L'enfer Du Roman
L'enfer Du Roman
L'enfer Du Roman
L’ ENFER
DU ROMAN
Réflexions sur la postlittérature
GALLIMARD
D U M ÊM E A UT EU R
L’ENFER
DU ROMAN
Réflexions sur la postlittérature
GALLIMARD
© Éditions Gallimard, 2010.
Et les étrangers ? les écrivains
étrangers ?
— Ils existent pas !
C ÉLINE
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prix de quelques redites, ou contradictions, pour main-
tenir haute l’attention du guerrier comme celle du lec-
teur), je ne parlerai guère du roman français actuel ; les
exemples que je prendrai dans le roman étranger per-
mettront d’imaginer ce que j’en pense. On aurait tort
de voir là une quelconque intention polémique ou de la
haine à l’égard du roman : je pars d’un désespoir, et
d’un refus, nul n’ayant, mieux que moi, risqué sa vie sur
la littérature, notamment sur le roman. Quant à ce
qu’on pense de moi dans la presse c’est le dernier de
mes soucis : il y a longtemps que je ne la lis plus, ne fré-
quentant plus d’écrivains, n’attendant plus rien des pro-
cessus symboliques mis en place par le milieu prétendu
littéraire. Je parle pour ces contemporains par défaut,
ou secrets, que sont les derniers lecteurs. J’écris pour
gagner ce surcroît de silence où la littérature s’éprouve
comme telle.
La définition du postlittéraire, qui peut se com-
prendre d’elle-même, ne sera pas donnée d’emblée, ni
d’un seul coup, mais selon des éclairages changeants.
On trouvera donc là des approches multiples, des nota-
tions de natures diverses, parfois paradoxales : notes
prises au fil de lectures, réflexions sur l’écriture, sur
mon travail d’écrivain, fragments d’autoportrait. Car
c’est un écrivain qui parle, doublé d’un lecteur profes-
sionnel ; et c’est peut-être là une manière de mieux cer-
ner mon objet, non par une charge contre le roman,
mais en un acte d’amour envers lui, par opposition à ce
qu’il est devenu en tant que genre hégémonique : un
instrument de promotion, voire de domination sociale.
Pour donner d’emblée une idée simple de mon propos,
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je dirai que ce livre tente une définition du cauchemar
contemporain nommé roman et qu’on appellera ici tan-
tôt tel, tantôt roman international, tantôt postlittérature.
Une définition qui s’éclairera à mesure qu’on avancera
dans une lecture qu’on peut aussi effectuer par à-coups,
piqués, retours en arrière. Ce que j’appelle postlitté-
rature correspond à ce que d’autres appellent « posthu-
manisme », « ère de l’épilogue », « spectaculaire intégré »,
et qui est non pas ce qui se survit à soi-même dans un
monde dévasté par la technique, mais l’imposture qui se
produit universellement sous le nom de roman et qui
n’est qu’un instrument du mensonge général, une falsi-
fication, un dévoiement au service du Nouvel Ordre
moral ou, si l’on préfère, du moralisme postéthique
américain. De là, aussi, en filigrane, ou manifeste, une
réflexion sur la condition de l’écrivain français, aujour-
d’hui, en un monde dont la globalisation anglophone
est une œuvre de mort. Dévoué au cynisme comme
seule posture d’authenticité mais son langage sonnant
faux, le postécrivain, ou le néoromancier (ces termes ne
sont guère heureux, mais leur laideur dit assez ce dont
il s’agit), est bien plus occupé de la représentation nar-
cissique de la littérature que par l’essence de la littéra-
ture : falsification qui peut faire passer la représentation
pour l’essence, donc pour la vérité. C’est cette impos-
ture que je tente ici, au moins pour l’honneur, de mesu-
rer — et d’inverser, en rappelant que la littérature ne se
réduit pas au roman et que celui-ci peut encore échap-
per à lui-même, étant en fin de compte une expérience
de l’enfer.
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glaces romanesques que j’appelle postlittérature, ou
encore le corps mort du roman, fardé, apprêté pour le
salon funéraire du divertissement : une momie qu’on
mènerait à un bal désormais sans maître de cérémonie,
et dansant la dernière valse en des costumes taillés selon
les nouvelles normes éthico-juridiques. »
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d’authenticité : voilà un élément de l’esthétique post-
littéraire.
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même de l’auteur ; dans la postlittérature, c’est le roman
que fait oublier la liberté (ou le fantasme) de tout dire,
ce qui ne peut avoir lieu sans la visibilité de l’auteur,
lequel lui donne l’allure d’un dérisoire service après-
vente qui le place sous l’égide de leur saint patron : « l’il-
lustre Gaudissart ».
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Aux Éditions François Janaud
AUTRES JEUNES FILLES. Avec des dessins d’ Ernest Pignon-Ernest, 1998.