Les Derniers Secrets Du Vatican Bernard Lecomte
Les Derniers Secrets Du Vatican Bernard Lecomte
Les Derniers Secrets Du Vatican Bernard Lecomte
même auteur
en poche
© Perrin, 2012
et Perrin, un département d’Édi8, 2014
pour la présente édition
EAN : 978-2-262-03955-4
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction
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De Néron à Constantin
Prudence et… amateurisme
Veuillot et Dupanloup
L’ouverture du concile
Polémiques, sarcasmes, aigreurs
L’enjeu italien
Un pape inaudible
Un bilan globalement négatif
5 - La « papesse » Pascalina - Qui était cette femme dans l’ombre de Pie XII ?
Le « général allemand »
6 - La filière nazie - Le pape a-t-il contribué à l’exfiltration des criminels nazis après 1945 ?
Un pape entouré d’Allemands
« De trente à trois »
8 - Marie, reine du monde ! - Comment la Sainte Vierge faillit devenir une déesse
Plus de cinquante cathédrales « Notre-Dame »
Il y a dogme et dogme
Pie XII et l’assomption de Marie
La lutte finale
A vingt voix près…
9 - Jean XXIII entre les deux K - Comment le pape du concile a évité l’apocalypse nucléaire
La tension monte
Un milliard de victimes ?
En une de la « Pravda » !
Moderniser la liturgie
La théorie du complot
Des condamnations en rafales
Un phénomène de génération
Au Vatican : « Inconcevable ! »
La faute du concile ?
Un « geste de folie »
La fête est gâchée
14 - Le sommet des deux Slaves - Que se sont dit exactement Jean-Paul II et Mikhaïl Gorbatchev ?
« C’est la Providence… »
L’invitation surprise
Le baptême du prince Vladimir
L’explosion
Poupard à la manœuvre
Miséricorde à la polonaise
Emballement médiatique
2. Infaillible, le pape ?
3. Les silences de Benoît XV
4. L’ombre de la Sapinière
5. La « papesse » Pascalina
6. La filière nazie ?
7. Pie XII contre de Gaulle
Glossaire
Rappel des sujets abordés dans « LES SECRETS DU VATICAN »
Index
Avant-propos
B.L.
1
Le tombeau de saint Pierre
Le pari insensé d’un archéologue nommé Pie XII
Rome, 10 février 1939. Le pape Pie XI est mort brutalement dans la nuit. Le
cardinal camerlingue chargé d’organiser les obsèques est Eugenio Pacelli,
secrétaire d’Etat du pontife disparu. C’est lui qui ouvre le testament du défunt.
Pie XI a demandé à être enterré sous la basilique Saint-Pierre, le long du mur sud
des « Grottes anciennes » (Grotte Vecchie), à côté du tombeau de Pie X, tout près
de la Confession de Saint-Pierre – cette cavité souterraine surmontée par les
énormes colonnes torsadées du Bernin, à la verticale du tombeau présumé de
l’Apôtre. Pour un pape, la proximité de Simon Pierre est une grâce recherchée
jusque dans la mort et même au-delà : Pierre n’est-il pas considéré comme le
premier évêque de Rome, le premier « pape » de l’histoire de l’Eglise ?
Le jour même, le camerlingue ordonne de préparer la sépulture du pontife.
Mais l’archiprêtre de la basilique lui fait savoir que l’espace choisi par le défunt
est trop étroit. Pacelli prescrit de l’élargir en abaissant le niveau du sol et en
pratiquant un sondage derrière le mur du fond. Les ouvriers spécialisés de la Cité
du Vatican – les sampietrini – se mettent à l’ouvrage. Deux surprises les
attendent. D’abord, à vingt centimètres sous le sol des grottes, ils voient
apparaître les débris du pavement de la première basilique, celle qu’avait fait
construire l’empereur Constantin au IVe siècle. Mais surtout, derrière le mur, ils
découvrent des anfractuosités débouchant sur une mystérieuse chambre remplie
de gravats…
Les trois paris de Pie XII
Rome, 28 juin 1939. Le cardinal Pacelli, comme on s’y attendait, a été élu
pape en mars sous le nom de Pie XII. Le nouveau pontife s’apprête à célébrer la
traditionnelle fête de Saint-Pierre-et-Saint-Paul. La mise en route du nouveau
pontificat, la relance des affaires de l’Eglise et, surtout, l’activité diplomatique
intense menée par le Saint-Siège à l’approche du conflit mondial ont fait oublier
les curieuses trouvailles des sampietrini dans les sous-sols de la basilique, quatre
mois plus tôt. Un homme, pourtant, n’a cessé d’y penser : le pape en personne.
Juste avant la cérémonie, le Saint-Père descend dans les caves et se fait
montrer l’endroit où repose son prédécesseur, ainsi que les travaux réalisés pour
loger son cercueil. Puis, sous la coupole de Saint-Pierre, il se recueille
longuement sur la dalle sacrée de la Confession. C’est là, porté par sa prière,
qu’il prend une décision sensationnelle, qu’il mûrissait depuis longtemps : des
fouilles seront entreprises, là même où a été enterré Pie XI, pour savoir si l’on ne
pourrait pas retrouver, près de deux mille ans après sa mort, le tombeau de saint
Pierre. Et, pourquoi pas, les reliques du fondateur de l’Eglise.
Pie XII convoque alors Mgr Respighi, secrétaire de la Commission
pontificale d’archéologie sacrée, et le charge officiellement d’élargir
l’exploration des sous-sols de la basilique. Il confie à son ami Mgr Kaas,
secrétaire de la « Fabrique de Saint-Pierre », responsable de l’entretien des lieux,
la tutelle morale des fouilles à venir. Il engage ses interlocuteurs à utiliser les
technologies les plus modernes et leur garantit qu’il ne lésinera pas sur les
moyens à mettre en œuvre. Il leur demande aussi de respecter une consigne
essentielle : le secret absolu.
Pourquoi un tel secret sur des recherches archéologiques qui paraissent,
aujourd’hui, plutôt légitimes ? Parce que Pie XII fait ce jour-là un triple pari
extrêmement risqué, susceptible de provoquer beaucoup de réactions négatives,
voire catastrophiques. Lui-même n’aurait pas pris cette décision, dira-t-il plus
tard, s’il n’avait pas senti, dans sa prière, une force divine l’y pousser
irrésistiblement. La raison humaine seule n’aurait pas suffi à une telle audace.
Le premier pari de Pie XII est d’ordre scientifique. Le sous-sol de la
basilique Saint-Pierre est un tel fatras monumental, architectural et historique
que les archéologues, fussent-ils les meilleurs spécialistes mondiaux, avaient peu
de chances de se retrouver dans ces éboulis de mausolées, d’urnes funéraires et
de caveaux souvent éventrés. Comment imaginer que la sépulture de l’Apôtre ait
pu traverser, intacte et sauve, deux mille ans de péripéties parfois obscures et
sanglantes, notamment dans les premiers siècles qui ont suivi sa mort ?
Le deuxième pari du pape est d’ordre architectural : creuser les sous-sols de
la basilique risque de causer des dommages irréparables et de menacer, tout
simplement, les fondations de l’édifice. Eboulements, failles et infiltrations
d’eau pourraient provoquer de graves dégâts, voire l’écroulement de la plus
grande église du monde, considérée depuis cinq siècles comme le chef-d’œuvre
de la chrétienté ! Au mieux, les précautions à prendre en matière d’ingénierie
exigeront de longues années de travail et des sommes astronomiques…
Enfin, Pie XII prend un risque d’ordre religieux : celui de bouleverser la
croyance selon laquelle la basilique, symbole de sa primauté apostolique, repose
sur la sépulture de Pierre. Il donnerait ainsi raison aux protestants qui, avec
Luther, notamment dans son livre Contre la papauté romaine, invention du
diable, ont toujours contesté que le corps de Pierre reposât réellement à Rome.
De leur côté, les orthodoxes remettraient sans doute en cause la primauté
formelle du patriarcat occidental sur ceux d’Antioche, d’Alexandrie, de
Jérusalem, de Nicée et de Constantinople. Et même chez les catholiques,
notamment en France ou en Allemagne, l’autorité du pape se trouverait
brutalement affaiblie : n’importe quel diocèse contestataire – comme celui de
Ravenne au VIIe siècle – pourrait s’opposer à la suprématie de Rome !
Tout devra donc se dérouler dans le secret le plus total. Ce qui n’est pas
simple dans une basilique visitée en permanence par des milliers de pèlerins. Qui
plus est, en temps de guerre. Mais c’est la condition posée par le pape à cette
incroyable plongée dans l’histoire de l’Eglise.
De Néron à Constantin
Rome, automne 64. Au début du règne de Néron, la région du Vatican est un
parc insalubre – Pline l’Ancien le décrit « infesté de moustiques et de serpents »
– couvert de jardins appartenant à l’Etat, c’est-à-dire à l’empereur. Situés en
dehors des limites de la ville, ils s’étendent entre la colline du Janicule et la rive
du Tibre où sera érigé quelques années plus tard le mausolée d’Hadrien – qui
deviendra le château Saint-Ange. Un cirque a été construit là par Caligula, à
moins d’un kilomètre de la ville. L’obélisque égyptien dont il était orné est fiché,
depuis le XVIIe siècle, au milieu de la place Saint-Pierre. On retrouvera les
fondations du cirque deux mille ans plus tard, au sud de l’actuelle basilique.
Après l’incendie de Rome, en juillet 64, Néron a ouvert cette zone aux
victimes du désastre qui y ont aussitôt bâti des habitations de fortune. Mais très
vite l’empereur accuse les chrétiens d’être les auteurs de l’incendie, et multiplie
les persécutions contre eux. Victime emblématique de cette chasse aux chrétiens,
Pierre, chef de la communauté honnie, est arrêté et supplicié publiquement dans
le cirque du Vatican – le Circus maximus, celui du sud de l’Aventin, étant
inutilisable.
On sait, d’après un texte apocryphe, que Pierre demanda à être crucifié la
tête en bas, par humilité vis-à-vis du Christ. La loi romaine permettant que sa
dépouille fût inhumée près du lieu où avait eu lieu son martyre, il est
historiquement plausible que les disciples de l’Apôtre aient transporté sa
dépouille dans la nécropole qui bordait la voie romaine secondaire, à flanc de
colline, de l’autre côté du cirque. Les historiens débattent encore pour savoir s’il
s’agissait, dans le dédale des routes et chemins quittant la capitale de l’empire en
direction du nord, de la via Cornelia, hypothèse probable, ou de la via Aurelia,
ou encore de la via Triumphalis…
C’est le deuxième successeur de Pierre, le pape Anaclet (76-88), qui aurait
fait fabriquer un reliquaire, un coffret de terre cuite ou creusé dans la pierre,
enfermant quelques ossements du martyr. Mais à l’époque, les chrétiens ne
constituent qu’une minorité parfois traquée par le pouvoir impérial : l’heure
n’est pas aux cérémonies fastueuses ni aux monuments ostentatoires ! C’est
aussi vrai pour la tombe de l’apôtre Paul, mis à mort par décapitation au lieu-dit
Aquae Salviae, sur la route d’Ostie, sur laquelle les données historiques sont,
elles aussi, infimes.
Au temps du pape Zéphyrin (199-217), un prêtre nommé Gaïus a affirmé que
les « trophées » des fondateurs de l’Eglise de Rome, Pierre et Paul, se trouvaient
bien l’un au Vatican, l’autre au bord de la route menant à Ostie. Sans préciser si
ces « trophées » recouvraient les « saintes dépouilles » des deux hommes, ou
s’ils n’étaient que des monuments commémoratifs : dans la seconde hypothèse,
les fouilles de Pie XII risquaient d’exhumer, en tout et pour tout, une stèle, un
cénotaphe, une simple pierre funéraire…
Selon les spécialistes les plus crédibles, lors des persécutions contre les
chrétiens en 258, les dépouilles de Pierre et de Paul ont été emportées et cachées
dans les catacombes de la via Appia. Une fois le calme revenu dans la cité, les
deux reliques ont été replacées sur leurs lieux de culte respectifs : celles de Paul
dans un caveau au bord de la route d’Ostie, et celles de Pierre dans la nécropole
de la colline vaticane.
C’est en ce dernier lieu que l’empereur Constantin, après avoir reconnu le
christianisme comme une religion « licite » en l’an 313, a l’idée de construire
une basilique dédiée au premier évêque de Rome. Pour édifier ce bâtiment hors
normes, Constantin n’hésite pas à sacrifier une grande partie de l’ancien
cimetière païen que les premiers disciples de Pierre avaient investi. Ce ne sera
pas la moindre difficulté, pour les archéologues du XXe siècle, de se retrouver
dans ces amas de murets, briques estampillées, tuiles, tessons d’urnes cinéraires,
bris d’amphores, pièces de monnaie et, bien sûr, ossements divers.
L’endroit étant situé « hors les murs », c’est-à-dire à l’extérieur des
fortifications récemment élevées par l’empereur Aurélien pour protéger la ville,
la basilique construite par Constantin sera exposée à toutes les invasions : celle
des Wisigoths d’Alaric (410), celle des Vandales de Genséric (455), celle des
Ostrogoths de Vitigès (537) puis de Totila (550)… A chaque intrusion, à chaque
siège, on imagine quel fut le sort des monuments bâtis « hors les murs », proies
offertes à tous ces guerriers nomades à la recherche de butins faciles.
Peu de richesses – marbres, bronzes, calices d’or ou d’argent, bijoux,
mosaïques – ont échappé à ces pillages. Mais la soldatesque barbare a-t-elle
aussi pillé ou saccagé les ossements, sépultures et autres reliques sans valeur
marchande ? Difficile à dire. Ce n’est qu’après une nouvelle incursion
dévastatrice des Sarrasins en 846 que le pape Léon IV fera enfin édifier les
massives fortifications de la « Cité léonine », première tentative pour soustraire
la basilique Saint-Pierre – et le tombeau sacré qu’elle renferme – aux
soubresauts sacrilèges de l’histoire.
Nul ne touchera plus, dès lors, au sépulcre de l’Apôtre. Quand le pape
Jules II lancera la construction d’une nouvelle basilique sur les ruines de la
première, en 1513, il interdira à l’architecte Bramante de déplacer quoi que ce
soit de la Confession de Saint-Pierre. Pas plus que ses prédécesseurs, pas plus
que ses successeurs, ce grand pontife n’a voulu courir le risque de fouiller sous
la Confession – pour éviter les éboulements, bien sûr, mais aussi,
vraisemblablement, pour conjurer la mauvaise surprise de n’y rien retrouver !
Onze siècles après l’édification de la basilique de Constantin, qui pouvait
imaginer ce que les premiers temps de l’ère chrétienne avaient causé comme
dégâts irréparables aux restes du fondateur de l’Eglise ? Mieux valait perpétuer
une croyance que briser un mythe…
Prudence et… amateurisme
Les fouilles débutent à l’automne 1939. Elles dureront dix ans. Sous la
tutelle de Mgr Ludwig Kaas, Pie XII a tenu à ce qu’elles soient effectuées par un
petit nombre de savants réputés, plutôt jeunes et triés sur le volet : les jésuites
Antonio Ferrua (40 ans) et Englebert Kirschbaum (39 ans), les professeurs
Enrico Josi (54 ans) et Bruno Apollonj-Ghetti (36 ans), de l’Institut pontifical
d’archéologie chrétienne, assistés de quelques sampietrini spécialement affectés
à l’entreprise, notamment Giovanni Segoni et Oliviero Zinobile.
Le conflit mondial n’a pas aidé, on s’en doute, la bonne marche des travaux.
Mais la tutelle exercée par Mgr Kaas non plus. Ancien dirigeant politique
allemand, confident de Mgr Pacelli dont il est resté le conseiller, Mgr Kaas est
un amateur éclairé sans aucune formation d’archéologue. Assez vite, les rapports
se tendent entre le vieux prélat un peu mystique et les quatre scientifiques,
chercheurs professionnels. Kaas, de fait, a laissé commettre quelques désolantes
erreurs de méthode, à commencer par l’oubli de tenir un « journal de fouilles »
qui eût été, plusieurs années plus tard, extrêmement utile !
L’équipe des prospecteurs a d’abord réfléchi à la façon de creuser et de
déblayer des cavités et des pièces entières sans faire courir de risques à la
basilique elle-même. Déjà, en novembre 1822, c’est avec angoisse que Pie VII
avait fait sonder le sol du monument avant d’y installer, juste devant la
Confession de Saint-Pierre, une lourde statue de marbre représentant le pape
Pie VI. L’architecte du Saint-Siège, Giuseppe Valadier, avait émis des réserves
sur les fondements de l’imposant baldaquin surplombant la Confession, et sur les
piliers soutenant la coupole de la basilique.
Pie XII connaissait cette histoire et savait que la basilique devait être traitée
avec ménagement. D’ailleurs, en cette même année 1939, sans rapport avec la
question des Grottes, les sampietrini découvrirent que le tambour de la coupole
de Saint-Pierre présentait, à la base, d’inquiétantes fissures. Quelques mosaïques
s’ouvraient, et quelques morceaux de pierre s’étaient déjà détachés. L’architecte
Enrico Pietro Galeazzi, frère du médecin personnel du pape, fut chargé de
remplacer l’armature du tambour, en poutres de bois vermoulues, par une solide
gaine d’acier…
Prudence, donc ! Sous le sol de la basilique, non sans d’infinies précautions,
on pratiqua d’habiles forages en profondeur, on perça des tunnels à travers de
vieux murs très larges, on évacua des tonnes de terre et de débris, on lutta contre
les infiltrations d’eau en installant des pompes qui fonctionnèrent jour et nuit
pendant des mois entiers. On consolida aussi quelques murs et ouvrages voisins.
Les visiteurs de la basilique pouvaient-ils soupçonner ce qui se tramait derrière
de grandes bâches et des palissades de chantier ?
Des découvertes inestimables
Dès la fin de l’année 1940, les fouilles se concentrèrent sous la Confession
de Saint-Pierre, au milieu de la nef centrale, puisque c’est là, sans conteste,
qu’on vénérait l’Apôtre depuis toujours. Ces recherches inédites ont débouché
sur des découvertes archéologiques inestimables. D’abord, elles ont permis de
reconstituer l’histoire du lieu depuis les jardins de Néron, et de dégager une
impressionnante suite de tombeaux et de mausolées – une vingtaine au total, sur
une longueur de 400 mètres – datant de la première nécropole du Vatican, celle-
là même où aurait été enseveli le corps de Pierre après sa mort.
Surtout, elles ont permis de tout savoir sur la basilique édifiée vers 324 par
l’empereur Constantin, et qui était, déjà, un formidable exploit architectural.
Arc-boutés sur les premières pentes des collines vaticanes, les architectes de
l’époque ont dû tenir compte du sol argileux, du ruissellement des eaux, des
désordres du relief : les 11 mètres de dénivellation entre les extrêmes nord et sud
de l’ancienne basilique ont nécessité des fondations profondes, des murs de
soutènement particulièrement épais. Il fallait vraiment une raison impérieuse ou
sacrée – comme le tombeau de saint Pierre – pour vouloir bâtir une basilique à
cet endroit excentré, mal défendu et au relief irrégulier !
C’est cette déclivité qui explique les importantes cavités, pas toutes
remblayées, découvertes entre le pavement de la basilique primitive et la voûte
qui supporte le pavement de la basilique actuelle. Des espaces que personne
n’avait fouillés depuis plus de mille ans et qui ont fait les délices de l’équipe
scientifique diligentée par Pie XII : sarcophages, peintures murales, urnes,
ossements, monnaies, fragments de poteries et inscriptions diverses étaient
autant de nouveaux indices dans cet extraordinaire jeu de piste archéologique.
La principale découverte se situa sous la Confession, à l’aplomb exact de la
niche dite « des palliums » – un renfoncement sculpté sous l’autel pontifical où
l’on dépose depuis toujours, dans un caisson, les étoles de laine destinées aux
nouveaux archevêques. On y trouva notamment les restes d’un muret, qu’on
appela le « mur rouge » (muro rosso) en raison de la couleur de son enduit. Ce
mur très ancien protégeait un édicule funéraire de deux niveaux : une niche
encadrée de deux colonnettes et surmontée d’une plaque de marbre…
Les archéologues ont daté cet ensemble de l’an 160 ap. J.-C. environ, ce qui
correspond au monument dressé en hommage à Pierre, le « trophée » signalé par
le prêtre Gaïus. Le fameux « trophée » aurait donc été ce petit monument qui
sera décoré de marbre et de porphyre, autour duquel Constantin a bâti sa
basilique, et au-dessus duquel se sont empilés, au fil des siècles, les autels de
Léon IV (IXe siècle), de Calixte II (XIIe siècle) et de Clément VIII (XVIe siècle) :
tous les papes, jusqu’à nos jours, ont tenu à célébrer la messe juste au-dessus du
tombeau présumé de leur premier prédécesseur.
Les savants sont formels : les hypothèses concordent. Tout, absolument tout
donne à penser que ce petit monument a bel et bien abrité les reliques de saint
Pierre.
Le tombeau était vide !
Rome, 24 décembre 1950. A l’occasion de son « radiomessage » de Noël
clôturant l’Année sainte 1950, Pie XII révèle au monde l’extraordinaire
découverte :
— Le tombeau du Prince des Apôtres a été retrouvé !
Le pape, ému, décrit le « sépulcre originairement très modeste, mais sur
lequel la vénération des siècles postérieurs a élevé, par une merveilleuse
succession de travaux, le plus grand temple de la chrétienté ». Et Pie XII
d’annoncer qu’une publication scientifique présentera bientôt cette découverte
au grand public. Son titre : Esplorazioni sotto la Confessione di San Pietro in
Vaticano eseguite negli anni 1940-1949. Ce document en deux volumes sera – et
restera longtemps – une exceptionnelle mine de renseignements pour tous les
archéologues et historiens de l’Antiquité.
L’annonce de la découverte, pour extraordinaire qu’elle soit, ne peut
cependant cacher une profonde désillusion : le tombeau de Pierre a été retrouvé,
certes, mais il est vide. On a bien recueilli quelques débris d’ossements dans la
niche du « mur rouge », on les a même photographiés in situ avant de les ranger
dans une urne spéciale en 1945, mais rien ne permet d’affirmer qu’ils ont
appartenu à saint Pierre. Les auteurs des Esplorazioni sont très discrets sur ce
sujet : pas question d’extrapoler ou de fantasmer.
Le pape lui-même est très clair :
La tombe de saint Pierre a-t-elle été réellement retrouvée ? A cette question la réponse est sans
doute oui. Telle est la conclusion à laquelle aboutit la somme de travail et d’études de ces dernières
années. Une deuxième question, subordonnée à la première, se rapporte aux reliques de saint Pierre.
Celles-ci ont-elles été retrouvées ? A côté de la tombe, on a découvert des restes d’ossements humains.
Mais il est impossible de certifier qu’ils appartiennent au corps de l’Apôtre…
Quelques mois plus tard, Pie XII confie au docteur Galeazzi-Lisi, son
médecin personnel, le classement et l’étude des os trouvés dans la niche du
« mur rouge », avec mission de répondre à quatre questions :
1. Ces ossements appartenaient-ils au genre humain ?
2. Provenaient-ils d’une même personne ?
3. Si oui, pouvait-on en établir le sexe et l’âge du squelette ?
4. Y avait-il, parmi les os, des fragments d’une boîte crânienne ?
Dans ses Mémoires, Riccardo Galeazzi-Lisi explique qu’il a d’abord isolé
les éléments non osseux – monnaies, tessons, clous, débris de bois – avant
d’étudier les ossements eux-mêmes dans un laboratoire spécialement conçu pour
lui à l’intérieur du Vatican : « Je procédai, écrit-il, à toutes sortes d’examens
radiographiques, chimiques, microscopiques, en me faisant aider par des
spécialistes et des techniciens divers. Sur la photo prise d’un squelette, grandeur
réelle, d’un adulte de taille moyenne, on plaça, fixés par des ligatures de fil de
laiton très souple, tous les os à disposition, non sans les avoir enduits d’un vernis
destiné à éviter leur effritement, voire leur pulvérisation. »
Dans son récit, Galeazzi-Lisi raconte que le squelette était presque complet,
à l’exception du crâne. Qu’il était bien du genre humain, d’une taille supérieure
à la moyenne, de sexe masculin et d’un âge avancé. Pour lui, pas de doute, il
s’agit de l’apôtre Pierre. Mais, curieusement, l’archiatre de Sa Sainteté explique
que l’Eglise doit encore « étudier et méditer », qu’elle mettra longtemps avant de
rendre publics ses travaux, que lui-même est lié au secret, etc. En réalité, aucun
scientifique n’a jamais avalisé ses conclusions, aussi péremptoires
qu’imprécises. Ni ses mystérieuses réserves. Le vrai secret de Galeazzi-Lisi ne
serait-il pas qu’il est… ophtalmologiste, et totalement incompétent en
anthropologie ?
En 1952, plusieurs scientifiques italiens entreprennent une nouvelle série de
fouilles à partir des Esplorazioni sotto la Confessione di San Pietro. Notamment
les professeurs Adriano Prandi et Domenico Mustilli, ainsi qu’une épigraphiste
professeur à l’université de Rome, Margherita Guarducci. Cette spécialiste des
graffiti grecs a été frappée par une inscription repérée près d’une niche creusée
dans un mur de soutènement édifié perpendiculairement au « trophée », et
baptisé « mur g » par les archéologues. Cette inscription en caractères grecs de
7 millimètres de haut gravés à l’endroit où le « mur rouge » et le « mur g » se
touchent ressemble fort à : PETROS ENI. Ce qu’elle traduit par : « Pierre est là-
dedans ». Là-dedans, mais où ? Il y a bien ce loculus, cette niche grossière, en
bas, dans le « mur g », qui renfermait une sorte de coffre aux parois de marbre,
sans couvercle. Mais l’endroit, semble-t-il, est vide depuis très longtemps.
La caissette oubliée
Ni Margherita Guarducci ni les auteurs des Esplorazioni n’ont imaginé que
cette autre cavité, ressemblant davantage à une cachette qu’à un reliquaire, avait
contenu d’autres restes humains : quelques ossements blancs, confondus avec
des fragments de mortier, qui avaient intrigué naguère Mgr Kaas. L’éminent
prélat, assisté par l’ouvrier Segoni, les avait ramassés, un soir, pour les ranger
précieusement dans une petite caisse de bois, elle-même déposée dans un réduit
réservé à de tels rangements, un grand placard obscur et humide, en face de la
chapelle de Saint-Colomban. Sans en avertir les scientifiques…
Le bon Mgr Kaas meurt en avril 1952. Cette année-là, Margherita Guarducci
est occupée à déchiffrer les graffiti de l’ensemble de la zone des fouilles.
Certains évoquent l’apôtre Pierre, en effet. Notamment une longue inscription
chrétienne dans le mausolée voisin de la famille des Valerii, invoquant
l’intercession de l’Apôtre pour les âmes des défunts ensevelis près de lui.
L’experte, qui pensait faire une simple incursion dans le sous-sol de la basilique,
y restera six années ! Non sans rencontrer des difficultés majeures : certaines
inscriptions anciennes, à l’air libre, s’effacent peu à peu jusqu’à disparaître.
Parfois, c’est le crépi lui-même qui, en raison de l’humidité, s’effrite et se
détache avec les graffiti dont il est couvert.
Un jour de septembre 1953, l’infatigable Mlle Guarducci travaille devant les
inscriptions du fameux « mur g ». Avisant, une fois de plus, la cachette vide, elle
demande à l’ouvrier Giovanni Segoni si vraiment rien n’y a jamais été trouvé :
— Il devait y avoir quelque chose, répond Segoni. Au temps de Mgr Kaas, la
cavité a été vidée…
Vidée ! Sans que le prélat disparu en ait parlé à quiconque ! Segoni conduit
alors la jeune femme dans le réduit, en face de la chapelle de Saint-Colomban,
où la caissette se trouve toujours : elle n’a pas bougé depuis dix ans. A ce stade,
personne n’imagine encore l’importance de ce qu’elle contient : des vestiges
d’ossements blancs incrustés de terre, deux fragments de crépi rouge, quelques
écheveaux d’étoffe précieuse tissée de fils d’or, etc. Aucun prélat, aucun savant
ne se précipite pour examiner ces débris considérés comme secondaires.
Il faudra attendre 1956 pour qu’un anthropologue réputé, le professeur
Venerando Correnti, entreprenne l’analyse méticuleuse de l’ensemble des
ossements ramassés sous la Confession. Ses travaux, après plusieurs années
d’études, commencent par contredire les propos du docteur Galaezzi-Lisi : les os
qu’a étudiés dévotement le médecin personnel de Pie XII appartiennent à trois
individus différents, dont une femme, sans rapport particulier avec l’apôtre
Pierre.
En revanche, les quelques os déplacés naguère par Mgr Kaas, que le
professeur Correnti étudie en 1962, l’intriguent : ils appartiennent à un individu
unique, privé de son crâne, de sexe masculin, d’un âge estimé entre 60 et 70 ans,
et de constitution robuste. Ces ossements-là, qui ont d’abord été inhumés en
pleine terre, ont été plus tard enveloppés dans un tissu pourpre cousu de fils d’or.
La terre, analysée par le professeur Carlo Lauro, de l’université de Rome, est
bien la même que celle de la nécropole où le corps de Pierre est censé avoir été
enseveli après sa mort. Le tissu, étudié par les professeurs Maria-Luisa Stein et
Paolo Malatesta, révèle l’inhabituelle piété dont son contenu fut l’objet. Cette
fois, tout concorde – même si l’on ne peut transformer en certitude absolue un
solide faisceau de fortes présomptions…
Ces résultats confirment l’intuition de l’historien français Jérôme Carcopino,
qui s’était passionné pour les fouilles au début des années 1950. L’académicien
avait émis l’idée que cette cachette insolite avait abrité les restes de l’Apôtre.
Pour lui, c’est le pape Grégoire le Grand, à la fin du VIe siècle, qui avait dû
placer les précieuses reliques dans cette cavité afin de les soustraire à
d’éventuels pillages – les Goths ont ravagé la région quarante ans plus tôt – ainsi
qu’aux possibles prélèvements de pèlerins un peu trop entreprenants. Cet avis
sera contesté par l’un des prospecteurs, le père Kirschbaum, qui estime pour sa
part que la cachette creusée dans le mur de soutien, le fameux « mur g »,
remonte au XVIe siècle. Qu’importe la polémique sur la date : c’est le contenu,
bien sûr, qui compte !
L’intime conviction de Paul VI
Rome, novembre 1963. Le nouveau pape, Paul VI, a succédé en juin à
Jean XXIII, lequel n’avait jamais manifesté, en cinq ans de pontificat, le
moindre intérêt pour les recherches archéologiques entreprises par son
prédécesseur. Mais les révélations des professeurs Guarducci et Correnti
bouleversent Paul VI, témoin du début des travaux quand il n’était que
Mgr Montini, substitut de Pie XII : il ordonne de poursuivre l’étude, de tout
vérifier, la terre, les morceaux d’étoffe, etc. Serait-il possible qu’on touche au
but ?
En janvier 1964, Paul VI accorde aussi au professeur Correnti l’autorisation
de se livrer à une dernière et scabreuse expérience : comparer ces os avec les
restes du crâne de Pierre conservés dans un reliquaire à Saint-Jean-de-Latran.
Les « chefs » de Pierre et Paul y sont offerts à la vénération des fidèles sous le
ciborium de la basilique, à l’intérieur d’un buste d’argent incrusté de diamants.
Ils sont là depuis 1370. Leur examen est d’autant plus difficile que ces précieux
reliquaires ont été pillés en 1799 par les envahisseurs français, qui n’ont laissé
derrière eux qu’une poignée d’ossements à leurs yeux sans valeur : des
fragments d’os, des vertèbres et des mâchoires irrégulièrement garnies de dents.
Les historiens sont divisés, voire sceptiques, sur la question. Les premiers
documents attestant de la présence des chefs de Pierre et Paul au Latran datent
du XIe siècle. Est-ce le pape Honorius Ier, au VIIe siècle, qui a mis à l’abri les têtes
des deux apôtres à l’intérieur des murailles de la cité ? On sait qu’il y a transféré
les crânes des saints les plus vénérés de son époque, Agnès, Euphémie et
Pancrace : il serait logique qu’il eût fait de même avec ceux de Pierre et de Paul.
Mais aucun écrit ne l’atteste. Ou bien est-ce le pape Léon IV, en 846, lors de
l’invasion des Sarrasins ?
En vérité, nul n’est en mesure de dire quand les crânes – la partie la plus
précieuse des reliques d’un martyr – ont été séparés du reste des ossements.
Selon le père Kirschbaum, le crâne de Pierre aurait pu être d’abord déposé avec
le reste du squelette dans le cimetière du Vatican, puis en être séparé après la
translation aux catacombes, au IIIe siècle. Mais ce n’est qu’une hypothèse parmi
d’autres. Quel historien, dans ces conditions, oserait affirmer que les restes du
crâne de Pierre sont authentiques ?
Le récit de Margherita Guarducci, d’ailleurs, est ambigu. Le professeur
Correnti a travaillé six mois sur ces vestiges, raconte-t-elle, puis a rédigé un
rapport resté confidentiel. Après lecture de sa relation, en 1964, une cérémonie
fut organisée pour remettre toutes les reliques dans leurs coffrets respectifs, au
Latran et à Saint-Pierre. Mlle Guarducci affirme avoir « reçu la permission » de
révéler au public que ce rapport « ne modifiait en rien les conclusions acquises
au sujet des ossements ». On est en droit de noter, dans cette conclusion
alambiquée, un manque de précision et d’assurance…
Il faudra plus d’un an encore pour que les résultats de ces travaux soient
soumis à une dizaine de savants de renommée mondiale : archéologues,
historiens d’art, anthropologues, spécialistes des tissus, sémiologues… Ce n’est
que le mercredi 26 juin 1968, au cours d’une audience générale ordinaire, que
Paul VI annonça enfin la nouvelle officielle :
De nouvelles recherches, menées avec beaucoup de patience et de minutie, ont donné des
résultats que Nous croyons positifs, au jugement des personnes compétentes, prudentes et dignes de
foi : les reliques de saint Pierre ont, elles aussi, été identifiées d’une façon que Nous pouvons
considérer comme convaincante…
C’est donc officiel : on a bel et bien retrouvé les reliques de saint Pierre. Ce
jour-là, le pape a exprimé sa conviction intime. Certes, ce secret n’en était plus
un depuis plusieurs années : le 18 février 1965, en publiant son livre intitulé Les
Reliques de saint Pierre, Margherita Guarducci avait fait sensation dans le
monde entier et déclenché, dans les médias comme dans les milieux
scientifiques, mille et une controverses, des plus grossières aux plus fines. Mais
quand le pape s’exprime ainsi, on peut considérer que le débat est clos, au moins
à l’intérieur de l’Eglise.
Cependant Paul VI, prudent, n’exclut rien : « Les recherches, les
vérifications, les discussions ne sont pas terminées pour autant… » Le pape n’est
pas naïf, il sait qu’il n’a rien inventé ni même exagéré, mais qu’il se trouvera
toujours des scientifiques pour contester tel ou tel point de la démonstration : des
détails avérés mais infimes, des coïncidences réelles mais fragiles, des
raisonnements incontestables mais virtuels…
L’imperceptible réserve de Paul VI est aussi une façon de ménager la part
irrationnelle dans la foi des pèlerins : le pape ne doit-il pas laisser place à l’acte
de foi qui consiste à vénérer, avec ou sans preuves, le saint fondateur de
l’Eglise ?
« La politique de l’Eglise
est de ne pas faire de politique. »
Pie X
Jean-Paul II
Rome, 13 octobre 1958. Depuis deux jours, dans la basilique Saint-Pierre,
une foule immense défile devant le catafalque où repose le pape Pie XII. A midi,
alors que des dizaines de milliers de fidèles font encore la queue pour s’incliner
devant le pontife, les portes de la basilique se ferment. La cérémonie des
obsèques se déroule en présence des cardinaux, des évêques, des prêtres, et de
nombreuses personnalités. Et aussi, dans le fond de l’église, regroupés près d’un
pilier, des anciens serviteurs du pape défunt.
Parmi eux, une nonne. Une religieuse presque anonyme, perdue dans la
foule. Elle a suivi la messe à genoux. Elle n’a pleuré qu’à la fin de l’office, en
voyant qu’on emportait le cercueil de bronze tandis que le chœur de la Sixtine
entonnait le cantique In paradisium. Elle s’appelle sœur Pascalina Lehnert. Elle
a 64 ans. C’est la personne la plus proche du disparu, dont elle fut la
gouvernante, la confidente et l’amie pendant quarante ans. Au moment où
Pie XII a rendu son dernier soupir, quelques jours plus tôt, à Castel Gandolfo, sa
vie à elle s’est aussi arrêtée.
Que va-t-elle devenir ? Tout à l’heure le cardinal Tisserant, doyen du Sacré
Collège, va la recevoir. Elle souhaite rester quelques jours encore dans ces
appartements qu’elle a longtemps administrés, comme pour conserver un peu le
souvenir de celui qu’elle a servi et aimé pendant une si longue période. Il n’est
pas sûr que le cardinal doyen lui octroie ce dernier privilège, pourtant bien
anodin. A vrai dire, elle n’en mène pas large…
Une religieuse modèle
Pascalina n’est pas son prénom d’origine. En réalité, la religieuse qui pleure
ainsi Pie XII s’appelle Josefina. Elle est née le 25 août 1894 dans une ferme
d’Ebersberg, un bourg rural au sud-est de Munich, au cœur de cette Bavière
musicienne et catholique où grandira, trente ans plus tard, un jeune homme
nommé Joseph Ratzinger, lui aussi appelé à un destin peu ordinaire.
Les parents, Georg et Maria Lehnert, sont très travailleurs, très croyants et
très prolifiques. Josefina, qu’on surnomme « Finele », est le septième enfant
d’une famille de six garçons et six filles. Elle n’en est pas le moins turbulent.
Dès l’âge de 5 ans, cette petite blonde aux yeux bleus veut travailler aux champs.
Perfectionniste et ordonnée, elle régente tout dans la famille, au point qu’on
l’appelle gentiment la « mère supérieure » !
Depuis l’âge de 9 ans, elle songe à devenir religieuse. A 15 ans, elle exprime
le désir d’aller au couvent, mais son père, qui a du mal à nourrir toute la famille,
a pris un emploi de facteur en plus du travail de la ferme, et n’entend pas voir
partir sa fille si tôt. Alors Josefina patiente. Elle travaille. Elle aime Mozart, la
lecture et… la motocyclette de son grand frère Johann.
Dès qu’elle atteint ses 18 ans, sans rien demander à personne, elle s’en va
sonner, une valise à la main, à la porte de l’Institut des sœurs enseignantes de la
Sainte-Croix (Institut der Lehrschwestern vom Heiligen Kreuz), au 43 de la
Kreszentiaheimstrasse, à Altötting, non loin du célèbre sanctuaire marial. La
mère supérieure, Tharsilla Thanner, l’oriente vers le principal couvent de la
congrégation, à Menzingen, à l’est de Lucerne, en Suisse, où elle devient novice.
Rude apprentissage. Une cellule avec un matelas de paille, le réveil à
4 heures du matin au son de la cloche, les coups de sifflet criards de la mère
supérieure, la tonte des cheveux, le jeûne, la confession permanente retranscrite
dans un petit cahier, etc. L’engagement des sœurs, c’est « Tout pour Jésus ». Au
fil des ans, elle apprend les tâches ménagères et le travail d’infirmière. Elle est
destinée, comme ses condisciples, à partir faire de l’enseignement ménager
quelque part au Chili ou en Afrique du Sud.
A 19 ans, Josefina prononce enfin ses vœux définitifs de pauvreté, de
chasteté, d’obéissance. Elle s’appelle désormais « Pascalina », car elle a pris
l’habit en pleine période de Pâques. La voilà vêtue d’une robe de grosse laine
noire, une coiffe noire à doublure blanche tombant sur les épaules, une guimpe
blanche amidonnée lui enserrant le cou. Elle est dynamique, travailleuse,
consciencieuse. Une religieuse modèle.
Ce n’est donc pas un hasard si sœur Pascalina est convoquée un jour de
décembre 1917 par la mère supérieure. Celle-ci a été priée par un courrier de la
Secrétairerie d’Etat, à Rome, de fournir, pour deux mois, une gouvernante et une
cuisinière à la nonciature apostolique de Munich, où un nouveau nonce vient de
s’installer. Un fonctionnaire très haut placé qui a, dit-on, l’oreille de Sa Sainteté.
Sœur Pascalina est encore un peu jeune – 23 ans –, mais elle a les qualités
requises. Et du caractère. Elle fera l’affaire.
« Monseigneur, c’est elle ou nous ! »
Le nouveau nonce apostolique, en effet, n’est pas n’importe qui. Il s’appelle
Eugenio Pacelli. Il a 41 ans. C’est un des plus brillants diplomates du Saint-
Siège : il était le secrétaire de la congrégation des Affaires ecclésiastiques
extraordinaires, l’adjoint direct du cardinal secrétaire d’Etat Pietro Gasparri. Il
appartient à une famille noble, traditionnellement proche du Vatican. Il a reçu
l’ordination épiscopale le 13 mai 1917, dans la chapelle Sixtine, des mains du
pape Benoît XV en personne.
Cinq jours après cette cérémonie à laquelle assistaient quelques très
honorables princes de l’Eglise, Mgr Pacelli est parti par le train, avec des
honneurs exceptionnels : sauf-conduit personnel, compartiment réservé, et un
wagon spécial constitué de soixante caisses d’effets et de livres qui ont fait
grimacer les financiers du Saint-Siège. Il s’est arrêté à Lugano, puis à l’abbaye
d’Einsiedeln, au sud de Zurich, avant de prendre possession de sa résidence
munichoise, sur la Briennerstrasse, le 25 mai.
Le lendemain, il a présenté ses lettres de créance au roi Louis III de Bavière.
Mais il n’est pas resté longtemps à Munich : dès le 25 juin, il est parti pour
Berlin avec un collaborateur local, l’auditeur Lorenzo Schioppa, afin de
rencontrer l’empereur Guillaume II en son palais de Bad Kreuzberg. Cette
mission, qui sera suivie d’un autre voyage à Berlin les 24-25 juillet, était de la
plus haute importance : il s’agissait de rien de moins que de tenter d’obtenir des
dirigeants allemands, après trois ans de guerre mondiale, l’arrêt des hostilités.
Pacelli, on s’en doute, n’a pas le temps de s’occuper des problèmes
domestiques. Or le nonce précédent, mort de façon inopinée en avril 1917, a
laissé l’endroit dans un état quasi abandonné. Son jeune successeur, qui ne
supporte pas le laisser-aller, cherche « une nonne capable de tenir sa maison » et
presse l’administration vaticane de régler cette question matérielle. C’est à la
suite de cette demande du Saint-Siège que la mère supérieure de Menzingen lui
envoie une gouvernante, sœur Pascalina, ainsi qu’une sœur cuisinière, sœur
Bonifatia.
Décembre 1917. Les deux religieuses débarquent à Munich, où règnent la
misère et la famine. La nonciature est une belle villa de trois étages et dix-sept
pièces. De hauts plafonds, beaucoup d’espace, des murs en brique. C’est un
palais de style classique, situé juste en face d’un bâtiment cossu de deux étages
qui sera surnommé la « Maison brune » (das Braunes Haus) quand il abritera,
plus tard, le siège de l’état-major du parti nazi.
Le nonce est à Rome quand les deux religieuses s’installent : il n’arrivera
que huit jours plus tard. La jeune et jolie Pascalina mesure la difficulté qu’elle
aura à imposer son autorité sur le personnel, composé d’un assistant, d’un valet,
d’un cuisinier, d’un maître d’hôtel, d’un chauffeur et de deux vieilles nonnes
pour le ménage. Autoritaire, infatigable, exigeante, elle se fait prendre en grippe
par tout le monde. Les hommes de la maisonnée, notamment, tenteront même de
faire renvoyer la donzelle lors d’une démarche auprès du nonce :
— Monseigneur, ce sera elle ou nous !
Pacelli ne tranche pas. Il a d’autres soucis en tête : la guerre, son travail, les
difficultés de la vie quotidienne et, plus grave encore, les tensions politiques qui
font peser sur la Bavière de dangereuses menaces. En outre, le nonce considère
comme une obligation pastorale d’aller lui-même distribuer vivres et
médicaments dans les camps de prisonniers de la région. Et en plus, il a décidé
de perfectionner son allemand en prenant des cours quotidiens. Ce qui n’est pas
pour déplaire à Pascalina, qui ne parle pas un mot d’italien.
Les premiers mois de Pacelli en Allemagne sont proprement épuisants. Au
point qu’il tombe malade. En novembre 1918, l’archevêque de Munich, Mgr von
Faulhaber, lui recommande une maison de repos, « Stella Maris », à Rorschach,
dans les Alpes suisses. Cette belle maison sise au bord du lac de Constance
accueille parfois les membres du clergé romain en convalescence. Elle appartient
à la congrégation des Sœurs enseignantes de la Sainte-Croix, la même qui lui a
envoyé sa gouvernante et sa cuisinière.
Pour Pascalina, c’est une chance : quoi de plus naturel que d’accompagner le
nonce dans son repos forcé ? N’est-elle pas la mieux placée pour veiller à la
santé de son maître ? Mesurer sa tension, prendre sa température, veiller à son
alimentation, assurer son ménage, c’est un travail qu’elle connaît. Et qui renforce
l’intimité entre elle et son patron, même si celui-ci se montre assez froid, peu
communicatif et peu aimable – car ce diplomate plutôt mystique reste hautain,
voire méprisant, avec le petit personnel.
Pascalina s’occupe d’Eugenio Pacelli pendant près de deux mois. Rétabli, il
est déjà plus souriant. Mais il part un matin, sans un mot, sans un merci à son
endroit : il ne daigne parler qu’à la mère supérieure ! Heureusement pour elle, la
sœur aura une autre occasion de se rapprocher de son grand homme…
Agressés par les bolcheviks
En cette fin de 1918, le Reich a définitivement perdu la guerre. Guillaume II
a abdiqué. Dans toute l’Allemagne, le pouvoir est à ramasser. C’est ce qu’a fait
le socialiste Kurt Eisner à Munich le 7 novembre : renversant la monarchie
locale, les Wittelsbach, il a imposé ses « soviets » d’ouvriers et de soldats.
Assassiné en février 1919, il ne verra pas la révolution bolchevique déborder et
renverser tous les pouvoirs modérés en Bavière, où la population est restée
attachée à la dynastie, et où la violence fait rage.
La rue appartient aux extrêmes. Pacelli voit avec effroi les « spartakistes »,
encadrés par « des Juifs allemands et des émigrés russes », conduire une
véritable guerre en ville. Fin février 1919, la « république » communiste est
proclamée, le drapeau rouge flotte sur l’hôtel de ville de Munich. Les diplomates
étrangers quittent la ville, à l’exception du nonce apostolique. Pacelli garde la
nonciature, flanqué de son secrétaire, le père Leiber, de son chauffeur… et de
sœur Pascalina.
Le 21 avril, à 15 heures, un petit groupe de bolcheviks « spartakistes » fait
irruption dans la résidence, revolver au poing, et exige en hurlant qu’on lui
remette les clefs de l’automobile de fonction. Sœur Pascalina n’a jamais vu de
revolver de sa vie, elle s’interpose malgré les avertissements du secrétaire qui,
sous la menace, ouvre le garage. Pacelli surgit, expliquant le principe de
l’exterritorialité diplomatique aux deux énergumènes ahuris qui braquent alors
leurs revolvers sur sa poitrine. Pascalina, de l’intérieur de la villa, tente de
téléphoner au gouvernement révolutionnaire, mais s’entend dire que la voiture
doit être livrée, qu’elle est « réquisitionnée » :
— Si vous ne remettez pas immédiatement l’auto à ces hommes, vous serez
tous fusillés !
Le garage est ouvert sur ordre du nonce, mais la voiture refuse de démarrer.
Les deux sbires arrêtent une auto dans la rue, et tentent d’y accrocher la voiture
pour aller la faire réparer. En vain. Ils partent finalement sans la voiture, au
soulagement général. Pas pour longtemps : le lendemain, un petit groupe de
bolcheviks investit de nouveau la résidence pour reprendre l’auto du nonce et lui
ordonner de déguerpir. Pacelli garde son calme, refuse de s’en aller. Les
miliciens communistes repartent, furieux, en jurant qu’ils reviendront.
Ils ne reviendront pas. Pacelli et Pascalina partent alors pour Rorschach où
ils passeront trois mois à se remettre de leurs émotions. Ils ont fait preuve d’un
réel courage. Ils auraient pu être blessés, voire liquidés. Le bâtiment de la
nonciature a été criblé de balles. Ils ont eu très peur, tous les deux. Cela va les
rapprocher.
La vie de nonce, à cette époque, en Bavière, n’est pas de tout repos. Le
3 mai, une contre-révolution menée par les « corps francs » nationalistes dissout
le pouvoir communiste et impose le général Ludendorff à la tête du
gouvernement. Ce n’est pas beaucoup plus rassurant. Les télégrammes envoyés
par le nonce apostolique au Vatican sont pessimistes, parfois dramatiques : tous
les Allemands, y compris les catholiques, sont furieux contre le traité de
Versailles qui les condamne à l’humiliation et à la misère…
Une intimité peu banale
Mgr Pacelli prend ses habitudes chez les sœurs de la Sainte-Croix. Il rend
régulièrement visite à la maison mère de Menzingen, où il préside chaque fois, à
l’église, une « grand-messe pontificale ». Quand il sera pape, il lancera le procès
en béatification de la fondatrice de cette congrégation, mère Bernarda
Haimgartner. Chaque année, désormais, le nonce prend des vacances à la maison
« Stella Maris », à Rorschach. Sœur Pascalina l’y accompagne. Pendant l’hiver
1921, ils skient tous les deux, elle en robe de nonne, lui en soutane. Leurs
relations sont moins distantes. Au fil des ans, elle a pris de l’influence sur lui, et
ne le ménage pas quand il boit trop de café ou qu’il travaille trop tard le soir.
Au fond, Pascalina a remplacé sa mère. Le brillantissime don Eugenio,
couvé par sa famille, a vécu jusqu’à 37 ans chez sa maman, ce qui n’est pas
habituel pour un prêtre : il n’est pas besoin d’être grand psychanalyste pour
savoir que ce n’est pas très sain. Mais Benoît XV lui avait donné son autorisation
exceptionnelle, cédant à l’argument de sa santé fragile. Et Pie XI a reconduit
cette dérogation. Or, Virginia Pacelli est morte en février 1920. Son diplomate de
fils a été alerté trop tard, il ne l’a pas vue s’éteindre. Il n’arrivera, éploré, que
pour les obsèques. Pour lui, c’est un drame.
Sa gouvernante, qui commence à bien le connaître, le protège, le materne et
ose même lui donner des ordres, est-elle une mère de substitution ? Ce serait
bien naturel. Sauf que Pascalina, 27 ans, a des yeux magnifiques et un sourire
délicieux. Si elle n’avait pas été aussi jolie, nul doute qu’auraient couru
beaucoup moins de rumeurs, parfois malveillantes, dans le sillage du futur
Pie XII.
Ce n’est pas la première fois que le prélat est confronté à la gent féminine.
Tout jeune prêtre, à Rome, il était devenu le confesseur assidu de plusieurs
congrégations de jeunes filles. Son père, un peu inquiet, avait mis fin d’autorité à
ses relations trop fréquentes avec une jeune sœur de tendance mystique, sa
cousine Maria Teresa Pacelli. Quelque temps après, don Eugenio fera recevoir
par Pie XI deux cents jeunes filles du couvent de l’Assomption, toutes futures
enseignantes, emmenées par l’énergique mère Mercedes – une supérieure si
jeune que le pape s’en étonna publiquement. Cette religieuse brillante, fille d’un
diplomate espagnol en poste à Rome, aurait eu, paraît-il, un grand ascendant sur
le futur pape.
Les années passent. En 1924-1925, Pascalina n’est plus seulement
domestique, mais « gouvernante, secrétaire privée et administratrice ». Pacelli
s’appuie totalement sur elle, avec la fascination que peut éprouver pour une
jeune femme si dynamique un homme aussi éloigné des choses de l’amour
humain. Ne l’a-t-elle pas convaincu d’acheter, pour la nonciature, un side-car
qu’elle pilote elle-même ? Lorsque certains employés de la résidence se
plaignent de son caractère autoritaire, allant jusqu’à alerter les responsables de sa
congrégation, Pacelli prend sa défense : il se fend d’une lettre à la supérieure
générale, arguant que son départ jetterait « la nonciature dans la plus totale
confusion, autant en ce qui concerne la gestion quotidienne que l’administration
financière ».
A cette époque, un serviteur, homme à tout faire, prêté par le père abbé de
l’abbaye bénédictine de Scheyern, au nord de Munich, a rejoint le personnel de
la nonciature : frère Andreas. Il assure souvent l’accueil des visiteurs, et ne fait
aucune différence entre un miséreux de passage et l’archevêque local, Mgr von
Faulhaber, ou son secrétaire, le père von Preysing, qui passent souvent voir le
nonce. Pascalina surprend un jour Pacelli qui se confie à Andreas : n’y aurait-il
pas une place pour lui au monastère de Scheyern ? Elle tend l’oreille. Frère
Andreas le dissuade. Ouf ! Elle respire…
En juin 1925, Pacelli est prié de partir s’installer à Berlin. Il s’agit, pour le
Saint-Siège, de conforter le pouvoir démocratique en place en Allemagne, dont
la fragilité fait peur à tous les observateurs. Pascalina est envoyée sur place :
c’est elle, et non un quelconque bureaucrate en soutane, qui est chargée de
trouver une résidence correspondant aux souhaits et au tempérament de Pacelli.
Elle choisit une maison spacieuse mais simple, entourée d’un parc, dans un
quartier calme et excentré, non loin du Tiergarten, le grand zoo de Berlin.
Le temps du bonheur
Le 14 juillet 1925, à Munich, Pascalina organise les adieux du nonce,
« dignes et solennels », dans la prestigieuse Odeonsaal, à deux pas de la
nonciature. Elle aime ces réceptions fastueuses. Elle avait tenu à préparer,
l’année précédente, l’anniversaire de l’ordination du nonce, à l’insu de celui-ci :
invitations, guirlandes, cadeaux, etc. Un grand souvenir pour tous les
participants ! Elle fera désormais en sorte que les réceptions du nonce soient
inoubliables et séduisent le tout-Berlin, chefs d’Etat et diplomates compris.
Pacelli s’installe à Berlin le 18 août 1925. La nonciature est sise au 21,
Rauchstrasse. Pascalina règne sur la maisonnée. Toujours aussi exigeante,
parfois arrogante, souvent horripilante, elle est vite détestée du personnel.
Comme à Munich. Mais cette fois, chacun s’en méfie. On sait que Pacelli la
protège. En retour, elle voue à son patron une dévotion sans bornes. Elle
demande à tout le monde, y compris à certains visiteurs, parfois, de parler à voix
basse et d’enfiler des chaussons de feutre pour ne pas troubler le chef…
L’entourage proche de Pacelli a changé. Le jésuite Robert Leiber, venu de
Munich, s’occupe de sa bibliothèque. Un de ses confrères, le père Augustin Bea,
l’a rejoint, qui sera bientôt le confesseur du nonce. Les « piliers » de l’endroit
sont Mgr Ludwig Kaas, dirigeant du parti chrétien Zentrum, et le curé de la
paroisse Saint-Mathias, le père Clemens von Galen, futur cardinal. Lorsque
Pacelli et Pascalina partent se reposer à Rorschach, il arrive que Kaas les
accompagne : il fait rire tout le monde, racontera Pascalina, par son « humour
débordant ».
Pacelli est un travailleur acharné, mais il lui arrive de se distraire. Il a
toujours aimé la natation. Sa mère s’inquiétait quand, en vacances à la mer, il
partait nager plus d’une heure au large. Il pratique aussi l’équitation, sur un beau
cheval, dans les forêts d’Eberswalde. Par ailleurs, il aime tout particulièrement la
musique classique. Le dimanche soir, au retour de la promenade, Pascalina
l’entraîne dans une partie de halma, un jeu de stratégie, ancêtre du backgammon.
Pour la religieuse, c’est le temps du bonheur. Dans ses souvenirs, on sent
qu’elle se retient pour ne pas s’épancher : « Rien n’échappait au nonce », écrit-
elle avec émotion à propos des petites attentions que les « sœurs » – c’est-à-dire
elle-même – avaient pour lui : « … la fleur qui décore sa table, telle marque
d’attention destinée à agrémenter son repas ». Pacelli, à l’évidence, ne déteste
pas cette situation, même si elle fait jaser. Certes, jamais personne ne les a
surpris dans une situation scabreuse, mais les ragots sont fréquents qui
brocardent cette intimité peu banale.
Heureusement, on ne trouve pas dans les librairies de Berlin le roman
populaire publié en 1909 par un jeune auteur italien, alors secrétaire du Syndicat
socialiste du travail à Trente, qui raconte les aventures d’un prélat songeant à
jeter sa pourpre aux orties par amour pour une belle jeune femme. Le roman,
intitulé La Maîtresse du cardinal, a pour auteur un certain Benito Mussolini.
La peur du scandale
Un soir de 1929, le téléphone sonne dans la résidence du nonce. C’est le
cardinal Pietro Gasparri, secrétaire d’Etat, qui annonce à Pacelli qu’il va quitter
définitivement son poste, et que c’est lui qui le remplacera. Pie XI a donné son
accord. La nouvelle est de taille. Le nonce raccroche le combiné et se tourne vers
sœur Pascalina :
— Je suis muté à Rome, le Saint-Père a besoin de moi.
C’est le plus beau jour de sa vie. C’est le pire moment de la vie de Pascalina.
Elle ne pourra pas, bien sûr, l’accompagner. Mgr Pacelli va retourner vivre dans
la maison de ses parents, à deux pas du Vatican, où sa sœur Elisabetta – qui
connaît et réprouve l’existence de Pascalina – s’occupera de lui, de son ménage,
de sa santé. Le sol se dérobe sous les pieds de la religieuse. Elle se sent, d’un
coup, humiliée et abandonnée.
C’est elle, pourtant, qui se charge de son départ, de ses affaires, et de cet
encombrant ensemble de meubles que lui ont offert les évêques allemands, sur
son conseil, en témoignage de leur reconnaissance. Ces meubles rustiques en
chêne et acajou, de facture prussienne, impressionneront tous les visiteurs de
Pie XII jusqu’à la fin de sa vie. Ah ! Si la jeune Allemande avait pu se faire toute
petite et se glisser dans une de ces caisses !
Il reviendra vite, promet-il à Pascalina. Et il tient parole. En novembre 1929,
il l’appelle à l’improviste pour prendre un peu de repos avec elle à Rorschach.
Mais à peine ont-ils chaussé leurs skis, comme au bon vieux temps, que le pape
en personne le fait appeler : Mgr Pacelli doit rentrer à Rome, il va être nommé
cardinal ! La cérémonie a lieu le 19 décembre 1929. Deux mois plus tard, il
prend officiellement ses fonctions de secrétaire d’Etat. Il est dorénavant le
numéro 2 de l’Eglise catholique. Cette fois, la page est tournée.
Pascalina est restée à Berlin. Obstinée, elle a choisi d’attendre, sûre qu’il ne
pourra se passer d’elle. Mais les lettres qu’elle reçoit de temps en temps lui
donnent peu d’espoir. Pacelli lui écrit qu’il va vivre, finalement, dans le palais
apostolique, tout à côté des appartements du pape. Qui pourrait imaginer qu’une
femme, fût-elle religieuse, partage un logement avec le cardinal secrétaire d’Etat
dans le palais apostolique ? Elle insiste, pourtant. Il lui explique, sur du beau
papier, de sa belle écriture, que c’est impossible, tout en lui avouant que sa
présence lui manque. Comment en serait-il autrement ? Elle a vécu à son côté
pendant douze ans ! Elle connaît tout de lui, y compris ses points faibles : qui
sait, par exemple, que le nouveau secrétaire d’Etat est émotif, taciturne, un peu
trop sûr de sa valeur ?
L’été 1930, Pie XI propose à Pacelli de l’accompagner à Castel Gandolfo.
Mais le cardinal décline l’invitation : il a décidé de ne rien changer à ses
habitudes et d’aller passer quatre semaines de vacances à Rorschach. Pascalina,
bien sûr, l’y rejoindra. Simplement, il emmène un jeune prêtre américain,
récemment nommé à la Secrétairerie d’Etat : Francis Spellman, de Boston. A la
fois comme chaperon et comme caution morale. Pascalina ne cache pas sa
déception. Elle enrage d’être suivie partout par cet Américain doucereux,
chafouin et obséquieux. Mais elle se rend aux arguments de Pacelli qui, dans le
même esprit, devient très officiellement le cardinal protecteur de la congrégation
des Sœurs enseignantes de la Sainte-Croix !
Etait-ce une idée de Francis Spellmann ? Peut-être. L’Américain est malin. Il
sait se rendre indispensable. Il fait comprendre à Pascalina qu’il est son allié, pas
son ennemi. Il procure à Pacelli une superbe limousine américaine – le même
modèle que celle de Pie XI. Il joue les chauffeurs, emmène le cardinal et sa
gouvernante visiter quelques vallées en Suisse, en Allemagne, en Autriche. Il
comprend la situation. Pacelli a 54 ans. Pascalina en a 36, c’est l’âge de tous les
scandales. Que jamais ces deux-là ne paraissent seuls en public ! Un jour, il
entend le cardinal s’excuser auprès d’elle :
— Je vous ai souhaitée près de moi, mais mes mains sont liées !
« Ainsi, c’est vous, sœur Pascalina ? »
A ce stade du récit, il existe deux versions. La première met en scène
Spellmann se démenant à Rome, y compris auprès du pape qui apprécie cet
Américain décontracté et débrouillard. Pie XI le surnomme « Monseigneur
Précieux ». Et il se laisse convaincre de faire venir la gouvernante de Pacelli,
comme l’ont déjà rejoint au Vatican son secrétaire, le père Leiber, son
confesseur, le père Bea, et son bibliothécaire, le père Hentrich. Spellman serait
allé chercher Pascalina un peu avant Noël, dans une vieille voiture, et l’aurait
emmenée directement dans le palais, au quartier des domestiques. Avec une
obsession : la discrétion.
La seconde version des faits est plus piquante. Sœur Pascalina serait venue à
Rome d’elle-même, sans l’autorisation de sa congrégation, et aurait convaincu
Pacelli de la placer au service de sa sœur, Elisabetta Rossignani. Celle-ci, qui l’a
toujours détestée, n’aurait cédé que sur l’insistance de son frère aîné, auquel elle
ne pouvait rien refuser. A ses yeux, Pascalina était « extraordinairement rusée ».
Interrogée de longues années après, Elisabetta aura des mots très durs pour la
religieuse : « Une croix ! Ce fut une croix pour mon frère de supporter si
longtemps cette femme ! »
Toujours est-il qu’à la fin de 1930, Pascalina est à Rome, et qu’elle finit par
se faire admettre au Vatican. Spellman, premier collaborateur américain de la
Secrétairerie d’Etat, a hérité d’un poste nouveau : lui qui avait été chroniqueur
au journal The Pilot de Boston s’occupe désormais, au Saint-Siège, des relations
avec la presse. C’est dans ce nouveau service qu’il introduit la religieuse
allemande, jusqu’alors confinée aux cuisines, comme secrétaire à mi-temps. Et
la religieuse de polycopier les communiqués de presse, de servir le café aux
journalistes de passage. Et bientôt, discrètement, de relire les discours du
secrétaire d’Etat. Le dévoué Spellmann aura bien mérité d’être promu, en 1932,
évêque auxiliaire de Boston !
Qu’une religieuse circule librement dans les couloirs du palais apostolique,
qu’elle y soit chez elle, qu’elle soit jeune et plutôt jolie, voilà qui fait enrager
nombre de prélats de Sa Sainteté. La Curie romaine, à cette époque, est
viscéralement misogyne. Mais que cette femme soit, en plus, intime du secrétaire
d’Etat ! Rumeurs vachardes, chuchotements ironiques et piapias malveillants
sont le lot quotidien de l’intruse. Un jour, dans un couloir menant à son office,
sœur Pascalina s’arrête devant un tableau. Un cardinal survient, qui la surprend
dans sa contemplation : sans un mot, le prélat s’enfuit en courant !
Les plus durs à son égard – mais toujours derrière son dos – sont les proches
collaborateurs de Pacelli. Tel ce jeune dactylographe et archiviste qui fait preuve,
à l’égard de la religieuse, d’un ostensible mépris : un certain Montini. Ni lui, ni
elle, ni personne n’imagine, bien sûr, qu’il sera pape un jour, sous le nom de
Paul VI ! Il faut dire qu’elle n’a pas un caractère facile, Pascalina, et que son
attitude hautaine, voire autoritaire, ne lui vaut pas que des amis.
Pacelli lui-même la met en garde, mais rien n’y fait : Pascalina n’est pas
diplomate, elle est directe, elle ne manie pas la « langue de buis ». Elle choque.
Une fois, quelques cardinaux vont même exiger de Pie XI le renvoi de ce « valet
femelle de Pacelli » (sic). En vain. Le pape vieillissant n’a aucune envie de
mécontenter son secrétaire d’Etat, dans lequel il voit un successeur possible.
Un jour, il rencontre inopinément la religieuse dans un couloir :
— Ainsi, c’est vous, sœur Pascalina ?
Pascalina, qu’on imagine terrorisée, tombe à genoux devant le Saint-Père.
Lequel, gentiment, lui propose de quitter définitivement les cuisines du palais
pour travailler, sans ambiguïté, auprès du secrétaire d’Etat :
— Soyez très attentive, surveillez bien il mio carissimo cardinale !
Avec la bénédiction du Saint-Père, elle devient ainsi, en dehors de toute
hiérarchie, la plus proche collaboratrice du secrétaire d’Etat. Gouvernante,
secrétaire, chef de cabinet, elle ne se contente pas d’accompagner Pacelli, après
le déjeuner, dans sa promenade quotidienne dans les jardins pontificaux. C’est
elle qui filtre ses visiteurs et organise ses audiences. Au grand dam de tous les
prélats de la Curie, peu habitués à passer, pour s’adresser à leur patron, par le
bon vouloir d’une femme !
En 1936, Pacelli est envoyé comme légat du pape aux Etats-Unis. Il décide
d’emmener sa gouvernante. Tous deux embarquent sur le Conte di Savoia,
« dans un nuage de suspicion », écrira-t-elle dans ses mémoires. Certes, pendant
ce voyage très politique, elle le verra peu. Encore l’évêque de Boston, le fameux
Mgr Spellmann, qui est un des responsables du périple, lui sera-t-il d’un
précieux secours, notamment pour lui éviter tout contact avec les journalistes.
Au bout du compte, la petite fermière d’Ebersberg est ravie de son voyage en
Amérique.
De retour à Rome, ils s’inquiètent, comme tout le personnel du Vatican, de
voir le pape Pie XI gravement malade. Cet hiver-là, Pascalina dit à Pacelli :
— Eminence, j’ai demandé à Jésus, aujourd’hui, qu’il fasse de vous le
prochain Saint-Père !
Il n’est pas sûr que Pacelli en ait été ravi. Il est agacé, parfois même exaspéré
de la liberté qu’elle prend à son égard. Ainsi quand elle écrit de son propre chef
au pape pour qu’il ordonne d’ériger un autel à saint Joseph, son saint patron,
dans la basilique Saint-Pierre. Comme elle explique la raison de son geste avec
force détails, Pacelli hausse le ton :
— Taisez-vous ! Vous n’allez pas, en plus, donner vos instructions ?
Une femme au conclave !
Février 1939. A la mort de Pie XI, tous les regards se tournent vers le
cardinal Pacelli, son très probable successeur. Certes, d’autres noms de papabili
sont avancés par les observateurs – Tedeschini, Schuster, Marmaggi, Maglione –,
mais il n’a échappé à personne que Pie XI souhaitait, sans aucun doute, que
Pacelli lui succède. Aux yeux de Pascalina, cette succession est si évidente
qu’elle s’occupera, avant le conclave, de l’appartement du futur pape, faisant
place nette ! Profitant du trouble qui gagne le secrétaire d’Etat, au bord de
l’épuisement, elle lui indique avec aplomb :
— J’irai avec vous au conclave, je resterai près de vous.
Avouera-t-il qu’il a besoin d’elle ? Le cardinal Pacelli est aussi camerlingue,
c’est-à-dire qu’il a toute autorité sur le déroulement du conclave. Or, chaque
cardinal électeur a le droit d’être accompagné par un assistant. Après tout,
pourquoi irait-il chercher un secrétaire incompétent alors que Pascalina connaît
tous ses besoins et saura le soigner comme personne ? Qui osera le lui
reprocher ? C’est ainsi que sœur Pascalina est devenue la première femme dans
l’histoire de l’Eglise à avoir participé de l’intérieur à un conclave.
Lorsque les cardinaux l’ont vue rejoindre, avec des sacs entiers de
médicaments, la « cellule no 13 » affectée à Pacelli, dans son propre
appartement, certaines éminences ont failli s’étrangler de surprise et
d’indignation. Au point que Pascalina restera pendant tout le conclave dans la
« cellule » de son patron, y prenant ses repas seule, craignant les regards
courroucés des membres du Sacré Collège. Lors de la messe d’ouverture, elle se
tient au fond de la chapelle Pauline, mais toutes les têtes se tournent au moment
où elle communie des mains de son grand homme ! « J’avais l’air d’une bête
curieuse, bizarre et indésirable », racontera-t-elle plus tard.
Il faut dire que la situation est délicate. Lorsqu’elle quitte discrètement
l’enceinte du conclave après l’élection, un journaliste l’aperçoit et force les
responsables de la Sala Stampa à publier un communiqué de presse dont ils se
seraient bien passés : « Par autorisation spéciale, la congrégation des Cardinaux
a autorisé mère Pascalina à assister au conclave, afin que S.E. le cardinal Pacelli
ne puisse souffrir en rien dans son régime quotidien, ni manquer des
médicaments nécessaires à son bien-être. »
Le jeudi 2 mars, le cardinal Pacelli est élu pape. Le troisième vote du
conclave lui a donné 48 suffrages : c’est largement plus qu’il n’en fallait. A
17 h 29, ce jour-là, une fumée blanche s’échappe de la chapelle Sixtine. Il a fallu
moins de vingt-quatre heures pour désigner le nouveau pape – un record.
Pascalina, que tout le monde a oubliée à cet instant, est submergée par la joie et
la fierté. Elle a tant prié pour cela ! Elle est probablement la seule à remarquer, à
cette heure, qu’Eugenio Pacelli est élu pape le jour même de son soixante-
troisième anniversaire.
Le soir, en gagnant le troisième étage du palais, elle a du mal à se rendre
compte que l’homme qu’elle va y retrouver un peu plus tard est devenu le
successeur de saint Pierre, chef de l’Eglise catholique. Quand Pacelli, épuisé,
regagne ses pénates, il risque un mot d’humour :
— Vous avez vu, ma sœur, ce qu’ils m’ont fait !
Elle s’agenouille devant lui :
— Très Saint-Père, j’ai demandé à Jésus l’inspiration qui l’aidera à faire de
vous un bon et solide pape…
Il la relève et lui prend les deux mains :
— Merci, ma sœur, pour toute votre force et votre dévouement !
Elle pleure à chaudes larmes.
Le « général allemand »
Selon tous les témoignages, sœur Pascalina dirigera la maison papale d’une
main de fer. Les trois autres nonnes qui composent la domesticité du pape sont
terrorisées devant elle. On la décrit « emportée, despotique et au franc-parler
effrayant ». Elle collectionne les surnoms, rarement bienveillants : elle est la
« papesse », ou le « général allemand ». Mais ce qui lui vaut le plus de critiques,
c’est sa façon incroyablement effrontée – ou inconsciente – de s’entremettre
entre les cardinaux de la Curie et son insigne patron.
Ainsi, le cardinal Tisserant, qui n’a pas l’habitude de prendre des gants pour
parler au pape, horripile la religieuse. Les allures de Tisserant, pieds sur le
bureau, cigare au bec et bordées de gros mots, l’insupportent : même devant le
Saint-Père, il traite Hitler de « fils de pute » ! Le 25 juillet 1943, Tisserant se
précipite dans l’appartement du pape – celui-ci est à genoux, récitant le rosaire –
et hurle, ivre de joie, en sueur :
— Bonne nouvelle, Votre Sainteté ! Le roi a mis en taule ce bâtard de
Mussolini !
C’est en trop pour Pascalina qui se lève et… le gifle à toute volée ! Tisserant
est sidéré. Le pape est atterré. Tisserant quitte la pièce en rugissant :
— Voilà ce qui arrive quand on introduit une femme dans un monde
d’hommes !
Tisserant et elle deviennent ennemis pour la vie. Le pape, gêné, dit un jour à
la religieuse :
— Mère Pascalina, il vous faut apprendre à avoir plus de respect pour la
couleur pourpre !
Pendant la guerre, Pie XII a institué une Commission pontificale d’assistance
(Commissione pontificia di assistenza) pour répondre aux besoins humanitaires
qui s’imposent. Il demande à Pascalina de gérer sa propre « réserve », c’est-à-
dire l’entrepôt privé vers lequel sont dirigés les innombrables cadeaux envoyés
au Saint-Père, et dont celui-ci entend faire profiter les victimes de la guerre, les
civils affamés, les malheureux réfugiés dans les couvents, les prisonniers de
guerre…
Toujours aussi active, Pascalina n’hésite pas, s’il le faut, à prendre le volant
d’un camion pour porter de la nourriture à telle congrégation ou à tel monastère
de la banlieue de Rome. Ce travail devient vite gigantesque. Il consiste aussi à
fournir des calices, des ciboires, des chasubles et des aubes aux prêtres
nécessiteux du diocèse de Rome. Pascalina règne alors sur une petite escouade
de religieuses affairées, et s’acquitte très bien de sa tâche.
Plus Pie XII vieillit, plus Pascalina lui est indispensable. Depuis longtemps
son rôle dépasse largement celui d’une simple gouvernante. C’est elle qui
s’occupe de sa santé, bien plus que son médecin officiel, le docteur Galeazzi-
Lisi. C’est elle qui gère ses menus, qui choisit les disques de musique classique
qu’il aime entendre en travaillant. C’est elle qui s’occupe de ses oiseaux : depuis
qu’un cardinal américain, en 1936, lui a offert deux canaris en cage, Pie XII
entretient dans son appartement quelques serins, verdiers et autres bouvreuils
auxquels Pascalina a donné des noms allemands : Grätchen, Hansel et Gretel,
Hans, etc. !
Elle lui permet aussi de « tester » certains de ses discours, et lui suggère des
thèmes d’interventions publiques. Elle reçoit de plus en plus de lettres, car les
gens écrivent au pape par son intermédiaire, et règne en maître sur son agenda.
C’est ainsi qu’on lui prête une influence difficile à vérifier. Est-ce Pascalina,
comme on l’a dit, qui a rapproché du pape ses neveux, les princes Carlo, Giulio
et Marcantonio ? Est-ce elle qui, à la mort du cardinal Maglione, secrétaire
d’Etat, a conseillé à Pie XII de ne pas le remplacer et d’être, au fond, son propre
secrétaire d’Etat ?
Elle est à la fois témoin et victime des divisions internes à la Curie, de
l’hostilité qui va croître entre le pape, seul maître à bord, et des cardinaux qu’il
ne consulte plus : elle devient, peu à peu, leur bouc émissaire. Tisserant,
Montini, Tardini la détestent. Un jour, alors que Pie XII devait recevoir le
cardinal Roncalli, patriarche de Venise, elle le fait attendre une heure pour
ménager au pape une audience imprévue avec l’acteur Clark Gable, de passage à
Rome ! Le futur Jean XXIII en sera durablement choqué.
Deux journalistes américains ont rapporté, un jour, le dialogue entre
Tisserant et le cardinal Ottaviani, patron du Saint-Office :
— Cette femme est la cause principale de nos ennuis !
— Voulez-vous que nous la pendions par le cou au grand autel de Saint-
Pierre ?
La fin d’une époque
Le 24 juillet 1958, Pie XII et sa gouvernante ont quitté le Vatican pour
s’installer à Castel Gandolfo. Le pape, âgé de 82 ans, est malade. Il ne reviendra
jamais à Rome. Ses dernières semaines sont pénibles. Pascalina veille, plus que
jamais, sur son bien-être, en compagnie de deux autres sœurs allemandes : Maria
Carmela, la cuisinière, et Ewaldis, l’habilleuse. Elle ordonne au majordome,
Mario Stoppa, de réduire les audiences. Elle apporte au malade le gramophone
grâce auquel il peut écouter un peu de musique classique. Elle alerte le médecin
lorsqu’il a des vertiges ou qu’il perd connaissance. Elle sait que la fin est proche.
Le 6 octobre, une fois encore, le pape apparaît sur son balcon pour bénir les
pèlerins. En rentrant dans l’appartement, il s’affaisse sur un fauteuil et lui confie
dans un souffle :
— Maintenant je n’en puis plus !
Pie XII s’éteint le 9 octobre, à 3 heures du matin. Autour de son lit de mort où
sanglote sa sœur Elisabetta, s’agitent aussi ses neveux Carlo, Marcantonio et
Giulio, ainsi qu’une demi-douzaine de cardinaux et de prélats. Pascalina est là,
bien sûr. Elle se tient droite, sans pleurer. Tout le monde la regarde du coin de
l’œil. Chacun sait qu’à la minute même où Pie XII est mort, elle a perdu tout son
pouvoir, son statut et jusqu’à son existence. Elle a fait dresser et allumer de hauts
cierges aux quatre coins du lit, elle a ordonné à la garde noble de se tenir des
deux côtés du corps, au garde-à-vous, épées dégainées…
Ce sera sa dernière action. Le cardinal Tisserant, doyen du Sacré Collège,
prend brutalement les choses en main. Quand elle fait mine de se baisser pour
retirer l’« anneau du pêcheur » de la main du pape défunt, Tisserant s’interpose
avec rudesse. Il s’agenouille, retire lui-même la bague et entonne le De
profundis. Elle ne peut rien faire quand le docteur Galeazzi-Lisi, qui la craignait
encore la veille, procède à un embaumement peu conventionnel, qui tournera
d’ailleurs à la catastrophe.
Au départ du cortège pour Rome, Pascalina ne trouve aucune place dans un
véhicule officiel et doit s’entasser dans la voiture, déjà bondée, des domestiques.
Elle arrive exténuée au Vatican, à la nuit tombante. Impossible de fendre la foule
qui entoure le cercueil exposé dans Saint-Pierre. Elle tente de téléphoner au
cardinal Spellmann, son seul ami, malheureusement il est dans l’avion qui le
mène à Rome. Le lendemain, elle se précipite chez lui, mais l’Américain se
défausse : il a perdu, lui aussi, l’influence que lui conférait sa complicité avec le
pape. Pascalina quitte la pièce.
Elle n’a jamais été si seule.
Dans l’après-midi du 13 octobre 1958, après les obsèques de Pie XII, sœur
Pascalina se rend donc à la convocation du cardinal Tisserant, qui la reçoit dans
son immense et magnifique bureau :
— Ma sœur, vous vous rendez bien compte que vous n’êtes plus nécessaire,
ni désirable, au palais…
— Je quitterai donc le palais…
Elle reste digne et froide, malgré sa fatigue, son chagrin et son angoisse :
— Je demande à Votre Eminence de me laisser quelques jours pour
m’organiser. Je demande aussi à prendre quelques effets du Saint-Père, ceux
auxquels je tiens le plus…
— Ma sœur, vous partirez avant ce soir : c’est le souhait du collège des
cardinaux. Vous voulez prendre quelque chose qui fût personnel au Saint-Père ?
Emportez donc, je vous prie, ses oiseaux…
Pascalina est blême. Elle se lève, esquisse une génuflexion et sort sans un
mot.
A 19 heures, ce soir-là, une religieuse quitte le Vatican par la porte Sainte-
Anne. Elle vient de toucher sa paie du mois : l’équivalent d’une centaine
d’euros. Un taxi l’attend, qui l’emporte vers le Séminaire pontifical nord-
américain, où Spellmann lui a ménagé un repli. Elle emporte deux valises et
deux cages à oiseaux1.
Juillet 1946. La guerre est finie. Vêtus en civil, évitant bourgs et villages,
deux soldats allemands en cavale traversent à pied l’Ombrie, les vallées des
Apennins et le Latium en direction de Rome. Ils s’appellent Fütling et Verkörper.
Ils se sont échappés du camp de Rimini, au bord de l’Adriatique, où croupissent
près de 60 000 prisonniers de guerre allemands et italiens sous la surveillance
des autorités britanniques d’occupation. Arrivés à Rome, les deux hommes se
fondent dans la foule et partent en quête de mystérieux contacts. Ce qu’ils
ignorent, c’est qu’ils sont filés par deux agents du Counter Intelligence Corps
(CIC), le contre-espionnage américain.
Les deux fugitifs sont-ils soucieux de leur salut éternel ? Les voilà qui
pénètrent dans une église catholique du centre de Rome et demandent à
rencontrer un prêtre. Pour se confesser ? Pas sûr. Ils en ressortent bientôt et
disparaissent quelques jours, avant de prendre la route du Nord. Les deux agents
américains ne les perdent pas de vue. A Gênes, ils découvrent que les deux
fuyards sont munis de passeports établis par la Croix-Rouge internationale,
obtenus pour la somme de 20 000 lires, et deux lettres respectivement à en-tête
du Vatican et de la Croix-Rouge italienne. Ils n’iront pas plus loin : il est prévu
qu’ils embarquent sur un paquebot en partance pour l’Amérique du Sud. Là-bas,
ils referont leur vie, aidés par plusieurs associations d’anciens soldats du Reich.
Les deux agents du CIC, dans leur rapport, préciseront un détail troublant.
La plupart des évadés allemands, fugitifs sans papiers et ex-soldats du Reich, se
repassent un tuyau capital :
— A Rome, rendez-vous à l’église Santa Maria dell’Anima, derrière la
piazza Navone, et demandez Mgr Hudal…
Un pape entouré d’Allemands
L’évêque Alois Hudal est bien connu dans les milieux allemands de Rome,
dont il est un peu l’aumônier. Son église sert de point de ralliement à tous les
pèlerins de langue allemande depuis cinq siècles. La capitale italienne compte de
nombreux cercles allemands ou germanophones, souvent de confession
catholique, qui n’ont rien à voir avec les migrations dues à la Seconde Guerre
mondiale.
Le premier de ces réseaux, étrangement, se trouve dans les couloirs du palais
apostolique : c’est l’entourage même du pape. Quand il a été nommé secrétaire
d’Etat de Pie XI en 1930, Mgr Eugenio Pacelli, futur Pie XII, a fait venir à Rome
son équipe de collaborateurs recrutés à la nonciature de Munich, qui l’avaient
suivi en 1925 à la nonciature de Berlin. Tous allemands, sans exception. A
commencer par le père Robert Leiber, son secrétaire personnel, sœur Pascalina
Lehnert, sa gouvernante, et Mgr Ludwig Kaas, ancien chef du parti catholique
Zentrum devenu un de ses conseillers personnels – et auquel il a confié, pour lui
donner un statut, l’administration de la basilique Saint-Pierre. Quant à son
confesseur, le père Augustin Bea, qui fut provincial de la Compagnie de Jésus en
Allemagne, il est devenu l’un des plus éminents biblistes de Rome.
Ces personnes ayant gardé nombre de contacts en Allemagne, y compris
auprès d’évêques ou de responsables politiques, Pie XII a pu suivre
personnellement l’évolution politique du Reich, son régime policier de plus en
plus répressif et les velléités guerrières de son Führer. Il a pu aussi conserver
quelques discrètes passerelles avec certains dirigeants allemands qui lui ont été
fort utiles à plusieurs reprises – notamment quand le pape a trempé dans un
complot fomenté contre Hitler au printemps 1940, ou quand il a fallu vérifier les
rumeurs de son propre enlèvement par des SS au cours de l’été 1943.
Mais cet entourage germanique lui a aussi valu beaucoup de sarcasmes –
certains journaux l’ont surnommé le « pape allemand » – et de soupçons
malveillants : ce pape n’avait-il pas conservé un peu trop de sympathie pour le
peuple allemand ? N’était-il pas lié à des personnages peu recommandables ? Ne
serait-ce pas à cause de cette empathie qu’il a hésité à condamner solennellement
la Shoah ? Et qu’il aurait favorisé, après la défaite du Reich, le sauvetage de
certains dignitaires hitlériens et criminels nazis ?
Diplomates, policiers et espions
Pendant la guerre, le principal réseau « germanique » de Rome gravite
autour des deux ambassades du Reich auprès de l’Italie et auprès du Saint-Siège.
De 1939 à 1943, le principal interlocuteur de la Curie est l’ambassadeur Diego
von Bergen, dont l’amitié avec le pape Pie XII remonte à la Première Guerre
mondiale : il était alors chargé des relations avec le Vatican au ministère
allemand des Affaires étrangères, à l’époque où Mgr Eugenio Pacelli était nonce
à Berlin ; ils ont travaillé ensemble à la rédaction du concordat de 1933. Le pape
sait pertinemment que l’ambassadeur, comme beaucoup de diplomates
allemands, n’est pas très favorable aux nazis, à leurs méthodes violentes et à
leurs folies conquérantes.
En juillet 1943, Diego von Bergen est remplacé par Ernst von Weizsäcker,
secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères du Reich : pas très nazi, lui non plus,
mais patriote. Weizsäcker est farouchement partisan d’un accord de paix négocié
avec les Alliés, et il est persuadé que seul le Vatican serait un bon médiateur : il
minimise donc systématiquement, dans ses rapports, les préventions de Pie XII à
l’égard de l’Allemagne hitlérienne…
En sus des diplomates, il y a des policiers et des espions. Surtout à partir de
l’occupation de la ville à l’été 1943. D’abord les officiels, ceux de la Gestapo, la
police secrète du régime, dirigés par l’Obersturmbannführer Herbert Kappler, un
nazi fanatique qui arbore une bague en acier décorée d’une tête de mort et d’une
croix gammée. Il est assisté d’autres fanatiques – Joseph Roth, Helmut Loos,
Theodor Dannecker, Karl Wolff – qui font de l’immeuble sis au « 20 via Tasso »
un endroit redouté. Enfin l’Abwehr, le renseignement militaire, est dirigé par le
colonel Otto Helfferich, un officier de la vieille école dont les divers
collaborateurs – Paul Franken, Wilhem Möhnen… – sont généralement
sceptiques à l’égard de l’idéologie nationale-socialiste.
Ces différents organismes, dont les rivalités sont constantes, croisent parfois,
au cours de leurs missions, des agents secrets dépendant des Affaires étrangères,
tels Harold Friedrich Leithe-Jasper ou Carl von Clemm-Hohenberg, mais aussi
les représentants du parti nazi, le NSDAP, dirigé par Martin Bormann, tel le
« diplomate » Ludwig Wemmer, placé à l’ambassade auprès du Saint-Siège pour
mieux y surveiller… l’ambassadeur lui-même, jugé peu sûr ! Les chicanes entre
ces services, parfois assassines, nuisent beaucoup à leur efficacité. D’autant que
le but de chacun n’est pas de connaître au mieux les arcanes du Vatican, mais de
voir ses notes, ses projets et ses analyses parvenir jusque sur le bureau du
Führer !
Tous ces bureaux, ces officines, ces services plus ou moins secrets ont-ils
anticipé la défaite ? Ont-ils discrètement préparé, à Rome, leur propre
sauvetage ? Curieusement, non. La quasi-totalité des représentants du Reich ont
quitté Rome en catastrophe, en juin 1944, après le débarquement des Alliés en
Sicile. Ce ne sont ni les diplomates ni les espions qui ont jeté les bases des
filières de fuite à l’étranger. A part quelques agents doubles ou triples, à part
quelques journalistes interlopes, les seuls Allemands restant alors à Rome sont
des ecclésiastiques qui bénéficient du statut international et autonome de la Cité
du Vatican stipulé par les accords du Latran de 1929.
La Ville éternelle compte trois collèges allemands. Le plus connu, dont la
fondation remonte au XIVe siècle et qui tient lieu de paroisse allemande à Rome,
est le collège allemand de Santa Maria dell’Anima, situé près de la piazza
Navone. Il y a aussi le collège germano-hongrois de Rome, via San Nicola da
Tolentino, appelé le « Germanicum », dirigé par le père jésuite Ivo Zeiger. Enfin,
le « Teutonicum », à la fois collège et hospice, est situé à l’intérieur même de la
Cité du Vatican, et bénéficie pour cela de l’extraterritorialité. Leurs personnels,
majoritairement allemands – il y a quelques Autrichiens et quelques Hongrois –
sont rarement des fanatiques. Certes, au début de la guerre, un vice-recteur du
Teutonicum était très proche des nazis, mais fut « rappelé » en Allemagne en
1940. La plupart des autres responsables, prêtres, professeurs et personnels
divers se cantonnent à une neutralité prudente.
Le mystérieux Mgr Hudal
A une exception près : le recteur de Santa Maria dell’Anima, Mgr Alois
Hudal, un prêtre d’origine autrichienne qui n’a jamais caché sa sympathie pour
le nazisme au point d’être surnommé l’« évêque brun ». Hudal est convaincu,
depuis l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, que sa mission historique est
d’allier « christianisme » et « germanisme », et de réconcilier l’Eglise avec le
pouvoir nazi. Ce dernier étant fâcheusement dévoyé, selon lui, par une minorité
d’antichrétiens primaires et brutaux…
Fils d’un marchand de chaussures de Graz, homme de petite taille, prêtre
depuis 1908, aumônier militaire en 1914-1918, le père Hudal a été nommé en
1923 recteur de Santa Maria dell’Anima qui cherchait alors un prêtre autrichien.
Les prélats germanophones n’étant pas légion à Rome, il n’y a donc rien
d’étonnant à ce qu’il fût nommé consulteur au Saint-Office, puis gratifié, en
1933, d’un sacre épiscopal in partibus, c’est-à-dire honorifique. Rien d’étonnant
non plus à ce que le très germanophile Mgr Pacelli, ancien nonce à Berlin,
préside la cérémonie : le secrétaire d’Etat de Pie XI n’est-il pas, depuis la mort
de son lointain prédécesseur Merry del Val, le « protecteur » de Santa Maria
dell’Anima ? Rien d’étonnant, enfin, à ce que Hudal, évêque autrichien, soit
associé aux négociations menées par le Saint-Siège pour établir un concordat
avec l’Autriche en 1934.
C’est à partir de 1936 que les choses s’enveniment. Mgr Hudal, cette année-
là, publie un livre intitulé Les Fondements du national-socialisme, où les seules
critiques à l’égard du nazisme portent sur ses dérives antichrétiennes. Il n’est pas
le seul ecclésiastique autrichien à pencher du côté de Hitler et à se féliciter de
l’Anschluss en 1938 : même le cardinal primat Theodor Innitzer, archevêque de
Vienne, se prononce en ce sens ! Mais il n’est pas dans la ligne du pape Pie XI,
qui condamne clairement le nazisme dans l’encyclique Mit brennender Sorge en
mars 1937, et qui rappelle brutalement à l’ordre le cardinal Innitzer l’année
suivante. Quand Hudal publie son fameux livre, L’Osservatore Romano précise
« qu’il n’a été inspiré par aucune autorité romaine ».
En vérité, jusqu’en 1945, Hudal n’a pas eu de réelle influence politique.
D’abord, ses propres adjoints étaient plutôt hostiles à Hitler, au point de refuser
de pavoiser la façade de leur église lors de la visite du Führer à Rome en
mai 1938 – visite ostensiblement boycottée par le pape en personne. Ensuite, ses
opinions étant connues, tout le monde se méfiait de lui, notamment dans
l’entourage de Pie XII où l’on veillait scrupuleusement – et jusqu’au-delà du
raisonnable – à préserver la sacro-sainte « neutralité » du Vatican !
En dehors de ces trois institutions, on trouve alors à Rome d’autres
ecclésiastiques allemands, prélats ou évêques, liés à des congrégations
internationales ou à la Curie, comme Mgr Johannes Schönhöffer, bavarois,
membre de la congrégation pour la Propagande, ou Mgr Paul-Maria Krieg,
aumônier de la garde suisse (composée majoritairement de Suisses allemands,
mais aveuglément dévoués au pape), ou le frère Augustin Mayer, un moine
bénédictin enseignant au collège jésuite de San Anselmo, ou encore le père
Pankratius Pfeiffer, supérieur général des Salvatoriens, notoirement proche des
nazis. Et quelques autres.
La majorité d’entre eux n’éprouvent aucune sympathie pour le régime de
Hitler, mais ils sont allemands. Certains, notamment les plus âgés, ceux qui ont
vécu la défaite de 1918 et l’humiliation de Versailles, sont patriotes, voire
nationalistes. Les plus actifs se feront indicateurs bénévoles, d’autres seront
contraints au renseignement à la petite semaine. Beaucoup se réfugient dans
leurs activités pastorales et liturgiques. Ce petit monde chahuté par la guerre –
les troupes allemandes n’occupent Rome qu’après l’éviction de Mussolini en
1943 – est divisé, hésitant, attentiste et difficile à cerner.
Dans la cohue des réfugiés
A partir de la défaite du Reich, en avril 1945, une autre histoire commence.
Celle des prisonniers de guerre, des réfugiés, des fugitifs, des personnes
déplacées, qui errent par millions dans des pays – comme l’Autriche ou l’Italie –
dévastés par la guerre, traumatisés par la défaite, divisés par l’épuration, occupés
par les vainqueurs et fragilisés par des institutions provisoires.
Au Vatican s’impose la nécessité de porter assistance à ces millions de
malheureux bloqués dans des camps de fortune. Sans distinction de langue ou de
nationalité, bien sûr. Au risque de ne pas toujours faire le tri entre véritables
réfugiés et nazis en cavale : la majorité de ces malheureux, souvent à raison, se
dit victime du nazisme ou du communisme, mais combien d’entre eux sont, en
réalité, d’anciens criminels de guerre, d’ex-militants nazis ou fascistes, d’anciens
collabos des pays occupés, ou bien des agents de renseignement, des militants
communistes clandestins, des revanchards en puissance, sans parler des
déserteurs, trafiquants et autres profiteurs de guerre ?
Le pape lui-même pousse à l’institution d’une Commission pontificale
d’assistance (Commissione pontificia di assistenza) dont la tutelle est confiée au
substitut, Mgr Montini, futur Paul VI. C’est déjà à Montini que le pape, en
septembre 1939, avait confié l’animation d’un « bureau d’information » chargé
d’enquêter et d’informer les familles sur les personnes disparues, prisonniers de
guerre, réfugiés, victimes civiles des combats… Dans ce but, le Saint-Siège a
négocié ferme avec les puissances belligérantes – les autorités du Reich s’y sont
toujours refusées – pour que les représentants du pape puissent visiter les camps
disséminés en Italie et ailleurs, au même titre que les représentants de la Croix-
Rouge internationale. Celle-ci, basée à Genève, possède une antenne italienne
autorisée à fabriquer et distribuer des papiers d’identité provisoires, qui connaît
les mêmes problèmes d’identification des « victimes ». C’est le lot de toutes les
organisations humanitaires, comme la très catholique Caritas Internationalis,
dont le dirigeant Karl Bayer avouera plus tard :
— La situation était si chaotique que les bavures étaient inévitables !
En novembre 1944, le Saint-Siège a demandé aux Alliés d’autoriser les
responsables de la Commission pontificale d’assistance à visiter tous les camps.
Les autorités d’occupation n’ont fait aucune difficulté, dès lors que ces visites se
situaient bien sur le terrain humanitaire et religieux. Le 2 décembre, la même
demande a été émise concernant les camps de réfugiés de langue allemande.
Requête acceptée le 19 décembre. Américains et Britanniques n’ont rien trouvé à
redire. Ils n’ont même pas tiqué en voyant le nom du prêtre désigné pour aller
librement visiter les camps de prisonniers allemands hors de Rome, dûment
muni d’un passeport de service : un certain Mgr Hudal. Le recteur de Santa
Maria dell’Anima n’arbore plus, accroché à sa voiture, l’orgueilleux drapeau de
la Grande Allemagne : il l’a troqué pour un petit fanion aux couleurs
autrichiennes…
Les filières nazies
Les anciens nazis n’ont pas attendu, naturellement, pour organiser leurs
propres filières d’évasion. Ainsi les « réfugiés » qui passent d’Autriche en Italie
par le col du Brenner et s’arrêtent au château de Merano ont rarement la
conscience tranquille. Le château appartient à un ancien SS membre du groupe
Wendig, qui a fabriqué des millions de faux billets recyclés dans des banques
complices ou peu regardantes. Ceux-là, pourvus en argent et en faux papiers,
filent ensuite sur Milan, via Trévise, puis à Gênes où ils partent vers l’Amérique
du Sud (Argentine, Paraguay, Chili) ou le Moyen-Orient (Egypte, Syrie, Irak).
On sait que des centaines, peut-être des milliers d’anciens SS se sont
échappés grâce à l’organisation Die Spinne (« L’Araignée ») d’Otto Skorzeny, le
réseau Sechsgestim (« Constellation des Six »), le Kameradenwerk du pilote
Hans-Ulrich Rudel et quelques autres comme le célèbre réseau Odessa, magnifié
par le romancier Frederick Forsyte dans Le Dossier Odessa en 1972. Mais ces
filières secrètes ont donné lieu à un si grand nombre de romans d’espionnage
qu’il est difficile, aujourd’hui, d’en reconstituer la véracité historique. Les
services britanniques ont surnommé toutes ces filières des ratlines, du nom de
ces échelles de corde qui facilitent l’abandon d’un navire en cas de naufrage…
Des fuyards inconnus comme Fütling et Verkörper, les deux prisonniers
évadés du camp de Rimini, il y en a des milliers. Ces deux-là n’ont finalement
pas embarqué pour l’Amérique latine. Arrêtés juste avant leur départ, ils ne
sauront jamais si leur évasion avait été ou non facilitée par les services secrets
américains, désireux d’en savoir plus sur les filières d’exfiltration d’anciens
nazis vers l’Amérique du Sud. Leur équipée, en tout cas, est venue enrichir
l’enquête menée par Vincent La Vista, un agent américain travaillant à Rome
pour le Département d’Etat. La Vista boucle justement son volumineux rapport,
qu’il envoie à Washington le 15 mai 1947. Ce document fait l’effet d’une
bombe. Certes, l’enquête vise d’abord les clandestins sionistes ou communistes,
mais La Vista affirme clairement, dans son texte, que le Vatican exfiltre des
anciens criminels nazis !
Au cours de l’été 1947, la presse italienne commence à s’en prendre à ce
« pape allemand » un peu trop aimable avec les anciens criminels du Reich.
N’est-ce pas avec la bénédiction de l’Eglise catholique que de « gros poissons »
échappent au filet de la justice ? Ainsi, sans l’aide de Mgr Hudal, est-ce que
Franz Stangl, l’ancien commandant du camp d’extermination de Treblinka, serait
parti pour la Syrie avec un passeport de la Croix-Rouge ? Et avec lui Gustav
Wagner, l’ancien commandant du camp de Sobibor ? Et plus tard Alois Brunner,
l’ancien chef du camp de Drancy, le bourreau des Juifs de Salonique ? Et Walter
Rauff, responsable en 1941 du programme des chambres à gaz mobiles, les
fameux Gazwagen, lancé par Himmler ?
Selon le « chasseur de nazis » Simon Wiesenthal, Adolf Eichmann lui-
même, le principal organisateur de l’Holocauste, aurait bénéficié de l’aide de la
Caritas, donc de l’Eglise, pour s’embarquer lui aussi à Gênes et gagner
l’Amérique du Sud avec les papiers d’un certain « Klemens ». Au procès
Eichmann, à Jérusalem, en 1961, Wiesenthal n’apportera pas la preuve formelle
de ce qu’il avance. Interrogé là-dessus par l’historiographe catholique Robert
Graham, l’évêque Hudal aurait répondu :
— Je ne sais pas, j’ai aidé beaucoup de gens. Il est possible qu’Eichmann ait
été du lot, il n’a pas décliné sa véritable identité…
Rien n’est simple à cette époque. Chaque cas mériterait une enquête
particulière. N’a-t-on pas soupçonné le parti communiste lombard d’avoir
favorisé l’exil du susnommé Walter Rauff, ex-responsable de l’Italie du Nord en
1943, en échange de son fichier des militants fascistes de la région de Milan ?
Cette hypothèse, invérifiée, n’a rien d’anecdotique. Tous ces anciens
responsables nazis détiennent de sulfureuses informations et des secrets
explosifs qui les rendent précieux à l’heure de solder les comptes de la guerre.
De savoir, enfin, qui était qui.
Le sort des oustachis
Il est une filière d’évasion qui ressemble fort à celle des anciens nazis, celle
des oustachis, ces nationalistes croates qui ont plongé dans le nazisme lorsque
Hitler leur a accordé au sein de la Yougoslavie, au printemps 1941, une
autonomie politique qu’ils réclamaient à cor et à cri. Aveuglés par leur passion
nationaliste, ces militants indépendantistes sont devenus des fanatiques capables
d’exiger la conversion forcée des orthodoxes de leur territoire. Nombre d’entre
eux deviendront des criminels prêts à assassiner Serbes et Juifs par milliers pour
« épurer » leur Etat fantoche.
A la tête de cet « Etat indépendant de Croatie », Ante Pavelić fut un des plus
grands criminels de guerre du XXe siècle. En mai 1945, alors que le maréchal
Tito prend le pouvoir en Yougoslavie, Pavelić fuit Zagreb, pour se mêler
incognito au flux des réfugiés croates qui veulent gagner l’Autriche, via la
Slovénie. Là, on perd sa trace. Est-il caché dans un couvent à Klagenfurt ? Est-il
hébergé par des complices à Rome ? Un monastère romain lui aurait fourni asile
et faux papiers avant de le faire embarquer en 1947 à Gênes, sur le paquebot
Sestriere, en direction de Buenos Aires…
L’hypothèse est plausible. Via Tomacelli, à Rome, se trouvent une église et
un monastère appartenant à la confraternité San Girolamo (saint Jérôme). Son
secrétaire, le père Krunoslav Draganović, joue auprès de la communauté croate
le même rôle que Mgr Hudal auprès des Allemands de Rome. Ce religieux né en
Bosnie, ancien secrétaire de l’évêque catholique de Sarajevo, travaille à Rome
depuis 1932. Ce prélat « robuste et mince, toujours vêtu d’une soutane
impeccable », connaît beaucoup de gens, de tous les bords, au point d’être
parfois qualifié par la presse d’« éminence grise du Vatican », ce qui ne veut pas
dire grand-chose.
Draganović anime la délégation de la « Croix-Rouge croate », non reconnue
par le bureau de la CIRC à Genève, mais qui permet d’obtenir de la police
italienne des passeports provisoires. Depuis la fin de 1944, il est devenu un
membre actif de la Commission pontificale d’assistance et bénéficie, comme
Hudal, d’un sauf-conduit pour visiter les camps de prisonniers. En mai 1945, il
fait une tournée des camps croates : Klagenfurt, Villach, etc. A Gênes, il a pour
correspondant le père Karlo Petranovic, un ancien aumônier militaire qui facilite
l’embarquement de réfugiés pour l’Amérique latine – pas tous criminels de
guerre, assurément, comme l’atteste l’exemple de l’actrice Zsa Zsa Gábor…
C’est par cette filière que réussiront à échapper à la justice alliée nombre
d’anciens oustachis, comme le père Dragutin Kamber, qui aurait couvert les
massacres antiserbes de Doboj ; Ljubo Miloš, un des responsables de
l’épouvantable massacre de Jasenovac ; Vilim Cecelja, ancien aumônier adjoint
de la milice oustachi ; et aussi les anciens ministres Hefer, Starčević et Vrancić,
qui réussiront à embarquer sur le Philippa et retrouveront à Buenos Aires la
moitié du gouvernement du fameux « Etat indépendant de Croatie » autour de
Pavelić en personne !
Dans un mémoire remis à l’ambassade américaine à Rome le 18 mai 1947,
Draganović réfute les accusations de plus en plus souvent portées contre lui :
« Ce n’est pas parce qu’un individu est fonctionnaire, même à un très haut
niveau, ou membre du gouvernement oustachi, qu’il est forcément un criminel
de guerre. » Et de souligner à l’attention de ses interlocuteurs américains qu’il ne
saurait se résoudre à renvoyer quiconque en Yougoslavie pour y être jugé par la
justice communiste du maréchal Tito – un argument auquel on est
particulièrement sensible aux Etats-Unis.
Tous unis contre le communisme
La hantise du communisme explique l’attitude de plus en plus confuse,
parfois contradictoire, des autorités alliées. Surtout à partir de 1947, quand
débute la « guerre froide » avec la naissance du « rideau de fer ». Dès lors qu’à
Washington l’ennemi déclaré est désormais le communisme, nombre de
fonctionnaires américains, notamment à l’OSS, la future CIA, considèrent que
tout anticommuniste, fût-il un criminel ou un ancien « collabo », est un allié en
puissance. Nombre d’anciens cadres du Reich, parmi les plus importants,
joueront pleinement cette carte inattendue pour monnayer des informations en
échange de l’impunité.
Les services secrets américains – dont les rapports, lus avec cinquante ans de
recul, traduisent l’extraordinaire naïveté – distinguent alliés et ennemis d’une
façon simpliste : dès lors qu’ils combattent le pouvoir communiste, anciens nazis
et militants oustachis ne peuvent être totalement mauvais. Mieux : ils constituent
à leurs yeux une réserve de conseillers et d’activistes dans un combat de
civilisation qui ne fait que commencer. Combien de groupuscules marginaux et
incontrôlés, animés par des exilés est-européens excités et brouillons,
bénéficieront outrageusement, après 1947, des faveurs de la toute nouvelle
Central Intelligence Agency (CIA) ?
Ainsi le rapport La Vista, qui a fait couler tant d’encre, ne débouche-t-il sur
aucune décision. Après réflexion, les responsables du Département d’Etat ont
décidé de ne pas tenir compte de l’implication présumée du Vatican dans toutes
ces filières d’exfiltration. Officiellement, c’est parce que La Vista n’apporte
aucune preuve de ce qu’il raconte. En réalité, les Etats-Unis jugent que ce n’est
pas le moment de se brouiller avec Pie XII, qu’ils considèrent comme leur
principal allié dans la lutte contre le communisme.
Le communisme, voilà l’ennemi ! Au Vatican, on n’a pas attendu 1947 pour
considérer que le danger majeur, pour l’Europe et pour le christianisme, n’est
plus le nazisme, mais le « communisme athée ». Le pape Pie XII, tout comme
son prédécesseur Pie XI, suit avec angoisse les avancées du marxisme-léninisme
en Russie, mais aussi en Europe centrale et désormais en Occident où
progressent irrésistiblement, à l’exemple de l’Italie, les partis se réclamant de
Lénine et Staline. Les témoignages s’accumulent sur son bureau, qui racontent la
terreur communiste, l’éradication de la religion, les assassinats d’évêques et de
prêtres, l’envoi au goulag de milliers de croyants…
Dès lors que l’Armée rouge, en vertu des accords passés à Yalta en
février 1945, impose l’ordre soviétique dans les « satellites » de l’URSS, les
témoignages sur la situation de l’Eglise en Ukraine, en Pologne, en Hongrie, en
Slovaquie deviennent terrifiants. Dès le 22 février 1946, le Saint-Siège adresse
au Département d’Etat et au Foreign Office un mémoire sur les assassinats de
prêtres et les persécutions religieuses perpétrés par les Soviétiques et leurs
affidés dans les pays de l’Est. Ce mémoire, qui fait froid dans le dos, sera suivi
d’une nouvelle synthèse en janvier 1947, puis d’une longue série de documents
qui jalonneront la « guerre froide ».
Une montagne de désinformation
L’Eglise catholique, en tant qu’institution, a-t-elle contribué à l’exfiltration
de criminels nazis entre 1945 et 1947 ? La réponse n’est pas simple, mais elle est
plutôt négative. Que des hommes d’Eglise aient aidé d’anciens nazis, fascistes,
oustachis ou collabos à gagner l’Argentine ou la Syrie, cela ne fait aucun doute.
Que ces hommes aient mis à contribution des monastères dont la tradition
immémoriale est de ne refuser personne, c’est acquis. Mais les Hudal et autres
Draganović étaient-ils « couverts », voire encouragés, par la Curie romaine ? Le
pape était-il au courant de leurs activités ? Rien ne permet de l’affirmer.
D’abord, l’essentiel des informations sur le sujet provient des rapports
établis par les services de renseignement alliés. Des auteurs de référence comme
Aarons et Loftus y ont puisé 95 % de leurs révélations. Or il suffit de lire ces
documents pour constater, avec le recul des années, qu’ils sont truffés d’erreurs
factuelles, d’approximations faciles et de conclusions arrangeantes. La CIA
américaine et le SIS britannique, qui ont illégalement recruté tant de ces
criminels, attribuent très souvent à l’« Eglise », sans plus de précisions, leurs
propres filières clandestines d’exfiltration.
Dans ces livres, on rencontre à chaque page l’assertion selon laquelle tel ou
tel fugitif trouve une planque, obtient des papiers ou embarque sur un paquebot
« avec le concours » ou « grâce à l’assistance » ou « sous la protection » d’un
cardinal local, d’un proche de Pie XII ou du pape lui-même. Vrai ou faux ?
Impossible de trancher : les fonctionnaires auteurs de tous ces rapports
n’apportent jamais de preuves concrètes. Pis : la quasi-totalité des témoignages à
charge cités dans ces documents provient des ex-nazis et autres criminels de
guerre dont on imagine que leur intérêt personnel, au cours d’un procès ou dans
des mémoires, est de se « blanchir » en impliquant l’Eglise.
En face, les rares chercheurs catholiques ont évidemment beaucoup de mal à
se faire entendre. Ainsi le père Robert Graham, jésuite, historien, auteur du livre
Vatican Diplomacy (Princeton, 1959), a-t-il passé plusieurs décennies à travailler
sur ces sujets. Mais il souffre de sa qualité de prêtre. Qui le croit quand il
affirme, en 1990, que « Hudal n’a joué AUCUN rôle dans la Commission
pontificale d’assistance » ?
D’autres sources proviennent, naturellement, de la presse de l’époque.
Laquelle est infestée d’enquêtes bâclées, de reportages orientés et aussi – à un
point que l’on a du mal à imaginer – d’articles « bidonnés ». Un journaliste
comme Virgilio Scattolini, ancien de L’Osservatore Romano, éditeur d’un
bulletin (Notiziario) très apprécié dans les salles de rédaction occidentales, a
abreuvé les plus grands médias de son temps en fausses nouvelles, documents
trafiqués, copies « originales », confidences inventées de toutes pièces. Certains
« correspondants », comme la représentation américaine à Rome, payaient
pourtant jusqu’à cinq cents dollars par mois pour bénéficier de ses
« informations confidentielles » !
C’est en bonne partie à Scattolini qu’on doit les principales « révélations »
sur « le pacte secret entre Hitler et Pie XII », sur « la sainte alliance entre le
Vatican et la Maison Blanche » et autres thèses qui ont traversé les années,
d’articles en articles, de livres en livres : des ouvrages souvent traduits et
réédités, comme Le Vatican dans la Seconde Guerre mondiale (Mikhaïl
Scheinmann), L’Eglise catholique et le XXe siècle (Avro Manhatten) ou La Russie
et la papauté (Edouard Winter), ont été largement inspirés par les élucubrations
tarifées de Scattolini – lequel, précisons-le, a fini par être traduit en justice et jeté
en prison !
Enfin, il faut compter avec la formidable entreprise de désinformation lancée
par le Kremlin et ses satellites est-européens à partir de 1945-1946 contre le
Vatican, le pape et l’Eglise en général. Pendant toute la guerre froide, les
dirigeants, historiens, journalistes et propagandistes communistes ne ménageront
aucun effort pour assimiler « catholiques » et « fascistes ». Le Yougoslave Josip
Tito, le « meilleur disciple de Staline » jusqu’en 1948, fait de même. Des livres,
des colloques, des témoignages abondent sur ce thème, souvent financés par le
NKVD (futur KGB). Des procès à grand spectacle, scandaleusement truqués,
condamnent des centaines de responsables catholiques, à commencer par les
archevêques Slipyi (Ukraine), Mindszenty (Hongrie), Wyszyński (Pologne),
Stepinac (Croatie), Beran (Tchécoslovaquie), et envoient des milliers de
croyants, majoritairement ukrainiens ou lituaniens, dans les camps de Sibérie.
La thèse soviétique est encore plus simpliste et manichéenne que la vision
binaire des responsables américains de l’époque : tout anticommuniste est
forcément un « fasciste » ! Appuyée sur des sources douteuses, nourrie par une
désinformation efficace, activement relayée par des millions de militants,
journalistes, chercheurs et enseignants communistes, notamment en France et en
Italie, cette thèse a considérablement contribué à l’image négative d’un Vatican,
d’un pape et d’une Eglise catholique ayant sciemment « collaboré » avec le pire
régime que le monde ait connu.
Cette image est fausse. Certes, les Etats qui ont voulu la guerre comme
l’Allemagne, l’Italie, la Hongrie, la Slovaquie, la Croatie étaient majoritairement
de culture chrétienne ; certes, les catholiques ont participé à tous les épisodes de
cette tragédie, les plus valeureux et les plus honteux ; certes, les représentants
des Eglises furent globalement à l’image de leurs populations, pour le meilleur et
pour le pire ; certes, on peut considérer que Pie XII aurait pu être plus vindicatif
dans sa dénonciation de la Shoah. Mais après un demi-siècle d’archives,
d’études, de mémoires, de témoignages en tous genres, il faut être clair : les
ecclésiastiques impliqués dans ces filières, les Hudal, les Draganović, n’ont
jamais représenté le Vatican. Ni officiellement, ni officieusement.
A aucun moment on ne peut affirmer que le pape ou ses principaux
collaborateurs, les Tardini, les Montini, se sont substitués à la justice des
hommes pour offrir l’impunité aux anciens SS, aux assassins oustachis et autres
criminels de guerre.
7
Pie XII contre de Gaulle
Comment le pape a évité l’épuration massive
des évêques de France
Rome, 30 juin 1944. Un peu avant 9 heures du matin, une longue silhouette
traverse à grandes enjambées les salons du palais apostolique en direction de
l’antichambre du pape. Peu de cardinaux connaissent ce personnage solennel,
qui se pose comme un des futurs vainqueurs de la guerre. Il se dit « chef du
gouvernement provisoire de la République française », mais ce titre n’a rien
d’officiel. C’est un militaire. Un résistant. Un catholique. Le protocole, qui
l’appelle simplement « Son Excellence le général Charles de Gaulle », a hésité
sur la forme à donner à cette audience improvisée, au point que – fait rare au
Vatican – personne n’a pensé à photographier la rencontre entre ces deux géants
du siècle.
C’est le cardinal Tisserant, alors secrétaire de la congrégation pour les
Eglises orientales, qui a introduit le général de Gaulle dans le grand jeu
diplomatique du Saint-Siège. Le prélat à la barbe altière, qui ne pratique pas la
langue de bois, est connu à Rome pour son hostilité viscérale aux nazis et au
maréchal Pétain. Gaulliste de la première heure, il a même été surnommé, du
côté de l’ambassade de France, le « cardinal de Gaulle ». Depuis avril 1943,
c’est lui qui fait discrètement le lien entre le Vatican et le chef de la France libre,
même si Mgr Jullien, doyen de la Rote, est nommément chargé de cette relation
officieuse. Deux autres ecclésiastiques participent à ces échanges discrets :
Mgr Fontenelle, correspondant du journal La Croix ; et l’abbé Martin, camérier
secret du pape et futur préfet de la Maison pontificale.
Le 5 juin au matin, les armées alliées étaient à peine entrées, quelques heures
plus tôt, dans Rome libérée que le cardinal Tisserant remettait lui-même à la
Secrétairerie d’Etat une lettre transmise par le général de Gaulle et adressée à
Pie XII. Dans cette missive, le Général disait l’« attachement filial » du peuple
français au Siège apostolique et s’engageait à protéger, au cours des opérations
militaires à venir, les monuments religieux, « souvenirs de notre foi chrétienne ».
Cela a plu à Pie XII qui a tout fait, lui-même, pour épargner la Ville éternelle des
destructions qu’entraîne, habituellement, une reconquête militaire.
Le pape a chargé Mgr Tardini, chef de la section extérieure de la
Secrétairerie d’Etat, de lui préparer une réponse conséquente, que le jeune
diplomate Jacques de Blesson – qui a démissionné de son poste à l’ambassade
française dès l’arrivée des Alliés – achemina à Alger le 16 juin. Quelques jours
plus tard, profitant d’un séjour à Rome, de Gaulle a fait demander une audience
au pape, aussitôt accordée. La rencontre figure en bonne place dans les
Mémoires de guerre du Général, qui ne cache pas le respect et l’admiration que
lui inspira le souverain pontife.
Après avoir présenté ses collaborateurs à Pie XII, comme le veut la coutume,
le général de Gaulle se fait conduire à la chapelle Sixtine, puis devant le
tombeau de Saint-Pierre, où il se recueille longuement. Entrée par le grand
portail, cortège, accueil par les chanoines, visite de la Sixtine sous la conduite du
camérier du pape : rapporté le soir même par L’Osservatore Romano, le
programme de cette visite, au protocole calqué sur celui d’un… prince héritier,
déclenche une vive protestation de la part du représentant de la France officielle,
l’ambassadeur Léon Bérard. Mgr Tardini, faussement étonné, en reporte la
responsabilité sur le journal ! Personne n’est dupe. Les deux hommes savent que
le débarquement de Normandie, déclenché au début du mois, est en train de
réussir, et que l’ambassadeur n’est plus là pour longtemps.
En sortant du bureau du pape, de Gaulle a aussi rendu visite au secrétaire
d’Etat, le cardinal Maglione. Très concrètement, le « Premier ministre » du pape
lui a exprimé son espoir que le changement de régime se déroulerait « sans
secousse, notamment pour l’Eglise de France ». Réponse rassurante du Général,
qui ajoute pourtant, entre deux phrases, une légère nuance prémonitoire :
— … bien que certains milieux ecclésiastiques français aient pris à mon
endroit une attitude qui demain ne facilitera pas les choses !
Le nonce renvoyé !
25 septembre 1944. Mgr Valerio Valeri quitte définitivement Vichy où il n’a
plus rien à faire. Accompagné de ses deux assistants, le conseiller Pacini et le
secrétaire Rocco, le nonce apostolique prend la route de Paris. Dans le même
convoi figurent aussi le chargé d’affaires d’Espagne et l’ambassadeur d’Irlande.
Le 19 août, le maréchal Pétain a été emmené de force à Sigmaringen, en
Allemagne. Le 25, la capitale a été libérée. L’armée allemande se replie. Le sort
de la guerre ne fait plus de doute.
Mgr Valeri avait suggéré à sa hiérarchie d’envoyer à Paris un observateur
officieux du Saint-Siège auprès du Gouvernement provisoire de la République
française, afin de ne pas tarder à reconnaître le nouveau pouvoir. Le
gouvernement d’Alger n’avait-il pas déjà mandaté un conseiller d’ambassade,
Hubert Guérin, comme représentant officieux auprès du Vatican ? Le 29 août,
après en avoir conféré avec le pape, Mgr Tardini avait répondu au nonce, par
télégramme, que ce rôle lui incombait.
Dès le lendemain, à 17 heures, Mgr Valeri est reçu par le nouveau secrétaire
général du Quai d’Orsay, l’ambassadeur Raymond Brugère. Surprise : le
diplomate lui précise qu’il le reçoit à titre privé, car le général de Gaulle a décidé
de n’agréer aucun des diplomates ayant suivi Pétain à Vichy. Sans exception.
Aucun reproche ne lui est fait, comme le lui confirmera personnellement
Georges Bidault, le nouveau ministre des Affaires étrangères, mais c’est ainsi :
aux yeux du nouveau gouvernement, le doyen du corps diplomatique ne saurait
être le même que celui qui avait été accrédité à Vichy pendant toute la durée de
la guerre.
Pour Mgr Valerio Valeri, 61 ans, la pilule est amère. Accrédité en 1936
auprès du gouvernement de Léon Blum, il a suivi depuis Paris la montée vers la
guerre et assisté, en mai 1940, à la débâcle française. Il a accompagné le
gouvernement de Paul Reynaud jusqu’à Bordeaux, informant régulièrement le
Saint-Siège sur les déboires des dirigeants français face à l’invasion allemande.
Comme la plupart des ambassadeurs, il a rejoint naturellement le gouvernement
du maréchal Pétain à Vichy, où il continua d’y exercer sa fonction de nonce
apostolique.
A Vichy, il a notamment prodigué beaucoup d’efforts pour tenter de
soulager, via le Vatican, les difficultés d’alimentation qui découlèrent de la
coupure de la France en deux et, surtout, de l’isolement de ses colonies. Sans
grands résultats. En mars 1942, il a communiqué au pape la proposition du
maréchal Pétain de constituer une « flotte vaticane » à but humanitaire, pour
laquelle la France mettrait ses bateaux à disposition. Le chef de la diplomatie du
Saint-Siège, Mgr Tardini, transmit la note au pape avec un de ces commentaires
acides dont il était coutumier :
— On pourrait aussi lancer un concours pour en désigner l’amiral ?
Bien entendu, c’est dans des termes autrement choisis que le cardinal
Maglione, secrétaire d’Etat, demanda au nonce apostolique de remercier
chaleureusement le Maréchal de sa généreuse suggestion, dont la mise en
pratique lui paraissait, hélas, bien délicate…
Quelques mois auparavant, un incident plus grave avait opposé, en coulisse,
le nonce au Maréchal. A la suite des mesures antisémites décidées par l’Etat
français le 2 juin 1941, l’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, Léon
Bérard, avait été chargé de tester l’impact de cette législation dans l’entourage
du pape, et avait fait savoir que « dans l’ensemble » (sic) ces lois n’avaient
suscité « aucune observation » au Vatican. Interpellé par Pétain sur ce sujet,
Mgr Valeri lui signifia que la condamnation du racisme par l’Eglise était connue,
et notifia les « graves inconvénients » que la législation antijuive comportait aux
yeux de l’Eglise.
— Seriez-vous en désaccord avec votre hiérarchie ? rétorqua Pétain avec un
petit sourire.
Le 31 octobre 1941, le cardinal Maglione fit savoir par lettre à Mgr Valeri
qu’il appuyait ses réserves et l’invitait à tout faire pour adoucir les effets de cette
loi « malencontreuse ». Dans les archives de cette époque figurent aussi, après la
rafle du Vél’ d’hiv’ en juillet 1942, un échange, rapporté par le nonce, entre lui-
même et Pierre Laval, chef du gouvernement. Les Juifs, lui avait dit Laval, sont
un « danger pour la France ». Réponse du nonce :
— Ce ne sont pas les détenus des camps de concentration qui constituent une
menace pour la France !
La colère de Pie XII
A Rome, Pie XII est furieux. Un nonce ne saurait être soumis aux
bouleversements politiques du pays où il est en poste. Mgr Valeri a connu le
Front populaire, il a connu la Révolution nationale, il connaîtra le retour à la
République ! Le pape charge Tardini de faire savoir à Paris que la décision de
renvoyer le nonce sera considérée comme un « précédent fâcheux » et un « acte
inamical » envers le Saint-Siège. Et qu’elle ne va pas faciliter, en outre, la
reconnaissance officielle du gouvernement de Gaulle par le pape ! Mais le
Général reste inflexible. Cet homme-là a beau être catholique, il est d’abord un
homme d’Etat qui ne tergiverse pas avec les principes. Il est apparemment inutile
de le braquer. Le 4 novembre, un télégramme de Mgr Tardini prévient Valerio
Valeri qu’il va devoir rentrer à Rome.
La dernière chance de Valeri se nomme Eugène Tisserant. Le 7 novembre, le
cardinal français débarque à Paris pour un séjour « privé » à vocation
« familiale ». Personne n’en croit rien. Dans les milieux informés, on sait que le
général de Gaulle, dont Tisserant est proche, a demandé à la fois le renvoi du
nonce et la démission d’un certain nombre d’évêques. Qui peut croire que le
cardinal, gaulliste historique, n’est pas là pour amadouer l’ancien chef de la
France libre et le faire revenir sur sa radicale sentence ?
De fait, Tisserant rencontre longuement le général de Gaulle le 15 novembre.
Il plaide, en effet, la cause du nonce apostolique. Il échafaude même un
compromis un peu boiteux : maintien de Mgr Valeri comme nonce après un
séjour à Rome, contre reconnaissance immédiate du gouvernement provisoire
par le Saint-Siège. Mais le pape, méfiant, ne le suit pas. Valeri sera
définitivement rappelé par un télégramme le 29 novembre. Pour atténuer la
colère du Vatican, le général de Gaulle recevra personnellement le nonce avant
son départ, et lui remettra la grand-croix de la Légion d’honneur. Maigre
consolation.
Parmi les raisons qui ont précipité la décision de Pie XII de céder à de
Gaulle, il y en a une qui n’a jamais été exprimée officiellement : le 1er janvier,
comme c’est la tradition, le corps diplomatique doit présenter ses vœux au
nouveau gouvernement de la France ; or, selon le protocole, le doyen du corps
diplomatique, en l’absence du nonce apostolique, serait… Son Excellence
Alexandre Bogomolov, ambassadeur d’URSS. La voix du Kremlin supplantant,
à Paris, celle du Vatican ! Cela, le pape ne saurait l’admettre. Il importe donc de
nommer un nouveau représentant à Paris au plus tôt.
Le 2 décembre, à la nonciature de Buenos Aires, arrive un télégramme
chiffré du Saint-Siège. Mgr Tardini avertit Mgr Fietta, représentant du pape en
Argentine, qu’il est nommé en France et qu’il doit se préparer à prendre l’avion
au plus vite. Giuseppe Fietta, 62 ans, a accompli sa carrière au Costa Rica, en
République dominicaine, en Haïti, il est parfaitement étranger aux règlements de
comptes de l’après-guerre en Europe, il saura traiter les affaires avec le recul
nécessaire. Mais… il est malade du cœur, ses médecins lui interdisent l’avion, il
ne parviendra pas à temps pour le fameux discours du 1er janvier à Paris ! Le
4 décembre, il refuse officiellement le poste, par télégramme, « pour raison de
santé ».
Il faut aller vite. Pie XII propose Roncalli, le délégué apostolique en
Turquie. Tardini sursaute : Roncalli ? Mais il n’est pas au niveau ! A ses yeux,
c’est un « bon gros », un « bavard », un « indiscret » qui ne convient pas à un
poste aussi prestigieux que la nonciature de Paris. Pie XII insiste. Le pape entend
qu’on lui obéisse. Si Roncalli n’est pas très expérimenté, il en sera d’autant plus
soumis. Et Tardini lui-même est prié de s’incliner. Personne, vraiment personne
n’imagine que le « bon gros » sera un jour élu pape sous le nom de Jean XXIII.
Le journaliste Max Bergère, de l’Agence France Presse, se renseigne auprès d’un
de ses amis prélats :
— Roncalli ? C’est une vieille baderne !
La liste secrète de Latreille
Paris, 12 novembre 1944. Place Beauvau, un jeune professeur franchit la
haute grille du ministère de l’Intérieur : il s’appelle André Latreille, il a 43 ans.
Catholique et résistant, il est arrivé la veille de Poitiers, où il enseigne l’histoire,
juste à temps pour voir de Gaulle et Churchill descendre les Champs-Elysées
sous les acclamations de la foule des Parisiens. Sur le conseil de son ami
dominicain le père Maydieu, patron des Editions du Cerf, il a été recruté par le
ministre de l’Intérieur Adrien Tixier, socialiste bon teint et gaulliste
irréprochable, qui se serait bien passé de trouver dans sa corbeille ministérielle le
dossier des cultes – auquel, de son propre aveu, il ne connaît rien. Or le général
de Gaulle a confié à Texier une tâche délicate, inédite et inextricable :
l’épuration des évêques français ayant trop fricoté avec le régime de Vichy.
C’est pour obéir à cet ordre que Texier, embarrassé, a engagé un expert. A
peine installé dans son bureau de sous-directeur des Cultes, rue de Monceau,
Latreille prend connaissance d’une note confidentielle résumant cet objectif. Dès
1943, l’Assemblée consultative d’Alger a fixé une règle toute simple : pas
question d’associer à la restauration de l’Etat républicain les dirigeants qui se
sont compromis avec le régime de Pétain. Or les évêques, dans leur majorité,
sont dans ce cas-là. Il faut donc épurer aussi l’épiscopat.
André Latreille lit et relit la note, probablement dictée par Georges Bidault
en juillet 1944, quand il présidait encore le Conseil national de la Résistance. Si
l’objectif global ne souffre aucune objection, la note fourmille d’approximations
regrettables et d’incohérences grossières. Telle quelle, elle est inapplicable. Au
moins pour une raison rédhibitoire, que le nouveau sous-directeur s’efforce
aussitôt d’exposer à son ministre fort embarrassé : dans un régime de séparation
de l’Eglise et de l’Etat, les évêques ne sont pas nommés par le pouvoir
politique ; il paraît donc incongru que le pouvoir politique les destitue.
La seule façon de procéder au remplacement des évêques énumérés dans la
note qui lui tient lieu d’ordre de mission, c’est de convaincre le pape de le faire.
Latreille est persuadé que Pie XII n’acceptera pas un tel sacrifice. Le pari semble
d’autant plus impossible qu’on ne peut éviter de passer, pour régler un tel
contentieux, par le nonce apostolique, principal représentant du pape en France :
lui seul pourrait s’entremettre pour faciliter discrètement des remaniements au
sein de l’épiscopat. Or il y a peu de chances que Mgr Valeri écoute ce discours
d’une oreille favorable, étant lui-même prié de quitter le territoire !
Latreille, perplexe, examine et annote les vingt-quatre noms composant deux
listes dites « A » et « A bis ». Il se réjouit d’abord de n’y trouver « aucun
collaborationniste » (sic), au sens de la collaboration avec l’occupant allemand.
Il n’y a pas, chez les évêques, de traître à la patrie. D’autres, en revanche, se sont
clairement compromis avec le régime de Vichy, comme Mgr du Bois de la
Villerabel (Aix), Mgr Dutoit (Arras) ou Mgr Auvity (Mende), qui sont d’ailleurs
introuvables dans leurs diocèses. On aurait croisé le premier sous les voûtes du
monastère de Solesmes, près du Mans, et le troisième chez les moines trappistes
de Bonnecombe, dans l’Aveyron…
Latreille est surpris de trouver dans la liste « A » le cardinal Suhard et ses
deux auxiliaires, Mgr Beaussart et Mgr Courbe. Les deux autres cardinaux
français, Gerlier et Liénart, composent une catégorie « A bis », comme si leur
présence dans cette énumération était moins évidente. Il est choqué d’y trouver
aussi certains prélats connus pour leurs faits de résistance, comme Mgr Delay
(Marseille), qui avait protesté contre le traitement fait aux Juifs, ou Mgr Piguet
(Clermont), qui croupit alors au camp de Dachau ! Le hasard des dénonciations
locales est aussi la matrice de toutes les injustices…
Latreille s’amuse enfin de découvrir que certaines propositions de promotion
sont ajoutées dans une liste « B », à la fois pour donner satisfaction à certains
milieux de catholiques résistants et pour paraître plus constructif : il est ainsi
« recommandé » de nommer évêques le père de Solages, recteur des facultés
catholiques, le prêtre parisien Chevrot, curé de Saint-François-Xavier, ou l’abbé
Rhodain, aumônier général des prisonniers, tous trois résistants notoires. Au fait
des habitudes et des principes régissant l’accession à l’épiscopat, Latreille sait
que ces suggestions, qui n’ont aucun fondement religieux, achèveront
d’exaspérer les dirigeants de l’Eglise !
Les évêques ont suivi Pétain
Le professeur Latreille se met au travail, sans moyens, sans documentaliste
et sans archives – celles-ci, déménagées en 1940, ont été égarées. Sans annuaire
téléphonique, non plus. Dans ces conditions sommaires, il est bien difficile
d’enquêter sur la réalité des diocèses de province. De vérifier certaines
accusations suspectes et dénonciations sans preuves. De mesurer le ressenti des
populations catholiques. D’évaluer les risques de manifestations populaires et de
troubles de l’ordre public…
Un fait est patent : les évêques de France se sont majoritairement ralliés au
maréchal Pétain. Moins par adhésion à son projet de « révolution nationale » que
par obéissance au gouvernement en place : le chef de l’Etat français ne tenait-il
pas sa légitimité du fameux vote du 10 juillet 1940 par lequel
569 parlementaires, contre seulement 80, lui ont accordé les pleins pouvoirs ? En
outre, le « vainqueur de Verdun » exerçait sur les dirigeants de l’Eglise
catholique, au début, la même fascination que sur l’immense majorité des
Français.
Dans les deux premières années du régime, les mesures décrétées par le
gouvernement de Vichy ont plu aux responsables catholiques, surtout quand
elles visaient à « réparer » les lois anticléricales des années précédant la guerre
sur l’école libre ou les congrégations. Nombre de catholiques ont trouvé dans le
régime de Pétain l’occasion d’une revanche sur la « République » honnie,
coupable de toutes leurs humiliations depuis un demi-siècle. Et même si des
tensions sont vite survenues entre l’Eglise et Vichy, notamment à propos des
mouvements de jeunesse, la grande majorité des évêques de France a fait preuve
d’une désolante passivité.
Ainsi, sur les mesures antijuives, à l’inverse des évêques belges et de leurs
collègues hollandais, les dirigeants de l’Eglise de France n’ont publié qu’un
communiqué d’une prudence infinie. Dans un entretien privé avec
Mgr Fontenelle, correspondant de La Croix au Vatican, Pie XII confie avoir
trouvé « bien pâle » la lettre des évêques français – et exprime son admiration
pour leurs collègues hollandais, des « modèles » à ses yeux.
Quelques évêques ont brisé cette collusion pusillanime, comme Mgr Saliège,
archevêque de Toulouse, ou Mgr Théas, évêque de Montauban, qui ont pris
publiquement position au cœur de l’été 1942 contre les persécutions antijuives
en faisant lire dans les églises des lettres de protestation, à la grande fureur du
chef du gouvernement, Pierre Laval, qui a demandé au nonce la démission de
Mgr Saliège – en vain. Cette minorité courageuse a essuyé incompréhensions,
critiques et menaces. Au fil des années de guerre, les tensions entre catholiques
pétainistes et gaullistes sont devenues cruciales, parfois assassines. Y compris,
quelquefois, entre tel évêque proche de l’occupant et tel groupe de prêtres
engagés dans la Résistance. C’est pour cela que Georges Bidault et les
responsables démocrates-chrétiens craignent, à tort ou à raison, de « graves
troubles » au sein même de la population catholique.
Le problème, c’est que la plupart des évêques ont été, à l’instar de leurs
ouailles, à la fois pétainistes et antinazis. Le cas du cardinal Gerlier, primat des
Gaules, est éloquent : l’archevêque de Lyon s’est clairement aligné sur le
gouvernement de Vichy quand il a eu ce mot, en recevant le Maréchal en
novembre 1940 : « Pétain, aujourd’hui, c’est la France ! » Toute l’ambiguïté est
dans ce « aujourd’hui » sibyllin, prononcé par un homme qui a aussi soutenu des
catholiques lyonnais engagés dans la Résistance, abrité des israélites menacés de
déportation – comme les propres enfants du grand rabbin Jacob Kaplan – et
publié une lettre dénonçant les « persécutions hideuses » frappant les Juifs.
La libération de Paris a montré la difficulté de l’exercice. Le 25 août 1944,
lorsque le général de Gaulle est arrivé à l’Hôtel de Ville, on a vu l’évêque
auxiliaire de Paris, Mgr Beaussart, littéralement expulsé de la foule des
personnalités par le père Bruckberger, aumônier des FFI ! Et l’archevêque de
Paris, le cardinal Suhard, fut fermement prié de ne pas être présent à Notre-
Dame pour le Te Deum souhaité par le Général : quatre mois plus tôt, Suhard
n’avait-il pas accueilli solennellement à Notre-Dame le maréchal Pétain en
personne ? Plus récemment encore, en juin 1944, n’avait-il pas présidé les
obsèques de Philippe Henriot, chef de la propagande de Vichy, entouré de
militaires français et allemands ?
Le 11 novembre, interloqué, le cardinal Tisserant constate que Suhard – chez
qui il réside, rue Barbet-de-Jouy – est exclu de la revue militaire à laquelle lui-
même est chaleureusement invité. Les rumeurs les plus folles courent sur le
compte de l’archevêque de Paris. Suhard lui-même, pessimiste, s’attend à être
débarqué. Et remplacé, pourquoi pas, par Tisserant lui-même ? La popularité de
celui-ci est aussi grande chez les anciens résistants que contrastée à l’intérieur de
l’Eglise de France. Certains le voient déjà archevêque de la capitale, d’autres lui
vouent une profonde inimitié. Le climat, en tout cas, est malsain.
C’est dans cette atmosphère lourde de ressentiment, de vengeance et de
délation que Latreille se met au travail. Il répond point par point à son ordre de
mission, sans cacher à son ministre qu’un renouvellement « très large » de
l’épiscopat est un vœu « absolument chimérique », et qu’il vaudrait mieux s’en
tenir au remplacement d’un « nombre limité » d’évêques, en motivant les
demandes sur un plan proprement religieux – par exemple, en accusant tel
évêque d’avoir refusé la nomination d’un aumônier dans le maquis du coin…
Un nouveau nonce à Paris
Pour Tixier et Latreille, l’arrivée à Paris de Mgr Roncalli est une bonne
nouvelle, car elle lève le principal obstacle à leur entreprise d’« épuration
épiscopale ». Encore la nomination rapide d’un nouveau nonce, accompagnée de
la reconnaissance de jure du nouveau gouvernement de la France, est-elle
considérée à Rome – selon une dépêche envoyée le 14 décembre par le
conseiller Hubert Guérin – comme la dernière concession du Saint-Père désireux
de favoriser le processus de réconciliation des Français. La dernière
concession…
Angelo Giuseppe Roncalli, 63 ans, n’est peut-être pas considéré comme une
flèche à Rome, ne sort peut-être pas de l’Académie des nobles ecclésiastiques,
n’est peut-être pas le « premier choix » du pape, mais il a trois qualités qui lui
seront utiles dans sa nouvelle mission : d’abord, il parle correctement le
français ; ensuite, il est rusé comme un paysan de Bergame ; enfin, il a sauvé des
Juifs pendant la guerre. En sus, il est lucide. Commentant sa nomination comme
nonce à Paris auprès d’un de ses proches amis, il cite un vieux proverbe italien :
— A défaut de chevaux, on se contente d’ânes !
Roncalli a été « surpris et effrayé » de cette promotion inattendue, mais il l’a
acceptée. Le 21 décembre, il a été accrédité par le Quai d’Orsay. Le 27, il a
quitté Ankara en avion pour un périple mouvementé : Beyrouth, Le Caire,
Benghazi, Naples… Le 28, à 15 heures, il est enfin à Rome, où Tardini lui a
confirmé, d’un ton bourru, qu’il était bien le « choix du pape ». Les services de
la Secrétairerie d’Etat lui ont communiqué les deux allocutions, rédigées par
Mgr Valeri, qu’il aurait à prononcer à son arrivée à Paris : la remise des lettres de
créance et le fameux discours des vœux…
Ce 1er janvier 1945, à 11 heures, rue Saint-Dominique, dans l’hôtel de
Brienne où siège provisoirement le gouvernement, le nouveau nonce prend la
parole devant le général de Gaulle au nom du corps diplomatique :
— Monsieur le Président… Grâce à votre clairvoyance politique et à votre
énergie, ce cher pays a retrouvé sa liberté et sa foi dans son destin… La France
reprend ainsi sa traditionnelle physionomie, et la place qui lui revient parmi les
nations… Elle saura montrer le chemin qui, dans l’union des cœurs et dans la
justice, concourt à la tranquillité et à la paix durable…
En rangs serrés devant le chef du nouveau gouvernement de la France, les
ambassadeurs applaudissent leur nouveau doyen.
A peine installé dans l’hôtel de Monaco, cette demeure cossue qui fait le
coin de l’avenue du Président-Wilson, près de l’Alma, le nouveau nonce
consacre ses journées aux audiences et aux visites. Son premier conseiller,
Mgr Pacini, le guide dans les entrelacs de la vie politique française. La question
de l’épuration des évêques, évidemment, le préoccupe plus que toute autre.
Roncalli rencontre longuement le cardinal Suhard et ses auxiliaires. Il reçoit le
« résistant » Mgr Théas, de Montauban, récemment sorti de prison, mais aussi le
« pétainiste » Mgr Dutoit, d’Arras, sur lequel pèse une menace d’indignité
nationale. Par Tardini, qui a discrètement reçu à Rome en novembre le laïc
Charles Flory, envoyé spécial du gouvernement provisoire, il sait que Georges
Bidault souhaite le départ d’« environ 35 archevêques et évêques ». C’est
beaucoup.
Dans son bureau de la rue de Monceau, le professeur Latreille fulmine : pour
des raisons de préséance, il ne peut rencontrer ni de Gaulle ni Roncalli, et doit
garder secrète sa liste des évêques « condamnés ». Ses propres réserves –
notamment l’absence de dossiers d’accusation pour la plupart d’entre eux – l’ont
rendu suspect de trop grande modération aux yeux de son ministre, Adrien
Tixier, lequel lui rappelle sans ménagement qu’on ne descendra pas en dessous
de « dix ou douze ». Le 3 février, Latreille dresse une nouvelle liste secrète :
Feltin (Bordeaux), Marmotin (Reims), Guerry (Cambrai), Dutoit (Arras), Sembel
(Dijon), Choquet (Lourdes), Delay (Marseille), Auvity (Mende), Serrand (Saint-
Brieuc), Beaussart et Courbe (Paris) ainsi que Vielle (Rabat). Pour la forme ?
La stratégie de Roncalli
Le 23 janvier, enfin, le général de Gaulle reçoit Roncalli dans son bureau de
la rue Saint-Dominique. Officiellement, les deux hommes n’évoquent que le
départ de Mgr Valeri et la prochaine arrivée à Rome du nouvel ambassadeur
français, le philosophe Jacques Maritain. Pas un mot sur l’épuration épiscopale.
De Gaulle, prudent, préfère laisser agir les ministères concernés (Intérieur,
Affaires étrangères, Justice). Et Roncalli, on s’en doute, est trop heureux de n’en
point parler : le temps qui passe joue en sa faveur.
Le nonce ignore que le Général a été impressionné par la visite que lui a
rendue à son bureau, le 18 décembre, le cardinal Tisserant. Le prélat rentrait tout
juste de son long périple « privé » dans la France profonde – Lille, Amiens,
Nancy, Belfort, Lyon, Privas, Le Puy, etc. – pour lequel le Général avait
discrètement mis une voiture à sa disposition. Trois semaines d’entretiens, des
dizaines de rencontres formelles et informelles avaient fortement nuancé le
jugement de Tisserant sur les évêques compromis avec Vichy. Le cardinal avait
fait part à de Gaulle de l’indulgence généralement observée à l’égard de leurs
évêques par les catholiques eux-mêmes, y compris la plupart des anciens
résistants. Rien à voir avec les passions déchaînées dans certains palais
parisiens ! Il lui avait affirmé que les craintes de débordements au sein des
catholiques étaient infimes, contrairement aux prédictions très politiciennes
émises par les communistes et les catholiques du CNR. De Gaulle est perplexe :
la réconciliation de tous les Français n’est-elle pas plus urgente qu’une chasse
désordonnée et suspecte aux évêques ?
Quand il est reçu à son tour par le Général, le 30 janvier, Latreille comprend
que celui-ci est beaucoup moins virulent que les dirigeants de feu le Comité
national de Libération. Impression confirmée auprès de son directeur de cabinet,
Gaston Palewski, et de son chef de cabinet, René Brouillet. Le chef du
gouvernement semble convaincu que la situation au sein des catholiques français
est beaucoup moins tendue qu’on ne le prétend dans les réunions houleuses du
MRP et les éditoriaux vengeurs de L’Humanité. De Gaulle, dans la conversation,
lâche qu’il faudra sacrifier « quatre ou cinq évêques ». Latreille est stupéfait,
mais n’ose pas lui demander de noms.
Enfin, le 17 février, Latreille est reçu par Mgr Roncalli. Le nonce, racontera
son visiteur, est « très vivant, bonhomme, rondelet », il abonde en paroles « au
point de ne pas le laisser placer un mot ». Il ne cite aucun nom, bien sûr, mais
interroge : ces évêques « indésirables » ne sont-ils pas accusés à tort par une
« poignée d’agités » ? Il déplore : il serait préférable qu’on sache quoi leur
reprocher exactement. Il encourage : bien entendu, il faut tout faire pour assurer
la paix publique ! La stratégie du rusé Roncalli est claire : noyer le dossier sous
un flot de considérations diverses. Gagner du temps.
Le 26 février, nouvelle visite de Latreille chez le nonce. Une nouvelle fois,
Roncalli le noie sous un déluge de paroles. Apprenant que Latreille est père de
dix enfants, le prélat développe toute une théorie sur la famille catholique, lui
qui est issu d’une fratrie de treize enfants. Et le nonce de chercher dans ses
affaires une photo de son propre frère qui a, lui aussi, dix enfants ! Les évêques ?
Il regrette vivement de n’avoir encore aucune proposition du gouvernement noir
sur blanc…
Le sous-directeur des Cultes commence à s’agacer. Qui décide quoi ?
Comment s’y retrouver ? Il relance Tixier par note le 13 mars, puis le 2 avril. Pas
de réponse. Le 11 avril, l’ambassadeur Maritain, de passage à Paris, rencontre
Latreille et lui fait savoir qu’il n’a pas davantage d’instructions. Ce jour-là,
justement, Roncalli voit le ministre Georges Bidault au Quai d’Orsay. « Plus
d’une heure à ferrailler », note le nonce dans son journal. Bidault peste,
s’enflamme, mais ne lui communique aucune liste. Roncalli, dans son for
intérieur, s’en réjouit : « C’est bon signe », note-t-il dans son agenda.
Le nonce, en trois mois, s’est forgé une opinion. A son tour, il a commencé à
voyager dans la France profonde. Il passe la Semaine sainte à l’abbaye de
Solesme. Il y sait, bien sûr, que s’y est réfugié Mgr du Bois de la Villerabel,
archevêque d’Aix-en-Provence. Il est sensible au charme et aux arguments de ce
personnage digne et cultivé qui, incontestablement, n’est pas dans l’air du temps.
Mais Roncalli lui-même s’agace des sursauts de vengeance et des relents de
haine qui empoisonnent la politique. Il apprend aussi la mort tragique de
Mgr Torricella, son « pays » du diocèse de Bergame, tué en janvier par des
maquisards d’Agen qui l’ont considéré comme un fasciste…
Toute réflexion faite, le « bon gros » Roncalli estime que les évêques n’ont
pas démérité, que le procès qui leur est fait est injuste et qu’il doit tout tenter
pour les sauver de l’opprobre. Chaque fois qu’il croise un ministre dans un dîner,
il joue ainsi au naïf, parle d’autre chose, fait rire les convives avec des bons
mots, ces fioretti qui le rendront célèbre. Il sait bien que cette histoire d’évêques
indispose ses interlocuteurs, qu’elle n’intéresse plus que Bidault et quelques
cercles d’anciens résistants. Il sait aussi qu’un dossier autrement plus important
pour la pacification du pays se profile : celui de l’école libre.
Le 11 mai, Palewski montre enfin à Roncalli la « liste noire » visée par de
Gaulle. Le nonce cache sa satisfaction : la liste ne comprend plus que sept noms.
Certains prélats importants en ont disparu, comme Suhard (Paris) ou Marmottin
(Reims). Mais d’autres noms, comme Feltin (Bordeaux), Serrand (Saint-Brieuc)
ou Beaussart (Paris), doivent pouvoir être discutés. Une semaine plus tard, lors
d’un dîner chez le général de Gaulle, Roncalli plaide avec fougue la cause de
Feltin et obtient, en effet, son retrait de la liste ! Reste à convaincre le pape que
le moment est peut-être venu de conclure…
« De trente à trois »
Le 29 mai, Mgr Roncalli reçoit de Tardini la nouvelle que le pape Pie XII
accepte le principe du départ de quelques évêques. Lesquels ? Cela se décidera
directement avec le cabinet du général de Gaulle. La condition ? La plus grande
discrétion. Et aussi que lesdits évêques remettent eux-mêmes leur démission,
sans intervention du Saint-Siège. A l’évidence, Pie XII entend établir les
meilleures relations avec les actuels dirigeants français, seuls capables à ses yeux
d’endiguer l’inquiétante progression électorale du Parti communiste, comme en
Italie. Roncalli comprend que c’est à lui de convaincre les derniers
« indésirables » de présenter leur démission au Saint-Père. Pour deux d’entre
eux, La Villerabel (Aix) et Auvity (Mende), l’affaire est déjà réglée. Le seul qui
rechigne encore à se retirer est Dutoit (Arras). Mais le nonce, qui est au mieux
avec le ministre démocrate-chrétien Pierre-Henri Teitgen, garde des Sceaux,
explique à l’évêque rebelle que sa démission est le seul moyen de convaincre la
justice civile de renoncer à un procès qui le condamnerait à l’indignité
nationale…
Le 27 juillet 1945, le nonce fait connaître à Latreille la décision du Saint-
Siège d’accepter la démission de l’archevêque La Villerabel, des évêques Auvity
et Dutoit, et de Mgr Beaussart, évêque auxiliaire de Paris. Pas de surprise : le
sort de ces quatre-là était déjà scellé. Sont ajoutés à la liste trois vicaires
apostoliques sans grande notoriété : Vielle (Rabat), Poisson (Saint-Pierre-et-
Miquelon) et Grimaud (Dakar). Et c’est tout. Pas de communiqué de presse. Pas
de commentaires publics. On est loin, bien loin des « trente-cinq » ou des
« vingt-quatre » évêques à dégager ! Un tantinet fanfaron, Roncalli se vante dans
une lettre à un de ses amis : « On me demandait trente évêques, j’en ai lâché
trois ! » Au passage, dans cette longue tractation, on a « oublié » les suggestions
du CNR concernant la nomination à la dignité épiscopale de prêtres s’étant
illustrés dans la Résistance. Les remplacements se feront à la mode
ecclésiastique, sans tambour ni trompette, loin des pressions militantes du MRP !
Reste un dernier défi. On sait, à Rome, que Pie XII convoquera, tôt ou tard,
un consistoire pour nommer de nouveaux cardinaux. Or, la France, « fille aînée
de l’Eglise », ne compte plus que trois cardinaux résidentiels (Suhard, Liénart,
Gerlier) et peut espérer en voir nommer trois autres. De Gaulle s’intéresse au
sujet. Il n’est pas le seul. Un peu inquiets, Maritain et Latreille multiplient les
avertissements auprès de leurs interlocuteurs respectifs, Tardini à Rome et
Roncalli à Paris : attention à ne pas promouvoir certains archevêques contestés
comme Marmottin (Reims) ou Feltin (Bordeaux), même si leurs sièges sont
traditionnellement « cardinalices », car ce serait briser l’accord secret passé avec
le gouvernement !
En revanche, pourquoi ne pas promouvoir des personnalités issues de la
Résistance à la tête de diocèses politiquement très sensibles ? Latreille, avisé,
suggère trois noms : Mgr Saliège (Toulouse), figure emblématique des maquis
du Sud-Ouest, Mgr Petit de Julleville (Rouen) et Mgr Roques (Rennes). Le sous-
directeur communique son choix à l’ambassadeur Maritain, à Rome, mais ne se
fait guère d’illusions. Chaque fois que la question lui est posée, avec plus ou
moins d’insistance, le nonce apostolique proteste avec un air faussement apeuré :
— Vous n’y pensez pas ! Cette décision appartient au pape, et à lui seul !
En réalité, le nonce n’aime pas Saliège et renâcle à le promouvoir, prétextant
– en privé – qu’il est paralysé et privé de l’usage de la parole, ce qui ne sied pas
aux devoirs et obligations d’un cardinal. Quand il est reçu en audience par
Pie XII, le 8 octobre, Roncalli pousse les noms de Petit de Julleville et de
Roques, mais « oublie » d’évoquer Saliège. C’est Maritain, en réalité, qui se
chargera de convaincre Tardini d’ajouter le nom de l’archevêque de Toulouse.
Le 24 décembre, veille de Noël, Roncalli reçoit un télégramme de Rome.
Parmi les trente-deux nouveaux cardinaux que le pape entend nommer lors d’un
prochain consistoire, figurent trois Français : Petit de Julleville, Roques et…
Saliège. Mgr Roncalli n’est qu’à moitié surpris. Il sait que Tardini ne lui fait pas
confiance, et que sa voix n’est pas la seule dans les couloirs du Saint-Siège. Mais
le nonce est soulagé. Il note avec philosophie dans son agenda : « Tous
contents ».
8
Marie, reine du monde !
Comment la Sainte Vierge faillit devenir une déesse
*
Samedi 20 octobre. A Rome, les cardinaux, archevêques et évêques de toute
la planète ont ouvert leur premier grand dossier, celui de la réforme liturgique.
Ce jour-là, en marge de leurs travaux, les pères conciliaires adoptent un
pompeux « Message au monde » affirmant leur souci des angoisses de leurs
contemporains, y compris au sujet de la paix. Un texte peu habituel, certes, mais
beaucoup trop général. Aucun rapport avec l’actualité. Rien à voir avec la crise
qui se profile du côté des Caraïbes. Le texte tombe aussitôt dans l’oubli, et les
évêques s’en retournent à la réforme de la liturgie…
Un milliard de victimes ?
Lundi 22 octobre. A Washington, John Kennedy vient d’apprendre par la
CIA que quatre sous-marins soviétiques sont en route pour escorter les cargos de
Khrouchtchev. Il prend la décision, mûrement réfléchie, de mettre ceux-ci « en
quarantaine ». En clair : d’imposer un blocus maritime à l’île de Cuba, en dépit
des conventions internationales. Sur ordre de la Maison Blanche, 8 porte-avions
et 78 escadrilles d’avions se mettent en route pour intercepter cette flotte hostile.
Le président s’en justifie personnellement à la télévision à 20 heures, accusant
l’URSS d’un « mépris flagrant et délibéré » envers la Charte des Nations unies.
L’émission est un choc pour la population américaine. Chacun comprend, ce
soir-là, que la détermination du président Kennedy est totale : si les fusées
nucléaires russes stationnées à Cuba frappent le sol américain, des fusées
américaines répliqueront aussitôt en frappant le sol soviétique. Devant son
téléviseur, le sénateur Hubert Humphrey, celui que Kennedy avait battu aux
primaires de 1960, chaud partisan de l’arrêt des essais nucléaires, déclare :
— Les prochaines vingt-quatre heures seront cruciales !
En fin d’après-midi, le texte de ce speech télévisé a été communiqué par le
secrétaire d’Etat Dean Rusk à l’ambassadeur soviétique Dobrynine, qui n’a pas
caché son étonnement devant une telle détermination : le diplomate russe n’avait
cessé d’expliquer à ses chefs, au Kremlin, que les Américains étaient « trop
libéraux pour se battre ». La soudaine fermeté de Kennedy risque fort de lui
coûter son poste…
A l’ONU, la décision américaine est très critiquée, notamment par les
Européens de l’Est et les délégués du Tiers Monde. Elle est accueillie avec
réserve par ceux de l’Ouest. Le secrétaire général U Thant ne cache pas son
inquiétude :
— Le discours de M. Kennedy est le plus funeste et le plus grave que j’aie
jamais entendu prononcer par un chef d’Etat !
Le lendemain, devant le Conseil de sécurité réuni en urgence, le délégué
américain Adlai Stevenson fait circuler les photos prises par les avions U2. Son
collègue soviétique Valerian Zorine nie l’évidence avec aplomb :
— Ces photos sont un montage des services d’espionnage américains !
J’affirme qu’il n’y a pas de fusées soviétiques à Cuba !
A Rocquencourt, près de Paris, le commandant suprême de l’Otan en Europe
(Shape) met ses bases en état d’alerte. A Moscou, le maréchal Gretchko fait de
même avec les forces du Pacte de Varsovie. L’engrenage fatal se met en
mouvement. Le pire des scénarios imaginés depuis que les deux superpuissances
mondiales se sont dotées de l’arme atomique, douze ans plus tôt, est en train de
se dérouler. Inexorablement, politiques et militaires voient fondre sur le monde
un cataclysme atomique sans précédent.
Un des plus proches collaborateurs de Kennedy, son conseiller et ami Arthur
Schlesinger, note dans son journal : « Nous sommes désormais au-delà de toute
manœuvre tactique : toutes les routes mènent à la catastrophe. Les obligations
inexorables auxquelles ni le Kremlin ni la Maison Blanche ne peuvent se
soustraire sont susceptibles de produire une réaction en chaîne inévitable. » Tous
les spécialistes le savent : cette réaction en chaîne « inévitable » risque fort de
causer, au minimum, la mort d’un milliard de personnes.
Ce jour-là, débarquant à Washington, un homme d’affaires américain qui a
rencontré Khrouchtchev avant de prendre son avion rapporte le propos que lui a
tenu le maître du Kremlin :
— Si les Etats-Unis veulent la guerre, alors nous nous retrouverons tous en
enfer !
Les couloirs d’Andover
Mardi 23 octobre, à Andover, au nord de Boston, Massachusetts : dans un
college isolé et tranquille, une vingtaine de savants américains et d’intellectuels
soviétiques sont réunis depuis deux jours pour un colloque scientifique, dans le
cadre d’échanges « non politiques » entre les deux superpuissances. C’est la
troisième fois que ces hommes se réunissent, en pleine guerre froide, entretenant
le rêve d’une « coexistence pacifique » qui puisse conjurer le risque de guerre
entre l’Est et l’Ouest. La première fois, c’était à Hanover, New Hampshire, en
1960 ; la seconde, en Crimée, sur la mer Noire, en 1961. C’est la fondation Ford
qui finance. Personne n’est assez naïf pour croire que ce genre de rencontres va
instaurer la paix dans le monde, mais les participants nouent des contacts,
confrontent leurs analyses, sympathisent parfois et se tiennent au courant des
événements.
Ce mardi-là, évidemment, toutes les conversations tournent autour de
l’allocution télévisée prononcée par John Kennedy la veille au soir. Les savants,
écrivains, propagandistes et agents secrets présents ont parfaitement conscience
de la gravité de la situation. Entre inquiétude et angoisse, certains organisateurs
américains conseillent à leurs invités soviétiques de rentrer au pays aussi vite
que possible « s’il en est encore temps ».
En fin de journée, Norman Cousins, l’un des deux coprésidents du colloque,
est appelé au téléphone. On lui tend un appareil. Au bout du fil, Ted Sorensen,
conseiller de John Kennedy. De la Maison Blanche, le Président et son équipe
tentent, en catastrophe, de trouver des truchements pour peser sur l’obstination
des dirigeants soviétiques. Kennedy a aussi téléphoné au philosophe Bertrand
Russell, animateur des Pugwash Conferences on Science and World Affairs, un
autre cercle « informel » où se croisent chaque année des personnalités pacifistes
de l’Ouest et de l’Est.
Cousins, journaliste progressiste, directeur de la Saturday Revue, plaide
depuis longtemps pour l’institution d’une autorité mondiale indépendante et
souveraine capable d’intervenir en cas de risque d’affrontement nucléaire.
Considérant que l’ONU s’est révélée inopérante, Cousins estime que seul le pape
de Rome pourrait briser la logique « bipolaire » qui mène, forcément, à
l’affrontement : peu suspect de partialité politique, insensible aux pressions
économiques ou militaires, doté d’un prestige moral incontestable, le souverain
pontife serait en mesure, selon lui, de faire entendre raison aux deux autres
parties dans le cadre virtuel d’un « improbable triumvirat ».
Le Président connaît bien sa thèse, explique Sorensen à Cousins. S’il
l’appelle, c’est que « la situation est devenue incontrôlable », dit-il, et que toutes
les possibilités d’enrayer l’actuel engrenage politico-militaire sont à explorer
d’urgence. Tout en recherchant d’autres filières vaticanes dans son entourage,
Kennedy implore Cousins d’essayer d’appliquer sa vieille théorie et de l’aider,
toutes affaires cessantes, à joindre le pape Jean XXIII.
Cousins ne connaît pas le pape, mais il a gardé quelques contacts de ses
anciens séjours à Rome. Il s’enferme dans une petite salle de la conférence
d’Andover en compagnie de son ami le père Morlion, un dominicain d’origine
belge proche des services secrets américains. Félix Morlion, 58 ans, est un
personnage un peu sulfureux dont les deux passions connues sont le cinéma – il
a écrit pour Fellini et Rossellini – et le rapprochement entre l’Est et l’Ouest.
Mystérieux, cachottier, polyglotte et interlope, c’est un familier de la Curie
romaine, où il n’a pas que des amis : deux ans plus tôt, le cardinal Pizzardo,
secrétaire du Saint-Office, l’avait même prié de quitter Rome !
Comment atteindre Monsieur K ?
Les deux hommes composent, à la Secrétairerie d’Etat, le numéro personnel
du chef du protocole, Mgr Cardinale. Le prélat, qui connaît Morlion, comprend
que l’affaire est sérieuse et urgente. Il avertit le substitut, Mgr Dell’Acqua, qui
lui répond moins d’un quart d’heure plus tard : la situation est gravissime, le
pape est d’accord pour intervenir auprès de Khrouchtchev. Mais Cousins, de son
côté, ne pourrait-il pas favoriser ce contact très incertain ?
Cousins demande alors l’aide des délégués soviétiques présents à Andover,
les camarades Choumeiko et Feodorov, qui regardent Morlion de travers : ils
n’ont jamais de leur vie parlé à un prêtre catholique ! C’est à quatre mains qu’ils
rédigent un message à destination de Nikita Khrouchtchev afin qu’il accepte
l’idée d’une médiation du pape. Le texte à peine terminé, aussitôt codé, est
transmis au Kremlin. « Nous croyons réellement, dit l’adresse à l’attention de
Monsieur K., que vous aimez la paix et que vous n’accepterez pas de tuer des
millions de personnes pour des motifs de pouvoir politique… » Khrouchtchev
recevra-t-il le télégramme ? Y prêtera-t-il la moindre attention ?
Il n’est pas dans les habitudes du chef du PC soviétique de s’intéresser, de
près ou de loin, au Vatican. La fameuse question de Staline – « Le pape, combien
de divisions ? » – est toujours d’actualité à Moscou. Il est vrai que l’agence Tass,
quelques jours plus tôt, avait causé la surprise en accordant plusieurs lignes au
discours d’ouverture du concile prononcé par Jean XXIII. Certes, le rédacteur de
la dépêche n’allait pas jusqu’à célébrer les vertus de la religion catholique, mais
les propos du papa rymskii – le « pape de Rome », comme on l’appelle en russe
– sur la paix lui avaient paru mériter une mention : « Qui n’a point en horreur la
guerre ? Qui n’aspire pas à la paix de toutes ses forces ? » avait lancé le
souverain pontife. Voilà qui changeait, sans aucun doute, des habituelles
diatribes lancées du Vatican contre la menace communiste !
Quelques signes de détente, ces derniers temps, ont pu faire penser que
l’hostilité réciproque régnant depuis quarante ans entre l’URSS et le Saint-Siège
n’était peut-être plus aussi catégorique. Ainsi, en octobre 1958, Radio Moscou
avait mentionné en termes étonnamment cordiaux l’élection du pape Jean XXIII.
Ainsi, en novembre 1961, Khrouchtchev avait envoyé un télégramme de
félicitations à Jean XXIII pour ses 80 ans. Le pape se rappelle que le vieux
cardinal Cicognani, ce jour-là, l’avait dérangé en plein milieu du déjeuner pour
lui montrer le télégramme peu banal, apporté par l’ambassadeur russe Simion
Kozyrev.
L’attention que le nouveau pape porte à la paix intéresse particulièrement les
Soviétiques. On a suivi de près, au Kremlin, l’annonce et la préparation du
concile Vatican II. A une époque où l’URSS poststalinienne déploie tous ses
pouvoirs de séduction sur le plan diplomatique, notamment sur le thème du
désarmement, une assemblée aussi représentative n’est pas quantité négligeable
aux yeux des responsables de la section internationale du Comité central du Parti
communiste de l’URSS. A Moscou, en outre, on n’a pas manqué de noter que
Jean XXIII s’est opposé à ce que le concile commence par une virulente
condamnation du communisme.
« Paix ! paix ! »
Le soir du 23 octobre, le pape s’enferme dans son bureau avec
Mgr Dell’Acqua et Mgr Cardinale dans l’idée de rédiger un « radiomessage »
dont le destinataire principal, entre les lignes, sera Nikita Khrouchtchev. A la
Secrétairerie d’Etat aussi, plusieurs lumières vont rester allumées jusqu’au petit
matin : le texte achevé doit encore être relu et traduit en une demi-douzaine de
langues. Régulièrement, le pape quitte sa table de travail pour aller prier dans sa
chapelle privée toute proche. Comment attirer l’attention de Khrouchtchev ?
Comment l’atteindre et, plus difficile encore, comment le convaincre ?
Le lendemain matin, Jean XXIII doit prendre la parole, comme chaque
mercredi, au cours de l’audience générale hebdomadaire. Il s’adresse, entre
autres, à un millier de pèlerins venus du Portugal. Il décide de tester son texte de
la nuit en complétant son discours écrit par quelques phrases sibyllines :
— Le pape, dit-il en relevant la tête, parle toujours favorablement à tous les
hommes d’Etat qui, ici ou là, un peu partout, cherchent à se rencontrer, pour
éviter la guerre, en réalité, et procurer un peu de paix à l’humanité…
Et il ajoute :
— Toutefois, seul l’Esprit du Seigneur peut accomplir ce miracle là où
manque la substance, c’est-à-dire la vraie vie spirituelle…
L’allusion aux « hommes d’Etat qui cherchent à se rencontrer » échappe
complètement aux pèlerins portugais, sous le charme du vieux pontife, mais elle
retient l’attention des diplomates en poste à Rome. Elle préfigure le message que
Mgr Dell’Acqua fait porter, au même moment, aux deux ambassades romaines
des Etats-Unis et de l’URSS.
Dans ce message, Jean XXIII évoque « le cri angoissé qui, de tous les points
de la terre, des enfants innocents aux vieillards, des personnes aux
communautés, monte vers le ciel : paix ! paix ! » Le pape ajoute : « Nous
supplions tous les gouvernants de ne pas rester sourds à ce cri de l’humanité.
Qu’ils fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour sauver la paix ! Ils éviteront
ainsi au monde les horreurs d’une guerre dont nul ne peut prévoir quelles
seraient les effroyables conséquences. Qu’ils continuent à traiter, car cette
attitude loyale et ouverte a grande valeur de témoignage pour la conscience de
chacun et devant l’histoire. Promouvoir, favoriser, accepter des pourparlers, à
tous les niveaux et en tous temps, est une règle de sagesse et de prudence qui
attire les bénédictions du ciel et de la terre… »
A midi, Radio Vatican diffuse l’appel du pape dans toutes les langues,
notamment l’anglais et le russe.
En une de la « Pravda » !
Quelques heures plus tard, à Washington, les experts militaires transmettent
à Kennedy une information étrange : à 10 heures (heure locale), les deux
premiers cargos soviétiques, le Khemov et le Gagarine, ont atteint la ligne du
blocus fixée par les Américains ; mais à 10 h 25, une partie des bateaux a stoppé
les machines et fait demi-tour. Est-ce un incident technique ? Une ruse ? Ou un
signe de bonne volonté ? Il est encore trop tôt pour le dire et pour relâcher la
pression.
En fin de journée, ce même 25 octobre, les ambassadeurs soviétiques à
Londres et à Bonn, qui ont forcément reçu des instructions de leur ministre
Andrei Gromyko, manifestent publiquement leur souhait d’une solution
pacifique de la crise. Personne n’imagine qu’au même moment, à Moscou, sur
les rotatives de la Pravda, le numéro daté du 26 octobre est en train d’être tiré
avec l’appel du pape Jean XXIII en titre de première page : « Nous supplions
tous les dirigeants de ne pas rester sourds au cri de l’humanité ! » Le chef de
l’Eglise catholique en une de la Pravda, c’est une première.
Le jour même, un télégramme de Khrouchtchev parvient à la Maison
Blanche. En substance : si les Etats-Unis renoncent à envahir Cuba et lèvent le
blocus maritime, les Soviétiques n’auront plus de raison de maintenir leurs
fusées sur l’île. Présenté ainsi, le deal permet à chacun de ne pas perdre la face.
La réponse de Kennedy est immédiate et pondérée : OK pour négocier. Dans le
bureau ovale, on comprend qu’il serait suicidaire de crier victoire…
Dimanche 28 octobre. A Washington, les spécialistes lisent et relisent un
second télégramme de Nikita Khrouchtchev : l’URSS confirme qu’elle accepte
de rappeler ses cargos et démanteler ses bases de missiles à Cuba si les Etats-
Unis promettent de démonter leurs fusées de Turquie et de signer un pacte de
non-agression avec Fidel Castro ; d’accord aussi pour que des négociations
s’ouvrent immédiatement à New York, dans le cadre des Nations unies. Ni les
Etats-Unis ni l’URSS n’ont perdu la face. L’apocalypse n’aura pas lieu.
Le même jour, à Rome, Jean XXIII célèbre dans sa chapelle une messe pour
la paix. C’est le quatrième anniversaire de son élection par le conclave.
Dell’Acqua lui apporte un message venant de la Maison Blanche : Khrouchtchev
a accepté l’invitation à négocier, Kennedy remercie le pape de son intervention.
Jean XXIII saisit la manche de Dell’Acqua et l’invite à prier avec lui. Puis, à
midi, il ouvre la fenêtre de son bureau pour réciter l’angélus et s’adresser à la
foule des pèlerins massés sur la place Saint-Pierre :
— La voix de l’Evangile n’est pas muette, elle résonne d’un bout du monde
à l’autre, et elle trouve le chemin des cœurs !
Et le pape d’inviter à prier Dieu de « disperser les nuages néfastes à
l’horizon de la coexistence internationale ». Le pape bénit la foule. Même si
chacun est conscient que la situation internationale est dramatique, personne ne
sait exactement à quoi il vient de faire allusion.
Le vieux pontife, lui, a commencé à rédiger un texte à partir de toutes les
réflexions qui lui sont venues en ces journées difficiles. Il sait qu’il est malade,
qu’il n’a plus beaucoup de temps à vivre, et qu’il doit consacrer ses dernières
forces à ce concile Vatican II qui risque à tout moment de s’enliser dans la
routine, le conservatisme ou les polémiques secondaires. Mais le « bon pape
Jean » tient à donner au monde un texte qui puisse contribuer, dans l’avenir, à
surmonter les crises internationales. Une sorte de testament à l’usage des
dirigeants de son temps.
Ce texte, qu’il publiera juste avant de mourir, en avril 1963, sous la forme
solennelle d’une encyclique, aura pour titre Pacem in terris : « Paix sur la
terre ».
« Le christianisme et la franc-maçonnerie
sont inconciliables. »
Léon XIII (1884)
Nul n’a oublié non plus l’émouvant concert donné à Rome le 26 mai 1955
par un orchestre philharmonique israélien comprenant 95 musiciens juifs de
14 pays différents, dirigés par Paul Kletzki, « en reconnaissance et remerciement
pour l’œuvre humanitaire grandiose accomplie par Sa Sainteté pour sauver un
grand nombre de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ».
1963 : une pièce assassine
Berlin, 20 février 1963. Au Theater Am Kurfürstendamm, la réplique
occidentale de la mythique Volksbühne située de l’autre côté du Mur, quelque
huit cents spectateurs assistent à la « première » d’une pièce écrite par un jeune
auteur allemand de 31 ans, de culture protestante, un certain Rolf Hochhuth, lui-
même poussé par une « figure » du théâtre berlinois, ancien découvreur de
Bertolt Brecht : Erwin Piscator. La pièce s’appelle Der Stellvertreter. En
français : Le Vicaire.
Elle raconte comment un jeune et brillant jésuite (Riccardo Fontana),
informé de l’existence des camps d’extermination par un lieutenant SS repenti
(Kurt Gerstein), a tenté de convaincre le pape Pie XII de protester auprès de
Hitler contre la déportation des Juifs de Rome en 1943. Ayant échoué, le jeune
prêtre prend volontairement le train des déportés pour Auschwitz, par solidarité
avec les victimes de l’Holocauste. Le tout sur fond d’interrogations dérangeantes
sur la responsabilité politique et morale des Allemands – nazis, militaires,
bourgeois ou catholiques – dans l’extermination des Juifs d’Europe.
Le texte de Hochhuth, qui paraît simultanément en librairie, est
impressionnant. Le propos, puissant. L’écriture, précise. Les personnages,
denses. L’ensemble est d’une grande richesse intellectuelle et dramatique. Il
n’est pas étonnant qu’au printemps 1962, lorsque l’éditeur Ledig-Rowohlt le fait
lire à Piscator, nouveau directeur artistique du Théâtre populaire libre de Berlin,
le vieux dramaturge décide aussitôt de monter la pièce. Il la juge « peu banale,
stimulante, grande, nécessaire » : partisan du théâtre engagé, voire
révolutionnaire, marxiste de toujours, anticlérical militant, Piscator y voit « une
pièce conçue pour un théâtre épique, politique », une pièce « totale » pour un
théâtre « total ». Une occasion, aussi, de retrouver un peu de sa notoriété
d’antan.
Mais la construction audacieuse de ce long drame théâtral assorti d’un
inhabituel et laborieux « éclaircissement historique » pose un problème
technique : sa longueur interdit de le monter in extenso, et certains de ses décors
sont quasiment impossibles à réaliser. Une telle pièce est injouable si l’on n’y
pratique pas des coupes importantes, au risque de dénaturer le propos de l’auteur.
Piscator n’y va pas de main morte : sur les 212 pages de texte, il en garde
seulement 90 ; et sur les 47 personnages initiaux, il en supprime 30 !
Conséquence majeure : alors que l’œuvre première dépasse largement le cas
personnel du pape, la pièce ainsi « adaptée » se réduit délibérément à une
violente charge contre Pie XII. Ce qui n’était pas dans les intentions de
Hochhuth.
Or, dès le lendemain de la première, dans le Times de Londres, le célèbre
critique britannique Ossia Trilling consacre à la pièce un article dithyrambique
où il concentre ses bravos sur le réquisitoire dressé par l’auteur contre Pie XII.
La pièce du jeune Hochhuth, que celui-ci le veuille ou non, est désormais
considérée comme une formidable critique du rôle de Pie XII face à la Shoah.
C’est ce que souhaitait Erwin Piscator, dont les coupes ne doivent rien au
hasard : ce vieil « anar » berlinois a d’abord voulu assener une critique globale
de la bourgeoisie et de la papauté réunies dans un irrépressible opprobre.
Ossia Trilling, dans son article, a traduit le titre de la pièce en anglais : The
Vicar. C’est cette traduction qui entraînera la version française, Le Vicaire. La
précision n’est pas inutile, car Stellvertreter ne se traduit pas naturellement par
« vicaire » (qui est une fonction ecclésiastique correspondant au mot allemand
Vikar) mais plutôt par « représentant », « remplaçant », « adjoint »,
« suppléant », « substitut ». Ce qu’exprimera la Royal Shakespeare Company,
quelques mois plus tard, en donnant à sa version le titre : The Representative,
plus fidèle à l’original. Dans l’esprit de l’auteur, chacun – allemand, évêque,
soldat, industriel – est le « représentant », le « suppléant » de l’autre quand il
s’agit de se défausser de la responsabilité de la Shoah. Or, traduire Stellvertreter
par « vicaire » désigne un seul coupable : le pape, « vicaire du Christ » sur la
terre…
Rolf Hochhuth lui-même, quelques semaines plus tard, à Paris, lors d’une
rencontre avec trois journalistes français, explique que « Pie XII est
le représentant de notre culpabilité à tous ». Il ajoute : « A travers ce vicaire du
Christ qui ne prend pas position, chaque spectateur doit pouvoir réfléchir sur sa
propre culpabilité. Chacun doit se demander : où étais-tu ? Quelle part de
responsabilité as-tu assumée lors de ces événements ? » Précisions utiles, mais
dépassées : à peine fut-elle mise en scène que la pièce avait échappé à son
auteur…
Un phénomène de génération
Le Vicaire connaît un succès fulgurant. Le magazine Der Spiegel consacre sa
une à Hochhuth. La pièce est servie par l’actualité : en décembre 1963 s’ouvre à
Francfort le procès des responsables d’Auschwitz, qui réveillera les vieilles
passions allemandes pendant plusieurs mois. Mais surtout, elle suscite de
nombreuses critiques enthousiastes, venues de toute la gauche occidentale – à
commencer, bien sûr, par les Allemands Heinrich Böll et Günter Grass – qui se
passionne pour ce procès fait au chef de l’Eglise catholique. Newsweek évoque
la pièce « la plus sensationnelle » de Berlin. Life parle de l’œuvre « la plus
discutée d’une génération ». Le New York Times la décrit comme « l’œuvre ayant
fait le plus sensation sur les scènes européennes depuis la guerre ».
Le journal La Croix, à Paris, est le premier à nuancer son éloge de la pièce
par un constat sévère : « Son grave défaut est de défigurer la vérité historique. »
D’autres publications souligneront les sérieuses entorses faites à la réalité des
faits. Qu’importe ! L’« affaire Pie XII » fera la fortune du Vicaire et déclenchera
scandale sur scandale partout où il sera joué. Par exemple en France, en
décembre 1963, au théâtre de l’Athénée – c’est Jorge Semprun qui signe
l’adaptation – où chahuts, sifflets et bagarres seront au programme de chaque
représentation.
Pourquoi cet engouement pour une fiction très forte, certes, mais injouable,
d’écriture compliquée, conçue par un débutant – qui était encore un enfant à
l’époque des faits – et sur un sujet passé de mode ? Au début des années 1960,
en Europe, on a « oublié » la guerre et ses horreurs. A l’époque, les journaux
catholiques titrent sur le concile Vatican II, les autres sur la tension entre
Kennedy et Khrouchtchev, les risques de conflit atomique et surtout, en France,
sur la fin de la guerre d’Algérie. Le souvenir de l’extermination des Juifs n’est
quasiment jamais évoqué par les médias. Les rescapés des camps – Simone Veil
l’a très bien raconté –, vite lassés de n’être pas compris, ont préféré le silence. Le
mot Shoah, d’ailleurs, est encore inconnu. Quand Alain Resnais réalise le film
Nuit et Brouillard, en 1955, il parle d’un « univers concentrationnaire » où les
Juifs, même à Auschwitz, ne se distinguent pas des autres déportés. Dans sa
célèbre chanson homonyme, Jean Ferrat chante : « Ils s’appelaient Jean-Pierre,
Natacha ou Samuel… » Aujourd’hui, Jean-Pierre et Natacha ne figureraient pas
dans son texte.
Car l’historiographie, à partir du Vicaire, va totalement changer la
perspective de ce qui n’était encore qu’un des épisodes – le plus tragique, sans
aucun doute – du second conflit mondial. C’est après Le Chagrin et la Pitié de
Max Ophuls (1969), puis Shoah de Claude Lanzmann (1985), que la « solution
finale » deviendra un événement historique spécifique, autonome, distinct de la
Seconde Guerre mondiale.
Dix-huit ans ont passé entre la fin de la guerre et la sortie du Vicaire. C’est le
temps d’une génération. En Allemagne, les parents, ceux qui avaient vécu la
Seconde Guerre mondiale, ont surtout cherché à oublier les drames, les horreurs,
les lâchetés, les trahisons. Cette génération-là, celle des bourreaux et des
victimes, a occulté sa propre mémoire pour pouvoir recommencer une vie. Mais
Hochhuth, 31 ans, incarne la nouvelle génération allemande, qui se pose des
questions interdites, notamment celle de la responsabilité personnelle des acteurs
du conflit mondial. Pouvait-on empêcher ces horreurs ? Qui aurait dû s’opposer
à la barbarie ? Le jeune homme, protestant, est fasciné par le pape, cette voix
universelle qui aurait pu – c’est ce qu’il croit – éviter beaucoup de morts en
« révélant » le drame de l’extermination des Juifs. Naïf, Hochhuth ? Quand il est
interviewé par Guy Le Clec’h pour Le Figaro littéraire, il a l’air d’« un étudiant
bien sage qui aurait dit une énormité et serait le premier à s’étonner du bruit
qu’elle provoque ».
On a le droit de donner raison à Hochhuth, mais on peut aussi légitimement
penser qu’il se trompe. Surtout quand il reproche au pape de ne pas avoir
« prévenu » concrètement les familles juives qui ignoraient la réalité des camps
nazis : ce n’est évidemment pas ce silence-là qu’on reprochera plus tard à
Pie XII. On peut surtout lui opposer les « silences » de Churchill, Roosevelt, de
Gaulle ou Staline : aucun des vainqueurs de la guerre n’a jamais dit un mot sur
l’Holocauste, aucun n’a envisagé, rien qu’une minute, d’aller bombarder
Auschwitz.
Au Vatican : « Inconcevable ! »
Alors ? Pie XII était sans doute le bouc émissaire idéal. L’accuser d’avoir été
« indifférent » au sort des Juifs persécutés, c’était plus facile, plus populaire et
moins risqué qu’exhumer, soulever et traiter la question des inextricables
responsabilités des Allemands eux-mêmes. C’est ce que L’Osservatore Romano
exprime dans son premier article sur le sujet, le 29 mars 1963 : « Si la thèse de
Hochhuth était exacte, écrit le journal officieux du Vatican, ni Hitler, ni
Himmler, ni Eichmann, ni les SS ne seraient responsables d’Auschwitz, de
Dachau, de Büchenwald, de Mauthausen […], ce serait le pape Pacelli. Le
caractère épouvantable d’un tel soupçon est inconcevable. »
A Rome, le bruit de la polémique est parvenu par le canal de la communauté
allemande. Les cardinaux et autres monsignori de la Curie ne croient pas à son
impact : considérer que Pie XII a été un des responsables de la « solution finale »
au même titre qu’un Himmler ou un Eichmann, c’est tout bonnement absurde !
La presse catholique est unanimement incrédule, voire méprisante, vis-à-vis
d’une thèse à ce point excessive et provocatrice. En avril, le nonce apostolique à
Bonn, Mgr Bafile, est chargé d’examiner, avec un avocat ami, si l’Eglise ne
pourrait pas attaquer en justice le théâtre incriminé pour « outrage aux
institutions ecclésiastiques » ou pour « calomnie envers la mémoire d’une
personne décédée ». L’entreprise est jugée si maladroite qu’aucune plainte ne
sera finalement déposée.
La riposte la plus complète et la plus autorisée à la pièce de Hochhuth vient
de haut. Dans une lettre adressée à la mi-juin 1963 à l’hebdomadaire catholique
anglais The Tablet, le cardinal Montini, l’un des deux principaux collaborateurs
de Pie XII pendant la guerre, réplique longuement à la thèse développée par la
pièce. Le hasard fait parvenir la missive au journal le 21 juin, alors que Montini
vient tout juste de devenir Paul VI !
Dans sa lettre, l’ancien substitut du pape Pacelli affirme : « La figure de
Pie XII telle que nous la présente Hochhuth est fausse. » Un exemple précis : « Il
n’est pas vrai que Pie XII fût peureux. […] Pie XII était capable d’adopter des
positions très courageuses et de prendre des risques sans trembler. » L’auteur
poursuit : il n’est pas vrai non plus que Pie XII fût « insensible et isolé », ou
qu’il ait jamais été guidé « par des calculs opportunistes de politique temporelle
ou d’ordre économique ». La vérité, c’est qu’une politique de condamnation et
de protestation comme celle que Hochhuth reproche au pape de ne pas avoir
adoptée « eût été non seulement inutile, mais encore nuisible ». Une telle
attitude, explique Montini, aurait entraîné « de telles représailles et de telles
ruines que le même Hochhuth, plus tard, aurait pu en tirer un autre drame » !
Le futur Paul VI défend avec talent, précision et sincérité la mémoire de son
ancien patron. Il commet pourtant une erreur en écrivant : « L’histoire, et non pas
la déformation des faits et leur interprétation selon une thèse préétablie,
proclamera la vérité sur l’action de Pie XII durant la dernière guerre face aux
excès criminels du régime nazi. » Mauvais pronostic. Le nouveau pape, tout
comme les cardinaux qui l’entourent, tout comme les 2 500 « pères » du concile
Vatican II qui tiendra bientôt sa deuxième session à Rome, ne peut pas imaginer
que la thèse du Vicaire, finalement, l’emportera dans l’opinion publique !
La faute du concile ?
Paradoxalement, le concile – dont le même Montini, avant et après le
conclave de juin 1963, aura été le principal acteur – contribue à cette
spectaculaire réécriture de l’histoire. D’abord parce que Vatican II a, en quelque
sorte, libéré les catholiques de leur ancestrale soumission aux thèses officielles
du pape et de la papauté : « Roma locuta est, causa finita est », disait-on depuis
des siècles. Rome a parlé, la cause est entendue ! Or, à partir de Vatican II,
prêtres et fidèles sont invités à la critique, notamment au sujet de leurs rapports
avec les Juifs. C’est dans cet esprit que Jean XXIII avait confié au cardinal Bea –
de nationalité allemande – la préparation d’un schéma conciliaire « sur les
Juifs » (De Judaeis).
Le thème de la « repentance », qui sera développé trente ans plus tard par
Jean-Paul II, est une lointaine conséquence du concile Vatican II. Le concept
n’est pas très éloigné de celui de Bekenntnis (en allemand : « confession »,
« aveu ») auquel Hochhuth, dans sa pièce, appelle ses contemporains. Comment
l’Eglise – ou l’Allemagne, ou l’Europe, ou l’humanité – pourrait-elle se
construire un avenir sans se purifier de ses fautes passées ? A partir du milieu
des années 1960, ce ne sont plus seulement quelques théologiens courageux –
parfois sanctionnés par le Saint-Office – qui nuancent ou critiquent les positions
de l’Eglise, ce sont désormais tous les fidèles.
La question des silences du pape pendant la guerre, surtout après la
déclaration Nostra Aetate sur les Juifs adoptée par Vatican II en octobre 1965, va
trouver un écho non négligeable chez ces catholiques « postconciliaires ». La
revue jésuite Etudes, dans son numéro de juin 1963, publie déjà un article
révélateur : « Le refus de la thèse de Hochhuth, écrit le théologien René Marlé,
ne doit pas nous empêcher de reconnaître le sérieux des questions posées. »
L’auteur s’insurge contre les erreurs historiques de la pièce, mais n’élude pas le
sujet : « Le devoir de porter un témoignage désintéressé aux valeurs proprement
spirituelles incombe, de soi, plus qu’à quiconque, à celui qui a la charge de
garder et de traduire en ce monde, en chaque circonstance, l’esprit du Christ. »
Ces premières invitations à l’examen de conscience sont amplifiées par le
clivage irrépressible, très présent dans les médias postconciliaires, entre
catholiques « progressistes » et « conservateurs ». Très vite, les journalistes laïcs
façonnent et ressassent ce poncif un peu facile : ce sont les « conservateurs » de
l’Eglise, bien sûr, qui refusent le débat sur Pie XII ! La presse, réductrice et
parfois paresseuse, pousse à ce clivage binaire : la lecture des drames du
XXe siècle, dans les années 1960, a pris un tour manichéen, dessinant un clivage
simpliste entre les « résistants » et les « collabos », ou, dans le cas de l’Eglise,
entre « chrétiens de gauche » et « chrétiens de droite » : les bons et les méchants,
voilà qui fait gagner bien du temps !
Ce manichéisme médiatique ne fera, hélas, que s’accentuer au cours des
années. Or il empêche l’expression d’une critique équilibrée du rôle de Pie XII
pendant la guerre, car il empêche de nuancer l’appréciation historique sur
l’attitude du pape en 1942-1943 en énonçant les actes courageux et humanitaires
d’un côté, les hésitations et renoncements tactiques de l’autre. Pie XII, comme
tout personnage conflictuel passé à la moulinette des médias, ne peut être qu’un
héros ou un salaud. Il sera donc, pour une partie de l’opinion, un salaud.
Des arguments historiques
Quand le Vatican décide de contre-attaquer, il est trop tard. Paul VI en
personne revient à la charge, à plusieurs reprises. Le 30 novembre 1963, il
dénonce « les calomnies et les insultes » portées contre la mémoire de Pie XII
dans une lettre à l’épiscopat allemand où il écrit : « Il faut qu’une telle ignominie
cesse ! » Le 6 janvier 1964, à l’issue de son voyage en Terre sainte, il explique
« qu’il n’y a rien de plus injuste que cette attaque ». Le 12 mars 1964, inaugurant
une statue de Pie XII dans la basilique Saint-Pierre, il affirme que la pièce de
Hochhuth « offense la vérité et la justice ».
L’Osservatore Romano, d’autres journaux catholiques italiens et nombre de
prélats – y compris les évêques allemands – montent au créneau pour défendre la
mémoire de Pie XII, reprochant à la pièce de « transférer sur le pape les
responsabilités et les fautes qui appartiennent à tous, aux Allemands comme aux
autres, aux croyants comme aux incroyants ». En vain. Plus le débat s’étend,
plus se fait entendre la voix des journalistes laïcs, historiens marxistes,
publicistes radicaux et autres réalisateurs anticléricaux développant, chacun à sa
façon, la thèse du Vicaire.
En 1963-1964, le débat se déroule encore sur fond de faits historiques
connus, parfois contestés, mais avec le souci de l’exactitude. Ainsi,
paradoxalement, les polémiques entre historiens permettent d’exhumer deux
documents oubliés :
— Une allocution prononcée par Pie XII devant le Sacré Collège, le 2 juin
1943, dans laquelle le pape évoque les malheureux qui, « en raison de leur
nationalité ou de leur race », sont destinés à des « répressions exterminatrices » ;
« toute parole, toute déclaration publique » à leur propos, explique Pie XII,
doivent être « sérieusement pesées et mesurées » dans l’intérêt des victimes,
« afin de ne pas rendre leur situation plus insupportable ».
— Une longue lettre personnelle écrite le 30 avril 1943 à l’évêque de Berlin,
Mgr von Preysing, dans laquelle Pie XII explique qu’il « laisse aux pasteurs en
fonction sur place » le soin d’apprécier « si et dans quelle mesure il faut user de
réserve, malgré les raisons qu’il y aurait à intervenir, pour éviter de plus grands
maux », étant donné que les protestations officielles « risquent d’entraîner des
représailles ». Dans cette lettre, Pie XII revient sur son fameux radiomessage de
Noël 1942, où il déplorait les persécutions pour cause « de nationalité ou de
race » : « Ce mot était bref, écrit le pape, mais il a été bien compris. »
Ces deux textes sont importants, car ils précisent opportunément l’attitude de
Pie XII, lequel ne montre ni peur ni hésitation, contrairement à la thèse de
Hochhuth, mais justifie ses propres « silences » par la crainte très concrète,
presque tactique, de déclencher des représailles terribles. A tort ou à raison ?
L’exemple de la Hollande le hante : à la fin de juillet 1942, après une lettre
solennelle de protestation lue dans toutes les églises du pays par les évêques
néerlandais, les nazis ont aussitôt déporté tous les Juifs du pays vers Auschwitz,
à commencer par les chrétiens d’origine juive – parmi lesquels la célèbre
théologienne Edith Stein.
Pourtant, au fil des représentations de la pièce, des articles, des discussions
publiques, des tables rondes et des livres, les arguments proprement historiques –
ce qu’a dit Pie XII, ce qu’il n’a pas dit, quand et pourquoi – sont peu à peu
triturés, déformés, simplifiés, jusqu’à céder la place à des excès polémiques, des
arguments de tribune, des déformations de la vérité, voire, parfois, de la
désinformation pure et simple.
Polémiques, outrances et désinformation
Dans le sillage de la polémique autour du Vicaire, plusieurs livres vont
accabler Pie XII, sous la plume d’auteurs aussi importants que Guenter Lewy
(1964), Saul Friedländer (1964), John Cornwell (1999) ou Daniel Goldhagen
(2002). Ces ouvrages, qui deviennent parfois des best-sellers traduits en de
multiples langues, n’hésitent pas à faire de Pie XII un antisémite avéré, dont la
germanophilie – il a été nonce à Munich puis à Berlin – s’est muée en une
désolante complicité avec les hitlériens. Ce qui est, pour le moins, excessif. Le
livre de Cornwell, dans sa version originale, est titré Hitler’s Pope (« Le pape de
Hitler »), une outrance qui choquera jusqu’à son propre éditeur français, lequel
préférera titrer Le Pape et Hitler.
En février 2002, un film de Costa-Gavras intitulé Amen, présenté comme une
adaptation du Vicaire, relance la polémique. Le film fait scandale. Non pour son
scénario, discutable mais globalement équilibré, mais par l’outrance provocatrice
de l’affiche du film, qui représente une croix gammée mêlée à une croix
chrétienne jusqu’à n’en faire qu’une. Beaucoup de dirigeants catholiques, à
commencer par le cardinal Lustiger, archevêque de Paris, dont la mère est morte
à Auschwitz, s’indignent. La polémique et ses excès, une fois de plus,
l’emportent sur le souci de l’histoire. Oliviero Toscani, l’auteur de l’affiche, se
justifie : « Voilà enfin un film qui dit la vérité : ce sont les catholiques qui ont
déporté les Juifs ! »
La défense de Pie XII, elle aussi, connaît des simplifications polémiques peu
fiables. Intégristes et traditionalistes, défenseurs aveugles du chef de l’Eglise,
forcent souvent le trait, éliminant toute forme de réserve ou de recul par rapport
à l’attitude du pape entre 1939 et 1945. Sur internet, des dizaines de sites
relaieront ces thèses réductrices ou excessives, notamment à chaque nouveau
livre sur le sujet. Surtout quand c’est un rabbin – comme David Dalin en 2005 –
qui pourfend le « mythe du pape de Hitler » !
Dans le feu de la polémique, une thèse laisse même entendre que Le Vicaire
fut une opération de déstabilisation des services secrets de l’Est contre le chef de
l’Eglise catholique. Après tout, la pièce du jeune Hochhuth ne comporte-t-elle
pas quelques similitudes frappantes avec la propagande soviétique ? Il faut dire
que les seuls vrais détracteurs de Pie XII, depuis la Libération, ont été les
dirigeants de l’URSS : Staline ayant décrété la liquidation totale de la religion
catholique sur son territoire, notamment en Ukraine occidentale et en Lituanie,
les organes de l’agitprop soviétique et l’ensemble des médias de l’Est ont accusé
le pape, sans nuances ni répit, d’être complice des « fascistes ».
Rolf Hochhuth avait certainement lu le livre de l’historien soviétique
Mikhaïl Scheinmann, traduit en allemand sous le titre Der Vatican im zweiten
Weltkrieg, qui développe à l’envi la propagande du Kremlin. Son mentor aussi,
cela ne fait pas de doute. Erwin Piscator, l’homme qui a adapté, réduit, façonné
le texte de Hochhuth, était un vieil anticlérical marxiste proche des Soviétiques –
n’a-t-il pas vécu à Moscou sous Staline, de 1933 à 1936 ?
En 2007, la revue américaine National Review Online publie des
informations troublantes sous la plume de Ion Mihai Pacepa, un ancien transfuge
roumain et général de la Securitate, la police politique de Nicolae Ceausescu.
Pacepa, réfugié aux Etats-Unis et protégé par la CIA, fait du KGB le véritable
promoteur du Vicaire. A Rome, on applaudit, à l’instar du « postulateur de la
cause » de Pie XII, le père Gumpel : « On savait depuis longtemps que la Russie
bolchevique était à l’origine de cette campagne de discrédit contre Pie XII ! »
Mais les spécialistes se méfient beaucoup de tout ce que peut dire Ion Pacepa,
prompt à rendre publiques toutes les « révélations », vraies ou fausses, que ses
protecteurs lui demandent…
L’argument des archives
Du côté des détracteurs de Pie XII, notamment israéliens, on avance
régulièrement un autre argument : celui des archives. Si le Vatican tarde à ouvrir
ses archives « secrètes », c’est que l’Eglise a d’inavouables secrets à cacher.
L’accusation est sujette à caution. Mettre à disposition des chercheurs des
archives aussi riches et aussi complexes demande énormément de temps, tous les
historiens le savent bien. Depuis 1964, le Vatican a accompli de notables efforts
en ouvrant ses archives diplomatiques, notamment les « archives secrètes » de la
Secrétairerie d’Etat, jusqu’en 1939, date du conclave qui a élu Eugenio Pacelli.
Rappelons que celui-ci avait été, pendant neuf années, le principal collaborateur
de Pie XI, le pape qui dénonça le fascisme, le nazisme et le communisme dans
trois encycliques célèbres.
Pourquoi la question de l’ouverture des archives est-elle suspecte ? Parce
que personne n’imagine sérieusement qu’un chercheur trouvera un jour un
document écrit apportant la « preuve » d’une collusion secrète entre Pie XII et le
nazisme : bien au contraire, il y a fort à parier que l’ouverture des archives pour
la période 1939-1945, dans quelques années, confortera les défenseurs de ce
pape, notamment à propos du sauvetage des Juifs de Hongrie, de Bulgarie ou de
Roumanie.
En vérité, les historiens disposent déjà d’une masse gigantesque de
documents et de témoignages. La polémique autour des archives n’a pas
empêché l’avalanche de livres, en général très bien renseignés, parus sur le sujet
depuis trente ans. Hochhuth lui-même, avant d’écrire sa pièce, n’a-t-il pas passé
trois mois au Vatican pour y rassembler de la documentation ? Le Vicaire a
même contribué à l’ouverture, au moins partielle, des archives du temps de
guerre… et, paradoxalement, à la future béatification de Pie XII !
En effet, au printemps 1963, à la mort de Jean XXIII, quelques cardinaux
avaient émis l’idée de béatifier le « bon pape Jean », initiateur du concile. Mais
très vite, un problème s’était posé : béatifier le pape qui eut l’intuition géniale de
réunir les évêques du monde entier pour forcer l’Eglise à faire son
aggiornamento, n’était-ce pas, a contrario, jeter le discrédit sur son prédécesseur
qui ne l’avait pas fait ? N’était-ce pas abonder implicitement dans le sens de
Hochhuth et de sa pièce déjà scandaleuse ?
C’est ainsi que fut ouvert, parallèlement à celui de Jean XXIII, le « procès »
en béatification de Pie XII. Au regard de l’Eglise, les arguments en sa faveur ne
manquent pas : Pie XII, qui régna de 1939 à 1958, fut un personnage hors du
commun, il a traversé de grandes épreuves, sa piété ne peut être mise en doute,
son intelligence et son courage non plus. Que le pape Paul VI plaide sa cause, lui
qui avait si longtemps travaillé dans son ombre, ne pouvait choquer personne.
Encore fallait-il contredire la « légende noire » qui commençait à altérer la
figure du futur béatifié. Paul VI a donc constitué une commission spéciale
d’historiens animée par un jésuite éminent, le père Pierre Blet, qui a travaillé
d’arrache-pied et publié, de 1965 à 1982, onze volumes intitulés Actes et
Documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale. Curieusement,
cette masse de documents est rarement citée. De même que les archives de la
période 1933-1939, mises à la disposition des chercheurs spécialisés, n’ont été
consultées quasiment par personne.
A chaque évocation de l’attitude de Pie XII pendant la guerre, l’argument
des archives revient pourtant, comme un leitmotiv. C’est pourquoi en 1999,
désireux de prouver à son tour la bonne volonté du Saint-Siège, surtout dans le
contexte d’un réel rapprochement entre chrétiens et Juifs, le pape Jean-Paul II a
constitué une commission mixte d’experts catholiques et d’historiens juifs. Mais
ces derniers, au bout de deux ans, en démissionnèrent avec fracas, au prétexte
que toutes les archives ne leur étaient pas accessibles !
Cinquante ans après Le Vicaire, l’image publique de Pie XII est devenue
globalement et durablement négative. Elle s’est réduite, dans les médias
occidentaux, au « pape qui n’a pas dénoncé la Shoah ». Elle empoisonne les
rapports entre chrétiens et Juifs. Elle divise aussi chacune des parties : tous les
catholiques ne voient pas d’un bon œil l’éventuelle béatification de Pie XII, et
beaucoup de Juifs n’ont pas oublié que ce pape, en effet, a sauvé des milliers
d’entre eux.
Rarement l’image d’un pape aura suscité autant de polémiques souvent
sommaires, parfois violentes. Une note de bas de page dans un texte pontifical,
une légende de photo au mur du musée de Yad Vashem, un nouveau livre à
charge ou à décharge, et le débat resurgit, toujours acerbe, entre détracteurs et
défenseurs de Pie XII. La pièce de Hochhuth n’en finit pas de jeter le trouble sur
la période la plus complexe de l’histoire de l’Eglise. Le vieux Erwin Piscator,
dont c’était le but, doit s’en réjouir dans sa tombe.
13
L’affaire Estermann
Qui a voulu la mort du commandant des gardes
suisses ?
Rome, lundi 4 mai 1998. Il est un peu plus de 21 heures. La nuit tombe sur la
Cité du Vatican qui s’assoupit peu à peu dans la douceur du soir. Les derniers
passants qui traversent la place Saint-Pierre constatent, sans surprise, que la
fenêtre de la chambre du pape, là-haut, au troisième étage du palais apostolique,
est allumée. A cette heure-là, Jean-Paul II travaille. Pourtant, juste sous les
fenêtres du Saint-Père, une étrange agitation anime soudain le bâtiment qui
jouxte la caserne des gardes suisses, derrière la porte Sainte-Anne. Des
claquements secs, inhabituels, ont troué le silence. On aurait dit cinq coups de
feu.
Les claquements étaient bien des coups de pistolet. Alertés par le bruit des
détonations, prélats de passage et gardes pontificaux se sont précipités vers le
grand appartement du commandant de la garde suisse, Alois Estermann. Dans le
vestibule, ils ont découvert trois cadavres. Le premier, le plus grand, est
justement celui du colonel Estermann, 43 ans, tout juste nommé à la tête de la
garde pontificale. Il a reçu deux balles dans le corps. A ses côtés, sans vie, sa
femme Gladys, employée à l’ambassade du Venezuela à Rome. Abattue, elle
aussi, de deux balles. Un troisième corps gît sur le sol, replié sur lui-même, celui
de Cédric Tornay, 23 ans, vice-caporal des gardes suisses. Selon les toutes
premières observations, c’est Tornay qui aurait commis le double homicide avant
de se suicider d’une balle dans la bouche : les enquêteurs retrouvent son pistolet
de service, un SIG P-75 délesté de cinq balles, sous son corps inanimé. La scène,
atroce, a quelque chose d’irréel. Un meurtre, ici, au cœur du Vatican !
Un « geste de folie »
Arrivé sur place en catastrophe, le juge de l’Etat du Vatican, Gian Luigi
Marrone, constate les faits et ouvre aussitôt une enquête. Comme le crime a été
commis sur le territoire de la Cité du Vatican et qu’il concerne des employés de
cet Etat, le magistrat ne fera pas de demande d’aide judiciaire auprès des
autorités civiles italiennes. Le parquet italien ne sera pas saisi. Marrone ordonne
une autopsie des trois cadavres qui sera réalisée dès le mardi matin dans les
locaux des services sanitaires de l’Etat pontifical. L’affaire ne sortira pas du
Vatican.
Elle ne restera pas secrète pour autant. Toute la soirée, le téléphone a sonné
chez les « vaticanistes », ces journalistes italiens et étrangers accrédités auprès
du Saint-Siège. Il est presque minuit quand le directeur de la salle de presse du
Vatican, Joaquin Navarro-Valls, improvise une conférence de presse. Navarro,
lui-même ancien vaticaniste – il fut naguère le correspondant du journal
madrilène ABC – est un vieux de la veille. En poste depuis 1984, il sait garder
son sang-froid. A priori, dit-il, il s’agit d’un coup de folie de la part du vice-
caporal Tornay, qui aurait voulu se venger de son supérieur. Navarro-Valls, qui a
aussi été médecin, utilise le terme de raptus : un raptus, techniquement, c’est
« un comportement brusque, issu d’une pulsion puissante, et pouvant avoir des
conséquences graves ». Pour l’instant, on n’en saura pas plus.
Dès le lendemain matin, cette hypothèse est confirmée et développée par le
même Navarro-Valls lors d’une nouvelle conférence de presse où se bousculent
les journalistes du monde entier. Il n’y a pas de doute, explique le directeur de la
Sala Stampa, sur l’identité du meurtrier : c’est bien le vice-caporal Cédric
Tornay qui a abattu son supérieur, le colonel Estermann, et la femme de celui-ci.
Le mobile du crime est à peu près clair : le jeune homme aurait été bouleversé en
n’entendant pas son nom dans la liste des gardes bénéficiaires de la médaille
Benemerenti, cette décoration prestigieuse – instituée par le pape Grégoire XVI
en 1832 – qui allait récompenser plusieurs de ses camarades le surlendemain,
pour la fête annuelle des gardes suisses.
Le jeune Tornay n’aurait pas supporté cette humiliation. Il savait pourtant
parfaitement pourquoi il n’était pas sur la liste. Le 12 février, il avait reçu un
avertissement écrit d’Estermann pour n’être pas rentré, une nuit, à la caserne. Le
même Estermann l’avait décrit dans un rapport interne comme « désobéissant »,
« arrogant » et « instable », et avait donc biffé son nom de la liste des
récipiendaires. Et voilà qu’Estermann, l’homme à qui Tornay devait d’avoir été
ainsi puni, dévalorisé, rejeté, devenait justement son nouveau commandant en
chef !
A l’appui de cette thèse, Navarro-Valls informe les journalistes que le
meurtrier a confié à l’un de ses collègues, à 19 h 30, une lettre cachetée, rédigée
à la va-vite et adressée à sa mère, lettre dans laquelle il annonçait ses tragiques
intentions. La lecture de cette missive confirme la thèse énoncée par Navarro-
Valls : ce jeune homme instable, en mal de considération, a bel et bien accompli
un « geste de folie ».
La fête est gâchée
Mercredi 6 mai 1998. Ce matin-là aurait dû être un jour de fête : le 6 mai,
c’est l’anniversaire de la mort héroïque des 147 hallebardiers de la garde qui ont
sauvé la vie de Clément VII pourchassé par les lansquenets de Charles Quint lors
du sac de Rome en 1527. Grâce à leur sacrifice, le pape a pu fuir par le Passetto,
ce passage secret qui relie le Vatican au château Saint-Ange, au bord du Tibre.
Les gardes suisses, recrutés vingt et un ans plus tôt par le pape Jules II, entraient
ainsi, à grand fracas, dans l’histoire. Et dans le cœur de tous les pontifes suivants
qui, de siècle en siècle, leur ont témoigné confiance et sympathie.
Ce mercredi aurait dû avoir lieu dans la cour du palais apostolique, comme
chaque année, la cérémonie de prestation de serment de 40 nouveaux Svizzeri –
comme on appelle ici les gardes suisses – rehaussée par la prise de fonction de
leur nouveau commandant, le colonel Estermann, successeur désigné de Roland
Buchs, parti en retraite quelques mois plus tôt après quinze ans de bons et loyaux
services.
Roland Buchs est là : il est revenu pour l’intronisation de son successeur.
Mais la fête des gardes suisses, cette année, sera marquée par le deuil et
l’affliction. Les 99 soldats, choqués, les larmes aux yeux, ont gagné la chapelle
Saint-Martin – celle où ils assistent à la messe chaque matin – en silence et dans
la tristesse. Trois cercueils identiques ont été déposés devant l’autel. Le pape
Jean-Paul II, qui n’a eu que quelques mètres à parcourir depuis le palais
apostolique, vient lui-même s’agenouiller devant les victimes de ce crime
ahurissant, et prie pour le repos de l’âme des trois malheureux.
Les obsèques du couple Estermann sont célébrées dans l’après-midi par le
secrétaire d’Etat du Vatican, le cardinal Sodano en personne, dans la basilique
Saint-Pierre, à 17 heures. Au premier rang de l’assemblée, les parents
d’Estermann, qui ont fait le voyage pour fêter la prise de fonction de leur fils, et
ne s’attendaient pas à vivre un tel calvaire ! Le cercueil du meurtrier, lui, n’est
pas de la cérémonie : ses obsèques auront lieu le lendemain, en l’église Sainte-
Anne, en présence de la mère du jeune homme, venue de Suisse et accompagnée
par le père Roland Traufer, secrétaire de la Conférence des évêques suisses.
Accompagnée ou… surveillée ? Les journalistes suisses chuchotent qu’on aurait
dissuadé cette femme de venir à Rome, de peur qu’elle ne parle aux journalistes.
Mais pour leur dire quoi ?
D’étranges zones d’ombre
Déjà, les rumeurs vont bon train. Comme toujours au Vatican, la thèse
officielle est aussitôt contestée. Elle ne peut être, a priori, qu’un mensonge
d’Etat. Elle camoufle certainement les pires turpitudes. L’affaire Estermann
n’échappe pas à la règle. Qu’elle touche les Svizzeri, ce petit corps d’armée à la
fois mystérieux et folklorique, composé de célibataires ayant voué fidélité au
pape, ajoute encore aux fantasmes. La moindre incohérence, la plus petite
indiscrétion seront immédiatement examinées, disséquées, amplifiées par la
presse italienne, suivie dans cet exercice par les journalistes suisses.
D’emblée surgissent des questions, gênantes, parfois perfides, qui tournent
toutes autour de Cédric Tornay : est-il vraiment le meurtrier ? S’est-il donné la
mort après son forfait, ou a-t-il été « suicidé » par le vrai coupable ? On aurait
trouvé quatre verres sur les lieux du crime : n’y avait-il pas un quatrième
personnage dans le vestibule ? D’ailleurs, les premiers témoins n’ont-ils pas dit
que Tornay était tombé en avant ? Logiquement, il aurait dû tomber en arrière. Et
pourquoi, dès le lendemain, une camionnette est-elle venue déménager, sitôt dit,
sitôt fait, tous les meubles de l’appartement d’Estermann ?
Parmi ces interrogations, il en est une qui mérite d’être creusée : la
promotion du colonel Estermann à la tête des gardes suisses n’a, semble-t-il, pas
été simple. Le poste qu’avait quitté Roland Buchs était resté curieusement vacant
pendant plusieurs mois. Que cache ce laps de temps anormal ? Y avait-il eu
débat sur la nomination du successeur ? Quelqu’un avait-il pu s’y opposer ? Pour
quelles mystérieuses raisons ?
Alois Estermann, ancien militaire suisse natif de Gunzwil, dans le canton de
Lucerne, était entré dans la garde pontificale en 1980. Ce grand gaillard d’un
mètre quatre-vingt-dix avait fait preuve d’un courage exceptionnel lors de
l’attentat contre Jean-Paul II, le 13 mai 1981 : affecté à la papamobile,
Estermann s’était jeté sur le pape après le premier coup de feu, pour faire
rempart de son corps, comme on le lui avait appris à l’entraînement. Jean-
Paul II, à qui on a rapporté cet acte de bravoure, s’était pris d’affection pour cet
homme qu’il considérait comme « faisant partie de la famille », au même titre
que son secrétaire ou son médecin personnel. Il l’emmenait d’ailleurs dans ses
voyages et pendant ses vacances à la montagne. On plaisantait parfois Estermann
dont le visage carré, regard clair et mâchoire serrée, rappelait celui du jeune
Karol Wojtyla…
Le 1er septembre 1987, Estermann avait été promu commandant en second
de la garde suisse. Exigeant pour lui-même comme pour ses subordonnés, il
montrait des qualités incontestables, même si quelques-uns de ses anciens
soldats lui reprochaient son autoritarisme. Il s’était marié avec une jeune
Vénézuélienne cultivée, docteur en droit canon, de trois ans sa cadette, qu’il
avait connue à Rome pendant un stage linguistique. Gladys Mezza Romero était
la femme idéale pour un commandant des gardes suisses…
Et pourtant, ce militaire irréprochable ne correspondait pas au profil du
poste. Jamais, en effet, on n’avait choisi pour diriger la garde pontificale un
officier sorti du rang. Traditionnellement, le commandant est issu de
l’aristocratie suisse. Ainsi la famille Pfyffer von Altishofen a-t-elle donné
11 commandants de la garde sur 34 : le dernier en date, Franz Pfyffer von
Altishofen, commandait les gardes suisses lors de l’attentat du 13 mai 1981. Ce
vieux privilège a du mal à se perpétuer : les descendants des grandes familles
suisses sont rarement disposés, de nos jours, à diriger la plus petite armée du
monde pour un salaire mensuel de 3 000 euros.
Avant de devenir le trente et unième commandant de ce corps très particulier,
Alois Estermann, simple roturier, a dû attendre que les prélats se décident à
rompre avec une de ces traditions désuètes dont raffole la Curie, et auxquelles
les autorités suisses semblaient tenir obstinément. Le jour de la nomination
d’Estermann, entérinée par Jean-Paul II en personne, un communiqué sibyllin du
ministère suisse de la Défense stipulait : « Le Vatican doit posséder ses raisons
d’avoir choisi Estermann sans tenir compte des candidatures que le conseiller du
ministère avait proposées. » On a connu des félicitations plus chaleureuses !
Rien ne permet de penser, néanmoins, que ce prurit administratif ait donné
lieu à quelques représailles machiavéliques, à plus forte raison meurtrières.
Guerre des polices, rumeurs d’espionnage
D’autres hypothèses ont été émises. Certains observateurs ont mis en cause
la sourde rivalité opposant les divers services chargés d’assurer la sécurité du
Saint-Siège, de son chef, de ses cardinaux, de ses bureaux et des millions de
pèlerins qui viennent visiter le Vatican. De graves tensions étaient effectivement
perceptibles, à l’époque, entre ces corps aux origines et aux missions bien
distinctes.
Depuis une réforme drastique réalisée par Paul VI au lendemain du concile
Vatican II, la sécurité du Saint-Siège est assurée par trois corps différents : les
gardes suisses, les gendarmes du Vatican, et les inspecteurs de la police italienne.
Les gardes suisses, au nombre de 100 en 1998, ne sont pas toujours pris au
sérieux. Hallebardiers à l’ancienne vêtus d’un costume bariolé fleurant bon la
Renaissance, ils sont d’abord les cibles des touristes et des photographes
amateurs du monde entier. Ils sont chargés de l’encadrement des cérémonies
officielles, de la garde du palais apostolique et de la surveillance des entrées de
la Cité du Vatican. L’attentat contre Jean-Paul II, le 13 mai 1981, avait révélé
leur inefficacité : traditionnellement, le respect dû au pape par ces hommes leur
interdit de lui tourner le dos, ce qui les a empêchés, ce jour-là, de voir ce qui se
tramait dans la foule…
C’est la gendarmerie vaticane, baptisée Ufficio Centrale di Vigilanza (Office
central de vigilance), forte de 130 hommes, qui surveille les abords de la place
Saint-Pierre et assure la sécurité des pèlerins. Et c’est la police italienne – agents
d’escorte, tireurs d’élite, agents de renseignement… – qui intervient en cas de
menace ou d’incident grave. Un « comité pour la sécurité » assure, en principe,
la coordination de ces trois organismes rivaux.
Rivaux, certes, comme le montrera en 2008 la démission du commandant
Elmar Mäder, excédé par la montée en puissance de la gendarmerie vaticane. La
garde suisse, comme son nom l’indique, est composée de jeunes provenant de
différents cantons suisses. Les gendarmes, eux, sont italiens. Mais cela ne suffit
pas à justifier le pire. Rivaux, étrangers, mais pas ennemis : on imagine mal que
ces jalousies corporatistes aient provoqué un incident qui aurait dégénéré, on ne
sait pourquoi, jusqu’à provoquer un double meurtre !
Après la guerre des polices, le spectre de l’espionnage. Dès le surlendemain
du drame du 4 mai 1998, le journal allemand Berliner Kurier a « révélé » que le
colonel Estermann aurait naguère appartenu à la Stasi, la police politique de la
RDA. Il aurait été recruté en 1979 par le Hauptverwaltung Aufklärung (HVA), le
département international des services secrets est-allemands. Nom de code :
Werder. A l’époque, Alois Estermann a étudié à l’École militaire centrale
fédérale de Thoune, près de Berne, d’où il est sorti Oberleutnant (sous-
lieutenant). Il se préparait à postuler comme sous-officier de la garde pontificale.
Cette année-là, il fut envoyé en Argentine pour se perfectionner en italien. Il prit
ses fonctions à Rome le 1er juillet 1980, quelques mois après son
« recrutement ».
Ce type de « révélation » est quasiment impossible à vérifier. Qu’il y ait eu
des espions de l’Est infiltrés au Vatican est une évidence : plaque tournante de
tous les diocèses et de toutes les congrégations catholiques du monde, le Saint-
Siège a intéressé très tôt les services d’espionnage de l’Ouest comme de l’Est.
Notons qu’après l’attentat de 1981, la Vigilanza, sous la direction de Camillo
Cibin, a entretenu des liens discrets avec la CIA et le BND ouest-allemand…
Lorsque la CIA américaine décryptera certaines archives secrètes de la Stasi
est-allemande, en janvier 1999, ses inspecteurs découvriront que deux espions
travaillaient au Vatican pour les services de l’Est. Noms de code : Lichtblick et
Antonius. Le premier était un bénédictin nommé Eugen Brammetz, employé à
l’édition allemande de L’Osservatore Romano ; le second, un journaliste de
l’agence catholique romaine KNA, Alfons Waschbüsch, qui deviendrait plus tard
une personnalité de la CDU.
Ces informations, fragmentaires et difficiles à recouper, ne sont pas très
fiables. Elles ne contiennent, en tout cas, aucune trace du mystérieux Werder. Un
ancien responsable du contre-espionnage italien, l’amiral Fulvio Martini, a
confirmé qu’Estermann était un agent de l’étranger – sans la moindre preuve. Le
Vatican a démenti, de son côté, toute appartenance d’Estermann à un réseau
d’espions de l’Est – ce qui ne suffit pas, évidemment, à en être sûr. Plus
convaincant, l’ancien patron du HVA, le célèbre Markus Wolff, a démenti, lui
aussi, cette rumeur – mais connaissait-il vraiment tous les honorables
correspondants de la Stasi ?
Le seul écho donné à cette information viendra du « petit juge » italien
Ferdinando Imposimato, celui qui a brouillé les pistes de l’attentat contre Jean-
Paul II en l’orientant vers la « filière bulgare ». Selon le magistrat, dont les
spécialistes connaissent l’imagination fertile, Estermann était bien un espion de
la Stasi, recruté dès ses études, et sa facilité de déplacement au Vatican, jusque
dans les appartements privés du Saint-Père, lui aurait permis d’y placer des
micros avant l’attentat de 1981. Des micros, pour quoi faire ? Pour recueillir
quel type de renseignements ? Dans le livre qu’il a tiré de l’affaire en 2002,
Vatican, une affaire d’Etat, le prolixe « petit juge » ne l’explique pas. Certes, en
matière d’espionnage, il ne faut jurer de rien. Mais aucun élément probant n’est
venu appuyer cette thèse.
Fantasmes et romans de gare
Une autre « révélation » a provoqué, après le drame, quelques titres
spectaculaires dans les journaux : Estermann et Tornay étaient homosexuels !
C’est la thèse de l’historien Massimo Lacchei, qui affirme avoir rencontré,
quelques mois plus tôt, ces deux hommes dans le petit milieu des prêtres
américains gays de Rome. En avril 1998, il aurait revu Tornay dans un bar
romain et raconte que le jeune homme – qui n’est plus là pour se défendre contre
ces accusations scabreuses – lui avait fait des propositions sexuelles dûment
tarifées.
Les relations entre le vice-caporal et son colonel étaient devenues
conflictuelles, avance Lacchei : la tuerie du 4 mai était donc, d’abord, un crime
passionnel ! Pas étonnant, selon l’historien, dans un monde « où 70 % des gens
sont homos » ! Que le colonel Estermann fût amoureux de sa femme Gladys, et
que Cédric Tornay eût une petite amie, Valeria, qu’il espérait épouser, ne trouble
pas Lacchei qui poursuit ses allégations : « La garde suisse, explique-t-il, est un
peu le harem des cardinaux. » Trop, c’est trop. La thèse de Massimo Lacchei
s’est étiolée, et son auteur est vite retombé dans l’anonymat.
Signalons enfin une thèse peu rationnelle, avancée à l’époque par le père
Gabriele Amorth, 75 ans, exorciste en chef du Saint-Siège depuis une quinzaine
d’années. Ce vieux prêtre est convaincu que « le diable est à l’œuvre au
Vatican ». Selon lui, Satan en personne se cache derrière toutes ces affaires « de
violence et de pédophilie », notamment derrière le double homicide du 4 mai
1998. Peu de prélats, au Vatican, prêtent l’oreille aux avertissements de ce vieil
homme considéré par beaucoup comme un excentrique peu fréquentable. Sans
fondement concret, peu convaincante, sa thèse est d’ailleurs contestée par un
autre exorciste romain, le père José Antonio Cucurull…
Toutes ces « révélations » sur les trahisons de l’« agent » Estermann ou sur
la vie sexuelle de Cédric Tornay ont évidemment inspiré quelques romanciers
qui ont utilisé cette affaire romanesque pour nourrir, fort légitimement, des
ouvrages de fiction : Valeska von Roques, qui a écrit Mord im Vatikan ; et Gérard
de Villiers, qui en a fait un « SAS » (L’Espion du Vatican), même s’il croit,
personnellement, à la thèse de l’acte fou. Combien de romans policiers ou
d’espionnage utilisent, à bon droit, ce genre d’ingrédients ?
Mais les romanciers ne sont pas les seuls à fantasmer sur le Vatican, l’Opus
Dei, le KGB, la Mafia et les bars homos. Ainsi l’écrivain britannique David
Yallop, coutumier du fait, a concocté un récit abracadabrant dans un livre où il
prétend qu’Estermann « savait beaucoup de choses » – lesquelles, on ne le saura
jamais. En 1994, un journaliste français pigeant pour Détective et Match, Victor
Guitard, a publié, lui aussi, une « enquête » tout aussi rocambolesque où sont
impliqués en sus, évidemment sans aucune preuve, les services secrets bulgares
et les Légionnaires du Christ !
Le désarroi d’une mère
Une femme va contribuer, plus sérieusement, à jeter le doute sur la thèse
officielle : Muguette Maudat, la mère de Cédric. Elle était si fière, Muguette,
quand son fils, apprenti électricien, avait rejoint la garde suisse en 1994 ! Elle
n’accepte pas que son rêve finisse en cauchemar, ni tout ce qui se dit sur Cédric :
qu’on aurait trouvé dans son cerveau un kyste gros comme un œuf de pigeon,
qui expliquerait ses troubles du comportement ; qu’on aurait découvert des
traces de cannabis dans ses urines, et dans vingt-quatre mégots suspects au fond
du tiroir de sa table de chevet…
Muguette en arrive rapidement à une conviction qui ne la quittera plus : si on
a fait passer son fils pour fou, c’est que Cédric a été éliminé, pour des raisons
qu’elle va s’acharner à connaître. Ce qui la conforte dans cette obsession, c’est la
lettre que son fils lui a fait passer avant la tuerie. Elle y a remarqué des
anomalies troublantes. Cédric y évoque les « trois ans, six mois et six jours »
qu’il a passés sous l’uniforme des gardes suisses, alors qu’il y est resté trois ans,
cinq mois et trois jours :
J’espère que tu me pardonneras car ce que j’ai fait, ce sont eux qui m’ont pousser (sic). Cette
année, je devais recevoir la Benemerenti et le lieutenant-colonel [Alois Estermann] me l’a refuser
(sic). Après trois ans, six mois et six jours passer (sic) à supporter toutes les injustices, la seule chose
que je voulais, ils me l’ont refusée […]. J’ai juré de donner ma vie pour le pape et c’est ce que je fais.
Je m’excuse de vous laisser tout seul (sic), mais mon devoir m’appelle. Dit (sic) à Sarah, Melinda et
papa que je vous aime. Gros bisous à la plus grande maman du monde. Ton fils qui t’aime.