La Volonté: Marc Dugain
La Volonté: Marc Dugain
La Volonté: Marc Dugain
LA VOLONTÉ
rom a n
GALLIMARD
DU MÊME AUTEUR
LA VOLONTÉ
roman
GALLIMARD
© Éditions Gallimard, 2021.
La plus belle des fictions est celle qu’on entretient sur
ses proches dans des souvenirs qui jalonnent une mémoire
flottante. Ce n’est pas la biographie d’inconnus, c’est un
vrai roman.
La ville était cernée de montagnes mais, à cette heure du
crépuscule, il était impossible de les distinguer dans la masse
sombre du ciel artificiellement éclairée par les seuls lampa-
daires de la rue. Pour celui qui connaissait les lieux, le froid
qui descendait de ces géants inertes suffisait à signaler leur
présence, même de nuit. Il pleuvait. Une pluie qui chasse
l’hiver pour faire place à un printemps glacial. L’angoisse
qui se diffusait dans mes veines s’était installée deux ans
auparavant, quand le diagnostic implacable avait été posé.
Il m’était parvenu par l’intermédiaire de son meilleur
ami, un médecin militaire de la coloniale, qui m’avait
invité à déjeuner pour me dire, désolé, que rien ne pou-
vait désormais le sauver. Chez d’autres, une tumeur suf-
fisait à éteindre une vie, or on en avait trouvé chez lui
des dizaines. Il multipliait les cellules malignes comme le
Messie avait multiplié les pains. On avait alors parlé de
quelques semaines, au mieux, pourtant deux ans s’étaient
écoulés avant que cet homme qui croyait tant à la science
ne s’écroule devant son impuissance.
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Le parking se vidait. Le personnel hospitalier de jour
rejoignait ses pénates en espérant certainement oublier
jusqu’au lendemain cette longue procession de la maladie
dans laquelle notre corps, notre ennemi le plus intime,
finit toujours par vaincre notre esprit pour le précipiter
dans des abîmes. La rencontre du froid intérieur et des
basses températures venues des montagnes m’avait figé.
J’allais mourir une première fois avec lui et il me fau-
drait ensuite trouver la force de la résurrection, seul. Je
n’avais jamais imaginé que si jeune, au seuil de mon
existence, j’allais être confronté à la violence d’une telle
épreuve. La question de la dépression qui allait suivre ris-
quait de se poser mais j’en avais déjà démonté les méca-
nismes : ne sombre dans ce cancer de l’âme que celui qui
refuse le monde tel qu’il est. Il faut savoir s’avouer vaincu
si l’on veut perdurer dans son être, et toutes les illusions
sont permises pour persévérer.
C’est la fin. Lui si fier autrefois de sa carrure de
Mohamed Ali s’est rétréci. Il est désormais jaune, frêle,
émacié. Ne restent que sa large tête de Celte et ses yeux
un peu bridés, mais un voile s’est posé sur son regard, le
voile de la pudeur de celui qui, sachant qu’il va disparaître,
n’entretient plus aucune chimère, et se prépare dans les
vapeurs de la morphine à glisser dans l’au-delà.
On l’a transféré ce matin aux étages élevés, ce pavillon
des cancéreux sans espoir qui vivent le drame de l’inexo-
rable extinction. Nul ne peut dire combien de temps il lui
reste à souffrir. Quelques jours peut-être, qui assemblés
formeront une semaine, voire deux, mais je sais qu’il peut
une nouvelle fois déjouer les pronostics et subir un calvaire
encore plus long.
Le grand hall de l’hôpital est vide. On se demande ce
qui peut justifier un tel espace. Devant l’ascenseur, je
croise quelques mines réjouies et d’autres affligées. Les
premières viennent sûrement de la maternité, ici la vie
entre comme elle sort. Personne ne monte avec moi. Les
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visites sont terminées. Sauf pour veiller les désespérés. J’ai
envie de courir. D’ailleurs, depuis plusieurs mois, je ne fais
que ça, courir. Pas très loin de là, sur un stade qui jouxte
un incinérateur d’ordures ménagères. Je cours en rond sur
une piste de quatre cents mètres.
Il est tout au fond de l’étage, à gauche, seul dans une
chambre qui donne sur la ville dont les lumières scintillent
d’une fausse joie. Il est assis, des oreillers coincés sous son
dos douloureux. Le creux de son bras n’est plus qu’un vaste
hématome relié par une aiguille à un goutte-à-goutte qui
distille de la morphine à petites doses. De sa souffrance,
il ne veut rien montrer, mais parfois il grimace et semble
s’en excuser. Alors que rien ne l’y aide, il veut laisser le
souvenir de sa dignité : d’une voix éteinte, il demande que
l’un d’entre nous se rende à la maison et en rapporte du
champagne. Il veut mourir comme Tchekhov, sans vrai-
ment le connaître, mais moi je sais qu’ils ont bien plus que
cela en commun.
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n’était normal. Ni l’âge auquel il quittait la vie, ni l’ex-
trême proximité que nous entretenions. J’avais passé ces
dernières années à célébrer son intelligence, sa sérénité
retrouvée, son scepticisme, sa sagesse. Avec lui j’éprouvais
mes raisonnements, mes vues sur le monde. On ne me
l’enlevait pas, on me l’arrachait.
Je ne voulais briller qu’à ses yeux. Je n’ai jamais accepté
d’autre autorité que la sienne et en cela, il a forgé ma déter-
mination à ne dépendre de rien ni de personne.
Sa douleur m’est insupportable. Mais qu’il soit
confronté seconde après seconde à la terreur de sa propre
fin me l’est plus encore.
Tout à l’heure, d’un signe de la main, il a éconduit
poliment l’aumônier de l’hôpital venu lui rendre visite.
Tout est là, encore là, rien n’est ailleurs, rien n’y parvien-
dra. Il s’y tient. Lui, si croyant dans son enfance, si assidu
à l’église, a rompu avec elle à un âge mystérieux. On ne
pourrait lui reprocher de se renier à ce moment où le prêtre
lui propose une passerelle céleste. Il n’a pas cette dernière
faiblesse. Après la sortie de l’aumônier, je l’ai interrogé du
regard et j’ai compris qu’il n’avait pas capitulé. Désormais,
il ne compte plus que sur sa descendance pour assurer la
continuité de son âme. Il vivra à travers moi. Cela me ras-
sure un moment, avant que je ne craque à nouveau, ter-
rassé par le chagrin.
La douleur s’est accentuée sur son visage. Je lui tiens la
main mais je ne peux pas pleurer devant lui. Je sors une
nouvelle fois dans le couloir déserté.
Je me laisse tomber sur l’un de ces bancs soudés. De là,
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je vois le poste de la surveillante d’étage. Elle parle à un
homme accoudé devant elle. Ces deux-là se connaissent.
Ils examinent silencieusement un état des patients en par-
tance. Il tient sa mâchoire dans sa main un court moment,
et sans doute soupire-t-il avant d’inspirer pour se donner
du courage. J’envie sa nonchalance. Sa blouse blanche
révèle sa carrure. Des cheveux blonds et longs comme
ceux d’une femme tombent sur ses épaules. Rien ne presse
plus à cet étage. On ne soigne plus, on ne réanime pas, on
accompagne un processus physiologique implacable. Nous
mourons d’un coup, ou nous mourons lentement. Ici, la
lenteur s’impose.
Tout au fond, une dame corpulente s’affaire près de
l’ascenseur. Elle tire d’un chariot le nécessaire pour laver et
désinfecter. L’homme se retourne. Il n’a que moi dans son
champ de vision, replié sur moi-même dans une position
quasi fœtale. Je me redresse. Les autres, par leur seule pré-
sence, nous rappellent parfois le respect que nous devons
à nous-mêmes. Intrigué de me découvrir là, il s’approche,
une grande feuille à la main, et déjà je me lève, me sèche
machinalement les yeux. Il esquisse un sourire qui pour
moitié est une question. Mon étonnement n’est pas feint
non plus.
Il y a bien cinq ans que nous ne nous sommes plus vus.
Il a gardé son visage de Viking. Qu’est-ce que nous fai-
sons là l’un et l’autre ? Lui est l’interne de service. Moi,
il s’en doute, le proche d’un mourant. Je lui désigne la
chambre d’un geste de la main. Une famille vient s’asseoir
sans bruit près de nous, et on lit sur le visage de la mère
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la crainte de déranger. On s’éloigne un peu. Je retrouve
de ma contenance, j’essaye de me montrer à la hauteur.
On ne se connaît pas bien, mais la surprise et le lieu nous
rapprochent curieusement. Nous n’avions jamais vraiment
parlé, avant. Nous étions partenaires de tennis. Des par-
tenaires réguliers qui n’échangeaient que les salutations
d’usage et des balles, deux ou trois fois par semaine. Nous
ignorions tout de ce à quoi l’autre se consacrait en dehors
du court. Mais quelque chose nous rapprochait, qui jus-
tifiait notre assiduité. Un rapport particulier au jeu, une
volonté partagée de s’appliquer plutôt que de chercher à
gagner à n’importe quel prix. Nous étions complémen-
taires, lui tout en force, les balles lourdes, et moi plus
aérien. Et puis nous avions cessé de jouer. Lui sans doute
pour passer l’internat, et moi parce que j’avais commencé
à travailler, avant d’avoir un fils. Ma fille doit naître dans
quelques jours. Pourquoi me suis-je précipité si jeune dans
la paternité ? Pour multiplier mes raisons d’aimer, me
créer une responsabilité, me convaincre que je suis capable
de l’assumer. Je m’épuise à travailler le jour pour des clopi-
nettes, et étudier la nuit.
Il a posé sa main légèrement sur mon bras pour me dire
qu’il devait faire le tour des malades, et qu’il reviendrait
me voir. Je le vois passer de chambre en chambre. Les per-
sonnes qu’il visite ne sont probablement pas en mesure de
lui parler. Douleur et opiacés se mélangent comme dans de
sombres harmonies de Chostakovitch. Comment le génie
russe a-t-il pu si longtemps écrire de la musique dans un
tel état de terreur ? L’interne poursuit sa tournée. Le temps
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qu’il passe dans les chambres est invariable. Après qu’il
en est sorti, j’entre dans la chambre de mon père. Il a les
yeux à demi clos et humides, sa douleur l’obsède, elle obs-
true son champ de pensée déjà restreint. Il regarde devant
lui, la bouche ouverte d’une façon peu naturelle. C’est lui
mais ce n’est plus lui : ce qui reste de vie est abîmé par la
maladie qui progresse. Quand l’interne revient me voir, je
lui demande combien de temps va durer cette souffrance.
Il s’assied à côté de moi, à cette extrémité du couloir vide.
La courte focale de mes souvenirs l’a considérablement
élargi. Il pense que cela peut être long et que je dois m’y
préparer. Je lui réponds que ce n’est pas acceptable. Nous
pourrions en rester là, mais je lui demande de m’aider à
le faire partir, et j’ajoute que s’il ne m’aide pas, je le ferai
seul. Il m’oppose calmement que le droit le met dans l’im-
possibilité d’abréger les souffrances des malades. Je le com-
prends. Je le prie alors de m’accorder un peu de temps
pour lui raconter l’histoire de cette vie qui s’en va, une vie
qui mérite selon moi de s’achever plus dignement.
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lumière, le printemps qui point ? La quiétude l’emporte
sur l’inquiétude. Pour le moment. Cette injonction de res-
ter chez soi pourrait rapidement être aggravée en inter-
nement médical ou, qui sait, en peine de mort. Tout ce
que je crois savoir, c’est qu’un homme aurait mangé un
animal infecté par la morsure d’un autre animal. Il en a
contracté un virus qui s’est répandu rapidement à la faveur
de la mondialisation des échanges. Notre orgueil et notre
technologie n’ont rien pu contre ce micro-organisme qui
s’en prend à l’animal que nous sommes, et pour longtemps
encore, en attendant une hypothétique mutation. L’esprit
est resté impuissant face à la plus petite des matières, et
voilà notre civilisation conquérante paralysée dans son
orgueil. D’ailleurs tout dit que ces évènements ne relèvent
pas de l’exception. Bafouée, la nature a entrepris la recon-
quête de ses territoires perdus.
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le chant du merle et des tourterelles turques s’épanouit,
coupé par quelques mouettes rieuses. À travers ma fenêtre,
je vois se succéder sur la mangeoire des oiseaux, la mésange
huppée, le rouge-gorge, la fauvette à tête noire, l’accenteur
mouchet. Tous sont en couple. Seul manque le moineau,
qui disparaît devant notre avancée. Notre droit à la mobi-
lité, une des origines de la destruction de notre planète,
est suspendu, et pour quelques jours les autres espèces
retrouvent une liberté oubliée, celle de compter autant que
nous. Difficile de ne pas m’avouer que ce confinement est
ma vraie nature et que, les inconvénients anecdotiques mis
à part, je me plais dans cette sidération qui ressemble à un
retour à la réalité après l’excès d’illusions. Loin de moi les
prophéties et les superstitions, c’est le lot de ceux qui, à
trouver leur vie trop ordinaire, attendent de l’extérieur le
salut à leur ennui profond. Quelque chose s’ajuste discrè-
tement. La civilisation tout entière a subitement pénétré
dans un cloître à l’heure de la prière, laissant derrière elle
ses précipitations et le souvenir récent de ses abus. Est-elle
prête à s’appauvrir pour retrouver la raison ? Rien n’est
moins sûr. Au contraire, l’épidémie éteinte, on la retrou-
vera à sa frénésie et à son agitation mais, au moins pendant
quelques semaines, on aura respiré de l’air pur, on aura
profité des siens et éventuellement de soi.
De son enfance, je ne connais que ce qu’il m’en a lui-
même raconté, des bribes éparses que je pourrais recol-
ler avec méticulosité. Mais c’est là presque un travail
d’historien. Je préfère ma mémoire visuelle, succession
d’images d’un film qu’il m’aurait projeté en m’évoquant
ses souvenirs.
Le monde de son enfance est celui de la terre, mais ses
rêves et ses ambitions sont en mer. Ils accompagnent les
longues absences de son propre père embarqué sur des
navires transatlantiques. La terre qui longe l’océan dans
cette partie de la Bretagne n’est pas assez riche pour nour-
rir tout le monde. Au début de ce xxe siècle qu’il ne verra
pas finir, on ne gagne pas grand-chose à la travailler, pas
beaucoup plus qu’aux siècles précédents, quand la famille
avait depuis longtemps déjà tout misé sur l’océan. Ce qui
n’empêche pas d’aider aux champs des cousins, la lointaine
branche terrienne dont une partie s’est exilée en Amérique.
Aîné de trois enfants vivant la plupart du temps seuls
avec leur mère, il grandit avec le sens de ses responsabilités.
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Excessif, parfois, par l’autorité sans doute abusive qu’il
exerce sur son frère et sa sœur cadette. La limite entre
l’impécuniosité et la pauvreté est ténue, mais la crainte
de déchoir est absente de son esprit. La mer les a tou-
jours nourris, même mal. Son père s’est embarqué comme
mousse à quatorze ans sur les goélettes qui faisaient voile
vers l’Islande, pour des campagnes de pêche qu’il accom-
pagnera jusqu’à Terre-Neuve avant de s’engager comme
matelot sur de plus gros navires.
L’image qu’il garde de son père est celle d’un homme de
taille moyenne, trapu, solide, à la tête carrée, aussi brave
qu’il peut être méchant. Mais sa méchanceté épargne
toujours son fils aîné. Comme beaucoup d’hommes de
la mer, quand il est là, il n’est pas là non plus. Il s’en-
nuie sur la terre ferme quand ce n’est pas celle des ports
grouillant de marins. Cela pèse sur sa relation avec sa
femme, qui a le tort de l’attendre et d’espérer. Espérer
quoi, d’ailleurs ? La situation n’a rien d’extraordinaire,
et finalement on s’en accommode sans drame. Le vieux,
qui est encore jeune, fait souvent la tournée des bars – il
n’y en a que deux, dont l’un est sur la grand-route. La
tournée des fermes, aussi, où il vient donner un coup de
main, besogner avec l’autre branche de la famille qui le
rétribue en nature. Il s’y boit du cidre, du brut, et parfois
le calva circule. Il lui arrive de rentrer ivre mais jamais
au point de faire scandale. Le reste du temps, il s’occupe
du potager et des clapiers à lapins dont le maigre produit
soulage sa solde. Les enfants sont sérieux et appliqués à
l’école. L’aîné et le cadet n’ont qu’une obsession, devenir
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officiers de marine. L’instituteur exprime ouvertement sa
satisfaction les concernant.
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Les petits gars vivent au milieu des femmes, leurs
mères, leurs grands-mères, leurs tantes. La plupart d’entre
elles ont un mari en mer, d’autres sont devenues veuves
prématurément.
Comme cette aïeule dont l’histoire circule dans la
famille.
On est venu un matin lui annoncer que son mari avait
disparu dans un naufrage en mer de Chine. Savait-elle seu-
lement où était la Chine ?
Le village partage sa douleur, même si on sait qu’elle
a depuis longtemps un amant, un garçon de ferme dis-
cret et beau garçon qui se faufile entre les prés pour la
rejoindre dans sa maison légèrement isolée. Elle prend du
bon temps, et elle a raison. Est-ce que son mari se gêne,
lui, pendant ses escales ? Mais il est du devoir des femmes
d’attendre sagement le retour d’hommes qui prétendent
sacrifier leur vie pour elles, pour leur subsistance et celle
de leurs enfants. C’est comme ça qu’est écrite la fable de
la bienséance. Pourtant certaines n’en ont que faire et y
dérogent avec courage, malgré les suspicions et les quoli-
bets qu’on leur accroche comme des guirlandes.
La mort de son mari, elle se l’était certainement ima-
ginée bien des fois, mais pas avec une telle réalité. Elle
l’a trompé sans jamais souhaiter le perdre. Au contraire,
elle aurait voulu l’avoir près d’elle chaque jour. Mais elle
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est née au mauvais endroit, dans ces contrées que seuls
les hommes quittent, par nécessité. La culpabilité d’avoir
trompé le défunt la ronge. Elle renvoie son amant, l’ignore
comme s’il n’avait jamais existé. Elle organise un enter-
rement blanc. Une stèle sans trou, une croix, une photo
sous verre. Puis elle tombe dans une sorte de mystique du
disparu, alimentée par les reproches qu’elle se fait. On la
voit retourner à l’église qu’elle avait désertée, elle reprend
le chemin de l’abnégation, comme tant d’autres autour
d’elle, que leur compagnon soit mort ou vif. La commu-
nauté se montre circonspecte quant à la morale retrouvée
de la jeune femme, mais elle n’en a que faire. Elle déam-
bule sur les hauteurs de la grande plage, sa coiffe à la main,
cherchant la gifle d’un vent glacial. Certains jugent qu’elle
est sur la pente de la folie, ce qui n’est pas rare dans la
famille.
Après quelques semaines de ce deuil, une nouvelle vient
fracasser cet être fragile. Il est là. Descendu d’une charrette
au lieu-dit Le Halte-Là, un peu plus haut que le village.
Le mort-vivant est tout à la joie d’avoir survécu quatre
jours accroché à des débris de son bateau. Il retrouve sa
femme dans leur maison, prostrée auprès de la chemi-
née, les yeux anormalement ouverts. Elle ne parvient pas
à croire que c’est lui, rescapé d’un naufrage à l’autre bout
du monde. Elle n’y voit pas un retour, mais une résurrec-
tion, elle s’imagine qu’il revient pour la menacer, peut-être
pour la punir, et son esprit chancelant finit de se lézarder.
À l’étrangeté de ces retrouvailles, il ne peut opposer que la
fuite. On l’aperçoit dans le bar du village où il est fêté, on
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le voit aussi visiter sa propre tombe. Mais les gouttes d’eau
qui se sont infiltrées dans ses poumons lors du naufrage
font leur œuvre et se transforment en pleurésie. Il s’alite.
Elle prend soin de lui, le regard toujours aussi perdu. Ils
n’ont jamais eu l’habitude de se parler, et maintenant le
temps leur est compté : la fièvre aspire sa conscience, il
délire, elle aussi. Le docteur vient dans la petite maison
isolée. Il ne dit rien à celle qui désormais pose sur lui des
yeux de folle. Il sait que la fièvre associée à l’étouffement
va emporter l’homme. Le lendemain, elle retrouve son
mari blême, les yeux écarquillés et fixes. Son corps est
enterré là où ne manquait que lui. On creuse devant sa
croix avant de l’enfouir pendant qu’on tient la veuve qui
a complètement perdu l’esprit. Celui-ci vaquera ensuite
loin de son corps désormais réduit aux automatismes de la
conservation.
Ce village, il le quitte, avec toute la famille, quand son
propre père est embauché sur un transatlantique reliant
Le Havre et New York. Des rotations courtes et des per-
missions qui le sont tout autant. Elles ne laissent pas le
temps au vieux de regagner la Bretagne. Alors la famille
vient à lui et s’installe au quai des brumes, dans un appar-
tement des docks qui donne sur le port. Quand il regarde
à travers la fenêtre du modeste logement dont les toilettes,
collectives, sont sur le palier, le garçon voit se détacher
dans le brouillard ces énormes masses de métal, qui défient
Archimède et forgent une indestructible ambition : il en
sera un jour le pacha.
Le vieux, qui est à peine plus vieux, apprend à vivre
avec une femme et des enfants dont il est fier sans le dire.
Ils réussissent à l’école et, dans une famille plutôt pauvre,
on ne leur demande pas grand-chose d’autre. L’ascension
sociale est en marche. On est avant la guerre. Je n’ai
retrouvé de cette époque qu’une seule photo de son père,
qu’on surnommera plus tard « le Bosco » car, de mousse,
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puis matelot, il deviendra quartier-maître. Une photo de
famille sur laquelle il pose devant un photographe avec sa
mère et sa sœur jumelle, toutes deux en coiffe. Sa sœur et
lui se ressemblent, avec leurs yeux étirés et suspicieux, leur
menton qui avance en forme de gros galet. Le costume
mis pour l’occasion enveloppe maladroitement la carrure
du jeune homme. Les manches finissent sur des mains
larges. L’étrangeté vient de sa moustache courte, taillée au-
dessous du nez, dont la forme sera rendue célèbre par le
plus grand scélérat du xxe siècle, de l’autre côté du Rhin.
Aucun signe d’allégeance à l’idéologie du petit peintre :
c’est la mode, et d’ailleurs, une fois le dictateur déchu, il
gardera cette drôle de moustache.
Lui ne fait pas mystère de ses excès. Il se vante de n’uti-
liser qu’une seule allumette le matin pour sa première
cigarette, au réveil. Les autres vont s’allumer ensuite avec
le mégot fumant des précédentes. Il boit dru et démarre
avec des alcools forts au petit déjeuner, puis se maintient
dans une ivresse plus ou moins acceptable, qui lui vaut des
éclairs de méchanceté, comme si soudainement les siens
lui devenaient étrangers. Sa jumelle, au contraire, cultive
la bonté et se plaît à se structurer au rythme de l’Église, de
mâtine à vêpres. Elle n’est d’aucun excès. L’un et l’autre
mourront la même semaine, à l’aube de leurs quatre-vingt-
dix ans. Mon dernier souvenir du Bosco est celui de larmes
versées sur la tombe de son fils par un homme mortifié
de cette inversion de l’ordre des choses. Mais nous en
sommes encore loin. La rudesse qu’on lit dans son regard
sur la photo ne dit rien du destin exceptionnel – mais
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qui ne paraîtra exceptionnel qu’aux autres – qui l’attend.
Marguerite, sa femme, a une forme de courage différente,
consistant à résister à la peur diffuse qui noue ses tripes et
dont elle ne montre rien. Elle craint déjà sans le savoir ce
qui va advenir. Le malheur s’annonce sourdement bien
avant qu’il ne surgisse.
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MARC DUGAIN
La volonté
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