Ifa Sait, La Parole, L'histoire, Les Proverbes
Ifa Sait, La Parole, L'histoire, Les Proverbes
Ifa Sait, La Parole, L'histoire, Les Proverbes
Abstract
The approach to the notion of speech by the Yorubas is treated on two levels. The level of the real where the basic terms and
proverbs linked to speech are analysed and the spiritual level where the myth of origine is examined. The analysis of the myth
establishes a relation between the two levels : speech, conceived as an extraordinary energy fragmented in order to be
accessible to man, is reunified by the proverb which is its most accomplished manifestation.
Résumé
L'approche de la notion de parole chez les Yoruba est traitée sur deux plans. Le plan du manifeste où sont analysés les termes
de base et les proverbes liés à la parole et le plan du divin où un mythe d'origine est examiné. L'interprétation du mythe établit
une relation entre les deux plans : la parole, conçue comme une énergie extraordinaire qui se serait fragmentée pour être
accessible aux hommes, est réunifiée par le proverbe qui en est la manifestation la plus accomplie.
Sachnine Michka. « Ifá sait la parole, l'histoire, les proverbes » (Yoruba, Nigeria). In: Journal des africanistes, 1987, tome 57,
fascicule 1-2. pp. 161-173.
doi : 10.3406/jafr.1987.2169
http://www.persee.fr/doc/jafr_0399-0346_1987_num_57_1_2169
les proverbes
Ifá ni amôrà-màtàn-môwe1
LE PLAN DE LA LANGUE
Les trois termes èdè — çr$ — ohùn qu'on peut traduire respectivement
par « langue », « parole », « voix » seront examinés. Je laisserai le mot enu
« bouche » lié aussi à la parole mais qui, à mon avis, n'est pas à considérer
comme un terme central au même titre que les trois autres.
Èdè
« Langue » : comme code linguistique d'une communauté :
èdè yorùba la langue yoruba
èdè fàrànsÇ la langue française
èdè gÇèsï la langue anglaise, etc.
Associé au terme orttè « origine » èdè désigne « la nation », « le pays » ;
c'est dire que sans une langue un peuple n'existe pas :
orilè èdè yoruba le pays yoruba
orttÇ èdè Naijirià le Nigeria
Dans le sens de « langue » èdè peut être employé avec trois verbes :
sq lancer ; pousser, germer ; dire
gbý entendre, comprendre
/<) qui doit être associé à un nominal pour prendre le sens de «
parler » ou de « dire » :
ó ri sq èdè yoruba il parle yoruba
ó ri gbô* èdè yoruba il comprend le yoruba
ó ri fo èdè yoruba il s'exprime en yoruba
sq èdè renvoie toujours à la langue maternelle du locuteur alors que gbo" èdè
ne s'applique qu'à un locuteur non natif. La distinction établie par les Yoruba
entre s'exprimer ou non dans sa propre langue est intéressante parce qu'elle
met en évidence cette conscience très forte qu'ils ont qu'un étranger ne peut
que rarement acquérir la maîtrise d'une langue qui n'est pas la sienne ; en
d'autres termes un étranger ko rriQ $ro so « ne sait pas parler » (cf. infra $rô).
Fq èdè implique seulement que le locuteur connaît plusieurs langues et que
c'est dans une de ces langues qu'il a choisi maintenant de s'exprimer.
6 ri fo èdè méjl
peut signifier deux choses, soit que la personne connaît deux langues, soit qu'elle
est hypocrite.
ó yé mi ó yé ç
/ il / être intelligible / moi // il / être intelligible / toi /
sùgbon èdè mi ko yé àlejà bi omQ oriilé
/ mais / langue / moi / nég. / être intelligible / hôte / comme / enfant /
celui de la maison /
Je comprends, tu comprends,
mais l'invité ne peut comprendre mon langage comme un enfant de la maison.
Les chèvres sont toujours en train de manger des feuilles ; en mettre dans sa
bouche, c'est comparer le sourd-muet à l'une d'entre elles.
il convient de spécifier que tous les Yoruba ne comprennent pas ces messages
tambourinés.
Considérons les deux phrases suivantes, étant entendu qu'elles ne
peuvent, en principe, s'appliquer qu'à un locuteur yoruba :
a) ô sàrà dáadáa il a bien parlé
b) ó mo oro so il sait parler
La phrase [a)] fait référence à une circonstance bien particulière et
indique qu'en cette occasion la personne dont il est question a bien parlé : elle
a dit ce qu'on attendait d'elle en respectant les règles sociales, elle est restée
mesurée et n'a pas, par exemple, eu recours aux insultes.
La seconde phrase [b)] est un jugement général. C'est une appréciation
globale et laudative sur la faculté que possède une personne dans le
maniement de la langue et de ses ressources, notamment son aptitude à employer
des proverbes, peut-être même à ne s'exprimer que par proverbes quand les
circonstances l'exigent. C'est une reconnaissance de la force et de la valeur
de la parole de quelqu'un.
Inversement, en regard de ó mo oro so on a le jugement kà то ô/ч)
so « il ne sait pas parler » qui revient à dire d'une personne qu'elle est
grossière et stupide, ce qui est un verdict rédhibitoire.
On peut également opposer :
kà то àrà so il ne sait pas parler
à
kà sàrà dáadáa il n'a pas bien parlé
cette deuxième phrase, comme la phrase [a)] renvoyant à une circonstance
particulière.
On peut juger de l'importance donnée à la façon de s'exprimer par les
nombreux déterminants employés avec sàrà :
ó ri s$rà sán-sán il parle d'une manière délicieuse [sán-sán est
normalement utilisé avec ta : ó ri ta sán-sán « ça sent très
bon (pour de la nourriture) »].
ó ri sàrà sá-sá il parle trop (ça commence à être ennuyeux)
ó ri sàrà sákí-sákí il parle brutalement (il n'emploie pas de proverbes)
ó ri sàrà kati-kàti il parle de façon incohérente
ó ri soro móra-тога il dit n'importe quoi
6 ri sàrà kaba-kàba il dit des inepties (il n'y a pas de logique)
ó ri sàrà fàà il ne réfléchit pas avant de parler
6 ri sàrà ni gbangba il parle trop ouvertement
A travers ces expressions se dessine déjà ce qu'on pourrait appeler une
éthique de la parole qui doit être précise, concise, réfléchie, logique et
allusive.
Si on peut cerner sans difficulté, au plan de la réalité linguistique, les
divers sens de <?гф, on verra qu'au plan mythique il en va différemment.
166 IFÁ SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES
Ohùn
Ohùn c'est la voix, la manifestation sonore de la parole, le son émis.
Dans l'univers, ceux qui ont une voix sont les mêmes que ceux qui parlent
(humains, dieux, ancêtres, tambours). Il faut y ajouter les cloches agogo, terme
s'appliquant à la voix féminine pour indiquer qu'elle est extrêmement
agréable : ó lohùn agogo « elle a une voix de cloche », ce qui signifie que sa voix
est fine, claire, « cristalline ». Le même qualificatif appliqué à une voix
masculine serait évidemment une critique de celle-ci.
Pour parler du timbre ou du ton de la voix, on utilisera aussi ohùn :
ohùn oro r% le
/ voix / mot / de lui / dur / le ton de sa voix est dur (son ton est dur)
ohùn ijálá sísun
/ voix / chant de chasseurs / à couler / le timbre, le mode vocal du
chanteur de ijálá
II faut préciser que pour chaque type de poésie orale existe un mode
vocal différent (il ne s'agit pas de chant) qui permet d'identifier le genre
poétique récité. Ohùn complété par un qualifiant caractérise alors le type de poésie :
ohùn Ifá kiki le mode vocal de la récitation ďlfá
ohùn $àngo pipe le mode vocal de l'appel à Sàngo
ohùn Çsà pipe le mode vocal de l'appel aux masques (aux ancêtres), etc.
Fq est le verbe de base avec lequel ohùn est employé. On a déjà vu
qu'il se rencontrait aussi avec èdè.
ó fohùn il a parlé
il est vivant (parce qu'il a émis un son)
kà fohùn il ne parle pas
Cette dernière phrase, selon le contexte, peut être interprétée de
plusieurs façons :
— il garde le silence ;
— il est fâché ;
— il a de mauvaises pensées ;
— il est mort.
Ohùn, dans des cas très particuliers, est à entendre comme parole
sacralisée :
baba mi fohùn sil$ (fi... silÇ « laisser »)
/ père / de moi / laisser + voix / par terre /
Mon père a laissé sa voix (les dernières paroles de mon père).
ble sans l'utilisation avisée de ceux-ci. J'espère ainsi faire mieux comprendre
le sens de la phrase ó то çr$ sq « il sait parler » (voir supra àro).
LE PLAN DU MYTHE
L'origine de àrà serait attestée par des vers du corpus ďlfá que je n'ai
malheureusement pas encore pu trouver3. En tous cas, la clef du mythe va
peut-être nous être donnée par Г etymologie qui rejoint alors le divin.
3. Le professeur W. Abimbola spécialiste de Ifá a publié plusieurs livres dans lesquels de nombreux vers
sont traduits ; je n'y ai rien trouvé se rapportant à фп). J'espère lors d'une prochaine mission
l'interroger ainsi que A. Akiwowo et avoir ainsi accès au texte s'il est connu d'eux.
170 IFÁ SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES
Èlà ni orç bi a à bâ là kà yé ni
/ — / être / mot / si / nous / nég. / si / fendre / nég. / être intelligible
/ qqn /
Pour être compris un mot doit être atomisé.
Èlà est à la fois une dérivation nominale du verbe là « fendre »,
signifiant « morceaux, fragments » et une divinité dont le statut n'est pas très clair ;
cette divinité est associée à Ifá et parfois confondue avec lui. Èlà ni oro а
donc un sens double : « Èlà est parole » et « la fragmentation est parole » ;
ce dernier sens doit être entendu au propre et au figuré (plan mythique) comme
on le verra plus loin. Donc pour comprendre oro il faut le fragmenter.
oro < ho.ro < ho + o.ro < ho + ro
çrô serait formé à partir des deux verbes ho et rà.
ho se gratter, se racler la gorge quand on est gêné par quelque
chose qui démange
гф descendre (implique un mouvement de haut en bas comme « la
pluie tombe » ou « la nuit tombe »)
ho + $. r$ dérivation nominale par préfixation ; c'est un procédé très
productif en yoruba
hçrç résultat de la contraction verbo-nominale qui est un processus
régulier de la langue ; le ton bas, quelle que soit sa position,
se maintient face au ton moyen
$rà chute du [h] final qui est un phonème faible.
Olodùmarè, créateur et divinité suprême, impo'rtuné par des corps qui
s'agitaient en lui et dont il ignorait la substance, cherchait à s'en débarrasser.
Pour expulser cette matière inconnue il fit hç et ce hç « descendit » гф. Mais
ce Hçrà, soit qu'il fût trop chargé d'énergie pour trouver sa place sur terre,
soit qu'il fût encore trop informe, remonta et Olodùmarè le ravala. La matière
prit forme et, après un temps qui fut très long, la divinité expectora de
nouveau. Horo avait généré Ogbon, Ôye, Imo. La distinction entre Ogbon et Ôye
est subtile et difficile à appréhender. Ogbon, c'est l'intelligence, la faculté
d'analyse et de déduction, le savoir-faire ; c'est aussi l'accumulation
d'expérience qui devient sagesse. Ôye c'est la faculté de discernement et de
compréhension ; c'est aussi l'intelligence, mais une intelligence qui serait plus
profonde, plus proche de l'intuition, requérant la mise en œuvre de tous les sens.
Imç c'est la connaissance.
On peut résumer ce qui s'est passé au niveau divin par le schéma suivant :
HO
RO HO RO
OGBON
MICHKA SACHNINE 171
Ainsi Hor§ ou ôrô, à l'origine, n'était pas la parole telle qu'elle est
pratiquée au plan humain, mais une force, une énergie extraordinaire en
gestation à l'intérieur de la divinité. Dans ce temps primordial, le créateur lui-
même ne put discerner ni la forme ni l'essence de cette substance qui s'agitait
en lui. Il fallut une première expulsion pour qu'il en eût l'intuition ; en la
réingérant, il lui permit d'arriver à maturation. La substance avait pris forme et
il pouvait en accoucher. N'est-ce pas là le passage de « l'essence à l'existence » ?
Cela dit, la puissance de cette force libérée fut telle qu'il fallut, pour
atteindre au niveau humain, qu'elle se divisât : Èlà ni ôrô. Èlà rendit pro
communicable en fractionnant son énergie et, si l'on s'en tient au sens de Èlà, la parole
est à la fois divine et résultat d'une fragmentation : entière et divine, divisée
et humaine ; fractionnement nécessaire pour qu'elle fût accessible aux
hommes. Ce qui se produisit dans le créateur peut aussi être vu comme une
métaphore qui rendrait compte du passage de l'idée, qui est confusion tant qu'elle
n'a pas été « exprimée », à celui du sens auquel on accède par la forme. Ayant
été expulsée l'idée prit effectivement forme.
On peut aussi s'interroger sur le rôle véritable de la divinité dans ce
processus. Il semblerait que le créateur ait été, dans une certaine mesure,
étranger à sa création. Il apparaît plus comme un réceptacle, une matrice où se
développa une substance ; si elle ne fut pas préexistante, du moins elle ne paraît
pas avoir été générée par un acte volontaire. Grâce à sa nature divine Olodù-
marè put lui donner forme ; mais la substance est d'abord perçue comme
importune et II cherche à s'en débarrasser (ho). Cependant ce qui fut expulsé une
première fois n'était pas encore assez formé. Il fallut une réingestion pour que
soient finalement engendrées ces trois entités nouvelles que sont Ogbçn, Oye
et Imo. Celles-ci, une fois expulsées, fonctionnent indépendamment, ayant en
elles-mêmes et pour elles-mêmes la force créatrice du mot, ôrô.
Du plan divin où nous étions, je voudrais maintenant rejoindre le plan
humain pour essayer de comprendre comment l'homme a pu s'approprier ôrô.
Je suivrai la même démarche que celle que j'ai suivie pour éclairer la parole
sur le plan du manifeste, c'est-à-dire qu'après m'être préoccupée des mots,
je vais me servir des proverbes, (ôwe), qui sont, me semble-t-il, au plan humain
la représentation de ce qu'est Horo au plan divin.
1. ôwe lesin ôrô ; bi ôrô bá sçnù ôwe la fi ri wá a.
/ proverbe / c'est + cheval / mot / comme / mot / si / se perdre /
proverbe /c'est + nous / utiliser / inac. / chercher / le /
Le proverbe est le cheval du mot ; s'il se perd c'est avec un proverbe qu'on
le cherche.
2. bi ôwe bi ôwe là ri lu îlù ôgîdîgbo ; olcgbón niïjô o, ômôràn nii mô o.
/ comme / proverbe / — / — / c'est + nous / inac. / frapper / tambour
/ — / l'intelligent / c'est + il / danser / le / le sage / comprendre / le /
Comme un proverbe, le rythme du tambour ôgîdïgbo4 est énigmatique ;
l'homme intelligent y danse, seul le clairvoyant le comprend.
4. îlù àgidigbo est un tambour de guerre au son duquel le roi de 0y$ danse rituellement une fois l'an,
lors d'un festival.
172 IFÁ SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES
Plan divin
OGBON ÔYE Ш0
OWE = ORO
nicable aux hommes elle est de nouveau unifiée au plan humain par la force
de ôwe que l'on peut considérer comme le symbole le plus parfait de la parole.
Inalco,
UA 1024, Langage et culture en Afrique de l'Ouest
L'approche de la notion de parole chez les Yoruba est traitée sur deux plans. Le plan du manifeste
où sont analysés les termes de base et les proverbes liés à la parole et le plan du divin où un mythe
d'origine est examiné. L'interprétation du mythe établit une relation entre les deux plans : la parole, conçue
comme une énergie extraordinaire qui se serait fragmentée pour être accessible aux hommes, est réunifiée
par le proverbe qui en est la manifestation la plus accomplie.
The approach to the notion of speech by the Yorubas is treated on two levels. The level of the real
where the basic terms and proverbs linked to speech are analysed and the spiritual level where the myth
of origine is examined. The analysis of the myth establishes a relation between the two levels : speech,
conceived as an extraordinary energy fragmented in order to be accessible to man, is reunified by the
proverb which is its most accomplished manifestation.