Magritte
Magritte
Magritte
DOI : 10.4000/books.pusl.19600
Éditeur : Presses de l’Université Saint-Louis
Année d'édition : 1999
Date de mise en ligne : 28 mai 2019
Collection : Collection générale
ISBN électronique : 9782802804819
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782802801283
Nombre de pages : 277
Référence électronique
EVERAERT-DESMEDT, Nicole (dir.). Magritte au risque de la sémiotique. Nouvelle édition [en ligne].
Bruxelles : Presses de l’Université Saint-Louis, 1999 (généré le 04 juin 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pusl/19600>. ISBN : 9782802804819. DOI : 10.4000/books.pusl.19600.
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Ce volume constitue les Actes d'un colloque international qui a eu lieu aux Facultés universitaires
Saint-Louis à Bruxelles, les 22 et 23 mai 1998, en l'honneur du centenaire de la naissance de René
Magritte.
À cette occasion, différentes théories sémiotiques ont été confrontées, celles qui se présentent
explicitement comme telles (la sémiotique peircienne, la sémiotique cognitive) et d'autres qui,
sans porter le nom de « sémiotique », partagent le même objectif, celui de comprendre comment
fonctionne la signification (la rhétorique, et certaines études littéraires qui mettent l'accent sur
le rapprochement entre la peinture et l'expression poétique). Une rencontre a été également
établie entre les analyses sémiotiques et l'histoire de l'art.
L'œuvre de Magritte se prête particulièrement bien à une étude sémiotique, car Magritte est un
penseur par images. Il présente sa peinture comme une « trace visible de la pensée ». Il a réfléchi,
en images, à des questions d'ordre sémiotique, comme celles de la ressemblance et de la
similitude, du visible caché, de la représentation, du rapport entre les mots, les images et les
choses... On pourrait dire que l'œuvre de Magritte est en elle-même une sémiotique, c'est-à-dire
une réflexion sur le fonctionnement de la signification. On pouvait donc attendre du
rapprochement entre Magritte et la sémiotique un éclairage réciproque : l'œuvre de Magritte a
permis aux sémioticiens d'aiguiser leurs concepts, et les analyses sémiotiques apportent une
nouvelle compréhension de l'œuvre.
Magritte a toujours énergiquement protesté contre toute interprétation symbolique de ses
tableaux. Il recherche, dit-il, « l'image qui résiste à toute explication et qui résiste en même
temps à l'indifférence ». Ses tableaux ne veulent être que l'évocation du mystère. Au terme du
colloque, nous pouvons dire que nous n'avons pas du tout élucidé, par la sémiotique, le Mystère de
Magritte ; nous avons, au contraire, suivi de multiples pistes pour y entrer plus profondément !
NICOLE EVERAERT-DESMEDT
Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles
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Introduction
Nicole Everaert-Desmedt
1 Ce volume constitue les Actes du colloque international sur Magritte au risque de la.
sémiotique que nous avons organisé aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles, les
22 et 23 mai 1998.
2 A cette occasion, différentes théories sémiotiques ont été confrontées, celles qui se
présentent explicitement comme telles (la sémiotique peircienne, la sémiotique
cognitive) et d'autres qui, sans porter le nom de « sémiotique », partagent le même
objectif, celui de comprendre comment fonctionne la signification (la rhétorique, et
certaines études littéraires qui mettent l'accent sur le rapprochement entre la peinture et
l'expression poétique)1. Nous avons également veillé à ménager une rencontre entre les
analyses sémiotiques et l'histoire de l'art.
3 Le colloque était organisé en l’honneur de centenaire de la naissance de René Magritte.
Nous avons voulu à la fois nous associer à la grande vague de « magrittisation »
généralisée qui déferlait alors sur la Belgique, et prendre un peu de recul, un temps de
réflexion pour contrer la banalisation culturelle dans laquelle l'œuvre de Magritte, par
son succès même, était entraînée. Paradoxalement, en effet, les images de Magritte, qui
ont été conçues pour déjouer les habitudes culturelles, sont aujourd'hui largement
récupérées par la culture. Elles se sont « naturalisées ». On dit d'elles, au premier coup
d’œil : « C'est du Magritte » !
4 Nous n'ignorons pas que Magritte peignait pour être reproduit. Il s'occupait de faire
reproduire ses tableaux dans des revues au fur et à mesure de sa production. Et, pour lui,
une reproduction d'un tableau valait l'original. Il n'avait pas besoin de voir l'original
d'une peinture, pas plus qu'il n'est nécessaire, disait-il, de voir le manuscrit d'un écrivain
pour apprécier son œuvre. On peut donc penser que Magritte se réjouirait de voir à quel
point il est désormais reproduit !
5 Mais Magritle disait aussi, par ailleurs, que ses images ne pouvaient produire leur effet
que pendant un court temps. Car elles sont faites pour provoquer la surprise, un choc
visuel, et ainsi libérer la pensée. Or, l'œuvre de Magritte est tellement connue, tellement
vulgarisée, reproduite sur de multiples supports (posters et cartes postales ; vêtements,
bijoux, stylos, bouteilles de vin ; et aussi, à l’occasion du centenaire, billets de banque et
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NOTES
1. Nous avons cependant regretté l'absence de représentants de la sémiotique de l'École de Paris,
qui ont eu un empêchement de dernière minute.
2. R. MAGRITTE, Ecrits complets, Paris, Flammarion, 1979, p. 597.
3. P. NOUGÉ, Histoire de ne pas rire, Lausanne, L'Age d'Homme, 1980, p. 268.
AUTEUR
NICOLE EVERAERT-DESMEDT
Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles
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1 Magritte sous le regard de Peirce : outre un anachronisme flagrant que l’on pardonnera
sans peine, cette formule recèle une question digne d’examen. Comment Charles Sanders
Peirce, ce philosophe américain qui a bien failli être oublié, mais dont l’œuvre exerce
aujourd’hui une influence prépondérante au sein de tant de milieux académiques et
scientifiques à travers le monde, aurait-il réagi si on lui avait mis entre les mains l’un ou
l’autre des tableaux si intriguants de Magritte : songeons par exemple à l’un de ceux où
les mots peints, Rideau, Cheval, confèrent une identité provocatrice à certaines formes
géométriques (Le Sens propre, 1963), ou cet autre où le ciel étoilé accueille la procession
immobile de baguettes de pain (La Légende dorée, 1958) ? Quel commentaire Peirce nous
eût-il proposé ? La question se veut sans prétention. Peirce aujourd'hui se confond avec
les textes qui lui ont survécu, ces textes que sa veuve accepta, à la demande de Josiah
Royce, de vendre à l’université Harvard pour quelques croûtes de pain, ces textes qui
abondent d’audacieuses théories et d’idées lumineuses.
2 Il est ici question du regard de Peirce, non pas de Peirce l’homme ordinaire dont le
jugement esthétique ne nous intéresse pas davantage que celui de quiconque (d’autant
plus que Peirce était le premier à reconnaître son ignorance des choses esthétiques), mais
de Peirce le sémioticien, le logicien des signes, le fondateur par excellence de la science
des signes. Comment le sémioticien regarde-t-il ? Qu’est-ce qui rend son regard différent
des autres ? La plupart des chapitres du présent ouvrage contiennent cette question en
filigrane. Elle est essentielle, en même temps que difficile. Essentielle, parce qu'elle veut
savoir s’il est bien vrai que la sémiotique en tant que science récemment établie dispose
de moyens d’enquête qui lui permettent effectivement de mettre à jour certains
mécanismes, certaines structures, certaines relations, que ne pourraient révéler d’autres
moyens. Difficile, parce que la sémiotique attire à elle des théoriciens et praticiens
d’horizons très divers avec des motivations intellectuelles souvent peu compatibles ou
mal définies, au point qu’à l’instar des mathématiques, l’on devrait sans doute davantage
parler de sémiotiques au pluriel.
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4 Cette courte description, qui se monte au plus à une énumération d’éléments, est déjà
elle-même le résultat d’un coup d’œil particulier lancé sur le tableau, un coup d’œil qui
repère, découpe, sépare, reconnaît et étiquète, un coup d’œil analytique, déjà détaché du
tableau dans son ensemble. Ce coup d’œil est évidemment banal, à la portée du premier
venu. Il y a bien des manières de procéder à l’énumération, bien des variations littéraires
possibles, les unes plus habiles, plus poétiques, plus subtiles, que d’autres. Mais quelle que
soit sa traduction dans les mots, l’opération reste fondamentalement la même, qui
parsème le catalogue de virgules à intervalles réguliers. Un tel regard apprend peu : il ne
fait qu’informer, il est préliminaire.
5 Reprenons l’examen et appuyons davantage le regard. Qu’est-ce qui, au-delà des éléments
énumérés, nous est donné à voir ? Hormis la signature de Magritte, nous avons repéré
sept éléments. Ils ne sont bien sûr pas disposés n'importe comment. Bien loin de là, c’est
une attention extrême et pleine de calcul qui les a arrangés çà et là sur la toile. S’il y a
attention, il y a concentration, et qui dit concentration dit le souci de cerner un centre, de
viser une cible, un but. Derrière le tableau une pensée se profile, un plan se dessine.
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Magritte peintre avait un plan, et le tableau, s’il ne le révèle pas d’emblée, à tout le moins
l’achève. Quel était ce plan, quelle était cette intention organisatrice ? Un espace étrange
est proposé à notre regard, un espace qui a un titre : La Mémoire. Mais le spectateur averti
sait bien qu’il ne sert à rien de se fier aux titres de Magritte. Les titres que Magritte donne
à ses tableaux, du reste souvent avec le concours de ses amis, ne sont pas là pour aider le
spectateur. Ils relèvent d’un jeu à la fois frivole et sérieux. Ils sont un élément
supplémentaire du tableau, « au même titre » que le grelot ou la feuille, et ne disent rien
directement du tableau même. Ils sont peut-être une clef, mais une clef qui, au lieu
d’ouvrir la porte libératrice, tourne une seconde fois dans sa serrure pour la mieux garder
fermée.
6 Or voilà justement la grande difficulté, le voile opaque qui semble obscurcir notre vue à
chaque fois qu’elle se pose sur une œuvre de Magritte : c’est que ses tableaux ne semblent
pas parler notre langue ! Observons ce grelot, par exemple. Clairement, s’il est une chose
que ce grelot n’est pas, c’est un grelot. Ce grelot nous proclame, l’articulation appuyée : je
ne suis pas un grelot, je suis quelque chose d’autre, pour lequel il n’est pas de mot, pas de
nom, et c’est bien pourquoi il a fallu me peindre. Je suis une image anonyme. Je ne brille
pas comme un grelot ; jamais ne pourrais-je tinter. Je suis une sphère au sourire
horizontal et silencieux. On dit que ma forme est inquiétante et mystérieuse. Il se peut
qu’elle renferme un secret, ou qu’elle soit simplement vide, qui sait ? Je ne suis qu’une
possibilité, ouverte comme toutes les possibilités.
7 « Qui sait ? » Magritte ? Tout quidam ? Les sémioticiens ? Mystère. Magritte aime à parler
du Mystère, celui dont chacune de ses œuvres se veut sans doute une suggestion. Chaque
élément dans La Mémoire, soit isolément, soit dans sa relation énigmatique aux autres
éléments, contribue non pas à dévoiler un mystère, mais à voiler le Mystère, toujours
davantage. Au plus ce voile est épais, au plus il y a du mystère, et c’est bien là un effet que
Magritte s’ingénie consciemment à produire. Mais était-ce là son seul plan, sa seule
intention organisatrice ? Cela explique-t-il le choix particulier et la disposition singulière
des éléments ? Non bien sûr. Susciter le mystère peut être le projet général dont chaque
tableau offre une émanation spéciale ou présente une identité singulière. C’est cette
singularité qui attire notre regard lui aussi rendu singulier. Ce qu’il y a lieu de découvrir,
entre autres choses, c’est le mécanisme de cette attirance, en n'oubliant pas qu’une
propriété essentielle du mystère est qu’il « n’a pas de sens »1. Revenons à la question
initiale : où se situe le travail des sémioticiens, où peuvent-ils porter leur regard, et
qu’ont-ils à faire ? Afin d’écarter tout malentendu, commençons par une première
réponse, à la forme négative : il ne revient pas aux sémioticiens de découvrir le ou les
sens cachés des tableaux, ceux de Magritte ou des autres. Interpréter un tableau, lui
attacher une analyse ou un récit descriptif comme l’on en trouve dans les catalogues ou
livres d’art, ce n’est pas là le travail des sémioticiens. Non pas qu’il leur soit interdit de
s’adonner à cette tâche souvent fort satisfaisante, mais ce n’est pas là leur rôle propre.
N’importe qui, peu ou prou averti, peut offrir une interprétation au moins intéressante ou
à quelque degré originale de ce tableau, La Mémoire. Il suffit d’un léger effort de
concentration pour éveiller toutes sortes d’associations d’idées, telle une à l’occasion de
cette feuille d’arbre, toute verte encore, qu’un vent passager vient de détacher de la
branche et de déposer sans négligence sur le parapet, prête à taquiner la tête sanglante,
telle autre à l’occasion de ce rideau à demi ouvert qui dissimule tant de souvenirs à demi
oubliés. Combien est-il tentant de se livrer au jeu de l’exégèse, au jeu de l’interprétation
symbolique ! Nul doute que chaque tableau magrittien ne puisse susciter l’écriture de
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12 La définition la plus ordinaire du signe nous apprend qu’il s’agit de quelque chose,
n’importe quoi, qui tient lieu de quelque chose d’autre, son objet (en général absent),
pour le bénéfice d’une troisième instance, que Peirce appelle l’interprétant ou le quasi-
esprit qui a pour charge de reconnaître le signe et ce à quoi il renvoie. Cette définition
générale s’applique à tous les types de signes, y compris le symbole. Magritte évidemment
ne comprend pas exactement le symbole à la manière éminemment précise de Peirce,
mais quoi qu’il entende par là, il n’en reste pas moins que le symbole en tant que signe
doit tenir lieu de quelque chose d’autre. C’est cela que Magritte semble souvent nier : il
n’y a pas de message, pas de discours sous-entendu. Mes tableaux ne tiennent lieu que
d’eux-mêmes, semble-t-il dire. Il n’y a pas quelque chose d’autre, pas d’ésotérisme. L’idée
de liberté, le sentiment d’amour, la notion de devoir ne se peignent pas. Un ciel, oui, cela
se peint, et l’on peut y ajouter toutes sortes de choses, et lui donner toutes sortes de
formes, les unes plus heureuses que d’autres. Mais ce n’est pas pour dissimuler
subtilement une quelconque philosophie.
13 Si tel est le cas, et si nous comprenons ceci sans effort de nuance, la conclusion peut alors
nous tenter que pour Magritte rien dans ses tableaux n’est signe de quelque chose
d’absent, d’éthéré ou d’invisible, que rien ne fait réellement signe, et que par conséquent
il ne sert à rien de nous lancer dans l’exégèse savante, le rapprochement subtil,
l’interprétation intelligente et habile. Le sémioticien est ainsi laissé en plan, et Magritte,
le regard narquois, peut-être même indigné, nous ferme la porte, nous refuse
l’autorisation d’analyser et de disséquer ses œuvres avec toute la puissance de notre
technique. Devons-nous dès lors nous excuser, plier bagage et nous éclipser sans faire
tinter les grelots ? Les experts-ès-signes ne manqueront pas dans leur frustration de
hausser défensivement les épaules et de nous rappeler à propos combien la signature de
Magritte sur chacune de ses œuvres se connote d’une qualité qui avoisine le défaut : une
profonde naïveté. « Comment cela, pas de symboles dans ses tableaux ? Ce Magritte, quel
naïf ! On voit bien qu’il n’a pas étudié la sémiotique ! Nous autres sémioticiens, nous
savons bien mieux de quoi nous parlons, nous disposons d’une technique sérieuse qui a
fait ses preuves, que disons-nous, non, nous disposons d’une science, ou même, comme
Peirce l’a bien montré, d’une logique ! » Ici un groupe de sémioticiens hardis poussent
Magritte sur le côté avec un ménagement soigneusement dosé, se ruent sur le tableau La
Mémoire, et s’exclament en chœur, extasiés, « oh, regardez ce grelot, quelle fabuleuse
réplique de légisigne iconique rhématique ! » A quoi répond, horrifié, un autre chœur,
assurément de quelque école adverse : « Non, vous n’y êtes pas du tout, ce grelot est
clairement un sinsigne indiciaire ! » Huées de chaque côté, échauffourée, et Magritte
revient, un sourire grelottant aux lèvres.
14 Or Magritte est-il réellement si naïf, si ignorant de la nature des signes ? Croit-il
vraiment, pour le dire sur un autre mode, qu’il peut empêcher le public d’interpréter ses
œuvres à l’envi, ou que le fait d'être l’auteur de ses tableaux lui confère l’autorité
suffisante pour en interdire ou en canaliser étroitement l’interprétance ? Le spectateur, le
contemplateur de son œuvre, sémioticien ou non, doit-il vraiment se renseigner sur
l’intention et les théories du peintre et y confiner sa compréhension du tableau ? Est-ce
bien cela que Magritte désirait ? Le fait est, pour en venir à la première partie de la
question posée plus haut, qu’il est en tout cas certainement possible de soumettre l’œuvre
de Magritte à une analyse sémiotique : qu’on en prenne seulement pour témoin l’ouvrage
récent de René Jongen sur Magritte, ou le travail remarquable de Nicole Everaert-
Desmedt, tant dans le présent ouvrage qu’ailleurs dans son article La pensée de la
12
m’étendre ici sur les détails de la théorie, notons que l’ordre conféré à ces sciences n’a
rien d’arbitraire : leur arrangement suit le principe de l’agencement des trois catégories
démontrées par Peirce comme pétrissant universellement toute expérience, et
dénommées par lui priméité, secondéité et tiercéité, catégories de la possibilité
qualitative, de l’actualité brute, et de la généralité caractéristique des signes médiateurs.
La chose importante est de remarquer une relation particulière au sein de cette
classification : celle qui lie la sémiotique, troisième des sciences normatives, à la
phénoménologie, première des sciences philosophiques. Le principe même de
construction de la classification nous avertit que la sémiotique dépend entre autres de la
phénoménologie pour l’établissement de ses prémisses fondatrices. Autrement dit, la
science des signes est hiérarchiquement dépendante de la science des phénomènes ou des
apparences. Ceci provoque immédiatement la question : quelle est la différence entre un
phénomène et un signe ? Y a-t-il réellement une distinction à tirer entre apparence et
représentation ? Et s’il en est une, en quoi la science de la première, l’apparence, précède-
t-elle la science de l’autre, la représentation ? L’interrogation ici est cruciale, parce
qu’elle renvoie directement à une certaine distinction faite par Magritte, celle entre
ressemblance et similitude.
17 Dans une lettre écrite le 23 mai 1966 à Michel Foucault, Magritte explique la distinction
entre ressemblance et similitude de la manière suivante :
C’est me semble-t-il que, par exemple, les petits pois entre eux ont des rapports de
similitude, à la fois visibles (leur couleur, leur forme, leur dimension) et invisibles
(leur nature, leur saveur, leur pesanteur). Il en est de même du faux et de
l’authentique, etc. Les «choses» n’ont pas entre elles de ressemblances, elles ont ou
n’ont pas des similitudes.
Il n’appartient qu’à la pensée d’être ressemblante. Elle ressemble en étant ce qu’elle
voit, entend ou connaît, elle devient ce que le monde lui offre. 5
18 Comment peut-on comprendre la distinction ici présentée ? La pensée devient ce que le
monde lui offre, devient tout ce qu’elle perçoit : elle se confond avec ce qui se manifeste à
elle, se confond, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de distance, plus de séparation, entre la
pensée pensante et l’objet pensé. L’un et l’autre deviennent le même, et se ressemblent
ainsi exactement en tout point. Or il me paraît qu’une telle fusion entre la pensée et ce
qui se manifeste à elle n’est possible qu’à une seule condition : que la représentation
disparaisse.
19 Par représentation j’entends bien la fonction générale que remplissent les signes. Suivant
Peirce, la représentation consiste pour un signe à renvoyer à quelque chose, son objet, en
suscitant un intermédiaire, un autre signe, l’interprétant, qui soit capable de reconnaître
l’objet auquel le signe renvoie en recherchant dans son trésor d’expérience passée une
occasion de reconnaissance similaire, c’est-à-dire une occasion où un semblable renvoi de
signe à objet avait déjà été résolu de manière satisfaisante. C’est en comparant la
situation du signe présent avec la sémiose passée et en faisant les ajustements nécessaires
que l’interprétant peut alors identifier l’objet et établir son lien avec le signe, de telle
sorte que la représentation, au moins temporairement, est bouclée. Entre un signe et son
objet il y a donc toujours une distance, même dans le cas où un signe renvoie à lui-même.
Cette distance ne se comble que par l’intermédiaire d’un tiers, l’interprétant. Entre un
signe et son objet, par conséquent, la relation est toujours indirecte. Or Magritte nous dit
que la pensée possède cette capacité singulière de se confondre avec ce qui se manifeste à
elle, de devenir une avec son objet. Une telle relation devient donc immédiate, directe,
sans intermédiaire. Au sein de la ressemblance il n’y a plus d’écart d’aucune sorte. C’est
14
lorsque cet écart est précisément aboli que la pensée peut alors, pour reprendre les mots
de Magritte, « restituer ce qui lui est offert au mystère sans lequel il n’y aurait aucune
possibilité de monde ni aucune possibilité de pensée »6. Cette phrase dissimule une clef
importante. Pourquoi s’agit-il pour la pensée qui fait une avec ce qui se présente à elle de
le restituer au mystère, et que veut dire Magritte en ajoutant que le mystère est la
condition de possibilité et du monde qui se manifeste à la pensée, et de la pensée qui
appréhende et même devient ce que le monde lui offre ?
20 A cette question, Peirce apporte une réponse éminemment suggestive. Pour Magritte, la
différence fondamentale entre similitude et ressemblance tient à ce que la première est
une affaire de signes et la deuxième pas. Une image est un signe de l’objet qu’elle
représente parce qu’elle contient certaines qualités qui évoquent indirectement ce même
objet, indirectement, puisque cette évocation nécessite la médiation d’un interprétant.
Cette médiation disparaît au sein de la ressemblance authentique. Or Peirce lui aussi
propose une distinction fondée sur l’absence ou la présence d’une médiation. Pour Peirce,
il y a deux sortes d’« objets » de la pensée, ceux dont nous sommes conscients de façon
directe, et ceux dont nous sommes conscients de façon indirecte, à savoir par
l’intermédiaire d’une conscience de quelque chose d’autre. L’objet de conscience directe (
awareness, par opposition à consciousness), Peirce l’appelle le Phanéron. Quant à l’objet de
conscience indirecte, il s’agit bien sûr de la Représentation.
21 Phanéron, Peirce crée ce néologisme pour éviter le poids de toutes les connotations
philosophiques dont des siècles d’usage ont alourdi le mot phénomène. Au nombre de ces
connotations l’on compte bien sûr la distinction que Kant systématisa entre phénomène
et noumène, cette chose-en-soi dont Peirce trouvait l’inconnaissabilité intolérable.
Bannissant cette distinction pour son infertilité explicative, Peirce la corrige avec
l’introduction du phanéron, mot dérivé du Grec phaneros qui signifie « porté à la lumière,
pleinement manifeste, ouvert de part en part à l’inspection publique »7. Le phanéron n’est
pas quelque chose qui se dévoile lui-même, mais quelque chose qui est toujours déjà
pleinement exhibé et apparent ; rien n’est invisible, rien n’est caché au sein du phanéron :
aucun recoin n’y est obscur. Un élément-clef du phanéron est la conscience (awareness)
qui s’y attache. Il importe de réaliser qu’au sein du phanéron la conscience n’y est pas
dissociable de ce qui apparaît. Le phanéron n’est pas du tout un objet que l’esprit-sujet
peut manipuler à sa guise. Sous ce rapport Peirce a d’ailleurs écrit que dans la distinction
sujet-objet se dissimulait l’une des pires erreurs de la métaphysique8. Le phanéron est le
remplissement continu de la conscience par l’évidence irrésistible de l’apparence ; il est le
creuset dans lequel les mondes extérieur et intérieur sont fusionnés. Être conscient d’un
phanéron, dit Peirce, ce n’est pas être conscient d’un signe, d’un substitut ou d’un
simulacre9, mais c’est être mis face à face devant l’apparence, ou encore, participer à
l’apparition de l’apparent. Le trait important est ainsi celui de l’immédiateté qui
caractérise la conscience phanéronique : apparence et esprit ne font qu’un ; rien ne joue
les intermédiaires entre les deux, il n’y a donc pas de signe. Ce qui apparaît n’est par
conséquent pas représenté.
22 Un autre trait important du phanéron apparaît dans cette autre définition donnée par
Peirce :
Je propose d’employer le mot Phanéron comme un nom propre pour dénoter le
contenu total de toute conscience unique, la somme totale de tout ce qui se trouve
présent à notre esprit de n’importe quelle manière et en n'importe quel sens 10.
15
23 Le phanéron n’est donc pas un objet particulier présent à l’esprit, mais la collection de
tout ce qui se présente simultanément et continûment dans notre conscience : non
seulement la partie visible du livre que nous tenons dans nos mains à cet instant, mais
aussi toutes les autres choses perçues, imaginées, pensées, qui nous adviennent dans le
même moment. En ce sens, le phanéron est le flux total de tout le manifeste. Peirce
cependant emploie aussi le mot phanéron pour dénoter plus simplement l’un ou l’autre
de ses ingrédients, l’un ou l’autre sous-ensemble de ses éléments lorsque celui-ci s’impose
plus spécialement à l’attention et qu’il est plus commode d’en parler isolément.
24 Voici l’idée cruciale : le phanéron comme tel est le flux permanent, ou le flot continu,
dans lequel nous sommes toujours déjà immergés du seul fait que nous sommes des êtres
doués d’au moins une conscience rudimentaire, ou awareness. Être conscient, c’est
toujours déjà être en prise avec le manifeste dans toute sa richesse indescriptible. Ce
phanéron-là, que nous vivons continûment, échappe à toute représentation, précisément
parce qu’il est toujours déjà en deçà et au-delà de la représentation.
25 Toute représentation est par essence réductrice : elle réduit le divers de l’expérience à
une certaine unité, par exemple l’unité d’une proposition, ou l’unité d’une image simple.
Imaginons l’image d’une pomme verte, ou la proposition « voici une pomme verte ».
Semblables représentations ne peuvent évoquer qu'une partie infime de l’expérience.
Celle-ci a donc fait l’objet d’une sélection radicale, d’une réduction, ou encore d’une
abstraction, si nous voulons bien nous souvenir qu’« abstraire » signifie l’extraction d’un
ingrédient de l’expérience et la focalisation exclusive de notre attention sur cet
ingrédient. Maintenant, tout processus d’abstraction est essentiellement sémiotique. Ce
qui se passe, c’est que le phanéron, ou la totalité continue de l’apparent, quoiqu’il ne soit
pas à proprement parler une représentation, possède en lui toutes les conditions
nécessaires pour l’émergence d’une infinité de représentations. Le phanéron ne re-
présente rien, mais il présente tout, il rend tout présent dans l’esprit ; en d’autres mots, il
est pure présentation de lui-même, pure auto-présentation. Mais lorsqu’une séparation
prend place au sein du phanéron, quelqu’une de ses parties se trouve abstraite, dé-
fusionnée de la conjonction primordiale de l’esprit et son monde. L’esprit s’écarte du
monde, insère une distance, et commence à objectiver, à constituer certains ingrédients
du phanéron en objets de contemplation privilégiée, et à se constituer lui-même en sujet.
L’introduction de cette distance est un processus d’altération de la pure présentation de
l’apparence. Altération, c’est-à-dire l’introduction d’une altérité, l’introduction d’une
secondéité, pour renvoyer à la deuxième des trois catégories peirciennes, celle
précisément de la séparation, de la distinction entre ego et non-ego. Il se trouve un
passage dans lequel Peirce définit l’objet d’étude de la phanéroscopie, nom qu’il substitua
à celui de phénoménologie en 1904, comme étant le phanéron dans sa priméité, et l’objet
d’étude des sciences normatives, au nombre desquels l’on compte la sémiotique, comme
étant le phanéron dans sa secondéité11. Or, entre autres choses, la priméité est la
catégorie de la possibilité pure, et la secondéité la catégorie de l’actualité pure. Sautant ici
nombre de considérations, nous pouvons percevoir que le passage de la présentation
phanéronique à la représentation sémiotique revient à un processus d’actualisation de
possibilités latentes.
26 Le phanéron est un continuum infini de possibles, et la sémiose est un processus infini et
continu d’actualisation d’une sélection minuscule de ces possibles. Le continuum
représentationnel actualise le continuum phanéronique virtuel en y sélectionnant
continuellement de nouveaux ingrédients. Quand un ingrédient possible est actualisé, ce
16
qui lui arrive c’est que, sans quitter le flux du phanéron, il entre dans un nouveau
continuum, celui de la représentation, dans lequel il devient une partie active,
sémiotiquement déterminée. L’émergence de la représentation repose ainsi sur une
altération qui tend à déchirer le phanéron sans mettre en danger son intégrité (je
pourrais montrer en effet que le phanéron est sa propre source d’altération). Une fois que
la fusion phanéronique a subi la fission due à l’instauration d’un écart, la tiercéité
virtuelle qui appartenait au phanéron s’actualise en prenant en charge son rôle de
médiation. C’est alors que nous entrons dans la sémiose, dans la représentation
proprement dite, et que nous devenons enfin capables de faire sens du manifeste, en
supprimant l’anonymat de ses parties partout où nous le pouvons. Car, chose
immensément importante, le phanéron a beau être totalement manifeste, il n’en reste pas
moins tout entier obscur. Son évidence est brute, et nullement une source de
connaissance. Connaissance, compréhension, intelligence, sont affaire de représentation.
La représentation appauvrit l’apparence, mais en contrepartie elle la rend saisissable et
permet à l’esprit en qui elle trouve son siège de reconstituer le monde dont il ne cesse de
se séparer.
27 Chez Peirce, donc, la représentation est un processus qui ne cesse d’interrompre le flux
originaire de l’apparence ou de la manifestation pour alimenter un autre flux à jamais
tributaire, celui des signes. Chez Magritte, au contraire, nous voyons un désir de
remonter le courant, d’aller à contre-flot, pour ainsi dire. Lorsqu’il affirme que l’essence
de la pensée est de ressembler, il précise bien qu’il ne s’agit pas pour elle de « distinguer
des rapports de similitude », une activité propre à l’esprit qui « examine, évalue, et
compare », une activité donc propre à l’esprit de représentation. Non, la pensée doit
devenir ce que le monde lui offre. En termes évoquant Peirce, l’esprit doit se refusionner
avec le monde, retourner à la source primordiale, celle qui précède l’écart de la
représentation. Le Mystère, nous dit Magritte, est la condition de possibilité et de la
pensée et du monde. Le Mystère a donc à voir avec le phanéron lui-même, le flux
permanent et totalisant de l’apparence ou de l’expérience dans sa plus grande
immédiateté. Restituer ce qui est offert au mystère signifie ainsi qu’il nous faut nous
rappeler combien l’objet de nos représentations n’est que le résultat d’un choix
hautement sélectif et incertain, que cet objet n’est jamais qu’un arbre qui cache la forêt
infinie d'autres essences, et qu’il est donc bon que nous oubliions de temps à autre le nom
des choses. Magritte interrompt la représentation, et nous demande de reprendre
conscience de la manifestation originaire, avant qu’elle ait été embrigadée dans un
bataillon de signes plus ou moins strictement contrôlés.
28 A quoi sert-il de nier, dans Ceci n'est pas une pipe, que la pipe peinte soit une pipe ? À
l’évidence nous savons tous qu’une image de pipe, aussi bien faite soit-elle, ne pourra
jamais rivaliser avec une vraie pipe toute de bois ou d’os. Nul besoin de Magritte pour
nous informer de ce truisme banal. Nous pouvons disserter longuement et avec grand
plaisir sur le soi-disant paradoxe de ce tableau et de toutes ses variantes plus ou moins
complexes. Mais si la motivation première de Magritte est de nous ramener au mystère,
nous pouvons alors mieux saisir la véhémence du ton : nous laisser à penser que cet objet,
là, sur le tableau, est simplement une pipe est une façon de nous fermer à toutes sortes de
possibilités autrement intéressantes.
17
29 Non pas que cet objet ne puisse être une pipe, notons bien, mais nous en tenir à cette
représentation courante, nous enferrer dans cette habitude, risque de nous faire nous
contenter d’agiter l'étiquette et d’oublier le plus important, cela que l’image évoque sans
pour autant « signifier », cette source originaire qui a tant d’autres choses à révéler, pour
peu que nous sachions regarder.
30 Un enfant de génie, à l’écriture extraordinairement appliquée, le modèle de sa classe, a
rédigé ces mots-là sous le dessin de ce qui pour nous adultes est trop indubitablement une
pipe. Il s’applique à nous dire, le bout de la langue dépassant des lèvres, que ce dessin est
d’abord autre chose, le rappel de la première apparition de l’objet à l’enfant ignorant,
l’enfant qui n’a pas encore appris ses mots, qui n’a pas encore ouvert son imagier, ce
même enfant qui persiste à signer son nom, Magritte, avec une écriture d’écolier.
BIBLIOGRAPHIE
Bibliographie
EVERAERT-DESMEDT, N.,
1994, « La pensée de la ressemblance : l’oeuvre de Magritte à la lumière de Peirce », in MIEVILLE,
D. (Ed), Ch. S. Peirce, Apports récents et perspectives en épistémologie, sémiologie, logique, Travaux du
Centre de recherches sémiologiques, no 62, Université de Neuchâtel, pp. 85-151.
18
FOUCAULT, M.,
1973, Ceci n’est pas une pipe, Bruxelles, Ed. Fata Morgana.
MAGRITTE, R.,
1979, Écrits complets, Paris, Flammarion.
PASSERON, R.,
1970, René Magritte, Paris, Filipacchi-Odège.
NOTES
1. Lettre non datée (mai 1959), dans R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1979, p. 378.
2. R. PASSERON, René Magritte, Paris, Filipacchi-Odège, 1970, p. 13.
3. Dans D. MIEVILLE (Ed), Ch. S. Peirce, Apports récents et perspectives en épistémologie, sémiologie,
logique, Travaux du Centre de recherches sémiologiques, n o 62, Université de Neuchâtel, 1994,
pp. 85-151.
4. Dans The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings, Vol. 2 (1893-1913). Peirce Edition Project
(Ed), Indianapolis, Indiana University Press, 1998, pp. 196-197.
5. M. FOUCAULT, Ceci n'est pas une pipe, Bruxelles, Ed. Fata Morgana, 1973, pp. 85-86.
6. R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1979, p. 529.
7. Manuscrit non publié, Charles S. Peirce Papers, Houghton Library, Harvard University, MS 337,
p. 4, 1904.
8. Brouillon d’une lettre à Victoria Lady Welby, MS L 482, p. 27, déc. 1908.
9. MS 645, p. 5, 1909.
10. The Essential Peirce, Op.Cit., Vol. 2, p. 362, 1905.
11. The Essential Peirce, Op.Cit., Vol. 2, p. 197, 1903.
AUTEUR
ANDRÉ DE TIENNE
Université d’Indiana
19
1. Introduction
1 A l'occasion d'un colloque qui a eu lieu en Suisse, à Neuchâtel, à propos de Charles Sanders
PEIRCE. Apports récents et perspectives en épistémologie, sémiologie, logique 1'nous avons abordé
l’œuvre de Magritte à la lumière de Peirce. Au cours de cette étude, Peirce et Magritte se
sont rendu service réciproquement. En effet, d'une part, la sémiotique de Peirce nous a
permis de mettre en évidence le processus interprétatif déclenché par les tableaux de
Magritte ; et d'autre part, l’œuvre de Magritte et sa pensée, ses écrits nous ont aidée à
comprendre certaines notions de Peirce. Notamment, la distinction que Magritte établit,
et à laquelle il tient beaucoup, entre la ressemblance et la similitude nous a été utile pour
clarifier la notion d'icône chez Peirce.
2 A présent, en nous appuyant sur les résultats de cette première étude, nous analyserons
un tableau particulier. Le tableau en question date de 1961. Il est assez peu connu, il a été
peu reproduit ; et il est unique dans l'œuvre de Magritte : il n'a pas donné lieu à des
reprises ni à des variations. Ce tableau (gouache, 45,5 x 35,5) s'intitule La Culture des Idées 2,
et il présente un objet hybride, résultant du croisement de tulipes et de pipes. Nous
ferons donc une étude de cas à propos de cet objet hybride. Nous procéderons également
à une confrontation entre ce tableau de Magritte et une annonce publicitaire, qui exploite
apparemment le même procédé que dans le tableau de Magritte, et à propos de tulipes
également, mais nous verrons que le processus interprétatif déclenché par les deux
images est extrêmement différent.
Première étape
4 Magritte représente dans ses tableaux un répertoire d'objets banals, prototypiques, qui
font partie de notre réalité quotidienne. Le spectateur reconnaît immédiatement ces
objets familiers. Sortis de leur contexte habituel, ces objets sont donnés à reconnaître
d'abord séparément, et Magritte utilise différents moyens pour accentuer leur isolement.
L'identification immédiate est assurée par la façon de peindre de Magritte, une façon de
peindre réaliste, c'est-à-dire standardisée, conventionnelle, absolument conforme aux
habitudes de voir.
Deuxième étape
5 Cependant, dans le contexte du tableau, les objets familiers sont placés dans un ordre
tellement inhabituel qu'ils en perdent leur identité. Et le spectateur perd aussitôt de vue
ce qu'il croyait si bien connaître et si aisément reconnaître.
6 On peut dire que la représentation d'objets banals sert à Magritte de tremplin pour
procéder à la présentation d'objets nouveaux, jamais vus.
7 Dans le tableau, des événements se produisent : par exemple, un objet apparaît là où l'on
en attendait un autre (l'œuf au lieu de l'oiseau, ou l'inverse) ; deux objets ou deux
phénomènes se rencontrent de manière inattendue (un verre d'eau posé sur un parapluie
ouvert ; le jour et la nuit ; la fermeture et l'ouverture de la porte) ; un objet change
d'échelle, ou de matière, ou se trouve en apesanteur, etc. Magritte utilise divers procédés
– qu'on pourrait assez facilement répertorier – pour provoquer un choc visuel. Et le
spectateur passe brusquement de la reconnaissance à la surprise.
Troisième étape
8 Les événements qui se produisent dans le contexte du tableau sont tels qu'ils libèrent la
pensée du spectateur des « façons de penser » habituelles, et l'engagent sur la voie du
Mystère ou de la ressemblance.
9 Mystère, ressemblance et pensée sont trois notions liées pour Magritte. Mais il ne faut
surtout pas confondre ressemblance et similitude.
21
SIMILITUDE VS RESSEMBLANCE
distinction indistinction
dessin d'une pipe/objet pipe pensée qui voit pensée présente à elle-même
tiercéité priméité
13 Le processus interprétatif des tableaux de Magritte tel que nous l'avons décrit en trois
étapes nous fait passer à travers les catégories peirciennes de la façon suivante :
Processus interprétatif des tableaux de Magritte en trois étapes comme acte de pensée poétique
Interprétation symbolique
pertinente par rapport à la pensée de Magritte. En effet, Magritte s'est toujours opposé à
toute interprétation symbolique ou psychanalytique de ses tableaux :
Les symboles dans les arts de représentation étant surtout utilisés par des artistes
très respectueux d'une habitude de penser : celle de doter d'une signification
quelconque et conventionnelle un objet. Ma conception de la peinture tend, au
contraire, à restituer aux objets leur valeur en tant qu'objets (ce qui ne manque pas
de choquer les esprits qui ne peuvent voir une peinture sans penser
automatiquement à ce qu’elle pourrait avoir de symbolique, d’allégorique, etc.) 7.
Une expérience récente me fait mesurer l'abîme qui sépare les intelligences : je
viens d'entendre une « explication » d'un tableau que j’ai peint. Il s'agit des Droits de
l'Homme. Il paraîtrait que le feu qu'on voit dans ce tableau, est celui de Prométhée,
mais aussi le symbole de la guerre ! Le personnage qui tient la feuille à la main
« représenterait » la paix - cette feuille serait celle de l’olivier ! ! ! Ainsi ce tableau,
etc ... Je m’arrête, car l'imagination des amateurs de peinture est inépuisable, mais
elle est très banale, ces amateurs n'ayant aucune inspiration 8.
21 Magritte est bien au courant des significations symboliques traditionnellement attribuées
aux objets qu'il représente dans ses tableaux. Mais, par les événements qu'il provoque
dans le contexte de ses tableaux, il parvient à libérer les objets de leurs significations
acquises, tant pratiques que symboliques9, pour les « restituer au Mystère ».
22 Pour nous, tous les tableaux de Magritte aboutissent à l'évocation du Mystère et libèrent
la pensée en l'ouvrant sur la qualité totale, l’indistinction, la « ressemblance », la
« priméité ». Tous les tableaux de Magritte conduisent à :
(...) Un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé
et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être
perçus contradictoirement10.
23 Par exemple, dans La Trahison des Images, la pipe est très clairement représentée et
identifiée comme telle (étape 1) ; mais elle rencontre, dans le contexte du tableau, une
proposition qui prétend, contre toute attente, qu'elle « n'est pas une pipe » (étape 2) ;
ainsi, la pipe a perdu son nom, donc son identité ; elle est rendue au mystère qui précède
toute nomination, et donc toute distinction (étape 3).
24 Autre exemple : dans Les Vacances de Hegel, l'association surprenante du verre d'eau et du
parapluie ouvert nous donne à penser une qualité totale par l'union des contraires
(puisque le verre contient l'eau et que le parapluie écarte l'eau).
24
25 Ou encore : dans Le Tombeau des Lutteurs, une rose qui occupe toute une pièce est une
conception de l'être comme totalité, donc priméité. Ce n’est qu'en des moments
privilégiés, à la faveur de la pensée inspirée ou pensée de la ressemblance, que nous
pouvons concevoir une telle rose : une rose dans l’univers !
S'il est facile de dire : une rose dans le jardin, il n'est pas facile de dire : une rose
dans l'univers11.
26 Peindre une rose qui occupe toute une pièce, c'est rendre visible la pensée d'« une rose
dans l'univers », d’une rose totale.
3.1. L'image
3.1.1. La reconnaissance d'un monde familier
29 On peut facilement décrire ce que représente cette image. Elle représente au premier plan
un vase contenant un bouquet de tulipes. Ce vase est posé sur une table en bois, placée
devant un muret en briques blanches. Ce muret rencontre à angle droit, à l'extrémité
gauche de l'image, un pan de mur fait du même matériau. L'avant-plan apparaît comme la
limite d'un espace intérieur, par exemple une terrasse, ouvrant sur l'extérieur. La limite
intérieure du mur et du muret est visible.
30 Le fond du tableau, lointain et flou, s'articule en trois zones, en remontant : une zone vert
pâle représentant un feuillage, une zone de ciel gris nuageux, et enfin une zone de ciel
bleu ; ces trois zones font écho aux trois parties qui constituent la figure du premier plan :
le vase, les feuilles du bouquet et enfin les fleurs.
31 Jusqu'ici, rien que de très banal : un bouquet de fleurs placé sur une tablette, selon l'usage
domestique ! Ce bouquet de fleurs semble remplir parfaitement sa fonction traditionnelle
de décoration. Il est composé de dix fleurs, comme le sont généralement les bouquets de
tulipes que l'on achète sur le marché.
32 Cependant, dans le bouquet, il n'y a qu'une seule tulipe, qui est rouge. Les neuf autres,
jaunes panachées de brun, toutes exactement semblables en forme, couleur et grandeur,
présentent en fait les traits pertinents d'une pipe : ce sont des pipes, immédiatement
reconnaissables comme pipes, mais positionnées comme des tulipes.
33 Surprise, donc, pour le spectateur, qui se trouve devant un objet nouveau, jamais vu, un
objet hybride : un bouquet de tulipes qui se sont épanouies en prenant l'allure de pipes.
1) Le problème de la tulipe
« tulipomanie ». La Bruyère décrit, en 1691, l’amateur de tulipes, en tête de tous les types
de collectionneurs :
Le fleuriste a un jardin dans un faubourg ; il y court au lever du soleil, et il en
revient à son coucher. Vous le voyez planté, et qui a pris racine au milieu de ses
tulipes et devant la Solitaire : il ouvre de grands yeux, il frotte ses mains, il se baisse,
il la voit de plus près, il ne l'a jamais vue si belle, il a le cœur épanoui de joie ; il la
quitte pour l'Orientale, de là il va à la Veuve, il passe au Drap d'or, de celle-ci à l'
Agathe, d'où il revient à la Solitaire, où il se fixe, où il se lasse, où il s'assit, où il oublie
de dîner : aussi est-elle nuancée, bordée, huilée, à pièces emportée ; elle a un beau
vase ou un beau calice : il la contemple, il l’admire. Dieu et la nature sont en tout
cela ce qu’il n’admire point ; il ne va pas plus loin que l’oignon de sa tulipe, qu’il ne
livrerait pas pour mille écus, et qu’il donnera pour rien quand les tulipes seront
négligées et que les œillets auront prévalu. Cet homme raisonnable, qui a une âme,
qui a un culte et une religion, revient chez soi fatigué, affamé, mais fort content de
sa journée : il a vu des tulipes13.
39 Un catalogue français datant de 1653 décrit 525 variétés de tulipes, et un manuscrit turc
écrit vers 1730 en signale 1.323 variétés14. Les tulipes les plus banales sont les rouges et les
jaunes unies ; les plus extraordinaires sont les panachées. Un petit « Traité des tulipes et
de la manière de les faire panacher » est ajouté à la réédition en petit format (1689) du
Traité de jardinage de Boyceau de la Baraudière (1ère éd., 1638). On y apprend qu’une tulipe
qui a panaché et qui réussit se stabilise au bout de deux ans. Elle peut cependant encore
s'améliorer, et la principale amélioration porte sur la netteté du panachage.
40 Or, que nous présente Magritte dans son bouquet ? Une tulipe rouge unie, et neuf tulipes
au panachage très net : jaunes bordées d'un double anneau brun, à la base et à la pointe
de la fleur. Magritte réunit donc dans ce bouquet les extrêmes de l'histoire de la tulipe :
la variété la plus banale qui soit, et la plus perfectionnée... qu'on puisse imaginer ! Ainsi,
Magritte pousse à bout un scénario logique : celui de l'histoire de la tulipe, de l'évolution
botanique.
45 Associer des éléments de nature aussi différente qu'une pipe et une épingle à cheveux
n’est pas « fécond », mais « anormal » : c'est ridicule, nous dit avec raison Marcel Mariën !
4) Une trouvaille
46 Au contraire, obtenir par croisement une nouvelle variété de tulipes, donc réaliser une
hybridation dans le sens premier du terme, est “fécond” : c’est un exploit pour un
botaniste !
47 Et pousser à bout, comme l'a fait Magritte, ce processus d'hybridation, c'est une
« trouvaille », dans le sens d’André Breton, c'est-à-dire :
(...) Une solution toujours excédente, une solution certes rigoureusement adaptée et
pourtant toujours supérieure au besoin.16
48 La solution apportée par Magritte au « problème de la tulipe » est « rigoureusement
adaptée » : elle s'inscrit, de façon cohérente, dans un scénario logique, celui de la
recherche botanique ; mais la solution est “excédente”, “supérieure au besoin”, car le
scénario est poussé jusqu'à l'extrémité d'un possible impossiblement actualisable (jamais,
en réalité, malgré ses 1.323 variétés, la tulipe ne s'est dénaturalisée au point de se
métamorphoser en pipe !).
49 Magritte effectue dans son image plusieurs condensations, une triple condensation
spatio-temporelle et une condensation actorielle :
50 a) Les deux extrémités temporelles du scénario de la recherche botanique sont
condensées dans le même espace du bouquet, où se trouvent présents à la fois l'objet-
témoin (la tulipe banale) et la trouvaille (la tulipe jamais vue, la tulipe possible, la tulipe-
pipe).
51 b) La justesse de l'image est encore renforcée par son inscription dans un autre scénario
logique et chronologique : celui de l'épanouissement des fleurs dans un vase, et les deux
extrémités temporelles du processus sont également confrontées dans le bouquet : la
tulipe-tulipe est à peine ouverte, tandis que les tulipes-pipes ont l'attitude caractéristique
des tulipes épanouies. Par cette confrontation, Magritte nous donne à penser que la
« vraie » tulipe en s'épanouissant prendra l'attitude des tulipes-pipes, se transformera
donc à son tour en une espèce de tulipe-pipe.
52 Ainsi, c'est un double processus temporel qui se trouve simultanément condensé dans le
bouquet : celui de la recherche botanique et celui de l'épanouissement des fleurs dans un
vase. Et dans ce double processus, la tulipe-tulipe (à la fois rouge et fermée) constitue le
point de départ et les tulipes-pipes (à la fois panachées avec netteté et épanouies)
représentent l'aboutissement.
53 c) Ce n'est pas encore tout, en fait de condensation spatio-temporelle. Les tulipes-pipes
adoptent, il est vrai, la courbure des tulipes qui s'épanouissent ; mais elles ne s'ouvrent
pas, leurs pétales ne s'écartent pas, elles restent compactes comme en boutons. Elles sont
donc à la fois à peine écloses et déjà épanouies : elles unifient en elles-mêmes les
extrémités de la durée de vie des fleurs dans un vase.
54 d) En plus de la triple condensation spatio-temporelle, l’image présente une condensation
“actorielle” : chaque tulipe-pipe est unifiée en elle-même. Chacune des tulipes-pipes
29
constitue un objet hybride, dans lequel on reconnaît clairement la pipe et la tulipe sans
pouvoir pour autant les dissocier. La haute tige caractéristique de la tulipe devient
progressivement le tuyau de la pipe, sans cesser d'être la tige de la tulipe ; il est
impossible de « couper » le tuyau de la tige, car ils sont traités en continuité. L'objet
hybride est donc à la fois une tulipe et une pipe, et il n'est ni l'une ni l'autre. Il occupe une
position indifférenciée, à la fois complexe et neutre17.
55 Dans cette situation, aussi bien les pipes que les tulipes ont perdu leur fonction
habituelle. Il est impossible, en effet, d’utiliser les pipes, puisqu’elles ne peuvent pas être
dégagées des tulipes. Quant au bouquet de tulipes, au lieu de susciter la contemplation, il
provoque l’étonnement. Il a donc perdu sa fonction conventionnelle, symbolique, de
décoration ; il a acquis une fonction poétique de conciliation des contraires, conduisant à
la pensée de la ressemblance. Ni le bouquet, ni le tableau qui le présente ne permettent la
contemplation :
Le tableau parfait ne permet pas la contemplation, sentiment banal et sans intérêt 18.
56 Le tableau parfait produit un choc visuel, introduit l'incertitude dans le déjà-vu et libère
ainsi la pensée.
57 L'image de Magritte conduit la pensée à un point où serait abolie toute distinction
actorielle et spatio-temporelle :
actorielle : les acteurs ou figures « pipes » et « tulipes » ont perdu leur identité
d'objet ;
spatio-temporelle : condensation des étapes de la recherche botanique, ainsi que de
la temporalité de l'épanouissement des fleurs dans un vase.
58 En assistant à l'abolition de toutes ces distinctions, la pensée s'ouvre sur
l'indistinction, la continuité, l'unité : le Mystère.
60 Le prospectus publicitaire Opel met en scène des billets de 5000 BEF, de telle façon qu'ils
occupent, dans le contexte de l'image, la place de tulipes. Mais ce sont des billets de 5000
BEF, ce ne sont pas des tulipes. Le spectateur ne voit pas, dans l'image, de tulipes ; il voit
des billets de 5000 BEF occupant la place de tulipes. La publicité lui fait voir l'offre d’achat
promotionnelle comme des tulipes à cueillir. Il s'agit ici d'une métaphore, qui fait
comprendre partiellement une chose (l'offre d'achat) dans les termes d'une autre (des
tulipes à cueillir). Mais seulement partiellement : s'il s'agit de cueillir les billets de 5000
BEF comme des tulipes, le comportement à adopter ensuite ne se rapporte plus du tout à
des tulipes (il n'est pas question de les mettre dans de l'eau, par exemple), mais bien à de
l'argent : à l'intérieur du prospectus publicitaire, les billets cueillis sont remplacés par des
chèques à valoir comme remise en cas d'achat d'une voiture. La métaphore permet de
concrétiser une notion abstraite : tulipes à cueillir ! billets ! chèque ! remise (conditions à
saisir).
61 Dans le tableau de Magritte, nous avons vu comment l’image du bouquet de tulipes-pipes
conduisait la pensée du spectateur vers l'indistinction du Mystère, en établissant une
continuité sur le plan actoriel et spatio-temporel. Dans le prospectus publicitaire, c'est au
contraire la discontinuité, ou la distinction, qui fonctionne pour conduire le récepteur
vers l’achat. Le récepteur voit des billets à la place de tulipes. Ce n'est pas conforme à la
réalité. Il cherche donc une autre interprétation. Il y est aidé par le texte : « Cueillez nos
conditions de printemps ». Il est invité à mettre en parallèle le texte et l'image :
62 Le texte propose une action à opérer sur les billets positionnés comme des tulipes. Il s'agit
de les cueillir. « Cueillir » signifie « détacher (une partie d'un végétal) de la tige » (Robert
Méthodique). Il s'agit bien, ici, de détacher le billet de la tige, non pas de couper un
31
morceau de la tige ; il suffit en effet de tirer le billet du bout des doigts, et il se séparera
de la tige, avec laquelle il ne se confond pas. Contrairement à la tulipe-pipe de Magritte, la
tige et le billet sont traités en discontinuité et sont aisément dissociables. Une fois cueilli,
le billet ne sera plus qu’un billet (ce qu'il n'a en fait jamais cessé d'être), il se déroulera et
perdra totalement sa forme de tulipe ; il fonctionnera comme billet. Il entrera dans un
calcul :
3 tulipes-billets seront rassemblés en un chèque de 15.000 BEF,
4 tulipes-billets seront rassemblés en un chèque de 20.000 BEF,
5 tulipes-billets seront rassemblés en un chèque de 25.000 BEF.
63 La tulipe-pipe de Magritte, par contre, ne fonctionnera jamais comme pipe. L’objet
hybride de Magritte n'est pas une métaphore. Selon LAKOFF et JOHNSON (1985), une
métaphore conceptuelle permet de penser un domaine dans les termes d'un autre, de
penser l'inconnu à partir du connu. Or Magritte ne nous donne pas à penser un domaine
(qui serait inconnu) à partir d’un autre (qui serait connu). Il ne nous donne pas à
interpréter les pipes « en termes de » tulipes, ni l'inverse. Il part du connu (des pipes et
des tulipes) et crée de l'inconnu : une nouvelle réalité, un objet hybride, qui ne renvoie à
rien d'autre qu'à lui-même, qui est autoréférentiel.
64 Magritte crée un autre réel, dont on peut apprécier la justesse (la logique, la cohérence,
la trouvaille). Au contraire, la métaphore publicitaire concerne le réel préexistant, elle
se veut vraisemblable : les billets à cueillir réfèrent à des conditions d'achat à saisir.
65 L'image poétique de Magritte a une fonction cognitive : elle donne à penser le Mystère,
en conciliant les contraires ; elle libère la pensée, et elle libère les choses de leurs
significations acquises.
66 La métaphore publicitaire a une fonction pragmatique : elle concrétise l'offre d'achat ;
elle conduit à l'action, au calcul et à la maîtrise des choses.
67 En résumé :
objet hybride à la fois complexe métaphore fait comprendre : offre d'achat dans les termes
et neutre de : tulipes à cueillir
justesse vraisemblable
poétique rhétorique
68 Nous allons prendre en considération à présent les mots qui accompagnent l'image de
Magritte.
une distinction supplémentaire parmi les tulipes. Il procède au contraire, dans son image,
à la suppression des distinctions entre toutes les variétés de tulipes (y compris celles qui
sont aussi des pipes).
79 Trouver des idées (par exemple en se posant des problèmes d'objets) n'est pas une fin
pour Magritte, mais un moyen qu'il emploie, précisément, pour libérer la pensée de
toutes les idées. Car Magritte distingue les « idées » et la « pensée ». Ce qu'il cherche à
provoquer par ses images, c'est une « pensée sans idées », une pensée libérée de toutes les
distinctions établies, de « toutes les idées parasites », une « pensée qui voit », qui est
« présente à elle-même », une « pensée qui n'a d'autre contenu que la pensée » :
Les erreurs sont dues, je crois, à l'incapacité pour beaucoup de personnes d'avoir
une pensée qui voit ce que les yeux regardent. Leurs yeux regardent et leur pensée
ne voit pas, elles substituent, à ce qui est regardé, des « idées » qui leur semblent
intéressantes : ces personnes ne peuvent pas avoir une pensée sans idées, c'est-à-
dire une pensée qui voit et, par là-même, ne connaissent pas le mystère qu'une telle
pensée évoque19.
80 Les idées ne sont jamais parfaites, elles peuvent être, tout au plus, « intéressantes », ce
qui veut presque dire, pour Magritte, « sans intérêt » ! Seule la pensée peut être parfaite
20
, lorsqu'elle est inspirée, lorsqu'elle ressemble, c'est-à-dire qu’elle devient ce que le
monde lui offre et restitue ce qui lui est offert au Mystère, lequel précède toute
distinction factorielle ou spatio-temporelle).
81 En plus du titre du tableau, d'autres mots sont appelés par l'image... Magritte nous laisse
le plaisir d'appeler ici les choses par leur nom, et de nous étonner du rapprochement qui
nous apparaît soudain (à un moment quelconque de notre observation du tableau) entre
les mots tulipe et pipe. Ces « affinités » linguistiques, lorsqu'on en prend conscience, font
résonner l’image encore davantage21.
82 Continuons à jouer quelques instants avec les mots : rappelons-nous que le premier sens
de « pipe » est, au XIIe siècle, « chalumeau », et par extension « tuyau » ; on retrouve
d'ailleurs ce sens dans l'anglais « pipe-line ». Ce sens de « tuyau » augmente encore la
pertinence du rapprochement visuel entre la pipe et la haute tige caractéristique de la
tulipe.
83 Ajoutons que « pipe » est dérivé de « piper », signifiant « jouer du pipeau » ; et que
« tige » vient du latin « tibia », signifiant « flûte ». Que de rapprochements, donc : la pipe
est à la tulipe, comme le chalumeau ou le tuyau à la tige, comme le pipeau à la flûte !
84 Un dernier mot : le deuxième sens de tulipe (attesté en 1752) est :
Objet dont la forme rappelle celle d'une tulipe - Spécialement : Tulipe de verre
(verre à boire, globe électrique, lampe, etc.) - Tulipe de certaines cafetières en verre
(Robert Electronique).
85 Or, Magritte a créé un nouvel objet, « dont la forme rappelle celle d'une tulipe », qu'on
pourrait donc désormais appeler « tulipe » : il s'agit d'une pipe !
86 Et pour terminer, une locution : « Faire la tulipe » signifie « se retourner », en parlant
d'un parapluie (Robert Electronique). L'image de Magritte prend cette expression au pied de
la lettre : ses pipes se retournent et « font la tulipe » !
34
4. Conclusion
87 La Culture des Idées, comme toute image de Magritte, conduit à la libération de la pensée.
Et, quand les mots font écho à l'image, le réseau interprétatif déclenché par l'œuvre de
Magritte ne cesse de s'intensifier, sans jamais se fixer...
BIBLIOGRAPHIE
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SCHNAPPER, A.,
1988, Le géant, la licorne et la tulipe, Paris, Flammarion.
NOTES
1. Les Actes de ce colloque sont parus dans les Travaux du Centre de Recherches sémiologiques de
l'Université de Neuchâtel (Espace Louis-Agassiz 1, CH 2000 Neuchâtel), n o 62, 1994.
2. A notre connaissance, le même titre accompagne trois autres tableaux de Magritte, très
différents de celui qui nous occupe. Dans le Catalogue raisonné établi par D. SYLVESTER, La Culture
des Idées désigne, en effet, les œuvres n o 86 (1927), no 839 (1956), no 1486 (1961), ainsi que le no
1494 (1961), dont nous parlerons ici.
3. R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion. 1979, p. 529.
4. Ibid.
5. « Un signe par priméité est une image de son objet et, pour parler avec plus de précision, ne
peut qu'être une idée. (...) Mais, pour parler avec plus de précision, même une idée, sauf dans le
sens d'une possibilité ou priméité, ne peut pas être une icône. Seule une possibilité est une icône,
purement en vertu de sa qualité ; et son objet ne peut qu'être une priméité. Mais un signe peut
être iconique, c'est-à-dire peut représenter son objet principalement par sa similarité, quel que
soit son mode d'être. S'il faut un substantif, un representamen iconique peut être appelé une
hypoicône. Toute image matérielle, comme un tableau, est largement conventionnelle dans son
mode de représentation ; mais en soi, sans légende ni étiquette, on peut l'appeler une hypoicône »
(C.S. PEIRCE, C.P. 2.276, traduction G. DELEDALLE, 1978, p. 149).
6. Nous avons présenté les catégories peirciennes et nous avons décrit les processus sémiotiques
qui découlent de leurs combinaisons hiérarchisées dans N. EVERAERT-DESMEDT, Le processus
interprétatif. Introduction à la sémiotique de Ch.S. Peirce. Liège, Mardaga, 1990.
7. R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1979, p. 596
8. R. MAGRITTE, lettre à André Bosmans du 20 septembre 1961, dans D, SYLVESTER (sous la
direction de), René Magritte, Catalogue raisonné, Anvers, Fonds Mercator (5 volumes), 1992, p. 396.
9. Dans une étude consacrée au Double Secret (N. EVERAERT-DESMEDT, 1997), nous montrons
comment Magritte perturbe à la fois la fonction pratique des grelots (fixés à une paroi, ils ne
peuvent plus être agités pour produire leur tintement) et leur fonction symbolique (les grelots
ont en effet une signification symbolique en rapport avec la « marotte de la folie », celte espèce
36
de sceptre, surmonté d'une tête coiffée d'un capuchon et garnie de grelots, que portait le fou du
roi ; mais une marotte est aussi, dans un autre sens, une tête de femme en bois, carton, cire...
dont se servent les modistes, les coiffeurs ; donc, la tête de mannequin que Magritte représente
dans son tableau est précisément une marotte ; en plaçant à l'intérieur de cette tête de
mannequin une surface ondulée incrustée de grelots, Magritte « déplace » les grelots d'un sens
de la marotte à l'autre !). On pourrait attribuer également aux grelots un symbolisme sexuel
féminin, parce qu'ils ont une fente,... mais laissons cette interprétation aux « esprits qui ne
peuvent voir une peinture sans penser automatiquement à ce qu’elle pourrait avoir de
symbolique, d'allégorique, etc. » !
10. A. BRETON, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, 1965, pp. 76-77.
11. R. MAGRITTE, Écrits complets. Paris, Flammarion, 1979, p. 436.
12. R. JONGEN (1995, pp. 207-228) consacre une vingtaine de pages aux « hybrides » dans l’œuvre
de Magritte. Il envisage tout d’abord des cas que nous considérons comme relevant d’une
« hybridation au sens fort », par exemple, l'oiseau-plante ; mais il désigne ensuite également
comme « hybrides » des associations qui, pour nous, suivent d’autres logiques.
13. J. de LA BRUYERE, Les caractères, ch. XIII : « De la mode », Paris, Hachette, 1950.
14. Nos informations sur les tulipes sont extraites de A. SCHNAPPER, Le géant, la licorne et la tulipe,
Paris, Flammarion, 1988, pp. 48-51. Nous remercions notre collègue, S. Le Bailly de Tilleghem,
historien de l’art, qui nous a communiqué ces informations.
15. Le deuxième sens de « Hybride », qui ne nous retiendra pas ici, est linguistique : des hybrides
sont des mots formés d'éléments empruntés à deux langues différentes. Ex. : hypertension, formé
à partir du grec et du latin.
16. A. BRETON, L’amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p. 16.
17. Nous rejoignons ici l'étude de M. BALLABRIGA, Sémiotique du surréalisme. André Breton ou la
cohérence, Toulouse, Presses Universitaires du Mirai], 1995, ch. 1 « La conciliation des contraires
dans le surréalisme ».
18. R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1979, p. 274.
19. R. MAGRITTE, extrait exposé à la galerie Isy Brachot, Bruxelles, février 1993.
20. Pensée parfaite est précisément le titre d'un tableau de 1943, qui présente une parfaite
condensation spatio-temporelle : en un arbre se trouve condensé le cycle des saisons (feuilles
vertes au sommet, puis progressivement jaunes et oranges en descendant vers la droite, puis
branches sans feuilles et couvertes de neige en remontant vers la gauche).
21. Le rapprochement entre « tulipe » et « pipe » résonne à la manière du slogan étudié par R.
JAKOBSON, (Essai de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, p. 219) : « I Iike Ike ». Voir aussi un
autre tableau de Magritte, intitulé Le Séducteur, qui représente de l'eau ayant les formes d'un
bateau sur la mer : « Le batEAU contient l'EAU, phonétiquement et même orthographiquement.
Ce que Magritte, en effet, s'est contenté de peindre » (G. ROQUE, Ceci n'est pas un Magritte. Essai sur
Magritte et la publicité, Paris, Flammarion, 1983, p. 117).
AUTEUR
NICOLE EVERAERT-DESMEDT
Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles
37
Iconisation, indexicalisation et
symbolisation dans la peinture de
Magritte
Serge Légaré
I. Introduction
1 C'est un honneur pour moi de côtoyer aujourd'hui des chercheurs qui ont contribué à
forger la sémiotique contemporaine, pour certains déjà depuis quelques décennies. Je
félicite Madame Everaert-Desmedt pour l'organisation de ce colloque et la remercie de
m'avoir offert l'occasion de présenter pour la première fois à un auditoire si spécialisé un
aperçu de mes travaux en sémiotique peircienne et, plus particulièrement, en sémiotique
de la création artistique. Voilà d'emblée le sens de mon intervention : mettre à jour la
nature de l'acte même de la production artistique en général tout en prenant à témoin
celle si singulière de René Magritte et, pour ce faire, recourir comme outil théorique à la
philosophie sémiotique que Peirce nous a léguée. Cette mise en perspective appelle deux
remarques. Premièrement, il ne s'agira pas dans cet exposé d'une application simplement
déductive du modèle peircien au domaine de l'art parce qu'un tel modèle, au sens d'une
théorie achevée par son auteur, n'existe pas. Au mieux disposons-nous d'exégèses
éclairantes et d'hypothèses de parachèvement avancées des deux côtés de l'Atlantique
principalement par Gérard Deledalle de Perpignan et par le regretté David Savan de
Toronto. J'y reviendrai. Ajoutons que le caractère scientifique du paradigme peircien
ainsi que le peu d'intérêt manifesté par Peirce à l’égard des questions artistiques, rendent
difficilement visible la portée de cette sémiotique dans le champ de l'art. La théorie de la
création artistique que j'ai élaborée ces dernières années1 se veut plutôt une exploitation
abductive de la sémiotique de Peirce, contrainte par la spécificité de son objet d'étude, à
revisiter des concepts peirciens malheureusement édulcorés par nombre de sémioticiens
méconnaissant la profondeur de la pensée de Peirce et dont je suis étonné souvent de
constater l'abdication devant une philosophie si pénétrante de la vie et de la réalité en
général. Ma deuxième remarque concerne l'angle sous lequel j'aborderai sémiotiquement
38
la pensée artistique. Cet angle d'attaque, si je puis dire, ne sera pas celui de la réception
des œuvres d'art à laquelle les analyses sémio-structurales nous ont habitués. Mon point
de vue vise plutôt la genèse du discours artistique, en d'autres termes le développement
processuel qui conditionne toute pratique des arts plastiques. Le défi, pour ne pas dire le
pari que je relève dans le court temps qui m'est alloué, est de faire valoir la pertinence de
la sémiotique peircienne à rendre compte des phénomènes de production du sens
artistique. Le risque de soumettre l'art de Magritte à ces paramètres théoriques, tel que le
suggère le thème de ce colloque, consistera à évaluer dans quelle mesure celui-ci met en
branle certaines modalités sémiosiques plus que d'autres, notamment celles structurant
les niveaux les plus abstraits et généraux de la pensée. Mon exposé adoptera, j'en
conviens, une forme quelque peu didactique mais nécessaire, je crois, compte tenu de
l’état naissant des études peirciennes sur l'art et de la confusion que ce caractère
embryonnaire entraîne parfois.
Figure 1.
5 (i) La Priméité en tant que Priméité ne peut être qu'authentique (1.1). Par exemple, la
qualité de rouge en soi comme pure possibilité non encore actualisée dans un fait. La
Priméité accepte deux degrés d’accrétion. Elle peut se matérialiser dans les singularités
de la Secondéité (1.2, exemple : tel rouge existant) et se généraliser dans les lois de la
Tiercéité (1.3, songeons au rouge type idéal saisissable comme concept).
6 (ii) La Secondéité peut être soit authentique, soit dégénérée. La Secondéité authentique
met en relation deux seconds (2.2). Exemples : la collision, la lutte, l'action et la réaction
entre deux portions individuées de l'existence, pensons à une pomme qui tombe sur une
tête ou à de la peinture appliquée sur une toile. Quant à la Secondéité dégénérée (2.1), elle
implique soit un second avec un premier, soit deux premiers ressortissant à un fait. Un
rouge inhérent à une partie d'un tableau illustre le premier cas. Un bleu fondu à un rouge
est une manifestation du deuxième cas. La Secondéité accepte une accrétion dans la
Tiercéité pour s'y généraliser (2.3), ce qui donnera par exemple les phénomènes
généralisés de collision, de lutte ou encore d'une qualité propre à un fait saisissable
comme concept de collision, concept de pomme rouge, etc.
7 (iii) La Tiercéité authentique (3.3) ne met en relation que des généralités et se manifeste
entre autres dans la pensée théorique, la cognition, l'intentionnalité, l'autocontrôle. La
Tiercéité accepte deux degrés de dégénérescence dont le premier met principalement en
relation des faits (3.2). C'est le cas notamment pour la pensée pratique, le travail
technique ou pour toute activité qui se déroule de manière expérientielle dans la
contingence des faits de l'existence, comme la perception et l'action. Quant à la Tiercéité
dégénérée au 2è degré (3.1), elle met principalement en relation des qualités. C'est la
catégorie de la pensée qualitative et affective, de l'imagination (au sens de la formation
d'images mentales), du sentiment qui règle les aspects divers de la vie les uns sur les
autres, etc.
8 Troisième principe : la simultanéité phénoménale des catégories. Les catégories sont
indissociables et se présentent comme des modulations de l'expérience de sorte que, dans
un contexte donné, l'une peut dominer les autres, mais les trois demeurent co-présentes.
3. La sémiotique
9 Armés de ces quelques prémisses, abordons maintenant la théorie sémiotique que je
considère comme une dérive et une complexification de la phénoménologie. Je définirai la
sémiotique de Peirce comme la partie de la philosophie qui traite de ces habits processuels
et finalisés que sont les sémioses. En tant que triade authentique, toute sémiosis implique
trois fonctions indissociablement liées : un premier appelé signe, un second, l'objet du
signe, et un tiers, l'interprétant qui, sous la contrainte de l'objet à travers la sollicitation
du signe, établit une corrélation entre ces deux premières fonctions sémiosiques dans le
but de saisir l'objet du signe et de clore ainsi le processus d'élaboration du sens. La
structure sémiosique est descriptible dans les termes suivants :
40
Figure 2.
10 • Le signe est déterminé par un objet, c'est-à-dire que la nature catégoriale de l'objet (qui,
comme nous le verrons plus loin, peut être une qualité, un fait ou une loi) permet à un
signe ressortissant à un des trois ordres catégoriaux d'être sous un certain rapport avec
lui. La détermination du signe par l'objet consiste à baliser le signe et à offrir à ce dernier
une situation, un contexte à propos duquel l'interprétant doit posséder déjà une
connaissance collatérale. La contrainte qu’exerce l'objet sur le signe est illustrée par un
vecteur au pointillé. Tout signe, pour générer un interprétant, doit se rapporter à un
objet qui le délimite, sans quoi il demeurerait dans la possibilité et l'indétermination.
11 • Le deuxième vecteur au pointillé, entre le signe et l'interprétant, indique que le signe
détermine à son tour un interprétant à entretenir la même relation avec l'objet que lui-
même entretient. Encore ici, déterminer veut dire que la nature catégoriale du signe
définit un certain type d'interprétant à venir. L'interprétant est un autre signe qui n'est
pas simplement causé de manière déterministe par le signe instigateur de la sémiosis
mais qui, sur la base de son être de qualité, de fait ou de loi, prend en charge le signe qu'il
relie à l'objet tout en s'y rapportant lui-même. Cette relation triadique est illustrée par le
double fléchage issu de l'interprétant et atteignant à la fois le signe et l'objet.
12 • L'objet est le télos vers lequel le signe et l'interprétant tendent et que ceux-ci tiennent en
vue pour assurer les étapes d'élaboration de la sémiosis dans la cohérence du sens. Cette
visée téléologique est représentée par la flèche pleine qui va du signe à l'objet et par cette
autre flèche décrite précédemment quittant l'interprétant en direction de l'objet.
41
Figure 3
propre modélisation tente une synthèse de ces deux essais tout en s'appropriant les
thèses originales de Peirce. Pour une présentation économique du modèle, je m'en
tiendrai au schéma suivant (figure 4) comportant horizontalement trois trichotomies :
celle du signe (S) monadique dans la première rangée ; celle du rapport dyadique du S à
son Objet (O) dans la deuxième rangée ; et celle de la relation diadique du S à la fois à son
O et à son Interprétant (I) dans la dernière rangée. Chaque rangée se subdivise eu égard
aux trois formes ontologiques de la qualité, du fait et de la loi. La schématisation de la
figure 4, inspirée de celle de Deledalle, compte neuf termes qui, reliés verticalement en
vertu de la hiérarchie des catégories, engendrent dix types de modalités sémiosiques que
Peirce présentait, dans un langage à connotation taxonomiste, comme des classes de
signes et que je désigne par l'expression processus sémiosiques. Ces dix types de
processus sont numérotés de 1 à 10, en haut et en bas du schéma.
Figure 4
sémiosis. La théorie de 1908 prévoit trois degrés d'interprétants que cette dernière
rangée devrait présenter verticalement en trois couches, soit : l'I immédiat, 1Ί
dynamique et l'I final. Par commodité théorique, j'ai fusionné ces trois strates d'I en une
seule que je désigne, en employant un tenue avancé par Umberto Eco3, par le concept d'
interprétance. Celte dernière, à son tour, peut manifester la Priméité, la Secondéité ou la
Tiercéité. En d'autres termes, la médiation entre un S et son O, ainsi qu'entre un S et un I
ultérieur, peut être assumée par une instance relevant des trois ordres catégoriaux. Si
l'interprétance opère par une qualité, c'est-à-dire par un sentiment qui voit dans le S un
signe de possibilité plutôt qu'un signe d'existentialité ou de rationalité, Peirce l'appelle
« emotional », traduisible par émotionnel ou affectif. La spécificité d'une telle
interprétance est de réagir émotionnellement à la sollicitation surtout suggestive du S,
pour se saisir instinctivement de son O dans un sentiment de contemplation et
d'admiration. Se référant à l'idée de ce qui est admirable, Peirce qualifie de gratifique cette
interprétance dans laquelle les processus sémiosiques d'ordre qualitatif (1, 2, 3, 5, 6 et 8)
sont destinés à se résoudre. Si l'interprétance est dominée par la Secondéité et consiste
dans une action ou un événement réagissant physiquement ou mentalement hic et nunc à
la sollicitation impérative du signe, Peirce l'appelle interprétance « énergétique ». Le S
fonctionne alors comme un indicateur d'existentialité participant au contexte actuel dans
lequel la sémiosis se déroule. Les processus 4, 7 et 9, axés sur l'agir expérientiel, ont lieu
dans la factualité et possèdent la tendance à se conclure dans des actions pratiques.
Finalement, l'interprétance peut mettre en évidence la Tiercéité dans son caractère
authentique de raison. Elle prendra alors non seulement la nature de la conceptualité,
mais de surcroît celle de la cognition et de la discursivité. À la suite de David Savan,
j'emploie le terme « cognitif » pour qualifier l'interprétance dans ce type de sémiosis (10),
processus qui ne peut se résoudre que par la structure tonnelle de la pensée argumentale
de nature autocritique et autocorrectrice. Étant donné que la finalité d'un argument
consiste dans l'instauration d’un habit symbolique soutenant une théorie sur la nécessité
conditionnelle des phénomènes, l'interprétance est dite pragmatique.
17 Voyons comment se déroule la création d'une œuvre sous la modalité des sémioses
qualitatives que j'appelle processus d'iconisation. Je limiterai d'abord le contexte
sémiosique à celui de l'œuvre en soi en tant qu'O de la recherche et je poserai ainsi le
concept d'une iconisation interne à l'œuvre ou iconisation textuelle comme télos
artistique. L'iconisation qualisignique, ressortissant au premier processus du modèle,
permet de penser la finalité de l'acte créatif comme celle, simplement, d'une qualité
globale propre à l'œuvre, continue et indifférenciée, incomparable et incomparée, bref
une totalité sans partie. L'I qualitatif vécu par l'artiste qui n'est à ce moment ni un acte
perceptuel discriminatoire et encore moins une conceptualisation mais bien un sentiment
vague et indéterminé, cherche en quelque sorte une fusion ou une symbiose avec une
atmosphère qualitative unique à l'œuvre, une auto-iconicité si je puis dire au plus fort de
sa Priméité, c’est-à-dire indescriptible et innommable.
18 Avançons maintenant d'un cran vers la modalité du sinsigne iconique tout en se limitant
encore à l'iconisation textuelle. Le télos de la recherche devient alors celui de la
production de qualités sensibles, c'est-à-dire de qualités plastiques se rapportant les unes
aux autres par des liens iconiques jouant à divers degrés de similarité pouvant atteindre
la dissimilarité. Dans la sémiosis iconisante qui nous préoccupe ici, des qualités plastiques
sont comparées entre elles dans leur multiplicité et ramenées par 1Ί affectif et gratifique
à une unité d’ensemble désignée traditionnellement par le concept de composition
plastique. Le résultat de ce type d’iconisation, je l'appelle l'iconicité plastique et je propose
de qualifier d'esthésique, tenue plus juste je crois que celui d'esthétique, l'I qualitatif qui
en règle les divers aspects les uns sur les autres. J'ai développé une théorie de la sémiosis
esthésique qui subdivise le monde des qualités plastiques en quatre catégories du sentir,
soit : celle des qualités de couleur, celle des qualités de forme, la troisième des qualités de
matière et la dernière des qualités d'espace. L'explication de cette théorie déborde bien
entendu le cadre de mon exposé. Je me contenterai de signaler que ces quatre catégories
esthésiques sont toujours présentes dans toute œuvre d'art et se manifestent de manière
plus ou moins complexe dans quatre réseaux hiérarchisés, donc dans une quadruple
structure compositionnelle pouvant mettre en valeur l'une ou l'autre des quatre
catégories. Dans Cinéma bleu (1925) par exemple,
45
19 Magritte joue avant tout sur des qualités de couleur (l'achromatique, le chromatique, le
bleu, le rouge, etc.) et des qualités d'espace (notamment : l'horizontalité, la verticalité, la
planéité et la profondeur). Des qualités de tonne (surtout la ligne et la masse, le droit et le
courbe) ainsi que des qualités de matière (telles le solide, le vide, le malléable, le léger et
le lourd) tissent l'iconicité plastique de cette œuvre.
20 Poursuivons en prenant cette fois comme contexte de sens le monde de l'art tout en
demeurant sous le registre de la sémiosis esthésique. Des qualités plastiques de l'œuvre
peuvent être produites dans ce cas tout en étant apparentées sous divers degrés de
similarité (pouvant aller, je le rappelle, jusqu'à la dissimilarité) à des qualités plastiques
d'autres œuvres soit de Magritte lui-même, soit d'autres discours artistiques. Il s'agit là
d'une iconisation plastique intertextuelle élargissant son rayon d'interprétance à une ou
des plasticités inhérentes à d'autres œuvres. On peut supposer ici que certains aspects de
la plasticité de Cinéma bleu ne sont pas sans rapport avec certaines œuvres de de Chirico
par exemple pour qui Magritte ne cachait pas son admiration.
21 L'iconisation plastique peut aussi opérer sur la base d'une relation avec des aspects
qualitatifs du monde extérieur à l’œuvre. Il s'agit alors d'une iconicité plastique que je
qualifie de mondaine. Dans ce cas, des composantes plastiques de l'œuvre sont produites
sur la base d'un rapport avec des qualités sensibles du monde extérieur à l'œuvre. Si
l'artiste établit des configurations plastiques en corrélation avec des configurations
sensibles du monde que sont par exemple les objets, les lieux et les personnes, donc des
faits de l'existence extratextuelle, il s'agit alors d'une iconisation plastique figurative
dont la picturalité de Magritte dans son ensemble, de toute évidence, relève. Par contre,
si les configurations plastiques sont produites sans corrélation avec des faits de
l'existence extratextuelle, mais seulement en rapport avec le monde des qualités
46
sensibles en deçà du monde des faits, l'I esthésique opère alors sous le registre d'une
iconisation plastique non figurative. Pour terminer sur l'iconisation plastique, je
signalerai que celle-ci prend toujours comme objet incontournable de son processus
sémiosique des affects, des sentiments, des émotions de l'artiste se rapportant à la
plasticité de l'œuvre. Je qualifierai d'expressive cette dimension de l'iconisation, laquelle
fonde la notion de style (au sens de style personnel). La cinquième modalité du modèle est
une généralisation de la deuxième dans laquelle elle se manifeste de telle sorte que des
sinsignes iconiques deviennent des réitérations d'autres signes iconiques, peu importe
l'objet des sémioses en action.
22 Je poursuis dans l'ordre avec les modalités qui se focalisent sur les individualités de
l'existence comme fonctions sémiosiques. Il s'agit ici des processus d'indexicalisation
occupant les troisième, sixième et septième places du modèle, ainsi que la quatrième
place sur laquelle j'insisterai. Revenons encore une fois à l'œuvre en soi comme contexte
de sens. Indexicaliser veut dire avant tout organiser des parties discrètes de l'œuvre dans
leur contiguïté spatio-temporelle de manière à ce que ces individus picturaux entrent en
rapport dynamique les uns avec les autres dans des interactions de poussée, de levée, de
compression, de lutte, de chute, de chevauchement, de pénétration, d’indication
mutuelle, etc. Alors que dans l'iconisation plastique l'I esthésique cherche à régler les
qualités sensibles de l'œuvre dans leur co-présence pour ainsi dire statique, dans
l'indexicalisation, l'artiste, sous l'égide de l'I énergétique et pratique, vise la localisation
de grandeurs discrètes en interaction dynamique. Ces forces dynamiques, agissant
comme des vecteurs, sont à mon avis de deux ordres. D'abord, il y a indexicalité
lorsqu'une partie de l'œuvre, tenant le rôle de signe, pointe dans une direction donnée
attirant ainsi l'attention à la fois sur son propre dynamisme et sur une autre partie de
l'œuvre servant d'objet du signe. Il s'agit là, on le voit, d'une indexicalité interne à un
signe. Ainsi en est-il dans Cinéma bleu du regard du personnage qui pointe vers la gauche,
du dirigeable qui s'élève, du rideau qui descend, de la flèche qui attire l'attention vers la
droite, etc. Mais une force dynamique peut s'étendre à plus d'une partie et parcourir
plusieurs régions de l'œuvre, les traverser, les relier dans des séquences, des mouvements
et des déplacements. Comme exemple imaginons un vecteur qui commence sa course en
bas à gauche du tableau de Magritte, monte les marches de l'arrière-scène, suit l'élévation
des colonnes, atteint le sommet du fronton pour bifurquer finalement en direction de la
montgolfière. Je qualifie cette indexicalité de trans-signique. Cette dernière, en action dans
les œuvres tant figuratives que non figuratives, m'apparaît fondatrice de la notion de
syntaxe qui caractérise les relations dynamiques entre les singularités des sémioses
symboliques dont nous avons une expérience courante dans les langues naturelles. Dans
cette perspective, les relations indexicales qui règlent dynamiquement les parties d'une
œuvre les unes sur les autres, sont des relations syntaxiques. La notion d'indexicalisation
permet de théoriser un autre aspect de la création artistique qu'est celui de la technicité.
En effet l'invention technique consistant à transformer les matériaux et à les faire vivre
de manière inédite dans le contexte singulier d'une œuvre et, d'une manière plus
générale, dans le contexte global de la production d’un artiste, c'est bien sous le registre
d'une syntaxe physique que nous pouvons saisir cette indexicalisation matérielle à
laquelle l'artiste procède.
47
aurons d'abord une métaphorisation textuelle dans laquelle une région de l'œuvre
comparée conceptuellement à une autre peut agir comme lieu de projection de cette
dernière, nous permettant d’apprécier la deuxième à travers l’être qualitatif de la
première. Ainsi en est-il dans Les Promenades d'Euclide (1955) des deux triangles
plastiquement semblables et indexicalisés côte à côte, celui de gauche par-dessus les
édifices et la verdure, celui de droite derrière la verdure et entre les édifices.
5. Conclusion
30 D'après le modèle onto-sémiotique de Peirce, l'argumentalité artistique peut jouer sur un
triple discours reposant sur une inventivité plastique et esthésique, une inventivité
dynamique et technique, ainsi qu'une inventivité conceptuelle et symbolique. En d'autres
termes, la création artistique se donne pour finalité la regénérescence à la fois des
sémioses iconico-esthésiques, des sémioses indexico-techniques et de la sémiosis
symbolico-théorique. En tant que discours poétique, la création artistique, sous la
responsabilité critique de l'abduction symbolique, demeure une des rares formes de la
pensée à pouvoir exploiter les couches pré-symboliques des processus sémiosiques, c'est-
à-dire non seulement les niveaux indexicaux mais aussi les strates iconiques afin de
construire délibérément des niveaux de réalité dont le fonctionnement sémiosique se
déroule habituellement dans l'obscurité de l'acriticité. Bien que le discours pictural de
Magritte, comme toute recherche artistique, participe du champ total du sens ouvert par
l'ensemble des processus sémiosiques, il apparaît clairement que celui-là ressortit
davantage aux couches symboliques que les sémioses esthésiques et indexicales se
contentent, par nécessité ontologique, de nourrir sans pour autant favoriser l'émergence
notamment d'une couche plastique au sein de son argumentalité.
BIBLIOGRAPHIE
Bibliographie
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1979, Théorie et pratique du signe, Paris, Payot.
LÉGARÉ, S.
1996, Théorie générale de la création artistique. Pour une sémeiotique peircienne de la recherche
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SAVAN, D.,
1990, An Introduction to C. S. Peirce's Full System, Toronto, Toronto Semiotic Circle.
51
NOTES
1. S. LÉGARÉ, Théorie générale de la création artistique. Pour une séméiotique peircienne de la recherche
artistique, 456 pages, thèse de doctorat. Université du Québec à Montréal, 1996.
2. La figure 1 est une reprise d'un tableau de G. DELEDALLE, Théorie et. pratique du signe, Paris,
Payot, 1979, pp. 54-64, qui s'inspirait lui-même d'une notation numérique proposée par Peirce
(C.P. 8.353) signifiant la Priméité de la Priméité (1.1), la Priméité de la Secondéité (1.2), etc.
3. U. ECO. Sémiotique et philosophie du langage, Paris, P.U.F., 1988, pp. 108-110.
AUTEUR
SERGE LÉGARÉ
Collège de Lévis - Lauzon (Québec)
52
1. Préliminaires
1 René Magritte (1898 - 1967) subit l'influence de Giorgio de Chirico en 1922 (Le Chant
d'Amour), rejoint les surréalistes en 1927, traverse plus tard une période néo-
impressioniste (1943 - 1947), suivie de la petite période « vache » (1948). Il entretient un
rapport souvent difficile avec le surréalisme belge et français1. Bernard Noël dit du sens
de ce rapport :
Je vois bien ce qu'on enlève au surréalisme en lui enlevant Magritte, mais pas du
tout ce qu'on enlève à Magritte en lui enlevant le surréalisme2.
2 Magritte dérange par son militantisme anti-académique, anti-subjectiviste, universaliste
et, d’une certaine manière, rationaliste anti-herméneutique : dans la peinture, il s’agit
d’offrir des images de choses et d’états de choses tels que la pensée, naturellement
réaliste, en soit affectée, voire « charmée », comme il dit en 1946, contre Breton 3,
surprise, enchantée, exaltée ; il assume le plaisir comme but de l’art. Et il dérange, parce
que ses œuvres circulent avec facilité en reproduction et atteignent un très grand public,
notamment grâce à son activité dans la sphère de la publicité (affiches de toutes sortes,
étiquettes, couvertures de livres, de disques, etc4). C’est le rapport magrittien à l'objet en
général, qu’il soit naturel ou artificiel, chose trouvée ou marchandise, qui explique celte
affinité5. En revanche, José Pierre fait remarquer que sa technique descriptive
(...) ne va pourtant pas sans une certaine médiocrité d'apparence dans nombre de
toiles et de dessins6
3 11 reconnaît que certains Magritte sont
admirablement peints, comme si le lyrisme du propos avait arraché le peintre à la
grisaille volontaire et à la gaucherie militante auxquelles il s'astreint d'ordinaire.
4 Mais,
par contre on ne distingue aucun progrès sensible dans son œuvre.
53
12 Profondeurs de la Terre (1930) : quatre panneaux montrant quatre parties d'un même
paysage, répétant la même logique ; ces cadres-fenêtres s'ouvrent, et se referment au
moment où se complète l'image mentale, pour redevenir des surfaces.
13 Paysage, corps féminin : des motifs méréologiques (des totalités découpables et
reconstructibles) dont les Gestalts figuratifs en appellent particulièrement à la faculté
complétive de notre imaginaire.
14 La Folie des Grandeurs II (1948) : torse féminin devant une vue de mer avec un ciel
partiellement découpé en blocs bleus faisant écho aux blocs de pierre du balcon qui forme
en partie le cadre du tableau ; le torse est à son tour découpé en trois morceaux creux,
d'échelle décroissante ; tout est à recomposer mentalement, comme nous le rappellent la
petite montgolfière naviguant entre ces blocs célestes, les nuages en partie cachés par les
blocs, et la bougie placée au bord du balcon, qui semble attirer l'attention du torse,
comme si tous deux étaient des personnes absorbées par une conversation tranquille et
profonde.
55
15 Ce n'est pourtant pas la pédagogie mallarméenne de ces constructions qui nous fascine ; il
y a bien une lecture complétive de ces tableaux, et elle n'est pas trop compliquée, — tout
le monde comprend que l'image ne présente pas ce qu'elle représente dans le réel
phénoménologiquement possible, et qu'en ce sens le réalisme n’est pas réaliste, puisque
l'image de la chose n'est pas la chose ; mais ce degré zéro de la peinture figurative et ces
opérations traits-figuratives précises, immédiatement repérables, nous offrent un
théâtre de variations imaginaires qui se trouve au plus près de ce que nous pourrions
appeler une esthétique naturelle de la pensée humaine, — ils produisent un effet de
plaisir mental, que nous éprouvons en saisissant la variation formelle elle-même, cette
opération locale de transposition, par laquelle la pensée qui peint énerve la pensée, pour
ainsi dire. Ce petit énervement constant, que la pensée s'inflige et s'impose chaque fois
qu'elle interroge le possible, proposent à la synthèse cognitive de la perception visuelle
un détour, un délai, un obstacle et un temps de regard pur qui « affirment autrement »,
en effet, qui font la tête à la vision dans tous les sens, et même au simple sens de ce sens
qui nous permet de percevoir par les yeux. Ce plaisir n'a plus rien à voir avec l'empathie,
l'humeur, l'émotion émanant du figuré ; il est compatible avec tout état affectif, puisqu’il
relève de la passion, faite d’attention pure. Il est impersonnel, voire apersonel, non-
spécialisé, et universel.
22 Une tension peut ainsi se produire entre les percepts rapides, mais sémantiquement
pauvres (même s'ils « signifient » quelque chose) et l'intégration lente, riche en contenus
intégrés, de la présence pleine (Sujet-Objet+Circonstances). C'est cette tension qui est
développée dans le fait artistique. On compose de sorte que les événements perceptifs et
expressifs résistent à l'intégration automatique ; on obtient un décalage entre les
registres A et B, et une mise en évidence de la composition elle-même, grâce à laquelle
une composition {A} résiste à l'aperception par B. On ralentit la « cognition », et {A}
problématise B ; le résultat est une expérience esthétique11.
23 De ce point de vue, le travail artistique consiste à distendre, à dilater une fonction
cognitive, un principe opérateur d'intelligibilité, en l'exposant à une mise au premier
plan, à une sur-explicitation, ou à une variation qui dépasse le champ de ses possibles. Ce
travail est déjà, au niveau le plus élémentaire du vécu humain, celui de toute
théâtralisation : tout théâtre est un laboratoire sémiotique qui nous permet de ressentir
autrement, d'étudier comme du dehors, un sens dés-automatisé par son iconisation
gestuelle, par la présence spatiale d'une « scène » qui transforme l'acte, l'événement, en
scénario. C'est ainsi que fonctionne, par ailleurs, l’écriture — c'est une parole
théâtralisée, dilatée par la technique graphique.
24 Le caractère théâtral de la peinture de Magritte saute aux yeux. L'encadrement explicite,
qui « mentalise » le contenu figuratif et l'éloigne du phénoménique immédiat, est un
facteur compositionnel de première importance pour la liberté de variation de la
configuration. C'est une liberté expérimentale, qui doit donc maintenir les circonstances
invariables, pendant que telle fonction varie. D'où précisément son style bizarrement
neutre de présentation figurative. Sa peinture est un laboratoire sémiotique. Un théâtre
de dissection du sens. Ses spectateurs font l'expérience de l'expérience, plus clairement et
plus directement, peut-être plus brutalement aussi, que devant toute autre peinture,
même surréaliste, parce qu'il a eu cette idée phénoménologico-politique de rester en
contact avec le sens commun, le trivial, de mettre entre parenthèses son moi émotionnel
intégrateur et de théâtraliser l'objet.
59
37 L'espace de base, celui du spectateur devant cette toile, ouvre un espace mental (esp. 1)
montrant la chambre avec le chevalet et son tableau ; ce tableau ouvre encore un espace
mental (esp. 2) où figure la pipe colorée et sa légende. Les deux espaces mentaux (esp. 1 et
2) offrent chacun une pipe, l'une étant la contrepartie de l'autre (mapping) ; dans le
blending, on projette (de l'esp. 1) la grande pipe de la chambre et l’éclairage, mais pas la
chambre elle-même ; on projette d'autre part l'espace lisse et sans gravitation du tableau
sur le chevalet (esp. 2), mais pas le texte. Ainsi, on obtient un troisième espace, une
surface claire comme le mur de la chambre, mais sans chambre : une surface avec une
pipe livide, qui est un objet peint dans l'espace de l'observateur. Soit :
38 Cela peut paraître compliqué, mais ce n'est que la réponse à la première question que le
spectateur se pose devant cette œuvre, à savoir : comment pouvons-nous avoir une
chambre en trois dimensions, soigneusement soulignées par le plancher en bois, et
pourtant cette grande pipe blafarde qui flotte sur notre tête ?
39 Nous pensons que les constructions en abyme comme celle-ci, assez fréquentes en
peinture, produisent nécessairement des projections mixtes, des blendings, de cette
manière. C'est là leur raison d'être. Dans notre cas, le jeu sur le chromatisme est essentiel
dans la perspective de l'absurde ontologique qui se produit. La matière du bois possède
d'ailleurs ce sens d'ancrage « matériel », souvent exploité par Magritte, qui relie ici
ironiquement le plancher (esp. 1) et la petite pipe (esp. 2), mais précisément pas le
contenu du blend.
40 La capacité que nous avons de comprendre sans difficulté qu'un espace peut en enchâsser
un autre relève d’un schématisme cognitif. Notre capacité de former des combinaisons
imaginables et intelligibles dans l'« impossible » des projections en est une extension
particulièrement intéressante, dans la mesure où elle nous offre des contenus qui, peut-
être parce qu'ils arrivent sur la scène de la présence pleine avec un retard calculé,
apparaissent nimbés d’une prégnance singulière : ce sont des objets intentionnels par
excellence, et leurs paradoxes semblent des évidences ; ces monstres de composition
improbable nous apparaissent d'autant plus réels qu'ils sont impossibles, d'autant plus
dynamiques qu'ils sont statiques. Ils nous « enchantent », comme le voulait Magritte,
62
dont les pipes forment maintenant l'avant-garde des objets et des sujets rendus à leurs
singularités qui nous attendent dans la trivialité dé-trivialisée, sémiotisée.
BIBLIOGRAPHIE
Bibliographie
BRANDT, P.Aa.,
1998 a, « Cats in Space. Baudelaire's « Les chats » read by Jakobson and Lévi-Strauss », dans P. Aa.
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1983, Ceci n'est pas un Magritte. Essai sur Magritte et la publicité, Paris, Flammarion.
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1996, The Literary Minci, New York, Oxford, Oxford University Press.
63
NOTES
1. Voir R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1979, et F. CHENET, « Magritte mode
d’emploi », dans Textyles, no 8. 1991. pp 229-239.
2. B. NOËL, Magritte, Paris, Flammarion. 1976, dans le texte de la couverture.
3. R. MAGRITTE, Op. cit., p. 197.
4. Voir G. ROQUE. Ceci n'est pas un Magritte. Essai sur Magritte et la publicité, Paris, Flammarion,
1983.
5. Cfr « Histoire succincte de l’objet dans les publicités magrittiennes », dans G. ROQUE, Op. cit.,
pp. 69-86.
6. J. PIERRE, Le surréalisme. Dictionnaire de poche, Paris, Fernand Hazan Éditeur, 1 973.
7. J. PIERRE, Op. cit.
8. A propos de philosophie, rappelons entre parenthèses que Magritte écrit à Michel Foucault
en 1966 après avoir lu Les mots et les choses, et lui envoie des reproductions de ses tableaux dont
Ceci n'est pas une pipe avec, noté au verso, « Le titre ne contredit pas le dessin ; il affirme
autrement ». (F. Chenet, Op. Cit., p. 233). Foucault réagit immédiatement ; il publie son essai sur
Magritte en 1968, puis en réédition augmentée (M. FOUCAULT, Ceci n'est pas une pipe. Paris, Fata
Morgana, 1973).
9. Cfr G. LAKOFF et M. TURNER, More than cool reason. A Field Guide to Poetic Metaphor, Chicago,
Chicago University Press, 1989 ; M. TURNER, The Literary Mind, New York, Oxford, Oxford
University Press, 1996 ; G. FAUCONNIER, Mappings in thought and language, Cambridge UK,
Cambridge University Press, 1997 ; P. Aa. BRANDT, Cats in Space. Baudelaire's "Les chats" read by
Jakobson and Lévi-Strauss, dans P. Aa. BRANDT (Ed.), The Roman Jakobson Centennial Symposium,
Acta Linguistica Hafniensia, no 29, Copenhague, 1998a ; et bien d'autres.
10. Cfr E. PÖPPEL, « Temporal Mechanisms in Perception », dans International Review of
Neurobiology, n o 37, 1994 ; E. POPPEL, « Consciousness versus States of being conscious », dans
Sciences, n o 20, 1, (Behavioral and Brain), 1997 ; et P. Aa. BRANDT, « Domains and the Grounding of
Meaning », dans LAUD, Linguistic Agency, Series A : General & Theoretical Papers, n o 464,
University-G Essen, 1998b.
11. Et d’ailleurs souvent un effet de synesthésie : la perturbation en question semble activer des
sensations imaginaires qui viennent suppléer à celles dont on attend l’intégration.
AUTEUR
PER AAGE BRANDT
Université d’Aarhus
64
1. Introduction
1.1. Magritte ou le paradoxe de l’Icône
révélera ainsi comme le lieu où les deux logiques viennent s’affronter, la première étant
subvertie par la seconde.
6 Ce paradoxe, les tableaux de Magritte l’illustrent à satiété. Nous détacherons plusieurs
techniques qui y sont à l’œuvre1. Nous entendrons ainsi mettre en évidence les opérations
sémiotiques qui sont à la base de certains effets de la peinture magrittienne, effets que
l'on décrit souvent en un métalangage nébuleux, comme « choc visuel », « mystère »,
« perte d’identité », « pensée visible », « exhibition de l’invisible » ; il s’agit en effet d’aller
au-delà des formules toutes faites (même lorsqu’elles s’autorisent des propos de l’artiste).
Pour décrire ces opérations, nous nous servirons de concepts mis au point dans notre
Traité du signe visuel2 et dans nos autres travaux antérieurs.
7 Nous analyserons particulièrement des cas où la technique magrittienne consiste à violer
des règles picturales présidant à la constitution des énoncés iconiques, règles
relativement conventionnelles mais que la doxa admet tacitement comme « naturelles ».
À titre d’exemple, commentons ici deux de ces nonnes idéologiques.
10 Une autre norme dans l’usage des images est la croyance en la fixité du rapport stimulus-
référent. Cette croyance peut être appelée : théorie du binôme. Les deux éléments sont en
effet fréquemment conçus comme les extrémités d’une chaîne finie : l’une est un
terminus a quo stable et fixe, l’autre un terminus ad quem fixe lui aussi. Nous croyons
ainsi volontiers qu’une représentation (signifiant) d’un ciel (signifié) obtenue grâce à une
substance visuelle (stimulus) renvoie à un objet ciel, réel ou non (référent). Donc que le
signe donne accès aux choses, un accès immédiat.
11 Toute la sémiotique a depuis longtemps montré que l'idée d’un accès direct aux choses
relève du mythe. Mais la théorie de l’icône montre en outre, de manière plus particulière,
que la théorie du binôme est fausse. Il faut la revoir sur plusieurs points6.
66
12 Un de ces points est le suivant : la transformation est une relation transitive. En d’autres
tenues, un stimulus donné (St1) est corrélé à un référent (R1), mais ce référent peut lui-
même être considéré comme le stimulus (St2) d’un nouveau signe qui a son référent (R2),
et ainsi de suite. Il y a donc une chaîne de renvois, potentiellement infinie (ce qu’avait
bien vu Peirce). Pour illustrer ceci, on pourra penser à ce que nous nommerons « l’effet
Rabier », en souvenir des fameuses représentations de « la vache qui rit ». La boîte porte
le signe (le dessin) d’une vache, vache réputée être un référent, mais une partie de cette
vache référent — sa boucle d’oreille — est une boîte qui porte un dessin de vache qui à son
tour, etc. Dans cette chaîne, chaque élément a un double statut : il est référent par
rapport à l’élément subordonné, mais stimulus par rapport à l’élément superordonné, ce
que figure le schéma ci-dessous.
13 Comme on le verra, l’art magrittien vise à briser la fixité et l’isolement du binôme St-R : il
fait apparaître la transitivité du mouvement de transformation et, du coup, le caractère
arbitraire du statut qui avait pu être donné à un élément du signe au prix d’une fixation
du mouvement de sémiose. Magritte nous force à admettre l’existence d’une chaîne de
signes, en nous faisant assister à la conversion en signe de ce que nous croyions être un
référent, ou vice-versa.
14 Ici encore les techniques utilisées sont diverses, mais dans une moindre mesure : les
techniques-reines seront celle de l’énoncé dans l’énoncé ou celle de la représentation de
l’énonciation dans l’énoncé. Examinons à présent le détail de ces techniques, à travers
quelques œuvres significatives, sept exactement7.
23 Ici, on peut mener la même analyse que pour l’arbre 3 – mais elle se révélera peu
économique –, ou une analyse tout à fait distincte, qui mènera à invoquer un cas d’ellipse.
24 Dans la première hypothèse, on fait avancer le rideau d’arbres devant le groupe équestre,
qu’il masque. Nos normes en matière de transformation (a) et nos connaissances
encyclopédiques (b) rendent cette hypothèse très fragile, et donc peu économique. En
effet, (a) flou et grisé, le rideau d’arbres est situé à plus grande distance encore que
l’arbre le plus lointain et (b) il faudrait postuler que ce rideau d’arbre a une structure
quasi-rectangulaire.
25 Il faut donc élaborer une seconde hypothèse : celle de l’ellipse. Une partie du groupe
équestre est à la fois absente (au niveau perçu) et présente (au niveau conçu). Cette
hypothèse est rendue économique par la redondance de l'énoncé iconique. La redondance
des couleurs, celle des contours (formes, situées dans le prolongement l’une de l’autre)
amènent en effet à postuler la présence d’un fragment du groupe équestre à l’endroit où
l’on perçoit un fragment du rideau d’arbres : il s’agit là d’un banal cas de détermination
par subordination.
26 L’ellipse n’est qu’un cas particulier d’une règle générale qu’on pourrait nommer loi de
résection. Cette loi d’incomplétude s’énonce dans les deux propositions qui suivent.
27 — (A) Lorsqu’on représente un objet, on peut omettre une zone périphérique du stimulus.
Eu ce cas, la suppression est par hypothèse attribuée au cadrage (Al). Si cette attribution
n’est pas possible, parce que l'hypothèse n’est pas économique, alors le spectateur doit se
rabattre soit (A2) sur 1’hypothèse référentielle, soit (A3) sur l'hypothèse de l’ellipse.
L’hypothèse référentielle (A2) concerne l’espace énoncé. Le spectateur décrète qu’il s’agit
d’un référent nouveau, ressemblant au référent connu, mais s’en distinguant par des
caractères comme : mutilation, pli, etc. L’hypothèse de l’ellipse (A3) concerne l’espace
énonçant.
28 — (B) Lorsqu’on représente un objet, on peut omettre une zone non-périphérique du
stimulus. En ce cas (B1), la suppression est expliquée par une superposition (et non par le
cadrage). Si la chose n’est pas possible, on retourne à l’hypothèse référentielle (B2) ou à
celle de l’ellipse (B3).
29 Dans le cas qui nous occupe, nous avons une omission d’une zone non-périphérique (c’est
le cas B). Or l'hypothèse du recouvrement y a été infirmée (voir plus haut), et l’hypothèse
référentielle est à exclure étant donné la prégnance des types « cheval » et « groupe
équestre ». La seule hypothèse restante est donc l’ellipse de l’espace énonçant.
30 Encore que la question ne doive pas être abordée dans le cadre de cette analyse, cette
faculté qu’a tout producteur d’icônes de pratiquer l’ellipse fournit une des lectures
possibles du titre de l’œuvre : l’énoncé verbal Blanc-seing renverrait à la totale liberté dont
dispose tout producteur d’icônes (il jouit d’une « licence picturale », tout comme
l’écrivain use de « licence poétique »), liberté qui s’oppose à la tyrannie de la
représentation. Nous aurons des observations de ce genre à faire à propos des autres
œuvres commentées. Elles nous permettront de contester une opinion trop souvent émise
à propos des toiles de Magritte, à savoir que leurs titres n’ont aucun rapport direct avec le
sujet. On verra au contraire que la plupart des titres s’expliquent parfaitement, une fois
admise l’idée que les toiles qu’ils accompagnent constituent autant de réflexions sur les
contraintes de la représentation.
69
35 On est donc tenté de résorber ces légères anomalies par des adaptations de la lecture.
Mais ces nouvelles lectures vont fonctionner localement, et ne permettront pas d’unifier
les trois zones. Le « ciel » pourrait être tout simplement considéré, rhétoriquement,
comme une métalepse : l'organe qui voit est remplacé par l’objet contemplé. Quant au/
disque noir/, que sa position subordonnée dans l'unité structurale « œil » désigne sans
équivoque comme une sous-unité « pupille », il est tout aussi en subordination par
rapport à « ciel », où il pourrait être vu comme une sorte de « soleil noir », mais alors à
condition d’ignorer la zone « œil »11.
36 Ces considérations concernent le référent des trois zones de cette image ; mais nous
pouvons aussi raisonner sur des caractéristiques plus générales qui, à nouveau, mettent
en question les conventions représentatives, et plus précisément ici les aspects
sémiotiques de la représentation de la profondeur sur un plan.
37 Nous avons déjà signalé le contraste de distance qui existe entre les trois zones. La zone 1
est un gros plan sur un œil, extrêmement proche, et même d’une proximité inusuelle. Le
ciel 2 (qu’il soit un ciel regardé ou l’image du cerveau nébuleux du personnage) est, lui,
très lointain. Quant à la zone 3, noire et uniforme, elle ne contient aucun indice de
profondeur ni de distance : en l’absence de vision binoculaire, elle paraît plane, et flotte
de façon insituable dans cet espace distendu entre le zéro d’un œil extrêmement proche
et l’infini d’un ciel lointain. Le contour de l’œil l’attire vers l’avant comme pupille, mais le
ciel l'attire vers le fond, et elle présente de ce fait une alternation12 un peu gênante pour
le spectateur. Son absence de relief, de déterminants intrinsèques précis, sa régularité de
forme et l'uniformité rigoureuse de sa couleur (ou mieux de sa non-couleur) en font une
entité négative dans un champ par ailleurs nettement iconique : elle tend dès lors vers le
symbole géométrique, vers l’unité purement plastique, le disque noir tel que l’utilise si
adroitement un Vasarely.
38 Mais ce n’est pas tout pour ce qui regarde les multistabilités. Un œil comporte des reliefs
multiples et précis, que Magritte souligne par ses ombrages modelés, supposant une
source de lumière unique et située vers la gauche du spectateur. Avec cette donnée de
base, notre système perceptif interprète l’image selon un relief en saillie, qui tient compte
de notre savoir sur l’œil. Mais les études sur la perception ont bien montré que cette
décision est basée à la fois sur notre connaissance du relief d’un œil et sur notre habitude
– issue de l’impérialisme des droitiers – de placer nos sources de lumière à noue gauche.
En l’absence de tels repères (par exemple : photographies planes de cratères, ou de monts
lunaires), une même image peut s’interpréter aussi bien comme un creux que comme une
saillie (il suffit généralement de la faire tourner de 180 degrés). Le même effet est obtenu
ici par contamination du ciel lointain, qui fait apparaître, par éclairs, cet œil comme un
entonnoir.
39 Ainsi se justifie une nouvelle fois le titre : nos sens nous trompent et l’œil est un faux
miroir du monde.
71
40 Le tableau (1966) fait coexister deux référents qui ont des orientations distinctes. La
première orientation est verticale : le tableau représente un13 mur. Sur ce plan, la
représentation d’une table dressée. Cette fois, l'orientation est horizontale : nous savons
que l’horizontalité est une propriété des feuilles de tables.
41 On a donc ici une technique assez proche de ce qui est connu comme « mise en abyme »,
figure lâchement définie à quoi on reviendra pour en illustrer une autre potentialité
(paragraphe 8). En effet, de multiples indices nous persuadent que l’icône de table a été
produite sur un fond qui n'est autre que le mur. Ces indices sont notamment le fait que la
texture du mur, avec ses blocs, subsiste dans la représentation de la table, le fait que les
pieds de la table ne reposent pas sur le sol perpendiculaire au mur, ou encore le fait que la
nappe s'arrête là où des niches teintes se tonnent dans le mur. On a donc bien une icône
dans l’icône.
42 L’essentiel ici n’est pas cette figure. Il faut tout de même souligner au passage que, comme
bien d’autres, elle a la propriété de casser le mythe du binôme référent-stimulus. La
« mise en abyme » classique produit en effet ce que l’on a appelé « l’effet Rabier », qui
donne à chaque élément de la chaîne un double statut : référent par rapport à l’élément
subordonné, stimulus par rapport à l’élément superordonné.
43 Mais dans le cas présent, c’est sans doute la coexistence des plans qui doit nous retenir.
44 Rappelons-nous que tout producteur d’icônes dans un plan est confronté au problème du
rapport à produire entre un support bidimensionnel et un référent tridimensionnel. Pour
résoudre ce problème, il usera de la transformation nommée projection. Artifice dont le
caractère prétendument « naturel » se voit renforcé par le recours à d’autres techniques
72
47 Comme les autres toiles retenues, celle-ci (1927) se divise à nouveau en zones, au nombre
de deux ou trois selon que l’on compte ou non la zone médiane où les zones extrêmes sont
en contact, et qui joue un rôle essentiellement médiateur. Ces zones sont des bandes
horizontales très nettement découpées.
48 La zone 1 supérieure est parfaitement iconique et homogène. Elle représente un « ciel gris
chargé de nuages lourds ».
73
55 Il était donc possible d’exploiter cet espace de redondance pour obtenir un effet qui
ressort de la rhétorique : une métalepse à nouveau17, la métalepse étant une catégorie
particulière de métonymie. Le bateau qui sillonne l’élément liquide, pour reprendre le
cliché bien connu, finit par s’assimiler à celui-ci. Figure assez simple par comparaison
avec les autres toiles examinées.
56 Toutefois le signifiant mérite lui aussi une analyse, car il présente une fois de plus ce
qu’on pourrait appeler le « trou magrittien ». Les contours du bateau sont le lieu d’une
discontinuité et pourraient donc être considérés comme un trou à travers lequel on voit
la mer au-delà. Selon une telle lecture le bateau n’existerait que par son contour et
deviendrait un bateau-fantôme18.
59 On a donc à nouveau deux lieux totalement différents, dont l’un semble apparaître à
travers une perforation du plan. Dans les deux zones, les effets de relief et de profondeur
sont très soignés, sauf pour le contour du bouquet qui, sur une tenture par ailleurs peu
différenciée, paraît plan. Le vase et le bouquet semblent très proches mais le verger paraît
lointain.
60 Thématiquement l’ensemble 1 et 2 peut être considéré comme isotope : un bouquet de
fleurs, des arbres en fleurs et un nid.
61 Cependant on constate aussitôt des relations plus problématiques. Quoique isotopes on ne
peut considérer ces deux zones comme représentant une même totalité. En vertu de notre
compétence encyclopédique, la zone 2, peinte selon les mêmes règles que la zone 1 a, ne
peut être considérée comme constituant sa continuation. Il est également impossible
d’admettre que les deux arbres du verger poussent dans le vase. Le nid par exemple, dans
la zone 1 a, est plutôt associé aux arbres de la zone 2 qu’au bouquet voisin en 1 b. Il y a
donc confusion, ou synthèse, entre l'extérieur et l’intérieur.
62 D’autre part, la forme du bouquet, qui englobe la vue du verger, a une courbe enveloppe
qui s’apparente à celle du premier arbre en fleurs : il y a rime plastique19, mais la
disposition place habilement, grâce à la perspective, le grand dans le petit, le pré fleuri à
l'intérieur du bouquet qu’on y a cueilli. L’englobant devient englobé, il y a inversion des
rapports de subordination20.
63 Plus intéressant encore, la psychologie de la Gestalt a bien mis en évidence que le contour
appartient à l’objet et non au fond. Or ici cette réaction perceptive est contrecarrée par le
fait que le contour de la zone 2 (pré fleuri) ne lui appartient pas mais est en réalité le
76
dans le tableau. Premièrement ce dernier met en scène un processus, donc une durée :
l’acte de peindre. D’autre part, il présente de manière condensée une dyade dont nous
savons que ses membres sont associés par un rapport métonymique, un rapport temporel
sans fin.
70 Une fois de plus, le mythe de l'immédiateté du rapport sémiotique est dénoncé 24.
9. Convergences
71 Au terme de ces examens, de nombreuses convergences se manifestent, au point qu’il
serait sans doute fastidieux d’aligner davantage d’exemples.
72 Nous formulerons deux de ces convergences. Ces conclusions, qui correspondent à deux
lectures globales possibles de l’œuvre, pourront paraître contradictoires. D’un côté, on
verra dans l’œuvre une dénonciation virulente des conventions iconiques ; de l’autre, une
exaltation de la toute puissance des signes. Le paradoxe de l’œuvre magrittienne, souligné
d’emblée, est qu’elle ne nous oblige pas à choisir.
73 On a noté à plus d’une reprise que Magritte travaillait par zones, zones toujours
homogènes intérieurement, mais qui, entre elles, présentent une hétérogénéité.
74 Cette hétérogénéité est double. Elle est souvent dans la lecture des référents, qui ne sont
pas isotopes (le rocher aérien, la tortue volante, la chemise à seins...). Mais elle réside
surtout dans le traitement iconique que Magritte leur réserve, et donc essentiellement
dans le travail sur les transformations.
75 Le « trou » est un cas particulier de ce travail par plages, mais ce n’est pas le seul. Dans ce
travail, le contact entre les plages revêt une importance toute particulière. Ce contact se
fait le plus souvent sous les espèces d’une simple juxtaposition, à l’effet brutal. Cet effet
de brutalité est par exemple obtenu lorsque le contour produit par la tangence des plages
n’est pas iconiquement motivé. A la grande rigueur, la continuité des plages peut être
assurée par un dispositif discret. C’est par exemple le rôle de telle zone sans relief, ou
celui du « trou » lorsqu’il a un contour iconiquement justifiable. Mais dans ce dernier cas,
il y a production d’une troisième entité (qui vient se juxtaposer aux entités visibles à
l'intérieur du trou et à celles qui sont identifiables en périphérie), et donc production
d’une nouvelle hétérogénéité.
76 Ces jeux d’hétérogénéité sont radicaux25 de sorte qu’une homogénéité de sens ne peut
être retrouvée qu’à un très haut degré de généralité.
77 On dira ainsi que la peinture magrittienne produit un puissant effet médiateur. La
conjonction des contraires qui y est systématiquement pratiquée a pour résultat de
mettre en scène l’abolition des oppositions structurantes convenues, et donc de jeter le
doute sur leur validité. El on notera qu’il s’agit d’oppositions parmi les plus
fondamentales dans nos cultures, qu’elles concernent des catégories perceptuelles 26 ou
des catégories conceptuelles.
78 Du côté des catégories perceptuelles, on a vu que Magritte subvertissait l'opposition du
plan et du volume, de l’horizontal et du vertical, du fond et de la forme, de l’intérieur et
78
82 Poétique en effet sur ce plan, et même proprement surréaliste, si l’on tient à prendre
parti dans ce débat d'appartenance28.
83 Mais bien plus caractéristique encore nous apparaît la constante suivante. Là où un
peintre le plus souvent s’ingénie à taire triompher l’illusion référentielle, à gommer ou à
dissimuler ses artifices, Magritte se plaît au contraire, non sans défi ou même hargne, à
les afficher et à en dénoncer la fausseté.
84 Toutes les figures relevées convergent en effet vers un même éthos nucléaire : la mise en
évidence du paradoxe de l’icône. Le spectateur est fréquemment amené à se poser une
question que suscite toute manifestation iconique : est-il devant une transfiguration
présentant les choses familières sous un angle nouveau ? ou devant une « réalité »
nouvelle ? Il peut parfois hésiter entre l'hypothèse référentielle et l'hypothèse rhétorique
– est-ce une rose vue de très près ? Ou une rose gigantesque ? –29, ou encore hésiter entre
deux hypothèses iconiques, dont l’une implique une hétérogénéité des transformations :
une feuille proche, vue en gros plan au dessus d’une forêt lointaine, ou l’application de
deux transformations géométriques distinctes30 ?
85 La technique de Magritte, en matière de transformation mais aussi en matière de création
d’objets, est de laisser le problème indécidable : objet fantasmé – hypothèse référentielle
–, ou jeu de peinture, c’est-à-dire travail sur l'espace énonçant ?31 Reflet du ciel dans une
vitre, ou coexistence de deux plans distincts, arbitrairement segmentés ?32 Toutes les
techniques, on l’aura remarqué, convergent ainsi vers l’idée d’oscillation. Déséquilibre
permanent ou, mieux, multistabilité33.
86 Ainsi, avait l’heure, Magritte donnait une leçon très dure à la prétendue civilisation de
l’image, image à quoi on a donné – gratuitement – un pouvoir exorbitant, en faisant
passer son artifice pour la nature même. Les images ne sont-elles pas réputées ne point
mentir ? En se servait de l'icône, Magritte prouve, non leur mensonge (de ce point de vue,
elles sont indifférentes, à moins de considérer que tout signe, pace que signe, est
nécessairement mensonger), mais leur contingence. De matière prophétique, le peintre a
ainsi dénoncé par avance l'imposture des publicitaires qui allaient abondamment se
servir de lui, et, par-delà, l’imposture de toute la civilisation de l’image et de sa prétendue
transparence : attention, image !
79
BIBLIOGRAPHIE
Bibliographie
ATTNEAVE, F.,
1971, « Multistability in perception », Scientific American, 225, pp. 63-71.
KLINKENBERG, J.-M.,
1993, « Métaphores de la métaphore : sur l’application du concept de figure à la communication
visuelle », Verbum, no 1-2-3, pp. 265- 293.
1996, Précis de sémiotique générale, Louvain-la-Neuve, De Boeck.
GROUPE μ,
1990, Rhétorique de la poésie, Pais, Le Seuil.
1992, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l'image, Paris, Seuil.
1998, L’effet de temporalité dans les images fixes, Texte, n o 21-22, pp. 41-69.
MEURIS, J.,
1990, René Magritte, Cologne, Taschen.
PIERRE, J.,
1984, Magritte, Paris, France Loisirs.
NOTES
1. Pour permettre au lecteur de retrouver facilement les œuvres commentées, lorsqu’elles ne
sont pas reproduites dans ce volume, on fera référence à deux ouvrages de diffusion courante et
au catalogue de la rétrospective Magritte qui a eu lieu aux Musées royaux des Beaux-Arts de
Belgique : J. MEURIS, René Magritte, Cologne, Taschen, 1990 ; J. PIERRE, Magritte, Paris, France
Loisirs, 1984 ; G. OLLINGER-ZINQUE et F. LEEN (sous la direction de), René Magritte, Catalogue du
Centenaire, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Gand, Ludion, Paris,
Flammarion, 1998 (ci-après : J.M., J.P. et G.O.).
2. GROUPE μ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, 1992 (ci-après : T.S.V.).
Ces concepts sont ceux de forme, de contour, de détermination (et de déterminants intrinsèques
et extrinsèques), d’entité (et de sous-entité, de sur-entité), de type (et de co-typie), de texture,
d’isotopie (et d’allotopie), de multistabilité, de redondance, de médiation, de signifiant, de
référent, de stimulus, et surtout de transformation. Pour la notion de stimulus, voir J-M.
KLINKENBERG, Précis de sémiotique générale, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 1996.
3. La transformation est l’opération qui modélise la relation entre le référent et le stimulus.
4. Bien sûr, l’usage privilégié de la transformation homogène est diachroniquement explicable :
la production iconique peut en effet être historiquement décrite comme un dérivé de la
80
perception par l’œil. Or les stimuli sont homogénéisés par la rétine. Les sémiotiques de l’iconisme
ont tenté principalement de reproduire cette propriété.
5. Ce qui est dit de l’espace peut d’ailleurs l’être aussi du temps : comme on le rappellera plus
loin, la transformation étant un modèle (note 3), elle est atemporelle. Mais, selon une conception
assez naïve dont Magritte se gausse (cfr paragraphe 8), elle peut être conçue comme un processus
physique. Dans ce cas, elle est réputée avoir été produite en un laps de temps assez bref pour
qu’on le néglige. Mais bien sûr certaines techniques sophistiquées permettent d’introduire la
temporalité dans l’image fixe (voir à ce sujet GROUPE μ, L’effet de temporalité dans les images
fixes. Texte, 1998).
6. Cfr T.S.V., passim.
7. Bien évidemment, chacun de ces énoncés est susceptible d’illustrer à lui seul un certain
nombre de ces techniques, mais nous n'en mettrons chaque fois qu’une seule en évidence. Nous
ne prétendrons donc pas mener l'analyse exhaustive de l’œuvre. Un tel propos ne concerne pas la
sémiotique, laquelle n’a que trop pâti d’être une critique d’art revêtue d’un vocabulaire
intimidant (cette position explique pourquoi nous ne recourrons pas aux propos tenus par
Magritte sur son œuvre). Nous ne prétendrons pas davantage, bien sûr, réduire l’œuvre
particulière à un seul point de théorie.
8. On verra plus loin pourquoi on peut parier sur la cohérence de l'unité « groupe équestre ».
9. Cette affirmation présuppose que nous disposons de principes de segmentation. La description
de ceux-ci sort de notre propos du moment.
10. Il ne faudrait pas — surtout pas ici — négliger le titre, qui encore une fois nous met sur une
piste immédiatement pertinente : l'œil comme miroir. Il s’agit même d’un cliché. On peut
d’ailleurs se demander s’il n y a pas ici diverses allusions à des lieux communs du type « l’œil,
miroir de l’âme », « l’œil, miroir du inonde », ou à cette théorie fumeuse qui a eu cours au siècle
dernier et dont Jules Verne s’est inspiré pour un roman. Selon cette théorie, qui pousse jusqu’à
l’absurde la conception de l’œil comme chambre obscure photographique, la rétine s’imprègne
physiquement et durablement du spectacle fixé, en particulier de celui perçu au moment de
mourir. D’où l’usage policier qui peut être fait de cette propriété, pour découvrir un meurtrier
grâce à la « lecture » de l’œil de sa victime...
11. Il s’agit d’une peinture, mais une réalisation sous forme de collage aurait encore accentué ces
anomalies.
12. Cfr la multistabilité de F. ATTNEAVE. « Multistability in perception ». Scientific American, 225,
1971, pp. 63-71.
13. Dans le célèbre Repas de noces de Bruegel, il y a un pied en trop. Ici. il en manque un. Laissons
aux exégètes le soin de gloser sur le déséquilibre que cette ablation peut provoquer...
14. Sur la notion de texture, cfr T. S. V, 197-208.
15. On notera qu’en sus, cette œuvre présente une incompatibilité de points de vue : la vision de
la table suppose un foyer de vision surélevé (on en voit le dessus), mais la vision du mur suppose
un foyer situé plus bas (on voit le plafond des niches).
16. Une nouvelle fois le titre intervient de façon nette : lui aussi réalise dans son syntagme la
conjonction du ciel et des lutteurs.
17. Comme dans Le faux Miroir, entre l’œil regardant et le ciel regardé.
18. Le titre se prête encore à une récupération dans le système signifié de l’œuvre. Le navire doit
amadouer la mer, et donc la séduire : quel meilleur moyen pour ce faire que de s’assimiler à elle ?
Par ailleurs Le Séducteur, avec une majuscule, est un parfait nom de bateau (cf. La Fringante.
L'Intrépide, etc.). Mais surtout le titre insiste sur la fausseté, la duplicité du séducteur, qui n’hésite
pas à emprunter une apparence trompeuse pour se faire accepter. Chez Magritte c’est bien
entendu l’image elle-même qui est ainsi mise en accusation.
81
19. Sur ce concept, voir T.S.V. Sémantiquement on peut accueillir cette image comme
l’illustration de cette idée que placer un bouquet dans un intérieur, c’est, par synecdoque, y faire
entrer toute la nature.
20. Le titre, pour sa part, suggère que le bouquet plagie la nature, et lance l’interprétation sur le
terrain de la mimésis, et plus précisément de l’imitation illégale. Comme on est en train de le
voir, le thème de la fausseté des images est récurrent chez Magritte (cf. Le faux Miroir, Le
Séducteur, etc.).
21. Savoir que ce peintre représenté est Magritte lui-même ajoute certes du sens à la lecture de
l’énoncé, mais n’est pas indispensable. On connaît une photographie où Magritte est représenté
peignant ce tableau, dans la position qu’a le peintre sur la toile (Autoportrait double, 1936 ; J.M.,
p. 74) ; il s’agit ici du premier type de mise en abyme.
22. On se trouve ici dans un cas comparable à ces nombreux tableaux où un énoncé linguistique
voisine avec un énoncé iconique, dans un rapport indexical (exemple La Clé des Songes, 1930, avec
les paires « œuf » et l’acacia, « soulier de femme » et la lune, « chapeau melon » et la neige, etc).
Sans l’énoncé linguistique, qui grâce à une relation indexicale force en quelque sorte
l’équivalence sémiotique, la co-typie serait trop faible. Ici. l’énoncé linguistique est remplacé par
la mise en scène de l’acte de peindre, autre relation indexicale.
23. Sur les techniques de signification du temps dans les images fixes, voir GROUPE μ, L’effet de
temporalité dans les images fixes, Texte, 1998.
24. Ceci éclaire le sens d’autres tableaux où l’acte de peindre-la première technique – est absent,
mais où la seconde procédure – manifestation d’une paire d’éléments conçus comme en rapport
séquentiel – joue le même rôle que dans La clairvoyance. C’est le cas dans Les affinités électives
(1933 ; J.M., p. 113), qui montre un œuf dans une cage. Il s’agit là d’un trope in absentia, dont le
mécanisme de base est celui de La rencontre de deux sourires de Max Ernst (cfr J-M. KLINKENBERG,
« Métaphores de la métaphore : sur l’application du concept de figure à la communication
visuelle », Verbum, n o 1-2-3, 1993, pp. 265-293) : la cage joue le rôle de surentité, et constitue un
contexte englobant qui, grâce à des déterminants extrinsèques, induit le degré conçu « oiseau »,
tandis que l’énoncé impose le degré perçu « œuf ».
25. On peut estimer que leur radicalité est accentuée par le contraste que l’hétérogénéité produit
avec l’académisme de la facture. Académisme qui, joint au caractère systématique de l’expérience
et à la force archétypique des référents, contribue peut-être à expliquer la facilité avec laquelle la
peinture de Magritte a pu être récupérée, tant par la publicité que par le grand public.
26. La contribution de Magritte est ainsi d’avoir créé une médiation nouvelle, qui n’est ni
synthétique (« complexe » dans la terminologie de Greimas) ni neutre : une médiation
perceptive.
27. Voir GROUPE μ. Rhétorique de la poésie, Paris, Le Seuil, 1990.
28. Cette question ne concerne bien sûr pas le sémioticien, lequel n’a que faire des catégories
historiques, si ce n’est pour mettre leur contingence en évidence. Mais s’il faut y répondre, et que
« surréaliste » renvoie à la croyance en une réalité cachée, qui ne peut être atteinte qu’à travers
l’onirisme ou la pulsion, alors il faut le dire nettement : Magritte n’est pas surréaliste. À moins
qu’il ne faille ré-inscrire Magritte dans le surréalisme à la belge : jouant de la raison (sans doute
pour mieux la retourner contre elle-même) et impertinent. Surréaliste est sans doute la pratique
constante de la coincidentia oppositorum, que l’on a constamment observée dans cette peinture
puissamment médiatrice : par son accumulation de paradoxes, Magritte met en scène un grand
nombre de couples d’opposés, et propose une solution originale à l’affirmation de leur perception
non contradictoire. Mais cette pratique se fonde sur une réflexion à propos des signes, qui est
bien éloignée de tout onirisme, et qui, si ces rapprochements historiques avaient un sens, ferait
plutôt de Magritte un ancêtre des arts conceptuels.
29. Dans Le Tombeau des Lutteurs, 1960, J.M., p. 98 ; voir aussi La Chambre d'écoute, 1958, J.M., p. 99
(une pomme gigantesque ou une pomme vue de près ?).
82
AUTEURS
FRANCIS EDELINE
JEAN-MARIE KLINKENBERG
Esthétique de la prédication et de la
discursivation chez Magritte
José María Nadal
1. Introduction
1 Nous parlerons dans ce texte de celui qui montre les choses dans les tableaux de Magntte,
et de celui à qui est attribué le fait que les choses sont telles qu’elles sont dans ces
tableaux.
2 Nous avons voulu éviter d’emblée certaines approches qui nous semblent peu
intéressantes. L’une d’elles serait de prendre Magritte comme corpus privilégié pour
illustrer quelques mécanismes sémantiques du surréalisme ; une autre, de s’en servir
comme répertoire pour décrire sémiotiquement quelques figures de rhétorique ; une
autre encore serait d’admettre directement, sans évaluation, en les sémiolisant, les
propos et écrits de Magritte lui-même sur son oeuvre. Nous avons surtout voulu éviter de
systématiser son oeuvre à l’aide de « méthodes » inductives.
3 Nous espérons que notre travail contribuera à accroître la connaissance non seulement de
l’oeuvre de Magritte, mais aussi du discours pictural et visuel en général.
4 Tout d’abord, à travers deux exemples visuels assez banals, nous verrons :
• ce qui est le prédiqué – le contenu du tableau – ;
• qui est l’appréciateur – l’instance discursive à laquelle est attribuée la responsabilité du
contenu prédiqué dans le tableau – ;
• qui est le discursiveur – l’instance discursive qui montre ce qui est prédiqué dans le tableau
–.
5 Ensuite, nous proposerons une typologie d’énoncés narratologiques, peu habituels en
peinture, mais souvent présents chez Magritte, et nous analyserons quelques tableaux à
l’aide des paramètres que nous aurons présentés.
84
trouve en extase (a1). Selon le second appréciateur (b2), la Vierge Marie apparaît (a2).
Alors, conformément à notre tableau imaginé, qui est l’appréciateur (b1) ? Nous
répondrons provisoirement qu’il s’agit d’un type de sujet narratologique, présent
elliptiquement dans la plus grande partie des tableaux (b1). Nous y reviendrons dans un
instant. Et qui est, dans noue tableau imaginé, l’appréciateur (b2) ? C’est le saint (b2).
14 La discursivation est l'acte par lequel une instance discursive explicitable construit son
discours. Il ne s’agit pas de l’énonciateur implicite. Dans un énoncé linguistique écrit,
1=instance discursivatrice est le narrateur. Dans un énoncé visuel, l'instance
discursivatrice est le perspectiveur. La perspectivation est l’action narratologique du
perspectiveur.
15 Le sujet narratologique que nous avons dénommé perspectiveur est unique pour tout le
tableau, parce qu’il n’existe qu’une seule perspective visuelle, comme nous l’avons dit.
Qui est ici ce sujet narratologique ? Ce n’est pas le saint : ce que nous voyons ne s’élabore
pas visuellement à partir de la perspective visuelle du saint. Ce n’est pas non plus la
Vierge, pour la même raison : ce que nous voyons n’est pas montré à partir de la
perspective visuelle de la Vierge. Ce ne sont pas non plus les paysans qui entourent le
saint, car ce ne sont pas eux qui montrent la scène, mais au contraire, comme le saint et la
Vierge, ils sont des sujets montrés par ladite perspective. Le perspectiveur de l’énoncé est
un sujet discursif – voire, nous insistons, un sujet du discours –, un sujet de type
narratologique, qui reste ici – dans notre cas – elliptique et qui se situe à l’origine de la
perspective visuelle – la perspectiva artificialis – C’est un sujet narratologique, mais pas
nécessairement un sujet anthropomorphe. C’est lui le constructeur de la perspective
visuelle qui montre les figures de l’énoncé, en accord avec l’énoncé.
16 Revenons à l’appréciateur (b1) de la première partie de ce qui est prédiqué – c’est-à-dire,
de la scène près de l’ermitage, avec le saint et ses fidèles (a1) –. Nous avons dit,
provisoirement, qu’il s’agit d’un type d’instance narratologique présente elliptiquement
dans la plus grande partie des tableaux. Le rôle d’appréciateur (b1) est ici tenu par le
même actant narratologique que celui qui joue le rôle de perspectiveur elliptique de tout
le tableau. Il y a donc, dans le tableau, un actant narratologique elliptique auquel nous
attribuons à la fois la responsabilité (b1) d’assumer le contenu de la première partie de ce
qui est prédiqué – la scène près de l’ermitage (a1) — et la responsabilité de discursiver
visuellement tout l’énoncé, c’est-à-dire, d’être à la fois un appréciateur (partiel) et un
perspectiveur (total).
17 A partir de ce que nous avons vu, nous pouvons distinguer deux phénomènes complexes
dans l’exemple du tableau de la sacristie : celui qui se produit par le lait qu’une partie du
tableau – la scène de l’ermitage – possède un sujet appréciateur et un sujet perspectiveur
qui sont investis par le même actant narratologique, un actant de présence elliptique, qui
appartient à un type très commun dans les énoncés visuels. D’après ce tableau, c’est le
même actant qui « apprécie » la scène de l’ermitage et la « perspective », car c’est bien lui
qui nous montre ce que nous sommes en train de voir. Dans cette partie de l’énoncé,
l’appréciateur et le perspectiveur coïncident, donc, dans le même actant narratologique.
18 Un autre phénomène narratologique complexe, distinct du précédent, et qui se produit
aussi dans le tableau de la sacristie, est dû au fait que, dans une partie différente de
l’énoncé – du tableau –, l'appréciateur et le perspectiveur ne coïncident pas dans le même
86
catégories touchent à la fois chaque énoncé narratologique d’un texte, et c’est pour cela
que ce n’est pas contradictoire, qu'un énoncé narratologique puisse être, à la fois, DD et
DI.
26 D’après ce que nous avons vu, si nous voulons aborder la subjectivité discursive d’origine
narratologique, nous nous rendons compte qu’il y a quatre structures élémentaires qui la
fondent :
• La subjectivité qui dérive du type DND-DNI, c’est-à-dire celle qui naît de la convergence de
l’appréciateur et du perspectiveur non subalterne.
• Celle qui est due au type DND-DI, c’est-à-dire celle qui est basée sur la divergence actantielle
entre l’appréciateur et le perspectiveur non subalterne.
• Celle qui provient du type DD-DNI, c’est-à-dire de la divergence actantielle entre un
perspectiveur 1er et un perspectiveur 2 ème, narratologiquement subalterne, et de la
convergence actantielle entre ce dernier et son appréciateur.
• Celle qui résulte du type DD-DI ; elle ne consiste pas seulement en un mélange de (2) et de
(3) ; c’est une subjectivité en rupture continue : déconnexion actantielle narratologique
entre les deux perspectiveurs, et entre le perspectiveur second et l’appréciateur
correspondant – on se souvient que la prédication dans ce cas-ci est ce que le perspectiveur
second montre – 2.
28 Dans Les Amants (1928), un homme et une femme s’embrassent, le visage caché par un
tissu. L’énonciataire implicite pense qu’ils s’aiment sans se voir, sans se connaître.
Eventuellement, on pourrait croire aussi qu’ils n’ont pas besoin de se voir pour s’aimer,
puisqu’ils se connaissent déjà ; ou qu’il n’est pas important de se connaître pour s’aimer.
Pour l’analyse narratologique, ces trois hypothèses, parmi d’autres, sont plausibles.
29 L’énonciataire implicite, qui a une certaine connaissance de l’ensemble de l’oeuvre de
Magritte, reconnaît également la figure récurrente de la tête recouverte par un tissu3.
Quelques critiques ont mis en rapport cette figure avec la biographie du peintre, et
concrètement avec la mort de sa mère qui s’est suicidée en se jetant dans la Sambre où on
l'a retrouvée morte, la tête couverte de sa chemise de nuit, alors que Magritte avait à
peine 14 ans. Cette figure emblématique est, dans l’oeuvre de Magritte, un véritable
« symbole iconique »4.
30 Pour notre étude des Amants, nous choisirons la première hypothèse de lecture
envisagée : nous admettrons que les amants s’aiment sans se voir, sans se connaître, et
sans savoir qu’ils ne se voient pas et ne se connaissent pas.
88
39 Dans Le Dormeur téméraire (1927), on trouve un procédé habituel au cinéma. Le rêve y est
raconté comme dans de nombreux films.
40 Dans un plan antérieur – ou dans un qui suit – nous voyons le personnage qui, par
exemple, dort. Dans le plan suivant – ou dans le précédent –, nous voyons les choses qu’il
rêve. Dans le plan initial ou final, qui décrit la « vraie » situation – quelqu’un dort C, et qui
avertit le spectateur que ce qui suit ou précède est le contenu du rêve, le perspectiveur
est habituellement anonyme, sans identité anthropomorphique ; c’est habituellement un
sujet narratologique sans aucune existence comme sujet narrativo-thématico-figuratif :
pour l’histoire qu’on raconte, le perspectiveur n’existe pas ; c’est comme si l'histoire se
racontait elle-même – comme Benveniste l'a dit en parlant d’un des types possibles de
récit –. Généralement, dans ces plans, l’appréciateur est aussi un sujet narratologique
anonyme et elliptique. Il n’existe pas dans l’histoire. Appréciateur et perspectiveur
coïncident habituellement dans le même actant. Ils constituent deux rôles du même sujet
narratologique. Ces plans descriptifs et d’avertissement sont donc, par conséquent, des
DND-DNI.
41 Dans le plan du rêve, où apparaît le plus souvent le personnage qui rêve, celui-ci ne joue
pas d’ordinaire le rôle de perspectiveur. Le perspectiveur est un sujet anonyme,
impossible, elliptique. Cependant, en général, l’appréciateur du rêve est le sujet qui rêve.
Les choses se passent ainsi, d’après lui. Étant donné la séparation, dans ces plans, entre le
perspectiveur et l’appréciateur, leur forme narratologique est celle du DND-DI : discours
indirect visuel, en définitive.
91
nous verrons, nécessairement indirect, au contraire de ce qui se passait dans Les Amants
ou dans L’Empire des Lumières.
51 Le premier sous-groupe comprend des tableaux comme Sans titre – La Pipe – (vers 1926), où
l’énoncé pictural nie verbalement et visuellement la nécessité de la motivation iconique7.
52 Dans le deuxième sous-groupe se trouvent les tableaux où l’énoncé pictural dénonce
verbalement la confusion entre les objets du monde naturel et leurs représentations. Il
s’agit, par exemple, de La Trahison des Images (versions de 1928/1929, 1948, 1952/1953 et
1966), Les deux Mystères (1966), Ceci n’est pas une pomme (1964).
53 Dans le troisième sous-groupe, nous plaçons les tableaux qui mettent en question la
nécessité que la peinture soit faite « d’images » figuratives ou abstraites, sans admettre
une composante verbale (sauf la didascalie copulative). C’est ce qui se passe dans des
tableaux comme L’Usage de la Parole (1927), L’Espoir rapide (1927), Le Masque vide (1928), Le
Corps bleu (1928), Le Miroir vivant (1928/1929), L’Arbre de la Science (1929), Le Miroir magique
(1929), Sans Titre – Le cahier de l’écolier – (1929).
94
54 Dans le quatrième sous-groupe nous situons les tableaux qui affirment le droit de
dissocier librement, créativement les images et les mots. Nous nous référons, par
95
exemple, à La Clef des Songes (versions de 1927 et 1930), La Table, l’Océan, le Fruit (1927),
L’Arc-en-ciel (1948), Le bon Exemple (1953).
Ce qui est explicite dans le tableau VS Ce qui est elliptique dans le tableau : la doxa
61 (2) Dans le sous-groupe de La Trahison des Images (voir illustration supra), on retrouve
partiellement les mêmes structures, sauf que le discours indirect, de caractère rectifieur,
affecte ici l’expression verbale : d’après la doxa, oui, c’est une pipe.
Ce qui est explicite dans le tableau VS Ce qui est elliptique dans le tableau : la doxa
DND-DNI verbal
63 (4) Par contre, dans le sous-groupe de La Clef des Songes, on retrouve la structure
copulative. Il n'y a cependant pas d’opposition simple à la doxa, mais un glissement vers
une catégorisation différente, plus métonymique. La syllepse explicite, syncrétique et
métonymique – la parole « acacia » pour un œuf peint – est opposée, elliptiquement, à la
syllepse elliptique et syncrétique commune : d’après la doxa, on devrait écrire œuf.
64 Le sous-groupe auquel appartient La Clef des Songes, que nous avons intégrée dans le
groupe de « la guerre des langages », a cependant quelque chose en commun avec un
autre grand groupe de tableaux de Magritte. Nous songeons aux tableaux de type
« symbolique » ou « poétique », qui sont souvent mis en parallèle avec la peinture
antérieure de Giorgio de Chirico. Dans ces tableaux, des figures, difficilement
rapprochables, sont mises en rapport de manière étrange. Contrairement aux tableaux
que nous avons envisagés jusqu’à présent, ceux-ci ne semblent pas avoir, comme premier
objectif, de contredire la perception du monde caractéristique de la doxa. Il n’y a pas de
mots, ni d’énoncés syncrétiques. Il s'agit de tableaux tels que La Traversée difficile (1926),
La Mémoire (1942, voir illustration supra), La Goutte d’eau (1948), Quand. l’Heure sonnera
(1964), etc.
65 Dans ce groupe, la doxa voit nier sa conception des rapports possibles du figuratif, mais
de façon secondaire. L’élément pertinent est, en fonction du critère narratologique suivi,
le caractère de vision ou rêve qui lie ce groupe avec le sous-groupe de La Clef des Songes.
Dans La Clef des Songes, le rapport explicité entre le visuel et le verbal était créatif. Un
discours non indirect explicite et un discours indirect elliptique se heurtaient, étant
verbaux tous les deux, et tous les deux soumis à un discours iconique. Dans le groupe
« symbolique » ou « poétique », on voit surgir l’aspect onirique, et, d’une certaine
manière, proche de la psychanalyse. Du même coup, ce groupe « symbolique » est lié aussi
narratologiquement à l’énoncé inférieur du Dormeur téméraire, c’est-à-dire au contenu du
rêve, qui s’exprimait visuellement comme discours indirect, DND-DI.
66 La différence entre Le Dormeur téméraire et ce nouveau groupe « symbolique-poétique »
réside dans le fait que le nouveau groupe a élidé le discours non indirect d’introduction,
et donc le discours indirect paraît libre, non introduit. Puisque dans ce groupe
symbolique il n’y a pas DNI, il n’y a pas non plus d’appréciateur explicite de ce qui est
rêvé. Cet appréciateur elliptique de « ce qui est rêvé », ce « rêveur », ne converge pas
dans un même actant avec le perspectiveur, qui est aussi habituellement elliptique. Nous
ne sommes plus dans une perspective subjective, mais dans une perspective première,
98
4. Conclusion
68 Nous avons constaté, dans le discours pictural de Magritte, une tendance à la syllepse. Le
premier cas de syllepse que nous avons décrit est celui de l’opposition entre le discours
pictural et le discours de la doxa. Syllepse aussi de perspectiveurs et d’appréciateurs.
Syllepse dynamique, vivante, créée par une représentation à la fois conventionnelle et
remise en question.
69 C’est sans doute la syllepse de la référentialité et de la non référentialité qui est la plus
caractéristique : la référentialité étant construite comme discours ordinaire, DND-DNI ; et
la non référentialité comme discours indirect, DND-DI, ou indirect libre, DND-DIL.
Cependant, la corrélation ne se produit pas toujours de cette manière.
70 Le discours direct, de forme DD-DNI, est aussi présent chez Magritte : Les deux Mystères
(1966), La Condition humaine (1935), La Clairvoyance (1936), Georgette au Bilboquet (1926), etc.
Il y a encore le discours que nous pourrions appeler semi-direct : le perspectiveur n'est
pas l’homme au chapeau, typique des tableaux de Magritte, mais un sujet anonyme et
elliptique, situé dans son dos, tout proche : un perspectiveur semi-subjectif, comme une
caméra semi-subjective au cinéma : La Décalcomanie (1966), La Reproduction interdite (1937),
La main heureuse (1966), Le Bouquet tout fait (1956), Le Maître d’école (1954).
71 La référentialité est due, chez Magritte, au plaisir de l’iconicité et du figuratif ; la non
référentialité, à la pratique de la fiction et du symbolisme. Ce mélange provoque le
caractère contradictoire et inquiétant de beaucoup de ses tableaux. Référentialité et non
référentialité se trouvent co-déterminées par les structures narratologiques.
72 De même qu’on peut dire que, à partir de Manet, la sémiotique plastique est en révolte
contre la sémiotique iconique, on peut dire que, chez Magritte, c’est la sémiotique
iconique elle-même qui s’auto-détruit. La syllepse est l'instrument de cette auto-
destruction : familiarité étrange, tension calme, activation du spectateur implicite.
73 Son discours, sur le monde ou sur la peinture, oppose continuellement le paraître à l’être,
l’être au pouvoir être, le visible à l’invisible, la doxa à une nouvelle perception. Magritte
dévoile autant l’invisible du monde que l’invisible de la peinture. Faire voir ou suggérer
l'invisible : l’art est révélation, mais révélation aussi de sa propre artificialité. Si les
artistes du temps de Manet révolutionnent la peinture en faisant que son objet soit la
peinture même, et pas le monde, Magritte révolutionne le monde lui-même, en soutenant
qu’il n'est pas comme nous le pensons et le voyons. Dévoiler le monde et dévoiler le
tableau. Dévoilement du surréel : vision onirique, fantasque, ludique, du désir, de la peur,
du caprice. Dévoilement des ruses et des conventions de la figurativité iconique.
99
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NOTES
1. Dans une peinture – ou photographie ou dessin ou dans un plan séquence d'un film – le DI peut
être libre (DIL) s'il n'est pas introduit comme tel ou s'il n'est pas décrit comme tel – soit a
posteriori soit dans un incise pendant sa durée-, Pour plus de précisions, nous renvoyons à
quelques-uns de nos travaux antérieurs, référés dans la bibliographie.
2. Précisons bien que nous ne parlons pas ici d'acteurs narrativo-thématico-figuratifs, mais
d'actants narratologiques. Un acteur narrativo-thématico-figuratif – basé sur l'identité
101
personnelle sous-jacente dans ces composantes – peut être composé de plus d'un actant
narratologique. Le Je-de-maintenant qui peut jouer le rôle d'appréciateur de ce qui est prédiqué
visuellement, et le Je-de-plus-tôt qui ne peut pas jouer le rôle de perspectiveur – mais bien de
non-perspectiveur, de sujet perspectivé – peuvent être, bien sûr, tous deux, dans certains cas, un
seul acteur narrativo-thématico-figuratif, niais ils sont toujours deux actants narratologiques
différents.
3. Voir par exemple L'Invention de la Vie (1926), Le Supplice de la Vestale (1927), L’Histoire centrale
(1928), Les Amants (1928, dans la version où le couple ne s’embrasse pas ; ils sont joue contre joue,
et la femme est orientée vers le spectateur). Dans La Ruse symétrique (1928), le tissu couvre la
partie supérieure du tronc d’un corps féminin tronqué, sans bras et sans tête ; à côté de lui, deux
volumes, peut-être des têtes, se trouvent par terre, couverts complètement par d’autres étoffes.
4. On trouve, à travers l’oeuvre de Magritte, de nombreux autres « symboles iconiques » : le
bilboquet, la cloche, la pomme, la colombe, la rose. etc.
5. Le procédé narratologique des Amants se retrouve dans d’autres tableaux célèbres de Magritte,
comme Le Viol. (1935), et dans d’autres qui sont apparemment très différents, comme Le faux
Miroir (1928, 1935, 1952), ou Golconde (1953). Nous y reviendrons.
6. Comme Le Salon de Dieu (1958), ou dans ceux qui répètent le procédé, bien que ce ne soit pas
leur seul motif ou leur motif principal, comme Sans Titre (1967, inachevé), Le Retour au Pays natal
(1959). La Carrière de Granit (1964), L'Entrée en Scène (1961) ou la fresque du Domaine enchanté
(1953).
7. Nous utilisons ici le terme iconisme, dans le sens de Jean-Marie Floch, c’est-à-dire dans le sens
de production dans l’énoncé de l’illusion d’être le monde naturel ou, en tout cas, sa copie fidèle.
AUTEUR
JOSÉ MARÍA NADAL
Université du Pays Basque, Bilbao
102
1. La patrie du mystère
1 « Tout le mythe moderne, écrivait André Breton, encore en formation s'appuie à son
origine sur les deux œuvres, dans leur esprit presque indiscernables d'Alberto Savinio et
de son frère Giorgio de Chirico »1. Aux yeux de la figure de proue du mouvement
surréaliste, la peinture de Giorgio de Chirico n'est nullement une peinture parmi d'autres
ou après d'autres, c'est le lieu originaire même du « mythe moderne ». André Breton écrit
encore à propos de la série des « Places d'Italie » :
C'est l'« Invitation à l'attente » que cette ville tout entière comme un rempart, que
cette ville éclairée en plein jour de l'intérieur. Que de fois j'ai cherché à m'y
orienter, à faire le tour impossible de ce bâtiment, à me figurer les levers et les
couchers, nullement alternatifs, des soleils de l'esprit ! 2.
2 C'est là que les surréalistes ont tenu, dit-il, leurs « assises invisibles ». L’œuvre de Chirico
est, avec celle de Lautréamont, le point fixe du surréalisme et nombre d'artistes et
d'écrivains ont raconté dans quelles curieuses circonstances ils découvrirent une œuvre
qui marquerait toute leur vie. Pour Jean Cocteau, également, la bête noire des
surréalistes, la peinture de Chirico est le lieu même de ce qu'il appelle le « mystère laïc ».
Déni du temps, piège de l'espace, par-delà la vie et la mort, désertée mais lourde de
présence, pleine d'un silence assourdissant, la peinture de Chirico est la Jérusalem de la
poésie que Jean Cocteau définit comme une « religion sans espoir ».
3 Or ce sentiment, Guillaume Apollinaire l’avait ressenti avec la même acuité dès les années
10. Il salua en Chirico l'un des peintres les plus étonnants de son temps dont l’œuvre
parlait de tout autre chose que des innovations plastiques dont les avant-gardes
rythmaient alors les jours et les saisons.
4 La peinture de Chirico a marqué tellement à la fois d'artistes et d'écrivains que l'étude de
son impact paraît relever aussi sûrement voire prioritairement d'une histoire générale de
la culture que d'une histoire de l'art traditionnelle.
103
pour ressentir l'efficacité de cette œuvre. Il reste que l'exploitation patiente des poèmes
et des textes en lien avec les tableaux révèle une thématique longtemps insoupçonnée.
14 On retrouve ces thèmes dépossédés de tout contexte dans la peinture de Carlo Carra. Ces
découvertes donnent rétrospectivement raison à Giorgio de Chirico lorsqu'il parlait dans
ses Mémoires de « tous ces motifs que Carra avait empruntés à mes tableaux sans jamais y
comprendre quelque chose »7. Fagiolo dell'Arco confirme à la suite de ses travaux longs et
patients :
Chez Carrà, tout rapport étroit avec le thème a naturellement disparu, puisqu'il
s'inspire ouvertement de l'hermétisme de Giorgio de Chirico 8
2. Le malentendu surréaliste
15 Les surréalistes, on le sait, allaient s'enflammer pour la peinture de l'Italien. Le discours,
pourtant, qu'ils allaient tenir sur son œuvre n'a pas le moindre rapport avec la véritable
démarche chiricienne. Ils allaient en effet l'appréhender au nom de l'onirisme, du culte
des rêves, et du dogme de l'inconscient. Ils ne tinrent pas le moindre compte des
références de Chirico à Nietzsche et Schopenauer et ne voulurent le voir que sous
l'autorité d'une référence radicalement étrangère au peintre italien : Sigmund Freud. Or,
on connaît les réserves du maître de la psychanalyse à l'encontre du surréalisme. Le cas
d'artistes traquant délibérément, consciemment, l'inconscient, l'avait plongé dans une
certaine perplexité.
16 Pour Breton, l’œuvre de Chirico trahit une obsession de la sexualité. Or, cette dimension
érotique est non seulement explicite mais structurée 9. Les calembours obscènes présents
dans sa peinture peuvent être, en fonction notamment de cette référence avouée, dits
parfaitement délibérés et il est absurde, aux dires mêmes de Freud, d'y aller chercher
l'inconscient. L'aveu délibéré du sexuel empêche d'y réduire le tableau. Le monde
chiricien témoigne d'un mystère qui transcende largement le problème érotique qu'il avoue.
Parlant des investigations psychanalytiques des surréalistes, parfaitement inconcevables
au demeurant aux yeux de la psychanalyse universitaire qui n'y verrait que psychanalyse
sauvage, Serge Fauchereau écrit :
On allait ainsi à l'encontre des buts de cette peinture en remplaçant la rêverie
poétique et la réflexion métaphysique qu'elle voulait susciter par le déchiffrement
qui trop souvent tenait de la clef des songes et des enquêtes du Docteur Watson 10
17 C'est pourtant au nom d'une phrase de Chirico lui-même que les surréalistes et toute
l'historiographie surréaliste à leur suite justifiaient leur propre vision :
Pour qu'une œuvre d'art soit vraiment immortelle, il faut qu'elle sorte
complètement des limites de l'humain : le bon sens et la logique y feront défaut. De
cette façon, elle s'approchera du rêve et de la mentalité infantile 11.
18 Mais cette phrase qui paraît tant abonder dans leur sens est systématiquement citée hors
de son contexte ! Voici la suite du passage :
(...) l'œuvre a une étrangeté que peut avoir la sensation d'un enfant, mais on sent en
même temps que celui qui la créa le fit sciemment (nous soulignons).
19 Chirico avait également écrit :
Le primitif agit inconsciemment, il suit un vague instinct mystique, l’artiste
moderne au contraire agit consciemment : il guide, charge même, il force et
exploite avec ruse la capacité métaphysique découverte au cœur des objets 12
105
3. La légende du reniement
25 A partir de 1918, Giorgio de Chirico renoua avec sa formation académique et se mit à
peindre des pastiches de la peinture ancienne : Titien, Rubens, Renoir, etc. Il peignit
encore des chevaux cabrés au bord de la mer. Dans le même moment, il créa de nouveaux
thèmes métaphysiques : les « archéologues », les « meubles » métaphysiques, etc. Certes,
on ne retrouve plus dans ces tableaux la même lumière, la même rigueur de l'espace : le
mystère semble s'être mué en insolite mais c'est un insolite qui n'a rien à envier à
nombre de peintures qui lurent défendues au cours de sa vie par André Breton.
26 La complexité des relations entre les surréalistes et Chirico pendant les années 20 fut en
réalité beaucoup plus grande que ce que les uns connue l'autre voulurent bien en dire
mais le résultat fut le même : Chirico fut excommunié avec une terrible véhémence.
27 C'est alors que fut créée la légende du « reniement » par Chirico de sa peinture des
années 10. Non seulement Chirico n'a jamais renié sa peinture d'alors mais il a continué à
peindre d'innombrables tableaux qui en reprennent la thématique sans être pour autant
des répliques. Dans ses diatribes contre Chirico, Aragon écrivit notamment :
Si ce monsieur, car c'est un monsieur, vient nous dire aujourd'hui que ce n'est pas
de cela dont il s’agissait, que voulez-vous mon cher que cela nous foute ? 16
106
28 La preuve, de l'aveu même d'Aragon, que Chirico n'avait rien renié c'est qu'il tenta
d'expliquer encore et encore aux surréalistes leur méprise sur sa peinture.
29 Malgré une production d'un éclectisme, d’une diversité telle qu'elle se dérobe aux
classements et aux périodisations, le credo surréaliste fut bien exprimé par Raymond
Queneau :
L'œuvre de Chirico se divise en deux périodes : la première et la mauvaise.
30 L'interprétation surréaliste de cette revendication du droit à l’éclectisme comme un
reniement en dit long sur leur propre phobie du mélange. Insulter l'homme
d’aujourd'hui, c'était à leurs yeux être fidèle à la peinture d'hier.
31 Roger Vitrac cependant et Paul Eluard refusèrent de s'associer à la curée. C'est pour ce
dernier, que Chirico, à l’époque en relation étroite avec Gala Eluard, avait réalisé une
réplique « avec une matière plus belle et une technique plus savante » du tableau Les
Muses inquiétantes. Tout au long de sa vie - Chirico est mort en 1978 - le peintre a réalisé
près d'une vingtaine d'Hector et Andromaque ou de Muses inquiétantes en testant de
nouvelles techniques et de nouveaux pigments. Il fit en sorte, à la fin de sa vie, que toutes
ces répliques figurent en bonne place, année après année, dans le catalogue général de
son œuvre.
32 Nous n'avons pas ici le temps de montrer comment la production de Chirico postérieure
à 1918 fut réhabilitée après avoir été longtemps totalement occultée. Nous
n'argumenterons pas davantage sur notre propre point de vue : les réhabilitations
enthousiastes sont souvent aussi peu argumentées que l'occultation ancienne était
simpliste et injuste. Réhabiliter purement et simplement le second Chirico, c'est inverser
le problème tel qu'il a été posé, c'est lui enlever toute force subversive de contestation
des catégories. La preuve que la production chiricienne plus récente est intéressante,
c'est qu'elle ne cesse de nous parler de celle des années 10. Mais l'indice que ce n'est plus
tout à fait la même chose, c’est qu'elle nous en parle avec nostalgie.
33 Le plus extraordinaire est que l'historiographie surréaliste contemporaine ne tient le plus
souvent absolument pas compte du renouvellement complet de la connaissance de
Chirico. Elle se contente de répéter obstinément des jugements qui ne furent pas autre
chose que des anathèmes. Ainsi héritiers de Breton et de Chirico demeurent fidèles
aujourd'hui encore à une grande tradition de brouille.
34 On assiste certes à de saisissantes conversions dont la plus spectaculaire et la plus précoce
fut celle de Patrick Waldberg. Dans son Magritte de 1965, ce dernier résumait le grand
credo surréaliste :
Tout s'est passé comme si Chirico, en ces années spirituellement fastes, avait été
habité par un autre qui, tout d'un coup, l'aurait déserté. Il n'a cessé depuis de
dénigrer l'inspiration de sa jeunesse, tout en diffamant les poètes, Apollinaire,
Breton, Eluard qui, les premiers avaient exalté son génie. Dans le même temps, il
tire fierté d’une œuvre devenue, dès 1920, accablante, où se succèdent de médiocres
autoportraits et des Romains dérisoires17.
35 Deux ans à peine après ce verdict, le même auteur écrit au terme d'un texte tout
autrement argumenté où il critique l'arbitraire de Breton :
Chirico est le seul maître de l'art contemporain qui n'ait jamais eu d'exposition
rétrospective où seraient représentés tous les aspects de son œuvre. Si cette
monumentale injustice devait un jour prendre fin, l'on s'apercevrait que la période
métaphysique de 1910 à 1918- où l'artiste semblait opérer dans un état second -
n'est pas la seule à véhiculer l'or du rêve18
107
36 Depuis, on le sait cette injustice a été largement réparée au risque parfois de marginaliser
des tableaux sans lesquels personne n'aurait vraisemblablement jamais entendu parler de
Chirico.
37 Ainsi, Maurizio Fagiolo dell'Arco a-t-il consacré sa vie à montrer toute la complexité et
toute la richesse de l'œuvre chiricienne enfin saisie dans sa complexité. On peut
cependant parier qu'à la sortie du labyrinthe, il apparaîtra que l'artiste demeurera libre
et le mystère intact.
40 Ce qui frappe dans la relation de Magritte à Chirico, c'est une compréhension très proche
de ce que Chirico lui-même disait à propos de sa démarche. Magritte comprend
parfaitement que la peinture de Chirico n'a rien à voir avec une nouvelle forme de
« peinture-peinture ». Il ne parle pas d'inconscient à son propos mais d'une « nouvelle
vision » qui donne à voir le « silence du monde ». Or, cette différence capitale entre son
108
interprétation de Chirico et celle d'un Breton recoupe presque point par point la
distinction qui existe entre sa propre démarche et celle des surréalistes parisiens.
Magritte écrit en 1962 à propos de sa peinture :
Je veille à ne peindre que des images qui évoquent le mystère du monde. Pour que
ce soit possible, je dois être bien éveillé, ce qui signifie cesser de m'identifier
entièrement à des idées, des sentiments, des sensations (le rêve et la folie sont, au
contraire, propices à une identification possible). Personne de sensé ne croit que la
psychanalyse pourrait éclairer le mystère du monde22.
41 On croirait lire Chirico lui-même. Exactement comme Chirico, Magritte nie peindre des
rêves ; exactement comme Chirico, c'est en dépaysant, en décontextualisant des objets
non pas issus de quelque monde fantastique mais bien directement du quotidien qu'il
entend donner à voir ce que Jean Clair, à la suite de Freud, appelle l'inquiétante
étrangeté. Pour expliciter le principe du « dépaysagement » des objets familiers, Magritte
prend, tout comme de Chirico, l'exemple du mobilier en parlant d'une « table Louis-
Philippe sur la banquise »23.
42 Dans l'historiographie, on souligne parfois les différences entre la conception de Magritte
et celle des autres surréalistes, écrit-on, comme par exemple de Chirico. C'est une pure
aberration : c'est précisément parce qu'il était fidèle à la véritable démarche de Chirico
que Magritte différait tant des autres surréalistes !
43 Il importe de ne pas confondre les emprunts thématiques faits par Magritte à la peinture
de Chirico avec la démarche d'un Carlo Carra. La période dite métaphysique de ce dernier
n'a pas du tout le même caractère de révélation et de rupture. Elle constitue
prioritairement un moment de réorientation plastique entre effervescence futuriste et
problématique du « retour à Giotto ». Magritte, à l'inverse, est bien l'héritier de ce qu'il y
a d'essentiel chez Chirico. Parler de « plagiat » serait proprement absurde. D'abord parce
que Magritte a lui-même assez porté l'attention sur l'impact de Chirico sur son œuvre.
Mais surtout parce que ce serait se situer dans la foulée d'une conception de la peinture
et de l'histoire de l'art, avec ses impératifs de renouvellement et d'originalité, qui n'a rien
à voir avec la démarche de nos deux artistes. Magritte est parti sur les pas de Chirico à la
recherche du mystère du monde, il l'a suivi dans une aventure à propos de laquelle les
historiens de l'art tout préoccupés de leurs raisonnements en termes de périodes,
d'authenticité et de préséance n'ont rien à nous dire. Peu importe aux vrais chasseurs de
savoir qui a vu le loup le premier.
44 Il reste que cette notion de mystère, omniprésente dans la littérature sur Magritte, sur un
mode allusif si pas incantatoire, trouve à notre sens une toute autre assise philosophique
dans sa filiation chiricienne. Elle renvoie alors à toute une réflexion issue de Nietzsche où
la mort de Dieu ne coïncide pas avec la fin de l'Enigme. L'hypothèse du fatum continue de
limiter les consciences dans un état d'esprit se cherchant entre terreur et éblouissement,
incompatible avec l'adhésion au mythe du progrès. Que Magritte, marqué à vie par
Chirico, ait été par ailleurs un lecteur enthousiaste de La crise du monde moderne de René
Guénon n’étonne guère. Il y a lieu par contre de s'interroger sur ses relations à
l'optimisme historique de l'idéologie communiste. Cette étrange tentative de conciliation
entre la mélancolie chiricienne des après-midis d'automne et la croyance tonitruante au
grand soir mériterait examen.
45 Insister trop lourdement sur la grande proximité de sa démarche avec celle de Chirico,
c'était pour Magritte beaucoup plus qu'affirmer son originalité vis-à-vis de Breton, c'était
carrément mettre en lumière tout l'arbitraire et tout le porte-à-faux de l'interprétation
109
de ce dernier. Nous postulerons que vouloir être pleinement fidèle à Chirico et être
pleinement reconnu de Breton et des surréalistes n'a cessé de placer Magritte dans une
situation de double contrainte. Comment le jeune Magritte aurait-il pu aller violemment à
l'encontre des préjugés du groupe dans lequel il cherchait une famille ? Aragon, on s'en
souvient, avait déclaré : « Si ce monsieur, car c'est un monsieur, vient nous décimer
aujourd'hui que ce n'est pas de cela dont il s'agissait, que voulez-vous que cela nous
foute ? » Magritte qui surgissait dans la galaxie surréaliste parisienne au moment même
de l'anathème définitif contre Chirico, en 1928, allait-il insister lourdement sur le fait
qu'il s'agissait effectivement d'autre chose que d'onirisme et d'automatisme ?
46 Tel est bien le point que nous voulons souligner ici auprès de quoi la réflexion en termes
d’emprunts thématiques paraît secondaire. Ne donnons que deux exemples. Dans ses
tableaux des années 10, Chirico associait le thème de l'énigme de l’horloge et celui du
train en éternel passage ou en éternelle partance.
47 Dans son tableau La Durée poignardée, Magritte ne « colle » pas par hasard le thème du
train et celui de l'heure, c’est l’association, la structure entre ces deux thèmes qu’il
reprend à Chirico tout en l’inscrivant avec humour non au sein d’une ville mais d’un
intérieur.
110
48 Il ne s'agit pas d'un emprunt mais bien plutôt d'un clin d’œil délibéré, d'un hommage
ému autant que d'un calembour, d'un renouvellement autant qu’un retournement du
mystère. Le lien à Chirico est aussi direct que subtil et il n'a rien à voir avec les influences
111
thématiques ou stylistiques dont nous parlent les historiens de l'art à propos d'autres
artistes.
5. Le nouvel Hebdomeros
51 Les relations entre Magritte et André Breton furent, on le sait, en dents de scie tout au
long de leur tumultueuse amitié. Magritte avait été proche du dadaïsme de Picabia que
Breton avilit prétendu « surmonter ». Nul doute que le Belge a été heureux et touché de
sa reconnaissance par le groupe surréaliste en 1928. Une première brouille avec Breton se
produit pourtant dès 1929 pour prendre fin en 1933.
52 Si Magritte devait vraisemblablement marcher sur des œufs quand il parlait de Chirico
avec Breton, il devait avoir une beaucoup plus grande liberté de parole avec Paul et Gala
Eluard, ou avec Salvador Dali. Ces personnalités n'ont pas pu ne pas parler ensemble de
Chirico, cet artiste qui les avait tant marqués personnellement et dont
l'excommunication avait tant secoué le groupe surréaliste, au moment de leurs vacances
communes à Cadaquès. Il n'est pas davantage impossible que Magritte ait été au courant
de la réalisation par Chirico d'une réplique des Muses inquiétantes au profit d'Eluard. On
sait qu'en 1935, Paul Eluard devait écrire un poème en hommage à Magritte qui donnera
112
des dessins pour un recueil du poète en 1945. C'est Eluard encore qui devait s'opposer à
Breton lors de la première tentative de mise à l'écart de Salvador Dali, un épisode qui
tendit à se profiler comme un premier remake de l'affaire Chirico.
53 C'est au même Paul Eluard que Magritte devait écrire en 1941 :
(...) Je suis parvenu à renouveler l'air de ma peinture, c'est un charme assez
puissant qui remplace maintenant dans mes tableaux la poésie inquiétante que je
m'étais évertué jadis d'atteindre. En gros, c'est le plaisir qui supprime toute une
série de préoccupations que je voudrais ignorer de plus en plus 26,
54 Magritte aspire à tourner une page, il souhaite prendre ses distances avec l'inquiétude.
Un tel aveu ne manque pas de mettre en perspective les déclarations où l'artiste paraîtra
détourner les observateurs de cette poésie inquiétante par une prose rassurante.
55 Quelques années plus tard, cette tentation allait s'incarner dans la fameuse période
Renoir et la volonté de théoriser ce que Magritte appellera un « surréalisme solaire ».
En 1946, Magritte « fait observer que, si l'on vise à semer les ténèbres et la panique, c'est
là une chose que les nazis faisaient beaucoup mieux ». « Contre le pessimisme général », il
entend opposer « la recherche de la joie, du plaisir » et rechercher « un nouveau
sentiment qui peut affronter la lumière du feu du soleil »27.
56 C'est à l'évolution de Chirico que va être comparée l'évolution inattendue de Magritte.
Van Hecke écrit ainsi à Mesens en avril 1946 :
(...) Magritte, entêté, buté, accroché à ses erreurs (et horreurs !) actuelles, tiendra à
exposer (...) ses œuvres récentes. Hélas, de plus en plus, son cas ressemble à celui de
Chirico et sa suite de chevaux et gladiateurs quoique ces derniers Magritte soient
encore bien plus mauvais. (...) Quel drame, nom de Dieu ! 28
57 André Breton, dont Magritte défie plus qu'implicitement l'orthodoxie, le met
solennellement en garde dans une lettre du 14 août 1946 :
Soyez assuré qu'aucune de vos dernières toiles ne me donne l'impression du soleil
(Renoir, oui) : vraiment pas la plus petite illusion. Est-ce ma faute après tout ?
J'objecte pourtant de toutes mes forces à être confiné dans la nuit (...)
Contrairement à ce que vous pensez, je suis aussi amoureux de la lumière, mais
seulement de la lumière créée. Le soleil ne fait d'ailleurs pas nécessairement
l'heureux. Faites donc, à l'occasion, un tour en Haïti. Quitte à vous déplaire encore
bien davantage - et je le regrette, ceci n'est pas une simple formule de politesse, je
vous ferai souvenir de ce qu'il est advenu de Chirico, à partir de l'instant où pour
des raisons après tout peut-être aussi valables que les vôtres, il est sorti
délibérément de son époque nocturne - ou onirique, comme vous voudrez. (...) Un
jour, il a cru sortir à l'air libre. Enfin, on respirait. Et je te campe deux chevaux
piaffant d'aise. (...) Les voilà bien, les fantômes ces chevaux postiches, ce soleil qui
n'en peut mais ! Je vous le dis sans crainte, à vous qui avez su tant de fois ‘trouver
du nouveau' et le rendre sensible29.
58 Le 20 août, Magritte répond à Breton et commente cette comparaison :
En comparant ceci aux intentions de Chirico, il y a ressemblance où Chirico voulait
sortir d'une époque révolue, il y a totale différence là où Chirico faisait appel aux
joies délaissées de la peinture italienne, revenant à l'école au lieu de faire l'école
buissonnière30.
59 Le manifeste d'octobre 1946 Le Surréalisme en plein soleil fait preuve d'une réelle virulence :
tout se passe comme s'il s'agissait d'en finir, contre le surréalisme orthodoxe, avec les
« ombres », les « ténèbres » et l’« inconnu » pour s'ouvrir au monde et à la lumière.
Breton prendra vivement Magritte à partie dans un texte de 1947.
113
60 Quoi qu'en dise Magritte, cet épisode marquant de la saga surréaliste rappelle
étonnamment la version que donnait implicitement de Chirico de sa brouille avec les
surréalistes dans le roman Hebdomeros publié un an après son excommunication (1929)
mais néanmoins vivement salué par Aragon. Comment ne pas reconnaître Breton dans ce
passage décisif :
(Hebdomeros) pensa avec tristesse à la stupidité et l'incommensurable égoïsme de
cet homme qui pour satisfaire un désir de romantisme de mauvais aloi, voulait
obliger des dizaines et des dizaines de personnes à rester dans l'obscurité sans
penser que parmi tout ce monde, il y avait peut-être des photomanes, c'est-à-dire
des individus aimant passionnément la lumière et peut-être aussi des scotophobes,
c'est-à-dire des personnes craignant l'obscurité. C'était tout simplement révoltant 31
.
61 Dali, également, au moment de sa brouille définitive avec les surréalistes s'était exclamé :
Fini de nier, fini le malaise surréaliste de l'angoisse existentielle 32
62 Contre l'opinion commune marquée par le verdict surréaliste, David Sylvester défend la
sensualité, l'humour, de la période pseudo-impressionniste. Il y voit une étrangeté, une
subversion délibérée. Il utilise ici exactement le même type d'arguments qui ont été
utilisés pour réhabiliter la production maudite de Chirico. Il note d'ailleurs avec ironie :
Breton ira dans la tombe avec le sentiment fallacieux que Chirico n'a plus réalisé
une seule peinture importante après 191933.
63 Deux ans plus tard, c'est le fameux épisode de la période Vache. Lors de la seule
exposition Magritte tenue à Paris, l'artiste défie brutalement le goût parisien avec des
thèmes obscènes et drolatiques peints dans des couleurs violentes. Le tableau Le
Psychologue, représente un homme nu de dos qui tient une rose. Il tourne cependant son
visage grotesque au nez hypertrophié vers le spectateur. Ce personnage nous fait penser à
la série des Gladiateurs de Chirico honnie par Breton. Si notre rapprochement est fondé,
on pourrait y voir un indice de ce que Magritte ne cherche plus désormais à se démarquer
de l'amalgame avec Chirico : il le brandit avec une ironie provocatrice comme une arme
de guerre. « Les sbires de Breton » – l'expression est de D. Sylvester – réagissent très mal
et contribuent à noircir d’insultes le carnet des visiteurs. Paul Eluard, définitivement
brouillé à cette époque avec Breton, le même Eluard qui avait critiqué les exclusions de
Chirico et de Dali, cet Eluard en compagnie de qui Magritte passait jadis ses vacances chez
Dali, écrit cependant : « Rira bien qui rira le dernier ». Ici encore David Sylvester défend
l'artiste belge dans un discours qui rappelle à nouveau celui des avocats du « second »
Chirico :
Si les périodes pseudo-fauve et pseudo-impressionniste représentent un écart par
rapport au style normal de Magritte, elles ne traduisent pas pour autant un
abandon de son attitude générale à l'égard des styles34.
64 On a quelquefois vu dans la période Vache une revanche du dadaïsme drolatique de
Picabia et de Satie contre l'austère surréalisme. Il s’agirait de rendre ses droits à un
humour festif, critique, capable de prendre distance. Ici encore, on songe à un passage d'
Hebdomeros où nous reconnaissons Breton et Chirico. Il s'agit d'une étrange comédie où
des acteurs jouent le rôle d'écoliers. Le comédien qui joue le maître d’école prend tout à
coup la scène pour la réalité et réprimande son collègue qui jouait le rôle d'un élève
indiscipliné :
'Monsieur, je trouve que vous exagérez’. A quoi l'autre répondit d'un ton non
vexé :'Et vous monsieur, vous oubliez que nous sommes des acteurs sur une scène et
que ce que nous représentons est une fiction. D'ailleurs ayant l'honneur de vous
114
connaître depuis assez longtemps, je trouve que vous n'avez jamais compris la
plaisanterie’. Cette réplique au fond très raisonnable mit le comble à la fureur de
l'ex-consul, il perdit tout contrôle de ses actes et faisant un pas en avant fit le geste
de gifler son interlocuteur35.
65 Et puisque la référence à Nietzsche est chez Chirico omniprésente, on ne peut s'empêcher
de penser à la bombe Carmen lancée par le philosophe du Gai Savoir à la tête des
wagnériens fervents. Pour surmonter la crise du nihilisme, il faut pouvoir un jour
renoncer au sublime pour célébrer le kitsch, avec une distance ironique. Le kitsch, n'est-il
pas, aux dires de Kundera, le destin de toute chose ? Qu’y a-t-il de plus kitsch entre un
billet de cinq cent francs à l'effigie du grand homme et un pseudo-Renoir honni par les
magrittiens fervents ? Qu'y a-t-il de plus drôle ?
66 Le Belge n'est donc pas simplement l'un des seuls véritables héritiers de Chirico, il semble
un moment suivre un itinéraire aussi inattendu que le sien et qui invite ses
contemporains et les critiques à le comparer à lui. Exactement comme Chirico, Magritte
va encore se mettre à réaliser de nombreuses répliques et variantes de ses œuvres. Le
nombre de répliques des Muses inquiétantes n'a d'égal que celui de L’Empire des Lumières !
Cette contestation implicite d'une certaine conception romantique de l'artiste et du
fétichisme de l’œuvre unique a pu, dans l'un et l'autre cas, être comparée à la démarche
d'un Duchamp ou d'un Warhol. Le débat reste ouvert : la duplication est-elle duplicité ? Et
le cas échéant, cette duplicité n'est-elle pas hautement signifiante pour autant qu'elle se
trouve assumée ?
67 Suzi Gablik note :
C'est un trait caractéristique de Magritte et de sa propre relation équivoque avec
les Surréalistes qu'il ne s'opposa jamais à Chirico ni à ses œuvres ultérieures et qu'il
continua à les défendre pendant longtemps36.
68 Fasciné par Chirico, Magritte va au début des minées cinquante franchir le Rubicon et
tenter de prendre directement contact avec le maître italien. On ne peut imaginer pire
hérésie aux yeux des surréalistes : s'adresser à ce traître, à ce mort-vivant ! Ce dernier lui
répond avec une réelle amabilité le 14 février 1953, soit pas moins de vingt-cinq ans après
l'anathème lancé contre lui par Breton et Aragon :
Cher Monsieur et Collègue, Excusez-moi si je réponds avec tant de retard à votre
aimable lettre du 31 décembre dernier. J'ai été voir votre intéressante exposition et
je vous en félicite. Vos tableaux contiennent beaucoup d'esprit et ne sont pas
désagréables à regarder comme le sont beaucoup de peintres de ce genre qu'on
appelle « Surréalistes ». J'espère (...) de vous connaître personnellement 37.
69 Mais dans ces mêmes minées cinquante, Magritte qui. dit-il, sous les instances de sa
femme, en est revenu à son ancienne manière, a souci de se rapprocher d'André Breton.
La réconciliation aura bien lieu, scellée par ce texte ému de Magritte au moment de la
mort du poète en 1966, où évoquant la complicité de leurs échanges de regard, il écrit :
Sa pensée recherchait la vérité, par la poésie, l'amour et la liberté 38
70 Comment ne pas penser encore et toujours au tableau de Chirico Le Chant d'Amour
lorsqu'on lit à nouveau ce témoignage de Magritte de 1938 à propos de sa propre
peinture :
Je montrais dans mes tableaux des objets situés là où nous ne les rencontrons
jamais. (...) Etant donné ma volonté de faire hurler les objets les plus familiers,
ceux-ci devaient être disposés dans un ordre nouveau, et acquérir un sens
bouleversant. (...) Quant au mystère, à l'énigme que mes tableaux étaient, je dirai
que c'était la meilleure preuve de ma rupture avec l'ensemble des absurdes
115
BIBLIOGRAPHIE
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Preuves, no 202.
NOTES
1. « Cité par M. FAGIOLO DELL'ARCO », De Chirico e Savinio dalla metafisica al Surrealismo, dans
Arte Italiana. Presenze, 1900-1945, catalogue d'exposition, Venise, 1989, p. 146.
2. A. BRETON, Le Surréalisme et la peinture, Paris. Gallimard, 1979, p. 13.
3. R. MAGRITTE, « La ligne de vie ». dans G., OLLINGER-ZINQUE et F. LEEN. (sous la direction de).
René Magritte, Catalogue du Centenaire, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Gand,
Ludion, Paris, Flammarion, 1988, p. 44.
4. D. SYLVESTER, Magritte, Paris, Flammarion. 1992, p. 110.
5. Cité par C. SALA, Peinture métaphysique dans Encyclopaedia Universalis, vol. XXII, Paris, 1968,
pp. 717-718.
6. D. SYLVESTER, Op. cit., p. 142.
7. G. de CHIRICO, Mémoires, Paris, Editions de la Table ronde, 1965, p. 121.
8. M. FAGIOLO DELL'ARCO, « Le rêve de Tobie », dans Cahiers du Musée National d'Art Moderne, n o
7/8, 1981, p. 283.
9. Elle est vraisemblablement à relier à l’influence d’Apollinaire. Voir P. BALDACCI, Giorgio de
Chirico. 1888-1919. La métaphysique, Paris, Flammarion, 1997, pp. 163-164, 178-193. (Selon cet
auteur, toujours, la lecture de Sexe et Caractère d’Otto Weininger aurait été à la fois plus tardive et
moins déterminante qu’on ne l’avait cru jusqu’ici).
10. S. FAUCHEREAU, « La peinture métaphysique et l'écrit chez Chirico et Savinio », dans Critique,
no 403, décembre 1980, p. 1165.
11. « Le Carnet de de Chirico du Musée Picasso », dans Cahiers du Musée National d'Art Moderne, n o
13, 1984, p. 55. Ce texte cité de façon presque systématiquement lacunaire a longtemps été en
possession de Paul Eluard de sorte que l'interprétation surréaliste n'a longtemps pu être
117
démentie. Dans le même passage daté de 1913, G. de Chirico chantait son amour de la Grèce : il
serait donc particulièrement insensé et malhonnête de faire passer son hellénomanie future pour
un reniement.
12. Cité dans Giorgio de Chirico, catalogue d'exposition, Musée National d'Art Moderne, Paris, 1983,
p. 250.
13. Cité dans ibidem, p. 265.
14. J. CLAIR, Metafisica et Unheimlichkeit, dans Les Réalismes. 1919-1939, cat. d'expos., Musée National
d'Art Moderne, Paris, 1980, pp. 26-34.
15. Ibidem, pp. 29-30.
16. L. ARAGON, « Le feuilleton change d'auteur » (1928), dans Ecrits sur l'Art Moderne, Paris, 1981,
pp. 20-21.
17. P. WALDBERG, René Magritte. Bruxelles, André de Rache, 1965, p. 158.
18. P. WALDBERG, « Giorgio de Chirico : les jouets du prince », dans Preuves, n o 202, 1967, p. 43. Ce
virage à 180 ° n'est pas étranger aux démêlés contemporains de cet auteur avec A. Breton et les
siens. Voir A. et O. VIRMAUX, André Breton. Qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1996.
pp. 146-147. J.-P. CLEBERT, Dictionnaire du surréalisme, Paris, Seuil, 1996, p. 603. La légende du
reniement est reprise dans ce dernier dictionnaire (p. 197) sur base d'une citation des Mémoires
de Chirico où ce dernier se contente en fait de critiquer l'interprétation surréaliste de ses
œuvres. Ainsi, soixante-dix ans après l'anathème d'Aragon, il existe encore une orthodoxie assez
puissante pour amalgamer contestation du credo surréaliste et trahison de soi. J.-P. Clébert
ajoute : « Ensuite, il affirmera que certains tableaux sont des faux ». Il semble que cet auteur soit
malheureusement passé à côté de cet autre passage décisif des Mémoires : « Diverses légendes ont
été forgées sur mon compte dont les principales sont : que j'ai renié ou répudié mes tableaux
métaphysiques et que lorsque l'on me montre une toile métaphysique que j'ai peinte, je la
déclare fausse » (op. cit., p. 223). Même son de cloche chez Gérard Durozoi qui va jusqu'à affirmer
que dans la peinture postérieure au prétendu reniement, les « mannequins anonymes » laissent
la place aux « héros mythologiques » (G. DUROZOI, Histoire du mouvement surréaliste, Paris, Hazan,
1997, p. 104). Quid des nombreux mannequins des années vingt ? De la mauvaise foi considérée
comme l'un des Beaux-Arts...
19. R. MAGRITTE, Ecrits complets, Paris, Flammarion, 1979, p. 664.
20. P. WALDBERG, René Magritte, op. cit., p. 95.
21. D. SYLVESTER, Op. cit, p. 71.
22. Cité par G. OLLINGER-ZINQUE, « La culture des idées », dans G. OLLINGER-ZINQUE et F. LEEN,
op. cit., p. 14.
23. R. MAGRITTE, « La ligne de vie », op. cit., p. 46. Dans un article intitulé Statues, meubles et
généraux (dans Bulletin de l'Effort moderne, n o 38, 1927), de Chirico avait parlé du déplacement des
meubles « que nous sommes habitués à voir depuis notre enfance jusqu'au milieu de la rue - ce
qui arrive pendant les déménagements - (...) de sorte qu'ils nous apparaissent dans une lumière
nouvelle (...) revêtus d'une étrange solitude » (cité par J. CLAIR, Metafisica et Unheimlichkeit, op. cit.,
p. 32). Dans Le Mystère laïc écrit l'année suivante, Jean Cocteau écrivait : « Le vrai réalisme
consiste à montrer les choses surprenantes que l'habitude cache sous une housse et nous
empêche de voir. (...) Un fauteuil Louis XVI nous frappe devant le magasin de l'antiquaire,
enchaîné sur le trottoir. Quel drôle de chien ! C'est un fauteuil Louis XVI. Dans un salon, on ne
l'aurait pas vu. Chirico nous montre la réalité en la dépaysant. C'est un dépaysagiste. Les
circonstances étonnantes où il place une bâtisse, un œuf, un gant de caoutchouc, une tête de
plâtre, ôtent la housse de l'habitude, les font tomber du ciel comme un aéronaute chez les
sauvages et leur confèrent l'importance d'une divinité » (repris dans J. COCTEAU, Essai de critique
indirecte, Paris, Grasset, 1932, p. 56-57). Quatre ans plus tard, il note encore : « Il suffit de regarder
les meubles du XVIIIe siècle que les gens du monde trouvent délicieux et de les regarder sans les
lunettes de l'habitude, pour voir l'air effrayant qu'ils eurent à l'origine, l'air des macaques et des
118
nains qu'on aimait alors » (« Des Beaux-Arts considérés comme un assassinat » dans J. COCTEAU,
ibidem, p. 165). Dans sa conférence de 1938, Magritte écrivait encore : « Il convenait, comme on
voit, que le choix des objets à dépayser fût porté sur des objets très familiers, afin de donner au
dépaysagement son maximum d'efficacité ».
24. Comme chez Chirico, l'aveu délibéré, conscient de l'érotique, brouille les cartes des apprentis
psychanalystes, puisque c'est l'artiste lui-même qui reste maître du jeu. Qui traquera les
problèmes érotiques le fera parce que l'artiste l'aura bien voulu et ce sera autant de temps perdu
pour s’ouvrir au véritable mystère. Là où nous insistons pour un tableau comme La durée
poignardée sur la référence nuancée à Chirico, José Pierre écrit : « j'en suis convaincu, (ce tableau)
est une figuration du coït - la locomotive fumante tenant le rôle du pénis en érection et la
cheminée celui du sexe de la femme » (J. PIERRE, Magritte, Paris, France Loisirs, 1984, p. 102). Il est
tentant de reprendre à son compte les critiques de Magritte contre les interprétations
« psychanalytiques » lorsqu'elles prennent un tour aussi réductionniste et systématique.
25. J. VOVELLE, Le Surréalisme en Belgique, Bruxelles, André de Rache, 1972, p.87. Cet auteur parle à
propos de la référence chiricienne et des thèmes métaphysiques chez Magritte de "prolifération
explosive" et de "prospection délibérée".
26. D. SYLVESTER, Op. cit., p. 319
27. Ibidem, p. 253
28. Ibidem, p. 334-335.
29. A. BRETON, cité par J. PIERRE, Op. cit... p. 128.
30. R. MAGRITTE, Écrits complets, Op. cit., p. 202.
31. G. de CHIRICO, Hebdomeros, Paris, Editions Carrefour, 1929, p. 188.
32. Cité par S. DALI et A. PARINAUD, Comment on devient Dali ?, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 266.
33. D. SYLVESTER, Op. cit., p. 253.
34. Ibidem, p. 351.
35. G. de CHIRICO. Hebdomeros, Op. cit., p. 33.
36. S. GABLIK. Magritte, Bruxelles, Cosmos Monographies, 1978, p. 72.
37. Ibidem, p. 73.
38. Cité par D. SYLVESTER. Op. cit., p. 255.
39. R. MAGRITTE, « La ligne de vie », op. cit., p. 46.
AUTEUR
JOËL ROUDOUX
Université catholique de Louvain
119
compagnie de son frère Paul3. Observons cependant qu’à l’échelle belge, René Magritte est
le seul dessinateur publicitaire actif durant l’Entre-deux-guerres au crédit duquel on soit
en mesure de recenser plus de cent réalisations et projets. Ceux-ci s’échelonnent sans
discontinuité de 1918 à 1946, avec des reprises intermittentes en 1949, en 1955, de 1957
à 1959, en 1961, en 1964 et en 1965. On notera encore, pour faire court, que ce sont
exclusivement des affiches que présente Magritte à sa première exposition artistique et
qu’en 1927, à peine converti au surréalisme, il n’hésite pas à soumettre un catalogue
commercial illustré de sa main à Breton et à Aragon, qui l’apprécient4. Hostilité elle-
même intermittente, donc, et qui tient plus du reniement que d’une position de principe.
l’apprentissage de la représentation classique telle que la définit Georges Roque, tant elle
prend ses distances par rapport à celle-ci. Sur le plan formel, la conversion au cubisme et
au futurisme réunit tous les ténors de la réclame illustrée. Roque établit d’ailleurs lui-
même que les affichistes du temps, peintres pour la plupart, se détournent du réalisme de
la représentation au profit d’un travail plastique « visant l’autonomie et
l’autoréférentialité »8. Surtout, le consommateur serait bien en peine de s’identifier à des
modèles puisque les dessinateurs publicitaires des minées 20 et 30 travaillent
explicitement à évacuer la figure humaine au profit de l’objet, lui-même omniprésent
dans l’œuvre picturale de Magritte. Selon Charles Loupot, par exemple,
l’attirance exquise, le charme sûr du geste féminin, deviennent vite monotones.
Combien est plus attrayante la publicité par l’objet. [...] Il reste tout à tirer de l’objet
[dont les] images s’imposent comme des forces9.
9 Cette déclaration, enregistrée en 1926, prolonge ou précède les recommandations des
porte-parole des premières agences publicitaires, tels le Liégeois Gaston Platéus selon qui
« il faut intensifier l’objet d’abord »10, et le Français R.-L Dupuy, qui déclare :
[Il est] inutile d’aller demander au personnage humain le concours de sa prétendue
intervention vivante : l’objet sait vivre tout seul et tellement plus nature 11.
10 Ce dernier extrait mérite d’être rapproché d’un commentaire de Magritte à propos de
Georges Braque :
Les tableaux cubistes sont des objets ayant leur vie,12 propre ; ce ne sont pas des
représentations
11 Notons aussi que Fernand Léger reconnaissait, pour sa part, avoir emprunté l’utilisation
de l’objet isolé aux compositions publicitaires de L’illustration 13. À lire Paul Nougé, on
serait tenté de croire que c’est le fétichisme ambiant, amplifié par la publicité, que
dénonce Magritte :
Les relations que nous entretenons avec nos semblables et nous-mêmes se trouvent
profondément viciées par les conditions sociales qui nous sont actuellement
imposées — cette réflexion touche à l’évidence. Toutefois, il ne semble pas que l’on
ait remarqué jusqu’ici que cette perversion atteignait nos rapports avec les objets
familiers, ces objets que nous croyons nos serviteurs fidèles et qui sournoisement,
dangereusement nous dominent. Le modèle rouge lance un cri d’alarme 14
12 Or, on aurait tort de penser que la réclame célèbre ses idoles sur un mode
unilatéralement naïf et euphorique. Il suffit de se reporter à la production de deux des
plus féconds affichistes belges des années 20 (Le Modèle rouge date de 1935) pour prouver
le contraire, sur base d’images trop lancinantes pour se réduire à des lapsus : le diablotin
et le fumeur de Francis Delamare, respectivement sur le point d’être écrasé sous la
semelle « La Silencieuse » ou crucifié par deux cigarettes géantes, avec la bénédiction de
Saint-Michel, ou l’enfant de Michel De Goeye, assailli par une avalanche d’accessoires
scolaires disproportionnés annonçant la rentrée des classes. Plus encore que par le
pseudonyme choisi par le plus célèbre des affichistes de l’époque, le Français Adolphe
Mouron, dit « Cassandre » (de qui s’agissait-il de craindre les présents ?), le caractère
explicite du propos est attesté par l’exégèse que le peintre belge Armand Massonet
formule au sujet de ses propres affiches, éditée en 1929 :
Cela attire parce que c’est grand. L’homme qui regarde est petit. Il est réduit à sa
puissance. Cette vérité n’échappe pas, elle émeut tout court [sic] 15
13 Le marmiton va-t-en-guerre du XVIe Salon de l’Alimentation, le saint Nicolas ténébreux
du Grand Bazar de Liège, avec sa hotte débordant de jouets martiaux, ou l’aspirateur AEG
Vampyr ne sont pas de nature à dissiper le malaise. La transgression des rapports
122
d’échelle finit par s’ériger en règle. Les casseroles du grand magasin de la Cité ardente
s’empilent en d’invraisemblables totems, qui consacrent la « petite révolution
copernicienne » dont parle Georges Roque16 : le temps n’est plus où les objets venaient
timidement s’insérer dans un monde soumis à l’homme : c’est celui-ci, désormais, qui
papillonne autour du piège tissé par la marchandise. Son existence ne tient plus qu’à un
fil, régi par l’aiguille monstrueuse qui joue « au chas et à la souris », sous l’égide, encore,
du Grand Bazar de Liège. Est-il dès lors illégitime de plaider en faveur d’une prise de
conscience commune de l’ascendant ambigu qu’exercent les produits de l’industrie ?
14 Et n’est-il pas aussi révélateur qu’en matière de rhétorique, les affinités déjà détectées
antérieurement entre images publicitaires et magrittiennes se multiplient sous
l’impulsion des mêmes De Goeye et Delamare (Union Match), rejoints par leur chef de file
Léo Marfurt (Savon Dro), d’autant plus que leurs travaux sont rigoureusement
contemporains des premiers tableaux surréalistes de leur confrère ?
3. Le blanc-seing
15 Magistralement rencontré par l’auteur, le problème du sens des images magrittiennes
n’en est pas épuisé pour autant. Quatre affirmations se succèdent :
a. l’image classique tend à déterminer un sens univoque ;
b. Magritte démantèle l’image classique et cultive l’asémie ;
c. cette asémie se prête à une appropriation monosémique, qu’exploitera l’image publicitaire
au profit de la marque ;
d. toute image est « résolument, définitivement polysémique »17.
national de la corporation publicitaire, qui précise que les annonceurs belges estimèrent
trop longtemps leur produit assez neuf et distinct des autres pour se satisfaire « d’en
énoncer les avantages sans devoir stimuler l’imagination du consommateur »23.
18 De fait, l’entreprise tenait de la gageure. À s’ériger en système, l’auto-présentation finit
par mettre en évidence l’absurdité inhérente à l’irruption d’un produit sur le marché.
Pour réussir son examen d’entrée, la marchandise doit en effet acquérir un sens, une
valeur que son apparition dans le plus simple appareil ne suffit pas à susciter. La futilité
de l’article isolé, répété, agrandi à outrance, et que souvent rien, pas même un emballage,
ne permet de distinguer de ses concurrents saute à ce point aux yeux qu’elle risque de
compromettre l’objectif publicitaire. Privé de l’aval du présentateur de la Belle Époque, le
bien de consommation, trop longtemps mis à nu par ses thuriféraires mêmes, n’a d’autre
recours que de s’autoriser d’une marque, d’une identité potentiellement stable,
prestigieuse et universelle.
19 « Pas d’emballages, pas de marques. Pas de marques pas d’affaires », proclamera, dans les
années 50, le président du groupe Unilever24. Or, en mettant l’accent, dès les années 30 et
à l’encontre de beaucoup de ses confrères, sur l’emballage, qui tout à la fois valorise et
occulte, fût-ce partiellement, son contenu matériel, les publicités les plus (platement)
fonctionnelles réalisées par Magritte ne s’avèrent-elles pas singulièrement prophétiques ?
20 Revenons en arrière pour examiner une série d’annonces dessinées par Magritte en 1926
pour la revue d’art Le Centaure 25. De ces images, Georges Roque retient d’abord qu’elles
démystifient la publicité d’auto-présentation, dont elles dévoilent les mécanismes cachés,
ce qui sert à montrer et que, d’ordinaire, on ne montre pas : socle, rideau, estrade,
piédestal. Il assure ensuite que cette mise à nu du dispositif représentatif s’assortit d’une
attaque directe contre le produit, tels ces livres posés en équilibre précaire sur une quille-
balustre ou ces carrosseries de luxe réduites à des profils grossiers. Selon lui, en outre, la
quille interfère avec le nom du libraire. Or, ce motif, loin de nuire au nom de l’annonceur,
se donne pour son auxiliaire. Prolongeant le « i » central, avec lequel elle rime
plastiquement, n’est-ce pas, en somme, pour le compte de la marque que la quille se
mobilise pour déstabiliser le produit ?
21 Du reste, cette attention accordée à la marque se retrouve dans des travaux encore plus
précoces. À propos de la triple annonce Alfa-Roméo/Carrosserie V. Snutsel / Norine, insérée
en 1925 dans Englebert magazine, Georges Roque observe que l’artiste calligraphie les noms
de ses clients, « comme pour mieux nommer [...] la nomination elle-même tout autant que
les noms propres »26.
22 Sans doute l’humour de Magritte s’exerce-t-il néanmoins aux dépens de son client,
présenté comme « un » libraire, indéfini, parmi d’autres, et dont aucun qualificatif ne
vient louer les mérites. Georges Roque en déduit que l’artiste s’attache ici à contrecarrer
l’opération de nomination que sa peinture de l’époque vise - ou plutôt visera bientôt-, elle
aussi, à défaire. Mais ce travail d’éradication n’a pas le caractère absolu qu’on veut bien
lui reconnaître, puisqu’il épargne, précisément, le nom propre sur lequel se fonde le plus
efficacement l’étalonnage de l’activité picturale, celui du peintre. Le « Ceci n’est pas une
pipe » de La Trahison des Images est trop vite entré dans la légende car c’est tout aussi bien
« Ceci n’est pas une pipe mais un tableau de Magritte » que l’on est autorisé, invité à lire...
Le publicitaire aura ensuite beau jeu de retourner l’artifice contre son inventeur, à moins
que celui-ci, par un retour de flamme, ne prenne les devants. Deux ans avant la mort du
peintre, la Sabena lui passe commande du tableau L’oiseau de Ciel, inspiré de La grande
124
Famille, en vue d’une opération publicitaire fondée moins sur l’image que sur le renom de
son auteur :
Le prestige que la personnalité internationale de René Magritte confère à cette
œuvre incite la direction à reporter ce prestige sur notre Société en utilisant le
sujet du tableau27.
23 Il s’agit bien pour la Sabena d’utiliser le sujet du tableau, et sa signature, avec la
bénédiction de l’intéressé... « Ceci n’est pas un oiseau, c’est un tableau de Magritte et le
bouveau symbole de la Sabena ».
24 Sans doute trop « passive » s’avère dès lors la principale conclusion à laquelle aboutit
Georges Roque et qui se résume comme suit. C’est précisément parce que les tableaux de
Magritte échappent à l’emprise des significations qu’ils sont utilisables par la publicité ;
n’étant pas des signes, « il suffit de leur adjoindre un message pour qu’ils le deviennent » ;
aucun message n’étant associé aux images magrittiennes, il est au surplus « facile d’en
ajouter un ». Comment dès lors ne pas s’étonner que Magritte, dans l’hypothèse où il
cherchait à saper les stratagèmes publicitaires, ait naïvement « désémantisé » des œuvres
sans se rendre compte qu’elles pouvaient être aussi facilement « resémantisées » par
l’ennemi ? A moins d’éliminer l’hypothèse de départ, rendue caduque par le constat,
dressé, sans plus, par Georges Roque lui-même, que les premières récupérations sont le
fait de Magritte lui-même, « aliénant » à des parfumeurs des versions publicitaires de
L’Arbre savant et - suprême auto-dérision - de L’Incorruptible (le Blanc-Seing,
paradoxalement, a été épargné). Datées des années 40, elles confirment une prescience
d’autant plus remarquable que les annonceurs belges, on l’a vu, sont encore loin d’être
sensibles aux vertus de l’image de marque. On mesure alors toute la portée de cette
proposition formulée par Magritte dès 1929 :
125
Un objet ne tient pas tellement à son nom qu’on ne puisse lui en trouver un autre
qui lui convienne mieux28
25 Ajoutons cette réflexion, émise par le graphiste Jacques Ridiez, cinq ans avant l’achat de
L’oiseau de Ciel :
Les formes nouvelles, qui soulèvent la méfiance, sinon les sarcasmes du public,
lorsqu’il s’agit de peinture de chevalet, probablement parce qu’elles lui semblent
tout à fait gratuites, s’assimilent infiniment mieux lorsque leur fonction est apparente
et directement perceptible29.
26 Versons encore au dossier une lettre adressée à Nougé en 1931, où Magritte évoque le
refus d’un projet par la firme Sunlight ; à l’annonceur qui allègue que « cette affiche fait
trop d’effet et serait bonne pour une marque qui se lance », le peintre répond que l’effet
en question est remarquable et « du même ordre qu’un tableau réussi » 30. In cauda venenum,
Georges Roque termine son ouvrage en ironisant sur « le zèle que mettent certains auteurs
à fustiger le pillage de Magritte par la publicité » au point de « dénoncer le
‘détournement’ de La grande Famille par Sabena »31.
quand c’est peint !, et Tentative de l’impossible, Martini, et Le Voyage des Fleurs, Mercédès et La
Clairvoyance, Salon de la Moto et du Cyclomoteur et L’art de la Conversation, Là où il y a du gris je
mets du rose et l’affiche Le vrai Visage de Rex, avant d’approfondir l’examen de celles qui se
révèlent les plus « dangereuses », parce qu’elles déjouent avec la même insolence le
procédé magrittien et les prétentions de la marque. Semblable aux roses qui se
substituent à des yeux dans Le Voyage des Fleurs, l’étiquette Martini paraît remplacer une
bouche. Mais en se décollant, l’inscription dénonce le montage et ne projette plus que
l’ombre d’un sourire racoleur, débâillonnant, du même coup, les lèvres closes.
Pareillement sarcastique se révèle l’illustration associant l’emblème de Mercédès – firme
largement impliquée dans la fabrication militaire – à la colombe de la paix et au symbole
du mouvement hippie – faites l’amour, pas la guerre – que l’ombre de la marque trace,
cruelle inversion, sur le capot. Un autre sommet de la dérision est atteint dans Salon de la
Moto et du Cyclomoteur ; ce « vroom », qu’est-ce donc sinon beaucoup de bruit pour rien ?
Dans l’affiche Là où il y a du gris je mets du rose, conçue à la demande de l’agence Dechy-
Univas, Julian Key n’hésite pas, enfin, à railler la suffisance de la réclame dite « créative ».
En contradiction avec le titre, qui tente vainement de récupérer une phrase de Picasso,
l’image ne parvient à colorer que la réplique d’un bien morne héros, privé de bouche et
donc de parole, spectre gris sur fond de couleur funèbre, faisant son deuil du sourire et de
la carnation que lui dérobe le miroir publicitaire.
32 Et dire qu’en publiant cette affiche, Paul follet, directeur général de la puissante agence,
prétendait combattre notre « sinistrose »35 !
33 Ainsi le maître se laisse-t-il abuser par ses propres instruments de domination.
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. G. ROQUE, Ceci n’est pas un Magritte. Essai sur Magritte et la publicité, Paris, Flammarion, 1983,
p. 14 et 15.
2. P. WALDBERG, René Magritte, Bruxelles, André de Rache, 1965, p. 163.
3. G. ROQUE, op. cit., p. 166. Voir aussi idem, p. 173, note 51.
4. Idem, p. 163
5. Idem, pp. 34-38.
6. O. LEJEUNE, Autour de l’exposition internationale de l’affiche contemporaine, dans le
catalogue de l’Exposition internationale de l’affiche contemporaine, Verviers, Société royale des
Beaux-Arts. 1932, p. 12.
7. La plupart des œuvres de Magritte et des affiches citées ou commentées sont reproduites dans
G. ROQUE, op. cit. ou J.-P. DUCHESNE, L’affiche en Belgique. Art et pouvoir. Bruxelles, Labor, 1989.
8. G. ROQUE, op. cit., p. 73.
9. L. CHÉRONNET, « Un maître de l’affiche : Loupot », dans L’art vivant, Paris, 15 septembre 1.926,
p. 697.
10. G. PLATÉUS, L’affiche, comment, l’éditer, comment la placer, Paris et Bruxelles, Editions Polmoss,
1919. pp. 31-32.
11. R.-L. DUPUY, Panorama de la publicité française. 1914-1930, dans Vendre. Paris, mars 1930,
p. 196.
12. Cité par G. ROQUE, op. cit., p. 73.
13. Cfr J. BARNICOAT, Histoire concise de l’affiche, Paris, Hachette, 1972. p. 101.
128
14. P. NOUGÉ, « René Magritte ou la révélation objective ». dans Les Beaux-Arts, 1 er mai 1936,
pp. 18 et 19.
15. A. MASSONET, Le dessin sur le vif, Paris, 1952, p. 55.
16. G. ROQUE, op. cit., p. 75.
17. Idem, p. 122.
18. Hem, p. 60.
19. Idem, p. 145
20. Idem, p. 59.
21. Ibidem.
22. L. CHÉRONNET, « L’art et la rue », dans L’art vivant, Paris, 1 er janvier 1926, p. 21.
23. N. OLDENHOVE, « Mirage de marque », dans Pub, Bruxelles, 14 septembre 1983, p. 7.
24. Cité par J.-C. DASTOT, La publicité, stratégie de l’entreprise, Verviers, Marabout, 1973, p. 68.
25. G. ROQUE, op. cit., pp. 45-47 et 58-62.
26. Idem, p. 74.
27. Idem, p. 175.
28. Cité dans Idem. p. 59, note 28.
29. Extrait de l’intervention de Jacques Richez au congrès de l’Alliance graphique internationale
à Saint-Germain-en-Laye, en 1960, repris dans J. RICHEZ, Textes et prétextes. 35 ans de réflexion(s) sur
le graphisme, Bruxelles, PAC, 1980, p. 37.
30. G. ROQUE, op. cit., p. 166.
31. Idem, p. 175.
32. Idem, p. 38.
33. Idem, p. 146.
34. Propos recueilli dans V. BAUDOUX, « Monsieur Julien Keymolen dit Julian Key », dans Clés
pour les arts, no 38, Bruxelles, 1973, p. 28.
35. M. DALOZE et D. VERHAEGEN, « Notre art est populaire [...] », dans le Catalogue de l’exposition
Savignac - Julian Key, Braine-l’Alleud, Centre d’Art Nicolas de Staël, 1984, n.p.
AUTEUR
JEAN-PATRICK DUCHESNE
Université de Liège Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles
129
1. L'invisible absolu
1 Tandis que la sémiotique visuelle distingue en peinture deux modalités de l'invisible, à
savoir : l'obstrué (ce-qu'on-peut-ne-pas-observer, ce qu'un tableau ne fait pas savoir) et l'
inaccessible (ce-qu'on-ne-peut-observer, ce qui se refuse à l'observateur) – c'est du
moins ce que fait Jacques Fontanille dans Les espaces subjectifs 1–, l’œuvre de René Magritte
invite, semble-t-il, à subdiviser ultérieurement ces deux pôles de la modalisation négative
de l'espace.
2 On en viendrait à articuler la catégorie de l'obstrué en plusieurs sous-catégories :
• l'occulté, ce que Magritte appelle le « visible caché ». Dans une lettre à Patrick Waldberg,
Magritte explique que ses tableaux intitulés La Grande Guerre « doivent leur intérêt à
l'existence devenue consciente pour nous du visible apparent et du visible caché – qui ne
sont jamais séparés dans la nature. Quelque chose de visible cache toujours autre chose de
visible. »2 foute une série d’œuvres de 1964 présentent en effet un être humain dont le
visage est dissimulé derrière un objet (une pomme, un bouquet de violettes, une colombe).
Les Liaisons dangereuses (1936) figure par ailleurs une femme nue tenant devant elle un miroir
tourné vers le spectateur. Ce miroir cache une partie de son corps mais réfléchit sous un
autre angle le fragment du corps qu'il masque. Il nous manque donc à la fois une partie de la
face et une partie du reflet de dos. Tous ces cas relèvent donc d'une visibilité partielle.
• le voilé, le masqué. Une série de toiles dont Les Amants (1928, voir supra) nous montrent des
visages couverts d'un chiffon ou d'un voile, voile que d'aucuns 3 rapportent au suicide de la
mère du peintre qui est allée se noyer dans la Sambre en 1912 et que l'on repêcha la chemise
130
de nuit rabattue sur la tête, élément biographique dont il ne faut sans doute pas surestimer
la valeur heuristique mais par lequel le mystère ne fait toutefois que s'accroître.
• le détourné. Cette catégorie comprend les nombreuses occurrences de l'homme au chapeau
melon vu de dos, ou de visages qui ne livrent pas toutes leurs faces au spectateur, entre
autres : Le Maître d'école (1955).
3 La catégorie de l'inaccessible à son tour se subdivise chez Magritte selon :
• le dissipé : dans L'Inondation (1928), la moitié supérieure d'un corps semble s'être évaporée
ou, dans les tenues de René-Marie Jongen, « le nu féminin y passe insensiblement à
l'invisibilité diaphane et bleuissante du ciel. »4 On a affaire ici à une espèce de régression à
un univers présémiotique, avant toute représentation, étant donné que, à en croire
Fontanille, « la perte de l'apparence, c'est l'interdiction de toute représentation, voire de
toute sémiosis. »5
• l'éclipsé. L'homme dans L'Homme au Journal (1927) est présent dans le premier
compartiment mais a disparu dans les trois suivants, alors que les objets n'ont pas bougé.
Joue-t-il à cache-cache ? N'est-il qu'un mirage ? Sa présence n'a-t-elle pas plus de sens que
celle d'un objet qu’on aurait déménagé ? Laissons là pour l'instant toutes les questions
déroutantes que cette toile soulève.
• l'imperceptible. Ce qui est trop loin ou trop proche : ainsi les deux figurines dans Les Princes
de l'Automne (1963) ou cette immense tète de femme dans Portrait de Stéphie Langui (1961) qui,
apparaissant dans l'embrasure voûtée d'un édifice, semble invisible aux yeux des deux
messieurs en pleine conversation. Ou encore, ce qui est trop éclairé, aveuglant : Le Principe
du Plaisir (1937) nous présente un homme dont la tête est une lumière éblouissante et,
d'autre part, ce qui est trop obscur, opaque, par exemple : un homme de dos dans la
pénombre (La Rencontre du Plaisir, 1962), une jeune femme qui se mire dans un miroir opaque
(L'Image parfaite, 1928).
• l'absolu hors-champ : il arrive que la figure soit en amorce, c'est-à-dire découpée par les
bords du cadre ce qui présuppose conventionnellement un prolongement hors-champ. Or
dans La Représentation (1937), ce tronc de femme dont le cadre doré épouse parfaitement les
flancs, le ventre et la naissance des cuisses, on s'aperçoit que le hors-champ est tout à fait
évacué puisque la découpe du cadre est ici imposée par les formes féminines mêmes.
• le transparent. Dans L'Esprit comique (1927) un homme-dentelle laisse transparaître le fond
sur lequel il évolue. Il faut ajouter à ce paradigme toute une série de portes trouées,
perforées, de brèches pratiquées qui annulent l'écran que constituent communément les
éléments d’architecture. Dans La Maison de Verre (1939) un visage de face se voit à travers la
découpe des cheveux d’un personnage vu de dos. Dans le Blanc-Seing (1965, voir illustration
supra), par contre, un cheval monté d'une élégante amazone est affecté de deux bandes qui
laissent transparaître le fond de sorte que c'est tantôt le fond, tantôt le cheval qui se voit
privé de visibilité. Ce que Jongen appelle « la transparaissance du visible caché sur le visible
cachant »6 est également à l’œuvre dans la série de tableaux qui présentent une toile posée
sur un chevalet qui laisse transparaître et prolonge en image la vue qu'elle aurait dû cacher
et où, par le même geste, « l'image disparaît dans ce qu'elle représente » (Ibid.., p.94), ainsi la
célèbre Condition humaine (1935) mais aussi La Vie privée (1946) où l'on voit un paysage à
travers la fenêtre du corps d’une femme nue. Le transparent et la transparaissance
concernent enfin toutes ces tonnes en creux, découpées, ces béances négatives que les
silhouettes peuvent virtuellement aller remplir, entre autre dans Décalcomanie, 1966. Dans
l'ensemble de ces cas de transparence il y a en somme toujours quelque chose qui nous
bouche ...
• l'illisible : quel est ce texte qui agit · tellement La Lectrice soumise de 1928 ?
131
6 On invoquera le fait que le premier titre Le Goût de l'invisible ait été récusé en faveur de La
Grande Guerre précisément parce qu'il y a « 'guerre' entre ce qui est visible et ce qui est
caché. »10. Or, même si le peintre répète ensuite : « il arrive un moment où le visible
empêche de voir un autre visible »11 (ibid.), ce que Rudy Steinmetz résume par la formule
« n'importe quel objet visible, chez Magritte peut faire office de rideau tiré devant
n'importe quel autre objet visible »12, ces chevauchements, ces superpositions ne sont, à
notre sens, pas toujours aléatoires.
7 Le visible caché peut en effet soudain chavirer en « invisible absolu », comme par
exemple dans Le Genre nocturne, cette toile de 1928 où une femme nue se couvre le visage à
l'aide de ses mains, mais où rien ne laisse présager que ce visage serait potentiellement
visible, car rien ne déborde au-delà des mains. Nous avons là un visage qui nous met au
défi de le considérer comme peint. Il est tout simplement invisible sans plus. Phénomène
analogue dans Le Double Secret, comme l'a montré Nicole Everaert-Desmedt : « Ici, dans Le
Double Secret, Magritte enlève le voile habituel, la peau du visage, et dévoile ce qu'il cache.
Mais alors se produit la surprise car ce qui est dévoilé ne correspond pas à ce qu'on
attendait. »13. René Jongen insiste dans ce contexte sur « l'autosuffisance de l'image » :
« Le corps de La Représentation n'est pas plus (ni moins) que ce qu'il est, un partiel
corporel autonome, qu'il ne faut ni compléter ni prolonger – comme nous serions tentés
de le faire dans une conception représentative ».14 La découverte du visible caché peut
par conséquent être déceptive et, de manière générale, la tête humaine court le risque
d'être à tel point cachée derrière un objet que celui-ci finit par lui tenir lieu, comme dans
Le Mouvement perpétuel, où un haltère remplace littéralement la tête de l'athlète. On est
soudain confrontés avec de l'invisible absolu, avec ce qui transcende l'opposition du
visible et le l'invisible15. Rudy Steinmetz en arrive en fin de compte aux mêmes
conclusions : « Il n'y a pas pour Magritte, de dialectique entre le visible et l'invisible » 16 :
« le visible est une succession infinie de rideaux qui garde à jamais scellé l'in-visible du
mystère. [...] En un instant [...], la peinture procède au surgissement d'un autre visible ou,
plus exactement, de l'autre du visible. C'est dans la fracture provoquée momentanément
par ce choc visuel que le mystère se propage fugitivement insaisissable, inexplicable [...] »
(Ibid.., p.f.13) De même qu'il n'y a plus apparemment de parcours perceptif allant de la
non-visibilité à la visibilité il n'y a plus non plus de parcours épistémique possible allant
du non-savoir au savoir. De sorte que la catégorie de l'obstruction n'est même plus de
mise, car elle avait trait au possible et au connaissable. L'invisible, n'étant plus promis à
quelque visibilité, s'offre comme le garant ultime du mystère. Parallèlement, les corps
étant sans intériorité, statues pleines sans trésors, ou vides sans secrets, homogènement
traversées par du plein ou du vide, tout s'avère toujours potentiellement inaccessible.
Cette peinture déjoue en tout cas l'opposition coutumière du visible et de l'invisible.
8 Récapitulons. Si la peinture magrittienne a exclusivement affaire aux corps visibles,
tandis que l'invisible est le propre de la pensée et échappe dès lors à la peinture, il y a, à
notre sens, un invisible que nous qualifions d'absolu qui est néanmoins présenté et qui
laisse une trace de son mystère sur la toile. René Jongen résume toute la question en
fonction du fait que la tâche du peintre consiste à rendre visible cet invisible : « L'image
magrittienne cherche à rendre visible cet invisible occulté par la visibilité du monde et de
ses objets familiers. »17 Magritte nous enseigne dès lors une nouvelle façon de voir,
appelle sinon à renoncer à notre regard habituel, du moins à l'épurer. Salutaire
« thérapie » en effet que celle qui nous guérit de notre paresse visuelle.
133
9 On le comprend désormais. Ce monde sans autrui libère une force qui nous incite à voir
autrement, il dégage enfin une image sans épaisseur, tout en surface, une image
d'ordinaire refoulée, cachée, ce que Gilles Deleuze définit comme le phantasme (« c'est
peut-être à la surface, comme une vapeur qu’une image inconnue des choses se dégage »)
18
, ce que Magritte désigne par le mystère. Le mystère c'est, comme le phantasme, ce qui
est sans ressemblance et sans contrainte : « Quel que soit son caractère manifeste, toute
chose est mystérieuse : ce qui apparaît et ce qui est caché. »19 De sorte que le mystère,
comme aboutissement de l'invisible absolu, est un réel défi pour la sémiotique : « Le
mystère, par définition, est réfractaire aux exigences de tout système » (EC : 549).
Davantage qu’un « dépaysagiste », comme on a pu qualifier Giorgio de Chirico, par sa
façon de dépayser les objets20, Magritte est plutôt un « enchanteur », qui nous montre le
monde quotidien dans ce qu'il a de mystérieux, afin de susciter l'existence de ce mystère
en chacun de nous. Magritte avoue avoir été dérangé lui-même dans ses habitudes de
voir, comme si sa peinture avait eu sur lui la même force thérapeutique qu'elle a sur nous.
Le monde aurait perdu pour lui aussi toute profondeur et toute consistance : « Je devins
peu certain de la profondeur des campagnes, très peu persuadé de l'éloignement du bleu
léger de l'horizon, l'expérience immédiate le situant simplement à la hauteur de mes
yeux. J'étais dans le même état d'innocence que l'enfant qui croit pouvoir saisir de son
berceau l'oiseau qui vole dans le ciel... »21
2. Le Thérapeute
10 Le huitième panneau de la fresque circulaire Le Domaine enchanté, de 1953 exécutée par
une équipe de peintres autour de Raymond Art pour Gustave Nellens, alors directeur du
Casino Communal de Knokke, semble exemplaire à cet égard car il reprend des images qui
jalonnent l'œuvre de Magritte en les déterritorialisant une nouvelle fois.
a) le chemineau
11 Ce thérapeute flanqué d'un lion et tenant dans sa main un sceptre rappelant Shéhérazade
détient en effet une puissance d'« évocation », selon l’expression d'Everaert-Desmedt, à
l'état pur : car le mystère de cet étrange thérapeute redouble celui de toutes les
occurrences antérieures du Thérapeute.
134
12 Paul Colinet a certes réussi à homogénéiser ces emprunts hétéroclites par le biais d'un
petit texte poétique :
Deux tourterelles, dans la chaude pénombre de leur maison, veillent à la santé d'un
thérapeute de grands chemins. Les perles d'un visage fleurissent sa main droite.
Une guirlande de roses apaise son lion.
Un papier troué collectionne des morceaux de ciel.
13 Or il n'empêche que ce geste a posteriori n'a pas pu résorber l'inquiétante étrangeté ne
fût-ce que du seul thérapeute. Aussi pouvons-nous invoquer comme une espèce d'aura
invisible de cette œuvre toute une série de gouaches et d'huiles qui s'échelonnent de 1936
à 1962 (jusqu'au bronze de 1967)22 et portent ce même titre énigmatique lequel aurait été
trouvé soit par Marcel Lecomte, soit par Colinet.
135
lui »23 comme un paradigme intertextuel que l’œuvre en présence entraîne dans son
sillage.
15 Or l’invisible est déjà l’enjeu de la ligure centrale elle-même, ou du moins elle apporte un
nouveau démenti à l’opposition du visible et de l’invisible. Car cette étrange silhouette,
pourtant humaine, ou du moins reconnaissable à ses attributs humains, déjoue d’emblée
la polarité du plein et du creux, du caché et de l'apparent, de l'être et du paraître, du
contenant et du contenu, de la surface et de la profondeur. En outre, ce chemineau assis,
dont la cape recouvre un corps absent, renoue avec toute une série d'œuvres qui
thématisent ce paradoxe. Ainsi le cercueil de Perspective. Madame Récamier de David de 1951
qui n'a aucune densité, qui n'enveloppe, semble-t-il, d'autre secret que celui de sa « mise
en boîte » elle-même.
16 Marcel Mariën nous rappelle que la première réaction à cette trouvaille de mise en bière
fut « l'hilarité » : « C'est seulement quelques semaines plus tard que l'idée vint à Magritte
d’appliquer son invention à des figures célèbres. Il fallait évidemment qu'elles fussent
assises et aisément identifiables à la faveur d'un décor aussi fameux qu'elles. » 24
17 Or, à regarder de plus près Perspective. Madame Récamier de David, à mesurer la courbe du
bras ainsi que du chignon de la « vraie » Mme de Récamier, j'entends celle de Jacques-
Louis David, on s'aperçoit que cette noble dame ne tient pas dans la bière.
18 Qu'est-ce à dire ? Pas plus que la cape du thérapeute, ce cercueil ne recèle quelque
intériorité. La sculpture en bronze de Madame de Récamier de David. (1967), ainsi que celle
du Thérapeute (1967), quoique moulée sur un homme vivant, viennent clore
définitivement cette série, car la possibilité d'une intériorité, de par le durcissement dans
une matière réfractaire au vivant, est ici définitivement évacuée.
137
19 Magritte nous a certes accoutumés aux vêtements qui n'enveloppent aucun corps. Dans
L'idée (1966), une chemise vide est survolée par une pomme, dans L'Art de vivre (1967), par
une sphère-visage. Le Pèlerin (1966) décale le visage sur la gauche en le dissociant du
pardessus et du chapeau demeurés béants : est-ce le visage qui s'en est allé en pèlerinage
ou le costume qui a abandonné son propriétaire ? Dans Le Chemin de Damas (1966) c'est le
corps entier qui est dissocié du vêtement habillant un corps absent. boutes ces figures
ébranlent dès lors la certitude que le contenant serait extérieur et englobant et le
contenu, intérieur et englobé.
20 Dans d'autres cas c'est « dans l'habit [quel vient s'incruster le corps absent. » 25. Jongen
qualifie ce scénario inédit de « nudité vestimentaire » (ibid., p. 180). « le corps y est le
vêtement du vêtement, et le vêtement le corps du corps » (ibid., p. 181). Dans Le Modèle
rouge (1937, 1953) une paire de brodequins terminés en doigts de pieds, passant
insensiblement du cuir a la peau, portent l'empreinte des pieds nus qu'ils ne chaussent
plus. Une robe de nuit, dans la penderie de La Philosophie dans le Boudoir (1947, 1966),
montre ce qu’elle feint ordinairement de dissimuler, comme si les seins et le pubis
adhéraient encore à la chemise désormais vacante. L'Importance des Merveilles (1927), La
Leçon de Choses (1947) et La Folie des Grandeurs (1962), font se télescoper un corps-épiderme
coupé en trois section creuses. Les Cornes du Désir (1960) exhibe deux robes de femme,
paradoxalement vides et pleines, qui adoptent la posture des corps absents qu'elles
devraient revêtir. Le Puits de Vérité (1963) présente enfin une jambe de pantalon creuse
mais dressée : « l'ensemble pantalon-soulier adopte le plein et la posture de la jambe et du
pied debout sur le sol, mais simultanément il s'affranchit du corps et affirme son
autonomie. » (Ibid., p. 182)
21 Ceci dit, davantage qu'un procédé rhétorique synecdochique (une partie pour le tout : le
vêtement à la place de l'homme) ou métonymique (les seins et le pubis étant en relation
de contiguïté avec la robe de nuit), c'est cette logique de la substitution qui est elle-même
mise à mal dans toutes ces œuvres et dans Le Thérapeute en particulier. Car la substitution
n'a pas été menée à son terme. C'est comme si elle avait été interrompue en cours de
138
route. Ni le sens littéral ni la métonymie n'ont abouti. Les vêtements ne sont pas vides,
flasques, mais remplis de vide. A croire que l'être visible n'est en chair et en os qu’en
apparence. Autre opposition déjouée, celle qui lie l'intérieur à l'immobilisation et
l'extérieur à la mobilité, à la circulation de la vie. Or une axiologie inédite s'installe ici :
les oiseaux, qui comportent le sème de « la vie », sont ici renfermés à l’intérieur, tandis
que le paysage désaffecté extérieur semble entraîner le sème de la « mort ». En outre, la
polarité culture-nature n’a plus cours : les oiseaux sont mis en cage (culturalisés), le lion
amadoué, tandis que l'homme est devenu un vagabond, un sauvage. L'aspectualité est
également brouillée, le duratif de l'attente se superposant à l'inchoatif (le matin) et au
terminatif (le soir). Et, pour finir, le visage du chemineau pourtant localement central,
reste dans l'ombre, tandis que la lumière inonde la scène. Cette composition semble dès
lors se jouer de nos compétences perceptives à l'instar de cette toile qui n'offrait que son
revers dans Les Ménines de Velasquez et que Foucault nomma « ironique » pince qu'elle
restait en dernier ressort scellée aux regards26.
22 Il en résulte que l’être humain pour Magritte est un être non seulement mitoyen du
visible et de l'invisible mais sans intériorité, sans fonds, une écorce vide qui ne renferme
aucun trésor, une série de frusques abandonnées en guise d'épouvantail (mais effraie-t-
il ?), une obésité qui dissimule l'espace du néant ou, dans les termes de Hammacker, un
être humain qui « joue à cache-cache : il est là et il n'est pas là. L'artiste le poursuit,
s'agrippe à son manteau et s'aperçoit qu'il est vide. »27
23 A tel point qu'on pourrait penser qu'il ne s'agit que d'un spectre, ou plutôt d'un mirage.
Ou, au contraire, que l'homme est bel et bien là mais que c'est nous qui le prenons pour
un chapeau comme ce patient du neurologue Olivier Sacks qui, ayant perdu la capacité de
reconnaître les objets suite à un trouble des zones visuelles du cerveau, prit pour un
chapeau la tête de sa femme. Le renvoi à cette pathologie peut paraître surprenant mais
la suite de la. consultation vaut la peine d'être examinée, ne fût ce que pour l'humour
étrange, le sens du paradoxe qui sous-tend l’épisode. Après le test des réflexes (le
neurologue chatouille la plante des pieds de son patient à l’aide d’une clé) celui-ci omet
de remettre sa chaussure, ce qui nous replonge pour ainsi dire dans l’énigme des bottines
de chair proposée par Le Modèle rouge :
- Votre chaussure, lui répétai-je, peut-être devriez-vous la remettre.
Il continuait à regarder le sol à côté de la chaussure, avec une concentration intense
mais mal placée. Finalement, son regard se fixa sur son pied :
- C’est ma chaussure, n'est-ce pas ?
- Non, c'est votre pied. Voilà votre chaussure.
- Ah, je pensais que c'était mon pied.
Plaisantait-il ? Etait-il fou ? Aveugle ? Si c'était là une de ses « étranges erreurs »,
c'était l'erreur la plus étrange que j’ai jamais rencontrée.
[...] Il semblait avoir décidé que l'examen était terminé, et commençait à chercher
son chapeau. Il leva la main et attrapa la tête de sa femme, essayant de la soulever
pour se la mettre sur la tête. Il avait apparemment pris la tête de sa femme pour un
chapeau ! Sa femme le regarda comme si elle en avait l’habitude.
Je ne pouvais pas expliquer ce qui venait de se passer28 par la neurologie (ou la
neuropsychologie) classique
24 Beaucoup plus prosaïquement on pourrait rapporter la ligure du thérapeute à ce
personnage insolite disparaissant presque entièrement sous les bords d'un immense
chapeau, le guérisseur au sac de simples qui soigna Magritte d'une foulure de la cheville
dans sa jeunesse à Lessines29. Mais c'est la faillite de la reconnaissance univoque des corps
139
25 Nous avons donc décidé d'interpréter l'invisible non comme l'antithèse du visible mais
comme une nouvelle habitude de voir, devant, derrière, avec, au-delà, en deçà, en
transparence, tout ce que le tableau nous fait entrevoir et, partant, toute une aura
intertextuelle qui escorte l’œuvre. L’invisible le plus insistant est alors fonction de cette
virtualité paradigmatique appelée par l'agencement syntagmatique des objets en
présence dans l'épisode du Thérapeute de Knokke. On pourrait alléguer nombre
d'intertextes faisant partie de l'« encyclopédie » du spectateur de culture occidentale de
la deuxième moitié du vingtième siècle qu'on pourrait considérer comme parodiés, cités
ou annoncés par l'épisode en question. C'est pourquoi il nous faut examiner
l'accouplement des éléments qui meublent le panneau afin de jauger l'invisible loi qui
réunit des corps apparemment aussi disparates. Mais on verra ensuite – et c'est en quoi
l'image chez Magritte est toujours victorieuse face à toute annexion interprétative – qu'à
vouloir normaliser l'incongruité du voisinage des objets, à vouloir rendre plausible ou
intelligible leur rapprochement, on tombe dans le piège d'une lecture représentative.
26 Cette conjonction apparemment banale homme-canne-sacoche semble rendre hommage
à la figure d'Ubu roi de Jarry (1896), en raison surtout de la morphologie piriforme du
bonhomme. Rappelons en outre que précisément en 1936-7 (à l'époque donc des trois
premiers Thérapeutes), Magritte réalisa les autoportraits-charge La Lampe philosophique
ainsi que le programme d'Ubu enchaîné, avec la pipe et les attributs hyperboliques. Or le
très bel ouvrage de Christine Van Schoonbeek, Les portraits d'Ubu, qui retrace la fortune
iconographique du personnage, indique que le trait distinctif majeur est en effet le
personnage ventru qui souvent se réduit à sa seule panse, à sa gidouille (représentée par
la spirale sénestrogyre). On y distingue la même logique que celle que nous venons de
dégager du Thérapeute, à savoir que la surface des choses a cessé d'être l'enveloppe de
leur âme. Sous la surface il n'y a pas de secret, pas d'arrière-pensée mais un mystère qui
après s'être dévoilé demeure infiniment scellé : « Rien ne permet toutefois de limiter la
gidouille au seul ventre. Le mot pourrait bien servir à désigner tant le dehors que le
dedans, le contenant que le contenu, voire par une généralisation à coup sûr abusive, à
désigner la partie pour le tout »30. Cette grotesque panse dont l'enflure accuse le vide des
entrailles est alors accompagnée ou non de certains de ses attributs : le « bâton-à-
physique » appartenant au professeur Hébert du lycée de Rennes lequel fut à l'origine de
la geste potachique, le « balai », le « crochet à phynance » que l'on retrouve dans la canne
du thérapeute, ainsi que la « poche » dans laquelle Ubu menace à tout bout de champ de
jeter ses victimes : une bourse, une sacoche, une besace. Qui plus est, sachant que chez
Magritte le fond n'est souvent qu'« un présentoir pour l'objet »31, ce qu'en critique
cinématographique on appelle un « espace quelconque », à savoir un lieu désaffecté qui
n'a plus de coordonnées spatio-temporelles, un pur potentiel où les personnages sont
dans un état de promenade, de balade ou d'errance32, le fond de terrain vague ou de dunes
(s'agit-il de celles des environs de Knokke le Zoute ?) sur lequel tranche notre Thérapeute
peut à son tour être apparenté au pays de nulle part, la Pologne, où évolue Ubu.
27 Or celte lecture témoigne encore d'un anthropocentrisme peut-être illégitime dans le
contexte magrittien. Sans doute cet hybride homme-chose ou « quasi-mannequin » selon
140
la formule que Pierre Fresnault-Deruelle utilisa pour désigner L'Homme au Journal 33, est-il
là pour nous rappeler que l'être humain dans la peinture de Magritte ne bénéficie d'aucun
privilège ontologique lace à la chose, qu'il est un objet parmi d'autres, d'où son
idéalisation, l'homme au chapeau melon engoncé dans son conformisme, d'où son
interchangeabilité avec le monde inanimé. Ce n'est finalement qu'une image, qu'une
chose sans épaisseur et sans poids. Magritte nous a d'ailleurs avertis que « la personne
humaine figure dans [ses] tableaux au même titre que des objets, que des choses. [...]
L'homme est une apparition visible comme un nuage, comme un arbre, comme une
maison, comme tout ce que nous voyons. »34
c) homme + cage
Ne pas se décourager
attendre
attendre s'il le faut pendant des années
la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau
n’ayant aucun rapport
avec la réussite du tableau
Quand l’oiseau arrive
s’il arrive
observer le plus profond silence
attendre que l’oiseau entre dans la cage
et quand il est entré
fermer doucement la porte avec le pinceau
puis
effacer un à un tous les barreaux
en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de
l’oiseau
(J. Prévert, « Pour faire le portrait d’un oiseau », in
Paroles)
28 L’existence de cet hybride homme-cage est en effet précaire. Celui-ci connote au premier
abord soit l'épouvantail qui doit guérir les oiseaux de la peur qu’il suscite, soit le
prestidigitateur qui se dérobe pour faire apparaître et disparaître ses colombes. Ce
magicien a d’ailleurs une complice en « magie noire » qui lui lait face de biais, au panneau
6 et que Colinet décrit ainsi : « Sur l'épaule d’une magicienne nourrie de ciel, une colombe
immobilise du silence », et au panneau 2 : « Une jeune femme présente avec grâce deux
tonnes différentes d’un même oiseau ».
29 Mais il y a plus. La cage semble démonter la catachrèse « cage thoracique », il la déleste de
sa patine en faisant retrouver au mot « cage » sa possibilité de renvoyer littéralement à
une vraie cage. La cage thoracique a donc bien pu être remplacée par une « cage » à
colombes. Tout en restant dans le codage visuel, Magritte fait intervenir un codage
verbal, où les jeux sur l’homophonie sont légion. Pierre Somville parle même à cet égard
d’une métaphore filée : « Mais, sur cet élément pris ici au pied de la lettre, on voit que la
métaphore est filée grâce à la présence de deux colombes blanches dont les battements
d’ailes et les velléités d’envol nous ramènent à des réalités émotionnelles, de nature
respiratoire ou cardio-vasculaire, qui demeurent bien 'thoraciques' »35. Ce calembour
intersémiotique relègue donc dans l'invisible les présupposés de son opération. Mais cette
même lecture se verra achopper à un non-lieu, car celui qui jubilerait d'avoir saisi ce jeu
resterait encore bredouille dès qu'il aurait sous les yeux un autre Thérapeute, cette
gouache de 1937 dont le buste est remplacé par un miroir qui reflète un ciel parsemé de
141
nuages. La cage peut d'ailleurs être indifféremment remplacée par un miroir, un tableau
noir, une feuille de papier coupé comme c'est le cas dans Le Libérateur de 1947.
Une petite vague se brisa contre les rochers, au bas de la pente, et vint mouiller la
pierre à une hauteur où celle-ci était auparavant bien sèche. La mer montait. Une
mouette, deux mouettes, puis une troisième, passèrent à la file en remontant le
vent de leur lent vol plané – immobile37.
35 Or, à toutes ces interprétations par trop insistantes, le lion, dans son mutisme obstiné,
oppose une fin de non-recevoir. Quelque intertexte qu'on allègue, le lion demeurera
toujours indifférent à toute exégèse hâtive, n'ayant en dernier ressort aucun rapport
syntagmatique avec la scène, la jonction, en dépit de l'affinité profonde entre objets qu'on
croyait y déceler, apparaissant soudain comme purement occasionnelle. Les objets que
nous nous étions évertués à rassembler se remettent soudain à « hurler » (EC : 109) L'effet
de collage - de « couper-coller » dirait-on de nos jours - est encore renforcé par la pose
inchangée que ce fauve adopte dans les différentes occurrences qui l'accueillent tel quel.
L'irrévérence, l'humour, le burlesque, voire le comique de ce lion consiste dans son
hiératisme, sa double indifférence : à tout ce qui l'entoure d'une part, à l'égard du
spectateur, de l'autre, car il ne renonce en aucun cas à son « absorbement » (pour parler
avec Michael Fried) malgré le regard frontal. Il apparaît en effet tel quel dans Le Voyageur
(1935), Le Repas de Noces (1940), La Jeunesse illustrée (1937) : une procession énigmatique où
l'on voit se dérouler en file indienne un torse nu de femme, un bombardon, un lion
couché... qui s'avancent vers la surface de la toile pour disparaître ; de même, dans Le Mal
du Pays (1940, voir illustration infra) : un homme, les ailes repliées et appuyé sur le
parapet d'un pont, regarde l'eau tandis que derrière lui un lion pose. Là encore on
144
pourrait s'abandonner à toutes sortes de conjectures. L'homme, saint Marc, a-t-il repris
ses ailes au Lion de Venise qui s'en trouve tout démuni ?
36 L'impression de déjà vu que l'on récolte dans l'oeuvre en présence, est dès lors seulement
dû à cette prototypie insistante de l'objet-lion, à ces multiples reprises ou
déterritorialisations. Magritte – à en croire Waldberg - « est parvenu à quintessencier les
choses. Une rose, une pomme, une montagne, une maison, une chaise [...] arrachés à leur
contexte neutralisant, surgissent au milieu de ses toiles, dans la fraîcheur émerveillée de
l'idée première »40. Le lion en sort complètement déréalisé, ou dans les mots de Fresnault-
Deruelle : « chaque objet [...] n’est qu'un objet générique, en aucun cas la figuration
particulière d'un référent concret »41. Les objets sont des « totems », « traités comme les
illustrations d'une leçon de choses et posés là de toute éternité »42. Aussi est-ce notre
compulsion interprétative qui subit une thérapie. En face de sa présence irréfutable, les
commentaires apparaîtront comme inutiles, superflus, voire malhonnêtes. Ce lion ne fait
qu'effleurer tous ces intertextes sans plus. Son image nous a trahis.
37 Le flot des interprétations est soudain endigué par l'évidence de cette constatation :
« Ceci n'est pas un lion. » Il a beau être apprivoisé, rendu inoffensif, sage comme une
image, doux comme un loulou de Poméranie par son dompteur invétéré, nous ne
pourrons jamais le caresser. Il ne fait que se référer à une série de lions peints. Or, il faut à
nouveau recoller les bouts et revoir l'ensemble car, comme dit encore Fresnault-Deruelle,
un certain « court-circuit sémantique v[ient] malgré tout, relancer la sémiose » (Ibid.,
p.c6). Il n'empêche que ce fantôme de thérapeute, de la même façon qu’il faisait fi du
lustre de la salle qui l'accueille, nous interpelle, nous regarde, sans que nous soyons en
mesure de croiser son regard. Il ne s'adresse qu'à moi. De derrière sa visière il se moque
de mes tentatives désespérées de l'appréhender.
145
3. L'air comique
38 Il demeure toutefois un invisible ultime et inanalysable : « l'air » de ce personnage, son
air insolite, voire comique, « l'air » dont Roland Barthes nous disait que c'est quelque
chose d'indicible, d'indécomposable, ce n'est pas un donné schématique, intellectuel,
mais une chose exorbitante, un supplément intraitable de l'identité43. Cet univers
magrittien que nous avons apparenté à un monde sans autrui n’est cependant pas un
monde stérile, car il en émane un air, mystérieux, parfois risible. Ce thérapeute est un
humoriste, s'il est vrai que les humoristes sont des arpenteurs de la surface qui laissent le
mystère intact. Tant qu'il y aura de l'intraitable il y aura de l'invisible, de la pensée, du
secret, du mystère et, comme il a été montré, sans doute un risque salutaire pour la
sémiotique.
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NOTES
1. Cf. J. FONTANILLE, Les espaces subjectifs, Paris, Hachette, 1989, pp. 55-56.
2. P. WALDBERG, René Magritte, Bruxelles. André de Rache, 1965, p. 248.
3. Entre autres A.M. HAMMACKER, René Magritte, Paris, Editions Cercle d'Art, 1986.
4. R.-M. JONGEN, René Magritte ou la pensée imagée de l'invisible, Bruxelles, Facultés universitaires
Saint-Louis, 1994. p. 7.
5. J. FONTANILLE, Sémiotique du visible. Des mondes de lumière, Paris, PUF, 1995, p. 64.
6. R.-M. JONGEN, René Magritte ou la pensée de l'invisible, op. cit., p. 22.
7. « Monde cru et noir, sans potentialités ni virtualités : c'est la catégorie du possible qui s'est
écroulée. [...] Ayant cessé de se tendre et de se ployer les uns vers les autres, les objets se dressent
menaçants ; nous découvrons alors des méchancetés qui ne sont plus celles de l'homme. » (G.
DELEUZE, Michel Tournier ou le monde sans autrui, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 355).
8. R. MAGRITTE, « Interview Jean Neyens », dans R. MAGRITTE, Ecrits complets (éd. André Blavier),
Paris, Flammarion, 1979 (dorénavant : EC) p. 603. Ou encore : « Je ne peins que du visible puisque
ce serait pure niaiserie que désirer peindre des figures de l’invisible. La lettre cachée dans une
enveloppe n'est pas invisible, le soleil caché par un rideau d'arbres n'est pas invisible » (EC,
p. 689)
9. D. SYLVESTER, René Magritte. Catalogue raisonné. Anvers, Fonds Mercator, t. IIΙ, 1997, p. 402.
147
AUTEUR
NATHALIE ROELENS
Universités d'Anvers et de Nimègue
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1 Magritte n'a jamais cessé de remettre en question les rapports habituels entre les gens et
les objets de la vie quotidienne. Une partie de son originalité consiste d'ailleurs dans sa
volonté de transformer l'homme en tant qu'être unique ayant emprise sur son
environnement en un « autre » objet habitant le seul univers picturo-poétique du peintre.
Parmi ses tableaux les plus célèbres, on rencontre une foule d'hommes identiques au
chapeau melon tombant du ciel, telle une masse éparse de gouttes d'eau (Golconde, 1953),
ou des êtres grimpant à même le sol jusqu'au seuil d’une fenêtre, telle une vigne au
moment des vendanges (Le Mois des Vendanges, 1959). Dans une lettre adressée à Philippe
Robert-Jones, Magritte se montre formel sur ce point : les signes qu'il choisit de mettre en
scène sont « des objets [...] non des symboles »,1 et ce, en dépit de leur statut
conventionnel dans le monde. Par conséquent, on pourrait dire, avec Jacques Meuris, que
tout dans l'univers magrittien est « objet, toute chose est chose, quel que soit le genre
auquel il appartient » (167). Rien n'est privilégié a priori.
2 Le peintre belge savait certainement, dès le début de sa carrière artistique, qu'en
interrogeant nos perceptions et représentations des choses, il ne manquerait pas de
troubler certains de nos plus chers partis pris, esthétiques ou autres. Souhaitant prendre
« le parti des choses » plutôt que celui des « connaisseurs » des choses, Magritte se trouve
ainsi naturellement dans la même lignée que le poète Francis Ponge. Nous sommes
cependant en droit de supposer que le rapprochement de notre peintre et d'un poète
comme Ponge se justifie tant par la forme que par le fond. Je fais allusion ici à la
prédilection pour la prose poétique qu’avait non seulement Ponge, mais aussi et surtout
Baudelaire dans Le Spleen de Paris, Rousseau dans Les Rêveries du promeneur solitaire,
Lautréamont et bien d'autres écrivains fort estimés par Magritte. Comme il lisait
beaucoup et trouvait son inspiration un peu partout, on pourrait m'objecter d'emblée que
je fais peut-être trop grand cas à son propos d'une écriture très particulière, une écriture
« limite ». Si Magritte parle de genre, c’est généralement pour mieux le dénoncer. Il est
pourtant important de rappeler que l'iconographie magrittienne dérive souvent de
sources non-esthétiques ou anti-esthétiques, celles que l’on trouve dans « la ‘mauvaise’
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banal que nous venons d'examiner effectue un effondrement de l'idée même d'une archi-
catégorie esthétique figée et stable, qu'elle soit celle de la poésie ou de la peinture.
17 Notre premier exemple vient du tableau intitulé Le Mal du Pays (1939).
18 Notons tout d’abord que Magritte hésitait à l’origine entre deux autres choix pour ce
titre, avant d’adopter celui que nous connaissons aujourd’hui : Le Spleen de Paris ou
Philadelphie et La Purée de pois. Ce qui devrait nous intéresser le plus à cet égard est, bien
entendu, cette référence au titre du recueil baudelairien. A ma connaissance, il n’en
existe pas d’autre aussi explicite. Toujours est-il que cette allusion suggère un
rapprochement des deux œuvres au niveau thématique aussi bien qu’au niveau de leurs
structures rhétoriques. Qui plus est, le thème de la nostalgie évoqué par le titre définitif
rappelle évidemment beaucoup d’autres œuvres. Il fait penser à toute une série d’œuvres
nostalgiques, par exemple, au poème parnassien de Théophile Gautier, Nostalgies
d’Obélisques. Dans ce texte des Émaux et Camées, le lecteur tombe sur une entité narrative
sémiotiquement similaire au lion du tableau. L’entité en question, l’obélisque du temple
de Luxor, se situe loin des grandes villes industrielles de l’Ouest. Le malheureux
obélisque, perdu au fond du désert, rêve de rejoindre son frère à la place de la Concorde à
Paris, alors que celui-ci fait la réflexion inverse. Dans les deux cas, on semble avoir affaire
à une image iconique du type IPD (in praesentia disjoints) que le Groupe μ définit comme
suit :
une image où des entités disjointes sont perçues comme entretenant une relation
de similitude (TSV. pp. 274-275).
19 Dans ce cas, la similitude n’est pas d’ordre physique, mais sémique : les deux personnages
du tableau fraternisent tout en regrettant leurs pays respectifs. Le peintre prétend ainsi
introduire dans cette peinture ce qu'il appelle
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une nouvelle atmosphère poétique [...] une poésie 'sentimentale' surréaliste' (cité
dans SYLVESTER, p. 286).
20 Il est donc clair qu’il revendiquait une certaine poéticité pour ce tableau.
21 Or les figures employées seraient trop brutales si notre peintre n’ajoutait pas les ailes à
l’homme moyen qui regarde au loin, à travers le brouillard. En même temps, il nous faut
noter l’absence chez ce dernier d’auréole, faisant de lui une sorte d’homme-ange hybride.
Comme le lion constitue une sorte de cliché visuel d’un être puissant et courageux, sa
présence ici ne peut qu’évoquer de manière hyperbolique la nostalgie que tout être vivant
risque d’éprouver en s’éloignant de son milieu habituel. De plus, comme le lion s’associe
symboliquement chez tout Belge à la Belgique elle-même, cette figure finit par être
visuellement surdéterminée ici. Si j’insiste ici sur la nature symbolique du lion,
contrairement à ce que Magritte pensait généralement des objets dans sa peinture (voir le
début de cet essai), c’est parce que dans l’étape heuristique de toute lecture de cette
œuvre, on se doit de reconnaître dans un premier temps, du moins, sa valeur picturale
conventionnelle dans ce contexte spécifique d’une œuvre présumée nostalgique d’un
peintre belge.
22 Quant à l’homme, lui, dès qu’il se trouve doté d’ailes, il revêt la tonne curieuse d’un ange
déchu « moyen ». Il en résulte une isotopie de nostalgiques fraternels (cf. l’autre titre du
tableau, Philadelphie), une isotopie d’étrangers perdus au milieu d’une société industrielle
spleenétique qui passent leur temps à rêver de leur pays d’origine. Tombant du ciel et
perdant son auréole, l’ange sert d’icône de la condition humaine moderne, ou, si l’on
préfère, de l’être humain tout court, selon une certaine tradition chrétienne. Il rend
visible par là sa nature invisible, ce que nous reconnaissons comme un procédé cher à
Magritte.
23 Mais, si cette peinture puise une partie de sa magie picturale dans son couplage insolite
de signes stéréotypés, dans ce qui pourrait être relativement banal dans un contexte non-
esthétique, sa signifiance particulière ne s’arrête pas là. Et ce, parce que son
rapprochement d’un poème en prose baudelairien intitulé Perte d'auréole fait ressortir un
deuxième fonctionnement sémiotique commun aux deux œuvres. Car le texte en prose
met en scène un poète qui entre dans un établissement sinistre. En entrant, il est accueilli
par quelqu’un qui lui lance :
Eh ! Quoi ! Vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! Vous, le buveur de
quintessences ! Vous, le mangeur d'ambroisie ! En vérité il y a là de quoi me
surprendre.
24 Le poète explique que, comme il vient de perdre son auréole dans la rue, il en profite pour
se mêler anonymement à la crapule. Il se réjouit de songer que sa perte à lui fera sans
doute le bonheur de quelque mauvais poète qui, dit-il,
la ramassera et s’en coiffera impudemment
25 Il finit par s'exclamer :
Pensez à X ou a Z ! Hein ! Comme ce sera drôle.
26 Ce que le poète dans ce texte accomplit n’est rien d’autre qu’un acte de violence envers la
notion même de « grande poésie ». Se moquant éperdument d’avoir perdu son auréole,
qu’il désigne comme ses « insignes », il préfère ne pas s’abaisser dans la fange du macadam
pour la ramasser. C’est dire qu’en se laissant convaincre par de pareilles considérations,
qui sont, on le voit bien, plus pratiques qu’éthérées, il arrive à ne plus prendre au sérieux
un domaine esthétique qui avait dû lui paraître jusque-là sublime, intouchable, voire pur.
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Car le mot insignes n’est pas du tout insignifiant dans ce contexte. 8 Sa forme lexicale nous
laisse en effet deviner, fût-ce ironiquement, la vraie opinion du poète envers son propre
champ de travail langagier. Du coup, le mot (insignes), métonyme de sa nature divine,
semble suggérer l’impertinence des signes conventionnels de gloire poétique, en
l’occurrence, le vers classique, le sens transcendental, etc., c'est-à-dire tout ce qui
s’estompe précisément dans le poème en prose.
27 Dans Le Mal du Pays, Magritte met pareillement en cause la valeur absolue des symboles
normalement employés dans le domaine de la peinture. Au lieu de nous montrer un
homme (ou un ange déchu) et un lion dans des poses ou situations picturales classiques, le
peintre manie ces images autrement in-signifiantes de manière à ce que l'unique rôle
sémiotique qui leur reste est d’indiquer leur séparation claire et nette de leurs lieux
(communs) d’origine, leur nostalgie d'un univers qu’ils semblent avoir quitté à jamais ; en
d’autres tenues, leurs regrets des mondes constitués par les traditions artistiques
classiques antérieurement privilégiés dont ils sont issus, exilés pour toujours. En
banalisant ainsi le fond autrement symbolique de son œuvre artistique Magritte réussit à
procéder en peinture comme le prosateur en poésie. Le lieu commun du Mal du Pays, qui
met l’accent surtout sur le mal de celui qui en souffre, se transforme donc en trouvaille
esthétique. Et ce, parce qu’il déplace l’accent sur le mal de l’être vivant pour le mettre
plutôt sur le mal-être du « pays » originaire, sur l’instabilité foncière de cette catégorie
esthétique. Le tableau fait basculer en quelque sorte le pays dans l’espace de l’esthétique.
On ne sait plus si ce pays est toujours déjà là ou simplement ailleurs, n’importe où hors du
monde (pour emprunter encore un titre au recueil baudelairien). De plus, on ignore lequel
des deux figurants est le plus dépaysé, le lion ou l’homme moderne déchu ? Et qu’est-ce
qu'ils regrettent au juste ? Cette nouvelle spatialisation, dont un critique anglais, David
Scott, a étudié de près les mécanismes exacts dans le poème en prose, met ainsi en
question la spatialisation conventionnelle de la peinture.9 Le tableau Le bon Sens ne laisse
plus de doute sur ce point, dans la mesure où il rend, on ne peut plus évident encore, le
fonctionnement de ce procédé iconoclaste. On se trouve face à une représentation tout à
fait inattendue d’une nature morte qui montre un plat de fruits avec des pommes à côté,
le tout posé mystérieusement au-dessus de et non pas représenté dans une toile. Le bons
Sens fait ressortir de la sorte l’appartenance au monde réel à trois plutôt qu’à deux
dimensions. Plus encore qu’une nouvelle poétisation du sentiment banal de dépaysement,
ou d’une simple mise en scène de figures dépaysées, il s’agit donc dans Le Mal du Pays
d’une banalisation des sources et présuppositions de ce même sentiment.
28 Un dernier mot sur ce tableau. Le pont sur lequel reposent ces deux figures vidées de
symbolisme conventionnel n’a ni début ni fin. Jouant le rôle d’icône pour signaler la
distance infinie entre le ciel et la terre, l’homme et la bête (qui ne se regardent pas dans la
scène représentée), la nature et la ville, la tradition et la modernité, ce pont met en
marche toute une problématique de l’espace dans l’œuvre d’art moderne. Baudelaire
avait déjà signalé l’enjeu de cette écriture nouvelle dans sa préface au Spleen de Paris en
ces termes-ci :
Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous [son éditeur Houssaye]
le manuscrit, le lecteur sa lecture.... Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de
cette tortueuse fantaisie se joindront sans peine. Hachez-la en nombreux
fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part.
29 A son tour, le peintre va, lui aussi, mettre en cause la notion d’un ordre préétabli de ses
sujets à lui, que ce soit l’ordre de la perspective ou l’espacement des figures dépeintes.
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Voilà donc pourquoi il n'hésitera pas à peindre à un autre moment une pomme
gigantesque dans La Chambre d’écoute, par exemple. Dans un tableau comme celui-là,
Magritte renverse complètement les dimensions et la spatialisation dites « normales » de
la peinture classique. Aussi n’est-il pas tout à fait étonnant de noter chez un autre poète
en prose, Henri Michaux, un semblable tour de force artistique au début du petit texte
liminaire de son recueil Lointain intérieur qui s’intitule La Magie. Dans ce texte nous
découvrons un narrateur qui aborde le sujet de la magie en discernant d’abord, et comme
par hasard, une pomme sur une table. Or, au lieu de se mettre à décrire cette pomme, le
narrateur préfère se mettre, dit-il, dans la pomme, tel un ver de terre. La suite du texte va
développer cette rupture initiale avec un nouvel espacement narratif des éléments de son
récit, tout comme chez Magritte.
30 Passons maintenant à l’œuvre que Magritte a baptisée La Géante (1931), étiquette qu’il va
employer à nouveau trois ans plus tard pour une autre toile.
31 La version qui nous intéresse ici reprend le genre pictural de l’intérieur. On y observe un
cas de ce que le Groupe μ appelle couplage, en l’occurrence, couplage de perspectives. Il
s’avère que ce procédé visuel s’emploie fréquemment chez Magritte.
32 Dans La Géante, par exemple, nous voyons un homme piteusement minuscule devant une
table énorme sur laquelle est posé un grand bol de pommes. Une femme nue
monstrueusement grande vient s’ajouter à l'ensemble de la scène imaginée. A droite, en
guise de légende explicative, apparaît enfin le poème La Géante des Fleurs du Mal. A
première vue, on est tenté de prendre ce tableau pour une illustration picturale du sonnet
baudelairien. Seulement, quand on y regarde de plus près, le spectateur averti se rend
compte que ce n'est pas du tout le poème qu'il croyait connaître. En réalité, c’est l’une des
cinq variations sur les œuvres de Baudelaire que l'ami de Magritte, Paul Nougé, avait
composées en grande partie pour son plaisir et celui de Magritte. Nous ignorons toujours
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si cette variante a inspiré la peinture ou si elle a été composée pour elle. Dans tous les cas,
comme le texte écrit s’avère faux (sinon aussi banal), le lecteur de signes se doit d’y
reconnaître une atteinte non seulement à la notion d’auteur ou d’artiste original (que
Magritte, amateur de Lautréamont, a toujours vivement rejetée), mais aussi une sorte
d’attaque scripturale contre les vers poétiques canonisés. Tout se passe comme si
Magritte se moquait par ce biais scriptural de l’autorité foncière de tous ses
prédécesseurs illustres dans le domaine esthétique.
33 Ne manquons pourtant pas de noter que Baudelaire avait déjà déconstruit ses propres
vers en les réécrivant sous la forme d'un poème en prose intitulé Le Fou et la Vénus. Voici
comment. Son texte originaire établit une relation intime et déférente entre le narrateur
et une jeune muse géante dans les tenues suivants :
Du temps que la Nature en sa verve puissante
Concevait chaque jour des enfants monstrueux
J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante
Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.
34 Se plaisant à deviner si son cœur couve une sombre flamme et à parcourir à loisir ses
magnifiques formes, il ne semble désirer, dit-il, que
Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins
Comme un hameau paisible au pied d’une montagne.
35 Grâce à l’emploi du pronom je, le narrateur des vers instaure ainsi une sorte de proximité
affective entre lui et le sujet de son admiration, source de son inspiration et d’un bonheur
calme et silencieux. Toutefois, le narrateur du poème en prose s’écarte de ce monde
d’intimité et se manifeste textuellement surtout comme une troisième personne,
observant à distance la piètre situation qualifiée d'affligé aux pieds d’une colossale Vénus.
Transformant la plutôt mignonne jeune géante en une colossale Vénus, il réussit par là à
la rendre bien plus imposante, presque effrayante. Après tout, le poète qui disait je dans le
poème se voit ici attribuer l'épithète de fou prosaïque. Il devient plus précisément,
un de ces fous artificiels, un de ces bouffons volontaires chargés de faire rire les rois
quand le Remords ou l'Ennui les obsède.
36 Les yeux pleins de larmes, il se plaint d’être
le dernier et le plus solitaire des humains, privé d’amour et d’amitié,
37 et il n’arrive point à attendrir ni à se faire accepter par cette nouvelle géante. Au
contraire de ce qui se passe dans les vers, le narrateur ne remarque chez celle-ci que ce
qu’elle a de moins chaleureux, charnel ou voluptueux. Finies donc les magnifiques formes
de la jeune géante des vers ; à leur place on n’a affaire qu’à sa distance affective par
rapport au fou :
Mais l'implacable Vénus regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de marbre.
38 Quant à la version picturale de cette géante, le peintre fait une démarche sémiotique
semblable. D’un côté, il juxtapose toute une série d’entités artistiques conventionnelles,
telles qu’une perspective fuyante, un intérieur, une nature morte, un modèle féminin nu
et une légende qui paraît commenter visuellement ces images. De l’autre côté, il détruit
fondamentalement la relation principale qui relie normalement chacune de ces entités. Je
veux parler ici de la relation étroite entre le peintre et son sujet, l’artiste et ses sources
d’inspirations. Cela se produit grâce au même type de modification de signes que nous
avons analysée plus haut : l'homme-artiste se trouve ainsi réduit à un moins que rien en
lace de clichés picturaux, un moins que rien qui regarde bêtement à la fois la nature
morte et une porte fermée. Malheureusement (ou heureusement ?), nous sommes obligés
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de rester sur notre faim interprétative en ce qui concerne le Mystère derrière cette porte.
En même temps, la Vénus, qui devrait en principe s’offrir gentiment à son admiration,
afin qu’il sache se conduire vers un but plus précis, reste implacable, insolente presque,
fixant on 11e sait quoi au loin, avec des yeux de marbre, pourrait-on dire.
39 Mon dernier exemple de cette intersection de signes poétiques et picturaux vient du
tableau intitulé Le Portrait (1935).
40 En une scène globale on ne peut plus banale, cette peinture réunit des éléments typiques
d’un tableau de genre comprenant un couvert, une tranche de jambon et une bouteille.
Pour qu’elle se métamorphose en portrait, cependant, il aura fallu que Magritte y ajoute
ce petit détail qu’est l’œil au milieu du jambon. A l’aide de cette permutation
tératologique, Magritte rend visible par métonymie ce que, autrement, ce non-portrait
cacherait. Je me réfère ici soit au cochon, dont serait extraite cette tranche de jambon ;
soit à une personne sur le point de manger ce repas dérisoire ; soit enfin, au lecteur-
spectateur du portrait lui-même. Du coup, le soi-disant sujet de ce portrait se
problématise, se dérobe, nous mettant dans une impasse herméneutique des plus
complètes. Au point de nous demander lequel en est finalement le vrai sujet. Cet œil
mystérieux au centre de la tranche de jambon finit donc par exclure toute possibilité de
trancher, si j’ose dire. C’est comme si la toile elle-même nous renvoyait notre propre
regard interprétatif ; comme si, d’un instant à l’autre, elle se préparait à faire un petit clin
d’œil à la fois à la manière picturale conventionnelle de concevoir la représentation de
quelqu’un, et à notre façon habituelle de regarder ou de concevoir l'art représentationnel
en général.
41 L’idée traditionnelle du portrait étant ainsi brouillée, il ne nous en reste que son image
étrangement inquiétante. Celle-ci constitue dès lors une sorte d’icône auto-réflexive,
159
épave visuelle de pratiques esthétiques par trop machinales, voire périmées. A l’instar du
poème en prose, qui lui aussi remet radicalement en question la place du lecteur dans le
bon déroulement d’un autre système de signes, en le poussant à repenser précisément ce
que ce nouveau genre de texte n’est plus, (c’est-à-dire un poème en vers), l’œuvre de
Magritte exige donc que nous voyions d’un autre œil, si l’on peut dire, et la peinture et la
manière d’apprécier la vraie nature de celle-ci. Pour conclure, citons une dernière fois le
peintre que nous pouvons désormais qualifier – paraphrasant Baudelaire au sujet de son
maître, Gautier – de parfait magicien ès lettres visibles :
L'art de peindre a pour but de rendre parfait le regard, grâce à une perception
visuelle pure du monde extérieur par le seul sens de la vue. Un tableau conçu dans
ce but est un moyen de remplacer les spectacles de la nature, lesquels ne
provoquent généralement qu’un fonctionnement mécanique des yeux (EC, p. 273).
BIBLIOGRAPHIE
Bibliographie
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1959, Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet.
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1976, « Quelques conséquences de la différence anatomique des textes (Pour une théorie du
poème en prose) », Poétique, no 28.
1979, Défigurations du langage poétique. La seconde révolution baudelairienne, Paris, Flammarion.
1980, The Critical Difference, Baltimore, Johns Hopkins University Press.
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1978, Ecrits complets, Paris, Flammarion.
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1990, Magritte (traduction anglaise de M. Scuffil), Genève, Cosmopress.
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1977, Avec Magritte, Bruxelles, Le Fil rouge, Editions Lebeer Hossmann.
SYLVESTER, D.,
1992, Magritte : The Silence of the World, New York, Harry Abrams.
160
NOTES
1. J. MEURIS, Magritte, traduction Michael Scuffil, Genève, Cosmopress, 1990, p. 29. Toute
traduction de l'anglais est la mienne.
2. R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1978, p. 18. Toute citation de Magritte renvoie
à cet ouvrage.
3. Les définitions et théories proposées depuis au moins quarante ans abondent et semblent loin
de s'épuiser. Parmi les études les plus pertinentes à mes propos ici, je citerai celles-ci : S.
BERNARD, Le poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours. Paris, Nizet, 1959 ; B. JOHNSON,
Défigurations du langage poétique. La seconde révolution baudelairienne. Paris, Flammarion. 1979 ; et
mon propre ouvrage, Repetition and. Semiotics : Interpreting Prose Poems, Birmingham, Alabama,
Summa Publications, 1986.
4. Voir son article à ce sujet, Quelques conséquences de la différence anatomique des textes (Pour
une théorie du poème en prose), dans Poétique, n o 28, 1976, p. 465, où elle prend pour la première
fois une importante distance critique par rapport à la perspective interprétative de Suzanne
Bernard, que Johnson résume en termes d’une « poétisation du banal ». Dans son livre (cité plus
haut), Johnson proposera plutôt une « banalisation du poétique » pour rendre compte du plein
fonctionnement du poème en prose.
5. GROUPE μ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l'image, Paris, Seuil, 1992, pp. 274-275.
6. D. SYLVESTER, Magritte : The Silence of the World, New York, Harry Abrams, 1992, p. 233.
7. Cité in L. SCUTENAIRE, Avec Magritte, Bruxelles, Le Fil rouge, Editions Lebeer Hossmann, 1977,
p. 48.
8. Je m’inspire ici, comme ailleurs, de la lecture des poèmes en prose de Baudelaire faite par
Barbara Johnson. Pour ce texte, voir son ouvrage, The Critical Difference, Baltimore. Johns Hopkins
University Press, 1980, pp. 44-48.
9. D. Scott, « La structure spatiale du poème en prose », dans Poétique n o 59 1984, pp. 95-108.
AUTEUR
STAMOS METZIDAKIS
Université de Washington (Saint Louis, Missouri)
161
1. La différence de l’œuvre
1 Comment regarder les images peintes par René Magritte ? Telle est la question à laquelle
je vais tenter de répondre. Brève initiation en quelque sorte, sinon à la bonne manière de
regarder l’image magrittienne, du moins à ce que Magritte lui-même appelle une « vision
pure » ou une « vision poétique ». Aux yeux de Magritte, seul ce voir épuré est à même de
voir ce qu’il y a à voir, est à même de découvrir l'invisible « pensé » dont l’image réalise la
description visible...
2 Je précise que mes propos sont toujours directement inspirés autant par ce que Magritte
lui-même a écrit au sujet de son travail pictural2 que par ce que son œuvre inlassablement
et comme invariablement révèle. Œuvre obstinément articulée sur une seule et même
obsédante question, qui est la question du visible, en l’élémentaire de l’être mystérieux
des choses. Et chacune des images peintes par Magritte est une description de ce visible,
en ses variantes et ses multiples possibilités pensées.
3 J’ajouterai que l’œuvre de Magritte est, aujourd’hui, deux fois contestataire, en amont et
en aval. En amont, au sens où la conception magrittienne de l’image et de l’art de peindre
est en rupture délibérée et flagrante avec les conceptions classiques. Magritte a
conscience de peindre des tableaux qui ne sont pas du tout conformes à ce qu'on entend
habituellement par tableau de peinture :
Mes tableaux « ressemblent » à des tableaux sans répondre, je crois, à ce que les
traités d’esthétique désignent comme étant tels (EC, p. 435).
4 Les images magrittiennes sont aux antipodes de ce qu’on entend généralement par image.
C’est précisément à expliciter cette première rupture, imputable à l’œuvre en tant
qu’œuvre, que je m’attacherai ici. Constatons pour l’instruit qu’en ce premier sens l’image
magrittienne affirme sa différence par elle-même, par sa propre vertu esthétique, c’est-à-
dire en vertu de ce que le peintre lui-même a voulu, obstinément, mû par le projet
esthétique qui l’a animé.
162
5 En aval se situe dans le cas de Magritte comme une seconde rupture à opérer, imputable
cette fois, non à l’œuvre elle-même, mais à ce qu’il en est advenu, historiquement.
Rupture imputable au fait que l’immense notoriété qu’elle a entre-temps connue génère
presque inévitablement des effets pervers. En effet, voici en quelque sorte une œuvre
récupérée par l’idéologie même contre laquelle elle fut créée ! En ce deuxième sens,
l’image magrittienne affirme une deuxième fois sa différence – non plus contre nos
tendances habituelles et générales de perception et de cognition, mais contre le fait
nouveau – et non prévu – de sa notoriété, qui, en en faisant un objet culturel familier, la
banalise et l’enferme dans les catégories du déjà connu. Tout le monde sait ce que c’est
qu’un Magritte ! En vertu de quoi, « ceci est un Magritte » équivaut rigoureusement à
« ceci n’est pas un Magritte »...
6 Tout à l’opposé, la conception magrittienne de l’image poétique est telle qu’elle exclut
précisément tout déjà-connu et tout déjà-vu – qui sont le propre de ce que Magritte
appelle le regard, qui ne voit que ce qu’il sait. Conception élevée de l’image, qui au
contraire exige un voir épuré de tout regard et à chaque fois recommencé.
7 J’ajouterai même une dernière considération, plus audacieuse, qui ne va pas sans
égratigner quelque peu certains critiques d'art avérés, qui n’hésitent pas à projeter sur
l’image magrittienne des contenus sémantiques ou symboliques. Ceux qui ont lu Magritte
savent qu’aux yeux du peintre la pire des choses qui puisse arriver à l’une quelconque de
ses images, c’est d’avoir – ou de trouver ! – un sens (une explication, une interprétation,
une solution...) :
On tente la plupart du temps de détruire les images que je peins en prétendant les
« interpréter ». On « interprète » par exemple un nuage que je peins comme étant
un cheval, une explosion atomique ou autre chose. Ou bien on y trouve
« l'expression » d’un sentiment, signifiant ainsi que l’image ne présente aucun
intérêt par elle-même et qu'il lui faut le secours d'une interprétation, d'une
indigence qui fait le bonheur de « l'interprète »... (EC, pp. 597-598).
Mes tableaux sont valables, à mes yeux, si les objets qu’ils représentent résistent à
des interprétations par symboles ou par d'autres explications (...) L'art de peindre,
tel que je le conçois, représente des objets de telle manière qu’ils résistent aux
interprétations habituelles (EC, p. 472).
8 Néanmoins la question sémantique joue chez Magritte un rôle crucial. Paradoxalement, le
sens y est simultanément d'une part concerné et d’autre part suspendu. D’une part,
Magritte l'ait accéder l’art pictural à la question du sens – je veux dire le sens au sens le
plus lourdement langagier (le cognitif, le conceptuel, l’intelligible). Devant un tableau de
Magritte, le spectateur n’échappe pas à la question de l’objet, de sa visibilité et de son
identité conceptuelle : Qu’est-ce que c’est ? Est-ce une pipe ? Ou seulement une image de
pipe, une ombre de pipe, ou encore une béance dont les contours épousent le tracé
extérieur d'une pipe ? Ou est-ce un mot, une transcription écrite ? Etc, etc... Mais d’autre
part, la question du sens n'y est aucunement traitée selon sa dynamique propre. En vertu
de celle-ci, la motion sémantique toujours tend vers la clôture du contenu de sens trouvé.
Cela correspond bien sûr à notre manière habituelle et quotidiennement familière de
sémantiser le réel :
Quels que soient les traits, les mots et les couleurs dispersés sur une page, la figure
que l’on obtient est toujours pleine de sens (EC, p. 335).
9 L’homme en effet est un producteur-consommateur de sens. Cela qu’il y a, quoi que ce
soit, toujours est mis dans de l’intelligible... Ayant émergé à la logique langagière,
l’homme ne peut plus se taire. C’est ce que F.Ponge appelle « la rage de l’expression ». Le
163
monde, dont ce même Ponge dit qu’il est muet et qu’il « se contente de faire des feuilles
ou du vert », l’homme ne peut plus ne pas l’appréhender sur le mode de la sémantisation.
10 Au contraire, pour Magritte, l’image n’est valable que dans la mesure où justement elle
résiste à cette fermeture. Dans la mesure où le visible imagé persiste dans l’ouverture de
l’indécis et du contradictoire, qui sont l’apanage de ce que Magritte appelle le mystère du
monde.
Ponge, sachant ce que parler veut dire, en vient à dire les choses tout en disant ce qu’est
dire, de même Magritte, sachant ce que rendre visible veut dire, en vient à mettre en
image tout en montrant ce qu’est mettre en image...
17 Prenons l’exemple très simple du tableau intitulé La Clairvoyance (1936), qui est en fait un
autoportrait.
18 Nous y voyons le peintre Magritte à l’œuvre, assis entre son modèle et l'image de ce
modèle sur la toile. Le modèle est visiblement un œuf, l'image sur la toile... un oiseau.
Magritte est ici le peintre « clair-voyant », qui, dans les visibilités mondaines familières
(l'oeuf-modèle), voit la différence de leur invisible pensé (l'oiseau-image). Pour Magritte,
peindre n'est pas reproduire du prévisible, du visible déjà-là, mais tout au contraire
rendre visible la différence de cela que le trop visible familier occulte et rend invisible.
19 L’on peut ici jouer sur les mots « différence » et « indifférence ». Pour Magritte, toute
visibilité familière est in-différente, sans intérêt. Non pas la chose familière en elle-même,
car ce sont précisément les objets les plus familièrement et concrètement quotidiens qui
intéressent Magritte, aucunement un quelconque réel qui serait abstrait, lointain ou
imaginaire.4 Ce qui est déclaré indifférent, c’est le déja-vu et déja-su qui rend toute chose
familière précisément familière et prévisible. Et ce qui est déclaré digne d’intérêt, c'est
tout aussi précisément la non-indifférence, c’est-à-dire la différence de cela même que le
trop connu et le trop vu rendent invisible. L’image magrittienne rend visible l’invisible et
l’inconnu du trop visible familier. Les visibilités familières sont indifférentes, au double
sens du tenue – sans intérêt et sans différence. L’image poétique par contre montre la
différence. Elle montre la différence de l’oiseau par rapport à l’indifférence de l’œuf.
Je n’ai pas l’intention de faire rire les gens ni de les surprendre. Ce que je cherche
c’est une image qui ne soit pas indifférente – et c’est cela qui surprend les gens. Ils
sont étonnés parce que je montre des choses inconnues. Et pourtant, il s'agit de
165
choses très familières. Je recherche la poésie qui est dans l'univers des objets
familiers – et je recherche le mystère (EC, p. 613) (traduit de l'anglais).
La difficulté de ma pensée, quand je souhaite trouver un nouveau tableau, c’est en
effet d’obtenir une image qui résiste à toute explication et qui résiste en même
temps à l’indifférence (Lettre à M. et Mme B.Hodes, 1957).
20 Si l’image d’image sur la toile montrait le même œuf que l'oeuf-modèle, nous aurions le
scénario de l’envers de l’image magrittienne, qui est l’image coutumière représentative.
Dans celle-ci, une seule chose compte : que la copie soit copie, c’est-à-dire non différente
de l'objet-modèle. Magritte a peint également des images dont le propos est précisément
cette image représentative. Tout à l’heure, dans La Clairvoyance, l'image rendait visible la
différence de l’image poétique. A présent, ce qui est montré, c’est tout au contraire
l’indifférence de l’image représentative. Il va s’agir d’images qui, grâce au scénario du
tableau dans le tableau, montrent combien pèse sur l’image représentative la menace
d’une insoutenable in-différence entre modèle et copie. Indifférence qui, dans le meilleur
des cas, conduit à l'indistinction. La copie parfaite ne finit-elle pas par se mettre à la place
du modèle et par faire son office ?5
21 Un des exemples les plus significatifs d’images de cette deuxième sorte est le tableau La
Condition humaine, dont je prendrai d’abord la version la plus connue, qui date de
l’année 1933.
22 L’on y voit d’une part l’image indiscutable d’une image de paysage – tous les ingrédients
familiers et notoires du tableau dans le tableau sont montrés : chevalet posé sur un
plancher intérieur, toile, image de paysage sur la toile –, et l’on y voit d’autre part l’image
tout aussi indiscutable d’un paysage extérieur, « en chair et en os », visiblement situé au-
delà de la fenêtre que précèdent le chevalet, sa toile et l’image-de-paysage. Or, à l’endroit
précis de la toile, il y a totale coïncidence des deux paysages, coïncidence par non-
166
différence – l’image représentative est copie fidèle imitante ! – et coïncidence par non-
distinction – l’image représentative est visiblement exactement en les lieu et place de son
modèle. Autrement dit, l'image poétique La Condition humaine rend visible la pensée de la
parfaite indifférence et indistinction de l’image représentative. Indifférence veut dire que
rien n’est rendu visible qui soit différent du prévisible. Indistinction veut dire qu’il n’y a
dans l'image visiblement qu’un seul paysage.
23 Bien sûr, nous voyons aussi les quelques indices qui continuent de rappeler que « tout est
normal », que les paysages sont bel et bien au nombre de deux et sont bel et bien
différents : visibilité des pieds et du tasseau du chevalet, du rebord latéral de la toile, de
l’effet dissimulant de cette dernière, visibilité du paysage extérieur de part et d’autre de
la toile... Ces indices, l’image les montre en leur visibilité, certes, mais non comme indices
qui dénonceraient la présence distincte de deux paysages, extérieur et modèle, intérieur
et image. Cela, en effet, sont choses que nous ne voyons que parce que d’avance nous les
savons... Plus exactement : cela est affaire de regard, non de vision pure.
L’Explication (1952, 1954 (JP99), 1962 (JM27)), nous voyons se côtoyer trois objets
indubitablement distincts : deux objets familiers éminemment différents – une carotte et
une bouteille –, et un objet inédit hybride carotte-bouteille – une « caroteille » –,
constitué de l'intégration unifiée et indistincte des différences des deux premiers objets.
Ceci, pourtant, n’est justement qu’une malheureuse et inintéressante « explication », qui
fourvoie le regard en l’éblouissant par ce qui n’est qu’un procédé... De même, et
analogiquement, si le parti pris de la chose « hirondelle » et le compte tenu du langage
conduisent Ponge à un dire où l’Hirondelle, sur l’horizon, se retournant, en nage-dos
libre, et poursuivie-poursuivante, s’enfuyant en chasse avec des cris aigus, devient
Horizondelle et Ahurie-donzelle, c’est les objets textuels ainsi dits qu’il convient
d’entendre, en le propre de ce que Ponge appelle l'épaisseur verbale, loin de toute
conception langagière naïvement représentationniste, et qui sombrerait dans l’illusion
d’un dire dont les mots seraient reflets transparents du monde et réussiraient à rejoindre
les choses. De même donc, dans l’image magrittienne, les hybrides – bouteille-carotte,
feuille-oiseau, oiseau-ciel, vêtement-corps, pipe-tulipe, etc. – ne sont hybrides que pour le
regard. Au contraire, pour la vision pure, ce sont des objets imagés, dont la visibilité ne
nous est pas in-différente, car elle évoque le réel-avec-son-mystère... Pour citer, en
l’adaptant, Paul Klee : L’art ne reproduit pas le visible (le dicible), l’art rend visible
(dicible).
33 Exemple à présent de ce qui pour le regard serait un trop peu : si l’image montre un
visage partiellement dissimulé derrière une pomme flottante (La Grande Guerre, 1964
(JM234, JP 108-109))8, la vision poétique persiste à ne voir que ce que l’image montre,
s’interdisant par exemple de compléter la partie de visage absente par des visibilités dont
la seule raison d’être serait qu’elles sont notoires et prévisibles dans fin-différence du
monde extérieur – monde où en effet il arrive fréquemment qu’une chose en cache une
autre, alors que dans mes images, écrit Magritte, tout est toujours visible et rien jamais ne
cache autre chose. C’est ce qui fait dire à Magritte que l'image est intangible et que
l’invisible en est exclu :
Devant ces images qui montrent tout ce qu’elles sont, où rien n’est caché, la pensée
est responsable de ce qu’elle pense si elle ne se dérobe en ayant recours à une
« interprétation allégorique », c’est-à-dire à l’habitude de ne rien voir au sens
propre... Les images peintes sont invisibles, ne sont pas connaissables si l'on
regarde les produits colorants avec lesquels elles ont été peintes (EC, pp. 380-381).
34 Ainsi, voir tout ce que l’image montre et rien que ce qu’elle montre ! Voilà le propre de la
vision pure, lace à l’image poétique, A l'opposé il y a le regard et l’image représentative.
Sur celle-ci pèse la double menace d’être deux fois la même que son modèle, par identité
(in-différence) et par unité (in-distinction) (Ne disons-nous pas nous-mêmes que l’image
est tellement ressemblante qu’on la prendrait pour l’original ?)
35 De là bien sûr la conception classique, qui voit dans l’image une fenêtre ouverte sur le
monde. L’arrêt de cette fenêtre – c’est-à-dire l’encadrement de l’image – n’y change pas
grand-chose, car les visibilités mondaines y persistent au-delà de l'arrêt, parfaitement
prévisibles, susceptibles toujours d’être prolongées et/ou complétées. Dans l’image
représentative, l’image n’a pas de poids propre, elle est image d’autre chose, d’un monde
extérieur toujours déjà là, sur quoi elle ouvre et devant quoi elle s’efface, telle la vitre
d’une fenêtre. C’est pourquoi aussi les lois naturelles de dissimulation y sont en vigueur.
169
41 Un corps nu de femme, vu de face, aux membres épais, jambe droite levée, tête penchée
dans l’axe abaissé de l’épaule droite. Sur ce corps s’articule en surimpression un homme
en veston, vu de dos, les bras enlaçant le corps féminin. L’homme n’est qu’un bout de
corps, dont les limites lui sont imposées par les contours de l’absence de femme. En
d’autres mots, l’homme n’est visible que là où le corps de la femme fait écran à la
transparence du fond, dont ce corps interposé le protège. C’est en quelque sorte le caché
qui rend visible le cachant. Mieux : l’homme n’émerge à la différence de l’image que là où
il n’est pas directement exposé à la menace de l’indifférence du fond...
42 Ensuite le tableau Portrait de Germaine Nellens (1962). Nous y voyons un bout de chambre
dont le plancher va buter contre l’écran frontal du mur du fond. Dans ce mur, au centre
de l’image, l’imposante béance d’une porte ouverte, où apparaît la profondeur bleue
d’une mer et d’un ciel nocturnes. Le personnage portraituré, en robe, corps de profil,
visage tourné vers l’avant, apparaît debout devant le mur. Mais il n’est visible que là où il
échappe à la nuit extérieure. Son corps, pourtant réel – ombre portée sur le mur ! –, est
brutalement interrompu, sectionné de haut en bas, et l’arrêt de cette visibilité coïncide
avec le tracé vertical du chambranle de la porte.
43 Il s’agit véritablement de l’envers de l’image représentative, où l’on aurait un personnage
placé derrière le mur du fond et dont ne serait visible que cette partie-là de son corps qui
se trouverait dans l’ouverture de la porte. Ici, le personnage est placé devant le mur, et
seule est visible la partie de son corps qui est séparée du fond par l’écran du mur ! Dans
l’image magrittienne, la non-image est le monde en son familier, dont l’indifférence
menace l’image. Et l’image n’est plus ouverture sur le monde connu, mais visibilité
imagée de sa différence. L’image magrittienne impose victorieusement à la non-image la
visibilité différente de la pensée du monde...
171
47 Ainsi, pour Magritte, seule la vision pure est à même de voir la différence du visible que
l’image montre sans rien cacher. Ce visible différent est l’invisible des (indifférentes)
visibilités mondaines. Seule la pensée poétique, qualifiée aussi d’inspirée et
172
d'authentique, est à même de ressembler à cet invisible. Celui-ci n’a rien d’irréel, il est
tout au contraire le réel du réel, le monde-avec-son-mystère. Et seule l’image poétique est
à même d’en réaliser une description précise. Ce que la pensée ressemblante voit, et que
l’image poétique rend visible, concerne le mystère inexplicable qui fonde les choses dans
leur être. C’est pourquoi l’image poétique échappe au connaissable et au contenu de sens,
échappe à la re-présentation des possibles-visibles mondains, et émerge tout au contraire
à l’exposé visible d’un ordre de vérité où les choses mondaines sont certes toujours
concernées, mais sont envisagées en le tout autre de leurs impossibles-invisibles pensés.
48 Magritte n’est ni un rêveur ni un peintre de mondes fantastiques, mais un réaliste. Ce qui
l’intéresse, c’est d’abord le monde des visibilités familières. Et c’est ensuite ce même
monde, non en ses apparences familières, mais en l’invisible qui les fonde et qui est « le
mystère absolu du visible et de l’invisible » (EC 392).
49 Magritte a exposé ce propos dans une autre image qui, comme La Clairvoyance, montre la
pensée de la vision pure elle-même. Il s’agit du tableau intitulé La Fée ignorante (1956).
50 Le buste féminin est exposé à gauche à un éclairage émanant d’une source lumineuse
invisible ; l’autre côté du buste est plongé dans la double obscurité que déterminent d’une
part, sur le mode naturel mondain, l’ombre y projetée par le buste exposé à l’apport
lumineux venant de gauche, et d’autre part, cette fois sur le mode pensé poétique, la
lumière d’une bougie placée tout à l’avant au plus profond de l’ombre. Cette seconde
source lumineuse est l’exact envers de la première : elle est visible, elle dispense une
flamme et un éclairage non de clarté mais d’obscurité. Remarquons au passage que les
exposés des deux visibilités coexistent et même se chevauchent : la différence pensée de
la flamme obscure et l’indifférence familière de l’ombre projetée se trouvent au même
endroit. La répartition des clartés et des ombres semble d’abord trouver une parfaite
173
explication dans le scénario familier et naturel de l'apport lumineux fourni par la source
invisible située à gauche. Seul le halo d’obscurité qui enveloppe la flamme noire de la
bougie lait problème. Cette obscure clarté, « si l’on ne se contente pas de regarder sans
voir » (EC 689), révèle à la vision pure la justesse pensée d’une toute autre visibilité. Celle-
ci détermine un renversement complet de l’image : ce qui est clair sur le mode naturel est
obscur sur le mode pensé, et ce qui est naturellement obscur et invisible est
poétiquement clair et visible.
51 La fée ici représentée nous regarde comme Magritte voudrait que le spectateur
« regarde » ses images. C'est un regard qui justement ne regarde plus, mais qui « voit »
sur le mode paradoxal sur lequel il est vu. C’est une fée ignorante, car le savoir alimente
le regard et entrave le voir. C’est une fée, car l’invisible pensé qu'elle voit, et que toute
image magrittienne rend visible, participe du mystère du réel. Fée ignorante, qui tourne
le dos aux visibilités coutumières et voit le monde sur le mode pensé, à la lumière
« inverse » de la chandelle qui, dans l’extrême proximité antérieure de l’image, l’éclaire
de son obscurité. Evoquer le mystère, c’est rendre visible ce qui n’est pas vu par le regard,
et qui est la différence du monde éclairé par l’obscure lumière de son invisible pensé.
Etant reliés au mystère, les yeux de la fée en voient la pensée authentique rendue visible.
6. La pensée ressemblante
52 Le concept fondateur ultime chez Magritte est peut-être celui de pensée ressemblante :
L'art de peindre mérite vraiment de s’appeler l’art de la ressemblance lorsqu'il
consiste à peindre l'image d'une pensée qui ressemble au monde (EC, p. 510).
53 Cette « pensée qui ressemble au monde » est à entendre par contraste avec l’attitude
inverse, où c’est le monde qui ressemble à la pensée :
Je dirais donc que les problèmes se posent à nous et non comme vous me l'écrivez :
que nous pouvons poser les problèmes. Si nous les posons, nous avons l'illusion
d’une liberté qui consisterait à faire le monde ressembler à ce que nous voulons.
Alors que la liberté est de ressembler au monde10
54 L’« illusion de liberté » qui laisse le monde ressembler à la pensée est le propre de la
parole, scientifique ou non, qui toujours et inéluctablement procède par projection de
conceptions explicatives sur le silence du monde, qui est sans parole. L’artiste est
confronté à ce même silence. Mais, loin de chercher à le comprendre et à l’expliquer, il
ambitionne tout au contraire de laisser le silence du monde « révéler » son mystère.
Magritte espère y parvenir par la description précise d’une pensée dont l’authentique
liberté lui fournit la garantie de ressembler à l’être silencieux du monde. De même,
Ponge, tout en sachant que dire ce qu’il y a équivaut à quitter ce qu’il y a, espère
néanmoins réussir à conférer la parole à toutes « ces rangées d’objets muets », en misant
sur ce qu’il appelle le mimétisme, c’est-à-dire un dire qui, traversant et éprouvant
l’épaisseur verbale, réussisse à mimer l’épaisseur de la chose, la chose devenant
l’analogue du dire, le dire devenant l'analogue de la chose...
55 La pensée libre constitue pour Magritte une manière privilégiée d’accès à l’être des choses
en leur mystère. Le projet pictural de Magritte consiste en la description imagée des
secrètes visibilités ressemblantes qui émergent lorsque la pensée libre s'applique aux
choses les plus familières. Cette description exige par deux fois exactitude et précision.
D’abord, là où doivent être re-présentées les visibilités familières à reconnaître. Ensuite,
là où l’image présente la différence du visible pensé.
174
modèle, elle y détermine en outre des visibilités qu'elle emprunte à un corps étranger. En
effet, le reflet de la flamme sur l’image se met à s’introduire dans l’image et à s’y mêler
aux nuances plus claires qui apparaissent à cet endroit dans la houle du ciel. C’est le ciel
nuageux lui-même qui est rejoint par l’ocre du reflet – autant le ciel réel que son image.
Et c’est la mer intermédiaire elle-même qui est traversée par la coulée jaunâtre du reflet –
autant reflet de la flamme antérieure que reflet des clartés lointaines du ciel. Ainsi, tout
est dans tout. Tout est distinct et pourtant indistinct. Le lointain et le proche. Du visible
représenté (paysage du fond, mer et ciel), du visible représentant (image d’image sur le
chevalet) et du visible hors représentation (le trombone en feu)...
62 Ce qui, aux yeux de Magritte, confère à ses images leur vertu poétique, c’est l'ultime
indécision où persiste le visible imagé. L’objet imagé, échappant à toute tentative
pourtant sollicitée d’explication, reste inassignable, ne se laisse identifier à aucune
visibilité familière reconnaissable, mais s’impose en la présence à lui-même que lui
confère son statut d’image de soi.
7. La différence du mot
63 Ainsi donc, peindre des images qui ne feraient que représenter le monde familier est sans
intérêt. Ce qui compte c’est de rendre visible avec justesse la différence de l’invisible
pensé.
64 Par analogie, proférer des mots qui se contenteraient d’être les noms familiers de choses
familières est sans intérêt :
Il s’agit d'appeler des images d’objets par d'autres noms que ceux qu’on leur donne
d'habitude, et c'est une expérience qui me semble efficace. En effet (....) si j’appelais
cette chaussure : chaussure, je ne crois pas avoir fait quelque chose de très
intéressant (EC, p. 625).
65 C’est pourquoi Magritte a peint de nombreuses images qui montrent la confrontation de
l’objet et du mot. Du point de vue du regard, ces images montrent la non-coïncidence
entre l’objet et son nom. Ainsi, dans La Clef des Songes – dont il existe plusieurs versions,
1930 (voir illustration supra ), 1936 (version anglaise) –, l’on voit six images d’objets
familiers accompagnés de noms parfaitement « inappropriés » (sauf dans certaines
versions, où le dernier objet reçoit le nom « correct », par exemple l’éponge s’appelle
« L’éponge » !). Ainsi, sous l’image d’un œuf se lit le nom « L’acacia », sous l’image d’un
marteau « Le Désert ». Autre exemple : l’image Le bon Exemple (1953) (JM91), qui met en
scène le portrait en pied d’un personnage debout accompagné de l’inscription graphique
« Personnage assis ». Sans oublier bien sûr le « Ceci n’est pas une pipe » (La Trahison des
Images, voir illustration supra), exemple plus complexe pourtant, puisque le mot attendu
(« pipe ») y figure, même si le texte dont il fait partie (« ceci n’est pas une pipe »)
« semble » dénier à l’image d’objet qu’il accompagne le statut de l’objet que cette image
semble pourtant montrer.
66 Que dire de ces images ? Sinon, d’abord, qu’elles proposent des leçons (visuelles) de
choses sur les rapports entre objet, image et langage – pour ne citer que les plus
importants des plans de réalité ici concernés. De même que « l’identité de la pierre
devient beaucoup plus visible » (EC 614) lorsque le rocher est vu suspendu en l’air, de
même aussi que par exemple la visibilité du non-reflet dans le miroir12 nous apprend plus
sur l’identité du reflet que ne le ferait le dispositif familier du miroir, de même aussi
exposer les non-coïncidences entre objet, image et nom nous éclaire davantage sur les
176
infranchissables abîmes qui séparent ces lieux distincts que ne le feraient des images qui
viendraient confirmer les innombrables mais efficaces confusions que favorise et exploite
le pragmatisme de nos savoirs-faire quotidiens.
67 Quels sont ces lieux que les conceptions coutumières confondent, dont l’image
magrittienne au contraire expose la distinction ? Pour faire bref, j’en citerai quatre. Il y a
le plan de l'image en tant que représentation d’objet (une image de pipe). Il y a ensuite le
plan de l’objet en tant que monde extérieur représenté (une pipe). Il y a le plan du langage
en tant que parole disant le réel (tel mot ou tel nom (« pipe »), ou tel énoncé (« ceci n’est
pas une pipe »)). Enfin, il y a le plan de l’écriture en tant que représentation (ortho)
graphique de parole (telle séquence de telles lettres de tel alphabet (<pipe>)).
68 On s’en doute, les conceptions courantes épousent les contraintes pragmatiques
d’immédiate efficacité qui régissent les fonctionnements quotidiens. Dans ces
fonctionnements, les rapports entre objet, image, texte et graphie sont instrumentalisés.
Ils y sont davantage utilisés qu’interrogés – utilisés selon les valeurs en usage, c’est-à-dire
selon des correspondances accomplies et univoques. Au quotidien, rien ne sépare l'objet
de l’image, du nom, de sa graphie. Toutes les béances sont comblées et même occultées,
tout y tend à coller à tout, sans faille ni rupture, l’objet à « son » image et à « son » nom,
l’image à « son » objet, le nom à « son » objet et à « sa » graphie, la graphie au dire qu’elle
transcrit. Dans les fonctionnements quotidiens, on s’imagine que nommer le réel équivaut
à le rejoindre, on s’imagine que le sens est dans le monde et qu’il suffit de le dire, que
l’objet coïncide avec son image et qu’il suffit de le montrer, et coïncide avec son nom et
qu’il suffit de le nommer. Pourtant, en vérité, aucun objet n’a de nom ni aucun nom n’est
étiquette d’objet – non seulement pour raison de divergences en langues – ici le nom
« pomme », plus loin « Apfel » ou « apple » etc. –, mais encore beaucoup plus
fondamentalement parce que dire les choses équivaut à leur imputer du mot et du sens
qu'elles n’ont pas et par rapport auxquels il est toujours possible de proférer d’autres
mots et d’autres sens. C’est que l’objet ne parle pas, ni non plus ne se dessine. C’est ce que
Magritte formule comme suit :
Les choses existent en dehors de ce que l’on sait à leur sujet et en dehors des usages
quelconques auxquels on les fait servir (EC, p. 472).
69 De même, aucun objet n'a d’image ni aucune image ne rejoint l’objet qu’elle se contente
seulement d’évoquer. De même encore, l’écriture n’est que signalisation de langage, dont
elle reste parfaitement distincte.
70 Rien – sinon le vacarme des usages – ne justifie donc que, parlant d’un objet, on parle
aussi de « son » image ou de « son » nom. Ni inversement : rien ne justifie que, proférant
tel nom, ou même, voyant écrite telle séquence de lettres, il faille nécessairement aussi
voir ou comprendre tel objet ou telle image de tel objet.
71 Dans cette sorte d’images qui confrontent image d’objet et image écrite de nom ou
d’énoncé, c’est la question elle-même de l’objet qui intéresse Magritte, en son identité
constitutive. Où est l’objet ? L’objet est-il là où est son image, sa visibilité ? Est-il à
l’endroit de sa nomination ?
72 De là par exemple ces images de formes vagues et indécises, choses dont on ne sait que ce
qu’on en voit et que ce qu’en interroge la graphie du nom qui les accompagne, objets
inassignables, purs contours, pures surfaces, objets porte-noms, innommables et pourtant
« appelés », comme dans l’image intitulée L’Appel des Choses par leur Nom (1929), où l’on
voit deux taches nuageuses se dé-tacher sur un fond uniforme et porter l’une le nom
177
« canon », l’autre le nom « miroir ». Dans ce genre de tableaux, Magritte envisage l'objet
dans ses rapports avec ce qui menace le plus de l’occulter, à savoir : l'image qui le montre
et le nom qui le nomme. Magritte rend visible la possibilité pour l’objet d’être indifférent
à « son » image et d’être indifférent à « son » nom, et inversement : la possibilité pour
l’image et pour le nom d’être indifférents à « leur » objet...
73 De là donc aussi ces images qui montrent la pensée de la non-coïncidence entre objet et
nom (ou énoncé). Nous y voyons l’objet échapper au nom et le nom échapper à l’objet.
Nous y voyons l’image montrer une chose (un œuf, une pipe) et le texte en nommer une
autre (l’acacia) ou même énoncer que ce n’est pas cette chose (ce n’est pas une pipe).
Francis Ponge dirait que les mondes de l’image, des choses et du texte sont étanches et
qu’il n'y a pas de passage de l’un à l’autre. C’est précisément cela que le regard refuse,
impatient toujours de combler vides et béances. Et c’est précisément cela que le poète et
le peintre affrontent, traversent et éprouvent, refusant et l’illusion d’un réel qui irait de
soi et l’illusion d’une parole ou d’une image qui iraient de soi...
74 Et ce regard n’en finit pas de désirer du visible qui soit explicable. Assoiffé de
compréhension et de sens, il est inlassablement en quête de scénarios explicatifs.
Reprenons brièvement le « Ceci n’est pas une pipe ». L’image montre la transcription
graphique d’une assertion au-dessus de laquelle figure l’image d’un objet. L’assertion
dénie le statut conceptuel de pipe (« n’est pas une pipe ») à quelque chose qu’elle se
contente, sans le nommer, d’indiquer par référence déictique (« ceci »), alors que l’image
impute le statut visuel de pipe (c’est bel et bien d’une visibilité de pipe qu’il s’agit, non
d’une chaise ni d’un chat) à quelque chose qu’elle se contente de montrer par
représentation figurative (ce n’est qu’une image).
75 Le regard trouve aisément de multiples explications. D'abord, celles que suggèrent les
scénarios familiers et le vacarme du vraisemblable. Ensuite, celles, beaucoup plus
nombreuses, qui relèvent du simple possible. Limitons-nous ici aux seuls exemples
imputables au premier mot de l’énoncé. Dans celui-ci, en effet, le mot-charnière est sans
conteste le pronom « ceci », dont le sens référentiel est rigoureusement dé-monstratif. Si
quelqu’un me dit : « Prends ceci ! », la chose à prendre n’étant pas nommée mais
seulement et précisément pro-nommée, je ne puis l’identifier qu’en prenant en compte
l’indication gestuelle dont le locuteur accompagne son dire. « Ceci » désignera tout ce
qu’on voudra, depuis l'objet que le locuteur me tend jusqu’à la gifle qu’il me donne, en
passant par les billets de banque qu’il a déposés devant lui sur la table et sur lesquels sans
doute il attire mon attention par un signe de tête.
76 Il en va de même du « ceci » de l’énoncé « ceci n’est pas une pipe ». (A supposer d’abord
qu’il faille d’emblée déjà comprendre le rapport texte-image selon la seule vraisemblance
du scénario le plus familier, à savoir : qu’énoncé et image sont contemporains, du même
auteur et mutuellement référentiels, le texte se rapportant à l’image et l’image au texte.
Car rien ne m’interdit d’écrire n’importe quoi sous n’importe quel dessin, ou de dessiner
n’importe quoi au-dessus de n’importe quelle graphie, pourvu que je ne sois pas en train
de commenter ou de nommer ce dessin ni non plus en train d’illustrer ce nom ou cet
énoncé, ni non plus en train de (me) tromper de nom, d’assertion ou d’image !). Si donc
j’admets que l’énoncé « ceci n’est pas une pipe » se rapporte à ce qu’il accompagne –
comme la dénomination « Peinture fraîche » se rapporte à l’objet qu’elle côtoie –, je suis
en droit de me demander : Que désigne ce « ceci » ? C’est-à-dire : De quoi est-il affirmé
que ce n’est pas une pipe ? La réponse que fournit le vacarme pragmatique du
vraisemblable est bien entendu qu’il s’agit de l’image de pipe qui surmonte l’énoncé : c’est
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de cette image qu’il est asserté que ce n’est pas une pipe. La seule référence un peu
sérieuse du pronom est en effet celle-là. Toute aune référence ferait sombrer l’énoncé
dans la platitude insipide et l'insignifiance, mieux : dans le non-sérieux de l’inutile. De
quelle utilité, en effet, serait un énoncé qui viendrait prétendre que ce qui manifestement
n’est pas une pipe n’est pas une pipe – par exemple ce fourneau (de pipe), ou encore tout
ce vide autour du dessin de la pipe, ou même l’encadrement du tableau, ou même le mot
« ceci » lui-même (comme lorsqu’on dit : « ceci n’est pas une préposition ») ? Il ne
viendrait à l’idée de personne de référer la dénomination « Peinture fraîche » à la
pancarte sur laquelle elle est écrite ! (Pourtant, rien, sinon les contraintes du
vraisemblable et la logique de l'efficace, ne m’interdit de comprendre : « Pancarte
fraîchement peinte ». Rien non plus ne m’interdit de remplacer « Peinture fraîche » par
« Pancarte accueillant l’inscription : « Peinture fraîche » !)
77 Pourtant, et d’abord, toutes ces autres références sont autant de possibles, indûment
exclus par la logique du pragmatique et du vraisemblable. Ensuite, la logique du
vraisemblable nous met en plein paradoxe. C’est en effet de quelque chose dont en
général on dit que c’est une pipe qu’il est dit que ce n’en est pas une (qu’il est précisé
qu’en vérité ce n’en est pas une !). L’énoncé dit que ce n’est pas une pipe. Pourtant, l’acte
sérieux de référence implique que c’en est une...
78 Ainsi donc, rien qu’à interroger le pronom « ceci », l'on voit qu’il y a place pour de
multiples scénarios explicatifs : d’abord, le scénario bruyant de l’énoncé « cette (nuage
de) pipe n’est pas une pipe » ; ensuite, divers autres scénarios, peu vraisemblables mais
possibles, où le pronom se rapporte à autre chose qu’à l’image, autre chose qui peut être
n’importe quel « réel » identifiable dans le tableau (dessin du fourneau, dessin du tuyau,
l’espace vide autour de l’image de la pipe, les lettres du texte, l’énoncé du texte, le mot
« ceci »...). Chacun de ces exemples montre que l’image peut trouver une justification
sémantique, que la béance affirmée entre l’image et l’énoncé peut être comblée par
diverses lectures, imputables en dernière analyse au statut pro-nominal de ce dont il est
asserté que ce n’est pas une pipe. Ce qui intéresse Magritte, c’est de montrer qu’il y a
surabondance de sens, qu’il y a comme un dérèglement sémantique. Et surtout, de
montrer que rien n’est jamais acquis d’avance. Et que le dérèglement sémantique conduit
tout droit au hors sens de la visibilité poétique, seule à même d’évoquer le monde en son
mystère.
79 Ce mystère, qui accueille aussi bien l’impossible que le possible, est en deçà de toute
considération de sens, à la clôture duquel il échappe. C’est pourquoi il convient de
renoncer au regard, qui toujours déjà sait et toujours trouve à expliquer, à résoudre, à
interpréter et sémantiser. Le mystère tout au contraire tolère et même promeut tout ce
que le regard refuse : l’ouverture du mot qui échappe à la chose et de la chose qui
échappe au mot, ou même de l’objet qui échappe à l’image ; l’ouverture de l’inexpliqué et
de l’inexplicable, de l'indécis, de l'impossible et de l’incompossible ; la visibilité pensée et
imagée d’un ceci est X et n’est pas X – est une (image de) paysage et n’est pas une (image
de) paysage ; la visibilité imagée d'un objet qui est deux choses contradictoires au même
moment et qui n’est hybride que par (regrettable) réminiscence mondaine ; la visibilité
imagée d’un objet qui est au même moment et au même endroit quelque chose et tout
autre chose – oiseau et ciel, chair et ciel, feuille végétale et corps d’oiseau, bouquet de
fleurs intérieur et verger en fleurs extérieur, paysage et image de paysage, bouteille et
carotte...
80 Seule la vision poétique est à même de soutenir de telles visibilités.
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BIBLIOGRAPHIE
Bibliographie
JONGEN, R.-M.,
1994, René Magritte ou la pensée imagée de l'invisible, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis.
MAGRITTE, R.,
1979, Ecrits complets, Paris, Flammarion. 1990, Lettres à André Bosmans, 1958-1967, Paris, Seghers.
MEURIS, J.,
1988, Magritte, Paris, Nouvelles Editions Françaises, Casterman.
PIERRE, J.,
1984, Magritte, Paris, France Loisirs.
NOTES
1. L’exposé initialement prévu portait le titre suivant : "De la justesse poétique, ou du dicible
pongien au visible magrittien". J’espérais y dire les cruciales affinités électives qui rapprochent le
travail langagier de Francis Ponge et le travail pictural de Magritte. Sujet qui malheureusement
s’est avéré trop vaste pour entrer dans les limites d’un exposé oral. C’est pourquoi, au lieu de
centrer mes réflexions sur une tentative d’intelligence de l’œuvre de Magritte par le détour
analogique de l’œuvre de Ponge, j’ai choisi de m’en tenir pour l’essentiel au seul Magritte, non
sans m’autoriser quelques remarques allusives à l’œuvre de Ponge.
2. Magritte a abondamment commenté son travail pictural, bien qu’il ne l’ait jamais fait que par
bribes et morceaux (lettres, manifestes, catalogues, conférences, interviews...). Une grande partie
de ces textes a été rassemblée par A.BLAVTER dans l’ouvrage René Magritte. Ecrits complets,
Flammarion, Paris, 1979. On y référera par le sigle EC.
3. Désormais, chaque fois qu’il sera question, directement ou indirectement, d’une œuvre du
peintre - dessin, gouache, huile sur toile ou autre -, on en écrira entre parenthèses le titre et si
possible la date. Il peut y avoir plusieurs dates et/ou plusieurs titres. Souvent, en effet, il existe
d’une même image plusieurs versions ou variantes, avec titre identique ou différent. Ainsi, on
citera quelques variantes du « Ceci n’est pas une pipe » : L’Usage de la Parole (1928), La Trahison des
images (1929. 1948. 1952, 1953 (JM64. JM65))... En outre, également entre parenthèses, renvoi aux
éventuelles reproductions illustrées dans l’ouvrage de J. MEURIS, Magritte, Paris, Nouvelles
Editions Françaises, Casterman, 1988 (= JM) et/ou dans l’ouvrage de J. PIERRE, Magritte, Paris,
France Loisirs, 1984 (=JP) (Dans les deux cas, les chiffres désignent les pages).
4. En cela aussi Magritte est très proche de Ponge. Ponge « prend le parti des choses »
quotidiennes en cherchant à les dire, Magritte prend ce même parti en les rendant visibles. Et
même, l’un et l’autre prennent de l'objet ce qui en est parti pour raison de familiarité !
5. C’est là-dessus que mise par exemple le faussaire, ou le livre d’art !
6. Autres versions : Le Soir qui tombe (1964), et une version (1949) du Domaine d'Arnheim.
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7. On trouvera cette même « justesse » entre œuf et oiseau dans le tableau Les Affinités Electives
(1933) (JM94, JP50), qui montre le gros plan d’une cage d’oiseau habitée par un œuf énorme qui
l’emplit tout entière.
8. Dans d’autres versions, la pomme est une pipe, une colombe ou un bouquet de violettes
9. Plus précisément : dans la dimension poétique - non représentative - de l'image magrittienne !
10. R. MAGRITTE, Lettres à André Bosmans, 1958-1967, Paris, Seghers. 1990, p. 153.
11. R. MAGRITTE, Op. cit., p. 186.
12. Allusion au tableau La Reproduction Interdite (1937) (JM205), qui montre par· deux fois une
identique visibilité de personnage vu de dos : une première fois, se tenant debout devant un
miroir, une deuxième fois la parfaite réplique non-inversée de ce personnage dans le miroir.
Pour la vision pure, l’exposé précis du reflet sans inversion aboutit à la parfaite redondance du
visible (répétition d’un même dos, comme s’il n’y avait pas de miroir, mais une vitre ou une
béance ouvrant sur la présence d’un sosie). L’exposé du reflet sans inversion va de pair avec
l’exposé du reflet avec inversion : un livre d’Edgar Poe est déposé sur la cheminée, dont nous
voyons dans le miroir la réplique inversée reflétée.
AUTEUR
RENÉ-MARIE JONGEN
Né en 1935, René-Marie Jongen est professeur ordinaire aux Facultés Universitaires Saint-
Louis à Bruxelles et professeur à l'Université Catholique de Louvain. Il a publié des
ouvrages et de nombreux articles en linguistique. Ses recherches récentes s'inspirent de
la Théorie de la Médiation (J. Gagnepain) et des options épistémologiques et scientifiques
de l'anthropologie clinique que celle-ci promeut. Il est directeur du Centre
Interdisciplinaire de Glossologie et d'Anthropologie Clinique et a publié récemment un
ouvrage traitant d'une glossologie de la raison langagière (« Quand dire c'est dire », 1993).
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La mémoire (1948) p. 14
Le Blanc-Seing (1965) p. 91