XavierPapaisEnigme

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Xavier Papaïs

Chargé d’enseignement à l’École Normale Supérieure (Paris),


Chargé de séminaire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris).

La voix nouée de l'énigme

Seuil
« Le maître dont l’oracle est à Delphes ne dit ni ne cache, il indique.1 » Les Grecs nous
ont laissé quelques énigmes, comme des traces de leur sagesse. Elles disent les errances
des hommes, leurs ruses, leurs déchirements. Elles disent aussi l’élan du poème, qui est
d’ouvrir le sens vers son au-delà, où il se cherche.
L’énigme, peut-être, n’existe pas 2. En elle-même, elle est comme hors de l’être. Ce
n’est pas un genre, c’est un tour, un geste, qui traverse tous les genres : il s’agit de
chiffrer le sens, de plier mots et phrases sur eux-mêmes de sorte qu’ils voilent leur
référence, et obligent à la chercher. Ailleurs. Ailleurs qu’elle n’est : « ambiguïté :
approche »3.
C’est une voix nouée, cryptée. Elle voile une autre voix. Celle-ci parle dans les bouches
d’enfants, et au fond des sanctuaires. Dans un cas, devinette, rébus ou charade. Dans
l’autre, oracle ou sentence fatale, frappant le sort des hommes. De l’un à l’autre,
l’énigme dit l’errance, toute une vie balbutiée : rêves, effrois, maladresses, dangers du
jeu, tragédies, pressentiments. Héraclite écrivait : « Marmot ! Ainsi, l'homme s'entend
appeler par le démon, comme l'enfant par l'homme4 ».
Les mots résonnent clair, mais leur harmonie échappe. Alors, de la surface des mots, la
formule fait saillir des possibles insoupçonnés, parfois horribles. Un sens nous dépasse,
comme nos gestes nous agitent. Cette vérité arrive toujours par effraction : « de sa
bouche folle, la sibylle dit, à travers le dieu, des choses sans rire, sans ornement et sans
fard » (fr. 92).
Devine… Ce sens-là (cet objet), dérobé à l’horizon, est la clé du mystère. Quelque
part on la trouve : elle existe, est réelle. Mais justement, cherche-la. Au passage, il

1
Héraclite : fr. 93.
2
Wittgenstein a pu l’écrire (Tractatus, 6.5). Voir Pierre Hadot : Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2004.
3
Fr. 122. Autres fragments grecs de même type : "discours... recherche" (Flavius Josephe ), "proposition
énigmatique, recherche" (Hésychios) , "objets redoutables de recherche" (Denys le Thrace). Voir G. Colli : La
sagesse grecque, t. 3, p. 361.
4
Fr. 79. Voir aussi Jakobson : Langage enfantin et aphasie. Héraclite écrit aussi : « jeux d’enfants les croyances
humaines » (fr. 70). Sur le temps du destin, il écrit encore : « le temps est un enfant qui joue aux dés : royauté
d'un enfant » (fr. 52).

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faudra hésiter, souffrir. Peut-être jusqu’au vertige : ce sens, est-il réel, attesté dans les
choses ? Un mot après tout, est-ce réel, est-ce un être, une chose5 ?
Ainsi, tout n’est pas dans les mots6. Ou bien, ce qui revient au même, le sens des mots
est au-delà d’eux-mêmes. Au-delà, quelque chose échappe, qu’on doit traquer, saisir,
enserrer.
Pour Aristote, cette échappée est toute la poésie : « en général, disait-il, on peut tirer de
bonnes métaphores d'expressions énigmatiques bien faites ; car les métaphores laissent
entendre par énigmes » (Rhétorique, 1405 b 3-5). C’est que les métaphores, c’est-à-dire
les transpositions, frayent au sens un autre espace. Héraclite a écrit : « propre à l’âme
est le logos qui s’augmente lui-même » (fr. 115). L’énigme inscrit l’ailleurs dans le
langage.

Dédale
Mais d’abord, est le seuil, il y a porte et serrure : l’énigme ouvre ou ferme, selon sa clef.
Pour entrer il faut le code, le mot de passe. Hostile est la formule. La serrure est un
piège, replié en chicanes, mortel s’il se clôt. Cruel alors le chant de la Sphinge,
« l’énigme qui résonne des mâchoires féroces de la Vierge7 ».
Dans les circuits du langage, la formule inscrit le labyrinthe de la Crète. Au fond, il y a
peut-être un monstre, un précipice. Les Chaldaïques préviennent : « ne te penche pas en
bas vers le monde aux sombres reflets ; le sous-tend un abîme éternel, informe,
ténébreux, sordide, fantomatique, dénué d'Intellect, plein de précipices et de voies
tortueuses, sans cesse à rouler une profondeur mutilée8…»
Abrupt est son ton, c’est-à-dire sublime, « à pic » : elle ouvre des gouffres au fond des
consciences. Le sublime, dit Longin, est « la cime la plus haute du logos » . Car c’est
aussi « l’écho de la grandeur d’âme », quand le verbe, dans le rapt, l’inattendu, se fait
irruption déchirante, éclat et tonnerre. « D’où le fait que, même sans voix, on admire
parfois la pensée toute nue, en elle-même, par la seule grandeur de l’âme…9 » Le ton
« à-pic » est cette tension du langage devenu falaise, cirque rocheux. En lui, la pensée se
réfléchit par réverbération, la voix qui la traverse lui parvient par écho.
Héraclite : « la foudre gouverne l’univers » (fr. 64). Il a écrit aussi : « les frontières de
l'âme, tu ne saurais les trouver, tes pas épuiseraient-ils toutes les routes, tant est profond
son logos »10.

5
C’est la question du Cratyle. Platon a construit sa théorie des idées, et des noms, pour répondre à ce mystère. Et
pour répondre à Gorgias, qui affirmait : "le monde est sans réalité, s'il en avait une, nous ne la connaîtrions pas, et
si nous pouvions la connaître, nous ne pourrions pas la dire". Héraclite aurait compris Gorgias, sans pour autant le
suivre. En effet, selon lui, « les âmes flairent dans l’Hadès » (fr. 98). De là, ce mot étrange sur le néant des
choses : « si toutes choses devenaient fumée, on les discernerait avec les narines » (fr. 7).
6
Wittgenstein : « les limites de mon langage signifient les limites de mon univers » (Tractatus, 5.6). C’est pourquoi
« il y a sans nul doute un inexprimable : il se montre ; c’est cela le mystique » (Tractatus, 6.522). En effet : « ce
n’est pas le comment du monde qui est le mystique, mais le fait qu’il soit » (Tractatus, 6.44).
7
Le terme fait son apparition dans cet ancien vers de Pindare (fr. 177 d), qui rappelle le duel à mort entre la Sphinge
et le Sage, « quand il déchiffra le chant de sagesse de la Sphinx féroce, difficile à comprendre, et qu’il tua le
corps de celle qui chantait » (Euripide, Les phéniciennes, 48-50). De fait, « toute énigme porte une terrible charge
d’hostilité » : « qui tombe dans le piège de l’énigme est destiné à la ruine » (G. Colli, « La naissance de la
philosophie, p. 49, 56).
8
Oracles Chaldaïques, fr. 163 (tr. fr. E. des Places, Belles Lettres, 1996, p. 106). Apulée, Métamorphoses 11, 23 :
« j’ai touché aux confins de la mort, après avoir franchi le seuil de Proserpine j'ai été porté à travers tous les
éléments, et j'en suis revenu. »
9
Longin : Du sublime, IX, 2, tr. J. Pigeaud, p. 64. Cf. aussi XXXVI, 3, p. 113 : « l’homme est fait par nature pour les
discours ; dans les statues on cherche la ressemblance avec l’homme ; dans les discours, on cherche la
ressemblance avec ce qui dépasse l’humain.»
10
Fr. 45. Héraclite écrit aussi : « je me suis cherché moi-même » (fr. 101). Sur le logos et les dédales de l’âme,
Giorgio Colli associe le labyrinthe et ses méandres aux filets trompeurs de la formule : « le conflit homme-dieu

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Le piège de l’énigme impose la fracture : le sens y est désaccordé, il scinde profondeur
et surface dans le double sens11. Il noue les signes entre eux de sorte qu’ils se clivent,
s’excluent mutuellement, et renvoient au-delà d’eux-mêmes.
C’est pourquoi Aristote la décrit comme un nœud dans le sens : c’est un pli de
contradictions, un tressage d’exclusions, qui pourtant enveloppe une solution réelle,
inexprimée. Au-delà du logique, l’énigme exprime par métaphore un objet réel. Mais
cette clef ne ressort pas du seul langage : elle est à trouver, deviner.
« La nature de l'énigme est celle-ci : tout en disant des choses réelles, y joindre des
choses impossibles. Or on ne peut le faire quand on assemble des noms, mais c'est
possible avec la métaphore, par exemple : "j'ai vu un homme qui, avec du feu, collait du
bronze sur un homme"12.» (Poétique 1458 a 26-30).
L’exclusion des termes, l’absurdité logique, y croise la métaphore, qui vise pour sa part
un objet réel, par delà l’énoncé. Ainsi, l’expression vise un ailleurs, au-delà d’elle-
même. De la sorte, deux mouvements coexistent dans la formule : d’un pôle à l’autre,
celle-ci oscille comme un pendule.
Tout d’abord, elle impose une violence, une folie : possible et impossible s’affrontent
dans l’énoncé, puisqu’il profère une impossibilité rationnelle. C’est là son aspect de
piège fascinant, mortel, où la pensée torturée s’égare.
Mais au-delà, réside la clef, la solution réelle. On ne peut la saisir par raisonnement ou
analyse. On la saisira seulement par métaphore. C’est-à-dire par un transport, un saut.
Ce passage de l’âme dans l’intuition est d’abord un transport où le langage s’arrache de
lui-même : « la plupart des mots d'esprit usent la métaphore et se fondent sur la
tromperie. Alors il est encore plus clair que l’on apprend à partir d'une situation
d'opposition. L'esprit semble dire : "c'est la vérité, mais je m'étais trompé". D’où le
plaisir pris aux énigmes : elles contiennent un enseignement, et l'on prononce une
métaphore.13 »
Trouver la clef est alors comme une transe : dans le miracle de la trouvaille, sonne le
langage des dieux, ce langage situé hors du monde, qui pourrait juger le monde14.
A eux seuls, dit Héraclite, les hommes « ne savent pas comme le discordant s’accorde
avec soi-même : accord de tensions inverses, comme dans l’arc et la lyre » (fr. 51).
C’est pourquoi, dit-il encore, « une harmonie invisible est supérieure à l’harmonie
visible » 15.
L’oracle, alors, inscrit dans le langage une tension surhumaine : cet accord de contraires
qui se joue sur l’arc du Dieu. Au fond, seul le dieu sait l’accord discordant, qui fait aussi
sa parole biface et dangereuse : « le nom de l'arc (bios) est vie, son oeuvre mort16 ».
L’énigme, ainsi, chiffre les contraires. Elle intrique des termes qui s’excluent, des

qui dans le visible est représenté symboliquement par le labyrinthe, dans sa transposition intérieure et abstraite,
trouve son symbole invisible dans l’énigme » (ibid. 29-30). L’affinité exprime la dualité mystique de la Grèce :
Apollon profère l’énigme oraculaire, le labyrinthe dionysiaque dit la transe et la perdition dans l’infini du sens
possible.
11
Ce double sens de l’énigme fonctionne à la fois comme présage, révélation, et comme plaisanterie cruelle. Ce fut
pour Freud la voie royale : dans le rêve, le lapsus, le witz et le fantasme, la psychanalyse porte avant tout sur les
lacunes, les piè ces manquantes, dans l’énigme du désir.
12
Sur le feu et l’épreuve du feu, Héraclite écrivait aussi : « le feu est doué de pensée et gouverne l’univers »(fr. 65), ;
« tout sera jugé et dévoré par le feu qui vient » (fr. 66).
13
Rhétorique, 1412 a 19-26. Toute la théorie freudienne du witz, et de sa vérité, provient de cette phrase.
14
Tractatus, 6.41 : « le sens du monde doit se trouver en dehors du monde ».
15
Fr. 54. Et fr. 80 : « Il faut savoir que le conflit est communauté, la discorde justice, tout devient par discorde et par
nécessité ».
16
Fr. 48. Aussi : « l'enseignement de la rhétorique, avec tous ses préceptes tendus vers ce but, est un bréviaire
d'escrime » (fr. 81). A l’origine, arc et lyre sont un même instrument. C’est aussi l’emblème d’Hécate, déesse
archère , maîtresse des sorciers, qui « tire au loin ». G. Colli commente ainsi l’ambiguïté du dieu : l’arc dit
l’hostilité de l’oracle, et la lyre la bienveillance de l’art, son pouvoir de métamorphose. Ainsi, « la sagesse
grecque est une exégèse de l’action hostile d’Apollon » (op. cit., 41).

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registres opposés17. Cet entrelacs de négations est bien doté d’une solution, qui fait la
clef de la formule, et ouvre la serrure. Mais ce terme, ce mot de l’énigme, dépasse les
termes de l’énoncé : situé au-delà, saisi seulement dans l’intuition, l’accès à ce réel n’est
plus logique, mais poétique18.

Voiles
Héraclite cite une énigme célèbre : « les hommes se trompent sur la connaissance du
monde visible, un peu comme Homère qui fut pourtant le plus sage de tous les Grecs.
Des enfants, occupés à tuer des poux, le trompèrent en lui disant : ce que nous avons
pris, nous le laissons, ce que nous n'avons pas pris, nous le portons » (fr. 56).
A Ios, de jeunes pêcheurs posèrent la question à Homère. Selon la légende, celui-ci ne
put la résoudre et en serait mort de douleur. Si l’on tient la clef, la phrase devient
évidente. En effet, les poux que les enfants n’ont pas pris, ils les portent sur eux, et ceux
qu’ils ont saisis, il les laissent. Toute la ruse du tour, son et obscurité, vient du fait que
les enfants sont des pêcheurs, et qu’avant tout ils prennent des poissons : en pareil cas,
même Homère ne peut comprendre que l’on puisse laisser ce qu’on a pris, et porter ce
qu’on a manqué.
Héraclite en tire un enseignement général. A travers Homère, figure du Sage, il touche
tous les hommes. C’est le deuxième sens de la parabole, qui touche à la condition
générale du sens.
Ce que nous avons pris, nous le laissons : nous ne pouvons rien saisir sans falsifier,
nous saisissons dans l’instant pour ensuite abandonner. Si on l’assimile à une saisie,
l’intuition est provisoire, et en puissance illusoire. « Le soleil a la largeur d’un pied
d’homme » (fr. 3), « nous n'entrons jamais dans le même fleuve » (fr. 49). Durant des
siècles, bien après Héraclite, les sages grecs s’opposèrent sur la question de la
compréhension, de l’ « impression compréhensive », c’est-à-dire de la saisie spirituelle.
Peut-on saisir en pensée ? Nos représentations comprennent-elles les choses ? C’est-à-
dire : peut-on saisir l’essence par l’esprit comme on peut saisir une chose ? Comme la
clef d’une énigme19 ?
Héraclite ne niait pas la saisie, mais il niait son maintien hors du présent : « le feu se
repose en changeant » (fr. 84). Au-delà, dans le temps, tout n’est que probable.
« Présomption : maladie sacrée. Vision : supercherie.» (fr. 46). C’est que « nature aime
à se cacher » (fr. 123), « le plus bel ordre du monde est comme un tas d’ordures
rassemblées au hasard » (fr. 124). Surtout, « Dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et
paix, satiété et faim ; mais il change, comme le feu, quand on le mêle d’aromates, est
nommé selon le parfum de chacun d’eux20 » (fr. 67).
En sens inverse, ce que nous n'avons pas pris, nous le portons. Cela veut dire qu’avant

17
Souvent, son rire mauvais entrechoque les mondes : à une question abstraite, métaphysique, elle oppose
cruellement une solution décevante, matérielle, ou triviale. Aristophane : « toutefois je te parlerai par énigmes.
N'as-tu jamais ressenti l'envie soudaine d'une soupe de haricots? » (Les Grenouilles, v. 61-62).
18
Ainsi, une contradiction logique exprime pourtant un objet réel. C’est aussi la définition freudienne du fétiche, de
l’image fascinante. En effet, le fétiche propose une solution réelle à un conflit dans le jugement, qui menace le
sujet de scission, de folie. Dans le réel, l’objet fétiche suture une double négation : sur l’existence, comme sur le
néant. Cet objet miraculeux fournit la solution à un clivage intime, et par suite la clef du désir : « un tel fétiche,
rattaché aux deux opposés dont il provient, est naturellement particulièrement solide » (Fétichisme, in : Œuvres
Complètes, t. XVII, Puf, 1994, p. 317).
19
De la compréhension, le Portique fit un dogme et le critère de la pensée droite. Les Sceptiques la rejetèrent comme
illusoire.
20
Chaque fois, la saisie est aussi celle du moment, de l’instant. Cela n’empêche pas qu’elle soit possible : c’est
pourquoi Héraclite n’aurait pas suivi les sophistes : « si toutes choses devenaient fumée, on les discernerait avec
les narines » (fr. 7).

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tout, la saisie nous libère. De nous et du monde. Sans elle, nous portons sur nous un
invisible, qui vit de nous, à notre insu. Un insut qui déterminera nos vies, comme un
destin insaisissable. Ainsi les dieux vivent aussi de nous, sur nous : « immortels, mortels
; mortels, immortels; notre vie est leur mort, et notre mort leur vie » (fr. 62).
Ce qui nous est caché, nous devrons le porter : « les hommes ignorent ce qu'ils font à
l'état de veille, comme ils oublient ce qu'ils font en dormant » (fr. 1) ; « ils entendent
sans comprendre et sont semblables à des sourds. A eux s'applique le proverbe :
présents, ils sont absents » (fr. 34).
Ainsi, les hommes rêvent les yeux ouverts. « Le caractère de l’homme est son propre
démon » (fr. 119), c’est le démon caché qui fait leur vie consciente, c’est pourquoi « les
dormeurs sont artisans et collaborateurs des événements du monde21 » (fr. 75). Et c’est
pourquoi, aussi, « les âmes flairent dans l’Hadès » : elles cherchent, et se cherchent
elles-mêmes, hors d’elles-mêmes, dans un fond obscur, ténébreux.22 On sait les figures
qui disent ce fond, cet outre-monde : le labyrinthe des poursuites mortelles, le miroir
éclaté de Dionysos, d’où le visage et le nom ont disparu. Car Dionysos est l’autre nom
de l’Hadès, de l’au-delà23.

Dans les plis


Héraclite a écrit : « il ne vaudrait pas mieux pour les hommes qu’arrivât ce qu’ils
souhaitent » (fr. 110). En ce sens, toute tragédie grecque dit le déploiement d’une
énigme, c’est une progression vers l’horrible. L’énigme est tout simplement la formule
du destin : son dévidement fait l’intrigue du drame.
On connaît le sort d’Œdipe, qui sut répondre à la Sphynge, libérer Thèbes de son
emprise. C’est sa propre sagesse, exercée sur la Sphynge, qui dans le drame se retourne
contre lui. Tirésias le prévient : « c'est précisément ta chance qui te perd » (v. 442). Elle
le pousse à chercher une vérité cachée sur lui-même : les conditions de sa naissance, la
substitution des parents, l’enfance à Corinthe : comme on sait, une prophétie avait prévu
pour lui l’inceste et le parricide. Une fois adulte, Oedipe apprend l’oracle à Delphes, et
pour le conjurer, s’enfuit de Corinthe24. C’est sur la route de Thèbes qu’il tue son père,
sans le savoir. Une fois tuée la Sphynge, c’est à Thèbes qu’à son insu Œdipe épousera
sa mère.
Le nœud tragique, son cruel paradoxe, c’est que la fatalité s’effectue par les voies de la
liberté. C’est la fuite d’Œdipe, pour échapper à l’oracle, qui accomplit la malédiction.
Finalement, sa volonté de savoir, qui exprime liberté et sagesse, précipite la prophétie.
D’où cette leçon amère : « les plus tristes malheurs sont ceux qu'on a voulus »25.

21
Fr. 75. Cf. fr. 73 : « il ne faut pas agir et parler comme des dormeurs, car en dormant aussi nous croyons agir et
parler »
22
Fr. 98. Elles s’y perdent aussi : « il est dur de lutter contre son coeur, car ce qu'on désire s'achète à prix d'âme ». (fr.
115).
23
Fr. 15 : « Dionysos =Hadès ». Le fragment 21 le complète, en évoquant cet au-delà quotidien qu’est le sommeil, et
le déchirement des hommes entre les mondes : « mort, c'est ce que nous voyons éveillés, sommeil, ce que nous
voyons en dormant ». Le cycle circadien recoupe le clivage entre l’homme et son fond démonique, son Hadès ou
labyrinthe : la veille voit la mort en face et peut s’y opposer, le sommeil nous voile la mort mais aussi nous la fait
traverser. Ces fragments font aussi allusion aux pratiques d’incubation, à Dodone, Epidaure, où le consultant
dormait au fond du temple pour y recevoir un rêve.
24
« Ô Corinthe, ô vieux palais qu'on disait paternel, quelle plaie mauvaise vous nourrissiez en moi sous la belle
apparence ! »
25
Œdipe-Roi : v. 1230. Sur cette auto-malédiction, voir aussi les vers 819-820 (« c'est moi et nul autre qui ai porté
contre moi ces imprécations-là ») et 1415 ( "mes malheurs, il n'est que moi qui les puisse porter"). Aux vers
1378-1381, un double sens global fait résonner la totalité de l’oracle et le fatum qu’il suscite : "je ne verrai plus
jamais de mes yeux cette cité ni les remparts, ni les saintes effigies des dieux. Je m'en suis banni moi-même,
malheur!"

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De la sorte, destin et liberté deviennent indiscernables. « Le caractère de l’homme est
son propre démon » (fr. 119)26 : la formule intrique plusieurs sens. En effet, on ne sait
plus, et l’on ne peut savoir, si c’est sa liberté ou le fatum qui conduit Œdipe à la
malédiction finale. C’est un fait que l’oracle de Delphes lui a prédit son sort. Mais on
peut dire également qu’il l’a provoqué, en suscitant contre lui l’exil qui l’accomplirait27.
« N'ajoute pas au destin », disaient les Chaldaïques (fr. 103).
Le destin d’Œdipe s’ouvre et se ferme comme les mâchoires d’un piège28. De quelque
côté qu’on tienne l’articulation, on ne peut s’en sortir : dans la machine infernale, le
ressort est justement l’homme libre. L’oracle delphique est lui-même retors, à l’infini :
sauf impiété majeure, Œdipe ne pouvait faire autrement que de fuir Corinthe, et donc
recroiser son destin à Thèbes. En fait, l’énigme, comme la Sphynge, l’attendait en
chemin : « le temps qui voit tout t'a trouvé malgré toi » (v. 1213).
Au fond, c’est pour la même raison qu’Œdipe résout la question de la Sphynge et subit
la malédiction qu’il voulait éviter. Dans les deux cas, Œdipe est engagé dans l’oracle : il
est en personne la clef de l’énigme. La parole pythique agit comme une provocation :
Œdipe y engage une décision de fuite. En l’interpellant, le dieu l’enjoint de résoudre
l’oracle, c’est-à-dire de l’assumer sur sa peau. C’est pour la même raison qu’Œdipe
parvient à déjouer le chant de la Sphynge : sa réponse à la question est « l’homme »,
c’est-à-dire : lui-même.
Pour résoudre une énigme, on doit s’y engager, en présence. Comme on insère une
pièce manquante. En s’engageant dans l’oracle, dans les mâchoires du piège, Œdipe
parvient à la résoudre, parce qu’il en est l’objet. Mais bien sûr le prix à payer est vital :
« ce jour, dit Tirésias, va voir ta naissance et ta mort » (v. 438). Si le destin d’Œdipe a
tressé oracle et liberté en un noeud inextricable, alors le dénouement est forcément fatal,
et personnel. A l’instant de vérité, Œdipe se crève les yeux, dans ce cri : « ioh ! tout
deviendrait clair : lumière, c'est la dernière fois que je te vois ». En termes éthiques : la
solution de l’énigme, sa clef, ne peut être qu’un sacrifice29.

L’au-delà du symbole
À l’instant où tout bascule, Œdipe-Roi voit s’affronter Œdipe et Tirésias, les deux
visages de la vérité. L’un et l’autre sont des sages, des devins. Mais l’un sait ce que
l’autre ignore. L’un garde le silence, au nom des voies divines : « que je les voile de
silence, les faits viendront tous seuls » (v. 341). L’autre exige expression assumable :

26
Nietzsche : « l’individu doit alors endurer sur lui-même la contradiction originaire qui est cachée au fond des
choses » (L’origine de la tragédie, p. 68). Chez Freud, la notion de complexe renvoie d’abord à ce clivage, à
cette pliure fatale.
27
Œdipe-Roi, v. 1308-1312 : « Malheur à moi ! où suis-je emporté? malheur! où ma voix est-elle emportée? ioh !
mon destin, où m'as-tu jeté? - Dans une horreur qu'on ne saurait voir ni entendre. »
28
Dans son aspect fascinant, réflexif et intriqué, comme dans l’enchaînement biaisé des prophéties, l’énigme tragique
est donc bien un lien apeirön, cercle lieur et lien circulaire, donc sans issue, où destin et liberté s’échangent à
l’infini. C’est à la fois un noeud (un entrelacs, un piège) et un labyrinthe (un pli enveloppant l'infini). Ce type de
lien, employé pour la chasse, la pêche et la guerre, vaut aussi pour les formules de sorcellerie et les malédictions.
Marcel Détienne a ces mots : « ce qui s’inscrit dans l’entrelacs des directions opposées (…), c’est, au sens propre,
une énigme, que les Grecs appellent tantôt aïnigma, tantôt griphos, du même nom qu’un filet de pêche d’une
certaine espèce. Car une énigme se tresse comme un panier ou une nasse » (Détienne et Vernant : La métis des
grecs, Flammarion, 1974, p. 290).
29
Wittgenstein : « c'est pourquoi il ne peut pas non plus y avoir de propositions éthiques. Des propositions ne
sauraient exprimer quelque chose de plus élevé. » (Tractatus, 6.42). « Il est clair que l'éthique ne se peut
exprimer. L'éthique est transcendantale. (L'éthique et l'esthétique sont une.) » (Tractatus, 6.421). C’est le sens
d’Œdipe à Colonne, où hommes et dieux rendent grâce à Œdipe de son propre malheur. Finalement, « par l’excès
même de ses souffrances, il exerce autour de lui une action magique bienfaisante dont la force est telle que les
effets s’en font encore sentir après la mort » (Nietzsche, L’origine de la tragédie, p. 64).

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« s'ils doivent venir, il faut que tu me les dises » (v. 342). Ce duel entre les sages, cet
équilibre impossible montre un au-delà où se tient la clef de tout, et l’ultime sagesse
refusée aux hommes.
Cette sagesse ultime, Héraclite l’appelait « la pensée ». Il affirmait qu’elle n’était pas
humaine : « le caractère humain n'a pas de pensées, le divin en a » (fr. 78).
Que voulait dire Héraclite ? Bien sûr, il ne déniait pas la pensée aux hommes. Il
affirmait, au contraire : « la pensée est commune à tous30 ». Mais en un sens précis :
« pour ceux qui sont éveillés, il n'est qu'un seul monde commun. Chacun de ceux qui
s'endorment retourne à son monde propre » (fr. 89).
Justement, Héraclite contestait l’évidence de l’éveil. Il n’est pas donné, mais conquis
dans la souffrance. Car même le jour, les hommes rêvent, ils rêvent dans les plis du
langage. « L’homme dans la nuit s'allume pour lui-même une lumière, mort et vivant
pourtant. Dormant, il touche au mort, les yeux éteints ; éveillé, il touche au dormant.31»
Par suite, il contestait l’humanité de la pensée commune. Celle-ci fait bien parler les
hommes, mais se situe hors de leurs expressions possibles. « De tous ceux que j’ai
entendu discourir, personne n’arrive à ce point : se rendre compte qu’il existe une
sagesse séparée de tout32. »
Il voulait dire par là que cette sagesse ne peut se saisir (se comprendre), parce que
d’avance elle nous comprend. Qu’on ne saurait la prendre dans les filets du langage,
nous y sommes pris en parlant.
Que par conséquent, certaines expériences se révèlent inexprimables, et la parole pour
toujours extérieure à son objet. Directement, la sagesse ne peut se dire : « l'unité, la
sagesse unique, refuse et accepte le nom de Zeus » (fr. 32). Elle ne se donne que par
éclats et fragments.
Alors l’énigme répond à une fonction précise : faire entendre cette voix inarticulée, qui
parcourt le langage. Et le libère parfois. Faire sonner en même temps l’arc et la lyre.
Très clairement, Héraclite a pu dire, dans une formule abrupte : « unions : entiers et
non-entiers, convergence » (fr. 10). Il précisait sa pensée : « ce qui est taillé en sens
contraire s'assemble : de ce qui diffère naît la plus belle harmonie : tout devient par
discorde » (fr. 8).
L’énigme vise alors une coïncidence inassignable, ce point où les noms, les termes
extrêmes coïncident : « sur la circonférence d’un cercle, le commencement et la fin se
confondent » (fr. 103), « la route vers le haut et le bas est une et la même » (fr. 60).
Si « la sagesse consiste en une seule chose : être familier de la pensée qui gouverne le
tout par le moyen du tout » (fr. 41)33, alors, le sens de l’énigme est que cet accès à l’un
et au divin suppose un passage par la contradiction et la discorde.
Cette sagesse est à trouver : dialectiquement, par la lutte. Parce qu’elle englobe les
hommes et leurs discours, elle se tient hors des voix personnelles. On ne pourra la
trouver que par une torsion de tout le langage, qui vise cet au-delà. S’ils veulent
s’éveiller, accéder au monde commun, les hommes alors devront lutter, se battre, entre
eux, mais surtout contre eux-mêmes : « il faut savoir que le conflit est communauté, la
discorde justice, tout devient par discorde et par nécessité34 » (fr. 80).
Cette phrase célèbre s’éclaire alors par un appel : « il faut que le peuple combatte pour

30
Fr. 113. Cf aussi fr. 116 : « à tous les hommes il est donné de connaître soi-même et de penser juste. »
31
Fr. 26. Cf. aussi fr. 21 : « Mort, c'est ce que nous voyons éveillés, sommeil, ce que nous voyons en dormant ».
32
Fr. 108. Cf. aussi fr. 72 : « ce logos, avec qui ils sont dans le plus continuel contact, qui régit toutes choses, ils s’en
séparent : alors les choses qu’ils rencontrent tous les jours leur paraissent étrangères. »
33
Héraclite écrivit aussi : « A l'écoute, non de moi-même, mais du logos, il est sage de reconnaître que tout est un »
(fr. 50).
34
Voir aussi le fr. 23 : « on ne saurait même pas le nom de la justice s'il n'y avait pas d'injustices. »

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sa loi comme pour ses murailles35 » (fr. 44). Alors, la sagesse se ferait voir dans le bref
éclair de l’acte.
« Rayon sec lumineux : âme la plus sage et la meilleure.36 »

Quelques références
Héraclite : Fragments, tr. A. Jeannière, Aubier Montaigne, 1977.
Sophocle : Œdipe roi ; Œdipe à Colonne, tr. fr. J. Grosjean, Pléïade-Gallimard, 1967.
Aristote : Poétique, tr. fr. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, 1980.
Aristote : Rhétorique, tr. fr. M. Dufour et A. Wartelle, Belles-Lettres, 1973.
Longin : Du sublime, tr. J. Pigeaud, Payot-Rivages, 1993.
Oracles Chaldaïques, tr. fr. E. des Places, Belles Lettres, 1996.
Hegel : Esthétique. L’art symbolique, tr. fr. Aubier Montaigne, 1964.
Nietzsche : L’origine de la tragédie (1872), tr. fr. M. Haar, P. Lacoue-Labarthe, J.-L.
Nancy, Gallimard, 1977.
Bouché-Leclercq : Histoire de la divination dans l’Antiquité (1879-1882), rééd. J.
Millon, 2003.
Brochard : Les sceptiques grecs (1887), rééd. Livre de Poche, 2002.
Freud : L’interprétation des rêves (1900), tr. I. Meyerson, P.U.F., 1967.
Freud : Le mot d'esprit dans ses rapports à l'inconscient (1905), tr. D. Messier,
Gallimard, 1988.
Freud : L’inquiétante étrangeté (1912-1913), tr. B. Féron, Gallimard, 1985.
Wittgenstein : Tractatus Logico-philosophicus, tr. fr. P. Klossowski, Gallimard, 1961.
Deleuze : Logique du sens, Minuit, 1969.
M. Détienne et J.-P. Vernant : Les ruses de l’intelligence. La métis des Grecs,
Flammarion, 1974.
G. Colli : La sapienza greca, Milano, Adelphi, 1977-1980 ; tr. fr. La sagesse grecque,
L’Eclat, 1990-1991.
G. Colli : La nascita della filosofia, Milano, Adelphi, 1975 ; tr. fr. La naissance de la
philosophie, L’Eclat, 2004.
P. Quignard : Rhétorique spéculative, Calmann-Lévy, 1995.

35
Si « la loi, c'est encore d'obéir au vouloir de l'un » (fr. 33), elle ne s’obtient que par le conflit des volontés et des
paroles : « le conflit est père de toutes choses et roi de toutes choses : dans les uns, il révèle des dieux, dans les
autres des hommes, des uns il fait des esclaves, des autres des hommes libres » (fr. 53). De la sorte, « pour parler
avec intelligence, il faut prendre ses forces dans ce qui est commun à tout, comme une ville dans la loi, et bien
plus fortement encore. Car toutes les lois humaines sont nourries de l’unique loi du divin, elle domine tout autant
qu’elle le veut, suffit en tout, et surpasse tout » (fr.114).
36
Fr. 118.

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