Occupation Americaine Haiti
Occupation Americaine Haiti
Occupation Americaine Haiti
(1929) [2013]
L’OCCUPATION
AMÉRICAINE
D’HAÏTI.
SES CONSÉQUENCES
MORALES ET ÉCONOMIQUES.
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composé exclusivement de bénévoles.
Dantès BELLEGARDE
Courriels :
Ricarson DORCE, Dir. Coll. Études haïtiennes : dorce87@yahoo.fr
Florence Piron, prés. Association science et bien commun :
Florence.Piron@com.ulaval.ca
Quatrième de couverture
QUATRIÈME DE COUVERTURE
Dantès Bellegarde
L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 8
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L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 9
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que les nations européennes n'ont pas pris autant de temps qu'il leur a
fallu et répandu autant de sang qu'il leur a plu en réglant leurs propres
affaires ? Et devons-nous contester le [19] même droit au Mexique,
parce qu'il est faible ? » 5
Le Mexique est sans doute un État faible en comparaison des
États-Unis. Mais c'est aussi un vaste guêpier, où l'on ne s'aventure pas
sans danger. Et voilà pourquoi très prudemment on reste on the bor-
der, tandis qu'on peut tout se permettre en Haïti où aucune résistance
sérieuse n'est à craindre.
Nul ne déplore plus que moi les « révolutions » qui ont trop fré-
quemment troublé la vie économique du peuple haïtien et retardé son
évolution sociale. Mais l'histoire d'Haïti montre qu'elles furent souvent
provoquées par le despotisme des gouvernements. [20] Révoltes de
l'instinct de justice, manifestations de l'esprit de liberté, elles ont été
parfois des étapes douloureuses sur la voie du progrès social. Beau-
coup de ces soi-disant « révolutions » ont été d'ailleurs de simples mu-
tineries ou insurrections, qui n'ont même pas eu la gravité d'une grève
à Chicago ou de certains lynchages de l'Alabama. Quelques-unes ne
donnèrent lieu à aucune effusion de sang. Certes, elles sont toutes re-
grettables, mais il faut reconnaitre qu'aucune d'entre elles n'a jamais
risqué de légitimer l'intervention armée en Haïti d'une puissance euro-
péenne ou asiatique - ce qui eût pu donner prétexte à l'application de
la doctrine de Monroe.
La petite Haïti a plusieurs fois, dans le cours de son histoire, subi
les brutalités des grandes puissances européennes. Le 6 Juillet 1861,
l'amiral Rubalcava vint, au nom de l'Espagne, menacer Port-au-Prince
de ses canons et extorqua du gouvernement haïtien une forte indemni-
té pécuniaire pour punir Haïti d'avoir donné son aide fraternelle aux
patriotes [21] dominicains combattant pour leur indépendance. Le 11
Juin 1872, le capitaine allemand Batch infligea le plus sanglant affront
au drapeau haïtien et obligea Haïti à lui payer une forte indemnité
pour la punir d'avoir manifesté ses sympathies à la France pendant la
5 Dans son beau livre, Devant l'Obstacle : les Américains et Nous, M. André
Tardieu a fait un impressionnant tableau des « révolutions » et « changements
de régime » qui se sont produits en France depuis un siècle. En comparant 125
ans d'histoire de France à 125 ans d'histoire d'Haïti, on voit que sur la « piste
révolutionnaire » la France a battu Haïti à plate couture.
L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 15
6 C'est à Gonaïves que fut signée, le 1er Janvier 1804, la déclaration d'indépen-
dance d'Haïti.
L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 16
7 Le prétendu traité était fait pour dix ans et devait expirer en 1926. Il a été pro-
longé jusqu'en 1936, sans ratification régulière des Chambres haïtiennes et du
Congrès des États-Unis.
L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 17
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[32]
Dans les pays démocratiques, l'impôt est une contribution aux
charges publiques que les citoyens ne peuvent être obligés de payer
que si ses représentants élus l’ont discutée, reconnue nécessaire et vo-
tée. « No taxation without représentation. » C'est pour le respect de ce
principe que les Colonies se séparèrent de la Grande Bretagne et cons-
tituèrent les États-Unis de l'Amérique du Nord. Les premières protes-
tations contre l'Angleterre vinrent en effet de la loi du timbre de 1765.
À l'assemblée de Virginie, le représentant Patrick Henry prononça la
phrase fameuse : « give me liberty ou give me death ». C'est pour ré-
clamer le respect de ce principe que des citoyens se firent massacrer à
Boston en 1770 et que le « premier sang de la Révolution » coula en
1771 à Alamance, dans la Caroline du Sud. Et c'est pour l'affirmation
suprême de ce principe que se réunit à Philadelphie, le 5 Septembre
1774, le « Premier Congrès Continental », qui approuva la résistance
de Massachussetts aux demandes d'un gouvernement arbitraire, som-
ma l'Angleterre de révoquer les [33] lois despotiques qu'elle avait im-
posées aux Colonies et fit appel à la force pour s'opposer à la force
mise au service de la tyrannie. Or, voici la situation que les descen-
dants de Patrick Henry ont créée en Haïti : les Haïtiens paient des
taxes qu'il ne leur est pas permis de discuter. Le conseiller financier-
receveur général de douanes - un citoyen américain venu de la Loui-
siane ou de l'Alabama - crée des impôts, fait et défait le tarif douanier,
accable les commerçants et les industriels sous le poids des amendes :
sa volonté fait loi. Il perçoit et dépense à sa fantaisie et sans aucun
contrôle du peuple haïtien l'argent du peuple haïtien ; les décisions des
tribunaux haïtiens n'ont pour lui aucune importance et il considère
comme des chiffons de papier les arrêts de la Cour de Cassation de la
République. Le Conseiller financier américain est dictateur et maître
des destinées de la Nation haïtienne. De qui tient-il donc ces pouvoirs
extraordinaires - pouvoirs que personne ne possède dans aucun pays
civilisé ? Du Président des États-Unis, souverain absolu de [34] la Ré-
publique d'Haïti par la grâce du vieux Gott allemand, -le Dieu de la
Guerre.
10 D'une lettre que j'écrivis le 6 Juillet 1927 à M. Christian Gross, chargé d'af-
faires des États-Unis, [35] remplissant par intérim les fonctions du Haut
Commissaire, j’extrais les passages suivants : « il y a en ce moment dans la
prison de Port-au-Prince sept directeurs de journaux et deux administrateurs
de l'Union Patriotique. Ils y sont depuis bientôt une quinzaine de jours sans
qu'ils aient même été interrogés par le juge d'instruction. De quoi sont-ils ac-
cusés ? D'avoir adressé à un journal cubain une dépêche dans laquelle le Pré-
sident de la République croit avoir trouvé un outrage. Je ne veux pas m'arrêter
aux manœuvres honteuses qui sont employées en vue de prolonger illégale-
ment et inhumainement la détention des prévenus ; vous êtes autant que moi
renseigné sur ces pratiques odieuses et il est impossible que le Département
d'État n’en soit pas aussi informé. Je tiens à montrer que ce nouvel attentat à
la liberté n'aurait pu s'accomplir si une loi contre la presse, faite avec l'appro-
bation de la Légation américaine, n’avait assimilé le délit de presse au « fla-
grant délit » et rétabli en cette matière les mesures préventives que toutes les
législations libérales ont abolies. Sous le régime actuel, le Président de la Ré-
publique peut en incriminant la phrase la plus innocente dans laquelle son
imagination aura trouvé une offense à sa personne, faire immédiatement arrê-
ter n’importe qui et le retenir en prison aussi longtemps que cela lui plaît.
[36]
« Vous me permettrez de citer à ce propos l’opinion d'un éminent juris-
consulte français, M. Joseph Barthélémy, professeur à la Faculté de Droit de
Paris qui écrit dans son ouvrage sur le Gouvernement de la France : « La li-
berté de la presse doit être mise en tête de toutes les libertés... Il n'y a pas de
délits d'opinion. Il est permis d'attaquer la patrie, la République, la Constitu-
tion. L'exposé des idées monarchistes est licite. On peut à son gré affirmer
l'athéisme ou des principes religieux. Seule la pornographique n'est pas com-
plètement libre. Naturellement, cette liberté est limitée par le droit d'autrui ;
on ne peut diffamer, outrager, injurier. Encore, en ces matières, aucune me-
sure préventive n’est permise en sorte qu’on pourrait dire qu'on est libre
d'injurier ou diffamer, sauf à subir postérieurement la peine prononcée par
L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 22
[38]
Si la liberté est le fondement de la démocratie, la justice en est la
garantie la plus sérieuse : c'est sur elle que repose l'ordre moral et c'est
elle qui assure le respect des conventions particulières dont l'ensemble
forme la vie sociale. Pour que la justice puisse jouer un tel rôle dans la
société, il faut qu'elle soit indépendante. Dans tous les pays civilisés,
on a toujours recherché le meilleur moyen d'obtenir cette indépen-
dance de la justice. En France, on a établi l'inamovibilité des juges.
Aux États-Unis, les juges sont élus par le peuple, et c'est le peuple qui,
les jugeant à son tour à chaque élection, les révoque ou les maintient
en fonctions. Haïti avait adopté le système français. Les Américains
ont aboli l'inamovibilité des juges qui deviennent des fonctionnaires
temporaires dont la nomination est confiée non au peuple mais au Pré-
sident de la République.
été désignée. Le corps législatif nominal qui a été créé est un Conseil
d'État composé de vingt et un (21) membres nommés par le Président
et révocables à sa fantaisie. Ce Conseil d'État nomme à son tour le
Président. Il n'est donc pas étonnant que ce Conseil ait réélu président
M. Louis Borno pour un nouveau terme de quatre ans.
« Tandis qu'il y a nominalement un Gouvernement haïtien, le pou-
voir réel est exercé par les États-Unis. Un régiment de marines est ca-
serne derrière le palais du Président. Il remplit un double rôle : 1er pro-
téger le Président contre l'assassinat ; 2eme donner au [42] Haut Com-
missaire, brigadier-général Russell, l’autorité nécessaire pour imposer
ses avis au Président. Il y a encore un receveur général des douanes et
conseiller financier qui gère les finances du pays. La gendarmerie est
aussi sous le « contrôle » américain, et tandis que les tribunaux restent
encore indépendants, 13 la gendarmerie refuse d'exécuter leurs déci-
sions lorsqu'elles déplaisent à l'Occupation. Tous les actes législatifs
doivent être soumis au Haut Commissaire américain avant d'être votés
par le Conseil d'État, et l'approbation de ce haut commissaire est né-
cessaire pour leur promulgation. Les Américains administrent aussi
les services d'hygiène, d'agriculture et des travaux publics. 14
[44]
M. Marcel Moye, professeur à la Faculté de droit de l'Université de
Montpellier, écrit dans Le Droit des Gens modernes : « le premier as-
pect du droit d'indépendance des États se présente à nous sous la
forme de leur liberté de législation et d'administration intérieures.
Chaque gouvernement est maître chez lui et ne relève que de sa cons-
titution. Les puissances étrangères n'y ont rien à voir, ni pour approu-
ver ni pour blâmer ». Les Américains n'ont laissé à Haïti aucun des
droits dont l'ensemble constitue l'indépendance nationale. La Consti-
tution de 1918 a été rédigée par M. Franklin Roosevelt, ancien sous-
secrétaire d'État de la Navy, et « enfoncée - suivant le mot de M. Wa-
reren Harding - dans la gorge des Haïtiens à la pointe d'une baïon-
nette ». Les amendements de 1928, qui ont consacré la ruine de la jus-
tice en Haïti, ont reçu l'estampille de M. Kellogg avant d'être votés par
les « cantonniers » des services américains représentant le peuple
haïtien. Le droit de législation et celui d'administration sont exclusi-
vement exercés par les Yanquis. Tous [45] les fonctionnaires haïtiens
- du plus haut jusqu'au - plus humble - sont réduits au rôle d'assistants
ou d'adjoints de blancs américains. Aucun ingénieur haïtien, quelle
que soit sa valeur, quelle que soit sa supériorité évidente sur ses col-
lègues américains, ne dirige un service, n'est admis à prendre une dé-
cision. Tout le monde reçoit des ordres. Le but de cette politique est
de domestiquer la nation et de tuer en elle l'esprit d'initiative et aussi
ce sentiment de dignité raciale que faisait sa force. C'est ce que cons-
tate dans son Magic Island l'écrivain américain Seabrook : « l'occupa-
tion américaine a mis fin à la liberté de ce peuple nègre de se gouver-
ner, bien ou mal, de rester debout comme des êtres humains pareils
aux autres, sans se courber ou sans avoir à demander la permission à
un blanc, - to stand forth as human beings like any others without
cringing or asking leave of any white man ». C'est ce qu'avait égale-
ment constaté le Comité chargé en 1926 par la « Women's Internatio-
nal League for Peace and Freedom » d'enquêter sur la situation en
Haïti : nous préparons les [46] Haïtiens à être des subordonnés, à tra-
vailler sous les autres, lesquels prennent les responsabilités. Nous leur
enseignons à accepter le contrôle militaire comme la loi suprême et à
acquiescer à l'usage arbitraire de l'autorité. Nous ne leur permettons
15 ... We are training them to subordinate themselves, and work under others,
who take the responsibility. We are teaching them to accept military control
as the suprem law, and to acquiesce in the arbitrary use of superior power.
They are not permitted to elects représentatives, not to convene a national As-
sembly », Occupied Haiti, p. 153.
16 V. Haïti Heureuse, tome II, page 133.
L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 27
par des instruments indigènes plus dure aux Haïtiens que l'ancienne
satrapie noire. Oui, plus dure, car ils pouvaient renverser leur « satra-
pie noire », tandis qu'ils ne sont pas assez forts pour renverser la « dic-
tature blanche » si puissamment [49] appuyée par les baïonnettes du
Marine Corps, les bombes meurtrières des aviateurs américains et les
canons de la flotte des États-Unis de l'Amérique du Nord.
De cette dictature, il fallut donner une justification. On a dit
d'abord que le peuple haïtien était trop illettré pour avoir le droit de se
gouverner lui-même en choisissant ses représentants. Ainsi Toussaint
Louverture, Dessalines, Christophe, Capois-la-Mort et les milliers de
héros qui ont fondé l'indépendance d'Haïti et donné à la nation son
statut politique n'auraient pas le droit, s'ils revenaient à la vie sous la
présidence de M. Louis Borno, de participer au gouvernement de leur
pays, parce qu’ils jurent des illettrés !
On a dit ensuite que le peuple était trop misérable. Misérable, un
petit pays qui a vécu pendant cent onze ans du seul travail de son
peuple, qui a payé la lourde indemnité de l'indépendance, qui a créé
des villes, fondé des écoles, assuré l'aisance et le bien-être à des [50]
milliers de familles, permis à un Louis Borno et à tant d'autres : écri-
vains, juristes, médecins, ingénieurs, industriels, commerçants, ar-
tistes, d'acquérir une instruction brillante dans les centres intellectuels
les plus réputés du monde ! Misérables, nos paysans sans doute le sont
encore. Ils ne le sont pas plus que ne le furent les paysans français qui
ont fait la Révolution de 1789. Ils ne le sont pas plus que ne le sont
actuellement les paysans de certains pays d'Europe - de la Bulgarie
par exemple où le parti paysan a occupé le pouvoir avec Stambolijs-
ki. 17
17 Ce qui donnera une idée de l'hypocrisie de cette excuse, c'est que le peuple
haïtien, jugé incapable d'élire ses représentants au Corps Législatif, a été es-
timé capable, en 1918, de voter une constitution et, en 1928, de ratifier des
amendements à cette constitution portant sur des points extrêmement délicats
de droit public. Ce peuple, que son prétendu analphabétisme rend incapable
de choisir dans son sein des législateurs, est considéré comme apte à être lé-
gislateur lui-même. C'est la logique d'un enfant de sept ans...
[50]
Sait-on que ce Patrick Henry, dont j'ai rapporté le mot fameux au Congrès
de Richmond, fut lui-même considéré comme un illettré, bien qu'il devienne, à
l'indépendance des États-Unis, gouverneur de l'État de Virginie ? Voilà un
L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 28
[52]
[58]
Dans son rapport pour 1928, le Conseiller financier américain a
annoncé, sur un ton lyrique, que l'exportation du café a atteint cette
année 41.146.804 kilos. Mais il s'est bien gardé de présenter le tableau
des quantités de café exportées pendant la période haïtienne, car on y
aurait vu que l'exportation du café fut, en 1905, de 44.500.000 kilos ;
en 1912, de 41.419.322 kilos ; en 1913-14 - un an avant l’Occupation
américaine - de 42.178.424 kilos ! Il a baissé d'ailleurs singulièrement
le ton dans son bulletin d'Avril 1929, forcé de constater que, la récolte
étant épuisée, l'exportation du café, pour les sept (7) premiers mois de
l'exercice, a été seulement de 24.411.000 kilos
Pour donner une preuve de la pauvreté du peuple haïtien, M. Cum-
berland, conseiller financier, a montré, dans son rapport de 1925, que
la fortune per capita d'Haïti peut être estimée à 60 dollars et le revenu
per capita à 20 dollars par an, « tandis que la fortune et le revenu an-
nuel per capita des États-Unis sont respectivement de 3.000 et de 550
dollars ». [59] Quel remède pensa-t-il à apporter à une situation si dé-
plorable ? Une aggravation d'impôts, par suite d'un tarif douanier plus
protectionniste que celui des États-Unis! Ce tarif a supprimé les fran-
chises dont bénéficiaient les machines destinées à l'agriculture et à
l'industrie, les livres et instruments destinés à l'éducation du peuple. Il
a majoré dans des proportions considérables les droits sur les matières
premières et matériaux destinés à la petite industrie locale. Il com-
porte des taxes excessives sur les objets de première nécessité, fixées
sans considération de la capacité de production et d'achat de la popu-
lation.
Résultat : la pauvreté de la population est devenue de la misère
Voici ce que l'on peut lire dans un mémoire adressé le 27 Sep-
tembre 1928 au Président de la République au sujet de la loi du 14
Août 1928 établissant une taxe sur l'alcool et le tabac : « il y a deux
facteurs essentiels à considérer dans l'établissement et la détermina-
tion d'un impôt : les besoins de l'État et la [60] capacité fiscale de la
nation. De ces deux facteurs, le second domine le premier. En sorte
que, quels que soient les besoins de l'État, jamais il ne doit et ne peut
imposer au pays des sacrifices qui sont au-dessus des moyens de ce-
lui-ci. Or nous avons - et vous aussi, M. le Président, vous savez
puisque vous êtes le chef de l'État - combien est grande la détresse de
L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 32
23 The correspondents of the Associated Press and the United Press in Haiti are
officers of the marines, answerable to their superior officers (and therefore to
Uncle Sam) for any news they transmit. - Silas Bent, Harpers Magazine, Sept,
1928.
24 « In conséquence of the annual reports of Gen. John H. Russell, the American
High Commissioner to Haïti, and a press bureau, the American people have
the notion that Haiti is prospering under the Americoccupation. Nothing
could be further from the truth. I have spent six years in the United States Lé-
gation at Port-au-Prince and have been in a position to study minutely the
trend of affairs in that unhappy republic. When I left there a few days ago
misery prevailed every where. If the purpose of the occupation of Haiti by the
armed forces of the United States was to crush the spirits of a free and sove-
reign people and reduce them to a dependent state that purpose has been bril-
liantly achieved. When I went to Haiti six years ago I found a cheerful, light
hearted people, hopeful of the future. They had confidence in the pledged
word of the Americans to remit to them their native soil at the expiration of
the treaty. They believed that to Americans had come into their midst with the
high and disinterested purpose of helping them to rise to higher levels, politi-
L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 34
[65]
Il a fallu demander à la Cour Suprême la résiliation de son enga-
gement ainsi que de celui du contrôleur général Edwards. Cela met fin
à la mission financière nord-américaine en Équateur ».
L'Équateur, État encore indépendant, a pu renvoyer ces experts in-
compétents. En 1918, l'incapable Ruan se trouva en conflit avec M.
Borno, ministre des finances : c'est M. Borno qui fut brisé.
Cette opinion d'un officiel véridique sera probablement considérée
commis méprisable, parce que le capitaine Marshall est un nègre. [66]
Nous sommes ici au cœur même de la question haïtienne. Si les Amé-
ricains ont imposé au peuple d'Haïti une domination à ce point abso-
lue, une tutelle tellement exclusive, c'est qu'ils sont convaincus de sa
parfaite infériorité. Voilà l'explication de leur politique, qui consiste à
retirer à la nation haïtienne toute initiative, tout contrôle de ses af-
faires, de façon que l'on ne puisse lui attribuer aucun progrès réalisé
en Haïti Les « blancs » de l'Alabama, de la Louisiane ou de la Géorgie
qui gouvernent la patrie de Dessalines ont pour les noirs haïtiens les
même mépris qu'ils montrent à l'égard des nègres américains. Bien
que M. Marshall soit un gradué de Harvard et un homme de loi distin-
gué, qu'il ait servi comme capitaine dans l’armée américaine et que,
blessé sur les champs de bataille de France, il ait été décoré de la croix
de guerre française, il n'a jamais, durant les six ans qu'il a vécu en
Haïti, franchi le seuil du Club Américain de Port-au-Prince, tout
comme le président de la République, M. Louis Borno, qui n'a jamais
[67] non plus été admis dans ce cercle exclusivement réservé aux
hommes de peau blanche. 25
cally and economically. To day that confidence has gone and in its place hâve
come bitter disappoinimenî and despair. If seems that many Americans the
Government has sent down to Haiti look with disfavor and contempt upon the
cultural side of the Haitians. Perhaps this attitude springs from the fact that in
education and refinement of manners, as well as in personal appearance, the
Haitian society is immeasurably superior to anything this brand of Americans
has exhibited here ».
25 « ... If you suffer embarrassment later, it will not be with us but with you Hai-
tian friends, for although you may be invited to their clubs and entertained de-
lightfully if they like you personnaly, you cannot reciprocate by inviting them
to our club - not even the president of the Republic. Amusing isn't it ? » Pa-
L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 35
*
* *
En mars 1927, M. Rayford Logan publia dans The Nation, à la
suite d'une enquête personnelle faite en Haïti, un article documenté où
il démolissait les prétendus « achievements » accomplis par l'Occupa-
tion américaine et montrait, avec esprit, la fragilité et le coût onéreux
des « grands » travaux : routes et ponts, dont elle se vantait. Le direc-
teur de la revue communiqua les notes de M. Logan au général [68]
Russel, et celui-ci répondit dédaigneusement qu'elles étaient... d'un
enfant. On fut étonné d'un tel jugement appliqué à un professeur
d'université. Mais ce professeur est un homme de couleur ; donc, aux
yeux du Haut Commissaire, il ne peut avoir qu'une intelligence pué-
rile. Dans l'un de ses rapports au Département d'État, M. Russell a dit
que le peuple haïtien a la mentalité d'un enfant de sept ans. Ne croyez
pas que ce soit une simple boutade : c'est là, chez ce blanc américain,
une conviction qui repose, non seulement sur le préjugé séculaire de la
supériorité de la race caucasique, mais sur des études soi-disant scien-
tifiques, autour desquelles on a fait grand bruit ces dernières années.
On sait en effet qu'à la veille d'envoyer une armée combattre en Eu-
rope, les Américains pensèrent à utiliser, pour la sélection des offi-
ciers et sous-officiers, la méthode des tests employée depuis quelque
temps dans certains établissements comme moyen de diagnostiquer
les aptitudes chez les écoliers. La maturité mentale étant fixée par les
psychologues entre 14 et 15 ans, l'examen [69] auquel furent soumises
1.725.000 recrues permit de fixer : à 13 ans 77 l'âge mental moyen des
recrues natives américaines ; à 12 ans 05 celui des recrues de races
blanches venues de l'étranger ; à 10 ans 4 celui des recrues nègres
américaines. 26 Par conséquent, le général Russell nous met encore au-
dessous des nègres américains en fixant militairement à 7 ans l'âge
mental moyen des Haïtiens. Le Haut Commissaire américain, qui croit
certainement à cette standardisation des esprits comme à celle des
pièces d'une machine, nous traite logiquement comme un peuple infé-
rieur non seulement en intelligence mais aussi en moralité. Aussi ne
conçoit-il pas qu'un Haïtien puisse aimer sa patrie comme un Améri-
cain aime sans doute les États-Unis ; puisse souffrir de l'occupation de
28 Pour avoir voulu contrôler les comptes des Services américains d'Haïti, le
docteur Millspaugh, conseiller financier américain, fut mis dans la nécessité
de donner sa démission par le Département d'État lui-même, sur la plainte du
haut commissaire américain... Les journaux des États-Unis rapportent que le
Secrétaire d'État Kellogg refusa de recevoir M. Millspaugh, en disant qu'il
était suffisamment renseigné sur la situation en Haïti et qu'il n 'avait rien à
apprendre de ce fonctionnaire démissionné... Le Département d'État ferme ses
portes à la vérité.
L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 38
pour leur indépendance. Les années 1779 et 1780 leur [79] avaient été
particulièrement funestes. Tout paraissait perdu après la prise de Sa-
vannah, de Charleston, et surtout après la sanglante bataille de Cam-
den où les troupes de Lord Cornwallis et du général Gates écrasèrent
la petite armée américaine qui leur avait été opposée. Plus encore que
ces défaites, l'épreuve qui parut la plus dure aux Indépendants fut la
trahison de l'un des leurs, Benedict Arnolu. Cet homme, qui s'était
couvert de gloire à la bataille de Saratoga et dans d'autres rencontres
avec les Anglais, avait été réprimandé par le Congrès pour avoir fait
un emploi injustifié des fonds publics. Il voulut bassement se venger
de cette offense en offrant au généralissime, sir Henry Clinton, de [80]
lui rendre la forteresse de West-Point et de lui ouvrir l'Hudson, c'est-à-
dire le cœur de la défense américaine. Le complot fut heureusement
découvert, grâce à la capture du major anglais Andrews, qui servait
d'intermédiaire, et que les Américains pendirent haut et court.
Comme si l'acte de trahison de Benedict Arnold eût sonné le glas
de la puissance anglaise et dissipé les ombres de la nuit, une aurore
éclatante monta dans le ciel, où s'inscrivirent bientôt les noms glo-
rieux de King's Mountains, de Cowpens, de Eutaw-Springs et de
Yorktown ...
La cause d'Haïti a connu bien des revers. Jamais elle n'a paru plus
sombre qu'en ces jours-ci, où, après avoir livré à l'étranger toutes les
forteresses de la nationalité haïtienne : finances, police, hygiène, tra-
vaux publics, agriculture, on est en train de lui abandonner le suprême
boulevard de la défense, - l’école, - où se forme l'âme nationale, et que
les peuples soucieux de dignité et [81] d'indépendance préservent ja-
lousement de tout contact nuisible. 31
31 Dans Occupied Haïti on lit, page 136. « The Treaty with Haiti puts most of the
functions of the government of the Republic under the control of the Occupa-
tion, but the United States, as Americans in Haiti said to us with no sense of
any irony in their words, « forgot justice and education ». It is a common opi-
nion among members of the Occupation that this was a mistake, and that con-
trol of the armed forces, of all receipts and ail expenditures, of legislation, of
the public services of agriculture, health, labor and public works ought to be
rounded out with control of the judiciary and the schools ».
Le contrôle de la justice haïtienne par l’Occupation militaire américaine a
été obtenu par les amendements constitutionnels de 1928. Peu à peu, l'instruc-
tion publique passe aux mains des Américains ; peu à peu, le directeur du
L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 41
[83]
Cet « abandon » - la plus dure des épreuves pour le patriotisme
haïtien - marque-t-il, comme la tentative criminelle de Benedict Ar-
nold, la « montée de l'aurore » ? Et faut-il voir pour Haïti, dans la
présence à la Maison Blanche d'un descendant des Quakers de Wil-
liam Penn, le signe annonciateur de l'aube nouvelle de l'indépendance
haïtienne ?
*
* *
Pendant la dernière campagne présidentielle aux États-Unis, les
Haïtiens avaient, en très grande majorité, manifesté leurs vives sym-
pathies pour M. Alfred Smith. Sans doute, on admirait l'homme, sa
générosité, sa bonhommie, son libéralisme ; mais on désirait surtout
son succès parce qu'il avait déclaré sa ferme intention de renoncer à la
politique impérialiste dont Haïti est, dans toute l'Amérique, la plus
douloureuse victime. J'avoue que je ne partageais pas cet enthou-
siasme. Tout en appréciant les belles qualités du candidat démocrate,
je n'oubliais pas que l'occupation d'Haïti est l'œuvre de son [84] parti ;
que la constitution de 1918, « enfoncée dans la gorge du peuple
haïtien à la pointe d'une baïonnette » par son ami Franklin Roosevelt
et que le Sud anti-nègre constituait son armée de choc contre M. Hoo-
ver. À celui-ci allait ma confiance. Pourquoi ? Je vais le dire.
J'avais eu l'honneur, en Mai 1927, de parler devant M. Hoover à la
eme
3 Conférence Commerciale Pan-Américaine, à Washington. J'avais
osé, dans mon discours, esquisser un programme de coopération éco-
nomique et commerciale entre les États-Unis et l'Amérique Latine, à
réaliser dans la pleine autonomie et la complète souveraineté de nos
21 républiques, - condition indispensable pour créer l'amitié et la
bonne entente entre nos peuples. J'avais montré que les États-Unis ont
besoin de l'Amérique Latine comme débouchés de leur surproduction
industrielle, autant que l'Amérique Latine a besoin des États-Unis
pour le développement de ses ressources naturelles et l'accroissement
de son pouvoir d'achat. Et j'avais eu le courage de [85] dire que la
confiance manque des deux côtés : lere les prêteurs nord-américains
craignent de placer leurs capitaux dans des entreprises malsaines ou
ne visant pas à une augmentation réelle de richesses ; 2eme les em-
prunteurs de nos pays latino-américains voient, derrière chaque capi-
taliste yanqui, défiler les régiments de l'infanterie de marine ou se pro-
filer les silhouettes des super-dreadnoughts de la flotte des États-
Unis. 32
32 We cannot do without the United State. But, on the other and, the United
States also has need of us. Its industrial productions are increasing prodi-
giously from day to day and demand each day a more extensive market. But
extension of market does not signify territorial extension. The richer our po-
pulations are, the greater will be their capacity to buy, and the grater will be
their consumption of North [86] American goods. Consequently, the United
States is interested in the highest degree in the increase of the production of
our countries and in the possibility of our goods being placed in the most fa-
vorable conditions abroad ; it is in this fashion that we shall constitute for our
powerful neighbor a strong body of customers with a considerable capacity of
absorption. What is necessary, then, for our countries to do in order to bring
to the highest point their power of buying and absorption ? Let them fïnd the
necessary capital to improve their marvelous agricultural, industrial, and mi-
neral resources. What country can best put this capital at their disposai ? The
United States... Crédit -in the etymological sense of the word -is synonymous
with confidence : confidence on the part of the lender that his money will be
L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques. (1929) [2013] 43
hommes les plus durs, les plus avides ; ou bien par les plus déterminés
à imposer leurs doctrines et à donner sans recevoir - ce qui les dis-
tingue des [96] premiers. Les uns et les autres n'ont point l'égalité des
échanges pour objet, et leur rôle ne consiste pas le moins du monde à
respecter le repos, la liberté, les croyances ou les biens d'autrui ».
Par malheur pour Haïti, ce sont ces hommes durs et avides que les
États-Unis nous ont envoyé. Dénués de cœur et d'intelligence, ils n'ont
pas senti ni compris quelles profondes blessures faisaient à nos sensi-
bilités de nation et de race leur rudesse et leur avidité. Charles Lamb
disait : « connaître, c'est aimer ». Ils n'ont pas cherché à nous con-
naître, puisque nous sommes des nègres et qu'ils nous méprisent.
M. Hoover n'est pas de ces hommes durs et avides. Il a parcouru le
monde. Il a vécu parmi des populations diverses. Il les a connues et
par conséquent aimées. Partout où il a travaillé, il a su tirer de ses
auxiliaires le maximum de rendement. Et il les a rendus prospères. Il a
compris l'admirable appel de Rabindranath Tagore : « je vous en sup-
plie, ne [97] nous envoyez pas seulement des formules administratives
et des machines : envoyez-nous des âmes ».
Haïti aussi veut être prospère ; mais elle n'accepterait pas la ri-
chesse dans le déshonneur. Elle connaît la valeur de cette civilisation
matérielle que la science moderne a édifiée pour le confort et le bien-
être des peuples ; mais elle sait aussi que toutes ces inventions mer-
veilleuses de l'intelligence humaine, tous ces perfectionnements de
l'outillage social, qui font la vie plus agréable aux hommes et accrois-
sent la puissance des nations, conduiraient aux « plus redoutables an-
tagonismes et aux pires catastrophes s'il ne s'accomplissait pas égale-
ment dans l'humanité un progrès spirituel correspondant, un effort
plus grand vers la fraternité et le rapprochement des âmes ».
Le Président des États-Unis pense sur ce point comme le grand
philosophe Bergson. Dans son discours d'Alto-Palo, M. Hoover [98]
disait ces belles paroles : « notre nation n'est pas une agglomération
de chemins de fer, de bateaux, de manufactures, de dynamos ou de
statistiques. C'est une nation de foyers, une nation d'hommes, de
femmes, d'enfants... Le progrès économique n’est pas une fin en lui-
même. Le succès de la démocratie repose entièrement sur la qualité
morale et spirituelle du peuple...Notre gouvernement, pour répondre
aux aspirations de notre nation, doit constamment avoir égard à ces
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Dantès BELLEGARDE
Fin du texte