L Iliade Et L Odyssée
L Iliade Et L Odyssée
L Iliade Et L Odyssée
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UNIVERSITY OF CALIFORNIA
AT LOS ANGELES
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ITATI C
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ERS L
NIV I
F
MDCCCLXVI
EX LIBRIS
:
HOMÈRE .
L'ILIADE ET L'ODYSSÉE .
3666
T OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :
L'ILIADE ET L'ODYSSÉE
TRADUCTION NOUVELLE
PAR P. GIGUET .
TROISIÈME ÉDITION ,
REVUE ET CORRIGÉE .
PARIS ,
1834
87220
~~
^^^^^^^^^ www^^^^^^^^^^^^^^^^^^
PA
4027
AI
1854
PRÉFACE .
CHANT PREMIER.
par haine pour les vaillants Troyens ? M'ont- ils jamais offensé ?
Ont-ils ravi mes coursiers ou mes taureaux ? Ont- ils jamais ,
dans la Phthie, féconde nourricière des guerriers , ont- ils ravagé
mes moissons ? Non , non , trop de montagnes ombragées de
forêts, trop de flots retentissants nous séparent . C'est toi que
nous avons suivi devant Ilion pour te combler de joie , pour ven
ger l'honneur de Ménélas et le tien, roi sans pudeur. Mais tu
dédaignes, tu méprises notré zèle ; tu oses me menacer d'enlever
toi- même ma captive , conquise par de si rudes travaux, et que
m'ont décernée les fils de l'Achaïe. Sans doute, ma récompense
"ne sera pas égale à la tienne, lorsque les Grecs auront détruit
la superbe ville des Troyens. Oui , mes bras soutiennent le far
deau de la cruelle guerre , et lorsqué vient le partage des dé
pouilles, ton lot est toujours le plus précieux, et le mien le
moindre ; mais , sans me plaindre, je l'emporte vers mes na
vires, accablé de la fatigue des batailles. Eh bien , je pars; je
retourne dans la Phthie ; il vaut mieux pour moi rentrer au sein
des demeures paternelles , avec mes longs navires . Je le sens , tu
ne trouveras sur ces rives ni trésors ni richesses, si je refuse de
t'honorer . >>
<< Fuis ! s'écrie Agamemnon , fuis, puisque tel est le secret
désir de ton cœur. Je ne te prierai point de rester pour moi
dans ces lieux ; assez d'autres m'honoreront , et surtout le pré
voyant fils de Saturne. Tu m'es le plus odieux des rois élèves de
Jupiter ; sans cesse tu te plais aux discordes , aux combats, aux
querelles ; tu t'enorgueillis de ta valeur, mais c'est un dieu qui
te l'a donnée . Retourne au sein des demeures paternelles avec
tes frères d'armes ; va régner sur les Myrmidons , je n'ai de toi
aucun souci, et je dédaigne ton courroux. Mais , retiens ma me
nace ; puisque Apollon m'enlève Chryséis, je vais la faire con
duire à son père , sur un de mes navires, par mes compagnons ;
puis aussitôt je vole à ta tente , et moi- même je ravis la belle
Briséis, ta récompense ; tu sauras enfin que ma puissance l'em
porte sur la tienne, et les autres Grecs craindront de s'égaler, de
se comparer à moi. »
Il dit une vive douleur saisit le fils de Pélée ; dans son ro
buste sein son cœur agite, si , tirant le glaive acéré qui s'appuie
sur sa forte cuisse , il écartera les Grecs et tuera le fils d'Atrée, ou
s'il réprimera sa colère et calmera son âme. Pendant qu'en son
esprit il roule ce. double dessein , il tire du fourreau sa grande
épée ; alors Minerve descend du ciel. C'est la blanche Junon qui
l'envoie ; car elle a pour les deux héros le même amour, la même
sollicitude. La déesse s'arrête derrière Achille, et, visible pour
1.
6 ILIADE .
ils veulent accepter les riches présents. Mais tel n'est point le
plaisir du fils d'Atrée ; il chasse rudement le vieillard , et ajoute
à la cruauté de ses refus par de dures paroles. Le vieillard , cour
roucé, se retire , et Apollon exauce ses vœux, car son prêtre lui
est cher. Il fait voler sur les Grecs un trait fatal ; et dès lors les
guerriers périssent en foule ; les traits du dieu frappent de toutes
parts le vaste camp des Argiens. Alors, un devin habile nous ex
plique l'augure d'Apollon , et aussitôt , le premier, je demande
qu'on apaise le dieu . Mais la colère transporte Atride ; il se lève ,
il profère des menaces qui déjà sont accomplies. Les Grecs aux
yeux noirs renvoient à son père, sur un vaisseau léger , la belle
Chryséis , et vont offrir au dieu des présents . Et maintenant,
voici que de ma tente sortent les hérauts qui conduisent au
fils d'Atrée la jeune Briséis que m'ont donnée les fils de la
Grèce. O ma mère, si tu le peux, viens au secours de ton fils ;
monte au sommet de l'Olympe, implore Jupiter. N'as- tu pas ,
jadis, à jamais acquis son cœur par tes discours et tes actions ?
souvent je t'ai entendue , dans les palais de mon père, te glo
rifier et dire que, seule parmi les immortels, tu avais sauvé d'une
honteuse défaite le roi des nuées orageuses , lorsque les autres
divinités de l'Olympe, et surtout Junon , Neptune et Pallas, ten
tèrent de l'enchaîner. Mais, ô déesse ! tu accours , tu détaches ses
liens ; tu appelles soudain , dans le vaste Olympe , le Titan aux
cent bras que les dieux nomment Briarée, et les hommes Égéon .
Plus puissant que son père, il se place , fier de sa gloire, devant
le fils de Saturne ; alors les bienheureux immortels tremblent
devant lui, et renoncent à leur dessein . Aborde Jupiter, rappelle
lui ces souvenirs ; embrasse ses genoux, obtiens qu'il consente à
seconder les Troyens, à poursuivre les Grecs expirants jusque sur
leurs vaisseaux et sur les grèves de la mer, afin qu'ils jouissent
de leur roi. Alors le fils d'Atrée , le puissant Agamemnon , re
connaîtra sa faute, lui qui n'a point honoré le plus vaillant des
Achéens . >>
« Hélas ! reprend Thétis, fondant en larmes , mon enfant, pour
quoi t'ai -je élevé après t'avoir donné tristement le jour ? du
moins, près de la flotte, tu devais être exempt de chagrin et de
larmes , puisque le fil de ta vie est court et bientôt touche à sa
ſin : tu es maintenant , plus que tous les hommes , infortuné et
près du trépas. Ah ! oui, dans mon palais je t'ai enfanté pour
une destinée funeste. Mais je monterai sur les sommets neigeux
de l'Olympe ; j'entretiendrai de tes peines le dieu qui se plaît à
lancer la foudre puissé-je le persuader ! Toi , cependant , reste
en repos près de tes rapides navires, nourris ta colère contre les
CHANT I. 11
CHANT II.
Jupiter. Retiens ses ordres en ton esprit, prends garde que l'ou
bli ne les emporte lorsque le doux sommeil t'abandonnera . »
A ces mots il disparaît, et laisse Agamemnon retracer en son
âme ce qui ne doit point s'accomplir. Le roi pense ce jour-là
même enlever la ville de Priam : l'insensé ! Mais il ignore les
secrets desseins de Jupiter ; il ignore que les douleurs , que les
gémissements vont fondre sur les Grecs et les Troyens, au fort
des mêlées terribles . Cependant il s'arrache au sommeil et en
tend encore autour de lui murmurer la voix divine ; il se lève,
revêt une tunique moelleuse, neuve et magnifique, s'enveloppe
d'un vaste manteau , attache sous ses pieds brillants d'élégantes
sandales , sur ses épaules jette son glaive orné de clous d'argent,
saisit le sceptre incorruptible de son père, et, le tenant à la
main , s'élance parmi les vaisseaux des fils de l'Achaïe.
La déesse Aurore monte au vaste Olympe pour annoncer la
lumière au fils de Saturne et aux autres immortels, lorsque le
roi donne ordre aux hérauts à la voix sonore de convoquer les
Grecs à l'agora. Les hérauts obéissent et les guerriers accourent
en foule.
Cependant, les chefs magnanimes d'abord tiennent conseil
près du navire du roi de Pylos . Lorsque Atride les a réunis pour
concerter avec eux de salutaires desseins :
« Amis , dit- il , prêtez - moi tous une oreille attentive . Pendant
la profonde nuit, un Songe divin m'est apparu ; semblable au
noble Nestor, par les traits, la taille et le maintien, il s'arrête sur
ma tête et m'adresse ces paroles :
« Tu dors, fils de l'illustre Atrée ! Doit-il rester toute la nuit
plongé dans le sommeil, le roi à qui sont confiés une armée
nombreuse et de si graves intérêts ? Sois docile à mes paroles :
Jupiter m'envoie près de toi , du haut de ses demeures loin
taines. Rempli de compassion et de sollicitude pour les Grecs , il
t'exhorte à faire prendre les armes à toutes leurs troupes. Le jour
est arrivé où tu vas t'emparer de la vaste ville des Troyens. Les
immortels habitants de l'Olympe ont mis fin à leurs dissenti
ments ; Junon , par ses prières , les a tous fléchis , et de grandes
calamités sont suspendues sur Ilion par la main de Jupiter. Re
tiens ses ordres en ton esprit. » A ces mots il disparaît, et le
doux sommeil m'abandonne. Voyons donc comment nous pour
rons décider les fils de la Grèce à prendre les armes ! Je veux les
éprouver par mes discours ; sans dépasser les bornes de la pru
dence, je leur ordonnerai de fuir sur leurs vaisseaux ; vous , aus
sitôt, vous les retiendrez par vos exhortations . »
Ainsi parle Agamemnon , qui reprend sa place . Alors se lève
2.
18 ILIADE .
Nestor, roi de la sablonneuse Pylos ; l'esprit plein de prudence ,
il parle en ces termes :
<< Amis, rois et chefs des Argiens , si tout autre qu'Atride nous
racontait ce songe , nous n'y ajouterions point foi , et nous en
éloignerions aussitôt le souvenir . Mais nous devons croire au
témoignage de celui qui se glorifie d'être le plus grand de l'ar
mée. Voyons donc comment nous pourrons décider les fils de la
Grèce à prendre les armes ! »
A ces mots, il sort le premier du conseil ; les autres chefs le
suivent, et tous les rois ornés du sceptre obéissent au pasteur des
peuples . Cependant la multitude s'empresse . Telles, du creux
d'un rocher, les abeilles sortent en tumultueux essaims qui se
succèdent sans relâche ; serrées comme des grappes, elles s'ar
rêtent sur les fleurs du printemps , puis elles se séparent, volti
gent et se croisent de toutes parts : tels s'élancent des tentes et
des navires de nombreux groupes de guerriers qui se rendent
tour à tour à l'agora, devant le profond rivage de la mer . Au
milieu d'eux court et presse leurs pas la Renommée envoyée par
Jupiter. La foule s'accroît, l'agora mugit, la terre gémit sous le
poids des guerriers, un immense tumulte éclate . Neuf hérauts
s'efforcent d'étouffer les clameurs , de rappeler le silence , et de
réclamer l'attention due aux rois élèves de Jupiter. Enfin la
multitude , non sans peine, a pris place, tous sont assis ; le bruit
s'apaise, et le puissant Agamemnon se lève, tenant à la main le
sceptre que jadis a fabriqué Vulcain . Ce dieu l'offrit au fils de
Saturne ; Jupiter en fit don au subtil meurtrier d'Argus ; Mer
cure en gratifia Pélops, qui le donna au pasteur des peuples
Atrée ; celui-ci enfin, à sa mort, le laissa à Thyeste, riche en
troupeaux , et Thyeste lui-même le transmit à Agamemnon , afin
qu'il gouvernât de nombreuses îles et l'Argolide entière . Le roi ,
appuyé sur ce sceptre, prononce ces paroles rapides :
« Amis, héros issus de Danaüs , serviteurs de Mars , Jupiter, le
grand fils de Saturne, m'a enveloppé dans les liens d'une infor
tune accablante. Le cruel ! il m'a jadis promis, par un signe de
sa tête, que nous ne retournerions pas dans notre patrie avant
d'avoir renversé les superbes remparts d'llion . Maintenant il mé
dite de funestes artifices ; il m'ordonne de regagner honteuse
ment Argos, après avoir perdu tant de nos guerriers ! Tel est le
plaisir du tout- puissant Jupiter, par qui s'écroulent et s'écroule
ront encore les faîtes des cités , tant est redoutable sa force su
prême. Mais quelle honte pour nous ! la postérité apprendra que
vainement nous avons conduit sur ces bords de si nombreuses et
si vaillantes troupes d'Argiens ; que nous avons combattu des
CHANT II. 19
Elle dit et, docile à ses ordres, Minerve prend son essor des
cimes de l'Olympe . Bientôt la déesse arrive près des légers vais
seaux des Grecs ; là elle trouve debout , immobile, Ulysse, non
moins prudent que Jupiter. Ce héros n'a point saisi son noir
navire, parce que la douleur pénètre son cœur et son âme. Mi
nerve l'aborde , et lui dit :
« Fils de Laërte, ainsi vous allez fuir sur vos vaisseaux jus
qu'au sein de vos demeures et de votre douce patrie ; vous allez
laisser à Priam et aux Troyens la gloire , et l'argienne Hélène ,
pour qui nombre d'Achéens ont péri devant Ilion , loin des
champs paternels. Mais élance -toi parmi l'armée des Grecs ;
point de retard , retiens chaque guerrier par tes paroles cares
santes, ne les laisse point lancer leurs vaisseaux à la mer
'divine. >>
Elle dit la pensée du héros s'accorde avec la voix de la
déesse ; il s'élance, il jette son manteau que relève le héraut
Eurybate d'Ithaque, son fidèle serviteur ; il court au-devant
d'Agamemnon , s'empare de l'incorruptible sceptre de ses aïeux ,
et, ce sceptre à la main , parcourt le camp et la flotte.
Chaque roi , chaque chef qu'il rencontre, il l'aborde et le re
tient par ces paroles insinuantes :
« Ami, quelle honte pour toi de trembler comme un lâche !
Crois -moi , reprends ton siége, et fais asseoir tes guerriers. Qui
sait le fond de la pensée d'Atride ? Il veut maintenant nous
éprouver, et bientôt il frappera les fils de la Grèce . Nous ne
l'avons point tous entendu dévoiler ses desseins au conseil. Crai
gnez que, dans son courroux, il ne réserve de grands maux aux
fils de Danaüs. Le cœur du roi n'a rien que de magnanime ; il
tient de Jupiter ses honneurs , et Jupiter le chérit . »
Mais s'il aperçoit un homme du vulgaire ; s'il le surprend à
crier inconsidérément, il le frappe du sceptre et le réprimande
par ces dures paroles :
« Misérable ! assieds-toi sans mot dire, sois attentif à la voix de
ceux qui valent mieux que toi , homme sans courage, sans vi
gueur. As- tu jamais compté au conseil, ou dans les batailles ? et
tous les Grecs ici sont-ils rois ? C'est un pouvoir funeste que celui
de plusieurs ; il faut un seul roi, un seul chef, à qui le fils de
Saturne, pour gouverner, accorde le sceptre et les droits. »
Ainsi , par ses ordres, le héros retient l'armée . Bientôt tout
entière elle s'élance de nouveau des navires et des tentes , et
rentre au sein de l'agora, non sans tumulte . Tels les flots de la
mer retentissante se brisent en mugissant sur les vastes grèves ,
et l'onde au loin répond par un immense murmure .
CHANT II. 21
1
imm ᏁᏁ ᏁᏁᏁᏁᏁᏁᎪᏁᏁ
CHANT III.
2
M wwwwwwwwwm
CHANT IV.
> avec ses vaisseaux vides du vaillant Ménélas ! » Tels seront leurs
discours ; alors, que la vaste terre m'engloutisse ! »
Le blond Ménélas répond par ces paroles rassurantes : « Calme
toi, prends garde d'épouvanter l'armée. Le trait n'a point pénétré
jusqu'en un lieu mortel ; mon baudrier m'a préservé , et, au
dessous, la cuirasse et la ceinture , œuvre d'un artisan habile à
façonner l'airain . »
Le puissant Agamemnon s'écrie : « Plût aux dieux qu'il en
fût ainsi, ô cher Ménélas ! mais qu'un médecin prenne soin de
ta blessure , et t'applique les baumes salutaires qui apaisent les
sombres douleurs ! >>
Puis, s'adressant au divin héraut : « Talthybios, dit-il , ap
pelle promptement ici le guerrier Machaon , fils d'Esculape, irré
prochable médecin , afin qu'il visite la blessure qu'un habile
archer des rangs troyens ou lyciens vient de faire au vaillant
Ménélas . A celui-là la gloire, à nous l'affliction . »
Il dit : le héraut , docile à ses ordres, court parmi l'armée des
Grecs cuirassés d'airain , et cherche partout du regard le guer
rier Machaon ; il l'aperçoit enfin au lieu où il se repose, entouré
des fortes lignes de troupes armées de boucliers qui l'ont suivi
de Trica, féconde en coursiers . Talthybios se place auprès de
lui et lui adresse ces paroles rapides :
« Debout, fils d'Esculape , le puissant Agamemnon t'appelle
afin que tu visites la blessure qu'un habile archer des rangs
troyens ou lyciens vient de faire au vaillant Ménélas ; à celui-là
la gloire, à nous l'affliction . »
Ces paroles ont ému le cœur de Machaon ; il suit le héraut en
fendant la presse parmi la grande armée des Argiens, et arrive
au lieu où Ménélas blessé , semblable à un immortel, est entouré
des chefs de l'armée. D'abord , le fils d'Esculape arrache le trait
du baudrier ; les pointes aiguës cèdent à son effort ; ensuite il
détache le baudrier et au-dessous la cuirasse, puis la ceinture ,
œuvre d'un artisan habile à façonner l'airain . Lorsqu'à l'endroit
que la flèche a frappé il a examiné la plaie, il la presse pour en
exprimer le sang ; puis il y répand avec adresse les baumes
adoucissants dont jadis Chiron, plein de bienveillance , enseigna
le secret à son père .
Tandis que les Grecs s'empressent autour du vaillant Ménélas,
les lignes des Troyens armés de boucliers s'avancent sur eux .
Alors ils se souviennent du combat, et de nouveau revêtent
leurs armes..
En ce moment on n'eut point vu le divin Agamemnon dormir ,
ni trembler, ni refuser de combattre ; mais il a hâte d'engager
52* ILIADE .
I
1
CHANT V
1
CHANT V. 61
dre des traits . Elle tremble que l'un des Grecs audacieux ne
plonge dans sa poitrine une lance d'airain , et ne lui arrache la
vie; elle se hâte d'entraîner son fils chéri loin du champ de
bataille .
Cependant le fils de Capanée n'oublie point les ordres de Dio
mède ; il retient ses coursiers hors du tumulte en fixant au haut
7 du char ses rênes tendues ; puis il fond sur ceux d'Énée et des
rangs troyens, il les pousse jusqu'à la foule des vaillants Grecs ;
enfin il les confie à Déipyle son compagnon chéri , celui de ses
e égaux en âge qu'il honore le plus, tant leurs âmes se rapportent.
Déipyle les conduit vers la flotte ; Sthénélos remonte sur son
siége, prend les rênes brillantes, et , plein d'ardeur, lance ses vi
goureux coursiers à la suite de Diomède . Ce héros fond avec
l'airain cruel sur Cypris ; il a reconnu que ce n'est point une
déesse valeureuse , une de ces divinités qui , comme Minerve ou
1 Bellone destructrice des cités , sont les arbitres des batailles ; il la
poursuit donc , et comme elle rentre dans l'épaissé foule il l'at
teint. Alors le fils du magnanime Tydée étend sa javeline, fait un
bond et blesse , de l'airain aigu , la délicate main de la déesse ;
l'épiderme est déchiré au travers du voile divin dont les Grâces
elles-mêmes ont formé le tissu ; sur la paume de la main coule
le sang incorruptible de la déesse , liqueur subtile que laissent
échapper les dieux bienheureux ; car le froment ne fait point leur
nourriture ; ils ne boivent point le vin généreux ; aussi n'ont- ils
pas notre sang épais, et les appelle - t-on immortels. Vénus, en je
tant de grands cris , laisse retomber son fils. Apollon le prend dans
ses bras, le couvre d'une nuée sombre, et l'entraîne de peur que
l'un des Grecs audacieux ne plonge dans sa poitrine une lance
d'airain et ne lui arrache la vie. Diomède , d'une voix terrible,
crie à la déesse :
« Fille de Jupiter, abandonne la guerre et ses alarmes. N'est-ce
· point assez de fasciner de faibles femmes ? ne te mêle plus aux
guerriers . Je l'espère, les combats , leur nom seul, te feront dé
sormais frémir. »
e Il dit : Vénus éperdue s'éloigne accablée de souffrances. Iris,
a aux pieds aériens, soutient sa marche chancelante et la conduit
a hors de la mêlée. Sa peau tendre est couverte de taches bleuâtres ;
enfin elle trouve le fougueux Mars qui se repose à la gauche des
il Troyens, tandis qu'un brouillard épais renferme sa lance et ses
rapides coursiers. Vénus tombe à genoux, et conjure ardemment
La le dieu de lui donner ses chevaux aux harnais d'or.
et. « O frère chéri ! prends pitié de ta sœur ; donne- moi tes cour
siers pour que je gagne l'Olympe , séjour des immortels. Je souf
--
68 ILIADE .
ser les lignes des guerriers contre lesquels elle s'irríte , fille d'un
père impétueux. Junon excite du fouet les chevaux rapides . De
vant les déesses s'ouvrent d'elles-mêmes , avec fracas, les portes
du ciel que gardent les Saisons ; ces divinités veillent sur le vaste 橱
ciel et sur l'Olympe ; elles écartent ou rapprochent le nuage 16
épais qui en ferme l'entrée. Les coursiers dociles la franchissent ,
et les deux déesses trouvent Jupiter, assis loin des autres dieux,
sur la plus élevée des nombreuses cimes de l'Olympe . Junon, ar
rêtant le char, veut sonder les pensées de son époux .
« Puissant Jupiter, dit-elle, ne puniras-tu point Mars de ses
cruautés ? Hélas ! il vient témérairement et sans pudeur de per
dre de nombreux Argiens. Mon âme en est pénétrée de douleur ;
cependant Cypris et Phébus se réjouissent paisiblement de leur
ouvrage ; ils excitent ce dieu insensé , qui ne connaît aucun droit .
Puissant Jupiter, ne t'irriteras-tu point , si j'éloigne du combat
Mars grièvement blessé ? » 身
Le dieu qui rassemble les nuées répond en ces termes : <« Va,
"
excite contre lui Minerve ; c'est elle surtout qui est accoutumée à
lui infliger de cruelles souffrances . >>
Il dit et Junon se hâte de lui obéir ; elle fouette les coursiers
qui, déjà d'eux-mêmes , volent avec ardeur, à égale distance de
la terre et du ciel étoilé. Autant d'espace embrasse dans les airs
le regard d'un homme assis au sommet d'une roche escarpée, les
yeux fixés sur les sombres flots de la haute mer : autant les cour
siers hennissants des immortels en franchissent d'un saut. Bien
tôt les déesses touchent aux remparts de Troie, aux rives où Sca
mandre et Simoïs réunissent leurs belles ondes. Junon arrête le
char, dételle les coursiers , et les enveloppe d'un brouillard impé
nétrable, pendant que le dieu Simoïs fait naître pour eux une pà
ture divine.
Les déesses , en voltigeant comme de tendres colombes , s'éloi
gnent, impatientes de secourir les Argiens . Lorsqu'elles arrivent
au lieu où combattent, de pied ferme , les plus nombreux et les
plus vaillants, serrés autour du robuste Diomède, semblables à
des lions furieux ou à des sangliers lents à se laisser vaincre, Ju
non s'arrête et pousse un grand cri ; elle prend les traits du ma
gnanime Stentor, héros à la voix d'airain , qui se fait entendre
autant que cinquante guerriers .
« Quelle honte, ô Grecs fiers de votre beauté ! quel intolérable
opprobre ! aussi longtemps qu'Achille se mêlait aux combats, ja
mais les Troyens ne dépassaient les portes de Dardanos , tant ils
redoutaient la lance impétueuse de ce héros ; et maintenant ils
combattent loin d'llion, près des navires ! »
CHANT V. 77
peine dompter. N'est - ce point pour avoir trop écouté ses leçons
qu'aujourd'hui tu souffres cruellement? Mais je ne veux pas te
laisser plus longtemps en proie à la douleur, car tu es mon fils ,
et mon épouse t'a donné le jour. Cruel comme tu te montres, si
tu étais issu d'une autre divinité, déjà depuis longtemps tu serais
tombé au dernier rang des habitants du ciel . »
II dit, et commande à Pæon de prendre soin de son fils . Pæon ,
en versant sur la blessure des baumes salutaires, calme sa souf
france, car la mort n'a point de prise sur un dieu . Aussi promp
tement que, tourné par une main rapide, le lait liquide se caille ,
lorsqu'on y verse le suc du figuier : aussi promptement est guéri
l'impétueux Mars . Hébé le conduit au bain ; puis, paré de riches
vêtements, il s'assied auprès du fils de Saturne, et se complaît
dans. sa gloire.
Les deux déesses, l'argienne Junon , et Minerve, puissante pro
tectrice, rentrent au palais de Jupiter, lorsqu'elles ont éloigné du
carnage Mars , fléau des humains.
ᎪᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᎥᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᎪᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁ ᏁᏁᏁ ᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁ
CHANT VI.
sur lui. Il arrive sur les rives du Xanthe , et le roi de cette vaste
contrée se plaît à le combler d'honneurs . Pendant neuf jours il le
fête comme un hôte, et chaque jour il sacrifie un taureau. Lors
que pour la dixième fois brille l'Aurore aux doigts de rose, il l'in
terroge, et demande à voir le signe qu'il apporte de son gendre
Protos. A peine a -t- il reçu ce fatal message , qu'il ordonne à Bel
lérophon de faire périr l'invincible Chimère. Ce monstre à tête
de lion, à queue de serpent, au corps de chèvre, était né des dieux
et n'appartenait point à la race des hommes . Sa bouche vomissait
des flammes impétueuses et terribles . Docile aux signes divins,
Bellerophon l'extermina ; ensuite il combattit les illustres So
lymes, et jamais, si l'on en croit la renommée, plus terrible com
bat ne fut soutenu contre des hommes ; enfin , il détruisit les fa
rouches Amazones . A son retour , le roi lui dresse une dernière et
formidable embûche : il choisit, dans la vaste Lycie, les plus vail
lants guerriers et les met sur son passage en embuscade ; mais
pas un d'eux ne revit ses demeures : l'irréprochable Bellerophon
les immola tous. Le roi alors reconnut en lui un digne rejeton
des dieux . Il le retint en Lycie, lui fit épouser sa fille, et voulut
qu'il partageât avec lui les honneurs de la royauté. Les Lyciens
lui donnèrent à cultiver, parmi leurs champs, un vaste enclos ,
riche par ses vignes fécondes et ses moissons abondantes . L'il
lustre Bellerophon eut , de son épouse , trois enfants : Isandre ,
Hippoloque et Laodamie. Le prudent Jupiter s'unit à Laodamie ,
qui donna le jour au divin Sarpédon . Mais Bellerophon devint
odieux à tous les immortels ; seul i errait dans les champs d'A
lée , dévorant son âme, fuyant les sentiers fréquentés par les hu
mains. Diane , irritée , perça de ses traits sa fille ; et Mars , insa
tiable de guerre, tua son fils Isandre dans un combat contre les
illustres Solymes . Hippoloque fut mon père , et je m'honore d'être
fils de ce héros ; il m'envoya dans llion en me recommandant
surtout de combattre avec vaillance, et de me montrer partout
aux premiers rangs , pour ne point ternir le nom de mes ancêtres ,
qui, dans Éphyre comme aux champs lyciens , se signalèrent
parmi les plus braves. Telle est mon origine, tel est le sang dont
je me glorifie de descendre . »
Il dit : Diomède , pénétré de joie, enfonce sa javeline dans les
sillons fertiles , et adresse au pasteur des peuples ces douces
paroles :
« Amis , nous sommes unis par les liens d'une ancienne hos
pitalité. Le divin OEnée , mon aïeul, eut jadis pour hôte , en ses
palais, l'irréprochable Bellerophon, et le retint durant vingt jours.
Les deux héros se firent de nobles présents : OEnée offrit un bau
CHANT VI. 85
CHANT VII.
votre courage ; mais déjà la nuit est venue, et il est sage de céder
à la nuit. >>
«< Idéos , répond le fils de Télamon , ordonne à Hector d'en dé
cider. C'est lui qui a provoqué les plus vaillants des Argiens ;
qu'il prononce le premier, je suis prêt à vous obéir, si telle est
sa volonté. »
« Ajax, dit à son tour le fils de Priam, un dieu t'a doué de la
grandeur, de la force et de la prudence . Par ton adresse à lancer
le javelot, tu l'emportes sur tous les Grecs. Suspendons mainte
nant notre combat. Plus tard , nous nous mesurerons encore ,
jusqu'à ce que le destin prononce son arrêt, et donne à l'un de
nous la victoire. Déjà la nuit est venue, et il est sage de céder à
la nuit. Va donc combler de joie, près des vaisseaux, tous les
Grecs, et surtout tes compagnons , tes amis . J'irai, moi , réjouir ,
dans la grande ville du roi Priam, les Troyens et les Troyennes
aux longs voiles , qui dans les temples imploreront pour moi la
faveur des dieux. Mais échangeons de nobles présents, et que l'on
dise parmi les deux armées : S'ils ont vaillamment soutenu les
fureurs de la discorde dévorante , en se quittant ils se sont donné
des marques d'amitié. »
A ces mots, Hector offre au fils de Télamon un glaive orné de
clous d'argent avec son riche fourreau et un élégant baudrier.
Ajax présente au héros une ceinture éclatante de pourpre.
Les deux guerriers se séparent ; l'un rejoint l'armée des Grecs ,
l'autre la foule des Troyens . Ceux-ci , naguère désespérant de son
salut, poussent des cris de joie lorsqu'ils le revoient vivant , sans
grave blessure , échappé des mains invincibles du vaillant Ajax ;
ils l'emmènent dans Ilion .
Les Grecs, de leur côté , conduisent près du noble Agamemnon
•
Ajax , fier de sa victoire. Lorsqu'ils sont entrés sous la tente d'A
tride , le roi des guerriers sacrifie au tout-puissant Jupiter un
taureau de cinq ans. Les héros enlèvent la dépouille de la vic
time, disposent le festin , divisent adroitement les chairs , les tra
versent de broches , les rôtissent avec soin et les retirent de
l'ardent foyer. Ces apprêts terminés , ils savourent ce repas dé
lectable , et personne en son âme ne peut se plaindre du partage
inégal des mets . Le héros Agamemnon honore Ajax du dos en
tier de la victime . Lorsqu'ils ont chassé la faim et la soif, le sage
Nestor, le premier, ouvre le conseil . L'esprit plein de prudence ,
il harangue les rois , et dit :
« Atrides , et vous , chefs des Grecs, de nombreux Argiens à la
belle chevelure ont succombé . L'airain cruel a répandu leur sang
sur les belles rives du Scamandre, et leurs âmes sont descendues
CHANT VII. 99
chez Pluton . Nous devons donc, à l'aurore , faire trêve aux com
bats. Rassemblons l'armée ; à l'aide de nos bœufs et de nos mulės
amoncelons, en cercle , les morts ; brûlons-les , non loin des na
vires , et recueillons leurs ossements, que nous remettrons à leurs
fils désolés , à notre retour dans notre chère patrie. Cependant
élevons, pour eux tous, dans la plaine, un tombeau sur leur bû
cher commun. Près de là, construisons aussitôt, afin de protéger
la flotte et l'armée, de hautes tours et un rempart, percé de por
tes, pour le passage des chars ; creusons au pied de ces murailles
un profond fossé qui entourera le camp et arrêtera les hommes
et les coursiers , si jamais les Troyens audacieux portent jusque-là
leur ardeur. » Il dit et les rois applaudissent.
Cependant les Troyens, au sommet de la ville escarpée d'llion,
devant les portiques de Priam, tiennent l'agora remplie de tu
multe et de terreur. Le sage Anténor , le premier , parle en ces
termes :
« Écoutez - moi, Troyens, fils de Dardanos , et vous, nobles auxi
liaires : je veux vous faire entendre ce que , dans mon sein , m'in
spire mon cœur. Croyez-moi : faisons conduire aux Atrides l'ar
gienne Hélène et avec elle tous ses trésors ; qu'ils l'emmènent
dans leur patrie. Nous combattons maintenant contre la foi d'une
alliance jurée, et je n'espère point pour vous une issue favorable,
si vous repoussez ce que je propose . »>
A ces mots, il reprend sa place. Alors se lève le divin Alexan
dre, époux de la blonde Hélène, qui répond par ces paroles ra
pides :
<< Anténor, sans doute ce discours ne peut m'être agréable ; tu
n'ignores pas toi- même que tu aurais pu concevoir de plus nobles
pensées ; et s'il est vrai que tu parles sérieusement, c'est que les
dieux eux-mêmes t'ont ravi la raison . Eh bien , à la face des va
leureux Troyens, j'oserai te contredire . Je le déclare je refuse
de rendre Hélène. Les trésors qu'avec elle j'ai apportés d'Argos
en mon palais, je consens à les livrer tous, et j'y joindrai mes
propres richesses. >>
Il dit, et reprend sa place . Alors se lève Priam, issu de Darda
nos, non moins sage que les dieux ; l'esprit plein de prudence ,
il dit :
« Écoutez-moi , Troyens , fils de Dardanos , et vous , nobles
auxiliaires je veux vous faire entendre ce que dans mon sein
mon cœur m'inspire. Prenez maintenant par la ville le repas ac
coutumé. Placez les gardes , et que chacun veille à son tour . Dès
l'aurore Idéos gagnera la flotte pour faire connaître aux Atrides
la promesse d'Alexandre , auteur de nos discordes. Il leur dira
190 ILIADE .
CHANT VIII.
être les Troyens vont - ils être refoulés au sein d'Ilion comme des
brebis dans leur parc ! mais le père des dieux et des hommes ne
détourne pas d'eux ses regards . Il fait gronder terriblement le
tonnerre et lance la foudre, dont les traits de feu tombent devant
les chevaux de Diomède ; une effroyable traînée de soufre enflammé
s'élève ; les coursiers éperdus frémissent sous le joug ; les rênes
tombent des mains de Nestor , et le vieillard , tremblant , s'écrie :
<< Allons, fils de Tydée, laisse fuir tes coursiers fougueux ; ne vois-tu
pas que nous n'avons aucun secours à attendre de Jupiter ? c'est
à nos ennemis qu'il accorde aujourd'hui l'honneur. Plus tard , si
tel est son désir, c'est nous qu'il glorifiera. Il n'est point un mortel ,
même le plus vaillant, qui puisse résister à la volonté de Jupiter ;
car ce dieu l'emporte sur tous par sa puissance . »
<< O vieillard, répond le belliqueux Diomède , tes paroles sont
pleines de sagesse, mais une terrible douleur pénètre en mon cœur,
en mon âme ; car Hector pourra dire dans ses harangues aux
Troyens Le fils de Tydée a fui devant moi jusqu'aux vaisseaux .
Telles seront ses superbes bravades ; alors , que la vaste terre m'en
gloutisse ! >>
« Fils de Tydée, répond le vieillard , quelle parole s'échappe de
tes lèvres ! Hector oserait dire que tu es un héros faible et sans
vertu ! et quel Troyen , quel fils de Dardanos supporterait ces vains
discours ? quelles femmes troyennes surtout, dont tu as fait rouler
dans la poussière les époux jeunes et vaillants ? >>
Il dit, en tournant ses coursiers , et les deux héros fuient pour
suivis par les vainqueurs, qui font pleuvoir sur eux une grèle de
flèches amères en poussant de grands cris . Hector les outrage d'une
voix tonnante :
« O fils de Tydée, les Grecs redoutables t'honoraient entre tous
les héros ; ils t'accordaient , à leurs festins , les hommages du
siége, des mets , et des coupes toujours remplies. Maintenant ils te
mépriseront, car tu fuis comme une femme ; hâte-toi, vierge ti
mide ! Non, tu ne franchiras pas malgré moi nos murailles sa
crées , tu n'enlèveras pas sur tes vaisseaux nos épouses chéries ;
longtemps avant je t'aurai donné la mort . »
A ces paroles, Diomède agite s'il ne retournera point son char
pour le combattre face à face . Trois fois il roule ce dessein en son
esprit , en son âme ; trois fois , des monts de l'Ida , le prévoyant
Jupiter fait retentir la foudre , et montre aux Troyens le signe de
la victoire. Hector, d'une voix tonnante, les encourage :
<< Troyens, Lyciens, fils de Dardanos , soyez hommes ; amis , sou
venez-vous de votre impétueuse valeur . Je le reconnais : Jupiter ,
bienveillant pour nous, nous promet la victoire et une gloire im
CHANT VIII . 107
mense ; il réserve aux Grecs d'amères afflictions. Les insensés !
ils ont élevé ce faible et méprisable rempart ; ont-ils cru contenir
notre ardeur ? nos chevaux franchiront aisément leur fossé . Mais
lorsque je serai parvenu près des vaisseaux , n'oubliez pas de faire
étinceler la flamme. Je veux brûler la flotte et immoler, dans les
tourbillons de l'incendie , les Argiens terrifiés .
Il dit ; puis il excite ses chevaux en ces termes : « Xanthe , Po
darge, OEton , divin Lampos, voici le moment de reconnaître mes
soins et ceux d'Andromaque , fille du magnanime Éélion . Souvent
elle vous présente , avant de songer à son jeune époux , le doux
froment et le vin mélangé, dont il vous est permis de boire au gré
de vos désirs . Courage ! précipitez - vous , poursuivez ces héros.
Puissions-nous prendre le bouclier de Nestor dont la renommée
est montée jusqu'au ciel ! on le dit d'or massif, ainsi que ses an
neaux. Ou bien arrachons des épaules de Diomède sa cuirasse
merveilleuse, œuvre de Vulcain . Ah ! si nous désarmons ces deux
héros , nous pouvons espérer que cette nuit même les Grecs re
monteront sur leurs vaisseaux rapides. »
Telles furent ses paroles superbes ; elles indignèrent l'auguste
Junon, qui s'agita sur son trône, et fit trembler le vaste Olympe.
Dans son courroux , la déesse, s'adressant au grand dieu Neptune,
lui dit : « Hélas ! dieu au loin puissant ! toi qui ébranles la terre,
ton cœur en ton sein n'est-il pas affligé du désastre des Grecs, qui
dans Aigas , dans Hélice , te présentent de nombreuses et gracieuses
offrandes ? Ah ! souhaite-leur la victoire ! Oui , si nous voulions ,
nous divinités favorables aux Grecs , repousser les Troyens et con
traindre Jupiter, à son tour, sur les sommets de l'lda, où il s'as
sied à l'écart, il ressentirait d'amères douleurs . »>
« Audacieuse Junon , répond en gémissant le dieu puissant qui
ébranle la terre, quelle parole oses- tu dire ? Je ne voudrais pas,
même aidé de tous les dieux , combattre Jupiter , car sa puissance
l'emporte de beaucoup sur la nôtre. »
Pendant que ces divinités s'entretiennent ainsi , la foule des
fuyards, piétons et cavaliers, est entassée dans l'étroit espace que
renferme le fossé , entre les vaisseaux et le rempart. Semblable
au fougueux Mars, Hector les enveloppe, car Jupiter lui accorde
la gloire. Peut-être dès lors aurait- il livré la flotte au feu dévo
rant , si l'auguste Junon n'eût point inspiré Agamemnon . Em
pressé d'exciter les autres Grecs, il s'élance à travers les tentes et
les navires, tenant dans sa forte main un vaste manteau de pourpre,
et s'arrête sur le large vaisseau d'Ulysse , au centre de la flotte. De
là sa voix peut se faire entendre jusqu'aux deux extrémités du
camp, où, fiers de leur force , le fils de Télamon et Achille ont tiré
108 ILIADE
CHANT IX .
Pendant que les Troyens placent leurs gardes, une frayeur sur
naturelle s'empare des Argiens , compagne de la froide déroute.
Les plus vaillants sont frappés d'une douleur intolérable . Ainsi ,
lorsque Zéphire et Borée, soufflant de la Thrace, agitent la mer
poissonneuse et se heurtent soudainement, les flots sombres sont
soulevés tous à la fois , et vomissent d'immenses vagues d'écume :
ainsi , dans le sein des Grecs, s'élèvent des sentiments tumul
tueux qui leur déchirent l'âme. Agamemnon, le cœur blessé
d'une affliction mortelle , parcourt le camp, et ordonne aux hé
rauts à la voix retentissante de convoquer chaque roi à l'assem
blée, par son nom, sans clameur. Lui-même s'empresse d'appe
ler les plus proches . Tous bientôt s'asseyent à l'agora, navrés de
tristesse. Agamemnon se lève au milieu d'eux et verse des larmes
abondantes. Telle une source profonde, du haut d'un rocher es
carpé, laisse échapper un épais filet d'eau. Le roi, en poussant
d'amers soupirs, adresse aux Grecs ce discours :
<< Amis, rois et chefs des Argiens , Jupiter, le grand fils de Sa
turne, m'a enveloppé dans les liens d'une infortune accablante .
Le cruel ! il m'a jadis promis, par un signe de sa tête, que nous
ne retournerions pas dans notre patrie avant d'avoir renversé
les murs d'llion . Maintenant il médite de funestes artifices , et
m'ordonne de regagner honteusement Argos, après avoir perdu
tant de nos guerriers ! Tel est le plaisir du tout- puissant Jupiter,
par qui s'écroulent et s'écrouleront encore les faîtes des cités ,
tant est redoutable sa force suprême. Croyez- moi donc , obéissez
à mes ordres, fuyons sur nos vaisseaux aux champs paternels :
car nous ne prendrons jamais la grande Ilion. »
Il dit tous gardent un morne silence. Longtemps les fils des
Grecs restent muets de douleur ; enfin le vaillant Diomède
s'écrie :
« Atride, je combattrai le premier tes paroles imprudentes,
146 ILIADE .
tournant vers chacun d'eux ses regards, et surtout vers Ulysse , les
exhorte à ne rien négliger pour fléchir l'irréprochable fils d'Éacide .
Les héros suivent le rivage de la mer aux bruits tumultueux ,
et adressent à Neptune de nombreuses prières ; ils demandent au
dieu qui ceint la terre de toucher aisément le grand cœur d'A
chille.
Lorsqu'ils arrivent sous les tentes des Myrmidons , Achille
charme ses esprits par les doux sons d'une belle lyre, artistement
travaillée, surmontée d'un joug d'argent, qu'il a enlevée parmi les
trésors de la ville d'Éétion . Ces accords charment son âme, et
il chante la gloire des guerriers. Le seul Patrocle auprès de lui
est assis en silence, attentif aux ordres de son ami, quand ses
chants auront cessé. Les envoyés entrent, Ulysse à leur tête, et
s'arrêtent devant Achille. Le héros étonné se lève sans quitter sa
lyre, abandonnant le siége où il repose. Patrocle aussi, à l'aspect
de ses hôtes , est debout, et le rapide Achille , les accueillant, s'é
crie :
« Salut, amis, qui venez sous ma tente. Quelle nécessité vous
amène, vous que, malgré mon courroux , je chéris le plus parmi
les Grecs ? >>
Il dit , les entraîne, les invite à s'étendre sur de longs siéges , que
recouvrent des tapis de pourpre , et s'adresse au fils de Ménétios :
<< Patrocle, place devant nous ma plus grande urne, mélange un
doux breuvage et prépare- nous des coupes, car des hommes qui
me sont chers sont venus sous mon toit. >>
Patrocle se hâte d'obéir à son compagnon chéri . Achille cepen
dant dresse à la lueur du foyer un billot , où il étend le dos d'une
génisse , celui d'une chèvre grasse et celui d'un porc succulent.
Automédon tient les chairs pendant que le fils de Pélée les dé
coupe, les divise en morceaux et les perce de broches. Le fils de
Ménétios , semblable aux dieux , active la flamme. Lorsqu'elle s'af
faise et qu'il ne reste plus qu'un ardent brasier, il étale les char
bons et pose au-dessus les broches que soulèvent des crémaillères ;
enfin, il répand sur les chairs le sel sacré. Bientôt elles sont rôties
et placées sur la table . Patrocle alors apporte le pain , et sert dans
de belles corbeilles la part de chaque convive. Achille cependant
distribue les chairs , s'assied en face d'Ulysse, et ordonne à son
compagnon chéri de sacrifier aux dieux . Celui-ci jette dans le foyer
les prémices. Les héros ensuite étendent les mains, et saisissent
les mets placés devant eux . Lorsqu'ils ont chassé la faim et la soif,
Ajax fait signe à Phénix . Ulysse s'en aperçoit, et, remplissant de
vin sa coupe, il la présente au fils de Pélée :
<< Salut, Achille, on ne peut se plaindre de manquer de mets
120 ILIADE .
convenables, soit sous la tente d'Agamemnon , fils d'Atrée, soit
maintenant sous la tienne . Des deux côtés règne une noble abon
dance. Mais ce n'est point le moment de savourer des mets dé
lectables. O fils de Jupiter, nous prévoyons de grandes calamités ,
nous les redoutons ; nous sommes dans l'alternative ou de sauver
ou de perdre nos superbes navires, si tu refuses de revêtir ta va
leur; car, non loin des remparts et de la flotte , les fiers Troyens
et les lointains auxiliaires ont assis leur camp. La plaine est cou
verte de leurs feux ; ils disent que nous ne pouvons plus résister,
et qu'ils vont assaillir nos noirs vaisseaux. Le fils de Saturne
fait gronder la foudre, et à leur droite ses signes éclatent. Hector,
fier de sa force et de l'appui de Jupiter , exhale une terrible fu
reur; il n'honore plus ni les autres dieux , ni les hommes. Dans sa
rage, il invoque à grands cris l'aurore ; il jure de saper les ex
trémités de nos vaisseaux , de les livrer aux flammes dévorantes ,
et d'immoler les Grecs terrifiés , au milieu des tourbillons de l'in
cendie. Je crains vivement en mon âme que les dieux n'accom
plissent ses menaces, et que nous ne soyons déjà destinés à périr
devant Ilion, loin des champs fertiles de la Grèce. Lève-toi donc,
ô fils de Pélée , si tu veux , même tardivement, sauver de la fu
reur des Troyens les fils désolés de Danaüs . Plus tard tu serais
toi-même pénétré de douleur, car il n'est plus de remède contre
un malheur accompli ; tandis qu'il en est temps encore , songe à
éloigner des Grecs le jour fatal. Ami , rappelle-toi les instances
de Pélée lorsqu'il t'envoya de la Phthie à l'armée d'Agamemnon .
<< Mon fils, disait-il , Minerve et Junon te donneront, s'il leur plaît ,
la valeur ; toi, modère dans ton sein ton cœur superbe, l'affabi
lité est préférable à l'orgueil ; fuis les funestes discordes , et les
jeunes guerriers comme les vieillards t'accorderont plus d'hou
neurs. Ainsi parla ton vénérable père . Hélas ! tu l'as oublié ! Ah !
maintenant apaise le courroux qui torture ton âme . Si tu re 1
nonces à ta colère, Agamemnon te comblera de nobles présents .
Si tu m'écoutes, je vais te détailler les dons qu'Atride promet de
faire conduire sous tes tentes :
<< Sept trépieds que n'a point ternis la flamme, dix talents d'or,
vingt bassins resplendissants ; douze vigoureux coursiers, vain
queurs à la course, dont la légèreté remporte le prix. L'or qu'ils
ont rapporté des jeux au roi Agamemnon suffirait à enrichir un
homme, et celui -là ne manquerait plus de ce métal précieux . Il
te donnera encore sept femmes lesbiennes, irréprochables , ha
biles aux travaux de leur sexe ; toi- même, jadis, tu les a ravies
dans la populeuse Lesbos , et il les a choisies , car elles l'empor
taient en beauté sur les autres captives. Il te les donnera ; parmi
CHANT IX . 121
rils ; comme l'oiseau qui ne prend pour lui que les peines, et sc
hâte de porter à ses petits la pâture qu'il a ramassée , j'aurai passé
de nombreuses nuits sans sommeil , j'aurai consumé mes jour
nées dans de sanglantes mêlées , pour l'honneur de vos femmes ;
j'aurai sans cesse affronté les guerriers ; à la tête de la flotte, j'au
rai dévasté douze villes , demeures des hommes ; à la tête de l'ar
mée, j'aurai pris onze cités dans les champs fertiles de Troie ; j'au
rai conquis par ces victoires d'immenses et précieuses richesses ;
je les aurai déposées devant Atride pour le voir, lui, rester près
des navires, s'emparer des dépouilles ennemies, et en distribuer
une faible portion aux rois et aux chefs de l'armée ! A ceux-là du
moins il laisse leur récompense ; à moi seul , parmi les Grecs, il me
ravit la mienne ; il enlève la femme que j'ai préférée ; eh bien , que,
reposant auprès d'elle , il en goûte les charmes !
<< Ah ! pourquoi les Grecs combattent-ils contre les Troyens ? 1
Pourquoi les fils d'Atrée ont-ils rassemblé l'armée qu'ils ont con
duite en ces lieux ? N'est- ce point pour venger l'enlèvement de
la blonde Hélène ? Les Atrides sont - ils donc les seuls mortels qui
aiment leurs femmes ? C'est le devoir d'un homme bon et pru
dent de chérir sa compagne et de l'entourer de soins . Moi aussi
je l'aimais de toute mon âme, quoique captive .
<«< Agamemnon a osé me ravir ma récompense , il m'a montré sa
perfidie ; maintenant que je suis averti, qu'il cesse de me tenter
encore, il ne me persuadera pas.
« Qu'il délibère donc avec toi , Ulysse , et avec les autres rois ,
comment vous éloignerez des vaisseaux les flammes ennemies .
Déjà sans moi, le fils d'Atrée n'a-t-il pas fait de grandes choses ?
n'a-t-il pas élevé une muraille, creusé autour un large et profond
retranchement, planté des palissades ? Mais il ne lui est pas si fa
cile de soutenir le choc de l'homicide Hector. Aussi longtemps
que j'ai combattu dans les rangs des Grecs, ce héros n'osait point
porter la bataille hors des murs d'Ilion ; il n'osait pas dépasser les
portes Scées , ni le hêtre . Un jour seulement il s'arrêta pour
m'attendre, et à peine échappa-t- il à ma fureur. Maintenant,
puisque je ne veux plus combattre le divin Hector, demain , après
avoir sacrifié à Jupiter et à tous les dieux , je lancerai à la mer
mes navires et mes richesses : tu en seras témoin , Ulysse , si tel
est ton désir, et si tu y prends intérêt ; tu verras, dès l'aurore, C
mes vaisseaux sillonner l'Hellespont poissonneux , et sur leurs
bancs d'ardents rameurs. Si le puissant Neptune nous accorde
une heureuse traversée, nous atteindrons dans la troisième jour
née les fertiles rivages de la Phthie . Là , j'ai de nombreux trésors
que j'ai laissés en venant, par malheur, en ces lieux. J'y joindrai
CHANT IX. 123+
l'or, l'airain étincelant, le fer poli, et les femmes à la taille gra
cieuse qui me sont échues par le sort , car la récompense que
m'avait donnée Atride m'a été outrageusement reprise par le roi
puissant. Répétez-lui ouvertement mes paroles, afin que les au
tres Grecs fassent éclater leur indignation , si , toujours revêtu
d'impudence , il veut encore tromper l'un d'eux . Ah ! quelle que
soit son audace, il n'osera jamais lui-même m'affronter.
<< Non, je ne veux plus délibérer avec lui dans les conseils ; je
ne veux plus l'aider dans ses travaux. Il m'a déjà trompé et of
fensé ; c'est assez, il ne m'abusera plus par des promesses . Qu'il
" se perde toutefois sans craindre ma vengeance, car le prévoyant
Jupiter lui a ravi l'esprit.
« Je hais ses dons, et lui, je le méprise. Dût -il m'offrir vingt
fois autant de biens qu'il en possède aujourd'hui, et qu'il en
pourra posséder encore ; autant de richesses qu'il en arrive dans
Orchomène, ou dans Thèbes d'Égypte, dont les palais regorgent
de trésors, dont les cent portes s'ouvrent pour laisser sortir cha
cune deux cents guerriers avec leurs chevaux et leurs chars. Dût
il m'offrir autant de dons précieux qu'il y a de grains de sable e t
de poussière, jamais Agamemnon ne me fléchira , avant qu'il n'ait,
jusqu'au bout, expié l'outrage qui dévore mon âme. Je n'épouse
rai point la fille d'Atride, fût-elle en beauté la rivale de la belle
Vénus, fût- elle par son art et son adresse l'égale de Minerve ; je
ne l'épouserai point, il peut jeter les yeux sur un autre Grec, plus
selon son cœur et plus puissant que moi . Si les dieux me sau
vent de la mort, si je rentre dans ma patrie, Pélée lui - même me
choisira une épouse. Assez de jeunes vierges habitent l'Hellade et
la Phthie, filles des héros qui défendent les cités . Celle que j'aurai
préférée sera mon épouse. Ah ! oui , mon cœur généreux m'in
spire de borner là mes souhaits , de m'unir à une femme gracieuse,
et de jouir des possessions que Pélée a acquises.
« La vie n'est-elle pas d'un prix plus estimable que les im
menses richesses que renfermait, dit-on , la grande ville de Troie,
aux jours de la paix avant l'arrivée des Grecs, ou que contient ,
dans l'âpre Delphes, le seuil de pierre du dieu aux infaillibles
traits ? On peut ravir à main armée des bœufs, de grasses brebis ,
de nobles trépieds, des coursiers à la blonde crinière ; mais l'âme
de l'homme , on ne peut la rappeler par la force des armes, on ne
peut la ressaisir, dès qu'en s'exhalant elle a franchi ses lèvres.
Thétis, ma mère, aux pieds d'argent, m'a montré deux chemins
ouverts par le sort pour me conduire au terme de la vie : si je reste
aux champs troyens, si je combats autour d'Ilion , c'en est fait de
mon retour, et j'acquiers une gloire éternelle ; si je rentre dans
124 ILIADE.
vous avez ranimé votre cœur par l'abondance des mets et du vin,
source de force et de vaillance. Aux premières lueurs de la belle
Aurore aux doigts de rose, que les chars, que les guerriers se
rangent devant les vaisseaux. Exhorte -les , Atride, et, toi- même,
combats au premier rang. »
Il dit les rois applaudissent à ce discours , et admirent le cou
rage du noble fils de Tydée. Ils font des libations, se rendent
chacun sous sa tente, s'étendent sur leurs couches , et goûtent les
douces faveurs du sommeil.
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CHANT X.
CHANT XI.
nera des présents infinis, s'il apprend que nous respirons sur les
vaisseaux des Grecs. >>
C'est ainsi qu'en pleurant ils adressent au roi ces douces pa
roles . Ce n'est point une douce réponse qui frappe leurs oreilles.
<< Puisque vous êtes les fils du belliqueux Antimaque, qui jadis
dans l'assemblée des Troyens, où Ménélas et le divin Ulysse s'é
taient rendus, porteurs de nos messages, conseilla de les immoler,
et de ne point les laisser retourner parmi les Grecs, maintenant
vous allez expier les outrages de votre père. »
Il dit et, d'un coup de javelot à la poitrine, il fait rouler du
char Pisandre, qui tombe à la renverse. Hippoloque saute et veut
fuir, Agamemnon le tue à terre ; de son glaive lui tranche la tête
et les bras ; puis, comme un tronc d'arbre, il le pousse à travers
la foule. Atride abandonne ces infortunés et se précipite, suivi de
la masse des Argiens, où le désordre est le plus grand parmi les
phalanges ennemies. Les piétons immolent les piétons forcés à
fuir, les cavaliers immolent les cavaliers . Leurs pas, les pas re
tentissants de leurs coursiers soulèvent un immense nuage de
poussière qui couvre la plaine. Le puissant Agamemnon, prome
nant avec lui la mort, poursuit les fuyards, et ne cesse pas d'en
courager les Grecs . Tels les arbres tombent avec fracas lorsque la
flamme, promenée de toutes parts par des tourbillons de vent,
dévore une forêt que la hache n'a jamais entamée : ainsi , sous les
coups d'Atride, tombent les têtes des Troyens fugitifs . Les chevaux
au col superbe entraînent à grand bruit, au travers des files, les
chars vides, et regrettent leur nobles écuyers . Ceux-ci sont étendus
sur la terre, plus agréables désormais aux vautours qu'à leurs
épouses.
Jupiter conduit Hector, fils de Priam, hors de la portée des
traits, hors de la poussière, hors du tumultueux champ de car
nage. Agamemnon ne cesse pas de poursuivre les vaincus ni
d'exhorter les victorieux . Déjà, dans leur fuite, les Troyens ont
laissé derrière eux, au milieu de la plaine, la tombe d'llos, héros .
dardanien du temps passé ; déjà ils approchent du figuier, car la
ville est leur désir. Cependant Atride, en poussant de terribles
cris, s'élance sur leurs pas ef, souille de sang ses mains invincibles .
Lorsque les premiers ont alteint les portes Scées et le hêtre , ils
s'arrêtent et se rallient . Le reste est encore répandu confusément
dans la plaine commé des génisses qu'un lion disperse pendant le
calme de la nuit ; toules fuient, mais une seule doit périr ; le lion,
de ses dents irrésistibles, brise le cou de celle que d'abord il ravit ;
puis il hume son sang et tous ses viscères : ainsi Agamemnon se
précipite sur les Troyens, et toujours immole le dernier. Les
CHANT XI. 147
médon, dételle les coursiers , les héros étanchent la sueur qui les
inonde, en se tenant un moment exposés à la brise de la mer ; puis
ils entrent et s'étendent sur de longs siéges . La blonde Hécamède
leur prépare un breuvage . Fille du magnanime Arsinoé, le vieil
lard l'amena de Ténédos , lorsque Achille eut détruit cette ville ;
les Grecs alors en firent choix pour la lui offrir et récompenser
sa sagesse dans les conseils. La belle captive dresse devant les hé
ros une table superbe et brillante, aux pieds d'azur . Elle y pose d'a
bord un bassin d'airain qui contient du miel épuré et des oignons ,
assaisonnement du vin ; puis de la farine sacrée ; et enfin une
coupe magnifique que le vieillard apporta de ses demeures. Or
née de clous d'or, elle a deux fonds et quatre anses ; autour de
chaque anse, deux colombes d'or semblent prendre leur nourri
ture. Un autre que Nestor, lorsqu'elle était remplie, l'eût diffici
lement soulevée ; il la porte sans effort. La jeune captive, belle
comme une déesse, y mêle d'eau le vin de Pramnios ; avec une
râpe d'airain, elle y fait tomber en poudre du fromage de chè
vre, et répand sur ce mélange de la farine éclatante de blancheur.
Ces apprêts terminés, elle invite les héros à savourer le breu
vage. Lorsqu'ils ont chassé la soif dévorante, ils parlent tour à
tour, et se charment par leur entretien.
Bientôt Patrocle, semblable à un dieu , paraît à l'entrée de la
tente ; le vieillard l'aperçoit , se lève de son siége étincelant, lui
prend la main, et le convie à s'asseoir ; mais Patrocle résiste et lui
dit :
« Vénérable élève de Jupiter, ce n'est point le temps du repos ;
je ne puis t'obéir. Il est irascible et redoutable, le héros qui m'en
voie te demander quel combattant tu as ramené blessé sous ta
tente. Maintenant je le reconnais , je vois Machaon , prince des
peuples ; il faut donc que, messager fidèle, je retourne auprès
d'Achille, pour lui apprendre ce qui l'intéresse. Tu sais assez, ô
Nestor, combien ce héros est terrible ; il est prompt à faire de l'in
nocent un coupable . »
<«< Ah ! s'écrie le vieillard , d'où vient cette pitié d'Achille pour
les Grecs que des traits ont blessés ? Ne sait-il pas quel deuil en
veloppe l'armée entière ? Les plus vaillants sont étendus sur leu s
navires, frappés ou atteints . Le robuste fils de Tydée , Diomède , est
blessé d'une flèche ; un javelot a frappé Ulysse ; un autre, Aga
memnon. L'ami que tu vois toi-même, je viens de le ramener du
combat, atteint d'un trait qu'a fait voler un arc. Mais Achille,
malgré sa vertu, n'a des Argiens ni souci ni compassion . Il se tient
immobile, jusqu'à ce que près du rivage, malgré les efforts des
Grecs, leurs vaisseaux légers soient livrés en proie aux flammes
CHANT XI. 157
ennemies, et eux-mêmes ensuite exterminés. Hélas ! que n'ai-je
conservé les forces et l'agilité de ma florissante jeunesse ! Que ne
suis-je tel que j'étais jadis, lorsqu'une discorde sanglante s'éleva
entre ceux de Pylos et les Épéens , à cause d'un enlèvement de
grands troupeaux ! Alors je fis tomber sous mes coups Itymonée,
vaillant fils d'Hypéroque, qui habitait l'Élide, comme j'enlevais
par représailles ses propres bœufs . Il voulut les défendre, mais,
frappé de ma javeline, il tomba au premier rang ; ses sauvages
compagnons prirent la fuite, et nous rassemblâmes sur le champ
de bataille un immense butin : cinquante troupeaux de bœufs,
autant de troupeaux de brebis, autant de troupeaux de porcs, au
tant de grands troupeaux de chèvres ; cent cinquante cavales
baies et de nombreux poulains à la mamelle . Nous chassons notre
conquête jusque dans la ville de Pylos, où nous arrivons pendant
la nuit. Nélée se réjouit en son âme ; car c'est la première fois que
je marche au combat, et mon succès est grand . Dès l'aurore, les
hérauts font retentir leurs voix et convoquent ceux de Pylos, dont
les troupeaux ont été conduits en Élide. Les chefs du peuple se
rassemblent et font le partage. Les Épéens alors nous oppri
maient, profitant de notre petit nombre et de nos afflictions ; car
dans les années précédentes, Hercule , en ravageant notre terri
toire , avait immolé les premiers de la ville. Des douze fils
irréprochables de Nélée, j'étais resté seul : tous les autres avaient
péri ; et les fiers Épéens , le cœur plein d'injustice , nous acca
blaient d'outrages. Le vieux Nélée surtout avait beaucoup à récla
mer des Épéens ; quatre de ses coursiers , dressés à la course , se
rendaient aux jeux avec leurs chars pour disputer un trépied . Le
roi des Épéens Augéas les retint et ne renvoya que l'écuyer, navré
de la perte de ses chevaux. Les rapports de ce fidèle serviteur,
l'action en elle-même , irritèrent Nélée qui obtient une grande
part du butin : trois cents têtes de bétail et leurs pâtres pour for
mer un grand troupeau de bœufs et un troupeau de brebis. Le
reste fut donné au peuple et réparti équitablement . Nous étions
occupés à ce partage, et nous faisions dans la ville des sacrifices
aux dieux, lorsque, le troisième jour, les Épéens surviennent en
grand nombre. Coursiers, combattants, tous accourent en armes,
et parmi eux les deux fils de Molione , enfants encore , et inha
biles à déployer leur impétueuse valeur. Sur les bords de l'Alphée,
aux confins de la sablonneuse Pylos , s'élève au sommet d'une
colline la ville de Thryonte. Nos ennemis l'assiégent, brûlant de
la détruire ; déjà ils ont traversé toute la plaine, lorsque, pendant
la nuit, Minerve descend de l'Olympe, nous apporte cette nouvelle
et nous appelle aux armes . Elle rassemble sans peine, dans Pylos ,
14
158 İLİADE.
CHANT XII .
pensées, et s'il est vrai que tu parles sérieusement, c'est que les
dieux t'ont ravi la raison . Eh quoi ! tu nous ordonnes de mépriser
la volonté du tout-puissant Jupiter, d'oublier des promesses qu'il
à scellées d'un signe de sa tête divine ; tu nous ordonnes d'obéir
a des oiseaux aux ailes étendues ! Ah ! je n'ai point de tels sou
cis ! Je ne m'inquiète point s'ils volent à ma droite, du côté de
l'aurore et du soleil ; ou à ma gauche, vers les ténèbres immen
ses. Amis, obéissons à la volonté du grand Jupiter, qui règne sur
tous les humains et sur les immortels. Le meilleur des augures
est de combattre pour sa patrie. Polydamas, pourquoi redoutes
tu les périls de la guerre ? Dussions -nous tomber sous les coups
des Grecs, autour de la flotte, tu échapperais encore, car ton cœur
ne t'exciterait pas à rester inébranlable ni à pousser en avant . '
Mais si tu t'éloignes de la mêlée , si par tes perfides discours tu
détournes du combat un seul de nos guerriers , soudain frappé par
ma lance, tu perdras la vie. »
Il dit : et commande l'assaut. L'armée à grands cris s'élance sur
ses pas. Au-dessus de leurs têtes, Jupiter soulève, des sommets
de l'Ida, un tourbillon de vent qui souffle sur les vaisseaux un
nuage de poussière , amollit le courage des Grecs, assure la vic
toire au fils de Priam et aux Troyens . Ceux-ci, confiants dans
leur vigueur et dans les signes de Jupiter, s'efforcent de rompre
le rempart. Ils arrachent les créneaux, démolissent les parapets,
ébranlent avec des leviers les grandes pierres que les Grecs ont
d'abord plantées dans le sol pour soutenir les tours , et cherchent
à les déraciner espérant ouvrir la brèche. Les Grecs cependant,
loin de reculer, couvrent de leurs boucliers les parapets, d'où ils
frappent les ennemis qui s'avancent sous le mur. Les deux Ajax
donnent leurs ordres du haut des tours, parcourent les rangs en
encourageant les assiégés. A ceux qu'ils voient abandonner le
combat, ils adressent tantôt des paroles flatteuses, tantôt de durs
reproches.
« Amis , s'écrient-ils, nous avons maintenant besoin du se
cours de tous les Grecs, depuis le plus vaillant jusqu'au plus fai
ble, puisque enfin il n'est pas donné à tous les guerriers de se
signaler également dans les batailles. Voyez vous-mêmes notre
détresse. N'allez donc point, émus des menaces de l'ennemi, fuir
jusqu'aux vaisseaux : mais tenez-lui tête ; exhortez-vous mutuel
lement. Puisse Jupiter nous accorder de le repousser, de le pour
suivre jusqu'aux murs d'llion ! >>
Ces discours et l'exemple que donnent les deux héros entre
tiennent le courage des Grecs. Comme dans un jour d'hiver,
lorsqu'il plaît au prévoyant fils de Saturne de lancer ses traits, et
CHANT XII. 167
de répandre sur les humains de tristes frimas, es vents se tai
sent et la neige ne cesse point de tomber à gros flocons, jusqu'à
ce qu'elle couvre les promontoires, les orgueilleuses cimes des
montagnes, les vertes prairies et les féconds travaux des labou
reurs : le dieu la répand aussi sur les rivages de la mer écu
meuse ; mais là, le mouvement des flots la fait disparaître ; tout
le reste de la nature est voilé par la nuée qu'a ouverte le sou
verain des dieux. Ainsi des deux parts vole une grêle de pierres
que se lancent à l'envi les Grecs et les Troyens . Tout autour du
camp s'élève un effroyable fracas.
• Cependant Hector et les Troyens n'auraient pas dès lors rompu
la muraille, la porte ni la longue barrière, si le prudent Jupiter
n'eût fait fondre sur les Grecs son fils Sarpédon avec l'ardeur
d'un lion qui attaque des taureaux . Ce héros étend devant sa
poitrine son bouclier arrondi, beau , brillant d'airain , revêtu de
lames qu'un artisan habile a su adapter aux épaisses dépouilles
des bœufs qu'elles recouvrent, et bordé d'un cercle d'or. Couvert
de ce bouclier, Sarpédon vibre deux javelots et s'avance . Tel un
lion né dans les montagnes, qui, longtemps affamé, est enfin ex
cité par son cœur audacieux à enlever des brebis jusque dans la
forte demeure des hommes où des chiens et des pâtres armés
font bonne garde, s'obstine à ne point s'éloigner sans tenter
une attaque ; il s'élance et ravit sa proie, si d'abord il ne reçoit
d'une main agile un trait meurtrier : tel le divin Sarpédon est
poussé par son âme généreuse à fondre impétueusement jus
qu'au rempart et à détruire les parapets. Il s'adresse en ces termes
à Glaucos, fils d'Hippoloque :
<«< Glaucos, pourquoi dans la Lycie nous accorde- t-on les
honneurs du siége, des mets et des coupes toujours remplies ?
Pourquoi nous révère-t- on à l'égal des dieux ? Pourquoi sur les
rives du Xanthe cultivons- nous un immense et riant domaine,
riche par ses vignes fécondes et ses abondantes moissons ? N'est
ce point pour qu'aujourd'hui nous marchions à la tête des
Lyciens, pour que nous prenions part à l'ardente mêlée ? Oui,
il faut que chacun de nos guerriers d'élite dise : « Ils ne sont pas
sans gloire, les rois qui gouvernent notre patrie. Si les plus suc
culentes brebis , si le vin le plus délectable leur sont réservés,
du moins ils se signalent par leur valeur, et parmi nous ils com
battent au premier rang. » Ami , si , échappant à cette guerre,
nous devions pour toujours être à l'abri des atteintes de la vieil
lesse et de la mort, je resterais moi-même en arrière, et je ne t'en
verrais pas au fort des batailles glorieuses . Mais mille morts sont
instamment suspendues sur nos êtes ; il ne nous est accordé ni
168 ILIADE.
CHANT XIII.
leurs pieds dans des liens d'or, qu'ils ne peuvent délier ni rompre,
afin qu'immobiles ils attendent le retour de leur roi . Lui-même
se rend à l'armée des Argiens. Les Troyens, à grands cris, à grand
fracas, serrés comme la flamme ou la tempête, suivent, avec une
insatiable rage, Hector, fils de Priam ; ils espèrent enlever les na
vires, et sur les débris immoler tous les Grecs.
Mais le dieu qui ébranle la terre est sorti des flots pour encou
rager les vaincus ; il emprunte les traits, l'infatigable voix de
Calchas , et s'adresse aux Ajax, déjà par eux-mêmes remplis d'ar
deur :
<< Braves Ajax, sauvez l'armée, souvenez-vous de votre vaillance
et non de la pâle terreur. Sur les autres points, je ne redoute pas
les bras victorieux de nos ennemis ; si leur foule a franchi le rem
part, les Grecs sauront bien les réprimer ; ici seulement je tremble
que nous ne succombions, où commande le fougueux Hector, non
moins terrible que la flamme. Il se glorifie d'être né du tout-puis
sant Jupiter. Ah ! puisse un dieu vous inspirer de lui opposer vos
fortes poitrines, et de rallier nos guerriers . Malgré son impétuosité,
vous l'auriez bientôt repoussé loin des vaisseaux , lors même que
le roi de l'Olympe l'exciterait.
A ces mots, Neptune les frappe tous deux de sa baguette, les
anime d'une force indomptable, et rend à leurs membres fatigués
toute leur agilité première. Tel l'épervier rapide prend son essor
du haut d'une roche escarpée, et se précipite dans la plaine à la
poursuite d'un faible oiseau : tel, en quittant les héros, s'élance le
dieu que le fils d'Oïlée , le premier, reconnaît .
<< Fils de Télamon, s'écrie-t-il , sans doute l'un des immortels qui
habitent l'Olympe a pris les traits du devin pour nous ordonner
de ranimer la guerre près des vaisseaux . Ce n'est point là Calchas :
les traces qu'il laisse en s'éloignant ne sont point celles de notre
augure ; les dieux eux-mêmes sont faciles à reconnaître. Je sens
d'ailleurs, en mon sein, mon cœur battre pour les combats ; mes
bras, mes pieds brûlent de s'exercer au fort de la mêlée. »
Ajax, fils de Télamon, lui répond en ces termes : « Je sens
comme toi mes mains invincibles frémir d'ardeur autour de mon
javelot ; ma force s'exalte et mes pieds m'entraînent. J'aspire à
lutter seul à seul contre Hector, dont la vaillance est infatigable.>>
Tel est leur entretien ; ils se réjouissent du combat dont Nep
tune vient de leur souffler le désir. Cependant, aux derniers rangs ,
le dieu encourage les autres Grecs, qui , près de leurs légers vais
seaux, raniment leur propre cœur . La fatigue a énervé leurs mem
bres, et une vive douleur a pénétré dans leur âme, à la vue des
Troyens franchissant en foule leur vaste rempart. Ils considèrent
CHANT XIII . 173
rain pénètre tout entier; Asios tombe . Tel sur une montagne le
chêne, le peuplier ou le pin à haute tige roule frappé par la hache
affilée de l'habile artisan qui construit un vaisseau : ainsi le héros
est étendu devant son char ; il grince des dents et saisit de ses
mains la poussière ensanglantée. Le cocher, hors de sens, frappé
de stupeur, n'ose point tourner les chevaux pour échapper aux
coups de l'ennemi . Le vaillant Antiloque le perce de sa pique. La
cuirasse d'airain ne legarantit pas, et la pointe plonge dans sesflancs :
il tombe expirant du siége magnifique . Le fils du magnanime Nes
tor pousse ses coursiers des rangs troyons parmi les Grecs.
Déiphobe , pénétré de douleur de la mort d'Asios , s'approche
d'Idoménée, fait voler sur lui son javelot étincelant ; mais Ido
ménée le voit et évite la pointe d'airain en se cachant tout entier
sous son large bouclier dont, à l'aide de deux poignées , il tour
nait facilement la lourde épaisseur. Sous cette armure le roi se
ramasse tout entier, et la lance d'airain vole au-dessus de sa tête.
Le trait effleure et fait sourdement résonner le bouclier ; il n'est
point vainement parti d'une main robuste ; car il frappe le fils
d'Hippasis, Hypsénor, pasteur des peuples, lui traverse le foie au
dessous du diaphragme et le renverse évanoui. Déiphobe , dans
l'orgueil démesuré de son triomphe , s'écrie d'une voix tonnante :
<< Du moins Asios n'est point mort sans vengeance . Oui, je l'es
père, même en franchissant les portes du redoutable Pluton, il se
réjouira en son âme, car je lui ai donné un compagnon de route.>>
Il dit ces superbes paroles pénètrent les Grecs de douleur .
Elles émeuvent surtout l'illustre Antiloque ; malgré son affliction,
il ne néglige point son compagnon chéri, mais il s'élance devant
lui et le couvre de son bouclier, tandis qu'accourent deux de ses
frères d'armes, Mécistée, fils d'Échios, et le noble Alastor, qui l'em
portent sur les vaisseaux, poussant de profonds soupirs.
Idoménée cependant ne laisse pas inutile sa grande valeur ; il
ne cesse point de désirer ou d'envelopper quelque Troyen dans les
ténèbres de la nuit ou de tomber lui-même avec fracas en éloi
gnant des Grecs le péril . Alors il attaque Alcathoos, fils d'Ésyétès ,
élève de Jupiter. Ce héros est gendre d'Anchise ; il a épousé l'aî
née de ses filles, Hippodamie, que dans leur palais chérissaient cn
leur cœur son père et sa vénérable mère. Sur toutes ses com
pagnes, elle l'emportait par sa beauté, sa sagesse et ses talents ; et
Alcathoos, illustre parmi tous les guerriers, est devenu son époux
au sein de la grande Ilion . Neptune le fait tomber sous les coups
d'Idoménée : le dieu fascine ses yeux , enchaîne ses forces et lui
ôte le pouvoir ou de fuir en arrière ou de se baisser sous ses armes;
mais comme une colonne ou comme un arbre élancé, le héros
180 ILIADE.
CHANT XIV.
CHANT XV.
le jour à trois frères que Rhéa porta dans son sein : Jupiter et
moi ; le troisième est Pluton, qui règne sur les morts. L'héritage
paternel fut divisé en trois lots, et chacun eut sa part d'honneurs ;
il m'échut d'habiter la mer écumeuse ; à Pluton furent dévolues
les immenses ténèbres. Jupiter obtint le vaste ciel au sein de l'air
et des nuées ; la terre et le vaste Olympe restèrent en commun .
Je ne suis point soumis à la volonté de Jupiter ; qu'il jouisse en
paix , fier de sa puissance , de la part que le sort lui a faite . Ses
mains ne me feront point trembler comme un lâche . Qu'il se con
tente d'effrayer par ses paroles menaçantes les fils et les filles sor
tis de son sang. Ceux-là ne peuvent refuser de céder à ses ordres . »
« Neptune, reprend la légère Iris aux pieds aériens, dois -je
reporter à Jupiter ces paroles altières ? ne changeras-tu point ?
les bons esprits ne s'obstinent pas dans l'erreur ; tu sais que les
Furies vengent toujours les droits des prémiers-nés. >>
« Iris, répond le dieu qui ébranle la terre , tes paroles respi
rent la sagesse . On est heureux quand le porteur d'un message
connaît la justice. Mais quelle terrible douleur pour le cœur et
l'âme, lorsque celui que le sort et la destinée ont fait votre égal
vous outrage par des paroles irritantes ! Toutefois, malgré mon
indignation, je céderai ; mais, je te le prédis, il faut que mon
àme exhale ces menaces : si, malgré mes désirs, ceux de Minerve,
de Junon, de Mercure et du roi Vulcain, il épargne la grande
llion , s'il refuse de la détruire et d'accorder aux Grecs une im
mense victoire, ne lui laisse pas ignorer qu'il excitera notre im
placable colère. »>
A ces mots, Neptune abandonne l'armée et plonge dans l'Hel
lespont. Les héros argiens aussitôt sentent le regret de son absence .
Cependant Jupiter donne ses ordres à Phébus.
« Maintenant, cher Apollon, cours auprès d'Hector. Déjà le
dieu qui ceint la terre est dans le sein des flots , évitant mon
redoutable courroux ; oui , notre lutte eût retenti jusqu'au séjour
des dieux infernaux, cortége de Saturne. Sans doute il vaut beau
coup mieux pour moi , pour lui-même, qu'au lieu d'écouter son
indignation il ait cédé : car ma victoire eût été achetée au prix
de cruelles fatigues. Mais , ô Phébus, saisis dans tes mains l'égide
aux franges d'or ; agite-la devant les Grecs et frappe-les d'épou
vante. Prends soin ensuite de l'illustre Hector, ranime sa vigueur,
jusqu'à ce que les Argiens, en fuyant, aient regagné leurs navires
et les rives de l'Hellespont. Je délibérerai alors comment je leur
accorderai de reprendre haleine . »>
Soudain Apollon , docile aux ordres de son père, descend des
cimes de l'lda, semblable à l'épervier rapide, terreur des colom
CHANT XV . 205
bes, le plus véloce des oiseaux ; il trouve le noble Hector non plus
étendu, mais assis ; le héros reprend ses esprits ; il reconnaît ses
compagnons qui l'entourent ; il respire ; sa sueur est étanchée ;
déjà la volonté de Jupiter le ranime. Apollon se place à ses
côtés, et dit :
« Pourquoi , fils de Priam, te tenir à l'écart, loin de la mêlée ?
devrais-tu rester assis, défaillant ? sans doute une vive douleur
t'accable ? >>
<< Ah ! répond Hector d'une voix éteinte , qui es - tu , ô le
meilleur des dieux , toi qui m'adresses ces questions ? Ignores
tu que près des vaisseaux comme j'immolais ses compagnons ,
le vaillant Ajax m'a frappé la poitrine d'une énorme roche et
a soudain arrêté mon impétueuse valeur ? J'ai cru voir aujour
d'hui les morts et les palais de Pluton , car j'avais exhalé mon
âme. »
<< Rassure-toi maintenant, répond le dieu. Le fils de Saturne,
des sommets de l'Ida, envoie, plein de zèle pour te défendre, pour
te sauver, Phébus - Apollon au glaive d'or : c'est moi qui toujours
te protége non moins que ta patrie. Debout, brave Hector ! excite
tes nombreux écuyers à pousser jusqu'aux navires leurs coursiers
fougueux. Je vous précéderai , j'aplanirai les chemins que sui
vront les chars , et je ferai fuir les héros argiens . >>
A ces mots, Phébus inspire au pasteur des peuples une force
divine . Tel un coursier retenu à l'étable, et nourri de l'orge
abondante, s'il vient à rompre ses liens, s'élance dans la cam
pagne en piétinant, habitué à se baigner dans les ondes pures d'un
fleuve, il court brillant d'orgueil ; il lève sa tête superbe ; sa crinière
flotte autour de ses épaules, et, fier de sa beauté, ses genoux le
portent d'eux -mêmes aux pâturages accoutumés : tel Hector , ra
nimé par la voix du dieu , retrouve l'agilité de ses membres et
pousse les écuyers troyens. Souvent les chiens et les chasseurs
sont lancés sur un cerf rameux ou sur une chèvre sauvage, qu'a
brite une roche escarpée, au fond d'une forêt impénétrable ; mais
la tremblante bête n'est point destinée à tomber sous leurs coups ;
car, attiré par leurs cris, apparaît devant eux un lion à l'énorme
crinière, qui , malgré leur ardeur, les met en fuite ainsi les
Grecs, qui jusque-là poursuivent en foule les Troyens et les frap
pent sans relâche de leurs glaives, de leurs piques à deux poin
tes, dès qu'ils voient Hector parcourir les lignes des guerriers,
sont saisis d'effroi, et ne sentent plus d'âme que dans leurs pieds.
Alors Thoas, fils d'Andrémon, leur adresse ce discours ; le plus
brave des Étoliens , inébranlable dans les batailles, il excelle à
lancer le javelot, et sur lui à peine quelques Grecs l'emportent à
18
206 ILIADE.
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CHANT XVI.
courbés , combattent sur une haute roche, en jetant des cris stri
dents : ainsi les deux héros fondent l'un sur l'autre à grands cris.
Le fils de Saturne les contemple, et , le cœur ému de pitié, il s'a
dresse à Junon, son épouse et sa sœur :
« Hélas ! le destin l'a voulu . Sarpédon, que je chéris le plus
parmi les hommes, va succomber sous les coups de Patrocle . Dans
mon sein mon cœur est partagé, et j'agite si je l'enlèverai vivant
du combat déplorable, pour le porter au milieu du peuple opulent
de la Lycie, ou si je permettrai qu'il soit vaincu par les mains du
fils de Ménétios. >>
L'auguste Junon lui répond en ces termes : « O le plus redou
table des dieux, fils de Saturne ! quelle parole oses-tu dire ! Un
mortel voué dès longtemps au destin, tu veux l'arracher à la triste
mort ; accomplis tes désirs ; mais aucun des dieux ne t'approu
vera. Je te dis plus , fais tomber mes paroles en ton esprit : si tu
envoies Sarpédon vivant dans ses demeures, prends garde que
tous les dieux ne veuillent ensuite faire échapper leurs enfants aux
désastreuses batailles. Plusieurs fils des immortels combattent à
cause de la vaste ville de Priam. Quel sera le courroux de leurs
pères ! Malgré ton amour pour Sarpédon , malgré la pitié qui émeut
ton cœur, permets que dans cette mêlée terrible il soit vaincu
par les mains du fils de Ménétios ; mais aussitôt que l'âme et la
vie l'auront abandonné, ordonne à la Mort et au Sommeil de le
transporter dans la riche contrée des Lyciens . Là ses frères et ses
amis célébreront ses funérailles , l'enseveliront sous une tombe, et
élèveront sur ses restes une colonne, car telle est la récompense
des morts . >> Elle dit, et persuade le père des dieux et des hommes.
Il répand sur la terre une rosée sanglante pour honorer son fils
bien-aimé que Patrocle est près d'immoler dans les champs fer
tiles d'llion, loin de sa patrie.
Déjà les deux héros, marchant l'un contre l'autre, vont se ren
contrer, lorsque Patrocle frappe au flanc l'illustre Trasymèle,
vaillant écuyer du roi, et lui arrache la vie. Sarpédon lance son
javelot étincelant ; mais le trait s'égare et traverse l'épaule droite
de Pédase ; le coursier tombe avec fracas, exhale l'âme et s'étend
sur le sable pendant que sa vie s'envole . Les deux autres coursiers
font un écart ; le joug craque et les rênes s'embarrassent, car le
cheval de volée gît dans la poussière. L'illustre Automedon voit
le remède en même temps que le péril ; il tire la longue épée qui
s'appuie sur sa cuisse robuste, et, d'une main forte, il tranche les
liens qui attachaient Pédase . Xanthe et Balie se rapprochent, se
redressent, obéissent au frein , et de nouveau s'élancent près des
combattants.
226 ILIADE.
gards ; l'un des plus illustres Myrmidons est frappé, c'est le divin
Épigée, fils du magnanime Agaclès. Il régnait autrefois sur la
populeuse Budie ; mais ayant tué son vaillant beau-frère, il vint
en suppliant près de Pélée et de Thétis, qui l'envoyèrent à la suite
de l'irrésistible Achille, pour combattre les Troyens dans les
plaines d'Ilion féconde en coursiers . Comme il posait ses mains
sur le cadavre, l'illustre Hector lui lance une énorme pierre , l'at
teint à la tête et lui fracasse le crâne dans son casque d'airain . Il
tombe sur le cadavre et la mort l'enveloppe . A cette vue Patrocle
est saisi de rage ; il pousse droit aux premiers rangs, semblable
à un épervier rapide qui met en fuite les geais et les étourneaux .
Ainsi, divin fils de Ménétios , tu te précipites sur les Troyens et
les Lyciens, irrité en ton cœur de la mort de ton compagnon .
D'une pierre le héros frappe au cou Sthénélas, fils chéri d'Itho
mène, et brise tous ses muscles ; les premiers combattants recu
lent, et parmi eux Hector.
Aussi loin que porte un javelot léger, lancé par un héros dans
les jeux ou dans les combats contre des ennemis intrépides, au
tant les Troyens cèdent d'espace aux Grecs qui les repoussent.
Glaucos, le premier, se retourne et tue le magnanime Bathyclée,
fils chéri de Chalcone , dont les demeures sont en Hellade et dont
les domaines et les trésors surpassent ceux des autres Myrmidons.
Près de saisir Glaucos, celui-ci se retourne brusquement et de son
javelot le frappe au sein . Il expire en tombant ; les Grecs sont
saisis de douleur ; les Troyens poussent un cri de joie, s'arrêtent
et serrent leurs rangs autour de son cadavre . Mais ses compa
gnons, loin d'oublier leur valeur , déploient une force inébran
lable. Alors Mérion immole un guerrier troyen revêtu d'une ar
mure c'est l'audacieux Laogon, fils d'un prêtre de Jupiter,
d'Onétor que le peuple honore à l'égal des dieux. Mérion l'atteint
au-dessous de l'oreille ; soudain la vie abandonne ses membres,
et les affreuses ténèbres l'environnent . Cependant Énée fait voler
contre Mérion son javelot d'airain, espérant, tandis qu'il s'avance,
pénétrer au-dessous du bouclier . Mais le héros le voit, se penche
en avant et évite le trait, qui derrière lui s'enfonce dans le sable
en frémissant. Le long frêne, toujours en pénétrant dans le sol ,
vibre jusqu'à ce que l'impétueux Mars ait épuisé la force qui
l'anime ; car si le trait est inutile, c'est du moins une main ro
buste qui l'a lancé . Énée , plein de colère, s'écrie :
« Mérion, malgré ton agilité, ma javeline t'aurait soudain donné
un repos éternel si je t'eusse atteint. >>
« Enée, lui répond l'illustre Mérion , sans doute tu es plein de
valeur, mais tu n'espères pas éteindre la vie de tous les guerriers
CHANT XVI. 229
CHANT XVII.
i
CHANT XVII. 239
les traces de ses compagnons , qui portent dans llion les belles
armes d'Achille. Ses pieds rapides ne tardent pas à franchir le
court intervalle qui les sépare ; et, dans un lieu écarté, loin de la
mêlée terrible, il change d'armure. Les Troyeus belliqueux por
tent dans la ville ses propres armes, tandis qu'il revêt les armes
impérissables d'Achille, don précieux que jadis les immortels
firent à Pélée. Ce héros, accablé d'ans , les transmit à son noble
fils, qui ne doit point les porter jusqu'à la vieillesse .
Lorsque Jupiter le voit à l'écart, couvert des armes du divin
Éacide, il agite sa tête, et entretient son cœur magnanime de ces
pensées :
« Infortuné ! la mort n'est point avec ton esprit, et cependant
elle est près de toi ; tu revêts l'armure impérissable d'un héros
que redoutent tous les guerriers ; mais, si tu as immolé son com
pagnon non moins doux que vaillant, tu n'as point toi-même , et
selon la coutume, enlevé, ces armes de la tête et du sein de Pa
trocle. Cependant je veux t'accorder une grande victoire pour prix
de ta vie, car tu ne retourneras plus dans ton palais ; hélas !
Andromaque ne recevra pas de tes mains les armes du fils de
Pélée.» "
A ces mots, le fils de Saturne scelle sa promesse d'un signe de
ses noirs sourcils et adapte l'armure aux membres d'Hector . L'hor
rible Mars le revêt, et le héros est inspiré d'une ardeur divine. Il
rejoint à grands cris les illustres auxiliaires, et, sous l'armure étin
celante, il leur apparaît à tous semblable au fils de Pélée . Soudain
il les encourage, et s'adressant à chacun des chefs : Mesthlès ,
Glaucos, Médon, Thersiloque , Astéropée, Disénor, Hippothoos,
Phorcys, Chromios et l'augure Ennome, il prononce ces paroles
rapides :
« Tribus nombreuses de nos fidèles voisins, prêtez-moi une
oreille attentive. En vous attirant de vos cités dans les murs d'l
lion, je n'ai point cherché une vaine multitude. Il me fallait des
guerriers ardents à défendre, contre les Grecs belliqueux, nos
femmes et nos enfants. Aussi, pour vous, pour soutenir votre zèle,
j'épuise les trésors et les subsistances de nos peuples : osez donc
présenter à l'ennemi un front audacieux et l'attaquer impétueu
sement. Périssons, ou assurons notre salut. Telle est la loi de la
guerre. Celui de vous qui entraînera vers Ilion le corps de Patrocle,
et qui fera reculer Ajax, je lui donnerai la moitié des dépouilles ;
l'autre moitié sera pour moi ; sa gloire égalera la mienne. »
Il dit : les Lyciens serrent leur colonne, tendent leurs javelines,
fondent sur les fils de Danaüs. Tous, au fond de leur cœur, espè
rent arracher le cadavre malgré le fils de Télamon . Les insensés !
240 ILIADE .
combien des leurs vont expirer sur Patrocle ! Ajax cependant s'a
dresse à Ménélas :
« Ami, élève de Jupiter, n'espérons pas survivre à cette bataille .
Ce n'est plus pour Patrocle , qui bientôt repaîtra dans Troie les
chiens et les vautours, que maintenant il faut craindre , mais pour
ma tête et pour la tienne. Vois Hector, cette nuée de la guerre,
il va tout envelopper ; sans doute brille notre dernier jour ; crois
moi donc, appelle les plus vaillants des Grecs : puissent-ils enten
dre ta voix ! »>
Il dit : Ménélas s'empresse de lui obéir , il convoque à grands
cris les Achéens :
<«< Amis , rois et princes des Argiens, vous qui prenez part aux
festins publics des Atrides, et commandez notre armée, vous qui
tenez de Jupiter vos honneurs et votre gloire, il m'est difficile de
reconnaître vos traits, tant est violente l'ardeur de ce combat ;
accourez , hâtez-vous ; que votre cœur frémisse d'indignation . Pa
trocle va devenir le jouet des chiens de Troie. »
Il dit et l'agile fils d'Oïlée, le premier, accourt au travers du
tumulte ; Idoménée, Mérion le suivent. Mais qui pourrait rappeler
les noms des héros qui sur leurs traces s'élancent et raniment le
combat Les Troyens toutefois, les rangs serrés , portent les pre
miers coups . Hector marche à leur tête. A son embouchure, un
fleuve issu de Jupiter lutte en frémissant contre les vagues im
menses, tandis qu'à l'entour les rivages élevés mugissent et re
jettent les flots qui les frappent : tels et non moins bruyants s'a
vancent les Troyens. Mais les Grecs n'ont qu'une âme ; ils se
pressent immobiles autour de Patrocle ; leurs boucliers d'airain
leur servent de rempart. Cependant le fils de Saturne répand sur
leurs casques étincelants un brouillard épais . Le fils de Ménétios
lui était cher lorsqu'il respirait sous la tente d'Achille ; il lui eût
été odieux de l'abandonner en proie aux chiens ennemis, et il
excite ses compagnons à le défendre.
Les Troyens repoussent d'abord les Grecs, qui reculent en dés
ordre et abandonnent le cadavre ; mais, malgré la fougue des
vainqueurs, leurs javelines n'atteignent personne. Aussitôt ils en
traînent le corps ; mais ils lui font faire à peine quelques pas , car
Ajax ne tarde pas à ranimer les enfants de Danaüs , qu'après
Achille il surpasse tous en beauté comme en courage. Il s'élance
à leur tête. Tel un sanglier furieux , que poursuivent dans les
montagnes des chiens et des chasseurs , les disperse sans
peine, lorsqu'il se retourne brusquement au fond des halliers :
ainsi l'illustre Ajax, fils du noble Télamon, attaque et dissipe les
phalanges troyennes, comme elles se ruent autour de Patro
CHANT XVII. 241
les frappant avec son fouet léger, tantôt en leur adressant des pa
roles caressantes ou des menaces ; ils refusent de se porter dans
la mêlée, ils refusent de retourner vers la flotte sur les rives de
l'Hellespont, et restent non moins immobiles que la colonne qui
s'élève sur le tombeau d'un guerrier ou d'une femme illustre .
C'est ainsi qu'ils se tiennent attelés au char magnifique , la tête
penchée jusqu'à terre ; des larmes brûlantes s'échappent de leurs
paupières et coulent sur le sable , tant ils regrettent Patrocle !
Leur riche crinière est souillée, et flotte en cercle autour du joug
qui les réunit. Le fils de Saturne voit ces pleurs, son âme est
émue de pitié ; il agite sa tête et entretient son magnanime cœur
de ces pensées :
<< Malheureux ! pourquoi les dieux vous ont-ils donnés à Pélée,
roi mortel , vous que ne doivent atteindre ni la vieillesse, ni la
mort? Est-ce pour que vous connaissiez aussi les afflictions des
humains ? Hélas, il n'est rien de plus infortuné que l'homme dans
tout ce qui respire et se meut sur la terre ! Mais Hector ne mon
tera point le char magnifique que vous entraînez ; je ne le souf
frirai pas ; n'est- ce pas assez qu'il ait revêtu l'armure d'Achille,
et qu'il s'en glorifie ? Amis , je vais donner, à vous la volonté d'o
béir à Automedon , et à vos genoux la force de le conduire sain et
sauf loin du péril ; aux Troyens, j'accorde la gloire de reporter le
carnage vers la flotte, jusqu'à ce que le soleil fasse place aux té
nèbres sacrées de la nuit. »
Il dit, et inspire aux coursiers une vigueur divine ; ils secouent
la poudre de leurs crinières et font voler le char rapide entre les
deux armées . Du haut de son siége, Automédon, malgré sa dou
leur, combat en les poussant ; tel un vautour s'élance sur un
troupeau d'oies . Tantôt il fuit les rangs ennemis , tantôt il se
plonge avec une nouvelle ardeur où la foule est la plus épaisse ;
mais en poursuivant les Troyens il ne peut les immoler. Com
ment seul , sur le char sacré , eût-il à la fois retenu les rênes et
lancé le javelot ? Enfin un de ses compagnons l'aperçoit : c'est Al
cimédon, fils de Laërcée et petit-fils d'Émon .
« Automédon , dit-il en s'arrêtant près du char, quel dieu
trouble ton esprit , et t'inspire un dessein insensé ? tu combats
seul aux premiers rangs ! Hélas ! ton noble compagnon a suc
combé, et le divin Hector se glorifie revêtu des armes d'Éacide ! »
« Alcimédon, répond le fils de Diorée, quel autre que toi, parmi
les Grecs, eût pu dompter la force des coursiers immortels ? Pa
trocle seul, lorsqu'il était plein de vie ; mais il est maintenant au
pouvoir de la Parque et de la Mort : viens donc prendre le fouet
et les rênes, je mettrai pied à terre et lancerai mon javelot. »
CHANT XVII . 245
Il dit Alcimédon , monté sur le char rapide, saisit le fouet et
les rênes ; Automédon descend, non sans être aperçu de l'illustre
Hector qui adresse à Énée ces paroles :
« Fils d'Anchise, je vois les coursiers du fougeux Éacide ac
courir dans la mêlée, guidés par des mains inhabiles . Sans doute
je m'en rendrais maître, si en ton âme tu voulais me seconder ;
précipitons-nous sur ces guerriers , ils n'oseront point nous at
tendre. >>
Énée applaudit. Les deux héros s'élancent en couvrant leurs
épaules de vastes et solides boucliers, où l'airain recouvre la dé
pouille des taureaux. Chromios et le divin Arétos les accompa
gnent . Ils espèrent, en leur âme, tuer les deux Myrmidons et ravir
leurs superbes coursiers. Les insensés ! ils ne doivent point re
venir sans que l'écuyer d'Achille fasse couler leur sang. Automé
don implore Jupiter, et, le sein plein de valeur, il s'adresse à son
compagnon fidèle :
<< Alcimédon, retiens ces chevaux près de moi , que mes épaules
sentent leur haleine ; vois l'ardeur du fils de Priam : elle ne se
calmera point avant qu'il ne nous ait immolés, qu'il n'ait pris le
char, qu'il n'ait dispersé les Grecs, ou que lui-même aux premiers
rangs ne tombe entre nos mains . » Il dit, puis il appelle les Ajax
et Ménélas :
<< Ajax, chefs des Argiens, Ménélas, confiez le salut de Patrocle
aux plus vaillants guerriers qui, en combattant autour de son ca
davre, contiennent les lignes ennemies ; détournez loin de nous,
qui sommes vivants , le terme fatal. C'est vers nous que dirigent
la guerre Hector, Énée et les plus braves des Troyens . Mais notre
sort est entre les mains des dieux . Je me confie en Jupiter, et je
lance mon javelot. »
A ces mots il vibre une longue javeline ; le trait part et frappe
le bouclier d'Arétos ; ses lames n'arrêtent pas l'airain qui les tra
verse, perce le baudrier et pénètre dans les flancs du héros.
Lorsqu'un homme dans la fleur de la jeunesse, tenant une hache
aiguisée , frappe au-dessus des cornes un boeuf superbe , le nerf
est tranché, la victime fait un bond et tombe : tel Arétos bondit
et s'étend à la renverse , le trait frémit dans ses entrailles , ses
forces s'évanouissent . Hector aussitôt fait voler contre Automédon
son javelot étincelant . Celui-ci le voit , se penche en avant et évite
le long frêne qui, au -dessus de ses épaules, pénètre dans le sol et
vibre jusqu'à ce que l'impétueux Mars ait épuisé la force qui l'a
nime . Déjà les héros , le glaive à la main , fondent l'un sur l'autre;
mais les Ajax les séparent, accourant furieux au travers de la mê
lée à la voix de leur compagnon. Alors Hector, Énée , le divin
21 .
246 ILIADE .
CHANT XVIII.
de tous les guerriers, celui dont la tête m'était non moins chère
que la mienne. Et mes armes ! Hector, après l'avoir immolé, l'a
dépouillé de mes grandes armes , si merveilleuses , si belles, don
sans prix que les dieux firent à Pélée, le jour où ils te firent entrer
dans la couche d'un mortel . Ah ! que n'es-tu restée parmi les
déesses de la mer ! pourquoi Pélée n'a-t-il point épousé une femme
sujette à la mort ! Maintenant, quelle immense douleur t'est réser
vée ! il faudra que tu pleures ton fils que tu ne recevras plus dans
les demeures paternelles ! car mon cœur me défend de vivre , de
respirer encore parmi les humains, si bientôt je ne perce de ma
javeline le cruel Hector, si je ne lui arrache la vie, si je ne lui fais
expier la mort du fils de Ménétios . >>
« Ah ! s'écrie Thétis fondant en larmes, quelles funestes pa
roles ! ô mon fils, tu appelles une prompte mort ! car le destin
doit te frapper aussitôt après le fils de Priam . »
« Mourons ! reprend Achille en gémissant, puisqu'il ne m'a pas
été donné de secourir mon compagnon chéri ; hélas ! il est tombé
loin des champs de nos pères, et je n'étais point à ses côtés pour
détourner l'airain cruel ! Mourons à l'instant, puisque je ne dois
point retourner dans ma chère patrie, puisque je n'ai pu sauver
ni Patrocle, ni les nombreux amis qu'a moissonnés le noble Hec
tor. Assis près de mes navires, de la terre inutile fardeau, que me
sert de surpasser les Grecs dans les combats, autant que d'autres
l'emportent sur moi par l'éloquence ? Ah ! périsse la discorde
parmi les dieux et parmi les immortels ! périsse la colère qui sou
vent entraîne même le sage ; la colère qui, plus douce que le miel
liquide, se glisse comme une vapeur et gonfle la poitrine des hu
mains ! Ainsi m'a courroucé le roi des hommes Agamemnon. Mais
laissons là le passé, si cruel qu'il soit ; soumettons notre âme à la
nécessité. Maintenant courons, cherchons Hector, le meurtrier de
cette tête si chère ; puis nous recevrons le trépas quand il plaira à
Jupiter et aux autres immortels de nous l'envoyer . A-t- il évité le
terme fatal, le vaillant Hercule, si cher au souverain des dieux ?
Non, la Parque et la haine de Junon l'ont dompté. Qu'il en soit
ainsi de moi si telle est aussi ma destinée ; s'il faut périr, vienne
ma sépulture ! Maintenant ne songeons qu'à recueillir une im
mense gloire. Que les Troyennes, que les filles de Dardanos à la
taille gracieuse, s'apprêtent à essuyer de leurs deux mains les
larmes qui vont couvrir leur tendre visage ! Je vais leur arracher
de cruels soupirs ; qu'elles comprennent que longtemps mon bras
s'est reposé ! Et toi, ô ma mère ! si tu m'aimes, ne cherche point
à m'éloigner des combats, je serais forcé de te désobéir. »
« O mon fils ! répond la déesse aux pieds d'argent , sans doute
22
254 ILIADE.
pos ; que cet affront touche ton âme ! ne permets pas que Pa
trocle devienne le jouet des chiens de Troie. Quelle honte pour toi
si son cadavre est enfin outragé ! »
« Auguste Iris, répond l'impétueux Achille, quelle divinité t'en
voie auprès de moi ? »
« C'est Junon, reprend la divine messagère, c'est l'illustre épouse
de Jupiter. Son glorieux époux l'ignore, et personne ne le sait
parmi les immortels qui habitent les cimes neigeuses de l'Olympe . >>
<< Ah ! s'écrie le héros , comment puis-je me jeter dans la mê
lée ? Ceux-ci m'ont ravi mes armes , et ma mère chérie ne me
permet point de prendre part au combat que de mes yeux je ne
l'aie vue ici de retour m'apporter une superbe armure fabriquée
par Vulcain. Quelles armes d'ailleurs, parmi celles de nos guer
riers, pourrais-je revêtir, si ce n'est le bouclier du fils de Télamon?
Mais sans doute Ajax combat aux premiers rangs, où sa javeline
porte la mort pour sauver Patrocle qui n'est plus. »>
« Nous n'ignorons pas, répond Iris, en quelles mains sont tes
belles armes ; mais parais aux bords du retranchement ; que les
Troyens t'aperçoivent ; ils seront frappés de terreur et s'éloigne
ront du combat. Les belliqueux fils des Argiens, maintenant ha
rassés, reprendront haleine un moment ; le repos est rare à la
guerre . »
Ces mots achevés, la déesse agile disparaît. Cependant Achille
se lève ; autour de ses fortes épaules Minerve jette l'égide, et l'au
guste déesse couronne la tête du héros d'une nuée d'or, d'où flam
boie un feu resplendissant.
Telle, dans une île lointaine, du sein d'une ville que prèssent
des ennemis , s'élève vers l'éther une épaisse fumée. Après avoir,
hors des murs, consacré tout le jour à l'horrible Mars, les assiégés
dès le coucher du soleil embrasent sur leurs rochers des bûchers
épais, dont l'éclat se reflète au loin : ils espèrent que leurs voi
sins apercevront ces signaux, et peut-être mettront à flot leurs
navires, pour détourner le désastre qui les menace . Telle au - des
sus de la tête d'Achille brille une flamme, dont l'éclat monte jus
qu'à l'éther. Le héros s'arrête sur le fossé hors du rempart ; docile
aux ordres de sa prudente mère, il ne se mêle point à la foule des
Grecs . Il s'arrête et jette un cri ; à sa voix s'unit la voix de Mi
nerve ; il excite dans les rangs troyens un horrible tumulte.
Tel retentit le son strident de la trompette que font entendre
autour d'une ville assiégée des ennemis inexorables : telle retentit
la voix d'Éacide.
Les Troyens, au bruit de cette voix d'airain , sentent leur âme
troublée ; les chevaux, à la noble crinière, pressentent le carnage
256 ILIADE .
et font retourner les chars ; les écuyers sont saisis d'effroi à la vue
de cet infatigable feu , de cette flamme ardente, horrible , que Mi
nerve ne cesse d'animer sur la tête du magnanime fils de Pélée.
Trois fois la grande voix du noble Achille s'élève au-dessus du re
tranchement ; trois fois les Troyens et leurs illustres alliés s'entre
mêlent. Douze héros des plus vaillants périssent frappés par leurs
propres javelines, écrasés par leurs propres chars . Alors les Grecs
entraînent sans peine Patrocle hors de la portée des traits , et le
déposent sur sa couche. Ses compagnons chéris l'entourent en
pleurant. L'impétueux Achille ne tarde pas à le rejoindre, et des
larmes brûlantes s'échappent de ses paupières, lorsqu'il voit son
fidèle frère d'armes étendu sur son lit funèbre, le corps déchiré
par l'airain aigu . Hélas ! naguère il lui permit de s'élancer au
combat avec ses armes et son char ; il ne devait point le recevoir
à son retour .
Cependant l'auguste Junon ordonne au soleil infatigable de
plonger sous les flots de l'Océan . Le soleil obéit non sans re
gret, et les nobles Grecs trouvent enfin le terme de cette terrible
bataille .
Les Troyens aussi quittent le champ de carnage et détellent des
chars leurs coursiers rapides . Avant de songer au repas du soir,
ils se forment en assemblée . Tous se tiennent debout, nul n'ose
rait s'asseoir, tant les préoccupe encore l'effroi dont les a frappés
l'apparition d'Achille, qui si longtemps s'était éloigné du combat .
Le prudent Polydamas, fils de Panthos, prend le premier la pa
role . Plus que tout autre il prévoyait l'avenir et connaissait le
passé ; compagnon d'Hector , nés dans la même nuit , l'un l'em
portait par la valeur, l'autre par l'éloquence.
« Amis, dit-il , délibéréz avec sagesse . Je vous conjure de rentrer
dès ce moment au sein de nos murailles, et de ne point attendre
dans la plaine vers les vaisseaux , trop loin d'llion, le retour de la
divine aurore . Aussi longtemps que cet homme a gardé sa colère
contre le noble Agamemnon , les Argiens fléchissaient devant nous
dans les batailles. Je me réjouissais moi-même de passer les
nuits devant la flotte. J'espérais aussi saisir les navires des Grecs ;
mais maintenant je redoute l'impétueux fils de Pélée ; je connais.
son âme superbe . Il ne se bornera pas à batailler dans la plaine ,
où cependant les Troyens et les Grecs ont avec d'égales chances
soutenu de longs combats ; mais il voudra d'abord s'emparer de
la ville et de nos nobles épouses . Marchons donc vers Ilion, obéis
sez à ma voix, croyez à ma prévoyance. En ce moment la nuit
divine seule retient l'impétueux Achille . Si demain, en armes, il
fond sur nous en ces lieux , tel de vous alors ne saura que trop le
>
CHANT XVIII. 257
CHANT XIX .
rompre, car sa tâche est pénible, quelle que soit son habileté.
Comment se faire entendre au milieu du tumulte d'une assemblée
nombreuse ? comment saisir un discours ? Le plus sonore haran
gueur est lui-même arrêté . Pour moi , c'est au fils d'Éacide que
je veux me dévoiler; mais vous, Argiens , écoutez, et que chacun
de vous se pénètre de mes paroles. Vous ne m'avez point épargné
vos reproches, cependant je ne suis point coupable ; mais Jupiter,
Érinnys , toujours errant dans les ténèbres , et le Destin , qui à
l'agora ont plongé dans mon sein la farouche Até, le jour où je
ravis au divin Achille sa récompense ; hélas ! qu'eussé-je fait ? Une
divinité disposait de moi : la redoutable Até , fille de Jupiter ,
déité destructive qui n'épargne personne . Ses pieds lents ne des
cendent point jusqu'au sol , elle marche sur la tête des humains ,
elle blesse les uns, elle enlace les autres dans ses rets; Jupiter lui
même a senti son atteinte , lui que l'on dit le plus puissant parmi
les dieux et les hommes. Elle aida Junon , par ses artifices ,
à l'emporter, malgré la faiblesse de son sexe, sur son redoutable
époux. Lorsque dans Thèbes aux belles murailles, Alcmène allait
enfanter le vaillant Hercule, Jupiter, se glorifiant, tint à l'assem
blée des dieux ce discours :
<< Écoutez-moi tous , dieux et déesses , je veux vous apprendre
ce qu'en mon sein mon âme m'inspire . Aujourd'hui même
Ilithyie , arbitre des douleurs, va mettre au jour, parmi les hom
mes issus de mon sang , 'un enfant qui dominera sur tous ses
voisins . >>
« Tu nous trompes, s'écrie l'auguste Junon , le cœur plein d'ar
tifices ; tu ne veux point accomplir ce que tu nous annonces ;
oserais-tu affirmer, par un irrévocable serment, qu'il dominera
en effet sur tous ses voisins , l'enfant issu de ta race qui dans ce
jour sortira des entrailles d'une femme ! >»
Elle dit : Jupiter, sans soupçonner la fraude , prononce un for
midable serment , et se prépare de cruelles peines. Junon aussitôt
se précipite des sommets de l'Olympe et descend dans Argos en
Achaïe elle n'ignorait pas que la noble épouse de Sthénélos,
fils de Persée , portait dans son sein , depuis sept mois , un fils
chéri ; et prématurément elle le mit au jour. Cependant elle sus
pendit les douleurs d'Alcmène , et retarda ses couches . Puis ré
tournant auprès du fils de Saturne , elle lui dit : « Jupiter , père
de la foudre , j'ai à déposer dans ton âme une grave parole ; cet
homme illustre qui régnera sur les Grecs vient de naître , c'est
Eurysthée, fils de Sthénélos ; il sort de ton sang, et il n'est point
indigne de la souveraine puissance . » Elle dit , et frappe d'une
douleur aiguë le vaste cœur de son époux . Soudain , dans sa co
268 ILIADE .
CHANT XX .
rompre, les têtes des épis, et, sur le dos de la vaste mer, elles
glissaient au sommet des vagues d'eau salée. Érichthonios donna
le jour à Tros, roi des Troyens. Tros eut trois fils irréprochables :
Ilos, Assaracos et le divin Ganymède , le plus beau des mortels, que
les dieux enlevèrent à cause de sa beauté pour être l'échanson de
Jupiter, et pour vivre au sein de l'Olympe. Ilos fut le père de
l'irréprochable Laomédon ; et ce héros engendra Tithon , Priam,
Lampos, Clytios et Hicétaon , rameau de Mars. Assaracos eut .
pour fils Capy's, qui donna le jour à Anchise. Je suis le fils d'An
chise, et le divin Hector celui de Priam . Telle est mon origine ;
tel est le sang dont je m'enorgueillis de descendre . Jupiter
augmente ou diminue la vertu des humains , au gré de ses désirs ;
car il est le plus puissant de tous . Mais, crois -moi, au milieu de
cette terrible arène, cessons un puéril entretien. Les propos ou
trageants sont assez abondants ; on pourrait en charger un navire
à cent rames ; la langue des humains se plie à des discours divers
et infinis. Chacun peut en prendre sa part . A une injure, je puis
répondre par une injure. Mais quelle nécessité d'échanger entre
nous des outrages comme deux femmes furieuses, qui, transpor
tées par la discorde et la colère , s'accablent d'insultes en public,
et mêlent à la vérité des mensonges ! Tes menaces ne détourne
ront pas ma bouillante valeur avant que nous ayons combattu.
Que tardons-nous ? goûtons de plus près nos javelines d'airain. »>
A ces mots, Énée fait voler son trait sur le bouclier terrible ; la
pointe d'airain le frappe ; il retentit horriblement Achille , de sa
forte main, l'étend devant sa poitrine, de peur que l'arme du ma
gnanime Énée ne le traverse . L'insensé ! il oublie que les illustres
présents des dieux sont à l'abri du faible pouvoir des mortels ! La
longue javeline du vaillant Énée ne brise point le bouclier que
préserve l'or, don précieux de Vulcain. Elle entame deux lames,
et il en reste trois ; car Vulcain a adapté cinq lames : les deux
premières sont d'airain, les deux inférieures d'étain ; celle du
milieu seule est d'or ; c'est celle-ci qui arrête le trait du fils d'An
chise.
Achille ensuite fait voler sa longue javeline , et frappe la bor
dure du bouclier de son rival, au lieu où l'airain et la peau qu'il
recouvre ont la moindre épaisseur. Le frêne du Pélion y pénètre
avec impétuosité ; l'armure craque. Énée, craignant qu'il ne la
traverse, se ramasse, et la tend au loin devant lui . La javeline
enlève les deux lames du bouclier, effleure les épaules du héros ,
et se fixe en terre derrière lui.
Il a évité le trait redoutable ; mais une immense douleur est ré
pandue sur ses yeux, et il tremble en voyant le grand javelot vi
CHANT. XX. 281
CHANT XXI.
vers ses vaisseaux. Ensuite , plein de rage, il revient sur ses pas
pour voler à de nouveaux meurtres .
Alors il rencontre, sortant du fleuve, Lycaon , que jadis lui
même, dans une marche nocturne, a capturé sur les champs de
son père, et emmené malgré sa résistance . Ce jeune fils de Priam
tranchait, de l'airain aigu , les rejetons d'un figuier pour en tres
ser le devant d'un char, lorsque, pour son malheur, survint le
divin Achille , qui , le conduisant sur son navire , le mit en vente
dans la populeuse Lemnos . Le fils de Jêson en donna le prix , et
Eétion d'Imbros, hôte du jeune Troyen, l'ayant racheté en échange
de nombreux trésors , l'envoya dans la ville sacrée d'Arisba, d'où
il revint aux palais paternels après avoir échappé à de cruelles ca
lamités . Pendant onze jours, il goûta la joie de revoir ses compa
gnons chéris ; mais, dans la douzième journée , dieu le fit retom
ber dans les redoutables mains d'Achille, qui devait l'envoyer aux
demeures de Pluton sans espoir de retour. Achille le reconnaît,
dépouillé de son casque, de son bouclier, privé de sa javeline ;
car il a jeté ses armes sur la rive, lorsque , baigné de sueur , rompu
de fatigue, il s'est plongé dans le fleuve. A son aspect le héros, en
gémissant, se dit en son cœur magnanime :
<< Grands dieux ! quel prodige éclate à nos regards ! sans doute
les superbes Troyens, que mon bras a immolés , s'échapperont des
immenses ténèbres, puisque je revois celui-ci qui , évitant le jour
funeste, avait été vendu dans la riante Lemnos . Eh quoi ! les flots
de la mer écumeuse, ce redoutable obstacle qui, malgré leurs dé
sirs, retient tant de mortels , les flots ne l'ont point arrêté ! Fai
sons-lui donc goûter la pointe de mon javelot ; sachons s'il pourra
revenir encore , et si la terre saura le renfermer, elle qui enchaîne
les plus vaillants . »
Comme le héros immobile agite ce dessein, Lycaon , tremblant,
l'aborde, impatient d'embrasser ses genoux ; en son âme il veut
échapper à la Mort affreuse et à la sombre Parque. Déjà la ter
rible javeline vole ; il l'évite en se prosternant ; elle passe au-des
sus de sa tête, et se fixe en terre , quoique avide de sang humain .
D'une main il la saisit, de l'autre il embrasse les genoux du fils de
Pélée, et il prononce ces paroles rapides :
« Achille, je t'implore, prends pitié de moi , considère ma jeu
nesse. Je suis pour toi un suppliant digne de respect, car j'ai goûté
à ta table le blé de Cérès, lorsque tu m'as enlevé de notre bel en
clos pour me conduire et me vendre dans la riante Lemnos, loin
de mon père et des miens . Je t'ai valu une hécatombe, ma rançon
aujourd'hui serait d'un triple prix . Hélas ! à peine la douzième
aurore a-t-elle lui depuis qu'après de cruelles souffrances j'ai revu
288 ILIADE.
pides que soient ses flots argentés, ce fleuve auquel vous avez sa
crifié tant de taureaux, tant de nobles coursiers, que vous préci
pitiez vivants dans ses avides tourbillons ; comme ces victimes,
périssez d'une mort affreuse, jusqu'à ce qu'enfin vous ayez tous
expié le meurtre de Patrocle et les maux des Argiens, que vous
avez immolés près de nos rapides vaisseaux, lorsque je m'éloignais
des batailles. >>>
Ces paroles superbes excitent dans le sein du fleuve un violent
courroux . Scamandre agite en son cœur comment il éloignera des
combats le divin Achille, et sauvera les Troyens de leur ruine. Ce
pendant le fils de Pélée , armé de sa longue javeline , saute sur As
téropée, fils de Pélégon, né du fleuve Axios , au large courant, et
de Péribée , la plus âgée des filles d'Acessamène . Le fleuve s'unit
à la jeune vierge ; Achille fond sur son petit-fils, qu'il brûle d'im
moler. Astéropée, tenant dans chaque main un javelot, l'attend
sans s'émouvoir , car Xanthe vient de verser dans ses sens une
force divine ; le dieu veut venger les jeunes guerriers qu'Achille a,
sans pitié, immolés sur ses rives . Les deux héros marchent l'un
contre l'autre et bientôt se sont rapprochés. Le divin et fougueux
Achille le premier s'écrie :
« Qui donc es-tu parmi les humains, et quelle est ta patrie, ô
toi qui ne crains pas de m'affronter ? Malheur à ceux dont les fils
osent me tenir tête . »>
<< Magnanime Éacide , répond l'illustre fils de Pélégon, pour
quoi me demander mon origine ? Je viens d'une contrée lointaine,
de la fertile Péonie, je commande les guerriers péoniens armés de
longues javelines. Déjà l'aurore s'est montrée onze fois depuis
mon arrivée dans Ilion. Je suis issu du fleuve Axios, au large
courant, d'Axios dont les ondes sont les plus belles de celles qui ar
rosent la terre. Ce dieu engendra Pélégon , illustre par son jave
lot, et l'on dit que je dois le jour à ce héros . Maintenant, ô noble
Achille ! nous pouvons combattre . »
Telles sont ses menaces . Cependant le divin Achille soulève le
frêne du Pélion , tandis que le héros Astéropée, qui est ambidextre,
le manque à la fois de ses deux javelots. L'un atteint le bouclier,
mais il ne peut rompre l'or, présent de Vulcain ; l'autre écorche
le coude du bras droit d'Achille, fait jaillir un sang noir, et se
plonge dans le sable, quoique avide de se rassasier de chairs .
A son tour, Achille furieux lance son trait , si souvent infaii
lible ; mais cette fois il s'égare, va frapper la haute berge du
fleuve, et s'enfonce à moitié dans le sol . Le héros , transporté de
rage, tire l'épée qui s'appuie contre sa forte cuisse et bondit sur
Astéropée . Celui-ci cependant, d'une main robuste, s'efforce , mais
25
290 ILIADE .
vainement, d'arracher le redoutable frêne : trois fois , brûlant de
s'en e aparer, il l'ébranle ; trois fois sa force s'épuise . Enfin il tente
de le briser en le courbant ; mais Achille le prévient , et d'un coup
de gla've lui arrache la vie . L'airain déchire ses flancs ; toutes ses
entrailles tombent à terre . Le héros expire, et les ténèbres en
veloppent ses yeux . Achille saute sur sa poitrine, le dépouille de
ses armes, et dans son orgueil s'écrie :
« Reste ainsi étendu . La lutte est terrible contre les descendants
de Jupiter, même pour les rejetons d'un fleuve. A t'entendre, tu
tirais ton origine de l'Axios au large courant ; moi , je me glorifie
d'être issu du grand Jupiter. Le guerrier qui m'a engendré règne
sur les nombreux Myrmidons : c'est Pélée, fils d'Éaque, et son
père est né du souverain des dieux, dont la race ne l'emporte pas
moins sur celle des fleuves que lui sur ces divinités. Tu as là près
de toi le vaste Xanthe ; vois s'il peut te sauver . Non , il n'est point
assez puissant pour combattre le fils de Saturne . Le roi Aché
lous lui-même n'oserait point s'égaler à Jupiter, ni la grande force
du profond Océan d'où viennent tous les fleuves, la mer entière,
les puits profonds et les fontaines. L'Océan aussi redoute la foudre
du maître du tonnerre, et lorsque du haut des cieux elle gronde,
il frémit. >>>
Il dit, arrache de la berge sa lance d'airain , et abandonne le
guerrier sans vie . Astéropée gît sur le sable ; l'eau profonde le
baigne ; autour de lui, les anguilles, les poissons s'empressent,
arrachent la graisse de ses reins et la dévorent avec avidité.
Les Péoniens, à la vue de leur vaillant chef, dompté dans une
lutte terrible par la forte épée d'Eacide, ont fui au travers des
tourbillons du fleuve. Le vainqueur se rue sur eux et fait périr
Thersiloque, Mydon, Astypyle, Mnésos, Thrasios, Énios, Ophéleste.
Sans doute il aurait encore immolé de nombreuses victimes, si
Xanthe courroucé, prenant les traits d'un héros, ne lui eût fait en
tendre, du fond d'un gouffre , ces paroles menaçantes :
<
« 0 Achille ! tu ne l'emportes pas moins sur les autres mortels
en cruauté qu'en valeur, et les dieux eux -mêmes te protégent. Si
le fils de Saturne te permet d'exterminer tous les fils de Dardanos,
sors de mon sein, va dans la plaine te couvrir de gloire . Mon
cours si limpide est encombré de cadavres, je ne puis plus verser
à la mer divine mes flots arrêtés par les morts. Mais tu portes
des coups ignorés ; crois- moi donc, arrête ce carnage, car, ô chef
des guerriers ! tu me frappes de stupeur . »>
Achille lui répond en ces termes : « Tes désirs, ô Scamandre ,
s'accompliront ; mais je ne puis cesser d'immoler les orgueilleux
Troyens, avant de les avoir enfermés dans leurs murs et de m'être
CHANT XXI. 291
mesuré avec Hector : il faut qu'il me dompte ou qu'il tombe sous
mes coups . >>
Il dit ; puis, semblable à une divinité funeste, il fond ur les
Troyens ; alors le fleuve s'adresse à Phébus :
« Hélas ! tu oublies les desseins du fils de Saturne qui t'a prescrit
de rester parmi les Troyens et de les défendre jusqu'aux dernières
lueurs du crépuscule, jusqu'à ce que les champs se couvrent de
ténèbres . »
Comme il dit ces mots , Achille prend son élan de la rive et se
jette au milieu du courant. Le fleuve soudain se gonfle avec furie;
son cours tout entier s'émeut et bouillonne ; il soulève les nom
breux cadavres amoncelés dans son sein par les mains du fils de
Pélée, et, mugissant comme un taureau , il les rejette sur la terre .
Cependant il sauve ceux qui respirent encore, et les cache ou sous
ses ondes pures , ou au fond de ses tourbillons immenses, tandis
qu'autour du héros il amasse des flots terribles qui heurtent et
pressent son bouclier. Déjà les pieds d'Achille ne peuvent plus
s'affermir ; il saisit les branches d'un ormeau grand et touffu.
> L'arbre entr'ouvre la berge en se déracinant, s'affaisse tout entier,
contient le courant avec ses rameaux nombreux et sert de pont
I au héros, qui bientôt, non sans avoir senti la crainte, sautant hors
du lit du fleuve, vole dans la plaine de toute la légèreté de ses
pieds rapides. Mais le grand dieu , loin de l'abandonner, pousse
sur lui ses vagues troublées, et veut l'éloigner du combat pour
prévenir la perte des Troyens.
Achille fait des bonds aussi longs que la portée d'une javeline :
tel est l'essor de l'aigle aux ailes noires, de l'aigle chasseur, le plus
fort, le plus véloce des oiseaux . Sur sa poitrine l'airain rend un
son effrayant. Il fuit et se détourne ; mais le fleuve, à grand fracas,
ne cesse de le poursuivre. Comme un fontainier, qui, à travers les
plantes d'un jardin , voulant conduire l'eau d'une source profonde,
a, de son hoyau, rejeté tous les obstacles hors de la rigole, voit
bientôt l'onde s'écouler avec un doux murmure, en agitant les
cailloux et le dépasser lui-même, car la pente est rapide : ainsi ,
malgré sa légèreté, Achille est toujours atteint par le flot du
fleuve, car la force des dieux surpasse celle des humains . Autant
de fois le héros s'arrête pour tenir tête à Xanthe et reconnaître si
les dieux immortels qui habitent le vaste ciel se plaisent à le pour
suivre, autant de fois le grand flot du fleuve issu de Jupiter se
gonfle près de ses épaules ; alors, le cœur plein de tristesse, il
échappe par un nouveau bond ; mais la vague rapide suit ses dé
tours, le presse, épuise sa force et enlève la poussière de ses cné
mides . Enfin en gémissant il regarde le vaste ciel , et s'écrie :
292 ILIADE .
Il dit Latone rassemble les traits épars qui sont tombés dans
les flots de poussière ; elle prend le carquois et l'arc, puis elle
suit sa fille. Diane bientôt a regagné l'Olympe ; elle entre dans le
palais d'airain de Jupiter, et, toute en larmes, la jeune vierge
s'assied sur les genoux du dieu tout-puissant ; son voile divin
frémit ; le fils de Saturne la presse sur son sein et l'interroge avec
un doux sourire :
« Quel dieu téméraire, ô chère enfant , a osé te maltraiter
comme si tu avais fait ouvertement une mauvaise action ? »
La déesse chasseresse répond : « O mon père, c'est Junon ;
c'est ton épouse , c'est elle qui , parmi les dieux , amène la Dis
corde . >>
Tel est leur entretien . Cependant Phébus a pénétré dans la
sainte Ilion pour veiller à ses superbes remparts, de peur que ce
jour-là même les Grecs ne les renversent malgré la destinée . Le
reste des immortels, les uns transportés de colère, les autres
pleins d'orgueil , retournent au sein de l'Olympe , et se placent sur
leurs trônes auprès du dieu qui excite les nuées .
Achille, dans la plaine, ne cesse de tailler en pièces hommes
et coursiers. Ainsi , lorsque s'élève jusqu'au vaste ciel la fumée
d'une ville en proie à l'incendie , frappée par la colère des dieux ,
ses citoyens ressentent tous une cruelle angoisse, et beaucoup
sont atteints par le fléau : ainsi , poursuivis par le fils de Pélée,
les Troyens sont tous saisis d'épouvante , et beaucoup succom
bent.
Priam , du haut de la tour divine, est témoin de ses ravages .
Il voit fuir en désordre les Troyens, qui n'ont plus l'ombre
de valeur ; il gémit, il se hâte de descendre de la tour, et
appelant , près du rempart , les illustres gardiens des portes , il
leur dit :
<< Tencz dans vos mains les battants ouverts jusqu'à ce que l'ar
mée en fuite soit rentrée dans nos murs. Hélas ! Achille la presse ,
et nous touchons au comble de nos malheurs. Quand nos guer
riers respireront rassemblés dans la ville, fermez de nouveau nos
portes solides ; je crains que ce héros funeste ne se rue jusqu'au
ein d'llion .>>
Il dit les gardiens font tomber les barrières, poussent les bat
tants, et sauvent l'armée . Cependant Apollon s'élance hors de la
ville, pour prévenir la ruine des Troyens, qui , dévorés par la soit ,
couverts de poussière, se hâtent d'abandonner la plaine pour
s'engouffrer dans leurs portes, pour s'abriter derrière leurs redou
tables remparts . Achille , le cœur plein de rage , Achille , trans
porté d'un insatiable désir de gloire , les poursuit de sa redoutable
298 ILIADE.
CHANT XXII.
2
CHANT XXII. 305
loisible de nous échapper, quand même Apollon prosterné devant
le maître de l'égide s'efforcerait encore de le sauver. Arrête-toi
donc et reprends haleine . Je vais l'aborder pour lui persuader de
te combattre. >>
Ainsi parle Minerve. Achille obéit et se réjouit en son cœur .
Il s'arrête et s'appuie sur sa javeline à pointe d'airain . Soudain
la déesse le quitte et va trouver le divin Hector. Empruntant les
traits et la voix infatigable de Déiphobe, elle se place à ses côtés
et lui adresse rapidement ces paroles :
« O mon frère, le fougueux Achille te presse cruellement en
te poursuivant de toute la légèreté de ses pieds , devant la ville de
Priam ; mais crois-moi , cesse de fuir; tenons tête à ce héros, et
nous le repousserons . »
« Déiphobe , répond le grand Hector, tu as toujours été pour
moi le plus chéri des frères qui doivent le jour à Priam et à l'au
guste Hécube. Désormais en mon esprit je t'honorerai plus en
core, toi qui, à la vue de mes dangers, ne crains pas pour me
défendre de sortir des murs, où tous les autres Troyens se tien
nent renfermés. >>
« Frère, reprend Minerve, mon père et ma vénérable mère ,
et autour d'eux mes compagnons, m'ont tour à tour supplié, en
embrassant mes genoux, de rester auprès d'eux (tant ils sont tous
frappés de terreur) ; mais mon âme était torturée d'une affliction
violente. Maintenant combattons avec ardeur, n'épargnons point
les traits , sachons si Achille doit nous faire périr et s'enorgueillir
de nos dépouilles sanglantes, ou s'il doit être dompté par ton ja
velot. >>
Elle dit, et, pour le mieux tromper, elle s'élance en avant ; les
deux héros, marchant l'un contre l'autre, se sont bientôt rappro
chés ; le grand Hector, le premier, parle en ces termes :
« Je ne chercherai plus comme naguère à t'éviter, ô Achille !
trois fois devant la divine ville de Priam , j'ai hésité à braver ton
effort. Maintenant mon âme m'ordonne de te tenir tête, je vais
périr ou triompher de toi . Mais , crois-moi, prenons à témoin les
dieux, infaillibles gardiens des traités. Si Jupiter m'accorde la
victoire, si je t'arrache la vie, loin de t'accabler d'outrages, après
avoir enlevé tes nobles armes , ô Achille, je rendrai ton corps aux
Argiens ; fais-moi une semblable promesse. »
« Ah, répond Achille en lui jetant un regard terrible, Hector,
que parles-tu de traités après m'avoir causé une ineffaçable dou
leur ! Est-il entre les hommes et les lions un pacte sincère ? Les
loups et les agneaux peuvent-ils sympathiser ? Non, non, sans
cesse ils désirent leur ruine mutuelle. De même entre nous une
6.
306 ILIADE .
CHANT XXIII .
dans laquelle le héros fait amener de ses navires les prix des jeux
funèbres des bassins, des trépieds, des coursiers, des mules, des
taureaux au front superbe , des captives à la taille gracieuse, et
du fer resplendissant.
D'abord, les regards s'arrêtent sur les magnifiques prix de la
course des chars . Le premier est une femme irréprochable, ha
bile aux travaux de son sexe , et un trépied à anses contenant
vingt-deux mesures ; le second, une jument indomptée de six
ans, et bientôt mère d'un mulet ; le troisième, un riche bassin
éblouissant de blancheur, non encore terni par la flamme, con
tenant quatre mesures ; le quatrième, deux talents d'or ; et le cin
quième, une urne à deux anses pure du feu.
Achille, debout, parle en ces termes : « Atrides, et vous Grecs,
les prix déposés dans cette enceinte sont destinés aux écuyers
vainqueurs. Si, entre nous, nous célébrions d'autres jeux, j'em
porterais le premier prix dans ma tente ; vous n'ignorez pas
combien excellent mes coursiers, car ils sont immortels. Nep
tune en a fait présent à mon père , qui lui-même me les a
donnés . Mais aujourd'hui , mes coursiers et moi, nous devons
rester en repos . Hélas ! ils ont perdu leur bon écuyer, qui sou
vent parfumait d'huile leur noble crinière , après l'avoir lavée
avec une onde pure ; maintenant ils le pleurent, ils laissent traî
ner sur le sable leurs crins flottants et se tiennent immobiles,
le cœur plein de tristesse. Préparez-vous donc dans le camp,
vous qui vous fiez à la rapidité de vos coursiers , à la solidité de
vos chars. >>
Ainsi parle le fils de Pélée, et bientôt les habiles écuyers se
rassemblent. Le roi des guerriers, Eumèle, fils chéri d'Admète ,
se lève le premier, car il excelle à guider un char. Après lui se
présente le robuste Diomède, fier de conduire sous son joug les
coursiers troyens qu'il a ravis à Énée le jour où Phébus sauva ce
héros. Vient ensuite le fils d'Atrée , le blond Ménélas, rejeton de
Jupiter, guidant sous son joug deux chevaux agiles : Podarge qui
lui appartient, et Éthée, bonne jument d'Agamemnon . Echépole,
fils d'Anchise, en fit don au grand Atride, pour ne point le suivre
aux bords troyens, et pour jouir en paix, dans Sicyone sa patrie ,
de ses domaines et des richesses dont Jupiter l'avait comblé. Mé
nélas se sert de cette cavale légère à la course. Antiloque est le
quatrième à disposer ses nobles coursiers. Nés dans Pylos , ses
chevaux agiles entraînent son char, quand son père s'approche,
et au jeune héros déjà plein de prudence adresse ces conseils sa
lutaires :
« Antiloque, oui, malgré ta jeunesse, Jupiter et Neptune te
CHANT XXIII. 319
chérissent. Ces dieux t'ont doué des talents d'un écuyer accom
pli ; j'ai donc peu d'avis à te faire entendre. Tu sais tourner à
propos autour de la borne ; cependant, tes chevaux sont lents à
la course, et je prévois que leur pesanteur te sera funeste tes
rivaux ont des attelages plus agiles, mais pas un d'eux ne te sur
passe en habileté, en expérience. Courage donc , ami ! en ton cœur
rappelle toute ton adresse et ne laisse pas échapper les prix. Le
constructeur excelle par l'art plutôt que par la force ; c'est par
l'art que le pilote , sur les sombres flots de la haute mer, gouverne
malgré les vents son léger navire. Par l'art aussi , l'écuyer triom
phe de son rival. Celui qui se confie seulement à ses chevaux,
à son char, les laisse imprudemment se détourner du droit che
min ; ils s'écartent dans la largeur de l'arène, sans qu'il songe à
les contenir. Mais l'écuyer habile qui conduit des chevaux mé
diocres regarde toujours la borne, ne tourne que lorsqu'il l'at
teint, et n'oublie pas d'abord comment il doit étendre les rênes.
En les tenant d'une main sûre, il considère celui qui le précède.
Je vais te montrer le terme , trop apparent pour échapper à tes
regards. Vois, hors de terre , haut d'une brasse, ce bois desséché ;
c'est le tronc d'un chêne ou d'un sapin qu'ont respecté les sai
sons, et que flanquent deux pierres blanches à l'endroit où le
chemin se resserre, au milieu d'une plaine unie. Tombeau d'un
ancien héros, ou borne des hommes du temps passé, aujour
d'hui, le noble Achille l'a pris pour terme . C'est là qu'il faut pous
ser droit ton char ; penche -toi sur le siége un peu à la gauche
des coursiers ; excite par tes cris le cheval de droite, et ne le tiens
pas trop en bride ; que ton cheval de gauche serre la borne , de
sorte que le moyeu semble la toucher ; mais évite de heurter la
pierre, de peur de blesser ton attelage , ou de briser ton char, à
la grande joie de tes rivaux et à ta honte. Cher fils, sois prudent
et attentif. Si tu tournes au delà de la borne en l'effleurant, per
sonne n'osera te suivre ni te dépasser, pas même si derrière toi
l'on poussait le divin coursier d'Adraste, Arion , de race immor
telle , ou ceux que, sur ces rivages, a nourris Laomédon . »
En achevant ces mots , le fils de Nélée retourne à sa place et
s'assied, après avoir donné à son noble fils de complètes instruc
tions.
Mérion est le cinquième qui prépare ses coursiers à belles
crinières. Les héros montent sur leurs siéges, et jettent leurs sorts
que le fils de Pélée agite. Celui d'Antiloque jaillit le premier ;
viennent ensuite ceux d'Eumèle , de Ménélas, de Mérion ; enfin ,
le dernier est le sort de Diomède , le plus vaillant de tous . Ils se
rangent en ligne , Achille leur signale au loin en rase campagne
320 ILIADE .
mien ; ils étaient deux, leur nombre les servit, et ils désiraient ar
demment cette victoire, pour laquelle on avait réservé les plus
grands prix . Ces deux frères étaient jumeaux : l'un d'une main
forte tenait les rênes et dirigeait les chevaux, l'autre les excitait
avec le fouet. Tel j'étais jadis ; maintenant c'est aux jeunes guer
riers qu'appartiennent les épreuves. Il faut que j'obéisse à la
triste vieillesse ; alors je me mêlais aux plus vaillants héros.
Mais poursuis, honore ton compagnon par des jeux funèbres.
Cependant j'accepte le présent que tu m'offres , et mon cœur
ressent une douce joie, car toujours tu te souviens d'un vieillard
qui te chérit, et tu n'oublies point de lui rendre les honneurs
qu'il doit recevoir parmi les Grecs. Veuillent les dieux, en re
connaissance, te combler de biens . >>
Il dit : Éacide, après avoir prêté au fils de Nélée une oreille
attentive , s'éloigne à travers la foule épaisse des Argiens , et
aussitôt place devant l'assemblée les prix du terrible pugilat :
d'abord une mule vigoureuse de six ans, indomptée et presque
indomptable ; puis, pour le vaincu , une coupe arrondie.
« Atride, dit- il, et vous Grecs que deux héros robustes, ré
solus à se frapper de toute la force de leurs poings, viennent
disputer ces prix. Celui à qui, en présence de toute l'armée, Phé
bus assurera la victoire, conduira sous sa tente la mule labo
rieuse ; le vaincu emportera la coupe arrondie. »
A ces mots soudain se lève un guerrier noble et robuste , re
doutable au pugilat : c'est Épéos, fils de Panopée ; le héros pose
ses mains sur la mule laborieuse , et s'écrie :
« Qu'il approche donc celui qui ambitionne la coupe ; car, je le
pense, nul parmi les Grecs ne prétend à me vaincre, ni à rem
porter le premier prix. Oui, je me glorifie de les surpasser tous.
N'est-ce point assez de rester obscur pendant les batailles ? mais
qui peut partout excelier? Je le prédis, et ma promesse s'accom
plira, je disloquerai le corps de mon rival, je lui briserai les os ;
les guerriers chargés de lui donner des soins funèbres peuvent
s'apprêter à l'emporter lorsque la force de mes bras l'aura ter
rassé. >>
Il dit et tous gardent un morne silence. Le seul Euryale en
fin se lève, guerrier semblable à un dieu , fils de Mécistée, né du
roi Talaon , qui jadis se rendit à Thèbes, aux jeux funèbres
d'OEdipe, et triompha de tous les fils de Cadmus. Diomède, qui
lui souhaite la victoire, en l'encourageant, l'aide à se préparer.
D'abord il le ceint fortement ; puis il lui donne des courroies,
prises dans la dépouille d'un boeuf sauvage. Les deux combat
tants, serrés dans leurs ceintures, descendent au milieu de l'a
CHANT XXIII. 327
CHANT XXIV.
Hector ; à porter à Achille des présents tels que son âme s'en
réjouisse. Pars sans qu'aucun autre guerrier troyen t'accompagne,
hormis un vénérable héraut pour diriger les mules et le chariot
rapide qui ramènera dans la ville ton fils que le bras d'Achille a
terrassé. N'aie en ton esprit ni terreur ni pensée de la mort ; tu
seras escorté par le meurtrier d'Argus qui te conduira jusqu'au
près d'Achille. Une fois introduit dans la tente du héros , celui-ci,
loin de t'immoler, te défendra de toute violence ; car il n'est pas
sans prudence, sans égards , sans devoirs , et il sera attentif à
épargner un suppliant . >>
A ces mots, la déesse aux pieds rapides s'éloigne , le roi or
donne à ses fils de préparer le chariot léger que traînent les
mules et d'y assujettir une corbeille . Lui-même gagne la chambre
nuptiale, appartement superbe et partumé construit en cèdre et
renfermant de nombreux trésors ; là il appelle son épouse Hécube,
et lui dit :
« Chère épouse , un message m'est venu de Jupiter, roi de
l'Olympe ; il m'exhorte à racheter mon fils chéri , à me rendre
près des vaisseaux des Grecs , et à porter au vainqueur des pré
sents tels que son âme s'en réjouisse . Ne me cache pas ce que tu ·
en penses. Ma force et mon cœur m'ordonnent vivement d'aller
jusqu'au vaste camp des Argiens . >>
Il dit sa vénérable épouse pleure , et répond à ce discours :
« Hélas ! tu as donc perdu l'antique prudence qui te rendait cé
lèbre, autant chez les étrangers que parmi tes peuples ! Quoi , tu
veux, seul, te rendre vers les vaisseaux des Grecs, devant un
guerrier qui a immolé tant et de si vaillants de tes fils ! Ah ! tu
as un cœur de fer ! Mais s'il te retient prisonnier lorsqu'il t'aura
vu devant lui, cet homme cruel et sans foi , il n'aura .pour toi ni
pitié ni respect. Ah ! maintenant , pleurons au fond de notre
palais. Hélas ! la Parque inexorable dès sa naissance a formé le
fil de sa destinée, pour que loin de ses parents il servît de pâture
aux chiens agiles de cet homme violent ... Achille... ah ! que ne
puis-je, attachée à ses flancs , dévorer ses entrailles , et me venger
ainsi des outrages dont il accable mon fils , un héros qui n'est
point mort lâchement , mais debout , pour les Troyens et les
Troyennes, sans songer à se cacher ni à fuir. »
« Ne me retiens pas lorsque je veux partir , répond le divin
Priam ; ne sois pas, toi-même, dans mon palais un sinistre augure ,
u ne me persuaderas pas . Si l'ordre de Jupiter m'était transmis
par un mortel , devin , sacrificateur ou prêtre, je le soupçonnerais
de mensonge et le repousserais à l'instant. Mais j'ai moi-même
entendu la déesse ; je l'ai vue devant mes yeux, je pars donc et
CHANT XXIV. 337
voie l'aigle, le plus sûr des augures parmi ceux qui volent sous le
ciel ; c'est Morphnos, oiseau chasseur, qu'on appelle aussi Percnos.
Aussi large s'ouvre la porte de la haute chambre, nuptiale d'un
homme opulent : autant s'ouvrent des deux côtés les ailes de cet
aigle, lorsqu'il apparaît, prenant son essor à droite , et au-dessus
de la ville. Les Troyens à cet aspect se rassurent, et tous en leurs
sens sont pénétrés d'une douce joie. Le noble vieillard se hâte de
monter sur le siége ; il pousse le char hors du vestibule et du palais
retentissant. D'abord les mules emportent la litière à quatre roues,
que conduit le prudent Idéos ; puis, derrière, suivent les coursiers
que le roi presse vivement à travers la ville. Tous les siens l'es
cortent et laissent couler leurs larmes, comme s'il marchait à la
mort. Lorsqu'ils sont descendus de la ville, et que les chars rou
lent dans la plaine, les fils et les gendres du roi retournent dans
Ilion . Mais Jupiter suit de son pénétrant regard les deux vieillards
qui s'aventurent dans la campagne ; à leur aspect il est ému de
pitié, et soudain il dit à Mercure, son fils chéri :
« Mercure, c'est toi surtout qui prends plaisir à fréquenter les
humains et à exaucer ceux qu'il te plaît d'entendre : va donc et
conduis Priam jusqu'aux vaisseaux ; fais que personne parmi les
Grecs ne l'aperçoive avant qu'il ne pénètre auprès du fils de
Pélée. »
Il dit et le messager, meurtrier d'Argus, docile à cet ordre,
soudain attache sous ses pieds les belles et divines sandales d'or
qui le portent, soit sur les flots , soit sur la terre immense, non
moins rapide que le souffle des vents . Il saisit ensuite le rameau
qui lui sert, au gré de ses désirs, à charmer les yeux des humains,
ou à réveiller ceux que le sommeil a domptés ; cette baguette à la
main, Mercure prend son vol, et, en un instant, parvient près de
l'Hellespont, aux champs troyens. Il marche, semblable à un fils
de race royale dans la première adolescence, paré des grâces de la
tendre jeunesse.
Les deux vieillards, arrivés près du tombeau d'Ilos , arrêtent
les mules, les coursiers, et les font boire dans les eaux du fleuve.
Déjà les ténèbres sont descendues sur la terre, lorsque Idéos, aper
cevant, non loin de là, Mercure, le fait remarquer à Príam, et luï
dit : « Sois attentif, ô petit-fils de Dardanos, nous avons main
tenant besoin de toute notre prudence : je vois un guerrier qui
bientôt va nous perdre ; crois-moi, fuyons sur le char, ou embras
sons ses genoux et implorons sa pitié . »
Ces paroles troublent l'esprit du vénérable roi ; il est frappé
d'une cruelle épouvante , son corps frissonne , ses cheveux se
hérissent , et il s'arrête éperdu . Cependant Mercure l'aborde ,
340 ILIADE .
FIN DE L'ILIADE .
30
:
L'ODYSSEE .
ᏄᏁᎥᏁᏁᎪᏁᏁᏁᏁ 26.530cc.con ᏁᎵᏁᎪᏁᏁᎯᎥᏁᏁᎪᏁᏁᎪᏁᏁᏁᏁᎯᏁ
L'ODYSSEE .
CHANT PREMIER.
CHANT II.
CHANT III .
milieu d'un solennel festin consacré aux dieux ; que l'un de vous
aille aux champs chercher une génisse que conduira le bouvier, et
qu'il revienne aussitôt ; un second courra au navire du magnanime
Télémaque et, hormis deux rameurs, amènera tous ses compa
gnons ; un troisième appellera le batteur d'or Laercée, afin qu'il
répande de l'or sur les cornes de la génisse ; les autres resteront
auprès de moi . Cependant ordonnez aux captives de préparer un
noble festin, d'apporter des siéges , du bois et de l'eau pure. »
Il dit et tous s'empressent de lui obéir. La génisse est amenée
des champs . Les compagnons du magnanime Télémaque accou
rent du vaisseau rapide, et l'habile artisan arrive tenant à la main
les outils d'airain , instruments de son art : une enclume , un mar
teau et des tenailles bien fabriquées, avec lesquels il travaille l'or .
Enfin Minerve elle-même descend pour prendre sa part du sacri
fice. Le fils de Nélée donne de l'or que l'artisan habile répand
avec art autour des cornes de la génisse , afin qu'à la vue de cet
ornement la déesse se réjouisse. Stratios et le divin Échéphron
entraînent la victime par les cornes . Arétos sort du palais et porte,
dans un bassin orné de fleurs, l'eau dont ils doivent se laver les
mains ; une captive a dans ses mains la corbeille qui contient
l'orge sacrée ; l'intrépide Thrasymède, armé d'une hache tran
chante, se tient prêt à porter le coup mortel ; enfin Persée s'est
chargé du vase à recueillir le sang. Cependant Nestor, le premier,
répand l'orge et l'eau pure en adressant à Minerve une fervente
prière et en jetant dans les flammes le poil enlevé à la victime .
Lorsqu'ils ont prié, lorsqu'ils ont répandu l'orge sacrée , soudain
le fils de Nestor, le vaillant Thrasymède, se rapproche, et frappe.
Sa hache tranche les muscles du cou, et fait évanouir les forces de
la génisse . Cependant les filles, les brus et la vénérable épouse de
Nestor, Eurydice, l'aînée des filles de Clymène , jettent de grands
cris. On relève ensuite la victime du vaste espace qu'elle couvre ;
on la soutient ; Pisistrate , chef des guerriers , l'égorge ; des flots
de sang noir s'écoulent , et la vie enfin abandonne ses ossements .
Alors on se hâte de la diviser selon l'usage. On sépare les cuisses,
offrande de la déesse ; on les enveloppe de graisse des deux côtés,
et l'on pose sur elles les entrailles saignantes . Le vieillard les brûle
sur des rameaux secs, tandis qu'au-dessus de la flamme il répand
des libations de vin pourpré. Auprès de lui, les jeunes Grecs sou
tiennent les chars à l'aide des broches à cinq dards . Lorsque les
cuisses sont consumées, lorsqu'ils ont goûté les entrailles , ils di
visent les chairs de la victime, les traversent de dards et les rôtis
sent avec soin, en tenant dans leurs mains les broches acérées.
Cependant la belle Polycaste, la plus jeune des filles de Nestor,
CHANT III. 3S3
CHANT IV .
« Ménélas, oui certes, nos hôtes sont les fils de vaillants héros ;
mais dieu répand à son gré le bien et le mal, et sa puissance est
infinie. Maintenant, paisiblement assis dans ton palais, savou
rons le festin et charmons-nous par nos discours . Je veux vous
raconter des aventures qui vous plaisent. Je n'entreprendrai ce
pendant pas de vous retracer tous les exploits du vaillant Ulysse :
que n'a-t-il point fait ? que n'a-t-il point osé, ce guerrier intré
pide chez le peuple troyen , où les Grecs ont enduré tant de maux?
Un jour, il se couvre de plaies honteuses ; il jette autour de ses
épaules de vils lambeaux, comme un esclave, et il s'introduit dans
la vaste ville de Priam , déguisé en mendiant, bien différent du
brillant héros de la flotte des Grecs . C'est ainsi qu'il pénètre au
milieu des Troyens, personne ne soupçonne sa présence ; moi
seule, malgré son déguisement, je le reconnais et l'interroge ; il a
d'abord l'art d'éluder mes questions. Cependant, lorsque je l'ai
conduit au bain, lorsque je l'ai parfumé d'huile et couvert de
vêtements, je m'engage par un serment terrible à ne point le si
gnaler au peuple de Priam avant qu'il n'ait gagné les vaisseaux .
Alors il me dévoile les desseins des Grecs ; puis, de son long glaive
d'airain, il immole une foule de citoyens d'llion et retourne parmi
les Argiens leur portant de nombreuses informations, tandis que
les Troyennes poussent des gémissements aigus . Cependant, en
mon cœur, je me sentais pénétrée de joie, déjà mon âme aspirait
à revoir cette demeure, et je gémissais sur la faute où Vénus m'a
vait entraînée en me conduisant loin de ma douce patrie, loin de
mon enfant, de ma chambre nuptiale, d'un époux doué de tant
d'esprit et de beauté . »>
<< Femme, s'écrie le blond Ménélas, toutes tes paroles respi
rent la sagesse ; j'ai observé les mœurs d'une foule de héros ; j'ai
parcouru de vastes contrées, mais je n'ai jamais connu de cœur
comparable à celui d'Ulysse. Que n'a-t-il point fait, que n'a-t-il point
osé, ce guerrier intrépide, dans le cheval artistement construit
où s'étaient renfermés les plus vaillants des Grecs, pour porter au
milieu des Troyens le carnage et la mort ! Tu vins alors près de
nous ; sans doute un dieu favorable à nos ennemis t'inspirait ; le
divin Déiphobe était à tes côtés . Trois fois tu fais le tour de la ca
verneuse machine, tu la frappes, tu appelles les chefs des Argiens
en imitant la voix de leurs épouses . Assis au centre, le fils de
Tydée, Ulysse et moi, prêtons l'oreille à tes accents . Entraîné par
un désir impétueux , je veux avec Diomède sortir ou te répondre ;
Ulysse nous arrête et nous retient malgré notre ardeur. Cepen
dant tous les autres Grecs gardent le silence, le seul Anticlos
s'apprête à te parler ; mais Ulysse sauve l'armée en pressant de sa
33.
390 ODYSSÉE .
rentre soudain en son asile : tels ces insolents subiront sous les
coups d'Ulysse une mort ignominieuse. Plaise à Jupiter, à Mi
nerve, à Phébus, qu'il se mêle à la foule des prétendants, tel qu'il
se montra dans la superbe Lesbos , quand il terrassa rudement le
fils de Philomèle, aux yeux des Argiens réjouis . Ah ! que leur sort
serait promptement accompli , que leurs noces auraient d'amer
tume ! Ce que tu me demandes en m'implorant, je vais te le dire
sans détour, comme je l'ai su du véridique vieillard de la mer, dont
je ne veux point te celer les paroles . Malgré mon impatience, de
revoir ma patrie, les dieux me retinrent encore en Égypte, où
j'avais négligé de leur sacrifier de complètes hécatombes. Les
dieux ne veulent point que nous oubliions leurs préceptes . Au
sein des flots, devant l'Égypte, s'élève une île que l'on nomme
Pharos, aussi éloignée du fleuve qu'en un jour franchit d'espace
un navire poussé en poupe par les vents sonores . Là se trouve une
rade sûre où les nautoniers, après avoir puisé l'eau d'une source
profonde, lancent leurs vaisseaux à la mer. Les dieux m'y retin
rent vingt jours. Les vents qui font glisser les navires sur le vaste
dos des plaines liquides laissèrent reposer les vagues . Déjà mes
provisions sont consumées ; déjà la force de mes hommes s'épuise,
quand une divinité, émue de compassion, vient à mon secours.
C'est Idothée, fille du généreux Protée, vieillard de la mer . J'ai
touché son cœur, et elle accourt au-devant de moi , comme je
promène mes soucis loin de mes compagnons, qui, errant autour
de l'île , pêchent sans cesse avec des hameçons recourbés, car la
faim tourmente leurs entrailles . La déesse m'aborde et me dit :
« Tu es insensé , ô mon hôte ! ton esprit est troublé, ou tu te
plais à rester en ces lieux, et les douleurs ont pour toi des charmes,
puisque si longtemps tu es retenu dans notre île , sans pouvoir
trouver de terme à ce séjour, tandis que tes compagnons consu
ment leurs cœurs . »
<«< Elle dit : et je m'empresse de répondre : « Qui que tu sois
parmi les déesses, je ne te cacherai point que je suis retenu sur
ces rivages malgré mes désirs . Mais il faut que j'aie offensé l'un
des immortels qui habitent le vaste ciel ; fais-moi connaître (car
les divinités savent toutes choses ) quel dieu me ferme le chemin
et s'oppose à mon retour au travers de la mer poissonneuse ? »
<< Mon hôte ! reprend la déesse, je veux te parler avec sincérité .
Cette île est habitée par le véridique vieillard de la mer, l'immor
tel Protée d'Égypte. Sujet de Neptune, il connaît toutes les pro
fondeurs de l'abîme ; on dit qu'il est mon père , et que je lui dois
le jour. Si tu peux le surprendre, le saisir, il te dévoilera ta
route, il t'indiquera comment tu traverseras la mer poissonneuse.
392 ODYSSÉE .
toutes ces frayeurs , ton fils sera escorté par une divinité telle que
les autres hommes désireraient ardemment l'avoir à leurs côtés,
car elle est toute- puissante : c'est Minerve qui a pitié de tes dou
leurs . C'est elle qui m'envoie près de toi pour te l'annoncer. »>
« Si tu es une divinité , reprend la prudente Pénélope, si tu as
entendu la voix de la déesse , parle-moi aussi de mon époux in
fortuné ; respire-t-il, voit-il la douce lumière du soleil, ou bien
a- t-il cessé de vivre ? est-il descendu au séjour de Pluton ?
« Je ne te parlerai point maintenant de ce héros, répond le pâle
fantôme : est-il vivant, est-il mort ? Il ne m'est point permis de
dire de vaines paroles . >>
A ces mots, il s'échappe de la chambre le long du verrou , sur
le souffle des vents. La fille d'lcare s'éveille et se réjouit en son
cœur de ce qu'un songe, digne de foi , soit venu la visiter pendant
la nuit obscure.
Les prétendants sillonnent les chemins humides, méditant en
leur esprit la mort de Télémaque . Dans le bras de la mer qui
sépare Ithaque de l'âpre Samos , s'élève la petite île d'Astéris où
se trouvent des ports favorables aux embûches . C'est là que s'ar
rêtent les perfides Argiens.
34 .
ᏗᏁᏁ ᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᎥ ᏁᏁᏁᎪᏁᏁᏁ .^^^^ ^^^^^^^^^^^^^^^^^^^
1
CHANT V
« Hélas ! pendant que j'étais chez les Éthiopiens, les dieux ont
changé le sort d'Ulysse ; déjà il approche de la terre des Phéaciens
où, s'il l'aborde , la destinée veut qu'il trouve le terme de ses
misères ; maisje pense qu'il doit encore être le jouet de l'adversité. »
A ces mots le dieu rassemble les nuées, saisit son trident, agite
les flots, déchaîne tous les vents , excite toutes les tempêtes. De
sombres nuages voilent à la fois la mer et les rivages , la nuit
se précipite du ciel . Euros , Notos se heurtent avec le violent
Zéphire et l'impétueux Borée , et soulèvent d'immenses vagues.
Ulysse sent son cœur faillir et ses genoux plier ; en gémissant, il
se dit en son cœur magnanime :
<< Infortuné ! que vais-je devenir ? Hélas ! je le crains, la déesse
ne m'a point fait une vaine menace, lorsqu'elle m'a prédit qu'a
vant d'aborder les champs de ma patrie, j'éprouverais encore de
cruelles peines ; sa parole est près de s'accomplir . De quelles
nuées Jupiter couroune le vaste ciel ! Comme la mer bouil
lonne Quels tourbillons de vents ! Ah ! voici mon instant
suprême ! Trois et quatre fois heureux les fils de Danaüs qui,
dans les vastes champs d'llion, ont perdu la vie pour l'amour des
Atrides ! Plût aux dieux que j'eusse succombé le jour où la mul
titude des Troyens me pressait de ses javelots autour du corps
d'Achille les Grecs eussent célébré mes funérailles et m'eussent
comblé d'honneurs . Aujourd'hui la Parque me réserve un trépas
ignoré ! »
Comme il disait ces mots, une vague terrible, impétueuse fond
sur le navire et l'entraîne . Ulysse est jeté hors du radeau , le
gouvernail s'échappe de ses mains ; les vents confondus brisent
le mât, lancent au loin la voile et l'antenne, et retiennent long
temps le héros frémissant plongé sous les eaux. Ses vêtements
s'appesantissent et il ne peut se dégager de l'effort des flots tu
multueux. Enfin il reparaît vomissant l'onde amère ; l'écume
salée ruisselle de sa chevelure ; mais malgré sa douleur, il n'ou
blie point le radeau . Il fend avec vigueur la vague ; il saisit sa
barque, il s'assied , il évite encore le terme fatal . Cependant la
mer l'emporte au hasard . Tel, en automne , Borée chasse dans la
plaine les amas de feuilles desséchées , ainsi les vents le poussent
à l'aventure . Tantôt Notos le cède à la violence de Borée ; tantôt
c'est Zéphire qui l'arrache au souffle d'Euros.
Cependant Ino, fille de Cadmus, l'aperçoit. Jadis mortelle, main
tenant, sous le nom de Leucothée, elle participe , au sein de la
mer, aux honneurs des dieux. Les souffrances du héros l'émeuvent
de pitié ; elle prend la forme d'un plongeon, sort des vagues en
voltigeant, se pose sur le radeau et dit :
CHANT V. 409
1
ܢܫܫܫܫܫܫܫ minium ~^^
CHANT VI .
sont creusés des lavoirs toujours pleins d'une eau claire et abon
dante qui efface toutes les souillures, elles détachent du chariot
les mules et les poussent le long du fleuve tourbillonnant pour
qu'elles paissent un gazon doux comme le miel . Cependant les
jeunes filles descendent les vêtements, les plongent dans l'eau
profonde, et les foulent de leurs pieds, au fond des lavoirs, en dis
putant de vitesse . Bientôt elles les ont lavé, elles en font dispa
raître toutes les souillures ; alors elles les étendent avec soin sur les
cailloux de la grève que la mer a baignés de ses eaux ; puis , tandis
qu'ils sèchent aux rayons ardents du soleil, elles-mêmes se bai
gnent dans le beau fleuve, se parfument d'huile et prennent leur
repas sur la rive fleurie. Déjà elles ont savouré les mets abon
dants ; elles ôtent leurs bandelettes ; elles lancent en se jouant
une balle légère, et la blanche Nausicaa entonne un doux chant.
Telle la fière Diane, chassant avec délices les sangliers ou les cerfs
agiles, franchit l'Érymanthe ou l'âpre Taygète, entourée des
nymphes des champs qui prennent part à ses jeux, tandis que
Latone en son cœur est pénétrée de joie ; la jeune déesse surpasse
ses compagnes de toute la tête, et, quoique toutes soient belles, on
la reconnaît encore à sa beauté. Telle est la jeune vierge au mi
lieu de ses femmes.
Mais enfin arrive le moment du retour . Elles attellent les mules,
elles plient les riches vêtements, et Minerve , que d'autres soins oc
cupent, songe à réveiller Ulysse, pour faire apparaître à ses re
gards la belle vierge qui doit le guider à la ville des Phéaciens . La
reine lance une dernière fois la balle, une gracieuse suivante la
renvoie ; mais elle s'égare et tombe dans le rapide courant du
fleuve. Les jeunes femmes jettent un grand cri, et le divin Ulysse
s'éveille. Le héros s'assied et délibère en son cœur :
<«< Hélas ! où suis -je? Quels mortels habitent cette terre ? Sont
ils superbes , sauvages et adonnés à l'injustice ? Sont-ils hospita
liers, et en leur esprit craignent-ils les dieux ? Des voix de jeunes
filles sont venues jusqu'à moi. Sont-ce des nymphes qui habitent
les cimes des monts, les sources des fleuves et les prés verdoyants ?
Ou bien suis-je enfin à portée d'entendre le langage des hommes?
Assurons-nous-en sans retard . >>
A ces mots, le divin Ulysse sort de la forêt, et , de sa forte
main, arrache d'un arbre un rameau touffu pour voiler sa nudité .
Il s'élance comme un lion nourri dans les montagnes, qui, fier de
sa force, brave la pluie et les vents , et saute les yeux enflammés
sur les bœufs, sur les brebis, sur les cerfs agiles ; ou , pressé par
la faim, tente de pénétrer dans la solide demeure des troupeaux.
Ainsi Ulysse, malgré sa nudité, se mêle parmi les blondes jeunes
416 ODYSSÉE.
filles car la nécessité le contraint. Il leur paraît horrible, tant son
corps est souillé d'écume ! Elles fuient toutes tremblantes, et se
cachent dans les rochers du rivage. La seule fille d'Alcinoos reste
immobile ; Minerve lui a inspiré une noble hardiesse et l'a déli
vrée de la crainte ; elle s'arrête et regarde le héros . Cependant
Ulysse délibère s'il implorera la belle vierge en embrassant ses
genoux, ou si de loin il la suppliera doucement de lui montrer la
ville et de lui donner des vêtements . Enfin , ce parti lui semble
préférable de la prier de loin par des paroles flatteuses, de peur
qu'en saisissant ses genoux il n'irrite l'esprit de la jeune vierge.
Aussitôt il lui tient ce discours plein d'adresse :
« Déesse ou mortelle , ô reine ! je m'agenouille devant toi. Si tu
es l'une des divinités qui habitent le vaste ciel, à ta beauté, à ta
taille, à ton maintien , je reconnais Diane , fille du grand Jupiter.
Si tu es l'une des mortelles qui vivent sur la terre, trois fois heu
reux ton père et ton auguste mère ; trois fois heureux tes frères
chéris. Ah ! comme ta grâce émeut toujours leur âme d'une douce
joie, lorsqu'ils te voient majestueuse te mêler au chœur des
danses. Mais combien sera plus heureux encore celui qui t'em
mènera, chargée de présents, dans sa riche demeure . Non , jamais
mes yeux ne contemplèrent tant de beauté ; l'admiration me
transporte. Un jour, à Delos, près de l'autel d'Apollon , je vis , lé
gère comme toi, une jeune tige de palmier ( j'ai visité ces lieux ;
une suite nombreuse m'accompagnait dans ce voyage qui devait
m'être si funeste ) . A cet aspect, mon âme fut longtemps surprise
de ce que la terre pouvait produire un si bel arbre . Ainsi , ô jeune
femme, je m'étonne à ta vue, et je n'ose embrasser tes genoux .
De terribles malheurs m'accablent ; hier, après vingt jours, j'ai
échappé à la sombre mer, où , depuis l'île d'Ogygie, n'ont entraîné
les vagues et les rapides tempêtes ; maintenant une divinité me
jette sur ce rivage, et sans doute l'infortune va m'atteindre en
core. Hélas ! puis-je espérer qu'elle s'arrête ? Les dieux sont-ils las
de me poursuivre? Reine, prends pitié de moi ; c'est à toi la pre
mière que je m'adresse après de terribles fatigues. Je ne sais rien
1 des autres habitants de cette terre ; montre-moi leur ville , et
donne-moi pour me couvrir quelque haillon ou une enveloppe de
vêtements, si, en venant ici, tu en as apporté. Que les dieux t'ac
cordent ce que ton âme désire : un époux, des enfants , et, dans ton
intérieur, un aimable accord entre vous . Non , rien n'est plus heu
reux qu'une famille gouvernée par l'esprit uni de deux époux ;
c'est pour eux le comble de la félicité ; c'est le désespoir des en
vieux et la joie des cœurs bienveillants . >>
« O mon hôte ! répond la blanche Nausicaa, je puis te donner ce
CHANT VI. 417
époux étranger, car chez les Phéaciens elle méprise ses nobles et
nombreux prétendants. » Tels seraient leurs discours, et ils me
couvriraient de confusion . Moi-même, je blâmerais celle qui, sans
l'aveu de ses parents chéris , se montrerait avec un homme avant
un solennel hyménée . Retiens donc mes conseils, ô mon hôte !
pour que tu obtiennes promptement de mon père une escorte et
ton retour.
« Nous trouverons non loin du chemin un riant bosquet de
peupliers consacré à Minerve ; une fontaine s'en échappe ; de
vertes prairies l'entourent, et mon père a dans ce lieu son enclos
et son verger distant de la ville de la portée de la voix . Tu t'y
arrêteras jusqu'à ce que nous ayons franchi les remparts et gagné
le palais. Lorsque tu supposeras que nous touchons au terme de
notre course, tu nous suivras et tu demanderas où s'élève le pa
lais du magnanime Alcinoos . Il est facile à reconnaître, un enfant
t'y conduirait ; car il n'est point chez les Phéaciens de demeures
que l'on puisse comparer à celle du héros. Dès que tu en auras
franchi le seuil et le vestibule, traverse rapidement la grande
salle, et va trouver ma mère ; assise près de son foyer, à l'ardeur
du feu, elle tourne le fuseau chargé de laine pourprée d'un aspect
merveilleux ; elle s'appuie sur une colonne , ses femmes sont
assises derrière elle, et à ses côtés est le trône où mon père, de
même que les immortels, s'assied pour savourer un vin délec
table. Sans t'arrêter devant lui, étend tes mains et embrasse les
genoux de ma mère, afin que tu goûtes promptement et plein
d'allégresse l'instant désiré du retour. Si loin que tu doives te
rendre , si ma mère, en son âme, t'est favorable, tu peux espérer
de revoir les tiens, ta superbe demeure et les champs de ta patrie . »>
A ces mots, elle excite les mules de son fouet étincelant . Celles
ci soudain quittent les rives du fleuve , et en piétinant s'élancent
avec ardeur . Nausicaa, habile à manier les rênes, les contient pour
que ses suivantes et Ulysse puissent la suivre à pied .
Cependant le soleil se couche et l'on arrive au bois sacré de
Minerve , où le héros s'arrête et adresse à la fille de Jupiter cette
fervente prière :
« Exauce mes vœux , infatigable fille du dieu qui porte l'égide .
Si tu n'as pu m'entendre dans ma détresse lorsque Neptune eut
brisé mon radeau ; écoute- moi maintenant, accorde-moi de péné
trer dans la ville des Phéaciens et d'exciter leur pitié. »
Tels sont ses vœux , que Minerve exauce , sans oser lui appa
raître , de peur d'offenser le frère de Jupiter, qui doit poursuivre
Ulysse de sa haine , jusqu'à ce qu'il aborde les champs de sa
patrie.
^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^
~~~~
CHANT VII.
CHANT VIII.
peler le sort des Argiens et des citoyens d'llion . Les dieux eux
mêmes l'ont préparé et ont fait périr une foule de héros , pour
que la postérité les célèbre à jamais par ses chants. Un de tes pro
ches a-t-il péri devant la ville de Priam ? As-tu perdu un noble
gendre, un glorieux beau-père, les plus chéris des mortels après
notre sang ? Est-ce un vaillant compagnon que tu regrettes ? Un
compagnon doué de prudence n'est pas moins aimé qu'un frère . »
T
wwwwww~~~~~~~~ ~~.
CHANT IX .
sur une terre étrangère, même au sein des plus riches demeures .
<< Maintenant je vais vous raconter le pénible retour, qu'après
la ruine de Troie m'a réservé Jupiter.
« Au sortir d'llion , le vent me pousse à Ismare, sur les côtes
des Ciconiens . Je saccage la ville, je détruis le peuple ; nous par
tageons les femmes et les nombreux trésors que nous ravissons
dans ces murs ; personne ne peut me reprocher de partir sans
une égale part de butin . Alors j'ordonne aux miens de fuir d'un
pas rapide ; mais les insensés refusent de m'obéir. Ils se gorgent,
sur le rivage, de vin et de la chair des brebis et des bœufs au front
superbe. Cependant quelques fugitifs ont invoqué le secours
d'autres Ciconiens , vaillants et nombreux , qui, non loin de leur
ville, habitent l'intérieur des terres. Aussi habiles à combattre ,
selon la nécessité, à pied que sur des chars, ils accourent aux
premières lueurs du jour , nombreux comme les feuilles ou
comme les fleurs qu'un printemps fait éclore. La mauvaise des
tinée de Jupiter s'élève contre nous, infortunés ! pour que nous
souffrions des maux infinis. Les ennemis portent le combat près
de nos vaisseaux légers , et des deux parts nous nous lançons de
longues javelines d'airain . Tant que dure le matin , et que le jour
sacré grandit, nous les contenons, malgré leur grand nombre.
Mais lorsque le soleil en déclinant indique le moment de délier
les bœufs du laboureur , les Grecs sont vaincus . Six guerriers
par vaisseau périssent ; les autres échappent à la mort et à la
Parque.
« Nous fendons de nouveau les ondes, le cœur contristé ; la joie
de notre salut est troublée par le regret de nos bien-aimés com
pagnons, et nous ne nous éloignons pas de ce funeste rivage sans
avoir trois fois appelé à grands cris chacun des infortunés qui ont
succombé dans les champs des Ciconiens. Cependant Jupiter, ar
bitre des orages, excite le souffle de Borée et soulève une terrible
tempête; bientôt les nuées enveloppent la terre et les flots ; la
nuit se précipite du ciel ; la violence du vent emporte les navires
hors de leur route et met en pièces les voiles, que nous déposons
au fond de la carène, en redoutant la mort. Après de longs ef
forts , nous tirons les vaisseaux sur la grève, où , durant deux
jours et deux nuits , nous restons étendus , l'âme accablée par la
fatigue et la douleur. Enfin, lorsque la blonde Aurore ramène la
troisième journée , nous dressons les mâts , nous étendons les
voiles blanchissantes, nous prenons place sur les bancs ; le vent
et les pilotes nous dirigent. Déjà nous espérons aborder sans péril
notre patrie. Mais, comme nous doublons le cap Malée , les va
gues, le courant et le souffle de Borée nous poussent au delà de
Cythère.
CHANT IX . 443
CHANT X.
roche des pierres d'un poids accablant et les lancent sur la flotte.
Un horrible tumulte s'élève ; les cris des mourants se mêlent au
fracas des navires brisés. Les Lestrygons prennent les Grecs
comme des poissons, les traversent de dards et emportent ces
mets affreux. Pendant que succombent ceux des miens qu'empri
sonne le port profond, je tire mon glaive acéré et je tranche le
câble qui retient mon vaisseau . Aussitôt j'encourage mes compa
gnons, je leur ordonne de remplir les bancs pour éviter notre
ruine . Ils m'obéissent, et font force de rames , car ils redoutent
le trépas. Mon navire fuit, sur les flots , les atteintes des terribles
rochers ; mais tous les autres, en ce lieu , périssent à la fois.
« Nous sillonnons de nouveau la mer, le cœur contristé ; la joie
de notre salut est troublée par le regret de nos compagnons ché
ris. Nous abordons ensuite l'île d'Éa, séjour de la blonde Circé,
divinité redoutable, à la voix harmonieuse, sœur du prudent
Étées ; tous les deux ont pour père le Soleil, qui porte aux hu
mains la lumière ; leur mère est Persée, fille de l'Océan . Sur ce
rivage, nous poussons le vaisseau dans une rade propice , où
l'un des dieux nous conduit . Nous débarquons, et pendant deux
jours nous restons étendus sur la grève, accablés de fatigue , l'âme
dévorée de douleurs . Lorsque la blonde Aurore amène la troi
sième journée, je saisis ma javeline et mon glaive ; je pars du
navire et je monte rapidement sur une colline d'où je puisse
apercevoir les travaux des mortels , ou entendre leurs voix . Ar
rivé sur une âpre éminence, je m'arrête, et j'aperçois un filet de
fumée qui, au-dessus de la vaste terre, s'élève du palais de Circé
à travers une forêt de grands chênes . J'agite en mon esprit et en
mon âme si j'avancerai pour reconnaître d'où sort la sombre fu
mée qui frappe mes regards . Mais ce parti me semble préférable :
de retourner d'abord près de mon navire, de faire prendre un
repas à mes compagnons, et de pénétrer ensuite dans l'intérieur
de l'île. Déjà je suis près du rivage, lorsqu'un dieu , ému de pitié
de mon isolement , envoie sur ma route un grand cerf au bois ma
jestueux, qui, poussé par l'ardeur du soleil , descend des pâtu
rages de la forêt, pour s'abreuver dans les ondes du fleuve. Comme
il bondit dans la plaine , je le frappe au milieu du dos ; ma jave
line d'airain le traverse de part en part ; il tombe palpitant sur
la poussière, et sa vie s'exhale . J'accours près de lui, je retire ma
javeline de sa blessure ; je la laisse à terre ; je coupe des branches
pliantes, et j'en forme de longs liens dont je rassemble et attache
les quatre pieds de la monstrueuse bête . Je me mets en marche
en la portant autour de mon cou , et en m'appuyant sur ma jave
line, car je n'aurais pu la maintenir d'une seule main sur une
39
L
458 ODYSSEE .
CHANT XI.
ten les flots de l'Erèbe les âmes de ceux qui ne sont plus. Jeunes
femines, vifs adolescents , vieillards éprouvés par les souffrances,
tend es vierges , le cœur gros de peines prématurées, guerriers
blessés par des javelots d'airain , revêtus d'armes sanglantes, tous
s'empressent en tumulte autour de la fosse avec un frémissement
horrible. La pâle terreur me saisit, j'anime le zèle de mes com
pagnons, je leur ordonne d'enlever la dépouille des victimes dont
l'airain a tranché la vie, de les brûler, de les vouer aux dieux et
surtout au puissant Pluton et à l'inexorable Proserpine . Cependant,
assis devant la fosse, le glaive à la main , je ne permets pas à ces
vaines ombres de goûter le sang du sacrifice avant d'avoir inter
rogé Tirésias.
« Mais d'abord l'âme de mon compagnon Elpénor m'apparaît ;
car nous ne l'avons pas enseveli au sein de la vaste terre , et nous
avons laissé son corps dans le palais de Circé , sans pleurer sur
lui , sans célébrer ses funérailles : car d'autres soins nous pres
saient. Sa vue m'arrache des pleurs , et, le cœur ému de compas
sion, je lui adresse ces paroles rapides :
« Elpénor, comment es- tu venu au sein des immenses téné
bres ? Comment tes pas t'ont-ils transporté plus rapidement que
les vents n'ont entraîné mon navire ? »
« A cette question , il répond en gémissant : » Divin fils de
Laërte, ingénieux Ulysse, un excès de vin et la volonté d'une di
vinité funeste m'ont fait périr. Plongé dans le sommeil sur le
faîte du palais de Circé, je n'ai point songé comment en descen
dre, et je suis tombé du haut du toit ; mon cou a été brisé et mon
âme est descendue chez Pluton . Maintenant je t'implore par ta fa
mille dont tu es séparé, par ton épouse, par le père qui dès ta
naissance a pris soin de tes jours, par Télémaque, seul enfant que
tu aies laissé dans ton palais . Je le sais, en quittant la demeure
de Pluton , tu pousseras ton navire à l'île d'Ea . O roi , ne m'oublie
pas dans ce lieu , ne le quitte pas pour continuer ta route sans
pleurer sur moi , sans me rendre les derniers honneurs , de peur
je ne devienne pour toi de la part des dieux un sujet de colère ;
mais fais-moi brûler avec toutes mes armes, et pour que les
hommes à venir s'occupent de moi, élève au bord de la mer ma
tombe sur laquelle tu planteras la rame dont je me servais pen
dant ma vie, lorsque j'étais parmi mes compagnons. »
« Infortuné ! lui dis-je, tous tes désirs sont accomplis. »
<< Pendant qu'immobiles nous nous livrons à ce douloureux en
tretien, pendant que d'un côté de la fosse l'image de mon com
pagnon achève son long récit , je tiens encore le glaive étendu sur
le sang des victimes. Alors survient l'âme de ma mère qui n'est
CHANT XI. 469
nuits et ses journées dans les larmes , dans les soupirs . Personne
ne s'est emparé de ton beau domaine, Télémaque le cultive pai
siblement et savoure de nobles festins , dignes d'un homme qui
distribue au peuple la justice, car tous les citoyens le convient.
Ton père ne veut plus quitter son champ ; jamais il ne paraît à
la ville. Il ne veut plus de couche moelleuse, de manteaux , de
couvertures éclatantes . Mais l'hiver il repose avec ses esclaves
dans sa demeure sur la cendre du foyer, et il couvre son corps
d'humbles vêtements ; puis , lorque reviennent l'été et le verdoyant
automne, partout, dans son vignoble, on lui dresse à terre des lits
de feuilles mortes, où il s'étend, le cœur contristé, l'esprit pénétré
d'une douleur toujours croissante, pleurant ton destin funeste ; il
est en outre affligé par la dure vieillesse ; c'est ainsi que j'ai péri
et subi ma destinée . Diane , au sein de mon palais, ne m'a point
frappée de ses traits les plus doux, et je n'ai point été atteinte
d'une de ces maladies qui accablent affreusement les membres
et détruisent la vie ; mais c'est le regret , le souci de ton absence,
ô mon fils ! c'est le souvenir de ta bonté qui m'ont ravi le jour. »
<«< Elle se tait, et moi, le cœur vivement agité, je veux embras
ser l'âme de ma mère qui n'est plus : trois fois, entraîné par mes
désirs, je m'élance ; trois fois elle s'échappe de mes bras, comme
nne ombre, comme un songe . Une vive douleur pénètre mes sens,
et je lui adresse ces paroles rapides :
<< O ma mère ! pourquoi te refuser à mon ardeur de te presser
sur mon sein? Hélas ! même chez Pluton , les bras entrelacés, nous
aurions charmé notre douleur par des larmes . N'es-tu qu'une vaine
image, envoyée par l'illustre Proserpine, pour ajouter à mes maux,
à mes soupirs ? »
<< O mon cher fils ! reprend ma vénérable mère, ô le plus infor
tuné de tous les mortels ! Proserpine , fille de Jupiter, ne te trompe
pas ; hélas ! tel est le sort des humains lorsqu'ils ne sont plus ; les
nerfs ne soutiennent plus les chairs ni les os, mais l'irrésistible
flamme du bûcher dompte tout à la fois nerfs, chairs et ossements,
aussitôt que la vie a abandonné les membres ; cependant l'âme,
qui s'en est échappée, voltige comme un songe. Mais, hâte-toi de
revoir la lumière ; retiens tous ces secrets dont le récit charmera
la chaste Pénélope . » Tel est mon entretien avec ma mère . Ce
pendant je vois accourir, excitées par l'illustre Proserpine, les
épouses et les filles des plus célébres héros . Elles s'empressent
autour de la fosse , et je songe comment je les interrogerai tour à
tour. Enfin il me paraît préférable de tirer le glaive tranchant
qui s'appuie sur ma forte cuisse, et de ne point souffrir que toutes
ensemble goûtent le sang noir des victimes . Elles attendent à la
472 ODYSSÉE .
sans qu'elle ait fermé ma bouche ni mes yeux . Non , rien n'est
plus cruel, rien n'est plus audacieux qu'une femme dont l'esprit
a pu concevoir de semblables résolutions. Ainsi l'indigne Clytem
nestre prépara la mort de l'époux qui l'avait reçue vierge . Ainsi
je péris, lorsque je croyais rentrer dans ma demeure et combler
dejoie mes enfants et mes captifs . Ah ! ses pernicieux artifices
l'ont couverte d'un opprobre qui, désormais, rejaillit sur toutes
les femmes , même sur les plus vertueuses . »
« Grands dieux ! m'écriai-je, la légèreté des femmes aura donc
toujours soulevé contre le sang d'Atride la haine terrible du puis
sant Jupiter? Combien , à cause d'Hélène , de vaillants héros n'ont
ils pas succombé ! et pendant ton absence, Clytemnestre s'apprê
tait à te trahir ! »
<< Garde- toi donc, reprend Atride , d'être toi-même trop bon à
l'égard de ton épouse ; ne lui dévoile jamais tous tes secrets, mais
mesure ce que tu dois lui confier , ce que tu dois lui taire. Cepen
dant, Ulysse, ce n'est point Pénélope qui répandra ton sang. La
fille d'Icare est prudente et son esprit est plein de sagesse . Jeune
épouse encore, lorsqu'à notre départ pour la guerre nous l'avons
laissée dans Ithaque, son enfant était suspendu à son sein . Main
tenant il s'assied parmi les hommes, et son sort est heureux, car
son père, de retour, aura la joie de le contempler, et il lui pro
diguera de tendres embrassements . Hélas ! ma cruelle épouse ne
m'a pas même permis de voir mon fils , d'en rassasier mes re
gards, elle m'a d'abord porté le coup mortel . Je te le dis donc,
fais tomber mes paroles en ton âme , aborde ta douce patrie non
ouvertement, mais en secret ; car il ne faut point se confier à
une femme. Apprends-moi maintenant, sans rien omettre , si tu
as entendu, parmi les vivants, parler de mon fils ; est- il daus
Orchomène ou dans la sablonneuse Pylos, ou près de Ménélas,
au sein de la vaste Sparte ? car le divin Oreste n'a point quitté
la terre pour descendre chez les morts.
« Atride, lui dis -je, pourquoi m'adresser ces questions ? je ne
sais si ton fils est au nombre des vivants ou s'il a cessé de respirer,
cessons donc ces vains discours . >>
<< Pendant qu'immobiles et baignés de larmes nous nous livrons
à ce douloureux entretien, surviennent l'âme d'Achille , celles de
Patrocle, de l'irréprochable Antiloque et d'Ajax, qui pour la taille
et la beauté était le premier des Grecs après le fils d'Eacide. Je
me laisse reconnaître par l'âme d'Achille, et en gémissant , elle
m'adresse ces paroles rapides :
« Divin fils de Laërte, infortuné ! comment ton esprit a-t- il pu
te, résoudre à surpasser tous tes exploits ? Quoi ! tu oses descendre
CHANT XI. 477
CHANT XII .
bout au pied du mât par des cordages qui m'ôtent la liberté des
pieds et des mains, puis ils s'asseyent et frappent de leurs rames
la mer écumeuse . Ils se hâtent, et déjà nous approchons du ri
vage à la portée de la voix . Les Sirènes aperçoivent le vaisseau
qui , non loin de leur plage, fend légèrement les ondes ; soudain
elles entonnent leurs chants harmonieux .
<< Viens auprès de nous , glorieux Ulysse, honneur de la Grèce ;
arrête ton navire, livre -toi au plaisir d'entendre nos divins ac
cents . Jamais on ne dépasse notre île avant d'avoir savouré les
doux chants qui s'échappent de nos lèvres, puis l'on s'éloigne
transporté de plaisir et initié à bien des secrets . Nous n'ignorons
aucune chose, nous savons ce que les Grecs et les Troyens ont
souffert dans les vastes plaines d'llion ; par la volonté des dieux,
nous savons tout ce qui arrive sur la terre fertile. »
<< Telles sont les paroles attrayantes que font entendre leurs
voix divines ; mon cœur brûle de les écouter encore ; j'ordonne
à mes compagnons , en agitant mes sourcils, de rompre les liens
qui me retiennent . Mais ils redoublent d'efforts , tandis qu'Eury
loque et Périmède se lèvent et me chargent de liens plus pesants .
Enfin, nous nous éloignons ; je ne distingue plus la voix ni le
chant des Sirènes, alors je rends l'ouïe à mes compagnons , et à
leur tour ils me délivrent. Mais à peine avons-nous perdu de vue
cette île, que d'immenses vagues , qu'une épaisse fumée , qu'un
fracas terrible frappent nos sens . Mes compagnons tremblants
laissent échapper leurs rames ; le flux au loin retentit et entraîne
le vaisseau que les matelots lui abandonnent . Cependant je m'é
lance, je m'arrête auprès de chacun des miens ; je les exhorte, je
leur adresse ces paroles encourageantes :
<< O mes amis ! ne sommes-nous pas éprouvés par l'infortune ?
n'avons-nous pas évité un plus grave péril, lorsque le Cyclope nous
retint dans son antre profond , avec une violence farouche ? Mais
ma vertu , ma résolution , mon génie, nous ont sauvés de ce lieu
funeste. Vous ne l'avez pas oublié, courage donc, et soyez encore
aujourd'hui dociles à mes ordres . Courbez-vous sur vos bancs,
serrez vos rames , frappez vivement les vagues épaisses . Puisse
Jupiter nous faire éviter la mort ; et toi, pilote, écoute ce que je
te recommande, fais-le tomber en ton âme, car tu tiens le timon
du vaisseau gouverne toujours en dehors de cette fumée , de
cette vague furieuse ; serre avec constance l'autre écueil ; n'oublie
pas que c'est là que tu dois porter tout ton effort, et tu nous tire
ras de ce danger extrême. >»
« A ces mots , ils s'empressent de m'obéir. Mais je ne leur ai
rien dit de Scylla je leur épargne cette irrémediable angoisse ; car
41 .
486 ODYSSÉE.
<< O mes amis ! vous avez dans le navire des mets et du vin , ne
touchons donc pas aux troupeaux de cette île , si nous voulons
éviter des maux affreux . Ces bœufs et ces florissantes brebis sont
ceux d'un dieu formidable , du Soleil qui voit et entend toutes
choses. >>>
<< Mes conseils fléchissent leurs cœurs audacieux . Durant un
mois entier, Notos ne cesse pas de souffler, Euros seul fait aussi
sentir son haleine, les autres vents se taisent . Aussi longtemps qu'il
nous reste des mets et du vin pourpré, mes compagnons, malgré
leurs désirs , s'abstiennent des bœufs divins . Enfin , nos provisions
sont épuisées ; pressés par la nécessité, nous nous nourrissons d'oi
seaux et de poissons que nos mains saisissent avec des hameçons
recourbés. La faim tourmente nos entrailles ; alors je m'enfonce
dans l'île pour implorer les dieux, espérant que l'un d'eux m'en
seignera comment je pourrai partir. Je m'éloigne de mes compa
gnons en un lieu abrité des vents, je purifie mes mains , puis j'a
dresse à haute voix ma prière aux dieux qui habitent l'Olympe.
Hélas ! ils répandent sur mes paupières un doux sommeil .
« Cependant, Euryloque le premier inspire à mes compagnons
de funestes desseins : « Amis , s'écrie-t-il, malgré vos souffrances,
soyez attentifs à mes conseils : toutes les morts sont affreuses pour
les misérables humains, mais la plus terrible est celle que la faim
inflige? Croyez-moi donc , entraînons parmi les troupeaux du So
leil les bœufs les plus gras, sacrifions-les aux dieux qui habitent le
vaste ciel . Si jamais nous revoyons Ithaque, notre chère patrie,
nous élèverons un riche temple au Soleil, et nous y placerons de
nombreuses et nobles offrandes . Si le dieu courroucé ne nous par
donne pas la perte de ses bœufs , s'il veut abîmer le navire, si les
autres dieux y consentent, ne vaut-il pas mieux perdre en un in
stant la vie, suffoqué par les flots, que de languir plus longtemps
dans cette île désolée? »
<«< Ainsi parle Euryloque , et tous mes compagnons applaudis
sent. Soudain ils entraînent les bœufs les plus gras ; car les ma
gnifiques bœufs au large front paissent non loin du navire . Ils les
entourent et adressent leurs vœux aux immortels; les tendres feuil
les d'un grand chêne leur tiennent lieu de l'orge mondé qu'ils n'ont
point dans le vaisseau. Lorsqu'ils ont prié, ils égorgent les victi
mes, les dépouillent, séparent les cuisses pour en offrir le fumet
aux dieux, les enveloppent de graisse et posent sur elles les entrail
les saignantes ; ils n'ont point de vin pour faire des libations sur
le foyer du sacrifice ; ils y répandent de l'eau limpide pendant que
les entrailles rôtissent. Bientôt les cuisses sont consumées , ils ont
goûté les entrailles, alors ils divisent toutes les chairs et les tra
CHANT XII. 489
frappe sur la poupe la tête du pilote et lui brise le crâne ; mon fidèle
compagnon tombe de son bauc comme un plongeur ; son âme
généreuse abandonne ses ossements. Cependant Jupiter tonne et
lance sur nous la foudre ; sous ses coups redoublés le navire tour
billonne et se remplit de soufre. Mes compagnons éperdus roulent
dans l'abîme ; le flot les emporte autour du noir navire, sembla
bles à des oiseaux de mer, et un dieu leur interdit le retour. Moi
cependant je porte dans le vaisseau mes pas agités, jusqu'à ce que
l'onde enlève ses flancs. La carène, sans agrès, devient le jouet
des vagues ; le mat en a été enlevé jusqu'à sa base, mais une forte
courroie y est restée ; je m'en sers pour le fixer à la quille, et je
m'assieds sur ce frêle radeau qu'entraîne la tempête ; Zéphire
alors apaise sa fureur. Notos accourt aussitôt , sujet de nouvelles
angoisses car je crains d'être rejeté jusqu'au gouffre de Cha
rybde. Je vogue enveloppé par la nuit, sans connaître ma route .
Le soleil levant me montre au-dessus de ma tête la roche de Scylla
et l'horrible Charybde ; à ce moment celle-ci engloutit l'onde
amère, mais je saisis les branches du figuier et je m'y tiens sus
pendu comme un oiseau de nuit, sans pouvoir affermir mes pieds
ni monter jusqu'au tronc de l'arbre ; car je suis loin des racines ,
et je ne tiens que l'extrémité des longs et grands rameaux qui
couvrent le gouffre de leur ombrage. Cependant je m'y arrête
avec constance, jusqu'à ce que le monstre vomisse lè mât et la ca
rène . Qu'ils revinrent tard au gré de mes désirs ! Au moment où
le juge quitte, pour se rendre au repas, l'agora où il prononce sur
les différends des jeunes hommes, mon esquif sort de l'abîme , je
saisis l'instant d'abandonner l'arbre avec adresse, et je retombe à
grand fracas sur mon radeau . Je m'assieds sur le mât ; je me sers
de mes mains comme de rames . Le père des dieux et des hommes
permet que Scylla ne m'aperçoive pas : car elle m'eût ôté toute
chance d'éviter la mort. Pendant neufjours encore le courant m'en
traîne. Dans la dixième nuit, les dieux me poussent à l'ile d'Ogy
gie qu'habite Calypso , déesse redoutable, dont la voix se manifeste
aux mortels. La déesse me donne une généreuse hospitalité et
prend pitié de ma douleur. Mais que me reste-t-il à t'apprendre ;
hier, dans ton palais, devant ta chaste épouse, je t'ai raconté le
reste, et rien ne me paraît plus odieux que de recommencer le
mème récit. »
ᎪᏁᏁᏁᏁᎪᏁᏝᎥᏁᏁᏗᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏁᏲᏁᏁᏁᎪᎵ ᎥᏁᏁᏁᏁᏁᏁ
:
CHANT XIII .
!
CHANT XIII. 497
CHANT XIV .
teurs ; les prétendants se réservent les porcs les plus gras . Hom
mes impitoyables qui ne redoutent pas une punition méritée ! igno
rent-ils que les dieux bienheureux haïssent la violence et honorent
parmi les hommes la justice et l'équité ! Les ennemis eux-mêmes,
lorsqu'ils fondent sur une terre étrangère, lorsqu'ils s'emparent du
butin que leur accorde le fils de Saturne , ne remplissent pas leurs
navires, ne voguent point vers leurs foyers sans que la crainte
d'une terrible vengeance tombe en leurs esprits. Mais ces préten
dants ! il faut qu'ils aient entendu la voix d'une divinité ; il faut
qu'ils soient informés de la mort déplorable de mon maître, puis
qu'ils ne veulent ni se conformer aux coutumes en recherchant
Pénélope, ni retourner dans leurs demeures . Ils dilapident auda
cieusement et sans trouble les trésors du roi et ne songent pas à
les épargner. Toutes les nuits, tous les jours qui nous viennent de
Jupiter, ils font plusieurs sacrifices. Cependant ils puisent sans
mesure dans les amphores et consomment le vin. Que de richesses
avait mon maître ! nul roi n'en possède autant ni sur le continent
ni dans Ithaque elle-même . Vingt hommes réunis ne rassemble
raient pas de tels biens. Je vais te les détailler sur le continent,
douze grands troupeaux de bœufs , autant de bergeries, autant d'é
tables à porcs, autant de larges étables de chèvres, sont surveillés
par des étrangers ou par des pâtres de la contrée . Dans Ithaque, à
l'extrémité de l'île, paissent onze riches troupeaux de chèvres,
que gardent de fidèles serviteurs. Chaque jour, l'un d'eux conduit
aux prétendants celle des chèvres qui leur semble la plus grasse
et la plus belle. Moi , je conserve ces porcs et je leur envoie aussi
le plus beau .>>
Pendant que parle Eumée, le héros dévore les chairs et boit
avidement le vin ; il garde le silence et médite la ruine des préten
dants. Lorsque sa soif est apaisée, lorsque son âme ne désire plus
de mets, Eumée remplit de vin la coupe dont il s'est servi et la
lui présente ; Ulysse l'accepte , l'âme pénétrée de joie, et adresse à
son fidèle serviteur ces paroles rapides :
<< Ami, quel est donc ce roi qui t'a acheté de ses propres tré
sors ? A t'en croire, il était riche et puissant ; tu ajoutes qu'il a
péri en vengeant l'honneur d'Agamemnon . Nomme-le-moi ; peut
être ne m'est-il pas inconnu ; Jupiter et les autres immortels savent
si je l'ai rencontré et si je viens vous apporter de ses nouvelles;
hélas! j'ai erré dans bien des contrées diverses . >>
« O vieillard ! reprend le pasteur, jamais vagabond, parlant de
ce héros à sa femme, à son fils, ne les persuaderait. Que de men
diants dénués de tout trompent et se gardent bien de dire la vé
rité ! Ceux qui arrivent à Ithaque , et que ma maîtresse reçoit, l'a
504 ODYSSÉE .
busent par de vains discours. Elle les accueille généreusement , les
fête et les interroge avec détail ; puis elle gémit et des larmes s'é
chappent de ses paupières, comme il convient à une femme dont
l'époux a péri dans les contrées lointaines. Et toi aussi, vieillard ,
tu aurais bientôt fabriqué une histoire mensongère pour obtenir
d'elle des vêtements : un manteau, une tunique. Hélas ! mon
maître n'est plus ! ses ossements , que la vie a abandonnés, déjà
les chiens et les oiseaux les ont dépouillés de chairs ; ou bien,
après que dans les flots les poissons l'ont dévoré, ils ont été jetés
sur le rivage et des monceaux de sable les recouvrent . C'est ainsi
qu'il a péri , ne laissant à ses amis et surtout à moi que des cha
grins cuisants. Où trouver désormais un maître aussi doux, en
quelques lieux que le sort me jette, même aux demeures des pa
rents qui m'ont donné le jour et qui m'ont élevé ? Malgré les re
grets que m'ont laissés mon père et ma mère, je ne les pleure
point tant, je ne désire point tant les revoir que le divin Ulysse. Le
regret de son absence me consume. Malgré son éloignement, ô
mon hôte ! je ne prononce point son nom sans respect, tant il m'ai
mait et était bienveillant pour moi . Oui, quoique absent, je l'ap
pelle encore mon frère . »
« Ami , reprend le patient et divin Ulysse , si tu refuses de
m'entendre, si tu doutes de son retour, comment persuader ton
cœur? Ce n'est cependant pas en vain , mais sous la foi du ser
ment, que je te prédis l'arrivée d'Ulysse. Que l'on me récompense
de cet heureux message aussitôt qu'il sera rentré dans son pa
lais ; que l'on me revête alors de superbes habits : d'une tunique,
d'un manteau . Avant cet heureux jour, malgré mon indigence ,
je ne voudrais rien accepter. Je hais autant que les portes de
l'enfer celui qui , cédant à la pauvreté , abuse les hommes par de
vains mensonges. Je prends à témoin Jupiter et cette table hospi
talière et le foyer de l'irréprochable Ulysse, où je me suis reposé,
que ces choses s'accompliront comme je vais te le dire. Avant
que le soleil ait achevé de marquer l'année , avant que ce mois
soit écoulé, oui, pendant cette première décade même, Ulysse re
viendra au sein d'Ithaque, reverra sa demeure , et punira ceux
qui, dans son palais, ont méprisé son épouse et son fils. »
« Vieillard, reprend Eumée, ce n'est point moi qui te récom
penserai de cet heureux message ; jamais Ulysse ne rentrera dans
son palais. Mais savoure paisiblement mon vin ; laissons de tels
propos ; ne me rappelle plus ce déplorable sujet, dont le souvenir
afflige toujours mon âme . Ne rétracte pas toutefois ton serment ;
puisse Ulysse arriver au gré de mes désirs, de ceux de Pénélope,
du vénérable Laërte et de Télémaque semblable aux dieux. Hélas !
4
S
CHANT XIV . 505
ce pauvre enfant me cause aujourd'hui de mortelles alarmes . Les
dieux l'ont nourri comme un tendre arbrisseau ; j'espérais que
parmi les hommes il ne serait point inférieur à son père chéri, ni
par l'esprit ni par la beauté, mais sans doute l'un des immortels
ou peut-être un mortel a troublé ses sens jusque -là si paisibles. Il
est parti pour s'informer de son père ; il s'est rendu à la riante
Pylos . Les illustres prétendants, à son retour , lui dressent une
embuscade, et veulent faire disparaître obscurément d'lthaque la
race du divin Arcésios. Mais c'est assez parler du jeune héros ,
soit que ses ennemis doivent le saisir, soit qu'il doive leur échap
per, et que Jupiter le protége . O vieillard ! raconte-moi tes infor
tunes ; dis-moi avec sincérité : qui es-tu parmi les hommes ? d'où
viens-tu? où sont ta cité, ta famille ? sur quel vaisseau as-tu fendu
les flots? quels nautoniers t'ont amené dans Ithaque ? chez quel
peuple se glorifient-ils d'avoir reçu le jour? car je ne pense pas
que tu aies pu venir à pied en cette île . »
« Oui, reprend Ulysse, je te ferai un récit sincère. Mais, dus
sent tes mets et ton vin être inépuisables ; dussions-nous rester pai
siblement assis en cette demeure , tandis que d'autres se livrent
au travail, il me serait facile , durant une année entière, de te ra
conter les souffrances sans nombre que j'ai endurées par la vo
lonté des dieux.
« Je me glorifie d'avoir vu le jour dans la vaste Crète ; je suis
né d'un homme opulent qui eut de son épouse et nourrit dans
son palais plusieurs fils légitimes ; ma mère fut une concubine
achetée, mais mon père, Castor, fils d'Hylas , m'honorait non
moins que les enfants nés de son mariage ; et lui , au sein du
peuple crétois , était honoré comme une divinité à cause de ses
grands domaines, de ses richesses et de ses fils glorieux . Enfin
les Parques mortelles l'emportèrent aux demeures de Pluton ; mes
1 frères partagèrent son héritage, tirèrent leurs lots au sort et me
donnèrent sa maison avec une faible part de ses trésors. Mais
j'obtins par ma vertu une femme issue de héros opulents ; car je
n'étais ni un insensé ni un lâche. Je suis bien flétri ; toutefois , à
voir le chaume, tu peux juger ; et certes des maux infinis m'ont
accablé ! Minerve et Mars m'avaient accordé l'audace, l'impétuo
sité irrésistible. Si , méditant la ruine des ennemis, je choisissais
pour une embuscade nos guerriers les plus vaillants, jamais mon
âme généreuse n'était préoccupée de la mort ; le javelot à la
main, je bondissais hors des rangs et j'immolais parmi mes ad
versaires ceux que je surpassais en agilité : tel j'étais dans les ba
tailles . Les travaux paisibles, les soins intérieurs qui forment une
黑 belle famille ne pouvaient m'attacher : je n'aimais que les vais
43
806 ODYSSÉE.
seaux, les rames , les combats, les javelots aigus et les flèches . Les
armes cruelles qui glacent d'effroi le reste des humains étaient
ma joie, et dieu ne me laissait des pensées que pour elles. C'est
ainsi que les mortels sont entraînés par leurs goûts divers . Avant
le départ des fils de la Grèce pour Ilion, déjà neuf fois j'avais
conduit contre les peuples étrangers des guerriers et des vaisseaux
rapides, toujours le succès avait couronné ma valeur. Je choisis
sais d'abord une juste part du butin, le sort disposait du reste et
me donnait encore de nombreux trésors ; ma maison s'accroissait
rapidement, je devenais chez les Crétois redoutable et digne de
respect. Lorsque le prévoyant Jupiter eut résolu l'expédition tu
neste qui devait coûter la vie à tant de héros, les peuples m'or
donnèrent, ainsi qu'à l'illustre Idoménée, de les conduire sur des
vaisseaux aux champs troyens. Nous ne pûmes résister, car les
délibérations publiques étaient menaçantes. Les fils de la Grèce
combattirent neuf ans sur ces bords. Dans la dixième année nous
dévastons la ville de Priam ; nous nous embarquons pleins d'im
patience de revoir nos foyers, mais un dieu disperse les Grecs .
Pour moi, misérable ! Jupiter réserve de nouvelles infortunes.
Pendant un mois à peine je jouis de mes richesses, entouré de
mes enfants et de l'épouse que je reçus vierge ; puis mon cœur
m'inspire de voguer vers l'Égypte avec de beaux navires et de di
vins compagnons. J'appareille neuf vaisseaux , en un moment je
rassemble les équipages .
<< Pendant six jours mes rameurs savourent de joyeux festins ;
je leur prodigue les victimes pour offrir aux dieux des sacrifices ,
et pour préparer leurs repas . Le septième jour nous nous embar
quons, nous sillonnons les flots sous un ciel serein ; le souffle favora
ble de Borée nous éloigne de la vaste Crète aussi rapidement que
le courant d'un fleuve. Pas un de mes navires ne souffre ; mais
allègres, pleins de santé, nous restons en repos sur nos bancs, le
vent et les pilotes nous dirigent. En cinq jours nous parvenons
au beau fleuve Egyptos . J'arrête mes navires dans ses ondes, et
j'ordonne à mes compagnons de ne point s'éloigner, de garder la
flotte ; j'envoie seulement à la découverte les diligents éclaireurs,
que j'exhorte à revenir promptement . Hélas ! les téméraires, em
portés par leur audace, confiants dans leurs forces , ravagent les
champs magnifiques des hommes d'Égypte , entraînent les femmes,
les tendres enfants, massacrent les guerriers . Le tumulte parvient
soudain jusqu'à la ville . Les citoyens, attirés par les cris, accourent
aux premières lueurs de l'aurore ; la plaine, couverte de piétons
et de chars, resplendit d'airain . Jupiter, arbitre de la foudre, jette
mes compagnons dans un désordre funeste ; ils n'osent affronter
1
CHANT XIV. 507 .
les assaillants, le trépas de toutes parts les environne ; le plus grand
nombre tombent percés par l'airain aigu , le reste, pris vivant, est
condamné à de durs travaux. Cependant le fils de Saturne m'in
spire cette résolution . (N'eût-il pas mieux valu périr et accomplir
en Égypte ma destinée que de courir à de nouvelles traverses ? )
Au commencement du combat je rejette de ma tête mon casque
superbe, et de mes épaules mon bouclier ; ma main laisse tom
ber ma javeline ; je cours au-devant des chevaux du roi et j'em
brasse ses genoux. Il prend pitié de ma misère, me sauve, me
fait placer sur le char et m'emmène à son palais. Cependant ses
guerriers fondent sur moi, et, transportés de colère, me menacent
de leurs javelots ; mais il les apaise, car il redoute la vengeance de
Jupiter hospitalier, qui surtout punit les actions coupables .
<< Je demeurai sept ans dans ces lieux et j'amassai de grandes
richesses parmi les Égyptiens, qui se plurent à me combler de
présents. Pendant le cours de la huitième année vint un homme
de la Phénicie, habile trompeur, dont les ruses avaient déjà causé
aux humains de grands maux. Il me persuada, par ses artifices,
de le suivre dans sa patrie, où étaient sa demeure et ses trésors.
Je restai près de lui une année entière ; les mois , les jours s'écou
lèrent, l'année finit, et les saisons recommencèrent leur cours ;
alors, tramant de nouveaux stratagèmes , il me plaça sur un navire,
sous prétexte de conduire avec lui le chargement jusqu'aux ports
de la Libye, réellement pour me vendre, et tirer de moi un consi
dérable prix. Je le suis, non sans soupçons, mais par contrainte.
Le navire vogue sous un ciel serein , le souffle favorable de Borée
l'emporte en vue de la Crète . Toutefois Jupiter médite notre ruine.
Déjà nous avons perdu de vue ce rivage, nulle autre terre n'ap
paraît à nos regards ; nous ne voyons plus que le ciel et la vaste
étendue des flots, lorsque ce dieu suspend au-dessus du navire
une sombre nuée ; la mer alentour s'obscurcit . Cependant le fils
de Saturne tonne et lance sur nous la foudre ; sous ses coups re
doublés le navire tourbillonne et se remplit de soufre ; les Phéni
ciens, éperdus, roulent dans l'abîme. Le flot les emporte autour
du noir vaisseau , semblables à des oiseaux de mer, et un dieu leur
interdit le retour. Jupiter me jette dans la main un long mât pour
que, malgré ma douleur, j'échappe encore à la Parque. J'embrasse
ce débris et m'abandonne à la fureur des vents. Pendant neuf
jours ils m'entraînent, et à la dixième nuit, par une obscurité pro
fonde, une immense vague me jette sur la terre des Thesprotes,
mourant de fatigue et de froid. Je rencontrai d'abord le fils chéri
du héros Phédon , roi de ces peuples ; je le suppliai de me donner
asile dans la demeure paternelle ; il m'y conduisit en me prêtant
508 ODYSSÉE.
ne l'ont point fait périr sous les coups des Troyens ou après la
guerre entre les bras de ses amis. Les Grecs alors lui eussent élevé
une tombe , et son fils désormais serait couvert d'une immense
gloire. Maintenant les harpies l'ont obscurément enlevé , et moi
je vis ici , solitaire auprès de mes troupeaux. Je ne vais jamais à
la ville , à moins que la prudente Pénélope ne me demande lors
qu'elle a reçu quelque nouvelle. Alors tout son entourage m'inter
roge et cherche à savoir ce que j'ai appris, ceux qui regrettent
leur roi absent depuis de longues années, comme ceux qui dévo
rent impunément ses richesses . Mais je ne puis avec joie question
ner ou parler sur ce sujet, depuis qu'un Étolien m'a trompé par
ses discours. Il avait tué un homme, et, après avoir erré dans bien
des contrées, il vint en ma demeure ; je l'accueillis avec bienveil
lance. Alors il m'assura que dans la Crète , auprès d'Idoménée , il
avait vu mon maître occupé à réparer ses navires que la tempête
avait brisés. Oui, dit-il, Ulysse reviendra pendant cet été ou à l'au
tomne avec d'immenses richesses et tous ses compagnons divins .
Et toi , vieillard , éprouvé par tant de misères , puisqu'une divinité
t'a conduit près de moi , ne cherche pas, par des mensonges, à te
rendre agréable , à me charmer : ce ne sont point tes promesses
qui te feront révérer et chérir ; mais la crainte de Jupiter hospita
lier et la compassion que je ressens pour toi, >»
<< Ah ! répond le prudent Ulysse, ton sein renferme un cœur
plein de méfiance. Quoi , mes serments ne peuvent t'ébranler !
mais faisons un accord , et qu'au-dessus de nos têtes les dieux , ha
bitants de l'Olympe , soient nos témoins . Si ton roi revient en
cette maison , tu me donneras des vêtements : une tunique , un
manteau , et tu me feras conduire à Dulichios selon le désir de
mon âme ; s'il ne revient pas comme je te l'annonce , fais-moi
saisir par tes serviteurs et précipitez-moi du haut d'un rocher ,
afin que les vagabonds à l'avenir cessent leurs vains men
songes. >>
<< O mon hôte ! s'écrie le pasteur divin, cette action parmi les
hommes, maintenant et à l'avenir, ternirait ma renommée et l'é
clat de ma vertu. Eh quoi ! après t'avoir introduit dans ma de
meure et donné l'hospitalité , je te priverais de la vie et j'oserais
encore implorer Jupiter ! Mais voici le moment de prendre de la
nourriture ; bientôt mes compagnons vont arriver, afin qu'à mon
foyer nous préparions un abondant repas. »
Comme ils achèvent cet entretien, les troupeaux et les pâtres
approchent. Ceux-ci renferment les porcs dans les étables où ils
passent la nuit ; l'air retentit de l'immense rumeur de ces nom
43.
510 ODYSSÉE .
CHANT XV.
point reposer le joug qui les unit . Le soleil se couche, les ténè
bres obscurcissent tous les chemins. Les héros arrivent à Phères
en la demeure de Dioclée, fils d'Orsiloque , issu du fleuve Alphée.
Là ils reposent toute la nuit, et le roi leur offre l'hospitalité . Aux
premières lueurs de la fille du matin , de l'Aurore aux doigts de
rose, ils attellent les coursiers , remontent sur le char éclatant,
et le poussent hors du vestibule, sous le portique sonore . Les hé
ros fouettent les coursiers, qui d'eux-mêmes volent avec ardeur.
Bientôt ils atteignent la ville escarpée de Pylos ; alors Télémaque
dit au fils de Nestor :
<< Ami, comment vas-tu remplir ta promesse ? nous sommes
hôtes à jamais par l'amitié de nos pères, par le rapport de nos
âges, par ce voyage qui surtout doit unir -nos âmes. Ne me con
duis point au delà de mon navire ; mais laisse -moi descendre
ici, de peur que le vieillard , dans le désir de me fêter, ne me re
tienne malgré moi dans son palais , lorsqu'une nécessité cruelle
me rappelle promptement . >>
Il dit le fils de Nestor réfléchit en son âme comment, selon
la justice, il remplira ses promesses. Enfin ce parti lui semble
le meilleur : il dirige ses coursiers vers le rivage, atteint le na
vire, fait placer dans ses flancs les nobles dons de Ménélas : l'or
et les vêtements, et par ces paroles rapides il anime l'ardeur de
son ami :
«< Hâte-toi maintenant de t'embarquer , presse tes compagnons ,
avant que je rentre au palais et que j'aie parlé à mon père . Je
connais les emportements de son cœur, il ne te laissera pas partir,
et lui-même viendra te chercher jusqu'ici . Sans doute il ne vou
drait pas te congédier sans te combler de présents, et je m'attends
à voir éclater son courroux . »>
A ces mots, Pisistrate pousse les coursiers à flottante crinière
vers Pylos, et bientôt il arrive au palais de son père . Cependant
Télémaque donne à ses compagnons des ordres empressés.
<< Appareillez le navire, ô mes amis , embarquez -vous à l'in
stant.et sillonnons les flots . >>
Il dit : prompts à lui obéir, soudain ils remplissent leurs bancs .
Pendant ces apprêts le héros adresse ses vœux à Minerve, et, près
de l'extrémité du navire, il fait des libations, lorsque accourt un
étranger fuyant Argos, où il a tué un citoyen . Devin de nais
sance, telle est son origine : Mélampe jadis habita Pylos, mère
des troupeaux , où s'élevait son opulente demeure ; mais il
l'abandonna et s'enfuit au sein d'un autre peuple pour éviter la
haine de Nélée, le plus illustre des humains . Ce roi, durant une
année entière, retint par violence, ses nombreuses richesses, tan
44
518 ODYSSÉE .
dis que dans le palais, bâti par Phylas , lui- même était chargé
de liens et souffrait de cruelles douleurs à cause de la grave in
jure que, pour mériter la belle Péro , il avait osé faire à Iphiclès :
car la farouche Érinnys avait inspiré son esprit . Mais enfin Mé
lampe évita la mort , poussa jusque dans Pylos les bœufs mugis
sants du roi de Phylacé , tira vengeance de l'injustice du divin
Nélée , conduisit à la maison de son frère la fille de ce roi, et
s'exila dans Argos, féconde en coursiers , où sa destinée était
d'achever sa carrière en régnant sur des peuples nombreux.
En cette contrée il s'unit à son épouse ; il contruisit un superbe
palais, et donna le jour à deux fils vaillants : Antiphate et Mantios .
Antiphate fut le père du magnanime Oïclée et d'Amphiaraos,
sauveur du peuple, héros que Jupiter et Phébus chérirent en leur
cœur d'un amour sans bornes. Cependant il ne parvint pas au
seuil de la vieillesse ; mais , victime de la trahison de sa femme,
que séduisirent des présents, il périt devant Thèbes et laissa deux
fils Amphiloque et Alcmaon . Mantios engendra Polyphéide et
Clitos . L'Aurore , éprise de la beauté de Clitos , l'enleva et le trans
porta parmi les immortels. Mais Apollon , après la mort d'Am
phiaraos, voulut que le superbe Polyphéide fût de tous les humains
le devin le plus infaillible ; et ce héros, irrité contre son père,
émigra dans l'Hypérésie, qu'il habita en interprétant à tous les
mortels les signes des dieux. C'est son fils qui maintenant sur
vient, et dont le nom est Théoclymène . Il s'arrête auprès de Té
lémaque au moment où, vers le navire , le fils d'Ulysse adresse
ses vœux à Minerve et répand des libations.
<< Ami, s'écrie-t-il, ô toi qui fais ici cette offrande , je t'en con
jure, par la divinité que tu honores, par ta tête, par celle de tes
compagnons, réponds à mes questions aver sincérité, ne me cèle
rien qui es-tu parmi les hommes ? d'où es- tu ? où sont ta cité, ta
famille? >»
Étranger , reprend le prudent Télémaque , je te dirai ces
choses sans déguisement. Je suis d'une famille d'Ithaque ; mon
père est Ulysse, s'il existe encore ; mais, sans doute , il a péri
d'une mort déplorable : c'est pour m'informer du destin d'un
héros , absent depuis de longues années, qu'avec mon navire et
mes compagnons je suis venu sur ces rives . »
<< Et moi, reprend Théoclymène, semblable à un dieu , j'aban
donne ma patrie, où j'ai immolé un citoyen d'une puissante fa
mille. Ses nombreux frères , ses compagnons habitent Argos , fé
conde en coursiers, et exercent un grand pouvoir sur les Grecs ;
je fuis pour éviter de leurs mains la mort et la sombre Parque.
Hélas ! ma destinée est d'errer désormais parmi les humains . Mais
T
CHANT XV. 519
mande qui elle est, quelle est sa patrie. Aussitôt elle lui parle des
superbes demeures paternelles.
« Je me glorifie , dit-elle , d'être née à Sidon , riche en airain ; je
suis fille de l'opulent Aribas ; des pirates taphiens m'ont enlevée
dans les champs , m'ont conduite en cette île et m'ont vendue à
Ctésios qui, dans son palais, leur a offert un noble prix. »
<« Ah ! reprend le Phénicien , que ne reviens-tu dans ta patrie
avec nous ! tu reverrais le toit superbe de ton père et de ta mère,
car ils vivent encore, et leurs grandes richesses me sont connues . >>
« Je le ferai, répond - elle, si, par un serment, les nautoniers
m'assurent qu'ils me conduiront saine et sauve chez mon père. »
<< Elle dit : et tous prêtent le serment qu'elle a demandé . Lors
qu'ils ont juré, lorsqu'ils ont accompli le serment :
<<< Silence, maintenant ! s'écrie-t - elle . Gardez-vous dans les rues
ou près de la fontaine de m'aborder ni de m'adresser la parole,
de peur qu'on n'avertisse le vieillard : s'il concevait des soupçons ,
il me chargerait de liens et préparerait votre perte. Mais ren
fermez en vos esprits notre entretien ; hâtez -vous de faire vos
échanges ; dès que le navire sera rempli, envoyez-moi prompte
ment un message, je vous porterai autant d'or qu'il m'en tombera
sous la main. Mais puissé-je , au gré de mes désirs, vous donner
de mon passage un salaire plus précieux ! Je prends soin , dans le
palais , du fils de mon maître, enfant turbulent, toujours prêt à
courir hors du logis ; je veux vous le conduire, vous en tirerez un
grand prix lorsque vous le vendrez chez des peuples lointains. »
« A ces mots, elle s'éloigne et rentre au palais. Les Phéniciens
restent près de nous l'année entière ; ils acquièrent dans leur
vaste vaisseau de nombreux trésors. Enfin le chargement du re
tour est achevé ; alors ils envoient un message pour avertir la
captive. C'est un homme plein d'artifice qui apporte au palais de
mon père un collier d'or et d'ambre. Mon auguste mère et ses
femmes se le passent de main en main , le dévorent du regard et
en offrent un prix. Lui cependant fait en silence à la Phéni
cienne un signe qu'elle comprend, puis il retourne vers le na
vire. Aussitôt elle m'entraîne en me tirant par la main , franchit .
le seuil du palais , et trouve dans le vestibule, sur des tables dres
sées, des coupes d'or ; car les amis de mon père viennent de quitter
le festin pour se rendre à l'assemblée du peuple . L'audacieuse
captive saisit et cache dans son sein trois coupes. Je la suis avec
l'insouciance de mon âge . Le soleil se couche, les ténèbres enve
loppent tous les chemins ; nous arrivons d'un pas rapide au port,
où se trouve le vaisseau léger des Phéniciens. Ils s'embarquent,
nous prennent avec eux et fendent les sentiers humides ; Jupiter
CHANT XV . 523
leur envoie un vent favorable . Pendant six jours et six nuits nous
voguons sans relâche . Mais lorsque le fils de Saturne ramène la
septièmejournée , Diane, fière de ses traits, frappe la Phénicienne ;
elle tombe avec fracas dans la sentine comme un oiseau de mer.
Les matelots la jettent par- dessus le bord pour servir de pâture
aux poissons et aux phoques, et je reste seul avec eux, le cœur
contristé. Cependant le vent et les flots nous poussent sur Ithaque,
où Laërte m'achète de ses propres richesses. C'est ainsi que mes
yeux ont vu cette terre . >>
<« Cher Eumée, s'écrie Ulysse, que ton récit m'a ému l'âme !
que de souffrances tu as endurées ! Mais pour toi Jupiter à
côté du mal a placé le bien , puisque après tes traverses tu es
entré dans la maison d'un homme plein de bonté, où tu n'as ja
mais éprouvé le besoin, et où s'écoule paisiblement ta vie. Mais
moi, avant d'arriver en cette île , en combien de contrées et de
demeures des hommes n'ai-je point porté mes pas errants ! »
Tel est leur entretien ; ils prennent ensuite un court moment
de repos, de peu de durée, car bientôt l'aurore brille . Cepen
dant les compagnons de Téléniaque abordent la côte, détachent
la voile, abaissent vivement le mât, poussent le navire à force de
rames dans le port, jettent les ancres et fixent le vaisseau avec
des câbles. Alors ils descendent sur la plage, préparent le repas,
et mélangent le vin plein de feu . Lorsqu'ils ont chassé la faim
et la soif, le prudent Télémaque, le premier, rompt le silence :
<< Maintenant conduisez à la ville notre navire ; je vais visiter
mes pâtres et mes champs . Ce soir, après avoir vu leurs travaux ,
j'irai vous rejoindre ; et demain à l'aurore je vous offrirai , en ré
compense de ce voyage, un repas où abonderont les chairs et le
vin délectable. »
« Et moi, cher fils, s'écrie Théoclymène, où dois-je me rendre?
Quel est des hommes qui dominent dans l'âpre Ithaque celui que
je dois aller trouver ? Faut-il me diriger chez ta mère, dans ton
propre palais ? »
« Hélas ! reprend le prudent Télémaque, je ne t'indiquerais
pas une autre demeure que la mienne, les dons hospitaliers y
abondent ; mais ce séjour serait pour toi le pire : je m'absente, et
tu ne verrais pas ma mère qui, loin de se montrer aux yeux des
prétendants, reste dans ses appartements supérieurs , où elle tra
vaille à des tissus précieux . Toutefois je puis t'indiquer un hôte ;
va chez Eurymaque , fils de Polybe, que maintenant les citoyens
d'lthaque considèrent comme un dieu . C'est le plus illustre des
hommes ; il brûle surtout d'obtenir la main de Pénélope ct de
succéder au domaine dont jouissait Ulysse . Mais Jupiter Olym
524 ODYSSÉE .
pien qui habite l'éther sait si, au lieu du jour de l'hyménée, les
prétendants ne verront pas luire sur eux le jour suprême. »
Comme il dit ces mots, un oiseau vole à sa droite : c'est l'éper
vier rapide, messager d'Apollon. Il déchire dans ses ongles une
colombe, et répand ses plumes à terre entre Télémaque et le na
vire. A cette vue Théoclymène entraîne le héros à l'écart, le
prend par la main et lui dit :
« Télémaque, ce n'est point sans la volonté d'un dieu que cet
oiseau vole à ta droite ; en le regardant avec attention , je le re
connais pour un augure. Non , il n'est point dans Ithaque de race
plus royale que la vôtre , et vous serez toujours les plus puis
sants. >>
<< Puisse ta parole s'accomplir , ô mon hôte ! s'écrie le fils
d'Ulysse . Je te comblerai de marques d'amitié, de présents, et tu
pourras à l'avenir passer pour un homme heureux . >>
« Pirée, continue- t- il en s'adressant au fils de Clytios , son fi
dèle compagnon , des amis qui m'ont suivi à Pylos tu es le plus
docile à mes ordres . Conduis mon hôte en ta demeure, aie soin
de le fêter avec honneur jusqu'à mon retour. »
« Télémaque, reprend Pirée, dusses-tu faire une longue ab
sence, j'aurai soin de cet étranger, et il ne manquera pas de ce
qu'exige l'hospitalité. »
Pirée, à ces mots, se rembarque, appelle ses compagnons qui
le suivent et bientôt remplissent les bancs . Cependant Télémaque
attache sous ses pieds de belles sandales, saisit sur le pont une
forte javeline surmontée d'une pointe d'airain. Ses amis déta
chent les câbles, et , selon ses ordres, le vaisseau vogue vers la
ville ; tandis que, d'un pas rapide, il marche jusqu'aux étables où
sont renfermés ses porcs nombreux , que surveille avec vigilance
le fidèle Eumée, plein de dévouement pour ses maîtres.
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CHANT XVI.
CHANT XVII .
plais sans doute à voir la foule ici rassemblée dévorer les biens
de ton maître, et il faut que tu appelles encore des convives . »>
<« Antinoos, répond le pâtre, tu es noble ; mais tes paroles sont
odieuses. Quels hommes, de leur plein gré, appellent un étranger
survenant des contrées lointaines , s'il n'est de ceux dont l'art in
téresse le peuple ? un devin , un savant médecin expérimenté, un
artisan habile à façonner le bois , ou un poëte divin dont les ac
cents nous charment : voilà ceux des mortels que par toute la
terre sans limites on se plaît à inviter . Mais personne n'attire un
mendiant pour consumer ses propres biens. De tous les préten
dants, tu es le plus dur pour les serviteurs d'Ulysse, et surtout
pour moi ; mais je ne m'en inquiète point aussi longtemps que
vivent dans ce palais la prudente Pénélope et Télémaque sembla
ble aux dieux . >>
« Garde le silence, s'écrie Télémaque ; ne lui réponds pas si
longuement. N'est- ce point sa coutume de proférer des paroles
provoquantes et d'entraîner les autres à l'imiter ? »
Il dit puis, se tournant vers le jeune prétendant, il ajoute :
« Antinoos, quels soins paternels ! et que je t'en sais gré ! Quoi !
tu ordonnes à cet étranger de sortir du palais ; tu fais usage de
paroles impérieuses ; puisse un dieu empêcher ta volonté de
s'accomplir. Donne à ce mendiant ce qu'il demande, je ne te le
reprocherai point ; je t'y exhorte même. Ne crains pas par tes
dons d'offenser ma mère ni aucun des serviteurs du divin
Ulysse. Mais ce n'est point cette pensée qui te retient, et tu
aimes mieux engloutir tous ces mets que d'en faire part à un in
fortuné. »
« Télémaque, s'écrie Antinoos , superbe discoureur, emporté
par un vain courroux , qu'oses-tu dire? Si tous les prétendants lui
donnaient autant que moi, nous serions délivrés de sa présence
au moins pendant trois lunes. » A ces mots, il soulève et montre
l'escabelle qui repose sous la table, et où pendant le repas s'ap
puient ses pieds brillants.
Cependant les autres convives donnent tous à Ulysse et rem
plissent de chairs et de pain sa pauvre besace . Déjà le héros est
près de revenir sur le seuil pour savourer les présents des Grecs ,
lorsqu'il s'arrête devant Antinoos et lui dit :
« Ami, que je reçoive un don de tes mains; tu ne me parais
pas le moindre des Grecs, mais le plus noble ; car tu ressembles
à un roi. Il est digne de toi de m'offrir plus que les autres, et je
répandrai tes louanges sur la terre sans limites. Moi aussi, jadis
fortuné parmi les hommes, j'ai habité une riche maison ; j'ai sou
yent donné aux étrangers sans asile, quels qu'ils fussent, quelle
CHANT XVII. 545
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CHANT XVIII..
ils se disputent de toute leur âme, Antinoos les aperçoit, et, riant
doucement, il dit aux jeunes Grecs :
« Amis, voilà ce que nous n'avons jamais vu . Quel nouveau
plaisir un dieu nous envoie ! Iros et l'étranger se disputent à en
venir aux mains; hâtons-nous de les faire combattre. >>
Il dit et tous s'élancent en éclatant de rire. Bientôt ils entou
rent les deux mendiants en haillons. Le fils d'Eupithée prononce
ces mots :
«Ecoutez-moi, généreux prétendants, soyez attentifs à mes pa
roles. Des poitrines de chèvres remplies de sang et de graisse, et
destinées au repas du soir, sont étendues devant le foyer. Quel
que soit le vainqueur, il enlèvera celle que lui-même il aura choi
sie ; nous l'admettrons à l'avenir à tous nos festins, et nous ne
souffrirons pas qu'un autre mendiant vienne demander parmi
nous. >>>
Ainsi parle Antinoos, et les prétendants applaudissent, lorsque
Ulysse leur adresse ces mots artificieux :
« Amis, comment un vieillard affaibli par la misère peut-il lutter
contre un homme brillant de jeunesse? Mais la faim me presse ; la
faim, cause de tant d'actions insensées , va me faire accabler de
coups . Cependant, engagez - vous tous par un serment solennel à ne
point seconder Iros, à ne point me frapper traîtreusement d'une
main pesante, pour qu'il l'emporte sur moi . »><
Il dit tous jurent comme il l'a demandé . Télémaque, à son
tour, prend la parole :
« Étranger , si ton cœur et ton âme généreuse t'excitent à chasser
Iros, ne redoute aucun autre des Grecs . Celui qui te pousserait
aurait à combattre plus d'un adversaire : moi d'abord , qui t'ai reçu
comme hôte, et deux rois prudents qui m'approuvent, Euryma
que et Antinoos. »
Il dit : et tous applaudissent . Cependant Ulysse se ceint de ses
haillons , et laisse à nu ses cuisses grandes et belles ; il découvre
aussi ses larges épaules, sa poitrine et ses bras vigoureux . Minerve
approche, elle grossit les membres du pasteur des peuples . Les
prétendants sont saisis d'une vive surprise, et à cet aspect ils se
disent entre eux :
« Ah ! bientôt Iros perdra son nom et sentira le mal qu'il s'est
attiré ! Quels muscles nous montre ce vieillard, en écartant ses vê
tements ! >>
Pendant qu'ils échangent ces propos, l'âme d'Iros est misérable
ment émue. Cependant les serviteurs le conduisent et le ceignent
par force, tout tremblant ; on voit ses chairs frissonner. Antinoos
le gourmande et s'écrie :
552 ODYSSÉE .
dence, tel fut ton père ; car la renommée m'a dès longtemps ap
pris que Nisos est dans Dulichios un héros noble et riche. On dit
que tu lui dois le jour, et tu parais un homme éloquent . Je te le
dis donc sois attentif à mes paroles et ne les néglige pas . De
tous les êtres que nourrit la terre et qui volent ou rampent sous
le ciel, nul n'est plus misérable que l'homme . Jamais il ne peut
croire que l'infortune puisse l'atteindre, aussi longtemps que les
dieux soutiennent ses forces , et que ses genoux se meuvent. Mais
lorsque les bienheureux immortels l'ont plongé dans le malheur,
il se refuse à le supporter d'un cœur patient. Hélas ! la pensée
des frêles humains est mobile non moins que les jours que fait
luire sur eux le père des dieux et des hommes . Moi aussi , jadis il
me fut donné d'être heureux parmi les guerriers ; souvent aussi
j'ai commis des actions injustes, emporté par ma force et mon
énergie, confiant dans l'appui de mon père et de mes frères . Qu'un
mortel donc se garde de s'abandonner à l'iniquité, mais qu'il
jouisse en silence des biens que les dieux lui accordent . Ici je
vois les prétendants le cœur plein d'injustice, consumant les ri
chesses, outrageant l'épouse d'un héros, qui, je le pense , ne sera
pas longtemps encore éloigné d'ithaque . Toi , puisse une divinité
• te conduire en ta demeure pour qu'il ne t'enveloppe pas dans sa
vengeance lorsqu'il reviendra dans sa douce patrie . Certes à son
retour il ne dispersera pas les prétendants sans ensanglanter son
palais. >>
A ces mots, il fait une libation , boit le vin délectable et remet
la coupe entre les mains du chef des guerriers. Celui- ci traverse
le palais le cœur contristé, secouant la tête , car en son âme il
prévoit des malheurs ; mais il ne doit pas éviter la mort : Minerve
le retient pour qu'il soit dompté plus tard par les mains et la forte
javeline de Télémaque . Maintenant il reprend sa place sur le trône
qu'il a un moment quitté.
A ce moment, Minerve inspire à la fille d'Icare de se montrer
aux prétendants , pour exalter leurs âmes et pour qu'elle devienne
encore plus honorable à son époux et à son fils. Soudain la noble
reine laisse éclater un rire léger et s'écrie :
« Eurynome, mon âme est excitée par un désir nouveau ; je
veux apparaître aux prétendants malgré la haine que je leur
porte ; je donnerai à mon fils le conseil salutaire de ne point se
mêler à la foule de ces hommes superhes qui le flattent par de
douces paroles et méditent en secret sa perte . »
« Chère enfant ! reprend l'économe, ton projet est plein de sa
gesse, fais entendre ta voix à Télémaque, ne lui cèle rien . Cepen
dant purifie ton beau corps ; parfume d'huile tes joues ; ne sors
47
554 ODYSSÉE.
pas ainsi le visage flétri de larmes : rien n'est plus funeste que les
pleurs continuels. Eh quoi ! ton fils n'est-il pas maintenant un
homme, et n'as-tu pas maintes fois demandé aux immortels de
voir son menton ombragé de duvet ? »
<< Bonne Eurynome, reprend Pénélope , que tu es attentive !
mais ne me parle pas de purifier mon corps, de parfumer mon
visage. Hélas ! les dieux qui habitent l'Olympe ont détruit ma
beauté du jour que mon époux est parti sur un large navire.
Ordonne à Autonoé, à Hippodamie de venir auprès de moi, elles
m'accompagneront dans la salle du festin ; je ne veux point
seule me rendre à l'assemblée de ces hommes, car j'en aurais
honte . >>
A peine a-t-elle achevé, qu'Eurynome court dans le palais por
ter aux deux femmes les ordres de la reine et les presser d'obéir.
Alors Minerve conçoit un nouveau dessein . Elle répand sur la fille
d'Icare un doux sommeil. Pénélope s'endort sur son long siége ;
ses sens n'ont plus d'énergie ; aussitôt la plus noble des déesses
lui fait des présents divins pour que les Grecs l'admirent . D'abord
avec de l'ambroisie elle purifie son visage ; telle Vénus est parfu
mée lorsqu'elle se rend aux danses charmantes des Grâces. Mi
nerve fait paraître la reine plus grande, plus majestueuse, et lui ,
donne un teint plus blanc que le frais ivoire . A peine a-t-elle
achevé, qu'elle s'éloigne, comme les deux belles suivantes arri
vent du palais ; le bruit de leurs pas retentit et arrache leur mai
tresse à son paisible sommeil . De ses mains elle se presse les joues
et s'écrie :
<< Eh quoi ! malgré ma douleur, le doux sommeil a pu m'en
velopper ; puisse la chaste Diane m'envoyer dès maintenant une
aussi douce mort ! puissé-je ne pas continuer à consumer ma vie ,
l'âme contristée, le cœur dévoré du regret d'un époux chéri doué
de toutes les vertus, le plus illustre des Grecs !... »
En parlant ainsi , elle descend de sa chambre resplendissante ,
non point seule, car ses deux suivantes l'accompagnent. Bientôt
la plus noble des femmes arrive près des prétendants , elle s'ar
rête sur le seuil superbe de la salle et couvre d'un voile éclatant
son beau visage . Les deux femmes fidèles se tiennent à ses côtés.
Les prétendants à sa vue sentent leurs genoux fléchir ; l'amour
transporte leurs âmes ; ils désirent tous partager la couche de la
reine. Celle- ci cependant s'adresse à Télémaque, son fils chéri :
« Télémaque, ton esprit manque de fermeté, de réflexion . Dans
ton enfance, tu roulais en ton âme de plus saines pensées ; main
tenant que ta taille est celle d'un héros, que tu es arrivé au terme
de l'adolescence ; maintenant que tout étranger à te voir te recon
CHANT XVIII. 555
donné aux étrangers sans asile, quels qu'ils fussent, quel que fût
le besoin qui les conduisit. J'avais de nombreux esclaves et tous
les biens qui rendent la vie heureuse et qui font passer pour
opulent ; mais le fils de Saturne a tout détruit : telle a été sa vo
lonté... Crains donc, ô femme ! de perdre aussi la beauté qui te
fait briller parmi les captives ; prends garde que ta maîtresse
irritée ne te punisse, ou que son époux ne revienne ; car tout es
poir n'est pas perdu . S'il a en effet succombé , s'il n'est plus pour
lui de retour, déjà son fils, par la volonté d'Apollon , le remplace.
Il saura toutes les mauvaises actions des femmes de ce palais, et
il n'est plus un enfant . >»
Il dit : la prudente Pénélope l'entend et réprimande sa captive :
<< O fille audacieuse ! je vois ton insolence que tu expieras sur ta
tête ; car tu n'ignores pas que, plongée dans une affliction pro
fonde, j'ai dessein de questionner cet étranger sur le sort de mon
époux. >>
Elle dit ; puis , se tournant vers l'économe , elle ajoute : « Eu
rynome , apporte un siége recouvert de toisons , afin que notre
hôte , assis à mes côtés , m'entende et me parle ; je désire l'in
terroger. >>
Eurynome s'empresse d'obéir, elle approche un siége brillant
qu'elle couvre de toisons . Le patient et divin Ulysse s'y assied ,
et Pénélope commence l'entretien.
« O'mon hôte ! je veux moi-même d'abord t'interroger. Qui
es-tu parmi les hommes ? dans quelle contrée as-tu reçu le jour ?
où sont ta cité, ta famille ? »
« O femme ! répond le patient Ulysse, personne sur la terre
sans limites ne refusera de te rendre hommage, ta gloire s'élève
jusqu'au vaste ciel comme celle d'un héros irréprochable qui,
craignant les dieux , règne sur des guerriers nombreux et vail
lants en maintenant la justice . Autour de lui , les champs fertiles
produisent de riches moissons ; les arbres plient sous le faix des
fruits ; les troupeaux multiplient constamment ; la mer abonde
en poissons, et sous ses lois le peuple pratique la vertu . Main
tenant donc, dans ton palais, tu peux me demander tout ce qui
t'intéresse. Toutefois, n'insiste pas pour connaître ma patrie, ma
famille ; ne réveille pas de douloureux souvenirs et n'ajoute pas
aux afflictions de mon âme. Hélas ! tu vois un homme accablé
d'infortunes, et je rougirais, assis au foyer d'une maison étran
gère, de la remplir de gémissements et de larmes . Il est honteux
de pleurer sans relâche. C'est alors que tes captives m'outrage
raient et peut-être toi- même : vous diriez que l'ivresse fait cou
ler mes pleurs . »>
CHANT XIX . 563
1
CHANT XIX . 565
époux parmi les hommes (si le passé n'est pas un songe) , toujours
prêt à accueillir et à faire reconduire les hôtes dignes de respect.
Mais, ô mes suivantes , baignez les pieds de mon hôte et dressez
sa couche ; étendez un lit de manteaux , de couvertures éclatantes ;
qu'à l'abri du froid il repose jusqu'à l'aurore . Aux premières
lueurs du matin vous le baignerez , vous le parfumerez, afin
qu'assis dans le palais , auprès de Télémaque, il savoure ses repas .
Malheur aux insensés qui l'offenseront désormais ; quelque cour
roux qu'on en conçoive, je veux qu'il ne soit chargé ici d'aucun
labeur. Comment, ô mon hôte ! répéterais-tu que je surpasse les
autres femmes par l'esprit et la prudence , si , manquant de pro
preté, enveloppé d'un mauvais manteau, tu t'asseyais au festin
dans mon palais ? La vie des mortels est de courte durée. L'homme
inique, qui commet des actions iniques, est poursuivi pendant
sa vie d'imprécations qui appellent sur lui mille maux ; après sa
mort, sa mémoire est maudite. L'homme irréprochable, dont les
actions sont irréprochables, jouit au loin d'une bonne renommée,
et sa douceur est en tous lieux le sujet des éloges de ses hôtes . »
<< O femme vénérable d'Ulysse ! répond le héros , les manteaux,
les tapis éclatants me sont odieux depuis que , montant sur un
vaisseau à longues rames, je me suis éloigné des monts neigeux
de la Crète. Laisse-moi m'étendre comme je l'ai fait pendant tant
de nuits sans sommeil . Combien de fois ai-je reposé sur une dure
couche, attendant patiemment le retour de l'aurore ! Les bains de
pied non plus ne sont pas désirés par mon âme ; aucune des
captives de ton palais ne me donnera ce soin , s'il ne s'y trouve
une prudente vieille des temps passés , éprouvée comme moi par
la souffrance . Je ne refuserai point qu'une telle femme me lave
les pieds. »
« Cher hôte, reprend la reine, jamais homme aussi sensé n'est
venu dans cette maison qui a reçu tant d'hôtes lointains dignes
d'amitié ; tous tes discours respirent la sagesse . J'ai auprès de moi
une vieille dont l'esprit est plein de prudence . C'est elle qui jadis
nourrit et entoura de soins cet infortuné ; c'est elle qui le reçut
dans ses bras, au moment où sa mère lui donna le jour. Elle te
lavera les pieds malgré sa faiblesse .
<< Viens ici , bonne Euryclée , baigne le contemporain de ton
maître. Hélas ! peut- être Ulysse a- t- il comme lui les signes de la
décrépitude , car l'infortune amène promptement la vieillesse. »
A ces mots, la nourrice cache de ses mains son visage, laisse
échapper des larmes brûlantes, et s'écrie en sanglotant :
« O mon fils ! je ne puis rien pour toi. Oui , Jupiter, parmi les
hommes, t'a pris en haine malgré la piété de ton âme. Qui donc,
568 ODYSSÉE .
parmi les humains, a plus que toi brûlé des cuisses succulentes
pour le dieu qui se réjouit à lancer la foudre ? Qui donc lui a
plus offert de solennelles hécatombes ? Hélas ! tu l'implorais de
t'accorder une heureuse vieillesse , tu lui demandais d'élever ton
illustre fils, et il t’a ravi l'instant du retour. Peut- être aussi des
femmes maudissent-elles Ulysse sous les toits superbes où pé
nètrent les hôtes lointains, comme toutes ces impudentes te mau
dissent . O vieillard ! tu crains leurs outrages . Pour éviter leurs
nombreux affronts , tu ne veux point qu'elles te lavent, et la pru
dente fille d'Icare m'ordonne à moi , qui m'y prête avec joie,
de remplir ce devoir . Oui , je baignerai tes pieds et ceux de Pé
nélope pour l'amour de toi ; car, en mon sein , mon âme est
émue de tes douleurs . Mais entends la parole que je vais dire : bien
des hôtes lointains sont venus dans ce palais ; jamais aucun ne
m'a paru, comme toi , ressembler à Ulysse pour le maintien , la
marche et la voix . »>
« O vénérable suivante ! répond le héros , tu penses comme
ceux qui nous ont vus tous les deux . On assure que nous nous
ressemblons merveilleusement ; la prudence même inspire donc
tes paroles . >>
A ces mots, la vieille prend un bassin éclatant , elle y verse
une onde fraîche et la chauffe avec de l'eau bouillante. Cepen
dant Ulysse , assis devant le foyer, se retourne vivement , et so
place dans l'obscurité. Son âme est saisie de la crainte soudaine
qu'Euryclée ne voie sa cicatrice et ne dévoile son secret. La
nourrice, en effet, s'approche de son maître, le baigne et recon
naît bientôt les traces de la blessure que lui fit jadis la blanche
défense d'un sanglier , lorsque sur le Parnasse il visita Autolycos
et ses fils . Ce héros était le vaillant père de sa mère ; supérieur
aux autres hommes par son habileté à s'emparer d'un riche butin
et à prononcer des serments ambigus . Mercure lui-même, pour
qui il brûlait les cuisses succulentes des agneaux et des chèvres,
l'instruisit dans cet art et se plut à l'accompagner.
Autolycos visita l'opulente Ithaque, au moment où la noble
Anticlée venait de donner le jour à un fils . Euryclée , après le
repas, posa l'enfant sur les genoux de son aïeul et lui dit :
« Autolycos , invente un nom que tu puisses donner au fils de
ta fille chérie ; n'est-ce pas toi qui l'as le plus désiré ? »
« O mon gendre ! ô ma fille ! répond Autolycos, donnez à votre
fils le nom que je vais dire : j'arrive auprès de vous irrité, sur
la face de la terre, contre un grand nombre de mortels ; que son
nom soit donc Ulysse, en mémoire de mon courroux . Je l'invite ,
lorsqu'il sera parvenu à la florissante jeunesse, à venir sur le
CHANT XIX . 569
Parnasse dans le vaste palais de son aïeul maternel, où sont
renfermés mes trésors. Je lui ferai de riches présents et ne le con
as gédierai que plein de joie. »
A cause de ces paroles, Ulysse se rendit auprès de lui pour
sit recevoir de riches présents . Autolycos, les fils d'Autolycos, le
pressent dans leurs bras et l'accueillent avec de douces paroles.
Amphithéa, la mère de sa mère , l'embrasse et couvre de baisers
sa tête et ses beaux yeux. Le roi ordonne à ses illustrės fils de
préparer le festin . Prompts à obéir, ils amènent soudain un tau
rean de cinq ans, dont ils enlèvent la dépouille ; ils séparent
ensuite ses membres , les traversent de broches, les rôtissent avec
soin et distribuent les chairs . Durant tout le jour, jusqu'au cou
=> cher du soleil, les convives savourent le repas ; personne en son
âme ne se plaint de l'inégalité des mets. Le soleil disparaît et fait
place aux ténèbres ; alors ils s'étendent sur des couches et goûtent
les douces faveurs du sommeil . Aux premières lueurs de la fille
du matin , de l'Aurore aux doigts de rose , les fils d'Autolycos
21 partent avec leurs chiens pour la chasse aux bêtes fauves, et
parmi eux marche le divin Ulysse ; ils gravissent le Parnasse es
carpé , couvert de forêts, et bientôt atteignent ses retraites pro
fondes , battues par les tempêtes . Déjà le soleil , au sortir des
abîmes du paisible Océan, frappe de ses rayons les campagnes ,
lorsque les chasseurs entrent dans un vallon où les chiens , lau
cés sur une piste , les ont précédés . Les jeunes héros les suivent
de près , et parmi eux le divin Ulysse vibre une longue javeline.
En ce lieu se cache , sous un immense amas de feuilles sèches ,
un énorme sanglier au plus profond du hallier, couvert d'un
épais feuillage, que jamais ne pénètrent le souffle humide des
vents, ni les rayons ardents du soleil, ni même les grandes pluies.
Náv Les aboiements des chiens, le bruit des pas des hommes qui les
conduisent, entourent la formidable bête ; elle sort de sa retraite,
5 furieuse, les soies hérissées, les yeux flamboyants ; elle s'arrête
non loin des chasseurs . Ulysse, le premier, de sa forte main , sou
lève sa longue javeline et pousse au monstre qu'il brûle de frap
per . Mais le sanglier le prévient, fond sur lui et le blesse au ge
nou ; la défense laboure obliquement les chairs et les enlève , mais
sans atteindre l'os. Le héros en même temps, d'un coup terrible,
perce l'épaule droite de la bête et traverse tout son corps de la
pointe d'airain ; elle tombe, en criant, dans la poussière, et la vie
aussitôt l'abandonne. Alors les fils d'Autolycos soignent la bles
sure de l'irréprochable et divin Ulysse , la bandent avec adresse,
et par leur incantation arrêtent le sang noir qui s'en écoule ; ils
retournent ensuite à la demeure de leur père chéri . Autolycos et
48 .
570 ODYSSÉE .
^ NIGELDON . ~~.
CHANT XX. !
leurs. Oui, dès longtemps j'eusse fui près de l'un des rois superbes
des contrées lointaines , car ici tout devient intolérable. Mais j'es
père toujours que cet infortuné reviendra et dispersera les préten
dants. >>
<«< Ami, répond l'artificieux Ulysse, personne ne te prendra pour
un méchant ni pour un insensé. Je reconnais moi-même que la
sagesse anime ton esprit , et je puis m'ouvrir à toi, oui, je t'en fais
le serment solennel. J'atteste Jupiter , le plus grand des dieux ,
j'atteste la table hospitalière et le foyer de l'irréprochable Ulysse.
où je me suis assis, que , tandis que tu es dans cette demeure , ton
maître y rentrera et que tu le verras de tes yeux, si tel est ton dé
sir, immoler les prétendants qui ont usurpé son pouvoir. >>
1 « O mon hôte ! s'écrie le bouvier, puisse le fils de Saturne ac
complir ta promesse ! tu connaîtras alors de quel côté se rangeront
ma force et mes bras. >>
Eumée , à l'instant, implore aussi tous les dieux de ramener
Ulysse au sein de sa demeure.
Pendant cet entretien, les prétendants préparent le meurtre de
Télémaque ; mais un oiseau apparaît à leur gauche : c'est l'aigle
au vol altier qui tient une tremblante colombe. A cette vue, Amphi
nome s'écrie :
<« Amis, nous ne verrons jamais s'accomplir le dessein d'immo
ler Télémaque ; ne songeons donc plus qu'à prendre le repas . »
Ains: parle Amphinome, et son conseil leur plaît ; ils entrent
dans le palais du divin Ulysse' ; ils déposent leurs manteaux sur les
trônes et sur les siéges ; ils immolent tour à tour les grandes bre
bis, les chèvres succulentes, les porcs engraissés et la belle génisse.
Ensuite ils partagent les entrailles qu'ils ont rôties. D'autres ce
pendant mêlent le vin dans les urnes : Eumée distribue les coupes ;
Philétios , chef des bouviers , leur présente le pain dans de belles
corbeilles , et Mélanthe est leur échanson. Les convives étendent
les mains et prennent les mets placés devant eux. Télémaque fait
asseoir dans l'intérieur de la salle, près du seuil de pierre, sur un
siége grossier, Ulysse plongé dans une méditation profonde ; il
pose devant le héros, sur une humble table , une part des entrailles ;
il verse du vin dans une coupe d'or et dit :
« Prends place parmi les guerriers et savoure mon vin ; je dé
tournerai de toi les coups et les outrages. Cette demeure n'est point
un lieu public : c'est le palais d'Ulysse , d'un noble roi , qui l'a ac
quis pour me le transmettre . Et vous , prétendants, retenez en votre
âme vos paroles injurieuses, retenez vos bras, si vous ne voulez
que la discorde éclate dans la salle du festin. »
Il dit et les convives se mordent les lèvres de dépit, admirant
CHANT XX . 579
49
ˇˇˇˇˇv
CHANT XXI .
écarté du but, et je n'ai pas fait de longs efforts pour tendre l'arc.
Amis , mes forces sont encore entières , et les prétendants ne
songent plus à me mépriser, à m'accabler d'injures . Mais voici
le moment de préparer, à la lueur du jour, le repas du soir ; les
convives se livreront ensuite aux plaisirs de la musique et du
chant, délices des festius. »
A ces mots, il agite ses sourcils. Télémaque jette sur ses épaules
un glaive tranchant , saisit dans ses mains une javeline , et se
place resplendissant d'airain auprès du siége de son père .
^^^^^^^^^^^^^^^^^^ ~~~
CHANT XXII .
vu, mais il t'est difficile de saisir les secrets desseins des dieux
éternels. Cependant , allons rejoindre mon fils , allons con
templer les prétendants, qui ne sont plus, et celui qui les a tous
immolés . >>
A ces mots, elle descend de son appartement, et son cœur
agite si elle questionnera de loin son époux chéri ou si d'abord
elle couvrira de baisers sa tête et ses mains. A peine a -t- elle fran
chi le seuil de pierre , qu'elle s'assied, à la lueur du foyer, en
face d'Ulysse , non loin du mur opposé. Le héros devant une
** grande colonne est assis, et détourne ses regards ; il attend si, à
son aspect, sa noble épouse lui adressera la parole. Pénélope ce
pendant, immobile, garde le silence ; la stupeur s'empare de son
âme ; autant de fois elle attache sur lui ses regards, autant de fois,
sous ses ignobles haillons, elle méconnaît son époux.
Enfin Télémaque éclate en reproches et s'écrie : » O ma mère !
mère cruelle, ton âme est donc insensible ! Pourquoi t'éloigner
de mon père ? pourquoi tarder à t'approcher de lui , à le presser
de questions ? Est - il une autre femme pour se tenir imperturbable
loin d'un époux qui, après de cruelles traverses, revient dans la
vingtième année au sein de sa patrie ? Ah ! ton cœur fut toujours
plus inflexible qu'un rocher ! »
<< Mon enfant, répond la prudente Pénélope, mon âme est frap
pée de stupeur, je ne puis proférer une parole ni trouver une
question ; je ne puis arrêter mes regards sur son visage. Mais si
vraiment notre hôte est Ulysse , nous nous reconnaîtrons mieux
entre nous : il est des signes secrels que nous seuls connaissons. >>
Elle dit le patient et divin Ulysse sourit, et adresse à son fils
ces paroles rapides : « Télémaque, souffre que ta mère m'éprouve
encore. Bientôt ses pensées prendront un meilleur cours . Main
tenant, les haillons dont je suis vêtu , le sang qui me souille me
rendent méprisable à ses yeux ; elle ne peut croire qu'elle voie
> son époux. Délibérons cependant promptement sur le meilleur
parti que nous ayons à prendre . Lorsque, parmi le peuple, un
" citoyen sans nombreux vengeurs a été immolé , le meurtrier fuit
et abandonne ses parents. Que devons-nous faire, nous qui avons
fait périr l'élite de la ville, les plus illustres des jeunes Grecs
d'Ithaque ? Je t'ordonne de réfléchir sur ce sujet. »
« O mon père chéri ! répond Télémaque, ô le plus sage , le plus
ingénieux des mortels ! Qui donc sur la terre pourrait, en pru
dence, rivaliser avec toi ? Médite donc , ordonne ; nous te suivrons
avec ardeur. Je ne céderai à personne en vaillance aussi long
URT temps que je conserverai la force qui m'anime. »>
« Ecoute, reprend Ulysse, ce qui me semble préférable . Puri
51.
606 ODYSSÉE .
fiez -vous d'abord et revêtez-vous de fraîches tuniques ; ordonnez
aux captives de prendre dans le palais de beaux vêtements ; puis
le chanteur divin , avec sa lyre harmonieuse, nous donnera le
signal d'une joyeuse danse, afin qu'à nous entendre du dehors
nos voisins ou les passants s'imaginent que l'on célèbre ici un
hyménée . Prenons garde que la Renommée ne répande par la
ville le bruit du meurtre des prétendants avant que nous n'ayons
gagné nos champs et nos vergers ; là nous délibérerons sur ce
que le maître de l'Olympe nous inspirera. »
Il dit et déjà ses serviteurs obéissent. D'abord ils se purifient,
revêtent de fraîches tuniques, commandent aux femmes de se
parer. Ensuite le poëte divin saisit sa lyre et fait naître chez eux
le désir des doux chants et des danses gracieuses. Le palais entier
retentit du bruit que font en dansant les hommes et les femmes
à la belle ceinture. Ceux qui au dehors les entendent se disent :
<« Hélas ! l'un des nombreux prétendants célèbre-t-il enfin son
hyménée avec la reine ? L'indigne femme ! elle n'a pu se résoudre
à rester toujours dans le palais de l'époux qui l'a reçue vierge , ni
attendre son retour. »
Ainsi parlent les citoyens , car ils ne soupçonnent pas la vérité.
Cependant Eurynome,baigne le magnanime Ulysse et le parfume
d'huile ; autour du roi, elle jette une tunique, un superbe man
teau . Minerve répand sur sa tête une exquise beauté ; elle le fait
paraître plus grand, plus majestueux ; elle fait tomber sur ses
épaules les tresses onduleuses de sa chevelure, semblables aux
fleurs de l'hyacinthe . Tel un artisan habile, que Minerve et Vul
cain ont doué de son art ingénieux , fait couler de l'or sur de l'ar
gent et perfectionne de gracieux travaux : ainsi la déesse répand
sur la tête et sur les épaules du héros une grâce divine . Il sort
du bain, semblable aux immortels, et s'assied de nouveau sur le
trône que naguère il a quitté. Il se tourne du côté de son épouse
et lui dit :
<< Cruelle ! les dieux, habitants de l'Olympe, t'ont donné plus
qu'à toutes les mortelles un cœur inflexible. Est-il une femme
pour se tenir imperturbable , loin d'un époux qui , après de
cruelles traverses , revient, dans la vingtième année, au sein de
sa patrie ? Hélas ! nourrice, dresse ma couche, que je prenne
enfin du repos : car Pénélope, en ses entrailles, renferme une
âme de fer. >>
<«< Cruel ! oh non , je n'ai ni orgueil ni mépris , mais je ne suis
pas encore convaincue le souvenir de ce que tu étais au sortir
d'lthaque est encore trop vivant en ma pensée. Mais , Euryclée,
hâte-toi de dresser, hors de la forte chambre nuptiale, le lit solide
CHANT XXIII . 607
que mon époux lui -même a construit ; jette sur cette couche des
toisons, des manteaux et des tapis resplendissants . »
Telle est la dernière épreuve qu'elle réserve à son époux. Alors
Ulysse, en gémissant , s'écrie : « O femme ! quelle poignante pa
role t'échappe ! Qui donc a déplacé ce lit ? Hélas ! à moins de
l'aide des dieux nul des humains, même dans la force de la jeu
nesse, n'a pu le mouvoir aisément. Je l'ai construit moi-même,
seul, sans aucun secours, et ce travail est un signe manifeste que
tu ne peux méconnaître .
« Dans l'intérieur des cours s'élevait un florissant olivier , ver
doyant et plein de séve . Son énorme tronc n'était pas moins épais
qu'une colonne. J'amassai de grandes pierres ; je bâtis tout autour,
jusqu'à ce qu'il y fût renfermé, les murs de la chambre nuptiale :
je la recouvris d'un toit et je la fermai de portes épaisses, solide
ment adaptées. Alors je fis tomber les rameaux touffus de l'ar
bre ; je tranchai , à partir des racines, la surface du tronc ; puis ,
m'aidant habilement de la hache d'airain et du cordeau , je
le polis , j'en fis le pied du lit et le trouai avec une tarière . Sur
ce pied je construisis entièrement ma couche, que j'incrustai
d'or, d'argent et d'ivoire, et dont je formai le fond avec des
courroies prises dans des dépouilles de taureaux , teintes d'une
pourpre éclatante . Tel est, ô femme ! le signe que tu ne peux
méconnaître. Maintenant j'ignore si ce lit est encore à la place
où il a été iaçonné, ou si quelque artisan, en tranchant sa base,
a pu le transporter. >>
Pendant qu'il parle , Pénélope sent son cœur faillir et ses ge
noux plier : elle ne peut méconnaître ces signes que son époux
lui décrit avec certitude. Soudain ses larmes éclatent ; elle s'é
lance, jette ses bras autour du cou d'Ulysse , couvre sa tête de
baisers et s'écrie :
<< Pardonne-moi , cher époux , ô toi, le plus prudent des hu
mains ! Les dieux nous ont fait connaître l'infortune ; ils nous
ont envié le bonheur de jouir ensemble de nos florissantes an
nées et d'atteindre ensemble le seuil de la vieillesse . Mais ne sois
point irrité, ne m'adresse pas de reproches, si , dès que tu as
paru à mes regards, je ne t'ai point serré sur mon cœur : mon
sein, mon âme frémissaient de crainte qu'un mortel, arrivant à
ce palais, ne me trompât par ses discours. Hélas ! il en est tant
qui ne cessent de nous abuser par de funestes ruses . Non, l'ar
gienne Hélène, issue de Jupiter, ne se fût point abandonnée à
l'amour d'un étranger, si elle eût prévu que les vaillants fils de
la Grèce devaient la ramener au sein de ses foyers , dans sa
douce patrie. Mais une divinité l'entraînait à ses honteuses fai
608 ODYSSÉE .
dont les grappes diverses mûrissent quand pèse sur elles la saison
de Jupiter. »
Comme il parle, le vieillard sent son cœur faillir et ses genoux
plier. A ces signes que son fils lui décrit avec assurance, il ne
peut méconnaître Ulysse ; il jette autour du héros ses bras dé
faillants, et le divin et patient Ulysse le reçoit évanoui . Bientôt il
reprend haleine, ses esprits se raniment, et il s'écrie :
<< Puissant Jupiter ! vous êtes encore, dieux dans le vaste
Olympe ! s'il est vrai que les prétendants aient expié leur cou
pable violence. Mais maintenant je tremble que les citoyens d'I
thaque ne viennent nous attaquer et ne convoquent ceux de Cé
phallénie. >>
<< Calme-toi , répond Ulysse, que ton âme quitte ce souci ; mais
rendons-nous à la demeure qui s'élève près de ton verger : déjà
j'y ai envoyé Télémaque, Eumée, Philétios, pour qu'à la hâte ils
nous préparent le repas du matin. »
Après cet entretien , les deux héros gagnent le superbe édifice,
où ils trouvent Télémaque et les deux fidèles pâtres, occupés à
diviser les chairs, à mélanger le vin . Alors la vénérable Sicule
baigne son maître Laërte, le parfume d'huile, et, autour de lui,
jette de riches vêtements. Minerve survient et rend de la force
aux membres du pasteur des peuples . Elle le fait paraître plus
grand, plus majestueux ; il sort du bain, son fils chéri l'admire
en le voyant semblable aux immortels, et lui adresse ces paroles
rapides :
« O mon père, sans doute l'un des dieux éternels a voulu te
donner cette beauté, cette majesté irréprochable. >>
<«< Ah ! s'écrie le vieillard, que n'a-t-il plu à Jupiter, à Phébus,
à Minerve, de me transporter hier au sein de notre palais, tel que
j'étais jadis lorsqu'à la tête des Céphalléniens je pris, sur le con
tinent, la superbe ville de Nérice. Avec vous, la poitrine couverte
d'armes, je vous eusse secondé , et j'eusse aussi repoussé les pré
tendants . Plus d'un de ces audacieux eût péri sous mes coups, et
toi Ulysse, en ton âme, tu t'en fusses réjoui. »
En disant ces mots, ils terminent les apprêts et dressent le fes
tin. Les convives s'asseyent en ordre sur des trônes , sur des
bancs , et déjà ils étendent leurs mains vers les mets, lorsque le
vieillard Dolios arrive avec ses fils, fatigués de leur labeur ; la
vieille Sicule, qui les a nourris et qui prend soin du vieillard, en
courant au-devant d'eux, a hâté leur retour. A l'aspect d'Ulysse,
ils le reconnaissent en leurs âmes et sont muets d'étonnement,
ils demeurent immobiles ; is le héros leur adresse ces douces
paroles et les encourage :
620 ODYSSÉE .
Ces mots excitent la déesse , qui déjà brûle d'ardeur . Elle prend
son essor du sommet de l'Olympe.
Cependant en la demeure de Laërte les convives ont chassé la
faim, lorsque le patient et divin Ulysse, le premier, ouvre cet
avis : « Que l'un de vous observe ceux qui peuvent approcher. »
Il dit et docile à cet ordre l'un des fils de Dolios s'élance , et
s'arrête sous le seuil , d'où il aperçoit la foule qui s'avance . Aussi
tôt il adresse à Ulysse ces paroles rapides :
<< Bientôt ils seront en ce lieu, hâtons- nous de nous mettre en
défense . »
Ces mots animent tous les courages. Ulysse, ses trois compa
gnons , les six fils de Dolios revêtent leurs armes , et, dans la mai
son , Laërte et Dolios eux-mêmes suivent cet exemple : malgré
leurs cheveux blancs, la nécessité les entraîne à combattre. Lors
que leur poitrine est couverte d'airain resplendissant , ils ouvrent
les portes et s'élancent ; Ulysse marche à leur tête . Près d'eux sur
vient la fille de Jupiter, Minerve , qui emprunte la voix et les traits
de Mentor ; à sa vue le divin et patient Ulysse, pénétré de joie,
dit à Télémaque, son fils chéri :
« Télémaque, voici le moment de te faire connaître en fondant
toi-même au milieu des combattants : c'est ainsi que se signalent
les héros ; garde-toi de ternir la race de tes pères, qui toujours ,
sur toute la terre , a brillé par sa vaillance et sa vertu . »
« O père chéri ! s'écrie le sage Télémaque, non , non , je ne ter
nirai point la gloire de ta race, tu vas toi- même en juger. »
Telle est sa réponse qui remplit de joie Laërte ; ce noble vieil 1
lard s'écrie : <« Divinités favorables , quel est donc cet heureux jour !
mon âme tressaille de joie : mon fils et mon petit- fils rivalisent
en vertu . >>
« Fils d'Arcésios , lui dit Minerve en s'approchant , ô le plus
chéri de tous mes compagnons , implore Minerve et son père , et
ne tarde pas à vibrer ton grand javelot . »
A ces mots , la déesse inspire au vieillard une force divine ; sou
dain il implore Minerve et son père, et il vibre son grand javelot .
Le trait vole et frappe le casque d'Eupithée , traverse ses lames d'ai
rain et pénètre dans la tête du guerrier. Le père d'Antinoos tombe
avec fracas, sur lui ses armes retentissent. Alors Ulysse et l'illus
tre Télémaque se précipitent sur les premiers rangs à grands
coups de glaive ou de piques à deux pointes . Bientôt ils les au
raient tous immolés, ils leur auraient ravi l'instant du retour, si
Minerve, en élevant la voix , n'eût arrêté les combattants.
<«< Ithaciens , s'écrie la déesse; mettez fin à cette guerre affreuse,
sans répandre plus de sang ; séparez-vous aussitôt, »
CHANT XXIV. 623
FIN DE L'ODYSSÉE.
1
ENCYCLOPÉDIE
HOMERIQUE (1).
qu'on brûle pour elles, 311 , sans doute pour qu'elles portent des om
bres de vêtements, 313 ? Minos aussi, 478 , est difficile à expliquer ;
juge-t-il par habitude, comme Perrin Dandin ? Est-il divinisé ? Quels
droits peut-il avoir à débrouiller , si ce n'est le mérite des funérailles ?
Jusqu'à la mort, l'âme, ainsi que les facultés intellectuelles , réside
dans la poitrine. Elle s'exhale à travers les lèvres (les dents selon le
texte) , 123, et quelquefois par une blessure dont il semble qu'elle ait
horreur. Comment fonctionne-t-elle pendant la vie ? (V. Sentiment. )
AMITIÉ. L'amitié héroïque est fondée sur des rapports de sentiments ,
d'âge, et surtout sur une noble communauté d'exploits et de périls ,
322, 517.
AMOUR. Passion beaucoup moins vive que l'amitié ; elle se borne aux
désirs que fait naître Vénus à l'aide de sa merveilleuse ceinture , 193,
194. Le dieu Amour n'existe pas encore.
ANATOMIE. Il faudrait pouvoir ici transcrire entièrement une brochure
de M. Malgaigne , professeur agrégé à la faculté de médecine de Paris.
Ce savant docteur a cherché dans Homère le secret de l'origine et des
progrès de la médecine antique jusqu'à la grande révolution opérée
par Hippocrate. « Vous verrez dans l'Iliade, dit-il, un cadre complet
d'une très-belle anatomie des régions extérieures. Et n'est-il pas bien
curieux d'y retrouver certaines délimitations des régions toutes pa
reilles à celles qu'ont adoptées de nos jours MM . Blandin et Velpeau
et moi-même? » Nous nous bornerons à dire que cette brochure nous
a été fort utile pour la partie anatomique, quoique nous nous en soyons
écarté pour la physiologie . (V. Ame. ) Nous n'avons point reproduit
techniquement les deux blessures faites par Mérion , 61 , 184. Dans le
texte les armes du héros grec traversent la fesse, passent sous l'os,
déchirent la vessie, et causent une mort immédiate. Il est remarquable
qu'Homère ait indiqué que le fer de l'opérateur pouvait pénétrer jus
qu'à la vessie.
CAMP DES GRECS. La disposition générale est indiquée , 189 , 190 : cher
53.
630 ENCYCLOPÉDIE
chons à reconstruire les détails. Les extrémités de la première ligne
sont connues : Ajax , fils de Télamon , et Achille les occupent, 143.
Le centre n'est pas moins formellement déterminé : c'est par là qu'Hec
tor pénètre dans les retranchements, 177 , et là se trouvent les vais
seaux d'Ajax le Locrien et de Protésilas, 184. Au delà de la première
ligne se trouve, au centre, le vaisseau d'Ulysse , 107 , 143 , et plus loin
l'agora, 159, qui s'étend jusqu'au rivage, 270 , lequel est bordé par les
vaisseaux d'Agamemnon , 8 , 12 , 102 , 116, 270. Près de la porte qu'Hec
tor a forcée, combattent : les Béotiens, les Athéniens, les Locriens,
les Phthiotes de Protésilas et les Épéens des Échinades, 184. Les trois
premières de ces phalanges appartiennent à l'escadre de droite
(V. Flotte des Grecs) , la quatrième à l'une des escadres du centre, la
dernière à l'escadre de gauche. N'est- on point autorisé à conclure de
leur ordre de bataille et de leurs points de départ désignés : 1º que l'es
cadre de droite, divisée en deux files, occupe la droite du camp ; qu'aux
extrémités de la première file sont à droite le fils de Télamon, à
gauche le fils d'Oilée ? 2º que l'escadre de gauche, divisée en deux files,
occupe la gauche du camp ; qu'aux extrémités de la première file sont :
à gauche Achille, à droite le frère de Protésilas ? 3° que le reste de la
flotte est réparti autour de l'agora , puis à droite et à gauche de cette
vaste enceinte ?
CAMP (attaque du). Cet épisode donne une idée complète de la manière
dont alors on combattait. Hector espère d'abord franchir le fossé avec
les chars , 162 ; sur les observations de Polydamas , il fait mettre pied
à terre à toute l'armée, et la forme en cinq colonnes, 163. Le rempart
forcé , les Grecs serrent leurs rangs en avant des vaisseaux, et sou
tiennent bravement le choc, 173, 174 , jusqu'à ce que la blessure et la
chute du grand fils de Priam leur rendent l'attaque possible, 197 .
Mais bientôt Hector reparaît, et ramène , la victoire ; le fossé est com
blé, le mur est abattu , les chars pénètrent jusqu'aux navires , et les
assiégés, du haut des tillacs , ou entre les flancs de leurs vaisseaux ,
font de terribles efforts pour les repousser, 207 ; ils n'y peuvent réus
sir, sont encore rompus, abandonnent l'avant des navires ; toutefois
ils s'arrêtent, reforment leur alignement, et se défendent assez long
temps pour donner le temps à Patrocle d'armer les Myrmidons et de
leur apporter un secours décisif, 221 et suiv. Il faut lire, pour les dé
tails de cette action, qui ressemble de tous points un combat de nos
jours, les pages 169 , 178 , 185. (V. Tactique.)
CAMP DES TROYENS . Les détails que donne Dolon, 139, sur le cam
pement des Troyens et auxiliaires, suffisent pour faire comprendre
que les guerriers d'llion n'étaient pas moins expérimentés que leurs
adversaires dans la science de la guerre. De la mer à Thymbra, leurs
HOMÉRIQUE. 634
bivacs couvrent à la fois Troie, les rives des deux fleuves et les deux
collines qui défendent l'accès de la ville.
CARDINAUX (Points) . Les Arabes appellent encore la Syrie Barr-el
Cham, ou pays de la gauche. Cette dénomination, par son contraste
avec celle d'Yamin, ou pays de la droite, indique pour chef-lieu un
local intermédiaire qui doit être la Mecque. Dans l'antiquité, les peu
ples qui adoraient le soleil, lui rendant hommage au moment de son
lever, se supposèrent toujours tournés à l'orient. Le nord fut la gau
che, le midi la droite, et le couchant le derrière . (Volney, Voyage en
Syrie.) Comparons ces traces, encore existantes, d'un culte oublié à
ce qui se trouve dans Homère. Hector, 166 , en parlant des augures,
s'écrie : Je ne m'inquiète point s'ils volent à ma droite du côté de
• l'aurore ou du soleil, ou à ma gauche vers les ténèbres immenses .
Minerve, en vantant la gloire d'Ithaque, 496 , affirme qu'elle est con
nue de peuples nombreux : soit qu'ils vivent du côté de l'aurore et
du soleil; soit que, par- derrière , ils habitent du côté des ténèbres
immenses. Enfin Ulysse, 441 , indique en ces termes la position géo
graphique de sa patrie : Plusieurs îles alentour parsèment la mer,
les unes près des autres ; Dulichios, Samos et Zacynthe ombragée de
forêts, toutes du côté de l'aurore et du soleil; Ithaque, plus humble,
s'en éloigne, et la dernière sort des flots du côté des ténèbres. Que veut
dire, dans ces trois passages, le mot ténèbres ? Mais , dans le dernier,
l'interprétation est palpable. Ithaque, par rapport à l'embouchure de
l'Asper (Achéloüs) , où se trouvait Dulichios ; par rapport à Céphalo
' nie (Samos) ; par rapport à Zante (Zacynthe) , est au nord- ouest et au
nord- est. Homère indique donc par les ténèbres la région du ciel où le
soleil ne va jamais. Le sens est le même dans l'exclamation d'Hector ;
et cette région est pour ceux qui prennent les augures, comme pour
ceux qui adorent le soleil, la région de la gauche. Enfin , par les ténè
bres, ou pays de derrière, Minerve entend parler du couchant. Elle
réduit les ténèbres à un point : celui où elles commencent. Il suit de
là que l'aurore et le soleil signifient généralement toute la région du
ciel que parcourt le soleil, et quelquefois le point où commence sa
course. Au reste, le poëte est plus formel quand il désigne l'est ou
l'ouest, 353-428 , quoiqu'il ne leur donne point de nom particulier, et
que ce que nous appelons les quatre points cardinaux ne lui soit point
connu .
DIEU, DIEUX. La suprématie de Jupiter est établie, 103, 202 , 204 ; dans
un grand nombre de passages des deux poēmes, il est appelé Dieu, 124,
387. Cependant , sans Thétis et Briarée il eût été enchaîné par Junon,
Neptune et Pallas , 10. Ce n'est point la seule contradiction qui se ren
contre dans Homère sur la nature des dieux . Il les appelle souvent
éternellement engendrés, et cependant ils ont tous leur généalogie. Il
les appelle immortels ; il déclare formellement que la mort n'a point
de prise sur eux, 68, 79; et cependant Mars a pensé périr, 68. Il les ap
pelle ayant la vie facile, et cependant il les soumet comme les mor
tels aux souffrances , 68 , 79, aux besoins, 403. Ils sont aussi pure
ment corporels ; mais, à cause de la différence d'aliments , ils ont une
autre constitution physique, 67. (V. Religion . ) Toutefois, dans l'Odys
sée, ils semblent d'une nature plus subtile. Thétis, il est vrai , appa
raît à son fils et sort des flots comme une vapeur, 9 ; mais Mi A
nerve se glisse comme le souffle des vents dans l'appartement de
Nausiaca, dont les portes sont fermées, 413. (V. Morale et Sentiment.)
DIVINATION. Interprétation des phénomènes naturels ou surnaturels,
considérés comme signes de la volonté des dieux , et applicables à
toutes les circonstances de la vie. C'est la grande science de l'àge hé
roïque. Elle était interdite aux Hébreux . « Qu'il ne se trouve personne
parmi vous qui consulte les devins, ou qui observe les songes et au
gures , ou qui consulte ceux qui ont l'esprit de Python, ou qui inter
roge les morts , pour apprendre d'eux la vérité. » (Deutéronome, 18,
vers. 10 et 11 ) . Ces pratiques se trouvent toutes dans Homère. Pytho
ou Delphes est connu dans les deux poëmes , 123 , 429. Les devins, les
augures , les songes, y jouent à peu près le même rôle. Calchas et
Théoclymène interprètent des prodiges, 3, 23 , 580. Agamemnon et Pé
nélope sont visités par des songes , 16 , 400, 572. La femme d'Ulysse,
L
plus sage que le fils d'Atrée, ne s'abandonne pas sans examen aux es
pérances qui lui sont données . Hélénos , 93 ; Polydamas, 165 ; Priam
et tous les Troyens , 339, donnent des avis ou prennent des résolutions
sur la foi d'augures. Il en est de même d'Halithersès , 366 , d'Hélène,
HOMERIQUE . 635
516, de Théoclymène, 524 , et d'Amphinome. L'évocation des morts
n'est mentionnée que dans l'Odyssée, 467. Les Grecs, ou le poëte lui
même, ont-ils appris ce mode de divination par leur contact avec les
peuples de la Phénicie ? C'est ce qu'il est permis de présumer. Outre les
divers signes dont l'interprétation (sauf le dernier) est plus ou moins
délicate et contestable, il en est un qui figure de la même manière
dans l'Iliade et l'Odyssée, et qui est intelligible pour tous : c'est le
tonnerre, 104. Enfin , à ces moyens de se diriger dans la vie , il faut
ajouter les présages, 310, 547 , qui ne sont que d'une importance se
condaire. L'astronomie ne paraît régler aucun acte de la vie civile.
(V. ce mot, et Navigation, et Temps. ) L'unité de la science divi
natoire, dans les deux poëmes , est un argument très-fort en faveur de
leur unité de composition.
DROIT. (V. , pour le droit des gens, 23, 24, 42 , 146 ; pour le droit civil
(partages) , 63 , 204 , 505 ; pour le droit criminel (rachat du meurtre) ,
128 , 261 , 518 (V. Adultère, Homicide.) Le droit d'aînesse est mis sous
la protection des Furies, 204.
dans quelle position , 141 ; mais les exercices de voltige sont déjà en
usage, 214.
ESCLAVES. On les achète, 286, 362 ; ou on les ravit à main armée,
127, 361 ; ils sont à la merci de leur maître, 90 : il a sur eux droit
de vie et de mort , 601 ; cependant , ce n'est point tout à fait une chose
comme dans la loi romaine : il peut posséder, 510 ; et si son maître
estjuste, une condition heureuse est la récompense de ses travaux, 502.
FLOTTE DES GRECS . On a séparé par des alinéa les forces dénom
brées , 27 et suiv. On suppose que les flottilles de la Béotie, de la
HOMÉRIQUE. 637
Phocide, de la Locride, d'Eubée, de l'Attique et de Salamine, ont
formé l'escadre de droite ; supposition que leur place dans le dénom
brement et la situation géographique des peuples qui les ont fournies
rendent très-plausible (toutes les distributions , tout ce qui suppose
un ordre dans Homère commence par la droite). On admet que les
flottilles du Péloponèse , que celles des îles loniennes et de l'Étolie,
que celles de la Crète et des îles Sporades, divisées en trois escadres,
ont formé le centre. On suppose, enfin, que les flottilles de la Thes
salie, survenant du nord, ont pris naturellement la gauche de l'armée
et ont formé l'escadre de gauche. Si les onze cent quatre-vingt-six
bâtiments , si les vingt-neuf flottilles, si les cinq escadres se sont en
effet déployés dans cet ordre, en sortant de la rade de l'Aulide, il
s'ensuit que, pour se porter au nord-est, ils ont dû voguer la gauche
en tête ; circonstance qui a pu déterminer le poëte à dénombrer cette
portion de l'armée, contrairement à son habitude, de gauche à droite,
pour commencer par le héros qui la commande. Mais, pour pénétrer
dans une rade étroite, cette longue file de navires a dû se disloquer ;
et si l'on consulte la disposition du camp (V. ce mot), on concevra
que les deux ailes ont d'abord débarqué, puis après elles les trois es
cadres du centre.
JEUX . Ces fêtes, qui ont été longtemps les délices de la Grèce, sont
HOMÉRIQUE . 639
déjà en usage avant le siége de Troie , 117 , 157 ; le poëte prend occa
sion des funérailles de Patrocle pour les décrire avec détail , 318 et
suiv. Maintenant, qu'est-ce que les paisibles jeux dont il est question,
314, 355 ? S'agit- il des osselets , des échecs ou des dés ? Question plus
facile à poser qu'à résoudre.
LOIS. Ce sont des coutumes dictées par Jupiter et conservées par les
rois, 6 ; il y a, mais dans les régions fantastisques , des peuples sans
lois, 443.
54.
642 ENCYCLOPEDIE
PRÊTRES. Il y a des prêtres chez les Troyens et auxiliaires, 60, 86, 336.
Achille parle des prêtres avec confiance, 2, et cependant il n'en existe
plus chez les Grecs les héros eux-mêmes sont sacrificateurs, 4. Il
en est de même dans l'Odyssée, 332. La caste sacerdotale n'a disparu
que récemment , car dans la génération précédente il est encore ques
tion des prêtres des dieux , 127. Il est étrange que le poëte se taise sur
la révolution qui l'a effacée de l'ordre social.
PROLÉTAIRES . A côté de l'esclave si misérable (V. ce mot) , il y a le
prolétaire, dont la vie est non moins dure, 170 ; et souvent, au lieu de
salaire, il reçoit de mauvais traitements, 295.
SALAIRE, 170, 295. Les éditeurs allemands pensent que les deux ta
644 ENCYCLOPÉDIE
lents d'or déposés devant les juges , 262 , sont leur salaire. Cette opi
nion est contraire au droit héroïque. Au moyen âge , il n'y a eu d'épi
ces que quand il y a eu des corps judiciaires, et pendant l'âge héroïque
de l'antiquité l'obligation de rendre la justice paraît être une des con
ditions de la possession des fiefs (V. ce mot) . Sarpédon protégeait la
Lycie par sa vaillance et par sa justice.
SENTIMENT . Dans Homère, toutes les pensées partent du cœur, 50, 103,
387, 428 et suiv. Toutes les facultés intellectuelles résident dans la
poitrine ; en d'autres termes, elles sont toutes du ressort du senti
ment. De là l'extrême mobilité, la violence des héros, qui sont à peine
sûrs de remplir leurs promesses lorsqu'ils les ont scellées par les plus
terribles serments. Les dieux eux-mêmes partagent cette infirmité hu
maine, et Jupiter lui-même, aussi bien qu'un frèle mortel, ne fait ja
mais que ce que son cœur ordonne ; c'est-à-dire qu'il est toujours à
la merci des impressions du moment . Une prière, un vœu , un accès
de pitié, ébranlent ses résolutions, 12, 13, 48 , 76, etc. Ame (pendant
la vie), cœur, sentiment, sont un seul et même mot, auquel est sou
vent associé celui qui se rapporte, selon nous, à la sensation et à l'es
prit. Cette disposition de l'homme à céder aux mouvements de son
âme (qui à l'époque héroïque sont, pour ainsi dire, palpables, attendu
qu'ils ne sont combattus ni par une morale absolue et universelle ,
ni par la volonté, ni par la réflexion ) le jette dans d'étranges aberra
tions . Il prend toutes ses impressions pour des désirs de l'âme, et, en
lui donnant en apparence la prééminence sur le corps, il ne fait que
l'enchaîner aux passions et aux sens . Les besoins les plus vulgaires
sont attribués à l'âme. Les héros boivent beaucoup, parce qu'ainsi le
veulent leurs âmes ; on leur donne des bœufs à rassasier leurs âmes ;
si les mets étaient inégalement partagés, leurs âmes auraient sujet
de s'en plaindre ; s'ils s'éloignent du péril , c'est que leurs âmes le leur
ordonnent, 380, 564. Au reste, rien n'est plus propre à faire ressortir
ce qu'il y a d'excellent et de perfectible dans la nature humaine, que
le contraste entre cette métaphysique , si complétement immorale, et
les sentiments d'humanité qu'expriment Eumée et Nausicaa, ou plu
tôt le poëte lui-même . (V. Morale et Chanteurs.)
TACTIQUE. Les deux mille cinq cents Myrmidons d'Achille sont divisés
en cinq bataillons. Ils se mettent en bataille, homme contre homme,
casque contre casque , bouclier contre bouclier, 220. Le poëte com
pare le front des deux armées au cordeau dont se sert un artisan ha
bile. Les chars sont au premier rang ; les piétons , rempart de la guerre,
au dernier rang, et, entre les deux, les guerriers d'une moindre va
leur, 53. Les héros sortent de la ligne, et combattent corps à corps, 62
66, 222, 477. Le reste se borne à lancer des armes de trait, 80 , 242. Il
y a, en outre, derrière les rangs , des tirailleurs dispersés qui , à l'aide
d'arcs et de frondes, lancent des pierres ou des traits, 185. Les instru
ments de musique militaire sont en usage, 131 ; et il semble que l'on
connaisse le pas cadencé, 97. Il y a des corps d'infanterie d'élite, 53,
et il arrive que, même en plaine, ces phalanges s'entre-choquent, 57 ,
104. Les chars sont attelés de deux chevaux , 65. Nestor et Patrocle y
ajoutent un cheval de volée, 104 , 225. Hector seul a quatre chevaux
(sans doute attelés deux à deux , car il leur parle au duel) 107 .
TEMPS (Mesure du) . Le jour n'est pas encore divisé . Les moments sont
indiqués par des usages de la vie commune : par le repos des bûche
rons, 145 ; par l'action de dételer les bœufs, 232; par le départ du juge
qui quitte l'agora pour prendre son repas , 490 ; ou par la position du
soleil, 104. Ulysse, d'après le cours des étoiles, fait de la nuit troi
parties, 511. Dans l'Iliade on passe du jour au mois sans division in
termédiaire. Les mois sont des lunes , et les mots qui veulent dire
année n'expriment pas d'autre idée que celle d'une révolution accom
plie. Les saisons sont les mêmes qu'aujourd'hui . Mais trois passages
de l'Odyssée semblent indiquer l'usage du calendrier qui a porté le nom
d'Harpalus, quoique son origine fût vraisemblablement égyptienne
Ulysse revient à Ithaque pendant l'automne, près de l'hiver , 538 , 540)
(les jours sont courts et le froid est vif) ; on touche donc à la fin de l'an
née (d'Harpalus) . Il tue les prétendants le jour de la fète d'Apollon , 592
etsuiv . Or, dans le calendrier d'Harpalus , cette fète tombe le 7 de chaque
mois, et le mois est divisé en trois décades. Lors donc qu'Ulysse annonce
646 ENCYCLOPÉDIE HOMÉRIQUE .
à Eumée et à Pénélope qu'il reparaîtra , 504 , 566, d'abord avant la
fin de l'année, leur attention doit être vivement excitée , puisque le
dernier ou l'avant-dernier mois s'écoule. Puis il ajoute : avant la fin
du mois, avant la fin de cette première décade même (en d'autres
termes, dans trois ou quatre jours ) . Le mot employé dans ce passage
pour indiquer l'année, qui ne se trouve point dans l'Iliade, paraît
s'appliquer à l'année solaire.
TERRE. Elle est productrice des vivants, 41. Euripide place le centre
(nombril) de la terre à Delphies ; mais l'expression dont il se sert nous
a semblé avoir un autre sens dans Homère, qui n'indique pas de posi
tion centrale pour l'univers. (V. Cosmologie. )
VENTS. Il n'y a que quatre vents : Notos (du midi) , Borée (du Nord),
Zéphire (de l'ouest) , Euros (de l'est) , 407. Ulysse décrit, 564, un ou
ragan aussi violent que ceux des Antilles.
4666
4
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OCT 20 1950
DEC 161971
OCT 3 0 1952:
NOV 1 1955
DUR
JAN 19 " 1981
PO 9 JAN 20 1981
1961
-URL
AD FES 4 21968 DEC 281992
DEC 2 0 1981
BAL
D
M
60
S
UR-
D
ORION
LD/URL MAY 20'89
JUL 08 1989
RECA
ND21
1992
DEC 13 1991
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