Besant Annie Commentaires Sur Bhagavad Gita PDF
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Traduit de l'anglais
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LIVRE
CHAPITRE PREMIER
—
LA GRANDE RÉVÉLATION
Frères,
Mais, en ces temps modernes, c'est une étude très difficile, car la
manière de l'Instructeur Divin n'est pas celle du pédagogue humain. Dieu
n'enseigne pas comme enseigne l'homme, dans des manuels écrits pour
être appris par l'enfant en exerçant sa mémoire plutôt qu'en développant sa
vie. La nature, qui est le reflet extérieur de la Divinité, ne nous instruit pas
par une suite de préceptes, par des paroles faciles à comprendre ; et c'est
ainsi que vous remarquez que, dans la Gîtâ, où la méthode d'enseignement
est celle de l'Instructeur Divin et non celle du pédagogue, il y a beaucoup
de confusion, beaucoup de difficultés ; et c'est presque du dépit qui
apparait, de temps en temps, dans le [11] cœur et même sur les lèvres de
l'étudiant. Que de fois, au cours des premières leçons, l'élève se plaint-il
amèrement à son maitre qu'il est incapable de comprendre. Que de fois
entendons-nous son cri plein d'amertume et de reproche réclamant un
enseignement clair, défini et évident. Vous devez évoquer cette suite de
Shlokas dans lesquels se montre la confusion d'Arjuna, tantôt en paroles
instantes, tantôt en paroles presque pétulantes : "Je te demande de me dire
résolument ce qui est le meilleur. Je suis Ton disciple qui Te supplie ;
instruis-moi" (II, 7). Et la réponse ? Un long discours, éloquent, admirable,
plein de la plus profonde sagesse ; mais, après ce discours, quel est le
résultat sur l'esprit de l'auditeur ? "Par ces paroles contradictoires, Tu ne
fais que troubler mon entendement ; dis-moi donc clairement le seul
chemin par lequel je puisse atteindre le bonheur" (III, 2). De nouveau
l'Instructeur parle. Shloka après Shloka, d'une beauté musicale, sortent des
lèvres divines ; et de nouveau, après que deux longs discours ont été
prononcés, le même cri désespéré : "Lequel des deux est le meilleur ? Dis-
le-moi d'une façon définie" (V, 1). Que c'est étrange ! Voici Shrî Krishna
instruisant Arjuna, et cependant Il ne peut se faire comprendre de lui.
Voici l'élève idéal, le disciple idéal, réclamant à hauts cris la lumière à son
Maitre, et la lumière ne lui est pas donnée. Ah ! Non ! Il n'en est pas ainsi.
Ce n'est pas le Maitre qui refuse la lumière ; c'est le disciple qui n'est pas
capable de s'en servir pour voir, de comprendre. Car il est une nécessité
pour l'élève aussi bien que pour l'instructeur, l'esprit réceptif autant que la
Sagesse qui coule des lèvres divines. À quoi sert la blanche splendeur du
soleil si elle tombe sur des [12] yeux aveugles à son éclat ? À quoi sert la
mélodie de la plus exquise Vînâ, si elle tombe dans des oreilles sourdes qui
ne peuvent l'entendre ? La difficulté, mes frères, git en nous et non en
Ceux qui enseignent. Ils répandent les flots de la Sagesse Divine, mais
l'océan peut-il se vider dans un seau minuscule ? Ce que nous voyons, c'est
la rancune, comme il nous semble presque, contre le rôle de l'Instructeur ;
l'élève est avide de lumière, ardemment désireux de connaissance, il
appelle instamment la sagesse, et rien de cela ne vient. Mais si ! Cela
arrive, en flots irrésistibles, les vagues innombrables nous balayent, mais
nous sommes sourds et aveugles et insensibles comme les pierres ; oui,
pires que les pierres, car elles répondent à la mélodie de la flute, et nous ne
répondons pas.
Or, voici la première grande leçon de la Gîtâ. Ce que l'élève doit faire
lui-même. Vous pouvez apprendre toutes les choses extérieures que
l'homme peut enseigner par un enseignement extérieur, bien que même
dans ce cas la force de l'élève doit conditionner l'illumination reçue par
l'esprit, et l'instruction acquise par lui consiste uniquement dans ce qu'il
aura assimilé. Mais de la Sagesse Divine vous ne pouvez apprendre une
syllabe, que dis-je, une lettre, jusqu'à ce que vous la viviez dans votre vie
et ne la répétiez pas seulement avec les lèvres. Pour comprendre la Gîtâ,
vous devez la vivre, et en apprenant à la vivre, lentement la grande
signification se fera jour dans votre intelligence ; c'est seulement à mesure
que, pas à pas, ce mode de vie s'accomplit, que le profond dévoilement des
mystères devient possible pour le cœur de l'individu. Et ainsi, il en est qui
prendront la Gîtâ, la liront jusqu'au bout, et [13] diront : "C'est très beau,
mais après tout il n'y a là rien que nous n'ayons su auparavant." Et d'autres
la liront, et liront et reliront, et la lecture ne portera que peu de fruits. Bien,
mais, pouvez-vous dire, il est dit dans certains de nos Shâstras que si vous
lisez par exemple, un quart de Shloka, un demi-Shloka, un Shloka ou un
quart du livre entier même, tels et tels seront les fruits. Oui, mais la lecture
qui apporte le fruit de connaissance n'est pas la lecture de l'œil mais la
lecture de la vie ; et l'homme qui voit, qui lit un quart de Shloka et le lit
d'une manière telle que cela devienne une part de sa vie, de telle sorte que
tous autour de lui peuvent aussi le lire dans sa vie, et savoir que dans cet
homme cette partie de la Gîtâ, a pris corps, cet homme a lu cela en vérité,
et il en cueille le fruit. Chaque lecture véritable marque un stade de
l'évolution humaine, marque un point du progrès humain. Ce n'est pas la
simple répétition des mots ; c'est le puissant Esprit intérieur, incarné dans
nos cœurs qui manifeste le fruit.
L'heure avait sonné ; les glaives des Kshattriyas se brisèrent les uns
contre les autres dans une lutte fratricide. Les corps des Kshattriyas furent
abandonnés, cadavres jonchant la plaine de Kurukshetra. La lutte pour un
royaume eut pour résultat la dissolution de deux royaumes, et l'Inde
moderne était née.
Mais j'ai dit qu'il était nécessaire que le plan divin de l'évolution fût
accompli, qu'Arjuna le voulût ou non ; et c'est ainsi qu'il est déclaré au
sujet de ce grand dessein : "Le Seigneur réside [29] dans le cœur de tous
les êtres, ô Arjuna, et par le pouvoir d'illusion de Sa Mâyâ il pousse tous
les êtres à tourner comme s'ils étaient montés sur la roue d'un potier"
(XVIII, 61). Le projet est là ; il n'y a pas de choix, aucun pouvoir capable
de le changer ; la sagesse ne saurait être corrigée par l'ignorance, pas plus
que la vision qui pénètre l'avenir ne saurait apprendre à voir sainement
avec des yeux d'aveugle. Le projet ne pouvait être modifié à cause des
sentiments d'Arjuna ; le projet ne devait pas être altéré parce que le cœur
d'Arjuna pouvait être brisé en l'exécutant. Le temps était accompli ; l'heure
avait sonné. "Je suis le Temps…" (XI, 32) actuel et présent, et il était trop
tard pour hésiter ; le temps de réfléchir était passé ; le temps d'agir était
arrivé. Non, avec son dharma passé derrière lui, pesant sur lui, avec un
devoir imposé qu'il était obligé de remplir en vertu des causes qu'il avait
générées dans le passé, il n'avait même pas le pouvoir de refuser de jouer
son rôle, choisi par lui dans son passé ; et cela Shrî Krishna le lui dit en
paroles claires, franches : "Muré dans l'égoïsme, tu penses : "Je ne veux
pas combattre" ; ta résolution est vaine ; la nature t'y contraindra. Ô fils de
Kunti, étant lié par ton propre dharma né de ta propre nature, ce que par
ignorance tu ne désires pas faire, c'est cela qu'inévitablement tu seras
obligé d'accomplir" (XVIII, 59, 60). Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela
signifie que dans la grande crise du destin d'une nation, quand le Seigneur,
monté sur la roue du potier, tourne la roue de l'histoire, aucune main ne
peut alors servir à l'arrêter ; que ceux qui ont choisi les principaux rôles par
des choix innombrables dans leur passé, ont engendré [30] derrière eux
une force de karma à laquelle ils sont incapables de résister dans leurs
corps actuels, et que le sang de Kshattriya qui coulait dans les veines
d'Arjuna, la puissance aussi de l'hérédité physique des générations qui
l'avaient précédé et qui avaient fait leur devoir de Kshattriya face à face
avec l'adversaire, devaient triompher malgré son désir présent, malgré ses
sentiments présents, malgré sa volonté présente ; le grand pouvoir de la
nature innée, créée par son passé, le porterait, en dépit de son moi présent,
au milieu même d'une armée hostile, et il combattrait dans l'impuissance,
contraint par son propre passé. Mais s'il combattait de cette manière, c'était
le malheur pour lui. Le plan d'Ishvara devait en effet être exécuté ; la roue
tournante du potier ne devait pas s'arrêter ; le Seigneur qui la montait ne
pouvait pas être mis en échec par le minime pouvoir d'Arjuna à
Kurukshetra. Mais pour Arjuna, poussé sans secours dans le combat, c'eût
été mal agir si, retranché dans cet égoïsme ressenti à ce moment, il
persistait encore : "Je ne combattrai pas." "Si, par égoïsme tu ne veux pas
entendre, tu périras" (XVIII, 58). Ce sont les desseins de Dieu et la
coopération de l'homme qui vous sont présentés en quelques phrases. Vous
ne pouvez rien changer au grand plan ; l'occasion vous est donnée de
coopérer ; mais, si entrainés par votre passé à la coopération, et résistant à
présent par égoïsme en vous croyant vous-même l'acteur au lieu de vous
donner vous-même comme un instrument dans la main du grand
Dramaturge, vous dites : "Je ne combattrai pas ; je ne ferai pas mon
devoir ; je n'accomplirai pas ma tâche", alors, en dépit de l'action faite à
regret, vous périrez ; car [31] votre choix présent est alors de faillir à votre
devoir, et le choix intérieur détermine l'avenir comme le choix passé a
déterminé le présent. Le plan sera triomphant, mais l'égoïsme dans lequel
vous avez pris refuge vous détruira, même alors que vous êtes forcés
d'obéir extérieurement au plan.
Frères,
Ceci posé, cette Écriture du Yoga est donnée par le Seigneur du Yoga
Lui-même. Celui qui parle est l'Ishvara du Yoga, le Seigneur du Yoga, et
nous lisons, en approchant de la conclusion, lorsque tout a été prononcé,
comment celui qui a écouté le dialogue entier dit : "Par la faveur de Vyâsa
j'ai entendu ce mystère et le suprême Yoga, du Seigneur du Yoga, Krishna
Lui-même, parlant devant mes yeux" (XVIII, 75). De telle sorte que nous
avons ici l'enseignement du Yoga par Celui qui est l'Ishvara du Yoga.
"Comment puis-je Te connaitre, ô Yogî ?" (X, 17) tel est le cri d'Arjuna.
C'est à Lui comme Yogî qu'il pense, et c'est en réponse à la question :
"Comment puis-je Te connaitre, ô Yogî ?" que la Forme Divine est
révélée, fait très significatif du véritable sens du Yoga, comme nous le
verrons un peu plus tard. Et nous trouvons aussi qu'Arjuna pousse plus loin
le détail de sa prière : "Parle-moi encore une fois de Ton Yoga" (X, 18).
Comment cela doit-il être accompli ? Par Yoga. C'est dans ces deux
mots que se trouve la réponse. Comment faire cela, comment agir sans être
lié, comment convertir ce qui normalement enchaine, en le moyen même
d'atteindre la libération, telle est la leçon que nous allons apprendre
maintenant ; et ce "comment" c'est le Yoga. Par Yoga. Il n'est pas d'autre
manière de faire cela. Ces apparentes contradictions ne se fondent dans
une harmonie que lorsque le Yoga est compris, et par suite nous
demandons naturellement : Qu'est-ce que le Yoga ? Qui est le Yogî ? Par
quel moyen Yoga sera-t-il obtenu ?
Il vaut mieux chercher cela d'abord dans les paroles de la Gîtâ elle-
même, et nous définirons le Yoga comme la Gîtâ le définit. Abandonnez
vos pensées ordinaires, pour l'instant. Ne vous laissez pas troubler, pour le
moment, par certaines idées sur le Yoga que vous avez pu surprendre
antérieurement. Écoutez plutôt les paroles du Seigneur du Yoga :
"Contemple aujourd'hui tout l'univers, mobile et immuable, ensemble dans
Mon corps, ô Gudâkesha, avec tout ce que tu désires voir encore. Mais, en
vérité, tu ne peux pas Me voir avec ces yeux humains ; je te fais don de
l'œil divin. Contemple Mon Yoga souverain" (XI, 7, 8). Qu'est-ce que
cela ? "Contemple", dit-Il, "Mon Yoga". "Alors, le fils de Pându vit tout
l'univers, divisé en mille parties, et réuni là dans le corps du Dieu des
Dieux" (XI, 13). Voilà le suprême Yoga, la vision de l'union du multiple
vu dans l'Un, l'univers entier réuni dans le divin Corps, c'est cela le Yoga.
Le onzième Adhyâya (chapitre ou dialogue) est le cœur même de la Gîtâ,
son essence. Celui qui n'a aucune idée du sens de ce chapitre ne peut
atteindre le Yoga. C'est son cœur, son essence ; toute chose fait avancer
jusque-là, et entraine au-delà de cela. Dans la vision de la Forme Divine,
où tout est inclus, dans ce Yoga souverain, la seule grande vérité
libératrice est prononcée. C'est le parama Vâch, la Parole suprême (X, 1).
C'est le râjavidyâ, le secret royal, la science royale, la sagesse unie au
savoir (IX, 1, 2). C'est le vijnânasahitam, le Yoga du Soi (XI, 47), ou bien
le soi véritable ou cœur secret du Yoga. C'est la parole suprême et le secret
le plus haut : la multiplicité établie dans l'Unique. Rien de moins. Et dans
la Gîtâ, dans toute la série des Shlokas [55] (versets), on y insiste et on y
revient d'une façon toujours répétée ; le tout, sans exception aucune ; le
supposé bon, comme aussi le supposé mauvais. Si vous ne pouvez voir
cela, le Yoga n'est pas pour vous, vous n'êtes pas prêt. "Ayant appris cela
tu verras tous les êtres sans exception dans le Soi, et ainsi en Moi" (IV,
35). "De Moi tout est né" (X, 8), non pas seulement le bien, le beau, le
bonheur et l'harmonie ; de Moi tout est né. "Ô Gudâkesha ! Je suis le Soi,
résidant dans le cœur de tous les êtres. Je suis le commencement, le milieu,
et aussi la fin de tous les êtres" (X, 20). Toutes les pratiques qui conduisent
au Yoga, qui rendent un homme harmonisé par le Yoga, trouvent
uniquement leur résultat en ceci, cet être "harmonisé par le Yoga, il voit le
Soi résidant dans toutes les créatures, et tous les êtres dans le Soi. Partout
il voit de même" (VI, 29). Combien cela résonne étrangement à certaines
oreilles. "Partout de même." Si seulement nous trouvions un peu plus du
Soi dans le saint que dans le pécheur ; si seulement le Soi se trouvait un
peu plus dans l'homme bon que dans le méchant. "Il n'en est pas ainsi", dit
le vrai Soi Lui-même. "Celui qui voit le Seigneur Suprême résidant de
même dans tous les êtres, impérissable au milieu de tout ce qui périt, celui-
là voit. Voyant en vérité partout résider le même Seigneur" (XIII, 28, 29).
Cela est énoncé avec une force extrême, de façon que personne ne puisse
chercher à l'éviter, ou ne soit capable de s'y méprendre. Et même, dans la
crainte que peut-être l'enseignement puisse paraitre trop étrange, et qu'en
dépit de tout, il puisse être récusé, Il déclare alors : "Sache que toutes les
natures, harmonieuses, actives, paresseuses, sâttvikâ, rajasâ, [56] tâmasâ,
viennent de Moi" (VII, 12). Il n'y a pas d'échappatoire. Vous ne pouvez
mettre le paresseux à part de son côté et dire : Le Soi n'est pas en vous. Les
natures paresseuses aussi, déclare-t-Il, viennent toutes de Moi. Il n'existe
pas de bien ni de mal par essence, dans la nature des choses. Tout fait
partie du Suprême. Nous rendons les choses bonnes ou mauvaises en
relation avec nous, par notre ignorance, notre sottise, par notre propre
passion, et nous sommes ici afin que, comprenant enfin l'unité de toutes
choses, nous arrivions à surpasser le bien autant que le mal et à demeurer
finalement dans le Suprême. Doctrine cruelle, disent quelques-uns.
Doctrine dangereuse, disent les antres. Alors que tout est dangereux pour
l'ignorant, rien ne l'est pour le sage. L'unité ne se voit pas dans les phases
inférieures, où elle pourrait être mal comprise ou dénaturée. On y voit la
séparation et non l'unité ; on y voit le multiple et non l'Un ; on y voit le
grand nombre, mais non la réunion dans l'unique Corps du Seigneur.
Chacun est sûr qu'il est lui-même et non un autre, qu'il est l'acteur, car il
est retranché dans l'égoïsme. Il est juste et bon qu'il soit ainsi retranché
pour l'instant, car ce n'est qu'ainsi qu'il apprendra les leçons qui sont
nécessaires pour la manifestation du Soi en lui, de ce Soi qui réside en
chacun, attendant avec une patience infinie pendant que les roues de la
voiture apprennent à prendre leur vraie place dans le plan général.
Frères,
Mais comme ce centre stable, cet équilibre, est une chose terriblement
difficile à atteindre, il n'est pas étonnant qu'une des premières questions
qui s'élevèrent dans le mental impatient du disciple attentif, Arjuna, porta
sur ce fait de la difficulté d'atteindre un tel centre, sur l'apparente
impossibilité de rester calme au milieu du tourbillon. Par suite, nous le
voyons poser cette question célèbre, qui est répétée, je pense, par chaque
aspirant individuellement, comme si c'était une particularité spéciale à lui-
même, à son moi infortuné, [64] rendant le sentier plus difficile pour lui
que pour tout autre de ses compagnons : "Ce Yoga que Tu as déclaré
comme dû à l'égalité d'âme, ô Madhusûdana, je ne lui vois pas de base
stable, à cause de l'agitation ; car en vérité le mental est agité, ô Krishna ; il
est impétueux, ardent et difficile à dompter ; je le considère comme aussi
dur à dominer que le vent" (VI, 33, 34). La réponse arrive promptement :
"Sans doute, ô puissamment armé, le mental est dur à soumettre, et agité ;
mais il peut être soumis par une pratique constante et par le détachement.
Le Yoga est difficile à atteindre, il me semble, par un moi qui n'est pas
contrôlé, mais, pour celui qui est contrôlé par le Soi, il peut être atteint par
l'énergie convenablement dirigée" (VI, 35, 36). Telle est la réponse
constamment réitérée de l'Instructeur du Yoga à l'expérience du disciple
constamment répétée. Chacun de nous sait qu'il est vrai que le mental est
difficile à dompter, dur à réprimer, et plus nous essayons de le réprimer,
plus le mental parait vigoureux dans sa précipitation turbulente ; pourtant
le Seigneur du Yoga déclare qu'il est possible d'atteindre la sérénité, et Il
donne deux mots pour servir de guides à l'aspirant : pratique constante et
impassibilité. Vous pouvez vous rappeler un verset précédent dans lequel
Il a dit : "Chaque fois que le mental inconstant et instable s'échappe,
chaque fois retiens-le et ramène-le sous le contrôle du Soi" (VI, 26). C'est
là la "pratique constante" ; et sans cela, il n'est nulle possibilité d'équilibre ;
et il en est naturellement ainsi, parce que durant des milliers et des milliers
d'années le mental s'est enfui dans toutes les directions, et ce vagabondage
du mental est le signe de son [65] développement jusqu'à une certaine
période. Là où le mental est à un stade peu élevé de développement, il
repose indifférent, endormi, à l'intérieur de l'homme, sauf quand il est
attiré au dehors par quelque puissante sollicitation physique. Aucun
progrès n'est possible, si ce n'est par la sortie du mental, et cette activité
inquiète du mental est nécessaire à son évolution, nécessaire pour pousser
l'homme vers un stade d'où il peut commencer à s'entrainer à l'égalité
d'âme. Donc une constante pratique, la direction du mental vers le Soi pour
le placer dans le Soi, encore et sans cesse avec une patience infatigable ;
une persévérance infinie, tel est le premier pas. Que le prétendu Yogî imite
la magnifique patience qui, en Occident, caractérise l'homme de science,
cette persévérance invincible avec laquelle, année après année, il répètera
la même expérience jusqu'à ce que le résultat définitif soit certain et
qu'aucun doute ne subsiste ; la même patience magnifique est exigée du
prétendu étudiant de la science du Yoga, car le Yoga est vraiment une
science et doit être suivi conformément à la loi. Mais c'est précisément
parce qu'il est soumis à la loi, qu'il est certain. S'il n'était pas soumis à la
loi, alors il n'y aurait pas certitude de succès, car vous pourriez
constamment le diriger sans résultat ; mais, comme la loi veut que la
pratique crée l'habitude, et que l'habitude construise le caractère, vous
pouvez être surs qu'une pratique constante conduira graduellement à
l'habitude de l'égalité d'âme, et que celle-ci deviendra la fixité stable du
caractère. Mais dans ce cas les moyens d'atteindre ce résultat ne sont pas
exactement les mêmes pour chaque homme ; et c'est pourquoi [66] nous
voyons Shrî Krishna parler de différentes méthodes, sans les séparer très
nettement l'une de l'autre, passant, en fait, très rapidement parfois de l'une
à l'autre. Un verset (Shloka) parlera peut-être d'une méthode, le suivant
parlera de l'autre, de sorte qu'il est nécessaire d'en faire une étude très
soigneuse et d'en avoir une connaissance très claire afin que vous puissiez
comprendre l'instruction donnée, et de classer chacune à la place qui lui
convient. Les trois principaux moyens de Yoga, ou sentiers conduisant au
Yoga, sont aussi, dans une acception secondaire, appelés Yoga ; les
moyens employés sont qualifiés Yoga, comme aussi la fin visée. Ces trois
sont désignés d'une façon définie. Il y a le Yoga du Renoncement –
renoncement au désir : "Harmonisé par le Yoga du renoncement, tu
viendras à Moi" (IX, 28). Il y a le Yoga du Discernement – Yoga de la
connaissance : "J'accorde le Yoga du discernement par lequel ils viennent
à Moi" (X, 10). Il y a le Yoga du Sacrifice – Yoga de l'action : "La voie du
Yoga par l'action, celle des Yogîs" (III, 3). Tels sont les trois moyens, et
nous trouverons, en les examinant, combien chacun d'eux est parfaitement
adapté à son but spécial et comment, en atteignant ce but spécial, l'homme
constate que les trois objets ont été tous atteints, et que, quel que soit celui
de ces trois sentiers – comme on les appelle souvent – sur lequel il
chemine, il atteint le même but. Seuls les enfants, comme il a été dit pour
ce qui touche aux sentiers du Sâmkhya et du Yoga – seuls "les enfants, et
non les Sages, parlent du Sâmkhya et du Yoga comme différents ; celui qui
est bien établi dans l'un obtient les fruits des deux" (V, 4). Le sage [67] sait
que les trois sentiers ne sont qu'un, bien que l'étiquette placée sur chacun
d'eux puisse être différente, pour des raisons que nous verrons dans un
moment.
1
Il n'y a pas lieu de donner ici un long exposé du "pourquoi" des transpositions des membres des
triades, telles qu'elles sont données dans la phraséologie populaire ; pour les étudiants de la
Théosophie les diagrammes suivants suffiront ; les lettres sont les initiales des qualités :
A
Manifestation des Logoï (Ananda-Chit-Sat)
C S
Reproduction dans la conscience humaine – Jivâtmâ
I
Ichchhâ
Jñânam
J K
Kriyâ
Réflexion dans la matière – Upadhi
S R
Rajas
Sattva
T
Tamas
des atomes, ou des molécules, une des qualités peut ressortir de façon
dominante, en sorte que vous pouvez appeler la combinaison par le nom de
l'une des trois et dire : la combinaison est sâttvique, râjasique ou
tâmasique. Mais vous ne devez jamais oublier, quand vous parlez de la
combinaison comme sâttvique, que les éléments râjasiques et tâmasiques y
sont également présents. Quoique moins prononcés pour l'instant, ils n'en
sont pas moins là, et ils sont susceptibles d'être évoqués ; là où la nature est
dite sâttvique, là les éléments râjasiques et tâmasiques sont aussi présents
et peuvent être provoqués par des stimuli appropriés ; et là où la note
dominante est tâmasique, le sâttvique et le râjasique sont aussi présents, et
peuvent de manière semblable être poussés à l'activité ; et là où domine le
râjasique, se trouvent aussi le sâttvique et le tâmasique. L'unité ne doit
jamais être oubliée ; vous ne devez pas vous laisser abuser par la triplicité.
Nulle part, dans la multiplicité nous ne trouvons une chose qui soit
absolument pure ; tout est toujours mélangé, tout est présent partout, mais
il y a une manifestation partielle et, par suite, dans la manifestation on
trouve la multiplicité. Qu'il me soit permis pour un moment de présenter la
question sous un jour matérialiste, en employant l'analogie de l'aimant.
Vous savez tous que l'aimant a deux pôles, positif et négatif, et que dans la
partie centrale de l'aimant ne se trouve que très peu de magnétisme, de
sorte qu'au milieu on constate à peine de l'attraction ou de la répulsion.
Est-ce parce que tout le magnétisme positif est à une extrémité et tout le
négatif à [72] l'autre extrémité, et qu'il n'y en a pas au milieu ? Pas du
tout ; mais, au milieu, selon une hypothèse explicative, les courants positif
et négatif tendent à se neutraliser mutuellement, tandis qu'à chaque pôle un
seul courant passe librement ; par suite, à chaque pôle un courant
magnétique apparait naturellement ; au pôle positif, l'électricité positive est
pour ainsi dire à l'extérieur, et à l'autre pôle, c'est l'électricité négative qui
est à l'extérieur ; le courant est toujours là, tourbillonnant continuellement
autour des molécules, et c'est ainsi qu'apparait la variété, que nous croyons
être une séparation, mais qui n'est pas du tout en réalité une séparation,
mais seulement une apparence transitoire produite par l'agencement des
courants. De la même façon les trois aspects de la conscience sont présents
en chaque individu, l'un ou l'autre ayant la prédominance comme je l'ai
indiqué.
Nous voyons alors que le monde est rempli d'objets, afin que ces
objets, s'attirant et se repoussant mutuellement, puissent, par leurs chocs et
leurs séparations, accomplir l'évolution de la forme et le développement
des pouvoirs jîvâtmiques ; chaque objet, à son tour, est un stimulus pour
l'évolution des autres, et il reçoit lui-même, des autres, un stimulus pour le
développement du Soi en tous. Pierres et arbres, animaux et hommes,
dévas et asuras, tous sont impressionnés les uns par les autres, dans une
interaction continuelle, dans une influence et un modelage mutuels et
perpétuels, et c'est de cela que dépend le progrès de l'évolution. [74]
Oui, je sais que ce n'est pas de cette façon que la question est
généralement traitée et nous aborderons son autre face dans un moment,
mais voyons chaque chose à sa place et à son rang. L'homme gonflé de
désirs qui le soulèvent et l'emportent ; l'homme dont le mental est très
actif, vif et sans repos, examinant, observant et ordonnant, classant, faisant
des inductions et des déductions ; [78] l'homme dont le corps, plein
d'énergie, se met à courir dès qu'il doit se mouvoir, au lieu de marcher
posément, tant est grand son besoin de mouvement, voilà l'homme dont
vous pourrez tirer parti dans l'avenir. Je ne dis pas qu'un tel homme soit
attrayant pour ceux qui ne voient que le côté extérieur des qualités ; mais
c'est l'homme montrant des possibilités, l'homme en qui quelque chose est
évolué et en qui, par suite, il y a quelque chose pouvant être exploité. Si
vous voulez bâtir une maison, il vous faut d'abord des briques ; et, bien que
les charrettes à bœufs qui apportent et déchargent les briques ne soient pas
très jolies ni attrayantes, elles sont toutes nécessaires pour le travail de
l'architecte, pour construire avec les briques la forme de quelque bel
édifice. L'homme qui s'endort à chaque instant, quelle aptitude a-t-il pour
les efforts intrépides du sentier supérieur ? Croyez-moi, Ishvara n'aurait
pas projeté tout ce désordre, si ce n'était pas le meilleur chemin vers le but,
car l'Amour et la Sagesse guident l'Univers ; c'est parmi les hommes
mêmes, qui ont foulé le Pravritti Mârga si ardemment que se trouveront en
premier ceux qui seront prêts à fouler le Nivritti Mârga. Il est bon de saisir,
de s'approprier, de retenir ; tels sont les efforts précieux de la conscience
sur le Pravritti Mârga ; par eux la conscience se développe, par eux les
corps évoluent, par eux l'organisation se façonne, par eux sont construits
les véhicules qui sont nécessités par les desseins futurs du Jivâtmâ. Même
si vous prenez un des produits les plus laids de la civilisation moderne,
l'homme qui a entassé millions sur millions par la destruction de foyers
innombrables, par l'appauvrissement [79] d'innombrables familles, vous
constaterez que cet homme a développé le pouvoir de la volonté, qu'il a
développé la concentration mentale, qu'il a développé une activité qui ne
connait pas la fatigue, qui ne cherche pas à se reposer du labeur ; et
quoique l'objet poursuivi par lui soit véritablement stérile, pourtant, en le
poursuivant il a développé des qualités qui, lorsque l'objet vil aura fait
place à un noble dessein, feront de lui une puissance éminente dans le
monde.
Maintenant tout est changé. Nous avons à étudier les trois aspects tels
qu'on les trouve sur le Nivritti Mârga, chacun avec son propre Yoga
particulier, dont la pratique fait suivre le sentier spécial. Nous nous
occuperons d'abord du sentier appartenant à l'aspect d'Ichchhâ, et verrons
comment l'homme de ce tempérament doit se diriger [84] lui-même s'il
veut fouler le Nivritti Mârga. Nous retrouvons ici l'enseignement si
familier à vous tous, concernant le désir, celui qui est le guide du candidat,
le Yoga du Renoncement. Quand Arjuna, se tournant vers son Instructeur,
lui demanda : "Qu'est-ce qui entraine l'homme à commettre le péché, bien
malgré lui en fait, ô Varshneya, comme s'il y était contraint de force ?"
(III, 36), quelle fut la réponse ? "C'est le désir, c'est la colère, engendrés
par la qualité de mobilité (rajas) ; ils dévorent tout, ils souillent tout, sache
que c'est là notre ennemi sur terre" (III, 37). Ensuite Il dit à Son élève : "Ô
puissamment armé, tue l'ennemi dans la forme du désir, difficile à
surmonter" (III, 43). Sur ce sentier du Renoncement, sur le Nivritti Mârga,
l'aspect inférieur d'Ichchhâ, le désir, devient le grand ennemi de l'homme.
Aussi le Seigneur dit-il encore dans Sa sagesse : "L'attrait et l'aversion
pour les objets des sens résident dans les sens ; que personne ne tombe
sous la domination de ces deux ; ce sont les entraves du sentier" (III, 34).
Mais que va faire l'homme ? Il a développé, tout au long ces choses ;
l'attrait et l'aversion ont été ses pouvoirs moteurs ; comment alors va-t-il
changer, et les regarder comme ses adversaires, ses ennemis qu'il faut
tuer ? Ils ont été ses amis, ses compagnons durant sa jeunesse, ses parents ;
combien la vie sera vide lorsqu'ils seront tués ; sur le Kurukshetra de
l'âme, ils sont ses ennemis, rangés vis-à-vis de lui. Comment combattra-t-
il ? Le premier pas est un pas d'énergique abstention de satisfaire le désir.
"Comme la tortue qui rentre tous ses membres, il détourne ses sens des
objets des sens" (II, 58). L'homme, réalisant la futilité d'une constante
jouissance suivie de [85] souffrance ; réalisant que les jouissances qui
naissent du contact ne sont en vérité que des sources de douleur (V, 22) ;
réalisant que le plaisir qui d'abord est nectar devient plus tard poison
(XVIII, 38) ; reconnaissant tout cela, que fera-t-il ? Le premier pas est
forcément de se maintenir lui-même, par la pensée, séparé des objets du
désir ; cela, il peut le faire, car "plus grand que les sens est l'intellect" (III,
42). Et ainsi est-il dit que de l'abstinent habitant du corps se détournent
graduellement les objets des sens (II, 59). Et ceci, pour une raison très
simple. Parce que dans chaque objet du désir est caché un fragment du Soi,
qui attire un autre fragment, en éveillant en lui le désir d'union ; mais
quand ce fragment du Soi commence à désirer l'union avec le Soi et non
avec l'enveloppe extérieure, et rejette délibérément cette enveloppe, le Soi
qui est à l'intérieur de l'objet éloigne cet objet et neutralise son influence
attirante ; ainsi le rejet de l'objet par l'homme a pour réponse l'éloignement
de l'objet d'attraction par le Seigneur qui est vivant dans les objets des
sens. C'est ainsi que les objets refusés peuvent vraiment être considérés
comme "se détournant d'un abstinent habitant du corps".
L'autre grand danger qui le menace, comme nous pouvons le voir dans
l'histoire de tous les grands dévots, c'est que, après avoir vécu un certain
temps à l'abri des désirs et réalisé une ardente aspiration pour le Suprême,
il ne lui arrive à certaines heures, par fatigue et par faiblesse, de retomber
dans les désirs inférieurs auxquels il pensait avoir renoncé, et de s'imaginer
qu'il aspire au Suprême alors qu'en réalité il recherche la satisfaction du
désir, et cherche le plaisir même sur le sentier du Renoncement. "Combien
peu nombreux", dit un grand saint chrétien, "ceux [90] qui veulent servir
Dieu sans rien en attendre". De là on arrive à cette phrase que vous trouvez
dans de nombreux livres de dévotion, à savoir qu'un homme doit être mis à
nu pour fouler ce sentier ; comme il est dit dans "L'Imitation de Jésus-
Christ", le dévot doit n'avoir qu'un seul objet : d'être dépouillé de tout
intérêt propre, "de suivre nu Jésus-Christ nu". Il ne doit rien rechercher. La
même idée se présente dans quelques-unes des histoires de Shrî Krishna,
comme dans la disparition des vêtements des Gopîs, et dans le Kalkî
Avatâra, où Il doit combattre sans armes, de ses mains nues. C'est un
avertissement, sous la forme d'une allégorie adressée au dévot, de prendre
garde, quand il entre dans ce sentier de l'émotion supérieure, que les
vêtements des basses émotions ne restent encore accrochés autour de ses
membres ; car les basses émotions sont un piège pour l'homme qui foule le
sentier de l'émotion purifiée et élevée. Il doit se garder lui-même
rigidement et soigneusement, et doit être certain que le corps est son
esclave, autrement le corps peut le trahir dans un moment critique, et il
pourrait tomber pendant un certain temps hors du sentier. Et c'est ainsi
qu'il est écrit, pour qu'il puisse éviter cela : "Qu'assis il médite sur Moi"
(VI, 14). "Ayant obligé le mental à demeurer dans le Soi, il ne doit plus
penser à autre chose" (VI, 25). Combien de fois la phrase est-elle répétée :
"Celui qui pense à Moi constamment, ne pensant à rien d'autre" (VIII, 14).
"Quand ta pensée sera concentrée sur Moi" (VII, 1). "Concentre ta pensée
sur Moi ; sois-Moi dévoué ; offre-toi à Moi en sacrifice ; prosterne-toi
devant Moi" (IX, 34). "Plonge ton mental en Moi, sois Mon serviteur
fervent, consacre-toi à [91] Moi" (XVIII, 65). "C'est à ceux, toujours
harmonieux, qui M'adorent d'une façon exclusive, que Je donne pleine
sécurité" (IX, 22). "Lui, l'Esprit suprême, ô Pârtha, peut être atteint par une
dévotion inébranlable à Lui seul" (VIII, 22). Tel est le Bhakti Mârga, où le
Yoga approprié est celui du Renoncement. C'est une dévotion
désintéressée et parfaite pour le Seigneur, centre unique de l'amour et du
service, c'est l'espoir de l'union avec le Seigneur comme seul motif de tout
ce qui est accompli. Dans le cœur d'un tel dévot, la sagesse surgit au cours
du temps. "À ceux-là, toujours harmonieux, Me rendant hommage avec
amour, J'accorde le Yoga du discernement, par lequel ils viennent en Moi"
(X, 10). "L'homme qui est plein de foi… obtient la sagesse" (IV, 39).
Frères,
Ce sont eux qui, en toute vérité, forment ce que nous appelons "la
Nature". Les deux réunis, les deux "énergies" (de XV, 16), ces deux, pris
ensemble, sont la Nature. Et ils se révèlent comme parcourant
constamment le cycle de la vie : le manifesté, l'inférieur, passe dans le
non-manifesté, le supérieur, et le non-manifesté, le supérieur, répand de
nouveau le manifesté, l'inférieur, au commencement d'un nouveau Kalpa,
un nouvel âge du monde ; vous avez devant vous cette grande roue
tournante de la vie, le manifesté, issu du non-manifesté, et retournant de
nouveau dans le non-manifesté. Au commencement de la période mondiale
le manifesté apparait. À la fin de la période mondiale le manifesté disparait
dans le non-manifesté 2. [102] "Tous les êtres, ô Kaunteya, entrent dans ma
nature inférieure à la fin d'un Kalpa ; au début d'un Kalpa, je les émane de
nouveau. Caché dans la Nature, qui est Ma propre nature, J'émane encore
et encore toute cette multitude d'êtres impuissants, par la force de la
Nature" (IX, 7, 8). Je m'arrête à cela un moment, parce que les mots – si
vous oubliez certains autres Shlokas de la Gîtâ qui les expliquent –
peuvent vous troubler dans votre étude personnelle. Remarquez la phrase
2
Les plus récentes recherches de la Science sur la nature de l'atome projettent une vive lumière sur
ce tableau des univers apparaissant et disparaissant. L'atome, nous dit-on, est probablement un
"nœud" ou une "tension" clans l'éther, et les atomes peuvent apparaitre quand l'éther est soumis à
une tension, et disparaitre quand la tension est relâchée. Supposez que l'éther, l'éther véritable, est
"l'élément-vie" ; supposez que les atomes sont la "nature inférieure" ; alors, par la tension, causée
par la volonté du Seigneur, de la vie-élément sortirait la nature inférieure, de l'éther sortiraient les
atomes, et quand la volonté se relâcherait, la nature inférieure retournerait dans l'élément-vie, et les
atomes dans l'éther.
"entrent dans ma nature inférieure" ; et vous direz immédiatement que les
mots "nature inférieure" doivent signifier Aparâ Prakriti. Mais quand le
Seigneur Se met Lui-même en contraste avec la Nature, alors les deux
divisions, jusqu'ici nommées inférieure et supérieure, l'une par rapport à
l'autre, deviennent l'une et l'autre inférieures, relativement à Lui. Ceci est
posé encore plus clairement dans un autre Shloka auquel je vais
maintenant me référer, afin que tout malentendu, qui peut-être resterait
caché, puisse être chassé. Il avait déjà expliqué cela, avant de prononcer
cet exposé que je viens de lire, car Il avait dit dans le précédent entretien :
"A la venue du [103] jour, tout ce qui est manifesté nait du non-manifesté ;
à la tombée de la nuit, le manifesté se dissout en Cela même qui est appelé
le non-manifesté. Cette multitude d'êtres, qui apparaissent régulièrement,
disparaissent à la tombée de la nuit ; selon la loi, ô Pârtha, ils reparaissent
au lever du jour. Il existe donc, en vérité, supérieur à ce non-manifesté, un
autre non-manifesté, éternel, qui n'est pas détruit quand tous les êtres sont
détruits. Ce non-manifesté est nommé "l'Indestructible". Il s'appelle le
Sentier supérieur, la "Voie suprême". Ceux qui L'atteignent ne reviennent
plus" (VIII, 18-21). De même encore, après les paroles : "En ce monde il
est deux Énergies (Purushas), la destructible est tous les êtres ; ce qui ne
change pas est nommé l'indestructible", nous lisons : "l'Énergie suprême
est en vérité une autre Force, affirmée comme le Soi suprême, Celui qui,
pénétrant tout, soutient les trois mondes, le Seigneur indestructible.
Puisque Je dépasse le destructible, et que Je suis aussi plus parfait que
l'indestructible, en ce monde et dans le Veda Je suis proclamé l'Esprit
Suprême" (XV, 16-18). De nouveau Il dit : "Sous Ma direction, la Nature
produit ce qui se meut et ce qui ne se meut pas ; c'est à cause de cela, ô
Kaunteya, que l'univers parcourt les cycles" (IX, 10).
Pourtant il reste toujours caché à tous les yeux qui ne peuvent percer
complètement la Nature. Il déclare : "Enveloppé de l'illusion que Je
produis [108] par Mon pouvoir, Je ne suis pas découvert par tous" (VII,
25), c'est ma Yoga-mâyâ. Comment se fait-il que l'Unique peut être vu
dans toutes les variétés des formes ? D'où naissent-elles, ces combinaisons
et ces permutations sans fin, masquant l'unité du Soi ? Elles sont toutes
guna-mayi, faites des gunas, consistant dans les gunas, les trois qualités de
la matière, de la nature inférieure, qui, se combinant continuellement dans
des variétés infinies, trompent l'observation extérieure ; ainsi déclare-t-il
d'elles : "Tout ce monde, trompé par ces natures différentes formées par les
trois qualités, ne Me connait pas, au-dessus d'elles, impérissable. Cette
divine illusion qui est Mienne, causée par les qualités, est difficile à
pénétrer ; ceux qui viennent à Moi la surmontent" (VII, 13, 14). Nul n'est
exempt de l'influence des qualités : "Il n'est pas une entité, soit sur terre,
soit encore au ciel parmi les Êtres Radieux, qui soit libérée de ces trois
qualités nées de la Matière" (XVIII, 40). Cependant le sage doit les
transpercer pour atteindre le Seigneur. Et toutes les natures viennent de
Lui : "Les natures, qui sont harmonieuses, actives, ou paresseuses, sache
qu'elles viennent toutes de Moi" (VII, 12). Comme je l'ai déjà dit, elles
sont toutes dans le corps du Seigneur, elles font partie de Lui-même.
Pénétrer le Connu pour connaitre le Connaisseur, cela, seul, est la Sagesse.
Une autre règle simple est celle des activités qui se présentent sur
votre route, et sont utiles, parce que c'est un devoir qui est à votre portée ;
celui qui agit correctement mesure sa propre force, et ne fait rien qui la
dépasse ni rien qui ne l'emploie pas pleinement. Mais supposez que
beaucoup de choses utiles se présentent à vous et soient dans vos
capacités, mais que par leur nombre elles dépassent vos possibilités
d'accomplissement ; elles peuvent paraitre réclamer votre intervention, se
présenter comme des devoirs, mais vous n'avez ni la force ni le temps de
les faire toutes ? Alors, la reconnaissance du fait que vous êtes limités par
le temps aussi bien que par votre capacité vous désigne la sphère de votre
devoir. C'est le nombre de toutes celles que vous pouvez faire selon votre
capacité et selon le temps dont vous disposez, qui détermine votre devoir.
Mais si, essayant de faire plus que vous ne pouvez faire parfaitement, vous
cherchez à faire un nombre de choses que vous n'avez pas le temps de
terminer, vous allez au-delà de l'action droite ; vous trouvez que votre
temps [116] est limité et les "devoirs" vous semblent illimités ; et vous
devez alors réaliser que ce que vous n'avez pas le temps de faire n'est pas
votre devoir, mais le devoir d'un autre, et, encore une fois, que "le dharma
d'un autre est plein de danger". Celui qui agit glisse dans le danger s'il
essaye de faire plus que le temps et sa capacité ne lui permettent de faire.
Vous pouvez dire : "Il y a tant à faire, tant de choses qui réclament mon
intervention et mon temps, tant d'actions qui doivent être accomplies, et
tant de choses à faire." C'est parfaitement vrai. Mais vous n'êtes pas la
seule personne qui puisse faire tout cela. Vous n'êtes pas l'individualité
solitaire, douée de tous les pouvoirs, de toutes les capacités, et maitre du
temps, telle que le monde entier dépende de votre activité, et que rien ne
puisse se faire sans que vous y mettiez votre propre petite main. C'est une
erreur que beaucoup d'entre nous commettent et qui doit être évitée quand
on foule le sentier de l'action. Ce que nous n'avons pas le temps de faire
n'est pas notre devoir, et si nous le faisons, nous empêchons un autre de
faire son devoir et le forçons au désœuvrement. Le résultat de ce défaut de
compréhension de ce qu'est le devoir, c'est qu'un homme est toujours
effroyablement pressé et laisse la moitié de ses travaux inachevés parce
qu'il n'a pas le temps de les terminer, et qu'un autre homme se repose, oisif,
les mains vides, sans rien faire, parce que l'autre a tout pris avidement pour
lui. Cela n'est pas "l'action qui est le devoir", car le Seigneur est le Temps,
autant que tout le reste, et les limitations du temps sont les limitations
placées en chacun de nous par le Seigneur. Si vous n'avez pas le temps de
faire une chose dont la nécessité [117] s'impose, soyez surs que le
Seigneur trouvera, pour Lui-même, d'autres exécuteurs et d'autres mains,
car Il a des mains partout (XIII, 14) et non pas seulement reliées à un corps
unique. Telle est la grande leçon pour les gens actifs, parce que les actifs
sont souvent la cause de l'inaction des autres, de l'oisiveté, de la paresse, et
de toutes les dispositions qui entravent l'homme dans sa progression. Une
activité outrée n'est pas le sentier de l'action, c'est le sentier du monde.
Leçon difficile, je le sais, pour un homme actif, parce qu'une partie de son
activité est un sentiment de capacité ; il est capable de faire les choses et il
oublie souvent de mesurer le temps aussi bien que ses forces. Mais temps
et force sont tous deux du Seigneur, et tous deux doivent être pris en
considération. Et je sais que cela est vrai d'après ma propre expérience, car
bien des choses se pressent autour de moi, me criant : "Faites-moi,
occupez-vous de moi" ; et il y en a beaucoup plus que je ne pourrais en
faire, mais j'avais l'habitude d'essayer de les faire toutes, et j'échouais, et je
n'avais jamais le sentiment d'avoir accompli une seule chose parfaitement
bien. Alors j'ai compris que le Seigneur pouvait très bien se passer de moi,
et ne dépendait pas d'un corps particulier dans lequel, après tout, il était
l'Acteur et non pas moi, et qu'Il avait de nombreux corps dans lesquels Il
pouvait agir. Ensuite j'ai réalisé que faire ce que je pouvais faire bien, et
laisser le reste de côté, était le sentier de la sagesse dans l'action. Et j'ai
toujours constaté que, lorsque ce qui, par suite du manque de temps, n'est
pas de notre devoir est laissé de côté sans y toucher, d'autres se présentent
aussitôt, qui s'en chargent, et ainsi l'ensemble [118] du travail est mieux
fait, quand une seule personne n'essaie pas de l'accaparer.
Quelle est la Loi ? C'est que tous les êtres doivent vivre par le sacrifice
des vies d'autres êtres et, par conséquent, que chaque être, quand il devient
soi-conscient, doit être prêt à payer sa dette en se sacrifiant lui-même. Ce
n'est pas seulement chez les hommes que la Loi est appliquée. Elle se
découvre parmi les minéraux, les végétaux et [120] les animaux. La pierre
est broyée pour nourrir le végétal ; le végétal est arraché pour nourrir
l'animal ; les animaux cherchent leur proie parmi les animaux et le plus
fort dévore le plus faible ; les hommes cherchent une proie parmi les
hommes, s'entredévorant d'abord physiquement, pour se nourrir, et plus
tard par des moyens différents. La Loi du Sacrifice est partout présente
dans la Nature, parce que le Seigneur est le Seigneur du Sacrifice, et le
premier sacrifice est Son propre sacrifice de Lui-même. Il est le Purusha
dont le corps est cédé dans toutes ses parties pour constituer l'Univers
entier. La Loi du Sacrifice doit être graduellement apprise dans l'homme
par la Soi-conscience. L'homme, à mesure qu'il évolue, voit qu'il vit par le
sacrifice d'autres vies, et il se dit à lui-même : "Les pierres meurent pour
moi, afin d'entretenir le règne végétal ; les végétaux meurent pour moi,
afin que mon corps puisse être entretenu ; les animaux me cèdent leurs
vies, toujours attelés à mon service et dressés pour servir mes travaux ;
mon corps est le résultat d'actes de sacrifice innombrables et il continue de
vivre uniquement par le sacrifice continuel d'autres vies ; des vies
innombrables sont édifiées dans le corps dont je suis revêtu, de sorte que
mon corps est l'autel sur lequel des myriades de vies sont sacrifiées. Alors,
en commune justice, je dois payer tous ces sacrifices par le sacrifice de
moi-même, et ainsi faire tourner la roue de la vie. Je dois m'abandonner
aux autres. Je dois vivre pour les autres hommes. Je dois vivre pour le
règne animal, pour le règne végétal et le règne minéral, qui tous peuvent
être évolués plus rapidement avec mon aide ; puisque je suis le [121]
résultat du sacrifice, je dois être un sacrifice."
Ensuite, un homme apprend à distinguer entre les vies qui lui sont
sacrifiées et il cherche à entretenir sa propre vie en exigeant des autres le
minimum de sacrifices qu'il lui sera possible de demander. Et ainsi, parmi
les myriades de vies qui s'offrent à lui, il choisit celles dans lesquelles la
conscience est la moins développée pour bâtir sa propre charpente ; quant
aux vies plus conscientes, il cherche à les dresser et à les discipliner, pour
les aider elles-mêmes aussi bien que pour son service, et il cherche à
évoluer personnellement tout en les faisant évoluer, et ainsi la Loi du
Sacrifice devient la loi de sa vie. Il s'associe lui-même à cette loi dans
chaque action de sa vie. Sur le sentier Nivritti (du retour) il paye les dettes
qu'il a contractées sur le sentier Pravritti (de l'allée). Par suite, ce qui est
son devoir, ce qui est dû par lui, il s'efforce toujours de le faire, payant
ainsi ses dettes. Il sacrifie ainsi le résultat de toutes ses actions, qui ne sont
pas les siennes mais celles du Seigneur, et ainsi il devient parfait dans
l'action ; car seul l'homme qui ne se soucie pas du fruit est capable
d'accomplir l'action de façon parfaite. Cela nous parait-il étrange, quand
nous voyons que tous les hommes sont poussés à l'activité par le désir du
fruit de l'action ? Quand nous voyons les hommes qui perdent le désir des
fruits de l'action devenir nonchalants, inactifs, paresseux ? Mais un
nouveau motif pour agir est né chez celui qui agit véritablement, qui,
pensant uniquement à Son Seigneur et se considérant lui-même comme le
canal qu'utilise le Seigneur, ne se soucie nullement de ce qu'on appelle
succès ou insuccès, puisque le seul succès qu'il connaisse [122] est
l'accomplissement de Sa Volonté, et le seul insuccès qu'il puisse imaginer
est d'aller contre cette Volonté qui est la loi de sa vie. Ce que le monde
nomme succès ou insuccès, en quoi cela peut-il l'intéresser ? Ces choses se
rencontrent toutes deux sur le sentier du devoir. Pourquoi s'inquièterait-il
de savoir si la construction qu'il édifie est destinée à abriter l'homme
directement de l'orage extérieur, ou si elle doit seulement fournir une base
solide sur laquelle quelque édifice plus important s'élèvera dans l'avenir ?
Les fondations des édifices sont faites des matériaux démolis provenant
d'autres édifices. Même lorsque physiquement vous voulez bâtir quelque
chose de neuf, vous devez employer une certaine quantité de briques
cassées et de pierres, et les mettre en place pour commencer à établir la
fondation ; et beaucoup de choses qui sont les temples de l'avenir trouvent
leurs fondations préparées dès aujourd'hui dans les échecs apparents de
ceux qui travaillent pour le Seigneur. Pourquoi donc seraient-ils
préoccupés ? Où est l'insuccès s'ils Lui apportent ce dont Il a besoin pour
Son édifice de l'avenir ? Et vu que celui qui agit justement sait que lui-
même, entouré de mâyâ, est souvent trompé et aveuglé, que ce qu'il pense
être bon et faire partie du plan peut en réalité n'être pas du tout dans le
plan, et qu'il peut souvent se tromper dans ses projets et dans la façon de
mener son travail, il travaille de bon cœur et sans attachement, et quand il
construit quelque chose qui lui semble être très beau et très utile, et que
tout cela s'écroule autour de lui, il n'est pas ému, il n'est pas troublé, il ne
s'inquiète pas ; il consent à ce que tout soit brisé, si ce n'est pas ce que le
Seigneur demande [123] pour Son édifice. Cela le regarde-t-il, lui qui est
la main du Seigneur, si les ruines de son bel édifice doivent servir de
fondation pour le vrai Temple ? Si le métal qu'il prépare ne peut servir, il
jette le tout joyeusement dans le creuset, sûr que seules les scories seront
brulées et que l'or restera. Les scories elles-mêmes ont leur propre emploi,
et elles contribueront avec les pierres et les briques cassées à établir une
fondation, sinon l'édifice achevé. Et c'est ainsi qu'il vit, qu'il travaille, et en
travaillant ainsi, sans désir, il peut travailler d'une façon parfaite. Il peut
saisir la vision de chacun des signes de son Seigneur, quand le désir ne
l'aveugle pas. Il peut saisir le plus léger murmure, quand il est sourd aux
bruits du monde extérieur.
FIN DU LIVRE