Histoire Constitutionnelle de La France 1815-1958
Histoire Constitutionnelle de La France 1815-1958
Histoire Constitutionnelle de La France 1815-1958
Malgré la disparition d’une Constitution remplacée par une Charte, en dépit d’une restauration
de la monarchie, une pratique politique se développe au gré des hommes et des circonstances
sur le modèle anglais : le système parlementaire s’impose d’abord dans le cadre d’une
monarchie volontairement limitée.
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La révolution de 1848 marque une rupture avec cette évolution : elle introduit le suffrage
universel et débouche paradoxalement sur une République sans républicains ; la constitution
présidentielle de la IIe République servira les ambitions de Louis-Napoléon Bonaparte et
conduira très rapidement à la disparition de la République et au rétablissement de l’Empire.
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La relative stabilité du régime s’accompagne d’une évolution des institutions, réintroduisant
progressivement des mécanismes parlementaires dans un système pourtant copié sur le modèle
de l’an VIII et dont les principes étaient totalement différents.
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1. La Restauration : théorie et pratique de la monarchie limitée. – Si le roi Louis XVIII ne
pouvait accepter de se voir imposer une constitution, totalement contraire à l’idée qu’il se faisait
encore de la monarchie, il sentait l’attente générale d’un texte reconnaissant certaines garanties
et dont il avait d’ailleurs admis le principe le 2 mai 1814.
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(A) La Charte constitutionnelle du 4 juin 1814. – Une commission fut constituée de neuf
membres de chacune des deux assemblées et de trois commissaires du roi (dont de
Montesquiou, principal rédacteur du texte) sous la présidence du chancelier Dambray ; les
débats y furent rapides ; de plus, le roi prenait son conseil mais tranchait seul en dernier ressort.
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Le texte de la Charte comporte 74 articles ; on y retrouve une volonté de compromis, tant dans
les principes généraux affirmés dans le Préambule que dans les institutions établies par la Charte
constitutionnelle.
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(a) Les principes généraux. – Ils sont précisés dans la première partie du texte intitulée « Droit
public des Français » : prenant acte « des effets des progrès toujours croissants des Lumières,
des rapports nouveaux que ces progrès ont introduits dans la société, de la direction imprimée
aux esprits depuis un demi-siècle », la Charte reprend et consacre les grands principes de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : égalité des Français devant la loi,
égale admissibilité aux emplois civils et militaires, libertés de religion (toutefois, l’État ne prend
en charge que les ministres du culte catholique et des autres cultes chrétiens), d’opinion, mais
« en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté ».
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Afin de liquider le contentieux de la Révolution, l’article 9 affirme que « toutes les propriétés
sont inviolables, sans exception de celles qu’on appelle nationales, la loi ne mettant aucune
différence entre elles ».
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(b) « Les formes du gouvernement du roi ». – Cette formulation souligne que c’est autour de la
personne du roi, inviolable et sacrée, que s’organisent les institutions politiques.
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« Le roi est le chef suprême de l’État, il commande les forces de terre et de mer, déclare la
guerre, fait les traités de paix, d’alliance et de commerce, nomme à tous les emplois
d’administration publique. »
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Le roi « propose » la loi ; seul, il la sanctionne et la promulgue : aucun amendement ne peut
être accepté s’il n’a été « proposé ou consenti » par lui.
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Il convoque les chambres et peut dissoudre celle des députés des départements, sous la
condition d’en convoquer une autre dans les trois mois.
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Le roi désigne les ministres qui sont « responsables » et peuvent être membres d’une des deux
chambres ; ils peuvent s’y faire entendre quand ils le demandent : le texte ne les évoque
d’ailleurs que très brièvement et consacre beaucoup plus d’articles aux assemblées.
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Le pouvoir législatif est partagé entre deux chambres, conformément au modèle anglais cher à
Benjamin Constant :
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la Chambre des pairs constitue la chambre haute, garante d’une certaine stabilité : le roi nomme
les pairs soit à vie, soit à titre héréditaire et sans limitation de nombre ; ils doivent être âgés de
25 ans et n’ont voix délibérative qu’à 30. C’est elle qui connaît des crimes de haute trahison et
des attentats à la sûreté de l’État ;
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Mais le système électoral ne permet que la participation d’une minorité de citoyens à la vie
publique : pour être éligible, il faut être âgé de 40 ans et payer une contribution directe de 1 000
F. Quant aux électeurs, ils doivent avoir au moins 30 ans et payer une contribution de 300 F.
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Ces règles limitaient le nombre des électeurs à 110 000 pour 30 millions d’habitants : d’autres
mesures réduiront encore ce nombre.
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Quant aux pouvoirs des chambres, ils demeurent limités par les prérogatives royales : la Charte
ne reconnaît qu’une responsabilité pénale des ministres : « La Chambre des députés a le droit
d’accuser les ministres, et de les traduire devant la Chambre des pairs qui seule a celui de les
juger. »
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Pourtant, le roi va faciliter, dans la pratique, certaines habitudes du régime parlementaire.
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(B) Une pratique évolutive. – Très rapidement, les parlementaires considèrent que les ministres
ne peuvent se maintenir en fonction s’ils n’ont pas la confiance des chambres ; en conséquence,
il leur appartient de démissionner volontairement, à moins que le roi ne les en persuade : c’est
ce qui se passe en 1818 lorsque le duc de Richelieu ne peut faire adopter sa politique de
réconciliation avec les ultras.
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Decazes en 1820, Villèle en 1829 feront de même lorsque les chambres refusent
systématiquement de voter leurs projets ou les crédits nécessaires à leur politique, ou encore
pour assumer l’assassinat du duc de Berry, héritier du trône, mais ils n’étaient pas juridiquement
obligés de le faire.
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De même Louis XVIII puis Charles X désignent-ils clairement un président du Conseil, bien
identifié comme le chef du gouvernement ; les conseils des ministres ne se déroulent d’ailleurs
pas toujours en présence du roi et, même dans ce cas, les souverains laissent au gouvernement
une large marge d’autonomie, comme le montrent les témoignages sur leur déroulement.
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Ils aident ainsi à la reconnaissance d’une solidarité gouvernementale qu’illustre bien
Chateaubriand dans cette formule : « Une fois formé, le gouvernement doit être un. »
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Avec le roi Charles X qui succède à Louis XVIII en 1824, l’évolution du régime est pourtant
remise en cause : en 1827, sur le conseil de Villèle, le roi dissout la Chambre, comme le lui
permet l’article 50 de la Charte (« il peut dissoudre celle des députés des départements ; mais,
dans ce cas, il doit en convoquer une nouvelle dans le délai de trois mois »).
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Les élections sont défavorables aux ultras, et le roi nomme Martignac, plus libéral ; lorsque
celui-ci démissionne à la suite d’un échec législatif, Charles X constitue un gouvernement
particulièrement réactionnaire sous la présidence de Polignac ; en 1830, la Chambre réagit en
utilisant l’adresse, réponse au discours du trône qui ouvrait la session parlementaire : ce texte,
voté par les 221 députés libéraux, affirme que le roi ne peut gouverner qu’en désignant un
gouvernement qui bénéficie de la confiance de la Chambre élue par le peuple. Le roi ajourne,
puis dissout la Chambre ; les nouvelles élections renforcent les libéraux.
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Devant ce nouveau désaveu, le roi utilise l’article 14 de la Charte qui lui permet de faire « les
règlements et ordonnances nécessaires pour l’exécution des lois et la sûreté de l’État » : le 25
juillet sont promulguées quatre ordonnances : outre la dissolution de la Chambre, la fin de la
liberté de la presse, la loi électorale est modifiée dans un sens encore plus restrictif. Ces
décisions provoquent des émeutes à Paris qui entraînent l’effondrement du régime et la fuite du
roi.
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Pour éviter la République, les libéraux se tournent alors vers Louis-Philippe d’Orléans, avec la
volonté d’instaurer une monarchie plus moderne ; cette mutation se traduira par la rédaction
d’une nouvelle charte qui n’est plus octroyée par le roi.
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2. La monarchie de Juillet : une monarchie républicaine. – L’urgence conduit à rédiger très
rapidement une nouvelle charte qui ne modifie pas en profondeur le fonctionnement des
institutions.
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(A) La Charte constitutionnelle du 14 août 1830. Certains aspects de l’ancienne Charte, de son
Préambule notamment, apparaissent totalement inadaptés à la nouvelle conjoncture : ils sont
donc supprimés ; des innovations symboliques sont introduites dans le texte, beaucoup plus
court que le précédent : Louis-Philippe prend le titre de roi des Français, le même qu’avait
instauré la Constitution de 1791 ; l’article 67 indique que « la France reprend ses couleurs ; à
l’avenir, il ne sera plus porté d’autre cocarde que la cocarde tricolore ». La religion catholique
ne devient plus que la religion de la majorité des Français.
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Toutefois, la nouvelle Charte laisse au monarque des pouvoirs considérables : il détient seul la
« puissance exécutive » ; chef suprême de l’État, « il commande les forces de terre et de mer,
déclare la guerre, fait les traités […], nomme à tous les emplois d’administration publique et
fait les règlements et ordonnances nécessaires pour l’exécution des lois ». Toutefois, il ne peut
suspendre les lois ni dispenser de leur exécution ; il partage désormais la proposition des lois
avec les deux chambres.
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Tout au long de son règne, Louis-Philippe donnera raison à Guizot, affirmant que « le trône
n’est pas un fauteuil vide ». Mais le roi souhaite aussi sincèrement faire fonctionner un régime
parlementaire où il refuse de tenir un rôle purement représentatif.
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Les pouvoirs des deux assemblées ne sont pas fondamentalement modifiés, si l’on excepte le
droit d’initiative déjà évoqué ; en ce qui concerne les pairs, le roi continue de les nommer sans
aucune limitation et à vie ; une loi du 29 décembre 1830 supprime la paierie héréditaire.
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En revanche, l’esprit de la Chambre des députés est transformé par la loi du 19 avril 1831
abaissant le cens pour l’élection des députés, le ramenant à 200 F pour l’électorat et 500 F pour
l’éligibilité. L’âge pour pouvoir être élu avec voix délibérative est abaissé à 30 ans : le nombre
des électeurs passe ainsi de 90 000 à 167 000 en 1831 puis 241 000 en 1847 ; cette évolution
facilite l’accès à la vie politique de nombreux représentants de la bourgeoisie soucieux du
développement économique et social.
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La Charte ne prévoit pas de manière expresse la responsabilité politique des ministres. Dans la
pratique, ce principe s’est pourtant enraciné avec l’accord volontaire du roi Louis-Philippe.
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(B) La pratique du régime parlementaire. – Comme le note Philippe Vigier : « Des joutes
oratoires souvent très brillantes opposant des personnalités dont beaucoup ont une grande valeur
intellectuelle se dégagent peu à peu les règles du travail parlementaire » ; un règlement
l’organise en 1839.
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Mais c’est le roi Louis-Philippe qui demeurera, tout le long du règne, le maître du jeu : il prend
soin de constituer des gouvernements où s’opposent de fortes personnalités, les condamnant
ainsi à une durée de vie limitée : il choisit, à l’inverse, des présidents du Conseil effacés comme
les « illustres épées » Soult ou Mortier.
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Ces choix ont pour conséquence une relative instabilité ministérielle : ce sont 17 gouvernements
qui se succèdent en dix-huit ans, bien que les mêmes ministres se retrouvent souvent dans des
équipes ministérielles différentes ; à la fin du règne, le roi impose Guizot, qui applique sa
politique sans état d’âme. Lucide, le prince de Joinville, fils du roi, constate en 1847 qu’il n’y
a « plus de ministre ; leur responsabilité est nulle ; tout remonte au roi ». Le monarque bénéficie
d’une certaine docilité de nombreux députés comme de nombreux pairs qui occupent des
emplois de fonctionnaires et ne disposent donc pas d’une réelle liberté.
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Ce système, qui conduit à un immobilisme politique, est de plus en plus contesté par une
opposition qui revendique avec force l’abaissement du cens à 100 F, le droit de vote pour
certains diplômes et certaines fonctions (les capacités) et l’incompatibilité entre la qualité de
fonctionnaire et le mandat parlementaire ; une campagne de banquets organisée par l’opposition
réclame avec force la réforme ; le gouvernement, qui tente de s’y opposer, doit constater son
impopularité grandissante ; le roi finit par céder et remplace Guizot par Molé.
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C’est un incident qui provoque l’intervention de la troupe le 23 février 1848 et conduit à
l’abdication du roi et à la révolution de 1848. Les perspectives du régime s’étaient encore
assombries par la mort accidentelle en 1842 du duc d’Orléans, successeur naturel du roi et
populaire du fait de ses idées libérales.
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Quant à l’opposition, elle est de plus en plus forte mais divisée : les légitimistes sont « plus
bruyants que dangereux » ; les bonapartistes demeurent hostiles au régime malgré le retour des
cendres de l’Empereur organisé en 1840 ; les républicains s’appuient sur les difficultés
économiques et sur la cassure de plus en plus visible entre le pays légal et le pays « réel ». La
contestation montante a pour conséquence la construction d’une coalition des opposants à la
Chambre des représentants ; dès 1847, elle se sent assez forte pour déposer un projet de réforme
électorale, repoussé alors avec fermeté par Guizot : « Ce qui fait la sincérité du gouvernement
représentatif, c’est de marcher avec la majorité. Ayez la majorité, vous ferez les réformes que
vous voudrez. »
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Le régime n’a pas su comprendre les transformations sociales qui accompagnent les débuts de
la révolution industrielle ; Tocqueville l’a bien montré, qui note en janvier 1848 qu’« il se
répand dans les classes ouvrières des opinions, des idées qui ne vont pas seulement à renverser
telle loi, tel gouvernement, mais la société même, à l’ébranler des bases sur lesquelles elle
repose aujourd’hui ».
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Cette aspiration à la révolution politique et sociale se manifeste en France comme dans d’autres
pays d’Europe durant l’année 1848.
II. – Les paradoxes de la IIe République : vers une République sans républicains
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Entre février 1848 et décembre 1852, la France renoue avec la République, mais le contraste
est saisissant entre la période du gouvernement provisoire, désigné par acclamations dans le
tumulte populaire, et la République présidentielle d’après le coup d’État du 2 décembre 1851,
décidé et réussi par le premier président de la République démocratiquement élu au suffrage
universel.
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1. Le gouvernement provisoire
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(A) Un pouvoir fragile. – À la suite d’un affrontement entre l’armée et les manifestants qui
provoque plusieurs morts, l’émeute se développe dans Paris dans la nuit du 25 février ; le vieux
roi abdique en faveur de son petit-fils le comte de Paris et prend le chemin de l’exil en Grande-
Bretagne.
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Lorsque la duchesse de Nemours vient à la Chambre faire reconnaître la régence de son fils,
elle se heurte à la foule des manifestants qui font acclamer la République.
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Un gouvernement provisoire est aussitôt formé par acclamations : il est constitué de
personnalités aussi différentes que Lamartine, Dupont de l’Eure, du savant Arago, de Ledru-
Rollin, Marie, Crémieux, Garnier-Pagès, auxquelles s’ajoutent le socialiste Louis-Blanc,
l’ouvrier Albert et les journalistes Marrast et Flocon.
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Il s’agit, pour l’essentiel, de modérés qui souhaitent calmer l’insurrection populaire et réformer
dans l’ordre.
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Sur le plan politique, le caractère provisoire du pouvoir est confirmé dans l’attente de l’élection
d’une assemblée constituante : grâce à l’éloquence de Lamartine, le drapeau rouge n’est pas
préféré au drapeau tricolore.
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Les mesures prises alors ont souvent un caractère symbolique : abolition de la peine de mort
pour raisons politiques, suppression de la contrainte par corps, abolition de l’esclavage dans les
colonies.
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C’est dans le domaine social que le gouvernement doit accepter certaines concessions : il
proclame le droit au travail, crée une « commission du gouvernement pour les travailleurs »
qu’il installe au palais du Luxembourg et qui doit lui proposer des réformes, décrète l’embauche
des chômeurs au sein d’« ateliers nationaux » financés par l’État.
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Ces mesures limitées inquiètent néanmoins la bourgeoisie de la province, une fois retombée la
relative unanimité qui a suivi les journées de février ; les commissaires de la République
envoyés dans les départements sont d’origine et de valeur diverses ; ils se heurtent rapidement
aux notables, surtout lorsqu’ils commencent à se mêler des élections.
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(B) Le suffrage universel. – Dès le 5 mars, le gouvernement provisoire a décrété la convocation
pour élire l’assemblée constituante d’un corps électoral bien différent du précédent : tous les
Français âgés de 21 ans seront électeurs ; ils seront éligibles à 26, à condition d’avoir six mois
de résidence. Il paraît alors logique de verser aux députés qui seront élus une indemnité
parlementaire.
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L’élection a lieu le 23 avril, dimanche de Pâques : on se rend de chaque village au chef-lieu de
canton dans une ambiance de fête et dans l’ordre ; le vote se fait en effet par appel nominal, une
commune après l’autre, sans bulletin et sans isoloir.
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Ce sont ainsi plus de 900 « représentants » que les nouveaux électeurs envoient à Paris pour
rédiger une nouvelle constitution : pour la plupart, ce sont des notables traditionnels, instruits
et dans l’aisance, riches cultivateurs ou exerçant une profession libérale.
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Le premier acte de l’Assemblée qui se réunit le 4 mai est de proclamer la République, désormais
relégitimée par le vote populaire.
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Cette assemblée conservatrice va, pourtant, progressivement éliminer du pouvoir les
républicains jugés trop « avancés ».
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Le gouvernement provisoire est remplacé par une commission exécutive élue par l’Assemblée
et comprenant cinq membres ; ce sont en fait cinq des ministres du gouvernement provisoire :
Arago, Garnier-Pagès, Marie, Lamartine et Ledru-Rollin ; en même temps, le travail
parlementaire s’organise en comités de travail et bureaux spécialisés ; dans le même esprit, les
groupes politiques commencent de se réunir régulièrement comme les conservateurs rue de
Poitiers.
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Une tentative de prise de pouvoir par les républicains « avancés » le 15 mai, au prétexte d’une
manifestation en faveur de la Pologne, échoue grâce à l’intervention de la Garde nationale :
Barbès, Blanqui, Albert, Raspail, condamnés à la déportation, sont écartés de la vie politique.
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L’Assemblée peut alors revenir sur certaines mesures sociales prises par le gouvernement
provisoire, dont les conséquences inquiètent les modérés : elle décide, le 4 juin, la fermeture
des ateliers nationaux qui faisaient travailler près de 100 000 chômeurs, peu payés et constituant
un terreau favorable aux idées révolutionnaires.
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Le 22 juin, l’émeute se développe dans Paris ; les ouvriers dressent des barricades dans les
quartiers est : l’Assemblée proclame l’état de siège et donne tous les pouvoirs au général
Cavaignac pour écraser le soulèvement.
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La répression suit la victoire de l’Assemblée : elle se traduit par des milliers d’arrestations et
de déportations en Algérie.
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En attendant l’élaboration de la Constitution, Cavaignac est nommé par l’Assemblée président
du Conseil des ministres ; son gouvernement souhaite rétablir l’ordre moral et social : les
sociétés secrètes sont interdites, la presse mise sous surveillance.
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À la faveur d’une élection partielle le 4 juin, le neveu de l’Empereur, Louis-Napoléon
Bonaparte, est devenu membre de l’Assemblée constituante qui donne désormais la priorité à
sa mission principale, rédiger une constitution.
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2. Une Constitution républicaine et moderne
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(A) L’élaboration de la Constitution. – C’est au sein d’un comité de constitution de 18 membres
sous la présidence de Cormenin que s’élabore le projet ; son travail s’étale de juin au 4
novembre, jour de son adoption par l’Assemblée ; son texte ne sera pas soumis à l’approbation
populaire.
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L’esprit en a été évidemment modifié au fur et à mesure que le contexte politique se
transformait. « L’esprit de 48 » se fait notamment sentir dans le Préambule qui établit « en
présence de Dieu et au nom du peuple français » la République, dans le but de « marcher plus
librement dans la voie du progrès et de la civilisation, d’assurer une répartition de plus en plus
équitable des charges et des avantages de la société, d’augmenter l’aisance de chacun par la
réduction graduée des dépenses publiques et des impôts, et de faire parvenir tous les citoyens,
sans nouvelle commotion, par l’action successive et constante des institutions et des lois, à un
degré toujours plus élevé de moralité, de lumières et de bien-être ».
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Le Préambule redéfinit les devoirs et les droits du citoyen dans un esprit plus moderne que la
Déclaration des droits de 1789 à laquelle elle ne se réfère d’ailleurs pas explicitement.
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Ainsi, la République doit « mettre à la portée de chacun l’instruction indispensable à tous les
hommes […], par une assistance fraternelle assurer l’existence des citoyens nécessiteux soit en
leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la
famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler ».
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Les « droits du citoyen » sont en outre précisés et actualisés dans le chapitre II de la Constitution
elle-même : outre les mesures prises par le gouvernement provisoire (abolition de la peine de
mort en matière politique, abolition de l’esclavage et de la confiscation des biens), des libertés
fondamentales nouvelles sont constitutionnellement établies : liberté de la presse, de
l’enseignement « sous la surveillance de l’État », du travail et de l’industrie ; en outre, « la
société favorise et encourage le développement du travail par l’enseignement primaire gratuit,
l’éducation professionnelle, l’égalité de rapports entre le patron et l’ouvrier, les institutions de
prévoyance et de crédit, les institutions agricoles, les associations volontaires […] » ; la
Constitution nouvelle commence à prendre la mesure des transformations profondes qui
touchent la société française.
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Pourtant, la rédaction du texte est toujours prudente et engage rarement l’État dans la mise en
œuvre effective des grands principes généreux qui sont ainsi proclamés.
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(B) Des innovations institutionnelles. – La République est « démocratique, une et indivisible »
: les articles 18 et 19 rappellent que « tous les pouvoirs publics, quels qu’ils soient, émanent du
peuple », mais que « la séparation des pouvoirs est la première condition du gouvernement libre
» : une stricte application de ces principes explique à la fois l’organisation des pouvoirs
proposée par la Constitution et ses difficultés d’application.
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(a) Le pouvoir législatif. – Il est confié à une seule chambre, forte de 750 députés, contrairement
au bicamérisme que souhaitaient Tocqueville et Odilon Barrot. Les députés doivent être âgés
d’au moins 25 ans et sont élus par tous les citoyens âgés d’au moins 21 ans jouissant de leurs
droits civils et politiques.
75
La fonction de député est incompatible avec un emploi de fonctionnaire, sauf exceptions fixées
par loi organique ; en revanche, il reçoit une indemnité qu’il ne peut refuser.
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L’Assemblée est élue pour trois ans et se renouvelle entièrement : ses séances sont publiques ;
elle se réunit en permanence.
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Les constituants ont souhaité aussi préciser la nature du mandat parlementaire : ce n’est pas un
mandat impératif ; le député est le représentant « non du département qui le nomme, mais de la
France entière », rédaction un peu différente de celle de 1795.
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Il est indéfiniment rééligible ; son immunité est réaffirmée.
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Les projets de loi ne peuvent être adoptés qu’après trois délibérations successives, espacées
d’au moins cinq jours.
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(b) Le pouvoir exécutif. – Il a fait l’objet de nombreux débats entre partisans et adversaires d’un
exécutif fort : l’Assemblée rejette l’amendement de Grévy proposant un président du Conseil
des ministres responsable devant l’Assemblée et choisit au contraire d’installer un exécutif fort
: « Le peuple français délègue ce pouvoir à un citoyen qui reçoit le titre de président de la
République » : c’est la première apparition de la fonction dans une Constitution.
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Le président, qui doit être « né Français, âgé de 30 ans au moins et n’avoir jamais perdu la
qualité de Français », est élu pour quatre ans par le même corps électoral que l’Assemblée,
c’est-à-dire au suffrage universel.
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Ses pouvoirs sont très larges : il peut faire présenter des projets de loi, négocie et ratifie les
traités, dispose de la force armée « sans pouvoir jamais la commander en personne ; il nomme
et révoque les ministres, les préfets, les procureurs généraux et autres fonctionnaires d’un ordre
supérieur », comme les fonctionnaires secondaires. Chef de l’État, il préside aux solennités
nationales ; logé aux frais de la République – qui l’installera au palais de l’Élysée –, il reçoit un
traitement de 600 000 F par an.
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Les constituants ont prévu quelques limitations à ses pouvoirs : en premier lieu, il ne peut «
dissoudre ou proroger l’Assemblée nationale, ni suspendre […] l’empire de la Constitution et
des lois », sous peine de haute trahison.
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En second lieu, le président n’est pas immédiatement rééligible ; il devra attendre un intervalle
de quatre années avant de pouvoir se représenter.
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En cas de conflit entre deux pouvoirs qui tirent également leur légitimité du suffrage universel,
les constituants n’ont prévu aucun mécanisme de relations entre eux ; le blocage était donc
inévitable.
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Inspirés par le modèle américain, ils ont aussi prévu l’existence d’un vice-président de la
République « nommé par l’Assemblée nationale sur la présentation de trois candidats faite par
le président dans le mois qui suit son élection » : mais il ne participe nullement au pouvoir
exécutif, son seul rôle se bornant à remplacer provisoirement le président en cas
d’empêchement.
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En revanche, il préside le Conseil d’État, dont les membres seront nommés pour six ans par
l’Assemblée : les pouvoirs du Conseil d’État sont étendus : outre son rôle consultatif sur les
projets de loi émanant du gouvernement et des parlementaires, il prépare les règlements
d’administration publique et contrôle les administrations publiques.
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Une haute cour de justice est instituée pour juger sans appel les accusations portées par
l’Assemblée nationale contre le président de la République ou les ministres.
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Quant à la révision de la Constitution, elle n’est possible qu’à l’initiative de l’Assemblée dans
la dernière année de la législature, avec une procédure assez lourde et l’exigence d’une majorité
des deux tiers ; elle n’était donc guère envisageable.
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Le conflit entre le président et l’Assemblée était donc naturellement inscrit dans la logique
constitutionnelle. Comme l’avait pressenti Tocqueville : « Il n’y avait de sûr que la guerre qu’ils
se feraient et la ruine de la République. »
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3. La République présidentielle. – Si la mise en place des nouvelles institutions s’est effectuée
rapidement, leur fonctionnement a mis en lumière les défauts de la Constitution et conduit à
une impasse politique.
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(A) La mise en place des institutions nouvelles. – La Constituante souhaitait une élection rapide
du président de la République : elle eut lieu les 10 et 11 décembre : trois candidats se
présentèrent pour les républicains : Cavaignac, Ledru-Rollin, Raspail ; Lamartine représentait
les modérés ; Louis-Napoléon Bonaparte se posait en rassembleur, donnant des garanties au
parti de l’ordre, rassurant l’Église et les notables, auréolé de la gloire impériale dont ne
subsistaient plus dans la conscience collective que les aspects positifs.
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Il obtint 5 500 000 voix, laissant loin derrière lui les autres candidats.
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Le nouveau président désigna aussitôt un ministère conservateur composé, selon les vues de
Thiers, avec Odilon Barrot et le comte de Falloux.
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Le gouvernement nouveau profite d’une manifestation des « Montagnards » en juin 1849 pour
prendre de nouvelles mesures restreignant les libertés politiques et d’opinion.
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Il peut ainsi préparer dans des conditions très favorables les élections législatives qui se
déroulent le 13 mai : 60 % des électeurs y participent, et leur choix modifie profondément le
personnel parlementaire : 300 membres de la Constituante seulement redeviennent députés ; les
deux tiers des sièges reviennent au parti de l’ordre ; du côté des « républicains », les modérés
comme Lamartine sont éliminés, alors que les « Montagnards » obtiennent 180 députés ; c’est
donc sur la majorité conservatrice que, dans un premier temps, va s’appuyer le Prince-Président.
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(B) Vers l’inévitable coup d’État. – Très rapidement, le président, conformément à l’esprit et à
la lettre de la Constitution, choisit des ministres qui lui sont dévoués : Rouher, à la Justice ;
Fould, aux Finances ; un militaire, le général d’Hautpoul, à l’Intérieur.
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Il ne s’oppose pas au vote par l’Assemblée de lois réactionnaires : outre la loi Falloux du 15
mars 1850 qui favorise l’influence de l’Église sur l’enseignement et l’université, une nouvelle
loi (16 juillet 1850) restreint la liberté de la presse en rétablissant le cautionnement : plus
significative est la loi électorale du 31 mai 1850 destinée à écarter la « vile multitude » : il faut
désormais trois ans de domicile dans le canton pour pouvoir voter ; les condamnés politiques
sont exclus du corps électoral qui passe ainsi de 9,6 à 6,8 millions d’électeurs.
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Le président de la République soigne sa popularité : il effectue de nombreux voyages en
province, se fait acclamer par la troupe, n’hésite pas à se démarquer des mesures impopulaires
de l’Assemblée qui refuse par exemple d’entreprendre les grands travaux qui donneraient du
travail aux chômeurs.
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Au fur et à mesure que l’on se rapproche de la fin du mandat, ses rapports se tendent avec
l’Assemblée.
101
À son initiative, une campagne de pétitions circule dans le pays pour réclamer la révision de la
Constitution ; profitant de l’inauguration de la ligne de chemin de fer, Louis-Napoléon déclare
à Dijon, le 12 juin 1851 : « Quels que soient les devoirs que le pays m’impose […], la France
ne périra pas entre mes mains. »
102
L’Assemblée se prononce clairement contre la révision par 446 voix sur 724 ; la majorité des
trois quarts requise par la Constitution n’est pas atteinte.
103
Pour le président, il n’y a plus d’autre issue que le coup d’État qu’il prépare politiquement en
proposant à l’Assemblée de rétablir le suffrage universel ; le refus maladroit de l’Assemblée ne
peut que servir ses desseins.
104
L’action, préparée par Morny nommé ministre de l’Intérieur et le ministre de la Guerre Saint-
Arnaud, a lieu le 2 décembre : des affiches annoncent à la fois la dissolution de l’Assemblée, le
rétablissement du suffrage universel et une nouvelle Constitution sur le modèle de celle de l’an
VIII. Les opposants potentiels sont arrêtés ; il y a peu de résistance, mais l’opération ne se fait
pas sans effusion de sang, sur les boulevards parisiens notamment. Quelques jours plus tard, le
président organise un plébiscite sur la question suivante : « Le peuple français veut le maintien
de Louis-Napoléon Bonaparte et lui délègue les pouvoirs pour établir une constitution sur les
bases proposées dans sa proclamation » : l’appel au peuple confirme bien le retour du système
napoléonien. Conforté par plus de 7 millions de « oui » contre 646 737 « non », le président
peut élaborer une constitution conforme à ses ambitions.
106
Avec la libéralisation du régime, la Constitution est l’objet par sénatus-consulte de
modifications nombreuses mais limitées ; la plus importante, acceptée par le peuple en avril
1870, reconnaît clairement l’existence d’un régime parlementaire qui n’aura pas le temps de se
mettre en place du fait du désastre militaire.
107
1. Une Constitution qui prépare l’Empire : la Constitution du 14 janvier 1852
108
(A) L’élaboration du texte constitutionnel. – Pour élaborer la nouvelle Constitution, le Prince-
Président a nommé une commission de 80 membres issue de l’Assemblée dissoute ; en fait, elle
est l’œuvre de deux juristes tout acquis au chef de l’État, Troplong et Rouher, qui la rédigent
en quelques heures selon les principes affirmés dans la déclaration du 2 décembre.
109
Depuis cette date jusqu’en mars 1852, le président gouverne par décrets : les libertés publiques
sont suspendues, les députés arrêtés sont déportés, bannis ou éloignés momentanément du pays
; c’est l’occasion d’une vaste épuration du personnel politique et de l’administration.
110
(B) Les principes et les réalités. – Présentant la nouvelle Constitution, Louis-Napoléon fait
l’éloge du modèle qui l’inspire : ce sont les « institutions qui, au lieu de disparaître au premier
souffle des agitations populaires, n’ont été renversées que par l’Europe entière coalisée contre
nous » : il s’agit de faire renaître la « France régénérée par la Révolution de 89 et organisée par
l’Empereur » : dans le préambule sont d’ailleurs garantis et confirmés les « grands principes
proclamés en 1789 et qui sont la base du droit public des Français ». La volonté démocratique
est affirmée avec le maintien du suffrage universel « sans scrutin de liste qui fausse l’élection
» : en outre, le président élu a toujours le droit de faire appel au jugement souverain du peuple
« afin que dans les circonstances solennelles il puisse lui continuer ou lui retirer sa confiance »
: l’article 32 donne donc au peuple un pouvoir constituant : « Sera soumise au suffrage universel
toute modification aux bases fondamentales de la Constitution. »
111
Pourtant, ces principes démocratiques sont sans effets du fait de la pratique du pouvoir : le
découpage des circonscriptions s’effectue en fonction des intérêts du gouvernement : la pratique
de la candidature « officielle » soutenue par les préfets avec tous les moyens dont ils disposent
comme, à l’inverse, les obstacles opposés aux autres candidats créent une profonde inégalité :
ce sont donc principalement les candidats du pouvoir qui sont élus au début du régime.
112
Quant aux institutions, elles s’inspirent directement de celles de l’an VIII, permettant d’installer
un pouvoir fort « libre dans ses mouvements, éclairé dans sa marche ».
113
Louis-Napoléon affirme ainsi clairement son refus d’un régime parlementaire classique : les
ministres ne formeront plus un « conseil responsable, composé de membres solidaires, obstacle
journalier à l’impulsion particulière du chef de l’État, expression d’une politique erronée des
chambres et, par là même, exposée à des changements fréquents qui empêchent tout esprit de
suite, toute application d’un système régulier » ; il supprime aussi l’initiative parlementaire, qui
introduisait « à l’improviste des amendements qui dérangeaient souvent l’ensemble du projet
primitif » ; les ministres ne viendront plus défendre leurs projets devant la Chambre… afin d’en
finir avec « les vaines interpellations, les accusations frivoles, les luttes passionnées dont
l’unique but était de renverser les ministres pour les remplacer ».
114
2. Des institutions d’apparence démocratique
115
(A) L’organisation du pouvoir personnel
116
(a) Le président de la République. – « Le gouvernement de la République est confié pour dix
ans au prince Louis-Napoléon Bonaparte, président actuel de la République. » À la légitimité
démocratique de l’élection de 1848 s’ajoute celle du plébiscite proposé sur le texte
constitutionnel. Le caractère illimité de son pouvoir transparaît dans les articles 3 et 4.
117
Le président « gouverne au moyen des ministres, du Conseil d’État, du Sénat et du Corps
législatif » ; « la puissance législative s’exerce collectivement par le président de la République
» et les deux assemblées. Ses pouvoirs sont nombreux : il a seul l’initiative des lois, sanctionne
et promulgue les lois et sénatus-consultes, fait les règlements et décrets, peut réclamer l’état de
siège « sauf à en référer au Sénat dans le plus bref délai » : il commande les armées, déclare la
guerre et fait les traités : tous les fonctionnaires publics doivent lui prêter serment de fidélité. Il
nomme les ministres qui ne dépendent que de lui et ne peuvent être membres du Corps législatif.
Enfin, la Constitution affirme sans ambiguïté que le président « est responsable devant le peuple
français auquel il a toujours le droit de faire appel » ; toutefois, la mise en œuvre effective de
cette responsabilité n’est pas précisée. En cas de vacance de la présidence et dans l’attente d’une
nouvelle élection, le président du Sénat gouverne avec les ministres en fonction à la « majorité
des voix ». Plus surprenante est la disposition de l’article 17 : « Le chef de l’État a le droit, par
un acte secret et déposé aux archives du Sénat, de désigner le nom du citoyen qu’il recommande,
dans l’intérêt de la France, à la confiance du peuple et à ses suffrages. »
118
(b) Le Sénat. – Il redevient, conformément à la tradition napoléonienne, une pièce essentielle
du régime. Il se compose des cardinaux, des maréchaux, des amiraux et des citoyens que le
président de la République « juge convenable d’élever à la dignité de sénateur » ; 80 sénateurs
furent nommés en 1852, leur nombre total ne pouvant excéder 150. Ils sont inamovibles et
nommés à vie et peuvent recevoir une dotation du président. Le président et les vice-présidents
du Sénat sont nommés par le président pour un an : c’est lui qui en convoque les sessions. Ses
attributions sont à la fois celles d’un gardien de la Constitution et celles d’une assemblée
législative, mais ses séances ne sont pas publiques : « Gardien du pacte fondamental et des
libertés publiques », il règle par sénatus-consulte, outre la constitution des colonies et de
l’Algérie, « tout ce qui n’a pas été prévu par la Constitution et qui est nécessaire à sa marche
ainsi que le sens des articles de la Constitution qui donnent lieu à différentes interprétations » :
il statue sur la constitutionnalité des actes qui lui sont déférés soit par le gouvernement, soit par
les pétitions des citoyens.
119
Les lois lui sont soumises avant promulgation : le Sénat doit s’opposer à la promulgation de
certaines lois portant atteinte « à la constitution, à la religion, à la morale, à la liberté des cultes,
à la liberté individuelle, à l’égalité des citoyens devant la loi, à l’inamovibilité de la propriété,
au principe de l’inamovibilité de la magistrature et à la défense du territoire ».
120
Sans avoir vraiment l’initiative des lois, il peut « dans un rapport au président de la République
poser les bases de projets de loi d’un grand intérêt national ».
121
C’est à lui enfin qu’il appartenait « en cas de dissolution du Corps législatif de pourvoir à tout
ce qui est nécessaire à la marche du gouvernement ». Louis-Napoléon y désignera des hommes
fidèles et sûrs.
122
(c) Le Corps législatif. – Ses membres sont élus pour six ans au suffrage universel, à raison
d’un député pour 35 000 électeurs ; ils ne reçoivent aucun traitement, du moins jusqu’au
sénatus-consulte du 25 décembre 1852. Le Corps législatif « discute et vote les projets de loi et
l’impôt », mais les éventuels amendements adoptés en commission ne sont discutés que s’ils
sont retenus par le Conseil d’État : contrairement au Sénat, il ne peut recevoir de pétitions ; il
ne se réunit que sur convocation du président qui peut à sa guise l’ajourner, voire le dissoudre
; ses séances sont publiques mais il suffit de cinq députés pour l’empêcher ; le seul compte
rendu consiste en un procès-verbal du président, nommé comme les vice-présidents pour un an
par le président de la République.
123
Son rôle est encore limité par les fonctions reconnues au Conseil d’État.
124
(d) Le Conseil d’État. Ses membres, dont le nombre varie entre 40 et 50, sont évidemment
nommés par le président de la République qui désigne aussi son vice-président pour en assurer
la présidence en son absence : les ministres y participent avec voix délibérative. Son rôle
législatif est essentiel : il doit « rédiger les projets de loi et les règlements d’administration
publique et résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière d’administration », formulation
proche de celle de l’an VIII. Ce sont les conseillers d’État qui soutiennent les projets de loi
devant les assemblées, ce qui leur donne un rôle politique réel.
125
Une Haute Cour de Justice est instituée, organisée par un décret du 10 juillet 1852 ; elle ne sera
jamais réunie.
126
La Constitution légalise a posteriori l’ensemble des décrets pris par le président depuis le 2
décembre. Quelques décrets précisent la Constitution sur des points particuliers ou permettent
sa mise en œuvre : nomination des conseillers d’État (25 janvier), organisation des élections
des 261 députés au suffrage universel – toutefois les délits politiques font perdre le droit de vote
– (2 février), régime de la presse (17 février).
127
Ces institutions étaient donc conçues pour s’adapter, le moment venu, au rétablissement de
l’Empire.
128
(B) L’Empire sans résistance. – À partir du mois de septembre, le président multiplie les
déplacements en province : des manifestations bien orchestrées par les préfets l’acclament au
cri de « Vive l’Empereur ! » : À Bordeaux, Louis-Napoléon affirme que « la France semble
vouloir revenir à l’Empire ».
129
Le sénatus-consulte du 7 novembre 1852 rétablit la dignité impériale et constate que « Louis-
Napoléon Bonaparte est empereur des Français sous le nom de Napoléon III » : la dignité est
héréditaire dans sa descendance directe et légitime, à l’exclusion des femmes.
130
Cette proposition est soumise au plébiscite les 21 et 22 novembre et recueille une forte majorité
(7 824 000 « oui », 253 000 « non », plus de 2 000 000 d’abstentions).
131
Il n’est même pas nécessaire de modifier les institutions ; toutefois, un toilettage est souhaitable,
que réalise le sénatus-consulte du 25 décembre 1852.
132
Il règle certains problèmes spécifiques : statut des membres de la famille impériale, dotation de
la couronne et liste civile, présentation du budget, dotation annuelle et viagère de 30 000 F pour
les sénateurs et indemnité mensuelle de 2 500 F pour les députés : le serment de fidélité se fait
désormais à l’Empereur.
133
Désormais bien installé, le régime se renforcera encore avec le mariage de l’Empereur avec une
aristocrate espagnole en 1853 et la naissance du prince impérial en 1856, assurant l’avenir de
la dynastie.
134
3. La libéralisation du régime. – Jusqu’en 1859, l’Empereur gouverne le pays avec une autorité
sans partage, utilisant efficacement les institutions établies : les ministres sont des exécutants
zélés, souvent efficaces ; les préfets interviennent directement dans les élections et disposent de
multiples moyens pour les influencer : leur tâche est facilitée par la faiblesse des oppositions,
royaliste ou républicaine : parmi ces dernières, des élus refusent de prêter serment à l’Empereur,
ce qui les exclut de l’action politique. L’attentat tenté par Orsini contre la vie de l’Empereur
conduit à un nouveau durcissement : en 1858, l’Empereur crée un conseil privé que ne prévoit
pas la Constitution. L’absence de combat politique facilite le développement économique et
social du pays ; après 1860, s’amorce pourtant timidement une certaine libéralisation du régime.
135
(A) Des mesures partielles et limitées de 1861 à 1869. Le Second Empire connaît un certain
nombre de difficultés : relations avec les catholiques, revendications d’une classe ouvrière qui
prend conscience de sa force montante, manifestations d’une opposition politique qui se
renforce et réclame avec Thiers les « libertés nécessaires », opérations militaires plus ou moins
heureuses en Italie puis au Mexique. Napoléon III, constatant l’affaiblissement de ses soutiens
traditionnels, se tourne alors vers les libéraux et les républicains en concédant certaines
réformes : un décret de novembre 1860 a rétabli le droit d’adresse ; chaque année le discours
du trône sera suivi d’un débat au Corps législatif ; l’Empereur nomme des ministres sans
portefeuille chargés des relations avec le Corps législatif (Baroche, Magne, Billault, Rouher).
Le sénatus-consulte du 2 février 1861 élargit la publicité des travaux parlementaires en
prévoyant la publication in extenso des débats sténographiés dans le Journal officiel du
lendemain ; en décembre, un autre texte règle le vote du budget : il sera voté désormais par
section, permettant ainsi un meilleur contrôle des députés.
136
L’opposition se renforce à chaque élection, et l’Empereur affaibli par la maladie croit « possible
de donner aux institutions de l’Empire le développement dont elles sont susceptibles et aux
libertés publiques une extension nouvelle, sans compromettre le pouvoir que la nation (lui) a
confié ».
137
Le sénatus-consulte du 18 juillet 1866 permet aux députés de prendre en considération des
amendements qui n’auraient pas été adoptés par le Conseil d’État : il étend la durée des sessions
limitées jusque-là à trois mois et augmente sensiblement le montant de l’indemnité
parlementaire.
138
Un décret du 31 janvier 1867 ouvre le droit d’interpellation : toute demande signée par cinq
députés sera adressée au président de l’Assemblée qui la transmet aux bureaux qui en étudient
l’acceptabilité ; symbolique aussi est le rétablissement d’une tribune pour accueillir le public
des débats.
139
Un nouveau sénatus-consulte (14 mars 1867) renforce le rôle du Corps législatif en permettant
l’adoption d’un texte sans nouvelle délibération du Sénat lorsque la loi a été adoptée sans
changements par les députés.
140
Les élections de mai 1869 affaiblissent encore les partisans du régime : le « tiers parti » des
libéraux dirigé par Émile Ollivier devient l’arbitre de la situation avec 125 députés : l’Empereur
nomme alors un ministère de transition et promulgue le sénatus-consulte du 8 septembre 1869
qui modifie profondément les institutions.
141
Le Corps législatif partage avec l’Empereur l’initiative des lois : il élira son président et son
bureau, comme le Sénat dont les séances deviennent publiques ; il établira son règlement
intérieur.
142
Les membres des deux assemblées peuvent interpeller sans limitation le gouvernement ; les
ministres peuvent être membres des assemblées : ils y sont entendus à leur demande ; ils
délibèrent en Conseil sous la présidence de l’Empereur et se voient reconnaître une
responsabilité politique.
143
Sur ces bases nouvelles, un nouveau gouvernement peut entrer en fonction dans lequel Ollivier
joue le rôle principal. Cette évolution ne désarme pas l’opposition de plus en plus violente des
républicains qu’incarne notamment Gambetta.
144
(B) Une nouvelle constitution : le sénatus-consulte du 20 avril 1870. – L’Empereur, en accord
avec le gouvernement et le président du Sénat Rouher, fait préparer une modification profonde
de la Constitution.
145
Le pouvoir législatif s’y exerce collectivement par l’Empereur, le Sénat et le Corps législatif ;
le Sénat devient clairement une seconde chambre qui discute et vote les projets de loi mais perd
son pouvoir constituant : rien n’est changé à sa composition, sinon qu’il peut compter jusqu’aux
deux tiers du nombre des députés et que l’Empereur ne peut en nommer plus de 20 par an.
146
Le Corps législatif se voit reconnaître une réelle indépendance dans son fonctionnement mais
peut toujours être dissous : toute loi d’impôt doit être d’abord votée par lui, alors que pour les
autres lois l’Empereur peut choisir de les porter soit au Sénat, soit au Corps législatif ; le droit
de pétition s’exerce aussi auprès de lui.
147
Les ministres restent nommés et révoqués par l’Empereur : ils délibèrent sous sa présidence et
« sont responsables » : l’Empereur peut toujours faire appel au plébiscite et peut seul proposer
de modifier la Constitution en soumettant sa proposition au suffrage populaire.
148
Ainsi, le régime s’est nettement infléchi vers un système parlementaire qui évoque de plus en
plus les institutions d’avant 1848.
149
Cette nouvelle Constitution de l’Empire est soumise le 8 mai à la nation qui doit répondre à une
question habilement posée : « Le peuple approuve les réformes libérales opérées dans la
Constitution depuis 1860 par l’Empereur avec le concours des grands corps de l’État et ratifie
le sénatus-consulte du 20 avril 1870. » Les résultats constituent pour l’Empereur une dernière
victoire : il y a 7 350 142 « oui », contre 1 538 825 « non ».
150
Napoléon III peut s’exclamer : « J’ai mon chiffre », puisque ces résultats sont très proches de
ceux de 1851 (7 400 000) et de 1852 (7 800 000).
151
Les républicains se considèrent comme battus ; pour Gambetta, « l’Empire est plus fort que
jamais ».
152
C’est la guerre avec la Prusse qui, quelques mois plus tard, provoqua l’effondrement du Second
Empire : la « Constitution » de 1870 n’eut pas le temps de fonctionner : mêlant le système
parlementaire et le pouvoir personnel d’un chef d’État qui tirait sa légitimité du suffrage
universel, elle constituait pourtant un précédent riche d’enseignement pour l’avenir.
153
Après le désastre de Sedan, l’Empereur est prisonnier : dès que la nouvelle est connue à Paris,
des discussions difficiles s’ouvrent entre le Corps législatif et l’impératrice régente : la foule
parisienne envahit l’Assemblée et réclame la déchéance de l’Empereur ; selon un déroulement
très proche de celui de 1848, la République est proclamée à l’Hôtel de Ville. Un gouvernement
provisoire est constitué sous la présidence du général Trochu : les républicains y jouent le rôle
principal. Il abolit le Sénat et dissout le Corps législatif ; les institutions de l’Empire ont disparu
en quelques heures.
154
On ne saurait pourtant oublier que ce régime, considéré comme fragile par l’éternel opposant
Victor Hugo (« Dieu qui t’a mis au coche écrit sur toi : fragile »), aura duré près de vingt ans et
entrepris la modernisation économique et sociale de la France.
Plan de l'article
I. – Le temps des chartes (1815-1848)
II. – Les paradoxes de la IIe République : vers une République sans républicains
III. – Le retour au césarisme : le Second Empire (1852-1870)
La démocratie parlementaire : la IIIe et la IVe République (1870-1958)
par Pierre Bodineau
Cette période connaît une profonde unité, entrecoupée par des régimes de fait, parallèles dans
le temps, mais opposés sur le plan politique, le régime dit de Vichy et les autorités nées de la
lutte contre l’occupant qui deviendront le gouvernement provisoire de la République française.
2
Si la Première Guerre mondiale n’avait pas eu d’influence directe sur la IIIe République, sur le
plan constitutionnel du moins, ni même sur le plan politique, le second conflit mondial a
profondément fait évoluer le régime, du moins en apparence, entre les IIIe et IVe Républiques.
3
La IVe République voulait lutter contre les excès et les événements de la IIIe en corrigeant
certains aspects du régime parlementaire et en inventant notamment le parlementarisme
rationalisé. L’échec de ces tentatives peut être partiellement constaté.
4
Les dates marquant le début et la fin de ces deux régimes sont parfois l’objet de discussions, de
nature autant politique que constitutionnelle, surtout pour la IIIe République : faut-il prendre en
compte 1870 ou 1875 pour l’acte de naissance, ou même une date intermédiaire et, pour l’acte
de décès, faut-il considérer 1940 ou 1946 ? La IVe République pose moins de difficultés, et les
douze ans du régime sont bien bornés par 1946 et 1958. En tout état de cause, pour retracer les
événements, il est nécessaire de partir de 1870 et de respecter la chronologie.
5
Il faut enfin éviter de seulement considérer ces régimes comme n’étant que des antécédents de
la Constitution de 1958 et n’ayant une existence que par rapport à ce régime. Car celui-ci aussi
est une étape et ne doit pas être considéré comme une fin en soi ou comme la fin de l’Histoire.
6
L’installation de la IIIe République est un bel exemple de naissance d’un régime politique et
constitutionnel, installation au cours de laquelle s’affrontent notamment la République et la
monarchie et où se dessinent les traits principaux du futur régime et de ceux qui le suivront.
Ces cinq années ont également été riches en événements de toute nature comme la guerre avec
la Prusse et ses conséquences, dont la Commune de Paris.
7
La Constitution de 1875 se présente sous la forme particulière de trois lois constitutionnelles
qui témoignent précisément de cette période d’incertitude et illustrent les faiblesses d’un texte
constitutionnel qui est particulièrement bref et technique.
8
Cette « Constitution » va connaître une application coutumière particulière différente du texte,
à la suite de plusieurs phénomènes politiques et de l’installation politique, et pas seulement
juridique, de la IIIe République. Ces événements vont se produire peu après l’entrée en vigueur
de la Constitution qui va pourtant connaître la plus longue durée d’application en France,
jusqu’à présent tout au moins. Elle va avoir une durée de vie de soixante-cinq ans, alors que la
France avait connu 12 constitutions entre 1789 et 1870.
9
La IIIe République va vivre une fin dramatique, liée à la Seconde Guerre mondiale et susciter
des problèmes constitutionnels complexes qui vont peser aussi sur l’installation de la IVe
République.
11
Il fallait donc organiser des élections pour élire une Assemblée constituante. Ces élections, du
fait des revers militaires, ne purent avoir lieu qu’après l’armistice du 28 janvier 1871, et le 8
février 1871 l’Assemblée nationale se réunit à Bordeaux, puis à Versailles à partir du 20 mars
1871.
12
Elle avait été élue sur la base de la question de la guerre ou de la paix : la guerre avec
l’Allemagne pouvait-elle être continuée ou non ? Les Français se prononcèrent pour la paix et
pour la monarchie, sous l’influence de la France de province parce que les monarchistes étaient
favorables à la paix et les républicains étaient bellicistes. Elle compte 400 monarchistes sur plus
de 650 membres.
13
On se trouve alors en présence d’un paradoxe : la République est proclamée, mais l’Assemblée
est dominée par des monarchistes, eux-mêmes divisés entre légitimistes et orléanistes, c’est-à-
dire partisans de deux branches de la même famille des Bourbons, mais partagée quant à la
conception de la future monarchie souhaitée.
14
Les républicains, eux-mêmes divisés entre une gauche modérée et une gauche radicale,
refusaient, quant à eux, que l’Assemblée soit constituante, car l’Assemblée était
majoritairement monarchiste. L’Assemblée se consacre essentiellement à la paix et signe le
traité de Francfort du 10 mai 1871, qui entraîne notamment la perte de l’Alsace et de la Moselle.
15
Dès le 17 février 1871, l’Assemblée avait nommé A. Thiers chef du pouvoir exécutif, chargé
de gouverner sous l’autorité de l’Assemblée, mais avec des ministres qu’il choisit et qu’il dirige
sur la base d’une « résolution » adoptée par l’Assemblée. Bien que républicain, Thiers bénéficie
d’un grand prestige politique, ce qui explique son choix en tant que « chef de l’exécutif de la
République française », évitant ainsi à un monarque d’endosser la responsabilité d’une paix
humiliante.
16
C’est à cette époque que se situe le phénomène politique et militaire de la Commune de Paris,
à partir du 20 mars 1871 jusqu’au 28 mai 1871, mouvement insurrectionnel, social, politique et
militaire.
17
Craignant Thiers et voulant sauvegarder les chances de la monarchie, l’Assemblée fit voter trois
lois « matériellement » constitutionnelles provisoires, puis fit adopter les trois lois
constitutionnelles définitives. Les trois premières seront riches de conséquences sur les trois
secondes.
18
1. Les trois lois constitutionnelles provisoires (1871-1873). – En réalité, il y en a quatre, dont
l’une est encore applicable.
19
(A) La loi ou Constitution Rivet du 31 août 1871. Elle a pour objet de diminuer l’influence de
Thiers sur l’Assemblée, car son éloquence exerce une forte influence sur elle.
20
Le titre de président de la République lui est conféré en guise de récompense, car la paix est
faite avec l’Allemagne et la Commune est réprimée, mais ce titre est sans conséquence sur
l’évolution du régime. La loi décide que « le chef de l’exécutif prendra le titre de président de
la République », mais ses pouvoirs prendront fin en même temps que ceux de l’Assemblée.
21
La loi Rivet déclare les ministres également responsables devant l’Assemblée, ce qui fait
évoluer le régime vers un régime de type parlementaire avec un « gouvernement » responsable
et un chef de l’État dont on souhaitait un rôle moins direct.
22
(B) La loi Trévéneuc du 15 février 1872. – Il s’agit d’un texte qui fait encore partie du droit
positif, car la loi n’a pas été abrogée. Elle organise la suppléance de l’Assemblée nationale ou
de celles qui lui succéderont, par une assemblée des délégués des conseils généraux, au cas où
elle serait illégalement dissoute ou empêchée de se réunir. Cette loi organise l’avenir en cas de
coup de force, toujours craint, de la part de Thiers.
23
(C) La « Constitution de Broglie » ou loi du 13 mars 1873. – Cette loi cherche à obtenir ce que
la loi Rivet n’a pu réussir, c’est-à-dire diminuer l’ascendance de Thiers sur l’Assemblée.
24
Elle met en place un système compliqué de communication entre le chef de l’exécutif et
l’Assemblée, qualifié de « cérémonial chinois » par Thiers, et destiné par des moyens
techniques à empêcher l’influence concrète et personnelle de Thiers.
25
Le président ne peut plus communiquer avec l’Assemblée que par ses ministres soit, dans un
sens, par des messages lus par eux, soit, dans l’autre, par des interpellations adressées par les
députés. Thiers ne peut prendre la parole devant l’Assemblée que dans trois hypothèses
organisées, et aucun débat ne peut avoir lieu après ces messages.
26
Interpellé le 24 mai 1873 par le duc de Broglie, il est mis en minorité, et il démissionne. Il est
remplacé par le maréchal de Mac-Mahon dès le soir même. Le changement d’homme est capital
alors que les textes ne sont pas modifiés. Ce dernier n’est pas un orateur ; il n’est pas député,
mais il est partisan du comte de Chambord, c’est-à-dire légitimiste. Les différentes élections
partielles depuis 1871 avaient vu la victoire des républicains, et les monarchistes souhaitaient
restaurer la monarchie, au plus vite ; la « querelle du drapeau » va empêcher celle-ci.
27
(D) La loi sur le septennat ou loi du 20 novembre 1873. Les monarchistes étaient partagés entre
les partisans du comte de Chambord, petit-fils de Charles X et favorable au retour à l’ordre
ancien et au drapeau à fleurs de lys, et ceux du comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe et
orléaniste puisque issu de la branche cadette de la famille des Bourbons, partisan du drapeau
tricolore, c’est-à-dire d’une certaine monarchie constitutionnelle proche de la monarchie de
Juillet.
28
Il fallait organiser le provisoire en attendant que ces deux prétendants s’entendent… ou que le
comte de Chambord meure sans enfant, ou, comme il est dit lors des débats de la loi sur le
septennat, en attendant « que la Providence veuille bien fermer les yeux de M. le comte de
Chambord, à défaut d’avoir pu les lui ouvrir à temps ». Le comte de Chambord, devant qui le
comte de Paris s’était incliné dans la prétention au trône, car il était le descendant de la branche
aînée et qu’il n’avait pas d’enfant et que le trône devait alors revenir à la branche cadette,
n’acceptait pas en effet de recevoir la couronne d’une assemblée ni une constitution rédigée par
elle, ce qui explique le refus du drapeau tricolore, symbole d’un régime qu’il refusait. Il fallait
donc attendre qu’il meure…
29
La loi du 20 novembre 1873 organise ce provisoire en prévoyant une présidence personnelle,
comme une sorte de régence, au profit du maréchal de Mac-Mahon, en disposant que « le
pouvoir exécutif est confié pour sept ans au maréchal de Mac-Mahon ». La situation est gelée
en attendant que la monarchie ou la République ne triomphe. La République, conçue comme
provisoire par l’Assemblée monarchiste, pouvait être transformée facilement en monarchie, car
le pouvoir était confié intuitu personae et non pas de façon institutionnelle.
30
Ce chef du pouvoir exécutif n’était pas responsable devant l’Assemblée, et celle-ci ne pouvait
le révoquer ; il gouvernait par l’intermédiaire de ministres responsables devant elle : le régime
parlementaire était prêt, ce que les lois constitutionnelles de 1875 n’eurent qu’à consacrer.
31
2. Les lois constitutionnelles de 1875. – La loi du 20 novembre 1873 avait aussi décidé la
nomination d’une commission de 30 membres pour rédiger les lois constitutionnelles, appelée
précisément « Commission des Trente ». Les débats se sont éternisés et l’Assemblée s’est
lassée. Le 30 janvier 1875, un amendement fut déposé par le député Henri Wallon, député
libéral, qui transformait le septennat personnel du maréchal en septennat impersonnel et ainsi
rédigé : « Le président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat
et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. »
32
Cet amendement fut adopté à une voix de majorité par 353 voix contre 352, après qu’Henri
Wallon eut déclaré : « Si la République ne convient pas à la France, la plus sûre manière d’en
finir avec elle, c’est de la faire ! » Cet amendement est sans conteste le plus célèbre de l’histoire
républicaine.
33
Il a été voté grâce à la conjonction des centres, par un accord tacite des membres de l’Assemblée
sur le caractère provisoire des textes adoptés : le centre droit a accepté le principe de la
République en échange de la possibilité de réviser la Constitution dans un sens monarchique,
tandis que le centre gauche se satisfaisait de la victoire de la République. La seconde lecture du
texte donna une majorité d’ailleurs bien plus large à l’amendement.
34
L’ensemble du texte dans lequel s’insérait cet amendement fut voté le 25 février 1875.
35
En réalité, il y eut trois lois constitutionnelles qui fondent la IIIe République, la dernière loi
étant postérieure à février, car il a fallu aménager les rapports entre les pouvoirs publics qui
avaient été définis en février.
36
La loi du 25 février 1875 relative à l’organisation des pouvoirs publics est la première loi
constitutionnelle. Elle fut précédée de la loi du 24 février 1875 relative à l’organisation du Sénat
; cette antériorité s’explique par la décision de l’Assemblée de subordonner l’acceptation de la
République à l’institution d’une seconde chambre conservatrice, ce qui était la condition mise
par les monarchistes à l’acceptation de la République. La loi sur le Sénat fut donc votée avant
celle relative aux pouvoirs publics, mais fut promulguée après elle. Ces lois sont toujours
présentées dans cet ordre, malgré la chronologie des dates.
37
La loi du 16 juillet 1875 sur les rapports entre les pouvoirs publics constitue la troisième loi
constitutionnelle.
38
Par la suite, l’Assemblée vota la loi organique du 2 août 1875 sur l’élection des sénateurs et la
loi du 30 novembre 1875 sur l’élection des députés. Le caractère organique de ces lois en
souligne l’importance politique, mais ce sont des lois ordinaires quant à leur valeur juridique.
39
Trois lois constitutionnelles, modestes par leur taille et leur objet, sans déclaration ni préambule,
fondent donc la IIIe République pour soixante-cinq ans. Elles comprenaient 34 articles à
l’origine mais, au terme des révisions, il ne restait plus que 25 articles applicables en 1940,
limités au strict minimum indispensable. C’est la première fois en France qu’un texte
constitutionnel est aussi laconique et aussi peu solennel : ces caractéristiques vont avoir des
conséquences juridiques insoupçonnées en 1875.
41
Ces lois n’ont subi qu’un très faible nombre de révisions, dont l’une consacre symboliquement
l’installation de la République.
42
1. L’équilibre instauré en 1875. – Les lois de 1875 ne constituent pas un ensemble de textes
organisés de manière cohérente et dogmatique. Le silence des lois constitutionnelles contribua
à leur longévité, car la pratique a pu les appliquer au gré des circonstances.
43
Ces lois appliquent l’essentiel des principes du régime parlementaire, mais elles confient des
pouvoirs très importants au président de la République, car certains avaient imaginé qu’un roi
aurait pu succéder à ce président.
44
(A) Un pouvoir exécutif bicéphale
45
(a) Le président de la République. – Il est élu par les deux chambres réunies en Assemblée
nationale à la majorité absolue, à la différence de ce qui était prévu en 1848. Un élu au suffrage
universel a en effet tendance, croyait-on, à détruire le régime républicain. Le vote se fait au
scrutin secret, ce qui évite les pressions de l’Assemblée et interdit la discipline des partis.
46
Il est rééligible sans limites, mais seuls deux présidents de la République seront réélus, le
premier et le dernier de la IIIe République : Jules Grévy et Albert Lebrun.
47
Il est irresponsable, sauf crime de « haute trahison », ce qui est un élément du régime
parlementaire. De ce fait, chacun de ses actes doit être contresigné par un ministre.
48
Mais il dispose de pouvoirs importants, toujours en raison de cette idée d’une transformation
éventuelle de la République en monarchie et du précédent des chartes : on avait ainsi une
monarchie constitutionnelle sans roi… présent.
49
Ces pouvoirs sont énumérés aux articles 3 et 5 de la loi du 25 février 1875 et aux articles 2, 6,
7 et 8 de la loi du 16 juillet 1875.
50
À ce titre, il possède le droit de convoquer les chambres, d’adresser des messages, de dissoudre
la Chambre des députés. Il a également l’initiative des lois.
51
Il dispose du pouvoir réglementaire et de celui d’exiger une nouvelle délibération de la loi.
52
Commandant de la force armée, il a le pouvoir de négocier et de ratifier les traités ; il a la faculté
d’utiliser le droit de grâce.
53
Il nomme et il révoque les ministres, apparemment sans contrainte.
54
(b) Les ministres. – Leur réunion forme le Cabinet. C’est l’élément mobile du pouvoir exécutif.
Rien n’empêche dans la Constitution qu’ils ne soient que les collaborateurs directs du président
; la réalité sera autre.
55
Le « Cabinet » n’est pas prévu par la Constitution, et le mot n’existe pas. Mais l’article 6 de la
loi du 25 février 1875 prévoit que « les ministres sont solidairement responsables devant les
chambres de la politique générale du gouvernement, et individuellement de leurs actes
personnels ». L’élément essentiel du régime parlementaire est prévu, avec la solidarité associée
à la responsabilité.
56
Le choix du chef du gouvernement sera, après 1879, le seul acte politique du président de la
République. Le chef du gouvernement soumet à la signature du président de la République la
nomination des autres membres du gouvernement. Quant à la révocation, elle n’a pratiquement
jamais été utilisée, puisque les ministres démissionnent lorsqu’ils sont mis en minorité.
57
La fonction du président du Conseil n’est cependant pas prévue par la Constitution, mais le
principe d’un chef du gouvernement existait depuis la Restauration. Le président du Conseil est
une nécessité dans un régime parlementaire afin d’assurer la direction des affaires publiques
tant en matière politique que pour l’administration, mais aussi pour représenter le gouvernement
devant l’opinion et le Parlement.
58
Le Conseil des ministres est prévu, incidemment, dans la Constitution, à propos de la
nomination des conseillers d’État (art. 4 de la loi du 25 février 1875), et il est présidé par le
président de la République, le chef du gouvernement ne présidant que les conseils de cabinet,
en dehors de la présence du président de la République. En cela, le droit et la pratique, en
France, se distinguent radicalement de la situation prévalant en Grande-Bretagne.
59
(B) Un Parlement bicaméral. – L’Assemblée nationale est, sous la IIIe République, la réunion
de la Chambre des députés et du Sénat.
60
Le bicaméralisme était, en 1875, la condition du ralliement des monarchistes, car le Sénat
représentait l’élément stabilisateur et conservateur du régime qu’ils souhaitaient. C’est un
bicaméralisme presque égalitaire.
61
(a) La Chambre des députés. – Elle est élue au suffrage universel direct masculin, qui est acquis
depuis 1848, mais les militaires en activité sont privés du droit de vote.
62
Élue pour quatre ans, la Chambre des députés est renouvelée intégralement dans les 617
circonscriptions que compte la France à la fin de la IIIe République. Les députés sont élus au
scrutin uninominal d’arrondissement.
63
La Chambre des députés possède deux missions essentielles : elle vote la loi, et elle peut mettre
en cause la responsabilité du gouvernement.
64
(b) Le Sénat. – C’est l’assemblée susceptible de modérer les excès présumés de la Chambre
élue au suffrage universel direct. Elle est composée de 300 membres, dont 75 étaient, en 1875,
inamovibles, âgés de 40 ans minimum, alors qu’il fallait avoir 25 ans pour être élu à la Chambre
des députés. C’est un âge censé garantir une certaine sérénité et éviter les emportements et les
excès.
65
Ils sont élus pour neuf ans, renouvelables par tiers tous les trois ans, afin d’empêcher les
changements brusques de majorité. Ils ne sont pas élus au suffrage universel direct, mais par un
collège électoral de grands électeurs, composé des députés, des conseillers généraux et de
représentants des conseils municipaux. Chaque commune, quelle que soit sa taille, n’élisait
qu’un délégué sénatorial : comme la France possède de nombreuses communes, petites et
rurales, la représentation des campagnes, traditionnellement plus conservatrices, est assurée et
renforce le caractère « modérateur » du Sénat. Gambetta désignait le Sénat comme le « Grand
Conseil des communes françaises ».
66
Les attributions du Sénat sont également nombreuses, ce qui illustre le bicaméralisme égalitaire
: le Sénat vote la loi, tant constitutionnelle qu’ordinaire, et il peut mettre en cause la
responsabilité du gouvernement.
67
Le président de la République, en outre, doit obtenir l’autorisation du Sénat pour dissoudre la
Chambre des députés, ce qui constitue une spécificité de la IIIe République dans l’histoire
constitutionnelle française (art. 5 de la loi du 25 février 1875).
68
2. Les révisions constitutionnelles des lois de 1875. Du fait de sa brièveté et du fait de la lecture
coutumière qui en a été faite, après 1879, la Constitution de 1875 a fait l’objet d’un nombre
réduit de révisions : l’une d’entre elles a même un caractère constitutionnel discutable, du moins
sur le plan matériel.
69
Il y eut essentiellement deux révisions, dont l’une eut une réelle importance.
70
(A) La révision du 21 janvier 1879. – C’est une révision symbolique. Paris redevient
symboliquement le siège des pouvoirs publics, à la place de Versailles choisi en 1871 (art. 9 de
la loi du 25 février 1875). La République a enterré la Commune et peut retrouver sa capitale «
naturelle ».
71
(B) La révision du 14 août 1884. – Elle se fait en deux temps, et elle comporte deux éléments.
72
(a) Premier acte : août 1884. – Cette révision a un double objet.
73
Il est tout d’abord décidé que la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une
proposition de révision et que les membres des familles ayant régné sur la France sont
inéligibles à la présidence de la République, en souvenir notamment de 1848 et de l’élection de
Louis-Napoléon Bonaparte. Mais c’est un obstacle de papier, car il suffit de « réviser » cette
révision pour que les membres de ces familles soient de nouveau éligibles.
74
Il s’agit cependant d’une étape intéressante historiquement parce qu’elle consacre la victoire
complète de la République et l’installation des républicains sous la IIIe République. Elle limite
néanmoins l’idée de république en faisant de celle-ci le simple contraire de la monarchie, alors
qu’elle peut aussi être synonyme de « principes républicains ».
75
La même loi constitutionnelle opère aussi la déconstitutionnalisation des articles 1 à 7 de la loi
du 24 février 1875 relatifs à l’organisation du Sénat, qui concernaient le mode de désignation
des sénateurs, notamment ceux qui avaient été élus par l’Assemblée nationale et étaient
inamovibles.
76
(b) Second acte : la loi ordinaire du 9 décembre 1884. Les articles de la loi constitutionnelle
furent modifiés par la loi ordinaire du 9 décembre 1884 qui supprime les sénateurs inamovibles,
au nom d’une exigence démocratique. Les 75 sénateurs inamovibles restèrent en fonction
jusqu’à leur mort et furent progressivement remplacés par des sénateurs élus dans les
départements.
77
Le principe du délégué unique par commune pour le collège sénatorial est également supprimé.
Le nombre de délégués est variable selon la taille de la commune, sans qu’il y ait néanmoins de
proportionnalité. Avec ce nouveau principe, au lieu des petites communes, ce sont les gros
bourgs et les chefs-lieux de cantons qui sont ainsi favorisés.
78
(C) La loi du 10 août 1926. – Elle complète la loi du 25 février 1875 et porte sur la Caisse de
gestion des bons de la Défense nationale et d’amortissement de la dette publique dont
l’autonomie « a le caractère constitutionnel ». Mais on peut s’interroger sur le contenu de cette
révision qui a été insérée dans un texte constitutionnel afin de lui donner une plus grande
solennité et, ainsi, rassurer les épargnants. Cette révision illustre parfois la différence qui peut
exister entre la forme et le contenu des constitutions.
79
Indépendamment des révisions, le système mis en place en 1875 ne va fonctionner tel quel qu’à
peine deux ans. Il va connaître une crise majeure qui va orienter le fonctionnement du régime
dans un sens différent de celui initialement prévu et se traduire par un déséquilibre du régime
parlementaire.
81
Ce conflit juridique se double d’un conflit de légitimité entre la monarchie en perte de vitesse
et la République qui correspond à l’émergence d’une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie
moyenne autour des notables. Cette époque est d’ailleurs souvent qualifiée de « République des
notables ».
82
La crise du 16 mai 1877 va entraîner une pratique politique et institutionnelle différente de ce
que les lois constitutionnelles de 1875 avaient prévu.
83
1. La crise du 16 mai 1877 et ses conséquences. C’est une crise importante, car elle va
conditionner le fonctionnement des institutions françaises jusqu’en 1958.
84
(A) Le déroulement de la crise du 16 mai 1877. – La présentation chronologique des différentes
phases de cette crise qui va durer deux ans est importante pour en comprendre les enjeux :
85
le 16 mai 1877, le maréchal Mac-Mahon, président de la République (monarchiste), adresse au
président du Conseil J. Simon, qui est un républicain modéré, une lettre désapprouvant sa
politique ;
la Chambre des députés et le Sénat sont ajournés. La Chambre des députés, républicaine à une
majorité des trois cinquièmes, s’élève contre ce qu’elle considère être un coup de force ;
le 21 juin, la Chambre des députés vote un ordre du jour déclarant que le gouvernement n’a pas
la confiance des représentants de la nation ;
86
La crise est nouée, chacun des pouvoirs a utilisé les moyens de pression dont il disposait à
l’égard de l’autre, le gouvernement est renversé, l’Assemblée est dissoute. C’est alors au peuple
de trancher le litige ;
87
la campagne électorale oppose, d’une part, le président de la République qui s’y engage
personnellement, et, d’autre part, les républicains autour de Gambetta, qui déclare qu’en cas de
victoire le président de la République devra se soumettre ou se démettre ; les élections apportent
la victoire aux républicains ;
le gouvernement de Broglie est remplacé par un gouvernement dont les membres sont pris en
dehors du Parlement. Le président de la République ne se soumet pas ;
le 24 novembre, la Chambre déclare qu’elle ne veut pas entrer en rapport avec ce ministère ;
en janvier 1879, les républicains obtiennent la majorité au Sénat. Mac-Mahon perd son dernier
appui et démissionne ; il se démet ;
les deux chambres réunies élisent un nouveau président, Jules Grévy, qui déclare qu’il n’entrera
« jamais en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels », ce qui
implique que le président de la République n’est pas l’expression de la volonté nationale. On a
parlé, à propos de cette déclaration, de « Constitution Grévy », car il s’est agi d’un véritable
renversement des équilibres institutionnels prévus par les lois de 1875 et d’une interprétation
tout à fait particulière de celles-ci.
88
(B) Les conséquences de la crise du 16 mai 1877 : la souveraineté parlementaire. – La
conséquence essentielle des conditions dans lesquelles cette crise a été dénouée est le
déséquilibre apporté au fonctionnement du régime parlementaire.
89
D’abord, le caractère dualiste du régime est abandonné : les ministres ne sont plus responsables
que devant les chambres et non devant le président de la République ; ce dernier perd ainsi un
moyen essentiel d’intervention dans la conduite des affaires du pays. En effet, le chef de l’État
étant irresponsable, ses attributions sont exercées par le gouvernement sur lequel il n’a plus de
moyen d’action. C’est l’effacement du chef de l’État, et la procédure de dissolution tombe en
désuétude et ne fut plus jamais utilisée sous la IIIe République.
90
La disparition de ces deux éléments que sont le dualisme et la dissolution déséquilibre le régime
parlementaire au profit des assemblées. Le gouvernement est entièrement entre les mains des
chambres.
91
Plus largement, cette crise structure le régime institutionnel français jusqu’en 1958.
L’effacement politique et juridique du chef de l’État renforce la puissance politique des
assemblées qui ne rencontre aucune limite juridique. La Constitution de 1875 est l’œuvre d’une
assemblée parlementaire, qui n’a prévu aucune distinction entre le pouvoir constituant et le
pouvoir constitué. La loi, expression de la volonté générale, est l’œuvre du Parlement qui en
fixe seul le domaine et qui détermine lui-même la limite entre la loi qu’il édicte et le règlement
qui relève de la compétence de l’exécutif. Un certain nombre de désordres politiques seront la
conséquence de cette situation.
92
2. La pratique institutionnelle et politique : « la République des députés ». – Si cette pratique
est marquée par un grand déséquilibre institutionnel, il ne faut pas oublier les acquis importants
de ce régime, notamment en matière de libertés fondamentales et en matière d’organisation
administrative de la France.
93
(A) Les déformations du régime. – Le président de la République est dessaisi de ses
responsabilités depuis la « Constitution Grévy ».
94
Face à cette situation, et malgré quelques titulaires d’envergure, la présidence du Conseil
n’arriva pas véritablement à s’imposer face aux chambres, ce qui constitue une différence entre
ce régime et celui de Grande-Bretagne. L’effacement du chef de l’État ne profite pas ainsi au
gouvernement, et la IIIe République présente un caractère bicéphale dont les deux têtes sont
affaiblies.
95
Cette situation explique que 104 gouvernements se sont succédé en soixante-dix ans, de 1871
à 1940.
96
La Constitution n’ayant prévu aucune procédure particulière pour la mise en jeu de la
responsabilité du gouvernement, celui-ci prend l’habitude de se retirer dès lors qu’il est en
minorité par l’une ou l’autre des chambres, même s’il s’agit d’une question d’importance
mineure.
97
Le gouvernement démissionne parfois aussi à la suite de dissensions internes ou de scandales.
De nombreuses crises politiques secouent le régime comme, par exemple, le boulangisme en
1887, du nom du général Boulanger qui fut fortement incité à prendre le pouvoir, mais finit par
y renoncer, l’affaire Dreyfus en 1898 ou l’action des ligues factieuses qui s’en prenaient à la
République, qualifiée de « gueuse », en 1934.
98
Cette situation est facilitée par les raisons institutionnelles qui sont la conséquence de la crise
du 16 mai. Le Parlement dispose en fait de pouvoirs législatifs étendus et d’un pouvoir de
contrôle très développé. En ce qui concerne l’exercice du pouvoir législatif, la définition
formelle de la loi, qui fait qu’est loi tout acte voté par le Parlement, entraîne le caractère illimité
de son domaine. L’organe qui représente à lui seul la souveraineté nationale donne aux actes
qu’il édicte la force de cette souveraineté. Mais les chambres, qui empêchent souvent le
gouvernement de gouverner, ne gouvernent pas à sa place, refusant d’endosser des mesures
impopulaires. Les chambres, ne pouvant faire face à l’étendue de leur pouvoir législatif et
disposant de la « compétence de la compétence », s’en dessaisissent souvent au profit du
gouvernement en l’habilitant à prendre par décrets-lois des mesures relevant du domaine de la
loi, c’est-à-dire des mesures qui ne sont pas seulement des mesures d’application d’une loi
préexistante.
99
Cela est dû à des causes essentiellement politiques. La IIIe République voit la naissance des
grands partis comme, en 1901, le Parti radical et radical-socialiste, en 1905 la SFIO (Section
française de l’Internationale ouvrière) et en 1920 le Parti communiste à la suite du congrès de
Tours. Mais il existe également beaucoup de petits partis qui participent à des combinaisons
ministérielles fragiles. Les partis sont peu structurés et peu disciplinés. Les petits partis du
centre basculent d’un côté ou de l’autre. En revanche, il existe une grande stabilité du personnel
politique, à tel point qu’un ministre d’un gouvernement orienté à gauche peut se retrouver, le
lendemain, ministre d’un gouvernement orienté à droite, et inversement.
100
Des tentatives de réforme constitutionnelle sont entreprises, à l’instar du projet du président
Doumergue en 1934, du projet de l’ancien président du Conseil Tardieu qui insiste sur la
nécessité de distinguer pouvoir constituant et pouvoir constitué, en tant que seul moyen de
limiter les pouvoirs des assemblées. Ces projets cherchent surtout à renforcer le rôle du
président du Conseil et à permettre un exercice effectif du droit de dissolution ; ces tentatives
échouent.
101
La présidence de la République aurait pu aussi être restaurée : ce fut l’ambition d’Alexandre
Millerand principalement. Élu en 1920, il a revendiqué un rôle actif pour le chef de l’État,
souhaitant appliquer la Constitution de 1875 dans son esprit originel. Mais il fut conduit à
démissionner en 1924, au terme d’une crise qui l’opposa aux assemblées. Les voies de la
réforme paraissaient impraticables.
102
(B) Les acquis en matière de droits fondamentaux et d’organisation administrative. – Des lois
importantes mettent en application des principes posés, d’une part, par la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen (la loi de 1881 sur la presse, celles de 1884 sur le droit syndical, de
1901 sur la liberté d’association, de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État).
103
D’autre part, la décentralisation administrative, qui permet la participation des citoyens à la vie
de leur collectivité, résulte notamment de la loi départementale de 1871 et de la loi communale
de 1884. C’est, par ailleurs, de 1872 que date la véritable naissance des juridictions
administratives.
104
On peut considérer que de cette époque date la tradition républicaine qui ne sera interrompue
que par le régime de Vichy.
105
(C) La souveraineté législative et ses limites. – La Constitution de 1875 ne fait aucune
distinction quant au contenu des lois. La définition de la loi est formelle : est loi tout acte voté
par le Parlement quel qu’en soit l’objet.
106
L’initiative appartient concurremment aux membres du Parlement et au président de la
République. Mais, en réalité, ce sont les ministres et le gouvernement qui chargent le président
de la République de déposer des projets de loi qui se distinguent des propositions des
parlementaires.
107
Les projets peuvent être déposés indifféremment devant l’une ou l’autre assemblée, sauf en
matière financière, où la Chambre des députés dispose d’une priorité. Ce sont toutes les lois qui
ont pour objet principal les finances, en matière d’impôts, de douanes, et les lois monétaires.
Le Sénat avait peu de temps pour examiner le projet dont la Chambre avait été saisie.
108
Cette loi doit être complétée par des actes de détail ou de précision, qui sont apparus dès la
Révolution qui avait pourtant consacré l’omnipotence de l’Assemblée et de la loi, considérée
comme le seul acte normatif, et qui sont qualifiés, depuis la Constitution de l’an VIII, de
règlements. La Constitution consacre aussi ce pouvoir à l’article 3 de la loi du 25 février 1875,
mais n’utilise pas le mot de « règlement » : « Le président de la République […] [à propos des
lois] surveille et en assure l’exécution. » Derrière cette formule vague se cache le pouvoir
réglementaire d’exécution des lois. Celles-ci pouvaient confier au règlement le pouvoir de les
compléter, ou, indépendamment de cette initiative législative, le président de la République
trouvait un fondement constitutionnel à son pouvoir dans la loi du 25 février 1875.
109
Ces règlements sont des actes généraux et impersonnels qui contiennent des « règles » comme
les lois, mais sont des actes seconds ou d’exécution, subordonnés à l’exécution d’une loi
préexistante.
110
Compte tenu de l’équilibre institutionnel, ces règlements sont proposés par les ministres au
président de la République qui se contente de les signer. Ces règlements prennent la forme de
décrets qui désignent les actes du président de la République : ce sont donc des décrets
réglementaires.
111
Mais, pendant et après la Première Guerre mondiale, le législateur n’a pu faire face à toutes ses
missions, pour des raisons de temps, de technicité, du fait aussi de problèmes politiques liés à
l’absence de majorité, et des risques d’impopularité.
112
Le Parlement a donc pris l’habitude d’autoriser l’exécutif à édicter des règlements à sa place,
c’est-à-dire à la place des lois, ce qui explique le nom hybride de « décrets-lois ».
113
Le contenu de ces décrets-lois est déterminé à l’avance par le législateur, mais il est parfois très
étendu, avec des formules du genre « toutes mesures nécessaires pour parvenir à l’équilibre du
budget », et pour un temps déterminé. Ces décrets devaient être ensuite soumis à la ratification
du Parlement, ce qui entraînait un changement de valeur : de simples décrets, ils acquéraient
une valeur législative, d’où leur nom. Cette ratification pouvait être expresse ou purement
implicite, lorsqu’une loi postérieure visait ou modifiait un décret-loi antérieur.
114
La majeure partie de la législation de cette époque était prise sous forme de décrets-lois. La IIIe
République connut de nombreuses discussions autour de cette technique et de sa
constitutionnalité : mais le législateur pouvant tout faire, on peut considérer qu’il pouvait aussi
déléguer ce pouvoir.
115
Les premières lois d’autorisation sont votées en 1924 et 1926 et donnent naissance aux décrets-
lois Poincaré. Les gouvernements Doumergue (1934), Laval (1935), Chautemps et Daladier
(1937 et 1938) vont aussi utiliser la technique des décrets-lois. Ce système est interrompu par
la défaite militaire de 1940 et l’installation de gouvernements de fait.
116
3. Les gouvernements de fait (1940-1945). – Ils apparaissent comme des parenthèses dans
l’histoire constitutionnelle et n’ont duré qu’à peine quatre ans. Ils ont en commun de se situer
dans des logiques différentes de celles qui relèvent de l’application d’un texte constitutionnel,
parce qu’ils sont établis pour répondre à des situations de crises exceptionnelles liées à la défaite
militaire de juin 1940 et à l’occupation du territoire. La France présente en effet cette
particularité de voir ses régimes constitutionnels mal résister aux défaites militaires. Tel avait
déjà été le cas à la fin du Second Empire. Ils ont en commun d’être radicalement opposés, quant
à l’attitude à avoir face à l’occupant, quant à l’idéologie qui les sous-tend et quant à
l’organisation du régime politique.
117
(A) Le régime de Vichy. – Le gouvernement de Paul Reynaud, réfugié à Bordeaux (dont faisait
partie, à un poste subalterne, Charles de Gaulle), fut amené à démissionner le 16 juin 1940 parce
qu’il refusait de demander l’armistice. Le maréchal Pétain, reconnu en France comme le
vainqueur de la bataille de Verdun lors de la Première Guerre mondiale, fut appelé par le
président de la République pour diriger le nouveau gouvernement, dans des conditions
constitutionnelles normales ; ce gouvernement signa l’armistice dès le 22 juin 1940, et comme
Paris était occupé par les troupes allemandes, Vichy fut choisi comme « capitale du nouveau
régime », à la fois pour sa position géographique centrale mais aussi pour ses capacités
hôtelières qui pouvaient ainsi accueillir un personnel nombreux.
118
Les chambres réunies en Assemblée nationale votèrent le 10 juillet 1940 une loi
constitutionnelle donnant le pouvoir au maréchal Pétain de promulguer une nouvelle
constitution. Seuls 80 parlementaires se sont opposés à ce qu’ils considéraient comme un acte
de décès de la République. Mais il est vrai que cette loi pouvait, sur le strict plan juridique et
formel, être analysée comme une révision du mode de révision prévu par les lois
constitutionnelles de 1875.
119
(a) Les gouvernements de Vichy. – Le 11 juillet sont promulgués les trois actes constitutionnels
définissant les pouvoirs du chef de l’État : le maréchal Pétain cumule les fonctions de chef de
l’État et de chef du gouvernement ; il n’y a plus de référence à la République (« Nous, maréchal
de France, chef de l’État français, décrétons… »).
120
La devise républicaine est remplacée par le nouveau mot d’ordre du régime, Travail, Famille,
Patrie.
121
Les assemblées élues sont « ajournées jusqu’à nouvel ordre » ; les élections sont ultérieurement
supprimées, y compris les élections locales.
122
Le 21 janvier 1941, le chef de l’État nomme les membres d’un Conseil national sans pouvoirs.
123
Le gouvernement est restreint : il comprend des « ministres, secrétaires d’État » dont le nombre
est limité à 12 auxquels s’ajoutent les secrétaires d’État à la Guerre, à la Marine et à l’Aviation
; les questions relatives à l’information, la presse et la radiodiffusion sont rattachées directement
à la présidence du Conseil.
124
Les ministres des Finances, de l’Agriculture et du Ravitaillement, de la Production industrielle
et du Travail, des Communications et des Colonies « se réunissent périodiquement en conseil
sous la présidence et sur la convocation du vice-président du Conseil », alors que l’ensemble
du gouvernement se réunit sous la présidence du chef de l’État : lui-même a défini son idéal
dans un message le 8 juillet 1940 : « Un petit nombre conseille, quelques-uns commandent, un
chef gouverne. »
125
La plupart des ministres sont des techniciens, des grands commis, inspecteurs des finances
comme Bouthillier ou Baudoin, ingénieurs agronomes comme Caziot.
126
La concentration s’accentue très vite : il n’y a plus que neuf ministres et quatre secrétaires
d’État.
127
Le vice-président du Conseil fait figure de dauphin : Darlan occupe la fonction en février 1941.
128
Lorsque les Allemands imposent le retour de Pierre Laval pour développer la collaboration avec
l’Allemagne, Pétain le nomme chef du gouvernement et lui confère, par un acte constitutionnel
d’avril 1942, une responsabilité claire devant le chef de l’État.
129
Les ministères comme le chef de l’État se sont installés à Vichy pour maintenir la fiction d’un
État non occupé et souverain ; il est pourtant évident que toutes les décisions importantes sont
soumises au bon vouloir des autorités allemandes.
130
Au fur et à mesure que la victoire change de camp, le gouvernement de Vichy s’enfonce dans
une collaboration de plus en plus totale, renforcée après l’occupation totale du territoire français
le 11 novembre 1942 et la suppression de la zone dite « libre » en représailles au débarquement
allié en Afrique du Nord.
131
Les derniers éléments accompagneront Pétain et Laval à Siegmaringen sous la forme surréaliste
d’une « Commission gouvernementale française pour la défense des intérêts nationaux ».
132
(b) Le projet de constitution de 1944. – Conformément aux vœux des États-Unis, le maréchal
Pétain a fait préparer par ses juristes un projet de constitution après plusieurs autres projets qui
ne furent pas publiés ; il ne faisait d’ailleurs que se conformer avec retard à la loi
constitutionnelle du 10 juillet 1940.
133
Ce projet, signé le 30 janvier 1944, prévoit le vote des femmes, la création de provinces dirigées
par des gouverneurs, une sorte de conseil constitutionnel sous le nom de Cour suprême de
justice.
134
Il instaure un système proche des institutions de 1875 telles que Thiers les avait conçues, avec
un « chef de l’État, président de la République », élu pour dix ans par un « collège de
parlementaires et d’élus locaux » désignant un Premier ministre, des ministres et des secrétaires
d’État. Le gouvernement est responsable devant le Congrès national : ce congrès aurait été
constitué de deux assemblées : la Chambre des députés et le Sénat. Ce texte ne fut évidemment
jamais appliqué.
135
(B) La France libre et le gouvernement provisoire de la République française
136
(a) Les structures de la clandestinité. – Le général de Gaulle, le 18 juin 1940, a lancé depuis
Londres un appel à la « résistance » et à la poursuite du combat contre l’envahisseur par tous
les moyens. Il a fallu attendre un certain temps pour que des forces significatives le rejoignent
soit en Grande-Bretagne, soit dans les territoires de l’Empire français, soit sur le territoire
occupé. D’abord reconnu « chef des Français libres » dès le 28 juin 1940, de Gaulle crée en
septembre 1941 un Comité national français qui tente d’être perçu comme le véritable
gouvernement français, ce que ne voulaient pas les États-Unis et le président Roosevelt,
fondamentalement hostiles au général de Gaulle.
137
Ce comité veut se donner déjà les apparences d’un véritable gouvernement provisoire : création
d’un journal officiel, promulgation d’une ordonnance organisant les pouvoirs publics : une
répartition des tâches s’opère entre des commissaires, sur le modèle des ministères.
138
Le 27 mai 1943, Jean Moulin, agissant au nom du chef de la France libre, met en place le
Conseil national de la Résistance : il s’agit en priorité d’organiser la lutte intérieure et la
Résistance.
139
(b) Le gouvernement provisoire de la République française. – La création du Comité français
de libération nationale en Afrique du Nord libérée (juin 1943) renforce encore la structure
gouvernementale avec des commissaires qui ont en charge les ministères traditionnels :
Intérieur (A. Philip), Affaires étrangères (R. Massigli), Colonies (R. Pleven)… ; une Assemblée
consultative provisoire est mise en place en novembre 1943.
140
Le 2 juin 1944, à la veille du débarquement allié, le Comité se proclame gouvernement
provisoire de la République française ; il est reconnu par de nombreuses puissances étrangères
: le 9 août, une ordonnance rétablit la légalité républicaine : « La forme du gouvernement de la
France est et demeure la République. En droit, celle-ci n’a pas cessé d’exister. »
141
Le 10 septembre, le général de Gaulle nomme un nouveau gouvernement provisoire, avec des
ministres issus à la fois de la Résistance intérieure et des anciens commissaires ; l’entrée de
communistes annonce le tripartisme que connaîtront les premiers gouvernements de la
Libération.
142
On y trouve les noms de Jules Jeanneney, ancien président du Sénat, G. Bidault, P. Mendès
France, R. Mayer, F. Billoux, R. Pleven, H. Frenay, R. Capitant, le général Catroux, P.-H.
Teitgen. Beaucoup d’entre eux joueront un rôle important dans la IVe République.
144
L’ordonnance du 21 avril 1944 tentait d’organiser la période séparant le départ de l’occupant
de la mise en place d’un régime politique neuf, outre le fait qu’elle reconnaissait, pour la
première fois, le droit de vote des femmes. L’essentiel de ses dispositions consistait à prévoir
la convocation d’une assemblée constituante « dès que les circonstances permettront de
procéder à des élections régulières » (art. 1) et l’organisation progressive des pouvoirs locaux
au fur et à mesure de la libération du territoire.
145
La réalité fut différente, et cette ordonnance ne put recevoir une application concrète. Il fallut
attendre, au niveau national, le référendum du 21 octobre 1945, pour que le sort des institutions
de la IIIe République soit réglé. Le général de Gaulle considérait que le peuple devait exprimer
sa volonté par l’élection d’une Assemblée constituante, ce qui explique que la première question
posée à ce référendum fut la suivante : « Voulez-vous que l’Assemblée élue ce jour soit
constituante ? »
146
Indépendamment de la volonté politique de ne pas restaurer la IIIe république, il faut se
demander si cette solution était juridiquement possible. Dans l’hypothèse de la nullité de la loi
constitutionnelle du 10 juillet 1940 ou des actes constitutionnels postérieurs, on peut considérer
que la Constitution de 1875 n’avait pu être valablement abrogée en 1940 et qu’elle était en
vigueur jusqu’au référendum constituant de 1945. Mais alors il aurait fallu, dans cette logique,
soit recourir à des élections destinées à désigner une nouvelle Chambre et un nouveau Sénat,
soit réunir les assemblées qui avaient voté la loi du 10 juillet 1940, la seconde solution étant
sans doute politiquement délicate. Le choix du référendum en 1945 impliquait que la
Constitution était considérée comme abrogée, le recours à cette procédure étant exclu par les
lois de 1875. Si le peuple français avait répondu « non » à la première question du référendum,
le régime de 1875 aurait été, dans cette logique, « restauré » et non pas maintenu. Il semble
qu’il était politiquement impossible, en août 1944, de restaurer les institutions d’une IIIe
république défunte, et que telles n’étaient sans doute pas les intentions du général de Gaulle.
147
Si la IIIe République est politiquement morte en juillet 1940, son acte de décès peut être
considéré comme juridiquement signé en 1945 par le recours au référendum.
148
La seconde question posée au même référendum du 21 octobre 1945 visait à limiter le pouvoir
constituant de cette assemblée par le biais d’une seconde question : « Si le Corps électoral a
répondu oui à la première question, approuvez-vous que les pouvoirs publics soient, jusqu’à la
mise en vigueur de la nouvelle Constitution, organisés conformément au projet de loi ci-contre
? » Au terme d’une campagne où les diverses réponses étaient proposées aux électeurs par les
partis politiques (oui-oui, oui-non et non-non), la réponse des Français fut oui aux deux
questions. Ce référendum à deux questions est une particularité unique dans l’histoire
constitutionnelle française.
149
Le projet réglementant la Constituante, accepté par le référendum, devient la loi du 2 novembre
1945. Jusqu’à octobre 1946, la France a donc vécu sous le régime constitutionnel établi par ce
texte. C’est un régime d’assemblée avec une assemblée unique et un chef de l’exécutif unique
élu par l’Assemblée et faisant fonction à la fois de chef de l’État et de chef du gouvernement.
150
1. L’élaboration et l’adoption de la Constitution. En ce qui concerne le rôle constituant de
l’Assemblée, la loi constitutionnelle du 2 novembre 1945 lui laisse un délai de sept mois et
prévoit que le projet de constitution qu’elle établira devra être soumis à référendum.
151
L’Assemblée élue élabore un projet de constitution le 19 avril 1946 ; ce projet est rejeté par le
peuple le 5 mai 1946. Une nouvelle Assemblée constituante est alors élue, elle prépare un
nouveau projet de constitution qui est approuvé par le peuple et promulgué le 27 octobre 1946.
152
(A) Le projet de constitution du 19 avril 1946. – Dans la première Assemblée constituante élue
en 1945, le PC et la SFIO disposent de la majorité des sièges ; de Gaulle démissionne le 20
janvier 1946 et est remplacé par le socialiste Félix Gouin. Le MRP (Mouvement républicain
populaire, de centre gauche) et les radicaux modérés s’opposent au projet adopté.
153
Le projet est précédé d’une Déclaration des droits de l’homme qui, pour partie, reprend les
droits et libertés édictés par la Déclaration de 1789 et pour partie consacre des droits nouveaux
à caractère économique et social. Cette déclaration vise à remplacer sur le fond le texte de 1789.
Le projet constitutionnel établit un régime d’assemblée : une assemblée unique élit le président
de la République et le président du Conseil.
154
(B) L’adoption de la Constitution du 27 octobre 1946. L’élection d’une nouvelle Assemblée
constituante est marquée par un déplacement de sièges au détriment de la gauche et au profit
du MRP. Lors d’un discours prononcé à Bayeux le 16 juin 1946, le général de Gaulle fait
connaître ses vues constitutionnelles. Elles annoncent beaucoup des dispositions qui seront
prises par la Constitution de 1958, mais n’ont pas beaucoup d’influence sur le projet de 1946.
155
Le nouveau projet de 1946 est le résultat d’un compromis entre le MRP, le Parti communiste et
la SFIO. Il est marqué par le retour à un bicaméralisme inégalitaire et un renforcement de la
position du président du Conseil. Il est précédé d’un préambule, qui se veut d’emblée un texte
moins solennel qu’une déclaration ou ayant une valeur juridique moindre puisqu’il n’est pas
rédigé en articles.
156
Les trois grands partis font campagne pour le « oui », le général de Gaulle pour le « non ». Ce
projet est adopté par référendum, par 53 % des suffrages exprimés.
157
2. Le régime constitutionnel de la IVe République. Le contenu du Préambule de la Constitution
mérite que l’on s’y intéresse, avant d’analyser l’organisation des pouvoirs publics qu’elle
établit. Il faut aussi montrer comment la IVe République a tenté de rationaliser le
fonctionnement du système parlementaire et comment l’échec de cette rationalisation a servi de
leçon pour les institutions de la Ve République.
158
(A) Le Préambule de la Constitution de 1946. – Le texte de ce Préambule est particulièrement
important non seulement par son contenu, mais aussi parce qu’il a aujourd’hui valeur de droit
positif et fait partie du bloc de constitutionnalité, le Préambule de la Constitution de 1958
renvoyant à ce texte.
159
Il rappelle tout d’abord les droits et libertés issus de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen, ainsi que les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, c’est-à-
dire des principes tirés de grandes lois de la IIIe République comme, par exemple, la liberté
d’association inscrite dans la loi du 1er juillet 1901.
160
Par rapport au projet d’avril 1946, le Préambule contient donc à la fois un rappel du passé et
l’affirmation de principes nouveaux.
161
Il proclame en effet les principes politiques, économiques et sociaux « particulièrement
nécessaires à notre temps ». Parmi les principes économiques et sociaux figurent l’égalité entre
l’homme et la femme, le droit au travail, corrélatif du devoir de travailler, la non-discrimination
dans le travail selon les origines, les opinions et les croyances, le droit de se syndiquer et la
liberté syndicale, le droit de grève (qui pourra être réglementé par le législateur), le droit à la
participation (conditions de travail et gestion des entreprises), le principe de nationalisation des
entreprises exploitant un service public national ou étant en situation de monopole de fait, la
protection de la santé et de la sécurité matérielle du repos et des loisirs, la solidarité des Français
devant les charges résultant des calamités nationales, le droit à l’instruction, à la formation
professionnelle et à la culture, le droit de la famille et de l’individu aux conditions nécessaires
à leur développement.
162
Parmi les principes politiques, on trouve le respect des règles du droit public international, les
limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix et le droit
d’asile pour tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté.
163
(B) L’organisation des pouvoirs publics. – On ne sera guère surpris de trouver un pouvoir
législatif et un pouvoir exécutif. Si ceux-ci présentent des similitudes avec les pouvoirs
analogues rencontrés sous la IIIe République, ils offrent malgré tout des originalités
intéressantes et des innovations dont certaines seront cependant abandonnées au cours de la IVe
République.
164
(a) Le pouvoir législatif. – Il est marqué par un bicaméralisme inégal, à la différence de la
situation prévalant sous la IIIe République.
165
– L’Assemblée nationale. Son nom évoque sans conteste plus la dénomination des assemblées
révolutionnaires que celle de Chambre des députés qui évoquait le régime des chartes.
166
Elle est élue au suffrage universel direct, par un mode de scrutin proportionnel dans le cadre
départemental, ce qui favorise les petits partis, mais aussi l’instabilité gouvernementale, car des
majorités seront difficiles à trouver dans son sein.
167
Jusqu’à la révision constitutionnelle du 7 décembre 1954, elle vote seule la loi, puis après 1954,
avec la deuxième chambre. Elle gardera cependant, en cas de désaccord avec elle, le droit de
faire valoir sa volonté de sa propre initiative.
168
Elle peut mettre en cause la responsabilité du gouvernement.
169
– Le Conseil de la République. C’est le nom donné à la seconde assemblée parce que le nom
de « Sénat » évoquait trop les régimes anciens et l’idée que cette assemblée devait être
conservatrice. Mais ses membres ont tenu à conserver le titre de sénateurs.
170
Il est élu au suffrage universel indirect par un collège d’élus nationaux et locaux, comme sous
la IIIe République, pour six ans, mais il est renouvelable par moitié.
171
Ses pouvoirs sont réduits, et si, avant 1954, il ne pouvait émettre que des avis, depuis cette date
il participe au vote de la loi.
172
Il ne peut pas mettre en cause la responsabilité du gouvernement, en souvenir du Sénat de la
IIIe qui avait renversé les gouvernements du Front populaire.
173
(b) L’exécutif. – Il est difficile de parler de pouvoir, car l’exécutif, s’il n’est certes pas
entièrement dépendant de l’Assemblée selon le texte de 1946, est en fait assez faible.
174
– Le président de la République. Il est élu pour sept ans par le Parlement, c’est-à-dire la réunion
des deux assemblées.
175
Il dispose de moins de pouvoirs que ceux prévus dans les lois constitutionnelles de 1875. Le
déclin du chef de l’État en tant qu’élément central du pouvoir exécutif est consacré dans la
Constitution de 1946. Mais il dispose d’une autorité morale assez grande, tenant à ses titulaires
que furent Vincent Auriol (1947-1954) et René Coty (1954-1958), bien que ce dernier n’ait été
élu qu’après six jours de débats et au treizième tour de scrutin. Il conserve le pouvoir de désigner
le président du Conseil qui s’avère de fait très important, notamment en période de crise.
176
Ses actes sont soumis au contreseing des ministres.
177
– Le président du Conseil. Son autorité est renforcée par rapport au président du Conseil de la
IIIe République.
178
Il est désigné par le président de la République, mais il reçoit seul l’investiture de l’Assemblée
nationale, à la majorité absolue, après avoir présenté son programme ; enfin, il est nommé par
le président de la République et fait nommer par ce dernier les ministres qu’il a choisis. Après
la révision constitutionnelle de 1954, cette procédure est modifiée.
179
Il a trois fonctions essentielles : il est le chef réel de l’exécutif ; il choisit ensuite ses ministres
et peut, dans la pratique, les révoquer ; il est enfin le chef de la majorité parlementaire, et il
dirige la coalition des partis qui soutiennent le gouvernement.
180
3. La tentative de rationalisation du parlementarisme. – La tentative de rationalisation du
système parlementaire passe essentiellement par une mise en ordre de la hiérarchie des normes
juridiques et par le renforcement du rôle du président du Conseil. Pour l’essentiel, cette tentative
sera un échec.
181
(A) La hiérarchie des normes juridiques
182
(a) Constitution et loi. – La Constitution prévoyait dans son article 90 l’intervention éventuelle
du référendum pour sa révision, sauf la possibilité d’avoir recours au seul Parlement, dans des
conditions de majorité qualifiée assez difficiles à réaliser. La procédure du référendum
constituant ne fut pas utilisée sous la IVe République. La Constitution distingue néanmoins le
pouvoir constituant des autres pouvoirs.
183
Mais cette distinction pouvoir constituant-pouvoir constitué est très imparfaite en 1946.
L’article 3 prévoit tout d’abord que, en toute autre matière que constituante, le peuple français
exerce sa souveraineté par ses députés à l’Assemblée nationale, ce qui exclut le référendum
législatif. Or, à partir du moment où le pouvoir constituant est très peu protégé, la souveraineté
parlementaire reprend ses droits. Certes, l’Assemblée nationale ne peut, sauf à réunir une
majorité des deux tiers, mais alors elle est investie du pouvoir constituant, réviser seule la
Constitution. Elle peut, en revanche, assez facilement la violer, faute d’un véritable contrôle de
la constitutionnalité des lois. S’il est créé un Comité constitutionnel censé limiter la
souveraineté de la loi, ses pouvoirs sont très limités. En effet, il ne peut contrôler la loi que par
rapport à certains articles de la Constitution et sur demande conjointe du président de la
République et du président du Conseil, et à la suite d’une demande de la majorité absolue du
Conseil de la République. Si le Comité constitutionnel donne un avis défavorable, la loi ne
pourra être promulguée qu’après modification de la Constitution.
184
(b) Loi et règlement. – Sous les IIIe et IVe Républiques, le critère de la loi est formel et
organique, c’est-à-dire qu’une règle juridique est une loi à partir du moment où elle a été votée
par le Parlement. En outre, le Parlement, qui représente la nation souveraine, peut intervenir
dans tous les domaines ; le domaine de la loi est donc illimité.
185
Le gouvernement dispose d’une compétence réglementaire subordonnée, c’est-à-dire que, la loi
ne pouvant entrer dans tous les détails, il prend les décrets d’application. En outre, dans le
silence de la loi et à condition qu’il ne s’agisse pas d’une matière réservée à la loi par la tradition
républicaine, le règlement subordonné peut combler un vide juridique. Mais le législateur peut
se saisir à tout moment de cette matière, alors même que le gouvernement est intervenu par voie
réglementaire.
186
Sous la IIIe République, l’Assemblée chargeait le gouvernement de prendre certaines mesures
par décrets-lois ; il s’agissait d’un transfert partiel et provisoire de la compétence législative à
l’exécutif. Pour interdire cette procédure, l’article 13 de la Constitution de 1946 avait
formellement disposé que l’Assemblée nationale vote seule la loi et qu’elle ne peut déléguer ce
droit. Mais ces dispositions ont été contournées : une loi du 17 août 1948 a précisé que des
décrets, c’est-à-dire des actes réglementaires, pouvaient modifier ou remplacer une loi dans des
matières fixées par cette loi comme ayant, par nature, un caractère réglementaire.
187
En réalité, par cette loi, le législateur a délégué une partie de sa compétence au pouvoir
réglementaire, ce qui était interdit par la Constitution, sous prétexte qu’il s’agit de matières
ayant par nature un caractère réglementaire. On parle de délégalisation pour qualifier la
transformation de ces matières législatives en matières réglementaires. La IVe République en
revient donc à la pratique des décrets-lois, à cette différence près que la loi donne une
énumération limitative des matières pouvant faire l’objet d’un règlement. Cependant, le
législateur, pouvant toujours modifier ce qu’il a fait, peut décider de retrouver sa compétence
sur certaines matières : c’est-à-dire qu’il peut implicitement, en légiférant directement sur cette
matière, ou expressément, en votant une loi ayant cet objet, déclarer qu’une matière qu’il avait
précédemment attribuée au pouvoir réglementaire relève à nouveau du pouvoir législatif. En
1953, le Conseil d’État a avalisé cette procédure en l’assortissant de certaines conditions, en
exigeant notamment que cette délégalisation ne puisse pas porter sur des matières réservées à
la loi par la Constitution ou par la tradition républicaine. Dans ces domaines, le législateur peut
se borner à poser les règles essentielles en laissant au gouvernement le soin de les compléter
par une sorte de loi-cadre. Au moins sur le plan des principes, le législateur restait maître de sa
compétence et de la procédure, ce qui constitue une différence essentielle entre ce qui existait
sous la IVe République et ce qui prévaudra sous la Ve République.
188
(B) Les rapports entre le président du Conseil et l’Assemblée nationale. – La rationalisation du
régime parlementaire passe par une réglementation des rapports entre le président du Conseil
et l’Assemblée nationale. Mais l’absence de mise en cause de la souveraineté de l’Assemblée
nationale fera également échouer ces mécanismes. La révision du 7 décembre 1954, outre
qu’elle a porté surtout sur des questions mineures, ne fut pas suffisante pour empêcher l’échec
de la rationalisation des institutions voulue sous la IVe République.
189
(a) L’investiture par l’Assemblée nationale. – Avant 1954, la procédure mettait en valeur le
président du Conseil et le plaçait en position de force pour constituer son gouvernement, mais
l’Assemblée qui avait accordé la confiance au président du Conseil n’était pas toujours d’accord
sur la composition du gouvernement, d’où, dans la pratique, l’existence d’une double
investiture, qui était une procédure lourde et qui, en outre, faisait perdre au président du Conseil
le bénéfice de son investiture solitaire.
190
Après 1954, le président du Conseil désigné par le président de la République présente son
programme et son gouvernement à l’Assemblée nationale qui l’investit à la majorité simple, ce
qui a pour effet d’affaiblir la position du président du Conseil.
191
(b) La réglementation de la question de confiance. Pour éviter le recours systématique à cette
procédure destinée à renverser le gouvernement, la Constitution de 1946 cherche à solenniser
la question de confiance. D’une part, seul le président du Conseil peut la poser après
autorisation du Conseil des ministres, à la différence de la pratique de la IIIe République ;
d’autre part, le vote ne peut intervenir sur cette question qu’un jour franc après son dépôt ; enfin,
il est nécessaire que la majorité absolue des députés se prononce contre la confiance pour que
le gouvernement soit renversé.
192
De même, si les députés déposent une motion de censure, le gouvernement n’est renversé que
si cette motion obtient la majorité absolue des suffrages.
193
(c) Le droit de dissolution. – La rationalisation du système parlementaire aurait dû exiger que
le gouvernement puisse disposer d’un pouvoir discrétionnaire de dissolution afin d’équilibrer
la puissance du Parlement.
194
En fait, la dissolution n’est envisagée par la Constitution que comme le moyen de mettre un
terme au mandat d’une Assemblée qui s’est montrée réellement incapable de définir une
politique. Elle sous-entend non pas une crise ministérielle, mais des crises répétées. Il faut deux
renversements ministériels en dix-huit mois qui soient, en outre, deux renversements conformes
aux exigences constitutionnelles, c’est-à-dire à la majorité absolue. Elle est prononcée par le
président de la République, mais la décision est prise en Conseil des ministres. En décembre
1955, Edgar Faure, président du Conseil, procéda néanmoins à la dissolution de l’Assemblée
nationale et eut le courage politique de rompre l’ostracisme dont la dissolution était marquée
depuis la crise du 16 mai 1877, même si cela ne fut pas suffisant pour sauver le régime de la
IVe République.
195
(C) L’échec du parlementarisme rationalisé. – Les mécanismes institutionnels mis en place se
sont avérés impuissants. D’une part, le Parlement délègue au gouvernement ses compétences
en de nombreuses matières, par le biais des délégalisations, malgré l’interdiction
constitutionnelle. Ainsi, l’Assemblée nationale empêche le gouvernement de gouverner, mais
ne gouverne pas à sa place. D’autre part, les mécanismes propres à assurer la stabilité du
gouvernement ne le protègent pas réellement. Mis en minorité à la majorité relative, le
gouvernement se sentait politiquement obligé de démissionner, et ce renversement n’était pas
pris en compte pour rendre possible une dissolution qui devenait alors une prérogative inutile.
196
Cet échec a également des raisons politiques. La première est constituée par l’absence de
majorité parlementaire. La coalition des trois partis éclate. Les communistes quittent le
gouvernement en 1947 après avoir voté contre le gouvernement dont ils font partie : la période,
caractérisée par la « guerre froide » entre le bloc soviétique et le bloc occidental, explique aussi
cette rupture au sein des partis issus de la lutte contre l’occupant. La SFIO et le MRP sont
contraints de chercher des appuis au centre droit. Puis, à la suite du glissement à droite de
l’électorat, de 1951 à 1956, les socialistes ne participent plus au gouvernement durant cette
deuxième législature de la IVe République.
197
Le personnel politique de la IIIe République est ensuite très présent dans la IVe, notamment les
radicaux, et donne de la Constitution une interprétation qui rapproche son fonctionnement de
celui de la IIIe République.
198
Le régime fonctionne mal, comme un régime d’assemblée. La souveraineté du Parlement,
déduite du régime représentatif, conduit à l’exaltation de la loi et à la relégation de la
Constitution. Par ailleurs, le Parlement étant assimilé, notamment depuis 1877, à la démocratie,
l’exécutif ne peut se redresser.
199
Les institutions et les partis politiques perdent de leur crédit. Le général de Gaulle dénonce leur
incapacité.
200
Cet échec institutionnel ne doit cependant pas masquer d’autres aspects de la IVe République.
Ainsi, ses gouvernants se sont montrés capables de réaliser dans de bonnes conditions l’œuvre
de reconstruction et de procéder à la modernisation du pays. Beaucoup de réalisations du début
de la Ve République auront été préparées sous la IVe.
201
4. La fin de la IVe République. – Elle est due notamment à l’incapacité de la IVe République à
régler le problème algérien. Les partis du centre (droite ou gauche) alternent au pouvoir et n’ont
en commun que la défense des institutions de la IVe République. Le 15 avril 1958, la chute du
gouvernement du radical Félix Gaillard provient de l’absence de majorité aussi bien pour la
poursuite de la guerre que pour la négociation avec le FLN algérien.
202
Le 8 mai, le président de la République René Coty demande à Pierre Pflimlin (MRP) de
constituer un gouvernement. Mais, le 13 mai, des émeutiers prennent d’assaut le gouvernement
général à Alger, sans que l’on puisse déterminer encore qui était derrière eux, et l’armée
d’Algérie est favorable au mouvement qui aboutit à la constitution d’un comité de salut public
à Alger. Mais les interrogations sont nombreuses sur la solution politique vers laquelle la
situation peut déboucher. Le chef de l’armée en Algérie, le général Salan, est poussé par les
gaullistes à réclamer le retour au pouvoir du général de Gaulle, alors que le nombre de députés
gaullistes au Parlement français est relativement faible. De son côté, de Gaulle se déclare prêt,
dès le 15 mai 1958, à assumer « les pouvoirs de la République ».
203
Face à cette menace d’une insurrection qui pourrait gagner l’ensemble du territoire, la Corse se
ralliant ainsi à l’insurrection algérienne le 24 mai, le gouvernement Pflimlin démissionne le 28
mai, et le président de la République fait appel le 29 à Charles de Gaulle pour constituer un
gouvernement, en informant le Parlement par un message qu’il propose la présidence du
Conseil « au plus illustre des Français ». Le président de la République précise que, si de Gaulle
n’obtient pas l’investiture de l’Assemblée, il démissionnera, ce qui était une forme de question
de confiance qui est tout à fait en dehors de la Constitution, car le président de la République
est irresponsable devant le Parlement.
204
De Gaulle fut donc un président pressenti puis un président du Conseil désigné au même titre
que ses prédécesseurs, et le gouvernement de Gaulle a bien été le dernier gouvernement de la
IVe République, et non un gouvernement de fait. Ce gouvernement était composé de
représentants importants de la plupart des partis politiques, sauf le Parti communiste. Des
gaullistes sont cependant nommés aux postes clés. En cela, la transition entre la IVe et la Ve
République s’est faite de façon beaucoup moins « révolutionnaire » que les autres transitions
de notre histoire constitutionnelle.
205
Mais le général de Gaulle était arrivé au pouvoir avec l’idée de changer les institutions de la
IVe République, ce qu’il appelait le « système ».
206
L’Assemblée nationale l’investit par 329 voix contre 224, le 1er juin 1958, les adversaires se
recrutant parmi le Parti communiste, la moitié des socialistes et quelques radicaux comme
Pierre Mendès France et des représentants de petits partis tel François Mitterrand. Le général
de Gaulle précise qu’il demandera les pleins pouvoirs et notamment la délégation du pouvoir
législatif et que le gouvernement entreprendra dans les formes constitutionnelles une révision
de la Constitution. Une fois sa déclaration lue, de Gaulle quitte l’Assemblée nationale, refusant
d’assister au débat sur l’investiture, jugeant sa présence indigne au sein de cette Assemblée où
règnent « les partis ». Ce sera le seul contact « physique » du général de Gaulle avec le
Parlement.
207
Le nouveau gouvernement fait donc adopter, le 3 juin 1958, deux lois importantes.
208
La première loi, de pleins pouvoirs, donne au gouvernement des pouvoirs spéciaux en Algérie
et la compétence de prendre par ordonnances les dispositions « nécessaires au redressement de
la nation », et ce pendant six mois. Il s’agissait de gérer la période de transition, et la présence
du Parlement n’était plus indispensable. De fait, la session fut close et le Parlement de la IVe
ne devait plus jamais siéger.
209
La seconde loi, la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 portant dérogation transitoire aux
dispositions de l’article 90 de la Constitution de 1946, constitue la base juridique qui permettait
au gouvernement, et non à une Assemblée constituante, de conduire à bien la révision de la
Constitution.
210
Le nouveau régime est bien le fruit des échecs de la IVe République. Il est aussi le résultat
d’une procédure originale entourée de certaines interrogations quant à la constitutionnalité de
celle-ci.
211
La nouvelle Constitution reflète des conceptions constitutionnelles doctrinales diverses, et
parfois contradictoires, dont certaines trouvent leur source dans un courant de pensée ancien
remontant à la IIIe République, et dans l’examen des erreurs de la IVe que l’on veut éviter. La
continuité est ainsi associée à la rupture [1][1] L’étude de la Constitution actuelle dépasse le
cadre....
212
5. La Constitution du 4 octobre 1958. – Les premières années de fonctionnement de la nouvelle
constitution furent marquées par la forte personnalité du président Charles de Gaulle, la mise
en place – éphémère – des institutions de la communauté et le règlement de l’affaire algérienne.
213
La Constitution trouva sa philosophie définitive avec la modification des articles 6 et 7
établissant l’élection du président de la République au suffrage universel (loi no 62-1292 du 6
novembre 1962).
214
On a longtemps considéré que cette constitution avait été taillée sur mesure pour le général de
Gaulle : les septennats suivants puis les quinquennats ont montré que ces institutions pouvaient
fonctionner avec des personnalités différentes, dans des contextes politiques variés, y compris
avec des majorités diverses.
215
L’adoption du quinquennat a constitué une rupture importante par rapport à notre tradition
constitutionnelle, établissant désormais une concordance entre la durée du mandat présidentiel
et celle de la mandature législative, modifiant les relations entre les pouvoirs.
Notes
[1]
L’étude de la Constitution actuelle dépasse le cadre de cet ouvrage qui se limite à l’histoire
constitutionnelle. On pourra se reporter à J.-F. Sirinelli, La Ve République, Puf, « Que sais-je
? », no 3821, 2013 (3e éd.).
Plan de l'article
I. – L’installation difficile de la IIIe République
II. – Le régime constitutionnel instauré par les lois constitutionnelles de 1875
III. – Le régime parlementaire moniste et la pratique institutionnelle et politique de la IIIe
République
IV. – La IVe République ou l’échec du parlementarisme rationalisé