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Essai
Traduit de l'allemand
AM
Albin Michel
Pour une nouvelle virilité est la troisième et dernière partie de la trilogie
que j'ai consacrée à la situation sociale de l'homme dans les pays
industrialisés de l'Occident. Dans mon premier livre — L'Homme subjugué
— j'ai montré comment l'homme est manipulé par la femme. Dans le
second — Le Sexe polygame — j'ai expliqué pourquoi une telle
manipulation est possible. Je propose ici un moyen de mettre fin à cette
domination féminine.
Traduction française :
© Éditions Albin Michel et Esther Vilar, 1977
22, rue Huyghens, 75014 Paris
ISBN 2-226-00536-6
1.Qu'est-ce que la virilité?
Viril = puni
Comme je l'ai établi dans le premier volume de ma trilogie, l'homme
vient au monde pour être incarcéré*. Mais il ne ressent pas la cruauté de son
destin : il n'attend rien d'autre de l'existence puisqu'on l'y prépare dès le
début. Comme pratiquement tous les hommes sont prisonniers, cette
situation lui paraît tout à fait positive, elle lui apporte la preuve qu'il est
absolument normal et, non sans fierté, il proclame que ce type de vie est
viril. De toute façon, il s'est créé un vocabulaire ad hoc : ses gardes-
chiourme sont pour lui ses supérieurs; la peine qu'il endure, son devoir
moral; l'administrateur du pénitencier est son directeur; le félicite-t-on pour
sa bonne conduite, c'est de l'avancement professionnel : un tel éloge le
comble d'aise, et il affirme alors qu'il adore son travail.
Du fait qu'il ne pouvait en être autrement, on a humanisé sa détention au
cours de la seconde moitié du xxe* siècle. Mais la peine qu'on lui inflige est
restée la même : c'est toujours la prison à perpétuité. Pourtant,
contrairement à ce qui se passe pour une peine de droit commun, le critère
n'est pas ici le danger que représente le délinquant pour la société — c'est-à-
dire pour ceux qu'on n'incarcère pas — mais l'utilité qu'il a : ce n'est pas le
délit qui détermine la durée de l'emprisonnement, mais la capacité de travail
du prisonnier. Et comme on travaille d'autant plus et d'autant mieux qu'on
est bien reposé, on le renvoie de temps à autre chez lui et on lui permet, à
des intervalles calculés avec précision, de participer à la vie de ceux pour
lesquels il purge sa peine. En outre, on ne mettra fin à son incarcération que
lorsqu'elle ne sera plus rentable : en cas d'incapacité physique ou de
traumatisme psychique. Si un homme bien portant désire interrompre
provisoirement sa détention — son crime étant d'être né homme et non
femme — il doit prétexter une maladie quelconque ou la mort d'un être
aimé. Recourt-il trop fréquemment à ce stratagème ou est-il démasqué, le
voici rétrogradé et asservi aux tâches les
*L'Homme subjugué.
Viril = vendu
L'homme vient au monde pour vendre au plus offrant son corps et son
esprit, sa force et sa pensée. Là encore, il n'en souffre pas. Des méthodes
d'éducation spéciale l'adaptent mentalement à cette prostitution, et comme
les autres hommes se prostituent eux aussi, cette existence lui semble
adéquate à sa condition d'homme. Là aussi, il s'est forgé un vocabulaire : le
bordel est pour lui l'entreprise, sa proxénète, son épouse ou sa compagne; et
le client qu'il lui faut satisfaire son chef, l'actionnaire, le membre du conseil
d'administration, ou tout simplement le client.
Et à ce vocabulaire, il ajoute un code d'honneur : le plus digne d'estime
est celui qui tire le plus de profits de sa prostitution. Un homme manque-t-il
d'ardeur à se vendre, il est paresseux-, se vend-il mal, c'est un raté-, s'il ne
se vend pas du tout, un play-boy-, quant à celui qui refuse d'entretenir une
proxénète, on l'accuse d'impuissance ou d'homosexualité.
L'homme qui réussit à se prostituer dans son domaine professionnel n'y
admet les femmes qu'à contrecœur. Du fait qu'il place prostitution et virilité
sur le même plan, une femme qui se prostitue avec succès est pour lui une
femme virile. En revanche, il n'arrive pas à imaginer que son propre sexe
puisse assumer le rôle de proxénète : d'un homme au foyer et dont la femme
travaille, il dira qu'il se fait entretenir ou le traitera sans ambages de
maquereau. Mais si c'est la femme qui vit aux crochets de son mari, la
voici, suivant sa classe sociale, promue maîtresse de maison ou ménagère,
alors que celle qui vend au client son corps et non son esprit est une
prostituée.
Et pourtant, l'homme ne vend pas seulement son corps. On exige tout de
lui. Et cela non pas une petite heure par jour pendant quelques années, mais
toute la journée toute sa vie durant. Non seulement il faut qu'il fasse tout ce
que d'autres lui ordonnent, mais qu'il le dise; et pour le dire de façon
convaincante, il faut aussi qu'il le pense. Il doit donc pouvoir penser «
autrement ». La firme dont il combat aujourd'hui la production peut du jour
au lendemain devenir son nouvel employeur. Le rédacteur en chef dont il
ridiculise les opinions est susceptible de lui offrir prochainement d'écrire
dans son périodique. Le parti dont les buts sont tels qu'ils ont emporté son
adhésion est capable, en l'espace de quelques heures, d'afficher d'autres
idées politiques. Rien d'étonnant à ce qu'une vulgaire putain estime que les
hommes se prostituent d'une manière encore plus inhumaine qu'elle-même.
Quand elle en a la possibilité, elle préfère continuer son métier plutôt que
de prendre exemple sur l'homme et devenir « décente » à la façon
masculine. Sa profession lui interdit d'ailleurs, une fois pour toutes,
d'adopter le seul choix qui pourrait l'attirer : en effet, aucun homme
n'accepte pour proxénète une ancienne « prostituée ».
Ce proxénétisme féminin, qui est des plus répandus, se distingue
principalement du proxénétisme masculin, qui l'est moins et qui a servi de
base à ce concept, par le fait que la loi l'encourage au lieu de l'interdire, et
que la proxénète ne se donne même pas la peine de s'entremettre pour
procurer du travail à l'homme, car il s'en charge lui-même. Pour le reste, la
technique demeure la même : afin que la victime fasse tout ce qu'on exige
d'elle, on commence par la placer dans un état d'asservissement qu'on
prolonge ensuite par l'intimidation, le chantage et la contrainte. Cet état
d'asservissement — l'amour, disent les hommes — la proxénète l'obtient par
les mêmes moyens que son homologue masculin des bas-fonds : par une
belle apparence physique, par les jouissances sexuelles qu'elle dispense et
des compliments habilement tournés. Lorsque l'asservissement n'est plus
assez puissant, les enfants venus entretemps et qu'il faut élever constituent
une contrainte suffisante.
Du fait que le choix de la future victime se fait avec le plus d'efficacité
possible là où on peut juger le mieux de ses aptitudes pour la prostitution —
c'est-à-dire là où l'on constate l'impression qu'un homme fait sur les autres
hommes — les futurs proxénètes font souvent un stage, toujours provisoire,
au « bordel ». Pour leur épargner cette peine, on a catalogué les hommes
suivant leurs diplômes et titres universitaires. Tout homme qui a passé par
cette filière a dû si fréquemment faire sienne l'opinion de ses maîtres qu'on
peut être certain de ses dispositions pour la prostitution de l'esprit. Mais les
diplômés sont une minorité : aussi le détour par le lieu de travail est-il
inévitable surtout pour les jeunes femmes dont le père ne rapporte pas assez
d'argent. C'est là qu'elles se rendent le mieux compte de la valeur qu'a un
homme pour le but qu'elles veulent atteindre. Et quand elles ne trouvent pas
immédiatement la victime qui leur convient, du moins y apprennent-elles ce
dont il s'agit : ce qui compte, ce n'est pas la bonne volonté, mais l'usage
qu'on en fait, combien il faut donner de sa personne pour satisfaire les
désirs du client, la dose d'hypocrisie vraisemblable avec laquelle on feint
l'enthousiasme, la manière authentique de placer un compliment, la faculté
de manifester réellement l'humeur ou le sentiment qu'on exige de vous,
celle aussi de tout faire pour soutirer de chaque client un maximum de
rétribution. Et elles s'entendent à discerner aussitôt si leur victime possède
cette qualité précieuse que l'on désigne dans ces bordels sous le nom de
caractère et que l'on prise plus que toutes les autres. Car on satisfait souvent
mieux un client choyé en n'accédant pas immédiatement à tout ce qu'il
demande. L'homme doué d'assez d'intuition pour se refuser un peu au bon
moment, celui qu'on est obligé, pour ainsi dire, de vaincre chaque fois de
nouveau, fera toujours plus de chemin que les autres.
Comme tout le monde sait que la femme ne travaille que temporairement,
on ne lui confie que la clientèle la moins importante. D'ailleurs, il n'y a
qu'une chose qui compte pour elle : reconnaître l'homme le plus apte à se
prostituer au moment où il croise son chemin et saisir l'occasion au vol. Car
si son choix est mauvais, il peut arriver qu'un jour il lui faille revenir sur
place, et que les enfants qui devaient contraindre l'homme à travailler pour
elle, obligent leur mère à travailler pour eux. Si elle fait trop la difficile,
cette proxénète née peut se condamner à la prostitution pour tout le reste de
sa vie : elle différera seulement de ses collègues masculins par le fait que si
elle travaille, c'est pour n'entretenir qu'elle-même.
Ce fait — qui diminue incontestablement sa tension nerveuse — ajouté à
celui qu'elle ne peine généralement que quelques années de suite sans
jamais être en proie aux affres de l'ambition, explique — semble-t-il — que
malgré une activité professionnelle sans cesse grandissante, elle vive de
plus en plus longtemps. Aux États-Unis, cette citadelle des bordels où
l'homme est le mieux exploité par la femme, l'espérance de vie des
Américaines, au cours des vingt dernières années, s'est prolongée de plus de
six ans par rapport aux Américains : alors qu'en 1955 elles vivaient en
moyenne deux ans et demi de plus qu'eux, elles leur survivent aujourd'hui
de neuf ans! Et on constate la même évolution dans les autres pays
industrialisés de l'Occident. Lorsque l'un des deux sexes fait le tapin et que
l'autre encaisse l'argent, il ne peut en être autrement.
Viril = châtré
Il y a encore dix ans, pour être père, il suffisait à un homme d'avoir la
force suffisante pour mater une femme et assez de sperme pour la féconder.
Ce temps-là est fini. Comme les femmes n'avaient pas intérêt à laisser les
hommes décider de leur fécondation, elles les ont chargés d'y remédier. Ce
qu'elles voulaient, c'est que les seuls hommes à avoir des enfants répondent
à la clause-des-trois-personnes, c'est-à-dire que, grâce à leur fortune ou à
leur position, ils soient en mesure d'entretenir, en plus d'eux-mêmes, un
enfant et sa mère. Ayant assuré ainsi leur sécurité, les femmes deviendraient
enfin capables de profiter de la compagnie de l'enfant sans que la présence
du père les gêne. On pourrait formuler comme suit les termes de leurs
exigences :
1. Seuls les hommes répondant aux conditions de la clause-des-trois-
personnes auront à l'avenir le droit de se reproduire.
2. Les hommes auxquels font défaut les conditions biologiques de la
reproduction (vieillards, malades et impuissants) auront néanmoins le droit
d'avoir des enfants s'ils remplissent les conditions de la clause.
3. Les hommes qui remplissent les conditions de la clause et celles,
biologiques, de la reproduction et qui refusent malgré cela de se reproduire
(célibataires bénéficiant d'une bonne situation), seront à l'avenir obligés de
le faire.
4. Les hommes qui ne remplissent pas les conditions de la clause mais
qui, du point de vue biologique, sont de façon optimale aptes à la
reproduction (jeunes célibataires de belle apparence) n'auront à l'avenir le
droit de se reproduire que s'ils renoncent à leur progéniture.
Ainsi, en se conformant aux exigences de la femme, l'homme s'est châtré
lui-même sans toutefois porter atteinte à sa faculté physique de procréer, et
cela de la façon suivante :
a) Quand la femme ne désire pas de grossesse, elle est, grâce à lui, à
même de la supprimer :
— par de nouveaux moyens chimiques de prévention, ou contraception
(la « pilule »);
— par de nouveaux moyens mécaniques de contraception (le stérilet);
— par la modernisation de l'interruption de grossesse (la « pilule
abortive », la méthode d'aspiration).
b) Là où la grossesse semble désirable à la femme, l'homme la rend
possible :
— par la fécondation artificielle. Un homme fortuné et incapable de se
reproduire peut malgré cela avoir des enfants grâce à un homme plus
pauvre qui donnera sa semence et se déclarera prêt à ne jamais rechercher
sa progéniture. Tout homme fortuné peut également faire conserver sa
propre semence et engendrer dans un âge avancé ou après sa mort;
— par la grossesse volontaire. Tous les moyens de prévention que
l'homme met à la disposition de la femme présentent l'avantage d'être
également utilisables pour elle, qui peut ainsi se faire féconder quand elle
veut. Par exemple, si un homme remplit depuis longtemps les conditions de
la clause-des-trois-personnes tout en continuant à n'entretenir que lui-
même, elle peut (grâce à la faculté d'invention des hommes) se faire
féconder à l'insu de ce partenaire. Car nul ne peut savoir si une femme
prend vraiment des précautions contre une fécondation possible. Et même si
l'homme arrive un jour à trouver pour son propre sexe un moyen de
contraception, il n'aura quand même jamais le droit d'interrompre une
grossesse. Grâce à son esprit d'initiative, il lui faut accepter aujourd'hui tous
les enfants que la femme lui impose, et garder seulement ceux qu'elle
souhaite avoir. Les seuls moyens de protection totalement sûrs sont la
pauvreté ou l'abstinence.
La méthode de la grossesse volontaire laisse à la femme la possibilité de
commettre le délit sexuel féminin le plus fréquent à notre époque, le viol
passif de l'homme. Ses victimes sont les célibataires qui remplissent les
conditions de la clause-des-trois- personnes et qui se voient ainsi acculés au
mariage, les hommes mariés que l'apparition d'un enfant oblige à maintenir
une union chancelante, et ceux, également mariés, auxquels un revenu très
supérieur à la moyenne permet de fonder une seconde famille, légale ou
illégale. Ce viol passif se différencie surtout du délit sexuel le plus fréquent
chez l'homme, le viol actif, par le fait qu'il n'est pas question de forcer la
victime à accepter le coït, mais à en assumer les conséquences : la coupable
n'agit pas dans un élan de passion, mais délibérément et mue par des motifs
vils, et ce crime échappe à la justice du fait que le châtiment frapperait
toujours un petit enfant.
Il existe un second délit sexuel féminin, moins fréquent, mais que la
grossesse volontaire rend également possible : l'utilisation abusive de
l'homme pour l'élevage de l'enfant. Relativement nouveau, ce délit est la
conséquence logique de l'évolution : au sein d'une société où l'on considère
surtout l'homme comme une vache à lait, une femme déjà bien entretenue
n'a logiquement aucune raison de demeurer longtemps avec un homme.
Comme d'autre part elle ne veut pas vivre seule, elle utilise son privilège
biologique pour mettre au monde un enfant qui lui tiendra compagnie. Dans
ce cas, il va de soi qu'elle préfère être fécondée naturellement
qu'artificiellement : d'abord, elle se représente bien mieux l'enfant en ayant
devant elle le père potentiel, et ensuite, au cas où elle aurait mal calculé son
coup, le donneur involontaire de sperme pourra toujours se transformer en
un payeur involontaire de pension alimentaire.
Mais ce n'est pas là l'élément déterminant : dans ce cas précis, plus que la
situation financière de l'homme, c'est la couleur de ses yeux qui compte;
plus que sa soumission, sa capacité d'émettre au bon moment un nombre
convenable de spermatozoïdes. Partant de ces éléments et d'après les lois de
Mendel, la femme improvise l'enfant qu'elle désire et qui, suivant son bon
vouloir, sera élevé par une domestique ou dans une crèche et non au sein
d'une famille dite restreinte et destructrice, le père unique et patriarcal étant
remplacé par de nombreux « oncles » successifs et toujours bienveillants.
On n'est pas encore arrivé à inclure dans ce programme, ou « planning »,
la détermination du sexe de cet heureux enfant. Mais à la demande des
femmes, les hommes y travaillent déjà. Pour l'instant, ils n'ont même pas à
craindre que cette acquisition ait pour résultat une élévation considérable du
nombre des femmes. Dans l'état actuel de notre technique, pour toute
femme qui refuse de travailler, on a encore besoin d'un homme qui travaille
pour la faire vivre. Mais cela veut dire que si l'on ne change rien à notre
structure sociale, le sexe mâle s'éteindra au même rythme que l'homme
rationalise son travail. Il appartient donc à l'homme de décider s'il veut
survivre en tant que sexe masculin ou comme une minorité dispensatrice de
sperme.
En laissant échapper de leurs mains les rênes de la procréation, les
hommes ont perdu encore plus : la joie même de l'acte sexuel. Car pour
faire l'amour avec une femme, l'occasion ne leur suffit pas, il leur faut en
plus la puissance du sexe. Celui qui à longueur de journée est exposé aux
tensions de la lutte professionnelle et qui se plonge le soir, pour revenir
chez lui, dans le trafic de la grande ville, ne dispose plus pour la nuit de
grandes réserves de force. Le zèle avec lequel il accomplit son travail lui
vole sa puissance sexuelle. Et les hommes qui, pour plaire aux femmes,
réussissent le mieux dans leur profession — et qui par conséquent auraient
le plus d'occasions de jouir de leur sexe — sont précisément ceux chez qui
le désir se manifeste de plus en plus rarement. En règle générale, leur
activité sexuelle se limite aux week-ends, c'est-à-dire à leur période de
liberté.
Mais cette nouvelle évolution fait que les hommes les moins épuisés
perdent eux aussi leur force d'attraction sexuelle. Car depuis qu'on a incité
la femme à être libre sans que cette liberté lui porte vraiment préjudice, la
capacité amoureuse d'un homme fait l'objet d'une cotation officielle à la
bourse des femmes : on n'y note pas seulement sa puissance, mais l'habileté
avec laquelle il suscite le fameux orgasme féminin. Dans la mesure où il y
parvient, le voici catalogué comme bon ou mauvais amant dans un fichier
auquel son successeur aura également accès.
Or, son degré de puissance sexuelle représente pour un homme un risque
qu'il lui est difficile d'apprécier, mais lors-qu'en plus on le rend responsable
de l'orgasme de sa partenaire, on peut avoir une idée de l'immensité de la
tâche qui attend un « bon » amant (surtout quand on considère qu'aux États-
Unis, par exemple, soixante-quinze pour cent des Américaines, d'après leurs
propres déclarations, éprouvent des difficultés à ce sujet). Certes, il existe
des hommes qui, justement à cause de cela, se précipitent tête baissée pour
tenter de surpasser leurs concurrents. Mais beaucoup se sentent découragés
d'avance devant cette aggravation des conditions. Comme les enquêtes le
prouvent, les tout jeunes gens d'aujourd'hui n'osent passer à la pratique
qu'après une minutieuse préparation théorique : tant qu'ils ne connaissent
pas à fond les positions préférées de la femme, ses zones érogènes et la
technique de l'excitation clitoridienne, ils restent sur la touche. Rien
d'étonnant à ce que le langage des jeunes filles se soit adapté à cette
nouvelle réalité : alors qu'auparavant elles avouaient avec honte que tel ou
tel garçon était leur amant, elles s'expriment aujourd'hui de façon lapidaire :
« C'est le gars qui est actuellement de service... »
Cependant, les hommes demeurent attachés à leur vocabulaire
traditionnel. Le fait que leurs compagnes en sont depuis longtemps au stade
du « Do-it-yourself », que l'acte de fécondation lui-même n'a plus lieu que
sur commande et encore seulement quand la femme le veut bien, n'a laissé
aucune trace dans le vocabulaire masculin. On dirait que rien ne s'est passé
quand on les entend parler des femmes : « Alors, mon vieux, je lui ai mis
ça... » ou bien : « Je vais lui mettre ça... » Et à la naissance de leurs enfants,
ils continuent à se congratuler comme autrefois devant cette preuve de leur
virilité.
Viril = censuré
Quand un état de choses est connu de tous mais qu'il n'en est jamais
question en public, on dit qu'il s'agit d'un « tabou ». Comme on ne peut taire
en réalité un fait que tous connaissent, les tabous d'une société s'expriment
toujours par un détour quelconque : ainsi, il n'existe pas de dictature dans
laquelle on ne note une floraison magnifique de mots d'esprit. Le racisme
secret d'un peuple perce dans des anecdotes discriminatoires, c'est dans les
séminaires de prêtres qu'on se moque le plus de la Providence divine, et les
enfants élevés dans les foyers les plus prudes ont souvent un goût immodéré
pour les histoires d'un érotisme ambigu. C'est également la raison pour
laquelle les humoristes occidentaux sont les seuls à avoir le droit de montrer
l'homme sous les traits du pire pantouflard. Car, dans nos pays, le fait que
l'homme est un prisonnier dévirilisé et mis en tutelle est bien un véritable
tabou : tout le monde le sait, personne n'en parle. Dans la vie quotidienne et
dans les pages humoristiques, on constate que l'homme est manipulé, mais
cette manipulation ne fait jamais l'objet d'une discussion sérieuse. En
revanche, on peut discuter de l'oppression de la femme puisqu'on n'en
trouve pas plus trace dans la vie courante que dans nos plaisanteries. Il faut
même que tout le monde en parle car, compte tenu de ce qui se passe dans
la réalité, ce n'est que par un lavage de cerveau massif qu'on peut corriger
ainsi la véritable image de la femme.
Ce rôle, les mass-media l'ont assumé. La femme les charge de représenter
l'homme comme le contraire de ce qu'il est vraiment, bourreau et non
victime, et elles ne font que cela. Cette collaboration fonctionne sur la base
du chantage : dans nos pays industriels d'Occident, les quotidiens, les
périodiques, les émissions de la télévision et de la radio, sont financés en
majorité par les annonces et la publicité des biens de consommation.
D'après les statistiques, les femmes prennent de 70 à 80 pour cent de toutes
les décisions concernant les achats; l'homme ne s'occupe directement que de
sa consommation de tabac et d'alcool, et il a voix au chapitre pour le choix
de son auto et de son habillement. Les campagnes de publicité vont donc
s'adresser, obligatoirement, surtout aux femmes qui, par conséquent,
influent automatiquement sur la partie rédactionnelle des mass-media. Dès
qu'elles n'achètent plus un quotidien ou n'écoutent plus certaine émission
télévisée parce que leur contenu leur déplaît, les grosses firmes passent
ailleurs leurs annonces et leur publicité, et le rédacteur en chef ou le
producteur se voit privé de sa base financière. Connaissant ce danger, il
l'évite au moyen d'une censure préalable en ne publiant rien qui lui semble
pouvoir indisposer le sexe féminin. Là où la télévision est monopole d'État
et financée par une taxe payée par les téléspectateurs, l'affaire est encore
plus simple : les politiciens veillent à ce qu'on ne porte pas atteinte aux
intérêts des femmes. Il n'y a que dans les émissions en direct qu'elles ne
contrôlent pas l'opinion publique, mais elles peuvent toujours le faire après
coup et exiger la suppression de la série qui les gêne.
De même qu'elles chargent les hommes de faire la politique qui leur
convient, les femmes, bien entendu, ne créent pas elles-mêmes leur image
de marque. C'est là une évolution relativement récente. Auparavant, quand
il n'y avait ni grande presse ni télévision, les femmes ont dû présenter en
personne le mouvement féministe et exposer continuellement, à grand
renfort de discours, à quel point elles étaient et se sentaient désavantagées.
Aujourd'hui, les hommes eux aussi élèvent la voix en leur faveur. En effet,
ce sont eux qui font l'opinion publique. Or, dans une société où tout est
consommation, le consommateur principal peut obliger les prétendus
maîtres de l'opinion à diffuser le point de vue qui lui plaît. C'est donc à juste
titre qu'on appelle féminisme nouveau ce type actuel d'information sur la
condition défavorisée du sexe féminin. De toute façon, les grands
idéologues du féminisme n'ont jamais été des femmes : la vieille histoire de
l'oppression qu'elles subissent ne nous vient pas des suffragettes, mais de
Marx, d'Engels, de Bebel et de Freud. Ce qui est nouveau, c'est
qu'aujourd'hui les hommes ont pris eux-mêmes en main le soin de propager
l'entreprise de diffamation dont ils sont les victimes.
C'est une chance pour la femme, car plus ses privilèges se renforcent,
plus il devient important que des professionnels se chargent de les
dissimuler aux yeux des hommes. Prenons un exemple : de toutes les
femmes, les Américaines sont celles qui bénéficient du plus haut niveau de
vie. Si notre raisonnement est exact, c'est dans ce pays que le « nouveau
féminisme » doit être le mieux organisé. Et en effet, c'est le cas. Ce que
nous avons observé pour les hommes politiques est également valable pour
ceux qui créent et entretiennent l'image de marque de la femme. Pour elle,
ils sont plus dignes de confiance, plus serviles, plus vénaux, moins suspects
de partialité que leurs collègues féminins, et ils veillent par conséquent bien
mieux qu'elles à ce que tous respectent rigoureusement les règles de la
censure. Les femmes peuvent se fier totalement à ce mécanisme : les
patrons des grosses firmes et les spécialistes de la publicité surveillent les
patrons des journaux et les producteurs de télévision, lesquels surveillent à
leur tour les rédacteurs en chef et les chefs de service qui, eux, surveillent
les journalistes, les metteurs en scène et les auteurs de « dramatiques ».
Chacun d'eux sait qu'il ne peut présenter au grand public le thème de la
femme que sous deux aspects fondamentaux : compassion et admiration.
Quant à la critique, elle doit demeurer dissimulée dans les histoires drôles,
les caricatures et dans les numéros des chansonniers. Et comme il faut
quand même que des témoignages féminins viennent corroborer de temps à
autre les professions de foi des hommes, il existe des femmes journalistes
pour prendre à leur tour la parole. La différence est qu'au lieu de compatir,
elles pleurent sur elles-mêmes, et qu'au lieu d'être admirées, elles s'admirent
à grands coups d'encensoir. Jamais le public n'arrive à avoir connaissance
d'une autocritique féminine. Il y en a pourtant, mais on en interdit la
diffusion. Des pensées aussi dangereuses ne pourraient guère s'exprimer
qu'au cours d'un débat général sur « la situation de la femme dans la société
», car les femmes adorent particulièrement ce genre de divertissement. Mais
là aussi, tout est arrangé d'avance pour qu'elles aient le dernier mot.
Quoi qu'il en soit, ce lavage de cerveaux porte ses fruits. L'homme qui
chaque matin lit régulièrement son journal et se détend aussi régulièrement
le soir en regardant son écran de télévision, voit le monde comme son
journal et la télé lui enseignent à le voir : pour lui, ce ne sont pas les
hommes qui sont emprisonnés mais les femmes. Ne les exile-t-on pas avec
leurs enfants dans de nouveaux immeubles à appartements stérilisés ou dans
des pavillons isolés de banlieue, ne les dépouille-t-on pas ainsi de toute
chance de pouvoir se « réaliser » grâce à l'exercice d'une profession? Ne
faut-il pas également qu'elles se prostituent? N'est-ce pas le mari qui gagne
l'argent, n'est-elle pas obligée de faire les quatre volontés de l'homme pour
qu'il ne la laisse pas mourir de faim? Quant à la pilule, il l'a naturellement
inventée par calcul, pour le sexe qui n'est pas le sien : ce n'est pas lui qui va
se ruiner la santé pour que les femmes n'aient pas d'enfants! D'ailleurs, si
l'on veut constater que la femme vit dans une société d'hommes où les lois
sont faites par eux et pour eux, on n'a qu'à jeter un regard sur les parlements
et sur les tribunaux : comment les femmes y sont-elles représentées, elles
qui constituent la majorité des électeurs?
« Ha! ha! » se dit cet homme quand il apprend qu'un groupe
professionnel composé surtout de travailleurs féminins vient de passer à
côté d'une augmentation de salaire, « encore un cas d'injustice au détriment
de la Femme! » Il ne lui vient pas à l'esprit que ce qui est un miracle, c'est
qu'un tel groupe de femmes bénéficie somme toute d'une augmentation de
salaire. Il n'ignore pas pourtant que les salaires font l'objet de discussions
avec les syndicats, que là encore, les femmes se font servir par les hommes,
que dans nos pays occidentaux, celles qui travaillent comptent
proportionnellement quatre fois moins de syndiquées qu'eux, et qu'elles sont
quarante fois moins nombreuses à exercer au sein de ces syndicats une
activité quelconque. Cela, naturellement, ne figure pas dans son journal
quotidien.
En revanche, il y trouve tout sur l'insuffisance des possibilités
d'avancement des femmes qui travaillent. Il peut le confirmer lui-même :
dans son entreprise, les femmes ne sont-elles pas toutes sténodactylos alors
que les chefs de service sont tous des hommes? Mais ce qu'on ne lui dira
jamais, bien entendu, c'est qu'il est plus rationnel pour l'entreprise de
promouvoir des hommes puisqu'une grande partie des femmes n'y travaille
qu'à temps partiel et seulement moins de dix ans de suite. On ne lui dit pas
non plus qu'un chef d'entreprise agit plus humainement quand il donne la
préférence à un homme, parce que l'homme, avec son salaire, entretient
souvent plusieurs personnes tandis qu'en règle générale celui de la femme
ne sert qu'à elle-même. Tout concourt à faire croire à l'homme que si les
pauvres femmes ont un avancement beaucoup plus lent, c'est uniquement à
cause de leurs seins et de leurs cheveux longs, et il les plaint infiniment.
Autre détail sur lequel on ne lui laisse également aucun doute : la double
charge qui incombe à l'épouse qui travaille au-dehors. Il pourrait pourtant
s'apercevoir que ce concept de la double charge n'a plus de sens aujourd'hui,
puisqu'une grande partie du travail ménager a été automatisé et que les
enfants, quand il y en a, sont surveillés et soignés par d'autres que leur
mère. Mais il faut un hasard pour que lui tombent sous les yeux les résultats
d'une enquête selon lesquels il décharge sa femme d'une quantité de travaux
que les machines automatiques n'assument pas encore. Car quand il lave la
voiture familiale, répare et bricole, tond la pelouse ou fait le chauffeur pour
emmener sa famille en excursion, on lui répète qu'il s'agit d'un « hobby »,
de son « violon d'Ingres », d'un divertissement. Tandis que si sa femme
nettoie la baignoire, enclenche une machine automatique en appuyant sur
un bouton, arrose ses plantes d'intérieur et prépare le panier du pique-nique,
cela, c'est du travail ménager.
Mais notre homme continue volontiers à réclamer plus de justice, non
seulement pour la femme qui supporte cette double charge, mais aussi pour
la ménagère presse-boutons : ne serait-il pas temps que l'État, c'est-à-dire
l'homme en général, octroie enfin un salaire à la femme au foyer? Devra-t-
elle toujours travailler gratuitement pour sa famille? Il ne vient pas à l'esprit
du pauvre homme que la femme au foyer ne travaille pas pour rien
puisqu'elle encaisse la plus grande partie des gains de son mari (d'après les
sondages, c'est elle qui, dans la plupart des familles, règle les questions
d'argent de façon absolument autonome). Pas plus qu'il ne remarque que
cette situation ne peut être aussi mauvaise puisqu'une femme qui décide de
se consacrer à sa famille connaît parfaitement les raisons de son choix du
fait qu'elle a été élevée elle-même au sein d'une famille semblable. Car dans
le journal où l'homme puise ses idées, les enfants ne sont-ils pas pour la
femme le plus ignoble des pièges?
Soit, mais que se passe-t-il quand, les enfants ayant grandi, le piège enfin
s'ouvre? Alors, se dit l'homme — car cela aussi figure dans son journal —
alors il est trop tard pour elle : tandis qu'à cet âge la vie ne fait que
commencer pour lui, celle de sa compagne est finie. On l'a persuadé que les
hommes demeurent attirants bien plus longtemps que les femmes! Et en
effet, quand un homme mûr conquiert le cœur et la main de sa jolie
secrétaire, on ne dit jamais que cette dernière redoute manifestement moins
la calvitie, l'impotence et la sénilité de son partenaire que l'absence de
prestige social (ni qu'avec ce comportement réaliste, elle joue un très vilain
tour aux femmes vieillissantes). Non, une fois de plus, on mettra en
accusation la société faite par l'homme et qui discrimine impitoyablement la
femme qui prend de l'âge.
Viril = lâche?
Admettons-le : les femmes ont fait des hommes ce qu'ils sont devenus
aujourd'hui. Elles ont préparé leurs fils, quand ils étaient enfants, à ce rôle,
elles le leur ont présenté comme le privilège exclusif du sexe masculin,
elles les ont convaincus que c'est en agissant ainsi, et non autrement, qu'ils
seront désirables pour l'autre sexe. Finalement, elles en tirent avantage.
Mais supposons qu'il y ait des femmes — et il doit y en avoir — qui ne
recherchent pas les hommes manipulés et dressés à vie. Comment pourront-
elles découvrir quelque chose de désirable chez ces masochistes serviles,
vénaux, exténués, pleins de complaisance envers tous et envers eux-mêmes,
qu'on leur présente au long de leur vie comme étant des hommes? Que leur
reste-t-il d'autre sinon de demeurer solitaires ou d'entrer en silence dans les
rangs des profiteuses?
Est-ce seulement par pitié que les femmes affirment sans cesse à leurs
partenaires qu'ils sont forts, intransigeants, virils, alors qu'en réalité ils ne
font très exactement que ce qu'on attend d'eux? Est-ce seulement un souci
d'humanité qui les oblige à continuer à dresser leurs fils comme leurs maris
ont été dressés par leur mère, pour qu'une fois devenus hommes ils
n'arrivent jamais à concevoir à quel point ils sont ridicules? Serait-ce par
résignation qu'elles exploitent les hommes comme des machines, une
résignation due au fait que ce qu'elles recherchent vraiment — des hommes
qu'elles pourraient aimer — n'existe presque plus?
Le rôle le l'homme est devenu absurde. En protégeant des êtres capables
de se protéger eux-mêmes, il ne protège rien. En se sacrifiant pour qui n'a
pas besoin qu'on se sacrifie pour lui, il se sacrifie pour rien. En
s'enorgueillissant des succès qu'il doit à l'avidité d'autres que lui, il
s'enorgueillit de rien. Pourquoi donc les hommes ne recherchent-ils pas un
nouveau rôle? Ils devraient depuis longtemps s'être rendu compte que les
représentations auxquelles ils participent se déroulent sur des scènes
subventionnées et qu'ils ne doivent d'être applaudis qu'à la commodité de
leur public, à sa corruption et à sa compassion. Cela leur est-il indifférent?
Sont-ils satisfaits? Ou bien continuent-ils à se jouer, à force d'angoisse,
cette fameuse comédie tant de fois répétée de la virilité? Les hommes sont-
ils trop lâches pour se risquer à assumer un autre rôle?
Il est facile de prouver qu'ils rêvent au moins d'une vie toute différente :
héros de westerns ou de romans policiers, ils risquent leur peau pour leurs
convictions. Dans les romans d'aventures et de science-fiction, ils explorent
le monde qu'on leur refuse. Dans les retransmissions sportives, ils laissent à
d'autres hommes le soin de mesurer leurs forces à leur place. Dans les films
sexuels, ils soumettent la partie de la société qui les a asservis. L'homme
moyen a pour sujets préférés de conversation ceux où il domine les
événements de sa vie de prisonnier : il y insulte ses gardiens, rosse ses
contrôleurs, solde à coups de poing les offenses qu'il reçoit et prend les
femmes selon son bon plaisir. Doit-on en conclure qu'il regrette la vie qu'il
imagine ou — puisque dès le lendemain matin il reprend le chemin du
pénitencier — qu'il préfère une fois pour toutes les illusions qu'on lui
aménage? Rêver, serait-ce un but en soi pour l'homme, ou faut-il voir dans
ces rêves l'expression des besoins qu'il a refoulés?
Il est malheureusement impossible de répondre à ces questions là où nous
en sommes. Certes, on dit qu'au fond d'eux-mêmes les hommes n'aiment
pas être libres, mais jusqu'ici rien n'est venu le prouver. Car, contrairement
aux femmes, ils ne peuvent décider de leur manière de vivre. Dès leur
naissance, on les forme au rôle qu'ils doivent tenir et on les y maintient par
un système d'éloges et de reproches, de corruption et de chantage, tel qu'il
est presque impossible qu'un homme seul puisse s'y soustraire. Et même
quand il y parvient, il n'en est pas plus heureux pour cela. En règle générale,
les hommes qui vivent autrement que les femmes le veulent, demeurent
solitaires. Aussi la plupart n'essaient-ils pas de s'y risquer. Ils se joignent
plutôt à la terreur, aux persécutions déclenchées contre les quelques
dissidents qui ne pourront réintégrer les rangs des autres qu'après avoir subi,
eux aussi, l'humiliation du joug. Alors seulement, ils deviendront de « vrais
» hommes, c'est-à- dire des hommes qui servent les femmes avec le même
zèle que pour eux-mêmes.
En d'autres mots : même si l'homme désirait plus d'indépendance il ne
pourrait l'obtenir par ses propres forces. Seule la femme qui lui a ravi sa
liberté pourra la lui rendre... Et il ne pourra affirmer qu'il ne désire vraiment
pas d'autre vie que si on lui offre cette liberté et qu'il la refuse. Alors
seulement on pourra dire qu'il se laisse emprisonner de bon gré, qu'il est
d'accord pour se vendre, lui et son travail, qu'il accepte volontiers qu'on le
châtre, que son asservissement économique et politique ne l'émeut guère et
qu'il n'a pour ainsi dire rien à objecter à la manipulation de l'opinion
publique dont il est la victime. On aura alors le droit de dire qu'on rend
service aux hommes quand on les dresse en vue du travail puisque de toute
façon ils ne sont bons à rien d'autre. Et on pourra alors dire que le type
actuel de la virilité correspond exactement à ce que sont réellement les
hommes et qu'ils mènent en somme la vie qu'ils souhaitent mener. Il s'agit
donc de mettre les hommes à l'épreuve. Il est temps de leur offrir la liberté.
Ce n'est qu'alors qu'on pourra savoir si oui ou non on doit se résigner.
Car quand ils constatent qu'en règle générale les femmes attirantes ne
choisissent pas l'homme le plus viril, mais celui qui réussit le mieux dans la
vie, ils ne font plus porter leur effort sur leur virilité, mais sur leur succès
professionnel. Et comme ce succès n'est possible à un homme que lorsqu'il
se dévirilise, celui qui fait une carrière brillante ne peut guère espérer que sa
sexualité soit rayonnante. Pour vivre en homme — pour exprimer ce qu'il
veut — il manque d'indépendance. Et pour agir en homme — pour déployer
son activité sexuelle — il n'a plus la force nécessaire. Mais comme la
présence d'une partenaire attirante suffit à le convaincre à tout moment qu'il
est bien un homme, il ne se rend compte de rien et ne peut donc changer. Et
les autres hommes, s'imaginant répondre ainsi à la représentation idéale que
les femmes se font de l'homme, s'efforceront de faire comme lui.
Cette évolution leur permet peut-être de faire partie de la force de travail
hautement rétribuée, elle ne fait pas d'eux des amants qu'une femme peut
désirer. L'impression de puissance physique qui constitue une grande partie
de l'attirance érotique de l'homme, doit aussi être complétée par une valeur
intellectuelle correspondante. Pour que la robustesse virile soit crédible, elle
doit s'accompagner d'intégrité, d'originalité, d'indépendance et de caractère.
Et comme nous le verrons plus tard, c'est là un point si important que
l'absence de vigueur physique peut être complètement compensée par une
haute valeur intellectuelle.
Mais c'est justement cette qualité qui fait fréquemment défaut, aussi est-il
peu d'hommes qui donnent une impression de virilité. L'indépendance du
jugement, un comportement intègre et une façon de penser originale ne sont
que préjudiciables dans une carrière professionnelle. En fin de compte, ce
qui décide de l'échelon social qu'un homme peut atteindre, c'est la
satisfaction de ses supérieurs et de ses clients, et ils n'élèveront la voix en sa
faveur que s'il tient largement compte de leurs désirs et fait pour eux
davantage que le reste des candidats à la même situation. On désigne donc à
tort du nom d'agressivité la qualité qu'il faut pour réussir dans une
profession. Le comportement qui consiste à s'approprier la clientèle des
autres et à devenir le chouchou de ses supérieurs n'a absolument rien à voir
avec un esprit offensif. Il ne s'agit certainement pas d'agressivité mais d'une
faculté d'adaptation particulièrement poussée. Nul besoin pour cela de force
de caractère, mais au contraire d'un genre bien défini de faiblesse.
Ainsi quiconque se voue démesurément à sa réussite professionnelle,
donne, malgré ses succès, l'impression de subir une défaite permanente. Un
homme travesti en femme n'exerce sur les femmes aucun attrait érotique, il
en est de même de celui qui consacre toute son énergie à sa carrière et à son
prestige social. Quiconque a manifestement besoin des applaudissements
des autres — qu'il se tue au travail pour obtenir un titre ou un avancement,
ou se considère tantôt important et tantôt insignifiant suivant ses succès et
ses échecs en public — ne donne pas à son entourage une impression de
force, mais de faiblesse. Même si cet homme avait le temps, la force et
l'intérêt nécessaires à l'exercice de l'érotisme, les femmes ne le trouveraient
guère désirable, au sens propre du mot.
Ce comportement ne neutralise pas seulement la puissance physique d'un
homme, elle le ridiculise. Non seulement les hommes ne sont pas ce qu'ils
prétendent être, mais ils se croient le personnage de leur rôle. Non
seulement, ils passent à côté du but de leur vie, mais ils cherchent à faire
accroire qu'ils l'ont atteint. Cette attitude, due en fin de compte à la
manipulation dont ils sont l'objet de la part des femmes, ne peut que
dégriser terriblement le petit nombre de celles qui ne se laissent guider que
par l'amour. Car la contradiction entre ce que les hommes prétendent être —
agressifs, intransigeants, volontaires et maîtres d'eux-mêmes — et ce qu'ils
sont réellement — accommodants, fats, arrivistes et serviles — est si
énorme qu'avec la meilleure volonté possible ils n'arrivent pas à s'en rendre
compte. On peut admettre dans une certaine mesure qu'un homme joue à
son entourage une comédie qui correspond finalement à sa volonté de
survivre. Mais le fait qu'il se mente à lui-même, qu'il accepte les éloges de
son chef pendant les heures de bureau, puis ceux de ses amies après son
travail, gâte la joie que peut ressentir en sa compagnie la femme la plus
complaisante. Lorsqu'elle doit commencer par lui affirmer qu'il est viril
pour qu'il se conduise en homme, et qu'elle doit ainsi inventer d'avance le
genre d'homme avec lequel elle a envie de faire l'amour, la peine qu'elle se
donne ne vaut raisonnablement plus le plaisir qu'elle peut en tirer.
Soit dit en d'autres mots : les nombreuses femmes qui décident du choix
de leur partenaire d'après des valeurs qui ne sont pas érotiques et qui, sans
qu'il puisse y avoir le moindre doute à ce sujet, placent du même coup
l'exploitation d'un homme au-dessus de leur instinct sexuel, privent le petit
nombre des femmes différentes de la possibilité d'aimer. Car puisque les
hommes veulent plaire aux femmes, le critère d'après lequel elles font leur
choix aboutit à un excédent d'hommes utiles et à un déficit d'hommes virils.
Ainsi y a-t-il un très grand nombre d'hommes qui excellent à travailler,
tandis qu'on ne trouve que de temps à autre un homme apte à l'amour.
Les femmes qui recherchent les hommes pour l'amour n'ont pas la vie
facile. Dans le meilleur des cas, c'est l'homme qui a aujourd'hui les plus
grandes chances de pouvoir aimer, et c'est là enfin, pour une fois, un vrai
privilège masculin. Aussi n'est-ce pas par hasard que des femmes de plus en
plus nombreuses éprouvent des difficultés avec leur libido. Il leur est peut-
être possible de se laisser désirer par ce « sexe fort » qu'elles ont formé à
leur gré, mais pour qu'elles puissent désirer elles-mêmes cet homme
manipulé, il faudrait un miracle.
1. Augmentation du rendement
a) Moins de journées de travail perdues pour maladie: on assisterait à une
diminution du nombre des maladies vraies ou fausses. Bénéficiant de plus
de repos, les travailleurs seraient en meilleure santé. Avec la réduction de la
durée du travail, peut-être préféreraient-ils travailler et se porter moins
souvent malades.
b) Moins de journées de travail perdues à cause des retraites : la journée
de huit heures est trop fatigante pour la plupart des personnes âgées. Mais
beaucoup d'entre elles voudraient travailler cinq heures par jour jusqu'à la
fin de leur vie et continuer ainsi à se sentir utiles à la société. La réforme
que nous proposons ne mobilisera pas seulement le potentiel de la force de
travail féminine, mais aussi celui des retraités. (Les résultats positifs de
l'établissement d'un système de retraites à la carte, commençant à des âges
différents selon la volonté des individus, aurait d'autres conséquences
positives que nous étudierons dans un des chapitres suivants).
c) Moins de journées de travail perdues par mort prématurée : la
diminution de l'usure physique causée par le travail provoquera chez les
hommes un allongement de leur espérance de vie, qui tôt ou tard rejoindra
celle des femmes, laquelle ne décroîtra que peu ou pas du tout.
le matin, tandis que les autres, plus âgés ou célibataires, — pour autant
qu'ils ne soient pas employés de bureau — auront l'occasion, dans l'équipe
de l'après-midi, de faire la connaissance d'autres solitaires sans avoir à
rechercher péniblement de nouveaux contacts. Il ne faut pas craindre que le
système des deux équipes — du matin et du soir — engendre deux classes
distinctes de travailleurs. Le travailleur du matin pourra être n'importe qui
et n'importe quoi aux yeux de ses voisins puisque cet horaire sera celui de la
plupart des activités professionnelles. Il en sera de même du travailleur de
l'après-midi qui pourra tout être, sauf employé de bureau ou jardinière
d'enfants, puisque toutes les autres entreprises continueront à fonctionner.
Toutefois, le prestige du bureaucrate ou de l'institutrice d'école maternelle
n'est pas suffisant pour que l'on puisse considérer comme une tare le fait de
ne pas appartenir à ces professions.
Naturellement, après l'introduction de la journée de cinq heures, il y aura
toujours d'autres écoles que l'école élémentaire, et naturellement leur accès
devra toujours être gratuit. Sans un système d'enseignement offrant les
mêmes chances à tous les enfants, il ne saurait y avoir un minimum de
justice sociale. Cependant, pas plus qu'on ne doit obliger un écolier avide de
savoir à mettre fin trop tôt à ses études, comme cela peut être le cas
aujourd'hui, on a le droit de forcer un enfant moins doué à les terminer.
C'est-à-dire que dans le cadre de l'égalité des chances, la durée des études
doit faire l'objet de décisions individuelles. Tout écolier devrait pouvoir, à
quinze ou seize ans, quitter l'école s'il le désire pour commencer à se
spécialiser ou exercer une profession.
Naturellement, cette réforme scolaire devra aussi supprimer les devoirs à
domicile, encore courants aujourd'hui. Quand les adultes ne travailleront
plus que cinq heures par jour, on ne pourra exiger des enfants qu'ils fassent
des heures supplémentaires. De toute façon, la rapidité avec laquelle un
écolier expédie ce genre de devoirs prouve davantage l'engagement des
parents que celui de l'enfant. Et comme le degré de formation des parents
est très différent, les devoirs à domicile ne font qu'accentuer les différences
sociales des élèves. Depuis longtemps, on a prouvé expérimentalement que
ce genre de devoirs ne leur apprend rien et ne sert même pas à développer
chez eux la discipline de soi: un écolier ne fait ses devoirs que parce qu'il
craint ses professeurs ou ses parents. On pourrait utiliser une partie des
heures passées à l'école pour exercer l'enfant à travailler de façon autonome.
Et une fois ses cours terminés, il devrait être aussi libre que ses parents.
Il n'est pas question de s'attaquer à l'instruction obligatoire ni au système
des notes. Comme l'appel pur et simple à la bonne volonté ne touche
vraisemblablement qu'une minorité d'élèves et que la plupart des
professeurs ne sont pas des pédagogues de génie, l'obligation d'apprendre
devra demeurer partie intégrante de tout enseignement scolaire. Le but n'est
pas de former une élite avide d'apprendre, mais d'apporter le plus de savoir
possible au plus grand nombre d'hommes possible dans le temps le plus
court possible. Ce n'est pas tant une question de conception sociale qu'une
condition de survie. Comme on le sait, le niveau de vie des habitants d'un
pays et leur comportement démocratique sont en relation directe avec leur
degré de culture. Pour des raisons purement égoïstes, l'éducation des masses
correspond à l'intérêt de chacun de nous. Mais il n'est pas nécessaire pour
cela d'enfermer les enfants toute la journée dans une école quelconque. Une
forte réduction du nombre des heures d'enseignement n'entraîne pas
obligatoirement un abaissement du niveau des élèves ou une diminution du
rendement professionnel. Par exemple, bien que la République Fédérale
d'Allemagne soit le pays industriel de l'Ouest où les heures d'enseignement
sont les moins nombreuses, elle compte parmi les plus grandes puissances
économiques du monde. Et le niveau des bacheliers allemands a une
réputation presque légendaire à l'étranger.
L'erreur des systèmes scolaires traditionnels — y compris celui de
l'Allemagne de l'Ouest — c'est d'étendre l'instruction obligatoire au temps
libre et, de ce fait, de l'appliquer à des matières auxquelles on s'intéresserait
normalement de son propre gré ou dont la méconnaissance n'entraînerait
aucune conséquence économique ni sociale. Si bien que le sentiment
d'aversion qu'inspire souvent un devoir de mathématiques ou une
composition se communique, par un impitoyable système de contrainte, à
des matières telles que le dessin, le travail manuel, le sport ou la musique,
pour lesquelles on perd fréquemment et pour toujours la joie qu'elles
pourraient donner. Il n'existe pour ainsi dire personne qui à l'origine n'aime
peindre, travailler manuellement, chanter ou faire du sport, et c'est à l'école
seulement qu'on vous en ôte le goût. L'enseignement scolaire ne devrait
comporter en principe que les disciplines dont on aura plus tard besoin dans
la vie et qu'on apprendrait mal — ou pas du tout — sans y être contraint : la
lecture, l'écriture, le calcul, les langues étrangères, les notions
fondamentales de biologie, géologie, sociologie, histoire, physique et
chimie, politique, etc.
De toute façon, les matières qui ne sont pas indispensables mais qu'on
aimerait connaître ne devraient plus être enseignées le matin sous la
contrainte, mais apprises, au gré de chacun, au cours de l'après-midi. Citons
entre autres le sport, le travail manuel, le dessin, la photographie, la
musique, la danse, l'art dramatique. Cet enseignement sera donné également
dans les locaux scolaires, mais sans contrainte ni notation ni présence
obligatoire. Ce sera une sorte de club où l'on pourra entrer et sortir comme
on veut. Toutefois, la fonction la plus importante de ces clubs scolaires sera
d'offrir un refuge aux enfants qui ne se sentent pas à leur aise chez eux, soit
parce qu'ils s'y trouvent à l'étroit, soit parce qu'ils n'ont ni frères ni sœurs,
soit encore parce que leurs parents les maltraitent.
Ces clubs scolaires n'entraîneront guère de frais supplémentaires : les
locaux existants demeureraient autrement vides, et les pédagogues, dont la
majorité sera déjà sur place, ne devront enseigner ces matières facultatives
qu'en dehors des heures de l'école régulière, si bien qu'il n'y aura aucune
difficulté insurmontable d'ordre financier. Naturellement, tout comme les
écoles maternelles, ces clubs devront aussi et surtout fonctionner pendant
les congés scolaires. Là encore, il n'y aura aucune charge puisque de toute
façon les pédagogues des clubs percevront leur traitement. (Logiquement,
ils ne pourront bénéficier d'aussi longues vacances que les autres
enseignants, ce que compensera indirectement l'agrément beaucoup plus
grand de leurs tâches). Pendant les congés scolaires, ces clubs seront
néanmoins ouverts le matin au lieu de l'après-midi pour que les enfants
n'aient pas à rester seuls pendant le temps de travail de leurs parents.
Dans les universités, on pourra, comme nous l'avons déjà dit, diminuer
considérablement les frais de formation des savants grâce au système des
deux équipes et à une diminution radicale de la durée des vacances. Il n'y a
aucune raison pour que les étudiants, les professeurs et les maîtres de
conférences bénéficient de quatre à cinq fois plus de vacances que les
ouvriers de l'industrie. Ces privilèges proviennent d'une conception de caste
qui ne répond plus aux exigences de notre époque; ils pèsent de façon
indécente sur le train de vie de l'État. En ramenant les congés des
universitaires de vingt à quatre semaines, on maintiendra le nombre des
années nécessaires à l'obtention d'un diplôme, malgré l'établissement de la
journée de cinq heures. Grâce à une utilisation deux fois plus forte de la
capacité des locaux déjà existants ou très coûteux, on pourra doubler tout
simplement le nombre des étudiants. Les professeurs d'université et les
maîtres de conférences qui voudront faire de la recherche pourront, comme
aujourd'hui, demander un congé spécial ou une réduction de leurs heures de
travail obligatoires.
Avec un demi-salaire, on vivra mieux
Tout travail est une prestation de services pour laquelle on est rétribué.
On ne fournit un travail non rétribué que sous la contrainte, par
masochisme, par besoin de se faire valoir, par bêtise, par inclination
personnelle ou par recherche d'un plaisir. En règle générale, tout être
humain qui accomplit quelque chose dont d'autres ont besoin, reçoit une
rétribution, et — toujours en règle générale —, personne ne fait
gratuitement quelque chose d'utile. Les ménagères elles aussi reçoivent un
salaire, mais qui leur est remis par leur époux sans aucun bureaucratisme.
Nous avons décrit ailleurs les manipulations grâce auxquelles elles se font
surpayer.
Le fait qu'on ait besoin d'argent et qu'on ne travaille normalement qu'à
cause de ce besoin permet à la société de contrôler largement, par les
salaires et autres traitements, les conditions de vie de chacun et d'influencer
par là même notre sécurité, notre confort et notre liberté. Étant donné que la
société se compose d'individus, ce contrôle est inoffensif dans nos pays
démocratiques : lorsqu'une certaine mesure touche désagréablement la
majorité, cette majorité la refuse sans plus attendre. La communauté ne peut
donc qu'améliorer la situation sociale de l'individu par des mesures
générales — les lois —, elle ne peut pas l'aggraver.
Les différences en matière de salaires et de traitements offrent des
possibilités d'amélioration des conditions sociales. Car en général on
n'accroît la quantité et la qualité de son travail que lorsqu'on a en vue une
augmentation de salaire, et on ne se donne la peine d'entreprendre de
longues études que pour accéder ensuite à un échelon supérieur de
rétribution. À la longue, les éloges et autres témoignages de satisfaction
deviennent sans effet quand il s'agit d'inciter quelqu'un à produire plus et
mieux. Comme la grande majorité tient pour un imbécile quiconque
travaille gratuitement, les récompenses abstraites ne peuvent que diminuer
l'estime qu'inspire un travailleur qui s'en contente. Le progrès économique
d'un pays dépend de l'engagement maximal de chacun dans le travail qu'il
accomplit. Et on n'obtient cet engagement qu'en concédant des avantages
personnels.
Ainsi, même si toutes les tâches étaient égales, il faudrait, dans l'intérêt
de tous, rétribuer différemment le même travail. La communauté a donc un
double intérêt à ce qu'il y ait des inégalités de salaires et de traitements : ce
n'est que lorsqu'on paye mieux les travaux pénibles, dangereux, fatigants,
ennuyeux ou rebutants qu'on a à sa disposition la main-d’œuvre suffisante;
et il faut accorder à ceux qui fabriquent et représentent des articles de
marque un gain supplémentaire pour les efforts qu'ils font et non seulement
la joie platonique de voir augmenter le chiffre d'affaires de l'entreprise, pour
que l'offre des biens d'usage et de luxe dépasse constamment la demande.
De plus, dans une certaine mesure, on ne peut garantir la liberté des
citoyens que par un système de rétribution qui soit « injuste ». Les travaux
agréables sont rares, et à salaire égal tous se précipiteraient sur eux; il
faudrait alors qu'une minorité oblige la majorité à assumer les tâches
désagréables, mais nécessaires. Abstraction faite de la perte de puissance
économique qui en résulterait, ce serait en fait supprimer la liberté
d'opinion. Car quand on force la majorité à faire quelque chose dont elle ne
veut pas, on doit également tôt ou tard l'empêcher de protester contre cette
obligation.
En d'autres termes : si des salaires inégaux sont injustes parce que les
hommes ont des capacités différentes et, dans leur vie, des positions de
départ plus ou moins favorables, un salaire égal pour tous le serait encore
davantage. Comme l'économie fonctionne mieux avec des rétributions
inégales, on peut, sur cette base, aider progressivement chacun à obtenir au
moins un peu plus de temps, de liberté et de bien-être. Avec des salaires
égaux, on n'aurait le droit ni de disposer de son propre temps ni d'avoir son
opinion personnelle; on gagnerait certes autant que les autres, mais pourtant
moins qu'autrement. Si ce qui est social est ce qui profite aux couches les
moins privilégiées de la population, il est donc social de rémunérer les
travailleurs de façon différente.
Mais revenons à la diminution des heures de travail. Une telle réforme ne
pourra avoir lieu, naturellement, qu'au moyen d'une loi. Seules les tâches
accomplies pendant l'horaire légal — cinq heures de travail par jour —
seront rémunérées par les chefs d'entreprise. Comme personne ne travaille
gratuitement, tous respecteront cette règle et chacun par conséquent sera
libre le reste de la journée. Mais comme nous l'avons dit, on n'accepte en
démocratie une loi nouvelle que lorsqu'elle garantit des avantages à la
majorité de la population. Or, une réduction du temps de travail n'offrira pas
seulement de doubler le temps libre de chacun, elle aura l'inconvénient de
réduire presque de moitié les salaires et les traitements. Quiconque, par
exemple, gagne quatre-vingts dollars pour huit heures de travail, n'en
gagnera plus que cinquante pour cinq heures. Autrement, cette mesure
serait insupportable au point de vue économique.
Et c'est là la plus grosse difficulté de notre réforme : s'ils n'y sont pas
préparés convenablement, les travailleurs n'accepteront pas une diminution
de leur revenu. Ils confondront cette réduction de la durée de leur travail
avec celle qui a lieu en temps de crise quand les chefs d'entreprise veulent
faire des économies sur les salaires, et ils repousseront le projet.
Le premier pas vers une nouvelle réglementation de la société devra donc
être une campagne d'explications menée sur le plan le plus vaste. Les
travailleurs devront comprendre que, grâce à cette réforme, non seulement
ils gagneront du temps, mais qu'en dépit de la diminution indispensable des
salaires, ils n'auront pas moins d'argent. Car dans la situation actuelle, on
n'a pas le droit de garder pour soi l'argent qu'on gagne. En règle générale,
on finance, en plus de sa propre vie, celle des personnes qu'on a, suivant
l'expression consacrée, « à charge ». Après la réforme, chacun sera en état
de subvenir à ses propres besoins financiers. Personne n'aura plus à partager
ce qu'il gagne avec une femme au foyer, des enfants et d'autres nécessiteux,
car il n'y aura plus de nécessiteux. Ce n'est que lorsque tout cela sera bien
clair dans l'esprit de tout le monde qu'on pourra se risquer à formuler une
loi.
Le principe moral de cette réforme sera le suivant : les communautés
humaines ont été créées pour protéger leurs membres contre un milieu
hostile et elles fonctionnent d'après le principe de la division du travail.
Quiconque vit volontairement dans la société des autres revendique par là
même leur protection, mais il a également le devoir de les protéger. Du
point de vue de la société, il n'a pas seulement des droits, il lui faut
également travailler. Quiconque fait seulement usage de son droit et tente
d'éviter ses devoirs, vit aux dépens d'autrui et n'est qu'un parasite social.
Comme nous l'avons déjà dit, dans nos sociétés occidentales, ce sont les
femmes qui réussissent le mieux à tirer profit du parasitisme, tandis que les
criminels le pratiquent de la façon la plus spectaculaire. Tout comme eux,
les femmes éludent leurs responsabilités et sont ainsi à la charge des autres.
La réforme rendra impossible, en grande partie, le parasitisme féminin. Et
comme le travail causera beaucoup moins d'effroi dès que les femmes
travailleront comme les hommes — du fait que l'effort et la responsabilité
de chacun auront considérablement diminué — cette égalité des devoirs
qu'elles accepteront aura pour conséquence une baisse de la criminalité. Car
dans la situation actuelle, la délinquance est souvent, pour un homme qui ne
veut pas renoncer aux femmes, la seule possibilité d'éviter le sort déprimant
de son sexe (et c'est la raison unique pour laquelle, dans nos pays
occidentaux, quatre-vingts pour cent des délinquants sont des hommes).
Une fois que le travail sera humanisé et que l'utilisation du vagin de la
femme ne sera plus liée à l'argent, beaucoup trouveront que commettre un
délit est devenu un risque trop grand. Pour l'instant, qu'un homme fonde une
famille ou, sans prendre ce détour, s'enferme derrière les murs de sa prison,
le résultat est le même. Après la réforme, il retrouvera dehors un peu de
liberté, et la compagnie des femmes sera moins coûteuse et plus
intéressante qu'aujourd'hui.
Le deuxième sexe
La femme proxénète elle aussi disparaîtra de la vie quotidienne. D'une
part, les femmes gagneront leur propre vie sans de trop grands efforts, et
d'autre part le salaire moyen de l'homme sera trop bas pour qu'elles aient
bénéfice à l'endoctriner. Et c'en sera vite fait de la mode de l'homme-pute,
celui qui met à la disposition de l'employeur le plus offrant toute sa force et
tout son esprit pour pouvoir entretenir une femme. Car lorsque la femme ne
l'utilisera plus comme moyen de gagner de l'argent, elle admettra enfin qu'il
décide lui-même de son sort et découvrira qu'il peut servir à l'amour. Et du
fait qu'actuellement il n'y sert qu'exceptionnellement, il va de soi que
l'homme se métamorphosera.
Mais dans quel sens? Rappelons-nous que normalement l'amour ne peut
prospérer qu'entre deux êtres intellectuellement semblables et aux
caractéristiques physiques absolument contraires (Le Sexe polygame, chap.
« Qu'est-ce qu'un partenaire sexuel? »), c'est-à-dire entre deux partenaires
qui se comprennent, mais dont l'aspect extérieur et le comportement sont les
plus différents possibles. Le premier problème, celui du niveau intellectuel,
ne pourra être résolu que par les femmes : puisque, comme on le sait, on ne
peut revenir à volonté en arrière sur son développement intellectuel et qu'on
ne peut supprimer tout simplement l'intelligence, les hommes, même s'ils le
voulaient, ne pourraient s'abêtir sur ordre. Mais les femmes sont capables
d'apprendre sur ordre, et grâce à la véritable concurrence qu'elles devront
affronter pour la première fois, il faudra bien qu'elles le fassent. Ne pouvant
plus se permettre d'être bêtes, elles auront tôt ou tard l'esprit aussi souple
que leurs compagnons, et l'une des deux conditions de l'amour sera de ce
fait automatiquement remplie.
La seconde condition, bien plus importante, dépend uniquement des
hommes. Car jusqu'à présent, seules les femmes, dans leur aspect extérieur
— dans leurs vêtements, leur gesticulation, leur comportement — sont
autant que possible différentes d'eux. Par tous les moyens imaginables, elles
font tout, et souvent trop, pour se distinguer des prototypes virils. Et comme
il est clair que les hommes préfèrent les femmes dont le physique est à
l'opposé du leur, — donc féminin — le choix qu'elles offrent est d'autant
plus grand. Le jour où les femmes ne jetteront plus leur dévolu sur un
homme d'après l'utilité qu'il a pour elles, mais à cause du contraste qu'il
présente avec elles-mêmes, les hommes eux aussi voudront accentuer leurs
différences et paraître aussi virils que possible. Lorsque les femmes n'auront
plus besoin de l'arriviste, quand elles choisiront des hommes virils ou rien
du tout, les hommes qui ne voudront pas rester seuls s'adapteront à cette
condition et deviendront tels qu'ils plairont aux femmes. C'est-à-dire que,
grâce au nouveau principe d'option de la femme, les deux partenaires se
prononceront enfin pour la même raison : à cause de leurs contrastes ils se
sentiront attirés l'un vers l'autre, parce qu'ils se désireront réciproquement.
Comme nous le verrons plus loin, cette révolution n'affectera pas seulement
les relations entre les deux sexes, mais toute la structure sociale.
Cependant, quelles sont ces qualités qui rendront l'homme désirable à la
femme? Il existe quelques caractéristiques viriles innées dont on ne peut
nier la puissance attractive : de larges épaules, des bras puissants, une voix
grave, une barbe fournie, confèrent à quelques hommes un certain avantage
sur les autres, et donnent à la femme, a priori, une très grande impression de
différence. Mais beaucoup plus importantes que ces qualités naturelles sont
les qualités acquises. L'homme qui entre bien dans son rôle viril, l'homme
bien au point, peut facilement éclipser un concurrent brut aux qualités
seulement innées. Car du fait qu'il y a très peu d'hommes et de femmes
vraiment parfaits, la multitude de ceux qui sont imparfaits a su se défendre
en adoptant, concernant l'aspect et le comportement « typiquement
masculin » et « typiquement féminin », un certain nombre de lois qu'il suffit
de suivre pour pouvoir compenser l'absence de contrastes innés, comme par
exemple un manque de beauté. Entre-temps, ces règles sont devenues à tel
point partie intégrante de nos concepts de la virilité et de la féminité, qu'un
homme né viril peut détruire tout ce qu'il y a de viril en lui s'il ne les
observe pas. Un sourire de trop ou un vêtement mal choisi peuvent le faire
paraître soudain si « antimasculin » qu'il n'aura pas la moindre chance
devant des concurrents plus frêles mais qui respectent ces normes. Une
beauté froide — qui n'a pas besoin d'être pourvue de qualités féminines
parce qu'elle attire instantanément l'attention des hommes — n'aura dans le
meilleur des cas qu'une avance de deux jours sur une rivale moins belle,
mais « féminine ».
Puisque les êtres humains possèdent la faculté d'acquérir des qualités
déterminées, cela signifie également que chacun de nous, jusqu'à un certain
point, peut acquérir celle qu'il lui plaît, et qu'on peut enseigner non
seulement aux hommes, mais aux femmes, n'importe quelle attitude
caractéristique sexuelle susceptible d'être apprise. Naturellement, du fait de
sa constitution physique, l'un des deux sexes adoptera plus facilement que
l'autre une certaine démarche, une certaine mimique. Mais avec un peu de
patience, l'autre sexe pourra lui aussi se les approprier. Cela veut dire que
nous pourrions répartir arbitrairement, entre les deux sexes, les qualités que
nous désignons aujourd'hui comme étant typiquement viriles ou féminines,
à tel point que, si on le désirait, un homme robuste pourrait avoir l'air aussi
délicat qu'une toute jeune fille, et celle-ci toutes les manières d'un rôdeur de
barrière.
D'après tout ce qu'on sait aujourd'hui, en dehors de leurs différences
d'ordre biologique, les hommes ne sont pas « naturellement » ce qu'ils sont,
pas plus que, de leur côté, les femmes. Même certaines caractéristiques
qu'on avait crues jusqu'ici innées — comme la plus grande facilité de parole
de la femme — seraient acquises, selon certains savants : Kagan et Levy
ont observé que les mères, en général, parlent plus abondamment à leurs
filles qu'à leurs fils quand les uns et les autres sont petits, si bien qu'elles
aident les enfants de leur sexe à prendre une avance qui sera par la suite
difficile à rattraper. Chez l'homme, la plus grande capacité de concevoir
spatialement, condition nécessaire d'une meilleure compréhension
technique, serait due simplement à certains jeux qu'on favorise chez les
garçons.
D'après les observations de E. Bing (Cf. Time Magazine, 20 mars 1972),
cette capacité se développe également chez les petites filles quand leur mère
les abandonne à elles-mêmes dans la même mesure que les garçons. Il n'y a
guère que l'agressivité, plus grande chez les hommes, qu'on considère
aujourd'hui comme conditionnée par les hormones et par conséquent
comme innée. Mais on peut conclure de la douceur des hommes qui
appartiennent à certaines sectes, à certains cercles culturels, qu'il est
possible de tempérer cette agressivité, sans autre difficulté, au moyen d'un
entraînement approprié.
Si certaines caractéristiques typiquement sexuelles peuvent être acquises,
notre réforme ne devrait-elle pas procéder à une nouvelle répartition? Ne
devrait-on pas essayer de fixer un nouvel étalon de valeurs, non seulement
pour la virilité, mais pour la féminité, de sorte que ni l'une ni l'autre ne s'en
trouve de nouveau avantagée? Et dans ce cas, à quel sexe devrait-on
attribuer une qualité, et à quel autre la qualité contraire? Devrait-on laisser à
l'homme son agressivité ou l'enseigner à la femme? Les hommes devraient-
ils avoir l'air délicat et émotif plutôt que leurs compagnes? Et lesquels
doivent se farder? Et lesquels encore se déhancher en marchant? Et lesquels
avoir la larme facile?
Heureusement, toutes ces questions ne se poseront jamais. Car sur ces
points comme sur tant d'autres de notre réforme, tout dépendra de la bonne
volonté des femmes, et elles n'accepteront jamais une nouvelle répartition
des qualités caractéristiques de l'un et l'autre sexe. Les femmes savent très
exactement ce qu'est la féminité; le pôle féminin d'une qualité quelconque
est toujours celui qui se laisse le plus facilement acquérir et qui plus tard
rapporte les plus grands avantages.
Par exemple, il est féminin de manifester ses sentiments, de pleurer, rire,
bavarder, glousser, piailler, chaque fois qu'on en a envie. Se maîtriser est
pénible. Se laisser aller ne l'est pas, et voilà pourquoi la maîtrise de soi est
une qualité virile. Seuls les artistes ont l'autorisation d'être aussi émotifs
qu'une femme, il faut même qu'ils le soient, car contrairement aux autres
hommes, leur émotion les honore.
Il est également féminin de se farder, de se parer de bijoux, de porter des
vêtements extravagants. Quiconque est incapable d'améliorer son aspect
extérieur est désavantagé, aussi considère-t-on qu'il est viril de ne pas se
farder, de ne pas se parer, et de porter une coiffure et des vêtements que rien
ne distingue des autres. Quant aux femmes, elles peuvent se farder ou non,
porter ou non des bijoux, avoir des cheveux longs, courts, lisses, frisés,
blonds ou bruns, se grandir ou diminuer leur taille d'après la hauteur de
leurs talons, elles ont le choix entre une jupe et un pantalon, des couleurs
neutres ou criardes, un tissu transparent ou un tweed, une coupe simple ou
des nœuds et des volants. L'homme qui revendique pour son usage
personnel une seule de ces possibilités de transformation, qui par exemple
se teint les cheveux ou se grandit avec des semelles spéciales, est
immédiatement considéré comme si peu viril qu'il ne peut guère trouver de
femme qu'en l'entretenant.
Et quiconque ose mobiliser par son habillement ou son comportement le
désir sexuel des individus du sexe opposé, est toujours féminin : car être
désiré est un avantage et quiconque l'est en restant de glace, domine l'autre.
Et bien qu'il s'agisse d'accentuer leur virilité, les hommes qui se découvrent
les bras pour attirer l'attention sur la musculature de leurs biceps ou qui
rembourrent leur entrejambe pour faire croire que leur membre sexuel est
volumineux, semblent aux yeux des femmes absolument dépourvus de
virilité. La provocation n'est permise qu'à un sexe, qui est automatiquement
le sexe féminin. Seuls les homosexuels tournent cette loi, toutefois ce ne
sont pas les femmes qu'ils recherchent, mais les hommes.
Et comme il est plus facile d'acquérir des qualités passives qu'actives, on
est toujours d'autant plus féminin qu'on est plus passif, c'est-à-dire quand on
donne l'impression d'être tendre, délicat, conciliant, influençable et
susceptible. D'autre part, l'agressivité, le goût du risque, la logique,
l'intégrité et l'assurance, sont des caractéristiques qui peuvent vous causer
de grosses difficultés; aussi demeurent-elles l'apanage des hommes.
En d'autres mots, dans chaque couple de qualités, la plus commode, la
plus rentable et la plus sympathique se trouve déjà en bonnes mains :
pendant que l'homme était au travail, la femme a procédé à la répartition
des caractéristiques des sexes, et décidé une fois pour toutes quelles sont
celles qui lui appartiennent. L'homme nouveau ne pourra donc pas être ce
qu'il veut, mais seulement ce que les femmes ne sont pas. C'est-à-dire qu'il
lui faudra préférer les qualités que les femmes veulent bien lui laisser, et
être viril du fait qu'il sera non-féminin. Car puisque la femme a pu choisir la
première, elle s'est décidée naturellement pour ce qu'il y a de plus
avantageux dans chaque couple de qualités : l'émotivité extrême au lieu de
l'extrême maîtrise de soi, la diversité extrême au lieu de l'uniformité
absolue, l'expansivité au lieu de la retenue, la passivité à la place de
l'activité. L'homme ne peut plus être aujourd'hui que le contraire de la
femme : le sexe autre, le deuxième sexe.
Ainsi, après notre réforme, les femmes, dans tout ce qui concerne leur
comportement sexuel caractéristique, demeureront d'abord telles qu'elles
sont aujourd'hui. Mais les hommes deviendront ce qu'ils s'imaginent être.
Car en règle générale, une musculature puissante ne suffira plus : pour
qu'un homme fasse une impression vraiment virile sur les femmes, il devra
également se comporter en homme. Car si une femme est tolérante avec
l'homme qui l'entretient, si elle le félicite quand il prostitue son esprit,
l'encourage dans ses trahisons, approuve ses indiscrétions, supporte sa
vanité, le confirme dans sa suffisance, ignore sa sentimentalité et ferme les
yeux en silence sur ses manières et ses vêtements efféminés, elle ne
pardonnera rien de tout cela à son amant. Être viril, ce ne sera plus gravir à
tout prix l'escarpement d'une carrière professionnelle, mais manifester une
force physique et psychique dont il faudra à tout instant faire la preuve par
un aspect et un comportement appropriés. Dès qu'on soupçonnera qu'une
promotion ou un titre quelconques sont dûs à une faiblesse — trop de
souplesse, trop de soumission, ou trahison de ses propres conceptions — ce
vainqueur verra sa victoire se retourner automatiquement contre lui-même.
Naturellement, l'homme pourra sortir de ce rôle pour cultiver une fois de
plus les qualités de l'arriviste, mais si cette attitude ne lui rapporte pas
beaucoup, il se retrouvera très vraisemblablement seul. Et il va de soi
qu'après la réforme les hommes pourront se conduire comme des femmes
— manifester leurs émotions, se farder, se déguiser — mais il leur faudra
alors renoncer à elles. On ne dira peut-être pas autant à un gosse qu'un
« vrai garçon » ne pleure pas, mais les « vrais garçons » ne pleureront pas
plus qu'aujourd'hui. Un homme que le moindre reproche ferait éclater en
sanglots continuera à paraître à la plupart des femmes insuffisamment
différent, pas assez non féminin. Après la réforme, il n'y aura toujours qu'un
sexe qui aura le droit de pleurnicher. Et quant à savoir lequel, la décision est
déjà prise.
Serons-nous donc revenus à notre point de départ? Les femmes
décideront-elles de la virilité nouvelle comme celles qui les ont précédées
l'ont fait de celle d'aujourd'hui? La femme manipulera-t-elle aussi bien les
qualités de l'homme libre que celles de l'homme manipulé? Quel serait donc
le progrès? Tout se passera-t-il comme dans ces histoires du marquis de
Sade où le bourreau ne lâche sa victime que pour avoir la jouissance de la
capturer de nouveau à l'instant d'après? C'est exactement cela. Et malgré
tout, cela en vaudra la peine. Car contrairement aux histoires du marquis,
celle-ci connaîtra une fin heureuse.
Cela donne pour tout le mois un temps de travail de 83,33 heures, soit 19,39 heures par
semaine ou par jour 2,77 heures.
Ce budget horaire est valable pour une maîtresse de maison tant soit peu
exercée et très exigeante au point de vue propreté. Il peut encore être réduit
considérablement par l'intensification des efforts, l'application du travail
aux pièces — ou une certaine négligence ou laisser-aller — sans que la
femme au foyer ou la vie de famille n'aient à en souffrir. Il reste en tout
deux heures de labeur concentré, le temps qu'un homme met matin et soir
en plein trafic de pointe, pour se rendre à son travail et en revenir.
Prenons pour point de départ les temps contrôlables : 2,77 heures de
travail par jour. Ce pensum est celui de tous les foyers où il y a au plus deux
enfants et dans lesquels on dispose au moins d'une machine à laver, c'est-à-
dire pratiquement pour tous les ménages de cette importance dans nos pays
occidentaux — ainsi que dans tous ceux qui sont sur la voie de
l'industrialisation, Italie, Espagne, Portugal et Amérique latine, du moins
dans les couches moyennes et moyennes-supérieures de ces sociétés —
étant entendu que le foyer ne comporte pas plus de quatre personnes. Si l'on
emploie davantage d'appareils ménagers, on réduit considérablement ce
temps. Avec une machine à laver la vaisselle, le temps consacré à ce travail
passe d'une demi-heure à dix minutes (pour la remplir et la vider) : ce qui
ramène la journée de travail de 2,77 à 2,44 heures. Si l'on dispose en plus
d'une machine à sécher le linge qui réduit de 40 à 20 minutes le temps de la
« lessive » en supprimant le besoin de suspendre puis de reprendre quelque
90 pièces de linge, la journée moyenne de travail n'est plus que de 2 heures
24 minutes.
Insistons ici sur un point : l'automatisation du travail ménager n'est pas
seulement un problème financier. Par exemple, il y a proportionnellement
aux États-Unis six fois plus de machines à laver la vaisselle qu'en
Allemagne de l'Ouest. Or, il s'agit de pays dont le revenu par tête d'habitant
est comparable et où les prix d'achat de ces appareils sont à peu près
semblables. On doit donc en conclure que leur acquisition ne dépend pas
seulement du salaire du chef de famille, mais en grande partie de la mesure
dans laquelle il a été manipulé. Les maris américains sont si parfaitement
dressés par les mass-media, surtout par les spots publicitaires qui toutes les
sept minutes offrent à la ménagère surchargée le moyen d'alléger son
travail, qu'ils considèrent leur femme comme une esclave si elle doit faire
plus que réchauffer Tunique repas chaud quotidien et si les enfants rentrent
tôt de l'école au lieu d'y rester toute la journée. Pour l'instant, ce lavage de
cerveau garde en Allemagne de l'Ouest et en Europe occidentale tout un
aspect assez « amateur ». Tant que le mari européen, à son retour chez lui,
verra flotter au vent le linge fraîchement lavé et entendra, après son dîner, le
cliquetis de la vaisselle, la surcharge de travail de sa femme lui paraîtra plus
évidente que si elle se contentait de presser des boutons. Mais cette absence
de mécanisation du travail ménager provient souvent d'un sabotage
conscient. Beaucoup de ménagères européennes prétendent encore que du
linge lavé à la machine ne sent pas vraiment bon et que la vaisselle faite
automatiquement n'est jamais vraiment propre. Le budget annuel d'une
ménagère allemande pour ses nouvelles acquisitions —- mille dollars dans
la classe inférieure, quinze cents dollars dans la classe moyenne — est
employé pour des achats qui lui donnent du travail plutôt que pour ceux qui
lui en épargneraient. Ainsi, en Allemagne de l'Ouest, tous les deux ans, la
ménagère moyenne dépense en nouveaux rideaux et en nouveaux tapis ce
que lui coûterait une machine à laver la vaisselle. Après la réforme, puisque
toutes les femmes travailleront à l'extérieur, elles n'auront plus à justifier
leur droit à l'existence d'une façon aussi compliquée. Partout où cela sera
possible, elles pourront, la conscience en paix, se laisser servir par des
robots.
Cependant en dehors de l'automatisation du foyer, on peut encore réduire
le temps du travail ménager en le déléguant partiellement à quelqu'un
d'autre. C'est ainsi que l'on économise une heure entière si l'on fait préparer
le repas, deux fois par semaine, par une aide quelconque, ou par exemple si
l'on va un jour au restaurant ou si l'on utilise un plat tout préparé, comme
c'est le cas dans beaucoup de familles. Et les enfants, une fois assez grands,
se voient souvent confier quelques tâches. S'ils ne font que mettre la table
six fois par semaine et passer deux fois l'aspirateur, le temps de travail de la
femme au foyer diminue encore d'une heure.
Finalement, le mari lui aussi se voit déléguer une partie du travail
ménager et assume des devoirs familiaux relevant de la femme. Tant qu'on
ne désignera pas clairement du nom de travail ménager ce qu'on lui
demande de faire, il soulagera d'autant sa femme s'ils exercent tous les deux
une profession. C'est le cas des achats : dans les familles qui ne possèdent
qu'une seule voiture, l'homme estime qu'il est logique qu'il fasse au moins
une partie des courses, d'où une réduction nouvelle du temps de travail de la
femme. Il y a aussi des hommes qui aiment faire la cuisine : après la
réforme, ils auront enfin le temps de cuisiner. En effet, les amateurs de bons
petits plats et de barbecue ont créé une nouvelle tradition : aujourd'hui, il
n'est plus « antimasculin » de s'occuper de cuisine. Mais pour que la femme
puisse garder toutes ses illusions, il faut maintenir ces incursions
masculines dans certaines limites. Tant qu'il prépare rarement un repas —
tant que chacun de ses gestes est hésitant et qu'il cherche partout chaque
ustensile — un homme donne l'impression d'être déplacé dans une cuisine
et par conséquent d'être masculin. Comme la même règle s'applique aux
menus familiaux qu'aux produits industriels — plus il y a monopole, plus la
qualité est mauvaise — une certaine situation de concurrence entre le mari
et la femme sera ici utile à tous.
Pour tout le reste des travaux courants, on ne pourra pourtant guère
compter sur l'homme. Quand la femme voudra se faire aider par son
compagnon, il lui faudra d'abord « masculiniser» le travail en question.
C'est-à-dire qu'elle devra par exemple utiliser des seaux à ordures beaucoup
plus lourds ou des appareils électriques défectueux, pour que l'affaire
devienne trop pénible ou trop dangereuse « pour une femme ». Et il va de
soi que, dans un cas pareil, la dépense de travail ne sera aucunement
proportionnée à l'allègement qui en résultera.
Toute autre disposition serait utopique : la femme ne renoncera jamais à
commander dans son domaine particulier : dans le travail ménager elle sera
automatiquement le « supérieur » de son mari et devra par conséquent le
diriger dans les tâches qu'elle lui confiera. Et comme une telle situation est
incompatible avec le rôle viril, la plupart des hommes refuseront de s'y
prêter.
Abstraction faite de ce qui précède, les charges, après la réforme, seront
assez également réparties. Lorsque mari et femme travaillent tous deux au
dehors, les hommes, aujourd'hui déjà, assument généralement les
obligations suivantes :
1. Ils font les courses, conduisent la voiture pour la femme et les enfants
après le travail, pendant le week-end et tout au long des vacances. Dans les
familles qui n'ont qu'une auto — la majorité — l'homme parcourt en
moyenne deux cent cinquante kilomètres par semaine au service de sa
famille.
2. Là où il y a un jardin (dans une grande partie des familles chargées
d'enfants), c'est surtout lui qui s'en occupe.
3. Il en est de même de la correspondance officielle de la famille :
échange de lettres avec les autorités, comptes, déclarations d'impôts, etc.
4. L'homme lave la voiture familiale, l'entretient, se charge des petites
réparations dans la maison et le jardin, fait les travaux de peinture, etc.
Certes, la femme aura toujours plus d'obligations familiales — dans un
cas, il s'agira de quelques minutes de travail, dans un autre peut-être même
d'heures. C'est surtout dans les familles les plus pauvres que l'homme sera
avantagé par rapport à la femme, car l'importance du travail qu'il fait chez
lui dépend surtout de la possession d'un jardin ou d'une auto, ce qui est plus
rare dans les classes inférieures que dans les classes moyennes.
Mais quand on pense que la répartition des tâches que nous avons
envisagée — et qui conserve le schéma courant du rôle de chaque sexe —
respectera les lois de l'érotique, et que les femmes, puisque rien ne sera
changé à ce sujet, conserveront la haute main sur l'arrangement du foyer, les
menus et le côté social de la vie familiale, un désavantage éventuel se
trouvera largement compensé d'après leur échelle des valeurs. Et nous ne
mentionnerons qu'en passant que nombreux sont ceux et celles qui
éprouvent plus de bonheur à donner qu'à recevoir.
Bien qu'à vrai dire on ose à peine l'espérer, il se peut qu'après quelques
années de réforme, les femmes adoptent un code d'honneur contraire à celui
d'aujourd'hui. Comme elles ne devront plus justifier leurs privilèges par une
exhibition de zèle, peut-être considéreront-elles brusquement que les
meilleures maîtresses de maison sont celles qui s'entendent à se croiser les
bras.
Tous les enfants auront les mêmes chances au point de vue éducation
Après la réforme, le salaire du père ne sera plus l'élément déterminant de
la future profession de l'enfant. Seuls compteront son inclination
personnelle, l'exemple qu'il aura chez lui et les pronostics des spécialistes
sur l'évolution du marché du travail. Une école totalement intégrée ne
permettra plus, comme aujourd'hui, la discrimination des élèves les plus
pauvres: chaque enfant pourra étudier autant qu'il le voudra. Là aussi, toute
la communauté en profitera : la mobilisation des talents jusqu'ici en réserve
aura pour conséquence une augmentation de la qualité des services rendus;
l'égalité des chances assurera mieux qu'avant la paix sociale, et l'éducation
féminine ne sera plus le gigantesque investissement erroné qu'il est encore
de nos jours.
Dès que la femme n'aura plus besoin de l'homme comme père nourricier,
elle ne jouera plus l'enfant en sa présence. Quand les femmes gagneront
elles-mêmes leur vie, elles ne réclameront pas la protection de l'homme plus
qu'il ne leur sera vraiment nécessaire. Pour s'assurer la protection d'autrui, il
faut surtout avoir l'air jeune et inexpérimenté. Il faut pouvoir présenter une
peau délicate et lisse, avoir une grande faculté d'étonnement, maintenir le
nombre de ses aventures sexuelles dans une certaine limite et, à partir d'un
certain âge, avancer sans cesse sa date de naissance. Puisque les femmes ne
rechercheront plus les avantages que leur confère ce rôle, elles relégueront
aux vieilles lunes le fameux « babylook » et se montreront aussi adultes
qu'elles le sont en réalité.
Toutes ces organisations sont favorables aux femmes pour autant qu'on
considère le féminisme comme une entreprise de défense et d'exploitation
des privilèges féminins. Mais si l'on considère que le but d'un mouvement
féminin devrait être de faire de toutes les femmes des êtres humains
valables au point de vue éthique —et non plus des parasites vivant aux
dépens des autres — ces groupements sont les ennemis authentiques de la
Femme. Semblables à ces mères chinoises qui, avant la révolution,
transformaient leurs filles en estropiées physiques hautement payées en leur
emprisonnant dès l'enfance les pieds dans des bandages, semblables à ces
mères occidentales qui font de leurs filles des estropiées mentales —
hautement payées elles aussi — en les destinant dès l'enfance au mariage
(une vie dans laquelle l'homme devra penser pour elles), ces organismes qui
présentent l'homme comme l'ennemi de la femme interdisent à leurs
membres d'être un jour ce qu'elles aimeraient être : des êtres féminins
adultes, intelligents, indépendants, aimés et désirés de leurs compagnons.
Car l'émancipation de la Femme, issue d'une théorie sociale inventée par
des hommes manipulés par des femmes avides de profit et par conséquent
irrationnelle, ne peut donner que des résultats illusoires. Les féministes en
quête de virilisation — ces femmes qui veulent transférer dans la pratique
une recette du statut féminin, œuvre des hommes et donc nécessairement
irréaliste — sont condamnées irrémédiablement à l'échec. Sur une fondation
mal assise, on ne peut élever un bâtiment habitable. Ce féminisme,
invention des hommes, repose tout entier sur l'idée fixe que les hommes
oppriment les femmes; il fait de celles qui le suivent soit des ennemies de
l'homme, soit des cyniques — c'est-à-dire des femmes devenues adultes,
intelligentes, indépendantes, mais qui ne sauront jamais ce que c'est d'être
aimées, ou des femmes demeurées enfants, sottes, dépendantes,
passionnément aimées celles-là et qui exploiteront l'instinct paternel de leur
compagnon encore plus froidement et plus délibérément que n'ont jamais
osé le faire les femmes des générations précédentes. À moins — et c'est là
peut-être la variante la plus dangereuse de toutes — que ce féminisme,
invention de l'homme, soit à son tour manipulé et que, dans son
emballement aveugle, il prépare la voie d'un système totalitaire où les deux
sexes — et non plus seulement l'homme — seront opprimés et où tous les
enfants seront obligatoirement versés dans des institutions du type carcéral.
Imprimé en France
L'Homme subjugué était un pamphlet, intelligent et plein d'humour, écrit
par une femme contre les femmes. Le Sexe polygame, charge de la même
virulence mais adoptant un point de vue plus philosophique, était un livre
sur l'amour
Avec Pour une nouvelle virilité, troisième volet du triptyque qu'Esther
Vilar a consacré avec succès à l'analyse des rapports entre hommes et
femmes dans les pays industrialisés d'Occident, c'est la situation du mâle
qui est mise en cause : ce mâle vendu à ses patrons, à l'État, à la famille,
châtré par le travail productif qui épuise sa puissance sexuelle, alors que la
femme exige de lui un orgasme toujours renouvelé...
À coups de flèches empoisonnées, de sarcasmes, et même de gifles
envoyées à la figure des femmes - et aussi des hommes -, Esther Vilar
rouvre avec brio le procès du matriarcat florissant déguisé sournoisement en
patriarcat oppressif.
Mais le pamphlétaire se double ici d'un réformateur social. Car Esther
Vilar nous donne le programme détaillé d'une authentique révolution
socioculturelle, seule capable de modifier la relation entre l'homme et la
femme.
Cela va de la semaine de travail de vingt-cinq heures (la femme prenant
sa part de ce fardeau commun) à la rente versée à chaque enfant depuis sa
naissance jusqu'à la fin de ses études ; de l'abolition de la mise à la retraite
obligatoire à la modification des horaires scolaires (plus de “prisons pour
enfants”). Etc.
On favoriserait ainsi, non seulement la naissance d'une société réellement
égalitaire, mais aussi les conditions nécessaires à l'affirmation par l'homme
de sa virilité - et bien sûr, par la femme, de sa féminité -, l'une et l'autre
s'épanouissant dans leur différence fondamentale.
Tel est l'aboutissement d'une réflexion qui s'est étendue sur plusieurs
années. Réflexion en forme de bombe, certes, car Esther Vilar ne manque ni
d'audace ni d'originalité, mais parfaitement logique et établissant un
système social neuf, complet et cohérent.
Esther Vilar est née en 1935 à Buenos Aires où ses parents avaient
émigré, venant d'Allemagne. Elle a poursuivi à la fois des études de
psychologie et de sociologie, et des études médicales. Devenue médecin,
elle a par la suite cessé d'exercer. Ses ouvrages, L'Homme subjugué, Le
Sexe polygame, Pour une nouvelle virilité, ont obtenu un succès
considérable dans le monde entier.