Le Treizième Siècle Artistique-Compactado

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4

VUVUVU

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Le treizième siècle artistique ...

Albert Lecoy de La Marche

2015 juni
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LE TREIZIÈME SIÈCLE

ARTISTIQUE .
Du même auteur :

OUVRAGES RELATIFS AU TREIZIÈME SIÈCLE .

Saint Louis, son gouvernement et sa politique. Paris et Tours, Mame,


1887 , in - 8 °
La Société au treizième siècle. Paris, Palmé, 1880, in- 12 .
Le treizième siècle littéraire et scientifique. Lille et Bruges, Desclée et
Cie, 1887 , in-8 °
La Chaire française au moyen âge, spécialement au treizième siècle .
Ouvrage couronné par l'Institut, 2e édition . Paris, Laurens, 1886, in 89.
Anecdotes historiques, légendes et apologues, tirés du recueil inédit
d'Étienne de Bourbon , publiés par la Société de l'Histoire de France. Paris,
Laurens, 1877 , in - 8 °.
L'esprit de nos aïeux , anecdotes et bons mots tirés des manuscrits du
treizième siècle. Paris, Marpon et Flammarion, 1888, in- 12 .
Leçon d'ouverture du cours d'histoire professé a l'Université catho
lique. Paris, Poussielgue, 1877 , in- 8°.
Recueil de chants du treizième siècle à l'usage du même cours . Paris ,
1878 , in - 12 .

OUVRAGES DIVERS.

Saint Martin , histoire et archéologie. Ouvrage proposé par la commission de


l'Académie des inscriptions et belles-lettres pour le grand prix Gobert. Paris et Tours,
Mame, 1881 , grand in-8°.
Euvres complètes de Suger, publiées pour la Société de l'Histoire de France.
Paris, Laurens, 1867 , in- 80.
Le culte de Jeanne d'Arc et sa canonisation projetée. Orléans, Herluison,
1889, in -89
Le roi René, sa vie, son administration , ses travaux artistiques et
littéraires. Ouvrage qui a obtenu le grand prix Gobert à l'Académie des inscrip .
tions et belles lettres. Paris, Didot, 1875, in - 8 ° ( 2 vol . )
Extraits des comptes et mémoriaux du roi René, pour servir à l'histoire
des arts au quinzième siècle. Paris, Picard, 1873, in - 8 °.
Vie de Jésus- Christ, composée au quinzième siècle, d'après Ludolphe le
Chartreux ; texte rapproché du français moderne, avec miniatures en camaïeu . Paris
Hurtrel, 1870, in -4 °
Le mystère de saint Bernard de Menthon , publié pour la première fois
d'après le manuscrit unique. Paris, Didot, 1888 , in - 8 °.
L'art d'enluminer, manuel technique du quatorzième siècle. Paris, Klincksieck ,
1887 , in- 8°
Les manuscrits et la miniature, ( bibliothèque de l'enseignement des beaux
arts ), 3e édition . Paris, Quantin , 1889 , in-8°.
Les sceaux (même collection ). Paris, Quantin, 1889 , in-8°.
L'Académie de France à Rome . Correspondance inédite de ses directeurs .
Paris, Didier, 1874 , in- 89.
La guerre aux erreurs historiques, Paris, Letouzey, 1889 , in - 12 .
rei
He zie
me

Siecle Artistique .

par A. LECOY DE LA MARCHE,

Professeur honoraire à l'Institut catholique de Paris.

Illustré de 190 gravures.

Société de Saint - Augustin . — Desclée, De Brouwer et G " ,


Imprimeurs des Facultés Catholiques de Lille. — LILLE . — MDCCCLXXXIX .
INTRODUCTION .

DE L'ART AU MOYEN AGE .

OTRE siècle, si fécond en révolutions , a vu s'opérer

dans l'étude de l'histoire une des plus importantes

de toutes . Le temps n'est plus où tout ce que l'on

savait , tout ce que l'on enseignait du passé d'une


N
nation , se résumait dans les hauts faits des princes ,

dans les péripéties des grandes guerres, dans la succession plus ou

moins embrouillée des événements extérieurs, assaisonnée de quel

ques mots retentissants et d'une quantité de dates faisant la terreur

des mémoires rebelles. Il faut, sans doute , accorder une place à

l'histoire politique ; mais l'histoire- bataille, comme on l'a quel

quefois appelée, a vécu . Chez nous surtout, on veut savoir autre


chose
que la vie des rois : on yeut savoir ce qu'a été, à toutes les

époques, le peuple de France, ce roi du jour, ce souverain aux

mille têtes , plus terrible dans ses fureurs que les pires despotes ,
les
mais plus beau à contempler, à l'heure des élans sublimes , que

héros couronnés ; tantôt agité , révolutionné comme la mer en cour

roux , la mer , symbole éternel des grandes foules ; tantôt digne ,

généreux , admirable dans son activité féconde, et reflétant le ciel


comme l'Océan au repos.

Il n'y a pas à lutter contre cette légitime tendance de l'histoire ;

on ne remonte pas le torrent des âges . Il faut bien , plutôt , utiliser

le courant au profit de la vérité , le faire servir à une projection

de lumière plus intense, afin de dissiper les fausses lueurs , la fausse

science , plus funeste cent fois que l'ignorance elle- même . L'histoire
Le treizième siècle. 1
6 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

s'est démocratisée : acceptons cette transformation, et faisons voir

qu'elle ne saurait nuire au triomphe des saines doctrines, loin de là ,

puisque la meilleure et la plus sincère des démocraties a été le règne


du christianisme.

Or, où peut- on le mieux étudier la vie intime d'un peuple ? Où se

révèle sa condition morale ? Comment se traduisent ses aspirations ;

son génie ? C'est avant tout dans les arts et la littérature, mais plus

particulièrement peut - être dans les arts , parce qu'en général,et au

moyen âge surtout , les lettres, les écrivains , sont l'exception ; tandis

que les artistes, les artisans , pour employer le vieux mot , qui est le

bon , sont , au contraire, la masse , sont le populaire par excellence.

L'artisan , c'était l'ouvrier : les deux termes sont restés synonymes,

malgré l'abîme qui sépare à présent l'homme de l'art du simple

manæuvre. Synonymie d'un sens profond, et qui nous donne, à elle

seule, l'explication des milliers de chefs - d'oeuvre sortis de la main

de nos pères : tout ouvrier faisait de l'art , tout homme de métier

était doublé d'un artiste . Qu'on aille en demander autant à notre

société soi - disant démocratique ! L'ouvrier du dix -neuvième siècle

a bien le temps de s'occuper d'art ! Ne faut -il pas , d'abord , qu'il

fasse marcher le gouvernement de son pays ?

C'est pour cette raison qu'un intérêt tout particulier s'attache à

l'étude des arts du moyen âge . A cette époque , les œuvres artis

tiques étaient réellement l'expression du goût populaire , la traduction

de la pensée nationale , et c'est cette pensée même qu'il importe d'y

chercher, plus encore que la satisfaction d'une juste et intelligente


curiosité . Il est , d'ailleurs , facile de la découvrir, et nous pouvons en

donner à l'avance la formule générale : l'art des âges de foi se résu

mera dans un acte de foi, et c'est ce qui fera sa fécondité, c'est ce

qui fera son unité, c'est ce qui fera sa grandeur.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 7

Qu'on me permette d'évoquer, à l'appui de cette proposition , le

souvenir d'une des scènes les plus émouvantes de ma vie. J'étais à

Rome (il y a déjà longtemps de cela ) , et le pape Pie IX , de glo

rieuse mémoire , avait daigné , avec son indulgence inépuisable , m’ac

corder la faveur bien peu justifiée d'une audience particulière .

J'avais à lui présenter une Vie de Jésus-Christ du quinzième siècle,

traduite du vieux français et accompagnée de miniatures repro

duites d'après le manuscrit original . Il me reçut le soir , dans

son cabinet de travail , avec la touchante bonté d'un père , et me dit

tout d'abord , en parcourant de l'œil les premières lignes du livre :

( Vous affirmez que Jésus-Christ est le fils de Dieu ; je n'ai pas

besoin d'en lire davantage.Tout est dans ce mot. Ah ! vous n'êtes pas

comme M. Renan ! » Et, après avoir protesté que tous les Français,

voire même tous les Parisiens , n'étaient pas des disciples du trop

fameux académicien , j'appelai timidement l'attention du Saint- Père

sur les miniatures qui ornaient le volume . Pie IX regarda , admira ;

puis il résuma son impression dans cette belle et significative

parole , exprimée dans le bref qu'il daigna m'adresser : « C'est une

vérité incontestable , et il faut en toute occasion la faire ressortir , que

les arts ont fleuri principalement au service de l'Église . »

Cette observation si juste et si profonde, tombée d'une bouche si

auguste , pourrait servir d'épigraphe au présent ouvrage . Elle peint


admirablement le caractère de notre ancien art national , qui a pro

gressé , qui a atteint son apogée alors qu'il était le plus profondément

imbu des doctrines et des traditions catholiques . L'art du moyen âge

est avant tout un art religieux, un art spiritualiste. On pourrait le

définir d'un mot : c'est un art qui pense ; et par là il est diamétra

lement opposé à l'art naturaliste , qui ne se propose d'autre but que

la reproduction servile de la matière . De quelle utilité peut être cette


8 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

reproduction servile ? Des artistes consommés l'expliqueront sans

doute. Quant à moi , profane, je l'avoue naïvement , la doctrine de l'art

pour l'art m'a toujours laissé froid . Au contraire, devant une de ces

vieilles cathédrales dont la nef surélevée crie à l'homme un Sursum

corda irrésistible , devant une statue qui ne se contente pas de

rendre de belles formes, mais qui veut rendre surtout l'âme , l'âme

humaine , ce chef - d'oeuvre de la Création , cette première beauté du

corps , comme disaient excellemment nos anciens théologiens ( forma


corporis ) , ou bien encore devant un tableau illuminé par le rayon

de la pensée , je me sens ému , charmé , subjugué, et je m'écrie :

Voilà l'art véritable ! Et en cela je suis , au fond, plus sincèrement

naturaliste que les Courbet, les Manet et toute l'école impres

sionniste ; car la nature de l'homme est d'être à la fois âme et corps ,

et ceux qui ne veulent envisager que le corps ne sont pas , à pro

prement parler, des réalistes ; ce sont tout au plus des cadavéristes .

Nos grands artistes actuels professent presque tous , du reste, le

culte de l'idéal ; ils reviennent à ce principe fondamental de la

nécessité d'un but suprême , d'un but intellectuel , indépendant de la


pure et simple expression de la forme matérielle . C'est la meilleure

justification de leurs prédécesseurs. Aussi rendent - ils généralement à

l'art du moyen âge , si méconnu naguère , cette justice , que, s'il a été

trop souvent inférieur dans ses procédés , dans sa science du des

sin et de la ligne , il n'a jamais cessé d'être un art éminemment spiri

tualiste , un art pensant , comme je viens de le définir.

L'antiquité païenne avait par- dessus tout le culte de la forme; elle

allait jusqu'à identifier la forme avec la beauté : elle n'avait qu'un mot

pour désigner ces deux choses ( forma ). Aussi triomphait - elle dans la

statuaire. Ses architectes eux - mêmes visaient à reproduire dans leurs

monuments les justes proportions du corps humain : ils recherchaient la


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 9

grâce plutôt que le sublime . Mais , pour ce qui est de l'expression de la

figure, ses artistes étaient relativement moins habiles . Ils ne tenaient

même pas à allumer dans les yeux de leurs belles statues cette

flamme du regard , quiest le plus clair et le plus fidèle reflet de l'âme :

leurs statues ont des yeux et ne voient pas ; et ce procédé , consis

tant à ne pas donner de regard aux figures sculptées , devenu chez

leurs successeurs une tradition , une imitation plutôt qu'autrechose ,

était chez eux un principe. La perfection des formes et des attitudes

leur suffisait. Qu'on jette les yeux sur une miniature du quinzième

siècle , sur un des chefs - d'oeuvre de notre Jean Fouquet , par exem

ple : c'est absolument le contraire. Le dessin est encore médiocre ; la

ligne est négligée , les proportions mal gardées , si l'on veut ; mais

les visages sont des merveilles d'expression et de sentiment . Il

semble que cette bouche va parler ; mais elle n'en a pas besoin :

ces yeux parlent pour elle ; et toute l'incorrection du geste ou de la

pose disparait devant cet éclair de la pensée , qui illumine la face

de la créature faite à l'image de Dieu .

Non seulement l'art pense , dans ces âges de foi et de vigueur

intellectuelle, mais il fait penser ; il se propose formellement d'ins

truire et d'édifier. L'Église , cette mère -nourrice des peuples moder

nes , avait sauvé pour eux du naufrage les débris de la civilisation

antique : réfugiés dans son sein aux siècles de barbarie, les arts

étaient devenus chez elle et par elle le plus universel des moyens

d'enseignement. Les pauvres, les petits, ne savaient pas tous lire ;

tous ne comprenaient pas le langage élevé de la chaire : mais tous

avaient des yeux , et tous buvaient par les yeux , en admirant les

merveilles accumulées dans les temples du Seigneur, les ineffables

doctrines, les salutaires leçons que leurs oreilles étajent incapables

d'absorber. Les chevaliers eux - mêmes s'instruisaient ainsi : on rap


10 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

porte que Godefroid de Bouillon passait des heures entières à étu

dier sur les vitraux l'histoire des saints , et qu'on avait toutes les

peines du monde à l'arracher à leur contemplation . Au moyen âge,

en effet, l'art est comme la littérature et la science : il est encore ren

fermé presque tout entier dans l'Église. A peine surprend -on , au

déclin de cette longue période , les premières tentatives d'une sécu

ralisation qui s'affirmera avec la Renaissance , et qui sera , en somme,

plus favorable au naturalisme qu'à la perfection véritable , au pro

grès de la forme qu'au progrès de la pensée . Mais , jusque - là , c'est

autour de l'autel qu'il faut chercher les artistes et les merveilles artis

tiques. Et le triomphe de l'art , inutile de le dire , c'est le temple ,

c'est l'église elle - même. Dans l'habitation de la Divinité , qui était

à la fois le séjour des fidèles durant une partie de leur existence ,

le génie de nos pères a , pour ainsi dire , épuisé ses ressources . Il s'y

est livré à toutes les hardiesses , à toutes les fantaisies, à toutes les

profusions. Voulons - nous rechercher les origines de notre archi

tecture , de notre sculpture , de notre peinture, de notre orfèvrerie,

de notre ciselure , de notre musique ? c'est là que nous les trouvons ,

et pas ailleurs. Le temple catholique concentre en lui tous les

genres de beauté ; tout ce qui vise au beau appartient à Dieu , et

tout cela est déposé à ses pieds comme l'humble hommage de l'intel

ligence et de l'activité humaines . Magnifique ensemble , qui jette

déjà une lumière éclatante sur les mæurs et l'esprit de l'ancien

peuple français.

C'est dire que la première place , dans notre étude , appartiendra de

droit à l'architecture ; car , avant d'examiner les trésors accumulés

dans l'église , il faut l'envisager elle - même dans sa forme et sa struc

ture ; avant de laisser tomber nos regards sur le contenu , il faut nous

rendre compte de ce qu'était le vase ( vas, vasellum , c'était le nom


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 11

propre assigné aux nefs comme aux navires ) . On a longtemps

dédaigné les monuments du moyen âge : je ne sais quel mauvais

goût leur faisait préférer de maladroits pastiches de l'antique , ou le

style rococo si répandu au siècle dernier. Les ignorants de cette

époque les englobaient tous sous la dénomination méprisante et

essentiellement impropre d'édifices gothiques ; et , toutes les fois

qu'ils les rencontraient du regard , nos renaissants, nos classiques ,


nos encyclopédistes , nos philosophes , détournaient la tête. Jadis , du

temps où l'on ne comprenait pas le grec (je ne sais trop, il est vrai ,

jusqu'à quel point ce temps - là est éloigné du nôtre ) , les lecteurs de

nos vieux manuscrits étaient avertis par une note charitable de ne

pas se mettre en peine si leurs yeux se heurtaient à quelque citation

en caractères étranges, indéchiffrables : Græcum est ; non legitur.

C'est du grec ; cela ne se lit pas . Eh bien ! l'on disait de même de nos

belles cathédrales : C'est du gothique ; cela ne compte pas , cela ne

se regarde même pas, et surtout cela ne se restaure pas . Aussi

les laissait - on à l'envi tomber en ruines , en attendant que la Révo

lution , intelligente jusque dans ses folies, vint les mutiler en coupant

les têtes des statues qui décoraient leurs portiques , les têtes , c'est-à

dire précisément les parties les mieux traitées . Depuis le commence

ment de notre siècle , par une juste réaction , la faveur publique leur

est revenue , et , grâce aux lumineux travaux de toute une pléiade

d'archéologues, depuis M.de Caumont jusqu à mon célèbre et regretté

maitre Jules Quicherat , on admire partout les étonnants produits de

cette architecture gothique , dont le vrai nom est l'architecture fran

çaise .

Mais il ne suffit pas d'admirer : il faut raisonner notre admira

tion ; il faut nous rendre compte de ce que ces monuments offrent

de vraiment admirable, des circonstances , des procédés qui ont


12 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

amené l'éclosion et le développement de cet art national . D'où vient ,

par exemple, la disposition intérieure de nos églises ? D'où vient leur

forme extérieure ? Qu'est - ce que le style roman , et qu'est - ce que le

style gothique ? Qu'est-ce que l'ogive, dont on parle tant , et que l'on

prend vulgairement pour la forme d'un arc brisé , dont on fait à tort,

la base première du gothique ? Et comment le style ogival est-il par

venu à ce magnifique épanouissement, qui a rendu si fameuse l'archi

tecture du treizième siècle ? Tout cela a des causes rationnelles ,

historiques, et , je le répète , essentiellement françaises, qui ont besoin

d'être connues. Mais, par -dessus tout, cette audacieuse architecture

est sortie d'une pensée de foi, d'un élan d'amour. Nos artistes ont

voulu , nouveaux Titans, escalader le ciel , non pour en chasser Dieu ,

mais , au contraire, pour élever les âmes jusqu'à lui . Afin de réaliser

ce rêve , ils ont donné des ailes à la pierre . Puis, lui prêtant leurs

propres sentiments , ils l'ont courbée dans une muette adoration .

Plus puissants que ceux qui essayent de faire parler la chair sur la

toile ou le marbre , ils ont pris la plus grossière , la plus stupide des

matières ; ils l'ont pétrie de leurs doigts inspirés , et lui ont dit : « De

gré ou de force, tu prieras avec nous ! » Voilà le chef- d'oeuvre de

l'art chrétien , et voilà ce que nous aurons d'abord à nous expliquer.

De l'architecture , nous passerons à la sculpture . Quelle curiosité

n'excitent pas les premières productions de cet art , depuis les lon

gues théories de saints groupées autour des portails gothiques jus

qu'aux monstres grimaçants rejetés au dehors de l'édifice ; depuis ces

figures humaines si naïves jusqu'à ces draperies harmonieuses dont

les larges plis atteignent presque la savante ordonnance de l'art an

tique ? C'était là un des plus puissants moyens d'instruire le peuple

et de répandre chez lui la notion du beau . Aussi voyons -nous autre

fois de simples paysans jaloux d'abriter sous leur toit des statues
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 13

pieuses bien exécutées, et rechercher, au prix de longues fatigues, les

æuvres des meilleurs artistes. C'est ainsi que le goût populaire pré

ludait chez nous à l'éclosion de la grande statuaire des Michel

Colombe et des Jean Goujon , qui ont eu dans leurs précurseurs de

Reims , d'Amiens, de Dijon, de véritables émules .

La peinture , dont nous nous occuperons ensuite , nous offrira un

champ d'observations encore plus fécond . La peinture murale

d'abord , dont il nous est resté si peu de spécimens anciens, mais

dont les fresques vénérables de l'hospice de la Biloque, à Gand,


celles de la cathédrale de Tournai , celles de Saint- Savin , en Poitou ,

plus vieilles encore , nous permettront cependant de juger le point de

départ et les heureuses transformations. Puis le tableau , qui naît vers

la fin du moyen âge , et dont les triptyques des premiers maitres

flamands, les portraits du célèbre Jean Fouquet , présagent déjà les


hautes destinées ; le tableau qui se substitue peu à peu , dans les

églises, aux peintures murales, et qui devient le triomphe de l'art

moderne. Puis la peinture sur verre , qui , avec son éblouissant coloris ,

avec ses grandes images symboliques , constitue à elle seule tout un

monde, monde mystérieux , comme le jour tamisé par les vieux

vitraux , et où l'on ne peut pénétrer qu'à l'aide d'une clef spéciale . La

miniature en est un autre, avec ses charmantes petites scènes , ses

lettrines si fines , ses enluminures triomphales , comme disent les

inventaires du roi René . C'est encore là un art national ; c'est même

un art plus spécialement parisien , s'il faut s'en rapporter aux vers du

Dante , hommage involontaire rendu par le génie italien au génie

français :

L'onor di quell'arte
Ch' alluminare é chiamata in Parisi .

J'ajoute que c'est , en même temps , un art tout féminin , car il est
14 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

fait de délicatesse , de patience , d'imagination, en un mot de toutes les

qualités qui sont le triomphe de la femme. Aussi les mains habiles

de nos diligentes aïeules l'ont- elles exercé parfois ayec un rare bon

heur. Les moines et les religieuses employaient également de longues

veilles à illustrer des missels , des évangéliaires , des livres d'heures ; car

cet art , lui aussi, était exclusivement sacré , au moins dans la première

phase de son existence . Et quand ils avaient pâli sur le vélin de ces

gros volumes , semant à chaque page toutes les richesses de leur

pinceau , toutes les bonnes et belles pensées de leur cour , décorant

avec un amour particulier les noms de JÉSUS , de Marie , des saints et

des saintes, ils croyaient avoir fait avant tout une æuvre pie , ils

croyaient avoir travaillé au salut de leur âme et de celle d'autrui ;

quelquefois même , s'il faut s'en rapporter à la légende, ils étaient dé

dommagés dès cette vie par des consolations célestes . Et c'est en les

stimulant par des exemples semblables qu'on obtenait les merveilles

qui font aujourd'hui le bonheur de nos yeux , quand nous ouvrons les
vieux manuscrits : cela ne valait - il point l'appât , trop souvent trom

peur, d'une médaille au Salon ?

Ces deux derniers arts , la peinture sur verre et la peinture sur

vélin , ont disparu dans les temps modernes , qui n'ont plus fait que

des imitations. Mais les arts secondaires dont nous aurons à nous

occuper en dernier lieu , tels que l'orfèvrerie, la tapisserie , ont été , au

contraire, en se perfectionnant, et nous ont légué jusqu'à ces derniers

siècles une série de chefs - d'auvre , enfantés par les célèbres écoles

de Limoges, de Paris , de Beauvais ; la tapisserie surtout , qui était

- ême un genre de peinture , une peinture à l'aiguille,et qui repro


elle m
duisait avec tant de finesse, avec tant de douceur , les tours de force

du pinceau , quand elle ne lui fournissait pas, au contraire , ses inspi


rations . L'étude sommaire de ces arts spéciaux sera complétée par
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 15

celle des cérémonies religieuses ou privées et par celle du costume ,

où la préoccupation artistique tenait une si grande place au moyen

âge. 1

Toute cette série d'enquêtes, concentrées de préférence sur le

treizième siècle, comme sur le point culminant et le plus digne

d'attention , puis corroborée par des dessins , par des figures variées ,

empruntées aux monuments originaux , soulèvera pour nous un coin

du voile qui recouvre la vie quotidienne de nos pères ; elle nous fera

pénétrer dans l'intérieur des modestes artisans comme des nobles

châtelaines ; elle nous initiera enfin à cette histoire intime , qui répond

seule , comme je le disais en commençant , aux goûts et aux exigen

ces de notre époque .

Peut-être aussi ce travail aura- t- il un autre résultat, ardemment

souhaité : celui de faire aimer plus vivement et plus pratiquement la

France , foyer des arts et de la civilisation dans ces âges lointains.

Et il faut l'aimer, cette vieille terre des preux et des nobles

cæurs , alma parens virûm ; il faut l'aimer, non de cet amour banal

qui court les rues sous le nom ridicule de chauvinisme , non de cet

amour platonique basé sur une préférence naturelle pour le sol qui

nous a vu naître , mais de cet amour raisonné , convaincu , qui agit et

fait agir .

Il faut l'aimer, parce qu'elle est au milieu des nations , depuis le

premier jour, comme une sorte d'institution divine , comme le soldat

de Dieu , ainsi qu'on l'a nommée souvent , et que , si elle venait à

disparaître , il y aurait sur la carte d'Europe un trou béant, sur la


terre un vide immense .

Il faut l'aimer, parce qu'elle a été de tout temps le représentant

du droit, de la générosité , des idées chevaleresques, et du génie hu


main sous toutes ses formes.
16 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

Il faut l'aimer enfin, aujourd'hui plus que jamais , parce qu'à tous

ses titres antérieurs elle en joint un qui doit toucher plus sensiblement

le cœur de ses fils : parce qu'elle est malheureuse.

Ses fautes ont égalé ses services ? Peut - être. Mais ses malheurs à

leur tour sont montés jusqu'à la hauteur de ses gloires . Ils ont obs

curci sa radieuse auréole ; ils ont défiguré ses traits si beaux ; ils ont

changé l'admiration en pitié. Et la voilà maintenant obligée de nous

crier, comme la femme du Cantique : Nigra sum , sed formosa . Je suis

toute noire , c'est vrai ; mais je suis belle encore .

Ah ! vous ne me reconnaissez plus , n'est - ce pas ? Vous m'avez

contemplée, dans l'histoire, la couronne sur le front, rayonnante de

jeunesse , florissante de grâce et de force. Quinze siècles durant, j'ai

promené dans le monde entier mon étoile triomphante ; j'ai refoulé

toutes les barbaries , celle des Germains , celle des Sarrasins, celle des

Normands , celle des Turcs ; j'ai défendu l'Église, protégé les faibles,

présidé en reine à l'épanouissement des arts , des lettres , des sciences.

Aujourd'hui ma couronne est tombée , mon astre a pâli . La poudre

des batailles , la fumée des incendies, la boue des révolutions, puis la

poussière, l'odieuse poussière soulevée sur mon sol par les chevaux

de l'étranger, ont noirci mon visage. Nigra sum !

Et , comme si ce n'était pas encore assez , les infectes vapeurs du

matérialisme le plus grossier viennent tous les jours déposer sur mon

front une nouvelle couche d'ignominie ; tous les jours , les bouches

impures qui soufflent l'athéisme et la destruction sociale viennent

baver sur ma robe sans tache , cette robe que n'avaient jamais at

teinte les souillures du schisme ni celles de l'hérésie . Noire est ma

face, noir mon vêtement, noire ma misère , et noir serait jusqu'à mon

drapeau, si l'on écoutait les plus égarés d'entre mes enfants.

Sed formosa ! C'est moi pourtant , et , sous le hâle, je suis toujours


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 17

belle ; la belle France, comme nous disions naguère avec un excès

d'orgueil, et comme nos ennemis le répètent volontiers d'un air mo

queur, qui cache un orgueil plus colossal encore , et moins justifié. Je

suis toujours la nation des grands dévouements et des grands

sacrifices. Et puis, je suis toujours votre mère , et , aux yeux de ses fils,
une mère ne change pas.

D'ailleurs, mon visage peut recouvrer son éclat , je puis rajeunir,

je puis encore éblouir le monde ; et c'est à l'amour ardent , à l'amour

intelligent de mes enfants, qu'il appartient d'opérer ce miracle. Or, le

meilleur moyen d'acquérir cette flamme sacrée, c'est d'apprendre à

me connaître telle que je suis , telle que j'ai été ; c'est de sonder

consciencieusement tous les mystères de mon glorieux passé, tous

les replis de mon existence intime.

Qui me connaîtra bien , m'aimera bien .



X

LE

XIIIE SIÈCLE ARTISTIQUE .

CHAPITRE PREMIER ,

L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE EN GÉNÉRAL .

Les trois styles successifs de l'architecture chrétienne. Origine de la


forme de nos églises. - La basilique païenne ; son appropriation aux
besoins du culte chrétien . – Premiers perfectionnements. – Nais
sance de l'architecture romane ; son principe fondamental. Pro
cédés imaginés pour voûter l'église : voûte d'arêtes ; croisées d'ogi
ves . – Invention de l'arc -boutant ; avènement du style gothique,
ou plutôt français , qui est celui du treizième siècle . - La prétendue
ogive et son origine . - Caractères généraux du gothique. --- Plan
de l'église. — Élévation ; les trois étages de la nef. - Effet de l'en
semble ; impression morale qu'il produit. — Formes symboliques ;
pensée générale des constructeurs .

U premier rang des arts du moyen âge se place

l'architecture. Elle tient la tête, et par la beauté de

ses monuments, et par le caractère d'universalité

du principal d'entre eux , l'église , où sont réfugiés,

comme dans leur ' sanctuaire , la sculpture , la pein


A
ture , l'orfèvrerie , la tapisserie , la musique. Elle

domine les autres arts d'aussi haut que les tours de nos vieilles

cathédrales dominent les petites maisons que l'on aperçoit de leur

sommet . Mais , avant de décrire son énorme développement au

siècle de saint Louis , il nous faut remonter aux origines de ce mou

vement merveilleux , et montrer en quelques pages comment il se

produisit.
20 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

Il y a eu , comme l'on sait, dans notre architecture nationale, trois

grandes phases ou trois grands styles successifs, de mérite inégal et

d'inégale durée : 1 ° le style gallo -romain ou latin , qui n'est guère que

la continuation et le développement du style des premiers siècles

chrétiens , et qui se prolonge jusqu'au dixième ; 2 ° le style roman ,

qui domine depuis la fin du dixième siècle jusque vers le milieu du

douzième ; 3 ° le style gothique , qui règne depuis le douzième jusqu'à

l'époque de la Renaissance, à partir de laquelle le retour aux tra

ditions de l'antiquité païenne ôte à notre architecture son caractère

original et remplace le style national par des styles composites , mé

langes plus ou moins heureux empruntés à divers temps et à divers

pays . Chacune de ces grandes phases mériterait certainement une

étude approfondie, mais , la troisième seule correspondant à la pé

riode qui fait le sujet particulier de ce livre , je passerai rapidement

sur les deux premières , et n'en rappellerai les caractères généraux

que pour faire mieux apprécier les transformations ultérieures , leurs

causes et leurs conséquences .

Nous avons , en général , une tendance naturelle à croire que les

variations de la forme des églises n'ont eu d'autre motif que le goût

ou la fantaisie de leurs constructeurs . Sans doute , le génie chrétien

a toujours visé au perfectionnement ; toutefois il a reçu de l'anti

quité le moule primitif de la basilique , et il s'est exercé sur ce type

traditionnel sans jamais s'en écarter complètement . Le christianisme

naissant , suivant sa tactique constante et fort heureuse, a emprunté

au paganisme , non seulement les marbres et les colonnes de ses mo

numents détruits , mais le plan même de ses édifices publics , en

l'appropriant à ses besoins. De même qu'il lui a pris sa méthode

philosophique , sa langue , sa versification , pour les transformer et les

faire siennes , il s'est emparé de la froide basilique païenne pour en


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 21

faire le chef - d'æuvre de l'art moderne . En un mot , il n'a point pro

cédé par de brusques innovations dans les habitudes du peuple ; il a

procédé plutôt par adaptation, ce qui était un moyen beaucoup plus

sûr de s'assimiler rapidement les masses .

Les Romains du temps de l'empire avaient élevé dans toutes leurs

villes , à proximité des places publiques , des édifices uniformes ap

pelés basilica , du grec Bacchern , qui signifiait, en sous-entendant otoo ,

portique royal . Primitivement , ces portiques couverts n'étaient des

tinés qu'à abriter, en cas de mauvais temps, la population du forum .

Bientôt les juges y transportèrent leurs assises , les négociants vin

rent y traiter les affaires, puis les petits marchands у trouvèrent

place ; si bien que la basilique devint peu à peu un monument hété

roclite, servant à la fois de tribunal , de bourse et de bazar. C'était ,

en quelque sorte , un forum intérieur . Mais peu importe sa destina

tion , dont il ne devait rien survivre . Ce qu'il s'agit de déterminer,

pour établir le point de départ de l'église chrétienne , c'est sa dispo


sition matérielle.

Cette disposition était fort simple . A l'une des extrémités de la

salle oblongue qui composait tout l'édifice, se trouvait un comparti

ment dont le sol était un peu plus élevé , appelé d'une manière géné

rale suggestus. C'est là qu'était le tribunal . Le juge se tenait au fond

de cette espèce d'estrade , dans un hémicycle désigné sous le nom de

camera, plus tard sous le nom d'absis ou abside . A droite et à gauche

de la camera s'ouvraient , dans le mur du fond, deux petits édicules

en appentis , servant , l'un de cabinet au juge , l'autre de greffe au tri

bunal . Le reste de la salle était partagé dans le sens de sa longueur

en trois parties ou plages, délimitées par deux rangées de colonnes.


La plage du milieu était plus large et plus élevée de plafond que les

deux autres , et s'appelait , pour ce motif, capsa ( la châsse ) ou navis


Le treizième siècle. 2
22 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

( la nef). Au bas de cette nef, du côté opposé au tribunal , se tenait

la bourse. Contre les murs des galeries latérales, les marchands éta
blissaient leurs étalages .

Or, les chrétiens , parvenus à la liberté et à la puissance du

nombre , au quatrième siècle , et ne voulant pas des temples païens ,

Oblak Camera
(absis).
Suggestus (altarium )

Chorus
collater
collater

Plaza
Plaga
.

Navis.

Pronaos .

Alrium .

Anteporlices !

Fig . 1 . PLAN DE LA BASILIQUE PAIENNE APPROPRIÉE AU CULTE CHRÉTIEN,

souillés par l'idolâtrie , voués à une destruction indispensable si l'on

voulait en faire oublier le chemin au peuple , trouvèrent beaucoup

plus simple et plus commode d'utiliser les basiliques telles qu'elles

étaient , que de construire de nouveaux édifices, qui leur eussent de

mandé un temps et une dépense considérables. Pour cela , que firent


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE, 23

ils ? Dans la camera ou l'abside , ils placèrent le clergé. Sur le siège

du magistrat , ils firent asseoir l'évêque . Dans les deux petits édicules

latéraux , ils installèrent un oblatorium , où furent déposées les offran

des des fidèles, et un secretarium , où l'on conserva les titres de l'église


et les fonds à distribuer en aumônes .

La partie antérieure de l'estrade ou suggestus devint tout naturel

lement l'emplacement de l'autel , qui devait être vu de tout le peuple ,

et elle s'appella dès lors altarium ou sacrarium , le sanctuaire .

Dans une partie de la nef , celle qui était la plus rapprochée de ce

sanctuaire, on fixa, entre des balustrades, la place du bas clergé ,

du clergé chantant ou psalmodiant , psallentes ; et cette partie devint

ainsi le chorus psallentium , plus tard le chour tout court. Plus bas

dans la nef, se tinrent les fidèles, qui purent aussi occuper les colla

téraux , les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Enfin , au bas

de cette même nef, un espace déterminé par une autre balustrade for

ma le pronaos, place destinée aux catéchumènes et aux pénitents .

La basilique avait aussi une partie extérieure , composée d'un

atrium , espèce de cour autour de laquelle s'élevaient trois ou même

quatre portiques , surmontés de petits logis pour des gardiens ou

des religieux . Devant la porte d'entrée de cet atrium , qui devint

plus tard un cimetière , se trouvait une marquise , portée sur deux

colonnes et sur trois arcs, et appelée anteporticus ( le porche) : c'était

un abri pour les pauvres qui imploraient la charité publique .

Tel est le plan de la basilique primitive. On voit déjà qu'elle con


tient en germe la grande cathédrale du moyen âge, et que celle- ci a

dû se produire par une suite de développements naturels et raisonnés .

Décrire ces développements l'un après l'autre , ce serait refaire l'his

toire entière de l'architecture religieuse ; ce serait répéter l'excellent

cours d'archéologie fait autrefois à l'École des Chartes par le savant


24 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

Jules Quicherat , dont la doctrine commence à pénétrer dans le do

maine public , après s'être imposée aux Viollet- le- Duc et autres vul
le
garisateurs . Il me suffira d'avoir montré le point de départ , pour

confronter tout à l'heure avec le point d'arrivée , qui est l'église du

treizième siècle , le type le plus parfait et le plus élégant du genre.

Mais il convient d'expliquer en deux mots le chemin que l'art suivit


pour parvenir de l'un à l'autre.

Successivement, sous les Mérovingiens et les Carlovingiens, les

constructeurs gallo - romains ou français ajoutèrent à la basilique un

transept ( c'est - à- dire deux bras s'étendantde chaque côté du chæur) ,

une tour lanterne, un clocher, une crypte, et quelquefois un cloître

attenant à l'un des côtés de l'édifice. On alla ainsi jusqu'à l'an 1000 .

Mais alors , une fois qu'on eut franchi cette date si longtemps redou

tée , l'architecture se transforma subitement . Il semblait qu'un nou

veau monde commençat , que les hommes, débarrassés de leurs vai

nes et superstitieuses terreurs , voulussent bâtir des édifices capables

de défier la longue série de siècles qui s'ouvrait devant eux contre toute

attente . C'est ce qu'a remarqué un chroniqueur contemporain , Raoul

Glaber, dans son curieux chapitre intitulé De innovatione ecclesiarum

per totum orbem . « Lorsque la troisième année après l'an 1000 allait

» commencer, dit- il , on se mit par toute la terre , particulièrement en

» Italie et en Gaule , à renouveler les vaisseaux de toutes les églises ,

» quoiqu'elles ne fussent pas sans beauté ... On eût dit que le monde

»> entier se secouait pour dépouiller sa vieillesse et revêtir une

» blanche robe d'églises neuves . » Cette image poétique , devenue

célèbre , signale l'avènement de l'architecture romane, qui , à son tour,

doit nous arrêter un instant , parce qu'elle est la mère de l'architec

ture dite gothique , laquelle ne peut s'expliquer sans elle .

Le principe fondamental de l'architecture romane , c'est la substi


?
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 25

tution de la voûte de pierre à la toiture de charpente qui avait

jusque- là recouvert les basiliques. Les églises de la période gallo

romaine ou barbare sont plafonnées ; celles de l'époque romane sont

voûtées . Quelle fut la raison de ce changement , qui devait amener

dans l'art une véritable révolution par ses conséquences de toute

sorte ? On voulait , comme je viens de le dire , faire quelque chose de

durable , construire pour l'éternité : or, les toits de charpente , non

FIG . 2 . ÉGLISE PRIMITIVE DE SAINT- ÉTIENNE DE Caen .


Spécimen du plan roman.

seulement étaient à chaque instant détruits par l'incendie , mais occa


sionnaient dans ce cas la destruction totale de l'édifice. Les mentions

d'incendies d'églises se rencontrent à chaque pas dans les chroniques

avant l'an 1000. Les incursions des Normands et des Sarrasins

étaient la source principale de ces désastres ; mais la couverture en

bois les facilitait d'une façon déplorable . On eut donc recours à la


voûte .
26 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

Deux changements importants s'accomplissent aussitôt par suite

de l'introduction de la voûte . D'une part , les supports , à savoir les

colonnes ou les piliers , se multiplient forcément, parce qu'une voûte

en pierre est une chose très lourde et très difficile à soutenir en l'air.

D'autre part , et pour la même raison , les proportions du vaisseau de

l'église se modifient : il s'allonge en se rétrécissant, et son plan pré

sente déjà une grande analogie avec celui de la basilique du trei

zième siècle. En effet, pour faire tenir une voûte au -dessus de

grandes et larges nefs, il faut à la fois augmenter les soutiens et

diminuer les vides, c'est- à- dire réduire la largeur des arcades et des

fenêtres. La hauteur de ces ouvertures restant la même et leur largeur

étant diminuée, la proportion générale change, et il en résulte la

forme élancée , qui est d'abord , dans le style roman , à l'état rudimen

taire , mais qui doit recevoir dans le gothique des perfectionnements

merveilleux et voulus . Dès lors , tout tend à la verticale dans les

grandes lignes de la construction , tandis que l'effet du style antique

était , au contraire , produit par les membres horizontaux . La corniche ,

par exemple, ce membre horizontal , traité chez les anciens avec un

luxe de détails qui attire le regard, s'efface et disparait presque

entièrement. En un mot , l'élancement devient la formule générale

de l'architecture religieuse. Dans chaque pays, dans chaque école ,

on s'ingénie à l'envi pour atteindre cet idéal, on cherche des procédés

pour soutenir la voûte à une hauteur de plus en plus considérable ;

car bientôt il ne s'agit plus seulement de voûter l'édifice : il s'agit de

surélever cette voûte , il s'agit de dépasser en hauteur ses voisins,

de s'approcher le plus près du ciel . Il y a là plus qu'une nécessité

matérielle, il y a une intention, une pensée à exprimer, un symbole

à reproduire.

Eh bien ! des divers expédients imaginés pour obtenir ce résultat


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 27

difficile ( une voûte pleine soutenue très haut en l'air sur deux rangées

de colonnes seulement ) sont nées toutes les variétés du style roman ,

et ensuite le style gothique . Le maître éminent que je citais tout à

l'heure, et dont je ne fais que reproduire la doctrine , a condensé cette

vérité dans une phrase pittoresque : « L'histoire de l'architecture du

moyen âge, a- t - il dit , n'est que l'histoire de la lutte des architectes

contre la poussée , contre la pesanteur des voûtes. » Les principaux

moyens employés dans cette lutte par les artistes romans sont les

suivants : d'abord les contreforts ( le contrefort est un pilier de

Fig. 3 . Voûte D'arỆTES.

pierre appuyé , adossé contre un mur pour lui servir de tuteur ; dans

la construction de l'église , le contrefort est placé contre le mur exté

rieur , au dehors ) ; puis les arcs-doubleaux ,c'est-à -dire des arcades qui,

avec leurs piliers, forment le pendant des contreforts à l'intérieur

et en doublent par conséquent la force. Ces arcs - doubleaux , formant

saillie sous la voûte , au - dessus de chaque pilier , fractionnaient cette

même voûte en un certain nombre de carrés ou de travées , et en

diminuaient nécessairement la poussée ; et , de leur côté , les contre


28 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

forts augmentaient la force de résistance des murs latéraux. C'est


ainsi que le problème a été résolu dans un certain nombre d'églises ,

notamment à Saint - Étienne de Caen . Mais d'autres expédients , plus

e
d

Rouen
Chedal
)
bir eiling
w

Fig . 4. - CATHÉDRALE DE ROUEN .


Spécimen de voûte en croisées d'ogives.

sûrs et plus heureux , furent bientôt mis en usage. Premièrement , la

voûte d'arêtes, qu'on a appelée la plus belle invention humaine en


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 29

Annnnnnnnnnnnnnnnn

MUHIMU

Fig . 5. – Église Saint- Sernin DE TOULOUSE .


Spécimen de basilique romane ,
30 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

matière de construction , et qui se définit théoriquement un berceau

traversé , perpendiculairement à son axe , par un autre berceau sem

blable ( la voûte en berceau est la voûte simple, arrondie sur les côtés

et prolongée sans interruption sur toute la nef ; la voûte d'arêtes est,

au contraire , interrompue à chaque travée par une voûte dirigée dans

le sens opposé , qui la traverse, qui la pénètre ). Ce système a le grand

avantage de fractionner encore plus la voûte et d'en amener tout le

poids , toute la poussée , sur les quatre piliers de chaque travée , assez

forts, lorsqu'on le veut bien , pour tout supporter. Secondement, la

croisée d'ogives, ou croix d'ogives , conséquence et perfectionnement

de la voûte d'arêtes, formant sur celle- ci comme une doublure, comme

une armature, et la renforçant d'une manière puissante . La croisée

d'ogives se compose de deux arcs croisés, conduits en diagonale sous

la voûte , dans le carré formé par les quatre piliers de chaque travée,

avec une clef de voûte au point d'intersection des diagonales. Par ce


moyen ,toute la force de la voûte se trouve concentrée sur une carcasse

de six arcs, deux en croix et un de chaque côté du carré , carcasse

répétée autant de fois qu'il y a de travées dans la nef. La résistance

procurée par ces six arcs est plus que suffisante, et permet tout de

suite de donner au vaisseau une élévation considérable , ce qui était

le but cherché .

Tels sont les principaux perfectionnements inaugurés par l'art


roman . Malheureusement, il nous reste
il nous reste peu
peu de spécimens complets de

cet art , et il ne nous en reste pas du tout de la période antérieure . On

reconnaît souvent le roman dans certaines portions d'églises ; mais

les églises entièrement dans ce style sont rares . On peut citer , parmi

les plus remarquables, celles de Saint - Sernin de Toulouse , de Saint

Front de Périgueux, de la Charité - sur - Loire . A Paris , l'on ne possède

guère que la tour de Saint-Germain -des - Prés, échantillon tout à fait


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 31

insuffisant ; mais une église toute récente, celle de Saint- Ambroise ,

fait revivre assez heureusement à nos yeux le type des belles cons
tructions romanes .

Voilà donc où en est arrivée l'architecture religieuse au onzième

siècle et dans la première moitié du douzième . Mais , en creusant

toujours la même idée , en poursuivant de plus en plus l'élévation de

la voûte et en même temps l'allègement des supports intérieurs , de

manière à ce que l'église entière arrive à ne plus former qu'une salle

unique et l'autel à être vu de tous les assistants , les constructeurs du

douzième siècle imaginent soudain un expédient plus fort que tous

les précédents , et qui va engendrer encore un style nouveau , le style

le plus célèbre et le plus durable que le moyen âge ait connu , celui qui

fait l'honneur du siècle de saint Louis, celui qu'on a nommé sans

raison le style gothique . Cet expédient suprême, aussi audacieux

qu’original , c'est l'arc- boutant ; c'est cette série de béquilles de


pierres disposées autour de l'édifice, à l'extérieur, et reliées à ses

murs par de grands arcs, de manière à l'étayer et à rendre à peu

près inutiles ses jambes naturelles , qui sont les colonnes de l'inté

rieur. Procédé ingénieux , révolution féconde, qui va permettre de

créer au - dedans de l'église autant de vides qu'on voudra, de percer

d'immenses fenêtres, de réduire presque à rien les supports , de porter

la voûte , pour ainsi dire, jusqu'aux nues , en un mot de donner à l'édi

fice sacré l'aspect d'un corps éthéré , se soutenant sans effort dans

les airs, et paraissant au fidèle agenouillé dans son enceinte ne repo

ser sur la terre que pour la forme. C'est l'idéal de la légèreté ; c'est

la nature impondérable communiquée aux pierres. Et ce triomphe


de l'architecture chrétienne s'accomplit matériellement par l'innova

tion de l'arc - boutant. L'arc - boutant est le principe fondamental et le

caractère essentiel du gothique, comme la voûte et le fractionnement


1

32 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

de la voûte, qui , du reste , subsisteront toujours, avaient été la base

et l'origine du roman . Mais ici il est nécessaire d'ouvrir une large

parenthèse.

Bien des gens se figurent encore , et tout le monde s'est figuré

longtemps , que le signe distinctif de ce fameux style gothique, au

FIG . 6. SAINT-FRONT DE PÉRIGUEUX.


Autre type d'église romane .

lieu d'être l'arc - boutant , était simplement ce qu'on appelle vulgaire

ment l'ogive. Demandez aux dix - neuf vingtièmes des hommes de goût
ou même des hommes de l'art s'occupant de l'architecture du moyen

âge, à quoi ils reconnaissent une église du treizième ou du quator


1
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 33

zième siècle ; ils vous répondront : à l'ogive. L'ogive , l'arc ogival,

les formes ogivales, toute cette terminologie remplit la bouche des


admirateurs comme des détracteurs de nos monuments nationaux .

Et qu'entendent - ils par cette expression , l'ogive ? Ils n'entendent

pas autre chose que la forme de cintre brisé appliquée spécialement

aux ouvertures de l'édifice, en d'autres termes l'arcade ou la fenêtre

KOM

Fig . 7 COUPE TRANSVERSALE DE L'ÉGLISE SAINT- PIERRE ET SAINT-PAUL, A NEUVILLER .


Type d'arc -boutant simple.

pointue. Or, il y a là, sans aucun doute, une de ces méprises de belle

venue, engendrées par la négligence, fortifiées par la routine , et qui

poussent dans le champ des sciences historiques avec toute l’exubé


34 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

rante vigueur des mauvaises herbes , jusqu'à ce qu'il devienne impos


sible de les déraciner ,

Tout d'abord , l'ogive n'est pas l'ogive ; ou , pour parler plus claire

ment , je dirai , comme le poète , que l'ogive n'est pas ce qu'un vain

peuple pense . Nous venons de voir tout à l'heure ce qu'était le sys


tème de la croisée d'ogives. Les deux arcs placés en diagonale sous

la voûte d'arêtes , pour lui apporter un surcroît de solidité , furent

appelés naturellement arcus augivi, arcs augifs ou ogives ( comme qui

dirait arcs augmentatifs, augmentant la force des supports de la

voûte ) : leur assemblage , faisant la croix , reçut le nom de croix au

give ou croisée d'ogives. Et là est le sens véritable , le sens unique du

terme dont on a tant abusé. La prétendue ogive , ou l'ouverture ar

rondie et pointue par en haut , ne s'appelait et ne doit s'appeler que

l'arc brisé , ou , suivant l'ancien usage , l'arc tiers -point. On ne trouve

pas dans tout le moyen âge d'autre application de cet adjectif . Vint

la Renaissance , qui fit la nuit sur la littérature et les arts des siècles

chrétiens , pour rejeter la lumière sur les arts et la littérature de l'an

tiquité païenne . Au dix-huitième siècle , quelques antiquaires, plus


curieux que
ieurs contemporains ou plus amoureux des gloires de

leur patrie , osèrent jeter un furtif coup d'œil sur les édifices gothi

ques : mais ceux- ci étaient trop en défaveur pour faire l'objet d'une
étude sérieuse et attentive . Voilà comment il fit
que les rares ama

teurs dont je parle , peu versés dans la langue du moyen âge, virent

dans la croisée d'ogives des anciens textes le mode de percement

appliqué aux fenêtres des treizième et quatorzième siècles (des

croisées, pour eux , ne pouvaient être autre chose que des fenêtres ),
et dans l'arcus augivus le cintre brisé usité dès la fin de l'époque ro

mane ; et ainsi commença à se propager une interprétation qui n'a


aucun fondement rationnel . La langue française avait pourtant déjà
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 35

consacré le mot d'ogive dans le sens d'arc en croix placé sous la

voûte ; le Dictionnaire de Trévoux ( édition de 1732 ) ne lui donne

pas encore d'autre signification. Au commencement de notre siècle ,

l'Académie française n'osa pas s'écarter d'abord de cette définition

logique et traditionnelle . Mais l'erreur , comme la renommée, vole

vite : en 1836, la fausse acception était devenue tellement commune,

que la docte assemblée crut devoir faire une concession à l'usage au

détriment de la grammaire, et l'édition de son dictionnaire qui parut

à cette date donna en même temps les deux sens, le mauvais à côté

du bon , l'intrus à côté du légitime.

Les archéologues les plus distingués se sont faits les compli

ces de cet abus de langage ; M. de Caumont lui - même n'a pas

peu contribué à le répandre , en prodiguant, dans sa classification

des différents styles architectoniques, les expressions d'ogive et

d'ogival pour désigner la forme du cintre brisé ; et tout récemment

encore, en 1874 , M. Mallet , auteur d'un Cours d'archéologie chré


tienne, arbore à dessein ces mêmes qualifications pour ne pas em

ployer celle de gothique, croyant ainsi remplacer une erreur par

une vérité . Cette confusion , devenue générale , a amené de graves

inconvénients ( car il ne s'agit pas ici d'une simple querelle de mots ) :

l'étude des textes a offert des difficultés nouvelles aux archéologues,

déroutés sur la valeur véritable des termes d'architecture qu'ils

rencontraient, soit dans le latin, soit dans le vieux français. L'obscu

rité n'existera plus pour ceux qui sauront faire la distinction , c'est

à-dire séparer complètement, dans la pensée , l'arc ogive des voûtes

d'avec le cintre brisé affecté principalement aux ouvertures de l'édi

fice gothique, et en un mot ne plus les appeler l'un comme l'autre .

Que l'on réserve le nom d'ogive au premier, comme le veulent la

raison , la langue et l'antique usage ; qu'on applique au second la


36 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

dénomination d'arc tiers.point, comme on disait au moyen âge, par

opposition à l'arc à deux points , qui est le plein cintre, ou celle d'arc

pointu, employée par les Anglais, ou simplement celle d'arc brisé, en

vigueur dans le langage technique de ces derniers siècles ( 1 ).

Cette forme d'arc brisé , appelée à tort ogive , a été encore l'objet

de plusieurs suppositions erronées, qui ne souffrent guère la discus

sion . Ainsi , l'on a cru que sa présence dans les monuments annonçait

constamment le treizième siècle : elle se rencontre, au contraire , aux

grandes ouvertures de la nef dès le commencement du onzième dans

certains pay's, tandis que dans d'autres contrées le plein cintre se

trouve usité jusqu'à la fin du douzième . Elle n'est donc pas le signe

distinctif du gothique, comme on le répète tous les jours : le type

Fig . 8. -- FORMATION NATURELLE DE LA PRÉTENDUE OGIVE.

gothique et tous ses perfectionnements sont partis , encore une fois,

du principe de l'arc - boutant , qui était un nouveau et le plus puissant

moyen d'alléger la voûte .

On a ensuite disserté longuement sur l'origine de la prétendue

ogive et sur sa signification symbolique ; on l'a fait venir tour à tour

des quatre points cardinaux , et l'invention a été attribuée successi

vement à tous les peuples constructeurs . Le fait est qu'on a reconnu

une forme de cintre brisé dans certains édifices de la Haute-Asie ,

de la Palestine et des pays arabes ; mais celle - ci se rapproche bien

plutôt de l'arc en accolade usité au quinzième siècle que de l'arc brisé

1. V. à ce sujet un article de Quicherat dans la Revue archéologique, VII , 65 .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE , 37

du gothique pur. Pourquoi donc s'en aller chercher si loin la patrie

MULTI
RUWUNNERO
CONSERVERIGRI
VULDI

MERES

0001

Fig. 9. — ÉGLISE DE SAINT-DENIS EN FRANCE,


un des plus anciens édifices gothiques.

d'un type architectonique dont l'idée se présentait si naturellement


Le treizième siècle. 3
38 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

aux artistes du moyen âge ? Depuis l'avènement du style roman , ils

étaient en quête de toutes les combinaisons qui pouvaient favoriser


l'élévation et l'élancement de la nef : or , le cintre brisé est,lui aussi ,

comme la croisée d'ogives , comme l'arc -boutant , un ingénieux

moyen d'arriver à ce résultat. Il est évident , en effet, que , dans l'ar

cade à plein cintre , les pièces qui tendent le plus à tomber et qui

exercent le plus de poussée sont celles qui se trouvent placées le

plus verticalement au - dessus du vide , c'est- à- dire au sommet de

l'arc . Retranchez cette partie supérieure , décapitez l'arcade , et rap

prochez les deux côtés qui restent : vous avez un cintre brisé , qui , par

conséquent , aura perdu les principaux éléments de faiblesse et offrira

une solidité , une résistance beaucoup plus grandes . Que des peuples

de l'antiquité aient connu cet artifice, c'est possible ; mais que nos

pères aient eu besoin de le leur emprunter et l'aient apporté d'Orient

au retour des croisades , rien n'est moins prouvé, rien n'est moins

admissible, quand toutes les écoles françaises d'architecture visaient à

l’allègement et inventaient dans ce but une foule de systèmes , quand ,

d'ailleurs , le cintre brisé se rencontre chez nous dès le temps du roi

Robert , bien avant le retour des croisés et la multiplication des

rapports de l'Orient avec l'Occident . Il y a de ces esprits ainsi faits,

qu'ils refusent le mérite de tout art et de toute science aux siècles

du moyen âge, au génie de la France chrétienne , et qu'ils éprouvent

le besoin de faire remonter aux Grecs , aux Perses , aux Égyptiens ,

ou plus haut encore , les belles et bonnes idées écloses naturellement

sur notre sol . C'est ainsi que , tout dernièrement , M. Dieulafoy, après

avoir visité les anciens monuments persans , a voulu rattacher à cette

lointaine école les origines de notre architecture nationale , unique

ment parce qu'il avait constaté certaines analogies entre les procédés

de construction usités de part et d'autre . Mais qui dit analogie ne


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 39

dit pas nécessairement filiation, et , pour justifier une pareille théorie ,

il faudrait des raisons plus probantes que le passage des croisés en

Syrie ; il faudrait au moins un fait, une trace quelconque de la trans

mission directe qu'on prétend établir, et c'est ce qu'il est impossible

de produire.

Non , le type de l'église gothique dans son ensemble , ni sa gra

cieuse forêt d'arceaux brisés , ni la chaîne de tuteurs gigantesques

qui l'étaye au dehors, ne sont nullement des produits exotiques qu'il

ait fallu naturaliser et acclimater dans notre patrie . Fruit de l'étude

et de l'inspiration de ces milliers de clercs artistes qui peuplaient les

écoles des monastères, et dont les noms resteront à jamais ignorés,

ce type s'est formé et perfectionné peu à peu , au souffle de foi et

d'émulation qui animait nos aïeux . L'arc tiers -point n'est pas plus

arabe que grec ; le style gothique lui-même ne vient pas plus des

Goths que des Allemands ; car le pays qui l'inaugura n'est autre que

l'Ile de France, et le premier essai connu en fut fait très probable

ment à la cathédrale de Laon . La France avait déjà vu s'élever , outre

cet édifice, les églises gothiques de Noyon , de Saint- Denis, de Senlis,

lorsque le goût de cette architecture pénétra, en 1168 , dans la Nor

mandie et sur les domaines du roi d'Angleterre ; il ne gagna les bords

du Rhin qu'à la fin du douzième siècle , et le pays des Goths , l'Es


pagne , qu'au commencement du treizième.

Répétons donc , pendant que nous sommes en train de faire la guerre

aux noms , que cette appellation de gothique n'est pas plus rationnelle

pour l'architecture en vogue aux treizième et quatorzième siècles ,

que celle d'ogive pour le cintre brisé des portes, des fenêtres ou des

arcades. La qualification de française lui conviendrait beaucoup

mieux, et c'est ainsi,en effet, qu'un grand artiste , Philibert Delorme ,

proposait de l'appeler au seizième siècle . Le surnom de gothique fut


40 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

inventé par les Italiens , qui , ayant reçu la notion de cette architec

ture par l'intermédiaire d'ouvriers tudesques, étaient autorisés , jus

qu'à un certain point , à y voir un produit du génie des Goths . Mais

nous , qui n'avons aucune raison pour partager ce préjugé , nous de

vons rendre à la France ce qui appartient à la France. Soyons fiers

de cet art merveilleux , qui a conquis successivement l'Europe tout

entière , et ne craignons pas de le nommer bien haut l'art français.

Maintenant que nous savons comment est né ce style national ,

examinons rapidement ses caractères généraux, en dehors de l'arc

boutant et du cintre brisé , dont nous avons vu le rôle. La plupart

d'entre eux ne seront que la conséquence de l'invention du premier et

de la généralisation du second . Observons d'abord le plan de l'église.

Ce plan est à peu près le même que dans l'architecture romane ;

mais il diffère sensiblement de celui de la basilique primitive.

L'ensemble de l'église offre l'image d'une croix latine , dont les bras

sont formés par le transept. Ces bras sont très courts , composés

d'une ou deux travées seulement . Mais ils présentent cette particu

larité remarquable et nouvelle , que chacun d'eux se termine par un

portail d'une grande richesse , rivalisant d'élégance avec le grand

portail de la nef, parfois même flanqué comme ce dernier de deux


grosses tours , ainsi qu'on le voit à la cathédrale de Laon . Tous les

portails acquièrent , du reste , une grande importance avec le style

gothique. Ils forment souvent un porche , c'est -à- dire un véritable

vestibule, comme à St-Germain -l'Auxerrois, et ce porche sert même

de théâtre à certaines cérémonies spéciales , comme la célébration du

mariage. Les fiancés échangeaient là leur serment solennel , et ne

s'avançaient dans l'intérieur de l'église que pour entendre la messe,

une fois le sacrement reçu . C'est ce que nous fait voir, entre autres,

une anecdote historique qui nous a été rapportée par un dominicain


LE TREIZIÈME SIÈCLE “ARTISTIQUE. 41

du treizième siècle , Étienne de Bourbon . L'église de Notre- Dame de

Dijon avait un porche décoré de fort belles statues , suivant l'usage .

Un jour , un riche usurier de la ville , qui se mariait , s'arrêta dessous

pour recevoir la bénédiction nuptiale avec son épouse . Mais un autre

usurier , un usurier en pierre , qui figurait parmi ces statues , se déta

KYKN
MAX

si nu

FIG. 10. NOTRE -DAME DE PARIS,


spécimen de plan gothique.

cha et , tombant sur lui , l'écrasa . Ses confrères, effrayés de ce châti

ment providentiel , demandèrent aussitôt que l'on détruisît toutes les

autres statues du porche, de peur de subir un jour le même traite

ment de leur part , et il paraît que cet acte de vandalisme leur fut

accordé ( 1 ).

1. Anecdotes historiques tirées d'Étienne de Bourbon, p. 365 .


42 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

Revenons à notre plan . Le principal portail , celui de la façade,

au bas de l'église , a ordinairement ses deux tours sur le même

alignement ; c'est - à- dire que ses tours font partie de l'auvre , et

que le dessous de chacune d'elles forme la première travée du bas

côté correspondant . La nef, que les architectes romans étaient con

damnés à faire trop étroite, est redevenue un peu plus large, grâce

FIG . II . ÉGLISE SAINT- OUEN DE ROUEN .


Plan gothique avec chapelle absidiale.

aux facilités procurées par l'arc - boutant , quoique l'on profite plutôt

de ces facilités pour faire monter l'édifice que pour l'élargir. Souvent

les bas - côtés sont doubles , et , au lieu de deux nefs collatérales ,

l'église en a quatre, comme aux cathédrales de Paris et de Bourges :

dans ce cas , le second bas- côté ou collatéral extérieur peut être formé

l'aide des espaces vides compris entre les piliers des arcs - boutants ,
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 43

dont le bas se trouve ainsi englobé dans le mur de clôture du monu

ment . Mais c'est le cheur et l'abside qui offrent les plus grands chan

gements . Le chæur, depuis l'époque romane , est reporté au- delà du

transept ; seulement , au lieu de se composer de trois ou quatre tra

vées au plus, comme dans les églises romanes, il en a souvent six ,


huit , ou même dix . Il devient la continuation de la nef, et les

11 .
HI

EXIMIIMMY

11

FIG 12 . CATHÉDRALE DE CHARTRES.


Spécimen de plan gothique avec sept chapelles absidiales.

collatéraux se prolongent, de leur côté, tout autour du chour.

L'abside n'est plus fermée par une ligne semi - circulaire , ou , du

moins , cette ligne semi - circulaire est interrompue de deux en deux

travées par un autre demi-cercle, plus petit, ou par un pentagone ,


44 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

destiné à former une chapelle . Ces chapelles absidiales sont toujours

en nombre impair , trois , cinq ou sept ; celle du milieu est parfois un

peu plus grande que les autres, et , d'ordinaire , elle est dédiée à la

Sainte Vierge . Ce n'est que plus tard que les petites chapelles se

multiplieront , et qu'on en établira une en regard de chaque travée ,

XXXXXX

FIG . 13 CATHÉDRALE DU MANS.


Abside entourée de chapelles et de bas -côtés doubles.

non seulement autour du cheur , mais tout le long des bas -côtés de

la nef.

Voilà , dans son ensemble , le plan de l'église gothique . Dans les

petites localités , dans les campagnes, ce plan a été souvent amoindri

ou modifié, car les architectes du temps ont su se plier à toutes les

exigences. Mais , pour les grandes églises , et surtout pour les cathé

drales , ils se sont peu écartés de ce type grandiose et harmonieux .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 45

Ils l'ont suivi notamment , à de légères variantes près, dans la splen


dide construction de Notre- Dame de Chartres. Ce monument , com

FIG. 14. - CATHÉDRALE D’AMIENS.


Coupe transversale : arcades, triforium , clerestory.

mencé en 1194 et à peu près terminé en 1240 , peut nous donner une

idée juste et détaillée de la distribution de l'église du treizième

siècle. Seulement il présente une singularité , qui se reproduit, au


46 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

reste, dans la cathédrale du Mans : c'est que les bas-côtés sont

doubles autour du chour, tandis qu'ils sont simples dans la nef.

Nous sommes loin du plan sec et froid de la basilique païenne ; et

cependant nous reconnaissons encore dans l'édifice chrétien , arrivé

à l'épanouissement de sa splendeur , le principe de la disposition an

tique , dont les architectes français n'ont pas voulu se séparer, parce

qu'il avait été adopté par les premiers siècles de l'Église et qu'ilétait

entré dans la tradition catholique . Les traits principaux de l'enfant

se retrouvent dans les traits de l'adulte, la chrysalide se retrouve

dans le papillon ; la filiation est évidente.

Mais , dans l'élévation , la métamorphose est plus éclatante . Au lieu

d'une simple rangée de colonnes surmontées d'un plafond, nous avons

dans la nef trois étages : un rez - de -chaussée, formé par des piliers
aux nervures multiples, qui vont se perdre dans la voûte , et par de

grandes arcades à cintre brisé ; un premier étage , composé du tri

forium , galerie à arcades triples, plus ou moins étroite, obscure

d'abord , mais où vont bientôt pénétrer en vainqueurs le soleil et la

lumière irrisée des vitraux ; puis un second étage , appelé par les An

glais clerestory, d'où la pierre est de plus en plus chassée pour faire

place aux grandes fenêtres qui encadreront le temple tout entier

d'une sorte de tapisserie translucide sans interruption . Enfin, pour

couronner le tout , nous avons cette voûte de pierre , dont les mem

brures semblent une forêt de roseaux courbés par un souffle mysté


rieux au - dessus de la tête des fidèles, et s'inclinent comme eux devant

le Seigneur . Dans cet ensemble respire une souveraine harmonie ,

car toutes les parties de l'édifice suivent les mêmes courbes et repro

duisent , avec les mêmes combinaisons variées à l'infini, le rayon du

compas .

On a reproché à ce style de violer les lois de la proportion , si


LE TREIZIÈME SIÈCLE'ARTISTIQUE . 47

bien observées par les Grecs . Je trouve qu'il obéit aux lois d'une pro

portion différente, voilà tout . Il poursuit un idéal opposé : il vise à

produire une impression toute sublime , au lieu d'une impression

gracieuse . Et qui pourrait nier qu'il la produise en effet ? Si j'entre

dans un temple grec , si je pénètre dans l'église de la Madeleine de

Paris , mon cœur reste froid . La ligne horizontale domine partout ;


elle semble vouloir borner à la terre le domaine de mes yeux et de

ma pensée ; elle m'écrase , elle m'étouffe. Peu m'importe , si je suis


venu pour prier, que les différents membres de l'édifice, que les por

tiques soient mesurés sur les justes proportions du corps humain .

Les Athéniens ne voyaient que cela ; les chrétiens veulent autre

chose. Mais , si j'entre à Notre- Dame ou à Saint - Eustache , immé

diatement je suis saisi, c'est le mot propre . Les piliers, s'élançant

par gerbes touffues à des hauteurs presque vertigineuses , entraînent

de force mon esprit vers les régions célestes. L'immensité du vaisseau

élève mon âme à Dieu . En même temps , le reflet discret des ver

rières , le jour voilé des galeries profondes me prédisposent au


recueillement . La forme même de l'édifice me touche et m'instruit.

Les trois étages , les trois nefs me parlent de la Très - Sainte Trinité .

Le chevet , parfois incliné légèrement vers la droite, comme la tête

du Sauveur sur la croix , me rappelle cette grande scène du Cal

vaire , qui doit être toujours présente à la mémoire des fidèles.

L'église ențière reproduit l'image de la croix . Cent autres allégories

pieuses créent tout autour de moi une atmosphère profondément

chrétienne , mystique , surnaturelle , dont je dois subir malgré moi

l'influence. Non , il n'est pas possible de vivre là comme on vit

ailleurs , et de ne pas se sentir transporté dans un autre monde.

L'église gothique a donc à la fois des caractères matériels et une

signification morale. Les artistes qui l'ont élevée n'ont pas pensé
48 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

uniquement au bon effet, à la solidité , à l'élégance : ils ont voulu

enseigner ; ils ont prêché à leur façon. Le symbolisme de l'architec

ture du moyen âge n'est pas une invention ; il existe réellement, et

l'on peut trouver plus d'une de ses règles formulée dans les auteurs

du temps , par exemple dans Guillaume Durant ( 1 ) . Peut -être fut - il

poussé quelquefois trop loin ; la subtilité est toujours l'écueil du

symbolisme. Peut-être aussi quelques interprétateurs ont- ils exagéré

à leur tour ; peut- être ont - ils voulu voir des symboles là où il n'y

avait qu'une nécessité de construction ou une fantaisie du goût .

Néanmoins le principe du symbolisme , son application , sa grandeur,

son utilité, sont des faits incontestables. On ne peut nier, par exem

ple, que l'idée -mère de l'architecture française, la surélévation de la

voûte et de la nef, renferme une aspiration vers le ciel , qu'elle ré

ponde à un objectif moral volontairement poursuivi. Viollet - le - Duc

a prétendu le contraire. Ce n'est point , dit - il , pour se rapprocher

de Dieu ni pour élever l'âme à Dieu que les architectes portèrent

la nef à de telles hauteurs : c'est uniquement pour avoir du jour .

Sans doute, et je crois l'avoir montré, cette élévation fut obtenue au

moyen d'artifices matériels ; sans doute elle répondait à des besoins

de différente nature . Mais l'obstination constante avec laquelle les

artistes romans , puis les artistes français la recherchèrent , même

après qu'ils furent parvenus à répandre des flots de lumière dans


l'église , ne prouve- t - elle pas qu'ils la pourchassaient pour elle -même,

qu'ils en faisaient un idéal ? Voici un argument péremptoire . Lors

qu'ils eurent trouvé l'arc - boutant , cet instrument magique qui leur

permettait d'exécuter à l'intérieur tous les tours de force imagina

bles , dans quel sens dirigèrent - ils la force immense qu'il leur procu

rait ? Ils pouvaient en profiter pour revenir aux proportions anti

1. Rationale divinorum officiorum .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 49

ques , pour rendre à la largeur de l'édifice tout ce que l'art roman lui

avait fait perdre, et cesser de s'étendre dans le sens vertical . Au

lieu de cela , que font- ils ? Ils élargissent à peine le vaisseau , pour

donner un peu plus de place aux fidèles, et d'un seul bond ils s'é

lancent à des hauteurs que l'imagination seule avait pu atteindre

jusque- là . Les cathédrales de Cologne et de Beauvais , par exemple,

semblent construites par de nouveaux Titans qui auraient juré


d'escalader le ciel. Donc, la surélévation était bien un principe , et

les conséquences résultant de ce principe , et pour les yeux et pour

l'âme, ont été prévues , ont été voulues . D'ailleurs , les tours, les

clochers, toutes ces audacieuses jetées verticales qui paraissent,

elles aussi , vouloir monter jusqu'à Dieu , répondaient- elles à une

nécessité de construction ? Où est la raison matérielle qui les

aurait fait bâtir et porter jusqu'aux nues ?

Non ; il est bon, sans doute , d'expliquer scientifiquement, et au

point de vue du maçon , la formation de notre grande architecture

nationale ; mais il ne faut pas se borner là, il ne faut pas se renfer

mer ni renfermer nos pères dans le cercle étroit des préoccupations

terrestres. Il faut lire sur les pierres de nos cathédrales ce qu'ils y ont

réellement écrit : Nous sommes des matériaux assemblés par la chaux

et le ciment ; mais nous sommes aussi , nous sommes surtout un mo

nument conçu et exécuté par le génie de la foi, sous le souffle de la

ferveur et de l'enthousiasme . Nous sommes l'image effacée de la

basilique des anciens Romains ; mais , ce type primitif, le christia

nisme s'en est emparé pour le transfigurer, de même qu'il s'est

emparé de la méthode d'Aristote pour produire la Somme, et il en

a fait la merveille que vous voyez. Aucune autre puissance que la

sienne n'était capable d'accomplir une æuvre pareille . Il a fallu plus

qu'une intention réfléchie, il a fallu l'inspiration que lui seul peut


50 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

donner , pour faire parler à la pierre un langage sublime , pour lui

faire prêcher le détachement de la terre et l'élan vers le ciel , enfin

pour la courber dans une muette et perpétuelle prière , comme ces

anciens ascètes , vrais piliers du sanctuaire , eux aussi, que le jour et

la nuit retrouvaient tour à tour dans la même posture , prosternés ,

abîmés dans la contemplation de l'infini...


* ¥¥¥¥¥¥¥¥¥

CHAPITRE DEUXIÈME .

L'ÉGLISE GOTHIQUE ET SES VARIÉTÉS .

Fixité des styles de chaque période au moyen - âge. - Classification


des différents genres de l'architecture gothique . Gothique pri
mitif : ses caractères et ses monuments principaux . Gothique
lancéolé , premier genre propre au treizième siècle. -- Modifications
qu'il apporte à l'extérieur : forme particulière d'arc brisé ; arcs
boutants doubles. — A l'intérieur : perfectionnement de la croisée
d'ogives ; claire - voie ; pilier à colonnettes. - Élévation croissante
du vaisseau . - Monuments du style lancéolé. - Gothique rayon
nant , genre du treizième siècle par excellence . Ses caractères à
l'extérieur: arcs - boutants quadruples ; chapelles absidiales ; clochers,
portails, façade. - A l'intérieur : piliers formés de faisceaux de
colonnettes ; agrandissement de la fenêtre ; remplage, rosaces, élé
ments rayonnants. Notre - Dame de Paris, type des différents
genres gothiques ; son fondateur ; sa galerie de statues ; son éloge
par un contemporain . - Les architectes ; obscurité de la plupart..
-- Décadence du gothique ; style flamboyant. -- Arrêt produit par
la Réforme.

jous venons de voir comment l'architecture pré

tendue gothique , prétendue ogivale , c'est - à - dire

l'architecture française par excellence , qui parvint

à son apogée au siècle de saint Louis , était née au


N siècle précédent , quelle fut la cause déterminante

de son éclosion , et à quels caractères généraux on peut la recon

naître. L'emploi systématisé de l'arc -boutant fut la source directe et

matérielle d'un genre qui devait durer près de cinq cents ans . Mais

ce genre ne se maintint pas aussi longtemps sans subir de modifi

cations , sans se développer , sans se perfectionner, enfin sans déchoir.

De là des subdivisions, de là des sous -genres , que les archéologues

se sont souvent préoccupés de déterminer exactement, sans y réussir


52 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

tout à fait, car la variété infinie des types à classer et le mélange

fréquent de ces types dans un même monument créeront toujours


de graves difficultés aux auteurs de systèmes absolus . Il faut donc

se garder, en pareille matière , de viser à un ordre parfait, à un

classement rigoureux : il faut s'en tenir aux grandes lignes, et cher

cher simplement à établir de grandes catégories , soit par régions ,

soit par époques .

Mais la classification par régions , essayée bien des fois, est extrê

mement délicate et peut facilement entraîner à des distinctions

arbitraires . Les architectes français ayant voyagé , ayant porté d'un

diocèse à un autre , d'un royaume à un autre , leur méthode et leurs


procédés, ces procédés peuvent se retrouver à la fois dans des

contrées assez opposées pour rendre un pareil classement confus

et trompeur. Au contraire , les différences qui se présentent d'une

époque à une autre sont fixes et générales , parce qu'elles sont

rationnelles. Tel artiste a trouvé une nouvelle idée , a trouvé un

moyen inédit d'ajouter à la solidité , à l'élévation , à l'élégance de


l'édifice : immédiatement cette innovation , reconnue avantageuse et

nécessaire , sera adoptée et reproduite de proche , en proche jusqu'à

ce qu'elle soit détrônée par une autre meilleure ou jugée telle . Ce

n'est jamais le caprice qui a guidé les architectes du moyen âge :

c'est toujours une raison matérielle ou un motif de l'ordre spirituel ,

et , dans bien des cas , l'un et l'autre à la fois.

On ne doit donc pas s'arrêter au raisonnement spécieux que me

faisait un jour quelqu'un qui prenait sans doute les archéologues

pour des gens naïfs, et qui appartenait plutôt lui-même à cette caté

gorie : « Mais , me disait - il, qui a pu empêcher un artiste du quin

zième siècle, par exemple , de construire un monument dans le goût

du treizième? Qui a pu empêcher un éclectique de mélanger ensemble


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 53

les styles de trois ou quatre époques différentes, et même d'y ajouter

son style particulier à lui ? Ne voyons - nous pas les choses se passer

TO

Fig . 15. SAINT-REMI DE REIMS.


Spécimen de la croisée d'ogives et de la colonne du gothique primitif.

de la sorte aujourd'hui ? » Oui , aujourd'hui, dans un siècle où l'art


Le treizième siècle .
54 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

ne vit plus que d'imitation et d'érudition , où , ne pouvant plus voler

de ses propes ailes , il s'attache au dos des ailes postiches empruntées

aux génies d'autrefois ; mais au moyen âge , jamais. C'est le temps

de la stabilité ( je ne dis pas de l'immobilité, car ses artistes sont

toujours en quête de perfectionnements); c'est le temps du raison

nement appliqué , avec la foi, à l'art de bâtir, comme à la théologie,

comme à la philosophie . Est- ce par fantaisie que l'auteur de cette

cathédrale a inauguré la mode de garnir d'un 'remplage élégant,

c'est - à - dire de bras ou de rayons en pierre , l'intérieur des fenêtres

et des rosaces ? Non , c'est parce que l'agrandissement considérable

de ces ouvertures rendait nécessaires un certain nombre de soutiens

ou de tuteurs , qui seront ainsi dissimulés sous l'apparence d'un

ornement . Est-ce une affaire de goût que la forêt de nervures qui

s'élève de la base de chaque pilier jusqu'à la voûte ? Non , chacune

de ces nervures va chercher là - haut un arc correspondant pour

l'étayer et amener jusqu'au sol la fraction de poussée qu'il supporte.


Tout se tient, tout a sa raison d'être dans cet art admirable , même

les décorations en apparence superflues. Il est essentiellement


logique , essentiellement utilitaire . Comme l'a dit Émeric David

dans sa notice sur Pierre de Montereau , l'architecte de la Sainte

Chapelle : « L'architecture des églises françaises des treizième ,

quatorzième et quinzième siècles fut une véritable création , grande ,

audacieuse , profondément calculée, et dont aucun peuple, aucun

temps n'avait offert d'exemple ( 1 ) . » Voilà pourquoi l'archéologue


n'a pas à craindre de sentir le terrain se dérober sous ses pas, lors

qu'il établit une classification chronologique des monuments du

moyen âge ; voilà pourquoi il ne risque point de prendre une église

du temps de Charles VII pour une église du temps de Philippe

1. Hist. littér. de la France, XIX, 71 .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 55

Auguste , s'il possède et s'il applique les règles de sa science ; voilà

pourquoi , enfin , nous pouvons reconnaitre dans le règne du style

prétendu gothique plusieurs périodes, plusieurs sous -genres parfai


tement distincts.

Cette division a été faite jusqu'ici de plusieurs manières ; mais

cette diversité provient moins de l'incertitude des bases que d'une

connaissance incomplète de la question , ou bien de l'influence de la

routine . Je n'ai point à discuter ici les systèmes . Je me contenterai

d'adopter celui du maître le plus compétent, c'est- à -dire de Jules

Quicherat , dont les idées et les découvertes , trop peu connues en

core , auraient déjà renouvelé la face de la science s'il avait pu ,

avant de mourir, les livrer au public sous forme de livre. ( 1 )

L'arc - boutant ayant apparu , avec ses premières conséquences ,

dès les premières années du règne de Louis le Gros, dans la région

comprise entre la Seine et l'Aisne , on peut placer à ce moment

( en 1110 environ ) le point de départ de la première période de

l'architecture dite gothique. Cette première période va jusque vers

1190 : c'est celle du gothique primitif. Le gothique du second âge,

qu'on peut désigner par l'épithète de lancéolé, dure depuis 1190

jusqu'en 1240 ( toutes ces dates sont approximatives , bien entendu ) .

A cette époque s'établit un nouveau genre , le plus brillant de tous,

connu sous le nom de gothique rayonnant, qui se maintient , en

raison de ses grands avantages, jusqu'en 1370, près d'un siècle et


l'excès des qua
demi. Enfin vient le gothique flamboyant, qui , par

lités du style précédent , amène la décadence de l'art national et

s'éteint avec la Renaissance .

Voilà les quatre grands types de cette architecture . Signalons très

1. Quelques articles de Quicherat ont été seulement réunis en volumes par les soins de
deux ou trois de ses disciples sous le titre de Mélanges d'archéologie et d'histoire.
56 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

Fig. 16. – TOUR DE LA CATHÉDRALE DE LAON.


Spécimen des arcades extérieures du gothique primitif.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 57

sommairement les caractères distincts de chacun d'eux , et les prin

cipaux monuments qui les représentent.

Le gothique primitit a pour caractères généraux l'emploi systé

matique de ces arcs diagonaux de la voûte, qui ont seuls, comme

nous l'avons vu , le droit de s'appeler croisée augive ou croisée

d'ogives ( ils étaient employés déjà dans le roman , mais concur

remment avec d'autres artifices, tandis qu'ils deviennent , dans le

gothique primitif, l'unique système de voûte en usage ) , et chacune

de ces croisées d'ogives embrasse la plupart du temps deux travées

au lieu d'une ; puis le retour à la colonne antique , au lieu du pilier

roman , pour les deux grands ordres de la nef ; puis la généralisation

du cintre brisé dans les arcades du rez - de - chaussée , quelquefois dans

celles du triforium , ainsi que dans celles des tours ou des clochers ,

plus étroites et plus allongées , mais pas encore dans les fenêtres

supérieures de la nef. Toutes les baies sont agrandies et tous les

supports sont rétrécis : l'intérieur de l'église est déjà plus large et

plus aéré ; rien qu'à le voir, on devine que l'édifice a quelque part

des points d'appui mystérieux , permettant de se jouer en apparence

des lois de la pesanteur. Ces points d'appui , les arcs- boutants , cor

respondent par dehors à la naissance des arcs de la voûte ; ils sont

eux- mêmes soutenus par un gros pilier boutant, ou plutôt butant ,

amorti en talus, de sorte qu'ils servent de canal de jonction entre

ce pilier et le mur de la nef, et en même temps ils supportent une

autre espèce de canal , destiné à faire écouler les eaux de la toiture

par des gargouilles . Les premiers essais connus de ce système eurent


lieu à la cathédrale de Laon vers 1114 , à celle de Noyon en 1131 ,

puis à l'église de l'abbaye de Saint- Denis en 1133. Ce n'est donc

pas cette église de Saint - Denis qui vit la naissance de la nou

velle architecture , comme l'avancent Viollet - le- Duc et après lui


58 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

M. Wallon ( 1 ) : lorsqu'elle fut bâtie, il y avait déjà une vingtaine


d'années que la métamorphose avait commencé. A ce premier genre

du gothique appartiennent encore la cathédrale de Senlis , la grande

église de Saint- Leu , dans la vallée de l'Oise, le cheur de Saint

Germain - des- Prés et celui de Notre- Dame de Paris , la cathédrale

de Lisieux et celle de Sens. Voilà donc déjà le gothique sorti de

son pays d'origine et partant à la conquête du monde. Il sort même,

dès cette période, des frontières de France ; car l'architecte de la


с

ganir

nh
Fig . 17 - Types D'ARCS BRISÉS, IMPROPREMENT APPELÉS OGIVES.
A. Arc lancéolé. B. Arc à trois points. C. Arc à quatre points.

cathédrale de Sens , nommé Guillaume, fut appelé en Angleterre

pour réédifier celle de Cantorbéry , brûlée en 1174 : la renommée

des artistes français de la nouvelle école avait donc déjà passé la mer.

Vers 1190 , comme je le disais , apparaît le gothique lancéolé, qui

régnera pendant une cinquantaine d'années . On l'a surnommé ainsi

parce que les arcs brisés qu'il emploie pour les percements se rap

prochent souvent de la forme d'une lancette , c'est - à -dire que la cour

bure de ces arcs brisés se prolonge quelque peu au - dessous de la

ligne de leur centre ; par conséquent, l'arcade se rétrécit légèrement

par le bas , comme dans les constructions mauresques, et contraire

ment aux arcs à trois ou à quatre points usités plus tard , qui vont

1. Saint Louis et son temps, II , 283.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 59

en s'élargissant jusqu'au bout . Cette dénomination peut être con

servée , car, s'il y a un inconvénient à qualifier l'architecture fran

çaise tout entière d'un nom emprunté à la forme des cintres , il n'y

en a point à distinguer les sous - genres de cette architecture par une

épithète tirée du même ordre d'idées ; en effet, ces sous-genres ne

diffèrent pas entre eux dans les parties essentielles de la construc

tion , mais seulement dans les détails . Toutefois l'arc lancéolé ne

constitue pas la principale modification apportée par les architectes

de cette période. La part de perfectionnement, la part de progrès

qui leur revient porte sur d'autres points. D'abord, ils ont doublé

le plus souvent l'arc -boutant, pour en tirer une nouvelle force et

s'élancer plus haut dans les airs ; c'est- à- dire que , contre un même

pilier butant , ils ont établi deux arcs superposés , allant en quelque

sorte pomper à deux hauteurs différentes la poussée des murs et

des voûtes . En même temps , ces piliers et ces arcs reçoivent une

décoration , des colonnettes , des clochetons , des pyramidions , des

crochets ; les gargouilles elles - mêmes sont sculptées en forme

d'animaux ou de têtes humaines . En un mot , l'ornement tend à

envahir tout ce qui n'était d'abord qu'une nécessité de construction .


Néanmoins , ce sera là l'écueil du gothique : jamais il ne pourra

dissimuler suffisamment ces énormes béquilles dont il a entouré le

vaisseau de l'église ; ils les ornera , il les mettra en harmonie avec

le style de l'édifice, mais il ne pourra les empêcher de masquer en

partie le monument lui - même . Les artistes du moyen âge se rési

gnaient du reste à sacrifier le dehors au dedans . Certes , ils ont

exécuté des merveilles à l'extérieur ; mais leur premier souci était

pour l'intérieur. Ils concevaient l'église comme la femme mystique

de l'Écriture : Omnis pulchritudo ejus ab intus. Ils plaçaient la

beauté idéale, formée de la réunion de tous les arts , dans l'enceinte


60 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

FIG . 18. PINACLE DE LA CATHÉDRALE DE REIMS.


Arc -boutant double, appuyé sur pilier butant à colonnettes et clochetons,
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 61

du temple , et ils mettaient en dehors des figures de monstres , pour

signifier,sans doute , qu'il n'y avait hors de l'Église catholique que


laideur et barbarie .

Au dedans de l'édifice, plusieurs défauts du gothique primitif

sont corrigés par l'architecture lancéolée mise à la mode sous

Philippe - Auguste . D'abord , la grande croisée d'ogives, embrassant

deux travées, et traversée conséquemment par un arc - doubleau dans

son milieu , faisait un effet disgracieux ; elle occasionnait une certaine

confusion dans les membrures de la voûte , et masquait une partie

des fenêtres supérieures . Le nouveau style abandonne ce système

et consacre une croisée d'ogives à chaque travée ; puis il fait partir

toutes les membrures de la voûte d'une seule et même pierre, située à

la naissance des arcades . De cette manière , la courbure et la direc

tion de chacune d'elles se trouve préparée d'avance , et toutes les

parties de la voûte prennent une régularité géométrique.

Ensuite , pour agrandir les fenêtres de l'étage supérieur, qui

étaient trop petites , et les mettre en proportion avec les arcades du

bas , on supprime le triforium , c'est - à - dire la galerie du premier


étage , ou du moins on le réduit aux dimensions d'une claire - voie

étroite et basse . Ce n'est plus une tribune comme auparavant ; c'est

un simple petit couloir, et toute la place conquise par là est attribuée


à la grande verrière , qui descend ainsi bien au - dessous des cha

piteaux de la colonnade de la nef, contrairement à ce qui avait lieu

auparavant. En même temps, l'amour de la régularité et de l'har

monie fait modifier cette colonnade elle - même : les arcs de la voûte

reposant sur le chapiteau sont continués sous forme de colonnettes

jusqu'à la base de la colonne ; chaque colonne apparaît alors comme

flanquée de cinq petites colonnettes , ou de huit , si l'on en considère

tout le tour, y compris la face donnant à l'opposé de la nef, sur le


62 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

bas- côté . C'est un acheminement vers le pilier formé uniquement d'un

faisceau de moulures , auquel on arrivera plus tard . Enfin , une der

FIG . 19. PLAN D'UN PILIER DU STYLE GOTHIQUE LANCÉOLÉ.

nière innovation caractéristique de cette période , c'est ce qu'on

nomme le remplage. Les fenêtres, étant devenues dès lors trop

FIG . 20. FENÊTRE DE LA SAINTE -CHAPELLE DE PARIS.


Remplage : arceaux et oculi.

grandes pour se passer de soutiens , sont consolidées dans le milieu


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 63

de leur ouverture par des arceaux et des oculi ou rosaces , offrant

en germe le système de découpures et de dentelures de pierre qui

bientôt deviendra un des caractères les plus brillants de l'architecture

française.

Somme toute, ce gothique lancéolé, ce perfectionnement de la

donnée primitive, se traduit par un nouvel et puissant effort dans le

sens de l'exhaussement de l'édifice et de ses différentes parties. Les

arcades sont plus hautes ; la nef surtout commence à atteindre une

élévation surprenante. La hauteur ordinaire des églises, qui était ,

sous Louis VII , de 25 à 28 mètres , arrive , sous Philippe- Auguste ,

à 35 ou 40 mètres, et même à 43 , comme à Beauvais . Aussi voit- on

plusieurs de ces constructions gigantesques menacer ruine de bonne

heure , et les architectes obligés d'introduire des étais intermédiai

res au milieu de toutes les baies . Les procédés les plus heureux ne

sont pas encore trouvés ; l'art français a encore un pas à franchir ;

mais déjà son idéal s'affirme clairement par le caractère de plus en

plus aérien donné à la demeure de la Divinité. Cette légèreté , cette


surélévation est si bien le rêve poursuivi par les contemporains , que

non seulement ils construisent dans le nouveau style une quantité

de monuments , la cathédrale de Chartres de 1194 à 1240, celle de

Bourges vers 1200 , celle de Troyes en 1208 , celle de Reims en

1211 ( cette dernière , regardée par quelques- uns comme le chef

d'euvre du genre lancéolé , offre même une élévation exagérée),

celle de Soissons en 1212 , celle d'Auxerre en 1216 , le cheur du

Mans en 1217 , mais qu'ils vont jusqu'à démolir des églises déjà

terminées pour les refaire suivant le type adopté : les cathédrales


d'Amiens et de Beauvais furent ainsi rebâties en 1221 et 1225 .

Nous arrivons à ce que l'on peut regarder comme la perfection


du genre, à ce qu'on a appelé le gothique rayonnant. Cette variété
64 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

d'architecture , inaugurée dans la première partie du règne de saint

Louis , vers 1240, constitue particulièrement l'art du treizième siècle ;

c'est surtout celle -là qui a couvert le sol français d'une foule de cons

tructions élégantes et qui a fait école à l'étranger. L'église avait été

FIG . 21 . CATHÉDRALE D’AMIENS,


rebâtie partiellement en gothique lancéolé.

jusque - là une combinaison de pleins et de vides ; elle devient alors un

simple assemblage d'espaces vides, à peine encadrés dans une mince

carcasse solide . Plus de clôtures de pierre, plus de murs ; on arrive

au dernier terme de l'immatériel et du diaphane. Ce n'est plus un

corps, c'est une âme toute prête à s'envoler au ciel .

Comment réalise - t- on ce tour de force ? On le réalise en augmen

tant encore la puissance des piliers butants et des arcs - boutants , qui

sont toujours la clef du système , et en rejetant du dedans au dehors


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 65

Fig . 22 . CATHÉDRALE DE COUTANCES.


Arcs-boutants dissimulés dans la construction et formant des chapelles.
66 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

toutes les parties visibles de l'appareil. On met deux piliers l'un

derrière l'autre, à une certaine distance, et , sur ces deux lignes de

supports, on appuie des arcs- boutants à double volée, c'est-à -dire

composés de deux arcs, dont l'un est jeté du haut du mur jusqu'au

premier pilier, et l'autre , de ce premier pilier jusqu'au second, placé

bien plus en dehors. Comme , avec cela , il y a toujours deux étages

d'arcs superposés pour chaque pilier, il en résulte que l'ensemble de

FIG. 23. ARC -BOUTANT A DOUBLE VOLÉE


à l'abside à la cathédrale d'Amiens.

l'arc - boutant est formé de quatre arcs amenant toute la poussée sur

deux tuteurs puissants : la force de résistance , déjà doublée dans le

système précédent, est ici quadruplée . On profite de la seconde cein

ture de piliers butants pour établir , dans l'intervalle laissé entre

chacun d'eux , des chapelles latérales. Toutes les travées du chœur et

toutes celles de la nef correspondent dès lors à une chapelle , et le

plan gothique atteint par là son complet développement Ces édicules

supplémentaires offrent en même temps l'avantage de dissimuler,


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 67

dans une bonne partie de leur hauteur , des piliers devenus trop mas
sifs pour n'être pas désagréables à l'ail . L'arc - boutant à double volée

est le nec plus ultra des expédients gothiques ; car c'est tout à fait

par exception qu'on en rencontre à triple volée , comme à Bourges.

Il se trouvera cependant quelques constructeurs assez hardis pour les

remplacer par un immense arc- boutant simple , d'un jet surprenant . On


peut voir de ces énormes arcs autour du chevet de Notre- Dame de

Paris, construit dans les dernières années du treizième siècle .

Le style rayonnant amène encore dans le plan de l'église une

autre modification : la chapelle du fond, à l'abside, ordinairement

dédiée à la Sainte Vierge, s'agrandit et devient comme une petite

église dans la grande ; elle est composée de plusieurs travées ajou

tées au chevet , et se termine , comme les autres chapelles , par des

pans coupés ( la forme d'hémicycle avait déjà disparu , pour ces cha

pelles absidiales , dans le style lancéolé) . Pour compléter la descrip

tion de l'extérieur, ajoutons que les clochers et les portails revêtent

un caractère plus riche et plus mouvementé. A Chartres, les clochers

atteignent une grâce sans égale ; à Reims , les portails sont tout à
fait somptueux ( 1 ) . La façade entière de ces églises rayonnantes,

formée, depuis l'origine de l'architecture française, de trois ou quatre

étages flanqués de deux grosses tours enclavées dans l'édifice, de

vient le motif de décorations très variées . La sculpture y domine , et

les statues de JÉSUS - Christ, des anges , des saints , des rois même,

y prennent un caractère de beauté sui generis sur lequel nous re


viendrons à propos de la sculpture.

Rentrons maintenant dans l'église . Trois innovations importantes


caractérisent le style rayonnant .

!. C'est ce que rappelle le dicton populaire qui résume les mérites particuliers de nos
principales cathédrales : « Cheur de Beauvais, portail de Reims, clocher de Chartres, nef
d'Amiens. > Sur les portails, voir ci- après le chapitre V.
68 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

1 ° Les supports perdent définitivement l'apparence de colonnes et

02

FIG . 24 . CATHÉDRALE DE CHARTRES.


Façade et clochers du style rayonnant.

deviennent de simples faisceaux de colonnettes, correspondant , non


1

t
mul

Fig . 25. — CATHÉDRALE DE STRASBOURG .


Trifor ium ajouré simulant le prolongement de la fenêtre supérieure.
Le treizième siècle. 5
70 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

plus aux arcs de la voûte , mais à chacune des moulures de ces arcs ,

et par conséquent multipliées . Les chapiteaux qui les séparent de la

voûte sont réduits à leur plus simple expression , afin que l'inter

ruption soit presque insensible, et que la moulure partie du sol

Fig . 26. - ÉGLISE SAINT-OUEN DE ROUEN.


Claire-voie continuant les fenêtres supérieures.

semble se continuer d'un seul jet jusqu'à la clef de voûte . Cependant


l'on encore des chapiteaux très élégants, et cet élément de déco
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 71

ration pourrait à lui seul nous fournir la matière d'une classification

intéressante , si je ne craignais déjà d'avoir entraîné le lecteur dans

des détails un peu trop techniques ; nous le retrouverons , d'ailleurs ,


sur nos pas dans un autre chapitre . La recherche s'introduit dans ces

faisceaux de colonnettes . On entremêle les moulures rondes de mou

lures supplémentaires taillées en biseau , aiguës, de manière à pro

duire des ombres profondes entre les unes et les autres , et à donner

du mouvement au faisceau. On sent, dans les plus petites choses ,

un art plus raffiné.

2 ° Les grandes fenêtres du haut de la nef ne se contentent plus

d'empiéter sur la place du triforium ou de la claire- voie du premier

étage : elles la conquièrent tout entière ; ou , du moins, cette claire- voie

est percée à jour et divisée de telle sorte , par des montants de pierre

correspondant à ceux de la fenêtre qui la surmonte , qu'elle ne paralt

plus être que la continuation de cette fenêtre. Ainsi l'immense vi

trage va du sommet de la voûte jusqu'au dessous de l'arcade du rez

de - chaussée. C'est le triomphe complet du vide sur le plein . Il ne

reste plus dans l'église , en fait de mur, qu'un petit coin à droite et

à gauche du sommet de l'arcade.

3º La dimension des verrières se trouvant encore notablement

augmentée , le remplage se développe en proportion et devient

d'un dessin plus compliqué. Les pièces de découpure se multiplient


dans la baie de la fenêtre. Au lieu d'être taillées en moulures rondes,

elles sont taillées en méplats surchargés d'un tore, de façon à pro

duire des effets de lumière et de souplesse tout à fait nouveaux .

Mais , ce qui est surtout à noter, c'est que ces découpures, ces

membrures du remplage sont disposées désormais de manière à

figurer des dessins tracés au compas. Elles forment des rosaces , des

trèfles, des quatre-feuilles, des triangles curvilignes ou d'autres


72 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

combinaisons de courbes, au gré de l'architecte ; mais la formule

de toutes ces figures doit toujours être un rayon de cercle , et c'est

pourquoi cette architecture a reçu le nom de rayonnante . Le dessin

du remplage est bien , en effet, son trait le plus caractéristique , ou

du moins celui qui saute le premier aux yeux . Chaque fenêtre sera

donc partagée en un certain nombre d'arceaux trilobés ou tréflés,


1
surmontés de plusieurs rosaces de différente grandeur, qui seront

O MEU

FIG. 27. - ARCEAUX TRILOBÉS OU EN FIG. 28. - ROSACE RAYONNANTE .


FEUILLE DE TRÈFLE.

elles - mêmes garnies de remplage, de festons, etc. Et de même pour

les grandes rosaces de la façade ou du transept.

On peut citer comme un des spécimens les plus réguliers de ce

gothique rayonnant l'église de Notre - Dame de Paris , dont plusieurs

parties au moins appartiennent à la période qui le vit fleurir. Ce ma

gnifique monument , s'il ne tient pas le premier rang parmi ses con

génères , en approche du moins aux yeux des véritables connaisseurs .

A elle seule, la cathédrale de Paris fournirait la matière d'un cours


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 73

d'architecture française ; elle présente, en effet, des échantillons de

tous les sous- genres que nous venons d'examiner. Elle fut commen

cée en 1160, c'est-à-dire sous le règne du gothique primitif, et l'on

Fig . 29 . NOTRE - DAME DE PARIS.


Mélange des différents genres gothiques ; façade avec galerie de statues.

démolit , pour lui faire place , deux petites églises plus anciennes,

dédiées , l'une à saint Étienne , l'autre à la Sainte Vierge . L'homme

qui entreprit cette construction gigantesque fut l'évêque de Paris ,


74 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

Maurice de Sully, prélat célèbre à plus d'un titre, bien qu'il ne dût

qu'à son bourg natal le nom que devait illustrer plus tard le ministre

d'Henri IV. C'est lui qui a composé le plus ancien recueil de ser
mons écrits en français. C'est lui aussi qui fut le héros d'une anec

dote assez connue , mais que l'on a prêtée à tort à différents person

nages. Il était d'origine très humble , car on prétend même qu'il avait

été obligé de mendier dans son enfance, afin de pouvoir acquérir la

science nécessaire pour entrer dans les ordres . Or, un jour, à l'époque

où il était déjà devenu un grand clerc et un archidiacre renommé , sa

mère , une bonne villageoise, vint de très loin pour le voir, et se pré

senta à lui dans une toilette d'apparat que de nobles dames, croyant

fort bien faire, l'avaient engagée à revêtir. Sous ces beaux habits , il

ne voulut pas la reconnaître . « Ma mère ? dit - il , ce n'est pas elle ;

ma mère est une pauvre femme qui ne porte jamais qu'une robe de

bure . » Et , quand elle eut repris son humble costume , il se jeta dans

ses bras ( 1 ) . Ce trait charmant a été attribué depuis à plus d'un pré

lat , et , de nos jours même, on l'a encore réédité à propos d'une des

illustrations de l'Église de France, Mgr Dupanloup. Mais il faut

laisser au vieil évêque de Paris ce qui lui appartient ; le moderne

évêque d'Orléans possédera toujours assez de titres de gloire aux

yeux de la postérité. Maurice de Sully a laissé , du reste , une répu

tation de sainteté ; il est même qualifié de bienheureux dans quelquės

exemplaires manuscrits de ses œuvres. Il faut dire cependant que ,

s'il n'aimait pas le luxe pour sa personne ni pour celle des siens , il ne

craignait pas de le déployer dans ses constructions . La portion de la

cathédrale qui lui est due , c'est - à - dire le chœur et les deux ou trois

premières travées de la nef, est aussi élégante que pouvaient l'être


les monuments du gothique primitif.

1. V. La Chaire française au moyen âge, par Lecoy de la Marche, 2e édition, p. 43.


.

LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 75

Le reste de la nef et la façade principale appartiennent au

gothique lancéolé ; ils datent de l'épiscopat d'Eudes de Sully et de

Pierre de Nemours . A la mort de Philippe- Auguste , en 1223 , le

portail s'élevait jusqu'à la base de la grande galerie à jour qui réu

nit les deux tours. C'est vers la même époque , ou très peu de

temps après, que cette galerie fut ornée de la superbe rangée de

statues représentant , dans l'ordre de leur succession , vingt- huit rois

de France, depuis Clovis jusqu'à Philippe- Auguste. Assurément ce

ne sont pas là des portraits , et les attributs de ces princes ne sont


même pas bien caractérisés ; aussi Viollet- le - Duc voulait - il que ce

fussent les rois de Juda , et non les rois de France. Mais , en tout cas ,

ils passaient bien , au treizième siècle, pour être les rois de France ,

témoin le curieux trait de satire que nous lisons dans un opuscule de

cette époque , intitulé Les vingt- deux manières de vilains. Une de ces

vingt-deux espèces de rustres est le badaud , l'éternel badaud parisien ,


le
qui s'absorbe dans la contemplation des monuments pendant que
non moins éternel pickpocket le dépouille adroitement : « Li vilains

babuins est cil ki va devant Notre - Dame, à Paris, et regarde les rois,

et dist : Vés là Pépin , vés là Charlemaine. Et on li coupe sa borse

derrière ( 1 ) . » Donc , pour les gens de ce temps- là , ces statues étaient

bien celles des rois de France . Des galeries du même genre se voient
sur la façade de plusieurs autres cathédrales , notamment à Amiens ;

on en trouve même des essais sur celles de quelques églises plus


anciennes , comme Notre- Dame la Grande , à Poitiers.

Enfin des parties importantes de Notre- Dame de Paris appar

tiennent au gothique rayonnant : ce sont les chapelles échelonnées le

long de la nef, et remontant à l'an 1245 ; le portail du midi , donnant

du côté de la Seine , construit en 1257 par Jean de Chelles ; le por

1. Cité par Viollet -le- Duc, Dictionnaire d'Architecture, II , 389.


76 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

tail du nord, qui est de 1312 ou de 1313 ,et les chapelles bâties autour

du chœur, qui sont un peu moins anciennes . Ainsi , une bonne por

tion de l'édifice fut exécutée sous le règne de saint Louis , qui dut en

encourager l'achèvement de plus d'une manière , et qui lui donna , du

reste, une consécration nouvelle en venant , les pieds nus, se pros

terner sur ses dalles au moment de partir pour la croisade . Temple

ca

FIG . 30 . NOTRE-DAME LA GRANDE, A POITIERS.


Façade avec galeries de statues.

deux fois vénérable , par conséquent . Déjà les contemporains du

pieux roi , unissant dans leur admiration Notre - Dame et la Sainte

Chapelle , se demandaient s'il existait quelque part une ville possé

dant de pareils sanctuaires , et , peu d'années après , Jean de Jandun

célébrait leur mérite dans une description enthousiaste .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 77

« Quoique des esprits étroits, dit cet auteur , prétendent connaître

de plus belles églises ( que la cathédrale de Paris ) , je trouve pour

ma part , sauf le respect qui leur est dû , que , s'ils voulaient tenir

compte de l'ensemble et des parties , ils renonceraient bien vite à

une telle opinion . Où trouver deux tours si parfaites dans leur ma

gnificence, si hautes , si larges, si solides , entourées d'une si grande

variété d'ornements ? Où trouver une suite si compliquée de voûtes

latérales ? Où trouver un ensemble si éclatant de chapelles adja

centes ? Dans quelle église trouver une croix d'une taille si gigan

tesque , dont un des bras suffise pour séparer ainsi le cheur de la nef ?

Enfin , j'apprendrais volontiers où l'on pourrait voir deux rosaces

comme celles qui se correspondent dans les deux transepts , et dont

chacune embrasse par une combinaison admirable des rayons de

cercles plus petits , deux rosaces rayonnant de couleurs si vives , de

peintures si riches et si variées.

» Mais que dire de cette chapelle qui semble se cacher par mo

destie derrière les murs de la demeure royale , si remarquable par la

solidité et la perfection de sa construction , par le choix des couleurs

dont elle brille , par les images qui s'y détachent sur un fond d'or,

par la transparence et l'éclat de ses vitraux , par les parements de

ses autels , par ses châsses resplendissantes de pierres précieuses ?

En y entrant , on se croit ravi au ciel et introduit dans une des plus

belles chambres du Paradis ( 1 ) . »

Je reviendrai ailleurs sur la Sainte - Chapelle , qui est un édifice

d'un ordre à part ; mais je veux dès maintenant tirer de cet éloge

mérité de la cathédrale de Paris la conséquence qu'il renferme :


c'est que l'architecture du temps répondait réellement bien au goût

national, au sentiment intime des populations ; et c'est pourquoi

1. Histoire littéraire de la France, XXIV, 609.


78 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

elle se propagea, c'est pourquoi elle rayonna tout autour de la France

avec une prodigieuse célérité. La mode française s'imposa parce

que le monde entier reconnut en elle l'expression la plus pure et la

plus élevée de l'idée catholique , le dernier mot de l'art religieux .

Et pourtant, il faut le reconnaître , nos cathédrales sont presque

toutes des chefs -d'oeuvre anonymes . Il est très rare que les noms

de ces grands artistes du treizième siècle, qui ont semé sur le sol de

notre patrie les beaux monuments dont elle est si fière, nous soient

parvenus . A peine connaissons- nous ceux d'Eudes de Montreuil ,

architecte et sculpteur, qui bâtit plusieurs églises à Paris ; de Guil


laume de Sens , auteur de la cathédrale de cette ville et de celle de

Cantorbéry ; de Robert de Luzarches, de Thomas de Cormont , les

constructeurs de N.-D. d'Amiens ; de Villard de Honnecourt , qui a

laissé un album remarquable, et deux ou trois autres . Et en dehors

de leurs noms, de leurs cuvres , que savons - nous d'eux ? Nous

retrouvons dans les arts cette humilité du génie , cette insouciance

de la gloire humaine qui nous frappe également dans la littérature


du moyen âge. Ses plus belles productions en tout genre sont dues

à des inconnus . Ont- ils voulu eux- mêmes rester dans l'obscurité

(ama nesciri ) ? N'est - ce pas plutôt un effet des mæurs et de l'esprit

de leur temps , qui attachait plus d'importance à l'auvre qu'à l'ou

vrier , qui connaissait fort peu la propriété artistique ou littéraire,,

et admettait la collaboration à un même ouvrage de tous les talents

de bonne volonté , sans se préoccuper d'assigner ensuite la part de


chacun dans le résultat commun ? C'est ainsi , en effet, que s'élevaient

ordinairement les grandes cathédrales. Un évêque entreprenait -ilde


réédifier la sienne ? Des travailleurs volontaires affluaient de tous

côtés . Non seulement des artistes de différents pays, mais des trou

pes d'ouvriers , que dis -je ? des populations entières apportaient leur
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE , 79

concours à l'ouvre sainte , poussées par le seul amour de Dieu et

de l'éclat du culte qui leur était cher . Quand la cathédrale de Char

tres eut été brûlée, en 1194 , on vit les habitants du diocèse, on vit

les hommes de toutes les terres voisines, jusqu'à la Normandie , se

réunir par bandes pour venir rebâtir une nouvelle Jérusalem sur les

ruines de l'ancienne , tant était grande la vénération universelle pour

la Vierge noire ! Voilà , certes , une levée en masse comme nous ne .

sommes plus exposés à en voir. Les seigneurs mirent la main à la

besogne ; les rois aidèrent les travaux de leurs deniers.

Cette association spontanée des fidèles pour la construction des

églises était un fait général , un usage traditionnel . Haimon, abbé de


Saint - Pierre sur Dive, l'atteste , dès 1145 , dans une lettre qui jette un

jour admirable sur l'attitude de ces ouvriers , de ces artistes impro


visés.

« C'est un prodige inouï , dit - il , que de voir des hommes puissants ,

fiers de leur naissance ou de leurs richesses , accoutumés à une vie

molle et voluptueuse , s'attacher à un char avec des traits et voiturer

les pierres , la chaux , le bois , et tous les matériaux nécessaires à la

construction de l'édifice sacré. Quelquefois mille personnes , hommes

et femmes, sont attelées au même char, tant la charge est considé

rable , et cependant il règne un si grand silence qu'on n'entend pas


le moindre murmure. Quand on s'arrête dans les chemins, on parle,

mais seulement de ses péchés, dont on fait confession avec des

larmes et des prières ; alors les prêtres engagent à étouffer les hai

nes, à remettre les dettes, etc. S'il se trouve quelqu'un assez endurci

pour ne pas vouloir pardonner à ses ennemis et refuser de se sou

mettre à ces pieuses exhortations, aussitôt il est détaché du char et


chassé de la sainte compagnie ( 1 ). »

1. Traduit par Bourassé , Les Cathédrales de France, p. 308 .


80 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

Ainsi s'explique la rapidité avec laquelle sortaient du sol , sans

le secours d'aucune machine , des constructions aussi gigantes

ques. L'union des cours faisait germer des inspirations subites ;

l'union des bras enfantait des merveilles d'exécution . La foi, ces

jours - là , remplaçait réellement la vapeur : elle transportait des mon

tagnes . Eh bien ! dans ces entreprises collectives , et quelque peu

tumultueuses malgré tout , qui revêtaient le caractère d'æuvre natio

FIG. 31 . ROSACE FLAMBOYANTE , A LA CATHÉ- Fig . 32 . FENÊTRE FLAMBOYANTE , A


DRALE DE LINCOLN . L'ÉGLISE ST -LAMBERT DE MUNSTER.

nale ou tout au moins provinciale , le rôle de l'architecte se trouvait

nécessairement assez effacé. Il n'avait souvent sur les détails de la

construction qu'une direction très vague . Il n'était , en un mot , que

le maître des ouvres ( tel est le titre modeste qu'il portait ) , et ce

n'est guère avant la fin du moyen âge qu'on voit apparaître de véri
tables architectes dans toute la force du terme . C'est pour ces

différents motifs qu'il nous est parvenu si peu de noms , sur le

grand nombre d'artistes qui ont travaillé aux monuments gothiques .


Bien que le style flamboya
nt n'appartienne plus au treizième siè
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 81

cle, il ne sera peut-être pas déplacé d'ajouter ici un simple mot sur

cette quatrième et dernière phase du gothique . C'est la décadence


du genre . Il y a en toutes choses une limite qu'il n'est pas raison

nable de dépasser. Les architectes du quinzième siècle ne surent


pas le comprendre : ils voulurent renchérir sur leurs devanciers dans

le sens de la souplesse et du mouvement des lignes ; ils arrivèrent

aux formes tourmentées, aux courbes capricieuses, en forme de flam

mes, qui ont fait donner à l'ensemble du style ce qualificatif étrange

comme elles , et qui , sous prétexte d'alléger , finirent au contraire par

alourdir l'aspect général de la construction . Ils rendirent bien cer

taines parties de l'édifice plus légères au point de vue de la physique,

de la répartition des forces ; ils réduisirent bien jusqu'aux dernières

limites du possible l'épaisseur des supports : mais les variations mul

tiples exécutées par eux sur le thème du cintre brisé , les anses depa

nier, les accolades, les soufflets, les mouchettes, comme on les appelle,

en un mot les contre- courbes opposées systématiquement aux cour

bes régulières dans la forme des ouvertures comme dans la déco

ration , surchargèrent les lignes, et bientôt même aboutirent à la

confusion, à la sécheresse . Les églises de Saint - Gervais et de Saint

Merry , à Paris , la cathédrale d'Alby , qui n'est cependant pas sans

mérite , et d'autres en grand nombre peuvent donner l'idée de ce

style de décadence.

Le seizième siècle voulut à son tour rajeunir l'architecture natio


nale par le mélange de certains éléments empruntés à l'architecture

antique. Mais, à part l'église de Saint - Étienne - du - Mont , qui est

un spécimen très original , ce singulier alliage ne produisit rien de

bon . Le grand mouvement imprimé aux constructions religieuses

par le moyen âge s'arrêtait sous le souffle glacial de la Réforme.

Viollet- le- Duc lui - même constate le fait avec une louable fran
I ÈME IQUE
82 LE TREIZ SIÈCLE ARTIST .

chise : « Bientôt la Réformation vient enrayer ce mouvement , et la

guerre , les incendies , les pillages détruisent ou mutilent de nouveau

la plupart des édifices religieux à peine restaurés . Cette fois, le mal

était sans remède, lorsqu'à la fin du seizième siècle le calme se réta


blit de nouveau. La Renaissance avait effacé les dernières traces du

vieil art national , et si , longtemps encore , les dispositions des églises

françaises du treizième siècle furent suivies , le génie qui avait présidé

à leur construction était éteint, dédaigné. On voulait appliquer les

formes de l'architecture antique ,que l'on connaissait mal , au système

de construction des églises ogivales , que l'on méprisait sans les

comprendre ... Les plans restèrent gothiques , les voûtes hautes con

FIG . 33. - ARCS BRISÉS FLAMBOYANTS ET SURBAISSÉS.

tinuèrent à être contrebutées par des arcs - boutants . Mais cette

architecture bâtarde est frappée de stérilité . Les architectes semblent

bien plus préoccupés de placer les ordres romains dans leurs monu

ments que de perfectionner le système de la construction ou de

chercher des combinaisons nouvelles ; l'exécution devient lourde ,

grossière, et maniérée en même temps . Nous devons cependant

rendre cette justice aux artistes [ du temps de Louis XIV] qu'ils

savent conserver dans leurs édifices religieux une grandeur , une

sobriété de lignes et un instinct des proportions que l'on ne retrouve


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 83

nulle part ailleurs en Europe à cette époque . Pendant qu'en Italie

les architectes se livraient aux extravagances les plus étranges, aux

débauches de goût les plus monstrueuses, on élevait encore en

France des églises [de style ],bien qu'alors on se piquât de ne trou

ver la perfection que dans les monuments de la Rome antique ou

moderne . Cette préférence pour les arts et les artistes étrangers , et

surtout italiens , nous était venue avec la Renaissance , avec la pro

tection accordée par la cour ( en particulier par la cour de Cathe

rine de Médicis ) à tout ce qui venait d'outre - monts . L'oubli d'un passé

si plein d'enseignements était bien complet alors, puisque Bossuet lui

même ne trouvait que des expressions de dédain pour notre ancienne

architecture religieuse , et n'en comprenait ni le sens ni l'esprit (1 ).»

Ainsi , en voulant régénérer le gothique par le procédé de la

transfusion du sang, on lui donna le coup de grâce . Et puis , il faut

dire le mot , la foi commençait à s'en aller, et elle emportait avec

elle le secret de l'art chrétien : on ne devait plus faire désormais que

des imitations . En vain cherchait - on à améliorer, à corriger le style

national sur son déclin : ce n'était pas une simple transformation qui

s'opérait cette fois,c'était une révolution , et cette révolution , qui ressus

citait la tradition païenne dans les arts comme dans la société , s'est

appelée la Renaissance . Il est permis de vanter l'heureuse influence

de la Renaissance classique sur certains arts , comme la sculpture ,

et même sur certaines branches de l'architecture, comme la cons

truction des châteaux . Mais , en bonne conscience, on ne saurait en

faire autant lorsqu'on parle de l'architecture sacrée . Il n'y a rien de

plus sec , rien de plus froid, rien de plus contraire au bon goût qu'une

église du seizième ou du dix -septième siècle, si ce n'est toutefois


une église du dix - huitième . Les châteaux de cette période sont ,
1. Dictionnaire d'architecture, I , 240.
84 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

IR

FIG. 34. CATHÉDRALE D'ALBY,


Spécimen de style flamboyant.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 85

FIG . 35 . SAINT - ÉTIENNE DU MONT, A Paris .


Intérieur ; le tombeau de sainte Geneviève.
Le treizième siècle. 6
86 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

assurément , des monuments splendides ; mais c'est là précisément ce

qui fait toucher du doigt la profonde différence des deux époques .


Les chrétiens des temps modernes , princes ou particuliers , ont songé

avant tout à se bien loger, à se créer des palais somptueux , des hôtels

confortables. Ceux du moyen âge n'ont point orné leurs demeures

des plus belles inventions de leur génie : ils ont réservé celles - ci à

Dieu ; ils ont semé tous leurs trésors dans le lieu de son séjour,

aussi prodigues envers lui qu'ils étaient parcimonieux envers eux

mêmes . Notre civilisation peut se résumer dans le Louvre, la Bourse

ou l'Opéra ; leur civilisation , à eux , se résume dans Notre - Dame de


Paris.

a
CHAPITRE TROISIÈME .

LES CONSTRUCTIONS MONASTIQUES ET


ROYALES .

Édifices mixtes, ayant encore un caractère religieux : les monastères ;


les hôpitaux – Le Mont- Saint- Michel ; Cluny et ses prieurés ; Saint
Germain des Prés , etc. - Hospices fondés par saint Louis : les
Quinze - vingts. – Hôpitaux d'Ourscamps de Tonnerre, de Beaune.
Caractère pratique des établissements de ce genre au moyen âge .
Édifices civils ; les palais . - Palais des comtes de Troyes et de
Poitiers. Palais du roi , à Paris ; scènes de la cour de saint Louis .
La Sainte - Chapelle, dépendance de cette demeure royale ; cir
constances qui déterminèrent sa construction . Translation de la
sainte couronne d'épines . Caractères particuliers de l'édifice et
des autres Saintes - Chapelles. — Transformations subies par le Pa
lais de Paris.

¥ IEN que nous en ayons fini avec l'église propre

ment dite , nous ne dirons pas encore adieu à

l'architecture religieuse . En effet, nous allons re

B trouver son empreinte profondément gravée sur


STYTTY les édifices de toute catégorie , et jusque sur les

bâtiments civils. De même que la société laïque est , au moyen âge,

le reflet fidèle du monde ecclésiastique , les palais , les châteaux , les

hôtels - de - ville , les halles , les simples maisons reproduiront sous une

autre forme, mais toujours avec la même pensée et les mêmes carac

tères, le style de l'église . Ils varieront avec elle dans les procédés de

construction . Ils passeront comme elle du roman au gothique primi

tif, de celui - ci au gothique lancéolé , puis au gothique rayonnant , au

gothique flamboyant , au style de la Renaissance, et toutes les

parties de ces édifices, les appareils , les murs , les portes , les fenêtres,
88 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

les supports , suivront la marche que nous avons observée chez elle

pour leurs analogues. Seulement , ils n'auront pas besoin d'étais exté

rieurs aussi puissants , parce qu'ils ne renfermeront jamais de salles

aussi vastes que les nefs des églises . Par conséquent, l'arc-boutant

en sera d'ordinaire absent: il sera remplacé , au besoin , par de simples

contreforts. Mais tous les autres caractères généraux du gothique

et de ses quatre variétés , notamment le cintre brisé , l'arc lancéolé ,

le remplage , la croisée d'ogives , etc. , se retrouveront ici exactement

semblables, toutes proportions gardées .

Mais, avant de passer aux constructions purement civiles , nous

devons accorder un instant d'attention à deux catégories d'édifices

qui rentrent encore dans le genre religieux , et qui cependant forment

une espèce de transition entre la maison de Dieu et la résidence des

hommes , ou qui participent à la fois de l'une et de l'autre : je veux

parler des cloîtres et des hôpitaux , des hôpitaux , qui étaient autre

fois des établissements essentiellement ecclésiastiques .

Le monastère est tout un monde à l'époque féodale, et encore

plus à l'époque barbare . La civilisation morale et matérielle , la litté

rature , les arts , l'industrie, l'agriculture , sont réfugiés derrière ses

hautes murailles, et , en temps de guerre , les populations sans dé

fense y trouvent elles - mêmes un abri . De là le faux air de place

forte et l'apparence menaçante donnés intentionnellement à beaucoup

de vieilles abbayes : au dedans , c'étaient des asiles de paix ; au dehors ,

c'était le fort armé dont parle l'Écriture . Aucune , peut - être , ne pré

sente ce caractère à un aussi haut degré que la célèbre abbaye du

Mont - Saint - Michel , en Normandie , dont le nom a si souvent retenti ,

il y a quelques années, dans nos débats parlementaires , à l'occasion

de la digue qui la relie depuis peu à la terre ferme, et que les uns vou

laient démolir, les autres déplacer , mais que les flots de la mer se
AMA
自由日自

A
S
M FIG
-
36.
BBAYE
MONT
AINT
ICHEL
.-Du
-
90 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

chargeront probablement et de déplacer et de démolir. C'est le plus

admirable type du genre que l'on possède en France , et en même

temps le mieux conservé. Son donjon, sa salle des chevaliers, son ré

fectoire aux élégantes croisées d'ogives , les portiques de son cloître

aux arcades d'un goût si pur , entremêlées de feuillages sculptés, sont

des merveilles que l'on ne peut oublier quand on les a vues une fois ;

et la merveille est justement le nom qui désigne l'ensemble de ce

monument unique , placé entre la terre et l'eau , entre le ciel et l'Océan ,

comme pour isoler plus complètement du monde ses pieux habitants.

Jamais manoir plus grandiose , jamais forteresse plus redoutable

n'a joué un rôle dans nos guerres nationales ; et cela est si vrai ,

qu'après la guerre de Cent Ans, le Mont - Saint - Michel fut la seule

place de la contrée qui put se vanter de n'avoit pas été occupée

par les Anglais . Depuis l'an 1203 qu'il a été réédifié sur son rocher

solitaire , il n'a jamais cessé d'être un but de pèlerinage , et pour les

chrétiens et pour les artistes . Les pèlerins avaient pour ce géant de

pierre une telle admiration , qu'ils en faisaient le héros de mille

légendes. Une d'elles, devenue populaire , nous montre un paysan

surpris par la marée montante avant d'arriver à Saint - Michel du

Péril, comme on appelait jadis le monastère. Se voyant exposé à

périr, il invoque le secours du bienheureux archange , en lui promet

tant sa vache s'il échappe au naufrage ; mais , à peine exaucé , et sa


terreur dissipée, il s'écrie de loin : « Saint Michel ! saint Michel !

ni la vache ni le veel ! » ( Tu n'auras ni la vache ni le veau . ) Ai- je

besoin d'ajouter que cette aventure était mise par les mauvaises

langues sur le compte d'un paysan normand ( 1 ) ?

Au temps de la reconstruction de ce monument fameux, vers le

1. V. les Anecdotes historiques tirées d'Étienne de Bourbon, p . 20. Les Italiens ont un
proverbe analogue : Passato il pericolo,gabbato il santo .
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 91

commencement du treizième siècle , on voit se dessiner tout un

mouvement artistique pour la réfection des cloîtres , coïncidant pré

cisément avec celui qui fit rebâtir pos plus belles cathédrales . A la

tête de ce mouvement remarquable se place l'école de Cluny . La

grande abbaye de ce nom , en Bourgogne, avait formé toute une

série de corporations d'ouvriers , maçons, charpentiers , menuisiers ,

sculpteurs , etc. , qui imprimèrent à l'art monastique une impulsion

très féconde. Le prieur de Cluny fit refaire, entre autres , le couvent

de Saint - Martin des Champs, à Paris, dont il survit encore de très

beaux restes , compris aujourd'hui dans l'enceinte du Conservatoire

des Arts et Métiers . Quant au cloitre de l'abbaye -mère, qui subsista

jusqu'aux temps modernes , il remontait à l'administration de l'abbé

Ponce ( 1109-1122 ) , qui avait remplacé les bâtiments élevés par


saint Odilon au commencement du onzième siècle . L'abbé de Sainte

Geneviève , l'abbé de Saint -Germain -des -Prés, renouvelèrent égale

ment leur monastère au treizième . Saint Louis personnellement fit

bâtir le cloître de Maubuisson , celui de Royaumont, dont les ruines

attestent encore la splendeur effacée, et beaucoup d'autres . Il n'est

pas jusqu'aux dortoirs, aux réfectoires, aux cuisines des établisse

ments religieux qui n'aient revêtu alors un cachet d'élégance artis

tique . Le réfectoire de Saint- Martin des Champs , d'un style

admirable, a l'air d'une vaste église à deux nefs. La cuisine de

Fontevrault , en Anjou, a pu être prise pour une chapelle funéraire,

tant elle est belle. Toute cette abbaye , du reste, est un monument

des plus précieux pour l'histoire de l'art , surtout les galeries claus

trales, où sont rangés les tombeaux des anciens rois d'Angleterre de

la maison des Plantagenets.

Ce genre de luxe fut poussé si loin , que certains prédicateurs

reprochaient aux moines , avec des paroles amères , la beauté de leurs


92 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

constructions. Mais l'appréciation d'un moderne fort peu suspect , qui

n'est autre que Viollet - le - Duc , peut suffire à les venger de cet excès

R
H

dor
M

MIT

FIG. 37 - ANCIENNE ABBAYE DE SAINT-GERMAIN -DES-PRÉS,


prise du côté de l'Orient .

A. Entrée principale de l'abbaye. B. Eglise . C. Chapelle de la Vierge. D. Cloître. -


E. Dortoir. – F. Porte papale. G. Réfectoire. H. Fossés de l'abbaye. I. Pilori.
K, Hôtellerie . L. Barrière sur les fossés. — M. Terrain vague. - N. Chemin conduisant au
Pré-aux -clercs , – 0. Chemin long du fossé, aboutissant au Pré - aux -clercs. – Q. Chemin menant
à la Seine. R. Clos de l'abbaye.

de sévérité . « On comprend , dit cet homme du métier, comment de


vastes établissements richement dotés , tels que Cluny , Jumièges,
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 93

Saint- Denis , Vézelay , Cîteaux , Clairvaux , apportaient dans leurs bâti

FIG . 38. RÉFECTOIRE DU PRIEURÉ DE SAINT-MARTIN -DES CHAMPS,


(aujourd'huiConservatoire des Arts et Métiers).

wents un soin et une recherche extraordinaires ; mais , lorsque l'on


94 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

voit que ce soin , ce respect , dirons - nous, pour l'institut monastique

s'étendent jusque dans les constructions les plus médiocres, presque

dans les bâtiments ruraux les plus restreints , on se sent pris d'admi

ration pour cette organisation bénédictine qui couvrait le sol de

l'Europe occidentale d'établissements à la fois utiles et bien conçus ,

où l'art véritable , l'art qui sait ne faire que ce qu'il faut, n'était jamais

oublié... Les Bénédictins ne traitaient pas les questions d'utilité

avec le pédantisme moderne ; mais, en fertilisant le sol , en établis

sant des usines , en desséchant les marais , en appelant les populations


des campagnes au travail , en instruisant la jeunesse , ils habituaient

les yeux aux belles et bonnes choses. Leurs constructions étaient

durables et bien appropriées aux besoins , et gracieuses cependant ;

et , loin de leur donner un aspect repoussant ou de les surcharger

d'ornements faux, de décorations menteuses , ils faisaient en sorte

que leurs écoles , leurs couvents , leurs églises , laissassent des souve

nirs d'art qui devaient fructifier dans l'esprit des populations ( 1 ) » .

Les édifices des nouyeaux ordres religieux , ceux des Dominicains

notamment , étaient plus simples : ils avaient des dehors plus aus

tères , comme le voulait la pauvreté volontaire de leur institut . On


ne peut cependant contester aux Frères Prêcheurs l'honneur d'avoir

contribué au développement des arts , comme ils contribuèrent à la

culture et à la propagation des lettres et des sciences . Ils y travail

lèrent tout particulièrement par leurs commandes intelligentes, par

les ceuvres de leurs artistes distingués , émules ou précurseurs des

Fra Angelico et des Bartolomeo , par leur système d'églises à deux

nefs, par la beauté de leurs campaniles , enfin par l'ornementation

variée qu'ils prodiguaient dans leurs chapelles , sinon dans leurs

cloîtres . Ainsi , parmi tous ces moines , ces suppôts de l'obscurantisme ,

1. Dictionnaire d'Architecture, I , 277.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 95

ces sujets d'un souverain étranger, comme disent quelquefois nos

esprits forts, les uns trouvaient le moyen de faire progresser l'archi

tecture nationale , les autres se permettaient d'ajouter à leurs états

de services la défense du territoire , à leurs vertus professionnelles

le mérite du patriotisme . Quels empiètements !

Sortons maintenant du cloître pour pénétrer dans l'hôpital : nous

n'y resterons pas , il faut l'espérer. La charité de nos pères est si


attentive à rechercher et à soulager les misères de tout genre, qu'elle

couvre le sol de vastes refuges pour les malades , pour les infirmes,

pour les lépreux , pour les indigents. On en rencontre non seulement

dans les villes , mais dans les plus petits villages. Un des principaux

promoteurs de ce généreux mouvement , qui se dessina surtout sous

le règne de saint Louis , fut encore ce prince en personne . L'hôtel

Dieu de Paris lui doit son agrandissement ; ceux de Pontoise et de

Vernon furent achevés avec son concours en 1259 ; celui de Com

piègne avant 1260, et bien d'autres encore sous son gouvernement .

Il fonda pour les aveugles un hospice spécial , situé à la porte de

la capitale , dans le bourg Saint-Honoré, et transféré ailleurs depuis.

C'est la fameuse maison qu'on a appelée les Quinze -Vingts , parce

qu'elle était faite pour trois cents habitants ( quinze fois vingt ) . Les

premiers aveugles qui vinrent la peupler ne furent pas , comme le

raconte une légende trop accréditée , des chevaliers auxquels les

Sarrasins avaient crevé les yeux en Palestine , mais de pauvres gens

pris parmi les classes les plus déshéritées ; tel était , du reste , le but

du fondateur, attesté, entre autres, par le sceau primitif de l'établis

sement, qui représente plusieurs malheureux entrant sous son toit

hospitalier. Les Quinze -Vingts étaient en quelque sorte une cité

modèle , où chaque individu , chaque ménage , vivait dans un logis

particulier, prenant seulement part à des exercices communs et à


96 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

la gestion des affaires de la maison . Les aveugles se réunissaient ,

à certains jours , en chapitre , pour délibérer et voter ; les femmes


HÔPITAL
BEAUNE
ANCIEN
Fig.
39.
DE
—.

Ailly
SMEER

elles -mêmes prenaient part au scrutin : nul besoin d'y voir clair pour

être électeur. Par tous les moyens on cherchait à rendre à ces infor
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 97

tunés la double illusion de la vie de famille et de la vie publique .

La sollicitude intelligente qui présidait au soin des malades diri

geait aussi la construction des hôpitaux . On aimait réellement les

membres souffrants de JÉSUS - Christ ; on voyait en eux le Sauveur

lui-même ; témoin toute une famille de légendes où un pauvre

malade, soigné et guéri par de nobles mains , disparaît tout à coup en

laissant à sa place une odeur embaumée , signifiant clairement que

sous ces dehors misérables se cachait une personne divine ( 1 ) . Aussi

les demeures qu'on leur élevait s'appelaient -elles les maisons - Dieu ,
ou , comme nous disons maintenant, les hôtels- Dieu . Ce caractère de

piété pratique a également frappé Viollet-le -Duc : « Dans le peu

d'hôpitaux du moyen âge qui sont restés, dit - il , nous trouvons un

esprit de charité bien entendu et délicat . Ces bâtiments sont d'un

aspect monumental sans être riches ; les malades ont de l'espace, de

l'air et de la lumière ; ils sont souvent séparés les uns des autres ;

leur individualité est respectée ( 2 ) . »

On peut juger de leurs proportions et de leur structure par les res

tes de l'hôpital d'Ourscamps, simple village du département de l'Oise .

Cet édifice est une immense bâtisse de forme oblongue , soutenue par

des contreforts et surmontée d'une toiture aiguë. Il est partagé en

deux étages , dont le second est très élevé . Le jour y pénètre par deux

rangs de fenêtres superposés , les unes en plein cintre et les autres

en tiers -point ( 3 ) . Tout respire ici l'ampleur et l'entente de l'hygiène ;

et pourtant ce n'était que l'hospice d'une petite bourgade . Un autre

spécimen remarquable subsiste à Tonnerre , dont l'hôpital , qui

remontait au onzième siècle , fut rebâti avec magnificence, en 1293 ,

par Marguerite de Bourgogne, femme de Charles d'Anjou et belle

1. V. notamment les Anecdotes historiques d'Étienne de Bourbon, p. 132,


2. Dictionnaire d'architecture, VI , 119.
3. V. la reproduction donnée dans le Saint Louis de M. Wallon, 2e édition, p. 91 .
98 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

seur de saint Louis . Cette princesse y demeura elle- même depuis

cette époque jusqu'à sa mort , uniquement occcupée à servir et à

soigner les malades . Là encore , c'est un vaste vaisseau gothique ,


mais surmonté d'une voûte très curieuse, formée d'une infinité de

petites pièces de bois , sans une seule pierre. La grande salle était

autrefois divisée en cellules par des cloisons assez élevées , et tout

autour, un peu plus haut, régnait une galerie d'où l'on pouvait sur

veiller ce qui se passait dans ces divers compartiments sans avoir

besoin d'y pénétrer ; rien de mieux conçu au double point de vue de

la salubrité et de l'indépendance des malades . Dans certains hôpi

taux , comme celui de Beaune, qui est un peu plus récent , une

galerie analogue régnait à l'extérieur , sur la cour, et procurait aux

malades un double promenoir abrité , soutenu par des colonnes et

des arceaux . L'hospice de Tonnerre est devenu église paroissiale ,

sans avoir été défiguré pour cela ; ce qui prouve une fois de plus

combien l'analogie était grande entre la structure de l'église et


celle des édifices de cette catégorie.

Les hôpitaux du treizième siècle furent en grande partie détruits

au quinzième , et remplacés par des bâtiments moins bien conçus , au

point de vue de l'hygiène et de la vraie charité , de la charité pratique ,

qui distinguait à un si haut degré les âges de foi. Au principe de la

séparation des malades et de la division des hospices , succéda le prin

cipe opposé : on chercha à réunir le plus de malades possible dans un

même établissement. Louis XIV , grand concentrateur en toutes

choses , perpétua cette nouvelle tradition , et elle a subsisté jusqu'à

notre époque , où les hôpitaux ne sont plus que de vastes hôtelleries ,

aussi banales comme séjour que comme architecture.

Entrons, cette fois, dans le monde profane, et abordons l'étude de

l'architecture purement civile . Quels sont ces hauts et lourds édifices


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 99

qui frappent tout d'abord nos regards au sortir des maisons de Dieu ,

et qui , sans atteindre l'élévation merveilleuse de celles - ci , dominent

encore de très haut les maisons ordinaires ? Ce sont des palais et


des châteaux. Gardons- nous de confondre ces deux termes et ces

deux genres de monuments : ils diffèrent à la fois dans leur desti

nation et dans leur origine. Le palais ( palatium ) était primitivement

le local où l'on rendait la justice ; mais , l'exercice de la justice étant

le prérogative essentielle du pouvoir suprême, il est devenu naturel


lement et peu à
peu l'habitation du roi ou du prinde souverain quel

conque ; le palais dérive donc du tribunal , et nous disons encore le

palais de justice. Au contraire, le château ( castrum , castellum ) a ,

comme l'indique son nom latin , une origine toute militaire : c'est la

forteresse, c'est la citadelle antique , transformée, humanisée. Le

château deviendra donc la demeure des guerriers , des commandants

de troupes , et , par extension , de la noblesse en général , dont la

guerre était autrefois la première occupation et la raison d'être.

Néanmoins , dans l'usage, on réunira quelquefois les éléments de

l'un et de l'autre . D'une part , les châtelains seront bien aises de

jouer au prince : tout marquis veut avoir des pages , et tout seigneur

veut avoir son petit palais. D'autre part , les rois auront souvent be

soin de fortifier leur résidence et d'y ajouter un donjon. Mais tenons

nous-en à la règle générale, et passons tour à tour la revue du vrai

palais et du vrai château .

Le palais proprement dit se compose , pour ainsi dire , d'une seule

pièce : la salle où se rend la justice , la grand'salle, comme on disait au

moyen âge. Cette vaste pièce est voûtée comme la nef des églises ,

et , au besoin , soutenue comme elle par une colonnade ; voûte et

colonnade qui suivent les variations de l'architecture sacrée. Elle est

ordinairement située au rez- de - chaussée , et l'on y accède par un per


100 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

ron monumental, qui joue un grand rôle dans les cérémonies féoda

les . Elle - même sert de théâtre à des cours plénières, à des fêtes, à

des réunions de toute espèce ; notre salon moderne n'en sera que

le diminutif. A l'étage supérieur , se trouvent des logis, des chambres

de diverse grandeur, distribuées suivant les besoins. Ainsi, l'ensemble

de l'édifice a une forme très simple , celle d'un carré long . Il est

flanqué quelquefois d'une tour ou d'une chapelle, entouré de cours à

portiques , comme les cloitres, et de dépendances comprenant une

prison , une salle des gardes , des écuries, etc. Mais , en dehors de ces

accessoires, le bâtiment principal offre un aspect uniforme, rectan

gulaire , plutôt sévère qu'élégant. On cite cependant comme assez

somptueux le palais des comtes de Troyes, dont la grand'salle me

surait 24 mètres de large sur 12 de long ( ce qui est énorme) , et celui

des comtes de Poitiers, qui, par exception, avait jusqu'à trois étages

voûtés. Comme importance matérielle, aucun ne valait le palais

de saint Louis , celui que nous appelons encore le palais tout court ,

et qui fut longtemps la vraie résidence officielle de nos rois ( car le

Louvre, comme plus tard les Tuileries , n'était primitivement qu'un

château ) . Jean de Jandun, qui admirait tant Notre- Dame, vante

aussi cette vaste habitation , « qui pouvait contenir tout un peuple,

et son immense salle , remplie de statues des rois de France, si

vraies dans leur expression qu'on les croirait vivantes ; puis cette

grande table de marbre , où les convives sont tournés vers l'Orient,

et dont la surface polie est illuminée par les rayons du soleil cou

chant , à travers les vitraux des fenêtres opposées ( 1 ) . »

Il subsiste quelques précieux débris de ce beau monument royal.

La tour carrée , dite tour de l'Horloge, qui dresse près du quai sa

vieille masse grise , remonte même plus haut que saint Louis ; mais
1. Hist. littér , de la France, t . XXIV, 709.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 101

elle a été remaniée plusieurs fois. Les incendies de la Commune ont

détruit un autre corps de bâtiment qui faisait partie de l'ancien pa

lais : c'est celui qui était situé entre les deux tours rondes donnant

sur le même quai ; nous l'avons vu relever depuis , en attendant que

Rido

FIG . 40. PALAIS DE SAINT LOUIS , AVEC LA SAINTE - CHAPELLE ET LE VERGER ROYAL.
Miniature du livre d'heures du duc Jean de Berry.

nous le voyions redétruire . Ces deux dernières tours furent ajoutées

elles -mêmes au quatorzième ou au quinzième siècle . Le palais s'était

alors quelque peu développé , et l'ensemble de ses dépendances était

enfermé par une muraille crénelée. Nous n'avons pas de descriptions

écrites qui puissent nous donner une juste idée de ce qu'il était ; mais

une miniature extrêmement curieuse , qui orne un livre d'heures

exécuté pour le duc de Berry , frère de Charles V , aujourd'hui la pro


Le treizième siècle. 7
102 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

priété de Mgr le duc d'Aumale , nous en dit à ce sujet plus long que

bien des textes . En regardant ce charmant paysage , un des chefs

d'auvre de la peinture sur vélin du moyen âge, on se sent transporté

à la cour si simple et si chrétienne du saint roi . A la porte de ce pa

lais aux toits aigus , et sur l'herbe de ce verger qui en dépendait, où

faucheurs et faucheuses sont représentés dans des poses si naturelles ,

avec le costume des ouvriers du temps , ce grand justicier, le Salo

mon moderne , jugeait en personne, à la façon des patriarches , les

causes de ses sujets. Ces petits saules qui bordent le ruisseau fai

saient concurrence aux fameux chênes de Vincennes ; car les uns et

les autres ont servi de cadre aux tableaux touchants que nous a dé

roulés, dans sa vieille langue maternelle , le bon sire de Joinville, le

fidèle compagnon de saint Louis .


-

« Il arriva mainte fois, dit - il , qu'en été le roi allait s'asseoir au

bois de Vincennes , après sa messe , et s'appuyait contre un chêne , et

nous faisait asseoir autour de lui . Et tous ceux qui avaient quelque

affaire venaient lui parler, sans empêchement d'huissier ni d'autres

gens. Et alors il leur demandait de sa propre bouche : Y a- t- il ici

quelqu'un qui ait sa partie ? Et ceux qui avaient leur partie se


levaient. Et alors il leur disait : Taisez - vous tous, et l'on vous expé

diera l'un après l'autre. Et alors il appelait mon seigneur Pierre de

Fontaine et mon seigneur Geffroi de Villette , et disait à l'un deux :

Expédiez -moi cette partie . Et quand il voyait quelque chose à

reprendre dans les paroles de ceux qui parlaient pour lui , ou dans les

paroles de ceux qui parlaient pour autrui , lui - même le corrigeait de


sa bouche .

jy Je vis quelquefois en été que , pour expédier ses gens, il venait

dans le jardin de Paris , vêtu d'une cotte de camelot , d'un surcot de

tiretaine sans manches, un manteau de taffetas noir sur les épaules ,


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 103

très bien peigné , et sans coiffe, et un chapeau de paon blanc sur sa

tête. Il faisait étendre des tapis pour nous asseoir autour de lui , et

tout le peuple , qui avait affaire par devant lui , se tenait autour de

lui debout . Et alors il les faisait expédier de la manière que je vous

ai dite tout à l'heure pour le bois de Vincennes ( 1 ). »

Ce jardin du Palais , qui vit de si belles choses , occupait à peu

près l'emplacement actuel de la Préfecture de police, laquelle ne

rappelle que de très loin , comme l'on sait , les scènes patriarcales de la

demeure de saint Louis . On le trouve encore appelé, dans les ser

mons du temps , le verger royal. Et pourquoi ces vieux manuscrits ,

ces recueils d'homélies , en font-ils mention ? Précisément parce

que l'on y prêchait quelquefois, par exemple à la procession du

dimanche des Rameaux , qui se rendait de Notre- Dame au Palais,

et fournissait ainsi au pieux roi l'occasion d'entendre chez lui ses

orateurs préférés ( 2 ) . Tout un monde de souvenirs s'éveille, chez

l'historien , à l'aspect de ce séjour de paix et de prière, si différent

de la résidence des potentats modernes ; je doute même que les

palais du Louvre ou de Versailles , qui ont cependant un si riche

passé , puissent en évoquer d'aussi émouvants.

Et pourtant , je n'ai encore rien dit de ce chef-d'æuvre sans prix ,

de ce joyau étincelant qu'il renfermait dans son enceinte , et qui , par

un privilège unique et providentiel , est parvenu jusqu'à nous dans

toute sa splendeur : je veux parler de la Sainte - Chapelle du Palais.


Arrêtons - nous un instant à ce sanctuaire fameux : l'histoire et l'ar

chéologie sont également intéressées à sa visite . Et d'abord , qu'est

ce qu'une Sainte - Chapelle ? Toutes les chapelles sont saintes en

principe et par leur destination ; mais il y en avait de plus saintes que

1. Joinville, éd . de Wailly, p. 21 .
2. V. La chaire francaise au moyen âge, 2e éd ., p . 228.
104 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

les autres aux yeux de nos pères : celles qu'ils qualifiaient ainsi

étaient celles qui contenaient quelque insigne relique de la Passion

VINCENNES.
CHATEAU
remparts.
FIG.
41.
chapelle
DE
-
Donjon
et,

du Sauveur. Il y avait des Saintes- Chapelles à Vincennes , à Bourges,

à Dijon, à Bourbon - l'Archambault . Celle de cette dernière localité fut

bâtie au quatorzième siècle par le duc Louis Ier de Bourbon , dans


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 105

l'intérieur même de son château , pour recevoir un morceau de la

vraie croix, que saint Louis avait donné à son frère Robert , tige de

la maison de Bourbon , en revenant de Palestine . Elle se composait

de deux chapelles superposées , et passait pour un des plus beaux

monuments de l'époque. Malheureusement , elle a été détruite à la

Révolution , et la relique qu'elle renfermait se conserve actuellement

dans l'église paroissiale. La Sainte - Chapelle de Vincennes , également

voisine du donjon, était encore très remarquable . Élevée en 1379

par Charles V , elle offrait encore le type rayonnant , et fut soigneu

sement entretenue jusqu'aux temps modernes par un collège de

chanoines chargé de la desservir . Mais aucun de ces édifices n'at

teignit la renommée de la Sainte - Chapelle de Paris , et nul n’abrita

un aussi précieux dépôt . Voici à quelle occasion elle fut construite.

La sainte couronne d'épines , venue de Jérusalem , avait été long

temps le palladium de la vieille cité impériale de Constantinople .


Mais le malheureux Baudouin II , héritier de l'éphémère royaume

fondé dans cette ville par les croisés d'Occident, l'avait mise en gage
à Venise, dans un moment de détresse , contre une somme équi

valant à environ 116,000 francs de notre monnaie. Étant venu en

France , il la donna à saint Louis à la charge de la dégager, et en

signe de gratitude pour ses bons offices. Deux Frères Prêcheurs

reçurent la mission d'aller désintéresser les Vénitiens , et de rappor

ter dans notre pays le débris sacré de l'æuvre de notre salut . La

translation de la sainte couronne à travers la France fut une marche

triomphale . Bien que j'aie déjà donné ailleurs la traduction du récit

officiel de ce grand événement, écrit par Gautier Cornut , archevêque

de Sens , témoin oculaire , elle a sa place trop marquée ici pour que

je puisse me dispenser de la reproduire, avec quelques - unes des

explications dont je l'ai fait suivre . Elle montrera , tout au moins ,


106 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

combien saint Louis ressemblait peu aux souverains de notre siècle ,

et quel abime sépare nos fêtes publiques actuelles des réjouissances

sincères et spontanées de nos pères .

« L'an 1239 , le lendemain de la fête de saint Laurent martyr, le

précieux trésor est apporté à Sens ( de Villeneuve - l'Archevêque , où


le roi avait été le chercher au milieu du concours de toutes les

populations voisines ) . L'allégresse agite toute cette multitude, sans

distinction d'âge ni de sexe . A la porte de la ville , le roi , nu-pieds,

revêtu seulement de sa tunique , prend sur ses épaules le fardeau

vénéré, avec son frère Robert , qui donne les mêmes signes d'humi

lité . Devant et derrière marchent les chevaliers, sans chaussures

également . Les habitants en liesse accourent au - devant du cortège ;

le clergé s'avance en procession ; les prêtres de la cathédrale , cou

verts d'ornements de soie , et les religieux des différents monastères

portent avec eux les corps des saints et les autres reliques : on
dirait quc les saints se hâtent d'aller à la rencontre de leur Seigneur

qui arrive . Dans toutes les bouches éclatent spontanément les

louanges de Dieu ; la ville , parée de tentures et de tapis , étale toutes

ses richesses ; les cloches sonnent , les orgues retentissent , et le

peuple transporté applaudit, Les places , les faubourgs ,sont illuminés

par la lueur des cierges et des torches enflammées. La sainte cou

ronne est déposée dans l'église de Saint- Étienne protomartyr ; on

la découvre , et la foule se repaît de la contemplation de l'objet de


son bonheur .

» Le lendemain , le roi se remet en route vers Paris , portant tou

jours la châsse qui renferme la bienheureuse relique . Sur ses pas ,

tout le monde le couvre d'acclamations : Béni soit celui qui vient

en l'honneur du Seigneur, et à qui le royaume de France doit le

suprême bonheur d'un pareil présent ! Le huitième jour, on arrive


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 107

devant les murs de la capitale , près de l'abbaye de Saint - Antoine ,

où une tribune élevée se dresse au milieu de la plaine . Là , en pré

sence d'une foule de prélats , du clergé de toutes les églises en habits

de fête, des reliques des saints transférées et exhibées , et de tout

Paris sorti de ses murs , la châsse est offerte aux regards du haut

de la tribune ; on prêche au peuple la grandeur de ce jour et la cause

de son allégresse .

>> Ensuite le roi et son frère, déchaussés comme auparavant , et

revêtus simplement de leur tunique , introduisent le précieux far

deau dans la ville . Les prélats , les clercs , les religieux , les chevaliers
le précèdent nu - pieds . Que de démonstrations de joie sur leur par

cours ! que de signes de réjouissance ! Personne ne saurait retracer

un pareil spectacle. Le cortège se rend à l'église épiscopale de

Notre- Dame , et , après avoir payé un tribut d'actions de grâces à

JEsus - Christ et à sa bienheureuse Mère , revient en grande pompe

au palais du roi avec le dépôt sacré, et la couronne du Sauveur est

placée solennellement dans la chapelle royale de St - Nicolas ( 1 ) . »

Peu de temps après , saint Louis eut le bonheur de joindre à la

couronne d'épines un morceau considérable de la vraie croix , puis

l'éponge et le fer de la lance qui avait percé le côté de Notre Sei

gneur. La petite chapelle de St-Nicolas ,qui existait antérieurement

dans le Palais , n'était pas un sanctuaire digne de pareils trésors : la

construction de la Sainte - Chapelle fut décidée . Un architecte émi

nent , Pierre de Montereau , qui venait de terminer le beau réfectoire

de l'abbaye de Saint- Germain - des- Prés , fut chargé d'exécuter le désir

du prince . Il commença le nouvel édifice en 1242 : cinq ans après ,


tout était terminé .

C'était , comme on le voit , au moment de l'avènement du style

1 , Duchesnes, Franc, hist. scriptores, V, 407.


LODIES
Turinabi

FIG. 42. SAINTE -CHAPELLE DU PALAIS, A PARIS.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 109

rayonnant, que ce beau monument devait lui - même contribuer à ré

pandre . La dédicace en fut faite, le 25 avril 1248 , par l'évêque de

Tusculum , légat apostolique , pour la chapelle supérieure , consacrée

en l'honneur de la sainte couronne et de la vraie croix , et par le

bienheureux Philippe Berruyer, archevêque de Bourges, pour la

chapelle basse , consacrée à la Sainte Vierge. L'ensemble des tra

vaux coûta , dit - on , au roi quarante mille livres , somme considérable ,

représentant à peu près la valeur de quatre millions d'aujourd'hui.

Mais la chasse et l'ornementation des reliques lui coûtèrent deux

ou trois fois autant , d'après Tillemont. Cette profusion , la seule que

se permit jamais le pieux monarque, explique la somptuosité qui

règne dans tout l'édifice. L'élément rayonnant y brille dans toute sa

splendeur. Seulement, comme il ne s'agissait pas d'une église, l'ar

chitecte ne lui a naturellement donné ni les développements de celle

ci , ni les arcs - boutants que son vaisseau ne comportait pas . Il a fait

simplement un reliquaire en pierre . Il a voulu surmonter les saintes

reliques d'une seconde et plus vaste châsse , et cette châsse , il l'a

posée sur une première chapelle ou sur un étage inférieur à voûte

basse , divisé , celui - là , en trois compartiments de hauteur égale , et for

mant comme le piédestal du vase précieux destiné à renfermer le pal

ladium du royaume . Cette disposition a été imitée à Vincennes , à Bour

ges , à Bourbon , partout où se sont élevées des Saintes - Chapelles . A

l'extérieur , les arcs -boutants ont été remplacés par de longs contre

forts à puissante saillie , munis à leur base d'un fort empatement , et

présentant toute la somme de résistance nécessaire . Quant aux arca

des de l'intérieur, absentes de la chapelle supérieure , elles ont été rap

pelées sur les murs latéraux par une arcature dessinée des plus riches ,

dont chaque travée se compose de deux arcs trilobés, surmontés

d'un quatre-feuilles, et les espaces laissés vides par cette décoration


110 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

ont été eux - mêmes couverts de bas -reliefs, de peintures, de verres

colorés ou dorés , ou d'applications de gaufrure.Ces dernières consis

tent en une couche de pâte de chaux très mince, sur laquelle , pen

dant qu'elle était encore molle , on imprimait des ornements déliés et

peu saillants , au moyen d'un moule en bois ou en fer. C'est par ce

procédé qu'on décorait les vêtements des statues , et , en l'appliquant

aux parties délicates de l'architecture intérieure de la Sainte -Cha

pelle , on est arrivé à produire l'ensemble le plus élégant qu'on puisse

imaginer. Mais , dans les grandes verrières , dans la voûte , dans la

chapelle basse, et dans cette flèche aiguë , élevée au milieu de la

croisée d'ogives comme pour former un dais de dentelles et de

dorure au dessus des saintes reliques , on trouve tous les caractères

ordinaires de l'église rayonnante , et à un degré de perfection qui n'a

été que bien rarement atteint . Ce monument , dont nous avons

tout à l'heure entendu l'éloge enthousiaste dans la bouche d'un con

temporain , demeura comme le type de la mode nouvelle et exerça

sur la marche de l'art une influence véritable . Ainsi que le dit

M. de Caumont, qui a joint à une assez mauvaise classification des

styles de très justes observations de détail , « il fait époque dans les

annales de l'architecture française ; à partir de ce moment , le principe

d'élévation et de légèreté fit de nouveaux et rapides progrès , et le

style ogival revêtit les formes les plus gracieuses ( 1 ) . »

La Sainte - Chapelle était entretenue par le souverain sur ses pro

pres deniers . Faisant partie de la maison du roi , elle fut administrée

par un maître - chapelain et dix ou douze autres clercs , pour lesquels

saint Louis fit bâtir des logements spéciaux . Un peu plus tard ,

la Chambre des comptes , établie par Philippe-le - Bel à la porte

1. Abécédaire d'Archéologie ; p. 457. Saint Louis, son gouvernement et sa politique, p. 92


et suiv.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 111

même de la Sainte- Chapelle , au milieu des maisons canoniales qui

bordaient l'enceinte sud - ouest du Palais , eut la régie temporelle de

l'édifice sacré et de ses dépendances . Leur entretien fit partie inté

grante de ses attributions , ainsi que la garde des reliques et la haute


surveillance du Trésor des chartes, installé dans les étages supérieurs

de la sacristie . Il résulta de toutes ces circonstances un encombre

ment fâcheux autour du vénérable sanctuaire élevé par saint Louis .

Dans les temps postérieurs, cet inconvénient prit des proportions

presque scandaleuses. Les échoppes envahirent la place . M. de Bois

lisle nous montre , dans sa Notice sur la Chambre des comptes, « un

fouillis de constructions parasites encombrant , empestant et assour

dissant tous les alentours . Gens de métiers et mécaniques, horlogers ,

tailleurs, marchands de tableaux , merciers , savetiers , brodeurs , librai

res surtout , tout cela pullulait dans tous les coins de la cour , le long

des murs de la chapelle basse , sur le perron de l'escalier qui condui

sait à l'église supérieure, et jusque devant le grand portail . Plusieurs

de ces échoppes - boutiques , celles de Barbin ( le libraire dont parle

Boileau ) , celle du perruquier du Lutrin , Didier dit l’Amour, ont eu

leur illustration (1). » Les gens des comptes furent impuissants à

chasser les vendeurs du temple , ou du moins de ses abords ; et une

curieuse perspective du dix - huitième siècle nous représente encore

la Sainte - Chapelle assiégée de tous côtés par des constructions hété .

roclites, qui la masquaient en partie. Aujourd'hui, du reste , elle est


cachée aux passants par des bâtiments plus hauts encore et moins

pittoresques. Il faut rapprocher cette vue de la miniature que j'ai

citée tout à l'heure et de l'état actuel du monument, pour se rendre

compte des variations considérables subies par son entourage .

Le Palais lui-même changea plus d'une fois d'aspect au dix

1. De Boislisle, op . cit ., p . XXXVII .


112 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

septième siècle . Non seulement les grosses tours dont j'ai parlé lui

imprimèrent un cachet plus majestueux, mais Philippe -le- Bel fit


TOURNELLES
PALAIS
d'après
arcien

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PARIS
dessin.
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construire des galeries , des portiques , une grande salle , qualifiés par

un écrivain moderne , appelé Corrozet , qui put encore les voir , « très
somptueux et magnifiques ouvrages, bâtis sous la direction de
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 113

messire Enguerrand de Marigny , comte de Longueville et général

des finances. Et voyez ( ajoute le même auteur, ) quels hommes on

employoit jadis à tels états, plutost que des affamez et des hommes

111IIl111Ir

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CHATEAU
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qui ne demandent qu'à piller l'argent du prince . — Enguerrand de

Marigny n'en fut pas moins pendu , observe Viollet- le- Duc ; ce qui
114 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

enlève quelque chose au sens moral de la remarque du bon parisien

Corrozet ( 1 ) . » Charles V, Louis XI , embellirent à leur tour l'intérieur

du Palais, et Louis XII construisit ou acheva le corps de bâtiments

occupé par la Chambre des comptes ; si bien que l'ensemble finit

par présenter un étonnant fouillis de constructions plantées de la

façon la plus pittoresque . Leur aspect faisait l'émerveillement des

étrangers qui visitaient Paris au temps de Louis XIV , et dont les

yeux n'étaient plus habitués qu'aux grandes lignes droites, aux monu

ments froids et compassés. Mais , depuis Charles V, le Palais avait

cessé d'être la demeure des souverains pour devenir le temple de la

justice et l'antre de la chicane. Les rois le délaissèrent peu à peu

pour les Tournelles , le Louvre, les Tuileries , ou pour des résidences

plus éloignées, rentrant , comme je l'ai dit , dans la catégorie des châ
teaux .

Ce vieux séjour de la cour de France , animé par tant de scènes

dramatiques ou touchantes , n'est plus maintenant que l'ombre de

lui - même . Tout a changé autour du royal Palais et sur son emplace

ment même. Seule , la Sainte - Chapelle est restée ce qu'elle était ,

grâce à d'intelligentes restaurations ; seul , ce géant de pierre et d'or

a traversé , la tête haute , toutes nos révolutions , tous nos désastres ,

sans perdre une de ses beautés , comme si Dieu avait voulu nous

transmettre dans son intégrité la preuve la plus éclatante , la plus

indiscutable , de la supériorité artistique des âges chrétiens . Seulement

il a perdu sa destination primitive , il a perdu sa raison d'être : les

débris de la sainte couronne ne sont plus là ( ils gisent au fond des

armoires de Notre- Dame), et ils ne sont plus le palladium de la

France , qui ne veut plus actuellement d'aucun palladium . Dieu

l'avait choisie un jour, cette contrée privilégiée , pour être le dépo

1. Dictionnaire d'architecture, VII , 5 .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE, 115

sitaire de son diadème sanglant , symbole de sa royauté sur les peu

ples, comme si elle devait participer elle - même à cette souveraineté

universelle . Avec cet emblème mystérieux , l'empire du monde avait

passé de l'Orient à l'Occident , de Constantinople à Paris . Aujour

d'hui le vase est vide , et le trésor national oublié : fasse le Ciel que

cet abandon et cette indifférence ne soient pas le signal d'un nou

veau et définitif revirement dans la destinée de notre patrie, et

qu'après avoir répudié la première son passé si chrétien , elle ne soit

pas répudiée à son tour !

N
A
B


CHAPITRE QUATRIÈME .

LES ÉDIFICES SEIGNEURIAUX ET


MUNICIPAUX , nur

Origine du château féodal; le castrum et le castellum . — Forme primitive


des résidences seigneuriales. Le château au treizième siècle :
aspect extérieur et intérieur ; Montlhéry , Coucy , le Temple , etc.
Transformations et embellissements apportés par les siècles sui
vants. . Les jardins . Les fortifications. La porte des villes ;
légendes de la porte . - Les bastilles. Les forteresses françaises
en Syrie ; le Krak des chevaliers. – Les maisons particulières. – Bef
frois et hôtels-de-ville. Les halles. Les ponts ; légende du pont
d'Avignon . Conclusion des chapitres relatifs à l'architecture .

E château, ou la maison des nobles, a , comme je

le disais , une origine toute militaire , à l'inverse

du palais des princes , qui a une origine judi

ciaire . Il offre ceci de particulier, qu'il provient ,


masz
par son nom , du régime romain , et , par sa nature ,

des habitudes germaniques. Castellum , castel, chastel, c'est sim

plement le diminutif de castrum . Or, qu'était le castrum propre

ment dit chez les Romains ? Un simple camp , primitivement .

Le castrum était l'ensemble du camp retranché , et les castella,

ou les castra en réduction , qui existaient dès lors , étaient de

petits postes fortifiés placés en avant de ce camp pour le proté


ger. Ces castella romains avaient la forme d'un carré entouré de

fossés. Pour les construire, on rejetait la terre des fossés sur le

bord intérieur, de manière à produire un terre -plein , sur lequel on

élevait encore des palissades .

Bientôt les castella devinrent , comme les castra eux -mêmes, des

établissements permanents . Ils furent disposés entre les places fortes


Le treizième siècle . 8
118 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

sur lesquelles s'appuyaient les légions envoyées de Rome aux con

fins de l'empire , pour leur servir de refuge en cas d'attaque subite,

et ils s'échelonnèrent ainsi le long des frontières. En Gaule , on n'en


établit d'abord que dans la vallée du Rhin ; puis , peu à peu, quand

t
les barbares eurent pénétré à l'intérieur , les castella se multiplièren

partout où l'on pouvait avoir à se défendre contre eux . Les escar

pements naturels en fournirent la plupart du temps la base , et des

bâtisses élevées à la hâte , dont on retrouve encore des traces , vin

rent ensuite s'y ajouter pour rendre le poste plus imprenable.

C'est surtout à l'extrémité des plateaux , sur les espèces de pro

montoires qui se présentent souvent à la rencontre de deux vallées ,

que furent élevés les castella, destinés à offrir un abri , non seule

ment aux troupes , mais aux populations des campagnes menacées

par les barbares. Jusqu'à la fin du sixième siècle , on continua d'en

fonder. Fortunat nous parle encore d'un castellum établi par Nice

tius , évêque de Trèves , sur un des coteaux de la Moselle : ses

bâtiments consistaient en une sorte de chapelle surmontée d'un

étage , où étaient enfermées les machines de guerre et les munitions.

Après la consolidation de la monarchie mérovingienne, la sécurité

étant à peu près rétablie , les castella furent détruits ou démantelés.

Mais , au neuvième siècle , des hordes nouvelles d'envahisseurs repa

rurent : les Normands semèrent de tous côtés le ravage et la ter

reur . La féodalité profita du désordre pour s'organiser, et les grands

propriétaires du sol , les descendants des anciens leudes germains ,

ouvrirent à leurs gens , à leurs serfs, de nouveaux asiles fortifiés,

au milieu desquels ils élevèrent leur propre maison. Cette mai

son , située dans l'enceinte d'une forteresse, est la mère du château


féodal.

On se servit le plus souvent , pour l'établir , de l'emplacement d'un


-
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 119

castellum romain . On utilisa les restes des anciens fossés et des

terre- pleins ; mais on entoura l'enceinte d'une défense d'un nou

veau genre, composée de haies ou d'amas de branches . Le nom

donné à cet embryon du château en indique à lui seul la nature ,

et en même temps l'origine germanique : il s'appela haya (du mot

hage, hagen ), parce qu'il consistait en une place entourée de haies.

On le nomma aussi plessis ( plexitium ), terme signifiant une palis


sade entrelacée de branches d'arbres ; et l'on sait à quelle quantité

de châteaux ce nom de plessis est demeuré : le Plessis - lès - Tours

en est le plus célèbre exemple .

Il comprenait , d'abord, un grand espace où se réunissaient les vas

saux du seigneur, campant sous des baraques avec leur ménage et

leurs bestiaux ; puis , plus en arrière , une autre partie réservée au

seigneur et à sa famille, qui occupaient là un logis de bois à plusieurs

étages, logis érigé sur une éminence factice qui s'appelait motta,

la motte, ou dunio, le donjon , nom étendu par la suite à l'ensemble

de la maison seigneuriale . Un fossé ou une large tranchée séparait

l'emplacement du donjon, qui formait la haute - cour, de la partie

abandonnée aux vassaux , qui constituait la basse - cour ( bassa curtis ); -

puis une seconde tranchée, creusée plus loin , séparait celle -ci de la

plaine, là où la nature ne l'avait pas fortifiée de ses mains .

Rien de plus rudimentaire et de moins somptueux que ces résiden

ces primitives et ces grands bâtiments de bois , surmontés ordinaire

ment d'une loge ou campanile servant d'observatoire aux sentinelles.

C'était la construction militaire, c'était la caserne dans toute sa sim

plicité austère . Avant l'an 1000, quelques princes très riches élevèrent

seuls des donjons en pierre. Nous en avons conservé un spécimen


à peu près unique dans les ruines du château de Langeais , bâti par

Foulques Nerra, comte d'Anjou, en petit appareil entremêlé de


120 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

chaines de briques. Mais, comme nous l'avons vu , l'architecture reli

gieuse, et par suite l'architecture en général, prit subitement,dans le

cours du onzième siècle , un essor inconnu jusque - là . L'art roman fut

créé ; la science des constructeurs , le goût des constructions se déve

COLESTER

HD

Fig . 45. —- CHATEAU DE MONTLHÉRY .


Donjon et ruines de l'enceinte.

loppèrent avec ces belles églises dont les avantages frappaient tous

les yeux . A l'exemple du clergé , les seigneurs voulurent protéger

leurs édifices contre l'incendie ; ils voulurent avoir leurs châteaux de

pierre , et bientôt leurs salles voûtées . Sous les rois Henri Ier et
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 121

Philippe Ier , ces nouveaux monuments surgissent en grand nombre ;

la pierre se substitue au bois , sans entrainer toutefois la modification

des dispositions intérieures . Au douzième siècle , on voit la voûte

s'introduire à son tour dans le donjon. C'est alors que le château


GUTS

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Til

CHELI
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FE
A ART

A.2
Fig . 46. LA TOUR DU TEMPLE, A PARIS.
D'après un dessin de Nicolle.

féodal prend l'aspect général qu'il a gardé au treizième, et qu'il n'a

quitté que pour revêtir le caractère d'habitation de plaisance, après

la fin des grandes guerres de la France et de l'Angleterre.


Considérons donc un instant la structure et la distribution de ce
122 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

château arrivé à son plein développement . La motte, cette élévation

artificielle sur laquelle on érigeait autrefois le donjon, a disparu : elle

a fait place à une chemise , c'est - à- dire à un mur fortifié enveloppant

de très près l'édifice ; les progrès réalisés dans les moyens d'attaque

avaient rendu cette substitution indispensable . Les palissades , les

haies, les branchages , toutes ces défenses d'un caractère primitif,

sont aussi remplacés par la pierre . Une enceinte murée , formée

de lignes brisées, plus redoutables pour l'assaillant , et garnie de

tours à tous ses angles , enferme l'établissement , aussi bien la haute

cour que la basse . Sur le devant de cette enceinte , s'ouvre un portail

massif, Aanqué de deux grosses tours et précédé d'un pont - levis .

Souvent aussi , un second pont - levis met en communication la haute

et la basse cours.

Au dedans de la première , s'élève toujours le donjon ; mais il

n'affecte plus , comme auparavant , la forme carrée . La stratégie a fait

reconnaître l'avantage des lignes courbes pour cet édifice élevé, dont

les machines de guerre abattaient les angles avec trop de facilité :

on lui donne des formes arrondies, variant à l'infini. Ainsi le donjon

d'Étampes , rebâti sous Louis VII , a la configuration d'un quatre

feuilles. Celui de Château - Gaillard , construit pour le compte de

Richard Caur- de- Lion , offre un plan en amande , rond du côté de

la basse cour, pointu du côté opposé, et enveloppé dans une chemise

de redans , c'est- à- dire de murs à angles rentrants et saillants, affec

tant ici des formes semi-circulaires.Cependant tous ces dessins de fan

taisie disparaissent généralement au treizième siècle ; on ne conserve


plus que la forme purement circulaire. Le donjon est alors invaria

blement une tour ronde , d'un diamètre beaucoup plus grand que celui

des tours de l'enceinte , et entourée d'une chemise , puis d'un fossé

de même dessin . Son entrée est toujours du côté opposé à la basse


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 123

cour. Ce donjon comprend quatre ou cinq étages voûtés , percés de

fenêtres étroites, d'archères , de bretèches , etc. Les voûtes sont éta

blies suivant un des systèmes en pratique dans l'architecture reli

gieuse ( voûte d'arêtes , puis croisée d'ogives ) . Les arcatures, les baies ,

les ouvertures de toute sorte prennent elles -mêmes la forme donnée

à leurs analogues dans l'église : cintre plein , cintre brisé, plus tard

cintre à contre - courbes , etc.

On peut se rendre compte de ces dispositions extérieures par les

deux vues et par le plan du château de Coucy reproduits dans l'ou

vrage de M. Wallon ( 1 ) . Ce monument est un des plus beaux du


temps de saint Louis, et des mieux conservés relativement. Les

restes du donjon de Montlhéry , avec sa haute tour crénelée domi

nant toute la vallée de la Seine , se rapprochent de ce type, quoique

un peu plus anciens . La tour du Temple, à Paris , démolie après la

Révolution , qui en avait fait le cachot de la famille royale , avait un

aspect quelque peu différent, dû à des remaniements successifs ;

mais elle remontait aussi , dans ses parties principales, lourdes et

massives , à l'époque de la splendeur de l'Ordre . C'était une retraite

tellement sûre , que les rois de France y faisaient garder leur trésor .

D'heureuses restitutions de l'ensemble du château féodal, y compris

la motte et le donjon, ont été insérées par M. Léon Gautier dans

son beau livre sur la Chevalerie ( 2 ) ct peuvent en donner une idée

plus complète .

Quant à la distribution intérieure des châteaux , elle varie beau

coup dans ses détails . On retrouve pourtant chez la plupart les

mêmes traits généraux : au premier étage, la salle , pièce d'apparat, où

le seigneur recevait les hommages de ses vassaux et les redevances

1. Saint Louis, 2° édition , p. 151 et 348.


2. P. 464 , 466, 467 .
124 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

qu'iis venaient lui payer, et devenue peu à peu un salon , puis , der

rière , son modeste logement ; au second , les chambres des enfants

et des domestiques , l'habitation de la familia ; enfin , au troisième ou

plus haut , le poste des gardiens ou des défenseurs du donjon, ter

miné par une plate -forme crénelée d'où ils guettaient l'ennemi.

Telle est la description sommaire que Jules Quicherat donnaii

du château du treizième siècle , résidence toujours essentiellement

militaire , comme on le voit. Ce n'était plus la caserne ou le camp

retranché des premiers temps, mais c'était toujours la forteresse,

et une forteresse dont les dehors austères , aussi bien que la simplicité

intérieure , attestaient la destination primitive . On commença seule

ment au siècle suivant à élever à côté du donjon des logis plus

commodes pour le seigneur et sa famille , toujours dans l'enceinte

des remparts et dans la haute cour ; on commença aussi à décorer

plus élégamment ces différentes constructions . L'art comme la

société allait se sécularisant . Toutefois il ne faut pas prendre à la

lettre ce que dit à ce sujet M. Renan dans son Discours sur leat

des beaux -arts au quatorzième siècle : « Les constructions militaires

( sont dévolues exclusivement à la royauté , et la demeure féo

« dale cesse , à la grande joie du peuple, d'être considérée comme

« une défense du pays. L'art y gagne autant que la société ( 1 ) . »


Le rédacteur de l'Histoire littéraire est ici en avance d'un bon

siècle ; car ce n'est qu'après la guerre de Cent ans que la trans

formation dont il parle commença à s'accomplir. Et , loin d'être


favorable aux destinées de l'art ou des châteaux , cette désastreuse

période en vit la destruction presque totale. Les donjons féodaux,


pris et repris vingt fois, pillés et dévastés , moins encore par les

armées ennemies que par les bandes franches, qui en faisaient des

1. L'ist. litt, de la France, XXIV , 603 et suiv.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 125

repaires redoutables, furent en grande partie rasés . Quicherat n'es

timait pas à moins des deux tiers la quantité de ceux qui dispa

CHATEAU
DINAX
DE
.
re

Donjon
et
4.Fig
7

rurent de 1420 à 1450. Alors des mæurs nouvelles se firent jour.

La restauration si remarquable qui termina le règne de Charles VII ,


126 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

le rétablissement de la police et de la sécurité , la formation des armées

permanentes, permirent aux héritiers des rudes barons féodaux de

descendre dans la plaine . Leurs aïeux avaient posé leur nid sur les

hauteurs , comme les aigles ; pour eux , se rapprochant du reste des hu

mains , par l'effet naturel des progrès de la civilisation , ils préférèrent

les vallées ou le penchant des coteaux , qu'ils peuplèrent de maisons

de plaisance ou de manoirs . La fierté de la noblesse s'humanisait ;

mais aussi son antique prestige , sa supériorité militaire, s'abaissaient

avec sa demeure . Peu après , la Renaissance vint renouveler l'aspect

du château . Elle en modifia profondément le plan et la décoration ,

laissant à peine subsister quelques éléments du type du moyen âge ,

réduits et allégés , notamment ces tourelles élégantes , mais inutiles

désormais, qui rendent si pittoresques les célèbres monuments de


Chenonceaux , de Chaumont- sur- Loire, de Chambord , et la nom

breuse famille de leurs congénères . Chenonceaux , dont les fonde

ments furent jetés en 1515 par Thomas Bohier, seigneur du lieu , et

qui fut achevé un peu plus tard par Diane de Poitiers ; Chambord ,

commencé en 1526 par un architecte d'Amboise , Pierre Neveu dit

Trinqueau ,sur l'ordre de François ſer ; Chaumont , refait par l'amiral


Charles d'Amboise dans les dernières années du quinzième siècle ,

sont le dernier mot de l'art français en ce qui concerne le château

princier. Cet art céda bientôt la place à l'art italien , et les derniers

vestiges de la résidence féodale, les tourelles notamment , ne tardè

rent pas à être supprimés .

Alors la demeure des princes et des grands seigneurs prit la forme

moderne et exotique que les châteaux de Fontainebleau, du Louvre,

de Versailles, nous montrent parvenue à son entier développement.

Le Louvre , ancienne maison de plaisance de nos rois , fut rebâti

dans le goût italien sur les plans de Pierre Lescot , sous François Ier,
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 127

Henri II et leurs successeurs . Les Tuileries, entreprises par Philibert

Delorme , en 1564 , sur les indications de Catherine de Médicis, con

sacrèrent encore mieux l'abandon de l'ancien style national . A l'in

Auence de l'architecture religieuse s'était substituée celle de l'archi

tecture antique, à l'art français l'art étranger, grandiose , mais lourd ,

importé par les Italiens . Toutes les modes arrivaient d'Italie , surtout

à partir de Catherine de Médicis , qui amena chez nous une foule de

gens de son pays ; on n'admirait plus que le genre adopté au delà

des monts , et l'on répudiait comme un goût barbare le style de la

vieille France . C'était , sans doute , une bonne chose de se mettre à

peindre et à sculpter comme les célèbres écoles de Rome ou de Flo

rence. Mais il eût fallu joindre à ces talents précieux le perfection

nement de cette architecture dans laquelle les Français étaient depuis

longtemps passés maîtres , et non rejeter des procédés que l'Italie

elle - même nous avait enviés. Car, chose bizarre, tandis qu'on voit ce

pays donner le ton au nôtre à l'époque de la Renaissance , au treizième

siècle , au contraire, on le voit imiter nos constructions féodales, par

une préférence que nos édifices religieux n'obtinrent jamais chez lui.

Brunetto Latini constate à ce propos la supériorité de nos pères sur

les siens , dans l'art de disposer et de décorer agréablement leurs

demeures , et en même temps les jardins qui les entouraient : « In

« maisons convient- il porveoir se li temps et li lieus est en guerre

( ou en pais , se c'est dedans ville ou lonc de gens . Car les Ytaliens ,

« qui sovent guerroyent entre aus , se délitent en faire hautes tours

( et maisons de pierres ; et , se c'est hors de ville , il font fosseis, et

« palis , et murs , et tourneles , et ponts , et portes coleices , et sont

« garnis de mangoniaux et de saettes , et de toutes choses qui appar

« tiennent à guerre , por défendre, et por getter , et por la vie des

« hommes ens et hors maintenir. Mais li Franchois font maisons


128 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

« grans et planiers , et paintes, et chambres lées, por avor joie et

« délit , sans noise et sans guerre. Et por ce sèvent mielz faire

« praelles et vergiers et pomiers entour lour habitacle que autre

a gent, car c'est chose qui valt moult à délit donner ( 1 ).» Saint Louis

avait , en effet, comme nous l'avons vu , un verger attenant à son

FIG . 48. CHATEAU DE ROUEN .


Enceinte fortifiée.

palais de Paris , et l'enceinte fortifiée quienfermait la haute et la basse

cour des barons féodaux n'était point assez étroite pour leur inter

dire ce genre d'agrément , qui devait prendre après la période des

grandes guerres une importance nouvelle , en attendant que le fameux

Le Nôtre en fit une des plus brillantes spécialités de l'art français.

1. Le livre du Trésor, édit. Chabaille, p. 179.


TRE

FiG 49. - CHATEAU DE CLISSON ,


Manoir .
130 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

Avant de quitter le château , il convient peut- être de dire un mot

de la fortification des villes , qui offre une grande analogie avec celle

des résidences seigneuriales . Jusqu'au douzième siècle , ou au moins

jusqu'à la fin du onzième, le bois , les palissades , les troncs d'arbres ,

les remparts de terre étaient les principaux éléments de la défense

pour les cités comme pour les castella. Les anciennes murailles

romaines avaient été renversées en beaucoup de lieux , pour fournir

des matériaux à l'agrandissement des villes ou à la construction des

églises ; aussi , quand les Normands se présentèrent , les habitants ,

pris à l'improviste, durent - ils recourir à ces moyens de résistance non

moins expéditifs que rudimentaires . Mais , dès les dernières années

du règne de Philippe Ier, on revint à l'emploi de la pierre dans les

remparts. Ces ouvrages furent exécutés par des constructeurs spé

ciaux , appelés engeigneurs ou ingénieurs (du mot engin, fort usité chez

nos vieux auteurs dans le sens de machine ) . C'était une profession

distincte , qui ne se confondit que plus tard avec celle d'architecte .

Jusqu'au quatorzième siècle , les ingénieurs bâtissaient des donjons

et ne bâtissaient pas d'églises ; mais cela ne les empêchait pas de


subir , comme nous l'avons vu , l'influence de l'architecture ecclésias

tique . Le rempart se transforma donc en même temps que le châ

teau et l'église . Il fut construit en grand appareil ; il devint oblique

à sa base , au lieu d'être entièrement vertical comme autrefois, ce

qui constituait un progrès notable au point de vue de la résistance ,

et le talus formant cette ligne oblique s'éleva juste à la hauteur que

pouvait atteindre le bélier , la plus puissante machine de guerre des

assaillants . Puis , le parapet disposé sur le sommet du mur fit saillie

à l'extérieur ; il fut crénelé, garni de massecoulis ou mâchecoulis,


c'est - à - dire d'ouvertures horizontales destinées à faire couler des

masses, telles que de l'eau ou de la poix bouillantes, pour repousser


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 131

les agresseurs , et il reposa sur des consoles de pierre placées de

distance en distance , appelées des corbeaux. Au treizième siècle , ces

corbeaux furent réunis entre eux par de petits arcs à cintre brisé ,

tout à fait dans la forme des arcades ou des fenêtres de l'église , et

décorés de différents ornements dans le goût de l'époque , trèfles,

quatre-feuilles, etc ...

De place en place, la ligne des remparts était interrompue par des

tours , comme dans les fortifications du château . Ces tours rondes ou

FIG . 50. PORTE DE LA VILLE D'AIGUES -MORTES,


Côté extérieur.

demi-rondes se terminaient en bas par un talus , comme le mur lui

même , et comprenaient à chaque étage une salle unique de même

forme , voûtée à l'aide de huit, dix ou même douze arcs d'ogive . Un

petit escalier tournant , appelé vis , et pratiqué dans l'épaisseur de la

construction , mettait la tour en communication avec la ville . Des fenê

tres , des archères , des meurtrières, des bretèches , étaient aussi ména

gées çà et là pour les besoins de la défense. Au quatorzième siècle,


132 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

ces ouvertures devinrent généralement carrées et divisées en quatre

compartiments par deux traverses placées en croix : de là le nom de

croisée , étendu peu à peu à la fenêtre elle -même, ce qui devait occa

sionner de si étranges confusions. Tous ces détails s'appliquent

également aux tours des châteaux .

Mais la partie principale de la fortification des places , celle qui prit

de bonne heure une importance caractéristique , c'est la porte de la


ville . Cette porte finit par devenir un véritable édifice , se composant

d'un corps de bâtiments central, flanqué de deux énormes tours plus

élevées que lui , rondes sur leur face seulement , et s'enfonçant pro

fondément dans la place par leur partie postérieure. Telle était autre

fois la porte Saint - Martin , à Paris, qui n'est plus depuis Louis XIV

qu'un arc de triomphe, mais dont quelques vues anciennes nous

rendent la physionomie imposante et guerrière . Telles sont encore


la porte Guillaume , à Chartres, parfaitement conservée, et celle

d'Aigues -Mortes, bâtie un peu après 1246. En outre , la porte dc

ville , au lieu d'être à double baie comme à l'époque romaine , est à

baie unique , en forme de cintre brisé , et accompagnée quelquefois

d'une petite poterne . En avant, un pont- levis la protège ; derrière ce

pont - levis se trouve la herse , et au fond, du côté de la ville , une grille

de fer. On sent que les ingénieurs avaient fait de cette construction

l'élément capital de la défense . C'était l'endroit le plus vulnérable ;

ce devait être le plus surveillé et le plus protégé . La porte de ville

était devenue pour cette raison une espèce de centre , un lieu de

réunion . Il s'y tenait des assemblées publiques ; il s'y passait des

événements importants, et plus d'une tragédie s'est nouée ou dénouée

sous ses murailles épaisses . Il y a tout un cycle de légendes qu'un

de nos érudits a appelées les « légendes de la porte » , et qui forment

dans nos vieilles épopées nationales une série d'épisodes touchants


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 133

ou terribles. Telle est la superbe scène où , dans Aliscamps, Guil

laume , duc d'Aquitaine, vaincu et fugitif, essaye de se faire recon

naître par Guibourc , son épouse , enfermée dans les murs d'Orange .

Il arrive de la funèbre bataille , seul survivant, couvert de traits,

caché tout entier par son armure et son heaume hermétiquement

clos ; il frappe à la lourde porte derrière laquelle est pour lui le


salut.

( Le comte Guillaume s'est durement hâté.


« Ami , dit - il au portier, ouvrez -moi la porte ;
« Je suis Guillaume ; c'est à tort que vous ne me croyez pas.
« — Attendez un moment, dit le portier.
« Aussitôt il descend de la tournelle,
« Vient à Guiboure, et s'écrie à voix haute :
« Gentille comtesse, dit- il , hâtez- vous :
« Là, dehors, est un chevalier armé ;
« Il est tout couvert d'armes païennes ;
« Sa fierté est étrangement grande.
« Il ressemble à un homme qui sort de la bataille,
« Car ses bras sont tout ensanglantés.
« Il est d'une taille énorme, armé sur son cheval.
« Il dit, enfin , qu'il est Guillaume au Court- Nez .
« Venez- y, dame, par DIEU ; vous le verrez.
« Guibourc l'entend ; tout son sang est troublé.
« Elle descend du palais seigneurial
« Et vient aux créneaux, au - dessus des fossés.
« Que demandez-vous, vassal ? dit-elle à Guillaume.
« Le comte répond : Dame, ouvrez la porte
« Bien vite, et faites abattre le pont- levis,
« Car je suis poursuivi par Baudus et Desramé
« Et par vingt mille Turcs aux heaumes verts.
« S'ils m'atteignent, je suis mort.
« Pour Dieu, gentille comtesse , hâtez- vous.
Point n'entrerez, vassal , dit Guibourc.
« Je suis toute seule ici ; pas un homme avec moi ,
« Si ce n'est ce portier et un prêtre,
« Et mes petits enfants qui n'ont pas dix ans passés.
« Je suis avec nos dames, qui ont le cæur navré
& A cause de leurs maris, ne sachant ce qu'ils sont devenus.
« Ils sont partis avec Guillaume au Court - Nez ,
« En Aliscamps, contre païens mécréants.
« Non, l'on n'ouvrira ici ni porte ni guichet
Le treizième siècle.
134 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

« Jusqu'au retour de Guillaume,


« Le gentil comte qui est de moi aimé.
« Ah ! qu'il le préserve, le Dieu mort sur la croix !
« Guillaume l'entend ; il s'incline vers la terre.
<< De pitié il pleure, le marquis au Court - Nez ;
« Les larmes lui coulent fil à fil sur les joues.
« Il se relève, il rappelle Guibourc.
« Je suis Guillaume, dit - il ; vous avez grand tort,
« Et je m'émerveille que vous ne m'ayez pas reconn
« Je suis Guillaume ; ce serait mal de ne pas me croire.
Païen , répondit Guibourc, vous mentez ;
« Mais, par saint Pierre, voire chef sera désarmé
« Avant que je ne vous ouvre la porte .
« Le comte Guillaume a grand'hâte d'entrer,
( Et ce n'est pas merveille, car il doit avoir peur.
« Derrière lui , il entend le chemin retentir
« Sous les pas de cetie gent qui le hait.
« Franche comtesse, dit Guillaume le baron ,
<< Trop longuement me failes demeurer.
« Voyez : de païens toutes ces terres sont couvertes.
Ah ! dit Guibourc, vous ne ressemblez pas à Guillaume ;
« Jamais je ne l'ai vu avoir peur des païens.
« Mais, par saint Pierre, que je dois moult aimer,
« Je ne ferai ouvrir ni porte ni guichet
« Jusqu'à ce que je voie votre chef désarmé,
<< Votre nez, votre bouche et vos yeux,
« Car plusieurs gens se ressemblent au pai ler.
« Ici je suis seule, et j'ai raison de craindre.
« Le comte l'entend , laisse tomber sa ventaille
« Et relève son heaume chargé de pierreries.
« Dame, dit il , vous pouvez regarder à présent :
« Je suis Guillaume ; laissez -moi entrer.
« Conime Guibouic est en train de le reconnaître,
« Elle voit cent païens traverser la campagne.
« Ils sont partis de l'est avec Corsu d'Urastes :
« Desramé leui avait confié la garde
« De deux cents prisonniers chrétiens, tous bacheliers,
« Et de irente dames au clair visage.
« Les païens les ont fait charger de lourdes chaînes,
« Et ils les battent ; qu'ils soient maudits de DIEU !
<< Dame Guibourc les a entendus crier
« Et réclamer l'aide de Dieu.
« Elle dit à Guillaume : Je vois bien maintenant
« Que vous n'êtes pas Guillaume le baron ,
« Ce fier bras tout couvert de gloire.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE , 135

« Vous ne laisseriez pas des païens emmener nos gens ;


« Vous ne les laisseriez pas dévorer nos chrétiens.
« Non , vous ne les laisseriez pas emmener, étant si près ( 1 ) ! >>

Alors Guillaume se jette encore une fois sur les païens , délivre

les prisonniers, et c'est seulement lorsqu'il revient avec eux que son

épouse consent à le reconnaître et à lui faire ouvrir la porte d'Orange.

Ainsi les tableaux les plus héroïques se déroulaient devant ces


redoutables bastions comme dans leur cadre naturel .

Quelques ingénieurs augmentaient encore la force des portes de

ville au moyen d'une bastille, c'est - à - dire d'une redoute ou d'une

petite cour entourée de fossés, munie de tours à ses angles , et placée

en avant de la porte . La fameuse Bastille de Paris , qui , elle aussi ,

a donné naissance à tant de légendes d'une autre catégorie , n'était ,

à l'origine , qu’un accroissement de fortification de ce genre, établi

par Charles V devant la porte Saint - Antoine et transformé par

Charles VI en véritable citadelle . Les bastilles d'Orléans jouent un

rôle important dans l'histoire de Jeanne d'Arc . Toutes ces hautes

défenses, celles des villes comme celles des châteaux - forts, tom

bèrent sous Louis XI , par suite de la vulgarisation de l'artillerie ,

qui les rendait plutôt nuisibles qu’utiles , et firent place aux murs

bas , couverts d'amas de terre et munis de glacis , avec des tours

également basses et casematées . Ce système disparut à son tour à

la Renaissance , lorsque les ingénieurs italiens imaginèrent celui des

bastions en polygone et en forme d'étoiles, qui ouvrait l'ère des for


tifications modernes .

L'art des ingénieurs du moyen âge a laissé en France des vestiges

assez nombreux . On en retrouve à Pierrefonds, à Coucy, dont le

donjon a été entièrement restitué , et dans beaucoup d'autres loca

1. J'emprunte cette traduction littérale, où le texte est calqué vers par vers, au bel
ouvrage de M. Léon Gautier sur les Épopćes françaises ( III , 470).
136 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

lités . Mais ce n'est pas seulement le sol de la patrie que les cons

tructeurs français ont couvert de puissants ouvrages militaires ; ils

avaient transporté leurs procédés, leur école , jusque dans la Palestine ,

et là , dans ce lointain royaume de Jérusalem , qui semblait être une

succursale du royaume de France , ils avaient déployé tout l'art ima

ginable pour enlever aux Sarrasins l'espoir de reconquérir la contrée.

Dans ce but ils exécutèrent , aux douzième et treizième siècles , un

ensemble de travaux gigantesques , dont la description nous a été

FIG . 51 . LA BASTILLE DE PARIS,


démolie en 1789.

donnée par un archéologue fort compétent , M. Guillaume Rey . Ces

travaux devaient compléter et protéger la sérieuse tentative de colo.

nisation entreprise par les croisés , malheureusement sur un terrain re

belle . Ils consistaient en une série de forteresses échelonnées le long

des côtes , le long du désert qui formait au sud la limite du royaume

chrétien , et devant les vallées qui pouvaient livrer à l'est un passage

à travers le Liban ( le nord était suffisamment défendu par les crêtes


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 137

escarpées de cette chaîne de montagnes) . Toute la Palestine se trou

vait ainsi enfermée par la complicité de l'art et de la nature ; et la

plupart de ces châteaux - forts ont opposé au retour offensif des

Sarrasins une résistance beaucoup plus solide qu'on ne croit :

quelques - uns sont encore debout en partie , et n'auraient jamais suc

combé à la force . Cependant tous ne furent point bâtis suivant le


1931

HEN

FIG . 52 . LE KRAK DES CHEVALIERS DE L'HOPITAL, EN SYRIE .


Édifice restitué d'après les ruines actuelles.

système français. Il y eut chez les croisés deux écoles distinctes , se

rattachant, l'une à l’art occidental , l'autre à l'art byzantin, ce qui

s'explique tout naturellement par le voisinage et le concours des

Grecs . Mais laissons M. Rey nous expliquer lui-même sa théorie .

« La première école paraît avoir eu pour prototype les châteaux

construits en France , dans le cours des onzième et douzième siècles ,


138 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

sur les côtes de l'ouest, le long des bords de la Loire et de la Seine,

dans lesquels se rencontre partout un caractère particulier et uni

forme. Ils sont élevés sur des collines escarpées, d'une défense facile,

et le plus isolées qu'il est possible des hauteurs environnantes . La

forme de l'enceinte est déterminée par la configuration du plateau .

Le côté, le plus vulnérable de la place est protégé par le principal

ouvrage de défense. Quelques points essentiels distinguent cepen

dant les châteaux de l'Hôpital qui appartiennent à cette première

école . Le donjon y est remplacé par un ouvrage d'une grande impor

tance , commandant la partie faible de la place , mais dont les disposi

tions diffèrent entièrement du donjon franc . Les tours de l'enceinte

sont presque toujours arrondies ; elles renferment un étage de dé

fense, et leur couronnement, ainsi que celui des courtines , se compose

d'un parapet crénelé avec meurtrières très plongeantes , refendues

dans les merlons et identiques à celles que nous voyons usitées en

France dans le cours du douzième siècle ...

« La seconde école est celle des Templiers. Ici , le tracé de l'en

ceinte se rapproche beaucoup de celui des grandes forteresses arabes ,

élevées d'après un système qui parait s'être inspiré de l'art byzantin .

Cependant on remarque au premier coup d'oeil quelques différences


entre ces monuments et les édifices militaires bâtis par les chevaliers

du Temple. D'abord le peu de saillie des tours , invariablement car

rées ou oblongues , donne à penser que les ingénieurs francs se

sont peu préoccupés de l'importance des flanquements, ce que nous

remarquons également dans les plus anciens châteaux arabes , Alep ,

Kalaat , Schoumaïmis, etc. ; tandis qu'à en juger par la profondeur

des fossés, creusés à grands frais dans le roc et remplis d'eau , comme

à Tortose et à Athlit , ainsi que par la hauteur des murailles , ils ont

cherché à se garantir des travaux des mineurs et des tentatives d'es


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 139

calade. Ailleurs, comme à Safita et à Areymeh , les Templiers ont

assis les bases de leurs murs au sommet de pentes escarpées , obviant

par ce moyen aux mêmes inconvénients. Parmi les caractères dis

tinctifs de cette seconde école, il faut encore citer les pavements

extérieurs des murailles , généralement en très grand appareil , taillés

à bossage, et le peu de plongée des meurtrières , qui présentent une

grande analogie avec celles des forteresses arabes contemporaines ,


toutes choses tendant à donner à ces édifices une apparence com

plètement orientale ( 1 ) . »

Le type le mieux conservé de ces citadelles franco -syriennes est

le Krak des chevaliers ou château des Kurdes , appelé aujourd'hui

le Kalaat -el - Hosn , et situé sur l'un des sommets qui dominent la

vallée de l'Oronte. Cette place forte, qui appartient à la première

école , fut occupée par les Hospitaliers jusqu'à 1271. Elle est encore
à peu près dans l'état où ils l'ont
laissée . « Elle comprend deux en

ceintes , que sépare un large fossé en partie rempli d'eau . La se

conde forme un réduit et domine la première , dont elle commande

tous les ouvrages . Elle renferme les dépendances du château ,

grand'salle , chapelle , logis , magasins , etc. Un long passage voûté ,


d'une défense facile, est la seule entrée de la place . Les remparts et

les tours sont formidables, sur tous les points où des escarpements

ne viennent pas apporter un puissant obstacle à l'assaillant ( 2 ) . »

Rien n'est plus propre que ce monument à donner une grande idée

du génie militaire et de la puissance des chevaliers de l'Hôpital.

Les détails de la forteresse syrienne ne sont pas tous conformes

au tableau que je viens de faire du château féodal . Mais il faut se

1. G. Rey, Etudes sur les manuscrits de l'architecture militaire des croises en Syrie,
p. 14-17.
2. Ibid ., p. 42 .
140 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

souvenir qu'il s'agissait là d'une situation exceptionnelle , et que les

5m
FIG . 53. MAISON DU MOYEN - AGE, A ROUEN.

citadelles des croisés n'avaient pas la même destination que les


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE , 141

résidences seigneuriales. On n'y reconnaît pas moins très fréquem

ment , comme nous venons de le voir, les dispositions générales et

les pratiques ordinaires des ingénieurs français ; et , même dans les

châteaux que M. Rey attribue à l'école byzantine , on retrouve,

comme élément principal , le donjon carré, comprenant plusieurs

étages voûtés et surmonté d'une terrasse crénelée . Les ouvertures

y affectent encore la forme de cintre brisé ; de sorte que l'on se

demande si la prétendue ogive orientale , où certains archéologues

ont été chercher la source du style gothique, ne serait pas , au con

traire, une importation des artistes français amenés en Orient par


les croisades.

Je me suis assez longuement étendu sur la demeure du seigneur

et tout ce qui s'y rattache : cependant je ne quitterai point les édifices

privés sans dire au moins un mot de la demeure du bourgeois ou du

citadin . Je ne descendrai pas jusqu'à la chaumière du vilain , parce

que la pierre en était trop souvent absente et qu'elle échappe à l'art

de l'architecte. Mais la maison de ville , l'hôtel du négociant ou du

riche industriel a, depuis le treizième siècle, une certaine physionomie

artistique qui mérite d'arrêter un moment nos regards. Cette maison

présente assez souvent , à l'extérieur, un assemblage de pierre et de

bois , ou de brique et de bois , suivant les pays . Ce n'est pas là une fan

taisie ; c'est encore l'effet des moyens de construction employés . C'est

l'application du principe général de l'architecture du moyen âge :

rendre tout besoin et tout moyen de construction apparents , ou du

moins ne pas chercher à les dissimuler. Les poutres , les supports se

laissent voir, et rentrent même dans la décoration générale. Les toits

aigus , les pignons sur la rue , les ouvertures en cintre brisé , comme on

en voit encore dans les vieilles rues de beaucoup de villes ou de villa

ges, tout cela rappelle encore le style des édifices sacrés. A l'intérieur,
142 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

la distribution est beaucoup moins variable que dans nos habitations

21 Il‫ ما‬،

TER

5 ml

Fig.54. MAISON DU MOYEN - AGE , A AMIENS.

modernes et peut se ramener à quelques principes généraux , toujours


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 143

fidèlement observés : au rez - de- chaussée , une porte charretière, une

cour, des boutiques ; au premier étage, une salle pour les réunions de

famille, les repas, les réceptions ; au second , des chambres à coucher ;

sous les combles , des logis de serviteurs et des greniers ; en aile ,

sur la cour, des cuisines, des dépendances . Ainsi , comme on l'a remar

qué , la vie privée est soigneusement séparée de la vie publique ( 1 ).

Le luxe n'avait point encore pénétré dans ces constructions parti

culières. Mais il commençait à s'introduire dans les édifices élevés par

l'ensemble de la bourgeoisie pour les besoins communs , pour l'admi.

nistration municipale. La France vit, dès le règne de saint Louis, sur

gir quelques hôtels - de - ville . Au nord , les communes n'eurent guère

le temps d'en ériger, à cette époque du moins . Jurées dans l'église, le

jour même de leur naissance , par la masse de la population , elles

gardèrent souvent l'église pour lieu de leurs réunions habituelles .

Mais un assez grand nombre firent construire un beffroi, monument

d'un genre à part, destiné primitivement à renfermer les cloches mu

nicipales , et dont tous ceux qui ont parcouru les Flandres ou nos

provinces septentrionales ont certainement rencontré plus d'un spé

cimen , élevé et massif tout ensemble , fier et lourd comme les bour

geois dont ils symbolisaient la puissance . Les beffrois, d'abord indé

pendants , furent réunis aux maisons de ville dans la plupart des

communes qui parvinrent à en ériger. Ils se sont conservés dans

beaucoup de vieilles cités , notamment à Tournai , à Béthune , à

Calais . Un des plus célèbres et des plus gigantesques est celui de

Bruges, dont les proportions sont plus étonnantes que régulières.

Dans le midi, les hôtels- de - ville furent plus nombreux au treizième

siècle ; on en cite même qui remontent au douzième, comme celui

de Saint - Antonin . Bientôt cette catégorie d'édifices put rivaliser

1. Wallon, Saint Louis, II , 298.


144 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

avec les palais des princes . On sait quelle élégance, quelle richesse

elle atteignit dans les âges suivants. La région du nord prit alors

FIG . 55. BEFFROI DE TOURNAI.

sa revanche . En Belgique surtout, cette terre des municipes Horis

sants et opulents, certains hôtels - de - ville , tels que celui de Louvain ,


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 145

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Fig . 56. BEFFROI DE BÉTHUNE.


1

146 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

FIG . 57 · BEFFROI DE CALAIS.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 147

sont demeurés comme le dernier mot de l'art fleuri répandu à la fin

du moyen âge , et dénotent l'intention positive de lutter avec l'archi

Fig . 58. - HOTEL - DE - VILLE DE LOUVAIN .

tecture somptueuse des cathédrales , qu'ils ne purent cependant

égaler.

Il faudrait, pour être complet , parler encore des halles , dont quel
148 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

ques cités commerçantes du nord ont également conservé des types

d'une magnificence étonnante. Celle d'Ypres , par exemple, vaut la

plus belle des églises ; et , en réalité , on la prendrait pour une cathé

drale . Dans une région opposée , la halle de Crémone ressemble aux

vieux palais des grands seigneurs italiens. Il faudrait également

FIG . 59 . HOTEL - DE-VILLE D'ARRAS.

parler des collèges bâtis dans la capitale, sous Philipe-Auguste,

saint Louis et leurs successeurs. Mais , ne pouvant tout embrasser ,

j'ajouterai seulement quelques mots sur un genre de construction

qui pourrait fournir la matière d'une monographie bien intéressante :

il s'agit des ponts . Construire un pont , c'était faire une cuvre

pie, au moyen âge . Et , en effet, rien n'était plus nécessaire pour


faciliter les pèlerinages qui s'accomplissaient de toutes parts . A
YINIZ
TIIT VUODU

11
JUNIOR

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TETES

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FIG . 60. HÔTEL - DE -VILLE DE SAINT-QUENTIN .


Le treizième siècle. IO
150 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

chaque instant , les pèlerins étaient arrêtés dans leur marche par

une grande rivière, par un fleuve impétueux , qu'ils ne pouvaient

franchir sans un secours inespéré . Aussi de généreux ermites s'éta

blissaient - ils auprès des gués difficiles, pour transporter eux -mêmes

les passants sur l'autre rive ou pour les préserver de méprises

funestes : de là est venue la légende de saint Christophe , que tout

le monde connaît . L'institution prit bientôt un caractère plus général.

Un de ces ermites , saint Bénézet ou Benoît , fonda, dès la fin du

douzième siècle , une confrérie d'hospitaliers -pontifes ( pontifices,

c'est- à - dire faiseurs de ponts) , et, vers la même époque , un institut du


même genre s'établissait à Bonpas, au diocèse de Cavaillon .

Une quantité de ponts , aussi solides que hardis , furent jetés sur

les grands cours d'eau par ces bienfaisantes associations . Le plus

fameux de tous est , sans contredit, celui d'Avignon , entrepris par


saint Bénézet en personne, vers 1177 , et achevé en 1188. Il reliait

cette ville à la rive droite du Rhône, au lieu où se trouve actuelle

ment Villeneuve , et se composait de vingt - trois arches à cintre légè

rement surbaissé , ayant chacune cent pieds d'ouverture . Sur l'une


d'elles s'élevait une chapelle romane, dédiée à saint Nicolas, le patron

ordinaire des mariniers . Les piles avaient une épaisseur de vingt

cinq pieds environ , et l'ensemble du pont avait près de mille mètres

de longueur. Coupé aux treizième et quatorzième siècles pour les

besoins de la guerre, puis réparé, il fut plus tard gravement endom

magé par les inondations et finit par être abandonné , en 1680. Il

n'en reste aujourd'hui que les quatre arches les plus rapprochées

d'Avignon ( 1 ) . On sait que la renommée de cet antique monument

lui valut d'être mis en chanson . Mais , avant d'être célébré dans les

refrains populaires , il avait inspiré une légende fort jolie , presque

1. V. Lefort, La légende de Saint Bénéset, p . 40.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 151

aussi vieille que lui , et dont le lecteur aimera sans doute à retrouver
ici la traduction .

« Un jeune garçon , du nom de Benoît , gardait dans les pâturages

les brebis de sa mère, lorsque JÉSUS-Christ lui dit hautement et par

trois fois : Benoît, mon fils, écoute la voix de Jésus -Christ. Qui

êtes- vous , Seigneur , qui me parlez ? J'entends votre voix , mais je ne

peux vous voir. — Écoute donc , Benoit , et ne te laisse pas effrayer .

Je suis JÉSUS - CHRIST , qui , parune seule parole , ai créé le ciel , la terre ,

la mer et tout ce qu'ils renferment. Seigneur, que voulez - vous

que je fasse ? - Je veux que tu abandonnes les brebis de ta mère ,

que tu gardes en ce moment , parce que tu dois me construire un

pont sur le Rhône . Seigneur, je ne connais pas le Rhône , et je

n'ose délaisser les brebis de ma mère. - Ne t'ai - je pas dit de croire

à ma parole ? Viens donc hardiment . Je ferai garder tes brebis , et


je te donnerai un guide qui te conduira au Rhône . Mais , Sei

gneur, je n'ai que trois oboles ; comment pourrai-je construire un

pont sur le Rhône ? - Tu le construiras très bien , comme je te l'en

seignerai .

» Benoît s'en alla donc , obéissant à la voix de JÉSUS-Christ qu'il

avait entendue, quoiqu'il ne pût voir sa personne . Un ange se pré

senta à lui immédiatement , sous les apparences d'un pèlerin , portant

un bâton et une besace, et lui dit : Suis - moi sans crainte ; je te con

duirai jusqu'au lieu où tu dois faire un pont pour Jésus - Christ, et

je te montrerai comment tu devras t'y prendre pour exécuter toutes


choses.

» Ils arrivèrent bientôt au bord du fleuve . Benoit, voyant sa lar

geur, fut effrayé, et dit qu'il ne pouvait en aucune façon construire un

pont en cet endroit . L'ange lui répondit : Ne crains rien , le Saint

Esprit est en toi . Vois cette barque ; elle servira à ton passage . Va
152 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

à la ville d'Avignon ; montre - toi à l'évêque et à son peuple . Cela dit ,

l'ange disparut à ses yeux .

TEN

FIG. 61 . HALLE DES DRAPIERS, A Y PRES.

» Alors le jeune Benoit s'approcha de la barque et pria les bate

liers , pour l'amour de Dieu et de la bienheureuse Marie , de le con


-
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 153

duire jusqu'à la ville , où l'appelait une affaire importante . Le patron ,

qui était juif, lui répondit : Si tu veux passer , tu me donneras trois

deniers comme tout le monde . Benoît, invoquant toujours l'amour

de Dieu et de la bienheureuse Marie , supplia de nouveau qu'on le

transportât de l'autre côté du fleuve . Mais le juif répliqua : Que

FIG . 62 . HALLE DE CRÉMONE .

m'importe ta Marie ? Elle n'a aucun pouvoir , ni au ciel , ni sur la

terre . J'aime mieux trois deniers que l'amour de ta Marie . Il n'en

manque pas , d'ailleurs , de Maries. Sur cette réponse , Benoît donna

les trois oboles qu'il possédait . Le juif, voyant qu'il n'en pouvait
extorquer davantage, les accepta et lui fit traverser le fleuve.
154 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

» A son entrée dans la ville d'Avignon , Benoît trouva l'évêque qui

prêchait à son peuple ; celui - ci , ne voulant pas l'écouter, le renvoya

au prévôt . Il se rendit auprès du prévôt, et lui dit avec beaucoup de

calme : Mon Seigneur JÉSUS -CHRisT m'a envoyé dans cette ville

pour que je fasse un pont sur le Rhône. Le prévột répondit : Com


ment, vil personnage,toi qui n'as aucune ressource , tu prétends faire

un pont là où ni Pierre , ni Paul , ni Charles, ni aucun autre n'ont

pu l'exécuter ? N'est -ce pas prodigieux ? Cependant , je sais que

les ponts se construisent avec des pierres et de la chaux : je te don

nerai donc une pierre que j'ai dans mon palais , et, si tu peux seule

ment la remuer et la transporter, je te croirai capable d'accomplir


ton cuvre .

» Benoît , plein de confiance en Dieu , revint vers l'évêque et lui

annonça qu'il allait remplir la tâche imposée par le prévôt. Allons

donc , lui dit l'évêque , et voyons les merveilles que tu promets. L'é

vêque , suivi de tout son peuple , se rendit au lieu désigné . Là, Benoît

chargea sans effort sur ses épaules , comme s'il se fût agi d'un cail

lou , cette énorme pierre , que trente hommes n'auraient pu ébranler

et la transporta à l'endroit où devait se trouver la fondation de la

première arche . A la vue de ce prodige , tous furent saisis d'admira

tion et s'écrièrent : Que le Seigneur est grand et puissant dans ses

æuvres ! Alors le prévôt , tout le premier , qualifia Benoît du titre de

saint , et , lui baisant les pieds et les mains , il lui offrit trois cents sous .

Sur le lieu même, Benoît recueillit cinq mille sous ( 1 ) . »

Cette légende était lue au peuple chaque fois qu'on voulait quêter

pour l'achèvement ou l'entretien du pont ; et voilà comment cette

construction grandiose fut menée à bien en aussi peu de temps . On

cite encore comme des monuments remarquables l'ancien pont de

1. Ibid. , p. 13.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 155

Bonpas , celui de Lyon , à la Guillotière , celui de Vieille - Brioude ,

qui réunissait à l'aide d'une seule arche deux montagnes séparées

VIGNON
-BÉNÉZET
.,ASAINT
RUINES PONT
Fig
.63.

par une gorge profon le , celui de Cahors, qui était fortifié, comme

beaucoup d'autres , et surmonté de deux hautes tours carrées. Celui


156 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

des Trous , à Tournai , était, au contraire, défendu par une grosse

tour ronde à chacune de ses extrémités . Mais le chef-d'æuvre du

genre est le pont Saint - Esprit , sur le Rhône, commencé en 1269 ,

achevé en 1309 , et dont l'élégance et la solidité excitent encore

l'admiration . Comme la plupart des ponts bâtis par la confrérie

avignonnaise ( Avignon était le centre principal des frères pontifes ),

il est à plein cintre , évidé dans les parties massives qui séparent les

UNI

FIG . 64 . - PONT DE VALENTRÉ, A CAHORS.

arches , et fort étroit . Les offrandes des fidèles en firent tous les

frais ( 1 ) . »

Ainsi donc voilà l'Église, voilà les corporations religieuses en


possession de l'entreprise des travaux d'utilité publique . Ce n'était

pas assez des lettres, ce n'était pas assez des sciences ni des arts ; il

fallait encore qu'elles se mêlassent de maçonnerie et de voirie. Dès

le dixième siècle , des membres du clergé avaient commencé à s'unir

1. Histoire littéraire de la France, XXIV, 639.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 157

pour établir des ponts aux principaux lieux de passage, à encourager

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DES
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5

par des faveurs spirituelles les princes qui en établiraient. Et , peu à

peu , les clercs étaient parvenus à l'accaparement régulier de ces


158 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

ouvrages essentiellement civils . Quel empiètement ! Heureusement

qu'on eut soin d'y mettre bon ordre par la suite , en réservant cet

exorbitant privilège à l'autorité laïque !

Dans l'étude que je viens de consacrer à l'architecture , si je n'ai

pu faire partager au lecteur la profonde admiration que j'éprouve

pour les monuments de la plus belle période de notre art national ,

j'ai du moins essayé de lui en expliquer rationnellement les beautés.

Mais, je le répéterai en terminant , il ne faut pas perdre de vue que

la main de l'ouvrier ou de l'artiste n'a pas seule produit ces chefs

d'oeuvre : une foi réelle les a enfantés, cette foi qui agit , comme
dit Corneille . Et le sentiment de la foi a déteint même sur l'art pro

fane, sur les édifices purement civils , puisqu'ils ne sont que le reflet

de l'architecture religieuse . Il résulte de là, dans l'ensemble des mo

numents du moyen âge , un caractère général et dominant dont la

formule me servira de conclusion : ce caractère , c'est la sublimité,

ou du moins la recherche du sublime . Les Grecs ont recherché la

grâce , et ils l'ont atteinte avec un succès complet : leurs édifices

sont , comme leurs statues, extrêmement gracieux . Mais les artistes

chrétiens pouvaient seuls viser au sublime en maniant la pierre , et

seuls ils y sont arrivés. La première de ces qualités appartient à la

terre ; l'art païen nous fait aimer la terre . La seconde tient plutôt du

ciel ; l'art chrétien , l'architecture française, pour lui donner son vrai

nom , nous attire en haut : Sursum corda ! Nous nous envolons vers les

régions célestes avec ces voûtes aériennes, avec ces flèches élancées

qui paraissent exemptes des lois naturelles de la pesanteur, comme

certains saints dans leurs moments d'extase . Je ne veux pas discuter

ici lequel de ces deux mérites a été poussé le plus loin , lequel de

ces deux arts est supérieur à l'autre. Mais je constate leur objectif

différent, leur point de départ différent, leur résultat différent.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 159

Et ce qui prouve bien que le sublime a été l'idéal du moyen âge,

c'est que dans les lettres et les sciences le moyen âge a également

triomphé par lui . Quelle est la plus sublime des poésies ? La poésie

épique . La plus sublime des sciences ? La théologie . Or, ce sont pré

cisément là ses spécialités ; ce sont là ses victoires. La Somme, la

Chanson de Roland , la Sainte - Chapelle , forment ensemble une ma

gnifique trilogie , qui enseigne éloquemment aux âges modernes

quel fut son esprit , quelle fut sa foi, quel fut son amour. Que d'autres

lui reprochent d'avoir méconnu la grâce matérielle ( ce reproche serait

encore injuste en bien des cas) ; que d'autres l'accusent d'avoir été

contraire à la perfection de la forme, d'avoir apporté un obstacle au

progrès artistique ( ce sont les paroles textuelles de M. Renan ) ( 1 ) :

pour nous , lors même que ces griefs seraient fondés, nous ne sau

rions lui en vouloir , car c'est lui qui , le premier, a fait servir l'archi

tecture à une cuvre de moralisation et de salut ; c'est lui qui , le pre

mier , en bâtissant sur la terre , a travaillé à donner aux hommes le

sentiment et le désir d'une autre patrie .

i Histoire littéraire de la France, discours cité.

Fig . 66 . · Pont de LAMENTANO, PRÈS Rome.


|
Zey

CHAPITRE CINQUIÈME.

wwwmumu LA SCULPTURE . www .

Origine de la sculpture du moyen âge ; sa marche ascendante et des


cendante. La statuaire en France ; son caractère national ; ses
types indigènes. — L'expression ; la draperie. -- Les statues de la
Vierge. — La polychromie dans la sculpture. -- Statues du Christ,
des anges, des saints, etc. - Les portails sculptés ; ordonnance des
portails de Reims, de Chartres, de Paris, Les monuments funè.
bres ; tombes levées et tombes plates . - Sculpture d'ornement:
fonds et bordures ; le chapiteau . - Mode générale de la déco
ration sculptée .

ES origines de la sculpture française gisent tout

entières dans les écoles nationales qui se sont

formées au milieu des chantiers de nos grandes

cathédrales, à l'époque où on les construisait. Le

génie des Michel Colombe , des Coustou, des Puget ,

des Pradier , a eu pour précurseurs les artistes obscurs qui ont ciselé

les pierres de tous ces vénérables monuments. Les sculpteurs sont ,


au moyen âge , les auxiliaires constants , inséparables, des architectes ,

car la sculpture est plus étroitement unie à l'architecture que tous

les autres arts , et elle sort encore moins de l'église que la peinture.

Le sculpteur ne travaille pas , comme de nos jours , dans son atelier

particulier, à des ouvrages isolés , qui seront le fruit de sa seule ins

piration , qui seront acquis par le premier venu , placés ici ou là , et qui

deviendront la plupart du temps des hors - d'æuvre . Il travaille pour

telle cathédrale , pour tel monument donné , dans les chantiers de ce

monument, et sous la direction du maître des æuvres , chargé de

combiner et de coordonner toutes les parties de l'édifice. De là vient


162 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

que ses compositions sont toujours à leur place , qu'elles réunissent

l’utile à l'agréable, et que leur assemblage produit l'effet le plus im

posant. De là vient aussi que la sculpture en arrive quelquefois à se

confondre avec l'architecture , et que certaines églises ne sont plus ,

de la base au sommet , qu’un fouillis de dentelles de pierre .

Et hors de là , hors des monuments religieux , pas de statues : les

châteaux , les hôtels - de- ville n'en auront que plus tard ; les places

publiques , plus tard encore ; car on ne conçoit pas alors la statue

seule, on ne la conçoit que dans un ensemble où elle a sa raison

d'être , et en même temps on la regarde comme un hommage suprême

qu'il ne convient de rendre qu'aux saints , ou du moins qu'aux plus


hautes illustrations de l'histoire. Ainsi , telle ou telle célébrité de clo

cher, qui se voit aujourd'hui consacrée par le bronze ou le marbre,

n'aurait eu aucune chance d'obtenir un pareil honneur si elle eût

brillé cinq ou six cents ans plus tôt.

La sculpture du moyen âge est tellement liée à l'architecture

religieuse, qu'elle renaît avec elle au onzième siècle , qu'elle arrive

à son apogée avec elle au treizième , et qu'elle décline ensuite

comme elle, jusqu'au jour où une nouvelle forme de l'art lui succède

au seizième. En effet, le perfectionnement du dessin et de certains

procédés matériels , à cette dernière époque , n'empêche nullement

les sculpteurs de faire moins grand , moins noble , moins réellement

beau qu'au temps de saint Louis : les yeux fixés sur la nature, ils finis

sent par perdre de vue l'idéal , qui est la base essentielle de leur art.

Leur dessin a beau devenir plus minutieux , plus fouillé, plus savant :

il n'atteint point l'effet des lignes grandes et simples de la belle

époque . Cette marche est l'inverse de celle de la peinture sur vélin

ou sur toile , qui est en progrès sensible aux quatorzième et quinzième


siècles ; elle est conforme, au contraire , ainsi que nous le verrons
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 163

bientôt , à celle de la peinture sur verre, considérée au point de vue

de l'effet du vitrail . Et pourquoi cela ? Précisément par la raison que

je viens de dire : parce que la sculpture, comme le vitrail , ne sépare

point ses destinées de celles du temple catholique ; parce qu'elle

demeure une de ses dépendances et que son sort reste attaché au

sien ; par conséquent , elle dégénère forcément avec lui. Seulement ,

à la Renaissance , elle l'abandonnera, et , devenant un art purement

profane, elle se mettra à la remorque de la peinture sur toile ; elle

se perfectionnera avec celle - ci et de la même façon, c'est - à - dire au

point de vue matériel surtout , parce que , reproduisant comme elle


le corps humain, elle pourra flatter également les goûts et les pas

sions de cette époque sensualiste .

Occupons - nous d'abord de la statuaire , à laquelle s'appliquent

spécialement ces observations , et qui est à la sculpture d'ornement

ce que la peinture d'histoire est à la peinture décorative ; nous envi

sagerons ensuite ce deuxième genre. Notre ancienne statuaire , au

dire de quelques critiques , tirerait son origine de l'art byzantin : ce

serait encore un produit d'Orient rapporté par les croisés. Mais, en

général , on fait beaucoup trop d'honneur à l'influence orientale.

Ainsi , comme nous l'avons vu plus haut, on a longtemps rapporté à

cette influence l'introduction dans nos églises de la prétendue ogive ,

c'est- à-dire du cintre brisé ; et voilà que , d'après les travaux des

érudits les plus sagaces et les plus compétents de nos jours , le

cintre brisé se trouve avoir pris naissance spontanément sur notre

sol , par suite de l'émulation qui poussait les artistes à rechercher

tous les moyens d'alléger et de surélever la construction de l'église .

Je crains bien , ou plutôt je souhaite qu'on arrive bientôt aux mêmes

conclusions pour la statuaire. Les Grecs du Bas-Empire n'avaient

qu'un art immobilisé , des formules stéréotypées, un dessin tout de


164 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

convention . Comment les Occidentaux auraient - ils pu leur emprun

ter la vie , qui circule dans le corps,et surtout dans le visage de leurs
statues ?

« Parmi les premiers croisés, nous dit Viollet - le- Duc , étaient par

tis de l'Occident , à la voix de Pierre l'Ermite, non seulement des

hommes de guerre , mais des gens de toute sorte, ouvriers, mar

chands, aventuriers , qui bientôt , avec cette facilité qu'ont principa

lement les Français d'imiter les choses nouvelles qui attirent leur

P.V

Fig. 67. - IMAGIERS DU XIIIE SIÈCLE.


D'après un vitrail de la cathédrale de Chartres.

attention , se façonnèrent aux arts et métiers dans les riches cités

d'Orient . Et parmi les croisés partis des différents points de l'ex

trême Occident , les uns rapportèrent de nombreux motifs de sculp

ture d'ornement d'un beau caractère , d'autres de l'ornementation

et de la statuaire ( 1 ) . » Je ne suis pas complètement édifié sur

cette question , mais je flaire ici une de ces ingénieuses hypothèses

dont le principal avantage est de dispenser de toute autre explica

1. Dictionnaire d'architecture , VIII , 106 , 107 .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 165

tion , et je voudrais bien voir les faits à l'appui . C'est bientôt dit ,

l'influence byzantine . Mais comment nos premiers sculpteurs l'au

raient - ils subie , cette influence, puisque , de l'aveu du même critique,


ils commencèrent à fleurir lors de la renaissance artistique qui suivit

immédiatement l'an 1000 ? puisque l'école de Cluny et d'autres en

comptaient un bon nombre dès le onzième siècle ? Quand les pre

miers croisés revinrent d'Orient , on touchait au douzième ; il y avait

donc cinquante ou soixante ans , pour le moins , que le ciseau de nos

artistes fonctionnait, sans avoir eu besoin de s'inspirer des modèles

byzantins . On prétend que les draperies raides et empesées , les

vêtements étroits , à plis serrés , des figures de cette période primi

tive , sont des caractères du Bas -empire. Mais ils tiennent aussi

bien de l'habillement des Français du temps de Philippe ſer ou de

Louis VI , et nous savons assez que tous les artistes du moyen âge,

dans tous les genres, ont constamment reproduit le costume de leurs

compatriotes et de leurs contemporains , puisque leurs ouvres sont

même la seule source à peu près sûre de l'histoire du costume .

Il y a plus : la physionomie, l'air du visage , sont déjà essentielle

ment français dans ces statues primitives. « On remarque dans

toutes, comme l'a dit M. de Caumont ( 1 ) , de longs bustes, des yeux

saillants , fendus, des sourcils arqués , » en un mot les divers carac

tères du type national . Comment donc leurs auteurs auraient - ils pris

le visage et le corps autour d'eux, chez leurs frères ou leurs seurs ,

comme c'était naturel , tandis qu'ils auraient été chercher la draperie ,

le vêtement et tout le reste à Constantinople ? Ils ont bien plutôt

emprunté le tout au monde qui les entourait, aux personnes qu'ils

avaient sous les yeux , et qui représentaient pour eux la seule nature

existante , le type unique de l'humanité. Et si l'on rencontre dans

1. Abécédaire d'archéologie, p.241 .


Le treizième siècle. 11
+
166 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

leurs auvres , comme dans celle des peintres, des formes raides ,

conventionnelles , presque hiératiques , on doit simplement penser

que c'est là un reste des traditions carlovingiennes , dont ils n'avaient

pu encore se dégager complètement . L'art carlovingien , dans le peu

de figures qu'il nous a laissées , se rapproche de l'art byzantin ; tous

deux , au fond, étaient cousins germains, étant issus , l'un comme

l'autre , de la décadence romaine. Par conséquent , c'est aussi bien

le premier qui a pu léguer aux artistes romans les types que l'on

appelle byzantins, et c'est même bien plutôt lui, si l'on considère

combien étaient rares les relations entre les Français et les Grecs

avant l'époque des croisades .

Quoi qu'il en soit , nous trouvons , au treizième siècle , notre sta

tuaire entièrement dégagée de toute influence étrangère , et parvenue

spontanément à une entente parfaite de la composition . Plus de rai

deur ni de disproportion . En revanche , beaucoup plus d'observation

de la nature ; beaucoup plus de dessin même , que dans la peinture

du temps. Et ici nous sommes parfaitement d'accord avec Viollet-le

Duc : « Si nous nous attachons , dit - il , à l'exécution de la statuaire

d'alors , nous trouvons ce faire large , simple , presque insaisissable

des belles cuvres de l'antiquité grecque . C'est la même sobriété


de
moyens, le même sacrifice des détails , la même souplesse et la

même fermeté à la fois dans la façon de modeler les nus ( 1 ) . » Les

nus , toutefois, se réduisent le plus souvent aux mains et aux figures,

et cela jusqu'au quinzième siècle . Les formes sont même atténuées ,

dissimulées à dessein , par un scrupule de modestie , sous des drape

ries épaisses , dont l'harmonieux agencement remplace les effets de


plastique. Ces derniers sont relativement négligés ; c'est souci

de l'expression qui domine tout . Charles Blanc et d'autres ont

1. Dictionnaire d'architecture , VIII, 142 .


#

LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 167

amèrement reproché à l'art du moyen âge cette négligence , volon

taire ou non ; mais elle est l'effet des mœurs et de l'objectif poursuivi.

Ce n'est plus la beauté du corps , c'est la beauté intelligente et

intelligible que les artistes prennent pour idéal ; c'est l'âme qu'ils

entendent révéler. Quant à la science de la ligne et du contour, elle

se réfugie, comme je viens de le dire , dans la draperie . « Jamais , dit

encore Viollet- le- Duc , on ne sut mieux , sinon dans la belle anti

quité, donner aux draperies le mouvement, la vie , l'aisance ( 1 ) . »

Parmi les preuves à l'appui de cette opinion , l'on peut citer la

célèbre statue de la Vierge qui orne la cathédrale d'Amiens. Cette

figure est majestueusement drapée et posée le plus naturellememt

du monde. Voilà bien le type de la Mère de Dieu , telle que la


rêvaient ces chrétiens austères , sérieux , convaincus , dont saint Louis

nous offre le plus parfait exemple . La dignité est l'expression domi

nante de ce beau morceau . Le visage , l'attitude , le costume de Marie ,


la
pose de l'Enfant JÉSUS , tout respire le même sentiment , et c'est

par là que la statuaire du treizième siècle forme un contraste sai

sissant avec l'art gracieux et affadi des siècles suivants. Plus tard les

sculpteurs feront des femmes : alors ils font des Vierges, et des
Vierges - Mères .

Cette préoccupation de donner à la figure de Marie la beauté

sereine qui lui convient se trahit jusque dans les habitudes popu

laires . Le bourgeois , l'ouvrier , tenaient à posséder dans leur logis,


non pas une Vierge quelconque , mais une Vierge sortie des mains

du bon faiseur, et répondant à l'idéal du temps. Ils faisaient quel

quefois de longs voyages pour se procurer cet objet d'art. Étienne

de Bourbon nous raconte , à ce sujet, un exemple bien significatif ;

anecdote ou légende , il n'en renferme pas moins un trait de meurs

1. Ibid .
168 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

09:2 .

DAX

FIG. 68. – Vierge DE LA CATHÉDRALE D'AMIENS.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 169

précieux à recueillir . Un paysan des environs de Cambrai s'était


mis en tête d'avoir chez lui une de ces belles statues de la Mère de

Dieu qu'il avait admirées à l'église. Malheureusement, l'atelier d'où

elles sortaient se trouvait dans un village lointain ( ce qui prouve ,

entre parenthèses, que l'art du sculpteur était répandu jusque dans

FIG . 69. VIERGE NOIRE DE CHARTRES .


D'après un dessin ancien conservé aux Archives d'Eure -et -Loir.

les campagnes); il fallait au moins deux journées de marche pour y

arriver. Cependant son désir était si vif, que , profitant d'un moment

de liberté , il entreprit courageusement la route , se promettant d'aller

et de revenir d'une seule traite , pour ne pas laisser ses travaux en

souffrance. Parvenu à Fontaine (c'est ainsi que s'appelait le village ),

il choisit la plus belle statue qu'il put trouver , l'acheta, la paya ,


170 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

l'enveloppa dans une étoffe de prix , la chargea sur ses épaules, et

se remit en route aussitôt , nourrissant tout le long du chemin le

projet d'un bel oratoire,où il installerait sa Vierge d'une façon digne

d'elle et irait faire sa prière tous les jours. Mais la fatigue et le

poids de son précieux fardeau eurent bientôt raison de son impa

tience. Force lui fut de chercher une hôtellerie pour prendre quelque

repos. Il n'en trouva point , et il commençait à se désoler , lorsqu'un

inconnu , vêtu à peu près comme un moine, l'aborda et lui dit :

« Venez avec moi ; je vous procurerai un bon et honorable gite .

C'est à deux pas d'ici . Qui êtes - vous donc ? demanda notre

homme . Je me nomme simplement Pierre, le frère Pierre . »

Alors il se laisse conduire par son guide improvisé. Il trouve


tout à coup devant lui une forêt profonde, dans cette forêt un palais

somptueux , et dans ce palais un seigneur plein de bonté , qui lui fait

servir par Pierre, son écuyer , les mets les plus savoureux , les breu

vages les plus réconfortants. Il le fait ensuite coucher , à son corps

défendant, dans un lit d'une blancheur éclatante , et si bon , qu'il s'en

dort profondément jusqu'au lendemain . Alors seulement sa curiosité

s'éveille ; il veut savoir quels sont cet hôte si magnifique, ce servi

teur si prévenant . Enfin il obtient de ce dernier la réponse suivante :

« Je suis saint Pierre , et mon maître est le Seigneur en personne , qui

a eu pitié de votre grand labeur , de votre longue pérégrination ,

et qui a voulu vous rendre l'hospitalité que vous réservez chez vous

à sa Mère . » A ces mots , tout disparaît , et il se retrouve subitement

devant sa porte avec sa statue : la route était faite ( 1 ) .

Le caractère de grandeur et de sérénité des belles statues de nos

cathédrales a , du reste , frappé les esprits les plus indifférents. Un

classique fervent, qui semblait peu fait pour goûter les chefs - d'æuvre

1. Anecdotes historiques tirées d'Étienne de Bourbon , p . 129.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 171

du génie chrétien , n'a pu s'empêcher de lui rendre hommage . « Plus

je vois les monuments gothiques, dit - il , plus j'éprouve de bonheur

à lire ces belles pages religieuses , si pieusement sculptées sur les

murs séculaires des églises. Elles étaient les archives du peuple

ignorant. Il fallait donc que cette écriture devînt si lisible , que

chacun pût la comprendre. Les saints sculptés par les gothiques ont

une expression sereine et calme , pleine de confiance et de foi. Ce

soir, au moment où j'écris , le soleil couchant dore encore la façade

de la cathédrale d'Amiens : le visage tranquille des saints de pierre

semble rayonner ( 1 ) . » Faut- il ajouter à cette appréciation l'aveu

dont l'accompagne M. Renan ? Oui , pour la singularité de l'exemple :

« Le treizième siècle , en cet ordre , avait presque touché la Renais

sance ; le peuple de statues qui décore les cathédrales de Reims , de

Chartres , d'Amiens , appartient presque à l'art classique par la grande

allure, l'effet imposant , la liberté des mouvements ( 2 ) . » Voilà, dans

une pareille bouche , une déclaration bien grave ; mais voilà aussi

deux presque où se trahit l'homme qui ne veut pas se compro

mettre . Et le critique s'empresse de les accentuer en les faisant

suivre de quelques restrictions .

La principale ( car le reproche de vulgarité qu'il formule s'adresse

à l'âge suivant ) lui est dictée par le mauvais effet de la polychromie .

C'était , effectivement, un usage très répandu de revêtir de couleur

les statues placées à l'intérieur ; on les peignait de tons légers , blanc ,

jaune , rouge clair, vert pâle ; puis on accusait les lignes principales

par des traits noirs très finement tracés , et parfois le fond des plis
par des tons plus foncés. Mais nous verrons , à propos de la peinture ,

pour quel motif on le faisait, et à quel besoin d'harmonie et d'unité

1. Histoire littéraire de la France, XXIV, 735 .


2. Ibid .
172 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

répondait cet usage . Du reste , les teintes pâles que l'on employait

étaient loin de donner aux statues peintes la dureté que leur donne

la polychromie moderne , et il ne faut pas en juger d'après les produc

tions de celle - ci , qui sont généralement dans des tons beaucoup trop

accusés ; leur infériorité tient sans doute à cette cause , et aussi à ce

que les artistes du moyen âge, sachant que leurs statues devaient

tre peintes , combinaient leurs lignes et leurs reliefs d'une façon

particulière en vue de cette destination , précaution que ne prennent

point leurs successeurs . On peut juger de l'effet général de ces

sculptures polychromes par la reproduction de celles de l'ancienne

église de Saint - Germer, donnée avec la teinte des originaux dans le

magnifique recueil de Gailhabaud ( 1 ) . Au - dessous d'une galerie de

statues à tons clairs , cet auteur donne la soi - disant restauration de

deux d'entre elles , faite par un coloriste moderne. L'artiste a cru

que la couleur primitive était passée , et il l'a remplacée par des

nuances plus accusées , crues, n'ayant aucune authenticité. Ce double

spécimen montre parfaitement la différence des deux genres : les

statues du treizième siècle ont l'air d'être en pierres de couleur,

et quelquefois même elles s'éloignent peu du ton de la pierre

blanche ; les statues repeintes visent , au contraire , à être des tableaux

en relief, et , comme certains vitraux qui voulaient jouer les toiles de

maître, elles manquent le but .

On admire encore dans la cathédrale d'Amiens un autre chef

d'ouvre : c'est la tête de CHRIST connue sous le nom de bon Dieu

d'Amiens , on l'appelle aussi le beau Sauveur. Est- il , en effet, un type

plus humainement beau , et en même temps plus empreint de la majesté

divine ? N'est - ce pas là le bien - aimé du Cantique ? (Ecce tu pulcher

es , dilecte mi, et decorus.) Il y a , dans ce morceau , une physionomie

1. Tome IV , pl. 11:14.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 173

vivante associée à la figure traditionnelle de Jésus . La convention

byzantine a disparu complètement : l'artiste a dû prendre son modèle

sur la nature et l'idéaliser . Je ne sais plus quel écrivain a dit que le


moyen âge s'était épris de la laideur, qu'il avait fait le Christ aussi

laid que possible , à dessein , pour le rendre un objet de pitié ou de

FIG . 70. LE « BON DIEU D'AMIENS ».

terreur. Le moyen âge était trop imbu de la saine tradition chrétienne

pour donner dans ce travers . Lorsqu'il n'a pas donné au Christ la

beauté , c'est qu'il ne l'a pas pu ; mais , lorsqu'il l'a pu , voilà ce qu'il
a fait .

La cathédrale de Strasbourg , celle de Reims surtout , renferment


174 LE TREIZIÈMĖ SIÈCLE ARTISTIQUE ,

une quantité de sculptures qui n'ont pas moins de valeur. Dans la

première, le Christianisme opposé au Judaïsme, sur la façade du

transept méridional , offre une double allégorie d'un grand effet et

FIG . 71 . L'ÉGLISE ET LA SYNAGOGUE,


statues de la cathédrale de Strasbourg:

des sujets de draperie très habilement traités. Dans la seconde,

les anges sont particulièrement bien réussis . Deux d'entre eux , sous
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE , 175

le porche de gauche de la façade, ont une grâce toute raphaélesque ,

avec leur tête juvénile et souriante, leurs grandes ailes éployées et

leurs longues robes tombant chastement sur les pieds , contraire

ment aux anges de la Renaissance , qui ressemblent à des amours et

qui en ont presque le costume . Quelques têtes d'apôtres , un saint

Siméon , et les personnages si artistement drapés qu’on admire aux

Fig . 72. · STATUES DU PORTAII, CENTRAL DE REIMS.

trumeaux des portes , dans le bras septentrional du transept , ont été

avec raison jugés dignes de l'antiquité . Ce qu'on nomme le grand

art n'a jamais rien produit de supérieur, même au point de vue de

la forme ( 1 ) .

A Notre- Dame de Paris , que de beaux morceaux de sculpture

1. V. ces figures dans Gailhabaud, t . I , pl. 7, 8, 22 , et dans le Saint Louis de M. Wallon ,


2e édition , p . 67, 90 .
176 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

on pourrait également citer ! Les reliefs du chancel ou de la clô

ture du choeur sont presque tous des modèles du genre. Le tympan

de la Porte - Rouge contient quatre figures particulièrement intéres

santes : ce sont celles de saint Louis et de la reine sa femme, à

genoux devant Notre Seigneur et la Sainte Vierge . Marie semble

intercéder auprès de son Fils pour le roi et la reine , qui , de leur

4
1
3

Fig . 73. - JÉSUS APPARAISSANT AUX DEUX MARIE.


Demi-relief du chancel de Notre-Dame de Paris.

côté , les supplient avec ardeur. Et quand on songe que cette partie

de la cathédrale a été achevée en 1257 , que ces statues , par con

séquent , sont peut - être des portraits , qu'elles sont , dans tous les cas,

un témoignage volontaire de l'humilité de S. Louis et de son épouse,

cette représentation devient doublement précieuse et touchante .

Mais c'est peu de chose que l'art de nos anciens statuaires con

sidéré dans quelques beaux morceaux pris isolément . Il faut l'admi

rer dans ses conceptions d'ensemble. Il faut le voir grouper, avec


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 177

une sublime et ingénieuse harmonie , tous les personnages du ciel et

de la terre dans les diverses parties de ce monument universel , dans

cette vaste synthèse de pierre qui s'appelle l'église. Pour cela, il suit

des règles fixes. Au dehors , illaisse les animaux , les êtres immondes

( foris canes ) : ceux - là sont bons pour orner les gargouilles, les

piliers butants, les angles des murs . Sur les façades seulement, les

32

SVE

FIG . 74. ANIMAUX FANTASTIQUES ,


sculptés à l'extérieur de Notre-Dame de Paris.

personnages divins , le Christ , la Vierge, et quelquefois des galeries

de rois, comme à Paris, à Reims , à Amiens , dominent de très haut le

spectateur, de même qu'ils dominent le monde céleste ou le monde

terrestre . Puis en bas , sous les portiques , se pressent de longues

rangées de bienheureux , qui accueillent le fidèle à son arrivée pour


l'introduire dans la maison du Seigneur. Mais à l'intérieur règne plus
178 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

de sobriété. Il semble que toute l'enceinte du temple soit remplie

par la Divinité qui trône sur l'autel , et qu'il n'y ait plus de place

pour les figures de pierre. On ne retrouve les groupes sculptés

FIG . 75 GALERIE DES ROIS ,


à la cathédrale d'Amiens.

qu'autour des portes intérieures . Le portail est , en somme , le prin

cipal champ où l'imagination et le talent de l'artiste puissent se

déployer à l'aise . Aussi quelle profusion, et en même temps quelles

dispositions savantes , quel ingénieux symbolisme, quel enseigne


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 179

ment fécond pour le peuple des croyants ! Ici l'analyse devient

impuissante ; des indications générales seraient trop ternes . Mieux

vaut nous transporter devant la célèbre merveille à laquelle tous les

amis de l'art s'accordent à décerner la palme , devant le portail de

Notre- Dame de Reims , et emprunter à M. l'abbé Tourneur, un

archéologue justement épris de sa cathédrale , la description de

INTO

i
S

097

FIG . 76. — ANCIEN PORTAIL DE SAINT-GERMAIN -DES -Prés, à PARIS.

l'ordonnancement de ce type supérieur, ou tout au moins de sa

partie principale .

« Le porche central est tout entier consacré à la Reine de l'auguste

temple , à la Sainte Vierge .

» La voilà devant nous , au centre même , sur le trumeau qui sépare

les deux portes . Elle sen ble nous a : tendre au seuil de sa demeure ,

afin de nous y accueillir. Elle nous sourit en présentant son Fils .


180 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

» Sous ses pieds , en statuettes du plus beau fini, mais mutilées mal

heureusement, l'histoire des ancêtres dont elle vient réparer la faute :

Adam et Ève mangeant du fruit défendu et chassés du paradis .

» Autour de Marie , à la même hauteur qu'elle , et dans les mêmes

proportions, quelques - unes des grandes circonstances de sa vie, dont

les solennités catholiques nous rappellent chaque année le souvenir.

FIG . 77 . - VIERGE DE REIMS,


au portail central de la cathédrale.

A droite : l'Annonciation, puis la Visitation à sainte Élisabeth ,

groupes de deux figures chacun , très remarquables par le contraste

des styles. A gauche : la Présentation de Jesus au Temple et la Puri

fication de la Sainte Vierge, la populaire Chandeleur. Voici tous les

personnages du drame religieux : saint Joseph , Marie , Siméon , Anne

la prophétesse.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 181

» Autrefois la vie terrestre de Marie était complète . Au-dessus

de sa tête s'élevait, à triple étage , un riche dais qui lui servait de

couronnement. A droite et à gauche , sur le linteau de la double

porte, des sculptures en plein relief rappelaient sa Nativité, sa

Présentation au Temple et sa Mort. Le marteau de 1793 les a ren

versées pour écrire à cette place , par ordre de Robespierre, que

le peuple français croit à l'existence de Dieu et à l'immortalité de

l'âme...

Fig. 78. - LA MORT DE LA SAINTE VIERGE .


Tympan d'un portail de la cathédrale de Strasbourg.

» La riche série des dais abritant les colossales figures dont nous

venons de parler nous avertit clairement que nous passons à un

autre ordre d'idées. Nous étions sur la terre : nous allons entrer

dans le ciel .

» Les soixante-quinze figures suspendues au - dessus de nos têtes ,

et étalées sur les cinq cordons de la voussure , présentent les saints

dans la gloire. Ils partent du rang le plus étroit, au- dessus de la tête
Le treizième siècle. 12
182 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

de la Sainte Vierge, et ils amènent l'ail et la pensée avec lui au

magnifique et colossal groupe du fronton . Là , portée sur des nuages

et plus splendidement couronnée de dais sculptés que partout ailleurs,


nous retrouvons Marie, assise à côté de son divin Fils sur le trône

des cieux , et recevant de sa main un brillant diadème . Quelle joie

peinte sur le visage du Fils ! Quelle triomphante modestie sur celui

de la Mère ! Quel glorieux cortège d'anges qui la prient , la félicitent


et l'encensent ! Suivant le texte sacré , Marie est revêtue du soleil

comme d'un manteau , et la lune est sous ses pieds. Ici , comme le dit

Viollet- le- Duc , on a voulu une richesse sans égale, et les lignes de
l'architecture sont détruites par la sculpture.

» Quoique des mutilations nombreuses, ou des réparations pires

que des mutilations , aient altéré ce bel ensemble , il est facile d'en

saisir l'ordre . C'est une pensée toute pleine de délicatesse qui a

présidé à l'arrangement de ces statues . On a rapproché de Marie

les saints qui lui tenaient de plus près ici - bas : ses ancêtres, les saints

de l'Ancien Testament qui l'ont prédite ou figurée, puis ceux du

Nouveau qui ont le mieux reproduit ses vertus . Ainsi , au cinquième

cordon , près de la rosace, à droite et à gauche, les ancêtres de

Marie tiennent des instruments de musique pour chanter le triomphe

de leur Fille . Au - dessus d'eux , des anges qui la louent ou s'apprêtent

à la couronner . Chaque figure se place sous un petit dais qui sert

de socle à la suivante ( 1 ) . »

Le porche de gauche , consacré à la yie terrestre de Jésus- Christ,

principalement à sa Passion , et celui de droite, représentant le dernier

jour du monde tel que le décrivent l'Évangile et l'Apocalypse, sont

disposés avec la même intelligence du sujet et la même symétrie .

1. Description historique et archéologique de Notre - Dame de Reims, par l'abbé Tourneur,


p. 20-22,
FIG . 79. LA VISITATION .
Groupe de la cathédrale de Chartres,
184 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

Tout cet ensemble forme une histoire en plusieurs chapitres , aussi

bien conçue que bien exécutée .

Voilà bien cet art qui pense et qui fait penser, comme je le défi

nissais en commençant . Et voilà comment les sculpteurs du moyen

âge entendaient la composition d'un portail de cathédrale. L'exécu

tion est plus ou moins parfaite, suivant les temps et les lieux ; les

sujets et les détails diffèrent : mais le but est le même , le plan géné

ral est le même, et la piété intelligente des artistes est aussi toujours

la même . Au portail latéral de Chartres comme à celui de Strasbourg,

l'histoire de la Vierge est reproduite avec une entente aussi admira

ble qu'à Reims, et l'ordonnancement est aussi judicieux . Seulement

les statues de Chartres sont un peu antérieures , et sont d'un dessin

plus archaïque . Dans l'espace de cinquante ans , la sculpture s'était

perfectionnée avec une étonnante rapidité . Du reste , le progrès

peut se mesurer quelquefois dans une seule et même église . Ainsi ,

à Notre - Dame de Paris , entre la porte Sainte - Anne , exécutée ,

comme les portails de Chartres , vers la fin du douzième siècle , et

d'autres grandes portes de la même cathédrale, achevées dans le

cours du treizième , le pas franchi est immense , de l'aveu de Viollet

le - Duc , qui trouve la trace d'un saut analogue et aussi subit dans

l'art grec , entre les sculptures Éginétiques, profondément hiéra

tiques encore , et celles de Phidias ( 1 ) . Le portail central de Paris

contient déjà une scène très belle et très dramatique , qui n'occupe

qu'un petit coin des voussures de droite : c'est la figure de la Mort,

montée sur le cheval de l'Apocalypse , et regardant, d'un air impas

sible , tomber derrière elle l'homme qu'elle a touché . Mais le portail

sud , reproduisant la légende de saint Étienne, ancien patron de

l'église , et construit un peu plus tard sous la direction de Jean de

1. Dictionnaire d'architecture, VIII , 127 .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 185

Chelles ( en 1257 ) , a des hauts -reliefs qui passent à bon droit pour

représenter le sommet de l'art du moyen âge.

ÉVANGÉLISTES
EMBLÈMES
.DESNTOURÉ
DOCTEUR
QUATRE
ÉSUS
Fig
80.

,E
J
cathédrale
Chartres
Tympan
royale
porte
.de
àla
la

Un sujet d'un ordre tout particulier, où les sculpteurs trouvaient

également l'occasion de grouper ou d'assembler des personnages


suivant un système rationnel et harmonieux , c'est le tombeau . Il y
186 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

avait , à cette époque, deux espèces de tombes : les tombes levées et

et les tombes plates. Les tombes levées , qui n'étaient que des sarco

phages en forme de dés décorés d'arcades , portaient d'abord, et

Fig . 81. -- TOMBE D'ARNOLD DE LA TOUR ,


dans la cathédrale de Mayence.

depuis l'an 1100 environ , la figure du défunt sculptée en bas -relief

sur leur face supérieure . Pour exécuter cette figure, on taillait la

pierre du monument lui - même . C'est de cette façon qu'a été fait le

tombeau du roi Childebert , élevé à Saint - Ger nain - des - Prés au


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 187

douzième siècle. Mais bientôt le bas- relief ne suffit plus au sculp

teur. On posa sur le dé une statue pleine du défunt, et cela dès le

règne de Louis - le -Gros. Le personnage fut représenté couché , les

mains jointes et ramenées sur la poitrine, avec le costume et les

attributs de sa dignité . Sa tête fut relevée sur un coussin , et à ses

pieds l'on mit invariablement un animal symbolique, chien , dragon ,

lion , etc., ou même une paire de ces animaux . En même temps ,

d'autres figures furent appelées à décorer les faces latérales du tom

beau . On divisa ces faces en une série de niches , au moyen d'ar

ceaux gothiques , et sous chaque arceau fut représenté en relief

un parent , un religieux assistant aux funérailles , ou tout autre

personnage se rattachant à l'histoire du défunt. Il y avait là matière

à une foule d'allégories sculptées dans le goût de celles des portails .

La sépulture du jeune prince Louis , fils aîné de saint Louis, mort

en 1260, fut exécutée dans ce style . La figure du gisant (c'est ainsi

qu'on nomme le défunt représenté couché ) a dans ce monument

toute la placidité de l'innocence endormie dans le sein du Seigneur,

et les moines qui garnissent les niches offriraient à eux seuls , par la

variété de leurs attitudes et de leurs physionomies , la matière d'une

très curieuse étude. On peut en dire autant du tombeau de Phi

lippe , frère de saint Louis , qui date à peu près de la même époque,

et dont l'ensemble présente avec celui de son neveu une grande

analogie ( 1)

Saint Louis semble , du reste , avoir donné personnellement une

impulsion nouvelle à cet art de la sculpture tumulaire ; car , outre ces

monuments de famille, il fit refaire à Saint-Denis, dans le goût de

sɔn temps , le tombeau de Dagobert , qu'on y admire encore ; et de

1. V. la reproduction de ces deux tombeaux dans le Saint Louis de M. Wallon, 2e édi


tion, p . 279 et 358 .
188 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

plus , entre 1230 et 1240, il fit renouveler , paraît- il , toutes les ima

ges des rois ses prédécesseurs , ensevelies dans cette célèbre basilique.
Ces statues sont aussi d'un très beau travail .

La décoration des arceaux de la sépulture alla en s'enrichissant

comme celle des églises gothiques , si bien qu'au quatorzième siècle

ils devinrent de petits portiques en architecture d'applique , en mar

bre ou en pierre de couleur différente, blanche sur un dé noir ou


noire sur un dé blanc . D'autres tombeaux de même forme se faisaient

en ouvrage de Limoges, en cuivre émaillé : ces riches monuments

ont servi depuis à faire des canons , comme tant de vénérables

objets d'art en bronze ou en cuivre . D'autres enfin consistaient en

une simple petite table de pierre ou de métal , élevée de terre sur des

pieds , et portant également la statue du défunt. On voit encore deux

sépultures de ce genre dans la cathédrale d'Amiens : ce sont celles

de deux évêques contemporains de Philippe - Auguste .


Un peu plus tard , un perfectionnement beaucoup plus frappant,

amené par le désir de reproduire plus fidèlement la nature , apparaît

en France , et notamment dans la remarquable école de sculpture

qui surgit en Bourgogne. Les personnages sculptés tout autour du

tombeau , dans les niches, cessent d'être de simples ornements , des

accessoires , et composent avec la statue du défunt une véritable

scène. Transformés en cariatides, ils portent eux -mêmes sur leurs

épaules l'effigie du mort posée sur un lit funéraire, qui remplace le

sarcophage ancien . Il résulte de cette combinaison un effet saisissant .

Rien ne le fait sentir à un aussi haut degré que le célèbre tombeau

de Philippe Pot, gouverneur de la Bourgogne sous Louis XI et


Charles VIII , que l'on admirait encore à la fin du siècle dernier dans

l'abbaye de Citeaux et qui depuis a été transféré à Dijon ( 1 ) . En re

1. Il vient d'être acquis par le Musée du Louvre ( 1889).


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 189

gardant ce curieux monument , on croit entendre, comme l'a dit

FIG. 82. – TOMBEAU DE MARGUERITE D'AUTRICHE,


dans l'église de Brou.

M. Courajod, le pas lourd et cadencé d'une marche funèbre ; et

ce qu'il y a de plus étonnant , c'est que l'expression intense des


190 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

figures sculptées se produit sans que l'on distingue les traits de leur

visage . Les personnages de cette catégorie , que l'on a pris ordi

nairement pour des moines , à cause de leur robe et de leur capuchon ,

étaient simplement des plorants, c'est- à -dire des porteurs ou des

suivants , auxquels la famille du défunt fournissait un vêtement de

deuil de cette forme spéciale.

Vers la même époque , des dais sculptés surmontaient souvent

l'ensemble du monument funèbre et formaient comme de petites

chapelles , soumises, pour l'architecture et la décoration , aux variations

de la mode . On en a des exemples tout à fait riches dans les tom

beaux des papes Jean XXII et Innocent VI , à Avignon et à Ville

neuve d'Avignon , ainsi que dans celui de Marguerite d'Autriche ,

qui orne la célèbre église de Brou . Les sculpteurs des âges suivants

ont fait des chefs -d'ouvre en s'inspirant de cette forme de couron

nement de la sépulture .

Quant aux tombes plates , qu'on plaçait dans les églises comme les

précédentes, mais sur le sol au lieu d'être contre un mur , et qu'on

appelait des lames de pierre , elles portèrent aussi l'image du défunt

depuis le douzième siècle ; auparavant elles ne portaient qu'une

épitaphe accompagnée de quelque symbole. Cette image , repré

sentant le personnage gisant, fut exécutée , tantôt par la gravure ,

tantôt par l'incrustation , ou par toutes les deux ensemble, et

quelquefois, principalement dans le nord de la France, en mosaïque .

L'édicule qui surmontait les tombes levées a été souvent dessiné

sur les tombes plates , et accompagné d'autres dessins plus ou

moins compliqués. Philippe - Auguste et saint Louis avaient de ces

tombes plates dans la basilique de Saint - Denis : elles étaient ornées

de figures formées par des lames d'argent. D'autres étaient entière

ment composées de bronze ou de cuivre . Nos révolutions ont soi


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 191

gneusement balayé tout cela ; il faut aller demander aujourd'hui à

l'Angleterre ou à la Belgique des spécimens de cette branche remar

quable de l'art français.

Passons à la sculpture d'ornement. Je ne sais pas si cette sculp

ture a, plus que la statuaire, des origines byzantines. Mais ce qui

est visible pour tout le monde, c'est qu'à partir du treizième siècle

elle prend ses idées, ses motifs, dans les champs et les bois de notre

pays. Elle reproduit les feuilles de chêne , les feuilles de vigne, les

lys , les roses , sans s'astreindre à les copier servilement , mais en

les idéalisant et en leur donnant une tournure originale, qui demeure

une des caractéristiques les plus saillantes de l'art du moyen âge.

De plus , elle traite l'ornement avec un discernement judicieux et

avec le sentiment des proportions. Celui qui doit être vu à distance

est large, simple ; pas de détails , mais des masses fortement accen

tuées et des saillies vivement senties . Pour l'ornement de fond ,

on emploie de préférence les semis de fleurons ou de rosettes , les

guillochures, qui sont encore une espèce de semis soutenu par les
mailles d'un filet ; et les fonds arrivent ainsi à ressembler à des

prairies émaillées de fleurs. Pour l'ornement de bordure , ce sont

des entrelacs , des volutes , et surtout des rinceaux , appelés aussi

vignettes, parce qu'ils sont empruntés à la tige de la vigne . La course

rectiligne, le zigzag, a presque entièrement disparu pour faire place

à la course curviligne . C'est le règne de la nature ; c'est le règne de

la courbe, qui est la ligne naturelle dans l'ordre végétal . Voyez les

rosaces de Saint - Martin des Champs et de la cathédrale de Bayeux,

les clefs de voûte de la Sainte - Chapelle . Malgré la régularité géomé

trique de l'ensemble , ce sont de vraies feuilles, ce sont de vraies

fleurs qui composent le détail de la décoration . Voyez les rinceaux

de Notre - Dame de Paris . Ce sont des tiges de vigne qui s'enroulent


192 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

gracieusement, chargées non seulement de leurs feuilles, mais de

leurs fruits, et l'on est presque tenté de cueillir ces grappes de raisin .

Mais c'est surtout dans les chapiteaux que l'imitation de la nature

Fig . 83. CHEF DE VOUTE A FEUILLAGE ,


à la Sainte -Chapelle de Paris.

est visible . Le chapiteau est la pièce capitale de l'ornementation

sculptée . Les anciens lui avaient donné une grande importance ,

Fig . 84. ENTABLEMENT A FEUILLES DE VIGNE.

comme à la colonne dont il est le couronnement. Le chapiteau

corinthien est un type d'élégance achevé ; aussi est- ce le seul que


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE, 193

les sculpteurs barbares aient cherché à imiter. Mais ses feuilles

d'acanthe frisée n'ont rien de naturel ; leur beauté dépend de la

régularité des contours ou de la symétrie des découpures , et , dans

l'architecture romane , elles étaient devenues de grandes feuilles

plates ne ressemblant plus à rien , à tel point qu'on a pu les prendre

pour tout ce qu'on a voulu . Dans le style français , au contraire, elles

FIG . 85. — PILIER ET CHAPITEAU CORINTHIENS.

sont remplacées par des rinceaux dirigés dans tous les sens, au ha

sard , suivant la loi de la nature, et garnis de feuilles de chêne avec

des glands, ou de tout autre feuillage. Un botaniste archéologue s'est

amusé à dresser la fore des chapiteaux du treizième siècle , et il n'a

pas reconnu sur eux moins de trente plantes différentes, toutes plus

ou moins communes dans nos campagnes. La surface entière du

chapiteau se trouve, de cette manière , couverte de rameaux entre


194 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

croisés , qui parfois même dépassent le niveau du tailloir et font

saillie à l'extérieur, pour augmenter l'illusion . C'est ce qu'on voit

Fig . 86. – CHAPITEAUX FLEURIS ,


à la cathédrale de Reims.

notamment à la Sainte -Chapelle de Paris et à Notre - Dame de

Reinis . Dans la première , c'est le chêne qui fournit les motifs du

Fig . 87. – CHAPITEAU A DEUX RANGS DE FEUILLES,


à la cathédrale de Magdebourg.

chapiteau . Dans la seconde, sous le porche de la façade, ce sont

des touffes de roses avec leur feuillage véritable.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 195

La cathédrale de Paris nous offre encore un autre type, assez

répandu. Ce sont de grandes feuilles placées sur deux rangs super

Fig. 88. - CHAPITEAU DU STYLE GOTHIQUE PRIMITIF ,


à Notre -Dame de Pamėle.

posés et rappelant un peu plus la disposition antique . Ce chapiteau

est à peu près celui du gothique primitif, qui a la forme d'une cor

beille évasée, garnie d'un ou deux rangs de crochets très simples


196 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

et peu saillants , crochets terminés par une feuille ou une fleur à

peine ouverte, et quelquefois par une petite tête d'animal.

Du reste , les sculpteurs du temps semblent s'être donné le mot

pour nous empêcher de décrire en détail ces morceaux d'ornement ,

dja
DAVU

Fig. 89. — AUTEL DE L'ÉGLISE ABBATIALE DE SAINT-DENIS.

car il faudrait autant de descriptions qu'il y a de chapiteaux dans


nos églises . Ils les ont variés à l'infini. Autant les anciens cherchaient

à les rapprocher d'un moule unique , autant leur inépuisable fécon

dité s'est évertuée à en multiplier les types ; et ils y ont tellement


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE, 197

RE

FIG. 90. — AUTEL DE LA CHAPELLE DE LA SAINTE VIERGE,


à l'église abbatiale de Saint-Denis.

Le treizième siècle 13
198 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

bien réussi, que ,dans tout le moyen âge , on ne trouverait peut -être

pas , au dire d'un artiste qui s'y connait, deux chapiteaux absolument

parcils .

Le ciseau s'est encore donné carrière dans les piédouches, dans


les stylobates et dans une foule d'accessoires . Il faudrait même, si

l'on tenait à être complet , étudier son æuvre sur les autels, les

ambons, les fonts baptismaux, en un mot sur toutes les dépendances

FERR

C.MARADAN GAVESE

FIG . 91 . - FONTS BAPTISMAUX DI. L'ÉGLISE DE LUXEUIL.

de l'édifice sacré . Il faudrait, en outre , faire une place à la sculpture

sur bois , qui commençait à produire des ouvrages si délicats ; à la

sculpture sur ivoire , qui nous a légué ce beau groupe du Couron

nement de la Vierge, conservé au Musée du Louvre , où la critique

a reconnu à la fois « simplicité de la composition, recherche de la

vérité des formes, justesse dans les inflexions du corps , imitation

de la vie , expression juste des traits du visage , mouvement naturel


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 199

dans le développement des draperies ( 1 ) . » Que ne faudrait -il pas

embrasser encore ? Quelle matière la main de ces infatigables ima

giers n'a - t - elle pas assouplie , domptée , contrainte à exprimer sous

CATEVAECE SE

FIG. 92 . BÉNITIER DE L'ÉGLISE DE SAINT- Taurin D’Évreux.

cent formes diverses le sentiment chrétien ? Ils ont pris les subs

tances les plus dures , les plus rebelles aux doigts de l'homme , et

ils leur ont dit : Bon gré , mal gré , tu chanteras avec nous la louange

1. Labarte, Histoire des Arts industriels .


200 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

du CHRIST , notre seigneur commun . Tu rendras notre pensée aussi

fidèlement qu'une pâte tendre ; nous y mettrons le temps qu'il faudra ;

nous ne marchanderons pas la peine. Et, comme tu es une matière

solide et indestructible , comme tu traverseras impunément les

siècles , nous te chargeons de répéter à toutes les générations, pen

dant que notre poussière impuissante sera réduite au silence, que

nous avons cru en JESUS- CHRIST, que nous l'avons aimé , que nous

ayons dépensé notre vie et notre génie pour sa gloire. Voilà l'idée

féconde, voilà l'idée - mère d'où est sorti tout l'art du moyen âge , et

spécialement l'art de ces admirables sculpteurs qui , au dire de

leurs émules , de leurs propres adversaires, ont approché de la per

fection de la forme, et qui , à mon humble avis, ont atteint la perfec


tion de la pensée.
CHAPITRE SIXIÈME .

susun LA PEINTURE MURALE, mine

Influence de l'architecture gothique sur la peinture en général.


Progrès continus de cette dernière , - Son caractère dominant au
moyen âge. - La peinture murale avant le treizième siècle.
Modification du coloris. Extension de la couleur au dedans et au
dehors des églises. Perfectionnement du dessin. Peintures de
la Biloque, de la cathédrale de Tournai , d'Évron , de Tournus , de
Saint- Savin , de Pernes, etc. -- Procédés employés pour l'appli
cation des couleurs. - La peinture à l'huile connue et pratiquée
bien avant Van Eyck . Les ( merveilles » du château d'Hesdin.
Déclin de la peinture murale.

A peinture, au moyen âge, n'est guère moins

liée que la sculpture à l'art de l'architecte. Nous

sommes habitués aujourd'hui à voir ces trois


branches du même arbre vivre de leur vie propre ;

vesz chacune d'elles est indépendante des autres , et

suit sa destinée sans les entraîner dans sa marche ascendante

ou descendante. Il n'en était pas ainsi aux temps où tous les arts

n'avaient qu'un même asile , le temple , et un même objet, l'em


bellissement du culte Alors ils se fondaient dans une admirable

harmonie . Le peintre , le statuaire , le décorateur, le ciseleur étaient


les auxiliaires de l'architecte, et faisaient valoir son cuvre comme

les parties d'accompagnement font valoir la partie du chant dans

un concerto bien agencé . Est - ce à dire que le développement de

l'architecture française ait nui aux arts du dessin , et que la sup

pression graduelle des surfaces planes dans l'intérieur de l'église ait,

comme l'a prétendu M. Renan ( 1 ) , rejeté l'art du peintre au niveau

1. Histoire littéraire de la France, t. XXIV, discours cité .


202 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

de la peinture en bâtiments ? Non ; il y a là une exagération évidente ,

et il suffirait, pour en faire sentir l'injustice, de rappeler que les

grands artistes du quinzième siècle , les Van Eyck , les Quentin

Metsys, les Jean Fouquet , tous ces vieux maîtres tant admirés qui

ont préparé, qui ont inauguré la renaissance de la peinture, ont fleuri

en plein régime gothique . Ils ont peint , il est vrai , des tableaux, et

non plus des murailles ni des statues , comme leurs prédécesseurs ;

mais l'architecture flamboyante, tout en réduisant jusqu'à l'extrême

limite les pleins et les supports , n'a nullement empêché ces artistes

de posséder la science du dessin et de l'appliquer. On doit même

( je vais peut -être émettre une idée téméraire, mais en tout cas une

idée nouvelle ) , on doit à cette architecture et à son caractère essentiel

l'éclosion , ou du moins la restauration de ce genre de peinture qui

s'appelle le tableau . Ne trouvant plus dans l'église aucune surface

plane , aucun petit coin de mur à décorer de sujets ou de scènes à

personnages , les peintres ont dû être amenés par là à se créer eux

mêmes des surfaces artificielles, indépendantes de la construction ,

c'est - à - dire à peindre des fonds détachés , des carrés de toile ou de


bois , que l'on pût ensuite poser ou suspendre à un point quelconque

de l'édifice, notamment derrière l'autel ( 1 ) . Ainsi , loin de voir dans

le style gothique un obstacie au progrès de la grande peinture, je

verrais plutôt dans son développement excessif la cause occasion

nelle , la cause déterminante de ce progrès , dont les triptyques des

premiers maîtres flamands ou français sont incontestablement l'au

rore et le prélude.

Il est vrai qu'à la belle époque du moyen âge , c'est- à-dire au

1. J'ai été heureux de rencontrer la même observation dans le récent ouvrage de


M. l'abbé Debaisnes sur l'Histoire de l'Art en Flandre ( p. 554). Il faut donc qu'elle
soit juste .
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 203

treizième siècle , on n'en est pas encore là . La toile ou le tableau

n'existe pour ainsi dire pas . La peinture est presque uniquement

architecturale . Elle ne recouvre , comme je le disais , que les diffé

rentes surfaces faisant partie intégrante de l'édifice, pans de murs,

pilastres , voûtes , fenêtres, etc ; mais elle n'est point pour cela réduite

à l'état de peinture en bâtiments ni de peinture décorative : elle

traite aussi , sur les surfaces planes qui subsistent encore à cette

époque , des sujets à personnages, des scènes d'histoire , la figure, le

portrait , en un mot tout ce qui constitue le grand art . Seulement elle

les traite avec des procédés encore rudimentaires , avec moins d'ha
bileté que de sentiment . Elle est en arrière sur l'architecture , et,

contrairement à celle- ci , elle ne se perfectionnera tout à fait que dans

les temps modernes,

Pourquoi cette divergence de destinée ? Pourquoi cette marche

inverse de deux arts étroitement unis dans le principe ? Ah ! ce n'est

pas seulement parce qu'ils se trouveront séparés de fait, parce que

la peinture prendra son vol en dehors de l'Église . Non ; il y a là un

mystère psychologique dont l'histoire des mœurs et de l'esprit public

pourrait seule nous livrer la clef. L'architecture française , travaillant

avant tout à glorifier Dieu , à élever l'âme humaine, étant par son

objet même incapable de flatter les sens , ne pouvait progresser ,

ne pouvait même se soutenir à une époque éminemment sensuelle

comme celle de la Renaissance , ni au sein du néo -paganisme alors

triomphant. La peinture , au contraire , reposant en principe sur l'imi

tation de la nature , pouvait facilement se plier aux goûts naturalistes

et matérialistes . Elle avait commencé à grandir sous l'influence chré

tienne , et elle aurait pu , à la rigueur, arriver à sa maturité sous le

même régime , car les miniaturistes du quinzième siècle , si profon

dément religieux encore , sont déjà de grands peintres. Mais les meurs
204 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

nouvelles devaient s'emparer d'elle et en faire la servante des passions

humaines, en lui faisant reproduire de préférence, et parfois jusqu'à

l'abus, toutes les formes de la beauté plastique . Les néo- païens la

choyèrent comme une auxiliaire , comme une amie . Cultivée de tous

les côtés en cette qualité , elle arriva ainsi, par une voie moins noble

qu'il n'eût convenu , au développement matériel et à la perfection des

procédés. La grande et saine peinture, la peinture d'histoire, la

peinture religieuse, en profitèrent sans doute à certains points de

vue : Dieu me garde de méconnaître les chefs -d'æuvre qu'elles ont

produits depuis le seizième siècle ! Toutefois on ne me contestera

pas ceci , que le mouvement artistique de la Renaissance , d'où est

sorti d'ailleurs un louable et utile progrès, fut surtout favorisé par

les idées sensualistes . Or, rien de pareil ne pouvait se produire dans

un art qui n'emprunte rien à la beauté humaine ; et voilà pourquoi ,

à mon humble avis , l'architecture baissa chez nous tandis que la

peinture et la sculpture continuèrent à monter, à progresser sous le


rapport matériel .

L'idée chrétienne , cependant , était loin d'être hostile au dévelop

pement des arts figuratifs, à la reproduction du type humain , puisque

le moyen âge l'a semé partout dans ses vitraux , dans ses minia

tures, dans ses portails , et jusque sur ses autels . Les iconoclastes

n'avaient point cessé d'être regardés comme des hérétiques et des

vandales . Si quelques disciples de saint Bernard , exagérant les

austères principes de leur maître, firent la guerre aux peintures trop

riches de certaines chapelles claustrales , c'est à l'excès du luxe ,

répréhensible sous toutes ses formes chez des moines, qu'ils en vou

laient ; et encore leur zèle excessif, où M. Renan prétend voir la

tendance générale du temps , fut - il, au contraire , désapprouvé en haut

lieu , puisqu'il fit même retirer aux Bernardins le droit de visite des
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE , 205

couvents . Tous les monuments religieux du treizième siècle se dres

seraient dans leur majesté et dans leur opulence pour protester

contre cette tendance imaginaire. L'or qui scintille , la pierre qui fes

tonne, le verre peint qui flamboie sous les rayons du soleil , disent

bien haut que le catholicisme a eu , tout au contraire, pour principe

universel et constant de prodiguer dans ses édifices des merveilles

artistiques de tout genre. Seulement saint Bernard n'admettait que

les représentations figurées pouvant servir au culte ou à l'édification

des fidèles. Seulement Pierre le Chantre distinguait entre les arts

utiles et les arts frivoles ; il blâmait les architectes qui construisaient

des palais trop somptueux pour les princes, les orfèvres, les ciseleurs ,
1
les tailleurs dont les ouvrages favorisaient l'avarice ou le luxe mon

dain ; et quant aux peintres, il reconnaissait un caractère utile et

salutaire à certaines de leurs cuvres , comme les tableaux d'histoire ,

unique littérature des laïques qui ne savent pas lire, dit Honoré

d'Autun , comme la décoration des églises , et sans doute aussi l'enlu

minure des manuscrits . Seulement, enfin, la représentation des fi

gures nues était proscrite : la nudité n'était tolérée que pour les per

sonnages laids ou maudits, c'est-à- dire dans les cas où elle ne pouvait

Aatter les sens , ou pour quelques types classiques , comme ceux du

Curist sur la croix , d'Adam et d'Ève ; et encore raconte- t - on que

S. Louis déchira un jour la première page de sa Bible , parce qu'elle

représentait trop au naturel le drame du paradis terrestre. La loi

de la morale passait avant tout , et la décence était poussée si loin

qu'on atténuait même les formes des personnages vêtus , lorsque

ces personnages représentaient des femmes ou des jeunes filles.

De là vient qu'on a pu prendre la gracilité, l'élancement , comme le

caractère général de la beauté féminine au moyen âge . Ce n'est pas

que toutes les femmes fussent conformes à ce type, mais c'est que
206 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

les peintres et les sculpteurs étaient plus chastes que les poètes.

Parlant à la foule des fidèles ou des passants , et non plus seulement

à ceux qui avaient la faculté de lire , et leur parlant d'ordinaire en un

lieu où l'élément profane ne pouvait avoir droit de séjour, à savoir

dans l'église , ils étaient tenus à une réserve toute particulière. Aussi

firent- ils quelquefois du grotesque, mais jamais ils ne tombèrent

dans l'indécence . Et pourtant, quelle grâce , quel charme idéal dans

leur conception du type féminin ! Ils n'aiment point la forme pour

elle- même ; quelquefois ils négligent par trop la plastique ; mais cela

les empêche - t- il de faire des vierges admirablement belles ?

On peut donc n'être point étranger au sentiment de la vraie

beauté sans aimer l'ostentation du nu ; on peut faire de l'art sans

faire du sensualisme ; on peut rencontrer le beau en dehors de ce

déploiement de chairs et de muscles auquel les artistes se sont

livrés depuis la Renaissance . Et c'est là le dernier caractère général

que je devais signaler dans l'art du moyen âge avant de descendre

à l'examen des différents genres de peinture cultivés par lui . Sortons

maintenant de ces vues d'ensemble ; arrivons aux détails , aux faits


précis, et voyons ce que les peintres du temps , supérieurs par la

pensée , mais inférieurs par l'exécution à la plupart de leurs succes

seurs , sont arrivés à produire dans ces conditions.

Les genres que nous avons à examiner sont au nombre de qua

tre : 1 ° la peinture murale, qui s'est développée la première ; 20 la

peinture sur verre , qui en est , pour ainsi dire , l'extension ou la pro

longation, le vitrail finissant par remplacer presque tous les murs

dans la construction de l'église gothique ; 3 ° la peinture sur toile

ou sur bois , c'est - à-dire le tableau , qui apparaît le dernier ; 4° enfin

la peinture sur vélin ou la miniature , qui est une spécialité, mais

spécialité plus répandue et plus avancée que tous les autres genres .
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 207

La peinture murale ne pouvait avoir, dans nos édifices gothiques ,

qu'une importance relative ; nous venons de voir pourquoi : c'est

que le vitrail envahissait peu à peu toute la place aux dépens des

surfaces de pierre . Les églises primitives , elles, offraient au pinceau

de vastes champs à décorer. Aussi leurs murailles étaient- elles revê

tues, comme celles des monuments de la bonne antiquité , non seule

ment de peintures de fonds et d'ornements, mais de scènes ou de

sujets peints. Fortunat parle de ceux que saint Félix de Nantes fit

exécuter dans sa cathédrale , et Grégoire de Tours rapporte qu'en

reconstruisant les basiliques de Saint - Martin à Tours, il les fit

« peindre et décorer par des ouvriers du pays avec tout l'éclat

qu'elles avaient auparavant ( 1 ) . » « Nous constatons , dit Viollet

le- Duc , que dès l'époque gallo -romaine, c'est- à -dire vers le quatrième

siècle , tous les monuments paraissent avoir été peints en dedans et

en dehors . Cette peinture était appliquée, soit sur la pierre même,

soit sur un enduit couvrant les murs , et elle ne consistait , pour les

parties élevées, qu'en une sorte de badigeon blanc ou jaunâtre , sur

lequel étaient tracés des dessins très déliés en noir ou en ocre rouge .

Près du sol apparaissaient des tons soutenus , brun , rouge ou même

noir , relevés de quelques filets jaunes , verdâtres ou blancs ... Ce genre

de décoration peinte paraît avoir été longtemps pratiqué dans les

Gaules , et jusqu'au moment où Charlemagne fit venir des artistes

d'Italie et d'Orient (2 ). »

Sous le règne de l'architecture romane , les portions de murs à

peindre sont encore assez considérables pour que l'artiste y exécute

des sujets à personnages . Il les traite avec une certaine entente

du coloris, avec des tons clairs et doux , tels que l'ocre jaune , le brun

1. Hist . Franc ., X , 31 .
2. Dictionnaire d'architecture , VII , 56 et suiv.
208 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

rouge clair , le gris ; il sépare les teintes les unes des autres par des

traits bruns qui donnent de la fermeté aux contours, et il accentue

les saillies par des rehauts presque blancs. Mais, dans le dessin ,

quelle raideur et quelle inexpérience encore ! « Les proportions des

corps varient sans motif apparent ; les membres sont grêles . Les

règles de la perspective sont complètement inconnues , aussi bien

pour les figures animées que pour les objets inanimés ( 1 ) . » L'art en

est encore là au douzième siècle . Au treizième, il n'y a presque plus

de champs à peindre, et cependant le coloris et le dessin sont en

progrès l'un et l'autre. Parlons d'abord du coloris.

Le siècle de saint Louis inaugure, sous ce rapport , une manière

nouvelle : afin d'harmoniser la décoration des murs avec les tons

tranchants et foncés des vitraux, il renonce aux demi - teintes d'autre

fois, il emploie les couleurs franches et vives . « Les fonds deviennent

sombres , brun - rouge , bleu intense , noir même, quelquefois or , mais

dans ce cas toujours gaufrés. Le blanc n'apparaît plus guère que

comme filets ou rehauts délicats ; l'ocre jaune n'est employé que pour

les accessoires. Les tons sont toujours séparés par un trait brun très

foncé, ou même noir. L'or apparait déjà en masse sur les vêtements ;

mais il est , ou gaufré, ou accompagné de rehauts bruns. Les chairs

sont claires. L'aspect général est chaud , brillant , également soutenu ,

sombre même , s'il n'était par réveillé par l'or ( 2 ) . » Seulement , par

la force des choses , ces qualités ne trouvent presque plus leur appli

cation en dehors des colonnes, des moulures , des sculptures et des

voûtes . La peinture murale n'est plus la peinture murale, sinon par

exception : elle devient la peinture ornementale , en attendant qu'elle

se réfugie sur les triptyques de bois ou sur la toile . Les artistes du

1. Viollet- le-Duc, Dictionnaire d'architecture, VII , 56 et suiv.


2. lbid .
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 209

temps , ne pouvant plus utiliser les richesses de leur palette sur les

surfaces planes , en couvrent tout ce qui reste de la carcasse du vais

seau , depuis le bas des piliers jusqu'à la clef de voûte. Ils vont même

chercher de l'ouvrage à l'extérieur de l'édifice. Ainsi , aux cathé

drales de Paris , de Reims , d'Amiens , les portails ou les pignons des

transepts ont été décorés par le pinceau . A Paris en particulier, « les

trois portes de la façade, avec leurs voussures et leurs tympans,

étaient autrefois entièrement peintes et dorées ; les quatre niches

reliant ces portes et contenant quatre statues colossales étaient éga

lement peintes . Au - dessus, la galerie des rois formait une large

litre toute colorée et dorée . La peinture, au - dessus de cette litre , ne

s'attachait plus qu'aux deux grandes arcades avec fenêtres, sous les

tours, et à la rose centrale , qui étincelait de dorure . La partie supé

rieure, perdue dans l'atmosphère , était laissée dans le ton de la

pierre ( 1 ). »

On a critiqué , avec assez de raison , ces peintures extérieures : la

majesté, l'unité de l'édifice pouvaient y perdre , et les églises où a


subsisté une décoration semblable , comme Saint-Marc de Venise , par

exemple, ont quelque chose de moins sérieux. Il ne faut pas oublier

toutefois, en ce qui concerne les porches ou les portiques, qu'ils

étaient censés faire encore partie de l'intérieur du temple : on accom

plissait là différentes cérémonies ; on y recevait entre autres l'enga

gement solennel des nouveaux époux . La logique et l'harmonie exi

geaient donc, jusqu'à un certain point , que la décoration appliquée

à l'intérieur fût prolongée sous les porches inclusivement . Pour les

statues, soit au dedans, soit au dehors , c'était un usage très ancien

que de compléter les imitations de la nature à l'aide du pinceau .

L'antiquité elle- même l'avait connu, et je me souviens d'avoir vu

1. Ibid .
210 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

déterrer sous mes yeux , à Pompéi, une statue de déesse antique

peinte dans ses moindres détails, jusqu'aux cils. D'ailleurs, dans un

vaisseau dont toutes les parties , même les vitres des fenêtres, étaient

revêtues de tons vifs et brillants , les sculptures ne pouvaient rester

seules dans la nudité de la pierre. « Les artistes qui ont fait les

admirables vitraux des douzième et treizième siècles , dit encore

Viollet- le -Duc, avaient une connaissance trop parfaite de l'harmonie

des couleurs pour ne pas appliquer cette connaissance à la colo

ration de la sculpture . L'harmonie des tons entre pour beaucoup

dans cette peinture des objets en relief, et cette harmonie n'est pas

la même que celle adoptée pour les peintures à plat ... Mais , vers la

fin du treizième siècle , les peintres de la sculpture cherchent les

oppositions . Ils poseront sur une même statue un ton rose et un ton

bleu foncé, vert blanchâtre et pourpre sombre . Aussi la sculpture

peinte, à dater de cette époque , perd -elle la gravité monumentale

qu'elle avait conservée pendant la première moitié du même


siècle ( 1 ) . »

En somme , la peinture murale ou décorative ne pouvait être sou

mise aux règles de la peinture sur toile , car elle était destinée à

produire , non une illusion , mais une harmonie ; un mur ne pouvait

être traité comme un tableau . De là les caractères que nous venons

de reconnaître dans le coloris . De là aussi ceux que nous allons


constater dans le dessin .

Jusque vers le milieu du treizième siècle, les peintres français ont

suivi la tradition dite byzantine. Leurs figures ne sont guère que de

simples silhouettes, détachées vigoureusement sur des fonds clairs,

ensuite en clair sur des fonds sombres , avec une grande économie

de linéaments intérieurs : pas de mouvement , peu ou point de mo

1. Dictionnaire d'architecture , VII , 56 et suiv.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 211

delé . Mais , à partir de là , ils renoncent peu à peu à l'archaïsme et à

la convention ; ils s'émancipent , ils se préoccupent du geste et de

l'expression , ils recherchent moins l'observation des règles ou des

traditions que celle de la nature , sans toutefois abandonner le style .

Avant , l'on trouve peut - être plus de majesté dans les figures, mais

aussi plus de raideur ; après, elles sont plus humaines, plus vivantes ,

sans confiner encore au réalisme , dont le règne s'établira plus tard .

Ce progrès est capital : il amènera l'éclosion des grandes écoles de

peinture des quinzième et seizième siècles . Et c'est en France, com

me l'a observé l'auteur du Dictionnaire d Architecture, qu'il s'accom

plit d'abord : « Nos artistes , en ce qui touche au dessin , à l'obser

vation juste du geste , de la composition , de l'expression même ,

s'émancipèrent avant les maîtres de l'Italie . Les peintures et les

vignettes qui nous restent du treizième siècle en sont la preuve , et ,

cinquante ans avant Giotto , nous possédions en France des peintres

qui avaient déjà fait faire à l'art ces progrès que l'on attribue à

l'élève de Cimabuë ... Le modelé , sans atteindre l'effet, s'applique à

marquer les plans . On reconnaît des efforts de composition remar

quables dès la seconde moitié du treizième siècle . L'idée drama

tique est admise ; les scènes prennent parfois un mouvement d'éner

gie puissant ( 1 ) . »

Ces dernières observations sont , il est vrai , suggérées par l'étude

des miniatures plus encore que par l'étude des peintures murales ,

car, malheureusement , il nous reste bien peu d'échantillons de celles

ci . Mais , comme le perfectionnement du dessin se produit à la fois

dans les unes et dans les autres, j'ai cru devoir le signaler dès à

présent . Nous ne sommes pas , du reste, tellement pauvres en débris

de monuments peints , que l'on ne puisse en citer quelques spéci

1. Ibid .
212 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

mens intéressants . La région du nord en a conseryé plusieurs. La

ville de Gand , notamment , montre avec orgueil , dans les combles

de l'hospice de la Biloque, un Christ accueillant et bénissant la

Vierge que l'on fait remonter jusqu'au temps de saint Louis. Dans

ce grand morceau , d'une exécution naïve , mieux composé pourtant

que dessiné, trois anges soutiennent un voile vert et jaune , qui forme

le fond de la scène ; le Christ , couvert d'un manteau rouge , et

posant la main gauche sur le globe du monde, bénit de la main droite

sa Mère, qui s'avance vers lui les mains jointes ( 1 ) . A côté de ce

sujet figurent un saint Jean et un saint Christophe dont les ten

dances réalistes annonceraient déjà, s'il faut en croire certains criti

ques , les caractères de la future école flamande. « Il serait même aisé,

assurent- ils, d'établir la filiation qui unit, à travers quatre cents ans ,

ce saint Christophe gantois au célèbre Porte - Christ de Rubens ,

qu’on admire à la cathédrale d'Anvers ( 2 ). On a retrouvé dans la

même cité de Gand une autre fresque à peu près aussi ancienne ,

représentant une confrérie des arbalétriers de Saint-Georges, celle

des archers de Saint - Sébastien et divers corps de métiers marchant

bannière en tête . Elle n'offre qu'un petit nombre la convention en

de couleurs, et le dessin s'y montre encore assez raide. Néanmoins

a déjà disparu , et l'artiste s'est efforce de grouper d'une façon pitto

resque les figures et les armes .

A la même école appartient l'importante série de peintures récem


ment découverte dans la cathédrale de Tournai , retraçant en sept

tableaux , étagés du sol à la voûte du transept , toute la vie de sainte


Marguerite, sa rencontre par le gouverneur Olibrius , sa résistance

1. Le Messager de Gand ( an . 1834 ) renferme une gravure de la fresque de la Biloque ,


accompagnée d'une notice descriptive.
2. Wauters, La Peinture flamande, p. 18.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 213

aux objurgations du tyran , son supplice et divers épisodes de sa

légende. Ces sujets, traités avec non moins de simplicité , paraissent

avoir été commandés par Marguerite d'Alsace , comtesse de Flandre ,

et exécutés à la fin du douzième siècle ou dans les premières années

du treizième . Les proportions , les poses , les gestes , sont presque

tous naturels ; le modelé lui- même apparaît dans quelques figures.

M. Cloquet , qui a rapproché ces remarquables fresques des anciennes

SMARCARITA

a
оооо

FIG. 93 . LE GOUVERNEUR OLIBRIUS RENCONTRE SAINTE MARGUERITE.


Peinture murale de la cathédrale de Tournai.

peintures de la chapelle des comtes de Hainaut à Mons, a reconnu

« de part et d'autre des scènes également mouvementées, se déta

chant sur le même beau fond bleu et encadrées dans le même galon ,

qui offre un perlé blanc à cheval sur un ruban dont la couleur passe

du jaune d'ocre au brun foncé ; les caractères des légendes sont

pareils , et il y a une grande analogie dans le style et les couleurs

des draperies ; enfin une ressemblance des plus significatives existe


Le treizième siècle. 14
214 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

dans le dessin du principal motif décoratif des deux peintures . L'in

trados de l'arcade en plein cintre qui abrite la scène principale des

fresques de Mons , comme l'une de celles de Tournai , est orné d'une

litre formée par un de ces méandres rectilignes à effet de perspec

tive , si caractéristiques de l'époque ( 1 ) . » D'autres similitudes , plus

frappantes encore , ont été signalées par le même critique entre cette

légende peinte et les miniatures d'un livre de Job provenant de

OLIBRIVS

FIG . 94 . SAINTE MARGUERITE AMENÉE DE FORCE AU GOUVERNEUR.


Peinture murale de la cathédrale de Tournai.

l'abbaye de Vorst , en Brabant ; et celles- là portent non seulement

sur la décoration , mais sur les figures, les barbes , les couleurs, les

costumes . Il y avait donc déjà dans toute cette contrée, sinon le

germe d'une école nationale , au moins une certaine homogénéité


de goût et de manière .

Au centre de la France , où la peinture décorative était autrefois

fort répandue, il subsiste encore quelques sujets à personnages re

montant à peu près au même temps . L'abside de Saint- Crépin

1. Revue de l'Art chrétien , an . 1885 , p. 443.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 215

d'Évron, dans le Maine, nous offre un Christ environné des sym

boles des quatre évangélistes et de plusieurs figures d'anges ou de

saints , le tout empreint d'un beau caractère archaïque. A Tournus ,

en Bourgogne, on voit un Jugement dernier d'un âge très véné


rable, placé au milieu d'un grand arc brisé , sous la voûte de

l'église. Bien qu'il ne rappelle que de fort loin la fameuse fresque

de Michel - Ange , on y remarque des personnages bien groupés et

OLI
BRI
VS S MARCARITA

FIG . 95 MARTYRE DE SAINTE MARGUERITE.


Peinture murale de la cathédrale de Tournai.

bien posés. Le Christ a quelque chose de la sécheresse carlovin

gienne ou romane ; mais les créatures humaines qui le supplient , à

droite et à gauche, ont des attitudes assez naturelles . A Saint- Savin ,

en Poitou , ce n'est plus un sujet isolé ; c'est une longue et magni

fique série de tableaux évangéliques ou bibliques, comme celle que

le pinceau de Flandrin a retracée à Saint-Germain-des- Prés. Tout

l'intérieur de cette église de Saint - Savin était décoré de peintures ,

le porche, les murs de la nef, les voûtes, la crypte et les escaliers

qui y conduisaient . Ces peintures paraissent avoir été pour la plu

part exécutées au douzième siècle : aussi frappent-elles à première


216 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

vue par la grossièreté et l'incorrection du dessin , mêlées cependant

à je ne sais quel air de grandeur et de sérénité archaïques dans

les figures. Mais elles comprennent au moins un échantillon du

e
N

Fig . 96. LE CHRIST ENVIRONNÉ D'anges ET DE SAINTS .


Peinture de l'abside de Saint - Crépin d'Évron, reproduite par MM . Gélis - Didot et Laffillée.

treizième, d'après les inductions de M. Mérimée , qui a publié, dans


la collection des Monuments inédits de l'histoire de France, la mono

graphie de ce précieux débris , avec le fac - simile colorié de toutes

les parties conservées ; et cet échantillon dénote un art déjà plus


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 217

avancé . C'est la Vierge reproduite au frontispice de l'ouvrage , et

qui occupe dans l'église une niche pratiquée dans le mur occidental

du narthex . Il n'y a qu'à jeter les yeux sur cette grande image et

à la confronter avec les autres peintures de Saint- Savin , dont plu

sieurs sont cependant remarquables, pour constater la différence

de l'art des deux époques . Il est vrai que certains détails , notam

ment les bras de la Vierge , sont encore très raides. Mais , à part

ce défaut, et la dégradation des teintes due à l'effet du temps , l'en


semble du morceau est vraiment beau comme exécution , et surtout

comme pensée . On y reconnaît encore la préoccupation de faire la

Mère de Dieu belle et digne, non gracieuse ni mignarde ; et les

personnages qui l'entourent donnent comme un avant-goût des

célestes créations de Fra Angelico. « La Vierge, assise sur son

trône , au milieu d'une gloire , tient son Fils sur ses genoux . A droite

et à gauche , dans la partie supérieure de la niche, deux anges portés

sur des nuages, dans une attitude d'adoration ; plus bas , deux

personnages nimbés, revêtus d'un costume monastique et tenant

une crosse à la main : l’un , placé à la droite de la Vierge , est pro

bablement saint Benoît d’Aniane , premier abbé de Saint- Savin ;

l'autre , qui paraît être une femme, est peut -être sainte Savine , dont

le nom se trouve dans une inscription de la crypte et sur l'un des

autels ( 1 ) . »

Enfin , dans le midi, on a reconnu des peintures du treizième

siècle, non seulement sur les murs intérieurs de certaines églises ,


telles que la cathédrale du Puy , l'ancienne abbaye de Saint - Chef,

près de Vienne , etc. , mais sur ceux de quelques édifices civils , comme

la tour Ferrande, à Pernes ( Vaucluse ) . Cette dernière offre sur un de

ses côtés un ensemble de sujets peints fort singulier, mis en lumière

1. Mérimée, Notice sur les peintures de Saint- Savin , p. 95 .


218 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

par MM . Gélis - Didot et Laffillée dans le magnifique ouvrage


CHRISTOPHE

qu'ils viennent de faire paraître ( 1 ). Le compartiment supérieur


CHEVALIER
SARRASIN.
COMBAT
CHARTE
OCTROI
ROYALE.
SAINT
D'UNE
D'UN
Fig.
97.
ET
-

—.-

PARIS
Peintures
Ferrande,
Laffillée
d'après
Pernes;
recueil
Didot
Gélis
tour
MM
de
la
et
leà-.

WALBE
TRIUMPSO

AVREGA
VaRAZVR

uu
PAROC
CseUP6
AA

« rappelle un fait d'armes accompli probablement par le seigneur

1. La peinture décorative en France, du XIe au XVIe siècle.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 219

qui fit exécuter la décoration ou par l'un de ses ancêtres . Un cheva .

lier pourfend un infidèle, représenté par un nègre , que l'artiste a

mis tous ses soins à rendre affreux. Sa grimace est assez naturelle :

la pointe d'une lance lui traverse le cou . Ce combat a lieu sous les

murs d'un monastère assiégé, indiqué par les campaniles qui dépas

sent les murs et par les figures anxieuses des moines qui y sont

renfermés. Du côté gauche , une cité orientale laisse voir ses mina

rets au dessus des créneaux de ses murailles. » Dans les comparti

ments du bas , séparés par une fenêtre gothique à double baie , on

distingue , d'un côté , la figure bien reconnaissable de saint Chris

tophe portant l’Enfant- Dieu sur ses épaules , et , de l'autre , une

scène presque entièrement effacée, ou plusieurs personnages cou

ronnés jouaient un rôle ; on peut y voir un roi octroyant à un de ses

vassaux quelque privilège, consigné sur une charte roulée . Au des

sous de ce dernier sujet , une imitation de tenture , tombant jusqu'au

sol, remplace les tapisseries ou les étoffes brodées qui , au moyen

âge , ornaient la partie inférieure des murailles dans les grandes

salles des châteaux , tandis que la partie supérieure était réservée

aux œuvres du pinceau .

Dans beaucoup d'autres monuments, et surtout dans les églises ,

certains endroits privilégiés , comme les portails , les absides , les tribu

nes , les voûtes des chapelles , ont conservé des débris de peintures

qu'avec des soins intelligents on eût pu facilement restaurer , mais

qui sont aujourd'hui trop dégradés pour pouvoir supporter cette opé

ration délicate. La qualité des matières employées par nos anciens

artistes a quelquefois facilité d'un façon déplorable ces détériorations

causées par l'action du temps. Cependant ils ont usé, en général, de

mélanges assez résistants . Plusieurs des peintures dont je viens de

parler, celles de Saint - Savin par exemple , sont de véritables fres


220 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

ques , c'est - à - dire qu'elles ont été appliquées sur un enduit de inortier

OLD

POLO

sh

2 Joaca
10 LUTT

Douglas

Fig . 98. ASSEMBLÉE CÉLESTE.


Peinture d'une tribure de l'église abbatiale de Saint- Chef, reproduite dans le même ouvrage.

humide, dans lequel les couleurs, préparées à l'eau de chaux , ont


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 221

pénétré à quelques millimètres. Mais ce procédé est assez rare au

moyen âge. « Les plus communs, d'après Viollet - le- Duc , sont la

peinture à l'oeuf, sorte de détrempe légère et solide ; la peinture à la

colle de peau ou à la colle d'os , également très durable lorsqu'elle

n'est pas soumise à l'humidité . La plus solide est la peinture à la

résine dissoute dans un alcool ; mais ce procédé assez dispendieux

n'était employé que pour des travaux délicats .... La peinture à la

gomme , employée au douzième stècle , paraît avoir été fréquemment

pratiquée par les peintres des siècles suivants pour les mêmes

objets, tels que retables , boiseries, etc. ( 1 ) . »

Ceci m'amène à examiner une des plus graves questions de l'his

toire de la peinture que les érudits aient soulevées de nos jours :

la peinture à l'huile a- t- elle été connue avant le quinzième siècle ,

et devons -nous en attribuer l'invention au peintre Jean Van Eyck ,

dit Jean de Bruges , comme on l'a fait si longtemps ? Il est aisé

de comprendre l'importance de ce point ; car, si la peinture à l'huile

a été réellement ignorée jusque - là , cette ignorance a dû retarder

fatalement le développement de l'art en général et du tableau en

particulier. Eh bien ! il faut déclarer sans hésiter que cette précieuse

découverte remonte plus haut , que les contemporains de saint Louis

possédaient la recette, et que la lenteur des progrès du grand art a


tenu nécessairement à d'autres causes . Concurremment avec les pro

cédés que je viens d'énumérer , la peinture à l'huile était connue

depuis le onzième siècle au moins . Plusieurs critiques avaient déjà

avancé le fait, lorsqu'un document plein d'intérêt , publié par M.

Bernhard ( 2 ) , est venu prouver sans réplique , non seulement que l'on

connaissait le procédé, mais qu'on l'appliquait aux peintures murales

1. Dictionnaire d'architecture, VII, 76.


2. Bibliothèque de l'École des Chartes, an. 1844-45 , p. 543 et suiv.
222 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

bien avant Jean Van Eyck . Et d'abord , ce n'est pas de Jean Van

Eyck qu'il faudrait parler dans tous les cas, quoi qu'en ait dit Vasari ,

l'historien des peintres : c'est de son frère Hubert Van Eyck , qui , en

1410, c'est -à- dire à l'époque où Jean ne pouvait avoir qu'une quin

zaine d'années , trouva , en voulant réparer un tableau qu'il avait mis

sécher au soleil et que la chaleur avait crevassé , un perfection

nement de la peinture à l'huile . Ce perfectionnement consistait à

faire bouillir l'huile de lin , employée précédemment seule , avec . de

l'huile de noix et d'autres substances, mélange qui produisait un sic

catif plus actif et levait la plus grande difficulté de ce genre de pein

ture , la difficulté d'appliquer une couleur sur une autre couleur encore

fraiche, ou de faire des retouches sans produire un amalgame désas

treux . Sans doute, c'était là une grande amélioration ; mais il ne faut

pas s'écrier à propos de ce fait : La peinture à l'huile était trouvée !

La peinture à l'huile était trouvée et pratiquée depuis longtemps , je

le répète . Il suffit, pour s'en convaincre , de jeter les yeux sur le docu

ment dont je viens de parler et sur le commentaire dont son éditeur

l'accompagne . Cette pièce détaille les travaux de peinture à exécuter

au château de Vaudreuil , en Normandie, pour le dauphin ( Charles V ),

en 1356. Il y est dit en toutes lettres que toutes les peintures devront

être faites de fines couleurs à l'huile sur fonds d'or. Et ce devis si

curieux ne prouve pas seulement pour l'époque à laquelle il fut écrit :

il prouve d'une manière générale que la peinture à l'huile , une fois

connue , était entrée dans le domaine des faits et dans l'usage ordi

naire . Il n'y a pas de raison pour qu'elle y soit entrée au quatorzième

siècle seulement, plutôt qu'au treizième ou au douzième , car la recette

en est donnée par des auteurs ayant vécu à ces différentes époques .

Il n'y a pas de raison non plus pour qu'elle n'ait été employée alors

que pour de petits ouvrages , comme le veut Viollet - le - Duc ; car aucun
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 223

perfectionnement ne s'était produit entre le temps de Philippe

Auguste ou de saint Louis et l'année où Charles V faisait décorer son

château de Vaudreuil . Puisqu'on pouvait peindre des murs à l'huile

cinquante- quatre ans avant l'amélioration inventée par Hubert

Van Eyck , on le pouvait aussi bien cent ans et cent cinquante ans

plus tôt : les procédés ne changèrent point dans l'intervalle ; et il

Volum
(Bis )

FIG . 99 . FIGURE DU CHRIST,


peinte au sommet de la voûte d'une chapelle de Saint-Chef, et reproduite dans le même ouvrage.

devient visible, à la lumière jetée par ce devis, que beaucoup de

peintures antérieures , par exemple les peintures exécutées en 1239

par l'ordre d'Henri III d'Angleterre dans sa résidence de West

minster, et pour lesquelles il fit acheter, d'après le compte qui nous

en a été conservé , de l'huile, du vernis et des couleurs ( 1 ) , devaient

être exécutées à l'huile . On a , d'ailleurs, toute une série de textes

1. V. ce compte dans Horace Walpole, Anecdotes of painting in England, I , 6 .


224 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

mentionnant l'emploi de cette dernière substance à partir de 1299 ( 1 ) .

Par conséquent , on peut dire d'une manière générale qu'au moyen

âge la peinture à l'huile était connue et usitée pour les décorations

murales ; seulement c'était une peinture à l'huile moins commode et


moins bonne que celle des temps modernes .

Un autre enseignement à tirer du devis du château de Vaudreuil

et du compte du roi d'Angleterre , c'est que déjà à la date de ces docu

ments, ou tout au moins à la date du premier, dont le texte n'offre

aucune amphibologie , c'est- à - dire sous le roi Jean , la peinture com

mençait à sortir de l'église pour aller décorer les murs des palais.

Au bout de peu de temps , ce ne seront plus seulement les souve

rains qui s'offriront ce luxe : les princes du sang , puis les grands sei

gneurs voudront les imiter : tout marquis veut avoir des pages . Les

châteaux des ducs d'Anjou et de Bourgogne furent bientôt remplis

de peintures murales , et le roi René , qui maniait lui - même le pin

ceau , sema dans les siens les chaufferettes enflammées, les devises ,

les emblèmes de toute sorte . Le duc de Bourgogne, Philippe le

Bon , avait à Hesdin ( Pas -de- Calais ) une résidence non seulement

toute peinte à l'intérieur, mais machinée et semée de trucs comme

une vraie scène de théâtre . Ce qu'on appelait les « merveilles du châ

teau d'Hesdin » consistait surtout dans un ensemble de pièges ou de

grosses farces jouées aux visiteurs, et rappelant les gaietés du vieil

esprit gaulois . En voici la description sommaire .

« La grande galerie , qui était décorée d'or, d'azur, de vert , de ver

millon , et offrait en plusieurs endroits des peintures murales avec

personnages et devises et des sculptures , fontaines, lions, statues , était

munie, ainsi que le pavillon et la gloriette,de machines et de conduits

souterrains qui ménageaient aux visiteurs d'étranges et réjouissantes

1. V. Dehaisnes , Histoire de l'art en Flandre, p . 561-565 .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 225

surprises . A l'entrée de la galerie se trouvaient deux engins , l'un arro

sant complètement de jets d'eau, et l'autre noircissant ou blanchissant

ceux qui y touchaient . A l'issue de cette même galerie, on se heurtait ,

lorsqu'on voulait sortir, à une machine dont on recevait des coups

sur la tête et les épaules . Dans la salle , un ermite en bois répondait

à ceux qui l'interrogeaient , et un autre faisait tomber pluie , neige ,

éclair et foudre « comme si on le véoit au ciel » . Il y avait aussi un

pont sur lequel on ne pouvait passer sans choir dans l'eau. Ailleurs ,

à chaque pas que les visiteurs faisaient sur les pavés , ils voyaient

jaillir des sources d'eaux qui mouillaient leurs vêtements, et, lorsqu'ils

montaient dans une partie plus élevée de la salle pour échapper à

ces sources , ils étaient soudainement enveloppés en des sacs , d'où ils

sortaient couverts de plumes et le visage noirci . On présentait un

miroir à ceux qui avaient été ainsi noircis, et , au moment où ils s'y

regardaient, ils étaient tout blancs de farine . L'une des fenêtres, lors

qu'elle était ouverte , laissait apercevoir un personnage qui arrosait

les visiteurs et disparaissait aussitôt . Dans une autre fenêtre se voyait ,

en une sorte de boîte , un hibou qui répondait aux demandes qu'on

lui adressait . Ici,c'était un arbre peint au naturel et portant une multi

tude d'oiseaux , peints aussi , qui, à un moment donné , lançaient de

leur bec de véritables jets d'eau . Là, c'était un pupitre supportant un

livre de ballades , par lequel ceux qui voulaient y lire étaient couverts

d'une poussière noire. Ailleurs , au milieu de la galerie , s'élevait une

statue en bois qui sonnait de la trompe , et ordonnait de par mon

seigneur à tous ceux qui se trouvaient dans cette galerie de la quitter

immédiatement ; et tous ceux qui en sortaient étaient battus par des

personnages en bois figurant des fous et des folles, ou étaient préci

pités dans l'eau en passant sur le pont (1).»

1. Dehaisnes, Histoire de l'art en Flandre, p. 429.


226 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

Toutes ces prétendues merveilles , dont quelques - unes devaient être

fort peu du goût des visiteurs , remontaient au moins au quatorzième

siècle ; mais le duc Philippe le Bon , qui vivait au quinzième , les fit
restaurer, ainsi que les peintures du château , par son peintre Colard

le Voleur, car les artistes du temps faisaient un peu de tout .

Vers l'époque de ce grand protecteur des arts, l'avènement du

style flamboyant dans l'architecture sacrée achèvera , comme je le

disais, d'annuler la grande peinture murale, et contribuera à la chasser

hors du temple . C'est alors qu'elle se réfugiera définitivement dans

les châteaux ; c'est alors qu'elle sera supplantée dans l'église par

une rivale plus glorieuse et plus féconde, la peinture sur bois ou sur

toile , dont les merveilleux chefs - d'œuvre ont réjoui et réjouiront

encore les yeux de mainte génération. Mais cet art nouveau , ne l'ou

blions pas, devra beaucoup à l'art du moyen


âge. Le lien qui l'y rat

tache n'est peut- être pas très visible dans le genre particulier que

nous venons d'étudier ; nous le saisirons mieux en considérant la

miniature, qui est le triomphe de nos vieux artistes français, et d'où

est issue directement la peinture moderne .

Les décorations murales, en résumé, nous montrent un art assez naïf,

assez primitif encore, et qui n'était pas susceptible de la même perfec

tion que certains autres : sa destination , sa nature même s'y oppo

saient. Cependant nous y avons reconnu , d'un siècle à un autre, un

progrès notable , et ce progrès serait plus sensible à nos yeux si nous

avions eu la possibilité d'établir une comparaison détaillée entre les

produits des différentes époques . D'une part, l'exécution , qui était

mauvaise au début, s'améliore graduellement ; d'autre part, la pen

sée , qui était bonne, demeure la même . Que le pinceau soit manié

par des mains laïques ou par des mains de clercs , peu importe ; ses

œuvres sont toujours également empreintes de l'idée religieuse,


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 227

également chastes , également honnêtes, et en même temps elles

deviennent plus vivantes. Plus tard , cette dernière qualité tuera la

première ; la recherche exclusive de la forme étouffera le sentiment

de la foi dans la peinture. Il ne s'agira plus de faire transparaître

l'âme dans l'expression du visage ou dans le geste : il faudra faire

palpiter la chair. L'école naturaliste prétend que c'est là le grand

art . En ce cas , on permettra à ceux qui sont avant tout spiritualistes

de regretter un peu le petit art , ou du moins de regretter ce qu'il

avait surtout de bon : l'élévation de la pensée , la pureté de l'idéal ,

en un mot l'horreur, la sainte horreur du réalisme, qui nous a conduits

à l'impressionnisme , qui nous conduira au nihilisme artistique.

1
CHAPITRE SEPTIÈME .

inununun LA PEINTURE SUR VERRE . nununun

Verres teints des anciens. — Vitrages de couleur des basiliques primi.


tives . - Les premiers vitraux ; mosaïques de verre. - Procédés
employés pour leur fabrication . – Vitraux peints à compartiments
et à bordures. Verrières à histoires des cathédrales de Chartres
et de Tours. Tons en faveur au treizième siècle . Vitraux à
grandes figures. — Le vitrail devient un tableau ordinaire .

A peinture sur verre existait , sans doute , en germe

dans l'antiquité ; toutefois, elle ne devint un art

véritable que vers le milieu du moyen âge. Les

anciens connaissaient bien la coloration du verre,

mais ils ne connaissaient pas le vitrail . Ils savaient

teindre le verre , soit au moment de sa fusion , soit par l'applica

tion de couleurs vitrifiables que l'on soumettait ensuite à l'action

du feu, comme on l'a fait plus tard . Cependant ils utilisaient plutôt

ce procédé pour l'imitation des pierres précieuses que pour la déco

ration des fenêtres, par la raison bien simple que , dans les con

trées où florissait la civilisation antique, en Grèce , en Italie , les


fenêtres étaient rares et petites , et qu'elles n'étaient pas closes par

des vitres . Aujourd'hui encore , elles sont bien moins nombreuses et

bien moins grandes dans ces pays que chez nous : on a toujours assez

de lumière dans les régions méridionales , et l'on songe plutôt à se

protéger contre le soleil qu'à l'introduire dans la maison ; aussi rien

de plus sombre que l'intérieur des habitations découvertes sous les

cendres de Pompéi et celui des villas qui embellissent les environs

de Rome ou de Naples . C'est même pour ce motif que certaines


Le treizième siècle . 15
230 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

peintures italiennes ou espagnoles ont des fonds d'une obscurité si

invraisemblable pour nous, habitants des contrées tempérées .

Les verriers antiques de Thèbes possédaient, s'il faut en croire

Diodore de Sicile , un secret pour imiter parfaitement l'hyacinthe , le

rubis , le saphir , l'émeraude ; ce secret consistait tout simplement à

colorer très habilement le verre . Lorsqu'Hérodote et Théophraste

nous parlent d'une colonne qui jetait un éclat extraordinaire dans le

temple d'Hercule à Tyr, et qui était faite d'une seule émeraude , il

faut voir là , ou bien un de ces racontars exagérés comme s'en per

mettaient assez souvent les Grecs , ces Gascons de l'Orient , ou bien

la mention d'un énorme morceau de verre coloré dans sa masse ; et

de même pour la statue de Sérapis , haute de neuf coudées , signalée

par Appien . Les Romains , à partir du temps de Cicéron, fabriquèrent

surtout , en fait d'ouvrages de verre , de petites mosaïques de la gran

deur d'une pièce de monnaie , que l'on enchâssait dans l'or ou l'ar

gent pour en faire des bijoux. Elles étaient formées de filets de

verre ou d'émail de diverses couleurs , parfois ténus comme des che

veux , qu'on disposait de façon à représenter des fleurs, des oiseaux ,

des masques , des figures d'animaux , et qu'on soudait ensemble au

moyen d'une légère fusion ( 1 ) . Le verre coloré servait aussi , à Rome ,

à décorer les murs , les plafonds, même le pavage des appartements .

Tout cela , on le voit , était loin du vitrail. Cette belle invention est

d'origine purement chrétienne, et l'on peut dire que c'est une spécia

lité appartenant exclusivement au moyen âge , puisqu'avant lui on

ne la connaissait pas , et qu'après lui on ne devait plus faire qu'imiter

ses produits .

Dès le quatrième siècle , les basiliques chrétiennes commencèrent

à éblouir par cette nouveauté les yeux des fidèles. Les poètes du

1. Luc Léo, L'Industrie au XI.l'e siècle ; Vitraux d'art, p. 153.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 231

temps la chantèrent avec enthousiasme : « Dans les fenêtres cintrées,

dit Prudence, étincellent des verres de toutes les couleurs ; ainsi

brillent les prairies ornées des fleurs du printemps. » Les basiliques

de Saint - Paul - hors - les - Murs et de Sainte- Agnès, à Rome , avaient

de ces décorations éclatantes, et il est plus que probable que celles

de la Gaule , aux cinquième et sixième siècles , en eurent aussi. En

effet, nous avons sur ce point le témoignage de plusieurs chroni

queurs . Grégoire de Tours et Fortunat nous parlent des vitrages de

couleur de Saint - Julien de Brioude , de Saint - Martin de Tours , des

églises de la Vierge à Paris et à Bordeaux . Les verriers de notre

pays faisaient même école à l'étranger, car on les voit, aux septième

et huitième siècles , fabriquer des vitres spéciales pour la cathédrale

d'York , pour le monastère de Benoît Biscop , pour des couvents de


Bavière, etc.

Mais ce n'était pas encore là le véritable vitrail . D'abord , il ne

s'agissait que de morceaux de verre teints à l'avance , et disposés de


manière à former une espèce de mosaïque ou de marqueterie ; il ne

s'agissait pas de peintures . Ensuite , les fenêtres de ces basiliques

primitives étant le plus souvent closes à l'aide de plaques dormantes

de bois ou de métal , percées d'un certain nombre de trous dont l'en


semble formait des dessins variés , les morceaux de verre teint n'é

taient employés qu'à remplir ces vides ou ces trous, et ne pouvaient ,

par conséquent , constituer un sujet. Vers l'époque de Charlemagne

seulement on commence à voir les grands monastères de France

pourvus de vrais artistes en verrerie ( vitrearii ) et les églises garnies

de vitres peintes , d'après certaines chroniques . Après l'an 1000, la

mention de ces dernières se rencontre à chaque pas dans les textes.

Le célèbre moine Théophile , au onzième siècle , leur donne une place

dans son traité Diversarum Artium Schedula , espèce d'encyclopédie


232 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

artistique des plus précieuses aujourd'hui pour l'archéologue. 11

explique même en détail la manière de composer un vitrail. « D'abord ,

dit- il , faites une table de bois plane , et de telle longueur et largeur


be

que vous puissiez tracer dessus deux panneaux de fenêtre. Cette

table doit être enduite d'une couche de craie détrempée dans de l'eau

1
#
HD

U /17

Fig. 100 . - FIGURE DE CHRIST, A SAINT - REMI de Reims.


Vitrail à baguettes de plomb suivant les contours du dessin.

et frottée avec un linge. C'est sur cette préparation bien sèche que

l'artiste trace les sujets ou les ornements avec un style de plomb ou

d'étain , puis, quand le trait est obtenu , avec un contour rouge ou

noir, au pinceau . Entre ces linéaments, les couleurs sont marquées

pour chaque pièce au moyen d'un signe ou d'une lettre. Des mor
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 233

ceaux de verre convenables sont successivement posés sur la table,

KOSTEN

.CARDINAL
ÉTIENNE
,àlcathédrale
.Médaillon
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Chartres
vitrail
101.
Fig
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et les linéaments principaux , qui sont ceux des plombs , sont calqués
234 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

sur ces verres , lesquels alors sont coupés au moyen d'un fer chaud

et du grésoir ( 1 ) . » Le fer chaud , comme on le voit , jouait alors le rôle

du diamant. Théophile indique ensuite le moyen de peindre sur ces

morceaux de verre découpés , de faire la grisaille , de tracer les om

bres, de vitrifier, en les mettant au four, les couleurs ainsi appliquées,

de fabriquer les feuilles de verre, de les colorer dans le creuset au

moyen d'oxydes métalliques . Tous ces détails nous prouvent que

les vitraux commençaient à se multiplier de son temps , et que leur

composition était déjà l'objet de soins tout particuliers .

Mais , si les documents écrits permettent de faire remonter leur ori

gine jusqu'aux temps carlovingiens, on n'a conservé , en fait, aucun

vitrail fabriqué avant le douzième siècle : ceux de l'église de Ven

dôme, qui sont les plus anciens que nous possédions, passent , à la

vérité, pour être un peu antérieurs, mais ce n'est pas certain . Les

vitraux de cette époque sont encore des espèces de mosaïques de


verre : le dessin est formé par des morceaux de verre de différentes

couleurs juxtaposés et réunis ensemble par des tiges de métal ;

mais déjà, cependant , le modelé est ajouté après coup par le pin

ceau . Dans cette sorte de combinaison hybride, tenant à la fois de

la peinture et de la mosaïque, le dessin d'ornement tient naturellement

la plus grande place . Sur un champ de rinceaux et de fleurons se dé

tachent des médaillons, des compartiments de différentes formes,

entourés de riches bordures et contenant des figures de dimensions

exiguës ; puis le tout est renfermé dans un encadrement général. Les

morceaux de verre ne sont pas reliés entre eux par un mortier, comme

les pierres dans la mosaïque, mais par des baguettes de plomb

munies de rainures, dans lesquelles chaque pièce vient s'emboîter.

L'ensemble est soutenu par une armature de fer, qui.dessine les

1. Viollet - le -Duc, Dictionnaire d'Architecture, IX, 375 .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 235

grandes lignes de la composition, les contours de la bordure extérieure

et ceux des médaillons .

FIG. 102. - LEGENDE DE CHARLEMAGNE.


Partie supérieure d'un vitrail de la cathédrale de Chartres.

Ce vitrail demi - mosaïque demi - peinture se voit encore au treizième


236 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

siècle . Sa division en compartiments permet de traiter, dans une

même fenêtre , toute une série de sujets formant ensemble une his .

toire complète . C'est ce qui a lieu le plus souvent , et ce dont nous

trouvons plusieurs exemples remarquables dans la splendide verre

rie de Notre - Dame de Chartres , qui est en partie du douzième et

en partie du treizième siècle . Elle offre une série d'histoires qu'on

doit suivre en commençant par les compartiments du bas et en finis

sant par ceux du haut . Quelquefois même l'artiste a raffiné, en éta

blissant une relation méthodique et symbolique entre les médaillons

du centre et les médaillons latéraux . Toute la généalogie de JÉSUS

Christ est retracée dans une seule verrière ; toute sa vie eșt racon

tée dans une autre ; la vie de saint Jacques , l'épisode de l'enfant pro

digue, la légende de Charlemagne et divers autres sujets sont ainsi

résumés comme dans autant de volumes à part . Il en est de même

dans la vitrerie de beaucoup de grandes cathédrales . A Tours , par

exemple , la vie de saint Martin , le patron de la ville et l'apôtre des

Gaules , remplit plusieurs verrières, divisées en trois arceaux abritant

chacun une scène différente. L'une d'elles est particulièrement

remarquable . Dans le premier arceau , en bas à gauche , est repré

sentée la mort du saint , telle que nous la raconte son biographe ,

Sulpice Sévère . Le défunt est entouré des prêtres de Candes , chez

lesquels il était en visite pastorale. Son visage apparaît tout revêtu

d'un éclat céleste , que le verre peint rend parfaitement , mais que

la chromolithographie et la gravure sont impuissantes à reproduire .

Dans le suivant , est représenté un incident de ses obsèques : les

Tourangeaux et les Poitevins se disputaient sa dépouille mortelle ;

mais les Poitevins , qui voulaient l'enlever, s'étant endormis au milieu

de la nuit , les Tourangeaux en profitèrent pour la faire descendre

bruit par une fenêtre. Dans la troisième , on les voit emmenant


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 237

dans une barque, sur la Loire , leur précieux trophée, qui allait de

venir le palladium de la France. Au - dessus , dans un médaillon final,

AL

6. RESEP.3C

FIG . 103. — MORT DE SAINT MARTIN .


Partie supérieure d'un vitrail de la cathédrale de Tours.

qui plane sur toute l'histoire comme le ciel au - dessus de la terre ,


238 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

saint Martin est couronné par le Christ, qu'encensent deux anges

placés un peu plus bas.

Dans les compositions judicieusement ordonnancées , chaque com

partiment , chaque médaillon forme un chapitre, et le vitrail entier


forme un livre, livre instructif et édifiant, ouvert à tous, aux petits

comme aux grands , aux savants comme aux ignorants . On raconte

que Godefroid de Bouillon s'oubliait des heures entières à étudier

ces légendes peintes sur le verre , et que ses serviteurs étaient

obligés de venir l'arracher à sa contemplation . En effet, si elles

excitaient dès le premier coup d'æil l'admiration, il fallait, pour les

bien comprendre , un certain temps et une certaine patience . La

complication des dessins , la hauteur à laquelle ils se trouvaient le

plus souvent placés , rendaient et rendent encore leur étude assez

laborieuse. C'est un inconvénient auquel on semble avoir voulu


remédier par la netteté des contours et par le ton tranché des cou

leurs, qui se renferment toujours dans les nuances simples, bleu vif,

rouge vif, etc. De près , cet assemblage de couleurs paraît quelque

fois un peu dur ; mais


mais de loin ( et il ne faut pas oublier que les

vitraux devaient être ordinairement vus à distance ), les teintes les


plus opposées se fondent dans un ensemble harmonieux , s'accordant

parfaitement avec la décoration intérieure de l'église. Du reste , les


verriers du treizième siècle en adoucissent souvent l'effet par l'em

ploi plus général des fonds bleus foncés et violets. Leurs vitraux

deviennent par là un peu moins éclatants , ils répandent un jour un

peu plus sombre que ceux de la période précédente ; mais cette

lumière discrète et voilée , cette demi - obscurité qu'on leur a parfois

reprochée , ne fait qu'ajouter un charme de plus à l'intérieur des

édifices sacrés ; et qui ne sait qu'elle est éminemment favorable à la

méditation et au recueillement ?
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 239

L'inconvénient produit par l'exiguité des figures disparaît avec

une seconde espèce de vitraux , qui se montra dès le temps de Phi

lippe - Auguste , et qui était appelée à supplanter peu à peu le premier

genre. Ces nouveaux vitraux ne tiennent plus du tout de la mosaïque,

mais uniquement du tableau . L'art du verrier devient réellement ,

avec eux , un art rival de celui du peintre. Ils consistent dans la

représentation d'une grande figure debout , qui remplit toute la baie

DES

Fig . 104. — SAINTE Foy .


Vitrail à personnage unique, à la cathédrale de Chartres.

des vastes fenêtres gothiques ; et alors l'armature de fer ou de plomb

qui suivait les contours du dessin ne pouvant plus faire valoir la

composition , mais devant bien plutôt nuire à son effet, est remplacée

par de simples traverses en métal , qui coupent le vitrail de place en

place en compartiments carrés ou oblongs ; ces divisions n'ont

plus aucun rapport avec le sujet reproduit, et le spectateur est censé

en faire abstraction en considérant l'ouvrage . Il ne reste de l'ancienne

disposition que la bordure générale , enfermant la figure dans une


240 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

chaine de trèfles, de quatre- feuilles ou d'autres ornements géomé

triques , à laquelle est ajoutée, au - dessus de la tête , une arcature go

thique . Quicherat trouvait ce nouveau système moins favorable que

l'autre au bel effet de l'édifice . Cependant il s'alliait fort bien avec le

premier, et, outre l'avantage d'être plus compréhensible à distance , il

avait celui d'être bien plus propre à développer le talent du dessina

Fig . 105 . SAINT LAURENT.


Vitrail à personnage unique, à la cathédrale de Chartres ,

teur et du peintre , qui , au lieu d'avoir à tracer en noir un simple

modelé sur différents petits morceaux de verre colorés avant d'être

assemblés , devait exécuter un véritable ouvrage de peinture sur

de grands carrés de vitre .

On trouve encore dans la cathédrale de Chartres divers spéci

mens de ce genre de verrière exécutés au treizième siècle. Dans le


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 241

nombre , on remarque les quatre grands prophètes portant les quatre

évangélistes , sujet allégorique dans le goût du temps . Ici , la fenêtre

gothique semble avoir été trop longue pour être remplie par un seul

LO
ARX PALLADIS

MAG
MATHEMA ET
BA VR h
Y LHISICA. LA
THICADUNG W
ERICA
ARTE
STORICA
OTA
ARROGALLIA GRAMMA LECTICA ZATIMIDITASI
ARTI TICA

10000
VOLUPTAS TONAV
VING

2. STUPORI METVSE
UTVIU
1. IGNORANADA

MILITIA SCHOLASTICA PER CASTRA HOSTIVM OB


SIDENTIVM ARCEM PALADIS.H.E . VERÆ
SAPIENTIÆ AT QVE DOCTRINA
15 89

EFER : A.S.

FIG. 106. LA CITADELLE DE LA SCIENCE ASSIÉGÉE ET DÉFENDUE.


Vitrail-tableau de la Renaissance, à la Bibliothèque de Strasbourg.

personnage : alors l'artiste a imaginé d'allonger son sujet en mettant

un second personnage sur les épaules du premier. Puis, au -dessous


242 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

de chacune de ces doubles figures, est encore représenté , suivant un

usage très répandu , et sous une arcade à plein cintre , le donateur ou


la donatrice du vitrail.

Au quatorzième siècle , le vitrail à grandes figures l'emporta tout

à fait sur l'autre et devint un tableau de plus en plus perfectionné.

Malheureusement , le nombre et la variété des couleurs augmentèrent

par cette raison même, ce qui rendit l'effet général plus confus et

moins brillant . A l'époque de la Renaissance, on en vint à exécuter

des verrières valant, par la composition , les toiles des grands maîtres ;

mais elles ne répondaient plus aussi bien à leur destination, et elles

ne jetaient pas autant d'éclat que celles du temps de saint Louis , qui

reste , en définitive, la belle époque de la peinture sur verre comme

de la plupart des autres branches de l'art du moyen âge : on peut

s'en assurer en contemplant les vitraux de la Ste- Chapelle. Les ver

riers du douzième siècle étaient peut- être plus habiles dans le choix

du verre, dans l'exécution des dessins d'ornement , dans la mise en

plomb, comme l'a remarqué Viollet - le - Duc ; mais ils savaientmoins

bien dessiner la figure, leurs lignes étaient plus raides, plus archaï
ques , et enfin , de leur temps, les vitraux étaient infiniment moins

répandus, moins développés. Il fallait, pour les multiplier partout et

pour leur donner toute leur importance, toutes leurs vastes propor

tions, il fallait l'avènement du style rayonnant , qui remplaça toutes

les clôtures de pierre par des châssis de verre. Il fallait, suivant le

mot très juste et très heureux de M. de Lasteyrie, l'historien de cet

art spécial , « que l'architecture des temples ne fût plus que la mon
ture de la vitrerie » .

L'art de la peinture sur verre disparut tout à fait avec le senti

ment artistique des âges chrétiens, aux dix- septième et dix- huitième

siècles. On ne fait plus alors de vitraux , parce que tout l'art gothique
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 243

est délaissé , et que le vitrail est une dépendance essentielle de l'église

gothique . Dans notre siècle seulement , la faveur publique est reve

nue à l'une et à l'autre , et l'on s'est mis à rechercher les secrets des

anciens verriers du moyen âge. Ce mouvement de reprise a com

mencé sous la Restauration . Mais, bien que les auvres des verriers

modernes fussent égales ou supérieures à celles de leurs devanciers

au point de vue du dessin et de l'exécution matérielle , leurs vitraux

n'atteignirent point encore à la vivacité des couleurs, à l'éclat des tons

des vitraux anciens , qui fondaient et pulvérisaient en quelque sorte

la lumière . La perfection même du verre moderne , c'est- à -dire son

homogénéité , son poli , sa transparence parfaite, apportait un obstacle

à la confection des beaux vitraux . Mais , dans ces dernières années ,

cette cause singulière d'infériorité a été reconnue, et les artistes spé

ciaux ont adopté certaines dispositions palliatives , par exemple l'em

ploi de verres striés ou granulés , et ce qu'ils appellent, en termes de

métier, la salissure, qui remplace la patine donnée par l'action du

temps ( 1 ) . Ils arrivent maintenant à faire des imitations beaucoup

plus réussies. Mais ce ne sont toujours que des imitations , et c'est

un des mérites les plus extraordinaires de l'art du moyen âge que

d'obliger l'art moderne à l'imiter jusque dans l'infériorité des matiè

res employées, s'il veut atteindre l'effet surprenant de ses merveil

leuses productions .

1. Luc Léo, op.cit ., p . 160 .


CHAPITRE HUITIÈME .

ancur LE TABLEAU..w.waru

Renaissance du tableau provoquée par le développement de l'archi


tecture gothique ; les retables . Débuts de l'école italienne :
Giunta , Guido, Cimabue , Giotto. École franco - flamande ; son
indivision à l'origine. Ses premières productions ; peintures de
maître Simon, de Jean Sevrin , etc. Portraits de saint Louis, du
roi Jean , de René d'Anjou et de sa femme. - Scènes peintes par
Jean van der Most, Hugues Portier, Jean Woluwe. Diptyques
et polyptyques.

IEN que le genre de peinture qu'on appelle le ta

bleau , et qui est devenu le plus fécond de tous,

apparaisse à peine au treizième siècle , il convient

de rechercher en quelques mots ses origines ,


B
ne fût-ce que pour montrer qu'elles se rattachent

directement au grand mouvement artistique dont nous étudions

l'ensemble . L'antiquité avait déjà connu et quelque peu pratiqué

l'usage de peindre des morceaux de toile ou de bois pour en

orner l'intérieur des palais : toutefois ce sont les fresques ou les

peintures murales qui tenaient chez elle la première place ; c'est

même à cette catégorie qu'appartiennent les fragments peints que

l'on a retrouvés à Pompéi et ailleurs . Pline et quelques autres écri

vains nous parlent bien de peintures mobiles , que l'on transportait


à volonté d'un endroit à un autre ; mais nous en sommes réduits à les

admirer de confiance , d'après les mentions ou les descriptions écrites ,

à moins que l'on ne veuille faire rentrer dans ce genre deux dessins

au trait , faits au crayon rouge sur des plaques de marbre blanc , prove

nant des fouilles de Pompéi et conservés au Musée de Naples ; ces

deux sanguines ou ces deux petits tableaux monochromes, d'une


Le treizième siècle. 16
246 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

exécution bien supérieure à celle des fresques , représente Thésée

tuant le Minotaure et un Groupe de dames jouant aux osselets

Il était réservé à l'ère chrétienne de donner à cette branche capi

tale de l'art tout le développement qu'elle comporte, et de la créer,

pour ainsi dire , à nouveau , car pendant de longs siècles elle demeura

dans l'oubli . Les églises seules , au commencement du moyen âge,

étaient jugées dignes d'être ornées par les auvres du pinceau ; et

celui - ci trouvait sur les murs des édifices sacrés un champ très suffi

sant pour y déployer son activité , en raison de l'étroitesse des fenê

tres , du petit nombre des piliers , des arcs , des chapelles , et de la

grande étendue des surfaces planes, offrant aux peintres des fonds

tout naturels et tout faits. La peinture murale était donc à peu près

seule cultivée . Mais , quand vint le règne de l'architecture impro

prement appelée gothique, la proportion des vides et des pleins se

trouva renversée , ainsi que nous l'avons vu : ce fut le vide qui

domina, par suite de la réduction de plus en plus grande des sup

ports , colonnes ou piliers, et de la suppression graduelle des pans

de murs au profit des grandes verrières . Où placer alors les sujets

d'histoire sacrée, les scènes augustes de la Passion ou de la vie des

saints , que les fidèles étaient habitués à étudier et à contempler dans

l'église , et qui composaient un des principaux éléments de ce vaste

système d'enseignement par les yeux , organisé pour eux dans les

temples catholiques ? On ne pouvait pas y renoncer ; on ne le vou


lait pas. Les artistes furent donc amenés par là, comme je l'ai indi

qué plus haut , à se forger des fonds artificiels, à reproduire les

sujets consacrés par la tradition sur des pans de bois , de toile , de

cuivre , destinés à être posés ou appendus dans les endroits les plus

visibles et les plus honorables . En effet, les anciens tableaux sont des

retables, c'est - à- dire , comme leur nom nous l'apprend , des tableaux
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 247

placés en arrière ( retro tabule ), et particulièrement en arrière de

l'autel , en d'autres termes des dessus d'autel , adossés la plupart du

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DISE

FIG . 107 LA VIERGE DE CIMABUE.


Tableau de l'église Santa -Maria Novella , à Florence.

temps au vide . Bientôt d'autres places reçurent des ornements de la


248 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

même espèce ; puis l'on finit par en accrocher partout , et de l'église

la peinture sur toile partit à la conquête du monde .

A quelle époque se produisit cette innovation du tableau détaché

sur bois ou sur toile ? Précisément à l'époque où le style rayonnant ,

commençant à pousser son principe jusqu'à ses dernières consé

quences , allait verser dans cet excès qu'on a nommé le flamboyant ,

et chasser impitoyablement les pleins de la construction , c'est - à - dire

fort peu de temps après la fin du treizième siècle . C'est ce qui con

firme la théorie que je viens d'exposer. En Italie , la résurrection du

tableau s'annonça un peu plus tôt, et là elle tint à des causes diffé

rentes , car l'architecture italienne ne suivait pas la même marche

que la nôtre. Dès l'an 1236 , Giunta ornait les églises de Pise et

d'Assise de crucifix peints alla greca, c'est - à - dire à la manière byzan

tine , mais cependant avec des mouvements plus naturels . Vers la

même époque , Guido achevait à Sienne la célèbre Madone de San

Domenico. Mais c'est surtout Cimabue , et après lui son élève Giotto ,

qui intronisèrent sur cette terre classique de la peinture , particu

lièrement à Florence, le genre si commode du tableau , et lui don

nèrent, grâce à leur prodigieux talent , une vogue subite . Tous deux

se distinguèrent aussi , et plus souvent peut- être, dans la fresque et

la miniature . Néanmoins les sujets détachés qu'ils exécutèrent sur


bois , pour la décoration de certaines églises , contribuèrent davantage

à rendre leur nom célèbre parmi les contemporains . La Madone de

Santa- Maria Novella , un des chefs -d'auvre de Cimabue, leur inspira

de tels transports d'admiration , qu'après avoir reçu la visite solen

nelle de Charles d'Anjou dans l'atelier de l'artiste , elle fut portée

par une procession triomphale jusqu'à la chapelle qui l'attendait .

« Cette Vierge entourée d'anges , dit M. Lafenestre, encore suspen

due à la même place, comme le monument le plus vénérable de l'art


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE, 249

florentin , justifie, si on la compare aux Vierges impassibles qui la

précèdent , cet enthousiasme populaire. Un certain air de dignité


bienveillante naïvement répandu sur un visage moins rigide , une

certaine souplesse attrayante cherchée dans l'attitude d'un corps

mieux proportionné , une certaine fraicheur rosée de coloris substi

tuée dans les chairs aux hachures bistrées et verdâtres des Byzan

tins , il n'en fallut pas davantage pour exalter les imaginations.

C'était la vie et la nature qui rentraient dans l'art ; on pouvait en

saluer la réapparition ( 1 ). » Giotto, à son tour, réalisa dans ses

tableaux du Crucifiement, du Couronnement de la Vierge, de la Pieta,

un progrès immense . L'expression s'allia chez lui à la noblesse de

la figure et de l'attitude. Ses types , quoique un peu courts, sont très

humains , et ont en même temps quelque chose de surnaturel . Son

petit - fils Giottino et ses autres élèves continuèrent à développer et

à perfectionner la pratique de ce genre de peinture. Les musées,

les églises de Toscane , conservent encore les traces de leur fécon

dité. Ainsi l'école italienne , si elle ne précéda point la nôtre dans

la restauration de la peinture murale , eut du moins l'honneur de

faire les premiers pas dans la voie nouvelle où devaient s'engager

et triompher les plus grands artistes des temps modernes.

Toutefois l'école française ou flamande peut produire, même à ce


point de vue , un acte de naissance presque aussi ancien que celui

de sa rivale . Pendant longtemps on n'a fait remonter ses débuts

qu'aux environs de l'an 1350 ; mais des témoignages écrits et des

monuments retrouvés depuis peu permettent de reculer cette date

d'une cinquantaine d'années . Et qu'on ne s'étonne pas de me voir

unir et fondre en une seule les écoles française et flamande. Elles

n'en ont fait qu'une à l'origine. Jusqu'au temps de la domination

1. La Peinture italienne, p . 56 .
maha
250 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

espagnole , jusqu'au seizième siècle , la Flandre , l'Artois, et la plus

grande partie de la région du nord où se dessina le mouvement

artistique du quinzième , dépendaient de la France ; le roi de France

en était le suzerain , et ce sont des princes du sang français, c'est le

frère de Charles V et ses descendants , les ducs de Bourgogne , qui

les gouvernaient . C'est même l'un d'eux , Philippe le Bon , qui donna

à ce mouvement la décisive et la plus forte impulsion. De plus , les


artistes du nord et ceux du centre de la France étaient en rapports

constants , en fréquentation continuelle . Ils venaient étudier les uns

chez les autres ; ils se communiquaient leurs recettes , leurs procédés ,

et , si leur pinceau reproduisait une nature ou des types quelque peu

différents, comme le voulaient leur origine respective et le milieu

où ils vivaient d'habitude, il faut reconnaître qu'ils avaient néanmoins

le même faire, la même manière , et que leurs auvres se ressemblaient

entre elles autant qu'elles s'éloignaient de celles des peintres italiens .

Cela est si vrai,qu'aujourd'hui encore , après tous les travaux et tous

les merveilleux progrès de la critique d'art , le meilleur connaisseur

se trouve quelquefois très embarrassé pour décider si telle toile ou

telle miniature ancienne est d'origine flamande ou française.


Chose curieuse , c'est à Paris même que certains maîtres Aamands

venaient s'instruire et s'inspirer. Cette ville était déjà le centre des

arts et du luxe . Les artistes étrangers, ceux des Pays- Bas surtout ,
venaient non seulement visiter ses ateliers , ses monuments , mais s'y

établir à demeure et lui demander durant de longues années le secret

de ce goût, de ce sens artistique qui ont été de tout temps sa

spécialité. Et , d'un autre côté, des Français allaient travailler en

Flandre et en Artois : Jacque de Senlis allait faire le maître- autel

de la cathédrale de Cambrai , en 1318 ; Mahaut , comtesse d'Artois ,

faisait venir à Bapaume un peintre appelé Jean de Lagny ; un reli


LĖ TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE , 251

gieux de Dammartin collaborait , en 1360 , à la restauration du châ

teau d'Hesdin , etc. Il y avait un contact , une fusion permanente , et il

serait matériellement impossible de dire si l'influence flamande a été

plus considérable sur nos provinces centrales que l'influence française

proprement dite, et parisienne en particulier, ne l'a été sur les Fla

mands. N'enlevons donc pas à notre patrie une gloire de plus ; nous

avons trop souvent sacrifié aux dieux étrangers . Sachons proclamer

que la grande école de peinture dont nos voisins s'enorgueillissent

à juste titre est également nôtre par ses origines , et ne séparons pas

rétrospectivement ce qui était bel et bien réuni dans le principe . Ils

ont cessé d'être Français ; mais nous devons nous souvenir, nous ,

qu'ils l'ont été longtemps .

Or , c'est dès les premières années du quatorzième siècle , ou même

dès la fin du treizième , que nous trouvons la trace de tableaux exé

cutés par cette école franco - flamande. Cette sorte d'ouvrage est

appelée alors la plate peinture, par opposition , sans doute , à la pein

ture en relief ou à la peinture des statues , si répandue au moyen

âge. En 1300, d'après un compte relatif au château d'Aire , en Artois ,

maître Simon peignait « une table neuve ou un tableau neuf au -dessus

de l'autel » . Molanus affirme avoir vu à Diest une belle peinture

du Crucifiement datant de 1305. En 1328 , un peintre de Valencien

nes , Jean Sevrin , exécutait pour le comte de Hainaut un tableau

fermant à serrure , où était une image de Notre - Dame . Les tableaux

étaient évidemment assez répandus vers 1338 , puisque les statuts

de la corporation des peintres de Gand , rédigés cette année - là ,

désignent les couleurs à employer pour peindre sur pierre , sur toile

et sur les retables (1 ). Très peu de temps après , nous voyons la même

1. V. , sur tous ces faits, le bel ouvrage de M. l'abbé Dehaisnes, Histoire de l'art en
Flandre, p. 138, 413, etc.
252 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

mode établie dans le cour de la France , et , cette fois, ce n'est plus

un document écrit qui nous l'atteste , c'est l'ouvrage lui - même qui a

subsisté jusqu'à nous comme un témoignage vivant : je veux parler

2. s .
FIG . 108. PORTRAIT DE SAINT LOUIS.
Ancienne peinture de la Sainte-Chapelle . ( 1 )

du portrait peint du roi de France Jean le Bon , exécuté , selon toute

apparence , du vivant de ce prince , entre 1350 et 1364. Ce précieux

monument , qu'on peut admirer à la Bibliothèque Nationale , repré

sente les prémices de la grande école des portraitistes français. En

1. Cette vignette et la suivante ( fig. 109 ), sont empruntées à l'ouvrage de M. Lecoy de


la Marche, Les Manuscrits et la Miniature, publié par la maison Quantin.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 253

effet, le portrait était un art tout nouveau , et cet art ne devait guère

se développer avant le fameux Jean Fouquet , peintre des rois

Charles VII et Louis XI . Depuis longtemps , sans doute , on essayait

de peindre des visages ressemblants et de fixer les traits des hommes

célèbres ou des personnes aimées . Les artistes byzantins avaient

cultivé ce talent tout spécial . Même en Occident , il n'était pas tout

à fait ignoré : Héloïse s'était fait donner le portrait d'Abélard ;

FIG . 109. TORTRAIT DE SAINT LOUIS ,


peint sur un registre des Archives Nationales.

Guillaume, comte de Poitiers , leur contemporain, avait fait exécuter

sur son écu celui d'une femme qui lui était chère. Mais tous ces

essais ne nous sont connus que par les documents qui les mention

nent , tandis que nous pouvons apprécier dans l'original l'image du


roi Jean .

Il faut cependant placer à côté d'elle , peut - être même avant, la

figure de saint Louis quiornait autrefois l'église basse de la Sainte


254 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE,

Chapelle . Cette peinture , qui sans doute faisait partie d'un retable

du quatorzième siècle , est détruite , comme celles qui l'accompa

gnaient . Mais, par bonheur , on en a conservé un dessin pris avant

sa destruction , et ce dessin , qu'il est très intéressant de confronter

avec les miniatures représentant le même personnage, montre le

saint roi assez âgé, tel qu'il devait être vers la fin de son règne,
amaigri par les
les macérations
macérations et les fatigues des expéditions lointai

nes , les cheveux blancs ou gris, portant une barbe très courte , con

trairement à la mode de ses contemporains , qui n'en portaient pas

du tout , et à sa propre habitude lorsqu'il était plus jeune ( 1 ) . L'atti

tude inclinée qu'a cette figure tient à ce que saint Louis était peint
à
genoux devant les saintes reliques rassemblées dans la chapelle

de son palais . Mais on peut dire qu'à cette époque le portrait était

encore une exception , et qu'il ne devint une coutume générale

qu'une centaine d'années après , grâce aux progrès énormes du des

sin, à la multiplication des peintures sur vélin , et à l'usage nouveau

de faire poser les personnages. Il commença alors à prendre une

place importante dans la vie privée . Les portraits servirent notam

ment à faire contracter les mariages des princes , qui , ne pouvant se

rendre en pays étranger pour juger de la physionomie des princesses

qu'on leur proposait , chargeaient un de leurs peintres attitrés d'aller

faire leur pourtraicture et de la leur rapporter. Le roi Charles VI ,

Philippe le Bon ,duc de Bourgogne , René d'Anjou, roi de Sicile , se

décidèrent ainsi sur le vu d'une peinture plus ou moins flattée. Le bon

roi René prit même l'habitude de porter sur lui, quand il s'en allait en

guerre, l'image de son épouse Jeanne de Laval , et pour cela il ne

trouva rien de mieux que de l'enfermer dans l'intérieur de sa lance.

1. V. , au sujet de cette représentation , les Documents parisiens sur l'iconographie de


Saint Louis, publiés par M. Longnon .
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 255

On lit , en effet, dans l'inventaire de son mobilier , un article ainsi

conçu : « Item , [dans la grande armoire de la garde - robe du roi , ]

ung bois de lance creux où il y a dedans un rollet de parchemin ,

auquel c'est dedans la pourtraicture de la royne de Sicile . » Le même

inventaire mentionne encore plusieurs tableaux , de grandes toiles

représentant les Villes de Provence, la Ville de Gênes, une Descente

de Croix , une Annonciation , deux ou trois Vierges, « une tablette

de bois à huit feuillets où sont les pourtraictures tirées de plomb

( dessinées au crayon ) du roi de Sicile , de la royne , de monseigneur

de Calabre et d'autres seigneurs , » etc. ( 1 ). Rien d'étonnant , du reste ,

chez un prince qui cultivait lui - même la peinture , et qui entretenait

autour de lui une troupe d'artistes en tout genre .

Dès le milieu du quatorzième siècle , les tableaux proprement

dits commencent à se multiplier, et , à partir de ce moment, leurs


mentions dans les textes deviennent trop fréquentes pour qu'on se

donne la peine de les relever toutes. Parmi les plus remarquables,

et parmi ceux qu'on plaçait naguère au nombre des premiers-nés


du genre , il faut citer celui qui fut exécuté pour l'abbaye de Saint

Bavon , près de Gand , par Jean Van der Most , en 1353. Ce mor

ceau a malheureusement disparu ; il représentait le Martyre de saint

Liévin . Il existe au Musée d'Anvers un Calvaire peint sur fond d'or

qui , paraît - il , n'aurait que dix ans de moins ; il est très curieux , mais

ce n'est guère qu'une miniature agrandie . Les historiens de l'art

flamand font aussi observer qu'en 1370 Hugues Portier fit pour
le même couvent de Saint - Bavon un Saint Amand abattant l'autel

de Mercure, et que , vers 1380, Jean Woluwe, peintre du duc de

Brabant , exécuta pour l'oratoire de la duchesse un diptyque, c'est

à - dire un tableau à deux compartiments séparés , reliés par des char

1. V. Le roi René, par Lecoy de la Marche, t. II , p. 79 et suiv .


256 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

nières et pouvant au besoin se replier l'un sur l'autre , de façon à pro

téger la peinture contre toute atteinte. Cette disposition , ainsi que

celles du triptyque et du polyptyque, sont les plus anciennes formes

de la peinture sur bois ou sur toile . Elles demeurèrent en usage

jusqu'au dix - septième siècle , et l'immortel chef - d'æuvre de Rubens ,

Fig . 110. LA PRÉSENTATION . - LA FUITE EN ÉGYPTE . L'ANNONCIATION. -LA VISITATION .


Diptyque de Melchior Broederlam . ( 1 )

sa Descente de Croix , est un des derniers spécimens du genre

adopté au moyen âge , qui atteignit son plus haut degré de faveur

à l'époque des Broederlam , des Quentin Metsys et des van Eyck .

Il en subsiste encore un vestige dans certaines images de piété

très recherchées des enfants, qui les appellent des images à sur

prises ; tels les petits romans de la Bibliothèque Bleue nous

1. La Peinture fumande( Bibliothèque de l'enseignement des beaux -arts), Paris, Quantin .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 257

offrent un souvenir effacé de la Chanson de Roland. Mais ce

n'était pas dans le but de surprendre les spectateurs que les ar


tistes d'autrefois avaient inventé ces formes de tableaux ; c'était

plutôt dans un but de préservation, ou pour les adapter à la

place qui leur était destinée , ordinairement le dessus de l'autel ,

auquel ils servaient de fond. Ce genre de retables pouvait, si l'on

voulait, se replier à inoitié , de manière à envelopper les côtés de


l'autel .

Il est visible , d'après ces courtes explications, que le genre essen

tiellement moderne du tableau a , lui aussi , sa racine dans l'âge le

plus chrétien de notre histoire et dans l'intérieur même de l'église .

Par la nature des sujets comme par la pensée et le sentiment, il est

encore un produit de l'esprit de foi qui animait nos pères . Donc cet

esprit n'était pas défavorable à la grande peinture , comme on l'a

quelquefois prétendu , bien au contraire, et le pape Pie IX était

absolument dans le vrai en déclarant que toutes les branches de

l'art avaient commencé à fleurir lorsqu'elles étaient les humbles ser

vantes de la religion . Les études consacrées à leur origine et à

leurs débuts dans notre pays auront toujours pour résultat , ( et c'est

ce qui en double l'intérêt,) d'écarter les ineptes accusations d'obscu

rantisme dont on poursuit à chaque instant l'Église catholique , cette

mère des nations modernes, qui lui doivent , au contraire , avec leur

existence matérielle, leur culture intellectuelle , littéraire , artistique,

en un mot tout ce qui les distingue des peuples assis , suivant la

belle expression de l'Écriture , à l'ombre de la mort .


CHAPITRE NEUVIÈME .

nunun L'ENLUMINURE. nu

Origine sacrée de la peinture sur vélin . L'enluminure et la minia


ture . — Phase hiératique et phase naturaliste ; leurs caractères
distinctifs . Progrès réalisés au treizième siècle : dans les lettres
initiales ; dans le portrait ; dans les scènes historiques . – Appa
rition des vues d'après nature et des sujets de genre. Travail de
l'enlumineur ; son portrait peint par lui-même. — Légendes racon
tées pour l'encourager , Son art passe des monastères aux corpo
rations laïques.

A peinture sur vélin est , au moyen âge , le genre le

plus heureusement cultivé et , chez nous , le plus

national ; c'est celui qui a engendré directement , au

point de vue de l'art, la grande peinture sur toile.

masz Il se rattachait encore par des liens intimes aux

cérémonies sacrées , puisque les plus beaux volumes , les plus riche

ment ornés , étaient les livres d'heures, les missels , les évangéliaires,

en un mot tous ceux qui servaient au culte . La peinture ne s'éten

dit que peu à peu , et par une sorte de tolérance , aux livres pro

fanes, de même que l'architecture dite gothique partit du temple

pour se communiquer au château et aux édifices civils. On peut donc

poser en principe que cet art spécial est encore un art hiératique dans

son essence et dans son origine. La peinture moderne elle - même

a- t - elle un autre caractère à son début ? Les fameux tableaux des

Van Eyck , des Memling, et même des premiers maîtres italiens,

jusqu'à Michel - Ange et Raphaël , sont - ils autre chose que des pages

d'histoire religieuse ? Ceux des artistes flamands et français du

quinzième siècle se rapprochent encore plus que les autres de la minia


260 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

ture par l'aspect général ; ce sont , pour ainsi dire , des miniatures

agrandies , transportées dans un cadre plus large . Aussi demeurent

ils éminemment chrétiens par l'esprit comme par le sujet . L'élé

ment profane et mythologique ne reparaîtra chez nous que lorsque


la Renaissance italienne l'aura remis en honneur ; ce sera un produit

d'importation étrangère, ce sera un alliage introduit par la mode

dans notre art national, mais ce ne sera jamais cet art lui - même :

l'art traditionnel de la France , comme sa grandeur matérielle ,

comme sa gloire séculaire, est fait de patriotisme et de foi ; il est né

de ce double amour qui a procréé dans notre pays toutes les belles

et nobles choses , l'amour du Christ et l'amour du sol natal , c'est- à

dire la fidélité aux traditions des ancêtres, car c'est ainsi que je

définis le véritable patriotisme .

Ayant consacré un volume spécial à l'histoire de la miniature ( 1 ) ,

je demanderai au lecteur la permission de recourir ici à ce travail

et de lui emprunter, en les abrégeant , les observations qui regardent

surtout la période du treizième siècle .

La véritable peinture sur vélin , ou la peinture décorative des

manuscrits, est née de la calligraphie ; elle a sa source dans le désir ,

commun à tous les peuples civilisés, de donner à certains livres

préférés un cachet particulier d'élégance . « On a commencé par

tracer des initiales un peu plus fortes, un peu plus soignées que

les autres lettres ; on a fini par faire de véritables tableaux . Cet art

charmant , qui a peuplé de chefs - d'æuvre nos bibliothèques et nos

musées , se confond , à sa naissance, avec l'écriture et s'identifie ,

en disparaissant, à la grande peinture , comme ces longs fleuves

qui , partis d'une modeste source , viennent se perdre dans l'Océan

1. Les Manuscrits et la Miniature.( Bibliothèque de l'enseignement des beaux - arts ), ze


édition , Paris, 1889, in- 8".
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 261

et régénérer ses eaux. Nos pères en ont exprimé le but et l'objet

par un mot tout à fait pittoresque : sous l'empire de cet amour

passionné de la couleur qui éclate dans leurs monuments, dans

leurs vitraux , dans leurs costumes , ils se sont représenté les feuillets

couverts d'encre noire comme autant de champs sombres deman

dant impérieusement à être éclairés ; y semer l'or , l'argent, les

couleurs vives, c'était , pour eux , faire le jour, c'était allumer ( illu

minare ). Et ne nous servons- nous pas d'une métaphore analogue

quand nous disons illustrer un livre ? L'ornementation des manus

crits devint donc l'enluminure ( illuminatio ), et les artistes qui s'en

occupèrent devinrent les enlumineurs. C'est là le sens propre de

ces différents termes , et c'est là le nom traditionnel , le vrai nom

de l'art dont il s'agit. Dans l'usage, et sur le tard , le mot de minia

ture semble avoir prévalu. C'est un abus de langage manifeste, car

la miniature n'est en réalité que l'application de la couleur rouge

( minium ) à certaines parties de l'écriture ou du livre, et, si elle a

constitué primitivement la base de leur décoration , elle en est

devenue bientôt le simple accessoire. On prend donc la partie pour

le tout en se servant de cette expression , et l'on commet une dou

ble méprise lorsque , par un étrange revirement, on attribue à celle

d'enluminure une signification plus étroite , celle de dessin d'orne


ment colorié. »

L'histoire de l'enluminure se divise en deux grandes phases,

dont la limite se place précisément vers le milieu du siècle que nous

étudions : 1 ° la phase hiératique ; 2 ° la phase naturaliste. Expli

quons d'abord ces deux termes .

« Dans les premiers temps, le peintre sur vélin travaille exclusi

vement pour les clercs. Les livres qu'il décore sont des livres

d'église, et , d'ailleurs, le clergé est presque seul à se livrer à la


Le treizième siècle . 17
262 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

lecture. En outre , l'artiste est lui - même un ecclésiastique , et le plus

souvent un moine. Il parlera donc aux yeux de ses confrères le

langage que parlent à leur intelligence la théologie et la littérature

sacrée , celui qui est le plus familier à sa bouche et à son oreille ,

c'est - à -dire le langage symbolique. Même dans le dessin , il s'adres

sera encore plus à l'esprit qu'au sens de la vue ; il reproduira des

types conventionnels , des emblèmes séculaires , qu'il sera sûr de

voir appréciés et compris ; en un mot , il suivra la tradition , non la

nature . La nature , qu'a- t- il besoin de l'étudier ? Les plus beaux

modèles ne se trouvent - ils pas dans l'enceinte du cloître et dans les

armoires du scriptorium ? Ne fera - t- il pas preuve d'un plus grand

savoir, ne réussira - t- il pas davantage auprès de ses contemporains

en groupant avec art les métaphores dessinées qui leur plaisent ?

Sans doute, il décorera soigneusement ses initiales , il tracera des

dessins de pur ornement , et la fantaisie lui inspirera quelquefois des


idées charmantes ; mais le comble de son talent , le suprême du

genre , consistera à faire dire aux choses les plus simples ce qu'elles

ne disent point aux ignorants. Par exemple, en peignant le Christ

sur la croix , il ne se préoccupera pas de faire couler naturellement


le sang des blessures , ni de représenter la scène du Calvaire telle

qu'elle a dû se passer en réalité . Il songera surtout au sens mystique

de la scène ; il fera couler le sang divin dans un calice tenu par une

femme : ce sera l'Église recueillant les fruits de la Passion du Sau

veur. Une main signifiera Dieu le Père , un poisson le chrétien

baptisé . Les couleurs elles - mêmes prendront parfois sous son pin

ceau une signification symbolique . Il arrivera par ce système à des

compositions ingénieuses , grandioses ou touchantes , mais un peu

trop compliquées et trop obscures pour nous. Malgré cela , ou plutôt

à cause de cela , tout le monde s'écriera autour de lui , et non sans


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE: 263

quelque raison : Comme c'est beau ! Tel est , en effet, le goût gé

néral de son temps , et ce temps est celui du triomphe de la con

vention dans les arts ; c'est la période que nous avons qualifiée

d'hiératique, parce que le symbolisme sacré domine alors absolu

ment dans l'enluminure, et qu'elle est réservée en quelque sorte aux

initiés . Le règne de cette première 'manière a eu à peu près la même

durée chez les' divers peuples d'Occident ; il s'étend chez nous

depuis l'époque mérovingienne jusque vers le milieu du freizième


siècle .

» Au temps de saint Louis , et notamment à la fin de son règne,

la société tout entière commence à changer d'aspect. Les arts, les

lettres se sécularisent , et le livre aussi ; il est déjà dans les mains

des nobles , des bourgeois . Le peuple lui -même ne s'instruit plus

seulement par la parole : il y a des filles de paysans qui savent lire.

En même temps, les laïques apprennent à peindre, et l'on voit se

réunir en corporations les calligraphes , qui sont aussi des enlumi

neurs . Grâce à la protection de leurs nouveaux Mécènes, les princes

et les seigneurs , grâce aussi aux avantages que procure l'exercice

d'une profession unique et spéciale , avantages qui manquaient aux

moines , occupés de beaucoup d'autres soins , ils agrandissent presque


aussitôt le domaine de la miniature : elle pénètre dans les ouvrages

profanes, d'abord dans les livres de droit , de science ou d'histoire,

puis dans les poèmes et les romans . Dès lors, elle s'adresse à une

classe toute différente , beaucoup plus nombreuse et beaucoup moins

raffinée. Il ne s'agit plus de se servir de la langue énigmatique des

clercs ; bien qu'une partie des fidèles soit familiarisée avec les sym

boles , il faut autre chose à ces esprits plus réalistes : le peintre est

obligé de parler avant tout aux yeux . Est -ce pour mieux se faire

comprendre ? est - ce par suite de sa propre ignorance ? Il renonce


264 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

aux types et aux costumes tradition nels , il représente tous les per

sonnages sous les traits et l'habit de ses contemporains , il place

toutes les scènes dans le pays qu'il habite , au milieu des monuments

ou des meubles qui l'entourent. Ce n'est plus la convention , et


pourtant c'est toujours la même absence de couleur locale . Ne nous

en plaignons pas ; ce nouveau procédé servira à nous initier mieux

que tous les documents écrits à la vie intime de nos pères. La trans

formation ne s'opère pas d'un seul coup , tant s'en faut. Le symbo

lisme existe encore , et ne cède la place que peu à peu . Néanmoins

l'artiste a commencé à regarder autour de lui ; il s'est mis à copier

la nature. Il ne dessine plus de ces figures majestueuses, mais figées

dans leur immobilité séculaire : il fait des portraits , grossiers d'abord,

mais bientôt extraordinairement fins. Le pas est décisif, et la réno

vation complète de l'art s'ensuivra. Le trait caractéristique de cette

seconde phase est la recherche du réel ; c'est pourquoi nous l'avons

appelée la phase naturaliste, en prenant ce terme dans sa meilleure

acception . Elle s'ouvre au treizième siècle, bien que des essais isolés

puissent parfaitement se rencontrer plus tôt ; elle atteint son apogée

au quinzième et se prolonge jusqu'au seizième, époque où , à force

de se développer dans le sens que nous indiquons , la miniature

deviendra la grande peinture.

>> Ses produits ne ressemblent plus à ceux de la première phase.

Au lieu de simples dessins au trait, ils comportent le modele ; au

lieu de surfaces coloriées à teintes plates, ils comprennent de véri

tables peintures. Le pinceau remplace tout à fait la plume ; la

gouache se substitue à l'aquarelle. Voilà donc déjà une double trans

formation et un double progrès . Ajoutons que la miniature est com

plètement émancipée du joug de la lettre initiale , c'est- à -dire que ,

si cette dernière sert encore de cadre à des figures et à des scènes


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 265

plus ou moins développées , les sujets indépendants prennent désor

mais la première place au point de vue du nombre et de l'importance.

Enfin, l'enluminure s'étendant peu à peu aux livres profanes, les

artistes étant plus connus et leurs auvres plus personnelles, leur

pinceau reproduisant plus volontiers la nature, les faits de l'histoire

FIG. III . - INITIALE FILIGRANÉE,


tirée d'un psautier de l'évêché de Tournai.

ou de la vie journalière , la peinture des manuscrits emprunte à ces

modifications profondes une animation , un air de vie qu'elle ne con

naissait pas. Elle devient plus humaine , plus accessible à l'intelli

gence des masses , plus conforme aux goûts modernes . C'est un art ,

en un mot, et non plus une science . Le symbolisme se réduit aux


266 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

proportions d'un noble idéalisme, et l'on ne sait quel degré de per

fection eût atteint la miniature si elle se fût contentée de joindre à

cet élément fécond et nécessaire la recherche raisonnable du naturel ,

au lieu d'abandonner sa voie propre et traditionnelle pour aller se

perdre dans le courant de la grande peinture . »

Tel est, en résumé, l'immense progrès qu'ont fait faire à l'enlu

minure les contemporains de saint Louis , et en particulier les

artistes parisiens, dont le Dante vantait le savoir - faire. Ce progrès

se remarque d'abord dans les lettres initiales. Elles prennent alors

smus
LES

FIG. 112. - INITIALE A FEUILLAGE,


tirée d'un manuscrit de la bibliothèque de Laon ( 1 ).

des proportions inconnues jusque- là, et elles encadrent , soit des

dessins d'ornement , filigranes déliés , entrelacs capricieux, feuilles et

fleurs de toute espèce , soit des figurines d'une finesse merveilleuse ,

parfois même de véritables tableaux . Assez souvent l'initiale a

plusieurs étages . Dans un des plus beaux évangéliaires de la Sainte

Chapelle, par exemple, les grands I qui commencent la plupart des

des évangiles de l'année , et qui se prolongent sur toute la longueur

de la page, contiennent chacun jusqu'à six ou huit scènes super

posées .

( 1 ). Cette vignette et celles du même chapitre qui portent les numéros 115 , 116, 117, 118
et 120 sont empruntées à l'ouvrage cité plus haut (Les Manuscrits et la Miniature ),
faisant partie de la Bibliothèque de l'enseignement des Beaux- Arts publié par la maison
Quantin.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 267

Dans le portrait , dont je n'ai pas encore parlé au point devue de

la miniature , le perfectionnement est moins sensible , parce que la

tendance à individualiser les visages ne s'était pas bien nettement

affirmée jusque - là. Ainsi les figures de Charles - le- Chauve et de

Lothaire , dans les évangéliaires carlovingiens , celles des compagnes

de l'abbesse Herrade , dans son célèbre manuscrit , détruit avec la

bibliothèque de Strasbourg par les bombes prussiennes , celles des

rois de France Henri Ier et Philippe Ier, dans la relation illustrée

de la fondation de Saint-Martin -des - Champs, ne peuvent guère

passer que pour des types génériques . « Il fallait, pour atteindre la

FIG . 113. INITIALE A RINCEAUX,


tirée d'une bible du séminaire de Tournai.

ressemblance, que l'artiste fit poser devant lui son personnage. Or,

ce n'est qu'à partir du quatorzième siècle qu'on le voit pousser jus

que- là le souci de la vérité . Il suffit de jeter les yeux sur les oeuvres

de nos grands miniateurs pour se convaincre que , dès lors, la majo

rité de leurs figures est dessinée d'après le modèle. Ce sont des types

vivants qu'ils ont reproduits. Ils ne pouvaient restreindre aux acces


soires , au mobilier, au costume, leur ardent désir d'imiter la nature ;

ils devaient chercher, ils ont cherché en effet, à rendre ce qu'elle

leur offrait de plus beau , de plus noble et de plus séduisant , le

visage de l'homme . Avec quel succès ? Nous ne pouvons plus

guère en juger ; mais la finesse de touche de leurs portraits, le

degré d'expression auquel ils sont arrivés , nous garantissent que ce


268 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

ne sont pas là des images de fantaisie, sorties de l'imagination ou

du souvenir. Et cette perfection dans la ressemblance est d'autant

plus étonnante qu'il s'agit , en général, de figures extrêmement

réduites, occupant à peine la moitié ou le quart d'un feuillet de par

chemin , quelquefois bien moins encore ; d'où le nom de miniature

FIG. 114 . INITIALE FLEURIE,


tirée d'un graduel du Musée germanique de Nuremberg.

appliqué, par extension , dans les temps modernes, aux infiniment

petits du portrait. »

Cependant ce nouveau progrès apparait déjà vers la fin du trei


zième siècle , ou fort peu de temps après . On peut le constater dans

la plus ancienne représentation figurée de saint Louis que nous ait


transmise le vélin , celle du registre des ordonnances de l'hôtel royal ,
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 269

rédigé vers 1320 et conservé aux Archives nationales ( 1 ) . Cette pein

DO09900
21909000BB
VODOS

FIG. 115. — INITIALE A HISTOIRES SUPERPOSÉES,


tirée d'un évangéliaire de la Sainte-Chapelle.

ture est encore empreinte de raideur et de gaucherie , mais déjà le

costume est fidèle, la draperie bien traitée, et les traits du monarque

1. V. ci- dessus , fig. 109.


270 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

ont dû être empruntés ou à des souvenirs de famille ou à quelque

image authentique faite de son vivant , image à laquelle le minia

teur aura ajouté le nimbe , pour rappeler la canonisation qui venait

d'être prononcée. Nous avons donc là , sinon un portrait original,du

CUMSEDEAT KAROLIS MAGNOCORONATUSHONORE


ESTIOSIAESIMILIS PARQUETHEODOSIO

SNE

LOO

CDOTO
MDC

OS

DoDoo
000 00

L. Sako

FIG . 116. CHARLES LE CHAUVE SUR SON TRÔNE .


Tiré du psautier de ce prince.

moins une reproduction presque contemporaine et offrant certaines

garanties d'exactitude . « Le roi est revêtu d'un manteau bleu , semé

de fleurs de lys d'or et doublé de vair. Ses bas de chausses sont

rouges , ses souliers noirs. Il a les cheveux blancs . Il tient un sceptre

et une main de justice . La couronne et le nimbe sont d'or. Le fond

sur lequel le personnage se détache est rouge - brun , quadrillé de


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE , 271

noir, avec des traits déliés en rouge et en blanc . L'encadrement est

bleu avec des arabesques blanches et bordé d'or ( 1 ) . » L'expression

et le caractère ascétique du visage sont remarquables . Ce qui fait

croire à la fidélité de cette image-portrait , c'est que le même type ,

à part les différences dues au plus ou moins d'habileté des artistes ,

se reconnaît dans d'autres représentation presque aussi anciennes


s
de la figure du saint roi , qui ainsi dériveraient d'un original commun .

L'analogie est surtout frappante dans la miniature des Chroniques

de Saint - Denis , de la bibliothèque Sainte - Geneviève , reproduite

dans l'ouvrage illustré de M. Wallon ( 2 ).

Les sujets évangéliques ou bibliques, à partir de la seconde moitié

du treizième siècle, comportent beaucoup moins d'éléments symbo

liques , et le symbolisme lui - même , lorsqu'il y apparait , est plus large

ment conçu : ainsi , dans la Bible de la reine Jeanne d'Évreux , les pro

phéties ou les figures de l'Ancien Testament viennent se superposer

aux faits de l'Évangile qui en sont la réalisation ; c'est la belle idée

développée de nos jours à Saint -Germain -des - Prés par le pinceau

de Flandrin . Au contraire , l'élément naturel occupe , dans les scènes

de cet ordre , une place de plus en plus importante . Il suffit, pour

s'en assurer , de jeter les yeux sur les riches peintures du psautier

de saint Louis , un des joyaux de notre Bibliothèque nationale , où

Abraham est déjà représenté par un chevalier armé de pied en cap ,

et la femme de Putiphar par une noble daine de l'époque . Les livres

hagiographiques sont illustrés avec la même préoccupation, comme

on le voit dans une vie de saint Thomas de Cantorbéry et dans

un manuscrit de l'abbaye de Saint - Denis reproduisant , en trente

tableaux , la biographie légendaire de l'apôtre de Paris et la fonda

1. Inventaire du Musée des Archives nationales, p. 181 .


2. Saint Louis, 2e édition , p. 460.
272 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

tion de son monastère. Il est vrai que ces catégories de sujets seront

traitées d'une façon beaucoup plus brillante à l'époque du duc Jean

de Berry et de Fouquet , lorsque la mode générale des livres d'heures,

ba

2.Dokline
FIG . 117 - ABRAHAM COMBATTANT.
Tiré du psautier de saint Louis.

qui n'existent encore qu'en germe au treizième siècle, sous la forme

de psautiers , les aura fait multiplier à l'infini.

Dans les sujets historiques , la couleur locale est également sacri


fiée au désir d'imiter la nature que l'artiste a sous les yeux . Toute

fois, les anachronismes sont moins nombreux et moins sensibles

dans les miniatures qui se contentent de nous transporter sur le


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 273

terrain de l'histoire de France , parce qu'en général il s'agit là d'évé

nements récents, moins étrangers au milieu de l'artiste . En effet, les

chroniques, les compilations de Vincent de Beauvais et de Brunetto

Latini , qui embrassent à la fois les temps anciens et modernes, la

science historique et les sciences naturelles , commencent de bonne

heure à être illustrées, et non sans élégance. Mais , dans cet ordre

de sujets, c'est principalement le règne de saint Louis qui inspire

les enlumineurs gothiques . Les faits et gestes du grand justicier,

du croisé héroïque , du prince vertueux honoré par l'Église, vivent

Fig. 118. — JOINVILLE ET SES COMPAGNONS.


Tiré du Credo de Joinville.

encore dans la mémoire de la nation , et ses descendants, ses fami

liers, les font avec une certaine fierté fixer sur le vélin . C'est d'abord

son inséparable compagnon , le sire de Joinville , qui , après avoir

écrit ses mémoires, fait peindre sur son propre exemplaire les

quatre grandes actions du bon roi , « les quatre faits où il mit son

corps en danger de mort pour son peuple ; j et dans l'illustration

de son commentaire du Credo, rédigé en Syrie, il réserve une place

à ses souvenirs personnels : on le voit , la tête couverte d'un chape

ron , selon son habitude , recevant avec ses compagnons les jeunes

Sarrasins chargés de les assassiner, et le petit vieillard infirme dont

l'intervention les sauva. Voilà l'événement contemporain , voilà l'im


274 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

pression de voyage introduits dans la miniature, retracés suivant les

données et sous la direction du témoin oculaire . Puis , c'est le récit

édifiant du Confesseur de la reine , que l'on rend plus saisissant en

déroulant dans une série de tableaux les traits de piété ou de cou

rage rapportés par l'auteur sur son héros vénéré. Ce sont les Chro

niques de Saint- Denis , que l'on enrichit d'un grand sujet à cinq

compartiments ( forme de composition très usitée durant cette

période ) , présentant le saint' monarque dans l'exercice de ses droits

de grâce et de justice (1).» Jusque dans le cours du quinzième siècle,

les enlumineurs français se feront en quelque sorte un devoir d'orner

de sa glorieuse image les manuscrits princiers , en lui prêtant , bien

entendu , le costume et l'équipage des souverains de leur temps.

Le sacre des rois , l'armement des chevaliers , les cérémonies féo

dales , fournissent également aux peintres sur vélin l'occasion de nous

retracer de petites pages d'histoire contemporaine. Nous assistons

par ce moyen à des fêtes publiques ou privées dont les meilleures

descriptions écrites ne pourraient nous donner qu'une pâle idée.

Nous nous mêlons à la foule qui se presse sur les pas de Philippe

Auguste le jour de son couronnement à Reims ; nous prenons part

aux réjouissances et aux spectacles donnés aux Parisiens le jour de

l'adoubement du roi de Navarre par Philippe le Bel . La série de

tableaux qui rappelle ces dernières fêtes, et qui a été placée par

Raymond de Béziers en tête de la traduction d'un livre espagnol ,

bien qu'elle n'ait aucun rapport avec cet ouvrage , nous offre sans

aucun doute la réalité prise sur le fait. On en arrivera bientôt à repré

senter sur le parchemin les événements les plus ordinaires , comme

l'hommage d'un livre, une promenade à cheval , une séance d'échevins

ou de capitouls ; et alors ce sera l'apparition de la peinture de genre .

1. Cf. Wallon, Saint Louis, p. 56, 72 , 114 ; Joinville, éd. de Wailly, p. 2 , 3, 414, 448, etc.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 275

Les œuvres de littérature , les chansons de geste, les romans de

chevalerie , où l'on rencontre surtout cette catégorie de sujets, sont

généralement décorés avec moins de richesse . Dès 1239 , on enlu

mine un exemplaire d'Aimeri de Narbonne ; mais les vignettes de

ce volume sont aussi médiocres par l'idée que par l'exécution . Le

grand luxe , l'art véritable , sont encore réservés pour les livres pieux.

Rien d'étonnant, d'ailleurs , puisque les enlumineurs, jusque vers la

fin du siècle , continuent d'appartenir en grande majorité à la classe

des religieux . Dans la plupart des abbayes , l'occupation traditionnelle

des moines , en dehors de la prière et des cuvres de charité, était la

transcription des manuscrits : à Marmoutiers , par exemple , aucun

autre travail manuel ne leur était permis . Or, la transcription et

l'ornementation se tenaient de près, et, si elles n'étaient pas toujours

confiées aux mêmes mains ( ce que parait indiquer un certain nombre

d'initiales restées en blanc dans les manuscrits , ou tracées seulement

à la plume en attendant l'auvre du pinceau ) , du moins elles s'exé

cutaient dans le même établissement . Le volume passait des mains


de l'écrivain dans les mains de l'enlumineur , et ne sortait pas pour

cela de l'intérieur du couvent , qui le gardait avec un soin jaloux .

Le peintre s'est très souvent représenté lui - même dans une des

pages de son cuvre : il n'a pas signé son nom , il n'a pas voulu dé

roger à l'humilité monacale ; mais il a eu la coquetterie de faire pas

ser à la postérité sa physionomie , son costume , ses ustensiles , ses

procédés . Ces vénérables têtes d'artistes peints par eux - mêmes ins

pirent la plus vive et la plus sympathique curiosité. M. l'abbé


Dehaisnes a décrit , dans un passage charmant , l'impression profonde

qu'elles exercent infailliblement sur celui qui les contemple : « Je

n'ai jamais pu voir, dit - il , sur le vélin des manuscrits , la figurine qui

représente l'enlumineur sans y arrêter quelque temps mes regards


276 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

et ma pensée. Le visage du moine est calme et sérieux ; une légère

couronne de cheveux entoure sa tête rasée . Il est enveloppé par une

1
Bibliothèque
manuscrit
Bruxelles
TRAVERSANT
royale
d'un
Tiré
de
la.
SAINT

E
LOUIS
Paris.
119.
Fig.

robe de bure aux plis lourds et symétriques . Assis sur un escabeau

en bois sculpté, il incline la tête vers le lourd pupitre qui porte un

livre orné d'enluminures encore inachevées , et sa main , à l'aide de la


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 277

plume ou du brunissoir, place l'or, l'argent, les couleurs brillantes ; et

cependant, autour de lui , dans les enroulements capricieux du feuil

lage et des arabesques, s'agitent les démons, les sirènes et les dra

gons ailés . Cette miniature ne représente-t-elle pas la vie du religieux

rubriciste ? Tandis que , non loin des murs du monastère, guer

royaient les Francs, les Normands , les Magyars, ou tandis que se

troublaient les manants , les gens d'armes et les seigneurs, lui , dans

la solitude respectée du cloitre, passait sa vie à étudier, à peindre

Fig. 120. — LE ROI DE NAVARRE ARMÉ CHEVALIER.


Tiré d'un manuscrit de la Bibliothèque nationale.

et à prier. Pour lui , enluminer, c'était obéir ; la règle le lui ordonnait

et son supérieur le lui imposait au nom de Dieu lui - même. Enlu

miner, c'était satisfaire son amour, sa passion pour l'étude et le tra

vail ; c'était vivre de la vie intellectuelle et en faire vivre les autres,

comme le dit ce vers d'un copiste dont l'ouvrage existe à la biblio

thèque de Lille :

Scripsit amore sui, conscripsit amore suorum.

Enfin, pour lui , enluminer, c'était travailler à la gloire de Dieu

au salut des âmes , à sa propre sanctification ; c'était faire connaître


Le treizième siècle. 13
278 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

les mystères de la foi, contribuer à la solennité des saints offices,

illustrer le texte des livres sacrés et la figure du bienheureux . Nous

voyons, en effet, le miniaturiste , tantôt offrir son cuvre au Christ ,

B
M

FIG. 121 . LES CAPITOULS DE TOULOUSE.


Tiré d'un manuscrit du XVe Siècle.

comme dans les manuscrits de Marchiennes et d'Anchin , tantôt

appeler ses miniatures des fleurs de l'âme qu'il présente à la Vierge,


comme le moine Lanvin dans un manuscrit du onzième siècle.

Radulphe , calligraphe du huitième , voyait , tandis qu'il écrivait son

livre, le fondateur de son abbaye, saint Vaast, qui le contemplait du


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 279

haut du ciel et lui disait : Écrivain , autant il y a de lignes et de

lettres dans ton cuvre, autant je te remets de fautes ( 1 ) . »

Une autre légende , plus récente , nous montre que les miniatu

ristes et les scribes des monastères , qui étaient très souvent les

mêmes personnages , conservaient encore , à l'époque de saint Louis ,

leurs meurs pieuses et simples . Un de ces humbles artistes, nous

raconte un contemporain , avait pris l'habitude, toutes les fois qu'il

avait à transcrire le nom de la Sainte Vierge , de le peindre élégam

ment en trois couleurs différentes, en or, en vermillon et en jaune

safran ; et toutes les fois qu'il le rencontrait écrit quelque part , il le


baisait avec dévotion . Or, il advint un jour qu'il tomba gravement

malade et qu'il fut administré. A ce moment , un de ses frères, qui

dormait dans une autre partie du couvent , bien loin de l'infirmerie,

vit en songe la Vierge elle - même descendre du ciel vers le pauvre

malade , s'approcher de son lit et lui dire ces mots : « Ne crains

rien , mon fils, tu vas te réjouir bientôt avec les habitants du ciel .

Parce que tu as pris soin d'honorer mon nom dans tes livres, le

tien à son tour vient d'être inscrit sur le livre de vie ; tu vivras avec

moi dans le paradis. » Et , remontant au ciel , elle emmena avec elle

L'âme de son fidèle serviteur. Aussitôt le frère courut à l'infirmerie,

et trouva le malade qui venait de mourir. Il raconta ce qu'il avait

vu , et tous les assistants louèrent Dieu ( 2 ) . Telles étaient les récom


penses promises aux enlumineurs du cloître. Ils ne souhaitaient

point la gloire terrestre , ils ne visaient point un salaire matériel : ils

travaillaient en vue de la palme qui ne se flétrit pas .

Mais bientôt l'art de la miniature sortit des couvents : le goût des

beaux livres commençant à gagner la noblesse avec la culture des

1. Dehaisnes, L'Art chrétien en Flandre, p. 47.


2. Anecdotes historiques tirées d'Étiennede Bourbon, p. 119.
280 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

lettres, on vit des artistes laïques faire concurrence, dans les châ

teaux ou dans les villes, aux obscurs travailleurs des communautés

religieuses. Vers la fin du treizième siècle ou au début du quator

zième, il se forma des corporations d'enlumineurs qui atteignirent

très vite une prospérité tout à fait significative. A Paris surtout elles

devinrent un métier des plus importants et se firent une renommée

particulière . Voulait - on un manuscrit élégant, on l'envoyait peindre

à Paris. La rue Boutebrie , une ancienne voie de notre capitale, est


nommée la rue des Enlumineurs dans un acte de 1371. En 1339 ,

les enlumineurs , confondus encore avec les écrivains ( illuminator

sive scriptor ), sont compris dans une taxe que s'impose l'Université,

et font, par conséquent, partie de ce puissant corps. Mais les deux

métiers tendent de plus en plus à se séparer : bientôt le texte des ma

nuscrits reste seul l'apanage du scribe , qui couvre le parchemin de

véritables dessins à la plume , et ses pages sont enrichies après coup

par le pinceau de l'enlumineur, qui les encadre et les commente .

Le premier demeure un artiste en calligraphie ; le second devient

peu à peu un vrai peintre , et, dès 1383 , son art constitue une pro

fession exclusive : « Illuminator librorum fuit, et est ac esse inten

dit verus illuminator juratus ( 1 ) . » Ces peintres laïques , toutefois,

conservent un esprit éminemment religieux , et , s'ils conduisent

la miniature à son apogée , c'est sous l'empire du souffle de foi qui

animait leurs prédécesseurs , joint à un sentiment plus vif des beau

tés de la nature . Le jour où se refroidira ce souffle fécond , l'art des

enlumineurs se glacera également : il ne survivra pas à la Renais

sance , et la propagation de l'imprimerie lui donnera le coup de grâce .

Ainsi , tout considéré, et pour résumer cette brève esquisse de la

marche suivie par les différentes branches de la peinture , l'art naïf

1. V. Histoire littéraire de la France, XXIV, 726.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 281

du treizième siècle a enfanté l'art épanoui du seizième, comme la

petite branche plantée en terre enfante le grand arbre. Il a produit

Vaidinti conco : atanam fusqurdidiaanse


antiones qua Debat umunale halutt
COATus om die
an lautaitbeatus.com
fim triumplimrmm epiltola ad diolavic
austmdmas diebus pontificem przerostenun
win ſanctorn ſolanta xl dpatona xncordar
tabs fuit Qnante alia . ett et aim is qube
fuent danda bir ar dianarannandetene
dnbpaconuspenuante 6 multo nagisin tanta
at tamſanga Colantate
dem apploqubzateado
fta concomandavr pul tamCornis quĩ quy
i conſecacturietinent cabrpetüt adiamonlens.

FIG. 122. -- FRONTISPICE DE LA CONSÉCRATION DES ÉGLISES.


Page du pontifical de Ferry de Cluny. (Collection du marquis de Bute. )

la renaissance chrétienne, surtout celle de l'école française et fla

mande , et l'autre renaissance , celle qui vint d'Italie, n'a fait que dé
282 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

tourner, au profit du sensualisme ou du néo - paganisme, un courant

formé sous l'influence de l'idée religieuse et pour son triomphe.

Qui peut dire que les progrès matériels déjà réalisés par la peinture

avant le seizième siècle n'eussent point poursuivi leur cours , lors

même que cette renaissance païenne ne fût pas survenue ? Qui peut
dire que l'art n'eût pas atteint la même grandeur, la même perfection

en demeurant chrétien ? Il avait commencé à grandir en plein moyen

âge : donc l'esprit du moyen âge ne lui était pas défavorable, bien

au contraire , et il pouvait arriver sous le même régime à son entier

développement. A la rigueur , il pouvait profiter de la résurrection des

modèles antiques , leur emprunter les qualités de la forme, qu'ils pos

sèdent à un si haut degré , sans pour cela s'inspirer de la pensée

antique . Raphaël et Michel - Ange l'ont fait quelquefois : il eût fallu le

faire toujours . Nous aurions eu alors un art véritablement original,

véritablement approprié à l'état de la société moderne ; et l'on n'au

rait pas vu , par exemple , les peintres du dix - septième siècle, dignes

émules des poètes

Dont la muse en français parlait grec et latin ,

représenter saint Louis s'élevant au ciel dans un char romain , sous la

forme et le costume d'un triomphateur du cirque ! La France, qui , de

l'aveu de M. Renan , ne connaissait pas de rivale pour la miniature,

la France, à qui l'Europe entière rendait le même hommage à une

époque où l'Italie possédait déjà des artistes renommés , eût pu dire

en toute justice : La peinture est ma fille.

Et , après tout , elle peut le dire encore ; car aucune déviation ,

aucune ingratitude ne saurait rayer de l'histoire ce fait éclatant : la

peinture moderne est issue de la miniature du moyen âge, et la

miniature du moyen âge était un art essentiellement français.


CHAPITRE DIXIÈME .

isusun LA TAPISSERIE. inunun

Destination primitive des tapisseries. - Premiers ateliers français.


La « tapisserie de Bayeux » . Fabrication d'Arras et de Paris.
Tapisseries de Saint- Médard et d'Angers. – Tentures décoratives
des châteaux ; leur disposition et leurs sujets. Transformation
de ce genre d'ouvrage dans les temps modernes .

Es ouvrages de tapisserie, tels que les compre

naient nos pères , sont encore une espèce de pein

ture : ce sont des tableaux exécutés avec l'aiguille

ou le métier , au lieu de l'être avec le pinceau . Ce

vesz genre de travail était connu des anciens Romains ,

qui paraissent eux - mêmes l'avoir emprunté aux Égyptiens ; mais


le moyen âge en fit sa spécialité .

Les tapisseries , ou du moins les tentures qu'on appelait de ce nom ,


étaient alors consacrées , elles aussi , et d'une manière à peu près

exclusive , à l'embellissement du culte . Dès l'époque romane , elles

servaient à parer le cheur des églises aux jours de fête. On les

disposait sur le dos des stalles ; seulement elles montaient beaucoup

plus haut , jusqu'à des barres de bois posées , pour les soutenir , sur

les chapiteaux des colonnes . De là le nom de dorsalia , dossiels ou

dossiers , qu'elles ont gardé longtemps .

Au treizième siècle , on commença à les laisser à demeure ; puis

on en vint à leur donner un appui solide en élevant , entre les

arcades du cheur, un mur d'une certaine hauteur, dont la présence

ne saurait s'expliquer sans cette destination , et dont on vit le pre

mier exemple à Notre- Dame de Paris . Plus tard, les tapisseries


284 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

furent supplantées, à cette place , par de magnifiques ouvrages de

menuiserie. Mais ce n'est guère qu'à l'époque des Valois qu'elles

furent employées d'une façon régulière à la décoration intérieure

des habitations privées .

On retrouve la place des tentures de cette espèce fabriquées dans

les provinces françaises depuis le dixième siècle environ ; on en pos

sédait bien quelques - unes auparavant , mais celles - là étaient peut

être d'origine orientale . Ainsi , vers 985 , on voit les religieux de


Saint- Florent de Saumur exécuter eux - mêmes de ces cuvres de

patience . Les villes de Poitiers , de Troyes, de Beauvais , de Reims,

d'Arras , de Saint - Quentin , avaient , dès le siècle suivant , des fabri

ques de « tapis » . Il nous est resté de ces ateliers primitifs un échan

tillon très remarquable, quoique grossier au point de vue du dessin ,

dans la fameuse tapisserie de Bayeux , attribuée à la reine Mathilde ,

femme de Guillaume le Conquérant . Cet ouvrage , à la vérité , est

plutôt une broderie : les lignes du dessin ont été d'abord tracées au

trait sur la toile, et l'espace compris entre ces traits a été ensuite

rempli à l'aide de fils juxtaposés parallèlement , puis de fils croisés

par- dessus les premiers , et enfin de points à l'aiguille fixant défini

tivement le tout. L'ensemble du travail, qui ne forme pas moins de

70 mètres de long sur 50 centimètres de haut , représente, dans une

série de tableaux sans interruption ni coupure , toute l'histoire de la

conquête de l'Angleterre par les Normands . On y a compté jusqu'à

623 personnages, répartis en 72 scènes accompagnées d'inscriptions

explicatives , et de cet immense rouleau , destiné à être suspendu le

long des murailles, on a tiré pour l'étude du costume , des mæurs et des

usages militaires du onzième siècle , des éléments très précieux . « Rien

de plus curieux que de voir comment les farouches guerriers de ce

temps s'y prenaient pour s'embarquer, pour mettre à la voile , pour


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 285

opérer le transbordement des armes ou des munitions , pour éclairer

leur marche , pour combattre, etc. Mais , si nous passons aux mérites

D'ANGLETERRE
ÉDOUARD
RRIVÉE
HAROLD
AUPRÈS
DUC
,123.
ROI
FIG
DU
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A
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tFragment
».«laapisserie
de Bayeux
H
VENIT
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TERRAM
ET
ANCLICAM

de l'ordre artistique , quelle ignorance des lois de la composition , des

proportions , de la perspective ! Masses sans équilibre, figures ayant


1

286 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

dix hauteurs de tête , personnages du second plan plus hauts que ceux

FORTA
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FUNÉRAILLES
ÉDOUARD.

CORPVS LADWARDI.
Fragment
tapisserie
124.
Bayeux
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DU
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REGIS
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23

PETRI
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ellel - HR
BAOWADU
7142222
,

du premier, arbres représentés sous forme de perches avec une demi

douzaine d'as de pique imitant le feuillage ; ce sont là des défauts


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 287

que l'on jugerait sévèrement , s'ils n'étaient communs à toutes les

productions de l'époque ( 1 ) . »

FUNCI
YIN PRELIO

1.D'HASTINGS
ATAILLE
».Fragment
«tapisserie
Bayeux
25.
Fig

de
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28
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HICCEC
REGIS

Malgré sa façon particulière , ce chef-d'oeuvre de patience et tous

1. E. Müntz, La Tapisserie, p. 88. Cf. J. Comte, La tapisserie de Bayeur reproduite


d'après nature .
288 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

ses analogues paraissent avoir été compris autrefois sous la déno

mination générale de tapisseries . Les dernières recherches de l'ar

FIG
126.COMBATTANTS.
. ENCOURAGE
L'EVÊQUE
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ODON,
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Fragment
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chéologie ont même donné lieu de penser que , jusqu'aux dernières

années du treizième siècle , tous les produits auxquels ce nom était


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 289

appliqué étaient simplement des étoffes brodées ou décorées d'une

façon quelconque à l'aide de l'aiguille ( 1 ) . Quoi qu'il en soit , les

tapisseries de haute lisse , c'est - à - dire celles où la chaîne servant à

faire le tissu est placée sur un métier vertical , étaient fabriquées

chez nous dès la fin de ce même siècle ; et quant aux tapisseries

de basse lisse, elles s'y confectionnaient depuis très longtemps :

seulement ce travail était connu sous un autre nom , celui de tapis

le moyen
series à la marche, en raison des pédales ou marches par

desquelles le fabricant sépare les fils de chaîne. Les documents

qui mentionnent le premier de ces deux genres « impliquent , dit

M. Guiffrey, l'antériorité et l'existence déjà ancienne du métier à

pédales ; toutefois, jusqu'à la fin du treizième siècle , l'quvre du tapis

sier ne se distingue pas nettement , dans les textes authentiques et

les actes officiels , de celle du tisserand ( 2 ) . »

Les villes de Paris et d'Arras se disputent l'avantage d'avoir vu

fonctionner les premiers métiers à tapisserie. Ainsi cette curieuse

branche de l'art serait encore française par son origine. Sans doute ,

comme l'a observé son historien , la puissante organisation des

corporations de Flandre lui donna dans ce pays un développement

qu'elle n'atteignit nulle part ailleurs au moyen âge ; mais , ajoute le

même savant , confirmant la théorie que j'ai émise plus haut à propos

des écoles de peinture, « il ne faut pas oublier que la Flandre et

l'Artois restèrent provinces françaises jusqu'au traité de Madrid ,

c'est- à- dire jusqu'en 1526 ; par conséquent , l'immense succès des

tentures qui reçurent du principal centre de production ( Arras) le

nom d'arazzi, doit figurer parmi les meilleurs titres de gloire de

notre ancienne industrie ( 3 ) . »

1. V. Jules Guiffrey, Histoire de la Tapisserie, ch . I.


2. Ibid ., p. 20 .
3. Ibid ., p. 19.
290 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

A Paris , les statuts des métiers rédigés vers 1250 ne font pas

mention des tapisseries de haute lisse , mais ils parlent des fabri

cants de tapis sarrazinois et de tapis nostrez, deux catégories spé

ciales, dont la première , d'origine orientale sans doute , était velue ,

et dont la seconde , d'invention française ( nostri ), était plutôt rase.

La corporation des tapissiers sarrazinois vit ses règlements confir

més par le garde de la prévôté de Paris, en 1290. C'est à l'occasion

de ses privilèges qu'apparait, treize ans plus tard , la première men

tion des ouvrages de haute lisse , dits aussi à la besche . Elle préten

dait faire interdire à ceux qui les fabriquaient de travailler dans la

capitale , à moins d'être assermentés et d'observer les usages géné

raux du métier. Elle obtint gain de cause , et , d'après l'acte addition

nel de 1 303 , dix de ces derniers artistes jurèrent, au nom de tous leurs

confrères, l'ensemble des statuts, promettant , de plus , de garder

leurs apprentis pendant huit années , de ne pas travailler la nuit, et de

ne pas se mêler des ouvrages cousus . « Pour que ces ouvriers de

haute lisse , ajoute judicieusement M. Guiffrey, fussent en mesure de

traiter sur un pied d'égalité avec les sarrazinois, il fallait que leur

industrie existât déjà et comptât de nombreux adhérents . En effet, si

dix ouvriers de haute lisse seulement paraissent dans l'acte d'accord ,

ils ont bien soin de spécifier qu'ils traitent non seulement pour eux ,

mais pour tout le commun du métier. Bien qu'il soit impossible d'éva

luer, même approximativement , le nombre de ces tapissiers pari

siens travaillant en haute lisse vers 1303 , il est permis de conclure des

termes de la pièce en question que l'introduction de ce procédé à

Paris remonterait à une époque sensiblement plus ancienne . Les

tapissiers que l'acte appelle ouvriers en la haute lice auront d'abord

végété modestement à l'ombre de quelque corporation puissante,

probablement celle des sarrazinois. Ils se sont peu à peu


peu développés
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 291

grâce à cette assistance , pour s'organiser ensuite et réclamer enfin

leur droit au travail et à la protection de l'autorité, dès qu'ils se sen

tirent assez forts pour secouer la tutelle de leurs aînés. Il a fallu un

certain temps pour que cette évolution s'accomplit ; aussi n'est - il pas

téméraire de supposer que les tapissiers de haute lisse travaillaient à

Paris un demi - siècle peut- être avant que leur existence fût officielle

ment constatée dans l'acte de 1303 ( 1 ) . >>

Voilà donc la date et le lieu de l'établissement de cette industrie

d'art à peu près fixés. Elle se développera ensuite avec une grande

rapidité . Malheureusement, il faut descendre jusque dans le cours

du quatorzième et du quinzième siècle pour avoir des échantillons


certains de ses produits.

Tapisseries, broderies ou tentures , ces divers ouvrages représen

taient généralement , comme celui de Bayeux , des personnages et

des scènes empruntés à l'histoire ou à la légende , surtout aux livres

sacrés et à la vie des saints. Ainsi , l'un d'eux , remontant au règne

de saint Louis , racontait , dans une suite de tableaux , la biographie

de saint Médard . On a gardé cette pièce précieuse jusqu'au com

mencement du dix - huitième siècle dans l'église de Saint-Médard

en - l'Ile, à Paris ; elle ne survit plus aujourd'hui que dans les dessins

de la collection Gaignières, à la bibliothèque bodléienne d'Oxford .

Cette mode, si favorable au développement du dessin de figure, se

perpétua dans les âges suivants. Une des belles tapisseries du quin

zième siècle conservées dans le trésor de la cathédrale d'Angers

reproduit les principales scènes de la légende de saint Martin , avec

une quantité d'assistants , et sur des fonds de paysage heureusement

traités , comme on le voit par le morceau qui représente l'apôtre

des Gaules recueillant dans des fioles le sang de saint Maurice et

1. Ibid ., p. 22.
292 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE,

de ses compagnons , sur le lieu de leur martyre , en Valais . Les

princes opulents et amis des arts , comme les ducs de Bourgogne et

d'Anjou, firent exécuter des tentures magnifiques sur lesquelles revi

vaient au naturel les personnages de l'Apocalypse, ou saint Louis ,


ou sainte Hélène, dessinés avec toute la délicatesse des miniatures du

temps . Du reste, les peintures sur vélin servaient souvent de modèles

pour ces peintures à l'aiguille . J'ai signalé autrefois, d'après des

Comet hirrueus li talons saintlebire.


füt le pbolle des foumisiens detruire

ses

FIG . 127 . Saint ÉLEUTHÈRE DÉTRUISANT LES IDOLES A TOURNAI .


Tapisserie d'Arras, à la cathédrale de Tournai.

articles d'inventaire et de testament, l'origine des sept grandes pièces

composant l'Apocalypse d'Angers , une merveille de finesse et de

coloris, que l'on expose encore dans la cathédrale les jours de fête :

Louis Jer, duc d'Anjou, avait simplement fait copier les six premières

dans un superbe manuscrit du douzième ou du treizième siècle , que

le roi Charles V , son frère, possédait dans sa librairie et lui avait

prêté à cet effet ( 1 ) . Ce volume existe encore à la Bibliothèque

1. V. Le roi René, t. II , p. 111 .


ma
1:57

LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 293

nationale , et l'on peut , en le comparant avec les morceaux conservés

de la tapisserie, se rendre compte de la fidélité avec laquelle la copie

fut exécutée. C'est ce qu'ont fait depuis M. Giry et M. Jules Guif

frey ; ce dernier a eu , de plus, la bonne fortune de retrouver le

tapissier à qui l'on doit ce vénérable monument : c'est un artiste

parisien nommé Nicolas Bataille , qui travaillait pour la cour de

France , et qui parvint par son talent à une haute réputation ( 1 ) .

Comment sipiatfondaleglise de
notre dame de tournayatfistles fons

FIG . 128. Saint PIAT CONSTRUISANT L'ÉGLISE NOTRE -DAME, A TOURNAI.


Tapisserie d'Arras, à la cathédrale de Tournai.

Si les tapisseries ne servaient guère, au temps de saint Louis,

qu'à la décoration des églises, les châtelains commençaient à orner

leurs salles de tentures d'une autre espèce, moins artistiques , mais

presque aussi riches. Elles étaient en étoffes de soie , brochées ,

ornées de broderies , relevées par l'or ou l'argent . Elles étaient


appendues aux murs, non pas à demeure, mais à l'aide de crochets,

1. Nicolas Bataille, tapissier parisien du XIV siècle, auteur de la tapisserie de l'Apoca


lypse d'Angers, Paris, 1877 , in - 8 °.
Le treizième siècle 19
294 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

d'où on les retirait à volonté ; car elles n'étaient mises qu'aux jours

solennels , où elles donnaient un air de fête à tout le château .

« Le matin de ces jours - là, dit M. Léon Gautier , décrivant d'après

les chansons de geste l'intérieur du manoir féodal, ou bien la veille

au soir , on voyait les serviteurs grimper aux échelles et suspendre ,

au haut de toutes les murailles, les beaux draps d'or et de soie .

Murs et boiseries disparaissaient sous ces riches tentures . Bref,

tout le château était encourtinė. A peine avait - on franchi les der

nières marches du perron , que l'on se trouvait tout à coup dans la

grand'salle , qui était toute tendue. Toutes tendues aussi étaient les

autres chambres , du haut en bas . On marchait sur de la soie (cer

tains textes nous apprennent que des tissus du même genre étaient

quelquefois étendus sur le sol ) , on marchait entre des murailles

de soie. Et quelle soie ! C'étaient les pailes, qui étaient de superbes

étoffes brochées ; c'était le samit, qui était un drap de soie sergé ;

c'était ce brocart qu'on nommait le ciglaton, et ce taffetas qu'on

appelait le cendal. Parmi ces étoffes, il y en avait d'unies ; d'autres

étaient de plusieurs couleurs . Tout cela venait d'Orient , et plus

encore de Sicile ; tout cela était chatoyant , rayonnant , éblouissant.

Puis , en ces mêmes jours de fête, on avait adopté la coutume fort

poétique et pittoresque de joncher de feuillage et de fleurs le plan

cher de toutes les chambres . C'étaient des joncs et des herbes ;

c'étaient des glaïeuls et de la menthe ; c'étaient des roses et des

lis ( 1 ) . »

L'usage de couvrir les murs de tentures et le sol de feuillage

s'étendit même à l'extérieur. Sur le passage des princes ou des

mariés , toutes les rues s'encourtinaient. Il nous est resté quelque

chose de ces habitudes démonstratives dans nos belles processions

1. La Chevalerie, p. 596.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 295

de la Fête - Dieu , ce legs parfumé et fleuri de la piété du moyen

âge . Mais bientôt les tissus de soie ne suffirent plus au luxe des

seigneurs . Après avoir emprunté à l'église une partie de son élé

gante architecture , ses fenêtres ogivales , ses voûtes , ses vitraux , ils

voulurent l'imiter également dans sa décoration intérieure. Ils eurent

leurs tapisseries et leurs tapissiers attitrés. Cet art, comme tous les

autres, alla en se laïcisant peu à peu , et les sujets traités devinrent

aussi de plus en plus profanes. Ce furent d'abord des épisodes de

nos épopées , l'histoire du terrible Ogier le Danois, la légende

d'Amis et Amile , l'Oreste et le Pylade de notre ancienne littérature,

ou bien celle des quatre fils Aymon , de populaire mémoire. Plus

tard encore, les allégories raffinées, puis les figures et les scènes

mythologiques envahirent les murs du vieux château transformé et

rajeuni. René d'Anjou, qui avait des goûts artistiques très déve

loppés , mais qui était souvent trop pauvre pour les satisfaire, se

dédommagea un jour par le procédé que Richard de Fournival

avait employé pour sa bibliothèque : il s'amusa à décrire , dans un

poème mêlé de prose, un palais idéal , dont les principales chambres

étaient tendues de riches « tapis » . Dans l'une d'elles , on voyait

représentés sous les traits de personnages humains : Oisiveté ;

Regard avec Beau - Semblant ; Plaisir ; Ardent Désir ( sous la figure

d'un aveugle ) ; Souvenir avec Pensée ; Quiderie avec Abus ; Volonté ;

Liesse ; Folie ; Raison ( mise derrière la porte par les précédents ).

Dans une autre , on admirait : Plaisant Maintien ; Jeunesse et Beauté ;

Port joyeux ; Fol Cuider avec Espérance ; Deuil et Tristesse ; Roger

Bon - Temps , un vieillard philosophe , ayant su se retirer du monde

et des plaisirs sans avoir « esté croqué ni laissé son plumage ( 1). »

Dans ces tapisseries fictives du quinzième siècle apparait déjà

1. De Quatrebarbes, Euvres du roi René, t. III , p. 163 et suiv.


296 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

l'élément mythologique , mêlé aux idées et aux allégories chrétiennes .

Ensuite les figures païennes prendront franchement la place de

smartu

Fig . 129. - SAINT MARTIN RECUEILLANT LE SANG DE SAINT MAURICE,


Tapisserie de la cathédrale d'Angers.

celles- ci ; et enfin , sous Louis XIV , les conquêtes du grand roi,

les voyages et les découvertes modernes, viendront fournir à la

fabrication de haute lisse , admirablement perfectionnée, un nouvel


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 297

aliment . On pourrait suivre la marche de l'esprit public rien qu'en


étudiant la série séculaire de nos grandes tapisseries . Mais , ici encore,

on ne saurait remonter à la source première sans rencontrer l'Église

et le culte catholiques, et ce besoin qui tourmentait nos ancêtres de

manifester leur enthousiasme religieux par tous les moyens en leur

pouvoir .
CHAPITRE ONZIÈME .

nunununununun L'ORFÈVRERIE . munusumunun

Éclat particulier jeté par cet art au treizième siècle . - La corpora


tion des orfèvres de Paris ; sa renommée. Les châsses et les reli
quaires ; leurs différentes formes. - Tombes ornées d'orfèvrerie.
Vases sacrés et objets servant au culte. – Reliures précieuses ,
Émaux. - Monnaies. - Sceaux.

Es arts dont le dessin d'ornement forme la base

principale ont été généralement le triomphe du


moyen âge. Autant ses ouvriers étaient d'abord

novices dans la reproduction de la nature ou de

la figure humaine , autant ils se sont montrés , dès

le début , gracieux et raffinés dans les mille fantaisies sorties de leur

imagination sous forme d'enroulements , de rinceaux , de fleurons, de

motifs décoratifs quelconques . En ce genre , ils sont au - dessus de

l'éloge : le nombre des amateurs épris de leur style , des industriels

qui s'évertuent à l'imiter, en dit assez le mérite . De là le succès par

ticulier de l'architecture rayonnante , qui , ainsi que nous l'avons vu ,

empruntait son élément essentiel au dessin d'ornement et reprodui

sait toutes les variations des rayons du compas . De là celui de l'en

luminure des manuscrits les plus anciens , envisagée dans sa partie

purement décorative. De là, enfin , le rare degré de perfection et de

richesse auquel s'éleva, durant la même période, l'art de l'orfèvrerie,

cette autre architecture , qui joue avec le métal comme les construc

teurs d'églises avec la pierre , ou , si on l'aime mieux , cette sculpture

de l'or et de l'argent, dont le fini dépasse toutes les æuvres du


300 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

ciseau . Le treizième siècle est la belle époque pour l'art de l'orfèvre

comme pour celui de l'architecte, comme pour celui du sculpteur

d'ornement , parce qu'alors le caractère du dessin de figure n'est plus

assez primitif pour déparer l'ouvrage et combattre le bon effet de


l'ensemble .

Les orfèvres de Paris formaient une corporation renommée et

très nombreuse : le livre des taxes de la ville n'en compte pas moins

de 116 en 1292. Ils se faisaient remarquer par un goût naturel ,

qui transformait leur métier en art véritable, et par un esprit de

corps qui assurait la conservation de leurs traditions . Et pourtant ce

métier était , au contraire des autres , ouvert gratuitement à quiconque

était capable de l'exercer. « Il est à Paris orfèvres qui veut et qui


faire le set , dit le recueil d'Étienne Boileau, pour [ vu ] qu'il cevre

ad us et az coustumes du mestier ( 1 ) . » Il est vrai que les cou

tumes en question corrigeaient en quelque manière cette grande

facilité : elles obligeaient l'artiste à n'employer que l'or et l'argent

du meilleur titre, et tant de conscience dans l'exercice d'une profes

sion où il était aisé de tromper le public fut sans doute pour quelque

chose dans la réputation des orfèvres parisiens .

Mais leur succès , comme celui de la plupart de leurs confrères , te

nait surtout à leur étonnante habileté , habileté d'autant plus digne

de notre admiration , que leurs moyens d'action , leurs instruments


de travail , étaient bien inférieurs à ceux de leurs successeurs . « Les

orfèvres du moyen âge , dit Viollet - le- Duc , ne possédaient pas les

ressources qui nous sont connues aujourd'hui. Pour fondre, ils


n'avaient que le charbon et des soufflets qui remplaçaient nos

chalumeaux perfectionnés. Cette pauvreté de moyens n'était pas

un obstacle pour eux , puisque nous voyons une grande quantité

1. Livre des Métiers, titre XI .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 301

de pièces d'orfèvrerie des douzième et treizième siècles , et même

antérieures à cette époque , très adroitement réunies par la soudure.

Le métal fondu pouvait être retouché par la ciselure ou au burin ' :

aussi ces artisans employaient- ils ces procédés qui , entre des mains 1
habiles , enlèvent à la fonte l'aspect mort et froid qu'elle conserve

habituellement. Quant aux pièces martelées , elles étaient égale

ment retouchées au burin , gravées , et le repoussé acquérait ainsi

de la vivacité et du prix . Il est évident que ces procédés si simples,

et demandant un outillage si peu important, prenaient leur valeur

de l'adresse et du talent de l'ouvrier qui les employait . La main de

l'homme, qu'aucun moyen mécanique ne surpasse , se sentait par

tout sur ces pièces d'orfèvrerie ... Il ne faut donc pas y chercher la

rectitude et l'uniformité mathématique de notre fabrication moderne :

on ne l'y trouverait pas ; mais , en revanche , on y trouve l'emploi

judicieux et vrai de la matière , parce qu'on ne possédait que des

moyens bornés qui ne permettaient pas de s'affranchir des condi

tions imposées par cette matière ; comme conséquence , des for

rapport avec le métal ; puis le style et le sentiment d'art

que ces artisans du moyen - âge mettaient dans tout ce qu'il pro

duisaient , depuis le monument jusqu'à l'humble ustensile de mé

nage ( 1). »

L'orfèvrerie, ainsi que plusieurs autres arts , avait suivi jusque sous

le règne de Philippe - Auguste les traditions byzantines , ou plutôt


romaines ; mais on la voit alors s'émanciper, comme la peinture,

comme le dessin , pour adopter des procédés et des formes tout à

fait propres aux nouvelles nations occidentales . Elle devient dou

blement nationale , car en même temps les ateliers de fabrication

se multiplient : Metz , Rouen , Arras , Amiens , Bourges, Troyes , le

1. Viollet - le- Duc, Dictionnaire du Mobilier, II , 172.


302 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

Puy, Limoges , sans compter la capitale du royaume, en possèdent

d'excellents dès cette époque . Les fondeurs français brillent à la

fois par le nombre et par le talent , à tel point qu'ils arrivent à sur

passer, de l'avis de Viollet -le - Duc , tout ce qui a été fait dans l'anti

quité et depuis ; appréciation qui peut sembler exagérée aux histo

riens froidement classiques, mais qui ne sera pas démentie par les

arch éologues et les amateurs d'art.

Or, dans quels monuments retrouve - t -on les traces de cet épanouis

sement spontané ? Au service de qui et de quoi tous ces habiles

orfèvres mettaient- ils leur savoir -faire ? Je suis obligé de répéter ici,

une fois de plus , ce que j'ai dit pour tant d'autres arts : l'orfèvrerie

vivait par l'église et pour l'église. Ses produits les plus beaux , les

plus délicats, étaient les châsses et les reliquaires . Comme jadis

saint Éloi , comme les Francs de la loi salique , qui se vantaient

d'avoir honoré les restes des martyrs mis à mort par les Romains

et de les avoir enchâssés dans l'or et l'argent, les chrétiens de ce

temps jetèrent sur les corps des saints la plus riche des parures , un

mélange étincelant de pierreries et de métaux précieux. Connaît -on

rien de plus somptueux , rien de plus original et de mieux entendu ,

soit comme travail , soit comme décoration , que la châsse de saint

Éleuthère, achevée en 1247 et conservée depuis , sans aucune inter

ruption , dans la cathédrale de Tournai ? Disposée en forme d'édicule

gothique , elle offre, sur son pourtour, un total de dix niches trilobées ,

une à chaque fronton et quatre sur chaque face latérale, occupées

par autant de personnages en argent repoussé et doré. Ces figures

justement admirées, parmi lesquelles on remarque celles du Sauveur,

de Marie , de saint Jean - Baptiste et de saint Éleuthère, sont d'un

fini si surprenant , que les traits du visage, les rides , les chevelures,

les barbes , semblent avoir été taillés dans une pâte molle : l'orfèvre
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 303

s'est joué avec le métal comme les architectes avec la pierre . Les

deux panneaux obliques qui simulent la toiture de l'édifice sont

ornés de niches de même style , correspondant aux premières et

renfermant aussi des statuettes de saints . Le détail de l'ornemen

tation est aussi riche qu'harmonieux , et presque entièrement em

prunté à la nature ou à l'architecture du temps . Les émaux seuls

sont assez médiocres ; et cependant ils n'ont pas empêché M. Didron,

ce critique si compétent , de proclamer la châsse de saint Éleuthère

le chef- d'oeuvre de l'orfèvrerie du moyen âge ( 1 ).

Quoi de plus riche encore , et de plus artistiquement conçu , que

le reliquaire de saint Sixte et saint Sinice , conservé dans le trésor

de la cathédrale de Reims ? que la châsse de saint Marcel , exécutée

en 1262 , ou celle de sainte Geneviève , achevée en 1242 par Bon

nard de Paris ? Les Vandales de 1793 ont jeté cette dernière au

creuset ; mais elle revit pour nous, fort heureusement , dans l'His
toire des Arts industriels de M. Labarte . Celle de saint Marcel , repro

duite dans le même ouvrage , est une véritable église en miniature ,

avec portiques, nef et bas -côtés Très souvent les reliquaires sont
ainsi conçus dans la forme des cathédrales gothiques . Et ces cathé

drales, d'ailleurs, que sont - elles , au fond, si ce n'est de grandes

châsses de pierre et de verre élevées sur le tombeau d'un saint ?

A côté de cette forme particulière, qui se caractérisera de plus en

plus, on en trouve une autre non moins ingénieuse . L'artiste cher

che quelquefois à donner au reliquaire l'aspect du corps ou de la

partie du corps dont il renferme un morceau : il rappelle le contenu

par la configuration du contenant . Ainsi la châsse qui recouvrait le

crâne de saint Louis , à la Sainte - Chapelle , était simplement un buste

1. Bulletin des commissions d'Art et d'Archéologie de Belgique, XV, 191. Cf. la notice
descriptive consacrée à ce monument , dans la Revue ae l'Ait chritien , par M. L. Cloquet.
304 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

ÉLEUTHÈRE
DE
T
.A
C OURNAI
HASSE
,SAINT
130.
Fig

Pignon
.
ooo
oo

FIG. 130 lis . CHASSE DE SAINT ÉLEUTHÈRE A TOURNAI.


Face latérale.
六 r thrs
4.45

FIG . I3I . RELIQUAIRE DE SAINT SATURNIN, A TOULOUSE.


Faces et profil.
306 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

du pieux roi en or repoussé , exécuté par un orfèvre de Philippe


le Bel , nommé Guillaume. La couronne et le collier qui accompa

gnaient ce buste étaient ornés de pierres précieuses, énumérées

dans l'inventaire de la Sainte - Chapelle dressé en 1573. Et combien

de place tient cette énumération ? Pas moins de dix grandes pages.

DE.
EA

BERTR
AND

HUYOT

FIG . 132 . COFFRET OU ÉTAIENT ENFERMÉS LES CILICES DE SAINT LOUIS.


(Musée du Louvre. )

A l'aide de ce document , on est parvenu à reconstituer pièce par

pièce les joyaux disparus ( car le reliquaire a été détruit en 1793 , et

la seule reproduction qu'on en possède , en tête du Joinville édité

par Du Cange , est une gravure , qui n'indique naturellement pas la

couleur des pierres). Cette restitution ingénieuse , dans laquelle les

rubis , les saphirs, les émeraudes , les perles , brillent chacun à leur
place , orne le frontispice de la seconde édition du Saint Louis de
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 307

M. Wallon . Le buste reposait sur un soubassement en métal . Il

était « porté sur quatre leonceaulz , et semé entre pilliers de fleurs à

quatre pampes garnies de leurs esmaulz , esquels estoient figurés les

rois de France ( 1 ). » L'ensemble devait être superbe . L'omoplate

de saint Louis se conservait dans une châsse différente, placée dans

la main d'une statue du prince, en argent doré. D'autres fois, les

reliquaires affectaient la forme d'un bras ou d'une main , quand ils

renfermaient une parcelle de ces membres. Mais souvent aussi ils


étaient construits comme de simples coffrets, fermés par un cou

vercle plat ou en dos d'âne. Tel est celui de saint Saturnin , à Tou

louse , ou encore celui où l'on a conservé longtemps les cilices de

saint Louis , à Paris . Cette disposition les faisait parfois ressembler

à des tombeaux en réduction ; c'est le cas pour la châsse plus ré

cente de sainte Rolande , à Gerpinnes , dans le Hainaut , et pour un

certain nombre d'autres . Mais , quelle que fût leur forme, ils étaient

toujours rehaussés par une décoration des plus élégantes et par de

véritables sculptures en métal .


L'orfèvrerie contribuait aussi à embellir les vraies tombes , surtout

celles des grands personnages, qui , placées dans les églises , ren

traient directement dans la classe des monuments sacrés . Elle forma

l'ornementation principale du tombeau de Thibaud III , comte de

Champagne , mort au moment où il allait prendre le commandement

de la quatrième croisade ; de celui de Philippe - Auguste , érigé par

Louis VIII ; de celui que la reine Blanche de Castille éleva à son

tour à son époux . Dans la sépulture du comte de Champagne , le

sarcophage était de bronze revêtu de plaques d'argent. La statue

du prince en habit de pèlerin, de grandeur naturelle, était d'argent ;

le socle et la table supérieure , d'argent enrichi d'émaux . Autour du

1. Inventaire de la Sainte -Chapelle, aux Archives nationales.


308 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

sarcophage, il y avait des colonnes de bronze doré soutenant des

arcades à plein cintre, qui formaient dix niches contenant chacune


GERPINNES
HAINAUT.
ROLANDE
CHASSE
SAINTE
FIG
133.
DE
–A,)(

une statuette d'argent. C'est le même genre d'ornementation qu'on

remarquait aux tombeaux en pierre sculptée de Philippe , frère de


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 309

saint Louis , et du jeune Louis , fils aîné de ce monarque, ' mort en

1 260, ouvrages dont j'ai parlé à propos de la statuaire .

Encore dans l'église, l'art des orfèvres était appliqué aux autels ,

aux tabernacles , aux calices , aux patènes , aux chalumeaux ( à l'aide

desquels on puisa pendant longtemps le vin consacré dans les

calices ) , aux burettes, aux bassins à laver, aux paix (servant à

PIN , VIDISORES SIGNAT 5 B4RA

RDZ.B.CECALLXOIS 1 € .PER . VOS:

Fig . 134. — CALICE destiné A LA COMMUNION DES FIDÈLES,


conservé à l'abbaye de Witters, près Insprück.

donner le baiser de paix aux fidèles), aux crosses, aux croix , aux

candélabres , aux lampadaires, aux lutrins, aux encensoirs , même aux

fonts baptismaux . Ils rivalisaient avec les peintres pour l'exécution

des retables et des triptyques. Quel vaste champ pour le talent de

ces artistes, et combien de petits chefs -d'oeuvre ils nous ont légués

dans ces genres si divers !

Et la reliure des livres saints, avec quelle respectueuse dévotion

ils l'ont enrichie ! Ce n'était pas assez de prodiguer à l'intérieur de


Le treizième siècle. 20
310 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

ces volumes vénérés toutes les délicatesses du pinceau et de la

plume : il fallait leur donner un vêtement digne du contenu . C'est

ce qu'on a commencé à faire de très bonne heure . Dès les premiers

siècles de notre ère , les métaux précieux sont employés, concurrem

ment avec l'ivoire sculpté , à enchâsser le texte des Écritures . Justi

nien offre au pape Hormisdas un Évangile revêtu de plaques d'or et

EUM.SU

Fig. 135. CALICE DE SAINT REMI .


( Bibliothèque nationale, cabinet des Médailles.)

de pierres précieuses. Les orfèvres mérovingiens continuent cette

tradition, et le célèbre Godescalc , vers le temps de Charlemagne ,

orne à son tour de bas - reliefs de métal , exécutés au repoussé, l'évan

géliaire qui a gardé son nom . Celui qui fut donné au monastère de

Saint - Maximin de Trèves par la fille de Pépin le Bref était enrichi

d'une grosse agate gravée, représentant l'image de la donatrice et


de quatre personnes de sa famille. Celui de Charles le Chauve , au

jourd'hui à Munich , est recouvert d'un travail plus compliqué encore :


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 311

les cabochons , les perles , les émeraudes , les saphirs, les améthystes

s'y mêlent aux lames d'or pour former un encadrement à la figure

A.VINE
RIPTYQUE
VERMEIL
Antiquités
Bruxelles
.136.
Fig
(Musée
EN
T—
des
.)de
UN GARNIER
E.

du Sauveur. Peu à peu les livres sacrés deviennent d'autres reli . '

quaires, et , pour achever la ressemblance , on enchâsse dans leurs

somptueuses couvertures des reliques véritables , avec une formule


312 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

d'anathème contre le sacrilège qui oserait en enlever la moindre

parcelle.

Au treizième siècle , ce genre de luxe est poussé encore plus loin.

SINUTA

Fig . 137. – LA RÉSURRECTION.


Reliure d'un évangéliaire de la Sainte -Chapelle.

L'évangéliaire que l'on pense avoir été donné par saint Louis à la

Sainte - Chapelle, et qui , après avoir passé par la Monnaie , a eu la

bonne fortune si rare de revenir sain et sauf à la Bibliothèque , nous

montre à quel degré de raffinement on en était arrivé. « La reliure


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 313

en vermeil, rehaussée de pierreries, porte, d'un côté, une croix avec


quatre figures dans les cantons de la croix : en bas , la Vierge et saint

Jean ; en haut, deux anges tenant l'un le soleil , l'autre la lune ; de

Fig . 138. - CRUCIFIX LIMOUSIN ÉMAILI. É ,


conservé à Rome.

l'autre côté , une magnifique figure en haut- relief du Christ assis ,

enseignant , avec des draperies d'une ampleur digne de l'antiquité . »

Un autre évangéliaire de la Sainte - Chapelle est également revêtu

d'une reliure d'orfèvrerie d'un travail admirable. Elle représente le

Christ sortant du tombeau, puis , au - dessous, trois gardes ou plutôt


314 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

trois cheyaliers endormis, très supérieurs , comme dessin , à la moyenne

OHS

XTS
ROGERIE

RUK

FIG . 139. CruciFIX LIMOUSIN EMAILLÉ.


(Collection de M. Spitzer. )

des figures exécutées par les peintres du temps. L'attitude de ces

guerriers est on ne peut plus naturelle ; on dirait qu'ils attendent ,


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 315

appuyés sur leur lance ou sur leur écu , le grand réveil du jugement

dernier. Leur costume , leur équipement , sont tout à fait ceux du

treizième siècle ( 1 ) .

Vers le même temps , les émaux d'orfèvrerie, soit cloisonnés , soit

en taille d'épargne, fabriqués principalement à Limoges , se répan

dent dans l'Europe entière , et portent jusqu'aux limites du monde

Fig . 140 . ÉCUSSON DE CROIX LIMOUSINE.


(Musée chrétien du Vatican .)

connu la renommée de nos artistes. On les imite partout, et on les

applique aux objets les plus divers , depuis ceux qui servent à l'exer
cice du culte, crucifix , écussons de croix , ciboires , crosses , reliquaires,

custodes , porte- cierges, médaillons, fermails de chapes, jusqu'aux

ustensiles les plus profanes, aux bassins , aux vases, aux coffrets, aux

bijoux et aux ornements de toute espèce . Les orfèvres font générale

ment « ressortir sur un fond d'émail des figures sévères , tracées par le

1. V. Wallon , Saint Louis, 2e édition, p. 463.


316 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

burin avec toute la noble et grave assurance de la science unie au

style . Ils proscrivent la manière d'émailler les carnations, qui , dans

son imperfection et avec l'obligation de réserver les yeux et la bouche,

faisait des caricatures , et de proche en proche ils n'emploient bientôt

plus l'émail que pour servir de fond à la silhouette des figures, qu'ils

épargnent dans le métal et dont ils gravent au burin tous les dé

FIG . 141 . - ÉCUSSON DE CROIX LIMOUSINE.


( Musée chrétien du Vatican .)

tails ( 1 ) . » Malheureusement l'exagération de ce procédé et la vogue

même obtenue par les produits de Limoges devaient leur ôter à la

longue quelque chose de leur cachet primitif, en faisant sacrifier l'in

térêt artistique à la prospérité de l'industrie. Le Musée du Louvre

possède de très remarquables émaux en taille d'épargne remontant à

la première moitié du siècle : par exemple , une plaque de cuivre doré

représentant la mort de la Vierge sur un lit couvert d'étoffe en émail

1. De Laborde, Notice des Émaux du Louvre, t. I , p. 58.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 317

bleu clair, dont les plis sont indiqués par des filets d'or et des lignes

#HS

Vogeco అంత ప ం 014 తుండం ఉ pం కలం, గంధం చలంలంలం


მე-otaxოზიციმომივიდათი-იიიიიიიიიიიიიიიიო ომითი იამაიკოითი - ააიიიიიიიიიიიიიი-აიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიიმორენა
Fig . 142 . RELIQUAIRE EN EMAIL DE LIMOGES.
(Collection de M. Germeau. )

d'émail blanc , et derrière lequel on distingue les douze apôtres avec

des nimbes émaillés de diverses couleurs ; puis un reliquaire à peu


318 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

près aussi ancien , composé de six plaques analogues à la précé

dente , ornées de dix -neuf pâtes de verre taillées en cabochon et de

six personnages en relief dorés et émaillés, qui sont des anges ou

des saints , accompagnés d'arcs, de colonnettes et de rosaces . Des

émaux du même genre décoraient souvent les tombeaux des princes

ou des grands seigneurs . Saint Louis avait commandé deux plaques


funéraires émaillées pour les tombeaux de ses enfants, enterrés à

Royaumont , et l'on peut encore admirer à Saint - Denis ces curieux

spécimens d'une fabrication qui a fait longtemps la gloire des ate


liers français.

Deux autres branches de l'art métallique, étroitement liées entre

elles , reçoivent, au treizième siècle, une impulsion toute nouvelle et

qui a été plus d'une fois signalée : je veux parler de la gravure des

monnaies et des sceaux . Les numismates s'accordent à dire que jus

que -là les monnayeurs des diverses contrées de l'Europe avaient

conservé des types et des procédés plus ou moins grossiers , ne rele

vant guère que du dessin linéaire, mais qu'à ce moment une ère nou

velle s'ouvrit pour eux . Cette ère eut son point de départ , comme
pour la plupart des autres genres , dans l'imitation de la nature. Au

lieu des figures de convention usitées précédemment , et dont quel

ques - unes sont assez énigmatiques pour faire le tourment des plus

habiles spécialistes, les princes se mirent à graver sur leurs mon

naies d'or ou d'argent des effigies fidèles, ou au moins des emblèmes

facilement reconnaissables et tracés avec une grande finesse. Les

cités de Venise et de Florence introduisent sur leurs sequins , sur

leurs florins, l'image de leurs patrons respectifs, saint Marc et saint

Jean - Baptiste . Frédéric II fait frapper à Amalfi des augustales imi

tant dans la perfection les antiques aurei des empereurs romains ,

si supérieurement gravés . Édouard ( er d'Angleterre adopte le type


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 319

célèbre des esterlings, représentant une tête de face couronnée , avec

la croix au revers. Mais c'est encore en France que la réforme prit

le caractère artistique le plus prononcé.

« Saint Louis , dit M. Lenormant , fut le restaurateur de la mon

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Fig. 143. — GROS TOURNOIS.


Monnaie d'argent de saint Louis.

naie au double point de vue de ses qualités intrinsèques et de son

style d'art. Il ordonna que les espèces royales fussent partout reçues,

défendit aux barons de contrefaire leurs types , et enjoignit à ceux

qui ne jouissaient pas du privilège de battre monnaie , de ne se servir

que de la sienne . Il voulut en même temps qu'une bonne foi absolue


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FIG . 144 . DENIER A L'AGNEL.


Monnaie d'or de saint Louis.

présidât à la fabrication du numéraire . Il créa des sous d'argent

pur de douze deniers , qu'il nomma gros tournois ou gros blancs, par

opposition aux deniers de billon , appelés noirs tournois, et rétablit la

monnaie d'or, disparue de France depuis la chute des Mérovingiens.

Le style des nouvelles pièces de ce grand et saint monarque est des

plus remarquables , à la fois simple et grandiose . Avec celles de


320 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

Philippe le Hardi, elles sont les chefs -d'oeuvre des suites monétaires

du moyen âge. Les types des moutons, des écus, des masses et des

royaux d'or sont empruntés aux images des sceaux , dont l'art s'était

développé considérablement, tandis que celui des monnaies restait

stationnaire . A dater de cette époque , il s'établit pour un certain

temps une corrélation intime entre les monnaies et les sceaux , deux

classes de monuments sorties le plus souvent du burin des mêmes

artistes, destinées l'une et l'autre à la manifestation de l'autorité ,

corrélation qui soumet les empreintes de métal à celles de cire .

Quant aux légendes , elles sont une émanation des sentiments d'ar

dente piété de Louis IX . C'est une prière qui s'élève vers le ciel . Le

travail des pièces de Philippe le Bel est moins simple et moins pur

que celui des monnaies de ses deux prédécesseurs ; les ornements

nuisent déjà à l'originalité des lignes et menacent d'éclipser les

figures ( 1 ) . »

Les sceaux forment, en effet, sous le règne de saint Louis , le digne

pendant des monnaies. Leur matrice métallique offre dans son dessin
les qualités de vie, de mouvement et de vérité des belles médailles

antiques . Dans ces petits monuments de cire , si précieux pour l'his

toire, il y a , comme l'a observé le savant marquis de Laborde , telle

figure coupée à mi - corps, tel groupe équestre n'ayant conservé que

le poitrail d’un cheval et les jambes de son cavalier, telle femme

dont on ne retrouve que les vêtements flottants, qui charment les

yeux et font rêver à l'époque de leurs auteurs. Les sceaux royaux

nous offrent cet admirable type « de majesté » , en usage depuis le

roi Robert, où le souverain , assis sur son trône , que soutiennent des

têtes de dragons , abrité sous un dais gothique et dans tout l'appa

reil de sa puissance , porte à la main les emblèmes traditionnels

1. Fr. Lenormant , Monnaies et Médailles, p. 227.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 321

de la royauté française, le sceptre et la fleur de lys, tandis que sur

le contre-sceau cette même fleur, semée à foison , se mêle au feuil

lage pacifique du lierre . Chacune des figures royales ainsi repré

sentées est un portrait authentique, pris au moment de l'avènement

du prince . Philippe-Auguste est un jeune homme à l'air avenant,

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FIG . 145 . SCEAU DE MAJESTÉ DE SAINT Louis,


d'après l'empreinte originale des Archives nationales.

à la mine ouverte ; ce n'est pas encore le rude vainqueur de

Bouvines , mais c'est déjà le monarque jovial auquel la tradition

populaire a prêté tant de bons mots. Saint Louis est plus grave, et

son effigie offre le meilleur type de cet art sobre et digne qui est

la caractéristique générale de son temps . Son costume même prend

une tournure artistique. Le manteau royal a retrouvé l'aspect de la


322 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

chlamyde antique ; ses plis tombent droits et harmonieux presque

jusqu'au bas du vêtement qu'il recouvre ; il est bordé d'un large

galon fleurdelisé et rattaché sur l'épaule par une agrafe de métal . La


tunique de dessus a des manches évasées , très larges par le bas ;

S des plis serrés comme ceux


celle de dessous , à peine visible , forme
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Fig . 146. SCEAU D'HUGUES DE CHATILLON , COMTE DE SAINT-PAUL,


d'après l'empreinte originale des Archives nationales.

d'un jupon . Le trône est une espèce de pliant assez bas , dont la sim

plicité correspond aux goûts du pieux roi , habitué à s'asseoir à terre

pour rendre la justice à son peuple. Autour de l'effigie royale se voit,

en grosses capitales très lisibles , la légende consacrée depuis les

premiers Capétiens : LUDOVICUS , DEI GRATIA FRANCORUM REX . Les

sceaux de majesté de Philippe III et de Philippe IV , sans être

mieux gravés , sont plus riches et plus élégants ; le second prête au


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 323

terrible adversaire de Boniface VIII et des chevaliers du Temple

une expression sévère qui lui convient parfaitement, et dans l'en

semble du type éclate déjà la recherche , le style fleuri et fouillé qui

sera la qualité dominante des graveurs sur métal de la branche des


Valois.

Les sceaux des chevaliers et des seigneurs sont presque aussi


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FIG . 147 . - SCEAU DU CHAPITRE DE SAINTE- GERTRUDE,


à Nivelle ( Belgique ).

remarquables. Ils les représentent d'ordinaire à cheval , partant pour


la guerre ou la croisade , qui était leur principale occupation . A cette

époque , « l'aspect du chevalier est vraiment redoutable. Tantôt , la

face entièrement masquée par le heaume épais et lourd , de forme

plate ou ovoïde, il lève bien haut son épée à deux tranchants , qui

commence à s'allonger et à se rétrécir pour les grands coups d'estoc ,

c'est-à - dire de pointe , car les coups de taille ne mordent plus sur le
324 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

haubert aux fortes mailles ; il se dresse sur ses étriers à éperon ; il

prend l'offensive, il va frapper l'invisible adversaire qui est devant

lui : c'est l'attitude du comte Saint- Paul, Hugues de Châtillon, con

temporain et vassal de Philippe le Hardi . Tantôt , serrant les flancs de

son cheval , il se précipite, la tête découverte et légèrement baissée ,

la lance en avant, comme s'il allait fournir une longue course et

poursuivre les infidèles en déroute : tel est Jacques d'Aragon , cet

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Fig. 148. — SCEAU DE LA VILLE DE TOURNAI ,


d'après le moulage des Archives nationales.

autre Conquérant , qui enleva aux Maures Valence et Majorque. Les

seigneurs anglais , remarquables par leur barbe, et déjà aussi par

l'allure fringante de leurs montures, ont l'air de vouloir fondre sur la

France : Robert de Veer, comte d'Oxford, sur le sceau apposé en

son nom au bas de l'acte où le roi d'Angleterre déclare qu'il s'est

allié avec les Flamands contre Philippe le Bel , semble répondre au

cri de guerre de son souverain ( 1 ). »

1. Les Sceaux, par Lecoy de la Marche (Bibliothèque de l'enseignement des beaux


arts ), ch . VI .
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 325

A côté de ces emblèmes majestueux ou belliqueux , ceux des prin

cesses et des dames nobles nous offrent quelques images gracieuses ,

attestant le respect professé à l'égard de la femme par ce temps

de galanterie chevaleresque . A partir de Marguerite de Provence,

épouse de saint Louis, les reines de France sont abritées sous une

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Fig. 149. - Sceau DE LA COMMUNE DE SOISSONS ,


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d'après l'empreinte originale des Archives nationales.


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arcade gothique ou dans une niche d'architecture élégamment fouil


S

lée , semblable à celles où l'on plaçait l'image vénérée de la Vierge .

Elles sont debout , commes les simples dames , et vues de face. Un

très petit nombre de femmes de seigneurs sont seules montées sur

leur blanche haquenée, le faucon sur le poing, prêtes à suivre leur


mari à la chasse.

Les sceaux ecclésiastiques présentent d'autres variétés , où l'évê


Le treizième siècle, 26
326 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

que, l'abbé , l'église , le monastère, gravés la plupart du temps d'après

nature, fournissent à l'historien , à l'artiste, les plus curieux sujets

d'étude. Puis les villes à leur tour s'ingénient à reproduire sur ces

petits champs de métal des réductions de leurs monuments , de leurs

hôtels- de-ville , de leurs ponts. Les sceaux d'Ypres, de Tournai ,

d'Avignon , de Cahors, et cent autres contiennent en ce genre de

véritables restitutions , qu'on chercherait vainement ailleurs. Plus

rarement les communes choisissent pour emblème officiel l'image de

leur patron , de leurs échevins , ou celle d'un chevalier armé de toutes

pièces , représentant leur avoué ou leur défenseur. Les corps de

métiers , qui ont aussi le droit de sceau , arborent leurs attributs ,

leurs instruments de travail . Les vilains , très souvent appelés eux

mêmes à exercer ce privilège , primitivement réservé aux princes ,

se distinguent par des symboles empruntés à la vie des champs . Et

toutes ces compositions gravées , de la plus importante à la plus

insignifiante, attestent un goût réel , une émulation générale. C'est

à qui apposera au bas de ses chartes l'empreinte la plus élégante, et

cette habitude universelle de mêler aux affaires les plus arides la

préoccupation du beau enfantera plus tard toute une science, encore

peu développée de nos jours , mais où les archéologues avisés trouvent

déjà des ressources infinies, la science de la sigillographie ou de la

sphragistique.

Ainsi le métal sous toutes ses formes rend hommage au talent et

au sens artistique de cette époque privilégiée . L'or, l'argent, le fer,

l'étain , sont d'accord avec la pierre, et , tout aussi durs qu'elle, ont

perpétué jusqu'à nous vingt catégories de monuments qui lasseront

la patience des hommes d'étude avant de rassasier l'admiration des

hommes de goût.
法 的

CHAPITRE DOUZIÈME .

coccus LE MOBILIER ET LA TABLE . Kwa

Le « style » étendu par le moyen âge aux objets de toute nature.


Mobilier ordinaire : lits, armoires , sièges, etc. — Mobilier rustique ;
aisance relative du paysan . Fréquence des banquets ; la table
et le couvert ; les assiettes, les vases à boire. - Ordonnance et
menu des festins. Abus des épices. - Les vins et la manière de
les boire. Le repas du vilain . Le luxe de la table combattu
de deux façons différentes.- La part des pauvres..

' Est un des caractères propres aux époques artis

tiques d'ennoblir les objets servant aux besoins

les plus vulgaires de la vie ; lorsqu'une génération

a du goût , elle l'étend à toute chose.


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Cette vertu ou ce talent est si bien reconnu par

les amateurs à l'ensemble du moyen âge, et particulièrement au

treizième siècle, qu'autant nos pères avaient d'ustensiles , autant les

archéologues ont pu entreprendre et entreprennent tous les jours


de monographies pleines d'intérêt pour l'histoire de l'art. Celui - ci re

trace l'histoire de la serrurerie, interroge les vieux fers : ils l'entraî

nent à écrire plusieurs volumes. Celui- là étudie les bahuts, ou les

étoffes, ou les armures ; et, dans chacun de ces débris d'un autre

âge , il trouve la matière d'une série d'observations dont profiteront

les plus intelligents de nos artistes et de nos industriels. Et , chose

curieuse, plus nous sentons , plus nous recherchons ce je ne sais quoi


d'intraduisible et d'incommunicable renfermé dans les produits d'une

belle époque, plus nous devenons impuissants à concevoir nous

mêmes un idéal nouveau , un style original : l'imitation tue l'inspira


328 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

tion ; l'archéologie supplante l'art . Il ne faut pas être trop savant


pour avoir l'étoffe d'un artiste.

Nous pouvons donc sans scrupule faire rentrer dans le cadre de

notre étude le mobilier , le service de la table , le costume , les cérémo

nies, toutes choses que les historiens politiques laissent de côté sans

inconvénient, mais où nous puiserons, nous , d'excellentes indications

5
FIG . 150 . CHANDELIER A PIED.
( Musée de Cluny. )

sur le goût si délicat de nos pères et , par la même occasion , sur leur

vie privée .

Le mobilier qui garnit les différentes habitations des contempo

rains de saint Louis, depuis celle du baron jusqu'à celle du labou

reur, offre dans son ensemble un caractère d'agréable simplicité et

d'harmonie . L'image du patron , la statue de Notre - Dame , entourées

de reliques , occupent une place d'honneur ; devant elles brûle un


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 329

cierge soutenu par un grand chandelier ou par un bras de fer fixé

dans la muraille , ou bien encore une lampe de cuivre poli suspendue

au plafond. Souvent les murs sont recouverts , comme nous l'avons

vu, de tapisseries ou d'autres tentures moins riches , ou au moins

revêtus d'une couche de peinture. Le lit de bois, bas , large , profond,

de grand style, est posé debout , sous un dais de serge verte , avec

d'épais rideaux de même étoffe glissant sur des tringles de fer. A

Fig . 151. CHANDELIER BAS.


(Musée germanique de Nuremberg .)

chacun de ses angles sont des pecols ou montants , également en

bois, parfois en métal doré ou argenté. Sur le lit , des couettes ou

lits de plume , des oreillers , des draps de lin ou de soie , des couver

tures de laine ou d'hermine , que le dormeur roule autour de lui .

Au fond de la chambre , une armoire gigantesque , décorée de

peintures. De chaque côté sont rangés quelques bahuts, lourds, mas

sifs, bien remplis , et des bancs de bois servant de coffres, ou bien

des bancs ( formes » , munis de dossiers et divisés en stalles . Au


330 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

milieu, des escabeaux et des pliants ; les sièges moëlleux sont incon

nus, même chez les plus opulents, et les chevaliers, à la rigueur,

s'asseoient sur les dalles , les dames sur des coussins. Le chef de la

famille a seul un faldesteuil, orné de dorures ou de sculptures , où il

Tina

Fig. 152. ARMOIRE A PANNEAUX PEINTS,


conservée à la sacristie de la cathédrale de Noyon.

est juché comme sur un trône ; hommage significatif rendu à l'auto

rité paternelle, et dont nos campagnes ont gardé la tradition jusqu'à

une époque très voisine de la nôtre . Tousces meubles sont faits pour

durer et pour être transmis de génération en génération .

Le paysan comme le seigneur a ses vases de métal ou de faïence

peinte , ses poteries , ses hanaps de « madre vermeil » ou de gros


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 331

verre , disposés avec art sur de lourds buffets de chêne ; il a ( qui le

DODO

Fig . 153 FAUTEUIL SCULPTÉ,


conservé à Bayonne,

croirait ? ) son argenterie à lui , car , dans les inventaires des gens de
332 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

la campagne , il est question de cuillers , de gobelets, de hanaps

d'argent, et ce détail seul peut donner une idée de l'aisance répandue

dans la classe agricole . Que de cultivateurs de nos jours envieraient

le contenu d'une de ces chaumières d'autreſois, où l'on trouvait, à

OCH Red

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Linen

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Fig . 154 . CHAISE SCULPTÉE ,


conservée à Bayonne.

côté des instruments aratoires et des ustensiles de cuisine les plus

variés , des huches de bois sculpté , des lits confortables, des armoi

res remplies de linge , des étables remplies de bestiaux , et jusqu'à des

caves abondamment garnies ! L'aisance tend bien aujourd'hui à reve

nir dans une portion de la classe agricole, mais la plupart de nos


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE , 333

familles de paysans ont perdu la tradition de ce confortable rustique ,

et les débris de leur antique ameublement sont allés grossir les

collections des curieux , tandis que leurs enfants ne songent qu'à

s'habiller et à vivre comme les bourgeois des villes . Ils sacrifient

eux- mêmes au goût de la futilité et du colifichet qui sévit dans la

plupart des intérieurs modernes. Au moyen âge , au contraire, et sur

tout avant sa décadence , l'habitation et l'ameublement ont quelque

chose de sérieux et de digne , qui n'exclut cependant pas une cer

taine élégance , et qui nous impressionne encore aujourd'hui quand

nous soulevons la poussière des vieux inventaires ( 1 ) . La misère s'y

révèle quelquefois, le faux luxe jamais , l'art bien souvent , et l'esprit

religieux presque toujours.

Dans le service de la table , en particulier , on voyait éclater ce goût

du beau et du solide qui distinguait la plupart des contemporains ,

et qui ne les empêchait pas d'avoir en même temps le goût du bon .

Les repas de famille ou d'apparat leur fournissaient très fréquem

ment l'occasion de déployer l'un et l'autre. On fêtait par des ban

quets toutes les circonstances solennelles de la vie : les baptêmes ,

les fiançailles, les noces , les relevailles , les anniversaires , voire

même les enterrements . Ces derniers se terminaient , en effet, par

une sorte de réminiscence du repas funèbre des anciens, désignée

par Humbert de Romans sous le nom de remembrance (en allemand

gedechinise ), et accompagnée d'un sermon ou d'un éloge du défunt.

Toutes ces réunions se tenaient dans la grand'salle . On у installait

une ou plusieurs tables , et le repas y était servi suivant un céré

monial réglé d'avance, non dénué de prétentions artistiques


Jetons un coup d'oeil sur les meubles et les ustensiles mis à la

1. Tout le Dictionnaire du mobilier de Viollet-le- Duc pourrait être cité à l'appui de cette
observation.
334 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

disposition des convives, et profitons - en pour observer furtivement

le menu du festin : le métier culinaire n'a- t- il pas été, lui aussi , honoré

du nom d'art ? Les dîneurs sont assis, suivant leur rang, sur des bancs

garnis de coussins ou sur des fauteuils à dais sobrement sculptés ,

appelés des chaières ; un dais plus riche, plus élevé que les autres,

appelé le maître - dais , désigne la place du seigneur ou de l'amphitryon ,

et peut quelquefois abriter deux personnes . Les lits sur lesquels les

anciens se couchaient pour manger ont disparu depuis longtemps ,

et ce changement capital , qui est toute une révolution , indique à lui

seul l'abime qui sépare les meurs des deux sociétés . Ce sont les

chrétiens des premiers siècles qui ont commencé à renoncer au

triclinium adopté par les païens efféminés de la Grèce et de Rome :

à partir de la chute de l'empire romain , on ne le rencontre presque

plus . Du reste, la nouvelle posture n'est pas seulement plus décente ,

elle est aussi infiniment plus commode. Les sièges sont disposés sur

trois côtés de la table ; le quatrième demeure libre pour les besoins


du service .

Cette table est, par conséquent , carrée ou rectangulaire. Elle est


décorée de moulures ; mais une nappe épaisse , artistement drapée ,

festonnant et tombant presque jusqu'à terre , en cache les ornements.

Sans cette couverture, nous reconnaîtrions tout de suite qu'elle est

mobile et dressée simplement sur des tréteaux , de manière à se prê

ter à toutes les modifications exigées par les circonstances. Elle est

garnie de fleurs, de yases d'or ou d'argent , ou tout au moins de vases

rustiques. Certains mets y sont servis à l'avance dans des plats de

faïence ou de métal . Ils sont couverts ; on ne les découvrira qu'au

moment de se les partager, et c'est de là que vient notre singulière

expression : mettre le couvert. Devant chaque personne on place un

couteau , une cuiller ; mais il n'y a de fourchettes que pour ceux qui
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 335

ont le bonheur de vivre à la fin du treizième siècle ou plus tard , et

quant aux serviettes, on n'en trouve qu'au lavoir, où chacun ira

s'essuyer les lèvres après le repas,

On ne met qu'une seule « écuelle » ou une seule assiette devant

deux convives, et de même pour les coupes ou les hanaps. Ce vieil


usage ne paraît pas avoir été fondé sur un motif d'économie, mais

plutôt sur une façon particulière d'envisager la politesse et l'amitié.

os

‫با ار‬
Fig . 155 . UN COUVERT PRINCIER.
D'après un manuscrit du Saint-Graal.

Et , comme dès lors on avait soin de placer les invités en alternant

les sexes , un chevalier et une dame se trouvaient souvent appelés à

composer ces duos gastronomiques . Il en résultait des assauts de

courtoisie , quelquefois même , assure - t - on , des mariages . En tout cas ,

si la délicatesse pouvait avoir à en souffrir, il y avait là une occasion

de rapprochement, un élément de sociabilité qui contribuait à l'ani

mation et à la gaieté du repas . Une tradition analogue s'est perpétuée

jusqu'à nos jours dans certaines contrées d'Orient , où les grands


336 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

croient faire un insigne honneur à leurs hôtes en les invitant à puiser

dans leur assiette. Il en est de ce procédé comme de beaucoup

d'autres : civilité au delà, impolitesse en deçà .

Les hanaps sont souvent en métal ciselé. A côté d'eux brillent des

aiguières en cuivre jaune , des « nefs » remplaçant nos bouteilles , des

calices à la forme élancée, des coupes à couvercle et sans couvercle ,

ou de vulgaires gobelets . Chez les princes , les verres à boire sont des

plus précieux . La plupart ont une histoire et rappellent des exploits,

Fig . 156 . UN REPAS D'APPARAT.


D'après le Méliadus du British Museum.

des conquêtes , des légendes . « Vous placerez , dit Maugis dans


Renaud de Montauban , devant Naimes la grande nef que j'ai con

quise à Rome et qui ne contient pas moins d'un setier ; devant Turpin,

la coupe de Geoffroi de Bordeaux ; devant Ogier, celle de Didier ;

devant Estous, celle du roi Yon ( 1 ) . » L'aspect général de la table

emprunte à cette variété de vases l'aspect d'un fouillis étincelant.

Sans doute , l'orfèvrerie de table est beaucoup plus grossière, à cette


époque , que l'orfèvrerie d'église ; pourtant le moindre ustensile est

1. La Chevalerie, par Léon Gautier, p. 628.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE , 337

marqué de ce cachet inimitable, sui generis, qui constitue ce qu'on

appelle le style .

Le festin commence. Il n'est pas près de finir, car les convives

vont voir se succéder, dans un ordre régulier, une quantité de mets

Fig. 157. — AIGUIÈRE EN MÉTAL,


conservée à Gratz.

apprêtés pour le coup d'ail , des pièces montées équivalant à de vé

ritables monuments , comme les cygnes et les paons rôtis ; des pâtés

monstrueux d'où s'envoleront , quand on les ouvrira, des nichées de

petits oiselets , et d'autres surprises aussi alléchantes, apportées en

grande pompe par un cortège d'écuyers ou de varlets. Les yeux seront

aussi occupés que le palais, et le repas sera encore un spectacle.


338 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

Même sur les tables moins somptueuses, dans les dîners de noces

populaires ou dans les raccrocs de noces, comme on appelait en


Normandie les dîners de lendemain , on ne compte pas moins de cinq

ou six services , et parfois le nombre des plats va jusqu'à l'invrai

semblance . Dans une occasion semblable, dont le Ménagier de Paris

nous a conservé le souvenir, le menu fut ainsi composé par les ordon

nateurs : 1 ° des assiettes ou hors - d'oeuvre, consistant en raisins, pêches

et petits pâtés ; 2 ° plusieurs potages, qui étaient , comme encore au

Fig . 158. VERRE A BOIRE ,


à
conservé la cathédra le de Cracovie.

temps de Boileau , des civets ou d'autres mets solides ; 30 des blancs

mangers, composés de chapons et de poulets par vingtaines ; 4° des

rôts, comprenant porcs , moutons, perdreaux , etc. ; 5 ° des gelées,

faites de poussins , de lapereaux et d'écrevisses mélangés ensemble ;

6° une fromentée, combinaison savante de venaison , de poires, de

noix , avec trois cents æufs; 7 ° des tartelettes et autres desserts , suivis

d'hypocras, de vins fins, et , pour finir, d'un choix varié d'épices, très

utiles, on en conviendra , pour faire digérer un pareil repas.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 339

L'abus des épices est un des caractères dominants de la cuisine

du moyen âge, si étrange par certains côtés . Mais cette bizarrerie ,

il ne l'a pas plus inventée que les autres : il en a hérité de l'antiquité .

Les Grecs et les Romains en avaient établi la mode ou l'avaient reçue

de peuples plus anciens ; elle s'est perpétuée chez nous jusqu'aux

débuts du dix - septième siècle. Ce détail n'est peut- être pas indifférent

pour l'histoire des moeurs, car, sans prétendre que de la nourriture

de l'homme dépendent la tournure de son esprit ou l'étendue de ses

facultés, ce qui serait tomber dans la physiologie matérialiste, on

Fig . 159. COUPE EN VERRE,


trouvée dans le maître-autel de Saint- Christophe de Liège.

doit reconnaître qu'elle n'est pas toujours sans influence sur son

humeur , sur son temperament. Nous disons à chaque instant que tel

mets est « excitant » . Or , combien devaient être excités des gens dont

la nourriture journalière était mêlée d'une profusion de poivre , de

gingembre , de muscades , de girofles, de piments de toute espèce .

Ils s'irritaient le sang , et par là se trouvaient naturellement pré

disposés à la violence . En effet, les hommes du moyen âge étaient

ordinairement violents ; ils s'emportaient pour le bien comme

pour le mal . A partir du moment où cesse l'abus général et quotidien

des épices , sous le règne de Louis XIII , on voit , au contraire , les


340 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

meurs et les caractères s'adoucir presque subitement , s'affadir même

trop souvent. Est - ce au raffinement de la civilisation qu'il faut prin

cipalement attribuer cette singulière métamorphose ? Sans doute ;

mais le système général d'alimentation a pu également y être pour

quelque chose , car ce n'est pas sans raison que l'humeur de l'âme

et les humeurs du corps ont été appelées du même nom , et elles

ont entre elles un lien beaucoup moins superficiel. Toutefois je livre

cette remarque au jugement du lecteur, et je me contente de le

FIG, 160. VASE DE CRISTAL A COUVERCLE ,


conservé au trésor de Saint-Marc de Venise.

renvoyer, pour le fait en lui- même , au Ménagier de Paris, un livre

quelque peu postérieur au treizième siècle , qui est à la fois un par

fait manuel de la maîtresse de maison et une des plus jolies produc

tions de la littérature familière du moyen âge ( 1 ) .

Quant aux vins apportés au dessert , dans de grandes aiguières à

l'allure quelque peu solennelle , ils étaient eux- mêmes épicés, aroma

tisés , poivrés , ou , au contraire , emmiellés. Mais, dans le cours du

repas , on buvait plutôt des vins naturels , et de préférence les bons

crus d'Auxerre, de Beaune , de Saint- Pourçain , d'Orléans , d'Anjou,

1. V. l'édition qu'en a donnée M. le baron Pichon, p. 36 et suiv.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 341

d'Argenteuil, etc. ( 1 ) Les serviteurs eux - mêmes usaient de cette

boisson , tant elle était commune ; seulement ils ne la prenaient point

pure . Joinville nous apprend qu'il avait soin de tremper le vin de ses

valets, et que , s'il n'en faisait pas autant pour le sien , le roi du moins

lui conseillait de le faire et lui en donnait l'exemple. Du reste , ceux

à qui l'on versait ce breuvage sans mélange avaient habituellement

à côté d'eux un flacon d'eau pour en tempérer la force après coup :

ils buvaient le vin et l'eau séparément , suivant une habitude qui

paraît traditionnelle dans certains pays du nord et qui s'y est con

servée. C'est ce que prouve entre autres la curieuse anecdote que

l'on racontait sur Guillaume d'Auvergne , évêque de Paris , et qui a

gardé presque toute la saveur des choses inédites. Le célèbre prélat


avait sur sa table du vin excellent , et il en buvait . Il avait aussi une

carafe pleine d'eau , mais il n'en versait point dans son vin . Un jour,

Jean de Beaumont , chambellan du roi, qui s'était fait une assez

méchante réputation à la cour par la rigueur avec laquelle il exerçait

ses fonctions, dînait avec lui ; tout en mangeant, il lui fit l'obser
vation que l'eau ne lui servait à rien , puisqu'il n'en mêlait jamais

au vin . « Messire , répondit le prélat, justement réputé pour ses

saillies spirituelles , cette eau me rend précisément le même service

que vous rendez chez le roi. — Comment , Monseigneur ? Est - ce à


dire que je ne serve de rien à la cour ? - Au contraire, vous êtes

très utile : lorsque vous êtes dans le palais, à l'audience royale, et


qu’un prince ou un comte veut élever la voix , vous lui commandez

sévèrement de garder le silence ; si un chevalier ou tout autre se

met à parler avec trop de hardiesse, sur votre injonction il se tait

1. Sur les crus les plus renommés au treizième siècle, et sur la culture de la vigne en
général, voyez Saint Louis, son gouvernement et sa politique, par Lecoy de la Marche,
p. 310 et suiv.
Le treizième siècle. 22
342 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

aussitôt . Eh bien ! de même, si j'ai devant moi du vin de Saint

Pourçain , d'Angers ou d'Auxerre , et qu'il commence à vouloir me

troubler, je l'arrête immédiatement au moyen d'un verre d'eau ,

qui en un moment détruit toute sa force ( 1). »

Beaucoup moins sobre était le roi Philippe - Auguste , qui , suivant

une autre historiette populaire, joua de la façon la plus amusante ses

médecins , un jour qu'il avait la fièvre et qu'ils lui défendaient de

boire son vin pur. « Laissez - moi , leur dit - il , boire d'abord le vin ; je

boirai l'eau ensuite . » Comme c'était un usage reçu et que cela reve

nait au même , ils finirent par le lui permettre . Mais , quand il eut

absorbé le vin et qu'on lui présenta le correctif : « Assez , fit- il ; je

n'ai plus soif ( 2 ). »

Ces vins capiteux , d'un usage si répandu, n'étaient donc pas aussi

nuisibles dans la pratique qu'on pourrait le supposer, et nous devons

croire que l'ivresse était alors un phénomène assez rare, car non

seulement les lois faites pour la tranquillité du royaume ne contien

nent pas de dispositions contre elle, mais , dans toutes les critiques

adressées aux différentes classes de la société par les prédicateurs,

il ne se trouve presque jamais de reproches à ce sujet.

En dehors des repas de luxe, les plats de viande sont encore en

majorité. Dans quelques actes fort rares, il est question de festins

nuptiaux d'où la viande est absente ; mais ces actes concernent

uniquement des villageois pauvres . Sauf dans les contrées tout à fait

misérables , le paysan lui - même fait son ordinaire de porc salé ou de

jambon : il a ordinairement dans sa chaumière une broche à rôtir,

et il l'emploie surtout pour les volailles. Sa table n'est donc pas celle

d'un indigent , tant s'en faut, et l'on y voit figurer, à côté des pots

1. Ms. 205 de la bibliothèque de Tours, fo 72.


2. Ibid ., f 113.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 343

de vin , de cervoise ou de cidre , la plupart des mets servis chez les

riches . Toutefois ces derniers s'en font servir une bien plus grande

quantité , et il faut même que cette quantité soit devenue , à certains

moments , véritablement excessive chez certains bourgeois, puisque

Philippe le Hardi se crut obligé de la limiter, en même temps que

celle des habits, par son ordonnance de 1279 : chacun de ses sujets

ne dut plus avoir à ses repas qu'un nombre déterminé de plats , pro

portionné à sa condition , comme il ne devait avoir dans ses armoires

qu'un nombre déterminé de vêtements ; mais cette prohibition , on

le devine , eut le sort de toutes celles de son espèce.

Saint Louis agit plus sagement que son fils : il se contenta de prê

cher la réforme par l'exemple et le conseil . Il est vrai que son exem

ple était singulièrement austère et devait trouver peu d'imitateurs :


il se nourrissait de pois, de fèves, de viandes grossières, de potages

mal assaisonnés et dont les autres ne voulaient pas ; puis , quand on

lui apportait quelque ragoût entouré d'une sauce bien apprêtée ,

il y versait de l'eau , afin qu'il n'eût plus de goût. « Mangeant un

jour à l'abbaye de Châlis, rapporte Tillemont , et dans le réfec

toire , ce qu'il faisait assez souvent , il envoya ce qu'on lui avait servi

de meilleur , dans une écuelle d'argent, à un vieux moine, et se fit

apporter en place l'écuelle de bois et la portion du moine ( 1 ) . » Il en

voyait de même aux pauvres les plus beaux poissons de la table

royale , après les avoir fait préalablement dépecer, pour faire croire

qu'il en mangeait. On prétend même que son dédain pour les lam

proies qu'on lui servait au commencement de la saison , en guise de

primeur, fit baisser leur prix de quatre livres à cinq sous.

Toutes ces mortifications avaient en partie pour but, comme la

simplicité de mise qu'affectait le pieux roi , d'arrêter les excès de la

1. Vie de saint Louis, V. 344.


344 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE,

sensualité et de la vanité. Mais on peut dire aussi qu'elles ne furent

pas tout à fait stériles ; si les riches de son temps se nourrissent

parfois trop bien , de tous côtés nous voyons les pauvres appelés à
partager leurs festins ou à en recueillir les restes. Les repas de corps

des confréries, des corporations , ne se font point sans une distribution

de pain aux mendiants de la ville . Les dîners de noces , toutes les


réjouissances privées , donnent lieu à des libéralités semblables . Dans

les couvents , dans les hospices , une innombrable quantité de malheu

reux trouvent leur pain quotidien ; l'aumône de la nourriture est

partout la forme la plus usitée et la mieux comprise de la charité uni

verselle . Ainsi les sujets les plus vulgaires nous fournissent l'occa

sion de rendre hommage à l'esprit de fraternité qui animait nos

pères , et de constater que leur société était encore plus éloignée des

mæurs barbares que de la civilisation raffinée de notre époque .


SES

CHAPITRE TREIZIÈME .

susun L'HABILLEMENT . suno

Les origines du costume , d'après un auteur du temps. – Progrès du


luxe vers la fin du XIIIe siècle.- Habillementmasculin : cottes, sur
cots, manteaux, coiffes, braies, chausses et chaussures. Adoption
et propagation de la chemise. — Étoffes et fourrures employées. -
Habillement féminin : la coquetterie et ses excès ; vêtements inté
rieurs, robes, manteaux , garnitures. Ceintures et broches.
Apparition des diamants Chaussures et coiffures des femmes.
Les postiches ; trait d'une damoiselle guérie de ses migraines par
l'abandon des faux cheveux . – Caractère artistique du costume
des deux sexes. Mondaines pénitentes.
S

i la nature a fait du vêtement un des premiers


besoins de l'humanité , l'homme , à son tour , en a

fait presque tout de suite un objet de luxe. Le

premier mouvement d'Adam et d'Ève, après le

péché , a été de se couvrir ; mais le second , chez

la femme du moins , a été très certainement de se parer. Or , la parure

et le costume lui - même , considérés à un point de vue supérieur, en

dehors des futiles préoccupations de la coquetterie , relèvent de l'art,


comme leur histoire relève de l'archéologie . L'harmonie des formes

et des couleurs , le bel agencement des draperies , produisent , aux

époques de goût et de style , surtout dans les cérémonies , dans les

grandes assemblées , un effet artistique qui , cherché ou non , a tou

jours vivement impressionné les foules, les peintres en particulier.

Le siècle que nous étudions est un des plus dignes d'exercer cette

impression , par l'ampleur et la majesté de ses costumes , tant ecclésias

tiques que laïques , tant masculins que féminins. Assurément , il ne faut

pas confondre l'art avec le luxe ou l'élégance ; le premier n'a rien de


346 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

commun avec les caprices de la mode : il est un , il est stable , et la

mode n'est qu'une convention éphémère , trop souvent ridicule. Tou

tefois il serait difficile, dans une étude comme celle- ci , de les séparer

l'un de l'autre. On me pardonnera donc de descendre à des détails

parfois très étrangers au noble sentiment du beau ; ils seront au

moins utiles pour la peinture des meurs.

Un écrivain qui vivait sous saint Louis a résumé ainsi l'histoire

du costume et les idées de son temps à ce sujet: ( Après le premier

âge de l'humanité, l'homme se couvrit de peaux non façonnées, puis

de laine de brebis teinte ; il chercha ensuite à utiliser les écorces des

arbres , et puis les plantes , comme le chanvre et le lin , et puis les

déjections des vers, d'où il tira la soie , et puis les sucs des herbes,

des racines et d'autres substances, qui lui fournirent des couleurs

diverses pour teindre et nuancer les étoffes ; ensuite , teignant les

matières premières elles-mêmes et les travaillant avec habileté, il en

arriva à fabriquer des tissus plus fins, à les orner de dessins , à

réduire l'or en fil et à le mêler aux habits , aux draps , aux franges,

à faire entrer dans leur confection jusqu'aux pierres précieuses ; et à

mesure que de jour en jour progressent l'art et l'invention , on voit

progresser aussi la vanité des parures , la manie de varier les vête

ments, la recherche des nouveautés curieuses et la curiosité des

modes nouvelles ( 1 ) . » Il est presque inutile de faire observer que

c'est un moine , un prédicateur austère qui tient ce langage, et non

un archéologue . Les sermons du moyen âge nous fournissent, en

effet, un grand nombre de renseignements sur le costume ; les des

criptions des moralistes de la chaire sont même , avec les monuments

figurés, statues , peintures , sceaux , etc. , les deux grandes sources

où l'on peut puiser des notions exactes sur ce point .

1. Anecdotes historiques tirées d'Étiennne de Bourbon , p. 235 .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 347

Il ne faut pas croire pourtant que les plaintes des orateurs sacrés

contre l'envahissement du luxe n'aient d'autre cause que l'austé

rité monacale et l'opinion scandalisée produite sur les habitants du

cloître par le spectacle des mœurs mondaines . Il y a , sans doute , un

peu de cela, et nous rencontrerons, dans les invectives lancées con

tre la toilette des femmes, des exagérations évidentes, volontaires

même, grossissant le mal pour effrayer davantage les coupables.

Mais on doit reconnaître qu'en réalité le luxe fait alors des progrès

sensibles , et qu'il amène avec lui, comme toujours, ses avantages et

ses dangers : d'une part, il favorise le développement de l'art et de

l'industrie, il atteste une certaine prospérité matérielle ; de l'autre, il

abaisse le niveau de la moralité et de l'aisance privée. Voilà pourquoi

les époques de richesse et de bien- être sont presque toujours le point

de départ d'une décadence morale plus ou moins accentuée . Les

nations comme les individus doivent se méfier des conséquences du

bonheur terrestre . Or, dès le milieu du moyen âge , la France se

trouve sur cette pente quelque peu glissante , et , si elle n'était retenue

par les efforts d'un monarque épris par- dessus tout de la simplicité ,

elle y serait entrainée beaucoup plus vite . L'austérité des habitudes

anciennes commence à se perdre ; après saint Louis surtout , on voit

se répandre parmi les classes aisées le goût des « molles vestures » .

En effet, l'habillement des deux sexes est alors grandiose , mais prête

plus que jamais au déploiement du faste et de l'élégance. Jetons

d'abord un coup d'ail sur celui du sexe masculin .

Depuis les invasions barbares , les hommes avaient porté des habits

courts. Mais , vers l'an 1100, une révolution s'opéra dans leur costume.

Ils reprirent la robe antique , ou du moins les vêtements longs, par

une innovation apportée vraisemblablement de l'Orient . Leur habil

lement se rapprocha de celui des femmes, au point que des antiquai


348 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

res de profession se sont trompés quelquefois sur le sexe de certains

personnages figurés de l'époque. Cette mode caractéristique persis

tera jusque vers 1340. C'est seulement sous le règne des premiers

Valois que sera inaugurée celle des nouveaux habits courts et ajus

tés , collants même , d'où sont issus les costumes modernes . Les con

temporains de saint Louis appartenant aux classes supérieures ou

aux classes moyennes et vivant dans le monde ( je laisse de côté les

clercs et les chevaliers sous les armes , vêtus d'une façon exception

nelle ), portent des cottes ou robes à manches étroites , mais au corps

large et flottant, tombant à peu près jusqu'aux pieds, serrées à la

taille par une ceinture ; par-dessus ces cottes , des surcots ou secondes

robes sans ceinture , presque aussi longues ; et par - dessus les surcots,

l'hiver, des chapes, des housses, des cotardies, des pelissons, c'est-à

dire des manteaux de différentes formes. Leur coiffure les distingue

davantage des femmes, bien qu'ils mettent quelquefois sur leur tête

des chapeaux de fleurs et des tressoirs, qu'ils aient le visage rasé

( la barbe et les moustaches ayant généralement disparu depuis Phi

lippe - Auguste) et les cheveux longs, ramassés derrière le cou . La

coiffe des hommes , espèce de petit béguin blanc , fait de toile , de


linon ou de gaze, porté sous le chapeau et rattaché sous le menton

au moyen de pattes , ne ressemble pas à la coiffe des femmes, et

leur couvre- chef le plus ordinaire , le chapeau de laine , de coton ou

de feutre, en forme de cloche surmontée d'une pointe, s'éloigne

encore plus de celui de leurs épouses.

Sous ces vêtements apparents, ils portent des braies ou caleçons,

fixés sur les hanches par un cordon appelé brayer, et des chausses ou

bas très montants , de couleur voyante , rejoignant les braies. Ils ont

aux pieds les fameux souliers à la poulaine, ou souliers pointus, décol

letés, tant de fois prohibés par l'autorité ecclésiastique , ou des esti


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 349

vaux , brodequins plus légers, ou encore des bottes très basses . Si

enfin nous voulons pénétrer d'une façon plus intime dans les détails

de leur habillement, nous trouvons leur corps protégé par une pièce

très importante , même au point de vue historique : c'est l'ancien

chainse ou chainsil, tunique de fil, autrefois extérieure, mais depuis

DANA

FIG. 161 . SAINT LOUIS EN COSTUME ROYAL.


d'après un vitrail de l'église de Poissy.

transportée directement sur le corps et transformée en chemise, nom

qui commence à se répandre alors avec la chose . Cette robe de linge

a longtemps passé pour n'avoir pas été connue du moyen âge ; on est
même parti de là pour démontrer la malpropreté de ces temps soi

disant barbares , où l'humanité devait croupir dans tous les genres

d'ignominie ! Cela vient de ce qu'on ne faisait attention qu'à cer


450 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

taines miniatures, représentant des personnages au lit dans l'état

FIG . 162 . PHILIPPE LE HARDI EN COSTUME ROYAL .


d'après un manuscrit de la bibliothèque de Bourgogne, à Bruxelles.

de nudité . Il faut dire qu'en effet il était d'usage de quitter sa che

mise pour se coucher et de la reprendre le matin . Une instruction


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 351

relative aux soins de la toilette l'indique positivement : « Votre che

mise et vos braies auront leur place sous le traversin du lit ; et le

matin , lorsque vous vous lèverez , vous passerez d'abord votre che

mise où vos braies . »> On doit croire que cela pouvait très bien se

faire sans violer la décence, puisque saint Louis ( nous le savons

ANN

BOOOOOOOOO DODOC OGO O


DOD
coog dooCoproce

FIG. 163. MARGUERITE DE PROVENCE ET BLANCHE DE CASTILLE,


d'après Montfaucon .

par d'autres indices) observait cet usage , et que son serviteur le plus

intime a déposé , dans le procès ouvert pour sa canonisation , que

durant toute sa vie il ne lui avait jamais laissé voir que le bas de

ses jambes . On peut attribuer cette coutume à la crainte de dété

riorer ce vêtement fin et fragile, qui était encore d'un prix assez

élevé et d'un entretien difficile. Mais, en réalité , la chemise était

déjà usitée parmi les classes aisées , et bientôt après sa vulgarisation


352 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

devait apporter au peuple un véritable bienfait au point de vue de

l'hygiène. Je n'irai pas jusqu'à dire avec M. Luce, qui a signalé ce


SEIGNEURS.
COSTUMES
manuscrit
d'après
164.

คน
Fig.
XIVe
siècle
DE

du
un.

fait dans sa récente histoire de Bertrand du Guesclin , que l'usage

universel de cette pièce indispensable est l'événement le plus con

sidérable du quatorzième siècle , dont l'originalité consisterait à avoir


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 353

été le siècle du linge. Il y a eu dans cette période, malheureusement

pour nous, des événements bien autrement considérables et des

originalités bien plus saisissantes . Mais je constate, après lui , qu'on

voit alors de simples paysans, de simples valets de ferme être munis

de chemises ; je lui accorde que la généralisation de cette mode n'a

Fig. 165. COSTUMES DE BOURGEOIS.


d'après le manuscrit des Miracles de saint Louis.

pas dû être sans influence sur l'extension de la fabrication et de

l'emploi du papier de chiffe, qui coïncident précisément avec elle ; seu

lement j'ajoute qu'il faut faire remonter cette généralisation un peu

plus haut , c'est - à- dire au treizième siècle, puisque nous trouvons dès

cette époque des prohibitions lancées contre les chemises brodées, ou

trop richement ornées , par des prédicateurs , comme Jacques de Vitry ,

et par des autorités civiles , comme les consuls de Narbonne.

w
ww
354 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

Le costume des hommes est donc ample et élégant par lui -même.

Mais il devient luxueux par la qualité des étoffes et des ornements

employés . L'écarlate ( quarlatum ), la brunette ou bornette, genre de

drap teint fort coûteux , auquel saint Louis avait renoncé et dont

l'usage était défendu aux moines , le samit, espèce de velours de

soie, le siglaton ( ciclatum ), autre tissu soyeux d'origine orientale ,

ordinairement rouge, employé pour les robes, les cottes d'armes , les

chausses , les couvertures, et bien d'autres tissus de prix entrent

dans la composition des habits masculins . Mais c'est surtout le luxe

des fourrures qui donne au costume des grands seigneurs et des

opulents bourgeois un air de somptuosité . Les peaux d'animaux

rares envahissent la coiffure, la cotte , le surcot , le manteau , toutes

les pièces de l'habillement , même quelquefois de l'habillement d'été

( car on se couvrait beaucoup au moyen âge ) , et cette mode, jusque



peu répandue à cause de la cherté de la matière , ne fera que se

généraliser de plus en plus . On emploie de préférence le menu -vair

et le gris, empruntés au ventre et au dos de l'écureuil du nord .

« Les grands se couvrent de gris et de vair pour faire parler d'eux ,


s'écrie Gilles d'Orléans , un des fougueux orateurs du temps ; mais

ils ont beau faire, on ne parlera jamais autant de leurs robes four
rées que du bout de manteau déchiré donné par saint Martin au

pauvre mendiant ( 1 ) . »

Philippe le Long a cependant fait parler des 6,364 ventres de

petit- gris utilisés pour la fourrure de ses habits dans un seul tri

mestre de l'année 1316 , et Jules Quicherat , qui rapporte la chose ,

observe que ce roi n'était pas un prodigue . On connaît la petite

scène qui eut lieu à la cour entre le sire de Joinville et Robert de

Sorbon , qui se reprochaient mutuellement d'être couverts de vair

1. Bibl. nat., ms. 16481, nº 10 .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 355

et de camelin plus fins que le surcot du roi. Le camelin était pour

tant un tissu assez commun , et saint Louis n'en portait même que

par humilité . Mais le blâme de Joinville vise principalement ce fait,

que maitre Robert était vêtu plus richement que ses père et mère ,

qui étaient des vilains ; et c'est là un détail caractéristique : il nous

montre qu'à cette époque les différentes castes n'avaient déjà plus

d'habillement spécial et fixe ; les inférieurs se permettaient quelque

fois de s'habiller mieux que leurs pères et aussi bien que leurs supé

rieurs. Quelques gentilshommes , quelques représentants du vieux

régime, tels que le bon sénéchal , trouvaient encore une pareille pré

tention exorbitante ; mais enfin elle était tolérée par l'usage , et l'on

doit certainement voir là un nouveau signe de la tendance générale,

qui se faisait jour dans la législation et dans les moeurs, vers l'abais

sement des barrières sociales . Joinville , du reste , n'était pas plus parti

san des progrès du luxe chez les chevaliers ; il rappelait avec une noble

franchise au roi Philippe le Hardi la simplicité de son père , à propos

des cottes d'armes brodées adoptées sous son règne par les gen

tilshommes . « Sachez, lui disait- il , qu'à la croisade, là où je fus, je

ne vis jamais de cotte brodée , ni sur le dos du roi ni sur aucun

autre. — Eh bien ! moi , lui répondit Philippe , j'ai tels atours brodés
à mes armes, qui m'ont coûté huit cents livres de parisis. Vous

auriez mieux fait, répliqua imperturbablement le vieux chevalier,

d'employer ces huit cents livres en aumônes , et de faire faire vos


atours en bon cendal renforcé de vos armes , comme le faisait mon

seigneur votre père ( 1 ) . »

Mais la recherche qui s'introduit dans l'habillement des hommes

n'est rien auprès du luxe qui éclate dans les toilettes féminines.

L'élégance des bourgeoises de la capitale fait, à cette époque , des

1. Joinville, éd. de Wailly, p. 14 .


356 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

progrès singuliers . Malheureusement l'on ne saurait dire que ces

progrès aient été favorables, soit à l'art , soit aux bonnes moeurs .
On peut même affirmer que l'excès de coquetterie des femmes, qui

était le résultat du développement de la richesse et des excitations

de la littérature légère , ne fut pas étranger à la décadence de la

ΕΛΛΛΛΛΛΛΛΗΛΗ

T. SELLIER
Fig. 166 . COSTUMES DE MARCHANDS.
d'après un vitrail de la cathédrale de Bourges.

société du moyen âge. Rien de plus séduisant , sans doute , rien de

plus éblouissant que la lecture de ces vieux inventaires des trous

seaux de nos princesses et de nos grandes dames à partir de la fin

du treizième siècle ; il s'en dégage comme un scintillement de rubis

et de diamants , comme un miroitement d'étoffes chatoyantes , qui

peut griser l'artiste ou l'antiquaire . Mais il faut songer que tout ce


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 357

faste a valu bien des maux à notre pays ; et, n'eût- il pas influé sur

les mœurs , il serait encore responsable pour une bonne part de la

diminution de l'aisance publique et privée, qui se fit sentir si lour

dement au moment de l'invasion anglaise. Saint Louis semblait

prévoir ces conséquences funestes lorsqu'il faisait la guerre aux

EE
EE
E

20

J.RONAULT E.MEINER
Fig. 167. – COSTUMES DE CHANGEURS,
d'après un vitrail de la cathédrale du Mars.

parures immodérées des dames de son temps et de la reine elle

même , comme l'insinue Robert de Sorbon dans une piquante anec

dote, qui ne peut guère se rapporter qu'à son souverain et protec

teur, et dont il tenait , en tout cas, le récit de sa bouche . « Certain

prince , raconte- t- il dans un de ses manuscrits inédits , s'habillait

simplement , et cette tenue déplaisait à sa femme , qui aimait le luxe

et l'ostentation ; aussi se plaignait - elle souvent de lui à sa famille.


Le treizième siècle. 23
358 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

A la fin , le mari se fatigua de ses remontrances. Madame, dit- il ,

il vous plaît que je me couvre de vêtements précieux ? – Oui ,

certes, et je tiens à ce que vous le fassiez. – Eh bien , soit ; j'y

consens , puisque la loi conjugale veut que l'homme cherche à plaire

à son épouse . Mais la réciproque est juste, et cette même loi vous

oblige à vous conformer aussi à mes désirs ; vous allez donc me faire

le plaisir de porter le costume le plus humble : vous prendrez le

mien , et moi le vôtre. La princesse , on le pense bien , n'entendit

point de cette oreille, et se garda bien , à l'avenir, de soulever la

question ( 1 ) . »

C'est , en effet, vers la fin du règne de saint Louis , et durant la

longue période de prospérité qui suivit sa première croisade, qu'on

voit les modes devenir plus libres et les orateurs de la chaire les

poursuivre de critiques plus mordantes . D'abord , au lieu de se con

poser, comme autrefois, de deux pièces fondamentales, une chainse

et un bliaud, c'est-à- dire une robe de dessous et une robe de dessus ,

le costume des femmes comprend alors un grand nombre de vête

ments . La chemise, dont je signalais tout à l'heure l'introduction et

l'enjolivement, est recouverte en premier de la fascia pectoralis,

bande d'étoffe raide qui était destinée à serrer le buste , comme le fut

plus tard le corset ; puis d'une blouse ou d'une longue camisole

appelée doublet ,blanchet, futaine ; puis, dans la saison froide, d'un


pelisson non apparent ; par- dessus viennent les deux robes , c'est

à- dire la cotte et le surcot, de la même forme que ceux des hommes ,

à cette différence près , qu'ils descendent plus bas et cachent tout à

fait les pieds. La ceinture est transportée sur la cotte , ou sur la robe

1. Bibl. nat., ms. latin 15034. Il faut se rappeler, pour comprendre cette anecdote,
que le costume masculin et le costume féminin n'offraient pas alors les différences essen
tielles qui les ont séparés depuis.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 359

de dessous , et le surcot , muni de manches courtes, ou dépourvu entiè

rement de manches , dans le but de laisser voir cette cotte, flotte

librement sur le corps. Mais, si la coquetterie raccourcit ce dernier

vêtement d'un côté , elle le rallonge considérablement de l'autre :

elle y ajoute, par derrière, des trains ou des queues traînantes de

plus en plus longues , de plus en plus gênantes, dont les robes de

bal modernes peuvent donner à peu près l'idée. Le moindre incon

vénient de cette annexe est, au dire des critiques, de soulever la

poussière des églises, de la faire voler jusque sur les autels , et de

troubler les hommes qui prient. Pour sortir, on est obligé de relever
la queue de la robe ; la décence elle-même a quelquefois à en souf

frir . « N'ont- elles pas honte , s'écrie Étienne de Bourbon , de porter

un appendice que la nature a réservé aux brutes ( 1 ) ? » La cotte

ou le surcot sont encore embellis par des entailles ou languées, dé

coupures pratiquées au bas du vêtement et formant comme d'autres

petites queues tout autour . Les hommes eux - mêmes s'étaient

mis à entailler ainsi leurs robes , et un concile , tenu à Montpellier ,

avait dû interdire aux clercs cette mode ridicule. Enfin, le surcot et

la cotte sont quelquefois fendus également sur le côté , pour mon


trer la richesse des vêtements intérieurs. Ajoutons vite que cet

abus est une exception à peine risquée par certaines femmes légères.

Quant aux audacieuses exhibitions qui sont entrées dans nos meurs

sous le nom de décolletage , elles ne seront mises à la mode qu'à

l'époque de Charles VII , par l'initiative d'Agnès Sorel .

Les manteaux qui recouvraient à volonté toute cette toilette

féminine étaient la chape, grand et large pardessus tombant tout


droit par derrière et ouvert par devant ; la . huque , chape munie

d'un capuchon , et la sorquanie ou souquenille , plus étroite du haut

1. Anecdotes historiques tirées d'Étienne de Bourbon, p. 234.


360 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

168. – ÉTOFFE BRODLE DU XIIe siècle,


d'après un fragment de chasuble.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 361

et dessinant le buste . Les draps fins, les soieries , les étoffes les plus

précieuses sont employés à la confection de ces différentes pièces ,

et leur ornementation est plus riche encore. Ce sont toujours des

fourrures ; ce sont des broderies d'or ou d'argent, ce sont des orfrois

ou galons de fils d'or ; ce sont des frézelles ou garnitures bouillon

nées ; ce sont enfin tous les colifichets que peut inventer la frivolité.

Il y a surtout un objet de toilette où semble se concentrer le luxe

Fig. 169. MITRE EN ÉTOFFE BRODÉE D'OR.

de la femme mondaine : c'est la ceinture . L'or, l'argent, le fer, la

soie , entrent dans sa composition ; elle est décorée de figures de

lions , de dragons , d'oiseaux , peintes , gravées ou ciselées , et même

de pierres précieuses enchâssées dans le tissu ; la façon en coûte

plus cher que la matière , au dire d'Étienne de Bourbon ( 1 ) , et l'on

n'a pas de peine à le croire en


songeant au travail minutieux que

comportent de pareils objets d'art . Les fermaux, ou broches de

1. Ibid ., p. 236.
362 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

manteaux , deviennent aussi de véritables ouvrages d'orfèvrerie

incrustés de pierreries . Les agrafes sont remplacées par des bou

tons de perles ou de métal précieux .

Il n'est pas jusqu'aux patenôtres ou chapelets qui ne se transfor

ment en bijoux et qui ne soient portés comme tels, par un singulier

mélange de piété et d'ostentation : la fabrication de cet article

occupe , à Paris seulement, trois corporations d'ouvriers . Enfin , détail

significatif, et dont mes lectrices comprendront mieux que personne

l'importance capitale , le diamant fait son apparition dans la joaillerie

et dans la parure : on ne sait pas encore très bien le tailler ; cepen

Fig . 170 . FERMAIL DU MANTEAU DE SAINT Louis,


d'après une vignette du Cabinet des estampes.

dant on l'enchâsse artistement , et la taille ne tardera pas à se perfec

tionner. Dès 1355 , une ordonnance royale fera mention de cette

industrie, et les écrins d'Isabeau de Bavière , une des princesses qui

contribuèrent le plus à bannir des cours et la morale et les goûts

simples, se rempliront de diamants taillés, en dépit de la tradition

qui veut que cette opération ait été pratiquée pour la première fois

à Bruges , en 1476 .

Que dire maintenant de la chaussure et de la coiffure ? Les sou

liers à la poulaine , ces ( ergots du diable » , et les estivaux légers sont

employés par les femmes comme par les hommes. Seulement elles y

introduisent des raffinements ; elles les décorent également de fer


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 363

rures , de dorures , et même de peintures , ce qui semble assez difficile ;

et, comme toujours, elles les portent trop étroits. « Qu'ils prennent

garde à leur âme, dit Jacques de Vitry , ceux qui fabriquent des

souliers à bec pointu et des souliers ouverts ( sotulares rostratos

et perforatos ). » Et que celles qui en mettent, eût- il pu ajouter ,


prennent garde à leurs pieds . Sur la tête , c'est bien autre chose. Des

chapeaux de fleurs , faits de fleurs naturelles , de violettes, de roses ,

de bleuets ou de lierre , suivant la saison , et occupant à Paris une

corporation de chapeliers de fleurs qui n'étaient que des jardiniers

fleuristes, surmontent l'édifice de la chevelure ; ils sont quelquefois

remplacés par un couvre -chef, voile extrêmement fin, qui se fabri

quait surtout à Reims , ou par une coiffe de soie recouverte d'une

résille . Les cheveux tombant en nattes, cette coiffure que l'on prend

pour la mode universelle et constante du moyen âge, ne sont plus

de mise. Les jeunes filles laissent pendre sur le dos leur chevelure

éparse ; mais les dames portent la leur séparée en deux , ajustée;

crépée , tournée derrière la tête autour d'un peigne très -haut, de

manière à former un chignon volumineux , et elles sont obligées de

la retenir au moyen d'un tressoir ou d'un bandeau fixé autour du

crâne . Un peu plus tard , elles torturent leurs cheveux d'une autre

manière : elles se font sur les tempes deux touffes d'une proémi

nence extrême , qui simulent des cornes , et que les prédicateurs

flagellent volontiers comme les insignes du diable ; on les appelle ,

en effet , des cornes dans le langage du temps , et un chansonnier

arlésien , non moins mordant que les critiques de la chaire, compare

celles qui se coiffent ainsi au cat cornu , c'est- à- dire chat -huant , en

les blâmant d'offenser Dieu pour se donner le plaisir de ressembler

au plus hideux des oiseaux .

De telles coiffures engendrent deux graves inconvénients, dont


364 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

les femmes sont les premières à souffrir. C'est d'abord la nécessité

de porter des cheveux postiches , des cheveux morts, comme les

nomme un chancelier de Paris , « qui ont peut- être poussé sur la

tête d'une personne gémissant aujourd'hui dans l'enfer ou le pur

gatoire , et dont elles ne voudraient pas , pour tout l'or du monde ,

partager une seule nuit la couche ; » critique qui , entre paren

thèses , nous fait voir que l'exploitation des têtes vivantes, pratiquée

Fig. 171 . PEIGNE DIT DE SAINTE GERTRUDE,


conservé à Nivelle.

dans l'antiquité et ressuscitée dans les temps modernes , n'existait

pas alors : on ne dépouillait pas les jeunes filles pauvres de leur

parure naturelle pour quelques pièces d'argent . Ce sont ensuite les

maux de tête , les migraines, les souffrances de toute espèce qui,

sans compter la calvitie précoce , viennent affliger les malheureuses

esclaves de la coquetterie . Un Frère Prêcheur , qui avait été un des

compagnons de saint Dominique et portait le même nom que lui ,

racontait à ce sujet une curieuse guérison opérée par le secours


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE , 365

de sa propre expérience plutôt que par l'intervention de la grâce

divine . Ce bon religieux passait , à tort ou à raison , pour opérer des

miracles. Il vit venir, un jour, à lui plusieurs dames qui lui demandè

rent de vouloir bien prier pour certaine damoiselle de noble lignée

et lui imposer les mains, parce qu'elle souffrait de douleurs conti

nuelles dans la tête . Il ne dit pas non ; mais , quand il se trouva en

présence de la personne en question et qu'il considera l'édifice de sa

chevelure, il lui dit tout simplement : « Promettez- moi , Madame, de

déposer vos boucles et tous les vains ornements qui couvrent votre

tête ; je consentirai alors à prier Dieu pour vous , et j'ai une double

raison de croire que vous serez guérie de la sorte, mais pas autre

ment. » Elle refusa ; le sacrifice lui coûtait trop . Bientôt , cependant ,

les souffrances augmentèrent ; elles devinrent intolérables, si bien

que la dame vint retrouver l'homme de Dieu , débarrassa devant lui

sa tête de tout ce qu'elle supportait, et lui jura de ne plus mettre une

seule bandelette ni un seul cheveu postiche. Le Frère aussitôt s'age

nouilla ; mais déjà la douleur avait disparu , et depuis ce moment,

ajoutait- il, jamais elle ne revint. L'héroïne de l'anecdote appartenait

à la maison de la comtesse de Montfort, et le fait se passa à l'abbaye

de Saint-Antoine de Paris : c'était encore une Parisienne ( 1 ) !

Je me suis laissé entraîner, dans l'examen du costume, par ces

rigides critiques de la chaire qui , par état , ne voyaient que les abus

à reprendre et n'avaient point à se préoccuper du côté artistique .

Mais celui - ci , malgré toutes leurs éloquentes invectives, n'en est

pas moins très accusé dans l'habillement des hommes et des

femmes du treizième siècle. Si la surcharge apparaît quelquefois, les

lignes simples et naturelles , si chères aux artistes , se maintiennent .

Les larges manteaux , les vêtements aux mille plis donnent à la plu

1. Anecdotes historiques tirées d'Étienne de Bourbon , p. 240 .


366 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

part des classes dont se compose la société une allure noble et digne,

en parfaite harmonie avec leur esprit . Nous n'avons qu'à regarder


un instant les miniatures et les statues de cette époque , pour nous

rendre compte de la profonde différence qui sépare ses longs et

amples costumes des formes étriquées adoptées un peu plus tard et

conservées dans les temps modernes . La Vierge de Notre - Dame

d'Amiens, ce modèle de sculpture , est à la fois un type accompli de

l'élégance chaste et sévère répandue partout du vivant de son au

teur. En même temps , l'extrême diversité des castes et des habits

assignés à chacune d'elles par la tradition , la vivacité des tons , le

contraste des couleurs donnent à la moindre réunion, au moindre

groupe humain , un aspect d'animation fait pour réjouir le peintre.

C'est encore là un des côtés par lesquels nous nous éloignons le plus

du moyen âge : l'uniformité en toute chose nous tue , et , sous prétexte

d'égalité, le niveau social nous annihile .

Au point de vue de l'histoire des mœurs, il convient aussi d'ap

porter un correctif aux exagérations nécessaires des prédicateurs.

Toutes les femmes n'étaient pas comme les Parisiennes , et toutes

les Parisiennes n'étaient pas de ces coquettes si vigoureusement


tancées par le grave chancelier de Notre - Dame . Dans les sermons

mếmes, nous trouverions plus d'un passage , plus d'un exemple édi

fiant pouvant faire contre - poids à ses amères critiques . Tantôt nous

voyons les mondaines de la capitale venir, en sortant de l'église , où la

parole de Dieu les a touchées, brûler leurs vains atours sur la place

publique ; tantôt c'est une riche bourgeoise qui , au milieu de l'office,

se dépouille de son pelisson garni de fourrures pour en recouvrir un


malheureux souffrant du froid . Ces chrétiennes convaincues rache

taient , par l'exercice quotidien de la charité, leurs frivolités d'un jour,

et la beauté morale leur était encore plus chère que la parure du corps.
* *

CHAPITRE QUATORZIÈME.

musunnus . LES CÉRÉMONIES . wesensus

Cérémonies religieuses, représentations, usages divers : la Nativité ,


la Circoncision, l'Épiphanie, la Chandeleur. – Le carême , la
Semaine - Sainte , la Pâque. Les Rogations. - La Trinité. La
fête du Saint - Sacrement et les processions. - La Susception de la
sainte Couronne et de la sainte Croix. La Toussaint ; la fête des
âmes. – Les anniversaires des saints ; réjouissances locales et
populaires. Les fêtes de la Vierge . — Cérémonies privées ; le
mariage. - La demande , les fiançailles, la célébration dans l'église
et au dehors ; coutumes chrétiennes et traditions païennes.
Bénédiction de l'anneau et de la chambre nuptiale.

A pompe des cérémonies a été de tout temps un

des plus puissants moyens d'action sur les masses

populaires.L'Église l'avait compris dès le principe ;

chacune de ses solennités liturgiques , si savamment

ordonnancées , était devenue pour ses fidèles une

fête des yeux aussi bien qu'une fête du cæur . Ceux - ci , à leur tour, y

ajoutèrent une foule d'usages et d'observances , dont plusieurs revê

tirent eux - mêmes un caractère incontestablement artistique . Les

lecteurs du Treizième Siècle Littéraire ont vu ce que devinrent les

tropes intercalés dans l'office sacré : des dialognies d'abord , puis de

véritables spectacles , accompagnés d'une mise en scène compliquée .

Suivons d'un bout à l'autre le cycle annuel de la liturgie , et nous

allons constater, dans des proportions moindres peut - être , mais à

chaque pas , la préoccupation d'embellir les cérémonies du culte , de

les prolonger hors de l'église et d'y associer tout le peuple .

La série des fètes ecclésiastiques est organisée , comme l'on sait,


368 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

de manière à former un drame continu , correspondant à la vie de

l'Homme- Dieu sur la terre. Après la période d'attente de l'Avent ,

qui est le prologue , elle débute par la Nativité de Jésus, le plus tou

chant et le plus poétique des anniversaires . C'est aussi un des plus

fêtés au moyen âge . Dans l'intérieur de l'église, ce grand événement

est célébré à la fois par des représentations figurées et par des

représentations vivantes . Ce sont des crèches, des étables, des


groupes de bergers et de mages ; ce sont des noëls chantés à l'unis

son , dans un de ces gigantesques ensembles qui font trembler les

voûtes de pierre ; ce sont des scènes dramatiques d'un caractère

semi-liturgique, où l'élément profane n'a presque pas pénétré encore,

comme le fameux drame des Pasteurs . Les acteurs de ces « jeux »

sont pris parmi les fidèles, et la vraisemblance est si bien observée ,

que beaucoup d'entre eux se croient réellement transportés dans

la grange de Bethléem . Aussi , après les offices, quand ils sont

sortis de l'église, leur joie déborde , naïve, bruyante , expansive .

Grands et petits , riches et pauvres, ont mis au feu la légendaire


bûche de Noël , autour de laquelle ils viennent réchauffer leurs

membres , après avoir réchauffé leur coeur au banquet sacré . Mais la

cheminée de nos pères est immense : c'est un tronc d'arbre tout entier

qu'ils y placent en grande cérémonie, après l'avoir déraciné exprès,

et cette énorme souche dépasse encore le foyer de part et d'autre :

c'est pourquoi ils l'appellent le tréfouel ( transfocalis ). Ce tréfouel,

ils en conserveront les cendres toute l'année , pour les rallumer l'été

quand ils redouteront les effets de la foudre. Leur maison est décorée

pour la circonstance ; tout le linge est blanchi , tous les vêtements

sont neufs. On mange et l'on se réjouit en commun ; on répète encore

quelques - uns de ces vieux cantiques populaires que l'érudition mo

derne recherche partout pour les recueillir en de gros volumes avant


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 369

qu'ils n'achèvent de disparaître ; on joue aux dés ; mais aussi (ce

qui est moins agréable) on paye ses dettes, car cette date est une

des grandes échéances de l'année , et les usuriers ne l'oublient pas :

trop souvent , dit un prédicateur, le jour où l'Enfant Jésus a pleuré,

ils font pleurer les autres . Tels sont les principaux usages observés

en cette grande solennité d'hiver, plus fêtée alors , extérieurement

du moins , que la Pâque elle- même.


Vient ensuite la Circoncision , avec son cortège de joyeusetés

profanes, que l'autorité ecclésiastique ne manque pas de réprouver,

parce qu'elles sentent encore la vieille odeur du paganisme. C'est

une chose bizarre , et qui prouve toute la force des traditions anti

ques , de voir le peuple de France commencer universellement l'an

née civile à Pâques (c'est l'usage constant au moyen âge ) , et néan

moins conserver l'habitude d'appeler le premier janvier l'an renuef

( l'an neuf ) , parce qu'il inaugurait l'année chez les Romains , de donner

ce jour- là des étrennes et de leur attribuer un sens superstitieux ,

de consulter le sort , etc. Les spectacles ramenés par cette date sont

aussi un vestige des folies païennes : c'est cette fameuse Fête des fous,

qui occasionnait dans les temples des mascarades si déplacées et

que l'Église eut tant de peine à déraciner. Inutile de dire que les

liturgistes et les théologiens n'en parlent pas , ou n'en parlent que

pour l'interdire . Elle avait été supprimée dans la plupart des dio

cèses avant le treizième siècle , et dans celui de Paris dès l'épiscopat

d'Eudes de Sully ; mais on en retrouve la trace, de loin en loin , jus

qu'en 1445 , époque où les plaintes de la Faculté de théologie la firent

complètement disparaître. Il faut observer cependant , à la décharge de

nos pères, que la Fête des fous n'était dans certains pays que la Fête

de l'âne ( l'âne de la crèche de Bethléem ), c'est- à -dire la prolongation

ou l'amplification des scènes dramatiques de la semaine de Noël.


370 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

L'Épiphanie est célébrée , comme le jour de la Nativité , par des

offices solennels et des mystères : elle est déjà la fête des Rois , et

les trois Mages, Gaspard, Melchior, Balthazar, sont honorés , dans

les jeux scéniques , presque à l'égal des disciples du Seigneur. La

Purification ou Hipapante ferme le cycle des anniversaires fondés

en l'honneur de l'Enfant Jésus et des réjouissances qui les accom

pagnent ; mais cette fête perd son nom savant pour prendre le nom

plus populaire de Chandeleur, que les fidèles lui décernent commu

nément parce que , dit un contemporain, « ils suelent tenir cierges

ou candeilles en lor mains en sainte église et offrir à la Mère

Deu ( 1 ) . » Les festins du carnaval réveillent de nouveau , pour un

instant, les traditions profanes. Aussitôt après , l'Église, suivant

l'expression pittoresque d'un orateur, « pose sa vielle sous le banc, »

c'est- à- dire qu'elle renonce aux chants de joie . La sainte carantaigne

( le carême ), qui représente la période d'attente et de préparation

par laquelle Notre- Seigneur préluda dans la retraite à ses travaux

et à sa Passion , étend son voile de pénitence . Les jeûnes, les au

mônes se multiplient ; à la cour de saint Louis notamment , les dons

de la charité royale prennent les proportions de véritables largesses.

Il existe même un diplôme solennel du saint roi dont l'objet est de

rendre ces libéralités obligatoires et d'en fixer le tarif minimum .

Rien ne diffère plus des actes administratifs de nos gouvernements

modernes, et pour le fond et pour la forme, et rien ne peut mieux

donner l'idée de l'étroite alliance qui régnait autrefois entre la reli

gion et les meurs publiques ( 2 ) .

1. V. La Chaire française au moyen âge, 2e édition , p. 368.


2. Bien que cet acte soit étranger au sujet traité ici , je ne résiste pas à l'envie d'en
mettre la traduction sous les yeux du lecteur. « Au nom de la sainte et indivisible Trinité.
Ainsi soit-il . – Louis, par la grâce de Dieu, roi de France . Sachent tous, présents et
à venir, que, comme du temps de nos prédécesseurs une pieuse libéralité a établi et fait
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 371

Pendant tout le carême, le peuple du moyen âge se presse chaque

jour autour de la chaire sacrée et se repaît des enseignements pra

tiques qui lui sont distribués partout avec non moins de prodigalité.

Bientôt arrive le dimanche de Pâques- Fleuries , avant- coureur du

triomphe pascal , avec sa longue procession qui va chercher au dehors

les premiers rayons du printemps et qui , à Paris, va stationner dans

le verger du roi , à la porte du Palais . Puis , durant toute la grande

semaine, la foule entoure la croix ; elle ne se lasse pas d'écouter avec

amour les interminables passions , en prose ou en vers , lues ou décla

mées , et l'explication des cérémonies, qui sont alors de véritables

scènes liturgiques. Le jeudi absolu ou grand jeudi lui réserve un

spectacle touchant : les grands seigneurs, le souverain lui - même

observer jusqu'à ce jour la coutume de distribuer en aumônes, pendant la durée du carême,


sur la cassette du roi, la somme de 2,119 livres parisis (soit, en valeur absolue, 52,975 fr. de
notre monnaie, et , en valeur relative, 265,000 fr. environ, joli denier pour une aumône sup
plémentaire ), plus 63 muids de blé ( le muids valait à peu près 100 boisseaux ) et 60
milliers de harengs, qui sont répartis par les mains de l'aumônier et des baillis du roi entre
les monastères pauvres, les maisons- Dieu, les léproseries et les autres établissements ou
individus réduits à l'indigence ; comme, en vertu d'une autre coutume, l'aumône quoti
dienne faite par notre aumônier aux pauvres du menu peuple a été élevée, pour le temps
du carême et en l'honneur de cette sainte quarantaine, à 100 sous parisis par jour (environ
650 fr . ) ; Nous, pour l'amour du souverain Dispensateur de qui nous tenons tous nos
biens, et en vue du salut de notre âme et des âmes du roi Louis, notre père, d'illustre mé
moire, de la reine Blanche, notre mère , et de nos autres ancêtres, voulons, statuons et
ordonnons que les dites aumônes, tant en argent qu'en nature, soient désormais fidèlement
et inviolablement acquittées chaque année par les rois de France nos successeurs, sans
diminution , sans contestation , sur le trésor personnel du roi, transformant cet usage en
obligation perpétuelle pour nos héritiers . Nous voulons que ces lettres soient gardées
par le maître et les frères de l'Hôtel- Dieu de Paris dans leur propre maison, afin qu'elles
soient montrées, au besoin , à notre successeur et aux autres rois de France. Et pour la
peine qu'ils auront de garder avec le plus grand soin ces présentes, nous donnons et con
cédons au même établissement et aux pauvres qui y seront , dix livres parisis de revenu
annuel, à prendre au Temple, à Paris, sur le trésor royal, au commencement du carême,
afin de leur procurer des amandes et d'autres denrées sèches pour leur nourriture durant
cette sainte période. Et, pour que notre décision demeure ferme et stable à jamais, nous
avons fait murir cet acte de la garantie de notre sceau et de notre monogramme royal.
Fait à Paris, l'an de l’Incarnation de N.-S. 1260, au mois de septembre, la 34° année de
notre règne. » ( Trésor des Chartes, Arch . Nat . , J 365. )
372 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

abaissent la majesté de leur rang jusqu'à laver les pieds des pauvres

et à les traiter à leur table ; et , chose bien significative, ce trait

d'humilité , qui choquerait la délicatesse de notre époque égalitaire,

ne fait que relever davantage la royauté aux yeux de ses sujets :

plus le prince honore les petits , plus il est honoré. Aujourd'hui les

puissants flattent la multitude , ce qui est tout différent, et ils s'en

font mépriser.

Le samedi saint , les offices commémoratifs se font en divers

lieux , la nuit , suivant l'ancienne discipline : ils commencent à quatre

heures du soir et durent jusqu'au point du jour. Les abus favorisés

par les ténèbres firent peu à peu renoncer à cette tradition édifiante .

C'est dans cette nuit , sacrée entre toutes , qu'on bénit solennelle

ment le cierge pascal , qu'on l'allume et qu'on y suspend le millé

sime de l'année nouvelle. Guillaume Durand , le grand liturgiste

du treizième siècle , donne d'intéressants détails sur toutes les céré

monies de l'office nocturne, sur la distribution des agnus , sur la bé

nédiction des fonts, qui jadis ne s'ouvraient aux catéchumènes qu'à


cette date et à la veille de la Pentecôte ; et il ajoute que, pour per

pétuer la mémoire de ce baptême collectif, on conservait l'usage de

baptiser, à cet instant même, quelques enfants suivant le rite accou


tumé.

A l'aurore , matines commencent , les matines de la grande fête

des chrétiens, « cette solennité des solennités, dit le même auteur,

dont tous les dimanches de l'année ne sont , pour ainsi dire, que les

octaves ; » et tout ce peuple , qui n'a pas dormi , trouve encore dans

sa poitrine des accents sonores pour s'écrier avec enthousiasme :

« Le Christ est ressuscité . Alleluia ! » Il dormira plus tard ; ce qu'il

demande pour le moment, c'est qu'on ne lui supprime pas un verset

des chants sacrés, qu'on ne lui rogne pas une syllabe. Au contraire,
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 373

il faut qu'on allonge l'office par des interpolations liturgiques, par


de nouvelles scènes dramatiques : il n'y en a jamais assez, tant est

vif l'amour de la nation catholique pour son Dieu crucifié, et aussi ,

reconnaissons-le, son amour séculaire pour les spectacles. Malheureu

FIG . 172. CÉRÉMONIE DU BAPTÊME.


Tableau de Giotto.

sement cette dernière passion est demeurée dans la suite beaucoup

plus vivace que la première, et involontairement, à l'aspect de ces

grandes réjouissances chrétiennes qui illuminaient la nuit de Pâques

de leur éclat resplendissant, l'esprit du moraliste se reporte attristé

vers les fêtes nocturnes d'un tout autre genre qui les ont supplan
Le treizième siècle. 24
374 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

tées , sans offrir le même caractère d'allégresse publique et spon

tanée...

Les chanoines, les enfants de chaur, les fidèles, représentent

ensemble la scène matinale des Maries, leur conversation avec

l'ange revêtu d'une blanche robe de lin , l'arrivée de Jean et de

Pierre au sépulcre. Et toute l'assistance chante pour terminer :

« Nous savons que le Christ est vraiment ressuscité des morts ;

ô Roi victorieux , aie pitié de nous ! » Cependant le jour est venu :


c'est l'heure de la messe solennelle. Une file de prêtres, accompa

gnés de jeunes clercs en robe rouge, distribuent lentement et majes

tueusement la communion. Chacun doit la recevoir dans sa paroisse,

et personne ne manque à ce devoir rigoureux . Maurice de Sully,

dans son homélie de Pâques, 'nous montre une multitude d'enfants

et d'hommes faits, d'innocents et de pénitents, se nourrissant , après

la messe, du pain eucharistique ; les pécheurs impénitents, lorsqu'il

y en a , s'approchent comme les autres de la Table sainte ; seulement ,

nous dit- il , on ne leur donne que les eulogies, ou le pain bénit, « par

coverture de lor pécié , quar, s'il n'aloient à l'autel ensamble o l'autre

gent , il seroit aperceu qu'il seroient en pécié dampnable ( 1 ), » et

l'Église , qui est une mère tendre et indulgente, même pour ses

enfants infidèles, veut ménager leur amour - propre, éviter les médi

sances , prévenir le scandale . Telle est, du moins, la curieuse desti

nation attribuée par l'évêque de Paris au pain bénit , dont l'usage

toutefois remonte beaucoup plus haut , car on le constate en France

dès le temps de Grégoire de Tours . Quant aux fidèles qui se trou

vent sous le coup d'une sentence d'excommunication ou d'interdit ,

le pasteur donne l'ordre de les faire sortir avant la communion , ainsi

que ceux qui n'appartiennent pas à la paroisse . Les parents reçoi

1. V. La Chaire française, etc., p . 370 .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 375

vent aussi l'avis d'avoir à surveiller leurs enfants pendant toute cette

sainte journée et à s'observer eux -mêmes, particulièrement aux repas :

car, après tant de fatigues, on se met enfin à table, et tous les bons

chrétiens rompent à l'envi un jeûne rigoureusement observé . « Le

jour de Pâques, sermon court et diner long , » dit lui - même l'aus

tère fondateur de la Sorbonne. Mais avant tout , suivant une recom

mandation de Guillaume Durand , tout ce que l'on mange doit être

béni , sous peine d'attirer sur le délinquant la colère céleste .

D'autres usages relatifs aux fêtes de Pâques sont encore men

tionnés par le même docteur. Durant toute la semaine pascale, les

chrétiens doivent se saluer les uns les autres en disant : Resurrexit

Dominus ; à quoi l'on répond : Deo gratias, ou bien : Et apparuit

Simoni. Puis on se donne le baiser.de paix et de charité . Toutefois

l'auteur du Rational ajoute que cette pieuse coutume tend déjà à

disparaître et ne s'observe plus guère qu'à Rome, entre les prélats

de la cour pontificale ( 1 ) . Il en signale en France de moins édifiantes,


telles que l'habitude conservée par quelques clercs de se livrer aux 1

chants et aux danses dans les couvents ou les palais épiscopaux , et

l'usage singulier, que se gardaient bien de laisser perdre les femmes

de certains diocèses , de battre régulièrement leur mari le second

jour après Pâques . Il faut avouer pourtant que ces abus ne parais

sent pas bien graves ; David ne dansa- t - il pas devant l'arche pour

épancher la joie qui débordait de son cœur ? Et les épouses qui pre
naient de telles libertés ne devaient- elles pas trouver à qui parler ?

Les réjouissances du temps pascal sont encore interrompues par

quelques jours de jeûne et de prière : ce sont les Rogations , dont

l'établissement , dû à saint Mamert , évêque de Vienne au cinquième

siècle, est rapporté longuement par le moine Élinand et par l'évêque

1. Rationale, 1. VI, c . 86.


376 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

de Mende, Guillaume Durand . Celui - ci ajoute à son récit des tra


ditions moins connues sur la peste qui fit périr, en 590, le pape

Pélage II . En mémoire des ravages exercés par ce fléau, on faisait

une procession de pénitence, appelée la procession des Croix noires.

Joinville remarquait avec tristesse la coïncidence de cette cérémonie

avec le jour de la naissance de saint Louis ( 1 ) . Le cortège des

Rogations avait d'ordinaire un caractère dramatique très accusé.

On y voyait figurer un dragon gigantesque. « C'est l'usage, les deux


premiers jours, de porter en avant de la croix et des bannières

un dragon , dont la longue queue est droite et gonflée, mais qui , le

troisième et dernier jour, traîne à reculons sa queue basse , courte

et amaigrie . Ce dragon signifie le diable , qui , pendant les trois

temps désignés par ces trois jours , avant la loi , sous la loi , et sous

l'empire de la grâce, n'a point cessé et ne cesse point d'abuser les

hommes , mais qui , après avoir régné pendant les deux premiers
âges , est maintenant presque déchu de sa puissance par la propa

gation de la foi ( 2 ). » Cette représentation symbolique a persisté ,

paraît - il , à Paris jusque vers 1730 ; on pourrait lui trouver une quan

tité d'analogues dans le cérémonial de nos anciennes processions.

La célébration de l'Ascension et de la Pentecôte n'offre rien de

particulier à signaler, si ce n'est peut -être la représentation figurée

de quelques scènes de l'Évangile, suivant l'habitude ; mais , immé

diatement après , nous rencontrons une fête alors nouvelle en France :


c'est celle de la Sainte Trinité. Rome avait refusé d'abord d'en con

sacrer officiellement l'institution , parce que l'usage catholique était de

célébrer par des anniversaires les grands faits de l'Évangile plutôt

que les dogmes de la religion ; mais , voyant qu'une bonne portion de

1. Vie de S. Louis, éd. de Wailly , p. 40.


2. Rationale, 1. VI , c. 102.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 377

la chrétienté avait déjà adopté cette fête, et cédant aux instances

de l'archevêque d'Arles, elle autorisa ce prélat , en 1260, à la faire

célébrer solennellement dans sa province ecclésiastique, d'où elle se

propagea rapidement dans les autres diocèses français : néanmoins

les Ordres de Cluny et de Cîteaux l'avaient établie auparavant dans

les maisons de leur dépendance. On vit donc naître , vers cette épo

que , un certain nombre d'hymnes et de proses nouvelles en l'honneur

de la Trinité ; mais elle inspirait déjà depuis longtemps le génie

des poètes sacrés et la dévotion démonstrative des croyants.

Une innovation plus célèbre , et qui devait avoir une énorme

influence sur le développement artistique des pompes de l'Église,


est la fondation de la fête du Saint-Sacrement ou de la Fête- Dieu ,

comme l'a nommée si justement la voix populaire. La foi des catho

liques dans la présence réelle n'avait jamais faibli, depuis le jour où

fut prononcée la parole sacramentelle : « Ceci est mon corps ; ceci

est mon sang . » Toutefois des nuages récents étaient venus obscur

cir, aux yeux de quelques - uns, l'éclat de ce dogme sublime . Réveil

lant l’écho endormi des formules de Scot érigène, l'hérésiarque

Bérenger avait troublé par une note discordante le concert unanime

des fidèles de France en l'honneur du sacrement. Plus près encore

du règne de saint Louis, l'infiltration souterraine des doctrines mani

chéennes et vaudoises avait miné par la base , dans le Midi surtout ,

le principe fondamental du culte eucharistique . Il fallait une répara

tion : or, au moment où les hommes la cherchaient dans la répres

sion de l'hérésie , Dieu lui - même s'en ménageait une autre , plus

éclatante et plus salutaire cent fois. En 1208 , une humble religieuse

Hospitalière, la bienheureuse Julienne du Mont- Cornillon , près de

Liège , avait une vision mystérieuse, où lui apparaissait la pleine

lune montrant dans son disque une échancrure. Après avoir vu


378 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

deux ans de suite , la même image s'offrir à ses yeux , après en

avoir demandé instamment au ciel la signification, il lui fut révélé,

dit - elle que la lune représentait l'Église , et l'échancrure l'absence

d'une solennité importante qui manquait au cycle liturgique. La

pieuse vierge fut encore vingt ans sans oser faire savoir au monde

que Dieu voulait voir honorer d'une façon plus particulière la

mémoire de la Cène du Jeudi Saint. Enfin elle s'en ouvrit à un

chanoine de Liège, nommé Jean de Lausanne , et celui - ci , après en

avoir conféré avec plusieurs docteurs , commença des démarches

actives pour l'établissement de la fête. Ce ne fut qu'en 1246 que

son évêque , Robert de Torote, décida par décret synodal que toutes

les églises du diocèse de Liège auraient désormais à célébrer cha


que année , le jeudi après la Trinité, la commémoration solennelle

de l'institution du Saint - Sacrement .

La propagation de cette pieuse coutume souffrit encore des

retards considérables : quelques- uns la blâmaient , d'autres la ju

geaient inutile ; il semblait que , de tous côtés , l'enfer s'efforçât de

susciter des obstacles à une dévotion qu'il savait devoir lui être

fatale. Il fallut des prodiges surnaturels pour lever les difficultés.

Il fallut ensuite qu’un prélat français, qui avait connu la bienheu

reuse Julienne , morte alors depuis quelques années , montât sur le

trône pontifical pour déclarer à toute la chrétienté l'opportunité et

la nécessité de la nouvelle fête. En 1262 , une bulle d'Urbain IV en

décréta l'observation dans l'Église universelle , pour la confusion de

l'hérésie et l'exaltation de la foi orthodoxe : seulement , comme la

fête de la Trinité n'était pas encore officiellement reçue à Rome ,


ainsi que nous venons de le voir , il assigna , pour honorer le Corps du

Christ, la cinquième férie, c'est - à- dire le jeudi après l'octave de la

Pentecôte ; ce qui , du reste, revenait au même que le jeudi après la


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 379

Trinité , désigné par l'évêque de Liège . Saint Thomas d'Aquin fut

chargé de composer, selon le rite romain , un office qui devait rem

placer dans toute l'Église l'ofáce provisoire adapté par la bienheu

reuse Julienne au rite français, et ce sont , comme chacun sait , les

magnifiques paroles inspirées au Docteur angélique par sa tendre

piété que nous chantons actuellement le jour de la Fête - Dieu ( 1 ) .

Enfin, une quarantaine d'années après , Clément V confirma au con

cile de Vienne la bulle d’Urbain IV , et Jean XXII lui donna force

de loi définitive en l'insérant au Corpus juris parmi les Clémentines.

Ce grand événement , qui avait demandé plus d'un siècle , ( tant

l'Église a l'habitude de procéder avec lenteur et maturité!) donna un

nouvel essor à la dévotion publique pour l'Eucharistie et au culte

extérieur dont elle était l'objet. Bientôt des processions solennelles

vinrent en donner la preuve, processions qui devaient prendre dans

certains pays , en Provence par exemple , le caractère de véritables

réjouissances nationales, demi - religieuses et demi-profanes. C'est là

l'origine de la fameuse procession d'Aix , qui , bien que dénaturée par


le temps , attire encore chaque année une foule de curieux dans

cette ville . Nous savons tous par nous- mêmes que nulle cérémonie

n'a jamais égalé la pompe de ces manifestations populaires, renou

velées annuellement jusqu'à nos jours , et que nulle dévotion ne


saurait faire tant de bien au cæur. Malheureusement les obstacles

suscités à l'origine se sont élevés de nouveau : la sainte Hostie ,

portée sous le dais triomphal , au milieu du parfum des fleurs et de

l'encens mêlé au parfum plus exquis de la prière , n'a plus le droit

de traverser nos places publiques. Mais rassurons -nous ; les bar


rières qui les lui ferment ne sont pas plus solides que celles qui

s'opposèrent à sa glorification au commencement du treizième

1. Sur le Lauda Sion , voir Le treizième siècle littéraire, p. 160.


380 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

siècle, et, d'ailleurs, elles ne sont pas de celles qui peuvent obstruer

le chemin des âmes : nos yeux seuls ont perdu leur fête .

Saint Louis, qui avait une telle vénération pour le Saint-Sacre

ment qu'on a pu lui attribuer la belle parole du sire de Montfort,

répondant, à propos d'une hostie miraculeuse : « Allez la voir , vous

qui ne croyez pas , » saint Louis contribua directement à l'érection

de deux autres fêtes en l'honneur des souvenirs de la douloureuse

semaine. Lorsqu'il reçut un fragment important de la vraie croix , en

1241 , un double anniversaire fut institué pour perpétuer la mémoire

de cette translation et de celle de la couronne d'épines, qu'il avait

apportée nu- pieds , deux ans auparavant, à la chapelle Saint-Nico

las, remplacée depuis par la Sainte - Chapelle ( 1 ) . La Susception de

la sainte couronne se célèbra le 11 août , celle de la sainte croix

et des autres reliques de la Passion le 30 septembre ; et toute la

cour assistait, ces jours - là , aux cérémonies commémoratives, ainsi

qu'aux sermons de circonstance prêchés par un disciple de saint

François ou de saint Dominique . Cette dévotion raviva celle que le

peuple chrétien avait depuis longtemps manifestée pour la fête de

l'Invention ou de la découverte de la croix de Notre- Seigneur par

sainte Hélène : le nom de la mère de Constantin et l'histoire de sa

précieuse trouvaille, avec toutes les légendes qui étaient venues

l'embellir, se rencontrent à chaque pas dans les manuscrits du temps .

Les dimanches après la Pentecôte terminent l'année liturgique

par une longue période de calme : c'est le repos après le triomphe ;

c'est la figure du règne éternel de JÉSUS - Christ dans le ciel après

son passage sur la terre, et du règne pacifique de son Église après

les persécutions des premiers siècles. Pour souligner cette ressem

blance, la fête de la Toussaint et celle de la Dédicace viennent par

1. V. plus haut, p. 105 et suiv.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE 381

ler aux fidèles de l'allégresse des élus et de la beauté mystique des

temples du Seigneur. Les prédicateurs ne manquent pas de leur

expliquer le comment et le pourquoi de tous les rites qui accompa

gnent la consécration d'une église , et les avantages spirituels qu'ils

peuvent gagner en y assistant . Ils distinguent dans cette cérénionie

sept parties ou sept actes différents : l'évêque consécrateur fait le

tour de l'édifice, en dehors , et frappe à la porte ; il entre ; il arrose

l'intérieur ; il trace des lettres sur le pavé ; il oint les murailles ; il

allume un flambeau ; enfin il célèbre la messe. L'ensemble de cet im

posant spectacle devait encore impressionner vivement les fidèles,

qui, étant ainsi initiés à tous les mystères, y prenaient le plus vif

intérêt et vivaient réellement de la vie de l'Église.

Après ce que la liturgie appelle le propre du temps, vient le propre


des saints, c'est - à -dire la série des fêtes en l'honneur des bienheureux .

Ces anniversaires sont surtout l'objet de démonstrations et de

réjouissances locales. Cependant le treizième siècle voit s'établir à

peu près partout la fête générale du jer novembre. On commence à

prêcher, ce jour-là , des sermons sur tous les saints ; mais souvent

encore on célèbre, au lieu de cette solennité collective, la mémoire

particulière des apôtres Simon et Jude , honorés précédemment à

pareille date. En effet, la Toussaint, instituée par Boniface IV, au

septième siècle, sous le titre de fête de Notre - Dame - aux - Martyrs ,

puis changée par Grégoire IV , au neuvième, en fête de la Vierge

et de tous les saints , avait été primitivement placée à la fin de mai :

c'est ce dernier pontife qui la reporta au premier jour de novembre ,


parce que, paraît- il , on ne pouvait , avant les récoltes , rassembler dans

la ville de Rome des provisions suffisantes pour la masse des pèlerins


que cette fête у attirait.

Les fidèles défunts ont leur commémoration en même temps que


382 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

les bienheureux, ou du moins le lendemain . Cet autre anniversaire

commun , fondé seulement depuis le onzième siècle par Odilon de

Cluny , prend, au treizième , le nom poétique de « fête des âmes » . En

outre , une commémoration spéciale pour tous les papes et cardinaux

décédés est établie par Alexandre IV , vers 1261 , et fixée au 5 sep

tembre . Le culte des morts , on le voit , n'est pas d'hier : chacun rend

alors à ceux qui lui sont chers les quatre devoirs pieux mentionnés

quelque part dans saint Thomas, les obsèques , les prières, les aumônes

et l'offrande du saint sacrifice à leur intention . Je ne parle pas ici des

anniversaires personnels , qui sont institués partout en nombre con

sidérable, et suivis de remembrances ou d'agapes commémoratives.

Dans toutes ces circonstances , la pompe des services funèbres était

poussée très loin , comme on en peut juger par les miniatures des
livres d'heures .

Parmi les fêtes particulières établies au treizième siècle en l'hon

neur des saints, il faut en citer deux qui devinrent très vite popu

laires : celle de saint François d'Assise, instituée presque aussitôt

après sa mort , et celle de saint Louis de France, qui , mieux encore ,

était traité de bienheureux de son vivant même ; car, un jour, des

pèlerins arméniens vinrent demander au sire de Joinville , en Syrie ,

la faveur de contempler un moment le « saint roi » , et le bon séné

chal, en transmettant cette demande à son maître , qui en rit de bon

cæur, ajouta : « Sire , je ne désire pas de sitôt baiser vos reli

ques ( 1 ) . » Mais il y avait une fête ancienne qui se célébrait alors plus

joyeusement que les nouvelles , et qui pouvait passer pour la vraie

fête nationale du peuple français ; c'était celle de son apôtre saint

Martin . On me permettra , sans doute , de remettre sous les yeux du

lecteur le tableau des réjouissances publiques ramenées tous les ans

1. Joinville, éd. de Wailly. p . 310.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 383

par cette solennité unique en son genre , ne fût -ce que pour les

opposer à celles qui les ont supplantées depuis .

d'Arezzo
Florence
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Spinelli
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173.
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« La veille de l'anniversaire, tout s'anime déjà. Le clergé se dis


384 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

pose à passer la nuit dans l'église ; il veille jusqu'à l'aurore, jeûnant ,

priant , psalmodiant , et , dans la basilique du saint, plusieurs cheurs ,

plusieurs collèges de chanoines se succèdent sans interruption , de

façon à rappeler la laus perennis des anciens jours. Les fidèles se

joignent aux prêtres ; mais ils n'ont pas tous la même constance , et ,

comme dans la veillée de Noël , ils mêlent à cette pieuse pratique

des jeux , des réunions profanes, des bombances, qui parfois vont un

peu trop loin . C'est pourquoi certains synodes prohibent ces vigiles ,
ou du moins leurs abus ; mais ils sont impuissants , et le pape Ur

bain VIII échouera lui - même en essayant de déraciner la coutume

antique : ne faut -il pas faire provision de forces pour chanter avec

entrain les louanges du bienheureux ? On prend , d'ailleurs , des pré

cautions contre le désordre : ainsi , à Tours , cinquante hommes

d'armes font le guet et montent la garde au nom de M. le doyen

du chapitre . Dans les villes de Belgique , les enfants promènent à

travers les rues des torches enflammées, en criant : « Faites le feu,

allumez le feu ; voici venir saint Martin avec ses bras nus (car il n'a

plus qu'une moitié de manteau ), et il voudrait bien se réchauffer. »

Au milieu de ces plaisirs variés , le lendemain arrive . Le soleil se

lève tiède et clair, car cette fête a le don de ramener pour quelque

temps les beaux jours . La matinée est consacrée tout entière aux

offices ; puis la solennité civile commence . De même que la mort

de saint Martin a formé le point de départ d'une ère, son anniver

saire marque le début d'une année nouvelle . Les parlements , les

tribunaux , les écoles , procèdent ce jour -là, ou l'un des suivants , à

leur réouverture ; usage universel, que la magistrature parisienne

a suivi jusqu'au siècle dernier, et les villes de Lucques , de Pise, etc. ,

jusqu'à leur annexion au royaume piémontais. Les princes tiennent

cour ouverte et traitent magnifiquement ceux qui s'y présentent .

1
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 385

Les élections municipales occupent le loisir du citadin. Le paysan

prépare ses semailles, afin de les faire dans la semaine . Le fermier,

le censitaire , apporte à son seigneur le prix de son loyer , le montant

de ses redevances en argent ou en nature ; les baux , les engage

ments sont renouvelés ; les agents du fisc perçoivent l'impôt , les

comptables recommencent un autre exercice. En France, en Angle


terre, en Italie, partout c'est la grande échéance annuelle. Les

indigents aussi reçoivent ce qui leur est dû , et même davantage ; ce

n'est que justice, car celui dont on célèbre la mémoire les a tant

aimés, que sa fête est la leur. Le pauvre de saint Martin , dans les

églises où il y en a un d'attitré , est dans les honneurs ; il figure à la

procession. A San - Martino delle Scale, en Sicile, l'abbé habille de

neuf un malheureux, et lui donne de sa main le pain de l'âme avec

le pain du corps. A Saint- Omer, par une exception qui n'a lieu que

trois fois par an , les lépreux sont autorisés, sans doute en mémoire

du miracle opéré par saint Martin en faveur d'un de leurs sembla

bles, à pénétrer dans l'enceinte des remparts : en tout autre temps,

les gardiens ont l'ordre de les repousser à coups de hokes de fer.

Des largesses sont également faites aux églises, particulièrement à

la basilique de Tours : les rois, les grands seigneurs lui offrent des

monnaies à l'effigie de son patron, des vases d’or, des draps de soie .

Enfin , à l'animation produite par toutes ces affaires, par ces cérémo

nies , par ces libéralités , se joint le mouvement pittoresque des foires

annuelles . Dans une quantité de pays , l'assemblée, la vogue ou la ker

messe' s'ouvre le même jour, avec la bénédiction du prêtre. Combien

de villes , combien de villages ont conservé jusqu'à notre époque cette


tradition douze fois séculaire , dont l'origine se rattache peut - être au

grand pèlerinage du 11 novembre, en Touraine, en Normandie, en

Flandre, en Dauphiné , en Suisse , en Savoie, en Italie , etc. !


386 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

» Mais cela n'est rien encore . Voici le soir, voici les réjouis

sances vraiment populaires . On se rassied à la table de famille ;

on mange l'oie de la Saint- Martin , on boit le vin de la Saint

Martin , fraîchement recueilli dans les tonnes . Les Anglais , qui

n'en ont point , le remplacent par un énorme blackpudding, et

se distinguent entre tous par leur fidélité à la Martinmas, que

leurs descendants n'oublieront pas tout à fait, en dépit de la raideur

protestante . Le repas fini , on chante des ballades, des lieds, des can

tiques de circonstance. Dans certaines villes d'Allemagne et de

Flandre, on voit des feux de joie s'allumer sur les hauteurs voisines .

A leurs clartés fantastiques, des processions d'enfants vont de

maison en maison , s'ils ne l'ont déjà fait la veille, recueillir des

charités ou des cadeaux . En Italie , à Vinegia , par exemple, ils sont

habillés de longues tuniques blanches ( peut- être en souvenir de la

robe de catéchumène revêtue par le saint à Pavie ) ; ils ont le front

ceint de feuillage et courent ainsi par les rues, faisant résonner des

instruments criards , répétant des chansons plaisantes , parfois entre

coupées par ce cri du cæur : Viva, viva san Martino ! ( 1 ) »

Je me trompais , comme on le voit , en disant que la Saint -Martin

était une fête nationale : il faudrait l'appeler une fête universelle.

Le siècle qui décernait tant d'honneurs au modèle des pontifes et

des missionnaires, n'aurait pu se montrer indifférent envers le type

de la sainteté et de la pureté par excellence, envers la créature pri

vilégiée que toutes les générations ont proclamée bienheureuse. Un

seul aurait plus de droits que lui à s'intituler le siècle de la Vierge :

c'est celui qui a vu définir le dogme de l'Immaculée- Conception ;

mais les splendeurs que nous avons contemplées de nos yeux ne

sauraient nous faire dédaigner les clartés lointaines du passé.

1. Saint Martin, par Lecoy de la Marche, p . 603 et suiv.


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 387

L'ill ustre historien de sainte Élisabeth de Hongrie a éloquemment

retracé , dans sa brillante introduction , le magnifique développement

donné alors à la dévotion des fidèles pour la Mère de Dieu , les

Ordres nouveaux fondés sous son patronage , comme ceux du Car

mel , des Servites , de Notre- Dame de la Merci , la propagation des

prières en son honneur par les disciples de saint Dominique, la pré

dication de sa pureté originelle par les enfants de saint François ,

les hymnes composées à sa louange , les traités qui la chantent dans

une langue plus scientifique, comme le célèbre Speculum de saint

Bonaventure . Aucun autre culte ne pouvait apporter aux progrès de

l'art et de la littérature un aussi riche contingent . Aussi toutes les


manifestations qu'il détermine sont marquées d'un cachet particulier

de grâce et de poésie. L'affluence des pèlerins aux sanctuaires de

Marie, l'invocation de son nom dans les circonstances solennelles , les

témoignages publics de piété qui accompagnent les anniversaires de

sa Nativité , de sa Purification , de sa Conception immaculée , enfin

l'établissement de la populaire coutume du Rosaire , dont on a con

testé à tori la date ( je l'ai prouvé ailleurs ) , tout cela détermine un

mouvement artistique d'une nature nouvelle et charmante, dont la

prodigieuse multiplication des statues de la Vierge , de ses bannières,

de ses images de toute espèce, est la preuve la plus indiscutable.

En dehors des fêtes annuelles et publiques , certaines solennités

de la vie privée servaient de prétexte pour déployer un véritable

faste, et dans l'église et au dehors. Le mariage est une de celles qui

ont droit à une mention spéciale . Il ne sera peut - être pas sans

intérêt de décrire ici les formalités et les cérémonies qui donnaient

à ce grand acte l'éclat nécessaire . Lorsque toutes les conditions exi

gées par le droit canon et le droit civil se trouvaient réunies de part

et d'autre , le futur époux devait généralement faire demander par


388 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

un tiers la main de la personne qu'il désirait épouser. Bien que la

loi ecclésiastique se contentât de la certification du consentement

des conjoints, l'usage voulait dès lors que la demande fût adressée

aux parents de la femme ; on évitait ainsi les inconvénients pou

vant résulter du défaut d'approbation de ces derniers. Cette pre

mière formalité s'accomplissait très cérémonieusement , quelquefois

même avec pompe , par l'entremise d'un parent ou d'un personnage

influent, comme un dignitaire ecclésiastique . Cet intermédiaire était

aussi chargé par le futur de préparer avec la famille les conventions

matrimoniales , et même de lui ramener sa future, qu'il ne connaissait

pas toujours à l'avance ( circonstance fâcheuse , mais qu'ont dû subir

les princes et les grands seigneurs de tous les temps ; c'est pour y

remédier qu'on élevait souvent ensemble deux enfants destinés

l'un à l'autre) . Lorsque saint Louis , âgé de vingt ans , fit demander

la main de Marguerite de Provence, il chargea de cette mission

plusieurs ambassadeurs , à la tête desquels se trouvaient Gautier,

archevêque de Sens , et Jean de Nesle, un des seigneurs de sa cour.


Le comte de Provence accueillit leur démarche ayec une joie

extrême , et leur promit de donner à sa fille dix mille marcs d'argent.

Il ne voulait pas d'abord garantir une aussi grosse somme , qui

semblait au -dessus de ses forces ; mais son épouse, intervenant ,

exerça sur lui une pression très adroite , qui montre d'une façon

palpable l'influence officieuse accordée en pareil cas à la femme et à


la mère : « Comte , lui dit - elle , laissez - moi faire, et que cette grande

dépense ne vous cause point de peine , car si vous mariez

hautement votre aînée , la seule considération de cette alliance fera

mieux marier les autres , et à moins de frais. » En effet, la com

tesse , l'ayant emporté , maria plus tard ses deux filles cadettes au
roi d'Angleterre et à son frère , et la dernière fut épousée avec une
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 389

dot moitié moins forte : sa tactique avait , par conséquent , du bon .

Marguerite fut emmenée immédiatement par les ambassadeurs ,

et , comme elle était en âge , son mariage fut célébré moins d'un

mois après , dans la ville de Sens , où le roi s'était porté à sa ren

San

Dim

os
Igor

Fig . 174. ANCIENNE BANNIÈRE DE LA VILLE DE STRASBOURG ,


brûlée dans le bombardement de 1870.

contre ; son couronnement eut lieu le même jour , et fut accompagné


de toute sorte de libéralités.

Ainsi se concluaient la plupart des mariages princiers , et , toutes

proportions gardées , la plupart des mariages ordinaires. Très sou

vent cependant , et surtout quand les époux étaient trop jeunes ,

l'union définitive était précédée de la cérémonie préliminaire des


Le treizième siècle. 25
390 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

fiançailles. Les fiançailles n'étaient pas , comme à présent , une vaine

formalité : elles constituaient déjà un engagement sacré,et l'Église

leur donnait une grande solennité . Les fiançailles par paroles de

présent, où les futurs se disaient : « Volo te in virum , in uxorem , >>

n'étaient guère tolérées , parce qu'elles équivalaient à un véri

table mariage clandestin ; et elles furent complètement interdites

plus tard , dans le concile de Trente. Mais les fiançailles par paroles

de futur étaient parfaitement légales . Voici par quelle formule le


ar l'évé .
prêtre les célébrait à Paris, d'après les règlements établis p

que Étienne Tempier : « Tu , Martine , promittis tu per juramentum

quod duces Bertham in uxorem , si sancta Ecclesia consentiat ? » Le

clergé était tenu de connaître parfaitement cette formule et tout le

cérémonial qui l'accompagnait , afin de ne pas être exposé à marier

en croyant simplement fiancer ; malentendu assez fréquent, paraît - il ,

car les tribunaux ecclésiastiques étaient encombrés de procès nés à

cette occasion . Lorsque les fiancés voulaient rompre ultérieurement

le lien qui les unissait , ils pouvaient le faire, à la rigueur, en payant

le dédit appelé repentailles. Les repentailles défaisaient les fiançail

les. Néanmoins cette rupture n'était pas facilement admise ; il fallait

des raisons puissantes . On trouve une preuve remarquable de ce

fait, et de la force attachée à l'engagement des fiançailles, dans la

vie du sire de Joinville , qui avait été fiancé dès son enfance avec

Alaïs , fille du comte de Grandpré , et qui rechercha ensuite une

alliance plus haute : ses désirs furent vains ; il ne put se dégager, et

dut devenir , en quelque sorte , un époux malgré lui . Ce trait nous

fait sentir le grave inconvénient qu'offraient parfois les fiançailles

revêtues d'un pareil caractère . En revanche, elles procuraient aux

futurs époux la facilité de se connaître et de s'aimer à l'avance, et

diminuaient le nombre des alliances prématurées : ce sont évidem


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 391

ment ces avantages qui les ont fait subsister jusqu'à nos jours dans

plusieurs contrées de l'Europe , et qui , même chez nous , ont perpé

tué la tradition de ce pur et poétique apprentissage de l'intimité , de

cette période d'attente et d'union officieuse, d'où découle souvent


le bonheur de toute la vie.

Bientôt le moment arrive de serrer le næud suprême; la cérémonie

définitive est fixée. La veille de ce grand jour, le contrat, le traité

de mariage, est rédigé ou renouvelé. Les époux sont mariés sous le

régime de la communauté s'ils habitent la moitié septentrionale de

la France , sous le regime dotal s'ils vivent au midi , dans les pays

de droit romain , ou sous un régime mixte s'ils appartiennent à la

Normandie : mais le premier système , issu de la coutume germa

nique , ou du droit au tiers des acquêts admis par celle- ci , est le plus

répandu ; et dans les pays où il est appliqué , indépendamment de

la dot fournie par le père à sa fille, le mari apporte à sa femme le

douaire , transformation de la dot des anciens Germains ou du pre

tium nuptiale payé au beau-père par le gendre. Le douaire est , à pro

prement parler, le droit assuré à la femme de jouir, après la mort

de son mari , d'une partie des biens appartenant à ce dernier au

moment du mariage : une ordonnance de Philippe - Auguste avait

fixé cet usufruit à la moitié de la fortune du mari ; sous saint Louis,

deux arrêts du Parlement décidèrent que le manoir d'un gentilhomme

devait faire partie du douaire de sa veuve , et que la veuve prélève

rait son douaire même sur les biens advenus à son époux durant le

mariage par voie de succession . C'est sur ces bases que sont conclus

généralement les contrats ; le mari donne un douaire à sa femme,

mais celle- ci apporte à la communauté sa dot , qui est d'ordinaire plus

considérable , et qui , chez les grands , peut consister en terres , en

seigneuries , en royaumes même . Il en résulte que l'intérêt est par


392 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

fois le mobile déterminant des alliances contractées par la noblesse ;

mais , dans les autres classes , ce qu'on appelle les mariages d'argent

parait être un peu moins répandu . Dans tous les cas , cet abus, qui

abaisse un sacrement au rang d'une affaire, est réprouvé comme un

crime et Alétri énergiquement du haut de la chaire. « Les pasteurs,

dit Jacques de Vitry , procèdent mal quand ils ont à célébrer de

pareilles unions. Ils devraient publier les bans du seigneur un tel

avec la bourse de dame une telle ; et , le jour des noces , ce n'est

pas la fiancée qu'on devrait conduire à l'autel , mais bien son argent

ou ses vaches ( 1 ) . »

Ces paroles, qui nous montrent l'Église soucieuse des intérêts de

l'âme et du cœur de ses enfants, indiquent aussi que l'usage de

publier des bans était dès lors en pleine vigueur. Il apparaît pour

la première fois dans les statuts rédigés par Eudes de Sully , évêque

de Paris , en 1198 , et l'on croit qu'il ne devint général qu'à la fin du

treizième siècle : le voilà cependant mentionné par un auteur étran

ger au diocèse de Paris , et écrivant avant 1240. Les bans ( banna )

se publient trois dimanches ou jours de fêtes consécutifs. Aussitôt

que la publicité nécessaire est ainsi donnée au mariage, et le lende

main même de la signature du contrat , l'on procède à la cérémonie.

Le grand jour se lève donc enfin . Bien qu'il suffise, à la rigueur ,

de la présence de deux témoins et du curé , les deux familles ont in

vité le ban et l'arrière -ba :) de leurs amis, et de leurs vassaux, si elles

appartiennent à la noblesse , comme le dit un poète contemporain :


< Quant gens de grant paraige se voulent marier,
« Se semonent grans gens pour estre à l'épouser ;
« Et de tant com semonent gent de plus grant valeur,
« Est la feste plus grande, et si ont plus d'onneur ( 2 ). »

1. Bibl. nat. , ms. lat. 17509.


2. Ibid ., ms . lat . 16498.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 393

Le cortège nuptial est conduit à la paroisse de l'un des époux , au

son des instruments ; des jongleurs et des ménestrels le précèdent .

Sur le chemin, le sol est jonché d'herbe verte , les rues sont « encour

tinées » . Les mariés s'avancent en baissant les yeux ; les assistants

se diront le soir :

« Avoient- ils honte, ce savés par verté ?


« Cuidoient tous li peuples les deust regarder. »

L
Fig . 175 . LES FIANÇAILLES ET LE DON DE L'ANNEAU.
D'après un manuscrit du Vatican.

On arrive sous le portique du temple , et là on s'arrête : c'est sur

ce seuil vénéré , derrière lequel apparaissent l'autel étincelant de

lumières , et les vitraux aux mille couleurs , et les statues des saints,

pris aussi à témoin de ce qui va se passer , que l'époux donne la main

à sa jeune épouse , que le prêtre vient recueillir de leur bouche

la déclaration de leur consentement mutuel , et que le mariage

s'accomplit enfin per verba de præsenti, c'est - à- dire par l'échange du

oui sacramentel, qui se prononce aujourd'hui devant un magistrat


394 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

en habit noir, dans une salle froide et nue, au milieu d'un appareil

fait pour glacer les cæurs les plus chauds . Cette coutume de célé

brer la première partie de la cérémonie à l'entrée de l'édifice sacré

est attestée , notamment, par l'aventure arrivée à cet usurier de Dijon

qui, d'après le récit d'Étienne de Bourbon , fut écrasé par une des

statues du parvis de l'église de Notre - Dame au moment où il allait


recevoir la foi de son épouse.

2.
Fig. 176. LA BÉNÉDICTION NUPTIALE .
D'après un manuscrit du Vatican .

Le reste de la solennité religieuse est tout ce qu'il y a de plus

beau et de plus touchant . On me permettra de laisser ici la parole

à M. Léon Gautier, qui , dans son magnifique livre sur la Cheva

lerie, a décrit en détail le jour des noces d'un chevalier.

« Quand le prêtre est tout à l'heure sorti de l'église , il portait un

livre entre les mains , et sur ce livre un petit anneau d'argent qui

brillait au soleil . Il le faut bénir, ce cher anneau , qui va symboliser


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 395

tous les engagements que viennent de prendre Aélis et son mari.


En certains diocèses, on l'asperge d'eau bénite ; en d'autres , on se

contente d'une belle prière : « Que le Créateur et le Conservateur du

genre humain , que le Donneur de la grâce et de l'éternel salut , fasse


descendre sa bénédiction sur cet anneau ! » Alors l'époux prend

le petit cercle d'argent et le met successivement, avec je ne sais quel

respect attendri , à trois doigts de la main droite de sa femme, disant

tour à tour : Au nom du Père ; puis , du Fils ; puis , du Saint

Esprit. Après quoi il le place à l'un des doigts de la main gauche

d'Aélis : c'est là qu'il restera jusqu'à la mort , en signe d'affection et

de fidélité. Ce rite était tellement significatif, il frappait tellement

l'esprit concret des hommes du douzième siècle , que l'on disait com

munément « épouser une dame d'anel. » Peu importe , d'ailleurs , que

la matière de l'anneau soit plus ou moins riche ; qu'il soit niellé ou

orné de pierres fines ; qu'on y ait gravé le nom de Dieu ou de ses

saints, et qu'il ait des vertus plus ou moins merveilleuses : un simple

annelet d'argent est aussi précieux que les riches bagues . « De cet

anneau je vous épouse ; de mon cœur je vous honore ; de mon bien

je vous doue ; » voilà ce que dit le mari en passant l'anneau aux

doigts de sa femme. C'est tout'un contrat .

» Dans la contrée qu'habitent nos jeunes époux , on a conservé un

souvenir vivant de l'antique loi des Francs Saliens, qui voulait que

le futur époux offrit symboliquement « le sou et le denier » à la

famille de la future épouse . C'était un achat , un véritable achat , et il

est certain qu'au douzième siècle on ne se mariait plus per solidum et

denarium ; mais, lorsque l'époux prononçait ces mots : De mon bien

je vous doue , il plaçait délicatement dans la petite bourse de l'épouse

trois gentilles pièces de monnaie , trois deniers neufs. Ne pouvant

lui mettre entre les bras les champs, les bois et les manoirs dont il
396 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

composait son douaire , il lui en donnait le symbole . On alla jusqu'à

frapper pour cet usage des deniers spéciaux , pour espouser. C'est

notre pièce de mariage.

» Cependant nous sommes toujours sous le porche. Il ne reste

plus qu'à donner aux époux une marque du respect dont le nouveau

sacrement les rend dignes aux yeux de l'Église : on les encense .

C'est alors seulement qu'au milieu des parfums de l'encens et des

fleurs, les portes du temple s'ouvrent à deux battants devant eux.

On aperçoit soudain le fond du moutier, les vitraux de l'abside,

l'autel. Ils s'avancent, encore tout émus et tremblants, entre deux

haies d'amis et de curieux ; mais , arrivés au milieu de la nef, ils se

prosternent et demeurent ainsi étendus un assez long temps sous

la main bénissante du prêtre : « Dieu d'Abraham , Dieu d'Isaac ,

Dieu de Jacob , jetez dans l'intelligence de ces deux jeunes gens

les semences de la vie éternelle . » Puis , s'adressant au jeune

couple , toujours prosterné : « Que Dieu vous bénisse et vous

apprenne lui - même à lui être agréables dans votre corps et dans

votre âme. » Là-dessus, les époux se relèvent , et sont conduits

dans le cheur, tous deux près l'un de l'autre, la femme à la droite

de son mari . La messe commence : c'est celle de la Trinité.

» A l'offertoire, les deux époux , cierges en main , font leur

offrande, qui est riche . Après le Sanctus, ils se prosternent de nou

veau pour recevoir la grande bénédiction solennelle du prêtre. C'est

alors que quatre jeunes barons étendent un paile de couleur pourpre

au - dessus de la tête des mariés. La coutume est antique et belle , et

il est à peine utile d'ajouter, avec les vieux rituels , que cette sorte

de voile exprime l'extrême rigueur et délicatesse avec laquelle les

époux devront cacher leur vie intime, que Dieu bénit . J'aurais pré

féré qu'on eût gardé la forme même du voile antique , et qu'on eût
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE , 397

vraiment enveloppé le jeune couple. Quoi qu'il en soit , la grande


beneïchon descend sur ces heureux, et c'est presque textuellement

celle que l'Église romaine a insérée dans ses livres vraiment æcumé

niques : « Que la femme soit aimable comme Rachel , sage comme

Rébecca, fidèle comme Sara. » Sit verecundiâ gravis, pudore vene

rabilis, doctrinis cælestibus erudita. Si de telles beautés ornaient

le rituel de quelque paganisme antique , nous n'aurions pas assez

d'admiration pour des idées aussi hautes, ni assez d'enthousiasme

pour un aussi grand style .

» La messe s'achève ; l’Agnus Dei vient d'être chanté . Une scène

charmante va clore cette série de scènes charmantes , qu'ignorent nos

peintres et que je leur voudrais apprendre. L'époux s'avance à

l'autel et reçoit du prêtre le baiser de paix . A qui va - t - il le reporter ?

Il n'est pas besoin de le demander. A sa jeune femme, qu'il embrasse

très chastement au milieu du sanctuaire, au pied du crucifix, près du

corps de Jésus - Christ lui-même,qui est conservé dans cette colombe


d'or au - dessus de l'autel .

» On sort de l'église, à travers une foule compacte et bruyante ,

et les jongleurs prennent de nouveau la tête du cortège . Il y a bien

tôt deux heures que tout ce monde de parents et d'amis est recueilli ,

grave et silencieux . Quelque détente est nécessaire ( 1 ) . »

On revient ensuite à l'habitation des mariés , que l'on trouve

peinte à neuf, décorée à grands frais, ornée de fleurs et de feuillage.

Si ce sont des campagnards superstitieux, ou leur jette au visage ,

au moment où ils en franchissent la porte , une poignée de blé en

criant : Plenté, plenté ! Abondance, abondance ! afin de leur pré

sager une prospérité dans laquelle , en tout cas , ce vieux reste des

traditions païennes ne sera certainement pour rien . S'ils appartien

1. La Chevalerie, p . 427 et suiv.


398 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

nent aux classes aisées , ils donnent dans leur maison des fêtes qui

durent deux ou trois jours : festins, musique , chants , distribution de

cadeaux , en voilà le programme. Le dîner de noces surtout prend des

proportions incompréhensibles pour nous, et que nous avons déjà

remarquées . Lorsqu'il est terminé, les convives se livrent quelquefois

à la danse ; mais c'est l'exception , et cette danse est toujours très

posée. Elle consiste en de simples rondes ; en outre , elle a lieu avant

la fin du jour, jamais la nuit . Des largesses sont ensuite distribuées

FIG. 177 COSTUMES DE TROUBADOURS ,


d'après un manuscrit de la Bibliothèque royale de Bruxelles.

aux pauvres. Des robes , des effets de toute sorte sont offerts aussi

aux invités, à titre de souvenir ! Les jongleurs , les vielleurs (jocula

tores, viellatores) reçoivent eux - mêmes leur présent , lorsqu'ils ont

enchanté l'assistance par le récit des prouesses d'un héros fameux ou

par quelque morceau de circonstance. Dieu préside encore à ces

réjouissances profanes, suivant le conseil de Robert de Sorbon , qui

invoque à cette occasion le précédent des noces de Cana (1) : il y

est représenté souvent par un clerc vénérable , qui mêle ses graves

( 1 ). Bibl. nat., ms. lat. 16481 .


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 399

enseignements aux chants d'allégresse, et qui est chargé de bénir

le nouveau foyer, la maison , la chambre de l'épouse .


Cette bénédiction se fait d'une manière très solennelle . Elle est

le couronnement de la fête, qui se termine ainsi d'une façon grave

et recueillie . Si le prêtre n'a pas assisté au festin, il arrive le soir,

.suivi de deux petits clerçons ( ou enfants de chœur) , dont l'un porte un


livre et l'autre un encensoir. Ils entrent, et on les conduit , en traver
CapCoooon

Fig. 178. ARMEMENT D'UN CHEVALIER.


D'après une miniature du XIIe siècle.

sant la salle d'honneur , jusqu'à la chambre de la mariée, toute jonchée

de roses et peinte à flor. La famille se met à genoux . Le prêtre, en

étole , prononce plusieurs formules spéciales de bénédiction , que nous

ont conservées les anciens rituels. Puis il prend l'encensoir des mains

de l'un des deux clercs, y jette les parfums liturgiques , et les répand

dans ce lieu béni , où doit régner désormais la bonne odeur des

vertus chrétiennes et du bonheur domestique ( 1 ) .

1. L. Gautier, La Chevalerie, p. 441 .


400 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

Ainsi se mariaient nos pères, et , bien qu'ils ne connussent pas le

bienfait du mariage civil , la sanction religieuse protégeait suffisam

ment leur union jusqu'au dernier jour. L'éclat extraordinaire avec

lequel elle s'accomplissait lui donnait toute la publicité désirable ;

l'intervention divine la revêtait d'un caractère auguste, qui achevait

de la rendre indissoluble , et toutes les grandes circonstances de la

vie , depuis le baptême jusqu'aux funérailles, depuis l'armement du

chevalier ou la consécration du moine jusqu'à leur trépas égale

ment glorieux, étaient marquées du même sceau ineffaçable.

al
CHAPITRE QUINZIÈME .

LA MUSIQUE .

Origines de la méthode harmonique ; l'organum . La notation musi


cale. Le déchant. La mélodie ; chants sacrés et chansons pro
fanes. - Les instruments de musique. - La musique à la cour de
saint Louis, dans les écoles, dans les cloîtres.
Conclusion générale de ce livre.

PRÈS avoir parcouru en détail tout le cycle des

arts qui parlent aux yeux, il convient d'accorder

un moment d'attention au seul art qui s'adresse à

l'oreille . A l'inverse de tous ceux qui tiennent du


A
1
dessin , la musique, telle que nous la comprenons

aujourd'hui, est une invention essentiellement moderne ; car l'har

monie , qui en est devenue la base , était inconnue de l'antiquité, ou

à peu près . Mais au moyen âge, au contraire, elle est l'objet d'une

véritable étude scientifique, et de cette étude , commencée sur les

bancs des écoles , naissent peu à peu tous les perfectionnements,

toutes les complications de ce qu'on a nommé fort justement l'art des


sons simultanés .

Avant le treizième siècle , des progrès importants avaient été déjà

faits dans cette voie . Un pape , saint Grégoire le Grand , avait res

tauré le chant sacré , auquel son nom est resté attaché , et fait de

nouveau retentir les églises de ces vastes unissons qui constituent

toujours un des plus beaux effets de la musique religieuse. De là à

soutenir les masses chorales par des voix ou des instruments exécu

tant certaines variantes , certains motifs différents, il n'y avait qu'un

pas . Dès le septième siècle apparaissent dans les manuscrits des

traces certaines de la méthode harmonique . Le plus grand écrivain


402 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

de cette époque, Isidore de Séville, nous dit d'une façon précise :

« La musique harmonique est une modulation de la voix , et aussi

une concordance de plusieurs sons et leur emploi simultané ( 1 ) . »

Au neuvième , à la suite de l'impulsion très active donnée à cet art

sacré (car la musique profane n'existait pas encore) , un moine de

l'abbaye de Saint -Amand , Hucbald , exposa en détail, en s'appuyant

sur des exemples, les règles de l'harmonie ou du chant par accord ,

qu'il appela organum ou diaphonie. L'organum avait encore un

élément barbare , qui choque nos oreilles délicates lorsqu'il se

retrouve , par hasard , chez les compositeurs modernes : c'est la

répétition successive de deux sons simultanés séparés l'un de l'autre

par un intervalle de quatre ou de cinq notes , en d'autres termes de

la quarte ou de la quinte . En outre, l'organum n’admettait que peu

ou point le rythme . Toutefois ce dernier défaut devait prompte

ment disparaître.

Enfin , une transformation capitale était venue , une centaine d'an

nées plus tard, renouveler extérieurement l'art musical et lui ouvrir

des horizons nouveaux . C'était précisément le temps où Gerbert

fondait l'avenir de l'arithmétique par l'inauguration de neuf chiffres :

Gui d'Arezzo assura celui de la musique par l'adoption de six petits

signes ( le septième fut ajouté ensuite , comme le zéro ) , représentant

d'une façon rationnelle et fixe les notes de la gamme. Les deux

inventions se correspondent ; elles étaient également grosses de con

séquences . Et c'est au prétendu « siècle de fer » qu'on les doit !


Gui d'Arezzo était encore un moine ; il appartenait à l'abbaye de

Pompose, en Italie . Son système détrôna immédiatement celui des


lettres ou des neumes dont on se servait auparavant pour la nota

tion des sons.

1. Isidore, Sentences.
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 403

A son tour, le siècle de saint Louis va introduire ou tout au moins

répandre et consolider une réforme des plus heureuses : à la diapho

nie il va substituer le déchant ( discantus ). Dans la première, deux


voix chantaient le même air à deux intervalles différents ; et c'était

là toute l'harmonie . Dans le second , les deux parties deviennent

indépendantes l'une de l'autre et ne se suivent pas rigoureu

sement : de là des accords variés ; de là surtout la nécessité de la

mesure , une des parties ayant souvent à chanter plusieurs notes

tandis que l'autre n'en a qu'une ; de là enfin l'application gra

duelle de tous les principes de la musique rythmée des modernes.

En effet, les plus anciens spécimens de déchant que nous connais

sions sont déjà mesurés . Les notes écrites prennent des formes

particulières et diverses , qui déterminent la valeur de chacune et

marquent , par conséquent , le rythme ( 1 ) . En même temps, leur

aspect général présente , au lieu de points et de virgules, ces figures

carrées dont le plain - chant a conservé la vieille tradition . Le nombre

des lignes de la portée augmente, et va quelquefois jusqu'à onze.

Celui des parties chantantes ou des parties d'accompagnement s'ac


croit aussi peu à peu . Des organistes déchanteurs, Léonin , Pérotin ,

Jérôme de Moravie , Jean Garlande , et surtout Francon de Paris ,

fixent les détails du nouveau système et inaugurent successivement

le motet, le conduit, le rondeau, ainsi que d'autres variétés de mor

ceaux à deux, à trois, à quatre parties , combinés, soit pour les voix ,

soit pour les instruments . Ainsi les règles de la notation musicale

comme celles de l'harmonie tendent à se compléter et à se fixer ;


elles y arriveront vers la fin du moyen âge .

1. Sur le système de la notation proportionnelle et son établissement, voir la Musique


az siècle de saint Louis, par Raynaud et Lavoix, 2° vol. des Motets francais. Cf. les
savants travaux de M. de Coussemaker sur l'Art harmonique, l'Histoire de l'harmonie au
moyen âge, etc.
404 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE .

La mélodie est encore vague et hésitante . Du moins , elle diffère

assez de celle que nous goûtons aujourd'hui pour nous apparaitre

avec ces caractères ; mais ce n'est peut -être qu'une affaire d'habitude ,

car les spécialistes affirment que la langue musicale des contempo

rains de saint Louis obéissait , comme leur langue ordinaire, à une

grammaire parfaitement fixe et déterminée. Quoi qu'il en soit, elle

est peu compréhensible pour nous , et les restitutions qu'on a quel

quefois essayées avec le secours des manuscrits n'ont pas produit

l'effet qu'on en attendait d'abord : l'oreille est plus rebelle que les

yeux au charme des restaurations archéologiques. Dans la musique

sacrée, le chant n'est pas encore trop éloigné du type moderne ; on

y rencontre même quelques nouveautés hardies , préludant dignement

aux accents inspirés de Palestrina et de son école . Mais dans les

airs profanes, qui commencent alors à se répandre avec les poésies

légères et à leur servir de véhicule , la différence est profonde. Les

chansons mondaines conservent les tons mineurs et les rythmes lents

des morceaux d'église, absolument comme la danse du temps garde

l'allure grave et posée des cérémonies religieuses . Leur mélodie nous

paraît triste , à nous qui avons introduit la pétulance dans la musique ;

et cependant elle réjouissait les auditeurs tout aussi vivement , plus

vivement peut - être que ne le font nos airs mouvementés et rapides .

En revanche , elle est d'une facture beaucoup plus libre et plus

variée : la tyrannie de la phrase carrée , comprenant quatre membres

de quatre phrases chacun , et l'usage encore plus absolu de terminer

la mélodie sur la note tonique , ne viennent pas enchaîner l’inspira

tion ou la fantaisie du compositeur. C'est ce qui contribue sans doute

à faire sonner plus étrangement aux oreilles modernes ces vieux

airs à l'allure indisciplinée. On dirait qu'il y a là encore comme un

reflet du caractère et de l'état social ; autant nos pères aimaient


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 405

l'indépendance et l'irrégularité , autant nous nous astreignons à un

ordre méthodique et à l'uniformité en toutes choses.

Il y a cependant des exceptions remarquables. Ainsi une des

chansons de Thibaud de Navarre , citée par M. Lavoix ( 1 ) , est cons

truite sur un rythme absolument semblable à celui de la Bonne

aventure au gué, si célèbre chez nous , et devait peut- être se chanter


sur le même air :

L'autre jour, en mon dormant,


Fui en grant doutance
D'un jeu - parti cn chantant
Et en grant balance,
Quant amours me vint devant,
Qui me dit : Que vas quérant ?
Ce te vient d'enfance .

Cette conformité donne à penser que , si l'on pouvait remonter

à l'origine des vieux refrains populaires , comme l'on remonte à celle

des contes et des légendes qui ont bercé avec eux notre enfance,

on en reconnaitrait plus d'un dans les mélodies trainantes fredon


nées par les artistes ambulants du moyen âge.

Il me reste à dire un mot de la musique instrumentale . Assuré

ment , les orchestres étaient rares au treizième siècle . Cependant les

orgues des églises étaient quelquefois soutenues ou remplacées , aux

jours solennels , par un ensemble d'instruments à vent et à cordes.

Le nombre et la variété de ceux qui étaient en usage croissaient

aussi de jour en jour. Les indications fournies par les miniatures,

les sculptures et les textes du temps , ont permis d'en dresser la liste

à peu près complète. Cette liste contient , pour les instruments à

cordes frottées, la vièle, la gigue, le rebec, le crowth ( analogue au

1. Histoire de la Musique, p. 99 .
Le treizième siècle. 26
406 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

violon ) , l'organistron et la chifonie ( analogues à la vielle ) ; pour les

instruments à cordes pincées , le luth , la mandore, la citole ( famille

du luth ), la guiterne et la guitare mauresque ( famille de la guitare ),

la harpe simple, la harpe double ou irlandaise (famille de la harpe ) ;

enfin, pour les instuments à cordes frappées, le psalterion, le canon ,

le dulcimer. En fait d'instruments à vent, elle mentionne la flûte, la

flûte droite, le flageolet, la flûte traversière, le fifre et le fifre bré

haigne ( instruments à bec ); le hautbois, le chalumeau, la muse, la pipe ,

Fig . 179 . ANGE JCUANT DU CROWTH .


D'après une peinture murale de l'église Saint-Martin , à Hal.

la bombarde, la douçaine ( instruments à anche) ; la muse , la chevrette,

la cornemuse ( instruments à réservoir du genre cornemuse ) ; les

grandes orgues, les orgues portatives ou régales ( instruments à réser

voir du genre orgue) ; la trompette, la buccine, la trompe (instru

ments à bocal du genre trompette) ; le clairon et la graile (genre

clairon ) ; le cor, le crone, le cornet, l'oliphant, le , cor sarrasinois

( genre cor) . Enfin , pour les instruments à percussion , on trouve le

tambour, le tabor, le tympanon , le bedon ( genre tambour) ; les nacai

res (genre timbale) ; les clochettes, les cymbales, les grelots, le trian
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 407

gle, le carillon ( genre cloche ) ; les eschelettes, les tartavelles, les

taules ( genre castagnettes) , etc. ( 1 )

A cette liste il faudrait encore ajouter certaines variétés des

mêmes instruments, comme le monocorde, et quelques autres dont on

ne connaît plus guère que le nom , comme le mucanon , l'enmorache ,

l'araine, la trèbe, etc. La plupart de ceux qui viennent d'être nom

més sont placés par les statuaires ou les peintres dans les mains des

FIG. 180 . ANGE JOUANT DE LA GUITERNE.


D'après une peinture murale de l'église Saint-Martin , à Hal.

anges ou des saints ; leurs accords représentaient pour les contem

porains l'idéal des concerts célestes ; mais , sur la terre, ils n'étaient

pas employés tous ensemble. Les uns servaient de préférence dans

les églises : c'étaient surtout , avec les orgues, le psaltérion , fait pour

accompagner le chant des psaumes , et les grands instruments à

cordes . D'autres étaient employés dans les armées pour surexciter

le courage des soldats : c'étaient les cors, les trompes et toute leur

1. V. le tableau dressé par M. Lavoix, op. cit., p. 102 .


408 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

famille. D'autres enfin, comme les luths et les guitares, se rencon

traient plutôt dans les mains des ménestrels, qui couraient les

villes et les châteaux , organisés en corps de métier, ainsi que les

fabricants d'instruments, et même en confréries ( car l'Église ne pro

hibait que les chanteurs trop libres et les baladins ) . Ils se trouvaient

aussi dans celles des jongleurs , qui colportaient partout les poésies

des trouvères, et qui parfois composaient, chantaient et s'accompa

Fig. 181 . ANGE SONNANT DE LA TROMPETTE .


D'après une peinture murale de l'église Saint-Martin, à Hal.

gnaient en même temps . Saint Louis en personne admettait à sa

cour des artistes de ces deux catégories , quand il traitait ses barons ;

et il attendait pour ouïr ses grâces, nous raconte son biographe,

que les ménestreux eussent fini leurs chants ; mais , dans la vie

ordinaire , il bannissait du palais la musique profane et faisait ses

délices des cantiques sacrés. Sa chapelle, supérieurement montée ,

donnait le ton aux autres, et , jusqu'au milieu des misères de la

croisade , il avait avec lui des musiciens pour rehausser l'éclat du

culte rendu sous la tente au Dieu des armées. Il parait même qu'il
LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE. 409

ne pouvait s'en passer ; car , pendant son pèlerinage à Nazareth , qui


ne dura que deux jours , il fit, d'après Guillaume de Nangis , « chanter

la messe et solennellement glorieuses vêpres , et matines à chant et

à déchant , à orgue et à trèbes, comme en témoignèrent ceux qui y

furent. » N'est- ce pas une pensée bien digne de la piété sensible et

démonstrative de ce grand prince, que de donner un concert sacré

sur les ruines de la bourgade désolée qui vit s'écouler l'enfance du

Sauveur ? Et ne voit - on pas aussi , par ce trait curieux , quel empres

‫تي‬
‫اس‬

FiG, 182. — ANGE JOUANT DU TYMPANON .


D'après une peinture murale de l'église Saint -Martin, à Hal .

sement il apportait à propager les progrès de la nouvelle méthode

harmonique ? Celui qui encourageait si puissamment les arts du

dessin par ses admirables constructions ne pouvait , en effet, se mon

trer indifférent pour l'art qui charme nos oreilles .

Les brèves explications qui précèdent aboutissent donc , encore

une fois, au même résultat. La musique moderne , et spécialement

la plus belle de ses branches , l'harmonie , sont nées , elles aussi,

dans l'intérieur de l'église , sous le souffle fécond de la civilisation

chrétienne, et c'est au moment où celle - ci s'épanouit dans tout son


410 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE ,

éclat que nous les voyons prendre leur essor. Il n'est plus permis

de dire , avec l'abbé Lebeuf et d'autres historiens , que l'époque de

saint Louis les a négligées. Elles étaient cultivées dans les écoles,

où l'on étudiait les combinaisons des sons et des accords , après

avoir étudié l'harmonie des nombres dans les mathématiques et


l'harmonie des corps célestes dans l'astronomie. Elles l'étaient dans

les cloîtres , où la multiplication des hymnes et des proses fournis


sait aux compositeurs un nouvel aliment. Elles l'étaient dans le

monde, où la mode naissante des chansons développait le goût

Fig. 183. MUSICIENS ET MÉNESTRELS,


d'après un manuscrit de la Bibliothèque royale de Bruxelles ,

musical . Ainsi , au lieu de la stagnation , c'est un mouvement artis

tique très accentué que l'histoire impartiale constate dans cet ordre
d'idées .

J'en ai fini, cette fois, avec le domaine artistique , bien que ce

terrain puisse se prêter encore à de longues investigations . L'art du

moyen âge est un monde immense ; on s'y perdrait si on voulait

tout parcourir ; mais le lecteur attentif aura , du moins , perçu les

caractères généraux qui le distinguent au treizième siècle. Le pre

mier de ces caractères , c'est d'être essentiellement religieux et profon

dément honnête : inutile de revenir sur un fait qui ressort de toute

l'étude à laquelle nous nous sommes livré . Le second,c'est la subli


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 411

à se
mité , ou tout au moins la gravité, caractère qui ne tardera pas

perdre au milieu de la décadence universelle des mœurs , mais qui ,

à ce moment , règne partout encore ; non pas cette gravité austère

qui effraye les âmes timides , mais cette gravité sereine , attrayante,

qui resplendit sur le front des saints et provient de la paix du cæur.

Le troisième , c'est la fécondité et la variété ; c'est cet esprit de

liberté dans l'unité , qui pousse les artistes à se dégager des entraves

de la convention pour recourir à la nature, ce vieux modèle toujours

jeune , toujours inépuisé, à l'étudier et à le reproduire sous ses formes

les plus diverses , dans le type humain , dans le règne animal, dans

le règne végétal .

Enfin , et par-dessus tout, l'art se distingue par un esprit éminem

ment pratique ; l'art se fait enseignant , l'art vise à instruire ; l'art

n'est pas fait pour l'art : il est fait pour honorer Dieu et pour éclairer

le peuple. L'édifice de l'église, qui concentre en lui tous les arts, est

le grand livre de la nation : riches et malheureux , nobles et vilains,

viennent apprendre là leur religion , leur morale, leur histoire ; ils

y boivent par les yeux tout ce que la voix des docteurs ne peut leur

faire absorber par l'oreille.

Aussi l'art est - il populaire, au lieu d'être, comme il l'a été depuis

la Renaissance , un luxe réservé aux grands seigneurs ou aux

grandes fortunes ; aussi est- il démocratique, au lieu d'être purement


aristocratique ; aussi possède- t-on un style national , c'est - à -dire ori

ginal , au lieu d'un style éclectique , qui est l'absence même du style .

Le goût est répandu dans toutes les classes de la société ; il se

trahit jusque dans la demeure du pauvre , jusque dans les moindres

ustensiles domestiques , parce que l'æil du peuple a contracté dans

la fréquentation journalière de l'église l'habitude du beau , et que


le sens artistique a passé , pour ainsi dire , dans ses veines. Tout le
412 LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE.

monde prend part aux immenses travaux des cathédrales ; tout le

monde connaît le but que poursuit le maître des auvres et partage

son enthousiasme . L'idéal de l'architecte est l'idéal de la foule, et lui

même est presque toujours sorti des rangs les plus obscurs de la foule.

Toutes les villes , tous les villages veulent avoir une belle église ,

richement décorée à l'intérieur, où l'on puisse chanter à pleine voix

les hymnes sacrées , et cela non seulement par amour-propre local,

mais aussi par une sorte d'aspiration naturelle vers la beauté parfaite.

Tous les chefs de famille veulent avoir chez eux , pour protéger leur

foyer, quelque belle statue , quelque image édifiante qui , en initiant

leurs enfants au charme intime de la prière, leur donnera du même

coup une idée de la majesté divine ou de la dignité des saints :

ces images seront quelquefois grossières , mais elles seront toujours

faites avec sentiment .

Les enfants eux - mêmes sont avides de contempler, avec leurs yeux

si purs et si naïvement curieux , les merveilles de l'art ; témoin l'his

toire de la pieuse et illustre Élisabeth de Hongrie ,qui , toute petite ,

allait demander aux prêtres d'ouvrir pour elle le trésor de leur

église , et passait ses heures de récréation à feuilleter , muette ,

recueillie , pensive , les gros missels pleins de miniatures au sens

profond, aux couleurs éblouissantes . Une toile charmante , sortie


!
du pinceau d'Olivier Merson , a popularisé récemment cette scène

légendaire. Je la vois d'ici , la chère sainte, comme l'appelait son

biographe, courbée, presque couchée sur les marches de l'autel , pour

admirer de plus près le livre aux riches enluminures , si lourd pour ses

petites mains , qu'elle l'a posé à terre devant elle . Cette peinture est

pour nous tout un enseignement ; elle nous redit , sous une autre

forme, la grande vérité dont je me suis efforcé de donner la démons

tration , et que je résumerai encore une fois pour conclure : Si nos


LE TREIZIÈME SIÈCLE ARTISTIQUE . 413

pères ont été savants , s'ils ont été poètes, s'ils ont été artistes ,

c'est qu'ils ont été chrétiens dans leur vie publique comme dans leur

vie privée , chrétiens tout d'une pièce, chrétiens sans épithète .

Et l'on ose dire que nous ne pourrions les imiter sans faire reculer

la civilisation moderne ! Mais que recouvre donc ce grand mot ?

La vraie civilisation moderne, dans tout ce qu'elle a de bon , est

issue du moyen âge ; elle s'y retrouve en germe, elle en est le fruit :

nous venons d'en avoir la preuve répétée . Or, le moyen âge, et

le siècle de saint Louis en particulier, sont par excellence , per

sonne ne le conteste , le règne du catholicisme .


TABLE DES MATIÈRES .

Pages
Introduction. DE L'ART AU MOYEN AGE. 5
Chapitre Premier. - L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE EN
GÉNÉRAL. — Les trois styles successifs de l'architecture chrétienne. -
Origine de la forme de nos églises. - La basilique païenne; son appropria.
tion aux besoins du culte chrétien . - Premiers perfectionnements.
Naissance de l'architecture romane ; son principe fondamental. Procédés
imaginés pour voûter l'église : voûte d'arêtes; croisées d'ogives. - Invention
de l'arc- boutant ; avènement du style gothique, ou plutôt français, qui est
celui du treizième siècle --- La prétendue ogive et son origine. - Caractères
généraux du gothique . — Plan de l'église. — Élévation ; les trois étages de
la nef. – Effet de l'ensemble ; impression morale qu'il produit. - Formes
symboliques ; pensée générale des constructeurs. 19
Chapitre Deuxième . - L'ÉGLISE GOTHIQUE ET SES VA
RIÉTÉS. - Fixité des styles de chaque période au moyen âge. — Clas
sification des différents genres de l'architecture gothique. Gothique
primitif : ses caractères et ses monuments principaux. - Gothique lancéolé,
premier genre propre au treizième siècle. – Modifications qu'il apporte à
l'extérieur : forme particulière d'arc brisé ; arcs -boutants doubles. -- A l'inté
rieur : perfectionnement de la croisée d'ogives ; claire - voie ; pilier à colon
nettes. — Élévation croissante du vaisseau . - Monuments du style lancéolé.
- Gothique rayonnant , genre du treizième siècle par excellence. -- Ses
caractères à l'extérieur : arcs boutants quadruples ; chapelles absidiales ;
clochers, portails, façade. – A l'intérieur : piliers formés de faisceaux de
colonnettes ; agrandissement de la fenêtre ; remplage, rosaces, éléments
rayonnants. — Notre Dame de Paris, type des différents genres gothiques ;
son fondateur ; sa galeries de statues ; son éloge par un contemporain .
Les architectes ; obscurité de la plupart. — Décadence du gothique ; style
flamboyant. — Arrêt produit par la Réforme. 51
Chapitre Troisième . LES CONSTRUCTIONS MONAS
TIQUES ET ROYALES . Édifices mixtes, ayant encore un caractère
religieux : les monastères ; les hôpitaux . -- Le Mont-Saint - Michel ; Cluny
et ses prieurés ; Saint - Germain des Prés, etc. · Hospices fondés par saint
Louis : les Quinze - Vingts. – Hôpitaux d'Ourscamps, de Tonnerre, de
Beaune . Caractère pratique des établissements de ce genre au moyen

âge . -- Édifices civils ; les palais . — Palais des comtes de Troyes et de


416 TABLE DES MATIÈRES .

Poitiers. · Palais du roi, à Paris ; scènes de la cour de saint Louis. — La Pages


Sainte-Chapelle, dépendance de cette demeure royale ; circonstances qui
déterminèrent sa construction . Translation de la sainte couronne
d'épines . - Caractères particuliers de l'édifice et des autres Saintes-Cha
pelles. Transformations subies par le Palais de Paris. 87

Chapitre Quatrième . – LES ÉDIFICES SEIGNEURIAUX ET


MUNICIPAUX. Origine du château féodal ; le castrum et le castel
lum . - Forme primitive des résidences seigneuriales . — Le château au
treizième siècle : aspect extérieur et intérieur ; Montlhéry, Coucy, le Tem
ple, etc. — Transformations et embellissements apportés par les siècles
suivants . - Les jardins.- Les fortifications.- La porte des villes ; légen
des de la porte. Les bastilles . Les forteresses françaises en Syrie ; le
Krak des chevaliers. - Les maisons particulières. Beffrois et hôtels -de
ville. — Les halles. — Les ponts ; légende du pont d'Avignon. Conclu
sion des chapitres relatifs à l'architecture. 117

Chapitre Cinquième. – LA SCULPTURE . - Origine de la sculp


ture du moyen âge ; sa marche ascendante et descendante. La statuaire
en France ; son caractère national ; ses types indigènes . L'expression ;
la draperie. — Les statues de la Vierge. - La polychromie dans la sculp
ture. Statues du CHRIST, des anges, des saints, etc. Les portails
sculptés ; ordonnance des portails de Reims, de Chartres, de Paris.
Les monuments funèbres ; tombes levées et tombes plates. Sculpture
d'ornement : fonds et bordures ; le chapiteau . — Mode générale de la déco
ration sculptée. 161

Chapitre Sixième . – LA PEINTURE MURALE . – Influence de


l'architecture gothique sur la peinture en général . — Progrès continus de
cette dernière. - Son caractère dominant au moyen âge. – La peinture
murale avant le treizième siècle. Modification du colcris. Extension
de la couleur au dedans et au dehors des églises. Perfectionnement du
dessin. — Peintures de la Biloque, de la cathédrale de Tournai, d’Évron,
de Tournus, de Saint - Savin , de Pernes, etc. – Procédés employés pour
l'application des couleurs . – La peinture à l'huile connue et pratiquée bien
avant Van Eyck . Les « merveilles » du château d'Hesdin . — Déclin de
la peinture murale. 201

Chapitre Septième. LA PEINTURE SUR VERRE . Verres


teints des anciens. Vitrages de couleur des basiliques primitives. --- Les
premiers vitraux ; mosaïques de verre. Procédés employés pour leur
fabrication. — Vitraux peints à compartiments et à bordures. – Verrières
à histoires des cathédrales de Chartres et de Tours. – Tons en faveur au
TABLE DES MATIÈRES. 417

treizième siècle . - Vitraux à grandes figures. Le vitrail devient un Pages


tableau ordinaire. 229

Chapitre Huitième. - LE TABLEAU . Renaissance du tableau


provoquée par le développement de l'architecture gothique ; les retables .
- Débuts de l'école italienne : Giunta , Guido, Cimabue , Giotto. - École
franco - flamande ; son indivision à l'origine. -- Ses premières productions ;
peintures de maître Simon , de Jean Sevrin , etc. -- Portraits de saint Louis ,
du roi Jean , de René d'Anjou et de sa femme. - Scènes peintes par Jean
van der Most, Hugues Portier, Jean Woluwe . Diptyques et polyp
tyques. 245

Chapitre Neuvième . - L'ENLUMINURE . - Origine sacrée de la


peinture sur vélin . — L'enluminure et la miniature.- Phase hiératique et
phase naturaliste ; leurs caractères distinctifs. - Progrès réalisés au trei
zième siècle : dans les lettres initiales ; dans le portrait ; dans les scènes
historiques. — Apparition des vues d'après nature et des sujets de genre.
- Travail de l'enlumineur ; son portrait peint par lui- même. - Légendes
racontées pour l'encourager. Son art passe des monastères aux corpora
tions laïques. 259

Chapitre Dixième. -- LA TAPISSERIE . – Destination primitive des


tapisseries. - Premiers ateliers français. – La « tapisserie de Bayeux » .
Fabrication d'Arras et de Paris. Tapisseries de Saint- Médard et d'An
gers . — Tentures décoratives des châteaux ; leur disposition et leurs sujets.
- Transformation de ce genre d'ouvrage dans les temps modernes . 283

Chapitre Onzième . -- L'ORFÈVRERIE . - Éclat particulier jeté par


cet art au treizième siècle. La corporation des orfèvres de Paris ; sa
renommée . Les châsses et les reliquaires; leurs différentes formes.
Tombes ornées d'orfèvrerie. Vases sacrés et objets servant au culte.
Reliures précieuses. - Émaux. - Monnaies . Sceaux , 299

Chapitre Douzième . LE MOBILIER ET LA TABLE . Le


« style » étendu par le moyen âge aux objets de toute nature. Mobilier
ordinaire : lits , armoires, sièges, etc. – Mobilier rustique ; aisance relative
du paysan . - Fréquence des banquets ; la table et le couvert ; les assiettes,
les vases à boire. Ordonnance et menu des festins. Abus des épices.
Les vins et la manière de les boire. Le repas du vilain . Le luxe
de la table combattu de deux façons différentes. La part des pauvres. 327

Chapitre Treizième. — L'HABILLEMENT . -- Les origines du cos


tume , d'après un auteur du temps.— Progrès du luxe vers la fin du treizième
siècle. - Habillement masculin : cottes , surcots, manteaux, coiffes, braies,
418 TABLE DES MATIÈRES.

chausses et chaussures. – Adoption et propagation de la chemise. — Four- Pages


rures et étoffes employées. – Habillement féminin ; la coquetterie et ses
excès ; vêtements intérieurs, robes, manteaux, garnitures. Ceintures et
broches. Apparition des diamants. Chaussures et coiffures des
femmes. Les postiches : trait d'une damoiselle guérie de ses migraines
par l'abandon des faux cheveux. Caractère artistique du costume des
deux sexes. Mondaines pénitentes . 345

Chapitre Quatorzième -- LES CÉRÉMONIES . - Cérémonies reli


gieuses, représentations, usages divers : la Nativité, la Circoncision, l'Épipha
nie, la Chandeleur. - Le Carême, la Semaine-Sainte, la Pâque. - Les Roga
tions. - La Trinité. — La Fête du Saint-Sacrement et les processions. —
La Susception de la sainte couronne et de la sainte croix. La Toussaint ;
la fête des âmes. — Les anniversaires des saints ; réjouissances locales et
populaires. — Les fêtes de la Vierge. — Cérémonies privées ; le mariage. —
La demande, les fiançailles, la célébration dans l'église et au dehors ; cou
tumes chrétiennes et traditions païennes. - Bénédiction de l'anneau et de
la chambre nuptiale. 367

Chapitre Quinzième. – LA MUSIQUE. - Origines de la méthode


harmonique ; l'organum . La notation musicale. Le déchant. La
mélodie ; chants sacrés et chansons profanes. Les instruments de mu
sique. - La musique à la cour de saint Louis, dans les écoles, dans les cloi
tres. 401

Conclusion générale de ce livre. 410


TABLE DES FIGURES .

ARCHITECTURE RELIGIEUSE .

Pages
1. Plan de la basilique païenne appropriée au culte chrétien. 22
2. Église primitive de Saint- Étienne de Caen ; spécimen du plan roman . 25
3. Voûte d'arêtes. 27
4. Cathédrale de Rouen ; spécimen de voûte en croisées d'ogives. 28
5. Église Saint-Sernin de Toulouse ; spécimen de basilique romane. 29
6. Saint- Front de Périgueux ; autre type d'église romane. 32
7. Coupe transversale de l'église Saint- Pierre et Saint- Paul, à Neuviller ;
type d'arc -boutant simple. 33
8. Formation naturelle de la prétendue ogive. 36
9. Église de Saint- Denis en France, un des plus anciens édifices gothiques . 37
10. Notre- Dame de Paris ; spécimen de plan gothique. 41
11. Église Saint-Ouen de Rouen ; plan gothique avec chapelle absidiale. 42
12. Cathédrale de Chartres ; spécimen de plan gothique avec sept cha
pelles absidiales. 43
13. Cathédrale du Mans ; abside entourée de chapelles et de bas- côtés
doubles. 44
14. Cathédrale d'Amiens ; coupe transversale : arcades, triforium , clerestory. 45
15. Saint-Remi de Reims ; spécimen de la croisée d'ogives et de la colonne
du gothique primitif. 53
16. Tour de la cathédrale de Laon ; spécimen des arcades extérieures du
gothique primitif. 56
17. Types d'arcs brisés : arc lancéolé ; arc à 3 points ; arc à 4 points. 58
18. Pinacle de la cathédrale de Reims ; arc- boutant double, appuyé sur
pilier butant à colonnettes et à clochetons, 60

19. Plan d'un pilier du style gothique lancéolé . 62


62
20. Fenêtre de la Sainte-Chapelle de Paris ; remplage : arceaux et oculi.
21. Cathédrale d'Amiens , rebâtie partiellement en gothique lancéolé. 64
22. Cathédrale de Coutances ; arcs-boutants dissimulés dans la construction
et formant des chapelles. 65
23. Arc- boutant à double volée, à l'abside de la cathédrale d'Amiens . 66
24. Cathédrale de Chartres ; façade et clochers du style rayonnant. 68
25. Cathédrale de Strasbourg ; triforium ajouré simulant le prolongement
de la fenêtre supérieure. 69
420 TABLE DES FIGURES ,

26. Église Saint - Ouen de Rouen ; claire-voie continuant les fenêtres supé- Pages
rieures. 70
27. Arceaux trilobés ou en feuille de trèfle. 72
28. Rosace rayonnante. 72
29. Notre- Dame de Paris, mélange des différents genres gothiques ; façade
avec galerie de statues. 73
30. Notre -Dame la Grande, à Poitiers ; façade avec galerie de sta'ues. 76
31. Rosace flamboyante, à la cathédrale de. Lincoln . 80
32. Fenêtre flamboyante, à l'église Saint- Lambert de Münster. 80
33. Arcs brisés flamboyants et surbaissés. 82
34. Cathédrale d'Alby ; spécimen de style flamboyant. 84
35. Saint-Étienne du Mont , à Paris ; intérieur : le tombeau de sainte Gene
viève. 85
36. Abbaye du Mont-Saint-Michel. 89
37. Ancienne abbaye de Saint-Germain- des- Prés, prise du côté de l'orient. 92
38. Réfectoire du prieuré de Saint-Martin -des- Champs (aujourd'hui le
Conservatoire des Arts et métiers ) . 93
39. Ancien hôpital de Beaune. 96

ARCHITECTURE CIVILE ET MILITAIRE .

40. Palais de saint Louis, avec la Sainte - Chapelle et le verger royal; minia.
ture du livre d'heures du duc Jean de Berry. IOI
41. Château de Vincennes ; donjon , chapelle et remparts. 101
42. Sainte- Chapelle du Palais, à Paris. 108
43. Palais des Tournelles, à Paris, d'après un ancien dessin . I12
44. Château du Louvre au treizième siècle. 113
45. Château de Montlhéry ; donjon et ruines de l'enceinte. I 20
46. La tour du Temple, à Paris, d'après un dessin de Nicolle. I 21
47. Château de Dinan ; donjon et remparts. 125
48. Château de Rouen ; enceinte fortifiée. 128
49. Château de Clisson ; manoir. 129
50. Porte de la ville d'Aigues -Mortes ; côté extérieur. 131
51. La Bastille de Paris, démolie en 1789. 136
52. Le Krak des chevaliers de l'Hôpital, en Syrie, restitué d'après les ruines
actuelles. 137
53. Maison du moyen âge, à Rouen . 140
54. Maison du moyen âge, à Amiens. 142
55. Beffroi de Tournai. 144
56. Beffroi de Béthune, 145
TABLE DES GRAVURES. 421

57. Beffroi de Calais. Pages 146


58. Hôtel- de-ville de Louvain. 147
59. Hôtel-de-ville d'Arras. 148
60. Hôtel de ville de Saint - Quentin. 149
61. Halle des drapiers, à Ypres. 152
62. Halle de Crémone. 153
63. Ruines du pont de Saint-Bénézet, à Avignon. 155
64. Pont de Valentré, à Cahors. 156
65. Pont des Trous, à Tournai. 157
66. Pont de Lamentano, près de Rome. 159

SCULPTURE .

67. Imagiers du treizième siècle, d'après un vitrail de la cathédrale de


Chartres. 164
68. Vierge de la cathédrale d'Amiens. 168
69. Vierge noire de Chartres, d'après un dessin conservé aux Archives
d'Eure -et -Loir. 169
70. Le « Bon Dieu d'Amiens » . 173
71. L'Eglise et la Synagogue, statues de la cathédrale de Strasbourg. 174
72. Statues du portail central de Reims. 175
73. Jésus apparaissant aux deux Marie ; demi- relief du chancel de Notre
Dame de Paris . 176
74. Animaux fantastiques, sculptés à l'extérieur de Notre- Dame de Paris. 177
75. Galerie des rois, à la cathédrale d'Amiens. 178
76. Ancien portail de Saint-Germain- des-Prés, à Paris. 179
77. Vierge de Reims, au portail central de la cathédrale. 180
78. La mort de la Sainte Vierge ; tympan d'un portail de la cathédrale de
Strasbourg 181
79. La Visitation, groupe de la cathédrale de Chartres. 183
80. Jésus docteur, entouré des emblèmes des quatre évangélistes ; tympan
de la porte royale, à la cathédrale de Chartres. 185
81. Tombe d'Arnold de la Tour, dans la cathédrale de Mayence. 186
82. Tombeau de Marguerite d'Autriche, dans l'église de Brou . 189
83. Clef de voûte à feuillage, à la Sainte-Chapelle de Paris. 192
84. Entablement à feuilles de vigne. 192
85. Pilier et chapiteau corinthiens. 193
86. Chapiteaux fleuris, à la cathédrale de Reims. 194
87. Chapiteau à deux rangs de feuilles, à la cathédrale de Magdebourg. 194
88. Chapiteau du style gothique primitif, à Notre- Dame de Pamèle. 195
Le Treizième Siècle. 27
422 TABLE DES GRAVURES.

89. Autel de l'église abbatiale de Saint-Denis. Pages 196


90. Autel de la chapelle de la Sainte Vierge, à la même église. 197
91. Fonts baptismaux de l'église de Luxeuil. 198
92. Bénitier de l'église Saint-Taurin d'Évreux. 199

PEINTURE .

93. Le gouverneur Olibrius rencontre sainte Marguerite ; peinture murale,


à la cathédrale de Tournai. 213
94. Sainte Marguerite amenée de force au gouverneur ; peinture murale,
ibid . 214
95. Martyre de sainte Marguerite ; peinture murale, ibid . 215
96. Le Christ environné d'anges et de saints ; peinture de l'abside de
Saint-Crépin d'Éyron. 216
97. Combat d'un chevalier et d'un Sarrasin. Octroi d'une charte royale.
Saint Christophe. Peintures de la tour Ferrande, à Pernes. 218
98. Assemblée céleste ; peinture d'une tribune de l'église abbatiale de
Saint-Chef. 220
99. Figure du CHRIST, peinte au sommet de la voûte d'une chapelle de la
même église. 223
100. Figure du Christ, à Saint-Remi de Reims ; vitrail à baguettes de
plomb suivant les contours du dessin. 232
101. Le cardinal Étienne de Vancza ; médaillon de vitrail, à la cathédrale
de Chartres. 233
102. Légende de Charlemagne ; partie supérieure d'un vitrail de la même
cathédrale. 233
103. Mort de saint Martin ; partie supérieure d'un vitrail de la cathédrale
de Tours. 237
104. Sainte Foy ; vitrail à personnage unique, à la cathédrale de Chartres. 239
105. Saint Laurent ; vitrail à personnage unique, à la même cathédrale. 240
106. La citadelle de la science assiégée et défendue ; vitrail- tableau de la
Renaissance, à la bibliothèque de Strasbourg. 241
107. La Vierge de Cimabuë ; tableau de l'église Santa -Maria -Novella, à
Florence. 247
108. Portrait de saint Louis ; ancienne peinture de la Sainte-Chapelle. 252
109. Portrait de saint Louis, peint sur un registre des Archives nationales. 253
10. La Présentation. La fuite en Égypte. L'Annonciation . - La
Visitation. Diptyque de Melchior Broederlam . 256
111. Initiale filigranée, tirée d'un psautier de l'évêché de Tournai. 26 ;
112. Initiale à feuillage, tirée d'un manuscrit de'la bibliothèque de Laon . 266
TABLE DES GRAVURES. 423

113. Initiale à rinceaux, tirée d'une bible du séminaire de Tournai. Pages 267
114. Initiale fleurie, tirée d'un graduel du Musée germanique de Nuremberg. 268
115. Initiale à histoires superposées, tirée d'un évangéliaire de la Sainte
Chapelle. 269
116. Charles le Chauve sur son trône ; tiré du psautier de ce prince. 270
117. Abraham combattant ; tiré du psautier de saint Louis. 272
118. Joinville et ses compagnons ; tiré du Credo de Joinville. 273
119. Saint Louis traversant Paris ; tiré d'un manuscrit de la Bibliothèque
royale de Bruxelles . 276
120. Le roi de Navarre armé chevalier ; tiré d'un manuscrit de la Biblio .
thèque nationale . 277
121. Les capitouls de Toulouse ; tiré d'un manuscrit du quinzième siècle . 278
122. Frontispice de la Consécration des églises ; page du pontifical de
Ferry de Cluny. 281

TAPISSERIE .

123. Arrivée du duc Harod auprès du roi Édouard d'Angleterre ; fragment


de la « tapisserie de Bayeux » . 285
124. Funérailles du roi Édouard ; fragment de la même tapisserie. 286
125. Bataille d'Hastings ; fragment de la même. 287
I 26. L'évêque Odon , son bâton à la main , encourage les combattants ; frag
ment de la même. 288
127. Saint Éleuthère détruisant les idoles à Tournai ; tapisserie d'Arras, à la
cathédrale de Tournai. 292
128. Saint Piat construisant l'église Notre- Dame à Tournai ; tapisserie
d'Arras, ibid. 293
129. Saint Martin recueillant le sang de saint Maurice ; tapisserie de la
cathédrale d'Angers. 296

ORFÈVRERIE .

130. Châsse de saint Éleuthère, à Tournai ; pignon et face latérale. 304


131. Reliquaire de saint Saturnin , à Toulouse ; faces et profil. 305
132. Coffret où étaient renfermés les cilices de S. Louis ( Musée du Louvre). 306
133. Châsse de sainte Rolande, à Gerpinnes ( Hainaut ). 308
134. Çalice destiné à la communion des fidèles, conservé à l'abbaye de
Witters, près Insprück. 309
135. Calice de saint Remi ( Biblioth . nat. , cabinet des médailles ). 310
424 TABLE DES GRAVURES.

136. Triptyque en vermeil ( Musée des Antiquités de Bruxelles). Pages 311


137. La Résurrection ; reliure d'un évangéliaire de la Sainte - Chapelle . 312
138. Crucifix limousin émaillé, conservé à Rome. 313
139. Crucifix limousin émaillé (Collection de M. Spitzer) . 314
140. Écusson de croix limousine ( Musée chrétien du Vatican ) . 315
141. Écusson de croix limousine ( Ibid ). 316
142. Reliquaire en émail de Limoges (Collection de M. Germeau ). 317
143. Gros tournois ; monnaie d'argent de saint Louis. 319
144. Denier à l'agnel ; monnaie d'or de saint Louis. 319
145. Sceau de majesté de saint Louis, d'après l'empreinte originale des
Archives nationales. 321
146. Sceau d'Hugues de Châtillon , comte de Saint - Paul ; idem . 322
147. Sceau du chapitre de Sainte -Gertrude , à Nivelle . 323
148. Sceau de la ville de Tournai ; d'après le moulage des Archives
nationales. 324
149. Sceau de la commune de Soissons ; idem . 325

MOBILIER .

150. Chandelier à pied ( Musée de Cluny). 328


151. Chandelier bas ( Musée germanique de Nuremberg ). 329
152. Armoire à panneaux peints, conservée à la cathédrale de Noyon . 330
153. Fauteuil sculpté, conservé à Bayonne. 331
154. Chaise sculptée, conservée au même lieu. 332
155. Un couvert princier, d'après un manuscrit du Saint- Graal . 335
156. Un repas d'apparat, d'après le Meliadus du British Museum. 336
157. Aiguière en métal, conservée à Gratz, 337
158. Verre à boire, conservé à la cathédrale de Cracovie. 338
159. Coupe en verre, trouvée dans le maître- autel de Saint-Christophe de
Liège. 339
160. Vase de cristal à couvercle, conservé à Saint-Marc de Venise. 340

COSTUME .

161. Saint Louis en costume royal, d'après un vitrail de l'église de Poissy. 349
162. Philippe le Hardi en costume royal , d'après un manuscrit de la Biblio
thèque de Bourgogne, à Bruxelles. 350
163. Marguerite de Provence et Blanche de Castille, d'après Montfaucon . 351
164. Costumes de seigneurs, d'après un manuscrit du quatorzième siècle. 352
TABLE DES GRAVURES. 425

165. Costumes de bourgeois, d'après le manuscrit des Miracles de saint Pages


Louis . 353
166. Costumes de marchands, d'après un vitrail de la cathédrale de Bourges. 356
167. Costumes de changeurs , d'après un vitrail de la cathédrale du Mans . 357
168. Étoffe brodée du douzième siècle , d'après un fragment de chasuble . 360
169. Mitre en étoffe brodée d'or. 361
170. Fermail du manteau de saint Louis , d'après une vignette du Cabinet
des estampes. 362
171. Peigne dit de sainte Gertrude, conservé à Nivelle . 364

CÉRÉMONIES .

172. Cérémonie du baptême ; tableau de Giotto. 373


173. Obsèques de saint Benoît, d'après une fresque de Spinelli d'Arezzo à
l'église de San Miniato, près Florence. 383
174. Ancienne bannière de la ville de Strasbourg, brûlée dans le bombarde
ment de 1870. 389
175. Les fiançailles et le don de l'anneau, d'après un manuscrit du Vatican . 393
176. La bénédiction nuptiale, d'après un manuscrit du Vatican . 394
197. Costumes de Troubadours, d'après un manuscrit de la Bibliothèque
royale de Bruxelles . 398
178. Armement d'un chevalier, d'après une miniature du douzième siècle . 399

MUSIQUE

179 Ange jouant du crowth , d'après une peinture murale de l'église Saint
Martin , à Hal . 406
180. Ange jouant de la guiterne, d'après une peinture murale de la même
407
église.
181. Ange sonnant de la trompette, d'après une peinture murale de la même
église. 408
182. Ange jouant du lympanon , d'après une peinture murale de la même
église. 409
183. Musiciens et ménestrels, d'après un manuscrit de la Bibliothèque
royale de Bruxelles . 410
t

1
ca .
721657

Nb843

131

41
A000007134
1
A00000713424

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