport à la langue et le rapport à des
techniques qui lui sont métaphoriquement associées. Parler une langue donnée c’est ad-

13
Il se peut alors que le terme harmonia désigne dans ce contexte non pas exclusivement l’ac-
cord de la lyre mais cette connexion de quatre dimensions.

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(9) INTRODUCTION AUX HARMONIES DES ANCIENS GRECS 21

hérer aux gestes qui commandent l’usage de la langue, or ces gestes sont ancrés dans les
techniques évoquées par la langue. Il y a de cela des dizaines d’exemples mais nous nous
limiterons à un seul.
Sur le bouclier d’Achille décrit au chant XVIII de l’Iliade, le dieu forgeron Héphaïstos
représente une danse, la danse dite de la grue (geranos), appelée aussi danse du labyrinthe
d’après une scholie de l’Iliade. Le texte mime jusque dans les détails l’œuvre du dieu et
paraît suivre la danse. Mais comme dans une sorte de mouvement mimétique généralisé,
langage formulaire, danse, technique du potier, et technique du forgeron coïncident. Les
danseurs courent en file comme le geste du potier lorsqu’il « harmonise », ajuste sa roue
(hôs hôte tis trochon armenon, 600) ; puis, après avoir formé deux files, les danseurs se
rejoignent, en courant les uns vers les autres (allote d’au threxaskon epi stichas allèloisi,
602). L’ensemble du mouvement ainsi esquissé est celui d’une file où la tête et le serre-file
alternent, de sorte que la fin et le début se rejoignent sans cesse comme une corde qu’on
raboute. C’est ce raboutage qui constitue le geste fondamental, la mimétique à l’œuvre
dans ce passage parce qu’il exprime le schème récurrent de toutes les techniques existant
chez Homère, à savoir l’harmonie. Décrits par Homère, la danse du labyrinthe et certains
objets techniques tels que la bague, la cheville du monocorde, la balle, la roue, l’hepta-
corde, l’arc ou le navire, obéissent à la même structure que celle qui caractérise des objets
physiologiques comme les membres du corps (melea ou guîa), ou des objets de la géogra-
phie comme les chemins ou les routes. Dans tous les cas, il s’agit de former une circularité
pensée en fonction de l’harmonie qui, lorsqu’elle est accomplie, est dite infinie.
Il faut noter que le modèle de circularité homérique n’est pas pensé à partir du centre
euclidien14 qui fonde la substitution et la réduction des différences sur la commensurabilité
qui fournit l’égalité des différents en explicitant leur commune raison. Dans le cercle pen-
sé de manière homérique, l’harmonie s’applique non pas comme on pourrait l’attendre à
la relation entre les rayons et le centre, mais à la circonférence : le cercle de la jante est
obtenu grâce à une « harmonie » : il s’agit très concrètement de plier une barre bout à bout,
en adaptant chaque bout grâce à des tenons ou des clous (Iliade, IV, vers 486).
L’harmonie désigne la perfection d’une jointure ou d’un raccord qui doit être aussi
serré et compact que possible comme dans l’exemple du bouclier rond dont les plaques
ou les peaux sont serrées (pukinèn, Iliade, XIII, vers 803). Dans un cercle, il y a bien une
origine et une fin, mais l’harmonie les assemble de sorte qu’ils forment communauté. Il est
vraisemblable que la notion de cette harmonie coïncide chez Homère avec une certaine
acception de l’infini. Dans certaines formules, la mer est infinie (apeiresios ou apeirôn) au
sens où elle « couronne » une île en accomplissant un cercle ininterrompu autour d’elle.
L’infini désigne ainsi le fait que les bornes (peirata) composent une circularité sans rup-
ture, ininterrompue. On rejoint l’étymologie selon laquelle apeirôn doit être compris à
partir de l’adverbe peri qui signifie autour, et de l’adjectif verbal itos (« qui peut aller »).

14
« Figure plane délimitée par une ligne, sa circonférence, vers laquelle, à partir d’un point par-
mi ceux placés à l’intérieur de la figure, toutes les droites qui la rencontrent jusqu’à la circonférence
sont égales entre elles » (Euclide, Éléments, Livre I).

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22 ANNE GABRIÈLE WERSINGER (10)

Le problème que pose pourtant cette étymologie, c’est de penser négativement le rapport
de l’infini à la circularité alors que chez Homère on constate que les objets circulaires sont
qualifiés d’infinis. Or, comme le terme apeiron est toujours un adjectif lorsqu’il connote la
circularité, il ne désigne vraisemblablement pas la circularité elle-même mais seulement le
fait que la circularité est parfaite en tant qu’elle est inentamée, ininterrompue. Cette inter-
prétation rejoint Porphyre qui, dans ses Questions homériques sur l’Iliade, évoque l’infini
au sens de perfection circulaire.
Ces observations invitent à formuler l’hypothèse que apeiron désigne vraisemblable-
ment la circularité parfaitement raboutée. Chez Homère, un cercle est assimilé à un an-
neau rabouté qui devient infini lorsque l’attache est indiscernable. Un cercle a donc pour
caractéristique de réaliser une harmonie indiscernable, non au sens où elle n’existe pas
mais au sens où elle est invisible.
Cette représentation de l’harmonie opère chez ceux que nous appelons improprement
les « présocratiques », comme en témoignent quelques exemples.
Une formule extraite du vers 1 du fragment B2815 attribué à Empédocle, associe la
circularité et l’infini pampan apeirôn. Tout en invoquant l’Un, Empédocle décrit la Sphère
en lui attribuant à la fois l’infini et l’harmonie munie de son caractère homérique (ainsi
l’épithète pukinôi, au fragment B27). Jean Philopon16 et Aristote17 permettent de com-
prendre qu’un mélange harmonieux s’obtient par l’ajustement des creux et des nodosités
dites puknoi, parce qu’Empédocle pense le mélange comme une sunthésis, une composi-
tion, ou un conglomérat (sunathroismon). Le médecin Galien souligne que c’est le contact
et la juxtaposition qui fondent le mélange empédocléen, et l’on doit supposer qu’il en
est de même dans la Sphère. Il s’agit d’une harmonie qui embrasse les choses dans une
étreinte si serrée qu’elle rend indiscernables toutes les différences, comme une balle dont
les sutures sont invisibles. Empédocle veut dire que si le Sphairos est infini, c’est parce que
l’harmonie est accomplie, ce qui signifie que les « éléments » (ou plutôt les « racines » qu’il
faut sans doute se représenter comme des tiges souples) sont juxtaposés jusqu’à devenir
imperceptibles, au sens où leurs attaches sont jointes au point d’en devenir invisibles sans
jamais pourtant en éliminer la singularité incomparable. Empédocle sous-entend donc,
comme Homère, que l’harmonie se réalise éminemment dans le cercle ou la sphère, et il
ajoute que la sphère devient infinie lorsqu’elle est lisse de toutes les aspérités qui demeu-
rent dans les choses dont la continuité est brisée, et qui conservent des extrémités parce
que leurs attaches sont plus grossières.
De l’examen de la signification de l’infini chez Homère, il ressort que loin de s’opposer
à l’harmonie, il désigne chez Empédocle son caractère indiscernable. L’infini homérique
n’est pas ce qui est privé d’harmonie, mais ce dont l’harmonie demeure cachée. Autrement
dit, l’infini coïncide avec le sommet de l’harmonie, telle est la représentation qui opère

15
Les fragments sont donnés d’après l’édition H. Diels et W. Kranz, Die Fragmente der Vorso-
kratiker, Berlin 1903, 19526
16
F. A 87.
17
Traité de la Génération des Animaux, II, VIII, 747a34.

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(11) INTRODUCTION AUX HARMONIES DES ANCIENS GRECS 23

aussi chez Empédocle, d’après le fragment B27 où on lit ce vers : harmoniès pukinoî kru-
phôi estèriktai, littéralement « (le sphairos) est étayé18 par la cache resserrée19 » : on devrait
comprendre quelque chose comme aux attaches cachées d’harmonie.
Cette mention nous introduit directement à Héraclite trop souvent réduit au lieu com-
mun de « l’harmonie des contraires ».
Celui-ci évoque dans le fragment B54 l’harmonie invisible (aphanès) plus forte (kreit-
tôn), plus solide ou résistante que l’harmonie visible. Il apparaît que cette distinction n’est
réellement compréhensible qu’à la condition d’être replacée dans la perspective homé-
rique et elle signifie que pour Héraclite, l’harmonie forte n’est pas l’attache visible mais
le cercle dont les attaches sont invisibles, conformément au fragment B103 : « Car sur la
circonférence, le commencement (archè) et l’extrémité (peras) sont communs (xunon) ».
C’est cette structure que l’on peut retrouver dans le fragment B31 où le feu est invisible
dans le cercle des transmutations météorologiques : « Tournants du feu (puros tropai).
D’abord mer, et de mer d’une part la moitié terre et d’autre part la moitié air orageux. Elle
se dissout en mer (thalassa diacheetai) et elle est mesurée (kai metreetai) selon le même
rapport (eis ton auton logon) qu’il y avait avant que la terre ne soit) ».
Certains exemples musicaux permettent de mieux comprendre ce que veut dire Héra-
clite comme dans le fragment B10 :

Conjoints (sunapsies) entiers et non-entiers, ensemble séparé (sumpheromenon


diapheromenon), chant consonant dissonant (sunâidon diâidon), de toutes choses Un et
d’Un toutes choses (ek pantôn hen kai ex henos panta).

On peut éclairer ce fragment par la structure de l’heptacorde conjoint. Dans ce dispo-


sitif de l’instrument à cordes, une note commune et située au milieu (la mèse) fait naître
deux quartes, grâce à sa position centrale. Mais tout se passe comme si ce centre était
impossible à matérialiser. Par exemple, la construction matérielle des chevilles fait appa-
raître une dissymétrie entre la droite et la gauche. Il en résulte que le centre est en réalité
l’effet invisible de la dissymétrie, sumpheromenon diapheromenon illustrant la différence
entre les deux harmonies évoquées par Héraclite. L’invisibilité de l’harmonie s’exprime
encore autrement dans l’heptacorde conjoint, puisqu’une corde fait résonner l’harmo-
nique invisible qui achève de boucler le cercle de l’octave. Appliquée au fragment B31, la
structure de l’heptacorde conjoint permet d’y retrouver le sumpheromenon diapherome-
non où à la représentation matérielle et visible de la mer, s’ajoute l’harmonie invisible du
feu20. De ces premières analyses on peut conclure ceci : loin de se définir par la commen-
surabilité, l’harmonie homérique laisse les différences à leur singularité, se contentant de
les joindre sans jamais les subordonner, ménageant ainsi « l’éclat du multiple ».

18
Du verbe stèrizô dérive la stêrigx qui désigne la fourche qui soutient le timon d’un char.
19
Pukinos désigne ce qui est épais et dru, serré, comme le bois de buis, par suite solidement joint,
et kruphôs désigne l’action de cacher plutôt que son effet.
20
Pour cette interprétation, A. G. Wersinger, La Sphère et l’Intervalle, op. cit., pp. 129-134.

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24 ANNE GABRIÈLE WERSINGER (12)

Harmonie et Ontologie

À la lumière de ces quelques observations, une question intéressante porte sur la re-
lation entre l’ontologie et l’harmonie : si l’on tient compte au tout début du Proème de
Parménide des allusions insistantes à la représentation archaïque de l’harmonie, dans les
exemples du char, de la roue, des portes ou de la syrinx, il est possible de se deman-
der si l’« ontologie » n’est pas une réponse parmi d’autres à une question plus originelle
qui concerne l’harmonie des choses, qu’il s’agisse du corps, de ce que nous appelons le
« monde » ou du langage qui l’exprime. En opposition avec l’harmonie archaïque des
poèmes homériques, l’étant de Parménide est enchaîné par la limite qui constitue une fron-
tière avec le non-étant. L’Un est l’indivisible et l’identique. Toute une série de termes (ho-
mogénéité, cohésion, bloc, masse, plénitude) contribue à installer la « langue de l’étant »
dans une perspective oppositionnelle et polarisée. En privilégiant l’étant on pourrait dire
que Parménide rend possible la structure propositionnelle exemplaire caractérisée par le
fait que l’étant est à la fois le sujet et l’attribut de lui-même, et devient le liant de la langue.
La phrase s’élabore, elle se bâtit autour de l’étant qui la cimente, alors que chez Homère,
la phrase est un tissage de formules. En privilégiant l’étant, Parménide rend possible le esti,
le « il est » dans lequel la présence universelle et impersonnelle constitue une modalité
du lien entre les choses ; pour ainsi dire encore, l’étant se substitue dans l’énonciation à ce
qu’exprimait chez Homère la particule ara rattachée étymologiquement à la racine indo-
européenne *ar dont relève l’harmonie : une adaptation du regard à la présence fugitive
d’une chose qui surgit dans un événement au moment où il se produit.
En conséquence, replacer l’ontologie naissante dans le cadre plus large d’une problé-
matique concernant l’harmonie revient à se donner les moyens de saisir le fil secret qui re-
lie l’ontologie naissante qui pense l’harmonie en termes de liant universel, à l’opposition
de apeiron et peras dans la cosmologie du Philèbe, en passant par les pythagoriciens. Nous
devons reconnaître alors que l’histoire de l’Être répond à une impulsion qui échappe à
l’ontologie.

Harmonie et Hénologie

L’idée commune qu’il est possible de dégager des usages de l’harmonie que ce soit chez
Homère, Pindare, Empédocle ou Héraclite confirme ce qu’on peut remarquer dans toute
la pensée archaïque : l’harmonie n’unifie pas, mais est toute dans l’alliance du multiple
reconnu dans sa singularité et sa dissimilitude. Car même si l’on trouve l’Un chez Empé-
docle ou Héraclite, c’est l’harmonie qui en domine la notion21 et tout se passe comme si la

21
Cependant Xénophane dont Aristote déclare qu’il « a fait l’Un » (henisas) pourrait être celui
qui amorce l’autonomie de l’Un en disant que l’Un est dieu ; cf. A. G. Wersinger, La Sphère et l’Inter-
valle, op. cit., pp. 164-165.

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(13) INTRODUCTION AUX HARMONIES DES ANCIENS GRECS 25

métaphysique latente de l’harmonie ne pouvait être que le dualisme22.


Le basculement de l’harmonie à l’Un entendu au sens de la suprématie de l’Un sur le
multiple, ou la substitution du monisme au dualisme peut être étudié chez Aristote. Celui-
ci assume l’héritage platonicien qu’il a reçu dans l’Académie : une manière de poser les
questions dans un cadre mathématique, celui de la science des rapports et des proportions
selon un concept d’harmonie dominé par la commensurabilité. Ainsi fait Platon dans le
Philèbe en énonçant deux couples d’opposés : d’une part celui de l’Un et du multiple,
qui articule la méthode dialectique ; d’autre part celui de la limite et de l’infini en quoi
consiste toute chose. Mais alors que jamais Platon n’identifie la limite à l’hénade, c’est
précisément le geste qu’accomplit Aristote avec la conséquence d’ériger l’Un en principe
de mesure du multiple. Qu’il s’agisse de l’éthique (la théorie des vertus), de la physique
(la théorie des couleurs), de la psychologie (la théorie de la sensation) ou de la logique
(la théorie du syllogisme et de la définition), une même réduction hénologique opère chez
Aristote et le conduit à dénier toute pertinence à l’harmonie pour lui substituer l’ordre de
l’antérieur et du postérieur.

22
Plotin ne s’y trompera pas en soulignant que l’unité de la proportion (autrement dit l’harmo-
nie) ne peut être simple (Ennéades, Traité I (1, 6), 1, 44, 25).

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