Epreuve Des Thraumatisme
Epreuve Des Thraumatisme
2018
CLINIQUE DE L’HUMANISATION À
Emmanuel DECLERCQ
Partant d’une expérience clinique intensive s’étalant sur une
dizaine d’années, l’auteur explore comment la non-rencontre
entre un sujet en trauma et en exil et ses interlocuteurs suppo-
L’ÉPREUVE DES TRAUMATISMES
sés lui porter secours est susceptible d’entretenir, voire de ren-
forcer le processus de déliaison avec Soi, les autres et le monde,
EXTRÊMES CUMULÉS À L’EXIL
processus initié lors des vécus extrêmes au pays et durant le
souvent très dangereux parcours de fuite. Ces développements
||||||||
ouvriront sur une métapsychologie de l’étayage, de la reconnais-
sance de l’altérité, de la responsabilité et de l’intersubjectivité.
De la torture déshumanisante à une psychanalyse
de la réhumanisation
Based on an intensive clinical experience of more than ten years, the Emmanuel Declercq est psychologue et
author explores how the absence of encounter between a traumatized s’est formé par la suite aux thérapies
person on the run from the horror in his/her country and the people who
psychanalytiques et à la psychanalyse.
are supposed to take care of him/her, can maintain, or even reinforce the
Il exerce depuis plus d’une décennie
process of disconnection and alienation from oneself, the others and the
world, process that started in the country of origin and the almost always long comme psychothérapeute d’orientation
and very dangerous journey on the run. These developments will open to a psychanalytique en libéral. Il a entre
metapsychology of intersubjectivity based on the responsibility towards the autres une longue expérience dans le
Other and the recognition of Otherness. As will be shown in the last chapter, travail psychothérapeutique avec des
this metapsychological proposition is not without consequences, neither personnes en exil. La toute grande
for the clinical theory and practice nor for the way of thinking about and majorité d’entre eux eut à traverser des
practicing the reception in our country of the subjects on the run, in trauma traumatismes déshumanisants dans le
and in exile. pays d’origine et/ou durant le parcours
de fuite.
32 €
9HSMIRF*fiheae+
Clinique de l’humanisation à
l’épreuve des traumatismes
extrêmes cumulés à l’exil
Clinique de l’humanisation à
l’épreuve des traumatismes
extrêmes cumulés à l’exil
Emmanuel Declercq
Tous droits de reproduction, d’adaptation ou de traduction, par quelque procédé que ce soit,
réservés pour tous pays, sauf autorisation de l’éditeur ou de ses ayants droit.
Couverture : Marie-Hélène Grégoire
Illustration de couverture : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jheronimus_Bosch_-_
Saint_Christopher_-_Google_Art_Project.jpg
Résumé 13
Abstract 13
Remerciements 15
Introduction générale 19
2. Eléments de biographie 62
8
Table des matières
5. Sur le statut des somatisations et des hallucinations. Sur une troisième topique
du fonctionnement psychique 194
9
Clinique de l’humanisation
Réflexions sur l’actuel malaise dans nos sociétés occidentales et sur l’impact de ce
malaise sur le psychisme d’un sujet en trauma et en exil 265
10
Table des matières
11
Clinique de l’humanisation
Annexe 2 417
Annexe 3 419
12
Résumé
Partant d’une expérience clinique intensive s’étalant sur une dizaine d’années, l’auteur
explore comment la non-rencontre entre un sujet en trauma et en exil et ses interlocuteurs
supposés lui porter secours est susceptible d’entretenir, voire de renforcer le processus de
déliaison avec Soi, les autres et le monde, processus initié lors des vécus extrêmes au pays et
durant le souvent très dangereux parcours de fuite. Ces développements ouvriront sur une
métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité, de la responsabilité et de
l’intersubjectivité. Comme développé en fin de travail, cette proposition méta-psychologique
n’est pas sans conséquences, ni pour la pensée et la pratique cliniques, ni pour la façon de
penser et de pratiquer l’accueil du sujet en trauma et en exil.
Abstract
Based on an intensive clinical experience of more than ten years, the author explores how the
absence of encounter between a traumatized person on the run from the horror in his/her
country and the people who are supposed to take care of him/her, can maintain, or even
reinforce the process of disconnection and alienation from oneself, the others and the world,
process that started in the country of origin and the almost always long and very dangerous
journey on the run. These developments will open to a metapsychology of intersubjectivity
based on the responsibility towards the Other and the recognition of Otherness. As will be
shown in the last chapter, this metapsychological proposition is not without consequences,
neither for the clinical theory and practice nor for the way of thinking about and practicing
the reception in our country of the subjects on the run, in trauma and in exile.
Remerciements
Certaines rencontres sont décisives pour le chemin que nous prenons dans nos existences.
Les rencontres avec les personnes à qui s’adressent ces remerciements furent, avec quelques
autres, parmi celles-ci. Elles sont présentes dans chaque ligne de ma thèse.
Je remercie mes promoteurs, le Professeur Jean-Luc Brackelaire et la Professeure Pascale
Jamoulle. Je ne connaissais pas Jean-Luc avant d’entamer mon parcours de thèse. Lors de
notre première rencontre, j’eus d’emblée le sentiment que nous nous comprenions à demi-
mot. Pour le dire dans le langage de la (bio)-chimie, ses paroles précieuses à chacune de nos
rencontres furent des révélateurs et des catalysateurs puissants de ma pensée. C’est dans et
par nos rencontres qu’est devenu évident, explicite, manifeste ce qui était présent dans ma
psyché depuis longtemps de façon latente, implicite, en attente de rencontre.
Je connaissais Pascale depuis plusieurs années. Notre lien s’est approfondi de plus en plus
durant mon chemin de thèse. Elle m’a ouvert à l’ethnographie et à l’anthropologie, intérêt là
aussi présent en germe, en attente de rencontre. Elle m’a encouragé à penser la souffrance
psychique Autrement. C’est à son contact que j’ai pris le risque de quitter le cadre douillet
de mon cabinet de psy pour aller à la rencontre de l’Autre en exil sur ses lieux de vie. La
lecture de ses ouvrages et nos multiples échanges ont contribué au processus de
« décérébralisation » de mon écriture. Et d’écrire ainsi au « plus près de l’intime » ce qui se
donnait à voir, à entendre et à sentir au contact de mon terrain et de l’Autre en trauma et en
exil.
Merci à tous les deux pour leur soutien lors de moments difficiles dans mon parcours de
recherche, pour leur disponibilité et leur présence, ni trop près, ni trop loin. Avec toute la
délicatesse qui vous caractérise, vous m’avez tous deux laissé toute latitude et toute liberté
pour développer ma pensée. Je vous en remercie du fond du cœur.
Je remercie également très chaleureusement les deux membres de mon comité
d’accompagnement, le Professeur Patrick de Neuter et le Professeur Jean Kinable. Patrick
me fait l’honneur de suivre mes travaux et l’évolution de ma pensée depuis déjà environ une
décennie. Chacun de nos échanges fut riche d’enseignement. Avec la douceur et l’air de ne
pas y toucher qui le caractérise, il pointa à chacune de nos rencontres tel ou tel aspect de ma
pensée, m’amenant, ce faisant, vers de plus en plus d’approfondissement. Et fait important,
c’est aussi par son entremise que j’ai fait la connaissance du Professeur Brackelaire.
Le Professeur Kinable rejoignit mon comité de thèse en fin de parcours. Là aussi, j’eus le
sentiment que nous nous comprenions à demi-mot. Je le remercie très chaleureusement pour
sa grande gentillesse, sa lecture minutieuse et son écoute d’orfèvre lors de nos quelques
échanges. Sa profondeur et sa rigueur m’ont invité à préciser toujours davantage ma pensée
et m’ont, de ce fait, amené vers toujours plus de complexification. C’est dommage que notre
rencontre fut si tardive dans mon parcours de thèse. Mais j’espère de tout cœur que nos
échanges se poursuivront encore longtemps !
Clinique de l’humanisation
16
Introduction générale
Introduction générale
Cette thèse explore la façon dont la clinique et les repères théoriques qui la fondent sont
mis à l’épreuve lorsque le clinicien a à rentrer en relation avec des sujets ayant traversé des
traumatismes extrêmes1 (des traumatismes déshumanisants) s’étalant dans certains cas sur
plusieurs années, traumatismes parfois (souvent) renforcés par la confrontation à la réalité de
la procédure d’asile et la vie en centre d’accueil qui dure plusieurs mois, voire parfois
plusieurs années.
Partant de référentiels surtout psychanalytiques, parfois phénoménologiques, parfois
neuroscientifiques, parfois au départ de théories issues des sciences cognitives (les Theories
of Mind) et à quelques rares occasions issues de la physique quantique, je proposerai des
développements théoriques concernant les processus opérant lors des vécus déshumanisants.
Je montrerai que ces processus sont, en dernière analyse, des désaccordages radicaux entre
le sujet, lui-même, les autres et le monde. Ils peuvent aboutir, dans certain cas, à l’aliénation
totale d’avec soi, les autres et le monde qu’est la fuite dans la folie.
L’enjeu de la clinique se situe alors dans une relance du processus de (ré)humanisation,
de (ré)accordage avec soi, les autres et le monde. La thérapie d’orientation psychanalytique
que je propose à mes patients en vécus extrêmes (en déshumanisation) est, de ce fait et dans
son essence, une psychanalyse de la réhumanisation.
L’idée de ma recherche s’origine dans mes rencontres avec des patients gravement
traumatisés et en exil, ce que ces rencontres ont suscité ou réveillé en moi et dans la
comparaison et la mise en résonance de cette clinique avec ma clinique de psychothérapeute
d’orientation psychanalytique en libéral et s’adressant à un public belge tout venant. Le
matériel de départ du présent travail est ainsi constitué de plus ou moins dix mille entretiens
cliniques2 et de leurs verbatims (environ 3 000 pages) issus d’une pratique clinique intensive
s’étalant sur dix années. Tant avec des personnes adultes de tous âges en trauma et en exil
qu’avec des patients belges tout venants, adultes et adolescents, avec des souffrances
psychiques plus ou moins graves, plus ou moins invalidantes et recouvrant l’entièreté du
spectre nosographique psychanalytique, à savoir la névrose plus ou moins grave, les
fonctionnements majoritairement en état-limite, les fonctionnements majoritairement en état
1 Comme me le faisait très justement remarquer le Professeur Pierre-Jo Laurent, utiliser le signifiant extrême
pour décrire des vécus déshumanisants dans lesquels l’autre, mon semblable, est chosifié, est un choix
discutable. En effet, ce que nous vivons, de notre point de vue d’occidental moyen comme vécus et situations
extrêmes (tortures, viols utilisés comme arme de guerre, etc.) fait hélas partie du quotidien de millions de
personnes sur notre planète (voir aussi les points 1.5, 1.8 et 1.12.3 du chapitre 6). Ce choix du signifiant
extrême est dès lors un des effets de la sidération et de la détresse initiales du psychothérapeute à l’écoute des
horreurs que ceux qui s’adressent à lui eurent à traverser (je reviendrai sur l’in-humanité de l’horreur dans le
point 1 du chapitre 1).
2 Environ 30 entretiens hebdomadaires durant 11 années de pratique clinique, d’abord en SSM, ensuite en
libéral.
Clinique de l’humanisation
20
Introduction générale
ne sera jamais totalement exacte mais qui décrivent l’univers avec de plus en plus de
précision. »
C’est ce désir de complexifier la pensée quant aux dynamiques psychiques opérantes à
l’intérieur de mes patients, de ses interlocuteurs et du sujet-psychothérapeute que je suis lors
des rencontres thérapeutiques qui m’a motivé à voyager dans différents champs théoriques.
« Ainsi se répondent les analyses auxquelles ouvrent ces démarches dans le droit fil de leurs
exigences respectives, commandées par la ‘-logie’ qui les constitue » (Brackelaire, Kinable,
2013, p. 449). Dans une telle approche, la mise en résonance et en contraste de théories issues
de champs théoriques parfois très éloignés qui sont donc aussi, et je le répète par définition,
des mythes théoriques, permet de mon point de vue et j’espère aussi en convaincre le lecteur,
d’élargir la boîte à outils dans laquelle le clinicien et le chercheur sont susceptibles de puiser
pour complexifier et de ce fait, pour théoriser avec plus de précision le Réel (par exemple par
la mise en résonance et en contraste de différentes théories, par cross-validation entre
théories, etc.). Avec comme but ultime l’augmentation même de l’efficacité (le fait de
produire des effets bénéfiques) de la psychothérapie.
Je montrerai dans la première partie que toute souffrance psychique peut en dernière
analyse être pensée comme la conséquence d’un ratage, d’une carence, voire d’une déficience
dans le processus d’accordage entre le sujet, lui-même, les A(a)utres3 et le monde. Ces
propositions placent d’emblée, consubstantiellement, concomitamment, l’A(a)utre (des
origines, du socius) au fondement de l’ontogénèse et de la psychogénèse et de ce fait, au cœur
de la pensée quant à ce qui constitue l’essence de la souffrance psychique. Ce qui invite à
penser une clinique qui se fonde dans et sur une métapsychologie de l’étayage, de la
reconnaissance de l’altérité et de l’intersubjectivité. Ce sera le sujet de la deuxième partie.
3 Par « Autre », j’entends tant l’Autre lacanien (le lieu du trésor des signifiants) que l’Autre levinassien, à
savoir l’Autre dans son infinie altérité. Par « autre », j’entends l’autre en tant qu’il est mon semblable.
21
Première partie
Ce sont ces défaillances, voire ces carences des théories canoniques établies (dans les
mots de Kant, le fait que les objets résistent à se régler sur, à rentrer dans les concepts pré-
établis) à décrire et à penser ce qui constitue l’essence des traumatismes extrêmes et des
traumatismes de l’exil qui sont au fondement de l’Hilflosigkeit, du désaide du thérapeute et
des angoisses qui en découlent. Waintrater (2003 et 2012) parle dans ce contexte de
« concepts insuffisants », Sironi (2007a, p. 183) « d’outils cliniques et théoriques inadé-
quats ». Car « le traumatisme lié à la torture est singulier et atypique si l’on se réfère aux
Clinique de l’humanisation
catégories nosographiques habituelles » (Sironi, 1999, p. 12). Pour Bessoles (2008c, p. 220),
« le clinicien qui traite une victime de torture perd ses repères psychopathologiques et
nosologiques habituels ».
C’est alors, partant de ses angoisses, que le clinicien-chercheur se met au travail pour
chercher des outils à l’intérieur de lui et dans l’arsenal théorique à sa disposition. Outils qui
l’aideront à symboliser ce qui se manifeste en lui dans la rencontre comme résultats des
projections du vide représentatif initial du patient et de la déréliction qui en découle dans le
psychisme de ce dernier. En effet, théoriser et symboliser sont de puissants anxiolytiques
devant l’angoisse que génère l’Hilflosigkeit. C’est un processus de symbolisation et de mise
en sens d’expériences de hors-sens suite aux défaillances, voire aux carences des théories
canoniques. C’est ce dont témoigne le présent travail. Pensé ainsi, il est en miroir du travail
de reconstruction subjective du sujet en trauma et en exil. J’y reviendrai dans le chapitre 5,
lorsque j’aborderai les questions épistémologiques et méthodologiques.
30
Chapitre 1. La rencontre avec l’Hilflosigkeit
leur a promis des postes. Ce sont des gens qui n’aiment pas la population, qui la manipulent.
Ce qui me fait mal, c’est que notre président dit qu’il est chrétien. Il dit : « Dieu m’a dit que je
vais régner jusqu’à la fin de ma vie. » Au lieu de faire le développement du pays, il y a des gens
qui meurent de faim à cause de la famine mais il dit que tout va bien. Les militaires vont à
l’école, prennent des enfants, les mettent dans les pick-ups et les violent.
Ces confusions sont évocatrices des confusions décrites par le génial Ferenczi (1932a,
[1985]) dans son texte « Confusion de langue entre l’adulte et l’enfant ». Pour lui, c’est la
confusion qui est au cœur de la souffrance de l’enfant abusé sexuellement par l’adulte. En
effet, l’enfant aime tendrement l’adulte et c’est cet amour qui est détourné de façon perverse
par le parent abuseur. Madame B. ne parle-t-elle pas de la même chose ? Un chef d’état, père
de la nation, supposé aimer et aider son peuple, détourne l’affection et l’admiration de son
peuple pour ensuite s’enrichir aux dépens de celui-ci en installant un régime de terreur basé
sur l’assassinat, le viol, la torture etc. du peuple par qui il a été élu (aimé). Comme vous le
lirez tout au long de ce chapitre, ces actes barbares et la confusion qui en résulte ont un effet
tellement destructeur sur le psychisme que « l’après » de l’exposition à l’in-humanité ne
ressemblera plus jamais à « l’avant », le sujet se vivant comme totalement vidé de son essence
et des repères qui le constituaient par le passé.
Ecoutons déjà Monsieur A. Il s’agit de ses toutes premières paroles lors de notre premier
entretien qui sera également le dernier. Il m’avait en effet très cordialement prévenu à la fin
de l’entretien qu’il n’était pas du tout certain que nous nous reverrions, tout cela dépendrait
de son humeur du moment, car « il ne voulait plus faire aucun plan, mais uniquement encore
vivre au jour le jour ».
Je suis perdu dans un monde perdu. Je viens de Damas. Physiquement, je suis présent, mais
psychiquement, je suis mort. Ma famille est morte ; moi, c’est une question de temps. A l’inté-
rieur de moi, je sens une rage ; ça brûle, je n’ai plus les idées claires. J’ai vécu des situations
atroces. Les morts font parties de moi. J’ai vécu 3-4 ans dans la terreur. Ici, je n’ai pas peur, je
suis perdu. Le cauchemar de la personne, c’est sa mémoire. Il y a une grande différence entre
vivre quelque chose et écouter quelqu’un qui raconte, avec tout le respect que je vous dois. J’ai
tout perdu. On est devenu des gens sans objectifs parce que le monde est sans objectifs. La
civilisation n’est pas une civilisation. Tous les jeunes Syriens sont morts. Je ne veux pas parler
des paroles en l’air. Avant 2012, j’étais la personne le plus heureuse sur terre. En 2012, le
13ième jour du Ramadan, l’armée syrienne avec ses avions et ses chars tirent sur des jeunes.
31
Clinique de l’humanisation
4 Pour Damasio (1994, 2000, 2003, 2010), le cerveau ne doit donc pas être conçu comme une gigantesque
base de données dont la première fonction serait d'accumuler des faits objectifs concernant l'environnement
extérieur. Une de ses premières fonctions est de représenter non pas des états du monde environnant, mais
des états internes de l'organisme auquel il appartient. Damasio nomme « proto-soi » l'ensemble de ces repré-
sentations de l'état du corps. Mais posséder un « proto-soi » ne suffirait pas à être conscient. La conscience
suppose plusieurs étapes : la première repose sur la rencontre de l'organisme avec un environnement qui sus-
cite une représentation du monde par le cerveau ; la deuxième consiste à mettre en relation cette représentation
du monde avec l'état de l'organisme lui-même, c'est-à-dire la représentation du « proto-soi ». Être conscient,
pour un système cognitif, c'est être capable de se représenter, au second degré, certaines de ses propres repré-
sentations. Plus précisément, pour Damasio, la conscience apparaît dès qu'un organisme se trouve doté d'un
« soi-central », c'est-à-dire un système capable de représenter, sous la forme d'un sentiment, la relation entre
l'état du « proto-soi » et les objets avec lesquels il entre en interaction. Le « soi-central » possède une fonction
biologique : son existence permet à un organisme de garder la trace des modifications de ses états occasionnés
par ses rencontres avec des objets environnants. Le sentiment conscient émerge donc dans l'instant fugitif de
l'interaction avec l'extérieur. Cette « conscience noyau » (ce « soi-central ») se développe en « conscience
autobiographique » chez les organismes dotés de mémoire, ainsi que d'un système de représentation suscep-
tible de coder l'information d'une façon qui ne soit pas sensible aux changements de contexte.
32
Chapitre 1. La rencontre avec l’Hilflosigkeit
33
Clinique de l’humanisation
diose et exhibitionniste » dériveront les ambitions qui nous poussent. De « l’imago parentale
idéalisée » et admirée dériveront les idéaux qui nous guident. Le self deviendra ainsi « bipo-
laire » animé par la tension qui existe entre le pôle des ambitions et celui des idéaux.
Quant à la notion de « selfobjet », Kohut part de l'idée que, initialement, l'enfant conçoit
l'autre, l'objet, comme partie intégrante de son propre psychisme, l'objet ayant pour fonction
d'assurer la continuité du self. La première relation est ainsi narcissique, adressée à une
fonction plus qu'à l'objet qui la remplit. Elle fait partie du self même de l'enfant, d'où les
termes de « selfobjet » et de relation « selfobjectale ». Le « self/selfobjet » est le cœur même
du développement du psychisme. L'environnement doit remplir sa fonction et fournir des
« selfobjets » au self sous peine d'obturer le développement des différents registres
narcissiques. De même que le narcissisme se maintient comme un courant permanent du
psychisme, le besoin en « selfobjets » perdure même s'il se modifie. A tous les moments de
l'évolution d'un individu, un objet investi comme « selfobjet » n'est pas reconnu dans sa
spécificité de personne distincte mais connu seulement à la fonction qu'il remplit. Comme
l'air que nous respirons, il n'est reconnu que lorsqu'il manque. Le sujet dépend donc sans le
savoir des personnes qui jouent pour lui ce rôle de « selfobjets », l'admirent, le valorisent, se
laissent idéaliser par lui. Ce Self pour se maintenir a toujours besoin de relations
« selfobjectales » comme l'organisme a besoin d'oxygène ; le « selfobjet » est à la fois relation
et expérience qui peut s'étendre au domaine culturel. Ces fonctions assurées par les
« selfobjets » s'internalisent, deviennent pour une part indépendante de leur présence et font
alors partie intégrante du self. Comme Winnicott, Kohut insiste à sa manière sur l'importance
du rôle de l'environnement. La rage, dirigée contre les « selfobjets », résultent des carences
inconsciemment vécues de la part des « selfobjets » (de l’environnement) à assurer au self sa
continuité d’existence. Dans un raisonnement neuroscientifique, Schore (2003) conceptualise
la rage comme étant la conséquence d’une carence environnementale grave (une carence
grave de l’objet d’attachement primaire) à aider l’infans à métaboliser son agressivité suite
aux inévitables frustrations environnementales. Ces carences graves et répétées peuvent
impacter le « câblage » cérébral et engendrer par la suite des déficiences à métaboliser
psychiquement la rage (Schore, 2003). J’y reviendrai dans le chapitre 7.
Dans mon interprétation, c’est entre autres cette carence grave et répétée des « selfobjets »
(in casu les autorités supposées protéger le peuple alors que dans les faits, elles annihilent
leur population) que nous décrit Monsieur A. (« En 2012, le 13ième jour du ramadan, l’armée
syrienne avec ses avions et ses chars tirent sur des jeunes »). Ainsi que Maryam, une dame
tchétchène ayant fui l’horreur de la guerre au pays. Ecoutons-la :
Avant les évènements (la guerre en Tchétchénie), nous étions protégés, nous avions une
confiance totale dans le parti. Les lois étaient respectées, je voulais devenir membre du parti.
Nous avions une telle confiance dans nos dirigeants. C’était inimaginable que ce qui m’est
arrivé pouvait m’arriver. Je savais que la barbarie existait, mais sur d’autres continents. Nous
avions confiance dans les forces de l’ordre. Ce sont ces mêmes forces de l’ordre qui nous ont
torturés. Je ne parviendrai jamais à digérer cela, moi qui croyais tellement en leur justice.
34
Chapitre 1. La rencontre avec l’Hilflosigkeit
l’écrit Roisin (2010), le traumatisme est un trouage du tissu psychique. Ce trouage fait
que le sujet se vit désubjectivé, dans les mots d’Henri Michaux (1929, in Ecuador) « né-
troué » en relation avec ce que Paul Klee (cité par Maldiney, 1973, [1994], p. 151)
appelle un « non-concept », « en balance avec rien, sans poids ni mesure », « l’étant-
néant » et le « néant-étant ». Comme l’écrit Corcos (2008, p. 193), « comme dans les
limbes d’avant le baptême du sens et du langage, dans l’espace où l’autre et soi n’étaient
pas accordés ».
Ferenczi place l’autoclivage narcissique au centre de ses développements sur le
psychotraumatisme (j’y reviendrai plus loin dans ce chapitre et dans les chapitres 3 et 4).
Selon lui, lors de l’exposition à l’horreur, une part du sujet meurt et l’autre continue à vivre,
mais dénuée d’affects, elle reste exclue de sa propre existence comme si c’était quelqu’un
d’autre qui vivait sa vie. « A première vue, l’individu consiste en ces parties : a/ en surface,
un être vivant capable, actif, avec un mécanisme bien, voire trop bien réglé ; b/ derrière celui-
ci un être qui ne veut plus rien savoir de la vie ; c/ derrière ce Moi assassiné, les cendres de
la maladie mentale antérieure, ravivée chaque nuit par les feux de cette souffrance et d/ la
maladie elle-même, comme une masse affective séparée, inconsciente et sans contenu, reste
de l’être humain proprement dit » (Ferenczi, 1932b, [1985], p. 54).
Cet autoclivage favorise l’installation d’un mode de fonctionnement en faux self dans le
psychisme du sujet, fonctionnement dans lequel « le sujet se présente bien aux yeux du
monde » (Winnicott, 1965, [1989], p. 218), souvent très pertinent dans ses observations,
façade défensive contre des vécus de déréliction, voire d’anéantissement psychique. Comme
me le raconta Madame P. : « Je suis fatiguée de faire semblant, alors qu’à l’intérieur de moi,
ce sont des larmes, des soupirs. »
En plus du clivage, Ferenczi décrit comment le traumatisme peut générer une
fragmentation, une atomisation et de l’autotomie. Je m’attarde brièvement sur cette notion
d’autotomie. Dans les sciences biologiques, l’autotomie se réfère à la mise à l’écart d’une
partie du corps, par exemple la queue chez les reptiles et les tentacules chez les pieuvres.
Pour Ferenczi, l’autotomie implique l’amputation d’une part de soi-même. Une partie du
sujet « meurt » du fait du clivage. Le sujet ne ressent aucune douleur parce qu’il n’existe
plus. « Celui qui a rendu l’âme survit donc corporellement à la mort et commence à revivre
avec une partie de son énergie » (Ferenczi, 1932b, [1985], p. 88). Car « si la quantité et la
nature de la souffrance dépassent la force d’intégration de la personne, alors on se rend, on
cesse de supporter, cela ne vaut plus la peine de rassembler ces choses douloureuses en une
unité » (Ferenczi, ibid., p. 236). Le sujet devient ainsi capable « de mesurer avec cette partie
clivée du Moi, pour ainsi dire en tant qu’intelligence pure, être omniscient avec une tête de
Janus, l’étendue du dommage ainsi que la partie d’elle-même que la personne peut
supporter » (Ferenczi, article posthume, [1985], p. 144).
J’avance l’hypothèse que c’est la partie omnisciente de Monsieur A. dont parle Ferenczi
qui s’est adressée à moi lors de notre seul et unique entretien. Sans doute l’a-t-il fait en guise
de témoignage, sans doute aussi parce que le temps d’élaborer « la maladie elle-même,
comme une masse affective séparée, inconsciente et sans contenu, reste de l’être humain
proprement dit » (Ferenczi, 1932b, [1985], p. 54), n’était pas encore venu.
35
Clinique de l’humanisation
▪ L’incorporation des fantômes (« Les morts font partie de moi »). Nicolas Abraham et
Marie Torok (1978, [1987]) ont attiré notre attention sur le fait qu’il n’existe pas une
seule façon d’intérioriser nos expériences du monde. Il y en a deux, qui sont
l’introjection et l’inclusion psychique. Je m’arrête brièvement sur ces deux concepts sur
lesquels je reviendrai. Le concept d’introjection fut introduit par Ferenczi en 1909. Il
s’agit « du processus par lequel le sujet cherche à inclure dans sa sphère d’intérêt une
part aussi grande que possible du monde extérieur » (Ferenczi, 1909, [1985], p. 100).
L’introjection est dès lors un processus symbolique par lequel le sujet se construit des
représentations de ses expériences du monde. Ces représentations entrent en contact
avec les différentes expériences de sa vie et peuvent dès lors être modifiées par des
expériences ultérieures. Lorsque ce processus d’introjection échoue, il en résulte un
autre processus, celui de l’inclusion psychique. Il s’agit alors selon Abraham et Torok
(1978, [1987]) d’un processus dans lequel les expériences ne sont que partiellement
symbolisées. Le sujet enferme l’ensemble des pensées, des émotions et des
représentations qu’il a éprouvé lors des scènes traumatiques en les encryptant, en les
entourant d’un mur dans une partie de sa personnalité. Cet encryptement fait que les
scènes ne sont pas remaniables par les expériences ultérieures. Cet enfermement est
parfois réussi : rien ne se manifeste de son contenu. Mais à la faveur d’un évènement
qui réveille le précédent, le sujet peut s’identifier plus ou moins durablement à un ou à
des personnages enfermés dans la crypte, par exemple la façon dont il s’est vécu lui-
même au moment du (des) traumatisme(s), la façon dont il a perçu et vécu ses
agresseurs, les témoins de la scène, etc. Dans les mots de Monsieur D. :
Parfois, je suis conscient que je suis en Belgique. Parfois, je n’en suis pas conscient, comme si
quelqu’un me ramène dans la guerre. C’est plus fort que moi. Il y a des moments où ils rentrent
en moi (les morts, mon ajout) sans que je les appelle. Il y a des moments où tout va bien et en
une fois, ils reviennent, comme s’ils ne veulent pas que je sois heureux. Quand je me promène
dans la rue, il arrive que je reconnaisse des gens, alors que je sais que je ne les ai jamais vus. Je
vois les gens d’avant, mes amis de la guerre, certains sont morts, d’autres toujours vivants.
Quand je m’en approche, je vois que ce n’est pas eux. Quand je me promène avec ma femme
et mes enfants, il y a un endroit où ils font des constructions. Quand je vois et quand j’entends
les grues, je revois les tanks, les cadavres.
36
Chapitre 1. La rencontre avec l’Hilflosigkeit
vit dans un passé-présent perpétuel tragique, duquel il tente de s’extraire par une fuite quasi
maniaque dans l’immédiateté, comme le disait Monsieur A. : « Je vis au jour le jour selon
mes envies et mes humeurs. » Je reviendrai sur ces conceptualisations phénoménologiques
de la mélancolie et du temps plus loin dans ce chapitre et dans les chapitres 3 et 4.
▪ L’extrême de l’exceptionnel, la non-rencontre, la non-reconnaissance, le fossé qui
sépare celui « qui a vu la Gorgone » de celui qui en a été épargné.
Tout sujet ayant vécu l’in-humaine et extrême horreur se vit radicalement Autre des autres
humains (« Il y a une grande différence entre vivre quelque chose et écouter quelqu’un qui
raconte »). Comme l’écrit Sironi (2007b), « il a vu la face cachée de la lune », comme l’écrit
Primo Levi, « il a vu la Gorgone et celui qui a vu la Gorgone n’est pas revenu pour le raconter,
ou alors, il en est revenu muet » (Primo Levi, 1992, p. 82). C’est ce profond fossé entre celui
qui a regardé l’horreur en face et celui dont le sort (la chance) a fait qu’il n’a jamais eu à le
faire (in casu, moi, le psychothérapeute) qu’il conviendra de combler, peu ou prou, pour que
psychothérapie puisse se faire. M’inspirant des propositions de Bion et de Winnicott,
propositions actuellement vérifiées par les neurosciences, je proposerai en effet, et c’est un
des axes centraux de ma thèse, de penser toute psychopathologie comme résultant d’attaques
contre les activités de liaison, à l’intérieur de Soi (le fait de symboliser les affects, de relier
entre elles les pensées, etc.) et avec les autres, ces activités de liaison étant consubstantielles.
C’est alors dans et par la reconnaissance mutuelle que ce qui était délié (tant au niveau intra-
qu’au niveau interpsychique) peut se relier. En ce sens, le temps n’était pas venu pour
Monsieur A. et moi de nous rencontrer.
Je conclus cette première interprétation exploratoire de ce qui constitue l’essence du
traumatisme extrême par cette phrase que j’emprunte à Bernard Doray : « Le traumatisme
extrême est un acte de décivilisation de l’identité humaine qui signe l’affaiblissement de la
culture, c’est la réalité d’un processus de désymbolisation » (Doray, communication orale,
DU Psychotraumatismes Paris VII, 2012). C’est un des fils rouges qui sera présent en perma-
nence dans ce travail. Voici comment Monsieur N. me décrivit l’impact de ce processus de
désymbolisation sur son fonctionnement psychique : « J’ai l’impression que ma personnalité
a disparu. Je ne sens plus qu’ennui et désespoir, et je vis avec cela tous les jours. » La
décivilisation de l’identité humaine qui est une expérience de l’effondrement de l’unité
individu-environnement implique que le sujet se vit sans projets, comme n’appartenant plus
à la communauté humaine (Roisin, 2010), errant comme un outcast délié du monde qu’il ne
reconnait plus comme le sien (« Je ne sens plus qu’ennui et désespoir »).
Ce processus d’effondrement de l’unité individu-environnement va de pair avec un
processus de dé-devenir (« Ma personnalité a disparu »). Comme l’écrit Louis Crocq (2007,
p. 11) :
L’expérience traumatique (extrême, mon ajout) est un bouleversement de l’être qui laissera une
impression de changement radical de la personnalité, une altération profonde de la temporalité
(puisque le temps s’est arrêté au moment figé sur la terreur ou l’horreur) et une perte de la
possibilité d’attribuer un sens aux choses. Plus qu’une perte de sens, le trauma est une
expérience de non-sens, ce passage où l’on quitte l’univers des choses qui peuvent être
désignées et représentées, pour entrer dans le monde du néant, ce néant dont nous sommes issus,
37
Clinique de l’humanisation
dont nous avons tous la certitude sans en avoir la connaissance, et que nous avons tenté
vainement d’exorciser à chacune de nos paroles, où nous affirmions désespérément notre être
comme quelque chose et non pas rien.
Un fragment de séances pour illustrer cet effondrement brutal et parfois abyssal de l’unité
individu-environnement et l’immersion concomitante dans un univers vécu comme un
univers de non-sens.
Jusqu’à mes 17 ans, je vivais avec mes parents, ma vie était magnifique. Puis, on m’a pris et on
m’a mis dans un endroit où les gens meurent tous les jours. On m’a obligé à tuer, il fallait
absolument tirer sur les gens (Monsieur D.).
38
Chapitre 1. La rencontre avec l’Hilflosigkeit
39
Clinique de l’humanisation
Comme je l’argumenterai tout au long de ce travail, c’est, entre autres, la force d’impact
et la prégnance de cette déchirure déstructurante de l’ancrage au monde du sujet, « l’éman-
cipation totale du terrifiant, de l’épouvantable, du destructif et de l’anéantissement se déta-
chant de la communauté des possibilités d’être humain » (Binswanger, 1957, [2004], p. 9)
qui font la différence entre les traumatismes extrêmes, qui relèvent de la rencontre avec
l’extrême de l’exceptionnel, les traumatismes de structure (les traumatismes structurants), les
traumatismes précoces déstructurants et les traumatismes plus « banals », plus « quotidiens »
survenant plus tard dans le parcours de vie d’une personne fonctionnant « normalement »
avant l’exposition traumatique (par exemple l’accident grave, la maladie grave, le viol
« banals », les agressions « banales », etc.).
Je reviendrai à maintes reprises et dans le détail sur les différentes catégories de
traumatismes que j’introduis ici. C’est un des axes centraux de ma thèse. Comme je
l’argumenterai tout au long de ce travail, je postule en effet une étiologie traumatique à toute
souffrance psychique.
Je vous décris déjà ici de façon succincte ce que j’entends par ces différentes catégories.
Suite à nombre d’auteurs, j’entends par traumatismes de structure (structurants) « les épreu-
ves originaires nécessaires à la subjectivation de l’être-humain, à son ontogénèse, à sa
structuration psychique » (Roisin, 2003). Il s’agit dans une épistémologie psychanaly-
tique 1/de la rencontre de l’infans (le sujet humain avant l’entrée dans le langage) avec ce
que Freud identifie comme l’Hilflosigkeit5 (le désaide, la déréliction) des origines et l’appel
au Nebenmensch, l’autre qui se trouve là à côté, supposé secourable, qui en résulte ; 2/ de la
séduction maternelle et 3/ plus tard, lors du passage de l’Œdipe, la rencontre avec la
différence des sexes et la castration. Dans son livre Les complexes familiaux, Lacan (1938,
[1984]) y ajoutera le complexe de sevrage et le complexe d’intrusion. Plus tard, il y inclura
l’entrée dans le langage, en ce sens que plus le sujet entre dans le langage, plus il est appelé
à s’extraire de la jouissance que peut procurer le fantasme de dyade, voire de non-séparation
du corps maternel.
5 Freud (1905, [1996]) introduit le terme d’Hilflosigkeit dans son texte intitulé L’esquisse pour une psycho-
logie scientifique. L’état de détresse (d’Hilflosigkeit) est lié à l’impuissance originelle du nourrisson face à
ses besoins et est génératrice d’une souffrance par débordement du système d’excitation. L’excitation ne peut
se trouver supprimée qu’avec « l’aide extérieure d’une personne bien au courant » (ibid., p. 336), un Neben-
mensch, une personne qui se trouve là, à côté, supposée secourable. Comme le montre entre autres Laplanche,
la situation anthropologique fondamentale chez Freud consiste précisément dans cet état de désaide des ori-
gines, à savoir que l’être-humain naît dans un état objectif de détresse, dans une totale dépendance de son
environnement pour sa survie d’abord, pour son développement et sa santé par la suite (André, 2012). Richard
(2011b) en déduit l’hypothèse de l’existence d’un témoin interne dans la psyché du sujet, une instance sub-
jectale toujours déjà-là et en attente d’un interlocuteur externe. L’angoisse des origines, prototype de toutes
les angoisses futures, se situe alors justement tant dans cette excitation pulsionnelle que dans l’insuffisance
de secours de celle ou celui qui est là, à côté, le Nebenmensch supposé secourable. Avec le pessimisme qui
le caractérise, Lacan radicalisera la conception freudienne de l’Hilflosigkeit des origines. Pour lui, il s’agit de
ce qui constitue la condition humaine et c’est ce désaide qui doit être traversé en fin de cure (Lacan, 1959-
1960, [1986], p. 351) : « Au terme de l’analyse, le sujet doit connaitre le champ et le niveau de l’expérience
du désarroi absolue. C’est proprement ceci que Freud, parlant de l’angoisse, a désigné comme le fond où se
produit son signal, à savoir l’Hilflosigkeit, la détresse, où l’homme dans ce rapport à lui-même qui est sa
propre mort, n’a à attendre l’aide de personne. »
40
Chapitre 1. La rencontre avec l’Hilflosigkeit
Dans la pensée processuelle du fonctionnement psychique 6 qui est celle que je défends,
je proposerai de penser les traumatismes précoces déstructurants comme se différenciant des
traumatismes de structure (structurants) de façon quantitative, soit dans le trop, soit dans le
trop peu. En effet, comme le décrit Janin (1995), tant le trop que le trop peu provoquent un
excès d’excitation potentiellement effractant et traumatisant. Quant aux traumatismes
potentiellement déstructurants qui surviennent plus tard dans le parcours de vie, il s’agit
d’épreuves pouvant mettre en péril une structuration psychique névrotico-normale
préalablement stable. Paraphrasant François Pommier (2012), je propose pour ce dernier type
de traumatisme de différencier entre traumatisme que nous appellerons provisoirement
« banal7 », à savoir des situations qui relèvent de l’extrême du quotidien, et traumatismes
extrêmes (déshumanisants, voir note 1) qui relèvent de l’extrême de l’exceptionnel. Pas dans
le but de créer des catégories supplémentaires, il ne s’agit pas d’enfermer le sujet dans telle
ou telle catégorie. La typologie que je propose n’est rien de plus qu’un outil pour aider le
thérapeute à penser ce qui se passe à l’intérieur du psychisme de tel ou tel patient à tel ou tel
moment de sa psychothérapie afin de lui parler le plus simplement possible, au plus près de
l’expérience.
Afin d’illustrer la relevance de différencier entre traumatismes « banals » et traumatismes
extrêmes, écoutons le questionnement de Monsieur O., un homme éthiopien d’origine Oromo
et âgé d’une trentaine d’années :
Imagine what they do, that government. They tortured a man six years, then they let him out of
prison and they killed him. Imagine what they do. I saw a video of his parents, they cried. He
wanted to solve problems, he did nothing bad and then, they killed him. For our government,
we are like slaves. They even beat old men, women. How can they beat like that? I cry day and
night, I think day and night. They tortured me, I know what pain is. How can I forget that? Even
now, it’s like I am in prison. So, what does this government? They take millions from
Worldbank and they buy guns to shoot their own people. It’s always for the military, never they
give to their own people. When you ask bread, they give you blood, when you ask water, they
give you blood, you ask freedom, they give you blood!
Comme j’espère vous le montrer dans ce travail au départ de nombreux cas cliniques, le
traumatisme extrême serait donc d’une autre essence que le traumatisme plus banal, plus
quotidien. Sironi (1999, 2007, a, b) plaide dans ce contexte pour l’introduction d’une entité
psychopathologique à part. Mais, me direz-vous, comment alors différencier entre
6 Cette approche postule que le sujet et ses fonctions psychiques, soumis à des demandes internes et externes
(Freud, 1915 [2012], pp. 11-43), recherchent des solutions bien au-delà de la conscience (Freud, 1900, [1989])
et des tendances spontanées de l’organisme, à savoir l’interruption de déplaisir (Freud, 1895, [1996] et 1920,
[2010]). Ces organisations mentales et même neuronales sont susceptibles de se reconfigurer au cours de ce
processus. C’est cette organisation psychique, plus ou moins stable, plus ou moins définitive, et les processus
plus ou moins inconscients (les mécanismes de défense, les fantasmes inconscients et la façon dont ils se sont
constitués, les façons dont ils interagissent au sein de la personnalité psychique, la structure même de cette
personnalité psychique, etc.) qui la sous-tendent qui constituent l’essence du « diagnostic » psychanalytique.
L’approche processuelle se différencie d’une approche catégoriale et structurelle. En effet, dans ces dernières,
l’organisation mentale est stable et définitive, ce qui n’est pas le cas dans une approche processuelle.
7 Le terme « traumatisme banal » est une contradiction dans les termes. En effet, un traumatisme ne saurait,
par essence, être « banal ». J’ai choisi ce terme par défaut, n’ayant pas trouvé un terme plus adéquat lors de
la rédaction de ma recherche.
41
Clinique de l’humanisation
Je pense que cette pourriture m’a été infligée par ces monstres qui ont commis ces actes. Ce
sont des méthodes indescriptibles qu’ils ont utilisées (l’indicible et l’impensable de l’in-
humaine horreur). C’est à cause de leurs actes sales que c’est inlavable. Faire une thérapie, en
parler, soulage, mais on n’enlève pas la pourriture. C’est si tenace, car ce n’est pas un simple
viol. C’est quelque chose de monstrueux, les méthodes sont indescriptibles. (C’est cette
indicible et impensable horreur qui différencie les traumatismes extrêmes des traumatismes plus
banals, plus quotidiens). Je n’en reviens même pas aujourd’hui (la confusion).
En paraphrasant Bion (1962, [2010], 1963, [2004]) et Roussillon (1999, [2010]), les
traumatismes extrêmes dans leur dimension ontique sont des attaques majeures contre
« l’appareil à penser les pensées », ce sont des expériences de désubjectivation extrême. S’y
ajoutent le poids de la culpabilité et celui de la honte qui sont autant des tentatives du sujet
pour donner du sens au hors-sens (« Ce qui m’est arrivé est de ma faute et j’en ai honte. »)
que des obstacles à l’élaboration, à la mise en sens et à la transformation de l’indicible et in-
humaine horreur dont fut victime le sujet. Car « comment transmettre mon vécu et les actes
atroces, inhumains à mes enfants, aux autres lecteurs (Maryam envisage d’écrire) sans perdre
l’honneur. Cette question m’assaille mais je ne trouve pas de réponse. »
Et ce sont ces radicales impossibilités à penser l’encore-toujours impensable horreur, à
dire l’encore-toujours indicible « terreur sans nom » (Bion, 1962, [2010]) qui font qu’elles
s’inscrivent dans le corps, dans une pensée lacanienne dans le « Réel » du corps qui est une
tentative inconsciente d’inscrire de façon imaginaire dans le corps l’indicible et l’impensable.
Ecoutons Madame B. :
Quand les souvenirs surgissent, mon corps réagit immédiatement. Mon cœur s’accélère, j’ai
des difficultés à respirer. Une vague de chaleur envahit mon corps. Est-ce le cerveau qui se
prépare pour réagir ? […] Une personne qui a vécu un trauma grave dans un accident de voiture,
même si elle reprend le volant, elle va ressentir de la peur. Je pense que cette peur s’est inscrite
dans notre cerveau et ce qui était enregistré refait surface quand il y a danger.
42
Chapitre 1. La rencontre avec l’Hilflosigkeit
avec les désirs inconscients parentaux, mais plutôt des corps étrangers, clivés de l’espace
psychique parental et placés sous l’impératif du silence. Alice Cherki (2006) parle dans ce
contexte d’une situation d’empêchement subjectif. Ce qui va se transmettre ne sont pas les
rejetons d’un désir parental, conscient ou non, mais les effets du silence et de la honte. L’effet
de ce type de transmission a été décrit par Abraham et Torok (1978, [1987]). Ce ne sont pas
les signifiants du désir parental qui sont transmis mais les fantômes d’un corps étranger dont
la structure a été rapprochée par ces auteurs d’une crypte, d’un lieu isolé séparé de l’espace
psychique par des cloisons hermétiques. C’est donc une crypte qui se transmet, celle d’un
mort vivant, trace de l’indicible horreur et du deuil impossible du sujet traumatisé.
Je donne la parole à Madame B. :
Nous avons vu deux guerres, mes enfants avaient 4 et 3 ans. Nous avons tous erré. C’est sur ma
petite fille (la fille de sa fille) que je vois les séquelles les plus terribles de la guerre. Ma fille
n’a vu que des atrocités et c’est cette peur qui habite tous mes enfants et ma petite fille […]. La
colère et l’ignorance peuvent faire naître une peur terrible, mais on ne sait pas de quoi on a
peur. La peur habite mes enfants. Mon fils aîné a 18 ans, mais j’ai l’impression qu’il n’est pas
guéri. Il ne monte jamais tout seul, il n’ose pas aller seul aux toilettes. Je veux éviter que la rage
et la peur habitent mes enfants. Je lui raconte la vérité par petits morceaux. Je suis devant un
dilemme. Est-ce que je dois dire toute la vérité ou n’en donner qu’une partie ?
8 Se basant sur les théorisations freudiennes, par exemple celle avancée dans La psychopathologie de la vie
quotidienne (Freud, 1901, [1997]), Roussillon (2007a, p. 11) écrit : « Il n’y a pas de différence de nature entre
les processus qui opèrent dans la pathologie psychique et la symptomatologie et ceux repérables dans le cours
normal du fonctionnement de la vie psychique. Ce sont les mêmes processus psychiques qui sont utilisés dans
la vie psychique normale, courante, habituelle et saine que ceux que l’on retrouve dans les formations psy-
chopathologiques. Il n’y a pas de différences de nature ni de processus : il n’y a que des différences de degré,
d’intensité, voire de plasticité de ces mécanismes. Il y a un continuum entre le normal et le pathologique »
(Kaës, 2012, p. 29). Comme l’écrivait Freud à la fin de sa vie : « Il est impossible d’établir scientifiquement
une ligne de démarcation entre états normaux et états anormaux » (Freud, 1940, [2010], p. 69). Dans une telle
pensée quantitative, dimensionnelle et processuelle, il s’agit plutôt de penser les choses sur un continuum,
avec à une extrême, une structuration psychique névrotico-normale (Mais de quelle normalité parle-t-
on alors ? D’une normalité statistique ? D’une normalité théorique, c’est-à-dire une normalité telle que définie
dans telle ou telle théorie ?) et, à l’autre extrême, une psychose totalement déclenchée (un total repli sur un
monde et une réalité intérieure strictement singulière et absolument impartageable avec d’autres humains).
43
Clinique de l’humanisation
comme capitulation définitive devant l’énigme. En effet, « le trauma est une psychose passa-
gère » (Ferenczi, 1929, [1986], p. 94) car seule l’autodestruction de la cohésion psychique
peut éviter l’angoisse d’anéantissement et promettre la reconstitution à partir des fragments
(Ferenczi, 1929, 1932, b, c, d, e).
Comme le décrit Juliette, l’épouse de Monsieur D. : « Je suis sur le bord ("on the edge").
Je suis comme un verre cassé, je rassemble les morceaux, aussi les morceaux salis, mais ça
ne tient plus bien ensemble. Mon mari veut aussi rassembler ses pièces, mais il lui en manque
une. »
Et Monsieur D. : « Il y a trois morceaux de moi que je dois rassembler, il y a celui de
l’enfance, celui de la guerre et celui qui était heureux avec son épouse. »
Les psychotraumatismes extrêmes et les fragmentations majeures de la personnalité
psychique qui en découlent sont des attaques massives contre le lien (Bion, 1967, [2010]). A
savoir les capacités du sujet à faire lien tant à l’intérieur de soi, c’est-à-dire à se subjectiver
en mentalisant et en s’appropriant ses affects, en reliant ses pensées, en construisant des
chaînes signifiantes avec les autres. Comme l’avance Bion (ibid.) et comme le démontrent
les neurosciences, ces deux activités de liaison sont concomitantes. C’est un des fils rouges
présent en permanence en arrière-fond de ce travail. Pensé ainsi, le processus de
désubjectivation, de fragmentation de la personnalité psychique initié par l’exposition à
l’horreur indicible est un processus de déliaison. Il résulte selon moi, et j’y reviendrai
abondamment, du fait que le principe préalablement unificateur du psychisme, à savoir pour
Freud la matrice Œdipienne, pour Lacan, le signifiant phallique, défaillent sous les coups de
boutoir du trauma. J’avance en effet l’hypothèse que le signifiant phallique ne protège plus
contre l’émergence du Réel de l’inhumaine barbarie. Et il arrive que le processus de reliaison,
de reconstruction à partir des fragments, échoue.
Le sujet rend alors les armes devant ce travail titanesque et se vit perpétuellement
morcelé, fragmenté. Le trauma devient « processus de dissolution qui va dans le sens d’une
dissolution totale » (Ferenczi, 1932b, [1985], p. 191). La psychose passagère se chronicise
en psychose post-traumatique. J’y reviendrai.
44
Chapitre 1. La rencontre avec l’Hilflosigkeit
sélectionner pour en renvoyer le plus possible dans le pays d’origine ou dans ce que Metraux
(2011) appelle « les terres de nulle part » de la clandestinité.
Je donne la parole à Monsieur D., un homme afghan de 30 ans, qui résidait en Belgique
depuis trois ans lorsqu’il reçut une réponse négative à sa deuxième demande d’asile :
Ma vie n’a plus d’importance, je n’ai plus de famille (il a perdu son père en Afghanistan et est
sans nouvelles du reste de sa famille qui a fui le pays). En Belgique, on m’a fait un lavage de
cerveau (le processus de dépersonnalisation). Je ne sais pas si je suis un danger pour les autres,
mais je suis un danger pour moi-même. Dans ma vie, il n’y a pas beaucoup de moments où j’ai
décidé de quelque chose, mais maintenant, j’ai décidé de quitter ce pays. Si je dis Syrie, c’est
parce qu’il y a la guerre là. Comme ça, je contribue à quelque chose. Si je retourne en
Afghanistan, ma famille n’est plus là. En Syrie au moins, je serai enterré comme combattant.
Théoriser et comprendre cette clinique consiste donc aussi et peut-être surtout à penser
les articulations conscientes et surtout inconscientes entre un psychisme singulier et ce que
j’identifie comme psychisme collectif et sociétal. Ce faisant, je rejoins la pensée freudienne
pour qui la psychologie individuelle est d’emblée psychologie sociale, comme en témoignent
ces quelques phrases qui se trouvent dans Analyse des foules et psychologie du Moi :
L’opposition entre psychologie individuelle et psychologie sociale ou psychologie des masses,
qui peut à première vue nous paraitre très significative, perd beaucoup de son tranchant si on la
considère de façon approfondie. Certes la psychologie individuelle est réglée sur l’homme
individuel et elle s’attache à savoir par quelles voies celui-ci cherche à accéder à la satisfaction
de ses motions pulsionnelles, mais se faisant, elle ne se trouve que très rarement en mesure de
faire abstraction des relations de cet individu avec d’autres individus. Dans la vie d’âme de
l’individu pris isolément, l’autre intervient très régulièrement comme modèle, comme objet,
comme aide et comme adversaire (Freud, 1921, [2010], p. 5).
Dans une pensée lacanienne, la bande de Möbius qui est constituée d’une face et d’un
bord, sans dedans ni dehors, illustre cette structure constitutive du sujet. Il est fait de l’Autre
et du langage et il est l’effet non pas d’une seule intériorité qui lui serait propre mais
également d’une altérité.
J’ai rencontré Monsieur Paul, un homme ruandais d’une quarantaine d’années, lors de
mon immersion en centre d’accueil. Voici comment il me décrivit l’impact de la vie en centre
d’accueil (l’impact de l’Autre) sur son psychisme et sur celui des autres résidents :
Après trois mois, les gens perdent leur sens des responsabilités. Ils se sentent comme des enfants
qui peuvent tout demander. Dès qu’ils ont mal de tête, ils veulent un médicament. Quand ce
sont des familles avec des enfants, les parents arrêtent d’être parents. Les enfants insultent
parfois leurs parents. On ne voit pas souvent des parents qui restent coriaces. Il y en a qui
abandonnent tout. Un papa qui ne sait même plus acheter un bic à ses enfants, ça rend
impuissant. Moi, j’étais très libre au pays avec ma femme et mes enfants. J’avais ma chambre
pour moi. Maintenant, je partage ma chambre avec mes enfants qui ne m’ont jamais vu comme
ça. Mes enfants avaient leur chambre, j’avais la mienne dans laquelle ils ne pouvaient pas
rentrer par respect.
45
Clinique de l’humanisation
Et Monsieur N. :
Tu es avec différentes personnes, différentes nationalités. C’est très difficile, très difficile
d’accepter cette situation. C’est pire qu’une torture ce qu’on subit ici. (Il a été torturé au pays,
mon ajout). C’est comme si on te torture d’une façon stratégique ici. Moi, j’ai vu des gens qui
sont devenus fous dans le centre, c’est très difficile d’accepter ça. Ici, en Europe, ce n’est pas
comme en Afrique où tu te déplaces d’une personne à l’autre. Même si tu n’as pas grand-chose,
tu te sens bien. Comme je vous le disais, ici c’est pire que la torture. Tu dis tu as mal quelque
part, on te donne du paracétamol, pour tout, on te donne du paracétamol.
46
Chapitre 1. La rencontre avec l’Hilflosigkeit
aussi accepter d’être bouleversé, affecté, c’est accepter l’humilité de celui qui a tout à
apprendre et qui est dès lors disposé à remettre en question ses propres certitudes
existentielles dans ce qu’elles ont d’illusoires.
Inspiré par Pascale Jamoulle et son approche anthropologique, c’est ce constat qui m’a
amené à quitter le cadre douillet de mon cabinet de psychothérapeute pour m’immerger dans
les lieux de l’Autre en exil, par exemple en l’accompagnant en tant que personne de confiance
lors de son audition d’asile, en m’immergeant pendant plusieurs mois pendant un jour par
semaine dans un centre d’accueil, en rencontrant et en interviewant des dizaines d’autres
acteurs du champ de l’exil, des avocats, un juge au Conseil du Contentieux des Etrangers,
des assistants sociaux, etc.
Afin de comprendre et de théoriser ainsi l’interaction complexe entre le subjectif et le
collectif, entre la psyché du sujet et ce que j’identifie avec Freud, Anzieu, Kaës et d’autres
comme psychisme collectif, groupal, sociétal. Ce sera le sujet de mon sixième chapitre.
Je vous en dis déjà quelques mots ici, car les conditions de vie dans la nouvelle terre
d’accueil et la façon dont elles impactent le psychisme du sujet en trauma et en exil sont la
toile de fond de mon propos et des propositions métapsychologiques que je propose. En effet,
et comme souligné précédemment, la clinique de l’extrême et de l’exil ne peut se comprendre
et se théoriser sans comprendre et théoriser ce que j’identifie avec d’autres comme l’actuel
malaise dans nos civilisations occidentales et la façon dont il impacte le psychisme des sujets.
Que ce soit celui du sujet en trauma et en exil, celui des assistants sociaux dans les centres
d’accueil, des fonctionnaires en charge du traitement des dossiers d’asile, des juges au
Conseil du Contentieux des Etrangers, des psychothérapeutes dont je fais partie, etc.
Je vous propose d’emblée ce que j’ai identifié comme les caractéristiques de ce malaise
au départ de mes ethnographies et d’innombrables verbatims de séances psychothérapeu-
tiques. J’y reviendrai de façon détaillée dans le chapitre 6. La première caractéristique serait
la défiance, la deuxième une forme particulière de clivage et la troisième une tendance au
fonctionnement en faux self.
La défiance est une atmosphère au sens où l’entend Binswanger (1957, [2004], p. 41), à
savoir « une tonalité affective fondamentale, une présomption qui a pour conséquence la
proximité, flairée ou détectée, du danger en puissance, dans le monde d’autrui, proximité
inquiétante, insolite, impalpable et cependant, toujours plus immédiate ».
Ecoutons à nouveau Monsieur Paul : « Les gens se méfient, car ils ne savent pas qui est
qui. Un oiseau arrive sur un arbre, il ne va pas chanter tout de suite, il regarde d’abord. On
se parle, mais les gens ne parlent pas de leur histoire. […]. Tu es un chef dans ton pays, tu
arrives, tu es réduit à rien. »
La toute grande majorité des personnes en demande d’asile ont été obligées de fuir leur
pays dans des conditions souvent très difficiles et dangereuses pour échapper à la dictature,
au non-droit et à l’in-humaine violence de l’état contre ses citoyens. Tous fantasment
l’Europe comme l’Eldorado des droits de l’homme et de la justice. Mais la confrontation à la
dure réalité du terrain (la vie en centre d’accueil que presque tous appellent des « camps »,
47
Clinique de l’humanisation
le fait de voir des compatriotes déboutés de leurs demandes d’asile, les récits parfois dénués
de tous fondements véhiculés par d’autres résidents et par les passeurs, la confrontation à un
certain racisme ambiant) provoque souvent assez rapidement une chute vertigineuse des
illusions.
Il en va de même pour l’audition d’asile au CGRA (le Commissariat Général aux Réfugiés
et aux Apatrides). Certains imaginent les agents traitants du CGRA comme des êtres
malveillants, desquels ils doivent se protéger en essayant de les manipuler. D’autres
considèrent le CGRA comme l’émanation d’une justice et d’une humanité sans failles dont
l’objectif est de venir au secours des persécutés. C’était le cas de Monsieur T. : « Selon moi,
le CGRA est une institution qui accueille les étrangers qui ont des problèmes dans leurs pays.
Les travailleurs du CGRA sont supposés savoir que les gens qui demandent l’asile ont des
problèmes. »
L’agent traitant qui n’est que très rarement psychologue clinicien est pour sa part placé
dans la très difficile, voire impossible, posture d’avoir à examiner lors d’un entretien (parfois
deux ou trois entretiens) de trois à quatre heures la véracité du récit du candidat réfugié sans
se laisser affecter par les horreurs qu’il entend jour après jour. Comme me l’ont rapporté
nombre d’avocats et un juge à la retraite au CCE, chaque interviewer et chaque juge a été
confronté au moins une fois dans sa carrière à un candidat réfugié qui manifestement mentait
et manipulait, ce qui augmente sa défiance à l’égard du candidat, car « personne n’aime avoir
le sentiment d’avoir été manipulé ».
Comme j’ai pu le constater lors de mes accompagnements en tant que personne de
confiance (une cinquantaine à ce jour), il arrive dès lors souvent que l’interviewer fasse
montre de peu d’empathie, d’un détachement affectif et qu’il se limite aux « faits ». En effet,
la logique et le discours de l’audition s’inscrivent dans une logique discursive juridique dans
laquelle le candidat réfugié est convoqué à dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité
et à répondre avec précision à chaque question posée. Une hésitation, une confusion, une
erreur temporelle ou géographique risquent d’être interprétées comme mensonges pour
obtenir frauduleusement les « papiers ». Alors que la clinique et la littérature montrent de
façon incontestable et incontestée que c’est précisément le « vide » psychique, narratif et
représentatif qui sont au cœur de la dynamique du traumatisme extrême.
C’est cette confusion de langues (« S’ils sont sourds, comment leur transmettre ? ») qui
est au cœur des dynamiques discursives de l’audition. Ecoutons comment Monsieur T.,
victime de tortures au pays vécut son audition d’asile au CGRA. Il me fit ce récit lors d’une
de nos séances un an après qu’il fut reconnu réfugié politique :
On s’est échappé de la mort, en Belgique je demande l’asile. J’ai pensé qu’enfin, j’allais pouvoir
jeter ce fardeau que je portais, ce fardeau de peur, d’angoisse, de sentiment d’être poursuivi. Je
pensais que j’allais pouvoir respirer librement après l’avoir déposé. Une fois là, dans le bureau,
je me suis dit : « Nous sommes sauvés. »
Au début, j’éprouvais une énorme sympathie pour ceux qui nous interrogeaient. Ensuite, lors
de l’interview, je dis la vérité, je parle de tout en détail et je vois qu’on ne me croit pas. Ma
première réaction était une réaction de confusion (la confusion de langue décrite par Ferenczi).
J’ai eu un choc terrible. Est-ce dû au fait que je n’avais pas été préparé à leur comportement ?
48
Chapitre 1. La rencontre avec l’Hilflosigkeit
[…] Je pensais pouvoir porter la vérité à l’oreille de la personne qui m’écoute. Qu’est-ce que je
ressens ? C’est comme si c’est moi qui suis coupable. Une pensée me vint alors : « Comment
le rendre content, comment le satisfaire ? Que dire pour qu’il soit satisfait de mes paroles et
qu’il me croit ? » (Mon commentaire : ce sont les mêmes questions que Monsieur D. se posait
lorsqu’il était torturé en Tchétchénie). J’ai senti une haine après avoir déposé mon récit. Je
voulais adapter mon récit, je sentais sa haine et j’ai voulu trouver une tactique pour qu’il ne me
haïsse pas mais qu’il m’écoute au moins. Lorsque j’ai senti sa haine à lui, son mécontentement,
je me suis demandé qu’est-ce qui est si dérangeant dans mon récit. J’ai compris qu’il ne voulait
pas que je dise tout ce que je disais. Ça a eu un impact sur moi. Je me questionnais : « Que lui
dire ? » Je ne me suis jamais trouvé dans un contexte pareil. Car j’attendais de l’ordre de cette
personne. J’ai eu le sentiment qu’il ne voulait pas m’écouter, mais m’écraser, m’abattre (la
défaillance de la deuxième personne supposée secourable). Ces pensées se bousculent dans ma
tête. J’ai fini par sauver ma vie et ici, je me trouve devant un mur. Ce sentiment qu’il voulait
m’écraser était si fort que j’ai demandé de sortir du bureau. […]
J’analyserai plus en détail ce récit et quelques autres, tous très riches en enseignements
sur l’impact de l’audition au CGRA sur le psychisme du sujet en trauma et en exil dans le
chapitre 6. Je vous en dis déjà ici quelques mots introductifs.
La suspicion vécue par le candidat qu’il ment pour obtenir ses papiers est très souvent
vécue comme une trahison massive par ce que Ferenczi (1932a, [1985]) identifie comme « la
deuxième personne de confiance 9 » supposée secourable. Ces mécanismes correspondent à
ce que Damiani (1997) identifie comme une « victimisation secondaire » et Barrois (1998)
comme un « traumatisme second », à savoir la reproduction de la victimisation dans le
psychisme avec une mobilisation d’affects très violents de rage, d’abandon, d’agonie et
d’impuissance.
Le « setting » de l’audition ne tient également que (très) peu compte des mécanismes de
défense qui sont, de fait, des mécanismes de survie, mobilisés par la personne en trauma.
Roisin (2010) et Ferenczi décrivent entre autres les mécanismes de survie suivants :
▪ la passivation, qu’ils définissent comme une passivité-détresse, ce que Green (1999)
identifie comme « passivation pulsionnelle » qui est contrainte à subir et qui force à être
passif face au vécu d’impuissance (« J’ai fini par sauver ma vie et ici, je me trouve
devant un mur. Ce sentiment qu’il voulait m’écraser était si fort que j’ai demandé de
sortir du bureau. ») ;
▪ le renversement de l’impuissance passive en omnipotence comme régression vers le
narcissisme primaire où le sujet se vit comme tout-puissant devant la réalité (« Une fois
là, dans le bureau, je me suis dit, nous sommes sauvés. ») ;
▪ l’introjection de la culpabilité de l’horreur et de l’accusation, état dans lequel le sujet se
vit coupable de l’horreur subie soit par introjection de la culpabilité inconsciente de ses
tortionnaires soit par l’introjection de leurs accusations (« C’est comme si c’est moi qui
suis coupable. ») ;
9 Pour Ferenczi, « la seconde personne supposée secourable » est la mère, quand elle est informée de l’abus
de l’enfant par le père. Elle est non secourable quand elle n’intervient pas. Par extension, le concept désigne
toutes les instances qui sont supposées intervenir dans des situations d’abus, de barbarie, de non-droit, etc.,
mais qui n’interviennent pas.
49
Clinique de l’humanisation
Les principes juridiques sur lesquels s’appuient les autorités d’asile favorisent ce climat
de défiance généralisée. Comme me l’ont expliqué plusieurs spécialistes juridiques,
l’élément fraude est un élément essentiel en droit d’asile, suivant le principe « la fraude
corrompt tout ». L’application à la lettre de ce principe aux auditions d’asile fait que dès qu’il
y a suspicion de mensonge sur tel ou tel aspect du récit d’asile, celle-ci risque dans certains
cas d’invalider l’entièreté du récit et d’étiqueter le demandeur d’asile de menteur ou de
50
Chapitre 1. La rencontre avec l’Hilflosigkeit
fraudeur. Sans approfondir ici, ce principe juridique ne s’applique pas dans d’autres domaines
juridiques où le doute bénéficie à l’accusé ; en matière d’asile, c’est donc le contraire.
On comprend dès lors les angoisses que peut susciter l’interview. Tant pour le demandeur
d’asile qui vit dans la terreur de se tromper sur tel ou tel aspect et d’ainsi être suspecté d’être
un tricheur que pour le fonctionnaire en charge de l’interview qui vit avec l’angoisse
constante de donner le statut à quelqu’un qui l’aurait peut-être abusé.
Ecoutons ce qu’en dit Monsieur K., opposant politique au pays et torturé en prison :
Lui : Je raconte mon histoire. Ils disent que ce n’est pas vrai. Si ce n’était pas vrai, je serais
dans mon pays et je ferais mes études. Ils pensent que je suis venu pour l’argent, mais non. Ma
famille a des terres, a tout ce qu’il faut. Mais ils te mettent en prison et te torturent.
Moi : Je pense que vous souffrez parce que vous ne comprenez pas pourquoi il y a tant
d’injustice et de cruauté.
Lui : Oui.
Moi : Et aussi parce que les autorités d’asile ne vous ont pas cru.
Lui : Oui, ils savent ce qui se passe dans mon pays. Je ne comprends pas ce qu’ils veulent. Si
je retourne, on me met en prison et je meurs.
Quelques mots maintenant sur le clivage, que Richard (2011a) considère comme le mode
de fonctionnement privilégié de nos sociétés occidentales contemporaines. Ce clivage se
manifeste, entre autres, sous la forme de la co-existence de contraires dans le même énoncé
sans que le sujet n’en perçoive le caractère antagoniste, comme si la main gauche ignorait ce
que fait la main droite. Michel Agier (2003) parle dans ce contexte de « la main gauche de
l’empire » qui est un mode de gouvernance contemporain pour gérer les indésirables. Par
exemple en les isolant dans des centres d’accueil et en les maintenant en vie « a minima »,
c’est-à-dire en leur donnant de la nourriture de bonne valeur nutritionnelle en suffisance mais
sans leur offrir la possibilité de la préparer eux-mêmes, en leur donnant quelque argent de
poche, la possibilité de suivre des cours de langues mais sans qu’ils n’aient la moindre
certitude que cette nouvelle langue leur servira un jour vu l’incertitude quant à leur statut de
séjour, la possibilité de voir un psychologue ou un psychiatre mais sans la moindre certitude
que la thérapie pourra être menée à son terme, etc. Afin de maintenir ainsi un semblant de
paix humanitaire qui permet à la morale du premier monde de rester maintenue en
« enfermant dehors » (Foucault, 1972 et 2009) l’étranger, en l’infantilisant, en le maintenant
dans un état de dépendance et de semi-droit, comme pour casser ses résistances à se
soumettre, voire pour l’inciter implicitement à retourner dans son pays d’origine.
Et Monsieur F. :
On se retrouve ici, pour moi c’est très difficile, très difficile, tu es contrôlé en rentrant, en
sortant, tu es apprivoisé quoi. Tu vis avec différentes personnes, différentes nationalités. On te
donne ce que tu ne veux pas et tu dois l’accepter. Souvent, j’essaye d’oublier, mais c’est très
difficile, très difficile d’accepter cette situation, c’est pire qu’une torture. On te fait croire que
tu es libre, mais en fait tu es encore plus prisonnier.
51
Clinique de l’humanisation
Un juriste spécialisé en droit des étrangers et avec une grande connaissance du terrain,
me confirma cette coexistence de deux discours antagonistes dans le discours juridique. Il
pointa avec finesse la coexistence d’un discours de protection, le discours manifeste, à savoir
« le demandeur d’asile mérite d’être protégé par l’état belge contre ceux qui l’ont traité de
façon barbare », et d’un discours plus latent, qu’il identifia comme un discours de contrôle,
à savoir « nous devons nous protéger contre ceux qui tentent d’obtenir leurs papiers en
essayant de nous mener en bateau ». Mes ethnographies lors de mes immersions en centre
d’accueil, mes conversations avec d’autres intervenants du champ de l’exil, mes accom-
pagnements lors des auditions au CGRA en tant que personne de confiance et les milliers
d’entretiens thérapeutiques montrent que cette tendance au clivage tente de s’infiltrer en
permanence, comme un bruit de fond, dans le champ de l’exil. Dans le psychisme du
fonctionnaire en charge d’interviewer le candidat réfugié lors de sa demande d’asile, dans
celui des avocats, des travailleurs en centre d’accueil, des thérapeutes (dont je fais partie) et
des patients.
J’ai décrit précédemment comment il arrive que le sujet en trauma et en exil adopte un
mode de fonctionnement en faux self en tant que mécanisme de défense contre des vécus de
déréliction, voire d’anéantissement psychique, avec une partie de la personnalité (le faux self)
qui semble bien adaptée à la surface mais sans connexion affective avec Soi, les autres et le
monde et donc parfaitement capable d’instrumentalisation, voire de manipulation de l’autre.
Dans le climat de clivage, de défiance et de vacillements éthiques tels que décrit, ce
fonctionnement en faux self risque de devenir le fonctionnement psychique le plus adapté,
tant pour le sujet en exil que pour les sujets occidentaux contemporains. Et c’est au cœur de
ce fonctionnement en faux self qui est selon moi caractéristique du malaise dans nos sociétés
contemporaines et qui est, de fait un processus d’auto-désubjectivation, que se situe selon
Winnicott l’essence de la souffrance psychique, à savoir un défaut fondamental de
reconnaissance mutuelle.
Les mécanismes précédemment décrits sont alors susceptibles d’engendrer un repli
autarcique généralisé des sujets, un désengagement massif du lien à l’autre et à Soi. Ce repli,
ce désengagement initie une anxiété dépressive que Freud (1929, [1986]) identifie comme
une angoisse de tomber hors du monde, l’angoisse de perdre le lien indissoluble avec la
totalité du monde extérieur. C’est alors pour se protéger de cette angoisse, qui est une
angoisse de non-assignation, que l’individu risque de régresser dans la masse pour fuir sa
subjectivité et les responsabilités qui en découlent en les diluant dans le collectif et en
maintenant ainsi un fragile équilibre qu’Anzieu identifie comme « illusion groupale »
(Anzieu, 1971). Pour Anzieu, cette illusion groupale est référée à un moi idéal commun.
« C’est un état psychique particulier, spontanément verbalisé par les membres du groupe sous
la forme : ʺNous sommes bien ensembles, nous constituons un bon groupe, notre chef est un
bon chef.ʺ » (Anzieu, cité par Voizot, 2011, p. 1085).
Heidegger décrit bien le pouvoir de fascination qu’exerce la capture désubjectivante par
la foule, le « On » heideggérien, sous l’autorité du leader. « Le On a sa propre manière d’être.
Le On qui n’est personne de déterminé et qui est tout le monde prescrit à la réalité son mode
d’être. Le On ne court jamais aucun risque à permettre qu’en toute circonstance on ait recours
52
Chapitre 1. La rencontre avec l’Hilflosigkeit
à lui. Il peut aisément porter n’importe quelle responsabilité puisqu’à travers lui, personne ne
peut jamais être interpellé » (Heidegger, 1927, [1986], pp. 169-171). Cette régression dans
le « On » peut mener à la pensée unique, à une défiance généralisée vis-à-vis de l’Autre, à
une perversification généralisée du lien et à un repli autarcique des sujets qui sont alors
devenus des a-sujets (des « On »).
Dans son fameux roman 1984, Orwell place cette forme particulière de clivage, ce
fonctionnement en faux self et cette identification au « On » au cœur du doublethink, de la
double pensée. Je le cite brièvement en anglais pour ne rien perdre de la finesse de sa
description :
Doublethink means the power of holding two contradictory beliefs in one’s mind
simultaneously, and accepting both of them. The person knows in which direction his memory
must be altered; he therefore knows he is playing tricks with reality; but by the exercise of
doublethink he also satisfies himself that reality is not violated. The process has to be conscious,
or it would not be carried out with sufficient precision, but it also has to be unconscious, or it
would bring with it a feeling of falsity […]. Even in using the word doublethink it is necessary
to exercise doublethink (Orwell, 1949, [2013], p. 244).
53
Clinique de l’humanisation
Poursuivant la voie ouverte par entre autres Ferenczi, Bion et Winnicott et m’inspirant de
théories psychanalytiques, neuroscientifiques et phénoménologiques, je montrerai que toute
souffrance psychique (toute psychopathologie) est en dernière analyse le résultat d’une
carence, voire d’une déficience de l’activité de liaison à l’intérieur de Soi (l’activité
consistant à symboliser les affects et à relier entre elles les pensées) et avec les autres, ces
deux activités de liaison étant consubstantielles. Comme l’écrit Pascale Jamoulle dans son
ouvrage Fragments d’intime dans lequel elle explore la vie émotionnelle, affective et sociale
de personnes marquées par les épreuves de l’exil :
La culture est le double de l’homme, son ombre ; elle lui donne la capacité de décrypter son
environnement et d’élaborer sa psychè singulière. S’il la perd, il se sent étranger à lui-même,
en risque de ne plus pouvoir penser ni son intériorité ni le monde. Ses pensées sont arrêtées,
coincées, il se rigidifie. Les transplantés présenteront des désordres psychiques codifiés, en lien
avec leur culture d’origine ; mais s’ils ont perdu leur double culturel, ils n’arrivent pas à
symboliser leurs angoisses dans leur culture. Ils risquent alors de s’égarer, de perdre le contact
avec les autres […] (Jamoulle, 2009, pp. 138-139).
54
Chapitre 1. La rencontre avec l’Hilflosigkeit
lors de l’ontogénèse, c’est dans et par l’Autre que le psychisme de l’infans se structure. C’est
donc aussi dans et par l’Autre secourable de l’authentique rencontre que ce qui était
déstructuré peut se restructurer. Tout comme c’est dans et par la défaillance de cet Autre
secourable que le processus de déstructuration psychique initié par les traumatismes extrêmes
et le parcours d’exil peut perdurer, voire s’aggraver, parfois jusqu’à la rupture et l’aliénation
totale d’avec Soi et les autres qu’est la fuite dans la folie.
Ecoutons Maryam en guise de conclusion de ces considérations introductives :
Au début, c’était plus facile de ne pas avoir confiance (la défiance), d’avoir peur. Je ne comptais
que sur moi-même et je devais prendre toutes les précautions. Mon âme était divisée en 4-5
morceaux (la fragmentation). Quand j’écoutais vos paroles, je me disais : « Ce type dit quoi ?
Il est bizarre. » (le fossé qui sépare celui qui a vu la Gorgone de celui qui en a été épargné, la
confusion de langue). Vous m’avez vu presque délirante, vous avez vu la moitié de mon âme
qui saignait (le sentiment d’être un mort vivant, le clivage de la personnalité en une partie morte
et une partie vivante). En URSS, si quelqu’un consulte un psychiatre, c’est qu’il est fou.
Maintenant, je sais que la thérapie est une cure, et si j’avais su ça avant, mes enfants auraient
moins souffert, car j’aurais moins crié sur eux. Je suis tombée sur vous. Je ne distinguais plus
le bien du mal, tout était confus dans ma tête (la confusion). Je vous rencontre. A quoi bon
ouvrir mon âme ? Vous n’avez pas vu les atrocités, les bombardements, quand on se cache dans
les caves. Je pensais que vous étiez un médecin pour les fous, ça m’empêchait d’ouvrir la
bouche (l’indicible et impensable horreur). Vous avez essayé par tous les moyens. Parfois je
vous écoutais, je vous répondais. Puis j’ai eu confiance, c’est très difficile de refaire confiance.
Vous avez réveillé en moi quelque chose d’humain que ceux dans mon pays ont voulu tuer.
Vous avez réussi à ouvrir mon âme et moi j’ai répondu à votre invitation. C’est vous le premier
qui m’avez amenée à parler sans honte ni peur.
55
Chapitre 2
Le cadre général de ma thèse étant posé, rentrons maintenant dans le vif du sujet et
examinons dans le détail comment l’exposition à l’horreur est susceptible de détruire la
structuration psychique d’un sujet préalablement « normal 10 », c’est-à-dire structuré de façon
suffisamment stable dans la lignée névrotico-normale. Je le ferai au départ du récit de la
thérapie de Monsieur D., qui est mon cas emblématique, mon « cas princeps ».
Nous rentrerons pas à pas dans son univers, partant du plus manifeste, de l’explicite, à
savoir le récit des « faits », vers le latent, l’implicite, le fond de son être. C’est dans et par
cette déconstruction, ce voyage vers le cœur de son être, que s’initieront les hypothèses et les
questionnements étiologiques et diagnostiques que je proposerai en fin de chapitre.
Nous reconstruirons ainsi dans un mouvement d’après-coup ce que fut sa psychothérapie
que suite à Freud je compare au pelage d’un oignon. Elle part du discours du sujet adressé à
au moins un autre sujet (la plupart de mes thérapies ont lieu avec interprète, que je considère
et que je vis comme co-thérapeute, j’y reviendrai dans mon dernier chapitre) et consiste à
mettre à nu, couche après couche, les identifications successives du sujet (de la plus
superficielle, la plus manifeste, la plus explicite à la plus profonde, la plus latente, la plus
implicite) jusqu’à en arriver à un vide, permettant, à partir de ce vide, la possibilisation de
nouvelles identifications, l’avènement de potentialités non réalisées et d’identifications
jusqu’alors refoulées, inhibées, clivées, l’écriture de nouveaux fantasmes, de nouveaux
scripts, de nouveaux scénarios.
Monsieur D. est un homme d’origine rom, âgé de 38 ans en début de suivi (juillet 2011).
Il avait fui la Serbie dans des conditions tragiques sur lesquelles je reviendrai. Durant les
quatre premières années de suivi, je le reçois avec une interprète. Après, les entretiens auront
lieu en néerlandais, langue que Monsieur parle aujourd’hui couramment.
10 Je définis la normalité tel que le fait Bergeret (1974, [1996], pp. 11-12), à savoir « le bien portant n’est pas
simplement quelqu’un qui se déclare comme tel, ni surtout un malade qui s’ignore, mais un sujet conservant
en lui autant de fixations conflictuelles que bien des gens, et qui n’aurait pas rencontré sur sa route des diffi-
cultés internes ou externes supérieures à son équipement héréditaire ou acquis, et ses facultés personnelles
défensives ou adaptatives, et qui permettrait un jeu de ses besoins pulsionnels, de ses processus primaires ou
secondaires sur des plans tout aussi personnels que sociaux en tenant compte de la réalité, et en se réservant
le droit de se comporter de façon apparemment aberrante dans des circonstances exceptionnellement anor-
males ».
Clinique de l’humanisation
Lors du premier entretien, avant même qu’il ne commence son récit, l’interprète et moi-
même sommes d’emblée extrêmement touchés par son immense détresse. Ses traits sont très
tirés et je le sens au bord de la rupture psychique, comme s’il balance sur un fil ténu entre
normalité et folie. Je le vois dans une telle déréliction que je ne peux m’empêcher de penser
qu’il me voit comme une dernière bouée de sauvetage. Je suis alors saisi d’un sentiment très
anxiogène, comme convoqué à incarner dans cette rencontre inaugurale l’impératif kantien
« Du sollst, also kannst Du » (« tu devrais, donc, tu dois »). Je suis en effet saisi par le
sentiment qu’il me faut à tout prix être-là de façon suffisamment empathique, qu’il est
absolument impératif de tisser ici et maintenant un début de lien, car sinon, il risque de se
perdre (je risque de le perdre) pour toujours dans le gouffre abyssal de la folie qui commence
à s’ouvrir devant lui. Alors que j’avais la nette impression à l’écoute de son récit qu’il n’était
pas fou du tout avant les années d’exposition quasi permanente à l’indicible et in-humaine
horreur.
Il me raconte être marié avec Juliette, une dame d’origine serbe âgée alors de 32 ans. Ils
ont à l’époque deux enfants, un garçon âgé de 13 ans et une fille de 6,5 ans (ils sont
entretemps parents d’un troisième enfant actuellement âgé de trois ans).
Lors des deux premiers entretiens, il doit se faire accompagner de son épouse (qui l’attend
à l’extérieur), car il dit être complétement désorienté et incapable de se déplacer seul. Par la
suite, il viendra non accompagné. Je pense en ce début de suivi que c’est son épouse qui
parait la moins atteinte psychiquement et que c’est sur elle que repose dorénavant la plus
grande responsabilité de la famille. Dès le premier entretien, il me donne les documents qu’il
a remis à l’Office des Etrangers lors de sa demande d’asile et les documents médicaux rédigés
par leur généraliste et les différents spécialistes (neurologue et gynécologue) que son épouse
et lui consultèrent lors de leur arrivée en Belgique. Dans ces documents que je photocopie en
fin de séance avec son approbation, je lis qu’il participa en tant que combattant à la guerre en
ex-Yougoslavie qui eut lieu de 1990 à 1992 et de 1992 à 1999. Dans les rapports médicaux
des spécialistes, je lis que son épouse fut victime en 2008 d’un viol collectif par des hommes
serbes au Kosovo, viol qui eut lieu sous les yeux de son mari et de ses enfants. Elle fut
hospitalisée en Serbie où elle fut ‘recousue’. Son gynécologue en Belgique rapporte la
présence d’un kyste vaginal très douloureux qui rend les rapports sexuels impossibles. Ce
kyste sera opéré dans les semaines suivantes sans complications. Le rapport neurologique fait
mention de céphalées, de troubles de la vue (des moments de cécité passagère), des sensations
bizarres dans la tête et des clignotements involontaires des yeux. L’examen neurologique
(fMRI et EEG) permet d’exclure une base organique. Le neurologue conclut à une cause
psychologique en relation avec un syndrome de stress post-traumatique. Quant à Monsieur
D., les rapports médicaux font mention d’un syndrome de stress post-traumatique, de
dépression, d’angoisses, de cauchemars, de troubles du sommeil, de céphalées et de
palpitations cardiaques. Il me raconte brièvement le viol lors du premier entretien, me mime
certaines scènes horribles (la façon dont les criminels barbares pénétrèrent son domicile et le
frappèrent avec la crosse de leurs kalachnikovs), le fait que ses enfants en furent témoins, son
impuissance à aider les siens et la culpabilité incommensurable qu’il éprouve parce qu’il ne
60
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
fut pas en mesure de les protéger (« C’est parce que je suis Rom et qu’elle s’est mariée avec
moi que tout cela est arrivé »).
Je conclus cette première esquisse de son être-là en début de thérapie par une description
des symptômes que j’observe et qu’il me rapporte à cette époque afin de nous plonger dans
son univers et de permettre au lecteur d’éprouver quelque chose de l’angoisse, de la
déréliction et de la compassion que j’éprouvais lors de notre première rencontre :
▪ une désorientation spatiotemporelle ;
▪ des souvenirs envahissants de scènes traumatiques qu’il vécut lors de la guerre au
Kosovo. Il rapporte entre autres une scène dans laquelle il « revoit » le commandant de
son unité égorger sous ses yeux un prisonnier ;
▪ des reviviscences diurnes et des flash-back s’accompagnant d’épisodes dissociatifs. Il
raconte comment il lui arrive de revivre des scènes de guerre « comme s’il y était
toujours ». Ces reviviscences ont un tel degré de « réalité », comme si deux réalités (le
réel de la scène et la réalité du moment présent) se superposent, que lorsque ses enfants
s’approchent de lui, il les repousse violemment, afin d’éviter qu’ils ne « rentrent » dans
la scène qu’il est en train de revivre. Pour la même raison, il ne se regarde plus jamais
dans un miroir, car lorsqu’il le fait, ce n’est pas son visage qu’il voit mais bien les scènes
horribles du passé ;
▪ des cauchemars et des terreurs nocturnes en lien avec les événements vécus au pays ;
▪ des hallucinations visuelles (par exemple la « vision » de sang, d’araignées qui grimpent
sur la table) et auditives (par exemple la voix de soldats morts), hallucinations qui
semblent parfois égo-dystones, parfois égo-synthones (je reviendrai sur cet aspect
important). Je constate qu’il raconte ces phénomènes hallucinatoires avec honte et
angoisse ;
▪ une peur « de devenir fou », très présente dans son psychisme ;
▪ une restriction des affects, par exemple des difficultés à manifester de la tendresse à
l’égard de son épouse. Cette difficulté affective s’accompagne d’angoisses massives que
son épouse ne le quitte ;
▪ une irritabilité à l’égard de son épouse et de ses enfants ;
▪ des sentiments massifs de culpabilité vis-à-vis de son épouse et de ses enfants ;
▪ une altération de son caractère a été signalée par son épouse lors de l’entretien de couple
que nous eûmes en début de thérapie ; elle déclare « ne plus reconnaître son mari » ;
▪ des troubles du sommeil et des difficultés de concentration ;
▪ des crises de panique très fréquentes ;
▪ une humeur mélancolique ;
▪ une anhédonie, une fatigue persistante, un manque d’énergie ;
▪ des crises de larmes qui le submergent, un sentiment d’avenir bouché pour lui et sa
famille ;
▪ des idéations suicidaires ;
▪ des plaintes somatiques telles que céphalées, douleurs musculaires, etc.
61
Clinique de l’humanisation
2. Eléments de biographie
« Here is the story of a man who could not take it anymore. Who Could Not Take It
Anymore » (Travis Bickle dans le film Taxi Driver de Martin Scorsese).
Un des aspects centraux du processus thérapeutique dans la clinique de l’extrême et de
l’exil est d’accompagner le sujet dans la (re)construction de son histoire. En effet, les
expositions à l’in-humaine horreur résultent souvent dans un figement du temps, une supra-
temporalité de l’horreur, un présent horrible infini, dans lequel le sujet se vit comme vidé
psychiquement de son essence et des repères qui le constituaient par le passé, comme s’il n’y
avait ni avant ni au-delà du trauma, le trauma ayant envahi l’entièreté de son psychisme et
immobilisé toute faculté créatrice. Comme vous le lirez, en début de suivi, il n’y a pas
d’intrigue, il n’y a pas d’historicité dans le discours du sujet en trauma, il s’agit presque
exclusivement d’une succession d’états mentaux.
En ce sens, les traumatismes extrêmes sont des attaques majeures contre les capacités
auto-narratives du sujet. Cette identité auto-narrative « n’est pas une identité stable et sans
faille […]. Il est toujours possible de tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire
opposées […]. L’identité narrative ne cesse de se faire et de se défaire » (Ricoeur, 1985, p.
446).
Métaboliser l’horreur, c’est aussi historiser, c’est faire « rentrer » l’absurde de l’inhu-
maine barbarie dans un narratif avec un avant, un présent de l’effraction traumatique et un
après, un devenir. En effet, il ne s’agit pas « dans l’anamnèse (et dans la thérapie, mon ajout),
de réalité, mais de vérité, car c’est l’effet d’une parole pleine de réordonner les contingences
du passé en leur donnant le sens des vérités à venir » (Lacan, 1966a, [1992], p. 254).
Voici quelques pages sur la biographie de Monsieur D. telle que nous l’avons reconstruite
ensemble ces six années écoulées. Les citations, témoignages et preuves par la parole de l’in-
humaine horreur et de son impact sur son psychisme et celui des siens, sont des extraits
choisis hors de centaines de pages de transcription littérale de séances. La date de la séance
est entre parenthèses afin de vous donner un aperçu de la temporalité de la thérapie. Je
n’analyse pas ici ces paroles précieuses, souvent très émouvantes, témoignant d’une grande
dignité et humanité. Je le ferai plus tard dans ce chapitre.
Monsieur D. est né en 1973 en Serbie. « Tous les membres de ma famille furent tués par
les nazis pendant la guerre mondiale. Juste mon père et sa sœur ont survécu. Les autres sont
morts dans les camps de concentration en Serbie Centrale (mars 2013). » Avant d’épouser sa
mère, son père fut marié pendant plus de dix ans avec une autre femme. Ce mariage resta
sans enfants. Il avait une quarantaine d’années lorsqu’il se remaria avec la mère de Monsieur
D., alors âgée de 15 ans. Ils eurent 7 enfants, deux garçons et cinq filles. Monsieur D. se situe
au milieu de la fratrie (trois sœurs sont plus jeunes, son frère et deux autres sœurs sont ses
aînés). « Mon père a grandi seul depuis ses 9 ans. Pour mon père, les enfants étaient très
importants, les enfants étaient tout » (janvier 2017).
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Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
Il me parle rapidement en début de suivi des discriminations raciales dont lui et sa famille
étaient victimes. Certaines étaient « banales », d’autres eurent des conséquences affreuses.
C’est ainsi qu’il me raconte que les deux jumeaux de son frère furent portés disparus pendant
plusieurs jours jusqu’à ce que leurs corps soient repêchés de la rivière dans laquelle on les
avait jetés. Bien que leurs corps portassent des traces de coups, la police refusa de considérer
les faits comme un assassinat mais prétendit qu’il s’agissait d’un accident.
Son père fabriquait des installations de distillation d’alcool pour les agriculteurs du
village et des environs. En Serbie, tout comme dans les républiques de l’ex-URSS, beaucoup
de particuliers disposent de telles installations tout à fait légalement. Son père était un homme
très considéré au village. Plus de 200 personnes assistèrent à ses funérailles. La famille n’était
pas non plus dans le besoin. Son enfance était une enfance douce, pleine d’amour. Il avait
une grande admiration pour son père, qui était un homme très doux et droit, épris de justice,
qui se coupait en quatre pour aider son prochain. « Mon père était un homme connu, très
respectable. Il essayait d’aider tout le monde. Il me disait à chaque fois : Si tu fais le bien aux
autres, le bien te reviendra » (janvier 2016). « Mon père travaillait dur pour ses enfants. Il
était très respecté en ville. Les gens disaient : Attention, ce sont les enfants de M. (M. est le
prénom du père de Monsieur D.). Traitez-les bien » (janvier 2017).
Par ailleurs, au temps du communisme de Tito, les Roms n’étaient pas discriminés :
Pour les gitans, l’histoire n’est pas bonne. On a été persécuté pendant la deuxième guerre
mondiale. Mon père me disait : les gitans n’ont pas de pays, ils travaillent là où c’est calme.
Quand Tito est venu au pouvoir, être gitan n’était pas un problème. La Yougoslavie était un
pays sûr, les gens s’invitaient entre eux, tout allait bien. Mon père avait une excellente
réputation. Il nous disait : il faut travailler et aider les autres, ne pas voler, ne pas se disputer
(janvier et février 2016).
Eclata alors la guerre. A l’âge de 17 ans, il fut enrôlé de force dans l’armée serbe pour
combattre en Croatie à la place du frère aîné qui s’était enfui pour échapper au service
militaire :
A 17 ans, j’étais très heureux et plein d’espoir dans la vie. Puis j’ai fait la guerre, et c’était
l’enfer. Les Serbes m’ont volé ma vie. En fait, ils étaient venus chercher mon frère alors âgé de
20 ans et qui s’était échappé. Mon père était trop âgé. Ils ont dit : donnez-nous celui-ci. Ils
m’ont arrêté comme un criminel et embarqué dans une 4 x 4. J’ai été emmené comme un animal.
Ma mère a été jetée dans un coin par les militaires. En partant, j’ai laissé mes parents
impuissants. C’est comme ça que je suis arrivé au centre d’entrainement. Là, j’ai vécu comme
dans un camp de concentration. Il y avait beaucoup de Roms, aussi des Serbes qui avaient refusé
d’être mobilisés. Six mois après, j’ai été amené dans un lieu que je ne connaissais pas. J’y suis
resté pendant trois mois. Il y avait des armes et je devais tirer (août 2013).
Il fut par la suite obligé de rejoindre les forces paramilitaires serbes sous les ordres
d’Arkan. Il raconte en début de suivi (juillet 2011) que cette guerre fut horrible, mais qu’il
ne peut pas en parler. Quand je lui demande pourquoi, il me répond qu’après la guerre, des
officiers serbes l’ont menacé que s’il racontait ce qu’il avait vu, ils le tueraient, lui et sa
famille. C’était alors l’époque de l’installation du Tribunal Pénal International pour l’ex-
Yougoslavie afin de poursuivre et de juger les personnes s'étant rendues coupables de
63
Clinique de l’humanisation
Les Roms sont obligés d’en être les témoins-complices pour prouver leur fidélité aux
Serbes :
Pendant la guerre, les Roms étaient considérés comme de la viande vivante. C’est nous qu’on
envoyait dans les missions les plus dangereuses. On nous traitait comme des animaux. Moi, j’ai
survécu à tout cela. Parfois, j’ai l’impression d’avoir dépensé toute ma chance durant cette
période-là. Mon père m’avait appris que tous les hommes sont frères. Dans la guerre, tout était
différent. Après un an, j’étais devenu de pierre. J’ai compris pendant la guerre qu’il n’était pas
bon d’être Rom. Les gitans sont comme des moustiques pour les Serbes et pour les Croates
(août 2013).
64
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
Durant ces cinq années, ses parents furent sans nouvelles de lui :
Pendant cette période, je ne pouvais donner des nouvelles à mes parents, mais pendant toute la
guerre, j’ai pensé à eux et c’est peut-être pour cela que j’ai survécu.
Plusieurs fois, j’ai pensé me tuer pendant la guerre, mais c’est comme si mon père et ma mère
me disaient « non ». Et puis, ensuite, je me suis habitué, tellement j’étais fatigué. Après, tout
devenait normal, les bombardements, les tirs. Il faut se protéger, ça devient, ça devenait une
habitude. Et quand nous étions face à face pour nous battre, je n’avais pas une seconde pour
penser à mon père et à ma mère. Je ne pensais qu’à rester vivant et quand tout redevenait calme
et que je voyais combien de gens étaient morts, je regrettais d’être vivant. Il y avait des morts
partout, la guerre a une odeur spéciale, c’est la pire chose qui puisse arriver. Pendant ces quatre
années, je m’inventais une autre vie. Dans cette vie, mes parents étaient présents avec moi, je
m’étais fait une famille dans ma tête, c’est comme ça que j’ai supporté. Quand je mangeais, je
m’imaginais que c’était ma maman qui me préparait à manger, c’est comme ça que j’ai supporté
(février 2015).
65
Clinique de l’humanisation
Je pensais surtout à mes parents qui étaient si contents. J’étais présent, mais je ne sais pas
expliquer, j’étais là et … je pensais : « Le mieux c’est que je me suicide ». Mais je regardais
mon père, ma mère, tout ce qu’ils ont souffert pour moi. Si je me suicide, c’est la solution la
plus facile pour moi. Mais si je le fais, mes parents n’y survivront pas. Mes parents, tout ce
qu’ils ont souffert quand ils me cherchaient. L’armée n’a jamais dit où j’étais. Ils allaient à la
Croix-Rouge, car elle sait qui est mort. Là, on leur a dit que je n’étais pas sur la liste des morts,
mais que peut-être j’étais disparu (fin 2014).
Ce qui le dérangeait le plus, c’était son agressivité à l’égard des autres et son incapacité
à se lier à autrui :
Après la guerre, plus rien n’était grave, une maison qui brûle, quelqu’un qui décède, rien n’est
grave. Je me demandais ce que j’étais devenu, une pierre ou un homme. Mon cœur était serré,
je ne pouvais plus pleurer (fin 2013).
C’est en 1996 qu’il rencontre Juliette, une jeune femme serbe qui deviendra son
épouse :
Avant de rencontrer Juliette, tout était noir, comme si le soleil n’existait pas, comme si je ne
marchais pas sur la terre. Quand je suis revenu, je ne voulais pas de femme ni d’enfants, je ne
voulais plus rien. Mille fois, j’ai voulu mourir. J’avais plusieurs fois croisé Juliette en rue. Un
matin, je me suis levé de mon lit, je me suis dit : « J’aime cette femme ». J’ai essayé de trouver
des solutions pour lui parler. Elle avait 16 ans, j’en avais 22. On se fréquentait souvent, on s’est
vu très, très souvent. Pendant deux ans, on n’a fait que se parler. Je ne l’ai jamais touchée,
jamais embrassée jusqu’à ce qu’elle ait 18 ans. Elle ne comprenait pas pourquoi, c’était parce
que je ne voulais pas lui faire de mal. C’est elle qui m’a ramené le soleil, elle a retourné ma vie.
Avant j’étais mort, elle m’a ressuscité. Mes parents étaient très heureux et l’aimaient beaucoup,
car c’est elle qui avait guéri leur fils. Moi, c’est comme si j’avais oublié la guerre (avril 2014).
Juliette eut beaucoup de problèmes avec son père, sa mère, ses professeurs, ses amies. Elle
réussissait tout ce qu’elle entreprenait, était première de classe, jouait dans l’équipe nationale
de handball. Ses amies disaient : « Tu es une bonne fille, toutes les filles te prennent comme
exemple, tu feras une grande carrière, arrête avec le gitan. » Elle a perdu toutes ses amies.
L’entraineur de son équipe de handball lui a dit : « Si tu ne romps pas avec le gitan, tu fais
mauvaise réputation à l’équipe. Si tu ne romps pas, tu dois quitter l’équipe. » J’ai dit à Juliette
qu’il vaudrait mieux que nous arrêtions. Elle m’a dit : « Je t’aime, donc je reste auprès de toi. »
Je suis devenu le D. d’avant la guerre. Pour mon père et ma mère, Juliette était la meilleure
belle-fille qu’ils pouvaient imaginer. Je pensais qu’elle était un cadeau de Dieu parce qu’avant,
tout était mauvais (janvier 2016).
Ils se marièrent à l’église (il n’y eut pas de mariage civil) et habitèrent chez les parents
de Monsieur D. Elle y fut reçue « comme une reine » et ils eurent leur premier enfant, un fils.
A sa naissance, mon fils était un cadeau de Dieu pour moi. Après sa naissance, je n’ai pas osé
le prendre dans mes bras, de peur de le salir. Je dormais à même le sol, j’avais peur de toucher
Juliette. Mais après, tout est redevenu bien. Je prenais toujours mon fils dans mes bras. Je faisais
tout pour lui. J’étais le meilleur père qui soit (janvier 2016).
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Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
Entre les deux périodes durant lesquelles il était soldat, il était commerçant (il vendait des
montres et des bijoux) et gagnait très confortablement sa vie. Mais la vie en Serbie n’était
plus la même pour les Roms :
Je suis né en Serbie, j’ai grandi là, mon père était un homme connu. Puis vint la guerre. Après,
les gens ne me disaient plus bonjour, comme si j’étais un criminel. Nous ne pouvions pas tenir
un chien plus de quatre mois. J’avais acheté un petit chien pour mon fils. Après quatre mois, ils
l’ont empoisonné (janvier 2016). Avant la guerre, les gitans étaient des personnes comme les
autres. Quand je suis revenu de la guerre, tout avait changé. Plus personne ne m’appelait par
mon nom. Tout le monde disait « le gitan ». Les gens avaient plus de respect pour un rat que
pour un gitan (mars 2016).
Son père décéda en 2001. Il devait être opéré en urgence mais le chirurgien refusait
l’opération si la famille ne versait pas immédiatement 1 000 euros. La somme fut versée,
mais le père décéda :
Pendant 40 jours, je n’ai pas coupé mes ongles et je ne me suis pas rasé. Ma mère m’a dit :
« C’est toi maintenant qui est responsable de nous. » Chez nous, c’est comme ça, on vit en
communauté. J’ai assumé, je suis devenu un autre homme. Après un an, je n’ai plus eu mal. En
2005, ma fille est née. Moi je préférais m’arrêter à un enfant. Mais quand mon fils avait 7 ans,
il nous disait tout le temps qu’il voulait un frère ou une sœur. Ma maman disait : « Les enfants,
c’est le plus grand bonheur, tu n’en as jamais assez. » C’est ainsi que ma fille est née. Tout se
passait bien. Juliette travaillait à la télévision nationale serbe (où elle animait une émission qui
s’adressait à la minorité rom, mon ajout). Mon fils réussissait très bien à l’école, jouait du piano,
faisait du mannequinat. Moi, je travaillais à la radio (il travaillait pour une chaîne privée et
animait une émission qui s’adressait aux Roms du pays et dans la diaspora, émission qui
rencontrait un grand succès, mon ajout). Juliette et ma maman s’entendaient très bien. On avait
aucun problème d’argent. Ma maman s’occupait des enfants et de Juliette. Et moi, j’essayais de
me reconstruire. Tout allait bien, jusqu’en 2008, tout était parfait (février 2015).
Sa famille et lui furent harcelés pendant des années par les Serbes. Ces derniers jetaient
des pierres dans leur jardin et sur les volets de leurs fenêtres. Un jour, son voisin serbe, avec
qui il avait des relations cordiales avant la guerre, lâcha même son chien sur son fils. Il me
67
Clinique de l’humanisation
raconta en pleurant qu’il s’en veut encore aujourd’hui de ne pas s’être querellé avec ce voisin
de peur que celui-ci ne persécute encore davantage les siens.
Les persécutions culminèrent dans le viol de sa femme par plusieurs hommes un soir de
2008, sous ses yeux et ceux de ses enfants. Ce viol eut lieu quelques semaines après que son
épouse ait transgressé la censure qui lui était imposée en dénonçant dans l’émission qu’elle
animait à la télévision nationale serbe les exactions violentes perpétrées par des nationalistes
serbes sur des Roms :
C’était une situation de choc. Ma vie a complètement changé. C’était le 21 août. Il n’y avait
rien, tout était calme. Je racontais des histoires aux enfants avant qu’ils n’aillent au lit. Ma
maman était à l’hôpital. Juliette avait mis les enfants au lit. Vers 20.30 heures, il y eut un grand
bruit. Je pensais que des gens jetaient des pierres sur mes chiens. Jamais je n’avais imaginé ce
qui allait arriver. J’ai ouvert la porte. Un grand homme masqué s’est jeté sur moi. Je ne savais
pas ce qui se passait. J’avais le sentiment que mon nez était cassé. Juliette pleurait, les enfants
pleuraient. J’étais en choc. Puis d’autres sont rentrés. Je pensais qu’on venait me chercher. Ils
portaient des masques. Je ne voyais que leurs yeux. Il y avait une tête de mort avec deux
couteaux sur leurs habits. Je me demandais ce qu’ils venaient faire chez moi. Ils portaient des
chemises noires. Ces gens ne tuent pas les gens pour tuer. Ils les font souffrir. Celui qui m’a
frappé a mis un revolver dans ma bouche. Juliette a dit : « Qu’est-ce que vous faites avec mon
mari ? Laissez mon mari tranquille. » Ils m’ont frappé avec un revolver, je suis devenu tout
blanc. D’abord, je pensais qu’il n’y avait qu’une personne. Puis les autres sont arrivés. Tout
s’est passé l’espace d’une seconde. Je ne pouvais pas réfléchir. Mon fils avait dix ans, ma fille
trois ans. Quand le premier choc était passé, je me suis demandé si c’était réel ou si je faisais le
pire des cauchemars. Ils ont mis un couteau sous la gorge de mes enfants. Là, j’ai senti que ce
qui m’arrivait était réel, que ce n’était pas un cauchemar. J’ai senti une grande peur. Je savais
ce dont ils étaient capables. Je n’avais pas peur pour moi, j’avais peur pour ma famille. Pendant
la guerre, il m’est arrivé d’avoir peur, mais j’étais seul et je pouvais me défendre. Ici, si je
bougeais, si les enfants bougeaient, ils les auraient tués. Juliette ne savait pas si elle devait me
défendre moi ou si elle devait défendre les enfants. Ils lui ont arraché ses vêtements et ont
commencé à la violer. J’aurais donné mon bras, ma jambe, pour ne pas être obligé de regarder
ce qu’ils faisaient avec mon épouse. Mes enfants avaient un couteau sous la gorge. Je savais
que si je bougeais, ils tueraient mon épouse, égorgeraient mes enfants et après me tueraient. Si
j’avais été certain de mourir le premier, j’aurais réagi, mais je connaissais leur logique. Je
voulais que mes enfants vivent. Puis, ils ont mis leur sexe dans ma bouche et m’ont obligé à les
lécher, en me disant que si je refusais, c’était ma fille qui devrait le faire. J’avais l’impression
d’être enterré vivant. Pendant la guerre, j’avais fait un rêve dans lequel j’étais blessé, mais
vivant. Les médecins penchés sur moi disaient « il est mort, il faut l’enterrer ». Moi je pleure,
je crie, « je suis vivant » et je me réveille en criant de mon cauchemar. C’est comme ça que je
me sentais quand ils ont fait cela avec moi. Je pleurais à l’intérieur, comme si j’étais mort. De
l’autre côté, je voyais ce qu’ils faisaient avec ma femme. Elle pleurait, disait aux enfants de ne
pas regarder. Mes enfants pleuraient. Moi je pensais : « Qu’est-ce que je peux faire ? » J’aurais
voulu qu’ils tirent pour mourir tout de suite. En quelques secondes, j’ai revu toute ma vie. J’ai
revu la naissance de mes enfants, comment je les portais, comment je m’en occupais. Je me
disais « ils vont mourir, ils vont les égorger ». Parfois je me demande comment j’ai survécu à
tout cela. Ils ont écarté ses jambes, elle avait une jupe légère avec des fleurs. Ils ont déchiré ses
vêtements. Moi, j’étais là, je regardais. Je voulais mourir, j’entendais les enfants pleurer, je
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Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
regardais Juliette, les enfants. Je criais à l’intérieur de moi. Mon corps était mort, mais mon
cerveau se battait. Si je faisais quoi que ce soit, ils tueraient mes enfants. Ces gens-là ne meurent
pas. Ils ont une vie remplie de tout. Ils ont leurs parents, leurs femmes, leurs enfants. Ils ont le
pouvoir et sont protégés. Je n’ai pas de mots pour décrire ça. Les animaux tuent d’autres
animaux parce qu’ils ont faim. Ces gens-là torturent d’autres êtres humains, pas parce qu’ils
ont faim mais uniquement pour le plaisir. Je n’ai pas montré que j’avais peur. J’ai pensé que
Juliette était morte. Ils m’ont dit de regarder comment ils faisaient l’amour à mon épouse.
Après, il y avait du sang partout, ils avaient cassé mes dents, mais à ce moment-là, je ne sentais
rien. C’est maintenant que je le sens. Quand ils sont partis, ils m’ont dit : « Ta femme ne fera
plus jamais l’amour avec un gitan. On pourrait te tuer maintenant, mais on te laisse vivre, car
pour toi, la vie sera pire que la mort. Même si tu pouvais devenir une souris et fuir dans un petit
trou, nous te trouverons » (de nombreuses séances entre 2013 et ce jour).
Après le viol, sa femme refusa d’abord l’hospitalisation, de peur de laisser les enfants
seuls avec lui. Elle ne fut hospitalisée que cinq jours plus tard et subit alors une intervention
chirurgicale. C’est selon lui cette intervention tardive qui est une des causes de ses problèmes
gynécologiques actuels. Elle porta plainte à la police mais sa plainte ne fut pas prise au
sérieux. Après 10 mois de suivi, il revint sur cette scène et me raconte, en larmes, comment
les policiers se « moquèrent » de sa femme lorsqu’elle porta plainte et lui demandèrent si
« elle souhaitait qu’ils finissent le travail ». Il me raconte en pleurant en début de suivi qu’ils
n’ont plus fait l’amour depuis lors. Ils ont essayé quelques fois, mais « ça n’avait pas
marché ».
Plus tard la même année, sa maman décéda :
Le 13 novembre, ils ont jeté des pierres sur ma maison. Il y avait des planches sur les fenêtres.
Ma mère dormait dans sa chambre en compagnie de mon fils qu’elle aimait beaucoup. Moi,
j’étais dans un coin avec ma femme et ma fille. Ça a duré 20 minutes. Ma mère m’a appelé,
mais je n’ai pas été voir tout de suite. J’ai été la voir quelques heures plus tard. Je l’ai appelé
« maman, maman », mais elle ne se réveillait pas. Je pensais qu’elle dormait. Le lendemain
matin, elle ne s’est pas levée alors que d’habitude, c’est elle qui préparait le petit déjeuner pour
la famille. J’ai pensé qu’elle se reposait. A 17 heures, elle dormait toujours. J’étais très inquiet
et j’ai appelé l’ambulance. Ils lui ont donné deux piqures et m’ont demandé : « Qu’est ce qui
s’est passé avec elle ? Elle a eu un choc ? Si elle ne se réveille pas dans les 24 heures, elle peut
mourir. » Moi je lui parlais, mais elle n’ouvrait pas les yeux et ne répondait pas. Elle pleurait.
Le 14 novembre, elle est décédée. Jusqu’à aujourd’hui, je m’en veux, parce que je pense que si
j’étais aller la voir, j’aurais pu la calmer et elle ne serait pas décédée (plusieurs séances entre
2014 et 2016).
Ils vécurent alors dans la terreur pendant deux ans. En décembre 2010, des hommes
tentèrent à nouveau de s’introduire chez lui :
Depuis lors, on avait des problèmes tous les jours. Le 6 décembre, ils ont encore attaqué la
maison. Nous avions l’habitude d’être agressés. J’ai mis des planches sur les fenêtres. Il y avait
plusieurs personnes dehors. Ils cassaient tout. A 19.30 heures, j’ai pris les enfants, j’ai regardé
Juliette et nous sommes partis par la fenêtre. Nous avons couru à travers un champ de maïs. Il
faisait très froid, mais nous avions tellement peur que nous ne sentions pas le froid. Nous ne
savions pas par quel côté partir. Les enfants ne pleuraient pas, c’était bizarre. Nous sommes
69
Clinique de l’humanisation
partis chez une voisine et nous nous sommes réfugiés dans son poulailler. Tout le monde
tremblait de froid. Ils étaient en train de tout casser à la maison. J’ai réfléchi à ce que nous
allions faire s’ils nous trouvaient. Ils étaient armés, moi je n’avais rien. J’avais beaucoup de
pensées dans ma tête. Valait-il mieux que je les tue ou fallait-il mieux attendre qu’ils nous
tuent ? Nous avons dormi jusqu’au lendemain. Je suis retourné voir ce qui se passait à la maison.
Peut-être étaient-ils cachés. Peut-être avaient-ils mis des bombes. Ils avaient tout cassé et
ouverts tous les robinets. Il y avait plein d’eau par terre. Ils avaient cassé toute la vaisselle et
toutes les fenêtres. J’ai coupé l’eau. Je suis monté au deuxième étage pour aller chercher des
habits. La voisine chez qui nous nous étions cachés est venue à 7 heures du matin pour nourrir
ses poules et a vu Juliette et les enfants. La voisine était Gorani (une minorité musulmane du
Kosovo). Elle a été très gentille avec nous. Nous sommes restés six jours chez elle et sommes
ensuite partis vers la Belgique.
Nous nous voyons la première fois sept mois après son arrivée en Belgique. Commence
alors notre long et parfois très douloureux chemin psychothérapeutique de reconstruction
subjective. Pendant cinq ans, à une fréquence de deux entretiens par mois, ensuite de façon
moins rapprochée, à la demande.
Leur première demande d’asile fut déboutée. Après maintes batailles juridiques que nous
avons menées ensemble avec une juriste qui travaillait à l’époque dans une antenne de
l’UNHCR, leur demande d’asile a été acceptée.
La famille habite actuellement en Flandre Occidentale. Ils devinrent parents d’un fils il y
a trois ans et me firent l’honneur de me demander d’en être le parrain. Ils ont choisi comme
marraine la juriste qui s’est battue à nos côtés pour l’obtention de leur statut de réfugiés.
Monsieur a un travail régulier depuis plus d’un an tandis que son épouse formule des projets
d’avenir et a commencé une formation afin de pouvoir ouvrir un commerce. Ma famille, celle
de la juriste et la sienne sont devenues très liées. Nous nous téléphonons régulièrement et
nous nous voyons tous les deux mois autour d’un repas. A sa demande, nous n’évoquons
jamais le passé durant ses repas et ne parlons uniquement des choses agréables de la vie.
Mais les fantômes du passé continuent parfois encore à le hanter dans les moments un
peu plus difficiles de sa vie. Nous fixons alors rapidement une séance de psychothérapie.
Juliette doit subir une opération bénigne. J’ai très peur. Il n’y a plus de place pour de l’énergie
positive. Ce qui est arrivé est une catastrophe. Il n’y a pas un seul moment où tout va bien. Je
suis en Belgique depuis 6 ans. Tout le monde a son point de rupture. Pour moi, un petit problème
est un grand problème. Moi je n’ai pas peur des problèmes, mais je ne veux pas de problèmes
pour Juliette et mes enfants. Pendant la guerre, j’ai vu des situations très difficiles, des situations
anormales. Ce que tu vois dans les films d’horreur n’est rien comparé à ce que des êtres humains
sont capables de faire pendant la guerre. Parfois je me sens comme un petit bateau sur l’océan,
seul avec ma famille. Il y a un petit trou dans le bateau, j’enlève l’eau, puis un deuxième petit
trou, un troisième. Je continue à enlever l’eau, mais je suis fatigué. Parfois je pense : « Pourquoi
ne me suis-je pas suicidé pendant la guerre ? ». Pendant la guerre, je pensais que rien ne pouvait
m’arriver, que j’étais immortel. Mais maintenant parfois je sens une rage. Parfois encore
aujourd’hui quand je suis seul, ces gens reviennent. Tout est calme et tout d’un coup, j’entends
ces gens. Je revois leurs yeux, ils se moquent de moi. Alors, je ne sais pas où aller. Je les vois
beaucoup moins souvent qu’avant, mais il y a quelques semaines, quand mon plus jeune fils
70
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
était à l’hôpital et que j’étais seul à la maison, ils sont revenus. Je me dispute avec eux. Ils me
disent : « Tu as tout et nous n’avons plus rien. » Ils sont fâchés avec moi et je sens leur odeur
de mort. Je ne suis pas responsable de leur mort, mais ils viennent quand même. J’ai vu les
cadavres de femmes, de jeunes filles, leurs vagins mutilés, leurs yeux grands ouverts. Ce sont
ces yeux qui me regardent. Quand je suis à l’église, je deviens calme. Je demande à Dieu
pourquoi tout cela s’est passé avec moi, avec Juliette, avec mes enfants ? Je n’ai pas de réponse.
Je n’ai jamais rien volé, je n’ai jamais tué quelqu’un avec plaisir, j’ai aidé beaucoup de gens
pendant la guerre. Je me dis que sans ces problèmes, Juliette aurait une haute position à la
télévision. Ça reste difficile, Emmanuel, mais les choses vont beaucoup mieux qu’avant.
Juliette a un futur, mes enfants ont un futur (février 2017).
71
Clinique de l’humanisation
de compagnons morts, soit le regard des cadavres des charniers, soit les visages des
violeurs de son épouse ;
▪ les pleurs et les cris des innocents assassinés. Il me raconta en début de suivi comment
les troupes d’Arkan dépécèrent des Croates devant ses yeux et ceux de ses compagnons
d’armes roms pour bien montrer aux Roms ce qu’ils risquaient s’ils n’exécutaient pas
les ordres. Pendant qu’il regardait la barbarie, il devait montrer qu’il était content, sinon
il risquait qu’Arkan s’en prenne à lui. Ce sont les cris d’horreur de ces gens massacrés
qu’il entendait presque continuellement en début de thérapie ;
▪ les rires de joie et de jeux des jumeaux assassinés de son frère. Ces enfants furent roués
de coups, très probablement par des nationalistes serbes, et ensuite jetés dans la rivière.
Leur disparition fut immédiatement signalée à la police par les parents. Lorsqu’on
retrouva leurs corps, la justice conclut à un accident, alors que l’autopsie révéla des
traces de coups importantes sur leurs corps ;
▪ il entendait parfois des gens parler le serbe quand il était sur le bus, même lorsqu’il était
accompagné de son épouse et de ses enfants. Quand il leur faisait part de ce qu’il
entendait, sa famille lui répondait que ce n’était qu’une illusion, mais lui entendait
« réellement » les gens parler le serbe ;
▪ les hallucinations olfactives. Lors des repas, il lui arrivait de sentir l’odeur des cadavres
et du bébé assassiné. A d’autres moments, il racontait : « Je porte sur moi l’odeur des
cadavres des charniers et je peux la sentir » ;
▪ les hallucinations visuelles sans hallucinations auditives. Il revoyait très fréquemment
les cadavres d’enfants tués lors de la guerre. Il voyait parfois deux cadavres en
décomposition qui portaient un cercueil (le sien) ;
▪ il lui arrivait souvent d’avoir des hallucinations quand il prenait le bus. C’étaient des
flashs pouvant varier de quelques secondes à quelques minutes qui s’imposaient à lui. Il
voyait alors les corps des passagers du bus se transformer en figures cauchemardesques.
Certains passagers se transformaient en personnages n’ayant plus que la moitié de leur
visage, d’autres n’ayant plus de bras, etc. Il demandait alors confirmation à sa femme et
ses enfants de la présence de ces figures hideuses. Leurs démentis ne l’apaisaient pas. Il
restait convaincu pendant le temps de l’hallucination que les cadavres étaient bien là, ce
qui l’angoissait terriblement. Quand je lui demandais en séance à quoi ces personnages
lui faisaient penser, il évoquait les cadavres des charniers ;
▪ les hallucinations proprioceptives. Il se sentait et se vivait sale. Il avait le sentiment de
porter sur lui l’odeur des cadavres qu’il avait été obligé d’ensevelir et voulait éviter que
ses enfants le touchassent, de peur de les salir. Il lui arrivait très régulièrement de passer
une heure dans la salle de bains pour se laver les mains.
Ces phénomènes hallucinatoires évoquent le syndrome d’automatisme mental identifié
par de Clérambault (1924, 1925, [1942]) et la conceptualisation de Roussillon (1999, [2010]).
L'automatisme mental selon de Clérambault désigne l'échappement hors du contrôle de
la volonté du sujet d'une partie de sa pensée. Cette pensée autonome rend le patient passif à
son égard, de sorte qu’il se vit comme ne contrôlant plus sa vie psychique qui fonctionne de
façon autonome et automatique (de Clérambault, 1924, 1925). Comme le souligne de
Clérambault, ce syndrome de passivité doit être appréhendé comme « l’élément initial,
fondamental, générateur des psychoses hallucinatoires chroniques, dites psychoses
systématisées et progressives », si bien que « l’idée qui domine la psychose n’en est pas la
72
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
génératrice […]. Le noyau de ces psychoses est dans l’automatisme, l’idéation en est
secondaire. Dans cette conception, la formule classique des psychoses est inversée » (de
Clérambault, 1925, [1942], p. 7). En effet, pour de Clérambault, ce n’est pas l’idée délirante
qui est primaire mais bien l’automatisme mental qui est initialement anidéique. « Le délire
n’est que la réaction obligatoire d’un intellect raisonnant et souvent intact aux phénomènes
qui sortent de son subconscient, c’est-à-dire l’automatisme mental » (de Clérambault, 1924,
[1942], p. 9). L’automatisme mental regroupe les phénomènes suivants (de Clérambault,
1924, 1925, [1942] ; Ey, 1989) :
▪ des sensations parasites, c’est-à-dire des hallucinations psychosensorielles, visuelles,
cénesthésiques, tactiles, gustatives qui éclatent comme des phénomènes sensoriels purs
et simples, anidéiques (cfr les hallucinations visuelles, auditives, gustatives, proprio-
ceptives, telles que décrites ci-dessus) ;
▪ le triple automatisme moteur, idéique et idéoverbal (par exemple lorsqu’il me mima
l’agression de son épouse lors de notre première séance) ;
▪ des phénomènes de dédoublement mécanique de la pensée et des phénomènes connexes
comme l’énonciation des gestes, l’énonciation des intentions et des commentaires sur
les actes (cfr les voix qui lui disent qu’il va lui arriver malheur, qu’il ne reverra pas ses
enfants, qui l’insultent, etc.).
Pour Monsieur D., ces phénomènes avaient parfois un caractère égo-syntone (il s’agit
dans ce cas pour de Clérambault d’une psychose chronicisée à laquelle s’ajoutent alors des
délires de plus en plus constitués), parfois égo-dystone (avant chronicisation et sans la
présence de délires bien constitués). Dans les mots de de Clérambault (1924, [1942], p. 61),
Monsieur D. oscillait en début de suivi et de plus en plus rarement au fil du suivi, « entre la
notion de subjectivité et celle de réalité objective ». En effet, à certains moments et dans une
certaine mesure, il pouvait admettre l’absence d’objectivité des phénomènes hallucinatoires.
A d’autres moments, certains énoncés hallucinatoires (le fait qu’il pourrait arriver malheur à
ses enfants, à moi, à l’interprète, etc.) avaient un caractère tellement objectif, comme des
prédictions qui se vérifieraient à coup sûr et contre lesquelles il ne pouvait se défendre,
qu’elles le remplissaient de terreurs innommables qui duraient parfois toute une journée. Tout
comme certaines hallucinations visuelles, comme par exemple les hallucinations dans le tram
précédemment décrites. Cette égo-syntonie se manifestait également dans le fait qu’il lui est
fréquemment arrivé en début de suivi de dresser la table sur la terrasse de son appartement
pour ses compagnons morts au combat, de prévoir de la nourriture et de discuter avec eux
afin de les convaincre qu’il n’était pour rien dans leur mort et qu’ils devaient les laisser
tranquille, lui et sa famille.
Dans la conception organo-dynamique d’Henry Ey, cette égo-syntonie montre « la
déstructuration du champ de la conscience, la désorganisation de l’être conscient et la
désintégration du système perceptif, signes de la disparition de l’intégration des structures du
corps psychique ou des systèmes perceptifs garants du système de la réalité » (Ey, 1989, p.
120).
73
Clinique de l’humanisation
Dans une lecture clérambaltienne, cette égo-syntonie serait le signe de l’entrée dans la
psychose. En effet, c’est au départ de cette égo-syntonie que se développera le délire comme
« superstructure ». « Une psychose hallucinatoire chronique se décompose en deux portions :
un noyau qui est l’automatisme et une superstructure qui est le délire. Le délire met en jeu
les facultés affectives et idéatives inaltérées » (de Clérambault, 1924, [1942], p. 32). Comme
décrit précédemment, c’est ce balancement entre égo-dystonie et égo-syntonie qui m’avait
fortement alarmé en début de suivi et qui m’avait fait redouter une entrée dans la folie si
Monsieur D. n’entamait pas de psychothérapie.
Les délires et hallucinations de Monsieur D. évoquent également les conceptualisations
de Roussillon. Dans son ouvrage Agonie, clivage et symbolisation (Roussillon, 1999, [2010]),
il conceptualise « le délire comme une tentative du sujet de s’auto-représenter
secondairement l’expérience agonistique primaire. L’expérience agonistique, non
symbolisée primairement et ainsi activée hallucinatoirement, va être projetée dans le présent
du sujet dont elle subvertit la teneur » (ibid., pp. 33-34). Dans cet ordre d’idées, les voix lui
disant qu’il va nous arriver malheur, à l’interprète ou à moi, peuvent être pensées comme une
réactualisation délirante et hallucinatoire de son sentiment d’extrême abandon et de sa
culpabilité abyssale lors du viol abominable de son épouse.
Les hallucinations de Monsieur D. sont donc différentes des reviviscences ou
réminiscences du syndrome de stress post-traumatique décrites dans le DSM-5 et de la
description clinique que font Lebigot (2005, [2011]) et Crocq (2007) de la névrose
traumatique. En effet, dans la description de l’état de stress post-traumatique du DSM-5
(1996, p. 499), les reviviscences et réminiscences sont initiées par des stimuli qui ressemblent
ou symbolisent un aspect de l’évènement traumatique. Lebigot (2005, [2011], p. 65) décrit
« des reviviscences diurnes dans des circonstances qui peuvent s’y prêter ». Crocq (2007, p.
38) mentionne « des reviviscences hallucinatoires qui s’imposent comme une hallucination
visuelle soudaine qui reproduit le décor et la scène de l’évènement traumatisant dans laquelle
le patient se voit. Au départ, elle exclut toute critique et le sujet adhère à l’hallucination. Puis,
il se ressaisit et se demande s’il ne devient pas fou. » Les phénomènes décrits ici évoquent
ce que Ey (1989, p. 118) identifie comme des « pseudo-hallucinations », à savoir « que
l’activité hallucinatoire est vécue par l’halluciné dans son imagination ou en pensée, sans que
le malade n’objective ses hallucinations dans le monde extérieur. Il les éprouve comme des
phénomènes psychiques étranges ou étrangers ».
Alors que dans le cas de Monsieur D., les phénomènes hallucinatoires semblent venir « de
nulle part », sans être initiés par des stimuli qui ressemblent ou symbolisent un aspect de
l’évènement traumatique. Très souvent, des évènements en lien avec sa famille provoquent
les hallucinations (l’hospitalisation de son épouse, les maladies bénignes de son plus jeune
fils, etc.). Ses hallucinations s’imposent également à lui comme une réalité matérielle (par
opposition à la réalité psychique des pseudo-hallucinations décrites par Ey) et il « ne se
ressaisit pas », contrairement à l’état décrit par Crocq (2007). Et contrairement, par exemple,
aux reviviscences et aux réminiscences de ce patient tchétchène qui « revoit » parfois des
scènes de torture lorsqu’il croise un policier en uniforme, ou lorsqu’un fonctionnaire (lors de
l’audition, lorsqu’il va chercher des papiers à la commune) lui parle sur un ton brutal. Car ce
74
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
patient se ressaisit, les hallucinations ne perdurent pas longtemps, c’est plutôt comme si deux
réalités se superposaient.
Voici trois brefs extraits de séances dans lesquels Monsieur D. me raconta cette
expérience et le sentiment de réalité qui l’accompagne. Le premier extrait est issu d’une
séance peu après la naissance de son plus jeune fils ; le deuxième extrait vient d’une séance
de l’année passée lorsque son fils avait un an ; le dernier extrait d’une séance peu après que
son plus jeune fils, alors âgé de deux ans, fut hospitalisé pour une opération bénigne.
Extrait 1
Lui : Quand tu es venu chez moi, je t’ai dit bonjour, c’est alors que ces gens sont arrivés et
m’ont dit que je n’allais plus jamais te revoir.
Moi : Qui étaient ces gens ?
Lui : Les gens décédés. Je reconnaissais certains d’entre eux, d’autres, je ne les reconnaissais
pas. Ils viennent très souvent maintenant. Quand je fais des cauchemars, c’est terrible. Je me
griffe, mon visage me fait mal, comme lors du viol. Lors de l’accouchement de Juliette, je me
suis également senti très mal, comme s’ils allaient la tuer.
Extrait 2
Lui : C’est très difficile, Emmanuel. J’avais très peur quand mon fils avait 42 degrés de fièvre.
Je pensais qu’ils allaient venir. Ma sœur a eu la varicelle lorsqu’elle avait 36 ans. Les médecins
lui ont fait une injection d’un médicament qu’on donne aux enfants qui ont la varicelle.
Maintenant, elle est en chaise roulante, le médecin a fait une erreur. J’allais faire des courses
pour notre fête de Noël. J’étais très content que toi et Madame M. (la juriste qui est la marraine
de son fils) alliez venir avec vos familles. Quand j’étais au Colruyt, j’ai vu derrière moi les gens
de la guerre. Je n’avais pas peur d’eux, mais ils se moquaient de moi. Quand je suis rentré à la
maison, mon fils avait 42 degrés de fièvre, il était bleu. Nous avons appelé immédiatement
l’ambulance. Alors, tout est revenu, tous les gens sont revenus.
Moi : Qui étaient ces gens ?
Lui : Des gens morts, aussi un de mes amis mort à la guerre. Ils disaient des mauvaises paroles
sur mon fils et Juliette.
Moi : Quelles paroles ?
Lui : Qu’ils veulent prendre ma famille.
Moi : Tu sais qu’ils ne sont pas là.
Lui : Je les vois, je parle avec eux. Je leur demande pourquoi ils sont jaloux. Ce n’est pas de ma
faute qu’ils sont morts et que je suis vivant. Ces gens veulent d’abord prendre ma famille,
ensuite mes amis. Ils pensent que j’ai tout et eux n’ont plus rien. Ils me disent : viens avec nous
dans la mort.
75
Clinique de l’humanisation
Extrait 3
Lui : Parfois, quand Juliette prépare le repas, ils sont assis à table.
Moi : Qui ?
Lui : Les gens morts pendant la guerre. Avant, ils étaient très nombreux à table. Puis, pendant
longtemps, ils sont partis. Mais maintenant, ils sont revenus.
Moi : Ils restent là combien de temps quand ils viennent ?
Lui : Parfois toute la journée. Quand mon fils était à l’hôpital, ils venaient tous les jours.
Maintenant que l’opération s’est bien passée et que mon fils est à la maison, ils viennent moins
souvent. Je me dispute avec eux et leur dit qu’ils doivent s’en aller. Parfois, ils disent des
mauvaises paroles sur Juliette et mes enfants. Ils disent que j’ai tout et qu’eux n’ont rien. Ces
gens sont fâchés sur moi.
Moi : Tu sais quand même qu’ils ne sont pas là ?
Lui : Je sens leur odeur, ils puent. C’est la même odeur que pendant la guerre.
Moi : Je pense que tu les vois parce que tu te sens coupable d’être en vie alors qu’eux sont
morts. Mais ces gens ne sont pas vraiment là.
Lui : Je ne suis pas responsable de leur mort. Pourtant ils viennent. J’ai vu le visage de femmes,
de jeunes filles dont on avait coupé dans le vagin, leurs yeux étaient ouverts. Ce sont ces yeux
qui me regardent. C’est difficile, très difficile.
Je reviendrai sur les aspects ici esquissés dans le chapitre 3, lorsque je proposerai une
première théorisation de la psychose post-traumatique. Je proposerai en effet de considérer
l’automatisme mental, le vacillement entre égo-dystonie et égo-syntonie et la construction
délirante concernant le Soi, les autres et le monde qui peut en résulter, comme un des
éléments différentiateurs entre le diagnostic de psychose post-traumatique et celui de névrose
post-traumatique.
Mais pour l’heure, poursuivons notre exploration de l’être-là de Monsieur D. et écoutons
sa narration des scènes de l’in-humaine horreur.
En tout début de suivi, je me suis questionné quant à l’utilité clinique de s’attarder sur ces
scènes. Comme souligné par Kristeva (1980), l’abjection fascine et répugne. Paraphrasant
Dolto, si le patient et le thérapeute décident de concert et à un moment donné du processus
thérapeutique d’aller au charbon, ce dernier est alors convoqué à surmonter tant sa
fascination, voire sa jouissance de spectateur de l’horreur car la thérapie dénaturerait alors en
une forme de tourisme de la catastrophe que « son déplaisir et son incapacité, provoqués par
des complexes non-résolus, incontrôlés, à être vraiment spectateur du drame » (Ferenczi,
1932c, [2006], p. 78).
J’ai d’emblée eu l’intuition que nous ne pourrions pas faire l’économie de l’élaboration
de l’horreur dans cette thérapie. D’abord parce que les scènes de l’horreur envahissaient quasi
en permanence son psychisme, ensuite parce « qu’il n’en a jamais parlé à personne, même
pas à son père ». Le fait d’en parler avec quelqu’un qui écoute et qui tente de comprendre
sans juger a valeur thérapeutique en soi. C’est la dimension cathartique de la narration. Non
pas en tant que théâtralisation, qui est une reproduction à l’identique de la scène, mais dans
76
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
« une parole créatrice qui, du fait même qu’elle est possible et contourne le sentiment
d’indicible, va surprendre le sujet lui-même. […]. Cet effort pour dire à quelqu’un qu’il est
encore au sortir de l’enfer est une première entaille dans le bloc de réel qu’est le trauma »
(Lebigot, 2005, [2011], pp. 117-118).
En termes topographiques, le traumatisme est souvent soit trop proche soit trop loin du
psychisme. Soit l’espace psychique est en permanence envahi (il est en quelque sorte
agglutiné à l’objet que sont les scènes de l’in-humaine horreur), soit l’espace psychique est
trop distal et l’objet devient inaccessible. L’objet est soit en-deçà, soit au-delà du seuil de
représentabilité (Bessoles, 2008a). C’est cette non-représentabilité qui est au cœur de la
compulsion à la répétition, comme si l’objet traumatique insistait pour se faire représenter.
Le fait de parler dans un environnement sécurisant permet « d’explorer l’Autre scène »
(Lebigot, id., p. 187), d’initier le travail de représentation (en termes freudiens, de lier l’affect
à la représentation, en termes lacaniens, de l’inscrire dans les chaînes signifiantes) et de
rompre ainsi la compulsion à la répétition en tant que « manifestation directe de l’image
traumatique incrustée » (Lebigot, id., p. 64). Et finalement parce que le fait de parler ouvre à
l’historisation, à la compréhension des traumas comme s’inscrivant dans une trajectoire de
vie, avec un avant et un après.
Aux portes de l’enfer. « The Horror ! The Horror ! » (Kurtz dans Apocalypse Now de
Coppola). Voici ces scènes de l’in-humaine horreur telles qu’elles sont apparues quasi
d’emblée dans le suivi :
▪ l’abomination du viol collectif de sa femme sous ses yeux et ceux de ses enfants :
comme évoqué précédemment, cette scène reviendra à d’innombrables reprises durant
les six premières années de son suivi. Elle est au cœur de sa souffrance. En effet, après
sa démobilisation, et bien qu’il ait été confronté à des scènes horribles durant la guerre,
il allait « beaucoup mieux que maintenant » (en début de suivi, mon ajout). Il lui arrivait
de « revoir des choses » mais beaucoup moins qu’actuellement. J’émets l’hypothèse que
le viol de sa femme a réveillé les scènes de l’horreur auxquelles il assista lorsqu’il était
soldat et a remobilisé massivement la culpabilité, l’effroi, le dégoût de Soi et la honte
qui s’était installée en lui lorsqu’il était au front. C’est dans ce sens que s’articule
« coup » et « après-coup », dans un mouvement qui risque de s’infinitiser dans un infini
perpétuellement présent de l’horreur absolue. Et c’est cette infinitisation de l’effroi sans
fond et de l’abyssale honte, culpabilité et dégoût de soi qu’il faut rompre dans le
processus thérapeutique. J’y reviendrai ;
▪ les scènes de l’in-humaine barbarie :
lors de nos séances, surtout les premières années, Monsieur D. me parla très souvent des
scènes de guerre qu’il continue de « revoir » sous forme de flash-back. J’en décris
brièvement certaines parce que se sont ces scènes qui alimentèrent et continuent parfois
encore d’alimenter sa honte et sa culpabilité, freinant ainsi sa reconstruction psychique :
• le viol :
il fut témoin du viol d’une femme par vingt soldats tchetniks. Après ce viol, le frère
fut obligé de violer sa sœur, le père de violer sa fille. La sœur fut obligée de frapper
son frère avec un couteau. L’abomination prit fin par l’assassinat du frère et de la
sœur par les Tchetniks ; il s’en veut très fort de ne pas être intervenu mais il n’avait
pas le choix car intervenir était signer son arrêt de mort. Il me dit avoir l’impression
77
Clinique de l’humanisation
d’avoir fait la même chose pour sa femme et qu’il n’y a pas de mots pour exprimer
ce qu’il a en lui ;
• l’exécution :
il avait 17 ans. Les prisonniers étaient alignés devant lui et les autres soldats roms.
Ils étaient obligés de les exécuter. Il a tiré au-dessus de leur tête. Après l’exécution,
un officier a tiré une balle dans la tête des prisonniers massacrés. « Au début, les
deux premiers mois, j’avais peur de tuer, après cela ne me faisait plus rien et je m’en
foutais de vivre ou de mourir. » ;
• la mort de ses compagnons d’armes :
« Beaucoup d’amis sont morts dans mes mains. On ne meurt pas comme dans les
films. Ça dure une heure, deux heures. C’est toujours cela que j’ai devant les
yeux. » ;
• le cadavre du bébé dans le four :
« Je marchais avec mes compagnons d’armes. Nous avions très faim. Nous sentions
l’odeur agréable de viande. Nous pénétrâmes dans la maison déserte d’où émanait
l’odeur. Nous avons alors ouvert le four de la cuisine pour y découvrir le corps d’un
bébé mort. Je ne pouvais pas croire ce que je voyais. Il y avait un bébé qui était en
train de cuire. Je me suis dit que c’étaient peut-être les parents, pour éviter que les
autres fassent du mal à leur bébé. Puis je me suis dit que ce n’était pas possible que
les parents aient fait cela. » ;
• les cadavres des charniers :
« J’ai plusieurs fois été obligé de ramasser des cadavres. Je les récupérais jour et
nuit. Certains n’avaient pas de jambes, d’autres pas de tête, parfois ce n’étaient que
des morceaux de corps. Je les jetais dans un camion, parfois dans un cercueil. Il
m’est arrivé de mélanger des morceaux de différents corps. »
Chaque fois qu’il me raconta ces scènes, il éclata en sanglots car « avant je ne réfléchissais
pas, mais je sais maintenant que ce n’est pas correct d’avoir fait cela. Je ne sais pas comment
j’ai fait pour obéir, j’aurais mieux fait de me tuer ».
78
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
qu’apporte la vie. En effet, pour Freud, les fantasmes fondamentaux ne sont pas
nécessairement en lien avec l’histoire singulière du sujet car ils peuvent, selon lui, s’alimenter
de matériel phylogénétique. « Le rêve fait surgir des contenus qui ne peuvent appartenir ni à
la vie adulte, ni à l’enfance du rêveur. Il faut donc considérer ce matériel-là comme faisant
partie de l’héritage archaïque, résultat de l’expérience des aïeux que l’enfant apporte en
naissant, avant toute expérience personnelle » (Freud, 1938a, [2001], p. 30). Il développe
cette même idée dans Traits archaïques et infantilisme du rêve (Freud, 1916-1917, [2001],
p. 238) : « Qu’on réussisse un jour à établir la part qui, dans les processus psychiques latents,
revient à la préhistoire individuelle et les éléments qui, dans cette vie, proviennent de la
préhistoire phylogénétique, la chose ne me semble pas impossible. »
Me basant sur un raisonnement neuroscientifique que j’approfondirai dans mes prochains
chapitres, lorsque j’aborderai la question de l’ontogénèse et de l’étiologie traumatique de
toute souffrance psychique, je considère pour ma part les fantasmes fondamentaux comme
cette partie des schémas implicites phylogénétiquement donnés qui s’actualise dans
l’interaction du sujet (déjà lors de la vie intra-utérine) avec son environnement. Ils sont
infralangagiers, inscrits dans le corps et se situent au croisement de la phylogénèse et de
l’ontogénèse. Ce sont des actualisations de potentialités génétiquement déterminées suite à
l’interaction très complexe entre un sujet (en devenir) et son environnement. Dans la lecture
phénoménologique husserlienne que fait Tatossian (2016), les fantasmes fondamentaux sont
des pôles d’intentionnalité, dont le sujet ne peut ni transformer ni modifier les sens. Il peut
seulement choisir parmi eux. Ces pôles d’intentionnalité constituent le véritable inconscient
freudien qui est par définition inaccessible, par opposition au pré-conscient qui est
potentiellement toujours accessible à la conscience. C’est la raison pour laquelle
l’inconscient freudien apparait toujours sous forme de rejetons dans l’expérience analytique.
Car il est constitué par des vécus corporels non-égoïques, des vécus corporels constituants
précèdant l’apparition du Je (de l’Ego), apparition consubstantielle avec l’entrée dans le
langage. Ensuite, lors de l’entrée dans le langage et idéalement l’installation progressive de
la matrice œdipienne dans le psychisme du sujet, ces ressentis, ces empreintes, sont en partie
mis en image et/ou en mots par le Je (l’Ego), c’est-à-dire l’instance psychique, plus ou moins
consciente et capable de se penser et de se dire en relation aux autres et au monde. Cette
reprise imaginaire et/ou langagière des fantasmes originaires constitue les fantasmes
secondaires.
Mais cette création de scénarios fantasmatiques, de chaînes signifiantes dans le
psychisme, produit toujours un reste, assimilable à ce que Lacan identifie comme l’objet a.
Ce reste des origines sera soit réprimé (la répression se différencie du refoulement en ce
qu’elle ne concerne pas des images ou des symboles, mais uniquement des ressentis
corporels, j’y reviendrai), soit clivé, soit enkysté, soit encrypté, soit mis dans les limbes du
psychisme et, de ce fait, complétement isolé du reste du fonctionnement psychique conscient
et préconscient. S’agissant de vécus corporellement inscrits et non-égoïques, leur
modification est très difficile. Comme l’écrit Merleau-Ponty (cité par Angelino,
2008), « mon corps a son monde ou comprend son monde sans avoir à passer par des
représentations, sans se subordonner à une fonction symbolique ou objectivante ». Les vécus
79
Clinique de l’humanisation
80
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
Et Madame C. :
J’ai l’impression d’être perdue. Quand je commence à penser, je n’ai rien qui surgit. J’ai peur
de me concentrer sur cela. Quand je veux me sentir bien, croyez-moi, j’essaye de trouver de
belles images, mais je ne réussis pas. Quand je pense au futur, c’est flou, je ne vois rien.
Je conclus ce bref survol de la théorie freudienne en lien avec les fantasmes originaires
par une note critique sur laquelle je reviendrai à maintes reprises. La conception de Freud et
celle de Lebigot m’apparaissent plutôt fantasmo-centrées. Elles ont certes leur relevance dans
la clinique mais je trouve qu’elles sous-estiment, voire négligent la réalité de la violence de
l’impact de la confrontation à l’in-humaine horreur. Car ce n’est ni d’actualisation de matériel
phylogénétique ni d’une « simple » actualisation de l’originaire (des éprouvés en lien avec la
préhistoire du sujet, sa vie d’ « infans », de bébé, d’avant son entrée dans le langage)
profondément enfouies dont il est question dans l’histoire de Monsieur D., mais bien d’une
logique de destruction de son identité même, d’une destruction des fantasmes fondamentaux
préalablement installés et radicalement Autres de ceux qui se manifestèrent en début de
thérapie. En effet, Monsieur D. décrit une enfance heureuse avec des parents aimants. C’est
pourquoi je propose l’hypothèse qu’il est possible que le traumatisme extrême, en tant qu’il
provoque « l’effondrement de sens et de significations autrefois échangées » (Barrois, 1998,
p. 169) et initie ainsi un chaos identitaire, voire un effondrement de l’institution du Self
unitaire (Winnicott, 1974, [2000]) avec une possible destruction des assises narcissiques
primaires (Bessoles, 2008a), peut non seulement réveiller et amplifier l’originaire mais peut
également et sans doute surtout, initier l’installation, plus ou moins « ex novo », sur les ruines
de l’identité détruite, et s’alimentant de matériel phylogénétique inscrit en chacun d’entre
nous, de nouveaux fantasmes fondamentaux et provoquer ainsi un changement plus ou moins
radical, plus ou moins durable, de la personnalité.
Voici les fantasmes fondamentaux tels que Monsieur D. et moi-même les avons
(re)construits dans sa thérapie. Comme vous le lirez, certains de ces fantasmes entrent en
81
Clinique de l’humanisation
résonance avec les interprétations introductives que j’ai proposées dans mon premier chapitre
partant de fragments de séances avec d’autres patients. Comme nous le verrons plus loin dans
ce travail, il y a un fond commun dans les récits de tous mes patients en trauma et en exil,
certains fantasmes fondamentaux se retrouvent chez chacun(e) d’entre eux. J’en proposerai
un inventaire dans le chapitre 4.
Il est évident que les dits-fantasmes et les interprétations que j’en fait ont uniquement
valeur heuristique. Ce ne sont pas des certitudes empiriquement vérifiables comme dans les
sciences dites dures. Ce processus de (re)construction et de nomination qui s’opère dans et
par la rencontre thérapeutique, est à mon sens néanmoins une pierre angulaire du processus
thérapeutique, et cela pour plusieurs raisons. D’abord parce que la mise en mots, la
(re)construction permet de symboliser un ressenti corporel brut et est, de ce fait, un frein aux
somatisations et aux productions hallucinatoires. Ensuite parce que le processus de
perlaboration et de déconstruction de ces fantasmes génère une ouverture vers la création de
fantasmes fondamentaux Autres partant du vide ou sur les ruines (les résidus) des fantasmes
déconstruits et initie, de ce fait, une relance des capacités auto-narratives du sujet.
Anticipant mon dernier chapitre, cette co-création de fantasmes radicalement Autres
s’opère par l’introduction de signifiants Maîtres11 Autres.
Dans une pensée heideggérienne, ces signifiants Maîtres Autres sont des outils12
permettant l’émergence de sens nouveaux. Dans une conception cognitive, il s’agit de
l’introduction de concepts pour nommer ce qui est toujours déjà-là, en filigrane derrière le
discours du patient, en attente de conceptualisation. L’introduction de ces concepts initie la
production de théories d’ordre supérieur (Higher Order Theories, HOT).
A conscious mental state […] is simply a state one is aware of being in. That self-awareness
consists in having a higher-order thought (HOT) or higher-order perception (HOP) directed at
the relevant lower-order state. What makes a desire a conscious desire is the accompanying
11 Le signifiant primordial, signifiant Maître ou signifiant premier (Lacan ne les différencie pas) sert de « sup-
port à la fonction symbolique » (Lacan, 1953, [1999], p. 278). Il désigne une autre réalité toute symbolique
où une nouvelle loi va présider à l’agencement des signifiants. Cette opération se fait dans et par l’Autre, car
il est « le lieu d’où peut se poser à lui (le sujet), la question de son existence » (Lacan, 1955-1956, [1999], p.
27). L’Autre est le lieu du trésor des signifiants. Le signifiant Maître est selon moi un signifiant toujours déjà-
là, mais en attente d’un acte subjectif qui permet son opérationnalisation dans l’organisation de la chaîne
signifiante. « Qu’est-ce que ça veut dire, le signifiant primordial ? Il est clair que très exactement, ça ne veut
rien dire. Ce que je vous raconte est aussi un mythe, car je ne crois nullement qu’il y ait nulle part un moment,
une étape où le sujet acquiert d’abord le signifiant primitif, et qu’après, cela introduise le jeu des significa-
tions, et puis après encore, signifiant et signifié s’étant donnés le bras, nous entrions dans le domaine du
discours. » (Lacan 1955-1956, [1981], pp. 171-172). « Le signifiant est donné primitivement, mais il n’est
rien tant que le sujet ne le fait pas entrer dans son histoire » (ibid., p. 169). Pensé ainsi et en radicalisant le
propos lacanien ci-dessus, l’apprentissage du langage serait un acte « autonome » du sujet. Ailleurs dans son
enseignement, Lacan accentue l’importance de l’Autre (le lieu du trésor des signifiants) dans le processus de
subjectivation.
12 Très schématiquement, car la pensée de Heidegger est beaucoup plus complexe : l’outil (das Zeug) qui est
toujours déjà là se montre pré-objectivement à notre circonspection (Umsicht) comme quelque chose d’utile
pour faire quelque chose. Chaque outil renvoie à d’autres dans un contexte pratique, par exemple le marteau
renvoie au clou, au bois, à la scie. C’est ce renvoi qui est « intuitionné » par le Dasein et qui fait que les
choses prennent leur sens. C’est par exemple la rencontre entre le marteau et le clou qui permet l’activité et
donc aussi la conceptualisation du fait de clouer.
82
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
higher-order state directed at it. Thus, higher-order theories also explicate consciousness in
terms of intentional relations (Van Gulick, 2009).
Les HOT permettent donc de mentaliser (de symboliser, de mettre en mots, de
subjectiver) ce qui était préalablement hors-mots et hors-sens. Et c’est dans et par ce
processus de mentalisation que se crée un (des) sens nouveau(x). L’expérience
traumatophilique, à savoir la compulsion de revivre l’horreur traumatique à l’infini, se
transforme alors en expérience traumatolytique dans laquelle le sujet déchiré renaît comme
héros pensant (Richard, 2011b).
5. 1 Le re s s en ti d’ êt re so u i ll é , a v i li , i m pu r
Monsieur D. évitait en début de suivi de toucher ses enfants et son épouse et les repoussait
quand il risquait d’être touché par eux. Il disait se sentir « sale et souillé par ce qu’il a fait et
ce qu’il a vécu ». Ce sentiment était également très présent durant plusieurs mois après son
retour de la guerre. « Et puis la guerre a recommencé. Je suis resté vivant. Après la guerre, je
ne pouvais pas toucher mes enfants, les odeurs étaient toujours présentes. Je me lavais
constamment les mains. »
Ce ressenti de salir ceux qui lui sont chers est entretemps passé à l’arrière-plan de son
fonctionnement psychique. Il s’occupe à merveille de son plus jeune fils, le prend dans ses
bras, le cajole. Mais parfois, les fantômes du passé ressurgissent comme « empreintes »,
comme traces résiduelles de ce fantasme fondamental. Ecoutons comment il décrivit cette
reviviscence : « Je n’ai pas osé prendre mon fils, comme si j’allais le salir, lui transmettre
une énergie négative. Je pense alors à toi (je lui avais dit précédemment que son fils encore
bébé à l’époque avait besoin qu’il le porte dans ses bras et le cajole), mais parfois je ne peux
pas, tout est trop présent dans ma tête. »
J’émets l’hypothèse que derrière ce sentiment de se sentir sale et souillé se cache un affect
plus archaïque, un affect d’identification aux morceaux de corps préalablement évoqués, au
déchet déshumanisé. Je me réfère par exemple à la théorie kleinienne de la position schizoïde-
paranoïde (voir par exemple Segal, 1969, [2011]) dans laquelle l’infans se perçoit et perçoit
l’autre comme objet partiel, soit totalement bon (in casu la figure du thérapeute) soit
totalement mauvais (in casu sa propre personne). Dans une lecture lacanienne, cette
identification partielle au déchet peut se penser comme une identification à l’objet a 13 et
notamment en tant qu’excrément.
Comme le dit Monsieur D. : « A cette époque, je ramassais les morts. Les gens décédés
sont comme de la viande, les intestins en dehors, je continue à sentir cette odeur sur mon
corps. »
13 Par objet a, Lacan désigne la partie du corps cédée en sacrifice lors de la séparation des origines, c’est-à-
dire lors de la rupture de la dyade mère-infans. Il distingue quatre objets a, qu’il nomme éclats du corps : le
sein, l’excrément, le regard et la voix (Nusinovici, 2002).
83
Clinique de l’humanisation
Extrait 2 :
Pendant la guerre, des centaines de fois, j’ai entendu la réflexion « sale gitan, tu es toujours en
vie. Après la guerre, on va te tuer avec nos balles ».
Extrait 3 :
Lorsque je suis parti à la guerre à 17 ans, je me souviens que c’était l’époque où j’étais tombé
amoureux la première fois. Les Serbes m’ont volé ma vie heureuse. J’ai été emmené comme un
animal. Ma mère a été jetée dans un coin par les militaires. Pendant la guerre, nous les Roms,
étions considérés comme de la viande vivante. C’est nous qui étions envoyés dans les missions
les plus dangereuses.
Extrait 4 :
Lorsque j’avais 17 ans, je ne faisais pas attention à la couleur de ma peau. Pendant la guerre,
même un morceau de terre était mieux que moi. Avant la guerre, un Rom était un homme
comme un autre. Quand je suis revenu de la guerre, tout avait changé. Personne ne m’appelait
encore par mon nom. Tout le monde disait « Hé, gitan ».
Ce sentiment d’être un déchet fut massivement renforcé lors du viol de son épouse :
Lorsqu’ils ont violé mon épouse, lorsqu’ils ont mis leur pénis dans ma bouche, j’ai pensé, je ne
suis rien, zéro. Avant, Juliette trouvait que j’étais un homme fort. Là, j’ai arrêté d’être un mari
et un homme pour Juliette, d’être un père pour mes enfants. Lorsqu’ils ont fait ça, j’ai eu le
sentiment d’être le pire des hommes sur terre. Mais j’étais obligé. Ils m’ont dit : « On a violé ta
femme, c’est à toi de nettoyer, sinon ce sera à ta fille de le faire ».
84
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
Pour Lacan (1958-1959, [2013]), la conjonction du sujet à l’objet a (lorsque le sujet colle
à l’objet a), n’est pas de l’ordre de la retrouvaille, source de plaisir, mais de l’ordre de la pure
jouissance qui s’accompagne d’une abolition transitoire du sujet (aphanisis). Quelques mots
d’explication sur le concept lacanien de jouissance qui a suscité d’innombrables
commentaires et interprétations. Je retiens celles qui m’apparaissent relevantes pour la
clinique de l’extrême et de l’exil. Dans l’éthique de la psychanalyse, Lacan (1959-1960,
[1986], pp. 217-221) fonde la jouissance sur la Loi, plus précisément sur la transgression de
celle-ci : « La jouissance est un mal, parce qu’elle comporte le mal du prochain. » Lacan
rappelle que l’amour du prochain semble absurde à Freud, car chaque fois que ce
commandement est énoncé, « ce qui surgit, c’est la présence de cette méchanceté foncière
qui habite en ce prochain. Mais dès lors, elle habite aussi en moi-même. Et qu’est-ce qui
m’est le plus proche que ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance dont je n’ose
m’approcher ? » Le Surmoi freudien interdit la jouissance. Dans son séminaire intitulé
Subversion du sujet et dialectique du désir (Lacan, 1966b, [1999], pp. 273-308), Lacan
subvertira cette position freudienne en faisant du Surmoi l’instance qui intime au sujet l’ordre
impératif de jouir. Les actes de barbarie sont des transgressions massives des interdits
fondamentaux, à savoir le tabou du meurtre, de la barbarie (le tabou du cannibalisme) et de
l’inceste. La conceptualisation lacanienne du Surmoi qui pousse à jouir en donne un éclairage
qui me semble relevant pour la clinique.
Dans le même séminaire, Lacan fait référence à Freud dans Au-delà du principe du
plaisir, dans lequel il parle « des impressions douloureuses qui sont cependant source de
jouissance élevée » (Freud, 1920, [2010], p. 62). En partant de ce texte, Lacan articule la
jouissance à la répétition et définit le champ de la jouissance comme tout ce qui relève de la
distribution de plaisir dans le corps et par là-même sa compulsion à la répétition. Il définira
plus tard en 1967 (Lacan, 1967, [1970]) la répétition comme « un trait, une écriture qui
commémorerait une irruption de jouissance ».
Parler de jouissance en termes de distribution de plaisir dans le corps et en tant que moteur
pour la compulsion à la répétition (les réviviscences, les flash-back, etc.) peut à première vue
sembler extrêmement choquant dans la clinique de l’extrême. Peut-on en effet affirmer que
la victime de l’horreur jouit de ses symptômes, au sens commun du terme jouir, c’est-à-dire
tirer un grand plaisir de quelque chose comme dans la jouissance sexuelle de l’orgasme de
bonne qualité ou comme dans « jouir d’un bien » ? Bien sûr que non. Comme je le montrerai
dans les chapitres 3 et 4, il y a néanmoins un fondement neurophysiologique à également
penser les choses en termes de « plaisirs » corporellement ressentis, consciemment mais
surtout inconsciemment, et en termes de compulsion à la répétition. Faire l’impasse sur ces
questions de la jouissance et de la compulsion à la répétition serait contreproductive, non
seulement pour la pensée clinique mais également pour sa praxis.
C’est entre autres cette jouissance qui permet d’expliquer la fascination du sujet pour son
trauma et les identifications primordiales que ce trauma a générées ainsi que l’angoisse
devant cette fascination. Dans la théorie lacanienne, coller symbiotiquement au trauma serait
comme une expérience de totale complétude, certes tout à fait mortifère, mais permettant de
fuir la réalité trop pénible à assumer, à savoir l’abominable horreur du viol de son épouse,
85
Clinique de l’humanisation
5. 2 La d es tr uc t io n d e s b o ns ob j et s in te r ne s
Le traumatisme extrême est une attaque contre ce que Melanie Klein identifie comme les
bons objets internes. « Pendant la guerre, je pensais à mon papa et à ma maman, et tout allait
bien. Maintenant, quand je pense à eux, c’est comme si je retourne vers un tableau, mais le
tableau a été effacé. »
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Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
Comme le souligne Garland (1994), ces bons objets internes forment la matrice dans
laquelle le sujet se construit. Leur destruction initie une décomposition progressive de la
personnalité et risque d’engendrer une régression vers ce que Klein identifie comme la
position schizo-paranoïde, position dans laquelle le sujet se vit morcelé, non-unifié, dans un
monde peuplé d’objets menaçants, visant l’annihilation du sujet. Je reviendrai sur les
conceptualisations kleiniennes que je mettrai en dialogue avec d’autres théories
psychanalytiques et neuroscientifiques dans mes chapitres suivants.
Déjà quelques fragments de séance en guise d’illustration :
▪ sur le morcellement de la personnalité psychique ;
Quatre personnes vivent en moi. Il y a celui de l’enfance, celui de la guerre, celui qui a été
heureux avec Juliette et celui d’après le viol.
J’essaie d’être gentil avec ma femme et mes enfants, mais parfois, en fin de journée, tout change
en moi. Je transpire et revois le passé. Cela m’arrive aussi parfois lorsque je parle avec
quelqu’un. Je ne vois plus la personne, parfois je vois une autre personne. Parfois, quand je
regarde des gens dans le train, je vois les gens du passé. Je me demande si je ne suis pas fou.
Je suis sur le bord (on the edge). Je suis comme un verre cassé, je rassemble les morceaux, aussi
les morceaux salis, mais ça ne tient plus bien ensemble. Mon mari veut aussi rassembler ses
pièces, mais il lui en manque une.
J’ai toujours peur que de grands problèmes vont arriver. Je prends le train, j’ai peur d’une
catastrophe ferroviaire. Mon fils va à l’école, j’ai peur. J’entends une ambulance, je panique.
Parfois je pense, avant c’est avant, maintenant c’est maintenant. Mais actuellement, avant et
maintenant se rejoignent.
J’essaie d’être positif, mais c’est un mensonge. Après tout ce qui est arrivé, c’est très difficile
d’être confiant et gentil avec les gens. J’ai peur de chaque seconde, de chaque moment. Tout
mon corps tremble. J’ai l’impression que mon corps crie et qu’il va exploser.
Ce vécu de perte définitive des bons objets internes initie l’installation d’un affect de fond
mélancolique. Privé de bons objets internes, Monsieur D. se vivait et se vit parfois encore
sans avenir. « Cette perte de l’avenir fait du sujet la proie de son passé. Chez le sujet non-
mélancolique, la liquidation du passé ne se fait pas par une annulation laborieuse et terme à
terme du passé mais par la grâce permanente de l’orientation vers l’avenir. » (Tatossian,
2016, p. 67). Privé de cette grâce, Monsieur D. se vit comme la proie de son passé.
Je monte de dix marches et puis je tombe de vingt marches. Je sens vraiment la douleur, tout
me fait mal. J’ai 42 ans, mais je me sens comme si j’avais 100 ans. Je suis à moitié mort, comme
si je portais un immeuble sur mes épaules.
87
Clinique de l’humanisation
La perte de l’avenir faisait que le passé devenait de plus en plus pesant et déterminant
sous la forme de la faute devenue ineffaçable et suscitant ses idées de culpabilité et
d’indignité (Tatossian, 2016).
Je revois toujours tout comme dans un flash, tout depuis le début, dès qu’ils ont brisé la porte.
C’est un sentiment que je ne peux pas décrire. Je ne peux pas vivre avec cela.
Quand j’arrive à la maison, j’ai toujours peur, j’ai toujours mal. Comme si je suis sur un bateau
avec plein de trous. J’ai constamment l’impression que quelque chose me tire vers le bas. Ce
ne sont pas des pensées, je me sens réellement tomber.
Sans rentrer dans le détail ici, dans la théorisation kleinienne, le sujet quitte cette position
infernale par l’élaboration de la position dépressive, position dans laquelle le monde est perçu
comme un endroit certes non idéal, mais suffisamment bon et accueillant (peuplé d’objets
suffisamment « bons ») que pour pouvoir y vivre et y être suffisamment heureux. C’est la
rencontre avec Juliette et l’amour retrouvé de ses parents qui lui ont permis de reconstruire
ces bons objets internes après qu’il soit revenu de l’horrible guerre :
Tout ce temps quand je suis revenu de la guerre, avant d’avoir rencontré Juliette, je me sentais
mal, je voulais mourir. Mes parents s’inquiétaient pour moi. Après, j’ai commencé à me sentir
mieux. Puis, quand j’ai rencontré Juliette, c’est comme si je n’avais jamais fait la guerre. Je suis
redevenu celui que j’étais avant la guerre. Mon père et ma mère considéraient Juliette comme
leur fille. Je me disais que c’était un cadeau de Dieu parce qu’avant, pendant la guerre, tout
était mauvais. Puis est venu mon fils. Après, il y eut la guerre au Kosovo. Quand je suis revenu,
j’étais à nouveau devenu quelqu’un d’autre. Je n’osais pas toucher mon fils ni Juliette. Je
dormais à même le sol. Après, tout est redevenu bon. Je voulais m’arrêter à un seul enfant. Mais
88
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
quand mon fils a eu 7 ans, il nous disait qu’il voulait une petite sœur. Ma mère aussi disait que
les enfants étaient ce qu’il y avait de plus beau, qu’on en avait jamais assez. Puis est née ma
fille. Mon fils faisait du mannequinat, Juliette travaillait à la télévision. Je disais merci à Dieu,
je me disais : « Voilà pourquoi je suis resté vivant, pour ma femme, pour mon fils, pour ma
fille, pour mon père, pour ma mère. »
C’est ce vécu au monde qui a été à nouveau attaqué lors de l’exposition à l’in-humaine
barbarie du viol :
Lui : Quand j’étais à la guerre et que les choses devenaient trop difficiles, je voyageais dans ma
tête vers mon père et ma mère. A ce moment-là, ce n’était pas une fantaisie, j’étais à cet endroit.
C’était un endroit où il n’y avait que de la nature, je voyais le cheval de mon père, mon père,
ma mère. Maintenant, quand je veux y retourner, il n’y a plus rien.
Moi : Tu dois à nouveau créer cet endroit.
Lui : C’est très difficile, Emmanuel. Quand je vais vers cet endroit maintenant, tout est brûlé,
tout est cassé. Il n’y a plus le bruit d’enfants qui rient et s’amusent. Alors j’ai très mal. Ce n’est
pas une fantaisie, je suis réellement à cet endroit. Tout le bon en moi est mort. Quand mon fils
a un beau bulletin, je suis content, mais je ne sens rien.
Et c’est ce vécu de monde dans lequel cela vaut la peine de vivre qu’il aura à nouveau à
installer. C’est un des enjeux du processus thérapeutique. J’y reviendrai dans le chapitre 8.
Quelques fragments de séance déjà en guise d’illustration de ce long processus de
reconstruction de bons objets :
Avant, je n’avais plus confiance en personne. C’est grâce à toi que j’ai compris qu’il y a encore
de bonnes personnes sur la terre.
Avant, tout était noir, à gauche du tunnel, c’était noir, à droite du tunnel, c’était noir. Puis je
suis venu te voir et j’ai vu un peu de lumière de l’autre côté du tunnel, un peu de jour. Je me
suis dit : « Tu dois aller tout droit, Emmanuel t’attend de l’autre côté du tunnel. »
Avant, j’étais très fatigué. Maintenant, je suis moins fatigué, j’ai de l’énergie pour Juliette, pour
mon plus jeune fils. Quand il me sourit, je reviens vers maintenant. Avant, tout était noir, j’étais
mort. Maintenant, je me dis que je dois vivre. Parfois, je suis très fatigué, j’ai mal, mais je dois
vivre.
89
Clinique de l’humanisation
Quand je suis à l’église, je brûle un cierge pour mes parents. Mon père me dit : « Je n’ai pas
honte de toi, je suis très fier de toi. » Ma maman me parle aussi, mais je ne comprends pas tout
ce qu’elle me dit. Elle pleurt beaucoup.
Depuis que j’ai été avec toi à l’église, c’est comme si j’y ai laissé quelque chose de lourd. Je ne
sais pas expliquer comment je me sens. Avant, je m’inquiétais beaucoup pour mes enfants.
Maintenant, cette peur est encore présente, mais je me sens connecté avec eux, aussi avec mon
épouse. Comme si j’avais fait un grand voyage et que je suis revenu de ce voyage.
Avant, je n’aimais pas retourner à la maison. Maintenant, je suis pressé de rentrer. Je veux
rattraper le temps perdu. Avant j’étais là, mais je n’étais pas présent. Maintenant, quand mon
fils me raconte comment ça a été à l’école, je suis content. J’ai été à l’église. J’ai raconté à mon
père comment ça a été. Avant, je ne parlais pas avec mon père. Maintenant, je raconte tout. Je
sais que je dois m’occuper de ma famille, de mes enfants, pour qu’ils avancent dans la vie.
Parfois, je parle à mon père et à ma mère et alors je me sens protégé par eux.
5. 3 La cr a i nt e e t l e d é s ir d’ e f fo nd r em e n t , d’ un e n o n -
ex is te nc e
En tout début de suivi, Monsieur D. parlait souvent avec angoisse de son désir de mourir
pour ne plus avoir à souffrir. Il savait qu’il ne se suiciderait jamais car il voulait continuer à
vivre pour ses enfants mais son désir de mourir le hantait (cfr les voix qui lui suggéraient de
sauter sous un tram) :
Je suis comme une ombre, vide à l’intérieur, vide d’amour, d’envie de vivre, comme du métal.
Comme si mes bras et mes jambes sont détachés de moi. J’ai mal aux os, comme si je ne peux
régler mon corps. Je fais semblant de rire, mais à l’intérieur de moi, je souhaite que je n’existe
pas.
Il me parla également à plusieurs reprises d’un cauchemar terrifiant dans lequel il avait
l’impression de se noyer.
Ces expériences sont évocatrices de l’expérience de breakdown, décrite par Winnicott
(1974, [2000]). Celui-ci propose l’hypothèse que la crainte (l’effroi) que le sujet vit lorsqu’il
est au bord de ce breakdown est la réactualisation d’une crainte beaucoup plus archaïque, la
crainte d’un effondrement qu’il décrit comme un « effondrement de l’institution du Self
unitaire » (ibid., p. 207). Il pense cet effroi comme étant le retour d’un effroi plus archaïque
que le sujet a connu sans l’avoir éprouvé et vécu dans son corps (les expériences de
dépersonnalisation et de déréalisation lors du viol de son épouse, telles que décrites plus
haut). En effet, lors de cette expérience, le sujet mobilisa des défenses archaïques massives
lui permettant de se cliver de « ces angoisses disséquantes primitives » (ibid., p. 208), du
sentiment de tomber à jamais (cfr le sentiment de se noyer, le cauchemar), de perte de la
complicité somatique (c’est-à-dire de ne plus habiter son corps, cfr être vide à l’intérieur), de
perte de sens du réel et de perte de la capacité d’être en lien avec le monde et les autres.
90
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
Un autre extrait :
Moi : Pour réveiller la partie morte, il faut comprendre quand elle est morte.
Lui : Plusieurs fois et chaque fois, c’est pire. C’est comme si je l’avais vécu mille fois. Tout ce
que j’ai vécu n’existe même pas dans les pires films d’horreur.
Je suis fâché sur moi-même. Je présente une autre personne à Juliette et à mes enfants. Une
personne qui rit (la partie qui veut vivre), mais c’est un mensonge, vis-à-vis d’eux et vis-à-vis
de moi-même (le fonctionnement en faux self).
91
Clinique de l’humanisation
Dans la conception dynamique freudienne, l’angoisse devant le désir de mourir peut alors
être pensée comme la manifestation du conflit entre la part morte et la part lucide (l’être
omniscient) du psychisme (entre les pulsions de vie et les pulsions de mort). La tâche de
« l’analyste consistant à lever le clivage » (Ferenczi, 1932b, [2006], p. 88).
Le symptôme est multi-déterminé. J’interprète également ce désir de mourir comme un
désir de fuite définitive hors de la réalité, une manifestation de la pulsion de mort, qui se situe
jenseits du principe de plaisir, et qui est désir de retourner vers l’état inorganique et inanimé
du silence des organes (Freud, 1920, [2010]). Car il lui arrive de « vivre » son existence
comme une condamnation à perpétuité à revivre continuellement l’insoutenable répétition
des traumas, état que Bessoles (2008a, p. 81) identifie comme un sentiment d’ « immutabilité
traumatique », où « le présent a le caractère d’un présent sans fin, d’une éternité de douleur »
(Bertrand, cité par Bessoles, ibid.). C’est d’ailleurs là un des objectifs visés par les violeurs-
tortionnaires. En effet, ils ne veulent pas seulement créer du traumatisme pour la victime-
violée. Ils veulent la condamner, elle et sa descendance, à un état de non-existence de sujet,
à une identification immuable à l’état d’objet de jouissance de l’autre. La laisser vivante et
laisser vivre les proches qui furent condamnés à être témoins, c’est les assigner à une filiation
et une transmission traumatique, à les condamner à l’esclavage éternel face à la toute-
puissance de l’autre tortionnaire (Bessoles, 2008b). Mourir devient alors, paradoxalement,
un geste ultime de subjectivité, un dernier sursaut du sujet qui choisit de disparaître au lieu
de s’annihiler dans la jouissance des tortionnaires et dans leur volonté de rendre fous leurs
victimes (Bessoles, ibid.).
5. 4 La fu i te d an s l a f o l ie , l e dé s i r et l a p eu r de de v en i r
fo u
En début de suivi, j’eus la nette impression (partagée par l’interprète) que s’il n’avait pas
cherché de l’aide psychothérapeutique, il risquait de devenir fou. Cette crainte de devenir fou
était présente en permanence dans son discours lors de nos premières séances :
J’ai très peur. Parfois, je ne sais pas où je me trouve. J’ai peur de moi-même. J’ai peur de devenir
fou.
Parfois, ça arrive quand je parle avec quelqu’un. Je ne vois plus la personne, je vois une autre
personne. Quand je regarde les gens dans le train, je vois les gens du passé. Je me demande si
je ne suis pas fou.
92
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
Cette crainte de devenir fou peut également être pensée comme la réactualisation de
quelque chose de plus archaïque. Dans la même logique que celle développée ci-dessus,
Winnicott (1974, [2000]) avance l’hypothèse que la peur de devenir fou est en fait une peur
de redevenir fou. Il postule qu’une « certaine expérience (lors de la petite enfance ou de
l’adolescence, mon ajout) de la folie est universelle » (ibid., p. 221). Pour Winnicott, ceci
n’implique bien sûr pas qu’il y ait un stade de folie dans tout développement infantile. Ce
n’est qu’en cas de carence affective grave que l’effondrement risque de se produire et que
l’enfant risque de devenir fou, de façon passagère ou plus définitive. Ceci ne veut pas dire
non plus « qu’il est impossible de penser que même l’enfant dont on a pris le plus grand soin
ne puisse cependant rencontrer un excès de tension de la personnalité, excès qui sera par la
suite intégré ». (Winnicott, 1965a, [2000], p. 221). Il rejoint en cela la pensée de Melanie
Klein qui postule l’existence d’un Kern psychotique chez tout être humain.
Même si les peurs de Monsieur D. peuvent être évocatrices d’expériences
d’effondrements passées et bien qu’elles étaient (très) présentes dans le psychisme de
Monsieur D. en début de suivi, ceci ne permet pas de conclure à une folie infantile ou à une
vulnérabilité psychotique. Comme souligné plusieurs fois auparavant, je n’ai aucun élément
qui me permet de conclure à une « folie » infantile ou pubertaire chez lui, l’anamnèse contient
beaucoup d’évidence pour la thèse opposée, à savoir l’absence de symptômes psychotiques
avant l’horreur. J’y reviendrai lorsque j’aborderai la question de la psychose traumatique.
5. 5 La r up tu r e d u li e n so ci a l , l a fi n de s i l lu s io n s
Après la guerre, plus rien n’était grave, une maison qui brûle, quelqu’un qui décède, rien n’est
grave. Je me demandais ce que j’étais devenu. Quand les enfants de mon frère ont été assassinés,
je me suis demandé si j’étais une pierre ou un homme. Mon cœur était serré, je ne pouvais plus
pleurer. Je pensais que j’étais fort comme du métal, que plus rien ne pouvait me faire du mal.
J’ai toujours aidé mon prochain, je ne me disputais jamais. Ce n’est pas normal que le fils de
mon voisin au pays a lâché son chien sur mon fils. Le problème, ce sont les gens. Pendant la
guerre, les gens changent radicalement.
93
Clinique de l’humanisation
Doray fait référence à l’étymologie du mot sym-bole (du Grec ancien sumballo). Le
symbole est tant ce qui rassemble ce qui a été dispersé que ce qui met en jeu un rapport de
réciprocité. Le traumatisme extrême tue le symbole et plonge l’humain dans la figure inverse,
le diabolo, à savoir une dispersion sans retour (Doray, 2013).
Lui : Je suis né en Serbie, j’ai grandi là-bas, mon père était un homme connu, beaucoup de gens
venaient chez mon père. Puis est venue la guerre. Est-ce que c’est moi qui ai changé ? Les gens
ne voulaient plus me dire bonjour. Pourquoi avons-nous vécu toutes ces années ensemble avant
la guerre ? Je ne pouvais pas tenir un chien plus de quatre mois. J’avais acheté un chien pour
mon fils. Après quatre mois, ils l’ont empoisonné. Même les chiens ne pouvaient pas être
tranquilles. Imaginez les gens. Juliette savait qu’il y avait du racisme contre les Tziganes, mais
pas au point de ce qu’elle a vécu depuis qu’elle est avec moi.
Moi : Il y a quelque chose de très méchant dans l’être humain et c’est ça qui fait que vous ne
voulez plus être avec les hommes.
Lui : Oui, avant j’avais confiance. Maintenant, je n’ai plus confiance en personne. Vais-je
redevenir comme avant ?
Moi : Non, pas comme avant, mais quand même différent de maintenant, si vous acceptez de
revivre avec les hommes.
5. 6 La p lu s t ot a l e i mp u is s a nc e
Cette impuissance radicale constitue le Kern du récit du viol de son épouse et était au cœur
de son être-au monde pendant les premières années de sa thérapie.
Écoutons-le :
Souvent, je me suis demandé, pourquoi ne me suis-je pas défendu ? Pourquoi n’ai-je pas mordu
leur pénis ? Je ne l’ai pas fait parce que sinon, ils auraient tué ma femme et mes enfants.
94
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
J’entends de nouveau les voix qui disent que ça va mal se terminer pour mes enfants. Je vois
les gens morts dans la chambre et ça me fait très peur. Ma fille me dit : « Papa, aide-moi. » Je
la revois comme lorsqu’elle avait trois ans. Je regarde mon fils, mon épouse. Mais je ne peux
pas les aider. Je ne peux que regarder, je ne peux pas les aider. Je n’ai plus d’énergie. Comme
si j’étais seul sur l’océan. Après dix jours, je n’ai plus d’énergie. Mes muscles sont morts.
5. 7 La c u l p ab i l it é , l’ at te nt e d’ u ne pu n it i on i nex o r ab l e
Il se sentait et se sent parfois encore massivement responsable de tout ce qui est arrivé, à
lui et à sa famille.
Chaque fois que je regarde mon fils aîné, je pense, tout est de ma faute. Je suis un Tzigane qui
a pris une femme serbe. Un jour, le destin me le fera payer.
La vie est belle, mais pour moi la vie est souffrance. Tout le monde souffre à cause de moi. Je
me demande pourquoi Dieu a voulu que je reste vivant.
La culpabilité et le désir de punition sont bien sûr en rapport avec les horreurs dont il fut
témoin. J’ai mentionné plus haut que ces horreurs dans la réalité peuvent être pensées comme
des « mises en acte » de fantasmes archaïques (kleiniens), présents, ne fut-ce qu’en latence,
sous forme de potentialités, dans le psychisme de chaque humain. La culpabilité est alors une
réactualisation et un renforcement hyperbolique d’une culpabilité archaïque.
Sa culpabilité est également une culpabilité ontique, une culpabilité existentielle14 de
transgresser le destin qu’il a à assumer.
Avant, j’étais fort. Aujourd’hui, je ne peux pas aider Juliette quand elle ne va pas bien. Je n’ai
pas pu l’aider lors du viol, je ne peux pas l’aider aujourd’hui. Quand je la regarde, j’ai
l’impression que tout est cassé. Un petit problème devient un immense problème. Ma grande
faute, c’est de ne pas pouvoir aider.
Je n’aime pas ne pas être bon pour les autres. Mais j’ai perdu ma force, mon respect. Je ne suis
plus rien. C’est très difficile à expliquer. Avant, j’étais plein à l’intérieur. Même quand il faisait
-20°, j’étais plein d’énergie. Maintenant, je suis froid, tout est parti.
Pour Freud, le masochisme est primaire. C’est un état où la pulsion de mort est encore
dirigée sur le sujet lui-même. Il est primaire parce qu’il ne succède pas à un temps où
l’agressivité serait tournée vers un objet extérieur. Il s’agit donc d’un affect de culpabilité et
de désir de punition, présent dès les origines. Ce masochisme primaire se transformera dans
la suite de l’ontogénèse soit en masochisme secondaire, soit en sadisme contre l’autre et/ou
14 J’entends par « existentiel » tout ce qui se rapporte à la façon dont le sujet existant éprouve, assume, oriente
et dirige son existence.
95
Clinique de l’humanisation
contre Soi, mais il en restera toujours un reste, assimilable à la pulsion de mort (Laplanche
et Pontalis, 1967, [2007], pp. 231-232).
Heidegger, quant à lui, parlera d’une culpabilité existentiale15. Pour Heidegger, toute faute
déterminée se profile sur le fond d’une culpabilité plus originelle. En effet, pour lui l’existant
ne pose pas son propre fondement, car il a été jeté dans l’existence. De ce fait, il s’éprouve
toujours en retard sur lui-même. C’est ce sentiment d’être en arrière de lui-même qui est à la
base du sentiment de culpabilité existential heideggérien (Dastur, 2011).
Le désir de punition présent dans tout fonctionnement traumatique peut donc aussi être
pensé comme un renforcement hyperbolique de ce masochisme inné, c.q. de cette culpabilité
existentiale heideggérienne.
Deux fragments de séance :
Mon père me disait que si on fait quelque chose de mal, alors on doit payer, soit soi-même, soit
les enfants ou les petits-enfants. Je ne sais pas ce que je dois expier, je n’ai rien fait de mal. Je
ne sais pas pourquoi je dois payer, mais je paye.
Lui : C’est très difficile, tout ce que j’ai vécu. Quelqu’un m’a puni.
Moi : Pourquoi ?
Lui : Je ne sais pas. Je me le demande tout le temps. Jusqu’à mes 17 ans, je vivais avec mes
parents. Ma vie était magnifique. Mais après cela, quelqu’un m’a pris et m’a mis dans un endroit
où les gens meurent tous les jours. On m’a obligé de tuer, il fallait absolument tirer sur les gens.
Moi : Vous vous sentez coupable de cela ?
Lui : J’aurais pu me tuer, car j’avais l’arme. Beaucoup se sont tués. Moi, j’ai souvent voulu le
faire, mais je ne l’ai pas fait, je ne sais pas pourquoi.
5. 8 La d és i nt r ic at i on de s p u l s io n s et l a « pu r et é » d e
l a p u l si o n d e m or t
Lors de nos entretiens en début de suivi, il se présentait aussi (ce n’était qu’une des
facettes de son être-au monde) comme un enfant blessé en attente de réparation. Il donnait
parfois l’impression de ne plus être préoccupé que par la réparation de son Moi blessé et de
désinvestir ses relations intimes avec les autres, d’avoir perdu sa capacité à aimer. J’avais
également le sentiment qu’il attendait parfois aussi cette réparation de son Moi de la part de
son épouse, car j’avais l’impression que c’était surtout elle qui menait la barque et qui prenait
les décisions concernant la famille. Mais il souffrait beaucoup de son incapacité à aimer. Le
conflit entre narcissisme et altruisme était donc également source de conflit et de souffrance.
Cette régression narcissique de la libido peut être pensée comme une désintrication
processuelle des pulsions (pulsions de vie, pulsions de mort, pulsions d’objet, pulsions du
Moi, libido d’objet, libido narcissique), suite aux attaques traumatiques majeures (les coups
et les après-coups que sont les réviviscences).
15 J’entends par « existential » tout ce qui se rapporte à la constitution intrinsèque de l’existence humaine.
96
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
La dualité pulsionnelle et les conflits que cette dualité engendre sont au centre de la
pensée freudienne. Dans Au-delà du principe du plaisir, Freud (1920, [2010]) tente de faire
coïncider les pulsions de mort avec les pulsions du Moi et les pulsions de vie avec les pulsions
sexuelles. Je schématise sa pensée. Une partie de l’organisme (les pulsions du Moi) veut
retourner vers l’état inorganique (les pulsions de mort). Qu’il ne le fasse pas tout de suite (par
exemple en se suicidant) est dû aux pulsions d’autoconservation qui sont également à l’œuvre
dans le Moi. Ces pulsions d’autoconservation sont « des pulsions partielles destinées à
assurer à l’organisme sa propre voie vers la mort » (Freud, 1920, [2010], p. 101). Elles ne se
distinguent de la tendance au retour à l’état inorganique que dans la mesure où « l’organisme
ne veut mourir qu’à sa manière. Les gardiens de la vie ont eux-mêmes été à l’origine des
suppôts de la mort » (ibid., p. 102).
Par opposition, les pulsions sexuelles sont les pulsions de vie. C’est la partie de
l’organisme qui vise l’immortalité en se reproduisant. Les pulsions sexuelles visent donc
l’extérieur, le non-Moi. Mentionnons que les pulsions sexuelles sont, aux origines, auto-
érotiques et partielles. Ce qui est initialement visé, c’est une partie du corps de l’Autre (par
exemple le sein maternel) que le sujet veut s’approprier en l’arrachant à l’Autre (De Neuter,
2007) ; « au stade d’organisation orale de la libido, l’emprise amoureuse de l’objet coïncide
encore avec l’anéantissement de celui-ci » (Freud, ibid., p.133), entre autres parce que « la
pulsion de mort a été repoussée du Moi par l’influence de la libido narcissique et ne devient
manifeste qu’en se rapportant à l’objet » (ibid., p. 132). C’est par étayage que l’objet partiel
devient objet total. En effet, l’infans ne souhaite pas détruire ce qui lui est le plus cher, l’objet
dont il dépend pour sa survie, en termes freudiens « génitaux », le sujet tient à conserver
l’objet « dans la mesure où l’exige l’accomplissement de l’acte sexuel » (ibid., p. 133).
Idéalement, plus tard dans l’ontogénèse, l’objet total est représenté psychiquement comme
un sujet radicalement Autre.
Le même dualisme se retrouve dans la conception freudienne de la libido. « La libido est
une expression empruntée à la théorie de l’affectivité. Nous appelons ainsi l’énergie,
considérée comme une grandeur quantitative de ces pulsions qui ont à faire avec ce que l’on
peut comprendre sous le nom d’amour » (Freud, 1921, [2010], p. 29). Cette libido commence
par s’investir sur le Moi (le narcissisme primaire) avant d’être envoyée, à partir du Moi, vers
des objets extérieurs (le narcissisme secondaire consiste dans un retrait de la libido d’objet
sur le Moi). Freud pense le Moi comme un réservoir et en même temps une source de libido
(Laplanche et Pontalis, 1967, [2007], pp. 226-228). C’est ainsi que plus les objets sont
investis libidinalement, plus le Moi s’appauvrit en libido (caricaturalement, plus on aime
l’autre, moins on s’aime soi-même). Les deux courants pulsionnels (pulsions de vie/pulsions
de mort, pulsions du Moi/pulsions d’objet, libido d’objet/libido du Moi) ne fonctionnent pas
de façon autonome. Ils sont intriqués, entre autres par le processus d’étayage, dans le même
courant pulsionnel. La mort « suit » la vie, pas d’altruisme sans égoïsme, pas d’amour sans
haine. Lacan parle d’hainamoration pour rendre compte de cette intrication des deux
courants : « La haine suit comme son ombre cet amour pour ce prochain qui est aussi de nous
ce qui est le plus étranger » (Lacan, cité par De Neuter, 2007, p. 50).
97
Clinique de l’humanisation
J’émets l’hypothèse que le trauma délie, d’une manière plus ou moins forte, ce qui est
intriqué. Déçu au plus profond de lui-même par les autres et le monde, le sujet traumatisé
risque de régresser vers un état archaïque d’avant l’intrication pulsionnelle, vers l’état du
narcissisme primaire. De sorte que la pulsion de mort et les pulsions narcissiques de la libido
du Moi (un repli sur Soi suivi d’une régression vers le narcissisme primaire, etc.) deviennent
plus prononcées, car moins contrebalancées par les pulsions de vie, les pulsions sexuelles et
la libido d’objet. Le sujet se vit alors comme un mort vivant. Il est là sans être là, déconnecté
du monde et des autres, déconnection qui se manifeste, entre autres, dans une diminution très
prononcée de la vie sexuelle.
Quand je suis revenu de la guerre, on aurait dit que j’étais mort. Après la guerre, je n’étais pas
bien dans ma tête, comme si je n’étais pas vivant. J’étais présent, je ne sais pas bien expliquer,
j’étais là mais […].
J’essaie de continuer ma vie, mais quelque chose m’attire vers l’arrière. J’essaie d’aller de
l’avant, mais c’est très difficile de vivre avec tout ça (le conflit pulsion de vie/pulsion de mort,
pulsion du Moi/pulsion d’objet, libido du Moi/libido d’objet, le clivage narcissique avec une
partie morte et une partie encore vivante, l’autotomie).
Pendant la guerre, mes parents pensaient que j’étais mort. Je suis revenu vivant. Maintenant, je
voudrais être mort. Si j’étais mort, Juliette serait une grande journaliste et ma mère serait encore
en vie (la pureté de la pulsion de mort).
Lorsque ma fille était à l’hôpital (pour une intervention bénigne, mon ajout), les gens morts se
sont assis à côté de moi, ils me disaient de mauvaises paroles : « Tu ferais mieux d’être seul,
suicide-toi » (la pureté de la pulsion de mort, l’incorporation des fantômes).
98
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
A la maison, il y a une odeur de mort, comme si quelqu’un va mourir. Quand quelqu’un meurt,
il y a une odeur spéciale et c’est cette odeur que je sens. Quand l’odeur vient, je ne peux plus
m’occuper de mon plus jeune fils. Je tremble. Je sais que ma femme et mon fils sont présents,
mais je ne les vois plus. Je ne vois pas non plus les morts, je sens juste l’odeur (la pureté de la
pulsion de mort, le désinvestissement des autres et du monde, l’incorporation des fantômes).
Tout le monde me dit, Bruges est une belle ville (un appel à ses pulsions de vie, à sa libido
d’objet). Moi, j’ai peur de Bruges. 80 % de moi veulent mourir (la pulsion de mort).
Juliette avait les yeux très brillants. Maintenant, quand je la regarde, je vois uniquement des
yeux tristes, comme les miens. Je ne vois plus de sens à ma vie. Chaque jour qui passe, j’ai peur
d’une catastrophe.
5. 9 Le se nt i me nt d’ êt r e m a ud it , d’ êt r e a b an do n n é p a r
le s d ie ux
Tel le héros des tragédies grecques, Monsieur D. se vivait et continue encore à ce jour
parfois à se vivre comme abandonné des hommes et des dieux. Ce thème reviendra très
fréquemment dans nos séances.
Quelques extraits de séances :
Extrait 1
Lui : Avant, les gens donnaient leur vie pour Dieu en sacrifice. Je pense que si je meurs, ça ira
mieux pour tout le monde.
Moi : Une partie de vous-même veut se sacrifier ? Pourquoi pensez-vous que vous devez vous
sacrifier ?
Lui : Parce qu’il n’y a que du malheur autour de moi. Tant que je vis, cela n’ira pas pour les
autres.
Moi : Pourquoi pensez-vous que Dieu veuille que vous vous sacrifiez ?
Lui : Je ne sais pas, je n’ai rien fait de mal, j’ai toujours aidé là où j’ai pu.
Moi : Dieu ne veut pas vous punir, il veut vous sauver. Vous avez obtenu l’asile ce qui est
exceptionnel pour quelqu’un qui vient de Serbie. Vous travaillez, vous êtes redevenu père. C’est
comme si Dieu vous donnait la main et vous dites « Non, merci ». Comme s’il vous est
intolérable que des gens vous aiment.
Lui : Oui, c’est vrai, mais il faut avoir vécu ce que j’ai vécu pour savoir comment je me sens.
Quand j’étais à la guerre et je voyais un cadavre, rien ne pouvait me faire peur. C’était de la
viande hachée mais je n’avais pas peur, jusqu’au jour où ma femme a été violée.
Moi : Je me demande si vous ne vous sentez pas coupable de ne rien avoir senti pendant la
guerre.
Lui : Je me sens coupable d’être en vie.
Moi : Si vous êtes en vie, c’est parce que Dieu a voulu que vous le restiez.
99
Clinique de l’humanisation
Lui : Quand j’ai rencontré Juliette, j’ai pensé comme ça. Puis j’ai eu mon fils, j’étais très
content. Puis j’ai dû retourner à la guerre, c’était encore pire. Parce que j’étais déjà père. Ce
n’est pas la même vie quand tu es père. Tu vois des enfants morts. Avant, je ne m’inquiétais
que pour mon père et ma mère. Là, j’avais peur pour ma famille. Je m’en suis sorti, ça allait
bien, puis à nouveau quelqu’un me frappe. Parfois, quand je suis content, c’est comme si
quelqu’un me dit que je ne peux pas être heureux.
Extrait 2
Pourquoi m’est-il arrivé tant de malheurs ? Je me pose cette question mais je ne trouve pas de
réponse. Quand mon plus jeune fils est né, j’ai pensé que c’était un cadeau de Dieu. Mais j’ai
peur que quelque chose de mal arrive à nouveau. Je ne peux pas être heureux.
Extrait 3
Je ne vois pas le sens de ma vie. Chaque jour qui passe, j’ai peur qu’une catastrophe va se
produire. Dans le passé, chaque fois que j’ai été heureux, une catastrophe a eu lieu.
Ce sentiment d’abandon radical est en lien avec la destruction des bons objets internes
décrite précédemment et il évoque l’Hilflosigkeit, le désarroi, la déréliction du nourrisson qui
crie et pleure sans que personne ne vienne l’apaiser (c’est-à-dire apaiser ses pulsions) et sans
qu’il ne puisse s’apaiser lui-même (car ne disposant pas de bons objets intériorisés). Le sujet
se vit alors radicalement abandonné, anéanti (cfr l’expérience de Breakdown, de non-
existence et de mort phénoménale évoquée par Winnicott), sans la moindre résistance face
aux aléas de la vie.
5. 10 La h on te
L’affect de honte est au centre de son être. Il a honte d’être Rom, il a honte devant son
épouse, ses enfants et les autres.
Ecoutons-le :
J’ai honte de téléphoner à mon frère. Qu’est-ce que je dois lui dire ? Qu’ils ont violé ma femme,
brûlé ma maison ?
J’ai toujours honte, j’ai toujours ce goût dans ma bouche. Quand mon plus jeune fils veut me
donner un bisou, je me retire, je me sens sale.
Je me sens très triste, comme si mon père et mon frère ont honte de moi. J’ai honte parce que
je n’ai pas pu protéger ma femme, mes enfants, ma maison.
100
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
A un autre moment :
Lui : J’ai honte, je suis gêné à l’intérieur de moi. Je ne sais pas pourquoi. Quand cette honte
vient, je tremble et je m’énerve.
Moi : Vous avez honte de quoi ?
Lui : Comme si je me sens sale, je ne sais pas comment l’expliquer.
Moi : Honte d’avoir perdu du temps ?
Lui : Oui, ça aussi. Moi j’ai une épouse et des enfants. Mes enfants n’ont pas eu de père ni de
mère. C’est comme si on me donne une deuxième chance. Maintenant, j’ai conscience de cela.
Dans une pensée psychanalytique, la honte est éprouvée devant l’Idéal du Moi avec un
sentiment d’être petit, incompétent, impuissant ou indigne. Elle est amplifiée par le fait d’être
exposée au regard de l’autre et pousse à éviter le regard (Ciccone et Ferrant, 2009, p. 35).
Je pensais qu’en travaillant, cela irait mieux. Mais j’ai honte devant les gens. Je pense que les
gens voient ce qui s’est passé avec moi.
J’ai honte quand je marche dans la rue, comme si les gens voyaient sur mon visage ce qui s’est
passé.
Les observations de bébés montrent par ailleurs que la honte, telle qu’elle se déduit des
attitudes corporelles, est corrélée au désespoir chez le bébé et rejoint une très faible estime
de soi (ibid., p. 41). C’est un des substrats de la honte de Monsieur D., qui se vit comme
ayant été absolument incapable de secourir les siens lors du viol abominable.
Vincent de Gaulejac (1996) introduit la notion de « honte ontologique », c’est-à-dire une
situation dans laquelle un sujet, témoin d’une situation qui bafoue la notion même
d’humanité, éprouve la honte d’être un humain. Il a honte de ceux qui commettent de tels
actes, mais il a également honte à leur place (Ciccone et Ferrant, 2009, p. 106). C’est égale-
ment ce que raconte Monsieur D. Il a honte d’avoir vu l’horreur pendant la guerre, honte
d’avoir vu les actes de perversion et de barbarie perpétrés sur son épouse, sur ses enfants et
sur lui-même.
Dans une pensée neuroscientifique, Schore (2003) considère la honte comme une des
émotions sociales primaires (primary social emotion), qui apparait ontogénétiquement entre
le 14ième et le 16ième mois. Il considère le vécu de cette émotion qu’il qualifie en référence
à Lewis (1980) comme une « émotion d’attachement ». Le vécu de honte est alors la réaction
de l’infans au refus inattendu de l’autre (en l’occurrence la figure d’attachement primaire) de
restaurer le lien d’attachement, refus qui génère des réactions de stress majeures chez
l’infans. La honte qui résulte de l’activation du système parasympathique est une des
émotions consubstantielles à cette élévation du niveau de stress. « The misattunement in
shame represents a regulatory failure and is phenomenologically experienced in what
Winnicott called the child’s need for ‘going on being’. How long and how frequently the
101
Clinique de l’humanisation
child remains in this state is an important factor in her ongoing emotional development »
(Schore, 2003, p. 18). En effet, idéalement, le vécu de honte de l’infans est métabolisé par la
vue calmante de la mère :
In this essential pattern of disruption and repair, the good enough caregiver who induces a stress
response in her infant through a misattunement, reinvokes in a timely fashion her
psychobiologically attuned regulation of the infant’s negative affect state that she has triggered.
This reattunement is mediated by the mother’s reengagement in dyadic transactions that
regenerate positive affects in the child. Her shame stress-regulating interventions allow for a
state transition in the infant; the parasympathetic dominant arousal of the shame state is
supplanted by the reignition of sympathetic-dominant arousal that supports increased activity
and positive affect (ibid., p. 19).
Schore postule un lien étroit entre des vécus de honte et le sentiment d’estime de Soi.
« Clinical observers note that failures of early attachment invariably become source of shame,
that impairments in the parent-child relationship lead to pathology through an enduring
disposition to shame, and that this results in chronic difficulties in self-esteem regulation
found in all developmental pathologies” (ibid., p. 31). C’est partant de ce lien entre honte et
estime de Soi que Schore avance l’hypothèse que c’est au travers de la honte que se développe
la conscience morale (la honte précède ontogénétiquement le sentiment de culpabilité, la cul-
pabilité est une élaboration secondaire de la honte). J’y reviendrai aux chapitres 4 et 7.
Pensé ainsi, le vécu de honte de Monsieur D. signe tant un vécu de rupture de continuité
d’existence (going on being) qu’une aliénation totale de Soi, des autres et du monde, une
rupture de la connexion vitale avec Soi, les autres et le monde. Dans la pensée de Schore, ce
vécu de honte peut être conceptualisé comme une réactualisation hyperbolique d’un vécu
originaire, propre au devenir humain (cfr les développements heideggériens sur la culpabilité
existentiale). C’est alors la dimension quantitative qui différencie entre traumatismes de
structure (la honte et la culpabilité sont des nécessités ontogénétiques, car c’est au travers de
la honte et de la culpabilité que se développe la conscience morale) et traumatismes
déstructurants (le trop de honte déstructure le psychisme). Je reviendrai à maintes reprises
tout au long de ce travail sur la dimension quantitative et sur la centralité de l’affect et de
l’émotion dans l’étiologie de toute souffrance psychique.
102
Chapitre 2. Focus sur un cas emblématique : ma rencontre avec Monsieur D.
103
Chapitre 3
J’espère avoir montré dans le chapitre précédent que je n’ai pas posé la question de la
psychose post-traumatique par seul intérêt théorique, dans le mouvement d’après-coup que
constitue la (re)construction théorique du « cas » et de sa psychothérapie. Cette question s’est
inscrite en moi de façon latente, implicite, inconsciente, en attente de nomination et
d’explicitation dès les premiers instants de ma rencontre avec Monsieur D. En effet, bien que
j’eusse vu bon nombre de patients (fortement) traumatisés durant les trois années qui avaient
précédé ma rencontre avec Monsieur D., c’était la première fois que je m’étais demandé en
tout début de suivi, au vu de l’horreur abyssale des traumatismes subis et des phénomènes
psychotiques présents en permanence dans son psychisme, s’il ne risquait pas de devenir
définitivement fou (de sombrer définitivement dans la psychose) s’il n’entamait pas une
psychothérapie. Alors que j’eus très rapidement la conviction qu’il n’était pas fou du tout
avant l’exposition à l’in-humaine horreur qui culmina dans le viol barbare de son épouse.
Je propose dans ce chapitre de complexifier la pensée clinique précédemment introduite
et cela tant dans sa dimension nosographique qu’étiologique. Je le ferai en introduisant dix-
sept autres « cas » prototypiques que je mettrai en résonance et en contraste les uns avec les
autres et avec le cas de Monsieur D. Ils ont été choisis parmi plusieurs centaines de patients
issus d’une pratique clinique intensive s’étalant sur dix années et qui recouvrent l’entièreté
du spectre nosographique. A savoir :
▪ des sujets dans un fonctionnement névrotico-normal, voire franchement névrotique qui
consultent un psychothérapeute, sexologue de surcroit, suite à certaines difficultés dans
leur parcours de vie actuel, par exemple des problèmes relationnels, des ruptures
amoureuses ou conjugales, des difficultés professionnelles, des problèmes sexuels
actuels, des difficultés liées aux passages de vie (le devenir parent, la confrontation à la
Clinique de l’humanisation
maladie, la perte d’un être cher, etc.). Je range les cas « Pedro » et « Martine » dans cette
catégorie ;
▪ des sujets ayant vécu des traumatismes infantiles majeurs et qui se sont adressés à moi
des années, voire des décennies plus tard. Une patiente a fonctionné majoritairement
dans le registre névrotico-normal pendant la plus grande partie de sa vie adulte. Elle
décompensa à l’âge de 73 ans, âge où elle commença une psychothérapie (le « cas »
Nadia). Pour deux autres patients, je retiens l’hypothèse qu’ils ont préférablement
fonctionné dans un registre majoritairement « état-limite » depuis l’enfance (les « cas »
Marie et Philippe). Pour les deux derniers, je développe l’hypothèse qu’ils ont
fonctionné dans un registre préférablement psychotique depuis le sortir de l’adolescence
(les « cas » Jean et Sabine) ;
▪ des sujets ayant vécu des traumatismes plus banals, plus quotidiens, et qui ont entamé
une thérapie peu après la survenue desdits traumatismes (le « cas » Fanny et Alexandre) ;
▪ des sujets en trauma et en exil. Je développe l’hypothèse que Mayrbek, Muslim, Maryam
et Sarah eurent une vie sans histoire au pays et fonctionnaient dès lors dans un registre
névrotico-normal avant les expositions à l’horreur, expositions qui eurent lieu à l’âge
adulte. Sourour, Stela et Mohamed traversèrent une enfance éprouvante, voire
traumatisante mais réussirent à se maintenir, tant bien que mal. Les vécus extrêmes qui
initièrent une décompensation psychique eurent lieu au sortir de l’adolescence. Pour
Stela, lors de son arrivée en Belgique. Pour Mohamed et Sourour au pays. Ivan eut à
traverser des expériences très traumatisantes dès son très jeune âge. Après quelques
années d’accalmie, son parcours de vie redevint à nouveau extrêmement lourd. Sayadi
eut une petite enfance sans doute relativement paisible. Il vécut l’horreur absolue à l’âge
de 13 ans. Trois ans plus tard, il dû prendre la fuite. Son parcours de fuite dura un an et
fut très dangereux. Chez tous ces sujets, les traumatismes vécus au pays furent
entretenus, voire renforcés par le dangereux parcours de fuite et la précarité de leur statut
de séjour en Belgique, précarité qui dura plusieurs années pour certains d’entre eux.
Je convoquerai nombre d’auteurs issus de courants de pensées parfois différents. Je les ai
choisis parce que j’ai trouvé que leurs théorisations respectives « collaient » bien à tel ou tel
cas et m’ont de ce fait permis de mieux appréhender l’être-au-monde de tel ou tel patient à
tel ou tel moment de sa psychothérapie. Tous ces développements me permettront de pointer
tant les similitudes que les différences dans les dynamiques psychiques à l’œuvre chez les
patients en question. J’y reviendrai en détail en fin de chapitre et dans les chapitres suivants.
Je vous en dis déjà quelques mots ici en guise d’introduction de mes études de cas. Entre
autres Freud et Janet considéraient que le « pathologique » n’est rien d’autre qu’une
hyperbolisation du « normal ». « Les lois de la maladie sont les mêmes que celles de la santé
et il n'y a dans celle-là que l’exagération ou la diminution de certains phénomènes qui se
trouvaient déjà dans celle-ci. Si l’on connaissait bien les maladies mentales, il ne serait pas
difficile d’étudier la psychologie normale » (Janet, 1889, [2015], p. 5). Il est dès lors
« impossible d’établir scientifiquement une ligne de démarcation claire et précise entre états
normaux et anormaux » (Freud, 1938, [2010], p. 69). Restant dans cette ligne de pensée, les
cas que je présente me permettront de mettre en exergue quelques mécanismes qui constituent
l’essence du processus traumatique et, mutatis mutandis, du devenir humain (de la
structuration psychique humaine). A savoir :
108
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
Permettez-moi de vous présenter Martine, Pedro, Marie, Philippe, Nadia, Jean, Sabine,
Fanny et Alexandre, Mayrbeck, Muslim, Maryam, Sarah, Sourour, Stela, Mohammed,
Sayadi et Ivan.
Les sept premiers cas sont issus de ma clinique tout venant. Ils se sont adressés à moi
avec une demande de psychothérapie parce qu’ils étaient en (grande) souffrance sans qu’il
n’y ait, de prime abord, un évènement récent bouleversant ou grave pouvant expliquer leur
mal-être. Fanny et Alexandre se sont adressés à moi peu après qu’ils furent victimes d’un
car-jacking. Mayrbeck, Muslim, Maryam, Sarah, Sourour, Stela, Mohammed, Sayadi et Ivan
sont des patients qui étaient en demande d’asile au début de leur thérapie et vivaient en centre
d’ « accueil ».
109
Clinique de l’humanisation
Je ne fais pas une présentation aussi détaillée de ces « cas » que celle que j’ai proposée
dans mon précédent chapitre. Mon propos n’est pas ici de rentrer aussi profondément dans
leur être-au-monde que lorsque je vous ai présenté Monsieur D. Je me limite à dresser un
tableau impressionniste de leur parcours de vie avec ses aléas, à vous décrire succinctement
leur être-au-monde en début de thérapie et son évolution au fil de nos rencontres, à émettre
une hypothèse diagnostique et étiologique et à vous proposer un court développement
métapsychologique partant de théories qui me semblent « coller » le mieux au cas clinique
décrit.
1. 1 Ma rt i n e
Martine est une jeune femme de 30 ans. Elle est universitaire et enseignante dans le
secondaire supérieur. Elle vint me voir car elle se sentait vide, fatiguée, « comme en burn-
out ». Elle se sentait en permanence dévalorisée par la directrice de l’école, ne savait plus
comment se comporter avec ses étudiants. Elle me décrit un environnement scolaire avec des
règles mal définies de sorte qu’elle est en permanence tiraillée quant à la façon d’appréhender
certains problèmes avec ses étudiants. Par exemple lorsque certains ne rendent pas un travail,
elle n’ose pas mettre un zéro car elle a peur des réactions des parents qui pourraient écrire à
la direction de l’école pour contester et elle craint que la directrice pourrait se rallier aux
parents et la discréditer encore plus aux yeux des élèves. De sorte qu’elle « court après les
étudiants », postpose les dates de remise de travaux pour certains d’entre eux, etc. Ce qui lui
fait perdre encore plus son autorité.
Elle est issue d’une famille avec un père universitaire, qui était fonctionnaire d’état. Elle
décrit sa mère comme étant d’un niveau intellectuel inférieur, très émotive et docile. Elle a
un frère de trois ans son cadet. Elle décrit un environnement familial peu stable. Son père
buvait et rentrait régulièrement ivre à la maison. S’en suivaient des disputes interminables
avec sa mère, disputes auxquelles elle assistait en essayant d’apaiser les choses alors que le
frère se réfugiait dans sa chambre. Elle reprochait à sa mère de se laisser faire, de chercher
des excuses à son père au lieu de lui mettre des ultimatums. Ses parents la considéraient
comme une « emmerdeuse », toujours là pour critiquer. Elle ne se sentait pas du tout prise au
sérieux, ni par son père, ni par sa mère. Tandis que dans sa perception, son frère était valorisé
par la mère et par le père.
Quelques mois plus tard dans le suivi, elle rapporta les scènes suivantes dont elle se
souvint soit en séance, soit les jours qui suivaient une de nos séances. Dans une de ces scènes
qui s’est produite à maintes reprises durant son enfance, elle se revoit dans son lit. Son père
n’était pas encore rentré à la maison, ce qui l’angoissait, car elle s’attendait à une nouvelle
dispute entre ses parents. Ivre, son père rentre dans sa chambre, se penche sur elle, veut la
prendre dans ses bras en lui disant « qu’elle est tout pour lui ». Cette scène la répugne, elle
trouve que c’est sale, sans vraiment savoir expliciter pourquoi. Lors d’un autre souvenir qui
lui vient en séance, elle a seize ans et est habillée d’un short assez court. Son père commente
sa tenue vestimentaire en lui disant qu’« habillée comme ça, elle peut aller travailler à la gare
du Nord ». Au fil du suivi, nous nous attarderons souvent sur ces scènes, sur leur caractère
110
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
sexuel (incestuel) et sur leur impact dans sa construction de son identité féminine (c’est quoi,
être une femme ?).
Au niveau diagnostique, je retiens l’hypothèse d’un fonctionnement franchement
hystérique en début de suivi. J’étaye mon diagnostic sur ses sentiments de ne pas être à la
hauteur, ses questionnements sur ce que c’est que d’être une enseignante, sa rivalité avec la
directrice, sa fatigue constante et les somatisations qui en découlent (des migraines), sa
présentation même qui a quelque chose de séducteur, etc.
Au niveau étiologique et suivant ici la logique freudienne, je mets son état en lien avec
ses relations œdipiennes infantiles. Je résume très succinctement et sans la critiquer (ce n’est
pas le propos du présent travail) la proposition freudienne sur le devenir œdipien de la petite
fille car elle me semble parlante pour rendre compte de l’être-au-monde de Martine. A
l’entrée de l’Œdipe, la petite fille se confronte au complexe de castration. Elle est
effectivement castrée d’un pénis et c’est pour toujours, « ça ne poussera pas ». Il se peut alors
que blessée dans son narcissisme par la confrontation au manque phallique, la petite fille vive
son statut de femme - collègue de la mère qu’elle est susceptible d’identifier comme
responsable de cette privation phallique - comme celle d’une citoyenne de seconde zone. La
demande qu’elle adresse au père est alors une demande de reconnaissance qui lui permettrait
de quitter sa position d’infériorité. Cette demande de reconnaissance n’est pas dénuée d’une
composante érotique certes (très) inconsciente, à savoir le fait qu’elle puisse être désirable
pour un homme. Si le père répond adéquatement à ce désir de reconnaissance inconscient,
celui-ci se transforme alors en certitude intériorisée d’être désirable en tant que femme, ce
qui permet à la petite fille de quitter sa position d’infériorité. On comprend que la
construction d’une identité féminine faite d’assurance et sans sentiments d’infériorité n’est
possible que dans le plus strict respect des barrières de l’inceste, c’est-à-dire lorsque
l’appréciation du père concerne la fille dans la totalité de sa personne comme étant égalitaire
à celle du sexe masculin. Si tel n’est pas le cas, la fille risque de se percevoir comme trop
réduite par les parents à son apparence et à son attirance physique, elle risque de se vivre
humiliée et dévalorisée, de sorte qu’elle risque d’éprouver des difficultés à s’émanciper de
ses sentiments d’infériorité initiaux et risque d’être inhibée dans la construction de son
identité de femme. Les scènes décrites rendent compte de certaines transgressions passagères
de la barrière œdipienne sans qu’il n’y ait eu aucune transgression dans la réalité.
Il s’agit dès lors chez Martine d’un traumatisme en lien avec les fantasmes sexuels
inconscients, tels qu’il se révèlent sous forme de ressentis corporels lors du passage de
l’Œdipe et tels qu’ils se construisent des années plus tard en psychothérapie. Lesdits
fantasmes ne se sont bien sûr pas créés à partir de rien. Il y a eu pléthore d’éléments dans la
réalité qui ont formé le ferment desdits fantasmes. Par exemple les scènes décrites de rivalité
avec la mère où elle vivait et vit parfois encore « comme une rivale qui continue à la traiter
en petite fille ».
A ce jour, Martine est sur le point de devenir mère. Elle est devenue beaucoup plus
sereine. Elle réfléchit à son avenir professionnel et se prépare à une pause carrière pour suivre
son mari qui travaillera au Japon pendant un an.
111
Clinique de l’humanisation
1. 2 Pe dr o
Pedro est un homme d’origine italienne, universitaire, cadre dans une multinationale,
d’environ trente ans en début de suivi, marié à Ania depuis environ dix ans et en Belgique
depuis son mariage. Il souhaitait faire un travail thérapeutique parce qu’il ne se sentait pas
bien dans sa peau. Il était d’une humeur dépressive persistante depuis des mois et se plaignait
de se sentir seul, sans amis, ayant dû laisser derrière lui ses amis en Italie et ne se sentant pas
accepté par les amis néerlandophones de son épouse parce qu’il « ne maîtrise pas bien le
néerlandais ».
Le couple souhaiterait avoir des enfants mais ça ne « marche pas ». Son épouse et lui
consulteront par la suite un centre de fertilité et décideront pour une fertilisation in vitro. Tout
ceci le mettait fort en colère car « chez mes amis et connaissances, ça marche sans
problèmes ; pourquoi faut-il toujours que cela tombe sur moi ? ».
Il se plaignait également de somatisations invalidantes, surtout de douleurs à l’estomac,
d’origine psychosomatique selon son généraliste. Il me raconta que plus rien ne lui procurait
du plaisir. Il aimait la moto, voudrait s’acheter une Bugatti mais hésitait en permanence
(« Était-ce une bonne idée de dépenser son argent à ce qui n’est finalement qu’un plaisir ? »).
Il doutait de ses capacités intellectuelles, voudrait faire carrière dans son entreprise mais
pensait qu’il n’y arriverait pas, car « son niveau d’anglais est trop faible ». Il lui arrivait
fréquemment d’avoir des fantasmes violents à l’égard de certains collègues (des fantasmes
de meurtre) et des fantasmes érotiques tant à l’égard de certaines collègues féminines (il
s’imagine faire l’amour avec elles) qu’à l’égard de certains collègues masculins (ils lui font
une fellation, ce qui est pour lui « une façon de les dominer »). Son rapport aux femmes le
dérangeait. Il ne savait pas comment interpréter certaines de leurs paroles et certains de leurs
gestes. Etaient-ce des paroles et des gestes de sympathie ? Ou devait-il les considérer comme
des avances sexuelles ?
Il me fit rapidement part de ses difficultés à s’affirmer auprès de ses chefs et parfois de
sa belle-famille, de moments de colère et d’agressivité qui parfois le débordaient et le
remplissaient de culpabilité. Il était dans un état permanent d’hésitation entre suivre sa propre
voie et se soumettre aux désirs des autres (ses chefs, son épouse, etc.). Il avait des difficultés
à faire pleine confiance aux autres. Quand les autres lui faisaient des compliments ou que sa
femme lui disait qu’elle l’aimait, il les suspectait de le complimenter parce qu’ils avaient une
idée derrière la tête alors qu’il « savait bien que les compliments et les déclarations d’amour
de son épouse étaient sincères ».
Il me raconta qu’enfant, il pensait que Dieu voulait le punir. Il devait alors rapidement
aller se confesser, sinon une catastrophe risquait de se produire. Il lui arrivait encore
aujourd’hui d’avoir le même sentiment. Il lui arrivait de penser qu’il était maudit, que Dieu
voulait le punir et que c’était la raison pour laquelle les choses étaient beaucoup plus difficiles
pour lui que pour les autres personnes de son entourage.
112
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
Mais sa relation à Dieu a toujours été compliquée. Car, lorsqu’il allait à l’église ou
lorsqu’il pensait ou pense à Dieu, il blasphémait, insultait Dieu qu’il est hypocrite, qu’il
prêche le bien, alors que le monde est rempli de mal et qu’il laisse faire, voire récompense
les méchants et punit les justes (dont Pedro estime faire partie).
Après quelques mois, il me fit part de ses craintes d’être pédophile. Ces craintes s’étaient
manifestées quelques mois avant qu’il n’entame le suivi. Il ne s’était jamais livré au moindre
attouchement, mais ressentait parfois une « sensation bizarre » quand il était avec des enfants.
Il lui arrivait de se voir, dans un flash de quelques secondes, se livrer à des attouchements sur
des enfants (parfois des bébés de ses amis), ce qui le répugnait et le plongeait dans une
culpabilité effrayante. Plus tard, il racontera un rêve dans lequel il se voit avec un bébé
entièrement pénétré par son pénis, le bébé ayant « comme pris la place de son pénis ».
Quelques séances plus tard, il mettra ses idéations pédophiliques en rapport avec une
relation sexuelle qu’il eut avec « la fille » (une voisine) lorsqu’il avait 3-4 ans. Il avait tout
oublié pendant longtemps. Ce n’est que lorsqu’il a revu « la fille » il y a quelques années,
lors d’un séjour en Italie chez ses parents, qu’il s’est souvenu de cette relation, mais sans trop
se souvenir des détails. C’est durant les mois suivants de sa psychothérapie que certains
détails lui sont revenus, soit pendant les séances, soit hors séances. Voici ce que nous avons
pu reconstruire de ces évènements. Cette fille, qui avait environ 12 ans (il se rappelle qu’elle
avait déjà des seins) à l’époque, l’avait séduite. Il rapporta des réminiscences de scènes de
fellation et même une scène de pénétration. Il raconta également une scène où la fille lui
demandait de l’accompagner dans la cave et où elle se livra à des attouchements sur lui. Il
décrivit sa terreur car il faisait très noir et le sentiment effrayant qu’il eut à l’époque, à savoir
qu’elle se servait uniquement de lui pour son propre plaisir. En effet, « elle avait
nécessairement vu sa terreur du noir, mais avait quand même continué ses actes sexuels ».
La fille l’avait laissé tomber par la suite, ce qui l’avait terriblement affecté. Il s’était senti
trahi, humilié et abusé, car il l’aimait et les scènes sexuelles étaient pour lui « un jeu
d’amour » alors que pour elle, « il n’était finalement rien d’autre qu’un jouet ». Quand il
repensait aujourd’hui à ces scènes, il avait mal à l’estomac, car il se sentait redevenir « un
jouet » dans les mains de « la fille » maléfique.
Il rapporta également après environ deux ans de thérapie une autre réminiscence à contenu
sexuel dans laquelle il avait environ cinq ans. Dans cette scène, il observait à distance sa mère
qui jouait, comme par inadvertance, avec le pénis de son frère lorsque ce dernier était bébé
et il se souvenait des commentaires maternels admirant l’érection.
Au niveau de l’environnement dans lequel il grandit, il me décrivit sa mère comme « celle
qui portait le pantalon, comme dans beaucoup de familles italiennes ». Son père la laissait
faire, jouant un rôle de second plan. Il avait le sentiment que sa mère voulait contrôler sa vie.
A certains moments, elle pouvait être méchante, insultante avec lui. A d’autres moments, elle
pouvait être très manipulatrice. C’est ainsi qu’après ses études secondaires, elle l’avait poussé
à devenir gérant d’un magasin que les parents possédaient, sans pour autant en être rémunéré.
Après deux ans, il décida d’arrêter ce job et repris des études universitaires qu’il réussit
113
Clinique de l’humanisation
brillamment. C’est dans le cadre d’un projet Erasmus qu’il rencontrera Ania. Il quitta alors
l’Italie pour s’établir en Belgique.
Il me raconta plusieurs fois en larmes que tout aurait été différent s’il avait pu confier ses
mésaventures avec la fille à ses parents. Mais il n’avait jamais osé le faire, car il avait honte
et était certain que ses parents auraient dit que tout cela était de sa faute.
Pedro arrêta sa psychothérapie après environ trois ans (environ 130 séances à un rythme
hebdomadaire). Il était à ce moment-là père de jumelles depuis un an, avait acheté une maison
avec son épouse et grimpé d’un échelon dans son entreprise. Les somatisations avaient
disparu. Il lui arrivait encore d’avoir des fantasmes érotiques à l’égard de ses collègues
masculins et de ses collègues féminines mais ces fantasmes ne le dérangeaient plus. Les
quelques mois précédant la fin de sa thérapie, il rapporta encore quelques fantasmes érotiques
très passagers et très courts dans lesquels apparaissaient ses filles (ses fantasmes avaient surgi
à quelques reprises lorsqu’il les langeait), mais là également, il avait géré sans surgissement
important d’angoisses.
D’un point de vue diagnostique, j’émets l’hypothèse d’un fonctionnement franchement
névrotique en début de suivi, plus spécifiquement une névrose obsessionnelle avec une
matrice Œdipienne, un attracteur Œdipien, installé de façon suffisamment stable dans son
psychisme.
Dans un référentiel freudo-lacanien, j’entends par l’installation de la matrice œdipienne
et de l’attracteur œdipien l’installation de la fonction symbolisante des objets œdipiens. Cette
fonction permet au sujet-infans de quitter la position originelle dyadique et symbiotique avec
la mère des origines, position de collage et d’indifférenciation entre Soi et l’Autre dans
laquelle le sujet est entièrement aliéné au désir énigmatique, car implicite et hors-sens, de
l’Autre (maternel). L’installation de la matrice œdipienne (la fonction paternelle) permet au
sujet de quitter cette position paranoïaque par excellence dans laquelle le Je est un Autre
énigmatique et anonyme. Ce processus d’individuation s’opère selon deux modalités. La
première est l’accès au symbolique par lequel le sujet-infans symbolise (d’abord en images)
l’objet maternel, de sorte qu’il puisse supporter ses absences. Comme le souligne Roussillon
(non daté), ce processus de représentation et de symbolisation n’est possible qu’à condition
que l’excitation à lier par la symbolisation, excitation provoquée soit par la présence, soit par
l’absence de la mère, soit relativement modérée et n’excède pas les capacités représentatives
de l’infans. Ainsi le passage de l’hallucination-perceptive suite au départ de la mère (comme
le souligne Freud, l’infans qui ressent le besoin de sa mère de qui il dépend pour sa survie,
commence d’abord par l’halluciner) à la représentation de chose étayée par le pare-quantité
proposé par les objets deviendra-t-il possible. Formulé autrement et en restant dans la pensée
freudienne : le sujet-infans passe à la représentation de l’objet maternel lorsqu’il s’aperçoit
que l’hallucination ne satisfait pas ses désirs. Il différencie à ce moment-là entre objet réel et
objet halluciné, et c’est cette différentiation qui initie la représentation et la symbolisation de
l’objet. Mais il faut pour cela que le principal facteur d’excitation reconnu, l’absence ou la
séparation de l’objet, n’excède pas, par sa durée, les capacités du sujet à rétablir, grâce à la
représentation, la continuité psychique nécessaire au sentiment de continuité d’être ou à son
114
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
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Clinique de l’humanisation
1. 3 Ma r i e
Marie me téléphona pour une thérapie de couple. Elle avait alors 59 ans. Elle me dit lors
de l’entretien préliminaire qu’elle avait été « victime d’inceste » de la part de son père lors
de son enfance, mais « qu’elle avait surmonté tout cela ». Après deux entretiens, le couple se
sépara et la thérapie s’arrêta. Quelques mois plus tard, elle me recontacta pour une thérapie
individuelle, ce que j’acceptais. Il apparut rapidement que ces actes incestueux, à savoir des
attouchements à neuf ans et plus tard vers treize ans, attouchements auxquels elle se déroba
partiellement en repoussant son père, continuaient à la hanter. Plus tard dans la thérapie lui
revinrent des scènes anodines lorsqu’elle avait environ quatre ans. Elle se revit en jupe
blanche lors d’une fête, pensa se rappeler que quelque chose d’incestueux devait s’être passé
dans une grange sans se souvenir de ce qui aurait pu se passer. Elle raconta que lorsqu’elle
se revoit sur des photos à quatre ans, elle se trouve changée, triste, le regard vide, comparée
aux photos plus anciennes dans lesquelles elle se décrit souriante et pleine de vie.
Elle me raconta qu’à l’âge de 18 ans, elle fit part des actes incestueux à ses frères (trois
frères plus âgés) et à ses sœurs (une sœur plus âgée, une plus jeune). Les frères ne la crurent
d’abord pas. C’est alors que sa sœur aînée révéla que son père avait fait « la même chose
avec elle et pire », à savoir des fellations et peut-être même des rapports sexuels aboutis à
l’adolescence. Marie pensa même que cela s’était prolongé lorsque sa sœur était jeune adulte.
Cette réalité était restée comme en suspens, jusqu’au moment où Marie en parla.
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Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
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Clinique de l’humanisation
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Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
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Clinique de l’humanisation
et donnent simultanément des vues très différentes de soi et d’autrui, et ces vues ne
s’influencent pas l’une l’autre. Le désaveu dans le fétichisme tend à éviter la reconnaissance
que la femme n’a pas de pénis. Ce qui éveillerait l’angoisse de castration. La castration
pourrait réellement survenir ! Cependant, lors de la maturation psychique, la réalité de
l’absence de pénis chez la femme est graduellement prise en compte mais le refoulement
s’installe et la connaissance de la castration devient inconsciente. Chez le fétichiste par
contre, l’acceptation inconsciente de la castration n’entraîne pas pour autant l’abandon du
désaveu. Ces processus défensifs coexistent du fait d’une « faiblesse » du moi auquel une
intégration normale fait défaut. Ce genre de clivage survient afin de permettre la survivance
d’une conscience adéquate de la réalité tout en déniant avec acharnement celle-ci dans une
autre partie du moi. Ceci suggère que pour Freud le désaveu de la réalité de ce qui manque
chez la femme survient initialement ; le moi ne se clive que dans un deuxième temps pour
permettre le développement plus adulte du refoulement, sans renoncer au désaveu. Le moi
du fétichiste est ainsi profondément divisé, recourant simultanément au refoulement et au
désaveu. Le « clivage du moi » est une manœuvre secondaire visant à entretenir ces
différentes défenses que sont le refoulement et le désaveu. Chaque partie du moi clivé
accomplit une défense différente. En conséquence, le clivage freudien désigne un moi en
deux parties qui, chacune, exploitent une défense différente. Le refoulement rejette un aspect
de la réalité interne, le désaveu un aspect de la réalité externe. Il s’agit donc d’une
organisation complexe mettant en jeu trois défenses : le refoulement, le désaveu et le clivage.
C’est ce mécanisme par lequel la main gauche ignore ce que fait la main droite qui est au
cœur du fonctionnement pervers. J’y reviendrai dans le chapitre 6.
Melanie Klein considère pour sa part le clivage comme primaire, par opposition à Freud
pour qui il est secondaire, suite à la faiblesse du moi à intégrer les contenus qui seront clivés.
Suivons le développement de la pensée kleinienne telle que la reprend Hinshelwood, car cela
nous éclairera pour affiner et différencier les fonctionnements psychiques de Pedro et Marie.
Klein a étudié le clivage de l’objet en un bon et un mauvais objet durant les années 1920 et
1930. Elle n’établit à ce moment-là du développement de sa pensée aucune distinction entre
le clivage de l’objet et le refoulement. Elle considérait le refoulement comme un processus
séparant le bon du mauvais et comme un clivage créateur d’un inconscient séparé du
conscient. Plus tard en 1934, dans des notes publiées récemment par Hinshelwood (2006),
elle poursuit les développements théoriques qu’elle avançait en 1930, lors de la publication
du cas « Dick », et s’efforce de comprendre le refoulement dans le sens de Freud et d’en
distinguer une forme précoce caractérisée par le refoulement de la violence à l’encontre des
objets primaires et des objets de substitution (les jouets, etc.). Il s’agissait donc bien pour elle
à ce moment-là de sa pensée, d’un refoulement, car il y avait déjà substitution et donc
élaboration secondaire de l’originel. Ses premières théorisations illustrent la tentative de
Klein d’explorer la transition entre un refoulement précoce et un refoulement tardif. Dans la
forme habituelle (ou tardive), le moi sépare les objets psychiques de sorte à préserver les
bonnes pensées des mauvaises. Klein opposa d’abord le refoulement tardif ou adulte aux
formes précoces et bien plus violentes de celui-ci. Dans ses formes précoces, les contenus
psychiques qui sont ressentis comme dangereux sont tués, annihilés, ou ils sont évacués du
psychisme. Poursuivant dans cette voie, Klein considérera plus tard le clivage comme une
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Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
alternative au refoulement, et non plus comme une simple variante de celui-ci. C’est ainsi
qu’elle écrivit en 1946, dans une de ses descriptions cliniques :
Le patient cliva ces aspects de lui, c’est-à-dire de son moi, qu’il ressentait comme dangereux et
hostiles envers l’analyste. Il détournait ses pulsions destructrices de son objet vers son moi,
avec pour résultat que des parties de son moi disparaissaient temporairement. Dans le
phantasme inconscient, ceci équivalait à une annihilation d’une partie de sa personnalité […]
et maintenait son angoisse à l’état latent (Klein, 1946, [2005], pp. 294-295).
Le refoulement n’est désormais plus le pilier des défenses avec l’appui du clivage, comme
dans la théorie freudienne sur le fétichisme, pour délimiter ou encapsuler un désaveu de la
réalité. Le refoulement n’est simplement pas à l’œuvre dans la dernière théorie kleinienne.
Dans son paradigme du clivage, les mauvais aspects du self et de l’objet mobilisent des
défenses « précoces », notamment le clivage et la projection. Ce processus actif qui divise le
moi engendre un moi affaibli, alors que chez Freud, le clivage, comme dans le fétichisme,
apparaît comme la conséquence d’un moi déjà affaibli et qui ne peut pas demeurer intégré.
La différence majeure entre la conception freudienne et kleinienne se situe dans le fait que
pour Freud, les représentations provoquant les affects effrayants ont eu accès au moi
conscient (préconscient) avant d’être clivées de la conscience. Alors que ce n’est pas le cas
dans la dernière théorie kleinienne. Les représentations et les affects concomitants sont clivés
avant leur accès au moi conscient. C’est pour cette raison qu’une partie du moi s’annihile. À
cette époque, Fairbairn (1941, 1944) et d’autres (Fenichel, 1938, Glover, 1930, 1938,
Winnicott, 1945) spéculaient également à propos des stades précoces du développement du
moi en termes de degrés d’intégration, de désintégration ou de non intégration.
C’est l’affaiblissement et cette désintégration du moi suite au coup de boutoir des
expositions traumatiques précoces que nous retrouvons tant chez Marie que chez Pedro.
Revenant à la logique freudienne, leur Moi était certes affaibli lors des expositions
traumatiques. En effet, le Moi de l’enfant n’est pas préparé à affronter les séductions
sexuelles de la part d’un adulte (comme dans le cas de la séduction de Pedro par la fille) et
certainement pas les agressions sexuelles perpétrées par le père (comme dans le cas de
Marie). Mais contrairement à la thèse freudienne, pour qui le clivage protège le moi sans
l’affaiblir et permet le maintien des représentations déniées (désavouées) dans une des deux
parties inconscientes du Moi clivé (la main gauche qui ignore ce que fait la main droite), nous
constatons chez tous deux un affaiblissement du Moi suite aux traumatismes précoces et des
amnésies quant aux traumatismes infantiles, ce qui est en opposition avec la théorie
freudienne du clivage, car pour Freud, clivage et refoulement vont de pair. Chez Pedro, cet
affaiblissement se manifestait dans ses doutes, son humeur dépressive, ses sentiments
d’infériorité et ses accès de colère incontrôlables. Alors que chez Marie, cet affaiblissement
aboutit, in fine, à une désintégration partielle du Moi. Cette désintégration est processuelle.
Chaque retour du clivé entretient, voire renforce le processus de désintégration. Et c’est cette
non-intégration suite au clivage qui est la cause des blancs représentatifs. Tant Pedro que
Marie ne se souvenaient que de peu de détails des scènes traumatiques. Tous deux avaient
même un certain doute en début de thérapie sur la réalité de ces scènes. Ce n’est qu’après des
mois, voire des années de thérapie, que les scènes leur revinrent en mémoire, soit durant les
121
Clinique de l’humanisation
séances, soit entre les séances. Le retour du clivé se montrait initialement sous forme
d’angoisses ou d’affects de colère qui leur restaient énigmatiques. En effet, comme je le
décrirai dans les chapitres 4 et 7 au départ de théories neuroscientifiques, le traumatisme,
qu’il soit précoce ou qu’il survienne plus tard dans le parcours de vie, court-circuite les
circuits neuronaux entre la mémoire affective (située dans l’amygdale), la mémoire
autobiographique (située dans l’hippocampe) et le néocortex (qui élabore les affects et les
images concomitantes), de sorte que ce se sont uniquement les affects qui sont vécus et perçus
(voir par exemple van der Kolk, 2014, p. 60). Et ce sont ces affects à l’état brut qui feront
retour à l’infini, en attente de nomination, de symbolisation et d’historisation. Il s’agit alors
de retours du clivé, similaires mais non identiques au retour du refoulé. Car dans ce dernier
cas, ce qui fait retour sont des fantasmes et des idéations qui sont des élaborations secondaires
du matériel originaire. Alors que dans le retour du clivé, c’est ce matériel brut même, ces
affects et ces images crues non élaborées qui assaillent le sujet de l’intérieur.
Dans une pensée bionienne, il s’agit d’un envahissement de la conscience par des
éléments bêta. C’est cet envahissement qui contribue à l’installation et/ou au maintien d’un
sentiment de confusion à l’intérieur du psychisme du sujet traumatisé. Cette confusion peut
également inhiber la maturation psychique dans les cas de traumatismes précoces
déstructurants. J’y reviendrai et j’approfondirai la pensée bionienne plus loin. Un bref aperçu
de sa pensée déjà ici en guise d’introduction. Les éléments bêta sont des impressions de sens.
Ce sont des ressentis corporels, des affects, des pensées brutes non reprises dans une chaîne
signifiante, dans une chaîne associative. Les éléments bêta ne sont pas ressentis comme des
phénomènes mais comme des choses en soi. Ces éléments, qui sont des faits non-digérés, ne
sont pas à même d’être utilisés dans les pensées du rêve ni à même d’être refoulés, mais sont
susceptibles d’être utilisés dans l’identification projective ou dans la production d’un acting-
out (Bion, 1962, [2010], pp. 24-27). C’est en ce sens qu’à la célèbre formule de Freud
« l’hystérique souffre de réminiscences » répond la formule de Bion « le psychotique souffre
de faits non-digérés » (Robert, 1979, [2010], p. 6). Durant l’ontogénèse, ces éléments bêta
seront progressivement transformés en éléments alpha par la fonction alpha. Les éléments
alpha « ne sont pas des objets du monde extérieur mais le produit du travail accompli sur les
sens supposés se rattacher à ses réalités » (Bion, 1963, [2004], p. 28). « Ce sont des éléments
mnésiques, principalement des images visuelles, susceptibles d’être emmagasinées pour être
ensuite utilisées dans les pensées du rêve et la pensée vigile inconsciente » (Robert, 1979,
[2010], p. 5). Aux origines du sujet, cette fonction alpha se matérialise dans l’activité de
contenance maternelle, c’est-à-dire les capacités de rêverie de la mère, la mère qui prête son
appareil à penser les pensées à l’enfant. Ces fonctions maternelles seront progressivement
introjectées par l’infans et lui permettront de construire son propre appareil à penser les
pensées, à métaboliser ses affects, etc.
122
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
1. 4 Ph i l ip pe
Philippe est un homme de 51 ans. Il est atteint de sclérose en plaques depuis quelques
années. Il me fut adressé par sa psychiatre après une courte hospitalisation pour un syndrome
dépressif majeur. Celle-ci était inquiète pour lui et lui avait chaudement recommandé de
commencer une psychothérapie avec moi. En début de suivi, ses propos sont assez décousus.
Il me raconte des fragments épars et disparates de son parcours de vie très lourd, en passant
du présent au passé, sans historisation. Un bon lien thérapeutique s’installe d’emblée. Il se
sent « écouté ». Il rapporte dès la première séance des moments où il se sent débordé par une
extrême colère.
Voici un bref résumé de son parcours de vie, riche en tragédies. Il est le fils aîné d’une
fratrie avec un frère d’un an son cadet et une sœur de trois ans sa cadette. Lorsqu’il a quatre
ans, sa maman décède suite à une embolie pulmonaire. Son père est un homme très violent,
qui bat très régulièrement son épouse qui a souvent le corps couvert de bleus. La famille de
la mère accuse dès lors le père d’avoir « tué » son épouse, accusation proférée plusieurs fois
devant les enfants. Ils vécurent quelques années seuls avec le père. Il raconte que son père
maltraitait fréquemment ses enfants, tant physiquement que psychiquement. En début de
suivi, il ne se souvient pas de beaucoup de scènes de violence. Il en rapporte une dans laquelle
son père traine sa sœur par les cheveux dans l’escalier. Son frère et lui s’interposent, car ils
avaient très peur que le père ne tue leur sœur. Il se souviendra d’autres scènes de grande
violence plus tard dans le suivi. Vers l’âge de dix ans, il est envoyé dans un sanatorium à la
côte, car il souffrait d’asthme. Il y restera quelques années. Il se souvient de certaines scènes,
du dortoir, des après-midis passés à la plage. Son père s’était entretemps remarié avec une
femme qu’il appelle sa « deuxième maman » et pour qui il a des sentiments très affectueux.
Durant son long séjour à la côte, son père et sa deuxième maman ne lui rendirent que peu
visite. Il voyait encore moins son frère et sa sœur. Lorsqu’il rentra chez lui après quelques
années, tout avait changé dans la maison. Son parcours scolaire fut bien sûr fort perturbé par
toutes ces tragédies. Il se souvient d’une scène qui continue encore à le hanter à ce jour et à
le remplir de culpabilité. A 17 ans, son père voulut à nouveau le frapper. Mais cette fois-ci,
il riposta et mit son père « sur le carreau ». Il obtint un certificat d’étude en menuiserie.
Quelques temps plus tard, il quitta la maison.
Il travailla comme chauffeur de poids-lourd, se maria, eut deux enfants. Plus tard, il
divorça car sa femme le trompait. Après son divorce, il fit trois tentatives de suicide (deux
aux médicaments, une en projetant son véhicule contre un mur), dont une très grave car ayant
occasionné un coma de plusieurs semaines. Il décrit ses tentatives de suicide comme des
passages à l’acte dont il ne conserve que peu de souvenirs. Il dit qu’il se sentait affreusement
seul, qu’il ne supportait absolument pas la solitude et qu’il voulait en finir une fois pour
toutes.
C’est lors de cette hospitalisation, il y a une dizaine d’années, qu’il rencontra Cathy qui
était aussi hospitalisée suite à une tentative de suicide. Ils tombèrent amoureux et se mirent
en ménage. Leur relation fut harmonieuse jusqu’il y a deux ans. Cathy eut alors des
problèmes de santé et « son caractère changea ». Elle devint très contrôlante, lui faisait des
123
Clinique de l’humanisation
reproches à longueur de journée. Il sentait alors monter en lui une rage qui le débordait. Il ne
fut jamais violent ni avec elle, ni avec ses enfants, car il ne « voulait à aucun prix ressembler
à son père ». Lors de ses crises de rage, il se frappait lui-même avec ses poings et se frappait
la tête contre les murs jusqu’à épuisement. Il ne conserve que peu de souvenirs de ces
passages à l’acte. C’est ainsi qu’il y a quelques temps, après une énième dispute, il était
descendu dans sa cave pour bricoler, car c’est un ébéniste doué, très habile de ses mains. A
un moment donné, il remonte dans la chambre à coucher où se trouvait son épouse. Il
commence alors à se frapper la tête contre le mur et à se donner des coups de poings au visage
criant à un ennemi invisible « je vais te tuer ». Cette scène dura plus d’un quart d’heure. Sa
compagne en fut très alarmée et me contacta. Lorsque nous évoquâmes la scène en séance, il
me dit ne plus se souvenir de rien.
Au niveau diagnostique, je retiens l’hypothèse d’un fonctionnement en état-limite avec
des passages à l’acte très violents lors desquels il s’absente de lui-même. Je pense ces
passages à l’acte comme des retours de matériels (des affects à l’état brut, dans la pensée
bionienne précédemment esquissée, des éléments bêta) ultra-violents clivés de sa conscience.
Dans une pensée kleinienne, cette violence peut être pensée comme une violence contre le
mauvais objet primaire que le sujet retourne ensuite contre lui-même par angoisse de détruire
l’objet dont il dépend pour sa survie. Dans la pensée kleinienne, cette violence dirigée contre
le moi du sujet est une attaque contre ses capacités intégratives et provoque une annihilation
d’une partie de sa personnalité :
Le patient cliva ces aspects de lui, c’est-à-dire de son moi, qu’il ressentait comme dangereux et
hostiles envers l’analyste. Il détournait ses pulsions destructrices de son objet vers son moi,
avec pour résultat que des parties de son moi disparaissaient temporairement. Dans le
phantasme inconscient, ceci équivalait à une annihilation d’une partie de sa personnalité […]
et maintenait son angoisse à l’état latent (Klein, 1946, [2005], pp. 294-295).
Dans le même ordre d’idées, Bergeret (2014) postule une violence fondamentale aux
origines du sujet. Je résume sa pensée. Cette violence est une violence naturelle, innée,
nécessaire à la survie de l’individu. Elle occupe selon lui une place centrale dans la
structuration de la personnalité psychique. D’une part, comme composante primaire des
instincts de conservation, d’autre part, comme potentiel énergétique qui, s’étayant sur les
objets parentaux, peut, dans le meilleur des cas, se lier aux pulsions libidinales et de ce fait
devenir un moteur de croissance psychique, par exemple vers la créativité, vers des relations
objectales heureuses et épanouissantes, etc. Si les aléas de la vie du sujet font qu’il y a ratage,
voire déficience grave dans ce processus de liaison entre l’énergie de la violence
fondamentale et le courant libidinal, la violence reste présente à l’état brut, non lié à des
représentations (des idéaux, des projets de vie, mais aussi des fantasmes violents). Elle se
manifeste alors sous forme de « blancs » dans l’intégration symbolique (Bergeret, ibid., p.
147) et a, de ce fait, un effet déstabilisant, voire désintégrateur sur la personnalité psychique.
Ce sont ces « blancs » dont nous parle Philippe. Et c’est l’effet de cette non-intégration de la
violence fondamentale et la déstabilisation temporaire (comme chez Pedro) ou le vacillement
(comme chez Marie), voire l’écroulement temporaire (comme chez Philippe) de la
personnalité psychique que nous observons lorsque Pedro doute (de lui, des autres et du
124
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
1. 5 N a di a
Nadia est une dame âgée de 73 ans lorsqu’elle débuta sa psychothérapie. Elle a toujours
vécu seule. Lors du premier entretien, elle dit se sentir effroyablement seule et désespérée.
Depuis quelques temps, elle était envahie presque en permanence de réminiscences de son
enfance. Cela la rendait confuse, car elle pensait depuis longtemps avoir « donné une place à
tout cela ».
Voici une brève esquisse de son parcours de vie, riche en aléas. Elle est la fille cadette
d’une famille qui comptait dix enfants. Son enfance est une succession de maltraitances
graves de la part de sa mère. Durant la première année de sa psychothérapie, elle consacra la
majorité de nos séances à me raconter à nouveau, inlassablement, ces scènes horribles, car
« je suis la seule personne à qui elle n’a jamais parlé de cela. » J’eus le sentiment que le fait
de raconter ces scènes à quelqu’un qui écoute les faisaient vraiment exister pour la première
fois et lui permettaient, ce faisant, de métaboliser le jamais encore entièrement advenu de la
folie maternelle et de son extrême cruauté envers sa fille.
Un bref récit de quelques scènes afin de permettre au lecteur d’appréhender son être-au-
monde en début de suivi :
▪ une scène maintes fois racontée s’est produite très souvent et dès son plus jeune âge. Sa
mère l’appelle dans la cuisine pour lui dire, sans la moindre raison, de façon tout à fait
inattendue, « qu’elle n’aurait jamais dû être là ». Lorsque nous explorons plus en avant
et après quelques mois de thérapie cette condamnation maternelle folle à la non-
existence de sa fille, elle émet l’hypothèse que sa mère ne voulait pas qu’elle vive, car
un de ses frères né deux ans avant elle souffrait d’épilepsie. Pour sa mère, les garçons
125
Clinique de l’humanisation
étaient des dieux. Elle pense que sa mère lui en veut d’être née et d’ainsi lui avoir volé
le temps qu’elle aurait préféré consacrer au frère ;
▪ sa mère interdisait aux frères et aux sœurs de jouer avec elle et à elle de jouer avec ses
frères et sœurs. Elle se souvient de plusieurs scènes dans lesquelles elle est contre le
mur, obligée d’observer ses frères et sœurs en train de jouer et qui se moquent d’elle ;
▪ lors des disputes très fréquentes entre la mère et le père, ce dernier descendait dans la
cave pour bricoler. Nadia le suivait et lui donnait ses outils. Son père, toujours taiseux,
lui donnait alors sa tasse de café, froid, en lui disant : « Bois un peu de café » ;
▪ tous ses frères et ses sœurs purent faire des études. C’est ainsi qu’un de ses frères devint
architecte, une de ses sœurs fit l’école normale et devint régente. Quant à elle et son
devenir, les plans de la mère étaient bien clairs depuis le début : à 14 ans, elle irait
travailler dans une usine textile. Comme elle était très bonne élève, une des enseignantes
de son école tenta d’intervenir auprès de la mère pour qu’elle puisse poursuivre des
études. En vain ! C’est finalement par l’entremise d’une sœur aînée, elle-même
enseignante et une des préférées de la mère, qu’elle obtint la permission maternelle ;
▪ après avoir terminé avec succès ses études, elle voulut quitter le domicile parental. Sa
mère le lui interdit. Après maintes suppliques de sa part, elle obtint finalement la
permission, mais à condition de continuer à donner son salaire. Quand elle lui demanda
alors de quoi elle-même devrait vivre et payer son loyer, sa mère lui répondit que « ce
n’était pas son problème ». Elle prit un travail complémentaire, continua à verser son
salaire aux parents pendant quelques temps pour finalement par la suite prendre sa
liberté. Liberté conditionnelle, car elle continua à aller nettoyer le domicile parental.
Elle rapporte une scène dans laquelle, à sa grande surprise, sa mère lui demande si elle
désire une tartine. Elle accepte volontiers. Sa mère lui prépare alors une tartine au
jambon. Lorsque sa sœur arrive quelques temps plus tard, la mère demande également
à celle-ci si elle souhaite manger quelque chose tout en insistant à ce qu’elle ne prenne
certainement pas le jambon car il est « rassis et pour les poules de leur poulailler ».
A l’adolescence, Nadia était devenue une jeune fille très séduisante (après environ un an
de thérapie, elle m’apporta quelques photos d’elle, enfant et adolescente, ainsi que quelques
photos de sa mère, de son père, de ses frères et sœurs), mais très malheureuse. C’est
alors qu’elle « trouva Dieu ». En effet, elle avait ruminé pendant des années cette question :
« Etait-il possible que personne sur la terre ne l’aime ? » C’est ce questionnement existentiel
qui lui avait ouvert la voie vers Dieu au sortir de l’adolescence. « Dieu l’aimait ! » Elle
courtisa pendant quelques temps avec trois garçons. L’un d’eux, étudiant en médecine, était
très amoureux d’elle et voulait l’épouser et avoir des enfants. Mais elle refusa, car elle voulait
se consacrer entièrement à faire le bien autour d’elle et le mariage lui semblait « trop petit,
trop enfermant ». Elle devint institutrice maternelle, métier qu’elle fit avec passion. Elle
observait les mères de « ses enfants », leur faisait des reproches lorsqu’elles criaient sur
« ses enfants ». Elle se souvint avoir giflé une mère qui avait frappé sa fille, « la gifle était
partie comme ça, sans que je ne m’en rende compte ». Elle eut une vie très active, « faisant
le bien autour d’elle », s’occupant de trouver un logement aux plus démunis, leur rendant
visite, s’occupant de « ses enfants » à l’école, etc. Elle me dit qu’elle fut toujours très
heureuse, jusqu’il y a quelques années. En effet, son état de santé (elle a subi une dizaine
d’opérations chirurgicales dans sa vie) ne lui permettait plus depuis quelques années d’être
active.
126
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
Un an après le début de sa thérapie, un cancer fut constaté. Elle fut opérée, mais il y avait
des métastases. Ces métastases sont actuellement inactives, son état est stable, son cancer ne
l’a pas du tout fait souffrir. Sa famille lui rend visite tous les mois depuis quelques années.
Les frères et sœurs encore en vie ainsi que leurs enfants « envahissent » alors son appartement
et cela pendant toute une journée. Ils discutent entre eux, rient, mangent (c’est elle qui paye
les victuailles). Mais personne ne s’intéresse à elle, personne ne lui demande comment elle
va. Quand elle se plaint et dit qu’elle est fatiguée, qu’elle a mal, on lui répond qu’elle doit
supporter le mal, que de toute façon, il n’y a rien à faire. Elle se sent alors comme dans
l’enfance, abandonnée, moquée, voire méprisée et cela la fait terriblement souffrir. Mais sa
foi en Dieu, qu’elle appelle « Wees er » (« Sois-là ») lui permet de vivre et de profiter des
moments de bonheur qui lui sont encore accessibles, vu son état de santé (par exemple la
musique, la lecture, la prière). Cette présence divine n’est pas une vue de l’esprit. Après plus
d’un an de thérapie, elle me fait part, d’abord timidement, en me demandant si elle peut parler
de Dieu, qu’elle ressent « vraiment » la présence de « Wees er », qu’elle parle avec lui et
qu’elle sent qu’elle est écoutée.
Au niveau diagnostique, je retiens l’hypothèse d’un fonctionnement névrotico-normal
durant la plus grande partie de son existence, c’est-à-dire du sortir de l’adolescence jusqu’il
y a quelques années. Ayant grandi dans un environnement fortement carencé, avec une mère
folle et un père complètement absent de la scène, la religion et la spiritualité lui permirent de
trouver suffisamment de repères pour donner du sens au hors-sens de la folie et de la cruauté
familiale.
Ce fonctionnement fut mis en péril lorsqu’elle dut abandonner une grande partie de ses
activités charitables et eut à se (re)confronter à la bêtise de sa famille, cette fois-ci sans qu’il
ne lui soit encore possible de satisfaire son désir de reconnaissance hors de l’environnement
familial fou. Elle replongea dès lors dans la grande détresse abandonnique de l’enfance. Dans
la pensée winnicottienne esquissée dans mon précédent chapitre, cette actualisation de
matériel infantile terrifiant peut être pensée comme l’actualisation d’affects terrifiants jamais
réellement éprouvés lors de l’enfance et donc clivés de l’expérience. Dans la
conceptualisation bionienne, il s’agit de retours du clivé à l’état brut, des éléments bêta non-
encore transformés par la fonction alpha en éléments alpha.
En guise de conclusion de cette présentation de Nadia et de sa mise en résonance avec les
trois cas précédents, les théories précédemment esquissées (le clivage, la notion bionienne
d’éléments alpha et bêta, les conceptualisations neuroscientifiques) contiennent de l’évidence
en faveur du concept psychanalytique introduit par certains auteurs d’une « troisième
topique » au sein de l’appareil psychique.
Quelques mots d’introduction sur ce concept de troisième topique sur lequel je reviendrai
dans le chapitre suivant. Lorsqu'il tente de concevoir l'appareil psychique, Freud élabore une
théorie modulaire selon laquelle l'esprit pourrait se représenter à lui-même comme une série
d'organes imaginaires aux fonctions et caractéristiques distinctes, chaque organe prenant part
à l'activité psychique. C'est ainsi qu'il distingue en premier lieu conscient, pré-conscient et
inconscient, et opère ensuite un renouvellement en caractérisant l'esprit humain grâce aux
127
Clinique de l’humanisation
128
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
c’est-à-dire jamais vraiment symbolisés et donc intégrés dans l’histoire de vie du sujet.
Laplanche identifiera cet inconscient comme « inconscient enclavé », Dejours parlera d’un
« inconscient amential », Davoine et Gaudilière d’un « inconscient retranché », Abraham et
Torok d’un « inconscient enkysté », Brusset de « l’inconscient du Ça », Soler d’un
« inconscient Réel », etc. Je lirai les cas suivants à la lumière de ces propositions.
1. 6 Je a n
Jean est un homme âgé de 45 ans lorsqu’il vient me voir. Il m’avait été adressé par
l’assistant social d’un centre de jour dans lequel il passait une demi-journée par semaine
depuis environ un an. Il avait avant cela été hospitalisé pendant plusieurs mois après une
décompensation psychotique d’allure paranoïaque (il pensait que ses collègues de travail
avaient fomenté un complot contre lui). Il avait rencontré Jeanne dans le centre de jour et ils
s’étaient mis en couple, Jeanne ayant emménagé chez lui. Cette cohabitation lui devenait très
pénible. Il se fâchait pour un rien et commençait à « redevenir très méfiant », tant à l’égard
de Jeanne qu’à l’égard des autres. Il avait tendance à se cloîtrer chez lui, car les gens dans la
rue le gênaient et il pensait qu’ils médisaient ou pensaient mal de lui. C’est la raison pour
laquelle son assistant social lui avait suggéré d’entamer un suivi avec moi. Lorsqu’il entame
le suivi, il est sous neuroleptiques. En début de suivi, je vois une personne aimable, mais qui
reste sur ses gardes à mon égard. Il avait vu sur internet que j’étais également sexologue et
voulait également travailler « autour d’un problème sexuel qu’il avait », à savoir des
problèmes d’érection lorsqu’il voulait pénétrer Jeanne. Mais en début de suivi, il me parle
surtout de trivialités, de son emploi du temps, sans se dévoiler. Après quelques séances, un
lien de confiance suffisant s’installa et nous commençâmes une prudente exploration de son
parcours de vie.
Jean est fils unique. Ses parents tenaient un café. Au début de suivi, il décrit une enfance
sans histoires et dont il n’a que peu de souvenirs. Son problème, me dit-il lors de nos
premières séances, c’est qu’il a le sentiment « d’avoir raté sa vie » et cela le remplit de
culpabilité. Au début de sa vie adulte, il avait eu « beaucoup de mauvaises fréquentations et
menait une mauvaise vie, avec abus de substances (du haschich) ». Il avait le sentiment
d’avoir profondément déçu son père et sa mère. Au fil du temps, nous commençâmes à
explorer un peu son enfance. Il me décrivit un foyer avec de très fréquentes disputes entre sa
mère et son père qui étaient parfois (très) violents. C’est ainsi qu’il me décrivit une scène
dont il fut témoin et dans laquelle le père frappa tellement fort sa mère qu’il eut peur qu’il la
tuat. Après cette dispute, sa mère s’enfuit avec le fils. Mais quelques jours plus tard, elle
réintégra le foyer conjugal.
Sa mère le couvait et avait peur de tout pour lui. Quant à son père qui était un féru de
sport cycliste, il le rabaissait, le traitait de mauviette et lui prédisait qu’il n’arriverait jamais
à rien dans la vie. Son parcours scolaire ne fut pas brillant. A 18 ans, il décida de faire son
service militaire (alors encore obligatoire) dans les para-commandos pour prouver à son père
qu’il n’était pas une mauviette. Il obtint sa barrette. C’est après sa démobilisation que
commencèrent ses « mauvaises fréquentations ». Il ne savait pas quoi faire de sa vie. Le
haschich, dont il était devenu grand consommateur après quelques années, lui permettait « de
129
Clinique de l’humanisation
se calmer, de s’apaiser, de tenir le coup ». Son père décéda il y a quelques années. Dans une
de ses dernières paroles prononcées sur son lit de mort, il dit à son fils qu’il espérait que
celui-ci allait finalement faire quelque chose de sa vie. « Mais », me dit Jean, « quelque chose
dans la voix et le regard de mon père me disait qu’en fait il n’y croyait pas ».
Jean habite la maison mitoyenne à celle de sa mère. Il n’a aucun problème d’argent, vit
de l’héritage que lui a laissé son père et gère également l’argent de sa mère qu’il place en
bourse. Cela occupe ses journées. Mais depuis que Jeanne a emménagé, les choses sont
devenues très compliquées. Sa mère a l’habitude de rentrer à tout bout de champ chez eux
car elle a la clé de la maison. Ces intrusions maternelles finissent par pousser Jeanne à bout.
Elle devient très irritable, dépressive, fond souvent en larmes. Ce qui provoque chez lui des
accès de colère et une exacerbation de ses sentiments de méfiance à l’égard de Jeanne et du
monde. Il me racontera plus tard dans le suivi qu’en fait ces intrusions maternelles le gênaient
depuis longtemps, bien avant que Jeanne emménage, car il avait le sentiment permanent que
« sa mère lui collait à la peau, qu’elle était constamment derrière son dos ». Mais il n’avait
jamais osé aborder le sujet avec sa mère. « C’est maintenant une vieille femme qui n’a plus
que moi dans sa vie et qui s’ennuie seule chez elle. »
Jean décida d’arrêter le suivi après environ six mois. Sa relation de couple s’était apaisée,
sa mère ne venait plus à tout bout de champ les déranger, elle sonnait à la porte avant de
rentrer. Au niveau sexuel, « ça allait un peu mieux ». Il n’avait dès lors plus envie de « remuer
le passé », car parfois, nos séances l’épuisaient.
Au niveau diagnostique, je retiens l’hypothèse d’un fonctionnement psychotique, présent
en germes depuis l’enfance et se chronicisant petit à petit au sortir de l’adolescence. Se
trouvant désarmé face à la vie adulte après sa démobilisation, il choisit de fuir la réalité en se
réfugiant dans les substances, une vie sans projets, etc. Je retiens l’hypothèse que ce
fonctionnement s’est installé dans son psychisme suite aux impossibilités vécues à s’extirper
de la dyade avec la mère. Comme évoqué dans mes précédentes présentations, c’est
l’installation de l’attracteur œdipien (la fonction paternelle tiercéisante) dans le psychisme
du sujet qui lui permet de quitter cette position de paranoïa étouffante des origines. Comme
le souligne Lacan, cette installation de la fonction paternelle permet la métaphorisation du
désir anonyme de la mère pour l’enfant et de l’enfant pour la mère. En effet, la parole de la
mère par laquelle elle introduit le père permet au sujet-infans de trouver des explications (un
début d’explication) au désir de la mère et à ses absences. Si elle s’absente, c’est parce qu’elle
désire également ailleurs, elle désire le père. C’est ce désir de tiers qui ouvre le sujet-infans
sur un jenseits de la dyade, et donc, sur les autres et le monde. Mais l’installation de
métaphore paternelle est conditionnée à deux nécessités : il faut que la mère reconnaisse et
nomme le père comme objet de son désir et il faut que l’enfant reconnaisse le père comme
garant de la loi (l’interdit de l’inceste) et comme modèle d’identifications possibles (pour le
garçon, ressembler au père, c’est être désirable aux yeux de la future femme, métaphore de
la mère ; pour la petite fille, ressembler à la mère, c’est être désirable aux yeux de l’homme
futur, métaphore du père). Les aléas de la vie du sujet peuvent faire que cette double
reconnaissance (par la mère et par l’enfant) de la fonction paternelle ne s’effectue pas ou pas
suffisamment. S’opère alors ce que Freud identifie comme une Verwerfung (un rejet), terme
130
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
que Lacan traduira par forclusion. Cette forclusion a plusieurs conséquences sur l’être-au-
monde du sujet. D’abord le fait qu’il se vit et se pense comme entièrement aliéné au désir
anonyme de l’Autre. C’est ce dont témoigne Jean lorsqu’il a le sentiment que sa mère lui
colle à la peau. Ensuite que le sujet ne dispose pas d’un arsenal de signifiants suffisant pour
nommer ce qui l’affecte. Tel le bébé, il est envahi d’affects mystérieux qu’il ne comprend
pas et qu’il tente dès lors de cliver de l’expérience. Bion parlera dans ce contexte de
sensations bizarres. C’est pour calmer ses affects pré-historiques (c’est-à-dire remontant à la
pré-histoire du sujet d’avant son entrée dans le langage) et dès lors très angoissants que Jean
recourait au haschich. De la même façon, ces idéations paranoïaques sont autant de tentatives
de mettre en sens, de symboliser ses affects anonymes et menaçants qui sont clivés de
l’expérience symbolisante et de ce fait vécus comme l’envahissant de l’intérieur. Pensées
ainsi, les idéations paranoïaques sont des projections identificatoires dans le monde extérieur
d’un vécu menaçant non-symbolisé à l’intérieur de lui-même.
1. 7 S ab i ne
Sabine est une femme de 55 ans. Elle me fut adressée par le psychiatre qui l’a en charge
depuis plusieurs années. Lors du premier entretien, je vois une femme détruite, amaigrie. Il
se dégage d’elle une grande tristesse contre laquelle elle lutte en faisant de l’humour parfois
grinçant. Elle a demandé d’être mise sous tutelle il y a quelques années et doit survivre avec
de très faibles moyens. Ses consultations sont prises en charge par le CPAS. Elle a été
hospitalisée à maintes reprises dans l’aile psychiatrique de l’hôpital généraliste de sa ville
pour dépression sévère. Un réseau a été mis en place autour d’elle. C’est ainsi qu’une
infirmière psychiatrique lui rend visite quelques fois par semaine pour s’assurer qu’elle ne
consomme pas d’alcool. En effet, sa dernière hospitalisation fut la conséquence d’une
alcoolisation grave et persistante s’étalant sur plusieurs mois. Elle me dit souffrir depuis sa
jeune enfance de dépressions saisonnières qui durent tout l’hiver. Enfant, elle restait alors
chez elle et recevait des cours particuliers.
Nous parlons assez rapidement de son enfance. Elle naquit prématurément et a un frère
de deux ans son aîné. Elle me dit que très tôt, elle eut « le sentiment que sa mère ne voulait
pas d’elle ». Au dire de la maman, elle était un bébé très pleurnichard (een huilbaby) et sa
mère qui tenait une crèche, « n’avait pas de temps pour elle ». Sa mère lui a souvent raconté
que lorsqu’elle pleurait le soir ou la nuit, elle mettait son berceau dans le bureau de son père
qui était journaliste et travaillait souvent à écrire ses articles en soirée ou durant la nuit.
Malgré une enfance très difficile, Sabine fit des études universitaires. Elle se maria deux
fois. Il y a une dizaine d’années, elle eut un grave accident domestique lors d’un travail de
jardinage qu’elle effectuait avec son mari. Ce dernier fit un faux mouvement avec la scie
circulaire et elle eut deux doigts coupés. Ce handicap fit qu’elle dut renoncer à son emploi
de niveau universitaire, emploi qu’elle aimait beaucoup.
131
Clinique de l’humanisation
Elle resta en thérapie pendant un an, passa l’hiver sans hospitalisation et ne s’alcoolisa
jamais jusqu’à l’ivresse. A chaque consultation, elle était accompagnée de son chien Boefje
(Petit Brigand) dont elle s’occupait à merveille. C’était un chien abandonné qu’elle était allée
chercher il y a quelques années dans un asile pour chiens. C’est ce chien qui, selon elle, doit
avoir vécu des choses terribles, qui lui donne « la force de continuer quand ça va mal ». Il lui
arrivait de boire « un ou deux verres de vin avant d’aller se coucher, car sinon, elle ne
parvenait pas à trouver le sommeil ». Mais elle avait des moments de tristesse et de solitude
abyssale. Ces sentiments étaient souvent provoqués par des expériences de rejet. Par exemple
lorsque son frère, en incapacité de travail car souffrant d’un burn-out depuis des mois, refusait
de la conduire en voiture pour visiter sa mère qui habite dans un home. Ou lorsque
l’infirmière cherchait dans ses armoires pour vérifier si elle n’avait pas caché des bouteilles
de vin.
Les deux derniers mois de notre suivi, son état physique se dégrada. Elle souffrait depuis
longtemps d’hypotension grave et commençait à maigrir à vue d’œil. Plusieurs kystes rénaux
furent constatés ainsi que des problèmes digestifs importants. De concert avec son urologue,
le psychiatre décida de l’hospitaliser, ce qui était également son souhait, car elle se sentait
épuisée.
Au niveau diagnostique, je retiens l’hypothèse d’une psychose mélancolique. Psychose
car Sabine ne disposait pas de signifiants pour penser la terreur de la tristesse abyssale qui
l’habite depuis toujours. C’est la lecture que fait Alexandro Rojas-Urrego de la mélancolie
qui me parle le plus pour décrire l’être-au-monde de Sabine. Pour cet auteur (communication
orale), la mélancolie signe ce qui, de l’expérience de Soi en déréliction, n’a pas été reflété
par l’Autre qui est là, à côté. L’ombre de l’objet qui tombe sur le moi serait le signe de la
déception réellement vécue par le sujet de la part de l’objet.
Au niveau étiologique, je retiens l’hypothèse que son être-au-monde actuel est la
conséquence de vécus traumatiques de rejets majeurs auxquels elle fut confrontée dès ses
origines.
1. 8 F an n y et A l ex an d r e
J’ai vu Fanny et Alexandre pendant quatre séances s’étalant sur deux semaines. Ils se sont
adressés à moi après un car-jacking, rapidement suivi de deux tentatives de cambriolage de
leur maison par les auteurs du méfait. En effet lors du car-jacking, les malfaiteurs avaient
dérobé le sac à main de Fanny, sac à main contenant les clés de leur habitation. Mais leur
maison était ultra-sécurisée (caméras, système anti-vol, etc.) de sorte que les malfaiteurs ne
réussirent jamais à pénétrer dans leur habitation. Lors du premier entretien, je vois deux
personnes en rupture psychique. Madame est terriblement angoissée, Monsieur est débordé
par une rage meurtrière. Il s’est procuré une machette et fomente des plans sanglants à l’égard
de leurs agresseurs. L’agression eut lieu dans un quartier « chaud » de Bruxelles, quartier où
habitent les parents de Fanny. Alexandre pense savoir qui sont les auteurs. Il doit s’agir de
cette bande de jeunes maghrébins (Alexandre est également d’origine maghrébine) qu’il voit
toujours rôder en rue. Fanny et Alexandre pensent que le motif de leurs agresseurs est la
132
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
jalousie. Ils possèdent une belle voiture et habitent une belle maison. Ils m’expliquent que
pour eux, les biens matériels sont très importants. Ce sont des signes de réussite personnelle
et professionnelle. Ils ont le sentiment qu’ils ne pourront plus jamais jouir de ces biens
matériels. C’est ainsi qu’Alexandre adorait la moto. Mais depuis, conduire sa moto ne lui
procure plus aucun plaisir. Depuis l’agression, il est devenu extrêmement méfiant. Quand il
sort de chez lui, il fait quelques tours du pâté de maisons dévisageant les passants. Il consulte
à tout bout de champ son portable qui est connecté avec les caméras de surveillance qu’il a
installées à son domicile. Fanny et Alexandre me disent ne plus penser qu’à ça. Tous leurs
sujets de conversation tournent autour de l’agression et des mesures de sécurité qu’il faudrait
peut-être encore envisager. Ils voient leur vie future détruite. Ils pensent qu’ils ne se sentiront
plus jamais en sécurité et passeront leurs journées à se prémunir contre un possible
cambriolage par les auteurs du car-jacking. Car ils ne font aucune confiance à la justice. En
effet, lors du dépôt de plainte, madame avait eu l’impression que l’inspecteur de police
banalisait l’agression et essayait de lui faire comprendre que la police doit aussi s’occuper de
choses bien plus graves. Et la personne qui travaillait dans le service d’aide aux victimes de
la police et qui les avait reçus lors de leur dépôt de plainte ne leur avait été d’aucun secours.
Elle leur aurait dit « d’attendre quelques mois avant de consulter un psy, peut-être que vos
angoisses partiront d’elles-mêmes ». Pour Fanny, « c’est le fait de ne pas se sentir pris au
sérieux qui est encore le pire ». Ils se sentent incompris, voire rejetés. De plus, la famille
proche de Fanny avait tendance à « banaliser les choses, disant que ce n’était pas si grave,
qu’il était temps qu’ils reprennent le cours de leur vie ».
Lors de la première séance, je valide dès lors de façon un peu théâtrale leurs symptômes
en leur disant qu’il est tout à fait normal de se sentir bouleversé après ce qui leur est arrivé.
Cela les apaise. Je leur fais un bref résumé de psy sur les effets que peuvent avoir sur nous
des évènements « traumatiques » (un bouleversement de notre quiétude existentielle, une
confrontation au fait que vivre est dangereux par nature, mais que la plupart d’entre nous
ignorons cette évidence, une possible remise en question de nos certitudes, une confrontation
à nos faiblesses, voire à certaines blessures psychiques pas tout à fait cicatrisées, etc.). Nous
explorons également un peu les raisons des angoisses paniques de Fanny et des fantasmes
meurtriers d’Alexandre. Ils me disent être tous deux paniqués et en rage à l’idée de perdre
tout ce qu’ils ont construit et d’être ainsi condamnés à vivre en permanence dans la
« paranoïa ». Nous nous attardons également sur leur méfiance à l’égard des forces de l’ordre
et de la justice. Je leur fais remarquer qu’ils m’ont dit qu’un juge d’instruction avait été
nommé, ce qui montre quand même que leur plainte est prise au sérieux par la justice. Nous
lisons ensemble la brochure qui leur a été remise par le service d’aide aux victimes de la
police. J’attire leur attention sur le fait qu’ils ont la possibilité de se porter partie civile et dès
lors d’avoir accès au dossier et de demander au juge d’instruction des compléments d’enquête
et leur conseille d’aller consulter un avocat spécialisé en droit pénal, chose qu’ils feront les
jours suivants. J’accepte à la demande de leur avocat de rédiger une attestation psy en
complément de l’attestation de maladie rédigée par leur médecin traitant. Lorsqu’ils me
disent qu’ils envisagent de partir quelques semaines aux Maldives pour prendre de la
distance, je valide. Lors de notre dernière séance avant leur départ, ils m’annoncent « avoir
acheté une nouvelle voiture, plus belle que la précédente ». Ils ont encore perfectionné leur
133
Clinique de l’humanisation
1. 9 Ma y rb ek
16 J’entends par dissociation une division de la personnalité. Cette division est la conséquence d’une faillite
des capacités de synthèse de la personnalité psychique (Janet). Cette faillite résulte dans « l’émancipation des
systèmes de pensée et des fonctions non-synthétisées au sein de la personnalité psychique » (Janet, 1909,
[2015], cité par van der Hart, 2010, p. 16). « Dissociation represents a process whereby certain mental func-
tions which are ordinarily integrated with other functions presumably operate in a more compartmentalized
or automatic way usually outside the sphere of conscious awareness or memory recall » (Ludwig, 1983, p.
93). Je reviendrai plus en détail sur le concept de dissociation ultérieurement.
134
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
exemple les enseignants de ses enfants, ses chefs dans l’épicerie sociale dans laquelle il
travaille, les services sociaux qui doivent traiter sa demande d’une habitation sociale, etc.).
C’est ainsi que récemment, sa fille qui venait de terminer sa première secondaire, eut une
évaluation négative, de sorte qu’elle fut barrée de l’accès à la deuxième latine et réorientée
vers l’enseignement technique. Il avait alors donné mes coordonnées au titulaire de classe de
sa fille en lui demandant de me contacter. Lors de ce contact, son titulaire me dit qu’il était
ennuyé, mais que les résultats de la fille étaient trop mauvais et justifiaient donc la décision
prise par le conseil de classe. Je lui décris un peu la situation familiale, les tragédies vécues
par Monsieur et l’immense poids qui repose sur la fille, porteuse de tous les espoirs de
réparation. Lorsque je vis Mayrbek et sa fille quelques jours plus tard, j’eus l’impression
qu’il ne s’agissait pas de la même élève que celle qui m’avait été décrite par le titulaire. Ils
s’estimaient victimes de racisme et d’injustice et envisageaient de porter plainte. Mayrbek se
vit même aller devant la cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Les choses
s’apaiseront par la suite. L’école accepta que la fille continue l’enseignement secondaire mais
en doublant sa première année secondaire générale en section « moderne ».
Au niveau diagnostique, je retiens l’hypothèse d’un fonctionnement en état-limite post-
traumatique. Je retiens l’hypothèse d’un fonctionnement névrotico-normal avant les tragédies
vécues au pays. Ce fonctionnement en état-limite se montre dans le clivage qu’il opère du
monde et des autres en « tout bon » et « tout mauvais », dans les crises de rage et de profond
désarroi qui le débordent et dans des moments de décompensation paranoïde conséquemment
à des vécus d’injustice inhérents à la vie sociale. Dans la pensée de Janet, ces vécus sont la
conséquence du processus de dissociation. Ce qu’il revit alors de façon automatique (cfr le
concept janetien d’automatisme psychologique) sont les contenus dissociés (des affects et
des images brutes) en lien avec les horreurs vécues au pays, contenus non liés, non incorporés
dans un narratif biographique, et donc non intégrés au sein de la personnalité psychique. Je
reviendrai dans le détail sur l’automatisme psychologique dans ma présentation des cas
« Sarah » et « Sourour ».
Au niveau étiologique, il ne fait bien sûr aucun doute que ces régressions partielles aux
scènes de l’horreur dissociées et donc encore toujours actuelles sont en lien tant avec les
tortures et les attaques subséquentes contre son narcissisme primaire et secondaire 17qu’avec
les pertes vertigineuses vécues au pays. A savoir les pertes des certitudes illusoires et des
17 J’entends par narcissisme primaire l’état précoce où l’enfant investit toute sa libido sur lui-même
(Laplanche et Pontalis, 1967, [2007], p. 263) et par narcissisme secondaire cet amour de soi qui succède à la
découverte de la réalité extérieure. Laplanche et Pontalis (ibid., pp. 264-265) expliquent que le narcissisme
secondaire est l’étape où l’enfant intériorise les relations, et surtout celle qu’il a avec sa mère ; quand ça se
passe bien, l’enfant va introjeter l’amour de sa mère (qui lui dit qu’il est beau, qu’il est intelligent, etc.) ; une
fois séparé d’elle, sorti de la symbiose, conscient de son altérité, il s’aimera tel que sa mère l’a aimé. Ce
narcissisme secondaire donnera lieu aux deux instances psychiques identifiées, entre autres par Lacan, que
sont l’idéal du Moi et le Moi idéal. L’idéal du Moi est formé par l’identification à des idéaux parentaux et
culturels projetés à l’extérieur (« je veux être comme »). Le sujet intègre des valeurs qu’il juge intéressantes
et qu’il va s’efforcer de suivre et de pratiquer. Le Moi idéal est un idéal de toute puissance narcissique, forgé
sur le modèle narcissique infantile. Le sujet se perçoit comme idéalisé : « Je me vois être un héros, celui que
j’aimerais être ». Dans le Moi idéal, le sujet est prisonnier de l’image qu’il s’est faite ou qu’il a reçue de son
environnement et à laquelle il doit, coûte que coûte, adhérer et réaliser, sous peine d’être dévalorisé par
l’Autre ou par lui-même. Il est prisonnier de ce Moi idéal.
135
Clinique de l’humanisation
1. 10 Mu s li m
Muslim est un homme tchétchène de 35 ans, marié, père de deux enfants. Je l’ai suivi en
thérapie pendant trois ans à raison de deux entretiens mensuels. Il était très riche en
Tchétchénie. Ses parents avaient une brasserie. Lui-même était à la tête de différentes
sociétés de construction. Il me décrivit sa vie comme la vie d’un homme riche qui aimait les
femmes, les belles voitures, tout ce que l’argent pouvait acheter. Il a fui la Tchétchénie pour
échapper aux forces militaires russes qui le soupçonnaient de collaborer avec les rebelles
tchétchènes. Il fut emprisonné et torturé (il subit également des sévices d’ordre sexuel). En
début de suivi, il était très angoissé et confus, sautant en permanence du coq à l’âne. Les
bruits que faisaient ses enfants le dérangeaient au point qu’il devenait parfois très agressif. Il
quittait alors son domicile et faisait de longues balades. Il fut reconnu réfugié après un an de
thérapie. Un an plus tard, il travaillait, était (redevenu) très ambitieux et voulait à tout prix se
construire un avenir en Belgique. A cette époque, il dormait peu, était assez impatient et
parfois irritable. Mais ses confusions étaient devenues beaucoup moins prononcées, son
discours n’était plus du tout décousu, ses crises d’angoisses diminuèrent en fréquence et en
intensité. Les scènes traumatiques lui revenaient parfois encore dans ses cauchemars ou
lorsque des éléments de sa vie quotidienne lui rappelaient les scènes traumatiques (la vue de
policiers en uniforme, l’attitude de l’officier traitant lors de l’audition, etc.). Mais ses flash-
back ne duraient plus que quelques instants et il restait connecté à la réalité comme si deux
scènes se superposaient. Il me confia vers la fin du suivi qu’il n’était plus le même qu’avant.
Il était devenu très religieux, ne buvait plus d’alcool, n’était plus coureur de jupons, voulait
être un bon père et un bon époux et se consacrer à aider ses parents.
Il ne raconta jamais beaucoup de détails des scènes de torture. Il les évoqua quelques fois
brièvement. Quand je lui disais que ce serait peut-être bénéfique d’en parler en thérapie, il
me répondait qu’il n’en voyait pas l’utilité, car c’était le passé et ce qui comptait, c’était le
présent et le futur. Lorsqu’il arrêta sa psychothérapie, il me dit qu’il allait beaucoup mieux.
Il travaillait, avait déménagé et faisait des démarches pour tenter d’amener ses parents
malades en Belgique. Il avait pris le rôle d’éminence grise au sein de la communauté
tchétchène, conseillait ses compatriotes sur leur procédure, sur le choix de leur avocat et il
m’adressa également un compatriote qui allait très mal à ce moment-là. Il continua pendant
plus d’un an à me donner de ses nouvelles en me téléphonant de temps à autre. Nous nous
revîmes deux ans après l’arrêt de sa psychothérapie. Il voulait encore me remercier pour le
chemin fait ensemble. Il me dit « aller très bien ». Il avait trouvé un emploi fixe et stable et
envoyait régulièrement de l’argent aux parents pour qu’ils puissent bénéficier de soins
médicaux de bonne qualité.
136
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
1. 11 Ma r y am
Maryam est une femme tchétchène de 48 ans. En début de suivi, je vis une femme fragile,
débordée et angoissée par les contrariétés de la vie, somatisant beaucoup, avec une identité
vacillante entre celle d’une femme courageuse, capable de s’assumer et de prendre ses
responsabilités à l’égard de ses enfants et une femme infantile, apeurée, ne sortant pas de
chez elle. L’anamnèse ne montre aucun trouble particulier avant l’horreur. Elle a fait des
études supérieures commerciales, aimait aller à l’opéra à Grozny avant la guerre et décrit sa
vie comme heureuse avec son époux et ses enfants.
Elle fit un parcours thérapeutique de cinq ans avec l’interprète et moi. Voici un bref
résumé de son parcours de l’horreur et de notre parcours thérapeutique.
Maryam avait fui la Tchétchénie avec ses deux fils, âgés de 18 et de 14 ans en début de
suivi. Son mari dont elle n’a plus de nouvelles était accusé par la FSB d’avoir aidé des
rebelles tchétchènes. Elle a vu et vécu l’horreur. Ce n’est qu’après un an et demi de
psychothérapie qu’elle me raconta qu’elle avait été violée, sans plus de détails. La première
année de suivi fut presque uniquement centrée sur du soutien. Elle était alors très confuse,
très angoissée et somatisait beaucoup (hypertension, douleurs, asthme, etc.). Elle rapportait
des idéations suicidaires. Un an après le début du suivi, un cancer de la thyroïde fut constaté,
ce qui la plongea dans un état quasi permanent de panique, car elle pensait qu’elle était
condamnée et que ses médecins lui mentaient quand ils la rassuraient sur ses très bonnes
chances de guérison. L’opération se passa bien, les suivis médicaux ne révélèrent aucune
métastase. Elle fut reconnue réfugiée quelque temps plus tard.
Je rapporte deux scènes de l’enfer qu’elle m’a racontées après plus de deux ans de suivi.
La première est une scène de bombardement. Ses enfants étaient encore en bas âge à
l’époque. Elle raconte que lors du bombardement, elle voulait « absorber en elle » l’horreur
pour que ses enfants n’aient pas à la voir. La deuxième scène est celle de son viol par des
18
J’entends par sublimation le processus postulé par Freud pour rendre compte d’activités humaines appa-
remment sans rapport avec la sexualité, mais qui trouveraient leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle.
Freud a décrit comme activités de sublimation principalement l’activité artistique et l’investigation intellec-
tuelle. La pulsion est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où
elle vise des objets socialement valorisés (Laplanche et Pontalis, 1967, [2007], pp. 465-467).
137
Clinique de l’humanisation
militaires russes. Ce viol dura des heures après quoi elle fut laissée pour morte, baignant dans
son sang. Ses enfants l’ont vue ainsi. Elle me raconte également en tremblant que cette nuit-
là, « des choses se sont également passées avec ses enfants, mais elle n’en parlera jamais,
c’est un secret qui restera à jamais en famille ». Elle ne comprend pas comment les soldats
supposés protéger la population ont pu commettre de telles horreurs. Au temps de Staline,
ses parents furent déportés hors de Tchétchénie mais alors, « les soldats avaient un cœur et
ne s’en prenaient pas à la population ».
Il lui arrivait souvent les premières années de revoir l’horreur dans ses cauchemars ou
pendant la journée sous forme de flash-back qui ne perduraient pas (par exemple lorsqu’elle
parle avec des membres de sa famille restés au pays, lorsqu’elle entend parler de la
Tchétchénie à la télévision, etc.). Une de ses plus grandes inquiétudes concernait son fils
aîné. Il avait peur du noir et n’osait pas dormir seul. Elle se sentait impuissante à aider son
fils qui préférait ne pas commencer une psychothérapie.
En début de suivi, elle ne parvenait pas à s’arrêter sur les affects qui la débordaient. Elle
parlait et parlait, de plainte en plainte, de larmes en larmes. Au fil du temps, elle commença
à élaborer ses affects, parvint à trouver les mots pour exprimer ses angoisses et parler des
horreurs, par bribes, en tremblant parfois de tous ses membres. Ses confusions commencèrent
peu à peu à diminuer, son discours devint de plus en plus cohérent et d’une grande
profondeur. Beaucoup de nos séances furent consacrées à ses réflexions sur la barbarie, sur
l’étiologie même de sa souffrance, sur les liens entre son état actuel et l’horreur vécue, sur
ses hésitations à transmettre le passé à ses fils de peur qu’ils ne retournent en Tchétchénie
pour combattre. Lors des derniers mois de sa thérapie, elle décrit souvent dans nos séances
avec une grande précision et une extrême humanité ce que la thérapie lui apporte et lui a
apporté, à savoir une restauration de sa confiance en l’être humain. Elle insistera alors
souvent sur ce que l’interprète et moi représentons pour elle. Voici quelques extraits de notre
dernière séance :
Grâce à votre savoir, j’ai appris à voir ma situation autrement. Vous ne pourrez jamais ressentir
ce que j’ai senti. Mais le fait d’entendre fait que vous sentez le mal qu’on a vécu. Vous m’avez
dit que la cure pouvait avoir des effets si le travail se fait à deux. Parce que le spécialiste me dit
de faire selon telle méthodologie, je me suis ouverte et je voulais vous donner de la matière
pour que vous puissiez la modeler et qu’ensuite elle revienne vers moi pour me guérir.
Je n’ai plus envie de me revoir comme au début. Aujourd’hui, j’ai envie de vivre. Vous vous
rappelez de moi méfiante, sans confiance dans la cure. Je me doutais, avec tout mon respect
pour ce monsieur, que la parole puisse me guérir, moi qui étais mourante. Je n’avais rien contre
vous, mais je me disais : « Comment peut-on guérir en parlant ? » Les personnes qui ont vécu
ce que nous avons vécu, les enfants qui sont devenus handicapés ou malades mentaux, les
adultes qui le sont devenus, c’est ça la réalité de la guerre. Les gens qui ont souffert et qui n’ont
vu que du mal pendant des années sont beaucoup plus sensibles à la bonté humaine. Mon
interprète et le psychothérapeute étaient aussi présents quand je parlais à ma famille de ce que
j’avais appris en thérapie. C’est comme si mes enfants participaient à la thérapie et qu’ils
guérissaient avec moi. Pas n’importe quel psychanalyste peut faire le travail qu’on a fait
ensemble. Les gens qui ont souffert sont très méfiants. Pour ouvrir le cœur de la personne, il
138
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
faut plus qu’un savoir, il faut que le cœur de la personne s’ouvre et ce n’est pas un faible travail.
C’est cela qui a été fait et c’est cela qui a fait mon salut.
Au niveau diagnostique, le tableau clinique en début de suivi était évocateur d’un état-
limite post-traumatique avec des passages dépressifs, voire mélancoliques. Je constatais des
clivages massifs des expériences de l’horreur, des vacillements de l’identité, un sentiment de
vide, la présence d’un danger de naître que Le Poulichet (2010) identifie comme étant au
cœur du fonctionnement limite et un Œdipe bancal (les contenus œdipiens sont présents mais
très à l’arrière-plan). Son état était également évocateur d’un basculement dans la voie
psychosomatique comme défense contre le retour de matériels clivés de l’expérience. Me
basant sur ce qu’elle me raconta sur sa vie en Tchétchénie avant les horreurs de la guerre, je
retiens l’hypothèse d’un fonctionnement névrotico-normal avant les vécus horribles.
Ce fonctionnement évolua en fin de suivi vers un fonctionnement plus stable, d’allure
névrotique. Les somatisations avaient beaucoup diminué, tout comme les flash-back et les
cauchemars. Je vis en fin de suivi une femme d’une grande maturité, d’une grande humanité
et d’une grande intelligence tant émotionnelle qu’intellectuelle. Je retiens l’hypothèse que les
traumatismes extrêmes l’ont littéralement transformée. De femme traditionnellement
soumise à son époux et aux traditions qu’elle était en Tchétchénie, je la vis devenir une
femme très indépendante, d’une grande profondeur et d’une extrême lucidité, véritable
Maître pour l’interprète et moi-même. Ce mécanisme de transformation se situe selon moi
jenseits du mécanisme de sublimation précédemment esquissé lors de la présentation de
Muslim. Il s’agit chez Maryam d’une transmutation, de l’actualisation d’une partie de sa
personnalité jamais encore advenue avant les évènements traumatiques. C’est dans et par sa
parole adressée aux deux Autres19 que l’interprète et moi-même furent pour elle que cette
partie de sa personnalité s’actualisa et la transforma pour toujours en un être Autre.
1. 12 S ar a h
Sarah est une dame éthiopienne d’origine oromo, âgée de 28 ans au début du suivi. Elle
a entamé un suivi psychothérapeutique avec moi il y maintenant sept ans. Nos consultations
eurent d’abord lieu en oromo avec un interprète. Après quelques temps, nous passâmes à
l’anglais. Depuis deux ans, nous nous parlons en néerlandais, langue qu’elle a appris en
Belgique et qu’elle commence à bien maîtriser.
En début de suivi, je vois une femme extrêmement anxieuse et confuse. Elle a peur de
tout, passe l’entièreté de ses journées dans sa chambre du centre d’accueil. Elle ne parvient à
me livrer que quelques bribes de son histoire, me parle de sa fille restée au pays chez une
amie et de ses terreurs qu’il puisse lui arriver malheur. D’emblée, un très bon lien
thérapeutique s’installe avec l’interprète et moi. Les années suivantes nous permirent de
reconstituer l’histoire de ses tragédies. En voici le résumé.
19 J’entends par « Autre » tant « l’Autre » lacanien (le « lieu du trésor des signifiants ») que « l’Autre »
levinassien, à savoir l’Autre dans son infinie altérité.
139
Clinique de l’humanisation
Elle était une femme riche au pays, tenait un restaurant, ses parents avaient beaucoup de
terres et de plantations de café. Elle était mariée et mère d’une petite fille. Son mariage était
un mariage arrangé, mais elle avait appris à aimer son mari qui la respectait. Son mari était
un opposant oromo au régime éthiopien, régime particulièrement violent à l’égard des
Oromos. Ce régime expulse régulièrement les Oromos de leurs terres pour se les approprier
et les vendre à des multinationales agro-alimentaires. Le mouvement de résistance oromo fait
l’objet d’une répression ultra-violente, pour ne pas dire barbare de la part des autorités, avec
des arrestations arbitraires, des tueries de manifestants qui défilent paisiblement, des tortures
en prison, des emprisonnements dans des lieux tenus secrets, pendant des années, souvent
jusqu’à la mort. Sarah soutenait clandestinement l’OLF (Oromo Liberation Front) dont son
mari était membre en leur donnant de la nourriture, parfois de l’argent. Elle fut arrêtée sur
dénonciation d’une voisine. A ce moment-là, elle était depuis peu enceinte de son deuxième
enfant. Commença alors l’enfer. Elle fut détenue pendant plusieurs mois et gravement
torturée. C’est ainsi qu’elle fut plusieurs fois victime de viols collectifs barbares par ses
geôliers. C’est suite à l’un de ces viols qu’elle fit une fausse couche. Les soins médicaux
qu’elle reçut furent très sommaires, de sorte qu’elle a encore à ce jour des séquelles médicales
des atrocités subies. Elle parvint à fuir la prison avec l’aide d’un oncle qui donna de l’argent
à certains de ses geôliers. Son parcours de fuite fut épouvantable. Elle fut à nouveau violée
plusieurs fois par les passeurs. Deux ans après son arrivée en Belgique, elle fut reconnue
réfugiée politique. Un regroupement familial lui permit de revoir sa petite fille, alors âgée de
cinq ans et qu’elle n’avait plus vue depuis trois ans. Plus tard, elle fut réunie avec ses deux
filles adoptives devenues adolescentes (il s’agit des filles de sa tante maternelle qui décéda
lorsque ses deux filles étaient en très bas âge et que Sarah, alors âgée de 14 ans, adopta).
Depuis deux ans, elle travaille et est devenue une personne très influente au sein du
mouvement oromo en Europe. Elle est redevenue maman il y a un an.
Nous avons parcouru ensemble un très long chemin thérapeutique. Je vous en donne un
aperçu. Durant les premières années de notre suivi, surtout lorsqu’elle résidait en centre
d’accueil, elle était très souvent envahie de reviviscences dans lesquelles elle revivait
l’horreur. Elle s’enfermait alors dans sa chambre, se coupant des autres et du monde. En
séance, elle restait toujours d’une grande dignité, ne parlait quasi jamais des flash-back, se
contentait de dire qu’elle avait passé des journées seule dans sa chambre parce qu’elle se
sentait mal. Nous parlions de son pays, du combat des Oromos, de son enfance. Ce n’est que
bien plus tard, après trois ans de suivi, qu’elle commença à me parler plus en détail des
atrocités vécues, du contenu de ses flash-back, de ses cauchemars et des périodes de
confusion pouvant durer des heures et pendant lesquelles elle s’absentait d’elle-même. Il lui
est arrivé plusieurs fois, lorsque nous travaillions autour de ses reviviscences d’avoir de brefs
moments de dissociation en séance. Je voyais alors ses yeux se vider, elle commençait à
regarder dans le vide. Lorsque je lui demandais ce qui se passait, elle me répondait qu’elle
revoyait les yeux de ses violeurs. A d’autres moments, elle se revoyait pendant qu’elle était
violée et à d’autres moments encore, elle voyait ses violeurs venant la chercher dans sa
cellule.
140
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
Après cinq ans, elle allait beaucoup mieux et à sa demande, nous avons diminué fortement
la fréquence de la thérapie. Elle travaillait, n’avait pas le temps de venir régulièrement à mon
domicile et ne souhaitait plus parler de ce qui s’était passé au pays. Elle voulait aller de
l’avant. Nous devînmes amis et elle se lia également d’amitié avec mon épouse et mon fils.
Mon épouse et elle se téléphonent toutes les semaines et nous nous voyons tous les deux
mois, soit chez elle, soit chez nous. Lorsqu’elle a de « mauvais moments », elle me téléphone
et nous fixons une séance de psychothérapie. Je vous relate brièvement le contenu de trois
séances récentes. Elle m’avait téléphoné car elle se sentait très mal. Nous fixâmes un rendez-
vous urgent. Le début du premier entretien fut d’abord très confus. Elle sautait constamment
du coq à l’âne. Puis elle s’apaisa et me raconta ce qui l’avait tellement bouleversée. Lors de
ses activités politiques au sein de la diaspora oromo, on lui avait parlé d’un jeune résidant
dans un centre d’accueil qui s’était défénestré. Elle lui rendit visite à l’hôpital et il lui raconta
son histoire. Juste avant de se défénestrer, il avait appris que sa jeune sœur qui était au pays,
s’était fait arrêtée et sauvagement violée par les forces de l’ordre éthiopiennes. Sarah me
raconta que cette scène ne la quittait plus. Elle y pensait en permanence. Plusieurs fois, il lui
était arrivée « de perdre le contrôle d’elle-même ». Elle commençait alors à hurler sans la
moindre raison et il lui est arrivée plusieurs fois de quitter son appartement de façon
automatique, d’abandonner son bébé et de rôder en rue pendant des heures pour ensuite
reprendre ses esprits. Elle se trouvait alors à des kilomètres de chez elle, ne se souvenait plus
du tout de ce qu’elle avait fait les heures précédentes. Tout cela l’angoissait très fortement,
car quid si elle devait faire du mal à son bébé pendant ses moments d’absence, quid si les
filles n’étaient pas là pour prendre soin du bébé ?
Ce sont les conceptualisations de van der Hart, Nijenhuis et Steele (2010) telles que
présentées dans leur ouvrage Le Soi hanté qui me parlent le plus pour décrire l’être-au-monde
de Sarah. Les auteurs s’inspirent des conceptions de Janet et du psychiatre et psychologue
anglais Charles Samuel Myers qui traita nombre de traumatisés lors de la première guerre
mondiale, pour introduire la notion de « dissociation structurelle de la personnalité ». Cette
dissociation inclut la coexistence et l’alternance d’une Partie Apparemment Normale de la
personnalité (PAN) et d’une Partie Emotionnelle de la personnalité (PE). La PAN est cette
partie de la personnalité qui permet au sujet traumatisé de vivre une vie normale avec des
systèmes d’actions adéquats (l’exploration, l’attachement, la sollicitude, etc.). En revange,
en tant que PE, les patients restent bloqués dans les systèmes d’actions qui avaient été activés
lors des expositions traumatiques, à savoir des états d’hypervigilance, d’agression, de fuite,
etc. En effet, pour Janet (1889, [2015]), la personnalité peut perdre sa cohésion, une partie
d’elle-même venant à s’autonomiser en se détachant de l’ensemble, c’est l’automatisme
psychologique. « Ces troubles se produisent comme si le système des phénomènes psycholo-
giques qui forme la perception personnelle était désagrégé et donnait naissance à deux ou
plusieurs groupes de phénomènes conscients, groupes simultanés mais incomplets et se
ravissant les uns aux autres les sensations, les images et par conséquent, les mouvements qui
doivent être réunis normalement dans une même conscience et dans un même pouvoir »
(Janet, 1889, [2015], p. 364). Les parties PAN et PE de la personnalité sont donc rigides et,
en principe, ne communiquent pas entre elles. A certains moments, c’est la PAN qui domine,
à d’autres moments, c’est la PE.
141
Clinique de l’humanisation
142
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
1. 13 So u ro u r
Sourour est une femme tunisienne âgée de 30 ans lorsqu’elle entame un suivi avec moi il
y a deux ans. Elle habitait à ce moment-là dans un centre d’« accueil » Fedasil et était en
demande d’asile. Le médecin du centre était très inquiet pour elle, car elle s’était scarifiée à
plusieurs reprises et il craignait qu’elle se suicide. En début de suivi, je vois une personne
très confuse et mélancolique. Elle se plaint de reviviscences et de troubles du sommeil
importants. Elle était médiquée au pays (entre autres un traitement antiépileptique) et suivie
depuis quelques années par une psychiatre. Sa médication fut maintenue lors de son arrivée
en Belgique. Elle avait subi un grand nombre d’agressions au pays par des extrémistes du fait
de son orientation homosexuelle. Lors de la dernière agression, elle avait été poignardée.
C’est suite à cette tentative de meurtre qu’elle décida de fuir le pays. Elle a été assez
rapidement reconnue réfugiée politique.
Elle est la fille aînée d’une famille très aisée. Son père est général dans l’armée tunisienne,
sa mère est médecin, mais n’a que peu exercé car son mari ne voulait pas que son épouse
travaille. Son père voulait un garçon et dès la naissance, il l’éleva comme un garçon. Elle le
décrit comme un homme très narcissique, brutal avec sa mère et avec elle, car elle était
rebelle, contrairement à sa sœur qui était docile. Il contrôlait toute son existence et la
rabaissait en permanence. Sa mère se soumettait, laissait faire.
Durant la première année du suivi, elle présenta différentes images d’elle-même lors de
nos séances, alternant entre une personne décidée, intelligente, courageuse, s’engageant dans
les mouvements gays en Belgique et aidant les sans-papiers dans le parc Maximilien à
Bruxelles et, à d’autres moments, une petite fille craintive, n’osant pas sortir de chez elle.
« Parfois, j’ai l’impression qu’il y a six personnes en moi, une petite fille, un petit garçon, un
moi adulte qui veux devenir camionneur, un autre moi qui veut continuer des études, un moi
méchant qui veut faire du mal aux autres et un moi gentil qui veut aider. »
143
Clinique de l’humanisation
Elle traversa une crise majeure il y a un an. Elle avait à nouveau été agressée dans son
quartier à Bruxelles. S’en est suivie une décompensation psychique si importante que je fus
plusieurs fois contacté en urgence par l’amie qui l’hébergeait, car « elle ne comprenait pas
du tout ce qui se passait avec Sourour qui devenait une autre personne ». Son discours
devenait totalement incohérent, elle volait dans le sac à main de son amie, se scarifiait à
nouveau et avait des moments d’absence qui pouvaient durer toute une journée. Lors de nos
séances de cette époque, je vois une personne épuisée, parfois confuse, d’humeur
mélancolique. Lorsque nous évoquons les inquiétudes de son amie, elle dit qu’effectivement,
toutes ces choses se sont passées, mais elle n’en a aucun souvenir, ce qui l’angoisse très fort.
C’est également à cette époque qu’elle décide de se faire opérer (une mastectomie) et de
commencer un traitement hormonal. Nous en parlons durant deux séances, car tout comme
son amie qui m’avait contacté à ce sujet, j’étais inquiet, vu son état et le caractère irréversible
de l’opération. Je lui suggérai d’attendre quelques semaines, le temps de récupérer. Mais elle
persista dans son désir, car c’est ce qu’elle voulait depuis toujours et ses seins l’avaient
toujours dérangée. L’opération se passa sans problèmes. Elle reprit son suivi deux mois après
l’opération et me confiera que ma suggestion l’avait déçue. Elle ne décompensa plus, il n’y
eut plus aucun passage à l’acte. C’est à cette époque qu’elle me fit part du fait qu’il y avait
plusieurs personnalités en elle. Cela ne l’angoissait pas. Ce qui l’angoissait était le fait que
parfois, une de ses personnalités prenait le dessus et alors, elle avait peur. Car certaines de
ses personnalités étaient très destructrices, soit à l’égard d’elle-même, soit à l’égard des
autres. Elle devenait alors très méchante à l’égard de son amie, ce qui la terrorisait car elle
ne voulait en aucun cas ressembler à son père. Ce qui l’épuisait, c’était le fait que parfois elle
ne parvenait pas à mettre d’accord ses différentes personnalités. Quand la partie qui voulait
aller de l’avant et faire ce qu’elle désirait prenait le dessus, elle était immédiatement rabrouée
par une autre partie qui lui disait qu’elle ne réussirait jamais, qu’elle était une ratée et ferait
mieux d’en finir. Une autre partie de son Moi était sereine, comme à certains moments de
son enfance desquels elle conserve de bons souvenirs. « Longtemps je me suis demandée
quelle partie de moi que j’avais enterrée je voulais récupérer. Je me suis dit que c’était cette
partie-là où je ne m’expliquais pas la vie en me demandant si j’étais une fille ou un garçon.
Je profitais juste de ma vie, je vivais ma vie pleinement et c’est cette partie-là que je veux
récupérer. » Mais une autre partie est tourmentée, met tout en question, rumine et se demande
continuellement pourquoi elle dit ce qu’elle dit et fait ce qu’elle fait. Une autre partie veut en
permanence satisfaire les personnes de son entourage, tandis qu’encore une autre partie
d’elle-même veut être cruelle et méchante envers ceux qui l’entourent. Tout cela l’épuisait,
car « je ne parviens pas à faire le lien entre Moi et tous ces autres Moi. Par exemple, lorsque
je choisis quels habits je vais mettre. Une partie me dit de mettre ce pantalon, une autre partie
me dit non car je suis laid(e) là-dedans. Aussi dans mes relations. Soit elles me manipulent,
soit je m’ennuie et alors c’est moi qui manipule jusqu’à ce qu’elles partent ».
C’est en élaborant autour de ces différentes parties d’elle-même qu’elle se réunifia. Il
(elle) n’est plus médiqué(e) depuis un an et planifie de reprendre des études universitaires. Il
(elle) a une relation amoureuse avec Carole. Son traitement hormonal l’a transformé(e)
physiquement. Il (elle) va changer de prénom et adopter un prénom « bisexué ». En effet, et
144
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
c’est une phrase qu’il (elle) me répéta de nombreuses fois en séance : « Je suis homme et
femme, j’ai horreur des étiquettes. » Mais il (elle) conserve à ce jour un fond mélancolique,
il (elle) a peur de faire des projets professionnels et amoureux, car « chaque fois que j’ai
désiré quelque chose dans le passé, après je l’ai perdu et j’ai trop souffert ».
Restant dans le cadre théorique introduit ci-dessus, je retiens l’hypothèse diagnostique
d’un fonctionnement en état-limite en début de suivi, avec une identité fragmentée en
différentes PAN et différentes PE. Cette fragmentation fut la conséquence de vécus
traumatiques au sein d’une constellation familiale folle, avec un père tyrannique et une mère
ultra soumise. Chaque identité PAN peut être pensée comme une tentative désespérée
d’adaptation à cet environnement fou. Mais les différentes PAN rentraient constamment en
conflit, ce qui ne lui permit pas de se constituer une identité suffisamment stable. Ce
processus de fragmentation de la personnalité psychique fut renforcé par les violences graves
dont elle fut victime au pays. L’obtention du statut de réfugié(e) politique, son engagement
au sein de la communauté « transgenre », sa psychothérapie, etc. lui ont permis d’initier le
processus de réunification et de (re)constitution d’un Soi (un Self), d’un Je, suffisamment
unifié et d’ainsi restaurer l’ipséité au sein de sa personnalité psychique. Je reviendrai sur les
concepts de Soi, de Je et d’ipséité à plusieurs reprises. Je vous explique déjà ici ce que
j’entends par ces concepts.
Par « Soi », je fais référence au Soi kohutien. Pour Kohut (1971, [2008]), il s’agit d’un
centre indépendant d’initiative. « Bien qu’il ne soit pas une instance de l’appareil mental, il
est une structure psychique puisqu’il est investi d’énergie instinctuelle, et doué de continuité
dans le temps, possède un degré de permanence » (Kohut, ibid., p. 7).
Par « Je », j’entends le « Je » tel que défini par Piera Aulagnier. Ce « Je » n’est pas
réductible au Moi freudien ni au Moi lacanien. Pour Freud, le Moi n’est pas « Maître en sa
demeure ». D’un point de vue topique, il est dans une relation de dépendance tant à l’endroit
des revendications du Ça que des impératifs du Surmoi et les exigences de la réalité. Bien
qu’il se pose en médiateur, son autonomie n’est que toute relative. Du point de vue
dynamique, le Moi représente dans le conflit névrotique le pôle défensif de la personnalité,
car il met en jeu les mécanismes de défense, ceux-ci étant motivés par la perception d’un
affect déplaisant (l’angoisse signal). Du point de vue économique, le Moi apparaît comme
un facteur de liaison des processus psychiques : mais dans les opérations défensives, les
tentatives de liaison de l’énergie pulsionnelle sont contaminées par les caractères qui
spécifient le processus primaire : elles prennent une allure compulsive, répétitive, irréelle
(Laplanche et Pontalis, 1967, [2007], p. 241).
Pour Lacan, le Moi est une construction imaginaire qui apparaît dans le stade du miroir
comme un lieu de méconnaissance, le lieu de tous les leurres.
Le « Je » d’Aulagnier est un Je réflexif, autonome (contrairement au Moi freudien et
lacanien), le constructeur jamais au repos de l’histoire libidinale du sujet (Charon, 1993, p.
2). Cette instance du Je permet l’« autohistorisation », à savoir le processus identificatoire
qui transforme l’insaisissable du temps physique en un temps humain, qui substitue à un
temps définitivement perdu, un temps qui lui parle (Aulagnier, 2004). Ce « Je » permet une
145
Clinique de l’humanisation
1. 14 St el a
Stela est une femme originaire de Tirana en Albanie. Lorsqu’elle entama son suivi avec
moi, elle était âgée de 31 ans et vivait depuis environ 8 ans sans papiers en Belgique. Elle
s’était adressée au SSM (Service de Santé Mentale) où je travaillais à l’époque sur le conseil
d’une assistante sociale de la commune dans laquelle elle résidait. En début de suivi, je voyais
une jeune femme très fragile, très méfiante et très craintive, d’humeur très dépressive et qui
éclatait facilement en sanglots. Elle était souvent envahie par des flash-back et des
reviviscences en lien avec son enfance et son parcours de vie en Belgique.
Au fil du temps, elle commença à me raconter son histoire et une psychothérapie
psychanalytique s’initia. Elle est la fille d’un père qui était un photographe très réputé en
Albanie et d’une mère beaucoup plus jeune que lui. Leur mariage fut un mariage arrangé.
Elle décrit sa mère comme très possessive, « pour qui elle était tout et qu’elle adorait », mère
avec qui elle dormait, car ses parents faisaient chambre à part depuis longtemps. Elle décrit
son père comme un être tyrannique avec son épouse et violent avec son frère aîné handicapé
(il marche difficilement suite à un accident de la circulation à l’âge de dix ans), mais très
gentil avec elle durant sa première enfance. Sa relation avec son père commença à se
détériorer vers ses douze ans pour devenir haineuse après le décès de sa mère. Celle-ci décéda
d’un cancer lorsque Stela avait quinze ans. Elle me raconte revoir souvent dans ses
cauchemars et parfois dans des flash-back épisodiques le cadavre de sa mère allongée à la
morgue, de « l’eau lui sortant encore du corps ». Peu après la mort de sa mère, son père se
remit en ménage avec une femme qu’elle n’aimait pas. Elle fut terriblement affectée par
l’attitude paternelle et la facilité avec laquelle il remplaça sa mère. Leur relation devint de
plus en plus haineuse avec des scènes très violentes. C’est ainsi qu’elle me raconta une scène
dans laquelle son père la tenait en joue avec son fusil et menaça de la tuer ainsi qu’une autre
scène dans laquelle elle était tellement en rage, qu’elle prit une fourchette pour crever les
yeux de son père. Heureusement, elle s’arrêta juste à temps. A 18 ans, elle quitta son pays
clandestinement avec V., dont elle était très amoureuse, pour échapper aux violences
paternelles. Son père n’était par ailleurs pas totalement opposé à sa relation amoureuse avec
V. ni à son départ hors d’Albanie pour se construire un meilleur avenir.
146
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
Son voyage clandestin ne se fit pas sans dangers (un petit bateau vers l’Italie, des passeurs
violents, etc.). Arrivée en Belgique, V. parvint à la convaincre, plus ou moins de force et par
chantage, de se prostituer dans les bars vitrines de la gare du Nord à Bruxelles. Sous l’emprise
de V. qui la menaçait de révéler à sa famille le métier qu’elle exerçait ou de s’en prendre à
son frère handicapé resté en Albanie, elle se prostitua pendant deux ans. Elle resta en contact
avec son père et lui envoyait régulièrement de l’argent en lui cachant la façon dont elle le
gagnait. Outre son activité de prostituée qui la répugnait, elle fut maintes fois violentée par
V. avec qui elle cohabitait dans une sorte de relation amoureuse, car « V. n’avait pas d’autres
filles qui travaillaient pour lui et il la maltraitait moins que certains autres Albanais
maltraitaient les filles qui étaient avec eux ». Elle fut maintes fois témoin de scènes de grande
violence et craignit plusieurs fois pour sa vie. Après deux ans, et avec l’aide d’un client qui
l’hébergea temporairement, elle quitta V. et la prostitution. Elle vécut plus ou moins recluse
pendant des années, terrorisée à l’idée que V. la retrouverait, survivant en faisant de petits
boulots de coiffure et hébergée par un homme assez glauque avec qui elle vit une relation
assez particulière dans un petit appartement où elle dort dans un lit d’enfant. Ils n’ont aucun
rapport sexuel, elle fait son ménage et lui prépare ses repas en échange d’un toit. Deux ans
après le début du suivi, elle fut régularisée suite aux efforts soutenus d’un juriste avec qui je
l’ai mise en contact après trois mois de suivi.
Elle arrêta son suivi après trois années, lorsque j’arrêtai mes activités dans le SSM. Lors
de notre dernier entretien, elle me fit cadeau d’un très joli stylo à bille en guise de remercie-
ment pour « tout ce que j’avais fait pour elle ». Elle avait entretemps repris des études de
coiffeuse, métier qu’elle aimait beaucoup, et travaillait dans un salon de coiffure. Elle avait
rencontré un homme de quelques années plus jeune qu’elle. Il était « de bonne famille » et
voulait se fiancer avec elle. Elle restait pour sa part hésitante. Au niveau symptomatique, elle
avait toujours des angoisses, avait peur de prendre les transports en commun et était parfois
encore d’humeur dépressive, mais beaucoup moins qu’en début de suivi.
Je conclus cette brève vignette par un aperçu des thèmes qui revinrent très fréquemment
en thérapie : sa honte et sa culpabilité à l’égard de sa mère très catholique de s’être prostituée,
sa culpabilité à ses propres yeux pour ses années de prostitution et sa naïveté à l’égard de V.,
ses sentiments de culpabilité suite aux disputes qu’elle eut avec sa mère en fin de vie (elle se
rappelle d’une scène de dispute de l’adolescence dans laquelle elle dit « crève » à sa mère
« qui était trop collante »), sa culpabilité pour les années perdues, sa tristesse quand elle
repense à la mort de sa mère, sa solitude et le fait qu’elle « n’aime plus les gens ». Mais ce
qui resta central pendant une grande partie de son suivi, c’est son incompréhension face à ce
qu’elle décrit comme sa faiblesse. Elle raconte qu’avant, adolescente et lorsqu’elle était
prostituée, elle était forte, qu’elle n’avait jamais peur et qu’elle ne comprend pas pourquoi
tout ça (les violences paternelles, la mort de sa mère il y a si longtemps, sa période de
prostitution) lui revient « maintenant » (c’est-à-dire depuis quelques années).
147
Clinique de l’humanisation
148
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
1. 15 Mo h am me d
Mohammed est un jeune homme irakien de 29 ans, actuellement sans papiers. Au moment
d’écrire ce texte, je le reçois depuis trois mois. Il me fut adressé par quelques compatriotes,
anciens et actuels patients chez qui il réside alternativement et qui habitent pour la plupart
d’entre eux loin de Bruxelles. Ceux-ci avaient été très alarmés par son état. J’ai accepté de le
recevoir gratuitement, par sympathie pour mes (anciens) patients et parce que j’étais intrigué
par son désir de thérapie qui l’obligeait à faire parfois 100 km en train. Les entretiens ont lieu
en anglais, langue qu’il parle couramment.
En début de suivi, je vois un jeune homme déboussolé, confus, sautant du coq à l’âne et
éclatant régulièrement en sanglots. Il me confie avoir peur de devenir fou. Lors du troisième
entretien, il se dévoile un peu plus. Il me dit, très gêné, être envahi en permanence par des
fantasmes pornographiques extrêmes, à savoir des fantasmes d’urolagnie, des fantasmes SM
tant homosexuels qu’hétérosexuels, des fantasmes transsexuels, zoophiliques, des fantasmes
d’inceste entre frère et sœur, et j’en passe. Ceci fait qu’il ne parvient pas à vivre une vie
normale avec les autres. Il se sent observé en permanence, pense que « les autres voient qu’il
est anormal » et ses amis se plaignent qu’il est infantile. Il passe son temps sur internet, à la
recherche de matériel pornographique et de rencontres avec d’autres hommes. Il lui arrive
souvent de fixer un rendez-vous avec ses partenaires rencontrés sur internet ou alors il va se
balader dans des parcs réputés comme endroits de rencontres homosexuelles. Il décrit ces
rencontres comme très jouissives car il se sent vivre et exister le temps que dure le rapport
sexuel. Lors des deux premiers entretiens, je me demande s’il n’est pas en train de me mener
en bateau, espérant une attestation psychodiagnostique. A ce jour, il ne me parla jamais de
son statut de séjour et ne me demandera aucune attestation.
Voici quelques éléments de sa biographie. Il est l’aîné d’une fratrie et a une sœur de quatre
ans sa cadette. Il fut très tôt confronté à la sexualité dans son enfance. C’est ainsi qu’il me
raconte avoir été initié à la sexualité vers l’âge de dix ans par quelques amis de trois ou quatre
années ses aînés. Ces amis l’introduirent par la suite à des hommes adultes avec qui il eut
souvent des rapports sexuels. La relation avec son père devint très difficile et tendue, ce
dernier le traitant de fuckboy. La relation avec sa sœur est trouble. Il l’observe quand elle
prend sa douche, l’attire parfois dans sa chambre et lui montre alors des vidéos
pornographiques sur internet en lui caressant la jambe sans jamais aller au-delà. Tous ses
souvenirs le hantent en permanence. Il se sent alors terriblement coupable et voudrait vivre
la vie de tout un chacun, mais n’y réussit pas.
Au niveau diagnostique, je retiens un fonctionnement en état-limite fortement infiltré
d’éléments pervers en ce début de suivi. Je ne retiens pas le diagnostic d’un fonctionnement
pervers en raison de la présence de grands sentiments d’angoisse et de culpabilité. Je retiens
l’hypothèse qu’il présente une évolution possible de son être-au-monde vers la perversion et
que cela le remplit de terreur. Me référant aux conceptualisations précédemment introduites,
je retiens les éléments diagnostiques suivants :
149
Clinique de l’humanisation
▪ une matrice œdipienne très bancale, qui ne lui permet pour ainsi dire jamais de
« normaliser » (j’utilise ce terme sans le moindre a priori moralisateur) sa sexualité.
Celle-ci ressemble fort à ce que Joyce Mc Dougall (1982, [2012]) identifie comme une
« néo-sexualité », différente de la perversion. En effet, dans la néo-sexualité, il s’agit de
scénarios dans lesquels l’autre n’est pas réduit à un pur objet de jouissance comme dans
le cas du viol ou de délits incestueux commis par des adultes sur des enfants ;
▪ un Self, un Je, très peu mature. Il est dès lors envahi en permanence par une excitation
qu’il ne parvient pas à métaboliser autrement que par des passages à l’acte immédiats ;
▪ une dissociation structurelle tertiaire avec quelques PAN (ses différents rôles dans les
fantasmes sexuels) très instables et constamment envahies par les PE (tous les affects
contradictoires qu’il ressent).
Au niveau étiologique, il ne fait bien sûr aucun doute que ce fonctionnement résulte des
expositions précoces à une ultra-sexualité qu’il a vécue sur le mode de la jouissance.
Lorsqu’il a des rapports sexuels, il dit en jouir très fort, se sentir important aux yeux de ses
partenaires et trouver qu’il n’y a aucun mal à cela. Ce n’est qu’après qu’il est envahi de
sentiments de culpabilité et d’angoisse.
1. 16 S ay a d i
150
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
Ce qui me frappa au niveau clinique durant une grande partie de son suivi était son côté
mystérieux, parfois insondable. A certains moments, il était très authentique, par exemple
lorsque nous parlions de ce qu’il avait traversé. A d’autres moments, il me demandait conseil,
me demandait de lui décrire les us et coutumes en Belgique. Mais durant certaines séances,
surtout la première année du suivi, il était assez paranoïaque. Il pensait qu’il était filmé dans
le centre d’accueil, que son assistant social le suivait lorsqu’il prenait le tram, que les autres
résidents étaient des espions du CGRA. Il lui arrivait même de douter de mes bonnes
intentions, se demandait si l’interprète et moi n’étions pas de mèche avec le CGRA. C’est ce
qui avait fait que je l’avais adressé à la psychiatre du centre. Elle lui avait prescrit un faible
neuroleptique qui sembla avoir un très bon effet sur son fonctionnement psychique. Ses
angoisses diminuèrent, ses idéations paranoïdes semblèrent passer à l’arrière-plan de son
psychisme. Nous continuâmes à nous voir régulièrement, deux à trois fois par mois. Il
souhaita poursuivre son suivi après être reconnu réfugié, mais à une moindre fréquence. Il
venait me voir une à deux fois par mois pour me donner de ses nouvelles et prendre des
miennes. Lorsque je quittai le SSM, je lui proposai de continuer son suivi, soit avec un
collègue dans le SSM, soit avec moi à ma consultation privée qui est aussi mon domicile et
à un tarif très réduit. Il opta pour cette dernière alternative. Nous nous vîmes encore deux fois
avec l’interprète. Lors de ces deux entretiens, il me parla de choses assez triviales, de son
déménagement, de ses cours de néerlandais, d’une jeune fille dont il était amoureux. Après
ses deux séances, il me dit qu’il allait très bien et souhaitait continuer son chemin. Il me
remercia et nous nous dîmes au revoir, pour ma part avec un sentiment de trop peu, car je
supposais qu’il continuait à être envahi d’idéations paranoïdes.
Je fus recontacté deux ans plus tard par l’assistant social d’un service d’aide aux réfugiés
bruxellois. Il l’avait à l’époque aidé à trouver un nouveau logement et le médecin qui avait
une permanence dans ce service avait été consulté par Sayadi. Ce dernier souhaitait que le
médecin lui rédige une attestation dans laquelle il le déclarait inapte à travailler. En effet, le
CPAS voulait le mettre au travail. Il avait alors donné mon nom et mes coordonnées à
l’assistante sociale et au médecin, leur demandant de me téléphoner car « je connaissais tout
de lui ». Au téléphone, l’assistante sociale me fit part de ses grandes inquiétudes. Sayadi était
devenu « entièrement parano », ne mangeait plus et faisait de la musique pendant toute la
nuit dans son studio de sorte qu’il risquait d’être expulsé de son domicile. J’acceptai de le
revoir à ma consultation avec la même interprète que précédemment. Je vis alors un jeune
homme entièrement décompensé, dans un délire tout à fait constitué. Lors de ce premier
entretien, il est accompagné de son AS. Voici ses premières phrases lors de cette séance :
« Ça fait un an que la Belgique est sous contrôle. Depuis que c’est arrivé, ils filment tout ce
qui est dans mon cerveau. Car je parle toutes les langues et je connais toutes les chansons qui
n'ont jamais été écrites. Ils veulent ouvrir mon cerveau pendant mon sommeil pour en retirer
ce savoir. » Il est absolument certain que lorsqu’il dort, ils empoisonnent sa nourriture. C’est
la raison pour laquelle il essaye de ne pas dormir et qu’il ne mange pas. Il avait demandé à
son AS (assistante sociale) de l’accompagner à la police pour porter plainte. Ce dernier ayant
refusé, il s’adressait maintenant à moi, car je connaissais tout de lui et l’avait également
accompagné au CGRA lors de son audition (en effet, je fais offre à tous mes patients de les
accompagner en tant que personne de confiance lors de leur audition d’asile). Je lui répondis
151
Clinique de l’humanisation
que je voyais bien qu’il vivait des choses très angoissantes pour le moment et que j’allais
m’occuper de lui comme un psy s’occupe de ses patients, que ce serait bien qu’il continue de
me voir et qu’il était possible que tout cela se calmerait au fil du temps. Je lui proposai
également d’aller revoir son psychiatre avec qui il avait un bon contact et pris un rendez-
vous. Il n’y alla pas. Lorsque je le revis la deuxième fois, il me dit qu’il n’avait pas besoin
de psychiatre, qu’il n’était pas fou et qu’il n’avait pas peur. La seule chose qui le dérangeait,
c’était qu’il ne pouvait ni dormir ni manger et qu’il souhaitait protéger la Belgique contre
ceux qui voulaient la contrôler. Lorsque je lui dis qu’il était peut-être possible qu’il fût très
angoissé suite à tout ce qui s’était passé au pays, il me dit que cela n’avait rien à voir. Il avait
oublié le passé. Ce qui l’angoissait, c’était le présent. Il voyait bien que je ne voulais pas
l’accompagner à la police parce que je ne le croyais pas. Je lui répondis que j’étais certain
qu’il se sentait en très grand danger, que le monde qu’il me décrivait était en effet très
menaçant. Nous fixâmes un troisième rendez-vous auquel il ne vint pas. Son AS me téléphona
encore quelques fois. Le médecin avait rédigé une attestation pour le CPAS, Sayadi restait
dans son délire.
Au niveau diagnostique, je retiens l’hypothèse d’un fonctionnement psychotique
chronicisé à ce moment de son parcours de vie (je reviendrai brièvement sur la suite de ce
suivi dans le chapitre 7, car Sayadi a repris son suivi quelques mois après la fin de la rédaction
de ce troisième chapitre). Selon moi, ce fonctionnement était présent en germe depuis bien
longtemps. Le processus de psychotisation du lien à Soi, aux autres et au monde se sera sans
doute enclenché de façon irréversible lors de la découverte horrible du corps de sa maman
avec les énigmes concomitantes sur les raisons de cet assassinat et avec la culpabilité
ravageante qui l’habitait depuis. Cet évènement ultra traumatique constitue dès lors selon
moi l’évènement inaugural du processus psychotique. Ne disposant pas des signifiants lui
permettant de signifier l’épouvantable horreur et son insondable mystère, à savoir le pourquoi
de cet acte barbare et l’énigme des activités sans doute criminelles de son père qu’il ne revit
plus jamais après l’assassinat, il n’eut d’autres solutions que de s’inventer une néo-réalité.
Pour Freud, la psychose signe la fuite devant la réalité devenue insupportable. Dans son
analyse du cas Schreber, il distingue trois phases dans le processus de psychotisation du lien.
A savoir : 1/ un retrait du monde externe comme l’illustrent les idées de fin du monde et de
catastrophe chez Schreber (c’est sans aucun doute également ce qu’a éprouvé Sayadi lors de
la découverte du corps assassiné de sa maman) ; 2/ un surinvestissement narcissique du Moi,
ce qui explique « l’élément de délire des grandeurs présent dans toute paranoïa » (Freud,
1911, [2005], p. 316) et 3/ un réinvestissement délirant qui constitue une tentative de guérison
car « le délire de persécution ramène la libido aux personnes mêmes qu’elle avait délaissées
(selon Freud, dans le « cas Schreber », son père. Je formule l’hypothèse que chez Sayadi, le
délire est une façon de se reconnecter à l’essence de l’expérience traumatique, à savoir
l’assassinat de sa mère et les énigmes concomitantes).
Dans un référentiel lacanien, je pense le processus psychotique de Sayadi comme une
tentative désespérée de symboliser ses angoisses terrifiantes, sa culpabilité abyssale et
l’énigme de l’abominable assassinat maternel. Pour Lacan, le mécanisme à la base de la
psychose diffère radicalement du refoulement et de la projection. Dans sa confrontation à la
152
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
réalité, le sujet en devenir psychotique se retrouve face à un « trou », d’où le jeu de mot
lacanien de « trou-matisme ». « Dans la psychose, c’est bel et bien la réalité elle-même qui
est pourvue d’un trou que viendra ensuite combler le monde symbolique » (Lacan, 1955-
1956, [1981], 56). La psychose « est un manque au niveau du signifiant » (Lacan, ibid., p.
227). Pour Lacan, la certitude du psychotique lui est indispensable à sa survie. Car « cette
méconnaissance (à savoir et en jouant sur les mots, le fait de méconnaître la réalité de son
délire, mon ajout) se révèle dans sa révolte par où le fou veut imposer la loi de son cœur à ce
qui lui apparait comme désordre du monde, entreprise insensée mais non en tant qu’elle est
défaut d’adaptation » (Lacan, 1946, [1999], p. 171). Sayadi a besoin de ses constructions
délirantes pour rester connecté à un monde précédemment (c’est-à-dire avant l’installation
chronique du délire) vécu comme extrêmement menaçant et énigmatique.
Dans la conceptualisation de van der Hart, je propose de penser sa psychotisation comme
résultat de la destruction de la PAN, préalablement très fragilisée par les coups de boutoirs
infligés par les PE (les affects de désespoir, d’angoisses incommensurables, de perplexité
face à l’énigme de l’assassinat, etc.). S’en est suivie l’installation d’une néo-PAN au
fondement de la création d’une néo-réalité lui permettant de survivre et de conserver un lien,
certes difficilement partageable avec le monde. Cette néo-Pan serait alors le fruit d’une
tentative désespérée de réunifier la personnalité psychique éclatée (telle qu’elle se manifeste
dans les PE) suite aux attaques ravageuses des expositions traumatiques extrêmes.
Sa psychose est certes similaire mais non identique à celle de Jean. En effet, il s’agit chez
Jean d’un processus essentiellement initié par une construction fantasmatique dans laquelle
il se vit entièrement aliéné au désir énigmatique de l’Autre maternel duquel il ne peut
s’extraire étant donné qu’il a forclos le signifiant du nom-du-père. Chez Sayadi par contre, il
s’agit de la confrontation dans la réalité à une énigme abyssale en lien avec l’assassinat de la
mère, énigme dont il ne peut s’extraire car ne disposant pas de l’aide de son père, absent et
donc forclos. Ce processus de déstructuration psychique fut accéléré par le parcours d’exil et
son immense solitude dans un pays dont il ne connait pas les codes ni les us et coutumes.
1. 17 Iv a n
J’ai rencontré Ivan il y a maintenant 7 ans. C’est un jeune homme afghan qui était à
l’époque âgé de 18 ans. En début de suivi, je vois une personne agitée. Il parle un anglais
parfait et est cohérent dans ses propos. Mais il articule ses phrases à un rythme très rapide,
de sorte que je lui demande plusieurs fois de ralentir son débit de paroles, ayant des difficultés
à le suivre. Je me dis qu’il fait des efforts énormes pour se maintenir psychiquement. Voici
son histoire.
Son père était un haut dignitaire au sein du gouvernement de Najibullah qui dirigeait le
pays avant la guerre civile avec les Talibans. Lors de la prise de pouvoir par ces derniers, ses
parents durent fuir l’Afghanistan et s’installèrent en Iran avec Ivan, bébé à l’époque, et un
frère beaucoup plus âgé. Environ deux ans plus tard, les parents décidèrent de retourner en
Afghanistan, laissant Ivan au soin de son frère et de l’épouse de celui-ci. Il fut coupé de ses
parents pendant quelques années. Ceux-ci revinrent alors en Iran et la famille fut réunifiée.
153
Clinique de l’humanisation
Ivan se souvient de ses moments de retrouvailles et des années heureuses passées en famille.
Lorsqu’il avait environ quinze ans, il commença une relation amoureuse avec une jeune
Iranienne. Cette relation fut découverte par les parents de celle-ci et Ivan dut fuir l’Iran, car
les Afghans étaient fort discriminés en Iran et de plus, ce type de relation clandestine, sans
l’accord des parents de la jeune fille, était interdite par les mollahs iraniens. Les parents de
Ivan organisèrent son départ vers le Royaume-Uni, où il vécut pendant quelques années et
où il fut scolarisé, d’où son anglais parfait. Il dut quitter l’Angleterre à sa majorité car il ne
bénéficiait plus alors de l’accueil et était devenu un sans-papiers. Il introduisit en Belgique
une première demande d’asile de laquelle il fut déboutée, car il avait menti sur son identité
en se faisant passer pour quelqu’un d’autre. Il dut survivre en dormant dans la rue. Deux ans
plus tard, il réintroduit une nouvelle demande d’asile avec l’assistance d’une avocate très
engagée. Celle-ci avait été très alarmée par son état et lui avait conseillé d’entamer un suivi
psy avec moi. Son avocate lui conseilla de ne pas mentir ni sur son identité ni sur son histoire.
Il fut assez rapidement reconnu réfugié. Nous continuâmes à nous voir environ
mensuellement. Il avait entretemps déménagé en Flandre occidentale et j’avais quitté le SSM
où nous avions commencé son suivi. Il travaillait à gauche et à droite et avait de quoi payer
son ticket de train. Ceci me permit de comprendre quelque chose de son être-au-monde. En
voici un aperçu. Il était profondément désespéré de ne plus avoir de nouvelles de ses parents
ni de ses frères et sœurs restés au pays car il avait perdu son GSM lors de son voyage vers la
Belgique et ne se souvenait pas du numéro de téléphone des parents. Il était souvent envahi
par des voix qui lui disaient « qu’il ne reverrait jamais ses parents et qu’il ferait mieux d’en
finir ». Il me raconta plusieurs fois lors de nos séances que ces voix lui parlaient et lui disaient
« de ne pas croire ce que je lui disais ». Nous n’avons jamais commencé un vrai travail
thérapeutique. Il ne voulait pas rentrer dans les détails de sa vie passée, car lorsque nous
l’évoquions, il devenait tellement triste qu’il ne pouvait plus rien faire pendant une semaine.
Il avait des hauts et des bas. Parfois il se scarifiait les bras, ce qui avait le don d’alarmer son
assistante sociale qui me téléphona plusieurs fois en panique. Lorsque nous évoquions ces
passages à l’acte, il me répondait ne plus trop s’en souvenir, « c’étaient les voix qui lui
disaient de faire cela ». Beaucoup de nos entretiens eurent lieu dans mon jardin ou sur ma
terrasse. Nous fumions une cigarette, buvions un café, il me parlait de son travail, de ses
cours de néerlandais, de son désir de retrouver ses parents. Ceci m’amena à le mettre en
contact avec le service tracing de la Croix-Rouge. Comme par miracle, ceux-ci réussirent
après sept mois à localiser sa famille et à organiser un entretien par Skype dans les locaux de
la Croix-Rouge en Belgique et à Kaboul. Ceci le remplit d’un immense bonheur qui sera
hélas de courte durée. En effet, lors de cet entretien, sa mère lui annonça le décès de son père.
Durant les deux années suivantes, je vis son état se détériorer de plus en plus. Chaque fois
qu’il parlait avec sa mère sur Skype, cette dernière pleurait, lui disait qu’elle était malade,
devait survivre dans des conditions très difficiles, etc. Il souhaitait retrouver sa mère, avait
demandé à son avocat s’il était possible d’introduire une procédure de regroupement familial.
Mais il dut rapidement déchanter, les chances de succès d’une telle procédure étant très
faibles et de toute façon de très longue durée. Cela le désespérait. Il se sentait responsable de
sa mère, car ils étaient également sans nouvelles du frère aîné. Ceci le fit plonger et il
décompensa plusieurs fois sur un mode psychotique. Il hurlait alors dans sa chambre, cassait
154
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
tout, se scarifiait légèrement et abusait de médicaments. C’est lors d’un de ses passages à
l’acte que son AS, alarmée par ses voisins, le découvrit plus ou moins inconscient, allongé
par terre. Elle appela les urgences et il fut colloqué pendant deux semaines. Nous
continuâmes à nous voir de temps en temps, environ tous les mois. Il continuait à alterner des
moments où il allait bien et travaillait, entrecoupés de passages à vide lors desquels il s’isolait
dans son studio. Les voix étaient alors très présentes. Le contenu de ce qu’elles lui disaient
était toujours le même, à savoir qu’il ne reverrait jamais sa mère, qu’il ferait mieux d’en finir,
etc. Il me téléphonait quand ça n’allait vraiment plus, qu’il avait peur de ne plus pouvoir
résister aux voix. Lorsqu’il venait, il avait toujours des demandes précises, par exemple
téléphoner à son avocat, à son assistant social, etc. Je répondais à ses demandes. Son assistant
social réussit à lui trouver une structure adaptée dans une autre ville de Flandre occidentale.
Nous continuons à nous voir de façon très intermittente, lorsqu’il est dans une impasse
passagère ou lorsque le réseau autour de lui me contacte.
Au niveau diagnostique, je retiens l’hypothèse d’un fonctionnement en état-limite en
début de suivi. Il parvenait à se maintenir mais était parfois absolument débordé par des
affects d’immense désespoir. Il est alors envahi par les voix et se scarifie pour se reconnecter
à la réalité. Au fil du temps, son état se dégrade et le processus de psychotisation et de
mélancolisation du lien s’accélère. Car l’idée de poursuivre sa route en sachant sa mère
malade et désespérée au pays lui est inenvisageable.
Le cas de Ivan contient de l’évidence en faveur de la thèse freudienne qui consiste à
penser la psychose de façon processuelle et quantitative selon le point de vue dynamique,
économique et topique. Dans cette conceptualisation, la psychose serait le résultat d’un
clivage du Moi, clivage par lequel le Moi se détourne de la réalité devenue insupportable.
Dans un raisonnement dynamique, économique et topique : le Moi ne parvient plus à
métaboliser les affects (le point de vue dynamique) en lien avec les représentations
inconscientes (le point de vue topique) générés par cet insupportable (le point de vue
économique). Mais comme l’écrit Freud, il convient de penser les choses en termes de
processus, pas en termes de structure, car « le problème de la psychose serait simple et
transparent si le détachement du moi s’effectuait sans reste. Mais cela ne parait se produire
que rarement, peut-être même jamais. Même dans des états aussi éloignés de la réalité que
ceux de confusions hallucinatoires, dans un recoin de l’esprit du malade, une personne
normale s’était tenue cachée qui avait laissé passer devant soi le spectre de la maladie. Nous
pouvons probablement admettre que ce qui se passe dans tous les états semblables est un
clivage psychique » (Freud, 1938a, [2010], p. 77).
Dans un référentiel plus lacanien : Ivan ne dispose pas de signifiants lui permettant de
signifier (de symboliser) tant la séparation avec la mère que la terreur que cette séparation a
inscrite en lui, lors du premier abandon en Iran. Ces signifiants sont forclos, jamais advenus
dans son psychisme.
155
Clinique de l’humanisation
2. 1 Pr op o si t io n 1 : L e tr a um a ti s me e st u ne r up tu r e
d an s le s en t im en t de c o nt i n u it é d’ ex i st en ce
(W i nn ic ot t , 1 9 58 , [2 01 5 ], p . 3 69 )
Cette rupture est provoquée par la confrontation à une énigme existentielle qui bouleverse
la quiétude et les certitudes existentielles préalables. Pour Martine, il s’agit de la question
« Qu’est-ce une femme ? » Pour Pedro, il s’agit de l’énigme du désir (sexuel) de l’Autre et
de Soi. Pour Marie, il s’agit de l’énigme du désir paternel et maternel à son égard. Pour ce
qui est du père : désirs incestueux à certains moments, désirs tendres et affectueux à d’autres
moments. Pour ce qui est de la mère, l’énigme pourrait se résumer ainsi : « Veut-elle me
perdre ou veut-elle me sauver ? » Pour Philippe, il s’agit d’un ressenti de non-existence aux
yeux du père. Pour Nadia, il s’agit d’une énigme en lien avec le fondement même de son
être : « Est-il possible que personne ne m’aime et que, dès lors, je ne sois absolument rien ? »
C’était également le questionnement de Sabine. Jean fut confronté à l’énigme du désir
anonyme de l’Autre maternel duquel il ne put s’extraire. Il se vivait et se vit encore toujours
comme un « Je » qui est un Autre anonyme et opaque.
Le car-jacking bouleversa les certitudes existentielles de Fanny et Alexandre. Ils furent
confrontés à l’illusoire de ces certitudes. En effet, le car-jacking les confronta au fait que ce
qui leur donnait leur sentiment d’identité (l’argent, les signes extérieurs de richesse, etc.)
pouvait disparaître tout à fait soudainement.
Mayrbek, Muslim, Maryam et Sarah furent confrontés à la réalité de l’énigme de l’in-
humaine barbarie. Sourour à l’énigme tout à fait insondable du désir paternel à son égard et
dès lors, à l’énigme de son identité sexuée. Ce fut également le cas de Stela : comment s’auto-
définir femme lorsqu’on est enfermée dans une dyade avec la mère, sous le joug d’un père
tyrannique ? Mohamed fut confronté beaucoup trop tôt à la sexualité adulte, de sorte qu’il est
débordé en permanence par des affects de jouissance qu’il ne parvient pas à canaliser.
L’énigme est en lien avec ce débordement d’ultra-sexualité. Ivan ne réussit jamais à
métaboliser les affects en lien avec la rupture d’avec sa mère. Ses scarifications et ses
passages à l’acte auto-agressifs sont des tentatives désespérées de métabolisation de ce qui le
déborde en permanence. Sayadi ne trouva pas d’autres solutions que la fuite dans la folie
comme tentative de symbolisation de l’abyssale énigme de l’assassinat maternel.
156
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
2. 2 Pr op o si t io n 2 : T o ut e s o uf fr a nc e ps y ch i qu e e t,
mu t at is mu t an d i s, t ou te st r uct u r at i o n p sy c hi q ue
hu m a in e , s e r ai e nt l a co n s éq u e n ce d’ un r at a g e,
d’ u n e d éf i ci e nc e, vo i re d’ u n e c a re n c e d e l’ a p p ar e i l
à p e n se r le s pe n sé es
Les études de cas montrent que toute structuration psychique, à entendre comme la façon
strictement singulière dont l’individu se vit et se pense en relation aux autres et au monde,
peut, en dernière analyse, être pensée comme résultant de la confrontation à une énigme, à
savoir ce qui dans l’expérience est initialement impensable, étant donné la déficience des
structures cognitives préexistantes. Cette énigme induit un état de perplexité initial et initie,
de ce fait une rupture, plus ou moins longue, dans le sentiment de continuité d’existence.
Pour Piaget (1947, [2012]), la structuration psychique s’opère par assimilation et
accommodation, ces deux processus allant de pair. Dans le premier cas, des expériences
jusqu’alors inconnues peuvent être pensées par les structures cognitives préexistantes. Alors
que dans le deuxième cas, les structures préexistantes ne permettent pas de penser
l’expérience. Le sujet se sent alors confus, flottant temporairement comme dans le vide,
jusqu’au moment où il réussit en pensant à créer des structures cognitives autres, lui
permettant de penser et de donner sens à ce qu’il expérimentait. On pourrait dans ce cas parler
d’expériences bouleversantes, corporellement vécues et potentiellement traumatisantes, qui
sont, de par leur transformation, source de maturation et de croissance psychique. Mais ce
processus d’assimilation-accommodation produit toujours un reste. Il y a toujours une limite
à l’efficacité symbolique. Ce reste est clivé de l’expérience symbolisante et s’inscrit dans le
corps (sous forme d’affects, de ressentis corporels, de traces du non-encore pensé) en attente
de nomination, de symbolisation et de reprise dans une trame narrative, dans une construction
théorique concernant le Soi, les autres et le monde.
C’est la raison pour laquelle l’ontogénèse, le devenir humain, et la psychogenèse (la
structuration psychique) sont des processus qui vont de la naissance à la mort. Ils consistent
à transformer par des effets d’après-coup des expériences corporelles réprimées et/ou clivées
et donc non-encore passées en les symbolisant, en les faisant rentrer dans un narratif, une
trame symbolique, un système théorique. Ce narratif, ce système théorique, cette trame
symbolique permettent alors une appréhension toujours plus efficace (ayant une plus grande
efficacité prédictive) du Réel (ce qui échappe, ce dont on ne peut encore rien dire) et de la
réalité (ce qui peut être appréhendé par nos sens et tous les outils de mesure dont nous
disposons).
Mais si ces mécanismes échouent, la confrontation à l’énigme en lien soit avec la
confrontation de l’enfant immature à la sexualité et/ou à la violence extrême adulte soit avec
la confrontation d’un adulte « normal » à l’in-humaine et toujours-encore-impensable
barbarie initiera des mécanismes de défense pour tenir à l’écart (le refoulement comme dans
la névrose) ou tenter d’enfermer au placard (le clivage comme dans l’état-limite, le déni
comme dans le fonctionnement pervers et la forclusion suivie de la création d’une néo-réalité
comme dans la psychose) ce qui ne peut se penser. Ces attaques contre les activités de liaison
(penser consiste soit à lier des affects à des pensées, soit à lier entre elles des pensées) initient
157
Clinique de l’humanisation
un clivage (Freud), une division du sujet (Lacan), une dissociation (Janet), une fragmentation
(Ferenczi), une dissociation structurelle (van der Hart, c.s., 2010) de la personnalité
psychique.
Comme illustré dans les études de cas, les mécanismes de défense utilisés dans la névrose
post-traumatique, l’état-limite post-traumatique, la perversion post-traumatique et la
psychose post-traumatique sont similaires mais non identiques à ceux utilisés dans les
fonctionnements initiés par des traumatismes structurants (le fonctionnement névrotico-
normal, voire franchement névrotique) ou des traumatismes précoces déstructurants (l’état-
limite, la perversion et la psychose canoniques). Le refoulement de la névrose n’est pas
identique à celui qui est opérant dans la névrose post-traumatique, la dissociation et le clivage
de l’état-limite ne sont pas identiques à ceux utilisés dans l’état-limite post-traumatique, la
forclusion du signifiant primordial qu’est le nom-du-père dans la psychose n’est pas
identique aux mécanismes opérants dans la psychose post-traumatique pour laquelle je
proposerai d’introduire le concept lacanien « d’élision » du signifiant primordial (voir
chapitre 4).
2. 3 Pr op o si t io n 3 : Il y a u r a it d è s lo r s u ne ét i ol o gi e
tr a um a ti q ue à t o u te so uf f r an ce p sy c h iq u e et ,
mu t at is mu t an d i s, à to ut d ev en i r hu m ai n
158
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
fut confronté à l’horreur de l’assassinat maternel et à l’énigme de cet acte barbare. Ivan dut
subir l’abandon maternel d’abord à un âge très précoce, ensuite à l’adolescence. Ces fractures
dans la continuité de leur être furent renforcées par leur parcours d’exil. Pour aboutir in fine
chez Mohammed à un processus de perversion du lien, chez Sayadi et Ivan à une
psychotisation de leur lien à Soi, aux autres et au monde. Je reviendrai sur la dimension réelle
(dans la réalité) et/ou fantasmatique du traumatisme et sur la façon dont les deux aspects (le
réel et le fantasme) s’articulent au chapitre suivant.
Comme le soutient Freud, le « pathologique » n’est rien d’autre qu’une hyperbolisation
du « normal ». Tout traumatisme, qu’il soit structurant ou déstructurant, qu’il soit banal ou
extrême, qu’il ait lieu dans la petite enfance ou plus tard dans le parcours de vie est, comme
l’écrit Roisin (2003, 2010), une épreuve de sujet. C’est une épreuve consistant à penser le
conflit et ce que Lacan identifie comme l’énigme du Réel en nouant les registres Réels,
imaginaires et symboliques. Et tout acte de subjectivation, tout processus suffisamment réussi
d’assimilation et d’accommodation, tout nouage réussi, sont sources de croissance psychique,
de transformation et de transcendance, c’est-à-dire de dépassement de l’immédiateté vers
plus de liberté et d’authenticité. Mais certaines épreuves sont plus lourdes que d’autres.
Certaines sont même titanesques. L’appel à l’Autre, au Nebenmensch, celui qui se trouve là,
à côté, supposé secourable sera également différent en fonction de la prégnance, voire de la
violence de la manifestation de l’énigme. Pensées ainsi, la fuite dans la folie est une
capitulation devant l’énigme, la perversion une tricherie permettant d’ignorer l’énigme tout
en la reconnaissant, la névrose un recul devant l’énigme suite aux hésitations et aux angoisses
qu’elle suscite.
Accepter le postulat d’une étiologie traumatique à toute souffrance psychique aboutit
logiquement à accepter le même postulat au fondement de tout devenir humain. Ce sera la
pierre angulaire du prochain chapitre et du chapitre 7. Les développements que je proposerai
m’amèneront à une mise au travail et une critique de la thèse lapidaire formulée par le
psychiatre allemand Henrich Neumann en 1859. Je vous livre d’ores et déjà cette thèse, telle
que reprise par Menninger c.s. (1958, p. 521) : « Nous croyons que toute classification de la
maladie mentale est arbitraire et donc insatisfaisante […]. Des progrès en psychiatrie ne sont
possibles que si l’on décide de se défaire de toute classification et de déclarer avec nous : il
n’y a qu’une seule maladie mentale. »
2. 4 Pr op o si t io n 4 : Ve r s u ne « ty po l og i e » d e s
tr a um a ti s me s
159
Clinique de l’humanisation
Pour les deux premiers types de traumatismes, il s’agit d’évènements de la petite enfance
et/ou de l’enfance ayant mis à mal l’appareil à penser les pensées, appareil encore immature
et en devenir. Pour les traumatismes déstructurants survenant plus tard dans le parcours de
vie, il s’agit d’évènements pouvant mettre en péril une structuration névrotico-normale
préalablement stable.
Dans la pensée processuelle du fonctionnement psychique qui est celle qu’avec d’autres
je défends, la névrose serait alors le résultat d’un traumatisme de structure inévitable suite à
un ratage inévitable de l’appareil à penser les pensées, d’un ratage inévitable dans le
processus d’assimilation et d’accommodation, inévitable car aucun appareil à penser ne
permet de penser l’entièreté du monde (sauf dans la psychose). Le refoulement qui est le
mécanisme de défense privilégié dans la névrose, signerait ce ratage, cette incapacité à penser
le non-encore psychiquement advenu. Le fonctionnement pervers et le fonctionnement en
état-limite résulteraient d’une carence de cet appareil, les mécanismes de défense utilisés
pour pallier ladite carence étant plus puissants, plus primitifs que dans la névrose. A savoir
dans le fonctionnement en état-limite le déni (le désaveu), le clivage et l’identification
projective du non-encore advenu, du non-encore pensé. Quant à la psychose, elle serait la
conséquence de la mise en faillite, plus ou moins totale, plus ou moins définitive, des
processus d’assimilation et d’accommodation. Car comment penser l’impensable de certains
traumatismes infantiles ? Cette mise en faillite aboutirait in fine, dans le cas d’une psychose
chronicisée, soit dans un repli total hors du monde, soit dans la création d’une néo-réalité
délirante, permettant au sujet de « rester » peu ou prou dans le monde des hommes.
Dans ce raisonnement, le fonctionnement hystérique de Martine résulterait du ratage de
son appareil à penser les pensées lui permettant de s’auto-définir en tant que femme et mère.
Ces ratages de la pensée sont la conséquence des difficultés à fantasmer et à penser les
ressentis infantiles incestuels œdipiens dans une constellation familiale trouble. Le
fonctionnement obsessionnel de Pedro (sa névrose obsessionnelle) serait la conséquence d’un
ratage de son appareil à penser l’exposition prématurée à la sexualité adulte. Tout comme
chez Martine, son mécanisme de défense privilégié est le refoulement. Sa névrose
obsessionnelle (une névrose de caractère) est une construction défensive contre l’angoisse
suscitée par la rencontre aliénante avec la jouissance Autre (une jouissance corporellement
éprouvée, échappant à la nomination et dès lors à la métabolisation psychique) et la
jouissance de l’Autre adulte. Les fonctionnements en état-limite de Marie et de Philippe
résulteraient d’une carence de leur appareil psychique à penser les actes d’abus graves dont
ils furent victimes. Le mécanisme de défense privilégié est chez eux le clivage avec une partie
de la personnalité adaptée (cette partie est plus développée chez Marie que chez Philippe) et
une partie toujours plongée dans les affres infantiles. Ce clivage initie l’utilisation de
l’identification projective, mécanisme par lequel les contenus clivés sont projetés dans le
monde extérieur. Nadia quant à elle parvint à cliver les expériences horribles de l’enfance
pendant des décennies et à fonctionner dans un registre névrotico-normal. Ces contenus
clivés furent réveillés lorsqu’elle devint malade et que les stratégies de défense (sa vie
professionnelle, ses activités caritatives, etc.) utilisées pour maintenir le clivage ne
fonctionnèrent plus. Jean et Sabine ne parvinrent jamais vraiment à cliver les ressentis en lien
160
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
avec les vécus traumatiques de l’enfance. C’est pour tenter de les contrôler que Jean fit usage
de substances et c’est pour essayer de les symboliser qu’il se créa une néo-réalité faite
d’idéations et de vécus persécutoires. Sabine quant à elle resta plongée dans un désespoir
mélancolique duquel elle parvenait parfois à s’échapper, par exemple par le biais du travail,
de la boisson, du fait de prendre soin des autres, de son chien, etc.
Quant aux traumatismes déstructurants survenant plus tard dans le parcours de vie, la
mise en résonance et en contraste des cas de Monsieur D., de Mayrbeck, de Muslim, de
Maryam et de Sarah montre qu’il y a des différences tant quantitatives que qualitatives de la
force d’impact déstructurante voire destructrice sur l’appareil à penser les pensées suite aux
expositions à l’in-humaine barbarie. C’est la raison pour laquelle je propose par analogie
avec les catégories canoniques de distinguer entre névrose post-traumatique (comme chez
Muslim), état-limite post-traumatique (comme chez Sarah, Mayrbeck et Maryam) et
psychose post-traumatique (comme dans le cas de Monsieur D.) J’y reviendrai dans le
chapitre 4.
Il y a également les cas dans lesquels s’entrechoquent traumatismes précoces et
traumatismes déstructurants survenant à l’âge adulte. Ce fut le cas pour Stela, Sourour,
Mohammed, Ivan et Sayadi. Dans ces cas, les traumatismes plus tardifs amplifient le
processus de déstructuration initié plus précocement.
2. 5 Pr op o si t io n 5 : L’ é pi g en è s e. L a ps yc ho s om at i q ue .
V er s un e t r oi s i èm e to p iq u e d e l’ ap p a re i l ps yc h iq u e
Il ne s’agit pas ici d’ouvrir le vaste débat sur l’étiologie psychique des (de certaines)
maladies somatiques. Comme le souligne Dejours (2009), c’est d’ailleurs un faux débat :
« La psychosomatique n’a pas besoin d’une conception causaliste présupposant une
précédence de l’évènement psychique sur l’évènement somatique, ni d’une relation causale
entre les deux » (Dejours, 2009, p. 11).
En effet, même si tout fonctionnement humain est en dernière analyse un fonctionnement
sous le primat de processus biologiques et biochimiques, le sujet-humain n’est pas qu’un
jouet de la biochimie de son corps. Le sujet humain dispose de capacités auto-régulatrices lui
permettant d’influencer (biochimiquement) la biochimie de son corps (voir par exemple les
conceptualisations de Sperry dans le chapitre suivant). Comme je le décrirai en détail au
chapitre 7, ces capacités auto-régulatrices se construisent dans et par l’interaction du sujet
avec son environnement. Ce modèle se situe selon moi jenseits du dualisme entre monisme
et dualisme. Dans le premier modèle, développé entre autres par Spinoza dans son Ethique,
tout ce qui existe est Un et est constitué d’une seule substance qui n’a besoin d’elle-même
que pour exister. Dans le second modèle, qui est celui défendu par Platon, Aristote et
Descartes, corps et esprit sont d’une autre essence. L’esprit est immatériel, le corps est
matériel. Il existe dès lors deux réalités de nature indépendante et régies par des principes
différents, voire antagonistes (cfr le débat actuel sur la psychothérapie, quant à savoir si celle-
ci relève des sciences humaines ou des sciences dites exactes, voir note 21).
161
Clinique de l’humanisation
162
Chapitre 3. Dix-sept autres « cas » issus de ma clinique
2. 6 Pr op o si t io n 6 : L e s t r au m at i sm e s d é st r uct u r an ts
su r ve n a nt pl u s t a r d d a n s l e p a rc o ur s d e v i e
re p lo n ge r a i en t l e su j et d an s u n ét a t si m i l ai r e à
ce l ui d u b éb é e t/ o u d e l’ a d ol e sc e nt
J’espère avoir montré que les traumatismes déstructurants survenant plus tard dans le
parcours de vie sur un psychisme préalablement structuré dans la lignée névrotico-normale
plongent le sujet dans un état de vacillement identitaire. Car les certitudes existentielles (les
signifiants, la structuration de son appareil psychique qui est un appareil à penser les pensées)
lui permettant préalablement de se penser et de penser les choses, les autres et le monde,
défaillent sous les coups de boutoir de la confrontation à l’in-humanité de l’homme. En ce
sens, les expositions traumatiques extrêmes replongent le sujet dans un état similaire sans
pour autant être identique à l’état du bébé et à la traversée adolescentaire. J’y reviendrai plus
en détail dans le prochain chapitre.
2. 7 Pr op o si t io n 7 : T o ut t r a um a t i s me se r a it d’ e mb l ée ,
co ns u bs t an t ie l l em en t, t r a um a ti s me re l a ti o nn e l
Comme le montre mes études de cas, tout traumatisme est inscrit d’emblée dans une
matrice relationnelle. Qu’il s’agisse de traumatismes infantiles (structurants ou
déstructurants) ou de traumatismes déstructurants, voire destructeurs, survenant plus tard
dans le parcours de vie.
Premièrement parce qu’ils sont la conséquence d’attaques contre l’appareil à penser les
pensées suite à des agressions, parfois minimes, parfois d’une extrême et in-humaine violence
perpétrées par des forts, supposés protecteurs (cfr le concept freudien de Nebenmensch), sur
des plus faibles. Ces agressions plongent le faible dans un état de déréliction (l’Hilflosigkeit
freudienne), état qui peut être encore renforcé par la défaillance de, voire l’abandon par la
deuxième personne supposée secourable (Ferenczi), par exemple la mère dans le cas
d’agressions incestueuses, les instances d’asile dans le cas de personnes en trauma et en exil.
Ensuite, et ce sera le cœur du propos que je proposerai dans la deuxième partie, parce que
l’appareil même à penser les pensées se constitue dans et par l’A(a)utre. Ce qui nous ramène
à l’hypothèse centrale de ce travail.
163
Chapitre 4
Il est temps maintenant de faire une première synthèse. Je partirai ici d’autres fragments
de séances pour approfondir les développements proposés précédemment dans le but de nous
approcher encore davantage de ce qui serait au cœur des dynamiques psychiques à l’œuvre
lors d’expositions extrêmes.
Ceci ouvrira sur la question même de l’ontogénèse, du devenir sujet. En effet, si comme
suggéré et comme je le montrerai de façon plus détaillée et approfondie dans la suite de ce
chapitre, l’exposition aux traumatismes extrêmes plonge le sujet préalablement névrotico-
normal dans un état similaire sans pour cela être identique à l’état de bébé et/ou à la traversée
adolescentaire. Nous avons alors la possibilité d’observer, in statu nascendi et partant du
discours du sujet, tant le processus de déstructuration psychique que, mutatis mutandis, le
processus de restructuration, tel qu’il s’opère en thérapie. Ceci nous donne accès au processus
qui est au fondement même de la structuration psychique lors de notre psychogénèse et de
notre ontogénèse, de notre devenir sujet. En effet, comme l’écrivait déjà Janet (1889, [2015],
pp. 5-6) :
Si on connaissait bien les maladies mentales, il ne serait pas difficile d’étudier la psychologie
normale. D’ailleurs, à un autre point de vue, l’homme n’est connu qu’à moitié s’il n’est observé
que dans l’état sain ; l’état de maladie fait aussi bien partie de son existence morale que de son
existence physique. Une psychologie expérimentale sera nécessairement à bien de points de
vue une psychologie morbide.
Ce sera un des sujets que je mettrai en exergue dans la seconde partie, plus spécifiquement
au chapitre 7. Replongeons-nous maintenant dans la clinique.
Ecoutons en guise d’ouverture quelques autres fragments de séances dans lesquels les
sujets décrivent cette rupture dans la continuité de leur être-au-monde :
Quand Daesh est arrivé, mon mari m’a réveillée : « Réveille-toi, réveille-toi, Daesh arrive. »
On est parti comme ça, sans rien prendre de nos affaires. Je savais que Daesh coupe les têtes,
je ne m’attendais pas qu’un jour cela allait m’arriver […]. Je voulais vivre une vie calme avec
Clinique de l’humanisation
mon mari et mes enfants. Daesh a tout détruit. Depuis lors j’ai toujours envie de crier pour que
Daesh ne prenne pas les femmes et les enfants et ne tue pas les hommes.
Quand on m’a arrêté, on m’a mis à l’arrière d’une voiture. Il y avait deux hommes à ma gauche
et deux à ma droite. Ils ont commencé à rouler. Puis ils se sont arrêtés. Une autre voiture était
là. Ils m’ont mis dans le coffre de cette voiture. Je ne sentais plus rien. Je n’avais plus une goutte
de sang dans les veines. Ma matière grise ne fonctionnait plus. Cela a peut-être duré 30 minutes,
mais pour moi c’était comme si cela durait six ans. Ils se sont arrêtés devant une maison. Ils
m’ont mis dans une pièce, m’ont pris mes clés, mon GSM, la montre que m’avait offerte ma
fiancée. Puis ils ont commencé à me frapper tout en me questionnant. Deux autres personnes
sont rentrées. L’une a téléphoné, elle a juste dit « Ok », juste cela. En disant cela, ils ont fusillé
une autre personne devant moi et le sang a éclaboussé mon visage. Ils ont encore une fois tiré
sur ce monsieur. Moi je pensais qu’ils allaient me tuer. J’ai eu tellement peur que j’ai uriné. Ils
ont pris le cadavre, ont nettoyé, puis ils sont repartis. Il y a eu un calme horrible après cela.
Juste après, j’ai réalisé ce qui m’était arrivé. Ma tête ne fonctionnait plus, j’ai réalisé que j’avais
été kidnappé.
Les ruptures dont témoignent les patients cités ne sont en rien comparables aux sentiments
de frustration que nous éprouvons lorsque nous sommes confrontés aux aléas banals de la vie
qui nous perturbent dans notre quotidienneté. La rupture dont il est question ici est la
conséquence de l’effondrement du système symbolique qui est au cœur de toute forme de
civilisation. Cet effondrement initie un chaos extrême dans le psychisme du sujet, chaos
comparable à celui vécu par le bébé lorsqu’il est complètement abandonné à son sort par la
personne supposée prendre soin de lui. Cet abandon radical (par la personne supposée prendre
soin dans le cas du bébé, par le système symbolique préalablement installé de façon
suffisamment stable dans le cas de l’exposition aux traumatismes extrêmes à l’âge adulte) est
vécu par le sujet comme une annihilation subjective (Winnicott) et s’accompagne d’angoisses
disséquantes primitives (Winnicott), d’angoisses innommables de mort (Bion).
En ce sens, l’exposition brutale à l’absurde et à l’in-humanité est de l’ordre de
l’évènement tel qu’il est défini en phénoménologie (clinique). « L’évènement bouleversant
est celui qui déstabilise sans retour notre ancrage. Celui qu’il atteint ne peut plus reprendre
fond ni pied. L’ancrage, c’est notre présence quasi permanente à un fond de monde.
L’évènement est une déchirure dans la trame de l’étant » (Maldiney, 1991, p. 197). Comme
décrit par Ferenczi (voir chapitre 1), cette déchirure initie une dissociation péri-traumatique
lors de laquelle le sujet s’absente à lui-même dans un mécanisme de survie lui permettant de
conserver intacte une partie de sa personnalité psychique.
Ecoutons Monsieur G. : « Lors de l’explosion, tu ne réalises pas ce qui se passe. Je
n’entendais plus rien. Je me suis mis à courir, à vérifier si j’avais encore tous mes membres.
Après, j’ai perdu connaissance. Quand j’y repense aujourd’hui, tout devient noir devant mes
yeux. »
168
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
Aujourd’hui, après toutes ces années, je ne comprends toujours pas le sens de cela, le sens du
mal de faire le mal pour le mal. Ceux qui font ça ont aussi des familles. Comment est-ce possible
qu’ils ne se rendent pas compte du mal qu’ils font à d’autres familles ? D’ailleurs, je ne sais pas
si cela a un sens d’essayer de comprendre. On ne peut pas comprendre. Nous qui avons vécu la
guerre, on veut maintenant la tranquillité. Avec ce qui s’est passé, je me rends compte que je
n’ai toujours pas digéré (Rose dont le père fut assassiné sous ses yeux au Kosovo par des
nationalistes serbes).
169
Clinique de l’humanisation
It’s difficult to speak about the problem, how they tortured me. They put me in cold water, they
put my head like this, they ask: ‘who are you in contact with? Who is your father in contact
with?’ I say: ‘I don’t have contact with nobody’. It’s difficult to find words to describe that
situation. On CNN, they speak about Syria, Iraq, but it’s the same in our country. The
government says ‘we are democracy’, but every day they kill people. There is no education, no
food for millions of people, but the president says: ‘We have everything, our country is
developing 10 % each year’. But the reality is totally different. They spy on you on internet,
they put you in prison, they say you are a terrorist. If I do something wrong, I cannot sleep
during the night. How can they sleep? They don’t have religion. They are humans but they don’t
act like humans. I don’t know how to think. The General went to school only until fourth grade.
He is the one who kills thousands and thousands of people and makes educated people run away
from our country (Paolo, jeune homme éthiopien d’origine oromo, torturé au pays par les
autorités éthiopiennes).
L’après-coup ouvre sur la potentialité d’élaborer le choc initial et des après-coups en lien
avec le resurgissement de l’énigme et d’ainsi transformer cette expérience de hors-sens par
la création d’un neuf ex nihilo, à partir du vide. C’est ce qui est au cœur de la pensée
piagétienne. Lorsque le processus d’assimilation est mis en échec (l’épochè), le processus
d’accommodation s’initie et peut aboutir à une croissance psychique, à une maturation, à une
actualisation de potentialités certes toujours déjà présentes avant le choc, mais de façon
latente. Comme évoqué précédemment, cette transformation peut aboutir à un changement
plus ou moins important du caractère du sujet, de son système de valeur, de sa façon d’être-
dans-le monde. Comme l’écrit Maldiney, « la crise est une rupture d’existence dans laquelle
le soi y est contraint à l’impossible pour répondre de l’évènement au péril duquel il ne peut
exister qu’à devenir autre » (Maldiney, 1991, p. 123). De sorte que « résoudre la crise, c’est
intégrer l’évènement en se transformant » (ibid., p. 320). Maldiney parle dans ce contexte de
transpassibilité. Ce concept de (trans)passibilité « renvoie à l’affectabilité du psychisme et
du sujet par les affects, psychisme et sujet qui s’en retrouvent institués, voire cités à
comparaître (citation en jeu au vif des excitations et incitations, endogènes autant
qu’exogènes, auxquelles se retrouver assujettis), sommés d’intervenir en tant qu’affectataires
chargés de trouver à, et comment, réserver quelqu’affectation à ce qui ainsi les affecte, tout
en ayant à se pourvoir de quelque système de défense et de promotion de soi afin d’y parer,
de s’y préparer, voire de s’en réparer (le système pare-excitation) » (Kinable, communication
orale). La (trans)passibilité est une ouverture au monde qui est aussi une ouverture à soi, un
se trouver dans le monde qui est en même temps un s’y trouver bien ou mal. C’est dans et
par cette transpassibilité que peut s’initier un processus de transformation de Soi en lien aux
autres et au monde et donc un possible changement de caractère (de structuration psychique).
Cette transpassibilité, ce changement de caractère est en lien avec un investissement
libidinal différent dans le moi qui fait que le sujet ne jouit plus (comme avancé préalablement,
cette jouissance est avant tout une jouissance corporelle) des mêmes choses qu’avant le choc
traumatique. Tout processus authentique d’assimilation et d’accommoda-tion s’accompagne
d’un ressenti corporellement vécu qui « inscrit » dans le corps l’émotion-sentiment de plaisir
résultant du processus d’assimilation et d’accommodation. Comme avancé par Damasio
170
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
20 Damasio définit « les émotions comme des actions ou des mouvements, pour beaucoup d’entre eux publics
et visibles, pour autrui dès lors qu’ils se manifestent sur le visage, dans la voix et à travers des comportements
spécifiques. Bien que certaines composantes ne soient pas visibles à l’œil nu, elles peuvent le devenir moyen-
nant des tests scientifiques comme des mesures hormonales ou des enregistrements d’ondes électrophysiolo-
giques. A l’opposé, les sentiments sont toujours cachés, comme toutes les images mentales […]. Les émotions
se manifestent sur le théâtre du corps, les sentiments sur celui de l’esprit […]. Les émotions sont antérieures
par rapport au sentiment » (Damasio, 2003, [2005], pp. 34-35).
171
Clinique de l’humanisation
consommais. Si Dieu me permettait de revivre ma vie, je ne permettrais pas qu’une seule goutte
d’alcool rentre encore en moi.
Et Maryam :
Je n’ai plus envie de me revoir comme au début. Aujourd’hui, j’ai envie de vivre. Vous vous
rappelez de moi méfiante, sans confiance dans la cure. Je me disais : « Avec tout mon respect
pour ce monsieur, que la parole puisse me guérir, moi qui étais mourante ? » Je n’avais rien
contre vous, mais je me disais : « Comment peut-on guérir en parlant ? » Les personnes qui ont
vécu ce que nous avons vécus, les enfants qui sont devenus handicapés, malades mentaux, les
adultes qui le sont devenus, c’est ça la réalité de la guerre. Les gens qui ont souffert et qui n’ont
vu que du mal pendant des années sont beaucoup plus sensibles à la bonté humaine. Mon
interprète et le psychothérapeute étaient aussi présents quand je parlais à ma famille de ce que
j’avais appris en thérapie. C’est comme si mes enfants participaient à la thérapie et qu’ils
guérissaient avec moi.
Ce qui nous ramène à un des Leitmotivs du présent travail. Les capacités de transformation
et de métaprésentation (par le biais de théories d’ordre supérieur) de l’horreur sont « indisso-
ciables de la problématique des conditions, des dispositifs et des processus de transformation
et de métamorphose sur lesquels peut s’appuyer (ou non) le sujet en trauma et en exil »
(Kinable, ibid.). Ce sera le sujet de la seconde partie.
En effet, si le sujet ne trouve pas de clés, dans un référentiel heideggérien d’outils (à
l’intérieur de soi et dans l’interaction avec son environnement) pour transpasser et
transformer l’horreur, le processus de clivage va perdurer, voire s’intensifier sous les coups
de boutoir des après-coups. Dans la clinique de l’extrême, ce clivage est en dernière analyse
172
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
Quand vous dites ça (j’effleurais les évènements horribles au pays), j’ai le sentiment de
m’approcher d’un trou noir. (Madame O.)
J’ai pensé écrire. Je commençais par ma jeunesse mais au moment où j’arrivais la guerre, c’est
comme si un nuage foncé m’envahissait qui m’empêchait de penser. » (Madame N.)
Dans mon cas, du passé est collé. J’ai l’impression que je suis dans le passé. Un moi continue
à vivre, il a survécu à la guerre et a subi beaucoup de choses après. Mais un autre Moi souffre
encore et ne peux pas avancer. Je suis réfugiée politique mais le passé ne me quitte pas, ce n’est
pas vrai que le passé reste dans le passé. Il est auprès de moi, surtout les tortures. J’ai beau me
dire que je suis dans un autre monde, dans un autre pays, mais les émotions des évènements
tragiques sont si fortes que je ne suis plus ici mais que je me vois là-bas. Je ne ressens que de
la douleur, des spasmes, je suis couverte de sueur, mon cerveau bourdonne et je perds presque
connaissance.
C’est ainsi que s’articulent coup initial et après-coup dans un mouvement circulaire,
chaque après-coup pouvant renforcer l’impact du coup initial. C’est cette accentuation
différente du coup et de l’après-coup dans leur théorisation qui différencie la pensée
ferenczienne de celle de Freud et Lacan.
Ferenczi place l’impact du coup initial au cœur de ses théorisations. Freud quant à lui
privilégie l’après-coup et s’intéresse à la façon dont le sujet se positionne dans le fantasme
suite au coup traumatique initial. Cette construction fantasmatique qui est au fondement du
caractère peut alors être pensée comme une défense contre l’émergence de l’angoisse en lien
avec le traumatisme originaire :
Les effets du traumatisme sont de deux sortes, positifs et négatifs. Les premiers sont des efforts
pour remettre en œuvre le traumatisme, donc pour remémorer l’expérience oubliée ou mieux
encore pour la rendre réelle, pour en vivre une nouvelle répétition, pour la faire revivre dans
une situation analogue. On réunit ces efforts sous le nom de fixations au traumatisme et de
contraintes à la répétition. Ils peuvent être intégrés dans le Moi dit normal et lui prêter, en tant
que tendances constantes de celui-ci, des traits de caractère immuables, bien que leur fondement
173
Clinique de l’humanisation
effectif, leur origine historique soient oubliés, ou plutôt à cause de cela (Freud, 1939, [2004], p.
163).
174
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
Comme le soulignait Merleau-Ponty, tout être est avant tout un être corporel. En tant
qu’ensemble des organes systématiquement cohérents dans l’unité ou totalité des sens, le
corps est « un système de systèmes voué à l’inspection d’un monde » (Merleau-Ponty, 1969,
pp. 110-111). On peut comprendre cette structure corporelle comme structure originaire qui
seule rend possible le sens et les significations, comme cadre à partir duquel toute expérience
et toute connaissance du monde sont possibles, c’est-à-dire comme étant un a priori
précédant tout apprentissage et toute genèse, toujours déjà là et présupposé (Angelino, 2008,
pp. 167-187). On comprend dès lors que la déconnection qu’opère le sujet avec ses ressentis
corporels engendre un sentiment de vide, un sentiment de dépersonnalisation qui peut être
vécu comme une mort psychique. Ecoutons quelques-uns de mes patients :
Ma tête et mon corps ne vont plus ensemble. Mon corps avance mais ma tête reste en arrière et
rumine. Avant, j’étais une personne simple. Maintenant, je suis devenu beaucoup plus
intelligent. Mais être intelligent n’est pas sain. Les gens qui pensent beaucoup deviennent
rapidement malades. Je ne comprends pas pourquoi je suis malade alors que maintenant je suis
en sécurité (Mustapha)
Parfois, lorsque je marche tout seul, j’oublie tout, qui je suis et où je suis (Salim).
A l’intérieur, je suis glacé. Je ne sens plus rien autour de moi. Je suis dans le vide. Je marche
dans ma chambre de gauche à droite. Je n’ai pas de Leitmotiv (Ismail).
I don’t know what I feel. Sometimes I think I have no right to live (Paolo).
Je ne fais plus de cauchemars de torture. Je revois les images mais cela ne me terrorise plus, ça
ne me fait plus mal. Mais tout a changé dans ma vie. Je n’arrive même plus à avoir une
conversation avec quelqu’un (Sanounou).
175
Clinique de l’humanisation
déconnecter desdites représentations corporelles lorsque celles-ci sont trop menaçantes pour
l’intégrité psychique. En effet, comme le décrit poétiquement Damasio :
Sometimes, we use our minds not to discover facts, but to hide them. One of the things the
screen hides most effectively is the body, our own body, by which I mean the ins of it, its
interior. Like a veil thrown over the skin to secure its modesty, but not too well, the screen
partially removes from the mind the inner states of the body, those that constitute the flow of
life as it wanders in the journey of each day (Damasio, 2000, p. 28).
C’est ce qui se passe chez les sujets en trauma. Lors du coup initial, ils se sont coupés (il
s’agit d’un réflexe de survie totalement inconscient) de leur vécu en « fermant » les zones
cérébrales responsables de la transmission des émotions-sentiments qui accompagnent la
« terreur sans nom » (Bion), les « angoisses disséquantes primitives » (Winnicott) et repro-
duisent le même mécanisme lors des après-coups. Le prix qu’ils payent pour leur survie
psychique est un prix fort. En effet, ce sont ces mêmes zones cérébrales qu’ils ont « coupées »
de l’expérience de Soi qui sont responsables de l’encartage des états corporels en lien avec
toutes les émotions-sentiments qui sont au fondement du protosoi et du Soi, du sentiment
d’être celui que nous sommes. Adaptation tragique suite au déclenchement d’un mécanisme
de survie paradoxal : dans un effort de survie consistant à se « couper » des émotions-
sentiments de terreur et d’annihilation subjective, le patient tue également, comme dommage
collatéral, la capacité à se sentir pleinement vivant (van der Kolk, 2014). Comme me le
décrivit Jacques : « De plus en plus pendant la journée, je me demande si je suis dans le bon
temps, si je suis vivant ou […]. »
Ces propositions neuroscientifiques valident les intuitions ferencziennes telles que
présentées dans le premier chapitre, à savoir les concepts d’autoclivage narcissique et
d’autotomie.
Il ne s’agit pas ici de dresser un panorama exhaustif de l’état actuel des connaissances
neuroscientifiques en lien avec les processus traumatiques. Je me limite à brosser un tableau
impressionniste de certaines théorisations et cela avec deux objectifs. Celui de valider les
développements métapsychologiques précédents et celui de nous éclairer dans la façon de
penser et de diriger la psychothérapie (voir chapitre 8).
Je n’en fais pas non plus une critique méthodologique. En effet, les théories neuroscienti-
fiques sont fondées sur des techniques d’imagerie cérébrale a posteriori sur des sujets ayant
vécu des traumatismes soit infantiles soit plus tard dans le parcours de vie. La méthode
consiste à faire un fMRI-scan de leur activité cérébrale pendant qu’ils écoutent le script qu’ils
ont préalablement enregistré et dans lequel ils racontent un évènement traumatique majeur.
L’imagerie cérébrale montre dès lors l’effet de l’après-coup sur l’activité cérébrale d’un sujet.
Il ne dit rien sur l’impact du coup initial et ne donne donc, strictu sensu, aucune information
sur l’impact du processus traumatique même (les articulations entre le coup et les après-coups
successifs, le processus initié par les mécanismes de défense, etc.).
176
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
Je me base sur les conceptualisations de van der Kolk (2014) et de Muriel Salmona (s.d.).
177
Clinique de l’humanisation
agitation et une hypervigilance avant de réaliser consciemment ce qui se passe dans notre
environnement. C’est là qu’interviennent les lobes frontaux, plus spécifiquement le cortex
médial préfrontal (MPFC). Celui-ci est en quelque sorte la tour de guet qui observe la scène
avec hauteur et distance en se demandant par exemple : est-ce que l’odeur de brûlé est le
signe que ma maison est en feu, auquel cas je dois immédiatement entamer des actions, ou
n’est-ce que l’odeur de mon steak qui cuit sur le feu, auquel cas je peux me contenter de le
retourner dans la poêle ? Les capacités auto-réflectives des structures cérébrales supérieures
nous permettent de prendre notre temps, de réfléchir à ce que percevons et ressentons,
d’évaluer les conséquences de nos actions, etc. et, ce faisant, d’opérer un feed-back descen-
dant sur notre cerveau émotionnel (les structures limbiques) et même encore plus « bas », à
un niveau encore plus inconscient, sur notre cerveau reptilien qui règle les fonctions vitales
comme le rythme cardiaque, etc. Lors d’une réponse émotionnelle « normale », c’est sous
cette action descendante du MPFC que vont s’éteindre l’amygdale et les réponses
physiologiques concomitantes.
Que se passe-t-il maintenant en cas de réponse émotionnelle traumatique ? L’explosion
sensorielle que provoque l’exposition traumatique (des sons, des odeurs, des images, etc.)
fait que le thalamus va en survoltage et ne parvient plus à intégrer les stimuli en une expé-
rience intégrée et cohérente. Ce qui est alors encodé et transmis à l’amygdale sont des frag-
ments d’expériences dissociés et isolés (en termes bioniens, des éléments bêta). S’agissant
d’éléments isolés et dissociés, ceux-ci ne peuvent être évalués correctement par l’hippo-
campe. Ils ne pourront dès lors pas être historisés et intégrés dans une expérience totale (la
PN conceptualisée par van der Hart) et dans le flux d’existence par les structures néocorti-
cales. Ce qui génère une émotion-sentiment d’un gel temporel, d’une supra-temporalité.
Ecoutons comment Victoire décrit cette supra-temporalité :
Je suis là, mais je ne suis pas là. Je suis auprès de mes enfants (restés au pays). Ce n’est pas moi
qui fais ça. C’est quelque chose d’indépendant de moi, de ma volonté. C’est ma tête qui est
ailleurs. C’est la tête qui dirige la personne, pas les yeux et les oreilles. Parfois, je refuse d’être
là. Je retourne vers mes enfants et c’est comme s’ils étaient là, que rien ne me manque.
Et Monsieur D. :
Pendant une seconde, je me sens bien. Puis la seconde d’après, tout revient. Je suis alors en
panique. Dans ma tête, le passé n’est pas du passé, c’est du présent. J’essaie de fuir, mais je ne
peux pas.
L’activité néocorticale étant en panne, elle ne peut donc éteindre la réponse émotionnelle.
Celle-ci devient extrême, avec une sécrétion trop importante d’hormones de stress. Il y a
survoltage et risque vital cardiovasculaire et neurologique (voir aussi les développements sur
la psychosomatique au point 5). Pour protéger les organes et le risque vital, le cerveau va
alors faire disjoncter la réponse émotionnelle et isoler l’amygdale cérébrale qui ne fonctionne
dès lors plus sous le contrôle du MPFC. Cette déconnection s’opère par l’action de
neurotransmetteurs qui provoquent la libération d’endorphines, des hormones morphine- et
ketamine-like, dont l’effet est comparable à des drogues dures. L’amygdale reste activée,
mais elle ne peut plus commander de réponses émotionnelles, étant inhibée par l’effet des
178
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
Parfois, j’ai l’impression que tout le monde est mort autour de moi. Comme si j’étais assis dans
un train et un autre train passe à côté. Comme si tout passe et moi je reste au même endroit. Il
y a quelques jours, je regardais ma femme et mes enfants. Je les regardais comme si j’étais
mort, que je les regardais d’en haut. Tout d’un coup, je n’entends plus rien, je panique, comme
si je disparaissais. Je ne pouvais plus bouger (Monsieur D.).
179
Clinique de l’humanisation
sans repère de temps ni d’espace, plongeant dès lors le sujet dans un état de perplexité, avec
un télescopage du passé et du présent sans ouverture sur l’avenir. C’est la supra-temporalité
de l’im-passé traumatique. Je reviendrai sur le statut des hallucinations au point 4.
Pour éviter que la mémoire traumatique ne se déclenche, le sujet met en place une
conduite d’évitement pour empêcher toutes les sensations et émotions. Ce qui peut être à
l’origine d’un retrait social, d’une peur phobique de tout changement, d’intolérances
importantes au stress quotidien, de troubles cognitifs ou d’un fonctionnement quasi
permanent en faux self. Et quand malgré tous ses efforts, la mémoire traumatique se
déclenche quand même, la même sidération, la même confusion et le même risque vital sont
à nouveau vécus.
Ecoutons ce qu’Abdulrahman me raconta dans une séance quelques jours après avoir vu
les images des attentats à l’aéroport de Bruxelles : « Je suis dégoûté par les évènements. Je
ne me sens pas en sécurité. Je pleure tout le temps. Je me suis revu en Palestine. J’ai repris
tout le choc émotionnel. Quand j’ai vu l’image d’un cadavre à l’aéroport, je me suis souvenu
de mon cousin. C’est la même image. Je me sens triste, sans vie. »
Et Sayadi : « Parfois, le passé est tellement lourd que je n’arrive pas à respirer. Je me sens
coincé dans le passé. Je n’ai pas d’autre issue que de penser à cela. J’ai tellement de
déchirures dans mon corps que mon corps va s’enlever. Comme un verre d’eau dans lequel
on met trop d’eau et ça déborde. »
Soit la disjonction de l’amygdale se fait alors spontanément et la dissociation et
l’anesthésie émotionnelle et physique concomitante s’installent. C’est la compulsion à
revivre l’horreur à l’infini (je reviendrai sur la compulsion à la répétition au point 4). Soit la
disjonction spontanée ne peut se faire en raison de phénomènes de tolérance et
d’accoutumance aux drogues du cerveau et un auto-traitement se met en place pour obtenir
une disjonction provoquée. Ceci peut se faire de deux façons. La première est le survoltage.
Il s’agit dans ce cas d’augmenter le niveau de stress, soit par des conduites dangereuses qui
reproduisent le trauma initial (c’est ce que raconte Mohammed, le patient que je vous ai
introduit dans le chapitre précédent), soit par des conduites auto-agressives (s’automutiler,
comme le faisaient par exemple Ivan et Sourour), soit par des conduites hétéro-agressives
(les violences sont quasi quotidiennes dans les centres d’accueil). La deuxième façon de
provoquer la disjonction amygdalienne consiste à consommer des drogues ayant un effet
dissociant, telles que l’alcool, le cannabis, les hallucinogènes, etc. Ces auto-traitements ont
un effet paradoxal. Ils apaisent dans l’immédiat mais ont des conséquences néfastes à long
terme. D’abord parce qu’ils aggravent la mémoire traumatique (qui se recharge en
permanence, étant donné qu’il n’y a aucune élaboration psychique) et entraînent de ce fait
des conduites d’auto-traitements de plus en plus dangereuses. Ensuite parce qu’ils favorisent
les dissociations, de sorte que la personnalité psychique se fragmente de plus en plus,
possiblement jusqu’à son aliénation totale de Soi, des autres et du monde.
180
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
Je me sens comme si une partie de moi était morte et une partie vivante. Comme si j’étais une
fleur avec un côté qu’on n’arrose plus (Monsieur D.).
181
Clinique de l’humanisation
Parfois, quand je suis content, c’est comme si une autre partie de moi me dit que je ne peux pas
être content. Une partie de moi veut se lever le matin, une autre veut rester couchée. Une partie
de moi veut une nouvelle journée, une partie de moi en a terriblement peur. Je présente une
autre partie de moi à Juliette, un D. qui rit, mais c’est un mensonge (Monsieur D.).
182
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
dans celle de Lacan, le Moi du sujet, même psychotique, n’est jamais entièrement fermé au
monde (Jacques André, communication orale).
Dans le même ordre d’idée, et c’est une des propositions métapsychologiques centrales
dans le présent travail : si, comme le montre la clinique, l’exposition aux traumatismes
extrêmes peut initier un changement de structuration psychique, c’est bien parce qu’il y a des
zones de passages entre les structures psychiques canoniques. Formulé encore autrement : si
un passage d’un état névrotico-normal à un état de psychose post-traumatique est possible, il
est raisonnable de postuler que le chemin inverse (de la psychose post-traumatique vers un
fonctionnement névrotico-normal) doit l’être également. Tout comme il est défendable de
postuler un chemin qui irait d’un fonctionnement en état-limite, voire psychotique suite à des
traumatises précoces déstructurants vers un fonctionnement majoritairement névrotico-
normal. Les mécanismes psychiques seraient dans ces cas similaires sans être identiques à
ceux qui sont à l’œuvre lors du chemin retour d’un fonctionnement post-traumatique (la
névrose, l’état-limite ou la psychose post-traumatique) suite à des traumatismes extrêmes
vécus à l’âge adulte vers le fonctionnement ante trauma, à savoir un fonctionnement
névrotico-normal. J’y reviendrai dans le point 10 et au chapitre 7.
Pour le moment, revenons brièvement au départ d’autres citations de nombre d’autres
patients sur ces fantasmes fondamentaux, tels que présentés dans le chapitre 2. J’en
proposerai quelques interprétations complémentaires à celles précédemment avancées.
3. 1 L’ a f fe ct d’ a n go i s s e d e r e nt re r d an s le n é an t. L a
pl u s t ot a le i mp u is s an c e. L a fu it e d a ns l a f o l ie
Quand on te torture, on te fait sentir que tu n’es rien. C’est seulement eux qui sont ton Dieu, car
il n’y a personne pour t’aider. On essaie de te réduire à rien. Ils se sentent tout-puissants, te
disent que personne ne peut les arrêter. Ils disent : « Nous, on va te montrer, tu ne seras plus
jamais comme avant. » Et aujourd’hui, je ne me sens plus moi-même. J’ai des cicatrices, je ne
peux plus m’habiller comme avant (Sanounou).
183
Clinique de l’humanisation
le phallus symbolique), l’infiltration du Réel (des affects bruts, des sensations corporelles)
dans le psychisme est métabolisée par la fonction phallique. L’installation suffisamment
stable du Nom-du-Père fait également que les assises narcissiques du sujet (son ancrage
identitaire, son ancrage au monde) sont suffisamment solides que pour faire face à
d’éventuelles irruptions du Réel (par exemple des moments hallucinatoires, d’allure
psychotiforme). Lors de telles crises, les hallucinations auront un caractère égodystone et
conserveront un sens phallique. Dans une pensée lacanienne, il s’agit alors d’une « folie
hystérique » (Maleval, 1981, [2007]).
Comme le montre le schéma I (figure 4), ceci n’est pas (plus) le cas dans la psychose. En
effet, lors de l’émergence du Réel, le sujet ne dispose pas (plus) de la protection phallique.
Le sujet tente alors de se protéger contre l’irruption de ce Réel par un déchaînement de
signifiants et de l’imaginaire (De Neuter, 2015).
Dor (1985, pp. 294-296) propose le modèle suivant pour montrer le passage d’une
structure névrotique à une structure psychotique (il le fait dans un but didactique, son propos
n’était pas d’avancer l’hypothèse d’un passage possible entre névrose et psychose).
184
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
Et Maryam : « Ce n’est pas vrai que le passé nous quitte, que le passé reste dans le passé.
Il est toujours auprès de moi, surtout la torture, je suis toujours dans le même contexte. »
Cette aliénation totale à l’Autre (ce qui m’est radicalement différent et que je vis comme
m’étant imposé de l’extérieur avec une telle violence que je ne peux m’y dérober) est
prototypique du fonctionnement psychotique, que celui-ci soit conséquent à des traumatismes
précoces (cfr le cas Jean) ou à des traumatismes survenant plus tard dans le parcours de vie,
par exemple durant la (pré)adolescence (le cas Sayadi) ou à l’âge adulte sur un psychisme
préalablement structuré de façon suffisamment stable dans la lignée névrotico-normale
(Monsieur D.).
En effet, comme le montre la figure 2, dans la névrose, le sujet n’est pas aliéné à (collé à)
une seule identification imaginaire de Soi pour l’autre (il a la « liberté » de se construire
différents rôles sociaux auxquels il s’identifie, le vecteur mI) et de l’autre pour Soi (il a la
« liberté » de se construire différentes représentations de chacun de ses autres, le vecteur iM).
C’est précisément un des effets de l’installation de la fonction phallique et de la métaphore
paternelle. Elle consiste à séparer l’enfant de la mère et, se faisant, de lui permettre de quitter
l’état de paranoïa étouffante dans lequel le « Je est un Autre », dans lequel le sujet (qui est
alors un assujet) est entièrement aliéné au désir de l’Autre (maternel). C’est ce décollage qui
initie l’installation des vecteurs identificatoires mI et iM.
L’exposition traumatique extrême fait voler en éclats la matrice œdipienne (le phallus
imaginaire et symbolique) et l’axe identificatoire (de Soi et de l’autre). Le résultat en est que
le Je devient un Autre. Dans le schéma 2, il n’y a plus d’axes identificatoires mI et iM ; la
seule communication possible entre le sujet et l’Autre se situe sur l’axe imaginaire a-a’. Il
s’agit dans ce cas d’une lutte à mort non médiée par l’ordre symbolique (l’écart entre
imaginaire et symbolique est aboli) et dans laquelle le sujet (en a) se vit, de ce fait,
entièrement aliéné à l’autre (en a’). La seule relation possible entre le sujet, l’autre et par
extension le monde est une lutte à mort entre deux ennemis (l’axe a-a’) avec pour unique
enjeu l’annihilation de l’un par l’autre (cfr la conceptualisation hégelienne de la lutte à mort).
C’est le but poursuivi par le bourreau : l’aliénation totale et sans fin de sa victime à sa volonté,
la victime se sent et se vit, plus ou moins totalement (c’est un critère de différenciation entre
les différents états post-traumatiques ; voir point 4.10), « possédé », assujetti à son bourreau.
C’est alors pour pallier à ce trou dans le symbolique (un signifiant qui signifierait l’in-
humanité) et dans l’imaginaire (une représentation de l’in-humanité) que le sujet réagit, soit
par une cascade de remaniements des signifiants comme dans la paranoïa qui est une tentative
de symboliser l’imaginaire (Dor, 1985) (c’est ce que fait Sayadi), soit par un désastre
croissant de l’imaginaire comme dans les hallucinations qui sont des tentatives
d’imaginariser le symbolique (Dor, 1985) qui fait (temporairement) défaut, à savoir ici le
signifiant qui signifierait l’in-humanité. C’est ce que faisaient Monsieur D. ainsi qu’Ahmed :
« Toute ma vie est un cauchemar. Je vis toujours avec les mêmes cauchemars, les cris des
enfants, des scènes de l’explosion, ça défile toujours devant moi. »
185
Clinique de l’humanisation
Pensé ainsi, le déclenchement de la psychose est le signe d’un vide insupportable dans le
symbolique par suite de l’élision du signifiant phallique (je reviendrai plus loin sur le concept
d’élision). D’où la perplexité inaugurale du sujet. S’en suit un appel désespéré du sujet d’un
signifiant de base (qui signifierait l’in-humanité), appel qui, s’il reste sans réponse, initie le
processus d’installation de la psychose. En effet, si son appel reste dans le vide par suite de
la destruction des bons objets internes et de la défaillance de l’Autre (supposé secourable),
voire de son rejet, le sujet n’a plus d’autres solutions que le refuge dans la folie.
3. 2 La h on te , l a mé l a n co l ie et le s en ti m e nt d’ êt r e u n
mo rt v i v an t
J’ai décrit comment les coups et les après-coups abominables sont autant d’attaques
contre les bons objets internes, attaques pouvant mener à la destruction de ces bons objets
intériorisés. C’est au départ de cette destruction psychique que le sujet se déconnecte des
autres et du monde et se vit dans un état de totale solitude. C’est cette déconnection du monde
et des autres qui est, entre autres, à l’origine de l’émotion-sentiment de honte : « J’ai honte
quand je marche dans la rue, comme si les gens voyaient sur mon visage ce qui s’est passé »
(Monsieur F.).
Comme le souligne Ciconne et Ferrant (2009), la honte est un sentiment plus primitif que
la culpabilité. Les auteurs font par exemple référence aux conceptualisations d’Imre Herman
(1943, [1972], p. 39) qui écrit : « Avoir honte, c’est en dernière instance perdre le contact
avec la mère, objet du cramponnement, c’est perdre le sentiment d’orientation spatiale qui
permettrait de la retrouver, de l’orientation symbolique qui portait vers elle symbolique-
ment. » Imre Herman souligne par ailleurs que la honte est à la fois centrifuge – la crainte
d’être exclu, décramponné de la mère et du groupe – et centripète, la honte est une
conséquence de l’exclusion (Ciconne, Ferrant, 2009, p. 9).
Comme évoqué au chapitre 2, cette intuition de Herman est actuellement validée par les
neurosciences. En effet, comme le décrit Schore (2003, pp. 18-19):
The negative affect of shame is the infant’s immediate physiological-emotional response to an
interruption in the flow of an anticipated maternal regulatory function, psychobiological
attunement which generates positive affect. In other words, shame is the reaction to an
important other’s unexpected refusal to enter into a dyadic system that can recreate an
attachment bond.
186
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
Sans projet d’avenir car privé du sentiment de connexion au monde, sentiment dont la
honte est le substrat, le sujet est envahi par un sentiment de mélancolie.
Par analogie aux formulations freudiennes concernant la paranoïa (le cas Schreber),
Abraham (1912, [1965], p. 105) propose de mettre les formulations fondamentales suivantes
au cœur de la mélancolie : 1/ « Je ne peux pas aimer les autres, je suis obligé de les détester »
et 2/ « Les autres ne m’aiment pas, ils me détestent […] car je suis marqué par des
insuffisances innées : c’est pourquoi je suis malheureux et déprimé. » Le sujet se vit exclu et
s’auto-exclut parce qu’il se vit sale, impur et radicalement différent des autres humains, mort-
vivant en errance dans un monde dans lequel il ne se reconnait plus et ne se sent plus reconnu
par les autres (la mélancolie en tant que trouble de la spécularité).
Ecoutons Paolo : « I sleep, I live like an animal. I have no future. »
Le sentiment d’être un mort vivant est la conséquence de la perte (neuro-
physiologiquement inscrite) du sentiment d’ipséité. L’ipséité concerne nos capacités
autopoétiques et autonarratives, notre sentiment d’être l’auteur et l’architecte de notre
existence dans le monde qui nous entoure et avec lequel nous nous sentons connectés. C’est
cette ipséité même qui risque d’être atteinte lors des vécus extrêmes.
Dans un raisonnement neuroscientifique que je ne détaille pas, les structures
orbitofrontales cortico-subcorticales jouent un rôle central dans la génèse et le maintien du
sentiment d’ipséité. Et ce sont précisément ces structures qui sont attaquées lors des coups et
après-coups traumatiques. Comme le décrit Schore :
In light of the findings that the orbitofrontal cortex is involved in critical human functions that
are crucial in defining the ‘personality’ of an individual, personality organizations that
characterologically access dissociation can be described as possessing an inefficient orbital
frontolimbic regulatory system and a developmentally immature coping mechanism (Schore,
2003, pp. 261-262).
Ce qui fait que le sujet se pense et se vit indifférent à soi-même, à son propre destin et à
ses identités de rôle. S’installe alors « une lente déassignation de Soi, une désinstitution de
soi et du monde, une lente dispersion du tenu ensemble » (Charbonneau, 2010, p. 61).
C’est ce même mécanisme qui est à la base des idéations suicidaires, idéations pouvant
mener au suicide bien réel. Comme le souligne Tatossian (2016, p. 107) : « Cette mort ne
porte pas sur le sujet, mais sur son corps, plus précisément sur le corps-objet perdu par le
mélancolique : le geste suicidaire le fait réapparaître au moment où il le détruit ou fantasme
de le faire. »
187
Clinique de l’humanisation
Quelques mots sur la religion en guise de clôture. Pour ma part, je ne suis pas religieux.
Il me semble néanmoins utile de souligner et d’insister sur l’importance de la religion et de
la spiritualité dans cette clinique. En effet, pour la quasi-totalité de mes patients, la religion
est un élément central qui leur a permis d’installer, de restaurer et/ou de maintenir quelque
chose de ces bons objets internes. Abandonnés par les hommes, la spiritualité incarnée par
une figure divine et bienveillante leur a permis à tous de se maintenir, voire d’y puiser
l’énergie nécessaire à leur reconstruction. Ecoutons en guise d’illustration les paroles si
poignantes car si puissamment justes de Monsieur Y. :
I am here for five years now. Nobody is interested in me (la déliaison avec le monde et les
autres). Even with 1 000 people around me, I cannot forget my problem. I don’t see any chance,
anything, you don’t have nothing to do. It’s a big, big problem. Papers are my life. I don’t see
anything (la mélancolie), that’s my life. I can’t do anything here because I can’t erase it from
my mind, you know (l’incapacité à penser et à métaboliser l’horreur dont il fut victime au pays,
la déliaison d’avec Soi, les autres et le monde). […]. I only believe in my God (la déliaison
d’avec la communauté humaine, Dieu comme dernier refuge de celui qui se sent abandonné par
les hommes). I don’t want to become crazy (la dispersion du tenu ensemble). […]. You stay in
your home, you have nothing to do. I am not afraid of anybody in this world. I can’t take any
nonsense. […]. You see those men in the street. It’s better I go and die (le suicide comme dernier
sursaut du sujet). I am ready now, I can go there and suicide myself. Your head is hot (la
confusion inaltérable qui s’installe dans le psychisme). I didn’t have those problems in my
country, you know. Belgian people are racists (les autres ne m’aiment pas, ils me détestent et
donc je déteste les autres). I kill myself (le sentiment de mourir, le sentiment d’agonie comme
résultat des déliaisons ultimes avec Soi et le monde). I kill 1 000 people, I have to do something
(la violence comme tentative désespérée de liaison en entraînant les autres avec lui dans la
mort). […]. I don’t see any chance for me. […]. I am tired to see this emptiness (la mélancolie),
why continue to bother myself?
3. 3 La c r a i nt e d’ u ne c at a st r op h e i mm i n en te . L’ at te nt e
a ng o is s é e d’ un e p un i ti o n i n ex o r a bl e . Le dé s i r d e
pu n it i on
J’ai toujours peur que quelque chose va se passer. Je vois déjà à l’avance qu’un mal va se
produire. La personne qui ne reçoit que des mauvais coups se prépare aux mauvais coups et est
surprise quand quelque chose de bien arrive (Monsieur D.).
188
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
Les sentiments de culpabilité et les désirs de punition sont des tentatives désespérées de
se réapproprier, d’intérioriser et par la même de maîtriser en le transformant ce qui est vécu
comme étant inexorablement imposé par l’extérieur et que le sujet ne peut que subir. Ce sont
des tentatives de rendre endogène ce qui est vécu comme totalement exogène. Ecoutons
Monsieur D. : « Chaque fois que je regarde mon fils aîné, je pense que tout est de ma faute.
Je suis un Tsigane qui a pris une femme serbe. Un jour, le destin me le fera payer. »
Comme repéré par Freud, le délire (et donc les hallucinations et par extension les flash-
back) sont des tentatives de guérison. Je dresse un panorama de la théorie freudienne quant
au statut du délire et des hallucinations au départ de la thèse doctorale de Vincent Di Rocco
(2006).
Le délire en lui-même est considéré, tout au long des écrits freudiens comme une tentative
de guérison par la reconstruction de la réalité atteinte par le repli libidinal :
Et le paranoïaque rebâtit l'univers, non pas à la vérité plus splendide, mais du moins tel qu'il
puisse de nouveau y vivre. Il le rebâtit au moyen de son travail délirant. Ce que nous prenons
pour une production morbide, la formation du délire est en réalité une tentative de guérison,
une reconstruction. Le succès, après la catastrophe, est plus ou moins grand, il n'est jamais
total ; pour parler comme Schreber, l'univers a subi « une profonde modification interne ».
(Freud, 1920b, [2005], p. 315).
Le délire a dès lors une fonction à la fois réparatrice et transformatrice. Il intervient dans
le deuxième temps du processus pathologique, après la catastrophe psychique, afin de
restaurer le lien avec le monde extérieur, tout en modifiant radicalement la représentation de
ce monde extérieur. Puis, en 1924, Freud reprend ce schéma en précisant que le délire
s'accompagne d'un processus de restitution de l'investissement libidinal perdu. Cette recon-
struction se fait toujours sous l'égide du principe de plaisir, mais elle est porteuse de l'histoire
de la rupture douloureuse avec la réalité. « La refonte de la réalité porte dans la psychose sur
les sédiments psychiques des précédentes relations à cette réalité, c'est-à-dire sur les traces
mnésiques, les représentations et les jugements que jusqu'alors on avait obtenus d'elle et par
lesquelles elle était représentée dans la vie psychique » (Freud, 1924, [2005], p. 301).
Cette reconstruction a donc une valeur représentative historique. Les « sédiments
psychiques » sont remaniés, mais restent un matériau de choix pour le travail de réhabilitation
du lien avec la réalité externe. Dans ses derniers écrits, Freud précisera ce rôle représentatif
de la reconstruction délirante :
Les délires de ces malades m'apparaissent comme des équivalents des constructions que nous
bâtissons dans le traitement analytique, des tentatives d'explication et de restitution, qui, dans
les conditions de la psychose, ne peuvent pourtant conduire qu'à remplacer le morceau de réalité
que l'on dénie dans le présent par un autre morceau qu'on avait également dénié dans la période
d'une enfance reculée (Freud, 1937b, [1985], p. 280).
189
Clinique de l’humanisation
Le délire possède aussi implicitement un autre statut représentatif. Il est aussi porteur
d'une représentation de l'état interne du sujet, un état dont le sujet ne peut rendre compte
directement, un état non subjectivé. Le sentiment d'apocalypse est une métaphore de l'état de
catastrophe interne. Le délire transpose la catastrophe interne dans l'univers perceptif du
monde externe. « La fin du monde est la projection de cette catastrophe interne, car l'univers
subjectif du malade a pris fin depuis qu'il lui a retiré son amour. » (Freud, 1937b, [2005], p.
280). Le délire, en tentant de réparer la catastrophe interne, vient aussi la représenter. Freud
reprend l'analogie classique, depuis l'époque de la Renaissance, qui unit rêve et délire, « Le
délire c'est le rêve des personnes qui veillent » (Foucault, 1972, p. 258).
Cette analogie entre la réalisation hallucinatoire du désir dans le rêve et l'hallucination
pathologique est présente dès le début des travaux freudiens. Son intérêt pour le tableau
clinique de l'Amentia, décrit par Meynert, est contemporain des travaux qui vont déboucher
sur la rédaction de L'interprétation des rêves. L'hallucination comme le rêve vient accomplir
quelque chose, un désir en écho avec le principe de plaisir. Avec le modèle du rêve, l'Amentia
devient une psychose hallucinatoire de désir (Freud, 1915, [2012], pp.123-143). Dans son
texte Délire et rêve dans la Gradiva de Jensen, Freud (1907, [2015]) poursuit cette concep-
tion de l'hallucination venant réaliser un désir préalablement refoulé. Cette conception entre
en résonance avec les propositions qu’il avance en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir
(Freud, 1920a, [2001]), texte dans lequel il place la compulsion à la répétition au cœur du
fonctionnement psychique, compulsion à la répétition qui prend le pas sur le principe de
plaisir.
Cette analogie entre rêve et psychose qui fait du rêve une psychose « normale » (1938a,
[2010], p. 39) conduit à réfléchir sur ce qui relie rêve et psychose tout en les séparant. Elle
permet d'envisager l'apparition des processus hallucinatoires comme étant liée à une
modification des frontières entre les instances psychiques, une perte de différenciation, une
trop grande perméabilité, mais aussi basée sur un processus de réinvestissement marqué par
la compulsion de répétition échappant au principe de plaisir. Dans ses derniers écrits, le délire
prend un statut métapsychologique d'importance majeure, le délire est porteur d'une
historicité des troubles psychiques. « Ce qui importe, c'est l'affirmation que la folie non seule-
ment procède avec méthode, comme le poète l'a déjà reconnu, mais qu'elle contient aussi un
morceau de vérité historique ; ainsi on est amené à admettre que la croyance compulsive que
contient le délire tire sa force justement de cette source infantile. » (1937b, [2005], p. 279).
Cette proposition débouche sur l'indication d'une thérapeutique possible pour les
psychoses :
On renoncerait à la peine inutile de persuader le malade de la folie de son délire et de la
contradiction qui l'oppose à la réalité, et on baserait plutôt le travail thérapeutique sur le fait de
reconnaître avec lui le noyau de vérité contenu dans son délire. Ce travail consisterait à
débarrasser le morceau de vérité historique de ses déformations et de ses appuis sur la réalité
actuelle, et à la ramener au point du passé auquel il lui appartient (Freud, 1937a, [2005], p. 280).
190
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
191
Clinique de l’humanisation
Lacan quant à lui parlera de « jouissance ». Je complète le survol que j’ai précédemment
fait de ce concept au départ d’un article de Marie-Christine Laznick (1990). Dans cet article,
elle pense la jouissance lacanienne comme trace de la dyade originaire mère-infans, dyade
dans laquelle la jouissance du bébé est, en fait, la jouissance de l’Autre maternel. Il s’agit de
la position de l’infans qui se fait objet de complétude et donc de jouissance de l’Autre
maternel, position qui va de pair avec une disparition subjective de l’infans alors totalement
assujetti au désir de l’Autre. En guise d’illustration, elle fait référence à un texte de Lacan
dans lequel il énonce « la souffrance offerte en la personne du Christ a dû faire la jouissance
d’un autre ».
Ferenczi introduira la notion d’identification à l’agresseur. Selon Ferenczi, ce qui se passe
à ce moment-là, c’est une régression à un stade très archaïque du fonctionnement psychique,
le stade de la symbiose des premiers mois, stade dans lequel le psychisme de l’infans et celui
de la mère ne font qu’un. Le processus d’identification est le processus primaire d’entrée en
relation. L’enfant n’a pas encore conscience de lui-même et son Moi réagit aux
agressions « non par la défense mais par l’identification anxieuse et l’introjection de celui
qui l’agresse ou le menace ». Et d’ajouter : « C’est seulement maintenant que je comprends
pourquoi mes patients se refusent si obstinément à me suivre lorsque je leur demande de
réagir aux torts subis par de la haine ou de la violence » (Ferenczi, 1932a, [1982], p. 131).
Pensé ainsi et en résonance avec la proposition ferenczienne, la conceptualisation de la
jouissance en tant que résultat d’une identification primaire à l’objet de jouissance de l’Autre
(bourreau) fait cliniquement sens. Car elle montre ce qui est au cœur de l’hallucination et des
flash-back, à savoir leur degré de réalité, conséquence de la non-différentiation entre le Moi
(le Soi) et l’autre, du collapsus des frontières psychiques séparant l’intérieur de l’extérieur.
Ce collapsus provoque également un collapsus du passé, du présent et du futur. Pour le bébé
collé à l’Autre maternel, le temps s’abolit, ne s’écoule plus, tout est passé-présent-futur.
C’est également cette indifférenciation entre Soi et l’autre et ce passé im-passé qui
différencie le rêve et le cauchemar qui sont des « psychoses normales » de la psychose. Car
au réveil, le rêveur a conscience qu’il a rêvé et que donc son rêve ou son cauchemar sont des
productions de son propre psychisme. Alors que dans le cas de Monsieur D. et dans le cas de
pléthore d’autres patients, les hallucinations les replongent parfois dans un passé-toujours-
encore-présent qu’ils vivent comme leur étant imposé par des forces qui leur sont extérieures
et auxquelles ils ne peuvent résister. Les hallucinations sont la conséquence d’une terreur
représentée mais non symbolisée (intégrée dans un narratif). Le rejet (la forclusion) a rejeté
à l’extérieur ce que le refoulement aurait conservé à l’intérieur et le mécanisme
d’identification projective initie un collage aux dites projections qui acquièrent, de ce fait, un
statut de réalité. Ce sont ces mécanismes (la projection identificatoire, la forclusion au lien
de refoulement) qui différencient la névrose de la psychose et la psychose post-traumatique
de la névrose post-traumatique. J’y reviendrai en fin de chapitre.
192
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
21 J’entends par « phenomenological mind » l’esprit incarné (embodied mind), car la conscience (the mind)
est toujours une conscience de quelque chose qui est corporellement ressenti.
193
Clinique de l’humanisation
Les somatisations (les somatoses) se différencient des hallucinations dans le degré plus
archaïque de la tentative de mise en sens. Dans les somatoses, il s’agit de proto-
représentations inscrites dans le corps, à savoir le fait que « le corps est exposé à la nécessité
de décoder et de transformer en acte des signaux primitifs, non verbaux, venant de la psyché »
(Mc Dougall, 1989, [2012], p. 94). Dans un discours lacanien, cette réalité du corps souffrant,
c’est ce sur quoi le sujet butte, c’est ce qui échappe à toute tentative de symbolisation et
revient dès lors toujours à la même place, comme inscription dans le corps.
Partant des théorisations laplanchiennes, Dejours introduit le concept d’inconscient
amential pour rendre compte des processus à l’œuvre dans les somatisations. J’en donne un
aperçu car ces conceptualisations sont relevantes pour la clinique. Laplanche (2007) formule
l’hypothèse de trois inconscients, à savoir l’inconscient refoulé, l’inconscient enclavé et
l’inconscient mythosymbolique. Le premier est l’inconscient freudien et est accessible par la
méthode psychanalytique de levée ou de contournement du refoulement. Il résulte des
« messages énigmatiques » au sein de « la situation anthropologique fondamentale » de la
communication des adultes avec les enfants (une relation de totale dépendance de l’enfant).
Les messages des adultes sont compromis par leur propre sexualité infantile refoulée et
réactivée dans la relation à l’enfant, dans lequel ils implantent, à leur insu, de manière plus
ou moins traumatique, « des signifiants sexuels énigmatiques ». Le deuxième, l’inconscient
enclavé, est l’inconscient clivé qui chez les psychotiques semble directement lisible
(l’inconscient à ciel ouvert). Il résulte de l’intromission, la variante violente de
l’implantation. Cette intromission s’oppose à la reprise traductive-refoulante (comme dans
l’inconscient sexuel) et met à l’intérieur du psychisme (de l’inconscient) un élément rebelle,
non-encore métabolisable. Le troisième inconscient est l’inconscient mythosymbolique. Il
contient les mythes et les symboles, offerts et transmis par la culture (l’inconscient culturel)
et qui constituent des aides à la traduction.
Dejours (2001 et 2009) complexifie la pensée de Laplanche. Il présente une troisième
topique, incluant le clivage. L’inconscient se diviserait en deux parties distinctes, clivées
l’une de l’autre : l’inconscient refoulé ou l’inconscient sexuel et l’inconscient amential. « Le
premier secteur (l’inconscient sexuel, mon ajout) serait constitué par le refoulement
originaire. Le second secteur serait formé en contrepartie de la violence exercée par les
parents contre la pensée de l’enfant. Lorsque, en réponse à la séduction exercée par l’adulte
sur le corps de l’enfant (cfr la théorie de la séduction généralisée de Laplanche, mon ajout),
l’activité de penser de ce dernier déclenche la violence de l’adulte, la pensée de l’enfant
s’arrête. Faute de pensée, il ne peut y avoir refoulement originaire. Ceci suppose en effet une
« énigme », un message énigmatique à penser, à traduire par l’enfant et un résidu non traduit
(cfr le concept de Réel chez Lacan, mon ajout). Ce secteur de l’inconscient, formé sans
passage par la pensée, est la réplique au niveau topique des zones du corps exclues de la
subversion libidinale et du corps érogène (cfr le stade du miroir chez Lacan, une partie du
corps n’est pas réfléchie par le miroir, n’est pas nommée par « le témoin qui décante », mon
ajout). Formé hors de pensée propre de l’enfant, ce secteur de l’inconscient sera dénommé
194
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
sans pensée ou amential. Faute de pensée à son fondement, il ne pourrait donner lieu ni à des
retours du refoulé, ni à aucune pensée nouvelle. Le mode de réaction principal de cet
inconscient amential serait la désorganisation du moi ou déliaison critique » (Dejours, 2001,
p. 85-86). Cette désorganisation serait provoquée par une irruption de la conscience par des
contenus amentiaux, pour Dejours, des affects de rage. C’est ce dont rend compte la totalité
de mes patients (voir par exemple le cas Philippe et mes développements sur la violence
fondamentale).
Ecoutons Maryam en guise d’illustration :
Moi : Je pense que le plus dur, ce n’est pas le viol, ce que vous avez vu, mais la haine, qu’est-
ce qu’on fait avec la haine ?
Madame B. : Je ne dirais pas que c’est essentiellement la haine mais la peur qui m’habite.
Moi : Peur de la haine que vous pourriez sentir ?
Madame B. : Effectivement, la peur qui pourrait faire naître une haine destructrice. J’ai peur
que cette haine ne mène à la destruction.
Comme le montre le schéma ci-dessous (Dejours 2001, p. 91), l’inconscient amential est
« contenu » à deux niveaux :
22 Dans la pensée psychanalytique, la répression est distincte du refoulement surtout du point de vue topique.
Dans le refoulement, l’instance refoulante (le moi), l’opération et son résultat sont inconscients. La répression
serait au contraire un mécanisme conscient jouant au niveau de la « seconde censure » que Freud situe entre
le conscient et le préconscient ; il s’agirait d’une exclusion hors du champ de conscience actuel et non du
passage d’un système (préconscient-conscient) à un autre (inconscient) (Laplanche et Pontalis,1967, [2007],
p. 419).
195
Clinique de l’humanisation
Quant à Maryam, elle souffrit pendant des années de somatisations très invalidantes,
qu’elle ne mettait pas en rapport avec les affects d’effroi et de rage suite à son exposition
prolongée à la barbarie dans son pays. Elle se contentait de mentionner « ses douleurs » en
thérapie et allait voir son généraliste qui lui prescrivait des médicaments. Ce n’est qu’à partir
du moment où elle commença à raconter et à revivre les horreurs en séance que ses
somatisations commencèrent à s’atténuer, pour ensuite presque disparaître.
A un niveau plus inconscient, l’inconscient amential est contenu par le système
inconscient refoulé/préconscient qui sert d’étai plus ou moins épais, face aux pressions de
l’inconscient amential. L’inconscient sexuel sont les désirs et les fantasmes (sexuels et non-
sexuels) en lien avec la sexualité refoulée infantile. Dans la pensée de Freud, ce sont ces
fantasmes qui orientent notre être et qui sont à la base de nos projets de vie.
Plus la barre du clivage glisse vers la gauche, plus mince sera l’épaisseur de l’étai et moins
la stabilité de la topique sera garantie. Il y a un danger permanent d’envahissement de la
conscience par des contenus amentiaux, à savoir des images et des affects bruts en lien avec
la violence non-symbolisée (voir le cas Philippe), des affects de terreur innommable et de
totale déréliction. En effet, ces contenus ne peuvent être transformés par et repris dans
l’inconscient sexuel refoulé, celui-ci ne disposant pas de représentations pour représenter
et/ou fantasmer l’horreur. Le sujet se protège alors de cet envahissement en « somatisant »,
en inscrivant l’indicible effroi concomitant au vécu d’annihilation subjective et de la plus
totale déréliction dans le Réel de son corps.
Dans un discours biologique et en guise de complément des développements proposés
précédemment, cette inscription se fait par une activation paradoxale et quasi permanente du
système nerveux central (CNS).
Comme déjà décrit, lors de l’exposition au stress, la branche sympathique du CNS
s’active afin de mettre le sujet dans un état physiologique optimal pour affronter l’exposition
à l’évènement perçu comme menaçant (la réaction fight or flight). Cette activation entraîne
la libération d’hormones de stress dans le cerveau (adrénaline, noradrénaline, dopamine) et
une accélération du rythme cardiaque, de la respiration et de la tension artérielle. Une fois la
menace disparue, l’activation de la branche sympathique, s’éteint sous l’influence de la
196
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
En effet, un gain narratif ne fera pas nécessairement céder les somatisations ni faire
disparaître les hallucinations. Cette petite blague de Woody Allen, comme on le sait grand
« consommateur » de psychanalyse, en guise d’illustration. Il s’agit d’une plaisanterie qu’il
m’arrive d’utiliser lors de mes thérapies pour illustrer que la psychothérapie psychanalytique
n’est pas un exercice intellectuel mais bien un processus affectif.
Deux amis juifs, dont l’un a fait une longue psychanalyse, parlent des effets de la cure. Le
premier demande au second ce que sa longue analyse lui a apporté. « Je vais beaucoup mieux,
vraiment », dit celui-ci. A quoi rétorque le premier : « Et donc, maintenant, tu ne désinfectes
plus la poignée de la porte avant de l’ouvrir ? » « Bien sûr que si, je la désinfecte, sinon je
pourrais me chopper une maladie. Mais à la différence d’avant, maintenant je sais pourquoi je
le fais. »
197
Clinique de l’humanisation
Il s’agira dans cette clinique d’opérer un va-et-vient intermittent vers l’expérience afin de
la revivre, par fragments, avec un psychothérapeute suffisamment accordé au ressenti du
narrateur. Cette co-expérience au sein de l’espace thérapeutique peut aboutir, in fine, parfois
après de nombreuses années de psychothérapie, à l’expérience cette fois-ci pleinement vécue
(donc non dissociée) de l’horreur et à la symbolisation infra-langagière (une symbolisation
implicite, jenseits des mots, en lien avec des vécus corporels) et langagière (en mots et/ou en
images) des affects (d’annihilation subjective, de terreur, de déréliction et de solitude
absolue, de vide représentatif, de mort psychique, etc.) qui se cachent derrière les images.
C’est dans et par cette métabolisation des affects que les hallucinations et les somatisations
se liquideront ou pour le moins disparaîtront dans les limbes. Ce sera un des sujets du dernier
chapitre.
En guise de conclusion de ces quelques développements consacrés aux hallucinations et
aux somatisations : les hallucinations, les flash-back et les somatisations ont un statut
paradoxal. Ceux-ci sont tant des invitations du sujet de l’inconscient au sujet de la conscience
(le Self) à chercher et à donner du Sens que des mécanismes de défense mis en place par le
sujet de la conscience contre le travail extrêmement pénible de mise en Sens. Les
hallucinations, les somatisations, les reviviscences sont des formations de compromis. « Elles
sont la trace d’une histoire en attente d’une subjectivation. Ce sont des moments du passé
non-intégrés (insuffisamment intégrés, mon ajout) qui hantent le présent et tentent de se
substituer à lui. » (Roussillon, 2007a, p. 19). C’est, entre autres, cette quête très difficile d’un
Autre Sens qui fait que certains patients arrêtent leur thérapie après l’obtention de leurs
papiers. Un tel abandon correspond à ce que Freud identifie comme une fuite dans la santé.
Hélas, l’expérience prouve qu’une rémission spontanée d’un traumatisme extrême est peu
probable. J’y reviendrai à la fin de ce travail.
Dans son texte consacré aux névroses de guerre, Ferenczi décrit les similitudes entre
traumatismes précoces et traumatismes extrêmes survenant plus tard dans le parcours de vie
en plaçant la régression à l’état de bébé et la stase de la libido dans le Moi au centre de sa
théorisation de la névrose de guerre qu’il range dans la catégorie des névroses narcissiques
(démence précoce et paranoïa) (Ferenczi, 1918, [1974]).
Les développements que je propose s’inscrivent dans la continuité de la proposition
ferenczienne. Je me base pour ce faire sur les théorisations que fait Richard au départ de la
pensée winnicottienne (Richard, 2011b, pp. 103-105 et Richard, 2015) quant aux dynamiques
psychiques à l’œuvre dans le psychisme du bébé et celui de l’adolescent.
198
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
L’état que décrivent les patients cités et bon nombre d’autres patients est similaire mais
pas identique à l’état de bébé. Similaire car le sujet se vit flottant, a-sujet, replongé dans le
chaos des origines. Ne disposant pas de signifiants permettant de signifier l’énigme révélée
par les expositions traumatiques extrêmes, énigme qu’il vit dans le Réel de son corps, le sujet
se vit flottant, morcelé, clivé d’une partie de lui-même, comme replongé dans un état
similaire mais pas identique au chaos des origines. En effet, comme le décrit Winnicott, le
moi en début de vie n’est pas unifié. Il varie en fonction des réponses de son entourage et de
la multiplicité de ses sensations internes et externes. On peut se le représenter comme une
topologie de noyaux pluriels. « Le début théorique est marqué par un stade de non-
intégration » (Winnicott, 1967, [1990], p. 152). L’unité du moi émerge dans la dynamique
plurielle des sensations ressenties par le bébé lorsqu’il est « aéroporté » (ibid., p. 153) d’une
place à l’autre par sa mère ou dans le jeu où le père le fait voler en l’air, puis le rattrape.
L’érotisme musculaire donne consistance à l’intégration de son vécu morcelé primitif, mais
l’unification peut rester de surface et comporter des failles dissociatives, le sujet s’enferme
alors dans « le souhait d’être mort » (ibid., p. 172), dans une « solitude d’avant dépendance »
(ibid., p. 174). Entre non-intégration et intégration, il semble « pris dans un retard indéfini ou
infini » (ibid., p. 187). Cet indéfini concorde, par sa nuance mystique, avec une « absence de
psychose » (ibid., p. 193) en « continuité de la crudité de l’état initial » (ibid., p. 200).
Contrairement à Melanie Klein, Winnicott ne fait pas la supposition d’une phase schizo-
paranoïde (« il n’est pas nécessaire de postuler un état de chaos », ibid., p. 176), mais d’un
état de non-intégration normal, très vite engagé dans un jeu constant avec une « couche […]
faite de substance maternelle et de substance infantile […] qui unit en même temps qu’elle
sépare » (ibid., p. 201). Il valorise l’intégration spontanée, « naturelle », par le moi de ses
expériences psychiques, par exemple celle de l’effondre-ment que « le moi n’a pu […]
recueillir dans l’expérience temporelle de son propre présent (1974, [2000], p. 212). La
maladie psychotique […] organisation défensive dirigée contre une angoisse disséquante
primitive » (1974, [2000], p. 209), survient lorsque l’état primitif normal de non-intégration
de la pluralité du moi du bébé n’a pas pu évoluer en jeu de différenciation/indifférenciation
avec la « substance maternelle », terme qui inclut le corps et le psychisme de la mère. Dans
la mesure où Winnicott se fait une idée génétique de la psychose comme sidération face à
« la crudité de l’état initial » d’une psyché non encore unifiée, la crainte d’y retourner (par
désintégration) concerne tout un chacun et pas seulement les individus demeurés fixés à cette
phase. C’est ce qui risque d’arriver lors des vécus extrêmes, car les émotions-sentiments en
lien avec l’exposition à l’in-humaine horreur ne peuvent être contenus par la couche
psychique originaire faite de substance maternelle et infantile. En effet, cette couche ne
199
Clinique de l’humanisation
200
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
narration se fait au départ d’une expérience de vide que Winnicott identifie comme
expérience de pot-au-noir (voir ci-dessus).
Telle est également la tâche devant laquelle se trouve le sujet en traumatisme extrême. Il
est psychiquement débordé par des affects qui viennent de son intérieur, affects initialement
opaques. Ne comprenant pas ce qu’il ressent dans son corps, le clivage psyché-soma se met
en marche. Le sujet se trouve alors devant la tâche gigantesque de s’inventer des signifiants
lui permettant de signifier ce qu’il éprouve dans sa chair. Pour similaire qu’elle puisse être,
cette tâche n’est cependant pas identique au processus adolescentaire. Car les signifiants
Autres qu’il aura à trouver ne sont que difficilement extrapolables, distillables des signifiants
lui ayant permis de se signifier avant l’horreur. En effet, aucun de ces signifiants ne permet
de signifier l’in-humanité. Il lui faudra dès lors commencer la quête titanesque, aux confins
même de ses possibilités psychiques à penser, de signifiants se situant jenseits, au-delà, en-
deçà des signifiants œdipiens. C’est en ce sens que la clinique de l’extrême ouvre sur un
questionnement concernant l’essence même de l’être-humain, de son ontogénèse et de sa
psychogénèse. Comme je l’approfondirai dans mon point suivant, c’est ce questionnement
qui est en dernière analyse au cœur de toute structuration psychique. Formulé autrement : la
structuration psychique (que ce soit dans la lignée névrotico-normale, franchement névrosée,
en fonctionnement pervers, en fonctionnement limite ou en fonctionnement psychotique) de
l’homme montre, révèle la réponse qu’il s’est trouvée face à l’énigme de son existence.
J’ai précédemment décrit que toute structuration psychique, à entendre comme la façon
strictement singulière dont l’individu se vit et se pense en relation aux autres et au monde,
peut, en dernière analyse, être pensée comme résultant de la confrontation à une énigme, à
savoir ce qui, dans l’expérience est initialement impensable de par la déficience des structures
cognitives préexistantes. Cette énigme initie une rupture, plus ou moins longue, dans le
sentiment de continuité d’existence. Le sujet se sent alors confus, flottant temporairement
comme dans le vide, jusqu’au moment où il réussit en pensant à créer des structures
cognitives autres lui permettant de penser et de donner sens à ce qu’il expérimentait.
Je propose d’utiliser le terme traumatisme de structure (traumatismes structurants) pour
ces expériences de rupture passagère, expériences qui sont source de croissance psychique.
Dans le référentiel de la philosophie de l’esprit (Philosophy of Mind) précédemment
esquissée, cette croissance psychique s’opère par le processus de production de théories
d’ordre supérieur (HOT, Higher Order Theories). Ces HOT permettent la symbolisation
d’expériences préalablement non-encore advenues et dès lors corporellement vécues comme
étant imposées de l’extérieur, échappant au contrôle conscient du sujet.
Dans un référentiel neuroscientifique, ces théories symboligènes, qui idéalement
deviennent de plus en plus complexes lors de l’ontogénèse et de la psychogénèse sont l’effet
de l’activité de l’appareil à penser les pensées (la structure psychique), plus spécifiquement
201
Clinique de l’humanisation
de l’esprit (the Mind) qui est tant l’émanation de cet appareil à penser les pensées que ce qui
le constitue. Cet appareil à penser les pensées (cette structure psychique) est un système auto-
poétique. En effet, comme le développe par exemple le prix Nobel Roger Sperry, l’esprit (the
Mind) est une propriété émergente du cerveau (the Brain) qui exerce une régulation
downward du cerveau, et, ce faisant, une régulation des processus physiologiques, des
ressentis corporels. C’est dans et par cette régulation downward que le sujet s’approprie ses
ressentis corporels, initialement vécus comme aliénants. C’est le concept pilier de l’édifice
métapsychologique freudien, la conception de la pulsion comme « concept limite
(Grenzbegriff) entre le psychisme et le somatique, comme le représentant psychique des
excitations issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de
l’exigence du travail qui est imposé au psychique en conséquence de sa liaison au corps »
(Freud, 1915, [2012], pp. 17-18). Et c’est dans et par cette appropriation subjective que
s’opèrent la structuration psychique, la construction, l’aménagement (par assimilation) ou la
déconstruction-reconstruction (par accommodation) de l’appareil à penser les pensées.
Je cite quelques phrases de Sperry (1980) pour permettre au lecteur d’appréhender la
façon dont il conçoit le processus de subjectivation humaine et la constitution de l’appareil à
penser les pensées :
Emergent mental powers must logically exert downward causal control over
electrophysiological events in brain activity […]. Rather than viewing the mind of man as a
‘first cause’ or ‘prime mover’ (Popper, 1962 ; Popper & Eccles, 1977), I see the brain as a
tremendous generator of emergent novel phenomena that then exert supercedant control over
lower-level activities. The higher-level functional entities of inner experience have their own
dynamics in cerebral activity and, contrary to Popper’s interpretation of my view (Popper &
Eccles, 1977, p. 209), they also interact causally with one another at their own level as entities
(Sperry, 1969b). […] But the creative process is not indeterminant. The laws of causation are
nowhere broken or open. It is all part of a continuous hierarchic manifold, a one-world
continuum […]. On these terms, human decision-making is not indeterminant but self-
determinant. Everyone normally wants to have control over what he does and to determine his
own choices in accordance with his own wishes. This is exactly the kind of control our mind-
brain model provides (Sperry, 1976b, 1977b). But this is not freedom from causal determinacy.
A person may be relatively free in this view from much that goes on around him, but he is not
free from his own inner self. The emphasis here is the diametric converse of the behaviorist
contention that ideas, motives and feelings have no part in determining conduct and therefore
no part in explaining it. Once generated from neural events, the higher order mental patterns
and programs have their own subjective qualities and progress, operate and interact by their
own causal laws and principles which are different from and cannot be reduced to those of
neurophysiology [...]. The mental entities transcend the physiological just as the physiological
transcends the [cellular], the molecular, the atomic and subatomic, etc. The mental forces do
not violate, disturb or intervene in neuronal activity, but they do supervene. Interaction is
mutually reciprocal between the neural and mental levels in the nested brain hierarchies.
Un autre aspect cliniquement relevant pour le présent travail que soulève Sperry se situe
dans le fait que les structures et les programmes mentaux d’ordre supérieur (les HOT dans le
référentiel de la philosophie de l’esprit) sont multiples et interagissent entre eux. L’être
humain n’est pas uni-dimensionnel, la structuration psychique n’est donc pas rigide. La
202
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
clinique (voir par exemple le chapitre 3) et toute introspection menée suffisamment loin
montrent d’ailleurs bien que cette unidimensionnalité apparente est un masque derrière lequel
se manifeste une plurivocalité de tendances comportementales plus ou moins inhibées, de
représentations de Soi, des autres et du monde parfois très contradictoires, etc.
Comme le souligne Catherine Chabert, le terme structure renvoie à cette mise en tension
entre rigidité et plurivocalité du fonctionnement psychique. Dans la première
conceptualisation, la structure psychique est une totalité fermée qui s’est formée lors de
l’ontogénèse. Chabert propose d’utiliser le terme structural pour ce courant de pensée,
courant dans lequel se range à mon avis le premier Lacan. Dans une telle conception de la
subjectivité humaine, la structuration psychique, le choix de structure par le sujet (dans le
courant de pensée lacanien soit dans la lignée névrotique, soit dans la lignée psychotique, soit
dans la lignée perverse) est donné une fois pour toutes. Dans la seconde approche, celle de la
plurivocalité du fonctionnement psychique, Chabert propose d’utiliser le terme
structuraliste. Dans cette approche, dans laquelle le présent travail est inscrit, « les structures
sont des systèmes de transformation qui s’engendrent les uns les autres, et de ce fait appellent
à des notions telles que l’autoréglage et l’autorégulation » (Chabert, 2005, p. 119). Dans une
telle approche structuraliste, « le fonctionnement psychique est défini comme potentiel de
transformation » (ibid., p. 146).
Dans un référentiel freudien, la structuration qui est, en dernière analyse, une création de
théories sur soi, le monde et les autres, se fait en phases, chaque phase correspondant au
déclenchement d’un programme génétique inné. C’est la maturation psychique. Sans rentrer
dans le détail ici, ces différentes phases sont le stade oral, le stade anal, le stade phallique et
finalement le stade génital au sortir de l’adolescence, avec idéalement l’installation
suffisamment stable et définitive de la matrice œdipienne (l’inscription du tabou du meurtre
et de l’inceste, de la tiercisation, de la différence des sexes et des générations, du renoncement
à et du deuil de la chose interdite). Chaque phase complexifie les « théories » que le sujet
s’est construit dans les interactions aux autres (des origines) et au monde. Ces théories sont
initialement (aux origines, lors de la phase orale) non-verbales. Ce sont des schémas
implicites, corporellement vécus et cérébralement inscrits comme représentations du corps
en lien avec les objets et le monde (cfr Merleau-Ponty). Ces inscriptions corporelles, ces
marqueurs somatiques (Damasio) en lien avec les objets et le monde s’accompagnent de
vécus affectifs (initialement les émotions primaires, pour Damasio il s’agit des affects de
tristesse, de bonheur, de colère, d’angoisse, de surprise et de dégoût). Cette reprise des
inscriptions corporelles lors du passage des différentes phases (cette création de HOT) produit
toujours un reste, car il y a des limites à l’efficacité symbolique de toute théorie. Dans un
référentiel freudien, c’est ce reste non-symbolisé qui occasionne les fixations plus ou moins
partielles aux différents stades.
Lacan propose de penser la structuration psychique comme analogue à la topologie d’un
nœud borroméen (voir schéma ci-dessous). Dans un fonctionnement névrotico-normal idéal,
ce nœud à trois ronds permet de nouer de façon stable (et rigide) les dimensions Réelles (ce
qui est éprouvé dans le réel du corps), Imaginaires et Symboliques, tout en enfermant, au sein
même du nouage, ce qui échappe à toute mise en images (l’imaginaire) et/ou en mots (le
203
Clinique de l’humanisation
Dans la pensée processuelle du fonctionnement psychique qui est celle que je défends, je
propose avec d’autres de penser les traumatismes précoces déstructurants (Bokanowski
parlera dans ce cas de « traumatisme ») comme se différenciant des traumatismes de structure
(Bokanowski parlera dans ce cas de « trauma ») tant de façon quantitative, soit dans le trop,
soit dans le trop peu, que de façon qualitative, le fonctionnement psychique étant d’une autre
qualité dans les deux « types » de traumatismes. Au niveau quantitatif car tant le trop que le
trop peu provoquent un excès d’excitation potentiellement effractant et traumatisant. Au
niveau qualitatif car cet excès peut donner lieu à des différences qualitatives au niveau du
fonctionnement psychique, par exemple un risque de débordement quasi permanent de la
204
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
psyché par des affects, l’usage de mécanismes de défense plus primitifs pour se défendre de
ce débordement, tels que le clivage, la forclusion en tant qu’elle est rejet hors du psychisme,
l’enkystement, etc.
Les traumatismes de structure (structurants) désignent alors « un niveau de désorganisa-
tion plutôt secondarisé qui n’entame pas la relation d’objet ni l’intrication pulsionnelle et qui
se réfère au traumatisme sexuel de la théorie freudienne de la séduction » (Bokanowki, ibid.).
C’est ce type de traumatisme que j’ai décrit dans les cas de Martine et de Pedro.
En revanche, les traumatismes précoces déstructurants désignent « la logique traumatique
à un niveau plus précoce, plus archaïque, qui compromet les investissements narcissiques et
par conséquent la constitution du Moi » (Bokanowski, ibid.). C’est de ce type de traumatisme
qu’il était question chez Marie, Philippe, Jean et Sabine.
Quant aux traumatismes déstructurants survenant plus tard dans le parcours de vie, il
s’agit d’épreuves pouvant mettre en péril une structuration psychique névrotico-normale pré-
alablement stable. Par analogie avec la différentiation entre les traumatismes de structure
(structurants) et les traumatismes précoces déstructurants, j’ai proposé pour ce type de trau-
matisme de différencier entre traumatismes « banals », à savoir des situations qui relèvent de
l’extrême du quotidien, et traumatismes « extrêmes » qui relèvent de l’extrême de
l’exceptionnel. Cette différentiation est à nouveau en lien tant avec la lourdeur du travail de
l’appareil à penser les pensées et l’impensable de l’évènement traumatique, qu’avec le degré
de destruction des investissements narcissiques dont dépend la constitution du Moi. C’est
ainsi que j’ai montré que le degré de destruction des investissements narcissiques était mineur
chez Fanny et Alexandre. Quant aux sujets exposés à des évènements relevant de l’extrême
de l’exceptionnel (Muslim, Mayrbeck, Mariam, Sarah, Sourour et Monsieur D.), j’ai montré
qu’il y avait des différences quantitatives et qualitatives quant au degré de destruction des
assises narcissiques. Le processus de destruction était moins prononcé chez Muslim que chez
Mayrbeck, Mariam, Sarah et Sourour. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé le diagnostic
de névrose post-traumatique pour Muslim et d’état-limite post-traumatique pour Mayrbeck,
Mariam, Sarah et Sourour. Quant à Monsieur D., les attaques contre les assises narcissiques
ont été tellement violentes qu’elles ont risqué le plonger à jamais dans un état de totale
destruction psychique. D’où le diagnostic proposé de psychose post-traumatique.
Quant à Stela, Mohamed, Sayadi et Ivan, j’ai proposé l’hypothèse que leur
fonctionnement psychique (pour Stela et Mohammed un fonctionnement en état-limite, pour
Sayadi et Ivan un fonctionnement psychotique) résultait de la rencontre entre une fragilité
infantile (des traumatismes précoces) et des traumatismes répétés survenus à l’âge adulte.
Dans une pensée neurophysiologique, toute (dé)structuration psychique résulte en der-
nière analyse, d’une impasse de l’appareil psychique (l’appareil à penser les pensées, the
Mind-Brain) à penser et donc à métaboliser des ressentis corporels en lien avec une énigme.
Cette structuration, c.q. cette déstructuration psychique est en dernière analyse un processus
dans et par lequel des vécus corporels sont soit inclus dans une trame symbolique de plus en
plus complexe (il s’agit alors d’un processus de maturation et de croissance psychique), soit
en sont exclus suite aux ratages (comme dans la névrose), aux carences (comme dans l’état-
205
Clinique de l’humanisation
limite), voire aux déficiences (comme dans la psychose) de l’appareil à penser les pensées.
Il s’agit alors dans la névrose d’une inhibition plus ou moins importante du processus de
maturation psychique avec des points de fixation infantiles. Dans l’état-limite et la psychose,
il s’agit de véritables attaques contre les capacités même à penser et à métaboliser les affects
et donc, d’une attaque contre le processus même de maturation et de croissance psychique.
Comme le décrit Schore (2003, p. 6) : « Regulatory failures of the brain (l’appareil à penser
les pensées, l’esprit-cerveau, ce que Schore identifie comme self-regulatory structures of the
mind, mon ajout) underly the pathofysiology of psychiatric disorders. »
Je souligne en guise d’avant-goût de la seconde partie de cette thèse que cet appareil à
penser les pensées se constitue dans et par l’Autre. Tout traumatisme est dès lors,
consubstantiellement, traumatisme relationnel. Comme le décrit à nouveau Schore (2003, p.
5) : « There is now a widespread agreement that the brain is a self-organizing system, but
there is perhaps less of an appreciation of the fact the self-organization of the developing
brain occurs in the context of the relationship with another self, another brain. »
Cette centralité de l’Autre est également soulignée par Vigotsky (1962) dans sa
conceptualisation du processus d’acquisition du langage par le sujet humain. Cette
acquisition se fait par la mise en marche du Language Acquisition Device qui est un appareil
inné permettant au sujet humain d’entrer dans le langage. Pour Vigotsky, cet appareil ne se
met pas en marche de façon mécanique (automatique). Il est le résultat de l’interaction entre
le sujet (infans) et son environnement : « Verbal thought is not an innate, natural form of
behavior, but is determined by a historical-cultural process, and has specific properties and
laws that cannot be found in the natural laws of thoughts and speech. » (Vigotsky, 1962, p.
51). Pour le dire dans les mots de Richard (2011a, b), il y aurait dans le sujet humain, « une
instance subjectale, toujours déjà-là et en attente d’un interlocuteur ». Ce qui nous ramène à
nouveau à l’hypothèse centrale de ce travail.
En guise de conclusion de ce point et en guise d’ouverture sur la suite de ce chapitre : la
sévérité des dysrégulations affectives décrites ne sera pas la même dans toutes les formes de
souffrance psychique. Il y a des différences quantitatives et qualitatives.
Quantitatives, car l’appareil à penser les pensées du sujet névrotico-normal n’aura pas à
métaboliser des affects aussi terrifiants et débordants que ceux auxquels est exposé quasi en
permanence le psychisme du sujet en état-limite, voire en fonctionnement psychotique. De
la même façon, les affects qu’aura à métaboliser le sujet ayant été exposé à des traumatismes
plus banals, plus quotidiens seront moins disséquants que ceux qu’aura à métaboliser le sujet
ayant été exposé à des traumatismes extrêmes.
Qualitatives, car les différents types de traumatismes engagent également d’autres
questionnements humains. Le questionnement du névrosé n’est pas le même que celui du
psychotique, tout comme le questionnement d’un traumatisé banal est différent du
questionnement d’un sujet qui a été exposé à l’inhumaine barbarie. Les questionnements sont
soit d’une autre essence, soit la prégnance et l’insistance de la question existentielle, à savoir
la question concernant l’être de l’homme, sont radicalement autres.
206
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
L’appel à l’Autre, au Nebenmensch, celui qui se trouve là, à côté, supposé secourable sera
également différent en fonction de la prégnance, voire de la violence de la manifestation de
l’énigme. Pensée ainsi, la fuite dans la folie est une capitulation devant l’énigme, la perver-
sion une tricherie permettant d’ignorer l’énigme tout en la reconnaissant, la névrose un recul
devant l’énigme suite aux hésitations et aux angoisses qu’elle suscite. Ce sera un des sujets
que j’aborderai au point 10. Mais avant cela, attardons-nous un peu sur la question de la
dimension réelle (dans la réalité) et/ou fantasmatique de toute souffrance psychique (le point
8) et sur la question de la psychose post-traumatique au départ du cas de Monsieur D. (le
point 9).
Les mises en résonance et en contraste du cas de Monsieur D. et des cas développés dans
le troisième chapitre montrent bien la distinction entre une étiologie plutôt fantasmatique
(comme dans le « cas » Martine) de la souffrance psychique et une étiologie bien réelle, suite
à des évènements traumatisants survenus dans la réalité. Ce qui ne veut pas dire non plus que
les fantasmes se sont construits à partir de rien. Comme le montrent les développements pro-
posés dans le « cas » Martine, des éléments de réalité ont initiés les fantasmes. J’espère éga-
lement avoir montré que l’impact déstructurant du (des) coup(s) initial (initiaux) et des après-
coups sera d’une autre essence dans les cas où l’étiologie réelle (dans la réalité) ne fait aucun
doute. Et cela au moins à deux niveaux : 1/ Dans les cas de traumatismes précoces et de
traumatismes extrêmes survenant plus tard dans le parcours de vie, « l’importance de l’après-
coup est effacée par le sentiment d’un traumatisme d’une permanence infinie » (Waintrater,
2012, p. 195) et 2/ les mécanismes de défenses utilisés sont fonction de la violence du choc
traumatique et de sa dimension bien réelle. Martine et Pedro utilisent surtout le refoulement,
là où les autres sujets doivent mobiliser des défenses beaucoup plus massives et primitives
pour se maintenir psychiquement en vie, telles que par exemple le clivage, la forclusion,
l’identification projective et la fragmentation de la personnalité psychique.
Comment alors conceptualiser les choses ? Je propose de le faire au départ de la
controverse Freud-Ferenczi qui traverse la psychanalyse depuis ses origines.
Dans la première théorie freudienne (avant l’abandon de sa Neurotica en 1897), Freud se
base sur les symptômes observés chez ses patientes hystériques pour formuler l’hypothèse
que celles-ci ont été séduites sexuellement dans l’enfance et souffrent de réminiscences de
cet évènement précoce. Il semble bien que pour Freud cet évènement ne persiste ni à l’état
conscient, ni proprement à l’état refoulé. Il demeure là en attente, comme dans les limbes,
dans un coin du préconscient, sans être relié au reste de la vie psychique (Laplanche, 1970,
[2008]). C’est un évènement anodin à l’adolescence qui réveille les traces mnésiques de la
séduction infantile, initialement demeurées indéchiffrables étant donné l’immaturité de
l’appareil psychique infantile. C’est donc dans l’après-coup que l’évènement traumatique,
résultant de l’exposition infantile précoce à la sexualité adulte, acquiert sa valeur traumatique
207
Clinique de l’humanisation
et initie les symptômes hystériques. Freud abandonnera plus tard sa théorie de la séduction
réelle (dans la réalité) et placera le fantasme (la séduction fantasmée) au centre de sa théorie
car « il n’existe dans l’inconscient aucun indice de réalité » (Freud, 1897, p. 191). La
psychanalyse ne saurait donc décider du caractère de réalité de la scène. Ce qui fait trauma,
c’est l’exposition à la sexualité, vécue de façon passive par l’enfant (en fantasmes ou dans la
réalité), l’exposition à la différence des sexes et à la castration et les fantasmes que ces
expositions ont initiés dans le psychisme du sujet. Comme repris par Lacan : « La sexualité
est traumatique en tant que telle » (Lacan, 1975) et ce traumatisme est nécessaire et de
structure (structurant) car il permet l’installation de la matrice œdipienne et donc l’entrée
dans la culture et la morale civilisée. A condition, bien entendu, et c’est la distinction majeure
que je fais de concert avec nombre d’auteurs face à l’approche fantasmocentrique du
deuxième Freud, qu’un certain seuil d’excitation (la dimension quantitative) lors de
l’exposition traumatique au Réel (dans une de ses significations lacaniennes, à savoir ce dont
on ne peut rien dire) de la sexualité ne soit dépassé, soit dans le trop, soit dans le trop peu.
Isée Bernateau (communication orale, Master Recherche, Paris, 2013) propose dans ce
contexte de penser l’enfant en devenir névrosé-normal comme écoutant le coït parental à la
porte de la chambre des parents, l’enfant en devenir état-limite comme étant dans la chambre
lors du rapport sexuel parental et l’enfant en devenir psychotique comme étant dans le lit.
Il en va de même pour la confrontation avec la séduction maternelle. Il y a en effet une
séduction à laquelle aucun être humain n’échappe, c’est la séduction des soins maternels
nécessairement imprégnés de sexualité (Laplanche, 1970, [2010] et 1987) : « Le commerce
de l’enfant avec la personne qui le soigne est pour lui une source continuelle d’excitation
sexuelle et de satisfaction partant des zones érogènes » (Freud, 1905, [1987], p. 166). Cette
séduction maternelle est potentiellement traumatique en tant que telle car l’infans ne sait que
faire de ses désirs sexuels, ni d’ailleurs de ceux qui sont présents chez sa mère (cfr le « cas »
Pedro, cfr la lecture que fait Freud du « cas » du petit Hans). Mais cette séduction est
également structurante, car « la mère ne fait que remplir son devoir lorsqu’elle apprend à
l’enfant à aimer ; celui-ci doit en effet devenir un être humain capable, doté d’un besoin
sexuel énergique, et réaliser dans son existence tout ce à quoi la pulsion pousse l’individu »
(Freud, id., p. 166). Sauf, à nouveau, si un certain seuil est dépassé, soit dans le trop, soit
dans le trop peu.
Et c’est précisément cet aspect quantitatif, déterminant quant à l’usage des mécanismes
de défense préférablement mobilisés, qui est à mon avis au cœur de la controverse Freud-
Ferenczi, surtout avant les théorisations freudiennes sur la névrose de guerre (voir plus loin).
En effet, pour le deuxième Freud (celui d’après l’abandon de sa Neurotica et d’avant ses
conceptualisations sur la névrose de guerre), l’exposition initiale est fantasmatique et c’est le
refoulement secondaire (dans l’après-coup) qui est au centre de la pathologie. Alors que pour
Ferenczi, c’est la réalité du coup initial, sa force d’impact (l’aspect économique) et les effets
sur le psychisme (infantile) ̶ par exemple quant aux mécanismes de défenses utilisés ̶ qui
sont déterminants. « Le fait de ne pas approfondir suffisamment l’origine extérieure comporte
un danger, celui d’avoir recours à des explications hâtives en invoquant la prédisposition et
la constitution » (Ferenczi, 1932a, [1985], p. 125). Plus loin dans le même texte, il écrit que
208
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
l’efficacité de la thérapie dépend du fait que les évènements traumatiques du passé « soient
ravivés, non pas en tant que reproduction hallucinatoire (fantasmatique, mon ajout), mais en
tant que souvenir objectif » (id., p. 128).
Plus tard dans ses théorisations, Freud complexifiera sa pensée et placera justement ce
point de vue économique au cœur de sa pensée, « le terme traumatique n’a pas d’autre sens
qu’un sens économique » (Freud, 1916-1917, [2001], p. 331). L’Hilflosigkeit, la détresse du
nourrisson, devient alors le paradigme de l’angoisse par débordement, lorsque l’angoisse
signal ne permet pas au Moi de se protéger contre l’effraction quantitative, que celle-ci soit
interne ou externe. Dans un raisonnement analogue, le désaide du nourrisson, quoique
traumatique en tant que tel, est tout aussi structurant car c’est à travers cet état de dés-aide
des origines que s’effectue l’entrée dans l’intersubjectivité et dans le langage (comme décrit
par De Neuter : « Il est impossible de parler lorsqu’on a le sein en bouche »). Sauf, bien
entendu, si cette Hilflosigkeit dépasse un certain seuil car la détresse dégénère alors en un
état traumatique primaire (Roussillon, 1999, [2010]) et devient une agonie (Winnicott), qui,
lorsque s’y mêle de la terreur liée à l’intensité pulsionnelle engagée, produit une terreur
agonistique, une terreur sans nom (Bion), avec toutes les conséquences potentiellement
catastrophiques pour le psychisme du sujet en devenir.
Freud reprendra l’idée ferenczienne de la centralité du coup initial et de l’impact de la
réalité de la confrontation à la mort et à l’agonie dans ses théorisations plus tardives sur la
névrose de guerre tout en mettant d’autres accents métapsychologiques que ceux de
Ferenczi : « La névrose traumatique est la conséquence d’une effraction étendue du pare-
excitation » (Freud, 1920, [2010], p. 85). Ce n’est donc plus l’aspect sexuel qui est mis en
avant mais bien la confrontation brutale du sujet adulte avec sa propre mort et il ne s’agit
plus d’un évènement refoulé mais bien d’un évènement qui ne se laisse plus oublier et envahit
en permanence le psychisme (un traumatisme déstructurant sur un psychisme préalablement
structuré dans la lignée névrotico-normale).
Comme le fait remarquer Waintrater (2003, p. 71) :
La controverse Freud-Ferenczi ne porte donc pas sur une opposition de principe car tous deux
reconnaissent l’existence de deux types de traumatismes, à savoir les traumatismes de structure
et les traumatismes déstructurants. Mais Freud reste plus intéressé par l’aspect structurel du
traumatisme et sa portée générale pour l’étude des névroses, tandis que Ferenczi se tourne vers
l’étude des changements de la personnalité suite à l’exposition traumatique.
209
Clinique de l’humanisation
ou total) du système symbolique dans lequel le sujet (l’enfant, l’infans) s’était constitué avant
l’effraction traumatique, soit parce que le sujet perd confiance dans ses propres sens, soit
parce que l’unité psychique s’est tellement morcelée en différentes personnalités et que le
sujet ne parvient plus à maintenir le contact avec ses différents fragments.
L’intensité et la réalité de l’impact et du choc traumatique ainsi que les affects générés
font que les mécanismes de défenses, tant à l’origine que dans l’après-coup (par exemple
lorsque le patient se souvient ou revit des traumatismes lors de sa thérapie), sont plus
primitifs, le refoulement ne parvenant pas à ses fins (c’est-à-dire à protéger le Moi de l’impact
traumatique).
Pour Ferenczi (ibid.), les mécanismes de défense utilisés seront surtout : l/ le clivage du
Moi, précédé d’une rétraction de celui-ci devant la réalité en deux personnalités : une
personnalité innocente et une personnalité coupable (par introjection de la culpabilité de
l’agresseur), une personnalité morte ou en agonie, qui sombre dans un non-être ou un désir
de ne pas être, des fragments psychiques morts et une personnalité vivante qui ne veut rien
savoir de la partie morte et qui permet une survie psychique partielle ; 2/ l’introjection de
l’agresseur, mécanisme par lequel celui-ci disparaît en tant que réalité extérieure, permettant
de maintenir vivant le bon objet et la situation de tendresse antérieure ; 3/ l’intellectualisation,
un désinvestissement (une sortie hors) du corps libidinal, « la création d’un lieu de censure
avec une partie clivée du Moi qui mesure, pour ainsi dire, en tant qu’intelligence pure, être
omniscient, l’étendue du dommage » (Ferenczi, 1932d, p. 144), permettant d’éviter la paraly-
sie psychique complète provoquée par le traumatisme et ; 4/ l’engourdissement permettant
d’éviter l’implosion psychique en supprimant momentanément les sentiments d’unification
du sujet et 5/ la bascule vers la folie avec une fuite vers un monde intérieur qui reprend sur
un mode hallucinatoire et délirant les éléments insupportables du monde extérieur.
Roussillon (1999, [2010], p. 21] complexifiera la pensée ferenczienne. Pour lui, le
traumatisme n’initie pas tant « un clivage du Moi » qu’un « clivage au Moi ». De par
l’irreprésentabilité de l’expérience traumatique, « la subjectivité se déchire en une partie
représentée et une partie non-représentée. C’est un clivage de la subjectivité et la partie non-
représentée est néanmoins psychique et subjective (il s’agit, je pense, d’affects, d’éprouvés
corporels, de ressentis, mon ajout) et, comme telle, elle devrait appartenir au Moi ».
Cependant, le fait de se cliver des traces de l’expérience traumatique primaire (soumis au
processus primaire, c’est-à-dire échappant à la symbolisation du processus secondaire) ne les
fait pas pour autant disparaître. Elles restent clivées des processus intégrateurs et sont
soumises à la contrainte de répétition. Dans la mesure où il n’est pas de nature représentative,
le clivé tend à faire retour en acte, c’est-à-dire qu’il va manifester ses effets en risquant de
reproduire l’état traumatique lui-même. Roussillon (id, pp. 25-34) distingue les modalités
suivantes du retour du clivé : 1/ la neutralisation énergétique, à savoir la « neutralisation » du
retour du clivé par une organisation psychique destinée à restreindre les investissements
d’objets et les relations risquant de réactiver la zone traumatique primaire (une pétrification
de la vie psychique) ; 2/ le masochisme dit « pervers » et le fétichisme, l’idée centrale étant
ici que le Moi tente de réintégrer les expériences traumatiques non-élaborées dans la
subjectivité en utilisant les possibilités offertes par l’excitation sexuelle ou en utilisant la
210
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
solution fétichique pour suturer ; 3/ la solution délirante ou psychotique qui est une tentative
d’autoreprésentation secondaire de l’expérience agonistique primaire, le délire et/ou
l’hallucination est une tentative secondaire de liaison symbolique de l’expérience
traumatique (voir supra quant au statut des hallucinations) ; 4/ les somatoses dans lesquelles
le corps est sacrifié pour lier ce qui menace le psychique (voir supra, les théorisations sur la
troisième topique).
C’est au départ de ces conceptualisations quant à l’impact déstructurant du choc
traumatique sur l’appareil à penser les pensées et des mécanismes de défense
concomitamment mobilisés que j’ai proposé de différencier traumatismes de structure
(structurants) et traumatismes précoces déstructurants. De la même façon, j’ai proposé de
différencier entre traumatismes « banals » et traumatismes « extrêmes » pour ce qui est des
expositions traumatiques survenant plus tard dans le parcours de vie sur un psychisme
préalablement structuré de façon suffisamment stable dans la lignée névrotico-normale. Par
analogie avec les catégories canoniques, j’ai proposé pour cette dernière « catégorie » de
différencier névrose post-traumatique, état-limite post-traumatique, perversion post-
traumatique et psychose post-traumatique. Ces questions diagnostiques seront le sujet du
point 10. Mais avant, cela, revenons à Monsieur D.
J’espère avoir démontré dans mes deux chapitres précédents que le cas de Monsieur D.,
pour similaire qu’il puisse être avec certains autres cas, en est pourtant suffisamment différent
que pour se poser la question d’une entité sémiologique distincte qui permettrait de décrire
avec plus de précision l’être-au-monde de Monsieur D. En effet, le cas clinique tel que je le
conçois est ce qui vient questionner la nosographie « Toute connaissance est une réponse à
une question » (Bachelard, 1938, [2011], p. 16). Et c’est ce questionnement qui ouvre sur une
remise au travail des concepts, sur leur déconstruction. Comme le souligne Laplanche, la
rencontre clinique amène le clinicien-chercheur à « faire grincer les concepts », à pousser les
concepts dans leurs (derniers) retranchements afin d’en montrer les failles conceptuelles. Ce
travail de déconstruction conceptuelle aboutit à la génération de quelque chose de neuf, à une
synthèse différente entre les théories existantes. C’est ce dont je tente de rendre compte dans
le présent travail.
Il ne s’agit pas dans cette démarche de créer des catégories nosographiques
supplémentaires. Ce serait contraire à l’approche dimensionnelle et processuelle du
fonctionnement psychique que je défends tout au long de ce travail. La seule ambition de ma
démarche sémiologique est de permettre un accordage plus précis à la présence au monde du
patient, telle qu’elle se montre à tel ou tel moment de la thérapie et, de ce fait, une meilleure
« efficacité » thérapeutique.
211
Clinique de l’humanisation
Revenons maintenant plus en détail sur le cas de Monsieur D. Comme décrit dans le
chapitre 2, nos premières rencontres avaient fait germer en moi l’angoisse qu’il risquait de
devenir définitivement fou s’il ne commençait pas une psychothérapie qui s’annonçait par
ailleurs longue et sans aucun doute pénible, pour lui et pour moi.
Mes lectures m’ont rapidement confirmé que ma crainte qu’il ne sombre pour toujours
dans la folie n’était pas sans fondements. C’est ainsi que Vergnes et Lebigot (2007, p. 27)
font mention d’études de cas montrant que certaines évolutions se feraient vers une psychose
chronique, bien qu’eux-mêmes ne partagent pas ce point de vue. Pour Sironi (2007a, b) et
Bessoles (2005, 2008a, b, c) par contre, il ne fait pas de doute qu’un traumatisme majeur peut
provoquer une psychose, même sur une structure névrotico-normale. En effet, Bessoles
(2008c, p. 220) considère que « la clinique de la torture et de la barbarie est une clinique de
l’aliénation. Cette aliénation est synonyme de psychose. Le clinicien qui traite une victime
de torture perd ses repères psychopathologiques et nosologiques habituels ».
S’agit-il alors d’une entité nosographique distincte de la névrose traumatique et de la
psychose (dans sa définition psychanalytique), auquel cas la psychose post-traumatique serait
la conséquence directe du trauma chez un sujet préalablement névrotico-normal ? S’agit-il
au contraire de penser les symptômes psychotiques du sujet traumatisé comme la
manifestation d’une structure psychotique déjà présente dans une forme non-déclenchée (la
psychose blanche ; si la personne traumatisée sombre dans la psychose, c’est qu’elle était
psychotique depuis toujours) ? Ou serait-ce une décompensation d’un état-limite suite aux
coups de boutoir du (des) trauma(s) qui font que les anciens aménagements limites se
trouvent dépassés et que le sujet sombre dans la psychose (cfr Bergeret, 1974, [1996], pp.
155-156) ? Ou n’est-ce finalement qu’une névrose traumatique grave, avec une symptomato-
logie hallucinatoire très florissante, une « folie traumatique » ? Tout comme l’hystérie
« grave » que Maleval (1981, [2007]) identifie comme une « folie hystérique » peut
s’accompagner de phénomènes psychotiformes (hallucinations, etc.) importants.
Je souligne d’emblée qu’il ne s’agit pas ici de trouver la réponse à ces questions, pour
autant qu’une telle réponse existe. Je limite mon ambition à proposer un développement
métapsychologique dans le but de mieux « cerner » les dynamiques à l’œuvre et de contribuer
ainsi à une pensée plus fine de la clinique.
Les concepts psychanalytiques de névrose, de psychose et de perversion sont d’ailleurs
des concepts métapsychologiques, des constructions théoriques pour aider le clinicien à
penser sa pratique. Il n’est pas possible de démontrer « scientifiquement » (par exemple en
faisant un scan du cerveau) et de façon indiscutable la forclusion (totale ou partielle) de la
métaphore paternelle ou un défaut (voire une absence) de nouage borroméen chez le
psychotique, le déni (partiel ou total) de la castration chez le pervers, etc.
Le corpus théorique freudien ne fournit pas non plus de critères diagnostiques précis
permettant de trancher entre la névrose et la psychose (Maleval, 1981, [2007]). Un bref survol
de la théorie freudienne à travers quelques citations, qui ont gardé toute leur relevance quant
aux difficultés diagnostiques du présent cas, illustre les difficultés freudiennes. Freud a émis
l’hypothèse selon laquelle la perte de réalité différencierait la psychose de la névrose : « La
212
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
névrose ne dénie pas la réalité, elle ne veut rien savoir d’elle, alors que la psychose la dénie
et veut la remplacer » (Freud, 1924, [2005], p. 301). Mais il nuance car « il y a dans la névrose
aussi une tentative pour remplacer la réalité indésirable par une réalité plus conforme au
désir » (id. p. 302). Et il ajoute : « Le problème de la psychose serait clair si le Moi se
détachait totalement de la réalité, mais c’est là une chose qui se produit rarement, peut-être
même jamais » (Freud, 1938, [2001], p. 77). Un autre critère serait le clivage. Mais ici aussi,
il nuance : « Nous disons que dans toute psychose existe un clivage dans le Moi et si nous
tenons tant à ce postulat, c’est qu’il se trouve confirmé dans d’autres états plus proches des
névroses et finalement dans ces dernières aussi » (Freud, 1938, [2001], p. 78). Ce bref survol
montre que dans la théorie freudienne, l’approche quantitative (plus ou moins de perte de
réalité, plus ou moins de clivage), semble prévaloir sur l’approche qualitative (soit névrose,
soit psychose).
Comme souligné par Verhaeghe (2002), Lacan est également plus nuancé à la fin de son
enseignement lorsqu’il remplace sa première théorie de la forclusion de la métaphore
paternelle, qu’il avait élaborée à partir de sa lecture de la théorie freudienne de l’Œdipe, par
l’introduction de la clinique « borroméenne ». Comme évoqué précédemment dans cette
théorisation, basée sur la topologie, il pense la psychose comme une « erreur » dans le nouage
du symbolique, de l’Imaginaire et du Réel et met l’accent sur le concept de la jouissance.
Une des différences majeures avec sa première théorie consiste dans le fait que le « concept »
de forclusion impliquait une clinique discontinue (soit névrose, soit psychose, soit
perversion), ce qui semble être moins le cas dans la théorisation borroméenne.
Trancher, sans la moindre équivoque, la question de la psychose (et a fortiori celle de la
psychose post-traumatique) en tant qu’unité nosographique « pure » et identifiable de façon
objective ̶ de la même façon qu’en médecine, il est théoriquement possible d’identifier,
sans équivoques, telle ou telle lésion (soit de l’organe, soit de sa fonction) et d’émettre des
hypothèses étiologiques empiriquement vérifiables (par exemple par imagerie, analyse
sanguine, etc.) ̶ est donc, de par la nature des choses, une tâche impossible en
psychopathologie pour des raisons épistémologiques.
Je limite donc mon ambition à décrire le questionnement que la thérapie de Monsieur D.
a suscité en moi en tant que clinicien et commence par une petite revue de la littérature. Je
commencerai par un résumé des propositions de quelques auteurs de référence dans la cli-
nique du traumatisme. Je les confronterai par la suite à mon appréhension de l’être-au-monde
de Monsieur D. tel qu’il se manifeste dans nos rencontres depuis des années. Je clôturerai
mon propos par un argument clinique en faveur de l’introduction de l’unité sémiologique de
psychose post-traumatique, unité distincte de la psychose au sens canonique psychanalytique.
213
Clinique de l’humanisation
9. 1 M i s e e n r é so n a nc e e t e n c on t r as te d e q ue l q ue s
th éo r ie s c o nc e rn a nt l a p sy c ho s e po s t -t r au m at i qu e
Je n’ai pas fait de recherche exhaustive sur le sujet. Ce n’est pas le but du présent propos.
Il s’agit ici de réfléchir à la pertinence pour la clinique de l’introduction d’une entité
nosographique distincte, à savoir celle de la psychose post-traumatique. La mise en résonance
des auteurs cités n’a pas d’autres ambitions que de permettre d’appréhender les différentes
façons de penser le traumatisme extrême et d’ainsi évaluer l’utilité clinique des diverses
approches au vu du cas de Monsieur D. et des autres cas repris au chapitre 3. Je clôturerai
mon propos par un argument clinique en faveur de l’introduction de l’unité sémiologique de
psychose post-traumatique.
• Vallet (2007)
L’auteur fait un parallèle entre l’expérience traumatique et l’expérience psychotique.
Dans les deux cas, il y a une coupure radicale du sujet dans son rapport à l’Autre. C’est cette
modification radicale qui rend pertinente le rapprochement entre l’expérience traumatique et
celle du psychotique. Pour Vallet, il y a pourtant une différence majeure entre les deux. Dans
le traumatisme, il s’agit d’une impossibilité structurale de représentation (l’inconscient ne
« contient » pas de représentations et/ou de mots pour la néantisation) alors que dans la
psychose, il s’agirait d’un excès de représentation qui renvoie à la certitude de l’expérience
psychotique. Ce qui fait dire à Vallet que « dans une perspective structurale, il semble
difficile de concevoir l’existence d’une psychose post-traumatique, au sens où le trauma
pourrait être le facteur causal de la psychose. En revanche, il est certain que le trauma peut
être le facteur révélateur d’une psychose qui jusque-là n’a pas fait ses preuves » (id., p. 8).
• Lavie (2007)
L’auteur commence son article par une revue de la littérature (la littérature francophone
est peu abondante) concernant la psychose traumatique. Il fait ensuite une étude rétrospective
de sept cas qui ont reçu le diagnostic de psychose post-traumatique par les experts. Je
mentionne les études pertinentes pour le présent travail. Crocq considère que le trauma ne
peut déclencher une psychose que chez un sujet présentant au préalable une personnalité
psychotique. Il considère que le trauma n’a fait que précipiter une éclosion psychotique qui
se serait de toute façon produite un jour ou l’autre. Alliez et Sormani affirment que la
psychose post-traumatique existe mais que c’est plutôt rare. Le diagnostic exigerait trois
critères : 1/ la gravité du trauma avec confusion initiale ; 2/ un délai d’apparition inférieur à
deux ans et 3/ la coexistence de symptômes neurologiques.
Bailly et al publient en 1989 des observations concernant des victimes de torture ayant
présenté des états psychotiques résolutifs par un traitement psychothérapeutique. Selon ces
auteurs, ces patients peuvent évoluer, en cas de non-traitement, vers un enkystement du délire
et une chronicisation. Lavie ne mentionne pas si les auteurs ont formulé des hypothèses quant
à la structure d’avant le trauma.
214
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
215
Clinique de l’humanisation
▪ Sironi (2007b)
Sironi (2007b, p. 19) retient l’hypothèse qu’il est possible qu’une psychose, au sens
structural du terme (elle ne définit pas dans cet article ce qu’elle entend par psychose
structurale), soit provoquée par l’exposition à des évènements traumatiques majeurs :
L’exposition provisoire à des évènements traumatiques liés à l’histoire collective violente –
comme les massacres, la torture, les bombardements, l’obéissance à des ordres criminels dans
un contexte de conflit armé, les viols utilisés comme arme de déculturation – ont donné lieu,
chez les patients que nous avons traités, à des épisodes psychotiques aigus mais réversibles. Les
patients peuvent soit garder toute conscience de ces expositions à la « face cachée de la lune »,
aux côtés sombres de l’humain, soit, au contraire, en être submergés et plongés dans des états
psychotiques irréversibles.
Pour Sironi, ces observations cliniques confirment la thèse de Aulagnier, à savoir que
l’origine des psychoses est de nature traumatique. Sironi met cette capacité du traumatisme
à rendre potentiellement fou en rapport avec « l’ouverture des portes de la perception lors de
l’exposition traumatique de sorte que le sujet est confronté à l’étrange, à l’inconnu, à une
expérience rare et douloureuse » (id., p. 18).
▪ Bergeret (1974, [1996])
Il pense qu’une décompensation vers une psychose au sens structural du terme est
possible à tout moment de la vie chez un sujet état-limite, état qu’il considère comme une
astructuration à l’occasion d’un deuxième traumatisme psychique désorganisateur. Il
s’agirait alors d’une sorte de deuxième crise d’adolescence, à la fois brutalement intense,
tardive et raccourcie, remettant en cause toute l’organisation profonde du Moi et ses
aménagements provisoires antérieurs. Le sujet s’adresse alors à une des trois voies
psychopathologiques connues, dès que ce point de non-retour par rapport à l’ancien
aménagement limite se trouve dépassé, à savoir : 1/ la voie névrotique, lorsque le Surmoi se
trouve assez consistant pour autoriser une alliance avec la partie saine du Moi contre les
pulsions intempestives du Ça ; 2/ la voie psychotique si les forces pulsionnelles balaient la
partie du Moi qui était demeurée bien adaptée à la réalité grâce à ses défenses antérieures et
3/ la voie psychosomatique lorsque les manifestations mentales se trouvent désexualisées,
désinvesties et autonomisées au profit de régressions à la fois somatiques et psychiques (id.,
pp. 155-156).
Il fait également référence (id., p. 137) aux positions théoriques qui rejoignent celles que
je mets au travail dans ma recherche, positions que lui-même ne partage pas, à savoir l’exis-
tence de forme de passage entre névrose et psychose (pour Bergeret, de telles formes de
passage ne sont possibles qu’à l’adolescence). C’est ainsi qu’il cite les travaux de Claude
(1937) et de Markovitch (1961). Ceux-ci défendent la thèse « qu’il s’agirait réellement d’une
métamorphose de la structure ». Green quant à lui évoque « l’éventualité d’une continuité
possible entre structures névrotiques et psychotiques sans préciser s’il s’agissait d’une
véritable mutation structurelle ou d’états cliniques rencontrés de fait dans une situation
intermédiaire ».
216
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
Il faut souligner que le deuxième traumatisme considéré par Bergeret n’est pas aussi
déstructurant que les traumatismes que je considère dans ma recherche et ne répond pas à la
définition du traumatisme extrême que je retiens, à savoir l’exposition au Réel et à la réalité
de la barbarie et de la déréliction absolue. Il fait référence aux expériences « traumatiques »
telles que le post-partum, le mariage, le deuil, des bouleversements sociaux et des accidents
affectifs ou corporels, traumatismes que je considère dans ce travail comme traumatismes
« banals », « quotidiens ». Ces « traumatismes réveillent par leur vécu intime une ancienne
frustration narcissique prédépressive, correspondant au premier traumatisme désorganisa-
teur, dit précoce, et soigneusement évité jusque-là » (id., p. 155).
▪ Bessoles (2005, 2008a, b, c)
Pour Bessoles (2008a), l’appellation de psychose reste insatisfaisante pour rendre compte
du tableau clinique et de la phénoménologie des effondrements de type psychotique qui peu-
vent être observés lors de l’exposition à des scènes traumatiques horribles. A la suite des
travaux de Green, il propose d’introduire la notion de psychose blanche ou d’ « équivalent
de psychose ». Cet état se différencierait de la névrose et de la psychose et reposerait sur les
caractéristiques suivantes (Bessoles, 2008a, pp. 79-84) : 1/ l’impossibilité d’inscription picto-
graphique du fait de la sidération des espaces psychiques. Le traumatisme phagocyte l’espace
de pensée et de représentation de sorte que la pensée et le penser deviennent eux-mêmes
traumatiques ; 2/ l’affect de douleur. La douleur générée par le traumatisme extrême évoque
les expériences premières de détresse du nourrisson, les agonies primitives et les
effondrements anaclitiques ; 3/ l’angoisse de néantisation. Cette angoisse fait éclater la
sécurité basale intérieure. La pérennité du sujet est annihilée par la constante du danger ; 4/
la déchirure des enveloppes corporelles. Il formule l’hypothèse que ce qu’y est endommagé,
ce sont les signifiants corporels, les signifiants maternels archaïques, éprouvés au niveau du
corps de l’infans et qui fondent un ancrage interactif corporel. A la suite de Laplanche, il
souligne que ces signifiants peuvent être désignifiés, c’est-à-dire perdre toute signification
assignable sans perdre leur pouvoir à signifier. Le traumatisme relève de cette « désigni-
fication » (par exemple lorsque Monsieur D. raconte les expériences déshumanisantes, dans
lesquelles les corps ne sont plus des corps habités mais de simples morceaux de chair).
Dans un autre texte et en référence aux sémiologies des traumatismes issus de situations
extrêmes, Bessoles (2005) discerne quatre thématiques principales qui conduisent à la notion
de psychose post-traumatique, alors que la personne présente une structure psychique
névrotique :
1/ il n’y a aucune inscription de l’évènement traumatique. La sidération confuso-stuporeuse ou
la fuite panique est accompagnée d’hallucinations ou de bouffées délirantes ; 2/ les processus
psychiques ignorent le principe de plaisir/déplaisir. Ils sont régis par la compulsion à la
répétition et les hémorragies d’affect de douleur ; 3/ le paradigme de la névrose et du conflit
psychique n’est pas opératoire pour gérer les quanta d’affects et l’emprise pulsion-nelle ; 4/
l’éclosion de délires transitoires de conduites auto-vulnérantes et d’autolyse complète le tableau
clinique (Bessoles, 2005).
217
Clinique de l’humanisation
Dans le même texte, il pose la question également présente dans ma recherche, à savoir
s’il convient de qualifier la psychopathologie post-traumatique psychotique en logique
structurelle ou en logique économique (moment de psychose). Pour lui, « tout semble
indiquer que la victime d’actes de barbarie présente des altérations durables du processus
identitaire non imputable à une sémiologie de névrose traumatique ». Il fait référence à une
étude préliminaire qu’il a réalisée et qui montre une corrélation positive entre la nature
extrême du traumatisme (viols répétés, contraintes d’humiliations) et la gravité psychopatho-
logique du tableau clinique et à d’autres études montrant que la durée d’exposition à une
situation traumatique et a fortiori barbare, entraîne des troubles durables et irréversibles de
la personnalité.
Il reprend cette idée dans son texte sur la psychopathologie clinique de la torture et de la
barbarie (Bessoles, 2008c). Il y développe l’hypothèse que « la clinique de la torture et de la
barbarie est une clinique de l’aliénation. Cette aliénation est synonyme de psychose. Le
clinicien qui traite une victime de torture perd ses repères psychopathologiques et
nosologiques habituels » (Bessoles, id, p. 220). Plus loin, il écrit :
Une symptomatologie psychotique post-traumatique émarge à toutes les classifications
nosographiques de la psychose tant schizophrénique que paranoïde. Toutes les gammes
sémiologiques hallucinatoires, délirantes, interprétatives, de persécution, de syndrome
d’influence ou de dépossession, d’état confusionnel ou crépusculaire, de bouffées délirantes
aiguës, etc. dévoilent une sémiologie d’altération profonde et durable de l’identité et du
processus d’identification. Ces trois grands syndromes argumentent l’entité de psychose post-
traumatique (Bessoles, id., p. 224).
218
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
à des situations extrêmes auxquelles le sujet ne pouvait se dérober. Comme repris par
Shulman (1996), cette hypothèse est confirmée par une étude de Dohrenwend et Egri (1981)
qui montre que « la symptomatologie de la schizophrénie telle qu’observée dans des
situations de combat est identique (indistinguishable) aux symptômes observés chez des
patients schizophrènes dans une population civile ».
▪ Barrois (1998, p. 125)
Il identifie une psychose réactionnelle brève et la définit comme la forme psychotique des
névroses traumatiques aiguës. Elle constituerait une rupture complète et immédiate des
processus défensifs habituels et un effondrement des frontières entre les instances
psychiques. Il ne fait aucune référence à un état de psychose traumatique qui serait soit d’une
durée plus ou moins longue, soit chronique.
9. 2 Q u el l e s th é or i e s me se m bl e nt dé cr i re l e m i eux
l’ êt re - au -m on d e d e Mo n s ie u r D . ?
Ce sont les conceptions de Sironi et de Bessoles qui me parlent le plus pour rendre
compte, d’un point de vue psychodiagnostique et phénoménal, de ma rencontre avec
Monsieur D.
Dans la conception de Sironi, les traumatismes majeurs successifs qui ont culminé dans
le viol de son épouse sous ses yeux et ceux de ses enfants, ont initié un état psychotique sur
une structure névrotico-normale. Je considère par ailleurs son état psychotique comme
réversible, bien qu’actuellement, les phénomènes psychotiques sont parfois encore présents,
fut-ce sous une forme beaucoup moins florissante qu’en début de suivi.
Dans la conception de Bessoles, il s’agirait soit d’un « équivalent de psychose »,
provoqué par la barbarie extrême des traumas et plus particulièrement par la scène du viol,
soit d’une psychose post-traumatique, les deux identités nosographiques m’apparaissant
similaires, car Bessoles ne fournit pas de critères diagnostiques précis pour les distinguer. Je
retiens en particulier la présence des phénomènes suivants pour étayer la concordance de
l’état de Monsieur D. avec ce que Bessoles identifie comme une psychose post-traumatique :
1/ des difficultés d’inscription pictographique des traumatismes ; 2/ les affects d’agonie ; 3/
l’angoisse de néantisation ; 4/ des clivages proches du dédoublement de type schizophré-
nique ; 5/ l’adhésivité traumatique ; 6/ la désorganisation de la structure identitaire ; 7/ la
supratemporalité d’aliénation et 8/ la symptomatologie somatoforme.
Son état me semble également correspondre avec ce que Gonin et Daligand identifient
comme une psychose par anéantissement et avec ce que Léger et al décrivent comme un
trouble psychotique aigu transitoire avec risque d’évolution vers un trouble d’allure
schizophrénique.
Abdelouahed (2012, communication orale, DU Paris 7) se base sur les travaux de
Roussillon et pense la psychose comme « la conséquence d’un trouble identitaire de la
réflexibilité, résultant d’une perturbation majeure du système d’auto-information parce que
le sujet ne dispose pas des modalités (forcloses ? inaccessibles ? pas présentes ? mon ajout)
219
Clinique de l’humanisation
220
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
221
Clinique de l’humanisation
222
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
9. 3 Co nc l u si o n et o uv er tu r e s u r le pr oc h a in po i nt
J’espère avoir montré que l’état de Monsieur D. ne ressemblait pas, surtout en début de
thérapie, à celui des autres patients traumatisés que j’ai eu l’occasion de rencontrer ces onze
dernières années. D’abord parce que ses symptômes hallucinatoires se différencient de ceux
de la névrose post-traumatique : ils ressemblent plus au syndrome d’automatisme mental,
prototypique de la psychose. Ensuite, et bien que ce soit un critère subjectif, parce que mes
craintes qu’il ne sombre pour toujours dans la folie étaient bien trop présentes en début de
suivi et ont continué à l’être l’année suivante. Car « il y a dans l’esprit humain une tendance
inévitable à l’explication exogène » (de Clérambault, 1925, [1942], p. 68) et fuir dans la folie
lui aurait permis de faire l’économie de l’élaboration psychique de ses sentiments abyssaux
de culpabilité. Il souhaitait d’ailleurs pendant plusieurs années garder ouverte la possibilité
de se réfugier à tout jamais dans la folie (« la supratemporalité d’aliénation » identifiée par
Bessoles). Dans une des séances après deux ans de thérapie, il me raconta que sa femme lui
avait dit que s’il ne se ressaisissait pas, il finirait à l’asile. Il me dit alors, que « si tel devait
être le cas, qu’il en soit ainsi, que la seule chose qu’il souhaitait, c’est que son épouse et ses
enfants puissent se reconstruire un avenir ».
Il ne ressemble pas non plus à mes rencontres avec un sujet dit psychotique dans sa
conception psychanalytique, car ses hallucinations n’avaient pas ce degré de certitude
absolue pour lui. Le cas contient donc de l’évidence en faveur de la thèse d’une différence
phénoménale entre l’état de Monsieur D. et celui que j’associerais soit à une névrose post-
traumatique soit à une psychose, soit à un état-limite « classique ». En effet, je considère que
les hallucinations visuelles, auditives, proprioceptives qui perdurent et le fait que celles-ci
ont parfois, temporairement, lors de moments de fatigue et d’épuisement, un côté égosyntone,
la présence massive de culpabilité et d’auto-reproches, la perte presque permanente de vitalité
et de plaisirs et de désirs de vivre (il dit que le fait d’avoir été reconnu réfugié ne lui fait pas
plaisir, etc.) comme des critères différentiels de la névrose post-traumatique et de l’état-limite
classique. Le fait que ses hallucinations n’ont pas acquis le degré de certitude absolue propre
à la psychose, la possibilité de les dialectiser, son désir parfois vacillant de réintégrer la
communauté des hommes et son univers de sens partagé, la très grande solidité du lien
thérapeutique avec moi, etc. différencient selon moi son état d’une psychose « classique ».
L’anamnèse montre qu’il n’était ni fou ni « état-limite » avant les horreurs. En effet, il ne
décrit aucun problème particulier à l’enfance (pas de manifestations psychotiques) et lorsque
je l’interroge sur des détails de son enfance, il ne me rapporte que des souvenirs heureux (à
l’époque du communisme en Yougoslavie, les Roms n’étaient pas discriminés).
L‘hypothèse que je retiens rejoint donc celle défendue par Bessoles (2005), Sironi et celle
de Ferenczi, à savoir qu’un (des) traumatisme(s) extrême(s) peut (peuvent) rendre fou
quelqu’un qui ne l’était pas auparavant et initier un changement de structure psychique (dans
une pensée dimensionnelle, processuelle et dynamique, la structure psychique étant ici
pensée comme moins statique que dans une pensée structurale stricte), réversible ou non, en
fonction de la thérapie et, in fine, du choix du sujet de revenir ou non parmi les vivants et de
réintégrer la communauté des hommes. Cette hypothèse rejoint également celle développée
223
Clinique de l’humanisation
par Green, Claude (1937) et Markovitch (1961), à savoir l’existence possible de lieux de
passage entre névrose et psychose. Les observations de Bettelheim (1956) et l’étude de
Dohrenwend et Egri (1981) fournissent de l’évidence à cette thèse.
Une autre piste consiste à considérer l’état actuel de Monsieur D. comme un moment de
passage, une (re)traversée du vide, comparable mais pas identique au processus adoles-
centaire décrit par Aulagnier (1984). Richard (2012) reprend cette idée d’Aulagnier dans son
texte inédit intitulé L’analyse après-coup de l’adolescence dans les cures d’adulte. Aulagnier
(1984) considère que « c’est surtout en fin d’adolescence qu’on assiste au passage d’une
potentialité psychotique à sa forme manifeste, le Je se trouvant écartelé entre son propre
mouvement identifiant vers de nouvelles identifications et les exigences inconscientes d’un
système familial pathogène qu’il ne change pas ». La décompensation psychotique montre
l’impossibilité structurelle de changer. Pensé ainsi, l’état de Monsieur D. dans les premiers
temps de la psychothérapie était le signe qu’il se trouvait à un point de bifurcation entre, soit
fuir dans la folie et rester agglutiné au trauma (parce que la réalité de la vie avec son épouse
violée et ses enfants et le poids de la culpabilité abyssale lui sont encore plus terribles), soit
réintégrer le monde des vivants. La psychose post-traumatique serait alors le signe que le
sujet est encore toujours aux portes de l’enfer et qu’il est plus attiré par l’enfer que par le
monde des vivants.
Dans le même ordre d’idées et dans une pensée winnicottienne, son état en début de suivi
pourrait également être pensé comme une régression encore plus fondamentale vers la
psychose infantile originaire (le « fond psychotique » de Klein) que Richard (2011b, p. 103),
suite à Winnicott, considère comme étant « au cœur des avatars de la subjectivation ». En
effet, « l’être humain est pris à jamais dans un conflit, en équilibre entre peur de la folie et le
besoin d’être fou » (Winnicott, 1974, [2000], p. 226). Il s’agirait alors d’une régression vers
un état d’avant toute structuration pouvant ouvrir sur toutes les structurations possibles en
fonction de la possibilité et du choix du sujet de s’approprier et de s’ancrer dans un Autre
système signifiant, une Autre matrice symbolique, une sorte de quatrième chance de rejeter
les dés de son existence (les trois premières étant la traversée du stade du miroir, la traversée
de l’Œdipe et le processus adolescentaire). La psychothérapie permettrait alors une « correc-
tion après-coup du processus de refoulement originaire » (Freud, 1937, [1985], p. 142), qui
est pour Freud la condition d’un changement réel, véritable et durable (Richard, 2012, p. 2).
« La continuation de l’analyse signifie que le patient va continuellement vers de nouvelles
expériences dans la direction de X (la folie originaire, mon ajout) et on ne peut se remémorer
ces expériences comme des souvenirs (étant donné l’absence de signifiants pour signifier ces
expériences, mon ajout). Il faut les vivre dans le transfert et cliniquement elles se manifestent
comme des folies localisées » (Winnicott, 1974, [2000], p. 229).
Bien que je formule ici l’hypothèse d’une déstructuration psychotique d’une structure
non-psychotique avant l’exposition à l’horreur, cette hypothèse fournit également de
l’évidence à certaines données reprises dans la littérature scientifique qui montrent une
possible relation entre la gravité du trauma dans l’enfance (abus sexuel, agression, témoin
d’agression) et les symptômes psychotiques, voire les troubles schizophréniques de l’adulte.
Deux études en guise d’illustration. Fisher et Schäfer (2011) ont fait un inventaire de la
224
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
littérature scientifique concernant un possible lien entre des traumatismes précoces sévères
(childhood abuse) et un état psychotique à l’âge adulte. Voici leur conclusion : « The evi-
dence for an association between childhood trauma and psychosis is steadily accumulating »
(Fisher et Schäfer, 2011, p. 365). Et un autre article d’Alvarez c.s. (2011) dans lequel les
auteurs écrivent : « Our results confirm a relationship between a history of childhood abuse
and more severe psychosis. »
L’état de Monsieur D. contient de l’évidence en faveur de l’hypothèse de Melanie Klein,
à savoir l’universalité d’un « noyau psychotique ». Dans la psychose post-traumatique, il
s’agirait d’un réveil, d’une amplification de ce noyau psychotique des origines « encrypté »
(non-repris dans la matrice œdipienne, sommeillant dans les couches les plus enfouies du
psychisme) et d’un ajout de « quelque chose », un X dirait Winnicott, à savoir des affects
d’agonie, de néantisation, de perte absolue de sens, d’images horribles de barbarie, etc. par
suite aux traumatismes extrêmes.
La clinique des sujets gravement traumatisés, en exil et en précarité de droits de séjour,
invite à penser une métapsychologie différente, similaire mais pas identique à la
métapsychologie psychanalytique classique, avec ses catégories nosographiques canoniques
de névrose, psychose, perversion, élargies des théorisations plus récentes sur les états-limites
(les fonctionnements limites). En effet, comme souligné par Garland, le psychotraumatisme
en tant qu’exposition au Réel et à la réalité de la mort, de la déréliction, de la barbarie et de
l’inhumain, risque de déstructurer ce qui était structuré. « It is a breakdown of an established
way of going about one’s life, of established beliefs, about the predictability of the world, of
established mental structures, of an established defensive organization » (Garland, 1998, p.
11). Les neurosciences confirment cette hypothèse. Comme rapporté par Shay (1994, p. 172),
« a growing number of medical researchers are currently finding abnormalities of brain
chemistry, and even gross structure in those suffering from combat PTSD ».
Cette même idée est défendue par Waintrater (2003, p. 75) en référence à sa clinique de
rescapés des camps d’extermination et des génocides. Pour elle, ces traumatismes extrêmes
« pulvérisent les catégories nosographiques habituelles ».
Comme je l’ai décrit précédemment en détail dans le chapitre 3, cette déstructuration n’est
pas aussi radicale et profonde chez tous les sujets gravement traumatisés. Je retiens
l’hypothèse qu’il y a des différences quantitatives sur un continuum qu’on pourrait se repré-
senter comme allant du (fonctionnement) normalement névrosé (l’exposition traumatique
n’aurait alors laisser aucune trace déstructurante) à la (au fonctionnement de type) psychose
post-traumatique (une déstructuration « totale »), passant par la (un fonctionnement de type)
névrose post-traumatique et l’état-limite post-traumatique. Cette hypothèse rejoint celle
d’Abraham et Klein (in : Evrard, R., 2010), à savoir que la psychose serait un trouble plus
grave que la névrose, mais de même nature. Elle impliquerait les mêmes mécanismes mais
plus violents, plus archaïques. La perversion (le fonctionnement pervers de type post-
traumatique) pourrait alors être pensée comme une défense (par exemple par identification à
l’agresseur) contre un effondrement psychotique ou psychotiforme. La question théorique
sous-jacente serait alors de comprendre (verstehen) et de théoriser pourquoi telle personne
225
Clinique de l’humanisation
sombre, tombe (régresse) dans la psychose post-traumatique alors que d’autres « s’arrêtent »
à la névrose post-traumatique, au fonction-nement limite ou se protègent par des mécanismes
évoquant la perversion. Je propose comme réponse à cette question de penser les choses en
termes existentiels. Certaines pertes sont des attaques incommensurablement massives contre
ce qui est au fondement même de notre humanité. Le travail psychique pour penser l’in-
humanité ̶ travail nécessaire au mouvement de réintégration de la communauté des hommes
en créant, ex-nihilo, un système symbolique permettant un être-avec, une humanité partagée
entre soi, les autres et le monde ̶ est parfois titanesque, au-delà des forces psychiques de tout
être humain. Cette lourdeur me semble permettre de différencier entre névrose post-
traumatique, état-limite post-traumatique et psychose post-traumatique. Ce sera le sujet du
prochain point.
J’ai argumenté qu’il y aurait une étiologie traumatique à tout devenir humain et à toute
psychopathologie. Le psychisme se construit et se complexifie par assimilation et accommo-
dation suite à des évènements traumatiques. Ces évènements sont, en dernière analyse, des
ruptures plus ou moins importantes, plus ou moins durables, dans le sentiment de continuité
d’existence. Mais il y a des différences quantitatives et qualitatives dans le degré de rupture
d’avec Soi, les autres et le monde. Plus la rupture sera forte, plus grand risque d’être l’impact
sur le processus de maturation psychique, l’impact disruptif pouvant être tellement fort que
la maturation dégénère dans un dé-devenir (une régression). L’aspect quantitatif se situe dans
le degré même du sentiment de rupture avec Soi, les autres et le monde. L’aspect qualitatif
se situe dans le fait que l’énigme résultant de la rupture dans le sentiment de continuité
d’existence est d’une autre essence en fonction de la force d’impact même de cette rupture
sur l’appareil psychique.
À la suite de nombreux auteurs, j’ai proposé de distinguer les traumatismes de structure
(structurants) qui initient un fonctionnement majoritairement de type névrotico-normal et les
traumatismes précoces déstructurants qui initient un fonctionnement majoritairement en état-
limite et/ou psychotique pour rendre compte de ces différences quantitatives et qualitatives.
De la même façon, des évènements à l’âge adulte peuvent advenir au sujet préalablement
structuré de façon suffisamment stable dans la lignée névrotico-normale et initier une rupture
dans son sentiment de continuité d’existence. Ces évènements ont alors un impact soit désta-
bilisant soit destructeur sur son psychisme. Dans le même raisonnement « quantitatif » et
« qualitatif », je propose dans ces cas de distinguer « traumatismes banals » et « traumatismes
extrêmes ». Cette distinction est à nouveau en lien avec le degré de disruption de la continuité
d’existence, avec la lourdeur du travail psychique à accomplir (ce sont les dimensions quan-
titatives) et avec l’essence même de l’énigme à résoudre (la dimension qualitative) pour
226
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
réinstaurer la continuité d’existence. Par analogie avec les catégories canoniques, j’ai proposé
de différencier névrose post-traumatique, état-limite post-traumatique et psychose post-
traumatique. Je ne me suis pas attardé ici sur le fonctionnement de type perversion post-
traumatique. En effet, il m’a été très peu donné de rencontrer des patients franchement per-
vers (psychopathes) en thérapie. Afin de ne pas complexifier davantage mon propos, je pro-
pose dans le cadre de ce travail, de penser le fonctionnement pervers post-traumatique comme
un fonctionnement particulier du fonctionnement de l’état-limite post-traumatique. Sans
approfondir, je propose de penser la réduction de l’autre au statut d’objet et l’aphanasis du
sens moral concomitant comme mécanismes de défense contre des expériences d’annihila-
tion subjective au cœur même de l’état-limite post-traumatique.
Ceci nous amène à la thèse lapidaire de Neuman, telle que reprise par Menninger (1959,
p. 521) : « Nous croyons que toute classification de la maladie mentale est arbitraire et donc
insatisfaisante […]. Des progrès en psychiatrie ne sont possibles que si l’on décide de se
défaire de toute classification et de déclarer avec nous : il n’y a qu’une seule maladie
mentale. »
Les développements proposés me permettent de critiquer cette thèse de la façon suivante.
Mes développements précédents contiennent de l’évidence en faveur de cette thèse. Il y
aurait, de fait, un fond commun à toute structuration psychique et à toute souffrance psy-
chique. Ce fond commun est l’étiologie traumatique. Dans un raisonnement darwinien : le
processus de sélection naturelle (et donc, la phylogénèse, et mutatis mutandis, l’ontogénèse)
est la conséquence de l’adaptation de l’organisme à un environnement changeant. Formulé
autrement : pas de sélection naturelle et pas d’évolution de l’espèce (ni de l’individu) si
l’environnement reste stable. Mais l’évolution de l’espèce n’est pas parfaite. Il y a toujours
des ratages (par exemple l’appendice n’a aucune fonction biologique, c’est un reste inutile,
voire nocif, produit d’une évolution imparfaite). Appliqué à la psychogénèse humaine, le
processus de maturation psychique crée un reste car aucun système symbolique n’est d’une
efficacité totale. Idéalement, ce reste est contenu par la structure psychique. Il s’agit dans ce
cas d’un processus de croissance psychique aboutissant à une complexification permanente
des structures mentales. Mais il arrive que les évènements traumatiques aient été d’un impact
trop important. Dans ce cas, ils déstructurent l’appareil psychique au lieu de le structurer.
Dans une pensée qualitative, l’énigme à résoudre par l’appareil à penser les pensées pour
« grandir » psychiquement peut s’avérer tellement complexe qu’advient une déstructuration
psychique.
Et donc, ma réponse à Neuman et à Menninger est la suivante : il y a bien un fond commun
à tout fonctionnement humain, mais il y a des différences qualitatives et quantitatives au
niveau de la souffrance psychique. Il y a donc un gain théorique et clinique à définir des
catégories de souffrances psychiques. Mais à deux conditions : 1/ ce sont des concepts, des
outils permettant de penser les choses, ce ne sont pas des choses en soi ; 2/ dès lors, il ne
s’agit pas de figer le sujet dans telle ou telle catégorie. En effet, je proposerai dans ma seconde
partie de penser le psychisme comme un système autopoétique, un système qui dispose de la
potentialité à (re)créer en permanence.
227
Clinique de l’humanisation
Me fondant sur mes développements préalables, je liste ci-dessous les critères qui
permettent à mon sens de différencier entre un fonctionnement de type névrose post-
traumatique, un fonctionnement de type état-limite post-traumatique et un fonctionnement
de type psychose post-traumatique :
▪ le degré de clivage du Moi. Dans sa conférence sur la décomposition de la personnalité
psychique, Freud (1933b, [2006], p. 82) montre que le Moi n’est pas un et indivisible.
« Le Moi peut se cliver, il se clive dans le cours de bon nombre de ses fonctions,
passagèrement du moins. Les parties peuvent se réunir à nouveau par la suite. » Il
reprendra cette même idée dans son texte intitulé Le clivage du Moi dans le processus
de défense (Freud, 1938a, [1985], p. 284). Il y décrit comment le Moi se clive en une
partie restant connectée à la réalité et une partie uniquement livrée à la satisfaction de la
pulsion et déboutant la réalité. En ce sens, la fuite dans la folie (la psychose) lorsque le
monde devient intolérable est le stade ultime de ce clivage (Freud, 1924a, [2005]).
Comme décrit ci-dessus, Ferenczi place également la décomposition, l’éclatement, la
fragmentation et le clivage du Moi au centre de ses théorisations sur le
psychotraumatisme, à savoir entre autres : 1/ un clivage entre une partie morte, en
agonie, et une partie vivante de la personnalité ; 2/ un clivage entre une personnalité
adulte et une partie de la personnalité régressant à l’état de nourrisson, voire au
sentiment de ne pas être né et de « flotter dans le ventre maternel » (Ferenczi, 1932b,
[1985], p. 274) et 3/ une destruction des associations psychiques entre systèmes et
contenus psychiques, qui peut s’étendre jusqu’aux éléments de perception les plus
profonds (ibid., p. 122) ;
▪ le degré d’envahissement par le corps traumatique étranger, la prise de possession du
psychisme par l’Autre tortionnaire et/ou par l’Autre scène pouvant aller jusqu’à
l’envahissement permanent et total du psychisme dans la psychose traumatique
(Garland, 1998, p. 10) ;
▪ le degré de désintrication des pulsions. Le psychotraumatisme risque de délier plus ou
moins les courants pulsionnels précédemment intriqués. Cette déliaison initie alors une
déliaison du lien à l’Autre (en tant que système symbolique partagé par la communauté
des humains) et aux autres, les semblables. Cette déliaison initie un repli sur Soi, voire
une régression plus ou moins totale vers l’état du narcissisme primaire (dans le cas de
la psychose post-traumatique) ;
▪ le degré de persistance de bons objets internes ;
▪ le degré de mélancolisation du lien ;
▪ le maintien du lien à la réalité, le degré de régression et sa persistance ;
▪ le degré d’actualisation de matériel originaire (d’avant l’installation de la matrice
œdipienne) ;
▪ les mécanismes de défense utilisés, des plus archaïques aux plus développés.
228
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
229
Clinique de l’humanisation
Pour rappel : dans ces schémas, la différence quantitative entre névrose, psychose et état-
limite réside dans le degré de défaillance de la matrice œdipienne. Le fonctionnement
névrotico-normal et la névrose franche sont la conséquence des ratages lors de l’installation
œdipienne. En effet, aucun système symbolique n’est d’une efficacité à toute épreuve. L’état-
limite résulte d’une installation incomplète de la matrice œdipienne (l’installation d’un
Œdipe déformé). Il y a donc défaillance du système symbolique. Alors que dans la psychose,
l’installation de cette matrice œdipienne est trop carentielle. Le sujet se vit donc contraint à
inventer un système paralogique (les délires et les hallucinations) lui permettant de
symboliser ce qui l’affecte (voir le cas Jean).
Dans le même ordre d’idées et pour les traumatismes déstructurants survenant plus tard
dans le parcours de vie : dans le cas de la névrose post-traumatique, la déstructuration de la
matrice œdipienne et le degré de clivage ne sont pas tels que le sujet replonge en permanence
dans les affres de l’horreur. L’attaque contre l’élément unificateur du psychisme (la matrice
œdipienne) n’était pas d’une telle intensité que le fondement même de l’élément structurant
du psychisme est atteint. Ce fondement du système symbolique sera plus atteint dans l’état-
limite post-traumatique. Il sera détruit dans le cas d’un fonctionnement psychotique post-
traumatique dans sa phase terminale (comme dans le cas de Ivan et de Sayadi).
Dans une pensée plus existentielle, la fuite dans la folie que sont la psychose et la
psychose post-traumatique est une capitulation devant l’énigme (de l’existence dans la
psychose, de l’in-humaine barbarie dans la psychose post-traumatique), la névrose (ou la
névrose post-traumatique) un recul devant l’énigme suite aux hésitations et aux angoisses
qu’elle suscite, le fonctionnement en état-limite (ou état-limite post-traumatique) vacille
230
Chapitre 4. Premier moment de synthèse en guise de conclusion…
entre une position hésitante et une fuite. Le fonctionnement pervers (ou pervers post-
traumatique) reconnait la prévalence de l’énigme tout en tentant de l’ignorer.
En avant-goût du chapitre 7 : les ruptures dans le processus de maturation psychique sont
autant d’attaques possibles contre le sentiment de responsabilité dans son sens levinassien.
Je résume très (beaucoup trop) brièvement la pensée levinassienne. L’éthique de Levinas
est une éthique de la rencontre et de la responsabilité dans laquelle il ne s’agit plus
uniquement de répondre de soi mais, plus fondamentalement, de répondre d’autrui, de
répondre de ce qui est fragile, de ce qui se donne comme éminemment vulnérable. En effet,
pour Levinas, l’Autre, dans son infinie altérité, se manifeste d’emblée à moi dans la nudité
de son visage, c’est-à-dire dans son extrême dénuement et faiblesse. Cette rencontre, en tant
qu’elle m’affecte, me confronte à la déréliction fondamentale de l’être (le mien et celui de
l’Autre).
Cette confrontation à la déréliction me convoque à la responsabilité. A l’égard de l’Autre,
de moi-même et du monde. A l’égard de l’Autre car je suis convoqué à répondre à l’Autre et
à répondre de l’Autre. Cette réponse se situe aux antipodes de l’emprise. Elle est ouverture à
l’infinité de l’altérité et convoque à considérer l’Autre comme but en soi. Répondre de
l’Autre et répondre à l’Autre, c’est répondre à son appel à l’accompagner dans sa réalisation
subjective sans rien attendre en retour, uniquement pour le plaisir de la beauté du geste. A
l’égard du monde, car je suis convoqué à répondre du monde (tout ce qui est vivant, mais
aussi tout ce qui relève de ce qui fut transmis) tel qu’il m’a été donné. A l’égard de moi-
même, car comment répondre de l’Autre et à l’Autre, comment répondre au monde et du
monde si je ne me réponds pas (c’est-à-dire si je ne m’octroie pas le plaisir de jouir de la vie)
et si je ne réponds pas de moi ? Comment prendre soin de l’Autre et du monde si je ne prends
pas soin de moi ?
Dans la pensée levinassienne précédemment esquissée, les différents traumatismes en tant
qu’ils sont tous, à des degrés différents, des processus de désétayage, de désaccordage entre
le sujet, les autres et le monde, sont des attaques contre le sentiment de responsabilité
plurielle. Responsabilité à l’égard du prochain, mon proche, de qui et à qui je réponds,
responsabilité à l’égard du monde que je partage avec toutes les créatures vivantes, avec mes
ancêtres et les générations futures et responsabilité à l’égard de moi-même. C’est cette
attaque contre le sentiment de responsabilité qui initie un repli hors du monde (une fuite dans
la folie), un désaccordage d’avec soi, d’avec ses propres valeurs existentielles (un
fonctionnement en faux self) et un désinvestissement de la responsabilité à l’égard du monde
et à l’égard des générations futures. Cette déresponsabilisation peut également aboutir à une
perversification du lien à l’Autre, à Soi et au monde, processus dans et par lequel le monde,
l’Autre et le Soi deviennent de purs objets sans la moindre valeur. J’y reviendrai dans le
chapitre 6, lorsque j’aborderai l’actuel malaise dans nos civilisations occidentales.
231
Deuxième partie
J’espère avoir montré dans ma première partie que toute souffrance psychique peut, en
dernière analyse et en paraphrasant Winnicott, être pensée comme conséquence d’un déficit
dans le processus de reconnaissance mutuelle entre un sujet et son environnement. Dans une
pensée bionienne, toute psychopathologie est la conséquence d’une attaque contre le lien.
Dans un référentiel freudo-lacanien, la souffrance psychique est la conséquence d’un ratage,
d’une carence, voire d’une déficience dans le processus d’installation de l’élément
unificateur du psychisme, à savoir pour Freud, la matrice œdipienne, pour Lacan le signifiant
maître, le signifiant phallique. Comme je le montrerai, ce processus d’installation s’opère
dans et par l’Autre. Dans un raisonnement neuroscientifique, l’appareil à penser les pensées
s’installe dans et par l’interaction avec l’Autre des origines, entre autres par l’activation des
systèmes neuronaux « miroirs » ou « résonants » (Georgieff, 2013, p. 4). « Il n’est question
de subjectivité que dans l’intersubjectivité » (ibid., p. 13). Ces propositions placent d’emblée,
consubstantiellement, l’Autre (des origines, du socius) et l’autre (en tant qu’il est mon
semblable) au fondement de l’ontogénèse et de la psychogénèse et, mutatis mutandis, au cœur
même de la pensée quant à ce qui constitue l’essence de la souffrance psychique. En ce sens,
la patho-analyse, l’analyse de la souffrance psychique telle que proposée dans ce travail,
montre, dévoile ce qu’il en est de la condition humaine et ouvre sur une métapsychologie de
l’étayage, de la responsabilité, de la reconnaissance de l’altérité et de l’intersubjectivité. Ce
sera le sujet de cette deuxième partie.
Dans le sixième chapitre, nous poursuivrons le chemin ouvert dans la première partie par
quelques considérations complémentaires sur l’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
contemporaines et sur la façon dont ce malaise est susceptible d’entretenir, voire d’accélérer
le processus de déliaison avec Soi, les autres et le monde, processus initié lors des expositions
à l’in-humaine horreur et le long et parfois très dangereux chemin de fuite. Ceci nous amènera
au cœur de cette deuxième partie. Dans le chapitre 7, je partirai de la proposition
winnicotienne qu’ « un bébé, cela n’existe pas … seul », et m’inspirerai de théories neuro-
scientifiques, psychanalytiques, phénoménologiques et certaines théorisations issues de la
philosophie de l’esprit (Philosophy of Mind) pour proposer une métapsychologie, dans
laquelle je déplacerai le point de gravitation de l’intrapsychique vers l’interpsychique,
l’intersubjectif, vers ce que Richard (2011a) identifie comme « l’infrastructure du lien
social ». Je clôturerai ce travail par des considérations clinico-pratiques. Comment penser et
pratiquer la clinique ? Comment penser et pratiquer l’accueil et le rétablissement ? Mais avant
cela, et en guise de lien entre cette partie et la première, commençons par quelques réflexions
épistémologiques et méthodologiques.
Chapitre 5
Considérations épistémologiques et
méthodologiques
Considérations épistémologiques et
méthodologiques
Toute connaissance est alors, d’emblée, et consubstantiellement, une réponse à une question
(Bachelard, 1938, [2011]).
23 Par « synthèse passive », Merleau-Ponty entend le processus par lequel « les propriétés des objets et les
intentions du sujet non seulement se mélangent, mais constituent un tout nouveau », car « l’organisme donne
forme à son environnement en même temps qu’il est formé par lui ». En effet, « l’organisme choisit dans le
monde physique, les stimuli auxquels il sera sensible » (Merleau-Ponty, 1945, [2017]).
Clinique de l’humanisation
Ceci sera d’autant plus vrai pour les sciences dites molles 24 que sont les sciences humaines.
Ce sont ces défaillances, voire ces carences de théories canoniques psychanalytiques
établies à décrire avec suffisamment de précision les dynamiques psychiques qui se
montraient dans mes rencontres avec mes patients en traumatismes extrêmes et en exil,
dynamiques psychiques similaires aux mécanismes décrits par Prigogine et Stengers pour les
structures dissipatives, qui m’ont amené à explorer d’autres champs théoriques. Quelques
mots sur ce que Prigogine et Stengers entendent par structures dissipatives. Les structures
dissipatives sont des structures qui se situent très loin de leur point d’équilibre initial. Elles
peuvent soit évoluer vers d’autres états qualitativement différents et beaucoup plus
complexes que leur état initial ou actuel, soit se désintégrer. Dans cet état, loin de leur point
d’équilibre initial, « les flux qui traversent certains systèmes physico-chimiques et les
éloignent de l’équilibre, peuvent nourrir des phénomènes d’auto-organisation spontanées
(des autopoïèses, mon ajout, je reviendrai sur le concept d’autopoïèse plus loin dans ce
travail), des ruptures de symétrie, des évolutions vers une complexité et une diversité
croissante » (Prigogine et Stengers, 1979, [1986]). Prigogine identifie les points loin de
l’équilibre initial comme des points de bifurcation, à savoir :
[…] des points singuliers où une branche (c’est-à-dire un certain état d’équilibre de la matière,
mon ajout) se subdivise en plusieurs branches ou même en un nombre infini de branches. Et le
choix de la branche qui sera choisi (par le système physico-chimique, mon ajout) dépend des
fluctuations […]. Entre les points de bifurcation, le déterminisme n’est qu’une approximation
24 Par sciences dites dures, j’entends celles du monde naturel, de la matière (par exemple la physique). Par
sciences dites molles, j’entends les sciences humaines et sociales. La distinction qu’introduisent les partisans
de la différenciation entre sciences dures et sciences molles a un fondement épistémologique. En effet, pour
ces partisans, il convient d’appeler « mou » tout ce qui ne résiste pas autant à l’expérimentation que la matière.
Pensées ainsi, les sciences humaines et sociales sont par définition des sciences molles. En effet, le « dur » et
donc l’exactitude supposée nécessitent un catalyseur puissant, la modélisation mathématique, supposée
permettre d’échapper à toute forme de mollesse, à savoir les biais de l’observation. Introduire un tel modèle
dans les sciences humaines semble à première vue beaucoup plus complexe que dans le monde de la matière.
En effet, dans le modèle bio-psycho-social qui fait actuellement consensus dans la littérature, le
comportement humain résulte de l’interaction très complexe, non linéaire entre des variables psychiques
(intra- et interpsychiques), biologiques et sociales. Ce qui complique infiniment sa modélisation, étant donné
le très grand nombre de variables à prendre en compte et la complexité de leurs interactions (non-linéaires et
donc beaucoup plus difficilement modélisables dans un modèle mathématique). L’outil statistique permet
d’en rendre compte. En sciences humaines, une corrélation de 0,7 est considérée comme haute. Alors que
dans sa définition, un tel coefficient ne signifie rien de plus, ni d’ailleurs rien de moins, que le fait que le
modèle prédictif utilisé explique 49 % de la variance de la variable que le modèle décrit et prédit. 51 % de la
variance se doivent donc d’être attribués soit à d’autres variables, soit à d’autres interactions entre variables
que celles qui ont été mathématiquement modélisées.
Cette distinction entre sciences dures et sciences molles est par ailleurs beaucoup plus compliquée à faire
qu’à première vue. Comme le souligne Einstein à maintes reprises dans ses réflexions épistémologiques et
comme le montrent les conceptualisations et modélisations physiques actuelles (par exemple, et j’y reviendrai
plus loin, le principe d’indécidabilité d’Heisenberg, la centralité du point de vue de l’observateur en physique
tel qu’introduit par Schrödinger, les théories du chaos, etc.), la matière résiste beaucoup plus à sa modélisation
que ce que laissait espérer la physique newtonienne. La science physique est beaucoup moins dure que ce que
l’on pensait par le passé. En effet, « des faits nouveaux apparaissent qui la contredisent ou qui ne sont plus
expliqués par elle » (Einstein et Infeld, 1936, [2015], p. 16).
240
Chapitre 5. Considérations épistémologiques et méthodologiques
[…] tandis qu’aux points de bifurcation, vous n’avez plus de déterminisme (Prigogine, In
Benkirane, 2013, p. 45).
Ne s’agit-il pas des mêmes processus, des mêmes dynamiques psychiques dans les
traumatismes extrêmes, surtout si ceux-ci se compliquent de traumatismes de l’exil ? Comme
je l’ai argumenté, ces traumatismes qui s’entretiennent et se renforcent plongent le sujet, plus
ou moins temporairement, dans un état similaire sans pour autant être identique à l’état a-
structural de bébé et/ou à la traversée de l’adolescence. En référence à la pensée de Prigogine
et Stengers, cet état psychique est un état « dissipatif », un état psychique loin de l’état initial
d’équilibre psychique (la structuration névrotico-normale d’avant l’exposition à l’in-humaine
horreur). C’est cette « dissipation » extrême qui m’avait particulièrement frappé lors de ma
première rencontre avec Monsieur D., « cas princeps » de ce travail. Comme l’écrit Cyssau
(1999) : « Le cas est ce qui vient dérouter le savoir du clinicien, les théories sous-jacentes à
son métier ainsi que la théorie du cas qu’à l’écoute de tel ou tel patient il avait pu, à son insu,
se forger ».
C’est la raison pour laquelle j’ai décidé, plus ou moins consciemment, de « plonger »
dans cette clinique sans hypothèse bien définie. En effet, et par analogie à ce qu’écrivait
Hawking (2008) sur les trous noirs : « From the outside, you can’t tell what is inside a black
hole ». J’ai dès lors décidé de laisser mon bouclier théorique25 et mon narcissisme (celui du
sujet expert qui connaîtrait le vrai du vrai) au vestiaire afin de me laisser entraîner dans le
chaos initial tel qu’il se manifeste dans l’être-là et le discours du patient en début de thérapie.
Mais avec suffisamment de distance pour éviter d’en être submergé, comme lorsqu’on
regarde un film, une pièce de théâtre, une œuvre chorégraphique ou picturale. Formulé
autrement, j’ai accepté de baisser, autant que faire se peut, ma garde (mes résistances) lors
des séances et d’aller au charbon, de me plonger dans le cœur de la détresse humaine, quitte
à parfois en être temporairement débordé. Pour ensuite, et tout aussi rapidement, remobiliser
mes défenses en fin d’entretien.
Je reviendrai sur la centralité de cette mobilité psychique (la mobilité des défenses
psychiques, du niveau le plus bas possible lors des entretiens à un niveau défensif suffisant
en fin d’entretien) dans la praxis clinique avec des patients en traumatismes extrêmes et en
exil dans mon dernier chapitre. Je vous en dis déjà quelques mots ici. Il s’agit pour le
clinicien, dans un premier temps, de s’ouvrir autant que possible et avec le moins possible
d’a priori théoriques à la rencontre, pour ensuite, dans un second temps, puiser dans l’arsenal
théorique existant afin de construire une (des) théorie(s) permettant de décrire les
phénomènes à un niveau plus élevé d’abstraction et de généralisation. Cette position n’est
pas sans évoquer une des positions de Lacan (1966a, [1999], p. 348) lorsqu’il répondait à la
question « Qu’est-ce que l’analyste doit savoir ? » par cette réponse lacanienne : « Ignorer ce
qu’il sait ». Restant dans l’équivoque et le paradoxal de la pensée lacanienne et le
paraphrasant, il s’agit d’un processus dans et par lequel le clinicien se passe de la théorie à
condition de s’en servir.
25 Je reviendrai sur la théorie en tant que bouclier contre l’angoisse au point suivant.
241
Clinique de l’humanisation
26 Très schématiquement, et sans critiquer la thèse freudienne : comme il l’argumente dans les dernières pages
de son texte Analyse avec fin et analyse sans fin, publié en 1937, le roc de la castration et l’envie du pénis
sont ce sur quoi butent respectivement le sujet masculin et le sujet féminin en fin d’analyse. Pour Freud
(1937a, [2005]), la peur de la castration chez l’homme et l’envie de pénis chez la femme traduisent dans les
deux sexes un refus du féminin, féminin que Freud identifie comme une soumission passive à un maître. Par
roc de la castration, j’entends ici le refus du chercheur à se soumettre à ce qui est au cœur même de notre
condition humaine, à savoir qu’une théorie du tout permettant de décrire et donc de prévoir la totalité des
phénomènes, n’existe pas (dit en passant, c’était l’ambition d’Einstein de trouver une telle théorie et il ne
désespérait pas que la physique y arriverait un jour, ce qui reste actuellement loin d’être le cas). Car il y a
toujours une part de Réel qui se dérobe, qui échappe, qui résiste à la théorisation.
27 Dans l’Interprétation des Rêves, livre publié en 1900, Freud écrit : « Les rêves les mieux interprétés gardent
souvent un point obscur ; on remarque là un nœud de pensées que l’on ne peut défaire […]. C’est là l’ombilic
du rêve, le point où il se rattache à l’inconnu » (Freud, 1900, [1999], p. 446).
242
Chapitre 5. Considérations épistémologiques et méthodologiques
mon cheminement, à savoir mes ressentis au contact de la clinique et de mon terrain et les
réflexions qu’ils ont initiées en moi. Ce sont ces ressentis et ces réflexions qui ont orienté
mes lectures et c’est dans et par cette mise en résonance « à l’infini » entre terrain et textes
(conceptualisations) que se sont initiées les théorisations que je propose. Comme joliment dit
par Pascale Jamoulle, ma recherche est un dialogue à l’infini entre deux carnets de terrain :
un carnet de terrain ethnographique (mes ressentis au contact de mon terrain, c’est-à-dire des
milliers de pages de transcrits littéraux de séance, d’ethnographies lors de mes immersions
en centre d’accueil, lors de mes accompagnements aux auditions d’asile, des récits de vie,
des interviews d’autres acteurs du champ de l’exil) et un carnet de terrain théorique (les
concepts et les théories sur lesquels je m’étaye pour penser ma clinique).
Ma démarche est une articulation et une mise en dialogue entre une approche
anthropologique (narrative) et un corpus théorique établi, surtout psychanalytique, parfois
neuroscientifique, parfois phénoménologique. La première approche est a-théorique et
introspective. Elle se fixe comme objectif de décrire au plus près du vécu l’expérience de
Soi, de l’Autre et de la rencontre, afin d’appréhender et de « comprendre » la façon dont se
(dé)-construit tant « la connaissance » (la théorie) que « l’être-dans-le-monde ». Il s’agit
d’une réduction phénoménologique qui exige la mise entre parenthèses des présupposés
(Jonckheere, 2009), mais aussi, selon Levinas, le refus obstiné de tout cadre théorique pré-
établi. Il s’agit « d’une réflexion radicale, entêtée sur soi, un cogito qui se cherche et se décrit
sans être dupe d’aucune spontanéité, d’aucune présence toute faite, dans une méfiance
majeure envers ce qui s’impose naturellement au savoir » (Levinas, 1982, [2014], p.20).
Comme le souligne Lekeuche (2008, pp. 221-224) :
L’homme n’est alors plus envisagé sous la bannière de l’Idéalisme comme une évidence,
une unité bien cohérente, mais comme une pluralité de dimensions, de directions de sens, de
processus littéralement dramatiques se déroulant sur plusieurs plans et qui cherchent à
procéder à la « personnation », la personne n’étant point un donné, plutôt une quête éperdue
d’elle-même à travers ses divisions internes et ses mouvements qui la multiplient dans le
champ social des rapports à autrui.
La deuxième approche est théorique. Elle se fonde sur un corpus théorique
psychanalytique (par exemple le primat de l’inconscient, les topiques psychiques, la pulsion,
les mécanismes de défense, le conflit, etc.), parfois neuroscientifique (les Theories of Mind
ou les « théories de l’esprit »), parfois phénoménologique (la phénoménologie de l’ipséité,
de la conscience et de la présence, la souffrance psychique en tant que distorsion de la
présence). Je m’inspire de plusieurs théories que je mets en dialogue, en résonance et en
contraste les unes par rapport aux autres. Il ne s’agit donc pas d’opérer un choix entre telle
ou telle théorie, l’une théorie n’invalidant pas l’autre. D’abord, et c’est une lapalissade, parce
qu’en dernière analyse, toutes les théories décrivent la même chose, à savoir le
fonctionnement psychique humain, certes avec des accents différents (Patrick De Neuter,
communication orale). Ensuite parce que les théories psychanalytiques, phénoménologiques
et même neuroscientifiques sont des « mythes » théoriques. En effet, il n’est pas possible à
ce jour de rendre empiriquement mesurables et/ou cérébralement localisables avec
suffisamment de précision (par exemple par imagerie cérébrale) la forclusion du Nom-Du-
243
Clinique de l’humanisation
Il ne s’agit pas non plus, et pour les mêmes raisons épistémologiques, d’unifier, de créer
une « nouvelle » synthèse théorique. Il s’agit au contraire de créer une pluri-vocalité
théorique. En effet, et comme argumenté, cette clinique très spécifique du traumatisme
extrême et de l’exil et ses similitudes avec les systèmes complexes en physique ̶ par exemple
les théories du chaos et les structures dissipatives décrites par Prigogine et Stengers (voir ci-
dessus) et les théories du chaos et des catastrophes28 ̶ invitent à une telle pluri-vocalité. Les
théories peuvent alors être évaluées en fonction de leur valeur heuristique, c’est-à-dire la
façon dont elles permettent d’appréhender l’être-au-monde d’un sujet particulier dans un
cadre particulier. Plus il y a de conceptualisations théoriques, plus grand est l’arsenal
théorique du clinicien, plus grande sera la probabilité que celui-ci « comprenne » l’être-au-
monde de l’Autre (dans sa conception levinassienne, à savoir l’Autre dans son infinie
altérité), ce qui augmentera son « efficacité » clinique. Tout comme en physique, certaines
propriétés et phénomènes (certains « comportements ») de la lumière sont mieux expliqués
en la considérant comme une onde, d’autres phénomènes en la considérant comme une
particule (ces deux points de vue sont logiquement opposés, une onde ne pouvant par
définition ne pas être une particule), certains phénomènes cliniques s’expliquent mieux par
telle théorie plutôt que par telle autre.
28 Les théories des catastrophes se situent quelque part entre la physique quantique et l’aléatoire. Le chaos est
à la fois un processus non aléatoire et non prévisible. C’est aussi un processus fondamentalement dépendant
des conditions initiales de l’expérience, lesquelles ne peuvent jamais être entièrement définies. A partir de là
surgit un changement d’état, à savoir la catastrophe qui n’est pas liée au hasard mais que pourtant, on ne
pouvait pas prévoir. Ceci est évocateur des conceptions lacaniennes de la Tuchê (la mauvaise rencontre) et
de l’Automaton (la compulsion à la répétition qui suit la Tuchê).
244
Chapitre 5. Considérations épistémologiques et méthodologiques
245
Clinique de l’humanisation
que dans la mesure où il ne l'est pas. Le Désir d'un verre d'eau, quand je veux me désaltérer,
d'une nourriture quand je veux me rassasier, est un désir de jouissance dont la fin est
l'assouvissement par l’absorption d'eau ou de nourriture. Le Désir, qui a pour objet l’Infini
dans l’Autre en Soi, dans l’Autre en l’autre et dans l’Autre dans le monde, ne peut être
« satisfait » qu'en ne se clôturant pas par un assouvissement qui livrerait l'Autre à mes
pouvoirs, comme l'objet convoité dans la faim ou dans la soif. « Le visage est présent dans
son refus d’être contenu, il ne saurait être compris, c’est-à-dire englobé […]. Autrui demeure
infiniment transcendant, infiniment étranger » (Levinas, 1971, [2014], p. 211). « Le Désir est
la mesure de l’Infini qu’aucun terme, qu’aucune satisfaction n’arrête » (Levinas, ibid., p.
340). Dans la pensée freudienne, précédemment esquissée, il s’agit alors non seulement
d’une assomption de la castration, mais d’une jouissance de celle-ci, en ce qu’elle ouvre
perpétuellement sur l’Autre dans son infinie altérité et relance en permanence le désir de
savoir et de rencontre, le désir encore-et-pour-toujours insatisfait qui ouvre dans un
mouvement à l’infini sur une plus grande compréhension de cet Autre en Soi, cet Autre en
l’autre et cet Autre dans le monde.
C’est également de cette tension permanente et des insatisfactions consubstantielles que
cette tension génère dans le psychisme du clinicien-chercheur dont témoigne ce travail.
Tension ̶ entre ouverture et fermeture, entre Totalité et Infini, entre terrains et textes, et des
insatisfactions consubstantielles ̶ qui pousse le clinicien-chercheur à ne jamais s’arrêter de
chercher.
La rédaction du présent texte n’est alors rien de plus, ni d’ailleurs rien de moins, qu’un
premier essai de synthèse après environ dix ans de travail clinique et de travail de pensée
intensif.
En ce sens, la position du clinicien-chercheur telle qu’elle se montre ici est la position
méta du « travailleur-clinicien » dans sa pratique. Cette position méta, autoréflexive du
« clinicien-chercheur » sur sa pratique de clinicien, est celle du « superviseur interne »
(Casement, 1985), à savoir le soutien interne, autonome, séparé du superviseur (c.q. de
l’analyste du clinicien) réel et constitué à partir de l’expérience d’analyse et de supervision
du clinicien. L’internalisation de la fonction du superviseur est internalisée, et non le
superviseur (c.q. l’analyste). Ce « superviseur interne » regroupe la propre pensée
indépendante du clinicien-chercheur, sa spontanéité, son jugement autonome, ainsi que les
influences de ses analystes, superviseurs, professeurs, etc.
Pour le dire avec Kant, cette introspection ̶ sur les a priori théoriques et les « fantasmes »
plus ou moins pré-conscients du chercheur ̶ est le mécanisme de la pensée par lequel la
pensée tente de se saisir elle-même au moment où elle se pense lorsqu’elle se confronte aux
phénomènes qui se donnent à voir et à penser (in casu : la rencontre avec le patient, les centres
d’accueil, les autorités d’asile, etc.). Au travers de cette introspection, des hypothèses
s’ouvrent qui engendrent une (des) synthèse(s) théorique(s), encore-pour-toujours-en-
déconstruction-reconstruction, encore-pour-toujours-en-attente d’une plus grande complexi-
fication (des HOT toujours plus complexes). Ces nouvelles synthèses théoriques permettent
d’analyser et de théoriser avec de plus en plus de précision la clinique, l’actuel malaise et son
246
Chapitre 5. Considérations épistémologiques et méthodologiques
impact sur le psychisme du sujet. Cette (ces) synthèse(s) se doit (doivent) d’être continuelle-
ment soumise(s) à l’œil critique de tiers. Comme l’écrit Bachelard : « Il faut toujours choisir
l’œil d’autrui pour voir la forme heureusement abstraite du phénomène objectif » (Bachelard,
1938, [2011], p. 287). Ce sont ces synthèses théoriques, encore-toujours-et-pour-toujours-
inabouties, que je livre en toute humilité et en toute ouverture au lecteur.
29 L’éthique renvoie selon moi à la visée (l’intention) qui sous-tend l’activité d’un sujet en acte(s) et donne
la direction à l’acte. Elle se différencie de la morale, bien que les deux ne soient pas sans rapports. J’entends
par morale ce qui renvoie à un système de normes, de valeurs et de principes qui s’imposent aux membres
d’une collectivité ou à un groupe donné et qui incarnent les valeurs implicites de cette société ou de ce groupe.
Ce système normatif est supposé permettre de discerner entre bien et mal, juste et injuste, acceptable et
inacceptable. En ce sens, l’éthique concerne le subjectivement « bon », la morale l’objectivement (selon tel
ou tel code moral) « bien ». Le raisonnement éthique concerne d’abord la réflexion du sujet (son dialogue
interne) sur lui-même en rapport avec ses actes et sa définition du « bon ». Le raisonnement moral concerne
l’évaluation de l’acte en référence à tel ou tel code moral extérieur au sujet. Même si le raisonnement éthique
est un dialogue du sujet avec lui-même, il y a consubstantialité entre éthique et morale, étant donné que l’être-
au-monde est toujours un être-dans-le-monde avec son code moral qui préexiste au sujet. Le sujet se déplace
sur une bande de Möbius qui lie l’intérieur à l’extérieur. Dans le raisonnement éthique, qui est donc un
raisonnement du « Je » sur le « Je », le sujet affirme sa relative liberté à l’égard du « on » (le code moral
établi). Que le raisonnement éthique soit essentiellement (dans son essence) un dialogue interne, ne libère pas
le sujet « éthique » de son obligation éthique d’expliciter son raisonnement (sur ses actes) et les conceptions
sous-jacentes sur le « bon » sur lesquelles il s’appuie en les confrontant à la critique d’autrui. Sans cette
confrontation, le raisonnement éthique relèverait d’une logique paranoïde ou perverse.
247
Clinique de l’humanisation
énoncés sur des énoncés, aussi bien les siens que ceux des sujets observés » (Devereux, 1967,
[2012], p. 58). Ce sont ces énoncés sur des énoncés que je propose à la critique du lecteur.
Toute réflexion méthodologique et toute théorisation gagnent dès lors en rigueur en y
incluant une introspection du chercheur, de ses a priori théoriques et du contexte dans lequel
a lieu sa recherche. Ces a priori sont la position à partir de laquelle le clinicien-chercheur
voit, entend et pense. « Toute recherche est autopertinente et correspond, plus ou moins, à
l’introspection » (Devereux, ibid., p. 212). Quand bien même il est évident que vous aurez
débusqué ces a priori depuis longtemps, je vous en donne un bref survol. Car « même si les
vérités premières vont sans dire, elles vont encore mieux en les disant » (Lacan). Je n’aime
pas les systèmes de pensées figés car je trouve qu’ils ferment et réduisent le Réel. J’ai une
préférence pour une pensée mobile, ouverte, et donc pour une approche plus dynamique que
structurale du fonctionnement psychique. De ce fait, je suis « par nature » enclin à
« chercher » ou à « entendre » la discordance qui questionne la théorie préétablie et je préfère
une ontologie qui pense l’homme comme un système auto-poétique, une réactualisation
permanente de potentialités plutôt qu’une pensée de l’être-humain dont l’existence est pour
ainsi dire plaidée d’avance (un enfermement dans une « structure » immuable de
fonctionnement psychique et d’appréhension de Soi, du monde et des autres). Ainsi, je n’aime
pas les abus de pouvoir, les doubles pensées, les manipulations. Ma sympathie va vers les
plus faibles, les laissés-pour-compte, au risque parfois de m’aveugler temporairement. Et,
pour conclure, j’aime la découverte et quitter les sentiers battus.
Ma méthodologie rejoint donc celle décrite par Devereux (ibid., p. 19), à savoir que « ce
n’est pas l’étude du sujet, mais celle de l’observateur qui donne accès à l’essence de la
situation d’observation ». Cette démarche peut sembler contraire à une démarche scientifique
qui se veut objective et qui se fixe comme objectif de décrire le phénomène en soi, comme si
celui-ci possédait des caractéristiques indépendantes de l’observateur.
La physique quantique a abondamment démontré l’inexactitude ce cette illusion et a
réintroduit le point de vue de l’observateur. Quelques mots d’explication. La physique
mesure et mathématise le monde pour mieux le comprendre. « Du point de vue de la
physique, seules sont autorisées les valeurs qui peuvent être déterminées par un mode de
mesure soigneusement stipulé. C’est seulement moyennant cette condition limitative que le
principe de causalité atteint une signification physique compréhensible, et son application
reste confinée à cette condition » (Cassirer, 1956, cité par Bitbol, 2010). « Nous devons dès
lors nous rappeler que ce que nous observons n’est pas la Nature elle-même, mais la Nature
soumise à notre méthode de questionnement » (Heisenberg, cité par Rollet, 2014, p. 95).
248
Chapitre 5. Considérations épistémologiques et méthodologiques
30
« Nous avons repris là en considération la conception de Breuer pour qui un système peut être rempli
d’énergie selon deux modes différents : Breuer distingue deux investissements des systèmes psychiques (ou
de leurs éléments), l’un dont le flux est libre et se presse vers la décharge, l’autre quiescent. Peut-être pouvons-
nous admettre l’idée que la liaison de l’énergie qui afflue dans l’appareil psychique consiste à faire passer
celle-ci de l’état de libre flux à l’état quiescent » (Freud, 1920a, [2001], pp. 84-85).
249
Clinique de l’humanisation
Cette démarche n’est possible qu’à trois conditions : 1/ une attitude d’ouverture maximale
à l’Autre et à son être-au-monde du moment, c’est-à-dire une capacité suffisamment
développée chez le clinicien à s’exposer au discours du patient tel qu’il se manifeste dans la
rencontre dénuée du bouclier protecteur qu’est la théorie. Et donc une capacité suffisante à
tolérer l’angoisse ; 2/ les réflexions du clinicien-chercheur, ses introspections, ses dialogues
internes et les théorisations qui en résultent se doivent de ne pas être (trop) parasités par ses
250
Chapitre 5. Considérations épistémologiques et méthodologiques
propres conflits psychiques non-résolus, d’où l’importance d’une analyse personnelle menée
suffisamment loin et 3/ le clinicien-chercheur dispose de suffisamment de capacités
d’introspection pour débusquer et soumettre à la critique ses propres a priori.
La méthode utilisée dans ma recherche est celle du cas unique. Je pars d’un nombre de
cas (plusieurs centaines s’étalant sur dix années de pratique clinique ; dix-huit sont décrits de
façon approfondie dans les trois chapitres précédents ; certains autres cas sont présents en
filigrane dans les verbatims) issus de ma clinique de l’extrême et de l’exil et de celle de ma
clinique plus « classique » avec des patients belges, cas que je mets en résonance et en
contraste les uns par rapport aux autres. Pour ce qui est de la clinique du traumatisme extrême
et de l’exil, je fonde mes hypothèses sur des transcrits littéraux de séance (des milliers de
pages). Pour ce qui est des « cas » issus de ma clinique « classique », je me base soit sur mes
notes rédigées en fin de séance soit sur ma mémoire, sur la façon dont les dires de l’Autre se
sont inscrits à l’intérieur de moi. En effet, dans mes thérapies « classiques » et contrairement
à la clinique du traumatisme et de l’exil, je ne prends pas de notes pendant les séances. Alors
que je le fais dans la clinique du traumatisme depuis plusieurs années. Et cela pour les raisons
suivantes :
▪ pour des raisons tout à fait égoïstes, parce que c’est le matériel sur lequel je me base
pour la présente recherche doctorale. J’explique cela à tous mes patients dès le premier
entretien et leur demande s’ils sont d’accord d’être cités, bien sûr de façon tout à fait
anonyme. A ce jour, tous l’ont été. Il s’agit de personnes que j’ai vues ou que je vois
(dans la toute grande majorité des cas pendant au moins une année) à raison de deux
entretiens par mois, parfois trois ou quatre en début de suivi. Plus de la moitié des suivis
ont été et sont des suivis au plus long cours, c’est-à-dire pendant plusieurs années, bien
après que la procédure de séjour ne soit terminée. La prise de note devient ainsi assez
rapidement un élément du cadre ;
▪ parce que le setting le rend plus facile. En effet, la plupart de mes consultations ont lieu
avec interprète ;
▪ parce que la prise de notes permet d’installer une certaine distance avec l’horreur telle
qu’elle se manifeste dans les dires des patients. Le mot tue la chose (Kant), transforme
l’élément bêta en élément alpha (Bion). C’est le but même de l’activité de penser et de
l’activité d’écriture. C’est par le meurtre de la chose, par la synthèse passive (Merleau-
Ponty), par la mentalisation, la digestion psychique d’éléments bruts (Bion) que se
réalise la croissance psychique. Dans une pensée bionienne, les notes prises en séance
ne sont pas des outils préparatoires avant l’élaboration ; elles représentent ce à partir de
quoi je pense. C’est mon expérience que cette prise de notes n’hypothèque pas mes
processus psychiques et les associations qui me viennent et que je livre au patient. Je
dirais même au contraire. Elle ne freine pas non plus mon empathie, ma résonance avec
l’être-là de l’A(a)utre (l’Autre dans sa conceptualisation levinassienne, c’est-à-dire
l’Autre dans son infinie altérité, telle qu’elle se manifeste dans la nudité de son visage
et l’autre en tant qu’il est mon semblable). Parce que le patient ressent cette prise de
notes comme une manifestation du fait que ses dires sont pris très au sérieux. Il s’agit
pour moi et pour le dire dans les mots de Metraux, « de paroles précieuses ». Ne pas
prendre de notes pourrait donner un côté gratuit à la parole, c’est-à-dire des mots
fugaces, des paroles qui s’envolent.
251
Clinique de l’humanisation
C’est dans et par cette mise en résonance et en contraste des différents « cas » que se sont
dégagées les similitudes et les différences dans les mécanismes psychiques à l’œuvre dans
chaque cas et que j’en suis arrivé à questionner, voire à déconstruire les concepts mêmes,
dans les mots de Laplanche, que j’ai fait « grincer les concepts ».
C’est la raison pour laquelle j’ai pour souci de préciser ce que j’entends par tel ou tel
concept au départ de tel ou tel auteur, de tel ou tel fondement théorique. Ces précisions
conceptuelles constituent mon « carnet de terrains théorique ». C’est mon hypothèse que c’est
ce processus de déconstruction et de reprécision des concepts qui permet de théoriser au plus
près « l’expérience vécue », celle du patient telle qu’elle se manifeste dans ses dires au travers
de transcriptions littérales de séances de thérapie, de récits de vie, etc. et celle du thérapeute
telle qu’elle se montre dans ses introspections, ses ethnographies, etc. En effet, comme le
décrit Bion (1963, [2004]), tout modèle théorique est, en dernière analyse, tant une
abstraction faite au départ de données sensitives qu’une concrétisation d’un système déductif
donné, à savoir qu’un modèle théorique se déduit d’une théorie d’un niveau supérieur
d’abstraction et de généralisation. Afin qu’apparaissent dans et par ce mouvement de
déconstruction, de reprécisions, de reconstructions et de mises en résonance des concepts,
tant les similitudes que les différences entre les différentes formes de souffrances psychiques.
Cette herméneutique, cette recherche du sens dernier (ou premier, ça dépend de l’endroit où
l’on se place) m’a amené à questionner et à critiquer, en la complexifiant, la thèse lapidaire
de Neuman.
La démarche décrite ici peut, à première vue, sembler contradictoire à la démarche
diagnostique et catégoriale que j’ai développée à la fin du chapitre précédent. En fait, je
soutiens qu’il n’en est rien et cela pour les raisons suivantes. Il est vrai que le chemin qu’a
suivi ma pensée m’a amené à proposer différentes catégories dans lesquelles j’ai « rangé »
les cas. A savoir : 1/ les traumatismes structurants, les traumatismes précoces déstructurants,
les traumatismes « banals » et les traumatismes extrêmes et 2/ un dédoublement des
catégories canoniques de névrose, psychose, perversion et état-limite en introduisant les
catégories de névrose post-traumatique, de psychose post-traumatique, d’état-limite post-
traumatique et de perversion post-traumatique pour différencier les différents états de
fonctionnement psychique suite à l’exposition à des vécus extrêmes sur un psychisme
préalablement structuré de façon suffisamment stable dans la lignée névrotico-normale.
Cette catégorisation, qui n’est rien de plus ni d’ailleurs rien de moins qu’une façon de
structurer les choses dans le psychisme du clinicien-chercheur, et mutatis mutandis, dans
celui du patient, résulte du fait qu’il apparaît d’emblée dans la rencontre patient-thérapeute
que ni le mythe œdipien (installé dans le psychisme du patient et dans celui du thérapeute),
ni les théorisations nosographiques canoniques in casu psychanalytiques (dans le psychisme
du thérapeute) ne résistent aux coups de boutoir du traumatisme extrême. Ces carences, ces
déficiences des théories canoniques m’ont convoqué à quitter le cadre sécurisant que
m’offraient mes repères théoriques académiques qui suffisaient à suffisamment orienter mes
thérapies avec des patients « classiques » (des adolescents et des adultes belges qui consultent
un psychothérapeute). De la même façon que la physique newtonienne a une haute valeur
prédictive pour les phénomènes matériels tels qu’ils se manifestent dans le quotidien, elle
252
Chapitre 5. Considérations épistémologiques et méthodologiques
perd tout à fait cette valeur prédictive pour les phénomènes qui relèvent de l’extrême du
quotidien et/ou de l’extrême de l’exceptionnel, à savoir les phénomènes quantiques dans
l’infiniment petit (le monde des particules) et/ou l’infiniment grand (le cosmos).
Le couple patient-thérapeute est donc convoqué à inventer un nouveau mythe, une fiction
théorique Autre. Un mythe singulier dans la thérapie, une construction dans l’analyse (Freud)
avec une ambition plus généralisante pour ce qui est de la théorie. On ne peut faire l’économie
de ces développements métapsychologiques. En effet, il est impossible de penser et
de « diriger » une thérapie sans une « compréhension » des mécanismes psychiques à l’œuvre
dans le psychisme du patient et dans celui du thérapeute.
Comment alors penser le psychodiagnostic ? Car dans une telle démarche, il s’agit de
définir et de nommer de grands ensembles qui regroupent des structurations psychiques
similaires. Dans une pensée catégoriale, ces grands ensembles ne « communiquent » pas entre
eux. Il est impossible de changer de « structuration psychique ». Alors que j’avance ici
l’hypothèse que le traumatisme extrême déstructure la structuration psychique initiale. Dans
une pensée dimensionnelle et processuelle qui est celle que je défends, à savoir une
conceptualisation de la psychopathologie comme résultant d’une « décomposition de
l’appareil psychique » (Richard, 2011a, p. 9), il s’agirait alors de penser les choses sur un
continuum, avec, à une extrême une structuration névrotico-normale (mais de quelle
normalité parle-t-on alors : d’une normalité statistique ou d’une normalité théorique, c’est-à-
dire en accord avec telle ou telle théorie du fonctionnement psychique ?) et à l’autre extrême
une psychose totalement déclenchée (un total repli sur un monde et une réalité intérieure
strictement singulière et absolument impartageable avec d’autres humains). Dans une telle
pensée, le sujet se situe sur un point x du continuum, mais peut évoluer sur ce continuum
vers la gauche ou vers la droite de x. Comme je l’ai argumenté dans ma première partie, la
clinique de l’extrême contient de l’évidence pour une telle pensée dimensionnelle et
processuelle, avec de possibles formes de passage entre névrose et psychose. Ceci rejoint les
hypothèses entre autres de Green (1974, [1996]), Claude (1937) et Markovitch (1961).
Suite à Widlöcher, je conceptualise dès lors le psychodiagnostic comme un outil pour
décrire le « mode de fonctionnement de l’appareil mental » (Widlöcher, 1984, cité par
Chabert 1994, [2005], p. 155) à tel ou tel moment : « La démarche psychanalytique a pour
visée la reconstruction d’un fonctionnement psychique grâce à l’association de différentes
opérations mentales conçues comme autant d’actes qui s’enchaînent les uns aux autres. Il
s’agit d’une appréhension des actes de pensées dans toute leur épaisseur, dans toute leur
valeur polysémique qui s’éclaire de leur succession » (ibid., p. 155). Ceci rejoint le concept
de structure dans son acceptation originaire, à savoir un « potentiel de transformations »
(ibid., p. 155). En effet, « déconstruire » les rouages de la structure ou y « injecter » des
éléments nouveaux, c’est potentialiser l’auto-poïèse. Comme je le montrerai au chapitre 7,
pour les neurosciences, la subjectivité relève précisément de cette production d’un récit
continu du soi sur lui-même, d’une fonction d’auto-représentation qui est une forme élaborée
de méta-représentation (Georgieff, 2013, p. 11).
253
Clinique de l’humanisation
Pensé ainsi, l’outil diagnostique tel que je l’appréhende est alors une sorte d’outil pour
penser ce qui se passe dans la rencontre avec les patients afin de leur parler simplement, au
plus près de leur expérience (Barrois, 1998). Ce dialogue au plus près de l’intime est une
possible ouverture vers la création de « neuf ». En effet, au début de la rencontre, le patient
se trouve dans un état dissipatif, à un point de bifurcation (Prigogine). L’énergie psychique
circule de façon non-liée (Freud). L’état psychique du patient est dans un état d’indécidabilité
(Heisenberg). Il flotte, il est dans un « pot au noir » (Winnicott). Et c’est dans et par la
rencontre que peut s’initier une reconstruction psychique, qu’il peut quitter l’état dissipatif
vers une organisation psychique d’une plus grande complexité (Prigogine) suite à la
production de HOT. C’est en effet dans et par la rencontre entre le système psychique du
patient et celui du thérapeute en ce qu’il contient les théories qu’il s’est formé au contact du
patient singulier que l’indécidabilité est susceptible de disparaître au profit d’un état plus
stable. Radicalisant (sans doute à outrance) cette dernière conceptualisation issue du
théorème de Heisenberg, on pourrait dire que la structuration psychique du patient se trouve
dans le psychisme du thérapeute. En effet, en physique quantique, c’est la mesure qui décide
de la forme finale que prendra le phénomène, car avant d’opérer la mesure, le phénomène se
trouve simultanément dans plusieurs états superposés, certes avec une probabilité différente
pour chacun de ces états. Et c’est la mesure qui annihile l’indécidabilité et réduit le
phénomène à une matérialisation, à un état qui devient, de ce fait, définitif.
Toute théorie se construit autour d’un principe unificateur que Bion (1962, [2010]), en
référence à Pointcaré (1908), identifie comme le « fait choisi ».
Si un résultat nouveau a du prix, c’est quand, en reliant des éléments connus depuis longtemps,
mais jusque-là épars et paraissant étrangers les uns aux autres, il introduit subitement l’ordre là
où régnait l’apparence du désordre. Il nous permet alors de voir d’un coup d’œil chacun de ses
éléments et la place qu’il occupe dans l’ensemble. Ce fait nouveau est précieux par lui-même,
mais lui seul donne leur valeur à tous les faits anciens qu’il relie (Pointcaré, 1908, cité par Bion,
1962, [2010], p. 91).
Dans le référentiel freudien, le fait choisi est le mythe œdipien, à savoir pour le petit
garçon le fantasme consistant à désirer sexuellement la mère et à tuer le père et pour la petite
fille le fantasme de donner un enfant au père et de ce fait, de rivaliser avec la mère (assez
curieusement, Freud ne postule pas de désirs meurtriers chez la petite fille à l’égard de sa
mère). Lacan a construit son enseignement autour de faits choisis issus du structuralisme et
de la linguistique (les signifiants, l’inconscient structuré comme un langage, la forclusion
d’un signifiant maître dans la psychose, etc.).
254
Chapitre 5. Considérations épistémologiques et méthodologiques
Dans la présente recherche, deux faits choisis se sont imposés à moi pour théoriser ma
clinique de l’extrême et de l’exil. Le premier est l’étayage31 et l’intersubjectivité. Le second
se situe dans la différentiation que j’introduis entre l’impact potentiellement traumatique du
fantasme sexuel (comme dans l’étiologie de l’hystérie et celle de la névrose obsessionnelle,
voir chapitre 3, les cas Martine et Pedro) et l’impact traumatique de l’évènement bien réel
dans lequel l’individu est chosifié, voire déshumanisé. Comme c’est le cas lors de
traumatismes précoces déstructurants et lors des traumatismes extrêmes survenant sur un
psychisme préalablement structuré de façon suffisamment stable dans la lignée névrotico-
normale, il s’agit dans ces deux cas d’évènements dans lesquels la violence fondamentale
humaine se manifeste dans sa crudité, parfois jusqu’à son aboutissement ultime qu’est l’in-
humaine barbarie.
Ces deux faits choisis sont au cœur de mon hypothèse centrale dans un raisonnement
infiniment circulaire dans lequel le premier fait choisi renvoie vers le second et vice-versa.
J’ai avancé mon hypothèse centrale au début du présent travail. Je la reprends : si, comme le
montre la clinique, c’est dans et par l’action de l’Autre bourreau, de l’Autre tortionnaire,
qu’un psychisme préalablement structuré de façon stable peut se déstructurer, c’est bien parce
que lors du processus d’ontogénèse et de psychogénèse, c’est dans et par l’Autre que le
psychisme de l’infans se structure. C’est donc aussi dans et par l’Autre secourable de
l’authentique rencontre que ce qui était déstructuré peut se restructurer. Tout comme c’est
dans et par la défaillance de cet Autre secourable que le processus de déstructuration
psychique initié par les traumatismes extrêmes et le parcours d’exil peut perdurer, voire
s’aggraver, parfois jusqu’à la rupture et l’aliénation totale d’avec Soi et les autres qu’est la
fuite dans la folie.
Je propose donc de déplacer le point de gravitation de la réflexion métapsychologique sur
ce qui est au cœur de la souffrance psychique de l’intrapsychique, vers l’interpsychique,
l’intersubjectif, ces deux points de vue ne s’excluant pas, mais se complétant. Comme le
souligne Jean-Luc Brackelaire (communication orale) : « Toute psychopathologie (toute
souffrance psychique) est d’emblée, consubstantiellement une pathologie (une souffrance)
du lien social et de l’intersubjectivité. » Ce qui permet d’articuler une pensée psychanalytique
31 J’entends par étayage la conceptualisation qu’en avance Freud. Dans sa pensée, il y a d’emblée une relation
primitive entre les pulsions sexuelles et les pulsions d’auto-conservation. Originellement, les pulsions
sexuelles s’étayent sur les fonctions vitales qui leur fournissent une source organique, une direction et un
objet. Ce n’est que secondairement qu’elles s’autonomisent. Ce qui veut dire que les pulsions d’auto-
conservation sont d’emblée en relation avec l’objet. Etant donné par ailleurs que les pulsions sexuelles
fonctionnent en étayage avec les pulsions d’auto-conservation, il existe d’emblée une relation d’objet pour
les pulsions sexuelles (Laplanche et Pontalis, 1967, [2007], pp. 148-150). Les pulsions s’adressent d’emblée
à une instance objectale (qui se rapporte à un objet indépendant du moi) présupposée depuis-toujours-et-pour-
toujours présente. Formulé autrement : les pulsions ne deviennent psychiquement actives (ne se subjectivi-
sent) qu’au voisinage de l’objet, à proximité psychique de celui-ci. Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de
sujet sans objet et pas d’objet sans sujet. Toute subjectivité est, d’emblée, consubstantiellement
intersubjectivité. Green (par exemple in : Green, 2002) et à sa suite, entre autres, Richard (2011, a, b)
proposeront dans ce contexte d’introduire la notion de subjectal afin de montrer l’intrication depuis-toujours-
et-pour-toujours présente entre sujet et objet, entre le pôle objectal (le mouvement pulsionnel qui s’adresse à
l’objet) et le pôle subjectal (le processus même de subjectivation, le mouvement pulsionnel qui invite le sujet
à se subjectiver).
255
Clinique de l’humanisation
Comme développé ci-dessus, ma recherche s’origine donc dans les défaillances, voire les
carences des théories canoniques à décrire et à théoriser, ce que j’appréhende dans la
rencontre. A savoir des éléments bruts, diffus, épars, des éléments bêta (Bion) projetés par le
patient dans le psychisme du thérapeute et dans l’espace tiers que constitue l’espace
thérapeutique dans sa conception spatiale (ma bibliothèque qui fait également office de
cabinet de consultation) et dans sa conception psychique, à savoir le couple patient-
thérapeute et/ou la triade patient-interprète-thérapeute. J’appréhende ces éléments car les
frontières séparant le Moi du non-Moi ne sont pas étanches. Lacan utilise la bande de Möbius
pour illustrer la perméabilité de la frontière entre intérieur et extérieur. La bande de Möbius
est constituée d’une face et d’un bord, sans dedans ni dehors. Elle illustre pour Lacan la
structure constitutive du sujet. Il est fait de l’Autre et du langage et est l’effet non pas d’une
seule intériorité qui lui serait propre mais également d’une altérité.
256
Chapitre 5. Considérations épistémologiques et méthodologiques
Les éléments projetés sont diffus, épars, parce que le principe préalablement unificateur
du psychisme du patient, à savoir la matrice œdipienne (Freud), le signifiant phallique
(Lacan), vacille, voire s’écroule sous les coups de boutoir des traumatismes extrêmes et des
traumatismes d’exil. Quant au thérapeute, il appréhende ces éléments comme diffus, épars,
dissipatifs, étant donné que tant les référents théoriques qui sont au fondement de sa pensée
clinique que les fondements existentiaux qui sont au soubassement de son être vacillent au
contact du sujet en traumatisme extrême et en exil.
Le patient se vit plongé comme dans les limbes, dans un vide existentiel. Le thérapeute
vit et perçoit ce vide à l’intérieur de lui, mais avec une certaine distance, cette confrontation
au vide n’inhibant pas ses capacités à penser. La métaphore ferroviaire qu’introduit Freud
(1904, [1972], pp. 94-95) dans son livre consacré à la technique psychanalytique décrit bien
la façon dont je vis mes rencontres psychothérapeutiques et dont je pense le processus
thérapeutique, notamment, surtout en début de trajet, comme un processus de co-pensée.
Freud propose de penser la psychothérapie comme un voyage en train. Avec un voyageur, le
patient, assis à la fenêtre de son compartiment qui ressent le paysage de l’horreur mortifère,
paysage souvent vide, déserté et pétrifié, et qui tente de le décrire à un autre voyageur,
l’analyste, qui lui ne voit pas le paysage en question, dans un dialogue qui serait du type « dis-
moi ce que tu vois et essayons ensemble de le décrire ».
Le processus d’écriture de ce travail est donc en miroir tant du processus psycho-
thérapeutique que du processus de reconstruction du sujet traumatisé. En effet, tout comme
ces deux derniers processus sont (aussi) des processus de symbolisation et de (co)-
construction (cfr Freud, construction dans l’analyse) dans un espace tiers (cfr Winnicott,
l’espace transitionnel), le processus de pensée et d’écriture de ma recherche est un processus
en après-coup de co-construction et de symbolisation (de subjectivation). Dans ma recherche,
il s’agit de la symbolisation dans un processus d’après-coup de ressentis, d’affects, de
pensées brutes, initiés (projetés) dans le psychisme du clinicien-chercheur au contact de son
terrain. Cette symbolisation en après-coup dans le processus de théorisation dont le présent
travail est un produit est également une co-construction, à savoir un dialogue avec un corpus
théorique établi et avec mes interlocuteurs internes et externes (voir plus loin dans ce point).
Ce processus s’opère dans un espace tiers, un espace transitionne dans lequel s’élaborent la
257
Clinique de l’humanisation
pensée (l’espace du « Je »32 , du « Soi »33 , de « l’ipséité »34 , de l’autopoïèse35) et ses supports
matériels que sont la feuille de papier et l’écran de l’ordinateur sur lesquels s’inscrit la pensée.
Ces supports font fonction d’écran en permettant une prise de distance entre le « Je » et ses
ressentis corporellement vécus, ses intuitions, ses pensées brutes.
Dans la clinique de l’extrême, il s’agit d’un processus similaire. Dans une pensée
bionienne, il s’agit pour le thérapeute de retourner aux « sources de l’expérience » (Bion) et
de transformer des éléments bêta projetés dans son psychisme par le patient en éléments
alpha, éléments qu’il restitue dans un après-coup au patient sous forme d’interprétations ou
d’expressions infra-langagières, à savoir des gestes, des expressions du visage, etc. Ce
processus s’effectue par la fonction alpha 36 et dans une aire transitionnelle, construite par le
groupe patient-interprète-thérapeute. Dans la pensée de Varela, l’aire transitionnelle est l’aire
dans et par laquelle co-émerge le sujet de la connaissance et l’objet de la connaissance.
Comme le décrivent les patients, il s’agit, de leur point de vue, d’un processus d’introjection
32 Je fais ici référence à l’instance du « Je » telle que conceptualisée par Aulagnier. Celui-ci n’est pas
réductible au Moi freudien ni au Moi lacanien. Pour Freud, le Moi n’est pas « Maître en sa demeure ». D’un
point de vue topique, il est dans une relation de dépendance tant à l’endroit des revendications du Ça que des
impératifs du Surmoi et les exigences de la réalité. Bien qu’il se pose en médiateur, son autonomie n’est que
toute relative. Du point de vue dynamique, le Moi représente dans le conflit névrotique le pôle défensif de la
personnalité, car il met en jeu les mécanismes de défense, ceux-ci étant motivés par la perception d’un affect
déplaisant (l’angoisse signal). Du point de vue économique, le Moi apparaît comme un facteur de liaison des
processus psychiques. Mais dans les opérations défensives, les tentatives de liaison de l’énergie pulsionnelle
sont contaminées par les caractères qui spécifient le processus primaire : elles prennent une allure compulsive,
répétitive, irréelle (Laplanche et Pontalis, 1967, [2007], p. 241). Pour Lacan, le Moi est une construction
imaginaire qui apparaît dans le stade du miroir comme un lieu de méconnaissance, le lieu de tous les leurres.
Le « Je » d’Aulagnier est un Je réflexif, autonome (contrairement au Moi freudien et lacanien), le constructeur
jamais au repos de l’histoire libidinale du sujet (Charon, 1993, p. 2). Cette instance du Je permet l’ « auto-
historisation », à savoir le processus identificatoire qui transforme l’insaisissable du temps physique en un
temps humain, qui substitue à un temps définitivement perdu, un temps qui le parle (Aulagnier, 2004). Ce
« Je » permet une élaboration conclusive permanente, à savoir un Je qui deviendrait le sujet de sa propre
temporalisation, qui s’autoconstituerait lui-même en permanence (Blanchard et Balkan, 2009).
33 Par Soi, j’entends le « Soi » kohutien. Ce « Soi » (Kohut, 1971) est un centre indépendant d’initia-
tive. « Bien qu’il ne soit pas une instance de l’appareil mental, il est une structure psychique puisqu’il est
investi d’énergie instinctuelle, et doué de continuité dans le temps, possède un degré de permanence » (Kohut,
1971, [2008], p. 7).
34 L’ipséité à laquelle je fais référence est celle conceptualisée par Charbonneau. Cette ipséité « contient la
distance à elle-même comme à autrui qui est nécessaire à tout Soi (pour Charbonneau, le Soi et l’ipséité sont
synonymes, mon ajout). Le Soi est en haute réserve de lui-même et tout comme il craint de fusionner dans sa
dimension intersubjective, il craint aussi de dévaler » (Charbonneau, 2010, p. 39).
35 « Un système autopoétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui
a/ régénèrent continuellement, par leurs transformations et leurs interactions, le réseau qui les a produits et b/
constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topolo-
gique où il se réalise comme réseau » (Varela, 1999, p. 45). La cognition est interprétée comme le « faire
émerger » d’un monde issu d’un couplage opérationnel entre l’organisme, considéré comme unité
autopoétique et son environnement. Selon cette conception, la cognition apparaît donc comme un processus
de co-naissance ou de co-émergence du sujet de la connaissance et de l'objet de la connaissance. Ce processus
est similaire au processus de synthèse passive tel que conceptualisé par Merleau-Ponty.
36
La fonction alpha est la fonction qui convertit (transforme) les éléments bêta en éléments alpha. Aux ori-
gines du sujet, cette fonction se matérialise dans l’activité de contenance matérielle, c’est-à-dire les capacités
de rêverie de la mère, la mère qui prête son appareil à penser les pensées à l’enfant. Ces fonctions maternelles
seront progressivement introjectées par l’infans et lui permettront de construire son propre appareil à penser
les pensées, à métaboliser ses affects, etc.
258
Chapitre 5. Considérations épistémologiques et méthodologiques
37 Par opposition à une énergie quiescente, cette énergie libre serait la conséquence de la circulation d’affects,
de pensées brutes, de ressentis corporels circulant à l’intérieur de l’inconscient de façon non-liée. « Nous
avons repris là en considération la conception de Breuer pour qui un système peut être rempli d’énergie selon
deux modes différents : Breuer distingue deux investissements des systèmes psychiques (ou de leurs élé-
ments), l’un dont le flux est libre et se presse vers la décharge, l’autre quiescent. Peut-être pouvons-nous
admettre l’idée que la liaison de l’énergie qui afflue dans l’appareil psychique consiste à faire passer celle-ci
de l’état de libre flux à l’état quiescent » (Freud, 1920, [2010], pp. 84-85). Cfr également Freud (1915-1916,
[2012], p. 13) : « La pulsion (un concept limite entre psychique et somatique) serait une excitation pour le
psychisme. La pulsion nous apparaît comme le représentant psychique des excitations, issues de l’intérieur
du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l’exigence du travail qui est imposé au psychique
en conséquence de sa liaison au corporel » (p. 18).
38 Poursuivant ses développements freudiens et se basant sur un texte de Lacan de 1976 (L’introduction à
l’édition anglaise du séminaire 11), dans lequel il écrit « selon moi, l’inconscient réel », Soler (2009) introduit
le concept d’inconscient Réel (ICSr). Celui-ci permet de penser les choses sans postuler une troisième
topique. Dans cette conceptualisation, il n’y aurait qu’un seul inconscient, constitué 1/ d’énergie quiescente,
à savoir des représentations, par exemple des mots, des signifiants (qui sont des images acoustiques), des
images, des représentations articulées entre elles dans des chaînes représentatives (cfr Freud, Chapitre 6,
Science des rêves) et/ou des chaînes signifiantes (Lacan) et 2/ d’énergie libre, à savoir des ressentis corporels
(des éléments bizarres, Bion), des affects bruts ou énigmatiques (Soler, ibid., p. 3), des pensées brutes non-
digérées (Bion), des éléments non-encore suffisamment repris dans le circuit pulsionnel. L’inconscient Réel
serait comme un inconscient du corps, par opposition à l’inconscient symbolique structuré comme un langage
qui est un « inconscient-élucubration » (Soler, ibid., p. 4). En effet, « le corps est un espace corporel, d’étayage
des impressions et des expériences sensorielles, mais il est aussi le lieu de formation, d’impression des
premières pensées. Ces impressions (similaires aux éléments bêta, mon ajout) ne sont pas des éléments
psychisés, mais ils vont (peuvent, mon ajout) le devenir » (Chan, 2010, p. 23). Cfr également la
conceptualisation du Moi-Peau par Anzieu (1995, p. 39), qui est « une figuration dont le moi de l’enfant se
sert au cours des phases de son développement pour se représenter lui-même comme moi contenant les
contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface de son corps ».
259
Clinique de l’humanisation
260
Chapitre 5. Considérations épistémologiques et méthodologiques
Pour Lacan, la subjectivation est la reprise d’éléments Réels dans des chaînes signifiantes
sous le primat du signifiant de base, du signifiant maître, à savoir le phallus, le Nom-du-Père
ou ses suppléances (le sinthome du dernier Lacan dans sa théorie des nœuds borroméens). Le
signifiant de base, le signifiant maître39 est un signifiant « mythique », similaire mais non
identique à ce que Vigotsky identifie comme Language Acquisition Device40. Les deux points
de vue de ces auteurs illustrent la tension entre un point de vue strictement intrapsychique et
un point de vue interpsychique. C’est cette tension entre ces deux points de vue, qui ne
s’excluent pas, mais se complètent, qui est au cœur de ma recherche.
La relation transferro-contretransférentielle dans et par laquelle s’opère la subjectivation
en après-coup (la symbolisation, la production de sens, le cheminement de la pensée, la
colonisation de l’inconscient Réel) dont le présent texte est un produit, est celle que
j’entretiens avec mes lecteurs imaginaires intériorisés, qui sont un groupe (cfr Kaës 2005 :
« L’inconscient est structuré comme un groupe »). A savoir mes « référents internes », mes
« superviseurs internes » (ma fonction Surmoïque, mon « Je », mon « ipséité », mes capacités
d’ « auto-poïèse »), mes lecteurs « novices » intériorisés, mes « sujets supposés savoir »
intériorisés, mes Autres intériorisés en tant qu’ils sont les lieux du trésor des signifiants (mes
promoteurs, la communauté scientifique, le corpus théorique auquel je fais appel, etc.). Ce
dialogue imaginaire se fait sous le primat du Je (la fonction synthétique et réflexive), de
l’ipséité, du Soi (la fonction permettant au sujet de produire un discours sur lui-même).
C’est également en ce sens que la construction de ma recherche est en miroir de la
reconstruction subjective du sujet gravement traumatisé et en exil. Car il s’agit également en
thérapie de rendre à nouveau possible le dialogue interne du patient avec ses interlocuteurs
internes (cfr la fragmentation de la personnalité suite à l’exposition traumatique dans les
chapitres précédents) sous le primat progressivement réinstauré du Je, du Soi, de la fonction
autoréflexive, de l’ipséité, de l’auto-poïèse.
39 Le signifiant de base, le signifiant maître, le signifiant primordial est selon moi un signifiant toujours déjà-
là, mais en attente d’un acte subjectif qui permet son opérationnalisation dans l’organisation de la chaîne
signifiante. « Qu’est-ce que ça veut dire, le signifiant primordial ? Il est clair que très exactement, ça ne veut
rien dire. Ce que je vous raconte est aussi un mythe, car je ne crois nullement qu’il y ait nulle part un moment,
une étape où le sujet acquiert d’abord le signifiant primitif et qu’après, cela introduise le jeu des significations,
et puis après encore, signifiant et signifié s’étant donnés le bras, nous entrions dans le domaine du discours »
(Lacan, 1955-1956, [1981], pp. 171-172). « Le signifiant est donné primitivement, mais il n’est rien tant que
le sujet ne le fait pas entrer dans son histoire » (ibid., p. 177). Pensé ainsi et en radicalisant le propos lacanien
ci-dessus, l’apprentissage du langage serait un acte « autonome » du sujet. Ailleurs dans son enseignement,
Lacan accentue l’importance de l’Autre (le lieu du trésor des signifiants) dans le processus de subjectivation.
40 Vigotsky accentue la dimension intersubjective. Le Language Acquisition Device, qui est un appareil inné
permettant au sujet humain d’entrer dans le langage, ne se met pas en marche de façon mécanique (automa-
tique). Il est le résultat de l’interaction entre le sujet (infans) et son environnement. « Verbal thought is not
an innate, natural form of behavior, but is determined by an historical-cultural process, and has specific
properties and laws that cannot be found in the natural laws of thoughts and speech » (Vigotsky, 1962, p. 51).
Pour le dire dans les mots de Richard, il y aurait dans le sujet humain « une instance subjectale, toujours déjà-
là et en attente d’un interlocuteur ».
261
Chapitre 6
41Il y a groupe et non plus simple collection d’individus quand, à partir de leur appareil psychique individuel,
tend à se constituer un appareil psychique groupal plus ou moins autonome. Cet appareil est mû par une
tension dialectique entre une tendance à l’isomorphie (qui vise à ramener le psychisme groupal au psychisme
individuel, ce dont la famille de psychotiques fournit un exemple) et une tendance à l’homomorphie (qui
différencie les deux psychismes par dérivation du premier à partir du second). Alors que l’appareil individuel
prend étayage sur le corps biologique, l’appareil groupal le prend sur le tissu social (Anzieu, D., 1976, Préface
à Kaës, 1976, [2010]).
Clinique de l’humanisation
Droits de l’Homme ; 3/ la vie en centre d’accueil, souvent séparé de la famille restée au pays,
séjour durant souvent plusieurs mois, voire plusieurs années ; 4/ la procédure d’asile qui elle
aussi dure des mois, voire parfois jusqu’à deux années, et ses aléas (une décision positive ou
dans le pire des cas, négative). Commence ensuite, soit le long et difficile parcours d’ « inté-
gra-tion » dans le cas d’une décision positive, soit une vie dans la clandestinitésuite à une
décision négative. Toutes ces expériences qui sont toutes des expériences potentielles
d’aliénation et d’(auto)-exclusion de Soi, des autres et du monde sont susceptibles de
s’entretenir et de se renforcer mutuellement.
Je poursuivrai par quelques considérations plus générales sur l’actuel malaise dans nos
sociétés occidentales. Partant des mêmes verbatims, j’en pointerai quelques caractéristiques
et montrerai comment ce malaise infiltre en permanence le psychisme du sujet en
traumatisme extrême et en exil et celui de ses interlocuteurs (donc aussi le mien). Je montrerai
que c’est aussi et peut-être surtout cette non-rencontre entre un psychisme en déréliction et
celui de l’Autre supposé secourable auquel il s’adresse, celui que Freud identifie comme
Nebenmensch, l’être-humain-proche, qui risque d’entretenir voire de renforcer les processus
de déliaison et de fragmentation de la personnalité initiés par les expositions à l’in-humaine
barbarie dans le pays d’origine et lors du parfois très dangereux parcours d’exil.
Je clôturerai ce chapitre par une note optimiste. Car il y a aussi beaucoup de rencontres
réussies entre des psychismes appelés à se rencontrer. Ce sont ces rencontres qui constituent
les antidotes au malaise et qui initient le processus de reliaison avec Soi, les autres et le
monde.
1. 1 Le s p e rt e s o nt iq u e s
266
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
267
Clinique de l’humanisation
1. 2 L’ a v en tu r e , l a t rè s d a n ge r e us e ro ut e d’ ex i l
Pendant cinq ans, j’ai fait tout le Maghreb. Je suis arrivé en Espagne en 2016. Avant, j’ai été
trois ans au Maroc, puis en Algérie et j’ai été 3 mois en prison en Libye. De là, j’ai fait plusieurs
tentatives pour aller en Espagne. Le bateau a coulé. Il restait trois survivants. J’ai perdu
beaucoup d’amis à la barrière. Elle fait huit mètres de haut. Mon genou est complètement
détruit. Normalement, j’ai 17 ans (le test osseux imposé par l’Office des Etrangers aux jeunes
qui se déclarent mineurs lui en donne 20, mon ajout). J’ai perdu ma maman en 2002. J’ai été
élevé par ma tante. Elle a été tuée en 2006 parce qu’elle était lesbienne. Puis j’ai vécu dans la
rue. J’ai fait cinq ans pour arriver en Europe. Quand je parle de ça, ça me dérange beaucoup.
J’ai raté la mort trois fois dans la rue. Dans la rue, tu n’as rien pour manger, alors tu voles. J’ai
été arrêté trois fois par la population qui a voulu me brûler. Si un jour je pouvais dormir sans
voir les images comme ça. J’ai toujours peur de quelque chose. Notre chef dans la rue a été tué
par deux antigangs. La vie dans la rue était impossible. On était pourchassé par la police. Un
ami a dit : « On va se cacher au Nigeria ». Puis on est parti au Bénin. On dormait dans la rue.
Après deux jours, nous avons rencontré un Iman qui habitait le Niger. Il nous a proposé de
l’accompagner. Ce qui a fait que nous l’avons quitté, c’est qu’il n’avait pas de bons projets. Il
voulait nous islamiser et nous récupérer pour kidnapper des gens avec les Touaregs. C’est là
que je me suis islamisé. Un jour, il m’a envoyé dans une caverne dans laquelle étaient enfermés
des prisonniers. Moi je pensais que c’étaient des travailleurs, mais mon ami m’a dit que
c’étaient des personnes kidnappées. On a décidé de les libérer et de partir. On a marché 25 km
dans le désert. Au Maroc, mon ami est mort au milieu de la mer. Je l’appelle, il n’était plus.
Mon ami, avec tout ce qu’on a vécu, c’est ici que tu m’as laissé. Je suis tombé vraiment malade
là. C’était très difficile à vivre ça. Chaque fois que j’y pense, je pleure. On était plus que des
amis. On s’appelait frères jumeaux. La police a pris le corps. Je disais : « Non, il n’est pas
mort » (Alain).
268
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
1. 3 La c u l p ab i l it é d u s ur v iv a nt
C’est entre autres cette culpabilité du survivant qui initie un collage aux images
traumatiques et complique, voire rend impossible le deuil de l’in-humaine barbarie.
Dans son texte magistral Deuil et mélancolie, Freud (1915, [2012], p. 145-171) décrit
bien comment ce deuil impossible peut initier l’installation d’une humeur de base
mélancolique dans le psychisme du sujet. Cette humeur de base mélancolique résulte, selon
Freud, de l’introjection par le sujet de l’objet haï et auquel il va progressivement s’identifier.
C’est « l’ombre de l’objet qui tombe sur le Moi » (ibid., p. 156). « Dans le deuil, le monde
est devenu pauvre et vide. Dans la mélancolie, c’est le Moi lui-même » (ibid., p. 150). Pour
269
Clinique de l’humanisation
1. 4 La co nf r on t at io n a ve c l a no uv e l le te r re d’ ac cu e i l
C’est après ce long et dangereux périple que le sujet en trauma et en exil met les pieds en
terre promise, terre fantasmée comme l’Eldorado des droits de l’homme et de la démocratie.
Mais hélas, souvent, il déchante vite :
Ici, tu entends des paroles. On dit beaucoup de choses sur les migrants. C’est très frustrant. Tu
gagnais ta vie et du jour au lendemain tu dois quitter ton pays. Ici, tu es réduit à néant. Ça fait
mal au cœur. On est venu ici, car on ne pouvait pas revendiquer nos droits dans notre pays. On
est venu ici avec plein d’ambitions en espérant qu’ici il y aurait de la justice. On a traversé plein
de pays, on a souffert, on arrive ici mais on est déprimé, car il y a une grande différence entre
ce qu’on espérait et la réalité […]. Si on laisse les pays africains tranquilles, personne ne
viendrait ici. Eux viennent chez nous, notre continent s’embrase. C’est normal qu’ils nous
accueillent ici. S’ils ne veulent pas qu’on vienne ici, qu’ils éteignent le feu qu’ils ont allumé
chez nous. Quand on était en Afrique, on entendait « l’Europe, c’est la démocratie, c’est la
justice ». Pourquoi je me retrouve aujourd’hui à zéro ? Les ONG, ils ne disent rien, ils sont là.
Du jour au lendemain, je me retrouve dehors. On me traite de criminel (lors de son audition,
l’agent traitant avait affirmé qu’au pays, il était considéré comme un criminel étant donné qu’il
était opposant au régime en place, mon ajout) alors que j’ai été torturé et qu’on a tué mon frère
devant moi quand on était en prison. C’est inacceptable ça. Souvent je me pose la question de
savoir où se trouve la justice. C’est une justice sur papier. Les gens savent qu’il y a des
270
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
injustices, mais ils font comme si ça n’existe pas et l’injustice en Côte d’Ivoire continue (Serge,
un homme de 42 ans, originaire de Côte d’Ivoire, victime d’emprisonnement aléatoire et de
tortures au pays).
A l’Office (il s’agit de l’Office des Etrangers où le sujet en exil doit se rendre dès son arrivée
sur le territoire belge, mon ajout), je devais attendre longtemps. J’étais là à 08h30. J’avais mal
de tête. A midi, on nous a dit d’aller manger. Je suis revenu à 13H30. J’ai encore attendu. C’est
alors que j’ai fait une crise d’épilepsie. Quand je me suis réveillé, j’étais à l’hôpital. Je ne savais
pas ce que je faisais là. C’est là qu’on m’a dit que j’avais fait une crise d’épilepsie (Paul, un
jeune homme togolais de 27 ans).
J’ai quitté mon pays pour échapper à l’injustice. Dans mon pays, il n’y a pas de différence entre
un chien et un homme. Je suis venu ici en me disant que c’était le pays des droits de l’homme.
La décision négative m’a détruit. Avant, je riais, je suivais les cours d’intégration avec
beaucoup de plaisir (Mamoud, un homme irakien d’une trentaine d’années quelques semaines
après sa décision négative au CGRA. Il a été reconnu réfugié quelques mois plus tard après un
recours au Conseil du Contentieux des Etrangers).
Quand je suis arrivé en Belgique, je pensais que c’était beaucoup mieux qu’en Chine. Mais
après, j’ai vu qu’il y a aussi beaucoup de problèmes en Belgique. En Europe, les gens pensent
que tout va bien en Chine, mais le gouvernement chinois fait toujours mal au peuple. La loi
n’est qu’un bout de papier. L’état belge ne peut pas comprendre la situation en Chine. Celui qui
nous interroge au CGRA ne peut pas comprendre la situation en Chine (Li, qui a dû fuir la
Chine parce qu’il appartient à un groupement religieux considéré comme sectaire et dangereux
par le gouvernement chinois).
1. 5 La n on -r e nc on tr e en tr e not r e c u lt ur e oc c id e nt a le
et l a c ul tu r e d e s s u je ts e n tr a u m a et e n ex il
Nous autres occidentaux n’avons plus connu les épouvantes de la guerre depuis plus de
70 ans. Peu de nos concitoyens qui ont connu la guerre sont encore en vie. Il nous devient
donc de plus en plus difficile de nous imaginer ce que c’est de vivre une guerre. Peu d’entre
nous ont été confrontés à des régimes dictatoriaux ou ont été torturés ou poursuivis pour leurs
idées. Nous sommes, pour la toute grande majorité, des personnes ayant au moins terminé
l’enseignement secondaire inférieur. La Belgique compte très peu d’illettrés. On comprend
271
Clinique de l’humanisation
le fossé, voire l’abîme qui sépare parfois le sujet en trauma et en exil de ses interlocuteurs
lors de son arrivée dans nos sociétés occidentales. C’est aussi cet abîme qui entretient, voire
renforce les processus de déliaison.
Ecoutons par exemple Mohammed, un homme irakien de 26 ans. Il a grandi dans un pays
dictatorial et en guerre depuis sa naissance. Sa façon de penser et d’appréhender le monde
est donc assez différente de celle de l’occidental qui a eu la chance de naître et de grandir
dans un état de droits :
Lui : Je suis né en 1991. L’Irak est en guerre depuis 1980. La guerre s’est terminée en 1988.
Après, en 1990, il y a eu la guerre avec les USA. Puis il y a eu un blocus total. On était privé
de tout. En 2003 a commencé la guerre qu’il y a encore actuellement. Mon père est né en 1950,
ma mère en 1955. Pendant la guerre de 1980, tout le monde était mobilisé. J’ai vécu toute ma
vie dans un pays en guerre. La plupart des Irakiens ont peur des explosions, des attaques
terroristes, même ici en Belgique.
Moi : Qu’est-ce que ça fait avec quelqu’un d’avoir vécu toute sa vie dans un pays en guerre ?
Lui : Dans un pays en guerre, tu ne peux pas planifier ta vie, fonder une famille. Quand tu sors
de ta maison, tu dis au revoir à tes enfants et ta femme, car tu ne sais pas si tu les reverras. En
2003, j’avais 12 ans, je ne me rendais pas compte. Entre 2003 et 2005, c’était ok. En 2005, c’est
devenu catastrophique. De 2005 à 2010, il y avait les affrontements entre sunnites et chiites.
Depuis 2010, il y a la guerre avec Daesh. Tu avais peur tout le temps. Les différentes guerres,
je m’y suis habitué. Je préfère que vous me posiez des questions, c’est plus facile pour moi de
raconter. Si je dois parler comme ça, je bloque. Quelqu’un qui a vécu la guerre, c’est quelqu’un
qui est perdu, qui est désorienté, qui vit au jour le jour.
Moi : La longueur de la procédure d’asile entretient cet état-là …
Lui : Oui, ma seule crainte, c’est d’être rapatrié. Car même si l’Irak redevient paisible, je ne
pourrais plus y retourner. Ma crainte, c’est qu’il y a un accord entre le gouvernement belge et
le gouvernement irakien pour accepter les rapatriements. Le gouvernement irakien a déjà un
accord avec les Pays-Bas et le Danemark. Certains Irakiens se sont suicidés, d’autres se sont
exilés à nouveau vers d’autres pays.
Et Monsieur S., qui n’avait rien connu d’autre que les montagnes afghanes avant de venir
en Europe : « Je suis un simple villageois. Quand je suis arrivé ici, je n’avais jamais rien vu
de la vie qu’on mène en Europe. »
272
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
1. 6 La c o up u r e a v ec l a f a m i ll e re st é e au p ay s
La longue séparation engendre souvent des défiances au sein de la famille, voire des
ruptures entre les conjoints et des coupures définitives avec les enfants restés au pays.
Jean est un homme africain d’une quarantaine d’années. Il est arrivé en Belgique, il y a
plus de cinq ans. A son arrivée, une des balles tirées par l’armée au pays lors d’une
manifestation à laquelle il participait avant son emprisonnement était toujours dans sa jambe.
Il a subi dix opérations chirurgicales à ce jour. Il marche toujours avec des béquilles. Il a été
débouté plusieurs fois dans sa demande d’asile. Il vient d’être régularisé pour des raisons
médicales grâce à l’acharnement juridique de son avocat :
En Afrique, les gens pensent que quand tu es en Europe, tous tes problèmes sont réglés, parce
que tu envoies de l’argent. J’ai des compatriotes qui n’ont pas de papiers, mais qui travaillent
au noir. Ils envoient souvent de l’argent au pays. Chez nous, tout le monde compte sur
quelqu’un. Ici, tout le monde compte sur lui-même. Moi je suis handicapé, ma famille ne
comprend pas. Ils pensent que j’ai plein d’argent. Moi, je leur dis que je n’en ai pas mais ils ne
veulent pas me croire. C’est très difficile pour moi. Au pays, ils pensent, quand tu es handicapé,
tu as plein d‘argent. Tu leur dis que ce n’est pas vrai, mais ils ne te croient pas, car d’autres
personnes leur ont raconté autre chose.
Mon fils a regardé sur internet. Il a vu qu’on avait 1 000 euros au chômage en Belgique. C’est
un million de francs rwuandais. Au Rwanda, un enseignant gagne 40 000 francs rwandais. Il ne
comprend pas que je ne lui envoie pas plus d’argent. Il ne comprend pas que je paye 500 euros
de loyer et que la vie est chère en Belgique (Madame R., une dame rwandaise reconnue réfugiée
il y a trois ans, mais dont le fils est toujours au pays à la suite de difficultés administratives au
niveau du regroupement familial).
Ma femme est partie au Congo dans sa famille avec mes enfants. Elle veut divorcer. Elle ne
comprend rien à ce qui m’arrive ici en Belgique. Elle pense que dès qu’on arrive en Belgique,
on reçoit les papiers et que tout de suite après, la famille peut venir me rejoindre. Elle ne
comprend pas que la procédure d’asile prend du temps, qu’après, il faut faire des démarches
(Marc, un homme angolais de 35 ans, trois mois après qu’il fut reconnu réfugié).
Ma femme a été obligée par son père de retourner vivre dans sa famille. Dès le début, ma belle-
famille n’a pas accepté le mariage. Je ne peux plus joindre mon épouse, car son père lui a pris
son portable. Je ne peux plus la contacter (Tarek, un homme irakien en Belgique depuis un an).
273
Clinique de l’humanisation
Quelques semaines plus tard son épouse fut contrainte de demander le divorce que le juge
en Irak prononça, acceptant l’argument de la belle-famille selon lequel Monsieur avait
abandonné sa famille. Lorsqu’il apprit la nouvelle par ses parents, il se coupa les veines et
dut être hospitalisé d’urgence.
Je n’ai plus de contacts avec ma famille. Il n’y a pas de téléphone au village. Et nous avons tous
peur que le gouvernement écoute les conversations téléphoniques. Je ne sais pas si mes parents
sont encore en vie. Ils ont été arrêtés une fois déjà. Il y a beaucoup de prisons en Ethiopie. Le
gouvernement ne dit pas où sont enfermés les gens (Jaco, un homme éthiopien d’origine
oromo).
1. 7 La r e l at io n am b iv a le n te av e c l e s co m p at ri ot e s e n
ex il , l a p ré c ar i té i de nt it a i r e
L’exil, la vie en centre, le combat pour les papiers, sont susceptibles d’entretenir, voire
de renforcer le repli narcissique sur soi, le désengagement du lien et l’abandon de la
responsabilité au sens levinassien à l’égard de l’autre, même si cet autre est un compatriote.
Il y a des gens que j’ai aidés. Certains ont leurs papiers maintenant. J’avais un ami, je l’avais
beaucoup aidé. Je l’avais mis en contact avec d’autres personnes et je l’ai accompagné chez son
avocat. J’avais vraiment confiance en lui. Il me disait toujours : « Viens chez moi, j’ai deux
chambres. » Un jour, je lui dis que je venais et il a raccroché son téléphone. Ce n’était pas
n’importe quel ami, c’était un ami d’enfance que j’ai beaucoup aidé. Maintenant, il me laisse
tomber » (Mohammed).
Si j’avais mes papiers, je pourrais me battre pour mes droits. Maintenant, quand je parle, les
gens ne me croient pas, parce que je suis illégal. Je dis la vérité, mais personne ne me croit.
Parfois, je veux aider des gens dans ma communauté, mais on me demande si j’ai mes papiers.
Je réponds que non. Alors, on me demande pourquoi je n’ai pas de papiers. Je dis que je ne sais
pas. Alors ils me disent que mon histoire n’est pas vraie. Ils pensent que je suis ici pour l’argent
et ils ne veulent pas que je m’engage dans la communauté oromo (Paolo, un jeune homme
oromo avant qu’il ne soit reconnu réfugié après un long combat juridique).
On évite les amis. C’est difficile à tenir. On évite les amis, car ils ne nous aident pas. Les amis,
c’est la brousse. Ils disent du mal de toi (Jean, un quadragénaire guinéen décrivant sa vie de
sans-papiers).
274
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
J’ai peur de commencer une relation. Si je commence une relation et si ça s’arrête de nouveau
[…]. Je ne veux pas que la personne pense que je suis ici pour les papiers. Je ne veux pas une
relation amoureuse par intérêt. Si je trouve mon statut, je sais que la personne ne pensera pas
que c’est une relation par intérêt. Beaucoup de femmes belges pensent que les Africains
viennent pour les papiers et qu’ils les abandonnent quand ils ont leurs papiers. C’est pour ça
que je préfère rester comme ça et ne pas commencer de relation amoureuse.
1. 8 L’ i mp a rt a g e ab l e d e l’ i n - h um a i ne ho r re u r, l’ ex t rê m e
so l it u de
Les sentiments d’isolement et de repli sur soi sont également alimentés par le côté
impartageable de l’expérience extrême à laquelle la toute grande majorité des exilés ont
été confrontés. C’est ainsi que Cornejo, Brackelaire et Mendoza (2009, pp. 216-217)
écrivent au sujet des victimes de l’emprisonnement politique et de la torture qui ont
ravagé la société chilienne pendant la dictature de Pinochet :
Le fait d’avoir été des témoins (ou des victimes, mon ajout), dépositaires de ce secret, de cet
ensemble d’histoires n’ayant le plus souvent jamais été écoutées et racontées, les inclut dans un
groupe spécial, celui de ceux qui ‘savent’ et connaissent la douleur de ceux qui furent
politiquement emprisonnés et torturés pendant la dictature militaire […]. Ce sentiment de
posséder un secret s’accompagne du sentiment d’être différent des autres, du citoyen commun
et courant, qui n’a pas connu cette réalité (ibid., pp. 216-217).
Quand tu racontes à des Belges ce que tu as vécu, les tortures et tout ça, ils ne te croient pas. Ils
pensent que tu inventes. Quand je dors avec mon mari, je me sens devenir fâchée (elle a été
violée plusieurs fois lorsqu’elle était en prison et lors du chemin d’exil, mon ajout). Si je devais
raconter à mon mari ce qui s’est passé avec moi, il ne voudrait plus de moi. Ils torturent les
gens pour leur faire peur, afin qu’ils n’osent plus sortir de chez eux. Quand je suis avec d’autres
oromos, on parle politique mais jamais des mauvaises choses qui nous sont arrivées. Beaucoup
de gens viennent en Belgique où ils reçoivent une décision négative ou ils doivent attendre dix
ans. Ils deviennent fous. Tu n’as pas de papiers, tu n’as pas de pays. A la fin, tu n’as plus ta
tête, parce que tu es devenu fou et tout le monde se moque de toi (Sarah, une dame éthiopienne
d’origine oromo).
J’évite d’aller sur Facebook parce que je ne veux pas entendre de nouvelles de ma famille, de
mon pays, parce que je sais que ça me fera trop mal (Ahmed, un trentenaire irakien).
Dans le centre, je ne peux parler à personne. Je me sens de plus en plus seul. J’ai toujours peur
d’être renvoyé. Je suis devenu très bizarre. Quand je reste au centre, toutes les choses que j’ai
vécues en Chine reviennent dans ma tête (Monsieur C., un trentenaire chinois).
275
Clinique de l’humanisation
1. 9 La v ie en ce nt r e d’ ac cu e i l
Ici, c’est la première fois dans ma vie que je vis dans un endroit où il y a la paix, la sécurité, le
respect. Cela, je ne l’aurai jamais dans un pays arabe. Ici, on nous propose d’apprendre la
langue, de faire des formations sans que tu ne paies un sou (Monsieur H., originaire de Gaza).
Mais une autre partie d’eux même se sent rejetée, trahie par la nouvelle terre d’accueil.
La vie en centre d’accueil est faite de promiscuités, de désœuvrement, d’inactivité, de vide,
parfois de violences, car personne ne dispose d’une chambre individuelle. Les résidents
dorment dans des dortoirs avec une simple cloison entre les lits. Des amitiés se créent tout
comme des inimitiés parfois très haineuses. Certaines amitiés tiennent dans la durée, d’autres
se rompent lorsqu’un des amis quitte le centre, soit parce qu’il a été reconnu réfugié, soit
parce qu’il est débouté de sa demande d’asile. Les relations amoureuses se font et se défont,
avec des rapports sexuels à la va-vite, presque dans la clandestinité, parfois (souvent) dénués
de tout sentiment amoureux.
Au centre, tu as des amis, mais quand ta situation change, l’amitié change aussi. Après une
réponse positive, beaucoup coupent les contacts. Il y a aussi beaucoup de racontars, vrais ou
faux, tu ne sais pas, c’est très gênant.
Certains centres hébergent des centaines de personnes. La vie en centre est dès lors réglée
par quantité de règles et beaucoup s’y sentent comme en prison. C’est aussi un immense choc
culturel pour la plupart des résidents, car toutes les nationalités et toutes les classes sociales
s’y côtoient. Les relations avec les travailleurs sont parfois chaleureuses, mais parfois aussi
haineuses, souvent dans un climat de défiance généralisée. Je reviendrai sur la défiance
comme étant au cœur de l’actuel malaise dans nos sociétés occidentales dans le point suivant.
Quelques fragments de séances et d’interviews déjà ici en guise d’illustration :
Dans le camp (la toute grande majorité de mes patients parlent du « camp » quand ils font
référence au centre d’accueil, mon ajout), on est beaucoup de nationalités. Il y a des gens très
brutaux, on ne sait pas qui est qui. C’est comme au pays, tu ne peux faire confiance à personne.
Il y a des surveillants, mais ils ne surveillent pas à fond. Il y a la peur, tu ne sais pas ce que les
gens ont dans leurs sacs. Une fois, il y avait une fête au camp. Les Somaliens et les Afghans
ont commencé à se bagarrer. La police est arrivée avec des chiens. J’ai très peur alors, car j’ai
déjà vécu ça au pays. En Côte d’Ivoire, les gens sont enlevés et torturés. La semaine passée, on
a mis une nouvelle personne dans notre chambre. Il frappait fort sur le mur. Ça m’a fait
tellement peur que je me suis enfui dehors. Dans le centre, ce sont des choses qui se répètent.
276
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
On vit avec des personnes qui sont menaçantes, ce sont des gens qui sont prêts à tout. Il suffit
que la personne reçoive un avis négatif et il peut faire n’importe quoi. Pour moi, le grand
problème, c’est la peur. Depuis le pays, c’est la peur qui est restée en moi. Je me réveille et j’ai
le souffle coupé et le cœur qui bat très fort (Serge).
Les résidents se sentent et se vivent souvent comme des citoyens de seconde zone, dans
un état de totale dépendance vis-à-vis des assistants sociaux, des instances d’asile, de leurs
avocats, etc.
Dans mes rêves, je me vois comme dans une boîte en béton. Au camp, ils ne te laissent pas
mourir, mais ils ne te laissent pas vivre non plus. Je suis venu ici pour demander de l’aide, mais
on ne m’a pas aidé. Je suis ici depuis douze ans et on ne fait rien pour moi (Monsieur K., un
homme tchétchène de 35 ans).
Cette vie en centre avec toutes ses règles et ses interdits est susceptible d’entretenir les
régressions initiées lors des expositions traumatiques extrêmes. Le sujet se vit et se pense
alors de plus en plus comme un enfant sans défense, en désaide permanente. Certains
résidents se renferment de plus en plus sur eux-mêmes, désinvestissent leurs liens aux autres
et au monde, d’autres fuient dans la drogue et l’alcool, parfois dans l’automutilation,
heureusement assez rarement dans le suicide.
Pour fuir la réalité, je m’enferme dans ma chambre et j’utilise mon smartphone pour jouer à des
jeux. C’est comme prendre une petite drogue qui me permet de m’échapper pendant un petit
temps (Ahmed, un trentenaire irakien).
Hier, un résident du centre a sauté dans le canal après une décision négative du CGRA. Le camp
est un endroit où tu deviens fou. Il y en a qui crient dans la nuit. Tu as traversé plein de
mauvaises choses, tu demandes de l’aide ici et ça t’arrive la même chose. Tu n’as pas ta place
dans le monde. On a fui l’Afrique, on pense qu’on va être accueillis par des hommes qui nous
aiment, mais c’est la même chose. Tu penses que partout dans le monde personne ne veut de
toi. Il y en a qui pètent un câble, qui fument de la drogue, qui deviennent fous. Ce n’est pas
facile. Tu pleures, la vie te dépasse. Il y a des gens qui préfèrent souffrir que d’en parler. Moi
aussi, avant de venir chez vous, je ne faisais confiance à personne. Alors le mal t’envahit et te
fait faire de mauvaises choses. Moi, ça me fait du bien de parler avec vous. Si je n’étais pas
venu, j’aurais fait des choses très graves (Christian, un Africain de 19 ans).
La vie en centre, c’est très difficile. Tout le monde se mêle de la vie des autres. Je n’arrive pas
à dormir. Je bois beaucoup d’alcool. J’ai l’impression que je ne suis pas traité comme les autres,
comme si quelque chose ne fonctionne pas en moi. Parfois, ils me traitent comme s’ils ont pitié
de moi, parfois ils m’évitent (Hassan, un trentenaire palestinien).
Cette promiscuité, cette cohabitation forcée avec des personnes tout à fait inconnues,
parfois même identifiées comme faisant partie des bourreaux dans le pays d’origine, ces non-
rencontres, ces trahisons parfois, ce désœuvrement, ces régressions, ces vécus
d’enfermement et d’infantilisation renforcent la méfiance, voire les idéations paranoïdes
(pouvant parfois aller jusqu’au délire) qui se sont infiltrées lors des expositions extrêmes et
du souvent très dangereux parcours de fuite.
277
Clinique de l’humanisation
J’ai fui les menaces en Irak et je retrouve les menaces ici. Il y a des assassins dans le centre. Il
y a eu une dispute au couteau et l’interprète du centre a reconnu quelqu’un qui était dans la
milice en Irak. Maintenant, j’ai peur que les milices aillent attaquer ma famille restée au pays
(Mahmud, un trentenaire irakien).
Au camp, je me sens méprisé. Les gens qui y travaillent sont entrainés pour humilier les
résidents. Fedasil est un organisme humanitaire. Les gens qui y travaillent ne sont pas
humanitaires. Je suis sûr qu’ils ont été entrainés pour nous humilier (Monsieur A., un trentenaire
syrien).
Cette agressivité accumulée depuis souvent de longues années donnent parfois lieu à des
sentiments racistes, parfois aussi à des violences verbales ou physiques à l’égard d’autres
résidents et contre les travailleurs du centre, ces derniers étant parfois perçus comme
persécutants ou maltraitants, voire comme des agents travaillant pour le CGRA :
Nous vivons avec des Syriens, des Afghans, des Irakiens. Ils sont sans cœur. Ils fument de la
marihuana. C’est comme si on était livré à nous-mêmes (Serge).
Il y a des Afghans qui racontent n’importe quoi. Ils me disent que je suis un mécréant, qu’il
faut qu’on me renvoie en Afghanistan, que j’irai directement en enfer (Monsieur A, un jeune
homme afghan, qui s’est converti au catholicisme en Iran).
Les gens qui viennent d’Afghanistan, même les travailleurs des CPAS disent que ce sont des
barbares. La plupart des Afghans sont ici pour des raisons économiques (Monsieur A., un
trentenaire syrien).
Les assistants sociaux travaillent pour le CGRA. Par exemple, à l’école, ils interrogent les
enfants. Par exemple, si l’enfant voit encore son père. Puis, ils transmettent cette info au CGRA
(Paul, un Guinéen quadragénaire).
Au centre, les gens pensent que les assistants sociaux travaillent pour le CGRA. Ils ont peur de
parler avec leur assistant social (Serge).
Alors que beaucoup de travailleurs dans les centres d’accueil, qu’ils soient médecins,
infirmiers, assistants sociaux, sont des personnes engagées, animées d’une réelle volonté
d’aider les résidents. Mais ils se trouvent parfois dans une position entre le marteau et
l’enclume. Et comment se connecter avec un résident qui est sur ses gardes, voire dans une
attitude hostile et de rejet ? Monsieur D. est un assistant social très engagé qui travaille dans
une structure d’accueil à taille humaine. Voici ce qu’il me raconta lors de l’interview qu’il
accepta de me donner lors de mon immersion dans le centre dans lequel il travaille :
Lui : Les assistants sociaux ont accès aux fichiers. Le résident a l’impression qu’on est des
agents contrôleurs et qu’on fait le travail de l’Office des Etrangers. On essaie de rester dans
l’humanitaire, dans la bienveillance, mais on est aussi dans le contrôle, on est dans un double
rôle. Parfois ils me mentent, mais ce n’est pas mon problème.
Moi : Comment vis-tu le mensonge ?
Lui : Certains assistants sociaux n’aiment pas qu’on les prenne pour des c… Moi, cela ne me
gêne pas. Je lui explique juste que mentir peut lui être préjudiciable au CGRA. J’écris leur récit
278
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
avec eux. Là, je les mets en garde. Ça arrive souvent qu’ils se trompent. Ils ne dorment pas
bien, il y a des rumeurs.
Moi : Quelles rumeurs ?
Lui : Par exemple de ne jamais donner de documents au CGRA.
On comprend comment cette difficile vie en centre d’accueil, qui peut durer parfois des
années, est susceptible d’initier un processus de déresponsabilisation en tant que
positionnement existentiel dans lequel le semblable est perçu comme un ennemi, comme un
objet dont on peut abuser, à qui on peut mentir, qu’on peut trahir, qu’on peut violenter :
Les gens se confient très rarement sur leurs peurs. Il m’arrive de plus en plus souvent de penser
que quelqu’un se confiait, alors qu’il jouait à la victime sincère devant moi, car après je
constatais qu’il m’avait menti. Moi, j’en ai conscience, mais j’essaie que cela n’influence pas
mon comportement. Si les résidents me racontent des mensonges, c’est qu’ils ont leurs raisons.
Tout ce qu’on dit, en tant que travailleur, aux résidents va se savoir. C’est pour ça qu’on essaie
de bien travailler, d’avoir un comportement exemplaire. Chez certains résidents, le respect
s’installe avec le temps. Pour d’autres, ils en ont marre de nous, des règles dans le centre
(Charles, assistant social en centre d’accueil).
Ce désengagement subjectal initie un lien à l’autre dans lequel ce dernier est uniquement
perçu comme un objet potentiellement utile envers qui le sujet ne sent aucune responsabilité,
aucun engagement, et à qui il peut dès lors mentir, qu’il peut dès lors trahir comme bon lui
semble. Car cet autre est fantasmé et vécu par le sujet comme étant lui aussi manipulateur,
maltraitant et donc indigne de confiance. J’y reviendrai plus loin.
Ecoutons Carole, une interprète très empathique et engagée, elle-même ayant été
reconnue réfugiée il y a quelques années :
Tous les repères partent, le bien, le mal. Plus le fait d’être coupé de la famille et le sentiment
de décevoir les autres. Moi-même, quelques mois après mon arrivée en Belgique, j’avais fait
un cauchemar dans lequel mon père était mon ennemi. On reste deux, trois ans, t’attends une
réponse positive. Tu ne sais pas à qui tu peux faire confiance.
279
Clinique de l’humanisation
1. 10 L’ a m bi v a le nc e à l’ ég a r d d e l’ a vo c at su p po s é
se co u r ab l e . L’ am b iv a l e nc e , v o ir e le mé p ri s de
ce rt a i ns a vo c at s p ou r le u r s c li e nt s
Je pratique cette clinique depuis plus de dix ans et je considère qu’il est de mon rôle et de
mon éthique de thérapeute de me mettre en contact avec les avocats de mes patients. Je fais
également offre à tous mes patients de les accompagner en tant que personne de confiance
lors de leur audition d’asile. Je reviendrai sur ces deux aspects de mon « setting thérapeu-
tique » dans le dernier chapitre.
J’ai donc côtoyé un bon nombre d’avocats spécialisés en droit d’asile. La majorité
travaille dans le système pro deo. Des liens de respect mutuel, parfois de sympathie et
exceptionnellement d’amitié, se sont tissés avec certains, rendant possible une parole vraie
dans nos échanges.
L’avocat est un élément central dans la procédure d’asile. C’est un des seuls interlocuteurs
supposés défendre de façon inconditionnelle les intérêts de la personne en demande d’asile.
Selon son code de déontologie, rendu obligatoire et publié au Moniteur Belge, l’avocat est,
entre autres, tenu des devoirs suivants : (a) la défense et le conseil du client en toute
indépendance et liberté ; (b) le respect du secret professionnel ainsi que de la discrétion et de
la confidentialité relatives aux affaires dont il a la charge ; (c) la prévention des conflits
d’intérêts ; (d) la dignité, la probité et la délicatesse qui font la base de la profession et en
garantissent un exercice adéquat ; (e) la loyauté tant à l’égard du client qu’à l’égard de
l’adversaire, des tribunaux et des tiers ; (f) la diligence et la compétence dans l’exécution des
missions qui lui sont confiées ; (g) le respect de la confraternité en dehors de tout esprit
corporatiste ; (h) la contribution à une bonne administration de la justice ; (i) le respect de
l’honneur de la profession et (j) le respect des règles et autorités professionnelles.
Mais qu’en est-il dans la réalité de mes expériences et de mes rencontres avec les
avocats ? Certains sont très engagés, s’investissent à fond dans leurs dossiers et se battent
bec et ongles pour leurs clients. D’autres sont plus dépités, démotivés. Pour d’autres encore,
leur travail est uniquement un gagne-pain avec des clients facilement manipulables. Ils
accumulent les dossiers. Certains ne sont même pas présents lors des auditions d’asile et leurs
recours au CCE sont de qualité déplorable. Certains ne maîtrisent pas le néerlandais, mais
acceptent quand même de prendre des clients dont la procédure est dans cette langue (c’est
ainsi que j’ai lu des recours rédigés dans un néerlandais incompréhensible). Certains avocats
véreux vont même jusqu’à demander de l’argent en supplément du pro deo, faisant croire à
leurs clients qu’ainsi ils obtiendront plus facilement leurs papiers.
Beaucoup d’avocats sont débordés en permanence et difficilement joignables par
téléphone. Ils ne prennent pas le temps d’expliquer dans le détail à leurs clients la procédure
d’asile, le rôle de l’avocat dans celle-ci, leur code déontologique, etc.
Ecoutons quelques témoignages.
280
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
Beaucoup d’avocats, leur travail pose question. Ça a des conséquences fâcheuses sur la décision
de la demande d’asile. Ils reçoivent une réponse négative, parce que l’avocat n’a pas envoyé la
convocation à l’audition au CGRA, au CCE. Ça m’est arrivé souvent. Monsieur X doit aller en
centre de retour. Je téléphone à l’avocat. Il me répond : « Désolé, trop de travail, je n’avais pas
repéré » (Monsieur D., assistant social en centre d’accueil).
60 % des avocats ne font rien pour le demandeur d’asile. La tâche de l’avocat est autre que de
juste regarder un dossier. Je dois traiter 20-30 dossiers par jour. Je dois décider en fonction de
tel ou tel critère et si l’avocat ne prépare pas son dossier […]. 80 % des avocats en droits des
étrangers sont des gens qui ne trouvent pas de place dans des secteurs plus rentables. En droit
des étrangers, leurs clients sont des gens faibles, souvent aussi les dossiers sont des one-shots
(Monsieur G., juge à la retraite au Conseil du Contentieux des Etrangers).
La toute grande majorité des demandeurs d’asile ont fui des régimes dictatoriaux sans
séparation des pouvoirs. Il leur est a priori inconcevable qu’un avocat payé par l’état puisse
être indépendant de l’état qui paie. Ecoutons Loubna après un an de thérapie :
Lui : La plupart d’entre nous pensons que les avocats travaillent pour le CGRA, que nos GSM
sont surveillés.
Moi : Le psy aussi, vous pensez ?
Lui : Oui. Au début, on ne dit pas tout parce qu’on pense que le psy va dire des choses au
CGRA. Au pays, tout le monde parle de tout le monde pour monter en grade. Alors, à qui peut-
on faire confiance ?
Et Yasser :
J’ai également menti à l’avocate car je n’avais pas confiance en elle. Je pensais qu’elle
travaillait pour le CGRA. Je pensais que le syndicat des avocats était en lien avec le CGRA et
que celui-ci demandait aux avocats d’examiner les demandes d’asile. Je pensais que c’était
normal que les avocats travaillent pour le CGRA pour détecter si quelqu’un ment, s’il est un
terroriste. Je pensais que c’était normal que les avocats collaborent avec le pouvoir pour
défendre leur pays. Je pensais qu’en Belgique, c’était comme en Irak. J’avais aussi peur de
l’interprète lors de mon audition au CGRA.
1. 11 Su r le s t a tu t d u m en s on g e , « d’ u n d i sc ou r s q u i n e
se r a it p a s d u s em bl a nt » ( L a c an )
La dizaine d’intervenants du champ de l’asile que j’ai interrogés sont des personnes très
engagées, de réputation irréprochable. Tous témoignent néanmoins de leur sentiment (pour
certains de leur certitude) que certains demandeurs d’asile mentent pour obtenir leurs papiers.
281
Clinique de l’humanisation
Ecoutons Madame A., une interprète très compétente, empathique et soutenante à l’égard
de mes patients : « Les Irakiens sont des menteurs qui exagèrent. Imagine un immeuble avec
des Arabes dans lequel on a volé le chat d’un des habitants. Après quelques heures, ça devient
un tigre qu’on a volé. »
Le même ton se retrouve dans les interviews que j’ai eues avec cinq avocats d’excellente
réputation et très spécialisés et engagés dans le droit d’asile. La majorité de ces interviews
baignaient dans un certain malaise en début d’entretien. Je reprends quatre fragments
d’interviews.
Maître X :
Dans les dossiers dans lesquels j’ai obtenu une réponse positive, il n’y a que peu de dossiers
dans lesquels tout ce qui est dit est vrai. Peut-être, il y a des choses qui sont arrivées, mais sans
doute pas tout. Je pars du principe que s’ils mentent, ils ont des raisons. Ils peuvent mentir pour
plusieurs raisons, ça ne me dérange pas. Tout baigne dans un climat de c’est vrai, ce n’est pas
vrai, les agents du CGRA se placent dans un autre postulat.
Elle situe cette « confusion » comme étant au centre de la souffrance psychique du sujet
en exil : « Des clients qui pètent une case, j’en ai plein. Le fait de ne pas dire la vérité peut
leur faire péter une case. Ils ne savent plus qui ils sont là-dedans. Plus la grande précarité
dans laquelle ils sont, c’est horrible. » Elle conclut, laconique : « On est tous le jouet de plein
de choses, un pion dans un jeu qui se joue au-dessus de nos têtes. »
Maître Y me raconta le cas d’une cliente qui avait fait une crise d’angoisse très
impressionnante lors de son audition. Elle obtint le statut. Par la suite, elle lui avoua qu’elle
avait simulé la crise.
Certains de mes clients racontent parfois des choses dans mon cabinet qu’ils ne racontent pas à
leur psy, assistant social, etc. Ce qui est très compliqué à gérer pour moi, car il arrive que je
subisse une pression de la part de ces psys et assistants sociaux pour introduire un recours. Ils
mettent tout sur le dos de l’avocat. Etant tenue par le secret professionnel, je suis coincée dans
une situation paradoxale, car je ne peux pas communiquer ouvertement avec les autres
intervenants et défendre ma position.
Elle me raconte lors du même entretien qu’il arrive souvent que, lorsque l’avocat ne croit
pas au récit de son client, il formule son recours de telle façon que cela y transparaisse. Sans
doute, et c’est ici mon interprétation personnelle, pour éviter de se griller auprès des instances
d’asile ou d’être étiqueté comme naïf. Il n’est pas impossible, et c’est à nouveau mon
interprétation, que certains avocats utilisent les mêmes manœuvres (implicites) lors de
l’audition, par exemple en n’intervenant pas en fin d’audition, par certaines attitudes, etc.
Maître Z me parla d’un de mes patients, qui est aussi son client, lors de notre interview.
Il s’agit d’un jeune adulte que j’ai suivi pendant des années. Un suivi psychiatrique avait
également été mis en place, son psychiatre ayant par ailleurs introduit une demande de
régularisation médicale. Les papiers n’avaient jamais été la thématique principale de nos
entretiens. Maître Z : « Je n’ai jamais cru son histoire, car, lorsqu’il venait en consultation
chez moi, il était charmant, dragueur. » (Maître Z est une personne très séduisante, mon
282
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
ajout). Bien que la thérapie ne soit pas une enquête policière (le statut de la vérité n’est pas
le même que dans un tribunal), je n’avais pour ma part jamais eu le sentiment d’avoir été
mené en bateau, bien que j’ai eu l’effleurement d’un doute dans l’après-coup de mon entrevue
avec Maître Z. Car j’ai toujours pensé et pense toujours que l’espace thérapeutique était pour
mon patient un des seuls endroits dans lequel il pouvait prendre le risque de s’approcher de
l’effondrement.
Maître S, spécialiste en droit d’asile de renommée internationale, me raconte
qu’effectivement certains passeurs fournissent de « fausses histoires » (c’est également
l’opinion du juge retraité du CCE que j’ai interviewé) et que donc, certains demandeurs
d’asile mentent lors de l’audition. Elle interprète ces mensonges de deux façons : 1/ comme
un mécanisme de survie psychique pour éviter l’effondrement. Pour certains, la pénibilité du
mensonge est moins lourde à porter que le fait de dire la vérité et 2/ comme un mécanisme
de survie tout court. Il arrive en effet qu’une personne quitte son pays parce que les conditions
de vie y sont épouvantables, sans issues. Le départ peut alors être pensé comme un sursaut,
comme un élan vital du sujet. Il arrive que ce départ soit également influencé par ce que
racontent les passeurs. Le prix financier du « passage » est souvent très important. D’où la
nécessité de « gagner les papiers » pour rembourser la famille et les prêteurs restés au pays.
C’est ce dont témoignent également plusieurs de mes patients comme Pierre qui me déclara
après trois ans de thérapie : « Il faudrait porter ça au grand jour, toutes ces supercheries. »
La défiance entretient la défiance et la renforce. Ceci peut aboutir à une « paranoïsation
du lien ». Maître A me raconta le témoignage d’un de ses confrères : « Au début je les croyais
tous. Aujourd’hui, je n’en crois plus aucun. Ce même état de défiance se retrouve dans le
discours de certains autres intervenants, parfois dans la nuance, parfois dans la virulence. »
A qui alors le sujet en trauma et en exil peut-il encore faire confiance ? Comment
exprimer une parole vraie, dénuée de semblant dans un tel climat de suspicion ? Sur qui peut-
il encore s’appuyer et s’étayer pour se reconstruire ? Où est passée la deuxième personne
supposée le secourir ?
283
Clinique de l’humanisation
1. 12 L’ a u d it io n d’ a s i le a u C G R A , l a d éf a i l l a nc e d u
N eb e nm en s ch 44 ,l a de ux i è m e p e rs o nn e s u pp o sé e
se co u r ab l e
44 Freud introduit le paradigme du Nebenmensch en 1895 dans L’esquisse d’une psychologie scientifique
(2006, p. 626). « L’organisme humain, à ses stades précoces, est incapable de provoquer cette action
spécifique qui ne peut être réalisée qu’avec une aide extérieure et au moment où l’attention d’une personne
bien au courant (le Nebenmensch, mon ajout) se porte sur l’état de l’enfant. Ce dernier l’a alertée, du fait
d’une décharge se produisant sur la voie des changements internes (par les cris de l’enfant, par exemple). La
voie de la décharge acquiert ainsi une fonction secondaire d’une extrême importance : celle de la
compréhension mutuelle. L’impuissance originelle de l’être humain devient ainsi la source première de tous
les motifs moraux » (Freud, 1896, [2006], p. 336). Le Nebenmensch est donc « la personne qui entend de
façon adéquate l’appel de l’enfant (la mère bien sûr, mais, au-delà de celle-ci, toute personne exerçant cette
fonction) ; il ne doit pas être trop proche : il attend l’autre le temps qu’il faut. Il était, mais surtout, il est
l’interlocuteur qui accompagne l’infans, celui qui ne sait pas encore parler, dans son acquisition de la parole,
du langage et de la compétence intersubjective » (Richard, 2011c, p. 1539).
284
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont
énoncées (article 30).
C’est très souvent avec ces idéaux quant au respect de ses droits fondamentaux que la
personne en trauma et en exil, très souvent persécutée, voire torturée dans son pays d’origine,
entre dans notre pays, vu comme un Eldorado des droits de l’homme et de la démocratie.
On est venu ici pour revendiquer nos droits qui ont été bafoués dans notre pays. On est venu ici
plein d’ambitions, en espérant qu’ici, il y aurait la justice. On a traversé plein de pays, on a
souffert. On arrive ici mais on est déprimé, car il y a une grande dichotomie entre ce qu’on
espérait et la réalité (Paul, un intellectuel togolais, reconnu réfugié).
Selon moi, le CGRA est une institution qui accueille les étrangers qui ont des problèmes dans
leur pays. Les travailleurs du CGRA sont supposés savoir que les gens qui demandent l’asile
ont des problèmes. S’ils sont sourds, comment leurs transmettre ? (Monsieur B.)
Les expériences décrites ici sont des expériences de rejet par l’autorité supposée juste et
secourable, par la figure que Freud identifie comme le Nebenmensch (voir note ci-dessus
pour une explicitation de ce concept), l’être-humain proche auquel le sujet en déréliction
s’adresse et que Ferenczi identifie comme la deuxième personne supposée secourable (voir
note 7 pour une explicitation de ce concept férenczien).
Comment alors comprendre et penser ces vécus de rejet et de trahison, ces symptômes
d’une non-rencontre fondamentale entre deux psychismes ? Je propose de le faire à partir de
trois grilles de lecture. La première est une réflexion sur les a priori juridiques et éthiques qui
sont au fondement de cette audition. La deuxième est psychologique. Elle consiste à montrer
d’une part comment les dynamiques psychiques qui sont au cœur des processus traumatiques
sont susceptibles de jeter une hypothèque sur ce qui est supposé être au centre de l’audition
d’asile, à savoir l’obligation pour le candidat réfugié de « dire la vérité et faire tout ce qui est
possible afin de prouver son identité, son origine, son itinéraire et les faits invoqués »
(www.cgra.be/fr/asile/audition/audition). D’autre part, elle m’amènera à décrire la toile de
fond de l’audition, à savoir le climat sociétal ambiant concernant la figure de « l’étranger »
en demande d’asile et la façon dont ce climat sociétal risque parfois d’infiltrer le psychisme
285
Clinique de l’humanisation
de l’officier de protection (celui qui effectue l’audition est officiellement identifié comme
« officier de protection », voir www.cgra.be/ fr/asile/audition). La troisième est anthropolo-
gique. Je montrerai comment les différences culturelles peuvent parfois hypothéquer la
rencontre entre le psychisme du demandeur d’asile et celui qui examine le bien-fondé de cette
demande. Je clôturerai mon propos en décrivant comment ces non-rencontres sont
susceptibles d’entretenir les dynamiques de déliaison souvent à l’œuvre depuis des années
dans le psychisme du sujet en trauma et en exil.
Comme annoncé dans mon premier chapitre, l’élément fraude est essentiel en droit
d’asile, selon le principe juridique fraus omnia corrumpit (la fraude corrompt tout) inscrit
dans l’exposé des motifs du droit d’asile.
Ecoutons Madame X, juge au CCE, lors d’une interview qu’elle m’a accordée dans le
cadre de ce travail de thèse et sous le couvert de l’anonymat :
Le climat est franchement hostile, car il y a suspicion de fraude, d’abus. Pour le demandeur
d’asile, c’est plus difficile qu’en droit pénal, car là, il y a présomption d’innocence. Aussi dans
la législation, si tu regardes l’exposé des motifs de lois, il est écrit que la loi (par exemple sur
les demandes d’asile multiples) est faite parce qu’il faut éviter les abus. C’est le principe fraus
omnia corrumpit. D’un autre côté, c’est vrai qu’il y a des abus. Mais en tant qu’autorité de
l’état, il faudrait être neutre, traiter chaque demande sans a priori. Ceci n’est pas le cas. Il y a
des juges qui sont forts dans l’à-peu-près. Ou bien tu t’effondres et tu as un burn-out, ou bien
tu deviens cynique. Il y a aussi beaucoup de pressions […].
Ce principe se retrouve également dans la façon dont l’audition d’asile est décrite par le
CGRA :
En ce qui concerne le bien-fondé de la demande d’asile, la charge de la preuve repose sur le
demandeur. Il doit montrer que sa demande d’asile est justifiée et raconter les événements
concrets qui le concernent personnellement. Il doit faire des déclarations plausibles et
cohérentes qui ne sont pas en contradiction avec des faits généralement connus. Si possible, il
doit également fournir des documents. Le commissaire général examine tout d’abord la
crédibilité des déclarations et la valeur probante des documents fournis. Lorsqu’un demandeur
d’asile ne peut pas étayer certains aspects de ses déclarations par des documents ou des preuves,
sa demande sera considérée comme crédible et le commissaire général lui accordera le bénéfice
du doute si toutes les conditions suivantes sont remplies : 1/ il a fait des efforts sincères pour
étayer sa demande d’asile ; 2/ il a fourni tous les éléments pertinents qu’il possède ou peut
expliquer de manière satisfaisante pourquoi il ne possède pas ces éléments ; 3/ il a fait des
déclarations cohérentes et plausibles et 4/ il est, de manière générale, considéré comme crédible
(www.cgra.be/sites/default/files/content/download/files/examen_dune_
demande_dasile_20150512.pdf).
286
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
Tous les demandeurs d’asile que j’ai rencontrés vivent dans l’angoisse, voire la terreur de
leur audition. En effet, beaucoup d’entre eux se basent sur les bruits et les rumeurs qui
circulent entre compatriotes, entre résidents des centres d’accueil, etc., et pensent qu’une
simple erreur de date, par exemple sur la date de leur arrestation, l’oubli ou la
méconnaissance d’autres éléments, etc. auront pour conséquence une décision négative.
Ecoutons par exemple Monsieur S. :
Lors de l’audition, j’étais très stressé, j’avais peur. Avant, au pays, ma vie était très stable. Je
n’avais pas de problèmes. Le stress, c’était qu’il fallait faire très attention à ce que je disais,
donner des dates exactes et tout ça. En tant qu’être humain, on peut oublier. Des auditions qui
durent 4 ou 5 heures, c’est trop long pour un être humain. Par exemple, tu dis le 5 mai au lien
du 5 avril. Ils attendent la moindre faute de ta part pour te donner un avis négatif.
La lecture que j’ai pu faire d’une dizaine de décisions négatives montrent que ces craintes
ne sont pas entièrement sans fondements. Je cite quelques passages de deux décisions
négatives. A nouveau, il ne s’agit pas ici de faire une analyse juridique des choses, ni
d’ailleurs de me prononcer sur la vérité ou la non-vérité des déclarations du sujet en exil. Je
livre ces deux citations afin de permettre au lecteur d’appréhender quelque chose du climat
dans lequel baigne le sujet en trauma et en exil.
Votre connaissance très sommaire du métier de votre père est surprenante. En effet, ce sont ses
activités en tant qu’instructeur à la police nationale qui sont à la base des problèmes que vous
invoquez avoir eus en Afghanistan. Que la connaissance du métier de votre père soit si lacunaire
nous fait douter de votre crédibilité (citation 1).
Je propose à tous mes patients de leur lire et de leur traduire littéralement le contenu de
leur décision négative. En effet, les avocats prennent rarement le temps de le faire. Souvent,
ils n’en font qu’un résumé. Lors de cette lecture, j’invite le patient à réagir. Voici ce que me
déclara le patient, qui a par ailleurs obtenu la protection subsidiaire 45 :
Mon père était très discret sur ses activités, car il voulait à tout prix éviter que sa fonction au
sein de l’académie militaire soit connue des voisins, etc. En effet, cette fonction l’exposait à
des représailles par les Talibans, ce qui s’est effectivement réalisé, car il a été kidnappé et,
depuis, nous sommes sans nouvelles de lui.
45 « La protection subsidiaire est accordée à l’étranger qui ne peut être considéré comme un réfugié […] et à
l’égard duquel il y a de sérieux motifs de croire que s’il était renvoyé dans son pays d’origine, […], il
encourrait un risque réel de subir des atteintes graves […] et qui ne peut pas se prévaloir de la protection de
son pays d’origine » (paragraphe 1, loi du 10/10/2006).
287
Clinique de l’humanisation
Pour mémoire, le principe juridique selon lequel « la fraude corrompt tout » ne s’applique
dans aucun autre domaine juridique où le doute bénéficie à l’accusé. En effet, en droit pénal
par exemple, le juge ne décide pas de l’innocence de l’accusé. Il statue sur sa culpabilité ou
sa non-culpabilité. S’il n’y a pas suffisamment d’éléments pour prouver sa culpabilité ou si
certains éléments permettent de raisonnablement douter de ladite culpabilité, le juge se doit
d’acquitter, ce qui n’est pas synonyme d’innocenter. En effet, une non-culpabilité au sens
légal signifie qu’il n’y a pas assez d’éléments suffisamment probants que pour condamner.
Formulé autrement, s’il y a doute raisonnable sur la culpabilité, le juge se doit d’acquitter,
même s’il existe d’autres éléments qui incriminent l’accusé et la charge de la preuve que
l’accusé a commis le délit ou le crime incombe au ministère public. En droit d’asile, c’est le
contraire. La charge de la preuve incombe au demandeur d’asile qui se doit de démontrer
qu’il répond aux critères pour soit être reconnu réfugié soit se voir octroyer la protection
subsidiaire. Et en cas de doute dans le chef des autorités d’asile, il se verra débouter de sa
demande d’asile. Comme en témoignent par exemple ces citations issues de deux décisions
négatives, l’une en français, l’autre originellement en néerlandais. Les phrases citées sont les
mêmes dans toutes les décisions négatives. En français : « Après avoir analysé votre dossier,
le CGRA n’est pas convaincu que vous ayez quitté votre pays en raison d’une crainte fondée
de persécution au sens défini par la convention de Genève ». Et en néerlandais (ma
traduction) : « Après un examen approfondi des faits que vous invoquez et des éléments
présents dans votre dossier administratif, il doit être constaté que vous n’avez pas réussi à
rendre plausible qu’il est question dans votre cas d’une crainte fondée de persécution au sens
de la Convention de Genève ou d’un risque réel de préjudice grave tel que défini dans l’article
48/4, paragraphe 2 de la Loi sur les Etrangers. »
288
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
quitté le CGRA depuis environ deux ans lors de notre conversation. Quelques avocats ont
évoqué les difficultés auxquelles sont confrontés les officiers de protection. Une personne
ayant travaillé comme interprète au CGRA dans le passé m’a livré quelques réflexions sous
le couvert de l’anonymat. La deuxième source est celle qui est la plus proche de moi, ce sont
mes propres ressentis lors de mes accompagnements en tant que personne de confiance.
Regardons d’abord les choses au travers du ressenti du candidat réfugié. Pour la toute
grande majorité de mes patients, l’audition était une expérience douloureuse, engendrant des
sentiments de confusion, de détresse, de colère, voire de rage. Je souligne ici que pour la
toute grande majorité d’entre eux, la décision fut favorable. Ils furent soit reconnus réfugiés,
soit bénéficièrent de la protection subsidiaire. Certaines citations proviennent de séances
antérieures à la réception de la décision. D’autres y sont postérieures, parfois des mois, voire
des années plus tard.
Lorsque tu sens qu’ils ne sont pas partants pour entendre ton histoire, ça te fait mal. Ce que j’ai
vu là-bas, c’est le sommet de l’injustice. J’ai vu ce monsieur qui se sentait supérieur à nous,
nous qui venions demander l’asile (Monsieur R.).
Je me suis beaucoup contredit lors des auditions. C’étaient des oublis, ce n’étaient pas des
choses importantes. Par exemple quand il faisait trop chaud, j’ai dit que je partais en congé en
Somalie ou en Ethiopie. A un autre moment, j’ai dit Somalie (Madame M.B.).
289
Clinique de l’humanisation
également menti à mon avocate, car je n’avais pas confiance en elle. Je pensais qu’elle
travaillait pour le CGRA.
J’ai décrit quelques-uns des mécanismes de défense mobilisés par le sujet en trauma dans
le premier chapitre ainsi que la façon dont ils peuvent hypothéquer le récit d’asile. Je les
reprends ici sans les détailler. Il s’agit de : 1/ la passivation ; 2/ le renversement de
l’impuissance passive en omnipotence ; 3/ l’introjection de la culpabilité de l’horreur et de
l’accusation, état dans lequel le sujet se vit coupable de l’horreur subie soit par l’introjection
de la culpabilité inconsciente de ses tortionnaires soit par l’introjection de leurs accusations ;
4/ l’introjection de symboles de puissance effrayantes où le sujet éprouve de l’effroi devant
toute figure d’autorité et 5/ l’identification à l’agresseur qui fait que le sujet introjecte la haine
de son agresseur à son égard pour ensuite la projeter sur d’autres figures d’autorité par
identification projective.
Et il y a bien sûr également les symptômes mêmes de l’état de stress post-traumatique qui
infiltrent en permanence le récit d’asile lors de l’audition. C’est ainsi que l’audition, souvent
vécue comme un interrogatoire évocateur des interrogatoires subis au pays, est susceptible
de raviver les sentiments d’effroi, de confusion et de dissociation lors des évènements
extrêmes. Outre les flash-back, le DSM-5 reprend également les symptômes suivants,
susceptibles de contaminer le récit d’asile lors de l’audition : 1/ des évitements ou des efforts
pour éviter les souvenirs, pensées ou sentiments concernant ou étroitement associés à un ou
à plusieurs évènements traumatiques ; 2/ des évitements ou des efforts pour éviter les rappels
externes (personnes, endroits, conversations, activités, objets, situations) qui réveillent des
souvenirs, des pensées ou des sentiments associés à un ou plusieurs évènements
traumatiques ; 3/ une incapacité à se rappeler un aspect important du ou des évènements
traumatiques et 4/ des problèmes de concentration.
En guise d’illustration, je vous livre quelques citations de patients.
Au CGRA, quand tu parles de ta vie, c’est comme si tu revis les évènements. Ailleurs, si je n’ai
pas envie de répondre à une question, j’invente. Mais là, au CGRA, tu es obligé de tout raconter,
et ce n’est pas évident (Monsieur K.).
Quand j’ai fait mon interview au CGRA, je pensais souvent à l’enquêteur qui m’avais interrogé
en Irak. Ça m’embrouillait. Quand on me posait des questions au CGRA, je voyais parfois la
même tête que celle de mon enquêteur en Irak. Je voulais en terminer le plus vite possible avec
l’interview. Alors je disais toujours oui, car en Irak, si tu n’avoues pas ce qu’ils veulent, ils te
frappent. L’enquêteur au CGRA était stupide, mais moi aussi, j’étais stupide, car je pensais
qu’il allait me frapper (Monsieur L.).
L’officier de protection, qui est certes universitaire mais rarement psychologue (sa
formation est souvent juridique), n’est pas toujours intéressé par ces questions. Il s’agit pour
lui d’évaluer sur base d’une (parfois de deux, rarement de trois) interview(s) qui dure(nt)
entre 3 et 4 heures (chacune) si le candidat rentre dans les critères définis par la Convention
de Genève (pour l’obtention du statut de réfugié) ou s’il remplit les conditions pour bénéficier
de la protection subsidiaire.
290
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
Après l'audition, l'officier de protection examine la demande d'asile. Il vérifie si les déclarations
et les éléments de preuves sont crédibles, si la demande satisfait aux critères de la Convention
de Genève et si le demandeur d'asile entre en considération pour la protection subsidiaire.
L'officier de protection qui évalue la demande d'asile a une formation universitaire et est
spécialisé dans le droit d'asile. Il dispose d'une connaissance approfondie des pays d'origine des
demandeurs d'asile. Sur la base de ses connaissances et de son expérience, il peut constater si
les documents déposés par le demandeur d'asile sont pertinents et authentiques et comparer les
déclarations du demandeur d'asile avec la situation actuelle dans le pays d'origine. L’officier de
protection peut poser des questions aux chercheurs du Cedoca (le service de recherche du
CGRA, https://www.cgra.be/fr/infos-pays/cedoca), qui suivent de près l'actualité, la situation
des droits de l'homme ainsi que les conditions de sécurité dans ces pays
(http://www.cgra.be/fr/asile/lexamen).
L’officier de protection est bien entendu au courant du fait que la fragilité psychologique
du candidat réfugié peut avoir une influence sur son récit. Le CGRA s’engage d’ailleurs à
tenir compte de cette vulnérabilité psychique, comme prévu dans différents guides de
conduite internationaux, par exemple les IARLJ (International Association of Refugee Law
Judges) Guidelines qui proposent des lignes directrices pour les éléments de preuve médico-
légaux et l’utilisation des certificats médicaux dans la procédure d’asile
(www.iarlj.org/general/images/stories/working_parties/guidelines/
medicalevidenceguidelinesfinaljun2010rw.pdf). Force m’est hélas de constater que malgré
sa bonne volonté, il est loin d’être évident pour l’officier de protection de peser l’impact de
la fragilité psychologique du candidat sur son audition d’asile, qui, pour rappel, ne dure que
quelques heures.
Une petite illustration. Monsieur K. a été torturé au pays, emprisonné pendant plusieurs
semaines et ensuite jeté hors de la prison et laissé pour mort au bord de la route. Lors de son
audition, l’officier de protection lui demande à combien ils étaient dans sa cellule, combien
de gardiens venaient le chercher pour le torturer, si les gardiens en question se parlaient
lorsqu’ils l’emmenaient vers la salle de torture, etc. Je fus saisi plusieurs fois de haut-le-cœur,
car je connaissais bien le patient que j’avais vu plus de vingt heures en thérapie avant son
audition. Lors de celle-ci, il parvint comme par miracle à ne pas décompenser. L’après-midi,
son assistante sociale au centre d’accueil me téléphona pour me dire qu’il était effondré et en
même temps dans une rage qu’elle craignait débordante. Lui racontant la façon dont
l’audition s’était passée, elle en fut troublée mais témoigna d’une certaine compréhension à
l’égard de l’officier de protection, car me dit-elle : « Tous les Togolais disent avoir été
torturés lors de leur audition. » J’ai téléphoné à mon patient le soir même et le soir suivant,
car j’étais très inquiet pour lui. Il était désespéré et il lui fallut une semaine pour se reprendre.
Quelques mois plus tard, il fut reconnu réfugié. Mais à chaque fois qu’il reparle de son
audition, les mêmes affects de désespoir et de rage l’assaillent.
Comment alors comprendre certains comportements dans le chef de l’officier de
protection qui sont parfois très questionnants pour le psychothérapeute que je suis ?
Changeons pour se faire notre perspective et essayons de nous déplacer dans son psychisme.
Je formule les hypothèses suivantes quant aux dynamiques psychiques à l’œuvre dans son
psychisme :
291
Clinique de l’humanisation
▪ l’interview se déroule dans un canevas pré-établi. Tous les agents traitants exigent qu’il
soit suivi lors de l’audition. Beaucoup n’aiment pas non plus que l’on s’éloigne des
questions qu’ils posent. Ceci réduit parfois considérablement la parole du sujet en
demande d’asile et fait qu’il a parfois le sentiment de ne pas pouvoir s’exprimer
librement sur ce qui a occasionné sa fuite ;
▪ les agents traitants doivent défendre leur décision devant un superviseur (je suppose,
surtout s’ils proposent une décision positive). Ceci peut être générateur de stress et les
placer dans un double-bind, situation dans laquelle on perd à chaque coup, avec une
partie d’eux-mêmes qui souhaite accorder la protection et une autre partie qui s’en
défend pour éviter les conflits ou les discussions avec leur superviseur. Je reviendrai sur
le double-bind dans mon point suivant. Ecoutons déjà Madame Z., avocate : « Les agents
traitants doivent se battre pour leurs dossiers s’ils veulent donner un avis positif.
Certains se découragent, n’ont plus le tonus. » ;
▪ ils mobilisent les mécanismes de défense de tout un chacun face à l’horreur. Se focaliser
sur le canevas, les aspects juridiques etc. sont des moyens de défense contre l’horreur.
Mais c’est en même temps se couper de ses intuitions. Les officiers de protection ne
réussissent pas toujours à se déplacer dans celui ou celle qu’ils interrogent pensant
conserver ainsi ce qu’ils estiment être une distance nécessaire à l’objectivité. Alors que
je pense pour ma part, que c’est dans et par l’empathie que nait l’« objectivité ».
L’objectivité est une conviction intime, forgée dans et par le lien ;
▪ ils ont sans doute tous été confrontés à des tentatives de manipulation de la part de l’un
ou l’autre demandeur d’asile, ce qui génère de la défiance ;
Ecoutons Monsieur G., juge à la retraite au CCE :
Dans quelle mesure puis-je discerner entre un vrai traumatisme et des larmes de crocodiles ? Et
comment est-ce que je me protège ? Je me cache derrière les faits pour ne pas être touché.
292
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
peur du lendemain. Je me concentre sur mon boulot, je ne m’épanouis pas pleinement, je n’ose
pas penser à autre chose par crainte de l’avenir, […].
▪ ils prennent des décisions dont ils connaissent l’impact sur le trajet de vie du demandeur
d’asile. Ce qui peut être générateur d’un grand stress, voire d’une grande angoisse.
Ecoutons Chantal qui a travaillé comme officier de protection pendant quelques années
au CGRA. Elle m’accorda une interview deux ans après avoir démissionné du CGRA :
Ça doit être un poids terrible pour le demandeur d’asile de ne pas pouvoir raconter son histoire.
Il paraît que même entre eux, ils ne se racontent pas leur histoire. C’est difficile à saisir.
Beaucoup de gens racontent leurs histoires, mais ce ne sont pas leurs vraies histoires. J’avais
choisi de travailler au CGRA dans le but de leur accorder le statut, dans une volonté d’écoute.
Mais dialoguer n’est pas possible quand c’est un discours tout fait. Ce n’est pas un dialogue
vrai. Parfois les gens racontent des histoires terribles de torture, mais moi, je ressens parfois
que c’est faux. On nous donne des outils pour discerner entre le vrai et le faux, mais moi, je me
basais sur mon ressenti, sur le non-verbal. Mais c’est très difficile de savoir ce qui nous convient
et ce qui ne nous convient pas. C’était beaucoup trop dur de travailler là. Ce sont tous des cas
de conscience.
▪ l’élément de fraude est un élément essentiel dans la procédure : une fois menti, toujours
menti. Ce principe est susceptible d’orienter l’écoute de l’officier de protection et de
faire de l’audition une traque au mensonge au lieu d’un espace pour investiguer si le
candidat relève de la Convention de Genève ;
▪ les officiers de protection subissent sans aucun doute, consciemment et/ou
inconsciemment, des pressions indirectes. Personne ne fonctionne hors de son champ
social, hors de ses groupes d’appartenance, de ses rapports hiérarchiques, etc. Je
reviendrai plus loin sur la redoutable puissance du « On », qui est tout le monde et
personne et derrière qui chaque sujet peut dès lors se cacher pour fuir ses responsabilités.
Ecoutons Maître S. :
Comment des avocats, des juges, des agents traitants peuvent-ils parfois être d’une telle
mauvaise foi ? […] Il y a une pression énorme de la part du CGRA, exercée sur les juges du
CCE, sur les officiers de protection, […]. Le prix de la soumission est la soumission de l’autre.
Et il y a la puissance de la rumeur et la malléabilité des agents traitants du CGRA qui sont
souvent recrutés jeunes, sans beaucoup d’expérience professionnelle. Je ne pense pas qu’il y ait
des consignes écrites de la part du Ministre (les fameux quotas, mon ajout), mais il y a la
terrifiante puissance des bruits de couloir au sein des instances d’asile. Par exemple en disant à
une jeune recrue lors d’une supervision : « Tu sais, 80 % des gens mentent, il faut t’en méfier. »
Il y a aussi le manque d’esprit critique chez certains acteurs du champ juridique : quand tu
fonctionnes uniquement à l’intuition, tu es très perméable à ce qui fonctionne à l’extérieur.
293
Clinique de l’humanisation
Ou comme le dit Maître Q., avocat spécialisé en droit d’asile : « Les officiers de
protection doivent vraiment se battre pour leurs dossiers. Certains n’ont pas cette combativité
et s’aplatissent. » ;
▪ il n’est pas rare qu’un malaise, un burn-out s’infiltre dans le psychisme des officiers de
protection, pris comme ils le sont entre deux feux, souvent débordés de dossiers et
connaissant le poids de leurs décisions pour la trajectoire de vie future du candidat réfugié.
Comme me le disait Monsieur F., qui a travaillé plusieurs mois comme interprète au
CGRA : « Il y de la pression politique. Certains agents traitants ont eux-mêmes des
problèmes psychiques. »
Ce malaise et ce sentiment diffus de burn-out peuvent donner lieu à un certain cynisme,
même à une agressivité à l’égard du demandeur d’asile, climat peu favorable à la rencontre
réussie avec celui qui s’adresse à lui pour en obtenir protection.
Même après des années d’activité clinique intensive avec cette « population », force m’est
de constater qu’il m’arrive encore très régulièrement d’être saisi d’un sentiment d’inquiétante
étrangeté en séance qui jaillit en moi lorsque je m’aperçois qu’en fait, je ne comprends pas
du tout tel ou tel aspect culturel de mon (ma) patient(e), même si je le (la) vois déjà depuis
des années en thérapie. On comprend aisément qu’il ne peut en être que de même pour
l’officier de protection.
Ecoutons Sarah :
Je connais un compatriote qui a été violé au pays. Il a dû enlever tous ses habits et après, les
gardiens l’ont violé. Il ne sait pas en parler, il ne peut rien en dire. Ici, personne ne le comprend,
car il lui est impossible d’en parler. Vous savez, chez nous, en tant qu’Oromo, on se méfie de
tout le monde. Lors de l’audition d’asile, on pense aussi que le gouvernement belge collabore
avec le gouvernement éthiopien. Chez nous, tu baisses la tête comme marque de respect. Au
CGRA, parfois ils pensent que lorsque tu baisses la tête, c’est parce que tu mens.
Ecoutons aussi Monsieur Y., un jeune homme originaire d’Afghanistan. Lors de nos
premiers rendez-vous, il était extrêmement confus car il venait de recevoir une réponse
négative à sa demande d’asile et ne comprenait absolument pas ce qui lui arrivait :
Lui : Lors de l’audition, je ne comprenais pas bien l’interprète.
Moi : Pourquoi ne l’avez-vous pas signalé lors de l’audition ?
Lui : J’avais peur, c’est pour cela que je ne l’ai pas dit. Je viens d’un village en Afghanistan. Je
n’ai jamais habité en ville. Je ne comprenais pas la situation dans laquelle j’étais. Le matin, je
devais aller au CGRA. La veille, j’avais pris des somnifères. Les Talibans ont tué mon frère.
Maintenant, je dois prendre soin de deux familles. C’est pour cela que je ne réussis pas à dormir.
Je me fais beaucoup de soucis pour ma famille. Je n’avais dormi que deux heures la nuit avant
l’audition. Il y a deux autres personnes de mon village qui ont reçu une décision positive. Je ne
comprends pas pourquoi je reçois un avis négatif.
Et Monsieur C., un jeune Chinois : « L’état belge ne peut pas comprendre la situation en
Chine. L’interviewer ne peut pas s’imaginer quelle est la situation en Chine. »
294
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
1.12.4 Conclusion
Je souligne qu’il ne s’agissait pas ici de faire une analyse détaillée, soit juridique soit
psychodynamique, de l’audition d’asile. Ce sujet est tellement complexe qu’il pourrait faire
à lui seul l’objet d’une thèse doctorale. Ce n’était pas non plus mon propos d’en faire une
critique militante. Mon seul souhait était d’en dévoiler quelques failles et de montrer que
celles-ci sont inhérentes au setting même de l’audition. Ces failles font que les dés sont
quelque part pipés dès le départ. De mon point de vue, ce sont précisément ces failles qui
sont au cœur du malaise dans le psychisme, tant du candidat réfugié que de l’officier de
protection lors de l’audition d’asile. Et ce malaise et cette défiance généralisée sont au cœur
de la non-rencontre entre un sujet en demande d’asile et son interlocuteur supposé lui
accorder refuge. C’est au départ de ce constat que pourrait s’initier une réflexion plus
fondamentale permettant d’améliorer le processus même de l’audition d’asile et sans doute
aussi la qualité des décisions. C’est du moins une des ambitions de ce travail.
1. 13 L’ i mp a ct d’ u n e d é ci s io n né g at iv e
On comprend l’impact destructeur d’une décision négative qui intervient parfois des
années après l’arrivée en Belgique. Certains ne s’en remettent jamais. Pascale Jamoulle décrit
l’effet de ce vécu de rejet par les autorités sur le psychisme de la personne exilée dans son
ouvrage Par delà les silences dans lequel elle rend compte d’une enquête de terrain de deux
années dans le département-monde de la Seine Denis : « Ne pas avoir de papiers (c’est être
condamné à une vie invisible, en impasse, mon ajout), c’est vivre en stand-by, sans droits,
sans existence socio-administrative, bloqué dans une interminable attente » (Jamoulle, 2013,
p. 82). En effet, une telle décision résulte dans un exil définitif du vivre ensemble vers les
terres de nulle part (Metraux, 2011) de la clandestinité, une mise au ban de la société, sans
projet d’avenir.
Je suis illégal, c’est comme si j’étais en prison. Je n’ai pas la chance de pouvoir vivre comme
un être humain. Je ne dors pas bien. Je repense tout le temps aux décisions négatives. Ce qu’ils
ont dit dans la décision négative, ça revient dans ta tête. [...] Je suis jeune. Je peux travailler,
être indépendant, mais je dois toujours dépendre des autres, comme si j’étais handicapé. Je
n’ose pas beaucoup sortir de chez moi. J’ai peur que la police contrôle mes papiers. J’essaie
d’oublier, mais je ne peux pas. Comment pourrais-je oublier ? C’est trop.
S’il s’agit de familles, celles-ci deviennent de plus en plus instables, les effets sur les
relations au sein de la famille nucléaire deviennent de plus en plus délétères (Jamoulle,
2009) :
Sentiments de trahison, rancunes et rancœurs se répondent, dans les vies de famille « grises »
traversées par le doute, où la défiance a entamé les liens les plus proches. Dans les vies
clandestines, la parentalité est particulièrement fragilisée. La clandestinité façonne souvent des
binômes mère/enfants, où le père est satellisé ou disparaît. Les hommes sans droits se
dépossèdent ou sont facilement dépossédés de leur paternité […]. Les blessures de la relégation
sont profondes, elles ne s’oublient pas (Jamoulle, 2009, p. 119).
295
Clinique de l’humanisation
1. 14 L’ i mp a ct d’ u n e d é ci s io n p o s it iv e
Heureusement, toutes les demandes d’asile ne se soldent pas par une décision négative.
Les statistiques du CGRA montrent que 50 % des demandes d’asile résultent en une décision
positive, soit une reconnaissance du statut de réfugié, soit l’octroi de la protection subsidiaire.
La toute grande majorité de mes patients (bien au-dessus de cette moyenne) ont obtenu ce
précieux statut. Ceci pose l’épineuse question de l’effet de l’accompagnement psycho-
thérapeutique sur l’audition d’asile. J’y reviendrai dans le dernier chapitre.
Pour la grande majorité de mes patients, l’obtention du statut est initialement vécue
comme un énorme bonheur, voire comme un triomphe :
Quand j’ai reçu une décision positive, d’abord je ne pouvais pas y croire. Maintenant je me sens
mieux, ma vie est en sécurité. J’ai vécu longtemps dans la tristesse, la dépression, la culpabilité.
Quand j’ai reçu la décision positive, j’étais content, mais pas beaucoup. Mais à l’intérieur de
moi, je me sens en sécurité. Je remercie énormément la Belgique. C’est mon deuxième pays.
Mais certains déchantent. L’obtention du statut de séjour est certes une porte d’entrée vers
de nouveaux possibles. Le chemin vers la reconstruction psychique est certes souvent très
long. Car aucun papier n’est capable d’annuler les pertes extrêmes vécues. Il y a la procédure
de regroupement familial, avec parfois ses complications administratives et ses tracas
financiers (comment financer le parfois très cher ticket d’avion pour l’épouse et les
enfants ?). Et il y a à nouveau la confrontation avec la dure réalité du marché locatif, du
marché de l’emploi, la barrière, parfois le gouffre de la langue, la rencontre avec une culture
que le sujet ne connait pas ou pas suffisamment. Pour les enfants, c’est le début d’une
scolarité dans un pays dont ils apprennent à peine la langue, sans copains de classe, souvent
dans une classe bien en- dessous du niveau qu’ils avaient au pays, etc. Il est donc assez rare
que les psychothérapies s’arrêtent après l’obtention du statut. Une bonne partie des suivis se
poursuivent souvent encore pendant des mois, voire des années. J’y reviendrai dans le dernier
chapitre.
J’ai montré au point précédent comment toutes les épreuves que le sujet en exil trouve
sur son chemin sont susceptibles d’entretenir, voire de renforcer les processus de déliaison
initiés lors des vécus extrêmes dans le pays d’origine.
296
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
46Ferenczi introduit le terme « traumatolytique » dans son article posthume paru en 1934 intitulé Réflexions
sur le psychotraumatisme. Il y avance l’hypothèse que les rêves ont une fonction traumatolytique qui prime
sur leur fonction d’accomplissement de désir soutenue par Freud : « L’état d’inconscience, c’est-à-dire l’état
de sommeil, favorise non seulement la domination du principe de plaisir (la fonction d’accomplissement de
désir du rêve) mais aussi le retour d’impressions sensibles traumatiques non résolues qui aspi-rent à la
résolution (fonction traumatophylique du rêve) (Ferenczi, article posthume, 1934, [1982], p. 143).
297
Clinique de l’humanisation
aux configurations qui lui sont particulières, de ses penchants. Nous avons vu que ces effets
non-souhaités sont empêchés, du moins partiellement, par une organisation supérieure des
masses, mais on n’a pas pour autant contredit le fait fondamental de la psychologie des masses,
à savoir les deux thèses de l’accroissement d’affects et l’inhibition de pensée » (Freud, ibid., p.
26).
Il ne s’agit pas ici de proposer une analyse fine et une critique détaillée de l’idéologie
néo-libérale, mais bien d’en pointer certaines caractéristiques, nommément celles qui
permettent de comprendre et de théoriser ce qui est vécu et décrit par la grande majorité des
patients en exil comme des dynamiques de non-accueil, voire de rejet.
Le système capitaliste n’est fondé sur aucune éthique ni sur aucune morale. Il n’est ni
immoral, ni moral, il est a-moral. En effet, il fonctionne sous le primat de la loi du marché
(la loi de l’offre et de la demande) et de la maximisation du gain et n’a, de ce fait, aucune
visée éthique ou morale. Dans un tel système, le sujet est un consommateur qu’il convient de
séduire, dont il convient de satisfaire les besoins. Le sujet « idéal », en fait le consommateur
idéal, est un sujet autonome et rationnel convoqué à chercher en permanence les moyens de
renforcer son autonomie et son pouvoir d’achat afin de ne pas avoir à faire appel à la sécurité
sociale et afin d’être à même de continuer à consommer. Si l’individu ne réussit pas à
atteindre cet idéal d’indépendance, c’est qu’il a failli à ses responsabilités. L’échec, la perte
d’un emploi, le chômage, voire la maladie, relèvent de la responsabilité du sujet. Un tel idéal
d’Uber-sujet exclut toute forme de solidarité car celle-ci est vécue comme contradictoire avec
l’idéal de la maximalisation du gain individuel et avec l’idéal de responsabilisation du sujet
(si le sujet rencontre des problèmes, voire des catastrophes dans sa vie, c’est parce qu’il l’a
cherché, il en va dès lors de sa responsabilité). Ceci initie un clivage plus ou moins important
à l’intérieur de la personnalité psychique du sujet. En effet, une partie de lui-même s’assujettit
à l’a-moralité capitaliste dans laquelle l’autre est vécu comme concurrent et comme rival
dans un combat pour la survie, car dans la jungle de la libre concurrence et le primat du
marché, chacun ne peut compter que sur lui-même. Pour le dire avec Hobbes : Dans la jungle
298
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
de l’ultra-capitalisme néo-libéral, homo homini lupus (l’homme est un loup pour l’homme).
Mais une autre partie du sujet se révolte contre cette lutte fratricide permanente. Car tout sujet
humain porte également en lui des idéaux d’humanité, de fraternité, d’entraide mutuelle et
d’amour oblatif de son prochain. Comme le souligne Freud, le courant libidinal porte en lui
des motions tendres et des motions agressives. L’aliénation si situe précisément à ce niveau.
Le sujet s’aliène d’une partie de lui-même, à savoir cet aspect fondamental de son être qui
tend vers des relations harmonieuses et tendres avec son prochain. Comme l’écrit Hobbes
dans la même phrase que celle précédemment citée : homo homini deus (l’homme est un Dieu
pour l’homme).
Ecoutons Marx : « Ma conscience universelle est seulement la figure théorique de ce dont
la communauté réelle, l’être social, est la figure vivante, alors qu’aujourd’hui la conscience
universelle est une abstraction de la vie réelle qui se présente à cette dernière comme son
ennemie. » (Marx, 1844, [2007], p. 148). Ce que Marx tente ici de comprendre, c’est
justement le type de rapports existants entre d’une part, la « conscience universelle » ou
« théorique » (l’idéologie) et d’autre part, « la communauté réelle » ou « l’être social ». Il
explique que, dans l’état actuel des choses, « la conscience universelle » ou « théorique » se
présente comme extérieure et même comme hostile à la « communauté réelle » ou à « l’être
social ». Les hommes sont donc portés à penser leur existence sociale et leur conscience
théorique d’eux-mêmes et de leur existence sociale comme deux éléments séparés et
hétérogènes, voire opposés l’un à l’autre. Cette séparation et cette opposition peuvent
notamment apparaître de la façon suivante : les hommes vivent et expérimentent dans la
pratique une existence sociale marquée par leur opposition entre eux, par leur division, par
leur concurrence mutuelle, par la domination que les uns exercent sur les autres, et, en même
temps, théoriquement, ils ont conscience de leur unité, de leur appartenance à un même genre.
Du coup, ils vivent un rapport de contradiction entre leur existence sociale et leur conscience
d’eux-mêmes, et ils ne peuvent réaliser le contenu de leur conscience théorique d’eux-mêmes
que contre leur existence sociale réelle (Fischback, 2008). Je reviendrai sur ce clivage à
l’intérieur même du sujet plus loin dans le texte. Je proposerai en effet de considérer ce
clivage comme une des caractéristiques du malaise actuel dans nos civilisations occidentales.
Mais alors comment penser cet en groupement du sujet par la masse, en groupement qui
fait certes fonction d’anxiolytique pour le sujet, mais dont le prix à payer est un prix fort, à
savoir le renoncement, l’abdication d’une partie plus ou moins importante de sa liberté de
penser et de son individualité ? Quelles sont les dynamiques psychiques à l’œuvre dans le
processus d’aliénation de l’individu par l’idéologie dominante ?
Dans son livre Psychologie des foules et analyse du Moi, Freud propose plusieurs
hypothèses pour « expliquer ces modifications si décisives que la foule imprime à la vie
d’âme de l’individu » (Freud, 1921, [2010], p. 7). Il y pointe l’existence chez tout un chacun
d’un résidu du désir de soumission infantile à l’autorité parentale, l’illusion d’un chef aimant
et bienveillant. Il y a également l’idéal de la fratrie « tous égaux, tous frères sous l’autorité
d’un leader comme antidote contre les jalousies fraternelles et les ambivalences » (que Lacan
identifie comme « haineamoration »), inhérente à toute relation humaine. « Dans le groupe,
299
Clinique de l’humanisation
tous les individus doivent être égaux, mais tous veulent être dominés par un seul » (Freud,
ibid., p. 60).
Le groupe et son idéologie telle que représentée par le chef, deviennent ainsi pour le sujet
une façon de maîtriser ses angoisses. A savoir : le sentiment de déréliction fondamental qui
est au cœur de notre être (nous sommes jetés dans le monde sans en avoir reçu le mode
d’emploi), notre angoisse des différences et notre peur de l’autre, car toute relation humaine
est teintée d’ambivalence. Le groupe permet de canaliser cette ambivalence en projetant les
pulsions haineuses et agressives sur ce qui est extérieur au groupe par la création d’un ennemi
externe, ce qui augmente encore la cohérence à l’intérieur du groupe. Ceci explique pourquoi
la désintégration du groupe suscite parfois des angoisses paniques, car l’individu se retrouve
alors à nouveau seul dans un monde perçu comme dangereux et menaçant. Pour paraphraser
Marx : « L’idéologie de masse est l’opium du peuple. »
Dans le même texte, Freud postule l’existence d’une psyché de groupe. Celle-ci ne peut
se réduire à la somme des processus individuels. Des processus inconscients opèrent en son
sein. Le groupe dispose de structures, d’organisations et de processus psychiques qui lui sont
propres. « La réalité psychique du groupe se construit, se déconstruit et se transforme en
permanence » (Kaës, 2010). Il y a une circularité ad infinitum entre le sujet et la psyché de
ses groupes d’appartenance.
Ce qui permet de nuancer quelque peu la thèse marxiste précédemment énoncée. Il y a
certes des mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans le processus d’installation de l’idéologie
dominante dans le psychisme du sujet et le psychisme groupal (pour Marx, le mécanisme de
pouvoir réside dans la possession des outils de production qui permettent de dominer les
masses laborieuses), mais le sujet n’est pas non plus tout à fait étranger à son aliénation. Ses
identifications grégaires et ses angoisses fondamentales sont le substrat sur lequel se greffe
l’idéologie dominante. Le sujet choisit en quelque sorte ses propres chaînes, sans pour autant
en être nécessairement conscient.
L’actuel malaise est alors le « résultat » des dynamiques psychiques à l’intérieur des
sujets, entre sujets, entre sous-groupes et au sein des groupes et des sous-groupes. Le système
(ultra)-libéral et son malaise ne sont imposés au sujet par des forces supérieures occultes. Ce
n’est pas une nécessité. L’organisation politique et sociétale dont l’actuel malaise est le
symptôme est contingente (il aurait pu et il pourrait en être autrement) sans pour autant être
arbitraire (qu’il en est ainsi n’est pas uniquement dû au hasard). Le système politique,
économique et éthique dans lequel nous baignons est le résultat du processus d’interactions
entre les sujets et les groupes et sous-groupes auxquels ils appartiennent, sachant que ces
groupes et sous-groupes disposent de dynamiques qui leur sont propres (le psychisme,
l’inconscient groupal) et qui constituent des forces d’inertie (cfr Freud : le principe d’inertie,
la compulsion à la répétition).
Dans un référentiel bionien : le sujet (dont l’inconscient est également structuré comme
un groupe) projette des éléments conflictuels non suffisamment élaborés à l’intérieur de lui
(des éléments Réels, des éléments bêta, des « zones » conflictuelles résultant de conflits entre
les instances Ça, Moi et Surmoi) dans les sous-groupes et les groupes auxquels il appartient.
300
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
47 Pour Anzieu (1985, [1995]), le psychisme s’organise à partir de la sensation ressentie par le biais de la
peau, d’où le concept qu’il introduit de Moi-peau. Celui-ci représente les 8 fonctions de la peau, à savoir : 1/
la maintenance, proche du holding (tenir) winnicottien : « Le Moi-peau est une partie de la mère qui a été
intériorisée et qui maintient le psychisme en état de fonctionner. » (Anzieu, 1985, [1995], p. 121) ; 2/ la
contenance, proche du handling winnicottien : « Le Moi-peau comme représentation psychique émerge des
jeux entre le corps de l’enfant et le corps de la mère » (ibid., p. 124). Ceci permet de marquer la limite entre
le dedans et le dehors ; 3/ la constance, fonction de protection des agressions de l'autre et des stimuli du monde
externe, fonction que Freud nomme pare-excitation ; 4/ l’individuation. Le Moi-peau permet l’émergence du
soi et l’unicité de l’individu ; 5/ l’inter-sensorialité du Moi-peau initie le processus dans et par lequel le sujet
donne du sens à ce qu’il ressent. « La fonction d’intersensorialité du Moi-peau aboutit à la constitution d’un
sens commun » (ibid,, p. 127). En ce sens, le Moi-peau est surface reliante entre l’intérieur et l’extérieur ; 6/
la sexualisation. Les contacts peau à peau avec la mère, les soins maternels préparent l’autoérotisme et le
plaisir. « Le Moi-peau remplit la fonction de surface de soutien de l’excitation sexuelle. » (ibid., p. 127) ; 7/
l’énergisation. Le Moi-peau sert « de recharge libidinale du fonctionnement psychique » (ibid., p. 128) et 8/
« la fonction d’inscription des traces sensorielles tactiles, fonction de pictogramme selon Aulagnier, de bou-
clier de Persée renvoyant en miroir une image de la réalité selon Pasche. Le Moi-peau est le parchemin
originaire qui conserve, à la manière d’un palimpseste, les brouillons raturés d’une écriture originaire
préverbale faite de traces cutanées » (ibid., p. 128).
301
Clinique de l’humanisation
d’accueil, culture dont le sujet n’appréhende que très peu les codes, sa réalité sociale et
politique. Il sera dès lors très perméable aux ambiances et aux messages conscients et
inconscients transmis par ses interlocuteurs, à savoir ses compatriotes en exil, les résidents
du centre d’accueil, les personnes belges supposées secourables (les assistants sociaux, son
avocat, son psychothérapeute s’il en a un, l’officier de protection lors de son audition, etc.).
Ceci explique la force d’impact potentiellement traumatisante de la confrontation à la dure et
parfois déshumanisante réalité d’une certaine forme de non-accueil, voire d’un rejet, réalité
que je considère comme un des symptômes majeurs de l’actuel malaise.
Quelles seraient alors ces caractéristiques de l’actuel malaise dans nos sociétés
contemporaines telles qu’elles infiltrent en permanence la psyché sociétale (la psyché
groupale dominante) et qui, de ce fait, hypothèquent d’emblée la rencontre entre la psyché
du sujet en trauma et en exil et celle de ses interlocuteurs supposés le secourir ? J’en ai fait
une brève esquisse dans mon chapitre introductif et elles sont présentes en filigrane dans
toutes les transcriptions de séances proposées dans le premier point de ce chapitre. Je vous
propose d’y revenir plus en détail.
2. 1 La d éf i a nc e
« Take trust for instance, or friendship or love. These are the important things in life.
These are the things that matter. If you can’t trust anymore, well, what then …? » (David
Stephens dans le film Shallow Grave de Danny Boyle).
L’environnement dans lequel baigne notre société est un environnement de défiance. Tout
le monde se méfie quelque part de tout le monde. Mon frère dans la communauté des hommes
est peut-être aussi mon concurrent, celui qui risque de me spolier de mes droits (par exemple
le discours qui tend à suspecter le sujet en exil de spolier la sécurité sociale), voire mon
ennemi (le discours tendant à criminaliser le sujet en exil, voire à le décrire comme un
terroriste en puissance).
Binswanger a bien décrit comment cette paranoïsation, voire cette psychotisation du lien
peut, dans certains cas, initier le déclenchement d’une psychose paranoïaque florissante chez
un sujet préalablement fragilisé (voir par exemple les « cas » Sayadi et Ivan présentés dans
le chapitre 3). Pour le dire dans le discours phénoménologique qui est le sien : le thème de la
défiance et de l’hostilité perçue et souvent réelle dans la présence de certains autres envahit
progressivement l’entièreté de la présence (du psychisme) du sujet :
C’est à ce moment que se produit la libération du thème (de la persécution, mon ajout),
échappant à l’étreinte de la situation concrète dans le monde, échappant au lieu, au temps et aux
personnages de l’action. La présence impliquée dans une situation définie et douloureuse dans
le monde se dirige vers une atmosphère indéfinie, vague, de tourments en général. Tout d’abord
le sujet capte de façon impérieuse et exclusive le monde d’autrui pour le diriger vers le thème
et par là, accentue, naturellement, la rupture de toute communication véritable avec le monde
(Binswanger, 1957, [2004], p. 40).
302
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
303
Clinique de l’humanisation
▪ comme résultant d’identifications projectives. L’autre, l’alter, que celui-ci soit un sujet
singulier qui n’appartient pas au propre groupe d’appartenance ou qu’il soit un autre
groupe souvent minoritaire, fonctionne comme réceptacle de l’agressivité et de
l’angoisse projetée par le groupe dominant. Cet alter est alors susceptible de réagir, plus
ou moins explicitement, avec angoisse, agressivité, voire avec violence face au groupe
dominant. Il s’agit dans ce cas d’une angoisse, d’une agressivité, voire d’une violence
mimétique ;
▪ comme résultant d’un ennui, d’une absence de projets de vie, d’un sentiment d’avenir
bouché si ce n’est pas complètement bloqué. Ce qui génère de l’agressivité et de
l’angoisse à l’intérieur même du sujet (une agressivité de Soi contre Soi) qui est ensuite
projetée vers l’extérieur. Le sujet se vit alors soit « victime » d’un système tout-puissant
persécuteur contre lequel il se sent désarmé (c’est le discours souvent présent dans le
psychisme du sujet en exil), soit comme victime d’un autre groupe vécu comme cause
de tous les problèmes (c’est le discours dominant quant à la politique de la migration) ;
▪ comme symptôme d’une jalousie perçue chez l’autre à l’égard de soi ou ressentie à
l’intérieur de Soi contre l’autre (par exemple dans les centres d’accueil entre les
résidents reconnus réfugiés et ceux qui ne le sont pas ou pas encore, par exemple dans
le psychisme de ses interlocuteurs qui se sentent coincés dans leur vie, etc.).
L’agressivité que cette jalousie engendre est ensuite projetée vers l’extérieur plus ou
moins inconsciemment.
Les mécanismes décrits sont favorisés par : 1/ une fermeture du groupe sur lui-même,
pouvant aller jusqu’à une « omerta » implicite ou explicite ; 2/ le discours politique ambiant
qui est souvent un discours d’exclusion et qui est tant symptôme que facteur étiologique du
malaise (il y a circularité à l’infini entre sujets, sous-groupes et groupes) ; 3/ les difficultés
économiques actuelles et les vacillements éthiques qui font que les sujets perdent leur
intériorité et leur sens critique, par exemple par peur de perdre leur emploi ou de s’affronter
au courant idéologique dominant, et 4/ l’organisation de l’accueil, à savoir une grande
promiscuité dans les centres.
2. 2 U ne fo r me p ar t ic u l iè r e d e c l iv a ge
304
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
Comme les deux fantasmes fondamentaux sont totalement antagonistes, leur synthèse
demande un travail psychique considérable. C’est souvent le travail jamais fini de toute une
vie. Pour s’éviter ce travail colossal, ce nouage entre pulsion de vie et pulsion de mort, entre
courant tendre et courant sexuel, le sujet est susceptible de mobiliser le clivage comme
mécanisme de défense car celui-ci peut lui sembler plus efficace que le refoulement.
En effet, le clivage permet en quelque sorte de couper sa subjectivité en deux, l’une partie
ignorant sans ignorer l’existence de l’autre. C’est justement cette « ignorance non-
ignorante », cet acte de mauvaise foi consistant à maintenir l’existence de ce qui est démenti,
qui permet aux deux subjectivités antagonistes de coexister. En référence au célèbre roman
de Stevenson, on pourrait parler du syndrome de Dr. Jekyll et Mister Hyde. En effet, dans le
roman en question, l’abominable Mister Hyde est la partie noire de l’aimable Dr. Jekyll,
partie que celui-ci clive de lui-même et qui s’autonomise peu à peu.
Ce qui n’est pas le cas dans le refoulement, car celui-ci présuppose toujours le retour du
refoulé et n’initie pas de ce fait un clivage de la personnalité psychique, mais génère au
contraire des conflits psychiques au sein de la personnalité psychique unifiée. Freud
introduira le concept de Verleugnung (qu’on pourrait traduire par démenti délibéré de la
réalité) qui est un mécanisme de défense différent de la Verdrängung (le refoulement) pour
rendre compte du clivage. En effet, la Verleugnung est « une sorte de défense bien plus
énergétique et bien plus efficace qui consiste en ceci que le Moi rejette la représentation
insupportable en même temps que son affect et se conduit comme si la représentation n’était
jamais parvenue au Moi » (Freud, 1894, [2005], p. 12). Il reviendra sur ce concept de
Verleugnung à plusieurs reprises après 1894. Par exemple dans son texte consacré au
fétichisme. Dans ce texte, Freud (1927, [1999]) propose l’hypothèse que la dynamique
psychique sous-jacente à la création de l’objet fétiche trouve son origine dans un processus
mis en place par l’enfant qui « s’était refusé à prendre connaissance de la réalité de sa
perception : la femme ne possède pas de pénis » (Freud, 1927, [1999], p. 134). Dans son
raisonnement, c’est en effet dans le contexte de la terreur de la castration que se comprend la
mise en place du fétiche. « Il n’est probablement épargné à aucun être masculin de ressentir
la terreur de la castration, lorsqu’il voit l’organe génital féminin » (ibid., p. 134). Dans la
pensée freudienne, c’est justement pour se défendre de cette terreur que le sujet crée l’objet
fétiche qui vient en lieu et place de l’absence de pénis chez la femme. Ce faisant, le sujet crée
une réalité psychique dans laquelle « la perception (l’absence de pénis, mon ajout) demeure
et qu’on a entrepris une action très énergique (la création de l’objet fétiche, mon ajout) pour
maintenir son déni » (ibid., p. 134). Dans l’Abrégé de Psychanalyse, publié en fin de vie, il
écrira « les deux parties subsistent l’une avec l’autre durant toute la vie sans s’influencer
mutuellement. N’est-ce pas ce que l’on a le droit d’appeler clivage du moi ? » (Freud, 1938a,
[2010], p. 79).
Partant des concepts freudiens de clivage et de Verleugnung introduits ci-dessus, Richard
(2011a) propose de considérer une forme particulière de clivage comme prototypique du
fonctionnement des sujets et, de ce fait, de nos sociétés occidentales contemporaines. Ce
clivage permettrait la coexistence de deux discours totalement antagonistes dans le discours
sociétal dominant, à savoir un discours humaniste et un discours déshumanisant, sans que le
305
Clinique de l’humanisation
sujet ne perçoive le côté antagoniste de cet énoncé discursif. Ce discours est évocateur du
mécanisme de doublethink et de newspeak tel que développé par Orwell dans son roman
1984, roman toujours très actuel (cfr le concept de fakenews mis à la mode par Donald
Trump). Ecoutons encore quelques phrases prophétiques d’Orwell :
To know and not to know, to be conscious of complete truthfullness while telling carefully
constructed lies, to hold simultaneously two opinions which cancelled out, knowing them to be
contradictory and believing in both of them, to use logic against logic, to repudiate morality
while laying claim to it, to forget whatever it was necessary to forget, then draw it back into
memory again at the moment when it is needed, and then promptly to forget it again. And above
all, to apply the same process to the process itself. That was the ultimate subtility: consciously
to induce unconsciousness, and then, once again, to become unconscious of the act of hypnosis
you had just performed. Even to understand the word ‘doublethink’ involved the use of
‘doublethink’ (Orwell, 1949, [2013], pp. 40-41).
Dans un tel discours, il y a « condensation entre, d’un côté, les idéaux de respect d’autrui
et de maîtrise des pulsions et, de l’autre, d’une apologie d’une liberté individuelle supposée
capable de se représenter, d’expérimenter et de vivre pleinement les mouvements pulsionnels
les plus variées » (Richard, 2011a, p. 51). Ce mélange complexe initie « une tension entre
d’un côté le cynisme et la violence qui ne cherchent même plus à se masquer et de l’autre un
envahissant discours moralisateur sur l’attention à porter à autrui, sur le respect des
différences et sur le lien fraternel » (Richard, ibid., p. 30). C’est pour se protéger contre cette
tension que le sujet et la société contemporaine (le psychisme individuel et le psychisme
groupal) en défaut d’intériorité permettant d’élaborer la tension décrite, clivent leurs espaces
psychiques. Ce clivage dissocie l’espace psychique (individuel et groupal) en deux espaces
distincts et antagonistes :
Dans le premier triomphe une morale civilisée mise au goût du jour (une civilité plus égalitaire
entre hommes et femmes, des formes nouvelles de parentalité, un principe de délibération
collective dans l’organisation du travail, à vrai dire souvent formel). Quant au deuxième,
imbriqué au premier mais séparé de lui par une frontière invisible (le clivage, mon ajout), il est
fait de violences et de transgressions parfois extrêmes, mais le plus souvent banalisées et non
perçues comme telles, c’est-à-dire sans qu’en soit perçu le caractère psychopathique ou pervers
(Richard, ibid., p. 39).
S’installa alors « une sorte de barbarie à visage humain où ce n’est plus désormais la
civilisation qui échoue à surmonter l’animalité chez l’être humain mais la barbarie de
toujours qui arrogante, emprunte le discours politiquement correct comme pour mieux en
montrer l’inanité » (Richard, ibid., pp. 51-52).
C’est entre autres ce double discours, cette coexistence de deux discours antagonistes,
l’un humaniste, l’autre déshumanisant, que j’ai proposé de placer au cœur du discours
juridique et politique concernant la politique d’asile. A savoir la coexistence d’un discours
de protection (« en tant que démocratie hautement civilisée, il est de notre devoir de donner
refuge à ceux qui sont persécutés ») et un discours de contrôle, voire de diabolisation de
l’autre en exil (« nous devons nous protéger contre ceux qui essayent d’obtenir leurs papiers
306
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
en nous mentant, voire qui essayent de détruire notre société occidentale en infiltrant nos
sociétés »).
2. 3 U n f on ct io n ne m en t e n f a ux s e lf
Dans le climat de défiance généralisée avec une société et des sujets en fonctionnement
clivé, le fonctionnement en faux self devient le mode de fonctionnement privilégié et sans
doute aussi le mieux adapté tant pour le sujet en exil que pour notre société contemporaine
et les sujets qui la constituent.
S’inspirant entre autres des théories d’Hélène Deutsch sur la personnalité as-if, Winnicott
(1965, [1989]), pp. 115-131) a bien décrit les caractéristiques du fonctionnement en faux self.
Le faux self est un mécanisme de défense que certains individus érigent pour se protéger
contre un environnement qu’ils vivent comme menaçant. Ce fonctionnement se fonde sur la
soumission et la dépendance à un environnement non maîtrisable, au-delà de ce qui est
nécessaire pour une bonne socialisation. Ces personnes perçoivent des risques importants à
montrer leur vraie personnalité, à dévoiler leurs vrais désirs. Elles deviennent conformistes,
adoptant une norme de comportements qu’elles pensent désirables aux yeux de l’autre dont
elles dépendent. A l’extrême, le faux self est établi comme réel et c’est lui que les
observateurs ont tendance à prendre pour la personne réelle. Cependant, dans les relations de
la vie quotidienne, celle du travail et des amitiés, le faux self commence à faire défaut. Dans
les situations où l’on s’attend à trouver une personne totale, il manque au faux self quelque
chose d’essentiel. A cet extrême, le vrai self est dissimulé. Devenu incapable de relations
authentiques, le sujet en faux self se vit déconnecté de Soi, des autres et du monde. Car il ne
s’agit alors plus d’une communication véritable entre le sujet et les autres et le monde, étant
donné « qu’elle n’implique pas le noyau du self, qu’on pourrait appeler le vrai self »
(Winnicott, ibid., p. 157). Le sujet en faux self vit alors « dans un monde à l’envers, où il
exprime le contraire de ce qu’il ressent, pour se protéger. Il devient la victime de ses propres
scénarios […] » (Jamoulle, 2009, p. 97).
À la suite de Richard, je propose l’hypothèse que c’est précisément ce conflit entre désir
et angoisse de reconnaissance par l’autre qui est au cœur du fonctionnement psychique qui
caractérise l’actuel malaise. Il s’agit du conflit entre le désir du vrai self à se dévoiler dans sa
vulnérabilité, le fantasme d’être découvert (Winnicott, ibid., p. 151) et l’angoisse devant ce
désir de peur que l’autre utilise cette vulnérabilité dans un but destructif, « fantasme
angoissant d’être exploité à l’infini » (ibid., p. 151). C’est précisément ce conflit qui initie le
désengagement subjectal et objectal conceptualisé par Green (voir ci-dessus), désengagement
non sans lien avec la position telle que décrite par Winnicott et que l’on pourrait qualifier de
schizoïde. « La non-communication préserve le sens du réel en faisant coexister deux
courants : le besoin urgent de communiquer et le besoin encore plus urgent de ne pas être
trouvé » (Winnicott, ibid., p. 158).
307
Clinique de l’humanisation
2. 4 La t e n d an ce de s s u je ts à ré g re s s er d an s l a m a s se
qu i es t u n e m a s se a no ny m e, a - mo r a le
J’ai précédemment décrit les dynamiques dans et par lesquelles le discours ultra-libéral
est susceptible d’installer un climat de défiance généralisé tant au sein de notre civilisation
qu’à l’intérieur du psychisme des sujets contemporains. Cette défiance est une attaque contre
le tissu social, contre le sentiment d’appartenance au socius. Cette décomposition du lien
social est alors susceptible d’initier un clivage à l’intérieur du psychisme des sujets et du
psychisme sociétal. En panne, en carence de signifiants, de ce que Lyotard (1979) identifie
comme de « grands récits, des méta narratifs », le sujet se vit clivé, dans un état
d’Hilflosigkeit, car assailli de l’intérieur par ses pulsions dont il ne sait que faire par défaut
d’intériorité et assailli de l’extérieur par un monde qui va de plus en plus vite, qui le bombarde
de stimuli (par exemple le GSM, Facebook, etc.) et qui le convoque à toujours plus de
jouissance immédiate. Ce sont, entre autres, ces dynamiques de désymbolisation, tant au
niveau de l’individu qu’au niveau du groupe social, qui initient une régression du sujet dans
la masse (Richard, 2011a). Car :
Dans la psychologie des masses, le surmoi (qui présuppose une intériorité, un discours du Je
sur le Je, mon ajout) cède la place à un moi idéal archaïque hypnotique commun à tous, aux
dépens de la complexité du fonctionnement psychique normal avec ses niveaux bien
différenciés. Les sujets en masse agissent comme des pervers, des personnalités narcissiques et
limites, comme recrutés par une économie libidinale qui les dépasse (Richard, 2011a, p. 36).
Nous avons dès lors affaire à un mal-être différent que celui décrit par Freud (Richard,
2011a, Kaës, 2012). En effet, dans le malaise subjectif et sociétal tel qu’il le décrit, les racines
du malaise dans la culture se trouvaient dans la répression des pulsions sexuelles dictée par
la « morale sexuelle civilisée ». Dans un tel modèle, la névrose en tant que conflit
308
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
2. 5 U n f on ct io n ne m en t e n do u b le bi n d
48 La théorie du double bind ou la double contrainte est une théorie apparue en 1956 suite aux recherches de
l’anthropologue, psychologue et épistémologue Gregory Bateson. Il a mis en exergue un paradoxe susceptible
d’infiltrer la communication intersubjective. A savoir le fait de produire deux contraintes qui s’opposent, de
proposer un choix qui n’en est pas un : que je choisisse la solution A ou B, je serai perdant de toute manière.
Ce mécanisme de double contrainte a été théorisé comme étant constitutif de la psychose, thèse trop lapidaire
et beaucoup trop réductrice que je ne critique pas ici.
309
Clinique de l’humanisation
2. 6 U ne t o n a li té a ff ec ti ve a nx io d ép r es s i ve
2. 7 Q u el q ue s a nt id ot e s au m al a i s e
310
Chapitre 6. L’actuel malaise dans nos sociétés occidentales
Ecoutons Monsieur M. :
Votre aide, celle des associations, nous poussent à aller plus loin. Quand je suis arrivé en
Belgique, je ne savais pas ce que c’était un psychologue. S. aussi (S. est psychologue dans un
centre d’accueil) la première fois, je ne pouvais pas parler. Après avoir parlé avec elle, c’est
comme si je n’avais plus rien. On voit beaucoup de gens de bonne volonté qui nous donnent un
coup de pouce. Ce qu’elle m’a dit, c’est comme si tout ce que j’ai vécu, elle était présente. Le
fait de venir de temps en temps ici me donne beaucoup de courage, même si je ne vis pas la vie
que je veux vivre.
Et Monsieur T. :
Même si la personne est impuissante, le fait d’être touché est très important et fait beaucoup. Si
je suis entendu, je suis satisfait, mon combat n’aura pas été pour rien. Etre entendu, c’est ne
plus être seul. C’est partager les bons et les mauvais moments.
Et Maryam :
Nous sommes arrivés ici, nous n’avons pas été compris mais nous avons trouvé des gens qui
ont traduit notre message. Maintenant je comprends les kamikazes. Ces gens-là n’ont pu digérer
cette haine. Elle produit des désastres. C’est cette haine qui n’a pas pu être écartée, entendue.
Ils n’ont pas eu la possibilité de réfléchir la haine, mais je l’ai pu.
J’ai décrit dans la première partie et dans un référentiel bionien que le traumatisme
extrême est, entre autres, une attaque contre le lien, à savoir les capacités du sujet à faire lien
à l’intérieur de Soi (l’intériorité qui permet de métaboliser les affects, de relier entre elles les
pensées) et avec les autres, ces deux activités étant consubstantielles. Toute psychopathologie
est d’emblée, et consubstantiellement, une pathologie du lien social et de l’intersubjectivité
(Brackelaire, communication orale).
J’espère avoir montré dans ce chapitre comment l’actuel malaise dans nos civilisations
occidentales, avec ces vacillements éthiques, ces discours paradoxaux, ces fonctionnements
en faux self, son climat de défiance de plus en plus généralisé, son désengagement du lien
social, est susceptible d’entretenir, voire d’accélérer les processus de déliaison initiés par les
traumatismes extrêmes et le long et parfois très dangereux parcours d’exil. Dans la pensée
winnicottienne précédemment introduite : toute souffrance psychique est aussi d’emblée,
consubstantiellement la trace d’un ratage, d’une déficience, voire d’une carence dans les
processus de reconnaissance mutuelle entre un sujet et son environnement. Ce sont
précisément ce ratage, cette carence, voire cette déficience que je propose de mettre au cœur
tant des dynamiques psychiques fondatrices du malaise dans nos civilisations occidentales
que du processus même de la destructuration psychique du sujet en trauma et en exil. De la
même façon, ce sera dans et par la reconnaissance mutuelle entre un sujet en exil et son
interlocuteur, qu’il soit individuel (les assistants sociaux en centre, les compatriotes, les
autres résidents, la famille, son psy, etc.) ou sociétal (le discours sociétal sur le « réfugié »,
l’ « exilé », etc.) que le sujet en déliaison de soi, des autres et du monde pourra se reconnecter
à soi, aux autres et au monde, et, se faisant, maintenir ou reconstruire sa subjectivité.
311
Clinique de l’humanisation
312
Chapitre 7
316
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
Deux courts transcrits de séance afin de planter le décor. Ecoutons d’abord Monsieur D. :
« Je sens en moi le passé de la guerre. Je me sens étouffer, comme si je portais les morts sur
mon dos et ça dure jusqu’à ce que je reviennes à la maison. Mes jambes sont comme du
béton. Je me bats avec moi-même. » Et Madame N. : « J’ai pensé écrire. Je commençais par
ma jeunesse, mais au moment où j’arrivais à la guerre, c’est comme si un nuage foncé
m’envahissait qui m’empêchait de penser. »
Comme je le détaillerai plus loin, pour les neurosciences, la psychopathologie résulte d’un
ratage, d’une carence, voire d’une déficience dans le processus de subjectivation. Ce
processus, ce devenir sujet, réside dans la capacité de l’être humain à s’approprier ̶ en les
métabolisant et/ou en les symbolisant ̶ des ressentis corporels initiés par son contact avec
son environnement interne (l’état de ses organes et de ses viscères) et/ou externe. Ces
ressentis corporels sont cartographiés sous forme de représentations cérébrales du corps
(Damasio). Cette métabolisation inconsciente et/ou cette symbolisation s’opère(nt) par
l’action de l’esprit-cerveau (the Mind-Brain) qui est l’appareil permettant l’auto-régulation
de l’organisme s’opérant à plusieurs niveaux : 1/ à un niveau très inconscient, par exemple
la régularisation du fonctionnement cardiaque, de la respiration, des organes, etc. ; 2/ à un
niveau plus ou moins inconscient, à savoir la métabolisation des affects 49 par leur
transformation en sentiments et 3/ à un niveau plus ou moins conscient, à savoir la
métabolisation desdits sentiments par leur transformation en pensées et par l’articulation des
pensées entre elles (le tissage d’une trame symbolique, signifiante). Cette transformation
d’affects en pensées conscientes régule à son tour, dans un mouvement descendant
(downward), l’esprit-cerveau même et donc aussi les ressentis corporels, car ceux-ci sont la
manifestation des cartographies des états corporels dans le cerveau. Dans la pensée de Roger
Sperry esquissée au chapitre 4 : l’esprit (the Mind, l’instance psychique qui pense les pensées)
est une propriété émergente du cerveau (the Brain) et exerce une régulation descendante
(downward) sur le cerveau et, de ce fait, sur l’organisme dans sa totalité. Dans la pensée de
Sperry, l’esprit-cerveau (the Mind-Brain) est la pierre angulaire des capacités d’auto-
régulation de l’organisme humain. Et c’est dans et par la construction (le câblage neuronal)
de cet esprit-cerveau que se constitue la subjectivité.
C’est précisément cet esprit-cerveau, cette subjectivité, qui est attaqué(e) lors des
expositions traumatiques. Comme nous le décrivent Monsieur D. et Madame N., le sujet se
vit alors depuis-toujours et pour-toujours débordé d’affects énigmatiques (« de signifiants
opaques », dirait Lacan), en lien avec l’horreur et contre lesquels ils se vivent impuissants.
Ils se vivent dès lors a-sujets, comme contrôlés par des forces qui jaillissent de leur intérieur
et contre lesquelles ils ne peuvent se défendre.
49Un affect est un ressenti corporel tandis qu’un sentiment (un sentiment d’émotion) résulte de l’expérience
subjective de l’affect, et donc, de la symbolisation de l’affect.
317
Clinique de l’humanisation
En effet, comme le souligne Orwell : « Ne peut être symbolisé que ce qui peut être
historisé. » Et pour que cela puisse être dit, « il faut les mots pour le dire », dirait Marie
Cardinal. Car sans mots pour le dire et mis dans l’impossibilité d’historiser un vécu suite à la
présence de blancs représentatifs (le traumatisme est une attaque contre l’activité de penser),
le sujet disparaît et devient un a-sujet. Ecoutons Orwell :
When there are no external records that you could refer to (le blanc représentatif, l’absence
d’historisation, mon ajout), even the outline of your own life lost its sharpness (Orwell, 1949,
[2013], p. 37). […] Don’t you see the whole aim of Newspeak is to narrow the range of thought?
In the end, we shall make thought crime impossible because there will be no words to express
it. […] In fact, there will be no thought. Orthodoxy means no thinking, orthodoxy is
unconsciousness (ibid., pp. 60-61).
1. 1 S ur l a s u b j ect i vi té
Les voix (des morts, mon ajout) se mélangent. L’une me dit : « Fais-ci, fais-ça » et je ne sais
plus quoi faire. Les amis me parlent, mon père me parle, ma mère me parle, et je ne sais plus
quoi faire. Mes amis disent : « Tu dois nous venger. Ne nous laisse pas enterrer comme ça. »
Est-ce que je dois rentrer ? […]. Mes yeux deviennent rouges. Les personnes qui sont mortes
devant moi. C’est tout ça qui me rend fou. Quand je cause avec vous, je me sens apaisé […].
Pour moi, ils sont toujours présents. Quand ils ne sont pas là, je me sens libre. Quand ils
viennent, ils sont près de moi (Charles).
318
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
J’ai abondamment décrit comment le sujet en trauma (extrême) est submergé par des
hallucinations et/ou des flash-back qu’il vit dans un premier temps comme égo-dystones,
c’est-à-dire comme échappant à son contrôle, à sa volonté, à sa subjectivité. J’ai explicité par
quels mécanismes psychiques ces hallucinations risquaient parfois de se chroniciser. Je
proposais dans ce dernier cas d’introduire l’entité nosographique de psychose post-
traumatique. J’ai également montré comment les productions hallucinatoires et/ou délirantes
initiées dans la (petite) enfance de façon plus ou moins inconsciente (les fantasmes
fondamentaux) étaient susceptibles d’envahir la quasi-entièreté du fonctionnement psychique
au sortir de l’adolescence (les « cas » Sayadi et Ivan).
Dans ces fonctionnements majoritairement psychotiques, les constructions hallucina-
toires et délirantes sont devenues égo-synthones. Elles ont acquis un degré de certitude
absolue pour le sujet, comme si elles faisaient partie de l’ordre immuable du monde. Alors
que, vu de l’extérieur, on ne peut que constater qu’elles sont nécessairement et par définition
des constructions du sujet.
Mais comment penser alors un sujet qui serait concomitamment un a-sujet ? Un sujet dont
le but ultime serait de se masquer à soi-même sa qualité de sujet ? Ce sont ces questions que
je propose d’aborder brièvement. Il ne s’agit pas ici d’explorer en détail le concept de
subjectivité qui se situe aux frontières de la philosophie et des neurosciences. Je me limite à
en faire une esquisse au départ des conceptualisations de Georgieff, de Damasio et de Schore.
Cette esquisse n’est rien d’autre qu’une heuristique, un outil permettant de penser la clinique
et la rencontre avec des sujets en trauma et/ou en exil.
Quand tu ne dors pas pendant la nuit, tu ne parviens pas à contrôler même tes gestes, même tes
pensées. Tu ne peux même pas rester tranquille. Tu dois toujours être en mouvement, même si
tu ne veux pas bouger (Hassan).
Même si Hassan nous dit qu’il ne peut pas contrôler ses gestes, on ne peut pourtant pas
nier que c’est bien lui qui agit. Qui serait alors celui qui semble diriger, de son intérieur
même, le mouvement du sujet contre sa volonté consciente ?
Tant que je ne parle pas de mon histoire, ça va, je me sens bien. Mais même en classe, il m’arrive
d’avoir des réactions de sursaut que je ne contrôle pas et sans que rien ne s’est passé. Il m’arrive
même parfois quand je marche de parler tout seul, de parler de choses que j’ai vécues au pays
et lors de ma fuite. Je me parle à moi-même de ce que j’ai vécu et alors les larmes commencent
à couler (Mamadou).
Qui serait celui qui sursaute ici ? Qui serait celui qui parle et qui pleurt ? Quelle serait
cette instance qui semble contrôler le sujet à son insu ?
C’est ce que je propose d’explorer maintenant au départ de la théorie de Georgieff. Partant
de nombreux auteurs de différentes disciplines (la psychanalyse, les neurosciences, les
théories de l’esprit, l’épistémologie, la psychologie cognitive, etc.), Georgieff (2013), dont
je résume ici la pensée, montre bien comment le concept de « sujet » est un casse-tête. En
319
Clinique de l’humanisation
effet, faut-il présupposer aux comportements humains une instance subjective (une
conscience ayant conscience de sa subjectivité et faisant des choix délibérés) toujours déjà-
là, une sorte d’homunculus, un « petit homme dans l’homme », une sorte de tour de contrôle
au sein du fonctionnement humain qui interprète les stimuli environnementaux tels
qu’observés et enregistrés par le cerveau (l’appareil psychique) pour ensuite décider en
connaissance de cause ? Dans un tel modèle personnaliste, le sujet est agent de sa pensée.
C’est le sujet cartésien (« je pense, donc je suis ») agissant et volontaire, auteur et responsable
de ses actes (cfr le discours juridique et social). Ou faut-il au contraire présupposer une
métapsychologie sans sujet et sans agent, tel que Freud en fait l’esquisse ? En effet, Freud
évite le piège du sujet par ses théorisations sur l’appareil psychique qui est un appareil vide
de tout sujet, et ses théorisations sur le Moi qui est une pure instance fonctionnelle (adaptive).
Pour Freud, le Moi, dont le fonctionnement est surtout inconscient, n’est en rien un sujet
masqué. Certes, pour Freud, le « Moi » produit une représentation du soi, un « Je », un
« Ego », mais il est d’abord un système doté de propriétés fonctionnelles, à savoir le maintien
de cohésion de la personnalité psychique par la prise en compte des contraintes de l’activité
de l’inconscient et de la réalité externe, afin de préserver tant bien que mal une homéostase,
un équilibre psychique. Dans la théorie freudienne, la question du sujet disparaît donc au
profit d’une théorie sur le Moi, qui articule, d’un côté, un système fonctionnel, adaptatif et
surtout inconscient (le Moi) et, d’un autre côté, une représentation ou une expérience
construite du Soi (le « Je », l’« Ego » freudien en tant qu’émanation consciente du « Moi »).
D’autres courants ultérieurs dans le champ psychanalytique privilégieront cette seconde
dimension du Moi, par exemple le courant de l’Ego Psychology tel qu’introduit par Hartmann
et, dans un registre et une métapsychologie radicalement différents, la pensée lacanienne.
Selon Delattre et Widlöcher (2003), ce besoin de compléter la métapsychologie
freudienne, par exemple sur le statut et la fonction du Moi par une métapsychologie du sujet,
partirait du constat évident de la conflictualité psychique repérée et théorisée par Freud et
présente en chacun(e) d’entre nous, à savoir le constat de la résistance au changement versus
notre désir de changement. L’introduction du concept de sujet permet alors de complexifier
la théorisation freudienne de la façon suivante : il y a selon Freud un conflit permanent au
sein même du Moi, qui malgré sa fonction adaptative, est le siège de la résistance au
changement que Freud lie à la question du narcissisme (Freud, 1933, [2006]). Dans un tel
modèle, le Moi qui, je le répète, fonctionne selon Freud majoritairement de façon
inconsciente, est alors divisé entre un Moi qui tend à la répétition du même à l’infini (la
compulsion à la répétition qui fait qu’on répète les mêmes erreurs toute sa vie, le symptôme,
les somatisations, les flash-back, les hallucinations et les délires qui résistent à leur
liquidation) et un Moi adaptatif (l’Ego de l’Ego psychology) qui « désire » la liquidation
desdits symptômes, la maturation psychique et, de ce fait, une personnalité plus apaisée,
moins tiraillée dans un conflit interne permanent.
320
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
Ecoutons Monsieur D. :
Lui : C’est comme s’il y avait deux personnalités en moi. Je (le Moi adaptatif, mon ajout) me
dispute avec une autre personne. Je déteste celui qui sort de moi. Je le déteste parce que cette
personne est plus forte que moi. Cette personne aime que je sois triste, que ça aille mal pour
moi (la partie du Moi qui résiste au changement, le centre de la compulsion à la répétition, mon
ajout).
Moi : Vous décrivez cette personne comme une autre partie de vous-même.
Lui : Oui, elle a le même visage que moi.
C’est également ce que nous décrit Oman : « When I am afraid, I feel another person in
me, telling me that everything will go bad for me. »
Le sujet serait alors cette instance qui connoterait la capacité de changement du moi
divisé, sa capacité de transformation et donc de liberté par un travail permanent de
subjectivation, c’est-à-dire d’appropriation de l’activité psychique notamment inconsciente
et de ses produits, à savoir les sentiments et les pensées.
D’une certaine manière, ceci rejoint la pensée lacanienne, plus spécifiquement, et j’y
reviendrai, la différentiation qu’il propose entre le sujet de l’énoncé (sujet de la conscience)
et le sujet de l’énonciation (sujet de l’inconscient). Le sujet de l’énoncé est caractérisable
comme intention de signifier quelque chose, le sujet de l’énonciation quant à lui est défini
par son aliénation aux signifiants inconscients qui déterminent le sujet à son insu.
Ce qui est une illustration de la célèbre expérience de Libet (1985), telle que décrite par
Georgieff : « La prise de conscience de l’intention d’agir volontairement (le sujet de l’énoncé,
mon ajout) est systématiquement postérieure (de 350 millisecondes) à l’initiation de l’acte
par l’activité cérébrale (le sujet de l’énonciation, mon ajout). » Formulé autrement : « La
conscience d’être sujet agent de l’action dépend de modes de traitement de l’information
complexes et est rétrospective et facultative » (Georgieff, 2013, p. 10).
Ceci nous place à nouveau au cœur du trauma en nous renvoyant vers le statut des
manifestations d’après-coups telles que les hallucinations, les flash-back, les ruminations, les
pensées intrusives, les somatisations, etc. (voir également chapitre 4). Comme souligné ci-
dessus, celles-ci sont consciemment vécues comme non-voulues, indépendantes de la volonté
du sujet (de la conscience) qui voudrait s’en débarrasser pour toujours.
Ecoutons Monsieur D :
Quand je vois les images, mon cerveau crie et je veux m’enfuir (le sujet de l’énoncé qui veut
chasser les images). C’est comme quand on est dans l’eau et qu’on s’enfonce. Je veux me lever,
mais je ne peux pas (le sujet de l’énonciation qui ne veut pas que le sujet de l’énoncé chasse les
images). Mon cerveau hurle. A ce moment-là, je suis là et je ne peux pas m’en sortir (c’est
321
Clinique de l’humanisation
précisément ce conflit entre deux tendances antagonistes, celle du sujet de l’énoncé et celle du
sujet de l’énonciation, qui inhibe, voire rend impossible le sentiment d’agentivité, à savoir le
sentiment de se vivre agent de ses pensées et de ses actes, mon ajout). Pendant la guerre, il y
avait une odeur spéciale. Je la sens et je n’ai plus envie de vivre.
En même temps, on ne peut nier que les pensées intrusives, les flash-back, les
reviviscences sont des productions du psychisme du sujet et que donc il (le sujet de
l’inconscient) ne peut en être que responsable. Dans le référentiel de Georgieff, il s’agit alors
d’une mise en panne du processus d’agentivité, processus dans et par lequel le sujet se vit
agent de ses actes et de ses pensées. Cette mise en panne peut être pensée comme
conséquence d’un conflit entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. Ceci nous
amène au paradoxe suivant, formulé par Tatossian (1994, p. 266) que je reprends ici, car il
m’apparaît relevant pour penser et « comprendre » ce qui se passe en séance :
L’évènement n’intervient que et, bien plus, n’existe que comme signification et donc comme
tributaire du sujet. Mais cela installe alors une aporie inévitable, car si le sujet décide de la
survenue de l’évènement (mon ajout, il s’agit selon moi d’une décision surtout inconsciente),
qui se manifeste dans l’après-coup et convoque le sujet à questionner ce qui est au cœur de son
être, il décide donc en un certain sens de ses conséquences, dont en un autre sens on ne peut
pas nier qu’il les subit.
La solution est alors d’admettre une sorte de dédoublement du sujet ou celui qui décide
(surtout inconsciemment) de la survenue de l’évènement traumatisant, à savoir l’angoisse
incommensurable que suscite l’après-coup qui convoque le sujet à remettre en question ses
certitudes illusoires fondamentales (par exemple le mythe œdipien) et à se construire un
Autre mythe, distinct de celui qui en subit les conséquences pénibles, à savoir le sujet de la
conscience qui subit les symptômes, les reviviscences, les hallucinations aliénantes, etc.
Pensés ainsi, les reviviscences, hallucinations, pensées intrusives, compulsions à la répétition
et, de façon plus générale, les symptômes sont des invitations lancées par le sujet de
l‘inconscient au sujet de la conscience pour trouver du Sens, invitation déclinée par le sujet
de la conscience qui souhaite préserver sa quiétude (Lacan parle dans ce contexte de « la
passion de l’ignorance »). Pour ce faire, il projette par exemple vers l’extérieur le contenu
des flash-back qui deviennent alors des hallucinations par le mécanisme de l’identification
projective, ou il somatise (le mécanisme de la répression permet d’éviter la mise en images
et en mots) ou il répète son symptôme à l’infini afin de ne pas avoir à en explorer le sens.
C’est l’aspect paradoxal des hallucinations, des somatisations, des flash-back, des
reviviscences, des symptômes et des délires. Ce sont tant des invitations du sujet (de
l’inconscient) au sujet (de la conscience) à chercher et à donner du Sens au non-Sens absolu
que des mécanismes de défense mis en place par le sujet (de la conscience) contre le travail
extrêmement pénible de quête de Sens (cfr le concept de jouissance de Lacan). Pensées ainsi,
ce sont des formations de compromis plus ou moins temporaires. Elles sont la trace d’une
histoire (cfr Freud : « L’hystérique souffre de réminiscences », cfr Bion : « Le psychotique
souffre de faits non-digérés ») en attente de subjectivation (de mise en Sens).
322
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
Ecoutons comment Maryam me décrivit cette panne temporaire dans le processus de mise
en Sens, cette prégnance d’une énigme existentielle en quête de subjectivation et
d’historisation :
Moi, je continue à vivre, mais cet autre moi qui a vécu la première guerre (tchétchène, mon
ajout) et a vécu beaucoup de choses après, cet autre moi souffre encore et je ne peux pas
avancer. Ce n’est pas vrai que le passé nous quitte, que le passé reste dans le passé. Il est
toujours auprès de moi, surtout les tortures, et je me revois alors dans le même contexte.
En ce sens, et comme le souligne Georgieff (2013), le sujet n’est pas une instance au sens
strict. C’est un processus, un travail auto-représentatif d’appropriation de l’activité psychique
par le Moi en subjectivation (le sujet devient ainsi une émanation du Moi). Ce travail de
subjectivation permet de modifier la structuration même de l’appareil psychique,
structuration à entendre comme la façon strictement subjective dont nous appréhendons,
structurons et organisons le monde dans lequel nous baignons et nous y adaptons, plus ou
moins (les fantasmes fondamentaux dont j’ai parlé dans la première partie). C’est une des
visées de la psychothérapie : rendre conscient les fantasmes fondamentaux (en lacanien :
l’installation d’un dialogue à l’infini entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation)
dans et par la relation thérapeutique et, ce faisant, potentialiser d’autres possibilités à être
(l’élaboration et l’installation de fantasmes fondamentaux Autres).
Dans le référentiel lacanien, le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation s’articulent
dans une dialectique circulaire, l’un étant susceptible de modifier l’autre en permanence.
Conceptualisé ainsi, le sujet est consubstantiellement l’agent et le produit du processus de
subjectivation, la fonction (de se subjectiver) produit la structure (la subjectivité) qui produit
la fonction. Ce qui fait du sujet de l’agentivité (le sujet qui se vit et se pense comme pensant
et agissant, on pourrait dire le sujet de la conscience) un processus méta-représentationnel.
C’est la représentation méta du sujet de lui-même, un processus par lequel le sujet
s’appréhende dans l’après-coup (cfr l’expérience de Libet) comme sujet pensant et
s’approprie de ce fait, ses pensées.
Les neurosciences s’orientent ainsi vers le processus de production d’une expérience subjective
de nature narrative, bien loin de l’hypothèse d’une conscience directe des opérations de
décision, de planification et de production du comportement. Une science du sujet s’inscrit de
ce point de vue dans le cadre des fonctions cérébrales et mentales créatrices de fictions dans le
cadre d’une neuroscience de la narratologie. La subjectivité relève de la production d’un récit
continu du soi sur lui-même, d’une fonction d’auto-représentation qui est une forme élaborée
de méta-représentation. Elle naît de la reconstruction de l’histoire vécue au service d’une mise
en cohérence de celle-ci, qui s’organise dans une temporalité propre (Georgieff, ibid., p. 11).
323
Clinique de l’humanisation
school, I started very good, but now, I cannot concentrate anymore (je reviendrai sur les troubles
de concentration et les sous-performances cognitives au point 1.1.3) (Monsieur V.).
Ce sera la réinstallation de cette fonction narratologique qui sera une des visées
psychothérapeutiques. J’y reviendrai au chapitre 8.
324
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
la fin du 19ème siècle50) comment l’esprit est ancré dans le corps. Par esprit, il entend la
faculté de raisonner, de produire des raisonnements et de faire des choix. Ce faisant, il se
situe dans le prolongement de la pensée de Merleau-Ponty, telle qu’introduite précédemment.
Cet ancrage dans le corps de la capacité à raisonner se fait par le biais de cartes neuronales
qui représentent l’état du corps (son état physiologique, l’état des organes) en réaction à son
environnement. Cet état du corps génère des émotions que le corps doit s’approprier sous la
forme de sentiments.
Quelques mots sur la conceptualisation que fait Damasio des émotions et des sentiments.
Il propose de les distinguer. Cette distinction est présente à l’état d’ébauche dans L’erreur de
Descartes. Dans cet ouvrage, il n’introduit pas encore le concept de sentiment, mais distingue
émotions primaires et émotions secondaires (Damasio, 1994, [2010], pp. 184-194). Les
premières sont innées, préprogrammées et initient de façon automatique, non-médiée par la
conscience, un programme comportemental lui aussi préprogrammé. Par exemple : l’émotion
de terreur (« l’émotion primaire »), telle qu’elle se montre sur l’expression du visage comme
conséquence involontaire, non-médiée par la conscience suite à l’exposition à un danger vital,
s’accompagne consubstantiellement d’un comportement lui aussi préprogrammé,
involontaire et non-médié par la conscience, de fuite, de combat ou de procrastination (fight,
flight, freeze). C’est le cycle stimulus-réponse dans un arc réflexe préprogrammé. La
structure cérébrale concernée est le système limbique, plus spécifiquement l’amygdale et le
cortex cingulaire antérieur. Les émotions secondaires qui, selon lui, apparaissent plus tard
dans la phylogénèse et lors de l’ontogénèse, se manifestent « à partir du moment où on
commence à percevoir des émotions et à établir des rapports systématiques entre, d’une part,
certains types de phénomènes et de situations et, d’autre part, les émotions primaires » (ibid.,
p. 188). C’est au travers de cette perception plus ou moins consciente de l’émotion primaire
(à savoir l’émotion secondaire) que le sujet peut évaluer la pertinence et les comportements
consubstantiellement activés par celle-ci. C’est par le biais de cette évaluation de l’émotion
secondaire que le comportement inné et préprogrammé devient un comportement potentiel
placé sous contrôle conscient. « Le stimulus peut encore concerner l’amygdale, mais il est
maintenant aussi pris en compte au niveau du processus de pensée et peut activer le cortex
frontal ventro-médian. Ce dernier détermine les réponses par le biais de l’amygdale » (ibid.,
p. 192). C’est précisément par cette action descendante (cfr également le modèle de Sperry),
faisant suite à l’évaluation de l’émotion secondaire par les structures néocorticales, que peut
s’éteindre l’action de l’amygdale et donc aussi le comportement primaire inné. L’émotion
secondaire devient ainsi une méta-représentation d’une émotion primaire, d’un état du corps
50 En 1848, Phinea Cage est victime d’un accident de travail. Une barre d’un mètre vingt lui traverse la tête.
Il n’en meurt pas et récupère apparemment la plupart de ses facultés, exceptée la vue de son œil droit. Cepen-
dant, on constate un changement important de son comportement. Il devient grossier et se montre incapable
de prendre la moindre décision judicieuse dans sa vie personnelle. On perd finalement sa trace. Son crâne est
néanmoins récupéré, ce qui permettra à Damasio et ses collaborateurs de reconstituer la blessure et de con-
clure que c’est le lobe préfrontal qui avait été touché. C’est précisément dans ce lobe que se situe le siège des
émotions. La mise en résonance de ce cas avec des cas contemporains permettra à Damasio de conclure que
le ressenti des émotions est central dans la prise de décision. Les émotions ne sont pas qu’un handicap à la
prise de décision, comme on le suggère dans la psychologie profane, mais plutôt une aide. Un déficit à prendre
des décisions est intimement lié à une carence à ressentir ses émotions et à les transformer en sentiments.
325
Clinique de l’humanisation
326
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
Le sentiment d’émotion, l’élément clé dans sa pensée, présuppose dès lors une
conscience de soi. Damasio le décrit ainsi : « In simple organisms capable of behavior but
without a mind process, emotions can be alive and well, but states of emotional feelings may
not necessarily follow » (ibid., p. 110).
Reste alors à répondre à la question suivante : par quel processus s’installe cette
conscience de Soi ? Damasio propose l’hypothèse suivante : Comme avancé précédemment,
le cerveau n’est pas une gigantesque base de données dont la première fonction serait
d’accumuler des informations concernant le monde extérieur. Sa première fonction est de
représenter des états internes de l’organisme (des cartographies neuronales d’états du corps)
et des émotions primaires concomitantes. C’est précisément sur ces représentations des états
internes de l’organisme que se greffe, par le biais des émotions primaires (des ressentis
corporels subjectivement vécus par l’organisme et qui sont en lien avec des états du corps),
la structure qu’il identifie comme proto-soi. Le proto-soi est alors tant l’agent que le produit
des émotions primaires.
327
Clinique de l’humanisation
We know that the most stable aspects of body function are represented in the brain, in the form
of maps, thereby contributing images to the mind. This is the basis of the hypothesis that the
special kind of mental images of the body produced in body-mapping structures, constitutes the
protoself, which foreshadows the self to be […]. I hypothesize that the first and most elementary
product of the protoself is primary feeling (ibid., p. 20-21).
Mais ceci n’est pas suffisant pour générer un état de conscience, une subjectivité. Il faut
pour cela que s’installe la conscience de l’agentivité, la conscience d’être l’agent de mes
émotions. Ceci nécessite deux choses : la première est la représentation du monde par le
cerveau, la seconde consiste à mettre en relation cette représentation du monde avec l’état
interne même de l’organisme, c’est-à-dire la représentation du proto-soi. Etre conscient, c’est
en effet être capable de se représenter au second degré certaines de ses propres
représentations. Pour Damasio, cette capacité apparaît dès que l’organisme est doté d’un
coreself (un soi central) qui est, de ce fait, une propriété émergente (une méta-représentation)
du proto-soi. « Next is the core self. The core self is about action, specifically about a
relationship between the organism and the object. The core self unfolds in a sequence of
images that describe an object engaging the protoself, and modifying the protoself, including
its primordial feeling. » (ibid., p. 22). Ce sont ces représentations des modifications du
protoself (des états du corps vécus par l’organisme sous forme d’émotions primaires ensuite
transformées en sentiments d’émotion dans le core self) qui constituent les éléments
constitutifs du core self qui n’est dès lors pas encore constitué comme une unité. La
conscience qu’a le core self de lui-même est fragmentée car il est constitué de différentes
représentations du corps en lien avec son environnement sans que ces différents états
corporels soient unis entre eux dans une représentation stable.
A pulse of core self is generated when the protoself is modified by an interaction between the
organism and an object and when, as a result, the images of the object are also modified. The
modified images of objects are momentary linked in a coherent pattern. The relation between
organism and object is described in a narrative sequence of images, some of which are feelings
(ibid., p. 181).
Le core self possède de ce fait une propriété importante pour la survie de l’organisme
étant donné qu’il garde la trace des modifications de ses états suite à ses rencontres avec des
objets environnants. Mais il ne se vit pas comme unifié. Il lui manque encore le sentiment de
continuité d’existence, tel que décrit par Winnicott. Ce sentiment s’installera par la
constitution du self autobiographique (autobiographical self) qui est donc, à son tour, une
propriété émergente du core self. « The autobiographical self occurs when objects in one’s
biography generate pulses of core self that are subsequently, momentarily linked in a large-
scale coherent pattern » (ibid., p. 181). C’est sous l’effet du self autobiographique que
s’installe le sentiment de continuité d’existence, tout comme le sentiment d’être acteur et
auteur de notre vie. C’est ce soi autobiographique qui est attaqué lors des vécus extrêmes (les
coups initiaux et les après-coups). Le self autobiographique ne réussissant pas à historiser les
expériences extrêmes et le travail de déconstruction et de transformation de l’expérience
restant de ce fait en panne suite à la mise en faillite du processus de synthèse passive, le sujet
se trouve quasi en permanence exposé aux pulsions (pulses) du core self, à savoir cette partie
qui constitue la représentation du self en lien avec l’horreur. En effet, comme le souligne
328
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
329
Clinique de l’humanisation
the image space (cfr également la conceptualisation de l’appareil psychique avancée par Freud
dans le chapitre 7 de son livre L’interprétation des rêves et sa conceptualisation du rêve comme
réaménagement des traces mnésiques).
Lors de la première année de vie, ce sont les transactions infra-langagières entre l’infans
et celle et/ou celui qui prend (prennent) soin de lui qui sont au cœur des processus d’auto-
régulation. Ces processus d’auto-régulation, qui s’initient dans et par l’Autre des origines
(celui et celle que Schore identifie comme le primary caregiver) concernent au premier chef
les processus vitaux. Pour paraphraser Winnicott, un bébé ne peut exister seul. « The primary
caregiver’s involvement is critical to processes as basic as the infant’s fluid balance
regulation and temperature regulation, life-sustaining functions that ultimately become self-
regulated » (ibid., p. 7). Cet étayage primaire concerne, en d’autres termes, le sentiment
même d’existence du bébé.
The mother’s face, the child emotional and biological mirror, reflects back her baby’s aliveness,
in a positively amplifying circuit mutually affirming both partners (cfr aussi la proposition de
Richard selon laquelle la mère et le bébé se subjectivent mutuellement dans et par la rencontre)
[…]. The burgeoning capacity of the infant to experience increasing levels of self-maintaining
vitality affects is thus at this stage externally regulated by the psychobiologically attuned
330
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
mother, and depends upon her capacity to engage in an interactive emotion communicating
mechanism that generates these in herself and her child (ibid., p. 8).
Ce qui revient à dire que la rupture de la dyade est initialement vécue par le bébé comme
une rupture dans le sentiment même d’exister. Comme développé précédemment, c’est cette
rupture entre un sujet et son environnement, rupture qui est vécue comme une rupture au sein
du soi-central mettant en péril le sentiment même d’exister, qui est au cœur du processus
traumatique, qu’il soit précoce ou survenant plus tard dans le parcours de vie.
Ecoutons Maryam :
Quand la peur vient, c’est tellement envahissant, je me sens perdue (une panne dans le processus
primaire de métabolisation des affects, mon ajout). Lors des bombardements, je ne pensais qu’à
sauver mes enfants. On a tout traversé, sans trop réfléchir au moment même. On trouvait des
solutions, on ne réfléchissait pas. C’est seulement maintenant que ça revient (le retour du clivé,
mon ajout).
Et Oman : « No human being can endure what I feel. All time, my memory explodes »
(une faillite du processus primaire qui engendre un sentiment de mort psychique, mon ajout).
Le sentiment de continuité de l’instance que Damasio identifie comme le soi central (le
core self), instance de laquelle émergera le soi autobiographique, dépend donc de ces
mécanismes autorégulateurs : « Success in regulating smoothness of transition between states
is a principal indicator of the organization and stability of the emergent and core self (Schore,
2003, p. 23) ». Le câblage précoce de l’hémisphère droit devient ainsi un élément central
dans le processus de subjectivation. En effet, dans le référentiel avancé par Schore, cette
rupture dans le sentiment de continuité d’existence est la conséquence d’une panne dans le
processus primaire d’autorégulation des affects.
Voici comment Mamadou me décrivit cette rupture dans le sentiment de continuité du
core self : « J’ai des crises d’angoisse, j’étouffe, surtout la nuit. Ça commence à partir du
coucher du soleil. J’ai l’impression que quelqu’un veut m’étouffer, je n’arrive plus à
respirer. »
Et Monsieur D. :
Pendant une seconde, ça va. Puis la seconde suivante, tout revient. Je sens une panique énorme
dans ma tête. Dans ma tête, ce n’est pas du passé, c’est du maintenant. Je n’ai pas de mots pour
décrire ce que je sens. Peut-être tu me comprends. Tout revient. J’essaie de fuir, mais tout
revient (le sujet ne peut se dérober aux affects qui l’assaillent de l’intérieur, mon ajout).
331
Clinique de l’humanisation
The right hemisphere, more so than the left, forms intensive connections with the emotion
processing limbic system. The limbic system derives subjective information in terms of
emotional feelings that guide behaviour and functions to allow the brain to adapt to a rapidly
changing new environment and organize new learning. A large number of studies indicate that
this hemisphere is dominant, not only for nonconscious reception but also for the physiological
and cognitive components of emotional processing, the control of spontaneously evoked
emotional reactions, the modulation of primary emotions and the adaptive capacity of
regulation of affect (Schore, 2002, p. 445).
332
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
câblage s’initie plus tard dans l’ontogénèse. Le développement de ces systèmes sera inhibé,
voire mis en échec si le sujet en devenir est constamment envahi par des affects qui le
submergent suite aux ratages, aux défaillances, voire aux carences des structures
hémisphériques droites à tempérer les affects. Ceci peut initier une sous-performance
cognitive et dans le pire des cas, un retard mental.
Dans la clinique de l’extrême, cette sous-performance cognitive est très souvent rapportée
par le patient. Certains universitaires se plaignent d’avoir oublié tout ce qu’ils avaient appris
au pays. Monsieur Z., qui a étudié la biologie en Irak, a repris des études universitaires en
Belgique après avoir été reconnu réfugié (deux ans après sa fuite hors d’Irak). Il se plaint de
troubles de la mémoire et de la concentration qui l’inhibent dans ses études, alors qu’il était
très performant lors de ses études en Irak. D’autres patients se plaignent de ne pas être en
mesure de se concentrer suffisamment lors des cours de langue. Tous les patients qu’il m’a
été donné de recevoir à ce jour sont paniqués à l’idée de leur audition d’asile, car ils ont tous
le sentiment d’avoir oublié beaucoup de choses de leur passé. Les troubles de la concentration
sont d’ailleurs un des critères (le critère E.5) du trouble de stress post-traumatique, tel que
défini dans le DSM-5.
Ce débordement affectif que l’hémisphère droit ne peut contenir peut également initier
une alexithymie, à savoir une difficulté, voire une incapacité à trouver les mots pour décrire
une émotion : « Neuropsychological studies of alexithymia now demonstrate a right
hemisphere dysfunction and a specific right to left deficit of callosal transfer. A physiological
disconnection of the two hemispheres results in an inability of the affective and symbolic
energies of the right hemisphere to be externalized through the verbal expression of the left
hemisphere » (Schore, 2003, p. 228).
Comme je l’ai décrit dans la première partie, la grande majorité des sujets en trauma
présentent une alexithymie. Ecoutons brièvement Hassan : « Pour le moment, je suis glacé.
Je ne sens plus rien autour de moi. » Car comment trouver les mots pour décrire le vécu d’in-
humaine horreur ?
C’est cette alexithymie qui est à la base des moments d’acting-out lors desquels le sujet
quitte plus ou moins temporairement la scène. Comme nous le décrit Ahmed :
Même en classe, je reste isolé. J’ai peur d’avoir des contacts. Je me méfie tout le temps. Peut-
être que je vais faire connaissance, mais je me dis que la personne va me faire du mal. Il y a
toujours une barrière entre moi et le monde. Il y a parfois une grande contradiction entre ce que
je montre à l’extérieur et ce que je sens à l’intérieur. Avec les autres, je ris mais je ne me sens
à l’aise que quand je suis seul dans ma chambre.
Cette alexythimie peut également provoquer des passages à l’acte, à comprendre comme
l’extériorisation d’affects de rage, d’angoisses primitives disséquantes qui assaillent le sujet
de l’intérieur et qu’il décharge immédiatement sur l’extérieur. « Alexithymic individuals
become disorganized under stress, and the regulatory disturbance is manifest in dramatic
outbursts of emotion that end as quickly as they begin » (ibid., p. 228). C’est ce que me
décrivit Pascal en début de thérapie : « Ces derniers temps, je commence à devenir agressif.
Je ne supporte plus les gens. Pour un petit truc, je m’énerve. J’ai été au marché de Molenbeek,
333
Clinique de l’humanisation
je me suis acheté un couteau. J’ai peur de commettre l’irréparable » (je tranquillise le lecteur :
par la suite, Pascal s’en est très bien sorti et a commencé à se construire une vie en Belgique).
C’est pour éviter ces passages à l’acte que certains sujets s’alcoolisent ou fument des joints.
En guise de conclusion : pour Schore, l’auto-organisation du sujet humain passe donc par
un câblage suffisamment réussi de l’hémisphère droit, centre de traitement infralangagier de
l’affect. Ce câblage s’opère dans et par la rencontre avec la présence authentiquement
incarnée de l’A(a)utre authentiquement. C’est dans et par cette auto-organisation de
l’hémisphère droit que s’initie le processus d’installation du self. S’inspirant de la pensée de
Kohut que j’ai esquissée dans mon introduction, plus précisément le concept kohutien de
self-selfobject, Schore définit ce self comme principe auto-organisateur du psychisme
(Schore, 2002, pp. 436-437). Ce self, qui est un processus, est le résultat d’un processus
dialectique permanent entre fonction et structure (la fonction crée la structure qui crée la
fonction) et entre Soi et Autre. Schore rejoint en cela la définition que fait Wolf (1988, p. 11)
du self, à savoir : « The emergence of the Self requires more than the inborn tendency to
organize experience. Also required is the presence of others, technically described as objects,
which provide certain types of experiences that will evoke the emergence and maintenance
of the Self. »
1. 2 L a s u b je ct iv it é e s t d’ em b lé e in te r su b je ct iv i té
Une vignette clinique en guise d’ouverture. Fabrice est un jeune homme de 25 ans,
originaire de Gambie. Il est né hors mariage. En effet, son père était déjà marié à une autre
femme avec qui il avait deux enfants. Ce n’est que quelques années après sa naissance que
son père épousa sa mère qui devint la deuxième épouse du père. Ils eurent encore un autre
enfant ensemble. Fabrice fut élevé comme les autres enfants par le père et la mère, sans que
ceux-ci fassent la moindre différence entre lui et le frère et les demi-frères. La catastrophe se
produisit peu après la mort du père. En effet, Fabrice fut déshérité, car dans la religion
musulmane, un enfant né hors-mariage n’a aucun droit. Son monde s’écroula. Il mit le feu à
la maison (heureusement sans qu’il n’y ait de victimes) et fuit le pays. Voici ce qu’il me
raconta :
When I look in the mirror, I want to finish myself. I lost myself, my personality. I had a good
life before. I lost everything, my friends, my family, everything, my life. I don’t find words to
tell what I felt that day. I looked at my mom, I saw her crying. I was finished. They said you
are the fruit of a sin. I will never forget that day. I don’t find words to explain what I felt that
day. It was a very big day, that day. You live in the same house with them and one day you
don’t exist anymore for those people.
Comme le décrit Fabrice de façon si émouvante et si juste, toute subjectivité se fonde par
essence dans l’inter-subjectivité. Comme l’écrivait déjà Lacan : « Par ce mouvement de
mutation de la tête qui se retourne vers l’adulte comme pour en appeler à son assentiment,
puis revient à l’image, il semble demander à celui qui le porte, et qui représente le grand
Autre, d’entériner la valeur de cette image » (Lacan, 1962-1963, [2010], p. 42). Ailleurs il
dira : « Déjà son existence est plaidée, innocente ou coupable, avant qu’il ne vienne au
monde. Et le fil ténu de sa vérité ne peut faire qu’il ne couse déjà un fil de mensonges »
334
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
(Lacan, 1966b, [1999], p. 130). Toute subjectivité est ainsi, d’emblée, co-subjectivité. Ce
sera le sujet du présent point.
Les développements proposés ci-dessus m’ont permis de définir la subjectivité (le
processus de subjectivation, le self). Pour Georgieff, c’est un processus méta-représentation-
nel par lequel l’organisme humain se représente à lui-même ; pour Damasio c’est le self
autobiographique, processus dans et par lequel le sujet écrit de façon plus ou moins
consciente la trame de son existence ; pour Schore, c’est le self kohutien, processus auto-
organisateur du psychisme. Comme je l’ai esquissé, cette subjectivité, qui est tant l’agent que
le produit de l’esprit-cerveau (l’appareil qui génère et métabolise les affects en les
transformant en sentiments et celui qui pense les pensées, et ce faisant, construit une trame
narrative du sujet sur lui-même), se fonde dans le corps (les ressentis corporels en lien avec
l’environnement interne et externe).
Reste alors la question : par le biais de quels mécanismes s’installe ce processus
d’autopoïèse, de méta-représentation, d’auto-narratisation, d’auto-régulation ? Cette question
est essentielle pour la pensée clinique. En effet, accepter l’hypothèse que toute souffrance
psychique est par essence un trouble du processus de subjectivation revient à dire que la visée
psychothérapeutique est en dernière analyse une repotentialisation du processus d’autopoïèse
(de méta-représentation de Soi à Soi et donc d’auto-régulation, d’auto-narration, « d’auto-
biographisation »). Comme le démontrent les neurosciences et comme esquissé ci-dessus, ce
processus s’initie et s’opère dans et par l’Autre.
En effet, comme le souligne Georgieff, la subjectivité peut être conceptualisée comme
résultat du processus d’intériorisation des activités représentationnelles de l’Autre des
origines. Cette intériorisation se ferait par le biais des neurones miroirs ou neurones
résonnants. C’est l’hypothèse simulationniste de l’ontogénèse de l’appareil à penser les
pensées. Dans une telle hypothèse, la propriété transitive ou spéculaire de l’esprit-cerveau (le
processus de subjectivation) possibilise et initie :
la reproduction de l’activité cérébrale et mentale d’autrui […]. La méta-représentation de soi
(le processus de subjectivation, la subjectivité, mon ajout), la réflexité, est de ce point de vue
elle-même une perspective de soi du point de vue d’autrui […]. Contrairement au corps propre,
la vie mentale n’est propre au sujet qu’en apparence, elle est partagée dès l’origine et en
permanence modifiée et influencée par autrui […]. Certes, l’organe sous-jacent, le cerveau,
semble constituer, au même titre que le corps, un organe individuel, ce qui nourrit la perspective
individualiste du psychisme. A ceci près que le cerveau n’est individuel que du point de vue
anatomique mais non du point de vue fonctionnel où il apparaît comme un cerveau « partagé »
(Georgieff, ibid., pp. 15-16).
335
Clinique de l’humanisation
l’existence d’une autre activité mentale au même titre qu’elle contient et anticipe la réalité
matérielle » (ibid., p. 16). Ceci rejoint la proposition de Richard concernant l’existence d’une
instance subjectale toujours déjà-là et en attente d’un interlocuteur. Je reviendrai dans le
dernier chapitre sur cette dimension d’appel à l’A(a)utre supposé secourable.
Mais qu’en est-il alors du libre arbitre ? Car dans un tel modèle, le Je (le self, le Soi, le
sujet) semble être un autre (virtuel) qui dicte ma pensée. C’était déjà ce que se demandait
Descartes. Ecoutons-le :
Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais
un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son
industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons
et toutes choses extérieures que nous voyons ne sont qu’illusions et tromperies dont il se sert
pour surprendre ma crédulité (Descartes, 1647, [2009], p. 89).
Réfléchissons-y de plus près. Dans le référentiel proposé, c’est dans et par le processus
d’intériorisation de l’activité mentale de l’autre que s’installe une distance entre mes pensées
et ma subjectivité, une méta-représentation de moi-même (me) pensant. Car ce qui est
intériorisé est l’activité mentale de l’autre, intériorisation par laquelle s’installe une méta-
pensée. Celle-ci initie l’inscription plus ou moins inconsciente de l‘énoncé suivant : « Je
pense que l’autre pense telle ou telle chose. » C’est au départ de cette intériorisation que
s’installe une méta-représentation de moi-même me pensant, et donc l’intériorisa-tion de ce
qui constitue l’essence même de ma subjectivité. Il n’y a donc pas de malin génie qui pense
à ma place. Comme disait Lacan : « Je suis celui qui pense. » « Le Je est le discours du Je sur
le Je », disait Aulagnier.
Dans une pensée levinassienne, ce processus de méta-représentation initie une ouverture
à l’altérité radicale en soi et en l’autre. En effet, si le « Je est un autre », alors ma pensée
m’apparaît initialement comme venant d’ailleurs (cfr le concept freudien d’inquiétante
étrangeté). Et c’est précisément la rencontre avec l’autre en soi qui permet une attitude
critique, une réflexivité pour ainsi dire à l’infini entre mes pensées et ce que j’appréhende
comme la réalité. C’est ce processus qui est au fondement de toute démarche scientifique (le
système hypothético-déductif), à savoir le fait de formuler des hypothèses à valider et/ou à
falsifier (Popper) dans et par la réalité.
Ceci rejoint les propositions de Sperry précédemment esquissées. En effet, l’esprit (the
Mind) est une propriété émergente du cerveau, une méta-représentation de sa propre activité
cérébrale et mentale. La responsabilité consiste justement à valider ou à falsifier les pensées
que je pense. C’est également à ce niveau que Sperry situe la responsabilité éthique :
It should be clear that in the brain model described here, man is provided in a large measure
with the mental forces and the mental ability to determine his own actions. This scheme allows
a high degree of freedom from forces outside as well as mastery over the inner cellular,
molecular and atomic aspects of brain activity. Depending on the state of one’s will power, the
model allows considerable freedom from low level impulses and even from occasional
thoughts, beliefs and the like, though, not of course, from the whole complex. In other words,
the kind of brain visualized here give man plenty of free will, provided we think of free will as
self-determination […]. This does not mean, however, that he is free of the forces of his own
336
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
decision-making machinery. In particular, what this present model does not do is to free a
person from the combined effects of his own thoughts, his own reasoning, his own feeling, his
own beliefs, ideals and hopes, nor does it free him from his inherited makeup and his lifetime
histories (Sperry, 1965).
Le sujet est certes en partie déterminé par l’environnement dans lequel il baigne et, de ce
fait, aliéné aux signifiants (Lacan). Certaines aliénations sont de nature et par essence, je ne
peux rien y changer. Comme le soulignait Kant, il m’est impossible de penser le monde
comme si je n’y étais pas, il y a consubstantialité entre moi et le monde dans lequel je baigne.
D’ailleurs, même si j’étais à même de penser le monde comme si je n’y étais pas, ce ne serait
alors plus le même monde (étant donné que je n’y suis plus). Je suis dès lors aliéné d’emblée,
consubstantiellement, au monde dans lequel je suis jeté. Je suis également aliéné à mes
catégories a priori, au fait que mon cerveau pense comme pense un cerveau humain. Il m’est
impossible de voir le monde à travers les yeux de mon chat (bien que je puisse formuler des
hypothèses à vérifier ou à falsifier).
Mais ceci ne fait pas de moi un individu totalement aliéné à ce qui me détermine. Car mes
activités méta-représentationnelles me permettent une prise de distance entre mes pensées
primaires (qui sont, par essence, déterminées par l’Autre) et ma subjectivité. Et c’est dans et
par cette mise à distance entre moi et l’Autre que j’acquiers une certaine liberté, que se situe
ma liberté à m’auto-définir, c’est-à-dire mes potentialités auto-poétiques. C’est également
dans et par cette activité méta-représentationnelle que j’ai accès au monde de l’Autre, qui est
à la fois mon semblable et celui qui m’est totalement inconnu, l’Autre dans son infinie
altérité.
C’est aussi cette méta-représentation de moi-même me pensant, cette distance de moi à
moi, qui est, en dernière analyse, une distance de moi à l’autre (en moi) qui fait défaut dans
la psychose. Dans la psychose et dans le traumatisme extrême (la psychose post-traumatique),
le self est totalement aliéné à l’autre (bourreau, tortionnaire) et l’autre en moi n’est plus qu’un
double auquel je ne peux échapper : « Parfois, l’homme mort me prend avec lui. C’est bizarre,
Emmanuel, mais c’est 100 % vrai » (Monsieur D.).
Schore (2003) met le développement des activités autorégulatrices de l’organisme au
cœur de sa pensée sur l’ontogénèse du self (de la subjectivité), plus précisément les capacités
idéalement toujours croissantes (en maturation) de l’organisme humain à réguler ses affects.
Comme mentionné ci-dessus, ces capacités autorégulatrices qui sont d’abord infralangagières
(avant l’entrée dans le langage) s’initient par l’intériorisation des activités calmantes de
l’Autre des origines (the primary caregiver) :
There is now a widespread agreement that the brain is a self-organizing system, but there is
perhaps less of an appreciation of the fact that the self-organization of the developing brain
occurs in the context of a relationship with another self, another brain. This other self, the
primary caregiver, acts as an external psychobiological-regulator of the experience-dependent
growth of the infant’s nervous system, whose components are rapidly organizing,
disorganizing, and reorganizing in the brain growth spurt of the first two years of life […]. This
interactively regulated affective interchange therefore constitutes a mechanism by which the
social environment influences the development of psychobiological systems involved in
337
Clinique de l’humanisation
Bion poursuivra les développements winnicottiens d’une manière plus abstraite, lorsqu’il
développera ses concepts d’éléments bêta, d’éléments alpha et de fonction alpha. Dans un
référentiel bionien, la fonction alpha est la fonction contenante de la mère. C’est au départ de
ces développements (la transformation d’éléments bêta en éléments alpha par la fonction
alpha qui est initialement la fonction alpha de la mère que le sujet en devenir intériorise) que
Bion proposera de penser la subjectivité comme l’activité de liaison, tant à l’intérieur de soi
(le fait de métaboliser les affects, de penser les sentiments et de relier entre elles les pensées)
qu’avec les autres, ces deux activités de liaison étant consubstantielles, concomitantes. J’y
reviendrai au point 2.
Utilisant une jolie métaphore, Damasio propose de concevoir le self (autobiographique)
comme étant en même temps, consubstantiellement, concomitamment, le témoin et le
protagoniste de son existence :
Autobiographical selves are autobiographies made conscient. They draw on the entire compass
of our memorized history (les differents core self, mon ajout), recent as well as remote. The
social experiences of which we are part, or wish we were, are include in that history, and so are
memories that described the most refined among our emotional experiences, namely those that
might qualify as spiritual (Damasio, 2010, p. 210).
338
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
1. 3 L a s o uf fr a nc e p s yc h iq u e d a n s l e ré fé r e n t ie l
ne u ro s ci e nt if i q ue es q u is s é
Les trois auteurs de référence dont j’ai esquissé ci-dessus la pensée, conçoivent la
psychopathologie comme un trouble de la subjectivité (le self) qui est, par essence co-
subjectivité. Pour rappel : selon Schore, la psychopathologie résulte d’une atteinte du proces-
sus d’auto-régulation des affects ; selon Georgieff, il s’agit d’une atteinte dans le processus
de méta-représentation de soi et selon Damasio dans le processus par lequel le soi autobio-
graphique « s’auto-biographie ». Comme décrit précédemment, pour les trois auteurs, le self
̶ pour Georgieff le processus méta-représentationnel, pour Schore le self kohutien qui
potentialise le processus d’auto-organisation, pour Damasio le self autobiographique ̶ se
construit dans et par l’A(a)utre ou les A(a)utres (des origines, le socius). Toute souffrance
psychique, toute psychopathologie est dès lors d’emblée, consubstantiellement, souffrance
relationnelle, psychopathologie du lien. C’est ce que décrivent, en dernière analyse, tous les
patients. Revenons en guise d’illustration à quelques cas que j’ai présentés dans le chapitre
3. Dans le cas de Nadia, c’est la condamnation à la non-existence qui est au cœur de sa souf-
france. Pour Martine, c’est la non-reconnaissance de sa féminité par son père et aussi quelque
part par sa mère. Pour Pedro, c’est la non-reconnaissance, voire le bafouement, de son désir
d’amour par la fille. La toute grande majorité des sujets en trauma et en exil placent leur vécu
de non-reconnaissance de leurs souffrances et de leur identité (ontique, voire ontologique)
par les autorités d’asile, les travailleurs du centre, etc., au cœur de leur mal-être. Comme me
raconta Cherif : « Quand tu es illégal, c’est comme si tu n’existais pas. » Et Serge :
Je suis très fatigué. Qui suis-je ? Je n’ai pas de travail, pas de titre de séjour. C’est comme si
j’étais irréel. Il m’arrive d’être dans la rue et de devenir agressif avec les gens. Celui qui m’a
auditionné, j’ai l’impression qu’il ne m’appréciait pas. C’était une personne de couleur noire.
Il me posait des questions qui ne concernaient pas ma situation. Je me dis que dans un an, je ne
serai peut-être plus un être humain. Ce qui fait l’humain, c’est le travail. Moi, je marche dans
la rue comme quelqu’un qui n’est pas normal.
339
Clinique de l’humanisation
Schore part d’un nombre impressionnant d’auteurs et d’un nombre non moins
impressionnant d’études neurophysiologiques (imageries cérébrales, mesures d’hormones et
de neurotransmetteurs) pour développer un modèle ontogénétique de la psycho-pathologie,
dans lequel toute souffrance psychique résulte de vulnérabilités du sujet à métaboliser (à
contenir dans un référentiel winnicottien et bionien) ses affects. Toute psychopathologie
résulte selon lui de dysrégulations affectives. Cette vulnérabilité est la conséquence de
ratages, de carence, voire de défaillances dans le processus de reconnaissance mutuelle entre
le sujet en devenir et son environnement. En référence à Bowlby et ses successeurs, auteurs
que Schore consulte souvent, il propose dès lors de considérer toute psychopathologie comme
étant en dernière analyse une pathologie dans le processus d’attachement :
There is now compelling evidence, from a number of separate disciplines of different levels of
analysis, that all early forming psychopathology (ce que j’identifie comme traumatismes
précoces déstructurants, mon ajout) constitutes disorders of attachment and manifests itself as
failures of self and/or interactional regulation. The functional indicators of this adaptive
limitation are specifically manifest in recovery deficits of internal reparative mechanisms (ces
mécanismes réparatifs consistent à ré-instaurer l’unité individu-environnement winnicot-
tienne, processus par et dans lequel le processus de rupture dans le sentiment d’existence est
annihilé, mon ajout). This conceptualization fits well with recent models, which emphasizes
that loss of ability to regulate feelings is the most far-reaching effect of early trauma, that all
forms of psychopathology have concomitant symptoms of emotion dysregulation and that
dysfunction is manifest in more intense and longer emotional responses […].
Les implications cliniques sont évidentes. Comme évoqué, il s’agit pour le thérapeute
d’accompagner le sujet dans le processus de métabolisation des affects opaques qui le
débordent. Cette métabolisation s’opère primairement de façon inconsciente implicite et
infralangagière (majoritairement par l’hémisphère droit) dans et par le lien d’attachement.
En effet, l’atteinte du système autorégulateur des affects est concomitante à une atteinte
des systèmes cérébraux qui médient le rapport social, le lien aux autres et au monde.
These functional vulnerabilities reflect structural weaknesses in the affective core, the
psychobiological system that regulates positive mood and interactive behaviour, and defects in
the organization of the orbitofrontal cortex, the neurobiological regulatory structure that is
centrally involved in the adjustment or correction of emotional responses […]. Disruption of
attachment bonds (une rupture dans le sentiment de continuité d’existence, tel que décrit par
Winnicott, mon ajout) in infancy leads to regulatory failures expressed in an impaired
autonomic homeostasis, disturbance in limbic activity and hypothalamic dysfunction. In
situations where the caregiver routinely does not participate in reparative functions that re-
establish homeostasis, the resulting psychobiological disequilibrium is expressed in a
dysregulated and potentially toxic brain chemistry. Increased corticosteroid levels during
infancy (suite au stress dépassé, mon ajout) induce neural cell death in affective centers in the
limbic system and reduce functional impairments of the direction of emotions into adaptive
channels (Schore, 2003, pp. 31-33).
340
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
341
Clinique de l’humanisation
altération de l’expérience de soi et celle d’autrui, qui éclaire leur nature consubstantielle. En
même temps que le soi devient transparent pour l’autre, et n’est donc plus un soi, cet autre
devient un double de soi et n’est plus autrui. L’autrui de la psychose est un autrui qui a perdu
son irréductible altérité, en même temps que le soi n’est plus une énigme pour lui-même et qu’il
est de ce fait vidé de son contenu. Si avec Levinas, l’inconnu en soi et en l’autre est la condition
de la rencontre avec une altérité vraie, la condition d’une intersubjectivité vraie, l’un et l’autre
s’effacent dans l’expérience psychotique. Un self aliéné est confronté à un autrui qui n’est plus
qu’un double.
Dans le même modèle, Fonagy (1991) propose de concevoir la problématique des « cas-
limites » (« borderline ») comme conséquence des difficultés majeures de méta-représenta-
tions des émotions propres et de celles des autres. Ce manque d’empathie proviendrait d’un
défaut d’intériorisation des émotions d’autrui du fait de l’incapacité de leur propre caregiver
de leur avoir fourni une fonction de miroir et de détoxification adéquate :
Les expériences affectives et cognitives ne peuvent être pleinement intégrées par le sujet. Il ne
peut pleinement ressentir ses propres expériences subjectives ni l’impact de ses attitudes et de
son comportement réel dans les relations interpersonnelles. Les patients présentant des troubles
de personnalité borderline s’avèrent difficilement capables d’inclure les autres au sein d’un
scénario de représentations. Les comportements sont régis par des perceptions immédiates
plutôt que par un modèle intériorisé, persistant, continu, accessible au soi (Apter, 2013, p. 179).
C’est ce que j’ai pu observer chez Marie en début de thérapie lorsqu’elle était mal dans
sa peau et qu’elle vivait les autres comme mauvais et malveillants. C’est également ce que
j’ai pu constater chez nombre de sujets en trauma et en exil. Ils perçoivent souvent les autres
(les travailleurs du centre, les autorités d’asile, etc.) comme indignes de confiance. Ceci peut
aboutir, in fine, à l’installation d’un délire paranoïaque plus ou moins mono-symptomatique
à l’encontre des travailleurs du centre, des autorités d’asile, etc. :
Au camp (le centre d’accueil), je me sens méprisé. Les gens qui travaillent dans le camp sont
entraînés pour humilier les demandeurs d’asile. En Syrie, j’étais un étudiant universitaire. Si
j’avais su, je serais resté en Syrie, Ici, je suis traité comme un animal. Fedasil est un organisme
humanitaire, mais les gens qui y travaillent ne sont pas humanitaires. Ils ont été engagés pour
nous humilier. Je suis sûr qu’ils sont entraînés pour nous maltraiter (Othman).
342
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
1. 4 En gu i s e d e c on cl u s io n : l e m od èl e de Sp e r anz a
Speranza (2013) propose un modèle qui intègre les conceptualisations des auteurs que
j’ai esquissées ci-dessus. Je le reprends car il m’est très utile dans ma pratique clinique. J’y
reviendrai dans le dernier chapitre.
Pour rappel : je propose de penser le Soi comme un processus, à savoir : 1/ le processus
de métabolisation des affects (Schore), 2/ un processus méta-représentationnel par lequel le
Soi se représente à soi-même (Georgieff) et 3/ le processus autobiographique qui se fonde
sur un proto-soi à savoir une certitude d’existence (Damasio). Ce Soi se fonde et se construit
dans et par l’autre.
343
Clinique de l’humanisation
Pour Speranza (ibid.), il existe différentes composantes du Soi qui sont nécessaires à la
constitution d’un sentiment cohérent et stable de celui-ci. La perturbation de ces composantes
peut initier l’installation d’une pathologie (d’une souffrance psychique). Ces composantes
sont :
▪ le sentiment de Soi en tant qu’agent de ses actions ; sa perturbation peut initier un
processus dans et par lequel s’initie le sentiment de ne plus (pas) être maître de soi
jusqu’à aboutir à l’expérience de contrôle par l’extérieur ;
▪ le sentiment de cohésion physique de soi dont la perturbation peut aboutir dans une
expérience de fragmentation de l’unité corporelle avec dépersonnalisation et
déréalisation ;
▪ le sentiment de continuité de soi ; l’atteinte de ce sentiment peut initier des dissociations
temporales, des amnésies et une perte du sentiment de continuité d’existence ;
▪ le sentiment de l’affectivité, le sentiment d’être affecté par le monde et les autres (les
sentiments, selon Damasio) ; un trouble de l’affectivité initie une anhédonie ;
▪ le sentiment d’être un Soi subjectif en lien avec autrui et avec le monde ; une
perturbation de ce sentiment peut initier l’installation d’un sentiment de solitude
cosmique ou un sentiment de transparence psychique ;
▪ le sentiment d’un Soi capable de communiquer des significations dont le trouble peut
initier un vécu d’être exclu du monde.
Speranza (ibid., pp. 193-195) propose dans ce modèle de penser toute souffrance
psychique comme la conséquence d’un trouble multiple et complexe du développement
(TMCD) du Soi. Suite à nombre d’auteurs, j’ai ̶ pour ma part ̶ proposé de parler dans ce
contexte de « traumatismes précoces déstructurants ». Restant dans cette ligne de pensée, j’ai
par ailleurs proposé d’élargir le spectre nosographique en y ajoutant les souffrances
psychiques qui sont la conséquence d’une désorganisation psychique d’un psychisme
préalablement structuré de façon suffisamment stable suite à des évènements traumatiques
majeurs (les traumatismes extrêmes sur un psychisme structuré de façon suffisamment stable
dans la lignée névrotico-normale). On pourrait dans ce contexte parler de troubles multiples
et complexes suite à des vécus extrêmes.
344
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
Dans le modèle TMCD qui s’applique donc également dans les cas de vécus extrêmes,
les critères diagnostiques concernent les trois grands domaines du fonctionnement du Soi
(voir la représentation du fonctionnement psychique ci-dessus).
A savoir :
▪ le domaine émotionnel : il s’agit dans ce cas de troubles de la régulation de l’anxiété et
des affects ;
▪ le domaine social : il s’agit alors de troubles des comportements sociaux et des
interactions ;
▪ le domaine cognitif, à savoir : 1/ des troubles de la pensée, par exemple des pensées
obsédantes et des compulsions et 2/ des pensées étranges résultant de la confusion entre
la réalité et l’imaginaire et 3/ des inhibitions intellectuelles voire des retards mentaux.
Dresser un panorama exhaustif des théories psychanalytiques sur le devenir sujet dépasse
de loin le cadre de ce travail. J’en propose un rapide survol. Il me permettra d’argumenter le
choix théorique que j’ai opéré dans ma pensée du devenir humain et, de ce fait, dans ma
pensée clinico-pratique.
On pourrait classer ces théories dans deux catégories. La première accentue la dimension
intrapsychique dans sa métapsychologie, sans pour autant, bien sûr, exclure la dimension
interpsychique. La seconde accentue la dimension interpsychique, ce qui n’exclut pas non
plus, et c’est une évidence, la dimension intrapsychique.
D’une façon très (trop) schématique et comme l’avance de Wolf (2002), on pourrait dire
que dans le premier modèle (le modèle intrapsychique), la structuration psychique est la
résultante : 1/ de conflits intrapsychiques entre instances (Ça, Moi, Surmoi dans un modèle
freudien), conflits qui sont en lien avec la satisfaction des désirs dans un modèle freudien et
2/ de mécanismes de défense (le refoulement comme mécanisme préférentiel dans la névrose,
345
Clinique de l’humanisation
346
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
Les théories neuroscientifiques précédemment esquissées sont, sous certains aspects, une
synthèse des deux courants de pensée esquissés (le courant intra- et le courant inter-
psychique). Car dans les modèles neuroscientifiques, l’interpsychique génère l’intra-
psychique qui génère l’interpsychique dans une dialectique pour toujours circulaire. C’est
précisément par l’activité de l’esprit que celui-ci est en mesure de se penser pendant qu’il se
pense et c’est dans et par cette activité de pensée qu’il est en mesure d’acquérir une certaine
liberté face aux systèmes langagiers, culturels, éducatifs, même biologiques (je pense ici aux
personnes transgenres) qui le déterminent. Dans la pensée lacanienne : la structure est alors
en mesure de se penser pendant qu’elle se forme, se structure, tout comme elle est en mesure
de se déstructurer et de se restructurer en permanence tout au long de la vie du sujet. En ce
sens, dans les modèles neuroscientifiques, le sujet est moins aliéné à sa structure, c’est-à-dire
aux signifiants qui le déterminent comparé à la pensée lacanienne. En effet, dans l’approche
structuraliste qui est la sienne, la structure est immuable pour Lacan. C’est une position pour-
toujours-déjà inscrite par l’A(a)utre à l’intérieur du sujet. Dans les modèles
neuroscientifiques, la structuration psychique est potentiellement en perpétuelle
construction-déconstruction-reconstruction par l’action des capacités auto-représentatives
(auto-narratives) du sujet. Ces capacités s’acquièrent par introjection des capacités auto-
représentatives de l’A(a)utre.
Dans une pensée kantienne, il s’agit alors de l’activité de pensée dans et par laquelle la
pensée se pense pensante, activité qui permet de débusquer les catégories a priori de la pensée
et, de ce fait, d’en changer le cours. Comme je l’ai argumenté, cette activité méta-pensante
de la pensée s’opère dans un espace tiers, constitué du sujet pensant et de l’A(a)utre
présupposé co-pensant et auquel le sujet pensant s’adresse.
C’est au départ de cet a priori épistémologique que je pense ma clinique, l’ontogénèse et
la psychogénèse. C’est également ce primat que j’ai situé au centre du processus d’écriture
de ma thèse, processus que j’ai proposé de penser en miroir du processus d’ontogénèse et de
psychogénèse et du processus psychothérapeutique.
L’intersubjectivité est le fait choisi dans la construction du présent travail, tout comme il
constitue l’axe central de mes psychothérapies des traumatismes que je conçois comme des
psychothérapies du lien. J’en ai argumenté les raisons précédemment. Je les résume
brièvement :
▪ le traumatisme est une attaque contre le lien, à savoir les activités de liaison à l’intérieur
de soi et avec les autres, ces activités étant consubstantielles. Il m’est dès lors apparu
essentiel d’articuler ma pensée et ma pratique clinique autour de la reconstruction du
lien ;
▪ la clinique montre la centralité de l’appel à l’A(a)utre supposé secourable en début de
thérapie, tout comme elle montre la centralité de l’A(a)utre tant dans le processus de
déstructuration psychique par l’A(a)utre bourreau, l’A(a)utre tortionnaire que dans le
maintien voire l’aggravation de ce processus destructeur (l’impact de l’actuel malaise
dans nos sociétés occidentales sur les processus de déliaison) ;
347
Clinique de l’humanisation
▪ dans une pensée neuroscientifique, l’esprit (the Mind) se construit dans et par la
rencontre avec l’A(a)utre. C’est précisément cet esprit en tant que propriété émergente
du cerveau dans et par sa rencontre avec un autre cerveau qui est attaqué par les vécus
extrêmes et les vécus d’exil. Formulé autrement : pas d’intrapsychique sans
interpsychique.
J’ai esquissé quelques théories psychanalytiques qui accentuent la dimension
interpsychique dans mes chapitres précédents, à savoir :
▪ la théorie winnicottienne qui propose de considérer toute souffrance psychique comme
résultant d’un ratage, d’une déficience, voire d’une carence dans le processus de recon-
naissance réciproque entre le sujet en devenir et celui ou celle auquel il s’adresse pour
prendre soin de lui ou d’elle et l’accompagner dans son processus de subjectivation ;
▪ la théorie ferenczienne et sa théorisation de la deuxième personne supposée secourable,
de la centralité de l’authenticité, de l’empathie et de la chaleur humaine dans la rencontre
thérapeutique et d’une réponse suffisamment adéquate de la part du thérapeute auquel
le patient s’adresse pour en obtenir secours ;
▪ la théorie kohutienne sur le self/selfobject ;
▪ des théories plus contemporaines, par exemple celle de Roussillon qui propose de
considérer le traumatisme extrême comme une attaque contre l’appareil à penser les
pensées qui se constitue dans et par la rencontre ;
▪ la théorie de l’attachement de Bowlby que j’ai esquissée par le biais de considérations
neuroscientifiques, plus spécifiquement en détaillant la conceptualisation de Schore sur
la génèse du Soi ;
▪ la théorie bionienne consistant à penser le traumatisme comme une attaque contre le
lien, à savoir les activités de liaison à l’intérieur de soi et avec les A(a)utres, ces activités
étant consubstantielles.
Je propose de nous attarder brièvement sur la proposition bionienne quant à l’ontogénèse
et la psychogénèse du sujet, plus précisément au départ du Grid qu’il a élaboré. En effet, cette
théorie qui rentre en résonance avec les développements neuroscientifiques développés ci-
dessus, fut pour moi source d’inspiration, tant au niveau théorique que dans ma pratique
clinique. Je me base sur la description qu’en font Vermote (1998) et Robert (1979, [2010]).
Bion (1963, [2010]) a développé une table formelle (une grille composée d’un système
de coordinats sur un axe vertical et un axe horizontal) pour les éléments psychiques, compa-
rable au tableau de Mendeleïev pour les éléments chimiques. Le Grid (ce qui signifie « la
grille ») est constitué de deux axes. L’axe vertical est génétique et reprend le processus selon
lequel se développent les pensées. Plus on descend sur cette axe (de A à H), plus l’élément a
un degré de complexité élevé. Pour Bion, le Grid est une représentation de l’appareil
psychique. L’axe vertical est constitué d’éléments « non-saturés », en attente d’une
réalisation. Chaque stade consiste en la liaison (record) d’un stade précédent avec une
préconception du stade suivant. Lors du processus de cheminement de la pensée vers plus de
complexité, il y a une évolution d’éléments bêta (A) vers des éléments alpha (B), vers les
mythes et les pensées du rêve (C), vers la préconception (D), vers la conception (E), vers le
concept (F), vers le système scientifique déductif (G) et vers le stade final qui est le système
algébrique (H).
348
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
L’axe horizontal est un exposé systématique des différents usages qui peuvent être fait de
pensées. De gauche à droite : l’hypothèse de définition (1), c’est-à-dire formuler une hypo-
thèse sur l’élément en question, ensuite psy (2), c’est-à-dire la dénégation de l’élément ainsi
défini par le psychisme du sujet, ensuite la notation (3), c’est-à-dire une inscription dans le
psychisme, ensuite l’attention (4) c’est-à-dire le fait de faire attention à l’inscription, ensuite
l’investigation (5), c’est-à-dire investiguer ce qu’est l’élément en question pour terminer par
l’action (6).
Voici la grille en question :
Tableau 3. Le Grid de Bion
349
Clinique de l’humanisation
350
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
Les stades suivants sont régis par le même processus, à savoir la transformation des
éléments initiaux en éléments de plus en plus complexes sous le primat d’un principe
organisateur d’une complexité croissante. Dans la grille, ces principes organisateurs sont
symbolisés par les lettres C, D, E, F, G et H et sont des principes abstraits opérant au sein
même de l’appareil psychique. Dans un référentiel lacanien, ils sont évocateurs des
signifiants primordiaux qui sont des « signifiants mythiques » (voir note 9). Dans un
référentiel heideggérien, ce sont des outils, toujours déjà-là, en attente d’être trouvés (voir
note 10). Paraphrasant Winnicott, ce sont des outils trouvés-créés par le sujet dans son
environnement lors du processus de subjectivation.
Ceci place d’emblée, consubstantiellement, l’A(a)utre au cœur même du processus de
subjectivation. En effet, le premier élément organisateur, à savoir la fonction alpha, est le
résultat de l’intériorisation de la fonction alpha de l’A(a)utre des origines. De la même façon
et par un processus analogue, les principes C, D, E, F, G, H sont des outils trouvés-créés par
le sujet dans et par son interaction avec son environnement et ensuite intériorisés. Comme
souligné à maintes reprises, l’activité de liaison consistant à métaboliser à l’intérieur de soi
les affects en sentiments, à symboliser ces sentiments en pensées et à relier les pensées entre
elles dans un système de pensée de plus en plus complexe est dès lors consubstantielle,
concomitante à l’activité de liaison avec les autres et le monde.
Pour Bion, le processus de subjectivation qui est un processus de croissance psychique
s’opère selon le vecteur élément bêta---éléments alpha---pensées du rêve, rêves, mythes---
préconception---conception---concept---système déductif---système algébrique. Par analogie
aux modèles cognitivistes, ce vecteur va dans le sens de la génèse des théories d’un ordre de
plus en plus complexes (HOT) permettant au sujet de se penser et de penser le monde dans
lequel il baigne.
Vu sous cet angle, le Grid est un outil qui peut tant aider à comprendre et à catégoriser
(sur le Grid) les phénomènes qui se produisent en séance que le processus de pensée même.
Il permet d’évaluer la maturation psychique du sujet, les éventuelles inhibitions cognitives et
le degré de déstructuration psychique suite aux coups de boutoir du trauma. En effet, le
trauma attaque les principes organisateurs du psychisme qui étaient préalablement installés.
Cette attaque peut initier une régression cognitive, à savoir :
▪ l’installation de fausses croyances, c’est-à-dire dans la pensée bionienne, des mythes,
des pré-conceptions, des concepts non-valides. Par exemple comme évoqué précédem-
ment : le fait que les avocats, les assistants sociaux, les psychologues, etc. puissent être
à la solde du CGRA, une perte du sens critique qui fait que le sujet se laisse influencer
par des fakenews (ce que racontent les passeurs, certains compatriotes, etc.), le ressenti
que le monde est pour toujours menaçant, qu’on ne peut dès lors pas faire confiance à
personne, etc. ;
▪ à certains moments, une régression vers un état dans lequel le psychisme est envahi plus
ou moins en permanence par des éléments bêta. Ceci est susceptible d’initier un retard
mental (dans le cas de traumatismes précoces déstructurants) ou des inhibitions, voire
des arrêts des processus cognitifs (dans les traumatismes extrêmes survenant plus tard
dans le parcours de vie).
351
Clinique de l’humanisation
Je vous propose de relire le « cas » Sayadi que j’avais présenté dans le troisième chapitre
à la lumière des développements neuroscientifiques et bioniens proposés dans ce chapitre.
Lors de la rédaction du chapitre 3, il avait arrêté le suivi. Quelques mois après cet arrêt,
je fus contacté par le psychiatre d’une unité psychiatrique où il venait d’être hospitalisé
pendant deux semaines. Il avait donné mon nom au psychiatre. Celui-ci me sollicita pour que
je reprenne Sayadi en thérapie, ce que j’acceptai volontiers.
Au moment où j’écris ces lignes, je le revois depuis environ trois mois. Lorsque nous
reprenons le suivi, il est sous médicaments. Les constructions délirantes sont toujours
présentes, mais il semble beaucoup moins affecté (angoissé).
Au troisième chapitre, j’avais proposé de penser ses constructions délirantes comme
résultant d’un processus de création d’une néo-réalité dans le but de lui permettre de
métaboliser les affects terrifiants qui se sont infiltrés à l’intérieur de lui lors des évènements
horribles au pays (la découverte du corps calciné de sa mère assassinée suite aux activités
criminelles de son père). Je propose ici quelques autres pistes quant aux dynamiques
psychiques qui furent à la base de sa « psychotisation ». Ce sont toutes ces pistes qui me
servent et me serviront de compas dans la direction de la thérapie.
Dans le référentiel de Georgieff, ses délires et ses hallucinations sont la trace d’une
déficience de ses activités méta-représentationnelles d’auto-représentation de soi. Il ne fut
pas à même de ressentir et donc de subjectiver les affects horribles d’anéantissement
psychique qu’il éprouva lors de la découverte du corps de sa mère assassinée. Ses affects
furent dès lors forclos de sa subjectivité et clivés, enfouis, encryptés dans les limbes de son
psychisme sous forme d’éléments bêta, de choses en soi (le das Ding kantien et lacanien).
Afin de préserver un semblant d’intégrité et d’unité psychique, le sujet, qui est par essence
un sujet narratologue, se construisit une histoire lui permettant de donner sens aux affects
terrifiants qu’il éprouve. Ainsi naquit l’Autre en Soi de Sayadi (cfr le développement lacanien
selon lequel l’inconscient, c’est l’Autre). Cet Autre en soi devint processuellement un double
de soi (Georgieff) auquel le sujet progressivement s’aliéna jusqu’à s’évanouir, jusqu’à
disparaître en tant que sujet (l’aphanasis lacanienne).
Dans la pensée de Schore, le principe auto-organisateur du psychisme resta en panne, ne
permit pas la métabolisation des affects d’horreur. Sayadi continua dès lors à être envahi de
l’intérieur par des affects horribles qu’il ressentait comme étranger à lui-même (dans la
pensée bionienne, il s’agit d’éléments bizarres). Les constructions délirantes sont alors des
tentatives désespérées du self (le principe auto-organisateur du psychisme) pour organiser ce
qui était inorganisable pour Sayadi, à savoir le meurtre de sa mère. En effet, ses constructions
352
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
délirantes lui permirent de déplacer les affects terrifiants sur un autre objet créé ex absurdo,
ex nihilo, à savoir les figures extra-terrestres qui veulent lui voler son cerveau.
Dans la pensée de Damasio, le Soi autobiographique reste en panne devant un blanc,
devant une énigme. Les core-selfs (par exemple la représentation du corps propre de Sayadi
en agonie après le meurtre de sa mère) ne peuvent donc être intégrés dans un soi auto-
biographique unifié. Le self autobiographique s’alimente alors d’éléments de réalité, puisés
dans l’imaginaire du sujet (par exemple des livres qu’il a lus, des histoires qu’on lui a
racontées) pour s’inventer une histoire Autre, une réalité Autre, déconnectée de la réalité
historique du sujet. En effet, jusqu’il y a peu, Sayadi n’était pas le moins du monde intéressé
à ce que l’on parle en séance de ce qui avait occasionné sa fuite hors du pays d’origine. Pour
lui, tout cela n’avait plus la moindre importance. Ce qui l’importait, c’était que je l’assiste à
porter plainte auprès de la police contre les extraterrestres qui le terrifient.
Dans la pensée de Bion, les délires de Sayadi peuvent être pensés comme conséquence
de la transformation d’éléments bêta (des affects bruts) en pensées du rêves, rêves et mythes
(C1 à C6 dans le Grid).
Je propose, en guise d’illustration de la théorie bionienne, la logique suivante quant à la
construction et la constitution de son système délirant. Les hypothèses que je formule sont
très lacunaires et donc très exploratoires, car je n’ai à ce jour pas investigué les choses en
détail lors de nos entretiens. Beaucoup de contenus psychiques de Sayadi sont pour moi un
continent noir, car il n’est pas très loquace et peu disposé à ce jour à me décrire en détail les
méandres de sa pensée. Depuis que nous avons repris le suivi, nous parlons surtout de son
quotidien qui est d’un ennui mortifère. Il habite dans un centre d’hébergement pour personnes
sans papiers (pour mémoire, il est reconnu réfugié depuis quelques années), centre qu’il doit
quitter pendant la journée. Il occupe ses journées à rôder sans but dans les rues de Bruxelles.
C’est la raison pour laquelle je me suis attelé d’emblée, à sa demande lors de la reprise du
suivi, à contacter son psychiatre afin de mettre en place un hébergement plus adapté (dans
une habitation protégée) et son assistant social afin de chercher des activités constructives
qu’il pourrait faire pendant la journée (par exemple des cours de langue).
Les propositions que j’avance ici ne sont donc rien de plus qu’une ébauche d’heuristique
qui me permettra, du moins je l’espère, d’orienter la thérapie.
Il y a d’abord l’hypothèse de définition (A1) consistant pour le sujet à formuler une
hypothèse sur ce qu’il vit de façon énigmatique dans son corps (des éléments bêta). Pour
Sayadi, il s’agit de vécus angoissants, voire terrifiants, vécus sur un mode énigmatique, c’est
à dire sans qu’il ne puisse vraiment identifier et dire ce qu’il ressent. Ces vécus sont des vécus
clivés, en lien avec l’indicible horreur traversée au pays (« la source de l’expérience », dirait
Bion, que je situe actuellement au moment de la découverte du corps assassiné de sa mère).
Ces éprouvés, qui sont des retours du clivé, sont d’abord niés (A2), ensuite notés (A3),
investigués (A5) pour finalement orienter sa façon d’être (la position A6), par exemple le fait
de se replier sur lui-même pour ne plus avoir à éprouver le moindre affect. Ces éléments bêta
se transforment ensuite en éléments alpha, des pensées éparses non-encore reliées entre elles
qui se construisent selon le même cheminement logique. Elles sont d’abord vécues comme
353
Clinique de l’humanisation
des hypothèses de définition. Un premier courant de pensée pourrait être : « Ce que je ressens
est un sentiment dans et par lequel je me sens menacé, donc le monde est menaçant » (B1).
Un autre courant de pensée pourrait être en lien avec des éléments qu’il aurait vus ou entendus
dans des films ou des livres (sur les extraterrestres par exemple). Ce courant de pensée aurait
donné lieu à l’hypothèse sur l’existence d’extraterrestres. Ces courants de pensées sont
d’abord niés (B2), puis notés (B3), investigués (la recherche délirante d’indices permettant
de vérifier l’hypothèse d’être menacé) (B5) pour finalement orienter l’action (B6). Suivant
le même cheminement (de B1 à B6), ses pensées éparses seraient alors progressivement
intégrées au sein du fonctionnement psychique et commenceraient à s’articuler entre elles
pour donner lieu à un rêve (éveillé ou non) et/ou à un mythe. En effet, comme Freud
l’évoquait (voir ci-dessus), les rêves sont similaires sans pour autant être identiques aux
délires et aux hallucinations. Cette construction mythique (par exemple « les extraterrestres
veulent ouvrir mon crâne pour s’approprier mes pensées et mon savoir ») est d’abord
formulée sous forme d’hypothèses (C1), d’abord niées (C2), ensuite notées (C3) et inscrites
(C5) pour finalement orienter l’action (C6). Ce mythe acquiert progressivement valeur de
préconception (D1 à D6), de conception (E1 à E6), de concept (F1 à F6) et de système
déductif (G1 à G7). C’est avec un système déductif assez bien construit que je le revois. Dans
ce système déductif, tout s’explique. Ce qu’il ressent, ce sont des vécus de menace bien réels.
En effet, il sait maintenant, et cela ne fait plus l’ombre d’un doute, que des extraterrestres
veulent s’approprier le contenu de ses pensées et il en connaît aussi, et avec le même degré
de certitude, la raison : il parle toutes les langues, est capable de chanter toutes les chansons,
etc. Il est impératif d’alerter le gouvernement belge par gratitude pour ce que la Belgique a
fait pour lui, car il est indubitable que les intentions des extraterrestres à l’égard de la
Belgique sont destructrices.
Restant dans la pensée bionienne, il s’agirait alors, en thérapie, de déconstruire ce système
délirant en opérant le chemin inverse de celui qui initia sa construction et de retourner ainsi
aux sources de l’expérience. C’est ce chemin que j’ai essayé de prendre avec Sayadi. J’ai
d’abord essayé d’insérer un doute quant à sa construction délirante. Par exemple en lui
demandant de me parler dans une langue étrangère, en lui demandant s’il se sentait menacé
par les extraterrestres lorsqu’il était avec moi en séance (à chaque fois, il me répondit par la
négative). Lors du début de la reprise du suivi, j’ai également essayé à plusieurs reprises
d’orienter notre conversation sur ce qui s’était passé au pays et lors de son parcours de fuite,
épisodes de son histoire que je connaissais déjà partiellement, car il m’en avait un peu parlé
lors de sa première tranche de thérapie et lors de son audition au CGRA, audition durant
laquelle j’étais présent. Mais cela ne l’intéressait pas en début de reprise. Il voulait juste que
je l’accompagne à la police pour porter plainte contre ceux qui formaient une menace pour
lui-même et la Belgique. Ceci m’a permis de décaler un peu, en lui disant que je n’avais
aucun doute quant au fait qu’il se sentait menacé, mais que par contre, je pensais que ce
sentiment était en lien avec son passé. Et que dès lors, je ne l’accompagnerai pas à la police,
mais que ma porte lui était grande ouverte pour continuer à parler. Nous avons alors parlé de
son désœuvrement, de la vie dans le centre d’hébergement, de son désir de suivre des cours
de langue, de déménager. Je lui suggérai de se couper les cheveux et la barbe, car il me
donnait de plus en plus l’impression de se clochardiser. Ce qu’il fit. A ma grande surprise, il
354
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
accepta aussi lors des deux derniers entretiens de parler du passé, du meurtre de sa mère, de
la disparition de son père, de sa sœur qui vit en Iran et qui serait actuellement en prison suite
à un crime de sang, etc.
Quant à savoir si cela le libèrera de l’univers terrifiant dans lequel il vit ? Inch Allah !
355
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Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
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Clinique de l’humanisation
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Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
Les affects sont alors perçus comme égo-dystones, comme des choses en soi dans lesquelles
le sujet ne se reconnait pas. Il ne reste alors au sujet que trois solutions : soit projeter ses
affects dans le monde extérieur (le mécanisme de la projection et de l’identification
projective), soit les abréagir dans un passage à l’acte, soit les cliver de lui-même.
Le fonctionnement en état psychotique résulte d’une carence grave lors du processus
d’installation de l’opérateur logique. Cette carence ne permet plus du tout au sujet de
subjectiver ce qui l’affecte au contact de son environnement. Dès lors, tout lui devient
étrange. Il se vit affecté d’éléments bizarres (Bion). Les hallucinations sont le signe de cette
faillite de l’opérateur logique à symboliser (à rendre logique) ce qui l’affecte. Il n’a alors pas
d’autres solutions que de se construire un système para-logique (le délire), au départ d’un
opérateur logique singulièrement para-logique et absolument irréfutable, non-dialectisable,
dans une tentative désespérée de symboliser ce qui lui échappe. Comme le décrit Georgieff
en référence à Wildlocher (1994), le délire est une action en provenance du plus profond de
l’être, c’est un état mental. Le délire n’est pas un jugement sur le monde. Car nos jugements
sur le monde ne sont jamais certains, alors que nos expériences de notre monde interne le
sont toujours. « Dans le délire, des actes mentaux s’actualisent sans expérience subjective,
sans agentivité, sur le modèle d’une forme de réalisation propre à l’inconscient comme au
rêve. Le délire est un mode a-subjectif d’exécution d’actions et d’intentionnalités »
(Georgieff, 2013, p. 13). C’est ce qui différencie l’hallucination du rêve et de la fantaisie. En
effet, dans ces derniers processus, le sujet sait qu’il a rêvé et fantasmé alors que le délire
relève d’une évidence absolue qui s’impose au sujet. Cette évidence absolue est nécessaire à
la survie même de l’être. En effet, sans cette certitude absolue, l’être serait en permanence
envahi par des éléments bizarres terrifiants, des angoisses disséquantes primitives, des
agonies, mettant en péril sa survie même. C’est le paradoxe du délire. Le délire est essentiel
pour continuer à exister, mais en même temps, le délire coupe le sujet de sa subjectivité, des
autres et du monde. Et c’est cette aliénation des autres et du monde, cet auto-enfermement
dans une réalité de moins en moins partageable avec les autres qui est alors au cœur de la
souffrance du sujet en fonctionnement psychotique. C’est à mon sens une des raisons pour
lesquelles Sayadi souhaitait que j’aille avec lui porter plainte à la police, notamment afin de
ne plus se sentir absolument seul dans une réalité totalement impartageable.
Les différents fonctionnements psychiques (la névrose, la psychose, la perversion et les
fonctionnements limites dans un référentiel canonique psychanalytique) se différencient
aussi quant à la façon dont s’est installée l’altérité en leur sein. En effet et comme je l’ai
décrit, la reconnaissance de l’altérité s’installe de façon processuelle dans la subjectivité dans
et par l’intégration processuelle et la méta-représentation de la notion même de méta-
représentation à l’intérieur de la subjectivité. C’est par la prise de conscience encore-et-pour-
toujours en processus de l’idée même que ce que je pense être n’est en fait qu’une méta-
représentation de ce qui est (« je suis celui qui pense »). Et cette méta-représentation est par
essence encore-et-pour-toujours une réduction de ce qui est. C’est ainsi que s’installe le
concept d’altérité. Cette altérité est par essence radicale. Je ne serai jamais en mesure de
définir l’entièreté de mon être, ni la totalité de l’être de l’A(a)utre et celle du monde.
359
Clinique de l’humanisation
C’est un des éléments centraux de la philosophie levinassienne : l’altérité est une altérité
infinie. C’est pour éviter la confrontation à l’angoisse que cette altérité infinie (en moi, en
l’A(a)utre et dans le monde) engendre que le sujet pensant « colle » toujours, plus ou moins,
aux représentations qu’il se fait du monde. Le symptôme est essentiel au névrosé-normal, les
projections, les identifications projectives et les passages à l’acte sont essentiels au sujet en
fonctionnement-limite, le délire est essentiel au sujet en fonctionnement psychotique. Dans
le discours lacanien : le sujet est aliéné d’emblée et consubstantiellement aux signifiants qui
le déterminent à son insu. Cette aliénation est de structure. Un refus de l’aliénation nous
plongerait dans les limbes d’avant la subjectivation. D’où le devenu célèbre aphorisme
lacanien : « Les non-dupes errent ».
Mais il est possible d’errer plus ou d’errer moins. Nos activités méta-représentationnelles
nous permettent une certaine liberté. Car elles nous permettent une prise de distance
perpétuelle, certes anxiogène, entre ce que nous pensons être et ce qui est. Le processus méta-
représentationnel permet la représentation du vide, « une hallucination négative » dirait
Green, une représentation de l’absence de représentation (comme le zéro en mathématique),
un travail du négatif (l’infirmation de l’affirmation, la falsification de l’hypothèse pour
Popper). C’est ce travail du négatif qui rate dans la névrose (le symptôme masque le ratage
anxiogène), qui est défaillant dans le fonctionnement limite et qui est carentiel dans la
psychose (le sujet en fonctionnement psychotique colle à son délire qui le protège contre la
terreur d’affronter le vide qu’il vit abyssal).
Le même raisonnement peut être développé pour les traumatismes extrêmes survenant
sur un psychisme préalablement structuré de façon suffisamment stable dans la lignée
névrotico-normale. Les expositions extrêmes sont des attaques extrêmes contre l’opérateur
logique au fondement du fonctionnement de l’appareil à penser les pensées. Ces attaques
extrêmes ont pour conséquence une diminution de l’efficacité symbolique de l’opérateur
logique. La différence que je propose de faire entre névrose post-traumatique, état-limite
post-traumatique et psychose post-traumatique est en rapport avec le degré de perte de
l’efficacité symbolique. Dans la névrose post-traumatique, l’efficacité est encore suffisante
pour permettre au sujet de se maintenir, certes de façon moins stable que par le passé et avec
des moments de déréalisation (par exemple lors des flash-back). Dans l’état-limite post-
traumatique, les vacillements de la subjectivité sont plus importants, en intensité et en
fréquence. Dans la psychose post-traumatique, la personnalité psychique (le soi, le self) est
en processus de désintégration.
Mais il n’y a pas que l’aspect quantitatif qui permet de différencier entre les différents
fonctionnements psychiques. Il y a aussi une différence qualitative en lien avec la qualité de
l’énigme qui se pose au sujet, énigme qui échappe toujours étant donné les limites de tout
système symbolique à symboliser ce qui affecte l’être de l’homme. Comme souligné par
Jean-Luc Brackelaire, le questionnement du névrosé n’est pas le même que celui du
psychotique. J’espère avoir montré tout au long de ce travail que le questionnement du sujet
en état de névrose post-traumatique est, sans doute similaire, mais pas du tout identique à
celui du sujet en état de psychose post-traumatique. L’énigme est, soit d’une autre essence,
soit c’est sa prégnance au sein de la conscience qui différencie ces deux états.
360
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
Ce qui nous ramène au point de départ de ce chapitre. Toute souffrance psychique peut,
en dernière analyse, être pensée comme conséquence d’un ratage, d’une déficience, voire
d’une carence dans le processus d’étayage et de reconnaissance de l’altérité entre un sujet et
son environnement. Et ces ratages, carences, voire déficiences ne seront pas sans
conséquences sur l’ontogénèse et la psychogénèse du sentiment éthique de responsabilité.
Cela nous introduit à penser une métapsychologie dans et par laquelle toute souffrance
psychique serait, aussi, d’emblée, concomitamment, consubstantiellement, la conséquence
d’un ratage, d’une déficience, voire d’une carence dans l’installation du sentiment éthique de
la responsabilité à l’égard de Soi, des autres et du monde. C’est ce que je propose d’explorer
brièvement dans le dernier point de ce chapitre.
361
Clinique de l’humanisation
monde à rentrer dans mon système de pensée afin d’apaiser mes angoisses. Dans la
philosophie hégelienne, le premier mouvement dans la rencontre de la conscience (d’un sujet)
avec une autre conscience (un autre sujet) est un mouvement de lutte à mort. En effet, dans
le mouvement exclusivement totalisant qui est le leur, les deux consciences n’ont pas accès
à l’infinie altérité. Pour la conscience totalisante, il ne peut dès lors y avoir qu’une seule
réalité. D’où la lutte à mort qui est une lutte pour la survie.
Il m’est possible en tant que sujet humain de freiner ma tendance totalisante, mais je dois
alors être à même de tolérer l’immense angoisse et l’extrême solitude que génère la
suspension de mes certitudes existentielles, de mon système de pensée. Mes assises
narcissiques doivent être suffisamment fortes pour me permettre de balancer dans le vide de
ma pensée avec la certitude que je ne m’y perdrai pas, que c’est au contraire dans et par ce
vide que je suis susceptible de mûrir psychiquement. Car c’est dans et par la suspension de
mes certitudes existentielles que peut s’initier une croissance psychique, à savoir
l’installation de théories d’ordre supérieur me permettant une appréhension plus fine du Réel,
de l’A(a)utre en moi, de l’A(a)utre en l’A(a)utre et de l’A(a)utre dans le monde. Ce vide peut
dès lors être de structure et donc, potentiellement structurant et/ou déstructurant, en fonction
de la façon dont l’expérience du vide attaque les assises narcissiques du sujet (son narcissisme
primaire, son sentiment même d’exister).
Les traumas, que ceux-ci soient précoces ou survenant plus tard dans le parcours de vie
sur un psychisme préalablement structuré de façon suffisamment stable dans la lignée
névrotico-normale, sont des attaques contre le sentiment même d’existence. Il est dès lors
tout à fait compréhensible que le sujet en trauma est susceptible de totaliser l’A(a)utre et le
monde, de la même façon que la conscience hégelienne a un besoin vital de totalement
assujettir l’A(a)utre conscience à sa volonté.
Ecoutons Christian en guise d’illustration. Il s’agit d’un jeune homme africain qui a vécu
pendant des années en rue dans son pays d’origine avant de partir à l’aventure :
J’ai toujours le sentiment que les autres veulent me rejeter, que les gens ne veulent pas que
j’existe. Je me dis que je manque d’amour paternel et maternel (il n’a jamais connu son père et
sa mère est décédée lorsqu’il avait 5 ans). La seule éducation que j’ai eue, c’est l’éducation de
la rue. Dans la rue, on ne fait confiance à personne. Dans la rue, il n’y a aucun respect. Moi,
j’ai toujours géré mes problèmes dans la rue et dans l’aventure par la force. Maintenant, je veux
vivre une vie civilisée comme un homme civilisé. Je mène un combat pour me débarrasser de
cette haine qui habite en moi. Je dois accepter que je ne suis pas seul, qu’il y a des gens qui
m’aiment, qu’il y a des gens pour me protéger et que je suis dans un pays de droit.
362
Chapitre 7. Vers une métapsychologie de l’étayage, de la reconnaissance de l’altérité…
critique, un désir de connaitre, un gai savoir). S’installera ce faisant une éthique relationnelle
de responsabilité à l’égard de soi, de l’A(a)utre et du monde. Responsabilité à l’égard de soi
telle qu’elle se manifeste dans le fait de prendre soin de soi et de se vivre responsable de ses
actes. A l’égard de l’A(a)utre telle qu’elle se manifeste et en paraphrasant Kant, dans le fait
de prendre l’A(a)utre comme but en soi et non comme un objet de jouissance. A l’égard du
monde telle qu’elle se manifeste dans le fait de prendre soin du monde, voire dans le désir
d’en faire un monde meilleur pour les générations futures.
On comprend l’impact potentiellement délétère du trauma sur ce processus
d’intériorisation de la responsabilité levinassienne. Comme décrit précédemment, la
rencontre avec l’A(a)utre est nécessairement marquée du sceau de l’incomplétude. Un parent,
aussi parfait soit-il, ne réussira qu’imparfaitement à décrypter les messages que son infans,
son enfant lui adresse. Ces imperfections seront nécessairement vécues par l’infans comme
des violences qui lui sont faites. Aulagnier (1975, [2003]) parlera dans ce contexte de la
« violence de l’interprétation » (l’interprétation imposée par le parent à l’infans). Dans une
phrase quand même assez sinistre, Winnicott (1974, [2000], p. 174) écrit « aucune mère n’est
capable à 100 % de produire en fantasme tout un bébé vivant » (un bébé d’une altérité totale,
comme tout à fait séparée du corps de la mère, mon interprétation de cette phrase
winnicottienne). Ce vécu de non-accordage, voire de rejet plus ou moins passager est
susceptible d’initier un affect (un sentiment) de haine, de violence fondamentale (cfr la
conceptualisation de Bergeret sur la violence fondamentale) à l’intérieur du psychisme du
sujet en devenir, affect risquant d’initier un fantasme fondamental d’assujettissement, voire
de destruction, d’anéantissement de l’A(a)utre. Le développement éthique du sujet se situe
précisément dans l’injonction à dompter cette pulsion destructrice qui s’adresse à l’autre et
au monde mais aussi au Soi propre du sujet (la pulsion masochiste).
Il y a certes des gradations dans le non-accordage entre l’infans, c.q. l’enfant et son
environnement. Un ratage temporaire n’est pas vécu de la même façon qu’un rejet radical,
ou pire une attaque dans laquelle l’existence même de l’infans est visée, comme dans
les « cas » Nadia, Philippe, Jean et Sabine et ceux de la grande majorité de mes patients en
exil.
Pensé ainsi, le fonctionnement névrosé-normal est la conséquence d’un conflit
intrapsychiquement vécu entre les instances du Ça (les pulsions destructrices) et du Surmoi
(la conscience morale). Il s’agit d’un conflit entre l’amour et la haine de soi et des autres.
Pour Freud, ces deux courants sont réunis dans le même mouvement pulsionnel, tandis que
Lacan parlera d’hainamoration, le symptôme faisant fonction de formation de compromis.
Dans l’état-limite (voir par exemple les « cas » Philippe et Marie), le sujet est parfois débordé
d’affects de violence et de haine et risque l’acting-out (il quitte alors temporairement la
scène), voire pire, il passe à l’acte. Par suite de quoi il est débordé d’affects et de sentiments
d’ultra-culpabilité, pouvant donner lieu à des actes auto-agressifs (voir le « cas » Philippe).
Le sujet en fonctionnement pervers se clive en Dr. Jekyll et Mr. Hyde, Dr. Jekyll ignorant
l’abominable Mr. Hyde. Quant au sujet psychopathe, il est déjà bien au-delà de ses
considérations sur le Bien et sur le Mal. Pour lui, le Bien est une illusion dont se bercent les
âmes faibles tandis que le Mal est devenu le Souverain Bien.
363
Clinique de l’humanisation
Dans ma conception, c’est alors également ce sentiment de responsabilité qui est visé lors
du processus psychothérapeutique. C’est ainsi que se basant sur l’anthropologie clinique de
Jean Gagnepain, Cornejo, Brackelaire et Mendoza (2009, pp. 224-225) écrivent :
En particulier sa conception et sa théorisation de la responsabilité, identité et responsabilité sont
les deux faces immanentes de ce que Gagnepain nomme la personne. Celle-ci désigne la
dialectique par laquelle les êtres humains n’ont de cesse d’instituer entre eux en matière
d’identité et de responsabilité des divergences qu’ils tentent aussi de dépasser dans la
convergence des liens et des collaborations qu’ils tissent. Il montre comment cette analyse de
ce que nous sommes et de ce que nous avons à être, par rapport à l’Autre et à l’Autrui, et son
essai d’aménagement dans le lien et l’échange sont cliniquement en jeu dans les perversions et
les psychoses, où il atteste ce qu’il en est humainement de l’amour et du métier.
364
Chapitre 8
En guise de conclusion
Considérations clinico-pratiques
En guise de conclusion : Considérations
clinico-pratiques
Ecce Homo !
What is there to keep us here? The dialogue (Samuel Becket, Endgame).
Tous les développements proposés dans mes précédents chapitres, à savoir 1/ les
développements métapsychologiques sur les dynamiques psychiques à l’œuvre lors des
expositions traumatiques, les différentiations que je propose d’introduire entre traumatismes
de structure, traumatismes précoces déstructurants et traumatismes déstructurants survenant
plus tard dans le parcours de vie ; 2/ les considérations sur l’actuel malaise dans nos
civilisations occidentales actuelles et la façon dont ce malaise risque d’impacter le psychisme
du sujet en trauma et en exil ; 3/ les réflexions métapsychologiques sur l’ontogénèse (le
devenir sujet) et la psychogénèse (la structuration psychique humaine) qui en découlent,
n’ont qu’un seul et unique but : faciliter l’accordage entre au moins deux psychismes, à savoir
celui du sujet en souffrance et en exil et celui de ses interlocuteurs supposés prendre soin de
lui, à savoir son psychothérapeute, l’interprète lors des séances, ses interlocuteurs en centre
d’accueil, lors de son audition et de façon plus large le psychisme collectif et sociétal.
En effet, et c’est un des fils rouges de ce travail, c’est dans et par cet accordage entre au
moins deux psychismes que peut s’initier le processus de (re)construction subjective. Comme
élaboré précédemment, ce processus de subjectivation est, en dernière analyse, un processus
de nomination d’affects non-encore advenus car réprimés, clivés de l’expérience.
Formulé autrement : la structuration psychique (les fantasmes fondamentaux et les
fantasmes secondaires qui en découlent, tels qu’ils se manifestent par exemple dans les flash-
back, les hallucinations et de façon plus générale dans les symptômes et le caractère) peut,
en dernière analyse, être pensée comme une défense contre le surgissement de ces affects
réprimés et/ou clivés. C’est alors dans et par le processus de métabolisation et de nomination
des affects réprimés et/ou clivés qui s’opère dans et par la rencontre suffisamment réussie
avec un (des) Autre(s), qu’une structuration psychique Autre, l’installation de fantasmes
fondamentaux et de fantasmes secondaires Autres et, de ce fait, un positionnement Autre de
Soi à Soi, de Soi aux A(a)utres et de Soi au monde (un changement de caractère), peuvent
advenir.
Je consacre ce chapitre conclusif à la rencontre entre le sujet en trauma et en exil et à la
position qu’y prend le psychothérapeute que je suis. Ce qui ouvre sur deux questions :
▪ Comment en suis-je arrivé à penser la clinique du traumatisme extrême et de l’exil de la
façon dont je la pense ? ;
▪ Quelles seraient alors les implications de cette pensée de la clinique de l’extrême et de
l’exil pour la praxis du psychothérapeute ? Quelles seraient ses positions dans la
rencontre thérapeutique avec des sujets en trauma et en exil ?
Clinique de l’humanisation
La réponse à la première question se trouve dans les sept chapitres précédents. Partant de
milliers de séances et de pages de transcriptions de séances et me fondant sur la pensée de
Winnicott, de Bion et de nombre d’autres auteurs d’orientation psychanalytique abordés
précédemment dans ce travail, pensées actuellement confirmées, enrichies et complexifiées
par les neurosciences et les théories de l’esprit (Theories of Mind), j’espère avoir montré
comment j’en suis progressivement arrivé à penser toute souffrance psychique comme
résultant d’un ratage (dans le fonctionnement névrotico-normal), d’une carence (dans le
fonctionnement majoritairement en état-limite), voire d’une défaillance (dans le cas d’un
fonctionnement majoritairement psychotique) de l’appareil à penser les pensées (l’esprit-
cerveau) que je conceptualise comme l’appareil permettant de métaboliser les affects, de
transformer ceux-ci en sentiments d’émotion et en pensées et de relier les pensées entre elles
dans une trame narrative. La structuration psychique (le caractère « normal » ou
« pathologique »), qui est consubstantiellement le produit et la fonction de l’esprit-cerveau,
s’opère dans et par le processus de la rencontre entre un sujet en devenir et l’A(a)utre (des
origines, sociétal, etc.). Restant dans cette ligne de pensées, j’ai proposé de penser le
fonctionnement névrosé-normal voire franchement névrotique comme résultant d’un ratage
dans la rencontre, le fonctionnement en état-limite comme résultant d’une rencontre
carentielle et celui en état psychotique comme résultant d’une rencontre radicalement
déficiente entre un sujet en devenir et son environnement.
Mutatis mutandis, j’ai montré que : 1/ c’est dans et par l’action de l’A(a)utre bourreau,
de l’A(a)utre tortionnaire qu’un psychisme préalablement structuré de façon suffisamment
stable dans la lignée névrotico-normale risque de se déstructurer ; 2/ ce processus de déstruc-
turation psychique risque d’être entretenu, voire renforcé par la non-rencontre fondamentale
entre le psychisme d’un sujet en trauma et en exil et le psychisme de celui ou celle à qui il
s’adresse pour lui porter secours dans le processus de nomination de ce qui l’affecte et qu’il
ne peut pas encore (suffisamment) nommer (l’Autre des origines, l’Autre thérapeute, l’Autre
en centre d’accueil, l’Autre avocat, l’Autre au CGRA et de façon plus large, l’Autre sociétal).
En paraphrasant Bion : toute souffrance psychique est, de ce fait, le résultat d’une attaque,
plus ou moins grave, plus ou moins durable contre le lien. A savoir : 1/ les activités de liaison
à l’intérieur de soi, c’est-à-dire le processus par et dans lequel le sujet métabolise ses affects
en pensées et relie les pensées entre elles dans une trame narrative concernant Soi, les
A(a)utres et le monde et ; 2/ les activités de liaison avec les A(a)utres et le monde. Comme
argumenté tout au long de ce travail, ces activités de liaison sont consubstantielles
(Brackelaire, communication orale), concomitantes 51 (Kinable, communication orale).
51 Dans le Larousse, « concomitant » signifie « qui a lieu en même temps, simultané » et « consubstantiel »,
« qui a la même substance ». Pensées ainsi, les activités de liaison à l’intérieur de soi et avec les autres sont
tant concomitantes que consubstantielles. Concomitantes car le processus de construction de la subjectivité
(l’esprit-cerveau) est concomitant à la rencontre avec l’Autre des origines. Consubstantielles car le processus
de rencontre avec l’Autre des origines et le processus dans et par lequel l’esprit-cerveau se construit s’opèrent
sous le primat du même opérateur logique, quelque soit ce dernier (l’opérateur logique est un signifiant
mythique).
368
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
Depuis des années, je mentionne au tout début de suivi à tous mes patients de la clinique
de l’exil que je fais une recherche doctorale (voir aussi point 4.3). Je leur en explique
brièvement le sujet : la description et la théorisation de ce que signifie avoir traversé
l’horreur, avoir fui dans des conditions très difficiles pour ensuite arriver dans un pays dont
on ne connaît ni les coutumes ni les usages, où on ne sait pas qui est digne de confiance et où
on vit dans un « camp » dans lequel la vie n’est pas facile. Je leur demande s’ils sont d’accord
369
Clinique de l’humanisation
que je les cite, bien sûr de façon anonymisée. Tous furent d’accord. Certains me dirent en
être ravis, d’autres en être honorés, certains me remercièrent du travail que je fais et de
l’importance de la fonction de témoignage.
Monsieur D. et sa famille ainsi que Sarah et sa famille sont des amis de ma famille depuis
des années. Ils connaissent plus dans le détail mon travail de recherche. Ils me furent d’un
grand soutien lors de moments de découragement et de doutes quant à la poursuite de ce
travail de thèse que j’ai choisi de mener de façon assez solitaire et parallèlement à une activité
clinique intense. Sarah me demanda quasiment lors de chacune de nos rencontres comment
avançait mon travail et me répéta à maintes reprises qu’elle nous inviterait chez elle pour
faire la fête « lorsque j’aurai mon diplôme ». Il m’est arrivé de parler avec Monsieur D. en
séance et à sa demande de mon travail. Je lui ai quelques fois raconté que je doutais quant à
la poursuite de ce travail. Un court extrait d’un de nos dialogues : « Tu m’as souvent dit que
je te donnais de l’inspiration pour ton doctorat, que si tu as décidé de le commencer, c’était
grâce à moi. Tu dois le terminer. Avec ce doctorat, les autres perdent. Avec ce doctorat,
Emmanuel, c’est comme si les autres allaient en prison. »
Ma thèse étant à ce moment-là quasiment terminée, Monsieur D. et moi, nous nous
sommes pris une après-midi en présence de nos épouses respectives et autour d’un repas afin
que je la lui explique, ainsi qu’à son épouse, plus en détail. Ce furent des moments très
émouvants pour nous tous.
Quelques bribes de nos échanges (je cite de mémoire) :
Juliette, son épouse : Merci pour ce travail, je ne sais pas quoi dire. Quand je t’écoute, je sens
ce que j’ai toujours senti et su. Quand tu nous écoutes, quand tu écoutes ce qu’on a souffert, tu
souffres avec nous.
Monsieur D. : Tu es notre ange gardien. Sans toi, je serais mort ou fou et L. (leur dernier fils
dont je suis le parrain) ne serait pas là.
Moi : Je suis très touché mais comme je vous l’ai dit des centaines de fois, vous n’avez aucune
dette envers moi. Ce que j’ai appris de vous est immense, au-delà des mots. Vous m’avez appris
ce que c’est d’être un être-humain. Sans vous, je ne serais pas devenu celui que je suis.
En ce sens, les rencontres psychothérapeutiques telles que je les vis relèvent de ce que
Mauss identifie dans son article Essai sur le don (1925) comme un « fait social total ».
Quelques mots d’explication au départ d’un article de Nayrou (2001). Comme le pointe Levi-
Strauss, pour Mauss « la vie psychologique ne peut acquérir sens que sur deux plans : celui
du social qui est langage ou celui du physiologique, c’est-à-dire l’autre forme, celle-là muette,
de la nécessité du vivant » (Levi-Strauss, 1950, p. LI). Pour Mauss et Levi-Strauss, cette
nécessité du vivant se situe dans la nécessité que la chose donnée revienne vers le donateur.
De ce fait, le don accepté par celui qui reçoit implique nécessairement l’obligation, inscrite
dans la nécessité du vivant, du contre-don. Le don, pour libre et gratuit qu’il soit, revêt de ce
fait un caractère contraint et intéressé. En effet, comme l’écrit Mauss (au départ d’un matériel
recueilli par un ethnographe auprès d’un informateur Maori), « accepter quelque chose de
quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme » (Mauss,
1925, p. 157). Ce qui oblige celui qui reçoit le don au contre-don, car les dons sont porteurs
de la mana, la force magique, religieuse et spirituelle de la personne donatrice. « Les dons
370
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
contiennent dès lors cette force au cas où le droit, et surtout l’obligation de rendre, ne seraient
pas observés » (ibid., p. 157).
J’applique cette structure fondamentale (qui se situe donc au niveau de l’implicite, de
l’infralangage) à la rencontre psychothérapeutique en prenant d’abord mon point de vue (le
psychothérapeute et l’être humain que je suis) et ensuite celui que je suppose au patient.
De mon point de vue, je présuppose, c.q. je fais le pari que le patient me fait don de son
histoire et de son vécu d’une façon suffisamment authentique et donc, implicitement, de ce
qu’il contient de richesses essentielles sur l’essence de la condition humaine. Ce don implique
l’attente anticipée dans le psychisme du patient de mon acceptation de ce don. En même
temps, si j’accepte, j’authentifie son don et je deviens son obligé, car je me suis alors mis
dans la nécessaire obligation du vivant au contre-don. C’est la raison pour laquelle il m’est
arrivé à quelques très rares occasions de ne pas m’engager dans la thérapie avec tel ou tel
patient, ne percevant pas, à tort ou à raison, la possibilité qu’un processus suffisamment
authentique de don-acceptation du don-contredon-acceptation du contredon puisse s’installer
entre nous. Ces quelques thérapies se sont arrêtées soit après le premier entretien soit assez
rapidement après. Dans tous les autres cas, j’ai accepté les dons. Pour moi, ce processus
d’acceptation du don commence par le fait d’être authentiquement affecté par mon patient et
son récit. C’est dans et par cette affectation que je perçois processuellement le don que veut
me faire le patient comme suffisamment précieux pour moi. Et cela à plus d’un titre. Je suis
correctement payé par Fedasil pour chaque séance. Ils furent et continuent à être le matériel
et le catalyseur de mon processus de croissance personnelle. Ils furent le matériel de ma thèse.
Et, last but not least, outre le fait que les thérapies sont pour moi source de revenu et de
satisfaction et de reconnaissance professionnelle, elles me donnent un bon sentiment en tant
qu’être humain et cela pour plusieurs raisons que je ne détaille pas ici. Mes motifs pour
accepter le don de mes patients sont donc on ne peut plus narcissiques. Mais mon acceptation
du don m’oblige au contre-don. C’est mon engagement thérapeutique, tel que je le détaillerai
plus loin dans ce chapitre, que j’offre en tant que contre-don au patient. Dans la majorité des
cas, le patient a processuellement reconnu et donc accepté mon contre-don.
Du point de vue du patient, je le reçois à mon domicile dans un joli cadre et je propose de
lui faire don de mon engagement à l’accompagner dans son processus de rétablissement (c’est
l’offre que je lui fais durant notre premier entretien). Cet accompagnement est parfois extra
muros (je propose à chaque patient de l’accompagner en tant que personne de confiance à ses
auditions d’asile). Dès qu’il ne me vit plus comme un possible suppôt des autorités belges
(parfois dès la première séance, parfois cela dure plus longtemps) de qui il doit se méfier,
voire qu’il conviendrait d’instrumentaliser, il commence à faire le pari que je n’ai aucun
agenda caché et que mon désir de l’aider est suffisamment authentique. Il commence alors à
percevoir mon don, commence à l’accepter et commence de ce fait à se vivre, plus ou moins,
comme mon obligé. D’autant plus qu’il ne paie pas le suivi de sa poche tant qu’il est en
procédure d’asile. De mon point de vue, je pense qu’il perçoit ce vécu qui l’invite à prendre
le chemin du contre-don à plusieurs niveaux. Il se sent de plus en plus convoqué à me parler
une parole de plus en plus authentique, processus qui peut prendre des mois, parfois des
371
Clinique de l’humanisation
années. Et il commence à vivre à l’intérieur de lui quelque chose de mon désir à ce qu’il se
rétablisse, ce qui peut s’avérer un moteur puissant en thérapie.
Ecoutons comment Maryam me décrivit ce processus lors de notre dernière séance après
six ans de thérapie :
J’avais perdu toute confiance dans les gens. Vous êtes arrivé à faire fondre cette glace qui est
apparue à la place de mon âme. Je suis re-née et vous voyez, je revis de nouveau. Je parle et
vous êtes le premier à qui j’ai confié le secret le plus intime que j’avais. […]. On se dit de belles
paroles parce qu’on a besoin qu’elles sortent. Ce ne sont pas des flatteries, il fallait que je le
dise, car on a dit qu’il fallait qu’on dise.
A ce jour, tous les patients avec qui j’ai cheminé, m’ont remercié en fin de thérapie.
Certains m’ont fait des cadeaux matériels, souvent très personnels, montrant dans et par ce
geste qu’ils avaient longuement réfléchi à ce qui pourrait me faire plaisir. Ce qui n’est pas
sans effets sur mon narcissisme. S’installe de ce fait un processus à l’infini de don-
acceptation du don-contredon, processus dans et par lequel le patient, l’interprète et moi-
même nous (ré)humanisons perpétuellement.
J’ai souligné l’importance de l’affect dans la clinique du trauma tout au long de ce travail.
Comme me l’a finement fait remarquer Jean Kinable (communication orale), « pour Freud,
dans la représentabilité du pulsionnel par la psyché et en elle, il y a lieu de marquer la
différence entre représentants de l’ordre de l’affect et ceux de l’ordre de la représenta-tion ».
Même si les champs de l’affect et de la représentation sont interconnectés dans une matrice
relationnelle (voir le modèle de Speranza dans le précédent chapitre), et que, de ce fait, les
dysrégulations affectives, les altérations cognitives et les altérations du comportement social
et affectif sont concomitantes, consubstantielles, « il y a lieu d’opérer une discrimination dans
la pensée et la pratique clinique quant au traitement respectif de ces deux types de
représentants : l’affect et la représentation (tant de choses, que de mots, voire d’images) »
(Kinable, communication orale). Ce sera le sujet du présent point.
372
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
Retournons pour ce faire aux sources de la pensée freudienne, plus précisément le livre
qu’il a co-écrit en 1895 avec Breuer et intitulé Etudes sur l’hystérie. Dans ce livre, dans lequel
il s’inspire des théorétisations de Charcot et celles de Janet (1889, [2015]) sur l’automatisme
psychologique, il écrit : « On peut donc dire que si les représentations devenues pathogènes
se maintiennent ainsi dans toute leur fraicheur et toujours aussi chargées d’émotions, c’est
parce que l’usure normale due à une abréaction et à une reproduction dans des états où les
associations ne seraient pas gênées leur est interdite » (Breuer, Freud, 1895, [2007), p. 8).
C’est l’absence de connexion entre l’affect et la représentation (refoulée, c.q. clivée, voire
forclose) qui fait que l’affect reste présent à l’état brut (un élément bêta selon Bion, une
émotion selon Damasio, un affect primaire selon Schore). Quant à la représentation, elle n’est
pas reprise dans la trame associative « normale » de la conscience et reste dès lors présente,
à l’identique, non remaniée par le flux d’existence. « Les souvenirs ne sont pas tenus à
disposition du sujet » (ibid., p. 6). Ils sont refoulés dans les limbes du psychisme, en attente
d’être réveillés (cfr les cas Pedro et Martine). Ou ils sont clivés de la trame associative et co-
existent à l’état brut avec la partie adaptative du Moi (comme dans les cas de Marie, de Nadia,
de Philippe et chez la tout grande majorité des sujets en trauma et en exil). Ou ils sont forclos
du champ représentatif, auquel cas ils risquent d’initier l’installation d’un processus
psychotique comme tentative du sujet de lier les affects bizarres qui le terrorisent. Dans ce
cas, le délire vient combler le vide représentatif qui fit suite à la forclusion des représentations
en lien avec les scènes ayant initialisées les affects (comme dans les cas Jean, Sayadi et Ivan).
Revenons à Freud et à ses études sur l’hystérie. « La déconnection entre l’affect et la
représentation a plusieurs conséquences sur le fonctionnement psychique », nous dit Freud.
Je synthétise :
▪ Il y a une division de la personnalité psychique. « L’état primaire, celui où le psychisme
de la malade se montrait tout à fait normal, et l’état second comparable au rêve à cause
de la richesse en fantasmes et en hallucinations et de l’absence de frein et de contrôle
dans les idées. Dans ce second état, la patiente (in casu Anna O., mon ajout)
était aliénée » (Freud, ibid., p. 33). Soulignons que selon Freud, l’irruption de la
conscience normale par l’état second ne faisait pas disparaître la conscience normale.
En effet, celle-ci « restait, comme spectateur de toutes ces extravagances, tapie dans un
coin de son cerveau » (ibid., p. 34). Il y avait « persistance d’une pensée claire pendant
les manifestations psychotiques » (ibid., p. 34). J’ouvre une petite parenthèse. C’est cette
évanescence processuelle de la conscience normale (la pensée claire) que j’ai proposée
comme critère différentiateur entre les fonctionnements en état de névrose post-
traumatique, d’état limite post-traumatique et de psychose post-trauma-tique. Dans ce
dernier fonctionnement, la pensée claire a plus ou moins disparue ;
▪ L’affect ayant été séparé de la représentation, il reste initialement présent tel quel, à
l’état brut, dans la conscience. « Le traumatisme psychique et par suite, son souvenir,
agit à la façon d’un corps étranger, qui, longtemps après son irruption, continue à jouer
un rôle actif » (ibid., p. 4). « Les affects accompagnant le traumatisme persistent dans
le conscient en tant qu’éléments de l’état d’âme (ibid., p. 68) ». Plus tard, Freud écrira
que les affects sont « des précipités de très anciennes expériences vécues traumatiques
et elles sont évoqués dans des situations similaires comme symboles mnésiques. Ce sont
des reproductions d’évènements anciens d’importance vitale » (Freud, (1926, [2007],
373
Clinique de l’humanisation
pp. 9-10). Ce sont ces affects de rage, de tristesse, voire de désespoir total, etc., qui sont
mobilisés par la moindre petite broutille. Dans le référentiel neuroscientifique esquissé
dans les précédents chapitres : l’amygdale qui s’est déconnectée du néocortex et de
l’hippocampe fait que la mémoire traumatique devient une bombe à retardement. Voir
par exemple les passages à l’acte violents de Philippe, les actes hétéro- et auto-agressifs
dans les centres d’accueil. Voir aussi les sentiments dépressifs présents chez la presque
totalité de mes patients en trauma et en exil. C’est la mémoire traumatique en tant que
substrat des Stimmungen ;
▪ Ces affects sont également susceptibles d’être clivés de l’expérience. En termes
psychanalytiques : la répression comme mécanisme de défense contre des affects
terrifiants. Dans le référentiel neuroscientifique esquissé : c’est l’anesthésie émotion-
nelle suite à la déconnection entre l’amygdale, le néocortex et l’hippocampe.
Quelles sont alors les implications cliniques ? Je les situe à trois niveaux :
▪ au niveau de la contenance des affects :
Il s’agit dans ce cas d’aider le patient à retenir suffisamment longtemps à l’intérieur de
lui les affects qui le terrifient et, ce faisant, à initier le processus de métabolisation
desdits affects en les transformant en sentiments d’émotions. C’est la fonction de
holding, handling et d’objet presenting dont nous parle Winnicott et sur laquelle je
reviendrai. Ces fonctions se situent jenseits de la parole. Il ne s’agit pas, comme dans la
clinique de la névrose, d’analyser des fantasmes inconscients tels qu’ils se manifestent
dans le transfert (le comportement du patient à l’égard de son thérapeute), des rêveries
diurnes, des rêves, des fantasmes sexuels, des actes manqués, des lapsus, etc. C’est à ce
niveau que la cure psychanalytique, dans sa conception canonique avec un analyste,
silencieux ou plus loquace, qui analyse les fantasmes inconscients (Freud) et/ou pointe
les signifiants (Lacan), montre ses limites. Comme le souligne van der Kolk, une autorité
dans la clinique du traumatisme dans le monde anglo-saxon : « Anyone who enters talk
therapy almost immediately confronts the limitations of language » (van der Kolk, 2014,
p. 237). J’ai personnellement été en psychanalyse avec un psychanalyste on ne peut plus
canonique (une analyse sur le divan avec un psychanalyste silencieux) pendant dix ans
à raison de deux séances hebdomadaires (environ 720 séances) et j’ai été en supervision
pendant quatre ans avec une analyste tout aussi canonique. Ce furent pour moi des
expériences fondamentales et très libératoires. Je me suis formé à la théorie
psychanalytique pendant 13 ans de façon intensive. Je propose par ailleurs également
des psychanalyses tout ce qu’il y a de canonique (des analyses sur le divan parfois à
raison de deux séances par semaine) à certains patients belges. Soit parce qu’ils en
formulent la demande, soit parce que je le leur propose après les entretiens préliminaires
ou plus tard dans le processus thérapeutique. Donc loin de moi l’idée de dénigrer la
psychanalyse !
Cela étant dit, partant de ma clinique du traumatisme extrême et de l’exil et de mon
cheminement personnel qui s’étale sur plus d’une décennie, je ne peux que corroborer
ce que transmet van der Kolk. En effet, j’ai montré que c’est l’indicible de l’in-humaine
horreur qui est au fondement du processus traumatique : « Traumatic events are almost
impossible to put into words » (Van der Kolk, ibid., p. 233). D’où mon ouverture vers
d’autres champs théoriques (l’anthropologie, la phénoménologie, les neurosciences, la
philosophie de l’esprit, etc.) et vers d’autres courants de pensées psychothérapeutiques
dans le but de compléter ma boîte à outils thérapeutiques. Ce qui ne m’empêche pas de
374
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
375
Clinique de l’humanisation
répondant : « Je sens que vous êtes fatigué », ou « Je sens que ça ne va pas bien », etc.
Si je ne perçois pas bien son humeur, je lui demande comment il va, ce qui ouvre souvent
sur une exploration des Stimmungen. La toute grande majorité des patients montrent et
décrivent une humeur dépressive, voire mélancolique, des crises de larmes, de colère,
de rage. Mais sans nécessairement faire le lien avec les horreurs vécues. Je leur propose
alors de façon tentative une interprétation dans et par laquelle je fais le lien entre leur
état actuel et le vécu passé.
Il s’agit donc pour moi dans cette clinique d’être authentiquement présent dans la
rencontre afin d’être en mesure et en paraphrasant Bion, de prêter au patient, là où cela
s’avère nécessaire, tant mon psychisme que mon corps. Ce sera le sujet du prochain point.
Mais avant cela une brève remarque. Bien que je postule un fond commun à toute forme
de souffrance psychique, il va sans dire que je n’extrapole pas en tant que tel le modèle
clinico-pratique que j’esquisserai ci-dessous à ma clinique plus « classique », à savoir la
clinique avec des sujets belges, adultes ou adolescents, dans un fonctionnement soit
majoritairement névrosé-normal, soit majoritairement limite, soit majoritairement psycho-
tique lorsqu’ils commencent leur parcours thérapeutique. Le faire serait non seulement
contreproductif pour le déroulement de la cure. Ce serait contraire à l’éthique même du
psychothérapeute psychanalytique pour plusieurs raisons clinico-théoriques :
▪ La déréliction et le sentiment d’extrême solitude qui sont au cœur du fonctionnement
psychique du sujet en trauma et en exil sont certes similaires mais pas du tout identiques
à ceux que vivent la toute grande majorité des sujets belges. En effet, ces derniers
connaissent les coutumes et les usages de notre société, ont souvent un environnement
sur lequel ils peuvent s’appuyer, peu ou prou (par exemple un(e) partenaire, des amis
suffisamment proches, etc.), savent souvent où s’adresser pour régler tel ou tel problème
administratif, etc.
▪ La toute grande majorité des patients belges que je reçois ont un toit au-dessus de leur
tête et ne sont pas dans le même état de précarité (financière, juridique, etc.) que la
plupart des patients en trauma et en exil. Ils ne vivent pas non plus dans la terreur
constante de recevoir une réponse négative à leur demande de séjour, n’ont pas à se
cacher de la police, car ils ne sont pas « des sans-papiers », des « illégaux » (dit en
passant, le choix du signifiant « illégal » pour définir une personne sans statut de séjour
est aberrant. En effet, et par définition, que ce soit au niveau juridique et/ou éthique,
aucun être humain ne saurait être illégal). Leur sentiment de sécurité de base est donc
moins atteint.
▪ Le lien (la capacité à faire liaison à l’intérieur de soi et avec les autres et le monde) est
donc souvent moins attaqué chez les patients belges en demande de psychothérapie que
chez la toute grande majorité des patients en trauma et en exil.
La direction de la psychothérapie et les positionnements du thérapeute concomitants
seront similaires sans pour autant être identiques dans les deux « types » de cliniques. J’en
dirai quelques mots dans au point 4.9.
376
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
Je pense ma clinique comme s’articulant autour de deux axes. Le premier serait l’offre de
reconstruction du lien détruit ou malmené par le biais de la relation transférentielle de
confiance. Le deuxième axe consisterait à accompagner le sujet en souffrance dans sa
tentative de mettre en sens le non-sens de la barbarie.
Le premier axe est l’offre d’un lieu pour « panser » les blessures (Barrois, 1998). C’est
une invitation à quitter l’enfer du trauma pour réintégrer la communauté des humains. En
étant là et en m’engageant à ses côtés, par exemple en faisant offre d’accompagner de
l’accompagner dans ses démarches administratives, en allant avec lui chez son avocat pour
préparer l’audition, en rédigeant une attestation de suivi psychologique, en l’accompagnant
en tant que personne de confiance lors de l’audition, etc. Ce premier axe thérapeutique
convoque le thérapeute à la place de la « mère suffisamment bonne » décrite par Winnicott
(1956, [2006]). Ceci n’est pas la place thérapeutique la plus confortable. D’abord parce
qu’elle me convoque à quitter ma position douillette de neutralité bienveillante. Ensuite parce
que cette place présuppose un maniement très fin du transfert. J’ai à me laisser toucher et
affecter sans me laisser déborder. J’ai à sentir l’angoisse qui me convoque à poser des actes
thérapeutiques sans que cette angoisse ne me paralyse. Je me dois d’être là à ses côtés, mais
avec une certaine distance et cette distance n’est pas la même aux différents temps de la
thérapie.
Le deuxième axe serait de permettre au patient de retraverser et de métaboliser les affres
de l’enfer traumatique et de mettre en sens ce qui semblait impossible à symboliser. Un
processus d’historisation, une tentative de faire « rentrer » l’Absurde et le Barbare dans un
narratif avec un avant, un présent de l’infraction traumatique et un après, un avenir. Dans une
pensée bionienne, il s’agit pour le thérapeute de retourner aux sources de l’expérience et de
transformer des éléments bêta projetés dans son psychisme par le patient en éléments alpha,
éléments qu’il restitue dans un après-coup au patient sous forme d’interprétations et/ou
d’expressions infra-langagières, à savoir des gestes, des expressions du visage, etc. Ce
processus de transformation s’opère par la fonction alpha dans l’espace tiers, dans l’aire
transitionnelle constituée par le groupe patient-thérapeute-interprète (je reviendrai sur le
concept d’aire transitionnelle et sur la centralité de l’interprète au point 5). En termes
lacaniens, la fonction alpha transforme das Ding (la chose en Soi) en die Sache, à savoir la
représentation du das Ding dans le symbolique. Comme le décrivent les patients, il s’agit, de
leur point de vue, d’un processus d’introjection de : 1/ la fonction alpha, à savoir le processus
même de transformation et de co-construction dans l’espace transitionnel ; 2/ les produits de
ce processus.
377
Clinique de l’humanisation
Il s’agit d’un processus dans et par lequel le thérapeute s’engage à prêter son psychisme
(Bion, 1962, [2010]) et son corps au patient.
Prêter mon psychisme car la mise en mots, en trames et en narrations de l’horreur est pour
ainsi dire par définition une co-construction. En effet, le sujet qui fut confronté, parfois
pendant des mois, voire des années, à l’in-humaine barbarie est submergé par l’indicible
énigme de l’in-humanité de l’homme. Il est dans le tableau de l’horreur, horreur dont l’oeuvre
picturale de Hyeronimus Bosch par exemple rend bien compte. Des copies peintes de trois
de ses toiles sont accrochées dans ma bibliothèque qui fait également office de lieu de
consultation (« le chariot de foin », « le jardin des délices » et « la nef des fous »), ainsi que
des copies peintes d’une toile de Delvaux (« la gare de Watermael-Boitsfort ») et d’une toile
de Breughel l’Ancien (« le triomphe de la mort »). Je n’ai bien sûr pas accroché ces tableaux
dans un but thérapeutique. Je les ai accrochés pour des raisons esthétiques personnelles et
leur choix n’est bien entendu pas un fait du hasard. Qu’ils puissent parfois, en fait assez
souvent, servir à « ouvrir » l’inconscient de mes patients est un bénéfice de surcroît. En effet,
bon nombre de patients me parlent à un moment ou à un autre de ces tableaux. Parfois ils
m’interrogent sur leur auteur, parfois ils me demandent si ce sont des originaux, parfois ils
les regardent intensément. Le plus souvent, mes patients belges sont fascinés par la toile de
Delvaux. A ce jour, aucun patient belge ne m’a parlé des autres tableaux. Alors que le regard
de plusieurs patients en exil en fut saisi. Je leur demande alors à quoi ils pensent. C’est ainsi
qu’il y a quelques semaines, en regardant l’œuvre de Breughel, un de mes patients me dit : «
Vous voyez ce tableau, et bien c’est ça, l’histoire de ma vie ». Prêter son psychisme consiste
alors à co-construire ensemble (la triade patient-interprète-thérapeute) un narratif. Et, ce
faisant, d’initier l’introjection de ce processus à l’intérieur du psychisme du sujet en trauma
et en exil de lui-même, des autres et du monde. C’est en effet dans et par le processus que
s’initie la ré-installation d’un self unifié, d’un principe unificateur Autre du psychisme, d’un
signifiant phallique et d’une matrice œdipienne Autre. Ceci possibilise la production à l’infini
de théories d’un ordre toujours plus supérieur (des HOT) permettant de se penser de façon de
plus en plus complexe en lien à Soi, aux A(a)utres et au monde. C’est ainsi et en citant
Richard (2011b) que l’expérience traumatophilique, à savoir la compulsion à revivre
l’horreur à l’infini, se transforme en expérience traumatolytique dans laquelle le sujet déchiré
renait comme héros pensant.
Il m’arrive souvent dans ma clinique de l’extrême et de l’exil de dire aux patients que j’ai
parfois l’impression que lorsque je les écoute « ils sont dans le tableau ». Le but de la
psychothérapie, c’est précisément de progressivement sortir du tableau et d’être en mesure
de le regarder à distance, comme on peut le faire ici dans ma bibliothèque. Mais on ne peut
sortir du tableau que si on accepte d’abord l’idée qu’on est à l’intérieur de celui-ci. Cela
378
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
revient à accepter l’idée que ce qu’on éprouve ici et maintenant dans son corps est
l’inscription encore toujours corporellement inscrite d’un vécu d’horreurs passées. Horreurs
qui furent clivées de l’expérience dans un mécanisme de survie (cfr Winnicott : la crainte de
l’effondrement est une crainte d’un effondrement passé jamais réellement éprouvé, la crainte
de devenir fou est une crainte passée jamais éprouvée). Dans ce contexte, je propose de parler
d’un thérapeute qui prête son corps au patient, afin de permettre ainsi à celui-ci de métaboliser
à l’intérieur de lui les vécus énigmatiques qui l’assaillent de l’intérieur. Dans le référentiel
de Schore, il s’agit dans un premier temps de possibiliser l’autorégulation des affects qui
s’opère majoritairement sous contrôle de l’hémisphère cérébral droit (le processus primaire
dans un discours psychanalytique) avant d’initier le processus de transformation de ces
affects en sentiments d’émotion (Damasio). En effet, le sujet doit être à même de supporter
ces affects à l’intérieur de son psychisme avant de pouvoir les transformer, les symboliser.
C’est le processus secondaire dans le discours psychanalytique, le processus méta-
représentationnel dans lequel le sujet se représente à lui-même comme corps affecté (dans la
pensée de Georgieff), le processus de transformation d’émotions en sentiments d’émotion et
en narratifs (Damasio). Comme décrit, ces processus de méta-représentation, d’auto-
organisation et « d’autobiographisation » s’opèrent dans et par l’Autre. D’où la métaphore
qui consiste à penser la psychothérapie, surtout dans ses premiers stades, comme processus
dans et par lequel le psychothérapeute prête son corps et sa psychè au patient.
Ceci n’est pas de tout repos pour le psychothérapeute. C’est la raison pour laquelle
j’alterne ma clinique de l’exil avec une clinique plus « classique » avec des patients belges
tout-venants. Une petite moitié de ces patients sont dans un fonctionnement tout à fait
névrosé-normal. Avec un peu d’ironie et sans la moindre condescendance, il s’agit de types
« YAVRIS » (plutôt Young, plutôt Attractive, plutôt Verbal, plutôt Rich, plutôt Intelligent et
plutôt Social).
En guise de conclusion, un prêter n’est pas un donner. En fin de séance, je veille à
récupérer mon psychisme et mon corps, certes encore-toujours-et-pour-toujours affectés et
transformés par la rencontre.
Les deux axes dont j’ai parlé ci-dessus me convoquent, en tant que thérapeute, à la place
du Nebenmensch, de l’être-humain-proche (Freud), de la deuxième personne suffisamment
secourable (Ferenczi). Freud (1995, [1996]) décrit la situation anthropologique fondamentale
comme une Hilflosigkeit, un état de dés-aide résultant d’une excitation pulsionnelle
incompréhensible et donc non-métabolisable par le sujet, se résolvant en angoisse
automatique, et consubstantiellement, concomitamment, de l’insuffisance de secours de celle
ou celui qui est là, à côté, supposé(e) secourable. Cette angoisse automatique débordante,
cette terreur sans nom, et le vécu de défaillance, voire de rejet par la personne supposée
secourable, est au cœur de la souffrance du sujet traumatisé, en exil, voire en errance. Et
précisément cette terreur encore-et-toujours-impartageable initie l’installation d’un noyau
379
Clinique de l’humanisation
4. 1 L e th é r ap e ut e en t an t q ue « mè r e s u ff i s am me nt
bo n ne » (W i nn ic ot t)
Pour Winnicott, à l’origine du sujet est la mère, que je conçois tant comme l’Autre dans
une de ses significations lacaniennes (à savoir l’Autre en tant que trésor des signifiants) que
dans sa conceptualisation levinassienne, car la rencontre originaire entre le bébé et sa mère
est d’emblée rencontre entre deux altérités radicalement infinies.
Dans le fantasme inconscient de la mère, il y a le désir de « drainer de l’intérêt de son
propre self au profit du bébé » (Winnicott, 1965b, [2014], p. 10). Winnicott identifie cela
comme « la préoccupation maternelle primaire » (Winnicott, 1956b, [2006], pp. 35-50). C’est
dans et par cette préoccupation maternelle primaire que celle-ci peut répondre aux besoins
de l’enfant de façon suffisamment efficace. Suffisamment, car comme souligné ci-dessus,
toute rencontre humaine est nécessairement teintée de non-rencontre, étant donné l’altérité
radicale entre les deux sujets appelés à se rencontrer.
Winnicott (1956b, [2006] postule une subjectivité originaire au bébé, certes encore en
évanescence, en devenir. C’est dans et par la rencontre avec la « mère suffisamment bonne »
que le processus de subjectivation va continuer à se développer. En effet, à ce stade très
précoce, s’opère une identification qui va à double sens : l’identification de la mère à son
bébé (elle essaie de décrypter les messages que son bébé lui envoie dans ses gestes, ses
expressions du visage, ses sourires, ses cris, ses pleurs, etc.) et l’identification originaire du
bébé à sa mère (il essaie de décrypter les messages que sa mère lui adresse en réponse à ceux
qu’il lui envoie). C’est dans et par cet accordage, idéalement suffisamment bon, entre le bébé
et sa mère que se constitue le self (le processus de subjectivation, l’esprit-cerveau) du bébé.
380
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
Car à ce stade du processus de maturation psychique, le self de l’enfant n’est pas encore bien
installé. Ce self se fortifie dans et par l’accordage suffisamment réussi avec une mère
suffisamment bonne.
Formulé autrement : le self se fortifie dans et par le soutien suffisant du self de la mère
(voir aussi les développements proposés dans le chapitre précédent). Si ce soutien maternel
n’est pas « suffisamment bon », le self du bébé risque d’être plus ou moins inhibé (comme
dans le fonctionnement névrosé-normal, voire franchement névrotique), entravé (comme
dans le fonctionnement limite) dans son développement, voire interdit de développement (il
s’agit alors d’un sujet entièrement aliéné au bon vouloir de l’Autre, comme dans la psychose
totalement déclenchée). « Si le maternage n’est pas suffisamment bon, le nourrisson se
résume à une série de réactions à des empiètements et le vrai self de l’enfant échoue à se
développer » (Winnicott, 1965b, [2014], p. 13). Il s’agit dans ce cas d’une fragmentation de
la personnalité psychique (dans la théorie de Damasio, les core-selfs ne sont pas
suffisamment unifiés dans le « Soi autobiographique ») par défaillance de l’élément
unificateur du psychisme qu’est le self, le Soi autobiographique damasionien, le processus de
subjectivation, qui garantissent le sentiment de continuité de la personnalité psychique (voir
aussi chapitre 7).
« Ou alors, le self se dissimule derrière un faux self compliant qui tend surtout à se
protéger des coups que le monde frappe à sa porte » (Winnicott, ibid., p. 13). J’ai décrit dans
le chapitre 6 les dynamiques psychiques qui font que le fonctionnement en faux self risque
de devenir parfois (souvent ?) le mode de fonctionnement privilégié, tant du sujet en trauma
et en exil que de ses interlocuteurs. Winnicott décrit bien comment ce fonctionnement en
faux self est la conséquence d’un désaccordage radical, d’une non-rencontre radicale, entre
deux interlocuteurs. Le fonctionnement en fauxs self est, entre autres, un mécanisme de
défense pour se protéger des sentiments de déréliction et de désubjectivation face à la
violence de la non-rencontre entre deux sujets, voire au risque de rejet d’un sujet par l’autre.
Winnicott (1958, [2015], 1965b, [2014]) attribue trois fonctions majeures à la mère
suffisamment bonne, à savoir le holding, le handling et l’object presenting. Je les approfondis
un peu car ces concepts winnicottiens furent et continuent à être source d’inspiration pour
ma clinique.
Le holding (le maintien) permet de renforcer le sentiment de continuité d’existence dans
le psychisme du bébé. Pour le bébé, le holding est en rapport avec la capacité de la mère à
s’identifier à son bébé et à son état de totale dépendance afin de lui procurer les soins
physiques et psychiques dont il a besoin pour sa survie. « La mère sait ce que peut ressentir
le bébé » (Winnicott, 1965b, [2014], p. 10). C’est dans et par ce holding que s’installe un
sentiment de sécurité de base à l’intérieur du psychisme du bébé. « Un holding défaillant
risque d’avoir pour conséquence l’installation plus ou moins permanente d’états de détresse,
d’angoisses disséquantes primitives dans le psychisme du sujet en devenir. « Un holding
défaillant suscite chez l’enfant une détresse extrême qui se traduit notamment par le
sentiment de partir en morceaux, le sentiment de tomber en une chute sans fin, et d’autres
angoisses généralement décrites comme psychotiques » (Winnicott, ibid., pp. 16-17). J’ai
381
Clinique de l’humanisation
décrit comment le trauma plonge le sujet, pendant un temps plus ou moins long, dans un état
similaire sans pour autant être identique à l’état de bébé. J’ai également montré que cette
régression fondamentale risque d’être entretenue, voire renforcée par les conditions de vie
dans la nouvelle terre d’accueil. Pensé ainsi, il y a des similitudes entre le holding maternel
et la demande de holding qu’adresse le sujet en trauma et en exil à certains de ses
interlocuteurs privilégiés. De ma place de thérapeute, je conçois ce holding comme ma
capacité à me déplacer dans le monde intérieur de mes patients afin de ressentir quelque
chose de leur état de déréliction à l’intérieur de moi. C’est dans et par ce vécu de déréliction
à l’intérieur de moi, certes d’intensité plus faible que celui qui est vécu par mon (ma)
patient(e), que je peux alors me permettre, à leur demande ou à mon initiative, de leur
proposer d’intervenir parfois dans leurs réalités. Par exemple en téléphonant à leurs avocats,
en rédigeant une attestation de suivi psychologique, en les accompagnant en tant que
personne de confiance lors de leurs auditions d’asile, etc. Il ne s’agit bien évidemment pas
dans ce holding thérapeutique de se substituer à la subjectivité du patient. Ce holding n’est
rien de plus, ni d’ailleurs de moins, qu’un catalyseur dans le processus de re-subjectivation.
Ce qui demande un maniement très fin du transfert. J’ai à me laisser toucher sans me laisser
déborder. J’ai à entendre la demande, très souvent implicite, du sujet en déréliction, sans
nécessairement y répondre dans l’urgence ou toujours ou totalement (il n’arrive d’ailleurs
que très rarement que le patient m’adresse une demande explicite totale et urgente et très
souvent dans ces cas-là, il y a vraiment urgence dans la réalité). Car il ne s’agit bien sûr en
aucun cas de rendre le patient dépendant de ce holding externe qui lui est présenté (voir plus
loin pour la « présentation de l’objet ») à certains moments de sa psychothérapie. La finalité
du processus de holding est la ré-intériorisation par le patient de ce processus, à savoir la
capacité à se maintenir soi-même (en paraphrasant Winnicott, to hold oneself) avec un
minimum d’aide extérieure. En effet, est-on jamais entièrement autonome ? N’avons-nous
pas tous besoin, à certains moments de notre existence, d’un holding externe ?
Le handling (le maniement du corps du bébé par la mère, par exemple le portage) est un
facilitateur psychosomatique. Le bébé acquiert progressivement, dans et par le handling
maternel, la possibilité de reconnaitre son corps comme corps propre séparé de celui de la
mère. « Le handling facilite la formation d’un partenariat psychosomatique chez l’enfant. Il
contribue au sentiment d’être réel » (Winnicott, 1965b, [2014], p. 17). Dans ma clinique, je
conçois cette fonction de handling thérapeutique comme facilitateur du processus dans et par
lequel le patient reconnait, et dès lors se réapproprie, ses ressentis corporels. Ceci non
seulement comme faisant partie de lui, c’est-à-dire comme non-imposés de l’extérieur,
comme ce fut le cas lors des tortures et des autres vécus extrêmes (il s’agit dans ce cas de
recentrer en séance, par exemple en les nommant, les vécus corporels très souvent clivés de
l’expérience et dès lors vécus comme égo-dystones), mais également comme pouvant être
placés sous contrôle volontaire, par exemple en nommant ces vécus comme des reviviscences
en lien avec l’horreur et en réfléchissant ensemble à des façons de les métaboliser. Par
exemple :
▪ en retournant aux origines et en « revivant » certaines parties des scènes de l’horreur
dans le cadre sécurisé de la séance afin de les métaboliser (une « perlaboration » des
affects, processus qui prend souvent des mois, voire des années). Pour Winnicott, cette
382
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
383
Clinique de l’humanisation
4. 2 U n e o uv e rt u re m ax i m a le a u v éc u d e l’ Au t re
384
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
L’espace et le temps sont donc relatifs. Ils dépendent de la façon dont nous traversons
l’espace-temps, de notre mouvement dans l’espace-temps absolu. Prenons par exemple la
dimension du temps. Un évènement x peut être perçu comme présent par un observateur a,
comme passé par un observateur b et comme futur par un observateur c, en fonction de leur
vitesse relative les uns par rapport aux autres et par rapport à la vitesse du corps de référence
(le corps dans lequel se produit l’évènement x). C’est donc la manière dont est traversé
l’espace-temps par l’observateur (la « ligne d’univers » en physique quantique, c’est-à-dire
l’angle et la vitesse du mouvement dans l’espace-temps absolu) qui définit la trajectoire du
phénomène et, ce faisant, lui donne son caractère temporal, spatial et causal (a engendre b),
caractères qui sont, je le répète, illusoires en physique quantique. Car dans l’espace-temps
absolu dans lequel tout est donné depuis-toujours-et-pour-toujours, il n’y a pas de causalité
absolue, étant donné qu’il n’y a pas de devenir au sens strict du terme (en physique quantique,
le devenir est une illusion, car devenir n’est rien d’autre que l’actualisation d’une potentialité
non-encore réalisée mais déjà-là-depuis-toujours-et-pour-toujours). Il n’y a, dès lors, que des
causalités relatives, fonction du mouvement de l’observateur dans l’espace-temps (plus
spécifiquement l’angle par lequel il traverse l’espace-temps et sa vitesse).
Dans l’espace-temps de la relativité, chaque évènement - c’est-à-dire tout ce qui se produit en
un point particulier de l’espace à un moment donné - peut être défini par quatre nombres ou
coordonnées (les trois coordonnées spatiales et la coordonnée temporelle, mon ajout). Mais le
choix est arbitraire. On peut utiliser n’importe quelle coordonnée spatiale déterminée et
n’importe quelle mesure du temps. Et il n’y a pas de réelles distinctions entre les coordonnées
spatiales et temporelles, tout comme entre deux coordonnées spatiales (Hawking, 2005, [2009],
pp. 62-63).
385
Clinique de l’humanisation
Pensée ainsi, la psychothérapie est une possibilité offerte aux interlocuteurs de traverser
l’espace-temps Autrement, et, ce faisant, d’actualiser des potentialités Autres, potentialités
qui sont, je le répète, depuis-toujours-et-pour-toujours-déjà-là sous forme latente. Cette
actualisation de potentialités non-encore réalisées n’est possible que dans une attitude
d’ouverture maximale à voir et à entendre ce qui, dans la rencontre, se potentialise comme
ouverture sur un Autre devenir. D’où l’injonction éthique de maintenir un état d’ouverture
maximale à tout ce qui se dit, mais surtout ce qui se montre et se joue chez les interlocuteurs
(la centralité de l’infra-verbal). Tout en sachant et en assumant par ailleurs que nous ne
repérons qu’une partie sans aucun doute assez faible des signes qui nous sont envoyés par
nos interlocuteurs et notre environnement.
4. 3 L e th é r ap e ut e en t an t q ue « s uj e t s up po s é s a vo i r »
La clinique montre que pour le sujet en trauma et en déréliction souvent absolue, l’appel
à un sujet supposé suffisamment capable et suffisamment disposé à l’aider, est massif. Tout
comme d’ailleurs pour les travailleurs en centre d’accueil souvent fortement alarmés par
l’état de certains résidents, étant donné le risque suicidaire souvent présent (heureusement
bien qu’assez rares, il y a des tentatives de suicides réussies parmi les résidents).
La position de « sujet supposé savoir » est dès lors un catalyseur puissant en début de
thérapie. Il permet de créer un début de lien, d’installer à nouveau un sentiment de sécurité
de base dans le psychisme du patient, de lui montrer qu’il existe au moins un endroit
sécurisant et sécurisé (étant donné le secret professionnel dont j’explique l’ancrage légal au
patient lors de notre première séance, parfois texte de loi à l’appui), avec un thérapeute digne
de foi, à qui il peut faire confiance et qui est disposé à se mettre suffisamment à son service
durant la séance dans un lien thérapeutique suffisamment authentique. Sans la présence
suffisante de ces présupposés dans le psychisme du patient, présupposés qui sont souvent à
gagner par le thérapeute, la psychothérapie risquerait de se dénaturer dans « un discours qui
ne serait que du semblant », dirait Lacan.
Se posent alors les questions suivantes : Qu’est-ce que je sais en tant que thérapeute ?
Qu’est-ce que je suis supposé, peut-être à tort, savoir ? Qu’est-ce que le patient suppose, peut-
être à tort, que je puisse faire pour lui ? Et quand et comment le dire au patient ? Je mets
d’emblée mes cartes sur la table lors du premier entretien, très souvent au départ du même
canevas :
▪ d’abord je me présente et je dis que nous sommes à mon domicile, que je reçois des
patients belges et des personnes qui me sont envoyées par les centres d’accueil et que là
où les patients belges me payent avec de l’argent, je facture mes prestations au centre
d’accueil par le biais d’un réquisitoire que je demande au patient de me remettre.
J’explique au patient que ce sont les seuls contacts que j’ai avec la structure d’accueil,
à savoir des contacts strictement administratifs. Je leur dis ensuite quelques mots sur le
secret professionnel, sur les professions qui y sont soumises (les avocats, les médecins
et les psychologues) et sur son ancrage légal ;
386
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
387
Clinique de l’humanisation
Pour ce qui est des dynamiques psychiques à l’œuvre lors des traumas extrêmes et lors
des vécus d’exil, je me suppose et me reconnais un certain savoir. C’est sur ce supposé savoir
que je m’étaye, surtout lors des premières rencontres, afin d’inhiber mes angoisses et celles
de mon (ma) patient(e). Comme argumenté, c’est aussi, et peut-être surtout, ce savoir que je
me suppose et que le patient me suppose qui constitue un des moteurs de la thérapie en début
de suivi. Car on ne se confie pas comme ça, au premier venu. On ne se confie qu’à celui ou
celle à qui on accorde un certain crédit, à savoir le crédit d’être suffisamment entendu et
compris. Mais ce savoir ne peut inhiber la particularité de chaque rencontre, mon ouverture
à la particularité de ce qui se montre dans chaque rencontre. Il me faut adopter à chaque
moment une attitude poppérienne quant à ce que je me présuppose comme savoir. Pour
Popper, « ce qui caractérise une bonne théorie, c’est justement le fait qu’elle propose un
certain nombre de prédictions qui pourraient, en principe, être réfutées ou falsifiées par
l’expérience. Chaque fois que de nouvelles expériences viennent confirmer les prédictions,
la théorie survit et notre confiance en elle s’accroît. Mais à la moindre contestation par
quelque observation inédite, la théorie doit être examinée, modifiée ou abandonnée »
(Hawking, 2005, [2009], p. 26). Il me faut donc constamment être à l’affut de ce qui réfute
les théories que j’ai en tête. Tant pour éviter de m’éloigner de l’être-là de l’Autre en essayant
de le faire rentrer dans mon cadre théorique que pour éviter de me leurrer moi-même sur les
théories que je produis. En effet, « nous avons tendance à persévérer dans certaines
constructions théoriques et à laisser de côté des faits qui ébranleraient notre assurance et notre
autorité » (Ferenczi, 1932a, [1982], p. 128). M’ouvrir à la dissonance, c’est possibiliser la
production de théories toujours plus complexes, permettant de toujours mieux cerner le Réel
(ce qui ne se laissera jamais, et par définition, entièrement capturer dans une théorie). En
paraphrasant Lacan, j’essaye donc tant que je peux de me passer de la théorie, mais à
condition, bien entendu, de m’en servir.
Je pense aussi être suffisamment informé du contexte juridique, politique et sociétal en
matière d’asile et d’exil que pour me permettre d’en dire un mot en séance lorsque cela me
semble thérapeutiquement relevant. Mais à nouveau de façon tentative, comme un point de
vue qui est mis en dialogue en séance avec le patient et/ou l’interprète et qui est dès lors
susceptible de complexification et/ou de falsification.
Quant au savoir de toute puissance que certains (beaucoup de) patients me présupposent,
par exemple l’influence que certains (beaucoup) me supposent quant à l’issu de leur demande
d’asile, il s’agit, et c’est à nouveau une évidence, de ne pas en être dupe. C’est la raison pour
laquelle j’annonce d’emblée que je n’ai aucune influence ni aucun pouvoir sur personne.
Mais je mentionne toujours aussi que l’attestation de suivi psychologique est un élément,
certes parmi beaucoup d’autres, dans le traitement de la demande d’asile, que mes attestations
sont considérées de bonne qualité, d’un point de vue psychodiagnostic, par les autorités
d’asile, chose qui m’a été confirmée à maintes reprises et continue à l’être par nombre
d’avocats et ce que pas mal d’avocats communiquent d’ailleurs aussi à leurs clients (je
reviendrai sur le statut de l’attestation de suivi psychologique au point 4.6).
388
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
Mais tout ceci n’évite pas que certains (beaucoup de) patients continuent à me supposer,
lors des premières semaines, voire des premiers mois du suivi, dans un coin plus ou moins
refoulé de leur inconscient, une sorte de pouvoir magique. Cette attribution d’un pouvoir
magique de toute puissance au thérapeute est évocatrice de la toute-puissance que le bébé et
le petit enfant attribuent aux Autres des origines. Je considère l’attribution de ce pouvoir
magique illusoire comme un ferment potentiel dans le processus de réinstauration d’un
sentiment de confiance de base en Soi, dans l’autre et dans le monde, à l’intérieur du
psychisme du sujet en trauma et en exil. Ce processus s’opère par l’intériorisation de la
confiance en Soi, dans les autres et dans le monde présupposé dans le psychisme du
thérapeute et par l’intériorisation de la croyance, à nouveau présupposée dans le psychisme
du thérapeute, qu’il est possible d’influer notre destin 52.
Il va sans dire que le processus thérapeutique consiste aussi à déconstruire cette toute-
puissance attribuée. C’est d’ailleurs un point de bascule essentiel dans le processus
thérapeutique, souvent facilement détectable en séance et qui s’opère parfois après quelques
semaines, voire quelques mois de suivi. Cette destitution du thérapeute de la place de Maître
dans laquelle il fut initialement mise, parfois d’ailleurs avec une certaine complicité tacite de
sa part, fait que la thérapie arrête d’être un discours adressé à un Maître (tout-puissant), qu’il
faut ménager, peut-être flatter, et dont il faut aussi quelque part se méfier (sait-on jamais qu’il
aurait menti et qu’il parlerait quand même avec le CGRA ?), voire qu’il conviendrait
d’instrumentaliser. Après cette bascule, plus de mascarade, plus de semblant. Il s’agit alors
d’une vraie rencontre entre deux subjectivités appelées à se rencontrer dans leurs
incomplétudes et leurs manques et disposées à cheminer ensemble pour trouver une réponse
suffisamment satisfaisante à l’énigme qui traverse le patient. Le thérapeute est co-voyageur
sur ce chemin. C’est celui qui accompagne, parfois assiste, dans le processus de nomination
et de décryptage de l’énigme. De surcroît, et c’est un bénéfice secondaire pour le thérapeute,
ce processus le confronte au caractère illusoire de certaines de ses propres certitudes
existentielles, ce qui fait qu’indirectement, il trouve parfois (assez souvent) des réponses aux
mystères qui le traversaient à son insu. Les positions de Maître et d’Elève perdent alors toute
consistance, car elles permutent constamment entre au moins deux subjectivités (trois si on
compte l’interprète). La psychothérapie est devenue ce qu’elle est en essence, notamment
une rencontre entre au moins deux subjectivités dans un espace tiers de paroles vraies.
4. 4 L es i nt er v en ti on s d u t h ér a p eu te d a n s l a r é a li té d u
p at ie nt
52 Je différencie le destin de la destinée. J’entends par « destin » l’intégrale de toutes les potentialités à être,
potentialités depuis-toujours-et-pour-toujours-déjà-là (par analogie à la physique quantique, le destin est
l’espace-temps depuis-toujours-et-pour-toujours-immuable). J’entends par « destinée » l’actualisation de
telle ou telle potentialité (dans la conceptualisation quantique, la destinée est une « ligne d’univers »).
389
Clinique de l’humanisation
Un risque majeur se situe dans une accentuation trop importante de l’aspect juridico-
social (par exemple les contacts avec les avocats, les recherches de solutions pratiques, etc.)
au détriment de l’aspect psychothérapeutique, tant dans le chef du patient que dans celui du
thérapeute. Ce dernier risque alors de se dénaturer en assistant social de luxe. Ou même de
glisser dans la position de militant, position dommageable pour la rencontre thérapeutique
car militantisme signifie nécessairement une identification et une attaque de l’ennemi (par
exemple les autorités d’asile), ce qui ne laisse aucune place à la nuance d’une réalité ultra-
complexe.
Ces deux positions peuvent être pensées comme mécanismes de défense, tant dans le chef
du thérapeute que dans celui du patient, pour ne pas avoir à s’affronter à l’enfer traumatique
en séance et en dehors de celle-ci. Sans doute parce que dans notre Mitsein, notre être-avec
notre patient, en notre qualité de Nebenmensch, nous ne pouvons résister à un mouvement
d’identification partielle au dés-aide du sujet, tel que nous le voyons et ressentons dans ce
que Levinas appelle la détresse absolue du visage de l’Autre et qui peut réveiller en nous
notre propre part de dés-aide non-élaborée ou non-perlaborée.
En effet, pour Levinas, la confrontation à la détresse telle qu’elle se manifeste dans la
nudité du visage de l’Autre peut engendrer soit un sentiment de haine soit initier un sentiment
de responsabilité à l’égard de l’Autre, un mouvement d’aide et de secours, bénéfique au
transfert et donc à la thérapie. A condition bien sûr que le thérapeute ne soit pas submergé
par ce désir d’aider qui deviendrait alors une furor sanendi. Les défenses du thérapeute
doivent donc idéalement être souples et mobiles afin de se laisser toucher sans se laisser
déborder et préserver ainsi ses capacités à penser et à rêver. C’est ainsi que Roisin (2011)
identifie deux modalités contre-transférentielles pouvant hypothéquer la relation thérapeu-
tique. Dans le premier mouvement, le thérapeute devient lui-même un « combat-tant passif
», animé de sentiments de vengeance, de rancœur et de haine à l’égard des bourreaux directs
et des « bourreaux » indirects (par exemple les instances d’asile, les instances en charge de
l’accueil, etc.). Dans le deuxième mouvement, la position de « sauveur » des victimes peut
se transformer en haine plus ou moins inconsciente de celles-ci, aboutissant à une attitude de
détachement, d’intellectualisation de la souffrance du patient et de sa psychothérapie,
comparable à ce que Ferenczi (1932a, [1985], p. 128) identifie comme « l’hypocrisie
professionnelle du thérapeute », à savoir « cette froide réserve et l’antipathie à l’égard du
patient qui se dissimule derrière elle et que le malade ressent de tous ses membres ». Cette
« froideur » et ce détachement hypothèquent bien évidemment la thérapie, car ils confrontent
à nouveau le patient avec le sentiment d’abandon lors de l’exposition traumatique.
D’un autre côté, et j’espère l’avoir démontré tout au long de ce travail, ces interventions
dans la réalité, à condition qu’elle soient suffisamment bien dosées, restent selon moi un
aspect central de mes psychothérapies.
D’abord pour des raisons éthiques. En effet, le fait de contacter l’avocat qui est toujours
un avocat pro deo et donc pas nécessairement engagé « à fond » dans tous ses dossiers, le
fait de rendre compte de l’état psychique de mes patients et de l’effet possible de cet état sur
ses capacités à témoigner dans mes attestations, ma présence lors de l’audition en tant que
390
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
personne de confiance, portent souvent leurs fruits et se soldent par l’octroi du statut de
réfugié. Ne pas le faire serait comme envoyer mon patient au front sans qu’il ne dispose de
toutes ses armes. Ce qui n’est pas non plus sans me poser question sur la procédure d’asile
en général et la place que j’y prends en tant que thérapeute engagé. Car alors qu’environ la
moitié des dossiers d’asile traités par le CGRA se solde par l’octroi du statut, environ 90 %
de mes patients, que j’ai pour la grande majorité accompagnés dans leur démarche d’asile,
ont obtenu ce même statut.
Mais aussi pour des raisons thérapeutiques. Cela va sans dire qu’une psychothérapie ne
peut se penser que dans un contexte où le sujet n’est pas constamment absorbé par ses
conditions de survie matérielle (un toit, de l’argent pour se nourrir, des papiers qui font
« exister »). Quelqu’un qui est dans la précarité du droit-même d’exister à part entière dans
sa nouvelle terre d’accueil n’est pas très enclin à l’exploration intrapsychique. Ensuite parce
que le fait d’être-là à ses côtés renforce l’alliance thérapeutique et contribue à réinstaurer le
sentiment de confiance de base en Soi et dans les Autres, sentiment fortement malmené, voire
partiellement détruit lors des traumatismes subis. Comme argumenté à maintes reprises, la
solidité de ce lien de confiance est le socle permettant de retraverser et de métaboliser les
affres du trauma dans la thérapie. Pour le dire dans les mots de Ferenczi (1932b, [1985], pp.
70-71), « quelque chose doit s’ajouter, une qualité humaine et empathique car les patients ne
peuvent pas croire, ou pas complètement, à la réalité d’un évènement si l’analyste maintient
son attitude froide, sans affects, purement intellectuelle […]. Il convient de prendre vraiment
au sérieux le rôle dans lequel on se met en tant qu’observateur bienveillant et secourable. »
Il s’agit donc de trouver en permanence un équilibre entre ce que j’ai identifié comme les
deux axes autour desquels s’articulent mes thérapies.
4. 5 S ur l e s t at ut d e l’ a tt es t at io n d e su i v i p sy ch o lo g iq u e
La toute grande majorité des patients, tout comme d’ailleurs la grande majorité des
avocats, accordent beaucoup d’importance à l’attestation de suivi psychologique. Comme
cela me fut confirmé par nombre d’avocats, les fonctionnaires en charge de l’audition y
accordent également de l’importance. A condition, bien entendu, qu’elle soit de qualité
psycho-diagnostique « suffisamment bonne ». Dans le cas contraire, l’attestation risque de
ne pas être prise en compte, même de desservir le traitement de la demande d’asile du patient.
J’entends par « qualité suffisamment bonne » le fait que le psychodiagnostic soit
« suffisamment correct ». C’est-à-dire : 1/ qu’il soit posé selon les règles de bonnes conduites
psychodiagnostiques dans le cadre de référence psychodiagnostique choisi ; 2/ qu’il décrive
de façon suffisamment correcte l’état psychique du patient compte tenu du cadre de référence
diagnostique retenu ; 3/ que l’attestation soit rédigée de telle façon qu’un lecteur laïque puisse
se former une idée suffisamment précise du fonctionnement psychique du patient ; 4/ qu’elle
contienne les éléments sur lesquels le psychodiagnosticien, que je suis lorsque je rédige
l’attestation, se base pour poser le diagnostic ; 5/ qu’elle décrive les conditions dans
lesquelles eurent lieu la collection de données psychodiagnostiques ; 6/ qu’elle décrive la
façon dont le psychodiagnosticien évalue l’évolution de l’état psychique de son patient durant
391
Clinique de l’humanisation
392
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
▪ elle permet de dire quelque chose sur la souffrance psychique et donc de créer une
certaine distance par rapport à celle-ci. La souffrance psychique est un état, une façon
plus ou moins temporaire d’être dans le monde, ce n’est pas un état immuable ;
▪ elle permet aussi, si encore nécessaire à ce stade, de dire quelques mots sur le processus
thérapeutique même et sur sa visée (une levée des symptômes).
4. 6 S ur l’ ac co mp a gn e me nt en t an t q ue pe r s on n e d e
co nf i a nc e l o rs d e l ’ a ud it i o n
393
Clinique de l’humanisation
394
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
4. 7 L a v i s io n d u t h ér a p eu te q u an t à l ’ i n - hu m a ni té de l a
b ar b a r ie et l’ h u m a n it é et l’ hé r oï q ue gr a n de u r d e
l’ ho mm e
395
Clinique de l’humanisation
Cela va sans dire que ce conflit entre ces Surmois lacaniens et freudiens est également
présent dans le psychisme des interlocuteurs que rencontre sur son chemin le sujet en exil.
Dans celui de son avocat, de ses assistants sociaux, sans doute aussi dans celui qui
l’interviewe lors de sa demande d’asile, etc. Et bien entendu dans celui de son psychothéra-
peute. Ce conflit souvent inconscient risque de se manifester dans un mépris, une hypocrisie
(cfr la conceptualisation ferenczienne de l’hypocrisie professionnelle), voire parfois un rejet
s’accompagnant d’un discours parfois ouvertement haineux à l’égard du sujet en trauma et
en exil. Ou de façon moins visible, sous une forme inversée, par exemple une empathie
exagérée et/ou une tolérance tout à fait inappropriée. Ceci n’est pas moins nuisible pour le
processus de reconstruction subjective et de ré-humanisation. En effet, de telles attitudes
d’ultra-tolérance et d’ultra-bienveillance ne font qu’entretenir les symptômes au lieu d’en
révéler les dynamiques sous-jacentes.
D’où la nécessité pour le thérapeute d’être non seulement suffisamment informé des
conflits Surmoïques décrits, mais également de les accepter et de les assumer comme
constituant une essence de l’humanité de l’homme, à savoir sa part d’in-humanité. Afin de
pouvoir ainsi débusquer les dits-conflits Surmoïques à l’intérieur de son propre psychisme et
de celui de ses patients. C’est également à ce niveau-là que je situe l’éthique du thérapeute
et, de façon plus générale, celle du sujet humain.
4. 8 S ur l’ a ut he nt i c it é e t l e st at ut du me n so n ge en
ps yc h ot hé r a pi e
Si nous gardons une attitude froide, nous brisons le tout dernier lien qui nous rattache au patient
[…]. Sans notre bienveillance, il se trouve seul et abandonné dans la plus profonde détresse,
c’est-à-dire dans cette situation insupportable qui, à un moment donné, l’a conduit au clivage
psychique et finalement à la maladie. Il n’est alors pas étonnant que le patient ne puisse faire
autrement que de répéter exactement, comme lors de l’installation de la maladie, la formation
des symptômes déclenchés par commotion psychique. Les patients ne sont pas touchés par une
expression théâtrale de pitié, mais je dois dire seulement par une authentique sympathie. Je ne
sais pas s’ils la reconnaissent au ton de notre voix, au choix de nos mots ou de toute autre
manière. Quoi qu’il en soit, ils devinent de manière quasi extralucide les pensées et émotions
de l’analyste. Il ne me semble guère possible de tromper le malade à ce sujet et les conséquences
de duperie ne sauraient être que fâcheuses (Ferenczi, 1932a [1982], p. 129).
396
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
espérait durable ne l’est pas, la séance suivante redevenant une nouvelle répétition du
trauma » (Ferenczi, ibid., p. 126).
Il ne suffit donc pas dans cette clinique si particulière, qui est celle du traumatisme
extrême et de l’exil, d’analyser uniquement ou d’interpréter correctement, même de façon
géniale, les symptômes. Quelque chose d’une qualité humaine doit s’ajouter pour que puisse
s’initier le processus de narration, c’est-à-dire d’appropriation subjective de l’horreur
traumatique et son historisation. Je considère l’authenticité comme ce plus indispensable
pour que puisse s’initier le processus d’autobiographisation dans et par lequel se reconstitue
le self, se réunifie la personnalité psychique.
Comme le souligne Ferenczi, il est pour ainsi dire impossible d’opérationnaliser le
concept d’authenticité, c’est-à-dire de le déconstruire et de le décrire au départ de variables
quantifiables et donc mesurables au départ d’instruments psychométriques. Il ne peut être
que décrit au départ d’une introspection du psychothérapeute et au départ de ce qui se montre
et se dit entre les deux interlocuteurs que sont le patient et son psychothérapeute en séance et
parfois hors-séance (par exemple lors des accompagnements au CGRA). Cette
herméneutique de l’authenticité (une recherche du sens « premier » ou « dernier », selon le
point de vue où l’on se place) est un sujet tellement vaste qu’il pourrait être le sujet d’une
thèse. Je me limite à nouveau à en brosser une esquisse au départ de ma propre introspection
que je ne pousse pas ici dans ses derniers retranchements.
Je commence par cerner quelque peu le concept d’authenticité en me basant sur un article
de Dumouchel (2014). Je le cite :
L’étymologie du terme authentique et du substantif authenticité nous apprend que l’authenticité
a partie liée avec l’autorité. Ainsi, authenticus vient du grec authentikos, « qui consiste en un
pouvoir ou une autorité absolus », dérivé de authentes, « qui agit de sa propre autorité ». À
l’âge classique, le concept est donc essentiellement légal ou juridique. Est authentique ce qui
est muni de l’autorité légale et publique. Il faut attendre la sixième édition du Dictionnaire de
l’Académie, en 1835, pour qu’authentique désigne, par extension, ce qui est incontestable, dont
la certitude ou l’origine ne peuvent être remises en cause. Les dictionnaires récents confirment
que le sens premier du mot est juridique, mais recensent les sens étendus du terme, qui nous
sont devenus plus familiers. Sans prétendre catégoriser de façon exhaustive les usages du terme
« authentique », on nomme authentique : 1/ ce dont l’origine ou la provenance sont
incontestables (par exemple « un authentique Delvaux ») ; 2/ des produits qui sont conformes
à la tradition et dont la pureté n’est pas altérée (« une authentique bière d’abbaye ») ; 3/ ce qui
est appuyé sur un témoignage incontestable (« la torture dont Monsieur X fut victime est
authentique », c’est-à-dire qu’elle a effectivement eu lieu dans les conditions décrites) et 4/ ce
qui, au-delà des apparences ou des conventions, reflète la personnalité réelle et profonde d’un
individu. On le voit, dans tous ces cas, « l’auto-rité » qui accompagnait originairement
l’authenticité s’est étendue pour englober la conformité des œuvres et des objets à leur origine,
l’adéquation à des normes d’excellence, la véridicité des témoignages et la véracité de
l’expression individuelle. Dans ce dernier cas, l’autorité a à voir avec la manière dont la
personne elle-même soutient ses énoncés ou ses actions ; ce qui se garantit, c’est l’adéquation
avec la personnalité ou les composantes de la personnalité de l’individu expressif. Parler
d’authenticité en ce sens présuppose que nos actions ou nos discours ne se soutiennent pas
397
Clinique de l’humanisation
Je retiens cette signification éthique de l’authenticité qui contient une double injonction :
l’injonction à donner à voir dans mes actes ce que je prétends être dans le discours que je
m’adresse à moi-même et que j’adresse à l’autre et l’injonction à m’ouvrir à la critique de
l’autre concernant mon manque d’authenticité, car il est de notre condition humaine de nous
leurrer, plus ou moins.
Je considère que mon éthique de psychothérapeute et mon éthique d’être humain me
contraignent (dans son sens kantien d’impératif catégorique, c’est-à-dire « Du sollst, also
kannst Du », « tu devrais, donc tu dois ») à une position d’authentique sympathie à l’égard
de mon patient et à un engagement authentique à cheminer à ses côtés dans le long processus
de reconstruction psychique. Si quelque chose en moi fait que j’éprouve des obstacles à le
faire, je me dois alors d’assumer (dans son sens éthique) que la psychothérapie s’arrête et je
me dois de communiquer au patient les raisons pour lesquelles je ne m’engage pas à fond
dans le processus. Je m’explique. En tant que thérapeute, je dois (dans son sens kantien)
ressentir à l’intérieur de moi une authentique sympathie à l’égard de mon patient, c’est-à-dire
que je me dois d’être authentiquement affecté par les horreurs qu’il a traversées. En effet,
comme le souligne Ferenczi, sans authentique sympathie, pas d’authentique thérapie. De la
même façon, je me dois de m’engager à cheminer à ses côtés dans le processus thérapeutique.
Car c’est dans et par cet authentique cheminement commun tel qu’il s’opérationnalise dans
les deux axes décrits précédemment que s’opère le processus de reliaison avec Soi, les autres
et le monde. Mais aussi en tant qu’être humain. Car dans la conception que je me fais de
l’humanité de l’homme, à savoir l’éthique levinassienne de la responsabilité, telle qu’elle se
manifeste dans la nudité du visage de l’Autre, nudité qui est une injonction faite au plus fort
de prendre soin du plus faible, je me dois d’être animé d’un authentique désir à répondre à
l’appel de celui qui s’adresse à moi afin de l’aider à redevenir fort.
Mutatis mutandis, cette authenticité que je vis comme une injonction, est aussi une
invitation que j’adresse implicitement à mon patient à être authentique avec moi. C’est-à-dire
à me parler authentiquement (« une parole vraie », dirait Lacan), à faire tomber les masques
(le fonctionnement en faux self) et à me dévoiler son monde intérieur afin que nous puissions
cheminer ensemble dans le processus de nomination de ce qui le terrorise.
C’est en cela que l’authenticité en psychothérapie est d’une autre essence que
l’authenticité dans sa signification juridique et même dans sa signification éthique. Je
m’explique.
L’authenticité juridique signifie que ce qui est énoncé soit authentique, c’est-à-dire
suffisamment basée sur un témoignage incontestable, d’origine suffisamment incontestée.
398
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
399
Clinique de l’humanisation
4. 9 U n po s it io n ne me nt s im i l a ir e m a i s p a s i d en t iq u e a u
po s it io n n em en t q u e j e pr e nd s d a n s m a c li n iq u e
« c l a s s iq u e »
400
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
401
Clinique de l’humanisation
répète, est une défense contre le surgissement des angoisses fondamentales (les effrois)
originaires (à l’origine de la structuration psychique). Au niveau théorique, les vécus
extrêmes sur un psychisme préalablement structuré de façon suffisamment stable dans la
lignée névrotico-normale montrent, dévoilent les dynamiques psychiques à l’œuvre lors de
l’ontogénèse et la psychogénèse de tout sujet humain. Pensée ainsi, la clinique du trauma
extrême et de l’exil montre, in statu nascendi, comment se structure le psychisme humain,
que se soit dans la lignée névrosé-normale, dans la lignée franchement névrotique, dans un
fonctionnement majoritairement borderline ou majoritairement psychotique.
Le fonctionnement des sujets en trauma et en exil est donc similaire sans pour autant être
identique au fonctionnement du sujet « classique ». C’est la raison pour laquelle j’ai proposé
de différencier névrose et névrose post-traumatique, fonctionnement limite et
fonctionnement limite post-traumatique et fonctionnement psychotique et fonctionnement
psychotique post-traumatique.
De la même façon, la direction de la psychothérapie et les positionnements du thérapeute
concomitants seront similaires sans pour autant être identiques dans les deux « types » de
cliniques. Le sujet névrosé-normal n’attend pas de son psychothérapeute qu’il intervienne
dans sa réalité. Une telle intervention serait à juste titre vécue comme une infantilisation, ou
pire, une intrusion, ce qui hypothéquerait, voire romprait l’alliance thérapeutique. Ce que le
sujet névrotico-normal attend est une présence authentiquement bienveillante avec un
thérapeute suffisamment silencieux dans une attention suffisamment flottante, qui écoute et
repère de façon suffisamment juste les désirs conflictuels plus ou moins inconscients, tels
qu’ils se manifestent dans le discours, l’infra-discours et dans la relation transferro-
contretransférentielle. Le sujet en fonctionnement limite en tant qu’il se vit en déréliction
attend, quant à lui, une authenticité plus incarnée, une sympathie plus manifeste et un
authentique engagement du thérapeute à prêter son psychisme et son corps afin de symboliser
le non-encore advenu. Mais il n’attend pas de son psychothérapeute que ce dernier s’engage
dans sa réalité. Même s’il m’est exceptionnellement arrivé pour ces patients de téléphoner en
leur présence à leur médecin généraliste ou à leur psychiatre lorsqu’ils m’en formulaient la
demande.
Ce que les deux cliniques ont en commun, c’est l’authenticité. Ce qui les différencie, ce
sont les façons dont cette authenticité se montre dans la rencontre psychanalytique.
Accepter une des hypothèses que j’ai défendue tout au long de ce travail, à savoir que
toute souffrance psychique résulte, en dernière analyse d’un ratage, d’une carence, voire
d’une défaillance dans le processus de liaison à l’intérieur de Soi et avec les autres ̶ ces deux
activités de liaison étant consubstantielles, concomitantes ̶ implique de placer l’interprète
au cœur du processus thérapeutique et de la pensée clinique avec de sujets en exil. Le cadre
du présent travail ne me permet pas de théoriser dans le détail ce qui se donne à voir dans ce
setting si particulier. Je me limite à en brosser un tableau impressionniste qu’il conviendrait
d’affiner.
402
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
403
Clinique de l’humanisation
et d’initier l’actualisation des potentialités à être Autre. Le travail avec interprète favorise à
mon sens ce processus de « trouvaille-création ». Car la parole circule par le biais d’un tiers
(le circuit patient-interprète-thérapeute-interprète-patient), ce qui initie un temps d’arrêt et
donc de réflexion dans les psychismes qui interagissent. Le setting avec interprète symbolise
en quelque sorte la tiercéisation telle qu’elle se cristallise dans l’espace intermédiaire
d’expérience.
Mais comme pour beaucoup de choses dans la vie, chaque avantage a ses inconvénients.
Car la médiation tierce par la présence de l’interprète fait que l’on perd certains éléments
propres à la rencontre one-to-one patient-psychothérapeute. Il est par exemple à mon sens
quasiment impossible d’entendre et de pointer les signifiants dans une langue que l’on ne
connait pas. Le fait que la parole soit traduite ne permet pas non plus de transmettre avec la
même finesse descriptive un ressenti, un fantasme, une pensée. Le discours du patient sera
également et nécessairement différent en présence d’un(e) interprète. C’est ainsi qu’une
minorité de patients parlant plus ou moins anglais, français ou néerlandais ont privilégié la
rencontre en one-to-one et cela même si ce setting présentait des inconvénients au niveau de
la langue. De tous les patients rencontrés à ce jour, un seul a arrêté sa thérapie après le premier
entretien par suite de la présence d’un interprète et préféra continuer avec un thérapeute
parlant sa langue natale. Car il se sentait angoissé chaque fois qu’il parlait, de peur que
l’interprète ne comprenne pas bien ce qu’il souhaitait me dire.
De ma place de psychothérapeute, le travail avec interprète est par certains aspects moins
fatigant, car il me permet plus de moments de distance, de retrait vers mon monde intérieur.
Je me sens moins dans l’urgence, j’ai plus de temps pour me remplir de l’univers de l’autre
et de réfléchir à mes interventions que dans un setting en one-to-one. Les débriefings en fin
de séance sont toujours très riches d’enseignements car l’interprète a toujours détecté ou
ressenti des choses qui m’ont échappées. En même temps, par d’autres aspects, le setting est
plus fatigant, car il m’invite à m’imprégner également du monde interne de l’interprète, de
l’observer afin de percevoir l’impact de mes paroles et de celles de mon patient sur son
psychisme à lui (à elle).
A ce jour, il ne m’est arrivé que rarement qu’un patient arrête sa psychothérapie en début
de suivi. Les quelques fois où cela fut le cas, je me suis senti mal à l’aise, envahi de doutes,
car j’ai eu le sentiment de ne pas avoir réussi à m’accorder suffisamment avec l’être-là de
l’Autre.
Un exemple récent :
Catherine est une jeune dame guinéenne de 19 ans. Elle a fui un mariage forcé en Guinée
et a été obligée par le passeur de se prostituer en Belgique pendant quelques semaines. Le
passeur lui a fait quitter le pays avec une fausse carte d’identité, un faux nom et une fausse
date de naissance (sur cette carte d’identité, elle a 39 ans). C’est, entre autres, cette confusion
404
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
au niveau de son âge qui fut à la base d’une décision négative dans sa demande d’asile,
décision contre laquelle son avocat a introduit un recours, il y a maintenant plus d’un an. Le
CCE n’a pas pris de décision au moment où j’écris ces lignes. C’est à cette époque qu’elle
commence son suivi. Je vois une personne presque mutique, très fatiguée (elle ne réussit pas
à dormir la nuit), envahie quasi en permanence de flash-back qu’elle évoque au détour d’une
phrase et dont elle ne souhaite pas parler. Elle me raconte son trajet dramatique. Elle me
raconte qu’elle a dit à son médecin qu’elle voulait se « faire recoudre » pour être à nouveau
vierge. Lors de la deuxième séance, je prends contact avec son avocat qui me donne
l’impression d’être une personne engagée, qui connait très bien la situation juridique de ma
patiente. Elle me décrit une situation kafkaïenne quant à sa procédure d’asile et à la
reconnaissance de son âge réel. Je comprends alors l’impasse dans laquelle ma patiente se
vit. Je comprends son retrait, sa rage intérieure. Tout comme elle et comme son avocat, je me
sens également tout à fait impuissant devant ce que je vis comme une absurdité administrative
et juridique. Lors du troisième entretien, elle est épuisée. Je lui explique que je pense
comprendre ce qu’elle ressent. Je lui propose, aussi pour ma propre tranquillité, de l’orienter
vers un service juridique dont un des juristes est un ami et qui est ultra-spécialisé en droit
d’asile. Mais elle refuse car elle n’a pas envie de raconter à nouveau son parcours ultra-
douloureux à quelqu’un qu’elle ne connait pas. Je lui demande si cela l’aiderait de me parler
des flash-back qui l’assaillent en permanence et des cauchemars qu’elle fait lorsqu’elle
réussit parfois à s’endormir la nuit. Mais elle me dit que cela la ferait trop souffrir. Je lui
réponds que je comprends. Peu après, elle souhaite arrêter la séance et aller se coucher. Notre
quatrième séance se passe de façon analogue. En fin de séance, elle me dit qu’elle est très
fatiguée, qu’elle ne sait pas si elle va continuer. Comme je pars en congé pour deux semaines,
je lui propose quand même de lui donner un rendez-vous que je fixe trois semaines plus tard.
Une semaine avant son rendez-vous, elle demandera au médecin du centre de me téléphoner
pour annuler le rendez-vous. Tout en demandant à celui-ci de me remercier et de bien
spécifier que « ça n’avait rien à voir avec moi ». En y réfléchissant dans l’après-coup, je
pense pour ma part qu’elle a décidé d’arrêter son suivi parce qu’elle a très bien perçu mon
ressenti de totale impuissance, le vécu que je ressentais d’être dans une impasse.
Environ la moitié des patients arrêtent leur suivi après avoir été reconnus réfugiés. La
plupart ont alors fait un chemin thérapeutique qui est très rarement inférieur à six mois
(environ 12 séances). Les centres d’accueil essaient en effet de les orienter assez rapidement
après l’arrivée en centre. Souvent, ces suivis durent entre 12 et 24 mois (environ 24-48
séances) avant la décision dans la demande d’asile qui fut très souvent positive pour mes
patients. Pour certains d’entre eux, je trouve, de ma place de thérapeute, qu’un arrêt se justifie
lorsqu’ils quittent le centre. Nous nous disons alors au revoir. Pour d’autres, je trouve qu’une
poursuite serait indiquée. S’ils sont preneurs, je leur dis que deux solutions sont possibles.
Soit le CPAS dont ils dépendent (la plupart ont besoin d’au moins d’une année avant de
trouver du travail) accepte de payer mes honoraires. Soit le CPAS n’accepte pas. Dans ce
cas, je leur dis que je suis tout à fait disposé à continuer à les voir moyennant un payement
symbolique (concrètement, il varie entre 0 et 10 euros, en fonction des possibilités du
patient). S’il s’agit d’un suivi avec un interprète, le coût de l’interprète (environ 20 euros) est
à charge du patient. Certains acceptent alors de poursuivre. Nous continuons alors à nous
405
Clinique de l’humanisation
voir, parfois pendant encore des années. Certains décident d’arrêter une fois qu’ils ont quitté
le centre. Ils donnent les raisons suivantes : ils souhaitent se focaliser sur leur nouvelle vie
(le regroupement familial, la recherche d’une habitation, ce qui demande très souvent
beaucoup d’énergie) et tourner la page et/ou pour des raisons logistiques. En effet, les
personnes ayant obtenu leurs statuts doivent quitter, dans les deux mois, le centre ou
l’Initiative Locale d’Accueil (ILA) qui les hébergent. Ils sont alors dans l’obligation de
prendre n’importe quoi, parfois très éloigné de mon domicile. Force est en effet de constater
que peu de propriétaires sont enclins à louer un studio ou un appartement à un réfugié qui
dépend du CPAS. Les raisons pour lesquelles le patient décide d’arrêter me semblent
initialement parfois tout à fait opaques. Elles se révèlent parfois lorsque la personne reprend
le suivi, parfois des mois plus tard. Deux exemples :
▪ Haiman décida d’arrêter après six mois. Il s’agit d’un universitaire irakien. Il m’avait
été adressé par l’assistante sociale de l’ILA de Vilvorde où il résidait. Il venait de
recevoir une décision négative. Après un combat juridique, son avocat obtint gain de
cause au CCE et il fut reconnu réfugié. Mais l’obtention de ce statut n’eut aucun effet
sur son psychisme. Il continuait à aller très mal, envahi en permanence de flash-back. Il
ne pouvait pas dormir et était d’une humeur très mélancolique. Je lui proposai donc de
poursuivre le suivi gratuitement. Nous nous voyions encore trois fois. Puis il m’annonça
qu’il voulait d’abord se trouver un studio. Je lui répondis que je comprenais, mais que
je pensais qu’il était plus qu’indiqué qu’il continue à venir. Mais il persista. J’eus un
sentiment de trop peu, voire d’échec, tout en respectant bien entendu sa décision. Il me
recontacta quatre mois plus tard et me demanda si j’étais d’accord de lui donner un
rendez-vous, ce que je fis avec plaisir. Lors de ce rendez-vous, il me donna un cadeau
et me remercia pour ce que j’avais fait pour lui. Il me dit que le CPAS dont il dépendait
acceptait de payer ses consultations et il insista plusieurs fois que je facture aussi les
trois rendez-vous qui eurent lieu précédemment et qui furent gratuits par la force des
choses. Je lui demandais alors pourquoi il avait décidé d’interrompre. Il me répondit que
c’était pour plusieurs raisons. Il se sentait mal à l’idée de ne pas savoir payer ses
consultations. Il trouvait aussi que j’en avais fait tellement pour lui qu’il voulait
m’épargner l’écoute des horreurs qu’il avait traversées, car il voyait bien comment cela
me touchait. Nous avons consacré la séance à discuter de cela. Je lui ai dit que c’est
précisément ce qui est au cœur du métier que j’ai choisi et pour lequel j’ai étudié : me
déplacer tant que faire se peut dans l’autre et écouter, mais avec suffisamment de
distance comme quand on regarde un film, un tableau. Nous continuons à nous voir une
à deux fois par mois.
Monsieur T. est un ingénieur qui a fui son pays, il y a maintenant plus de dix ans. Il a
commencé un suivi avec moi deux ans après son arrivée en Belgique. Il avait alors été
débouté de sa première demande d’asile et en avait introduit une deuxième. Celle-ci se
solda par une décision positive. Il dut alors quitter l’endroit où il vivait avec sa femme
et ses enfants (une ville pas trop éloignée de Bruxelles) pour aller vivre dans une petite
ville de province, loin de Bruxelles. Il y trouva du travail, mais très en dessous du niveau
de ses études et du job qu’il faisait au pays. Nous continuâmes à nous voir une fois par
mois à mon domicile et cela pendant environ deux ans. Il payait uniquement l’interprète.
Mais souvent, il me disait qu’il était embêté vis-à-vis de moi. Il voulait me payer, car
tout travail mérite salaire. Je lui répondais à chaque fois que je comprenais parfaitement
sa situation, que c’est moi qui lui avais proposé de le voir gratuitement et que je n’avais
406
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
aucun souci d’argent. Mais cela continuait à l’ennuyer, de sorte qu’il décida d’arrêter,
quitte à reprendre plus tard, quand il aurait plus d’argent. Nous nous sommes revus
encore une fois quelques mois plus tard, autour d’un repas avec l’interprète et quelques
anciens patients qui étaient aussi ses compatriotes. Il était resté le même. Réservé, triste,
peu satisfait finalement de sa vie. Je lui ai à nouveau proposé, par acquis de conscience,
de reprendre sa thérapie, sachant bien qu’il refuserait. Masochisme dans son chef ? Peut-
être. Compulsion à la répétition et jouissance du symptôme ? Si on veut. Ratage dans le
processus de reconnaissance entre le thérapeute et son patient ? Sans le moindre doute.
Car je n’ai jamais osé aborder la question du masochisme et de la jouissance du
symptôme avec lui en thérapie. Ni d’ailleurs d’autres pistes qui m’étaient venues lors
des séances (par exemple sa fierté à mon égard qui l’empêchait de se dévoiler
entièrement, etc.).
Les suivis avec des sujets en trauma et en exil ne fut pas sans effet quant à la façon dont
j’ai eu à m’accoutumer avec le manque à être, avec le roc de la castration. En effet, au début
de ma pratique avec ces patients, je fus plus d’une fois saisi de moments de doute, voire de
désespoir quant au sens de mon travail. J’en ai alors plusieurs fois parlé avec une collègue
psychologue qui a travaillé pendant dix ans dans un centre d’accueil. Elle vivait les mêmes
doutes, les mêmes angoisses que moi. Une de ses paroles m’est restée. Elle me dit : « Tu sais,
je me console avec l’idée que tout ce qu’on leur a donné, et bien, ils l’ont reçu ». Ce n’est
d’ailleurs sans doute pas pour rien qu’elle aussi a commencé une recherche doctorale il y a
un an, recherche qu’elle effectue dans un continent très lointain, de l’autre côté de la planète.
C’est également elle qui me mit en contact avec une de ses amies, psychologue qui a travaillé
pendant de longues années en Australie avec des demandeurs d’asile. Dans ce pays, les
demandeurs d’asile sont isolés sur une île au large des côtes australiennes, le temps du
traitement de leur demande. En cas de réponse positive, ils sont transférés sur le continent
australien. En cas de réponse négative, ils sont déportés vers leur pays d’origine. Voici ce
que me raconta Poh Lin Lee, la collègue australienne : « Moi je ne sais jamais si je reverrai
la personne. C’est pour ça que je commence chaque entretien en disant à mon patient : nous
allons d’abord nous dire au revoir, car personne ne sait si on se reverra. » Elle ajouta que
cette façon de faire l’avait libérée d’un énorme poids. Et qu’en même temps, elle était
persuadée que cela permettait parfois d’initier très rapidement une rencontre authentique avec
des effets thérapeutiques parfois spectaculaires.
Freud propose quelques définitions de ce que serait une fin d’analyse. J’en reprends deux.
Dans la première, il écrit : « nous appelons normal ou sain un comportement qui réunit
certains traits des deux réactions, qui, comme dans la névrose, ne dénie pas la réalité, mais
s’efforce ensuite, comme dans la psychose, de la modifier. » (Freud, 1924, [2005], p. 301).
Appliqué au sujet ayant vécu l’extrême, il s’agirait dans ce cas d’admettre, d’assumer, la
réalité de l’in-humaine horreur dont les flash-back et les somatisations sont la trace, et
concomitamment, consubstantiellement, d’initier un travail permettant de transformer, de
transcender cette expérience dans la direction d’un plus d’humanité pour le sujet victime.
C’est ce que me raconta Monsieur Z. : « Quand on a vécu ce que j’ai vécu, on se rend compte
qu’on peut aider son prochain, même si on n’a rien. En l’écoutant, en le comprenant, en le
conseillant. C’est ce que j’essaie de faire. »
407
Clinique de l’humanisation
La rencontre avec Monsieur D. a initié en moi un long voyage qui dure depuis presque
dix ans et qui m’a amené à l’énigmatique question des origines (la question de l’ontogénèse
et de la psychogénèse du sujet humain). Ce long voyage et l’ultra-complexité de la question
m’ont fait découvrir et explorer des champs théoriques que je ne connaissais pas ou peu. Par
exemple les neurosciences, la philosophie de l’esprit, les théories phénoménologiques et les
théorisations issues de la physique quantique.
Aux origines de ce voyage, il y avait mon authentique sympathie pour Monsieur D. et
mon authentique désir de psychothérapeute, de « guérisseur de l’âme », me disait Maryam.
Ce désir fut par la suite alimenté par des centaines de rencontres avec d’autres patients. Il y
avait aussi ma fascination pour le mystère de l’être et le désir d’aller à la rencontre de ce
mystère. Pensé ainsi, il s’agissait dès lors, concomitamment, consubstantiellement, d’une
rencontre entre deux sujets se questionnant, l’un de façon manifeste, l’autre de façon plus
latente, comme en arrière-fond de son fonctionnement psychique. Le présent travail est aussi
ma façon de les remercier et de rendre hommage à leur courage et à la confiance qu’ils m’ont
accordée.
J’espère avoir montré que l’ultra-complexité de cette clinique si particulière nous invite
à nous ouvrir à un maximum de modèles théoriques et à les mettre en dialogue et en contraste
afin de cerner avec de plus en plus de précision notre objet. Et à nous décentrer ainsi d’un
modèle théorique déterministe dans lequel les causalités seraient linéaires et computables
(calculables par un ordinateur doté de possibilités de calcul quasi infinies). Cette clinique
nous invite (nous convoque) également à nous décentrer d’un modèle structural avec des
phénomènes prévisibles et indépendants du point de vue de l’observateur, car dans un modèle
structural, les règles de la structure sont données, immuables et déterminables. Pour nous
408
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
409
Clinique de l’humanisation
N’est-ce pas non plus ce que nous enseigne la physique quantique ? Tous les états du
système sont en effet théoriquement connus et définis (ce sont des probabilités statistiques
symbolisées par des nombres complexes). Mais impossible de dire avec certitude quelle
potentialité s’actualisera, étant donné qu’il s’agit de probabilités statistiques complexes.
Encore plus tard, Freud reviendra sur cette question :
Peut-être le secret des cas qu’on appelle personnalités multiples réside-t-il en ce que les
différentes identifications accaparent alternativement la conscience. Même si les choses ne vont
pas aussi loin, apparaît le thème des conflits entre les différentes identifications, entre lesquelles
le Moi se divise, conflits qui ne peuvent en fin de compte, être totalement considérés comme
pathologiques. (Freud, 1923, [2001], p. 270).
410
Chapitre 8. Considérations clinico-pratiques
411
Annexes
Annexe 1 : Attestation début de suivi Monsieur D.
▪ des cauchemars et des terreurs nocturnes en lien avec les événements vécus au pays ;
▪ des hallucinations visuelles (par exemple la “vision” de sang, d’araignées qui grimpent
sur la table) et auditives (par exemple la voix de soldats morts) égo-dystones. Nous
constatons qu’il nous raconte ces phénomènes hallucinatoires avec honte et angoisse ;
▪ une peur “de devenir fou”, très présente dans son psychisme ;
▪ une restriction des affects, par exemple des difficultés à manifester de la tendresse à
l’égard de son épouse. Cette difficulté affective s’accompagne d’angoisses massives que
son épouse le quitte ;
▪ une irritabilité à l’égard de son épouse et de ses enfants ;
▪ des sentiments massifs de culpabilité vis à vis de son épouse et de ses enfants ;
▪ une altération de son caractère nous a été signalé par son épouse lors de l’entretien de
couple. Elle déclare “ne plus le reconnaître” ;
▪ des troubles du sommeil ;
▪ des difficultés de concentration ;
▪ des crises d’angoisses, voire de panique ;
▪ une humeur dépressive ;
▪ une anhédonie ;
▪ une fatigue persistante et un manque d’énergie ;
▪ des crises de larmes qui le submergent ;
▪ un sentiment d’avenir bouché pour lui et sa famille ;
▪ des idéations suicidaires ;
▪ des plaintes somatiques tel que céphalées, douleurs musculaires, etc.
Au vu du tableau décrit, nous posons le diagnostic d’un trouble de stress post-traumatique
chronique (DSM IV, F 43.1). Ce trouble s’accompagne d’une co-morbidité dépressive
importante (DSM IV, F 32.2).
Nous basant par ailleurs sur ce qu’il a pu nous raconter, par bribes successives, au détour
d’une association, il nous semble ne faire aucun doute que l’étiologie est en lien direct avec
les horreurs vécues au pays, tant lorsqu’il était soldat qu’après la guerre (par exemple les
persécutions graves et répétées par les Serbes, le viol de son épouse sous ses yeux et les yeux
de ses enfants).
A ce jour, le lien de confiance est très bien établi, ce qui a lui a permis de s’apaiser un
peu. A ce stade-ci, le pronostic thérapeutique nous apparaît favorable. Mentionnons
néanmoins qu’à ce jour, une élaboration psychique des traumas lui est très difficile, voire
impossible. Vu la sévérité du tableau et des traumas qu’il a traversé, nous pensons qu’il
s’agira d’un travail thérapeutique de longue haleine. Soulignons pour conclure qu’un retour
forcé vers le pays d’origine est absolument contre-indiqué car un tel retour présenterait un
risque majeur de décompensation, voire de passage à l’acte auto-agressif.
Ces renseignements, qui tombent sous le secret professionnel, sont transmis avec l’accord
de Monsieur.
Emmanuel Declercq,
Psychologue-psychothérapeute
416
Annexes
Annexe 2
Vilvoorde, le
417
Clinique de l’humanisation
Emmanuel Declercq
Psychologue, Sexologue, Psychothérapeute
418
Annexes
Annexe 3
Vilvoorde, le …
419
Clinique de l’humanisation
Emmanuel Declercq
Psychologue, Sexologue, Psychothérapeute
420
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Emmanuel DECLERCQ
2018
CLINIQUE DE L’HUMANISATION À
Emmanuel DECLERCQ
Partant d’une expérience clinique intensive s’étalant sur une
dizaine d’années, l’auteur explore comment la non-rencontre
entre un sujet en trauma et en exil et ses interlocuteurs suppo-
L’ÉPREUVE DES TRAUMATISMES
sés lui porter secours est susceptible d’entretenir, voire de ren-
forcer le processus de déliaison avec Soi, les autres et le monde,
EXTRÊMES CUMULÉS À L’EXIL
processus initié lors des vécus extrêmes au pays et durant le
souvent très dangereux parcours de fuite. Ces développements
||||||||
ouvriront sur une métapsychologie de l’étayage, de la reconnais-
sance de l’altérité, de la responsabilité et de l’intersubjectivité.
De la torture déshumanisante à une psychanalyse
de la réhumanisation
Based on an intensive clinical experience of more than ten years, the Emmanuel Declercq est psychologue et
author explores how the absence of encounter between a traumatized s’est formé par la suite aux thérapies
person on the run from the horror in his/her country and the people who
psychanalytiques et à la psychanalyse.
are supposed to take care of him/her, can maintain, or even reinforce the
Il exerce depuis plus d’une décennie
process of disconnection and alienation from oneself, the others and the
world, process that started in the country of origin and the almost always long comme psychothérapeute d’orientation
and very dangerous journey on the run. These developments will open to a psychanalytique en libéral. Il a entre
metapsychology of intersubjectivity based on the responsibility towards the autres une longue expérience dans le
Other and the recognition of Otherness. As will be shown in the last chapter, travail psychothérapeutique avec des
this metapsychological proposition is not without consequences, neither personnes en exil. La toute grande
for the clinical theory and practice nor for the way of thinking about and majorité d’entre eux eut à traverser des
practicing the reception in our country of the subjects on the run, in trauma traumatismes déshumanisants dans le
and in exile. pays d’origine et/ou durant le parcours
de fuite.
32 €
9HSMIRF*fiheae+