Ex 8 PG 168
Ex 8 PG 168
Ex 8 PG 168
de Victor Hugo
"Fonction du poète" est extrait du recueil Les Rayons et les Ombres, écrit par Victor
Hugo, chef de file du mouvement romantique, après 1830 et publié en 1840. Les Rayons sont le
symbole de la connaissance et les Ombres symbolisent l'ignorance. Le poète a la mission de
guider les autres hommes en éclairant les Ombres.
Comment Victor Hugo fait-il du poète un envoyé de Dieu destiné à guider les peuples
dans les temps troublés ?
Nous étudierons dans une première partie la définition que Hugo donne du poète, puis
dans une deuxième partie la mission qu'il lui assigne.
Développement :
I. La définition du poète
a) Un homme engagé
Le poète s'adresse au lecteur "dans les temps contraires" et "en des jours impies" pour
expliquer que le vrai poète n'est pas un "chanteur inutile", mais qu'il joue un rôle essentiel dans la
cité.
Le poème a été écrit après la Révolution de Juillet 1830 (les "Trois Glorieuses") qui a
chassé Charles X et porté sur le trône Louis-Philippe ("Philippe-Egalité"), "roi des Français"
dont Hugo deviendra plus tard le confident.
"Et s'en va, chanteur inutile/Par la porte de la Cité" : on voit un homme en sandales qui
sort de la ville pour se rendre dans le désert. Le repli sur soi, l'individualisme, sont concrétisés
dans une image parlante, une hypotypose satirique.
Les nombreux modalisateurs : "Dieu le veut", "Malheur" (deux fois), "honte" (deux fois),
"haines", "scandales", "agité", "se mutile", "inutile", la ponctuation expressive, témoignent de
l'indignation de Hugo, ainsi que les allitérations sur les sifflantes : "ses frères", "ses sandales",
"scandales", "se mutile", "s'en va"
Hugo fustige les faux sages qui "retournent dans le désert" au lieu de rester parmi leurs
semblables. Il fait sans doute allusion au philosophe cynique Timon d'Athènes, contemporain de
Périclès et d'Alcibiade, qui avait pris tous les hommes en aversion et s'était retiré dans la
solitude.
La première strophe appartient au registre polémique qui vise à inspirer au lecteur une
adhésion intellectuelle et morale à des valeurs jugées menacées, en l'occurrence le désir de
travailler et de servir.
b) Un élu de Dieu
Le poème commence par le mot "Dieu" qui appartient avec les mots "impies",
"prophètes" "amour", "âme" au champ lexical de la religion.
Le mot "désert" est pris en mauvaise part parce qu'il représente pour Hugo la solitude, le
replis individualiste, alors qu'il apparaît, aussi bien dans l'Ancien Testament que dans le Nouveau
sous un jour positif : les 40 ans des Hébreux dans le désert, la tentation du Christ au désert, Jean-
Baptiste prêchant dans le désert, les Pères du désert... Le désert est le lieu où Dieu éprouve les
hommes, mais aussi où il leur parle.
Hugo ne valorise pas dans ce poème la dimension spirituelle du désert, lieu d'épreuve
féconde, de silence et de méditation, mais condamne, sous la métaphore du désert, la tentation de
se replier sur soi, de se réfugier dans la solitude au lieu de "préparer des jours meilleurs".
Héritier de la philosophie des Lumières, Hugo associe, contrairement aux hommes de 89,
la religion à la marche vers le progrès, avec la conviction que le futur sera meilleur que le
présent.
Le mot "utopie" vient du grec "u-topos" qui signifie littéralement "non lieu". Hugo se
réfère à des auteurs comme Platon (La République), Campanella (La Cité du soleil), Thomas
More (Utopia), Fénelon (Les aventures de Télémaque) ou Voltaire (le pays d'Eldorado dans
Candide) qui ont imaginé des pays dotés de bonnes institutions, où les hommes vivent heureux,
en parfaite harmonie les uns avec les autres.
Le mot a généralement une connotation négative, mais Hugo lui confère un sens positif.
Le monde a besoin, selon lui, de ces "rêveurs définitifs" que sont les poètes et les utopistes pour
ne pas désespérer du présent.
Le mot prophète, au féminin prophétesse (du grec : προφήτης, docteur, devin, interprète
de la parole divine) est un mot provenant du latin chrétien et emprunté au grec prophêtês qui
désigne une personne qui tient, d'une inspiration que l'on croit être divine, la connaissance
d'événements à venir et qui les annonce par ses paroles ou ses écrits.
La Bible élargit le sens : ce n'est plus spécifiquement une personne qui parle de l'avenir
(comme un devin), mais une personne qui parle au nom de Dieu, délivrant des messages de
sagesse, dénonçant le mal, dictant des conduites à tenir.
L'importance du poète s'exprime à travers des hyperboles : "Dans sa main où tout peut
tenir", "ses rêves, toujours plein d'amour".
c) Une figure christique
L'élection divine s'accompagne d'un "chemin de croix" qui évoque la figure du Christ. De
nombreux termes dans "Fonction du poète" appartiennent au champ lexical du mal et de
l'adversité : "haines", "scandales", "tourmentent", "agité", "impies" (jours impies), "insulte"
(qu'on l'insulte), "raille", "contempteurs" (contempteurs frivoles), "rit". Comme le dit l’Évangile :
"Nul n'est prophète en son pays". Le poète-prophète est l'objet de railleries de la part des "faux
sages".
Cependant, les antithèses montrent que tous ne rejettent pas le poète. Certains
"l'insultent", mais d'autres le "louent", certains le "raillent", mais "plus d'une âme inscrit en
silence ce que la foule n'entend pas" et "maint faux sage rit tout haut, mais songe tout bas".
Autrement dit, certains accueillent favorablement la parole du poète qui a même un effet de
persuasion sur certains "faux sages" qu'elle fait réfléchir tout bas.
"Les faux sages" sont les hommes qui ne croient pas à un avenir meilleur, qui n'écoutent
pas les prophètes, les visionnaires et les poètes. On pense à la parabole du semeur dans les
Évangiles synoptiques et l’Évangile apocryphe de Thomas : le Christ se compare à un semeur
venu répandre la "bonne nouvelle" du salut. Les hommes accueillent diversement la parole
divine, de même que le grain produit plus ou moins de fruit, selon l'endroit où il a été semé.
Le poète est un visionnaire qui doit contribuer à donner un sens à l'Histoire en établissant
un pont entre le passé, le présent et le futur. Le XIXème siècle est le siècle des historiens. Hugo
admire Michelet, historien, poète et "mystique" qu'il admire, et pense, comme lui, que l'Histoire
n'est pas, comme le dit Shakespeare dans Macbeth, "un conte raconté par un idiot, plein de bruit
et de fureur et qui ne signifie rien" . l'Histoire a un sens que le poète a pour mission de révéler,
comme le fait Hugo lui-même dans La Légende des Siècles et d'orienter vers le progrès de la
société et de l'Humanité, comme il le fera dans ses discours politiques, notamment dans son
Discours contre la misère devant l'assemblée législative, le 9 juillet 1849 et dans Les Misérables
dont la fin a pour toile de fond "les Trois Glorieuses" et la Révolution de 1830.
Note : en 1867, L'Histoire de France terminée, Michelet revient sur la genèse de son
projet : «Cette œuvre laborieuse d'environ quarante ans fut conçue d'un moment, de l'éclair de
Juillet, les journées révolutionnaires de 1830. Dans ces jours mémorables, une grande lumière se
fit et j'aperçus la France. Elle avait des Annales et non point une Histoire. Nul n'avait pénétré
dans l'infini détail des développements divers de son activité (religieuse, économique, artistique,
etc.). Nul ne l'avait encore embrassée du regard dans l'unité vivante des éléments naturels et
géographiques qui l'ont constituée. Le premier, je la vis comme une âme et une personne.»
C'est à dessein que Hugo emploie le mot "chose", l'un des plus vagues de la langue
française. Le poète est un visionnaire qui pressent l'avenir, mais il ne le voit pas précisément, il
devine seulement les contours d'un mystère dont le caractère ineffable est suggéré par
l'assonance sur la voyelle "o" et la diphtongue "ou" : "Ses rêves toujours pleins d'amour/Sont
faits des ombres que lui jettent/Les choses qui seront un jour".
Le contraste entre le présent sombre et incertain et l'avenir radieux reprend celui du titre
du recueil : les "Rayons et les Ombres" et s'exprime dans des antithèses : "jours impies/jours
meilleurs", "les pieds ici, les yeux ailleurs".
Conclusion :
Victor Hugo définit dans ce poème la fonction du poète : le poète n'est pas un "chanteur
inutile" qui, dans les temps contraires, se réfugie dans le désert, mais un homme engagé qui est
appelé à jouer un rôle essentiel dans la cité. Il est aussi un élu de Dieu, un prophète, un interprète
de la parole divine et une figure christique dont les hommes accueillent diversement la parole. Il
est également un visionnaire chargé d'établir un pont entre le passé, le présent et l'avenir. C'est
enfin un porteur de lumière dont la mission est de préparer et d'éclairer l'avenir.
Cette idée grandiose du poète et de sa mission est partagée par Théophile Gautier dans le
poème intitulé "Le poète et la foule" extrait du recueil Espana (1845).