Hollywar - Hollywood, Arme de P - Pierre Conesa
Hollywar - Hollywood, Arme de P - Pierre Conesa
Hollywar - Hollywood, Arme de P - Pierre Conesa
Du même auteur
Titre
Copyright
Éditeur
Exergue
Introduction
I - Palette colorée des différents méchants terrassés par Hollywood
1 - Le Noir : un primitif responsable de la guerre civile
2 - Le Peau-Rouge : une épopée génocidaire contre l'ennemi intérieur
3 - Toutes les nuances de Jaune : l'invention de la menace planétaire
4 - Le basané : l'ennemi aux frontières
5 - Le Blanc, nazi ou communiste : les espions infiltrés
II - Hollywood, une stratégie imbattable
1 - Éloge des mauvais films hollywoodiens
2 - Quelques règles du cinéma de propagande à la sauce hollywoodienne
3 - Quelques spécificités hollywoodiennes
4 - La censure ? Quelle censure ?
5 - Quelques sujets gênants, jamais traités par Hollywood : les mass shootings, le
syndrome post-traumatique et la guerre chimique
6 - Le film hollywoodien, instrument de soft power
7 - L'influence stratégique de Hollywood
III - La démonologie busho-trumpienne
1 - Chic ! Un minestrone de nouveaux ennemis
2 - Le pot-pourri « busho-trumpien »
3 - L'Arabo-Irano-musulman : le méchant absolu de la nouvelle génération
Conclusion
Bibliographie
DU MÊME AUTEUR
*. Stanley Hoffman, cité dans Gérard Chaliand, Pourquoi perd-on la guerre ?, Odile Jacob, 2016.
Introduction
Il est temps désormais de passer en revue quelques cas d'ennemis stéréotypés qui ont
jalonné l'histoire du cinéma. On verra d'abord comment des ennemis « historiques » ont été
façonnés uniquement par la couleur de leur peau. Il s'agit des figures du « Noir », du
« Rouge », du « Jaune », du « Basané » et des « Blancs » ex-communistes, nationalistes,
russes ou néo-nazis. Par la suite, on analysera les spécificités stratégiques du système
hollywoodien. Enfin, on s'intéressera aux nouveaux ennemis tout droit issus de la vision
busho-trumpienne qui inspire actuellement les scénaristes : le petit Français et l'Arabo-
Irano-nucléaro-terroristo-musulman.
2. David McCullough, The American Spirit. Who We Are and What We Stand for, Simon and Schuster, 2017.
3. « Why the U.S. President Needs a Council of Historians », Graham Allison et Niall Ferguson, The Atlantic, septembre
2016.
4. La Ligue pour la vertu (National Legion of Decency) est un groupe de pression créé par les représentants de l'Église
catholique romaine en 1933 aux États-Unis pour censurer les productions cinématographiques exerçant une mauvaise
influence sur les enfants.
5. Établi en 1930 par William Hays, président de la Motion Pictures Producers and Distributors of America, le code Hays
est un code d'autocensure en vigueur aux États-Unis (voir p. 140).
I
PALETTE COLORÉE DES DIFFÉRENTS MÉCHANTS
TERRASSÉS PAR HOLLYWOOD
Les scénaristes et les producteurs à Hollywood ne définissent jamais la menace qui pèse
sur la société américaine en fonction de la réalité, mais pour répondre à des contraintes
idéologiques et cinématographiques. Le sentiment d'appartenir à une société idéale, qui ne
peut qu'être enviée et jalousée par le reste de la planète, est propre à l'identité du
pays. Dans ce contexte, la désignation d'un ennemi commun, intérieur ou extérieur, par
Hollywood, n'est pas contrebalancée par un quelconque organisme public ministériel,
académique ou universitaire.
Le « Noir », le « Rouge », le « Jaune », le « Basané », le « Blanc complotiste » espion ou
couard : la liste des ennemis perfides, menaçants mais terrassés victorieusement dans les
films d'action, est longue.
Comme le méchant doit être rapidement identifiable, la couleur de peau a longtemps été
utilisée : chaque catégorie correspond à un type de menace. S'ils sont difficilement
reconnaissables, les Blancs (nazis ou communistes) incarnent également l'ennemi caché et
infiltré s'ils parlent en roulant les « r » dans des films d'espionnage. Constantin Costa-
Gavras, un excellent connaisseur de la réalité hollywoodienne, affirmait : « La société
américaine fonctionne comme ses films d'action : il leur faut un ennemi désigné1. »
Faisons un rapide rappel de ces grands ennemis hollywoodiens, que tout cinéphile
connaît parfaitement.
Le Noir et l'esclavage
L'esclavage fut longtemps l'un des grands tabous du cinéma américain. On ne compte
qu'une vingtaine de films consacrés à cette question. Les États-Unis sortent très
profondément traumatisés de la guerre de Sécession, et le cinéma naissant retranscrit, dans
un premier temps et sans état d'âme, le racisme qui habite la société. Par la suite, il exclut la
question noire, jusqu'au mouvement des droits civiques des années 1960. Il faut attendre
les années 1970 pour que naisse la blaxploitation (ou blacksploitation) qui revalorisera
l'image des Noirs en les présentant dans des rôles de premier plan et non plus seulement
comme des faire-valoir. Le premier film revenant sur le bataillon de soldats noirs
combattant du côté nordiste durant la guerre de Sécession date seulement de 1990. Il s'agit
de Glory d'Edward Zwick, réunissant Denzel Washington, Matthew Broderick et Morgan
Freeman.
En 1852, Harriet Beecher Stowe, une abolitionniste convaincue, écrit La Case de l'oncle
Tom sur la réalité de l'esclavage et la nécessité de l'amour chrétien pour le surmonter.
Trois cent mille exemplaires ont été vendus en un an aux États-Unis, ce qui représente la
seconde vente du XIXe siècle, derrière la Bible. Le roman est adapté pour la première fois au
cinéma en 1903, puis une vingtaine d'adaptations cinématographiques muettes se sont
succédé. La dernière date de 1927 et a été réalisée par l'acteur ayant joué l'oncle Tom dans
une version de 1913. Les médias noirs de l'époque aimaient cette version, mais le studio,
craignant une mauvaise réception du film de la part du public sudiste, finit par couper au
montage les scènes les plus dures, en particulier la séquence où l'on voit une mère arrachée
à son enfant lors d'une vente d'esclaves. Toutes ces adaptations cinématographiques, mais
également théâtrales avec les Tom Shows et les Minstrel Shows2, ont fixé les stéréotypes du
Noir, sorte de primitif simplet, dansant même pendant une vente d'esclaves. Les comédiens
au cinéma sont presque tous des Blancs grimés. Même plusieurs décennies après la fin du
cinéma muet (qui a lieu au cours des années 1920) la matière du roman d'Harriet Beecher
Stowe reste trop sensible pour être à nouveau adaptée au cinéma. En 1946, la MGM
envisage de s'en emparer mais arrête la production après des protestations de la National
Association for the Advancement of Colored People (NAACP)3. Quatre versions au total ont
existé à l'étranger – française, italienne, yougoslave et allemande – avant que Hollywood ne
se charge de l'adapter dans une version politiquement correcte, en 2015.
Seconde étape : le réalisateur D.W. Griffith raconte dans Naissance d'une nation (The
Birth of a Nation, 1915) les suites de la guerre de Sécession dans le Sud. Les Noirs, toujours
joués par des acteurs blancs, sont illettrés, corrompus et rustres. Gus, l'ancien esclave qui a
combattu dans l'armée nordiste, veut épouser Flora, une jeune Blanche. Effrayée, cette
dernière se donne la mort en se jetant dans le vide. Le Ku Klux Klan (KKK), organe de
défense des Blancs du Sud, la vengera.
Le film dénonce les nouveaux « maîtres » qui veulent donner les pleins pouvoirs aux
Noirs du Sud par le biais d'une fraude électorale. Il montre comment le KKK disperse les
4
crazed negroes , sauve les familles sudistes agressées, prive les électeurs noirs de leurs
droits de vote et les désarme. Pour Griffith, les anciens esclaves sont des étrangers
possédant l'identité américaine ; ce sont des parasites susceptibles de briser l'unité du
pays. Selon lui, les nordistes et les Noirs qui les ont rejoints sont des barbares capables des
pires atrocités et le KKK met fin à l'anarchie du régime noir.
Naissance d'une nation est considéré comme le premier blockbuster de l'histoire
hollywoodienne et a été qualifié de « film le plus raciste de l'histoire » par le New York Post
en 2015.
D'autres films sur la guerre de Sécession présentent sous un meilleur jour les sudistes et
leurs valeurs chevaleresques ; ils sont vus comme modérés, soucieux de défendre le droit
des États de l'Union à légiférer comme ils le souhaitent sur l'esclavage. C'est le cas du film
La Piste de Santa Fe (Santa Fe Trail), sorti en 1940, qui défend des positions abolitionnistes.
Les stéréotypes des Noirs sont dorénavant figés et définis, comme le montre l'auteur et
documentariste Régis Dubois dans un ouvrage paru en 20085. Au-delà de l'oncle Tom,
affable et soumis, de la nounou maternelle, toujours de bonne humeur et confidente du
personnage principal et de l'enfant sale aux cheveux en bataille, on peut citer la figure du
coon, cet idiot maladroit et peureux que l'on retrouve dans les films burlesques, le lazy, ce
fainéant qu'il faut forcer au travail et enfin la tragic mulatto, cette mulâtresse malheureuse
qui vit mal sa double appartenance, comme dans le film Le Mirage de la vie (Imitation of
Life) sorti en 1959. Sur ce sujet, le film de 1951 Show Boat de George Sidney, une
adaptation de la comédie musicale à succès éponyme de 1927, met également en scène le
drame des couples mixtes, notamment d'une métisse qui se fait passer pour Blanche afin de
se marier avec un Blanc. Dans une autre adaptation de 1936, le réalisateur James Whale
montre avec insistance la séparation des spectateurs dans des files d'attente distinctes au
sein d'une séquence durant laquelle le marshal6 vient arrêter le couple marié parce que la
femme est noire. Enfin, dans une adaptation de 1951, c'est Ava Gardner qui joue la femme
métisse. La chanteuse Lena Horne, qui était une véritable métisse, avait été envisagée pour
le rôle mais a été finalement refusée par crainte que les scènes d'amour interraciales ne
choquent l'Amérique de l'époque.
Il existe un dernier stéréotype, celui du black buck, ce personnage hypersexué, qui
apparaît dans Naissance d'une nation. Il s'agit d'un être violent qui essaie de toucher la
femme blanche, heureusement sans y parvenir, et met ainsi en danger la communauté
WASP7.
Dans Autant en emporte le vent, sorti en 1939, les rôles d'esclaves, comme la nourrice
bienveillante et soumise (incarnée par Hattie McDaniel), sont joués par des acteurs noirs.
L'« avancée » de faire jouer des Noirs est saluée par la NAACP (il ne faut pas oublier qu'à
l'époque, les États-Unis sont ségrégationnistes). Pourtant, lors de la première mondiale au
Fox Theater à Atlanta, Hattie McDaniel n'est pas invitée à la cérémonie : elle est interdite
d'entrée. L'acteur Clark Gable menace alors de boycotter la première, mais Hattie le
convainc d'y assister. Six mois plus tard, elle obtient l'Oscar du deuxième meilleur rôle et
devient la première artiste noire primée.
Le cinéma hollywoodien a ainsi offert une assise visuelle au racisme, américain et
mondial, tant dans la narration que dans la mise en scène, le montage et la technique. Les
bases du personnage de l'Afro-Américain sont posées.
Mais ce n'est pas tout pour ce qui concerne les Noirs !
Hollywood a très longtemps été d'une extrême prudence sur la dénonciation du racisme.
En 1936, lors du tournage de Furie, le producteur Louis B. Mayer dit à Fritz Lang : « On ne
doit faire appel aux gens de couleur que comme cireurs de chaussures ou comme porteurs
dans les wagons de chemin de fer. » Plusieurs séquences du film ont ainsi été coupées. En
1936 aussi, Black Legion, un long-métrage de la Warner, dénonce le Ku Klux Klan dans un
temps où cette secte organisait de grands défilés et des meurtres racistes. Cette critique est
néanmoins indirecte puisque le KKK est caché derrière une pseudo-« légion noire ». En
1943, L'Étrange Incident (The Ox-Bow Incident) met en scène un lynchage de voleurs, or ces
derniers sont… blancs. En 1950, Stars in My Crown, réalisé par le français Jacques Tourneur,
qui travaille à cette époque aux États-Unis, ose montrer le KKK en action contre des Noirs,
avant que le lynchage soit arrêté par un pasteur qui sermonne tout le monde (ouf, le happy
end !). La même année, le film de Joseph L. Mankiewicz, La porte s'ouvre (No Way Out)
raconte les difficultés d'un médecin noir dans une petite ville. Il soigne deux frères
gangsters blancs dans l'hôpital de la prison du comté : quand l'un meurt, l'autre accuse
immédiatement le médecin de l'avoir tué, appuyant sa démonstration sur des propos
racistes. Pour des raisons contractuelles, l'affiche officielle du film ne mentionne pas le nom
de Sidney Poitier qui n'apparaît au générique qu'en quatrième position. Les parents de
l'acteur vont pour la première fois de leur vie au cinéma à l'occasion de la projection du
film : la mère s'adresse alors au personnage de Sidney, captivée. Richard Widmark, un
autre acteur du film, s'excuse à la fin de chaque prise auprès de Poitier, tant les dialogues
sont violents. Le film a longtemps été interdit dans les États du Sud et a mis plusieurs
décennies à être programmé par la télévision américaine.
D'autres tentatives ont été plus novatrices. C'est le cas du film Le soleil brille pour tout le
monde de John Ford (The Sun Shines Bright), sorti en 1953, pour lequel des coupures ont
été imposées concernant des Noirs, notamment une scène montrant un début de lynchage.
Mais le réalisateur John Ford a décidé de réintégrer la scène dans le remake. Le film a
néanmoins été un échec commercial du fait de l'absence de vedettes.
Le véritable tournant dans la représentation de l'esclavage à l'écran a lieu au cours des
années 1960, dans le sillage du Mouvement des droits civiques. Sur l'affiche du film La
Chaîne de Stanley Kramer (1958), Tony Curtis impose le nom de Sidney Poitier au même
niveau que le sien. En 1962, le film The Intruder, basé sur une nouvelle éponyme, met en
scène la vie d'une petite ville du Sud qui n'accepte pas les lois intégrationnistes. Il se
termine par un lynchage. Le film est entièrement financé par le réalisateur Roger Corman
qui a beaucoup de mal à trouver un distributeur et perd finalement de l'argent. L'équipe de
tournage subit des menaces de mort. La même année, Du silence et des ombres (To Kill a
Mockingbird), avec Gregory Peck, relate l'histoire d'un avocat du Sud qui accepte de
défendre un Noir accusé de viol. Ce film est aujourd'hui considéré comme « culturellement
important » par la bibliothèque du Congrès et appartient au National Film Registry.
En 1960, le film Le Sergent noir (Sergeant Rutledge) évoque les unités formées par des
Noirs sous commandement blanc, devant combattre les Indiens. La critique la plus
étonnante adressée au film a sûrement été la dénonciation du racisme anti-Noirs sans se
préoccuper des droits des Indiens, les méchants du western classique. Difficile de dénoncer
tous les racismes à la fois !
La génération 1980 fait naître des réalisateurs de grande qualité comme Spike Lee qui
continue à explorer la vie de la communauté afro-américaine à travers ses quarante films et
courts métrages. En 2008, son vingt et unième long métrage, Miracle à Santa Anna, retrace
l'histoire d'un soldat afro-américain en Italie durant la Seconde Guerre mondiale. Il suscite
de nombreuses controverses et l'Association nationale des partisans d'Italie (ANPI), une
association de résistants, dénonce des erreurs historiques. En effet, dans le film de Lee,
le massacre aurait eu lieu suite à la trahison d'un « résistant ». Le réalisateur a répondu,
comme de nombreux réalisateurs américains face à la vérité historique quand elle leur
paraît moins intéressante qu'un scénario : « Je ne crois pas qu'il faille présenter des excuses
à qui que ce soit. Car cette controverse démontre qu'il y a beaucoup de questions restées
ouvertes au sujet de cet événement, qui représente un chapitre de l'histoire italienne qui
n'a pas encore été refermé. Et puis disons la vérité : aujourd'hui, tout le monde est de leur
côté, mais à l'époque ce n'était pas le cas. »
En 1988, le film Mississippi Burning revient sur l'assassinat de trois militants antiracistes
en 1964 (deux Blancs, un Noir). Pour des raisons commerciales, le beau rôle a été attribué
au FBI et aux deux Blancs. La NAACP, par la voix de son président Benjamin Hooks, a
protesté contre la version adoptée par le scénario qui décrit les Afro-Américains comme
« peureux, soumis et comme des copies de Blancs ». Ce n'est donc pas la vérité historique
qui l'emporte. Les avancées antiracistes ont eu pour conséquence de faire disparaître les
Noirs de nombre de productions hollywoodiennes.
Principe 1 : si une population n'est plus diabolisable, elle n'est plus commercialisable : soit elle produit ses propres
films (la blaxploitaiton), soit elle disparaît des scénarios ; on gomme ainsi la responsabilité du passé.
1. Sur ce sujet, voir le livre de Régis Dubois, Images du Noir dans le cinéma américain blanc (1980-1995), l'Harmattan,
1997.
2. Spectacle dramatique qui se développe aux États-Unis, durant le XIXe siècle, à base d'art populaire nègre, comique ou
larmoyant. Des acteurs blancs se maquillent le visage au liège carbonisé et jouent le rôle de Noirs ridicules. Les troupes les
plus célèbres furent les Virginia Minstrels et les Christy Minstrels.
3. Organisation américaine de défense des droits civiques fondée en 1909.
4. Les Noirs étaient à l'époque systématiquement accusés de se droguer à la cocaïne, notamment par les racistes du Sud.
9. Cité dans Jean-Marie Gourio, Brèves de comptoir, collection « Bouquins », Robert Laffont, 2002.
10. Pour mémoire, il s'agit de la base juridique et étymologique de l'apartheid dans le système sud-africain contemporain.
2
Le Peau-Rouge : une épopée génocidaire contre l'ennemi intérieur
« Je ne dis pas que, quand on a vu un western on les a tous vus, je dis simplement que
quand on en a vu beaucoup, on a l'impression de n'en avoir vu qu'un seul. »
Katharine Whitehorn, journaliste britannique (Sunday Best, 1976,
1
« Decoding the West » )
Le western hollywoodien est à ranger parmi les grandes mythologies contemporaines. Il
a servi à faire adhérer les nouveaux immigrants au mythe des origines de la nation
américaine et à la mythologie de la « frontière ». Comme genre cinématographique, il naît à
la fin du XIXe siècle, dès l'invention du cinéma, prolongeant ainsi la littérature et la peinture
traitant du sujet (on peut citer le peintre Frederic Remington et l'écrivain James Fenimore
Cooper). De 1930 à 1954, environ deux mille sept cents westerns ont été tournés, dont près
d'un millier seulement dans les années 1930. Le western de série B, qui dure entre
cinquante et soixante minutes, désigne le sous-ensemble qui apparaît avec le double
programme2. Une centaine de films appartenant à ce groupe voient le jour chaque année,
tournés en quelques jours avec des budgets d'environ dix mille dollars. Les équipes sont
engagées pour plusieurs films, réalisés les uns à la suite des autres, avec les mêmes décors
et les mêmes acteurs. L'acteur vedette est systématiquement un Blanc. L'acteur William
Boyd a joué soixante-six fois le personnage du cowboy Hopalong Cassidy entre 1935 et
1948. Le western de série B connaît durant les années 1930 et 1940 une popularité difficile
à imaginer aujourd'hui. Les films stéréotypés ne cherchent pas l'originalité : les cow-boys
sont des héros parfaits équipés de pistolets à farine pour bien visualiser les coups de feu
comme à l'époque du muet et les Indiens sont agressifs. Les pétoires font toujours de l'effet
quand elles sont dans la main du héros. Les méchants, sans foi ni loi, sont facilement
identifiables à l'écran grâce à leur moustache, le regard en coin, une barbe mal rasée et, en
option, un chapeau noir. Les westerns de série B contribuent plus que n'importe quels films
de qualité à la formation de l'opinion, par leur manichéisme exacerbé avec lequel est
dépeint l'Ouest, leur schéma général des bons et des méchants et leur happy end. Ils sont
majoritairement destinés à un public familial fidèle, y compris les enfants qui identifient
facilement les Indiens. Le héros, calme sous le feu et tirant juste, comme Tom Mix, Buck
Jones ou Ken Maynard3, est le prototype des futures stars. Toutes les figures de l'âge d'or de
Hollywood se prêteront au western, toujours dans le rôle du héros, condition nécessaire et
suffisante de leur vedettariat (c'est le cas de John Wayne, champion toutes catégories avec
83 westerns, Charlton Heston, Robert Taylor ou encore Gary Cooper).
La série B disparaît dans les années 1950 au profit de la télévision qui diffuse des séries
comme Rintintin de 1954 à 1959, ou encore Police des plaines (Gunsmoke) qui, avec 233
épisodes de vingt-six minutes et 402 épisodes de cinquante-deux minutes, est la plus
grande réussite en matière de série télévisée de western, produite entre 1955 et 1975.
Comme l'avait écrit le chroniqueur au Los Angeles Times Cecil Smith après le dernier
épisode : « Gunsmoke a été la dramatisation de la légende épique américaine du Far West
[…]. C'est notre Iliade et notre Odyssée, écrites à partir des standards des dime novels4 et des
westerns. C'est un récit légendaire. »
L'Indien : l'indigène à exterminer
L'Indien n'est pas indispensable dans le genre du western qui se caractérise par la
centralité du héros blanc. Pourtant, le Peau-Rouge est le symbole du sauvage qui vit dans la
nature, fermé à la civilisation et à la culture ; c'est un primitif, à moitié nu, violent et cruel5.
C'est le pendant américain du sauvage africain et un ennemi de la civilisation qui fait
logiquement partie du camp des mauvais, même si au début du western muet (entre 1900
et 1911), les relations avec les colons sont moins binaires (notamment dans les films Grey
Cloud's Devotion, Silver Wing's Dream, Little Dove's Romance et The Squaw's Love). Le Peau-
Rouge devient progressivement un sauvage que le cow-boy doit massacrer pour garantir le
bien-être de la société. Il vit dans un univers minéral ou dans la nature, il chasse et mange
du chien. Le film La Charge fantastique de Raoul Walsh (They Died with Their Boots On,
1939), par exemple, doit beaucoup aux paysages de la Monument Valley. Dans ces films, les
Indiens sont agressifs – ils attaquent toujours les diligences ou les convois militaires –,
cruels – ils dansent autour du poteau de torture –, sales – ils se couvrent de peintures de
guerre. Ce sont des païens qui adorent le Grand Manitou et s'expriment par borborygmes
(l'onomatopée « Hugh » a été inventée par les paroliers de Hollywood). Heureusement,
comme ils sont stupides, ils sont toujours battus. Ils tournent autour des caravanes en
poussant des cris et en tirant mal ; ils sont bien exposés aux carabines des colons qui se
cachent derrière les rayons des roues de chariot. Les Indiens sont menteurs et ne
respectent pas la parole donnée en attaquant les pacifiques convois. En réalité, c'est le
gouvernement américain qui n'a respecté aucun des quatre cents traités signés avec les
tribus6.
Principe 2 : le western classique symbolise la bonne conscience d'une Amérique conquérante, imprégnée de la théorie
de la destinée manifeste attribuant aux Blancs l'obligation de civiliser le territoire.
La Piste des géants (1930) et La Charge fantastique (1941) de Raoul Walsh, Une aventure
de Buffalo Bill (1936) et Union Pacific (1939) de Cecil B. DeMille, La Chevauchée fantastique
(1939) et Sur la piste des Mohawk (1939) de John Ford, Geronimo, le Peau-Rouge de Paul
Sloane (1939), Le Grand Passage de King Vidor (1940), Les Pionniers de la Western Union de
Fritz Lang (1941), La Rivière rouge (1948) de Howard Hawks sont des exemples parfaits de
cette vision génocidaire simpliste, pleine de bonne conscience.
Au-delà de ces exemples mondialement connus, on retrouve cette vision dans la très
grande majorité des westerns essentiellement diffusés aux États-Unis. Il est encore possible
de voir quotidiennement quelques navets sur des chaînes spécialisées (comme Paramount
Channel ou Warner TV). Le président de la République de Corée du Sud, Syngman Rhee,
avait déclaré en 1957, à l'occasion d'un hommage rendu au chef indien Red Cloud7, qu'il
était « déplorable que Hollywood […] envoie tant de westerns. Dans tous ces films on ne
voit [que des] Indiens mordre la poussière et leurs tribus, à la fin du film, décimées par les
Blancs, au son des trompettes de cavalerie légère8 ».
Les quelques rares contre-exemples muets, comme La race qui meurt (The Vanishing
American) sorti en 1925, sont peu connus. Le film est inspiré d'un roman de Zane Grey,
publié en feuilleton dans le Ladies' Home Journal entre 1922 et 1923. Il dresse un portrait
sévère du Bureau des affaires indiennes, du gouvernement, des colons blancs et même des
missionnaires qui forcent la conversion au christianisme. Le magazine a été harcelé par des
lettres dénonciatrices venant de groupes religieux et de services gouvernementaux, ce qui a
poussé le réalisateur du film à persuader l'auteur de gommer la représentation négative
des pouvoirs publics. Ainsi, au lieu d'une Amérique monolithique méprisante à l'égard des
Indiens, le script a centré la faute sur la corruption d'un seul individu, Booker.
Principe 3 : le système est bon, ce sont certains individus qui le corrompent.
« D'abord on nous arrosa le corps d'une peinture couleur café afin que nous ayons l'air plus “authentique” en
Technicolor… [1] Puis on nous distribua des slips à coquille couleur chair, des bandes de tissu couleur pagne… puis des
mocassins, mais lorsque le stock fut épuisé, certains gars restèrent en chaussettes rayées et en baskets […]. Il y avait sur le
plateau une directrice artistique chargée de veiller à ce que nous ayons l'air de “vrais” Indiens. Elle était de New York et
n'avait jamais vu d'Indiens auparavant, mais elle affirmait être experte en costumes […]. Ensuite on dut nous peindre le
visage. L'équipe de maquillage avait reçu la consigne de nous donner un air [2] “vraiment sauvage et méchant, comme les
guerriers d'autrefois”. Le résultat fut que nous ressemblions davantage à des clowns de cirque qu'à des guerriers
Iakotas…. Quand Crazy Horse allait livrer bataille, il peignait sur son cheval des motifs représentant des éclairs et la grêle,
afin que sa monture soit rapide et invulnérable aux balles. Notre directrice artistique ignorait tout de ces choses-là. Les
motifs cubistes qu'elle nous fit dessiner sur le visage auraient aussi bien pu venir des pinceaux de Picasso… Puis on nous
mit sur la tête un tissu pour y fixer une perruque… À ce moment-là les Sioux avaient les cheveux courts. L'équipe du film
nous expliqua que les nattes et les cheveux longs étaient un signe de primitivisme, de retour au passé… La directrice
artistique nous affirma : “Maintenant vous ressemblez vraiment à des Indiens.” Enfin on nous distribua nos “armes”, des
9 10
tomahawks en caoutchouc et des boucliers africains . »
Le basculement se fait dans les années 1950. Le Passage du Canyon (Canyon Passage,
1946), le premier western tourné par le réalisateur français Jacques Tourneur, marque un
tournant. Comme l'écrit Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire du cinéma11 : « Désormais
le western affinant son réalisme, pulvérisant ses mythes et son manichéisme ancestral, ne
va plus cesser de réfléchir sur lui-même, sur ses valeurs, sur les névroses et la soif
d'équilibre de ses personnages […]. À y regarder de près c'est ici que cette réflexion, cette
révolution commence. » Ensuite, La Flèche brisée (Broken Arrow, 1950) de Delmer Daves et
La Porte du Diable (Devil's Doorway, 1950) d'Anthony Mann sont les premiers westerns
réalisés par des américains qui présentent les Indiens sous un meilleur jour. Même des
directeurs de série B s'y mettent : George Sherman défend la cause indienne avec
Comanche Territory en 1950, Tomahawk en 1951 et Au mépris des lois en 1952. Il réalisera
près de quatorze westerns du même genre. Dans tous ces films, les héros sont joués par des
acteurs blancs.
Un sujet mérite d'être analysé, celui de la femme indienne12. Elle ne possède pas d'armes,
ne revendique rien et évolue dans un univers totalement machiste. La nudité, pourtant
prohibée par les règles morales du code Hays (voir p. 140), semble naturelle pour elle.
Dans Au-delà du Missouri (Across the Wide Missouri, 1950), la femme indienne montre ses
jambes, du genou à la cheville, en montant à cheval. Elle dénude ses épaules jusqu'à la
poitrine dans La Captive aux yeux clairs (The Big Sky, 1952) alors qu'une femme blanche
respectable ne sort en public qu'avec ses jupes volumineuses. Dans ce film, Teal Eye (jouée
par Elizabeth Threatt) est l'image même de la sensualité, elle perd sa jupe après être
tombée dans l'eau et serre contre son corps Jim Deakins (Kirk Douglas), gelé, pour lui
redonner vie.
La Prisonnière du désert (The Searchers, 1956) raconte le cas de femmes blanches
rendues folles par leur captivité chez les Indiens et libérées par la cavalerie américaine.
Lorsque le héros s'exclame : « On a du mal à croire que ce sont des Blanches », on lui
répond : « Ce ne sont pas des Blanches. Ce sont des Comanches. » Elles sont devenues
« primitives », folles. Un des personnages apprend que sa fiancée a disparu et cherche à
savoir si elle a été violée, car si elle a été touchée par un Indien, qu'elle ait été consentante
ou non, cela signifie le déshonneur pour la famille entière. Quand il découvre que l'une des
femmes est devenue l'épouse du chef, elle est avilie. Il n'y a rien d'immoral alors à la tuer.
Dans la tradition hollywoodienne, la liaison du héros avec une femme indienne ne peut pas
durer. Le métissage, quand il existe, n'a de sens que pour une durée limitée. Selon le
critique de cinéma Jean-Louis Leutrat, la femme blanche « exprime symboliquement une
tentation de fixité sédentaire, de renoncement à l'esthétisme des causes perdues. Si bien
que les seules femmes qui peuvent être aimées sans danger sont les femmes de couleur, les
étrangères, les métisses, des femmes qui sont destinées à disparaître tôt ou tard, d'une
manière ou d'une autre13 ».
« Depuis deux cents ans, nous avons dit aux peuples indiens qui se battent pour leurs terres, leurs vies, leurs familles et
leur [3] droit à leur liberté : “Déposez vos armes, mes amis, ensuite nous serons unis. Seulement si vous déposez vos
armes, nous pourrons alors parler de paix et parvenir à un traité qui vous sera profitable.” Quand ils ont déposé les armes,
nous les avons assassinés. Nous leur avons menti. Nous les avons dépouillés de leurs terres. Nous les avons forcés à signer
des [4] accords frauduleux, que nous avons appelés traités, que nous n'avons jamais respectés. Nous les avons
transformés en mendiants sur un continent qui leur a donné la vie aussi loin que la vie s'en souvienne. Ceci par une
interprétation de l'histoire détournée, nous n'en avons pas le droit. Nous n'étions ni dans la légalité, ni justes dans ce que
nous avons fait, nous n'avons pas été à la hauteur de certains accords, car ce droit nous a été donné par notre pouvoir de
nier les droits des autres, de prendre leurs biens, de prendre leurs vies quand ils essaient de défendre leurs terres et leur
liberté… Mais il y a une chose qui va bien au-delà de la portée de cette perversité, et c'est le tumultueux verdict de
l'histoire. Et l'histoire nous jugera sûrement… Quel type de schizophrénie morale nous permet de clamer par notre porte-
parole national… que nous honorons nos engagements, quand chaque page de l'histoire, quand toutes les nuits et les jours
de ces cent dernières années dans les vies de l'Indien d'Amérique ne sont que soif, famines, humiliations, qui contredisent
cette proclamation. […] Peut-être qu'à ce moment vous êtes en train de vous dire, que diable cette histoire a à voir avec la
cérémonie des Oscars ? Pourquoi cette femme, ici, debout, a ruiné notre soirée, a envahi notre vie avec des choses qui ne
nous concernent pas, dont nous ne nous soucions pas ? Perdre notre temps et de l'argent et s'immiscer dans nos maisons.
Je pense que la réponse à ces questions non posées est que la communauté du cinéma a été aussi responsable de la
dégradation de l'Amérindien et se moque de ses qualités, en le décrivant comme sauvage, hostile et diabolique… Lorsque
les enfants des Indiens regardent la télévision, et ils regardent des films, et quand ils voient comment est représentée leur
race dans les films, leurs esprits sont meurtris d'une façon que nous ne pourrons jamais mesurer. Récemment, il y a eu
quelques tentatives hésitantes pour corriger cette situation, mais trop hésitantes et trop peu, alors moi en tant que
membre de cette profession, je ne me sens pas, [100] en tant que citoyen des États-Unis, capable d'accepter cette
récompense ici ce soir. Je pense que les récompenses dans ce pays, à ce moment, sont inappropriées à recevoir ou à
donner, jusqu'à ce que la condition des Indiens d'Amérique soit radicalement changée. Si nous ne sommes pas le gardien
de notre frère, laissez-nous au moins ne pas être son bourreau. J'aurais dû, ce soir, ici, vous parler directement, mais
j'estimais que peut-être je pouvais être plus utile si j'étais à Wounded Knee, pour anticiper l'aide, de quelque façon que je
puisse, pour l'établissement d'une paix, qui serait déshonorante tant que l'eau des rivières coulera et que l'herbe grandira.
19
Je vous remercie pour votre gentillesse et votre courtoisie pour Miss Littlefeather. Merci et bonne nuit . »
À la différence des autres minorités maltraitées, les Indiens sont trop peu nombreux
pour constituer un groupe de pression que Hollywood devrait entendre. Le festival de
Santa Fe, créé en 1990, est une tentative qui reste confidentielle. La prise de conscience
politique des problèmes liés aux Indiens et aux Noirs (misère, exclusion, racisme) n'existe
pas à Hollywood qui continue à penser que la condition du succès commercial est l'état
d'esprit de l'Amérique profonde, c'est-à-dire celui des spectateurs.
2. Le double programme propose aux spectateurs deux films par séance, deux films pour le prix d'un seul billet.
5. Sur ce sujet, lire l'excellent livre de Mathieu Lacoue-Labarthe, Les Indiens dans le Western américain, PUPS, 2013 (p. 13 à
15), celui de Charles Ford, Histoire du western, Paris, Albin Michel, 1976 (p. 292) et de Geronimo, Geronimo : My life,
Dover, 2015.
7. Red Cloud est l'un des plus grands chefs indiens. Il a participé à la guerre de Red Cloud, l'une des 65 batailles opposant
les colons aux Indiens entre 1866 et 1868 et s'est battu lors du massacre de Wounded Knee durant laquelle la cavalerie a
attaqué un campement en plein hiver tuant entre 150 et 300 Indiens le 29 décembre 1890. En février 1973, des membres
de l'American Indian Movement ont occupé ce même lieu pour protester contre les conditions de vie déplorables dans la
réserve.
10. Extrait de Archie Fine Lame Deer, Le Cercle sacré. Mémoires d'un homme-médecine sioux, Albin Michel, 1995 (p. 149 à
p. 151).
11. Voir l'ouvrage de Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma, Robert Laffont, 1999.
12. Voir le dossier « L'Indienne dans le western américain des années 1950 », Ophélie Wiel, Critikat, septembre 2007.
13. Jean-Louis Leutrat, Les Cartes de l'Ouest. Un genre cinématographique : le western, Armand Collin, 1990.
14. Frederic Remington (1861-1909) aurait réalisé plus de 350 peintures sur l'imaginaire du western, exposées dans
plusieurs musées aux États-Unis. Voir Michael D. Greenbaum, Icons of the West : Frederic Remington's Sculpture, Frederic
Remington Art Museum, Ogdensburg, 1996.
15. Noam Chomsky (avec Robert Waterman McChesney), Propagande, médias et démocratie, Écosociété, 2000.
16. Voir 500 Nations. Histoire des Indiens d'Amérique du Nord, documentaire de Kevin Costner en huit épisodes.
17. « Indiens d'Amérique : un génocide tranquille et presque achevé », Les Moutons enragés, novembre 2014.
18. Report on Indians taxed and Indians not taxed in the United States, Norman Ross Publishing, 1994.
19. La jeune Indienne Sacheen Littlefeather, déstabilisée par les applaudissements et les sifflets, écourta le message de
Marlon Brando.
3
Toutes les nuances de Jaune :
l'invention de la menace planétaire
L'envahisseur chinois
Le réalisateur Arthur Dong a analysé plus de cent films, sortis entre 1920 et 2005, pour
son documentaire de 2008, Hollywood Chinese : The Chinese in American Feature Films. Ce
Sino-Américain de 54 ans, issu du Chinatown de San Francisco, explique ainsi son projet :
« Je parle des relations entre races et des fausses images fixées par le cinéma, qui sont
dangereuses car elles sont diffusées globalement. » Hollywood a confiné les Chinois dans
les cuisines, les blanchisseries et les fumeries d'opium. Plus récemment, ils ont été élevés
au rang de maîtres des arts martiaux, mais vivent encore dans des quartiers impénétrables.
Comme pour les Noirs et les Indiens au début du XXe siècle, les premiers cinémas
populaires, les nickelodéons, montraient des films muets qui dénonçaient le péril jaune en
enchaînant clichés et caricatures (les femmes asiatiques sont représentées comme des
ingénues et des prostituées, et les hommes comme des gangsters). Le plus célèbre
stéréotype du péril jaune est le personnage du Dr Fu Manchu qui veut conquérir l'Asie que
l'on retrouve dans les romans de Sax Rohmer. Si les romans ne précisaient pas
explicitement ses origines ethniques, son nom évoque la Mandchourie. Ce n'est qu'à
l'occasion des premières adaptations cinématographiques que le personnage devient
clairement chinois. Si la Cour suprême a reconnu l'égalité citoyenne aux Chinois depuis
1898, la morale interdit toujours le mélange des races dans les films. Le personnage
principal est donc joué par un Blanc. Christopher Lee l'interprète ainsi dans cinq des
quatorze films. De même, aucun des acteurs qui ont joué le personnage de Charlie Chan, ce
détective américain d'origine chinoise, n'est chinois ou même asiatique.
Boris Karloff, Anthony Quinn, Tony Randall, Marlon Brando, Katharine Hepburn ou
même John Wayne ont joué des rôles de personnages chinois ou asiatiques alors que les
actrices et les acteurs véritablement d'origine chinoise ne manquaient pas. L'actrice
allemande Luise Rainer a même remporté en 1937 un Oscar pour son interprétation d'une
femme chinoise dans La Terre chinoise (The Good Earth) d'après le roman de Pearl Buck. La
romancière avait pourtant souhaité que les acteurs soient tous chinois ou sino-américains,
mais les règles interdisant la mixité raciale ont imposé une actrice blanche. La MGM a offert
le rôle du personnage de Lotus à une actrice chinoise qui refusa : « Vous me proposez à
moi, de sang chinois, de jouer le rôle le plus antipathique dans un film où tous les rôles
principaux sont tenus par des Blancs maquillés. »
Des années plus tard, en 1963, le film Les 55 jours de Pékin (55 Days at Peking) place son
action en 1900 pendant le siège du quartier des légations à Pékin qui regroupait les
ambassades occidentales lors du dépeçage de la Chine. Le spectateur s'assimile aisément
aux Occidentaux assiégés par la révolte anticoloniale des Boxers. Pourtant, à l'époque de la
sortie du film, l'anticolonialisme a triomphé, et la Chine est la nouvelle puissance
communiste. Mais on ne défie pas impunément Charlton Heston ! Plus fort encore, dans
Battle Beneath the Earth (1967), film non diffusé en France, un général chinois fou furieux
fait creuser tout un système de tunnels sous le Pacifique depuis la Chine jusqu'aux États-
Unis et place des bombes atomiques sous les bases militaires les plus importantes.
Le cinéma de guerre ne peut plus être un simple divertissement comme les comédies
toutes faites conclues par un happy end. Durant la Seconde Guerre mondiale, le cinéma est
destiné à valoriser les héros dans une représentation très codée des combats, pour ne pas
inquiéter l'arrière. Le raid de Doolittle est mis en scène dans le film Trente secondes sur
Tokyo (Thirty Seconds Over Tokyo, 1944) d'après les instructions de Roosevelt dans
l'objectif d'annoncer une contre-attaque et de relever le moral des Américains.
Les films hollywoodiens dénonçant les mauvais traitements infligés aux prisonniers,
comme Prisonniers de Satan (The Purple Heart, 1944), rencontrent la réticence des
autorités qui craignent des représailles nippones à l'encontre des autres prisonniers de
guerre.
Des films comme Les Sacrifiés (They Were Expendable, 1945), Air Force (1942), La
Sentinelle du Pacifique (Wake Island, 1942) ou encore Aventures en Birmanie (Objective,
Burma, 1945) ne relatent pas la guerre mais l'héroïsme des soldats. En avril 1943, Jean
Gabin quitte Hollywood pour s'engager dans les Forces navales libres et servir comme
canonnier chef de pièce sur un pétrolier militaire dans les convois traversant l'Atlantique.
Ces derniers étaient alors attaqués par des sous-marins et des avions aux approches de
l'Europe. L'acteur français venait de voir le film Convoi vers la Russie (Action in the North
Atlantic, 1943) dans lequel Humphrey Bogart, commandant de navire du convoi, reste
impavide et calme sous les bombardements et les explosions allemandes : « Quel con, ce
Bogart ! » se répétait Gabin à propos du film2.
En 1945, le film Aventures en Birmanie met en scène une attaque américaine sur des
postes japonais. En réalité, seule la 7e armée britannique a combattu en Birmanie. Mais est-
ce si grave ? Au contraire, un réalisateur décide de montrer la réalité de l'horreur des
combats et de présenter des visages de soldats morts emportés dans des sacs. Il s'agit de
John Huston avec The Battle of San Pietro (1944) qui retrace l'attaque meurtrière d'une
position tenue par les Allemands. L'armée décide de différer la sortie du film et de
l'interdire aux jeunes recrues alors que le général Marshall le défend.
Au final, les films sur les grandes batailles de la Seconde Guerre mondiale ont été réalisés
bien après la fin du conflit quand le Pentagone a pu mettre à disposition des moyens. On
peut citer La Bataille des Ardennes (1965), Quand les aigles attaquent (1968) et Tora ! Tora !
Tora ! (1970).
Le cas de la guerre de Corée est particulier. Elle se termine par un match nul, mais aussi
et surtout, par une crainte vis-à-vis de la masse militaire chinoise, nouveau visage du péril
jaune. Une vingtaine de films sont réalisés pendant ou juste après la guerre. Une trentaine
d'autres voit le jour jusqu'en 1981 avec de grands réalisateurs comme John Ford, Samuel
Fuller et Richard Brooks4. Pourtant, Hollywood semble peu inspiré par une guerre que les
premières images de journaux télévisés rapportent directement dans les foyers américains
et qui paraît bien moins facile et glorieuse que la Seconde Guerre mondiale. C'est la
naissance du syndrome de la guerre du Vietnam, qui sera peu traité par le cinéma
américain. Le conflit reste impopulaire.
Principe 5 : Hollywood ne produit pas immédiatement de films sur les guerres peu populaires et qui n'ont pas été
gagnées brillamment mais peut cautériser a posteriori les défaites en Corée ou au Vietnam.
Entre 1964 à 2007, plus de soixante films touchant de près ou de loin au Vietnam ont été
produits. Le cinéma s'est trouvé face à une difficulté : à la télévision, on montre la réalité de
la guerre alors que, de son côté, Hollywood tient son rôle propagandiste. Le secrétaire
d'État à la Défense Dean Rusk et le général en chef William Westmoreland ont tous les deux
plaidé pour une censure stricte. Mais, à partir de l'offensive du Têt en 1968, cette posture
n'est plus tenable. La guerre est perdue en dépit du film de propagande Les Bérets verts
(The Green Berets, 1968) de l'ineffable John Wayne qui, à 61 ans à l'époque, n'hésite pas à
reprendre du service. Malheureusement, les Vietcongs, n'ayant aucun respect pour la
création cinématographique, déclenchent l'offensive du Têt juste à la date prévue pour la
sortie du film.
Après 1973, le débat sur la légitimité de la guerre empêche encore la production de films
abordant les problèmes politiques. Les films mettant en avant le point de vue vietnamien
sont rares, mis à part Medium Cool en 1969 et surtout deux documentaires The Selling of
the Pentagon (1971) et Hearts and Minds (1972). Récemment, le film Pentagon Papers
contraste avec la version politiquement monologique des films de guerre sur le Vietnam
par sa liberté critique à l'encontre des autorités. En général, les films sont centrés sur un
mélange de sentiments antiguerre et de traumatismes des combattants américains. Tous
donnent une image dépréciative des Vietnamiens du Sud qui seraient passifs, prostitués,
trafiquants et de connivence avec l'ennemi, et des combattants du Nord qui seraient cruels,
sans pitié et parfois efféminés. Les mauvaises raisons ayant poussé à déclencher la guerre
ne sont, elles, pas abordées. Le Commando des Tigres noirs (Good Guys Wear Black, 1978)5
et Go Tell the Spartans (1978) de Ted Post sont les seuls films qui font référence à la
période française et insistent sur les déficiences du commandement.
La plupart des films critiques sont réalisés après la fin de la guerre pour montrer
l'horreur des combats et l'ineptie de l'intervention américaine, dont Apocalypse Now dès
1979, Voyage au bout de l'enfer (The Deer Hunter, 1978), Full Metal Jacket (1987), Platoon
(1986), Hamburger Hill (1987) et Born on the Fourth of July (1989). Mais tous ces films
traitent exclusivement du traumatisme de la guerre sur les combattants américains, rien
d'autre… Dans beaucoup de films comme Apocalypse Now ou Platoon, les Vietnamiens
n'existent pas, si ce n'est à travers l'épisode final de la femme sniper blessée qui demande
qu'on l'abatte. Ils insistent plus sur la dualité de l'homme américain à travers deux
personnages opposés, l'un qui tente de conserver son humanité, l'autre qui devient une
bête dans la guerre. « Cent cinquante-sept bridés tués », s'exclame le mitrailleur de
l'hélicoptère de Full Metal Jacket qui tire au hasard sur des paysans et rêve qu'on parle de
lui dans les médias. Même le premier film critique, Apocalypse Now, sorti seulement cinq
ans après la fin du conflit et inspiré de la nouvelle de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres,
traite certes de la folie des hommes en guerre, mais ne critique pas le système qui a voulu
la guerre. Seul Oliver Stone se différencie de la quasi-totalité des réalisateurs et des acteurs
des différents films de propagande guerrière (comme Sylvester Stallone, Bruce Willis, Clint
Eastwood ou Chuck Norris…) parce que, s'étant engagé volontaire au Vietnam, il sait ce
dont il parle.
Il faut rappeler que la France n'a sorti son premier film sur la guerre du Vietnam, La
317e section, de Pierre Schoendoerffer, qu'en 1965, soit vingt et un ans après la défaite de
Diên Biên Phu. Le film Diên Biên Phu, qui en fait le récit, est diffusé en 1992, soit trente-neuf
ans plus tard6.
Ce n'est que dans les années 1980 qu'un révisionnisme cinématographique commence.
Cela passe notamment par Chuck Norris, qui incarne dans le film Portés disparus I (Missing
in Action, 1984) un colonel des Forces spéciales rappelé pour sauver un groupe de soldats
disparus. Il repart au Vietnam doté d'un armement proche d'un croiseur de combat,
indispensable pour le succès du film. Il possède notamment des armes « navalisées » (sa
mitrailleuse fonctionne après avoir passé de longues minutes sous l'eau). Il doit se
confronter à un officier vietnamien, un personnage vil et cruel. Le deuxième opus du film,
sorti en 1985, n'a pas suffi, et il y en aura un troisième, en 1988, pour que le héros puisse
délivrer son message de paix et d'amour. À noter que le nombre d'ennemis tués dépend
probablement de la notoriété de la star et du budget : Sylvester Stallone dans John Rambo
(2008) tue quatre-vingt-sept fois alors que Chuck Norris dans Portés disparus I (1984) ne
tue que cinquante-neuf fois.
Le propagandiste en chef est très certainement Clint Eastwood qui, par son talent de
réalisateur, parvient à faire passer n'importe quel message. Par exemple dans Le Maître de
guerre (Heartbreak Ridge, 1986), le sergent Tom Highway, vétéran de la Corée et du
Vietnam, retourne chez les marines pour entraîner une unité, peu habituée à l'effort et à la
rigueur. Il prouve l'efficacité de sa méthode au cours d'un assaut réel. Le film sort trois ans
seulement après l'invasion de la Grenade par les GI's, grande opération reaganienne contre
une île des Antilles de 384 kilomètres carrés et de 110 000 habitants, mais ce sujet n'a pas
retenu l'attention de Clint Eastwood…
Le héros, supercombattant doté de capacités destructrices extraordinaires, déjà en
germe dans le western, devient un leitmotiv des films d'action.
2. Extrait du documentaire « Jean Gabin, une âme française », René-Jean Bouyer, 2015.
3. Alya Aglan et Robert Frank (dir.), 1937-1947 : La guerre-monde, tome II, Gallimard, 2015.
5. Le scénario de ce film a été écrit par Wendell Mayes qui a attendu sept ans avant de pouvoir tourner.
6. À titre de comparaison, la guerre d'Algérie est évoquée quatorze ans après la fin du conflit dans le film Avoir 20 ans dans
les Aurès de René Vautier, une dénonciation sans ambiguïté de la guerre et une reconnaissance de la justesse de la cause
indépendantiste.
4
Le basané : l'ennemi aux frontières
Le Mexicain est un « bandido », un hors-la-loi gras, paresseux, alcoolisé, mal rasé, sale et
méchant2. La guerre avec le Mexique, entre 1846 et 1848, déclenchée par l'annexion du
Texas en 1845, est l'un des épisodes constitutifs de l'identité américaine. À la suite du
conflit, le Mexique a perdu environ la moitié de sa superficie. La frontière du Rio Grande,
résultat de la construction des États-Unis, devient dès lors un lieu mythique du cinéma
américain. Le « pays au sud de la frontière » se transforme en territoire fantasmé de tous
les dangers et de toutes les évasions, la loi s'y appliquant à convenance. Entre 1930 et
1993, on tourne 541 films concernant le Mexique avec des pics de production entre 1950 et
1960 et entre 1960 et 19703. Cette entité sombre et dangereuse située derrière le fleuve,
dans les ténèbres… s'avère accueillante au moment de la Prohibition : le Mexique devient
alors un havre de détente.
La démonisation du Mexicain dans les films muets est peut-être plus violente encore que
celle des Indiens. À l'écran, il apparaît voleur, meurtrier, pillard, violeur, menteur, joueur et
doté de tous les vices légalement montrables. Dans Indian Scout's Revenge (1910), un
Mexicain aide ainsi une famille de pionniers, mais veut en échange épouser leur fille.
Repoussé, il se venge sur toute la famille. Captured by Mexicans (1914), plus tard, se résume
par son titre particulièrement explicite. Le summum arrive peut-être en 1917 avec The Gun
Fighter qui met en scène un personnage mi-mexicain mi-indien (on peut difficilement faire
pire). Quelques films comme The Mexican (1914) ou The Lone Wagon (1923) sont
néanmoins plus positifs. En 1919, trois films, The Challenge of Chance, Arizona Cat Claw et
Desert Gold montrent un Mexicain bandit, brutal, fermé à toute morale et à toute humanité.
Le plus souvent, les Mexicains sont qualifiés de greasy (graisseux, gras et suant
beaucoup), parfois dans le titre même du film comme Tony the Greaser (1911), Bronco Billy
and the Greaser (1914) et The Greaser's Revenge (1914). Le terme est abandonné en 1920,
mais le stéréotype reste. Sous le sombrero, c'est soit le péon paresseux, indolent,
insouciant, jovial, un peu pleutre, soit le bandit transpirant, cruel et traître, mal rasé,
menteur, au rire sardonique. La version américaine du film Les 7 Samouraïs devenue Les 7
Mercenaires se déroule au Mexique où des péons peureux sont obligés de venir chercher
des cow-boys pour combattre une bande de pillards mexicains : les deux stéréotypes sont
ainsi réunis. En 2016, un remake de ce film fait jouer un acteur asiatique et un Noir
(politically correct et historiquement absurde !).
La révolution mexicaine qui éclate en 1910 inspire Hollywood de différentes manières,
mais un trait demeure, celui de l'image du Mexique, vu comme une terre de violences
incontrôlées.
En 1952, Viva Zapata d'Elia Kazan retrace la biographie du chef révolutionnaire,
incorruptible défenseur des paysans mexicains spoliés, mais qui meurt trahi par ses
condisciples. Un héros proprement américain ne serait jamais mort comme cela : trahi à la
fin d'un film, il aurait au moins été vengé.
En 1968, dans le film éponyme Pancho Villa, le héros est décrit comme un être cruel,
égoïste et bandit. Pancho Villa avait auparavant signé un contrat avec Mutual Film
Corporation autorisant des cameramen à le suivre. En échange, il s'engageait à ne
combattre que le jour pour les prises de vues et à attendre les équipes de tournage. Ses
troupes avaient besoin d'armes et de munitions !
Le gouvernement mexicain, excédé par ces caricatures, menace d'interdire les films.
Hollywood réagit en deux temps. D'abord le Mexicain n'est plus automatiquement greasy.
Ensuite, une translation géographique surprenante s'opère : le méchant basané est
dorénavant localisé dans un pays mythique, le « Costa Roja4 » parfois situé… sur les côtes
méditerranéennes. C'est le cas du film The Dove (1927), qui trace le portrait de Don Jose, un
personnage sensuel, froid et très irritable, qui ne supporte pas que son repas soit troublé
par ses pistoleros, et dont l'action se situe dans un pays inconnu, proche de la
Méditerranée. Un remake de ce film a été réalisé en 1932 sous le titre The Girl of the Rio, on
oublie la Méditerranée et il redevient mexicain. Le Mexique, le Nicaragua et le Costa Rica
ont menacé d'interdire le film.
Comme pour les Indiens, le personnage mexicain ne peut être joué que par un acteur
blanc. Dans Fiesta (1947) Esther Williams, une Américaine blonde, joue une femme qui
rêve de devenir torero. Dans La Soif du mal (Touch of Evil, 1958), Charlton Heston joue un
policier mexicain intègre de la police antidrogue pris dans un piège. En 1953, Ride,
Vaquero ! raconte l'histoire d'un bandit mexicain, joué par Anthony Quinn, qui sème la
terreur, brûle et pille le ranch de Cameron (joué par Howard Keel) et sa femme Cordelia
(jouée par Ava Gardner). Ces derniers sont des Américains sudistes venus acheter des
terres, ce qui énerve le bandit. Ses hommes incendient le ranch, mettent la ville à feu et à
sang, et blessent le mari. Pourtant, l'un des proches de la bande, joué par Robert Taylor, se
rebelle contre son chef car il est entre-temps tombé amoureux de Cordelia.
Les acteurs latinos pur jus, s'ils ont le teint clair, peuvent, au mieux, être des faire-valoir
(comme le personnage d'El Toro dans la série Les Aventures de Kit Carson). S'ils sont bruns,
ils resteront serviteurs, vaqueros ou bandits.
En règle générale, les acteurs mexicains sont des bons à tout faire, même quand ils
deviennent célèbres. C'est le cas de Ramón Novarro, célèbre star du cinéma muet puis du
parlant, d'origine mexicaine, grand rival de Rudolph Valentino. Dans les quelque soixante
films qu'il a interprétés, il a été tour à tour un paysan français dans Jeanne d'Arc de Cecil
B. DeMille (1916), un Aztèque, un noble d'Europe centrale, un prince héritier, un roi
d'Europe centrale (dans un pays non identifié), un spadassin, un Arabe, Ben Hur, un
Espagnol, un Hindou, un officier russe, un lieutenant (Alexis Rosanoff dans Mata Hari,
1931), un bel Égyptien, un noble Roumain, un Italien, un Cubain, un Sud-Américain d'un
pays dictatorial. Il a également eu quelques rôles… de Mexicains. Les femmes mexicaines
sont sensuelles et portent des décolletés. Elles peuvent de temps en temps se prêter à des
relations illégales. Dans West Side Story (1961) Natalie Wood incarne Maria, une
Portoricaine5, et dans The House of the Spirits (1993) tiré du roman La Maison aux esprits
d'Isabel Allende, Winona Ryder, Meryl Streep, Vanessa Redgrave et Glenn Close ont les
rôles principaux. Les actrices sud-américaines jouent pour leur part des rôles de
prostituées, de victimes de viol et de nanny.
À la fin des années 1930, le président Roosevelt lance la politique de « bon voisinage ».
Par ailleurs, avec la guerre en Europe et la fermeture des salles, l'Amérique latine reste le
seul marché accessible aux produits hollywoodiens. Les choses changent alors et Juarez
(1939) est ainsi le premier film à montrer un aspect positif de l'histoire mexicaine en
relatant les péripéties d'un héros comparable à Lincoln.
Les scénarios sont stéréotypés, notamment avec les multiples films musicaux de rumba
et de samba. La bomba latina, déjà visible dans les westerns, devient un personnage central.
Le Latino n'est plus un bandit mais un guitariste jouant des rythmes endiablés. John Ford,
au cours d'un tournage en Amérique latine, exprime ainsi sa surprise en constatant que les
Latinos sont beaucoup plus industrieux que l'image du paysan faisant la sieste au soleil que
Hollywood avait véhiculée pendant des années. À la fin de la guerre, la fièvre musicale
retombe.
Puis, encore plus fort, les Cubains envahissent les États-Unis ! Le régime de Fidel Castro
donne corps à cette menace mortifère de proximité. Dans L'Aube rouge (Invasion USA,
1984), les Verts (les écologistes), vainqueurs des élections en Allemagne, obtiennent le
retrait des forces américaines d'Europe et la fin de l'OTAN. Cuba envahit alors l'Amérique
centrale, et le Mexique bascule dans le communisme. De jeunes Américains, pris au piège
par cette Troisième Guerre mondiale et par l'invasion des États-Unis par le bloc de l'Est, se
transforment en guérilleros et forment un groupe de résistants sous le nom de Wolverines.
Un camp de rééducation communiste est installé dans un drive-in. Le film a récolté
quarante millions de dollars de recettes lors de sa sortie aux États-Unis6. Ce sentiment de
menace va encore s'amplifier avec les maquis sud-américains, notamment avec le film Che !
(1969), un mauvais biopic dont le rôle principal est interprété par Omar Sharif coiffé d'un
béret et celui de Fidel Castro par un Jack Palance barbu.
Dans les films plus récents, les femmes de ménage et les jardiniers ne sont plus noirs, ils
sont latinos, étape obligatoire avant l'intégration cinématographique. Dans la nation
multiethnique américaine, Hollywood joue le rôle de « bizuteur » infligeant à chaque
couche de l'oignon national un passage cinématographique dégradant, mélange de racisme
et de dénigrement.
Encore une fois le cinéma de contestation émerge grâce à des auteurs indépendants et à
des films à petit budget. Le film Haines (The Lawless, 1950) réalisé par Joseph Losey, tourné
en vingt et un jours, relate des émeutes virant à la destruction des locaux d'un journal et à
une tentative de lynchage contre un jeune Mexicain. Selon l'écrivain de cinéma Jacques
Lourcelles, ce film décrit une petite ville de province américaine de Caroline du Nord « qui
pourrait être idyllique, mais empoisonnée par la discrimination raciale, les préjugés contre
les travailleurs mexicains7 ».
1. « How Hollywood Has Portrayed Hispanics », Allen Woll, The New York Times, 1er mars 1981.
4. Pays mythique situé quelque part en Amérique latine ou ailleurs. Inventé pour éviter les problèmes diplomatiques.
5. En réalité, la critique a surtout été marquée par la véritable actrice sud-américaine Rita Moreno, notamment lorsqu'elle
chante « I Like To Be In America ».
7. Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma, t. III, « Les Films », collection « Bouquins », Robert Laffont, 1728 p., 1992.
5
Le Blanc, nazi ou communiste :
les espions infiltrés
Le cas d'Adolf Hitler a posé beaucoup de problèmes à Hollywood1. Les nazis sont
quasiment absents des films à l'époque où Hitler est au pouvoir et que ses horreurs sont
connues, et ce pour des raisons exclusivement commerciales. Les studios ne veulent pas
perdre le marché allemand déjà totalement contrôlé par Joseph Goebbels, le ministre de la
Propagande. Ce dernier a montré ses méthodes et son « savoir-faire » en perturbant avec
ses hommes la première du film pacifiste À l'ouest rien de nouveau (All Quiet on the Western
Front, 1930) à l'aide de boules puantes et de slogans antisémites. Le gouvernement de
Weimar retire ensuite le visa d'exploitation du film. De leur côté, la Fox, la Paramount et la
MGM appliquent la politique d'aryanisation et remplacent leurs employés locaux juifs.
Certains studios laissent même Georg Gyssling, le consul allemand à Los Angeles, lire des
scénarios et proposer des coupes. Il a été à l'origine de l'annulation du premier film
antinazi The Mad Dog of Europe en 1939, en menaçant de sanctionner l'ensemble des
productions cinématographiques en Allemagne. William Hays, le président à l'époque du
Motion Picture Producers and Distributors Association of America est également intervenu
pour empêcher le film. Seule la Warner se retire finalement d'Allemagne. Auparavant, le
film The Road Back (1937), un film antiguerre tiré de la nouvelle Après de Erich Maria
Remarque, avait été interdit par le régime nazi : le script avait été revu avec un autre
réalisateur et des scènes comiques avaient été intercalées, sans aucun rapport avec le texte
d'origine.
Cette autocensure trouve sa justification formelle dans les règles définies par la
profession elle-même, notamment au sein du code Hays (ou Production Code, voir la
partie 2), qui énonce des principes moraux et politiques, comme « l'histoire, les
institutions, le peuple et la citoyenneté de chaque nation doivent être représentés
honnêtement » (« the history, institutions, prominent people, and citizenry of all nations shall
be represented fairly »). En 1934, le système est encore renforcé avec le Production Code
Administration sous l'influence du religieux Joseph I. Breen2, connu pour sa rigidité ;
désormais, il ne faut jamais fâcher les autorités d'un pays qui représente un marché
important pour les exportations hollywoodiennes. Or l'Allemagne est à l'époque le pays
européen qui compte le plus grand nombre de salles de cinéma. Même les productions des
indépendants sont censurées. En 1934, le documentaire Hitler's Reign of Terror est interdit
de projection par certaines villes ou États américains ; en 1936, un documentaire-fiction I
Was a Captive of Nazi Germany est accepté parce qu'il respecte le code, mais a plus de mal
avec la distribution. Ce sont véritablement Jack Warner avec Confessions of a Nazi Spy en
1939 et Charlie Chaplin avec Le Dictateur (1940) qui changent la donne. Par ailleurs, The
Man I Married d'Irving Pichel (1940) relate l'histoire d'un couple mixte germano-américain
qui, revenu en Allemagne, éclate car, en redevant allemand, le mari se nazifie.
Avec le début de la guerre, le problème devient plus simple : il n'est plus question
d'exporter des films en Allemagne, dans un futur prévisible.
Hollywood et le cinéma fasciste
Avant la guerre, entre 1924 et 1934, le régime fasciste se dote d'un institut cinématographique (Instituto Luce), d'un [5]
sous-secrétariat d'État pour la presse et la propagande, qui deviendra le ministère de la Culture populaire, de la Mostra de
Venise en 1932 (rappelons que les Oscars ont été créés en 1927) et du complexe de studios Cinecitta en 1937. Mussolini,
très amateur de cinéma de propagande, a visité Los Angeles le 25 septembre 1937, pour étudier la réalisation de films. Un
an après, la réalisatrice allemande Leni Riefenstahl, proche du régime nazi, est venue sur invitation de Walt Disney. On n'a
par contre pas connaissance d'une visite de cinéastes soviétiques.
Les caractéristiques principales des films de propagande fasciste sont extraordinairement semblables aux règles
scénariques hollywoodiennes. L'esthétique et les thèmes du cinéma de propagande sont en effet la virilité, l'héroïsme, le
révolutionnarisme (selon le canon fasciste ou nazi) et la célébration du régime et de ses idéaux. À noter que Daech
3
s'inspire beaucoup des méthodes hollywoodiennes dans sa propre propagande .
Le cinéma fasciste italien ouvre néanmoins ses studios à des réalisateurs de talent qu'on retrouvera dans l'après-guerre
dans le cinéma réaliste (comme Rossellini avec son film Le Navire blanc en 1941). Aussi, parmi les 772 films produits en
Italie entre 1930 et la fin du régime mussolinien, seule une centaine s'apparente à de la propagande directe.
Pendant la guerre, les priorités changent. L'un des problèmes majeurs des organes de
propagande mis en place après Pearl Harbor, événement qui a cristallisé la haine contre les
Japonais, a été de parvenir à faire également naître un sentiment germanophobe afin
d'accroître le soutien populaire vis-à-vis de la guerre en Europe. À cette époque, la
communauté d'origine germanique est importante aux États-Unis. Le nazi au cinéma est
alors représenté comme trop obéissant, notamment dans le film de Lubitsch To Be or Not
To Be, sorti en 1942 (juste après l'entrée en guerre). Hitler est souvent montré dans des
situations qui le ridiculisent. Les films réalisés pendant le conflit restent pour l'essentiel
dans la pure tradition des films d'action. Le réalisme de la dureté des combats en est
absent, notamment dans Les Hommes de la mer (The Long Voyage Home, 1940), Bomber's
Moon (1943) et Le Commando de la mort (A Walk in the Sun, 1945).
Quant au méchant russe, il est une autre forme de génie du mal, froid et calculateur, avec
les mâchoires crispées, le regard perfide et impavide. Il est parfaitement incarné par le
comte Zaroff dans La Chasse du comte Zaroff (The Most Dangerous Game, 1932), un Russe
blanc, aristocrate ayant fui la révolution et qui cristallise tous les préjugés antirusses.
Entouré de moujiks sordides, il aime faire des chasses à l'homme, et coule les navires des
riches qui s'approchent de son île.
Dès 1919, les premiers films muets véritablement anticommunistes apparaissent (dont
The New Moon et The Undercurrent). L'adjectif red dans le titre désigne un film
anticommuniste comme greasy désigne les Mexicains. Lors de la Grande Alliance entre
l'URSS et les États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, les critiques anticommunistes
sont mises en sourdine et certains films mettent en scène la résistance soviétique, comme
L'Étoile du Nord (The North Star, 1943) et Mission à Moscou (Mission to Moscow, 1943).
Pendant la guerre froide, la filmographie hollywoodienne anticommuniste est assez
fournie. On peut notamment citer Le Rideau de fer (The Iron Curtain, 1948), The Woman on
Pier 13 en 1949 (originellement le titre était I Married a Communist, mais devant l'insuccès
il a été changé), The Red Menace (1949), The Whip Hand (1951), I Was a Communist for the
FBI (1951), Big Jim Maclain et enfin My Son John (1952). Ce dernier met en scène la force du
mal qui va jusqu'à influencer les enfants.
Il faut également signaler une comédie particulièrement croquignolesque Les espions
s'amusent (Jet Pilot, 1957) avec John Wayne dans le rôle du colonel américain Jim Shannon,
dont la patrouille aérienne a capturé un avion de chasse soviétique, piloté par le lieutenant
Anna Marladovna, une très belle femme. Cette dernière, qui est en réalité une espionne,
demande l'asile politique et épouse Shannon (qui s'est épris d'elle) pour échapper à la
prison. On ne peut pas faire confiance à ces gens-là, qu'ils soient russes ou allemands, ce
sont des comploteurs ou des espions ! Dans Firefox, l'arme absolue (Firefox, 1982), Clint
Eastwood incarne un pilote d'avion de chasse retraité, Mitchell Gant, qui, avec les
mâchoires toujours aussi serrées, vole un prototype russe d'avion de combat ultrasecret,
tout seul évidemment ! En 1988, Stallone reprend du service contre les Soviétiques en
Afghanistan dans Rambo 3 en tuant toujours plus : 127 morts cette fois. On se rappellera
cette scène où Rambo détruit l'hélicoptère du colonel soviétique avec un char.
La mortelle menace soviétique ouvre la voix aux métaphores extraterrestres, à
l'infiltration insidieuse, base de la théorie du complot. Le film L'Invasion des profanateurs de
sépultures (Invasion of the Body Snatchers) de 1956 en est l'exemple parfait : les extra-
terrestres représentent ici la pénétration secrète des communistes. Des envahisseurs,
impossibles à différencier des habitants, repeuplent petit à petit la bourgade de Santa Mira.
L'ennemi est dans la ville et il faut le démasquer : même des individus respectables et des
proches peuvent désormais représenter une menace. « Si nous fermons les yeux nous
risquons d'être changés en êtres inhumains », s'exclame l'un des personnages. Les
méchants ont comme seule particularité de ne pas avoir d'émotions (comme le
communisme qui prive les hommes de leur personnalité). Le film peut aussi être vu comme
une dénonciation de tous les totalitarismes, et même du maccarthysme, quand on connaît
les ennuis qu'ont eus les réalisateurs Don Siegel et Daniel Mainwaring en étant inscrits sur
la liste noire.
Quand, après 1991, l'URSS redevient la Russie, le Russe perd son statut d'ennemi total et
doit se mélanger avec d'autres méchants. Dans Piège de cristal (Die Hard, 1988) et Une
journée en Enfer (Die Hard with a Vengeance, 1995), Bruce Willis, sans chaussures ni
chaussettes, mais souvent en marcel, affronte des Germano-Russes, mafieux et terroristes
rouge-brun. Dans Rocky IV (1985), le boxeur russe est dopé, comme tous les sportifs russes
(les athlètes américains aussi dans la vraie vie, mais ce n'est pas la question !). Les Russes
deviennent des racistes abrutis et cruels, des trafiquants de cocaïne, des gangsters
pathétiques, des richissimes oligarques, des candidats dictateurs, des mercenaires
terroristes ou des espions infiltrés… comme les autres. Ils contrôlent tout ce qui fait du mal
dans le monde, organisent la nouvelle traite des femmes blanches, comme on peut le voir
dans Equalizer (2014), Les Promesses de l'ombre (Eastern Promises, 2007), La nuit nous
appartient (We Own the Night, 2007) et The X-Files : Combattre le futur (The X-Files : Fight
the Future, 1998).
Mais ces méchants sont distingués : ils vont à l'église et ont l'esprit de famille. Dans Air
Force One (1997), l'avion présidentiel américain est attaqué par un groupe de terroristes
nationalistes russes qui prennent le temps d'exposer leur point de vue. Dans John Wicks
(2014), un mafieux russe, Tarasov, tue le petit chien (et la femme) de Keanu Reeves, qui se
venge en massacrant une bonne soixantaine de personnes. Heureusement, le héros
américain retrouve un autre canidé à la fin.
1. Thomas Doherty, Hollywood and Hitler, 1933-1939, Columbia University Press, 2013, et Ben Urwan, La Collaboration. Le
pacte entre Hollywood et Hitler, Bayard, 2014.
2. Thomas Doherty, Hollywood's Censor. Joseph I. Breen and the Production Code Administration, Columbia University
Press, 2009.
3. Pierre Conesa, François Bernard Huyghe et Margaux Chouraqui, « La propagande francophone de Daech : la mythologie
du combattant heureux », FMSH, 2017.
II
HOLLYWOOD, UNE STRATÉGIE IMBATTABLE
« Vous avez l'expérience de la guerre, monsieur Rambo ?
– J'ai déjà vidé quelques chargeurs. »
(Dialogue issu du film Rambo 3.
En réalité, c'est faux, Sylvester Stallone
n'a jamais fait la guerre.)
Hollywood est incontestablement le meilleur cinéma du monde. Paradoxalement, c'est
aussi le plus insidieux, avec une grande quantité de mauvais films sur la violence et la
guerre contre l'autre. Je veux pour ma part m'appuyer sur la masse de productions et non
sur leur qualité. En effet, ce ne sont pas les meilleurs films qui font l'opinion mais les plus
vus. La production de certains films de guerre, salués par la critique, comme la série des
Rambo, Portés disparus (Missing in Actions, 1984) ou American Sniper (2015) aurait été
totalement inimaginable ailleurs, où ils seraient qualifiés de films de pure propagande. Les
2 700 westerns de série B, produits en un peu plus d'une vingtaine d'années, ont plus
contribué à forger la mémoire collective que les vingt ou trente excellentes productions sur
le massacre des Indiens. Et que dire des 540 films sur les Mexicains1, la centaine de films
sur les Chinois2, ou les quelque 300 sur les musulmans3 ? Tous ont largement contribué à
forger une vision méprisante, parfois haineuse de l'Américain moyen vis-à-vis de l'autre.
C'est la médiocrité du mouvement mainstream qui façonne l'opinion. Certes, il est difficile
de critiquer un système qui a produit tant de chefs-d'œuvre mais, pour comprendre la
construction d'une identité nationale et son rapport au monde, il faut prendre en compte la
diffusion d'une œuvre et le nombre d'entrées plutôt que sa qualité.
Si, comme nous le pensons, le cinéma de masse joue un rôle essentiel dans la conscience
collective américaine, il est inutile de chercher à détecter les deuxième et troisième niveaux
de lecture de chaque film, seul le premier niveau qui fait le succès de nombreux
blockbusters importe. Portés disparus (Missing in actions, 1984) le troisième plus grand
succès en salles pour Chuck Norris, qui a rapporté 22,8 millions de dollars, seulement aux
États-Unis, pour un budget estimé à 2,5 millions de dollars, ne comporte par exemple qu'un
seul niveau de lecture : celui du superhéros américain tuant des salauds de Vietnamiens. Le
lecteur peut donc se dispenser de regarder ce nanar.
2. « Hollywood Chinese : The Chinese in American Feature Films », documentaire réalisé par Arthur Dong, DeepFocus
Productions, 2007.
L'héroïsme règne à tous les étages, jusqu'au plus haut niveau de l'État. Le président des
États-Unis incarne parfois l'archétype du héros brillant, puissant, fédérateur et bon,
toujours prêt au sacrifice pour son pays. Dans Independence Day (1996) il n'hésite pas à
piloter lui-même un avion de chasse pour attaquer les extra-terrestres. Mais avant de
prendre son envol, en bon président, il fait un discours d'anthologie, le jour de la fête
nationale. Sorti le 3 juillet, soit la veille du jour de l'Indépendance américaine, le film
devient très vite le deuxième plus gros succès cinématographique de tous les temps, après
Jurassic Park, avec environ 810 millions de dollars de recettes. Dans la catégorie « président
combattant », on n'oubliera pas de mentionner le président de Air Force One (1997) campé
par Harrison Ford, qui parvient, seul, à sauver sa famille (et lui-même) d'une prise d'otages
dans le Boeing 747 présidentiel. On ne sait si ce film a été visionné au palais de l'Élysée…
« Bonjour… Dans moins d'une heure, nos avions vont en rallier d'autres venus du monde entier. Vous allez livrer le plus
[6] grand combat aérien de l'histoire de l'humanité. L'humanité… Un mot qui devrait prendre un sens nouveau pour nous
aujourd'hui… Ne passons plus notre temps à ne penser qu'à nos petites querelles sans importance. Nous allons être unis
dans notre intérêt commun. Peut-être le sort a-t-il voulu qu'aujourd'hui soit le 4 Juillet. Vous allez une fois de plus devoir
défendre notre liberté. Non pas de la tyrannie, de l'oppression, de la persécution… mais de l'anéantissement. Nous
combattons pour notre droit de vivre, d'exister. Et si nous remportons la victoire, le 4 Juillet ne sera plus connu comme la
fête nationale américaine, mais comme le jour où le monde a déclaré d'une seule voix : « Nous n'entrerons pas dans la nuit
sans combattre. Nous ne voulons pas disparaître sans nous battre. Nous allons vivre. Nous allons survivre. Aujourd'hui,
nous célébrons le jour de notre indépendance. »
Voilà pour le côté cocasse des productions américaines. Les nombreux films de science-
fiction dans lesquels l'Amérique lutte pour sauver la planète contre des extra-terrestres
parahumains et visqueux ont été exclus de ce travail, car ces êtres ne sont pas une menace
humaine crédible et ne focalisent pas le racisme sur un peuple, une tribu, une nation ou un
groupe humain facilement identifié.
Le cinéma, média propagandiste par excellence
« En 2024, le cinéma aura contribué à éliminer de la surface du monde civilisé tout
conflit armé. »
D. W. Griffith (1875-1948), ou la bonne conscience d'un réalisateur de films racistes.
Hollywood est la plus intelligente et la plus efficace machine à stéréotypes de l'histoire
contemporaine. On peut parler de « système de publicité politique », ou, comme le fait Jean-
Michel Valantin5 de « cinéma de sécurité nationale » depuis la Seconde Guerre mondiale.
Mais le mal a commencé bien plus tôt, comme nous l'avons démontré dans la première
partie. L'Amérique, comme « nation élue », a fondé son identité multicouche et ses rapports
au monde sur une mythologie inventée, en faisant adhérer les nouveaux venus à l'idée que
la société américaine était l'objet d'envies jalouses et de menaces insidieuses.
Hollywood a ainsi été la chambre d'écho des peurs collectives américaines, soit en les
créant, soit en les répercutant. L'articulation avec les grands débats stratégiques
américains est donc importante à rappeler, au fur et à mesure de l'analyse des différents
ennemis identifiés par Hollywood (l'ennemi intérieur, extérieur, infiltré, frontalier ou
même cosmique). Pour citer à nouveau Jean-Michel Valantin, le cinéma « donne à la
virtualité de la pensée stratégique, ou à l'évanescence de la mémoire collective, la densité,
l'impression de réalité affective de l'image cinématographique, en créant une histoire
alternative imaginée et transformée en spectacle collectif6 ». Le cinéma a comme mission
de définir parfois de manière totalement irrationnelle l'ennemi et de diffuser cette image à
l'extérieur. Combinée à l'illusion de la puissance militaire des États-Unis, cette mission est
un rouage essentiel du soft power américain. Les studios produisent en continu des séries
d'espionnage, des films d'action militaires ou policiers… alors que la CIA a mis dix ans à
trouver Ben Laden, que l'armée s'est retirée piteusement d'Afghanistan et d'Irak et qu'on
ne sait toujours pas qui a assassiné Kennedy, ni qui a diffusé les enveloppes contaminées au
bacille du charbon (anthrax) une semaine après les attentats du 11 septembre 2001.
Bref, l'image de la force est bien supérieure à la force réelle.
1. Nom du septième président des États-Unis, Andrew Jackson, qui s'est illustré par son action contre les élites de l'Est, il
est le symbole de l'individu contre le système.
2. « 15 deadliest Movies Ever Made, Ranked By Body Count », Daniel Striga, ScreenRant, 13 décembre 2016.
5. Jean-Michel Valantin, Hollywood, le Pentagone et le monde. Les trois acteurs de la stratégie mondiale, Éditions Autrement,
2010, p. 17.
6. Ibid.
7. « Propaganda and the Control of the Public Mind », février 1997, in Chomsky on Democracy and Education, Carlos Otero
(dir.), Falmer Press, 2002.
10. Ibid.
2
Quelques règles du cinéma
de propagande à la sauce hollywoodienne
En réalité, il est très simple d'inventer des scénarios débridés, à condition de respecter
certaines règles du film de propagande. Celles-ci ont été posées par le livre Falsehood in
Wartime de l'Anglais Arthur Ponsonby, paru après la Première Guerre mondiale, en 1928.
Les principes sont clairs et destinés à démontrer la justesse de la cause nationale :
1. Notre pays ne veut pas la guerre, l'autre est responsable et moralement condamnable.
C'est la base de la quasi-totalité des scénarios hollywoodiens. Pourtant, les scénarios des
films de guerre auraient pu s'inspirer de la politique de la canonnière (dite « doctrine de la
porte ouverte ») qui s'est traduite en 1853-1854 par l'expédition Perry visant les ports
japonais, par l'intervention des marines à Buenos Aires, au Nicaragua, en Uruguay et en
Angola portugais.
2. La mission du héros a de nobles buts alors que l'Autre commet des atrocités
délibérées : il est vil, lâche et violent. À la fin, ce dernier perd car Dieu est avec le héros (et
avec nous).
3. Le monde de l'art et de la culture approuve notre combat alors que l'Autre utilise des
moyens illicites.
4. Point d'orgue : ceux qui doutent des points énumérés ci-dessus sont soit des traîtres,
soit des victimes des mensonges adverses (car l'ennemi, contrairement à nous qui
informons, fait de la propagande).
Le film propagandiste valorise la force et l'armée, le film hollywoodien aussi. Tout le
monde connaît les films de la réalisatrice allemande Leni Riefenstahl ou les photos de
Mussolini torse nu participant à la bataille du blé. Certaines de ces grandes règles du
cinéma de propagande ont été intelligemment enrichies par Hollywood. Ainsi, grâce à la
mythologie de la cavalerie dans les westerns, la bravoure supposée des soldats, la mort
comme sanction (de la trahison ou de la lâcheté), la dureté ferme mais juste des chefs5,
l'armée est devenue un personnage en soi. Quand un soldat américain est tué, le gros plan
final sur son visage permet au spectateur de partager les derniers sentiments et les
blessures du héros. Parfois même, il meurt en terminant une phrase pathétique
démontrant qu'il est un soldat, mais aussi un fils, un mari et un père. Le téléspectateur
français pourra remarquer dans chaque série télévisée comment les héros se flairent le
groin pour demander « ancien marine » ou « ancien du Vietnam » ? Imaginerait-on dans un
film français que soient posées ces questions : « ancien d'Algérie », « ancien parachutiste »,
ou « ancien d'Indochine » ?
« Messieurs, ces bruits qui courent à propos d'une Amérique voulant sortir de la guerre, refusant le combat, ne sont que
des [7] tas de conneries. Les Américains aiment se battre, par tradition. Tous les vrais Américains aiment l'éclat et le
fracas de la bataille. Vous êtes ici aujourd'hui pour trois raisons. Premièrement, vous êtes ici pour défendre vos foyers et
ceux que vous aimez. Deuxièmement, vous êtes ici pour votre propre respect, parce que vous ne voudriez être nulle part
ailleurs. Troisièmement, vous êtes ici parce que vous êtes des vrais mecs et que les vrais mecs aiment combattre. Lorsque
vous ici, chacun d'entre vous, étiez enfants, vous admiriez tous le champion au jeu de [8] billes, le coureur le plus rapide,
le boxeur le plus dur, les joueurs de base-ball de la grande ligue et les joueurs de football du All-American. Les Américains
aiment un vainqueur. Les Américains ne tolèrent pas un perdant. Les Américains méprisent les couards. Et ils jouent
toujours pour gagner. Je ne pousserais même pas une huée pour un homme qui perd et rit. C'est pourquoi les Américains
n'ont jamais perdu ni ne perdront jamais une guerre parce que la simple idée de perdre est odieuse à un Américain. »
« Mon contact à Washington dit qu'on n'a pas affaire à un élève mais qu'on a affaire au professeur. Quand l'armée
monte une [9] opération qui ne doit pas échouer, c'est à lui qu'ils font appel pour entraîner les troupes, d'accord ? C'est le
genre de type qui boirait un bidon d'essence pour pouvoir pisser sur ton feu de camp. Ce mec-là, tu le largues au pôle
Nord, sur la banquise avec un slip de bain pour tout vêtement, sans une brosse à dents et demain après-midi tu le vois
débarquer au bord de ta piscine avec un sourire jusqu'aux oreilles et les poches bourrées de pesos. Ce type-là est un
professionnel. S'il atteint la plateforme, on sautera tous, et il restera plus qu'un grand trou au beau milieu de l'Alaska.
Alors on va trouver ce type, le descendre et on sera débarrassé de ce fumier. »
Le héros hollywoodien est indissociable du star system. Au début du siècle dernier, les
premiers acteurs ne bénéficient pas immédiatement de la célébrité et leurs fans n'ont
aucun moyen de connaître leurs noms. Les producteurs refusent toute divulgation de leur
identité, de peur que la notoriété n'impose de plus hauts salaires. Les indépendants vont
bouleverser ce système et inventer la starification. Le star system devient vite l'un des
piliers de la promotion, avec des services de publicité et de magazines. En 1927, l'industrie
met en place la cérémonie des Academy Awards qui récompense les films, mais aussi les
stars. Le statut des acteurs traverse sans crise la période de difficulté de Hollywood après
l'âge d'or.
Le cinéma américain contribue alors largement à fixer les critères de beauté et l'éthique
au XXe siècle. Marilyn Monroe et Audrey Hepburn incarnent l'esthétique féminine et John
Wayne, le héros juste et parfait8 (bien que raciste avéré), devient l'idéal de beauté
masculine.
Quand le héros a mûri, on vient le chercher. Il a découvert l'anonymat de la vie
quotidienne et les blessures. Il ressent le besoin de recharger ses armes avant de tirer. Paul
Warren, dans son essai Le Secret du star system américain. Une stratégie du regard, décrit
les techniques pour vedettiser les stars. Selon lui, les films sont construits de telle façon que
le spectateur sache comment interpréter les images, par l'identification au personnage
principal, l'omniprésence de la narration et le charisme du héros. Les personnages
secondaires servent à le mettre en valeur de façon vraisemblable et naturelle (technique du
reaction shot9). Leur comportement fait entrer le public dans le film. Les séquences
successives au montage optimisent cet effet.
La conduite du héros est toujours irréprochable : il refuse d'abandonner un camarade
mourant, se sacrifie si nécessaire pour sauver le groupe, etc. Le héros doit préférer mourir
pour une cause juste plutôt qu'échouer. Le cas de conscience posé par le méchant
Américain (le traître, le psychopathe, le lâche, l'espion) est résolu par sa mort avant la fin
du film. Il lui est parfois possible de se racheter, mais, en général, il meurt quand même. La
victoire dans le film de guerre est aussi importante que le mariage dans une love story. Le
héros, issu du peuple, traduction cinématographique du common man jacksonien, est un
véritable personnage de la mythologie grecque. Les vedettes américaines (Gary Cooper,
Charlton Heston, James Stewart) ne jouent que ce genre de héros. S'ils ont une sale gueule
(comme Jack Palance ou Anthony Quinn), les acteurs peuvent avoir quelques beaux rôles
de méchants. Depuis les années 1970-1980 une génération d'acteurs musclés dont la
responsabilité quotidienne est de sauver le monde est apparue. Elle compte parmi ses
membres Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger, Bruce Willis, Chuck Norris, Steven
Seagal, Mel Gibson, Tom Cruise, Jason Statham et Vin Diesel (liste non exhaustive). On
comprend pourquoi le général MacArthur avait remercié John Wayne d'avoir aussi bien
représenté le soldat américain dans ses films. C'est donc un étrange renversement de
situation lorsque la presse américaine compare à John Wayne ou à Tom Cruise un pilote
dont l'avion a été abattu et qui a survécu six jours en Bosnie avant d'être secouru…
Imaginer l'invasion des États-Unis est un must. C'est le sujet principal du film Bataille en
dessous de la terre (Battle Beneath the Earth, 1967), mentionné plus haut. Dans USA (1985),
des guérilleros cubains aidés par des communistes arrive massivement, mais
heureusement, il y a Chuck Norris ! Un remake de 2013 remplace les Russo-Cubains par des
Nord-Coréens arrivés en parachute. L'invasion peut aussi prendre la forme de capitaux
arabes qui veulent acheter l'Amérique comme dans Main basse sur la télévision (Network,
1976), qui contient une scène de dénonciation des méfaits de l'argent arabe qui rappelle
tout particulièrement les discours violemment antisémites professés par les nazis pour
soulever les foules contre les juifs. En 2013, dans La Chute de la Maison Blanche (Olympus
Has Fallen), la présidence est attaquée par un commando terroriste nord-coréen qui veut la
réunification de la péninsule sous les ordres de Pyongyang et la destruction des États-Unis.
Le héros, Mike Banning, est un agent du service secret ; il doit lutter seul contre ce
commando, aidé à distance par le président de la Chambre des représentants (on n'en
attend pas moins de nos élus qui, on l'espère, ont visionné le film et repris l'entraînement).
Dans le deuxième opus, La Chute de Londres (London Has Fallen, 2016) après l'assassinat du
président pakistanais, du Premier ministre de Grande-Bretagne, du chancelier allemand, du
Premier ministre italien, du président français, du Premier ministre canadien et du Premier
ministre japonais, Mike Banning, sans doute épuisé par le sauvetage inespéré du président
américain, songe à démissionner. Heureusement, il y renonce… sans doute parce qu'un
troisième épisode est annoncé. Le film a coûté 60 millions de dollars et en a rapporté 205
(62 aux États-Unis et 143 à l'étranger).
1. « International Relations on Screen : Hollywood's History of American Foreign Policy », Ian Scott, E-International
Relations, 20 octobre 2013.
2. Dans son livre Fingal paru en 1761, le jeune poète écossais James MacPherson crée le personnage d'Ossian, un barde du
IIIe siècle, pour incarner l'identité gaélique et s'opposer à celle des Britanniques qui se veut romaine. Si l'authenticité de
l'épopée est douteuse, le livre suscite néanmoins une vague d'« ossianophilie » en Europe et beaucoup d'intellectuels
nationalistes réinventent des mythes.
3. « Le cinéma américain à l'assaut du monde », article de Zachary Louis, sur le site Il était une fois le cinéma.
4. Nancy Snow, Information War : American Propaganda, Free Speech and opinion control since 9/11, Greg Palast, 2003.
5. Jean-Michel Valantin, Hollywood, le Pentagone et le monde. Les trois acteurs de la stratégie mondiale, Autrement, 2010,
p. 17.
6. Paul Warren, Le Secret du star system américain. Une stratégie du regard, Éditions de l'Hexagone, 1989.
7. « Cinéma américain et politique depuis les années Reagan », article d'Olivier Rollin, sur le site Il était une fois le cinéma.
8. La Californie souhaitait instaurer un « John Wayne Day », auquel il a fallu renoncer tant la liste des citations racistes
antisémites et anti-Noirs de l'acteur ont choqué.
9. Cette technique consiste en un plan, en général close-up, où l'on peut voir la réaction d'un personnage à la suite de ce
qui s'est passé au plan précédent.
10. Le lecteur sera sans doute heureux d'apprendre que dans Piège de cristal, Bruce Willis ne marchait pas pieds nus sur
les débris de verre, mais portait des sandalettes en caoutchouc couleur chair.
13. « Le cinéma américain à l'assaut du monde », article de Zachary Louis, sur le site Il était une fois le cinéma.
14. « Dorothy Counts la première noire dans une école ségrégationniste », le blog du Griot, 21 juin 2016.
15. Cité par Anne-Marie Bidaud, Hollywood et le rêve américain, Armand Colin, 2017.
16. « Homeland est raciste : comment des artistes arabes ont saboté la série », Le Point, 15 octobre 2015.
3
Quelques spécificités hollywoodiennes
4. Franck Bousquet, Les Blockbusters américains, essai d'analyse idéologique d'un produit culturel mondialisé, HAL-SHS
archives ouvertes, 2003.
5. « More gun violence seen in top-grossing PG-13 movies than in biggest R-rated film », The Annenberg Public Policy
Center, 11 novembre 2013.
6. Le 22 juillet 2010, la cour d'appel de New York a donné raison aux chaînes Fox, CBS, NBC et ABC qui se plaignaient du
fait que les règles de décence en matière de jurons, prescrites par la Federal Communication Commission et imposées aux
médias nationaux (et non aux chaînes cablées) étaient contraires au premier amendement de la Constitution qui garantit
la liberté d'expression.
7. « Cinéma américain et politique depuis les années Reagan », article d'Olivier Rollin, sur le site Il était une fois le cinéma.
8. « 100 Times A White Actor Played Someone Who Wasn't White », The Washington Post, 28 janvier 2016.
4
La censure ? Quelle censure ?
Le préambule énonce que « les producteurs de films reconnaissent que le cinéma est une forme universelle de
divertissement [10] et que les spectateurs du monde entier leur accordent une grande confiance ». Le Code énonce
2
ensuite les principes suivants :
1. Aucun film ne sera produit qui pourrait abaisser les standards moraux de ceux qui le voient. La sympathie du
spectateur ne doit jamais être attirée du côté du crime, des méfaits, du mal ou du péché [NdA : les Indiens sont
évidemment ici visés et ne peuvent être les héros des films. Aucune union entre un Blanc et une Indienne n'est admise].
2. Seuls des standards corrects de vie soumis aux exigences du drame et du divertissement seront présentés.
3. La loi, naturelle ou humaine, ne sera pas ridiculisée et aucune sympathie ne sera accordée à ceux qui la violent.
4. Certains sujets sont sensibles ou interdits : les crimes, les grossièretés, le blasphème, le baiser, la vue du nombril, les
danses indécentes, le manque de respect pour la religion, le mauvais goût des chambres à coucher, le manque de respect
pour la fierté nationale et la présentation du drapeau, le mauvais goût des titres de film ou les sujets répugnants [NdA :
une Indienne aux jambes nues ou une Mexicaine portant un décolleté sont acceptables parce que sauvages].
3
5 . Tout film doit avoir pour but de défendre le bien et de condamner le mal. Dans la mise en pratique de ce principe,
[11] il faut attacher plus d'importance à l'effet et au ton du film dans son ensemble qu'aux épisodes et incidents. Il arrive
souvent, dans le développement d'une histoire dont la valeur morale est indiscutable, qu'il puisse y avoir des phases dans
lesquelles le mal est provisoirement victorieux [NdA : le happy end devient une contrainte morale pour toutes les histoires
et reflète les valeurs qui régissent la société. Pour Joseph I. Breen, le censeur moral, la violence est moins dangereuse que
l'érotisme car la violence apparaît tout de suite comme détestable alors que la transgression sexuelle peut attirer de
manière plus insidieuse et provoquer « une sympathie pour le péché »].
Par ailleurs, les mots « damn » et « hell » sont autorisés « quand leur usage est essentiel à la représentation, dans un
contexte adéquat de scènes ou de dialogues fondés sur des faits historiques, sur du folklore, sur des textes religieux ou sur
des œuvres littéraires, pourvu qu'un tel usage ne soit pas intrinsèquement critiquable ou contraire au bon goût » [NdA :
cette licence linguistique, qui fait exploser les jurons dans n'importe quelle série ou film d'action, pose des problèmes
pour les traductions dans certaines langues étrangères. Un interprète d'arabe chargé de faire les sous-titrages
m'expliquait ainsi, dans un entretien, les difficultés à trouver suffisamment de mots corrects et variés, pour remplacer les
« bloody, fucking, motherfucker, bastard… », plus nombreux que les jurons du capitaine Haddock].
1. « La censure cinématographique en France et aux États-Unis », article de Jean-Eudes Cordelier, sur le site Il était une fois
le cinéma.
2. Le texte a été coupé. Pour lire le code dans son intégralité, voir l'ouvrage d'Anne-Marie Bidaud, Hollywood et le rêve
américain, op. cit.
4. Ce phénomène a également existé par la suite avec l'engagement d'acteurs comme Robert Redford, Marlon Brando, Paul
Newman, Clark Gable, George Clooney – dans Les Rois du désert –, Brad Pitt – dont la société de production a financé le
film 12 Years a Slave – ou Sean Penn.
5. « Les festivals et les Oscars témoignent d'un progrès dans la représentation des Noirs, devant et derrière la caméra »,
Isabelle Regnier, Le Monde, 18 février 2017.
5
Quelques sujets gênants, jamais traités par Hollywood : les mass
shootings,
le syndrome post-traumatique et la guerre chimique
« Je lis beaucoup de livres sur les serial killers, principalement des guides pratiques »
Roseanne Barr, humoriste.
1
Le tueur en série, oui ! Le mass shooting, non ! S'il y a une chose que le cinéma américain
fait bien, ce sont les fleuves d'hémoglobine qui coulent à flots lors d'échanges de coups de
feu. Mais ce qui n'a jamais été traité, ce sont les mass shootings, peut-être pour ne pas
heurter la puissante National Riffle Association (NRA). En effet, Elephant de Gus Van Sant
(2003), sur le massacre de Colombine (perpétré en 1999), produit par la chaîne de
télévision HBO, n'a connu qu'une « sortie fantomatique » aux États-Unis. En 2005, HBO ne
l'avait toujours pas diffusé sur petit écran et le réalisateur doutait qu'elle le diffuse un jour.
De même, American Yearbook (2004) n'a pas été distribué et Beautiful Boy (2010), Heart of
America (2002), Hello Herman (2012), Home Room (2002) et The Only Way (2004), films
qui évoquent également le sujet, n'ont eu que des diffusions confidentielles. Quant à
Bowling for Columbine de Michael Moore, il s'agit plus d'un documentaire que d'un film et il
n'a dû son succès qu'à la palme attribuée à Cannes. Il est ainsi étonnant de constater
combien Hollywood se complaît dans la violence, mais évite paradoxalement et
soigneusement d'évoquer les tueries de masse. Pourtant, chaque année, les enfants armés
tuent plus que les terroristes aux États-Unis. En décembre 2012, à l'école élémentaire de
Sandy Hook un jeune de 20 ans avait déjà tué vingt enfants, entre 6 et 7 ans, et six adultes
avec un fusil d'assaut offert par sa mère. Cinq ans plus tard, en décembre 2015, le massacre
terroriste de San Bernardino a fait quatorze morts. Donald Trump, à l'époque candidat à
l'élection présidentielle, a déclaré que le massacre de San Bernardino était très grave
« parce qu'il était commis par un musulman2 ».
Autre sujet compliqué : le cas du syndrome post-traumatique atteignant nombre de GI's.
Audie Murphy, le soldat américain le plus décoré de la Seconde Guerre mondiale, devenu
vedette de cinéma, en a été affecté, or sa maladie a toujours été cachée. C'est une
conséquence fréquente de la guerre, mais celle-ci ne peut être abordée car elle fragilise
totalement le profil du héros sans défaut. Le documentaire de John Huston Let There Be
Light (1946), connu comme un professional medical film (PMF), est le dernier d'une série de
trois films réalisés durant la guerre. Il dresse le portrait de soixante-quinze soldats
souffrant d'un syndrome post-traumatique, filmés depuis leur entrée en hôpital
psychiatrique, suivant leur traitement – qui inclut différentes méthodes alliant drogues,
neuroleptiques, hypnose et réinsertion par le travail – jusqu'à leur éventuel retour à la vie
civile. Les profils mis en avant montrent les succès thérapeutiques. Un seul cas semble
incurable. Le narrateur énonce dans le film que « 20 % des vétérans blessés souffrent du
syndrome post-traumatique incluant troubles du comportement, isolement… ». Le film a
été fortement critiqué. Craignant un effet démobilisateur dans le recrutement, le film a été
interdit jusqu'en 1980 et seules quelques copies pirates ont circulé. Celle de John Huston a
été saisie par la police militaire alors qu'il projetait de la passer à des amis. L'armée s'est
justifiée en déclarant que le film portait atteinte à la vie privée des soldats et, par la suite, a
toujours refusé de la lui rendre. En 2010, le film a été retenu par la Librairie du Congrès
pour le United States National Film Registry. La version restaurée est accessible depuis mai
2012.
Hollywood semble pourtant avoir résolu le problème puisque ses héros n'en sont jamais
affectés : ni Stallone, ni Chuck Norris, ni Clint Eastwood (trop jeune pour la Seconde Guerre
mondiale, trop vieux pour aller au Vietnam), ni John Wayne pour qui la guerre s'est passée
dans les studios. American Sniper a été salué par une bonne partie de la critique, lauréat des
Oscars en 2015, nommé six fois. Il a rapporté plus de 400 millions de dollars. Il relate
l'histoire de Chris Kyle, présenté comme un véritable héros américain, qui ne souffre
d'aucun syndrome post-traumatique, ce qui est normal pour quelqu'un qui tue ses
adversaires à 1,5 kilomètre de distance (soit la moitié des Champs-Élysées). Il est
finalement tué par un autre soldat américain qui, lui, souffrait de ce syndrome,
probablement excédé des récits froids et déshumanisés que Kyle faisait de ses exploits. Cet
événement contrariant pour l'hagiographie n'est pas traité dans le film. Ce film peut être
rapproché de vidéos circulant sur Internet mettant en scène un sniper irakien, nommé
Juba, tuant des Américains. Même si ces dernières n'ont pas bénéficié de la logistique
hollywoodienne, dans un cas comme dans l'autre, c'est de la propagande.
Enfin, dernier sujet compliqué : l'attentat chimique. Il est un scénario privilégié des
thrillers terroristes. Mais que le public américain se rassure, Hollywood n'évoque pas les
60 000 litres d'agent orange3 déversés sur le Vietnam durant l'opération « Ranch Hand »,
fabriqué par Monsanto. La justice américaine a reconnu le droit à indemnisation des GI's
encore aujourd'hui intoxiqués par ce puissant désherbant, mais pas aux trois à quatre
millions de Vietnamiens, parents d'enfants handicapés. Hollywood n'a pas non plus traité
des attaques des enveloppes contaminées qui ont suivi les attentats du 11 Septembre. Les
spores d'anthrax militarisées venaient d'un laboratoire de l'armée américaine, ce qui
constituait une violation du traité international contre les armes biologiques de 1972. Le
président Trump, dont les archives sont visiblement mal tenues, évoquait récemment « la
pire attaque chimique depuis l'invention des armes chimiques » en parlant des attaques de
Bachar al-Assad en Syrie.
1. « Real-life mass shootings : the subject Hollywood dare not touch », Alex Suskind, The Guardian, 5 octobre 2015.
2. « Donald Trump Muslim Plan : What San Bernardino Terror Attack Survivors Say About His Registry, Travel Ban
Proposal », Tom O'Connor, International Business Times, 12 mars 2016.
3. L'agent orange est un herbicide qui a notamment été utilisé pendant la guerre du Vietnam. Il a été responsable de
troubles nerveux et de naissances d'enfants malformés, encore aujourd'hui.
6
Le film hollywoodien, instrument
de soft power1
1. Sur ce sujet, voir le rapport parlementaire « Influence culturelle de Hollywood », Groupe de veille et d'analyse,
18e Session nationale spécialisée 2014-2015, « Protection des entreprises et intelligence économique », 2015, et l'article
« Hollywood, une expression de la puissance des États-Unis », Classe internationale, 7 novembre 2016.
3. http://nationalresearchgroup.com/expertise/
4. « Les blockbusters américains, essai d'analyse idéologique d'un produit culturel mondialisé », Franck Bousquet, HAL-
SHS, 2003.
5. « Le cinéma américain à l'assaut du monde », article de Zachary Louis, sur le site Il était une fois le cinéma.
6. Aurélien Ferenczi, « Deauville et le cinéma américain : 40 ans, toujours mariés », Télérama, 4 septembre 2014.
7. « Cinéma en Europe : fréquentation en hausse et diminution de la part de marché », Françoise Laugée, La Revue
européenne des médias et du numérique, été 2016.
8. Document confidentiel non accessible, voir néanmoins l'article « US government Global Audio-Visual strategy document
leaked », Spinwatch, 16 décembre 2004.
7
L'influence stratégique de Hollywood
Le soft power, c'est-à-dire l'influence exercée sur des alliés ou des ennemis par des
moyens non guerriers, est un concept formalisé par Joseph Nye1 pour gommer le caractère
urticant du terme de « propagande ». Il est assez généralement employé aujourd'hui.
Samuel Huntington l'a également formalisé : selon lui, « les architectes du pouvoir
américain doivent créer une force qu'on ressente sans la voir. La force est puissante quand
elle reste dans l'ombre : exposée à la lumière, elle commence à se dissiper2 ».
Depuis 2006, les films hollywoodiens font plus d'entrées et rapportent plus d'argent à
l'étranger qu'aux États-Unis. L'opinion publique étrangère a pu, par le passé, totalement
s'inverser grâce à un travail cohérent de soft power, comme le montre cette série de
sondages réalisés par l'IFOP entre 1945 et 20153.
La cible est ici l'opinion publique européenne dont on peut noter l'évolution sur le
moyen terme. La guerre froide ne suffit pas à expliquer à elle seule le revirement du long
terme. Il faut en effet rappeler que la guerre en Europe a surtout été gagnée par l'Armée
rouge qui a perdu, au cours de la bataille de Stalingrad4, autant de morts que les États-Unis
durant toute la guerre (y compris dans le Pacifique).
1. Joseph Nye, Soft Power : The Means To Success In World Politics, Public Affairs, 2005
2. Samuel Huntington, American Politics : the Promise of Disharmony, Cambridge, Harvard, 1981, p. 75, cité par Noam
Chomsky, De la propagande, Fayard, 2003.
3. Sondage en France : « Quelle est, selon vous, la nation qui a le plus contribué à la défaite de l'Allemagne en 1945 ? »
repris par Olivier Berruyer, www.les-crises.fr, 8 mai 2015.
4. Antony Beevor, Stalingrad : The Fateful Siege : 1942-1943, Penguin Books, 1999.
III
LA DÉMONOLOGIE
BUSHO-TRUMPIENNE
Par la suite, Raison d'État (The Good Shepherd, 2006) et Agent double (Breach, 2007)
mettent rétrospectivement en doute l'infaillibilité des services secrets. Le film Raison d'État
évoque, à travers le débarquement de la baie des Cochons à Cuba, la forte influence
politique de la CIA sur les administrations successives de la Maison Blanche dans les
années 1960. En 2010, le film Fair Game met en scène la traîtrise de l'administration Bush
qui révèle l'identité de l'agent de la CIA, Valerie Plame, qui avait dénoncé le mensonge sur
les armes de destruction massive irakiennes en 2003.
Les liens troubles entre Hollywood et la CIA ont été analysés dans un article publié par
Global Research2 en janvier 2009. Celui-ci cite un grand nombre de films qui ont été en
partie scénarisés à des fins de propagande par la CIA, le département de la Défense et
d'autres agences gouvernementales. Les auteurs, Matthew Alford et Robbie Graham, se
basent sur un rapport du groupe de travail pour une plus grande ouverture de la CIA de
1991 (Task Force Report on Greater CIA Openness) commandé par le directeur de la CIA
Robert Gates. Celui-ci reconnaît que son agence « entretient […] des liens avec des
reporters de toutes les grandes agences de presse, de tous les grands journaux,
hebdomadaires et réseaux de télévision du pays ». Les auteurs du rapport constatent que
ce phénomène a aidé à « transformer des échecs du renseignement en succès ». En 1996, la
CIA a officiellement annoncé qu'elle « collaborerait désormais ouvertement aux
productions de Hollywood, à titre strictement consultatif ».
2. Lights, Camera… Covert Action : The Deep Politics of Hollywood (Lumières, caméra… action clandestine : La politique
profonde de Hollywood), Global Research, janvier 2009.
3. Réalisateur de quelques films hautement patriotiques dans les années 1980, Joseph Zito avait disparu de Hollywood
depuis Invasion USA (1989).
4. « Washington et Hollywood : l'arme fatale ? », Erwan Benezet et Barthélémy Courmont, Revue internationale et
stratégique, 2004/3 (no 55).
2
Le pot-pourri « busho-trumpien »
Le petit Français
Le petit Français a pu sentir le vent du boulet lors du « French bashing » qui a existé
entre 2003 et 2009.
Auparavant, la légion étrangère avait déjà été un sujet fascinant pour les cinéastes
américains. Déjà en 1930, dans Cœurs brûlés (Morocco), Marlene Dietrich quittait un
homme d'affaires français interprété par Adolphe Menjou, pour rejoindre un légionnaire
américain incarné par Gary Cooper et suivre le régiment dans le désert (après avoir ôté ses
chaussures à talons). En 1939, Gary Cooper s'engage à nouveau dans la légion dans Beau
geste.
Le petit Français, c'est aussi celui qui est commandé par des officiers stupides, capables
d'envoyer pour l'exemple au peloton d'exécution des soldats comme dans Les Sentiers de la
gloire (Paths of Glory, 1957). Ce film met en scène les mutineries de 1917 que le cinéma
français mettra cinquante ans à traiter. Durant l'Occupation, le petit Français est un peu
passif, un peu collaborateur, loin des résistants (Casablanca, 1942).
En 2003, suite au refus de Jacques Chirac de cautionner l'invasion illégale de l'Irak, un
véritable « French bashing » se met en place. Lambert Wilson, dans une interview récente1,
analyse de façon assez crue les producteurs hollywoodiens : « Je ne peux plus les saquer !
Pas les Américains, bien sûr, mais les gens de Hollywood. J'avais rêvé d'y travailler sans
connaître la réalité. Bien sûr, il y a quelques réalisateurs indépendants comme Paul Thomas
Anderson, les frères Coen, Quentin Tarantino ou Wes Anderson…. Mais, honnêtement, avec
les autres, même Vincent Cassel se voit encore offrir des rôles de méchant Français ! Je ne
supporte plus cette vision qu'ils ont de nous : à leurs yeux, nous ne sommes crédibles que si
on adopte leur style de vie. Or je souffre d'une “losangelite” aiguë. »
Dans les faits, Hollywood confie aux acteurs français des rôles en symbiose avec leurs
supposées dispositions naturelles. Le nouveau « petit Français » est un lâche qui
abandonne en cours de route un complot nucléaire néo-nazi dans La Somme de toutes les
peurs (The Sum of All Fears, 2002). Dans Matrix Reloaded (2003) Lambert Wilson incarne
un personnage richissime, flegmatique et marginal, entouré d'une armée de sbires
monofonctionnels chargés de distribuer des baffes aux ennemis du patron. Dans Rollerbal
(2002), le remake d'une première version sortie en 1975, Jean Reno joue un promoteur
capitaliste, sujet à des spasmes colériques récurrents et peu soucieux de la santé des
athlètes qui l'entourent. Gaspard Ulliel, dans Hannibal Lecter : Les Origines du mal
(Hannibal Rising, 2007), se lèche les babines en pensant au délicieux œsophage humain
qu'il va déguster. Dans James Bond : Quantum of Solace (2008), Mathieu Amalric joue le rôle
du redoutable ennemi belliqueux que James Bond est chargé de remettre à sa place, vite fait
bien fait. Olivier Martinez, dans S.W.A.T, unité d'élite (2003) est un caïd de la drogue,
mégalomane : emprisonné, il offre une prime de 100 millions de dollars à celui qui viendra
le libérer. Élodie Yung a récemment rejoint le club des « petits Français » avec son rôle
d'Elektra dans la saison 2 de Daredevil (2005). Dans Rush Hours 3 (2007), quatre rôles sont
tenus par des Français : Georges (un chauffeur de taxi américanophobe), sa femme, une
meneuse de revue et un commissaire de police français. Toutefois attention ! Si dans Les
Trois Jours du Condor, le tueur Joubert porte un nom français, le rôle est tenu par Max von
Sydow, un Suédois. De même, dans Expendables 1, le méchant s'appelle Jean Villain (un
nom prédestiné), mais est interprété par un acteur belge (Jean-Claude Van Damme). Tout
francophone n'est pas Français !
1. « Lambert Wilson : la jubilation que provoque un spectacle est incomparable », Femina, 8 février 2016.
3
L'Arabo-Irano-musulman : le méchant absolu de la nouvelle
génération
Faisons un petit rappel au sujet de la vision qu'ont les États-Unis de l'Orient musulman.
Jack Shaheen, professeur émérite à la Southern Illinois University Edwardsville, a très
précisément étudié les « mythes d'Arabland » dans un documentaire remarquable1. Son
livre Reel Bad Arabs : How Hollywood Vilifies a People2 passe en revue l'histoire du cinéma,
des premiers jours jusqu'aux blockbusters contemporains qui fourmillent de mitrailleuses
et d'Arabes « diaboliques » poseurs de bombes. Il appuie ses analyses sur plus de trois
cents films dans lesquels les musulmans (Arabes ou Iraniens) sont évoqués. Il note que
seuls les Indiens ont été plus implacablement maltraités à l'écran (mais il n'a pas encore pu
lire mon livre !).
L'Arabe est devenu un raccourci systématique du bad guy hollywoodien. On retrouve la
même proportion de navets que pour les westerns. L'étude approfondie de tous ces films
montre la tendance qui consiste à faire de l'Arabo-Irano-musulman « l'ennemi public
no 1 » : un brutal, sans cœur, refusant la civilisation occidentale qu'il entend détruire par la
terreur. Shaheen examine méthodiquement comment un tel stéréotype s'est développé et
répandu dans l'industrie cinématographique. On peut aussi, simplement pour rire, regarder
les vidéos rafraîchissantes de la série « Les analyses du docteur Al West » sur YouTube.
La relation entre les États-Unis et le monde arabe a traversé cinq crises successives qui
ont inspiré Hollywood :
– En 1960, le film Exodus revient sur la fondation d'Israël en 1948 et l'arrivée des
premiers réfugiés des camps de concentration. Les Palestiniens sont vus comme des
meurtriers fanatisés et encadrés par d'anciens soldats nazis qui assassinent ou humilient
plusieurs femmes, alors que les Britanniques, lâches, refusent d'intervenir.
– En 1972, le fait national palestinien est immédiatement assimilé au terrorisme,
notamment lors de la tragique prise d'otages de la délégation israélienne aux Jeux
olympiques de Munich. En 1986, le film L'Épée de Gédéon (Sword of Gideon, 1986) revient
sur l'opération destinée à éliminer les auteurs de l'attentat. Plus tard, dans Munich (2005),
Steven Spielberg reprend le récit de l'épisode munichois et des représailles mais en
présentant également un point de vue palestinien. De ce fait, son film est l'objet de
nombreuses critiques.
– La crise de 1973 et la hausse brutale des prix du pétrole traumatisent la société
américaine en profondeur. Avec Main basse sur la télévision (Network, 1976) apparaît le
personnage de l'émir du Golfe, un type d'Arabe richissime, idiot et cupide qui achète toute
l'Amérique.
– La révolution iranienne de 1979 puis la prise d'otages lors de l'attaque de l'ambassade
américaine inspirent deux films qui connaissent tous deux de très gros succès : Jamais sans
ma fille (Not Without My Daughter, 1991) et Argo (2012). Ce dernier a obtenu de multiples
récompenses. D'autres films contiennent des allusions anti-iraniennes, comme The
Wrestler (2008) dans lequel le catcheur opposé à Mickey Rourke, qui s'appelle l'Ayatollah,
est drapé dans l'étendard iranien et tente de frapper le héros avec une batte peinte aux
couleurs de l'Iran (que notre héros va briser). Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire quand on
manque d'idées ?
– Enfin, l'attaque du 11 Septembre constitue un choc analogue à ce qu'a pu être Pearl
Harbor. La peur devient un nouveau marché et le musulman prend massivement la tête du
classement des méchants. Les séries télévisées Sleeper Cell ou Homeland traitent des
cellules islamistes dormantes, alimentant de façon hebdomadaire la théorie du complot et
de l'ennemi caché. La série Generation Kill (2008) raconte l'odyssée d'une section de
marines en Irak en 2003. Sur un site3 regroupant les admirateurs de cette série, un exploit
inconnu est mentionné : les acteurs nettoient eux-mêmes leurs armes, ont attendu six jours
dans un camp, portent exactement le même barda que les vrais marines (sauf le gilet pare-
balles) et ont gardé le même uniforme pendant cinq mois et demi. Si le tournage des films
se met à ressembler à la guerre, où va-t-on ? Évidemment, aucun héros irakien n'apparaît
dans la série.
Les guerres continuent d'être un sujet de séries télévisées. Vingt-huit séries récentes
seraient ainsi dédiées à la guerre4. Le traître est au cœur de Homeland mais aussi de Six
(2014) qui met en scène une équipe de la Navy Seal missionnée pour tuer un chef taliban,
mais dont la mission s'achève lorsqu'elle découvre qu'un citoyen américain est lié aux
terroristes.
La représentation du terroriste à l'écran n'est pas récente : elle existe depuis la fin des
années 1960 et le début des années 1970, avec un pic dans les années 1980 et en 2004. Elle
apparaît dans des genres aussi variés que les films d'action, de guerre, ou des comédies.
Dans les années 1980, c'est le terroriste communiste qui domine (L'Aube rouge, 1984 et
Invasion USA, 1985). Mais le terroriste palestinien, arabe ou musulman n'est jamais loin.
Déjà, dans Un dimanche terrifiant (Black Sunday, 1977) de John Frankenheimer, tourné
vingt-cinq ans avant le 11 Septembre, le groupe Septembre noir prépare un attentat depuis
un dirigeable bombardant le Super Bowl le jour de la finale. Annoncé comme un
blockbuster, le film est pourtant un échec, car un autre film, sur le même sujet, Two-Minute
Warning, produit un an avant, avait déjà saturé le marché de l'angoisse. Puis, de la fin des
années 1980 jusqu'à aujourd'hui, le terroriste palestinien prend toute la place (Killing
Streets, 1991 ; Ultime décision, 1996 et Couvre-feu, 1998). La liste ne serait pas complète
sans l'habituel couteau suisse Chuck Norris qui, dans Delta Force 1 (1986), vient rétablir la
situation après l'échec du commando chargé de libérer les otages de l'ambassade
américaine de Téhéran. Après un court passage contre des Colombiens (Delta Force 2, The
Colombian Connection, 1990), Chuck Norris laisse la place à son fils dans Delta Force 3
(1991) contre des terroristes libano-palestiniens-pro-khomeinistes qui veulent faire un
attentat nucléaire sur le sol américain.
Avant le 11 Septembre, le créneau des « méchants » Arabes est déjà bien fourni avec
Under Siege (1987), Wanted : Dead or Alive (1987) et True Lies (1994). Dans Couvre-feu
(The Siege, 1988), les États-Unis, cible des terroristes palestiniens, procèdent à
l'internement massif de jeunes Arabes de Brooklyn dans un stade de football. La manière
dont les Arabes sont présentés a été jugée par l'American-Arab Anti-Discrimination
Committee comme insultante et injurieuse. Ce dernier a ainsi pris la parole : « Chaque fois
qu'un Arabe accomplit le rituel de se laver les mains avant la prière, cette image annonce
au spectateur qu'il va y avoir de la violence. » À cette critique, le réalisateur répond que
« certains méchants dans le film étaient membres du gouvernement des États-Unis » et
qu'« un film n'est pas toujours fait pour divertir les spectateurs mais aussi pour les faire
réfléchir5 ». Certes !
Après le 11 Septembre, Hollywood trouve une nouvelle inspiration face à cet ennemi
invisible avec Homeland, World War Z (2013), Teenage Mutant Ninja Turtles (2014) et
American Sniper (2014).
Cette obsession hollywoodienne génère des effets en retour. Le très mauvais film
amateur L'Innocence des musulmans (Innocence of Muslims, 2012), diffusé sur YouTube,
présentant les musulmans et le prophète Mahomet comme immoraux et brutaux, a suscité
des manifestations antiaméricaines faisant quatre morts en Tunisie, quatre en Libye, deux
au Soudan et un au Liban. Au Soudan, les ambassades d'Allemagne et de Grande-Bretagne
ont également été attaquées. Pour les Arabes, tout film critiquant le monde arabe, quel qu'il
soit, est hollywoodien. Pourtant, ce film a été réalisé par des amateurs et diffusé
exclusivement sur Internet. Le conseiller culturel du Guide iranien, Javad Shamaghdari, a
clairement montré le lien entre Washington et le système hollywoodien en déclarant :
« Nous croirons au changement de la politique d'Obama quand Hollywood ne produira plus
de films contre l'islam. Si Hollywood veut changer de comportement à l'égard du peuple
iranien et de l'islam il doit s'excuser10. » La montée des radicalismes religieux musulmans a
contribué à crisper les positions et certains dignitaires religieux n'hésitent pas à en
rajouter. Ainsi, Khaled Al-Maghrabi, dignitaire de la mosquée Al-Aqsa du Caire a affirmé
11
dans un sermon que la série Les Simpsons avait annoncé l'arrivée au pouvoir de
Trump. Selon lui, les Simpsons sont « une création des adeptes du Diable qui complotent
depuis dix-sept ans ». Il reprend également l'argument du billet d'un dollar qui, plié d'une
certaine façon, représente la chute des tours du World Trade Center, prouvant ainsi le
complot. Al-Maghrabi a déjà été emprisonné dans le passé pour ses discours racistes.
La liste des films hollywoodiens interdits dans certains pays musulmans est intéressante
et sans surprise. Jamais sans ma fille (Not Without My Daughter) est interdit en Iran. The
Matrix Reloaded a été censuré en Égypte en 2003 par une commission composée de
critiques de cinéma, de professeurs, d'écrivains et de psychologues qui dénonçait la remise
en question du dogme de la création divine de l'univers, admis par toutes les grandes
religions monothéistes. L'un des membres a aussi reproché au film de promouvoir le
sionisme. Alexander (2004) d'Oliver Stone est interdit en Iran à cause de la relation
homosexuelle du héros avec Hephaistion, le président Ahmadinejad ayant affirmé que de
telles déviations sexuelles n'existaient pas dans son pays. On comprend mieux la colère
iranienne à propos du film 300 (2007) qui revient sur la bataille des Thermopyles (en 480
avant Jésus-Christ) se concluant par la mort de six cents hommes, plus un loup, un
rhinocéros et quelques éléphants noyés dans la Méditerranée. Dans le second opus du film,
300 2, la naissance d'un empire, qui met en scène les batailles de Marathon et de Salamine,
Darius, toujours en maillot de bain, ressemble désormais à un punk drogué américain
couvert de tatouages et de piercings, digne de figurer dans l'émission « C'est mon choix ».
Les Perses sont ici des barbares incultes et agressifs, commandés par une femme qui
s'appelle… Artémis. Thémistocle est un superhéros : il ne peut donc pas faire partie de la
formation serrée et disciplinée d'hoplites dont les scénaristes hollywoodiens n'ont
probablement jamais entendu parler. En somme, le film décrit les Perses comme
Ahmadinejad décrit les juifs et les Américains aujourd'hui.
Quant au film Le Royaume (The Kingdom, 2007), relatant l'enquête d'un membre du FBI
sur l'attentat des tours de Khobar en Arabie saoudite qui tua dix-neuf Américains, il a été
interdit par le Koweït et Bahreïn, mais pas par Riyad car le collaborateur saoudien n'a pas
le mauvais rôle (et de toute façon, il n'y a pas de cinéma public en Arabie saoudite). Ici
encore, le scénario prend de grandes libertés avec la réalité puisqu'il sous-entend la
responsabilité du Hezbollah chiite pour ne pas accuser Al-Qaida et Riyad. William Perry,
secrétaire américain à la Défense, a néanmoins avoué dans une entrevue accordée en
2007 qu'il pensait qu'« Al-Qaida, plutôt que l'Iran, était responsable de l'attentat au camion
piégé de 1996 visant la base américaine ». Le prince saoudien Nayef, ministre de l'Intérieur
et président de la commission chargée de l'enquête, a aussi définitivement disculpé l'Iran
de toute implication dans l'attentat… mais cela ne convient toujours pas aux scénaristes de
Hollywood. Ainsi, le film Mensonges d'État (Body of Lies) reprend en 2008 la thèse de la
complicité de l'Iran avec les leaders d'Al-Qaida mais aussi avec le trafic de drogue.
Golshifteh Farahani, première actrice iranienne, vivant en Iran et apparaissant dans un film
américain sans hijab, a été interdite de sortie du territoire et interrogée par la police.
L'interdiction en Iran de ce film a finalement privé les spectateurs d'une œuvre critique à
l'égard de la CIA et du régime.
Le film La Lapidation de Soraya M. (The Stoning of Soraya M, 2008), retraçant la véritable
histoire de Soraya Manutchehri, femme de 35 ans lapidée dans un petit village d'Iran pour
avoir été injustement accusée d'adultère par son mari, qui voulait épouser une fille plus
jeune, mais n'avait pas assez d'argent pour subvenir aux besoins de deux épouses, a
également été censuré en Iran. Toutefois des DVD du film circulent sous le manteau.
Enfin, la série Sex and the City est interdite dans les Émirats pour ses valeurs contraires à
l'islam et à la bienséance.
Parfois des situations sont pleines d'ironie, comme dans Le Père de la mariée 2 (Father of
the Bride 2, 1995), où M. Habib, l'Arabe riche et prétentieux, qui achète la maison et expulse
le pauvre citoyen américain, est joué par un acteur juif canadien Eugene Levy. Les
Palestiniens quant à eux peuvent cacher des zombies. Dans World War Z (2013), le héros
part à la recherche de l'endroit le plus sûr de la planète pour éviter les morts vivants et se
réfugie à Jérusalem sur le conseil des militaires. Le territoire a été préservé de l'invasion
grâce au mur de séparation de 6 mètres de haut et de 700 kilomètres de long, érigé par les
Israéliens contre les terroristes palestiniens. C'est ce qu'on appelle un « mur à double
usage » : contre les Palestiniens et contre les zombies.
En 2012, le film Zero Dark Thirty, retraçant la traque de Ben Laden, s'inscrit dans un
nouveau genre, en se basant sur « des témoignages d'événements réels ». Après des images
du 11 Septembre, le film représente de manière explicite la torture de prisonniers
islamistes, donnant au spectateur l'impression qu'elle a aidé la CIA à trouver la cachette de
Ben Laden au Pakistan. Le détenu est soumis à la simulation de la noyade, mis dans des
positions douloureuses, privé de sommeil et enfermé dans une petite boîte. Il faut rappeler
que le président Bush a juridiquement validé la torture en demandant à d'éminents juristes
de définir la « torture légale ». En janvier 2002, trois mémorandums rédigés par des
conseillers juridiques ont exploité les limites des définitions de « combattant » et de
« guerre » données par les conventions de Genève, pour priver « légalement » les
prisonniers de la protection du droit international. L'autorisation accordée à la pratique de
la torture par l'administration Bush n'empêche pourtant pas le président de déclarer, lors
de la Journée internationale de soutien aux victimes de la torture, en juin 2003, que les
États-Unis « se consacrent à l'élimination mondiale de la torture et qu'[ils] sont à la tête de
ce combat en montrant l'exemple ». Ces tortures ont été effectivement infligées à des
citoyens français de Guantánamo, même quand ils n'avaient aucune information13.
Les choses changent lorsque les soldats deviennent, grâce à leurs téléphones mobiles,
des cinéastes par lesquels le scandale arrive. Ils racontent alors les horreurs de la prison
d'Abou Ghraib, le massacre de Mahmoudiya et les vidéos de cadavres brulés… « Pour le
Vietnam, il a fallu attendre plus de dix ans entre le climax 65-68 et Apocalypse Now ou
Voyage au bout de l'enfer, aujourd'hui l'information s'accélère, il faut réagir plus vite »,
selon Paul Greengrass, réalisateur de deux Jason Bourne et de Bloody Sunday14. Désormais,
les films sortent pendant la guerre, surtout quand elle est illégale. Face à la difficulté de
critiquer la politique officielle, Hollywood a largement privilégié le thème fréquent du
cinéma de guerre post-Vietnam, à savoir le traumatisme du combattant ou l'impossible
retour au pays… mais toujours rien sur le vécu des Irakiens ou des Afghans.
L'éventail des cibles arabo-musulmanes est aujourd'hui suffisamment large pour que les
scénaristes conçoivent encore quelques dizaines de films et des séries télévisées pour la
prochaine décennie… avant que le filon ne s'épuise. Il faudra alors trouver de nouvelles
victimes : mais les extra-terrestres et les heroic fantasies pourront peut-être suffire.
1. Vidéo YouTude « Zone Doc – Hollywood et les Arabes ».
2. Jack Shaheen, Reel Bad Arabs : How Hollywood Vilifies a People, Paperback, 2009.
3. « 10 Facts From “Generation Kill” That Make Us Love The Series Even More », James Clark, Task & Purpose, 1er août
2016.
5. Harold F. Schiffman, « Muslims feel under siege from Hollywood », University of Pennsylvania, 5 novembre 1998.
6. Cité par François Jost, dans De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, CNRS éditions, 2011, p. 54.
8. « Mahershala Ali, premier acteur musulman à être récompensé aux Oscars », Le Monde, 27 février 2017.
9. « États-Unis : deux acteurs musulmans créent un Hollywood halal », Yabiladi, 10 avril 2014.
10. « Iran will boycott 2013 Oscars due to “Innocence of Muslims” », Associated Press, 25 septembre 2012.
11. « Le cheikh palestinien Khaled Al-Maghrabi à la mosquée Al-Aqsa : Les Simpsons ont prédit la montée de Trump ;
composer le 911, c'est appeler à l'aide Satan et l'Antéchrist », Memri, 20 mars 2017.
Est-il utile de rappeler que Hollywood a tout inventé dans le cinéma contemporain, que
des réalisateurs comme Charlie Chaplin, Frank Capra, Steven Spielberg ou Sean Penn (liste
non exhaustive bien évidemment !) sont à l'origine de films critiques inoubliables, que les
majors ont permis à Alfred Hitchcock et Stanley Kubrick de faire naître des chefs-d'œuvre
et à des acteurs comme Paul Newman, Dustin Hoffman, Robert Redford, Kevin Costner ou
George Clooney de contribuer, par leur notoriété, à des films admirables diffusés
internationalement ?
Constater que Hollywood est une machinerie idéologique valorisant le mode de vie et la
société américaine a déjà été fait par d'autres, bien plus experts et cinéphiles que l'auteur
de ces lignes. De plus, les Américains savent très bien se moquer d'eux-mêmes : la trente-
septième édition des Razzie Awards, qui récompensent chaque année le plus mauvais film,
a consacré à l'unanimité Batman contre Superman comme pire film de l'année 2016, raflant
six prix, dont celui du pire film, du pire scénario et du pire second rôle. Pourtant, ses
recettes s'élèvent à 852 millions de dollars.
Peu d'études se sont néanmoins penchées sur la masse de mauvais films, surtout de
violence et de guerre, conçus pour rapporter de l'argent et diffusés à volonté sur le
territoire américain. Quel effet ont-ils sur le reste de la planète ? Cette question préoccupe-
t-elle seulement les producteurs ? Leur rôle est aussi important que les chefs-d'œuvre
sélectionnés dont nous, Européens, sommes de fervents admirateurs. Cette étude fait ainsi
référence à environ 3 500 productions hollywoodiennes analysées à travers les yeux
critiques de spécialistes issus de cultures différentes. J'en ai, pour ma part, visionné plus de
200.
L'objet de mon travail est de mettre en avant la fonction stratégique qu'occupe le cinéma
dans la formation de l'identité méfiante des États-Unis à l'encontre de l'Autre, mais aussi
les méfaits des mécanismes hollywoodiens de fabrication de l'ennemi sur une population
peu au fait des questions internationales. C'est en effet au cœur de l'opinion publique qu'un
pays révèle son identité profonde : la France croit toujours être une grande puissance, le
Royaume-Uni rêve toujours du « splendide isolement » et la Turquie espère le retour du
néo-ottomanisme.
C'est bien aux États-Unis que le politologue Carl Schmitt a concrétisé sa célèbre thèse sur
le rôle du politique dans la fabrication de l'ennemi. Le pacte constitutif de la société
américaine, convaincue de son élection divine, de sa supériorité morale et matérielle
comporte la nécessité de réinventer sans cesse un ennemi pervers guidé par l'envie, la
jalousie ou la volonté de destruction. Les États-Unis, leader militaire de la planète,
popularisent ainsi par le cinéma des préoccupations et des représentations de menaces
aussi strictement américaines qu'imaginaires, menaces auxquelles ils seraient évidemment
les seuls capables de répondre (étant les porteurs du salut universel). Le cinéma, dès sa
naissance – et non pas seulement depuis la Seconde Guerre mondiale – a ainsi créé, autant
qu'accompagné, la militarisation de l'action extérieure.
Les ennemis des États-Unis sont nombreux. Les Noirs ont longtemps été considérés
comme les responsables ultimes de la seule guerre civile du pays, la guerre de Sécession.
Les Peaux-Rouges ont été vus comme une vermine que la civilisation devait éliminer à
coups de pistolet. Les Jaunes, notamment les Chinois, perçus comme des immigrants
invasifs au début du XXe siècle, aujourd'hui accusés de tricher, cacheraient encore une
ambition hégémonique. Les Sud-Américains mineraient la richesse du pays et drogueraient
la jeunesse. Les Européens non anglophones vivraient au crochet du Pentagone ou seraient
des couards prêts à trahir comme les « Frenchies ». Enfin, les musulmans seraient
génétiquement agressifs. « Qui vit de combattre un ennemi a tout intérêt à le laisser en
vie », constatait déjà Nietzsche en 1878 dans Humain, trop humain. Il n'imaginait pas qu'on
pourrait aussi inventer des ennemis. Hollywood en vit bien !
Hollywood peut, sans difficulté, prendre des libertés avec la vérité historique et jouer le
rôle de mécanisme autonettoyant de la conscience nationale, pour restaurer une virginité
collective. En refaisant, quelques décennies après, le procès d'un épisode peu glorieux de
l'histoire américaine comme dans certains films cités précédemment (qui concluent
combien la situation était injuste avant, mais combien c'est mieux maintenant), on évite
l'examen de conscience culpabilisant. Plus fort encore, les réalisateurs peuvent expliquer
comment une guerre perdue aurait en réalité été gagnée par des héros typiquement
américains, s'ils avaient été mieux commandés, ou si les politiciens corrompus ne les
avaient pas trahis.
Avec la guerre globale contre le terrorisme, les États-Unis se sont engagés dans une
guerre sans fin envers l'Afghanistan, l'Irak, la Libye, le Pakistan, la Somalie, la Syrie, le
Yémen, le Venezuela, la Colombie, le Mexique et l'Iran…. Alors que, depuis le 11 Septembre,
ils ont enchaîné les défaites, le patriotisme armé est pourtant à son comble. Aucun des deux
candidats à la dernière élection présidentielle n'a parlé de paix, uniquement de guerre, et
Hollywood continue à produire films et séries télévisées, peuplés de superhéros qui
traquent les coupables, châtient les méchants et déjouent les attentats terroristes. Toutes
ces productions répondent aux critères analysés plus haut, sans essayer de comprendre le
fonctionnement du monde, à quelques rares exceptions près. Il faut avoir regardé la
télévision américaine pendant un temps significatif pour saisir toute la différence entre ce
qui est diffusé quotidiennement à un téléspectateur moyen américain et à un Européen.
Les changements viennent souvent par les acteurs et les réalisateurs indépendants. Le
festival Sundance a ainsi été fondé en 1978 par Robert Redford comme antidote à la
marchandisation de Hollywood. Il défend des films indépendants, produits hors des grands
studios, socialement et ethniquement plus diversifiés. Selon Robert Redford, l'originalité de
ces films repose sur l'engagement des artistes qui les réalisent : « Ils se retrouvent, autour
de points de vue différents, car ils sont le produit d'une certaine diversité. Et j'en suis
fier1. » Avant lui, Marlon Brando avait refusé son Oscar en 1973 pour protester contre la
confrontation entre les Indiens et les policiers fédéraux à Wounded Knee (Dakota du Sud),
siège qui dura soixante et onze jours. Quant à Kevin Costner, il a financé un remarquable
coffret intitulé 200 nations pour retracer l'histoire des Indiens…
La menace intérieure mériterait bien pourtant un diagnostic. Les adolescents armés
tuent plus que les terroristes aux États-Unis : ces dernières années on peut citer la fusillade
de Fort Hood (13 morts en 2009), le marathon de Boston (3 morts en 2013), l'attaque de
San Bernardino (14 morts) et d'Orlando (50 morts en 2016). Pendant ce temps, seuls
8 jihadistes américains sont revenus de Syrie, dont un mort en 2016. Durant la seule année
2016, 48 school shootings ont eu lieu2. Faire un décret antimusulman semble plus aisé
qu'une loi contre la vente des armes de guerre…
S'il n'est pas prouvé que la violence filmée génère de la violence3, les grosses productions
imprègnent néanmoins les mentalités. L'originalité de la production hollywoodienne est
l'inventivité perpétuelle et ininterrompue des scénaristes pour remplacer un méchant par
un autre et pour « revirginiser » l'identité nationale. Seules les minorités organisées ont fait
changer les producteurs en menaçant de boycotter certains films. Le consommateur
américain a ainsi plus de pouvoir que le citoyen à Hollywood. Pour les autres, notamment
les étrangers, ce n'est même pas la peine d'essayer de contester.
Le documentaire I Am Not Your Negro de Raoul Peck (2017), construit autour des écrits
de James Baldwin, rappelle la mythologie raciale en vigueur à Hollywood et retrace la vie
militante de l'écrivain, jalonnée de trois assassinats : celui de Malcolm X (1965), de Martin
Luther King (1968) et de Medgar Evers (1963). Ce dernier a été tué par un membre du Ku
Klux Klan. « C'est exaspérant de devoir attendre si longtemps que les Américains (blancs)
mûrissent enfin pour réaliser qu'on ne les menace pas », conclut Baldwin dans le
documentaire. Aujourd'hui, le mouvement Black Lives Matter, né de l'assassinat en 2013 du
jeune Noir Trayvor Martin âgé de 17 ans, se mobilise autour d'un slogan qu'on pourrait
étendre à tous les ennemis ayant été désignés par le Pentagone : « Ne tirez pas, nous, nous
ne sommes pas armés ! » (« Hands up, don't shoot »). Le mouvement #knowyourBaldwin
demande d'inclure l'œuvre documentaire de Baldwin dans le cursus scolaire. Mais dans
quel cursus, puisque les programmes scolaires dépendent des États ?
1. « Enquête sur le racisme dans l'industrie du cinéma américain », Nonfiction, 27 février 2016.
2. « 290 School Shootings In America Since 2013 », Everytown Research, 15 février 2018.
3. Voir le livre de Nathalie Paton, School Shooting, Maison des Sciences de l'homme, 2015.
Bibliographie
Livres et articles
Bernays, Edward, La Fabrique du consentement ou comment passer du citoyen au
consommateur, AgoraVox, janvier 2008.
Bidaud, Anne-Marie, Hollywood et le rêve américain, Armand Colin, 2012.
Bleton, Paul, Western, France : la place de l'ouest dans l'imaginaire français, Belles Lettres,
2002, 320 p.
Deloria, Vine, Peau-Rouge, Édition spéciale, 1972.
Dubois, Régis, Hollywood, cinéma et idéologie, Sulliver, 2008.
Jost, François, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, CNRS, 2011.
Lacoue-Labarthe, Mathieu, Les Indiens dans le western américain, PUPS, 2013.
Lieven, Anatol, Le Nouveau Nationalisme américain, Folio, 2006.
Martel, Frédéric, Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture des médias,
Champs actuel, 2011.
McCullough's, David, The American Spirit : Who We Are and What We Stand For, Simon &
Schuster, 2017.
Moïsi, Dominique, Géopolitique des séries ou le triomphe de la peur, Stock, 2016.
Neihardt, John, Élan Noir parle. La vie d'un saint homme des Sioux oglalas, Le Mail, 1993.
Pastor, Annie, Les pubs que vous ne verrez plus jamais (1, 2, 3 et 4), Hugo Desinge, 2012,
2013 et 2014.
Powdermaker, Hortense et Pasquier, Dominique, « Hollywood l'usine à rêves », Lavoisier,
1997.
Raspail, Jean, Journal Peau-Rouge, Robert Laffont, 1975.
Rollins, Peter C. et O'Connor, John E., Why We Fought : America's Wars in Film and
History, Paperback, 2008.
Shaheen, Jack, Reel Bad Arabs : How Hollywood Vilifies a People, Interlink Publishing
Group, 2009.
Zinn, Howard, Histoire populaire de l'Empire américain, Delcourt, 2014.
Documentaires
Le Studio de la terreur, documentaire d'Alexis Marant, 2017.
Les Analyses du docteur Al West sur YouTube.