Besant Annie Commentaires Sur Bhagavad Gita PDF

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COMMENTAIRES SUR LA BHAGAVAD GITA

Par Annie BESANT (1847-1933) — 1905

Traduit de l'anglais

Original : Éditions Adyar — 1947

Droits : domaine public

Édition numérique finalisée par GIROLLE (www.girolle.org) — 2014

Remerciements à tous ceux qui ont contribué


aux différentes étapes de ce travail
NOTE DE L'ÉDITEUR NUMÉRIQUE

L'éditeur numérique a fait les choix suivants quant aux livres publiés :
- Seul le contenu du livre à proprement parler a été conservé,
supprimant toutes les informations en début ou en fin de livre
spécifiques à l'édition de l'époque et aux ouvrages du même
auteur.
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renvoyant au chapitre concerné, est thématique  sommaire
rappelé en tête de chapitre.
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car renvoyant à des informations désuètes ou inutiles.
- L'orthographe traditionnelle ou de l'époque a été remplacée par
l'orthographe rectifiée de 1990 validée par l'académie française.
LIVRE

CHAPITRE PREMIER

LA GRANDE RÉVÉLATION

Frères,

En essayant de vous parler pendant quatre matinées successives sur le


sujet de la Bhagavad Gîtâ, je sens, plus fortement qu'il n'est possible à
aucun de vous de la sentir, mon extrême insuffisance devant cette tâche.
Parler de la Gîtâ c'est parler de l'histoire du monde, de sa vaste complexité,
de la trame des désirs, des pensées, et des actions qui constitue l'évolution
de l'humanité ; car ce livre n'est pas simplement l'histoire de l'instruction
d'Arjuna par Shrî Krishna – il est bien plus que cela. Et tout ce qu'on peut
souhaiter, en entreprenant une tâche dépassant de si loin nos capacités,
c'est que cette flute, dont la musique imposait sa mélodie aux pierres
mêmes qui l'entendaient, puisse exhaler la même musique d'inspiration
universelle dans le cœur de l'orateur aussi bien que dans celui des
auditeurs ; de telle sorte que parmi cette musique quelque passage puisse
faire écho dans les cœurs qui sont rassemblés ici, pour souffler sur les vies
qui jaillissent de ces cœurs quelque chose de l'esprit contenu dans les
paroles de la Gîtâ. Combien le chant du Seigneur est grand, tontes les
nations le proclament d'une [10] seule voix. Non seulement dans son
propre pays natal, mais par tous pays, cette musique s'en est allée, et dans
chaque contrée elle a éveillé quelque écho dans les cœurs réceptifs. Et
pourtant, plus d'un parmi ceux qui le lisent et seraient heureux de le
comprendre, le trouvent – comme il arriva à son premier auditeur –
difficile, compliqué et même troublant, fuyant apparemment d'un sujet à
un autre, parlant tantôt d'une méthode et tantôt d'une autre en apparence
opposée, semblant quelquefois donner un conseil dans une certaine
direction puis un conseil dans une autre, parlant de la nécessité de la vie
qui est incarnée dans tous les êtres et pourtant avec un perpétuel refrain,
"combats", par lequel la vie fut chassée de bien des formes. Celui qui peut
comprendre la complexité de la Gîtâ peut de même comprendre la
complexité du monde dans lequel l'Auteur de la Gia est la vie, le support et
le soutien, et la Gîtâ étant complexe comme le monde, tous deux sont
dignes de l'étude la plus profonde.

Mais, en ces temps modernes, c'est une étude très difficile, car la
manière de l'Instructeur Divin n'est pas celle du pédagogue humain. Dieu
n'enseigne pas comme enseigne l'homme, dans des manuels écrits pour
être appris par l'enfant en exerçant sa mémoire plutôt qu'en développant sa
vie. La nature, qui est le reflet extérieur de la Divinité, ne nous instruit pas
par une suite de préceptes, par des paroles faciles à comprendre ; et c'est
ainsi que vous remarquez que, dans la Gîtâ, où la méthode d'enseignement
est celle de l'Instructeur Divin et non celle du pédagogue, il y a beaucoup
de confusion, beaucoup de difficultés ; et c'est presque du dépit qui
apparait, de temps en temps, dans le [11] cœur et même sur les lèvres de
l'étudiant. Que de fois, au cours des premières leçons, l'élève se plaint-il
amèrement à son maitre qu'il est incapable de comprendre. Que de fois
entendons-nous son cri plein d'amertume et de reproche réclamant un
enseignement clair, défini et évident. Vous devez évoquer cette suite de
Shlokas dans lesquels se montre la confusion d'Arjuna, tantôt en paroles
instantes, tantôt en paroles presque pétulantes : "Je te demande de me dire
résolument ce qui est le meilleur. Je suis Ton disciple qui Te supplie ;
instruis-moi" (II, 7). Et la réponse ? Un long discours, éloquent, admirable,
plein de la plus profonde sagesse ; mais, après ce discours, quel est le
résultat sur l'esprit de l'auditeur ? "Par ces paroles contradictoires, Tu ne
fais que troubler mon entendement ; dis-moi donc clairement le seul
chemin par lequel je puisse atteindre le bonheur" (III, 2). De nouveau
l'Instructeur parle. Shloka après Shloka, d'une beauté musicale, sortent des
lèvres divines ; et de nouveau, après que deux longs discours ont été
prononcés, le même cri désespéré : "Lequel des deux est le meilleur ? Dis-
le-moi d'une façon définie" (V, 1). Que c'est étrange ! Voici Shrî Krishna
instruisant Arjuna, et cependant Il ne peut se faire comprendre de lui.
Voici l'élève idéal, le disciple idéal, réclamant à hauts cris la lumière à son
Maitre, et la lumière ne lui est pas donnée. Ah ! Non ! Il n'en est pas ainsi.
Ce n'est pas le Maitre qui refuse la lumière ; c'est le disciple qui n'est pas
capable de s'en servir pour voir, de comprendre. Car il est une nécessité
pour l'élève aussi bien que pour l'instructeur, l'esprit réceptif autant que la
Sagesse qui coule des lèvres divines. À quoi sert la blanche splendeur du
soleil si elle tombe sur des [12] yeux aveugles à son éclat ? À quoi sert la
mélodie de la plus exquise Vînâ, si elle tombe dans des oreilles sourdes qui
ne peuvent l'entendre ? La difficulté, mes frères, git en nous et non en
Ceux qui enseignent. Ils répandent les flots de la Sagesse Divine, mais
l'océan peut-il se vider dans un seau minuscule ? Ce que nous voyons, c'est
la rancune, comme il nous semble presque, contre le rôle de l'Instructeur ;
l'élève est avide de lumière, ardemment désireux de connaissance, il
appelle instamment la sagesse, et rien de cela ne vient. Mais si ! Cela
arrive, en flots irrésistibles, les vagues innombrables nous balayent, mais
nous sommes sourds et aveugles et insensibles comme les pierres ; oui,
pires que les pierres, car elles répondent à la mélodie de la flute, et nous ne
répondons pas.

Or, voici la première grande leçon de la Gîtâ. Ce que l'élève doit faire
lui-même. Vous pouvez apprendre toutes les choses extérieures que
l'homme peut enseigner par un enseignement extérieur, bien que même
dans ce cas la force de l'élève doit conditionner l'illumination reçue par
l'esprit, et l'instruction acquise par lui consiste uniquement dans ce qu'il
aura assimilé. Mais de la Sagesse Divine vous ne pouvez apprendre une
syllabe, que dis-je, une lettre, jusqu'à ce que vous la viviez dans votre vie
et ne la répétiez pas seulement avec les lèvres. Pour comprendre la Gîtâ,
vous devez la vivre, et en apprenant à la vivre, lentement la grande
signification se fera jour dans votre intelligence ; c'est seulement à mesure
que, pas à pas, ce mode de vie s'accomplit, que le profond dévoilement des
mystères devient possible pour le cœur de l'individu. Et ainsi, il en est qui
prendront la Gîtâ, la liront jusqu'au bout, et [13] diront : "C'est très beau,
mais après tout il n'y a là rien que nous n'ayons su auparavant." Et d'autres
la liront, et liront et reliront, et la lecture ne portera que peu de fruits. Bien,
mais, pouvez-vous dire, il est dit dans certains de nos Shâstras que si vous
lisez par exemple, un quart de Shloka, un demi-Shloka, un Shloka ou un
quart du livre entier même, tels et tels seront les fruits. Oui, mais la lecture
qui apporte le fruit de connaissance n'est pas la lecture de l'œil mais la
lecture de la vie ; et l'homme qui voit, qui lit un quart de Shloka et le lit
d'une manière telle que cela devienne une part de sa vie, de telle sorte que
tous autour de lui peuvent aussi le lire dans sa vie, et savoir que dans cet
homme cette partie de la Gîtâ, a pris corps, cet homme a lu cela en vérité,
et il en cueille le fruit. Chaque lecture véritable marque un stade de
l'évolution humaine, marque un point du progrès humain. Ce n'est pas la
simple répétition des mots ; c'est le puissant Esprit intérieur, incarné dans
nos cœurs qui manifeste le fruit.

Et puis dans cette Bhagavad Gîtâ, il y a deux significations tout à fait


évidentes, distinctes mais aussi étroitement reliées l'une à l'autre, et il est
bon de comprendre la méthode de cette jonction. D'abord la signification
historique. Actuellement, spécialement dans les temps modernes où la
pensée occidentale influence et colore l'esprit oriental, les Indiens, aussi
bien que les Européens, sont disposés à s'éloigner de l'idée que des vérités
historiques sont exprimées dans une grande partie de la littérature sacrée ;
ces énormes périodes, ces longs règnes de Rois, ces batailles immenses et
sanglantes, toutes ces choses ne sont surement [14] que simple allégorie,
elles ne sont pas l'histoire. Mais qu'est-ce que l'histoire, et qu'est-ce que
l'allégorie ? L'histoire est l'accomplissement du plan du Logos, c'est Son
plan, Son dessein pour évoluer l'humanité ; et l'histoire est aussi l'histoire
ou description de l'évolution d'un Logos mondial, qui gouvernera quelque
système de mondes à venir. C'est cela l'histoire, l'histoire de la vie d'un
Logos en évolution dans l'accomplissement du plan du Logos qui
gouverne. Et quand nous disons allégorie, nous voulons seulement parler
d'une plus petite histoire, d'une moindre histoire, dont les points saillants,
reflets de la plus grande histoire, sont répétés dans l'histoire de la vie de
chaque Jivâtmâ individuel, de chaque Esprit individuel incarné. L'histoire,
envisagée du point de vue de la réalité, est le plan du Logos gouverneur
pour l'évolution d'un futur Logos, manifesté sur tous les plans et visible
pour nous sur le plan physique, et par conséquent plein du plus profond
intérêt et plein de la signification la plus profonde. Le sens intérieur,
comme on l'appelle quelquefois, celui qui nous tient à cœur, à vous et à
moi, celui qui est appelé allégorie, est le sens perpétuel, continuellement
répété dans chaque individu, et c'est réellement le même en miniature.
Dans le premier, Ishvara vit dans Son monde, avec le futur Logos et le
monde qui constituent Son corps ; dans l'autre, Il vit dans l'individu
humain, avec le Jivâtmâ et ses véhicules qui constituent Son corps. Mais,
dans les deux cas, il y a l'unique Vie et l'unique Seigneur, et celui qui
comprend l'un des deux comprend également l'autre. Personne, sauf le
sage, ne peut lire les pages de l'histoire avec des yeux qui [15] voient ;
personne, sauf le sage, ne peut reproduire dans son propre développement
le puissant développement du système dans lequel un futur Logos est Lui-
même le Jivâtmâ, et le Logos qui gouverne est le Soi Suprême ; et, puisque
le moindre est le reflet du plus grand, puisque l'histoire de l'individu
évoluant est simplement une chétive et faible copie de l'évolution du futur
Logos, pour cela il y a toujours dans les Écritures ce que nous appelons un
double sens – celui de l'histoire qui montre un grand Soi en évolution, et le
sens intérieur allégorique qui nous parle de l'évolution des moindres Soi.
Nous ne pouvons nous permettre de perdre une de ces significations, car
une part des richesses de ce trésor nous échapperait ainsi ; et vous devez
garder fermement et clairement à l'esprit qu'il n'y a pas de superstition des
anciens, pas de rêves des ancêtres, pas de caprices des générations
ignorantes de la lointaine antiquité, dans le fait qu'ils voyaient dans les
petites vies des hommes, des reflets de la plus grande Vie qui a l'Univers
comme expression. Et vous ne devez pas vous étonner, ni être perplexes,
quand vous saisissez çà et là, au cours de cette description, des lueurs de
choses qui, sur une échelle plus réduite, sont familières dans votre propre
développement ; et au lieu de penser qu'un mythe est quelque chose de
nuageux qui provient de l'histoire d'un individu dans un passé lointain, et
qui a été exagéré et développé, comme l'est la fantaisie moderne, apprenez
que ce que vous appelez un mythe est la vérité, la réalité, le puissant
développement de la Vie Suprême qui est la cause de la formation d'un
Univers ; et que ce que vous appelez l'histoire, [16] l'histoire des individus,
n'est qu'une pauvre et faible copie de ce déroulement. Lorsque vous voyez
la ressemblance, sachez que ce n'est pas le grand qui est façonné par le
petit ; c'est le menu qui est le reflet du puissant. Et ainsi, en lisant la
Bhagavad Gîtâ, vous pouvez la considérer comme l'histoire ; et alors c'est
le Grand Dévoilement qui vous fait comprendre le sens et le dessein portés
par l'histoire humaine, et qui ainsi vous rend capables de scruter, avec des
yeux qui voient, le panorama du vaste déroulement des évènements de
nation en nation et de race en race. Celui qui lit ainsi la Gîtâ en tant
qu'histoire humaine peut se tenir ferme au milieu du fracas des mondes qui
s'écroulent. Et vous pouvez aussi la lire, dans le but d'y trouver
individuellement aide, courage et lumière, comme une allégorie, l'histoire
du développement de l'Esprit en vous-mêmes. Et je me propose, ce matin,
de prendre ces deux significations pour notre étude spéciale, et de montrer
comment la Gîtâ, comme histoire, est le Grand Dévoilement, l'enlèvement
du voile qui recouvre le véritable dessein qu'accomplit l'histoire sur le plan
physique ; car c'est cela qui dissipa l'erreur d'Arjuna et le rendit capable de
faire son devoir à Kurukshetra. Et ensuite, quittant ce vaste plan pour
chercher sa signification quand il touche à l'évolution de l'Esprit dans
l'individu, nous verrons ce que nous y trouverons d'enseignement, et ce
qu'il représente pour nous d'illumination individuelle, car de même
exactement que l'histoire est vraie, de même l'allégorie l'est aussi. De
même que l'histoire, comme nous le verrons, fut la préparation, pour l'Inde,
du présent et aussi de l'avenir, de même est [17] vrai aussi ceci, qui est
écrit autre part dans le Mahâbhârata : "Je suis l'Instructeur et l'esprit est
mon élève." De ce point de vue nous verrons Shrî Krishna comme le
Jagatguru, l'Instructeur du Monde, et Arjuna comme le mental, le Manas
inférieur, instruit par l'Instructeur. Et ainsi nous pouvons arriver à
comprendre sa signification pour nous-mêmes dans notre propre petit
cycle de croissance humaine.

Disons maintenant qu'un Avatâra est l'Ishvara, le Logos d'un système


de mondes, apparaissant dans une forme physique lors de quelque grande
crise de l'évolution. L'Avatâra descend – Se dévoile lui-même serait un
énoncé plus vrai ; "descend" veut dire que nous pensons au Suprême
comme s'Il était très loin alors qu'Il est la Vie pénétrant tout, dans laquelle
nous vivons ; pour l'œil externe seulement c'est un abaissement et une
descente – et c'est un tel Avatâra qu'est Shrî Krishna. Il vient comme le
Logos du système, se voilant Lui-même dans une forme humaine, de sorte
qu'il peut, comme homme, régler extérieurement le cours de l'histoire par
son éminent pouvoir, comme aucune force moindre ne pourrait servir à
cette fin. Mais l'Avatâra est aussi l'Ishvara de l'Esprit humain, le Logos de
l'Esprit, le Soi Suprême, le Soi dont l'Esprit individuel est une portion – un
"amsha" ou fragment. Avatâra, donc, comme l'Ishvara de notre système ;
Avatâra, aussi, comme l'Ishvara de l'Esprit humain ; et quand nous Le
voyons dans ces deux présentations, la lumière brille et nous commençons
à comprendre.

Prenons le drame historique, promulgation du grand enseignement.


L'Inde a parcouru un long [18] cycle de grandeur, de prospérité. Shrî
Râmachandra a régné sur le pays comme le modèle de la Royauté Divine
qui guide, forme et instruit une civilisation naissante. Ces jours sont
passés. D'autres sont venus, plus faibles pour gouverner et guider, et plus
d'un conflit s'est élevé. La grande caste des Kshattriyas a été abattue
presque jusqu'à sa racine par l'Avatâra Parashurâma, Râma à la hache ; elle
a de nouveau grandi, forte et vigoureuse. Dans cette Inde la nouvelle
manifestation arriva. Dans ce passé de son histoire, le premier rejeton de la
grande Race Aryenne s'est établi dans les régions septentrionales de l'Inde.
Il y a servi de modèle, le modèle mondial, pour une nation. C'était là sa
fonction. Une religion, embrassant les hauteurs et les abimes de la pensée
humaine, pouvant instruire le paysan dans son champ, instruire le
philosophe et le métaphysicien dans son étude solitaire, une religion
embrassant le monde a été proclamée par les lèvres des Rishis du premier
rameau de la Race. Non seulement une religion, mais aussi une forme de
gouvernement, un ordre économique et social, projetés par la sagesse d'un
Manou, dirigés d'abord par ce Manou lui-même. Non seulement une
religion et un gouvernement, mais aussi l'adaptation de la vie individuelle
suivant les lignes les plus judicieuses, les Varnas successifs ou classement
en castes, les Ashramas successifs ou périodes d'existence ; les stades de
vie, dans la longue vie de l'individu, étaient observés dans les castes, et
chaque vie de caste du Jivâtmâ incarné reproduisait dans ses principes
essentiels, dans la vie individuelle, les Ashramas qu'un homme traversait
entre la naissance et la mort. Ainsi parfaitement conçue, ainsi [19]
parfaitement projetée, cette civilisation naissante fut donnée à la Race
comme un modèle universel pour montrer ce qui pouvait être fait là où la
Sagesse dirigeait et où l'Amour était l'inspirateur.

La parole proférée par cet antique modèle était le mot Dharma –


Devoir, Convenance, Ordre régulier. Graduellement, comme toute chose
humaine, il dégénéra et s'affaiblit de plus en plus. Il a fait son œuvre, en
construisant pour le monde un modèle, dont les nations plus jeunes dans le
monde pourraient prendre ce qu'elles seraient capables d'appliquer pour
l'introduire dans leurs propres civilisations.

Une autre fonction, plus grandiose, plus divine, plus merveilleuse,


allait alors incomber à la Terre sacrée de l'Orient, et c'est pour la préparer à
cette fonction que Shrî Krishna accomplit le changement. L'Inde, qui avait
été un modèle mondial de devoir ordonné dans son peuple divinement
façonné, était destinée dans un avenir lointain – qui à Ses yeux divins
n'était pas distant, car où est la distance pour la Divinité à qui le passé et
l'avenir ne sont qu'un éternel présent ? – non à servir de modèle mondial,
mais de Sauveur du Monde ; c'est là qu'est la clef des évènements
ultérieurs. Aucune nation ne peut assumer d'aussi hautes fonctions si ce
n'est en franchissant la vallée de l'ombre de la mort, et en buvant jusqu'à la
lie la coupe amère de l'humiliation ; c'est pour cela que vint Krishna – pour
rendre cela possible, et pour le rendre inévitable. Des mains moins habiles
et moins affectionnées que celles d'un Avatâra eussent été incapables de
lancer la nation indienne sur le sentier, l'âpre sentier de l'humiliation et de
la souffrance. Et c'est cela qui domine [21] – comme vous le verrez si vous
lisez avec soin Son histoire vivante – qui domine Sa conduite directement
d'un bout à l'autre. Il ne dévie jamais, Il ne change jamais. Toute Son
œuvre, dans laquelle Il jette Son incomparable puissance, est guidée par
cette volonté qui voit loin, sans déviation, invariable. La volonté invariable
est là, quel que soit le voile de Mâyâ dans lequel Il puisse, pour l'instant,
S'envelopper. Il veut modeler ce pays, cette race, pour être un Sauveur du
Monde. Que signifie ce modelage ? Il signifie en premier lieu humiliation
après humiliation. Qui peut regarder en arrière et la voir telle qu'elle
existait dans la splendeur de son passé, et voir son Impératrice des mondes
de l'esprit et de l'intelligence, avec sa triple couronne de connaissance
spirituelle, de puissance intellectuelle, et de prospérité sans bornes, et puis,
parcourant des yeux l'horizon d'aujourd'hui, la voir découronnée, sans
larmes, larmes du cœur même, plus pareilles à des gouttes de sang ? Et
pourtant, le Seigneur d'Amour, à Kurukshetra, rendit possible la destinée
même que nous voyons aujourd'hui ; oui, il la rendit inévitable. Il mit en
pièces la dure muraille de fer faite des épées de sa caste Kshattriya ; Il les
massacra, ces guerriers, avec leurs propres glaives tranchants, lui le
puissant Seigneur de tous, car Il était venu comme l'heure du destin :
Je suis le Temps, qui apporte au monde la désolation ;
Je Me manifeste sur terre pour anéantir l'humanité !
Pas un de ces guerriers, rangés pour le combat,
Ne peut échapper à la mort.
(XI, 32.) [21]

L'heure avait sonné ; les glaives des Kshattriyas se brisèrent les uns
contre les autres dans une lutte fratricide. Les corps des Kshattriyas furent
abandonnés, cadavres jonchant la plaine de Kurukshetra. La lutte pour un
royaume eut pour résultat la dissolution de deux royaumes, et l'Inde
moderne était née.

Le front portant la triple couronne fut précipité dans la poussière, de


sorte que les vagues destructrices de l'invasion purent la balayer de temps à
autre. Alexandre vint, et parcourut les régions du nord, et ses armées
retournèrent en Grèce, enrichies de la pensée orientale. Encore plus âpre
fut le courroux, encore plus cruelle l'humiliation, quand les vagues
d'invasion successives des nations nordiques d'Asie, venant de Mongolie,
du Turkestan, arborant la forme la plus farouche de la foi de l'Islam,
l'Islam de l'épée, et non de la plume, déferlèrent sur elle et s'efforcèrent
d'engloutir la foi du peuple Indou, et le trône de Mughal fut établi à
l'endroit même où Yudhishthira avait régné. Plus tard encore, des Nations
européennes l'une après l'autre jouèrent avec les dés de la guerre et du
commerce pour la domination de l'Inde. Ses barrages furent détruits.
Guerriers ou armements, malgré leur héroïsme, ne furent pas assez forts
pour refouler le flux ; les flots de l'océan de l'invasion passèrent d'un
rivage à l'autre et submergèrent le tout. C'était l'heure de sa passion, de sa
crucifixion parmi les nations.
Hissée en haut de sa croix de douleur, raillée et ridiculisée, objet de la
moquerie et du mépris, ses robes de beauté devenues le butin de la
soldatesque insolente, elle est restée là suspendue, mourante, durant des
siècles. Mais quand vous avez [22] parlé de l'humiliation et de la passion,
de la crucifixion et de la blessure, vous n'avez raconté que la moitié de
l'histoire d'un Sauveur du Monde ; car après la passion vient la
résurrection, aussi inévitablement que le jour suit la nuit. Et si vous
regardez avec l'œil du clairvoyant, qui n'est pas aveuglé par les larmes que
provoque cette histoire de l'humiliation et de la passion, vous verrez que
lorsque chaque vague de conquête balaye le pays, elle le fertilise, elle ne le
détruit pas en réalité. Et chaque vague, en se retirant, emporte avec elle
quelque chose avec quoi elle fertilisera son propre pays, et laisse dans
l'Inde quelque nouvelle pensée, quelque idée neuve, quelque trésor pour
enrichir sa pensée toujours grandissante. Un flot destructeur, semblait-il,
quand vous le regardiez du côté extérieur à l'invasion. Un flot fertilisant,
devait-on reconnaitre, quand on le regardait du côté intérieur ; comme le
Nil qui inonde l'Égypte te de telle sorte que tout le pays semble submergé,
mais c'est de cette inondation que dépendent les récoltes de la saison
suivante. Car, n'est-ce pas l'Avatâra qui guide le monde, et, en dehors du
mal apparent, Il apporte un bien incessant. Et parce qu'Il aime, et est sage
autant qu'aimant, Il guide d'une main ferme Ses élus à travers la vallée de
misère et l'enfer de l'humiliation, afin que, purifié par la souffrance et
enrichi par l'expérience recueillie de nombreuses nations venues se mêler à
la sienne, le Sauveur du Monde puisse se dresser glorieux au Matin de la
résurrection, pour répandre une lumière nouvelle sur le monde entier, au
lieu que la lumière soit uniquement répandue sur une seule nation.

Telle était la signification de la venue de Shrî [23] Krishna, et telle


était l'œuvre que l'Avatâra vit devant Lui, et qu'Il accomplit avec
constance, avec une volonté invariable. Mais ici se trouve pour nous une
autre leçon : car nous observons que tout en accomplissant son dessein, Il
n'oublia ou ne manqua jamais d'employer les moyens que l'Ordre Régulier
réclamait à l'époque. Vous rappelez-vous comment, avant que le jour de la
bataille ne se levât, Shrî Krishna se rendit à la cour du roi Dhritarâshtra, et
comment, avec Son éloquence incomparable, Sa parole d'or, Il y plaida
pour la paix ? Vous vous rappelez comment Il fit venir Duryodhana,
comment à l'obstination de celui-ci se mesura Sa patience, et à la sottise
folle du même Sa propre douce sagesse ; combien indulgentes étaient Ses
paroles, combien pleines de tact Ses suggestions ; et même plus, quand
tout autre moyen avait échoué, un dévoilement partiel de Sa forme
d'Ishvara, afin qu'Il pût faire l'effort extrême pour entrainer la conviction
dans les cœurs qui s'opposaient à Lui, acharnés à la guerre fatale. Tant
d'efforts pour la paix, et pourtant Il savait que la guerre était inévitable.
Tant de luttes pour l'inaccessible, tant de tentatives pour accomplir des
choses qui auraient frustré Sa propre mission. Comme cela semble étrange
à nos yeux myopes. Mais combien nécessaire et sage, quand nous
commençons à voir. Car, quoiqu'Il sût que ces efforts devaient manquer
leur but à ce moment, quoiqu'Il sût que la guerre était inévitable et quoique
Lui-même la voulût et fût résolu à l'achever, Il n'en savait pas moins que le
devoir doit être accompli, et que c'était Son devoir comme patriote et
comme homme d'État de rechercher la paix de tous Ses efforts et par tous
les pouvoirs [24] humains en Sa possession. Il savait, dans Sa divine
sagesse, que la valeur de l'effort ne consiste pas dans le succès immédiat,
comme le succès peut être calculé par vous et moi ; que les efforts, dirigés
vers de nobles fins, ne sont jamais perdus, mais sont une force qui
s'accumule constamment, et que le futur succès ne pouvait se construire
lui-même d'une manière correcte et parfaite, si l'un de ces efforts venait à
manquer, si l'une de ces luttes n'avait pas lieu. Il savait le secret de toute
action. Il savait que l'action droite n'est pas accomplie par le sage en vue
d'en recueillir le fruit immédiat et apparent ; que l'action droite doit
toujours être accomplie, même si un inévitable insuccès doit en résulter, et
Il savait bien que tous ces efforts faits par Lui étaient des forces, des
énergies nécessaires pour produire le résultat final qui n'est encore pour
nous qu'un avenir lointain. Ces efforts pour la paix faits par Shrî Krishna,
qui semblaient avoir été frustrés à cette époque par l'obstination de
Duryodhana, ces efforts sont une partie des énergies qui travaillent pour la
paix universelle dans l'avenir, lorsque la nécessité des leçons de la guerre
aura cessé et que les blanches ailes de la paix seront étendues sur un
monde calmé. Et c'est ainsi qu'Il a œuvré, ainsi qu'Il a lutté.

Passons maintenant à l'histoire, après cette vue à vol d'oiseau. Arjuna,


quand le jour de la bataille se leva, assis dans le char aux chevaux blancs,
avec le divin conducteur auprès de lui, sentit son cœur défaillir, non sans
raison. Des amis dans les deux camps ; des parents rangés sous les
étendards ennemis ; qui plus est, ses anciens instructeurs, Bhîshma, Drona,
et les autres, alignés en face de lui et guidant les armes de l'ennemi ; quel
cœur n'eût [25] pas défailli dans un tel conflit de devoir ? Il doit y avoir
une bataille dans le cœur menée avant la bataille de Kurukshetra, et, tandis
que cette lutte faisait rage, il était décontenancé, abattu, confondu, quant
au dharma. Que devait-il faire ? La royauté était-elle une réparation
suffisante pour le massacre des êtres aimés ? La couronne pourrait-elle se
poser doucement sur le front quand le cœur était brisé ? Non, dans une
véritable prévision il voyait le lourd fardeau de la misère attendant le
vainqueur aussi bien que le vaincu, l'ombre du jour prochain, quand, à la
Cour déserte, il chercherait en vain le visage de ses parents bienaimés, les
compagnons de jeux de sa chère enfance ; cette ombre descendait avec son
obscurité et assombrissait son cœur aimant. "Comment pourrais-je les tuer,
eux ?" cria-t-il ; "mes Gurus, comment pourrais-je les massacrer ? Mieux
vaut se nourrir de croutes en mendiant en exil que de tuer ces Gurus
vénérables, ces parents bienaimés. Ce serait pour moi prendre part à un
festin sanglant" (II, 4, 5). Et l'ensemble de ses arguments était une
argumentation raisonnable ; ses idées de ruine des castes, ses idées sur la
décadence graduelle du dharma, qui devaient inévitablement suivre la
tuerie de Kurukshetra, étaient toutes correctes. L'histoire les a justifiées ;
ses présages se sont montrés vrais ; le dharma est déchu ; la confusion des
castes est présente. Sa vision n'était pas, alors, une vision obscure,
seulement elle n'a pas été portée assez loin. Il vit l'avenir immédiat,
clairement, distinctement, correctement. N'est-il pas vrai que le dharma est
déchu ? N'est-il pas vrai que nous sommes maintenant en pleine confusion
des castes ? Qu'est-il advenu du dharma de caste ? Il a disparu, [26]
comme Arjuna le redoutait. Ses paroles, du point de vue d'une vision
limitée, étaient vraiment "des paroles de sagesse" (II, 11), de sagesse en ce
monde, la sagesse du mental non illuminé. Il vit dans une vraie prévision
ce qui arriverait sur le pays. Il comprit qu'il se trouvait engagé dans un
ouvrage qui tendait à la ruine pour l'Inde ; c'est ce qu'il savait, bien qu'il ne
pût voir au-delà de l'Inde du moment ; l'Inde plus forte qui devait naitre
des douleurs de l'enfantement dans la ruine était hors de la portée de son
regard. Qu'y a-t-il d'étonnant qu'il en ait été ainsi ? Quoi de merveilleux ?
Comment pouvions-nous nous attendre à voir Arjuna, si sage qu'il fût,
transpercer les brumes épaisses de l'avenir, et voir ce qui devait naitre de
cette misère temporaire ? Comment pouvions-nous nous attendre à voir le
résultat ; le résultat réel de toutes ces luttes ? Pourquoi alors fut-il si
sévèrement blâmé ? Si sa prophétie était vraie, si sa prévision était
correcte, si le dharma était en train de disparaitre, et si les castes étaient
tombées dans la confusion, pourquoi ces paroles de blâme furent-elles
prononcées par les lèvres divines ? "D'où te vient, en cette heure de
danger, cet abattement honteux, infâme et fermant les portes du ciel, ô
Arjuna ? Ne te laisse pas aller au découragement, ô Pârtha ! Cela ne te sied
pas. Secoue cette honteuse faiblesse de ton cœur. Relève-toi, Parantapa"
(II, 2, 3). Pourquoi ce blâme vigoureux ? Parce que le plan, le dessein
d'Ishvara doit être accompli, à tout prix pour l'instant, par ceux qui sont
Ses agents dans le travail. Arjuna avait vécu avec Shrî Krishna depuis sa
jeunesse, et était son ami le plus cher. Comme jeunes gens, vous vous
rappelez comment ils se rencontrèrent après ce grand [27] tournoi où
Arjuna, vainqueur de Draupadi, se dressa sur le champ en conquérant.
Vous vous rappelez comment ils grandirent côte à côte, comment
l'influence, cette influence merveilleuse de Shrî Krishna, avait, durant
toutes ces années, entouré l'ami de Son choix, le préparant au grand rôle
qu'il devait jouer dans la lutte. Il y avait un plan à accomplir, dans lequel
Arjuna était un acteur et auquel ses yeux étaient aveugles. Il était soumis à
l'illusion, déconcerté, perplexe, il ne pouvait voir ; et ce grand projet à
accomplir était invariable ; rien de ce qu'Arjuna pouvait faire ne pouvait le
changer, aucune résistance de sa part ne pouvait servir à le rendre différent
de ce qu'il était. Il devait comprendre que les formes perdent la vie, mais
que l'Esprit ne meurt jamais, et que lorsque le travail de la forme est
terminé il est bon qu'elle puisse être brisée et mise en pièces ; que c'est
seulement quand l'Esprit s'adapte à des formes nouvelles que peut se
produire un développement plus étendu. Celui qui hésite à détruire la
forme quand elle a fait son œuvre ne connait pas le pouvoir de la Vie qui
est le constructeur, et continuera de construire dans les jours à venir.

Néanmoins il est vrai que, dans l'écroulement des systèmes dont


l'œuvre est terminée, ce sont ceux qui exécutent le Sahajan Dharma – le
devoir inné – qui servent de pont entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau.
Ceux qui comprennent la progression nécessaire des évènements, ceux qui
savent que les formes doivent se briser quand les nouvelles formes sont
prêtes pour la naissance, ceux qui accomplissent fermement le dharma des
vieilles formes dans lesquelles ils sont nés, bien que sachant qu'elles
doivent mourir, jusqu'à ce que les nouvelles [28] soient prêtes, ceux-là
forment le pont sur lequel les ignorants peuvent circuler en sureté, au
milieu des craquements d'un système qui s'écroule vers un nouveau
système préparé par l'Esprit qui constamment renouvèle la vie et construit
de nouvelles formes. De sorte qu'Arjuna avait à faire son devoir, quelle
qu'en pût être l'issue, aussi bien que le résultat ; et, chose assez étrange,
l'homme qui était choisi pour cette grande tâche – être le pont vers l'ordre
nouveau – était un homme dans la famille duquel ce même fait précis de
confusion de caste était manifesté d'une manière très nette. Car vous vous
rappellerez, si vous vous reportez par la pensée à l'histoire d'Arjuna, que
son arrière-grand-mère était une fille de pêcheur mariée à un Roi ; que les
fils de ce Roi moururent sans enfants, et que Vyâsa fut appelé dans le but
d'élever des enfants pour être les héritiers du monarque défunt. Et vis-à-vis
de ces enfants, dont telle était la naissance, Pându avait agi de telle sorte
que lui non plus n'était pas le père de ses soi-disant fils, qui étaient nés de
Kunti et de Madri sous la touche des Dévas. Ainsi, tant par la bisaïeule,
fille du pêcheur, que par la grand-mère, qui ne donna pas d'enfant à son
propre seigneur, mais seulement à Vyâsa, et que par la mère, qui fut
adombrée par les Dévas, il y avait le mélange de courants étranges et
divers dans les veines de cet Arjuna, l'ami choisi de Shrî Krishna,
instrument choisi pour le travail de transition. Sur ces faits l'homme
réfléchi peut convenablement méditer.

Mais j'ai dit qu'il était nécessaire que le plan divin de l'évolution fût
accompli, qu'Arjuna le voulût ou non ; et c'est ainsi qu'il est déclaré au
sujet de ce grand dessein : "Le Seigneur réside [29] dans le cœur de tous
les êtres, ô Arjuna, et par le pouvoir d'illusion de Sa Mâyâ il pousse tous
les êtres à tourner comme s'ils étaient montés sur la roue d'un potier"
(XVIII, 61). Le projet est là ; il n'y a pas de choix, aucun pouvoir capable
de le changer ; la sagesse ne saurait être corrigée par l'ignorance, pas plus
que la vision qui pénètre l'avenir ne saurait apprendre à voir sainement
avec des yeux d'aveugle. Le projet ne pouvait être modifié à cause des
sentiments d'Arjuna ; le projet ne devait pas être altéré parce que le cœur
d'Arjuna pouvait être brisé en l'exécutant. Le temps était accompli ; l'heure
avait sonné. "Je suis le Temps…" (XI, 32) actuel et présent, et il était trop
tard pour hésiter ; le temps de réfléchir était passé ; le temps d'agir était
arrivé. Non, avec son dharma passé derrière lui, pesant sur lui, avec un
devoir imposé qu'il était obligé de remplir en vertu des causes qu'il avait
générées dans le passé, il n'avait même pas le pouvoir de refuser de jouer
son rôle, choisi par lui dans son passé ; et cela Shrî Krishna le lui dit en
paroles claires, franches : "Muré dans l'égoïsme, tu penses : "Je ne veux
pas combattre" ; ta résolution est vaine ; la nature t'y contraindra. Ô fils de
Kunti, étant lié par ton propre dharma né de ta propre nature, ce que par
ignorance tu ne désires pas faire, c'est cela qu'inévitablement tu seras
obligé d'accomplir" (XVIII, 59, 60). Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela
signifie que dans la grande crise du destin d'une nation, quand le Seigneur,
monté sur la roue du potier, tourne la roue de l'histoire, aucune main ne
peut alors servir à l'arrêter ; que ceux qui ont choisi les principaux rôles par
des choix innombrables dans leur passé, ont engendré [30] derrière eux
une force de karma à laquelle ils sont incapables de résister dans leurs
corps actuels, et que le sang de Kshattriya qui coulait dans les veines
d'Arjuna, la puissance aussi de l'hérédité physique des générations qui
l'avaient précédé et qui avaient fait leur devoir de Kshattriya face à face
avec l'adversaire, devaient triompher malgré son désir présent, malgré ses
sentiments présents, malgré sa volonté présente ; le grand pouvoir de la
nature innée, créée par son passé, le porterait, en dépit de son moi présent,
au milieu même d'une armée hostile, et il combattrait dans l'impuissance,
contraint par son propre passé. Mais s'il combattait de cette manière, c'était
le malheur pour lui. Le plan d'Ishvara devait en effet être exécuté ; la roue
tournante du potier ne devait pas s'arrêter ; le Seigneur qui la montait ne
pouvait pas être mis en échec par le minime pouvoir d'Arjuna à
Kurukshetra. Mais pour Arjuna, poussé sans secours dans le combat, c'eût
été mal agir si, retranché dans cet égoïsme ressenti à ce moment, il
persistait encore : "Je ne combattrai pas." "Si, par égoïsme tu ne veux pas
entendre, tu périras" (XVIII, 58). Ce sont les desseins de Dieu et la
coopération de l'homme qui vous sont présentés en quelques phrases. Vous
ne pouvez rien changer au grand plan ; l'occasion vous est donnée de
coopérer ; mais, si entrainés par votre passé à la coopération, et résistant à
présent par égoïsme en vous croyant vous-même l'acteur au lieu de vous
donner vous-même comme un instrument dans la main du grand
Dramaturge, vous dites : "Je ne combattrai pas ; je ne ferai pas mon
devoir ; je n'accomplirai pas ma tâche", alors, en dépit de l'action faite à
regret, vous périrez ; car [31] votre choix présent est alors de faillir à votre
devoir, et le choix intérieur détermine l'avenir comme le choix passé a
déterminé le présent. Le plan sera triomphant, mais l'égoïsme dans lequel
vous avez pris refuge vous détruira, même alors que vous êtes forcés
d'obéir extérieurement au plan.

C'est ainsi que pour Arjuna se fit le Grand Dévoilement, et son


attitude vis-à-vis du monde extérieur se trouve transformée. Il comprend
maintenant ce que l'histoire signifie. Il réalise le plan invariable, et la part
qu'y prennent les sois individuels qui se sont rendus dignes de coopérer
avec le puissant Seigneur. Il sait maintenant que Shrî Krishna est le Temps
– le Temps manifesté pour détruire ces peuples. "Combats donc." Parce
que le temps est maintenant venu où, pour le bien de l'humanité entière,
ces objets d'obstruction doivent être balayés, "pour cette raison, combats".
"Sois la cause extérieure" (XI, 33), l'épée, l'instrument. C'est comme s'Il
disait : "En réalité, Je les ai tués, et le meurtre signifie simplement leur
libération. Actuellement ils forment des obstacles, des empêchements. La
mort est leur ami, leur libérateur et non leur adversaire. En mourant, ils
viennent à Moi, leur Seigneur vivant. Ils se précipitent dans Ma bouche
(XI, 26-29) et leurs corps périssent pour que leur vie réelle puisse croitre.
Contribue donc à la grande tâche et libère ceux qui sont de vivants Esprits,
alors que tombent les corps qui les entravent. Parce que je suis le Temps,
parce que le dessein est sûr, parce que la fin est certaine, pour cela,
combats." Arjuna a compris. Écoutez ses dernières paroles : "Mon illusion,
mon erreur est détruite. J'ai acquis par Ta [32] grâce la connaissance, ô
Immuable ! Je suis ferme, mes doutes se sont dissipés. J'agirai selon Ta
parole" (XVIII, 73). Il avait appris ce que signifie l'histoire. Il avait appris
la situation du plan et celle de l'acteur. Il réalisait que ce n'était pas du tout
lui qui agissait, sauf comme l'instrument de Celui qui est le Tout-sagesse et
le Tout-amour ; il cessait de penser aux amis ou aux ennemis, il cessait de
penser aux liens personnels, aux attachements personnels. Dans
l'émerveillement de cet enseignement dévoilant le monde, il réalise
l'unique Seigneur qui anime tout, qui œuvre à jamais pour le mieux, par la
route la plus courte possible ; et, voyant cela, il se jette à Ses pieds pour
agir selon Sa parole. "Détruite est mon illusion." "Je veux combattre." Et il
en est ainsi dans toute l'histoire, si seulement nous pouvons voir sainement
dans l'histoire autour de nous comme dans l'histoire d'Arjuna à
Kurukshetra ; si nous pouvons saisir l'esprit du Grand Dévoilement, le sens
de la Vie derrière le voile et des petites vies qui sont de ce côté, leur
coopération, leurs relations respectives, alors dans chaque lutte nous
pourrons nous jeter du côté équitable, et combattre sans hésitation, sans
illusion, sans crainte, car le Guerrier qui combat réellement fait tout, et
nous ne sommes que les cellules dans Son corps, avec nos volontés
harmonisées dans l'unité avec Lui. L'effacement de l'illusion est nécessaire,
afin que l'activité ne puisse être paralysée par le doute, le doute le plus
mortel ennemi de l'action. Le doute sape la virilité, vampirise le mental.
Nécessaire, absolument nécessaire, comme phase menant à la
connaissance, il rompt le lien salutaire entre la pensée et l'action quand il
est indument prolongé, [33] et devient une atmosphère habituelle. "Le…
soi qui doute va à la destruction ; pour le soi qui doute il n'y a ni ce monde,
ni l'autre, ni aucune félicité" (IV, 40). "Combats donc" est le constant
refrain. Comprenez afin de pouvoir agir.
Tel est le dévoilement de l'histoire. Je n'ai pas le temps de
l'approfondir davantage, mais vous voyez le principe soutenant
l'ensemble ; appliquez-le aux luttes des nations qui se poursuivent autour
de vous au moment présent. Surveillez à travers le voile la réalité qui est
derrière lui, et vous verrez partout le grand Avatâra directeur, et toutes
choses sont parfaitement projetées et concourent à une fin prévue.

Voilà la leçon historique ; et quelle est l'autre leçon, la leçon de


l'allégorie ? Le conflit, évidemment, entre le Manas inférieur, le mental
évoluant, symbolisé par Arjuna, et Kâma la nature passionnelle,
symbolisée par les parents, gouvernés par Duryodhana, incarnant toutes les
attaches du passé. Arjuna se présente là comme le Manas Inférieur, non
illuminé, plein de doute, indécis, interrogateur, allant d'abord dans une
direction puis dans l'autre, peu sûr de lui-même, toujours posant des
questions et ne comprenant pas les réponses qu'il reçoit, toujours
embarrassé pour trouver ce qui est réellement le meilleur. Il y a tant de ce
côté, mais juste autant de l'autre côté ; cet argument est très bon mais
celui-là aussi est admirable ; entre les deux toujours un balancement en
arrière et en avant, d'abord d'un côté, ensuite de l'autre. Nous avons ici un
type de Manas sans illumination, et à ce mental l'Instructeur dit les paroles
de sagesse qui viennent d'être citées : "Pour le soi qui doute, il n'y a ni ce
monde, ni l'autre, ni aucune félicité." [34] Un soi qui doute
continuellement et ne peut rassembler ses idées ; qui, au moment où une
question est résolue, voit tous les arguments contraires et voudrait
recommencer encore une fois à étudier l'ensemble, ce soi ne fait pas de
progrès. C'est l'exagération de la vertu de précaution et de prudence,
l'exagération d'une vertu qui devient un vice. Il vaut mieux agir et
commettre une bévue, et apprendre ainsi comment faire une meilleure
action à l'avenir, que d'hésiter à agir en toute occasion. Car le doute
paralysant vous empêche d'apprendre les leçons que seule l'expérience
peut vous apprendre. L'hésitation apparait fortement dans tous les
arguments d'Arjuna. L'insistance sur la décision apparait fortement dans
les paroles de l'Instructeur. Les stades par lesquels Arjuna doit passer, nous
pouvons les reconnaitre dans notre propre expérience. D'abord, dans Sa
jeunesse, Arjuna, jeune garçon de la cour, est assujetti aux ainés du
personnel à tous les stades peu avancés de sa croissance ; sagement et
nécessairement assujetti, car par une telle sujétion seul l'esprit peut être
poussé à surmonter son inertie et à s'exercer lui-même, et par cet effort à
développer ses pouvoirs. Et dans les premiers temps de l'évolution ainsi en
est-il pour l'humanité. Sous la tutelle des ainés, et en suivant sans
hésitation les impulsions nées du penchant naturel et des plaisirs, l'esprit
poursuit sa course sans beaucoup réfléchir et sans hésiter ni douter ; il n'y a
pas de lutte. Ensuite vient le temps de la lutte qui forme les stades
intermédiaires, quand il est constaté que l'obéissance aux impulsions
naturelles de Kâma est peu satisfaisante ; que la satisfaction de Kâma
apporte les souffrances autant que le plaisir ; quand il est [35] constaté que
les désappointements et les échecs marchent sur la trace des désirs
satisfaits, – et un désir ardent de comprendre se fait jour. Puis vient
l'époque de lutte, l'époque de guerre, de misère, de doute ; l'esprit est
déconcerté au sujet du dharma, au sujet du meilleur chemin à suivre.
L'esprit crie au secours en se tournant vers l'instructeur, et la réponse ne
fait qu'égarer, parce que Manas n'est pas encore prêt à voir la vérité mais
est troublé par toutes les attractions environnantes auxquelles le cœur
aspire ; la vérité semble aride, dure, répulsive ; la suivre apparait comme la
destruction de toutes les joies de la vie, que dis-je, de la vie même. Enfin
vient la vision du Suprême, celle qui seule emporte le gout pour les plaisirs
provenant des objets qui nous entourent ; c'est seulement quand le
Suprême est perçu, quand la vie pleine se répand sur la vie inférieure, que
l'attrait de la vie des sens s'éloigne (II, 59). Alors Manas se dresse
triomphant, illuminé par la lumière du Soi, clair, radieux, résolu ; l'erreur
est détruite, le guerrier est vainqueur de ses ennemis, Parantapa.

Tel est, en vérité, le sentier de l'âme guerrière ; tel est, en vérité, le


chemin que l'âme guerrière doit parcourir. Des deux côtés, des amis ; car
lorsque commence, sur le Kurukshetra de l'âme, la bataille qui doit
apporter la victoire finale, l'illumination, l'union avec le Suprême, jamais
tous les amis nés des attaches du passé ne se trouvent d'un seul côté ; les
amis sont répartis de chaque côté, combattant les uns contre les autres. Là
se pressent les conflits des revendications, des devoirs, des obligations de
toute sorte ; il ne suffit pas de souhaiter de faire le bien ; il est facile d'agir
quand [36] vous savez : la difficulté est de voir la route au milieu du fracas
et de la poussière de la bataille, et d'avoir une vue assez perçante pour
pénétrer dans les nuages et voir où se trouve le chemin du devoir. Des
amis des deux côtés – comment seront-ils reniés ? Mais c'est bien plus que
des amis que l'âme guerrière doit trouver parmi ses adversaires. Des
Instructeurs, des Gurus, ceux à qui dans le passé le guerrier avait eu
recours pour l'aider, pour le guider Bhîshma et Drona, types de ceux qui
aident et guident et enseignent. Les ainés sont contre lui ; les amis et les
parents sont aussi contre lui ; et ceux qui sont moindres, également, les
plus jeunes, critiquant, blâmant par ignorance, et dédaigneux ; l'âme
guerrière doit demeurer seule, comme Arjuna se tint dans l'espace vide
entre les armées. Seul, et pourtant pas seul, car l'Instructeur était auprès de
lui, le divin conducteur du char était là ; le Soi, attendant d'être reconnu. Il
doit se jeter dans la bataille ; par la force de son bras droit, par sa propre
volonté résolue, par son propre courage décidé, cette bataille doit être
menée jusqu'à l'issue cruelle. Il se sent lui-même isolé jusqu'à l'extrême
limite de l'isolement. Et dans cet isolement, cette solitude, c'est là qu'il doit
trouver le Soi. Là, au milieu du combat, alors qu'il est seul, alors que tous
sont contre lui, la gloire du Soi éclate au-dessus de lui, et il sait en vérité
qu'il n'est pas seul ; en dépit des blessures dont le sang l'aveuglait, en dépit
de l'armure bossuée, des vêtements souillés et des armes brisées, l'âme
guerrière s'est dressée intrépide jusqu'au bout, ignorant que le bouclier de
son Instructeur s'était élevé au-dessus de lui au pire moment du péril,
ignorant que, lorsque volait vers lui le seul projectile qu'aucune [37] force
humaine ne pouvait affronter, son Instructeur l'avait détourné contre Sa
propre poitrine, et il s'était changé en guirlande sur le cou du Conducteur.
Il ne savait rien de l'invisible bouclier qui avait détourné le courant de feu
que seul le Seigneur pouvait affronter ; il ne savait pas, ne pensait pas, ne
rêvait pas, que le Guerrier Royal voilé dans le Conducteur, le protégeait ;
car, eût-il senti cela au cours du combat, comment aurait-il appris à se
confier au Soi intérieur ? Le Soi extérieur doit disparaitre avant que le Soi
intérieur ne soit réalisé. C'est là l'expérience de chaque âme-guerrière ;
c'est l'expérience que chacun doit traverser quand il foule le sentier qui
conduit au Suprême ; ce n'est que dans cette extrême solitude de désolation
qu'Arjuna, ou quelque autre que ce soit, trouve le Soi. Soyez donc sans
crainte, vous, comme des guerriers, lorsque les amis vous blâment et se
détournent de vous ; soyez sans crainte même lorsque les ainés vous
condamnent, quand les jeunes vous dédaignent, quand vos égaux vous
méprisent ; continuez intrépides, résolus, car le Soi est en vous. Vous
pouvez commettre maintes erreurs, car le Soi est incarné – les fautes
appartiennent au corps ; et rappelez-vous qu'elles appartiennent au corps,
non à l'Esprit intérieur, et que, par la souffrance qui résulte de ces fautes
mêmes, la matière la plus grossière est consumée et le Soi devient
davantage manifeste. Continuez de combattre, de lutter, pleins de courage,
d'un cœur vaillant et intrépide, et, à la fin de votre bataille de Kurukshetra,
pour vous aussi brillera le Soi dans Sa majesté, votre illusion aussi sera
détruite, et vous verrez votre Seigneur tel qu'Il est.
CHAPITRE II

LA GITA COMME TRAITÉ DE YOGA

Frères,

Quand on étudie un livre aussi compliqué que la Gîtâ dans un aussi


court espace de temps que celui dont nous disposons, il est nécessaire de
choisir avec soin les points qui devront être traités pour extraire du livre
ses pensées centrales, ses leçons essentielles, et donner ainsi un tout
synthétique qui puisse rester présent à l'esprit, et dans lequel, par votre
propre étude, les divers détails pourront être disposés d'une façon
méthodique. Aujourd'hui, la partie du sujet que je me propose de vous
présenter est la nature de la Gîtâ dans son essence, comme Traité de Yoga,
une Écriture sacrée sur le Yoga. Sous ce titre nous verrons la question de
l'activité, la nature de l'activité, sa force d'attachement, la méthode pour
échapper à ses liens par le Yoga ; cela nous mènera à un examen de ce que
signifie le Yoga et de ce que signifie le Yogî ; et après cela, nous devrons
rechercher quels sont les moyens à notre portée permettant d'atteindre le
Yoga. Mais je réserverai cette dernière partie pour demain et le jour
suivant, et aujourd'hui nous [40] nous occuperons seulement des points
que je viens de mentionner : la Gîtâ comme Traité de Yoga, l'activité, sa
nature attachante, la méthode de libération par le Yoga, la nature du Yoga,
et par conséquent le caractère du Yogî.

En premier lieu il faut que nous réalisions d'une manière bien


déterminée que la Bhagavad Gîtâ, dans son essence même, est ce qui est
rappelé à la fin de chacun des chapitres, un Traité de Yoga. À moins que
nous ne puissions, avec ce livre, apprendre le Yoga, il aura, pour nous,
manqué son but.

Ceci posé, cette Écriture du Yoga est donnée par le Seigneur du Yoga
Lui-même. Celui qui parle est l'Ishvara du Yoga, le Seigneur du Yoga, et
nous lisons, en approchant de la conclusion, lorsque tout a été prononcé,
comment celui qui a écouté le dialogue entier dit : "Par la faveur de Vyâsa
j'ai entendu ce mystère et le suprême Yoga, du Seigneur du Yoga, Krishna
Lui-même, parlant devant mes yeux" (XVIII, 75). De telle sorte que nous
avons ici l'enseignement du Yoga par Celui qui est l'Ishvara du Yoga.
"Comment puis-je Te connaitre, ô Yogî ?" (X, 17) tel est le cri d'Arjuna.
C'est à Lui comme Yogî qu'il pense, et c'est en réponse à la question :
"Comment puis-je Te connaitre, ô Yogî ?" que la Forme Divine est
révélée, fait très significatif du véritable sens du Yoga, comme nous le
verrons un peu plus tard. Et nous trouvons aussi qu'Arjuna pousse plus loin
le détail de sa prière : "Parle-moi encore une fois de Ton Yoga" (X, 18).

C'est la chose qu'il recherche afin que l'hésitation et l'illusion puissent


disparaitre. "Celui qui connait dans leur essence Ma souveraineté et Mon
[41] Yoga, celui-là est harmonisé par le Yoga inébranlable." (X, 7) ; et
ainsi la prière du disciple au Seigneur du Yoga est pour qu'il puisse réaliser
le sens intérieur du Yoga ; c'est là l'essence même de la Gîtâ. C'est cela
que dans la Gîtâ nous devons apprendre.

Mais comment ce Yoga, ou l'enseignement du Yoga, se joint-il à ce


qui est l'objet de la Gîtâ, à sa surface même ? Car vous vous rappelez que
l'orateur et l'élève se trouvent au milieu du champ de bataille, entre deux
armées qui sont sur le point de s'engager dans la mêlée. C'est au moment
où "la pluie de flèches est sur le point de tomber" (I, 20) que le désespoir
saisit le cœur de l'héroïque Arjuna. Le plan complet de tout ce qui est dit
ou fait, sous le revêtement du récit de la Gîtâ, n'a qu'un motif : donner à
Arjuna énergie et courage, le pousser à l'action, le contraindre, au besoin, à
combattre ; et l'argument est continuellement entremêlé avec ce constant
refrain : "Combats donc." Peu importe le genre d'argumentation qui a
précédé. Ce peut être une thèse exposant la nature du Jivâtmâ, non-né,
impérissable, perpétuel, et stable, après cet exposé : "Combats donc." (II,
18). Ce peut être une longue thèse philosophique, expliquant la nature de
l'Unique et du Multiple, décrivant la constitution des mondes, ou la Vie
Une pénétrant toute chose ; après la philosophie, de nouveau résonne le
refrain : "Pense donc à Moi constamment, et combats" (VIII, 7). Ou bien
ce peut être l'enseignement de la dévotion, l'invitation au disciple
d'abandonner toutes ses actions à son Seigneur, et "concentrant toutes tes
pensées sur le Soi suprême… jette-toi dans le combat" (III, 30). Lorsque la
[42] vision de la Forme Divine est montrée : "Détruis-les sans crainte.
Combats !" (XI, 34). Et tout à la fin, quand Il presse Arjuna : "Plonge ton
mental en Moi, sois Mon serviteur fervent, consacre-toi à Moi," l'idée
revient encore et résonne dans la question : "Ton erreur, causée par
l'ignorance, a-t-elle été détruite ?" (XVIII, 65,72). Et le résultat de tout cela
est la résolution que prend Arjuna de combattre. "J'agirai selon Ta parole"
(XVIII, 73) et il se jette dans la mêlée.
Certes, cela est très curieux au premier abord, et très inattendu. Le
Yoga est en cours d'enseignement, le parfait Yogî doit être entrainé, et, à
chaque interruption de l'argumentation, pour changer de sujet, le refrain :
"Combats donc", retentit à l'oreille étonnée. "Prépare-toi pour le combat"
(II, 38) est le commandement du Seigneur du Yoga. Partout dans cette
Écriture du Yoga, se fait jour l'insistante poussée à l'action de l'espèce la
plus violente, comme si dans le combat était incorporée, pourrions-nous
dire, la quintessence même de l'activité, son élan, son tourbillon, son
agitation, son fracas. Comment pourriez-vous trouver une activité plus
vive que l'activité des héros sur le champ de bataille ? Toutefois c'est là
que le Yoga doit être conquis ; c'est là que l'Ishvara du Yoga apparait dans
toute la plénitude de Sa puissance et de Sa magnificence. Maintenant, cela
semble naturellement étrange, plus étrange, peut-être que toute autre
chose, pour l'esprit moderne, bisque dans l'Inde même. Car, dans l'Inde
moderne, une grande activité et la pratique du Yoga ne peuvent, selon la
règle, aller la main dans la main. Que dis-je ? J'ai vu ici des hommes qui
prétendent [43] parler pour l'orthodoxie indoue, qui prétendent la défendre
contre l'enseignement des Théosophes, j'ai vu ici affirmer qu'aucun homme
ne peut être un Yogî, s'il ne vit pas loin des hommes, dans une caverne,
dans la jungle ou dans le désert, ou bien dans quelque retraite des puissants
Himâlayas ou de quelque autre chaine de montagnes sous le ciel sacré de
l'Inde. J'ai entendu dire qu'aucun homme ne peut être un Yogî s'il est au
milieu de l'activité, du travail, du labeur, en cherchant à contribuer à tout
ce qu'il y a de bon dans le monde, et par suite en vivant dans le monde ;
que Yoga signifie retraite, silence, inaction. Telle est, apparemment, l'idée
de plus d'un Indien moderne, et c'est un fait – dont nous verrons plus tard
la raison – qu'au cours de l'évolution, entre l'activité née du désir pour les
objets de ce monde et cette noble et incessante activité qui nait uniquement
du désir ardent de coopérer avec Ishvara, le Suprême, il existe un stade
intermédiaire où l'action est devenue désagréable comme étant de ce
monde, et où la leçon supérieure de "l'action dans l'inaction" (IV, 18) n'a
pas encore été apprise par l'élève. Mais le Seigneur du Yoga Lui-même
voit le Yoga sous un jour très différent de celui que je viens de décrire :
"Celui qui accomplit l'action qui est un devoir, sans penser au fruit de
l'action, celui-là est un ascète, celui-là est un Yogi" (VI, 1). Il va même
plus loin, et Il déclare : "Le Yoga est l'art dans l'action" (II, 50). De sorte
que, dans l'esprit du Seigneur du Yoga, le Yoga semble s'appliquer à
quelque chose de tout à fait différent de l'idée moderne de séparation des
autres hommes, de séjour dans la caverne ou dans la jungle, isolé des
hommes. Cela a sa place et sa part dans l'évolution [44] humaine. C'est une
phase du progrès humain. Mais le Yoga, tel qu'il est enseigné, par le
Seigneur du Yoga, le Yoga suprême, est quelque chose différant de cela.
L'homme est ici-bas pour l'activité ; le Créateur du monde est l'incarnation
de Kriyâ, l'activité. Brahmâ représente Kriyâ, et il n'y a absolument aucun
but à l'existence dans l'univers physique si ce n'est le développement de
l'activité juste, dirigée par la pensée juste et le désir juste ; tout le reste
conduit à cela. Le monde est plein d'objets désirables, rempli par Ishvara
Lui-même d'objets qui éveillent le désir ; Ishvara Lui-même est caché dans
chaque objet, lui donnant son charme attirant, son pouvoir de séduction.
Nous verrons tout à l'heure qu'il n'est rien dans le monde entier en quoi le
Seigneur du Monde ne soit pas incorporé. Et cet immense déploiement de
choses désirables est placé dans le monde par Ishvara Lui-même. Il se
voile Lui-même dans ces objets par Sa mâyâ, et par ce moyen Il éveille le
désir dans ces portions de Lui-même qu'Il a placées ici-bas pour croitre
depuis la semence divine jusqu'au divin Seigneur. Le désir est éveillé,
soulevé, fortifié, par la présence de tous ces objets du désir. Et si le désir
n'avait pas une partie à jouer dans l'évolution humaine, alors nous serions
nés dans un monde qui serait un désert, où il n'y aurait aucun objet pour
attirer, où il n'y aurait rien pour séduire. Mais la présence de ces objets
producteurs de plaisir, et celle aussi de ces objets producteurs de peine,
éveille en nous non seulement l'attraction et la répulsion, mais ils suscitent
aussi la pensée en nous ; car des difficultés sont placées entre nous et les
objets de notre désir, et la pensée est réveillée dans le Jivâtmâ, afin que
[45] ces difficultés puissent être soit surmontées, soit évitées. Et lorsque
nous suivons le cours de l'évolution humaine, nous trouvons que la pensée
est stimulée par le désir et que toutes les activités de pensée vigoureuses,
que nous constatons chez les hommes dans le monde qui nous entoure,
sont des activités de pensée motivées par le désir, stimulées, activées,
mises en mouvement par le désir. À moins qu'Ishvara n'ait tracé les plans
de Son univers de façon très erronée – et nous nous imaginons souvent
dans notre sagesse que nous aurions pu le faire mieux si l'arrangement
nous en avait été laissé – il doit y avoir quelque intention dans la présence
de ces objets qui éveillent le désir, quelque intention dans ces difficultés
d'adaptation, intention qui rend l'effort de la pensée inévitable. Le désir et
la pensée créent le motif et les forces directrices de l'action, et l'action suit
le désir et la pensée et elle est leur résultat naturel, inévitable. C'est là un
point sur lequel nous devons nous arrêter pendant un moment pour arriver
à nous en faire une idée. Mais, afin d'en comprendre toute la portée, la
force prodigieuse de l'argument qu'il contient, vous devez y penser en
avançant pas à pas, d'un détail au suivant, jusqu'à ce que vous appreniez ce
qu'est le monde tel que Yogeshvara l'a projeté, et non comme les hommes
aimeraient ou s'imaginent préférable qu'il dût être. Et, en réfléchissant
ainsi, vous arriverez à réaliser que l'ensemble des choses est disposé de
telle sorte que l'activité puisse être éveillée, parce que, comme Il nous le
dit : "L'action est meilleure que l'inaction" (III, 8). C'est, ainsi que l'homme
est invité et attiré, stimulé et excité vers l'action, et nous devons garder
cette pensée [46] fixement à l'esprit, autrement le sens de la Gîtâ nous
échappera inévitablement.

Pourquoi Shrî Krishna insiste-t-il avec tant de force sur l'action ? La


raison nous apparait très nettement quand nous nous occupons du
troisième chapitre, où Il parle tellement de l'action, le chapitre intitulé "Le
Yoga de l'action". Tout dépend de l'action : "De la nourriture naissent les
créatures ; de la pluie provient la nourriture ; le sacrifice engendre la
pluie ; de l'action nait le sacrifice. Sache que c'est de Brahmâ que nait
l'action" (III, 14, 15). Telle est la chaine de la vie. Les créatures venant de
la nourriture ; la nourriture, de la pluie ; la pluie, du sacrifice ; le sacrifice,
de l'action ; l'action, d'Ishvara – la vie entière du monde, l'entière
reproduction des êtres, tout ce qui constitue un monde, un manvantara en
contraste avec un pralaya, tout cela dépend de l'activité, est né de l'action.
Ainsi donc l'action ne saurait être tout à fait aussi méprisable que l'Indien
moderne est parfois tenté de le penser. Et il se peut que nous puissions à
bon droit fixer la date du commencement de la décadence de l'Inde à
l'époque où les gens perdirent de vue les rapports vrais entre l'action et
l'inaction, et où ils commencèrent à regarder l'action comme un obstacle à
la vie spirituelle, au lieu de voir ce qu'elle signifie, de voir qu'elle est le
chemin qui y conduit. Car n'est-il pas écrit que "Pour le Sage qui cherche
le Yoga, l'action est considérée comme le moyen" (VI, 3). Mais vous dites
"Finissez le verset" (Shloka). Certainement. "Pour le même Sage, lorsqu'il
est devenu parfait dans le Yoga, c'est la sérénité qui est devenue le
moyen." Mais est-ce que sérénité veut dire inaction ? Au contraire, nous
[47] lisons un peu plus loin, et nous trouvons qu'il est dit du Sage qui a
trouvé la sérénité : "Agissant en harmonie avec Moi, il doit rendre toute
action attrayante" (III, 26) ; de telle sorte que cet enseignement de la valeur
de l'action s'avance pas à pas, de l'action à la sérénité, puis à l'action
sereine. La raison pour laquelle l'activité est nécessaire nous est donnée
pleinement dans ce même chapitre. Car il est déclaré : "De même que
l'ignorant agit par attachement à l'action, ô Bhârata, de même le sage doit
agir sans attachement, dans le seul but d'aider le monde, Le sage ne doit
pas troubler la raison des ignorants attachés à l'action ; mais", comme je
viens déjà de le citer, "agissant dans l'union avec Moi, il doit rendre toute
action attrayante" (III, 25, 26).

L'action d'Ishvara Lui-même, sur quoi repose-t-elle ? Par la bouche de


Shrî Krishna, Il dit : "Il n'est rien dans les trois mondes, ô Pârtha, qui me
reste à accomplir ou à atteindre ; et cependant Je prends part à l'action. Car
si Je ne prenais pas une part constante dans l'action, les hommes se
mettraient partout à suivre Mes pas, ô fils de Prithâ. Ces mondes
tomberaient en ruine, si Je n'accomplissais pas l'action ; Je serais cause de
la confusion des castes et de l'anéantissement de ces créatures" (III, 22-24).
C'est là, en vérité, la racine de toute activité juste. L'activité juste est la
coopération avec Ishvara, avec le Logos de l'univers ; c'est le sentier le
plus élevé, et c'est à cela que tout entrainement, tout effort, doit tendre
inévitablement, – la coopération avec la Volonté divine, en agissant en
harmonie avec la Volonté qui œuvre avec une sagesse infinie pour le bien
suprême. Quel que puisse être le devoir qui se [48] présente à un moment
donné il doit être accompli ; combattre, s'il arrive que le combat soit
l'affaire du moment ; la passivité, si celle-ci est nécessaire. Si le temps est
venu, au cours de l'histoire du monde, où une multitude d'hommes, suivant
le chemin de l'abaissement, doivent être arrachés à ce chemin de la chute
en les séparant brusquement d'un corps, dénaturé sans espoir, afin que
l'Esprit vivant puisse se préparer un meilleur corps, prêt à des fins plus
hautes, alors frapper les corps peut être la coopération demandée. Vous
regardez la mort comme une chose sombre et terrible. Vous pensez de la
mort, influencés peut-être par la pensée occidentale, qu'elle est un
adversaire, un ennemi de l'homme ; mais la mort a d'autres aspects que
celui d'un ennemi de l'homme, mes frères. Mais oui, la mort est l'amie et
non l'ennemie de l'homme ; c'est elle qui ouvre la porte de la prison, où
l'Esprit captif s'irrite contre les obstacles élevés autour de lui par un passé
mal vécu, sans profit pour la pensée. Et souvent la mort, qui vue d'un côté
est terrible, semble être la porte de la naissance à la vie quand elle est vue
de l'autre côté. Et lorsqu'un homme comme Duryodhana, noble dans
beaucoup de ses impulsions, splendide par son courage, aimant son peuple
et attentif à son bonheur, quand un tel homme agit d'une façon considérée
comme désespérément mauvaise et s'opposant à la Volonté divine, quel
plus gracieux messager l'amour même peut-il lui envoyer que la mort, qui
abat le corps maladroit et dévoile l'œil de l'Esprit ? Et quand vous réalisez
cela, vous commencez à comprendre que la guerre même, avec toutes ses
horreurs, est un message de miséricorde, de délivrance, de libération, pour
plus [49] d'un de ceux qui tomberont sur le champ de bataille. Et si le cœur
de Dieu peut supporter la vue de ces souffrances, nous, qui sommes
tellement plus enfermés dans notre égoïsme, pouvons bien aussi en
supporter la vue, et avoir la volonté de coopérer avec Lui. Et, par
conséquent, si la sagesse et l'amour déclarent que le combat est nécessaire
au progrès à ce moment, alors combattre est coopérer avec Ishvara, et la
parole de commandement se présente : "Combats donc, ô Arjuna."

L'activité juste est donc la leçon de la Gîtâ, et l'activité juste agit en


harmonie avec la Volonté divine. C'est la seule définition vraie de l'activité
juste ou droite ; non pour le fruit, non par désir de mouvement, non par
attachement à quelque objet ou à certains résultats de l'activité, mais
totalement en harmonie avec la Volonté qui travaille pour le bien
universel. "Sans attachement, accomplis constamment l'action qui est ton
devoir" (III, 19). C'est là, et là seulement, l'activité juste.

Alors se présente une grande difficulté au cœur de tout cet


enseignement. Il peut être vrai, et il est vrai, que le Jñânî, l'homme
parfaitement sage, le Bhakta, l'homme d'une dévotion parfaite, le Kartâ,
l'homme qui agit de la manière juste, que tous ces hommes travaillent sur
de réels mârgas, de vrais sentiers, menant au Suprême, et qui font avancer
vers cette activité juste, en se fondant en elle. Pour une activité juste, une
parfaite sagesse est nécessaire, ainsi qu'une parfaite dévotion et un parfait
détachement des fruits de l'action, et seuls ceux qui sont sages, pleins de
dévotion et actifs peuvent déployer une activité juste. Quelle est donc la
difficulté ? C'est que l'homme est lié [50] par l'action. Cette pensée semble
avoir grandi dans le mental d'Arjuna pendant qu'il écoutait cette
glorification de l'activité. L'homme est lié par l'action, et voyant cette
difficulté l'Instructeur déclare : "Le monde est enchainé par l'action" (III,
9). L'action forge des liens entre nous et les choses sur lesquelles l'action
est dirigée. Nous nous attachons nous-mêmes, quelles que puissent être
nos œuvres, bonnes, mauvaises, ou indifférentes. Ce n'est pas seulement la
mauvaise action qui attache ; la bonne action attache tout autant. La vérité,
c'est que le fruit est différent. Le fruit de la mauvaise action est la
souffrance, et le fruit de la bonne action est le bonheur ; mais les actions,
bonnes et mauvaises, lient également l'homme. "Le monde est enchainé
par l'action." Mais alors, quelle est notre situation ? Comment ce problème
doit-il être résolu ? Nous devons être actifs, travailler, nous occuper, nous
devons nous jeter dans la vie du monde, rendre l'action attrayante pour les
autres, et travailler pour le bonheur du genre humain ; et pendant tout ce
temps nous enroulons autour de nos membres des chaines qui nous
entravent, en attachant les ailes de l'Esprit, qui volontiers prendraient leur
essor, avec ces liens continuels de l'activité qui le retiennent en bas. Cela
peut-il être l'aboutissement des enseignements du Seigneur du Yoga ?
Non. Il est entièrement vrai que l'homme est lié par l'action. Bien mieux, le
Seigneur va beaucoup plus loin que cette simple affirmation. Il semble
rendre les choses un peu sans espoir pour nous, quand Il avance pas à pas
dans Son argumentation ; car, non content de nous dire que l'homme est lié
par l'action, Il nous dit aussi que "l'homme ne conquiert pas la libération
[51] de l'action en renonçant à l'activité" (III, 4). Ici la première porte
d'évasion se ferme sur nous. Nous ne nous débarrassons pas de l'action en
restant inactifs : "Et par le renoncement seul il n'arrive pas à la perfection"
(III, 4). Le problème devient de plus en plus embrouillé à mesure que nous
avançons. Il n'est pas surprenant qu'Arjuna fût déconcerté. L'Instructeur
pousse encore la chose de plus en plus loin. Ce n'est pas tout. Par l'inaction
vous ne pouvez pas atteindre la liberté, mais vous ne pouvez pas même
être réellement inactifs. Même cette issue vous est fermée : "Et personne
ne peut en vérité rester même un instant dans un état d'inaction ; car
l'homme est obligé malgré lui de prendre part à l'action par la force des
qualités naturelles innées" (III, 5). Et Il redit encore dans un autre passage :
"Celui qui est incarné ne peut complètement éviter l'action" (XVIII, 11).
Que va faire alors un malheureux homme ? On lui dit qu'il ne doit pas
rester inactif. Quand il agit, on lui dit que l'action le lie. Quand il aspire à
être libre, on lui dit qu'il ne peut s'abstenir d'agir. Que dis-je, on lui dit
même quelque chose de plus. "En accomplissant l'action sans attachement,
l'homme, en vérité, obtient le Suprême" (III, 19). Dans quel
enchevêtrement de contradictions semble-t-il que nous ayons pénétré.
Devons-nous à jamais rester enchainés à cette roue des naissances et des
morts ? Devons-nous demeurer à jamais des esclaves, attachés par les liens
que nous avons forgés par notre propre activité ? N'y a-t-il aucune liberté
pour l'homme ? N'y a-t-il aucune délivrance pour lui ? Doit-il toujours
rester un être enchainé sans retour, asservi par les liens nés de l'action ? Eh
bien ! La leçon va plus loin, et je me suis arrêté [52] au milieu du verset
quand j'ai lu que "le monde est enchainé par l'action". "Le monde est
enchainé par l'action, si l'action n'est pas accomplie au nom du sacrifice"
(III, 9). Une lueur parait dans l'obscurité. Si l'action est accomplie comme
un sacrifice, yajñârtnât, "au nom du sacrifice", si elle est offerte en
sacrifice, alors elle perd son pouvoir de liaison. Shrî Krishna dit encore
quelque chose de plus. "Celui qui est affranchi de l'égoïsme, dont la
Raison n'est pas affectée, celui-là, tout en tuant ces gens, ne les tue pas, et
ne se lie pas" (XVIII, 17). Et même encore quelque chose de plus : "Janaka
et d'autres", dit-il, "ont atteint la perfection par l'action" (III, 20). Donc il
existe une certaine espèce d'action qui non seulement ne lie pas, mais qui
est, en elle-même, un moyen de libération – encore une pensée qui n'est
pas en harmonie, comme nous le savons bien, avec certains enseignements
modernes, ni, en fait, avec quelques-uns qui sont regardés comme imposés
par l'autorité. Et pourtant, il est ajouté, avec beaucoup d'emphase et de
force, avec insistance : "Ayant eu cette connaissance, nos ancêtres, qui
aspiraient à la délivrance, ont accompli l'action ; accomplis donc toi aussi
l'action, comme les anciens l'accomplissaient autrefois… Celui qui peut
voir l'inaction dans l'action et l'action dans l'inaction, celui-là est sage
parmi les hommes, il reste équilibré alors même qu'il accomplit l'action.
Celui dont les entreprises sont libres des imaginations du désir et dont les
actions sont consumées dans la flamme de la sagesse, celui-là est considéré
par les sages comme un Sage. Ayant abandonné tout attachement au fruit
de l'action, toujours content, ne cherchant refuge nulle part, celui-là n'agit
[53] pas alors même qu'il accomplit une action. Sans désir, maitre de son
mental et de lui-même, ayant abandonné toute convoitise, il n'accomplit
plus l'action que physiquement et il ne commet pas de péché. Content de
tout ce qu'il obtient sans effort, libre des paires d'opposés, sans envie,
indifférent au succès et à l'échec, il n'est pas lié lors même qu'il agit. Pour
celui qui est délivré de l'attachement, harmonisé, dont le mental réside
dans la sagesse, dont toute action est sacrifice, le karma se dissout
entièrement" (IV, 15, 18-23). C'est là, donc, qu'est le secret de
l'attachement et du détachement, là qu'est l'enseignement du Seigneur du
Yoga. Comment l'action peut être faite sans pourtant que des liens soient
créés, comment combiner l'activité et la liberté, comment faire de l'action
un moyen de libération, telles sont les leçons de la Gîtâ.

Comment cela doit-il être accompli ? Par Yoga. C'est dans ces deux
mots que se trouve la réponse. Comment faire cela, comment agir sans être
lié, comment convertir ce qui normalement enchaine, en le moyen même
d'atteindre la libération, telle est la leçon que nous allons apprendre
maintenant ; et ce "comment" c'est le Yoga. Par Yoga. Il n'est pas d'autre
manière de faire cela. Ces apparentes contradictions ne se fondent dans
une harmonie que lorsque le Yoga est compris, et par suite nous
demandons naturellement : Qu'est-ce que le Yoga ? Qui est le Yogî ? Par
quel moyen Yoga sera-t-il obtenu ?

Nous recevons la révélation de ce qu'est le Yoga justement par


l'enseignement du Seigneur du Yoga Lui-même. Qu'est-ce donc que le
Yoga, selon la Gîtâ ? [54]

Il vaut mieux chercher cela d'abord dans les paroles de la Gîtâ elle-
même, et nous définirons le Yoga comme la Gîtâ le définit. Abandonnez
vos pensées ordinaires, pour l'instant. Ne vous laissez pas troubler, pour le
moment, par certaines idées sur le Yoga que vous avez pu surprendre
antérieurement. Écoutez plutôt les paroles du Seigneur du Yoga :
"Contemple aujourd'hui tout l'univers, mobile et immuable, ensemble dans
Mon corps, ô Gudâkesha, avec tout ce que tu désires voir encore. Mais, en
vérité, tu ne peux pas Me voir avec ces yeux humains ; je te fais don de
l'œil divin. Contemple Mon Yoga souverain" (XI, 7, 8). Qu'est-ce que
cela ? "Contemple", dit-Il, "Mon Yoga". "Alors, le fils de Pându vit tout
l'univers, divisé en mille parties, et réuni là dans le corps du Dieu des
Dieux" (XI, 13). Voilà le suprême Yoga, la vision de l'union du multiple
vu dans l'Un, l'univers entier réuni dans le divin Corps, c'est cela le Yoga.
Le onzième Adhyâya (chapitre ou dialogue) est le cœur même de la Gîtâ,
son essence. Celui qui n'a aucune idée du sens de ce chapitre ne peut
atteindre le Yoga. C'est son cœur, son essence ; toute chose fait avancer
jusque-là, et entraine au-delà de cela. Dans la vision de la Forme Divine,
où tout est inclus, dans ce Yoga souverain, la seule grande vérité
libératrice est prononcée. C'est le parama Vâch, la Parole suprême (X, 1).
C'est le râjavidyâ, le secret royal, la science royale, la sagesse unie au
savoir (IX, 1, 2). C'est le vijnânasahitam, le Yoga du Soi (XI, 47), ou bien
le soi véritable ou cœur secret du Yoga. C'est la parole suprême et le secret
le plus haut : la multiplicité établie dans l'Unique. Rien de moins. Et dans
la Gîtâ, dans toute la série des Shlokas [55] (versets), on y insiste et on y
revient d'une façon toujours répétée ; le tout, sans exception aucune ; le
supposé bon, comme aussi le supposé mauvais. Si vous ne pouvez voir
cela, le Yoga n'est pas pour vous, vous n'êtes pas prêt. "Ayant appris cela
tu verras tous les êtres sans exception dans le Soi, et ainsi en Moi" (IV,
35). "De Moi tout est né" (X, 8), non pas seulement le bien, le beau, le
bonheur et l'harmonie ; de Moi tout est né. "Ô Gudâkesha ! Je suis le Soi,
résidant dans le cœur de tous les êtres. Je suis le commencement, le milieu,
et aussi la fin de tous les êtres" (X, 20). Toutes les pratiques qui conduisent
au Yoga, qui rendent un homme harmonisé par le Yoga, trouvent
uniquement leur résultat en ceci, cet être "harmonisé par le Yoga, il voit le
Soi résidant dans toutes les créatures, et tous les êtres dans le Soi. Partout
il voit de même" (VI, 29). Combien cela résonne étrangement à certaines
oreilles. "Partout de même." Si seulement nous trouvions un peu plus du
Soi dans le saint que dans le pécheur ; si seulement le Soi se trouvait un
peu plus dans l'homme bon que dans le méchant. "Il n'en est pas ainsi", dit
le vrai Soi Lui-même. "Celui qui voit le Seigneur Suprême résidant de
même dans tous les êtres, impérissable au milieu de tout ce qui périt, celui-
là voit. Voyant en vérité partout résider le même Seigneur" (XIII, 28, 29).
Cela est énoncé avec une force extrême, de façon que personne ne puisse
chercher à l'éviter, ou ne soit capable de s'y méprendre. Et même, dans la
crainte que peut-être l'enseignement puisse paraitre trop étrange, et qu'en
dépit de tout, il puisse être récusé, Il déclare alors : "Sache que toutes les
natures, harmonieuses, actives, paresseuses, sâttvikâ, rajasâ, [56] tâmasâ,
viennent de Moi" (VII, 12). Il n'y a pas d'échappatoire. Vous ne pouvez
mettre le paresseux à part de son côté et dire : Le Soi n'est pas en vous. Les
natures paresseuses aussi, déclare-t-Il, viennent toutes de Moi. Il n'existe
pas de bien ni de mal par essence, dans la nature des choses. Tout fait
partie du Suprême. Nous rendons les choses bonnes ou mauvaises en
relation avec nous, par notre ignorance, notre sottise, par notre propre
passion, et nous sommes ici afin que, comprenant enfin l'unité de toutes
choses, nous arrivions à surpasser le bien autant que le mal et à demeurer
finalement dans le Suprême. Doctrine cruelle, disent quelques-uns.
Doctrine dangereuse, disent les antres. Alors que tout est dangereux pour
l'ignorant, rien ne l'est pour le sage. L'unité ne se voit pas dans les phases
inférieures, où elle pourrait être mal comprise ou dénaturée. On y voit la
séparation et non l'unité ; on y voit le multiple et non l'Un ; on y voit le
grand nombre, mais non la réunion dans l'unique Corps du Seigneur.
Chacun est sûr qu'il est lui-même et non un autre, qu'il est l'acteur, car il
est retranché dans l'égoïsme. Il est juste et bon qu'il soit ainsi retranché
pour l'instant, car ce n'est qu'ainsi qu'il apprendra les leçons qui sont
nécessaires pour la manifestation du Soi en lui, de ce Soi qui réside en
chacun, attendant avec une patience infinie pendant que les roues de la
voiture apprennent à prendre leur vraie place dans le plan général.

Le grand Seigneur du Yoga ne craint pas d'affirmer la vérité.


Résolument Il déclare une fois de plus, avec cette insistance continuelle
qui est la Sienne, pour ceux qui sont assez sages pour lire et pour
comprendre : "Je réside dans le cœur de [57] tous, et de Moi viennent
mémoire, sagesse, et leur absence" (XV, 15). Non seulement, donc, la
sagesse et la mémoire, mais aussi l'absence de sagesse et l'absence de
mémoire. Le neuvième et le dixième chapitres de la Gîtâ ne sont employés
uniquement qu'à conduire Arjuna jusqu'à la vision du Suprême. Il déclare
être Lui-même telle chose après telle autre : Je suis ceci, Je suis cela, Je
suis cet autre. Je suis tous les Rishis, et les montagnes, et les rivières, et les
arbres, et les animaux, car Je suis tout. "Une partie de Mon propre Soi,
transformé dans le monde de la vie en un Esprit immortel, crée autour de
soi les sens, dont le mental est le sixième, enveloppés dans la matière".
(XV, 7). "Quand le Seigneur acquiert un corps", c'est écrit, le Seigneur
Lui-même, quand Il prend un corps, "et quand Il le quitte… enfermé" ;
quand il le prend, "dans l'oreille, dans l'œil, dans le toucher, dans le gout et
l'odorat, et aussi dans le mental, Il jouit des objets des sens" (XV, 8, 9).
Peu de gens, de nos jours, oseraient dire cette grande parole, à savoir que
"quand le Seigneur prend un corps, Il jouit des objets des sens". "Ceux qui
sont dans l'illusion ne Le perçoivent pas quand Il part ou quand Il est
présent ou quand Il jouit sous l'influence des qualités ; celui qui a l'œil de
la sagesse le perçoit" (XV, 10). Bien plus, de peur que les gens puissent
encore penser qu'après tout quelque chose pourrait être laissé hors de Lui,
Il parle des "hommes qui accomplissent de sévères austérités non
prescrites par les Écritures" et déclare à leur sujet : "Dénués d'intelligence,
tourmentant les éléments assemblés qui forment le corps, et Me
tourmentant Moi aussi qui réside dans le corps intérieur, sache que ces
hommes sont démoniaques [58] dans leurs intentions" (XVII, 5, 6). En
sorte que ceux qui tourmentent même le corps extérieur, tourmentent le
Seigneur Lui-même qui réside à l'intérieur. S'élevant dans des envolées de
plus en plus hautes jusqu'à l'Être même du Soi embrassant tout, Il déclare :
"Je suis aussi le Temps infini… et Je suis la Mort qui dévore tout et
l'origine de tout ce qui va naitre" (X, 33, 34). "Je suis le jeu du tricheur, et
la splendeur des choses splendides" (X, 36). "Et de quelque espèce que soit
la semence de tous les êtres, c'est Moi, ô Arjuna ; et il n'est rien de tout ce
qui se meut ou est immobile qui puisse exister en dehors de Moi" (X, 39).
"De même que le soleil unique illumine toute la terre, de même le Seigneur
du Champ illumine tout le Champ, ô Bhârata" (XIII, 34). Tel est le Yoga.
L'unité de toutes choses, le multiple vu dans l'Un.
Et maintenant qui est le Yogî ? C'est l'homme qui, réalisant l'Unité, y
vit. C'est lui et lui seul qui est le Yogî. Telle est la déclaration maintes fois
répétée dans ce Traité de Yoga, concernant l'homme qui est le Yogî aux
yeux du Seigneur du Yoga, au véritable Soi révélé du Yoga, comme on
L'appelle (XI, 47). Le Yogî est l'homme qui, réalisant l'unité, y vit.
Personne ne réalisant cela dans sa propre vie ne peut être appelé un Yogî
dans toute l'acception de ce terme. Nous revenons encore sur cette phrase :
"Celui qui accomplit l'action qui est un devoir… celui-là est un ascète, il
est un Yogî, et non celui qui est sans feu et sans rites" (VI, 1). Ce n'est pas
l'apparence extérieure de l'homme qui fait le Yogî ; le Yogî n'est pas un
homme qui erre çà et là vêtu en Yogî, mais "celui qui accomplit l'action
qui est un devoir, sans penser [59] au fruit de l'action." Et alors l'homme
qui est le type du Yogî est décrit à plusieurs reprises de façon variée, et ses
caractéristiques sont clairement définies. Il est déclaré : "L'équilibre
s'appelle Yoga (II, 48) ; seul celui qui voit l'unité permanente reste stable
au milieu du changement des effets variés et transitoires. Il est habile dans
les activités extérieures : "Le Yoga est l'art dans l'action" (II, 50). Il ne
ressent aucune attraction pour les objets des sens, ou pour les actions, et
renonce à faire des projets : "Lorsqu'un homme ne sent plus d'attachement,
ni pour les objets des sens, ni pour les actions, ayant renoncé aux
imaginations du désir, alors on le dit parfait dans le Yoga" (VI, 4).
Lorsqu'Il est en mesure de définir le parfait Yogî, l'homme qui a atteint
cette perfection de l'unité qui signifie le triomphe, Il déclare ce que c'est :
"Celui qui, par l'identité du Soi, ô Arjuna, voit également partout la même
chose, que ce soit plaisir ou peine, celui-là est considéré comme un Yogî
parfait" (VI, 32). Avec attention et avec le plus grand soin, dans le sixième
chapitre, Shrî Krishna approfondit cette image du Yogî : un Yogî est celui
qui est "établi dans l'unité" (VI, 31) ; qui, sa pensée "fixée sur le Soi" (VI,
18), sur la vision de l'Un présent en toutes choses, voit que même le plaisir
et la peine ne sont que des phases de la manifestation de l'Unique, et est
"libéré de l'envie de toutes les choses désirables" (VI, 18), et atteint ainsi
"la rupture de l'union avec la souffrance" (VI, 23). C'est celui "qui est
satisfait de sagesse et de savoir, inébranlable, dont les sens sont domptés"
et qui est impartial (VI, 8, 9). C'est sur ces matières qu'il doit méditer, car,
dans la précipitation et le tumulte [60] du monde extérieur il ne peut
réaliser l'unité, à moins qu'il ne se retire de temps à autre de la multiplicité
pour la regarder de l'extérieur, "dans un endroit solitaire" (VI, 10) ; chaque
homme qui a le désir d'atteindre la vision de l'unité doit, en dehors des
heures nombreuses qu'il donne au travail, aux distractions et au sommeil,
réserver un peu de temps à la solitude et à la méditation, jusqu'à ce qu'il
soit assez fort pour méditer continuellement au sein même d'un tourbillon.
Sans cela, il serait vain de s'attendre au succès. Car, attendu que nous
sommes non pas forts mais faibles ; attendu que nous n'avons pas l'œil de
la sagesse, mais que nous sommes trop souvent dans l'illusion ; attendu
que nous sommes dominés par les qualités et considérons les choses
comme séparées et permettons qu'une chose nous apporte le plaisir et une
autre la peine, au lieu de regarder toute chose, désagréable ou plaisante,
comme une expérience pouvant servir à aider les upâdhis (enveloppes)
dans lesquels le Soi doit être rendu manifeste ; attendu qu'il en est ainsi
pour nous tous, nous devons nous réserver un certain temps de tranquillité
dans un endroit retiré où nous nous asseyons bien seuls ; et alors, fixant le
mental sur le Soi, chercher à réaliser notre unité avec ce Soi, en dépit du
tournoiement des évènements. Nous devons suivre les instructions données
par Shrî Krishna (VI, 10-19) jusqu'à ce que "voyant le Soi par le Soi" nous
soyons "contents dans le Soi" (VI, 20) ; jusqu'à ce que nous puissions
trouver "cette joie suprême que la Raison peut saisir par-delà les sens, et
où, bien établis", nous ne serons plus "ébranlés même par une grande
douleur" (VI, 21, 22). Alors nous jouirons de "la [61] félicité infinie du
contact avec l'Éternel" (VI, 28). Et quand tout cela est accompli, quand en
vérité un homme "voit le Soi résidant dans toutes les créatures et tous les
êtres dans le Soi" (VI, 29), alors "celui qui, établi dans l'unité, M'adore,
Moi qui demeure dans toutes les créatures, ce Yogî vit en Moi, quel que
soit son mode de vie." (VI, 31). Voilà la grande vérité du vrai Yogî. Il peut
être un écrivain ou un orateur, il peut être un guerrier ou un agriculteur, il
peut être un philosophe ou un marchand, il peut être un Roi ou un homme
d'État, il peut être un homme de loi ou toute autre chose – n'importe. "Il vit
en Moi, quel que soit son mode de vie", s'il voit l'unité en toutes choses, et
toutes choses en Dieu.

Cela résume, me semble-t-il, l'essence totale de la pensée que nous


avons poursuivie ce matin : "Ce Yogi vit en Moi, quel que soit son mode
de vie." Ce n'est pas ce que vous êtes dans vos occupations, c'est ce que
vous êtes mentalement ; – ce n'est pas vos activités extérieures, c'est votre
attitude en face du monde ; ce n'est pas ce que vous faites, mais ce que
vous êtes dans vos sentiments et vos pensées ; voilà ce qui détermine si
vous êtes, ou non, un Yogî.
Sur trois sentiers cheminent ceux qui cherchent le Yoga. Je décrirai
ces sentiers, jusqu'à un certain point, demain et le jour suivant. Vous savez
qu'on parle des trois, le sentier de la sagesse, le sentier de la dévotion et le
sentier de l'action, les trois sentiers, chacun suivant un tempérament, les
sentiers que l'on considère comme étant trois, mais qui se confondent en
un seul, puisque le Soi, derrière tous les tempéraments, est unique. Le
Jñânî est celui qui suit le sentier de la sagesse ; le Bhakta [62] ou Tapasvî
est celui qui suit le sentier de la dévotion ; et le Kartâ est celui qui suit le
sentier de l'action. Mais que dit Shrî Krishna de ces hommes, quand il
résuma cette partie de Son enseignement sur le Yoga contenue dans le
sixième chapitre ? Il dit : "Le Yogî est plus grand que l'ascète, il est
considéré comme plus grand même que le sage. Le Yogî est plus grand
que l'homme d'action" (VI, 46). Le parfait Yogî est plus grand que les
hommes sur l'un des sentiers séparés, plus grand que les hommes qui
foulent l'un, ou l'autre, ou le troisième de ces trois sentiers qui mènent au
Yoga complet ; plus grand que le Jñânî, le Tapasvî et le Kartâ, car il réunit
totalement en lui-même leurs caractéristiques séparées, dans un équilibre
parfait, et il n'est aucun d'eux en particulier parce qu'il est tous ensemble. Il
a appris la pensée juste, le désir droit et l'activité correcte, et, étant ainsi
devenu parfaitement sage, actif et dévot, il est plus grand que celui en qui
la sagesse, ou l'action, ou la dévotion est prédominante ; il les a ajoutées et
fusionnées en lui-même. "Deviens donc un Yogi, ô Arjuna" (VI, 46).
CHAPITRE III

MÉTHODES DE YOGA ET DÉVOTION

Frères,

Vous vous rappellerez que nous avons examiné, hier, l'essence, la


nature du Yoga. Mais j'ai parlé aussi des moyens d'atteindre le Yoga,
comme étant un des sujets de la Gîtâ, c'est là notre sujet spécial
d'aujourd'hui et aussi de demain. Comment le Yoga peut-il être atteint ?
Nous avons remarqué, en étudiant son essence, qu'il consistait en la
réalisation de l'unité, de sorte que c'était une chose très stable et bien
équilibrée. Le Yogî se tient sur le roc de l'unité et c'est de là que toutes ses
activités sont exercées.

Mais comme ce centre stable, cet équilibre, est une chose terriblement
difficile à atteindre, il n'est pas étonnant qu'une des premières questions
qui s'élevèrent dans le mental impatient du disciple attentif, Arjuna, porta
sur ce fait de la difficulté d'atteindre un tel centre, sur l'apparente
impossibilité de rester calme au milieu du tourbillon. Par suite, nous le
voyons poser cette question célèbre, qui est répétée, je pense, par chaque
aspirant individuellement, comme si c'était une particularité spéciale à lui-
même, à son moi infortuné, [64] rendant le sentier plus difficile pour lui
que pour tout autre de ses compagnons : "Ce Yoga que Tu as déclaré
comme dû à l'égalité d'âme, ô Madhusûdana, je ne lui vois pas de base
stable, à cause de l'agitation ; car en vérité le mental est agité, ô Krishna ; il
est impétueux, ardent et difficile à dompter ; je le considère comme aussi
dur à dominer que le vent" (VI, 33, 34). La réponse arrive promptement :
"Sans doute, ô puissamment armé, le mental est dur à soumettre, et agité ;
mais il peut être soumis par une pratique constante et par le détachement.
Le Yoga est difficile à atteindre, il me semble, par un moi qui n'est pas
contrôlé, mais, pour celui qui est contrôlé par le Soi, il peut être atteint par
l'énergie convenablement dirigée" (VI, 35, 36). Telle est la réponse
constamment réitérée de l'Instructeur du Yoga à l'expérience du disciple
constamment répétée. Chacun de nous sait qu'il est vrai que le mental est
difficile à dompter, dur à réprimer, et plus nous essayons de le réprimer,
plus le mental parait vigoureux dans sa précipitation turbulente ; pourtant
le Seigneur du Yoga déclare qu'il est possible d'atteindre la sérénité, et Il
donne deux mots pour servir de guides à l'aspirant : pratique constante et
impassibilité. Vous pouvez vous rappeler un verset précédent dans lequel
Il a dit : "Chaque fois que le mental inconstant et instable s'échappe,
chaque fois retiens-le et ramène-le sous le contrôle du Soi" (VI, 26). C'est
là la "pratique constante" ; et sans cela, il n'est nulle possibilité d'équilibre ;
et il en est naturellement ainsi, parce que durant des milliers et des milliers
d'années le mental s'est enfui dans toutes les directions, et ce vagabondage
du mental est le signe de son [65] développement jusqu'à une certaine
période. Là où le mental est à un stade peu élevé de développement, il
repose indifférent, endormi, à l'intérieur de l'homme, sauf quand il est
attiré au dehors par quelque puissante sollicitation physique. Aucun
progrès n'est possible, si ce n'est par la sortie du mental, et cette activité
inquiète du mental est nécessaire à son évolution, nécessaire pour pousser
l'homme vers un stade d'où il peut commencer à s'entrainer à l'égalité
d'âme. Donc une constante pratique, la direction du mental vers le Soi pour
le placer dans le Soi, encore et sans cesse avec une patience infatigable ;
une persévérance infinie, tel est le premier pas. Que le prétendu Yogî imite
la magnifique patience qui, en Occident, caractérise l'homme de science,
cette persévérance invincible avec laquelle, année après année, il répètera
la même expérience jusqu'à ce que le résultat définitif soit certain et
qu'aucun doute ne subsiste ; la même patience magnifique est exigée du
prétendu étudiant de la science du Yoga, car le Yoga est vraiment une
science et doit être suivi conformément à la loi. Mais c'est précisément
parce qu'il est soumis à la loi, qu'il est certain. S'il n'était pas soumis à la
loi, alors il n'y aurait pas certitude de succès, car vous pourriez
constamment le diriger sans résultat ; mais, comme la loi veut que la
pratique crée l'habitude, et que l'habitude construise le caractère, vous
pouvez être surs qu'une pratique constante conduira graduellement à
l'habitude de l'égalité d'âme, et que celle-ci deviendra la fixité stable du
caractère. Mais dans ce cas les moyens d'atteindre ce résultat ne sont pas
exactement les mêmes pour chaque homme ; et c'est pourquoi [66] nous
voyons Shrî Krishna parler de différentes méthodes, sans les séparer très
nettement l'une de l'autre, passant, en fait, très rapidement parfois de l'une
à l'autre. Un verset (Shloka) parlera peut-être d'une méthode, le suivant
parlera de l'autre, de sorte qu'il est nécessaire d'en faire une étude très
soigneuse et d'en avoir une connaissance très claire afin que vous puissiez
comprendre l'instruction donnée, et de classer chacune à la place qui lui
convient. Les trois principaux moyens de Yoga, ou sentiers conduisant au
Yoga, sont aussi, dans une acception secondaire, appelés Yoga ; les
moyens employés sont qualifiés Yoga, comme aussi la fin visée. Ces trois
sont désignés d'une façon définie. Il y a le Yoga du Renoncement –
renoncement au désir : "Harmonisé par le Yoga du renoncement, tu
viendras à Moi" (IX, 28). Il y a le Yoga du Discernement – Yoga de la
connaissance : "J'accorde le Yoga du discernement par lequel ils viennent
à Moi" (X, 10). Il y a le Yoga du Sacrifice – Yoga de l'action : "La voie du
Yoga par l'action, celle des Yogîs" (III, 3). Tels sont les trois moyens, et
nous trouverons, en les examinant, combien chacun d'eux est parfaitement
adapté à son but spécial et comment, en atteignant ce but spécial, l'homme
constate que les trois objets ont été tous atteints, et que, quel que soit celui
de ces trois sentiers – comme on les appelle souvent – sur lequel il
chemine, il atteint le même but. Seuls les enfants, comme il a été dit pour
ce qui touche aux sentiers du Sâmkhya et du Yoga – seuls "les enfants, et
non les Sages, parlent du Sâmkhya et du Yoga comme différents ; celui qui
est bien établi dans l'un obtient les fruits des deux" (V, 4). Le sage [67] sait
que les trois sentiers ne sont qu'un, bien que l'étiquette placée sur chacun
d'eux puisse être différente, pour des raisons que nous verrons dans un
moment.

En premier lieu, considérons le cycle d'évolution, composé des deux


arcs, le descendant et l'ascendant, de leurs noms bien connus Pravritti
Mârga et Nivritti Mârga, le sentier de l'aller et le sentier du retour. H. P.
Blavatsky a continuellement insisté sur cette "descente de l'Esprit dans la
Matière", et sur l'ascension qui la suit, et ces deux sentiers primordiaux
sont nécessairement foulés par tout le genre humain dans le long parcours
de l'évolution ; chaque être humain chemine le long de l'un ou de l'autre de
ces deux sentiers, auxquels ou peut appliquer la phrase de Shrî Krishna :
"Ils sont considérés comme les deux voies éternelles du monde : celui qui
ne revient pas suit l'une, celui qui revient suit l'autre" (VIII, 26).
Naturellement, ce n'est pas là le sens dans lequel Il employait ces mots, et
ce n'est pas littéralement vrai des Pravritti et Nivritti Mârga, puisqu'un
homme peut être sur le Nivritti Mârga pendent de nombreuses vies, avant
de parvenir à son stade final, dont Shrî Krishna est en train de parler, et il
ne revient pas davantage ; mais sur ce sentier il ne s'éloigne plus, il se
dirige vers la maison, bien que la maison puisse être encore loin devant lui.
Sur le Pravritti Mârga l'homme est né maintes et maintes fois, ramené à la
naissance par le désir et naissant chaque fois à l'endroit favorable à
l'accomplissement de ses désirs ; et chaque naissance forge de nouveaux
chainons dans la chaine prolongée qui le lie ; sur le Nivritti Mârga
l'homme est né pour acquitter les dettes [68] contractées dans son passé, et
chaque naissance brise quelque chainon de la chaine en voie de
raccourcissement qui le lie.

Sur le Pravritti Mârga, la conscience est dominée, aveuglée par la


matière, et constamment elle s'efforce de s'approprier la matière et de la
retenir pour s'en servir ; à mesure qu'elle se familiarise avec son entourage,
elle se l'approprie d'une manière de plus en plus intelligente, et exerce de
plus en plus ses facultés de choix ; par ses expériences sur la matière, elle
différencie ses propres capacités et ses fonctions démontrent une
spécialisation grandissante ; ces fonctions manipulent lentement la matière
et adaptent les organes à une expression plus parfaite d'elles-mêmes ; par
l'usage de ces organes, les fonctions deviennent plus nettement définies, ce
qui est trouble devient déterminé, ce qui est massif devient subtil ; la
"perception" vague du monde extérieur des premiers stades devient la vue,
l'ouïe, le toucher, le gout, l'odorat ; les sensations fournissent des
matériaux pour accroitre la connaissance et la conscience se développe.
Tout cela est nécessaire pour établir sa souveraineté sur la matière et ainsi
elle foule le sentier de l'allée. Enfin, la satiété commence à remplacer
l'ardeur du désir et, lentement, parmi de nombreuses rechutes dans
l'éloignement, la conscience commence à se tourner vers l'intérieur et
l'intérêt décroissant pour le Non-Soi permet la croissance d'un intérêt
grandissant pour le Soi. L'homme entre définitivement dans le Nivritti
Mârga, le sentier du retour, et toutes les instructions contenues dans la Gîtâ
s'adressent à la conscience sur ce sentier. Elles sont sans utilité, elles ne
conviennent pas, elles sont même nuisibles [69] pour quelqu'un qui est
encore sur le sentier de l'aller.

Ces deux arcs du cercle de l'évolution nous donnent la première


grande division de l'humanité en deux grandes classes, ceux qui vont en
s'éloignant et ceux qui reviennent ; ceux qui se différencient eux-mêmes et
ceux qui s'unifient eux-mêmes. La première classe comprend l'énorme,
l'écrasante majorité ; la seconde, au stade actuel de l'évolution, ne compte
qu'une faible minorité.

Sur chacun de ces arcs on peut voir trois sous-classes, se distinguant


chacune par son tempérament. Par le mot "tempérament", je veux dire un
type renfermant un nombre non défini de variétés, dans lequel domine un
des trois aspects de la conscience, accompagné par sa qualité
correspondante de matière, ou guna. Ces aspects et qualités sont, comme
vous le savez bien, Jñânam, Kriyâ et Ichchhâ, avec Sattva, Rajas et Tamas
– sagesse, action, volonté, avec le rythme, la mobilité et l'inertie.

Cette ligne de pensée nous conduit dans la région de la triplicité qui


est la marque de notre univers. Vous savez comment on reconnait partout
la nature triple de la conscience ; que, lorsqu'on parle de Saguna Brahman,
Il est déclaré être Sachchidânanda ; ces qualités, reflétées dans la
conscience humaine sont Kriyâ, Jñânam et Ichchhâ – les trois aspects ou
fonctions de la conscience 1 . Si, au lieu d'étudier la conscience, nous
étudions les upâdhis, la même triplicité se présente et nous parlons d'eux
comme correspondant [70] aux trois gunas de Prakriti, Sattva, Rajas et
Tamas. Partout nous voyons cette triplicité ; mais nous voyons plus que la
triplicité et nous devons reconnaitre également ce plus ; car l'unité est
présente sous la triplicité et, partout où une fonction apparait spécialement,
on doit se rappeler que les deux autres sont présentes, toujours jointes à
elle, cachées seulement pour un temps par sa prédominance et tenant ainsi
une place secondaire. Il n'est pas un atome de Prakriti qui n'ait toujours
présentes en lui les trois gunas, inséparables et jamais seules. Vous ne
pouvez dire qu'un atome est sâttvique, un autre râjasique et un autre
tâmasique, car chaque atome contient également les trois. Mais quand vous
pensez à des combinaisons, quand vous pensez à des molécules, des [71]
tissus, des organes et des corps, alors, à cause de l'arrangement respectif

1
Il n'y a pas lieu de donner ici un long exposé du "pourquoi" des transpositions des membres des
triades, telles qu'elles sont données dans la phraséologie populaire ; pour les étudiants de la
Théosophie les diagrammes suivants suffiront ; les lettres sont les initiales des qualités :
A
Manifestation des Logoï (Ananda-Chit-Sat)
C S
Reproduction dans la conscience humaine – Jivâtmâ
I
Ichchhâ
Jñânam
J K
Kriyâ
Réflexion dans la matière – Upadhi
S R
Rajas
Sattva
T
Tamas
des atomes, ou des molécules, une des qualités peut ressortir de façon
dominante, en sorte que vous pouvez appeler la combinaison par le nom de
l'une des trois et dire : la combinaison est sâttvique, râjasique ou
tâmasique. Mais vous ne devez jamais oublier, quand vous parlez de la
combinaison comme sâttvique, que les éléments râjasiques et tâmasiques y
sont également présents. Quoique moins prononcés pour l'instant, ils n'en
sont pas moins là, et ils sont susceptibles d'être évoqués ; là où la nature est
dite sâttvique, là les éléments râjasiques et tâmasiques sont aussi présents
et peuvent être provoqués par des stimuli appropriés ; et là où la note
dominante est tâmasique, le sâttvique et le râjasique sont aussi présents, et
peuvent de manière semblable être poussés à l'activité ; et là où domine le
râjasique, se trouvent aussi le sâttvique et le tâmasique. L'unité ne doit
jamais être oubliée ; vous ne devez pas vous laisser abuser par la triplicité.
Nulle part, dans la multiplicité nous ne trouvons une chose qui soit
absolument pure ; tout est toujours mélangé, tout est présent partout, mais
il y a une manifestation partielle et, par suite, dans la manifestation on
trouve la multiplicité. Qu'il me soit permis pour un moment de présenter la
question sous un jour matérialiste, en employant l'analogie de l'aimant.
Vous savez tous que l'aimant a deux pôles, positif et négatif, et que dans la
partie centrale de l'aimant ne se trouve que très peu de magnétisme, de
sorte qu'au milieu on constate à peine de l'attraction ou de la répulsion.
Est-ce parce que tout le magnétisme positif est à une extrémité et tout le
négatif à [72] l'autre extrémité, et qu'il n'y en a pas au milieu ? Pas du
tout ; mais, au milieu, selon une hypothèse explicative, les courants positif
et négatif tendent à se neutraliser mutuellement, tandis qu'à chaque pôle un
seul courant passe librement ; par suite, à chaque pôle un courant
magnétique apparait naturellement ; au pôle positif, l'électricité positive est
pour ainsi dire à l'extérieur, et à l'autre pôle, c'est l'électricité négative qui
est à l'extérieur ; le courant est toujours là, tourbillonnant continuellement
autour des molécules, et c'est ainsi qu'apparait la variété, que nous croyons
être une séparation, mais qui n'est pas du tout en réalité une séparation,
mais seulement une apparence transitoire produite par l'agencement des
courants. De la même façon les trois aspects de la conscience sont présents
en chaque individu, l'un ou l'autre ayant la prédominance comme je l'ai
indiqué.

En suivant le Pravritti Mârga, les trois aspects de la conscience sont


poussés à une croissance, ou mieux à un développement vivace ; tous trois
sont enveloppés ensemble, sont présents à l'intérieur, quoique non
manifestés ; ce fragment du Soi, le Jivâtmâ, contient en lui-même toutes
les possibilités de la Divinité, mais elles sont enserrées à l'intérieur,
comme dans la graine sont enserrées toutes les possibilités de l'arbre qui en
sortira. Et les analogies que vous pouvez voir dans la nature sont vraiment
belles ; car vous pouvez prendre une graine et, en la coupant avec
précaution, vous pouvez voir, repliées à l'intérieur, les trois parties de la
plante qui deviendront – la racine qui pousse vers le bas, la tige qui pousse
vers le haut, les feuilles qui se déploient de chaque [73] côté ; la plante en
miniature est là, microcosme merveilleux du futur macrocosme que sera
l'arbre ; et il en est ainsi dans tous les autres cas de la croissance
embryonnaire ; ce procédé de la nature consistant à enrouler ensemble ce
qui devra être développé au cours de l'évolution se répète encore et encore
dans la réflexion sur le monde physique, dominée par la semence de vie
qui provient d'Ishvara. Ainsi nous trouvons présents dans chaque Jivâtmâ
qui entre sur le Pravritti Mârga, les trois fonctions ou aspects de la
conscience et tous doivent devenir actifs, être manifestés, être conduits à
l'activité fonctionnelle. C'est pour arriver à ce résultat que le monde existe.
Il n'existe que pour l'amour des Jîvâtmâs évoluant en son sein, et chaque
détail du monde est conçu avec le soin le plus méticuleux et la plus pure
sagesse, afin que ces pouvoirs divins puissent être retirés de leur condition
embryonnaire et manifestés dans leur pleine gloire, comme résultat des
efforts de l'univers.

Nous voyons alors que le monde est rempli d'objets, afin que ces
objets, s'attirant et se repoussant mutuellement, puissent, par leurs chocs et
leurs séparations, accomplir l'évolution de la forme et le développement
des pouvoirs jîvâtmiques ; chaque objet, à son tour, est un stimulus pour
l'évolution des autres, et il reçoit lui-même, des autres, un stimulus pour le
développement du Soi en tous. Pierres et arbres, animaux et hommes,
dévas et asuras, tous sont impressionnés les uns par les autres, dans une
interaction continuelle, dans une influence et un modelage mutuels et
perpétuels, et c'est de cela que dépend le progrès de l'évolution. [74]

Afin d'éveiller cet aspect de la conscience qui est appelé Ichchhâ, le


monde est rempli d'objets désirables ou repoussants. La dispensatrice des
objets du désir, Shrî Lakshmî, Épouse de Vishnu, le grand prototype de
Prakriti, est l'unique dont les mains détiennent le trésor des choses
désirables, par lesquelles cet aspect de la conscience sera stimulé, renforcé
et développé. N'oubliez pas que Lakshmî est l'Épouse de Vishnu, que le
Désir est le serviteur, le dévot de la Sagesse. Ichchhâ doit être provoqué
par la présence de tous côtés d'objets désirables, de sorte que, se lançant à
leur poursuite, il puisse devenir graduellement fort, et que sa puissante
énergie puisse être éveillée dans la conscience. Mais l'aspect de Jñânam
doit également être provoqué. Il sera stimulé à l'activité par les
sollicitations du désir, par le désir ardent des objets désirables. Et dans ses
premiers essais de développement il ne sera pas le maitre des désirs mais
leur serviteur ; ce n'est pas encore Jñânam au sens élevé du terme ; c'est
encore sa manifestation inférieure. Et finalement, il doit y avoir aussi
l'évolution de l'aspect Kriyâ, l'activité, le pouvoir d'affecter le monde
extérieur. Ichchhâ est le changement interne dans la conscience, la
tendance à pousser vers les objets du désir ; Jñânam est ce qui réfléchit en
soi, comme dans un miroir, les objets ; et Kriyâ est ce qui s'élance pour
obtenir, pour saisir, pour s'emparer des objets ; et tous trois sont
nécessaires pour que la conscience puisse parvenir à sa parfaite
manifestation.

Bien plus, chacun de ces trois grands aspects a deux aspects – un


supérieur et un inférieur appartenant respectivement au Pravritti Mârga et
au [75] Nivritti Mârga. Essentiellement chacun reste le même, mais la
manifestation de chacun change selon la direction du sentier. Et nous
verrons bientôt que le changement consiste en ce fait que l'inférieur,
lorsqu'il a atteint le développement de son plein pouvoir, devient, par le
changement de son attitude, le supérieur ; et toute la force qui a été acquise
dans le monde inférieur change de direction et s'avance vers le Suprême.
C'est ainsi que, dans le Devî-Bhâgavata, il est dit que Durgâ change Son
attitude ; détournée de son Seigneur Elle est Prakriti ; tournée vers Lui,
Elle est une avec Lui, Ils sont Mahâdéva.

Arrêtons-nous un moment sur le Pravritti Mârga. Là le désir est très


bon. Sans désir, pas de progrès ; sans désir, c'est la léthargie, le coma. Il est
intéressant de remarquer qu'Ichchhâ a comme correspondant spécial dans
le monde de la matière le guna Tamas. Les gunas, comme les aspects de la
conscience, ont leurs propres aspects inférieur et supérieur ; le Tamas
inférieur est la paresse, le repos, le supérieur est paix, stabilité, équilibre ;
l'inertie de la matière est en correspondance avec le calme absolu, la paix
du Suprême. Il y a dans la matière le pôle supérieur et le pôle inférieur. Au
supérieur, une stabilité parfaite, à l'inférieur une inertie immobile. Sur le
sentier de l'aller cette inertie doit être surmontée, et elle est surmontée en
éveillant dans la conscience l'attraction pour les objets désirables et la
répulsion pour les objets repoussants ; le désir se réveille et chasse la
paresse, et l'ardeur de la passion conquiert tous les obstacles placés sur son
chemin par l'inertie de la matière. Il ne faut pas que cet aspect inférieur du
désir soit rejeté trop tôt. Car, s'il est rejeté [76] trop tôt, le progrès est
arrêté. S'il est abandonné trop tôt, la qualité Tâmasâ s'affirme de nouveau
et la léthargie prend la place de l'activité. L'homme en ce monde, l'homme
du monde dans toute l'acception du terme, doit être plein de désirs. Et il en
est de même pour les autres aspects de la conscience. Il est bien que
l'aspect de Jñânam, qui est sagesse, conduise à la forme de Vijñânam, le
savoir discriminant, qui sépare, qui divise. La connaissance de ce qui est
séparé doit précéder la connaissance de l'Unique et, tant que cette fonction
de la conscience n'a pas réfléchi les multiples variétés, on ne peut espérer
qu'elle réalise la nature de cette multiplicité et qu'elle puisse voir, à travers
le multiple, l'Unité sous-jacente. Plus cet aspect de la conscience juge,
sépare et classe parfaitement, plus il commence à comprendre
complètement ; c'est ainsi qu'il en est pour la science, qui est l'expression
de cet aspect inférieur de Jñânam, le pôle inférieur de Jñânam ; la science
est, par-dessus tout, l'idée de différence et ensuite l'idée de classification,
étape de l'unification. Jusqu'à ce que vous connaissiez le divers, vous ne
pourrez connaitre l'Unique. L'Unité ne produit pas d'impression sur la
conscience tant que la diversité n'a pas éveillé la conscience à la
reconnaissance de ce qui n'est pas elle-même. Si vous êtes entouré d'air
immobile, vous n'êtes pas conscient qu'il existe de l'air ; c'est seulement
lorsque se produit le mouvement du vent que vous comprenez que vous
êtes entouré par l'océan de l'atmosphère. Une couleur unique ne saurait
être couleur, car vous ne verriez rien d'autre, et l'idée de couleur ne
pourrait naitre en vous. Ce n'est que lorsque la différence de couleur
apparait [77] que le sens de la couleur est développé. Le bonheur ne
pourrait être ressenti s'il ne pouvait être comparé à son autre aspect, la
souffrance, car ce n'est que par le passage du plaisir à la peine, de la joie au
chagrin, que vous développez la connaissance de chacun d'eux, et en cela
la possibilité de surmonter l'un et l'autre. Par conséquent le stade
scientifique, ce pôle inférieur de Jñânam, est un stade qui doit être achevé
sur le Pravritti Mârga et, plus il est développé d'une façon parfaite, plus la
conscience sera prête pour le grand changement de direction qui se
présentera bientôt.

Le troisième aspect de la conscience, Kriyâ, l'activité, doit, lui aussi,


être extériorisé, stimulé en toute direction, rendant le désir inquiet, rendant
le mental turbulent, rendant le corps agité, se précipitant çà et là dans une
hâte et un tumulte continuels. Tout cela est très bien. L'élan, le tourbillon,
les tourments, tout cela signifie croissance. Il y a assez de temps pour
commencer à mettre de l'ordre, quand vous avez quelque chose à régler ;
en attendant que l'énergie soit acquise, aucun contrôle utile n'est possible,
car il n'y a rien à contrôler ; plus la manifestation des aspects et des
qualités est puissante, plus l'espoir grandit pour l'homme.

Oui, je sais que ce n'est pas de cette façon que la question est
généralement traitée et nous aborderons son autre face dans un moment,
mais voyons chaque chose à sa place et à son rang. L'homme gonflé de
désirs qui le soulèvent et l'emportent ; l'homme dont le mental est très
actif, vif et sans repos, examinant, observant et ordonnant, classant, faisant
des inductions et des déductions ; [78] l'homme dont le corps, plein
d'énergie, se met à courir dès qu'il doit se mouvoir, au lieu de marcher
posément, tant est grand son besoin de mouvement, voilà l'homme dont
vous pourrez tirer parti dans l'avenir. Je ne dis pas qu'un tel homme soit
attrayant pour ceux qui ne voient que le côté extérieur des qualités ; mais
c'est l'homme montrant des possibilités, l'homme en qui quelque chose est
évolué et en qui, par suite, il y a quelque chose pouvant être exploité. Si
vous voulez bâtir une maison, il vous faut d'abord des briques ; et, bien que
les charrettes à bœufs qui apportent et déchargent les briques ne soient pas
très jolies ni attrayantes, elles sont toutes nécessaires pour le travail de
l'architecte, pour construire avec les briques la forme de quelque bel
édifice. L'homme qui s'endort à chaque instant, quelle aptitude a-t-il pour
les efforts intrépides du sentier supérieur ? Croyez-moi, Ishvara n'aurait
pas projeté tout ce désordre, si ce n'était pas le meilleur chemin vers le but,
car l'Amour et la Sagesse guident l'Univers ; c'est parmi les hommes
mêmes, qui ont foulé le Pravritti Mârga si ardemment que se trouveront en
premier ceux qui seront prêts à fouler le Nivritti Mârga. Il est bon de saisir,
de s'approprier, de retenir ; tels sont les efforts précieux de la conscience
sur le Pravritti Mârga ; par eux la conscience se développe, par eux les
corps évoluent, par eux l'organisation se façonne, par eux sont construits
les véhicules qui sont nécessités par les desseins futurs du Jivâtmâ. Même
si vous prenez un des produits les plus laids de la civilisation moderne,
l'homme qui a entassé millions sur millions par la destruction de foyers
innombrables, par l'appauvrissement [79] d'innombrables familles, vous
constaterez que cet homme a développé le pouvoir de la volonté, qu'il a
développé la concentration mentale, qu'il a développé une activité qui ne
connait pas la fatigue, qui ne cherche pas à se reposer du labeur ; et
quoique l'objet poursuivi par lui soit véritablement stérile, pourtant, en le
poursuivant il a développé des qualités qui, lorsque l'objet vil aura fait
place à un noble dessein, feront de lui une puissance éminente dans le
monde.

Mais maintenant, voyons comment s'accomplit le changement. Nous


trouvons que Shrî Krishna parle d'hommes qui adorent, qui prient dans
l'espoir d'une récompense ; une nouvelle tendance est implantée dans l'âme
humaine par cette adoration, et, bien que nous ne puissions penser que ce
culte aspirant à une récompense soit vraiment une chose élevée, nous ne
pouvons cependant prendre les hommes que tels qu'ils sont, et non comme
nous imaginons qu'ils devraient être. Les trois castes des deux-fois-nés, si
souvent mentionnées, symbolisent respectivement un type spécial de
nature ; au stade que nous considérons en ce moment, les hommes de
chaque type sont mus par le désir, et le désir est adapté à l'aspect de la
conscience qui domine en chacun. Chez le Vaishya, dominé par Ichchhâ,
l'activité est stimulée par le dharma (devoir) d'accumuler les objets du
désir. Chez le Kshattriya, dominé par Kriyâ, l'activité est stimulée par le
dharma de la splendeur, de la souveraineté, du pouvoir. Chez un
Brâhmane, dominé par Jñânam, l'activité est stimulée par le désir de
Svarga, le désir des joies du ciel. En chacun, l'activité est causée par le
désir, et c'est pour cela que l'adoration est prescrite [80] dans le culte
exotérique. Il est dit, dans le second chapitre : "Avec leurs désirs
personnels, avec le ciel pour but, ils présentent la naissance comme le fruit
de l'action, et prescrivent des cérémonies nombreuses et variées pour
obtenir le plaisir et le pouvoir" (II, 43). Ce sont les cérémonies accomplies
sous l'impulsion du désir de gouter à la souveraineté, au pouvoir, au
plaisir, et qui conduisent à la naissance comme Kshattriya, état dans lequel
le pouvoir et le plaisir sont légitimes, en accord avec l'accomplissement du
devoir. Sur le Brâhmane il est dit : "Ceux qui connaissent les trois – les
trois Vedas – les buveurs du Soma, purifiés du péché, M'adorant par le
sacrifice, Me demandant le chemin du ciel ; s'élevant au monde sacré du
Roi des Êtres Radieux, ils prennent part au ciel aux festins des Dieux" (IX,
20). Et il y a aussi le Vaishya caractérisé, qui désire le succès dans
l'action ; de lui il est dit : "Ceux qui aspirent au succès dans l'action
sacrifient ici-bas aux Êtres Radieux ; car dans un court espace, en vérité,
dans ce monde humain, le succès nait de l'action" (IV, 12). Voyez
comment, dans une adoration ainsi pratiquée, se tient caché le début d'un
changement. Le désir est le moteur, le désir pour le moi personnel ; mais
quand il pousse un homme dominé par l'aspect de Jñânam, alors l'objectif
est haussé jusque dans une région plus éloignée et subtile, c'est le festin
des Dévas, les joies du monde des Êtres Radieux. Le sacrifice doit être
offert, le désir pour les objets physiques doit être soumis, et le sacrifice de
ces derniers doit être accompli, afin que les plaisirs plus subtils puissent
être goutés. C'est pour le plaisir et le pouvoir et la souveraineté qu'un
Kshattriya doit offrir le sacrifice et [81] accomplir les cérémonies, et ainsi
lui est imposée une soumission particulière, qui le discipline, le contraint à
une certaine abnégation, tandis qu'il jouit du pouvoir et de la souveraineté,
jusqu'à ce qu'enfin il en soit rassasié. Et de même un Vaishya a le devoir
également de sacrifier une part de sa richesse, afin d'obtenir le succès dans
l'action, et on lui apprend à sacrifier aux Dévas, de façon que le désir
même du succès puisse servir d'agent subtil pour le disjoindre du même
désir qui est son stimulant. Combien tout cela est avisé. Il n'y a aucune
hâte ; il y a tout le temps voulu. Que tous les désirs croissent et fleurissent,
pour que l'homme puisse devenir fort ; mais commencez à les mater par le
principe de la cérémonie et du sacrifice ; toutefois qu'ils s'efforcent
d'atteindre leur but ; qu'ils aient leur stimulus propre ; les joies du ciel au
lieu de celles de la terre, la pleine puissance au lieu des pouvoirs
inférieurs, de grandes richesses au lieu de moyens bornés. L'objet est
conservé comme stimulus aussi longtemps qu'il est nécessaire, et le gout
pour les objets est encouragé, mais il est lentement contraint, entravé,
soumis au contrôle, par le principe du sacrifice ; et comme cela se continue
vie après vie, le moi, enfin, se sent un peu excédé de cette poursuite
constante, et dans cette période de fatigue tout semble éphémère, desséché,
vide ; un désappointement profond se fait jour, les chagrins, les échecs se
présentent ; l'homme qui veut atteindre les pouvoirs les saisit, et les trouve
pénibles ; l'homme qui désire ardemment la connaissance l'acquiert, et son
cœur se sent abattu et désolé, vide ; l'homme qui se démène pour remporter
quelque grand succès y parvient, et il constate que son château de [82]
succès n'est qu'une prison. Ainsi, graduellement, le Jivâtmâ, dans son
développement intérieur, réalise que tous ces objets ne suffisent pas pour
le satisfaire ; il a gouté, jusqu'à ressentir la nausée du gout ; il s'est livré
aux plaisirs jusqu'à en être rassasié ; il a étudié, jusqu'à ce que le fardeau
du savoir soit devenu fastidieux, et au-delà s'étendent à l'infini des détails
interminables, des contrées inconnues. Le moi est las de ces expériences
répétées ; c'est le point tournant, et à ce point critique du changement, une
impassibilité momentanée nait de la fatigue ; ce n'est pas le réel Vairâgya,
qui est le fruit de la connaissance, mais un Vairâgya passager, qui est le
fruit du dégout, et en cet instant, placé à la jonction des deux sentiers
Pravritti et Nivritti, à ce point tournant du long voyage, la fatigue accable
l'âme du pèlerin, et dans cette fatigue un changement subtil s'effectue dans
la conscience, et, se détournant du pôle inférieur, elle se retourne
lentement et commence à s'élever vers le pôle supérieur. "Ce reste même
de désir – pour les objets des sens – aussi l'abandonne, après qu'il a vu le
Suprême" (II, 59). Chacun garde encore sa qualité caractéristique, mais, du
fait du changement de la direction dans laquelle il voyage, cette qualité
caractéristique revêt son caractère supérieur et est graduellement
transformée. Chacun des trois aspects change simplement d'objectif ; dans
le changement de direction de la conscience totale, Ichchhâ, le désir, dont
le pôle inférieur est Kâma, devient l'aspiration au Soi, le Suprême, laquelle
est le pôle supérieur, la Bhakti. Vijñânam, le pôle inférieur qui réalise la
séparation de tous les objets extérieurs, devient Jñânam, la sagesse qui
connait l'Unique, Kriyâ, au lieu de se manifester [83] à son pôle inférieur
comme activité pour les objets, se manifeste à son pôle supérieur, et
devient Yajña, sacrifice. Ainsi, sur le Nivritti Mârga, les trois ont changé
leurs noms mais non leur qualité, et nous avons Bhakti, nous avons
Jñânam, nous avons Yajña, qui sont les manifestations supérieures ; ce
sont les pôles supérieurs des trois aspects de la conscience ; et ainsi nous
entendons Shrî Krishna disant que, à ce stade "Quelques-uns, dans la
méditation, contemplent le Soi dans le soi par le Soi" c'est-à-dire sur le
mode de Bhakti ; "d'autres y arrivent par le Sâmkhyayoga", c'est-à-dire sur
le mode de Jñânam ; "et d'autres par le Yoga de l'Action", c'est-à-dire sur
le mode de Yajña (XIII, 25). Ils sont arrivés à l'endroit où les procédés de
Yoga doivent être entrepris et pratiqués ; et nous voyons encore, sur le
Nivritti Mârga, les trois sentiers en un seul ; et c'est en conformité du
tempérament dominant que sera choisi le sentier, et chacun a son propre
Yoga particulier : pour l'aspect Ichchhâ il y a le Yoga du Renoncement ;
pour l'aspect Jñânam, il y a le Yoga du Discernement, non plus entre objet
et objet, mais entre le réel et l'irréel, le transitoire et l'éternel ; et pour le
troisième aspect, Kriyâ, nous avons le Yoga du Sacrifice ; quand toute
action est accomplie comme sacrifice, comme nous l'avons vu hier, son
caractère d'attachement se dissipe.

Maintenant tout est changé. Nous avons à étudier les trois aspects tels
qu'on les trouve sur le Nivritti Mârga, chacun avec son propre Yoga
particulier, dont la pratique fait suivre le sentier spécial. Nous nous
occuperons d'abord du sentier appartenant à l'aspect d'Ichchhâ, et verrons
comment l'homme de ce tempérament doit se diriger [84] lui-même s'il
veut fouler le Nivritti Mârga. Nous retrouvons ici l'enseignement si
familier à vous tous, concernant le désir, celui qui est le guide du candidat,
le Yoga du Renoncement. Quand Arjuna, se tournant vers son Instructeur,
lui demanda : "Qu'est-ce qui entraine l'homme à commettre le péché, bien
malgré lui en fait, ô Varshneya, comme s'il y était contraint de force ?"
(III, 36), quelle fut la réponse ? "C'est le désir, c'est la colère, engendrés
par la qualité de mobilité (rajas) ; ils dévorent tout, ils souillent tout, sache
que c'est là notre ennemi sur terre" (III, 37). Ensuite Il dit à Son élève : "Ô
puissamment armé, tue l'ennemi dans la forme du désir, difficile à
surmonter" (III, 43). Sur ce sentier du Renoncement, sur le Nivritti Mârga,
l'aspect inférieur d'Ichchhâ, le désir, devient le grand ennemi de l'homme.
Aussi le Seigneur dit-il encore dans Sa sagesse : "L'attrait et l'aversion
pour les objets des sens résident dans les sens ; que personne ne tombe
sous la domination de ces deux ; ce sont les entraves du sentier" (III, 34).
Mais que va faire l'homme ? Il a développé, tout au long ces choses ;
l'attrait et l'aversion ont été ses pouvoirs moteurs ; comment alors va-t-il
changer, et les regarder comme ses adversaires, ses ennemis qu'il faut
tuer ? Ils ont été ses amis, ses compagnons durant sa jeunesse, ses parents ;
combien la vie sera vide lorsqu'ils seront tués ; sur le Kurukshetra de
l'âme, ils sont ses ennemis, rangés vis-à-vis de lui. Comment combattra-t-
il ? Le premier pas est un pas d'énergique abstention de satisfaire le désir.
"Comme la tortue qui rentre tous ses membres, il détourne ses sens des
objets des sens" (II, 58). L'homme, réalisant la futilité d'une constante
jouissance suivie de [85] souffrance ; réalisant que les jouissances qui
naissent du contact ne sont en vérité que des sources de douleur (V, 22) ;
réalisant que le plaisir qui d'abord est nectar devient plus tard poison
(XVIII, 38) ; reconnaissant tout cela, que fera-t-il ? Le premier pas est
forcément de se maintenir lui-même, par la pensée, séparé des objets du
désir ; cela, il peut le faire, car "plus grand que les sens est l'intellect" (III,
42). Et ainsi est-il dit que de l'abstinent habitant du corps se détournent
graduellement les objets des sens (II, 59). Et ceci, pour une raison très
simple. Parce que dans chaque objet du désir est caché un fragment du Soi,
qui attire un autre fragment, en éveillant en lui le désir d'union ; mais
quand ce fragment du Soi commence à désirer l'union avec le Soi et non
avec l'enveloppe extérieure, et rejette délibérément cette enveloppe, le Soi
qui est à l'intérieur de l'objet éloigne cet objet et neutralise son influence
attirante ; ainsi le rejet de l'objet par l'homme a pour réponse l'éloignement
de l'objet d'attraction par le Seigneur qui est vivant dans les objets des
sens. C'est ainsi que les objets refusés peuvent vraiment être considérés
comme "se détournant d'un abstinent habitant du corps".

Ensuite le second pas est fait. L'homme se détourne lui-même, de


force, simplement. Ses désirs sont toujours ardents pour se plonger dans
les plaisirs des sens, car le "charme" demeure, mais, d'une main de fer il
les repousse ; le désir est changé en volonté, et au lieu d'être dirigé de
l'extérieur, il est maintenant guidé de l'intérieur. De cette énergique
abstention, de ce renvoi des objets du désir, résulte pour l'abstinent
habitant du corps, au milieu de ces désirs déjoués, une vision du Suprême,
[86] du délice suprême au-delà des sens (VI, 21). Quand la vision du
Suprême se montre sur l'abstinent habitant du corps, alors la saveur
attrayante elle-même s'éloigne ; le désir meurt, vaincu par le désir plus
puissant, tué par Bhakti, qui est la perfection de ce tempérament qui a
cherché tous les objets désirables. Avec la vision du Suprême, qui devient
l'Objet de désir, l'Objet de la dévotion, tous les objets inférieurs perdent
leur pouvoir d'attraction et ne conservent aucune force de séduction et
d'entrainement ; une attraction plus puissante a été ressentie, celle du Soi
dévoilé, vu qu'antérieurement le Soi était voilé au sein de l'enveloppement
de l'objet désirable ; ce désir vainqueur enlève tout intérêt pour les objets
fugitifs du moment, et alors se produit la pratique régulière du Yoga du
Renoncement : "Sache, ô Pândava, que ce qu'on appelle renoncement est
en vérité le Yoga, et celui qui n'a pas renoncé à l'imagination du désir ne
peut pas devenir un Yogî… Lorsqu'un homme ne sent plus d'attachement,
ni pour les objets des sens, ni pour les actions, ayant renoncé aux
imaginations du désir, alors on le dit parfait dans le Yoga" (VI, 2, 4).
"Harmonisé par le Yoga du Renoncement", dit le Seigneur, "tu viendras à
Moi" (IX, 28). "Les Sages ont connu le renoncement comme la
renonciation aux œuvres accomplies avec désir" (XVIII, 2). L'abandon du
désir est le renoncement, c'est le Yoga du Renoncement, le Bhakti Mârga,
et il devient un sentier facile une fois que le Suprême est vu.

Le Yoga du Renoncement a beaucoup de points communs avec le


Yoga du Sacrifice, et est très souvent confondu avec lui, les deux sont en
fait si souvent entremêlés dans l'enseignement qu'il est [87] plus commode
de les prendre ensemble que séparément. Pourtant il y a une différence qui
les sépare l'un de l'autre ; car dans le premier, le Yoga du Renoncement,
vous avez comme pouvoir moteur l'amour pour le Suprême, la dévotion,
Bhakti, le désir fixé sur cet unique objet ; tout le reste perd son pouvoir, et,
pour ainsi dire, est sorti du foyer, n'est pas clairement vu et ne reçoit
aucune attention. Il "abandonne, ô Pârtha, tous les désirs de son cœur, et
est satisfait dans le Soi par le Soi" (II, 55). Le bonheur est trouvé
seulement dans l'unique Objet, et ce sont ces lueurs qui donnent à la vie sa
saveur. Alors il "acquiert la paix" (II, 64). De l'autre côté, dans le Yoga du
Sacrifice, le Karma Mârga, ce qui est changé c'est le motif de l'action ; le
changement n'est pas dans la direction du désir, la conscience dominée par
Ichchhâ, mais il porte sur l'esprit dans lequel l'action est accomplie, la
conscience dominée par Kriyâ. C'est le sacrifice, l'action accomplie en
sacrifice, qui est la caractéristique du Karma Mârga.

Maintenant, pour que le sentier de la dévotion puisse être foulé,


l'homme doit se décider à abandonner la satisfaction des désirs qui
surgissent dans son cœur, et le meilleur moyen est l'effort quotidien pour
s'entrainer lui-même à devenir graduellement indifférent au plaisir ou à la
peine. N'essayez pas d'être tout de suite complètement indifférents, mais
lorsqu'un plaisir se présente, ne vous laissez pas aller à en jouir trop
complètement, car vous ne cherchez plus à développer le pouvoir du désir
pour les objets, mais à tourner votre désir vers le Suprême. Quand une
douleur vous arrive, ne vous permettez pas d'être accablé par elle, [88]
mais rappelez-vous que c'est seulement une phase passagère au milieu du
plaisir. Gardez la mémoire de la peine au milieu du plaisir, et gardez la
mémoire du plaisir au milieu de la peine. C'est ainsi qu'il est possible de
"reconnaitre comme égaux le plaisir et la souffrance" (II, 38). Mélangez-
les ensemble par la pensée. Rappelez-vous que l'un et l'autre ne sont que
les deux côtés du même aspect du Soi, l'aspect de Ichchhâ ; aucun d'eux
n'est permanent ; tous deux sont transitoires ; et ils se succèdent comme la
nuit et le jour, allant et venant d'une façon continue : "Ô fils de Kunti, les
contacts de la matière donnant froid et chaud, plaisir et peine, vont et
viennent, impermanents ; supporte-les bravement, ô Bhârata !" (II, 14).
Voyez-les réunis, comme un aspect du Soi, et apprenez à les mélanger
dans votre vie quotidienne ; en les mêlant ainsi, essayez de voir les
éléments de plaisir dans la peine, essayez de reconnaitre les éléments de
peine dans le plaisir. Confondez-les en pensée et dans la vie, jusqu'à ce que
chacun d'eux acquière un pouvoir d'attrait égal à celui de l'autre, jusqu'à ce
que vous n'évitiez plus ce qui est pénible, et ne désiriez plus ce qui est
périssable ; mais quand ce qui est agréable est présent, vous l'acceptez, et
quand ce qui est pénible est présent, vous l'acceptez ; mais, si le plaisir est
absent vous ne le convoitez pas, et si la peine est absente vous ne l'appelez
pas (XIV, 22). Il vous faut apprendre à rester en équilibre dans le
soulèvement du plaisir comme dans celui de la peine. "Celui qui connait
l'Éternel… ne se réjouit pas en obtenant ce qui est agréable, et ne s'attriste
pas en obtenant ce qui est désagréable" (V, 20).

Ensuite, il faut se souvenir de l'existence, sur [89] ce sentier de la


dévotion, de deux dangers majeurs qui éprouvent l'homme après que
l'ennemi-désir a été partiellement détruit, ou plutôt transmué ; car il y a de
terribles soulèvements et de terribles chutes dans la nature dont le
tempérament est dominé par l'aspect du désir. À un certain moment
l'homme est très exalté, à l'instant suivant il est par contre tout autant
déprimé – extrêmement heureux pendant un plaisir, extrêmement affligé
par un chagrin. Il faut qu'il atteigne le point intermédiaire. Il doit calmer
l'extrême exaltation, et, en faisant cela, il empêche également l'extrême
dépression. Il doit graduellement laisser les vagues du plaisir et de la peine
se mouvoir autour de lui, pendant que lui-même se tient ferme sur le roc
inaltérable de la dévotion au Seigneur ; alors, ni les vagues du plaisir, ni
les vagues de la douleur ne peuvent le faire chanceler sur ses pieds
solidement fixés au roc ; il ne cesse pas de sentir ces vagues, car la
sensation est nécessaire pour le travail futur, mais il cesse d'être assez
fortement affecté par elles pour perdre son équilibre. C'est là une première
leçon pour le Bhakta.

L'autre grand danger qui le menace, comme nous pouvons le voir dans
l'histoire de tous les grands dévots, c'est que, après avoir vécu un certain
temps à l'abri des désirs et réalisé une ardente aspiration pour le Suprême,
il ne lui arrive à certaines heures, par fatigue et par faiblesse, de retomber
dans les désirs inférieurs auxquels il pensait avoir renoncé, et de s'imaginer
qu'il aspire au Suprême alors qu'en réalité il recherche la satisfaction du
désir, et cherche le plaisir même sur le sentier du Renoncement. "Combien
peu nombreux", dit un grand saint chrétien, "ceux [90] qui veulent servir
Dieu sans rien en attendre". De là on arrive à cette phrase que vous trouvez
dans de nombreux livres de dévotion, à savoir qu'un homme doit être mis à
nu pour fouler ce sentier ; comme il est dit dans "L'Imitation de Jésus-
Christ", le dévot doit n'avoir qu'un seul objet : d'être dépouillé de tout
intérêt propre, "de suivre nu Jésus-Christ nu". Il ne doit rien rechercher. La
même idée se présente dans quelques-unes des histoires de Shrî Krishna,
comme dans la disparition des vêtements des Gopîs, et dans le Kalkî
Avatâra, où Il doit combattre sans armes, de ses mains nues. C'est un
avertissement, sous la forme d'une allégorie adressée au dévot, de prendre
garde, quand il entre dans ce sentier de l'émotion supérieure, que les
vêtements des basses émotions ne restent encore accrochés autour de ses
membres ; car les basses émotions sont un piège pour l'homme qui foule le
sentier de l'émotion purifiée et élevée. Il doit se garder lui-même
rigidement et soigneusement, et doit être certain que le corps est son
esclave, autrement le corps peut le trahir dans un moment critique, et il
pourrait tomber pendant un certain temps hors du sentier. Et c'est ainsi
qu'il est écrit, pour qu'il puisse éviter cela : "Qu'assis il médite sur Moi"
(VI, 14). "Ayant obligé le mental à demeurer dans le Soi, il ne doit plus
penser à autre chose" (VI, 25). Combien de fois la phrase est-elle répétée :
"Celui qui pense à Moi constamment, ne pensant à rien d'autre" (VIII, 14).
"Quand ta pensée sera concentrée sur Moi" (VII, 1). "Concentre ta pensée
sur Moi ; sois-Moi dévoué ; offre-toi à Moi en sacrifice ; prosterne-toi
devant Moi" (IX, 34). "Plonge ton mental en Moi, sois Mon serviteur
fervent, consacre-toi à [91] Moi" (XVIII, 65). "C'est à ceux, toujours
harmonieux, qui M'adorent d'une façon exclusive, que Je donne pleine
sécurité" (IX, 22). "Lui, l'Esprit suprême, ô Pârtha, peut être atteint par une
dévotion inébranlable à Lui seul" (VIII, 22). Tel est le Bhakti Mârga, où le
Yoga approprié est celui du Renoncement. C'est une dévotion
désintéressée et parfaite pour le Seigneur, centre unique de l'amour et du
service, c'est l'espoir de l'union avec le Seigneur comme seul motif de tout
ce qui est accompli. Dans le cœur d'un tel dévot, la sagesse surgit au cours
du temps. "À ceux-là, toujours harmonieux, Me rendant hommage avec
amour, J'accorde le Yoga du discernement, par lequel ils viennent en Moi"
(X, 10). "L'homme qui est plein de foi… obtient la sagesse" (IV, 39).

Naturellement la sagesse doit venir où il y a une dévotion parfaite, car


qu'est-ce qui masque la sagesse ? C'est le désir. L'homme est aveuglé dans
sa pensée, confus, à cause des attractions et des répulsions dont il est
entouré ; ses pensées sont colorées par le désir ; il voit toute chose à
travers l'atmosphère colorée dont l'entoure le désir. Il croit que les choses
sont bonnes quand il les désire, et il croit que les choses sont mauvaises
quand elles le repoussent ; et c'est seulement quand toute cette coloration
du désir a été détruite, que la claire lumière blanche de la sagesse du Soi
peut briller librement pour l'homme, sans altération ni obscurcissement. En
l'homme d'une dévotion parfaite la sagesse viendra inévitablement, et
également une activité juste ; car que peut être sa volonté dans l'action,
sinon la volonté du Seigneur qu'il aime ? Il s'unit lui-même en pensée avec
l'Objet de sa dévotion ; tout ce qu'il fait ne l'est pas [92] par lui mais par
son Seigneur à travers lui, et il n'est que le canal par où la puissance du
Seigneur descend dans le monde de l'action ; il est constamment fixé dans
la méditation, pensant dans son cœur uniquement à Lui, et à travers ce
cœur, ouvert au Suprême, descendent des flots de bénédiction sur le
monde des hommes, car le dévot est un canal pour son Seigneur. À un tel
homme, toute autre chose devient indifférente ; il n'a plus besoin de penser
à ce que les hommes appellent les devoirs : "Abandonnant tous les devoirs,
prends refuge en Moi seul pour ta protection" (XVIII, 66). "Il va par le
renoncement à la suprême perfection de la libération de toute obligation"
(XVIII, 49). C'est là le message au dévot. Et il abandonne le devoir, parce
que, par son cœur purifié de tout désir, son Seigneur à travers lui accomplit
toute action qui est un devoir, et il n'y participe plus d'aucune façon ; il
peut abandonner le devoir parce qu'il n'a aucun désir, et parce que la
puissance du Seigneur s'écoule à travers lui comme dans un canal vers le
monde. Tel est l'homme qui est un vrai dévot : "Celui dont le monde n'a
rien à craindre, qui ne redoute pas le monde", qui est "pur, expert, sans
passion, plein de sérénité", "accueillant de même la louange et le blâme,
silencieux, pleinement satisfait de tout ce qui arrive" (XII, 15, 16, 19). Sur
un homme qui reste égal dans le plaisir et dans la peine, ignorant le désir
ou la répulsion, qui regarde toutes les qualités comme mouvantes, restant
lui-même immobile, uni au cœur du Seigneur, sur un tel homme il est
écrit : il est "le meilleur dans le Yoga" (XII, 2), "lui, Mon disciple
tendrement dévoué, M'est cher" (XII, 16). [93]
CHAPITRE IV

DISCERNEMENT ET SACRIFICE

Frères,

Nous avons aujourd'hui à nous occuper, bien que d'une manière


imparfaite par suite du manque de temps, des deux autres formes de Yoga
préliminaire, appartenant aux deux aspects de la conscience que j'ai laissés
de côté hier. Vous vous rappellerez que, après avoir esquissé les aspects
des sentiers de l'aller et du retour, j'ai pris comme sujet un sentier
préliminaire spécial approprié à l'aspect Ichchhâ de la conscience, et nous
avons vu que, dans cet aspect qui se manifeste dans le monde inférieur
comme désir, le désir pour les objets est changé en désir pour le Suprême,
ou dévotion, et celui-ci conduit l'homme à la perfection du Yoga.

Aujourd'hui nous avons à considérer les deux formes restantes de


Yoga préliminaire, le Yoga du Discernement, relié à l'aspect de la
conscience Jñânam, et le Yoga du Sacrifice, relié à l'aspect Kriyâ. Je dois
vous demander, en suivant mon tracé hâtif de ces deux Yogas, de le
prendre simplement comme un aperçu schématique, dans lequel les détails
devront être disposés par votre étude personnelle [94] et par votre propre
vie, car la première partie de notre sujet, le Yoga du Discernement, est,
peut-être, spécialement difficile pour ceux qui n'ont pas étudié
sérieusement la constitution et la nature de l'homme. Et pourtant, pour
ceux en qui l'aspect de Jñânam, la faculté cognitive, ou la connaissance, ou
la sagesse, est prédominant, c'est la forme qui conduit à l'ultime Yoga, à
l'union avec le Suprême.

Or, pour ce qui touche à cet aspect, l'aspect de la Sagesse, il y a un


grand danger qui assaille le prétendu Sage, car pour lui, plus que pour tous
les autres peut-être, les sens sont les avenues du danger, et pourtant ces
mêmes sens ont été jusque-là ses avenues de connaissance, et il doit
s'efforcer de les contrôler étroitement avant qu'aucune caractéristique
même du Yoga préliminaire ne puisse venir à sa portée. Et ainsi nous
voyons Shrî Krishna déclarer, en ce qui concerne ce sentier pour l'homme
qui aspire à la sagesse : "Ô fils de Kunti, les sens excités entrainent
impétueusement même la raison du sage, malgré ses efforts. Les ayant tous
vaincus, il doit s'assoir harmonisé, pour méditer sur Moi, son but suprême ;
car, chez celui dont les sens sont maitrisés, l'intelligence est bien
équilibrée" (II, 60, 61). Et afin de montrer que non seulement les sens en
général, mais même un seul sens est une source de danger : "Pour ceux
dont le mental cède à l'affolement des sens, toute compréhension s'enfuit,
de même que la tempête pourchasse un navire sur les flots. C'est pourquoi,
ô puissamment armé, celui dont les sens sont tous complètement détournés
des objets des sens, celui-là a la compréhension bien équilibrée" (II, 67,
68). Le désir, [95] est-il dit, "a son siège dans les sens, le mental et la
Raison… C'est pourquoi, ô le meilleur des Bhâratas, commence par
maitriser les sens, et tue le péché, ce destructeur de la sagesse et de la
connaissance" (III, 40, 41).

Le début du grand enseignement du Yoga du Discernement est la


première note qui retentit dans la Bhagavad Gîtâ. "Tu pleures sur ceux sur
lesquels il ne faut pas pleurer, et pourtant tu profères des paroles qui
semblent sages" (II, 11). Et puis il est dit dans l'introduction à la pratique
de la Gîtâ, qui est appelée Gîtâ Karâdinyâsa, que ces mots : "Tu pleures
sur ceux sur lesquels il ne faut pas pleurer" sont le Bîjam de la Gîtâ. Vous
connaissez la force de ce mot Bîjam, la Semence. Un bîjam est un son, un
mot ou une sentence qui doit être prononcé en commençant un mantra,
dans le but de produire un effet désiré. Il varie avec les individus, et les
sons particuliers qui sont indiqués comme mantra-bîjam donnent au
mantra sa force particulière, spéciale, de sorte qu'un mantra général
devient spécialisé en lui donnant un certain bîjam, ou une semence. Dans
ce bîjam est l'essence même de l'ensemble du mantra. Le fruit du mantra
pousse et croît, pour l'individu, de ces sons-semences qui précèdent la
répétition du mantra. Ces mots : "Tu pleures sur ceux sur lesquels il ne faut
pas pleurer", sont considérés comme étant le bîjam du mantra de la Gîtâ.
Ils sont son essence, ils révèlent son objet, ils lui donnent sa signification
spéciale. L'ensemble de la Gîtâ est contenu en eux, comme la plante dans
la semence. Ils sont aussi le commencement de l'enseignement du Yoga du
Discernement. "Tu profères des paroles qui semblent sages", dit
l'Instructeur, [96] car le raisonnement d'Arjuna a été un argument
éminemment raisonnable, comme je vous l'indiquais l'autre jour. Son
objection au meurtre de ses proches était parfaitement naturel ; son
sentiment que la royauté était achetée trop cher par le massacre était un
sentiment vraiment louable ; son refus de répandre des torrents de sang
était une chose qui aurait reçu l'approbation de tout homme réfléchi et
compatissant. Cependant l'Instructeur dit : "Tu pleures sur ceux sur
lesquels il ne faut pas pleurer." Mais pourquoi ? "Les sages ne pleurent ni
sur les vivants ni sur les morts." Mais alors pourquoi les sages ne pleurent-
ils ni sur les vivants ni sur les morts ? La réponse à cela se trouve dans
l'enseignement de la sagesse, le sentier du véritable Jñânî, l'enseignement
qui est épars d'un bout à l'autre du discours du Seigneur de Sagesse. Il
commence, souvenez-vous, par ces merveilleux Shlokas qui rapidement
décrivent la raison de ne pas s'affliger qui va être expliquée dans la suite de
l'enseignement de la Sagesse. Les morts n'ont pas à être pleurés parce qu'il
n'existe rien qui ressemble à la mort. Tout ce qui est réel ne peut jamais
cesser d'être, et ce qui peut perdre l'existence ne l'a jamais possédée en
réalité (II, 16). "Cet Habitant du corps qui est en chacun est toujours
invulnérable" (II, 30). Aucune arme ne peut le percer, aucun mal ne peut
l'atteindre (II, 23, 24). Il ne nait pas, il ne meurt pas, il est ancien, constant,
permanent, éternel (II, 20) et, le connaissant tel, "tu ne dois pas t'affliger"
(II, 30). Voilà la première suggestion du grand enseignement qu'il faut
suivre, qui doit devenir claire, définie, précise, de façon qu'Arjuna puisse
comprendre la nature du monde et la nature de [97] l'homme dans le
monde ; car sachant cela, le comprenant, fondé, établi dans la sagesse,
pour lui l'affliction deviendra impossible, tandis qu'elle est le lot de
l'ignorant et de l'insensé. Il sera établi dans le Soi et toute possibilité de
doute aura disparu.

Voyons maintenant ce qu'est ce Yoga du Discernement, ce profond


enseignement de la Sagesse qui doit élever l'élève, lorsqu'il devient le
Sage, au-dessus de toutes les peines de ce monde.

C'est avant tout l'enseignement de la nature du monde, de la nature du


Seigneur du Monde et des parties diverses de Sa nature que nous
distinguons ici en supérieure et inférieure, le Seigneur Suprême et le
Monde. Et il est destiné spécialement à ceux qui sont cités par Arjuna dans
sa question sur le meilleur genre de Yoga : "De ces dévots qui, toujours
harmonisés, T'adorent et de ceux aussi qui adorent l'Indestructible, le Non-
Manifesté, lesquels sont le plus versés dans le Yoga ?" (XII, 1). Et le
Seigneur répondit : "Ceux dont la pensée est fixée sur Moi, toujours
équilibrés et M'adorant dans une foi parfaite, ceux-là, selon Moi, sont les
plus avancés dans le Yoga. Ceux qui adorent l'Indestructible, l'Ineffable, le
Non-Manifesté, l'Omniprésent et l'Inconcevable, l'Invariable, l'Immuable,
l'Éternel, maitrisant et domptant leurs sens, considérant tout du même œil,
se réjouissant du bien de tous les êtres, ceux-là aussi viennent à Moi. La
voie de ceux dont la pensée est fixée sur le Non-Manifesté est plus
difficile ; car le sentier du Non-Manifesté est dur à parcourir pour celui qui
est incarné" (XII, 2-5). Et nous trouvons qu'autre part II mentionne ceux
dont la nature les pousse à fouler ce sentier plus dur, plus difficile, comme
une des divisions parmi [98] "les justes qui M'adorent" (VII, 16). "De tous
ceux-ci", dit le Seigneur de Sagesse, "le sage, constamment harmonisé,
adorant l'Unique, est le plus parfait ; Je suis suprêmement cher au sage et il
M'est cher aussi. Nobles sont-ils tous, mais Je tiens le sage comme étant en
vérité Moi-même" (VII, 17, 18). Maintenant, si vous reliez ces deux
passages, dans l'un desquels il est dit que ceux qui adorent pleins de foi
sont les plus avancés dans le Yoga, et dont l'autre déclare que le sage est le
plus parfait, car "Je le tiens comme étant en vérité Moi-même" vous
pouvez penser qu'il est un peu difficile de deviner quel est réellement le
meilleur des deux. La réponse à cette question est simple : c'est qu'une
voie est meilleure ou plus mauvaise pour un homme selon son
tempérament ; c'est que pour un homme comme Arjuna, plein d'émotion et
de passion, la meilleure voie était celle de la dévotion ; mais, pour celui
qui par tempérament est incliné vers la sagesse, pour lui la voie de la
Sagesse est la meilleure. Tout comme le dévot atteint l'union avec le
Seigneur, de même le Sage qui est "en vérité Moi-même" viendra à Lui par
la connaissance ; car le Seigneur est Sagesse et Émotion et Action, et
chacune est la meilleure dans sa position, et chacune offre une route, une
pour chacun des trois tempéraments qui partagent les hommes. Chacune
est la meilleure pour celui qui lui appartient naturellement, "car, de
quelque côté que les hommes entrent sur le sentier, c'est aussi Mon sentier"
(IV, 11).

Écoutons le Seigneur enseignant la voie de la sagesse, et comprenons


que la connaissance est la base de la conduite droite.

Tout d'abord, Il expose Sa propre constitution, [99] et Il nous dit


qu'elle est triple – l'Esprit Suprême revêtu de l'Esprit et de la Matière, le
Soi sous les apparences de la Nature qui est dualité. L'enseignement de
cette triple constitution est dispersé dans de nombreux passages, et chacun
ajoute quelque chose à notre connaissance, comme nous pouvons le
constater quand nous les rapprochons les uns des autres. En résumant ces
passages, je les prends dans des parties largement différentes de la Gîtâ,
afin de les réunir dans un tout cohérent et intelligible. Sa nature inférieure,
l'Aparâ Prakriti, est : "La terre, l'eau, le feu, l'air, l'éther, l'intellect et la
raison aussi, et l'égotisme – telle est la division octuple de Ma nature. C'est
Ma nature inférieure" (VII, 4, 5), l'Aparâ Prakriti. Gardez cette idée
clairement à l'esprit, distincte de toute autre pour le moment ; la nature
inférieure du Seigneur, la Prakriti inférieure, renferme l'ensemble de la
nature manifestée visible, phénoménale ; elle fait entièrement partie de
Lui ; toute la manifestation de l'univers physique, toute la manifestation de
l'univers subtil, tous les phénomènes, toutes les apparences qui sur chaque
plan de la nature forment les êtres du plan, forment les objets extérieurs du
plan, tout cela est résumé dans une vaste généralisation : "C'est Sa nature
inférieure". Rappelez-vous toujours que, bien que ce soit la nature
inférieure, tous sont cependant une partie du Seigneur. Ils ne doivent pas
être séparés de Lui, comme s'ils étaient indépendants, ou comme s'ils
étaient contraires. Ils font partie de Sa nature, ils sont Sa nature inférieure,
et la "connaissance de… Ma nature Périssable" (VIII, 4) est l'Adhibhûta,
connaissance concernant les éléments, qui entrent dans la construction des
formes. Une autre note [100] qui parait maintes fois dans la Gîtâ en
rapport avec cette nature inférieure, est le mot "manifesté". Partout où l'on
parle du manifesté nous avons affaire à la nature inférieure du Seigneur,
l'Aparâ Prakriti. Avant d'aller plus loin dans son étude, voyons quelle est la
seconde division de Sa nature, la Parâ Prakriti, appelée quelquefois
Daivaprakriti, celle qu'Il décrit en continuant dans ce Shloka déjà lu en
partie : "Connais Mon autre nature, la nature supérieure, l'élément-vie, ô
puissamment armé, par quoi l'univers est soutenu" (VII, 5). Cette Parâ
Prakriti, cette nature supérieure, cet élément-vie, le Jîvabhûta, le Purusha
du Sâmkhya, est en contraste avec les autres éléments. Celui-ci est la
nature supérieure du Seigneur. La connaissance de ceci, la science de
l'énergie qui donne la vie, du côté vie de la nature, est l'Adhidaiva, la
connaissance des Êtres Radieux, qui sont les canaux de vie, les canaux de
Sa vie, appelés, dans la science moderne, les énergies de la nature. Ainsi
nous avons deux grandes sciences à étudier sur le sentier de la
connaissance, l'une qui s'occupe de Sa "nature périssable", et l'autre de Son
"énergie donnant la vie". La première est le manifesté, la seconde est
appelée le non-manifesté ; mais c'est le non-manifesté inférieur (voyez :
VIII, 20 ; XV, 17) – point d'une immense importance, car, si on le perd de
vue, tout l'enseignement devient confus. C'est véritablement la vie
pénétrant toute chose, et elle soutient l'univers. "Tout ce monde est pénétré
de Moi en Mon aspect non manifesté" (IX, 4) ; il est non-manifesté, caché
derrière le voile de la matière, mais c'est encore la partie inférieure du non-
manifesté, et ce n'est pas la division supérieure de Sa nature. [101]
Nous le trouvons encore déclarant qu' "il y a deux Énergies en ce
monde, la force destructible et l'indestructible ; la destructible est tous les
êtres, ce qui ne change pas est nommé l'indestructible" (XV, 16). Une fois
de plus nous avons deux mots significatifs que nous devons garder
présents à l'esprit : l'inférieur, le destructible, le manifesté, c'est ce que
nous appelons le phénoménal ; et le supérieur, l'indestructible, le non-
manifesté, c'est ce que nous appelons la vie qui pénètre toute la nature. Il
parle encore d'eux comme "Matière et Esprit" (XIII, 20) ; la Matière est
l'inférieur, l'Esprit le supérieur ; mais "sache que la Matière et l'Esprit sont
tous deux sans commencement" (XIII, 20) ; car tous deux, étant de la
nature du Seigneur, formant les divisions inférieure et supérieure de Sa
nature, partagent le caractère spécifique d'être sans fin et sans
commencement qui est celui du Seigneur ; tous deux doivent être
considérés comme "sans commencement".

Ce sont eux qui, en toute vérité, forment ce que nous appelons "la
Nature". Les deux réunis, les deux "énergies" (de XV, 16), ces deux, pris
ensemble, sont la Nature. Et ils se révèlent comme parcourant
constamment le cycle de la vie : le manifesté, l'inférieur, passe dans le
non-manifesté, le supérieur, et le non-manifesté, le supérieur, répand de
nouveau le manifesté, l'inférieur, au commencement d'un nouveau Kalpa,
un nouvel âge du monde ; vous avez devant vous cette grande roue
tournante de la vie, le manifesté, issu du non-manifesté, et retournant de
nouveau dans le non-manifesté. Au commencement de la période mondiale
le manifesté apparait. À la fin de la période mondiale le manifesté disparait
dans le non-manifesté 2. [102] "Tous les êtres, ô Kaunteya, entrent dans ma
nature inférieure à la fin d'un Kalpa ; au début d'un Kalpa, je les émane de
nouveau. Caché dans la Nature, qui est Ma propre nature, J'émane encore
et encore toute cette multitude d'êtres impuissants, par la force de la
Nature" (IX, 7, 8). Je m'arrête à cela un moment, parce que les mots – si
vous oubliez certains autres Shlokas de la Gîtâ qui les expliquent –
peuvent vous troubler dans votre étude personnelle. Remarquez la phrase

2
Les plus récentes recherches de la Science sur la nature de l'atome projettent une vive lumière sur
ce tableau des univers apparaissant et disparaissant. L'atome, nous dit-on, est probablement un
"nœud" ou une "tension" clans l'éther, et les atomes peuvent apparaitre quand l'éther est soumis à
une tension, et disparaitre quand la tension est relâchée. Supposez que l'éther, l'éther véritable, est
"l'élément-vie" ; supposez que les atomes sont la "nature inférieure" ; alors, par la tension, causée
par la volonté du Seigneur, de la vie-élément sortirait la nature inférieure, de l'éther sortiraient les
atomes, et quand la volonté se relâcherait, la nature inférieure retournerait dans l'élément-vie, et les
atomes dans l'éther.
"entrent dans ma nature inférieure" ; et vous direz immédiatement que les
mots "nature inférieure" doivent signifier Aparâ Prakriti. Mais quand le
Seigneur Se met Lui-même en contraste avec la Nature, alors les deux
divisions, jusqu'ici nommées inférieure et supérieure, l'une par rapport à
l'autre, deviennent l'une et l'autre inférieures, relativement à Lui. Ceci est
posé encore plus clairement dans un autre Shloka auquel je vais
maintenant me référer, afin que tout malentendu, qui peut-être resterait
caché, puisse être chassé. Il avait déjà expliqué cela, avant de prononcer
cet exposé que je viens de lire, car Il avait dit dans le précédent entretien :
"A la venue du [103] jour, tout ce qui est manifesté nait du non-manifesté ;
à la tombée de la nuit, le manifesté se dissout en Cela même qui est appelé
le non-manifesté. Cette multitude d'êtres, qui apparaissent régulièrement,
disparaissent à la tombée de la nuit ; selon la loi, ô Pârtha, ils reparaissent
au lever du jour. Il existe donc, en vérité, supérieur à ce non-manifesté, un
autre non-manifesté, éternel, qui n'est pas détruit quand tous les êtres sont
détruits. Ce non-manifesté est nommé "l'Indestructible". Il s'appelle le
Sentier supérieur, la "Voie suprême". Ceux qui L'atteignent ne reviennent
plus" (VIII, 18-21). De même encore, après les paroles : "En ce monde il
est deux Énergies (Purushas), la destructible est tous les êtres ; ce qui ne
change pas est nommé l'indestructible", nous lisons : "l'Énergie suprême
est en vérité une autre Force, affirmée comme le Soi suprême, Celui qui,
pénétrant tout, soutient les trois mondes, le Seigneur indestructible.
Puisque Je dépasse le destructible, et que Je suis aussi plus parfait que
l'indestructible, en ce monde et dans le Veda Je suis proclamé l'Esprit
Suprême" (XV, 16-18). De nouveau Il dit : "Sous Ma direction, la Nature
produit ce qui se meut et ce qui ne se meut pas ; c'est à cause de cela, ô
Kaunteya, que l'univers parcourt les cycles" (IX, 10).

Et encore : "Directeur et ordonnateur, soutien et possesseur, Seigneur


souverain, et aussi le Soi Suprême ; tels sont les titres donnés dans ce
corps à l'Esprit suprême" (XIII, 23). Une autre explication est donnée dans
le treizième chapitre, qui traite du Champ et du Connaisseur du Champ. Le
Champ est la Nature, et lorsqu'est donnée la description du Champ, nous
trouvons que la Matière [104] et l'Esprit y entrent tous deux, car tous deux
constituent le Champ ; le Connaisseur du Champ est le Seigneur. Le
Champ est décrit comme : "Les grands Éléments, l'Individualité, la Raison
et aussi le non-manifesté" – c'est-à-dire le non-manifesté dans lequel s'en
va tout le manifesté à la fin d'une période mondiale, et d'où il vient au
commencement – "les dix sens et l'un, et les cinq pâturages des sens ;
désir, aversion, plaisir, douleur, combinaison [le corps], intelligence,
fermeté, voilà le bref résumé de ce qui constitue le Champ et ses
modifications" (XIII, 6, 7). Le Champ est la Nature, et la supérieure et
l'inférieure sont le corps du Seigneur. Et Lui, le Grand Seigneur, le Soi
Suprême, dans ce corps de l'Univers, reçoit le titre d'Esprit Suprême (XIII,
23). Il est le Connaisseur, non le Connu, Lui et Lui seul est l'Objet de la
Sagesse. Puis il est écrit de ce Suprême qu'Il est à jamais non-manifesté :
"ceux qui sont dénués de Raison pensent à Moi, le non-manifesté, comme
étant une manifestation, car ils ne connaissent pas Ma nature suprême,
impérissable, parfaite" (VII, 24).

Quand, poursuivant cette pensée, nous nous y arrêtons, en gardant


tous ces passages présents à l'esprit, l'idée apparait claire et définitive, et
nous voyons la grande Triplicité : Celui qui est appelé "l'autre non-
manifesté", "véritablement autre" ; Celui qui est appelé "surveillant,
directeur" ; Celui qui est appelé "le Soi suprême", "l'Esprit suprême",
Purushottama, qui gouverne tout, revêtu d'une double nature composée de
Matière et d'Esprit, Prakriti et Purusha ; ceux-ci, pris ensemble constituent
la Nature ; et le Seigneur de la Nature est plus grand que la Nature. La
Matière et l'Esprit [105] forment la roue de la vie, mais le Seigneur siège
au-dessus de la roue, invariable ; le jeu de la Matière et de l'Esprit, Aparâ
et Parâ Prakritis, continue ; les changements reviennent continuellement de
l'apparition de l'un après l'autre, et de sa disparition, de nouveau, dans cet
autre ; derrière eux se tient le Seigneur invariable, et l'ensemble de ces
deux est Sa mâyâ, que ceux qui sont dans l'illusion sont incapables de
transpercer, par laquelle les ignorants sont aveuglés, de sorte qu'ils ne
peuvent voir, à travers ces deux, le Seigneur qui se trouve au-delà (VII, 25,
27). Donc, pensez à cette première paire d'opposés, Matière et Esprit,
comme au voile du Seigneur Lui-même. Pensez à Lui, l'invariable, comme
à jamais derrière ce couple, comme le Surveillant, le Seigneur de la
Nature, le Seigneur de Mâyâ, cet univers n'étant que le voile de Sa gloire
ineffable, alors que Lui, qui se tient derrière, est l'Indestructible,
l'Ineffable, l'Invariable, l'Éternel, le Suprême. Voilà ce qui nous est exposé
dans l'enseignement de la Bhagavad Gîtâ, pour ce qui concerne la relation
du Seigneur avec Son monde. "Ayant, avec un fragment de Moi-même,
fondé tout cet univers, Je demeure" (X, 42).

Avant de faire le pas suivant, arrêtons-nous un moment, pour


rechercher comment tout cet enseignement peut nous aider dans notre
réalisation de l'unité. Car nous nous trouvons en face d'une triplicité et non
d'une unité ; nous voyons le Seigneur Suprême et Sa nature, non
manifestée et manifestée. Comment ceci peut-il nous apprendre à ne nous
affliger ni pour les vivants, ni pour les morts ? Comment ceci peut-il nous
encourager pour ce qui touche à notre propre nature, dans laquelle nous
[106] voyons à la fois la Matière et l'Esprit, si l'on nous dit que tous deux
paraissent et disparaissent ? Étant Purushottama, le Suprême, Il est en
vérité un Autre, le plus haut, l'éternel, et Il est le Soi le plus intime de
l'homme. Pensiez-vous que vous étiez seulement des parties de la Nature ?
Pensiez-vous qu'il n'y avait en vous que cette double Prakriti, la supérieure
et l'inférieure ? Vous imaginiez-vous qu'il n'y avait en vous que la
manifestation de la Nature, et non l'essence même du Seigneur ? Que non !
Le Seigneur Lui-même demeure dans vos corps comme dans le corps de
l'univers, l'Indestructible, le Suprême ; Purushottama Lui-même est enrobé
dans les corps des hommes. Vous n'êtes pas simplement la Nature dont Il
parle. Vous n'êtes pas simplement la Parâ et l'Aparâ Prakritis. Elles sont
vos corps comme elles sont Son corps, et vous faites partie du Suprême
Lui-même, de Lui-même en vérité, "une parcelle de Mon propre Soi" (XV,
7) comme Il le déclare. "Une parcelle de Mon propre Soi, transformée dans
le monde de la vie en un Esprit immortel" tels êtes-vous. Il n'est donc pas
si loin. Il n'est éloigné d'aucun de nous. Non-manifesté, Il peut l'être en ce
qui concerne les Parâ et Aparâ Prakritis, mais Il ne peut être non-manifesté
à Lui-même. En réalité, Il n'est pas caché hors de nous, parce qu'il ne peut
se cacher de Lui-même, et le fait de penser qu'Il peut nous être caché, à
nous qui sommes Lui-même, est la plus subtile mâyâ de toutes les mâyâs,
est illusion pure. Il est notre plus intime Soi, et le cœur même de notre être.
S'il est une chose que l'homme puisse connaitre, c'est surement son propre
Soi intime, ce qui demeure caché par l'Esprit aussi bien que par la [107]
Matière, ce qui est lui-même – ceci, un homme peut surement le connaitre.

C'est pourquoi la sagesse consiste à réaliser que le Soi Suprême


"réside également dans tous les êtres" et que "celui, qui voit ainsi, celui-là
voit" (XIII, 28) ; le Seigneur est dans le cœur de chaque homme, et le
Seigneur est au plus intime de la nature de chacun.

Soudainement, par une grande illumination, nous nous trouvons


soulevés au-dessus de la Nature, et dans le Suprême, qui est le Seigneur de
la Nature. Nous partageons Son intime nature, Il est notre Soi intime.
Quelle raison y aurait-il alors d'avoir peur, de s'affliger, d'être déçu, pour
ceux qui ont connu l'Unité ? C'est là la Sagesse. Connaitre le Connaisseur,
et savoir que le Connaisseur est nous-mêmes. Voilà la grande leçon de la
Sagesse de la Gîtâ. Il dit, et répète à maintes reprises, que nous ne pouvons
pas sentir que l'Un est loin de nous. "La semence éternelle de tous les
êtres" (VII, 10), "la vie dans tous les êtres" (VII, 9), c'est ainsi qu'il
S'appelle Lui-même. Il n'y a pas d'hésitation, pas de doute, pas de
découpage ni de recul possibles devant cette vérité dernière. Lui et Lui
seul est la vie en toute chose ; par Lui toute chose vit. Si les hommes se
haïssent les uns les autres, "ils Me haïssent dans les corps des autres et
dans leurs propres corps" (XVI, 18) ; si les hommes tourmentent les corps,
ils Me tourmentent "Moi aussi, qui réside dans le corps intérieur" (XVII,
6). Rien ne peut échapper à la plénitude de cette glorieuse vérité.

Pourtant il reste toujours caché à tous les yeux qui ne peuvent percer
complètement la Nature. Il déclare : "Enveloppé de l'illusion que Je
produis [108] par Mon pouvoir, Je ne suis pas découvert par tous" (VII,
25), c'est ma Yoga-mâyâ. Comment se fait-il que l'Unique peut être vu
dans toutes les variétés des formes ? D'où naissent-elles, ces combinaisons
et ces permutations sans fin, masquant l'unité du Soi ? Elles sont toutes
guna-mayi, faites des gunas, consistant dans les gunas, les trois qualités de
la matière, de la nature inférieure, qui, se combinant continuellement dans
des variétés infinies, trompent l'observation extérieure ; ainsi déclare-t-il
d'elles : "Tout ce monde, trompé par ces natures différentes formées par les
trois qualités, ne Me connait pas, au-dessus d'elles, impérissable. Cette
divine illusion qui est Mienne, causée par les qualités, est difficile à
pénétrer ; ceux qui viennent à Moi la surmontent" (VII, 13, 14). Nul n'est
exempt de l'influence des qualités : "Il n'est pas une entité, soit sur terre,
soit encore au ciel parmi les Êtres Radieux, qui soit libérée de ces trois
qualités nées de la Matière" (XVIII, 40). Cependant le sage doit les
transpercer pour atteindre le Seigneur. Et toutes les natures viennent de
Lui : "Les natures, qui sont harmonieuses, actives, ou paresseuses, sache
qu'elles viennent toutes de Moi" (VII, 12). Comme je l'ai déjà dit, elles
sont toutes dans le corps du Seigneur, elles font partie de Lui-même.
Pénétrer le Connu pour connaitre le Connaisseur, cela, seul, est la Sagesse.

Analysons cette illusion. Il y a d'abord la paire primitive d'opposés,


attraction et répulsion, l'attraction, de la nature de l'Esprit, et la répulsion,
de la nature de la Matière. L'attraction est l'effet de la vie une, indivisible
et non-manifestée, cachée dans les formes innombrables, et elle tend à
unifier. La matière, dont l'essence est multiplicité, cherche [109] toujours
fortement à se diviser, à devenir de plus en plus variée, d'une façon
continue. Et le multiple va continuellement en se divisant et se subdivisant
de plus en plus, de telle sorte que les subdivisions deviennent de plus en
plus menues, et qu'on arrive ainsi à l'infinie variété d'un univers. Dans
cette variété infinie est réfléchi le Seigneur indivisible. À cause des
subdivisions et des limitations mutuelles des formes matérielles, vous
devez nécessairement trouver une variété infinie. Autrement, comment
l'infini pourrait-il être réfléchi, dans une acception quelconque exactement
véridique ? Aucun fragment de cette matière constamment divisée ne peut
réfléchir le tout complet. La Beauté infinie doit se réfléchir dans une
infinité de beaux objets. La mer, le ciel, la campagne, la montagne, le
désert, la plaine, et la ville populeuse, tout cela, et tous les éléments variés
qui le composent, réfléchissent les rayons de l'unique soleil, la Beauté ; et
dans leur multitude, leur totalité, se trouve leur perfection, car c'est de cette
manière seule qu'ils peuvent réfléchir l'Unique dont ils proviennent. Il en
est de même pour tout le reste dans le monde ; c'est dans la totalité de ce
qui est subdivisé que vous pouvez voir réfléchi l'Indivisible, l'Unique.
Puisque la Matière va ainsi en se divisant continuellement, il est facile de
voir pourquoi elle est arrivée à prendre le caractère de ce qui s'oppose à la
libération de l'Esprit, qui est unité. Nous comprenons pourquoi, dans la
première paire d'opposés, la Matière et l'Esprit, la Matière devient en
apparence l'ennemi, l'adversaire, à certains stades de l'évolution humaine.
Tant que l'Esprit chemine au-dehors avec la Matière et que la Matière se
divise elle-même indéfiniment, [110] se prêtant ainsi au pouvoir
constructeur de l'Esprit, la Matière est et reste très bonne et est une amie.
L'élément répulsif, qui est de l'essence même de la Matière, et qui
accomplit les subdivisions nécessaires, est la qualité indispensable au
développement de l'Esprit et, par suite, est bon. Mais quand l'Unité doit
devenir le but afin d'être réalisée, quand l'univers a parcouru la moitié de
sa course et qu'il s'engage dans la seconde moitié qui doit conduire à la
réintégration dans l'Unité, au lieu de la différenciation menant à
l'hétérogénéité, alors le principe de division apparait comme l'ennemi,
alors les forces de répulsion deviennent des adversaires, alors c'est ce qui
était bon qui devient mauvais. Tout ce qui porte en soi le principe de
séparation devient mauvais, parce que le temps de la séparation est révolu
et que le temps de travailler vers l'unité est venu. Et c'est ainsi que, par
rapport à cette paire d'opposés préliminaires, Matière et Esprit, répulsion et
attraction, qui, étant du Seigneur, sont tous deux infiniment bons, c'est
ainsi que dans le courant de l'évolution se produit un changement, et la
répulsion devient mauvaise, une source de tourment, parce qu'elle est
dirigée contre le nouveau courant modifié de la Volonté divine. De cette
première paire d'opposés naissent deux lignes d'émotion, celle de l'amour,
tendant à unifier, et celle de la haine, tendant à séparer ; ce sont "les paires
d'opposés nées du désir et de la répulsion" (VII, 27), la double racine d'où
naissent toutes les autres paires. Ceci nous donne une science de la morale,
et en regardant ainsi le monde nous comprenons ce que sont le Bien et le
Mal, et quand et pourquoi le Bien est le Bien et le Mal est le [111] Mal.
Cela nous est donné par le Seigneur de Sagesse dans le seizième chapitre
de la Gîtâ, où, au moyen de cette première paire d'opposés, d'où sont
développées, comme il vient d'être dit, toutes les autres paires, nous
trouvons que deux sortes de qualités morales sont données, l'une appelée
divine parce qu'elle appartient à la Daivaprakriti, et l'autre appelée
démoniaque parce qu'elle appartient au côté Matière de la Nature, les
Bhûta ou éléments. Celles-ci deviennent opposées, au cours de l'évolution
dans le monde des hommes, comme divine et démoniaque, et il ne peut y
avoir là aucun conflit réel puisqu'elles sont l'une et l'autre le corps de
l'Unique ; mais elles se trouvent opposées dès le moment où l'humanité
doit s'élever jusqu'à l'unité de conscience. Tout ce qui tend à diviser, tout
ce qui vient de la haine, tout ce qui veut séparer prend l'aspect du mal pour
l'homme qui se développe. Il doit triompher de cela, il doit résister à cela,
car il doit s'élever au-dessus, et par suite il doit s'identifier lui-même avec
le divin, et lutter contre l'instinct de séparativité qui est né du passé,

Tel est le grand Yoga de la Sagesse, fruit d'une réelle compréhension


de la nature du Champ, de la nature du Connaisseur du Champ et de leur
relation réciproque (XIII, 2). Et c'est pour cela qu'il est dit que les sages
adorent "l'Unique et le Multiple Omniprésent" (IX, 15), car ils savent que
le multiple n'est que l'Unique déguisé, que le multiple n'est que l'Unique en
manifestation. Là où cette sagesse a été acquise, là la libération est
proche : "Je veux encore une fois proclamer cette suprême Sagesse, la
meilleure de toutes les sagesses, que tous les Sages ont connue, et par
laquelle ils se sont élevés à la suprême Perfection" [112] (XIV, 1) ; à ce
sujet il est écrit : "Meilleur que le sacrifice de tous les objets est le sacrifice
de la sagesse, ô Parantapa. Toutes les actions dans leur intégralité, ô
Pârthâ, culminent dans la sagesse" (IV, 33). Cette sagesse consume toutes
les actions "de même que le feu dévorant réduit le combustible en cendres"
(IV, 37) ; c'est le suprême purificateur : "en vérité, en ce monde, rien ne
purifie comme la Sagesse" (IV, 38). Maintenant vous pouvez voir
pourquoi le Jñânî ne s'afflige pas. Pourquoi s'affligerait-il dans tous ces
jeux de mâyâ ? Dans toute cette nature changeante pourquoi s'affligerait-il,
lui qui réalise son unité avec le Soi invariable ? C'est pourquoi il est écrit,
comme semence de tout le commentaire : "Le sage ne pleure ni sur les
vivants ni sur les morts." Il est facile aussi de voir pourquoi il est écrit que
les Sages regardent impartialement, d'un œil égal, toutes choses : "Les
Sages regardent avec la même sérénité un Brâhmane paré de savoir et
d'humilité, une vache, un éléphant, et même un chien et un hors-caste" (V,
18). Les sages regardent tout impartialement, ils ne voient pas de
différence, parce qu'ils voient le Soi résidant également en tous, autant
dans le hors-caste que dans le Brâhmane, autant dans le chien que dans la
vache ; ils voient le Soi en tous ; et ceux qui voient ainsi, et ceux-là seuls,
sont sages. Tous les autres sont trompés par les apparences extérieures ;
tous les autres sont sous la domination de mâyâ. Ceux qui ont surpassé
mâyâ ne voient aucune différence, car tous sont les corps du Seigneur. Un
tel homme a atteint "l'état de sagesse suprême" (XVIII, 50), et "en
devenant Brahman, serein dans le Soi, il ne s'afflige pas et il ne désire pas :
le même envers tous les êtres, [113] il obtient la dévotion suprême pour
Moi. Par la dévotion il Me connait dans Mon essence, il sait qui Je suis et
ce que Je suis ; ayant ainsi appris à Me connaitre en vérité il entre aussitôt
dans le Suprême" (XVIII, 54, 55). "En eux la sagesse, brillante comme le
soleil, révèle le Suprême… ils vont là d'où l'on ne revient pas, leurs péchés
ont été chassés par la sagesse" (V, 16, 17).

Il y a une troisième forme de Yoga préliminaire, qui s'ajoute à celui de


la dévotion et à celui du discernement. C'est Karma Yoga, le Yoga de
l'Action. Mais quelle action ? L'action qui est sacrifice ; et ainsi il peut être
justement appelé le Yoga du Sacrifice. Et puis ce Yoga préliminaire de
l'action, ou du sacrifice, est quelquefois appelé simplement "Yoga par
l'action, des Yogîs" (III, 3), sans aucun préfixe et cela pour les raisons que
je vous ai données dans la précédente conférence, en parlant de l'activité et
du parfait Yogî ; car ce Yoga reproduit dans le monde un grand nombre
des caractéristiques qui appartiennent à l'activité finale du parfait Yogî ;
par suite, le Yoga par la connaissance et le Yoga par l'action sont dits
former le double sentier. Or, sur ce sentier du Yoga par l'action il y a de
nombreuses et très sérieuses difficultés ; et la principale d'entre elles est la
compréhension de l'action même. "Qu'est l'action ? Qu'est l'inaction ?
Même les sages en sont troublés. C'est pourquoi je vais te déclarer ce
qu'est l'action ; en le sachant, tu seras libéré du mal. Il est nécessaire de
distinguer ce qu'est l'action, de distinguer l'action injuste ainsi que
l'inaction ; mystérieux est le sentier de l'action. Celui qui peut voir
l'inaction dans l'action et l'action dans l'inaction, celui-là est sage parmi les
hommes, il est équilibré [114] alors même qu'il accomplit toute action"
(IV, 16-18). Voici les difficultés initiales qui vont entourer le Kartâ ; il lui
faut découvrir ce qui doit être fait et ce qui doit être évité, discerner
l'action droite de l'action erronée, l'activité juste de l'activité fausse ; et la
première chose dont il doit se souvenir est : "C'est l'action seule qui te
concerne, jamais ses fruits" (II, 47). Les fruits appartiennent au Seigneur
qui dirige ; le résultat revient au Seigneur, lorsque l'action est faite comme
sacrifice, car l'homme n'a rien à faire avec un sacrifice, en dehors de son
accomplissement, et ce qui est le fruit du sacrifice est recueilli par les
puissances supérieures et employé aux fins nécessaires. Et ainsi "c'est
l'action seule qui te concerne". Réalisant cela, un homme doit "accomplir
l'action juste" (III, 8) ; "constamment accomplir l'action qui est le devoir"
(III, 19). Qu'est le devoir ? Qu'est l'action juste ? Telles sont les questions
auxquelles il nous faut répondre, si nous voulons fouler surement le sentier
de l'action, et ne pas être continuellement liés par nos activités, en
recherchant inconsciemment le fruit. Le Seigneur nous dit très exactement
ce qu'est l'action droite. C'est "agir en harmonie avec Moi" (III, 26). Vous
devez discerner la Volonté divine dans l'évolution avant de pouvoir
accomplir l'action droite ; mais, tout en cherchant continuellement une
vision plus nette, vous pouvez suivre quelques règles préliminaires.
Accomplissez les devoirs qui se présentent à vous et vous sont imposés par
le karma, individuel, familial, social, national, car ils sont placés devant
vous par le Seigneur. Celui qui agit correctement ne s'élance pas de tous
côtés à la recherche des activités ; il choisit l'activité qui se présente [115]
naturellement sur son chemin, et s'efforce de l'accomplir parfaitement, en
se rappelant qu'en toute fonction qu'il remplit il est le Seigneur en action et
n'est pas vraiment l'auteur de l'action (III, 27). Dans cet effort de
compréhension, la sagesse se développe, car dans la tentative de
discernement entre l'action droite et l'action erronée – qui est, souvent, le
devoir ou l'action de quelqu'un d'autre, dont l'accomplissement est toujours
un danger pour nous (III, 35) – l'effort développe la faculté. L'effort, par
lui-même, élèvera celui qui agit dans les régions de la vision sure,
affermira sa pensée et le guidera vers la Sagesse.

Une autre règle simple est celle des activités qui se présentent sur
votre route, et sont utiles, parce que c'est un devoir qui est à votre portée ;
celui qui agit correctement mesure sa propre force, et ne fait rien qui la
dépasse ni rien qui ne l'emploie pas pleinement. Mais supposez que
beaucoup de choses utiles se présentent à vous et soient dans vos
capacités, mais que par leur nombre elles dépassent vos possibilités
d'accomplissement ; elles peuvent paraitre réclamer votre intervention, se
présenter comme des devoirs, mais vous n'avez ni la force ni le temps de
les faire toutes ? Alors, la reconnaissance du fait que vous êtes limités par
le temps aussi bien que par votre capacité vous désigne la sphère de votre
devoir. C'est le nombre de toutes celles que vous pouvez faire selon votre
capacité et selon le temps dont vous disposez, qui détermine votre devoir.
Mais si, essayant de faire plus que vous ne pouvez faire parfaitement, vous
cherchez à faire un nombre de choses que vous n'avez pas le temps de
terminer, vous allez au-delà de l'action droite ; vous trouvez que votre
temps [116] est limité et les "devoirs" vous semblent illimités ; et vous
devez alors réaliser que ce que vous n'avez pas le temps de faire n'est pas
votre devoir, mais le devoir d'un autre, et, encore une fois, que "le dharma
d'un autre est plein de danger". Celui qui agit glisse dans le danger s'il
essaye de faire plus que le temps et sa capacité ne lui permettent de faire.
Vous pouvez dire : "Il y a tant à faire, tant de choses qui réclament mon
intervention et mon temps, tant d'actions qui doivent être accomplies, et
tant de choses à faire." C'est parfaitement vrai. Mais vous n'êtes pas la
seule personne qui puisse faire tout cela. Vous n'êtes pas l'individualité
solitaire, douée de tous les pouvoirs, de toutes les capacités, et maitre du
temps, telle que le monde entier dépende de votre activité, et que rien ne
puisse se faire sans que vous y mettiez votre propre petite main. C'est une
erreur que beaucoup d'entre nous commettent et qui doit être évitée quand
on foule le sentier de l'action. Ce que nous n'avons pas le temps de faire
n'est pas notre devoir, et si nous le faisons, nous empêchons un autre de
faire son devoir et le forçons au désœuvrement. Le résultat de ce défaut de
compréhension de ce qu'est le devoir, c'est qu'un homme est toujours
effroyablement pressé et laisse la moitié de ses travaux inachevés parce
qu'il n'a pas le temps de les terminer, et qu'un autre homme se repose, oisif,
les mains vides, sans rien faire, parce que l'autre a tout pris avidement pour
lui. Cela n'est pas "l'action qui est le devoir", car le Seigneur est le Temps,
autant que tout le reste, et les limitations du temps sont les limitations
placées en chacun de nous par le Seigneur. Si vous n'avez pas le temps de
faire une chose dont la nécessité [117] s'impose, soyez surs que le
Seigneur trouvera, pour Lui-même, d'autres exécuteurs et d'autres mains,
car Il a des mains partout (XIII, 14) et non pas seulement reliées à un corps
unique. Telle est la grande leçon pour les gens actifs, parce que les actifs
sont souvent la cause de l'inaction des autres, de l'oisiveté, de la paresse, et
de toutes les dispositions qui entravent l'homme dans sa progression. Une
activité outrée n'est pas le sentier de l'action, c'est le sentier du monde.
Leçon difficile, je le sais, pour un homme actif, parce qu'une partie de son
activité est un sentiment de capacité ; il est capable de faire les choses et il
oublie souvent de mesurer le temps aussi bien que ses forces. Mais temps
et force sont tous deux du Seigneur, et tous deux doivent être pris en
considération. Et je sais que cela est vrai d'après ma propre expérience, car
bien des choses se pressent autour de moi, me criant : "Faites-moi,
occupez-vous de moi" ; et il y en a beaucoup plus que je ne pourrais en
faire, mais j'avais l'habitude d'essayer de les faire toutes, et j'échouais, et je
n'avais jamais le sentiment d'avoir accompli une seule chose parfaitement
bien. Alors j'ai compris que le Seigneur pouvait très bien se passer de moi,
et ne dépendait pas d'un corps particulier dans lequel, après tout, il était
l'Acteur et non pas moi, et qu'Il avait de nombreux corps dans lesquels Il
pouvait agir. Ensuite j'ai réalisé que faire ce que je pouvais faire bien, et
laisser le reste de côté, était le sentier de la sagesse dans l'action. Et j'ai
toujours constaté que, lorsque ce qui, par suite du manque de temps, n'est
pas de notre devoir est laissé de côté sans y toucher, d'autres se présentent
aussitôt, qui s'en chargent, et ainsi l'ensemble [118] du travail est mieux
fait, quand une seule personne n'essaie pas de l'accaparer.

Comment un homme actif apprendra-t-il cette leçon ? Il l'apprend au


moyen de cette grande vérité : "Je ne suis pas celui qui agit." "Le soi,
trompé par l'égoïsme, pense : "C'est moi qui agis" (III, 27). Il n'en est pas
ainsi. L'homme sage dit : "Je ne fais rien", doit penser celui qui est
harmonisé, qui connait l'essence des choses ; en voyant, en entendant, en
touchant, en sentant, en mangeant, en se mouvant, en dormant, en
respirant, en parlant, en donnant, en saisissant, en ouvrant et en fermant les
yeux, il affirme : "Les sens se meuvent au milieu des objets des sens"" (V,
8, 9). "Je ne fais rien." Voilà ce que veut dire l'inaction dans l'action (IV,
18). Comme son Seigneur il se tient au-dessus des qualités et laisse agir les
qualités. Il surveille le travail, et lorsqu'il réalise : "Je n'agis en rien", alors
toute l'activité opère correctement à travers lui, et toutes choses avancent
sans heurt sur la route qui leur est fixée. La grande leçon pour celui qui
exécute l'action est : "Je ne suis pas celui qui agit." Et cela, l'homme doit le
répéter pendant qu'il accomplit les actions. Il n'y a qu'un seul Auteur, le
Seigneur Suprême, et l'être humain qui agit n'est qu'une de Ses mains, une
main mise dans le monde des hommes pour accomplir un certain travail
séparé ; ce n'est pas l'affaire de la main de se demander comment tout le
travail qui attend partout sera fait, elle n'a à s'occuper que du meilleur
moyen de mener à bien la tâche particulière qu'elle a à accomplir. Et si
vous pouvez vous figurer que vous n'êtes vous-mêmes qu'une main – une
main capable de penser, de manière à trouver le meilleur [119] moyen –
alors vous perdrez dans chaque cas la tentation d'entreprendre de multiples
et impossibles tâches. Si un homme veut peindre, il n'a pas besoin de tenir
dans sa main, en même temps, un pinceau, une plume, un crayon, et aussi
peut-être un rabot, un marteau, même une hache ; mais il lui faut un
pinceau quand il veut peindre, et quand il veut raboter il doit saisir un
rabot ; quand il veut écrire il doit prendre une plume, et quand il veut
dessiner il doit prendre un crayon. Un seul outil à la fois, telle est la
méthode de la sagesse en action. Faites parfaitement tout ce que vous
faites, car il faut vous rappeler que vous devez reproduire dans votre
travail la perfection de votre Seigneur, et il est mieux de faire une chose de
façon parfaite que d'en faire cent d'une façon imparfaite. Afin de pouvoir
agir ainsi, l'homme doit non seulement perdre l'attachement au fruit de
l'action (III, 19), mais il doit accomplir toute action au nom du sacrifice
(III, 9). Cette grande Loi du Sacrifice qui soutient l'Univers doit trouver sa
personnification dans l'homme d'action. Toute la nature est soutenue par le
sacrifice. Dans le quatrième chapitre le Seigneur donne une longue
description des diverses espèces de sacrifice que les hommes
accomplissent. Tous ces hommes, dit-Il, connaissent le sacrifice (IV, 30) et
toute action doit être faite pour l'amour du sacrifice.

Quelle est la Loi ? C'est que tous les êtres doivent vivre par le sacrifice
des vies d'autres êtres et, par conséquent, que chaque être, quand il devient
soi-conscient, doit être prêt à payer sa dette en se sacrifiant lui-même. Ce
n'est pas seulement chez les hommes que la Loi est appliquée. Elle se
découvre parmi les minéraux, les végétaux et [120] les animaux. La pierre
est broyée pour nourrir le végétal ; le végétal est arraché pour nourrir
l'animal ; les animaux cherchent leur proie parmi les animaux et le plus
fort dévore le plus faible ; les hommes cherchent une proie parmi les
hommes, s'entredévorant d'abord physiquement, pour se nourrir, et plus
tard par des moyens différents. La Loi du Sacrifice est partout présente
dans la Nature, parce que le Seigneur est le Seigneur du Sacrifice, et le
premier sacrifice est Son propre sacrifice de Lui-même. Il est le Purusha
dont le corps est cédé dans toutes ses parties pour constituer l'Univers
entier. La Loi du Sacrifice doit être graduellement apprise dans l'homme
par la Soi-conscience. L'homme, à mesure qu'il évolue, voit qu'il vit par le
sacrifice d'autres vies, et il se dit à lui-même : "Les pierres meurent pour
moi, afin d'entretenir le règne végétal ; les végétaux meurent pour moi,
afin que mon corps puisse être entretenu ; les animaux me cèdent leurs
vies, toujours attelés à mon service et dressés pour servir mes travaux ;
mon corps est le résultat d'actes de sacrifice innombrables et il continue de
vivre uniquement par le sacrifice continuel d'autres vies ; des vies
innombrables sont édifiées dans le corps dont je suis revêtu, de sorte que
mon corps est l'autel sur lequel des myriades de vies sont sacrifiées. Alors,
en commune justice, je dois payer tous ces sacrifices par le sacrifice de
moi-même, et ainsi faire tourner la roue de la vie. Je dois m'abandonner
aux autres. Je dois vivre pour les autres hommes. Je dois vivre pour le
règne animal, pour le règne végétal et le règne minéral, qui tous peuvent
être évolués plus rapidement avec mon aide ; puisque je suis le [121]
résultat du sacrifice, je dois être un sacrifice."

Ensuite, un homme apprend à distinguer entre les vies qui lui sont
sacrifiées et il cherche à entretenir sa propre vie en exigeant des autres le
minimum de sacrifices qu'il lui sera possible de demander. Et ainsi, parmi
les myriades de vies qui s'offrent à lui, il choisit celles dans lesquelles la
conscience est la moins développée pour bâtir sa propre charpente ; quant
aux vies plus conscientes, il cherche à les dresser et à les discipliner, pour
les aider elles-mêmes aussi bien que pour son service, et il cherche à
évoluer personnellement tout en les faisant évoluer, et ainsi la Loi du
Sacrifice devient la loi de sa vie. Il s'associe lui-même à cette loi dans
chaque action de sa vie. Sur le sentier Nivritti (du retour) il paye les dettes
qu'il a contractées sur le sentier Pravritti (de l'allée). Par suite, ce qui est
son devoir, ce qui est dû par lui, il s'efforce toujours de le faire, payant
ainsi ses dettes. Il sacrifie ainsi le résultat de toutes ses actions, qui ne sont
pas les siennes mais celles du Seigneur, et ainsi il devient parfait dans
l'action ; car seul l'homme qui ne se soucie pas du fruit est capable
d'accomplir l'action de façon parfaite. Cela nous parait-il étrange, quand
nous voyons que tous les hommes sont poussés à l'activité par le désir du
fruit de l'action ? Quand nous voyons les hommes qui perdent le désir des
fruits de l'action devenir nonchalants, inactifs, paresseux ? Mais un
nouveau motif pour agir est né chez celui qui agit véritablement, qui,
pensant uniquement à Son Seigneur et se considérant lui-même comme le
canal qu'utilise le Seigneur, ne se soucie nullement de ce qu'on appelle
succès ou insuccès, puisque le seul succès qu'il connaisse [122] est
l'accomplissement de Sa Volonté, et le seul insuccès qu'il puisse imaginer
est d'aller contre cette Volonté qui est la loi de sa vie. Ce que le monde
nomme succès ou insuccès, en quoi cela peut-il l'intéresser ? Ces choses se
rencontrent toutes deux sur le sentier du devoir. Pourquoi s'inquièterait-il
de savoir si la construction qu'il édifie est destinée à abriter l'homme
directement de l'orage extérieur, ou si elle doit seulement fournir une base
solide sur laquelle quelque édifice plus important s'élèvera dans l'avenir ?
Les fondations des édifices sont faites des matériaux démolis provenant
d'autres édifices. Même lorsque physiquement vous voulez bâtir quelque
chose de neuf, vous devez employer une certaine quantité de briques
cassées et de pierres, et les mettre en place pour commencer à établir la
fondation ; et beaucoup de choses qui sont les temples de l'avenir trouvent
leurs fondations préparées dès aujourd'hui dans les échecs apparents de
ceux qui travaillent pour le Seigneur. Pourquoi donc seraient-ils
préoccupés ? Où est l'insuccès s'ils Lui apportent ce dont Il a besoin pour
Son édifice de l'avenir ? Et vu que celui qui agit justement sait que lui-
même, entouré de mâyâ, est souvent trompé et aveuglé, que ce qu'il pense
être bon et faire partie du plan peut en réalité n'être pas du tout dans le
plan, et qu'il peut souvent se tromper dans ses projets et dans la façon de
mener son travail, il travaille de bon cœur et sans attachement, et quand il
construit quelque chose qui lui semble être très beau et très utile, et que
tout cela s'écroule autour de lui, il n'est pas ému, il n'est pas troublé, il ne
s'inquiète pas ; il consent à ce que tout soit brisé, si ce n'est pas ce que le
Seigneur demande [123] pour Son édifice. Cela le regarde-t-il, lui qui est
la main du Seigneur, si les ruines de son bel édifice doivent servir de
fondation pour le vrai Temple ? Si le métal qu'il prépare ne peut servir, il
jette le tout joyeusement dans le creuset, sûr que seules les scories seront
brulées et que l'or restera. Les scories elles-mêmes ont leur propre emploi,
et elles contribueront avec les pierres et les briques cassées à établir une
fondation, sinon l'édifice achevé. Et c'est ainsi qu'il vit, qu'il travaille, et en
travaillant ainsi, sans désir, il peut travailler d'une façon parfaite. Il peut
saisir la vision de chacun des signes de son Seigneur, quand le désir ne
l'aveugle pas. Il peut saisir le plus léger murmure, quand il est sourd aux
bruits du monde extérieur.

En suivant ce sentier de l'action, par le Yoga du Sacrifice, il devient


également libre. "Quoi que tu fasses, quoi que tu manges, quoi que tu
offres, quoi que tu donnes, quelque effort d'austérité que tu fasses, ô
Kaunteya, fais-le comme une offrande que tu Me fais. C'est ainsi que tu te
libèreras des liens de l'action, qui produit des fruits bons et mauvais" (IX,
27, 82). L'action aussi conduit ainsi à la libération, et au parfait Yoga,
l'union avec le Suprême.

Mais un seul Seigneur est l'Objet de toute dévotion ; mais un seul


Seigneur est le Sujet de toute Sagesse ; mais un seul Seigneur est la Source
de toute activité. Un seul Seigneur et, par conséquent, une seule humanité ;
un seul Seigneur et, par conséquent, l'Unité dans tout l'ensemble du corps
du Seigneur ; un seul Seigneur, une seule Vie, une seule Fraternité, voilà
ce qui ressort de notre étude. Les sages apporteront l'aide de leur sagesse,
[124] les affairés celle de leur activité, les dévots celle de leur amour, et ils
fondront ensemble le tout pour en faire un corps parfait. Lorsque l'univers
aura fait son œuvre, et que le jour du repos aura lui, alors la gloire du corps
du Seigneur resplendira dans tous les tempéraments divers, dans toutes les
activités, dans toutes les pensées, dans tous les désirs ; ce sont les cellules
et les tissus qui construisent ce Corps glorieux. Nous verrons alors,
naissant d'un univers, se lever dans ce Corps de Lumière le Seigneur d'un
autre univers, et nous, qui faisons partie de Son Corps, nous travaillerons
avec Lui, dans ce nouvel univers, plus parfaitement que nous ne l'avons
fait ici. Tel est l'enchainement d'âge en âge, d'univers en univers ; et où, je
le répète, où est la douleur, où est l'illusion, quand ainsi nous avons vu
l'Unité ?

FIN DU LIVRE

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