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ILLICH (CompteRendu) - Energie Et Equite

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Énergie et équité

Ivan ILLICH, in Oeuvres complète Volume 1, Fayard, Paris, 2004 (1975).

Compte-rendu par Emeline Baudet

Repères
Ivan Illich est un penseur autrichien (1926-2002) principalement connu pour ses réflexions
sur la société industrielle. Après des études en Italie de théologie et de philosophie, il est ordonné
prêtre; il part aux États-Unis en 1951, avant d’être nommé vice-recteur de l’université de Porto
Rico en 1956. En désaccord avec l’Eglise (notamment sur le port du préservatif), il quitte son
poste en 1960 et s’installe Cuernavaca où il fonde le Centro Intercultural de Documentación. A sa
fermeture en 1976, il revient en Europe et décède en 2002 d’une tumeur qu’il avait volontairement
refusé de soigner.

Ses travaux portent principalement sur l’école et ses incohérences; elle aggraverait les
inégalités au lieu de les réduire (Une société sans école); il faudrait donc supprimer la scolarisation
obligatoire dans les sociétés industrielles. Il s’intéresse également au milieu médical (Némésis
médicale), au rôle des institutions (La convivialité), à l’énergie…

Idée générale
Ce bref essai défend une thèse aussi provocante que subversive: le développement des
moyens de transport toujours plus rapides contribue à hausser les inégalités entre ceux qui
peuvent se déplacer ainsi et ceux qui n’en ont pas les moyens. Pire, au lieu de faire gagner du
temps aux usagers, les véhicules et transports publics s’avèrent bien plus coûteux en temps et en
argent que les moyens de locomotion personnels — i.e., la marche, la bicyclette — si l’on agrège
au calcul tous les coûts secondaires liés à l’entretien du matériel, etc.

L’idée forte d’Illich est qu’il existe un seuil critique déterminé d’énergie par tête, en
deçà duquel les moteurs et les moyens de transport améliorent véritablement les
conditions de vie, mais au-delà duquel l’équité est défavorisée. Cela se traduit politiquement
par l’intervention toujours plus forte de la technocratie dans la vie publique, au détriment de la
vie démocratique; c’est le moment où « la structure technique des moyens de production fait
violence à la structure sociale  », tandis que «  l’énergie échappe au contrôle politique  ».
Socialement, le gain de temps pouvant être acquis par une minorité des usagers se traduit
immanquablement par des pertes de temps subies par la majorité de la population, en raison des
désagréments subis, de la transformation d’un urbanisme dictée par l’exigence d’efficacité des
transports, des dégâts environnementaux, des trajets domicile-trajet rallongés, des
embouteillages… « personne ne « gagne » du temps sans en faire « perdre » à quelqu’un d’autre.
Celui qui réclame une place dans un véhicule plus rapide affirme ainsi que son temps vaut plus
cher que celui du passager d’un véhicule plus lent. Au-delà d’une certaine vitesse, chaque
passager se transforme en voleur qui dérobe le temps d’autrui et dépouille la masse de la
société ».
Surtout, au-delà d’une certaine vitesse, la technique devient aliénante; elle produit les
conditions qui la rendent elle-même indispensable. Cela se fait au prix d’une aliénation des
individus à ces techniques, car si le seuil critique de 25km/h est dépassé, «  le transport fait de
l’homme un errant d’un nouveau genre : un éternel absent toujours éloigné de son lieu de
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destination, incapable de l’atteindre par ses propres moyens, et pourtant obligé de s’y rendre
chaque jour ».

Illich souligne que la recherche de ce seuil et la mise en place de règles visant à interdire
son dépassement constituent des menaces et des subversions à l’encontre de la charpente de
nos sociétés industrielles; les experts et techniciens ne pourraient plus imposer leur domination
incontestée, les citoyens devenant désormais capables de se déplacer par eux-mêmes.

Afin que les rapports sociaux soient de nouveau équitables, « il faut qu’une société limite
d’elle-même la consommation d’énergie de ses plus puissants citoyens  ». Pour cela, non
seulement les techniques doivent être économes en énergie, mais c’est l’offre elle-même qui doit
être contrôlée avec l’instauration d’un seuil à ne pas dépasser. Cela permettra de repenser une
forme de décentralisation, technique et politique. Mais la première étape reste de définir en
théorie ces «  quanta d’énergie socialement critiques  » avant de décider politiquement de la
quantité d’énergie pouvant être allouée à chacun des citoyens.

«  Le transport motorisé s’est assuré le monopole des déplacements et il a figé la mobilité


personnelle. Dans tous les pays occidentaux, durant les cinquante années qui ont suivi la
construction du premier chemin de fer, la distance moyenne parcourue annuellement par un
passager (quel que soit le mode de transport utilisé) a presque été multipliée par cent. Quand ils
produisent plus d’une certaine proportion d’énergie, les transformateurs mécaniques de
carburants minéraux interdisent aux hommes d’utiliser leur énergie métabolique et les
transforment en consommateurs esclaves des moyens de transport. Cet effet de la vitesse sur
l’autonomie de l’homme n’est affecté que marginalement par les caractéristiques techniques des
véhicules à moteur ou par l’identité des personnes et des groupes qui détiennent la propriété
légale des lignes aériennes, des autobus, des trains et des voitures. Une vitesse élevée est le
facteur critique qui fait des transports un instrument d’exploitation sociale. Un véritable choix
entre les systèmes politiques et l’établissement de rapports sociaux fondés sur une égale
participation n’est possible que là où la vitesse est limitée. Instaurer une démocratie de
participation, c’est retenir une technique économe en matière d’énergie. Entre des hommes
libres, des rapports sociaux productifs vont à l’allure d’une bicyclette, et pas plus vite. » (p.
391)

Concepts

Transport

« Le transport est un mode de circulation fondé sur l’utilisation intensive du capital, et le
transit, sur un recours intensif au travail du corps. Le transport est un produit de l’industrie
dont les usagers sont les clients. C’est une marchandise affectée de rareté. Toute
amélioration du transport se réalise sous condition de rareté accrue, tandis que la vitesse, et donc
le coût, augmentent. Les conflits suscités par l’insuffisance du transport prennent la forme d’un
jeu où l’un gagne ce que l’autre perd. Au mieux, un tel conflit admet une solution à la manière du
dilemme des deux prisonniers décrit par A. Rapoport : si tous deux coopèrent avec leur gardien,
leur peine de prison sera écourtée."

Transit

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« Le transit n’est pas un produit industriel, c’est l’opération autonome de ceux qui se
déplacent. Il a par définition une utilité, mais pas de valeur d’échange, car la mobilité personnelle
est sans valeur marchande. La capacité de participer au transit est innée chez l’homme et plus ou
moins également partagée entre des individus valides ayant le même âge. L’exercice de cette
capacité peut être limité quand on refuse à une catégorie déterminée de gens le droit d’emprunter
un chemin déterminé, ou encore quand une population manque de chaussures ou de chemins.
Les conflits sur les conditions de transit prennent la forme d’un jeu où tous les partenaires
peuvent en même temps obtenir un gain en mobilité et en espace de mouvement ».

Usager

C’est le produit de l’industrie du transport. Il « se trouve tout au bas de l’échelle où sans
cesse augmentent l’inégalité, le manque de temps et sa propre impuissance, mais pour y mettre
fin il s’accroche à l’espoir fou d’obtenir plus de la même chose : une circulation améliorée par des
transports plus rapides. Il réclame des améliorations techniques des véhicules, des voies de
circulation et des horaires; ou bien il appelle de ses vœux une révolution qui organise des
transports publics rapides en nationalisant les moyens de transport. Jamais il ne calcule le prix
qu’il lui en coûtera pour être ainsi véhiculé dans un avenir meilleur.  (…) L’usager ne voit pas
l’absurdité d’une mobilité fondée sur le transport. Sa perception traditionnelle de l’espace, du
temps et du rythme propre a été déformée par l’industrie. Il a perdu la liberté de s’imaginer dans
un autre rôle que celui d’usager du transport. Sa manie des déplacements lui enlève le contrôle
de la force physique, sociale et psychique dont ses pieds sont dotés. L’usager se voit comme un
corps emporté à toute vitesse à travers l’espace inaccessible. Automobiliste, il suit des itinéraires
obligés sans prendre possession du sol, sans pouvoir y marquer son domaine. Abandonné à lui-
même, il est immobile, isolé, sans lieu. (…) Pour lui, la liberté de mouvement n’est que la
liberté d’être transporté. Il a perdu confiance dans le pouvoir politique qui lui vient de la
capacité de pouvoir marcher et parler. Il croit que l’activité politique consiste à réclamer une
plus large consommation de ces services qui l’assimilent à une simple marchandise. Il ne
demande pas plus de liberté pour des citoyens autonomes, mais de meilleurs services pour des
clients soumis. Il ne se bat pas pour garantir sa liberté de se déplacer à son gré et de parler aux
autres à sa manière, mais pour asseoir son droit d’être véhiculé et informé. Il désire de meilleurs
produits et ne veut pas rompre l’enchaînement à ces produits. Il est urgent qu’il comprenne que
l’accélération appelée de ses vœux augmentera son emprisonnement et, qu’une fois
réalisées, ses revendications marqueront le terme de sa liberté, de ses loisirs et de son
indépendance ».

Monopole radical

« La mainmise de l’industrie du transport sur la mobilité naturelle fonde un monopole bien
plus dominateur que le monopole commercial de Ford sur le marché de l’automobile ou que celui,
politique, de l’industrie automobile à l’encontre des moyens de transport collectifs. Un véhicule
surpuissant fait plus : il engendre lui-même la distance qui aliène. A cause de son caractère
caché, de son retranchement, de son pouvoir de structurer la société, je juge ce monopole
radical. Quand une industrie s’arroge le droit de satisfaire, seule, un besoin élémentaire,
jusque-là objet d’une réponse individuelle, elle produit un tel monopole. La consommation
obligatoire d’un bien qui consomme beaucoup d’énergie (le transport motorisé) restreint les
conditions de jouissance d’une valeur d’usage surabondante (la capacité innée de transit). La

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circulation nous offre l’exemple d’une loi économique générale : tout produit industriel dont la
consommation par personne dépasse un niveau donné exerce un monopole radical sur la
satisfaction d’un besoin. Passé un certain seuil, l’école obligatoire ferme l’accès au savoir, le
système de soins médicaux détruit les sources non thérapeutiques de la santé, le transport
paralyse la circulation. (…) Nulle théorie, mais la seule politique peut déterminer jusqu’à quel
degré un monopole est tolérable dans une société donnée. (…) Une industrie n’exerce pas sur
toute une société un monopole radical grâce à la rareté des biens produits ou grâce à son
habileté à évincer les entreprises concurrentes, mais par son aptitude à créer le besoin qu’elle
est seule à pouvoir satisfaire ».

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