Cairn Document PDF

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 16

Chapitre 14

La stratégie. La ruse1

Par la bonne fortune on se trouve abusé,


Par la fortune adverse on devient plus rusé.
Joachim DU BELLAY.

« La fortune, trompeuse en toute autre chose, est du moins


sincère en ceci, qu’elle ne nous cache pas ses tromperies. »
BOSSUET, Sermon sur l’ambition.

La chance n’est pas le seul facteur sélectif autre que les


atouts physiques à intervenir dans l’économie globale du jouer.
Elle y interfère notamment avec un autre qui diffère d’elle de
façon essentielle. Alors que la chance, au moins en partie, vient
d’« ailleurs », impliquant un ou des agents invisibles impossibles à
identifier ni maîtriser, cet autre facteur sélectif relève des propriétés
mentales proprement humaines. Dans les jeux à sanction interne,
c’est ce facteur mental qui permet de remporter la victoire. Appe-
lons-le – par convention, et pour faciliter la réflexion – ruse en
raison du parallèle que cette notion permet intuitivement d’établir
avec la chance en tant que facteur de sélection dans une activité
à l’issue incertaine. Comme la chance, la ruse avantage l’un et
frustre l’autre dans le même temps, mais alors que la chance est
l’enjeu du jouer, la ruse opère au sein du registre du jouer pour
permettre d’en sortir.
Le terme mehe en bouriate (meh en mongol) révèle un méca-
nisme que l’on peut qualifier de ruse, et qui est justement traduit
par « ruse » dans les langues occidentales. Mehe est utilisé pour
désigner, à la lutte, la succession de prises qui aboutit à faire toucher

1 Cette dimension stratégique du jeu est l’une des plus et des mieux étudiées.
Aussi, dans ce chapitre, comme annoncé en introduction, ai-je limité l’exposé
à ce que mes données apportent à la compréhension du jouer.

253
Le jouer et ses multiples dimensions

le sol à l’adversaire. C’est là une application particulière de son


sens général de « ruse ». Une autre application en est « tromperie ».
Dans tous les dictionnaires pour le bouriate et le mongol, la
ruse est le premier sens mentionné, la mise à terre à la lutte
ne venant qu’en second. Le verbe mongol mehleh signifie
ruser, tromper, tricher, escroquer. L’expression mehii mehendee
s’applique à qui se trouve pris à son propre piège.

À la lutte, mehe s’applique non à tel ou tel type particulier de


prise2, mais au savoir-faire global, erdem, qui « repose sur un
processus mental ordonné » (Laurent Legrain, communication
orale, 2011).

Mais en dehors d’un contexte de ce genre, c’est souvent un


simple moyen, un procédé arga, un arga zal’, un truc (trick).

Avant d’examiner si ces nuances affectent l’appréciation de


la lutte et, en ce cas, de quelle façon, précisons les contraintes de
l’usage de notre « ruse » pour mener la réflexion. Si son usage dans
le français d’aujourd’hui s’accompagne de nuances similaires, il
n’en a pas toujours été ainsi.

La dissimulation
À l’origine, notre ruse était d’usage plus restreint. L’éty-
mologie de ce terme, disent tous les dictionnaires, le rattache au
vocabulaire de la chasse, où il s’applique aux détours que fait le
gibier pour échapper à ses prédateurs (<www.cnrtl.fr>). En ceci, la
ruse est d’abord une conduite défensive qui permet à un animal
d’assurer sa survie en compensant ses faiblesses objectives. Même
si cet ancrage dans une vision de chasseur est oublié aujourd’hui,
notre compréhension de la ruse englobe toujours l’idée de dissi-
mulation, qui lui est attachée aussi dans nombre d’autres langues.
« Est-ce que ceux qui ne savent pas dissimuler leur ruse peuvent
encore passer pour rusés ? », se demande le romancier chinois
Jiang Zilong.

2 Je remercie Okhinoo Legrain pour cette précision. J’ajoute que ruse,


tromperie, machination, manœuvre déloyale sont, en turc ouigour, des
usages possibles de oyun, jeu, selon le dictionnaire de Jarring, 1964.

254
La stratégie. La ruse

« Les psychologues ont choisi [d’appeler] “machiavélique”


[ce type particulier d’intelligence qui distingue notre espèce
des primates supérieurs], car sa première expression chez
les primates est la capacité de dissimuler et de tromper. Les
chimpanzés, par exemple, se donnent beaucoup de mal pour
cacher leur intention de copuler » [Gell, 1996, § 2].

La ruse ne se limite pas non plus, dans la Grèce antique, aux


conduites défensives. Dans leur analyse de la métis, Détienne et
Vernant opposent clairement des formes passives de ruse à des
formes actives. Ils les opposent à travers les images contrastées du
caméléon, qui se cache de peur (et se protège), et du poulpe, qui
se transforme par astuce (et peut alors attaquer). Le premier subit
la nécessité de changer à chaque instant, tandis que le second est
toujours maître de son mouvement [Détienne, Vernant, 1974,
p. 48]. On peut dire aussi que l’un change son apparence, l’autre
son comportement.
À ma connaissance, les Bouriates n’utilisent pas le terme mehe
pour les animaux sauvages qui se cachent. Il est normal à leurs yeux
qu’une proie potentielle cherche à se soustraire à son prédateur,
c’est la condition de sa survie. On ne parlera pas non plus de mehe
à propos d’un chasseur qui grimperait à un arbre pour échapper à
un ours en colère. L’avantage que l’un se donne ainsi ne menace
pas l’autre, c’est un moment inévitable d’une chaîne de survie.
Toutefois, mehe peut être utilisé à propos d’un prédateur : le terme
s’applique alors non au fait que ce prédateur se cache pour appro-
cher sa proie, au chasseur à l’affût par exemple, mais à ce dont il
se sert pour l’attaquer, comme on le verra plus loin.
Se cacher, en soi, n’est pas tromper. Mais se faire activement
passer pour un autre ? Cette question est déjà apparue à plu-
sieurs reprises mais sous des angles différents. Pour Tertullien,
le théâtre était tromperie parce qu’il prétendait représenter des
êtres qui n’existent pas : c’étaient ces êtres, les dieux, qui étaient
les véritables cibles de ses reproches. La simulation chamanique,
en revanche, n’était pas tromperie pour les peuples sibériens car
elle ne cherchait pas à cacher l’humanité du chamane, qui restait
debout et dont la ramure, sur la tête, était en fer. Elle cherchait
à lui permettre d’agir aussi dans un autre registre, et cet autre

255
Le jouer et ses multiples dimensions

registre était clairement délimité. La mimicry de Caillois non plus


ne cherchait pas à tromper, du fait qu’elle se présentait comme
un jeu : « jouer à faire croire » n’est pas faire croire. En somme, le
registre du jeu comme celui du rituel garantit que, sous la prise
d’apparence d’autre que soi, il n’y a pas intention de tromperie.

La ruse active
Mehe s’emploie pour certains procédés courants dans
la réalité de la chasse et de la pêche comme pour la stratégie des
prises dans la réalité de la lutte. Il y a mehe quand on fait usage d’un
appeau pour attirer le gibier, ou de celui d’un appât pour attirer
le poisson3, et l’on dit couramment « attirer par ruse le poisson »
(zagaha mehelhe). À travers cette notion, de nouveau un rappro-
chement s’esquisse, dans la conception bouriate, entre chasser (ou
pêcher) et, sinon jouer en général, du moins pratiquer un jeu à
sanction interne. La mehe est dans un cas comme dans l’autre la
clé du succès. Je n’ai pas rencontré en bouriate la distinction que
l’on pourrait faire en français entre le « leurrer » du chasseur, qui
s’adresse à d’autres espèces, et le « ruser » du lutteur, qui s’adresse
à d’autres humains. Pour les Bouriates, ce qui caractérise la mehe
est que sa mise en œuvre est toujours individuelle : le lutteur lutte
contre d’autres lutteurs, un par un, et le pêcheur s’en prend à un
saumon, non à l’espèce saumon. La ruse de l’appât ou de l’appeau
est alors de bonne guerre, si j’ose dire4.
Du reste, il est significatif que les lutteurs mongols soient classés
non par catégorie d’âge ni de poids, mais selon les titres obtenus
[Lacaze, 1999-2000, p. 82-89]. Le classement ne repose pas sur
les qualités proprement physiques, il prend en compte l’habileté
mentale, la mehe, qui, palliant la faiblesse relative, peut assurer la
victoire, et en consacre le caractère individuel : c’est elle qui fait
le bon lutteur. Cependant, la mehe ne consiste pas qu’en une série

3 Mehe s’applique non à l’appât (üiee) ni au leurre (men), mais au fait d’en faire
usage.
4 Aménager une fosse sur le parcours migratoire d’une bande de cervidés est
très diversement jugé. Cette pratique empruntée aux Russes est considérée
comme néfaste car elle ne distingue pas entre les animaux bons à chasser et
ceux à préserver, notamment les femelles gravides.

256
La stratégie. La ruse

de prises ; elle est une stratégie globale, qui implique la nécessité


de se défendre soi. Cela se traduit par une forte composante de
prudence, d’anticipation des réactions de l’adversaire et d’évalua-
tion des risques, qui peut comporter une part de dissimulation.

La ruse au seuil du registre du « jouer »


Y a-t-il, dans la stratégie globale des prises de lutte,
quelque chose qui permette de comprendre pourquoi le terme qui
la désigne, mehe, peut vouloir dire aussi tromperie ? Il ne semble
pas qu’il faille en accuser la composante de prudence, puisque
d’une manière générale tout ce qui est passif et motivé par l’auto-
défense, comme la dissimulation du faible, n’est pas qualifié de
mehe. La notion de tromperie serait-elle à envisager par référence
à l’aboutissement de la stratégie des prises ? Cette stratégie a pour
raison d’être de mettre fin à la lutte. En donnant la victoire à un
lutteur sur l’autre, elle les fait sortir du registre du « jouer » non
comme simples lutteurs mais comme lutteurs de rangs différents
dans le registre de la réalité ordinaire. Le fait que la victoire entraîne
le passage d’un registre à l’autre justifie la présence des arbitres :
si codifiées soient les prises, leur enchaînement reste la liberté du
lutteur ; aussi leur issue est-elle soumise à arbitrage.
Rien, pourtant, dans l’attitude des uns et des autres à la fin
de la lutte ne laisse soupçonner la crainte d’une tromperie. Quel
que soit le rôle imparti aux arbitres5, la victoire n’autorise pas
la vantardise du vainqueur, la défaite n’entame pas le fair-play
du vaincu. Une raison fondamentale retient ici d’envisager sous
l’angle de la tromperie l’aboutissement de la séquence des prises de
lutte dans les Jeux publics. Le fait que la victoire vaille au lutteur
gagnant d’être aussitôt entouré de gens venant collecter sa sueur
pour s’en frotter le front retire à sa ruse toute couleur négative.
Loin d’avoir trompé le vaincu, la ruse du vainqueur est source de
« chance » pour tous dans l’au-delà du jeu. La ruse fait partie du
« savoir-faire » du lutteur, de son erdem, terme construit sur er,

5 Historiquement, ces arbitres auraient eu pour fonction première de garantir


la primauté des lutteurs représentant l’Église bouddhique.

257
Le jouer et ses multiples dimensions

« mâle, viril », comme virtus l’est sur vir : elle est donc bien, si l’on
peut dire, la vertu du lutteur.
Ainsi, la mehe mise en œuvre dans la lutte où des adversaires
homologues s’affrontent à égalité a-t-elle une image positive,
comme la chance en général, mais à sa différence, elle est stricte-
ment humaine tout en étant productrice d’une chance spécifique
au bénéfice d’autrui.

De la ruse dans le jeu à la tromperie dans l’au-delà du jeu


On ne saurait dire, d’une manière générale, que l’image
de la ruse est prête à sombrer dans la négative dès lors qu’il s’agit
d’autre chose que de départager des adversaires. Cependant, il y
a bien pour la ruse un seuil au-delà duquel il y a risque de bas-
cule vers la tromperie du seul fait qu’elle consiste à faire prévaloir
l’intelligence sur la force dans le rapport à autrui. C’est l’une des
questions débattues par les contributeurs des Raisons de la ruse.
Pour l’un d’entre eux [Steichen, 2004, p. 56-57], la ruse ne serait
pas réservée aux faibles en tant que stratégie de pouvoir et servi-
rait aux puissants qui ne veulent pas faire usage de la force. Ce
serait là, précisément, du point de vue de la référence initiale de
la ruse, un cas de bascule dans la tromperie. Un autre auteur [Hol-
der, 2004, p. 1696] choisit de renverser l’approche, à partir d’un
exemple puisé dans l’histoire du pays dogon. Il montre que ce
qui se présente comme un coup de force d’une bande de guerriers
est en fait un acte politique qui permet de créer un État : ce qui
serait d’ordinaire vu comme un crime sert ici l’idée que le pouvoir
est détenu par ceux qui sont les plus aptes à l’exercer et que seule
la réussite confère la légitimité [ibid., p. 168-172]. Dans la Bible,
la ruse semble jugée à l’intérêt collectif de son résultat : elle sera
mauvaise si elle n’a fait que sauver la face à celui qui a rusé, bonne
si elle a permis un surcroît de vie à un plus grand nombre [Wénin,
2004, p. 335-336].
C’est donc sur l’impact de la ruse au-delà du jeu qu’il faut
s’interroger, sur les répercussions du rapport de forces établi par

6 L’étymologie locale du terme que l’auteur traduit par « ruse » renvoie à l’idée
de « renverser quelqu’un ou quelque chose à terre ».

258
La stratégie. La ruse

le jeu dans la réalité empirique extérieure. C’est sur ce rapport à


la réalité qu’insiste Johanne Villeneuve7 :
« Contrairement au simple joueur, pour qui la réalité est
temporairement suspendue, le tricheur est à la fois dans et à
l’extérieur du jeu dont il contrôle par conséquent les limites
[…] Le tricheur est celui qui, au-delà du jeu lui-même, contrôle
la relation entre le jeu et la réalité dans laquelle le jeu a lieu »
[Villeneuve, 2004, p. 57].

L’« effet » du jouer rusé sur la réalité


ou la mesure de l’intelligence

« Mais un imbécile reste un imbécile, et plus est grand son


pouvoir, plus sera désastreuse la façon dont il s’en servira.
Le pire malheur de l’histoire d’Angleterre, la rupture avec
l’Amérique, aurait pu être évité si George II n’avait pas été un
honnête benêt. »
James FRAZER, Le Rameau d’or.

C’est en cela que la notion de ruse peut éclairer ce paradoxe


du jouer qu’est son rapport à la réalité empirique, du fait de son
rôle décisif dans le franchissement du seuil entre ces registres.
Sans aller jusqu’à dire, comme le suggère Villeneuve dans la suite
de son analyse, que ce franchissement « institue un nouveau [jeu,
consistant] à faire semblant de faire semblant », on conviendra que
la notion de ruse ouvre un espace de jeu autre que physique entre
les lutteurs. Ceux-ci se mesurent aussi dans l’ordre des capacités
mentales qui commandent aux mouvements du corps, et c’est
dans cet ordre des capacités mentales qu’ils sont départagés. C’est
en cela que la sanction interne du jeu importe hors du registre du
jouer, c’est-à-dire dans celui de la réalité empirique.
L’évolution de nos Jeux est à cet égard éclairante. Dans ceux
d’autrefois, il n’était pas tenu compte des résultats ponctuels.
Vainqueur ou vaincu, tout lutteur continuait à chanter et dan-
ser. Les jeux de type danse demandaient eux aussi des capacités

7 Cet auteur signale le verbe latin tricare comme étymologie commune aux
notions de tricherie et d’intrigue.

259
Le jouer et ses multiples dimensions

mentales, notamment pour le lancement des couplets improvisés


qui rythmaient les rondes ; la provocation y était évidente, mais
visait à se promouvoir soi-même sans pour autant mettre l’autre
hors jeu comme le lutteur met son adversaire à terre. L’objectif
essentiel était d’assurer le bon fonctionnement des rapports entre
humains et espèces chassées. Il fallait donc offrir au monde naturel
environnant l’image d’une communauté humaine unie, constituée
de membres différents et complémentaires donnant chacun le
meilleur de soi-même. Ce n’était pas l’affaire de ces Jeux de pousser
jusqu’à la discrimination les différences entre les humains.
Or discriminer entre les humains est bel et bien devenu, au
moins pour une part, l’affaire de la lutte et des autres jeux à sanc-
tion interne, corporels ou non, tels qu’ils se sont développés,
avec le temps, au sein des Jeux. Avec l’essor de l’élevage, la notion
d’échange avec les espèces sauvages a perdu de sa pertinence et les
relations hiérarchiques au sein de la société ont pris une impor-
tance croissante. Le prochain chapitre montrera que la composi-
tion des Jeux tend à accorder toujours plus de place à la notion de
sanction, et donc, implicitement, à celle de stratégie. Non seule-
ment les jeux à sanction interne qui le sont par définition, comme
la lutte ou les courses, dominent, mais la perspective compétitive
se généralise à toutes les formes de jeu, toujours plus diversifiées et
exigeantes en qualités mentales. Cette évolution de la composition
des Jeux conduira à se demander si elle reflète aussi une évolution
de la notion de pouvoir et d’accès au pouvoir au sein de la société.
Mais une question s’impose au préalable, à partir de la corréla-
tion constatée entre la prévalence croissante des hiérarchies entre
humains sur les échanges avec le monde naturel et l’extension tou-
jours plus accentuée de la prise en compte d’une sanction interne
dans les Jeux : pour autant que la ruse est l’outil de la sanction
interne, peut-on dire qu’il n’y a de ruse qu’entre humains et que
c’est d’elle que naît l’éventualité de la tromperie ?

Le chamane use-t-il de ruse ?


Interrogeons d’abord sur ce point l’action du chamane.
Relevant du « jouer » au sens de play pour les humains, cette
action est censée avoir valeur de réalité dans le monde des esprits,

260
La stratégie. La ruse

et la manière personnelle que chaque chamane a de l’accomplir


est jugée déterminante pour le succès de la saison de chasse, la
relative abondance du gibier, le faible nombre de maladies et de
morts au sein du groupe. J’ai précédemment écrit à son propos,
un peu rapidement sans doute, qu’il devait « mobiliser toutes ses
ressources de séduction et de ruse » [Hamayon, 2010, p. 152], mais
cela ne s’applique pas également aux deux principaux moments
de l’action rituelle.
Lorsque le chamane repousse ses rivaux, des humains d’autres
groupes, son mime ressemble à un combat contre un adversaire
imaginaire ; à ce titre, il y met sans doute en œuvre une stratégie,
mais rien n’en est dit, et le mime ne donne à voir aucune sanction
de cet affrontement. Pourtant, la poursuite du rituel implique
qu’il a réussi. S’il n’est pas dit qu’il a rusé pour réussir à repousser
ses rivaux, rien ne l’exclut non plus, d’autant qu’il a dû d’abord
se défendre contre eux. Le nom de son costume, « cuirasse » ou
« armure », évoque l’aspect défensif de son combat, et la ramure
ornant sa couronne en évoque l’aspect offensif. Parfois une dague
de fer en forme de « première tête » des jeunes cervidés, fixée dans
sa couronne au milieu du front, complète la panoplie. Il approche
ensuite son « épouse » animale ; notre notion de ruse pourrait nous
paraître propre à qualifier sa conduite, par exemple lorsqu’il la cha-
touille sous l’aisselle pour lui faire lâcher toujours plus de ces poils
de rennes qui matérialisent dans ce cadre la chance à la chasse8.
Mais dans la compréhension autochtone, il serait inconcevable
de parler de mehe dans cette situation où, de surcroît, le chamane
n’est pas sur la défensive. Le rituel montre à l’envi qu’il est engagé
non pas dans un jeu duel contre son « épouse », mais dans une
relation amoureuse avec elle ; il n’y a donc pas à en attendre de
sanction interne – victoire ou défaite – ni dans le monde créé par
le rituel ni dans la réalité qu’il préfigure. La chasse aura lieu de
toute façon, et le retour de la compensation en force vitale aussi :
il serait aussi inconcevable de prétendre éviter la mort humaine

8 Ce genre de conduite se rapproche des conduites qu’Anne de Sales [1994,


p. 113-115] observe chez les Kham-Magar du Népal : le chamane « fait danser
les sorcières », pour qu’elles cessent de faire souffrir un malade, tandis qu’il
piège ou chasse les esprits de la nature conçus comme des animaux sauvages.

261
Le jouer et ses multiples dimensions

que de n’avoir pas de gibier. C’est pourquoi, loin de chercher à


vaincre son « épouse », le chamane s’emploie à établir avec l’espèce
qu’elle représente un accord aussi avantageux que possible pour
les humains qu’il représente – ce qui est tout de même « gagner ».

Les fondements de la sélection


Car il est dans la logique de ce rituel qu’il profite au
groupe humain qui a chargé le chamane de l’accomplir. Celui-ci
doit donc convaincre les participants vivants que sa conduite tout
au long du rituel est appropriée à l’objectif du rituel. Cet objectif,
rappelons-le, est avant tout le principe d’un accord avec des esprits
d’espèces-gibier, car il est la condition des prises de chance puis de
chasse. Aussi les aptitudes personnelles comptaient-elles autrefois,
chez les peuples chasseurs, dans le choix du chamane chargé de
ce rituel : selon les exigences conventionnelles, le chamane devait
être robuste, capable de sauter haut et de chanter fort, mais aucune
capacité mentale particulière ne figurait dans le canon établi. Pour
ce qui est des chamanes bouriates, ils devaient avoir une qualifica-
tion institutionnelle, et celle-ci connaissait deux variantes.
À l’ouest du lac Baïkal, le chamane devait avoir une « essence »
chamanique. Le terme utilisé, udha, veut dire dans le discours
ordinaire « sens, contenu (d’un mot, d’un énoncé), raison d’être
(d’une action) » ; pour un chamane, il voulait dire « origine,
collectivité d’ancêtres ayant exercé la même fonction, droit à
devenir chamane comme eux ». C’est pourquoi tout Bouriate
chargé de traduire ce terme avait tendance à l’interpréter ; il
disait par exemple : « ses ancêtres chamanes le tourmentent »,
sentant intuitivement qu’attribuer la cause de ces tourments à
une « essence » aurait été dénué de sens pour ses interlocuteurs
étrangers.

Le terme utilisé à l’est du lac Baïkal était (et est de nos jours
pour la plupart des nouveaux chamanes bouriates) shanar,
« qualité ». Il s’appliquait (et s’applique toujours) aux étapes
de qualification validées par l’accomplissement de rituels
sous la conduite d’un maître et par l’acquisition de nouveaux
accessoires.

262
La stratégie. La ruse

Ces deux termes ont une teneur expressément qualitative qui, a


priori, paraît faite pour exprimer le caractère sélectif de la fonction
de chamane. Mais c’est là une apparence trompeuse : ces termes
servent en fait de masque à des exigences sociales, appartenance à
une lignée ou franchissement de degrés dans une institution hié-
rarchisée. Or si la sélection était institutionnellement encadrée, la
réputation individuelle se mesurait au résultat des actions rituelles.

Loyauté envers les esprits des espèces sauvages


Car c’étaient bien les « effets » du rituel chamanique
sur la réalité empirique qui comptaient. Il n’y avait du reste pas
de modèle idéal à suivre, puisque chaque fois le chamane devait
donner à voir en train de se faire son action sur les esprits. Il était
dit « bon » si ensuite la chasse avait été fructueuse et les maladies
rares. Si tel n’avait pas été le cas, son groupe ne faisait pas appel
à lui de nouveau. Cela revenait à dire que, lors du rituel, il devait
prendre le plus possible de « chance à la chasse » (de promesses
de gibier) et s’engager à rendre le moins et le plus tard possible
de « force vitale humaine » (de promesses de morts humaines).
Le bon chamane était celui qui respectait la loyauté de l’échange
tout en le tournant à l’avantage des humains, celui qui savait faire
preuve de la plus grande vitalité dans la première phase du rituel,
et dans la dernière trouver la bonne mesure de l’offrande à faire
de lui-même aux esprits. À rester offert trop peu de temps, il aurait
fâché les esprits, et les humains n’auraient pas été quittes de la
« chance » reçue. À rester trop longtemps, le risque aurait plané
qu’il les laisse prendre trop et ne « revienne pas9 ».
Ainsi, le volume et l’échéance des échanges offraient une marge
de manœuvre qui favorisait les humains sans faire d’eux des vain-
queurs ni des esprits des vaincus : le rituel n’établissait pas de hié-
rarchie entre eux. Mais la nature de ce que les humains devaient
rendre aux esprits des espèces sauvages en retour du gibier n’était
pas négociable : ce devait être et ne pouvait être que de la force

9 Les participants auront du reste conjuré eux-mêmes ce risque dès qu’ils


auront estimé la durée convenable, en battant du briquet au-dessus du
chamane pour le « ranimer ».

263
Le jouer et ses multiples dimensions

vitale humaine. Avec les esprits des espèces sauvages, ni ruse ni


tromperie n’était possible. Si le chamane n’entendait pas tromper
les esprits des espèces sauvages mais seulement profiter au maxi-
mum de sa position de joueur, il reste que ce rituel qu’il orientait à
leur relatif désavantage était étroitement associé aux Jeux de la jeu-
nesse visant à les distraire. Ce fait a suscité plus haut une remarque
sur leur complémentarité : les Jeux divertissaient les esprits pour
permettre au chamane de tirer avantage de son action rituelle.
Du point de vue des participants, il n’y avait pas tromperie : les
gestes de lutte et de danse étaient bel et bien des divertissements.
Les peuples chasseurs ne prêtaient pas aux esprits des animaux la
capacité de voir dans leurs Jeux autre chose que ce dont ils étaient
faits : des gestes empreints de vitalité, comme ils ne leur prêtaient
pas celle de pouvoir vérifier le montant des promesses de gibier
échangées. Mais ils se réservaient de faire usage en leur propre
faveur, dans le cadre fictionnel du jeu et du rituel les mettant face
aux espèces sauvages, de propriétés mentales qu’ils tenaient pour
fondamentalement et proprement humaines : notamment celle
de donner à un ensemble de gestes un sens autre que son sens
apparent et celle de calculer. Voici de quoi illustrer encore l’utile
latitude que procure un cadre fictionnel à ce qui est fait au titre
de « préparation » d’une activité réelle donnée.
L’analyse des Jeux d’autrefois a montré le « jouer » comme le
moyen humain par excellence de communiquer avec les esprits des
espèces sauvages pris globalement et dans l’abstrait, à condition
de réserver aux humains la position masculine et d’attribuer aux
esprits la position féminine dans cet acte orienté. Pour autant
que « jouer » prépare à « chasser », on peut considérer « chasser »
comme sa mise en pratique, comme moyen de communiquer indi-
viduellement et concrètement avec les animaux sauvages. Comme
le rituel chamanique, la pratique de la chasse met au premier plan
la relation d’amour qui unit le chamane à son « épouse » et le
chasseur à l’animal qu’il chasse, relation d’amour qui englobe en
la masquant sa conclusion prédatrice. Cet englobement explique
que le rituel chamanique soit dit viser à « obtenir de la chance » et
« préparer la chasse » et mette en scène un mariage pour exprimer la
conclusion d’une alliance. Il rend compte aussi de la perception de

264
La stratégie. La ruse

la chasse : fruit d’un élan amoureux dans sa motivation, la chasse


devient jeu à sanction interne dans sa pratique qui ne concerne que
les individus en présence. Si l’idée de « tuer » n’a pas sa place dans
le vocabulaire du chasseur, c’est précisément parce que la chasse
est perçue comme un jeu à sanction interne. La mort de l’animal
est perçue comme constituant cette sanction.
Cette double perception de la chasse explique encore que les
animaux puissent être appréhendés tantôt comme des partenaires
femelles tantôt comme des adversaires mâles10. Comme dans tout
jeu à sanction interne, le recours à la ruse, mehe, est non seulement
admis mais indispensable pour que finalement les joueurs soient
départagés : la mehe fait partie du jeu. Sous cet éclairage, le lien
entre nos deux types de jeux prend du relief : c’est ce lien lui-même
qui est au cœur de la représentation de la vie de chasse.

Les esprits des espèces sauvages ne peuvent être trompés


Ainsi, l’art du chasseur à l’égard des animaux indivi-
duels ne peut, pas plus que celui du chamane à l’égard des esprits
de leurs espèces, basculer dans la tromperie. En exigeant que le
bien rendu soit de même nature que le bien pris, le rituel pose les
esprits des espèces sauvages comme « ne pouvant être trompés ».
Cette propriété apparaît comme l’envers du besoin d’être assuré
d’avoir toujours, ne serait-ce qu’un peu, du gibier (ou du poisson).
De nombreuses autres données confirment cette propriété et sa
portée idéologique. Aucun interdit touchant une espèce sauvage
en tant que telle n’est jamais transgressé : aucun rachat, aucune
rançon ne serait possible du simple fait que toute procédure de
substitution serait perçue comme une tromperie et rejetée. Jean-
Luc Lambert [2007-2008] a montré que l’empire russe avait fini,
après des siècles de tâtonnements, par ériger l’ours, en tant que
figure de son espèce (représentée en général par une peau d’ours),
en instance devant laquelle les membres des peuples animistes
colonisés devaient prêter serment. L’ours pouvait être garant du

10 Le « mariage » du chamane avec un esprit femelle est l’expression d’une


alliance avec l’esprit générique de son espèce, généralement conçu comme
son père, d’où la fréquente confusion sexuelle de l’esprit dispensateur de
gibier (voir supra, chap. 7).

265
Le jouer et ses multiples dimensions

serment car il ne pouvait être trompé et n’offrait donc aucune prise


aux manipulations humaines.

L’imbécillité des âmes d’humains morts et autres divinités


Un autre type de confirmation est illustré par les réac-
tions au bouddhisme de certains Bouriates chamanistes au début du
XXe siècle, qui n’avaient que mépris pour les divinités bouddhiques
auxquelles étaient offertes des silhouettes de chèvres façonnées
en farine et recouvertes de peinture rouge. Quel pouvoir peuvent
avoir des divinités, disaient-ils, qui se laissent ainsi abuser par des
offrandes d’une nourriture qui n’en est pas une11 !
À la même époque pourtant, la façon dont ces mêmes Bouriates
tentaient d’effrayer les âmes de leurs morts (en agitant des branches
d’aubépine), ou de leur racheter la santé de leurs malades (en
leur sacrifiant en rançon des animaux domestiques dont ils man-
geaient eux-mêmes la viande) faisait dire à l’intellectuel bouriate
Hangalov : « Mon peuple prend vraiment les esprits de ses morts
pour les derniers des imbéciles12 ! » Il en allait de même chez les
Mongols, jusqu’à une époque récente, pour ce qui est des facultés
mentales qu’ils prêtaient aux âmes de leurs morts. Redoutant leur
vengeance, ils donnaient à leurs enfants malades des noms qui
détournent d’eux l’attention de ces âmes : le défunt, pensaient-
ils, ne reconnaîtra pas en « Anonyme », « Pas celui-ci » ou « Qui
sait » l’enfant qu’il convoitait. Cela présupposait que les âmes des
morts étaient imperméables au principe de substitution13, qu’elles
prenaient tout à la lettre. C’est bien l’« imbécillité » de ces malheu-
reux défunts qui fonde l’efficacité attribuée à l’usage de substituts
et d’euphémismes, efficacité comprise comme protection contre le
malheur. À se demander si, comme le dit si bien Irène Théry [2012],
ce n’est pas « la parole, propre aux humains, [qui] a amené avec
elle […] le grand danger du mensonge ». Du moins peut-on oppo-
ser les âmes de morts humains comme étant éminemment faciles

11 On peut y voir une illustration du rapprochement qu’établit, en allemand,


un simple tréma entre la notion d’« échanger », tauschen, et celle de « donner
le change, tromper », täuschen [Gerschlager, 2001].
12 [Hangalov, 1958-1960, I, p. 398-399, III, p. 36, 43 ; Aubin, 1973, p. 485].
13 Cet argument est développé dans Hamayon, Bassanoff [1973 ; 1979].

266
La stratégie. La ruse

à tromper, aux esprits des espèces animales comme foncièrement


impossibles à tromper. Face à la marge de manipulation qu’offre la
« trompabilité » des esprits humains, la « non-trompabilité » des
esprits des espèces animales apparaît d’un certain côté comme un
facteur de rigidité qui rejoint celui résultant de l’« inextensibilité »
considérée comme caractéristique du mode de vie de la chasse (voir
supra, chap. 13). Mais elle peut aussi expliquer que les chamanes
des peuples chasseurs soient réputés les plus « puissants » d’un bout
à l’autre de la Sibérie et leur pratique réputée la plus positive en
tant que porteuse de chance. Il est remarquable que les esprits des
morts humains soient tout à la fois « pris pour des imbéciles » qui se
laissent facilement abuser et tenus pour des supérieurs à respecter.
Cet aveu d’hypocrisie suggère que la tromperie accompagne tout
naturellement les relations asymétriques et hiérarchisées qui lient
les humains vivants à leurs morts. La tromperie ferait en quelque
sorte spontanément partie de la vie sociale, aussi clairement qu’elle
était exclue de l’échange symétrique et réciproque avec les esprits
des espèces animales qui assure la vie biologique.

La frontière poreuse entre ruse et tromperie


On comprend mieux alors la porosité de la frontière
entre ruse et tromperie telles qu’elles sont envisagées dans nos
exemples : la ruse apparaît comme une stratégie active qui permet
à un individu de l’emporter sur un autre d’espèce ou de lignée
différente situé dans un rapport d’égalité, et la tromperie comme
une stratégie défensive proprement humaine face à un supérieur
hiérarchique. Ce sont donc deux façons d’exploiter une marge,
et par là d’innover ou de s’adapter. On comprend mieux aussi la
pratique de vol de chevaux typique des rivalités entre pasteurs
qui ont gardé « une âme de chasseurs » et savent rester fair-play
quand le troupeau volé leur est repris14. Un tel vol était tenu pour
un exploit quand il était pratiqué par un pauvre au détriment d’un
plus riche ; il devait alors donner lieu à redistribution. Au XIXe siècle

14 Sur ce type de vol de bétail dans le monde méditerranéen, voir Di Bella [1998],
et sur le vol de chevaux dans l’Altaï, voir Stépanoff [2007, p. 506-508].

267
Le jouer et ses multiples dimensions

encore, les Mongols disaient d’un voleur de chevaux qu’il était un


homme de qualité, un « homme bien » (sain er).
Une conjonction de traits analogues, apparemment para-
doxaux, se retrouverait aussi dans les deux célèbres figures de la
mythologie grecque antique, Pélops et Hermès, qui ont nourri la
réflexion collective lancée par Caroline Gerschlager [2001, voir
n. 1115] sur la tromperie (deception). Pélops ne remporte la course
de char lors des Jeux imposés par le père d’Hippodamie aux pré-
tendants de sa fille que grâce à la ruse de celle-ci – or ce tricheur
est considéré comme le fondateur des jeux Olympiques. Quant à
Hermès, il se fait d’abord connaître comme le voleur des vaches
de son frère aîné Apollon, puis se fait remarquer par son art de
négocier qui fixe son image de messager – or ce voleur est consi-
déré comme dieu du commerce tout autant que dieu du vol et des
voleurs. La ruse au jeu et le vol entre pairs sont, ici aussi, de bonne
guerre y compris entre dieux de l’Olympe, qui n’hésitent pas à y
recourir pour favoriser ceux qu’ils aiment. On pourrait dire que,
dans la société des Immortels comme dans les sociétés étudiées
ici, la ruse est admise dans les jeux entre homologues car elle est
la première qualité distinctive non physique, et la tromperie dans
les rapports de l’inférieur au supérieur sur une même échelle hié-
rarchique car elle permet d’inverser le rapport de force en l’absence
d’instance arbitrale en surplomb. Il faudra l’intervention d’une
instance radicalement transcendante pour faire condamner ce que
nous appelons tromperie.
La chance au chapitre précédent, la ruse dans celui-ci, sélec-
tionnaient entre les joueurs. Le chapitre suivant examinera les
obligations qu’entraînent pour leurs élus ces deux formes de sélec-
tion ainsi que les voies d’accès que chacune des deux ouvre à un
type de pouvoir.

15 Dans sa brève étude sur les sports dans l’Antiquité, Bloch [1976] s’intéresse
à ces mêmes figures. Voir aussi Dingremont [2012] sur l’univers agonistique
de l’Odyssée.

268

Vous aimerez peut-être aussi