Magritte

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Magritte au risque de la sémiotique

Nicole Everaert-Desmedt (dir.)

DOI : 10.4000/books.pusl.19600
Éditeur : Presses de l’Université Saint-Louis
Année d'édition : 1999
Date de mise en ligne : 28 mai 2019
Collection : Collection générale
ISBN électronique : 9782802804819

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782802801283
Nombre de pages : 277

Référence électronique
EVERAERT-DESMEDT, Nicole (dir.). Magritte au risque de la sémiotique. Nouvelle édition [en ligne].
Bruxelles : Presses de l’Université Saint-Louis, 1999 (généré le 04 juin 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pusl/19600>. ISBN : 9782802804819. DOI : 10.4000/books.pusl.19600.

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© Presses de l’Université Saint-Louis, 1999


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
1

Ce volume constitue les Actes d'un colloque international qui a eu lieu aux Facultés universitaires
Saint-Louis à Bruxelles, les 22 et 23 mai 1998, en l'honneur du centenaire de la naissance de René
Magritte.
À cette occasion, différentes théories sémiotiques ont été confrontées, celles qui se présentent
explicitement comme telles (la sémiotique peircienne, la sémiotique cognitive) et d'autres qui,
sans porter le nom de « sémiotique », partagent le même objectif, celui de comprendre comment
fonctionne la signification (la rhétorique, et certaines études littéraires qui mettent l'accent sur
le rapprochement entre la peinture et l'expression poétique). Une rencontre a été également
établie entre les analyses sémiotiques et l'histoire de l'art.
L'œuvre de Magritte se prête particulièrement bien à une étude sémiotique, car Magritte est un
penseur par images. Il présente sa peinture comme une « trace visible de la pensée ». Il a réfléchi,
en images, à des questions d'ordre sémiotique, comme celles de la ressemblance et de la
similitude, du visible caché, de la représentation, du rapport entre les mots, les images et les
choses... On pourrait dire que l'œuvre de Magritte est en elle-même une sémiotique, c'est-à-dire
une réflexion sur le fonctionnement de la signification. On pouvait donc attendre du
rapprochement entre Magritte et la sémiotique un éclairage réciproque : l'œuvre de Magritte a
permis aux sémioticiens d'aiguiser leurs concepts, et les analyses sémiotiques apportent une
nouvelle compréhension de l'œuvre.
Magritte a toujours énergiquement protesté contre toute interprétation symbolique de ses
tableaux. Il recherche, dit-il, « l'image qui résiste à toute explication et qui résiste en même
temps à l'indifférence ». Ses tableaux ne veulent être que l'évocation du mystère. Au terme du
colloque, nous pouvons dire que nous n'avons pas du tout élucidé, par la sémiotique, le Mystère de
Magritte ; nous avons, au contraire, suivi de multiples pistes pour y entrer plus profondément !

NICOLE EVERAERT-DESMEDT
Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles
2

Introduction
Nicole Everaert-Desmedt

1 Ce volume constitue les Actes du colloque international sur Magritte au risque de la.
sémiotique que nous avons organisé aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles, les
22 et 23 mai 1998.
2 A cette occasion, différentes théories sémiotiques ont été confrontées, celles qui se
présentent explicitement comme telles (la sémiotique peircienne, la sémiotique
cognitive) et d'autres qui, sans porter le nom de « sémiotique », partagent le même
objectif, celui de comprendre comment fonctionne la signification (la rhétorique, et
certaines études littéraires qui mettent l'accent sur le rapprochement entre la peinture et
l'expression poétique)1. Nous avons également veillé à ménager une rencontre entre les
analyses sémiotiques et l'histoire de l'art.
3 Le colloque était organisé en l’honneur de centenaire de la naissance de René Magritte.
Nous avons voulu à la fois nous associer à la grande vague de « magrittisation »
généralisée qui déferlait alors sur la Belgique, et prendre un peu de recul, un temps de
réflexion pour contrer la banalisation culturelle dans laquelle l'œuvre de Magritte, par
son succès même, était entraînée. Paradoxalement, en effet, les images de Magritte, qui
ont été conçues pour déjouer les habitudes culturelles, sont aujourd'hui largement
récupérées par la culture. Elles se sont « naturalisées ». On dit d'elles, au premier coup
d’œil : « C'est du Magritte » !
4 Nous n'ignorons pas que Magritte peignait pour être reproduit. Il s'occupait de faire
reproduire ses tableaux dans des revues au fur et à mesure de sa production. Et, pour lui,
une reproduction d'un tableau valait l'original. Il n'avait pas besoin de voir l'original
d'une peinture, pas plus qu'il n'est nécessaire, disait-il, de voir le manuscrit d'un écrivain
pour apprécier son œuvre. On peut donc penser que Magritte se réjouirait de voir à quel
point il est désormais reproduit !
5 Mais Magritle disait aussi, par ailleurs, que ses images ne pouvaient produire leur effet
que pendant un court temps. Car elles sont faites pour provoquer la surprise, un choc
visuel, et ainsi libérer la pensée. Or, l'œuvre de Magritte est tellement connue, tellement
vulgarisée, reproduite sur de multiples supports (posters et cartes postales ; vêtements,
bijoux, stylos, bouteilles de vin ; et aussi, à l’occasion du centenaire, billets de banque et
3

timbres-poste), tellement détournée par la publicité et exploitée comme illustration à


l'appui de thèmes les plus divers, en un mot : tellement digérée culturellement... qu'il
semble impossible de revenir en arrière et de découvrir une image de Magritte pour la
première fois. Que faire, dès lors ? Prendre l'œuvre de Magritte comme objet de
recherche pourrait être une façon de la redécouvrir, et donc de la « voir » comme si
c'était la première fois !
6 L'œuvre de Magritte se prête particulièrement bien à une étude sémiotique. Car Magritte
est un penseur par images. Il présente sa peinture comme une « trace visible de la
pensée ». Il a réfléchi, en images, à des questions d'ordre sémiotique, comme celles de la
ressemblance et de la similitude, du visible caché, de la représentation, du rapport entre
les mots, les images et les choses... On pourrait dire que l'œuvre de Magritte est en elle-
même une sémiotique, c'est-à-dire une réflexion sur le fonctionnement de la signification.
On pouvait donc attendre du rapprochement entre Magritte et la sémiotique un éclairage
réciproque : l’œuvre de Magritte a permis aux sémioticiens d'aiguiser leurs concepts, et
les analyses sémiotiques apportent une nouvelle compréhension de l'œuvre.
7 Cependant, le titre de notre colloque laisse entendre que l'œuvre de Magritte courait un
risque à se laisser aborder par la sémiotique. Quel risque ? Le risque d'être interprétée,
c'est-à-dire réduite à une interprétation. Magritte ne pouvait pas se méfier de la
sémiotique : quand il est mort en 1967, notre discipline n'en était qu'à ses débuts. Mais il
se méfiait de la psychanalyse, et il a toujours énergiquement protesté contre toute
interprétation symbolique de ses tableaux :
Il n'y a pas de sous-entendu dans ma peinture, malgré la confusion qui prête à ma
peinture un sens symbolique (...) On tente la plupart du temps de détruire les
images que je peins en prétendant les « interpréter »2.
8 Magritte recherche « l'image qui résiste à toute explication et qui résiste en même temps
à l'indifférence ». Ses tableaux ne veulent être, dit-il, que l’évocation du mystère.
9 Nous pensons, pour notre part, que la sémiotique peut non seulement respecter, mais
davantage, servir l'objectif de Magritte. Car la sémiotique ne cherche pas à maîtriser le
sens, elle s'emploie à en suivre attentivement les multiples parcours, les moindres
méandres. Au terme du colloque, nous pouvons dire que nous n'avons pas du tout élucidé,
par la sémiotique, le Mystère de Magritte ; nous avons, au contraire, suivi de multiples
pistes pour y entrer plus profondément !
10 La première piste est tracée par la sémiotique peircienne. André DE TIENNE fait
remarquer, en se fondant sur la classification des sciences établie par Ch.S. Peirce, que la
sémiotique dépend de la phénoménologie. Il pose dès lors la question de la différence
entre un phénomène et un signe, entre l'apparence et la représentation. La ressemblance
telle que la conçoit Magritte, c'est-à-dire cette capacité de la pensée de se confondre avec
son objet, n'est possible qu'à la condition que la représentation disparaisse. La pensée qui
ressemble conduit au Mystère, qui correspond au « phanéron » de Peirce, ce « flux total
de tout le manifeste ». Peirce explique comment le signe, ou la représentation, interrompt
le phanéron, le phénomène, l'apparence. Magritte nous invite à remonter le courant : de
la représentation vers le Mystère que constitue le phanéron, car celui-ci, « totalement
manifeste, n'en reste pas moins tout entier obscur ».
11 Nicole EVERAERT-DESMEDT revient sur la notion de « ressemblance » selon Magritte, et
sur le parcours auquel nous invite l'œuvre de Magritte, de la représentation vers le
Mystère. Dans cette perspective, elle analyse un tableau intitulé La Culture des Idées, qui
présente un objet hybride : un bouquet de tulipes-pipes. Pour mieux mesurer la portée de
4

l'image de Magritte, elle la confronte à une annonce publicitaire qui exploite


apparemment le même procédé que Magritte, mais le processus interprétatif déclenché
par les deux images est extrêmement différent.
12 La contribution de Serge LEGARE se veut théorique et didactique. Il présente, à la suite
des travaux de G. Deledalle et D. Savan, un modèle des processus sémiotiques
théoriquement possibles à partir du système des catégories peirciennes ; il dit ensuite
comment ces processus interviennent, selon lui, dans toute recherche artistique, et se
retrouvent notamment dans l'œuvre de Magritte. Comme André De Tienne et Nicole
Everaert-Desmedt, Serge Légaré se réfère également à Peirce, mais son approche, tant de
la pensée de Peirce que de l'œuvre de Magritte, apparaîtra très différente de celle des
deux premières contributions.
13 Per Aage BRANDT part du constat que, chez Magritte, il s'agit d'une « peinture dont la
difficulté coïncide avec la simplicité ». Or, les études en poétique cognitive ont montré
que les œuvres de la littérature ou de l'art relèvent, en fait, des opérations cognitives les
plus simples et les plus stables à travers les cultures et les temps. Mais dans l'expression
artistique, ces routines mentales sont ralenties, et ainsi rendues accessibles à la saisie
consciente. En s'appuyant sur des découvertes en neurologie, Per Aage Brandt explique
comment s'opèrent ce ralentissement et cet accès à la conscience présente, qui
caractérisent l'expérience esthétique. Il considère, dans cette perspective, l'œuvre de
Magritte, et rend compte particulièrement d'un tableau, Les deux Mystères.
14 Francis EDELINE et Jean-Marie KLINKENBERG (Groupe μ) mettent en évidence, à l'aide des
concepts élaborés dans leur Traité du signe visuel (particulièrement le concept de
« transformation »), certaines opérations sémiotiques par lesquelles Magritte subvertit
les règles de la représentation iconique. Ils montrent comment toutes les techniques
utilisées par Magritte convergent vers la confrontation des contraires, ou l'oscillation, la
« multistabilité ». Selon le Groupe μ, le paradoxe de l'œuvre de Magritte est qu'elle
constitue à la fois une « dénonciation virulente des conventions iconiques » et une
« exaltation de la toute puissance des signes ».
15 Sur un exemple imaginé (la représentation quelque peu naïve d'un saint en extase devant
la Vierge qui apparaît dans un nuage illuminé), José-María NADAL construit, dans un
premier temps, les concepts théoriques avec lesquels il souhaite aborder l’œuvre de
Magritte. Ainsi, il présente les actants narratologiques d'appréciateur et de perspectiveur,
à partir desquels il articule différents modes de construction dans le discours pictural. Il
envisage ensuite la représentation de l'ironie, ou encore la représentation du rêve dans le
champ visuel, et il montre l'intérêt de ces notions pour l’analyse des tableaux de Magritte.
16 Après ces divers éclairages sémiotiques, l'œuvre de Magritte est abordée du point de vue
de l'histoire de l'art, par Joël Roudoux et Jean-Patrick Duchesne. Joël ROUCLOUX, tout
d'abord, s'interroge sur les rapports entre Magritte, de Chirico et Breton. Il met en
évidence les affinités profondes entre Magritte et de Chirico, et la mésinterprétation de
Breton à l'égard des deux peintres.
17 Quant à Jean-Patrick DUCHESNE, il envisage les rapports entre Magritte et la publicité, en
s'appuyant sur l'étude de G. Roque, dont il remet en question certaines propositions. Il
relève les affinités entre l'œuvre picturale de Magritte et celle des affichistes belges de la
même époque, qui savaient prendre leurs distances par rapport à la représentation
classique, et faisaient preuve de beaucoup d'audace et de créativité.
5

18 L'œuvre de Magritte est ensuite questionnée par le biais de l'intertextualité. Nathalie


ROELENS passe en revue « les modalités de l'invisible magrittien », avant de se consacrer
à l'analyse plus approfondie de la figure du Thérapeute, qui apparaît dans la fresque du
casino de Knokke, et qui se retrouve en de nombreuses variantes dans l'œuvre de
Magritte. Après avoir fait jouer autour de la figure du thérapeute et de ses accessoires de
multiples références intertextuelles, Nathalie Roelens montre comment, finalement,
l'œuvre de Magritte nous amène à renoncer à toutes nos « velléités interprétatives » :
ainsi, c'est à « notre compulsion interprétative » que Magritte fait subir une thérapie !
19 Stamos METZIDAKIS met en parallèle l'œuvre picturale de Magritte et les poèmes en
prose, ceux de Ponge, par exemple, qui prend, comme Magritte, le parti des choses, ou ceux
de Baudelaire. En effet, tout comme le poème en prose, la peinture de Magritte procède à
la fois à la poétisation du banal et à la banalisation du poétique. Stamos Metzidakis
analyse plus particulièrement trois tableaux de Magritte (Le Mal du Pays, La Géante et Le
Portrait) à propos desquels il fait appel, comme N. Roelens, à l'intertextualité, et il aboutit,
lui aussi, à la constatation que, devant l'œuvre de Magritte, nous sommes « obligés de
rester sur notre faim interprétative ».
20 Comment regarder les images peintes par Magritte, se demande René-Marie JONGEN.
Répondre à cette question, dit-il, consisterait à remplacer « regarder » par « voir » et
« comment » par « quoi ». L'étude de R.-M. Jongen s'appuie sur de nombreux exemples de
tableaux et sur les écrits de Magritte lui-même. Sont analysés notamment des cas d'image
dans l'image, qui montrent soit la « différence de l'image poétique » (ex. : La Clairvoyance),
soit, au contraire, l'« indifférence de l'image représentative » (ex. : La Condition humaine).
L'image poétique exige le renoncement au regard, « qui toujours déjà sait et toujours
trouve à expliquer », pour que puisse émerger le « voir », la vision pure qui s'ouvre sur le
Mystère.
21 Il nous reste à souhaiter au lecteur un passionnant voyage à travers les images de
Magritte... Mais, attention, qu'il se méfie ! Car, comme l'écrit Paul Nougé :
(...) Si l'on se retourne ensuite vers le monde, ce qui était banal au point d'en perdre
à nos yeux l'existence, acquiert soudain une épaisseur redoutable et charmante qui
laisse mal deviner les rapports nouveaux qu'elle entretiendra avec nous. L'univers
est changé, il n'y a plus de choses ordinaires3.
22 Il nous reste encore à remercier tous ceux qui nous ont aidée, à divers moments, dans
l'organisation du colloque : les membres du comité organisateur (André Helbo, Jean-
Pierre Nandrin et Marie-France Renard), ainsi que tous les collègues et amis qui ont
contribué à diffuser l'information et nous ont apporté encouragements et suggestions.
Tous les participants au colloque ont pu apprécier l'efficacité et l'amabilité du service des
Relations extérieures des Facultés universitaires Saint-Louis : merci donc à Véronique
Eloy et Pascale Malice. Et merci à Guy Everaert qui a assuré inlassablement, à chaque
étape de l'entreprise, depuis la première élaboration du projet jusqu'à la publication des
actes, la gestion informatique et l'indispensable travail de secrétariat.
23 Enfin, nous remercions, pour leur soutien financier, le Conseil de Recherche des Facultés
universitaires Saint-Louis, le Fonds National de la Recherche Scientifique, le
Commissariat général aux Relations internationales de la Communauté française de
Belgique, ainsi que Belgacom, la BBL et l'Art Hotel Siru.
6

MAGRITTE, Le faux Miroir, 1935.


© C. Herscovici-SABAM Βelgium 1999

NOTES
1. Nous avons cependant regretté l'absence de représentants de la sémiotique de l'École de Paris,
qui ont eu un empêchement de dernière minute.
2. R. MAGRITTE, Ecrits complets, Paris, Flammarion, 1979, p. 597.
3. P. NOUGÉ, Histoire de ne pas rire, Lausanne, L'Age d'Homme, 1980, p. 268.

AUTEUR
NICOLE EVERAERT-DESMEDT
Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles
7

Ceci n’est-il pas un signe ? Magritte


sous le regard de Peirce
André De Tienne

1 Magritte sous le regard de Peirce : outre un anachronisme flagrant que l’on pardonnera
sans peine, cette formule recèle une question digne d’examen. Comment Charles Sanders
Peirce, ce philosophe américain qui a bien failli être oublié, mais dont l’œuvre exerce
aujourd’hui une influence prépondérante au sein de tant de milieux académiques et
scientifiques à travers le monde, aurait-il réagi si on lui avait mis entre les mains l’un ou
l’autre des tableaux si intriguants de Magritte : songeons par exemple à l’un de ceux où
les mots peints, Rideau, Cheval, confèrent une identité provocatrice à certaines formes
géométriques (Le Sens propre, 1963), ou cet autre où le ciel étoilé accueille la procession
immobile de baguettes de pain (La Légende dorée, 1958) ? Quel commentaire Peirce nous
eût-il proposé ? La question se veut sans prétention. Peirce aujourd'hui se confond avec
les textes qui lui ont survécu, ces textes que sa veuve accepta, à la demande de Josiah
Royce, de vendre à l’université Harvard pour quelques croûtes de pain, ces textes qui
abondent d’audacieuses théories et d’idées lumineuses.
2 Il est ici question du regard de Peirce, non pas de Peirce l’homme ordinaire dont le
jugement esthétique ne nous intéresse pas davantage que celui de quiconque (d’autant
plus que Peirce était le premier à reconnaître son ignorance des choses esthétiques), mais
de Peirce le sémioticien, le logicien des signes, le fondateur par excellence de la science
des signes. Comment le sémioticien regarde-t-il ? Qu’est-ce qui rend son regard différent
des autres ? La plupart des chapitres du présent ouvrage contiennent cette question en
filigrane. Elle est essentielle, en même temps que difficile. Essentielle, parce qu'elle veut
savoir s’il est bien vrai que la sémiotique en tant que science récemment établie dispose
de moyens d’enquête qui lui permettent effectivement de mettre à jour certains
mécanismes, certaines structures, certaines relations, que ne pourraient révéler d’autres
moyens. Difficile, parce que la sémiotique attire à elle des théoriciens et praticiens
d’horizons très divers avec des motivations intellectuelles souvent peu compatibles ou
mal définies, au point qu’à l’instar des mathématiques, l’on devrait sans doute davantage
parler de sémiotiques au pluriel.
8

3 Pour rendre l’approche moins abstraite, commençons par observer un tableau


représentatif de l’œuvre magrittienne, qui appartient à la série de ceux que Magritte a
intitulés La Mémoire, et qui fut peint en 1948. Les éléments du tableau sont familiers pour
les habitués de Magritte : un ciel bleu nuageux surplombant la mer en arrière-plan, un
rideau de scène à peine tiré aux tons brun rouge dont les plis tombent bien droits juste
au-delà d’un parapet de pierre, et, posés sur ce parapet, trois éléments typiques : un
grelot, une feuille d’arbre, et une tête de femme sculptée, la tempe droite sanguinolente.
Ajoutons un élément présent indirectement : le soleil qui éclaire le ciel et la source de
lumière (peut-être le même soleil) qui projette l’ombre des trois objets sur le parapet.

MAGRITTE, La Mémoire, 1948.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

4 Cette courte description, qui se monte au plus à une énumération d’éléments, est déjà
elle-même le résultat d’un coup d’œil particulier lancé sur le tableau, un coup d’œil qui
repère, découpe, sépare, reconnaît et étiquète, un coup d’œil analytique, déjà détaché du
tableau dans son ensemble. Ce coup d’œil est évidemment banal, à la portée du premier
venu. Il y a bien des manières de procéder à l’énumération, bien des variations littéraires
possibles, les unes plus habiles, plus poétiques, plus subtiles, que d’autres. Mais quelle que
soit sa traduction dans les mots, l’opération reste fondamentalement la même, qui
parsème le catalogue de virgules à intervalles réguliers. Un tel regard apprend peu : il ne
fait qu’informer, il est préliminaire.
5 Reprenons l’examen et appuyons davantage le regard. Qu’est-ce qui, au-delà des éléments
énumérés, nous est donné à voir ? Hormis la signature de Magritte, nous avons repéré
sept éléments. Ils ne sont bien sûr pas disposés n'importe comment. Bien loin de là, c’est
une attention extrême et pleine de calcul qui les a arrangés çà et là sur la toile. S’il y a
attention, il y a concentration, et qui dit concentration dit le souci de cerner un centre, de
viser une cible, un but. Derrière le tableau une pensée se profile, un plan se dessine.
9

Magritte peintre avait un plan, et le tableau, s’il ne le révèle pas d’emblée, à tout le moins
l’achève. Quel était ce plan, quelle était cette intention organisatrice ? Un espace étrange
est proposé à notre regard, un espace qui a un titre : La Mémoire. Mais le spectateur averti
sait bien qu’il ne sert à rien de se fier aux titres de Magritte. Les titres que Magritte donne
à ses tableaux, du reste souvent avec le concours de ses amis, ne sont pas là pour aider le
spectateur. Ils relèvent d’un jeu à la fois frivole et sérieux. Ils sont un élément
supplémentaire du tableau, « au même titre » que le grelot ou la feuille, et ne disent rien
directement du tableau même. Ils sont peut-être une clef, mais une clef qui, au lieu
d’ouvrir la porte libératrice, tourne une seconde fois dans sa serrure pour la mieux garder
fermée.
6 Or voilà justement la grande difficulté, le voile opaque qui semble obscurcir notre vue à
chaque fois qu’elle se pose sur une œuvre de Magritte : c’est que ses tableaux ne semblent
pas parler notre langue ! Observons ce grelot, par exemple. Clairement, s’il est une chose
que ce grelot n’est pas, c’est un grelot. Ce grelot nous proclame, l’articulation appuyée : je
ne suis pas un grelot, je suis quelque chose d’autre, pour lequel il n’est pas de mot, pas de
nom, et c’est bien pourquoi il a fallu me peindre. Je suis une image anonyme. Je ne brille
pas comme un grelot ; jamais ne pourrais-je tinter. Je suis une sphère au sourire
horizontal et silencieux. On dit que ma forme est inquiétante et mystérieuse. Il se peut
qu’elle renferme un secret, ou qu’elle soit simplement vide, qui sait ? Je ne suis qu’une
possibilité, ouverte comme toutes les possibilités.
7 « Qui sait ? » Magritte ? Tout quidam ? Les sémioticiens ? Mystère. Magritte aime à parler
du Mystère, celui dont chacune de ses œuvres se veut sans doute une suggestion. Chaque
élément dans La Mémoire, soit isolément, soit dans sa relation énigmatique aux autres
éléments, contribue non pas à dévoiler un mystère, mais à voiler le Mystère, toujours
davantage. Au plus ce voile est épais, au plus il y a du mystère, et c’est bien là un effet que
Magritte s’ingénie consciemment à produire. Mais était-ce là son seul plan, sa seule
intention organisatrice ? Cela explique-t-il le choix particulier et la disposition singulière
des éléments ? Non bien sûr. Susciter le mystère peut être le projet général dont chaque
tableau offre une émanation spéciale ou présente une identité singulière. C’est cette
singularité qui attire notre regard lui aussi rendu singulier. Ce qu’il y a lieu de découvrir,
entre autres choses, c’est le mécanisme de cette attirance, en n'oubliant pas qu’une
propriété essentielle du mystère est qu’il « n’a pas de sens »1. Revenons à la question
initiale : où se situe le travail des sémioticiens, où peuvent-ils porter leur regard, et
qu’ont-ils à faire ? Afin d’écarter tout malentendu, commençons par une première
réponse, à la forme négative : il ne revient pas aux sémioticiens de découvrir le ou les
sens cachés des tableaux, ceux de Magritte ou des autres. Interpréter un tableau, lui
attacher une analyse ou un récit descriptif comme l’on en trouve dans les catalogues ou
livres d’art, ce n’est pas là le travail des sémioticiens. Non pas qu’il leur soit interdit de
s’adonner à cette tâche souvent fort satisfaisante, mais ce n’est pas là leur rôle propre.
N’importe qui, peu ou prou averti, peut offrir une interprétation au moins intéressante ou
à quelque degré originale de ce tableau, La Mémoire. Il suffit d’un léger effort de
concentration pour éveiller toutes sortes d’associations d’idées, telle une à l’occasion de
cette feuille d’arbre, toute verte encore, qu’un vent passager vient de détacher de la
branche et de déposer sans négligence sur le parapet, prête à taquiner la tête sanglante,
telle autre à l’occasion de ce rideau à demi ouvert qui dissimule tant de souvenirs à demi
oubliés. Combien est-il tentant de se livrer au jeu de l’exégèse, au jeu de l’interprétation
symbolique ! Nul doute que chaque tableau magrittien ne puisse susciter l’écriture de
10

livres entiers. Philosophes et psychanalystes, historiens de l’art et littérateurs, rien


n’empêche quiconque de se lancer dans la tâche, cultivant à chaque fois l’espoir de
publier le livre définitif, l’ouvrage qui fera autorité. A cet égard, les sémioticiens ne
jouissent d’aucun privilège particulier, même si leur technique permet de mettre en
évidence certaines relations avec plus de précision et d’efficacité que d’autres.
8 Et pourtant, rétorquera-t-on à brûle-pourpoint, les sémioticiens ne sont-ils pas censés
être experts-ès-signes ? Ne font-ils pas profession de reconnaître, isoler et interpréter les
signes ? Oui et non. L’équivocité de cette réponse tient à l’ambiguïté de la sémiotique elle-
même, et de ceci il importe de toucher un mot. Car qu’est-ce que la sémiotique ? S’agit-il
d’une science à part entière (notion elle-même problématique), à l’instar de la chimie ou
de la sociologie, ou d’une technique d’analyse que n’importe qui, quelle que soit son
étiquette académique ou professionnelle, peut utiliser ? S’il s’agit uniquement d’une
technique ou d’un ensemble de techniques d’analyse, clairement le psychanalyste tout
autant que le linguiste ou l’historien de l’art peut l’appliquer dans le cadre conceptuel
particulier qui est le sien. A cet égard l’on renverra soit à la distinction entre sémiotique
générale et sémiotiques spéciales, soit à la distinction entre sémiotique pure ou
fondamentale et sémiotique appliquée. D’un côté nous pourrions ainsi avoir affaire au
sémioticien pur, théoricien de l’identification, de la classification et du fonctionnement
général des signes, et de l’autre au sémioticien spécialisé, appliquant les formules
générales dans son exercice d’exégèse particulier, que ce dernier soit psychanalytique,
linguistique, ou autre.
9 S’agissant de procéder à l’analyse sémiotique d’un tableau de Magritte, aura-t-on recours
à la sémiotique générale ou à l’une ou l’autre de ses applications spéciales ? Cette
question en présuppose une autre à laquelle il nous faut répondre au préalable : pouvons-
nous livrer les tableaux de Magritte à une analyse sémiotique tout court ? Le pouvons-
nous, c’est-à-dire, est-il possible de le faire, d’une part, et est-il permis de le faire, d’autre
part ?
10 Commençons par cette deuxième partie de la question : sommes-nous autorisés à analyser
sémiotiquement un tableau de Magritte ? Cette question n’est ni futile ni oisive,
principalement parce que tout indique que Magritte lui-même n’aurait pas vu d’un bon
œil une personne affublée du titre de sémioticien entrer dans son studio et pontifier sur
l’une de ses œuvres. Lorsque René Passeron, interrogeant Georgette Magritte, lui
demande si le grelot est un symbole, elle répond catégoriquement, connaissant bien son
homme :
Jamais de symbole dans ses toiles. Il aurait bondi si on lui avait dit qu’il voulait
peindre des symboles. Il disait qu’on ne pouvait représenter un sentiment, une
notion, une idée ... René partait d’un objet, d'un personnage, d’une montagne ...
Jamais d’une idée2
11 Magritte est clair à ce sujet : il n’y a pas de symbolique, ni naïve, ni savante, dans ses
tableaux. Le grelot n’est pas le symbole de quoi que ce soit, il n’est pas un message, pas un
hiéroglyphe. Même s’il évoque le Mystère, il n’est pas pour autant un symbole du
Mystère. Le grelot ne tient même pas lieu de ce qui l’a inspiré : le grelot familier que l’on
voyait jadis pendu au cou des chevaux. Il est une image semblable, seulement semblable, à
un grelot, mais il est fondamentalement autre chose, et ce grelot n’est donc même pas un
symbole de grelot. Si tel est le cas, alors bien sûr le sémioticien fait face à une sérieuse
difficulté, qu’un simple haussement d’épaules ne suffira pas à effacer.
11

12 La définition la plus ordinaire du signe nous apprend qu’il s’agit de quelque chose,
n’importe quoi, qui tient lieu de quelque chose d’autre, son objet (en général absent),
pour le bénéfice d’une troisième instance, que Peirce appelle l’interprétant ou le quasi-
esprit qui a pour charge de reconnaître le signe et ce à quoi il renvoie. Cette définition
générale s’applique à tous les types de signes, y compris le symbole. Magritte évidemment
ne comprend pas exactement le symbole à la manière éminemment précise de Peirce,
mais quoi qu’il entende par là, il n’en reste pas moins que le symbole en tant que signe
doit tenir lieu de quelque chose d’autre. C’est cela que Magritte semble souvent nier : il
n’y a pas de message, pas de discours sous-entendu. Mes tableaux ne tiennent lieu que
d’eux-mêmes, semble-t-il dire. Il n’y a pas quelque chose d’autre, pas d’ésotérisme. L’idée
de liberté, le sentiment d’amour, la notion de devoir ne se peignent pas. Un ciel, oui, cela
se peint, et l’on peut y ajouter toutes sortes de choses, et lui donner toutes sortes de
formes, les unes plus heureuses que d’autres. Mais ce n’est pas pour dissimuler
subtilement une quelconque philosophie.
13 Si tel est le cas, et si nous comprenons ceci sans effort de nuance, la conclusion peut alors
nous tenter que pour Magritte rien dans ses tableaux n’est signe de quelque chose
d’absent, d’éthéré ou d’invisible, que rien ne fait réellement signe, et que par conséquent
il ne sert à rien de nous lancer dans l’exégèse savante, le rapprochement subtil,
l’interprétation intelligente et habile. Le sémioticien est ainsi laissé en plan, et Magritte,
le regard narquois, peut-être même indigné, nous ferme la porte, nous refuse
l’autorisation d’analyser et de disséquer ses œuvres avec toute la puissance de notre
technique. Devons-nous dès lors nous excuser, plier bagage et nous éclipser sans faire
tinter les grelots ? Les experts-ès-signes ne manqueront pas dans leur frustration de
hausser défensivement les épaules et de nous rappeler à propos combien la signature de
Magritte sur chacune de ses œuvres se connote d’une qualité qui avoisine le défaut : une
profonde naïveté. « Comment cela, pas de symboles dans ses tableaux ? Ce Magritte, quel
naïf ! On voit bien qu’il n’a pas étudié la sémiotique ! Nous autres sémioticiens, nous
savons bien mieux de quoi nous parlons, nous disposons d’une technique sérieuse qui a
fait ses preuves, que disons-nous, non, nous disposons d’une science, ou même, comme
Peirce l’a bien montré, d’une logique ! » Ici un groupe de sémioticiens hardis poussent
Magritte sur le côté avec un ménagement soigneusement dosé, se ruent sur le tableau La
Mémoire, et s’exclament en chœur, extasiés, « oh, regardez ce grelot, quelle fabuleuse
réplique de légisigne iconique rhématique ! » A quoi répond, horrifié, un autre chœur,
assurément de quelque école adverse : « Non, vous n’y êtes pas du tout, ce grelot est
clairement un sinsigne indiciaire ! » Huées de chaque côté, échauffourée, et Magritte
revient, un sourire grelottant aux lèvres.
14 Or Magritte est-il réellement si naïf, si ignorant de la nature des signes ? Croit-il
vraiment, pour le dire sur un autre mode, qu’il peut empêcher le public d’interpréter ses
œuvres à l’envi, ou que le fait d'être l’auteur de ses tableaux lui confère l’autorité
suffisante pour en interdire ou en canaliser étroitement l’interprétance ? Le spectateur, le
contemplateur de son œuvre, sémioticien ou non, doit-il vraiment se renseigner sur
l’intention et les théories du peintre et y confiner sa compréhension du tableau ? Est-ce
bien cela que Magritte désirait ? Le fait est, pour en venir à la première partie de la
question posée plus haut, qu’il est en tout cas certainement possible de soumettre l’œuvre
de Magritte à une analyse sémiotique : qu’on en prenne seulement pour témoin l’ouvrage
récent de René Jongen sur Magritte, ou le travail remarquable de Nicole Everaert-
Desmedt, tant dans le présent ouvrage qu’ailleurs dans son article La pensée de la
12

ressemblance : l'œuvre de Magritte à la lumière de Peirce3, un travail qui pose d’importants


jalons pour une approche peircienne de l’étude de Magritte. Ces jalons sont importants
parce que Everaert-Desmedt a bien compris le double enjeu fondamental de sa démarche :
il lui fallait montrer d’un côté comment la sémiotique de Peirce, comme théorie
fondamentale des signes, pouvait s’utiliser pour expliquer le triple mécanisme sémiotique
qui emporte le spectateur depuis la contemplation de l’image peinte jusqu’à l’accès au
Mystère constituant la visée ultime du peintre ; et, d’un autre côté, il lui fallait aussi
suggérer comment la pensée artistique de Magritte constituait en elle-même une
épreuve, un test, pour la sémiotique de Peirce. S’il est vrai que Magritte n’eût pas
apprécié les efforts d’analyse des sémioticiens, il est alors clair que la sémiotique lui fait
courir un risque, ne fût-ce que le risque de l’accusation de naïveté relevé plus haut. En
contrepartie, il est clair aussi que Magritte avait des idées bien arrêtées sur la nature de
l’objet à peindre, et sur certains concepts essentiels à toute théorie sémiotique, comme
celui de similitude. Il se peut donc aussi que ce soit Magritte qui fasse courir un risque à la
sémiotique, et que ce soit les sémioticiens qui soient naïfs.
15 Afin de mieux cerner ceci, revenons à la question antérieure de savoir si la sémiotique est
une technique interdisciplinaire, ou une science à part entière. Chez Peirce, la réponse ne
laisse aucun doute : la sémiotique est bien une science à part entière, une science qui
occupe une place précise au sein de l’ensemble de toutes les sciences. Disons ici quelques
mots à propos de l’un des aspects les plus essentiels, encore que cette essentialité n’ait
pas toujours été perçue ou appréciée à sa juste valeur, de la recherche philosophique de
Peirce. Il s’agit de son intérêt soutenu pour la classification des sciences. Contrairement à
ce qu’on a pu ou pourrait en penser, cet intérêt particulier n’est pas simplement le
produit d’une étrangeté idiosyncratique et négligeable. La classification des sciences sur
laquelle Peirce travailla des décennies durant offre une clef fondamentale non seulement
pour comprendre son système philosophique, mais aussi pour cerner, entre bien d’autres
choses, le rôle exact dévolu à la science des signes en général.
16 Le principe de cette classification est simple, comme il se doit : les sciences sont classées
hiérarchiquement selon le niveau d’abstraction de leurs objets, en sorte que chaque
science est d’une part précédée par celles dont elle dépend pour l’établissement de ses
principes, et succédée d’autre part par celles qui lui prêtent de nouvelles applications. En
tête de toutes les sciences dans cette classification l’on trouve les mathématiques, pour la
raison qu’elles sont les seules qui ne se préoccupent nullement des faits réels, se limitant
à étudier uniquement des hypothèses. Les mathématiques sont suivies par la philosophie,
première des sciences positives, attachées à l’examen de la réalité et à la poursuite de la
vérité réelle. Les phénomènes qui servent de prémisses à la philosophie sont tirés de
l’expérience mais ne sont pas spéciaux ; ils sont au contraire les phénomènes universels
qui saturent de part en part l’expérience entière de telle façon qu’ils sont toujours à notre
portée, en toutes circonstances. Peirce distingue au sein de la philosophie trois grandes
divisions : premièrement la Phénoménologie, dont le rôle, nous dit-il dans l’une des
conférences de Harvard de 1903, est de contempler l'Apparence Universelle pour en
cerner les éléments présents partout à la fois4 ; deuxièmement, la Science Normative,
dont le rôle est de rechercher les lois universelles et nécessaires présidant à la mise en
relation des phénomènes à leurs fins ultimes, tels le Vrai, le Juste et le Beau ;
troisièmement la Métaphysique, qui s’efforce de comprendre la réalité des phénomènes.
La deuxième division, celle de la Science Normative, est elle-même composée de trois
parties, trois sciences distinctes : l’Esthétique, l’Éthique et la Logique, ou Sémiotique. Sans
13

m’étendre ici sur les détails de la théorie, notons que l’ordre conféré à ces sciences n’a
rien d’arbitraire : leur arrangement suit le principe de l’agencement des trois catégories
démontrées par Peirce comme pétrissant universellement toute expérience, et
dénommées par lui priméité, secondéité et tiercéité, catégories de la possibilité
qualitative, de l’actualité brute, et de la généralité caractéristique des signes médiateurs.
La chose importante est de remarquer une relation particulière au sein de cette
classification : celle qui lie la sémiotique, troisième des sciences normatives, à la
phénoménologie, première des sciences philosophiques. Le principe même de
construction de la classification nous avertit que la sémiotique dépend entre autres de la
phénoménologie pour l’établissement de ses prémisses fondatrices. Autrement dit, la
science des signes est hiérarchiquement dépendante de la science des phénomènes ou des
apparences. Ceci provoque immédiatement la question : quelle est la différence entre un
phénomène et un signe ? Y a-t-il réellement une distinction à tirer entre apparence et
représentation ? Et s’il en est une, en quoi la science de la première, l’apparence, précède-
t-elle la science de l’autre, la représentation ? L’interrogation ici est cruciale, parce
qu’elle renvoie directement à une certaine distinction faite par Magritte, celle entre
ressemblance et similitude.
17 Dans une lettre écrite le 23 mai 1966 à Michel Foucault, Magritte explique la distinction
entre ressemblance et similitude de la manière suivante :
C’est me semble-t-il que, par exemple, les petits pois entre eux ont des rapports de
similitude, à la fois visibles (leur couleur, leur forme, leur dimension) et invisibles
(leur nature, leur saveur, leur pesanteur). Il en est de même du faux et de
l’authentique, etc. Les «choses» n’ont pas entre elles de ressemblances, elles ont ou
n’ont pas des similitudes.
Il n’appartient qu’à la pensée d’être ressemblante. Elle ressemble en étant ce qu’elle
voit, entend ou connaît, elle devient ce que le monde lui offre. 5
18 Comment peut-on comprendre la distinction ici présentée ? La pensée devient ce que le
monde lui offre, devient tout ce qu’elle perçoit : elle se confond avec ce qui se manifeste à
elle, se confond, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de distance, plus de séparation, entre la
pensée pensante et l’objet pensé. L’un et l’autre deviennent le même, et se ressemblent
ainsi exactement en tout point. Or il me paraît qu’une telle fusion entre la pensée et ce
qui se manifeste à elle n’est possible qu’à une seule condition : que la représentation
disparaisse.
19 Par représentation j’entends bien la fonction générale que remplissent les signes. Suivant
Peirce, la représentation consiste pour un signe à renvoyer à quelque chose, son objet, en
suscitant un intermédiaire, un autre signe, l’interprétant, qui soit capable de reconnaître
l’objet auquel le signe renvoie en recherchant dans son trésor d’expérience passée une
occasion de reconnaissance similaire, c’est-à-dire une occasion où un semblable renvoi de
signe à objet avait déjà été résolu de manière satisfaisante. C’est en comparant la
situation du signe présent avec la sémiose passée et en faisant les ajustements nécessaires
que l’interprétant peut alors identifier l’objet et établir son lien avec le signe, de telle
sorte que la représentation, au moins temporairement, est bouclée. Entre un signe et son
objet il y a donc toujours une distance, même dans le cas où un signe renvoie à lui-même.
Cette distance ne se comble que par l’intermédiaire d’un tiers, l’interprétant. Entre un
signe et son objet, par conséquent, la relation est toujours indirecte. Or Magritte nous dit
que la pensée possède cette capacité singulière de se confondre avec ce qui se manifeste à
elle, de devenir une avec son objet. Une telle relation devient donc immédiate, directe,
sans intermédiaire. Au sein de la ressemblance il n’y a plus d’écart d’aucune sorte. C’est
14

lorsque cet écart est précisément aboli que la pensée peut alors, pour reprendre les mots
de Magritte, « restituer ce qui lui est offert au mystère sans lequel il n’y aurait aucune
possibilité de monde ni aucune possibilité de pensée »6. Cette phrase dissimule une clef
importante. Pourquoi s’agit-il pour la pensée qui fait une avec ce qui se présente à elle de
le restituer au mystère, et que veut dire Magritte en ajoutant que le mystère est la
condition de possibilité et du monde qui se manifeste à la pensée, et de la pensée qui
appréhende et même devient ce que le monde lui offre ?
20 A cette question, Peirce apporte une réponse éminemment suggestive. Pour Magritte, la
différence fondamentale entre similitude et ressemblance tient à ce que la première est
une affaire de signes et la deuxième pas. Une image est un signe de l’objet qu’elle
représente parce qu’elle contient certaines qualités qui évoquent indirectement ce même
objet, indirectement, puisque cette évocation nécessite la médiation d’un interprétant.
Cette médiation disparaît au sein de la ressemblance authentique. Or Peirce lui aussi
propose une distinction fondée sur l’absence ou la présence d’une médiation. Pour Peirce,
il y a deux sortes d’« objets » de la pensée, ceux dont nous sommes conscients de façon
directe, et ceux dont nous sommes conscients de façon indirecte, à savoir par
l’intermédiaire d’une conscience de quelque chose d’autre. L’objet de conscience directe (
awareness, par opposition à consciousness), Peirce l’appelle le Phanéron. Quant à l’objet de
conscience indirecte, il s’agit bien sûr de la Représentation.
21 Phanéron, Peirce crée ce néologisme pour éviter le poids de toutes les connotations
philosophiques dont des siècles d’usage ont alourdi le mot phénomène. Au nombre de ces
connotations l’on compte bien sûr la distinction que Kant systématisa entre phénomène
et noumène, cette chose-en-soi dont Peirce trouvait l’inconnaissabilité intolérable.
Bannissant cette distinction pour son infertilité explicative, Peirce la corrige avec
l’introduction du phanéron, mot dérivé du Grec phaneros qui signifie « porté à la lumière,
pleinement manifeste, ouvert de part en part à l’inspection publique »7. Le phanéron n’est
pas quelque chose qui se dévoile lui-même, mais quelque chose qui est toujours déjà
pleinement exhibé et apparent ; rien n’est invisible, rien n’est caché au sein du phanéron :
aucun recoin n’y est obscur. Un élément-clef du phanéron est la conscience (awareness)
qui s’y attache. Il importe de réaliser qu’au sein du phanéron la conscience n’y est pas
dissociable de ce qui apparaît. Le phanéron n’est pas du tout un objet que l’esprit-sujet
peut manipuler à sa guise. Sous ce rapport Peirce a d’ailleurs écrit que dans la distinction
sujet-objet se dissimulait l’une des pires erreurs de la métaphysique8. Le phanéron est le
remplissement continu de la conscience par l’évidence irrésistible de l’apparence ; il est le
creuset dans lequel les mondes extérieur et intérieur sont fusionnés. Être conscient d’un
phanéron, dit Peirce, ce n’est pas être conscient d’un signe, d’un substitut ou d’un
simulacre9, mais c’est être mis face à face devant l’apparence, ou encore, participer à
l’apparition de l’apparent. Le trait important est ainsi celui de l’immédiateté qui
caractérise la conscience phanéronique : apparence et esprit ne font qu’un ; rien ne joue
les intermédiaires entre les deux, il n’y a donc pas de signe. Ce qui apparaît n’est par
conséquent pas représenté.
22 Un autre trait important du phanéron apparaît dans cette autre définition donnée par
Peirce :
Je propose d’employer le mot Phanéron comme un nom propre pour dénoter le
contenu total de toute conscience unique, la somme totale de tout ce qui se trouve
présent à notre esprit de n’importe quelle manière et en n'importe quel sens 10.
15

23 Le phanéron n’est donc pas un objet particulier présent à l’esprit, mais la collection de
tout ce qui se présente simultanément et continûment dans notre conscience : non
seulement la partie visible du livre que nous tenons dans nos mains à cet instant, mais
aussi toutes les autres choses perçues, imaginées, pensées, qui nous adviennent dans le
même moment. En ce sens, le phanéron est le flux total de tout le manifeste. Peirce
cependant emploie aussi le mot phanéron pour dénoter plus simplement l’un ou l’autre
de ses ingrédients, l’un ou l’autre sous-ensemble de ses éléments lorsque celui-ci s’impose
plus spécialement à l’attention et qu’il est plus commode d’en parler isolément.
24 Voici l’idée cruciale : le phanéron comme tel est le flux permanent, ou le flot continu,
dans lequel nous sommes toujours déjà immergés du seul fait que nous sommes des êtres
doués d’au moins une conscience rudimentaire, ou awareness. Être conscient, c’est
toujours déjà être en prise avec le manifeste dans toute sa richesse indescriptible. Ce
phanéron-là, que nous vivons continûment, échappe à toute représentation, précisément
parce qu’il est toujours déjà en deçà et au-delà de la représentation.
25 Toute représentation est par essence réductrice : elle réduit le divers de l’expérience à
une certaine unité, par exemple l’unité d’une proposition, ou l’unité d’une image simple.
Imaginons l’image d’une pomme verte, ou la proposition « voici une pomme verte ».
Semblables représentations ne peuvent évoquer qu'une partie infime de l’expérience.
Celle-ci a donc fait l’objet d’une sélection radicale, d’une réduction, ou encore d’une
abstraction, si nous voulons bien nous souvenir qu’« abstraire » signifie l’extraction d’un
ingrédient de l’expérience et la focalisation exclusive de notre attention sur cet
ingrédient. Maintenant, tout processus d’abstraction est essentiellement sémiotique. Ce
qui se passe, c’est que le phanéron, ou la totalité continue de l’apparent, quoiqu’il ne soit
pas à proprement parler une représentation, possède en lui toutes les conditions
nécessaires pour l’émergence d’une infinité de représentations. Le phanéron ne re-
présente rien, mais il présente tout, il rend tout présent dans l’esprit ; en d’autres mots, il
est pure présentation de lui-même, pure auto-présentation. Mais lorsqu’une séparation
prend place au sein du phanéron, quelqu’une de ses parties se trouve abstraite, dé-
fusionnée de la conjonction primordiale de l’esprit et son monde. L’esprit s’écarte du
monde, insère une distance, et commence à objectiver, à constituer certains ingrédients
du phanéron en objets de contemplation privilégiée, et à se constituer lui-même en sujet.
L’introduction de cette distance est un processus d’altération de la pure présentation de
l’apparence. Altération, c’est-à-dire l’introduction d’une altérité, l’introduction d’une
secondéité, pour renvoyer à la deuxième des trois catégories peirciennes, celle
précisément de la séparation, de la distinction entre ego et non-ego. Il se trouve un
passage dans lequel Peirce définit l’objet d’étude de la phanéroscopie, nom qu’il substitua
à celui de phénoménologie en 1904, comme étant le phanéron dans sa priméité, et l’objet
d’étude des sciences normatives, au nombre desquels l’on compte la sémiotique, comme
étant le phanéron dans sa secondéité11. Or, entre autres choses, la priméité est la
catégorie de la possibilité pure, et la secondéité la catégorie de l’actualité pure. Sautant ici
nombre de considérations, nous pouvons percevoir que le passage de la présentation
phanéronique à la représentation sémiotique revient à un processus d’actualisation de
possibilités latentes.
26 Le phanéron est un continuum infini de possibles, et la sémiose est un processus infini et
continu d’actualisation d’une sélection minuscule de ces possibles. Le continuum
représentationnel actualise le continuum phanéronique virtuel en y sélectionnant
continuellement de nouveaux ingrédients. Quand un ingrédient possible est actualisé, ce
16

qui lui arrive c’est que, sans quitter le flux du phanéron, il entre dans un nouveau
continuum, celui de la représentation, dans lequel il devient une partie active,
sémiotiquement déterminée. L’émergence de la représentation repose ainsi sur une
altération qui tend à déchirer le phanéron sans mettre en danger son intégrité (je
pourrais montrer en effet que le phanéron est sa propre source d’altération). Une fois que
la fusion phanéronique a subi la fission due à l’instauration d’un écart, la tiercéité
virtuelle qui appartenait au phanéron s’actualise en prenant en charge son rôle de
médiation. C’est alors que nous entrons dans la sémiose, dans la représentation
proprement dite, et que nous devenons enfin capables de faire sens du manifeste, en
supprimant l’anonymat de ses parties partout où nous le pouvons. Car, chose
immensément importante, le phanéron a beau être totalement manifeste, il n’en reste pas
moins tout entier obscur. Son évidence est brute, et nullement une source de
connaissance. Connaissance, compréhension, intelligence, sont affaire de représentation.
La représentation appauvrit l’apparence, mais en contrepartie elle la rend saisissable et
permet à l’esprit en qui elle trouve son siège de reconstituer le monde dont il ne cesse de
se séparer.
27 Chez Peirce, donc, la représentation est un processus qui ne cesse d’interrompre le flux
originaire de l’apparence ou de la manifestation pour alimenter un autre flux à jamais
tributaire, celui des signes. Chez Magritte, au contraire, nous voyons un désir de
remonter le courant, d’aller à contre-flot, pour ainsi dire. Lorsqu’il affirme que l’essence
de la pensée est de ressembler, il précise bien qu’il ne s’agit pas pour elle de « distinguer
des rapports de similitude », une activité propre à l’esprit qui « examine, évalue, et
compare », une activité donc propre à l’esprit de représentation. Non, la pensée doit
devenir ce que le monde lui offre. En termes évoquant Peirce, l’esprit doit se refusionner
avec le monde, retourner à la source primordiale, celle qui précède l’écart de la
représentation. Le Mystère, nous dit Magritte, est la condition de possibilité et de la
pensée et du monde. Le Mystère a donc à voir avec le phanéron lui-même, le flux
permanent et totalisant de l’apparence ou de l’expérience dans sa plus grande
immédiateté. Restituer ce qui est offert au mystère signifie ainsi qu’il nous faut nous
rappeler combien l’objet de nos représentations n’est que le résultat d’un choix
hautement sélectif et incertain, que cet objet n’est jamais qu’un arbre qui cache la forêt
infinie d'autres essences, et qu’il est donc bon que nous oubliions de temps à autre le nom
des choses. Magritte interrompt la représentation, et nous demande de reprendre
conscience de la manifestation originaire, avant qu’elle ait été embrigadée dans un
bataillon de signes plus ou moins strictement contrôlés.
28 A quoi sert-il de nier, dans Ceci n'est pas une pipe, que la pipe peinte soit une pipe ? À
l’évidence nous savons tous qu’une image de pipe, aussi bien faite soit-elle, ne pourra
jamais rivaliser avec une vraie pipe toute de bois ou d’os. Nul besoin de Magritte pour
nous informer de ce truisme banal. Nous pouvons disserter longuement et avec grand
plaisir sur le soi-disant paradoxe de ce tableau et de toutes ses variantes plus ou moins
complexes. Mais si la motivation première de Magritte est de nous ramener au mystère,
nous pouvons alors mieux saisir la véhémence du ton : nous laisser à penser que cet objet,
là, sur le tableau, est simplement une pipe est une façon de nous fermer à toutes sortes de
possibilités autrement intéressantes.
17

MAGRITTE, La Trahison des Images, 1929. © C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

29 Non pas que cet objet ne puisse être une pipe, notons bien, mais nous en tenir à cette
représentation courante, nous enferrer dans cette habitude, risque de nous faire nous
contenter d’agiter l'étiquette et d’oublier le plus important, cela que l’image évoque sans
pour autant « signifier », cette source originaire qui a tant d’autres choses à révéler, pour
peu que nous sachions regarder.
30 Un enfant de génie, à l’écriture extraordinairement appliquée, le modèle de sa classe, a
rédigé ces mots-là sous le dessin de ce qui pour nous adultes est trop indubitablement une
pipe. Il s’applique à nous dire, le bout de la langue dépassant des lèvres, que ce dessin est
d’abord autre chose, le rappel de la première apparition de l’objet à l’enfant ignorant,
l’enfant qui n’a pas encore appris ses mots, qui n’a pas encore ouvert son imagier, ce
même enfant qui persiste à signer son nom, Magritte, avec une écriture d’écolier.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie
EVERAERT-DESMEDT, N.,
1994, « La pensée de la ressemblance : l’oeuvre de Magritte à la lumière de Peirce », in MIEVILLE,
D. (Ed), Ch. S. Peirce, Apports récents et perspectives en épistémologie, sémiologie, logique, Travaux du
Centre de recherches sémiologiques, no 62, Université de Neuchâtel, pp. 85-151.
18

FOUCAULT, M.,
1973, Ceci n’est pas une pipe, Bruxelles, Ed. Fata Morgana.

MAGRITTE, R.,
1979, Écrits complets, Paris, Flammarion.

PASSERON, R.,
1970, René Magritte, Paris, Filipacchi-Odège.

PEIRCE, Ch. S.,


1998, The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings, Vol. 2 (1893-1913). Peirce Edition Project
(Ed), Indianapolis, Indiana University Press.

OLLINGER-ZINQUE, G. et LEEN, F. (sous la direction de),


1998, René Magritte, Catalogue du Centenaire, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique,
Gand, Ludion. Paris, Flammarion.

NOTES
1. Lettre non datée (mai 1959), dans R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1979, p. 378.
2. R. PASSERON, René Magritte, Paris, Filipacchi-Odège, 1970, p. 13.
3. Dans D. MIEVILLE (Ed), Ch. S. Peirce, Apports récents et perspectives en épistémologie, sémiologie,
logique, Travaux du Centre de recherches sémiologiques, n o 62, Université de Neuchâtel, 1994,
pp. 85-151.
4. Dans The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings, Vol. 2 (1893-1913). Peirce Edition Project
(Ed), Indianapolis, Indiana University Press, 1998, pp. 196-197.
5. M. FOUCAULT, Ceci n'est pas une pipe, Bruxelles, Ed. Fata Morgana, 1973, pp. 85-86.
6. R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1979, p. 529.
7. Manuscrit non publié, Charles S. Peirce Papers, Houghton Library, Harvard University, MS 337,
p. 4, 1904.
8. Brouillon d’une lettre à Victoria Lady Welby, MS L 482, p. 27, déc. 1908.
9. MS 645, p. 5, 1909.
10. The Essential Peirce, Op.Cit., Vol. 2, p. 362, 1905.
11. The Essential Peirce, Op.Cit., Vol. 2, p. 197, 1903.

AUTEUR
ANDRÉ DE TIENNE
Université d’Indiana
19

Un objet hybride. Étude de cas : La


Culture des Idées
Nicole Everaert-Desmedt

1. Introduction
1 A l'occasion d'un colloque qui a eu lieu en Suisse, à Neuchâtel, à propos de Charles Sanders
PEIRCE. Apports récents et perspectives en épistémologie, sémiologie, logique 1'nous avons abordé
l’œuvre de Magritte à la lumière de Peirce. Au cours de cette étude, Peirce et Magritte se
sont rendu service réciproquement. En effet, d'une part, la sémiotique de Peirce nous a
permis de mettre en évidence le processus interprétatif déclenché par les tableaux de
Magritte ; et d'autre part, l’œuvre de Magritte et sa pensée, ses écrits nous ont aidée à
comprendre certaines notions de Peirce. Notamment, la distinction que Magritte établit,
et à laquelle il tient beaucoup, entre la ressemblance et la similitude nous a été utile pour
clarifier la notion d'icône chez Peirce.
2 A présent, en nous appuyant sur les résultats de cette première étude, nous analyserons
un tableau particulier. Le tableau en question date de 1961. Il est assez peu connu, il a été
peu reproduit ; et il est unique dans l'œuvre de Magritte : il n'a pas donné lieu à des
reprises ni à des variations. Ce tableau (gouache, 45,5 x 35,5) s'intitule La Culture des Idées 2,
et il présente un objet hybride, résultant du croisement de tulipes et de pipes. Nous
ferons donc une étude de cas à propos de cet objet hybride. Nous procéderons également
à une confrontation entre ce tableau de Magritte et une annonce publicitaire, qui exploite
apparemment le même procédé que dans le tableau de Magritte, et à propos de tulipes
également, mais nous verrons que le processus interprétatif déclenché par les deux
images est extrêmement différent.

2. Le processus interprétatif des tableaux de Magritte


3 Pour résumer notre première étude, nous proposons de décomposer en trois étapes le
processus interprétatif déclenché par les tableaux de Magritte :
20

Première étape

4 Magritte représente dans ses tableaux un répertoire d'objets banals, prototypiques, qui
font partie de notre réalité quotidienne. Le spectateur reconnaît immédiatement ces
objets familiers. Sortis de leur contexte habituel, ces objets sont donnés à reconnaître
d'abord séparément, et Magritte utilise différents moyens pour accentuer leur isolement.
L'identification immédiate est assurée par la façon de peindre de Magritte, une façon de
peindre réaliste, c'est-à-dire standardisée, conventionnelle, absolument conforme aux
habitudes de voir.

Deuxième étape

5 Cependant, dans le contexte du tableau, les objets familiers sont placés dans un ordre
tellement inhabituel qu'ils en perdent leur identité. Et le spectateur perd aussitôt de vue
ce qu'il croyait si bien connaître et si aisément reconnaître.
6 On peut dire que la représentation d'objets banals sert à Magritte de tremplin pour
procéder à la présentation d'objets nouveaux, jamais vus.
7 Dans le tableau, des événements se produisent : par exemple, un objet apparaît là où l'on
en attendait un autre (l'œuf au lieu de l'oiseau, ou l'inverse) ; deux objets ou deux
phénomènes se rencontrent de manière inattendue (un verre d'eau posé sur un parapluie
ouvert ; le jour et la nuit ; la fermeture et l'ouverture de la porte) ; un objet change
d'échelle, ou de matière, ou se trouve en apesanteur, etc. Magritte utilise divers procédés
– qu'on pourrait assez facilement répertorier – pour provoquer un choc visuel. Et le
spectateur passe brusquement de la reconnaissance à la surprise.

Troisième étape

8 Les événements qui se produisent dans le contexte du tableau sont tels qu'ils libèrent la
pensée du spectateur des « façons de penser » habituelles, et l'engagent sur la voie du
Mystère ou de la ressemblance.
9 Mystère, ressemblance et pensée sont trois notions liées pour Magritte. Mais il ne faut
surtout pas confondre ressemblance et similitude.
21

10 La ressemblance n'appartient qu'à la pensée, en certains moments privilégiés, que


Magritte appelle des moments de « présence d'esprit ». Comment la pensée peut-elle
ressembler ?
La pensée ressemble en devenant ce que le monde lui offre et en restituant ce qui
lui est offert au mystère sans lequel il n'y aurait aucune possibilité de monde ni
aucune possibilité de pensée3.
11 La ressemblance, c'est la pensée qui devient connaissance immédiate. Par contre, le
dessin d'une pipe, par exemple, ne ressemble pas à l'objet « pipe » ; il ne peut avoir que
des similitudes avec cet objet. La similitude est de l'ordre de la distinction : elle résulte,
dit Magritte, d'un acte de pensée qui examine, évalue et compare4. Tandis que la
ressemblance est de l'ordre de l'indistinction. Elle correspond à la catégorie de la
priméité chez Peirce, c'est-à-dire une conception de l'être comme totalité, comme qualité
totale et possible, purement possible.
12 En mettant en parallèle Peirce et Magritte, on comprend que, paradoxalement, une
pensée peut être plus « iconique » qu'un dessin. Seule la pensée peut être une icône pure.
Le dessin d'une pipe représentant l'objet pipe n'est qu'une hypoicône5, c'est-à-dire un
signe conventionnel, donc un symbole, mais qui produit un effet de similitude si la
convention est si généralement admise qu'on en vient à l'oublier, qu'elle se naturalise. En
résumé :

SIMILITUDE VS RESSEMBLANCE

distinction indistinction

dessin d'une pipe/objet pipe pensée qui voit pensée présente à elle-même

hypoicône icône pure

tiercéité priméité

13 Le processus interprétatif des tableaux de Magritte tel que nous l'avons décrit en trois
étapes nous fait passer à travers les catégories peirciennes de la façon suivante :

Processus interprétatif des tableaux de Magritte en trois étapes comme acte de pensée poétique

étape 1 → étape 2 → étape 3

TIERCÉITÉ SECONDÉITÉ PRIMÉITÉ

convention expérience possible

REPRÉSENTATION PRÉSENTATION ÉVOCATION

de l'objet banal de l'objet nouveau du Mystère

RECONNAISSANCE SURPRISE LIBÉRATION

(habitudes de voir) (épuration du regard) (de la pensée)


22

distinction confrontation indistinction

(objets isolés) (choc visuel) (qualité totale)

similitude contexte du tableau : ressemblance

(hypoicône) événements (pensée)

14 Sans expliquer ici longuement les catégories peirciennes 6, commentons rapidement le


tableau ci-dessus. Les catégories sont trois modes d'appréhension des phénomènes ; elles
correspondent aux nombres un, deux et trois.
15 La priméité est la conception de l'être « indépendamment » de toute autre chose. Dans la
priméité, il n’y a que du UN. Il s'agit donc d’une conception de l'être dans sa globalité, sa
totalité, sans distinctions, sans limites ni parties, sans cause ni effet. C’est la catégorie de
la qualité, du possible. Elle est vécue dans une sorte d’instant intemporel.
16 La secondéité est la conception de l’être « relatif à »quelque chose d’autre. C’est la
catégorie de l’expérience, du fait, du hic et nunc. Elle s'inscrit dans un temps discontinu.
17 La tiercéité est la « médiation » par laquelle un premier et un second sont mis en
relation. C'est la catégorie de la règle, de la loi, du nécessaire, des conventions et des
habitudes. Elle s'inscrit dans la continuité, car une loi, dit Peirce, est « la manière dont un
futur qui n'aura pas de fin doit continuer à être » (C.P. 1.536).
18 Notre processus interprétatif des tableaux de Magritte nous conduit de la tiercéité à la
priméité, en passant par la secondéité : des habitudes de voir (étape 1) à la libération de
la pensée (étape 3), en passant par un choc visuel, une expérience, des événements qui,
dans le contexte de l'image, provoquent la surprise et l'épuration du regard (étape 2).
19 Un tel processus interprétatif, compris comme un acte de pensée poétique, fonctionne
exactement à l'inverse de ce que serait une interprétation symbolique des tableaux de
Magritte, laquelle nous conduirait de la priméité (soi-disant ressemblance entre le dessin
de la pipe, par exemple, et l'objet pipe) à la tiercéité (signification symbolique), en
réduisant ce qui se passe dans le contexte de l'image à des « figures de rhétorique » :

Interprétation symbolique

étape 1 → étape 2 → étape 3

PRIMÉITÉ SECONDÉITÉ TIERCÉITÉ

hypoicône contexte du tableau : maîtrise du sens

soi-disant figures signification

ressemblance de rhétorique symbolique

20 Une interprétation symbolique aboutirait, non à la libération de la pensée, mais à la


maîtrise du sens. A notre avis, une telle interprétation serait tout à fait inadéquate, non
23

pertinente par rapport à la pensée de Magritte. En effet, Magritte s'est toujours opposé à
toute interprétation symbolique ou psychanalytique de ses tableaux :
Les symboles dans les arts de représentation étant surtout utilisés par des artistes
très respectueux d'une habitude de penser : celle de doter d'une signification
quelconque et conventionnelle un objet. Ma conception de la peinture tend, au
contraire, à restituer aux objets leur valeur en tant qu'objets (ce qui ne manque pas
de choquer les esprits qui ne peuvent voir une peinture sans penser
automatiquement à ce qu’elle pourrait avoir de symbolique, d’allégorique, etc.) 7.
Une expérience récente me fait mesurer l'abîme qui sépare les intelligences : je
viens d'entendre une « explication » d'un tableau que j’ai peint. Il s'agit des Droits de
l'Homme. Il paraîtrait que le feu qu'on voit dans ce tableau, est celui de Prométhée,
mais aussi le symbole de la guerre ! Le personnage qui tient la feuille à la main
« représenterait » la paix - cette feuille serait celle de l’olivier ! ! ! Ainsi ce tableau,
etc ... Je m’arrête, car l'imagination des amateurs de peinture est inépuisable, mais
elle est très banale, ces amateurs n'ayant aucune inspiration 8.
21 Magritte est bien au courant des significations symboliques traditionnellement attribuées
aux objets qu'il représente dans ses tableaux. Mais, par les événements qu'il provoque
dans le contexte de ses tableaux, il parvient à libérer les objets de leurs significations
acquises, tant pratiques que symboliques9, pour les « restituer au Mystère ».
22 Pour nous, tous les tableaux de Magritte aboutissent à l'évocation du Mystère et libèrent
la pensée en l'ouvrant sur la qualité totale, l’indistinction, la « ressemblance », la
« priméité ». Tous les tableaux de Magritte conduisent à :
(...) Un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé
et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être
perçus contradictoirement10.
23 Par exemple, dans La Trahison des Images, la pipe est très clairement représentée et
identifiée comme telle (étape 1) ; mais elle rencontre, dans le contexte du tableau, une
proposition qui prétend, contre toute attente, qu'elle « n'est pas une pipe » (étape 2) ;
ainsi, la pipe a perdu son nom, donc son identité ; elle est rendue au mystère qui précède
toute nomination, et donc toute distinction (étape 3).
24 Autre exemple : dans Les Vacances de Hegel, l'association surprenante du verre d'eau et du
parapluie ouvert nous donne à penser une qualité totale par l'union des contraires
(puisque le verre contient l'eau et que le parapluie écarte l'eau).
24

MAGRITTE, Les Vacances de Hegel, 1958.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

25 Ou encore : dans Le Tombeau des Lutteurs, une rose qui occupe toute une pièce est une
conception de l'être comme totalité, donc priméité. Ce n’est qu'en des moments
privilégiés, à la faveur de la pensée inspirée ou pensée de la ressemblance, que nous
pouvons concevoir une telle rose : une rose dans l’univers !

MAGRITTE, Le Tombeau des Lutteurs, 1960.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999
25

S'il est facile de dire : une rose dans le jardin, il n'est pas facile de dire : une rose
dans l'univers11.
26 Peindre une rose qui occupe toute une pièce, c'est rendre visible la pensée d'« une rose
dans l'univers », d’une rose totale.

3. La Culture des Idées (1961)


27 Nous allons voir quels procédés sont utilisés dans La Culture des Idées pour provoquer le
choc visuel et libérer la pensée, l'ouvrir sur le Mystère, sur la totalité, sur la priméité...
28 Nous allons décrire le processus interprétatif déclenché par ce tableau en suivant nos
trois étapes. Nous ferons ensuite la confrontation annoncée avec l'annonce publicitaire.
Nous verrons enfin comment l'interprétation de l’image de Magritte s'enrichit encore
lorsqu'on prend en considération le titre du tableau, ainsi que d'autres éléments
linguistiques appelés par l'image.

3.1. L'image
3.1.1. La reconnaissance d'un monde familier

29 On peut facilement décrire ce que représente cette image. Elle représente au premier plan
un vase contenant un bouquet de tulipes. Ce vase est posé sur une table en bois, placée
devant un muret en briques blanches. Ce muret rencontre à angle droit, à l'extrémité
gauche de l'image, un pan de mur fait du même matériau. L'avant-plan apparaît comme la
limite d'un espace intérieur, par exemple une terrasse, ouvrant sur l'extérieur. La limite
intérieure du mur et du muret est visible.

MAGRITTE, La Culture des Idées, 1961.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999
26

30 Le fond du tableau, lointain et flou, s'articule en trois zones, en remontant : une zone vert
pâle représentant un feuillage, une zone de ciel gris nuageux, et enfin une zone de ciel
bleu ; ces trois zones font écho aux trois parties qui constituent la figure du premier plan :
le vase, les feuilles du bouquet et enfin les fleurs.
31 Jusqu'ici, rien que de très banal : un bouquet de fleurs placé sur une tablette, selon l'usage
domestique ! Ce bouquet de fleurs semble remplir parfaitement sa fonction traditionnelle
de décoration. Il est composé de dix fleurs, comme le sont généralement les bouquets de
tulipes que l'on achète sur le marché.
32 Cependant, dans le bouquet, il n'y a qu'une seule tulipe, qui est rouge. Les neuf autres,
jaunes panachées de brun, toutes exactement semblables en forme, couleur et grandeur,
présentent en fait les traits pertinents d'une pipe : ce sont des pipes, immédiatement
reconnaissables comme pipes, mais positionnées comme des tulipes.

3.1.2. La surprise d'un monde possible : l’objet hybride

33 Surprise, donc, pour le spectateur, qui se trouve devant un objet nouveau, jamais vu, un
objet hybride : un bouquet de tulipes qui se sont épanouies en prenant l'allure de pipes.

1) Le problème de la tulipe

34 Magritte pose ici le « problème de la tulipe ». Magritte se posait en effet régulièrement


des « problèmes d'objets », c'est-à-dire qu'il recherchait, pour chaque objet pris en
considération, un autre objet qui aurait des affinités profondes mais cachées avec le
premier. Et lorsque la « seule réponse exacte » était trouvée, dit Magritte, le
rapprochement était saisissant. Dans sa recherche des solutions aux « problèmes
d'objets », Magritte exploite divers procédés, toujours très logiques, rigoureux. Il combine
les objets en suivant des logiques d'associations qui fonctionnent dans nos scénarios
quotidiens, mais en les poussant à bout. Il questionne, par exemple, les rapports de partie
à tout (l’arbre et la feuille, la tête de la femme et son corps), d'intérieur et extérieur (les
pieds dans les chaussures), d’avant et après (l'œuf et l'oiseau), etc.

2) Une hybridation au sens fort

35 Ici, l'association entre l’objet-problème et la solution consiste en un cas très logique


d'hybridation, suivant le scénario de la recherche botanique. Il s'agit d'une hybridation
au sens biologique, c'est-à-dire au sens fort et premier du terme12.
36 Cf. le Robert Méthodique :
hybridation : n. f. Croisement entre plantes, animaux de variétés ou d'espèces
différentes.
hybride : adj. et n. m. 1 ° Se dit d'une plante, d'un animal provenant du croisement
de variétés, d'espèces différentes.
37 Dans cette image, Magritte présente une nouvelle variété de tulipes. Il nous montre un
cas d'hybridation que les plus grands spécialistes de la botanique ne sont « pas encore »
parvenus à réaliser !
38 Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé, à propos des tulipes précisément ! En effet, dès
la fin du XVIe siècle et pendant tout le XVIIe siècle a régné en Europe une véritable
27

« tulipomanie ». La Bruyère décrit, en 1691, l’amateur de tulipes, en tête de tous les types
de collectionneurs :
Le fleuriste a un jardin dans un faubourg ; il y court au lever du soleil, et il en
revient à son coucher. Vous le voyez planté, et qui a pris racine au milieu de ses
tulipes et devant la Solitaire : il ouvre de grands yeux, il frotte ses mains, il se baisse,
il la voit de plus près, il ne l'a jamais vue si belle, il a le cœur épanoui de joie ; il la
quitte pour l'Orientale, de là il va à la Veuve, il passe au Drap d'or, de celle-ci à l'
Agathe, d'où il revient à la Solitaire, où il se fixe, où il se lasse, où il s'assit, où il oublie
de dîner : aussi est-elle nuancée, bordée, huilée, à pièces emportée ; elle a un beau
vase ou un beau calice : il la contemple, il l’admire. Dieu et la nature sont en tout
cela ce qu’il n’admire point ; il ne va pas plus loin que l’oignon de sa tulipe, qu’il ne
livrerait pas pour mille écus, et qu’il donnera pour rien quand les tulipes seront
négligées et que les œillets auront prévalu. Cet homme raisonnable, qui a une âme,
qui a un culte et une religion, revient chez soi fatigué, affamé, mais fort content de
sa journée : il a vu des tulipes13.
39 Un catalogue français datant de 1653 décrit 525 variétés de tulipes, et un manuscrit turc
écrit vers 1730 en signale 1.323 variétés14. Les tulipes les plus banales sont les rouges et les
jaunes unies ; les plus extraordinaires sont les panachées. Un petit « Traité des tulipes et
de la manière de les faire panacher » est ajouté à la réédition en petit format (1689) du
Traité de jardinage de Boyceau de la Baraudière (1ère éd., 1638). On y apprend qu’une tulipe
qui a panaché et qui réussit se stabilise au bout de deux ans. Elle peut cependant encore
s'améliorer, et la principale amélioration porte sur la netteté du panachage.
40 Or, que nous présente Magritte dans son bouquet ? Une tulipe rouge unie, et neuf tulipes
au panachage très net : jaunes bordées d'un double anneau brun, à la base et à la pointe
de la fleur. Magritte réunit donc dans ce bouquet les extrêmes de l'histoire de la tulipe :
la variété la plus banale qui soit, et la plus perfectionnée... qu'on puisse imaginer ! Ainsi,
Magritte pousse à bout un scénario logique : celui de l'histoire de la tulipe, de l'évolution
botanique.

3) Pas une hybridation au sens large

41 On appréciera encore mieux la justesse de l'image de Magritte en la confrontant à un


dessin de Marcel Mariën (daté du 5/5/76) qui représente la combinaison d'une pipe et
d'une épingle à cheveux, accompagnée de l’inscription : « Si vous ne trouvez pas cela
ridicule, c'est que vous n'y comprenez rien ».
42 La combinaison dessinée par M. Mariën n'est pas une hybridation au sens premier, fort,
du terme, puisqu'il ne s'agit pas de croisement entre plantes ni animaux, mais seulement
d'une combinaison entre deux objets quelconques, soit d'une hybridation au sens large,
troisième sens donné par le Robert Méthodique15 :
hybride : adj. et n.m. 3° Composé de deux ou plusieurs éléments de nature, genre,
style... différents. Exemples : Œuvre d'un genre hybride. C'est une solution hybride.
43 Or, ce sens d'hybridation comporte une connotation péjorative, comme le montre le Robert
Electronique qui précise comme troisième sens :
Composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis. Exemple :
« L'homme d'affaires, hybride du danseur et du calculateur » (cit. de Valéry).
44 A l'adverbe « anormalement » du troisième sens s'oppose, dans le Robert Electronique,
l'adjectif « fécond » qui apparaît dans la définition du premier sens :
Croisement fécond entre sujets différant au moins par la variété.
28

45 Associer des éléments de nature aussi différente qu'une pipe et une épingle à cheveux
n’est pas « fécond », mais « anormal » : c'est ridicule, nous dit avec raison Marcel Mariën !

4) Une trouvaille

46 Au contraire, obtenir par croisement une nouvelle variété de tulipes, donc réaliser une
hybridation dans le sens premier du terme, est “fécond” : c’est un exploit pour un
botaniste !
47 Et pousser à bout, comme l'a fait Magritte, ce processus d'hybridation, c'est une
« trouvaille », dans le sens d’André Breton, c'est-à-dire :
(...) Une solution toujours excédente, une solution certes rigoureusement adaptée et
pourtant toujours supérieure au besoin.16
48 La solution apportée par Magritte au « problème de la tulipe » est « rigoureusement
adaptée » : elle s'inscrit, de façon cohérente, dans un scénario logique, celui de la
recherche botanique ; mais la solution est “excédente”, “supérieure au besoin”, car le
scénario est poussé jusqu'à l'extrémité d'un possible impossiblement actualisable (jamais,
en réalité, malgré ses 1.323 variétés, la tulipe ne s'est dénaturalisée au point de se
métamorphoser en pipe !).

3.1.3. L’évocation du mystère et la libération de la pensée

49 Magritte effectue dans son image plusieurs condensations, une triple condensation
spatio-temporelle et une condensation actorielle :
50 a) Les deux extrémités temporelles du scénario de la recherche botanique sont
condensées dans le même espace du bouquet, où se trouvent présents à la fois l'objet-
témoin (la tulipe banale) et la trouvaille (la tulipe jamais vue, la tulipe possible, la tulipe-
pipe).
51 b) La justesse de l'image est encore renforcée par son inscription dans un autre scénario
logique et chronologique : celui de l'épanouissement des fleurs dans un vase, et les deux
extrémités temporelles du processus sont également confrontées dans le bouquet : la
tulipe-tulipe est à peine ouverte, tandis que les tulipes-pipes ont l'attitude caractéristique
des tulipes épanouies. Par cette confrontation, Magritte nous donne à penser que la
« vraie » tulipe en s'épanouissant prendra l'attitude des tulipes-pipes, se transformera
donc à son tour en une espèce de tulipe-pipe.
52 Ainsi, c'est un double processus temporel qui se trouve simultanément condensé dans le
bouquet : celui de la recherche botanique et celui de l'épanouissement des fleurs dans un
vase. Et dans ce double processus, la tulipe-tulipe (à la fois rouge et fermée) constitue le
point de départ et les tulipes-pipes (à la fois panachées avec netteté et épanouies)
représentent l'aboutissement.
53 c) Ce n'est pas encore tout, en fait de condensation spatio-temporelle. Les tulipes-pipes
adoptent, il est vrai, la courbure des tulipes qui s'épanouissent ; mais elles ne s'ouvrent
pas, leurs pétales ne s'écartent pas, elles restent compactes comme en boutons. Elles sont
donc à la fois à peine écloses et déjà épanouies : elles unifient en elles-mêmes les
extrémités de la durée de vie des fleurs dans un vase.
54 d) En plus de la triple condensation spatio-temporelle, l’image présente une condensation
“actorielle” : chaque tulipe-pipe est unifiée en elle-même. Chacune des tulipes-pipes
29

constitue un objet hybride, dans lequel on reconnaît clairement la pipe et la tulipe sans
pouvoir pour autant les dissocier. La haute tige caractéristique de la tulipe devient
progressivement le tuyau de la pipe, sans cesser d'être la tige de la tulipe ; il est
impossible de « couper » le tuyau de la tige, car ils sont traités en continuité. L'objet
hybride est donc à la fois une tulipe et une pipe, et il n'est ni l'une ni l'autre. Il occupe une
position indifférenciée, à la fois complexe et neutre17.
55 Dans cette situation, aussi bien les pipes que les tulipes ont perdu leur fonction
habituelle. Il est impossible, en effet, d’utiliser les pipes, puisqu’elles ne peuvent pas être
dégagées des tulipes. Quant au bouquet de tulipes, au lieu de susciter la contemplation, il
provoque l’étonnement. Il a donc perdu sa fonction conventionnelle, symbolique, de
décoration ; il a acquis une fonction poétique de conciliation des contraires, conduisant à
la pensée de la ressemblance. Ni le bouquet, ni le tableau qui le présente ne permettent la
contemplation :
Le tableau parfait ne permet pas la contemplation, sentiment banal et sans intérêt 18.
56 Le tableau parfait produit un choc visuel, introduit l'incertitude dans le déjà-vu et libère
ainsi la pensée.
57 L'image de Magritte conduit la pensée à un point où serait abolie toute distinction
actorielle et spatio-temporelle :
actorielle : les acteurs ou figures « pipes » et « tulipes » ont perdu leur identité
d'objet ;
spatio-temporelle : condensation des étapes de la recherche botanique, ainsi que de
la temporalité de l'épanouissement des fleurs dans un vase.
58 En assistant à l'abolition de toutes ces distinctions, la pensée s'ouvre sur
l'indistinction, la continuité, l'unité : le Mystère.

3.2. Image poétique et rhétorique publicitaire

59 Pour mieux mesurer la portée de l'image de Magritte, nous allons la confronter à un


prospectus publicitaire pour une marque de voitures, qui invite le récepteur à « cueillir
les conditions de printemps » en lui présentant des billets de 5000 BEF enroulés et fixés
sur des tiges comme des tulipes dans un champ. Ces deux images ont un point commun :
dans la première, des pipes se trouvent là où l'on attendait des tulipes ; et dans la
deuxième, ce sont des billets de 5000 BEF qui occupent la place de tulipes. Nous allons
montrer cependant que le processus de l'association des tulipes avec l'autre objet (pipes
ou billets) est très différent dans l'image poétique de Magritte et dans la rhétorique
publicitaire.
30

Publicité Opel, 1993

60 Le prospectus publicitaire Opel met en scène des billets de 5000 BEF, de telle façon qu'ils
occupent, dans le contexte de l'image, la place de tulipes. Mais ce sont des billets de 5000
BEF, ce ne sont pas des tulipes. Le spectateur ne voit pas, dans l'image, de tulipes ; il voit
des billets de 5000 BEF occupant la place de tulipes. La publicité lui fait voir l'offre d’achat
promotionnelle comme des tulipes à cueillir. Il s'agit ici d'une métaphore, qui fait
comprendre partiellement une chose (l'offre d'achat) dans les termes d'une autre (des
tulipes à cueillir). Mais seulement partiellement : s'il s'agit de cueillir les billets de 5000
BEF comme des tulipes, le comportement à adopter ensuite ne se rapporte plus du tout à
des tulipes (il n'est pas question de les mettre dans de l'eau, par exemple), mais bien à de
l'argent : à l'intérieur du prospectus publicitaire, les billets cueillis sont remplacés par des
chèques à valoir comme remise en cas d'achat d'une voiture. La métaphore permet de
concrétiser une notion abstraite : tulipes à cueillir ! billets ! chèque ! remise (conditions à
saisir).
61 Dans le tableau de Magritte, nous avons vu comment l’image du bouquet de tulipes-pipes
conduisait la pensée du spectateur vers l'indistinction du Mystère, en établissant une
continuité sur le plan actoriel et spatio-temporel. Dans le prospectus publicitaire, c'est au
contraire la discontinuité, ou la distinction, qui fonctionne pour conduire le récepteur
vers l’achat. Le récepteur voit des billets à la place de tulipes. Ce n'est pas conforme à la
réalité. Il cherche donc une autre interprétation. Il y est aidé par le texte : « Cueillez nos
conditions de printemps ». Il est invité à mettre en parallèle le texte et l'image :

62 Le texte propose une action à opérer sur les billets positionnés comme des tulipes. Il s'agit
de les cueillir. « Cueillir » signifie « détacher (une partie d'un végétal) de la tige » (Robert
Méthodique). Il s'agit bien, ici, de détacher le billet de la tige, non pas de couper un
31

morceau de la tige ; il suffit en effet de tirer le billet du bout des doigts, et il se séparera
de la tige, avec laquelle il ne se confond pas. Contrairement à la tulipe-pipe de Magritte, la
tige et le billet sont traités en discontinuité et sont aisément dissociables. Une fois cueilli,
le billet ne sera plus qu’un billet (ce qu'il n'a en fait jamais cessé d'être), il se déroulera et
perdra totalement sa forme de tulipe ; il fonctionnera comme billet. Il entrera dans un
calcul :
3 tulipes-billets seront rassemblés en un chèque de 15.000 BEF,
4 tulipes-billets seront rassemblés en un chèque de 20.000 BEF,
5 tulipes-billets seront rassemblés en un chèque de 25.000 BEF.
63 La tulipe-pipe de Magritte, par contre, ne fonctionnera jamais comme pipe. L’objet
hybride de Magritte n'est pas une métaphore. Selon LAKOFF et JOHNSON (1985), une
métaphore conceptuelle permet de penser un domaine dans les termes d'un autre, de
penser l'inconnu à partir du connu. Or Magritte ne nous donne pas à penser un domaine
(qui serait inconnu) à partir d’un autre (qui serait connu). Il ne nous donne pas à
interpréter les pipes « en termes de » tulipes, ni l'inverse. Il part du connu (des pipes et
des tulipes) et crée de l'inconnu : une nouvelle réalité, un objet hybride, qui ne renvoie à
rien d'autre qu'à lui-même, qui est autoréférentiel.
64 Magritte crée un autre réel, dont on peut apprécier la justesse (la logique, la cohérence,
la trouvaille). Au contraire, la métaphore publicitaire concerne le réel préexistant, elle
se veut vraisemblable : les billets à cueillir réfèrent à des conditions d'achat à saisir.
65 L'image poétique de Magritte a une fonction cognitive : elle donne à penser le Mystère,
en conciliant les contraires ; elle libère la pensée, et elle libère les choses de leurs
significations acquises.
66 La métaphore publicitaire a une fonction pragmatique : elle concrétise l'offre d'achat ;
elle conduit à l'action, au calcul et à la maîtrise des choses.
67 En résumé :

MAGRITTE PUBLICITÉ OPEL

tulipes-pipes Tulipes → billets

objet hybride à la fois complexe métaphore fait comprendre : offre d'achat dans les termes
et neutre de : tulipes à cueillir

Indistinction continuité Distinction discontinuité

Magritte crée un objet


la publicité concerne un réfèrent préexistant
autoréférentiel

justesse vraisemblable

poétique rhétorique

fonction cognitive fonction pragmatique


32

3.3. Les interprétants linguistiques

68 Nous allons prendre en considération à présent les mots qui accompagnent l'image de
Magritte.

3.3.1. Le titre du tableau

69 La prise de connaissance du titre donné au tableau, loin de clore le processus


interprétatif, le fait rebondir. Comme souvent chez Magritte, les mots qui composent le
titre peuvent être pris dans des sens différents, voire contradictoires. Et ces différents
sens trouvent un ancrage possible dans l'image. Ainsi, l'image est un lieu où s'abolissent
les frontières non seulement entre les choses, mais aussi entre les mots.
70 Le titre qui nous occupe est La Culture des Idées.
71 Le Robert Méthodique distingue deux mots « culture », qui sont des homonymes :

1° action de cultiver la terre


1) Culture : 2° (au plur.) terres cultivées.
3° action de cultiver (un végétal).

72 Ce troisième sens (« cultiver un végétal ») convient à l'image : on pourrait parler de « la


culture des tulipes ».
73 2) Culture : 1 ° développement de certaines facultés de l'esprit par des exercices
intellectuels appropriés.
74 Ce premier sens du deuxième mot convient pour désigner l'activité de Magritte, penseur
par images : il développe ses facultés de l'esprit par un exercice intellectuel approprié,
consistant à se poser des « problèmes d'objets ». On pourrait dire que Magritte pratique
« la culture des idées », et que son tableau en est la preuve.
75 Troisième sens donné par le Robert Méthodique au deuxième mot :
3 ° (opposé à nature) information non héréditaire que recueillent, conservent et
transmettent les sociétés humaines.
76 Les jardiniers du XVIIe siècle, ainsi que les écrivains comme La Bruyère et les historiens,
ont recueilli, conservé, transmis des informations à propos du traitement à apporter aux
tulipes pour les faire panacher. Dans ce sens, on peut dire que la vogue des tulipes, la
« tulipomanie » est un fait de culture, un événement culturel au XVIIe siècle.
77 Voilà donc trois sens différents de « culture » qui peuvent être mis en rapport avec
l'image de Magritte. On pourrait tenter de les combiner : en pratiquant « la culture des
idées » à propos de l'objet tulipe, Magritte a poussé à bout la logique d'un « fait de
culture » du XVIIe siècle, et il a abouti ainsi à présenter une nouvelle variété dans « la
culture des tulipes » ! Magritte a donc procédé selon la logique des jardiniers du
XVIIe siècle qui, eux aussi, pour pratiquer « la culture des tulipes », devaient pratiquer
« la culture des idées » ; ils étaient en quête de nouvelles « idées de tulipes », de nouveaux
procédés d'hybridation.
78 Il y a cependant une grande différence entre Magritte et les jardiniers du XVIIe siècle : en
trouvant une nouvelle idée de tulipes, une nième variété de tulipes, Magritte n'apporte pas
33

une distinction supplémentaire parmi les tulipes. Il procède au contraire, dans son image,
à la suppression des distinctions entre toutes les variétés de tulipes (y compris celles qui
sont aussi des pipes).
79 Trouver des idées (par exemple en se posant des problèmes d'objets) n'est pas une fin
pour Magritte, mais un moyen qu'il emploie, précisément, pour libérer la pensée de
toutes les idées. Car Magritte distingue les « idées » et la « pensée ». Ce qu'il cherche à
provoquer par ses images, c'est une « pensée sans idées », une pensée libérée de toutes les
distinctions établies, de « toutes les idées parasites », une « pensée qui voit », qui est
« présente à elle-même », une « pensée qui n'a d'autre contenu que la pensée » :
Les erreurs sont dues, je crois, à l'incapacité pour beaucoup de personnes d'avoir
une pensée qui voit ce que les yeux regardent. Leurs yeux regardent et leur pensée
ne voit pas, elles substituent, à ce qui est regardé, des « idées » qui leur semblent
intéressantes : ces personnes ne peuvent pas avoir une pensée sans idées, c'est-à-
dire une pensée qui voit et, par là-même, ne connaissent pas le mystère qu'une telle
pensée évoque19.
80 Les idées ne sont jamais parfaites, elles peuvent être, tout au plus, « intéressantes », ce
qui veut presque dire, pour Magritte, « sans intérêt » ! Seule la pensée peut être parfaite
20
, lorsqu'elle est inspirée, lorsqu'elle ressemble, c'est-à-dire qu’elle devient ce que le
monde lui offre et restitue ce qui lui est offert au Mystère, lequel précède toute
distinction factorielle ou spatio-temporelle).

3.3.2. Les mots et les images

81 En plus du titre du tableau, d'autres mots sont appelés par l'image... Magritte nous laisse
le plaisir d'appeler ici les choses par leur nom, et de nous étonner du rapprochement qui
nous apparaît soudain (à un moment quelconque de notre observation du tableau) entre
les mots tulipe et pipe. Ces « affinités » linguistiques, lorsqu'on en prend conscience, font
résonner l’image encore davantage21.
82 Continuons à jouer quelques instants avec les mots : rappelons-nous que le premier sens
de « pipe » est, au XIIe siècle, « chalumeau », et par extension « tuyau » ; on retrouve
d'ailleurs ce sens dans l'anglais « pipe-line ». Ce sens de « tuyau » augmente encore la
pertinence du rapprochement visuel entre la pipe et la haute tige caractéristique de la
tulipe.
83 Ajoutons que « pipe » est dérivé de « piper », signifiant « jouer du pipeau » ; et que
« tige » vient du latin « tibia », signifiant « flûte ». Que de rapprochements, donc : la pipe
est à la tulipe, comme le chalumeau ou le tuyau à la tige, comme le pipeau à la flûte !
84 Un dernier mot : le deuxième sens de tulipe (attesté en 1752) est :
Objet dont la forme rappelle celle d'une tulipe - Spécialement : Tulipe de verre
(verre à boire, globe électrique, lampe, etc.) - Tulipe de certaines cafetières en verre
(Robert Electronique).
85 Or, Magritte a créé un nouvel objet, « dont la forme rappelle celle d'une tulipe », qu'on
pourrait donc désormais appeler « tulipe » : il s'agit d'une pipe !
86 Et pour terminer, une locution : « Faire la tulipe » signifie « se retourner », en parlant
d'un parapluie (Robert Electronique). L'image de Magritte prend cette expression au pied de
la lettre : ses pipes se retournent et « font la tulipe » !
34

4. Conclusion
87 La Culture des Idées, comme toute image de Magritte, conduit à la libération de la pensée.
Et, quand les mots font écho à l'image, le réseau interprétatif déclenché par l'œuvre de
Magritte ne cesse de s'intensifier, sans jamais se fixer...

BIBLIOGRAPHIE

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1992, René Magritte, Catalogue raisonné, Anvers, Fonds Mercator (5 volumes).

NOTES
1. Les Actes de ce colloque sont parus dans les Travaux du Centre de Recherches sémiologiques de
l'Université de Neuchâtel (Espace Louis-Agassiz 1, CH 2000 Neuchâtel), n o 62, 1994.
2. A notre connaissance, le même titre accompagne trois autres tableaux de Magritte, très
différents de celui qui nous occupe. Dans le Catalogue raisonné établi par D. SYLVESTER, La Culture
des Idées désigne, en effet, les œuvres n o 86 (1927), no 839 (1956), no 1486 (1961), ainsi que le no
1494 (1961), dont nous parlerons ici.
3. R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion. 1979, p. 529.
4. Ibid.
5. « Un signe par priméité est une image de son objet et, pour parler avec plus de précision, ne
peut qu'être une idée. (...) Mais, pour parler avec plus de précision, même une idée, sauf dans le
sens d'une possibilité ou priméité, ne peut pas être une icône. Seule une possibilité est une icône,
purement en vertu de sa qualité ; et son objet ne peut qu'être une priméité. Mais un signe peut
être iconique, c'est-à-dire peut représenter son objet principalement par sa similarité, quel que
soit son mode d'être. S'il faut un substantif, un representamen iconique peut être appelé une
hypoicône. Toute image matérielle, comme un tableau, est largement conventionnelle dans son
mode de représentation ; mais en soi, sans légende ni étiquette, on peut l'appeler une hypoicône »
(C.S. PEIRCE, C.P. 2.276, traduction G. DELEDALLE, 1978, p. 149).
6. Nous avons présenté les catégories peirciennes et nous avons décrit les processus sémiotiques
qui découlent de leurs combinaisons hiérarchisées dans N. EVERAERT-DESMEDT, Le processus
interprétatif. Introduction à la sémiotique de Ch.S. Peirce. Liège, Mardaga, 1990.
7. R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1979, p. 596
8. R. MAGRITTE, lettre à André Bosmans du 20 septembre 1961, dans D, SYLVESTER (sous la
direction de), René Magritte, Catalogue raisonné, Anvers, Fonds Mercator (5 volumes), 1992, p. 396.
9. Dans une étude consacrée au Double Secret (N. EVERAERT-DESMEDT, 1997), nous montrons
comment Magritte perturbe à la fois la fonction pratique des grelots (fixés à une paroi, ils ne
peuvent plus être agités pour produire leur tintement) et leur fonction symbolique (les grelots
ont en effet une signification symbolique en rapport avec la « marotte de la folie », celte espèce
36

de sceptre, surmonté d'une tête coiffée d'un capuchon et garnie de grelots, que portait le fou du
roi ; mais une marotte est aussi, dans un autre sens, une tête de femme en bois, carton, cire...
dont se servent les modistes, les coiffeurs ; donc, la tête de mannequin que Magritte représente
dans son tableau est précisément une marotte ; en plaçant à l'intérieur de cette tête de
mannequin une surface ondulée incrustée de grelots, Magritte « déplace » les grelots d'un sens
de la marotte à l'autre !). On pourrait attribuer également aux grelots un symbolisme sexuel
féminin, parce qu'ils ont une fente,... mais laissons cette interprétation aux « esprits qui ne
peuvent voir une peinture sans penser automatiquement à ce qu’elle pourrait avoir de
symbolique, d'allégorique, etc. » !
10. A. BRETON, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, 1965, pp. 76-77.
11. R. MAGRITTE, Écrits complets. Paris, Flammarion, 1979, p. 436.
12. R. JONGEN (1995, pp. 207-228) consacre une vingtaine de pages aux « hybrides » dans l’œuvre
de Magritte. Il envisage tout d’abord des cas que nous considérons comme relevant d’une
« hybridation au sens fort », par exemple, l'oiseau-plante ; mais il désigne ensuite également
comme « hybrides » des associations qui, pour nous, suivent d’autres logiques.
13. J. de LA BRUYERE, Les caractères, ch. XIII : « De la mode », Paris, Hachette, 1950.
14. Nos informations sur les tulipes sont extraites de A. SCHNAPPER, Le géant, la licorne et la tulipe,
Paris, Flammarion, 1988, pp. 48-51. Nous remercions notre collègue, S. Le Bailly de Tilleghem,
historien de l’art, qui nous a communiqué ces informations.
15. Le deuxième sens de « Hybride », qui ne nous retiendra pas ici, est linguistique : des hybrides
sont des mots formés d'éléments empruntés à deux langues différentes. Ex. : hypertension, formé
à partir du grec et du latin.
16. A. BRETON, L’amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p. 16.
17. Nous rejoignons ici l'étude de M. BALLABRIGA, Sémiotique du surréalisme. André Breton ou la
cohérence, Toulouse, Presses Universitaires du Mirai], 1995, ch. 1 « La conciliation des contraires
dans le surréalisme ».
18. R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1979, p. 274.
19. R. MAGRITTE, extrait exposé à la galerie Isy Brachot, Bruxelles, février 1993.
20. Pensée parfaite est précisément le titre d'un tableau de 1943, qui présente une parfaite
condensation spatio-temporelle : en un arbre se trouve condensé le cycle des saisons (feuilles
vertes au sommet, puis progressivement jaunes et oranges en descendant vers la droite, puis
branches sans feuilles et couvertes de neige en remontant vers la gauche).
21. Le rapprochement entre « tulipe » et « pipe » résonne à la manière du slogan étudié par R.
JAKOBSON, (Essai de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, p. 219) : « I Iike Ike ». Voir aussi un
autre tableau de Magritte, intitulé Le Séducteur, qui représente de l'eau ayant les formes d'un
bateau sur la mer : « Le batEAU contient l'EAU, phonétiquement et même orthographiquement.
Ce que Magritte, en effet, s'est contenté de peindre » (G. ROQUE, Ceci n'est pas un Magritte. Essai sur
Magritte et la publicité, Paris, Flammarion, 1983, p. 117).

AUTEUR
NICOLE EVERAERT-DESMEDT
Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles
37

Iconisation, indexicalisation et
symbolisation dans la peinture de
Magritte
Serge Légaré

I. Introduction
1 C'est un honneur pour moi de côtoyer aujourd'hui des chercheurs qui ont contribué à
forger la sémiotique contemporaine, pour certains déjà depuis quelques décennies. Je
félicite Madame Everaert-Desmedt pour l'organisation de ce colloque et la remercie de
m'avoir offert l'occasion de présenter pour la première fois à un auditoire si spécialisé un
aperçu de mes travaux en sémiotique peircienne et, plus particulièrement, en sémiotique
de la création artistique. Voilà d'emblée le sens de mon intervention : mettre à jour la
nature de l'acte même de la production artistique en général tout en prenant à témoin
celle si singulière de René Magritte et, pour ce faire, recourir comme outil théorique à la
philosophie sémiotique que Peirce nous a léguée. Cette mise en perspective appelle deux
remarques. Premièrement, il ne s'agira pas dans cet exposé d'une application simplement
déductive du modèle peircien au domaine de l'art parce qu'un tel modèle, au sens d'une
théorie achevée par son auteur, n'existe pas. Au mieux disposons-nous d'exégèses
éclairantes et d'hypothèses de parachèvement avancées des deux côtés de l'Atlantique
principalement par Gérard Deledalle de Perpignan et par le regretté David Savan de
Toronto. J'y reviendrai. Ajoutons que le caractère scientifique du paradigme peircien
ainsi que le peu d'intérêt manifesté par Peirce à l’égard des questions artistiques, rendent
difficilement visible la portée de cette sémiotique dans le champ de l'art. La théorie de la
création artistique que j'ai élaborée ces dernières années1 se veut plutôt une exploitation
abductive de la sémiotique de Peirce, contrainte par la spécificité de son objet d'étude, à
revisiter des concepts peirciens malheureusement édulcorés par nombre de sémioticiens
méconnaissant la profondeur de la pensée de Peirce et dont je suis étonné souvent de
constater l'abdication devant une philosophie si pénétrante de la vie et de la réalité en
général. Ma deuxième remarque concerne l'angle sous lequel j'aborderai sémiotiquement
38

la pensée artistique. Cet angle d'attaque, si je puis dire, ne sera pas celui de la réception
des œuvres d'art à laquelle les analyses sémio-structurales nous ont habitués. Mon point
de vue vise plutôt la genèse du discours artistique, en d'autres termes le développement
processuel qui conditionne toute pratique des arts plastiques. Le défi, pour ne pas dire le
pari que je relève dans le court temps qui m'est alloué, est de faire valoir la pertinence de
la sémiotique peircienne à rendre compte des phénomènes de production du sens
artistique. Le risque de soumettre l'art de Magritte à ces paramètres théoriques, tel que le
suggère le thème de ce colloque, consistera à évaluer dans quelle mesure celui-ci met en
branle certaines modalités sémiosiques plus que d'autres, notamment celles structurant
les niveaux les plus abstraits et généraux de la pensée. Mon exposé adoptera, j'en
conviens, une forme quelque peu didactique mais nécessaire, je crois, compte tenu de
l’état naissant des études peirciennes sur l'art et de la confusion que ce caractère
embryonnaire entraîne parfois.

2. Les catégories phénoménologiques


2 Comme préalable à la sémiotique, je rappellerai d'abord les idées essentielles du système
catégorial de Peirce qui lient le rôle de véritable clef de voûte de toute son
architectonique philosophique. La phénoménologie peircienne sur laquelle prend pied la
sémiotique opère une réduction de la diversité des phénomènes à trois ordres
ontologiques ou, en d'autres tenues, à trois tonnes de l'Etre : celles de la Firstness., de la
Secondness et de la Thirdness, néologismes typiquement peirciens que Deledalle a proposé
de traduire par Priméité, Secondéité et Tiercéité. Les manifestations phénoménales de la
Priméité sont appelées des premiers (firsts) et celles de la Secondéité, des seconds
(seconds). Pour nommer les instances phénoménales de la Tiercéité, j'adopterai la
suggestion d’André De Tienne qui emploie avec raison le terme de tiers (third) plutôt que
celui de troisième, signalant ainsi le caractère médiateur de cette dernière catégorie. Du
point de vue de la logique des relations, un premier est une monade, un second, une
dyade, alors qu'un tiers est une triade, concept qui désigne toute relation polyadique
aussi complexe soit-elle que Peirce ramène à une forme triadique. D'une manière plus
concrète, Peirce appelle les premiers des qualités, les seconds, des faits, et les tiers, des
lois, plus exactement en anglais des habits. La catégorisation peircienne de l'Etre
comporte trois principes dont la prise en considération nous aidera à comprendre la
sémiotique :
3 Premier principe : les catégories s'ordonnent en une hiérarchie présuppositionnelle. La
Priméité n'implique qu'elle-même, la Secondéité présuppose la Priméité, la Tiercéité
présuppose la Secondéité et la Priméité (Priméité ← Secondéité ← Tiercéité). Tout tiers,
en tant qu'instance de la Tiercéité, implique des faits et des qualités qu'il régularise et
auxquels il demeure ontologiquement irréductible. Tout second, en tant qu’instance de la
Secondéité, ne peut contenir que des faits et des qualités. Il est irréductible à un premier
et n'exige aucun tiers pour son être. Un premier, en tant qu'instance de la Priméité, ne
peut être qu'une qualité, indépendamment du fait qui la matérialise et de la loi qui la
généralise.
4 Deuxième principe : l'authenticité, la dégénérescence et l'accrétion des catégories2.

1.1 1.2 1.3


39

2.1 2.2 2.3

3.1 3.2 3.3

Figure 1.

5 (i) La Priméité en tant que Priméité ne peut être qu'authentique (1.1). Par exemple, la
qualité de rouge en soi comme pure possibilité non encore actualisée dans un fait. La
Priméité accepte deux degrés d’accrétion. Elle peut se matérialiser dans les singularités
de la Secondéité (1.2, exemple : tel rouge existant) et se généraliser dans les lois de la
Tiercéité (1.3, songeons au rouge type idéal saisissable comme concept).
6 (ii) La Secondéité peut être soit authentique, soit dégénérée. La Secondéité authentique
met en relation deux seconds (2.2). Exemples : la collision, la lutte, l'action et la réaction
entre deux portions individuées de l'existence, pensons à une pomme qui tombe sur une
tête ou à de la peinture appliquée sur une toile. Quant à la Secondéité dégénérée (2.1), elle
implique soit un second avec un premier, soit deux premiers ressortissant à un fait. Un
rouge inhérent à une partie d'un tableau illustre le premier cas. Un bleu fondu à un rouge
est une manifestation du deuxième cas. La Secondéité accepte une accrétion dans la
Tiercéité pour s'y généraliser (2.3), ce qui donnera par exemple les phénomènes
généralisés de collision, de lutte ou encore d'une qualité propre à un fait saisissable
comme concept de collision, concept de pomme rouge, etc.
7 (iii) La Tiercéité authentique (3.3) ne met en relation que des généralités et se manifeste
entre autres dans la pensée théorique, la cognition, l'intentionnalité, l'autocontrôle. La
Tiercéité accepte deux degrés de dégénérescence dont le premier met principalement en
relation des faits (3.2). C'est le cas notamment pour la pensée pratique, le travail
technique ou pour toute activité qui se déroule de manière expérientielle dans la
contingence des faits de l'existence, comme la perception et l'action. Quant à la Tiercéité
dégénérée au 2è degré (3.1), elle met principalement en relation des qualités. C'est la
catégorie de la pensée qualitative et affective, de l'imagination (au sens de la formation
d'images mentales), du sentiment qui règle les aspects divers de la vie les uns sur les
autres, etc.
8 Troisième principe : la simultanéité phénoménale des catégories. Les catégories sont
indissociables et se présentent comme des modulations de l'expérience de sorte que, dans
un contexte donné, l'une peut dominer les autres, mais les trois demeurent co-présentes.

3. La sémiotique
9 Armés de ces quelques prémisses, abordons maintenant la théorie sémiotique que je
considère comme une dérive et une complexification de la phénoménologie. Je définirai la
sémiotique de Peirce comme la partie de la philosophie qui traite de ces habits processuels
et finalisés que sont les sémioses. En tant que triade authentique, toute sémiosis implique
trois fonctions indissociablement liées : un premier appelé signe, un second, l'objet du
signe, et un tiers, l'interprétant qui, sous la contrainte de l'objet à travers la sollicitation
du signe, établit une corrélation entre ces deux premières fonctions sémiosiques dans le
but de saisir l'objet du signe et de clore ainsi le processus d'élaboration du sens. La
structure sémiosique est descriptible dans les termes suivants :
40

Figure 2.

10 • Le signe est déterminé par un objet, c'est-à-dire que la nature catégoriale de l'objet (qui,
comme nous le verrons plus loin, peut être une qualité, un fait ou une loi) permet à un
signe ressortissant à un des trois ordres catégoriaux d'être sous un certain rapport avec
lui. La détermination du signe par l'objet consiste à baliser le signe et à offrir à ce dernier
une situation, un contexte à propos duquel l'interprétant doit posséder déjà une
connaissance collatérale. La contrainte qu’exerce l'objet sur le signe est illustrée par un
vecteur au pointillé. Tout signe, pour générer un interprétant, doit se rapporter à un
objet qui le délimite, sans quoi il demeurerait dans la possibilité et l'indétermination.
11 • Le deuxième vecteur au pointillé, entre le signe et l'interprétant, indique que le signe
détermine à son tour un interprétant à entretenir la même relation avec l'objet que lui-
même entretient. Encore ici, déterminer veut dire que la nature catégoriale du signe
définit un certain type d'interprétant à venir. L'interprétant est un autre signe qui n'est
pas simplement causé de manière déterministe par le signe instigateur de la sémiosis
mais qui, sur la base de son être de qualité, de fait ou de loi, prend en charge le signe qu'il
relie à l'objet tout en s'y rapportant lui-même. Cette relation triadique est illustrée par le
double fléchage issu de l'interprétant et atteignant à la fois le signe et l'objet.
12 • L'objet est le télos vers lequel le signe et l'interprétant tendent et que ceux-ci tiennent en
vue pour assurer les étapes d'élaboration de la sémiosis dans la cohérence du sens. Cette
visée téléologique est représentée par la flèche pleine qui va du signe à l'objet et par cette
autre flèche décrite précédemment quittant l'interprétant en direction de l'objet.
41

Figure 3

13 Je commenterai maintenant un schéma plus élaboré (figure 3) illustrant la sémiosis en


acte, en prenant comme exemple de processus sémiosique, la création artistique en
général. La production d'une œuvre consiste en une suite d'étapes sémiosiques dans
lesquelles, chaque fois, le signe (S) génère un interprétant (I) qui, à son tour, devient le
signe instaurateur d'une nouvelle étape et ainsi de suite jusqu'à la réalisation de l'œuvre.
Le pointillé d'une part précédant le premier S en haut à gauche et, d'autre part,
prolongeant le dernier I en bas, indique que la production d'une œuvre, bien que
discontinue par rapport à ce qui la précède et la succède, est un processus qui s'enracine
dans le passé artistique et qui conduit à d'autres œuvres à venir. Chacun des objets (O)
des étapes sémiosiques est relié vectoriellement à un autre qui lui succède pour montrer
que l'O (le télos de la recherche) se développe au cours du processus pour atteindre son
accomplissement. Encore ici, le pointillé qui précède le premier objet et qui succède au
dernier de la série, illustre autant son enracinement dans un O global déjà existant, à
savoir l'art et la réalité en général, que la possibilité de constituer à nouveau l'à propos
d'une production artistique dans le futur. Les objets sont reliés par des pointillés qui
convergent vers la lettre O située en haut à droite afin de faire comprendre que les O des
étapes ne sont en fait que des moments du développement d'un seul et même O en
transformation.
14 J'en viens maintenant au modèle sémiotique en tant que tel. Peirce, je le rappelle, nous a
laissé une théorie inachevée dont deux chercheurs contemporains, Gérard Deledalle
d'une part dans Théorie et pratique du signe et, d'autre part, David Savait dans An
Introduction to C. S. Peirce's Full System, ont proposé parallèlement une systématisation plus
complète en s'appuyant pour le premier sur la théorie de 1903-1904 et, pour le deuxième,
sur une esquisse de 1908 envisageant une sémiotique beaucoup plus complexe qui
cherche à recouvrir avec plus de finesse la diversité des processus sémiosiques. Ma
42

propre modélisation tente une synthèse de ces deux essais tout en s'appropriant les
thèses originales de Peirce. Pour une présentation économique du modèle, je m'en
tiendrai au schéma suivant (figure 4) comportant horizontalement trois trichotomies :
celle du signe (S) monadique dans la première rangée ; celle du rapport dyadique du S à
son Objet (O) dans la deuxième rangée ; et celle de la relation diadique du S à la fois à son
O et à son Interprétant (I) dans la dernière rangée. Chaque rangée se subdivise eu égard
aux trois formes ontologiques de la qualité, du fait et de la loi. La schématisation de la
figure 4, inspirée de celle de Deledalle, compte neuf termes qui, reliés verticalement en
vertu de la hiérarchie des catégories, engendrent dix types de modalités sémiosiques que
Peirce présentait, dans un langage à connotation taxonomiste, comme des classes de
signes et que je désigne par l'expression processus sémiosiques. Ces dix types de
processus sont numérotés de 1 à 10, en haut et en bas du schéma.

Figure 4

15 Selon sa nature phénoménologique de qualité, de fait ou de loi, le S sera un qualisigne, un


sinsigne ou un légisigne. Un qualisigne ne peut être à la source que d'un seul type de
processus sémiosique (1) ; un sinsigne, trois types (2, 3 et 4) ; un légisigne peut mettre en
branle 6 types de sémioses (5 à 10), L'O, que je ne scinderai pas ici, pour simplifier, en
Objet immédiat et Objet dynamique, peut aussi ressortir à l'une ou l'autre des trois tonnes
ontologiques. Si l'O consiste dans une qualité, le qualisigne, le sinsigne ou le légisigne,
seront corrélés à celle-ci dans une relation de similarité que Peirce appelle « iconique ». Si
l'Ο est un fait, une haeccéité parmi le réseau des faits de l'existence, le sinsigne et le
légisigne ne peuvent entretenir avec celui-ci qu'une relation de contiguïté spatio-
temporelle ou relation de causalité appelée « indexicale ». Dans le cas où l'Ο est une loi, le
légisigne, et seulement celui-ci, ne pourra se rapporter à cet O que par le décret de 1Ί
médiateur. Peirce qualifie de « symbolique » cette association entre deux généralités
parce qu'elle repose sur la conventionnalité de la pensée conceptuelle. Voyons
maintenant la troisième rangée, celle du rapport triadique entre les trois fonctions de la
43

sémiosis. La théorie de 1908 prévoit trois degrés d'interprétants que cette dernière
rangée devrait présenter verticalement en trois couches, soit : l'I immédiat, 1Ί
dynamique et l'I final. Par commodité théorique, j'ai fusionné ces trois strates d'I en une
seule que je désigne, en employant un tenue avancé par Umberto Eco3, par le concept d'
interprétance. Celte dernière, à son tour, peut manifester la Priméité, la Secondéité ou la
Tiercéité. En d'autres termes, la médiation entre un S et son O, ainsi qu'entre un S et un I
ultérieur, peut être assumée par une instance relevant des trois ordres catégoriaux. Si
l'interprétance opère par une qualité, c'est-à-dire par un sentiment qui voit dans le S un
signe de possibilité plutôt qu'un signe d'existentialité ou de rationalité, Peirce l'appelle
« emotional », traduisible par émotionnel ou affectif. La spécificité d'une telle
interprétance est de réagir émotionnellement à la sollicitation surtout suggestive du S,
pour se saisir instinctivement de son O dans un sentiment de contemplation et
d'admiration. Se référant à l'idée de ce qui est admirable, Peirce qualifie de gratifique cette
interprétance dans laquelle les processus sémiosiques d'ordre qualitatif (1, 2, 3, 5, 6 et 8)
sont destinés à se résoudre. Si l'interprétance est dominée par la Secondéité et consiste
dans une action ou un événement réagissant physiquement ou mentalement hic et nunc à
la sollicitation impérative du signe, Peirce l'appelle interprétance « énergétique ». Le S
fonctionne alors comme un indicateur d'existentialité participant au contexte actuel dans
lequel la sémiosis se déroule. Les processus 4, 7 et 9, axés sur l'agir expérientiel, ont lieu
dans la factualité et possèdent la tendance à se conclure dans des actions pratiques.
Finalement, l'interprétance peut mettre en évidence la Tiercéité dans son caractère
authentique de raison. Elle prendra alors non seulement la nature de la conceptualité,
mais de surcroît celle de la cognition et de la discursivité. À la suite de David Savan,
j'emploie le terme « cognitif » pour qualifier l'interprétance dans ce type de sémiosis (10),
processus qui ne peut se résoudre que par la structure tonnelle de la pensée argumentale
de nature autocritique et autocorrectrice. Étant donné que la finalité d'un argument
consiste dans l'instauration d’un habit symbolique soutenant une théorie sur la nécessité
conditionnelle des phénomènes, l'interprétance est dite pragmatique.

4. Magritte sous l’œil de la sémiotique


16 Comment une oeuvre d'art est-elle possible ? N'est-ce pas là une autre formulation de la
célèbre interrogation kantienne à propos de la synthèse et à laquelle la sémiotique de
Peirce répond en révélant les processus d'élaboration du sens. Le discours pictural de
Magritte, c'est-à-dire l'argumentalité magrittienne, ne peut devenir réel que par cet
enchevêtrement complexe de sémioses. Le modèle peircien permet de théoriser la
création artistique au moins sous deux aspects. D'abord celui du télos de la recherche, en
se questionnant sur la nature du signe artistique visé par Magritte, à savoir dans quelle
mesure celui-ci cherche-t-il à instaurer un qualisigne, un sinsigne et un légisigne ?
Puisque la finalité de toute recherche artistique consiste dans l'instauration d'un
argument (non pas scientifique bien sûr mais artistique) et que la sémiosis argumentale,
complètement à droite du modèle, présuppose et incorpore dans son action les sémioses
tant indexicales qu'iconiques qui la supportent ontologiquement et la rendent possible,
on peut dire que toute composante visible d'un tableau de Magritte est susceptible de
s’inscrire dans un triple réseau de relations iconiques, indexicales et symboliques. Ce
regard, pour ainsi dire immanentiste parce que centré sur une œuvre comme contexte de
sens (c'est-à-dire comme O de la sémiosis), conduit à une analyse en quelque sorte
44

structurale pour laquelle la sémiotique peircienne offre une instrumentation adéquate.


Mais pour une philosophie réaliste comme celle de Peirce qui ouvre son lasso théorique
au-delà de la sphère idéaliste et ancre le sens dans des structures dynamiques à la source
de la réalité même, la théorisation de la création artistique exige l'établissement d'au
moins deux autres contextes, en l'occurrence ceux du monde de l'art et de la réalité en
général. Ainsi, outre la production d'œuvres d’art qui mettent en scène chaque lois les
multiples fonctions sémiosiques, la quête artistique de Magritte, prend l'allure d’une
négociation dialectique et donc sémiosique à la fois avec le réel et le monde de l'art. Le
reste de cet exposé sera consacré à jeter un œil sur la démarche créatrice de Magritte
sous la loupe du modèle peircien tout en essayant de mieux saisir ce dernier. La
sémiotisation du discours pictural de Magritte, trop rapide il est vrai, procédera en trois
étapes qui se centreront successivement (i) sur les sémioses iconiques manifestant
surtout la Priméité, (ii) sur les sémioses indexicales qui donnent préséance à la
Secondéité, et (iii) sur les sémioses symboliques dans lesquelles dominent la Tiercéité.

4.1. Les processus d'iconisation

17 Voyons comment se déroule la création d'une œuvre sous la modalité des sémioses
qualitatives que j'appelle processus d'iconisation. Je limiterai d'abord le contexte
sémiosique à celui de l'œuvre en soi en tant qu'O de la recherche et je poserai ainsi le
concept d'une iconisation interne à l'œuvre ou iconisation textuelle comme télos
artistique. L'iconisation qualisignique, ressortissant au premier processus du modèle,
permet de penser la finalité de l'acte créatif comme celle, simplement, d'une qualité
globale propre à l'œuvre, continue et indifférenciée, incomparable et incomparée, bref
une totalité sans partie. L'I qualitatif vécu par l'artiste qui n'est à ce moment ni un acte
perceptuel discriminatoire et encore moins une conceptualisation mais bien un sentiment
vague et indéterminé, cherche en quelque sorte une fusion ou une symbiose avec une
atmosphère qualitative unique à l'œuvre, une auto-iconicité si je puis dire au plus fort de
sa Priméité, c’est-à-dire indescriptible et innommable.
18 Avançons maintenant d'un cran vers la modalité du sinsigne iconique tout en se limitant
encore à l'iconisation textuelle. Le télos de la recherche devient alors celui de la
production de qualités sensibles, c'est-à-dire de qualités plastiques se rapportant les unes
aux autres par des liens iconiques jouant à divers degrés de similarité pouvant atteindre
la dissimilarité. Dans la sémiosis iconisante qui nous préoccupe ici, des qualités plastiques
sont comparées entre elles dans leur multiplicité et ramenées par 1Ί affectif et gratifique
à une unité d’ensemble désignée traditionnellement par le concept de composition
plastique. Le résultat de ce type d’iconisation, je l'appelle l'iconicité plastique et je propose
de qualifier d'esthésique, tenue plus juste je crois que celui d'esthétique, l'I qualitatif qui
en règle les divers aspects les uns sur les autres. J'ai développé une théorie de la sémiosis
esthésique qui subdivise le monde des qualités plastiques en quatre catégories du sentir,
soit : celle des qualités de couleur, celle des qualités de forme, la troisième des qualités de
matière et la dernière des qualités d'espace. L'explication de cette théorie déborde bien
entendu le cadre de mon exposé. Je me contenterai de signaler que ces quatre catégories
esthésiques sont toujours présentes dans toute œuvre d'art et se manifestent de manière
plus ou moins complexe dans quatre réseaux hiérarchisés, donc dans une quadruple
structure compositionnelle pouvant mettre en valeur l'une ou l'autre des quatre
catégories. Dans Cinéma bleu (1925) par exemple,
45

MAGRITTE, Cinéma Bleu, 1925.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

19 Magritte joue avant tout sur des qualités de couleur (l'achromatique, le chromatique, le
bleu, le rouge, etc.) et des qualités d'espace (notamment : l'horizontalité, la verticalité, la
planéité et la profondeur). Des qualités de tonne (surtout la ligne et la masse, le droit et le
courbe) ainsi que des qualités de matière (telles le solide, le vide, le malléable, le léger et
le lourd) tissent l'iconicité plastique de cette œuvre.
20 Poursuivons en prenant cette fois comme contexte de sens le monde de l'art tout en
demeurant sous le registre de la sémiosis esthésique. Des qualités plastiques de l'œuvre
peuvent être produites dans ce cas tout en étant apparentées sous divers degrés de
similarité (pouvant aller, je le rappelle, jusqu'à la dissimilarité) à des qualités plastiques
d'autres œuvres soit de Magritte lui-même, soit d'autres discours artistiques. Il s'agit là
d'une iconisation plastique intertextuelle élargissant son rayon d'interprétance à une ou
des plasticités inhérentes à d'autres œuvres. On peut supposer ici que certains aspects de
la plasticité de Cinéma bleu ne sont pas sans rapport avec certaines œuvres de de Chirico
par exemple pour qui Magritte ne cachait pas son admiration.
21 L'iconisation plastique peut aussi opérer sur la base d'une relation avec des aspects
qualitatifs du monde extérieur à l’œuvre. Il s'agit alors d'une iconicité plastique que je
qualifie de mondaine. Dans ce cas, des composantes plastiques de l'œuvre sont produites
sur la base d'un rapport avec des qualités sensibles du monde extérieur à l'œuvre. Si
l'artiste établit des configurations plastiques en corrélation avec des configurations
sensibles du monde que sont par exemple les objets, les lieux et les personnes, donc des
faits de l'existence extratextuelle, il s'agit alors d'une iconisation plastique figurative
dont la picturalité de Magritte dans son ensemble, de toute évidence, relève. Par contre,
si les configurations plastiques sont produites sans corrélation avec des faits de
l'existence extratextuelle, mais seulement en rapport avec le monde des qualités
46

sensibles en deçà du monde des faits, l'I esthésique opère alors sous le registre d'une
iconisation plastique non figurative. Pour terminer sur l'iconisation plastique, je
signalerai que celle-ci prend toujours comme objet incontournable de son processus
sémiosique des affects, des sentiments, des émotions de l'artiste se rapportant à la
plasticité de l'œuvre. Je qualifierai d'expressive cette dimension de l'iconisation, laquelle
fonde la notion de style (au sens de style personnel). La cinquième modalité du modèle est
une généralisation de la deuxième dans laquelle elle se manifeste de telle sorte que des
sinsignes iconiques deviennent des réitérations d'autres signes iconiques, peu importe
l'objet des sémioses en action.

4.2. Les processus d'indexicalisation

22 Je poursuis dans l'ordre avec les modalités qui se focalisent sur les individualités de
l'existence comme fonctions sémiosiques. Il s'agit ici des processus d'indexicalisation
occupant les troisième, sixième et septième places du modèle, ainsi que la quatrième
place sur laquelle j'insisterai. Revenons encore une fois à l'œuvre en soi comme contexte
de sens. Indexicaliser veut dire avant tout organiser des parties discrètes de l'œuvre dans
leur contiguïté spatio-temporelle de manière à ce que ces individus picturaux entrent en
rapport dynamique les uns avec les autres dans des interactions de poussée, de levée, de
compression, de lutte, de chute, de chevauchement, de pénétration, d’indication
mutuelle, etc. Alors que dans l'iconisation plastique l'I esthésique cherche à régler les
qualités sensibles de l'œuvre dans leur co-présence pour ainsi dire statique, dans
l'indexicalisation, l'artiste, sous l'égide de l'I énergétique et pratique, vise la localisation
de grandeurs discrètes en interaction dynamique. Ces forces dynamiques, agissant
comme des vecteurs, sont à mon avis de deux ordres. D'abord, il y a indexicalité
lorsqu'une partie de l'œuvre, tenant le rôle de signe, pointe dans une direction donnée
attirant ainsi l'attention à la fois sur son propre dynamisme et sur une autre partie de
l'œuvre servant d'objet du signe. Il s'agit là, on le voit, d'une indexicalité interne à un
signe. Ainsi en est-il dans Cinéma bleu du regard du personnage qui pointe vers la gauche,
du dirigeable qui s'élève, du rideau qui descend, de la flèche qui attire l'attention vers la
droite, etc. Mais une force dynamique peut s'étendre à plus d'une partie et parcourir
plusieurs régions de l'œuvre, les traverser, les relier dans des séquences, des mouvements
et des déplacements. Comme exemple imaginons un vecteur qui commence sa course en
bas à gauche du tableau de Magritte, monte les marches de l'arrière-scène, suit l'élévation
des colonnes, atteint le sommet du fronton pour bifurquer finalement en direction de la
montgolfière. Je qualifie cette indexicalité de trans-signique. Cette dernière, en action dans
les œuvres tant figuratives que non figuratives, m'apparaît fondatrice de la notion de
syntaxe qui caractérise les relations dynamiques entre les singularités des sémioses
symboliques dont nous avons une expérience courante dans les langues naturelles. Dans
cette perspective, les relations indexicales qui règlent dynamiquement les parties d'une
œuvre les unes sur les autres, sont des relations syntaxiques. La notion d'indexicalisation
permet de théoriser un autre aspect de la création artistique qu'est celui de la technicité.
En effet l'invention technique consistant à transformer les matériaux et à les faire vivre
de manière inédite dans le contexte singulier d'une œuvre et, d'une manière plus
générale, dans le contexte global de la production d’un artiste, c'est bien sous le registre
d'une syntaxe physique que nous pouvons saisir cette indexicalisation matérielle à
laquelle l'artiste procède.
47

23 Élargissons le contexte sémiosique à celui du monde extérieur à l'œuvre, monde constitué


bien entendu ici de singularités physiques dont nous pouvons convenir qu'elles agissent
nécessairement toujours comme provenance de toute œuvre. De ce point de vue qui est
celui de l’indexicalité mondaine, l'œuvre en tant que signe indexical est toujours en
interaction dynamique avec la réalité extérieure, corrélation qui est activée au plus haut
point dans les installations contemporaines par exemple. Bien que ce phénomène soit très
visible dans ces tonnes d'art, il n'en demeure pas moins que toute œuvre dans sa
matérialité est un index de la l'actualité du monde de laquelle elle ne sera à jamais qu'une
trace, une partie, un fragment comme toute partie de l'existence physique est liée
causalement à une contenance mondaine qui lui sert d’objet. La pratique de Magritte
exploite peu l'indexicalisation mondaine.
24 Pour terminer sur l’indexicalité, portons maintenant notre attention sur la factualité de
l’artiste comme objet de la sémiosis artistique. Cette modalité sémiosique nous permet de
thématiser ce que plusieurs sémiologues ont avancé comme théorie de l’énonciation au
sens des embrayeurs linguistiques et plus largement sémiotiques qui renvoient à cette
instance énonciative du discours qu’est le sujet. Il est certain que toute œuvre d'art est le
résultat d'un travail technique et physique réalisé par l'artiste sous la modalité d'une
interprétance énergétique et pratique. Les traces des outils, les empreintes, la pression de
la main, l’inscription de quelque façon que ce soit de la corporéité de l'artiste dans
l'œuvre, sont des signes indicateurs de cette existentialité subjective qui s'ajoutent à
l'iconisation expressive pour conforter la notion de style (encore une fois au sens
personnel). On peut dire à cet égard que Magritte, par la récurrence d'une facture
picturale pour ainsi dire léchée aux antipodes de celle de l'Expressionnisme abstrait
américain par exemple, ne manque pas de s’indexicaliser (au sens corporel) dans ses
œuvres. Les modalités 6 et 7 du modèle sont des généralisations respectivement des
modalités 3 et 4, ce qui signifie que des sinsignes indexicaux sont des réitérations
apparaissant dans d'autres œuvres soit du discours pictural de Magritte, soit du monde de
l'art en général.

4.3. Les processus de symbolisation

25 Voyons d'abord comment la création artistique fonctionne sous la huitième modalité du


modèle de Peirce, processus d’élaboration symbolique du sens tablant sur une
conceptualité ramenée au sentiment vécu par 1Ί qualitative. Il s'agit là en fait d'une
conceptualité qualitative fonctionnant dans le monde des qualités non pas
esthésiquement senties comme dans l'iconisation plastique, mais portées au concept et, je
dirais, distanciées de leur être de Priméité au profit de leur généralisation, donc de leur
abstraction. Une conceptualité reposant sur des concepts qualitatifs comme le sont tous
les prédicats possibles associables les uns aux autres sans souci de désignation ni de
dénotation factuelle, prend l'allure d'un creuset sémiosique pouvant regénérer la
symbolicité en deçà des niveaux expénentiels et théoriques de celle-ci. Pour être plus
clair, je dirai que cette huitième modalité procède d’une symbolicité mettant l'accent sur
son caractère iconique, je le rappelle, iconicité portée au concept, jouant d'associations,
de transferts, de glissements et de bonds par similarité/dissimilarité d'un concept
qualitatif à un autre. On aura reconnu ici le principe de la métaphore dont je propose
l'inscription théorique dans la région sémiosique qui nous préoccupe maintenant. Le
signe artistique visé par l'artiste prend alors le statut d'un symbole métaphorique. Nous
48

aurons d'abord une métaphorisation textuelle dans laquelle une région de l'œuvre
comparée conceptuellement à une autre peut agir comme lieu de projection de cette
dernière, nous permettant d’apprécier la deuxième à travers l’être qualitatif de la
première. Ainsi en est-il dans Les Promenades d'Euclide (1955) des deux triangles
plastiquement semblables et indexicalisés côte à côte, celui de gauche par-dessus les
édifices et la verdure, celui de droite derrière la verdure et entre les édifices.

MAGRITTE, Les Promenades d'Euclide, 1955.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

26 La symbolisation métaphorique impliquant ces deux portions de l'œuvre consiste dans la


saisie du concept d'espace ouvert et vide à droite s'enfonçant en profondeur, par
l'intermédiaire du concept d'espace clos à gauche fermé sur lui-même, ou vice-versa, le
parallélisme étant opéré dans ce cas par le sentiment d'un lieu isomorphe
géométriquement. Magritte pratique largement ce type de sémiosis rapprochant des
concepts qualitatifs entre eux par la formation d'ensembles de signes visuels associés
métaphoriquement les uns aux autres, et même souvent reliés à des signes linguistiques.
Deuxièmement, la métaphorisation peut fonctionner intertextuellement, l'œuvre
devenant ainsi une métaphore d'une ou de plusieurs œuvres d'art existantes dans le
monde de l'art, ces dernières étant perçues alors à travers le filtre métaphorisant de
l'œuvre en question. À cet égard, Les Promenades d'Euclide devient un commentaire
critique sur la perspective renaissante comme conception scénique et illusionniste de la
peinture. D'autres tableaux de Magritte mettent encore plus explicitement en force ce
type de métaphorisation, songeons au célèbre Balcon de Manet (1950) par exemple.
Troisièmement, si l'objet du signe métaphorique n'est plus lui-même artistique comme
tel mais devient le monde extérieur à l'œuvre, la production de l'œuvre relève alors d'une
métaphorisation que je qualifie de mondaine. À ma connaissance il n'est aucun tableau de
Magritte qui ne remplisse ce rôle de filtre pictural donnant un accès métaphorique à un
quelconque aspect du monde et nous faisant voir ce dernier dans sa vérité qualitative.
49

27 Venons-en à la neuvième modalité du modèle qui permet de comprendre la création


artistique sous le registre d'une symbolicité affichant sa teneur indexicale. Ce qui vient
immédiatement à l'esprit est bien sûr la production de l'œuvre comme phénomène inscrit
dans un contexte socio-historique. Cette couche de symbolisation met en corrélation
l'œuvre avec des déterminants historiques, extra-artistiques, comme ceux de la culture
en général, du monde de la science, du contexte économique et politique qui contraint la
production artistique. Puisqu'il s'agit là d'une émergence d'une œuvre en tant que partie
d'une contenance socio-historique plus vaste, pour qualifier cette sémiosis j’emploierai la
notion de métonymie au sens très large d'une relation fondée sur une contiguïté
conceptuelle (elle-même présupposant une contiguïté physique spatio-temporelle). En
plus d'être mondaine comme nous venons de le voir, la métonymisation artistique peut
être textuelle et intertextuelle. Revenons aux Promenades d'Euclide. L'enchâssement du
tableau dans le tableau, de même que sa coïncidence avec la fenêtre et sa fixation sur le
chevalet, la localisation de la scène entre les rideaux et, surtout, la fuite en profondeur du
chemin d'une part et de l'élévation centripète de la tour d'autre part, bref voilà autant de
métonymes s'articulant les uns aux autres dans la contenance conceptuelle de l’ensemble
de l'œuvre. Sur l'axe de l'intertextualité, il est facile de comprendre que toute œuvre de
Magritte n'est qu'un métonyme d'un discours artistique plus global que celui-ci a
développé à travers toute une série d'œuvres qui lui sert de contenance discursive.
Toujours dans la métonymisation intertextuelle, j'avancerai qu'un tableau de Magritte
devient un métonyme d'une conception plus vaste de la peinture qui lui sert de
contenance conceptuelle, je pense bien entendu au Surréalisme.
28 Prenons maintenant comme objet du symbole métonymique l'être psycho-socio-
historique de l'artiste. Nous pouvons convenir en général d'une métonymisation par
laquelle l'artiste s'est introduit dans l'œuvre non pas tant physiquement par ses gestes
par exemple, que conceptuellement par l'intermédiaire de sa propre figuration ou de la
figuration d'éléments autobiographiques, ou encore par le moyen de sa signature, etc. De
nombreux tableaux de Magritte mettant en scène leur auteur même attestent ce type de
métonymisation.
29 Je terminerai cet exposé en prenant en compte brièvement la dernière modalité du
modèle, celle de la discursivité et de l'argumentalité comme mode d'être sémiosique. En
quoi pouvons-nous considérer qu'un tableau est un signe argumentai, ou simplement,
comme dirait Peirce d'une manière abrégée, un argument ? Certes il ne s'agit pas ici d'un
argument scientifique, religieux ou politique, etc., mais bien d'un argument artistique
dont la vérité, si je puis dire, dépend de la solidité de sa discursivité et de son taux
d'inventivité, je dirais d'abductivité, dans le monde de la pensée artistique en général.
Au-delà d'œuvres singulières comme Cinéma Bleu ou Les Promenades d'Euclide mais à
travers et par celles-ci, comme à travers et par de nombreux autres tableaux, Magritte a
développé une nouvelle conception de la peinture, il a instauré un nouvel habit artistique
transformant les habits artistiques antérieurs. C'est en cela qu'une œuvre telle Les
Promenades d'Euclide participe d'une argumentalité défendant une nouvelle manière de
vivre la peinture et procède d’une theoria soutenant un nouveau paradigme artistique.
Puisque la genèse de la symbolicité argumentale provient principalement de la relation
dialogique du discours de Magritte avec d'autres discours artistiques contemporains,
toute œuvre tirera sa teneur argumenlale avant tout de sa relation critique avec ces
autres discours. L'argumentalité se donne donc avant tout par inderdiscursivité. Vivre la
création artistique sous le registre de l'argumentalité, implique donc que l'artiste opère
50

cognitivement des références à ce que j’appellerais une épistémé artistique caractérisant


un moment du développement historique de l'art. A cet égard, nous savons tous à quel
point Magritte était instruit des pratiques artistiques contemporaines avec lesquelles il
entretenait une relation sans cesse critique.

5. Conclusion
30 D'après le modèle onto-sémiotique de Peirce, l'argumentalité artistique peut jouer sur un
triple discours reposant sur une inventivité plastique et esthésique, une inventivité
dynamique et technique, ainsi qu'une inventivité conceptuelle et symbolique. En d'autres
termes, la création artistique se donne pour finalité la regénérescence à la fois des
sémioses iconico-esthésiques, des sémioses indexico-techniques et de la sémiosis
symbolico-théorique. En tant que discours poétique, la création artistique, sous la
responsabilité critique de l'abduction symbolique, demeure une des rares formes de la
pensée à pouvoir exploiter les couches pré-symboliques des processus sémiosiques, c'est-
à-dire non seulement les niveaux indexicaux mais aussi les strates iconiques afin de
construire délibérément des niveaux de réalité dont le fonctionnement sémiosique se
déroule habituellement dans l'obscurité de l'acriticité. Bien que le discours pictural de
Magritte, comme toute recherche artistique, participe du champ total du sens ouvert par
l'ensemble des processus sémiosiques, il apparaît clairement que celui-là ressortit
davantage aux couches symboliques que les sémioses esthésiques et indexicales se
contentent, par nécessité ontologique, de nourrir sans pour autant favoriser l'émergence
notamment d'une couche plastique au sein de son argumentalité.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie
DELEDALLE, G.
1979, Théorie et pratique du signe, Paris, Payot.

LÉGARÉ, S.
1996, Théorie générale de la création artistique. Pour une sémeiotique peircienne de la recherche
artistique, thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal, 456 p.

ECO, U.
1988, Sémiotique et philosophie du langage, Paris, P.U.F.

SAVAN, D.,
1990, An Introduction to C. S. Peirce's Full System, Toronto, Toronto Semiotic Circle.
51

NOTES
1. S. LÉGARÉ, Théorie générale de la création artistique. Pour une séméiotique peircienne de la recherche
artistique, 456 pages, thèse de doctorat. Université du Québec à Montréal, 1996.
2. La figure 1 est une reprise d'un tableau de G. DELEDALLE, Théorie et. pratique du signe, Paris,
Payot, 1979, pp. 54-64, qui s'inspirait lui-même d'une notation numérique proposée par Peirce
(C.P. 8.353) signifiant la Priméité de la Priméité (1.1), la Priméité de la Secondéité (1.2), etc.
3. U. ECO. Sémiotique et philosophie du langage, Paris, P.U.F., 1988, pp. 108-110.

AUTEUR
SERGE LÉGARÉ
Collège de Lévis - Lauzon (Québec)
52

Magritte : le théâtre robuste de la


variation imaginaire
Per Aage Brandt

1. Préliminaires
1 René Magritte (1898 - 1967) subit l'influence de Giorgio de Chirico en 1922 (Le Chant
d'Amour), rejoint les surréalistes en 1927, traverse plus tard une période néo-
impressioniste (1943 - 1947), suivie de la petite période « vache » (1948). Il entretient un
rapport souvent difficile avec le surréalisme belge et français1. Bernard Noël dit du sens
de ce rapport :
Je vois bien ce qu'on enlève au surréalisme en lui enlevant Magritte, mais pas du
tout ce qu'on enlève à Magritte en lui enlevant le surréalisme2.
2 Magritte dérange par son militantisme anti-académique, anti-subjectiviste, universaliste
et, d’une certaine manière, rationaliste anti-herméneutique : dans la peinture, il s’agit
d’offrir des images de choses et d’états de choses tels que la pensée, naturellement
réaliste, en soit affectée, voire « charmée », comme il dit en 1946, contre Breton 3,
surprise, enchantée, exaltée ; il assume le plaisir comme but de l’art. Et il dérange, parce
que ses œuvres circulent avec facilité en reproduction et atteignent un très grand public,
notamment grâce à son activité dans la sphère de la publicité (affiches de toutes sortes,
étiquettes, couvertures de livres, de disques, etc4). C’est le rapport magrittien à l'objet en
général, qu’il soit naturel ou artificiel, chose trouvée ou marchandise, qui explique celte
affinité5. En revanche, José Pierre fait remarquer que sa technique descriptive
(...) ne va pourtant pas sans une certaine médiocrité d'apparence dans nombre de
toiles et de dessins6
3 11 reconnaît que certains Magritte sont
admirablement peints, comme si le lyrisme du propos avait arraché le peintre à la
grisaille volontaire et à la gaucherie militante auxquelles il s'astreint d'ordinaire.
4 Mais,
par contre on ne distingue aucun progrès sensible dans son œuvre.
53

5 A l'exception de ses excursions stylistiques évidentes,


(...) Magritte a peint indifféremment, dirait-on, des chefs-d'œuvre et des œuvres
d'allure médiocre, mais les uns et les autres, quarante ans durant, également fidèles
à la voie rigoureuse et singulière qu'à l'écart de toutes les modes il s'était choisie 7.
6 Il y a bien une telle voie rigoureuse et une constance surprenante dans son œuvre,
appelant une étude des constantes et des principes esthétiques ou esthético-
philosophiques qui le dominent. Ces principes concernent les objets, les images, le
langage8.
7 Le langage et les (re)présentations qu'il véhicule, dans sa fonction poétique de faux
ancrage déictique, sont à retenir en étudiant les titres de tableaux, aspect supplémentaire
de ces œuvres — qui pourraient souvent nous faire voir dans Magritte un précurseur du
concept art d'un Donald Judd ou, en général, de toute une conception virtualiste présente
dans l'art contemporain depuis Andy Warhol et allant jusqu'à l'illusionnisme
vidéomatique d'un Gary Hill. Partout, l'idée que l'art nous fait voir, au-delà du sensible,
mentalement, un problème de représentation, un décalage entre la pensée et son objet,
un « impossible », pour simple qu'il soit, est au cœur de la stratégie esthétique.
8 On pourrait généraliser cette observation et considérer que la peinture tout court nous
offre un tel impossible, dans la mesure où son paradoxe fondamental est celui d'un
spectacle — faisant « tableau », dirait-on au théâtre — dont on a enlevé à la fois le
contexte et le temps. Ce qui reste n'a d'autre valeur épistémique que celle, indécidable,
d'une fixation imaginaire passionnelle ; d'où, sans doute, le voisinage de l'érotisme et de
l'esthétique, et la force générique de l'image, dans le monde vécu.
9 Nous avons l'impression, dans l'art de Magritte, de toucher à quelque chose de
sémiotiquement simple et naturel, à un fantastique quotidien si familier qu'il a fallu un
génie comme le sien, extraordinaire dans l'ordinaire, pour le rendre à son évidence de
toujours. Tout le monde connaît les tableaux suivants :
10 Tentative de l'Impossible (1928 – illustration infra ) : le peintre et son modèle, dans un
intérieur neutre, devant un mur couvert en partie de boiseries, aussi triste que l'aspect de
cette femme dont l'artiste, au profil naïf et figé, n'a pas encore fini de créer le bras
gauche, puisque « peindre une femme », c’est la faire exister en appliquant la couleur sur
l'espace vide devant le pinceau : le jeu de mots sur ce verbe transitif ne fait pas rire les
personnages, puisque la réussite même de celle « tentative » improbable n'aurait de sens
que si derrière celte femme-hologramme se cachait une autre femme, la vraie, que ce
portrait fantasque remplace et rend impossible.
11 L'Evidence éternelle (1930, 1948) : cinq cadres représentant cinq parties visibles d'un corps
de femme dont le tout se reconstruit mentalement sans grande difficulté, même si des
variations d'échelle nous empêchent de le faire en reliant immédiatement ces parties ; il
faut donc mentalement rectifier les minuscules divergences et, tout en ajoutant les
parties implicites, reconstituer l'absente mallarméenne de tous les bouquets, celle que les
surfaces peintes cachent en feignant de la montrer.
54

MAGRITTE, L’Evidence éternelle, 1930, 1948


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

12 Profondeurs de la Terre (1930) : quatre panneaux montrant quatre parties d'un même
paysage, répétant la même logique ; ces cadres-fenêtres s'ouvrent, et se referment au
moment où se complète l'image mentale, pour redevenir des surfaces.
13 Paysage, corps féminin : des motifs méréologiques (des totalités découpables et
reconstructibles) dont les Gestalts figuratifs en appellent particulièrement à la faculté
complétive de notre imaginaire.
14 La Folie des Grandeurs II (1948) : torse féminin devant une vue de mer avec un ciel
partiellement découpé en blocs bleus faisant écho aux blocs de pierre du balcon qui forme
en partie le cadre du tableau ; le torse est à son tour découpé en trois morceaux creux,
d'échelle décroissante ; tout est à recomposer mentalement, comme nous le rappellent la
petite montgolfière naviguant entre ces blocs célestes, les nuages en partie cachés par les
blocs, et la bougie placée au bord du balcon, qui semble attirer l'attention du torse,
comme si tous deux étaient des personnes absorbées par une conversation tranquille et
profonde.
55

MAGRITTE, La Folie des Grandeurs, 1948.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

15 Ce n'est pourtant pas la pédagogie mallarméenne de ces constructions qui nous fascine ; il
y a bien une lecture complétive de ces tableaux, et elle n'est pas trop compliquée, — tout
le monde comprend que l'image ne présente pas ce qu'elle représente dans le réel
phénoménologiquement possible, et qu'en ce sens le réalisme n’est pas réaliste, puisque
l'image de la chose n'est pas la chose ; mais ce degré zéro de la peinture figurative et ces
opérations traits-figuratives précises, immédiatement repérables, nous offrent un
théâtre de variations imaginaires qui se trouve au plus près de ce que nous pourrions
appeler une esthétique naturelle de la pensée humaine, — ils produisent un effet de
plaisir mental, que nous éprouvons en saisissant la variation formelle elle-même, cette
opération locale de transposition, par laquelle la pensée qui peint énerve la pensée, pour
ainsi dire. Ce petit énervement constant, que la pensée s'inflige et s'impose chaque fois
qu'elle interroge le possible, proposent à la synthèse cognitive de la perception visuelle
un détour, un délai, un obstacle et un temps de regard pur qui « affirment autrement »,
en effet, qui font la tête à la vision dans tous les sens, et même au simple sens de ce sens
qui nous permet de percevoir par les yeux. Ce plaisir n'a plus rien à voir avec l'empathie,
l'humeur, l'émotion émanant du figuré ; il est compatible avec tout état affectif, puisqu’il
relève de la passion, faite d’attention pure. Il est impersonnel, voire apersonel, non-
spécialisé, et universel.

2. Esthétique et sémiotique cognitive


16 Il s'agit donc chez Magritte d'une peinture dont la difficulté coïncide avec la simplicité.
Elfe peut gêner les philosophes.
56

17 La lampe philosophique (1936) : le philosophe, un peu embarrassé, nous regarde de travers,


la pipe (qui n'est pas une pipe) à la bouche, et le nez extraordinairement réfléchi dans la
pipe, le front éclairé par la bougie — la « lampe » de ses éclaircissements —, sorte de
serpent qui grimpe le long de la petite table-pylône de ses objectivations, avant de se
dresser triomphalement devant lui, à la hauteur de son front, dans un tête-à-tête avec le
cogito. On se moque de l'interprétation. Le vert tranquille du fond dédramatise le
scénario. Le nez, fantasque, descend ; la bougie, fantasque, monte : équilibre grotesque
entre deux feux, celui qui éclaire et celui qui enfume.

MAGRITTE, La Lampe philosophique, 1936.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

18 Les études de la métaphore, de la catégorisation, des espaces mentaux, des


schématisations et en général des opérations sémantiques et mentales élémentaires,
effectuées en linguistique et en poétique cognitives depuis une décennie9, montrent
unanimement qu'en principe rien dans les opérations — transpositions, déviations ou
complexifications — qui caractérisent les expressions et les contenus à destination
esthétique ne se distingue de ce que l’on trouve dans les opérations manifestées par les
expressions apparemment simples et triviales de la communication la plus ordinaire. Les
œuvres les plus importantes de l'histoire de la littérature ou de l'art relèvent en réalité
des opérations cognitives, des métaphores etc., les plus simples et les plus stables à
travers les cultures et les temps. La beauté ne relève donc que du plus commun. Ce qui
semble caractériser l'expression artistique, en revanche, c'est sa tendance à ralentir les
routines mentales et à les rendre accessibles à la saisie consciente, à offrir à la conscience
présente des processus de décomposition et de recomposition qui autrement passeraient
inaperçus, intégrés qu'ils sont par ailleurs dans les paquets (clusters) de sens massifs et
compacts que nous nous adressons dans la vie pragmatique de tous les jours.
57

19 Il s'agit donc d'une intervention sur le temps de l'expérience. Le neurologue allemand


Ernst Poppel10 a montré récemment que les intégrations mentales responsables de notre
expérience de présence pleine impliquent des structures dont la mise en place relève
d'un processus neuronal embrassant des faits d'attention, de volition, d'évaluation,
d'émotionalité, d'attente, qui tonnent un état de conscience vécu réflexivement, s'ils
s'étendent sur un intervalle temporel de l'ordre de 3 secondes. Il y a donc dans notre
phénoménologie des « fenêtres » de présence pleine qui sont stablement de cet ordre.
Dans des situations qui changent, nous vivons ainsi dans une suite de « fenêtres » qui se
suivent, comme dans une bande dessinée (la bande dessinée imiterait en effet ce
phénomène, la suite des phrases simples également, ainsi que les mesures musicales...).
L'intégration que nous effectuons du perceptif, de la proprioception, de la situation où
nous nous trouvons, de notre état affectif, etc., exige ce temps relativement long, alors
que nos perceptions sensorielles ponctuelles, immédiates, peuvent être beaucoup plus
brèves ; le temps nécessaire à une « sensation » singulière descend jusqu'à
30 millisecondes, mais un tel événement ne donne pas lieu à une intégration
phénoménologique. Autrement dit, la conscience présente embrasse deux processus à
distinguer :
• la conscience immédiate (A) que nous pouvons avoir de tel ou tel signal perceptif, visuel ou
auditif, tactile, est rapide, mais non réflexive, ne constitue pas encore une « situation » ou
un « moment », avec tout ce qu'il faut de mise-en-circonstances pour que nous puissions
nous rendre compte de notre « être-là » — nous ne sommes pas encore arrivés, pour ainsi
dire, et nous ne pouvons pas évaluer ce qui se passe : c'est un présent subi plutôt que vécu ;
• la conscience de présence pleine (B), où notre attention se trouve coordonnée à notre
attitude corporelle et mentale, à notre état de volonté, à notre affectivité évaluative
rétrospective et prospective, éventuellement empathique, attentive à l'autre et aux objets —
et où les choses dont nous faisons l'expérience peuvent donc faire sens pour nous, et nous
avons le temps de nous apercevoir de cela (d'où la notion d'aperception).
20 Cette découverte est de première importance pour toute phénoménologie, ainsi que pour
notre discussion. La « conscience A » que nous pouvons avoir d'une expérience est
automatique, alors que la « conscience B » est cartésienne, accessible à ce que nous
appelons la pensée. Or les signes intentionnels que nous échangeons — regards, syllabes
signifiantes, notes musicales, etc. —, ainsi que les traits significatifs des objets que notre
attention saisit, nous atteignent dans le registre A. Leurs signifiés sont activés
automatiquement, en dehors de toute conscience B. En ce qui concerne le langage,
l'énonciation semble se charger d'intégrer l'énoncé (A) dans la fenêtre de présence pleine
(B). Perturber l'énonciation — comme le font les poètes, avec leur rythme métriquement
surdéterminé — veut donc dire perturber l'intégration des phénomènes signifiants A,
avec leurs signifiés, dans le sens vécu selon B. Le résultat est un énervement du système
d'aperception.
21 Nous proposons de comprendre la découverte de Pöppel comme suit :
58

22 Une tension peut ainsi se produire entre les percepts rapides, mais sémantiquement
pauvres (même s'ils « signifient » quelque chose) et l'intégration lente, riche en contenus
intégrés, de la présence pleine (Sujet-Objet+Circonstances). C'est cette tension qui est
développée dans le fait artistique. On compose de sorte que les événements perceptifs et
expressifs résistent à l'intégration automatique ; on obtient un décalage entre les
registres A et B, et une mise en évidence de la composition elle-même, grâce à laquelle
une composition {A} résiste à l'aperception par B. On ralentit la « cognition », et {A}
problématise B ; le résultat est une expérience esthétique11.
23 De ce point de vue, le travail artistique consiste à distendre, à dilater une fonction
cognitive, un principe opérateur d'intelligibilité, en l'exposant à une mise au premier
plan, à une sur-explicitation, ou à une variation qui dépasse le champ de ses possibles. Ce
travail est déjà, au niveau le plus élémentaire du vécu humain, celui de toute
théâtralisation : tout théâtre est un laboratoire sémiotique qui nous permet de ressentir
autrement, d'étudier comme du dehors, un sens dés-automatisé par son iconisation
gestuelle, par la présence spatiale d'une « scène » qui transforme l'acte, l'événement, en
scénario. C'est ainsi que fonctionne, par ailleurs, l’écriture — c'est une parole
théâtralisée, dilatée par la technique graphique.
24 Le caractère théâtral de la peinture de Magritte saute aux yeux. L'encadrement explicite,
qui « mentalise » le contenu figuratif et l'éloigne du phénoménique immédiat, est un
facteur compositionnel de première importance pour la liberté de variation de la
configuration. C'est une liberté expérimentale, qui doit donc maintenir les circonstances
invariables, pendant que telle fonction varie. D'où précisément son style bizarrement
neutre de présentation figurative. Sa peinture est un laboratoire sémiotique. Un théâtre
de dissection du sens. Ses spectateurs font l'expérience de l'expérience, plus clairement et
plus directement, peut-être plus brutalement aussi, que devant toute autre peinture,
même surréaliste, parce qu'il a eu cette idée phénoménologico-politique de rester en
contact avec le sens commun, le trivial, de mettre entre parenthèses son moi émotionnel
intégrateur et de théâtraliser l'objet.
59

3. Les perturbateurs et les schématismes


25 Un simple changement d'échelle (grande pomme ou grande rose — petite chambre ;
petite chaise — chaise monumentale ; etc.) fait apparaître un schématisme métrique
d'intégration phénoménologique {A} → B parmi d'autres.
26 Une décomposition en morceaux (corps de femme, paysage) fait apparaître la force
cognitive de la relation méréologique, qui nous fait représenter les choses en touts
derrière une série de parties.
27 Une superposition ou une substitution partielle (pomme ou fleur sur visage ; cage pour
ventre ; tissu sur visage) manifeste la séparabilité particulière des parties du corps
humain habillé, grande et inquiétante ressource de toute mascarade.
28 Une recomposition configurative (un bouquet de pipes dans un seau à fleurs ; un ciel
diurne sur un paysage urbain à éclairage nocturne ; un ciel nocturne sur un entourage de
maison de campagne diurne ; un oeil dans le jambon sur l'assiette) fait un pas de plus :
elle manifeste un blending configuratif de deux compositions méréologiques.
(« blending », ou intégration conceptuelle des contenus de deux espaces mentaux dans un
troisième espace imaginé, un « blend », au sens de Fauconnier et de Turner).
29 Une fusion inter-catégoriale (bouteille, carotte et bouteille-carotte ; femme, poisson :
sirène inversée ; serpent-bougie ; pied-botte) continue l'opération du blending dans le
mono-figuratif.
30 Un transfert de substance (femme-ciel ; intérieur-pierre ; femme-bois ; poire/pomme-
pierre ; etc.) produit un croisement contours-matière, ou forme-substance, dans un
blending uni, pour ainsi dire de trans-substantiation.
31 Une inversion de substances selon le schéma forme-fond produit des objets-fond (oiseau-
ciel ; bouquet-prairie) sur fond-premier-plan.
32 Une abolition de la gravitation (pierre sur mer) dé-dynamise le figuratif, met en évidence
l'importance de la schématisation gravitationnelle.
33 L’itération (des petits bonshommes à chapeau melon) suffit à transformer un objet en
image d'objet, exempt de gravitation.
34 La combinaison de ces stratégies pourrait nous permettre de constituer toute une sémio-
syntaxe magrittienne. Elle coïnciderait souvent avec l'inventaire des poétiques cognitives
esquissées par les sémanticiens du blending.
35 Enfin, mais la liste devrait être plus longue, la coupure introduite entre les mots et les
choses décompose et souligne en négatif le blending fondamental qui nous fait fusionner
le signifié d'un vocable et le sens catégoriel d'un objet ; ou, de la même manière, le sens
linguistique d’un titre de tableau et le contenu figuratif que le tableau présente (un
signifié et une représentation). Sans cette intégration, même le spectacle le plus naturel
devient immédiatement absurde. — Elle est évidemment mise à l'épreuve par le
phénomène général de la métaphore ; sans entrer ici dans le détail de l'immense
problématique qu'elle appelle, disons seulement que si la métaphore apparaît chez
Magritte (ainsi, le thème de la lumière dans La Lampe philosophique), elle ne joue qu'un rôle
remarquablement faible dans son œuvre ; en effet, la prédicativité et l'inférence
métaphoriques restent démonstratives, et une telle structure, fortement intégrative, irait
60

à l'encontre de la dés-automatisation et de la stratégie d'énervement que nous voyons au


centre de l'art de Magritte. —
36 L'absurde est peut-être la ressource esthétique et culturelle la plus importante qui existe.
Il est nécessairement local, et il s'attire nécessairement l'attention de manière intense. Il
est aussi l'une des créations les plus fondamentales de notre vie mentale. Relevons, pour
étudier le phénomène à travers l'exemple de la Limeuse pipe magrittienne, le défi des
Deux Mystères (1966). Devant le mur gris-bleu d'une chambre marquée par le bout du
plancher en bois, on voit un chevalet jaune qui porte, dans un cadre jaune soutenu, un
tableau montrant une pipe ocre et jaune, sur fond noir, et l'inscription canonique, en
lettres scolaires : Ceci n'est, pas une pipe. Dans l'espace — dans l'air de la chambre,
surplombant le chevalet — flotte, en gris-bleu foncé, une autre pipe, dont la taille
correspond, par rapport à la dimension de notre peinture, à celle de la première par
rapport au tableau où elle se trouve, sur le chevalet. Les deux pipes, qui se font écho, ainsi
que le chevalet, sont éclairées de gauche, d'une même source cachée, ce qui semble
annuler la différence des espaces dont l'un enchâsse l'autre. C'est cette lumière qui nous
invite à constituer mentalement un troisième espace, un blend, où la grande pipe n'est
plus mystérieusement suspendue dans l'air, mais peinte sur la surface gris-bleu, comme
la petite sur son fond noir ; or, cette surface est la toile de la peinture que nous regardons,
son espace est donc celui du spectateur. La légende (Ceci...) ne suit plus, la grande est donc
bien une pipe ; cependant, elle reste chromatiquement spectrale, onirique, alors que la
petite, qui tombe sous la négation de la légende, est beaucoup plus vive, réaliste. La
grande, qui est, n'est que l'ombre de la petite, qui n'est pas. Ce qui est, n'est pas, et
inversement.

MAGRITTE, Les deux Mystères, 1966.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999
61

37 L'espace de base, celui du spectateur devant cette toile, ouvre un espace mental (esp. 1)
montrant la chambre avec le chevalet et son tableau ; ce tableau ouvre encore un espace
mental (esp. 2) où figure la pipe colorée et sa légende. Les deux espaces mentaux (esp. 1 et
2) offrent chacun une pipe, l'une étant la contrepartie de l'autre (mapping) ; dans le
blending, on projette (de l'esp. 1) la grande pipe de la chambre et l’éclairage, mais pas la
chambre elle-même ; on projette d'autre part l'espace lisse et sans gravitation du tableau
sur le chevalet (esp. 2), mais pas le texte. Ainsi, on obtient un troisième espace, une
surface claire comme le mur de la chambre, mais sans chambre : une surface avec une
pipe livide, qui est un objet peint dans l'espace de l'observateur. Soit :

38 Cela peut paraître compliqué, mais ce n'est que la réponse à la première question que le
spectateur se pose devant cette œuvre, à savoir : comment pouvons-nous avoir une
chambre en trois dimensions, soigneusement soulignées par le plancher en bois, et
pourtant cette grande pipe blafarde qui flotte sur notre tête ?
39 Nous pensons que les constructions en abyme comme celle-ci, assez fréquentes en
peinture, produisent nécessairement des projections mixtes, des blendings, de cette
manière. C'est là leur raison d'être. Dans notre cas, le jeu sur le chromatisme est essentiel
dans la perspective de l'absurde ontologique qui se produit. La matière du bois possède
d'ailleurs ce sens d'ancrage « matériel », souvent exploité par Magritte, qui relie ici
ironiquement le plancher (esp. 1) et la petite pipe (esp. 2), mais précisément pas le
contenu du blend.
40 La capacité que nous avons de comprendre sans difficulté qu'un espace peut en enchâsser
un autre relève d’un schématisme cognitif. Notre capacité de former des combinaisons
imaginables et intelligibles dans l'« impossible » des projections en est une extension
particulièrement intéressante, dans la mesure où elle nous offre des contenus qui, peut-
être parce qu'ils arrivent sur la scène de la présence pleine avec un retard calculé,
apparaissent nimbés d’une prégnance singulière : ce sont des objets intentionnels par
excellence, et leurs paradoxes semblent des évidences ; ces monstres de composition
improbable nous apparaissent d'autant plus réels qu'ils sont impossibles, d'autant plus
dynamiques qu'ils sont statiques. Ils nous « enchantent », comme le voulait Magritte,
62

dont les pipes forment maintenant l'avant-garde des objets et des sujets rendus à leurs
singularités qui nous attendent dans la trivialité dé-trivialisée, sémiotisée.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie
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1996, The Literary Minci, New York, Oxford, Oxford University Press.
63

NOTES
1. Voir R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1979, et F. CHENET, « Magritte mode
d’emploi », dans Textyles, no 8. 1991. pp 229-239.
2. B. NOËL, Magritte, Paris, Flammarion. 1976, dans le texte de la couverture.
3. R. MAGRITTE, Op. cit., p. 197.
4. Voir G. ROQUE. Ceci n'est pas un Magritte. Essai sur Magritte et la publicité, Paris, Flammarion,
1983.
5. Cfr « Histoire succincte de l’objet dans les publicités magrittiennes », dans G. ROQUE, Op. cit.,
pp. 69-86.
6. J. PIERRE, Le surréalisme. Dictionnaire de poche, Paris, Fernand Hazan Éditeur, 1 973.
7. J. PIERRE, Op. cit.
8. A propos de philosophie, rappelons entre parenthèses que Magritte écrit à Michel Foucault
en 1966 après avoir lu Les mots et les choses, et lui envoie des reproductions de ses tableaux dont
Ceci n'est pas une pipe avec, noté au verso, « Le titre ne contredit pas le dessin ; il affirme
autrement ». (F. Chenet, Op. Cit., p. 233). Foucault réagit immédiatement ; il publie son essai sur
Magritte en 1968, puis en réédition augmentée (M. FOUCAULT, Ceci n'est pas une pipe. Paris, Fata
Morgana, 1973).
9. Cfr G. LAKOFF et M. TURNER, More than cool reason. A Field Guide to Poetic Metaphor, Chicago,
Chicago University Press, 1989 ; M. TURNER, The Literary Mind, New York, Oxford, Oxford
University Press, 1996 ; G. FAUCONNIER, Mappings in thought and language, Cambridge UK,
Cambridge University Press, 1997 ; P. Aa. BRANDT, Cats in Space. Baudelaire's "Les chats" read by
Jakobson and Lévi-Strauss, dans P. Aa. BRANDT (Ed.), The Roman Jakobson Centennial Symposium,
Acta Linguistica Hafniensia, no 29, Copenhague, 1998a ; et bien d'autres.
10. Cfr E. PÖPPEL, « Temporal Mechanisms in Perception », dans International Review of
Neurobiology, n o 37, 1994 ; E. POPPEL, « Consciousness versus States of being conscious », dans
Sciences, n o 20, 1, (Behavioral and Brain), 1997 ; et P. Aa. BRANDT, « Domains and the Grounding of
Meaning », dans LAUD, Linguistic Agency, Series A : General & Theoretical Papers, n o 464,
University-G Essen, 1998b.
11. Et d’ailleurs souvent un effet de synesthésie : la perturbation en question semble activer des
sensations imaginaires qui viennent suppléer à celles dont on attend l’intégration.

AUTEUR
PER AAGE BRANDT
Université d’Aarhus
64

Les pièges de l’iconisme


Francis Edeline et Jean-Marie Klinkenberg

Il n’y a pas de figuration véridique (Malévitch)

1. Introduction
1.1. Magritte ou le paradoxe de l’Icône

1 On a volontiers dit que l’œuvre de Magritte était vouée à démontrer l’impossibilité de la


peinture. Cette proposition doit être interrogée sur deux points importants : sur
« impossibilité » et sur « peinture ».
2 Tout d’abord, si démonstration il y a, elle ne porte pas sur la peinture en particulier, mais
bien sur l’iconisme en général. La parabole magrittienne, bien sûr formulée sous les
espèces de la peinture, vaudra donc en principe pour la photo, la sculpture, ou le plan
d’architecte...
3 Ensuite, ce n’est pas « d’impossibilité » physique qu’il s’agit ici, puisqu’en définitive
Magritte peint. Bien plus : il prouve que toute manifestation visuelle peut déboucher sur
des signes, et que ces signes peuvent même fonctionner sur des règles bien plus
puissantes que celles que nous mobilisons couramment. Cantique chanté, plutôt, en
l’honneur de la toute puissance des signes (ici, des signes peints), et non constat
d’impuissance. Mais précisément : que vaut cette puissance ? que permet-elle ? quelle
fonction lui attribuer ? C’est plutôt le statut sémiotique de la représentation qui est mis
en cause.
4 La proposition qui a servi de point de départ devient plus intéressante si l’on remplace
« impossibilité » par « paradoxe ».
5 Idéologiquement, l’icône est souvent perçue comme un relais, comme l’humble servante
d’une réalité qui aurait ses propres lois, sa propre logique. La conception contemporaine,
qui est celle de la sémiotique, est plutôt de mettre l’accent sur l’autonomie des signes.
L’œuvre de Magritte est bien une parabole sémiotique, qui se situe exactement à cette
charnière : elle se sert de l’autonomie des signes pour mettre en question nos croyances
sur le rôle de ces signes, mais en même temps elle met ces croyances en scène. L’œuvre se
65

révélera ainsi comme le lieu où les deux logiques viennent s’affronter, la première étant
subvertie par la seconde.
6 Ce paradoxe, les tableaux de Magritte l’illustrent à satiété. Nous détacherons plusieurs
techniques qui y sont à l’œuvre1. Nous entendrons ainsi mettre en évidence les opérations
sémiotiques qui sont à la base de certains effets de la peinture magrittienne, effets que
l'on décrit souvent en un métalangage nébuleux, comme « choc visuel », « mystère »,
« perte d’identité », « pensée visible », « exhibition de l’invisible » ; il s’agit en effet d’aller
au-delà des formules toutes faites (même lorsqu’elles s’autorisent des propos de l’artiste).
Pour décrire ces opérations, nous nous servirons de concepts mis au point dans notre
Traité du signe visuel2 et dans nos autres travaux antérieurs.
7 Nous analyserons particulièrement des cas où la technique magrittienne consiste à violer
des règles picturales présidant à la constitution des énoncés iconiques, règles
relativement conventionnelles mais que la doxa admet tacitement comme « naturelles ».
À titre d’exemple, commentons ici deux de ces nonnes idéologiques.

1.2. Deux violations de normes iconiques


1.2.1. La transformation hétérogène

8 Une première convention dans la constitution de l’énoncé iconique est celle de


l’homogénéité de la transformation3 : elle postule que c’est le même ensemble de
transformations qui, dans l’espace représentant, a été appliqué à tous les éléments
sélectionnés dans l’espace représenté, celui du référent4. Cette homogénéité vaut autant
pour l’énoncé que pour l’énonciation. L’énoncé, avec ses propriétés de couleur, de
dimension, de volume, etc.). L’énonciation, avec la position qu’occupent dans l’espace les
couples énoncé-producteur et énoncé-regardeur. Ces positions sont réputées fixes et le
point de vue est unique (exception faite des anamorphoses de la Renaissance, il faudra le
cubisme pour exploiter systématiquement la pluralité et la simultanéité des points de
vue)5
9 Comme on le verra, Magritte viole constamment cette règle d’homogénéité, par une série
de procédés distincts en soi, mais convergents dans leur fonction subversive :
multiplication des axes de point de vue, multiplication des plans, découpage et percement
des fonds, jeux sur les limites, changement des proportions relatives, inversion des
sources de lumière...

1.2.2. Le binôme stimulus-référent

10 Une autre norme dans l’usage des images est la croyance en la fixité du rapport stimulus-
référent. Cette croyance peut être appelée : théorie du binôme. Les deux éléments sont en
effet fréquemment conçus comme les extrémités d’une chaîne finie : l’une est un
terminus a quo stable et fixe, l’autre un terminus ad quem fixe lui aussi. Nous croyons
ainsi volontiers qu’une représentation (signifiant) d’un ciel (signifié) obtenue grâce à une
substance visuelle (stimulus) renvoie à un objet ciel, réel ou non (référent). Donc que le
signe donne accès aux choses, un accès immédiat.
11 Toute la sémiotique a depuis longtemps montré que l'idée d’un accès direct aux choses
relève du mythe. Mais la théorie de l’icône montre en outre, de manière plus particulière,
que la théorie du binôme est fausse. Il faut la revoir sur plusieurs points6.
66

12 Un de ces points est le suivant : la transformation est une relation transitive. En d’autres
tenues, un stimulus donné (St1) est corrélé à un référent (R1), mais ce référent peut lui-
même être considéré comme le stimulus (St2) d’un nouveau signe qui a son référent (R2),
et ainsi de suite. Il y a donc une chaîne de renvois, potentiellement infinie (ce qu’avait
bien vu Peirce). Pour illustrer ceci, on pourra penser à ce que nous nommerons « l’effet
Rabier », en souvenir des fameuses représentations de « la vache qui rit ». La boîte porte
le signe (le dessin) d’une vache, vache réputée être un référent, mais une partie de cette
vache référent — sa boucle d’oreille — est une boîte qui porte un dessin de vache qui à son
tour, etc. Dans cette chaîne, chaque élément a un double statut : il est référent par
rapport à l’élément subordonné, mais stimulus par rapport à l’élément superordonné, ce
que figure le schéma ci-dessous.

13 Comme on le verra, l’art magrittien vise à briser la fixité et l’isolement du binôme St-R : il
fait apparaître la transitivité du mouvement de transformation et, du coup, le caractère
arbitraire du statut qui avait pu être donné à un élément du signe au prix d’une fixation
du mouvement de sémiose. Magritte nous force à admettre l’existence d’une chaîne de
signes, en nous faisant assister à la conversion en signe de ce que nous croyions être un
référent, ou vice-versa.
14 Ici encore les techniques utilisées sont diverses, mais dans une moindre mesure : les
techniques-reines seront celle de l’énoncé dans l’énoncé ou celle de la représentation de
l’énonciation dans l’énoncé. Examinons à présent le détail de ces techniques, à travers
quelques œuvres significatives, sept exactement7.

2. Blanc-Seing ou la multiplicité des plans de


profondeur
15 Soit le tableau Blanc-Seing (1965), présentant un groupe équestre dans un groupe d’arbres 8
. Si on élimine les deux arbres situés à l’extrême gauche et les deux arbres de l’extrême
droite, il reste cinq arbres que, de gauche à droite, nous numéroterons de 1 à 5.
67

MAGRITTE, Le Blanc-Seing, 1965


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

16 Deux logiques de perspective radicalement différentes s’imposent au spectateur.


17 Dans la première, au nom de certains indices tournis par les règles de la perspective
(étagement de la base des arbres, feuillage), on est amené à postuler une disposition des
arbres selon l’ordre suivant (d’avant en arrière) : 1, 4, 5, 2, 3. Dans cette hypothèse, un
certain nombre d’autres indices permettent de dire que le groupe équestre occupe une
position intermédiaire entre 1 et 4 : il est caché par l'arbre 1, il cache l’arbre 4.
18 Or, un autre indice vient troubler cette répartition : le fait que l’arbre 3 couvre le groupe
équestre lui confère une position antérieure, plus en avant que 4 en tout cas. C’est la
deuxième logique de perspective à l’œuvre dans le tableau.
19 Selon la perspective choisie, le même arbre (3) est donc à la fois en arrière (et même le
plus en arrière) et en avant (presque le plus en avant) par rapport au groupe équestre.
Nous avons un « objet impossible », au sens de Reutersvärd, un de ces objets bien illustrés
par Escher.
20 Nous observons donc une hétérogénéité de la transformation particulière qu'est la
perspective : aucune des zones verticales constituant le tableau, prise isolément, ne
comporte de contradiction ; celle-ci jaillit de la juxtaposition latérale de certaines plages.
21 Balancement : la figure produite peut indifféremment être décrite comme affectant les
arbres ou le groupe équestre, puisque c’est de leur position respective qu’il s’agit : on peut
aussi bien dire « l’arbre 3 avance » que « le groupe équestre passe derrière l’arbre 3 ».
22 Blanc seing comporte une autre figure, dont le mécanisme est différent de celui qui vient
d’être décrit. 11 concerne le rapport qui s’établit entre le groupe équestre et la portion de
toile (l’espace énonçant) située entre 4 et 5.
68

23 Ici, on peut mener la même analyse que pour l’arbre 3 – mais elle se révélera peu
économique –, ou une analyse tout à fait distincte, qui mènera à invoquer un cas d’ellipse.
24 Dans la première hypothèse, on fait avancer le rideau d’arbres devant le groupe équestre,
qu’il masque. Nos normes en matière de transformation (a) et nos connaissances
encyclopédiques (b) rendent cette hypothèse très fragile, et donc peu économique. En
effet, (a) flou et grisé, le rideau d’arbres est situé à plus grande distance encore que
l’arbre le plus lointain et (b) il faudrait postuler que ce rideau d’arbre a une structure
quasi-rectangulaire.
25 Il faut donc élaborer une seconde hypothèse : celle de l’ellipse. Une partie du groupe
équestre est à la fois absente (au niveau perçu) et présente (au niveau conçu). Cette
hypothèse est rendue économique par la redondance de l'énoncé iconique. La redondance
des couleurs, celle des contours (formes, situées dans le prolongement l’une de l’autre)
amènent en effet à postuler la présence d’un fragment du groupe équestre à l’endroit où
l’on perçoit un fragment du rideau d’arbres : il s’agit là d’un banal cas de détermination
par subordination.
26 L’ellipse n’est qu’un cas particulier d’une règle générale qu’on pourrait nommer loi de
résection. Cette loi d’incomplétude s’énonce dans les deux propositions qui suivent.
27 — (A) Lorsqu’on représente un objet, on peut omettre une zone périphérique du stimulus.
Eu ce cas, la suppression est par hypothèse attribuée au cadrage (Al). Si cette attribution
n’est pas possible, parce que l'hypothèse n’est pas économique, alors le spectateur doit se
rabattre soit (A2) sur 1’hypothèse référentielle, soit (A3) sur l'hypothèse de l’ellipse.
L’hypothèse référentielle (A2) concerne l’espace énoncé. Le spectateur décrète qu’il s’agit
d’un référent nouveau, ressemblant au référent connu, mais s’en distinguant par des
caractères comme : mutilation, pli, etc. L’hypothèse de l’ellipse (A3) concerne l’espace
énonçant.
28 — (B) Lorsqu’on représente un objet, on peut omettre une zone non-périphérique du
stimulus. En ce cas (B1), la suppression est expliquée par une superposition (et non par le
cadrage). Si la chose n’est pas possible, on retourne à l’hypothèse référentielle (B2) ou à
celle de l’ellipse (B3).
29 Dans le cas qui nous occupe, nous avons une omission d’une zone non-périphérique (c’est
le cas B). Or l'hypothèse du recouvrement y a été infirmée (voir plus haut), et l’hypothèse
référentielle est à exclure étant donné la prégnance des types « cheval » et « groupe
équestre ». La seule hypothèse restante est donc l’ellipse de l’espace énonçant.
30 Encore que la question ne doive pas être abordée dans le cadre de cette analyse, cette
faculté qu’a tout producteur d’icônes de pratiquer l’ellipse fournit une des lectures
possibles du titre de l’œuvre : l’énoncé verbal Blanc-seing renverrait à la totale liberté dont
dispose tout producteur d’icônes (il jouit d’une « licence picturale », tout comme
l’écrivain use de « licence poétique »), liberté qui s’oppose à la tyrannie de la
représentation. Nous aurons des observations de ce genre à faire à propos des autres
œuvres commentées. Elles nous permettront de contester une opinion trop souvent émise
à propos des toiles de Magritte, à savoir que leurs titres n’ont aucun rapport direct avec le
sujet. On verra au contraire que la plupart des titres s’expliquent parfaitement, une fois
admise l’idée que les toiles qu’ils accompagnent constituent autant de réflexions sur les
contraintes de la représentation.
69

3. Le faux Miroir, ou l’alternation du creux et de la


saillie
31 L’image présente trois zones homogènes9 concentriques et distinctes, entre lesquelles
existent des rapports problématiques qui rendent l’ensemble hétérogène.
32 La première zone – en commençant par l’extérieur de l’énoncé – représente frontalement
les parties extérieures d’un œil gauche, d’une façon finement modelée, insistant bien sur
le relief grâce à des ombrages cohérents. La seconde zone représente un ciel magrittien
typique : bleu et parcouru de cumulus. Ce ciel apparaît comme très lointain, et n'induit
par conséquent qu’un faible effet de perspective. La troisième zone, au centre exact de la
seconde ainsi d’ailleurs que de l’œuvre entière, est un cercle parfait uniformément noir10.

MAGRITTE, Le faux Miroir, 1928


© C. Heiscovici-SABAM Belgium 1999

33 Dans une première lecture, intégralement iconique, on acceptera la zone 1 à sa valeur


faciale (un « œil »), la zone 2 pour un spectacle regardé par cet œil et reflété par lui (un
« ciel »), et la zone 3 pour une « pupille ». On relèvera également, à l’appui de l’isotopie, le
fait que le bleu est une couleur d’iris typique. Cette lecture est isotope, mais à condition
d’accepter des anomalies de degré dans la représentation : un ciel reflété dans un œil
humide ne peut être aussi précis ni aussi coloré, la pupille ne peut être aussi régulière
dans son contour et sa pigmentation... Il n’y a donc pas, dans cette hypothèse,
homogénéité parfaite entre les trois transformations iconiques.
34 Le tableau suivant résume les aspects structurels de l'œuvre à ce stade de la lecture.

Zone Localisation Relief Distance du référent

1 périphérie accusé très proche


70

2 intermédiaire faible très lointain

3 centre nul non situé

35 On est donc tenté de résorber ces légères anomalies par des adaptations de la lecture.
Mais ces nouvelles lectures vont fonctionner localement, et ne permettront pas d’unifier
les trois zones. Le « ciel » pourrait être tout simplement considéré, rhétoriquement,
comme une métalepse : l'organe qui voit est remplacé par l’objet contemplé. Quant au/
disque noir/, que sa position subordonnée dans l'unité structurale « œil » désigne sans
équivoque comme une sous-unité « pupille », il est tout aussi en subordination par
rapport à « ciel », où il pourrait être vu comme une sorte de « soleil noir », mais alors à
condition d’ignorer la zone « œil »11.
36 Ces considérations concernent le référent des trois zones de cette image ; mais nous
pouvons aussi raisonner sur des caractéristiques plus générales qui, à nouveau, mettent
en question les conventions représentatives, et plus précisément ici les aspects
sémiotiques de la représentation de la profondeur sur un plan.
37 Nous avons déjà signalé le contraste de distance qui existe entre les trois zones. La zone 1
est un gros plan sur un œil, extrêmement proche, et même d’une proximité inusuelle. Le
ciel 2 (qu’il soit un ciel regardé ou l’image du cerveau nébuleux du personnage) est, lui,
très lointain. Quant à la zone 3, noire et uniforme, elle ne contient aucun indice de
profondeur ni de distance : en l’absence de vision binoculaire, elle paraît plane, et flotte
de façon insituable dans cet espace distendu entre le zéro d’un œil extrêmement proche
et l’infini d’un ciel lointain. Le contour de l’œil l’attire vers l’avant comme pupille, mais le
ciel l'attire vers le fond, et elle présente de ce fait une alternation12 un peu gênante pour
le spectateur. Son absence de relief, de déterminants intrinsèques précis, sa régularité de
forme et l'uniformité rigoureuse de sa couleur (ou mieux de sa non-couleur) en font une
entité négative dans un champ par ailleurs nettement iconique : elle tend dès lors vers le
symbole géométrique, vers l’unité purement plastique, le disque noir tel que l’utilise si
adroitement un Vasarely.
38 Mais ce n’est pas tout pour ce qui regarde les multistabilités. Un œil comporte des reliefs
multiples et précis, que Magritte souligne par ses ombrages modelés, supposant une
source de lumière unique et située vers la gauche du spectateur. Avec cette donnée de
base, notre système perceptif interprète l’image selon un relief en saillie, qui tient compte
de notre savoir sur l’œil. Mais les études sur la perception ont bien montré que cette
décision est basée à la fois sur notre connaissance du relief d’un œil et sur notre habitude
– issue de l’impérialisme des droitiers – de placer nos sources de lumière à noue gauche.
En l’absence de tels repères (par exemple : photographies planes de cratères, ou de monts
lunaires), une même image peut s’interpréter aussi bien comme un creux que comme une
saillie (il suffit généralement de la faire tourner de 180 degrés). Le même effet est obtenu
ici par contamination du ciel lointain, qui fait apparaître, par éclairs, cet œil comme un
entonnoir.
39 Ainsi se justifie une nouvelle fois le titre : nos sens nous trompent et l’œil est un faux
miroir du monde.
71

4. L’aimable Vérité, ou le conflit des plans

MAGRITTE, L'aimable vérité, 1966.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

40 Le tableau (1966) fait coexister deux référents qui ont des orientations distinctes. La
première orientation est verticale : le tableau représente un13 mur. Sur ce plan, la
représentation d’une table dressée. Cette fois, l'orientation est horizontale : nous savons
que l’horizontalité est une propriété des feuilles de tables.
41 On a donc ici une technique assez proche de ce qui est connu comme « mise en abyme »,
figure lâchement définie à quoi on reviendra pour en illustrer une autre potentialité
(paragraphe 8). En effet, de multiples indices nous persuadent que l’icône de table a été
produite sur un fond qui n'est autre que le mur. Ces indices sont notamment le fait que la
texture du mur, avec ses blocs, subsiste dans la représentation de la table, le fait que les
pieds de la table ne reposent pas sur le sol perpendiculaire au mur, ou encore le fait que la
nappe s'arrête là où des niches teintes se tonnent dans le mur. On a donc bien une icône
dans l’icône.
42 L’essentiel ici n’est pas cette figure. Il faut tout de même souligner au passage que, comme
bien d’autres, elle a la propriété de casser le mythe du binôme référent-stimulus. La
« mise en abyme » classique produit en effet ce que l’on a appelé « l’effet Rabier », qui
donne à chaque élément de la chaîne un double statut : référent par rapport à l’élément
subordonné, stimulus par rapport à l’élément superordonné.
43 Mais dans le cas présent, c’est sans doute la coexistence des plans qui doit nous retenir.
44 Rappelons-nous que tout producteur d’icônes dans un plan est confronté au problème du
rapport à produire entre un support bidimensionnel et un référent tridimensionnel. Pour
résoudre ce problème, il usera de la transformation nommée projection. Artifice dont le
caractère prétendument « naturel » se voit renforcé par le recours à d’autres techniques
72

transformatives, tout aussi artificielles : l’ombrage ou la perspective. On a donc deux


espaces : l’espace représentant (plan) et l’espace représenté (tridimensionnel).
45 Ce rapport habituel entre espace représenté et espace représentant, Magritte le rabat à
l’intérieur de l’espace représenté. Grâce à l’effet Rabier, l’espace représenté de la toile se
dédouble : d’une part un espace qui reçoit le statut d’espace représentant (le mur), et de
l’autre un espace (celui de la table), qui a doublement le statut d’espace représenté : par
rapport à la toile et par rapport au mur. En définitive, on a donc trois espaces : (1) l’espace
plan de la toile (indifféremment horizontal ou vertical) ; (2) l’espace vertical du mur ; (3)
l’espace horizontal de la table. L’espace du mur (2) occupe une place doublement
médiatrice. D’une part, il est à la fois représenté et représentant : représenté par rapport
à la toile (1), mais représentant par rapport à la table (3). De l’autre, il est à la fois
planéité, grâce à son statut d’espace représentant, mais aussi volume, puisque le mur a
une texture, soigneusement représentée14.
46 Une fois de plus, nous nous trouvons face à une multistabilité. Et le fait qu’un même
élément de l’énoncé puisse avoir plusieurs statuts à la fois montre bien la fragilité de ces
statuts. L’artifice est donc dénoncé15.

5. Les Muscles célestes, ou la bistabilité des contours

MAGRITTE, Les Muscles célestes, 1927.


© C. Heiscovici-SABAM Belgium 1999

47 Comme les autres toiles retenues, celle-ci (1927) se divise à nouveau en zones, au nombre
de deux ou trois selon que l’on compte ou non la zone médiane où les zones extrêmes sont
en contact, et qui joue un rôle essentiellement médiateur. Ces zones sont des bandes
horizontales très nettement découpées.
48 La zone 1 supérieure est parfaitement iconique et homogène. Elle représente un « ciel gris
chargé de nuages lourds ».
73

49 La zone inférieure 3 présente une sorte « d’estrade » ou de « plancher », que le titre (à


nouveau important ici pour le sens : Les Muscles célestes) nous conduira plutôt à accepter
comme « ring ». Sur ce ring s’affrontent deux /silhouettes/ ectoplasmiques, sans
épaisseur mais portant ombre. Si l’on adopte l’hypothèse de lecture ci-dessus, les deux
silhouettes ne sont pas incompatibles avec des « profils humains », l’un debout et l’autre
presque écroulé sur le sol. Quel que soit leur statut iconique en tout cas, ces silhouettes
sont situées à l'avant-plan.
50 La zone 2 médiane est beaucoup plus complexe. Elle est d’un noir profond tout à fait
uniforme. Vers le bas, elle épouse le contour du « plancher de lutte » (ou « de danse » car
on ne peut exclure cette hypothèse, ni d’autres encore). Vers le haut, elle présente une
limite irrégulièrement dentelée, que l’on pourrait (à l’extrême gauche comme à l’extrême
droite) lire comme un « horizon végétal ».
51 On aperçoit toutefois que cette lecture des zones 1 et 2 comme « paysage nocturne » se
heurte à une difficulté sérieuse : cette zone noire a une épaisseur, soulignée par de fins
traits blancs, et serait donc plutôt une plaque découpée séparant le ciel (à l’extérieur) du
plancher et des deux acteurs (à l’intérieur). Vers le centre, les indentations se font plus
profondes, et mettent en contact les deux silhouettes avec le ciel, dont le rendu est en
continuité au travers des trois zones.
52 Magritte contraint donc l’œil du spectateur à une nouvelle bistabilité : comme parties du
ciel les deux silhouettes ‘musclées’ sont très lointaines, mais en tant qu’unités portant
ombre sur l'avant-plan elles sont au contraire très proches. La zone 2 agit comme tampon
médiateur pour établir une distance physique entre 1 et 3 et permettre dans l’entre-deux
un statut d’éloignement indécis. Les deux échancrures peuvent être, selon le cas, vues
comme situées devant ou derrière la « plaque » noire.
53 Le peintre se livre à nouveau à une dénonciation de ces mécanismes perceptifs qui font
reculer le fond et avancer la tonne, qui donnent le fond comme situé derrière la tonne. Il
rend son paradoxe particulièrement choquant par la conjonction du lointain et du proche
(que nous avions déjà rencontrée dans Le Faux miroir)16.

6. Le Séducteur, ou l’inversion métonymique


54 Cette image (1953) est nettement plus simple que les autres que nous analysons. Elle ne
comporte que deux zones, toutes deux iconiques et isotopes : c’est en somme une marine.
La seule particularité est que le gréement, l’accastillage, la carène du voilier représenté
sont la continuation de la mer de l'avant-plan, qui se mue dès lors quasiment en simple
texture. La forte redondance, ou, si l’on préfère, L’extrême typicalité d’un profil de
voilier, supprime toute hésitation quant à la nature de l’objet représenté. On pourrait
même dire qu’une reproduction « iconiquement plus fidèle » – c’est-à-dire, en termes non
idéologiques : comportant un plus grand nombre de déterminants intrinsèques –
apporterait peu de supplément utile à cette identification.
74

MAGRITTE, Le Séducteur, 1935.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

55 Il était donc possible d’exploiter cet espace de redondance pour obtenir un effet qui
ressort de la rhétorique : une métalepse à nouveau17, la métalepse étant une catégorie
particulière de métonymie. Le bateau qui sillonne l’élément liquide, pour reprendre le
cliché bien connu, finit par s’assimiler à celui-ci. Figure assez simple par comparaison
avec les autres toiles examinées.
56 Toutefois le signifiant mérite lui aussi une analyse, car il présente une fois de plus ce
qu’on pourrait appeler le « trou magrittien ». Les contours du bateau sont le lieu d’une
discontinuité et pourraient donc être considérés comme un trou à travers lequel on voit
la mer au-delà. Selon une telle lecture le bateau n’existerait que par son contour et
deviendrait un bateau-fantôme18.

7. Le Plagiat : le trou ou l’inversion synecdochique


57 Objectivement, cette peinture comporte deux zones seulement, correspondant à deux
plans, mais on verra que la première zone se dédouble.
58 La zone 1, que l’on peut qualifier de périphérique, fournit la représentation d’un vase
contenant un bouquet de fleurs. Le vase est posé sur une table, à côté d’un petit nid
d’oiseau contenant trois œufs. Le fond est constitué d’une lourde tenture dont les plis
verticaux sont clairement dessinés à gauche, mais qui devient tout à fait uniforme à
droite. Le contour du bouquet, très fouillé, se profile sur la tenture. Le dédoublement de
la zone 1 est rendu nécessaire par le fait que les transformations n’y ont pas été
appliquées de façon homogène : pour ce qui est du vase, de la tenture et du meuble, un
ensemble de couleurs a été fourni et un effet de relief a été produit, alors que, pour le
bouquet, seul le contour est donné (nous appellerons 1 b cette partie de la zone et 1 a le
75

reste). L’intérieur de ce contour apparaît comme un trou, au travers duquel on aperçoit la


zone 2 : une prairie avec quelques arbres en enfilade et un bois dans le lointain.

MAGRITTE, Le Plagiat, 1960.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

59 On a donc à nouveau deux lieux totalement différents, dont l’un semble apparaître à
travers une perforation du plan. Dans les deux zones, les effets de relief et de profondeur
sont très soignés, sauf pour le contour du bouquet qui, sur une tenture par ailleurs peu
différenciée, paraît plan. Le vase et le bouquet semblent très proches mais le verger paraît
lointain.
60 Thématiquement l’ensemble 1 et 2 peut être considéré comme isotope : un bouquet de
fleurs, des arbres en fleurs et un nid.
61 Cependant on constate aussitôt des relations plus problématiques. Quoique isotopes on ne
peut considérer ces deux zones comme représentant une même totalité. En vertu de notre
compétence encyclopédique, la zone 2, peinte selon les mêmes règles que la zone 1 a, ne
peut être considérée comme constituant sa continuation. Il est également impossible
d’admettre que les deux arbres du verger poussent dans le vase. Le nid par exemple, dans
la zone 1 a, est plutôt associé aux arbres de la zone 2 qu’au bouquet voisin en 1 b. Il y a
donc confusion, ou synthèse, entre l'extérieur et l’intérieur.
62 D’autre part, la forme du bouquet, qui englobe la vue du verger, a une courbe enveloppe
qui s’apparente à celle du premier arbre en fleurs : il y a rime plastique19, mais la
disposition place habilement, grâce à la perspective, le grand dans le petit, le pré fleuri à
l'intérieur du bouquet qu’on y a cueilli. L’englobant devient englobé, il y a inversion des
rapports de subordination20.
63 Plus intéressant encore, la psychologie de la Gestalt a bien mis en évidence que le contour
appartient à l’objet et non au fond. Or ici cette réaction perceptive est contrecarrée par le
fait que le contour de la zone 2 (pré fleuri) ne lui appartient pas mais est en réalité le
76

contour du bouquet. Le passage de l'avant-plan à l’arrière-plan est facilité par


l’atténuation des reliefs dans la zone 1 b, qui apparaît ainsi dans une fonction médiatrice.
64 Sur le plan sémiotique, nous retrouvons le jeu sur les conventions iconiques, utilisées
paradoxalement et dans le but de mener à la confusion perceptive de plusieurs couples
d’opposés : le proche et le lointain, l’extérieur et l’intérieur, la partie et le tout, la nature
et le produit fini...

8. La Clairvoyance, ou l’action représentée


65 On a beaucoup fantasmé sur la figure que constitue la « mise en abyme », dans laquelle on
a vu une procédure transposable d’une sémiotique à l’autre. On n’a toutefois pas toujours
pris garde que le mot renvoie à des procédés qui peuvent sensiblement varier selon les
cas. Dans les énoncés iconiques, la figure de la « mise en abyme » est le plus souvent
produite par la réduplication d’un même énoncé, un des énoncés produits se présentant
comme englobant, et l’autre comme englobé : c’est « l’effet Rabier ». Dans les énoncés
linguistiques, par contre, ce qui est réputé constituer une mise en abyme est
fréquemment obtenu par une mise en scène de l’énonciation elle-même (c’est le cas de
l’écrivain décrit en train d’écrire).
66 Dans La Clairvoyance (1956 - Illustration infra), Magritte opte pour cette seconde
technique. Cette toile met en scène un peintre regardant un œuf et peignant un oiseau21.
Nos compétences encyclopédiques – qui nous assurent que, dans la peinture dite
figurative, un peintre fixe son modèle dans l'instant – nous permettent de reformuler
l’énoncé de la manière suivante : « un peintre peint un œuf (référent), et le représente
sous les espèces d’un oiseau (signifiant) ». On a donc mis en scène deux choses distinctes,
bien qu’on les confonde fréquemment et qu’on soit particulièrement exposé à les
confondre ici : d’une part le mécanisme d’énonciation d’une icône – l’acte de peindre –, de
l’autre un rapport entre transformé et transformat, soit une transformation. Pourquoi ces
deux choses sont-elles différentes, et pourquoi est-on particulièrement exposé à les
confondre ? En rigueur de termes, la transformation se définit comme un modèle par quoi
l’on décrit la relation unissant stimulus et référent, et ne constitue pas un acte à
proprement parler. Mais elle peut être conçue – et c’est le cas ici – comme un processus
réel, puisqu’il est susceptible d’être représenté.
67 Cette mise en scène a deux conséquences sémiotiques.
68 Première conséquence. Partons du constat que ce qui est peint n’est pas, sur le plan
iconique, associable à son modèle – autrement dit, en termes plus rigoureusement
sémiotiques, que la co-typie du référent et du stimulus est très faible –22. On est fondé à
chercher un rapport autre qu'iconique entre « œuf » et « oiseau ». Et des compétences
encyclopédiques permettent bien de les associer par une relation de causalité, ou de
proximité. En les liant par une médiation d'un autre type, et en les posant comme
équivalents perceptivement – liés qu’ils sont par l’acte de peindre et donc, selon le
glissement souligné plus haut, par la transformation –, Magritte met en évidence que
transformer, c’est nécessairement modifier profondément. Il suggère donc que toute
transformation est une altération radicale. Ce qui est mis en cause, en définitive, c’est la
conception du signe iconique comme réduplication de la chose.
69 Deuxième conséquence. Étant un modèle, la relation de transformation est
nécessairement a-temporelle23. Or le facteur « temps » est mis en évidence par deux fois
77

dans le tableau. Premièrement ce dernier met en scène un processus, donc une durée :
l’acte de peindre. D’autre part, il présente de manière condensée une dyade dont nous
savons que ses membres sont associés par un rapport métonymique, un rapport temporel
sans fin.
70 Une fois de plus, le mythe de l'immédiateté du rapport sémiotique est dénoncé 24.

9. Convergences
71 Au terme de ces examens, de nombreuses convergences se manifestent, au point qu’il
serait sans doute fastidieux d’aligner davantage d’exemples.
72 Nous formulerons deux de ces convergences. Ces conclusions, qui correspondent à deux
lectures globales possibles de l’œuvre, pourront paraître contradictoires. D’un côté, on
verra dans l’œuvre une dénonciation virulente des conventions iconiques ; de l’autre, une
exaltation de la toute puissance des signes. Le paradoxe de l’œuvre magrittienne, souligné
d’emblée, est qu’elle ne nous oblige pas à choisir.

9.1. La médiation généralisée

73 On a noté à plus d’une reprise que Magritte travaillait par zones, zones toujours
homogènes intérieurement, mais qui, entre elles, présentent une hétérogénéité.
74 Cette hétérogénéité est double. Elle est souvent dans la lecture des référents, qui ne sont
pas isotopes (le rocher aérien, la tortue volante, la chemise à seins...). Mais elle réside
surtout dans le traitement iconique que Magritte leur réserve, et donc essentiellement
dans le travail sur les transformations.
75 Le « trou » est un cas particulier de ce travail par plages, mais ce n’est pas le seul. Dans ce
travail, le contact entre les plages revêt une importance toute particulière. Ce contact se
fait le plus souvent sous les espèces d’une simple juxtaposition, à l’effet brutal. Cet effet
de brutalité est par exemple obtenu lorsque le contour produit par la tangence des plages
n’est pas iconiquement motivé. A la grande rigueur, la continuité des plages peut être
assurée par un dispositif discret. C’est par exemple le rôle de telle zone sans relief, ou
celui du « trou » lorsqu’il a un contour iconiquement justifiable. Mais dans ce dernier cas,
il y a production d’une troisième entité (qui vient se juxtaposer aux entités visibles à
l'intérieur du trou et à celles qui sont identifiables en périphérie), et donc production
d’une nouvelle hétérogénéité.
76 Ces jeux d’hétérogénéité sont radicaux25 de sorte qu’une homogénéité de sens ne peut
être retrouvée qu’à un très haut degré de généralité.
77 On dira ainsi que la peinture magrittienne produit un puissant effet médiateur. La
conjonction des contraires qui y est systématiquement pratiquée a pour résultat de
mettre en scène l’abolition des oppositions structurantes convenues, et donc de jeter le
doute sur leur validité. El on notera qu’il s’agit d’oppositions parmi les plus
fondamentales dans nos cultures, qu’elles concernent des catégories perceptuelles 26 ou
des catégories conceptuelles.
78 Du côté des catégories perceptuelles, on a vu que Magritte subvertissait l'opposition du
plan et du volume, de l’horizontal et du vertical, du fond et de la forme, de l’intérieur et
78

de l’extérieur, du contenant et du contenu, du proche et du lointain, de l'avant et de


l’arrière, du représentant et du représenté...
79 Du côté des catégories conceptuelles, ce sont, on l’a vu, l’oiseau et l’œuf, l’oiseau et le ciel,
mais aussi des catégories très abstraites, comme Lavant et l’après, la nature et la culture...
80 En effet, par la multistabilité perceptive, un même segment d’image peut être perçu
comme appartenant alternativement aux deux pôles des oppositions.
81 Cette mise en doute systématique des oppositions, par sa radicalité, produit une famille
cohérente d'éthos diversifiés, de surprise ou de révélation. Certaines techniques
convoquent un éthos précis de cette famille (par exemple, la technique du trou suscite un
signifié d’effraction ou d’indiscrétion). Là est sans doute la source du caractère réputé
poétique de l’œuvre27.

9.2. Attention : icône

82 Poétique en effet sur ce plan, et même proprement surréaliste, si l’on tient à prendre
parti dans ce débat d'appartenance28.
83 Mais bien plus caractéristique encore nous apparaît la constante suivante. Là où un
peintre le plus souvent s’ingénie à taire triompher l’illusion référentielle, à gommer ou à
dissimuler ses artifices, Magritte se plaît au contraire, non sans défi ou même hargne, à
les afficher et à en dénoncer la fausseté.
84 Toutes les figures relevées convergent en effet vers un même éthos nucléaire : la mise en
évidence du paradoxe de l’icône. Le spectateur est fréquemment amené à se poser une
question que suscite toute manifestation iconique : est-il devant une transfiguration
présentant les choses familières sous un angle nouveau ? ou devant une « réalité »
nouvelle ? Il peut parfois hésiter entre l'hypothèse référentielle et l'hypothèse rhétorique
– est-ce une rose vue de très près ? Ou une rose gigantesque ? –29, ou encore hésiter entre
deux hypothèses iconiques, dont l’une implique une hétérogénéité des transformations :
une feuille proche, vue en gros plan au dessus d’une forêt lointaine, ou l’application de
deux transformations géométriques distinctes30 ?
85 La technique de Magritte, en matière de transformation mais aussi en matière de création
d’objets, est de laisser le problème indécidable : objet fantasmé – hypothèse référentielle
–, ou jeu de peinture, c’est-à-dire travail sur l'espace énonçant ?31 Reflet du ciel dans une
vitre, ou coexistence de deux plans distincts, arbitrairement segmentés ?32 Toutes les
techniques, on l’aura remarqué, convergent ainsi vers l’idée d’oscillation. Déséquilibre
permanent ou, mieux, multistabilité33.
86 Ainsi, avait l’heure, Magritte donnait une leçon très dure à la prétendue civilisation de
l’image, image à quoi on a donné – gratuitement – un pouvoir exorbitant, en faisant
passer son artifice pour la nature même. Les images ne sont-elles pas réputées ne point
mentir ? En se servait de l'icône, Magritte prouve, non leur mensonge (de ce point de vue,
elles sont indifférentes, à moins de considérer que tout signe, pace que signe, est
nécessairement mensonger), mais leur contingence. De matière prophétique, le peintre a
ainsi dénoncé par avance l'imposture des publicitaires qui allaient abondamment se
servir de lui, et, par-delà, l’imposture de toute la civilisation de l’image et de sa prétendue
transparence : attention, image !
79

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie
ATTNEAVE, F.,
1971, « Multistability in perception », Scientific American, 225, pp. 63-71.

KLINKENBERG, J.-M.,
1993, « Métaphores de la métaphore : sur l’application du concept de figure à la communication
visuelle », Verbum, no 1-2-3, pp. 265- 293.
1996, Précis de sémiotique générale, Louvain-la-Neuve, De Boeck.

GROUPE μ,
1990, Rhétorique de la poésie, Pais, Le Seuil.
1992, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l'image, Paris, Seuil.
1998, L’effet de temporalité dans les images fixes, Texte, n o 21-22, pp. 41-69.

MEURIS, J.,
1990, René Magritte, Cologne, Taschen.

OLLINGER-ZINQUE, G. et LEEN, F. (sous la direction de),


1998, René Magritte, Catalogue du Centenaire, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique,
Gand, Ludion. Paris, Flammarion.

PIERRE, J.,
1984, Magritte, Paris, France Loisirs.

NOTES
1. Pour permettre au lecteur de retrouver facilement les œuvres commentées, lorsqu’elles ne
sont pas reproduites dans ce volume, on fera référence à deux ouvrages de diffusion courante et
au catalogue de la rétrospective Magritte qui a eu lieu aux Musées royaux des Beaux-Arts de
Belgique : J. MEURIS, René Magritte, Cologne, Taschen, 1990 ; J. PIERRE, Magritte, Paris, France
Loisirs, 1984 ; G. OLLINGER-ZINQUE et F. LEEN (sous la direction de), René Magritte, Catalogue du
Centenaire, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Gand, Ludion, Paris,
Flammarion, 1998 (ci-après : J.M., J.P. et G.O.).
2. GROUPE μ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, 1992 (ci-après : T.S.V.).
Ces concepts sont ceux de forme, de contour, de détermination (et de déterminants intrinsèques
et extrinsèques), d’entité (et de sous-entité, de sur-entité), de type (et de co-typie), de texture,
d’isotopie (et d’allotopie), de multistabilité, de redondance, de médiation, de signifiant, de
référent, de stimulus, et surtout de transformation. Pour la notion de stimulus, voir J-M.
KLINKENBERG, Précis de sémiotique générale, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 1996.
3. La transformation est l’opération qui modélise la relation entre le référent et le stimulus.
4. Bien sûr, l’usage privilégié de la transformation homogène est diachroniquement explicable :
la production iconique peut en effet être historiquement décrite comme un dérivé de la
80

perception par l’œil. Or les stimuli sont homogénéisés par la rétine. Les sémiotiques de l’iconisme
ont tenté principalement de reproduire cette propriété.
5. Ce qui est dit de l’espace peut d’ailleurs l’être aussi du temps : comme on le rappellera plus
loin, la transformation étant un modèle (note 3), elle est atemporelle. Mais, selon une conception
assez naïve dont Magritte se gausse (cfr paragraphe 8), elle peut être conçue comme un processus
physique. Dans ce cas, elle est réputée avoir été produite en un laps de temps assez bref pour
qu’on le néglige. Mais bien sûr certaines techniques sophistiquées permettent d’introduire la
temporalité dans l’image fixe (voir à ce sujet GROUPE μ, L’effet de temporalité dans les images
fixes. Texte, 1998).
6. Cfr T.S.V., passim.
7. Bien évidemment, chacun de ces énoncés est susceptible d’illustrer à lui seul un certain
nombre de ces techniques, mais nous n'en mettrons chaque fois qu’une seule en évidence. Nous
ne prétendrons donc pas mener l'analyse exhaustive de l’œuvre. Un tel propos ne concerne pas la
sémiotique, laquelle n’a que trop pâti d’être une critique d’art revêtue d’un vocabulaire
intimidant (cette position explique pourquoi nous ne recourrons pas aux propos tenus par
Magritte sur son œuvre). Nous ne prétendrons pas davantage, bien sûr, réduire l’œuvre
particulière à un seul point de théorie.
8. On verra plus loin pourquoi on peut parier sur la cohérence de l'unité « groupe équestre ».
9. Cette affirmation présuppose que nous disposons de principes de segmentation. La description
de ceux-ci sort de notre propos du moment.
10. Il ne faudrait pas — surtout pas ici — négliger le titre, qui encore une fois nous met sur une
piste immédiatement pertinente : l'œil comme miroir. Il s’agit même d’un cliché. On peut
d’ailleurs se demander s’il n y a pas ici diverses allusions à des lieux communs du type « l’œil,
miroir de l’âme », « l’œil, miroir du inonde », ou à cette théorie fumeuse qui a eu cours au siècle
dernier et dont Jules Verne s’est inspiré pour un roman. Selon cette théorie, qui pousse jusqu’à
l’absurde la conception de l’œil comme chambre obscure photographique, la rétine s’imprègne
physiquement et durablement du spectacle fixé, en particulier de celui perçu au moment de
mourir. D’où l’usage policier qui peut être fait de cette propriété, pour découvrir un meurtrier
grâce à la « lecture » de l’œil de sa victime...
11. Il s’agit d’une peinture, mais une réalisation sous forme de collage aurait encore accentué ces
anomalies.
12. Cfr la multistabilité de F. ATTNEAVE. « Multistability in perception ». Scientific American, 225,
1971, pp. 63-71.
13. Dans le célèbre Repas de noces de Bruegel, il y a un pied en trop. Ici. il en manque un. Laissons
aux exégètes le soin de gloser sur le déséquilibre que cette ablation peut provoquer...
14. Sur la notion de texture, cfr T. S. V, 197-208.
15. On notera qu’en sus, cette œuvre présente une incompatibilité de points de vue : la vision de
la table suppose un foyer de vision surélevé (on en voit le dessus), mais la vision du mur suppose
un foyer situé plus bas (on voit le plafond des niches).
16. Une nouvelle fois le titre intervient de façon nette : lui aussi réalise dans son syntagme la
conjonction du ciel et des lutteurs.
17. Comme dans Le faux Miroir, entre l’œil regardant et le ciel regardé.
18. Le titre se prête encore à une récupération dans le système signifié de l’œuvre. Le navire doit
amadouer la mer, et donc la séduire : quel meilleur moyen pour ce faire que de s’assimiler à elle ?
Par ailleurs Le Séducteur, avec une majuscule, est un parfait nom de bateau (cf. La Fringante.
L'Intrépide, etc.). Mais surtout le titre insiste sur la fausseté, la duplicité du séducteur, qui n’hésite
pas à emprunter une apparence trompeuse pour se faire accepter. Chez Magritte c’est bien
entendu l’image elle-même qui est ainsi mise en accusation.
81

19. Sur ce concept, voir T.S.V. Sémantiquement on peut accueillir cette image comme
l’illustration de cette idée que placer un bouquet dans un intérieur, c’est, par synecdoque, y faire
entrer toute la nature.
20. Le titre, pour sa part, suggère que le bouquet plagie la nature, et lance l’interprétation sur le
terrain de la mimésis, et plus précisément de l’imitation illégale. Comme on est en train de le
voir, le thème de la fausseté des images est récurrent chez Magritte (cf. Le faux Miroir, Le
Séducteur, etc.).
21. Savoir que ce peintre représenté est Magritte lui-même ajoute certes du sens à la lecture de
l’énoncé, mais n’est pas indispensable. On connaît une photographie où Magritte est représenté
peignant ce tableau, dans la position qu’a le peintre sur la toile (Autoportrait double, 1936 ; J.M.,
p. 74) ; il s’agit ici du premier type de mise en abyme.
22. On se trouve ici dans un cas comparable à ces nombreux tableaux où un énoncé linguistique
voisine avec un énoncé iconique, dans un rapport indexical (exemple La Clé des Songes, 1930, avec
les paires « œuf » et l’acacia, « soulier de femme » et la lune, « chapeau melon » et la neige, etc).
Sans l’énoncé linguistique, qui grâce à une relation indexicale force en quelque sorte
l’équivalence sémiotique, la co-typie serait trop faible. Ici. l’énoncé linguistique est remplacé par
la mise en scène de l’acte de peindre, autre relation indexicale.
23. Sur les techniques de signification du temps dans les images fixes, voir GROUPE μ, L’effet de
temporalité dans les images fixes, Texte, 1998.
24. Ceci éclaire le sens d’autres tableaux où l’acte de peindre-la première technique – est absent,
mais où la seconde procédure – manifestation d’une paire d’éléments conçus comme en rapport
séquentiel – joue le même rôle que dans La clairvoyance. C’est le cas dans Les affinités électives
(1933 ; J.M., p. 113), qui montre un œuf dans une cage. Il s’agit là d’un trope in absentia, dont le
mécanisme de base est celui de La rencontre de deux sourires de Max Ernst (cfr J-M. KLINKENBERG,
« Métaphores de la métaphore : sur l’application du concept de figure à la communication
visuelle », Verbum, n o 1-2-3, 1993, pp. 265-293) : la cage joue le rôle de surentité, et constitue un
contexte englobant qui, grâce à des déterminants extrinsèques, induit le degré conçu « oiseau »,
tandis que l’énoncé impose le degré perçu « œuf ».
25. On peut estimer que leur radicalité est accentuée par le contraste que l’hétérogénéité produit
avec l’académisme de la facture. Académisme qui, joint au caractère systématique de l’expérience
et à la force archétypique des référents, contribue peut-être à expliquer la facilité avec laquelle la
peinture de Magritte a pu être récupérée, tant par la publicité que par le grand public.
26. La contribution de Magritte est ainsi d’avoir créé une médiation nouvelle, qui n’est ni
synthétique (« complexe » dans la terminologie de Greimas) ni neutre : une médiation
perceptive.
27. Voir GROUPE μ. Rhétorique de la poésie, Paris, Le Seuil, 1990.
28. Cette question ne concerne bien sûr pas le sémioticien, lequel n’a que faire des catégories
historiques, si ce n’est pour mettre leur contingence en évidence. Mais s’il faut y répondre, et que
« surréaliste » renvoie à la croyance en une réalité cachée, qui ne peut être atteinte qu’à travers
l’onirisme ou la pulsion, alors il faut le dire nettement : Magritte n’est pas surréaliste. À moins
qu’il ne faille ré-inscrire Magritte dans le surréalisme à la belge : jouant de la raison (sans doute
pour mieux la retourner contre elle-même) et impertinent. Surréaliste est sans doute la pratique
constante de la coincidentia oppositorum, que l’on a constamment observée dans cette peinture
puissamment médiatrice : par son accumulation de paradoxes, Magritte met en scène un grand
nombre de couples d’opposés, et propose une solution originale à l’affirmation de leur perception
non contradictoire. Mais cette pratique se fonde sur une réflexion à propos des signes, qui est
bien éloignée de tout onirisme, et qui, si ces rapprochements historiques avaient un sens, ferait
plutôt de Magritte un ancêtre des arts conceptuels.
29. Dans Le Tombeau des Lutteurs, 1960, J.M., p. 98 ; voir aussi La Chambre d'écoute, 1958, J.M., p. 99
(une pomme gigantesque ou une pomme vue de près ?).
82

30. Dans Le Chœur des Sphinges (1963 et 1964 ; J.M.. p. 143).


31. L'Explication (J.P., p. 98).
32. Exemple : La Lunette d'approche, 1963 (J.P., p. 76).
33. Pour une bonne part, l’œuvre de Magritte se décrit très adéquatement avec l’aide des outils
de la psychologie de la forme.

AUTEURS
FRANCIS EDELINE

GROUPE μ, Université de Liège

JEAN-MARIE KLINKENBERG

GROUPE μ, Université de Liège


83

Esthétique de la prédication et de la
discursivation chez Magritte
José María Nadal

1. Introduction
1 Nous parlerons dans ce texte de celui qui montre les choses dans les tableaux de Magntte,
et de celui à qui est attribué le fait que les choses sont telles qu’elles sont dans ces
tableaux.
2 Nous avons voulu éviter d’emblée certaines approches qui nous semblent peu
intéressantes. L’une d’elles serait de prendre Magritte comme corpus privilégié pour
illustrer quelques mécanismes sémantiques du surréalisme ; une autre, de s’en servir
comme répertoire pour décrire sémiotiquement quelques figures de rhétorique ; une
autre encore serait d’admettre directement, sans évaluation, en les sémiolisant, les
propos et écrits de Magritte lui-même sur son oeuvre. Nous avons surtout voulu éviter de
systématiser son oeuvre à l’aide de « méthodes » inductives.
3 Nous espérons que notre travail contribuera à accroître la connaissance non seulement de
l’oeuvre de Magritte, mais aussi du discours pictural et visuel en général.
4 Tout d’abord, à travers deux exemples visuels assez banals, nous verrons :
• ce qui est le prédiqué – le contenu du tableau – ;
• qui est l’appréciateur – l’instance discursive à laquelle est attribuée la responsabilité du
contenu prédiqué dans le tableau – ;
• qui est le discursiveur – l’instance discursive qui montre ce qui est prédiqué dans le tableau
–.
5 Ensuite, nous proposerons une typologie d’énoncés narratologiques, peu habituels en
peinture, mais souvent présents chez Magritte, et nous analyserons quelques tableaux à
l’aide des paramètres que nous aurons présentés.
84

2. Elaboration des concepts théoriques


2.1. Prédication, appréciation et perspectivation

6 Considérons, pour commencer, quelques tableaux très obscurs « de sacristie ». On y voit


souvent un saint en extase, entouré de paysans. Ceux-ci se rendent compte que le saint a
une vision. Il y a fréquemment, dans ces tableaux, une sorte de nuage, vu seulement par le
saint, peint dans une lumière différente, dans lequel apparaît souvent la Vierge Marie.
7 La perspective selon laquelle le saint et ses compagnons sont montrés est courante,
commune. Le nuage avec la Vierge Marie est montré selon la même perspective, sans
altérer la position actorielle, spatiale ou temporelle dans laquelle est construit le reste de
la représentation iconique. Ce tableau présente donc le saint, les fidèles et la Vierge à
partir de la même position référentielle, à partir de la même origine discursive de la
perspective.
8 Que raconte ce tableau ? Il nous montre que, quelque part près d’un ermitage, il y a
quelques personnes, habillés d’une telle manière, et, parmi elles, le saint en extase, qui
« voit » la Vierge Marie et sa cour céleste.
9 Nous pouvons distinguer dans ce tableau trois paramètres que nous développerons :
a. une prédication narrative, figurative et thématique ; une prédication comprise ici, pour
simplifier, comme ce qui est prédiqué ;
b. un sujet discursif narratologique auquel l’énoncé attribue le contenu de la prédication ; ce
sujet, responsable du contenu prédiqué, nous l’appellerons l’appréciateur ;
c. un sujet discursif narratologique auquel l’énoncé attribue la discursivation visuelle de la
prédication : le discursiveur étant un « narrateur visuel », nous l’appellerons le
perspectiveur.

10 La prédication est l’ensemble de l’action sémiotique réalisée dans l’énoncé par un


énonciateur implicite. La prédication comprend aussi, parmi d’autres choses, l’attribution
par le discours pictural d'un ou plusieurs de ses énoncés narratifs – déjà thémalisés et
figurativisés –, à une instance du discours. Cette attribution implique que le contenu d'un
acte particulier de constatation, rêve, souvenir, imagination, crainte, hallucination, etc., a
comme sujet cognitif ou pathémique telle instance du discours, justement cette instance
narratologique que nous appelons appréciateur. L’appréciation est donc une action
narratologique de l’appréciateur. Ce qui est prédiqué par le discours, c’est le contenu de
la constatation, du rêve, du souvenir, de l’imagination, etc. du sujet appréciateur.
11 La prédication picturale n’est pas tout à tait « égale » à la prédication linguistique. L’image a
ses procédures particulières pour taire savoir qui est l’appréciateur, et aussi pour faire
savoir quel est le type d'acte – constatation, affirmation, vision, souvenir – que l'
appréciation constitue.
12 Dans notre exemple, ce qui est prédiqué (a), le contenu de l’appréciation, est ce que le
tableau montre. Ce contenu est, en quelque sorte, double. D’un côté (a1), près d’un
ermitage, plusieurs personnes regardent un saint, qui se trouve en extase. D’un autre côté
(a2), la Vierge Marie apparaît.
13 Le sujet discursif narratologique auquel le tableau assigne la première prédication (a1),
c’est-à-dire, l’appréciateur de (a1), est différent de l’appréciateur de (a2). Selon le premier
appréciateur (b1), près d’un ermitage, plusieurs personnes observent un saint, qui se
85

trouve en extase (a1). Selon le second appréciateur (b2), la Vierge Marie apparaît (a2).
Alors, conformément à notre tableau imaginé, qui est l’appréciateur (b1) ? Nous
répondrons provisoirement qu’il s’agit d’un type de sujet narratologique, présent
elliptiquement dans la plus grande partie des tableaux (b1). Nous y reviendrons dans un
instant. Et qui est, dans noue tableau imaginé, l’appréciateur (b2) ? C’est le saint (b2).
14 La discursivation est l'acte par lequel une instance discursive explicitable construit son
discours. Il ne s’agit pas de l’énonciateur implicite. Dans un énoncé linguistique écrit,
1=instance discursivatrice est le narrateur. Dans un énoncé visuel, l'instance
discursivatrice est le perspectiveur. La perspectivation est l’action narratologique du
perspectiveur.
15 Le sujet narratologique que nous avons dénommé perspectiveur est unique pour tout le
tableau, parce qu’il n’existe qu’une seule perspective visuelle, comme nous l’avons dit.
Qui est ici ce sujet narratologique ? Ce n’est pas le saint : ce que nous voyons ne s’élabore
pas visuellement à partir de la perspective visuelle du saint. Ce n’est pas non plus la
Vierge, pour la même raison : ce que nous voyons n’est pas montré à partir de la
perspective visuelle de la Vierge. Ce ne sont pas non plus les paysans qui entourent le
saint, car ce ne sont pas eux qui montrent la scène, mais au contraire, comme le saint et la
Vierge, ils sont des sujets montrés par ladite perspective. Le perspectiveur de l’énoncé est
un sujet discursif – voire, nous insistons, un sujet du discours –, un sujet de type
narratologique, qui reste ici – dans notre cas – elliptique et qui se situe à l’origine de la
perspective visuelle – la perspectiva artificialis – C’est un sujet narratologique, mais pas
nécessairement un sujet anthropomorphe. C’est lui le constructeur de la perspective
visuelle qui montre les figures de l’énoncé, en accord avec l’énoncé.
16 Revenons à l’appréciateur (b1) de la première partie de ce qui est prédiqué – c’est-à-dire,
de la scène près de l’ermitage, avec le saint et ses fidèles (a1) –. Nous avons dit,
provisoirement, qu’il s’agit d’un type d’instance narratologique présente elliptiquement
dans la plus grande partie des tableaux. Le rôle d’appréciateur (b1) est ici tenu par le
même actant narratologique que celui qui joue le rôle de perspectiveur elliptique de tout
le tableau. Il y a donc, dans le tableau, un actant narratologique elliptique auquel nous
attribuons à la fois la responsabilité (b1) d’assumer le contenu de la première partie de ce
qui est prédiqué – la scène près de l’ermitage (a1) — et la responsabilité de discursiver
visuellement tout l’énoncé, c’est-à-dire, d’être à la fois un appréciateur (partiel) et un
perspectiveur (total).

2.2. Vers une typologie narratologique

17 A partir de ce que nous avons vu, nous pouvons distinguer deux phénomènes complexes
dans l’exemple du tableau de la sacristie : celui qui se produit par le lait qu’une partie du
tableau – la scène de l’ermitage – possède un sujet appréciateur et un sujet perspectiveur
qui sont investis par le même actant narratologique, un actant de présence elliptique, qui
appartient à un type très commun dans les énoncés visuels. D’après ce tableau, c’est le
même actant qui « apprécie » la scène de l’ermitage et la « perspective », car c’est bien lui
qui nous montre ce que nous sommes en train de voir. Dans cette partie de l’énoncé,
l’appréciateur et le perspectiveur coïncident, donc, dans le même actant narratologique.
18 Un autre phénomène narratologique complexe, distinct du précédent, et qui se produit
aussi dans le tableau de la sacristie, est dû au fait que, dans une partie différente de
l’énoncé – du tableau –, l'appréciateur et le perspectiveur ne coïncident pas dans le même
86

actant narratologique. Le perspectiveur elliptique et anonyme nous montre la scène


céleste – celle du nuage –, mais son appréciateur est bien le saint. Dans le tableau, selon le
saint, la Vierge lui apparaît, et cependant, cela nous est montré à partir de la perspective
visuelle du sujet elliptique et anonyme.
19 Nous pouvons dénommer le premier phénomène, c’est-à-dire celui où il y a convergence
des fonctions d’appréciation et de perspectivation, discours non indirect (DNI) ; et le
second phénomène, celui où il n’y pas convergence de ces fonctions dans le même actant
narratologique, discours indirect (DI).
20 Dans notre tableau, un énoncé narratologique adopte la figure du DNI et l’autre, du DI.
Nous pouvons dire que l’énoncé narratologique DI du tableau n’est pas libre (n’est pas
DIL), dans le sens où le DNI contigu avertit visuellement de la parution annexe du DI, donc
non libre (DINL)1 : cette peinture montre le saint en extase, et lie son état avec la zone du
nuage, différenciée, par la lumière, du reste du tableau.
21 Très succinctement, pensons à un autre tableau « de sacristie ». Le saint prie, agenouillé
sous une image représentant le Christ sur la Croix – un tableau dans le tableau –. Dans cet
exemple, il y a, à nouveau, deux prédications distinctes. Le saint prie à genoux devant un
tableau du Christ – la première – ; et Jésus est cloué, nu et agonisant sur la Croix – la
seconde –. Chaque prédication a ici son propre appréciateur, l’un et l’autre anonymes et
elliptiques, mais différents l’un de l’autre. Le perspectiveur premier construit
visuellement, à partir de sa position, toute la scène : le saint priant devant un tableau.
Chaque appréciation a aussi son propre appréciateur. Celui de la première prédication
coïncide dans le même actant avec le sujet qui perspective cette partie de l’énoncé. Il y a
là, en conséquence, DNI. Le perspectiveur de la seconde prédication coïncide dans le
même actant narratologique avec le sujet qui perspective cette autre partie de l’énoncé. Il
y a là aussi, donc, DNI. Nous avons ainsi un DNI 1 et un DNI 2.
22 Dans cet exemple, DNI 2 est narratologiquement subordonné à DNI 1 parce que le
perspectiveur du tableau de Jésus-Christ perspective le Christ déjà à l’intérieur du
discours – ou de la perspective – du premier perspectiveur. Le tableau de Jésus-Christ -
qui est un tableau représenté à l’intérieur d’un « vrai » tableau-est un énoncé
narratologique inclus à l’intérieur d’un autre énoncé narratologique. Le premier énoncé
narratologique est discours non direct (DND), pouvons-nous dire. Le second, est, dans ce
cas, discours direct (DD).
23 Retournons au premier tableau de la sacristie, à celui du saint avec ses fidèles et sa vision.
Le premier énoncé narratologique, celui qui exposait la prédication concernant le saint à
l’ermitage avec ses fidèles, nous pouvons l'analyser comme DND et, selon un autre critère,
à la fois, comme DNI. Nous avons là, donc, un DND-DNI. Le second énoncé narratologique,
celui qui concerne le contenu du nuage, est aussi un DND-DNI.
24 Maintenant, reprenons le second tableau. L’énoncé narratologique du saint priant à
genoux sous le tableau du Christ, est DND-DNI. L’énoncé narratologique du tableau du
Christ s’analyse, à la lumière de ce que nous avons vu jusqu’ici, comme DD-DNI.
25 Nous voyons, conformément à ces analyses, que le discours indirect ne s’oppose pas au
direct, comme on le dit généralement. En réalité, l’indirect s’oppose au non indirect, dans
une catégorie C définie par la concomitance ou non dans un seul actant narratologique du
perspectiveur et de l’appréciateur – ; et le direct s’oppose au non direct, dans une autre
catégorie – définie par la divergence et subordination narratologique ou non entre le
perspectiveur de l’énoncé et un autre perspectiveur d’un énoncé recteur –. Ces deux
87

catégories touchent à la fois chaque énoncé narratologique d’un texte, et c’est pour cela
que ce n’est pas contradictoire, qu'un énoncé narratologique puisse être, à la fois, DD et
DI.
26 D’après ce que nous avons vu, si nous voulons aborder la subjectivité discursive d’origine
narratologique, nous nous rendons compte qu’il y a quatre structures élémentaires qui la
fondent :
• La subjectivité qui dérive du type DND-DNI, c’est-à-dire celle qui naît de la convergence de
l’appréciateur et du perspectiveur non subalterne.
• Celle qui est due au type DND-DI, c’est-à-dire celle qui est basée sur la divergence actantielle
entre l’appréciateur et le perspectiveur non subalterne.
• Celle qui provient du type DD-DNI, c’est-à-dire de la divergence actantielle entre un
perspectiveur 1er et un perspectiveur 2 ème, narratologiquement subalterne, et de la
convergence actantielle entre ce dernier et son appréciateur.
• Celle qui résulte du type DD-DI ; elle ne consiste pas seulement en un mélange de (2) et de
(3) ; c’est une subjectivité en rupture continue : déconnexion actantielle narratologique
entre les deux perspectiveurs, et entre le perspectiveur second et l’appréciateur
correspondant – on se souvient que la prédication dans ce cas-ci est ce que le perspectiveur
second montre – 2.

3. La subjectivité narratologique chez Magritte


27 Chez Magritte, appréciation et perspectivation sont originales. Il combine de façon
complexe les quatre structures narratologiques que nous avons distinguées. Il les
intensifie en augmentant leur densité et surtout il exagère la divergence entre les
appréciations et les perspectivations. C’est ainsi qu’il fait réagir l’énonciataire implicite
de ses tableaux.

3.1. La doxa contredite

28 Dans Les Amants (1928), un homme et une femme s’embrassent, le visage caché par un
tissu. L’énonciataire implicite pense qu’ils s’aiment sans se voir, sans se connaître.
Eventuellement, on pourrait croire aussi qu’ils n’ont pas besoin de se voir pour s’aimer,
puisqu’ils se connaissent déjà ; ou qu’il n’est pas important de se connaître pour s’aimer.
Pour l’analyse narratologique, ces trois hypothèses, parmi d’autres, sont plausibles.
29 L’énonciataire implicite, qui a une certaine connaissance de l’ensemble de l’oeuvre de
Magritte, reconnaît également la figure récurrente de la tête recouverte par un tissu3.
Quelques critiques ont mis en rapport cette figure avec la biographie du peintre, et
concrètement avec la mort de sa mère qui s’est suicidée en se jetant dans la Sambre où on
l'a retrouvée morte, la tête couverte de sa chemise de nuit, alors que Magritte avait à
peine 14 ans. Cette figure emblématique est, dans l’oeuvre de Magritte, un véritable
« symbole iconique »4.
30 Pour notre étude des Amants, nous choisirons la première hypothèse de lecture
envisagée : nous admettrons que les amants s’aiment sans se voir, sans se connaître, et
sans savoir qu’ils ne se voient pas et ne se connaissent pas.
88

MAGRITTE, Les Amants, 1928.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

31 Le perspectiveur construit l’énoncé avec le maximum de « normalité narratologique ».


C’est un perspectiveur totalement « ordinaire ». L’appréciateur, à son tour, répond d’un
contenu prédiqué qui serait « normal », si ce n’était les étoffes qui couvrent les têtes du
couple. La prédication montrée ne paraît pas correspondre à ce que les amants éprouvent
eux-mêmes – de là le caractère essentiellement illogique du tableau : s’ils savaient qu’ils
sont couverts d’« étoffes », s’ils voyaient qu’ils ne se voient pas l’un l’autre, ils ne
s’aimeraient pas –, mais à ce qu’en sait l’actant qui exerce aussi le rôle de perspectiveur. Il
s’avère ainsi que nous sommes devant un DND-DNI. Ils s’aiment sans se voir, sans se
connaître, d’après le même actant qui joue aussi le perspectiveur elliptique et anonyme.
32 Cet actant perspectiveur et appréciateur, elliptique et anonyme, est ici, en même temps,
intersémiotiquement apparenté avec l’énonciateur effectif, le peintre, de la même façon
que, dans certains romans, la figure du narrateur se tient en marge de la représentation
fictive et paraît correspondre intersémiotiquement de façon vraie avec la figure de
l’auteur réel.
33 Ce qui est prédiqué explicitement s’oppose à une prédication elliptique, mais très
présente dans cet énoncé. Cette prédication, elliptique mais active, est soutenue par
l’opinion commune à laquelle participent aussi – comme appréciateurs – les amants.
D’après eux et, en tout cas, d’après la doxa, ils se voient, bien sûr, ils se connaissent quand
ils s’aiment ; rien ne couvre leurs têtes, rien ne les empêche de se connaître. Cette
appréciation sous-entendue fait partie d’un discours indirect tacite – virtuellement
construit en principe par le même perspectiveur que celui qui montre la prédication
explicite –, un DND-DI, tacite, donc, mais contredit par le discours immédiat, non indirect,
manifesté par l’image.
89

34 Le tableau soulève la question de savoir s’il contient de l’ironie. La figure de l’ironie la


plus fréquente dans le discours verbal consiste dans le fait qu’une partie de l’énoncé
présente explicitement une prédication qu’une autre partie du même énoncé, peut-être
elliptique, présente de manière opposée. D’habitude, dans l’ironie verbale, ce qui est
prédiqué explicitement ne coïncide pas avec l’opinion de l’énonciateur implicite, qui s’en
distancie, bien qu’il l’intègre dans son discours pour obtenir l’effet visé ; normalement,
dans l’ironie, l’opinion de l’énonciateur implicite s’accorde avec celle de l’appréciateur
contradictoire. La première prédication et son appréciateur deviennent ironisés par la
prédication ironisante. Bien sûr, il y a différents degrés et différents tons, selon le type de
l’ironie. Le contraste d’appréciations de l’ironie, contraste qui est un oxymoron ou une
antithèse latents, peut être souligné par le ton ou par des guillemets dans l’opinion
ironisée. Presque toujours, la prédication ironisée est discursivisée explicitement, tandis
que l’ironisante peut se montrer ou s’élider, et rester sous-entendue. Dans le verbal, le
discours ironisé, est donc émis par un narrateur premier, et est habituellement un DND-
DI. Le narrateur le profère sans assumer la prédication narrative, figurative et thématique
qu’il contient. Au contraire, le discours ironisant est habituellement DND-DNI.
35 Mais Les amants n’est pas ironique. Observons que l’ironie classique dans un discours
purement visuel – sans mots – et composé d’un tableau seul – sans vignettes comme les
bandes dessinées –, comme c’est le cas des Amants, supposerait que l’énonciataire
implicite comprenne le contraire de ce qui est montré, qu’il saisisse l’antiphrase.
Comment peut se produire une telle distanciation dans la peinture ? Une des voies
possibles aurait été de multiplier les énoncés narratologiques – chose très peu fréquente,
presque impossible dans la peinture classique – en faisant de l’un l’ironisé, et de l’autre ou
des autres, les ironisants.
36 Les Amants fonctionne à l’inverse d’une ironie conventionnelle : le tableau explicite la
prédication que le sujet qui joue le perspectiveur assume en tant qu’appréciateur, et en
accord avec l’énonciateur implicite : « les amants ne se connaissent pas ». Les Amants
manifeste donc un DND-DNI ; c’est la prédication narrative, thématique et figurative
négatrice. Et ce tableau élide – rend elliptique – la prédication opposée, l’opinion
commune – « les amants se connaissent » –, celle dont l’actant qui joue l’appréciateur et
le perspectiveur est distancié ; c’est la prédication niée.
37 Ici, dans Les Amants, il n’y a donc pas d’ironie conventionnelle. La procédure est claire : le
discours montre ouvertement ce qu’il croit ; alors qu’il nie franchement la doxa en
montrant les étoffes. La prédication – ce qui est prédiqué – est hétérodoxe. L’appréciateur
du visuel dans Les Amants est un avant-gardiste, un révolutionnaire, un révélateur qui
dérange5.
38 Nous pouvons résumer comme suit la syllepse elliptique des appréciateurs confrontés :
90

3.2. Syllepse d’appréciateurs et de perspectiveurs

39 Dans Le Dormeur téméraire (1927), on trouve un procédé habituel au cinéma. Le rêve y est
raconté comme dans de nombreux films.

MAGRITTE, Le Dormeur téméraire, 1927.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

40 Dans un plan antérieur – ou dans un qui suit – nous voyons le personnage qui, par
exemple, dort. Dans le plan suivant – ou dans le précédent –, nous voyons les choses qu’il
rêve. Dans le plan initial ou final, qui décrit la « vraie » situation – quelqu’un dort C, et qui
avertit le spectateur que ce qui suit ou précède est le contenu du rêve, le perspectiveur
est habituellement anonyme, sans identité anthropomorphique ; c’est habituellement un
sujet narratologique sans aucune existence comme sujet narrativo-thématico-figuratif :
pour l’histoire qu’on raconte, le perspectiveur n’existe pas ; c’est comme si l'histoire se
racontait elle-même – comme Benveniste l'a dit en parlant d’un des types possibles de
récit –. Généralement, dans ces plans, l’appréciateur est aussi un sujet narratologique
anonyme et elliptique. Il n’existe pas dans l’histoire. Appréciateur et perspectiveur
coïncident habituellement dans le même actant. Ils constituent deux rôles du même sujet
narratologique. Ces plans descriptifs et d’avertissement sont donc, par conséquent, des
DND-DNI.
41 Dans le plan du rêve, où apparaît le plus souvent le personnage qui rêve, celui-ci ne joue
pas d’ordinaire le rôle de perspectiveur. Le perspectiveur est un sujet anonyme,
impossible, elliptique. Cependant, en général, l’appréciateur du rêve est le sujet qui rêve.
Les choses se passent ainsi, d’après lui. Étant donné la séparation, dans ces plans, entre le
perspectiveur et l’appréciateur, leur forme narratologique est celle du DND-DI : discours
indirect visuel, en définitive.
91

42 Dans Le Dormeur téméraire, on rencontre la même procédure, non pas syntagmatisée


temporellement, comme dans le cinéma – plan précédent, plan suivant –, mais
spatialement – plan supérieur, plan inférieur –, En haut, nous avons l’énoncé ordinaire –
DND-DNI – ; en bas, l’indirect – DND-DI –. Les deux, simultanément, en syllepse, qui est,
ici, une syllepse de deux appréciateurs.
43 Syllepse explicite d’appréciateurs conformes – le réel plus le surréel – confrontée
elliptiquement donc, à l’absence de syllepse :

44 D’une certaine manière, les deux parties apparaissent conjointement : l’extérieur et


l’intérieur, l’objectif et le subjectif, l’apparent et le secret, l’usé et le neuf. Ces deux
dernières catégories relient, narratologiquement et thématiquement, Le Dormeur téméraire
et Les Amants. Mais ce qui dans Les Amants était DND-DNI explicite – le secret dévoilé au
sujet de l'amour, la contradiction de la doxa, l’étoffe - est ici équivalent à l’énoncé
narratologique intérieur, au DND-DI – au monde du rêve à découvert Là, il était question
de montrer un voile apparemment invisible – celui des amants – ; ici, de lever un voile
apparemment visible – celui du rêve –, Dans les deux cas, la peinture est révélation :
révélation devant la doxa. Cependant, cela reste une révélation paradoxalement
énigmatique, surtout dans Le Dormeur, qui se rapproche en cela du discours initiatique, et
fait penser à des tonnes non artistiques comme les mots croisés et les hiéroglyphes.
45 Considérons un autre cas de syllepse : celle qui consiste en deux actants simultanément
perspectiveurs et appréciateurs. Dans L’Empire des Lumières (versions de 1948, 1953, 1954
et 1958), L’Empire des Lumières. II (1950), et dans presque tous les tableaux de la même série
6
, le ciel est montré le jour ; et la terre, la nuit ; ou l'inverse.
46 S’il s’agissait de littérature et non pas de tableaux, nous pourrions penser à une
confrontation de deux appréciateurs différents sur « le même » paysage, construit, par le
même perspectiveur. Mais dans le discours à deux dimensions, de perspectiva artificialis, le
perspectiveur est synchrone avec ce qui est perspectivé. L’image ne peut montrer que ce
que le perspectiveur montre, d’où il le montre et pendant qu’il le montre. La simultanéité
entre le discursiveur du visuel (ou perspectiveur) et ce qui est discursivé détermine aussi
la structure de L’Empire des Lumières.
47 Si c’est le soir, un perspectiveur nocturne devrait exister ; si c’est le jour, un diurne. Nous
trouvons par conséquent, deux perspectiveurs, aussi nécessairement co-présents
qu’incompatibles. Les appréciations sont évidemment contraires : le ciel est diurne, et la
terre, nocturne. Et dans chaque sous-paysage se produit le syncrétisme du perspectiveur
et de l’appréciateur dans un même actant narratologique, ce qui provoque l’existence de
deux DND-DNI contraires.
92

MAGRITTE, L'Empire des lumières, 1954.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

48 Ce tableau frise la supercherie et relève de la magie. La supercherie, parce que c’est


seulement quand on perçoit la zone supérieure en même temps que la zone inférieure
qu’on distingue leur contrariété sémiotique. Et la magie, parce que le tableau produit un
étrange effet esthétique, même sans que l’on en distingue le mécanisme.
49 « Nuit » et « jour » sont présentés ensemble dans le monde « réel », d’après le tableau, et
pas seulement dans la représentation du monde « réel ». L’opinion commune continue à
être harcelée dans L’Empire des Lumières. La doxa est toujours présente d’une manière
elliptique ; et elle continue à être niée de manière patente. Pour elle, il n’est pas question
de mêler « nuit » et « jour ». L’Empire des Lumières questionne ce binarisme élémentaire.
L’ensemble du tableau remet en question chacune de ses parties, prises séparément. Les
deux énoncés manifestes des deux perspectiveurs – les deux DND-DNI – sont opposés, par
leur co-présence même, à la croyance commune, analysable une fois de plus comme un
discours indirect – DND-DI –, S’il n’y avait pas cette opposition à la doxa, ces séries de
tableaux perdraient une bonne partie de leur caractère d’avant-garde.

3.3. Peindre avec des images et des mots

50 Considérons à présent un autre ensemble d’oeuvres de Magritte, où se joue une « guerre


des langages », ensemble que l’on peut articuler en plusieurs sous-groupes. Ces œuvres,
dans lesquelles se rencontrent des images et des mots, produisent – comme tous les
tableaux vus précédemment – une négation de ce qui pour la doxa, toujours
elliptiquement présente, constitue des évidences. Ici, la réfutation de la doxa affecte la
valeur des figures représentées, qu’elles soient des icônes pures ou des icônes de mots. La
doxa se manifeste toujours comme discours elliptique, mais celui-ci ne sera pas, comme
93

nous verrons, nécessairement indirect, au contraire de ce qui se passait dans Les Amants
ou dans L’Empire des Lumières.

MAGRITTE, La Pipe, 1926.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

51 Le premier sous-groupe comprend des tableaux comme Sans titre – La Pipe – (vers 1926), où
l’énoncé pictural nie verbalement et visuellement la nécessité de la motivation iconique7.
52 Dans le deuxième sous-groupe se trouvent les tableaux où l’énoncé pictural dénonce
verbalement la confusion entre les objets du monde naturel et leurs représentations. Il
s’agit, par exemple, de La Trahison des Images (versions de 1928/1929, 1948, 1952/1953 et
1966), Les deux Mystères (1966), Ceci n’est pas une pomme (1964).
53 Dans le troisième sous-groupe, nous plaçons les tableaux qui mettent en question la
nécessité que la peinture soit faite « d’images » figuratives ou abstraites, sans admettre
une composante verbale (sauf la didascalie copulative). C’est ce qui se passe dans des
tableaux comme L’Usage de la Parole (1927), L’Espoir rapide (1927), Le Masque vide (1928), Le
Corps bleu (1928), Le Miroir vivant (1928/1929), L’Arbre de la Science (1929), Le Miroir magique
(1929), Sans Titre – Le cahier de l’écolier – (1929).
94

MAGRITTE, L'Usage de la Parole, 1928.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

54 Dans le quatrième sous-groupe nous situons les tableaux qui affirment le droit de
dissocier librement, créativement les images et les mots. Nous nous référons, par
95

exemple, à La Clef des Songes (versions de 1927 et 1930), La Table, l’Océan, le Fruit (1927),
L’Arc-en-ciel (1948), Le bon Exemple (1953).

MAGRITTE, La Clef des Songes, 1930.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

55 Revenons à la problématique d’ensemble du groupe de tableaux que nous avons appelé


« la guerre des langages ». Toutes ces peintures ont en commun le fait de présenter une
syllepse explicite et syncrétique de deux ou plusieurs énoncés, et le fait que cette syllepse
est confrontée à un énoncé elliptique de la doxa.
56 La syllepse explicite et syncrétique de deux ou plusieurs énoncés, l’un verbal et l’autre
visuel, se repère facilement : « La pipe » et le tableau des deux tonnes de pipe ; « Ceci n’est
pas une pipe » et la peinture d’une pipe ; « fusil », « nuage », « Chaussée », etc. et le dessin
d’un terrain, de quelques figures, de quelques ombres ; et « l'Acacia », « la Lune », etc. et
le dessin d’un œuf, d’une chaussure au talon aiguille, etc.
57 L’apparente opposition se manifeste, par exemple, à travers la déclaration verbale de
« pipe » mise à côté de tonnes visuelles difficilement identifiables comme pipe ; ou, à
travers la négation verbale de « pipe » à côté de la pipe peinte ; ou, à travers le mélange
du figuratif verbal et iconique dans L’Usage de la Parole ; ou encore, à travers la non-
conformité sémantico-figurative entre le verbal et l'iconique (exemple : le mot « l’acacia »
et l’image de l’œuf). Ces contradictions ne sont qu’apparentes.
58 La doxa elliptique est contredite expressément dans les quatre sous-groupes proposés,
ainsi que nous l’avons vu. par la syllepse explicite : pour la doxa, les formes de pipe
présentées, dans le premier sous-groupe, ne sont pas des formes de pipe ; la pipe peinte,
dans le deuxième sous-groupe, est bien une pipe ; on ne peut pas mélanger dans un
tableau le verbal – comme substitut de l’iconique – avec l’iconique (troisième sous-
groupe) ; et enfin (quatrième sous-groupe), on ne peut prédiquer didascaliquement sur
l’iconique que de façon tautologique : un œuf n’est pas un acacia.
96

59 Nos outils narratologiques nous permettent de confirmer notre proposition de


classement.
60 (1) Dans le sous-groupe de La première pipe, la syllepse explicite, syncrétique et copulative,
une syllepse qui touche aux appréciateurs et aux énoncés, affronte tacitement la syllepse
elliptique, syncrétique et copulative de l’épistémé vulgaire. Dans le domaine de l’explicite,
le double énoncé iconique et l’énoncé verbal sont tous les trois ordinaires : DND-DNI.
Dans le domaine de la doxa elliptique, l’énoncé « la pipe » se répète comme DND-DNI ;
mais les deux énoncés « visuels » sont corrigés par un discours indirect : les formes
« incorrectes » de la pipe sont rectifiées elliptiquement. D’après la doxa, les pipes
iconisées sont comme nous savons qu’elles devraient être. La prédication étrange explicite du
tableau s’oppose à la prédication correctrice dans le visuel de la doxa, descriptible comme
DND-DI :

Ce qui est explicite dans le tableau VS Ce qui est elliptique dans le tableau : la doxa

premier DND-DNI visuel premier DND-DI visuel


deuxième DND-DNI visuel deuxième DND-DI visuel
DND-DNI verbal DND-DNI verbal

intersémioticité créative, étrange intersémioticité iconique, correctrice du visuel explicité

61 (2) Dans le sous-groupe de La Trahison des Images (voir illustration supra), on retrouve
partiellement les mêmes structures, sauf que le discours indirect, de caractère rectifieur,
affecte ici l’expression verbale : d’après la doxa, oui, c’est une pipe.

Ce qui est explicite dans le tableau VS Ce qui est elliptique dans le tableau : la doxa

DND-DNI visuel DND-DNI visuel

DND-DNI verbal DND-DI verbal

intersémioticité négative dans le verbal, étrange intersémioticité positive dans le verbal

62 (3) Dans le sous-groupe de L'Usage de la Parole, la syllepse explicite et syncrétique n’est


plus copulative ; elle est confrontée elliptiquement à une non-syllepse, à un discours
indirect non syncrétique, qui utilise seulement l’expression iconique.

Ce qui est explicite dans le


VS Ce qui est elliptique dans le tableau : la doxa
tableau

DND-DNI visuel DND-DI visuel

DND-DNI verbal

non intersémioticité : prédication seulement visuelle et


intersémioticité étrange
« complète »
97

63 (4) Par contre, dans le sous-groupe de La Clef des Songes, on retrouve la structure
copulative. Il n'y a cependant pas d’opposition simple à la doxa, mais un glissement vers
une catégorisation différente, plus métonymique. La syllepse explicite, syncrétique et
métonymique – la parole « acacia » pour un œuf peint – est opposée, elliptiquement, à la
syllepse elliptique et syncrétique commune : d’après la doxa, on devrait écrire œuf.

Ce qui est explicite dans le


VS Ce qui est elliptique dans le tableau : la doxa
tableau

DND-DNI visuel DND-DNI visuel

DND-DNI verbal DND-DI verbal

intersémioticité créative, intersémioticité tautologique, correctrice de ce qui est explicité


étrange verbalement

3.4. Surréalisme et narratologie

64 Le sous-groupe auquel appartient La Clef des Songes, que nous avons intégrée dans le
groupe de « la guerre des langages », a cependant quelque chose en commun avec un
autre grand groupe de tableaux de Magritte. Nous songeons aux tableaux de type
« symbolique » ou « poétique », qui sont souvent mis en parallèle avec la peinture
antérieure de Giorgio de Chirico. Dans ces tableaux, des figures, difficilement
rapprochables, sont mises en rapport de manière étrange. Contrairement aux tableaux
que nous avons envisagés jusqu’à présent, ceux-ci ne semblent pas avoir, comme premier
objectif, de contredire la perception du monde caractéristique de la doxa. Il n’y a pas de
mots, ni d’énoncés syncrétiques. Il s'agit de tableaux tels que La Traversée difficile (1926),
La Mémoire (1942, voir illustration supra), La Goutte d’eau (1948), Quand. l’Heure sonnera
(1964), etc.
65 Dans ce groupe, la doxa voit nier sa conception des rapports possibles du figuratif, mais
de façon secondaire. L’élément pertinent est, en fonction du critère narratologique suivi,
le caractère de vision ou rêve qui lie ce groupe avec le sous-groupe de La Clef des Songes.
Dans La Clef des Songes, le rapport explicité entre le visuel et le verbal était créatif. Un
discours non indirect explicite et un discours indirect elliptique se heurtaient, étant
verbaux tous les deux, et tous les deux soumis à un discours iconique. Dans le groupe
« symbolique » ou « poétique », on voit surgir l’aspect onirique, et, d’une certaine
manière, proche de la psychanalyse. Du même coup, ce groupe « symbolique » est lié aussi
narratologiquement à l’énoncé inférieur du Dormeur téméraire, c’est-à-dire au contenu du
rêve, qui s’exprimait visuellement comme discours indirect, DND-DI.
66 La différence entre Le Dormeur téméraire et ce nouveau groupe « symbolique-poétique »
réside dans le fait que le nouveau groupe a élidé le discours non indirect d’introduction,
et donc le discours indirect paraît libre, non introduit. Puisque dans ce groupe
symbolique il n’y a pas DNI, il n’y a pas non plus d’appréciateur explicite de ce qui est
rêvé. Cet appréciateur elliptique de « ce qui est rêvé », ce « rêveur », ne converge pas
dans un même actant avec le perspectiveur, qui est aussi habituellement elliptique. Nous
ne sommes plus dans une perspective subjective, mais dans une perspective première,
98

anonyme, elliptique, qui véhicule cependant, et sans avertissement préalable, une


appréciation subjective et mystérieuse, proche de l’inconscient discursif.
67 Nous devons, par conséquent, analyser ces tableaux du groupe symbolique comme DIL,
comme discours indirect libre. Dans ces tableaux, le perspectiveur anonyme et elliptique
correspond à celui de la « représentation conventionnelle objective et réaliste », alors que
le contenu de la prédication est attribué à un sujet singulier et différencié, et c’est
pourquoi la dissociation actantielle caractéristique du discours indirect est nettement
perçue.

4. Conclusion
68 Nous avons constaté, dans le discours pictural de Magritte, une tendance à la syllepse. Le
premier cas de syllepse que nous avons décrit est celui de l’opposition entre le discours
pictural et le discours de la doxa. Syllepse aussi de perspectiveurs et d’appréciateurs.
Syllepse dynamique, vivante, créée par une représentation à la fois conventionnelle et
remise en question.
69 C’est sans doute la syllepse de la référentialité et de la non référentialité qui est la plus
caractéristique : la référentialité étant construite comme discours ordinaire, DND-DNI ; et
la non référentialité comme discours indirect, DND-DI, ou indirect libre, DND-DIL.
Cependant, la corrélation ne se produit pas toujours de cette manière.
70 Le discours direct, de forme DD-DNI, est aussi présent chez Magritte : Les deux Mystères
(1966), La Condition humaine (1935), La Clairvoyance (1936), Georgette au Bilboquet (1926), etc.
Il y a encore le discours que nous pourrions appeler semi-direct : le perspectiveur n'est
pas l’homme au chapeau, typique des tableaux de Magritte, mais un sujet anonyme et
elliptique, situé dans son dos, tout proche : un perspectiveur semi-subjectif, comme une
caméra semi-subjective au cinéma : La Décalcomanie (1966), La Reproduction interdite (1937),
La main heureuse (1966), Le Bouquet tout fait (1956), Le Maître d’école (1954).
71 La référentialité est due, chez Magritte, au plaisir de l’iconicité et du figuratif ; la non
référentialité, à la pratique de la fiction et du symbolisme. Ce mélange provoque le
caractère contradictoire et inquiétant de beaucoup de ses tableaux. Référentialité et non
référentialité se trouvent co-déterminées par les structures narratologiques.
72 De même qu’on peut dire que, à partir de Manet, la sémiotique plastique est en révolte
contre la sémiotique iconique, on peut dire que, chez Magritte, c’est la sémiotique
iconique elle-même qui s’auto-détruit. La syllepse est l'instrument de cette auto-
destruction : familiarité étrange, tension calme, activation du spectateur implicite.
73 Son discours, sur le monde ou sur la peinture, oppose continuellement le paraître à l’être,
l’être au pouvoir être, le visible à l’invisible, la doxa à une nouvelle perception. Magritte
dévoile autant l’invisible du monde que l’invisible de la peinture. Faire voir ou suggérer
l'invisible : l’art est révélation, mais révélation aussi de sa propre artificialité. Si les
artistes du temps de Manet révolutionnent la peinture en faisant que son objet soit la
peinture même, et pas le monde, Magritte révolutionne le monde lui-même, en soutenant
qu’il n'est pas comme nous le pensons et le voyons. Dévoiler le monde et dévoiler le
tableau. Dévoilement du surréel : vision onirique, fantasque, ludique, du désir, de la peur,
du caprice. Dévoilement des ruses et des conventions de la figurativité iconique.
99

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ZUNZUNEGUI, S.,
1992, Pensar la imagen, Madrid-Bilbao, Cátedra-UPV.

NOTES
1. Dans une peinture – ou photographie ou dessin ou dans un plan séquence d'un film – le DI peut
être libre (DIL) s'il n'est pas introduit comme tel ou s'il n'est pas décrit comme tel – soit a
posteriori soit dans un incise pendant sa durée-, Pour plus de précisions, nous renvoyons à
quelques-uns de nos travaux antérieurs, référés dans la bibliographie.
2. Précisons bien que nous ne parlons pas ici d'acteurs narrativo-thématico-figuratifs, mais
d'actants narratologiques. Un acteur narrativo-thématico-figuratif – basé sur l'identité
101

personnelle sous-jacente dans ces composantes – peut être composé de plus d'un actant
narratologique. Le Je-de-maintenant qui peut jouer le rôle d'appréciateur de ce qui est prédiqué
visuellement, et le Je-de-plus-tôt qui ne peut pas jouer le rôle de perspectiveur – mais bien de
non-perspectiveur, de sujet perspectivé – peuvent être, bien sûr, tous deux, dans certains cas, un
seul acteur narrativo-thématico-figuratif, niais ils sont toujours deux actants narratologiques
différents.
3. Voir par exemple L'Invention de la Vie (1926), Le Supplice de la Vestale (1927), L’Histoire centrale
(1928), Les Amants (1928, dans la version où le couple ne s’embrasse pas ; ils sont joue contre joue,
et la femme est orientée vers le spectateur). Dans La Ruse symétrique (1928), le tissu couvre la
partie supérieure du tronc d’un corps féminin tronqué, sans bras et sans tête ; à côté de lui, deux
volumes, peut-être des têtes, se trouvent par terre, couverts complètement par d’autres étoffes.
4. On trouve, à travers l’oeuvre de Magritte, de nombreux autres « symboles iconiques » : le
bilboquet, la cloche, la pomme, la colombe, la rose. etc.
5. Le procédé narratologique des Amants se retrouve dans d’autres tableaux célèbres de Magritte,
comme Le Viol. (1935), et dans d’autres qui sont apparemment très différents, comme Le faux
Miroir (1928, 1935, 1952), ou Golconde (1953). Nous y reviendrons.
6. Comme Le Salon de Dieu (1958), ou dans ceux qui répètent le procédé, bien que ce ne soit pas
leur seul motif ou leur motif principal, comme Sans Titre (1967, inachevé), Le Retour au Pays natal
(1959). La Carrière de Granit (1964), L'Entrée en Scène (1961) ou la fresque du Domaine enchanté
(1953).
7. Nous utilisons ici le terme iconisme, dans le sens de Jean-Marie Floch, c’est-à-dire dans le sens
de production dans l’énoncé de l’illusion d’être le monde naturel ou, en tout cas, sa copie fidèle.

AUTEUR
JOSÉ MARÍA NADAL
Université du Pays Basque, Bilbao
102

Un chant d'amour ? Magritte, de


Chirico, Breton
Joël Roudoux

1. La patrie du mystère
1 « Tout le mythe moderne, écrivait André Breton, encore en formation s'appuie à son
origine sur les deux œuvres, dans leur esprit presque indiscernables d'Alberto Savinio et
de son frère Giorgio de Chirico »1. Aux yeux de la figure de proue du mouvement
surréaliste, la peinture de Giorgio de Chirico n'est nullement une peinture parmi d'autres
ou après d'autres, c'est le lieu originaire même du « mythe moderne ». André Breton écrit
encore à propos de la série des « Places d'Italie » :
C'est l'« Invitation à l'attente » que cette ville tout entière comme un rempart, que
cette ville éclairée en plein jour de l'intérieur. Que de fois j'ai cherché à m'y
orienter, à faire le tour impossible de ce bâtiment, à me figurer les levers et les
couchers, nullement alternatifs, des soleils de l'esprit ! 2.
2 C'est là que les surréalistes ont tenu, dit-il, leurs « assises invisibles ». L’œuvre de Chirico
est, avec celle de Lautréamont, le point fixe du surréalisme et nombre d'artistes et
d'écrivains ont raconté dans quelles curieuses circonstances ils découvrirent une œuvre
qui marquerait toute leur vie. Pour Jean Cocteau, également, la bête noire des
surréalistes, la peinture de Chirico est le lieu même de ce qu'il appelle le « mystère laïc ».
Déni du temps, piège de l'espace, par-delà la vie et la mort, désertée mais lourde de
présence, pleine d'un silence assourdissant, la peinture de Chirico est la Jérusalem de la
poésie que Jean Cocteau définit comme une « religion sans espoir ».
3 Or ce sentiment, Guillaume Apollinaire l’avait ressenti avec la même acuité dès les années
10. Il salua en Chirico l'un des peintres les plus étonnants de son temps dont l’œuvre
parlait de tout autre chose que des innovations plastiques dont les avant-gardes
rythmaient alors les jours et les saisons.
4 La peinture de Chirico a marqué tellement à la fois d'artistes et d'écrivains que l'étude de
son impact paraît relever aussi sûrement voire prioritairement d'une histoire générale de
la culture que d'une histoire de l'art traditionnelle.
103

5 C'est peut-être René Magritte, à l'occasion de sa fameuse conférence d'Anvers en 1938,


qui a le mieux défini ce qui fut ressenti dès les années 10, soit au rythme frénétique de ces
années, bien avant le surréalisme :
Cette poésie triomphante a remplacé l'effet stéréotypé de la peinture traditionnelle.
C'est la rupture complète avec les habitudes mentales propres aux artistes
prisonniers du talent, de la virtuosité et de toutes les petites spécialités esthétiques.
Il s'agit d'une nouvelle vision où le spectateur retrouve son isolement et entend le
silence du monde3.
6 Aussi faut-il bien constater le porte-à-faux d'une certaine historiographie, notamment
américaine, lorsqu'elle entend à toute force appréhender l’œuvre de Chirico et son
influence comme elle aborderait celles de n'importe quel autre artiste. Que dire, par
exemple, d'une remarque comme celle de David Sylvester dans son célèbre Magritte :
La chose la plus profondément révolutionnaire, peut-être, chez Chirico, ce n'est pas
ce qu'il peint, mais la façon dont il le peint : dans un style sans cérémonie, un style
aussi clair et net que celui des bandes dessinées4.
7 Quoi que l'on pense par ailleurs de cette phrase, il est clair qu'elle aurait fait sursauter
tous ceux, critiques, écrivains, ou artistes, qui jadis ont effectivement tenu l’œuvre de
Chirico pour « révolutionnaire ».
8 Ce qu'une histoire de la culture déprise un instant de ce genre de considérations rappelle,
c'est qu'il y eut bien une mystique liée à la révélation de cette œuvre. C'est un monde en
soi que prétendaient découvrir les « Témoins » de Chirico dans sa peinture et, pas un
instruit, une nouvelle manière de peindre. Chirico les intéressait sous un angle éthique
bien plutôt que sous un aspect esthétique ou plastique. Pour ces heimatlosen - pour
reprendre l'expression de Nietzsche - pour ces « sans patrie » du « mythe moderne », la
peinture de Chirico ne donna rien d'autre à voir que la patrie de l'invisible.
9 Chirico avait écrit :
Dans le mot métaphysique, je ne vois rien de ténébreux. C'est cette même tranquille
et absurde beauté de la matière qui me paraît « métaphysique » et les objets qui,
grâce à la clarté de la couleur et grâce à l'exactitude des volumes, se trouvent placés
aux antipodes de toute confusion et de toute obscurité me paraissent plus
métaphysiques que d'autres objets5
10 Le peintre de la Stimmung - mot : qu'il vaut mieux ne pas traduire que de le traduire par
« atmosphère » - se voulut un philosophe en soi. On se serait évité bien des contusions et
des déboires si l'on avait parlé de métaphysique picturale au lieu de peinture
métaphysique.
11 Pétrie de références philosophiques et inspiratrice des poètes, la peinture de Chirico n'en
est pas pour autant ce que l'on appelle une peinture littéraire.
12 Car l'effet qu'elle suscite tient à un système plastique très rigoureux constitué du jeu
étroit qu'entretiennent les ombres et les architectures réduites à l'épure dans le cadre
d'une perspective qui conspire contre la rigueur classique. Les règles qui président à ce
monde déréglé, les principes de ce système implacable ont été eux aussi maintes fois
décrits mais nous rappelons ce fait pour signaler cet autre contresens choquant de David
Sylvester lorsqu'il parle de l'œuvre de Chirico comme apparentée à un « collage »6.
13 Les recherches considérables de Maurizio Fagiolo dell'Arco et de Paolo Baldacci,
notamment, l'ont montré et démontré : sa peinture est parsemée de références secrètes,
d'allusions énigmatiques et de « calembours hautains » (Jean Cocteau). Beaucoup de ceux
qui admirèrent Chirico ignoraient cette dimension et il ne faut certes pas la connaître
104

pour ressentir l'efficacité de cette œuvre. Il reste que l'exploitation patiente des poèmes
et des textes en lien avec les tableaux révèle une thématique longtemps insoupçonnée.
14 On retrouve ces thèmes dépossédés de tout contexte dans la peinture de Carlo Carra. Ces
découvertes donnent rétrospectivement raison à Giorgio de Chirico lorsqu'il parlait dans
ses Mémoires de « tous ces motifs que Carra avait empruntés à mes tableaux sans jamais y
comprendre quelque chose »7. Fagiolo dell'Arco confirme à la suite de ses travaux longs et
patients :
Chez Carrà, tout rapport étroit avec le thème a naturellement disparu, puisqu'il
s'inspire ouvertement de l'hermétisme de Giorgio de Chirico 8

2. Le malentendu surréaliste
15 Les surréalistes, on le sait, allaient s'enflammer pour la peinture de l'Italien. Le discours,
pourtant, qu'ils allaient tenir sur son œuvre n'a pas le moindre rapport avec la véritable
démarche chiricienne. Ils allaient en effet l'appréhender au nom de l'onirisme, du culte
des rêves, et du dogme de l'inconscient. Ils ne tinrent pas le moindre compte des
références de Chirico à Nietzsche et Schopenauer et ne voulurent le voir que sous
l'autorité d'une référence radicalement étrangère au peintre italien : Sigmund Freud. Or,
on connaît les réserves du maître de la psychanalyse à l'encontre du surréalisme. Le cas
d'artistes traquant délibérément, consciemment, l'inconscient, l'avait plongé dans une
certaine perplexité.
16 Pour Breton, l’œuvre de Chirico trahit une obsession de la sexualité. Or, cette dimension
érotique est non seulement explicite mais structurée 9. Les calembours obscènes présents
dans sa peinture peuvent être, en fonction notamment de cette référence avouée, dits
parfaitement délibérés et il est absurde, aux dires mêmes de Freud, d'y aller chercher
l'inconscient. L'aveu délibéré du sexuel empêche d'y réduire le tableau. Le monde
chiricien témoigne d'un mystère qui transcende largement le problème érotique qu'il avoue.
Parlant des investigations psychanalytiques des surréalistes, parfaitement inconcevables
au demeurant aux yeux de la psychanalyse universitaire qui n'y verrait que psychanalyse
sauvage, Serge Fauchereau écrit :
On allait ainsi à l'encontre des buts de cette peinture en remplaçant la rêverie
poétique et la réflexion métaphysique qu'elle voulait susciter par le déchiffrement
qui trop souvent tenait de la clef des songes et des enquêtes du Docteur Watson 10
17 C'est pourtant au nom d'une phrase de Chirico lui-même que les surréalistes et toute
l'historiographie surréaliste à leur suite justifiaient leur propre vision :
Pour qu'une œuvre d'art soit vraiment immortelle, il faut qu'elle sorte
complètement des limites de l'humain : le bon sens et la logique y feront défaut. De
cette façon, elle s'approchera du rêve et de la mentalité infantile 11.
18 Mais cette phrase qui paraît tant abonder dans leur sens est systématiquement citée hors
de son contexte ! Voici la suite du passage :
(...) l'œuvre a une étrangeté que peut avoir la sensation d'un enfant, mais on sent en
même temps que celui qui la créa le fit sciemment (nous soulignons).
19 Chirico avait également écrit :
Le primitif agit inconsciemment, il suit un vague instinct mystique, l’artiste
moderne au contraire agit consciemment : il guide, charge même, il force et
exploite avec ruse la capacité métaphysique découverte au cœur des objets 12
105

20 On ne saurait mieux réfuter par avance le thème de l'inconscient et de l'automatisme. Nul


onirisme non plus : ce ne sont absolument pas des objets du « rêve » que nous donne à
voir cette peinture.
21 C'est pourtant, au moins dans un premier temps, sous la double bannière de Chirico et de
l'automatisme que le Surréalisme allait s'engager dans la peinture. Ce choix donna lieu à
un débat. Max Morise avait pourtant prévenu :
Tout autant certes, mais pas plus que le récit d'un rêve, un tableau de Chirico ne
peut passer pour typique du surréalisme : les images sont surréalistes, l'expression
ne l'est pas13
22 Jean Clair14 tente d'appliquer à Chirico le concept freudien d'inquiétante étrangeté
lorsque les objets les plus familiers frappent de stupeur au lieu d'être reconnus, lorsque
l'on doute qu'un « être en apparence animé ne soit vivant, et, inversement, qu'un objet
sans vie ne soit en quelque sorte animé ». C'est par excellence, écrit Freud, le cas des
« figures de cire, des poupées savantes et des automates ». Chirico parle précisément de
l'effet que donnent les objets les plus familiers lorsque, à l'occasion d'un déménagement,
on les reconnaît sur la rue sans qu'ils nous reconnaissent. Or, pour Jean Clair, les girafes
en feu de Dali ou les nymphes de Max Ernst ne relèvent pas de l'inquiétante étrangeté :
elles se manifestent dans un univers parfaitement clos sur lui-même qui ne
concerne pas le monde où nous vivons.
23 Jean Clair écrit dès lors :
On pourrait même avancer que le surréalisme, quoi qu'il en eût, n’eut jamais pour
tâche que de conjurer l'effet d’inquiétante étrangeté que ses partisans avaient
perçue dans l’œuvre de De Chirico en ramenant l'inconnu dans les limites aisément
repérables du « merveilleux » et que, loin d'ouvrir les portes du mystère, il
s'empressa de les refermer15.
24 Ainsi, c’est bien vers un concept freudien qu’il aurait fallu se tourner mais pas à
proprement parler celui du rêve ni de l’inconscient.

3. La légende du reniement
25 A partir de 1918, Giorgio de Chirico renoua avec sa formation académique et se mit à
peindre des pastiches de la peinture ancienne : Titien, Rubens, Renoir, etc. Il peignit
encore des chevaux cabrés au bord de la mer. Dans le même moment, il créa de nouveaux
thèmes métaphysiques : les « archéologues », les « meubles » métaphysiques, etc. Certes,
on ne retrouve plus dans ces tableaux la même lumière, la même rigueur de l'espace : le
mystère semble s'être mué en insolite mais c'est un insolite qui n'a rien à envier à
nombre de peintures qui lurent défendues au cours de sa vie par André Breton.
26 La complexité des relations entre les surréalistes et Chirico pendant les années 20 fut en
réalité beaucoup plus grande que ce que les uns connue l'autre voulurent bien en dire
mais le résultat fut le même : Chirico fut excommunié avec une terrible véhémence.
27 C'est alors que fut créée la légende du « reniement » par Chirico de sa peinture des
années 10. Non seulement Chirico n'a jamais renié sa peinture d'alors mais il a continué à
peindre d'innombrables tableaux qui en reprennent la thématique sans être pour autant
des répliques. Dans ses diatribes contre Chirico, Aragon écrivit notamment :
Si ce monsieur, car c'est un monsieur, vient nous dire aujourd'hui que ce n'est pas
de cela dont il s’agissait, que voulez-vous mon cher que cela nous foute ? 16
106

28 La preuve, de l'aveu même d'Aragon, que Chirico n'avait rien renié c'est qu'il tenta
d'expliquer encore et encore aux surréalistes leur méprise sur sa peinture.
29 Malgré une production d'un éclectisme, d’une diversité telle qu'elle se dérobe aux
classements et aux périodisations, le credo surréaliste fut bien exprimé par Raymond
Queneau :
L'œuvre de Chirico se divise en deux périodes : la première et la mauvaise.
30 L'interprétation surréaliste de cette revendication du droit à l’éclectisme comme un
reniement en dit long sur leur propre phobie du mélange. Insulter l'homme
d’aujourd'hui, c'était à leurs yeux être fidèle à la peinture d'hier.
31 Roger Vitrac cependant et Paul Eluard refusèrent de s'associer à la curée. C'est pour ce
dernier, que Chirico, à l’époque en relation étroite avec Gala Eluard, avait réalisé une
réplique « avec une matière plus belle et une technique plus savante » du tableau Les
Muses inquiétantes. Tout au long de sa vie - Chirico est mort en 1978 - le peintre a réalisé
près d'une vingtaine d'Hector et Andromaque ou de Muses inquiétantes en testant de
nouvelles techniques et de nouveaux pigments. Il fit en sorte, à la fin de sa vie, que toutes
ces répliques figurent en bonne place, année après année, dans le catalogue général de
son œuvre.
32 Nous n'avons pas ici le temps de montrer comment la production de Chirico postérieure
à 1918 fut réhabilitée après avoir été longtemps totalement occultée. Nous
n'argumenterons pas davantage sur notre propre point de vue : les réhabilitations
enthousiastes sont souvent aussi peu argumentées que l'occultation ancienne était
simpliste et injuste. Réhabiliter purement et simplement le second Chirico, c'est inverser
le problème tel qu'il a été posé, c'est lui enlever toute force subversive de contestation
des catégories. La preuve que la production chiricienne plus récente est intéressante,
c'est qu'elle ne cesse de nous parler de celle des années 10. Mais l'indice que ce n'est plus
tout à fait la même chose, c’est qu'elle nous en parle avec nostalgie.
33 Le plus extraordinaire est que l'historiographie surréaliste contemporaine ne tient le plus
souvent absolument pas compte du renouvellement complet de la connaissance de
Chirico. Elle se contente de répéter obstinément des jugements qui ne furent pas autre
chose que des anathèmes. Ainsi héritiers de Breton et de Chirico demeurent fidèles
aujourd'hui encore à une grande tradition de brouille.
34 On assiste certes à de saisissantes conversions dont la plus spectaculaire et la plus précoce
fut celle de Patrick Waldberg. Dans son Magritte de 1965, ce dernier résumait le grand
credo surréaliste :
Tout s'est passé comme si Chirico, en ces années spirituellement fastes, avait été
habité par un autre qui, tout d'un coup, l'aurait déserté. Il n'a cessé depuis de
dénigrer l'inspiration de sa jeunesse, tout en diffamant les poètes, Apollinaire,
Breton, Eluard qui, les premiers avaient exalté son génie. Dans le même temps, il
tire fierté d’une œuvre devenue, dès 1920, accablante, où se succèdent de médiocres
autoportraits et des Romains dérisoires17.
35 Deux ans à peine après ce verdict, le même auteur écrit au terme d'un texte tout
autrement argumenté où il critique l'arbitraire de Breton :
Chirico est le seul maître de l'art contemporain qui n'ait jamais eu d'exposition
rétrospective où seraient représentés tous les aspects de son œuvre. Si cette
monumentale injustice devait un jour prendre fin, l'on s'apercevrait que la période
métaphysique de 1910 à 1918- où l'artiste semblait opérer dans un état second -
n'est pas la seule à véhiculer l'or du rêve18
107

36 Depuis, on le sait cette injustice a été largement réparée au risque parfois de marginaliser
des tableaux sans lesquels personne n'aurait vraisemblablement jamais entendu parler de
Chirico.
37 Ainsi, Maurizio Fagiolo dell'Arco a-t-il consacré sa vie à montrer toute la complexité et
toute la richesse de l'œuvre chiricienne enfin saisie dans sa complexité. On peut
cependant parier qu'à la sortie du labyrinthe, il apparaîtra que l'artiste demeurera libre
et le mystère intact.

4. « Mes yeux ont vu la pensée pour la première fois »


19

38 Patrick Waldberg note avec quelque lyrisme :


(...) dans la nuit inclémente où Magritte, errait, hésitant, sur des sentiers peu sûrs,
le fanal de Chirico, soudain vint éclairer ses pas20.
39 David Sylvester note avec plus de distance :
La découverte de Giorgio de Chirico par Magritte constitue l'une des épiphanies les
plus célèbres dans l'hagiographie de la peinture moderne. Ses idées sur l'art
subissent un changement définitif quand on lui montre une reproduction du Chant
d'amour qui l'émeut jusqu'aux larmes21.

G. DE CHIRICO, Le Chant. d'Amour, 1914.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

40 Ce qui frappe dans la relation de Magritte à Chirico, c'est une compréhension très proche
de ce que Chirico lui-même disait à propos de sa démarche. Magritte comprend
parfaitement que la peinture de Chirico n'a rien à voir avec une nouvelle forme de
« peinture-peinture ». Il ne parle pas d'inconscient à son propos mais d'une « nouvelle
vision » qui donne à voir le « silence du monde ». Or, cette différence capitale entre son
108

interprétation de Chirico et celle d'un Breton recoupe presque point par point la
distinction qui existe entre sa propre démarche et celle des surréalistes parisiens.
Magritte écrit en 1962 à propos de sa peinture :
Je veille à ne peindre que des images qui évoquent le mystère du monde. Pour que
ce soit possible, je dois être bien éveillé, ce qui signifie cesser de m'identifier
entièrement à des idées, des sentiments, des sensations (le rêve et la folie sont, au
contraire, propices à une identification possible). Personne de sensé ne croit que la
psychanalyse pourrait éclairer le mystère du monde22.
41 On croirait lire Chirico lui-même. Exactement comme Chirico, Magritte nie peindre des
rêves ; exactement comme Chirico, c'est en dépaysant, en décontextualisant des objets
non pas issus de quelque monde fantastique mais bien directement du quotidien qu'il
entend donner à voir ce que Jean Clair, à la suite de Freud, appelle l'inquiétante
étrangeté. Pour expliciter le principe du « dépaysagement » des objets familiers, Magritte
prend, tout comme de Chirico, l'exemple du mobilier en parlant d'une « table Louis-
Philippe sur la banquise »23.
42 Dans l'historiographie, on souligne parfois les différences entre la conception de Magritte
et celle des autres surréalistes, écrit-on, comme par exemple de Chirico. C'est une pure
aberration : c'est précisément parce qu'il était fidèle à la véritable démarche de Chirico
que Magritte différait tant des autres surréalistes !
43 Il importe de ne pas confondre les emprunts thématiques faits par Magritte à la peinture
de Chirico avec la démarche d'un Carlo Carra. La période dite métaphysique de ce dernier
n'a pas du tout le même caractère de révélation et de rupture. Elle constitue
prioritairement un moment de réorientation plastique entre effervescence futuriste et
problématique du « retour à Giotto ». Magritte, à l'inverse, est bien l'héritier de ce qu'il y
a d'essentiel chez Chirico. Parler de « plagiat » serait proprement absurde. D'abord parce
que Magritte a lui-même assez porté l'attention sur l'impact de Chirico sur son œuvre.
Mais surtout parce que ce serait se situer dans la foulée d'une conception de la peinture
et de l'histoire de l'art, avec ses impératifs de renouvellement et d'originalité, qui n'a rien
à voir avec la démarche de nos deux artistes. Magritte est parti sur les pas de Chirico à la
recherche du mystère du monde, il l'a suivi dans une aventure à propos de laquelle les
historiens de l'art tout préoccupés de leurs raisonnements en termes de périodes,
d'authenticité et de préséance n'ont rien à nous dire. Peu importe aux vrais chasseurs de
savoir qui a vu le loup le premier.
44 Il reste que cette notion de mystère, omniprésente dans la littérature sur Magritte, sur un
mode allusif si pas incantatoire, trouve à notre sens une toute autre assise philosophique
dans sa filiation chiricienne. Elle renvoie alors à toute une réflexion issue de Nietzsche où
la mort de Dieu ne coïncide pas avec la fin de l'Enigme. L'hypothèse du fatum continue de
limiter les consciences dans un état d'esprit se cherchant entre terreur et éblouissement,
incompatible avec l'adhésion au mythe du progrès. Que Magritte, marqué à vie par
Chirico, ait été par ailleurs un lecteur enthousiaste de La crise du monde moderne de René
Guénon n’étonne guère. Il y a lieu par contre de s'interroger sur ses relations à
l'optimisme historique de l'idéologie communiste. Cette étrange tentative de conciliation
entre la mélancolie chiricienne des après-midis d'automne et la croyance tonitruante au
grand soir mériterait examen.
45 Insister trop lourdement sur la grande proximité de sa démarche avec celle de Chirico,
c'était pour Magritte beaucoup plus qu'affirmer son originalité vis-à-vis de Breton, c'était
carrément mettre en lumière tout l'arbitraire et tout le porte-à-faux de l'interprétation
109

de ce dernier. Nous postulerons que vouloir être pleinement fidèle à Chirico et être
pleinement reconnu de Breton et des surréalistes n'a cessé de placer Magritte dans une
situation de double contrainte. Comment le jeune Magritte aurait-il pu aller violemment à
l'encontre des préjugés du groupe dans lequel il cherchait une famille ? Aragon, on s'en
souvient, avait déclaré : « Si ce monsieur, car c'est un monsieur, vient nous décimer
aujourd'hui que ce n'est pas de cela dont il s'agissait, que voulez-vous que cela nous
foute ? » Magritte qui surgissait dans la galaxie surréaliste parisienne au moment même
de l'anathème définitif contre Chirico, en 1928, allait-il insister lourdement sur le fait
qu'il s'agissait effectivement d'autre chose que d'onirisme et d'automatisme ?
46 Tel est bien le point que nous voulons souligner ici auprès de quoi la réflexion en termes
d’emprunts thématiques paraît secondaire. Ne donnons que deux exemples. Dans ses
tableaux des années 10, Chirico associait le thème de l'énigme de l’horloge et celui du
train en éternel passage ou en éternelle partance.

G. DE CHIRICO, La Conquête du Philosophe, 1914


© SABAM Belgium 1999

47 Dans son tableau La Durée poignardée, Magritte ne « colle » pas par hasard le thème du
train et celui de l'heure, c’est l’association, la structure entre ces deux thèmes qu’il
reprend à Chirico tout en l’inscrivant avec humour non au sein d’une ville mais d’un
intérieur.
110

MAGRITTE, La Durée poignardée, 1939.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

48 Il ne s'agit pas d'un emprunt mais bien plutôt d'un clin d’œil délibéré, d'un hommage
ému autant que d'un calembour, d'un renouvellement autant qu’un retournement du
mystère. Le lien à Chirico est aussi direct que subtil et il n'a rien à voir avec les influences
111

thématiques ou stylistiques dont nous parlent les historiens de l'art à propos d'autres
artistes.

MAGRITTE, Au Seuil de la Liberté, 1930.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

49 De même, dans Au Seuil de la Liberté, Magritte ne reprend pas simplement le thème du


canon à Chirico (La conquête du Philosophe), il le reprend explicitement avec sa connotation
sexuelle24.
50 Dans un esprit proche du nôtre. José Vovelle parle à propos des liens évidents entre La
Mémoire et Le Chant d'Amour d'un « hommage » délibéré bien plutôt que d'une
« inspiration »25. Il convient de rapporter ce phénomène au goût ludique, de tradition
dadaïste et surréaliste, pour les citations.

5. Le nouvel Hebdomeros
51 Les relations entre Magritte et André Breton furent, on le sait, en dents de scie tout au
long de leur tumultueuse amitié. Magritte avait été proche du dadaïsme de Picabia que
Breton avilit prétendu « surmonter ». Nul doute que le Belge a été heureux et touché de
sa reconnaissance par le groupe surréaliste en 1928. Une première brouille avec Breton se
produit pourtant dès 1929 pour prendre fin en 1933.
52 Si Magritte devait vraisemblablement marcher sur des œufs quand il parlait de Chirico
avec Breton, il devait avoir une beaucoup plus grande liberté de parole avec Paul et Gala
Eluard, ou avec Salvador Dali. Ces personnalités n'ont pas pu ne pas parler ensemble de
Chirico, cet artiste qui les avait tant marqués personnellement et dont
l'excommunication avait tant secoué le groupe surréaliste, au moment de leurs vacances
communes à Cadaquès. Il n'est pas davantage impossible que Magritte ait été au courant
de la réalisation par Chirico d'une réplique des Muses inquiétantes au profit d'Eluard. On
sait qu'en 1935, Paul Eluard devait écrire un poème en hommage à Magritte qui donnera
112

des dessins pour un recueil du poète en 1945. C'est Eluard encore qui devait s'opposer à
Breton lors de la première tentative de mise à l'écart de Salvador Dali, un épisode qui
tendit à se profiler comme un premier remake de l'affaire Chirico.
53 C'est au même Paul Eluard que Magritte devait écrire en 1941 :
(...) Je suis parvenu à renouveler l'air de ma peinture, c'est un charme assez
puissant qui remplace maintenant dans mes tableaux la poésie inquiétante que je
m'étais évertué jadis d'atteindre. En gros, c'est le plaisir qui supprime toute une
série de préoccupations que je voudrais ignorer de plus en plus 26,
54 Magritte aspire à tourner une page, il souhaite prendre ses distances avec l'inquiétude.
Un tel aveu ne manque pas de mettre en perspective les déclarations où l'artiste paraîtra
détourner les observateurs de cette poésie inquiétante par une prose rassurante.
55 Quelques années plus tard, cette tentation allait s'incarner dans la fameuse période
Renoir et la volonté de théoriser ce que Magritte appellera un « surréalisme solaire ».
En 1946, Magritte « fait observer que, si l'on vise à semer les ténèbres et la panique, c'est
là une chose que les nazis faisaient beaucoup mieux ». « Contre le pessimisme général », il
entend opposer « la recherche de la joie, du plaisir » et rechercher « un nouveau
sentiment qui peut affronter la lumière du feu du soleil »27.
56 C'est à l'évolution de Chirico que va être comparée l'évolution inattendue de Magritte.
Van Hecke écrit ainsi à Mesens en avril 1946 :
(...) Magritte, entêté, buté, accroché à ses erreurs (et horreurs !) actuelles, tiendra à
exposer (...) ses œuvres récentes. Hélas, de plus en plus, son cas ressemble à celui de
Chirico et sa suite de chevaux et gladiateurs quoique ces derniers Magritte soient
encore bien plus mauvais. (...) Quel drame, nom de Dieu ! 28
57 André Breton, dont Magritte défie plus qu'implicitement l'orthodoxie, le met
solennellement en garde dans une lettre du 14 août 1946 :
Soyez assuré qu'aucune de vos dernières toiles ne me donne l'impression du soleil
(Renoir, oui) : vraiment pas la plus petite illusion. Est-ce ma faute après tout ?
J'objecte pourtant de toutes mes forces à être confiné dans la nuit (...)
Contrairement à ce que vous pensez, je suis aussi amoureux de la lumière, mais
seulement de la lumière créée. Le soleil ne fait d'ailleurs pas nécessairement
l'heureux. Faites donc, à l'occasion, un tour en Haïti. Quitte à vous déplaire encore
bien davantage - et je le regrette, ceci n'est pas une simple formule de politesse, je
vous ferai souvenir de ce qu'il est advenu de Chirico, à partir de l'instant où pour
des raisons après tout peut-être aussi valables que les vôtres, il est sorti
délibérément de son époque nocturne - ou onirique, comme vous voudrez. (...) Un
jour, il a cru sortir à l'air libre. Enfin, on respirait. Et je te campe deux chevaux
piaffant d'aise. (...) Les voilà bien, les fantômes ces chevaux postiches, ce soleil qui
n'en peut mais ! Je vous le dis sans crainte, à vous qui avez su tant de fois ‘trouver
du nouveau' et le rendre sensible29.
58 Le 20 août, Magritte répond à Breton et commente cette comparaison :
En comparant ceci aux intentions de Chirico, il y a ressemblance où Chirico voulait
sortir d'une époque révolue, il y a totale différence là où Chirico faisait appel aux
joies délaissées de la peinture italienne, revenant à l'école au lieu de faire l'école
buissonnière30.
59 Le manifeste d'octobre 1946 Le Surréalisme en plein soleil fait preuve d'une réelle virulence :
tout se passe comme s'il s'agissait d'en finir, contre le surréalisme orthodoxe, avec les
« ombres », les « ténèbres » et l’« inconnu » pour s'ouvrir au monde et à la lumière.
Breton prendra vivement Magritte à partie dans un texte de 1947.
113

60 Quoi qu'en dise Magritte, cet épisode marquant de la saga surréaliste rappelle
étonnamment la version que donnait implicitement de Chirico de sa brouille avec les
surréalistes dans le roman Hebdomeros publié un an après son excommunication (1929)
mais néanmoins vivement salué par Aragon. Comment ne pas reconnaître Breton dans ce
passage décisif :
(Hebdomeros) pensa avec tristesse à la stupidité et l'incommensurable égoïsme de
cet homme qui pour satisfaire un désir de romantisme de mauvais aloi, voulait
obliger des dizaines et des dizaines de personnes à rester dans l'obscurité sans
penser que parmi tout ce monde, il y avait peut-être des photomanes, c'est-à-dire
des individus aimant passionnément la lumière et peut-être aussi des scotophobes,
c'est-à-dire des personnes craignant l'obscurité. C'était tout simplement révoltant 31
.
61 Dali, également, au moment de sa brouille définitive avec les surréalistes s'était exclamé :
Fini de nier, fini le malaise surréaliste de l'angoisse existentielle 32
62 Contre l'opinion commune marquée par le verdict surréaliste, David Sylvester défend la
sensualité, l'humour, de la période pseudo-impressionniste. Il y voit une étrangeté, une
subversion délibérée. Il utilise ici exactement le même type d'arguments qui ont été
utilisés pour réhabiliter la production maudite de Chirico. Il note d'ailleurs avec ironie :
Breton ira dans la tombe avec le sentiment fallacieux que Chirico n'a plus réalisé
une seule peinture importante après 191933.
63 Deux ans plus tard, c'est le fameux épisode de la période Vache. Lors de la seule
exposition Magritte tenue à Paris, l'artiste défie brutalement le goût parisien avec des
thèmes obscènes et drolatiques peints dans des couleurs violentes. Le tableau Le
Psychologue, représente un homme nu de dos qui tient une rose. Il tourne cependant son
visage grotesque au nez hypertrophié vers le spectateur. Ce personnage nous fait penser à
la série des Gladiateurs de Chirico honnie par Breton. Si notre rapprochement est fondé,
on pourrait y voir un indice de ce que Magritte ne cherche plus désormais à se démarquer
de l'amalgame avec Chirico : il le brandit avec une ironie provocatrice comme une arme
de guerre. « Les sbires de Breton » – l'expression est de D. Sylvester – réagissent très mal
et contribuent à noircir d’insultes le carnet des visiteurs. Paul Eluard, définitivement
brouillé à cette époque avec Breton, le même Eluard qui avait critiqué les exclusions de
Chirico et de Dali, cet Eluard en compagnie de qui Magritte passait jadis ses vacances chez
Dali, écrit cependant : « Rira bien qui rira le dernier ». Ici encore David Sylvester défend
l'artiste belge dans un discours qui rappelle à nouveau celui des avocats du « second »
Chirico :
Si les périodes pseudo-fauve et pseudo-impressionniste représentent un écart par
rapport au style normal de Magritte, elles ne traduisent pas pour autant un
abandon de son attitude générale à l'égard des styles34.
64 On a quelquefois vu dans la période Vache une revanche du dadaïsme drolatique de
Picabia et de Satie contre l'austère surréalisme. Il s’agirait de rendre ses droits à un
humour festif, critique, capable de prendre distance. Ici encore, on songe à un passage d'
Hebdomeros où nous reconnaissons Breton et Chirico. Il s'agit d'une étrange comédie où
des acteurs jouent le rôle d'écoliers. Le comédien qui joue le maître d’école prend tout à
coup la scène pour la réalité et réprimande son collègue qui jouait le rôle d'un élève
indiscipliné :
'Monsieur, je trouve que vous exagérez’. A quoi l'autre répondit d'un ton non
vexé :'Et vous monsieur, vous oubliez que nous sommes des acteurs sur une scène et
que ce que nous représentons est une fiction. D'ailleurs ayant l'honneur de vous
114

connaître depuis assez longtemps, je trouve que vous n'avez jamais compris la
plaisanterie’. Cette réplique au fond très raisonnable mit le comble à la fureur de
l'ex-consul, il perdit tout contrôle de ses actes et faisant un pas en avant fit le geste
de gifler son interlocuteur35.
65 Et puisque la référence à Nietzsche est chez Chirico omniprésente, on ne peut s'empêcher
de penser à la bombe Carmen lancée par le philosophe du Gai Savoir à la tête des
wagnériens fervents. Pour surmonter la crise du nihilisme, il faut pouvoir un jour
renoncer au sublime pour célébrer le kitsch, avec une distance ironique. Le kitsch, n'est-il
pas, aux dires de Kundera, le destin de toute chose ? Qu’y a-t-il de plus kitsch entre un
billet de cinq cent francs à l'effigie du grand homme et un pseudo-Renoir honni par les
magrittiens fervents ? Qu'y a-t-il de plus drôle ?
66 Le Belge n'est donc pas simplement l'un des seuls véritables héritiers de Chirico, il semble
un moment suivre un itinéraire aussi inattendu que le sien et qui invite ses
contemporains et les critiques à le comparer à lui. Exactement comme Chirico, Magritte
va encore se mettre à réaliser de nombreuses répliques et variantes de ses œuvres. Le
nombre de répliques des Muses inquiétantes n'a d'égal que celui de L’Empire des Lumières !
Cette contestation implicite d'une certaine conception romantique de l'artiste et du
fétichisme de l’œuvre unique a pu, dans l'un et l'autre cas, être comparée à la démarche
d'un Duchamp ou d'un Warhol. Le débat reste ouvert : la duplication est-elle duplicité ? Et
le cas échéant, cette duplicité n'est-elle pas hautement signifiante pour autant qu'elle se
trouve assumée ?
67 Suzi Gablik note :
C'est un trait caractéristique de Magritte et de sa propre relation équivoque avec
les Surréalistes qu'il ne s'opposa jamais à Chirico ni à ses œuvres ultérieures et qu'il
continua à les défendre pendant longtemps36.
68 Fasciné par Chirico, Magritte va au début des minées cinquante franchir le Rubicon et
tenter de prendre directement contact avec le maître italien. On ne peut imaginer pire
hérésie aux yeux des surréalistes : s'adresser à ce traître, à ce mort-vivant ! Ce dernier lui
répond avec une réelle amabilité le 14 février 1953, soit pas moins de vingt-cinq ans après
l'anathème lancé contre lui par Breton et Aragon :
Cher Monsieur et Collègue, Excusez-moi si je réponds avec tant de retard à votre
aimable lettre du 31 décembre dernier. J'ai été voir votre intéressante exposition et
je vous en félicite. Vos tableaux contiennent beaucoup d'esprit et ne sont pas
désagréables à regarder comme le sont beaucoup de peintres de ce genre qu'on
appelle « Surréalistes ». J'espère (...) de vous connaître personnellement 37.
69 Mais dans ces mêmes minées cinquante, Magritte qui. dit-il, sous les instances de sa
femme, en est revenu à son ancienne manière, a souci de se rapprocher d'André Breton.
La réconciliation aura bien lieu, scellée par ce texte ému de Magritte au moment de la
mort du poète en 1966, où évoquant la complicité de leurs échanges de regard, il écrit :
Sa pensée recherchait la vérité, par la poésie, l'amour et la liberté 38
70 Comment ne pas penser encore et toujours au tableau de Chirico Le Chant d'Amour
lorsqu'on lit à nouveau ce témoignage de Magritte de 1938 à propos de sa propre
peinture :
Je montrais dans mes tableaux des objets situés là où nous ne les rencontrons
jamais. (...) Etant donné ma volonté de faire hurler les objets les plus familiers,
ceux-ci devaient être disposés dans un ordre nouveau, et acquérir un sens
bouleversant. (...) Quant au mystère, à l'énigme que mes tableaux étaient, je dirai
que c'était la meilleure preuve de ma rupture avec l'ensemble des absurdes
115

habitudes mentales qui tiennent généralement lieu d'un authentique sentiment de


l’existence39.
71 Dans ce texte, Magritte reprend à son compte l'expression même qu'il avait utilisée par
ailleurs pour Chirico : rompre avec des « habitudes mentales ». La fidélité contrariée de
Magritte à Chirico ne l'aura cependant jamais fait rompre définitivement avec André
Breton.

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NOTES
1. « Cité par M. FAGIOLO DELL'ARCO », De Chirico e Savinio dalla metafisica al Surrealismo, dans
Arte Italiana. Presenze, 1900-1945, catalogue d'exposition, Venise, 1989, p. 146.
2. A. BRETON, Le Surréalisme et la peinture, Paris. Gallimard, 1979, p. 13.
3. R. MAGRITTE, « La ligne de vie ». dans G., OLLINGER-ZINQUE et F. LEEN. (sous la direction de).
René Magritte, Catalogue du Centenaire, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Gand,
Ludion, Paris, Flammarion, 1988, p. 44.
4. D. SYLVESTER, Magritte, Paris, Flammarion. 1992, p. 110.
5. Cité par C. SALA, Peinture métaphysique dans Encyclopaedia Universalis, vol. XXII, Paris, 1968,
pp. 717-718.
6. D. SYLVESTER, Op. cit., p. 142.
7. G. de CHIRICO, Mémoires, Paris, Editions de la Table ronde, 1965, p. 121.
8. M. FAGIOLO DELL'ARCO, « Le rêve de Tobie », dans Cahiers du Musée National d'Art Moderne, n o
7/8, 1981, p. 283.
9. Elle est vraisemblablement à relier à l’influence d’Apollinaire. Voir P. BALDACCI, Giorgio de
Chirico. 1888-1919. La métaphysique, Paris, Flammarion, 1997, pp. 163-164, 178-193. (Selon cet
auteur, toujours, la lecture de Sexe et Caractère d’Otto Weininger aurait été à la fois plus tardive et
moins déterminante qu’on ne l’avait cru jusqu’ici).
10. S. FAUCHEREAU, « La peinture métaphysique et l'écrit chez Chirico et Savinio », dans Critique,
no 403, décembre 1980, p. 1165.
11. « Le Carnet de de Chirico du Musée Picasso », dans Cahiers du Musée National d'Art Moderne, n o
13, 1984, p. 55. Ce texte cité de façon presque systématiquement lacunaire a longtemps été en
possession de Paul Eluard de sorte que l'interprétation surréaliste n'a longtemps pu être
117

démentie. Dans le même passage daté de 1913, G. de Chirico chantait son amour de la Grèce : il
serait donc particulièrement insensé et malhonnête de faire passer son hellénomanie future pour
un reniement.
12. Cité dans Giorgio de Chirico, catalogue d'exposition, Musée National d'Art Moderne, Paris, 1983,
p. 250.
13. Cité dans ibidem, p. 265.
14. J. CLAIR, Metafisica et Unheimlichkeit, dans Les Réalismes. 1919-1939, cat. d'expos., Musée National
d'Art Moderne, Paris, 1980, pp. 26-34.
15. Ibidem, pp. 29-30.
16. L. ARAGON, « Le feuilleton change d'auteur » (1928), dans Ecrits sur l'Art Moderne, Paris, 1981,
pp. 20-21.
17. P. WALDBERG, René Magritte. Bruxelles, André de Rache, 1965, p. 158.
18. P. WALDBERG, « Giorgio de Chirico : les jouets du prince », dans Preuves, n o 202, 1967, p. 43. Ce
virage à 180 ° n'est pas étranger aux démêlés contemporains de cet auteur avec A. Breton et les
siens. Voir A. et O. VIRMAUX, André Breton. Qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1996.
pp. 146-147. J.-P. CLEBERT, Dictionnaire du surréalisme, Paris, Seuil, 1996, p. 603. La légende du
reniement est reprise dans ce dernier dictionnaire (p. 197) sur base d'une citation des Mémoires
de Chirico où ce dernier se contente en fait de critiquer l'interprétation surréaliste de ses
œuvres. Ainsi, soixante-dix ans après l'anathème d'Aragon, il existe encore une orthodoxie assez
puissante pour amalgamer contestation du credo surréaliste et trahison de soi. J.-P. Clébert
ajoute : « Ensuite, il affirmera que certains tableaux sont des faux ». Il semble que cet auteur soit
malheureusement passé à côté de cet autre passage décisif des Mémoires : « Diverses légendes ont
été forgées sur mon compte dont les principales sont : que j'ai renié ou répudié mes tableaux
métaphysiques et que lorsque l'on me montre une toile métaphysique que j'ai peinte, je la
déclare fausse » (op. cit., p. 223). Même son de cloche chez Gérard Durozoi qui va jusqu'à affirmer
que dans la peinture postérieure au prétendu reniement, les « mannequins anonymes » laissent
la place aux « héros mythologiques » (G. DUROZOI, Histoire du mouvement surréaliste, Paris, Hazan,
1997, p. 104). Quid des nombreux mannequins des années vingt ? De la mauvaise foi considérée
comme l'un des Beaux-Arts...
19. R. MAGRITTE, Ecrits complets, Paris, Flammarion, 1979, p. 664.
20. P. WALDBERG, René Magritte, op. cit., p. 95.
21. D. SYLVESTER, Op. cit, p. 71.
22. Cité par G. OLLINGER-ZINQUE, « La culture des idées », dans G. OLLINGER-ZINQUE et F. LEEN,
op. cit., p. 14.
23. R. MAGRITTE, « La ligne de vie », op. cit., p. 46. Dans un article intitulé Statues, meubles et
généraux (dans Bulletin de l'Effort moderne, n o 38, 1927), de Chirico avait parlé du déplacement des
meubles « que nous sommes habitués à voir depuis notre enfance jusqu'au milieu de la rue - ce
qui arrive pendant les déménagements - (...) de sorte qu'ils nous apparaissent dans une lumière
nouvelle (...) revêtus d'une étrange solitude » (cité par J. CLAIR, Metafisica et Unheimlichkeit, op. cit.,
p. 32). Dans Le Mystère laïc écrit l'année suivante, Jean Cocteau écrivait : « Le vrai réalisme
consiste à montrer les choses surprenantes que l'habitude cache sous une housse et nous
empêche de voir. (...) Un fauteuil Louis XVI nous frappe devant le magasin de l'antiquaire,
enchaîné sur le trottoir. Quel drôle de chien ! C'est un fauteuil Louis XVI. Dans un salon, on ne
l'aurait pas vu. Chirico nous montre la réalité en la dépaysant. C'est un dépaysagiste. Les
circonstances étonnantes où il place une bâtisse, un œuf, un gant de caoutchouc, une tête de
plâtre, ôtent la housse de l'habitude, les font tomber du ciel comme un aéronaute chez les
sauvages et leur confèrent l'importance d'une divinité » (repris dans J. COCTEAU, Essai de critique
indirecte, Paris, Grasset, 1932, p. 56-57). Quatre ans plus tard, il note encore : « Il suffit de regarder
les meubles du XVIIIe siècle que les gens du monde trouvent délicieux et de les regarder sans les
lunettes de l'habitude, pour voir l'air effrayant qu'ils eurent à l'origine, l'air des macaques et des
118

nains qu'on aimait alors » (« Des Beaux-Arts considérés comme un assassinat » dans J. COCTEAU,
ibidem, p. 165). Dans sa conférence de 1938, Magritte écrivait encore : « Il convenait, comme on
voit, que le choix des objets à dépayser fût porté sur des objets très familiers, afin de donner au
dépaysagement son maximum d'efficacité ».
24. Comme chez Chirico, l'aveu délibéré, conscient de l'érotique, brouille les cartes des apprentis
psychanalystes, puisque c'est l'artiste lui-même qui reste maître du jeu. Qui traquera les
problèmes érotiques le fera parce que l'artiste l'aura bien voulu et ce sera autant de temps perdu
pour s’ouvrir au véritable mystère. Là où nous insistons pour un tableau comme La durée
poignardée sur la référence nuancée à Chirico, José Pierre écrit : « j'en suis convaincu, (ce tableau)
est une figuration du coït - la locomotive fumante tenant le rôle du pénis en érection et la
cheminée celui du sexe de la femme » (J. PIERRE, Magritte, Paris, France Loisirs, 1984, p. 102). Il est
tentant de reprendre à son compte les critiques de Magritte contre les interprétations
« psychanalytiques » lorsqu'elles prennent un tour aussi réductionniste et systématique.
25. J. VOVELLE, Le Surréalisme en Belgique, Bruxelles, André de Rache, 1972, p.87. Cet auteur parle à
propos de la référence chiricienne et des thèmes métaphysiques chez Magritte de "prolifération
explosive" et de "prospection délibérée".
26. D. SYLVESTER, Op. cit., p. 319
27. Ibidem, p. 253
28. Ibidem, p. 334-335.
29. A. BRETON, cité par J. PIERRE, Op. cit... p. 128.
30. R. MAGRITTE, Écrits complets, Op. cit., p. 202.
31. G. de CHIRICO, Hebdomeros, Paris, Editions Carrefour, 1929, p. 188.
32. Cité par S. DALI et A. PARINAUD, Comment on devient Dali ?, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 266.
33. D. SYLVESTER, Op. cit., p. 253.
34. Ibidem, p. 351.
35. G. de CHIRICO. Hebdomeros, Op. cit., p. 33.
36. S. GABLIK. Magritte, Bruxelles, Cosmos Monographies, 1978, p. 72.
37. Ibidem, p. 73.
38. Cité par D. SYLVESTER. Op. cit., p. 255.
39. R. MAGRITTE, « La ligne de vie », op. cit., p. 46.

AUTEUR
JOËL ROUDOUX
Université catholique de Louvain
119

Magritte et la publicité, ou les


(dé)liaisons dangereuses
Jean-Patrick Duchesne

Ce que le surréalisme signifie officiellement : une


entreprise de publicité conduite avec assez
« d’entregent » et de conformisme pour pouvoir réussir
aussi bien que d’autres entreprises auxquelles elle
s’oppose par certains détails de pure forme (René
Magritte).
1 Le remarquable essai sur Magritte et la publicité, publié il y a déjà 15 ans par Georges
Roque, ambitionnait de résoudre un « paradoxe redoublé ». Magritte peintre se distancie
de Magritte publicitaire ; utilisant, tout au plus, la publicité comme repoussoir, il finit par
exercer une influence inégalée sur l’iconographie publicitaire postérieure à son œuvre.
Bien qu’il déploie une stratégie dite « de déliaison », destinée à ce que ses toiles ne
donnent pas - ou le moins possible - prise à des interprétations, ses tableaux engendrent
d’innombrables versions publicitaires, donc sémantiquement orientées1.
2 En dépit de la clairvoyance et de l’objectivité dont il fait preuve, le philosophe français me
paraît buter sur des ambiguïtés, voire des contradictions, qu’il faut tenter de dépasser.

1. Les mémoires d’un saint


3 Georges Roque semble admettre comme sincère l’hostilité dont Magritte fait étalage -
après coup - envers la publicité, hostilité qui mérite à tout le moins d’être nuancée. Qu’un
peintre consacré cherche à faire oublier une activité « alimentaire » (plus que la
peinture ?), communément et généralement (ah, la force de l’habitude !) vouée au mépris
n’a rien d’original. Il importe toutefois de confronter ce discours a posteriori aux faits. Or,
ceux-ci ont été, avant Georges Roque, systématiquement méconnus ou réduits aux
balbutiements propres à une activité passagère, elle-même subordonnée aux
« vicissitudes » de la jeunesse2. Cette réticence est alimentée par les silences du peintre ;
Scutenaire, notamment, ignorait tout du Studio Dongo, que l’ami René avait fondé en
120

compagnie de son frère Paul3. Observons cependant qu’à l’échelle belge, René Magritte est
le seul dessinateur publicitaire actif durant l’Entre-deux-guerres au crédit duquel on soit
en mesure de recenser plus de cent réalisations et projets. Ceux-ci s’échelonnent sans
discontinuité de 1918 à 1946, avec des reprises intermittentes en 1949, en 1955, de 1957
à 1959, en 1961, en 1964 et en 1965. On notera encore, pour faire court, que ce sont
exclusivement des affiches que présente Magritte à sa première exposition artistique et
qu’en 1927, à peine converti au surréalisme, il n’hésite pas à soumettre un catalogue
commercial illustré de sa main à Breton et à Aragon, qui l’apprécient4. Hostilité elle-
même intermittente, donc, et qui tient plus du reniement que d’une position de principe.

2. Les affinités électives


4 A suivre Georges Roque5, Magritte se serait, dans un premier temps, attaché à démasquer
l’illusionnisme de la peinture classique, dont il aurait eu « une expérience publicitaire ».
Cet illusionnisme culminerait dans le dispositif « spéculaire », qui engagerait le
spectateur à s’identifier au modèle représenté, à l’aide d’une « machinerie »
soigneusement camouflée.
5 Paradoxalement, l’auteur convient, à propos des tableaux anciens où le peintre « se peint
peignant », que « c’est sans doute le paradoxe de la représentation qu’elle produise ses
effets les plus efficaces là où elle s’offre (euphémisme pour se dévoile) comme illusion ».
La peinture dite classique n’a pas attendu Magritte pour s’auto-confondre, avec la verve
du Caravage de la Corbeille de fruits, du Vélasquez des Ménines ou du Tiepolo du palais de
Würzbourg.
6 Qu’en est-il en outre de cette expérience de la peinture classique que Magritte devrait à
son travail publicitaire ? S’il est indéniable que la publicité de la Belle Epoque incite le
consommateur à s’identifier au modèle affiché, il convient de noter que l’imagerie
commerciale est alors aux mains d’artistes d’avant-garde, dont beaucoup, à commencer
par Bonnard et Toulouse-Lautrec, ont largement contribué à la disqualification de la
peinture illusionniste. Nombre de commentateurs, hier comme aujourd’hui, s’accordent à
concéder que la publicité a produit des motifs d’une audace qui ne serait pas tolérée en
peinture, a fortiori lorsque leurs initiateurs sont des peintres. Pour se limiter à un
témoignage belge contemporain des débuts de Magritte, donnons la parole au Verviétois
Oscar Lejeune, qui constate que
[...] dans notre Belgique d’allure pourtant peu ‘moderniste’, où les nouvelles formes
d’art ne s’introduisent que timidement et non sans rencontrer de vives résistances,
la plupart des affiches [...] montrent hardiment, presque impudemment, pourrait-
on dire, des tendances nouvelles qui partout ailleurs [...] feraient bondir le bon
public. Or il ne bondit pas. Il approuve même6
7 Plusieurs contributions belges à l’affiche « Art nouveau » ne sont d’ailleurs pas sans
affinités - électives ? - avec les tableaux que concevra Magritte au moins une génération
plus tard, telles, pour se limiter à l’apport de Privat Livemont, Bec Auer et sa « femme-
lampadaire », Biscuits et chocolat Delacre, premier cas de divorce entre texte et image, ou
Cabourg, dont la naïade étend la main à l’extérieur de l’image. Notons aussi l’apparition,
encore timide, du renversement d’échelle, illustré notamment par Émile Dupuis, dans
Distillerie De Oranje-Boom7.
8 La vérité historique oblige par ailleurs à reconnaître que l’iconographie publicitaire
contemporaine du surréalisme ou immédiatement antérieure à celui-ci est peu propice à
121

l’apprentissage de la représentation classique telle que la définit Georges Roque, tant elle
prend ses distances par rapport à celle-ci. Sur le plan formel, la conversion au cubisme et
au futurisme réunit tous les ténors de la réclame illustrée. Roque établit d’ailleurs lui-
même que les affichistes du temps, peintres pour la plupart, se détournent du réalisme de
la représentation au profit d’un travail plastique « visant l’autonomie et
l’autoréférentialité »8. Surtout, le consommateur serait bien en peine de s’identifier à des
modèles puisque les dessinateurs publicitaires des minées 20 et 30 travaillent
explicitement à évacuer la figure humaine au profit de l’objet, lui-même omniprésent
dans l’œuvre picturale de Magritte. Selon Charles Loupot, par exemple,
l’attirance exquise, le charme sûr du geste féminin, deviennent vite monotones.
Combien est plus attrayante la publicité par l’objet. [...] Il reste tout à tirer de l’objet
[dont les] images s’imposent comme des forces9.
9 Cette déclaration, enregistrée en 1926, prolonge ou précède les recommandations des
porte-parole des premières agences publicitaires, tels le Liégeois Gaston Platéus selon qui
« il faut intensifier l’objet d’abord »10, et le Français R.-L Dupuy, qui déclare :
[Il est] inutile d’aller demander au personnage humain le concours de sa prétendue
intervention vivante : l’objet sait vivre tout seul et tellement plus nature 11.
10 Ce dernier extrait mérite d’être rapproché d’un commentaire de Magritte à propos de
Georges Braque :
Les tableaux cubistes sont des objets ayant leur vie,12 propre ; ce ne sont pas des
représentations
11 Notons aussi que Fernand Léger reconnaissait, pour sa part, avoir emprunté l’utilisation
de l’objet isolé aux compositions publicitaires de L’illustration 13. À lire Paul Nougé, on
serait tenté de croire que c’est le fétichisme ambiant, amplifié par la publicité, que
dénonce Magritte :
Les relations que nous entretenons avec nos semblables et nous-mêmes se trouvent
profondément viciées par les conditions sociales qui nous sont actuellement
imposées — cette réflexion touche à l’évidence. Toutefois, il ne semble pas que l’on
ait remarqué jusqu’ici que cette perversion atteignait nos rapports avec les objets
familiers, ces objets que nous croyons nos serviteurs fidèles et qui sournoisement,
dangereusement nous dominent. Le modèle rouge lance un cri d’alarme 14
12 Or, on aurait tort de penser que la réclame célèbre ses idoles sur un mode
unilatéralement naïf et euphorique. Il suffit de se reporter à la production de deux des
plus féconds affichistes belges des années 20 (Le Modèle rouge date de 1935) pour prouver
le contraire, sur base d’images trop lancinantes pour se réduire à des lapsus : le diablotin
et le fumeur de Francis Delamare, respectivement sur le point d’être écrasé sous la
semelle « La Silencieuse » ou crucifié par deux cigarettes géantes, avec la bénédiction de
Saint-Michel, ou l’enfant de Michel De Goeye, assailli par une avalanche d’accessoires
scolaires disproportionnés annonçant la rentrée des classes. Plus encore que par le
pseudonyme choisi par le plus célèbre des affichistes de l’époque, le Français Adolphe
Mouron, dit « Cassandre » (de qui s’agissait-il de craindre les présents ?), le caractère
explicite du propos est attesté par l’exégèse que le peintre belge Armand Massonet
formule au sujet de ses propres affiches, éditée en 1929 :
Cela attire parce que c’est grand. L’homme qui regarde est petit. Il est réduit à sa
puissance. Cette vérité n’échappe pas, elle émeut tout court [sic] 15
13 Le marmiton va-t-en-guerre du XVIe Salon de l’Alimentation, le saint Nicolas ténébreux
du Grand Bazar de Liège, avec sa hotte débordant de jouets martiaux, ou l’aspirateur AEG
Vampyr ne sont pas de nature à dissiper le malaise. La transgression des rapports
122

d’échelle finit par s’ériger en règle. Les casseroles du grand magasin de la Cité ardente
s’empilent en d’invraisemblables totems, qui consacrent la « petite révolution
copernicienne » dont parle Georges Roque16 : le temps n’est plus où les objets venaient
timidement s’insérer dans un monde soumis à l’homme : c’est celui-ci, désormais, qui
papillonne autour du piège tissé par la marchandise. Son existence ne tient plus qu’à un
fil, régi par l’aiguille monstrueuse qui joue « au chas et à la souris », sous l’égide, encore,
du Grand Bazar de Liège. Est-il dès lors illégitime de plaider en faveur d’une prise de
conscience commune de l’ascendant ambigu qu’exercent les produits de l’industrie ?
14 Et n’est-il pas aussi révélateur qu’en matière de rhétorique, les affinités déjà détectées
antérieurement entre images publicitaires et magrittiennes se multiplient sous
l’impulsion des mêmes De Goeye et Delamare (Union Match), rejoints par leur chef de file
Léo Marfurt (Savon Dro), d’autant plus que leurs travaux sont rigoureusement
contemporains des premiers tableaux surréalistes de leur confrère ?

3. Le blanc-seing
15 Magistralement rencontré par l’auteur, le problème du sens des images magrittiennes
n’en est pas épuisé pour autant. Quatre affirmations se succèdent :
a. l’image classique tend à déterminer un sens univoque ;
b. Magritte démantèle l’image classique et cultive l’asémie ;
c. cette asémie se prête à une appropriation monosémique, qu’exploitera l’image publicitaire
au profit de la marque ;
d. toute image est « résolument, définitivement polysémique »17.

16 La conséquence, jamais tirée explicitement, de ces prémices est que l’entreprise


contestataire de Magritte, (trop ?) prudemment qualifiée de précaire par son
commentateur, était de toute façon vouée à l’échec parce qu’elle se fondait - oh
blasphème ! - sur une méconnaissance fondamentale de la nature de l’image. À moins de
s’interroger sur les limites de l’asémie magrittienne, quitte à en réduire la portée, ce que
fait d’ailleurs Roque lui-même, lorsqu’il observe que « présenter le tableau sans litre du
tout », comme s’y refuse Magritte, « laisserait trop de champ libre [...] à toute
interprétation »18, mais sans signaler que de nombreux intitulés sont loin d’être
totalement indépendants de l’image (L’empire des Lumières, L’oiseau de Ciel, etc.). À propos
d’un de ses meilleurs tableaux, par ailleurs image centrale pour le raisonnement de
Georges Roque, l’artiste ne soutient-il pas, au mépris de la sacro-sainte asémie, qu’on
« ressent, grâce au Modèle rouge, que l’union d’un pied humain et d’un soulier de cuir
relève en réalité d’une coutume monstrueuse »19 ?
17 Au surplus, la stratégie de déliaison mise au point par le peintre culminerait dans son
rejet de la fonction de nomination. En s’attaquant à celle-ci, « c’est aussi bien la publicité
que Magritte tente de saper »20, dans la mesure où celle-ci « ne peut pas ne pas rattacher
les propriétés d’une marchandise à un nom propre »21. Observons à ce propos que cette
assertion est historiquement contestable. Dans le climat de l’Entre-deux-guerres, l’objet
nu, isolé est la fin des fins de l’image publicitaire, comme l’établit, dès 1926, Louis
Chéronnet, d’après qui « L’objet à vendre étant cause et fin de l’affiche, il serait naturel
qu’il en fût l’inspirateur unique et direct » de sorte que « l’on assure à l’affiche une beauté
splendeur-du-vrai puisqu’ainsi, elle ne représente que des lignes sincères et véritables » 22.
Ou comme le reconnaît et le regrette encore, en 1983, l’éditorialiste du principal organe
123

national de la corporation publicitaire, qui précise que les annonceurs belges estimèrent
trop longtemps leur produit assez neuf et distinct des autres pour se satisfaire « d’en
énoncer les avantages sans devoir stimuler l’imagination du consommateur »23.
18 De fait, l’entreprise tenait de la gageure. À s’ériger en système, l’auto-présentation finit
par mettre en évidence l’absurdité inhérente à l’irruption d’un produit sur le marché.
Pour réussir son examen d’entrée, la marchandise doit en effet acquérir un sens, une
valeur que son apparition dans le plus simple appareil ne suffit pas à susciter. La futilité
de l’article isolé, répété, agrandi à outrance, et que souvent rien, pas même un emballage,
ne permet de distinguer de ses concurrents saute à ce point aux yeux qu’elle risque de
compromettre l’objectif publicitaire. Privé de l’aval du présentateur de la Belle Époque, le
bien de consommation, trop longtemps mis à nu par ses thuriféraires mêmes, n’a d’autre
recours que de s’autoriser d’une marque, d’une identité potentiellement stable,
prestigieuse et universelle.
19 « Pas d’emballages, pas de marques. Pas de marques pas d’affaires », proclamera, dans les
années 50, le président du groupe Unilever24. Or, en mettant l’accent, dès les années 30 et
à l’encontre de beaucoup de ses confrères, sur l’emballage, qui tout à la fois valorise et
occulte, fût-ce partiellement, son contenu matériel, les publicités les plus (platement)
fonctionnelles réalisées par Magritte ne s’avèrent-elles pas singulièrement prophétiques ?
20 Revenons en arrière pour examiner une série d’annonces dessinées par Magritte en 1926
pour la revue d’art Le Centaure 25. De ces images, Georges Roque retient d’abord qu’elles
démystifient la publicité d’auto-présentation, dont elles dévoilent les mécanismes cachés,
ce qui sert à montrer et que, d’ordinaire, on ne montre pas : socle, rideau, estrade,
piédestal. Il assure ensuite que cette mise à nu du dispositif représentatif s’assortit d’une
attaque directe contre le produit, tels ces livres posés en équilibre précaire sur une quille-
balustre ou ces carrosseries de luxe réduites à des profils grossiers. Selon lui, en outre, la
quille interfère avec le nom du libraire. Or, ce motif, loin de nuire au nom de l’annonceur,
se donne pour son auxiliaire. Prolongeant le « i » central, avec lequel elle rime
plastiquement, n’est-ce pas, en somme, pour le compte de la marque que la quille se
mobilise pour déstabiliser le produit ?
21 Du reste, cette attention accordée à la marque se retrouve dans des travaux encore plus
précoces. À propos de la triple annonce Alfa-Roméo/Carrosserie V. Snutsel / Norine, insérée
en 1925 dans Englebert magazine, Georges Roque observe que l’artiste calligraphie les noms
de ses clients, « comme pour mieux nommer [...] la nomination elle-même tout autant que
les noms propres »26.
22 Sans doute l’humour de Magritte s’exerce-t-il néanmoins aux dépens de son client,
présenté comme « un » libraire, indéfini, parmi d’autres, et dont aucun qualificatif ne
vient louer les mérites. Georges Roque en déduit que l’artiste s’attache ici à contrecarrer
l’opération de nomination que sa peinture de l’époque vise - ou plutôt visera bientôt-, elle
aussi, à défaire. Mais ce travail d’éradication n’a pas le caractère absolu qu’on veut bien
lui reconnaître, puisqu’il épargne, précisément, le nom propre sur lequel se fonde le plus
efficacement l’étalonnage de l’activité picturale, celui du peintre. Le « Ceci n’est pas une
pipe » de La Trahison des Images est trop vite entré dans la légende car c’est tout aussi bien
« Ceci n’est pas une pipe mais un tableau de Magritte » que l’on est autorisé, invité à lire...
Le publicitaire aura ensuite beau jeu de retourner l’artifice contre son inventeur, à moins
que celui-ci, par un retour de flamme, ne prenne les devants. Deux ans avant la mort du
peintre, la Sabena lui passe commande du tableau L’oiseau de Ciel, inspiré de La grande
124

Famille, en vue d’une opération publicitaire fondée moins sur l’image que sur le renom de
son auteur :
Le prestige que la personnalité internationale de René Magritte confère à cette
œuvre incite la direction à reporter ce prestige sur notre Société en utilisant le
sujet du tableau27.
23 Il s’agit bien pour la Sabena d’utiliser le sujet du tableau, et sa signature, avec la
bénédiction de l’intéressé... « Ceci n’est pas un oiseau, c’est un tableau de Magritte et le
bouveau symbole de la Sabena ».

MAGRITTE, L’Oiseau de Ciel,1966.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

24 Sans doute trop « passive » s’avère dès lors la principale conclusion à laquelle aboutit
Georges Roque et qui se résume comme suit. C’est précisément parce que les tableaux de
Magritte échappent à l’emprise des significations qu’ils sont utilisables par la publicité ;
n’étant pas des signes, « il suffit de leur adjoindre un message pour qu’ils le deviennent » ;
aucun message n’étant associé aux images magrittiennes, il est au surplus « facile d’en
ajouter un ». Comment dès lors ne pas s’étonner que Magritte, dans l’hypothèse où il
cherchait à saper les stratagèmes publicitaires, ait naïvement « désémantisé » des œuvres
sans se rendre compte qu’elles pouvaient être aussi facilement « resémantisées » par
l’ennemi ? A moins d’éliminer l’hypothèse de départ, rendue caduque par le constat,
dressé, sans plus, par Georges Roque lui-même, que les premières récupérations sont le
fait de Magritte lui-même, « aliénant » à des parfumeurs des versions publicitaires de
L’Arbre savant et - suprême auto-dérision - de L’Incorruptible (le Blanc-Seing,
paradoxalement, a été épargné). Datées des années 40, elles confirment une prescience
d’autant plus remarquable que les annonceurs belges, on l’a vu, sont encore loin d’être
sensibles aux vertus de l’image de marque. On mesure alors toute la portée de cette
proposition formulée par Magritte dès 1929 :
125

Un objet ne tient pas tellement à son nom qu’on ne puisse lui en trouver un autre
qui lui convienne mieux28
25 Ajoutons cette réflexion, émise par le graphiste Jacques Ridiez, cinq ans avant l’achat de
L’oiseau de Ciel :
Les formes nouvelles, qui soulèvent la méfiance, sinon les sarcasmes du public,
lorsqu’il s’agit de peinture de chevalet, probablement parce qu’elles lui semblent
tout à fait gratuites, s’assimilent infiniment mieux lorsque leur fonction est apparente
et directement perceptible29.
26 Versons encore au dossier une lettre adressée à Nougé en 1931, où Magritte évoque le
refus d’un projet par la firme Sunlight ; à l’annonceur qui allègue que « cette affiche fait
trop d’effet et serait bonne pour une marque qui se lance », le peintre répond que l’effet
en question est remarquable et « du même ordre qu’un tableau réussi » 30. In cauda venenum,
Georges Roque termine son ouvrage en ironisant sur « le zèle que mettent certains auteurs
à fustiger le pillage de Magritte par la publicité » au point de « dénoncer le
‘détournement’ de La grande Famille par Sabena »31.

4. La trahison des images


27 S’agissant non pas de cautionner la récupération publicitaire des tableaux de Magritte
mais de la comprendre, Georges Roque préconise une attitude de stricte neutralité,
consistant à nier l’existence d’effets « spécifiques à l’image publicitaire comme telle », car
celle-ci ne fait que reprendre à son compte de vieux mécanismes rodés par
plusieurs siècles de pratique picturale. De sorte que toute distinction entre publicité
et peinture devient caduque, du moins si l’on s’en tient à une sorte de
’fonctionnalisme’ iconique rigide, puisque la peinture elle-même a toujours produit,
entre autres choses, des effets publicitaires32.
28 Il ne parvient pas, cependant, à maintenir sa résolution jusqu’au bout, ce qui n’enlève
rien à la pertinence globale de son raisonnement. Mais la conviction, sous-jacente à ses
analyses, selon laquelle la publicité a pour but exclusif de produire des images univoques
l’empêche de discerner la marge de liberté que nombre de graphistes, et non des
moindres, entendent se ménager, à l’instar des grands peintres d’autrefois. Outre qu’elles
manifestent souvent cette soif d’indépendance, les créations de Charles Rohonyi et de
Julian Key, les deux graphistes belges les plus sollicités de l’après-guerre, illustrent que
pour l’épancher, il peut être utile de retourner la récupération de l’image magrittienne
contre elle-même, ce qui confirme que le processus d’appropriation de la puissance de
l’image n’est pas toujours, loin s’en faut, « sinistrement irréversible » 33.
29 En ce qui concerne Charles Rohonyi, opposons d’abord l’affiche Macaroni Remy au placard
Les marques d’une grande firme. Ets Odon Warland. de Magritte, alias Dongo. Le ridicule de la
candide consommatrice éclabousse évidemment le produit, condamné au rebut, et plus
encore l’emballage, dont l’inefficacité renvoie dos à dos les deux autres pôles du triangle
de la communication publicitaire. Mais que dire alors de la fiabilité de la pastille
Tricidine, dont la victime décapitée s’apparente au Pèlerin de Magritte (peint, il est vrai,
treize ans plus tard) ?
30 Plus systématique encore est la relation qui unit le peintre surréaliste à Julian Key, celui-
ci se proposant même de « faire [...] du Magritte en négatif »34.
31 Les affinités entre leurs productions respectives mériteraient une étude systématique.
Contentons-nous d’établir quelques liaisons : Pioneer et Le temps menaçant, C’est si bien
126

quand c’est peint !, et Tentative de l’impossible, Martini, et Le Voyage des Fleurs, Mercédès et La
Clairvoyance, Salon de la Moto et du Cyclomoteur et L’art de la Conversation, Là où il y a du gris je
mets du rose et l’affiche Le vrai Visage de Rex, avant d’approfondir l’examen de celles qui se
révèlent les plus « dangereuses », parce qu’elles déjouent avec la même insolence le
procédé magrittien et les prétentions de la marque. Semblable aux roses qui se
substituent à des yeux dans Le Voyage des Fleurs, l’étiquette Martini paraît remplacer une
bouche. Mais en se décollant, l’inscription dénonce le montage et ne projette plus que
l’ombre d’un sourire racoleur, débâillonnant, du même coup, les lèvres closes.
Pareillement sarcastique se révèle l’illustration associant l’emblème de Mercédès – firme
largement impliquée dans la fabrication militaire – à la colombe de la paix et au symbole
du mouvement hippie – faites l’amour, pas la guerre – que l’ombre de la marque trace,
cruelle inversion, sur le capot. Un autre sommet de la dérision est atteint dans Salon de la
Moto et du Cyclomoteur ; ce « vroom », qu’est-ce donc sinon beaucoup de bruit pour rien ?
Dans l’affiche Là où il y a du gris je mets du rose, conçue à la demande de l’agence Dechy-
Univas, Julian Key n’hésite pas, enfin, à railler la suffisance de la réclame dite « créative ».
En contradiction avec le titre, qui tente vainement de récupérer une phrase de Picasso,
l’image ne parvient à colorer que la réplique d’un bien morne héros, privé de bouche et
donc de parole, spectre gris sur fond de couleur funèbre, faisant son deuil du sourire et de
la carnation que lui dérobe le miroir publicitaire.
32 Et dire qu’en publiant cette affiche, Paul follet, directeur général de la puissante agence,
prétendait combattre notre « sinistrose »35 !
33 Ainsi le maître se laisse-t-il abuser par ses propres instruments de domination.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie
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NOTES
1. G. ROQUE, Ceci n’est pas un Magritte. Essai sur Magritte et la publicité, Paris, Flammarion, 1983,
p. 14 et 15.
2. P. WALDBERG, René Magritte, Bruxelles, André de Rache, 1965, p. 163.
3. G. ROQUE, op. cit., p. 166. Voir aussi idem, p. 173, note 51.
4. Idem, p. 163
5. Idem, pp. 34-38.
6. O. LEJEUNE, Autour de l’exposition internationale de l’affiche contemporaine, dans le
catalogue de l’Exposition internationale de l’affiche contemporaine, Verviers, Société royale des
Beaux-Arts. 1932, p. 12.
7. La plupart des œuvres de Magritte et des affiches citées ou commentées sont reproduites dans
G. ROQUE, op. cit. ou J.-P. DUCHESNE, L’affiche en Belgique. Art et pouvoir. Bruxelles, Labor, 1989.
8. G. ROQUE, op. cit., p. 73.
9. L. CHÉRONNET, « Un maître de l’affiche : Loupot », dans L’art vivant, Paris, 15 septembre 1.926,
p. 697.
10. G. PLATÉUS, L’affiche, comment, l’éditer, comment la placer, Paris et Bruxelles, Editions Polmoss,
1919. pp. 31-32.
11. R.-L. DUPUY, Panorama de la publicité française. 1914-1930, dans Vendre. Paris, mars 1930,
p. 196.
12. Cité par G. ROQUE, op. cit., p. 73.
13. Cfr J. BARNICOAT, Histoire concise de l’affiche, Paris, Hachette, 1972. p. 101.
128

14. P. NOUGÉ, « René Magritte ou la révélation objective ». dans Les Beaux-Arts, 1 er mai 1936,
pp. 18 et 19.
15. A. MASSONET, Le dessin sur le vif, Paris, 1952, p. 55.
16. G. ROQUE, op. cit., p. 75.
17. Idem, p. 122.
18. Hem, p. 60.
19. Idem, p. 145
20. Idem, p. 59.
21. Ibidem.
22. L. CHÉRONNET, « L’art et la rue », dans L’art vivant, Paris, 1 er janvier 1926, p. 21.
23. N. OLDENHOVE, « Mirage de marque », dans Pub, Bruxelles, 14 septembre 1983, p. 7.
24. Cité par J.-C. DASTOT, La publicité, stratégie de l’entreprise, Verviers, Marabout, 1973, p. 68.
25. G. ROQUE, op. cit., pp. 45-47 et 58-62.
26. Idem, p. 74.
27. Idem, p. 175.
28. Cité dans Idem. p. 59, note 28.
29. Extrait de l’intervention de Jacques Richez au congrès de l’Alliance graphique internationale
à Saint-Germain-en-Laye, en 1960, repris dans J. RICHEZ, Textes et prétextes. 35 ans de réflexion(s) sur
le graphisme, Bruxelles, PAC, 1980, p. 37.
30. G. ROQUE, op. cit., p. 166.
31. Idem, p. 175.
32. Idem, p. 38.
33. Idem, p. 146.
34. Propos recueilli dans V. BAUDOUX, « Monsieur Julien Keymolen dit Julian Key », dans Clés
pour les arts, no 38, Bruxelles, 1973, p. 28.
35. M. DALOZE et D. VERHAEGEN, « Notre art est populaire [...] », dans le Catalogue de l’exposition
Savignac - Julian Key, Braine-l’Alleud, Centre d’Art Nicolas de Staël, 1984, n.p.

AUTEUR
JEAN-PATRICK DUCHESNE
Université de Liège Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles
129

Les modalités de l'invisible


magrittien
Nathalie Roelens

Magritte est un réaliste de l'invisible (R.-M Jongen)


'Les Suivantes' sont l'image visible de la pensée
invisible de Velasquez. L'invisible serait-il donc
visible parfois ? (R Magritte, Lettre à Michel Foucault,
le 23 mai 1966)

1. L'invisible absolu
1 Tandis que la sémiotique visuelle distingue en peinture deux modalités de l'invisible, à
savoir : l'obstrué (ce-qu'on-peut-ne-pas-observer, ce qu'un tableau ne fait pas savoir) et l'
inaccessible (ce-qu'on-ne-peut-observer, ce qui se refuse à l'observateur) – c'est du
moins ce que fait Jacques Fontanille dans Les espaces subjectifs 1–, l’œuvre de René Magritte
invite, semble-t-il, à subdiviser ultérieurement ces deux pôles de la modalisation négative
de l'espace.
2 On en viendrait à articuler la catégorie de l'obstrué en plusieurs sous-catégories :
• l'occulté, ce que Magritte appelle le « visible caché ». Dans une lettre à Patrick Waldberg,
Magritte explique que ses tableaux intitulés La Grande Guerre « doivent leur intérêt à
l'existence devenue consciente pour nous du visible apparent et du visible caché – qui ne
sont jamais séparés dans la nature. Quelque chose de visible cache toujours autre chose de
visible. »2 foute une série d’œuvres de 1964 présentent en effet un être humain dont le
visage est dissimulé derrière un objet (une pomme, un bouquet de violettes, une colombe).
Les Liaisons dangereuses (1936) figure par ailleurs une femme nue tenant devant elle un miroir
tourné vers le spectateur. Ce miroir cache une partie de son corps mais réfléchit sous un
autre angle le fragment du corps qu'il masque. Il nous manque donc à la fois une partie de la
face et une partie du reflet de dos. Tous ces cas relèvent donc d'une visibilité partielle.
• le voilé, le masqué. Une série de toiles dont Les Amants (1928, voir supra) nous montrent des
visages couverts d'un chiffon ou d'un voile, voile que d'aucuns 3 rapportent au suicide de la
mère du peintre qui est allée se noyer dans la Sambre en 1912 et que l'on repêcha la chemise
130

de nuit rabattue sur la tête, élément biographique dont il ne faut sans doute pas surestimer
la valeur heuristique mais par lequel le mystère ne fait toutefois que s'accroître.
• le détourné. Cette catégorie comprend les nombreuses occurrences de l'homme au chapeau
melon vu de dos, ou de visages qui ne livrent pas toutes leurs faces au spectateur, entre
autres : Le Maître d'école (1955).
3 La catégorie de l'inaccessible à son tour se subdivise chez Magritte selon :
• le dissipé : dans L'Inondation (1928), la moitié supérieure d'un corps semble s'être évaporée
ou, dans les tenues de René-Marie Jongen, « le nu féminin y passe insensiblement à
l'invisibilité diaphane et bleuissante du ciel. »4 On a affaire ici à une espèce de régression à
un univers présémiotique, avant toute représentation, étant donné que, à en croire
Fontanille, « la perte de l'apparence, c'est l'interdiction de toute représentation, voire de
toute sémiosis. »5
• l'éclipsé. L'homme dans L'Homme au Journal (1927) est présent dans le premier
compartiment mais a disparu dans les trois suivants, alors que les objets n'ont pas bougé.
Joue-t-il à cache-cache ? N'est-il qu'un mirage ? Sa présence n'a-t-elle pas plus de sens que
celle d'un objet qu’on aurait déménagé ? Laissons là pour l'instant toutes les questions
déroutantes que cette toile soulève.
• l'imperceptible. Ce qui est trop loin ou trop proche : ainsi les deux figurines dans Les Princes
de l'Automne (1963) ou cette immense tète de femme dans Portrait de Stéphie Langui (1961) qui,
apparaissant dans l'embrasure voûtée d'un édifice, semble invisible aux yeux des deux
messieurs en pleine conversation. Ou encore, ce qui est trop éclairé, aveuglant : Le Principe
du Plaisir (1937) nous présente un homme dont la tête est une lumière éblouissante et,
d'autre part, ce qui est trop obscur, opaque, par exemple : un homme de dos dans la
pénombre (La Rencontre du Plaisir, 1962), une jeune femme qui se mire dans un miroir opaque
(L'Image parfaite, 1928).
• l'absolu hors-champ : il arrive que la figure soit en amorce, c'est-à-dire découpée par les
bords du cadre ce qui présuppose conventionnellement un prolongement hors-champ. Or
dans La Représentation (1937), ce tronc de femme dont le cadre doré épouse parfaitement les
flancs, le ventre et la naissance des cuisses, on s'aperçoit que le hors-champ est tout à fait
évacué puisque la découpe du cadre est ici imposée par les formes féminines mêmes.
• le transparent. Dans L'Esprit comique (1927) un homme-dentelle laisse transparaître le fond
sur lequel il évolue. Il faut ajouter à ce paradigme toute une série de portes trouées,
perforées, de brèches pratiquées qui annulent l'écran que constituent communément les
éléments d’architecture. Dans La Maison de Verre (1939) un visage de face se voit à travers la
découpe des cheveux d’un personnage vu de dos. Dans le Blanc-Seing (1965, voir illustration
supra), par contre, un cheval monté d'une élégante amazone est affecté de deux bandes qui
laissent transparaître le fond de sorte que c'est tantôt le fond, tantôt le cheval qui se voit
privé de visibilité. Ce que Jongen appelle « la transparaissance du visible caché sur le visible
cachant »6 est également à l’œuvre dans la série de tableaux qui présentent une toile posée
sur un chevalet qui laisse transparaître et prolonge en image la vue qu'elle aurait dû cacher
et où, par le même geste, « l'image disparaît dans ce qu'elle représente » (Ibid.., p.94), ainsi la
célèbre Condition humaine (1935) mais aussi La Vie privée (1946) où l'on voit un paysage à
travers la fenêtre du corps d’une femme nue. Le transparent et la transparaissance
concernent enfin toutes ces tonnes en creux, découpées, ces béances négatives que les
silhouettes peuvent virtuellement aller remplir, entre autre dans Décalcomanie, 1966. Dans
l'ensemble de ces cas de transparence il y a en somme toujours quelque chose qui nous
bouche ...
• l'illisible : quel est ce texte qui agit · tellement La Lectrice soumise de 1928 ?
131

• le méconnaissable : là ou le lien entre image et mot nous échappe au premier abord : La


Trahison des images (1928-29), La Clef des Songes (1930).
• le vide : L'au-delà, 1938 : une tombe est entourée d’un immense espace vacant ensoleillé.
4 Or l'invisible chez Magritte, dans toutes les modalités énumérées, a ceci de particulier
qu'il n'est plus l'antithèse du visible. il n'est plus du visible momentanément occulté mais
de l'invisible absolu. Car dans ce « monde sans autrui » (selon l'expression de Gilles
Deleuze) que constitue l'univers magrittien, les choses ne sont plus relayables par d'autre
points de vues qui pourraient donner une épaisseur au champ perceptif. Ce inonde
implacable ne promet aucune révélation, et dès lors exclut tout parcours sémiotique
allant par exemple de l'inobservable à l'observable, parcours autorisé, voire postulé par
l'iconographie traditionnelle. Ce qui échappe à mon regard, je ne le pose plus comme
potentiellement perceptible et, en règle générale, je ne fais pas le tour d'un objet pour en
atteindre imaginairement la partie cachée, je ne désire même pas en savoir plus, puisque
je sais d'avance que l'inconnu est absolu, insondable, voire, je sais que mes erreurs ne
seront jamais infirmées. Quoique la facture soit plutôt académique et les lois de la
perspective plus ou moins respectées, l’œuvre s'avère sans profondeur et inhabitable,
même mentalement. Si autrui comme structure du possible et du désir fait défaut, s'il
n'est plus là pour relativiser le non-su et le non-perçu, alors tout devient nécessaire,
irrévocable, « blessant ». Aussi l'invisible magrittien, n'étant plus une simple faille du
visible, n'est-il plus susceptible de se rabattre en son contraire.7
5 On objectera que Magritte a lui-même qualifié le visage dissimulé derrière le bouquet de
violettes de La Grande Guerre de « visible caché » (« Une lettre dans une enveloppe, dit-il
encore, c'est du visible caché, mais ce n'est pas de l'invisible »8), voire qu'on a pu y
reconnaître la figure d'une femme que Magritte aurait aimée, à savoir Sheila Legg. 9

MAGRITTE, La Grande Guerre, 1964.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999
132

6 On invoquera le fait que le premier titre Le Goût de l'invisible ait été récusé en faveur de La
Grande Guerre précisément parce qu'il y a « 'guerre' entre ce qui est visible et ce qui est
caché. »10. Or, même si le peintre répète ensuite : « il arrive un moment où le visible
empêche de voir un autre visible »11 (ibid.), ce que Rudy Steinmetz résume par la formule
« n'importe quel objet visible, chez Magritte peut faire office de rideau tiré devant
n'importe quel autre objet visible »12, ces chevauchements, ces superpositions ne sont, à
notre sens, pas toujours aléatoires.
7 Le visible caché peut en effet soudain chavirer en « invisible absolu », comme par
exemple dans Le Genre nocturne, cette toile de 1928 où une femme nue se couvre le visage à
l'aide de ses mains, mais où rien ne laisse présager que ce visage serait potentiellement
visible, car rien ne déborde au-delà des mains. Nous avons là un visage qui nous met au
défi de le considérer comme peint. Il est tout simplement invisible sans plus. Phénomène
analogue dans Le Double Secret, comme l'a montré Nicole Everaert-Desmedt : « Ici, dans Le
Double Secret, Magritte enlève le voile habituel, la peau du visage, et dévoile ce qu'il cache.
Mais alors se produit la surprise car ce qui est dévoilé ne correspond pas à ce qu'on
attendait. »13. René Jongen insiste dans ce contexte sur « l'autosuffisance de l'image » :
« Le corps de La Représentation n'est pas plus (ni moins) que ce qu'il est, un partiel
corporel autonome, qu'il ne faut ni compléter ni prolonger – comme nous serions tentés
de le faire dans une conception représentative ».14 La découverte du visible caché peut
par conséquent être déceptive et, de manière générale, la tête humaine court le risque
d'être à tel point cachée derrière un objet que celui-ci finit par lui tenir lieu, comme dans
Le Mouvement perpétuel, où un haltère remplace littéralement la tête de l'athlète. On est
soudain confrontés avec de l'invisible absolu, avec ce qui transcende l'opposition du
visible et le l'invisible15. Rudy Steinmetz en arrive en fin de compte aux mêmes
conclusions : « Il n'y a pas pour Magritte, de dialectique entre le visible et l'invisible » 16 :
« le visible est une succession infinie de rideaux qui garde à jamais scellé l'in-visible du
mystère. [...] En un instant [...], la peinture procède au surgissement d'un autre visible ou,
plus exactement, de l'autre du visible. C'est dans la fracture provoquée momentanément
par ce choc visuel que le mystère se propage fugitivement insaisissable, inexplicable [...] »
(Ibid.., p.f.13) De même qu'il n'y a plus apparemment de parcours perceptif allant de la
non-visibilité à la visibilité il n'y a plus non plus de parcours épistémique possible allant
du non-savoir au savoir. De sorte que la catégorie de l'obstruction n'est même plus de
mise, car elle avait trait au possible et au connaissable. L'invisible, n'étant plus promis à
quelque visibilité, s'offre comme le garant ultime du mystère. Parallèlement, les corps
étant sans intériorité, statues pleines sans trésors, ou vides sans secrets, homogènement
traversées par du plein ou du vide, tout s'avère toujours potentiellement inaccessible.
Cette peinture déjoue en tout cas l'opposition coutumière du visible et de l'invisible.
8 Récapitulons. Si la peinture magrittienne a exclusivement affaire aux corps visibles,
tandis que l'invisible est le propre de la pensée et échappe dès lors à la peinture, il y a, à
notre sens, un invisible que nous qualifions d'absolu qui est néanmoins présenté et qui
laisse une trace de son mystère sur la toile. René Jongen résume toute la question en
fonction du fait que la tâche du peintre consiste à rendre visible cet invisible : « L'image
magrittienne cherche à rendre visible cet invisible occulté par la visibilité du monde et de
ses objets familiers. »17 Magritte nous enseigne dès lors une nouvelle façon de voir,
appelle sinon à renoncer à notre regard habituel, du moins à l'épurer. Salutaire
« thérapie » en effet que celle qui nous guérit de notre paresse visuelle.
133

9 On le comprend désormais. Ce monde sans autrui libère une force qui nous incite à voir
autrement, il dégage enfin une image sans épaisseur, tout en surface, une image
d'ordinaire refoulée, cachée, ce que Gilles Deleuze définit comme le phantasme (« c'est
peut-être à la surface, comme une vapeur qu’une image inconnue des choses se dégage »)
18
, ce que Magritte désigne par le mystère. Le mystère c'est, comme le phantasme, ce qui
est sans ressemblance et sans contrainte : « Quel que soit son caractère manifeste, toute
chose est mystérieuse : ce qui apparaît et ce qui est caché. »19 De sorte que le mystère,
comme aboutissement de l'invisible absolu, est un réel défi pour la sémiotique : « Le
mystère, par définition, est réfractaire aux exigences de tout système » (EC : 549).
Davantage qu’un « dépaysagiste », comme on a pu qualifier Giorgio de Chirico, par sa
façon de dépayser les objets20, Magritte est plutôt un « enchanteur », qui nous montre le
monde quotidien dans ce qu'il a de mystérieux, afin de susciter l'existence de ce mystère
en chacun de nous. Magritte avoue avoir été dérangé lui-même dans ses habitudes de
voir, comme si sa peinture avait eu sur lui la même force thérapeutique qu'elle a sur nous.
Le monde aurait perdu pour lui aussi toute profondeur et toute consistance : « Je devins
peu certain de la profondeur des campagnes, très peu persuadé de l'éloignement du bleu
léger de l'horizon, l'expérience immédiate le situant simplement à la hauteur de mes
yeux. J'étais dans le même état d'innocence que l'enfant qui croit pouvoir saisir de son
berceau l'oiseau qui vole dans le ciel... »21

2. Le Thérapeute
10 Le huitième panneau de la fresque circulaire Le Domaine enchanté, de 1953 exécutée par
une équipe de peintres autour de Raymond Art pour Gustave Nellens, alors directeur du
Casino Communal de Knokke, semble exemplaire à cet égard car il reprend des images qui
jalonnent l'œuvre de Magritte en les déterritorialisant une nouvelle fois.

a) le chemineau

11 Ce thérapeute flanqué d'un lion et tenant dans sa main un sceptre rappelant Shéhérazade
détient en effet une puissance d'« évocation », selon l’expression d'Everaert-Desmedt, à
l'état pur : car le mystère de cet étrange thérapeute redouble celui de toutes les
occurrences antérieures du Thérapeute.
134

MAGRITTE, Le Thérapeute (Rnokke), 1953.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

12 Paul Colinet a certes réussi à homogénéiser ces emprunts hétéroclites par le biais d'un
petit texte poétique :
Deux tourterelles, dans la chaude pénombre de leur maison, veillent à la santé d'un
thérapeute de grands chemins. Les perles d'un visage fleurissent sa main droite.
Une guirlande de roses apaise son lion.
Un papier troué collectionne des morceaux de ciel.
13 Or il n'empêche que ce geste a posteriori n'a pas pu résorber l'inquiétante étrangeté ne
fût-ce que du seul thérapeute. Aussi pouvons-nous invoquer comme une espèce d'aura
invisible de cette œuvre toute une série de gouaches et d'huiles qui s'échelonnent de 1936
à 1962 (jusqu'au bronze de 1967)22 et portent ce même titre énigmatique lequel aurait été
trouvé soit par Marcel Lecomte, soit par Colinet.
135

MAGRITTE, Le Thérapeute, 1936


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

MAGRITTE, Le Thérapeute, 1937


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

14 Et ceci toujours en vertu d'une conception revisitée de l’invisible qui interpréterait


l’aphorisme des Mots et des images « Un objet fait supposer qu’il y en a d'autres derrière
136

lui »23 comme un paradigme intertextuel que l’œuvre en présence entraîne dans son
sillage.
15 Or l’invisible est déjà l’enjeu de la ligure centrale elle-même, ou du moins elle apporte un
nouveau démenti à l’opposition du visible et de l’invisible. Car cette étrange silhouette,
pourtant humaine, ou du moins reconnaissable à ses attributs humains, déjoue d’emblée
la polarité du plein et du creux, du caché et de l'apparent, de l'être et du paraître, du
contenant et du contenu, de la surface et de la profondeur. En outre, ce chemineau assis,
dont la cape recouvre un corps absent, renoue avec toute une série d'œuvres qui
thématisent ce paradoxe. Ainsi le cercueil de Perspective. Madame Récamier de David de 1951
qui n'a aucune densité, qui n'enveloppe, semble-t-il, d'autre secret que celui de sa « mise
en boîte » elle-même.
16 Marcel Mariën nous rappelle que la première réaction à cette trouvaille de mise en bière
fut « l'hilarité » : « C'est seulement quelques semaines plus tard que l'idée vint à Magritte
d’appliquer son invention à des figures célèbres. Il fallait évidemment qu'elles fussent
assises et aisément identifiables à la faveur d'un décor aussi fameux qu'elles. » 24

MAGRITTE, Perspective. Mme Récamier de David, 1951.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

17 Or, à regarder de plus près Perspective. Madame Récamier de David, à mesurer la courbe du
bras ainsi que du chignon de la « vraie » Mme de Récamier, j'entends celle de Jacques-
Louis David, on s'aperçoit que cette noble dame ne tient pas dans la bière.
18 Qu'est-ce à dire ? Pas plus que la cape du thérapeute, ce cercueil ne recèle quelque
intériorité. La sculpture en bronze de Madame de Récamier de David. (1967), ainsi que celle
du Thérapeute (1967), quoique moulée sur un homme vivant, viennent clore
définitivement cette série, car la possibilité d'une intériorité, de par le durcissement dans
une matière réfractaire au vivant, est ici définitivement évacuée.
137

DAVID, Portrait de Mme de Récamier, 1800.

19 Magritte nous a certes accoutumés aux vêtements qui n'enveloppent aucun corps. Dans
L'idée (1966), une chemise vide est survolée par une pomme, dans L'Art de vivre (1967), par
une sphère-visage. Le Pèlerin (1966) décale le visage sur la gauche en le dissociant du
pardessus et du chapeau demeurés béants : est-ce le visage qui s'en est allé en pèlerinage
ou le costume qui a abandonné son propriétaire ? Dans Le Chemin de Damas (1966) c'est le
corps entier qui est dissocié du vêtement habillant un corps absent. boutes ces figures
ébranlent dès lors la certitude que le contenant serait extérieur et englobant et le
contenu, intérieur et englobé.
20 Dans d'autres cas c'est « dans l'habit [quel vient s'incruster le corps absent. » 25. Jongen
qualifie ce scénario inédit de « nudité vestimentaire » (ibid., p. 180). « le corps y est le
vêtement du vêtement, et le vêtement le corps du corps » (ibid., p. 181). Dans Le Modèle
rouge (1937, 1953) une paire de brodequins terminés en doigts de pieds, passant
insensiblement du cuir a la peau, portent l'empreinte des pieds nus qu'ils ne chaussent
plus. Une robe de nuit, dans la penderie de La Philosophie dans le Boudoir (1947, 1966),
montre ce qu’elle feint ordinairement de dissimuler, comme si les seins et le pubis
adhéraient encore à la chemise désormais vacante. L'Importance des Merveilles (1927), La
Leçon de Choses (1947) et La Folie des Grandeurs (1962), font se télescoper un corps-épiderme
coupé en trois section creuses. Les Cornes du Désir (1960) exhibe deux robes de femme,
paradoxalement vides et pleines, qui adoptent la posture des corps absents qu'elles
devraient revêtir. Le Puits de Vérité (1963) présente enfin une jambe de pantalon creuse
mais dressée : « l'ensemble pantalon-soulier adopte le plein et la posture de la jambe et du
pied debout sur le sol, mais simultanément il s'affranchit du corps et affirme son
autonomie. » (Ibid., p. 182)
21 Ceci dit, davantage qu'un procédé rhétorique synecdochique (une partie pour le tout : le
vêtement à la place de l'homme) ou métonymique (les seins et le pubis étant en relation
de contiguïté avec la robe de nuit), c'est cette logique de la substitution qui est elle-même
mise à mal dans toutes ces œuvres et dans Le Thérapeute en particulier. Car la substitution
n'a pas été menée à son terme. C'est comme si elle avait été interrompue en cours de
138

route. Ni le sens littéral ni la métonymie n'ont abouti. Les vêtements ne sont pas vides,
flasques, mais remplis de vide. A croire que l'être visible n'est en chair et en os qu’en
apparence. Autre opposition déjouée, celle qui lie l'intérieur à l'immobilisation et
l'extérieur à la mobilité, à la circulation de la vie. Or une axiologie inédite s'installe ici :
les oiseaux, qui comportent le sème de « la vie », sont ici renfermés à l’intérieur, tandis
que le paysage désaffecté extérieur semble entraîner le sème de la « mort ». En outre, la
polarité culture-nature n’a plus cours : les oiseaux sont mis en cage (culturalisés), le lion
amadoué, tandis que l'homme est devenu un vagabond, un sauvage. L'aspectualité est
également brouillée, le duratif de l'attente se superposant à l'inchoatif (le matin) et au
terminatif (le soir). Et, pour finir, le visage du chemineau pourtant localement central,
reste dans l'ombre, tandis que la lumière inonde la scène. Cette composition semble dès
lors se jouer de nos compétences perceptives à l'instar de cette toile qui n'offrait que son
revers dans Les Ménines de Velasquez et que Foucault nomma « ironique » pince qu'elle
restait en dernier ressort scellée aux regards26.
22 Il en résulte que l’être humain pour Magritte est un être non seulement mitoyen du
visible et de l'invisible mais sans intériorité, sans fonds, une écorce vide qui ne renferme
aucun trésor, une série de frusques abandonnées en guise d'épouvantail (mais effraie-t-
il ?), une obésité qui dissimule l'espace du néant ou, dans les termes de Hammacker, un
être humain qui « joue à cache-cache : il est là et il n'est pas là. L'artiste le poursuit,
s'agrippe à son manteau et s'aperçoit qu'il est vide. »27
23 A tel point qu'on pourrait penser qu'il ne s'agit que d'un spectre, ou plutôt d'un mirage.
Ou, au contraire, que l'homme est bel et bien là mais que c'est nous qui le prenons pour
un chapeau comme ce patient du neurologue Olivier Sacks qui, ayant perdu la capacité de
reconnaître les objets suite à un trouble des zones visuelles du cerveau, prit pour un
chapeau la tête de sa femme. Le renvoi à cette pathologie peut paraître surprenant mais
la suite de la. consultation vaut la peine d'être examinée, ne fût ce que pour l'humour
étrange, le sens du paradoxe qui sous-tend l’épisode. Après le test des réflexes (le
neurologue chatouille la plante des pieds de son patient à l’aide d’une clé) celui-ci omet
de remettre sa chaussure, ce qui nous replonge pour ainsi dire dans l’énigme des bottines
de chair proposée par Le Modèle rouge :
- Votre chaussure, lui répétai-je, peut-être devriez-vous la remettre.
Il continuait à regarder le sol à côté de la chaussure, avec une concentration intense
mais mal placée. Finalement, son regard se fixa sur son pied :
- C’est ma chaussure, n'est-ce pas ?
- Non, c'est votre pied. Voilà votre chaussure.
- Ah, je pensais que c'était mon pied.
Plaisantait-il ? Etait-il fou ? Aveugle ? Si c'était là une de ses « étranges erreurs »,
c'était l'erreur la plus étrange que j’ai jamais rencontrée.
[...] Il semblait avoir décidé que l'examen était terminé, et commençait à chercher
son chapeau. Il leva la main et attrapa la tête de sa femme, essayant de la soulever
pour se la mettre sur la tête. Il avait apparemment pris la tête de sa femme pour un
chapeau ! Sa femme le regarda comme si elle en avait l’habitude.
Je ne pouvais pas expliquer ce qui venait de se passer28 par la neurologie (ou la
neuropsychologie) classique
24 Beaucoup plus prosaïquement on pourrait rapporter la ligure du thérapeute à ce
personnage insolite disparaissant presque entièrement sous les bords d'un immense
chapeau, le guérisseur au sac de simples qui soigna Magritte d'une foulure de la cheville
dans sa jeunesse à Lessines29. Mais c'est la faillite de la reconnaissance univoque des corps
139

(agnosie visuelle) et la faillite de l'herméneutique médico-scientifique que nous voulons


retenir de ce rapprochement avec Olivier Sacks.

b) homme + canne + sacoche

25 Nous avons donc décidé d'interpréter l'invisible non comme l'antithèse du visible mais
comme une nouvelle habitude de voir, devant, derrière, avec, au-delà, en deçà, en
transparence, tout ce que le tableau nous fait entrevoir et, partant, toute une aura
intertextuelle qui escorte l’œuvre. L’invisible le plus insistant est alors fonction de cette
virtualité paradigmatique appelée par l'agencement syntagmatique des objets en
présence dans l'épisode du Thérapeute de Knokke. On pourrait alléguer nombre
d'intertextes faisant partie de l'« encyclopédie » du spectateur de culture occidentale de
la deuxième moitié du vingtième siècle qu'on pourrait considérer comme parodiés, cités
ou annoncés par l'épisode en question. C'est pourquoi il nous faut examiner
l'accouplement des éléments qui meublent le panneau afin de jauger l'invisible loi qui
réunit des corps apparemment aussi disparates. Mais on verra ensuite – et c'est en quoi
l'image chez Magritte est toujours victorieuse face à toute annexion interprétative – qu'à
vouloir normaliser l'incongruité du voisinage des objets, à vouloir rendre plausible ou
intelligible leur rapprochement, on tombe dans le piège d'une lecture représentative.
26 Cette conjonction apparemment banale homme-canne-sacoche semble rendre hommage
à la figure d'Ubu roi de Jarry (1896), en raison surtout de la morphologie piriforme du
bonhomme. Rappelons en outre que précisément en 1936-7 (à l'époque donc des trois
premiers Thérapeutes), Magritte réalisa les autoportraits-charge La Lampe philosophique
ainsi que le programme d'Ubu enchaîné, avec la pipe et les attributs hyperboliques. Or le
très bel ouvrage de Christine Van Schoonbeek, Les portraits d'Ubu, qui retrace la fortune
iconographique du personnage, indique que le trait distinctif majeur est en effet le
personnage ventru qui souvent se réduit à sa seule panse, à sa gidouille (représentée par
la spirale sénestrogyre). On y distingue la même logique que celle que nous venons de
dégager du Thérapeute, à savoir que la surface des choses a cessé d'être l'enveloppe de
leur âme. Sous la surface il n'y a pas de secret, pas d'arrière-pensée mais un mystère qui
après s'être dévoilé demeure infiniment scellé : « Rien ne permet toutefois de limiter la
gidouille au seul ventre. Le mot pourrait bien servir à désigner tant le dehors que le
dedans, le contenant que le contenu, voire par une généralisation à coup sûr abusive, à
désigner la partie pour le tout »30. Cette grotesque panse dont l'enflure accuse le vide des
entrailles est alors accompagnée ou non de certains de ses attributs : le « bâton-à-
physique » appartenant au professeur Hébert du lycée de Rennes lequel fut à l'origine de
la geste potachique, le « balai », le « crochet à phynance » que l'on retrouve dans la canne
du thérapeute, ainsi que la « poche » dans laquelle Ubu menace à tout bout de champ de
jeter ses victimes : une bourse, une sacoche, une besace. Qui plus est, sachant que chez
Magritte le fond n'est souvent qu'« un présentoir pour l'objet »31, ce qu'en critique
cinématographique on appelle un « espace quelconque », à savoir un lieu désaffecté qui
n'a plus de coordonnées spatio-temporelles, un pur potentiel où les personnages sont
dans un état de promenade, de balade ou d'errance32, le fond de terrain vague ou de dunes
(s'agit-il de celles des environs de Knokke le Zoute ?) sur lequel tranche notre Thérapeute
peut à son tour être apparenté au pays de nulle part, la Pologne, où évolue Ubu.
27 Or celte lecture témoigne encore d'un anthropocentrisme peut-être illégitime dans le
contexte magrittien. Sans doute cet hybride homme-chose ou « quasi-mannequin » selon
140

la formule que Pierre Fresnault-Deruelle utilisa pour désigner L'Homme au Journal 33, est-il
là pour nous rappeler que l'être humain dans la peinture de Magritte ne bénéficie d'aucun
privilège ontologique lace à la chose, qu'il est un objet parmi d'autres, d'où son
idéalisation, l'homme au chapeau melon engoncé dans son conformisme, d'où son
interchangeabilité avec le monde inanimé. Ce n'est finalement qu'une image, qu'une
chose sans épaisseur et sans poids. Magritte nous a d'ailleurs avertis que « la personne
humaine figure dans [ses] tableaux au même titre que des objets, que des choses. [...]
L'homme est une apparition visible comme un nuage, comme un arbre, comme une
maison, comme tout ce que nous voyons. »34

c) homme + cage
Ne pas se décourager
attendre
attendre s'il le faut pendant des années
la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau
n’ayant aucun rapport
avec la réussite du tableau
Quand l’oiseau arrive
s’il arrive
observer le plus profond silence
attendre que l’oiseau entre dans la cage
et quand il est entré
fermer doucement la porte avec le pinceau
puis
effacer un à un tous les barreaux
en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de
l’oiseau
(J. Prévert, « Pour faire le portrait d’un oiseau », in
Paroles)
28 L’existence de cet hybride homme-cage est en effet précaire. Celui-ci connote au premier
abord soit l'épouvantail qui doit guérir les oiseaux de la peur qu’il suscite, soit le
prestidigitateur qui se dérobe pour faire apparaître et disparaître ses colombes. Ce
magicien a d’ailleurs une complice en « magie noire » qui lui lait face de biais, au panneau
6 et que Colinet décrit ainsi : « Sur l'épaule d’une magicienne nourrie de ciel, une colombe
immobilise du silence », et au panneau 2 : « Une jeune femme présente avec grâce deux
tonnes différentes d’un même oiseau ».
29 Mais il y a plus. La cage semble démonter la catachrèse « cage thoracique », il la déleste de
sa patine en faisant retrouver au mot « cage » sa possibilité de renvoyer littéralement à
une vraie cage. La cage thoracique a donc bien pu être remplacée par une « cage » à
colombes. Tout en restant dans le codage visuel, Magritte fait intervenir un codage
verbal, où les jeux sur l’homophonie sont légion. Pierre Somville parle même à cet égard
d’une métaphore filée : « Mais, sur cet élément pris ici au pied de la lettre, on voit que la
métaphore est filée grâce à la présence de deux colombes blanches dont les battements
d’ailes et les velléités d’envol nous ramènent à des réalités émotionnelles, de nature
respiratoire ou cardio-vasculaire, qui demeurent bien 'thoraciques' »35. Ce calembour
intersémiotique relègue donc dans l'invisible les présupposés de son opération. Mais cette
même lecture se verra achopper à un non-lieu, car celui qui jubilerait d'avoir saisi ce jeu
resterait encore bredouille dès qu'il aurait sous les yeux un autre Thérapeute, cette
gouache de 1937 dont le buste est remplacé par un miroir qui reflète un ciel parsemé de
141

nuages. La cage peut d'ailleurs être indifféremment remplacée par un miroir, un tableau
noir, une feuille de papier coupé comme c'est le cas dans Le Libérateur de 1947.

MAGRITTE, Le Thérapeute, 1937.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

d) homme + rocher + femme-perles

30 L'assemblage du thérapeute et de Shéhérazade semble vouloir étirer ce rayonnement


intertextuel vers les œuvres qu'à son tour elle inspire, car la configuration homme assis-
rocher-visage de perles (œuvre source) a bien pu servir d'intertexte à une scène du Voyeur
de Robbe-Grillet de 1955 (œuvre cible) qui présente la même configuration, à savoir un
homme assis sur un rocher se rappelant les yeux grands ouverts d’une petite tille, le tout
survolé de mouettes. Puisque l'affinité entre Robbe-Grillet et Magritte sera établie une
fois pour toutes dans La belle Captive de 197536, il n'est pas improbable qu'un passage du
Voyeur s'offre comme corrélat au Thérapeute de Knokke, considérant l’article défini « le
rocher » qui inaugure ce paragraphe et dont l'absence d'antécédent logique véhicule la
même nécessité dans le mystère que les éléments en présence dans l'œuvre peinte :
Il s'assit donc sur le [n.s.] rocher, face au soleil, et cala près de lui sa mallette, de
façon qu'elle ne risque pas de glisser. Malgré la brise plus forte qui soufflait ici, il
défit la ceinture de sa canadienne, la déboutonna complètement et en rabattit les
pans en arrière. D'un geste machinal il tâta son portefeuille, dans la poche
intérieure gauche de sa veste. Le soleil, qui se réverbérait avec violence à la surface
de l'eau, le forçait à fermer les paupières plus qu'à moitié. Il se rappela la petite
fille, sur le pont du navire, qui gardait les yeux grands ouverts et la tête levée – les
mains ramenées dans le dos. Elle avait l'air liée au pilier de fer. Il plongea de
nouveau la main dans la poche intérieure de sa veste et en retira le portefeuille,
pour vérifier que s’y trouvait encore le fragment de journal découpé la veille dans
« Le Phare de l'Ouest », un des quotidiens locaux. Il n'y avait du reste aucune raison
pour que la coupure se fût envolée. Mathias remit le tout en place.
142

Une petite vague se brisa contre les rochers, au bas de la pente, et vint mouiller la
pierre à une hauteur où celle-ci était auparavant bien sèche. La mer montait. Une
mouette, deux mouettes, puis une troisième, passèrent à la file en remontant le
vent de leur lent vol plané – immobile37.

e) homme + lion apaisé


(...) musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l'absente de tous bouquets
(Mallarmé, Avant-dire au Traité du Verbe de René Ghil)
31 N'oublions pas qu'un gros lion fait également partie du mobilier de l'œuvre. Et c'est lui
qui va définitivement mettre fin à nos velléités interprétatives. Quelle est à première vue
l'origine de cette « affinité élective » ? Ce lion est-il là simplement pour souligner le fait
que le chemineau « tourne comme un lion en cage » ou pour montrer que l'aveugle ne se
satisfait pas de son seul bâton mais qu'il a besoin d'un gros animal apprivoisé pour le
guider ? Je ne le pense guère.
32 Le lion fait non seulement partie de toute une « ménagerie » symbolique : il symbolise
l'orgueil au début de L'Enfer de Dante, incarne l'évangéliste saint Marc, mais dès lors qu'il
porte un collier de roses et semble apaisé, il évoque toute une tradition littéraire
éprouvée. Il nous renvoie ainsi sans détour au « Lion qu'Amour sut dompter »38 de la fable
de La Fontaine Le lion amoureux (1668), adressée à Mademoiselle de Sévigné, courtisée en
cette époque par le roi :
[...] Un Lion de haut parentage,
En passant par un certain pré,
Rencontra Bergère à son gré :
Il la demande en mariage.
Le père aurait fort souhaité
Quelque gendre un peu moins terrible. [...]
Le Père donc ouvertement
N'osant renvoyer notre amant,
Lui dit : Ma fille est délicate ;
Vos griffes la pourront blesser
Quand vous voudrez la caresser.
Permettez donc qu'à chaque patte
On vous les rogne, et pour les dents,
Qu'on vous les lime en même temps.
Vos baisers en seront moins rudes,
Et pour vous plus délicieux ;
Car ma fille y répondra mieux,
Etant sans ces inquiétudes.
Le Lion consent à cela,
tant son âme était aveuglée !
Sans dents ni griffes le voilà,
Comme place démantelée.
On lâcha sur lui quelques chiens :
Il fit fort peu de résistance.
Amour, amour, quand tu nous tiens
On peut bien dire : Adieu prudence.
33 Le Lion de la fable est-il aveuglé par la jeune tille comme l'était le Calife de Bagdad par
Shéhérazade ? Ce paradigme du lion apaisé se voit en tout cas amplifié par toute une série
de nouvelles occurrences. Pour ne citer qu'un des quatrains de Booz endormi (1859) de
Victor Hugo :
143

Ruth songeait et Booz dormait ; l'herbe était noire,


Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C'était l’heure tranquille où les lions vont boire39
34 Mais l'association homme-lion renoue en outre avec tous les saint Jérôme de notre
patrimoine iconographique, représenté soit en ermite, soit en savant dans son étude,
souvent accompagné d'un lion dont il a enlevé une griffe pour l'apaiser ou dont il aurait
gagné l'amitié en lui retirant une épine de la patte : le saint Jérôme de Colantonio (1450),
d'Antonello da Messina, de Carpaccio (1502), de Lucas Cranach (1526) et tant d'autres.

COLANTONIO, Saint Jérôme, 1450.

35 Or, à toutes ces interprétations par trop insistantes, le lion, dans son mutisme obstiné,
oppose une fin de non-recevoir. Quelque intertexte qu'on allègue, le lion demeurera
toujours indifférent à toute exégèse hâtive, n'ayant en dernier ressort aucun rapport
syntagmatique avec la scène, la jonction, en dépit de l'affinité profonde entre objets qu'on
croyait y déceler, apparaissant soudain comme purement occasionnelle. Les objets que
nous nous étions évertués à rassembler se remettent soudain à « hurler » (EC : 109) L'effet
de collage - de « couper-coller » dirait-on de nos jours - est encore renforcé par la pose
inchangée que ce fauve adopte dans les différentes occurrences qui l'accueillent tel quel.
L'irrévérence, l'humour, le burlesque, voire le comique de ce lion consiste dans son
hiératisme, sa double indifférence : à tout ce qui l'entoure d'une part, à l'égard du
spectateur, de l'autre, car il ne renonce en aucun cas à son « absorbement » (pour parler
avec Michael Fried) malgré le regard frontal. Il apparaît en effet tel quel dans Le Voyageur
(1935), Le Repas de Noces (1940), La Jeunesse illustrée (1937) : une procession énigmatique où
l'on voit se dérouler en file indienne un torse nu de femme, un bombardon, un lion
couché... qui s'avancent vers la surface de la toile pour disparaître ; de même, dans Le Mal
du Pays (1940, voir illustration infra) : un homme, les ailes repliées et appuyé sur le
parapet d'un pont, regarde l'eau tandis que derrière lui un lion pose. Là encore on
144

pourrait s'abandonner à toutes sortes de conjectures. L'homme, saint Marc, a-t-il repris
ses ailes au Lion de Venise qui s'en trouve tout démuni ?

MAGRITTE, La Jeunesse illustrée, 1937.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

36 L'impression de déjà vu que l'on récolte dans l'oeuvre en présence, est dès lors seulement
dû à cette prototypie insistante de l'objet-lion, à ces multiples reprises ou
déterritorialisations. Magritte – à en croire Waldberg - « est parvenu à quintessencier les
choses. Une rose, une pomme, une montagne, une maison, une chaise [...] arrachés à leur
contexte neutralisant, surgissent au milieu de ses toiles, dans la fraîcheur émerveillée de
l'idée première »40. Le lion en sort complètement déréalisé, ou dans les mots de Fresnault-
Deruelle : « chaque objet [...] n’est qu'un objet générique, en aucun cas la figuration
particulière d'un référent concret »41. Les objets sont des « totems », « traités comme les
illustrations d'une leçon de choses et posés là de toute éternité »42. Aussi est-ce notre
compulsion interprétative qui subit une thérapie. En face de sa présence irréfutable, les
commentaires apparaîtront comme inutiles, superflus, voire malhonnêtes. Ce lion ne fait
qu'effleurer tous ces intertextes sans plus. Son image nous a trahis.
37 Le flot des interprétations est soudain endigué par l'évidence de cette constatation :
« Ceci n'est pas un lion. » Il a beau être apprivoisé, rendu inoffensif, sage comme une
image, doux comme un loulou de Poméranie par son dompteur invétéré, nous ne
pourrons jamais le caresser. Il ne fait que se référer à une série de lions peints. Or, il faut à
nouveau recoller les bouts et revoir l'ensemble car, comme dit encore Fresnault-Deruelle,
un certain « court-circuit sémantique v[ient] malgré tout, relancer la sémiose » (Ibid.,
p.c6). Il n'empêche que ce fantôme de thérapeute, de la même façon qu’il faisait fi du
lustre de la salle qui l'accueille, nous interpelle, nous regarde, sans que nous soyons en
mesure de croiser son regard. Il ne s'adresse qu'à moi. De derrière sa visière il se moque
de mes tentatives désespérées de l'appréhender.
145

3. L'air comique
38 Il demeure toutefois un invisible ultime et inanalysable : « l'air » de ce personnage, son
air insolite, voire comique, « l'air » dont Roland Barthes nous disait que c'est quelque
chose d'indicible, d'indécomposable, ce n'est pas un donné schématique, intellectuel,
mais une chose exorbitante, un supplément intraitable de l'identité43. Cet univers
magrittien que nous avons apparenté à un monde sans autrui n’est cependant pas un
monde stérile, car il en émane un air, mystérieux, parfois risible. Ce thérapeute est un
humoriste, s'il est vrai que les humoristes sont des arpenteurs de la surface qui laissent le
mystère intact. Tant qu'il y aura de l'intraitable il y aura de l'invisible, de la pensée, du
secret, du mystère et, comme il a été montré, sans doute un risque salutaire pour la
sémiotique.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES
1. Cf. J. FONTANILLE, Les espaces subjectifs, Paris, Hachette, 1989, pp. 55-56.
2. P. WALDBERG, René Magritte, Bruxelles. André de Rache, 1965, p. 248.
3. Entre autres A.M. HAMMACKER, René Magritte, Paris, Editions Cercle d'Art, 1986.
4. R.-M. JONGEN, René Magritte ou la pensée imagée de l'invisible, Bruxelles, Facultés universitaires
Saint-Louis, 1994. p. 7.
5. J. FONTANILLE, Sémiotique du visible. Des mondes de lumière, Paris, PUF, 1995, p. 64.
6. R.-M. JONGEN, René Magritte ou la pensée de l'invisible, op. cit., p. 22.
7. « Monde cru et noir, sans potentialités ni virtualités : c'est la catégorie du possible qui s'est
écroulée. [...] Ayant cessé de se tendre et de se ployer les uns vers les autres, les objets se dressent
menaçants ; nous découvrons alors des méchancetés qui ne sont plus celles de l'homme. » (G.
DELEUZE, Michel Tournier ou le monde sans autrui, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 355).
8. R. MAGRITTE, « Interview Jean Neyens », dans R. MAGRITTE, Ecrits complets (éd. André Blavier),
Paris, Flammarion, 1979 (dorénavant : EC) p. 603. Ou encore : « Je ne peins que du visible puisque
ce serait pure niaiserie que désirer peindre des figures de l’invisible. La lettre cachée dans une
enveloppe n'est pas invisible, le soleil caché par un rideau d'arbres n'est pas invisible » (EC,
p. 689)
9. D. SYLVESTER, René Magritte. Catalogue raisonné. Anvers, Fonds Mercator, t. IIΙ, 1997, p. 402.
147

10. Ibid., p. 401, lettre à André Bosmans du 8 septembre 1964.


11. Ibid., interview avec Otto Hahn, novembre 1964.
12. R. STEINMETZ Les rideaux de Magritte, dans Degrés, n o 88-90, 1997, p.f4. Ce n'importe quoi est
évident dans Les objets familiers (1928), où une éponge, une cruche, un coquillage, un nœud, un
citron, flottent devant les 5 visages les occultant çà et là d'ailleurs très partiellement.
13. N. EVERAERT-DESMEDT, « Une histoire de grelots qui gardent le secret », dans Degrés, n o
89-90, 1997, p. i 6.
14. R.-M. JONGEN, René Magritte ou la pensée imagée de l'invisible, op.cit., p. 24.
15. Jacques Derrida a lui aussi établi une distinction entre l'invisible abscons, momentanément
dérobé à la vue et dès lors potentiellement visible, et un invisible qui est autre que le visible, qui
n’est plus promis à quelque visibilité et transcende dès lors l'opposition du visible et de
l'invisible. (J.DERRIDA, Donner la mort, dans L'Ethique du don, Paris, Métailié-Transitions, 1992,
pp.85-87)
16. R. STEINMETZ, « Les rideaux de Magritte », op.cit., p. f 6.
17. R.-M. JONGEN, René Magritte ou la pensée imagée de l'invisible, op.cit.., p. 7.
18. G. DELEUZE, Logique du sens, op.cit., p. 366.
19. R. MAGRITTE, La voix du mystère (EC, p. 548)
20. « Chirico nous montre la réalité en la dépaysant. C'est un dépaysagiste. Les circonstances
étonnantes où il place une bâtisse, un oeuf, un gant de caoutchouc, une tête de plâtre, ôtent la
housse de l'habitude, les font tomber du ciel comme un aéronaute chez les sauvages et leur
confère l'importance d'une divinité. » (J. COCTEAU, Le mystère laïc, dans Essai de critique indirecte,
Paris, Grasset, 1937, pp. 56-57).
21. L. SCUTENAIRE, dans P. WALDBERG, René Magritte, op.cit., p. 91.
22. Entre autres, les gouaches : Le Thérapeute. 1936 (la canne est blanche et la cape est claire, le
temps est voilé) ; Le Thérapeute, 1937 (le temps est au beau fixe), Le thérapeute, 1962 ; les huiles : Le
Thérapeute, 1937. Le Libérateur, 1947 ; et le bronze à taille humaine : Le Thérapeute, 1967.
23. R. MAGRITTE, Les mots et les images, illustration dans La Révolution Surréaliste (Paris), vol. 5,
n.12 (15 déc.1929, pp. 32-33), dans EC : 60.
24. Marcel Mariën, dans D. SYLVESTER, René Magritte, op. cit. t. ΙII, 1997 p. 146.
25. R.-M. JONGEN, René Magritte ou la pensée imagée de l'invisible, op.cit., p. 117.
26. M. FOUCAULT, « Les suivantes », dans Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966. 1992, p. 23.
27. HAMMACKER, op.cit., p. 156.
28. O. SACKS, L'homme qui prit sa femme pour un chapeau, Paris, Seuil, 1988 (The Man Who Mistook His
Wife for a Hat, 1985), pp.25-26.
29. « Scutenaire, explique Paul Rouge, m'a lui-même raconté comment Magritte qui s'était foulé
une cheville au retour d'une de leurs expéditions aux carrières, résolut d'aller consulter un
rebouteux du cru dont on lui avait vanté les talents. C'est là qu'il a découvert, devant la porte
d'une masure à la toiture colonisée par une nuée de pigeons, ce personnage étrange dont le
visage disparaissait presque entièrement sous les bords d'un immense chapeau. L'homme au sac
de simples soigna Magritte qui puisa dans cette vénielle anecdote le thème d'une de ses toiles les
plus célèbres... » (S. DETAILLE, « De ses origines – fortuites- à Lessines », dans Le Soir, jeudi 5 mars
1998, p. 6)
30. Ch. VAN SCHOONBEEK, Les portraits d'Ubu. Paris. Séguier, 1997, p. 32. « Or Ubu EST[...],
Royalement, outrageusement pleinement (sa gidouille) d'une platitude à pleurer. » (Pré-texte
d'André Blavier, p. 8)
31. F. CARUANA, « Imaginagritte », dans Degrés. n o 88. 1996, p. 11.
32. Gilles Deleuze situe l'émergence de ces « espaces quelconques » dans le néoréalisme italien :
« L'image-action tendait alors à éclater, tandis que les lieux déterminés s'estompaient, laissant
monter des espaces quelconques où se développaient les affects modernes de peur, de
148

détachement, mais aussi de fraîcheur, de vitesse extrême, et d'attente interminable » (G.


DELEUZE, L'image-mouvement. Paris. Minuit, 1983, p. 169).
33. P. FRESNAULT-DERUELLE, La Peinture au péril de la parole. Marseille, Muntaner, 1995, p. 151.
34. R. MAGRITTE. « Interview Jean Neyens », EC., p. 602.
35. P. SOMVILLE. « Magritte et les figures », dans Degrés, n o 89-90, 1997, p. g 3.
36. A. ROBBE-GRILLET, La belle captive, Paris-Lausanne, Bibliothèque des arts, 1975, où Robbe-
Grillet met en récit une série considérable d’œuvres magrittiennes.
37. A. ROBBE-GRILLET, Le Voyeur, Paris, Minuit, 1955, pp. 74-75.
38. LA FONTAINE, « Le lion amoureux », dans Fables choisies. 'Livre quatrième', Paris. Garnier,
1962, p. 105.
39. V. HUGO, « Booz endormi ». dans La légende des siècles, vers 77-80.
40. P. WALDBERG, René Magritte, op. cit... p. 108.
41. P, FRESNAULT-DERUELLE, « Magritte mystagogue, une lecture de « La durée poignardée »,
dans Degrés, no 88, 1996, p. c 5.
42. « Magritte va décanter l'apparence des choses jusqu'à leur conférer une valeur d'emblème. »
(P. WALDBERG, op.cit., p. 202).
43. Cf. R. BARTHES, La Chambre claire, Paris, l'Etoile, Gallimard. Seuil, 1980, p. 166 et suiv.

AUTEUR
NATHALIE ROELENS
Universités d'Anvers et de Nimègue
149

Magritte au carrefour de la peinture


et du poème en prose
Stamos Metzidakis

1 Magritte n'a jamais cessé de remettre en question les rapports habituels entre les gens et
les objets de la vie quotidienne. Une partie de son originalité consiste d'ailleurs dans sa
volonté de transformer l'homme en tant qu'être unique ayant emprise sur son
environnement en un « autre » objet habitant le seul univers picturo-poétique du peintre.
Parmi ses tableaux les plus célèbres, on rencontre une foule d'hommes identiques au
chapeau melon tombant du ciel, telle une masse éparse de gouttes d'eau (Golconde, 1953),
ou des êtres grimpant à même le sol jusqu'au seuil d’une fenêtre, telle une vigne au
moment des vendanges (Le Mois des Vendanges, 1959). Dans une lettre adressée à Philippe
Robert-Jones, Magritte se montre formel sur ce point : les signes qu'il choisit de mettre en
scène sont « des objets [...] non des symboles »,1 et ce, en dépit de leur statut
conventionnel dans le monde. Par conséquent, on pourrait dire, avec Jacques Meuris, que
tout dans l'univers magrittien est « objet, toute chose est chose, quel que soit le genre
auquel il appartient » (167). Rien n'est privilégié a priori.
2 Le peintre belge savait certainement, dès le début de sa carrière artistique, qu'en
interrogeant nos perceptions et représentations des choses, il ne manquerait pas de
troubler certains de nos plus chers partis pris, esthétiques ou autres. Souhaitant prendre
« le parti des choses » plutôt que celui des « connaisseurs » des choses, Magritte se trouve
ainsi naturellement dans la même lignée que le poète Francis Ponge. Nous sommes
cependant en droit de supposer que le rapprochement de notre peintre et d'un poète
comme Ponge se justifie tant par la forme que par le fond. Je fais allusion ici à la
prédilection pour la prose poétique qu’avait non seulement Ponge, mais aussi et surtout
Baudelaire dans Le Spleen de Paris, Rousseau dans Les Rêveries du promeneur solitaire,
Lautréamont et bien d'autres écrivains fort estimés par Magritte. Comme il lisait
beaucoup et trouvait son inspiration un peu partout, on pourrait m'objecter d'emblée que
je fais peut-être trop grand cas à son propos d'une écriture très particulière, une écriture
« limite ». Si Magritte parle de genre, c’est généralement pour mieux le dénoncer. Il est
pourtant important de rappeler que l'iconographie magrittienne dérive souvent de
sources non-esthétiques ou anti-esthétiques, celles que l’on trouve dans « la ‘mauvaise’
150

littérature, récits d’aventures incroyables, de cow-boys et d’indiens, de flics et voleurs, de


Nick Carter, d'Arsène Lupin et ainsi de suite » (Meuris, p. 139). Et ces sources ne sont pas
sans rapport avec celles dont traitent bon nombre de poèmes en prose, comme on va le
voir plus loin.
3 Aussi faut-il reconnaître que Magritte a toujours pris ses distances avec la notion d’Art,
en particulier, avec la notion de « grande » peinture à orientation didactique, morale ou
politique. Ne dit-il pas à cet égard que « l’Art appliqué [l'Art avec un A majuscule] tue l'art
pur »,2 tel qu'il l'envisageait ? N’a-t-il pas rejeté, tout au long de son évolution esthétique,
des conceptions comme la beauté platonicienne, l’allégorie moralisatrice, l’imitation
servile, la gloire ou le symbolisme dissimulé, si chers aux artistes du passé ? Comme
preuve, il suffirait de se souvenir de ces fameux tableaux qui reprennent, dans une
perspective nouvelle, des portraits faits par David et Manet au dix-neuvième siècle. En
partie, ces nouveaux portraits réussissent par le fait même qu'ils provoquent l'occultation
de certaines (jolies) figures conventionnelles au moyen de cercueils savamment placés là
où autrefois on avait peint Mme Récamier ou d’autres personnages bourgeois illustres. Et,
quelle autre conclusion tirer enfin de sa réponse à une question qui lui avait été posée
lors d'une interview pour la revue américaine Life sur la figure de Primavera dans son
tableau Le Bouquet tout fait (1957) :
J'ai choisi l'image de Primavera, mais non l'idée. Je n’ai pas lu le sens allégorique
que Botticelli lui aurait prêté [...] Je ne m'intéresse pas à la philosophie, mais à
l'image (EC, p. 612).
4 Tout cela laisse supposer l'existence chez Magritte d'une sorte de continuum sémiotique
entre les mécanismes et objectifs véritables de sa peinture et ceux du poème en prose. Car
ce dernier pourrait justement se définir comme une tentative scripturale de miner toute
une série de notions poétiques analogues à celles que nous venons d'évoquer à propos de
l'art traditionnel : imitation stylistique, lyrisme, sens transcendental, allégorie, etc. A
coup sûr, il faut admettre que le présent contexte ne convient guère à une analyse
approfondie d'un genre littéraire qui continue d'échapper à une seule et unique
définition critique satisfaisante. Si nous en parlons au sujet de notre peintre, toutefois,
c'est que la spécificité du poème en prose, quoi que l'on en ait dit jusqu’à présent 3, semble
se situer, comme la peinture magrittienne, quelque part entre deux pôles de
fonctionnement sémiotique. Je renvoie ici à deux formulations devenues maintenant
quasiment classiques et qui servent actuellement de point de repères indispensables pour
la plupart des recherches sur le poème en prose. La première met l'accent sur la capacité
de ce dernier à poétiser le banal ; la seconde insiste plutôt sur le fait que le poème en prose
se caractérise par la banalisation du poétique. Notre hypothèse est que l’œuvre de Magritte
navigue, elle aussi, dans l'aire sémiotique qui se trouve entre ces deux formulations
métalinguistiques.
5 Commençons donc par parler de ce que Barbara Johnson a appelé la poétisation du
banal, qui constitue la tendance linguistique essentielle de ce type d’écrit 4. Quand on
examine des textes composés par Aloysius Bertrand, Baudelaire, Rimbaud et
Lautréamont, ou d’autres du même genre, on peut aisément démontrer dans un premier
temps que ces poètes ont sans cesse puisé dans le quotidien le plus trivial la matière d’un
grand nombre de leurs créations dites modernes. Pour ne citer que Baudelaire, notons
brièvement ce qu'il écrit dans sa lettre à Arsène Houssaye, qui sert de préface à son
recueil de poèmes en prose intitulé Le Spleen de Paris. Il écrit :
151

L'idée m'est venue, d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une


vie moderne et plus abstraite, le procédé que [Bertrand dans son Gaspard de la Nuit]
avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.
6 Rêvant du miracle de ce qu'il appelle :
une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez
heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la
rêverie, aux soubresauts de la conscience,
7 Baudelaire poursuit sa réflexion sur l'originalité de cette nouvelle écriture, ce nouveau
genre, en insistant sur le fait que
c'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs
innombrables rapports que naît cet idéal obsédant.
8 Quels sont les parallélismes entre l’approche baudelairienne et celle de Magritte ?
9 En premier lieu, on pourrait faire remarquer une identité importante en ce qui concerne
le matériau de base. Le poète du spleen parisien opte d'abord pour la prose, ce qui
constitue déjà un geste significatif. Il est d’autant plus significatif que le poète venait de
connaître une évidente notoriété (pour ne pas dire un succès de scandale) en publiant Les
Fleurs du Mal, ce recueil de poèmes écrits pour la plupart à forme fixe, brillamment
sculptés. En tournant le dos cependant à ce que cette poésie avait de plus traditionnel, à
savoir son squelette lyrique et versifié, Baudelaire décide de relever un défi sémiotique.
Son défi consiste à vouloir communiquer ses pensées « poétiques » au moyen du langage
qui s'emploie tous les jours dans la rue, non celui des salons. En d'autres termes, la
gageure du poète en prose est de vouloir faire comprendre à ses lecteurs des signifiés de
nature et de portée analogues à ceux que véhiculent ses Fleurs versifiées, mais, cette fois-
ci, à travers des signifiants qualitativement différents.
10 A titre d'exemple, comparons son poème La Chevelure avec son « pendant » prosaïque
intitulé Un hémisphère dans une chevelure. Au lieu de s'enivrer ardemment du parfum de la
forêt aromatique qui coiffe la bien-aimée imaginée dans ses vers, le prosateur baudelairien
ne désire que respirer longtemps, longtemps l'odeur de [s]es cheveux. Alors que les mots du
premier texte renvoient intertextuellement à tout un univers poétique de métaphores
pré-établies depuis longtemps valorisées par et dans une certaine « littérature », ceux du
second paraissent banals, triviaux, dénués de toute « poéticité ». La phrase prosaïque
semble avoir besoin du même type d’embellissement rhétorique que le personnage de
Rostand, Cyrano, fournissait régulièrement à son rustre et malheureux ami. De là
provient, justement, une poétisation du banal.
11 Chez Magritte, on découvre fréquemment un procédé pictural qu’on peut interpréter,
dans un premier temps, de la même façon. Avant de passer à une contemplation
approfondie d'un de ses tableaux, le spectateur qui le regarde d'emblée se dit quelque
chose du genre, « Eh, bien, quoi ? C'est une pomme ou une pipe ou un couvert de table ».
Ce n'est qu'après ce premier instant de reconnaissance du banal – qui, à la vérité, ne dure
généralement que le temps d'un éclair – que se font remarquer ces autres détails étranges
qui nous surprennent et nous fascinent tellement. D’ailleurs, Magritte récusait la notion
de contemplation devant ses œuvres, prétendant au contraire que le « tableau idéal ne
permet pas la contemplation » (EC, p. 18). Que l’on se souvienne à ce sujet de son tableau
La fin des contemplations.
12 Il faudrait tout de même retenir autre chose de cet idéal articulé par le peintre, de cette
tendance à éviter tout art interprétatif ayant pour seul but l'emploi astucieux de la
perspective ou de la reproduction exacte des parties anatomiques. En procédant ainsi,
152

Magritte démontrait en tenues pratiques « son indifférence caractéristique envers toute


illusion artistique préfabriquée », pour reprendre une formule de Jacques Meuris (p. 151).
De plus, ses titres choisis parfois au hasard, qui paraissent rarement entretenir un
rapport évident avec les Litres, légendes et sujets des grands tableaux du passé, relèvent
d'une semblable poétisation du banal. C'est-à-dire qu’ils ne reçoivent ni n'expriment leur
« poéticité » que du lieu qu’ils occupent dans le cadre de l’œuvre, du contexte local,
comme l'a bien montré le groupe μ.5 Ainsi, on peut dire de la poéticité de ces titres ce que
David Sylvester dit de l’œuvre en général, que le plus souvent le langage qui s'y emploie
n'est ni orné ni raffiné, mais banal, neutre et fade.6
13 Ce qui nous fait mieux apprécier la remarque d'une amie de Magritte, Irène Hamoir, qui
avait avancé l'idée suivante :
Magritte vous fait penser à un bon journaliste. Ses phrases picturales sont lisibles,
claires, brèves. Nulle sentimentalité. Il déteste la 'littérature'. 7
14 Comme Baudelaire ou Ponge, qui se seraient contentés, eux, de s’en tenir à des objets ou
situations souvent peu remarquables en soi, Magritte aurait choisi à son tour de ne
s'occuper que de la réalité autour de lui, sans jamais la traiter d'« inférieure » à quelque
autre « surréalité », par exemple. A ce sujet, citons une lettre de Magritte adressée à
Michel Foucault :
Il n’y a pas de raison d’accorder plus d’importance à l’invisible qu'au visible ni vice
versa (EC).
15 Ces observations ne sont vraies pourtant que dans une certaine mesure et dans un tout
premier temps. On se doute que les choses sont plus compliquées, et dans le poème en
prose et dans l'œuvre magrittienne. En effet, tandis que le spectateur se croit à première
vue dans un univers de la petite histoire ou du fait divers à cause de litres ou de sujets
comme Le Jockey perdu, Le Maître d'école, Le bon Sens, Le Galet chez Magritte ; La Soupe et les
Nuages, Un bon Plaisant, Les bons Chiens, Les Fenêtres, Le Joujou du Pauvre chez Baudelaire ; ou
encore, Le Pain, La Pluie, L'Huître ou Le Galet chez Ponge, la réalité artistique de ces
nouveaux traitements sémiotiques de sujets « bas », d'intérêt apparemment minime
s'avère plus complexe. On aimerait savoir, en fait, si ces objets et thèmes prétendument
triviaux ne cachent pas autre chose. Magritte n'avait-il pas bel et bien souligné que le
visible cache toujours un invisible que sa peinture visait précisément à faire voir ? Au
spectateur irrité qui protestait de n'avoir jamais vu de pareilles choses dans le monde
réel, n'a-t-il pas riposté que dès lors, justement, c'était chose faite ? Pour cette raison,
Magritte avait raison d'écrire que l'art de peindre, qu'il préférait appeler l'art de la
ressemblance, permettait de
décrire, par la peinture, une pensée susceptible de devenir visible (EC, p. 518).
16 Mais, comment est-ce que sa peinture et le poème en prose font voir sous un autre angle
la totalité de leurs domaines respectifs, c'est-à-dire non seulement ce qui est
communément perçu comme déjà « artistique » ou « poétique », mais aussi ce que ces
deux étiquettes critiques cachent ? Répondre à cette question nous amène infailliblement
à notre deuxième formule sémiotique, à la manière dont l’œuvre magrittienne et le
poème en prose relèvent tous deux d'une banalisation du poétique. Pour aller vite,
résumons notre idée principale là-dessus : la remise en question picturale que fait subir
Magritte aux objets quotidiens est à la peinture ce que le poème en prose est à la
littérature. Une telle remise en question trouve sa justification en ce qu'il s'agirait dans
les deux cas de porter atteinte à la hiérarchisation des objets esthétiques. Dans cette
partie de mon analyse, je tâcherai de décrire la manière dont la première poétisation du
153

banal que nous venons d'examiner effectue un effondrement de l'idée même d'une archi-
catégorie esthétique figée et stable, qu'elle soit celle de la poésie ou de la peinture.
17 Notre premier exemple vient du tableau intitulé Le Mal du Pays (1939).

MAGRITTE, Le Mal du Pays, 1939.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

18 Notons tout d’abord que Magritte hésitait à l’origine entre deux autres choix pour ce
titre, avant d’adopter celui que nous connaissons aujourd’hui : Le Spleen de Paris ou
Philadelphie et La Purée de pois. Ce qui devrait nous intéresser le plus à cet égard est, bien
entendu, cette référence au titre du recueil baudelairien. A ma connaissance, il n’en
existe pas d’autre aussi explicite. Toujours est-il que cette allusion suggère un
rapprochement des deux œuvres au niveau thématique aussi bien qu’au niveau de leurs
structures rhétoriques. Qui plus est, le thème de la nostalgie évoqué par le titre définitif
rappelle évidemment beaucoup d’autres œuvres. Il fait penser à toute une série d’œuvres
nostalgiques, par exemple, au poème parnassien de Théophile Gautier, Nostalgies
d’Obélisques. Dans ce texte des Émaux et Camées, le lecteur tombe sur une entité narrative
sémiotiquement similaire au lion du tableau. L’entité en question, l’obélisque du temple
de Luxor, se situe loin des grandes villes industrielles de l’Ouest. Le malheureux
obélisque, perdu au fond du désert, rêve de rejoindre son frère à la place de la Concorde à
Paris, alors que celui-ci fait la réflexion inverse. Dans les deux cas, on semble avoir affaire
à une image iconique du type IPD (in praesentia disjoints) que le Groupe μ définit comme
suit :
une image où des entités disjointes sont perçues comme entretenant une relation
de similitude (TSV. pp. 274-275).
19 Dans ce cas, la similitude n’est pas d’ordre physique, mais sémique : les deux personnages
du tableau fraternisent tout en regrettant leurs pays respectifs. Le peintre prétend ainsi
introduire dans cette peinture ce qu'il appelle
154

une nouvelle atmosphère poétique [...] une poésie 'sentimentale' surréaliste' (cité
dans SYLVESTER, p. 286).
20 Il est donc clair qu’il revendiquait une certaine poéticité pour ce tableau.
21 Or les figures employées seraient trop brutales si notre peintre n’ajoutait pas les ailes à
l’homme moyen qui regarde au loin, à travers le brouillard. En même temps, il nous faut
noter l’absence chez ce dernier d’auréole, faisant de lui une sorte d’homme-ange hybride.
Comme le lion constitue une sorte de cliché visuel d’un être puissant et courageux, sa
présence ici ne peut qu’évoquer de manière hyperbolique la nostalgie que tout être vivant
risque d’éprouver en s’éloignant de son milieu habituel. De plus, comme le lion s’associe
symboliquement chez tout Belge à la Belgique elle-même, cette figure finit par être
visuellement surdéterminée ici. Si j’insiste ici sur la nature symbolique du lion,
contrairement à ce que Magritte pensait généralement des objets dans sa peinture (voir le
début de cet essai), c’est parce que dans l’étape heuristique de toute lecture de cette
œuvre, on se doit de reconnaître dans un premier temps, du moins, sa valeur picturale
conventionnelle dans ce contexte spécifique d’une œuvre présumée nostalgique d’un
peintre belge.
22 Quant à l’homme, lui, dès qu’il se trouve doté d’ailes, il revêt la tonne curieuse d’un ange
déchu « moyen ». Il en résulte une isotopie de nostalgiques fraternels (cf. l’autre titre du
tableau, Philadelphie), une isotopie d’étrangers perdus au milieu d’une société industrielle
spleenétique qui passent leur temps à rêver de leur pays d’origine. Tombant du ciel et
perdant son auréole, l’ange sert d’icône de la condition humaine moderne, ou, si l’on
préfère, de l’être humain tout court, selon une certaine tradition chrétienne. Il rend
visible par là sa nature invisible, ce que nous reconnaissons comme un procédé cher à
Magritte.
23 Mais, si cette peinture puise une partie de sa magie picturale dans son couplage insolite
de signes stéréotypés, dans ce qui pourrait être relativement banal dans un contexte non-
esthétique, sa signifiance particulière ne s’arrête pas là. Et ce, parce que son
rapprochement d’un poème en prose baudelairien intitulé Perte d'auréole fait ressortir un
deuxième fonctionnement sémiotique commun aux deux œuvres. Car le texte en prose
met en scène un poète qui entre dans un établissement sinistre. En entrant, il est accueilli
par quelqu’un qui lui lance :
Eh ! Quoi ! Vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! Vous, le buveur de
quintessences ! Vous, le mangeur d'ambroisie ! En vérité il y a là de quoi me
surprendre.
24 Le poète explique que, comme il vient de perdre son auréole dans la rue, il en profite pour
se mêler anonymement à la crapule. Il se réjouit de songer que sa perte à lui fera sans
doute le bonheur de quelque mauvais poète qui, dit-il,
la ramassera et s’en coiffera impudemment
25 Il finit par s'exclamer :
Pensez à X ou a Z ! Hein ! Comme ce sera drôle.
26 Ce que le poète dans ce texte accomplit n’est rien d’autre qu’un acte de violence envers la
notion même de « grande poésie ». Se moquant éperdument d’avoir perdu son auréole,
qu’il désigne comme ses « insignes », il préfère ne pas s’abaisser dans la fange du macadam
pour la ramasser. C’est dire qu’en se laissant convaincre par de pareilles considérations,
qui sont, on le voit bien, plus pratiques qu’éthérées, il arrive à ne plus prendre au sérieux
un domaine esthétique qui avait dû lui paraître jusque-là sublime, intouchable, voire pur.
155

Car le mot insignes n’est pas du tout insignifiant dans ce contexte. 8 Sa forme lexicale nous
laisse en effet deviner, fût-ce ironiquement, la vraie opinion du poète envers son propre
champ de travail langagier. Du coup, le mot (insignes), métonyme de sa nature divine,
semble suggérer l’impertinence des signes conventionnels de gloire poétique, en
l’occurrence, le vers classique, le sens transcendental, etc., c'est-à-dire tout ce qui
s’estompe précisément dans le poème en prose.
27 Dans Le Mal du Pays, Magritte met pareillement en cause la valeur absolue des symboles
normalement employés dans le domaine de la peinture. Au lieu de nous montrer un
homme (ou un ange déchu) et un lion dans des poses ou situations picturales classiques, le
peintre manie ces images autrement in-signifiantes de manière à ce que l'unique rôle
sémiotique qui leur reste est d’indiquer leur séparation claire et nette de leurs lieux
(communs) d’origine, leur nostalgie d'un univers qu’ils semblent avoir quitté à jamais ; en
d’autres tenues, leurs regrets des mondes constitués par les traditions artistiques
classiques antérieurement privilégiés dont ils sont issus, exilés pour toujours. En
banalisant ainsi le fond autrement symbolique de son œuvre artistique Magritte réussit à
procéder en peinture comme le prosateur en poésie. Le lieu commun du Mal du Pays, qui
met l’accent surtout sur le mal de celui qui en souffre, se transforme donc en trouvaille
esthétique. Et ce, parce qu’il déplace l’accent sur le mal de l’être vivant pour le mettre
plutôt sur le mal-être du « pays » originaire, sur l’instabilité foncière de cette catégorie
esthétique. Le tableau fait basculer en quelque sorte le pays dans l’espace de l’esthétique.
On ne sait plus si ce pays est toujours déjà là ou simplement ailleurs, n’importe où hors du
monde (pour emprunter encore un titre au recueil baudelairien). De plus, on ignore lequel
des deux figurants est le plus dépaysé, le lion ou l’homme moderne déchu ? Et qu’est-ce
qu'ils regrettent au juste ? Cette nouvelle spatialisation, dont un critique anglais, David
Scott, a étudié de près les mécanismes exacts dans le poème en prose, met ainsi en
question la spatialisation conventionnelle de la peinture.9 Le tableau Le bon Sens ne laisse
plus de doute sur ce point, dans la mesure où il rend, on ne peut plus évident encore, le
fonctionnement de ce procédé iconoclaste. On se trouve face à une représentation tout à
fait inattendue d’une nature morte qui montre un plat de fruits avec des pommes à côté,
le tout posé mystérieusement au-dessus de et non pas représenté dans une toile. Le bons
Sens fait ressortir de la sorte l’appartenance au monde réel à trois plutôt qu’à deux
dimensions. Plus encore qu’une nouvelle poétisation du sentiment banal de dépaysement,
ou d’une simple mise en scène de figures dépaysées, il s’agit donc dans Le Mal du Pays
d’une banalisation des sources et présuppositions de ce même sentiment.
28 Un dernier mot sur ce tableau. Le pont sur lequel reposent ces deux figures vidées de
symbolisme conventionnel n’a ni début ni fin. Jouant le rôle d’icône pour signaler la
distance infinie entre le ciel et la terre, l’homme et la bête (qui ne se regardent pas dans la
scène représentée), la nature et la ville, la tradition et la modernité, ce pont met en
marche toute une problématique de l’espace dans l’œuvre d’art moderne. Baudelaire
avait déjà signalé l’enjeu de cette écriture nouvelle dans sa préface au Spleen de Paris en
ces termes-ci :
Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous [son éditeur Houssaye]
le manuscrit, le lecteur sa lecture.... Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de
cette tortueuse fantaisie se joindront sans peine. Hachez-la en nombreux
fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part.
29 A son tour, le peintre va, lui aussi, mettre en cause la notion d’un ordre préétabli de ses
sujets à lui, que ce soit l’ordre de la perspective ou l’espacement des figures dépeintes.
156

Voilà donc pourquoi il n'hésitera pas à peindre à un autre moment une pomme
gigantesque dans La Chambre d’écoute, par exemple. Dans un tableau comme celui-là,
Magritte renverse complètement les dimensions et la spatialisation dites « normales » de
la peinture classique. Aussi n’est-il pas tout à fait étonnant de noter chez un autre poète
en prose, Henri Michaux, un semblable tour de force artistique au début du petit texte
liminaire de son recueil Lointain intérieur qui s’intitule La Magie. Dans ce texte nous
découvrons un narrateur qui aborde le sujet de la magie en discernant d’abord, et comme
par hasard, une pomme sur une table. Or, au lieu de se mettre à décrire cette pomme, le
narrateur préfère se mettre, dit-il, dans la pomme, tel un ver de terre. La suite du texte va
développer cette rupture initiale avec un nouvel espacement narratif des éléments de son
récit, tout comme chez Magritte.
30 Passons maintenant à l’œuvre que Magritte a baptisée La Géante (1931), étiquette qu’il va
employer à nouveau trois ans plus tard pour une autre toile.
31 La version qui nous intéresse ici reprend le genre pictural de l’intérieur. On y observe un
cas de ce que le Groupe μ appelle couplage, en l’occurrence, couplage de perspectives. Il
s’avère que ce procédé visuel s’emploie fréquemment chez Magritte.

MAGRITTE, La Géante, 1931.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

32 Dans La Géante, par exemple, nous voyons un homme piteusement minuscule devant une
table énorme sur laquelle est posé un grand bol de pommes. Une femme nue
monstrueusement grande vient s’ajouter à l'ensemble de la scène imaginée. A droite, en
guise de légende explicative, apparaît enfin le poème La Géante des Fleurs du Mal. A
première vue, on est tenté de prendre ce tableau pour une illustration picturale du sonnet
baudelairien. Seulement, quand on y regarde de plus près, le spectateur averti se rend
compte que ce n'est pas du tout le poème qu'il croyait connaître. En réalité, c’est l’une des
cinq variations sur les œuvres de Baudelaire que l'ami de Magritte, Paul Nougé, avait
composées en grande partie pour son plaisir et celui de Magritte. Nous ignorons toujours
157

si cette variante a inspiré la peinture ou si elle a été composée pour elle. Dans tous les cas,
comme le texte écrit s’avère faux (sinon aussi banal), le lecteur de signes se doit d’y
reconnaître une atteinte non seulement à la notion d’auteur ou d’artiste original (que
Magritte, amateur de Lautréamont, a toujours vivement rejetée), mais aussi une sorte
d’attaque scripturale contre les vers poétiques canonisés. Tout se passe comme si
Magritte se moquait par ce biais scriptural de l’autorité foncière de tous ses
prédécesseurs illustres dans le domaine esthétique.
33 Ne manquons pourtant pas de noter que Baudelaire avait déjà déconstruit ses propres
vers en les réécrivant sous la forme d'un poème en prose intitulé Le Fou et la Vénus. Voici
comment. Son texte originaire établit une relation intime et déférente entre le narrateur
et une jeune muse géante dans les tenues suivants :
Du temps que la Nature en sa verve puissante
Concevait chaque jour des enfants monstrueux
J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante
Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.
34 Se plaisant à deviner si son cœur couve une sombre flamme et à parcourir à loisir ses
magnifiques formes, il ne semble désirer, dit-il, que
Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins
Comme un hameau paisible au pied d’une montagne.
35 Grâce à l’emploi du pronom je, le narrateur des vers instaure ainsi une sorte de proximité
affective entre lui et le sujet de son admiration, source de son inspiration et d’un bonheur
calme et silencieux. Toutefois, le narrateur du poème en prose s’écarte de ce monde
d’intimité et se manifeste textuellement surtout comme une troisième personne,
observant à distance la piètre situation qualifiée d'affligé aux pieds d’une colossale Vénus.
Transformant la plutôt mignonne jeune géante en une colossale Vénus, il réussit par là à
la rendre bien plus imposante, presque effrayante. Après tout, le poète qui disait je dans le
poème se voit ici attribuer l'épithète de fou prosaïque. Il devient plus précisément,
un de ces fous artificiels, un de ces bouffons volontaires chargés de faire rire les rois
quand le Remords ou l'Ennui les obsède.
36 Les yeux pleins de larmes, il se plaint d’être
le dernier et le plus solitaire des humains, privé d’amour et d’amitié,
37 et il n’arrive point à attendrir ni à se faire accepter par cette nouvelle géante. Au
contraire de ce qui se passe dans les vers, le narrateur ne remarque chez celle-ci que ce
qu’elle a de moins chaleureux, charnel ou voluptueux. Finies donc les magnifiques formes
de la jeune géante des vers ; à leur place on n’a affaire qu’à sa distance affective par
rapport au fou :
Mais l'implacable Vénus regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de marbre.
38 Quant à la version picturale de cette géante, le peintre fait une démarche sémiotique
semblable. D’un côté, il juxtapose toute une série d’entités artistiques conventionnelles,
telles qu’une perspective fuyante, un intérieur, une nature morte, un modèle féminin nu
et une légende qui paraît commenter visuellement ces images. De l’autre côté, il détruit
fondamentalement la relation principale qui relie normalement chacune de ces entités. Je
veux parler ici de la relation étroite entre le peintre et son sujet, l’artiste et ses sources
d’inspirations. Cela se produit grâce au même type de modification de signes que nous
avons analysée plus haut : l'homme-artiste se trouve ainsi réduit à un moins que rien en
lace de clichés picturaux, un moins que rien qui regarde bêtement à la fois la nature
morte et une porte fermée. Malheureusement (ou heureusement ?), nous sommes obligés
158

de rester sur notre faim interprétative en ce qui concerne le Mystère derrière cette porte.
En même temps, la Vénus, qui devrait en principe s’offrir gentiment à son admiration,
afin qu’il sache se conduire vers un but plus précis, reste implacable, insolente presque,
fixant on 11e sait quoi au loin, avec des yeux de marbre, pourrait-on dire.
39 Mon dernier exemple de cette intersection de signes poétiques et picturaux vient du
tableau intitulé Le Portrait (1935).

MAGRITTE, Le Portrait, 1935.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

40 En une scène globale on ne peut plus banale, cette peinture réunit des éléments typiques
d’un tableau de genre comprenant un couvert, une tranche de jambon et une bouteille.
Pour qu’elle se métamorphose en portrait, cependant, il aura fallu que Magritte y ajoute
ce petit détail qu’est l’œil au milieu du jambon. A l’aide de cette permutation
tératologique, Magritte rend visible par métonymie ce que, autrement, ce non-portrait
cacherait. Je me réfère ici soit au cochon, dont serait extraite cette tranche de jambon ;
soit à une personne sur le point de manger ce repas dérisoire ; soit enfin, au lecteur-
spectateur du portrait lui-même. Du coup, le soi-disant sujet de ce portrait se
problématise, se dérobe, nous mettant dans une impasse herméneutique des plus
complètes. Au point de nous demander lequel en est finalement le vrai sujet. Cet œil
mystérieux au centre de la tranche de jambon finit donc par exclure toute possibilité de
trancher, si j’ose dire. C’est comme si la toile elle-même nous renvoyait notre propre
regard interprétatif ; comme si, d’un instant à l’autre, elle se préparait à faire un petit clin
d’œil à la fois à la manière picturale conventionnelle de concevoir la représentation de
quelqu’un, et à notre façon habituelle de regarder ou de concevoir l'art représentationnel
en général.
41 L’idée traditionnelle du portrait étant ainsi brouillée, il ne nous en reste que son image
étrangement inquiétante. Celle-ci constitue dès lors une sorte d’icône auto-réflexive,
159

épave visuelle de pratiques esthétiques par trop machinales, voire périmées. A l’instar du
poème en prose, qui lui aussi remet radicalement en question la place du lecteur dans le
bon déroulement d’un autre système de signes, en le poussant à repenser précisément ce
que ce nouveau genre de texte n’est plus, (c’est-à-dire un poème en vers), l’œuvre de
Magritte exige donc que nous voyions d’un autre œil, si l’on peut dire, et la peinture et la
manière d’apprécier la vraie nature de celle-ci. Pour conclure, citons une dernière fois le
peintre que nous pouvons désormais qualifier – paraphrasant Baudelaire au sujet de son
maître, Gautier – de parfait magicien ès lettres visibles :
L'art de peindre a pour but de rendre parfait le regard, grâce à une perception
visuelle pure du monde extérieur par le seul sens de la vue. Un tableau conçu dans
ce but est un moyen de remplacer les spectacles de la nature, lesquels ne
provoquent généralement qu’un fonctionnement mécanique des yeux (EC, p. 273).

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie
BERNARD, S.,
1959, Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet.

GROUPE μ,
1992, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil.

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1976, « Quelques conséquences de la différence anatomique des textes (Pour une théorie du
poème en prose) », Poétique, no 28.
1979, Défigurations du langage poétique. La seconde révolution baudelairienne, Paris, Flammarion.
1980, The Critical Difference, Baltimore, Johns Hopkins University Press.

MAGRITTE, R„
1978, Ecrits complets, Paris, Flammarion.

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1986, Repetition and Semiotics : Interpreting Prose Poems, Birmingham. Alabama, Summa
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MEURIS, J.,
1990, Magritte (traduction anglaise de M. Scuffil), Genève, Cosmopress.

SCOTT, D.,
1984, « La structure spatiale du poème en prose », Poétique n o 59.

SCUTENAIRE, L.,
1977, Avec Magritte, Bruxelles, Le Fil rouge, Editions Lebeer Hossmann.

SYLVESTER, D.,
1992, Magritte : The Silence of the World, New York, Harry Abrams.
160

NOTES
1. J. MEURIS, Magritte, traduction Michael Scuffil, Genève, Cosmopress, 1990, p. 29. Toute
traduction de l'anglais est la mienne.
2. R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1978, p. 18. Toute citation de Magritte renvoie
à cet ouvrage.
3. Les définitions et théories proposées depuis au moins quarante ans abondent et semblent loin
de s'épuiser. Parmi les études les plus pertinentes à mes propos ici, je citerai celles-ci : S.
BERNARD, Le poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours. Paris, Nizet, 1959 ; B. JOHNSON,
Défigurations du langage poétique. La seconde révolution baudelairienne. Paris, Flammarion. 1979 ; et
mon propre ouvrage, Repetition and. Semiotics : Interpreting Prose Poems, Birmingham, Alabama,
Summa Publications, 1986.
4. Voir son article à ce sujet, Quelques conséquences de la différence anatomique des textes (Pour
une théorie du poème en prose), dans Poétique, n o 28, 1976, p. 465, où elle prend pour la première
fois une importante distance critique par rapport à la perspective interprétative de Suzanne
Bernard, que Johnson résume en termes d’une « poétisation du banal ». Dans son livre (cité plus
haut), Johnson proposera plutôt une « banalisation du poétique » pour rendre compte du plein
fonctionnement du poème en prose.
5. GROUPE μ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l'image, Paris, Seuil, 1992, pp. 274-275.
6. D. SYLVESTER, Magritte : The Silence of the World, New York, Harry Abrams, 1992, p. 233.
7. Cité in L. SCUTENAIRE, Avec Magritte, Bruxelles, Le Fil rouge, Editions Lebeer Hossmann, 1977,
p. 48.
8. Je m’inspire ici, comme ailleurs, de la lecture des poèmes en prose de Baudelaire faite par
Barbara Johnson. Pour ce texte, voir son ouvrage, The Critical Difference, Baltimore. Johns Hopkins
University Press, 1980, pp. 44-48.
9. D. Scott, « La structure spatiale du poème en prose », dans Poétique n o 59 1984, pp. 95-108.

AUTEUR
STAMOS METZIDAKIS
Université de Washington (Saint Louis, Missouri)
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Ceci est un Magritte1


René-Marie Jongen

1. La différence de l’œuvre
1 Comment regarder les images peintes par René Magritte ? Telle est la question à laquelle
je vais tenter de répondre. Brève initiation en quelque sorte, sinon à la bonne manière de
regarder l’image magrittienne, du moins à ce que Magritte lui-même appelle une « vision
pure » ou une « vision poétique ». Aux yeux de Magritte, seul ce voir épuré est à même de
voir ce qu’il y a à voir, est à même de découvrir l'invisible « pensé » dont l’image réalise la
description visible...
2 Je précise que mes propos sont toujours directement inspirés autant par ce que Magritte
lui-même a écrit au sujet de son travail pictural2 que par ce que son œuvre inlassablement
et comme invariablement révèle. Œuvre obstinément articulée sur une seule et même
obsédante question, qui est la question du visible, en l’élémentaire de l’être mystérieux
des choses. Et chacune des images peintes par Magritte est une description de ce visible,
en ses variantes et ses multiples possibilités pensées.
3 J’ajouterai que l’œuvre de Magritte est, aujourd’hui, deux fois contestataire, en amont et
en aval. En amont, au sens où la conception magrittienne de l’image et de l’art de peindre
est en rupture délibérée et flagrante avec les conceptions classiques. Magritte a
conscience de peindre des tableaux qui ne sont pas du tout conformes à ce qu'on entend
habituellement par tableau de peinture :
Mes tableaux « ressemblent » à des tableaux sans répondre, je crois, à ce que les
traités d’esthétique désignent comme étant tels (EC, p. 435).
4 Les images magrittiennes sont aux antipodes de ce qu’on entend généralement par image.
C’est précisément à expliciter cette première rupture, imputable à l’œuvre en tant
qu’œuvre, que je m’attacherai ici. Constatons pour l’instruit qu’en ce premier sens l’image
magrittienne affirme sa différence par elle-même, par sa propre vertu esthétique, c’est-à-
dire en vertu de ce que le peintre lui-même a voulu, obstinément, mû par le projet
esthétique qui l’a animé.
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5 En aval se situe dans le cas de Magritte comme une seconde rupture à opérer, imputable
cette fois, non à l’œuvre elle-même, mais à ce qu’il en est advenu, historiquement.
Rupture imputable au fait que l’immense notoriété qu’elle a entre-temps connue génère
presque inévitablement des effets pervers. En effet, voici en quelque sorte une œuvre
récupérée par l’idéologie même contre laquelle elle fut créée ! En ce deuxième sens,
l’image magrittienne affirme une deuxième fois sa différence – non plus contre nos
tendances habituelles et générales de perception et de cognition, mais contre le fait
nouveau – et non prévu – de sa notoriété, qui, en en faisant un objet culturel familier, la
banalise et l’enferme dans les catégories du déjà connu. Tout le monde sait ce que c’est
qu’un Magritte ! En vertu de quoi, « ceci est un Magritte » équivaut rigoureusement à
« ceci n’est pas un Magritte »...
6 Tout à l’opposé, la conception magrittienne de l’image poétique est telle qu’elle exclut
précisément tout déjà-connu et tout déjà-vu – qui sont le propre de ce que Magritte
appelle le regard, qui ne voit que ce qu’il sait. Conception élevée de l’image, qui au
contraire exige un voir épuré de tout regard et à chaque fois recommencé.
7 J’ajouterai même une dernière considération, plus audacieuse, qui ne va pas sans
égratigner quelque peu certains critiques d'art avérés, qui n’hésitent pas à projeter sur
l’image magrittienne des contenus sémantiques ou symboliques. Ceux qui ont lu Magritte
savent qu’aux yeux du peintre la pire des choses qui puisse arriver à l’une quelconque de
ses images, c’est d’avoir – ou de trouver ! – un sens (une explication, une interprétation,
une solution...) :
On tente la plupart du temps de détruire les images que je peins en prétendant les
« interpréter ». On « interprète » par exemple un nuage que je peins comme étant
un cheval, une explosion atomique ou autre chose. Ou bien on y trouve
« l'expression » d’un sentiment, signifiant ainsi que l’image ne présente aucun
intérêt par elle-même et qu'il lui faut le secours d'une interprétation, d'une
indigence qui fait le bonheur de « l'interprète »... (EC, pp. 597-598).
Mes tableaux sont valables, à mes yeux, si les objets qu’ils représentent résistent à
des interprétations par symboles ou par d'autres explications (...) L'art de peindre,
tel que je le conçois, représente des objets de telle manière qu’ils résistent aux
interprétations habituelles (EC, p. 472).
8 Néanmoins la question sémantique joue chez Magritte un rôle crucial. Paradoxalement, le
sens y est simultanément d'une part concerné et d’autre part suspendu. D’une part,
Magritte l'ait accéder l’art pictural à la question du sens – je veux dire le sens au sens le
plus lourdement langagier (le cognitif, le conceptuel, l’intelligible). Devant un tableau de
Magritte, le spectateur n’échappe pas à la question de l’objet, de sa visibilité et de son
identité conceptuelle : Qu’est-ce que c’est ? Est-ce une pipe ? Ou seulement une image de
pipe, une ombre de pipe, ou encore une béance dont les contours épousent le tracé
extérieur d'une pipe ? Ou est-ce un mot, une transcription écrite ? Etc, etc... Mais d’autre
part, la question du sens n'y est aucunement traitée selon sa dynamique propre. En vertu
de celle-ci, la motion sémantique toujours tend vers la clôture du contenu de sens trouvé.
Cela correspond bien sûr à notre manière habituelle et quotidiennement familière de
sémantiser le réel :
Quels que soient les traits, les mots et les couleurs dispersés sur une page, la figure
que l’on obtient est toujours pleine de sens (EC, p. 335).
9 L’homme en effet est un producteur-consommateur de sens. Cela qu’il y a, quoi que ce
soit, toujours est mis dans de l’intelligible... Ayant émergé à la logique langagière,
l’homme ne peut plus se taire. C’est ce que F.Ponge appelle « la rage de l’expression ». Le
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monde, dont ce même Ponge dit qu’il est muet et qu’il « se contente de faire des feuilles
ou du vert », l’homme ne peut plus ne pas l’appréhender sur le mode de la sémantisation.
10 Au contraire, pour Magritte, l’image n’est valable que dans la mesure où justement elle
résiste à cette fermeture. Dans la mesure où le visible imagé persiste dans l’ouverture de
l’indécis et du contradictoire, qui sont l’apanage de ce que Magritte appelle le mystère du
monde.

2. La différence des visibilités imagées


11 D’aucuns – qui malheureusement ne voient en Magritte qu’un « peintre intellectuel » –
considèrent que Magritte s’est trompé d'instrument de travail et qu’il aurait mieux l’ait
de choisir, en lieu et place du pinceau du peintre, la plume du penseur.
12 Une telle opinion n’est pas sans fondement, alimentée sans doute d’abord par le fait que
Magritte n’hésite pas à ériger en visibilités imagées des objets langagiers tels que mots,
noms, énoncés et graphies. Tout le monde connaît le fameux « Ceci n’est pas une pipe »
(1928, 1966)3, où l’énoncé semble contredire l’objet qu’il accompagne. (Je dis
délibérément : « semble contredire » pour préserver l’ultime indécision qui règne sur
cette – comme sur toute – image magrittienne poétiquement réussie. Car décréter que
« c’est évident, une image de pipe n’est pas une pipe », serait fermer l'image en la
réduisant à l’illustration d’un contenu sémantique. Ce qui n’est aucunement le propos de
Magritte, qui n'a certainement pas peint cette image pour illustrer une telle banalité !)
13 Par ailleurs, il y a aussi et surtout dans la peinture de Magritte – plus exactement : dans la
conception qu’il a lui-même élaborée à propos de sa peinture – une référence capitale à la
pensée, qu’il qualifie aussitôt d’authentique, de poétique ou d’inspirée. Magritte entend
une pensée qui ne soit concernée que par elle-même, qui ne se laisse distraire par aucune
considération extérieure, ni d'utilité ni d’agrément ni de cohérence sémantique ou
conceptuelle. Ainsi, Magritte a toujours prétendu, avec une sorte d’insistance obstinée,
que ses images étaient des descriptions visibles de la pensée :
Les images que je peins ne montrent que ce que j’ai pensé. L’invisible est exclu de la
pensée poétique dont la peinture peut faire la description (EC, p. 689).
14 Pourtant, quoi qu’il l'aille entendre par « pensée » – et j’y reviendrai-, le véritable
principe fondateur de l’art magrittien est encore ailleurs. Il est du côté du voir et du
visible. Magritte est au premier chef un imagier, c’est-à-dire quelqu’un qui non seulement
fabrique du visible en image, mais qui érige la question du visible et de l’invisible en objet
pictural par excellence. Ce qui importe c’est l’image, c’est-à-dire les visibilités dont
l’image réalise la description à la fois précise, intégrale et exclusive.
15 C’est à l'élucidation de cette dimension essentielle que je vais m’attacher d’abord. Et je
m’intéresserai pour commencer aux notions fondatrices d’image, de différence et
d’indifférence, de regard et de vision pure.
16 Magritte nous facilite la tâche, puisqu’il a destiné certaines images à rendre visible la
pensée de l’image poétique elle-même. Bien sûr, toute image magrittienne montre ce
qu’est une image poétique et ce qu’est la vision pure. Mais certaines le montrent
doublement, par ce qu’elles sont et par le sujet traité. Images d’images, c’est-à-dire
images qui, montrant une image dans l’image, s’interrogent elles-mêmes. C’est là un autre
aspect qui rapproche Magritte de Ponge : un même souci d’extrême vérité esthétique
conduit l’un comme l’autre à une même mise en perspective critique. De même que
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Ponge, sachant ce que parler veut dire, en vient à dire les choses tout en disant ce qu’est
dire, de même Magritte, sachant ce que rendre visible veut dire, en vient à mettre en
image tout en montrant ce qu’est mettre en image...
17 Prenons l’exemple très simple du tableau intitulé La Clairvoyance (1936), qui est en fait un
autoportrait.

MAGRITTE, La Clairvoyance, 1936.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

18 Nous y voyons le peintre Magritte à l’œuvre, assis entre son modèle et l'image de ce
modèle sur la toile. Le modèle est visiblement un œuf, l'image sur la toile... un oiseau.
Magritte est ici le peintre « clair-voyant », qui, dans les visibilités mondaines familières
(l'oeuf-modèle), voit la différence de leur invisible pensé (l'oiseau-image). Pour Magritte,
peindre n'est pas reproduire du prévisible, du visible déjà-là, mais tout au contraire
rendre visible la différence de cela que le trop visible familier occulte et rend invisible.
19 L’on peut ici jouer sur les mots « différence » et « indifférence ». Pour Magritte, toute
visibilité familière est in-différente, sans intérêt. Non pas la chose familière en elle-même,
car ce sont précisément les objets les plus familièrement et concrètement quotidiens qui
intéressent Magritte, aucunement un quelconque réel qui serait abstrait, lointain ou
imaginaire.4 Ce qui est déclaré indifférent, c’est le déja-vu et déja-su qui rend toute chose
familière précisément familière et prévisible. Et ce qui est déclaré digne d’intérêt, c'est
tout aussi précisément la non-indifférence, c’est-à-dire la différence de cela même que le
trop connu et le trop vu rendent invisible. L’image magrittienne rend visible l’invisible et
l’inconnu du trop visible familier. Les visibilités familières sont indifférentes, au double
sens du tenue – sans intérêt et sans différence. L’image poétique par contre montre la
différence. Elle montre la différence de l’oiseau par rapport à l’indifférence de l’œuf.
Je n’ai pas l’intention de faire rire les gens ni de les surprendre. Ce que je cherche
c’est une image qui ne soit pas indifférente – et c’est cela qui surprend les gens. Ils
sont étonnés parce que je montre des choses inconnues. Et pourtant, il s'agit de
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choses très familières. Je recherche la poésie qui est dans l'univers des objets
familiers – et je recherche le mystère (EC, p. 613) (traduit de l'anglais).
La difficulté de ma pensée, quand je souhaite trouver un nouveau tableau, c’est en
effet d’obtenir une image qui résiste à toute explication et qui résiste en même
temps à l’indifférence (Lettre à M. et Mme B.Hodes, 1957).
20 Si l’image d’image sur la toile montrait le même œuf que l'oeuf-modèle, nous aurions le
scénario de l’envers de l’image magrittienne, qui est l’image coutumière représentative.
Dans celle-ci, une seule chose compte : que la copie soit copie, c’est-à-dire non différente
de l'objet-modèle. Magritte a peint également des images dont le propos est précisément
cette image représentative. Tout à l’heure, dans La Clairvoyance, l'image rendait visible la
différence de l’image poétique. A présent, ce qui est montré, c’est tout au contraire
l’indifférence de l’image représentative. Il va s’agir d’images qui, grâce au scénario du
tableau dans le tableau, montrent combien pèse sur l’image représentative la menace
d’une insoutenable in-différence entre modèle et copie. Indifférence qui, dans le meilleur
des cas, conduit à l'indistinction. La copie parfaite ne finit-elle pas par se mettre à la place
du modèle et par faire son office ?5
21 Un des exemples les plus significatifs d’images de cette deuxième sorte est le tableau La
Condition humaine, dont je prendrai d’abord la version la plus connue, qui date de
l’année 1933.

MAGRITTE, La Condition humaine, 1933.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

22 L’on y voit d’une part l’image indiscutable d’une image de paysage – tous les ingrédients
familiers et notoires du tableau dans le tableau sont montrés : chevalet posé sur un
plancher intérieur, toile, image de paysage sur la toile –, et l’on y voit d’autre part l’image
tout aussi indiscutable d’un paysage extérieur, « en chair et en os », visiblement situé au-
delà de la fenêtre que précèdent le chevalet, sa toile et l’image-de-paysage. Or, à l’endroit
précis de la toile, il y a totale coïncidence des deux paysages, coïncidence par non-
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différence – l’image représentative est copie fidèle imitante ! – et coïncidence par non-
distinction – l’image représentative est visiblement exactement en les lieu et place de son
modèle. Autrement dit, l'image poétique La Condition humaine rend visible la pensée de la
parfaite indifférence et indistinction de l’image représentative. Indifférence veut dire que
rien n’est rendu visible qui soit différent du prévisible. Indistinction veut dire qu’il n’y a
dans l'image visiblement qu’un seul paysage.
23 Bien sûr, nous voyons aussi les quelques indices qui continuent de rappeler que « tout est
normal », que les paysages sont bel et bien au nombre de deux et sont bel et bien
différents : visibilité des pieds et du tasseau du chevalet, du rebord latéral de la toile, de
l’effet dissimulant de cette dernière, visibilité du paysage extérieur de part et d’autre de
la toile... Ces indices, l’image les montre en leur visibilité, certes, mais non comme indices
qui dénonceraient la présence distincte de deux paysages, extérieur et modèle, intérieur
et image. Cela, en effet, sont choses que nous ne voyons que parce que d’avance nous les
savons... Plus exactement : cela est affaire de regard, non de vision pure.

3. Renoncement au regard et vision pure


24 Le regard ne voit pas vraiment, car il se contente de déjà voir. Le regard ne voit que le
déjà-su du prévu. Il ne voit pas ce qu’il voit, mais ce qu’il sait, se contentant par exemple
de reconnaître le pré-vu : ceci est une pipe, ceci est un arbre, ceci est un paysage, ceci est
une image de paysage... Le regard refuse l’imprévu, qu’il déclare impossible, absurde ou
imaginaire. L’image poétique tout au contraire exige le renoncement au regard, pour que
puisse émerger le voir, que Magritte appelle aussi vision pure ou poétique :
La description de la pensée inspirée (...) ne cache rien, je ne peins que ce que j’ai
pensé et que l’on voit – si l’on ne se contente pas de regarder sans voir (EC, p. 689).
25 A la question posée tout au début – comment regarder les images magrittiennes ? –
Magritte répondrait d'abord par une double remise en question. Il contesterait et la
notion de regard et la notion d’un comment, auxquels il substituerait d’une part le voir et
d’autre part un « quoi voir ? ».
26 Magritte n’a cessé de dire que ses images étaient faites pour être vues, dans la différence de
visibilités inconnues qu'elles présentent – une image de pipe accompagnée d’un texte
apparemment contradictoire (« Ceci n’est pas une pipe »), un arbre dont le feuillage est
une seule feuille (p. ex. La Plaine de l'Air, 1940, 1941 JP65) ( ; La Recherche de l’Absolu, 1965),
un oiseau en vol dans un ciel, dont la découpe béante ouvre sur un autre ciel (p.ex. La
grande Famille, 1947, 1963 (JM171, JP87)), des chaussures vides dont le cuir est rejoint par
la chair des pieds absents (Le Modèle rouge, 1935 (JM99, JP57), 1937, 1947, 1953)...
27 Précisons en outre que la différence du visible à voir se trouve généralement à l'endroit
même du prévisible mondain. Ainsi, ce qui compte aussi dans Le Modèle rouge, c’est que
l’inouï de la différence pensée et imagée (cuir et chair confondus) se trouve situé à
l’endroit même de l’indifférence du scénario le plus banalement familier (la chaussure est
faite pour recevoir le pied).
28 On a exactement la même paradoxale configuration dans d’autres images à propos
d’autres « objets » distincts-indistincts : ainsi, le corps humain et la robe féminine (Les
Cornes du Désir, 1960 (JM 152, JP77)) ou le corps humain et le cercueil (entre autres
Perspective I et Perspective II, 1950 (JM 131, JP72)) (dans les deux cas, l’on ne voit que des
robes ou que des cercueils, sans les corps dont pourtant ils adoptent les postures
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caractéristiques et les modalités d’insertion spatiale : le corps y coïncide, jusqu’à les


rejoindre, avec les enveloppes elles-mêmes qui pour le regard coutumier déjà sont
destinées à l’envelopper. Le corps n’est plus simplement dans la robe ou dans le cercueil,
mais le corps est la robe ou est le cercueil !). De même encore : la copie et son modèle (La
Condition humaine, où la copie est son modèle, où le réel est l’image), ou même la vitre et le
paysage visible à travers la vitre, dans La Clé des Champs (1933 (JM 144, JP54)) 6, où nous
voyons la vitre d’une fenêtre en train de se briser et certains des débris qui tombent ou
sont tombés en train de montrer encore et toujours, cette fois par opacité, le paysage
qu’ils laissaient voir il y a un instant par transparence... Dans tous ces exemples, quelque
chose s'incruste visiblement dans autre chose jusqu’à indistinction ou disparition, alors
que les scénarios cognitifs familiers, tout en maintenant ces deux choses distinctes, se
contentent de les complémentariser : jusque dans l’étoffe du vêtement s’incruste le corps
absent, alors que le scénario familier se contente d’en envelopper le corps présent ; sur la
vitre s’incruste le paysage absent, alors que le scénario familier se contente de placer
cette vitre devant le paysage transparent ; sur l’image s’incruste le paysage-modèle, alors
que le scénario familier n’y voit que sa copie distincte... N’oublions pas non plus l'œuf et
l’oiseau de La Clairvoyance, dont l’identité poétique est montrée à l’endroit même de leur
proximité métonymique familière.7
29 Remarquons enfin que, si La Condition humaine montre la pensée de l’indistinction du
paysage et de son image, le scénario de la vitre brisée de La Clé des Champs expose la
pensée exactement inverse, à savoir : l’éclatement de l'unique paysage qui transparaît à
travers la vitre de la fenêtre en deux paysages visiblement distincts. En d’autres mots : si
l’image représentative devient vitre ouvrant sur le monde extérieur, la vitre, à l’inverse,
devient image...
30 Magritte non seulement conteste la notion de regard, mais il conteste également la notion
d’un « comment regarder » (ou d'un comment peindre) ! Ce qui compte, ce n’est pas le
comment peindre – quelle substances ?, quelles couleurs ?, quelle technique ?, quel
style ?, etc –, mais le quoi peindre. Que faut-il peindre ? D'où découle la question
connivente : que faut-il voir ? La réponse est extrêmement (donc trop) simple : il convient
de voir tout ce que l’image montre et rien que ce que l’image montre... Ce qui pour le
moins veut dire deux choses différentes. D’une part : qu’aucune visibilité présente dans
l’image, fût-elle hautement im-pré-vue, ne doit être négligée. Et d’autre part : qu’aucune
visibilité absente de l'image, fût-elle hautement pré-visible, ne peut y être introduite. Plus
simplement : il faut imposer silence au regard, qui, ne voyant que le déjà-su du prévu, voit
ou bien trop ou bien trop peu.
31 Exemples (de ce qui pour le regard serait un trop) : si l’image montre un paysage
simultanément diurne et nocturne, la vision poétique voit et soutient ce visible, sans
l’effacer ni l’évacuer en cherchant à en expliquer les contradictions ou les impossibilités
mondaines par des solutions sémantiques, fussent-elles des renvois à l'absurde. La vision
poétique voit ce que l'image montre, tout ce qu’elle montre sans jamais rien cacher :
Si je peins un ciel de sang, il en est réellement ainsi. Il n'y a plus de métaphore (EC,
p. 720).
32 S’il s’agit d’une plante dont les feuilles sont des oiseaux (La Saveur des Larmes, 1946
(1M123, JP67) ; Le Trait d’Union, 1942 (JP64)), le réel rendu visible est celui-là, ni plus ni
moins, sans explication. Si explication il devait y avoir, l’image sans doute montrerait
aussi les objets distincts dont il faudrait alors (malheureusement) dire qu'ils entrent dans
l'indistinct hybride de l’objet poétique. Ainsi, dans le tableau précisément intitulé
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L’Explication (1952, 1954 (JP99), 1962 (JM27)), nous voyons se côtoyer trois objets
indubitablement distincts : deux objets familiers éminemment différents – une carotte et
une bouteille –, et un objet inédit hybride carotte-bouteille – une « caroteille » –,
constitué de l'intégration unifiée et indistincte des différences des deux premiers objets.
Ceci, pourtant, n’est justement qu’une malheureuse et inintéressante « explication », qui
fourvoie le regard en l’éblouissant par ce qui n’est qu’un procédé... De même, et
analogiquement, si le parti pris de la chose « hirondelle » et le compte tenu du langage
conduisent Ponge à un dire où l’Hirondelle, sur l’horizon, se retournant, en nage-dos
libre, et poursuivie-poursuivante, s’enfuyant en chasse avec des cris aigus, devient
Horizondelle et Ahurie-donzelle, c’est les objets textuels ainsi dits qu’il convient
d’entendre, en le propre de ce que Ponge appelle l'épaisseur verbale, loin de toute
conception langagière naïvement représentationniste, et qui sombrerait dans l’illusion
d’un dire dont les mots seraient reflets transparents du monde et réussiraient à rejoindre
les choses. De même donc, dans l’image magrittienne, les hybrides – bouteille-carotte,
feuille-oiseau, oiseau-ciel, vêtement-corps, pipe-tulipe, etc. – ne sont hybrides que pour le
regard. Au contraire, pour la vision pure, ce sont des objets imagés, dont la visibilité ne
nous est pas in-différente, car elle évoque le réel-avec-son-mystère... Pour citer, en
l’adaptant, Paul Klee : L’art ne reproduit pas le visible (le dicible), l’art rend visible
(dicible).
33 Exemple à présent de ce qui pour le regard serait un trop peu : si l’image montre un
visage partiellement dissimulé derrière une pomme flottante (La Grande Guerre, 1964
(JM234, JP 108-109))8, la vision poétique persiste à ne voir que ce que l’image montre,
s’interdisant par exemple de compléter la partie de visage absente par des visibilités dont
la seule raison d’être serait qu’elles sont notoires et prévisibles dans fin-différence du
monde extérieur – monde où en effet il arrive fréquemment qu’une chose en cache une
autre, alors que dans mes images, écrit Magritte, tout est toujours visible et rien jamais ne
cache autre chose. C’est ce qui fait dire à Magritte que l'image est intangible et que
l’invisible en est exclu :
Devant ces images qui montrent tout ce qu’elles sont, où rien n’est caché, la pensée
est responsable de ce qu’elle pense si elle ne se dérobe en ayant recours à une
« interprétation allégorique », c’est-à-dire à l’habitude de ne rien voir au sens
propre... Les images peintes sont invisibles, ne sont pas connaissables si l'on
regarde les produits colorants avec lesquels elles ont été peintes (EC, pp. 380-381).
34 Ainsi, voir tout ce que l’image montre et rien que ce qu’elle montre ! Voilà le propre de la
vision pure, lace à l’image poétique, A l'opposé il y a le regard et l’image représentative.
Sur celle-ci pèse la double menace d’être deux fois la même que son modèle, par identité
(in-différence) et par unité (in-distinction) (Ne disons-nous pas nous-mêmes que l’image
est tellement ressemblante qu’on la prendrait pour l’original ?)
35 De là bien sûr la conception classique, qui voit dans l’image une fenêtre ouverte sur le
monde. L’arrêt de cette fenêtre – c’est-à-dire l’encadrement de l’image – n’y change pas
grand-chose, car les visibilités mondaines y persistent au-delà de l'arrêt, parfaitement
prévisibles, susceptibles toujours d’être prolongées et/ou complétées. Dans l’image
représentative, l’image n’a pas de poids propre, elle est image d’autre chose, d’un monde
extérieur toujours déjà là, sur quoi elle ouvre et devant quoi elle s’efface, telle la vitre
d’une fenêtre. C’est pourquoi aussi les lois naturelles de dissimulation y sont en vigueur.
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4. Image d’elle-même, ou rien ne cache rien


36 Dans l'image poétique donc, l’image pèse de tout son poids d’intangibilité et d’autonomie,
car elle n’est image que d’elle-même. De même, dans la parole pongienne, le texte pèse de
tout son poids, de toute son épaisseur verbale – sémantique, encyclopédique, phonétique,
graphique, historique –, substance langagière que le poète érige face à l'autre substance,
celle du monde muet des choses, deux univers distincts et étanches, sans passage de l’un à
l’autre, sinon la voie précisément d’une « spiritualisation » par la parole langagière qui,
prenant le parti des choses à travers un compte tenu des mots, anéantit l’objet extérieur
inaccessible et le transforme en objet textuel. De même, l’objet imagé magnttien, tout en
persistant à concerner le réel le plus banalement quotidien, ne s’efface devant aucun
objet extérieur qu’il se contenterait de re-présenter, mais renvoie d’abord et surtout à lui-
même, Rien de ce que l'image montre n'est en principe prévisible. Comme elle ne montre
que ce qu’elle montre, aucune visibilité imagée, fût-elle mondainement partielle ou
tronquée, ne se laisse en principe ni compléter ni prolonger.
37 S’il s’agit par exemple de corps que le regard qualifierait de partiels – tels ces organismes
exclusivement constitués de l'articulation incarnée d’une séquence jambe-cuisse-bras-
main que l’on voit évoluer dans le tableau L’Entracte (1927) (JM81 –, ces corps sont à voir
hors regard, en leur visible autonomie. Dans cette image, Magritte a tout mis en œuvre
pour affirmer leur parfaite consistance. Ils sont vivants et ont la pleine maîtrise
corporelle, y compris celle du geste efficace ou affectueux : l’un est couché, un deuxième
« adossé », un troisième ferme une tenture du bras de sa jambe, les deux derniers se
tiennent debout, l’un enlaçant affectueusement de son bras la cuisse de l’autre... Ce qui
est ainsi rendu visible, c’est l’intégrité une et vivante d’organismes d’où a disparu toute
idée d’incomplétude, idée qui n’est plus que le mauvais souvenir d’un savoir coutumier
dont la vision pure a fait le deuil !
38 On peut essayer de dire les mêmes oppositions par le détour de la question de l’accès à la
visibilité. Dans l’image représentative, seul ce qui n’est pas caché est visible. L’on dira
d’un objet qu’il est caché lorsque, entre cet objet et la transparence de la fenêtre ouverte
sur le monde, vient s’interposer autre chose qui fait écran. D’autre part, la dissimulation
n’est nullement catastrophique, puisque le caché, intégré dans les prévisibilités
familières, se laisse aisément reconstituer.
39 Dans l'image poétique9, par contre, rien n’est caché ni cachant. Seul y accède à la visibilité
poétique ce qui résiste à l’indifférence des visibilités familières. Si quelque chose fait
écran à la différence poétique, c’est bien cette indifférence, non pas tellement par la
dissimulation qu’opérerait un objet placé devant l’objet concerné, mais bien davantage
par l'engloutissant déferlement dont le menace le fond de l’image. Et si écran visible il y a,
celui-ci d’abord se trouve placé derrière l’objet et devant le fond, et ensuite joue, non un
rôle dissimulateur, mais un rôle protecteur. Les tentures qui apparaissent dans de
nombreuses images magrittiennes servent quelquefois à protéger de cette permanente
menace d’engloutissement que font peser sur l'avant-scène les visibilités indifférentes du
fond. Voici deux images qui exposent cette pensée.
40 D'abord, le tableau intitulé Les Jours gigantesques (1928).
170

MAGRITTE, Les Jours gigantesques, 1928.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

41 Un corps nu de femme, vu de face, aux membres épais, jambe droite levée, tête penchée
dans l’axe abaissé de l’épaule droite. Sur ce corps s’articule en surimpression un homme
en veston, vu de dos, les bras enlaçant le corps féminin. L’homme n’est qu’un bout de
corps, dont les limites lui sont imposées par les contours de l’absence de femme. En
d’autres mots, l’homme n’est visible que là où le corps de la femme fait écran à la
transparence du fond, dont ce corps interposé le protège. C’est en quelque sorte le caché
qui rend visible le cachant. Mieux : l’homme n’émerge à la différence de l’image que là où
il n’est pas directement exposé à la menace de l’indifférence du fond...
42 Ensuite le tableau Portrait de Germaine Nellens (1962). Nous y voyons un bout de chambre
dont le plancher va buter contre l’écran frontal du mur du fond. Dans ce mur, au centre
de l’image, l’imposante béance d’une porte ouverte, où apparaît la profondeur bleue
d’une mer et d’un ciel nocturnes. Le personnage portraituré, en robe, corps de profil,
visage tourné vers l’avant, apparaît debout devant le mur. Mais il n’est visible que là où il
échappe à la nuit extérieure. Son corps, pourtant réel – ombre portée sur le mur ! –, est
brutalement interrompu, sectionné de haut en bas, et l’arrêt de cette visibilité coïncide
avec le tracé vertical du chambranle de la porte.
43 Il s’agit véritablement de l’envers de l’image représentative, où l’on aurait un personnage
placé derrière le mur du fond et dont ne serait visible que cette partie-là de son corps qui
se trouverait dans l’ouverture de la porte. Ici, le personnage est placé devant le mur, et
seule est visible la partie de son corps qui est séparée du fond par l’écran du mur ! Dans
l’image magrittienne, la non-image est le monde en son familier, dont l’indifférence
menace l’image. Et l’image n’est plus ouverture sur le monde connu, mais visibilité
imagée de sa différence. L’image magrittienne impose victorieusement à la non-image la
visibilité différente de la pensée du monde...
171

5. La différence de l’invisible pensé


44 Ainsi donc, aux yeux de Magritte, peindre des images qui se contenteraient de re-
présenter – de présenter une deuxième fois – des visibilités familières déjà connues, n’a
aucune espèce d’intérêt. La seule chose qui soit digne d’intérêt, c’est de rendre visible par
l’image la différence précisément de ce que le vacarme du spectacle mondain rend
invisible ! L’image magrittienne rend visible l’invisible des (pré)visibilités familières.
45 Magritte est convaincu que cet invisible est plus réel que le réel. Qu’un rocher flottant
dans le ciel (Le Château des Pyrénées, 1959 (JP81) ; La Bataille de l’Argonne, 1958 (JP80)) nous
apprend plus sur l’être du rocher qu’un rocher gisant sur le sol. Pour Magritte, la
confrontation de deux visibilités que le regard qualifierait de contradictoires nous oriente
davantage vers l’essence du visible que toutes les prévisibilités mondaines.
46 Ainsi, dans La Tentative de l’Impossible (1928) : une seule et même visibilité de nu féminin,
présent simultanément dans les deux mondes mutuellement exclusifs 1) du peintre – il
est visiblement debout sur le même plancher que le peintre – et 2) de l’image peinte – il
est visiblement le produit du pinceau peignant, qui s’apprête à peindre bras et main
gauches. Ou : la coexistence au même endroit d’un visage en plâtre (image sculptée de
visage) et d’un visage dont la tempe saigne (visage en chair) (La Mémoire, 1938, 1945, 1948
(M125, JP110), 1954). Tous exemples donc d’objets imagés, descriptions visibles des
différences rendues invisibles par l’in-différence des savoirs familiers...

MAGRITTE, La Tentative de l'impossible, 1928.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

47 Ainsi, pour Magritte, seule la vision pure est à même de voir la différence du visible que
l’image montre sans rien cacher. Ce visible différent est l’invisible des (indifférentes)
visibilités mondaines. Seule la pensée poétique, qualifiée aussi d’inspirée et
172

d'authentique, est à même de ressembler à cet invisible. Celui-ci n’a rien d’irréel, il est
tout au contraire le réel du réel, le monde-avec-son-mystère. Et seule l’image poétique est
à même d’en réaliser une description précise. Ce que la pensée ressemblante voit, et que
l’image poétique rend visible, concerne le mystère inexplicable qui fonde les choses dans
leur être. C’est pourquoi l’image poétique échappe au connaissable et au contenu de sens,
échappe à la re-présentation des possibles-visibles mondains, et émerge tout au contraire
à l’exposé visible d’un ordre de vérité où les choses mondaines sont certes toujours
concernées, mais sont envisagées en le tout autre de leurs impossibles-invisibles pensés.
48 Magritte n’est ni un rêveur ni un peintre de mondes fantastiques, mais un réaliste. Ce qui
l’intéresse, c’est d’abord le monde des visibilités familières. Et c’est ensuite ce même
monde, non en ses apparences familières, mais en l’invisible qui les fonde et qui est « le
mystère absolu du visible et de l’invisible » (EC 392).
49 Magritte a exposé ce propos dans une autre image qui, comme La Clairvoyance, montre la
pensée de la vision pure elle-même. Il s’agit du tableau intitulé La Fée ignorante (1956).

MAGRITTE, La Fée ignorante,1956.


© C. Herscovici-SABAM Belgium 1999

50 Le buste féminin est exposé à gauche à un éclairage émanant d’une source lumineuse
invisible ; l’autre côté du buste est plongé dans la double obscurité que déterminent d’une
part, sur le mode naturel mondain, l’ombre y projetée par le buste exposé à l’apport
lumineux venant de gauche, et d’autre part, cette fois sur le mode pensé poétique, la
lumière d’une bougie placée tout à l’avant au plus profond de l’ombre. Cette seconde
source lumineuse est l’exact envers de la première : elle est visible, elle dispense une
flamme et un éclairage non de clarté mais d’obscurité. Remarquons au passage que les
exposés des deux visibilités coexistent et même se chevauchent : la différence pensée de
la flamme obscure et l’indifférence familière de l’ombre projetée se trouvent au même
endroit. La répartition des clartés et des ombres semble d’abord trouver une parfaite
173

explication dans le scénario familier et naturel de l'apport lumineux fourni par la source
invisible située à gauche. Seul le halo d’obscurité qui enveloppe la flamme noire de la
bougie lait problème. Cette obscure clarté, « si l’on ne se contente pas de regarder sans
voir » (EC 689), révèle à la vision pure la justesse pensée d’une toute autre visibilité. Celle-
ci détermine un renversement complet de l’image : ce qui est clair sur le mode naturel est
obscur sur le mode pensé, et ce qui est naturellement obscur et invisible est
poétiquement clair et visible.
51 La fée ici représentée nous regarde comme Magritte voudrait que le spectateur
« regarde » ses images. C'est un regard qui justement ne regarde plus, mais qui « voit »
sur le mode paradoxal sur lequel il est vu. C’est une fée ignorante, car le savoir alimente
le regard et entrave le voir. C’est une fée, car l’invisible pensé qu'elle voit, et que toute
image magrittienne rend visible, participe du mystère du réel. Fée ignorante, qui tourne
le dos aux visibilités coutumières et voit le monde sur le mode pensé, à la lumière
« inverse » de la chandelle qui, dans l’extrême proximité antérieure de l’image, l’éclaire
de son obscurité. Evoquer le mystère, c’est rendre visible ce qui n’est pas vu par le regard,
et qui est la différence du monde éclairé par l’obscure lumière de son invisible pensé.
Etant reliés au mystère, les yeux de la fée en voient la pensée authentique rendue visible.

6. La pensée ressemblante
52 Le concept fondateur ultime chez Magritte est peut-être celui de pensée ressemblante :
L'art de peindre mérite vraiment de s’appeler l’art de la ressemblance lorsqu'il
consiste à peindre l'image d'une pensée qui ressemble au monde (EC, p. 510).
53 Cette « pensée qui ressemble au monde » est à entendre par contraste avec l’attitude
inverse, où c’est le monde qui ressemble à la pensée :
Je dirais donc que les problèmes se posent à nous et non comme vous me l'écrivez :
que nous pouvons poser les problèmes. Si nous les posons, nous avons l'illusion
d’une liberté qui consisterait à faire le monde ressembler à ce que nous voulons.
Alors que la liberté est de ressembler au monde10
54 L’« illusion de liberté » qui laisse le monde ressembler à la pensée est le propre de la
parole, scientifique ou non, qui toujours et inéluctablement procède par projection de
conceptions explicatives sur le silence du monde, qui est sans parole. L’artiste est
confronté à ce même silence. Mais, loin de chercher à le comprendre et à l’expliquer, il
ambitionne tout au contraire de laisser le silence du monde « révéler » son mystère.
Magritte espère y parvenir par la description précise d’une pensée dont l’authentique
liberté lui fournit la garantie de ressembler à l’être silencieux du monde. De même,
Ponge, tout en sachant que dire ce qu’il y a équivaut à quitter ce qu’il y a, espère
néanmoins réussir à conférer la parole à toutes « ces rangées d’objets muets », en misant
sur ce qu’il appelle le mimétisme, c’est-à-dire un dire qui, traversant et éprouvant
l’épaisseur verbale, réussisse à mimer l’épaisseur de la chose, la chose devenant
l’analogue du dire, le dire devenant l'analogue de la chose...
55 La pensée libre constitue pour Magritte une manière privilégiée d’accès à l’être des choses
en leur mystère. Le projet pictural de Magritte consiste en la description imagée des
secrètes visibilités ressemblantes qui émergent lorsque la pensée libre s'applique aux
choses les plus familières. Cette description exige par deux fois exactitude et précision.
D’abord, là où doivent être re-présentées les visibilités familières à reconnaître. Ensuite,
là où l’image présente la différence du visible pensé.
174

56 L’exposé de cette différence peut se signaler de manière spectaculaire, ou ne dépendre


que d’un minuscule détail, ou encore ne se distinguer en rien de l’exposé des visibilités
familières. Dans le premier cas, la différence s’impose par la flagrance de son écart par
rapport aux visibilités coutumières. Ainsi, le contraste œuf/oiseau s’impose d’emblée
dans La Clairvoyance. Il en va de même par exemple des oiseaux-feuilles, des robes-corps
ou des chaussures à orteils dont il fut déjà question.
57 Dans les deux autres cas, cette différence est soit infime soit inexistante. Ainsi, dans La Fée
ignorante, tout dépend de la flamme noire de la bougie.
58 Quant aux images où l’exposé de la différence poétique ne se distingue en rien de l’exposé
des indifférences mondaines, il en existe plusieurs exemples. Ainsi le tableau déjà
commenté La Condition humaine. Rien dans cette image n’est de nature à désespérer le
regard, qui a plus d’un tour dans son sac et qui, voyant ce qu’il sait, est « capable » de
mettre toutes visibilités et toutes choses à leur place : capable notamment de distinguer
deux paysages, en plaçant l’un dans le fond de l’image, et en plaçant l’autre paysage dans
l’avant de l’image. En effet, si l’on se contente de « ne pas voir ce que l'on regarde » (EC
669), rien ne vient ici troubler l’élaboration de visibilités qui soient en parfaite harmonie
avec les prévisibilités familières. Mais ces mêmes visibilités, pour peu qu’elles sont vues
selon la justesse poétique de la pensée ressemblante, peuvent contribuer à évoquer ou à
laisser se révéler « le mystère nu du monde des choses »...
59 Pour Magritte, en effet, l’invisible poétique n’est pas l'apanage de l'image, il est au
contraire présent dans les visibilités mondaines les plus familières :
(...) ce que le monde offre de visible est assez riche pour constituer un langage
poétique, évocateur du mystère sans lequel aucun monde ni aucune pensée ne
seraient possibles11
60 Le mystère des choses est autant dans le monde tout court que dans le monde imagé. On
présente parfois Magritte comme quelqu’un qui s’ennuyait et que peindre ennuyait. Je
dirais que, tout au contraire, Magritte était fasciné par l’être-là – le Dasein – des choses,
étonné par le fait que le monde soit plutôt que ne soit pas, interpellé par le fait que le
mystère lut la chose à la fois la plus communément répandue et la plus méconnue. Rien
dès lors n’empêche que l’exposé de la pensée poétique puisse se faire à l’endroit même
des scénarios les plus conformes aux acceptabilités coutumières. La seule différence, c'est
qu’en ce cas le regard risque de se satisfaire du seul possible acceptable. C’est pourquoi
Magritte opte le plus souvent pour l’exposé d’une visibilité insolite, qui n’est en
l’occurrence qu’une stratégie destinée en quelque sorte à contraindre le regard à adopter
le point de vue de la vision pure.
61 Citons la version 1947 de La belle Captive, qui place le dispositif de l'image représentative
et de son impossible identité et indistinction par rapport au modèle qu’elle copie sur une
plage devant un fond de mer et de ciel. Ce qui frappe dans cette image, c’est la parfaite
concordance entre exactitude représentative des réalités familières et le charme poétique
que lui confère la figuration d’une justesse pensée. Tout se joue dans le rectangle central
que délimite le cadre posé sur le chevalet. D’abord, le paysage à l’intérieur du cadre
prolonge le paysage situé à l’extérieur du cadre de manière si parfaite que le regard voit
d’abord dans ce cadre un cadre vide, sans image, dont la béance ouvre sur le fond. Mais le
regard bute aussitôt sur quelques indices contraires, qui dénoncent la présence d’une
image, copie parfaite du fond qu’elle dissimule. Surtout il y a la présence dans cette image
d’une autre image, celle qu’y inscrit le reflet ocre de la flamme qui embrase un trombone
posé tout à l’avant sur la plage. Ainsi, la copie ici ne se contente pas de rejoindre son
175

modèle, elle y détermine en outre des visibilités qu'elle emprunte à un corps étranger. En
effet, le reflet de la flamme sur l’image se met à s’introduire dans l’image et à s’y mêler
aux nuances plus claires qui apparaissent à cet endroit dans la houle du ciel. C’est le ciel
nuageux lui-même qui est rejoint par l’ocre du reflet – autant le ciel réel que son image.
Et c’est la mer intermédiaire elle-même qui est traversée par la coulée jaunâtre du reflet –
autant reflet de la flamme antérieure que reflet des clartés lointaines du ciel. Ainsi, tout
est dans tout. Tout est distinct et pourtant indistinct. Le lointain et le proche. Du visible
représenté (paysage du fond, mer et ciel), du visible représentant (image d’image sur le
chevalet) et du visible hors représentation (le trombone en feu)...
62 Ce qui, aux yeux de Magritte, confère à ses images leur vertu poétique, c’est l'ultime
indécision où persiste le visible imagé. L’objet imagé, échappant à toute tentative
pourtant sollicitée d’explication, reste inassignable, ne se laisse identifier à aucune
visibilité familière reconnaissable, mais s’impose en la présence à lui-même que lui
confère son statut d’image de soi.

7. La différence du mot
63 Ainsi donc, peindre des images qui ne feraient que représenter le monde familier est sans
intérêt. Ce qui compte c’est de rendre visible avec justesse la différence de l’invisible
pensé.
64 Par analogie, proférer des mots qui se contenteraient d’être les noms familiers de choses
familières est sans intérêt :
Il s’agit d'appeler des images d’objets par d'autres noms que ceux qu’on leur donne
d'habitude, et c'est une expérience qui me semble efficace. En effet (....) si j’appelais
cette chaussure : chaussure, je ne crois pas avoir fait quelque chose de très
intéressant (EC, p. 625).
65 C’est pourquoi Magritte a peint de nombreuses images qui montrent la confrontation de
l’objet et du mot. Du point de vue du regard, ces images montrent la non-coïncidence
entre l’objet et son nom. Ainsi, dans La Clef des Songes – dont il existe plusieurs versions,
1930 (voir illustration supra ), 1936 (version anglaise) –, l’on voit six images d’objets
familiers accompagnés de noms parfaitement « inappropriés » (sauf dans certaines
versions, où le dernier objet reçoit le nom « correct », par exemple l’éponge s’appelle
« L’éponge » !). Ainsi, sous l’image d’un œuf se lit le nom « L’acacia », sous l’image d’un
marteau « Le Désert ». Autre exemple : l’image Le bon Exemple (1953) (JM91), qui met en
scène le portrait en pied d’un personnage debout accompagné de l’inscription graphique
« Personnage assis ». Sans oublier bien sûr le « Ceci n’est pas une pipe » (La Trahison des
Images, voir illustration supra), exemple plus complexe pourtant, puisque le mot attendu
(« pipe ») y figure, même si le texte dont il fait partie (« ceci n’est pas une pipe »)
« semble » dénier à l’image d’objet qu’il accompagne le statut de l’objet que cette image
semble pourtant montrer.
66 Que dire de ces images ? Sinon, d’abord, qu’elles proposent des leçons (visuelles) de
choses sur les rapports entre objet, image et langage – pour ne citer que les plus
importants des plans de réalité ici concernés. De même que « l’identité de la pierre
devient beaucoup plus visible » (EC 614) lorsque le rocher est vu suspendu en l’air, de
même aussi que par exemple la visibilité du non-reflet dans le miroir12 nous apprend plus
sur l’identité du reflet que ne le ferait le dispositif familier du miroir, de même aussi
exposer les non-coïncidences entre objet, image et nom nous éclaire davantage sur les
176

infranchissables abîmes qui séparent ces lieux distincts que ne le feraient des images qui
viendraient confirmer les innombrables mais efficaces confusions que favorise et exploite
le pragmatisme de nos savoirs-faire quotidiens.
67 Quels sont ces lieux que les conceptions coutumières confondent, dont l’image
magrittienne au contraire expose la distinction ? Pour faire bref, j’en citerai quatre. Il y a
le plan de l'image en tant que représentation d’objet (une image de pipe). Il y a ensuite le
plan de l’objet en tant que monde extérieur représenté (une pipe). Il y a le plan du langage
en tant que parole disant le réel (tel mot ou tel nom (« pipe »), ou tel énoncé (« ceci n’est
pas une pipe »)). Enfin, il y a le plan de l’écriture en tant que représentation (ortho)
graphique de parole (telle séquence de telles lettres de tel alphabet (<pipe>)).
68 On s’en doute, les conceptions courantes épousent les contraintes pragmatiques
d’immédiate efficacité qui régissent les fonctionnements quotidiens. Dans ces
fonctionnements, les rapports entre objet, image, texte et graphie sont instrumentalisés.
Ils y sont davantage utilisés qu’interrogés – utilisés selon les valeurs en usage, c’est-à-dire
selon des correspondances accomplies et univoques. Au quotidien, rien ne sépare l'objet
de l’image, du nom, de sa graphie. Toutes les béances sont comblées et même occultées,
tout y tend à coller à tout, sans faille ni rupture, l’objet à « son » image et à « son » nom,
l’image à « son » objet, le nom à « son » objet et à « sa » graphie, la graphie au dire qu’elle
transcrit. Dans les fonctionnements quotidiens, on s’imagine que nommer le réel équivaut
à le rejoindre, on s’imagine que le sens est dans le monde et qu’il suffit de le dire, que
l’objet coïncide avec son image et qu’il suffit de le montrer, et coïncide avec son nom et
qu’il suffit de le nommer. Pourtant, en vérité, aucun objet n’a de nom ni aucun nom n’est
étiquette d’objet – non seulement pour raison de divergences en langues – ici le nom
« pomme », plus loin « Apfel » ou « apple » etc. –, mais encore beaucoup plus
fondamentalement parce que dire les choses équivaut à leur imputer du mot et du sens
qu'elles n’ont pas et par rapport auxquels il est toujours possible de proférer d’autres
mots et d’autres sens. C’est que l’objet ne parle pas, ni non plus ne se dessine. C’est ce que
Magritte formule comme suit :
Les choses existent en dehors de ce que l’on sait à leur sujet et en dehors des usages
quelconques auxquels on les fait servir (EC, p. 472).
69 De même, aucun objet n'a d’image ni aucune image ne rejoint l’objet qu’elle se contente
seulement d’évoquer. De même encore, l’écriture n’est que signalisation de langage, dont
elle reste parfaitement distincte.
70 Rien – sinon le vacarme des usages – ne justifie donc que, parlant d’un objet, on parle
aussi de « son » image ou de « son » nom. Ni inversement : rien ne justifie que, proférant
tel nom, ou même, voyant écrite telle séquence de lettres, il faille nécessairement aussi
voir ou comprendre tel objet ou telle image de tel objet.
71 Dans cette sorte d’images qui confrontent image d’objet et image écrite de nom ou
d’énoncé, c’est la question elle-même de l’objet qui intéresse Magritte, en son identité
constitutive. Où est l’objet ? L’objet est-il là où est son image, sa visibilité ? Est-il à
l’endroit de sa nomination ?
72 De là par exemple ces images de formes vagues et indécises, choses dont on ne sait que ce
qu’on en voit et que ce qu’en interroge la graphie du nom qui les accompagne, objets
inassignables, purs contours, pures surfaces, objets porte-noms, innommables et pourtant
« appelés », comme dans l’image intitulée L’Appel des Choses par leur Nom (1929), où l’on
voit deux taches nuageuses se dé-tacher sur un fond uniforme et porter l’une le nom
177

« canon », l’autre le nom « miroir ». Dans ce genre de tableaux, Magritte envisage l'objet
dans ses rapports avec ce qui menace le plus de l’occulter, à savoir : l'image qui le montre
et le nom qui le nomme. Magritte rend visible la possibilité pour l’objet d’être indifférent
à « son » image et d’être indifférent à « son » nom, et inversement : la possibilité pour
l’image et pour le nom d’être indifférents à « leur » objet...
73 De là donc aussi ces images qui montrent la pensée de la non-coïncidence entre objet et
nom (ou énoncé). Nous y voyons l’objet échapper au nom et le nom échapper à l’objet.
Nous y voyons l’image montrer une chose (un œuf, une pipe) et le texte en nommer une
autre (l’acacia) ou même énoncer que ce n’est pas cette chose (ce n’est pas une pipe).
Francis Ponge dirait que les mondes de l’image, des choses et du texte sont étanches et
qu’il n'y a pas de passage de l’un à l’autre. C’est précisément cela que le regard refuse,
impatient toujours de combler vides et béances. Et c’est précisément cela que le poète et
le peintre affrontent, traversent et éprouvent, refusant et l’illusion d’un réel qui irait de
soi et l’illusion d’une parole ou d’une image qui iraient de soi...
74 Et ce regard n’en finit pas de désirer du visible qui soit explicable. Assoiffé de
compréhension et de sens, il est inlassablement en quête de scénarios explicatifs.
Reprenons brièvement le « Ceci n’est pas une pipe ». L’image montre la transcription
graphique d’une assertion au-dessus de laquelle figure l’image d’un objet. L’assertion
dénie le statut conceptuel de pipe (« n’est pas une pipe ») à quelque chose qu’elle se
contente, sans le nommer, d’indiquer par référence déictique (« ceci »), alors que l’image
impute le statut visuel de pipe (c’est bel et bien d’une visibilité de pipe qu’il s’agit, non
d’une chaise ni d’un chat) à quelque chose qu’elle se contente de montrer par
représentation figurative (ce n’est qu’une image).
75 Le regard trouve aisément de multiples explications. D'abord, celles que suggèrent les
scénarios familiers et le vacarme du vraisemblable. Ensuite, celles, beaucoup plus
nombreuses, qui relèvent du simple possible. Limitons-nous ici aux seuls exemples
imputables au premier mot de l’énoncé. Dans celui-ci, en effet, le mot-charnière est sans
conteste le pronom « ceci », dont le sens référentiel est rigoureusement dé-monstratif. Si
quelqu’un me dit : « Prends ceci ! », la chose à prendre n’étant pas nommée mais
seulement et précisément pro-nommée, je ne puis l’identifier qu’en prenant en compte
l’indication gestuelle dont le locuteur accompagne son dire. « Ceci » désignera tout ce
qu’on voudra, depuis l'objet que le locuteur me tend jusqu’à la gifle qu’il me donne, en
passant par les billets de banque qu’il a déposés devant lui sur la table et sur lesquels sans
doute il attire mon attention par un signe de tête.
76 Il en va de même du « ceci » de l’énoncé « ceci n’est pas une pipe ». (A supposer d’abord
qu’il faille d’emblée déjà comprendre le rapport texte-image selon la seule vraisemblance
du scénario le plus familier, à savoir : qu’énoncé et image sont contemporains, du même
auteur et mutuellement référentiels, le texte se rapportant à l’image et l’image au texte.
Car rien ne m’interdit d’écrire n’importe quoi sous n’importe quel dessin, ou de dessiner
n’importe quoi au-dessus de n’importe quelle graphie, pourvu que je ne sois pas en train
de commenter ou de nommer ce dessin ni non plus en train d’illustrer ce nom ou cet
énoncé, ni non plus en train de (me) tromper de nom, d’assertion ou d’image !). Si donc
j’admets que l’énoncé « ceci n’est pas une pipe » se rapporte à ce qu’il accompagne –
comme la dénomination « Peinture fraîche » se rapporte à l’objet qu’elle côtoie –, je suis
en droit de me demander : Que désigne ce « ceci » ? C’est-à-dire : De quoi est-il affirmé
que ce n’est pas une pipe ? La réponse que fournit le vacarme pragmatique du
vraisemblable est bien entendu qu’il s’agit de l’image de pipe qui surmonte l’énoncé : c’est
178

de cette image qu’il est asserté que ce n’est pas une pipe. La seule référence un peu
sérieuse du pronom est en effet celle-là. Toute aune référence ferait sombrer l’énoncé
dans la platitude insipide et l'insignifiance, mieux : dans le non-sérieux de l’inutile. De
quelle utilité, en effet, serait un énoncé qui viendrait prétendre que ce qui manifestement
n’est pas une pipe n’est pas une pipe – par exemple ce fourneau (de pipe), ou encore tout
ce vide autour du dessin de la pipe, ou même l’encadrement du tableau, ou même le mot
« ceci » lui-même (comme lorsqu’on dit : « ceci n’est pas une préposition ») ? Il ne
viendrait à l’idée de personne de référer la dénomination « Peinture fraîche » à la
pancarte sur laquelle elle est écrite ! (Pourtant, rien, sinon les contraintes du
vraisemblable et la logique de l'efficace, ne m’interdit de comprendre : « Pancarte
fraîchement peinte ». Rien non plus ne m’interdit de remplacer « Peinture fraîche » par
« Pancarte accueillant l’inscription : « Peinture fraîche » !)
77 Pourtant, et d’abord, toutes ces autres références sont autant de possibles, indûment
exclus par la logique du pragmatique et du vraisemblable. Ensuite, la logique du
vraisemblable nous met en plein paradoxe. C’est en effet de quelque chose dont en
général on dit que c’est une pipe qu’il est dit que ce n’en est pas une (qu’il est précisé
qu’en vérité ce n’en est pas une !). L’énoncé dit que ce n’est pas une pipe. Pourtant, l’acte
sérieux de référence implique que c’en est une...
78 Ainsi donc, rien qu’à interroger le pronom « ceci », l'on voit qu’il y a place pour de
multiples scénarios explicatifs : d’abord, le scénario bruyant de l’énoncé « cette (nuage
de) pipe n’est pas une pipe » ; ensuite, divers autres scénarios, peu vraisemblables mais
possibles, où le pronom se rapporte à autre chose qu’à l’image, autre chose qui peut être
n’importe quel « réel » identifiable dans le tableau (dessin du fourneau, dessin du tuyau,
l’espace vide autour de l’image de la pipe, les lettres du texte, l’énoncé du texte, le mot
« ceci »...). Chacun de ces exemples montre que l’image peut trouver une justification
sémantique, que la béance affirmée entre l’image et l’énoncé peut être comblée par
diverses lectures, imputables en dernière analyse au statut pro-nominal de ce dont il est
asserté que ce n’est pas une pipe. Ce qui intéresse Magritte, c’est de montrer qu’il y a
surabondance de sens, qu’il y a comme un dérèglement sémantique. Et surtout, de
montrer que rien n’est jamais acquis d’avance. Et que le dérèglement sémantique conduit
tout droit au hors sens de la visibilité poétique, seule à même d’évoquer le monde en son
mystère.
79 Ce mystère, qui accueille aussi bien l’impossible que le possible, est en deçà de toute
considération de sens, à la clôture duquel il échappe. C’est pourquoi il convient de
renoncer au regard, qui toujours déjà sait et toujours trouve à expliquer, à résoudre, à
interpréter et sémantiser. Le mystère tout au contraire tolère et même promeut tout ce
que le regard refuse : l’ouverture du mot qui échappe à la chose et de la chose qui
échappe au mot, ou même de l’objet qui échappe à l’image ; l’ouverture de l’inexpliqué et
de l’inexplicable, de l'indécis, de l'impossible et de l’incompossible ; la visibilité pensée et
imagée d’un ceci est X et n’est pas X – est une (image de) paysage et n’est pas une (image
de) paysage ; la visibilité imagée d'un objet qui est deux choses contradictoires au même
moment et qui n’est hybride que par (regrettable) réminiscence mondaine ; la visibilité
imagée d’un objet qui est au même moment et au même endroit quelque chose et tout
autre chose – oiseau et ciel, chair et ciel, feuille végétale et corps d’oiseau, bouquet de
fleurs intérieur et verger en fleurs extérieur, paysage et image de paysage, bouteille et
carotte...
80 Seule la vision poétique est à même de soutenir de telles visibilités.
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BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie
JONGEN, R.-M.,
1994, René Magritte ou la pensée imagée de l'invisible, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis.

MAGRITTE, R.,
1979, Ecrits complets, Paris, Flammarion. 1990, Lettres à André Bosmans, 1958-1967, Paris, Seghers.

MEURIS, J.,
1988, Magritte, Paris, Nouvelles Editions Françaises, Casterman.

PIERRE, J.,
1984, Magritte, Paris, France Loisirs.

NOTES
1. L’exposé initialement prévu portait le titre suivant : "De la justesse poétique, ou du dicible
pongien au visible magrittien". J’espérais y dire les cruciales affinités électives qui rapprochent le
travail langagier de Francis Ponge et le travail pictural de Magritte. Sujet qui malheureusement
s’est avéré trop vaste pour entrer dans les limites d’un exposé oral. C’est pourquoi, au lieu de
centrer mes réflexions sur une tentative d’intelligence de l’œuvre de Magritte par le détour
analogique de l’œuvre de Ponge, j’ai choisi de m’en tenir pour l’essentiel au seul Magritte, non
sans m’autoriser quelques remarques allusives à l’œuvre de Ponge.
2. Magritte a abondamment commenté son travail pictural, bien qu’il ne l’ait jamais fait que par
bribes et morceaux (lettres, manifestes, catalogues, conférences, interviews...). Une grande partie
de ces textes a été rassemblée par A.BLAVTER dans l’ouvrage René Magritte. Ecrits complets,
Flammarion, Paris, 1979. On y référera par le sigle EC.
3. Désormais, chaque fois qu’il sera question, directement ou indirectement, d’une œuvre du
peintre - dessin, gouache, huile sur toile ou autre -, on en écrira entre parenthèses le titre et si
possible la date. Il peut y avoir plusieurs dates et/ou plusieurs titres. Souvent, en effet, il existe
d’une même image plusieurs versions ou variantes, avec titre identique ou différent. Ainsi, on
citera quelques variantes du « Ceci n’est pas une pipe » : L’Usage de la Parole (1928), La Trahison des
images (1929. 1948. 1952, 1953 (JM64. JM65))... En outre, également entre parenthèses, renvoi aux
éventuelles reproductions illustrées dans l’ouvrage de J. MEURIS, Magritte, Paris, Nouvelles
Editions Françaises, Casterman, 1988 (= JM) et/ou dans l’ouvrage de J. PIERRE, Magritte, Paris,
France Loisirs, 1984 (=JP) (Dans les deux cas, les chiffres désignent les pages).
4. En cela aussi Magritte est très proche de Ponge. Ponge « prend le parti des choses »
quotidiennes en cherchant à les dire, Magritte prend ce même parti en les rendant visibles. Et
même, l’un et l’autre prennent de l'objet ce qui en est parti pour raison de familiarité !
5. C’est là-dessus que mise par exemple le faussaire, ou le livre d’art !
6. Autres versions : Le Soir qui tombe (1964), et une version (1949) du Domaine d'Arnheim.
180

7. On trouvera cette même « justesse » entre œuf et oiseau dans le tableau Les Affinités Electives
(1933) (JM94, JP50), qui montre le gros plan d’une cage d’oiseau habitée par un œuf énorme qui
l’emplit tout entière.
8. Dans d’autres versions, la pomme est une pipe, une colombe ou un bouquet de violettes
9. Plus précisément : dans la dimension poétique - non représentative - de l'image magrittienne !
10. R. MAGRITTE, Lettres à André Bosmans, 1958-1967, Paris, Seghers. 1990, p. 153.
11. R. MAGRITTE, Op. cit., p. 186.
12. Allusion au tableau La Reproduction Interdite (1937) (JM205), qui montre par· deux fois une
identique visibilité de personnage vu de dos : une première fois, se tenant debout devant un
miroir, une deuxième fois la parfaite réplique non-inversée de ce personnage dans le miroir.
Pour la vision pure, l’exposé précis du reflet sans inversion aboutit à la parfaite redondance du
visible (répétition d’un même dos, comme s’il n’y avait pas de miroir, mais une vitre ou une
béance ouvrant sur la présence d’un sosie). L’exposé du reflet sans inversion va de pair avec
l’exposé du reflet avec inversion : un livre d’Edgar Poe est déposé sur la cheminée, dont nous
voyons dans le miroir la réplique inversée reflétée.

AUTEUR
RENÉ-MARIE JONGEN

Né en 1935, René-Marie Jongen est professeur ordinaire aux Facultés Universitaires Saint-
Louis à Bruxelles et professeur à l'Université Catholique de Louvain. Il a publié des
ouvrages et de nombreux articles en linguistique. Ses recherches récentes s'inspirent de
la Théorie de la Médiation (J. Gagnepain) et des options épistémologiques et scientifiques
de l'anthropologie clinique que celle-ci promeut. Il est directeur du Centre
Interdisciplinaire de Glossologie et d'Anthropologie Clinique et a publié récemment un
ouvrage traitant d'une glossologie de la raison langagière (« Quand dire c'est dire », 1993).
181

Table des illustrations

Magritte Le faux Miroir (1935) p. 12

La mémoire (1948) p. 14

La Trahison des Images (1929) p. 26

Les Vacances de Hegel (1958) p. 36

Le tombeau des Lutteurs (1960) p. 36

La Culture des Idées (1961) p. 38

Cinéma Bleu (1925) p. 63

Les Promenades d’Euclide (1955) p. 67

L’Evidence éternelle (1930) p. 73

La Folie des Grandeurs (1948) p. 74

La Lampe philosophique (1936) p. 76

Les deux Mystères (1966) p. 82

Le Blanc-Seing (1965) p. 91

Le faux Miroir (1928) p. 94

L'aimable Vérité (1966) p. 96

Les Muscles célestes (1927) p. 98

Le Séducteur (1935) p. 100

Le Plagiat (1960) p. 102


182

Les Amants (1928) p. 118

Le Dormeur téméraire (1927) p. 120

L'Empire des Lumières (1954) p. 123

Sans titre – La Pipe (1926) p. 124

L’Usage de la Parole (1928) p. 125

La clef des Songes (1930) p. 126

La Durée poignardée (1939) p. 148

Au seuil de la Liberté (1930) p. 148

L'Oiseau de Ciel (1966) p. 167

La Grande Guerre (1964) p. 176

Le Thérapeute (Casino de Knokke, 1953) p. 180

Le Thérapeute (1936) p. 181

Le Thérapeute (1937) p. 181

Perspective. Mme Récamier de David. (1951) p. 182

Le Thérapeute (variante, 1937) p. 189

La Jeunesse illustrée (1937) p. 193

Le Mal du Pays (1939) p. 203

La Géante (1931) p. 207

Le Portrait (1935) p. 210

La Clairvoyance (1935) p. 217

La Condition humaine (1933) p. 219

Les Jours gigantesques (1928) p. 226

La Tentative de l’impossible (1928) p. 228

La Fée ignorante (1956) p. 229

Publicité OPEL (1993) p. 44

De Chirico Le Chant d’Amour (1914) p. 144

De Chirico La Conquête du Philosophe (1914) p. 147


183

David Portrait de Mme de Récamier (1800) p. 183

Colantonio Saint Jérôme (1450) p. 192

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