Brandes, Georg. L - École Romantique en France.

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G.

Brandes

L'ECOLE

ROAANTIQUE
EN FRANCE

t-

PARIS
A. AICHALON
26, Eue Monsieur le Prince, 26
1902.
G. Brandes
Les grands courants littéraires au XIX^ siècle.

L'ÉCOLE
ROMANTIQUE
EN FRANCE.
Ouvrage traduit sur la 8« édition allemande
par

A. Topin
Professeur au collège de Blois.

Précédé d'une Introduction


par

Victor Basch
Professeur à l'Université
de Reunes.

Paris
A, Mi chai on.
1902.

Tous droits réservés.


jjis-uous mil linit cent trente,
Epoque fulgurante,

Ües luttes, ses ardeurs

Th. (le Banville.


A mon cher maître,

M. Basch,
Hommage de respectueuse affection et de reconnaissance.

A. Topiii.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa

http://www.archive.org/details/lcoleromantiquOObran
Table des matières.

pages
Préface VII à XXIV.
I. La scène politique 1
IL La génération de 1830 7
III. Le Romantisme 17
IV. Nodier 33
V. Coup d'oeil rétrospectif — Influences
étrangères 45
VI. Coup d'oeil rétrospectif — Influences
nationales 59
VU. Poésies de de Vigny et „Orientales"
de V. Hugo 70
VIII. Hugo Musset
et 79
IX. Musset et George Sand 94
X. Alfred de Musset 109
XL George Sand 120
XII. Balzac 147
XIII. id 158
XIV. id 163
XV. id 169
XVI. id 174
XVII. id 186
XVm. Beyle 191
XIX. id 203
XX. id 214
XXI. Mérimée 225
XXII. Beyle et Mérimée 233
XXm. Mérimée 246
XXIV. id 253
XXV. id 260
XXVL Mérimée et Gautier 267
— VI —
pages-
XXVII. Gautier 272-
XXVm. id 282
XXIX. Sainte-Beuve 292
XXX. id 305
XXXI. Sainte-Beuve et la critique moderne . . 311
XXXII. Le drame —
Vitet, Dumas, de Vigny, Hugo 322:
XXXIII. Le mouvement politique et social dans la
littérature — Saint-Simon et sa doctrine . 341
XXXIV. Les Méconnus et les Oubliés 364-
XXXV. Conclusion 382:
Errata
Introduction.

Le volume que voici est, je crois, la ])reuiière oeuvre


de Georg Brandes que l'on ait entrepris de traduire en français.
Le nom du grand critique danois n'est certes pas inconnu
chez nous. M. Brunetière l'a plus d'une fois recommandé,
bien qu'avec des réserves, à ses lecteurs. M. Jean Thorel
lui a consacré dans la Eevue des Deux-Mondes une
étude, beaucoup trop sévère à mon sens, mais sérieuse et
complète. Il a eu avec M. Faguet et M. Jules Lemaître
des polémiques retentissantes qui, des revues, ont fait
passer son nom dans les quotidiens qui dispensent la
grande réputation. Non, il n'est plus vrai le mot d'une
si jolie imipertinence que M. Jules Lemaître dit à M.
Brandes, il y a quelques années, et que celui-ci m'a
transmis avec une self-ironie un peu amère: „Mais
on vous connaît très-bien à Paris seulement on vous
:

y appelle Marthe." Mais ce qui est vrai, c'est que


jusqu'ici les lecteurs français ne sachant pas l'allemand
ne pouvaient connaître M. Brandes que de seconde main.
Les voilà enfin, en face, non plus d'une analyse ou d'une
appréciation critique, mais d'une oeuvre. Pour mon
compte, il y a de longues années que j'ai formulé le voeu
de voir l'ouvrage principal de M. Brandes incorporé dans
notre littérature critique et, dans un article de Cosmopolis,
j'avais attiré tout particulièrement l'attention sur l'Ecole
K man t i que en France.
Je suis heureux de voir
mon désir réalisé, au moins en partie, et de le voir
réalisé par un de mes anciens élèves qui s'est acquitté de
la tâche délicate qu'est toute traduction avec, toujours,
beaucoup de conscience et avec, le plus souvent, beaucoup
de bonheur.
— VIII

I.

Georg Brandes né à Copenhague le 4 février 1842.


est
A peine sorti de l'Université de sa ville natale, il se
lance dans la bataille littéraire et, dès sa première oeuvre,
„Dualismen i vor nyeste Pliilosophi"fl866),ilrévète

une hardiesse de conception de vie et une intrépidité dans la


position et la solution des problèmes les plus dangereux qui
firent de lui l'un des plus valeureux champions du radicalisme
européen. Rapidement, il s'était affranchi des lourdes entraves
delà doctrine hégélienne quipesait encore sur les esprits danois,
alors que, partout ailleurs, elle n'était plus quim souvenir
lointain. Après avoir manifesté des sympathies pour la
gauche hégélienne, il prend conscience que cette gauche
elle-même reste embarrassée dans les liens de l'Ecole et
il prend définitivement congé de la logomachie creuse
qu'étaitdevenu l'hégélianisme entre les mains des épigones
du Maître. Il comprit qu'entre l'orthodoxie et le libre

examen aucune conciliation n'était possible et qu'il fallait


se décider pour l'une ou pour l'autre. Pour lui son
choix était fait. Les inspirateurs de sa pensée furent
désormais non plus les métaphysiciens et les théologiens
allemands, mais les psychologues et les sociologues français
et anglais: Auguste Comte, John Stuart Mill, Sainte-
Beuve, Eenan et Taine. C'est ce dernier qui exerça sur
son esprit l'influence la plus profonde et la plus durable.
Avec ce guide tjTannique mais sûr, il abandonna à jamais
les landes grises de la spéculation, pour se vouer tout
entier à l'esthétique et à la critique. Les ,,Aesthetiske
Studier" (1868), les „Kritiker og Portraiter"
(1870), et surtout „Den franske Aesthetiki vor
Dage" (1870) —
ouvrage consacré à Taine — sont tout
imprégnés des idées du grand maître français même quand
il semble s'en éloigner.

A partir de ce moment, la voie de Brandes est


tracée et il y avance avec une sûreté, une hardiesse et
un succès toujours croissants: il sera esthéticien et critique,
c'est-à-dire psychologue et historien. Pour se préparer à
sa tâche, il sent qu'il lui faut quitter leDanemark: là,
— IX —
son centre de perspective était nécessairement trop étroit
et s'il pouvait s'y documenter par des livres, il n'y
trouvait pas cette atmosphère excitante et vivifiante que
l'on ne respire que dans les grands centres où se forgent
les idéals et où s'élaborent, comme dans de gigantesques
usines intellectuelles, l'art et la science de l'Europe. Aussi
üt-il de longs séjours en Italie, en Allemagne, en Angleterre
et à Paris où il se lia avec les artistes et les penseurs
les plus éminents. Kevenu à Copenhague avec le fervent
désir de communiquer à ses compatriotes le riche butin
•qu'il avait accumulé, il tombe au milieu de la plus
ardente réaction politique et religieuse. Mais les obstacles
De font qu'aviver son humeur combative et, en 1871, il
commence à l'Université de Copenhague ses fameuses
conférences sur les ,,Courants directeurs de la
Littérature du XIX^ siècle", conférences qui furent
imprimées dès l'année suivante et qui, achevées et réunies,
formèrent le grand ouvrage en six volumes qui est le
titre le plus solide de Brandes à la notoriété européenne.
Le succès de ces conférences fut prodigieux. Les
auditeurs de Brandes, enfermés jusqu'ici dans Ja prison
des abstractions et dans les dédales de la dialectique, se
trouvaient transportés tout à coup en plein jour, en pleine
lumière, en plein air. Comme par un coup de baguette
magique, les pays Scandinaves qui s'étaient tenus loin du
grand mouvement européen et qui cherchaient encore des
inspirations dans la flamme éteinte des formules du
romantisme allemand, se rouvrent aux courants intellectuels
de l'occident. Darwin, Stuart Mill, Max Müller, Taine,
Kenan, Flaubert, toute la science, toute la critique, tout
l'art moderne pénètre comme un soaffle régénérateur dans
le monde du Nord. Des continents d'idées nouvelles se
découvrent aux yeux éblouis des septentrionaux assoupis.
Etudiants, professeurs, artistes,
littérateurs, tous sont
entraînés. La danoise s'éveille de son rêve,
littérature
quitte la table de thé autour de laquelle elle s'était
attardée à „esthétiser" alors que, partout en Europe, se
livraient les plus mémorables batailles, pour reprendre
«contact avec la réalité vivante. Et le mouvement imprimé
--r- X —
par cette parole ardente, ne s'arrête pas au Danemark,
La Suède et la Norwège suivent
le petit pays qu'elles
avaient eu jusqu'ici la prétention de devancer. Un écrivain
aussi illustre que l'était déjà alors B. Bjürnson, troublé
jusqu'au plus intime de sa conscience artistique par les
horizons illimités évoqués par le jeune enclianteur, éprouve-
le besoin d'arrêter, pendant plusieurs années, sa production
pour lire, pour s'élargir, pour s'approfondir, pour se
renouveler.
On imagine sans peine la fureur des orthodoxes: si
l'on n'y mettait bon ordre, toute la jeunesse Scandinave
allait être séduite, corrompue et perdue
irréparablement
à tout jamais pour la bonne cause. Ils manoeuvrèrent si
bien que les portes de T Université furent fermées à
l'initiateur. Brandes cependant fait tête à l'orage. Sans
désemparer, il lance sur le marché littéraire des monographies
psychologiques de tout premier ordre: „Ferdinand
Lassalle" (1877), „Sören Kierkegaard" (1877),
„Danske Digtere" (1877), „Esajas Tegner" (1877),
„Benjamin Disraeli" (1878) qui auraient à suffi
illustrer n'importe quel écrivain grand pays. Kien
d'un
n'y fit. L'orthodoxie ne désarma pas. Plus l'ennemi
faisait preuve de talent, plus il était dangereux et plus
il était méritoire de le combattre sans merci. Brandes
fut obligé d'abandonner la partie et d'aller vivre à.
l'étranger.
Il se fixa d'abord à Berlin. Il connaissait sans doute
dès lors admirablement la littérature et la langue allemandes.
Mais il s'agissait maintenant pour lui de se faire une
nouvelle patrie intellectuelle, de penser et d'écrire dans
une langue étrangère. La persévérance de fer de Brandes
réussit à cette tâche difficile. Son volume d'Essais
„Moderne Geister" (1881), comprenant des études sur
Paul Heyse, Max Klinger, Eenan, Flaubert, les Goncourt,
Tourguenef, Stuart Mill, Andersen, Esaias Tegner, Bjürnson
et Ibsen, eut un succès retentissant. Alors vers la fin de-
1882, on eut honte à Copenhague d'avoir laissé échapper
un tel esprit et on lui fit une rente annuelle avec la.
charge de faire des conférences publiques sur la littérature-
— XI —
universelle, rente qu'il refusa cVailleurs de toucher dès le
jour où sa réputation grandissante lui permit de vivre de
sa plume. C'est donc à Copenhague qu'a élu domicile
depuis lors l'errant. C'est de là qu'il a lancé en 1885,
„Mennesker og Vaerker", un recueil d'essais sur
Holberg, Oehlenschlager, Nietzsche, Zola, Maupassant,
Pouschkine, Lermontow, Dostojewski Tolstoï, Kielland,
Jacobsen, Strindberg, Sudermann et Hauptmann, en 1885
„Ludwig Holberg" trois volumes, considérés par ses
compatriotes comme la couronne de son oeuvre, sur les
Littératures du N o r d, un volume sur la P o 1 o g n e, un
autre sur la E u s s i e un volume
, de p o è mes lyriques, et
enfin son „Shakespeare." Mais il n'a garde de s'enfermer
dans son pays. Comme devant, on le rencontre sur toutes
les routes de l'Europe, à l'aifùt de toute oeuvre significative,
de toute individualité rare, de toute manifestation artistique
intéressante. Son nom est devenu l'un des plus connus
et des plus appréciés de la „ghilde" des critiques. Les
revues et les journaux de tous les pays se disputent sa
signature et l'on est d'accord parmi les gens de métier
pour reconnaître Georg Brandes comme le maître de la
littérature comparée en Europe.
II.

L'oeuvre maîtresse de Georg Brandes sont, nous l'avons


dit, les „Courants directeurs de la littérature
au XIX® siècle" On peut préférer sans doute ä ce vaste
monument en six volumes tel essai, comme l'admirable
étude sur Suren Kierkegaard, où l'auteur ne peint pas en
fresque, mais où il prend corps k corps une tête, un tem-
pérament, un caractère, etl'étudie avec la plus extrême minutie,
en pénétrant jusqu'aux derniers plans de sa construction
intellectuelle, en sondant jusqu'aux sources les plus lointaines
et les plus secrètes de sa sensibilité. Mais il n'en reste
pas moins vrai que c'est surtout par les „Courants
directeurs" que Brandes a conquis la maîtrise.
Le fondement théorique de l'oeuvre est la conception
critique de Taine. L'histoire littéraire est, en dernière
analyse, une oeuvre de psychologie, une étude d'àmes.
un roman, un drame, une oeuvre historique est une
— XII —
galerie de figures, un „magasin" de pensées et de
sentiments révélateurs de la personnalité de son auteur et
du milieu historique dans lequel il a vécu. „Plus les
sentiments exprimés dans l'oeuvre d'art sont importants,
plus les pensées grandes et compréhensives, plus les
caractères individuels et représentatifs, plus la valeur de
l'oeuvre est considérable, plus elle nous montre distinctement
ce qui, à un moment donné de l'histoire, agita les âmes".
De cette conception de l'histoire littéraire naît pour le
critique une triple obligation. Tout d'abord, il s'agit
d'analyser scrupuleusement les caractères du drame et du
roman, mélodies et les harmonies des poèmes lyriques,
les
les idées de l'oeuvre historique et philosophique. Puis, de
l'oeuvre il faut aller à l'auteur et le suivre patiemment,
depuis sa naissance jusqu'à sa mort, à travers tout le
drame et toute la comédie de sa vie. Enfin, il faut
pousser l'enquête plus loin, situer l'auteur dans son
milieu historique, se rendre compte des passions politiques,
des tendances sociales et des doctrines esthétiques
prédominantes et mesurer l'action exercée par le milieu
sur l'auteur étudié et la réaction exercée par l'auteur sur
ce milieu. C'est on le voit, la théorie de Taine,
bien,
nuancée par celle Sainte-Beuve.
de Il y a entre cette
conception historique et psychologique de la critique et
la conception esthétique, qui est tout aussi légitime, des
différences profondes dont Brandes se rend et nous rend
clairement compte. „Esthétiquement, une oeuvre d'art
€st un tout, valant par elle-même, sans contact avec son
milieu: elle a son centre en elle-même. Historiquement,
une oeuvre même parfaite, est toujours un fragment
arbitrairement détaché d'une trame infinie, aux mailles
inséparables". Sans doute, la distinction entre le point
de vue historique et le point de vue esthétique ne saurait
être absolue. Il arrive un moment où l'historien est obligé
de faire le départ entre les différentes manifestations
artistiques d'une époque, de se demander pourquoi l'une
l'emporte sur l'autre dans l'admiration des contemporains
et de la postérité et de décider si ce triomphe est légitime.
En d'autres termes, le critique psychologue est obligé, lui
— XIII —
de se préoccuper cVun
cntenum de 1« ^
aussi, ^^^
même de Ta.ne. Il » app o pne
est celui-là
Celui de Bi-andès
étude sur Lord By» ' »^;"'™''
la formule de l'admirable ,

nù fist la vie même bestiale ou maniaque, est la beauté .

yentab e
Pour BldS comme pour Taine, l'oeuvre d'art
sa prodigieuse intensité
est ceuè qui concentre
dans toute
inépuisable richesse la vie eparse qui
e da. tiute sou
facettes des tendances,
des aspirations,
cris 1 Use les mille
espérances et des déceptions
des talg s, des sublimes
dans laquelle comme
té e" d'iue époque historique
à la fois grossit et piecise,
dans un miroir magique qui
niacrnifi" "simplifie, les
hommes se retrouvent avec les
nuances les plus ^8«»- de
leu,
SI essentiels 'et les
ce qui, eu <^«. » «'^'t
être et saluent comme réalité
1^^
Sans doute on
rpve trouble et pressentiment imprécis.
conception du beau considère
nourrat opposer à cette
vLnt, moderne, l'actuel, plus d une objection
comme le le
moment
Goethe, se détourne a un
Un poète qui, c mme politique et soci^
de la réalité
Sount délibérément, images et loieille a toutes
ferme les veux à toutes les
s'enfoncer dans l'impassible
e clameurs du présent pour
''.nüqni^ J.t-il
nature on .[l«
Irntt^Sion d'e la
Et 1 Iphigenie,
artistique?
vraiment manqué à son devoir de la vie
grandes tendances
oôru'incarner aucune des moins
siècle, en est-elle
aïèmaidè à la fin du XVIIP
souverainement belle .^
.
, ,

pas
discussion, mais ce n st
La question mériterait autem
l'engager. Au critique, comme a 1
ici le lieu de
Oeliii ae
flrimatioue accorder son postulat.
il faut
de l'oeuvre d'art eu tant que
Brandes ei la conception tan que pro-
s ^le de l'état
mental d'une époque, en
,Mon -^"...on dit-il es^d
dut d'un milieu bistorique. groupes et de certains
certains
donner nar l'étude de
littérature européenne
mou4me^ s dominateurs de la années du MX
premières
rsnui^e d'une psychologie des e-
l'expression de i
programme
siTc
ë'' Notez d-ms ce
de la plus haute impoi-
elle est
rature européenne:
doit être vraiment psycho-
ïauce Si a critique littéraire
sera nécessairement comparée.
W^le et historique, elle
— XIV —
Au point de vue psychologique tout crabord, la comparaison
est le meilleur, estau fond le seul moyen de nous ri^ndre
compte des choses: l'esprit humain ne peut définir un
objet quelconque que par rapport, c'est-à-dire par compa-
raison avec un autre. Pourquoi cette loi générale
de
l'esprit humain ne vaudrait-elle pas pour les oeuvres
littéraires aussi bien que pour les choses inanimées et les
créatures vivantes? Au point de vue historique ensuite,
la comparaison s'impose tout aussi impérieusement au
critique. L'histoire, surtout l'histoire moderne, constitue
un tout dans lequel toute division est arbitraire et factice,
«st vraiment cette trame aux mailles indissolubles dont
nous avons entendu parler Brandes. A proprement parler,
il n'y a pas une histoire de France, une histoire d'Angle-

terre ou d'Allemagne, il y a une histoire d'Europe et


bientôt il y aura une histoire mondiale. Même les
historiens qui prétendent écrire des monographies nationales
sont toujours obligés de par les guerres, les traités, les
relations économiques, de pénétrer dans le domaine des
nations voisines. Et ce qui vaut pour l'histoire des évé-
nements, vaut naturellement pour l'histoire des idées et
des formes d'art. Cette littérature européenne que Goethe,
au déclin de sa vie, avait appelée de ses voeux, existe.
La facilité et la rapidité des voies de communication in-
tellectuelle rendent plus sensible aujourd'hui l'existence
d'un sens oriura artistique commun à toutes les nations
civilisées. Mais, pour être moins visible et pour avoir
été à plus longue portée, l'influence mutuelle des littéra-
tures et des formes d'art de l'Europe cultivée n'a jamais
cessé de s'exercer. Au Moyen-Age, ce sont les mêmes
thèmes qui sont traités dans tout l'occident. Une légende
née au pavs de Galles, est recueillie et adaptée par les
trouvères anglo-normands, tourangeaux et bavarois. La
gloire de Charlemagne et de Eoland rayonne de la France
en Italie, en Allemagne, en Espagne et jusqu'en Islande.
Ce sont les mêmes cathédrales qui, ])artout en Europe,
dressent vers le ciel leurs flèches dentelées et ce sont les
mêmes mystères que l'on célèbre dans leurs parvis. Pen-
dant la Renaissance, le parfum ressuscité des chefs-d'oeuvre
— XV —
de raiitiqiiité enivre tous les savants et tous les artistes.
Au XVII ^ moules créés par nos grands drama-
siècle les
tistes sont adoptés universellement et au XVIII ^ l'An- ,

gleterre et la France travaillent de concert à la grande


oeuvre de l'émancipation de l'esprit humain. Enfin, la
grande crise de la Kévolution française ébranle jusque
dans ses fondements le vieil édifice lézardé de tous les
Etats européens. Napoléon promena ses légions victori-
euses des Pyramides au Kremlin et faillit créer un
nouvel empire d'Alexandre où eût régné une langue, un
code, une civilisation unique. Le credo révolutionnaire
devint pour un moment le credo universel de toute
l'humanité, et lorsque la réaction éclata, elle fut univer-
selle, elle aussi. Quoi d'étonnant si toutes les frontières
littéraires s'effacent et toutes les barrières artistiques
s'effondrent? Un Suisse, écrivant en France, transforme
profondément la littérature de l'Allemagne et infuse à
celle de l'Angleterre un sang nouveau. Le mouvement
romantique, né du même Kousseau, éclate d'abord en
Allemagne par l'insurrection du Sturm et du Drang,
puis s'apaise, se rassérène, devient le classicisme goethéen
et schillérien, pour réapparaître sous une forme nouvelle,
passe de là en Angleteire et y produit la plus merveilleuse
flore poétique et revient enfin en France, son pays d'origine,
enrichi de toutes les conquêtes réalisées dans sa marche
triomphale. Est-il possible de séparer ce qui, en réalité,
est inséparé? N'est-ii pas nécessaire et naturel, si l'on
veut vraiment se rendre compte des courants littéraires,
de leur direction, de leur but et de leur portée, de les
étudier ensemble, de remonter jusqu'à leurs sources com-
munes, de montrer jusqu'à quel point ils cheminent en-
semble, puis se séparent, se modifient sous l'influence des
terres qu'ils traversent et des paysages qu'ils reflètent, ])Our
toujours se rapprocher à nouveau, pour toujours mêler à
nouveau leurs flots. —
Georg Brandes a eu le sentiment le plus vivace
de l'indissolubilité de la littérature européenne. Herder,
avant lui, et les critiques romantiques, notamment
— XVI —
Auguste-Guillaume Sclilegel, l'avaient pressentie. Ville-
main, Renan et surtout Taine en avaient eu con-
science, et l'on trouve dans l'H istoire de laLittérature
Anglaise des pages admirables de littérature comparée,
comme dans l'étude sur Lord Byron, la comparaison entre
le Faust et Manfred, comme, dans le chapitre sur Tennyson,
le magistral parallèle entre la poésie anglaise, incarnée
dans le doux poète de In Memoriam, et la poésie
française incarnée dans le chantre trouble, morbide, mais
magnifiquement passionné de Rolla. Mais ce n'avaient été là
que des vues fragmentaires. Brandes fait de la littérature
comparée le centre même de ses études, et sa connaissance
approfondie des langues étrangères, naturelle et nécessaire
chez un citoyen d'une petite nation, sa mémoire prodi-
gieuse, son étonnant don d'assimilation le rendaient par-
ticulièrement propre à la tâche qu'il s'était assignée.

III.

Cette tâche, nous l'avons dit, fut d'esquisser la


psychologie de l'Europe depuis le commencement du siècle
jusqu'en 1848. Les mouvements intellectuels, politiques,
sociaux et artistiques de ce demi-siècle, innombrables,
incohérents et divergents en apparence paraissent à Brandes
obéir à une loi et à une loi simple. Mer descendante et
mer montante, reflux et flux — voilà le rythme de cette
vaste symphonie. Tout d'abord, le flot des idées européennes
semble s'éloigner des terres hautes que peu à peu, à travers
mille obstacles, il avait gravies à la fin du XVIIP siècle.
Tout ce que les théoriciens, à coups de chefs-d'oeuvre, et
les hommes de la Kévolution, à coups de guillotine,
avaient conquis sur le fanatisme et sur la tyrannie semble
à jamais compromis. La
réaction se réinstalle, victorieuse,
sur les trônes, dans les chancelleries et dans les cabinets
de travail des spéculatifs. Mais ce retour offensif des
fantômes du passé n'est que momentané. Les revenants
ne vont pas tarder à aller rejoindre leurs sépulcres. Les
idées d'émancipation religieuse, politique et sociale, font
réentendre leur voix, d'abord sourde et étouffée, puis de
— XVII —
plus en plus haute, de plus en plus hardie, de plus en
plus pressante jusqu'à, ce qu'en 1848 éclate, avec une
irrésistible puissance, le concert des mécontentements et
qu'une nouvelle ibis s'écroulent les trônes.
Ce grand drame décompose pour Brandes en six
se
actes auxquels correspondent les six volumes des „C o u r a n t s
directeurs de la littérature du XIX<^ siècle".
D'abord c'est la Littérature de l'Emigration. La
réaction commence à lever la tète, mais de peur de
terrifier les hommes si elle se découvrait dans toute
sa hideur, elle emprunte le masque de Rousseau dont elle
interprète le sentimentalisme chrétiennement et dont elle
oppose l'enthousiaste nostalgie et la mélancolie sublime
au „hideux sourire" de Voltaire. Les protagonistes de ce
prologue sont le Chateaubriand des Natchez et de René,
nourri de la Nouvelle-Héloïse et de Werther, Sénancour,
Nodier, l'auteur de l'Adolphe, Barante et la créatrice de
Delphine et de Corinne, l'àme la plus passionnée et le
cerveau le plus compréhensif de toute l'époque. M'"'' de
Staël. Puis c'est le Romantisme allemand. La
réactiongagne du terrain et conquiert les disciples du
grand Olympien de Weimar. Elle s'insinue d'abord dans
les imaginations sous guise de „prédilection artistique" et
de rêverie mystique pour devenir, à la fin de la période,
obscurantisme conscient, rente par la S^° Alliance. Et
c'est tout rhôpital romantique qui défile devant nos yeux:
Novalis, le frère morave phtisique, d'une sensualité hectique
et d'une nostalgie supra-terrestre, c'est Tieck, l'ironiste
mélancolique aux hallucinations morbides, c'est Frédéric
Schlegel, le génie impuissant bouffi d'orgueil et de vanité,
Hoffmann, le fantasque noctambule plein de rêves effrayants
et de visions terribles puisés dans l'ivresse, Zacharias
Werner, notoirement atteint de folie m3^stique, et Henri
de Kleist, le génial suicide. C'est l'incapacité de forger
des formes concrètes, le triomphe de la i)oésie musicale,
l'aspiration maladive vers un idénl imprécis, la „tleur
bleue", la Stimmung, la Waldeinsamkeit, le sub-
jcctivisme intransigeant, la phobie de la réalité, les rênes
II
— XVIIl —
lâchées, dans le clair-obscur psychique où errent les âmes, à
toute la frénésie des passions, le mariage des fièvres
sensuelles et des visions mystiques, sur
et enfin, jeté
toutes ces aberrations sensuelles et intellectuelles, le grand
manteau noir de la superstition ressuscitée. Ensuite c'est
la Réaction en France. La
réaction atteint son point
d'apogée. Elle ne seplus de se montrer sous
contente
le masque d'oeuvres littéraires et de „revenir" sous l'aspect
inoifensif du rêve et de la vision. Elle prétend s'asseoir
sur une doctrine philosophique. Après que Rousseau eut
servi à réfuter Voltaire, c'est lui qui est battu en brèche.
De Bonald, de Maistre, Chateaubriand échafaudent la
théorie de l'ordre, fondent l'Etat sur le principe d'autorité
et le principe d'autorité lui-même sur Dieu dont découle
tout pouvoir: c'est la tlièse politique de Bossuet outrée,
enfiévrée, empourprée par reflet du torrent de sang
le
qu'avaient fait couler la Révolution et Napoléon, c'est la
RoA^auté étayée par le couperet du bourreau, le pape
rouge de cette nouvelle chrétienté. FA les artistes suivent
docilement l'impulsion donnée par les théoriciens, aussi
bien le Lamartine des Méditations religieuses que le
Victor Hugo des Odes et des Ballades, aussi bien le
jeune de Vigny que le grand fanatique des Paroles
d'un Croyant. Cependant le réveil se prépare. Courrier
lance ses pamphlets, de Vigny va vers la philosophie,
Victor Hugo entrevoit des horizons esthétiques nouveaux,
Chateaubriand, renié par les siens, se rallie à l'opposition
et le Corse aux cheveux plats revient hanter les imaginations
de la nation qu'il avait si terriblement surmenée, mais
qui n'en avait pas moins conservé à son cavalier surhumain
une tendresse indélébile.
Avec le Naturalisme en Angleterre, le réveil
s'accentue, drame „tourne", le „revirement" s'opère.
le
Le mouvement débute par une révolte contre les traditions
littéraires, mais celle-ci ne tarde pas à se transformer en
rébellion contre la réaction religieuse et politique, rébellion
qui se propage rapidement de toutes parts et d'où émanent
qui
toutes les idées libérales et tous les actes libérateurs
— XIX —
vont bouleverser l'Europe: une fois de plus l'Angleterre
fut fidèle à sa noble mission éinancipatrice. On réapprend
à regarder et à sentir la nature, la nature non seulement
dans ses aspects sublimes, mais dans ses beautés les plus
humbles et les plus accessibles à tous. Un Wordswortli
promène ses lecteurs à travers la campagne anglaise et
sait tirer des sites les plus familiers, des personnages les
])lus modestes, d'un bouquet d'arbres et d'une fleur des
champs toute la poésie puissante ou exquise que recèlent,
pour qui sait les regarder, toutes les créations et toutes
les créatures de l'artiste universel. Et de l'amour de la
nature naît naiurellement et nécessairement l'amour de
la liberté. L'homme, échai)pé à la geôle des villes, acquiert,
dans la solitude des landes et des grèves, toute la
conscience de son Moi, supérieur à toutes les conventions
sociales, oii nul ne peut pénétrer, que nul ne peut étoutfer,
ni le roi, ni le juge, ni le prêtre. Et c'est ainsi qu'après
Wordsworth, Coleridge et Southey chantent tour à tour
Walter Scott, Keats, Moore et Shelley, le poète le plus
pur et le plus noble non seulement de l'Angleterre, mais
de tout le X1X° siècle et lord Byron enfin, véritable
Titan poétique, disposant souverainement de tous les
claviers de l'orgue lyrique, créant, du même souffle
animateur, ses Manfred, ses Gains, ses Lara et son
incomparable Don Juan et couronnant le drame magnifique
de sa destinée par ce dénouement splendide: sa vie
sacrifiée à la cause de la liberté hellénique. Et, à partir
de ce moment, le mouvement ascendant de la pensée et
de l'art ne s'arrête plus. D'Angleterre, il va d'abord en
France, et c'est le Romantisme français. Une sève
nouvelle et ardente court à travers les vieilles esthétiques.
La grande lumière du jour chasse les revenants. La
perruque de Boileau va rejoindre sur le même bûcher la
grande robe rigide de de Bonald et la souquenille du
bourreau de de Maistre. L'art reprend contact avec la
nature, matrice éternelle des formes et inépuisable créatrice
de vie. Et de la France le mouvement passe en Allemagne :

à la suite des grands artistes latins, les Germains


II*
— XX —
s'aifraiichissent à leur tour. La Jeune Allemagne
(lit adieu aux rêves morbides, aux visions extati(|ues, aux
hallucinations religieuses et, avec des hommes de talent
comme Ruge, Börne, Gutzkow et Laube, elle produit un
génie européen de tout premier ordre qui avait bu dans
la coupe romantique et s'était assimilé tous les exquis
sortilèges de ce troublant breuvage, mais qui, de là,
s'était résolument tourné vers la réalité et en avait dit
les atroces douleurs et les voluj)tés brèves, bâtard de Goethe
et fils de Lord Byron, chevalier sans peur, sinon sans
reproche, de l'Esprit, —Henri Heine. Et comme con-
clusion du grand drame qui avait commencé par les coups
de canon des batailles napoléoniennes, les coups des fusil
de 1848.
Voilà l'oeuvre réduite à ses lignes schématiques.
J'espère que le lecteur en aura senti, rrialgré la nécessaire
sécheresse de mon analyse, la puissance et la richesse.
Ou dirait d'une fresque gigantesque, fourmillant de
personnages, regorgeant de couleurs, tantôt peinte à larges
touches et tantôt poussée jusqu'au plus intime détail et
conservant toujours, en dépit de l'accumulation des
événements et des caractères, une unité et une vigueur
de construction admirables. D'aucuns ont même trouvé
cette construction tro]) rigide avec son double rhythme
de la réaction triomphante et du libéralisme ressuscité.
Mais Brandes, en dépit de la fermeté de ses convictions
politiques et sociales, n'est pas un esprit systématique
dans le mauvais sens du mot. Son critérium esthétique,
c'est-à-dire psycho-historique, n'est jamais obscurci par set
convictions théoriques. C'est ainsi que pour peindre ce
romantisme allemand, dont les tendances mystiques es
l'esthétique ennemie de la vie répugnaient profondément
à son esprit assoiffé de progrès, affamé de réel, de concret,
de vivant, il a trouvé sur sa palette des tons amortis et
éteints d'une extrême finesse, rendant merveilleusement
le trouble des âmes et des intelligences. C'est que Brandes
sait s'accommoder merveilleusement à l'atmosphère des
sujets qu'il représente: à une grande vigueur intellectuelle
— XXI —
il joint une extrême souplesse, une sensibilité quasi féminine
et" un don d'assimilation extraordinairement développé
qu'il doit peut-être à ses origines sémitiques. On a

reproché encore aux „Courants directeurs" d'être

un peu superficiels. J'accorde volontiers que toutes les


parties n'en sont pas également poussées et que l'auteur
un peu cavalièrement sur des difficultés qui
passe parfois
auraient longuement arrêté des critiques micrograplies.
Mais étant l'étendue de l'oeuvre, cela était
donnée
inévitable procéder
et, à autrement, elle serait devenue
interminable et intolérable. J'accorde encore qu'il est
déconcertant de voir tels écrivains comme Nodier,
Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo et d'autres, figurer

dans plusieurs volumes avec des traits ditTérentset même


ces
contraires et que nous avons quelque peine à rajuster
caractéristiques divergentes et à obtenir des physionomies
complètes. Mais cela encore était exigé par la conception
générale de l'ouvrage. Enfin je ne conteste pas que la
manière de Brandes soit parfois trop nerveuse, son allure
trop trépidante, nous fasse passer par des styles
qu'il
trop différents, qu'il pique avec trop de
coquetterie
dans ses pages les plus solidement construites et
parfois,
les i)lus vigoureusement menées, une anecdote ou un
souvenir pei>onnel, qu'il use peut-être un peu trop
prodiguément de ces raccourcis du style que sont les
exclamations, les interrogations et les ellipses. Mais ce
je ne sais au juste, qui
sont ces défauts ou ces qualités,
Courants directeurs leur note caracté-
donnent aux
ristique, parce qu'en (Uix se révèle le grand don que Brandes
prise par-dessus tout dans les oeuvres qu'il étudie, peut-

être parce qu'il le possède lui-même au plus haut degré:


le don de la vie.

IV.

L'ouvrage que j'essaie d'introduire auprès^ du lecteur


forme le cinquième volume des „Courants directeurs
de la littérature du XIX« siècle". Je regrette sans

doute que ce ne soit pas l'oeuvre entière que l'on ait


— xxir —
tenté de transporter en franrais. Mais, puisqu'il fallait
commencer par un fragment, on a bien fait de choisir
l'Ecole Romanti(|ue en France, le volume (jui nous
est le plus immédiatement accessible et qui est peut-être
le plus vibrant et le plus coloré de la série.
C'est qu'aussi bien le sujet était particulièrement
captivant. Que de noms illustres et que d'oeuvres mer-
veilleuses ! La littérature française rajeunie, rafraîchie,
recréée ! Une conception nouvelle de la nature, une
conception nouvelle de l'âme, une conception nouvelle de
l'art! Tous les souftles de la rose des vents de l'esprit
déchaînés pour balayer tout ce qui était fané, flétri, ex-
sangue. Par opposition au bourgeoisisme béat de Louis-
Philippe et au règne de l'argent, l'enthousiasme le plus
ardent pour la cause de la liberté i)artout où elle était
en péril, l'évocation des héros surhumains de l'action et
de la passion, l'envahissement de la littérature par l'indi-
vidu avec toutes ses virtualités illimitées le plébéien, :

devenu conscient de son invincible puissance, s'abandon-


nant à son grand rêve d'ambition, l'artiste se sentant le
créateur de la vie, le dispensateur de la gloire avec, comme
rançon de son génie, l'éternelle solitude, la nature conquise à
nouveau par des yeux buvant avidement l'eurythmie et la ma-
jesté de ses formes et l'inépuisable symphonie de ses couleurs,
l'âme révélée avec toutes ses noblesses et toutes ses tares,
l'ange associé au démon, le rictus marié au sanglot, et l'amour
planant, comme une fatalité inéluctable, sur toutes les
relations humaines. Et incarnant ces tendances, les per-
sonnalités les plus fortes, les tempéraments les plus rares,
les sensibilités les plus fines, les cerveaux les plus com-
préhensifs et les plus divergents, avec tous cependant un
trait commun : la rébellion contre les conventions, la
sédition contre les règles, l'assaut donné â toutes les
du nouveau, de l'inédit, de l'iné-
barrières, l'ardente soit
prouvé, du non encore senti. —
Voici Victor Hugo: toute la forêt de la poésie,
la forêt avec ses chênes fraternels et ses pins rbeellés
et ses bouleaux adolescents et ses arbustes envahis-
seurs, la foi et avec le cristal de ses sources et les
— XXIIl —
youx glauques de ses étangs, la forêt avec son peuple
d'oiseaux qui gazouillent en saluant l'aurore et l'étoile du
soir et son peuple d'insectes qui scintillent dans les raies
du soleil et son peuple de serpents qui rôdent dans la
fraîcheur des fourrés, la forêt avec ses fougères qui
dressent dans la nuit leurs silhouettes fantastiques et ses
tieurs embaumant les sentes, la forêt qui s'éveille et s'agite
et bruit et brame — la forêt qui chante. Voici Alfred
de Musset le poète de la jeunesse et de l'amour: Eros-
enfant frappe, par les clairs de lune des nuits d'été, sur
des lyres dont les cordes sont des corolles de lilas blanc
et Eros-adulte, vêtu d'un manteau de pourpre trempé dans
le plus pur du sang du poète, sanglote, par les nuits
d'hiver, ses chants si indiciblement tristes que la nature
tout entière s'y associe et pleure par toutes ses sources,
par tous ses fleuves, par toutes ses mers. Voici George
Sand, la grande âme maternelle qui a vibré à tous les
sons de la gamme des sentiments et des passions, qui a
embrassé du même fervent amour toutes les choses et
tous les êtres, la nature dans ses spectacles grandioses et
dans ses aspects idylliques, T humanité dans ses rares élus,
couronnés de l'auréole du génie et dans ses représentants
les plus petits et les plus humbles et qui a aimé par-
dessus tout l'humanité souffrante, le peuple égaré, tous les
faibles et tous les persécutés. Voici Balzac, l'ouvrier
cyclopéen qui, de ses rudes mains, a construit un gigan-
tesque microcosme où s'agite, animé d'une vie intense, tout
un peuple de personnages, se heurtant, s'entrechoquant, se
piétinant dans leur course effrénée vers la femme aimée, la
charge désirée, la richesse convoitée. Voici encore Beyle, le ro-
mancier, chirurgien pourlequel les âmes de ses contemporains
ont été comme des abcès que l'on ouvre et des plaies que
l'on opère et Gautier, le maître du Verbe innombrable et de
la Forme parfaite, et Dumas, le génial improvisateur, et
Nodier, le spirituel disciple d'Hoffmann et Sainte-Beuve
le poète critique, que sais-je encore? Tous ils sont là,
évoqués devant nos 3'eux par une admiral)le imagination
résurrectrice.
— XXIV —
Peut-être le lecteur français iiiformé trouvera-t-il
dans ce livre peu de choses nouvelles: ce qui y est
vraiment nouveau ce sont les volumes qui le préparent et
l'annoncent et l'expliquent, sans compter qu'il date de plus de
vingt ans et quo tous les critiques de l'Europe, critiques français
compris, y ont largement puisé. Peut-être trouvera-t-il,'lui
qui est habitué à une composition serrée, que cette étude
du romantisme français manque un peu de plan, que les
personnages y apparaissent et s'y succèdent un peu au
hasard et que la forme en est trop tendue et trop trépidante.
On dirait souvent d'un voyageur qui, après avoir parcouru
une longue route pleine de paysages splendides et de sites
merveilleux, veut conler, sans se donner la peine de se
reposer et de se recueillir, tout ce qu'il a vu et dont l'oeil,
accablé de formes et de couleurs, a des éblouissements et
dont la voix est enfiévrée et haletante. Peut-être regrettera-
t-on que dans ce tableau Lamartine n'ait pas de place et
sera-t-on étonné d'y rencontrer et Mérimée et Beyle que
l'on est habitué chez nous à considérer comme les ancêtres
du réalisme. Mais ce sont Là des vétilles. Que le lecteur
se dise que le livre de Brandes est le seul tableau d'en-
semble que nous ayons du romantisme français. Nous
avons des monographies en masse, des portraits en foule,
les portraits raides, majestueux dans le sens de Jouvenet,
de M. Brunetière, les portraits lucides, intelligents et
consciencieux, dans la manière d'Ligres, de M. Faguet et
les portraits spirituels, légers et alertes, dans le goût de
La Tour, de M. Jules Lemaître. Mais l'école romantique,
dans son ensemble, n'a pas trouvé d'historien chez nous
depuis le livre amusant mais si superficiel de Théophile
Gautier. Honneur donc au grand critique danois d'avoir
tenté cette oeuvre difficile et de l'avoir réalisée avec une
puissance de conception, une finesse de sensations et une
pénétration d'analyse psychologique auxquelles aucun des
lecteurs de l'Ecole Romantique en France ne
refusera pas, j'en suis sûr, son hommage.

Victor Baseli
Saint-Cast, le 12 août 1901.
Chapitre I

La scène politique

De 1824 à 1848 s^ épanouit en France une littérature


puissante et merveilleuse. Après la grande Révolution,
^près les guerres de PEmpire et l'épuisement général
rsous le règne de Louis XVIII, une nouvelle génération
^vait grandi qui, avec un zèle et un enthousiasme ad-
mirables, entreprit de regagner tout ce qui avait été
perdu dans le domaine intellectuel. Pendant la Révolution
^t les guerres de Napoléon, la jeunesse française avait eu
mitre chose à faire qu'à renouveler la Littérature et
l'Art. Toutes les forces vives de la nation avaient été
•consumées par la politique, l'administration et la guerre,
et tout d^un coup toute cette vigueur intellectuelle,
enchaînée jusque-là, se trouvait libre. L'époque de la
Eestauration et du gouvernement de Juillet peut être
marquée comme Pavénement décisif de la bourgeoisie sur
la scène historique. C'est pendant la Restauration que
l'industrie se développe; c'est alors qu'en France parti-
culièrement la nouvelle distribution de la richesse nationale,
accomplie sous la Révolution et étendue par Napoléon à
toute l'Europe, commence à porter ses fruits. Le commerce
et l'industrie étaient libres, les privilèges et les faveurs
de toutes sortes étaient abolis, les biens des églises et
des couvents qu^n avait confisqués, ceux de la noblesse
•qu'on avait morcelés et vendus à l'encan se trouvaient
maintenant entre les mains de nouveaux propriétaires
vingt fois plus nombreux au moins que les anciens. Il en
Brandes, F école romantique en France. 1
résulta que l'argent devint le ressort de la vie bourgeoise?
et aussi l'objet des convoitises de chacun.
Après la Eévolution de Juillet, c'est la noblesse d'argent
qui remplace l'ancienne noblesse de naissance; le riche est
anobli, élevé au rang de pair, et il fait de plus en plus
servir la puissance royale à ses propres intérêts. C'est
ainsi que la chasse à l'argent, la création de grandes
entreprises commerciales et industrielles devient le trait
social dominant du temps; et cet esprit pratique qui
contraste si vivement avec les passions révolutionnaires
et guerrières de l'époque précédente contribue à donner
aux oeuvres poétiques de ce temps leur caractère romantique
et irréel. Un seul des écrivains éminents de cette géné-
ration, Fun des plus grands, Balzac, n'hésita point à
peindre son époque et à faire de la puissance encore
nouvelle de l'argent, de ce nouveau roi du monde, le
principal sujet de son oeuvre gigantesque. Les autres
artistes, quoiqu'ils travaillassent souvent, eux aussi, pour
l'argent, s'éloignèrent le plus possible de la réalité dans-
leur poésie comme dans leurs rêves.
Ce fut pendant dix ans, vers 1830, la période la
plus féconde et la plus remarquable pour l'Art, mais en
politique, une période terre et morne, dans laquelle la
Eévolution de Juillet ne fut qu'une tache sanglante.
Dans les cinq premières années, sous Charles X, on avait
vécu en pleine réaction. Les ministères Villèle, Martignac
et Polignac marquent moins trois époques du mouvement
rétrograde que trois degrés de ses rapides progrès: allegro^
andante et allegro furioso. Sous Villèle, les Jésuites^
devinrent tout puissants, les cloîtres furent réouverts, les
lois sur la sanctification du dimanche furent exécutées
avec la même sévérité qu'au moyen-àge; on punit de la
peine de mort les vols commis dans les églises; les pauvres
n'eurent droit aux aumônes qu'en présentant un certificat
de piété. Enfin, en 1827, on proposa une loi sur la
presse destinée à bâillonner les adversaires de l'Eglise;
pourtant la chambre des Pairs la repoussa. La garde-
— 3 —
nationale fut dissoute, la censure rétablie, mais les ministres
eurent la majorité de la Chambre contre eux et se retirèrent
en 18-28. A la réaction cléricale par trop brutale succéda,
avec Martignac, le ministère des concessions qui chercha
à opposer quelques faibles digues à la domination toute
puissante des Jésuites. La conséquence en fut que le
roi le congédia à la première défaite qu'il subit à la
Chambre, pour installer à sa place le ministère Polignac,
dont le ancien ambassadeur à Londres, était un
chef,
homme selon son coeur; Polignac croyait à la royauté
comme à l'ombre de Dieu sur la terre, il croyait —
(et
des songes l'affermissaient dans cette croyance) —
être
appelé par Dieu à lui rendre son ancien éclat. Mais le
gouvernement était si peu populaire, que même sa seule
action guerrière, la conquête d'Alger, ne put enthousiasmer
-la nation et fut au contraire mal jugée par ses nombreux

adversaires. La dissolution de la Chambre n'ayant abouti,


malgré les mandements
des évêques et l'intervention per-
sonnelle du dans la lutte électorale, qu'à la réélection
roi
des ennemis du gouvernement, le coup d'Etat s'accomplit.
Aussitôt, le contre-coup suivit; après un combat de trois
jours le ministère était emporté avec la royauté, par les
flots de la révolution. Mais, pendant Cjue dans la première
moitié de la période qui nous occupe la politique cédait
à un mouvement rétrograde, il en était tout différemment
dans le domaine intellectuel et social. Tout d'abord,
l'oppression excita la soif de la liberté. La bourgeoisie
et les intellectuels qui, à la fin, avec l'aide du prolétariat
de la capitale et des étudiants, avaient renversé la royauté
étaient devenus de plus en plus mécontents et aigris pendant
tout ce laps de temps. Il en résulta entre autres choses
que la littérature qui, au début, d'accord avec la politique,,
avait formé un contraste historique avec la grande Ké-
volutioD, et avait prôné le catholicisme, la royauté, le
moyen-âge, prit une tout autre direction. L'exclusion de
Chateaubriand du ministère Villèle en avait donné le signal,
et depuis, même dans les plus hautes classes de la société

1*
— 4 —
qui donnaient le ton et le style de la belle Littérature,
le mouvement intellectuel tendit à se séparer de plus en
plus du mouvement réactionnaire politique. A un certain
point de vue, la Restauration était comme une seconde
floraison du XVIII " siècle dans le XIX ß; c'était le
siècle de l'Humanité confondu avec celui de l'activité
industrielle. De cour l'élégance, la politesse et les
la
belles manières se répandaient dans la nation dans les ;

cercles de l'ancienne noblesse on discutait sans préjugé


les questions morales et religieuses qui avaient passionné
le siècle précédent. La conscience nationale, que les classes
supérieures de la société essayaient de réveiller et de relever,
reposait particulièrement sur le respect et l'amour
ardent que tout ce qui avait de l'esprit et quelque culture
en France vouait à la littérature et à l'art. Scepticisme
prédominant en religion, liberté illimitée et tolérance
intelligente au point de vue moral: c'était là comme
l'atmosphère où vivait la bonne société et dont elle était
enveloppée. Rien ne pouvait être plus favorable, plus
fécondant pour la Littérature poétique qui jaillissait de
toutes parts. Tandisque la réaction politique entretenait
le libéralisme par son oppression, il se développait dans
l'élite de la nation une liberté absolue de
intellectuelle
pensée et de sentiment qui n'exigeait rien de plus que
l'élégance et la perfection de la forme dans tous les
domaines étrangers à la politique. Tel devait être le
point de départ du nouveau mouvement intellectuel.
La royauté de Juillet fut installée. Louis Philippe
fut hissé, péniblement hissé, sur le trône de France, comme
roi par la grâce de la Révolution.
Déjà, dans les cinq premières années de son règne,
se révélèrent les caractères particuliers de son gouvernement.
Tout d'abord, manque de contenance et de fermeté à
l'extérieur, chose indispensable pourtant à une royauté
qui s'appuie exclusivement sur la bourgeoisie. Ce roi prudent
et pacifique jH'épara à la France défaite sur défaite, humi-
liation sur humiliation. Pour maintenir la paix, il refusa
— 5 —
le trône que la Belgique offrait à son second fils, et pour
la même raison, il laissa l'Autriche réprimer librement
les révoltes de l'Italie que le peuple français regardait
justement comme un résultat de la Révolution de Juillet.
Il ne put empêcher la défaite de l'insurrection polonaise

et la prise de Varsovie qui causa en France un vrai deuil


public. Le pays perdit ainsi de jour en jour en consi-
dération et en puissance. A l'intérieur, le gouvernement
n'avait pas plus de dignité; les demandes continuelles de
crédits que les Chambres repoussaient toujours produisaient
l'impression la plus fâcheuse.
Louis-Philippe avait été un instant populaire, comme
le Valmy et de Jemmapes, comme le Eoi-citoyen,
soldat de
l'ancien maître d'école fugitif que Lafayette lui-même
avait appelle „le meilleur républicain", mais il ne fut
point capable de conserver sa popularité, malgré le zèle
qu'il y déploya. Il était intelligent, avisé, vivait d'une
vie de famille simple et correcte; ses fils fréquentaient
les écoles publiques, et lui-même allait chaque jour
se promener dans les rues de Paris son
seul, en civil,
fameux parapluie à la main, toujours
répondre
prêt à
aux saints ou à remercier ceux qui l'acclamaient par des
paroles aimables ou une poignée de main. Mais ces vertus
modestes et bourgeoises qu'il montrait au grand jour
n'étaient pas celles que la France exigeait de ses souve-
rains. Ces paroles: „nous voulons un pouvoir qui monte
à cheval" qu'en son temps on avait fait entendre à
Louis XVIII, souffrant de la goutte, marquent un senti-
ment qui contribua aussi à renverser Louis-Philippe.
Et quand celui-ci était à cheval, il y faisait mauvaise
figure. Quand, en Juillet 1832, après avoir déclaré Paris
en état de siège, à la suite d'une nouvelle insuirection,
il passa la revue de 50000 hommes de garde nationale
et de troupes de ligne qui faisaient la haie sur le boulevard,
il ne s'avança point au milieu de la rue, il passa d' abord

à droite du côté de la garde nationale, se courbant sur


son cheval, pour distribuer le plus de ])oignées de main
— 6 —
possible; deux heures après, il passa de la même manière

devant les troupes de ligne; il souriait sans discontinuer,


le tricorne enfoncé sur la tête et lui donnant un air
misérable. On eût dit que ses j^eux demandaient pardon
d'avoir déclaré Paris en état de siège. Quel spectacle
pour une population si facilement enthousiaste, pour une
population dont les aînés avaient acclamé encore Bonaparte
avec son attitude de César impassible, ses yeux fixes et
ses mains „inapprochables" !*)
Quels que fussent les efforts du roi pour gagner l'amour
de ses sujets, l'abîme fut encore plus profond entre le
trône et le peuple que sous le régime précédent.
L'ancienne noblesse se tenait éloignée de la nouvelle
cour, la division des classes s'opérait chaque jour davantage,
les propriétaires fonciers voyaient avec mécontentement
les rois de la bourse attirer à eux toute la puissance.
Légitimistes et haute bourgeoisie, hommes d'Etat et artistes
ne se fréquentaient plus; les salons de la Kestauration se
fermaient les uns après les autres et c'en était fait de la
gaieté et de la simplicité aristocratiques de jadis. Avec
l'ancienne forme de gouvernement disparurent aussi la
vieille élégance, la frivolité gracieuse, l'esprit pétillant des
dames du grand monde, leur vivacité et leur audace
tempérées par la grâce. On vit surgir alors des hommes
d'argent auxquels la cour réservait ses faveurs et que le
prince royal avait fréquentés avant son mariage; les clubs
et les sports anglais s'introduisirent dans les moeurs en
même temps qu'un luxe effréné et sans goût et qu'une
prédilection marquée pour les jouissances matérielles. Le
roi avait été d'abord voltairien, et ses relations de famille
l'avaient incliné plutôt vers le protestantisme. Mais craignant
pour son trône, il changea bientôt d'opinion, se soumit
(d'ailleurs inutilement) à toutes les humiliations pour gagner
à lui le clergé; en peu de temps toute la cour devint

*) Expression d'Henri Heine qui avait assisté à cette scène


et qui compare également Louis-Philippe avec Napoléon.
•dévote. Dans le même moment, les classes supérieures
de la bourgeoisie s^'adonnèrent à une piété à la fois anxieuse
•et aifectée que la craint« quatrième état dans la
d'un
nation avait fait naître. L'li3q)ocrisie, mise à la mode
car la littérature réactionnaire de salon, commença à se
l'é]>andre dans la bourgeoisie et le scepticisme passa près
des femmes pour „insipide". Les moeurs furent plus sévères
•extérieurement; en réalité elles furent, comme en Angleterre,
plus dissolues. On fut sans pitié pour les égarements
du coeur féminin, mais plein d''indulgence pour les agioteurs
sans scrupule. La génération précédente, ainsi que le
fait remarquer un historien, „n'avait pas refusé le respect
au prêtre qui délaisse son église, à la femme qui délaisse
son mari, pouiTU que les motifs en fussent désintéressés.
Maintenant, c'était contraire aux bienséances que de désirer
le rétablissement du divorce, le mariage des prêtres" Le
faubourg St. Honoré, le quartier des rois de la bourse,
donnait le ton.
Il n'est donc pas étonnant que le parapluie de Louis-

Philippe fut bientôt considéré comme le symbole de sa


Toyauté, et que le mot ,, Juste-milieu" que le roi avait
un jour employé très exactement pour désigner la voie
.à suivre, fut synonyme de faiblesse et d'inertie ou de
puissance sans éclat ni dignité.
Si nous jetons un regard d'ensemble sur toute cette
•époque, aux alentours de 1830, nous voyons facilement
•qu'elle devait être peu favorable au développement et à
'l'épanouissement de l'Art.

Chapitre IL

La génération de 1830.

Sur cette scène politique, où nous avons vu pêle-mêle


lies frocs de la !Re^auration et le parapluie de la royauté
de Juillet, dans cette société, où la puissance de Fargent^
géant dès le berceau, avait étouffé tout le romantisme-
extérieur de la vie, dans ce monde du „Juste-milieu"^
jaillit subitement une littérature enflammée, étincelante,.
écarlate, passionnée. Toutes les conditions se trouvaient
réunies pour jeter les jeunes esprits inquiets dans le délire-
romantique, pour les pousser au mépris ardent de Topinion
publique, à la déification de la passion déchaînée et de
l'originalité la plus hardie. La haine de la bourgeoisie-
devint le mot de ralliement, comme elle avait été un
siècle auparavant, en Allemagne, le cri de guerre contre-
les philistins. Mais, pendant que le mot philistin nous-
rappelle les poêles en faience et les bonnets de coton, le
mot bourgeois éveille surtout la pensée du règne de l'argent.
Par un contraste naturel avec la doctrine utilitaire et la
puissance toute nouvelle de l'argent, le courant intellectuel,
chez les talents déjà mûrs et plus encore chez ceux qui
ne faisaient que de naître, se trouva très rapidement en
opposition avec l'ordre de choses existant. Le culte de
l'Art, l'amour enthousiaste de la liberté dans l'Art fut
le nec plus ultra, la chose unique au monde, la
lumière et la flamme qui éclairaient et vivifiaient; seul^
avec sa beauté et ses audaces, il pouvait donner du prix
à la vie.
Les Jeunes avaient entendu parler dans leur enfance-
des événements terribles de la Kévolution, ils avaient vu
l'empire, ils étaient fils de héros ou de victimes. Leurs-
mères les avaient conçus entre deux batailles, et lo canon
avait salué leur entrée dans le monde. Four les jeunes-
poètes et artistes qui débutaient, il n'y avait à cette époque
selon l'expression pittoresque de T. Gautier, que deux
sortes d'hommes: „les flamboyants" et „les grisâtres."*)-
D'un côté, l'art qui représentait le sang, la pourpre, le
mouvement et la passion, de l'autre, la littérature et l'art
corrects, timides mais incolores. Tout leur entourage leur
paraissait prosaïque, matériel, terne. Ils voulaient crier

à ce temps tout leur mépris, exprimer hautement leur


admiration pour le génie, leur haine de la bourgeoisie-
*) cf. Théophile Gautier Histoire du Romantisme — La légende du gilet rouge
:
— 9 —
bornée et imbécile. Car c'est seulement maintenant que-
cette bourgeoisie était devenue une puissance.
Il nous semble aujourd'hui que la jeunesse d'alors
a été plus jeune, plus riche de sève, plus énergique, plus
ardente et plus bouillante qu'ailleurs ou à une autre époque.
Je m'explique ce fait de la manière suivante: c'est que
la jeunesse de France qui, pendant la Révolution, avait
transformé l'état politique et social du pays et avait grandi
avec cette tâche, puis sous l'empire, avait risqué sa vifr
pour conquérir la moitié du monde, se donna maintenant
avec la même passion à l'Art et à la Littérature. Ici,
également, il y avait des révolutions à accomplir, des
victoires et des territoires à gagner. Pour la première
fois en France, le mot ,,art" désigne, en général, la belle
Littérature. Au XVIII siècle toute la littérature avait
"^

eu un caractère philosophique et avait embrassé un très


vaste domaine. Au début du romantisme, elle aspirait à
se confondre avec l'art. Cela venait de ce que la tendance
abstraite et philosophique qui perce au siècle du classicisme^
aussi bien dans les ouvrages de raisonnement que dans
les ouvrages d'imagination, avait peu à peu fait place
à l'amour de la réalité et du concret. Mais cette prédilection
avait elle-même une cause plus profonde: on préférait la
nature primitive, inconsciente, encore fruste et sauvage,
à la nature transformée et défigurée par la civilisation.
Pourquoi ? Parce qu'un siècle qui était épris de l'histoire
et qui avait le sens historique, avait succédé à un siècle
rationaliste. On ne tenait plus à passer pour philosophe
parce qu'on estimait plus l'originalité que la profondeur de
la pensée.
On dédaignait la Littérature poétique du siècle pré-
cédent, voire même celle du XVII ^ siècle, parce qu'elle
était rationnelle, qu'elle paraissait exsangue, réglée avec
trop de raffinement d'après des lois et des formules, qu'elle,
était née et qu'elle avait crû sans liberté. Pendant que
le XVIII e siècle avait pensée et l'action, la
glorifié la
nouvelle génération prisait au-dessus de tout le développe-
— 10 —
ment naturel et libre. C'étaient là des idées importées
d'Allemagne, des idées de Goethe et de Herder, qui rem-
plissaient inconsciemment les esprits et leur inspiraient
en même temps l'horreur des règles et des principes aca-
démiques. Comment l'Art, produit inconscient d'une loi
naturelle, pouvait-il être soumis à des règles extérieures?
Un mouvement semblable à celui de la Kenaissance
s'était emparé des esprits. L'air même qu'on respirait
semblait enivrer. Dans ce long espace de temps, durant
lequel la vie intellectuelle s'était arrêtée en France, les
grands peuples voisins, l'Allemagne et l'Angleterre, avaient
pris les devants en rejetant un grand nombre de traditions
qui étaient devenues autant d'obtsacles au progrès. On
le savait en France et on en éprouvait une humiliation ;ce
sentiment donna à l'enthousiasme tout récent encore pour
l'art une puissante impulsion. En même temps, des oeuvres
étrangères, inconnues jusque-là, passèrent la frontière et
révolutionnèrent les jeunes esprits. On lisait dans des
traductions les romans de Walter Scott, „le Corsaire" et
la „Laure" de Byron ;on dévorait „le Werther" de Goethe
et les Contes fantastiques d'Hoffmann. Il arriva ainsi que
les disciples des différents arts se sentirent tout d'un
coup frères: des musiciens étudièrent les oeuvres poétiques
nationales et étrangères; des poètes comme Hugo, Gautier,
Mérimée, Borel se mirent à peindre et à dessiner. On
lisait des poésies dans les ateliers des peintres et des
sculpteurs, les jeunes élèves de Delacroix et de Dévéria
fredonnaient une ballade de Victor Hugo devant leur
chevalet. Quelques grands poètes ou romanciers, comme
Scott et Byron, exerçaient leur influence à la fois sur des
poètes comme Hugo, Lamartine et Musset, sur des musiciens,
€omme Berlioz, Halévy, Félicien David et sur des peintres,
-comme Delacroix, Delaroche, Scheffér. Les arts cherchaient
à franchir leur domaine propre et à se fondre l'un dans
l'autre; Berlioz compose les Symphonies: „Childe Harold" et
„Faust", Félicien David; „le Désert"; la musique peint et
représente quelque chose de réel et de concret. Delacroix et,
— 11 —
après lui, Ar}' Schefter, s'inspire de Dante, de Shakespeare et
de Byron; la peinture devient parfois presque une illu-
stration de la poésie. Ce fut avant tout la peinture dont
l'influence se fit sentir sur les autres arts, et particulière-
ment sur la poésie, tout à fait à l'avantage de celle-ci.
L'amant ne priait plus son amante, comme au temps de
Eacine, de „couronner sa flamme", on exigeait des images
poétiques réelles et vivantes pour remplacer ces absurdités.
En 1824, Delacroix exposa son tableau grec „le Mas-
sacre de Skios" qui rappelait Byron, en 1831, un autre
tableau „l'Evêque de Liège" qui était inspiré de „Quentin
Durward" de Scott, enfin en mai 1831, son tableau „la
Liberté sur les Barricades". En février 1829, Auber révo-
lutionne le grand opéra avec sa „Muette de Portici" ;

„Eobert le Diable" de Meyerbeer suit en 1831. En fé-


vrier 1830, „Hernani" de Hugo est représenté pour la
première fois au Théâtre Français. En 1831, „Antony"
de Dumas obtient un très grand succès. On salue donc
dans le même temps, l'avènement de Victor Hugo dans
la poésie, de Delacroix dans la peinture, de David d'Angers
dans la sculpture, de Berlioz et d'Auber dans la musique,
de Sainte-Beuve dans la critique, pendant que Frédéric
Lemaître et Marie Dorval débutent sur la scène, que
Chopin et Liszt, avec leur jeu démoniaque, se montrent
des exécutants incomparables. Tous, unaniment, prêchent
l'évangile de la nature et de la passion et
, autour
d'eux se groupent des jeunes hommes qui comprennent et
vénèrent l'art et la poésie d'une façon à peu près
identique.
Ces esprits avaient à peine conscience qu'aux yeux
de la postérité ils formeraient un groupe indissoluble.
Beaucoup, parmi les plus grands, restèrent étrangers les
uns aux autres pendant toute leur vie et s'imaginèrent
même, suivre une direction opposée. En cela ils n'avaient
pas tout à fait tort, car au fond il y avait entre eux des
divergences très marquées; et pourtant leurs qualités,
leurs préjugés, leur but, leurs défauts communs les rappro-
— 12 —
chaient. Groupés par une critique rétrospective, ils se
sentaient déjà, de leur vivant, attirés les uns vers les autres
et, à certains moments, parvenaient à se rencontrer pour ne
plus se séparer; si on y regarde de près, on finit toujours
par trouver un lien qui unit toute cette pléiade d'artistes.
Lorsqu'on parle d'écoles littéraires ou artistiques disparues,
on se représente rarement, d'une façon suffisamment nette,
ce que peut être une „école" de ce genre. Il se produit
là, en effet, un curieux phénomène d'attraction. C'est tout
d'abord un esprit puissant qui, longtemps à son insu, puis
avec une conscience de plus en plus claire, s'est affranchie
de tout préjugé; quand tout est préparé, l'éclair du génie
traverse son horizon, et il se met alors, comme Hugo dans
une introduction en prose, comme d'autres dans une poésie
ou un roman, à exprimer des pensées absolument neuves,
qui, peut-être, ne sont qu'à moitié vraies ou encore ob-
scures, mais qui, dans leur forme plus ou moins souple,
ont la même tendance, qui toutes foulent aux pieds les
préjugés héréditaires, qui frappent les idoles régnantes
aux endroits sensibles, et en même temps résonnent aux
oreilles de la nouvelle génération comme des chants de
sirène, comme un défi audacieux et un cri de guerre.
Qu'arrive-t-il alors? A peine cet esprit a-t-il parlé qu'
aussitôt, comme un écho immense, mille bouches s'ouvrent
à la fois pour répondre ; les adorateurs des idoles atteintes
se lèvent, poussant des cris confus. On croirait entendre
le hurlement formidable de cent meutes de chiens. Et
que se passe-t-il ensuite? A l'apôtre de la nouvelle vérité
viennent s'adjoindre des disciples de plus en plus nombreux
qui apportent avec eux tout leur passé, leurs révoltes,
leurs aspirations, leurs espoirs, leur volonté et leurs con-
victions. Quelques-uns se groupent près de lui, deviennent
ses intimes, d'autres se contentent d'entrer avec lui en
communication intellectuelle. Des hommes inconnus les
uns aux autres, il n'y a qu'un instant, comme ils le sont
encore au reste du monde, des hommes qui traînaient
dans quelque coin solitaire une vie languissante, se ren-
— 13 —
contrent et s'étonnent de voir qu'ils se comprennent si
merveilleusement, alors que personne, en dehors d'eux,
n'entend leur langue. Ils sont jeunes, et pourtant leur

existence n'est plus vide; celui-ci a eu des jouissances


qu'il a payées chèrement, celui-là souffre des douleurs
cuisantes, et tous ont puisé dans les jouissances et les
souffrances leur enthousiasme juvenil. Leur contact a l'effet
d'une étincelle électrique; ils échangent leurs pensées avec
une ardeur fougueuse, se communiquent leurs haines et
leurs amours, et ces sentiments débordants sont autant
de ruisseaux qui se réunissent en un fleuve majestueux.
Ce qu'il y a de plus beau dans le rapprochement de tels
génies, c'est la crainte, le respect que, malgré la commu-
nauté de pensée, malgré la camaraderie, chacun éprouve
pour l'originalité de son voisin. Ils sont tous les uns pour
les autres des êtres sacrés. C'est ce que les profanes
confondent souvent avec ce qu'ils appellent „l'admiration
réciproque". En réalité, il n'est rien de plus différent

que la flatterie règne aux époques de décadence et


qui
cet enthousiasme naïf pour le talent d'autrui qui caractérise
les disciples d'une école.
Les coeurs y sont encore trop jeunes et trop purs
pour ne pas admirer sincèrement. De jeunes talents riches
et féconds ne peuvent attendre les uns des autres que des
surprises merveilleuses; l'atelier intérieur des uns est toujours
pour les autres un livre fermé de sept sceaux. Ces derniers
ne soupçonnent point quelle forme, quelle oeuvre doit
sortir de cet atelier,' ils ne savent pas quelle jouissance
leur est préparée. Tous vénèrent, les uns chez les autres,
non point le caractère qui n'est pas encore développé, non
point les qualités particulières mais quelque chose de
supérieur à tout cela: l'Art qui est leur divinité. Mais
rarement dans l'histoire générale de la Littérature, révolution
littéraire suscita une admiration spontanée avec ce caractère
d'exaltation et d'idolâtrie. Toutes les oeuvres de ce temps
témoignent que cette jeune génération était comme enivrée
d'amitié et de fraternité. Les poésies de Hugo à Lamartine,
— 14 —
à Sainte-Beuve, à Louis Boulanger, à David d'Angers, celles
de Gautier à Hugo, à Jehan du Seigneur, à Borel celles de
;

Musset à Lamartine, à Sainte-Beuve et à Nodier, et surtout les


poésies de Sainte-Beuve à tous les porte-drapeau de l'école,
enfin les pages de Madame de Girardin, les dédicaces de
Balzac et „les Lettres d'un voyageur" de George Sand
sont l'expression éloquente d'une admiration réciproque
sincère qui ne laissait aucune place à la jalousie prover-
biale des poètes et des écrivains. Ils ne se glorifiaient
pas seulement les uns les autres; ils s'inspiraient et se
soutenaient de leurs encouragements comme de leurs conseils.
C'est sur l'indication d"Emile Deschamps que Hugo se
tourne vers les vieilles romances espagnoles. Gautier écrit
son beau sonnet sur la tulipe pour le roman de Balzac:
„Un grand homme de la province à Paris". Sainte-Beuve
revoit les manuscrits de George Sand et Tassiste de ses
conseils et de ses critiques. George Sand elle-même et
Musset unissent à un certain moment leurs inspirations.
Madame de Girardin compose un roman sous forme de
lettres avec la collaboration de Mérj, Sandeau et Gautier,
et Mérimée amène les réalistes Beyle et Vitet au vrai
camp romantique.
L'heure brève où tous ces artistes se rencontrent et
s'unissent, est à proprement parler l'heure où la Littérature
romantique fleurit en France. Peu de temps après, Nodier
est couché dans la tombe, Hugo est exilé à Jersey, Dumas
fait de la Littérature une industrie, Sainte-Beuve et Gautier
entrent dans le cercle de la princesse Mathilde, Mérimée
trône à la cour d'amour de l'impératrice Eugénie, Musset
est assis solitairement devant son verre d'absinthe, et
George Sand se retire à Nohant.
Plus tard chacun d'eux fit de nouvelles liaisons et
laissa son talent se développer naturellement; mais leurs
oeuvres les plus hardies, les plus fraîches, sinon toujours
les plus belles et les plus parfaites, datent du temps
où ils se réunissaient encore dans la maison de la rue
Notre-Dame-des-Champs, où Hugo et sa belle jeune femme
— 1.3 —
vivaient avec leurs deux mille francs de pension, ou bien
dans la mansarde de Borel dont le manteau à la Hernani
était suspendu à côté d'une esquisse de Dévéria et d'une-
copie de Giorgione, dans cette même mansarde, où les
jeunes romantiques étaient assis presque les uns sur les
autres ou se tenaient debout quand il n'y avait plus de
place pour s'asseoir.
Ces jeunes gens se regardaient comme des frères et
des conspirateurs en possession d'un doux secret qui les
fortifiait, et leurs oeuvres en recevaient un arôme commun,
un parfum semblable à celui de vins généreux d'une
année extraordinaire. Ah! ce bouquet de 1830! Aucun
autre dans ce siècle ce peut lui être comparé.
On cherchait dans tous les arts des voies nouvelles,
hors de l'ornière commune. La flamme intérieure devait
animer et affranchir la musique, faire disparaître les lignes
et les contours, transformer la peinture en une symphonie
de couleurs et enfin rajeunir la poésie. Dans tous les
arts on visait au coloris, à la passion, au style au point
que le peintre le plus original de l'époque, Delacroix, en
cherchant le coloris, négligeait le dessin, que la poésie lyrique
et le drame aboutissaient aux convulsions de la passion,,
que chez quelques-uns des jeunes, comme chez Mérimée
et Gautier, de talent d'ailleurs si différent, le style était
parfois toute la poésie. On voulait revenir à la nature
primitive et simple. Nous avons été des rhéteurs, disait-on,
nous n'avons jamais compris le naturel et la simplicité,
nous n'avons jamais compris les barbares, le peuple, l'enfant,
la femme, le poète.
Jusque-là le peuple avait toujours été relégué au
second plan dans la poésie: dans les drames de Victor
Hugo, l'homme du peuple monta sur la scène comme
héros et comme vengeur. Jusque-là on avait lait parler
les barbares comme des Français du XVIII ^ siècle (Mon-
tesquieu, Voltaire); Mérimée peignit dans „Colomba" et
„Carmen" des sentiments sauvages avec toute leur naïveté
et leur fraîcheur. Chez Racine (Athalie), l'enfant avait
— IG —
parlé comme une grande personne; Nodier lui donna un
coeur d'enfant et mit dans sa bouche des paroles d'inno-
cence. L'ancienne poésie française (Corneille, Molière,
Voltaire) avait donné à la femme une conscience et
des pensées viriles. Corneille avait peint la vertu,
Crébillon fils, le vice et la légèreté; mais vertu et vice
étaient chez la femme et chez l'homme choses conscientes
et acquises. George Sand représenta au contraire des
coeurs de femmes pleins d'une noblesse et d'une bonté
innées. Madame de Staël avait dans „Corinne" représenté
l'esprit supérieur de la femme comme un grand talent
vainqueur. George Sand peignit dans „Lélia" le génie
féminin comme une puissante sibylle. Autrefois on s'était
figuré le poète comme un homme de cour à l'exemple de
Eacine et de Molière, ou bien comme un homme du monde
à l'exemple de Voltaire et de Beaumarchais, ou bien
simplement comme un brave bonhomme à l'exemple de
La Fontaine. On le regardait maintenant comme le paria
de la société, l'homme que la société a repoussé, le grand-
prêtre de l'humanité, souvent pauvre et dédaigné, mais
portant l'étoile au front et la flamme sur la langue. Hugo
le célébrait dans ses poésies comme le pasteur des peuples,
et de Vigny le représentait dans ,,Stello" et ,, Chatterton"
comme l'enfant sublime qui aime mieux mourir de faim
que d'humiler sa muse dans une tâche indigne d'elle,
mais qui en mourant bénit l'humanité qui reconnaît trop
tard la valeur de celui qu'elle perd.
— 17 —
Chapitre III

Le Romantisme

Le Romantisme en France fut dès le début essen-


tiellement une guerre d'indépendance: on s'éprit d'en-
thousiasme pour le moyen âge que le XVIIP siècle avait
proscrit et pour les poètes du XVP
siècle Ronsard, du
Bellay etc. que le siècle classique de Louis XIV avait
dédaignés, on s'insurgea contre l'imitation inepte de l'an-
tiquité et contre la sotte habitude qu'on avait contractée
de représenter les peuples de tous les temps comme
des
Français et des contemporains, et la campagne s'ouvrit
par le cri de guerre „respect de la couleur locale", c'est-
à-dire, respect du caractère
particulier des peuples et des
pays étrangers bien que des temps reculés.
aussi Cela
seul était toute une révolution dans la poésie française.
On comprenait enfin à quel préjugé on avait obéi jusque
là en peignant l'homme en général et en faisant de tout
homme plus ou moins un Français; on reconnaissait que
l'humanité „en général" n'existe pas, qu'il y a seulement
des races, des tribus, des peuples, des familles, que
le
Français est encore moins que tout autre le représentant
de toute l'humanité. Il fallait donc sortir de soi-même
pour comprendre l'humanité et la peindre. Ce mot de
ralliement „Respect de la couleur locale" donna à l'art
et à la critique en France, pendant ce siècle, un nouvel
essor.
On essaya alors de faire l'éducation du public et de
le gagner à la nouvelle doctrine. On n'écrivit point pour
plaire, et c'est ce qui assure aux oeuvres de cette époque
une valeur durable. C'est pour cette raison qu'un critique
qui, comme moi, étudie les grands courants de la littérature
s'arrêtera de préférence à des oeuvres romantiques qui
ont eu peu de vogue, pendant qu'il se contentera de,
Brandes, l'école romautique en France.
2
— 18 —
mentionner à peine un poète et un écrivain comme Scribe
qui, durant toute une génération, a dominé toutes les
scènes de l'Europe.
Tant qu'un poète, en effet, ne saisit pas l'essence
profonde de l'âme humaine, tant qu'il n'ose ou ne peut
pas composer son oeuvre avec le pur désintéressement de
l'artiste, tant qu'il n'ose ou ne peut pas camper devant
nous ses héros, en les dépouillant de tout voile, et nous
donner une image de la nature humaine telle qu'elle s'est
révélée à lui, sans la mutiler ou la farder, tant qu'il
demande conseil à son public, qu'il prend pour guides
les préjugés, l'ignorance, les mensonges, la grossièreté et
la sentimentalité de son public, il peut bien obtenir le
plus grand succès —
ce qui est le cas ordinaire mais —
pour moi, il n'existe pas, et son oeuvre est sans valeur
pour l'histoire littéraire telle que je la comprends. Tous
ces bâtards, issus d'un mariage de raison entre un esprit
poétique et l'être équivoque qui s'appelle l'opinion publique,
toutes ces oeuvres inspirées par le goût et la morale du
public sont, après une génération sans chaleur et sans
vie; elles ne possèdent point de force vitale propre, elles
ne craignent que des lecteurs qui déjà sont morts, elles
ne cherchent qu'à satisfaire des conditions qu'on ne leur
demande plus depuis longtemps. Toute oeuvre au contraire,
qui ne vise point au succès et dans laquelle un auteur
indépendant ose parler librement comme il sent, et peindre
comme il voit, est et reste un monument inappréciable.
La contradiction entre cette critique sévère des
ouvrages composés en vue du succès et l'influence énorme
exercée sur l'auteur par la société dans laquelle il vit
n'est qu'une contradiction apparente. Assurément, il est
impossible à un poêle de sortir complètement de son siècle;
mais le courant qui l'entraîne est toujours double: il y
a un courant supérieur et un courant inférieur; se laisser
porter et pousser par le premier, c'est signe d'impuissance
et de mort. En d'autres termes, il existe à chaque époque
des idées et des formes dominantes et privilégiées qui ne
._ 19 _
«ont pourtant que des enveloppes vides, depuis longtemps
lusées et pétrifiées, un legs du passé; mais il est une
classe toute différente d^'idées encore informes qui planent
pour ainsi dire dans Tair et •que seuls les esprits les plus
•ouverts et les plus perspicaces pressentent avant leur plein
'épanouissement. Cest vers celles-ci que convergent toutes
les aspirations et tous les eftorts.
En 1826, des acteurs anglais jouèrent à Paris, et,
pour la première fois, les chefs d'oeuvre de Shakespeare:
Le Roi Lear, Macbeth, Hamlet furent dignement représentés
sur la scène française. Sous l'impression de ces représen-
tations. Hugo écrivit sa préface de Cromwell qui devint
le programme de la nouvelle littérature. La guerre d'in-
dépendance dans le domaine de la poésie commença par
un assaut contre la tragédie classique française qui était
sans contredit le point le plus faible et le plus exposé
•de toute la tradition littéraire. Hugo ignorait à peu près
•combien cette tragédie classique avait déjà été attaquée
dans toute l'Europe; aussi son manifeste n'offre-t-il rien
de bien nouveau .à qui connaît les critiques beaucoup plus
-anciennes de Lessing, de Schlegel et des romantiques
anglais ; mais c^était pourtant quelque chose de transporter
la lutte sur le sol même de la France. Si l'on ne con-
sidère pas la préface de Cromwell au point de vue historique,
les efforts déployés par Hugo pour démontrer l'absurdité
•des règles classiques (règles des trois unités etc. semblent
aux lecteurs d'aujourd^'hui aussi dépourvus d'intérêt que
les inepties mêmes contre lesquelles ils sont dirigés. Mais
il ne faut pas oublier que Boileau régnait encore en France,

-à cette époque, en maître incontesté et que son autorité

était toujours souveraine.


Les pages oii Hugo développe sa théorie propre de
l'art présentent un intérêt psychologique bien supérieur,
^quoiqu'il soit trop poète et trop peu penseur pour apporter
dans ses démonstrations des preuves satisfaisantes.
Il veut, avant tout, combattre l'abstraction et l'imi-
:tation de l'antiquité dans la tragédie, et, chose assez singu-
9*
— 20 —
c'est au nom du christianisme, et en s'appuyant sur
lière,
une division historique tout aussi arbitraire que celle de-
son contemporain Cousin, qu'elle nous rappelle, qu'il part
en guerre contre la tragédie classique. Il distingue trois-
grandes périodes dans l'histoire du monde: la période-
primitive qui est celle de la poésie lyrique, la période
antique qui est celle de la poésie épique et la période
chrétienne qui est celle du drame. La religion chrétienne-
nous apprenant que l'homme est composé d'une double
essence. Tune animale, l'autre spirituelle, d'un corps et
d'une âme, la poésie chrétienne qui est la poésie des temps
modernes devra unir dans la même oeuvre ces deux-
„types" autrefois séparés, le sublime et le grotesque.
Il n'est donc pas nécessaire que la tragédie soit
toujours solennelle: elle doit, en se développant, faire-
place au drame. En allant jusqu'au fond de la pensée-
de Hugo, on arrive à la conclusion suivante: le but
véritable et suprême de l'art est d'éviter le Beau abstrait
en restant près de la nature. Nous voulons, nous dit-il
en substance, fouler au pied les convenances, nous ne
voulons plus être obligés d'écarter de la grande poésie
tout ce qui rappelle en nous l'élément physique. Ainsi^.

le juge dira: „à la mort et allons diner" La reine;

Elisabeth jurera et parlera latin; Cromwell dira: „J'ai


le parlement dans mon sac et le roi dans ma poche" •,,

César dans son char de triomphe aura peur de verser.


Le mot de Napoléon: „Il n'y a qu'un pas du sublime
au ridicule" semble à Hugo le cri d'angoisse qui résume
le drame comme la vie.
Si exagérée que soit l'expression, le sens pourtant
en est simple et clair; il s'agit pour Hugo de démontrer
la valeur esthétique du laid. En d'autres endroits, il
dira que „le beau n'est que la forme considérée dans son
rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus absolue,
dans son harmonie la plus intime avec notre organisation,
tandis que le laid n'est qu'un détail d'un grand ensemble
qui nous échappe"; il dira encore que „le beau n'a qu'un.
— 21 —
bype que le laid en a mille etc. ..." ses adversaires
linterprétèrent sa théorie en l'altérant. Le laid, lui firent-
ils dire, c'est le beau (ainsi que le chantent les sorcières
de Macbeth), et opposèrent les mêmes critiques
ils lui
«qu'on adresse de nos jours au naturalisme le plus déclaré.
Le romantisme français n'était-il donc d'après cela
•qu'un naturalisme légèrement voilé? Ce que Hugo de-
mandait au nom de la jeune génération, c'était bien en
•effet la nature, la vérité, la couleur locale et la couleur
historique. George Sand n'est qu'une fille de Rousseau
•et l'apôtre de l'évangile de la nature, Beyle et Mérimée

déifient la nature d'une façon brutale et élégante, Balzac


•est aujourd'hui encore salué comme le fondateur et le
•chef de l'école réaliste.
Si Hugo pourtant aimait la nature et la vérité, en
•même temps et avant tout, il visait à l'effet au moyen
•des contrastes, à l'opposition marquée du corps et de l'âme,
•comme au moyen âge, et à un romantisme dualiste fondé
-sur cette opposition „La salamandre, dit-il, soulève l'ondine,
:

le gnome embellit Telfe."


Il voulait le naturel, mais il pensait ne pouvoir
l'atteindre que par le rapprochement des contraires, par
la fusion de deux abstractions: la beauté et l'animalité
Esméralda Quasimodo, la passion de la courtisane et
et
l'amour le plus pur chez Marion de Lorme, la soif du
sang et l'amour maternel chez Lucrèce Borgia.
Dès sa première jeunesse, pour ainsi dire, la nature
•fut devant lui comme un grand Ariel-Caliban représentant
.à la le plus transcendant et l'animalité
fois l'idéalisme
la plus monstrueuse. Nous retrouvons là la conception
de la nature des peuples du nord qui plus tard céda la
place chez Hugo à un vaste panthéisme dont le beau et
profond poème „le Satyre" de la „Légende des siècles"
fut l'expression la plus parfaite.
Cet amour pour la nature et cet enthousiasme pour
•ce qui lui est précisément le plus opposé se renconti-ent
•dans toute la littérature du temps.
— 22 —
On chante bien la nature sans doute, mais ce qu'bm
fait comme prosaïque, vulgaire, commun, ce n'est trop»
souvent que la nature elle même dans sa simplicité. La
nature qu'on aime, c'est la nature- romantique.
George Sand et Gautier échappent à la triste réalité-
en se réfugiant, l'une dans le royaume enchanté des rêves,
l'autre dans le domaine de l'art. Dans la „Lélia" de George
Sand, et le „Père Goriot" de Balzac, un galérien plein d'éner-
gie et de noblesse d'âme juge la société. Balzac alla même-
jusqu'à écrire des histoires fantastiques sur le modèle des
contes d'Hoffmann. Et ce n'est pas seulement dans leurs
personnages que les romantiques fuient souvent la sim-
plicité et la vulgarité, ils les fuient plus encore dans leur
langue. Celle-ci devint bientôt si déclamatoire et si
emphatique qu'elle laissa loin derrière elle la langue classique.
C'était l'âge d'or des épithètes enflammées, fulgurantes-
qu'on enchâssait dans le style comme des pierres précieuses.
Ces épithètes ouvraient des horizons infinis, et, à cet
égard, on peut dire que la langue des poètes de cette
époque était aussi romantique que leur idéal.
Chez Hugo, le fondateur de Fécole,. ce double amour
de la nature et de ce qui s'en éloigne le plus tenait à
une particularité remarquable : so-n regard avait été dressé-
à voir et à trouver partout des contrastes; sa tournure
d'esprit était l'antithèse déclamatoire. Déjà, dans le
mélodrame „Inès de Castro" qui remonte à ses années
d'enfance, on voit, comme plus tard dans „Marie-Tudor",.
d'un côté de la scène le trône, de l'autre l'échafaud, le
souverain en face du bourreau. Peu de temps avant
d'écrire sa préface de Cromwell, Hugo allait souvent se
promener, nous dit sa femme, sur l'un des boulevards
extérieurs, le boulevard Montparnasse. „Or, à ce moment,
poursuit-elle, des acrobates et charlatans avaient dressé-
leurs tentes tout en face du cimetière. Cette vive oppo-
sition du charlatanisme et de la mort l'affermit dans son
dessein de composer un drame où les contrastes se-
toucheraient; là aussi, il conçut Tidée de son troisième^
— 23 —
acte de Marion de Lorme où la marquise de Nangis
essaie en vain de sauver son frère de l'échafaud, pendant
que, par contraste, le fou fait des grimaces horribles."
Dans la préface de Cromwell, Hugo insiste sur le
devoir qu'a le poète de transporter son action sur la
scène historique. „Le poète, dit-il, oserait-il assassiner
Eizzio ailleurs que dans la chambre de Marie Stuart ou
décapiter Charles I et Louis XVI ailleurs que dans ces
places sinistres d'où peut voir White-Hall et les
l'on
Tuileries, comme si leur échafaud servait de pendant à
leur palais?"
Malgré tout ce qu'il peut dire, Hugo regarde la
nature sans la comprendre; il ne voit pas son action sur
l'àme humaine, il n'aperçoit en elle que de grands sym-
boles du destin et de ses variations, et il les oppose entre
eux comme les décors d'un mélodrame.
Regardons de près et demandons-nous ce qu'il y a au
fond de sa doctrine. Ne sommes-nous pas là en présence
d'une particularité tout à fait remarquable qui jusqu'à un
certain degré caractérise la plupart des romantiques français
et que je puis résumer ainsi sous la forme la plus concise:
le romantisme français, malgré les éléments généraux qu'il
a empruntés au romantisme des peuples voisins, n'est, sous
beaucoup de rapports, qu'une sorte de classicisme issu de
la rhétorique classique française?
C'est chose bizarre de voir comme la signification des
mots s'altère avec le temps. Quand on introduisit en
Allemagne le mot „romantique", il était à peu près syno-
nyme de „roman" et désignait les jeux de mots, les concetti,
les sonnets et les canzons ; les premiers romantiques étaient
épris du catholicisme „roman"et du grand poète „roman",
Caldéron, dont ils louèrent, traduisirent et firent connaître
les oeuvres. Lorsqu'il passa en France un siècle plus tard,
le romantisme était déjà tout autre: c'était la culture
germaine et anglo-saxonne opposée à la culture romane
gréco-latine. Le romantisme français eut donc un cachet
germain et anglo-saxon.
— 24 —
L'explication bien simple de ce fait est qu'en règle,
générale une littérature étrangère ne peut exercer sur une
autre littérature qu'une influence romantique.

Quand un comme les Grecs, réalise l'unité


peuple,
de culture nationale, produit un art et une littérature
il

classiques; mais quand il laisse pénétrer chez lui une culture


étrangère différente de la sienne, cette culture étrangère
lui paraît romantique, c'est-à-dire qu'elle est comme un
paysage vu à travers un verre coloré.
Les romantiques français firent peu de cas de leurs
qualités nationales, de la netteté, de la clarté limpide de
leur littérature. Ils admirèrent Shakespeare et Goethe
parce que ceux-ci ne disséquaient point le coeur humain
comme Kacine et souvent aussi Corneille, parce qu'ils
n'analysaient point sur la scène des sentiments, mais qu'ils y
jetaient la vie hum.aine tout entière; ils se proposèrent de
les imiter.

Mais qu'arriva-t-il ? Entre les mains de Lamartine


de Vigny, de G. Sand, de Sainte-Beuve, la vie fut de nouveau
analysée et disséquée entre celles de Hugo et de Dumas,
;

les contrastes calculés de la tragédie classique furent re-


nouvelés; l'ordre, la mesure, la distinction aristocratique,
une langue transparente et sobre devinrent chez Nodier,
Beyle et Mérimée, tout comme chez les classiques du
XVIIP siècle, les qualités poétiques indispensables. L'ima-
gination capricieuse, légère, aérienne qui réunit dans une
seule oeuvre, pour en former un grand tout symbolique,
les conceptions les plus diverses et les plus fantastiques,
les contrées les plus différentes, les temps modernes et
l'antiquité, les choses divines et les choses humaines, le
réel et l'impossible, les légendes populaires et les allégories
profondes, toute cette poésie vraiment romantique leur fut
refusée. Ils ne virent point la danse des elfes dans la
prairie et n'entendirent point leurs chants magiques. Ils
étaient latins, sentaient et composaient comme des latins,
et ce mot „latin" est synonyme de classique.
Si on appli^jiie le terme
„romantique", ainsi qu'on le
fait ordinairement, aux oeuvres où la forme, pour ainsi
dire, déborde le sujet, où celui-ci n'est plus contenu ni
dominé par une forme sensée et logique, comme par exemple,
aux oeuvres de Jean-Paul et de Tieck, voire même de
Shakespeare et de Goethe, dans „le songe d'une nuit d'été"
de l'un et la seconde partie de „Faust" de l'autre, tous
les romantiques français sont des classiques. Le drame
romantique de Hugo est abstrait, clair, bien ordonné et
déclamatoire comme une tragédie de Corneille.
Ce nom de Corneille m'amène tout naturellement et
involontairement à indiquer, en même temps que le caractère
commun des deux époques, le caractère général de la race
française.
Dans Hugo qui semble combattre Corneille, le grand
tragique du XVIP siècle revit tout entier.
Il entre en efièt dans la composition du caractère
français des éléments multiples: la tendance au scepticisme,
l'amour de la plaisanterie et de la satire que nous trouvons
dans Montaigne, La Fontaine, Molière Mathurin, Régnier,
Pierre, Bavle etc. Tesprit gaulois qui revit dans Eabelais,
Diderot, Balzac, l'héroïsme et renthousiasme qui coulent à
flots dans Corneille et qui jaillissent de nouveau dans Hugo.
Qu'on compare le pathétique de Hugo à celui des
autres poètes, on en trouvera à peine un dans l'histoire
des littératures à qui il ressemble autant qu'au vieux
•Corneille. Leur style pompeux et déclamatoire, à tous
deux, conserve des traces indéniables de l'influence espagnole
•qu'ils avaient subie l'un et l'autre. Corneille, en étudiant
Lope de Véga, Hugo, pendant son séjour en Espagne,
dans sa jeunesse. Le drame qui rendit Corneille célèbre
est „le Cid" qui traite un sujet espagnol et qui est rempli
de l'esprit castillan; la pièce qui fit la gloire de Hugo
est „Hernani", un sujet espagnol également qui a emprunté
à Caldéron ses idées sur l'honneur. Ces deux drames
sont la glorification du plus pur héroïsme. Ce n'est pas
J'homme tout entier que Corneille représente, mais le
— 26 -
héros; Hugo complète la peinture du héros en lui donnant^
pour la symétrie, une passion farouche et sauvage.
Arrêtons-nous un instant à Hernani autour duquel
se livra la lutte acharnée entre les partisans du passé et-
les partisans des théories nouvelles. Les incidents qui se
produisirent à la première représentation sont connus;,
on les a souvent racontés. Avant même la représentation,
des intrigues de toutes sortes s'étaient formées pour faire
échouer la pièce. Les disciples de l'ancienne école écou-
taient aux portes pendant les répétitions, saisissaient
quelques vers au vol et les parodiaient. Le poète dut
disputer à la censure chacun des vers de son drame; un
seul d'entre eux:
„C'était d'un imprudent, seigneur roi de Castille,
"
Et d'un lâche
fit verser des flots d'encre. A la fin, acteurs et actrices
se mirent aussi de la partie et ne jouèrent plus qu'à
contre-coeur. Hugo avait, on le sait, congédié la claque
à gages et s'était tout simplement réservé trois cents
places pour les trois premiers soirs. Ses plus chauds
partisans qui, de leur propre aveu, passaient les nuits à
écrire „Vive Hugo" sous les arcades de la rue de Eivoli,
dans la malicieuse intention d'exciter la bile des bons
bourgeois, enrôlaient les jeunes peintres, architectes, sculp-
teurs, poètes, musiciens, imprimeurs qui tous, ainsi que
l'indique le mot d'ordre donné par Hugo „Hierro" (Fer),
étaient prêts à opposer à ses adversaires une barrière de fer.
Au lever du rideau, la tempête se déchaîna et dès
lors, ce fut chaque soir un tel vacarme qu'on avait grand
peine à jouer la pièce jusqu'au bout. Pendant cent repré-
sentations consécutives, Hernani fut sifflé, mais toujours
les sifflets furent couverts par les applaudissements fréné-
tiques d'une jeunesse enthousiaste qui ne se lassait point
d'écouter les vers du maître vénéré et de les défendre
contre la haine d'ennemis puissants.
Ce détail sans doute ne paraîtra point d'une bien
grande importance, et pourtant jusqu'à présent ce n'est
— 27 —
qu'en France qu'il s'est trouvé une jeunesse aussi ardente,
un tel esprit de solidarité en dehors d'une association
organisée, un tel désintéressement et un dévouement si
admirable pour soutenir l'honneur d'un autre.
Les adversaires louaient des loges entières et les

laissaient vides pour que journaux pussent annoncer


les

le lendemain qu'on avait joué devant des banquettes.


Quelques-uns tournaient le dos à la scène, d'autres prenaient
des airs désespérés, comme s'ils ne pouvaient attendre
la fin de la pièce, lisaient leurs journaux, ouvraient et
refermaient les portes avec fracas, riaient dédaigneusement
aux éclats, bâillaient, criaient, sifflaient et s'attiraient

ainsi des ripostes violentes.


Tous les sentiments dans Hernani sont exprimés avec
une intensité énergique. Le héros a la noblesse et la
générosité d'un jeune homme de vingt ans. C'est par

grandeur d'âme qu'il s'est fait chef de brigands, et il est


si peu sensé qu'il accumule les plus grosses sottises par
pure magnanimité, qu'il se montre en public, laisse échapper
son ennemi mortel et se livre lui-même. Comme chef de-
brigands, il exerce une autorité absolue sur sa troupe,

mais seulement par sa valeur, car ses actions sont celles


d'un enfant.
Combien de réalité et de vie néanmoins dans le drame
d'Hernani!
Ce bandit politique et idéal qui est en guerre avec
la société et qui commande une troupe fidèle et
enthou-
siaste, c'était l'image du poète lui-même aux prises avec
ses adversaires, mais en même temps adulé par
une foule
l'orchestre
de jeunes gens qui remplissaient les galeries et
représentations et qui se plaisaient à se montrer en
aux
brigands. M™« Hugo dépeint de la manière suivante
les
la
spectateurs qui, sur l'invitation du poète, assistèrent à
première représentation: „ils avaient tous, nous dit elle,
longs
des airs farouches, avec leurs longues barbes et leurs
ils portaient toutes sortes de costumes étranges,
cheveux;
des pourpoints de velours et des manteaux espagnols, des-
— 28 —
gilets à la Robespierre et des bérets Henri III; ils se
montraient en plein jour à Paris à l'entrée des théâtres,
avec les coiffures et les costumes des siècles et des pays
les plus divers". Leur enthousiasme pour Hugo égalait
celui des brigands pour leur chef; ils savaient que dans
une lettre anonyme on l'avait menacé de mort „s'il ne
retirait pas sa pièce dégoûtante". Et bien que cette menace
sans doute ne dût point être prise au sérieux, deux d'entre
eux pourtant l'accompagnaient toujours, malgré la longue
distance, quand il en revenait. Parmi les papiers de
Hugo serapportant à cette époque, se trouve une lettre
•du peintre Charlet qui reflète fidèlement l'état d'esprit
de la jeunesse d'alors. „Quatre de mes janissaires, dit
„Charlet, m'offrent leurs services; je les mets à votre
-„disposition et vous demande quatre places pour ce soir,
„s'il n'est pas trop tard. Je garantis mes hommes; ce
„sont gens à couper des têtes pour avoir les perruques.
„Je les ai confirmés dans ces nobles sentiments et je vous
„les envoie munis de ma bénédiction paternelle. Ils sont
„à genoux, j'étends la main sur eux et leur dis: „Jeunes
„gens, que Dieu vous protège, votre cause est juste, faites
„votre devoir. „Ils se lèvent et j'ajoute: „Maintenant,
„enfants, veillez sur Victor Hugo, car le Seigneur est un
„brave homme, mais il a tant à faire que notre ami doit
„avant tout compter sur nous. Allez et soyez dignes de
„votre maître. Amen.
Votre tout dévoué corps et âme Charlet"
Soutenu par un tel enthousiasme, l'art romantique
•enleva la première redoute ennemie malgré la résistance
la plus opiniâtre et remporta la première victoire décisive.
La jeunesse retrouvait sur la scène, sous une forme
plus passionnée ses propres révoltes, l'amour de l'indé-
pendance qui la soulevait, son courage et son ardeur de
dévouement, ses aspirations idéales et erotiques et tous
les coeurs se fondaient à ce spectacle.
C'était en février 1830, cinq mois avant la Révolution
«de Juillet: le matérialisme le plus grossier répandait partout
sa couleur terne; tout en France était ordonné avec symétrie-
comme les alléesdu parc de Versailles, le gouvernement
était entre les mains de vieillards hostiles à la jeunesse,
qui avaient fait jadis de bons vers latins et qui, par leur
impeccable correction, semblaient dignes de leurs fonctions.
Ils étaient là élégamment vêtus et cravatés, le cou serré-
dans leurs cols montants, pendant que les jeunes se tenaient
à l'orcbestre, l'un avec ses longs cheveux qui lui tombaient
jusqu'à la ceinture et son pourpoint de satin écarlate,
l'autre avec son chapeau à la Kubens, et sans gants
Ces jeunes haïssaient la bourgeoisie imbécile et toute-
puissante, comme Hernani haïssait la tyrannie de Charles-
Quint. Ils se sentaient frères; eux aussi, dans leur pauvreté
et leur fierté, étaient des brigands de la montagne, quel-
ques-uns imbus des idées républicaines, la plupart vrais
disciples de Part. Presque tous étaient déjà des génies:
Balzac, Berlioz, Gautier, Gérard de Nerval, Borel Préault,
et ils regardaient leurs adversaires avec dédain. Ils avaient
conscience de n'être pas, eux au moins, comme ceux-ci,
des protégés, des mendiants à la poursuite des charges
et des honneurs.
Ce furent eux qui, quelques mois plus tard, firent
la Révolution de Juillet et donnèrent à la France, dans
les années qui suivirent, un art et une littérature incom-
parables. Leurs regards, pour le moment, étaient donc
dirigés sur Hernani. Et que virent-ils dans l'autre per-
sonnage principal, dans Charles-Quint?
Celui-ci apparaît tout d'abord sous un jour défavorable^
on se défie un peu de l'amour ardent de ce souverain si
froid et si rusé pour Dona Sol, quand on le voit surtout
recourir à la violence pour la conquérir; mais le poète a
su à la fin le relever à nos yeux en nous montrant la
puissante ambition qui enfle son coeur.
Ce fut le grand monologue de Carlos sur le tombeau
de Charlemagne qui décida du succès de la pièce, et,,
en effet, ce monologue, si souvent raillé, n'en est pas
moins un pur chef-d'oeuvre. Ce n'est pas à dire que ce
— 30 —
îie soit pasune grosse inexactitude historique de prêter
à Chiarles-Quintles pensées qu'il exprime. Cependant
le monologue nous intéresse par la fidélité avec laquelle
il reflète les rêves de la génération
et les idées politiques
-de 1830, aussi bien que génie politique qui s'y
par le

révèle et par cette perspicacité étonnante parfois chez des


poètes, que, Schiller, âgé de 21 ans, avait montrée dans
,,Fiesco."
Qu'on relise la description de la situation politique
•de l'Europe par Carlos:
„Un édifice avec deux hommes au sommet,
„Deux chefs élus auxquels tout roi né se soumet.
„Presque tous les Etats, duchés, fiefs militaires,
„Royaumes, marquisats, tous sont héréditaires;
„Mais le peuple a parfois son pape et son César,
„Tout marche et le hasard corrige le hasard
„De là vient l'équilibre et toujours l'ordre éclate.
„Electeurs de drap d'or, cardinaux d'écarlate,
„Double sénat sacré dont la terre s'émeut,
„Ne sont là qu'en parade, et Dieu veut ce qu'il veut.
„Qu'une idée, au besoin des temps un jour éclose,
„Elle grandit, va, court, se mêle à toute chose,
„Se fait homme, saisit les coeurs, creuse un sillon,
„Maint roi la foule aux pieds ou lui met un bâillon;
„Mais qu'elle entre un matin, à la diète, au conclave
„Et tous les rois soudain verront l'idée esclave
„Sur leurs têtes de roi que ses pieds courberont
„Surgir, le globe en main ou la tiare au front".
Ce n'est certainement pas Charles-Quint que le poète
a voulu faire parler ici, mais bien plutôt Napoléon dont
il venait de glorifier l'éperon en même temps que la sandale

de Charlemagne dans l'ode à la colonne Vendôme.


Car il ne faut pas oublier que l'enthousiasme alors
général pour Napoléon ne signifiait pas qu'on était bona-
partiste, mais qu'on était simplement l'ennemi du gouver-
nement. Le Napoléon qu'on déifiait n'était pas le despote
de ïa France, c'était le peuple personnifié par opposition
— 31 —
aux rois, et c'est pourquoi la jeune génération applaudissait
chaleureusement les vers suivants:
„ —
Rois regardez en bas!
— Ah ! le peuple onde sans cesse émue!
! Océan !

Où l'on ne jette rien sans que rien ne remue !

Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau !

Miroir où rarement un roi se voit en beau!"


Ce sont, on le voit, des idées révolutionnaires tout à
fait modernes que Charles-Quint exprime constamment;
sur le bord de sa tombe, il devient l'empereur populaire
que les temps modernes ont si souvent rêvé; son immense
ambition est purifiée par l'ardent désir qui le pousse à
quelque grande action. Lui, qui au début avait été si
antipathique à la jeunesse et que ses basses convoitises
mettaient si fort au-dessous d'Hernani et de sa fière amante,
il sait à la fin renoncer et pardonner en empereur, et,
du même coup, Hernani et Dona Sol, dans l'ivresse de
leur bonheur, passent au second plan. La main sur son
coeur, il se parle ainsi à lui-même:
Eteins-toi, coeur jeune et plein de flamme !

Laisse régner Tesprit que longtemps tu troublas.


Ces amours désormais, tes maîtresses, hélas!
C'est l'Allemagne, c'est la Flandre, c'est l'Espagne,
(l'oeil fixé sur sa bannière)
L'empereur est pareil à l'aigle sa compagne ;

A la place du coeur, il n'a qu'un écusson.


De paroles allaient droit au coeur de l'ardente
telles
jeunesse qui était le vrai public de Hugo et que la
tragédie de l'ambition remuait aussi profondément que
le spectacle de la lutte pour l'indépendance.

Ces jeunes génies savaient que c'est en sacrifiant


sur l'autel du devoir les plus tendres sentiments et les
plus nobles aspirations de l'âme qu'on laisse s'accomplir
les hautes destinées de l'humanité et (ju-on se forme une
volonté virile. Ils ne pouvaient donc manquer de com-
prendre Charles-Quint.
— 32 —
acte est comme la perle du drame de Hugo.
Le V®
Dans leduo lyrique des deux amants, l'amour éclate tel
que le concevait la jeunesse de Tépoque et tel qu'elle
désirait le voir représenté. Cet entretien sur le seuil de
la chambre nuptiale qu'ils ne doivent jamais franchir, ce
mélange de bonheur si vif et si „grave qui exigerait des
coeurs de bronze où il pourrait se graver," de crainte
qu'il ne soit un jour détruit, cette sensualité chaste et
morale chez Dona Sol, pure et ardente chez Hernani,
enivrante chez tous deux, cette exaltation divine chez
l'une et ce désir impétueux chez l'autre d'oublier le passé
dans la félicité du présent, —
tout cela c'était le roman-
tisme que la jeunesse voulait et qu'elle saluait d'un
tonnerre d'applaudissements.
Hernani est très imparfait comme drame: c'est une
oeuvre lyrique souvent déclamatoire à l'excès; mais c'est
au moins l'oeuvre d'un esprit indépendant et puissant
qui s'y révèle tout entier dans son essence intime.
Hugo en effet se présente à nous dans Hernani, avec
tout son génie et aussi ses étroitesses, avec son caractère
et son passé ce sont ses idées sur la liberté et la puissance,
:

sur l'honneur, la noblesse, l'amour et la mort que ses


personnages expriment.
Mais Hernani, ce n'est pas seulement. Victor Hugo
et l'Espagne de 1519; c'est encore toute la jeune géné-
ration et une grande partie de la France de 1830; c'est
la jeunesse de la Révolution de Juillet, c'est une image
de la France qui, à la lumière du romantisme, s'est
agrandie pour devenir l'image du monde rêvée par les
poètes.
Si on étudie toute une littérature, au lieu de s'arrêter
à une oeuvre particulière, on voit se dérouler devant ses
yeux toutes sortes d'images qui reflètent les idées, les
sentiments, les hommes, le monde d'une époque. On peut
alors se demander comment ces images s'harmonisent et
ainsi déterminer le caractère de cette époque. On peut
ensuite les faire passer devant soi dans l'ordre où elles
— 33 —
^e présentent dans l'histoire, observer comment elles se
transforment et déduire de leurs formes successives la
loi de leurs transformations. On voit alors, pour ainsi
<lire, émerger les flèches qui indiquent la direction des
courants intellectuels.

Chapitre IV

Nodier.

Depuis 1824, il existait à l'extrémité de Paris, dans


le voisinage de TArsenal, un modeste salon appelé les
petites Tuileries, les Tuileries de l'école romantique, où
Hugo, Dumas, Lamartine, Sainte-Beuve, Musset et Vign}^ se
réunissaient presque tous les dimanches soir. Le maître
appartenait, par son grand âge, à la génération précédente,
car il était né en 1780, mais il n'en était pas moins partisan
déclaré de la nouvelle Littérature qu'il prenait ouvertement
sous sa protection. C'était Charles Nodier.
Nodier avait été témoin dans son enfance, à Besançon
et à Strasbourg, de toutes les horreurs de la Kévolution;
plus tard il avait composé des chants contre Napoléon,
avait été enfermé quelque temps comme suspect et livré
à toutes sort-es de vexations, et cette existence tourmentée
avait fortement excité son imagination. A dix-huit ans,
linguiste et naturaliste précoce, il avait déjà publié un
ouvrage sur onomatopées de la langue française et un
les
autre sur les antennes et les organes auditifs des insectes:
il apprit ainsi de bonne heure à maîtriser sa langue et
•à pénétrer dans les détails et les secrets des choses. Son
premier essai poétique, „le Peintre de Salzbourg", une des
premières werthériades françaises, appartient à ce genre
•d'ouvrages que j'ai résumés sous le nom de „Littérature
-d'émigrés" et qui, en France, désignèrent une sorte de
Braudcs, l'école romantique, eu France. 3
— u —
romantisme avant le Romantisme et furent comme l'in-
troduction de la grande école romantique. Mais de tous
ces précurseurs du Romantisme, Nodier est le seul qui-
ait non seulement vécu, mais encore écrit dans la géné-
ration suivante. Sa vie, je l'ai dit, fut très agitée; il
s'était d'abord réfugié, comme émigré, dans le Jura, puis-
avait fondé un journal en lUyrie, et enfin était devenu
bibliothécaire à Paris,
Ce qui le caractérise tout particulièrement commfr
écrivain, c'est qu'il fut toujours en avance de dix ou de-
vingt ans sur les mouvements de son époque.
littéraires
Son roman „Jean Sbogar" une histoire de brigands dont
le héros est une sorte de Charles Moor*j illyrien et qui
fut ébauché en Illyrie en 1812 et publié en 1818, est^,
tout en manquant de vie et d'intérêt, cependant bien
curieux, parce que l'auteur, longtemps avant Proudhon et
Tapparition du communisme moderne en Europe, a mis-
dans la bouche de son héros quelques-uns des sophisme»
les plus fameux de cette doctrine. Jean Sbogar dit: „Le
pauvre qui vole ne fait que reprendre légitimement une
pièce d'argent ou un morceau de pain des mains du premier
voleur. Montre-moi une force qui se donne le nom da
loi je te montrerai un vol qui porte le nom de propriété.
Qu'est-ce donc que la loi fondamentale d'égalité?'
Est-ce la loi agraire? Non, c'est un contrat de vente^
rédigé par des intrigants qui espéraient dcA'enir riches,
et qui livre le peuple aux riches.
La si rare qu'on le dit.
liberté n'est point L'homme-
fort la possède dans son poing et le riche dans sa bourse.
Tu es maître de mon argent, je suis maître de ta vie.
Donne-moi l'argent et tu auras la vie sauve",
Jean Sbogar n'est pas, on le voit, un brigand ordinaire,
mais un brigand philosophe: le trait le plus réaliste en
sa personne est qu'il porte des boucles d'oreilles, et encore-
s'en est-il fallu de bien peu que MS^ Nodier ne le fît

*) le héros des „Brigands" de Schiller,


— 35 —
disparaître. Ordinairement Nodier se réglait aveuglément
sur le goût et de sa femme; mais quand d'aventure
les désirs
il lui prenait fantaisie de lui désobéir et qu'il prétextait
qu'une fois n'est pas coutume, elle ne manquait pas de
lui dire: „N'oublie pas que tu n'as pas voulu me sacrifier
les boucles d'oreilles de Jean Sbogar". Il parait que ce
furent là les seules querelles littéraires des deux époux.
„Jean Sbogar" était déjà tombé dans l'oubli quand
on lut dans les mémoires de Napoléon qu'il avait charmé
la captivité de l'empereur à S*^ Hélène.
Pourtant Jean Sbogar ne révélait pas encore les
qualités distinctives de Nodier qui ne se développèrent
qu'au moment oii se créa la véritable école romantique.
II n'était encore, pour ainsi parler, que sur le seuil de
la nouvelle Littérature.
Le jugement de Nodier sur le roman de jeunesse de
Hugo ,,Han d'Islande" est un petit chef-d'oeuvre de cri-
tique, où la supériorité intellectuelle est tempérée par
une grâce aimable et prévenante: ce fut l'origine de
l'amitié qui unit les deux poètes. Hugo y est si parfaitement
jugé qu'un lecteur d'aujourd'hui pourrait croire que Nodier
a connu les ouvrages postérieurs de l'illustre poète, et il
fallait réellement un grand don de divination pour les
pressentir dans „Han d'Islande",
Les Contes de Nodier ont une grâce et un charme
tout à fait particuliers dans la Littérature française. Le
sujet qu'il aime à traiter avec une délicatesse extrême,
c'est le premier éveil de l'amour dans le coeur du jeune
homme ou de la jeune fille: ses contes sont donc comme
la première rosée du matin qui vient se poser sur les,
âmes neuves; ils rappellent l'arôme des bois au printemps.
On est, on le sait, souvent bien embarrassé pour
trouver dans la Littérature française des ouvrages de
quelque valeur à l'usage des jeunes filles, —
car la Litté-
rature française n'est point faite heureusement pour ces
aimables lectrices, —
mais des Contes comme la „Thérèse
Aubert" ou les „Souvenirs de Jeunesse" de Nodier forment
— 36 —
des exceptions. On
pourrait craindre tout au plus que
ces livres langoureux que chastes n'excitent trop
aussi
l'imagination des jeunes filles: l'amour n'y est encore
qu'une amitié vague et indéfinie, mais il est si puissant
qu'il s'empare de tout l'être humain. Le charme de la
vie sentimentale qui y est décrite vient de ce que l'ex-
périence n'a point encore fait naître la défiance, qu'un
orgueil vrai ou faux ne ferme point encore le coeur.
Comme toutes les „Nouvelles" reposent sur des souvenirs
de jeunesse de l'auteur, sur ses expériences personnelles,
la Revolution avec toutes ses horreurs en forme toujours le
fond sombre et terrible. Elles se terminent régulièrement
par la séparation forcée ou la mort de l'amante.
Le caractère de Nodier était fait surtout de senti-
mentalité puérile. Toute sa vie, ce conteur fut un grand
enfant et garda une pudeur virginale.
A cette fraîcheur et à cette naïveté de sentiment
s'allia chez Nodier une imagination si étrange et si féconde
qu'on pouvait se figurer qu'il était toujours soumis à des
hallucinations ou à des rêves. Il avait ce défaut particulier,
commun à beaucoup d'écrivains, de ne pouvoir presque
jamais dire la vérité. On ne savait jamais exactement —
et il ne le savait pas lui-même —
si ce qu'il disait était

vrai ou inventé. Il y avait toujours place chez lui pour la


plaisanterie.
Il de Français plus amusant que lui,
n'y eut point
il n'y en eut point qui s'indignât moins, quand on lui
disait qu'on ne croyait pas un mot de tout ce qu'il racontait.
Au cours d'un voyage que Nodier et Hugo firent
avec leurs femmes dans le midi de la France, ils descendirent
dans un hôtel à Essonnes pour déjeuner. C'était là pré-
cisément qu'on avait arrêté Lesurques, exécuté en 1796
comme criminel, et dont l'innocence avait été reconnue
plus tard. Nodier qui l'avait connu ou du moins prétendait
l'avoir connu, parla de lui avec tant d'émotion que les
larmes vinrent aux yeux des dames et que toute la joie
du dîner s'en trouva gâtée. Voyant Madame Hugo pleurer
Nodier détourna la conversation: „Vous savez. Madame,
— 37 —
dit-il, qu'on n'est pas toujours sûr d'être le père de son
enfant, mais avez-vous déjà entendu dire que parfois on
n'est pas sûr non plus d'être sa mère? Comment? —
D'où vous vient cette réflexion? —
Du billard que vous
voyez ici. „On lui demanda des explications, et Nodier
raconta avec animation que deux ans auparavant une
un jour arrêtée à ce même endroit, amenant
voiture s'était
à la campagne des nourrices et des nourrissons de Paris.
Pour manger tout à leur aise, les nourrices avaient déposé
les enfants sur le billard; mais pendant qu'elles étaient
dans la grande salle des voyageurs, des voituriers étaient
entrés et avaient, pour s'amuser, mêlé et confondu les
nourrissons sur le banc.
Lorsque les nourrices voulurent partir, elles furent
bien embarrassées pour les reconnaître, car ils étaient
encore petits qu'on ne pouvait les distinguer.
si Elles
durent donc s'en remettre simplement au basard en
s'assurant seulement du sexe de cbacun des enfants. Et
voilà comment il se fait qu'une douzaine de mères en
France trouvent chez des enfants absolument étrangers
une ressemblance frappante avec elles-mêmes ou avec leurs
parents. „Quelle histoire épouvantable, dit Madame Nodier,
soupirant. Le linge n'était donc pas marqué ? Si vous —
demandez la vraisemblance, vous ne trouverez jamais la
vérité" reprit Nodier, sans se déconcerter, et content du
résultat qu'il avait atteint.
Lui-même ne s'inquiétait point de la vraisemblance;
il dans un
vivait autre monde, dans le monde de la
légende, des contes fantastiques et humoristiques. Si
jamais fée a veillé sur le berceau d'un mortel, ce fut
sur le berceau de Nodier: toute sa vie il crut à cette fée,
l'aima avec passion, et celle-ci en retour l'assista et
s'intéressa à tout ce qu'il écrivit. Son mariage bourgeois
ressemblait, idéalement parlant, à celui de Dante avec
Gemma Donati sa véritable épouse et sa véritable Béatrice
;

fut la fée Belkis, l'antique reine de Saba qu'il a si souvent

chantée (comme l'a chantée après lui Gérard de Nerval)


— 38 —
Le monde où il vit est celui où Obéron et Titania dansent

la danse romantique des elfes, où la musique des mille


et une nuits se mêle aux accords célestes d'Ariel, où le
lutin prépare son lit dans un bouton de rose, pendant
que les fleurs exhalent leur parfum dans la nuit d'été; c'est
le monde où tous les êti-e^ ^^e- la vie réelle se présentent
agrandis ou rapetisses, comme géants ou comme nains;
suivant la conception de l'enfant ou l'intention du rêveur.
Dans ce monde, dit Nodier lui-même, Ulysse, l'exilé
errant sur les mers, est transformé en petit Poucet et il
se contente de traverser à la nage une jatte de lait; la
barbe d'Othello, ce terrible meurtrier, devient bleue et
lui-même se change en seigneur Barbe-bleue; Figaro qui,
par ses ruses, maîtrise si audacieusement les puissants
est devenu le Chat Botté; pourtant le vrai Chat Botté,
quoique moins amusant, est psychologiquement presque
aussi intéressant que celui-ci.
Il n'est point d'écrivain français de la période roman-

tique qui se rapproche plus que Nodier du romantisme


allemand ou anglais. Celui qui ne le connaît point peut
s'en faire une idée en se rappelant les histoires et contes
fantastiques de Scott et Hoffmann. Cela poutant ne suffit
point à le caractériser: Nodier traite les sujets roman-
tiques non pas à la manière romantique ordinaire, mais
bien plutôt à la manière strictement attique, avec toute
la simplicité classique, sans couleur, sans passion, sans le
voile des brumes d'Edimbourg comme Scott, sans la fumée
des tavernes de Berlin comme Hoffmann. Pendant que,
tout autour de lui, les jeunes Romantiques se servaient
d'un langage plus imagé, métaphorique, il exprime les
pensées romantiques les plus étranges dans la langue
claire et simple de Pascal et de Bossuet. Tout zélé par-
tisan qu'il fût des nouvelles tendances en littérature,
Nodier resta toujours conservateur dans la forme: audacieux
à l'extrême, avec des conceptions qui frisaient la folie, il
est toujours dans son style net et circonspect. „Un conte
de Nodier, dit justement Mérimée, ressemble au rêve d'un
Scythe raconté par un poète grec."
— 30 —
Son „Inès de las Sierras" est une histoire de revenant
qui surpasse toutes les autres du même genre par la
beauté parfaite du sujet. Le charme exercé par la grâce
touchante du spectre tempère l'impression d'effroi qu'il
produit d'abord. Ces deux traits, la grâce et l'horreur
ne se détruisent point mutuellement dans la mystérieuse
Apparition d'Inès, mais se trouvent au contraire combinés
de la manière la plus heureuse; et c'est par cette com-
binaison que Nodier obtient en général les plus grands
effets. C'est seulement dommage qu'il ait gâté ce joli
conte par une conclusion choquante et invraisemblable et
par une explication rationnelle du spectre. Ce n'est point
la célèbre danseuse assassinée, il y a plus de 300 ans,
qui apparaît à minuit dans le château désert, mais une
jeune Espagnole, pleine de vie, qui se trouve porter le
même nom et qui vient danser en robe blanche par suite
des circonstances les plus inimaginables et les plus in-
croyables.
Dans cette explication apparaît, mais seulement pour
la forme, le vrai rationalisme latin. Sous tout autre
rapport, „Inès de las Sierras" marque un progrès immense
sur le XVIII ^ siècle si hostile au surnaturel que Voltaire
se regardait comme un réformateur audacieux, quand dans
sa „Sémiramis" il faisait débiter en plein jour, au moyen
d'un porte-voix, quelques alexandrins par l'ombre ridicule
de Ninus.
Parmi les contes fantastiques de Nodier „la fée aux
miettes" me semble de beaucoup le plus achevé et le
meilleur. Il est assurément trop long, car on éprouve
quelque peine à lire une histoire fabuleuse et décousue
<:|ui remplit 120 pages in-quarto; cependant l'intérêt ne
languit point, et on se sent souvent enchaîné. Le cadre
«st formé par le récit d'un pauvre vieillard, faible d'esprit,
de l'hôpital de Glascow qui raconte naïvement sa vie;
mais les détails tout féeriques nous le font complètement
oublier. C'est toute la vie humaine que nous avons
devant nous, mais la vie humaine la plus incroyable et
— 40 —
la plus fantastique, la vie à l'envers, la vie des songes,
des visions, des hallucinations.
A Granville en Normandie vivaient le brave Michel
un habile charpentier et une petite naine, vieille, ratatinée-
et laide qui des miettes jetées par les enfants-
vivait
et était connue, pour cette raison, sous le nom de „fée-
aux miettes," Il y a quatre ou cinq siècles qu^on l'avait

vue pour la première fois et elle s'était montrée depuis-


à différents intervalles. Le jeune Michel lui donnait
parfois quelques petites sommes d'argent et il en recevait,,
en échange, toutes sortes de bons conseils; elle lui disait
qu'elle l'aimait éperduement, qu'il devait lui promettre
de l'épouser pour retrouver un jour son argent. Elle lui
donna son portrait, une image enchantée qui ne lui ressem-
blait nullement, qui ressemblait plutôt à la fée Belkis,
l'ancienne reine de Saba qui fut aimée si passionnément
par Salomon.
Le jeune homme ne tarda point à s^éprendre de cette
image séduisante le nom de Belkis le poursuivait partout ;
;

il le donna à son vaisseau quand il se décida à voyager,

et il parcourut le monde rêvant à son amante comme


nous rêvons à un idéal que les autres traitent de chimère.
Injustement accusé d'un meurtre commis dans un
hôtel, où il était descendu pour passer la nuit, le pauvre
Michel fut condamné à mort et conduit au gibet sous les-
huées de la foule. Là, au pied de la potence déjà dressée,
on annonce que, selon l'ancienne coutume, le criminel
sera sauvé si une jeune fille a pitié de lui et consent à
l'accepter comme mari. Aussitôt Folly-Girlfree, la gaie
jeune fille, qui a toujours aimé Michel, s'approche et veut
l'arracher à la mort. Mais Michel réfléchit. Il l'aime

lui aussi, car elle est bonne et belle, mais son coeur
brûle en secret pour une autre, pour un idéal qu'il n'a
jamais vu, pour Belkis; il jette sur Folly un regard
d'amitié et de reconnaissance, pèse le pour et le contre
et enfin demande à être pendu. Ces réflexions sous le
gibet, cette décision „plutôt pendu que mal marié"
— 41 —
(comme Shakespeare*) tout cela est décrit avec un
dit
humour si si aimable, avec une philosophie de la
gai et
vie si naïve et si idéale qu'on ne les oublie jamais.
Michel tend donc le cou au lacet quand la fée aux
miettes accourt en criant, suivie de tous les gamins des
rues et apporte la preuve de l'innocence du condamné.
Celui-ci l'épouse par reconnaissance, mais à peine, dans^
la nuit de noces, a-t-il fermé la porte entre lui et sa
femme que Belkis lui apparaît près de sa propre couche-
avec le voile nuptial.

„Ah! Belkis, je suis marié, marié avec la fée aux


„miettes.
„ — ("est moi la fée aux miettes.
^
— Oh! non, c'est impossible, tu es presque aussi
grande que moi
„ — c'est parce que je m'étends.

^
— Mais cette superbe chevelure dorée qui s'épand sui-

tes épaules, ce n'est point la chevelure de la


fée aux miettes!
„ — Non, je ne la montre qu'à mon mari.
^
— Mais les deux dents puissantes de la fée, je ne
retrouve pas entre tes lèvres fraîches et
les
parfumées.
^^

Non, c'est un luxe qui ne convient qu'à la vieillesse.
^^_ Et cette félicité suprême que j'éprouve dans tes
embrassements, je ne l'ai jamais sentie près dfr
la fée.
^^_ Non, car la nuit tous les chats sont gris."
Et Michel vécut ainsi le jour, avec la vieille fée, et
la nuit avec la belle reine de Saba jusqu'au moment où
il trouva la mandragore et que, accompagné de ses chants,
il s'éleva de sa prison dans le ciel de la fée et de Belkis-
Voilà, n'est-il pas vrai de la démence, mais une
démence singulière et merveilleuse! Qu'est-ce donc que-

*) „many a good hanging prevents a bad marriage.


- 4-2 —
la fée aux ir'ettes? Est-ce la sagesse, la renonciation,
le devoir, la patience infatigable qui se révèle à la fin
€omme génie, est-ce la fidélité récompensée par le
suprême bonheur?
C'est quelque chose de tout cela et c'est pourquoi
la fée aux miettes peut se transformer en jeunesse, en
beauté, en félicité. Telle est à peu près la conception et
la création de Nodier.
L'imagination du conteur s'élève parfois d'un vol libre
et hardi, et ne se contente pas de produire des extravagances
mais aussi se crée une forme baroque et prolixe plus bizarre
encore. Il n'est pas un Français qui, plus que Nodier se
rapproche de ce que les Allemands et les Anglais appellent
l'humour. De temps en temps il se laisse dominer et
posséder par l'imagination la plus dévergondée, et alors
il se plaît à renverser les rapports de l'existence, à jouer

avec son propre récit, à se moquer de ses contemporains,


à donner toutes sortes d'indications étrangères au sujet,
à disserter sur les déceptions de la vie et tout cela au
milieu de son récit. Il recourt même cà tous les moyens

que lui fournit l'imprimerie pour bien faire ressortir le


côté fantastique de son oeuvre ou, plus exactement, pour
mettre en évidence la souveraineté absolue de son moi
sur sa matière. Il employa toute une imprimerie pour sa

célèbre nouvelle „le roi de Bohème et ses sept châteaux"


:

Il n'est point jusqu'à la forme même des lettres qui ne


varie avec son état d'âme. Parfois elles atteignent des
proportions gigantesques; parfois, au contraire, elles de-
viennent presque microscopiques; quand il parle avec
véhémence, elles semblent se lever timidement, quand la
mélancolie le saisit, elles paraissent s'affaisser; en d'autres
endroits, elles se changent en illustrations qu'on ne
peut séparer du texte; elles sont tantôt latines, tantôt
gothiques selon la disposition du moment; parfois, elles
sont renversées, et il faut tourner le livre pour les
lire; parfois aussi elles sont étagées comme les degrés
d'un escalier:
— 43 —
Là-dessus,
le héros
descendit
l'escalier,
tout
abattu.
Il est intéressant la vie de Nodier
de rechercher dans
(écrite par sa fille) la Forigine de ses contes
source et
fantastiques. Il arrive rarement qu'ils doivent leur naissance
à, un fait réel ou à un paysage, comme „Ines de las Sierras"

•qui se rattache à un voyage en Espagne que Nodier avait


fait avec sa famille en 1827.
Quelquefois le point de départ est une simple légende,
comme la légende de „Trilby" qui, fait assez caractéristique,

lui fut racontée par Pichot, le traducteur français de Byron


et de Scott. Il conçut lidée de „Smarra" en causant avec

son vieux concierge qui ne pouvait dormir qu'assis, parce


qu'il était sujet aux cauchemars dans toute autre position,
•et qui avait beaucoup à raconter à Nodier de ses rêves et

de ses hallucinations. Une vieille bonne que Nodier avait


•connue dans son enfance et qui avait coutume de traiter
•son père comme un jeune étourdi fut le modèle de la
„fée aux miettes". La vieille Denise prétendait avoir
servi autrefois chez un seigneur d'Amboise gouverneur de
•Château-Thierry et toutes les fois qu'elle venait cà en parler
•elle mêlait à son récit les événements les plus merveilleux

des siècles passés. Par simple amusement, on se mit à la


Techerche de cet illustre gouverneur et on n'en trouva
qu'un de ce nom: il était mort en 1557. Telle avait
•été l'origine de la ,,fée aux miettes".
Le fait le plus insignifiant, un paysage, une légende,
un mensonge, une farce suffisait pour Nodier qui en tirait
une fée avec toute sa cour.
Cet homme aimable et spirituel dont la maison fut
pendant longtemps de réunion de la jeune géné-
le lieu
ration des poètes de 1830, et à qui tout débutant s'adressait
pour obtenir une protection ou même la permission de lire
— 44 —
une oeuvre nouvelle devant la société choisie qui se rassem-
dimanche soir, fut aussi l'écrivain le plus
blait chez lui le
fantastique dans la Littérature française de cette époque.
Le fantastique surnaturel qui constitue l'essence du
romantisme allemand n'est qu'un côté du romantisme
français, plus exactement, il est dans le romantisme
ou,
français un élément qui ne fait qu'apparaître chez les
plus éminents, qui joue un plus grand rôle chez les autres,
qui se fait sentir chez tous. Dès le début, le fantastique se
montre dans les ballades de Hugo „le sabbat des sorcières";
il perce plus énergiquement dans sa „Légende des siècles"

mais comme fantastique historique, puisque la ,, Légende


des siècles" n'est que l'histoire naïve. Mérimée lui-même,
cet écrivain à l'esprit si clair, l'emploie dans „la Vénus
d'Ille" et surtout dans „La Vision de Charles XI" et
„les âmes du purgatoire". Sous la forme de l'exaltation
séraphique et passionnée, le fantastique domine „la Chute
d'un ange" de Lamartine; il remplit „Ahasvérus" ce
poème en prose d'Edgard Quinet inspiré par un panthéisme
nébuleux; George Sand, dans sa vieillesse y eut aussi recours
dans les jolis contes qu'elle écrivit pour ses petits-fils;.
Gautier, l'artiste plastique, le fit entrer dans de nombreuses
nouvelles inspirées d'Hoffmann; Balzac lui-même l'intro-
duisit dans son roman „Séraphitus-Séraphita", qui appartient
à son grand ouvrage naturaliste „la Comédie humaine",
sous la forme du spiritisme de Swedenborg. Cependant
chez aucun des romantiques français le fantastique n'a la
naïveté, l'originalité, la fraîcheur, la poésie qu'il a chez
Nodier.
— 45 —
Chapitre V.

Coup d'oeil rétrospectif — Influences étrangères

La nouvelle source de l'art et de la science qui


trouva bientôt enrichie par tout ce qui lui
jaillissait se
vint de l'étranger et de la France même. L'influence
étrangère sur le romantisme français mérite particulière-
ment d'attirer notre attention.
La jeune génération s'éprit des littératures étrangères
qui, malgré leur passé, n'étaient point encore, pour ainsi
dire, connues en France, aussi bien que de toutes les
idées nouvelles, avec d'autant plus d'ardeur qu'elle voulait
rompre avec la régularité de la littérature classique ;
pour
la nouvelle école, il se forma alors comme un foyer lumi-
neux où tous les rayons venaient se réfracter également
et par conséquent se transformer.
Les Romantiques se rallièrent tout d'abord autour
du nom de Shakespeare. Guillaume Schlegel avait frayé
la voie, en glorifiant le grand dramaturge anglais dans
ses célèbres „Leçons sur l'art et la littérature dramatiques."
qui furent publiées aussi en français. Mercier „le prophète
du romantisme" se déclara bientôt en France l'admirateur
passionné de Shakespeare, puis Villemain et plus tard
Guizot suivirent. Imitations et traductions, ces dernières
plus fidèles que celles du siècle précédent, contribuèrent
à faire connaître le nom et les oeuvres de l'illustre poète.
Tout au commencement du nouveau siècle encore,
des acteurs anglais qui essayaient de jouer les pièces de
Shakespeare au théâtre de la Porte St. Martin furent
accueillis avec des pommes et des oeufs pourris, pendant
que les spectateurs criaient: „Parlez français! A bas
Shakespeare, le lieutenant de Wellington!" *)

*) cf. — Stendhal : „Racine et Shakespeare" page 216.
— 46 —
Mais nous avons vu que leurs successeurs, quelques-
années après seulement, reçurent à Paris un accueil
enthousiaste. C'est dans cet intervalle que Beyle engagea
une lutte acharnée en faveur de Shakespeare et que se
fonda le journal „Le Globe," organe de la jeune génération,
qui parut d'abord trois fois par semaine avant de devenir
quotidien, et qui combattit vaillamment pour les nouveaux
principes.
Bevle qui, malgré ses paradoxes, était un des esprits
les plus indépendants de son temps, manifeste franchement
son admiration pour Shakespeare, sans toutefois rabaisser
Eacine qu'il lui oppose. Il montre que Shakespeare réussit
plus souvent que Racine à produire sur la scène l'illusion
complète et que la véritable jouissance, que l'art nous
procure, dépend de cette illusion et de l'impression qu'elle
laisse en nous. Or, ce qui détruit surtout l'illusion c'est
Tadmiration qu'excitent les beaux vers. Il faut se de-
mander quel est le devoir du poète dramatique : Est-ce
de se livrer à de beaux développements en vers harmo-
nieux ou de traduire fidèlement les émotions de l'âme?
Répondant à cette question, Beyle va plus loin que n'iront
plus tard Hugo et Dumas dans leurs tragédies romantiques,
puis qu'il proscrit absolument le vers du drame tragique.
La tragédie cherchant l'effet par la peinture exacte
des sentiments humains, il est nécessaire qu'elle vise à
la clarté, et le vers justement s'oppose à la clarté.
Beyle cite les paroles de Macbeth à l'ombre de
Banquo: „La table est pleine" et ajoute qu'aucune rime
ne pourrait en rehausser la beauté.
Assurément ce n'est pas Hugo, mais Vitet qui, par
la suite, s'est rapproché de cet idéal dramatique.
Beyle ne conseille à personne d'imiter Shakespeare.
Ce qu'il faut imiter chez lui ce n'est que son don d'observer
le monde et son habileté à donner à ses contemporains
précisément la tragédie qui leur convenait.
En 1820 aussi, on aspirait après une forme propre
de drame, bien que, intimidé par la gloire de Racine on
— 47 —
n'osât encore la demander au nouveau poète.
point On
n'est en effet réellement romantique que lorsqu'on étudie
et qu'on satisfait les goûts de son époque, car le ,,roman-
ticisme" est l'art de donner au peuple les oeuvres qui
peuvent lui procurer la plus grande jouissance possible,
en tenant compte de l'état des moeurs et dès idées, tandis
que le classicisme lui offre une littérature qui a fait les
délices des générations passées. Racine était en son temps
romantique, Shakespeare aussi est romantique parce qu'il
a mis sur la scène pour les Anglais de 1590 les guerres
civiles avec leurs sanglantes horreurs et qu'il leur a donné
une série de peintures morales très profondes et faites de
main de maître.
Le romantisme ne consiste donc pas à imiter l'Angle-
terre ou l'Allemagne mais à donner à chaque peuple une
littérature créée à son image et faite spécialement pour
lui, comme les vêtements sont faits pour l'individu. Le
romantisme est ainsi pour Beyle presque synonyme d'art
moderne.
J'ai déjà noté la tendance des peuples latins ou
„romans" au classicisme; il est tout à fait caractéristique
que, pour eux, le romantisme doit être dans les idées, pour
obéir aux „exigences des temps", et que le classicisme doit
régner dans la langue, qui est chose de tradition et par-
conséquent immuable. D'après ce principe, il faudrait
s'efforcer d'écrire comme Pascal, Voltaire et La Bruyère.
Les principaux rédacteurs du „Globe" définissent
différemment le romantisme militant, mais, au fond, ils
s'accordent tous entre eux et avec Beyle. Pendant que
Hugo était encore royaliste catholique et conservateur, le
„Globe" se montrait déjà révolutionnaire, philosophe et
libéral.
Le premier qui dressa un programme dans le „Globe"
fut Thiers et, comme il arrive à l'avènement d'une nou-
velle littérature, le mot d'ordre qu'il choisit fut nature
et vérité. Thiers condamne dans Fart plastique la régu-
larité trop absolue et la symétrie, il demande pour le
— 48 —
•drame la vérité historique —
à peu près ce que plus
iard on comprit sous le nom de couleur locale, Duvergier
•de Hauranne, dans un article „sur le romantique" défi-
nissait le classicisme une routine, et voyait dans le ro-
mantisme la liberté pour les talents les plus divers (Hugo
et Beyle, Manzoni et Nodier) de se développer dans toute
leur individualité propre. Pendant que pour Ampère le
classicisme est une imitation, le romantisme, au contraire,
un art original, un autre rédacteur anonyme du „Globe"
(vraisemblablement Sismondi) essaie une définition plus
exacte et fait remarquer que le mot „Romantisme'' n'a
pas été créé pour désigner les oeuvres littéraires d'un
certain cercle et d'un certain groupe, mais bien toute la
littérature, image fidèle de la civilisation
moderne. Or, cette civilisation étant essentiellement
spiritualiste, on peut définir le romantisme le spiritu-
alisme dans la littérature.
Avec son ardeur et sa hardiesse juvéniles, Vitet, le
futur auteur des „Barricades", alors âgé seulement de
vingt ans, se fait aussi le champion du romantisme qu'il
regarde tout simplement comme l'indépendance dans l'art
et la liberté individuelle dans la littérature. „Le Eoman-
tisme, dit-il, c'est le protestantisme dans les lettres et les
arts." Il ne s'agit donc, à ses yeux, que de secouer le
joug de l'Eglise —
Le romantisme, continue-t-il, n'est ni
une théorie ni une doctrine de parti, c'est la
littéraire,
loi de la nécessité, du changement, du progrès.
„Dans vingt ans toute la nation sera romantique, je
„dis toute la nation, car les jésuites n'appartiennent pas
„à la nation."
Il n'y a, comme on le voit, 'qu'une différence à peine
sensible entre toutes ces définitions et celle de Hugo:
„Le Romantisme, libéralisme en littérature", et
c'est le
on ne s'étonnera point que le „Globe" ait salué de cette
exclamation la Préface de Cromwell: „Voilà aussi Mr. Hugo
dans le mouvement." En réalité, la victoire était déjà
•gagnée à ce moment.
— 49 —
Après Shakespeare, l'influence de Walter Scott sur
le romantisme français fut, sinon la plus profonde, au
moins la ])lus manifeste. Walter Scott s'était fait connaître
en France comme dans les autres pays d'Europe; déjà il
avait trouvé en Allemagne, en Italie et en Danemark des
admirateurs qui, remplis du plus pur sentiment patriotique
et d'un haut idéal moral, commençaient à l'imiter.
„Waverley" parut en 1814; en 1815, La Motte Fouqué
l'imite en lui donnant un cachet germanique. De 1(^25
à 1826, Manzoni publia „Les Fiancés"; en 1826, Ingemann,
pour relever le sentiment national et dynastique, se mit
à écrire ses histoires romantiques dans l'esprit de Walter
Scott et le style du poète de Fiésole.
Dès qu'il parut, ,, Waverley" obtint également en
France un succès immense. Scott fut bientôt si goûté,
dans les vingt premières années du siècle, c|ue les directeurs
de théâtres priaient les poètes d',, arranger" ses romans
pour la scène. LTn drame qui échoua à la représentation,
1',, Emilie" de Soumet, l'un des poètes de l'époque de
transition, était une adaptation d'un roman de Walter Scott.
Ce que goûtait d'ailleurs tout particulièrement la jeune
génération romantique dans le romancier écossais, c'étaient
des qualités qu'on n'avait point aussi bien appréciées dans
les pays protestants, tels que le talent descriptif et pitto-
resque et la peinture fidèle du moyen-âge. Walter Scott
plut en France parce qu'on retrouva chez lui les cuirasses,
les armes, les costumes du moyen-âge avec ses châteaux-
forts et leur architecture romantique; mais on ne vit
point, ou plutôt on ne goûta point sa conception prosaïque
de la vie, sa morale protestante qui lui gagna des lecteurs
dans les pays du nord et en Allemagne. Beyle, le premier,
critiqua sévèrement Scott et lui prédit une gloire éphé-
mère malgré le bruit qui se faisait à ce moment autour
de son nom. Scott, d'après lui, savait mieux peindre des
costumes et des visages que des sentiments et des passions.
L'art ne peut et ne doit jamais imiter la nature trait
pour trait, il embellit toujours; mais Walter Scott embellit.
Brandes, l'école romantique en France. 4
— 50 —
trop : ses personnages semblent avoir honte de leurs passions,
il leur manque la sûreté et l'audace parce qu'ils ont trop
peu de traits naturels.
De bonne on reprocha à Scott, comme le fit
heure,
plus tard si Balzac, de ne ])Ouvoir peindre la
souvent
femme avec ses passions, ou du moins de ne point oser
décrire les passions féminines avec leurs joies et leurs
souffrances, par égard pour une société trop prude.
Les romans traitant des sujets modernes passèrent
inaperçus, on s'en tint à Ivanhoë, Quentin Durward et
quelques autres. On prisa beaucoup dans Walter Scott
la nouvelle forme, qu'il inaugura, du dialogue dramatique
dans le roman, pour remplacer les deux formes usitées
jusqu'à présent: la forme du récit, où le titre d'un chapitre
indique toujours son contenu et où l'auteur apparaît con-
stamment, et la forme de la lettre, où la passion se trouve
condensée entre l'en-tête et la signature. Les plus grands
talents parmi les jeunes romantiques français trahirent
l'influence du romancier écossais.
Celui d'entre eux qui, au point de vue moral, rap])elle
le plus les poètes anglais, Alfred de Vign}-, écrivit un
roman „Cinq-Mars" dont l'histoire se passe sous Eichelieu,
ouvrage intéressant, aujourd'hui vieilli, où le contraste du
bien et du mal efface tous les autres contrastes, et où
se révèle un manque frappant d'intelligence pour le rôle
politique de Richelieu. On ne trouve pas dans „Cinq-
Mars" l'universalité qui caractérise Scott, mais, au lieu
de cela, une note lyrique dominante, la glorification d'une
chevalerie intrépide et bouillante, de la vieille bravoure
française'. En même temps que de Vigny, Mérimée subit
l'influence du grand romancier écossais dans sa „Chronique
du règne de Charles IX" dont la tendance cependant est
tout autre que celle des romans de Scott. Mérimée
recherche, pour elles-mêmes, dans l'histoire, les passions
les plus violentes avec l'intention secrète, qui marque
bien le caractère du romantisme français, d'exaspérer les

bourgeois philistins par ses peintures brutales, vives et


— 51 —
«concises, froides et insensibles, sans tenir aucun compte
•de la délicatesse morale.
On sait qu'Alexandre Dumas, dans plus d'un roman
léger et amusant, comme dans „Les trois mousquetaires"
s'est approprié le coloris et le style historique de Walter
Scott; mais ce qu'on sait moins, c'est que Balzac, qui
inaugura le roman français moderne, subit également,
tout comme de Vigny et Mérimée, l'influence du maître
écossais.
Ilvoulut le suivre, sans cependant se contenter de
l'imiter; il crut pouvoir rivaliser avec lui dans l'art des-

criptif que le romantisme avait remis en honneur et essaya


d'animer le dialogue d'une vie plus intense.
Walter Scott n^avait créé qu'un seul type de femme;
en France, au contraire, les auteurs de romans historiques
pouvaient opposer les moeurs corrompues d'un catholicisme
brillant extérieurement, à l'austérité sombre du calvinisme
dans la période la plus agitée de l'histoire nationale.
Il était donc facile à Balzac d'éviter la monotonie
de ce côté. A la fin, cet esprit ardent, né pour la lutte
et le travail, conçut le dessein de représenter chaque
époque, depuis Charlemagne jusqu'aux temps modernes,
dans un ou plusieurs romans qui formeraient une chaîne
continue, comme plus tard Frey tag, dans ses „Ancêtres,"
tenta de faire revivre tout le passé de l'Allemagne. Le
premier roman que Balzac publia sous son nom „Les
Chouans," et qui avait pour sujet les guerres de Vendée
pendant la Révolution, devait être un anneau de cette
chaîne. Il parut en 1829, la même année que „Cinq-
Mars" et la „Chronique du règne de Charles IX." D'autres
fragments de cette grande oeuvre furent publiés par la
suite: „Sur Catherine de Médicis." ,, Maître Cornélius",
un roman où Balzac fait jouer à Louis XI le rôle principal,
pour réparer l'injustice commise envers lui par le romancier
écossais. Ces romans qui, considérés en eux-mêmes, ont
quelque valeur et renfeniient des figures vivantes, étudiées
à fond, montrent pourtant que, si Balzac avait réalisé son
4*
— a'i —
projet de ressusciter le passé, il n'aurait été qu'un écrivain
de second ordre et qu'on en aurait fait tout simplement
un disciple de Scott.
L'oeuvre de Walter Scott inspira aussi à Victor Hugo-
l'idée d'écrireun grand roman historique il résolut d&
;

lui donner comme centre la vieille cathédrale de Paris^


dont le recrépissage lui semblait un crime, et dont il
était autant épris qu'autrefois Goethe l'avait été de la
cathédrale de Strasbourg et Oehlenschläger de la cathédrale-
de Boeskild.
Aux termes du traité conclu avec son libraire, cette-
oeuvre, aujourd'hui si célèbre, devait être terminée en
avril 1829; Hugo ne put tenir son engagement.
mais
Il obtint tout d'abord un délai de cinq mois, puis un nouveau
délai jusqu'au premier Décembre 1830, à la condition
qu'il paierait 1000 francs pour chaque semaine en plus.
Le 29 Juillet, il avait fini son ébauche et commençait
son travail de correction quand, le lendemain, la Révolution
éclata. Pendant que, pour échapper aux balles, il se
réfugiait dans une autre maison, un cahier de notes-
destinées à son roman s'égara.

Il obtint un nouveau délai de trois mois. Alors il


ferma sa porte pour un temps indéterminé, fit serrer se&
habits noirs pour ne pas pouvoir sortir, endossa son veston
de travail, acheta une bouteille d'encre et travailla, sans
faire ni recevoir de visites, jusqu'au 1-4 Janvier 1831,.
jour oii la bouteille d'encre se trouva vide et le roman
achevé. Une seule fois, il s'était permis de sortir pour
assister à la condamnation des ministres de Charles X,
mais pour rester fidèle à sa résolution, il avait revêtu ce
jour-là l'uniforme de garde national.
Dès sa première jeunesse, Hugo avait été fortement
impressionné Walter Scott.
par Dans une critique de
„Quentin Durward", qu'il écrivit à l'âge de vingt et un
an, il exprime la plus haute admiration pour le sens^
historique qui s'y révèle, le sérieux moral et la forme
— 53 —
dramatique. Il indique, en même temps le pas qu'il veut

«ncore faire faire à l'art.


,, Après le roman pittoresque mais prosaïque de Scott,
dit-il, il en reste un autre à créer qui, à mon avis, sera
encore plus beau et plus achevé. C'est le roman qui
€st à la fois épopée et drame, pittoresque et poétique, réel
et idéal, vrai et grand, qui unit Scott et Homère."
Ces derniers mots qui dépassent le but, à force
d'exagération, ne doivent pas nous empêcher de reconnaître
la perspicacité avec laquelle îe jeune poète aperçoit déjcà
ce qu'il fera dans le roman. Il semble en effet pressentir

que ses romans seront plutôt de grands poèmes en prose


et des légendes pittoresques que des tableaux de la réalité,
comme les romans de Scott. „Notre Dame de Paris",
Cjui devait peindre la vie à Paris au XV^ siècle, est
l'oeuvre d'une imagination extraordinairement puissante et
architectonique. La prédilection de Hugo pour le mon-
strueux a trouvé ici l'objet qui lui convenait.
L'auteur anime la vieille cathédrale, la remplit de son
esprit et en fait un être vivant, de telle sorte qu'elle peut
donner une idée du Paris disparu, comme une seule vertèbre
permet de reconstituer tout un squelette. Foi et super-
stition, moeurs et arts, lois et sentiments, toute cette époque
est retracée par Hugo en traits larges et puissants, sinon
très vifs, et avec un art qui est de la magie. Les personnages,
qui sont tous de grandeur presque surnaturelle, sont es-
quissés avec le coup de pinceau du génie, dans un style
épique. La bourgeoisie honnête et moyenne de Scott est
remplacée dans „Notre-Dame de Paris" par les créations
d'un génie artistique épris de couleur; son sens religieux, par
un grand mouvement passionné qui continuellement repré-
sente cette nécessité aveugle et implacable, cette l'crayxf
gravée dans les murs de la cathédrale et qui, dans tous les
temps, nous écrase tous sous son pied d'airain, le prêtre comme
la bohémienne, la beauté comme Panimalité, Phébus comme
Quasimodo.
L'influence de Byron sur le romantisme français
fut plus profonde encore que celle de Scott. La
— 54 —
jeunesse rassemblée autour de Hugo se laissa charmer et
enchanter par la passion violente qui débordait dans les-
poèmes de Byron et qui était en si parfait accord avec
la vie déréglée et désordonnée du poète. Childe Harold
et Lara surtout, cette mystérieuse et mélancolique figure-
qui traîne de pays en pays son orgueil et ses tourments,
devinrent ses héros préférés. Elle voyait dans Byron lui-
même un type poétique que l'imagination entourait de
mythes et de légendes. Quelques critiques seulement,
comme Beyle, qui d'ailleurs était un admirateur de Byron,,
firent observer que „comme auteur de drames mortellement
ennuyeux, en général" on ne pourrait en faire le chef
des romantiques. Immédiatement après sa mort, tous les
poètes français de premier et de second ordre, s'étaient
mis à exploiter ces deux sujets „La Grèce" et „Byron",,
et ils avaient chanté ce dernier avec tant d'enthousiasme
mais si peu d'intelligence de son vrai caractère que Sainte
Beuve dut protester dans le „Globe" contre l'abus des
mots: Byron, liberté, hymne funèbre. A la nouvelle de
la mort de Byron, Hugo aussi bien que Lamartine manii-
festèrent l'un, dans un article critique, l'autre, dans un
poème, leurs sentiments d'admiration. Tous deux ne
voyaient encore en lui, à cette époque, que le poète du
scepticisme et du pessimisme; les dernières oeuvres de Byron
ne semblent pas les avoir beaucoup impressionnés. Comme
tant d'autres, en 1824, ils ne comprirent point la mor-
dante satire politique et religieuse renfermée dans „Don
Juan"; mais pendant que Hugo s'attache avant tout à opposer
la poésie de Byron à celle du XVllP siècle (,,La différence
entre le rire de Byron et celui de Voltaire, dit-il, vient
de ce que Voltaire, n'avait pas souffert"), Lamartine plus-
élégiaque et à demi-croyant, voit encore dans Byron l'ange-
déchu.
Comme nous le voyons dans le ,, Cinquième chant de-
Childe Harold" qui veut imiter Byron, Lamartine se croyait,.
lui aussi, comme le lord anglais, un héros romantique.
Il se couvre du masque de Byron pour exprimer les doutes
— 55 —
et les sentiments révolutionnaires qui ne font que se montrer
timidement dans „Méditations poétiques" et qu'il devait
ses
exprimer bientôt en son propre nom. 11 est vraisemblable
que c'est le souvenir de Bryon qui a attiré ses regards
cumme ceux de Hugo vers l'Orient: Hugo se contenta de
chanter l'Orient et de le parcourir ainsi poétiquement;
Lamartine fît plus, il le visita, déployant dans son voyage
un luxe princier.
Les derniers actes et la mort de Byron, sinon ses
dernières oeuvres, eurent une profonde répercussion sur les
idées politiques de Hugo et de Lamartine. On trouve
également des traces de l'influence de Byron chez la plupart
des jeunes poètes de l'époque; mais ceux-ci étaient doués
d'une originalité si vive, si puissante et si active que le
trouble fiévreux et la passio]i morbide du giand poète
anglais, que tant de littératures imitaient comme un modèle
séduisant, n'avaient point de prise sur eux. Un seul d'entre
eux, en entendant les ciiants de Byron résonner à son
oreille, y reconnut la voix d'une âme soeur, etclio-^e eu-
rieuse, c'était le Parisien le ijlus élégant et le plus im-
prégné de parisianisme, i\ltVed de Musset. Beaucoup de
ces jeunes talents étaient nés hors de Paris: Hugo et
Nodier à Besançon, George Sand dans le Berry, Balzac à
Tours, Gautier à Tarbes, Lamennais en Bretagne, Sainte-
Beuve ä Boulogne, et ils apportaient avec eux de leur
])rovince un caractèreparticulier qui résistait mieux à
l'influence de P.y'ron, bien que George Sand et Gautier
la subissent sous les formes les plus diverses. Mérimée
qui était aussi parisien sut, grâce à sa froid raison, échapper
à cette influence; ce n'est guère qu'indirectement, et par
l'intermédiaire de Stendhal que le scepticisme de Byron
agit sur lui. Personne donc plus que Musset, ce pâle
enfant de Paris, plein de toutes les faiblesses et de la
grâce délicate qui caractérise les derniers rejetons d'une
race noble à son déclin, ne se laissa séduire par la poésie
de Byron. Celui-ci, en vrai Anglais qu'il était, avait
commencé par être spiritualiste et pessimiste; la vie des
— 56 —
sens n'occupe que peu de place dans ses poésies de jeunesse.
C'est seulement quand il eut atteint l'âge viril, qu'il eut
visité l'Italie et qu'il se fut établi en pays romantique que
sa poésie, comme celle de Goethe, pendant son séjour à
Venise, devant sensuelle, audacieuse et fouguense. Musset au
contraire, dès ses débuts, part du réalisme brutal qui parfois
perce dans les dernières oeuvres de Byron et devient de
plus en plus idéaliste. Une fois à la hauteur de son art,
comme observateur et comme poète erotique, beaucoup
il est,

plus délicat que Byron sa poésie a une beauté raphaëlique


;

que Byron n'a ni atteinte ni cherchée. C'est un Byron


français plus faible, plus tendre, plus gracieux, comme
Heine un Byron allemand moins grand mais plus
est ,

arrogant et plus spirituel, comme Paludan-MüUer est le


Byron danois, satirique orthodoxe et conservateur. Musset
souffre comme un jeune homme et se plaint comme une
femme; le sculpteur Préault l'appelait un jour avec raison:
„Mademoiselle Byron."
Shelley dont le nom ne pénétra en France que beaucoup
plus tard fut inconnu à toute cette génération des premiers
romantiques français. Pour ce qui est de l'école des lacs
(lakists), Sainte-Beuve, initié de bonne heure à la litté-
rature anglaise, et le plus doué de l'esprit critique, fut
le seul qui en reconnut la valeur, qui chercha à s'en
approprier les niérites, avant tout la peinture fidèle de la nature
et de la réalité, et qui s'efforça de la faire connaître par
des traductions. Le poète breton, Brizeux, rappelle les
lakists, mais sans les avoir connus.
L'Allemagne exerça une influence moins profonde et
moins directe que l'Angleterre sur le romantisme français.
Ses vieilles forêts de chênes semblaient encore la couvrir
de leur ombre; autour de ses sources dansaient encore
les elfes, laissant traîner dans l'herbe humide de la rosée
du matin leurs longues robes blanches; les gnomes conti-
nuaient à habiter ses montagnes où les sorcières célébraient
leur sabbat. L'Allemagne était toujours le pays de la nuit
de Walpurgis.
— 57 —
Un seul ouvrage de Goethe, Werther, phit en France
par l'expression violente de la passion. Werther, quoique
beaucoup plus âgé, parut un autre René et cette compa-
raison lui enleva sa fraîcheur et le rapprocha du type de
„Chikle Harold". La figure de Faust se trouva affaiblie
de la même manière. Pendant que toute l'Europe l'ad-
mirait, elle resta complètement étrangère aux Français
qui ne surent jamais en saisir l'essence intime. Les
luttes et les souffrances d'un esprit avide de vérité n'avaient
jamais séduit la muse française. Ce docteur allemand,
assez naïf pour voir le diable dans son caniche, qui, sur
le seuil de Marguerite, éprouve des accès religieux et qui
cependant est assez criminel pour abandonner la malheu-
reuse et tuer son frère dans un duel déloyal, ne devait
pas être compris en France.
On peut se laire une idée des critiques que l'école
classique adressa à „Faust", en voyant les réponses qu'y
firent les Eoniantiques: „Combien de personnes, dit Du-
vergier de Hauranne, la seule pensée du pacte avec le diable
ne rend-elles pas déjà insensibles aux beautés de ce chef-
d'oeuvre. Elles ne comprennent pas qu'on puisse excuser
une invraisemblance, et pourtant, depuis leur enfance,
telle
•ellesont vu Agamemnon immoler sa fille pour obtenir un
vent favorable!'' On était bien habitué à la superstition
classique, mais on ne voulait point admettre celle du
moyen-âge. Beaucoup rejetaient les oeuvres de Goethe
comme informes et grossières, sans se donner la peine de
les lire.
Le naïf adversaire des romantiques, Auger, secrétaire
de l'Académie française, faisait rire encore en 1825 les
membres de l'Académie par sa violente sortie contre les
Romantiques, „ces adorateurs de la belle nature qui
„donneraient volontiers l'Apollon du Belvédère pour une
„statue monstrueuse de saint Christophe et qui sacrifieraient
„avec le plus grand plaisir Phèdre et Iphigénie à Faust
„et à Goetz". Il prononçait ces derniers noms comme
-desnoms barbares. L'admiration des Romantiques pour
— 58 —
„Faust" fut pourtant stérile, comme je l'ai déjà dit.
Bien que Gérard de Nerval en première
traduisît la
partie, à l'entière satisfaction du vieux (loethe, malgré
le tableau de Delacroix qui représentait ,, Faust et Méphisto-
phélès" chevauchant dans les airs et qui fit également
l'admiration de Goethe, l'influence de Faust est à peine
sensible (sauf chez Quinet) dans la littérature française
de ce temps.
Quoique Schiller, par son affinité avec Rousseau et
sa langue déclamatoire, pût paraître plus accessible aux
Français, son action fut cependant moindre encore que
celle de Goethe sur la jeune génération romantique. On
remania ses drames sans doute pour la représentation,
mais avant que l'école romantique proprement dite fût
fondée; les poètes à demi romantiques de la période de
transition les taillèrent à leur fantaisie pour en faire des
tragédies régulières conformes au goût régnant et les
mutilèrent, au lieu de les faire comprendre dans leur
originalité. De „la Pucelle d'Orléans" et de „Don Carlos,
Soumet tira sa „Jeanne d'Arc" et son „Elisabeth de
France". Ancelot maltraita de même Fiesko, et Liadières
„Wallenstein." Mais personne, parmi les classiques ou
les romantiques, ne se sentait satisfait du résultat, et le
sévère Be3^1e, lui-même, qui avait pourtant l'habitude de
remonter aux sources, écrivait que Schiller avait trop
sacrifié au goiit français du moyen-âge pour pouvoir
(Tonner à ses compatriotes le drame qu'ils demandaient.
La vraie grandeur de Schiller lui échappait; il comprenait
évidemment trop peu l'allemand pour pouvoir goûter
Wallenstein, et d'ailleurs, comme tant d'autres des jeunes
disciples du romantisme, il louait de prélérence les oeuvres
qui scandalisaient le plus les classiques. Le „Luther"
de Werner était pour lui le vrai drame moderne, celui
qui se rapproche le plus de Skakespeare, et Werner
était à ses yeux un bien plus grand poète que Schiller.
Après Goethe, celui de tous les écrivains allemand
qui eut le plus de vogue en France fut Hoffmann. Hoff-
— 51) —
mann fut pour les Français tout simplement l'Allemand.
Tieck était trop vague, ÎSTovalis trop my^stérieux pour
trouver des lecteurs en France, comme il en avait trouvé
eu Danemark; Hoffmann unissait au fantastique absolument
inconnu aux Français la sûreté et la vigueur du dessin
qu'ils aimaient et qui leur rappelait leur compatriote, le
lorrain Callot. Le courage artistique d'Hoffmann, qui
poursuit vaillament son idée jusqu'au bout était iait pour
leur plaire. Hoffmann était audacieux, ne reculait point
devant les effets les plus violents, et cependant dans ses
extravagances restait un peintre aussi réaliste et aussi
fidèle que Breughel ou Téniers, quand ils représentent
les tentations de saint Antoine Par opposition à Novalis,
Hoffmann, apportait aux Français son rationalisme ber-
linois; il y avait une espèce de raison même dans sa folie.
C'est pourquoi, de tous les écrivains allemands, il fut le
seul qui eut en France des successeurs et presque des
disciples. Son influence se manifesta chez Nodier, comme
nous l'avons vu, mais encore plus chez Gérard de Nerval
et dans les Nouvelles de Gautier. Malgré toute son
originalité, Gautier avait cependant, sans comprendre un mot
d'allemand, subi l'influence de la littérature allemande,
à différentes époques de sa vie. Ses nouvelles de jeunesse-
„Romans et Contes" rappellent Heine. Il avait une
profonde admiration pour le „Westösiüchc Divnn" de
Goethe, mais ce qu'il aimait surtout en Goethe c'était sa
haute sérénité artistique pendant ses dernières années.

Chapitre VI.

Coup d'oeil rétrospectif — Influences nationales.


Ce ne furent pourtant pas les influences étrangères

qui contribuèrent leplus à la renaissance de la Littérature


en France, mais bien plutôt la découverte d'un génie
— 60 —
national que personne ne soupçonnait. Comme les premières
découvertes des cbefs-d'oeuvre de la sculpture antique,
depuis si longtemps ensevelis, avaient été le point de
départ de l'humanisme italien, la ])ublication des poésies
d'André Chénier en 1819 fut le signal d'une révolution
poétique complète en France. Un voile tomba des yeux
de tous, quand parurent, plus de 26 ans après la mort
de l'auteur, ces poésies grecques, si pleines de vie et
d'àme. Toutes les idoles de l'Empire, Delille et les autres
poètes descriptifs et didactiques, furent précipitées de leur
piédestal, et se brisèrent en morceaux. Une brise prin-
tanière soufflait sur la France de l'antique Hellade, la
Grèce véritable, et vivifiait l'atmosphère. L'alexandrin,
si flasque au XVIII ° siècle, si raide, si empesé et si symé-

trique au XVII "^j avait dans Chénier des harmonies my-


stérieuses, une fermeté tendre et souple, une grâce audacieuse
et sensuelle, et, parce que la césure ne tombait plus
régulièrement après le sixième pied, et que la phrase ne
se terminait plus toujours avec le vers, une richesse et
une variété de formes qui provoquaient l'admiration. Les,
pensées et les sentiments étaient modernes, mais l'esprit
et l'art étaient antiques. Il y avait dans ce mélange la
force impulsive nécessaire pour produire dans la poésie
française une révolution semblable à celle dont Ronsard
avait été l'instigateur au XVI® siècle. L'esprit moderne
et l'esprit antique se rencontraient chez Chénier, mais
bien loin de la voie où ils s'étaient cherchés au siècle de
Louis XIV. Le nom d'André Chénier surpassa en éclat
tous les noms célèbres jusque-là. C'était comme un esprit
qui surgissait du tombeau, la tête ceinte de l'auréole du
martyr et éclairée des rayons du génie, et qui montrait
ä la jeune génération le chemin de la terre promise de
la nouvelle poésie.
André Marie de Chénier était né à Constantinople
(Galata) en 176'2; sa mère était une Grecque, jolie, ardente
et spirituelle, qui s'appelait de son nom de famille Santi
l'Homaca; son père était consul général de France en
— 61 —
Turquie, et en même temps un savant distingué. Encore
tout petit, André vint en France et fut élevé dans un
beau château du Languedoc. Il oublia bientôt sa langue
maternelle, mais, quand plus tard il dut l'apprendre de
nouveau dans un collège de Paris, il la comprit si vite
qu'à l'âge de seize ans il la maîtrisait entièrement et se
plongeait avec délices dans la Littérature grecque. Le
grec lui devint aussi familier que le français, A vingt
ans, il entra dans l'armée comme cadet gentilhomme,
c'est-à-dire comme sous-lieutenant, vécut en garnison à
Strasbourg et employa son temps libre à l'étude des langues.
Mais le service abrutissant et la vie terre à terre des
officiers lui devinrent bientôt odieux. Au bout de six
mois il revint à Paris et, comme à ce moment il fut
atteint d'une maladie dont la guérison exigeait une vie
régulière, il son congé.
sollicita Mais le désoeuvrement
et Pinaction ne convenaient guère à un jeune homme
qui unissait à toutes les passions de la jeunesse, l'amour
de l'art et de la science et un esprit toujours en éveil.
Il entreprit avec joie un voyage de deux ans en Suisse
et en Italie, et s'arrêta très longtemps à Rome. Une
rechute le retint à Naples et l'empêcha de poursuivre son
voyage jusqu'en Grèce où tendaient toutes ses aspirations.
Lorsqu'il revint à Paris en 1785, il trouva rassemblée
dans la maison de ses grands-parents la meilleure société;
il y fit la connaissance du poète Lebrun, du peintre David

du chimiste Lavoisier et de tout un groupe d'hommes


politiques que la Révolution devait rendre célèbres; il
fréquenta en outre quelques jeunes gentilshommes d'un
grand talent, et, pour partager son temps à peu près
également entre le travail et la distraction, rechercha la
société la plus légère de l'époque, celle qui se composait
de grands seigneurs, comme le duc de Montmorency,
le prince de Czartorisky e^c, société étrange, dont Rétif
de la Bretonne a décrit la vie, et qui devait bientôt
tomber sous le couperet d^> la guillotine. A ce même
moment, Chénier fit encore la connaissance d'un homme
— 02 —
<[ui, iiartageaiii sun amour de la liberté et sa haine de
la tyrannie, i:e tarda pas à se concilier son amitié, je
veux (lire, la (-(»iinaissance du poète italien Alfieri qui se
trouvait alors à Paris en compagnie de
la comtesse
d'Albany.
Il entra en même temps en relations avec la femme

qu'il a chantée, louée et maudite dans un grand nombre


de ses poésies et qui fut l'amante de sa jeunesse, Madame
de Bonneuil, à laquelle l'attacha une passion fougueuse
et constante.
A l'âge de vingt -quatre ans, André avait vécu
quelque temps près d'elle à la campagne et avait passé
de longues heures à ses genoux, pendant qu'elle chantait
sur la harpe une romance de l'époque sur la volupté et
les délices de l'amour. En 1787, il fut nommé attaché
d'ambassade à Londres; mais il regretta bientôt son
ancienne indépendance et ses anciennes habitudes. Quand
la Kévolution éclata, il en accueillit la nouvelle avec
enthousiasme et revint à Paris plein des plus grandes
espérances. Déjà il avait senti s'éveiller son talent,
poétique; il s'essaya alors dans des poésies de tout genre
plus étendues et tout à fait selon le goût antique. Depuis
ses origines, la Littérature française avait deux fois
cherché à se rapprocher de l'antiquité; la première
fois, avec Eonsard, elle l'avait fardée du clinquant de la
renaissance italienne une autre fois, sous Louis XIV, elle
;

l'avait recouverte de toute la pompe et de tout l'éclat


du grand siècle. André Chénier qui avait du sang grec
dans les veines, qui parlait et écrivait sa langue mater-
nelle comme le français, qui était peut-être le seul en
France qui ne vît point l'ancienne Hellade à travers le
pastiche des Eomains ou la poussière des perruques du
XVIP siècle, renversa sans etfort, avec la naïve et auda-
cieuse confiance d'un jeune Apollon les idées régnantes
sur l'antiquité et l'essence de la Poésie. Il se rendait
compte que les poètes grecs avaient parlé et écrit dans
la langue populaire et qu'ils avaient atteint la perfection
— G3 —
artistique par un juste sentiment de la mesure et non
par le respect idolâtre de traditions poétiques arbitraires.
Commerénovateur, André Chénier est pour la poésie
du XVIIP qu'est Tliorwaldsen, pour la scul])ture
siècle ce ;

comme Tliorwaldsen, il fut, sous beaucoup des rapports,


un imitateur de l'antiquité, mais il lui est bien supérieur
par la vivacité du sentiment, la sensualité ardente, le
pathétique.
Avant 1789, Chénier nous apparaît déjà comme
poète erotique avec une certaine pointe de sensualité et
aussi comme poète élégiaque et idyllique. Quand la
Révolution fit trembler tout le pays de ses sourds gron-
dements, il était parvenu à sa maturité comme homme
et comme poète. Il avait été élevé dans l'esprit philo-

sophique du siècle de Voltaire; avec tant d'autres de ses


compatriotes, il avait embrassé la cause des Etats-Unis
d'Amérique dans leur lutte contre l'Angleterre; aujourd'hui
il saluait avec le plus pur enthousiasme l'ère nouvelle
qui s'ouvrait à la liberté, et qu'il avait attendue si
longtemps. La liberté, c'était pour lui avant tout la
liberté absolue de croire et de penser. Instruit suiïi-
samment „par l'expérience de 18 siècles qu'ont ensang-
lantés les absurdités théologiques, convaincu que les
prêtres, à quelque religion qu'ils apartiennent, se sont
conjurés contre le bonheur et la tranquilité des peuples,
il veut briser le joug despotique", mais il était assez naïf

et assez généreux pour se figurer que cela pouvait se


faire sans violence.
Pendant toute la première année de la Révolution la
poésie l'occupa à peu près exclusivement. Il avait
conçu une inclination passagère pour une dame jeune et
jolie, Mme Gouy d'Arcy qu'il a célébré dans une élégie
bien connue; mais bientôt la politique l'absorba entièrement.
En 1792, André qui pressentait la Terreur prochaine,
prit violemment à partie les Jacobins. Et comme son
frère ^iadet, le poète Marie-Joseph Chénier, qui jouait un
rôle au Club des Jacobins, se crut obligé de défendre ses
— CA —
compagnons, André releva fièrement le gant. Des
amis réussirent à rapprocher, sinon à reconcilier com-
plètement les deux frères jusqu'ici unis par une
affection si étroite. Pour André, comme pour les an-
ciens Eomains, les liens du sang devaient se briser
quaud la politique l'exigeait. Au commencement de
la Révolution, il avait accepté la dédicace d'un drame de
son frère „Brutus et Cassius" et, avec la naïveté de l'époque,
il s'était persuadé que le drame reproduisait fidèlement
les propres paroles de Brutus. Les héros de la pièce étaient
cà ses yeux „de nobles criminels, de grands meurtriers de
tyrans que les matamores de notre temps ne comprennent
plus". Il s'était, en un mot, déclaré partisan du régicide
toutes les fois que celui-ci devient nécessaire. Mais le
procès de Louis XVI excita toute son indignation. Il de-
manda la permission de le défendre, et, à diverses reprises,
protesta contre les procédés de ses adversaires. Lorsque
la sentence de mort eut été prononcée, ce fut lui encore
qui écrivit la belle et digne lettre oii le roi priait l'Assemblée
Nationale de faire ratifier le jugement par le peuple. Selon
la remarque de Becq de Fouquières, il est tout à fait
caractéristique que ce sont trois des plus grands poètes
de l'Europe André Chénier, Schiller et Alfiéri, qui avaient
:

été également les adversaires de l'absolutisme et qui avaient


salué la Révolution avec enthousiasme, qui en 1792 s'of-
frirent à défendre Louis XVI. Marie-Joseph Chénier était un
esprit de moindre envergure qui aimait à suivre le courant et
dont le talent s'adaptait merveilleusement à cette époque.
André avait un courage qui allait jusqu'à la bravade; il
était de l'étoffe dont l'histoire fait ses martyrs. L'approche
du danger ne le rendit que plus audacieux dans ses atta-
ques contre les hommes qui tenaient le pouvoir entre leurs
mains et qui lui semblaient déshonorer la France. Il
publia sous son nom un hymne plein d'ironie à l'occasion
de la fête que les Jacobins donnèrent aux Suisses du
régiment de Châteauvieux qui venaient d'être 'graciés
après avoir été condamnés aux galères pour des crimes
— 65 —
ignobles. Après le de Marat, pendant que 44000
:;ieurtre
autels s'élevaient partout en Thonneur de „l'ami du peuple",
seul de tous les poètes français, André Chénier osa exalter
Charlotte Corday. Il fallait alors un grand courage pour
se permettre cette audace:
„La (jrèce, ô Fille illustre! admirant ton courage,
Epuiserait Paros pour placer ton image
Auprès d'Harmodius, auprès de son ami;
Et des choeurs sur ta tombe, en une sainte ivresse.
Chanteraient Némésis, la tardive déesse.
Qui frappe le méchant sur son trône endormi.

Mais la France à la hache abandonne ta tête!


C'est au monstre égorgé qu'on prépare une fête."
Depuis l'exécution du roi il était devenu impossible
à André de rester h Paris. Son frère lui chercha un
refuge à Versailles dans une petite maison solitaire et il
alla y vivre quelque temps en paix. 11 composa dans

cette retraite quelques fragments de son grand poème


„Hermès" auquel il travaillait déjà depuis 10 ans et
écrivit pour Fanny (Madame Laurent Lecoulteux), une
jeune dame du voisinage, ses dernières poésies amoureuses
qui se distinguent par un nouveau trait qu'on n'avait
point encore remarqué chez lui: la mélancolie de l'amour
platonique. T"ne noblesse d'àme très délicate et une
grâce toute féminine donnaient à ces vers sombres et
chastes un charme particulier. Cependant la vie paisible
de Versailles n'était pour Chénier que le repos avant la
tempête. En voulant sauver une dame condamnée par
le Comité révolutionnaire, il fut lui-même jeté en prison.
A Saint-Lazare il employa son temps à revoir ses manuscrits
et écrivit encore quelques-uns de ses plus beaux et de ses
plus célèbres poèmes, comme les deux qu'il adressa à la
duchesse de Fleury née Coigny („La Jeune Captive" et
le poème qui, dans les éditions, porte le titre inexact de
„Mademoiselle de Coigny") ainsi que l'admirable frag-
ment qui commence par ces vers:

Brandes, l'école lomaiitiiiue en France. 5


— 6(5 —
„Comme un dernier rayon,comme un dernier zéphyro
Anime d'un beau jour,
la fin
Au pied de l'échafaud j'essaie encore ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour.
Peut-être avant que l'heure, en cercle promenée,
Ait posé sur l'émail brillant,
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant,
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière.
Le lendemain il fut accusé par le tribunal révolu-
tionnaire comme „ennemi du „parce qu'il avait
peuple"
écrit contre la liberté", et le soir du 7 thermidor 1794,
la veille par conséquent de la chute de Robespierre, qui
l'aurait sauvé si elle était arrivée un jour plus tôt, André
Chénier monta sur l'échataud. On dit que dans la
charrette qui le conduisait au supplice il s'adressa en ces
termes mélancoliques au poète Roucher qui mourut avec
lui: „Hélas! je n'ai rien fait pour la postérité!" Ce
qui est vrai, c'est que, sur l'échafaud, il se frappa le
front en disant: „Pourtant j'avais quelque chose là!"
Pendant que les écrits en prose d'André Chénier avaient
à l'étranger un retentissement extraordinaire — Wieland
lui envoyait ses salutations, le roi de Pologne lui décernait
une médaille d'honneur —ses poésies étaient à peu près
inconnues. Il n'avait publié que deux poèmes: un hymne
à David à l'occasion du serment du jeu de paume et l'hymne
ironique sur les „Suisses de Châteauvieux."
Depuis le jour où sa tête était tombée sur l'échafaud
son nom avait été oublié, son souvenir semblait disparu.
Mais un jour de Tannée 1819, on proposa à quelques libraires
de Paris qui préparaient une édition des oeuvres drama-
tiques, aujourd'hui vieillies, de Marie-Joseph Chénier de
compléter le volume avec „les Poésies d'un frère inconnu
de Chénier". Les éditeurs prièrent Henri de Latouche de
lire attentivement les vers qu'on leur oifrait et celui-ci,
de plus en plus surpris et enthousiasmé, se mit en quête
de tous les manuscrits d'André. Il réussit à les exhumer
— 67 —
Tun après l'autre, et il en fit, avec le plus orrand goût,
Vin recueil qui révolutionna le sentiment poétique en France.
Du même le nom d'André Chénier devint célèbre
coup
dans tout pays; la jeunesse s'enthousiasma pour le nouveau
le
poète qui venait de se révéler à elle. Toute la poésie
lyrique du dernier siècle fut dédaignée; les premières
méditations poétiques de Lamartine elles-mêmes, qui
paraissaient vers cette époque, furent reléguées au second
plan. La poésie de Chénier ne quittait point la terre et
ne se perdait plus dans les nuages comme celle de Lamar-
tine: elle était pure sans être religieuse, expressive, sans
sensiblerie, sans mysticisme comme sans irréligiosité.
Dans les premières oeuvres d'André Chénier, un jeune
païen adorateur d'Apollon et d'Artémis autant que d'Aphro-
dite se montrait déjà en opposition marquée avec le fon-
dateur de l'école séraphique; ce n'était pas un idéaliste
comme celui-ci, mais un épicurien au sens antique du
mot. Les premières femmes qu'il chanta n'étaient point
€omme celles de Lamartine, des Elvire pleines d'esprit et
de poitrine délicate, mais des jeunes filles au sang ardent
ou bien de jeunes et jolies courtisanes de l'époque. Ce-
pendant la sensualité de Chénier ne fut jamais lascive ni
frivole comme celle qui régnait alors. Décrit-il une „orgie",
comme dans la vingt-huitième élégie, c'est un bas-relief
du grand siècle artistique de la Grèce qui l'inspire. Sa
jeune femme aux longs cheveux épars est peinte avec
la chasteté d'une ménade grecque, et, dans ce tableau sobre
et net, l'orgie se transforme en une bacchanale athénienne
sculptée sur un marbre de Paros. Toutes les créations
poétiques de Chénier portent l'empreinte de la beauté pure
^t de la simplicité parfaite. Le laid que Hugo introduisit
dans la poésie lyrique et pour lequel Lamartine lui-même
trouva une ex^îression poétique est banni complètement de
la poésie de Chénier comme le sentiment religieux et le
mysticisme.
Mais l'homme qui se révélait dans les oeuvres posté-
rieures du poète était également en opposition avec la
5*
— r,8 —
poésie lyrique qu'on admirait en 1819. Les femmes qu'iî
glorifiait dans des poèmes immortels étaient des héroïnes
ou des victimes de la Révolution. Il y avait dans ses iambes
une rhétorique virile qui rappelait les poètes iambiques
de la Grèce, et dans les fragments de son grand poème-
„Hermès" s'exprimait une conception de la vie qui, par
la gravité scientifique et l'amour antique de la vérité, con-
trastait absolument avec l'exaltation romantique et fan-
tastique de Lamartine. Pour André Chénier les étoiles
ne sont plus des fleurs célestes: ce sont tout simplement
des mondes qui roulent dans l'espace; il parle de „leur
poids, de leurs formes, de leurs distances", des lois de
l'attraction qu'il sentait aussi dans son âme. La Provi-
dence ne parle plus à l'homme des hauteurs azurées; les
prières de la terre ne montent plus vers elle. Tout aboutit
à une impression profonde d'unité et de régularité dans
l'univers.
La poésie d'André Chénier qui, à maint égard, fait
pressentir celle du XIX^ siècle, — car elle est essentiellement
lyrique, et le XVlll^ siècle n'a point produit eu France
d'autre vrai poète lyrique que Chénier, — porte cependant
des traces manifestes de l'influence des deux grands esprits-
du XVIII^ siècle, Rousseau et Voltaire.
Chénier rappelle Rousseau dans ses scènes idylliques-
et pastorales qui ne sont sans doute empruntées à Théocrite,.
que parce que Rousseau avait déjà ramené les esprits au
goût de la nature simple et primitive. Voltaire lui avait
donné cette passion de l'universalité qui le faisait s'enthou-
siasmer des découvertes de Newton pendant qu'il essayait
de rivaliser avec Lucrèce dans un poème didactique sur
la nature.
Mais autant par des qualités d'ordre purement
c'est
esthétique et qu'André Chénier affranchit et
artistique
renouvela la Poésie du XIX^ siècle. L'alexandrin, chez lui,
fut tout différent de l'alexandrin de Racine; l'enjambe-
ment l'avait rendu plus souple, plus libre et plus varié ;

la césure et le rejet avaient été employés dans ses poésies


— 69 —
dithyrambiques d'une façon tout à fait nouvelle et sur-
prenante, et le résultat en avait été un élan lyrique jusqu'ici
inconnu. Lamartine sans doute avait déjà tenté la plupart
de ces réformes métriques, mais inconsciemment pour ainsi
dire et sans la régularité, sans la forme brillante et polie
qui charmait la jeunesse dans la poésie de Chénier. Tous
ceux qui étaient capables d'apprécier ce mérite juraient
par son nom. Ils partageaient involontairement les écrivains
de l'époque en deux groupes l'un se rattachant à Madame
:

de Staël, la féconde improvisatrice, qui, sans se soucier


de l'harmonie de l'ensemble, avait jeté dans le monde
un tourbillon de pensées et de mots; et l'autre, l'école
nouvelle, qui se réclamait d'André Chénier, et qui érigeait
Part en principe.
La poésie de Chénier ne se distingue pas seulement
par la perfection rhythmique, mais encore par une langue
colorée et vivante. On avait jusque-là employé dans le
vers le mot abstrait, vague, immatériel et sentimental
pour le mot propre, matériel et pittoresque; on avait dit
par exemple „le ciel en courroux", Chénier écrivit „un
«iel noir, couvert de nuages"; on avait dit „de beaux
doigts „Chénier écrivit „des doigts blancs et effilés."
Ajoutez à cela parfois, dans des tableaux d'une clarté
presque matérielle, une demi-obscurité absolument nouvelle
dans l'expression, des mots et des tournures mystérieuses
«t énigmatiques qui subitement ouvrent des horizons infinis.
Ce qu'au point de vue humain plus qu'au point de
vue artistique on voudrait trouver davantage chez Chénier
«'est l'expression de la souffrance. Sa poésie, pourtant
si ardente et si brûlante est trop pleine de mesure, trop
attique. Le laid en est exclu trop rigoureusement et,
pour le poète, comme pour les anciens Grecs, la souffrance
est une forme du laid. Ce n'est, en effet, que par quel-
ques notes isolées et quelques lettres que nous savons
combien Chénier souffrit à Londres de la perte de son
indépendance: il n'en dit pas un mot dans ses poésies.
De même si, dans sa jeunesse, il sentit l'humiliation de
— 70 —
la pauvreté, contenta d'y faire allusion dans des
il se
poèmes comme „Liberté" où un berger brise sa
l'idylle
flûte, fuit la danse et les chants des jeunes filles et
repousse toute consolation parce qu'il est esclave.*)
„Le jeune malade" dont le sujet rappelle la 3 ®
scène du premier acte de la Phèdre de Racine peut nous
donner une idée de toute la poésie d'André Chénier. Il
est impossible de donner à une situation aussi pathétique
une solution plus simple.
Tout ce que nous avons admiré dans Chénier: la
noble simplicité de la langue, l'exactitude et la justesse
du dessin, le rhythme grec, les belles lignes du bas-relief,
la pureté des couleurs et la forme sévère, tout cela nous
le retrouvons au fond de la nouvelle Ecole romantique.

Chapitre VII

Poésies de Vigny et „Orientales" de Hugo.

Le poète chez qui se manifesta tout d'abord l'influence


de Chénier fut un des esprits les plus audacieux, au point
de vue artistique, de l'Ecole romantique et l'un de ses
premiers chefs: Alfred de Vigny, le poète lyrique incom-
parable.
Chaste, pure et sévère, de Vigny justifie
la poésie
toutes les définitions qu'on en a données:
symboliques
elle a la blancheur du cygne, l'éclat de l'ivoire, la pureté

*) Quand Sainte-Beuve, dans sa comparaison de Che'nier


et de Mathurin Régnier (cf. La Poésie au XVTe siècle) dit qu^
„La Liberté" fut composée par le poète, après son retour de
Londres, il commet une erreur. Comme l'a établi Becq de
Fouquières, il est probable que Chénier n'a pas été à Londres
avant 1790.
— Ti-
de l'hermine; son art est aussi grave, sa couleur aussi
sobre, sa forme aussi concise et aussi travaillée que celle
de Cliénier dont il ne voulait pas cependant reconnaître
l'influence. Car, bien qu'il n'eût rien publié avant 1819,
il a cependant donné une date bien antérieure, qui remonte
parfois jusqu'à 1815, à un certain nombre de poésies qui
portent très visiblement l'empreinte de Chénier et qui ne
furent publiées que plus tard. Mais, sans compter que
quelques poèmes de Chénier avaient déjà paru dans le
„Génie du Christianisme" de Chateaubriand ou comme
supplément aux poésies de Millevoye, tout nous indique
que de Vigny, malgré d'ailleurs sa sévérité extrême, a
antidaté ses poésies, à l'exemple de Schack Staflèldt pour
faire croire à son originalité. Les quelques poèmes isolés,
en effet, qu'il a publiés avant son premier recueil sont
bien inférieurs à ceux qui portent la date la plus ancienne,
si inférieurs même que le poète les a supprimés dans
les

éditions suivantes. L'influence de Chénier sur de Vigny


est donc incontestable; de Vigny s'est approprié beaucoup
des qualités du maître et en même temps s'est aflranchi
de l'archaïsme hellénique qui arrêtait son vol. Le poème
„La Dryade" qu'il désignait lui-même comme une „idylle
d'après Théocrite" est en réalité une idylle d'après Chénier.
Ce qui distingue tout particulièrement et absolument de
Vigny de Chénier, c'est son spiritualisme bien tranché
et son fier et stoïque amour de la solitude qu'il a exprimé
dans „Moïse", „La colère de Samson" et „La Mort du
Loup". C'est du fond de son âme qu'est sorti le cri de
douleur de Moïse:
Seigneur, j'ai vécu puissant et solitaire.
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre!
Dans la colère de Samson sur la perfidie de Dalila,
je crois entendre les plaintes de l'amour-propre blessé du
poète. Sa Dalila, à lui, c'était Marie Dorval, la grande
actrice. Trois fois déjà il lui avait pardonné, et, néanmoins
elle était encore plus confuse qu'étonnée d'obtenir si vite
son pardon.
— 72 —
Car la bonté de l'homme est forte et sa douceur
Ecrase en l'absolvant, l'être faible et menteur.
Je retrouve de même le stoïcisme de Vigny et en
même temps de
son „improductivité"
l'excuse dans les
paroles du loup qui meurt sans pousser un cri:
A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse
Seul, le silence est grand, tout le reste est faiblesse.
Il y a sans doute quelque affectation dans cette attitude;
mais le poète l'a prise par fierté, par noblesse d'àme pour
mieux exprimer la pureté et la gravité de sa pensée.

Le véritable disciple de Chéiiier, celui qui développa


particulièrement son style lyrique, fut un autre poète de
génie plein de hardiesse et de confiance en lui-même,
comme Chénier et de Vigny.
Victor Hugo était alors dans sa vingt-troisième année
et déjà les premiers rayons de la gloire étaient venus
illuminer son front. Dans un poème des „Chants du
Crépuscule" à M"*^ J . il a peint lui-même l'enivrement
avec lequel il aborda le domaine de la ]»oésie lyrique:

Alors je disais aux étoiles:


„0 mon astre, en vain tu te voiles.
Je sais que tu brilles là-haut!"
Alors je disais à la rive:
„Vous êtes la gloire, et j'arrive.
Chacun de mes jours est un flot!"

Je disais au bois: ,, Forêt sombre,


J'ai comme toi nombre!"
des bruits sans
A l'aigle: „Contemple mon front!"
Je disais aux coupes vidées:
,.Je suis plein d'ardentes idées
Dont les âmes s'enivreront!"
— 73 —
Tandis que tout me disait: „Aime!"
Ecoutant tout hors de moi-même,
Ivre d'harmonie et d'encens,
murmure,
J'entendais, ravissant
Le chant de toute la nature
Dans le tumulte de mes sens.

La terre me disait: „Poète!"


Le ciel me répondait: „Prophète!
Marche parle enseigne bénis
! ! ! !

Penche l'urne des chants sublimes !

Verse aux vallons noirs comme aux cimes


Dans les aires et dans les nids!"

Hugo s'empara du vers qu'avait créé Chénier, de


cet organe transparent de la beauté pure qui, animé par
son souffle, rayonna de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.
Chose singulière, ce fut encore de la Grèce, mais cette
fois de la Grèce moderne que vint l'inspiration. Hugo
écrivit ses „Orientales" sous l'impression de la guerre
d'indépendance que la Grèce soutenait alors. Mais com-
bien sa langue ressemblait peu à celle de Chénier!
Les mots étaient chatoyants, fulgurants, ,, dorés d'un
rayon de soleil „comme la belle juive du poème, ils
chantaient et résonnaient comme s'ils avaient été accom-
pagnés d'une musique turque.
C'est Goetbe qui, le premier, avait ouvert l'Orient
à la poésie mais l'Orient du „westöstliche Divan" avait
;

été le lieu de refuge d'un vieillard. Goethe avait surtout


saisi le côté contemplatif de la vie orientale et avait fait
entrer dans son poème des chants allemands. Riickert,
le grand virtuose de la langue allemande, avait suivi
plus tard les traces de Goethe. Oehlenschläger avait
représenté l'Orient des Mille et une Nuits, un Orient
à moitié persan et à moitié danois, l'Orient du livre de
— 74 —
contes à l'usage de
l'enfance. On y voyait des esprits
sous forme de lampes et d'anneaux merveilleux, des-
boisseaux de diamants et de saphirs, toutes les inventions
d'une imagination sans frein, le tout groupé autour de
quelques ty-pes poétiques immortels. Puis était venu
Byron. Pour le poète de „Childe Harold" l'Orient n'avait
été que le décor qui convenait à la passion sauvage et
mélancolique. Hugo nous présenta un Orient tout autre,
un Orient b;irbare, mais étincelant de couleur et de
lumière.
Sultans et muftis, derviches et califes, hetmans, pirates
et klephtes, autant de sons agréables pour son oreille, de-
tableaux charmants pour ses yeux. Le temps lui est
indifférent car l'antiquité, le moyen-âge aussi bien que
les temps modernes Il en est de même
lui appartiennent.
de la race qui peut être hébraïque, mauresque ou turque,
du lieu qui sera Sodome, Grenade ou Navarin et des-
croyances. Hugo dit lui-même dans sa préface: .personne
,

n'a le droit de demander au poète s'il croit en Dieu ou


aux dieux, à Pluton, à Satan ou à rien." Ce que le
poète veut avant tout c'est peindre, et son génie ne lui
laisse point de repos que l'Orient ne soit sur son papier
tel qu'il le voit en esprit. D'oii vint à Hugo l'idée
première des ,, Orientales"? Une étude sérieuse de ces
poésies nous le dira. Les ,, Orientales" n'ont pas été com-
posées dans Tordre on elles ont paru dans le recueil; la
première est vraisemblablement celle qui porte le numéro-
XXIII et qui est intitulée ,,la Ville prise". Elle fut
écrite en 18'24. En 1826 et 1827, d'autres suivirent qui
traitèrent des sujets se rapportant à la guerre gréco-
turque. C'est seulement en 1828 que la fantaise du.
poète s'allume véritablement et se donne libre cours.
Alors son horizon s'étend, sa matière s'enrichit. „La Ville
prise" qui doit son origine au mouvement de sympathie
générale provoqué par le martyre de la Grèce présente
par là un rapport frappant avec la peinture romantique
française. En 1824, Eugène Delacroix avait exposé son
— 75 —
célèbre tableau „le massacre de Sldos" tableau saisissant
si peu exact poétiquement, mais pourtant si profondément
senti, peint avec tant d'audace et de force, si riche de-
couleurs éblouissantes.
Peu après, Hugo écrit „La Ville prise", poésie qui
ressemble à un récit qu'un esclave fidèle fait, les mains-
jointes, dans l'attitude du respect:

La flamme par ton ordre, ô Roi, luit et dévore.


De ton peuple en grondant elle étouffe les cris;

Pères, femmes, époux, tout tombe sous le glaive:


Autour de la cité s'appellent les corbeaux,

Les mères ont frémi ! les vierges palpitantes,


calife! ont pleuré leurs jeunes ans flétris,

Les tout petits enfants écrasés sous les dalles


Ont vécu: de leur sang le fer s'abreuve encore . . .

Ton peuple baise, ô Roi, la poudre des sandales


Qu'à ton pied glorieux attache un cercle d'or !

Voilà le premier ton, ton aigu et perçant, des


„Orientales" de Hugo, mais le poème, dans son ensemble^
est manqué parce qu'il n'est pas vrai jamais esclave ;

n'a parlé de la sorte: l'indignation personnelle du poète


éclate dans ces vers. Les poésies postérieures „Les-
tâtes du sérail", „Enthousiasme" et „Navarin"
témoignent de l'influence des événements contemporains
sur l'origine des „Orientales". Mais aussi, dès ce moment,
le poète fait un grand pas en avant: sa muse va s'inspirer
chez les Turcs.
,,La douleur du pacha" est un premier essai
poétique à demi ironique. Derviches et „bombardiers",.
— 76 —
odalisques et esclaves, chacun à sou jwiiit de vue se
demande pourquoi le pacha reste immobile dans sa tente,
muet et sombre, les yeux gonflés de larmes. Mais aucun
n'en devine la vraie raison: sa favorite n'a point commis
d'infidélité, il ne manque point une tête dans le sac du
Fellah. Non — son tigre de Nubie est mort. Mais —
ce n'est là qu'un commencement. Le poète ne s'est pas
encore complètement affranchi de lui-même. C'est toujours
lui qui apparaît sous ce ton badin qui détruit le tableau.
Avec „La Marche turque", au contraire, nous sommes
en plein Orient. Les vers qui sont de toute beauté,
sont encadrés dans le refrain célèbre:

Ma dague d'un sang noir à mon côté ruiselle.


Et ma hache est pendue à l'arçon de ma selle.
Toute la pièce d'ailleurs, on Tamour filial même
trouve son expression, est plus grave que sauvage ; elle
repose sur une conception de l'honneur qui, pour être
différente de la nôtre, n'en est pas moins profonde.

La marche s'ouvre par ces vers:

J'aime le vrai soldat, effroi de Bélial:


Son turban évasé rend son front plus sévère;
Il baise avec respect la barbe de son père,
Il voue à son vieux sabre un amour filial ....
Plus loin le poète continue :

Celui qui d'une femme aime les entretiens;


Celui qui ne sait pas dire dans une orgie
Qu'elle est d'un beau cheval la généalogie ;

Qui cherche ailleurs qu'en soi force, amis et soutiens,


Sur de joyeux divans se couche avec mollesse,
Craint le soleil, sait lire, et par scrupule laisse
Tout le vin de Chypre aux chrétiens.

Celui-là, c'estun lâche, et non pas un guerrier.


Ce n'est pas lui qu'on voit dans la bataille ardente
Pousser un fier cheval à la housse pendante.
Le sabre en main, debout sur le large étrier.
— 77 —
Ces vers ne sont pas d'un poète enthousiaste de la
Grèce ni d'un homme de l'occident raillant la barbarie
turque; Hugo nous apparaît ici simplement comme un
poète dramatique qui a à son usage une langue virile
et énergique et dont la brutalité dans l'emploi de la
couleur locale n'a été atteinte par aucun poète du nord.
Ce n'est point là de la poésie sentimentale, c'est une
musique en ton majeur, rude et sauvage, même quand
la femme et l'amour y mêlent leurs chants. Des figures
féminines cruelles et barbares, comme cette sultane juive,
insatiable du sang de ses rivales, qui a toujours quelque
nouvelle tète à demander, se trouvent confondues avec
de douces lilles d'Eve, comme cette captive qui soupire
après sa patrie et pourtant aime à laisser errer ses yeux
sur „les palais de fées" de Smyrne et à respirer jour et
nuit, en toute saison, l'air tiède et parfumé de l'Orient.
Parfois, ce sont des apparitions charmantes et gra-
cieuses comme dans „les adieux de l'hôtesse" arabe où
l'amour voilé et chaste, mélange de tendresse, de super-
stition puérile, de respect et d'adoration, est désespéré de
ne point trouver d'écho et s'exprime avec une noble fierté
et une élégance plastique.
Depuis le moment où le poète est passé du camp
des Grecs dans celui de leurs adversaires, il lâche entière-
ment la bride à son imagination. Après nous avoir donné
des tableaux de la cruauté turque, il se tourne vers
d'autres sujets, vers les superstitions de l'islamisme,
comme dans le poème „les Djinns," cette merveille de
de deux à dix
virtuosité artistique, où les vers s'élevant
syllabes, pour se réduire à la fin, de nouveau, à deux
syllabes, peignent admirablement l'approche de „l'essaim"
sauvage des Djinns, leurs hurlements farouches au-dessus
de la maison et le bruit de leurs pas dans le lointain.
De la vie du sérail, Hugo nous transporte au milieu des
libres Bédouins, du désert d'aujourd'hui au désert tel
qu'il était quand Bounaberdi le couvrait de l'ombre de
ses aigles. Son imagination lui montre des plaines
immenses de sable et d'eau, de grands mouvements de
~ i » —
iroui^es, des sièges et des prises de villes à l'architecture
étrange, et ces tableaux de ruines colossales l'amènent
tout naturellement à l'antiquité biblique où il a puisé
ses plus belles inspirations. De tout temps, Victor Hugo
s'était senti attiré par le monstrueux, mais son Pégase
reste toujours un monstre aimable.
„Feu du ciel", le premier poème du recueil a été
composé un des derniers. Nous voyons d'abord s'avancer
dans le ciel „la nuée au flanc noir." D'où vient-elle?
Personne ne le sait. Elle passe par-dessus les mers et
demande au Seigneur si elle doit les dessécher. Non, —
répond-il, et „elle reprend son vol sous le souffle de Dieu."
Elle glisse par-dessus les golfes „aux vertes collines" et
l'Egypte ,, toute blonde d'épis," par-dessus- les déserts et
les ruines de l'ancienne Babel. Est-ce ici? dit-elle. Plus —
loin, répond le Seigneur. Et ainsi, „dans la brume des
nuits" elle atteint les deux cités soeurs de Sodome et de
<jomorrhe endormies dans la débauche et la volupté. Sur un
signe de Dieu ,,la nuée éclate"; des torrents de soufre et des
pluies de feu tombent sur la terre et „fondent comme
cire porphyre, marbre et idoles"; tout ce qui vit devient
la proie des flammes
On dit qu'alors — — — — — —
On vit de loin Babel, leur fatale complice

Regarder par-dessus les monts de l'horizon. Toute


cette poésie de Hugo est, je l'ai dit, une musique en ton
majeur: on l'a même accusée injustement d'être froide.
Le pinceau du poète ressemble à ce pin que Heine voulait
arracher des falaises de Norwège et plonger dans le gouffre
enflammé de l'Etna pour écrire au ciel le nom de son
„aimée".
Les „Orientales" servirent de modèle à l'Ecole roman-
tique. Hugo avait osé exprimer la souffrance, le laid, le
terrible (ro âsLvôr, comme disaient les Grecs), convaincu
qu'il pourrait leur donner une forme poétique et faire dis-
— 79 —
paraître toutes les ombres dans un grand océan de lumière.
Ce lyrisme tout particulier nous est expliqué par un de
ses poèmes postérieurs „sur le globe terrestre" où passent
sous nos yeux les tableaux d'une terre inculte, ingrate et
pierreuse, qui ne donne à l'homme sa nourriture qu'à force
de travail, de déserts brûlants, de plaines de glaces, de
«limats inhospitaliers, de la mort, spectre aveugle qui en-
lève tout d'abord les plus vertueux d'entre les hommes,
de la mer où les vaisseaux sombrent la nuit, de pays où
la guerre brandit sa torche et où les peuples se ruent
les uns sur les autres. Tout cela pourtant, conclut le
poète, est une étoile au firmament!

Chapitre VIII.

Hugo et Musset.

Hugo avait à peine achevé les „Orientales" qu'il


•commença un nouveau recueil qui forme avec elles un
contraste absolu. Les „Feuilles d'Automne", aussi per-
sonnelles que les „Orientales" l'étaient peu, ouvrirent un
nouveaa domaine à la poésie lyrique. Hugo s'était marié
à vingt ans à peine avec Adèle Foucher qui lui avait
apporté une dot de deux mille francs et une rente annuelle
que lui servait Louis XVIII. Au début, l'aisance fut loin
de régner dans le jeune ménage; ce ne fut qu'après la
victoire d'Hernani que la plume de Hugo commença sa
fortune. Mais, même dans leur modeste situation, Hugo
et sa jeune femme avaient été heureux, et quand le poète
âgé de vingt-cinq ans, entreprit une révolution dans la
Poésie, il était déjà depuis longtemps père de fomille.

Leç „Feuilles d'Automne" sont remplies de tableaux


-empruntés à son propre foyer et des souvenirs de son en-
— 80 —
fance, des êtres chéris qu'il a perdus, de sa douce mère,
de la figure martiale de son père et de Napoléon. Il
épanche ainsi son coeur sans dissimuler sa mélancolie et son
pessimisme. Parmi les „Feuilles d'Automne" se trouvent
aussi quelques poésies amoureuses qui sont de toute beauté.
Un jour le poète retrouve ses premières lettres d'amour
et les relit mélancoliquement en regrettant „les temps de
rêverie, de force et de grâce" de sa jeunesse disparue.
Il chante sa jeune femme à qui il a dit „Toujours!" et
qui lui a répondu „partout!" Il peint la poésie de son

foyer, ce côté de la vie que tous les grands poètes avaient,


avant lui, négligé. Shakespeare n'avait point eu de foyer,
et sa vie conjugale ne mérite pas d'arrêter notre attention.
Schiller et Goethe avaient adressé quelques poèmes à leurs
femmes; ils n'en avaient point composé sur la vie du foyer.
Ce que Byron avait cru devoir communiquer an public
sur ce sujet était peu édifiant. Oehlenschliiger qui, par
sa situation personelle et son rôle littéraire, se rapprochait
beaucoup de Hugo n'avait pas su donner d'expression poétique
à sa vie privée. Dans ses poèmes, il se montre bon époux
plutôt que chevaleresque, et dans l'amour qu'il porte à ses
enfants il entre un peu d'orgueil paternel. Il parle d'eux
comme des princes i)euvent le faire dans leurs procla-
mations publiques. On sent qu'il se figure que tout le
monde doit s'intéresser à leur iDonheur. Victor Hugo a su
éviter tous ces écueils.
Dans l'un des poèmes des „Chants du Crépuscule"
(Date Lilia) il nous peint une jeune mère, ravissante de
beauté, qui promène dans sa chambre ses quatre enfants
dont le plus jeune n'avance encore que d'un pas mal assuré:
Oh si vous rencontrez quelque part sous les cieux
!

Une femme au front pur, au pas grave, aux doux yeux,


Que suivent quatre enfants dont le premier chancelle.
Les surveillant bien tous, et, s'il passe auprès d'elle
Quelque aveugle indigent que l'âge appesantit.
Mettant une humble aumône aux mains du plus petit;
Si, quand la diatribe autour d'un nom s'élance,
— 81 —
Vous voyez une femme écouter en silence,
Et douter, puis vous dire: „Attendons pour juger.
Quel est celui de nous qu'on ne pourrait charger?"

Oh ! qui que vous soyez, bénissez-la. C'est elle !

La soeur, visible aux yeux, de mon âme


immortelle!
Mon orgueil, mon espoir, mon abri, mon
recours !

Toit de mes jeunes ans qu'espèrent mes vieux jours !

Toutes ces poésies intimes sont pleines de joyeux


ébats et de doux murmures d'enfants: Lorsque l'enfant
paraît, le front le plus sombre se déride et „la grande
causerie s'arrête en souriant":
Il est si beau, l'enfant — — — — —
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers !

Hugo ne veut pas qu'on éloigne de lui les enfants


pendant qu'il travaille, sous le prétexte qu'ils pourraient
effaroucher sa muse :

Laissez. — Tous ces enfants sont bien là —


Venez, enfants, venez en foule !

Venez autour de moi, riez, chantez, courez.

Croyez-vous que j'ai peur, quand je vois, au milieu


De mes rêves rougis ou de sang ou de feu,
Passer toutes ces têtes blondes?

Mais non — Au milieu d'eux, rien ne s'évanouit.


L'orientale d'or plus riche épanouit
Les fleurs peintes et ciselées;
La
ballade est plus fraîche, et dans le ciel grondant
L'ode ne pousse pas d'un souffle moins ardent
Le groupe des strophes ailées.
Le poète revint plus tard à cette première époque
de sa vie sous le coup d'un événement douloureux: sa

Brandes, l'öcole romantique, en France. Q


— 82 —
fille,mariée en février 1843, se noya au cours d'une
promenade en Seine au mois de septembre suivant. Son
mari, Auguste Vacquerie, se précipita à son secours, mais
ne pouvant la sauver, il chercha et trouva également la
mort dans les flots. Tous les poèmes qui, dans „Les Con-
templations" commencent par ce vers:

„Oh ! je fus comme fou dans le premier moment"


pourraient être rangés parmi les „Feuilles d'Automne." Ils
nous présentent des tableaux de genre qui, dans leur
simplicité, sont aussi admirablement peints que profondé-
ment sentis:

Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin


De venir dans ma chambre un peu chaque matin.
Je l'attendais ainsi qu'un rayon qu'on espère;
Elle entrait, et disait: Bonjour, mon petit père!
Prenait ma plume, ouvrait mes livres, s'asseyait
Sur mon lit, dérangeait mes papiers, et riait,
Puis soudain s'en allait comme un oiseau qui passe.
Alors, je reprenais, la tête un peu moins lasse,
Mon oeuvre interrompue, et, tout en écrivant.
Parmi mes manuscrits je rencontrais souvent
Quelque arabesque folle et qu'elle avait tracée.
Et mainte page blanche entre ses mains froissée;
Où, je ne sais comment, venaient mes plus doux vers.

<iu'on lise encore les fragments suivants:

Lorsqu'elle était petite encore.


Que sa soeur était tout enfant — —
Je l'entendais sous ma fenêtre
Jouer le matin doucement.

Elle courait dans la rosée.


Sans bruit, de peur de m'éveiller;
Moi, je n'ouvrais pas ma croisée.
De peur de la faire envoler.
— 83—
Ses frères riaient .... — Aube pure!
Tout chantait sous ces frais berceaux,
Ma famille avec la nature,
Mes enfants avec les oiseaux!

Je toussais, on devenait brave.


Elle montait à petits pas.
Et me disait d'un air très grave;
J'ai laissé les enfants en bas.

Le soir, comme elle était l'aînée,


Elle me disait: — Père, viens!

Nous allons t'apporter ta chaise,


•Conte-nous une histoire, dis! —
Et je voyais résonner d'aise
Tous ces regards du paradis.

Alors, prodiguant les carnages.


J'inventais un conte profond
Dont je trouvais les personnages
Parmi les ombres du plafond.

Toujours ces quatre douces têtes


Kiaient, comme à cet âge on rit.
De voir d'affreux géants très bêtes
Taincus par des nains pleins d'esprit.

Tendant que je parlais, leur mère


"Les regardait rire, et songeait.

Leur aïeul, qui lisait dans l'ombre.


Sur eux parfois levait les yeux,
Et moi, par la fenêtre sombre
J'entrevoyais un coin des cieux!
Dans la prière du soir des enfants, la célèbre
,Prière pour tous" non seulement pour le père et la
6*
— 84 —
mère, mais encore pour les pauvres et les abandonnés,
ridée de la famille se développe et s'étend jusqu'à la
grande famille humaine. Le poète chante l'humanité-
dans les „Feuilles d'Automne," comme il avait chanté
l'inhumanité dans les „Orientales".
Dans ses heures de solitude, lorsqu'il laisse errer
son imagination dans le vaste domaine des rêves (,,Sur
la pente de la Rêverie") il pense à tous les siens, à ses
amis, à tous ceux qu'il connaît et à ceux qu'il ne connaît
pas, à tous les hommes, aux cités mortes et aux cités
vivantes, jusqu'à ce que son regard, franchissant le temps
et l'espace, se perde dans l'infini. L'idée de l'infini que
Chénier, le grand précurseur de Hugo, ne comprenait
point, les sentiments religieux, inconnus de cet enfant
du XVIIIe siècle, reprennent leurs droits chez Hugo, mais
délivrés de toutes les superstitions et étroitesses de la
période de réaction.
Un jour, le poète gravit le sommet d'une montagne-
baignée par l'Océan, et deux voix „confuses et voilées"
s'élèvent jusqu'à lui de la terre et de la mer:
Chaque monde avait sa voix, et chaque homme son,
bruit. Il entend, mêlé
„dans un fatal hymen.
Le chant de la nature au du genre humain !"
cri
L'Infini n'est plus ici le monstrueux que nons avons
rencontré parfois dans les „Orientales"; il se présente sous
la forme d'une mer où l'homme ne s'effraye plus de périr,,
où, selon l'expression de Léopardi, il est „doux" de mourir.
Tandis que les „Feuilles d'Automne „chantent la poésie
intime et la poésie du foyer, les „Chants du Crépuscule"
qui suivirent, ont un caractère surtout politique et sont,
pour ainsi dire, comme un registre de tous les événements
politiques des dernières années. On sait combien souvent
Hugo a changé d'opinion politique, —
royaliste tout d'abord,
il fut, à la fin de sa vie, républicain démocrate, —
mais-
ces changements ont été plutôt le résultat naturel d'un
développement de sa pensée. Il avait été élevé par sa mère^
— 85 —
ardente Vendéenne, dans l'esprit légitimiste; plus tard son
père, général de TEmpire, lui avait inspiré des sentiments
bonapartistes, -et T ultra- royalisme de son enfance avait cédé
la place à une admiration sans réserve pour Napoléon
devenu déjà, à cett« époque, un personnage mythique. Dés
1830, Hugo manifesta ses opinions républicaines et il ne
•soutint la royauté constitutionelle que parce qu'elle était,
à ses yeux, un acheminement à la Eépublique qu'il rêvait;
il se laissa même nommer pair de France par Louis-Philippe,

puis, quand on voulut l'exclure de la Chambre des Pairs,


après cette fameuse histoire d'amour qui fit alors tant de
tapage, (l'enlèvement de Madame Liard) il accepta la pro-
tection du roi. A cette époque déjà, il était du parti de
l'opposition. Il chante les journées de Juillet, ses martyrs,
•et il s^indigne que la Chambre des Députés ait refusé de

faire transférer les cendres de Napoléon sous la colonne


de la place Vendôme, un proposition que le gouvernement
pourtant était prêt à accepter, et que réalisa plus tard
seulement, comme on le sait, le prince de Joinville.
La pièce satirique „à l'homme qui a livré une femme"
dirigée contre Deutz qui avait livré à prix d'or au gouver-
nement la duchesse de Berry, n'atteint pas seulement
<lirectement Thiers, mais encore le roi lui-même.
Parfois Popposition de Hugo vient de ses sympathies
•sociales plutôt que de ses sympathies politiques. La déception
du quatrième état, après les journées de juillet, et la haine
sourde qui fermentait dans les masses contre les riches
•ont trouvé leur expression poétique dans le poème „sur le
bal de l'Hôtel de Ville", où nous admirons ce tableau
superbe de femmes galantes, fardées et demi -nus, „les
tleurs au front, la boue aux pieds, la haine au coeur"
accourues pour voir passer les dames qui vont au bal.
Rien ne montre mieux quels rapports étroits régnaient
•entre la poésie de Hugo et cette époque de sa vie que
rinterdiction de ses drames par le gouvernement de Juillet
•comme par la Restauration. „Hernani" sans doute fut
joué, parce que Charks X. avait spirituellement répondu
— 86 —
à celui qui le priait de défendre la pièce que sa place
au théâtre était parmi les spectateurs, comme celle de
tout autre; mais, malgré l'amitié du roi pour le poète,
„Marion de Lorme" fut interdit, parce qu'on craignait que-
les relationsde Louis XIII et de Richelieu ne fussent
interprétées comme unecritique de l'asservissement de la
royauté par le clergé. —
Il faut noter comme l'un de&
plus beaux traits de la vie de Hugo que, même après la
chute de Charles X, il se soumit longtemps encore à cette
interdiction, pour prévenir des manifestations contre le
prince déchu, dont il avait été, dans sa jeunesse, le par-
tisan et dont il ne voulait pas contribuer à augmenter
le malheur.
L'interdiction de „Marion de Lorme", acceptée par Hugo,
fut suivie de l'interdiction illégale du „Roi s'amuse" par
le gouvernement de Juillet. Hugo prononça à cette occasion
un plaidoyer éloquent d'où nous extrayons ces virulentes
paroles :

„Bonaparte, quand il fut consul et quand il fut em-


„pereur, voulut aussi le despotisme. Mais il fit autrement.
„Il y entra de front et de plain-pied. Il n'employa aucune
„des misérables petites précautions avec lesquelles on es-
„camote aujourd'hui une à une toutes nos libertés . . .

„Il prit tout, à la fois, d'un seul coup et d'une seule main.
„Le lion n'a pas les moeurs du renard,
„Alors, Messieurs, c'était grandi ... On disait: Tel
„jour, à telle heure, j'entrerai dans telle capitale ; et l'on
„y entrait au jour dit et à l'heure dite ... On faisait
„se coudoyer toutes sortes de rois dans ses antichambres,
„On détrônait une dynastie avec un décret du Moniteur.
„Si l'on avait la fantaisie d'une colonne, on en faisait
„fournir le bronze par l'empereur d'Autriche. On réglait
„un peu arbitrairement, je l'avoue, le sort des comédiens
„français, mais on datait le règlement de Moscou Alors,. . .

„je le répète, c'était grand, aujourd'hui c'est petit".


Tel nous apparaît Hugo dans ses traits généraux,
comme poète politique, aux environs de 1830: déjà, à
— 87 —
cette époque, il est pour la jeune génération un guide
et un prophète.
Pendant temps, ses jeunes amis commençaient
ce
aussi à se un nom. Il semblait que Hugo et sa
faire
modeste maison communiquassent le don poétique, car
tous ceux qui la fréquentaient se révélaient bientôt poètes.
Hugo temps en temps Sainte-Beuve de déclamer
priait de
quelques vers, et quand il ne pouvait plus résister aux
sollicitations de ses hôtes, il lisait lui-même quelques-unes
de ses poésies, mais après avoir bien recommandé à la
petite Léopoldine et à Charlotte de faire le plus de
vacarme possible pendant sa lecture. Un jour, son beau-
frère, Paul Foucher, lui amena Musset, âgé de dix-sept
ans. Un matin, celui-ci grimpa jusqu'à la mansarde de
Sainte-Beuve, le réveilla et lui dit en souriant d'un air
embarrassé „Moi aussi je fais des vers !"
: Ces vers
devaient faire le tour du monde!
Que l'on demande en France à un homme du peuple
ou à un écrivain classique ou romantique quel est le
plus grand poète des temps modernes, il répondra indu-
bitablement: Victor Hugo.
Que l'on adresse la même question au contraire à
un homme des classes supérieures, de la bourgeoisie ou
de la bureaucratie, à un savant ou à quelque disciple
de la jeune école naturaliste, ceux-ci répondront pro-
bablement: Alfred de Musset.
Quelle est donc la raison de ce désaccord et comment
devons-nous l'interpréter?
Musset se fit connaître vers 1830, à l'âge de dix-neuf
ans, par la publication de ses „Contes d'Espagne et
d'Italie" qui traitaient des sujets extrêmement scabreux,
par cela même difficiles à anal3^ser. Dans les plus
importants d'entre eux (Don Paez Portia etc.) nous ne
trouvons d'un bout à l'autre que la tromperie des femmes :

qui trompent leurs maris ou leurs amants, des amants


qui passent leurs femmes h d'autres, des comtesses qui
ne connaissent leurs amants (|ue comme les meurtriers
de leurs maris, — partout une jouissance bestiale j)Our
laquelle on se bat à coups d'épée, une sensualité de
sexagénaire qui ne connaît ni honte ni pudeur, la perversité
d'un libertin qui emploie des philtres amoureux et ne se
laisse pas troubler dans la volupté par le râle de la mort, —
puis, au milieu de tout cela, une série de poèmes ardents,
passionnés, pleins d'arrogance.
Les deux premières oeuvres de Shakespeare ne sont
pas plus sensuelles que ces poèmes où la passion la plus
fougueuse se montre à la fois raffinée et impudente.
A côté de cette volupté sans frein, Musset étale
constamment son incrédulité et son impiété, tout en
confessant néanmoins sa faiblesse et en aspirant même,
à son insu, après la foi disparue.
Le livre fit scandale et en même temps souleva un
grand enthousiasme. Une partie de la jeunesse resta
interdite et prêta l'oreille. C'était là un romantisme tout
nouveau pour elle, plus libre que celui de Hugo et qui
poussait plus loin encore le mépris des règles classiques
sur le stvle et la métrique, mais avec un esprit mordant
et non plus avec les accents guerriers de Hugo. L'esprit,
cet élément qui manquait entièrement à Hugo, et qui
est pourtant l'élément le plus français, animait ici toute
la polémique. Ce romantisme, railleur et ironique, reposait
après le romantisme solennel et pathétique de Hugo. Chez
Musset également, il y avait des tableaux d'Espagne et
d'Italie, des coups d'épée et des sérénades; mais une
impertinence hautaine, un scepticisme, qui croyait à peine
ce qu'il disait, ajoutaient à cette poésie un charme nouveau.
La célèbre „Ballade à la Lune" devait blesser aussi bien
les Classiques par sa libre allure que les Romantiques qui
avaient chanté la lune avec tant d'émotion. Le poète
semblait y marcher sur les mains et distribuer des baisers
de tous côtés. Hugo avait excité le respect par son
attitude héroïque; la grâce incomparable de la passion
chez Musset, son impertinence géniale dans la plaisanterie
attiraient et enchantaient. Les femmes admiraient cette
— 81) —
poésie démoniaque et irrésistible, où il n'était question
que d'elles,où le poète ne parlait que d'elles, non plus
comme Hugo, avec la maturité précoce de la fidélité
conjugale et de la galanterie chevaleresque, mais, au
contraire, avec une passion, une haine, une amertume,
une rage, qui prouvait bien qu'il les méprisait et les
désirait, qu'elles pouvaient le faire crier, mais qu'il pouvait
aussi se venger par ses mordantes railleries et ses malé-
dictions.
Il ne fallait chercher là ni maturité, ni santé, ni
beauté morale. C'était une jeunesse bouillante qui rappelait
l'aveugie-né ébloui subitement par une lumière étincelante
et s'écriant: „N'est-ce point là le son de la trompette?"
Oui, il y avait dans les vers de Musset, un éclat
•éblouissant et un bruit de fanfare!
La beauté dans l'art est immortelle, sans doute, mais
Ja vie l'est encore à un plus haut degré, et ces premières
poésies débordaient de vie.
D'autres plus mûres et plus belles suivirent: le regard
du poète s'étendit toujours davantage. Il nous a exposé

lui-même sa théorie artistique dans „Après une lecture":


Celui qui ne sait pas, quand la brise étouffée
Soupire au fond des bois son tendre et long chagrin
Sortir seul au hasard, chantant quelque refrain,
Plus fou qu'Ophélia de romarin coiffée.
Plus étourdi qu'un page amoureux d'une fée.
Sur son chapeau cassé jouant du tambourin;

Celui qui ne sait pas, durant les nuits brûlantes


Qui font pâlir d'amour l'étoile de Vénus,
Se lever en sursaut, sans raison, les pieds nus.
Marcher, prier, pleurer des larmes ruisselantes,
Et devant l'infini joindre des mains tremblantes.
Le coeur plein de pitié pour des maux inconnus;
— 90 —
Que celui-là rature et barbouille à son aise,
Il peut, tant qu'il voudra, rimer à tour de bras,
Kavauder l'oripeau qu'on appelle antithèse.
Et s'en aller ainsi jusqu'au Père-Lachaise,
Traînant à ses talons tous les sots d'ici-bas.
Grand homme si mais poète, non pas."
l'on veut;
Sa sortie contre ceux qui chargent et qui ornent leur
poésie d'antithèses est surtout dirigée contreHugo et son
école et sentiment de supériorité du lyrique
trahit le
pur en face du déclamateur de génie; il y a là une exal-
tation, un enthousiasme pour la poésie, un sentiment
d'orgueil qui nous rappelle le „Wanderers Sturmlied"
de Goethe.
En développant son talent, Musset révéla de plus eu
plus des qualités qui surpassèrent en éclat celles de Hugo.
H se conquit les lecteurs par sa profonde humanité.
Pendant que Hugo se croyait tenu d'être infaillible, lui
confessa ses faiblesses et ses fautes. l\ n'était point un
artiste merveilleux comme Hugo, ne savait point travailler
il

sa langue ni enchâsser ses mots, comme des diamants


dans l'or, il écrivait avec négligence, rimait encore plus
mal que Heine, mais ne déclamait jamais et se contentait
d'être homme. Il chantait la joie et la souffrance avec
une vérité qui semblait éternelle. Une de ses pensées
égarée parmi d'autres excercerait sur elles l'action corrosive
de l'eau-forte; ce serait toujours comme un cri puissant
qui s'élève du fond de la poitrine.
A quoi tint-il donc que ce ne fut pas Musset, mais
Hugo qui domina la littérature romantique et qui fut
salué comme le chef de la A ce que les
jeune école?
vers ironiques que j'ai haut peuvent être
cités plus
appliqués en sens inverse à Musset lui-même: grand
poète si l'on veut; mais grand homme, non pas.
Malgré les variations qu'elles ont subies dans le cours
de sa longue existence, les opinions politiques et religieuses
de Hugo se sont développées normalement et sans inter-
ruption, et ce développement régulier confère au poète
— gi-
nne dignité qui ne Tabandonne jamais. En même temps
qne la poésie du foyer devient chez lui plus profonde, ses
idées sur la société s'aftérmissent chaque jour davantage.
Musset affecte au début une supériorité hautaine et
étale, comme je l'ai dit, la plus grande indifférence et
la plus grande incrédulité; mais derrière ces airs affectés
se montre bientôt une faiblesse réelle.
Qu'on lise les „Confessions d'un enfant du siècle"
qui sont les siennes propres. Cet enfant est venu au monde
dans un siècle triste, où plus rien n'est debout. Le
temps de Napoléon n'est plus, et avec lui ont disparu
l'honneur et la gloire. La foi est éteinte: on a brisé
la croix d'ébène devant laquelle, jadis, on venait joindre
les mains. L'âme est morte parce qu'on ne croit plus
aux grands symboles chrétiens.
Cependant, un homme monta à la tribune aux
harangues et, comprenant que le temps de la gloire était
passé, il vint proclamer qu'il existait une chose plus belle
encore que la gloire: la liberté. Les enfants relevèrent
la tête et se souvinrent de leurs grands-pères qui en
avaient aussi parlé. Il y avait pour eux dans ce mot de
liberté quelque chose qui leur faisait battre le coeur
comme un lointain et terrible souvenir. Ils tressaillirent
en l'entendant; mais, en rentrant au logis, ils rencon-
trèrent un convoi funèbre avec trois cercueils où étaient
couchés les cadavres de jeunes gens, comme eux, qui
avaient prononcé trop haut ce mot de: liberté.
Un sourire étrange voltigea sur leurs lèvres à ce
triste spectacle, et, —
comme si de la mort des martyrs
le seul enseignement à tirer eût été le désespoir et
l'indifférence, — ils se précipitèrent, tête baissée, dans
tous les excès de la volupté.
Les personnages masculins de Musset, même le génial
Lorenzaccio ressemblent tous un peu à „l'enfant du siècle".
Kolla, une des figures typiques les plus célèbres de sa
jeunesse, est créée aussi sur ce modèle. Il n'est point de

poésie où percent mieux les idées incertaines et vacillantes


— 92 —
de Musset et de son esprit féminin. Le poète adresse-
tout d'abord un souvenir ému, mêlé de regret, à l'antiquité
grecque avec sa beauté fraîche et naïve, puis à l'antiquité
chrétienne, au temps:
Où tous nos monuments et toutes nos croyances
Portaient le manteau blanc de leur virginité,

Oii Cologne et Strasbourg, Notre-Dame et St. Pierre,


S'agenouillaient au loin dans leurs robes de pierre,
Sur l'orgue universel des peuples prosternés
Entonnaient l'hosanna des siècles nouveau-nés.
Puis viennent les vers célèbres :

Christ je ne suis pas de ceux que la prière


!

Dans tes temples muets amène à pas tremblants,

Et je reste debout sous tes sacrés portiques.

Je ne crois pas, ô Christ! à ta parole sainte.


Je suis venu trop tard dans un siècle trop vieux.

Les clous du Golgotha te soutiennent à peine.

Ton cadavre céleste en poussière est tombé.


Eh bien! qu'il soit permis d'en baiser la poussière
Au moins crédule enfant de ce siècle sans foi!
Jacques Rolla a été „le plus grand débauché de la
ville du monde où le libertinage est à meilleur marché",
et il n'est plus rien qui échappe à son mépris. „Jamais
fils d'Adam n'a promené sur la terre un plus large mépris

des peuples et des rois". Il n'a qu'une fortune médiocre


mais des goûts d'autant plus exigeants et plus luxueux.
„L'habitude, qui fait de la vie un proverbe, lui donne
la nausée." Il divise donc en trois parties le petit
héritage que lui a laissé son père et en gaspille chaque
année une partie, tout en criant bien haut qu'il „se
fera sauter quand il n'aura plus rien". Ce libertin de
vingt-deux ans apparaît à Musset „grand, loyal, intrépide
— 93 —
et superbe". Son amour de la liberté, — sous ce mot
il faut entendre l'entier affranchissement de tout devoir, —
l'idéalise aux yeux du poète.
Nous arrivons à la description de la nuit du suicide
dans le bouge infâme. Nous assistons aux préparatifs
de l'orgie, près de cette jeune fille de seize ans que sa
mère elle-même est venue sacrifier sur l'autel du vice
et nous tressaillons aux plaintes amères et éloquentes du
poète sur la corruption profonde de la société, sur la
pauvreté qui joue le rôle d'entremetteuse, sur la juste
sévérité et la vertu hypocrite des ,, femmes du monde''.
L'apostrophe à Voltaire est assurément ce que nous
devons le plus admirer dans le poème:
,,Dors-tu content. Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encore sur tes os décharnés?
Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire;
Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés.
Il est tombé sur nous, cet édifice immense.
Que de tes larges mains tu sapais nuit et jour.
La mort devait t'attendre avec impatience.
Pendant quatre-vingts ans que tu lui fis la cour:

Vois-tu, vieil Arouet? cet homme plein de vie.


Qui de baisers ardents couvre ce sein si beau.
Sera couché demain dans un étroit tombeau.

Sois tranquille, il t'a lu.


Mais, qu'est-ce que Voltaire vient faire dans la mort
de ce triste libertin? Est-il donc responsable de son
suicide? Le monde que rêvait Voltaire est-il donc ce
monde de fous qui ne veulent plus de maîtres et de
femmes qui ont abdiqué toute dignité? Voltaire, le grand
philosophe de la raison, dont les mains étaient noircies
de la fumée de la poudre, dont toute la vie fut un
continuel combat pour la Vérité, doit assumer la respon-
sabilité de cette misère, et pourquoi? Parce qu'il ne
cro3^ait plus aux dogmes chrétiens!
— 94 —
L'incrédulité de Rolla l'excuse donc, aux yeux du
poète, de vivre comme une brute et de mourir comme
un imbécile. On voit ce qui était resté à Musset, au
bout de quelques
années, de ses insolentes bravades
d'autrefois. avaient fait place à un scepticisme
Elles
vague et flottant, comme sa négation s'était transformée
en désespoir.
Combien saine, combien vigoureuse, combien calme
et sereine au contraire était la poésie de Hugo Quoi !

d'étonnant que Hugo continuât à dominer la Littérature


romantique ?
Il ne suffit point d'avoir un très grand talent pour

prétendre diriger un mouvement littéraire il y faut ;

encore une personnalité puissante. Celui-là seul en est


capable qui sent battre dans sa poitrine le coeur de son
siècle,qui pense comme son siècle, et qui a la ferme
volonté de faire servir la littérature à l'expression des
pensées et des sentiments qui sont à la fois les siens et
«eux de son siècle.

Chapitre IX,

Musset et George Sand.

Quelques années encore, et la révolution littéraire


entreprise par Hugo amis triomphait, mais seule-
et ses
ment comme il est possible de triompher dans le domaine
intellectuell. Une minorité, de plus en plus réduite, com-
posée des hommes les plus cultivés et des femmes les plus
intelligentes de France, comprenait que les questions en
litige étaient tranchées, que les règles d'Aristote avaient
été mal interprétées, que le temps des poètes de transition
était passé, que Delavigne était épuisé et que la génération
— 95 —
de 1830 seule savait ce qu'elle voulait en littérature. Le
fait qu'un mouvement analogue se manifestait en même
temps clans la peinture, la sculpture et la musique montrait
mieux que toute autre chose combien cette révolution était
profonde et irrésistible. Mais ceux qui jugeaient ainsi
n'étaient, je l'ai dit, que la minorité. La vieille littérature,
raide et empesée de l'Empire, avait encore pour elle tout
ce que la France comptait d'hommes attachés à la routine,
<le partisans du passé et d'ennemis de toute innovation,
de sots et d'envieux, de plus, tout le monde officiel, tous
les journaux, à l'exception d'un seul „le Journal des Débats"
enfin, la puissance : toutes les situations, emplois, pensions
n'étaient accordés qu'aux hommes de la vieille école. La
jeune générai ion rencontrait donc encore partout de la rési-
stance du reste, le premier grand effort qu'elle venait de
;

déployer avait été suivi d'une certaine lassitude. On était


jeune, on avait cru qu'il suffirait de livrer l'assaut à la redoute
des préjugés pour s'en emparer, et on se voyait encore
au pied des retranchements, décimé, désabusé; on finit par
perdre patience et toute envie de combattre. On s'était
volontiers engagé dans une lutte désespérée, et on s'était
bien préparé aux coups et aux blessures, mais à la con-
-dition triomphe définitif ne tarderait pas. Mainte-
que le
nant, cette guerre qui traînait en longueur, les sottes
railleries d'adversaires qui occupaient toujours dans le
domaine de l'art et de la littérature de hautes situations,
l'indifférence des lecteurs pour la nouvelle école et leur
-enthousiasme persistant pour la vieille littérature, tout cela
faisait réfiéchir la jeunesse et arrêtait son essor. Elle se
demanda si elle dans son ardeur
n'était pas allée trop loin
juvénile, si Sa Majesté le public n'avait pas raison, au
moins dans une certaine mesure, et elle commença à se
faire pardonner son talent par toutes sortes de concessions,
ou même par des défections. On abandonna ses amis pour
trouver accès dans tel ou tel cercle distingué; beaucoup
préparaient leur candidature à TAcadémie et prenaient
bien garde de ne pas la compromettre i)ar leur attitude
et leurs liaisons.
— 96 —
Une raison psychologique contribua également à
dissoudre le groupe romantique, je veux dire le sentiment
d'indépendance qui animait chacun de ses membres. Le
lien qui les unissait tous les uns aux autres avait été au
début trop étroit. On ne s'était pas contenté d'indiquer en
général la nouvelle direction à suivre, on avait encore
établi des principes, et les hommes qui avaient fait cela
étaient des poètes qui avaient autant de génie que d'étroitesse,
mais ce n'était point des penseurs à l'esprit large et im-
partial. Si sociables que soient les peuples romans, par
opposition aux peuples germaniques, une alliance litté-
raire ne peut pourtant pas exister, dans ces conditions,
au sens le plus étroit du mot. Des hommes de
science peuvent s'entendre sur une méthode, mais il
faut que l'artiste soit complètement indépendant pour
créer ses chefs - D'autre part,
d'oeuvre. un indivi-
dualisme absolu également impossible dans l'art;
est
consciemment ou inconsciemment, il se forme toujours
des écoles, et s'il est vrai que l'artiste doit jouir
de son entière liberté, il n'en est pas moins vrai qu'il
ne peut atteindre la perfection que s'il s'appuie sur une
tradition artistique ou s'il reste uni à ceux de ses con-
temporains qui ont avec lui une certaine affinité d'esprit.
Des talents ou des génies isolés ne tardent pas à languir
et à dépérir. Mais, dès qu'une école s'est donné un chef,
il ne faut pas que celui-ci méconnaisse et foule aux pieds

la liberté des il doit tout admettre,


autres ;
sauf ce qui
serait de caractère ou platitude de style.
faiblesse Or,
un esprit comme celui de Hugo n'était pas capable de
reconnaître une liberté aussi illimitée, et les fanatiques
qui se trouvaient parmi ses partisans interprétaient encore
plus étroitement que lui la doctrine de l'école. En
quelques années les personnalités les plus marquantes de
la jeune génération se distinguèrent les unes des autres

par un cachet particulier, beaucoup plus qu'on avait pu


le prévoir, et leur isolement profita à la vieille école
classique.
— 97 —
La dissolutiondu groupe romantique eut encore une
dernière causeque je dois signaler. La révolution de
Juillet avait jeté dans la politique quelques-uns des cham-
pions du romantisme et c'est un fait caractéristique, à ce
point de vue, que le „Globe" cessa, dès 1830, d'être un
journal littéraire pour passer entre les mains des Saints-
Simoniens. Les fondateurs et collaborateurs principaux,
Guizot, Thiers, Villemain et Vitet devinrent membres du
parlement, ministres etc. et, comme la politique donnait
plus vite la célébrité que la littérature, les poètes eux-
mêmes se laissèrent entraîner vers la tribune. Des poètes
lyriques comme Hugo et Lamartine se donnèrent tout à
la politique pendant la Restauration. Les écrivains qui
Testèrent fidèles aux lettres sentaient que ces deux noms
leur portaient ombrage et les éclipsaient; ils en étaient
jaloux et s'indignaient parfois de voir ces deux grands
poètes regarder maintenant comme chose secondaire la
littérature qui était pour eux-mêmes la raison de leur
existence.
Ce fut un coup terrible pour les Romantiques que
la défection de Sainte-Beuve, le héraut ardent et
enthousiaste de l'Ecole. Sainte-Beuve semble, malgré sa
nature, mélange curieux d'humilité et d'amour de l'indé-
pendance, avoir conservé pendant longtemps dans ses poésies
une attitude de respect et de soumission vis-à-vis de Hugo.
Mais il finit par s'impatienter de tout cet encens que
Hugo exigeait ou du moins attendait. Cependant il était
trop faible pour refuser son tribut. C'était moins d'ailleurs,
•on le sait, l'enthousiasme pour Victor Hugo lui-même que
pour sa jeune femme qui retenait Sainte-Beuve
dans ce
«ercle enchanté. Quand
rupture se produisit entre les
la
deux hommes dans leur vie privée, Sainte-Beuve jugea
aussi tout autrement le poète des „Orientales". Regardant
les écoles et les partis comme des hôtels où il descendait sans
pourtant défaire ses malles, toujours disposé à couvrir de
ses sarcasmes ceux qu'il venait de quitter, il ne fit plus
désormais que critiquer Hugo sévèrement, souvent aussi
Brandes, l'école romantique eu France. 7
— 98 —
injustement. Alfred de Musset se procura plus tôt encore-
le plaisir d'annoncer sa désertion du camp romantique.
Un esprit supérieur comme le sien ne pouvait point fermer
les 3'eux à Tétroitesse et à Fimperfection des princij)es de la
nouvelle école, encore moins aux puérilités de jeunes
étourdis trop ardents. Lorsqu'il lut ses poésies pour la
première fois, chez Hugo deux passages seulement furent
,

applaudis: l'un de „Don Paez" :

„Frères, cria de loin


Une dragon jaune et bleu qui dormait dans
du foin."

Ces mots jaune et bleu excitèrent l'enthousiasme,,


qu'on appelait la couleur dans le style
c'était là ce Tautre- ;

du „Lever" :

„Vois tes piqueurs alertes


Et sur leurs manches vertes
Les pieds noirs des faucons."

Ce pittoresque élémentaire plaisait aux jeunes auditeurs^


beaucoup plus que tout l'esprit du poète. Car, c'était par
de telles bagatelles qu'on voulait se séparer de la vieille^
école qui ne peignait que les événements eux-mêmes et
ne s'intéressait ni au costume, ni à la couleur, ni à tout
ce qui n'est qu'extérieur. Les jeunes gens voulaient voir
avant tout dans Musset un peintre du monde sensible,
mais lui-même sentait que son mérite était ailleurs et
n'éprouvait nullement l'envie de rivaliser avec Hugo ou
Théophile Gautier.
Musset était en outre surtout gentilhomme et homme
du monde et mettait son honneur à regarder la poésie
comme un passe-temps. Il ne voulait avoir rien de commun
avec lespoètes chevelus qui portaient des chapeaux à la
Calabraise. Sa vogue avait été tout d'abord incertaine: il
avait cherché à surprendre et à taquiner ses lecteurs, ceux-ci
maintenant lui témoignaient la plus grande bienveillance
et se montraient disposés à tout lui pardonner, même sa
— 99 —
„ballade à la lune", si seulement il consentait à faire
autre visage.
Jaloux de son indépendance, indifférent à l'égard des
partis, ennemi de toute doctrine artistique déterminée,
classique par tempérament, esprit de la même famille que
Régnier et Marivaux, il céda jusqu'à un certain point à
la sourde pression exercée sur lui. Il gagna le public en
décrivant, avec une indifférence humoristique, ses luttes
et celles de ses anciens compagnons. Dans la poésie „Les
secrètes pensées de Rafaël gentilhomme français" il se
déclare las de combattre dans les deux camps ennemis
depuis près de cent ans. Vieux guerrier épuisé, il s'assied
maintenant — à vingt et un ans — sur son tambour
crevé. Shakespeare et Racine viennent à lui et s'endorment
à côté de Boileau qui leur a pardonné à tous deux. Il
écrit dans la dédicace à M. Alfred T*** de „La Coupe et
les Lèvres":
„Aujourd'hui l'art n'est plus, —personne n'y veut
croire.
Notre littérature a cent mille raisons
Pour parler de noyés, de morts, et de guenilles.
Elle-même est un mort que nous galvanisons.
Elle entend son affaire en nous peignant des filles,
En tirant des égouts les muses de Régnier.
Elle-même en est une, et la plus délabrée
Qui de fard et d'onguents se soit jamais plâtrée.
• Cette violente sortie, dirigée évidemment contre
l'imagination dévergondée des Ultra -Romantiques, était
d'une brutalité si juvénile qu'elle devait atteindre et blesser
toute la poésie contemporaine. Musset parlait ainsi la
même année que parut ,, Marion de Lorme", ce drame si
imparfait sans doute, mais si chaste, si spiritualiste, si
rempli d'esprit chrétien et dont l'héroïne n'est pourtant
qu'une courtisane.
Il n'y avait point là assurément une coïncidence
fortuite. Vers la même époque, Musset, de plus en plus
désabusé et blasé, raillait tout ce que la jeunesse vénérait
7*
— 100 —
encore comme son idéal. Presque tous les poètes de la
jeune école, Hugo à leur tête, avaient pris parti pour la
Grèce défendant son indépendance.
Musset écrivait de son Mardoche:
„Il aimait mieux la Porte et le sultan Mahmoud,
Que la chrétienne Smyrne, et ce bon peuple hellène
Dont les flots ont rougi la mer hellespontienne,
Et rougi de leur sang tes marbres, ô Paros!
Quelle était la raison de cette indifférence et de ce
cynisme? — Un sang trop bouillant, un coeur trop pas-
sionné et des désillusions trop tôt venues. Sa confiance
en l'humanité avait été ébranlée déjà dans sa jeunesse, et
de cette époque datait son amertume et son ironie. Il
n'est guère possible de rattacher le pessimisme de Musset
à un événement déterminé; mais lui-même croit pouvoir
nous en indiquer la source.
Il avait été, nous dit-il, souvent trompé dans sa
première jeunesse par une amante et par un ami. Il est
vraisemblable que sa sincérité en a vivement souffert, mais,
sans doute, tant que la blessure ne fut point cicatrisée,
il l'a vue à travers le verre grossissant de la poésie et

s'est drapé dans sa douleur. Il était alors d'usage d'avoir


•des chagrins d'amour et de pouvoir s'en consoler. Cepen-
dant, Musset a plus souffert qu'on est disposé à le croire
généralement quand on lit ses poésies de jeunesse pleines
de hardiesse et d'impertinence; c'est pour ne pas paraître
aussi faible qu'il était réellement, pour éviter les railleries
des cyniques, qu'il affecta longtemps cette dureté et cette
insensibilité extrêmes qui, comme tout ce qui est affecta-
tion, produisait une impression pénible et désagréable.
Taine a écrit sur Musset un article célèbre où se révèle
un enthousiasme aussi aveugle qu'ardent et partial qui se
résume dans ces mots: „celui-là au moins n'a jamais
menti." Si pourtant on regarde l'affectation dans une
supériorité hautaine et dans l'insensibilité comme un
mensonge, on ne peut souscrire entièrement au jugement
de Taine. Mais, bientôt devait se produire dans la vie
— 101 —
de cet enfant du siècle" gâté et présomptueux un événe-
,,

ment Le quinze août 1833, Rolla avait été


considérable.
publié dans la „Revue des deux Mondes" qui venait de
se fonder. Quelques jours après, le directeur de la revue,
le Suisse Buloz, offrit à ses collaborateurs un dîner „Aux
Trois Frères Provençaux", le fiimeux restaurant du Palais-
Eoyal. Beaucoup, et parmi eux une dame, répondirent à
l'invitation.On présenta la dame à Musset, sous le nom
de Madame George Sand, et on le pria de la conduire à
table.
C'était un couple superbe: lui, joli et svelte, blond,
avec des yeux bruns et le profil bien net d'une tête de
cheval elle, brune avec sa chevelure bouclée et luxuriante,
;

son beau teint olivâtre légèrement bronzé aux joues, ses


yeux bruns et vifs, ses bras et ses mains d'une éclatante blan-
cheur. Derrière son front tout un monde semblait habiter,
et cependant elle était jeune, belle et calme comme une
femme qui n'a pas la prétention de passer pour spirituelle.
Son costume était simple, seulement quelque peu fantaisiste;
elle portait sur sa robe une petite jaquette turque brodée
d'or, et un poignard pendait à sa ceinture. En 1870,
comme je me trouvais à Paris, un des derniers survivants
de ceux qui assistèrent à ce dîner me racontait que ce
fut un calcul habile et intéressé de la part de Buloz de
rapprocher ainsi Musset et George Sand. Il avait dit
auparavant à des intimes: „Il faut qu'ils soient l'un près
de l'autre à table; toutes les femmes s'éprennent de lui,
tous les hommes s'éprennent d'elle ils s'aimeront nécessai-
:

rement. Et quels travaux ils me fourniront alors!" Et


ce disant, il se frottait les mains de joie.
C'étaient pourtant deux tempéraments bien différents
que Musset et George Sand Ils n'avaient guère qu'un
!

trait commun: tous deux étaient poètes.


George Sand produisait abondamment et imprimait
à toutes ses oeuvres comme un maternel. Son
cachet
âme était saine, jusque dans ses emportements révolution-
naires, et il régnait un certain équilibre dans ses fticultés.
— 102 —
Elle pouvait régler sa vie comme il lui plaisait, travailler
presque toute la nuit et, matin, se livrer à un sommeil
le
prolongé qu'elle pouvait commander à volonté et qui la
reposait. Il n'y avait pas de grande passion, d'idée
révolutionnaire qui eût agité le XIX ^ siècle et que cette
femme n'eût point connue ou éprouvée, et néanmoins elle
avait conservé toute sa fraîcheur, tout son calme, et tout son
empire sur elle-même. Elle pouvait écrire six heures de
suite sans se laisserdistraire et sans se fatiguer; elle
était si bien capable de se recueillir qu'elle pouvait
poursuivre ses rêves au milieu des conversations et des
éclats de rire d'une société, et, immédiatement après,
quand son attention sur son entourage, elle
elle reportait
restait à peu près muette, écoutait tout, comprenait tout
et absorbait tout en elle comme une éponge absorbe l'eau.
Et Alfred de Musset Il était doué d'un tempérament
!

d'artiste extrêmement ardent; ses poésies étaient fiévreuses,


son sommeil agité, ses passions violentes. Concevait-il
une idée? il ne la couvait point silencieusement, dans
l'attitude d'un sphinx, comme faisait George Sand, il en
était dominé, terrassé „plus étourdi qu'un page amoureux
d'une fée", comme il dit dans la poésie dont j'ai parlé
plus haut „Après une lecture". Et quand il commençait
à la développer, il était toujours tenté de jeter la plume
avec désespoir. Il travaillait trop lentement pour saisir
toutes les idées qui s'agitaient tumultueusement en lui,
son coeur se mettait à battre furieusement, et il suffisait
de la moindre distraction extérieure, d'une invitation à
une soirée avec des amis ou de jolies femmes ou à une
partie de campagne, pour qu'il en profitât pour fuir le
travail,comme on fuit un ennemi.
George Sand „brodait" ses romans, Musset écrivait
dans une extase céleste mais fugitive, qui faisait place le
lendemain à un profond dégoût pour ce qu'il avait produit
la veille; puis il regardait sa plume avec la même haine

que galérien regarde sa rame, sans néanmoins vouloir


le
corriger ce qui lui semblait défectueux. En dépit de son
— 103 —
impertinence et de son audace juvéniles, il était en proie
è, des tortures continuelles, parce qu'il était animé d'un
puissant génie d'artiste dont les sentiments étaient trop
profonds et trop violents, l'activité trop ardente pour
sa constitution délicate, et qui concevait des idées
-avec une telle fécondité que sou cerveau ne pouvait
les enfanter qu'avec de grandes douleurs. Quand donc
le poète se livrait à des excès de tout genre, c'est qu'il
voulait surtout étourdir les souffrances que lui causait son
^énie.
A vingt -deux ans, Musset, véritable enfant gâté,
entouré de l'aftection de ses parents et d'un frère aîné,
n'avait eu encore que quelques aventures amoureuses, et
pourtant il avait déjà l'expérience, la défiance et la
misanthropie d'un homme de quarante ans.
A vingt-huit ans, George Sand, cette petite-fille de
Maurice de Saxe, qui sentait couler dans ses veines un
sang de prince et de bohème, voyait derrière elle toute
sa destinée, elle était arrachée à sa famille, à ses biens,
à son foyer et à ses deux enfants restés à Nohant. N'ayant
plus d'homme pour la soutenir, elle en était réduite aux
„affinités électives"; elle menait une vie de bohème littéraire,
sortait sous un nom d'homme, dans un costume d'homme,
la cigarette aux lèvres, et, dans les profondeurs de son
âme, elle était cependant naïve, calme, bonne, ouverte à
tout ce qui était nouveau, comme si elle n'avait point
encore vécu, comme si elle n'avait point encore été trompée.
Musset, si original dans son art et si déréglé dans
sa vie, avait, à beaucoup d'égards, cette étroitesse de
philistin à laquelle sont enclins tous les hommes, et par-
ticulièrement ceux qui ont été, dès leur naissance, favorisés
par la fortune, qui ont reçu de bonne heure une bonne
éducation et qui craignent le ridicule.
George Sand, au contraire, qui, au point de vue
purement artistique, n'a rien de révolutionnaire, qui, dans
-son genre et dans son style, ne s'écarta jamais des voies
tracées, était une vraie merveille d'intelligence féminine
— 104 —
qui s'était affranchie de tout préjugé. Les femmes qui
ont été obligées de toucher aux ulcères de la société et
qui n'ont plus à baisser les yeux devant l'opinion publique
ont presque toujours l'esprit plus indépendant que les
hommes, parce qu'elles ont acheté leur liberté plus cher.
George Sand examinait et pesait tout, et en général savait
reconnaître l'exacte valeur de chaque chose.
Elle n'avait point la haute culture de Musset. Cet
artiste exalté avait une raison incorruptible, tranchante
et souple comme la lame d'un sabre de Damas, et aucune
phrase, aucune pensée, aucune expression tortueuse ne
trouvait grâce devant elle.
Comme femme, George Sand était toujours prête à
écouter avant tout la voix du coeur et à se laisser charmer
par une noble utopie. Comme femme aussi, elle éprouvait le
désir ardent de se dévouer et, dans sa jeunesse, elle chercha
constamment des héros vaillants sous l'étendard desquels
elle pourrait combattre. Elle n'aspirait point à être la
muse célébrée par le monde aristocratique, elle voulait,
au contraire, battre le tambour comme la fille du régiment.
Mais, son esprit n'ayant reçu qu'une culture incomplète,,
elle en vint à vénérer comme des prophètes des hommes
qui n'avaient que des idées étranges et confuses, et par-
ticulièrement ce pauvre Pierre Leroux philosophe
socialiste, qui était si maladroit, mais si foncièrement
honnête et qu'elle regardait comme un père.
En sa qualité de gentilhomme, Musset se sentait
au-dessus de ces prophètes qui ne savaient même point
s'exprimer correctement, tandis que George Sand se laissait
prendre à leurs paroles onctueuses. George Sand enfin,,
si supérieure à Musset sous beaucoup de rapports, lui était
inférieure comme artiste. Il manquait à son génie artistique
la force virile créatrice qui dit impérativement: „que cela
soit!",sans motiver ses ordres.
Lorsque tous deux se trouvaient devant un tableau^
Musset qui n'avait pourtant point le sens particulier du
pittoresque en saisissait aussitôt le mérite et savait le
définir en quelques mots justes et précis. George Sand,
— 105 —
au contraire, hésitait longtemps et n'exprimait souvent
son jugement que sous une forme vague et paradoxale.
Lorsqu'ils écoutaient un opéra, c'était aux éclats de la
passion et à l'originalité de l'artiste que Musset était sen-
sible. George Sand se laissait séduire plutôt par le chant
des choeurs, par le caractère d'universalité de la pièce.
Il fallait en quelque sorte que son esprit fût en contact
avec d'autres pour se mettre lui-même en mouvement.
Ses romans étaient trop prolixes, pendant que chacune
des phrases de Musset ressemblait à une pièce d'or for-
tement frappée avec bord ciselé.
En recevant „Indiana" Musset n'eut rien de plus
pressé que de rayer avec un crayon sur les premières page&
vingt ä trente épithètes inutiles. Plus tard George Sand
revit le livre et en fut, dit-on, plus indignée que recon-
naissante.
Six environ avant sa rencontre avec Musset,
mois
elle avaitpresque appréhendé de faire sa connaissance.
Elle avait d'abord commencé par prier Sainte-Beuve de
l'introduire chez elle, mais dans le post- scriptum d'une
lettre du mois de mars 1833 elle écrit: „Tout bien con-
sidéré, je ne désire pas que vous m'ameniez Alfred de
Musset: il est trop dandy; nous ne nous accorderions pas
ensemble; j'aurais voulu le connaître, mais plus par curiosité
que par sympathie, et il ne faut pas songer à satisfaire
toute curiosité." On sent dans ces mots comme une
appréhension vague et mystérieuse.
Musset, de son côté, comme tous les écrivains, craignait
et fuyait les femmes auteurs. Il est hors de doute que
le nom de „bas-bleus" par lequel on désigne ces femmes
leur a été donné par quelque collègue masculin. Pourtant
la puissante attraction qu'un esprit féminin supérieur exerce
sur un esprit masculin est incontestable. L'exaltation qui
résulte d'une profonde intelligence réciproque de deux esprits
de sexe différent se trouva ici accrue par une passion subite.
Si l'on envisage au point de vue historique les relations
de Musset et de George Sand, on est tout d'abord frappé
— 106 —
de voir combien elles ont subi l'influence de l'esprit du
temps et de cette ivresse artistique qui rappelle le Carnaval
de la Renaissance et qui s'était em])arée des esprits en
France pendant la période romantique. Des artistes de
génie, qui regardent comme leur premier devoir de rompre
avec la tradition dans le domaine de leur art, se sentent
souvent tentés de braver également les usages sociaux.
Mais la génération de 1830 était, dans cette révolte contre
la banalité régnante, encore plus ardente, plus fougueuse
qu'aucune autre dans les siècles précédents.
Il y a dans tout artiste un bohème ou un enfant:

c'est sous la forme du bohème et de l'enfant que les


artistes romantiques nous apparaissent surtout. C'est un
fait très intéressant à noter que Musset et George Sand,
aussitôt après s'être trouvés et après leurs premières
heures d'extase, se plaisent à se déguiser et à mystifier
leurs amis. Quand Paul de Musset fut invité pour la
première fois à une soirée par le nouveau couple, il
trouva Alfred habillé et poudré comme un marquis du
XVIIP siècle, et George Sand travestie en Adrienne avec
un corsage baleiné. Un autre jour, dans leur premier
déjeuner d'amis, George Sand sert elle-même à table,
sans se faire reconnaître, sous le déguisement d'une
servante normande et, pour procurer un partenaire à son
hôte d'honneur, le professeur de philosophie Lerminier,
elle invite Debureau, le pierrot incomparable du théâtre
des Funambules qu'on n'avait vu jusqu'ici que sur la
scène, et elle le présente comme un membre distingué de
la Chambre des Communes, chargé d'un message secret
pour l'Autriche. Afin de donner à Lerminier et au
prétendu diplomate l'occasion de montrer leurs connais-
sances, on amène la conversation sur la politique; mais,
en vain les noms de Robert Peel, de Lord Stanley etc.
sont prononcés; l'étranger s'obstine à garder le silence
ou répond par monosyllabes. Quelqu'un de la société
enfin emploie l'expression d'„ équilibre européen." Sur ce,
l'Anglais |)rend la parole et dit: „Voulez-vous savoir
— 107 —
comment, dans la grave question actuelle, en Angleterre
et sur le continent, je comprends européen?
l'équilibre
„et, aussitôt, il soucoupe en l'air, la reçoit sur la
jette sa
pointe de son couteau et s'amuse à la faire tourner. On
conçoit l'étonnement des autres invités. Ce trait, si
insignifiant qu'il soit, ne nous montre-t-il pas combien
Musset et George Sand étaient jeunes encore? Un rayon
de la Renaissance semble tomber sur eux, et nous sentons
que nous sommes avec eux en France, en plein roman-
tisme.
Leur liaison intime eut son côté banal qui est trop
connu pour que je m'y arrête longtemps. Tout le
monde sait voyagèrent ensemble en Italie, qu'il la
qu'ils
fit en revanche, le soumit
souffrir par sa jalousie, qu'elle,
à une surveillance sévère, que leur existence commune ne
fut pas heureuse, qu'elle le trompa pendant qu'il était
malade et qu'il revint en France tout abattu. Mais cette
liaison a, pour nous, un autre côté plus intéressant, un
côté psychologique et esthétique. On compte, dans l'histoire
générale de la littérature, bien des liaisons entre des
hommes et des femmes de grand talent; toutefois, celle de
George Sand et de Musset se distingue de toutes les
autres par un caractère particulier. Ici c'est un génie
masculin de premier ordre qui a déjà parcouru une partie
de sa carrière d'artiste et qui, cependant, est ,encore tout
jeune, et d'autre part, un génie féminin, si riche, si vaste
que jamais femme n'avait eu jusque-là une telle
puissance créatrice, qui exercent l'un sur l'autre une
action profonde dans l'exaltation de leur amour. La
psychologie n'a pu encore établir qu'imparfaitement la
différence qui existe entre l'imagination de l'homme et
celle de la femme, et elle sait encore moins comment se
manifeste leur influence réciproque. Pour la première
lois, dans le cours de l'histoire, se rencontraient, dans leur
plein épanouissement, deux esprits poétiques de sexe
différent. C'étaient l'Adam et l'Eve de l'art qui cueillaient
ensemble le fruit de l'arbre de la science. Puis vint la
— 108 —
séparation, c'est-à-dire la rupture, et chacun
alla sod
chemin, seul, mais tout autre qu'il avant leur
n'était
liaison. Leurs dernières oeuvres témoignent encore de
leur mutuelle influence. Musset s'éloigne, déchiré, désespéré,
trompé, armé d'un nouveau grief contre le sexe féminin
et convaincu dans son âme que la femme n'est que
fausseté. George Sand se sépare de lui avec une profonde
douleur, déchirée, elle aussi, mais néanmoins à moitié
consolée et contente d'avoir vécu cette époque tourmentée,
confirmée dans sa conviction que la femme est supérieure
à l'homme et que „l'homme n'est que faiblesse".
En la quittant, Musset n'éprouve plus de nouveau
que du dédain pour toutes les rêveries utopiques et
humanitaires, plus convaincu que jamais que l'art doit
être la seule préoccupation de l'artiste. Cependant, au
contact de cette grande âme féminine, son talent s'était
vivifié. Tout d'abord la douleur le rendit sincère; il
renonça à son égoïsme et à sa dureté affectés. Puis,
l'influence de la franchise de George Sand, de sa bonté,
de son enthousiasme pour l'idéal se révéla dans ses
oeuvres postérieures, dans l'enthousiasme républicain de
Lorenzaccio, dans toute la vie sentimentale d'André del
Sarto, peut-être même dans la protestation que Musset
lança contre les lois sur la presse de Thiers.
George Sand, de son côté, l'abandonne, plus persuadée
encore que l'homme est essentiellement borné et égoïste,
plus disposée que jamais à se dévouer à de grandes idées.
Elle consacra son talent au Saint-Simonisme dans „Hor.vce" ;
elle écrivit „le Compagnon du Tour de France" en laveur
du socialisme; elle écrivit enfin en 1848 des Bulletins
pour le gouvernement provisoire. Mais ce n'est qu'en
fréquentant Musset, dont la langue était si nette et si
claire, qu'elle acquit la pureté de son style classique. Elle
apprit par lui à aimer la forme et à rechercher le beau
pour lui-même. Et quand Dumas fils dit qu'une phrase
de George Sand semble „peinte par Léonard de Vinci et
chantée par Mozart", il faut ajouter que c'est la critique
de Musset qui a conduit sa main et formé son oreille.
— 109 —
Lors de leur séparation, tous deux ont atteint leur
maturité d'artistes. Musset est désormais le poète au
coeur brûlant, George Sand, la sybille à l'éloquence de
prophète.
A partir de ce moment, renonça
à ses folles
elle
conceptions, à son style parfois son vêtement
étrange, à
masculin pour n'être plus qu'une femme et lui, de son
côté, abandonna son costume de Don Juan, son admiration
pour Rolla, ses bravades puériles pour n'être plus qu'un
homme et qu'une intelligence.

Chapitre X.

Alfred de Musset.

Alfred de Musset mourut à quarante-sept ans, mais,


à l'exception de trois petits drames charmants et de quelques
poésies, il n'a plus rien produit après sa trentième année ;

la plupart de ses oeuvres datent des six années qui suivirent


sa rupture avec George Sand. La cruelle expérience qu'il
venait de faire, lui inspira une haine de plus en plus
profonde pour la tromperie et la trahison et le fit renoncer
à son attitude affectée de blasé. On sent, dans les oeuvres
de cette époque et jusque dans le choix des sujets, combien
il lutte pour rejeter le masque qui le gêne.

Le premier grand travail auquel il se livra après son


retour d'Italie, et dont son séjour à Florence lui avait
donné l'idée, est le drame ,,Lorenzaccio."
Lorenzo de Médicis est le cousin d'Alexandre, ce duc
de Florence débauché cruel et bestial. C'est un caractère
noble, énergique, seulement un peu exalté, qui veut, à
l'exemple de Brutus, affranchir la ville d'un tyran. Dans
•ce but, il feint de s'abandonner, lui aussi, à tous les
— 110 —
dérèglements de la passion, de se faire le conseiller et le
corapagon de débauche d'Alexandre, comme Hamlet feignait
la démence pour saisir plus sûrement sa victime. Mais
ce masque finit par se coller à lui comme une tunique
de Nessus. Peu à peu, il devient réellement ce qu'il ne
voulait que paraître, et il éprouve un profond dégoût de
lui-même en contemplant sa vie. Cependant, malgré sa
lâcheté apparente, il continue à poursuivre son plan
d'assassiner Alexandre, à l'heure propice, et d'établir la
République.
Il est consumé d'un ardent mépris de Fhumanité; il

méprise le prince qui est un roué et un homme sanguinaire ;

il méprise le peuple qui supporte un pareil tyran, il méprise

les républicains, enfin, qui n'ont ni énergie virile, ni sens


politique. Son rêve est d'expier sa vie de libertin et de
se purifier par une grande action, le meurtre du duc; il
dépose donc son masque d'emprunt et frappe comme l'ange
exterminateur. Le pessimisme politique de Musset se
révèle dans ce qui suit. La tête de Lorenzaccio est mise
à prix et c'est un vulgaire assassin qui lui donne la mort;
les républicains sont trop lâches, le peuple est tombé

trop bas pour profiter du meurtre du duc; il se livre lui-


même, pieds et mains liés, au premier tyran qui se présente.
Dans ce mépris des républicains on reconnaît nettement
les idées de 1830. Musset avait assisté lui-même à une
révolution qui semblait conduire à la République et qui
n'avait abouti qu'à une nouvelle forme monarchique.
Pourtant les républicains sont, dans le drame, plus mal-
traités, qu'ils le méritent. La veille du meurtre, Lorenzaccio
leur dit bien, sans doute, à quelle heure il tuera le duc,
mais peut-on leur en vouloir de ne s'y point préparer?
Puisque cette grande nouvelle ne leur est annoncée que
par le complice du duc lui-môme, le bouffon de sa cour,
quoi d'étonnant qu'ils se contentent de hausser les épaules !
Les jugements sévères et injustes de Musset à cet
égard trahissent donc l'influence de sentiments tout per-
sonnels. Mais ce qui importait au poète avant tout, c'était
— 111 —
de représenter Loreiizaccio avec un grand et noble caractère
sous son masque repoussant. Lorenzaccio ne rougit point
des traits sous lesquels Musset l'a idéalisé,-il aspire à s'élever
toujours davantage, et croit à la puissance expiatrice de
l'action. Ce qui l'ennoblit dans sa mort, ce n'est point
un accident lortuit, comme le baiser ardent et pur de
Kolla, c'est une action à laquelle il s'est préparé pendant
toute sa vie.
Dans „le Chandelier", nous nous trouvons au milieu
d'une société plus perverse encore; mais sur ce fonds sombre
se détache d'autant plus clairement la figure principale,
le jeune Fortunio, avec son amour sans bornes pour
Jacqueline. Celle-ci et Clavaroche abusent de lui pour
couATir leurs infamies, il découvre leur jeu, mais il n'en
aime pas moins Jacqueline, et il est tout prêt à braver
la mort pour la sauver avec son rival. Il a le courage

d'un héros, et sa pureté touche enfin jusqu'à Jacqueline


elle-même qui revient à lui et se détache de Clavaroche.
Fortnnio est le type de l'amoureux jeune et bouillant.
Octave dans „Les caprices de Marianne" est un jeune
libertin qui ne peut ni ne veut aimer sérieusement, qui
ne veut même pas mettre plus de temps à faire la conquête
d'une femme qu'à déboucher une bouteille de vin. Il n'a
gardé toute la fraîcheur et la naïve confiance de l'enfant
que dans un seul sentiment, celui de l'amitié. Il aime en
effet son ami, le jeune Coelio, si ardemment qu'il veut
mourir pour lui ou venger sa mort, et si fidèlement qu'il
repousse avec dédain les faveurs d'une dame que Coelio
aime en vain. Autant il est sceptique en amour, autant
il est ardent dans son amitié il est le type du véritable
:

ami. Près de lui est ce jeune Coelio qui incarne un


autre côté de l'âme de Musset; Coelio est le jeune amoureux
dont l'amour est une adoration langoureuse, un désir si
violent que, quant il n'est point satisfait, il semble causer
la mort. Un romantisme shakespearien éclaire son front;
sa langue est une pure musique. Il se peint lui-même
dans les lignes suivantes: „Il me manque le repos, la
— 112 —
•<loiice qui fait de la vie un miroir où tous
insouciance
les objets se peignentun instant et sur lequel tout glisse.
Une dette i)our moi est un remords. L'amour, dont vous
autres vous laites un passe-temps, trouble ma vie entière."
Dans toutes ces figures d'hommes, on sent le talent du
poète se développer et mûrir. Musset ne veut plus peindre
seulement les passions bouillantes de la jeunesse avec toute
leur escorte de mensonges, de trahisons, de violences, —
il

s'arrête longtemps et de préférence aux sentiments innocents


et profonds, qui ne deviennent coupables que par suite de
circonstances extérieures, à l'amour, qui est pur dans son
essence, et qui n'apparaît criminel que lorsqu'il se heurte
à la société humaine, à l'amitié qui n'est également par
essence que pur dévouement, même quand elle se présente
sous la forme grossière de l'entremetteur, bref à tout ce
-que l'on désigne sous le nom d'idéal.
Musset ennoblissait ses figures de femmes en même
temps que ses figures d'hommes. Tout d'abord, la femme
avait été chez lui une Eve ou une Dalila. Mais sa ten-
dance croissante à représenter la beauté intellectuelle et
la pureté morale se manifesta aussi bientôt dans ses
caractères de femmes. Il est à noter que la femme qu'il
peignit immédiatement après sa rupture avec George
Sand, et en partie d'après elle, Madame Pierson des
„Confessions d'un Enfant du Siècle", est une reproduction
très idéalisée du modèle. Les Nouvelles, dont trois au
moins „Emmehne", „Frédéric et Bernerette", et „le Fils du
Titien" comptent parmi les meilleures du siècle, trahissent
très nettement l'inteiition du poète d'idéaliser l'amour et
la femme. Il prend, par exemple, l'extérieur de l'une ou

l'autre grisette qu'il a connue, d'une créature bonne et


simple, légère et enjouée, et en fait une „Mimi Pinson"
à qui il donne une grâce virginale que le modèle a
perdue depuis longtemps, ou bien il en fait une jeune
femme pleine de coeur, naïve jusque dans ses faiblesses,
sincère et délicate dans ses manières, simple dans sa mort,
comme cette Bernerette dont peu ont lu la dernière lettre
— 113 —
sans pleurer. Musset est un poète erotique pour qui
l'amour règne tellement en souverain qu'il lui subordonne
l'art lui-même. Aimer, c'est, à ses yeux, beaucoup plus
qu'être artiste, et d'après sa conception de l'idéal, l'art
ne devrait être consacré qu'à glorifier l'amour.
Dans la Nouvelle „le Fils du Titien" le héros, un
artiste de i aient, est détourné du vice par l'amour d'une
noble femme, et, pour exprimer sa reconnaissance, il ne
veut plus, dans un tableau qui doit transmettre son nom
à la postérité, que peindre les traits de sa bien-aimée.
Il écrit en son honneur un sonnet où il chante sa beauté
et la pureté de son àme et déclare qu'il ne veut plus
peindre d'autres femmes et que, si beau que soit le
portrait, il ne vaut pourtant point encore un baiser du
modèle.
„Emmeliiie" est, sans contredit, la plus charmante
de toutes les Nouvelles de Musset. C'est un petit récit
dont le point de départ fut une liaison d'amour, heureuse
mais de courte durée, que le poète noua aussitôt après sa
rupture avec George Sand, et dont il a retracé les traits
principaux. Un jeune homme conçoit la plus vive passion
pour une jeune femme, dont l'ensemble séduisant est peint
avec les couleurs les plus délicates et les plus naturelles
— Il n'y a dans la littérature moderne que les femmes les
plus éthérées de Tourguénef qui puissent donner une
idée de cet art; mais celles de Musset sont plus
intellectuelles, il les voit davantage avec les yeux d'un
amoureux, il les représente avec moins d'audace artistique.
— Longtemps donc, le jeune homme admire sans espoir
celle qu'il aime; elle finit pourtant par répondre à son
amour et par se donner à lui tout entière. Mais bientôt,,
ils se séparent pour toujours, parce qu'elle est trop sincère

pour tromper son mari, et lui, trop délicat pour rester


près d'elle dans ces conditions. Il y a dans cette Nouvelle
un poème que l'amoureux présente à sa dame et qui me
semble la perle de toute la poésie erotique de Musset;
C'est le célèbre poème: „Si je vous disais pourtant que
Brandes, l'école romantique en France. ft
— lU -^

Je vous vaime'V Musset ïi'a rien > écrit de plus seiiiti -que
CBS' vers»" : il.-:- •:/,• .. ..•^; •
..^m'-i;; :

„J'aime, et je saisv répondre avec indiflërence; .*•.. ;

J'aime, et rien ne le dit, j'aime, et seul Je le saig;


Et mon secret m'est cher, et chère ma souffrance;
Et j'ai fait le serment d'aimer sans espérance,
Mais non pas sans bonheur; —
je vous vois, c'est assez."

En même temps que Musset écrit ses ravissantes


Nouvelles, comme sur des pétales de roses, il compose
quelques petits drames oii l'amour est représenté comme
une puissance terrible avec laquelle il ne faut pas badiner,
comme un feu avec lequel il ne faut pas jouer, comme
l'étincelle électrique qui foudroie, ainsi que d'autres drames
où tout son esprit et son éducation d'homme du monde
brillent dans un style expressif comme des pierres
précieuses enchâssées dans l'or*)
De tous ces drames „Un Caprice" est le plus achevé
et le plus spirituel; il n'est point d'autre pièce de Musset
où la peinture de l'être moral et physique soit aussi par-
faite, et on a eu raison d'en graver le titre avec tant
•d'autres, sur le tombeau du poète au Père-Lachaise. Dans
,,ün Caprice", l'inconstance en amour est disciplinée par
le mariage. L'homme ici est frivole et volage; les deux
femmes au contraire ont le coeur haut placé, et l'une a,
en outre, une supériorité intellectuelle et aristocratique
qui séduit. Madame de Léry est la Parisienne que per-
sonne n'a peinte avec la même originalité que Musset:
tout à fait dame du monde en même temps que femme.

*) Le voyage de Musset en Italie avec George Sand


dura de l'automne 1833 jusqu'en avril 1834. Il écrivit cette
année-là: „On ne badine pas avec rameur" et ,.Lorenzaccio";
en 1835 „Barberine" (son drame le plus insiguiliant\ „le
Chandelier", „Confessions d'un Enfant (lu Siècle", et „la Nuit
de Mai": en 1836 ,.Emmeline" et ,,0n ne doit jurer de rien";
en 1837 „un Caprice" „les deux traîtresses" et „Fréde'ric et
Bernerette": en 1838 „le Fils du Titien": en 1845 „Il faut
qu'une porte soit ouverte ou fermée"; eu 1851 „Bettine"; en
1852 „Carmosine".
-- 115 —
^e qu'on se plaît ùfamiïèir; en .ce portraity -Ç'est la jïatuxe
vfcaie qui apparaît. à traveifS/ tous' les raffineraeii.ts de la
vie sociale^ malgré. tout r«sprLt!.;péiillant rie Madame dé
Léiy et son expérience -précoce' et amère, et jusque dans
•ses. artifices et dans la petite comédie qu'elle joue avec
•une habileté toute féminine.
„Ah!" s'écrie -('joethe quelque part, „comme il est
bien vrai que rien n'est fantastique, rien, n'est grand, rien
n'est beau comme ce qui est naturel!" La Parisienne de
Musset est restée naturelle sous le vernis que lui a donné
la société. „Un Caprice" repose sur une pensée morale.
Mais, pendant que, pour beaucoup de poètes, Tamour est
Tin sentiment solide et durable qui peut servir de base à
toute une vie, il n'est pour Musset, même là oii il est
le plus moral, que l'essence la plus délicate, la plus forte
mais aussi la plus subtile de la vie, qui peut par con-
séquent aussi bien tuer que se volatiliser. Dans ses derniers
drames, Musset glorifie chez la femme la fidélité et la
pureté auxquelles il croyait sans les avoir jamais rencontrées.
Il avait, il est vrai, présenté déjà dans „Barberine" le
modèle d'une épouse fidèle, comme l'Imogen de Shakespeare,
mais „Barberine" n'otîrait aucune espèce d'intérêt, A la

fin de sa carrière dramatique il crée encore deux grandes


et belles figures de femmes. Dans le petit chef-d'oeuvre
„Bettine", il a su, avec une habileté incomparable, résoudre
une des plus grosses difficultés qui se présentent au peintre
de caractères. Lorsque Bettine paraît et qu'elle a prononcé
irois ou quatre phrases, nous sentons que nous avons devant
nous une femme énergique, pleine de coeur et d'ùme, bien
plus, un génie d'artiste enivré de son triomphe qui se sait
supérieur à son entourage et qui est habitué à ne tenir
aucun compte des sottes convenances. C'est son jour de
noces ;elle s'avance en chantant sur la scène oîi le notaire
l'attend déjà, va droit à lui et se met à le tutoyer à son
grand étonnement „Ah! te voilà. Cher ami, as-tu tous
nos papiers sur toi?" La dignité de l'officier public lui
en impose si peu qu'elle n'hésite point à lui témoigner
sa joie. Sa bonté et son enjouement naturels débordent
à la moindre occasion- Elle n'est pas spirituelle comme
8*
— 116 — , ^
if \

une dame du monde; mais elle a l'indépendance, la grandeur,


la naïve confiance d'une véritable artiste et sa belle
humanité contraste d'autant plus vivement avec la per-
version morale que représente son froid et prétentieux fiancé.
Le beau petit drame „Carmosine", imité d'une Nouvelle
de Boccace*), montre comment l'amour le plus fort et le
plus ardent, séparé de son objet par les circonstances, peut
être guéri par une bonté supérieure et une noble con-
descendance.
Carmosine est une simple fille qui aime sans espoir
le roi Pierre d'Aragon et que sa passion consume. Elle
refuse sa main à Pedrillo qui l'adore, pour mourir sans
se plaindre. Mais, son ancien camarade d'enfance, le
chanteur Minuccio, révèle par pitié son amour au couple
royal. Loin de s'en indigner, la reine se rend chez Car-
mosine incognito et essaie de calmer sa douleur et de la
consoler en soeur. Elle lui dit qu'un si grand et si profond
amour est trop beau pour être détruit, que la reine elle-
même la prendrait volontiers parmi ses demoiselles d'honneur
pour lui permettre de voir le roi chaque jour, car l'amour
qui élève l'âme rend meilleur. „C'est moi, Carmosine,
qui veux vous apprendre que l'on peut aimer sans souffrir,
lorsque l'on aime sans rougir, qu'il n'y a que la honte
ou le remords qui doivent donner de la tristesse, car elle
est faite pour le coupable, et, à coup sûr, votre pensée ne
l'est pas." Le roi lui-même vient, sous le prétexte de
voir Maître Bernard, le père de Carmosine, et il s'adresse
à cette dernière en présence de la reine: „C'est donc vous,
gentille demoiselle qui êtes souffrante et en danger, dit-on?
Vous n'avez pas le visage à cela .... Vous tremblez, je
crois. Vous défiez-vous de moi?
Carmosine.
Non, Sire.
Le Roi.
Eh
bien! donc, donnez-moi la main. Que veut dire
ceci, la belle fille? Vous qui êtes jeune et qui êtes faite

*') Décaniérou — 10, 7.


— 117 —
pour réjouir le coeur des autres, vous vous laissez avoir du
chagrin? Nous vous prions, pour l'amour de nous, qu'il vous
plaise de prendre courage, et que vous soyez bientôt guérie.

Carmosine.
Sire, c'est mon
trop peu de force à supporter une
trop grande peine qui est la cause de ma souffrance.
Puisque vous avez pu m'en plaindre, j'espère que Dieu
m'en délivrera.
Le Koi.
Belle Carmosine, je parlerai en roi et en ami. Le
grand amour que vous nous avez porté vous a, près de
nous, mise en grand honneur; et celui qu'en retour nous
voulons vous rendre, c'est de vous donner de notre main,
en vous priant de l'accepter, l'époux que nous vous
avons choisi.
Après quoi, nous voulons toujours nous appeler votre
chevalier, et porter dans nos passes d'armes votre devise
et vos couleurs, sans demander autre chose de vous, pour
cette promesse, qu'un seul baiser.
La Reine, à Carmosine.
mon
Donne-le, enfant, je ne suis pas jalouse.
Carmosine, douuant son front à baiser au roi,

Sire, la reine a répondu pour moi."


Dans quel monde ceci se passe-t-il, où règne cette
droiture, cette humilité, cette noblesse, cette courtoisie
chevaleresque, cette fidélité et cette bonté? où existe-t-il
un tel roi et une
reine?
telle
Sans nul doute, dans le pays de l'idéal, où Musset,
le railleur que nous connaissons, aborde à la fin comme
poète, et dont comme homme, il était encore bien éloigné.
Car, pendant que ses poésies prenaient un caractère de
plus en plus idéal et moral, il marchait rapidement à sa
ruine en s'étourdissant lui-môme et en se laissant dominer
par ses passions. La poésie put un moment arrêter sa
chute, mais fut incapable de l'empêcher.
— lis —
Musset avait beaucoup espéré de la royauté de Juillet j
il attendu à un gouvernement protecteur des arts^
s'était
à une politique libérale, à un relèvement de l'honneur
national, à une nouvelle floraison de la littérature. On
peut se figurer combien amère fut sa déception. Une
cour qui aurait aimé les arts et la poésie, et qui aurait
attiré Musset près d'elle, aurait pu le forcer à veiller
davantage sur le décorum, elle aurait mis du raffinement
dans ses jouissances et même dans ses excès. Mais Louis-
Philippe, ce roi i)acifique, si cultivé d'ailleurs, n'était
point sensible à la poésie. Il ne sut pas plus s'attacher
Musset que Hugo. Musset qui avait été le camarade de
classe de sonFerdinand d'Orléans, avait en 1835,
fils

après l'attentat de Fieschi, composé un sonnet qui, sans


avoir été imprimé, tomba cependant entre les mains du duc
d'Orléans. Celui-ci le trouva fort à son goût et voulut
absolument le lire au roi. Mais Louis -Philippe ne sut
jamais quel en était l'auteur, parce que, avant d'arriver
à la signature, il fut si indigné de se voir tutoyé par le
poète qu'il ne voulut pas entendre la fin. Pour réconcilier
Musset avec le roi, le duc le fit inviter au bal des Tuileries.
Là, Louis-Philippe s'avança vers lui et lui dit d'un ton
de joyeuse surprise: „Vous venez probablement de Joinville?
Je suis très heureux de vous voir". Musset était trop
homme du monde pour laisser percer son étonnement. Il
s'inclina profondément et se mit à réfléchir sur le sens
de ces paroles. Il se souvint alors qu'un de ses parents

éloignés était Inspecteur des Forêts royales à Joinville.


Le qui ne voulait point charger sa mémoire de noms
roi,
de poètes, connaissait très bien, en revanche, tous les
employés de ses domaines. Pendant onze années con-
sécutives, il revit, chaque hiver, avec le même plaisir, le
visage de ce singulier Inspecteur des Forêts, et Taccueillit
avec un sourire qui faisait pâlir d'envie bien des courtisans
et qu'on regardait comme un hommage rendu à la Poésie.
Ce qui est certain que Louis-Philippe ne
pourtant, c'est
s'est jamais douté qu'il y avait en France, sous son gou-
— 110 —
vernement, un o-i-and poète qui portait le même nom que
son Inspecteur des Forêts.
Un règne aussi terne que celui de Louis-Philippe ne
devait inspirer que de l'horreur à Musset. Sa réponse
martiale au „Rheinlied" de Becker, révèle, sous son fier
et sauvage accent, un talent lyrique qui aurait pu se
développer dans d'autres circonstances politiques. 11 dut
se borner à être le poète de la jeunesse et de l'amour,
mais, quand la jeunesse disparut chez lui, il lui fut im-
possible de se rajeunir. Ses vertus contribuèrent à sa
ruine tout autant que ses vices. Plein de fierté et de
distinction, il n'avait rien de cette ambition qui ménage
les forces de l'esprit, rien de cette cupidité qui stimule
au travail, rien non plus de cet égoïsme dominateur qui
pousse le poète à faire de son Moi le centre de l'Univers.
Il vivait si fiévreusement qu'à vingt-quatre ans il était

déjà las de l'existence comme un sexagénaire, sans avoir


trouvé le calme ni la sagesse. Son épuisement ph3^sique
précoce fut bientôt suivi d'un épuisement intellectuel. 11
manquait à Musset le noble égoïsme du poète vivant
uniquement pour son art, aussi bien que l'esprit politique
qui excite à l'action et à l'accomplissement du devoir. Il
savait si peu se maîtriser qu'il résistait rarement à une
tentation. Comme homme et comme
poète, il allait dans
la vie à l'aventure sans marquée, et il était
direction
d'une nature trop obstinée et trop peu contemplative pour
qu'il pût faire de son dévelop])ement individuel, tel que
Goethe le comprend, le but qui, au besoin, remplace tous
les autres.
Lorsqu'il mourut en 1857, il y avait déjà plusieurs
années que sa muse l'avait abandonné.
120 —

Chapitre XI.

George Sand.

Dans rintroduction de „la Mare au Diable," George


Sand s'exprime ainsi:
„Nous cro3'ons que la mission de l'art est une mission
de sentiment et d'amour, que le roman d'aujourd'hui
devrait remplacer la parabole et l'apologue des temps
naïfs . .Son but devrait être de faire aimer les objets
.

de sa sollicitude, et au besoin, je ne lui ferais pas un


reproche de les embellir un peu. L'art n'est pas une
étude de la réalité positive; c'est une recherche de la
vérité idéale."
Parvenue à la maturité de son talent, George Sand
nous donne ici comme le résumé de la doctrine de toute
sa vie. Toujours elle a conçu la vocation de l'artiste
comme une envolée de l'esprit au-dessus des misères de la
vie; toujours elle a pensé que, par l'art, l'esprit étend son
horizon et se prépare à la lutte contre les préjugés, la
méchanceté, la grossièreté, cause de tous les maux.
Elle dit dans l'introduction du „Compagnon du Tour
de France":
„Depuis quand le roman est-il forcément la peinture
de ce qui est, la dure et froide réalité des hommes et
des choses contemporaines? Il en est peut-être ainsi, je
le sais, et Balzac, un maître devant le talent duquel je
me suis toujours incliné, a fait la Comédie humaine.
Mais, tout en étant lié d'amitié avec cet homme illustre, je
voyais les choses humaines sous un tout autre aspect et
— 121 —
jeme souviens de lui avoir dit: Vous faites la Comédie
humaine. Ce titre est modeste; vous pourriez aussi bien
dire le drame, la tragédie humaine — Oui, me répondit-
il et vous, vous faites l' é popée humaine. — Cette fois,

repris-je, le titre serait trop élevé; mais je voudrais faire


l'églogue humaine, le poème, le roman humain.
En somme vous voulez et savez peindre l'homme tel qu'il
est sous vos yeux, soit! Moi, je me sens porté à le peindre
tel que je souhaite qu'il soit, et comme nous ne nous
faisions pas concurrence, nous eûmes bientôt reconnu notre
droit mutuel."
L'auteur veut dans ces lignes, semble-t-il, se défendre
de l'accusation qu'elle présente un tableau embelli de la
réalité, pour tlatter les classes inférieures: de là la forme
piquante, l'expression didactique qu'elle donne à son idéa-
lisme. Assurément elle fut toute sa vie idéaliste, mais
elle ne voulait point peindre l'homme comme il devrait
être, elle voulait seulement le représenter comme il pourrait
«tre, s'il n'était arrêté dans son développement intellectuel
par la pression qu'exerce sur lui la société. C'est donc
la société que George Sand décrit sans aucun ménagement;
elle veut peindre la vie telle qu'elle est, ou plutôt telle
qu'elle l'a observée avec son enthousiasme féminin, car,
comme tous les poètes lyriques, elle voit toujours le ciel
au-dessus de la terre.
Elle naquit et vécut dans une époque extraordinairement
féconde: alors Hugo, Balzac et Alexandre Dumas produi-
saient à l'envi; l'activité de Dumas était si prodigieuse
qu'il semblait à la fin avoir installé chez lui une véritable
fabrique, et, qu'avec le concours de nombreux collaborateurs,
il ])ubliait chaque année une quantité considérable de vo-

lumes. George Sand elle-même était douée d'une puissance


créatrice merveilleuse. Son oeuvre entière ne remplit pas
moins de cent-dix volumes que je n'ai pas l'intention de vous
résumer, et dont je vous signalerai seulement les points
principaux et les idées fondamentales avec les résultats qui
resteront quand les détails seront depuis longtemps oubliés.
— 122 —
La vie do George Sand est connue. Elle naquit en
1804, perdit son père de bonne heure, grandit dans le
domaine de Nohant, en Berry, près d'une mère passionnée
et d'une grand -mère intelligente et vécut, pendant ses
premières années, sur le même pied que les jeunes paysans
dont elle partageait les jeux. Alors déjà elle était aussi
démocratique que romantique. De même que Chateau-
briand s'était créé, dans sa jeunesse, un idéal de grâce
féminine qui venait égayer ses rêves, de même George
Sand se créa de bonne heure un idéal de héros auquel
elle éleva un autel de pierres dans un coin de son jardin
et auquel son imagination féconde attribuait de grandes
actions d'éclat.
A treize ans, elle fut envoyée dans un couvent de
Paris, oii elle regretta tout d'abord amèrement la vie libre
des champs, mais pour se livrer, bientôt après, avec un
zèle ardent, à une dévotion exaltée. Pourtant, avant son
retour à Nohant, ce mysticisme avait déjà fait place, chez
elle, au goût du théâtre et de la poésie. Plus tard, elle
lut pour la première Rousseau dans un décor cham-
fois
pêtre, et cette sembla la révéler à elle-même:
lecture
dès lors, elle fut pour toujours disciple de Rousseau dont
le sens de la nature, le déisme, l'amour de la justice
l'attitude hautaine vis-à-vis de la société l'attiraient et
réveillaient les sentiments qui sommeillaient dans son
coeur. La lecture de Shakespeare, de Byron, de Chateau-
briand l'enthousiasma et lui donna le sentiment de la
solitude et cette première teinte de pessimisme qui, dans
lesâmes jeunes, passionnées et exaltées, précède ordinaire-
ment le pessimisme vrai causé par les déceptions de
,

la vie.
En 1822, George Sand, si puissamment et si riche-
ment douée et si mûre déjà, mais d'un caractère faible
et irrésolu, incapable de se contenter de la vie commune
avec un seul homme, fût-il le plus grand, fut mariée à
Monsieur Dudevant, jeune et vulgaire gentilhomme cam-
pagnard. Celui-ci, grossier et violent, ne put comprendre
— 123 —
sa femme; mais eùt-il été meilleur époux, qu'il n'eût point
conjuré la catastrophe finale. Les trois premières années
s'écoulèrent en paix. Mais, dès 1825, George Sand semble
avoir eu conscience de sa supériorité sur son mari, et, avec
son inclination naturelle à la sympathie, elle se lia d'amitié
avec d'autres hommes, parce qu'elle se sentait chez elle
blessée et incomprise. Monsieur Dudevant qui s'indignait
bien, comme époux, de l'esprit d'indépendance de sa femme,
mais qui en même temps était trop sot pour profiter de
ce sentiment de soumission qui la poussait à chercher un
guide dans sa vie, regarda comme des infidélités ses rela-
tions d'amitié les plus innocentes. Des brouilles continuelles
détruisirent bientôt toute affection entre les deux époux;
même la pensée de leurs deux enfiints ne put les réconcilier,
et en 1881 George Sand partit seule pour Paris.
Grâce aux pièces du procès en divorce, qui eut lieu
quelques années plus tard, et à la correspondance de George
Sand, on peut se faire une idée suffisamment claire de ce
que fut ce mariage. J'ai trouvé dans la „Gazette des
Tribunaux" (30 Juillet, P^ et 19 Août 1836; 28 Juin et
12 Juillet 1837) les requêtes juridiques des deux parties.
Terribles et accablantes étaient les accusations que George
Sand dut entendre de l'avocat de son mari. Simple dans
sa jaquette de velours noir, sur laquelle tombait sa belle
chevelure brune, ou bien dans sa robe blanche, avec son
chàle à fleurs sur les épaules, elle écoutait sans sourciller,
quand on l'accusait d'avoir conçu, trois ans après son
mariage, une passion criminelle pour un autre homme et
de s'y être abandonnée: „Monsieur Dudevant apprit
bientôt qu'il était trahie par celle qu'il adorait (!) mais
fut assez généreux pour pardonner."
L'avocat lut une longue lettre d'elle à son mari,
dans laquelle elle se reprochait à elle-même différentes
fautes et attribuait leur mésintelligence à une incompati-
bilité d'humeur qui n'excluait chez Monsieur Dudevant
ni la bonté ni la bienveillance. 11 présenta cette lettre,
sans la comprendre, comme une accusation d'infidélité.
— 124 —
Puis il rappela que les deux époux avaient vécu volon-
tairement séparés de 1825 à 1828 et que Madame Du-
devant, après avoir quitté son mari en 1831, pour mener
„une vie d'artiste", avait continué à correspondre avec lui
et avait reçu de lui une rente annuelle de 300 francs
(mais il oublia de dire qu'elle lui avait apporté 500000
francs de dot) —
Au commencement de l'année 1835,
les deux époux s'étaient enfin décidés à se partager leurs
enfants et leur fortune, lorsque George Sand revint sur
sa décision et demanda le divorce. (Dans l'intervalle, son
mari avait voulu la frapper à l'occasion d'une dispute au
sujet de leur fils, et avait même braqué son arme sur
elle en présence de témoins). Mais sa demande fut rejetée
si pleine d'exagérations qu'elle fût.
Ce fut alors au tour de Monsieur Dudevand de se
plaindre. Il nia tout ce qu'on lui imputait, et dirigea
contre sa femme les plus sévères accusations. Il prétendit
qu'une femme qui avait écrit des romans si immoraux
était indigne d'élever ses enfants, et il l'accusa d'être initiée
„aux secrets des plus ignobles débauches". Sur ces accu-
sations, que l'avocat trouvait absolument fondées, George
Sand sollicita de nouveau le divorce, et c'est alors que
Monsieur Dudevand lui adressa les paroles suivantes:
„Vous croj'ez donc, Madame qu'une femme peut, à son
gré, dissiper la moitié d'une fortune, remplir de chagrin
toute l'existence de son mari, et que, s'il lui plaît de se
livrer à tous les excès et à tous les caprices de sa
passion, elle a la ressource commode de l'accuser et de
lui prêter une conduite odieuse!"
Ce fut assurément une épreuve cruelle pour la fierté
de George Sand que d'être obligée de voir ainsi son nom
traîné dans la boue devant le tribunal, et elle fut diffi-
cilement consolée de cette humiliation, quand son
défenseur et ami, Michel de Bourges, se leva pour la
présenter comme une femme de génie, excita l'admiration
de la salle en lisant les plus beaux passages de ses
lettres et enfin énuméra toutes les injures, tous les
— 125 —
mauvais traitements qu'elle avait eu à subir de la part
de son mari.
Sans doute, elle était déjà habituée à entendre
décrier ses romans, comme l'apologie éhontée de l'immo-
ralité; mais de voir aussi sa vie privée attaquée à ce
point, c'était trop fort pour elle :Les débats publics du
procès ne semblent pas cependant avoir établi son inno-
cence, et ils nous font comprendre l'indignation qui
éclate dans „Indiana" „Valentine" „Lélia" et „Jacques".
Ces romans n'ont aujourd'hui qu'un intérêt artistique
médiocre; les caractères y sont trop faiblement tracés et
d'un idéalisme trop vague, l'action est invraisemblable,
comme dans „Indiana", ou fausse, comme dans „Lélia"
et „Jacques"; l'expression est parfois exagérée malgré la
pleine harmonie du style, ou toute lyrique comme dans
les lettres et les monologues. Et néanmoins, il y a dans
ces oeuvres de jeunesse une flamme qui, aujourd'hui
encore, réchauffe et éclaire, des accents nouveaux qu'on
entendra longtemps encore; elles sont à la fois une
plainte et un cri de guerre, elles sèment, partout où elles
pénètrent, une moisson de sentiments et d'idées, dont le
présent sans doute se trouve accablé, mais qui mûrira
dans l'avenir avec une luxuriance dont nous n'avons
qu'une très faible idée.
„Indiana" est le premier cri de douleur d'un coeur
jeune et ardent. L'héroïne n'est que sentiment, beauté
et noblesse; son mari, le colonel Delraare, est un Monsieur
Dudevant plus débonnaire. Repoussée par lui, elle cherche
un refuge près d'un amant. Celui-ci, bien plus antipathique
encore que l'époux, donne au roman son caractère
particulier. Raymond est le jeune Français du temps de
la Restauration à la fois sentimental et positif, amoureux
passionné et égoïste, si esclave de Topinion publique
qu'après avoir été tout d'abord simplement dur, il devient
tout à fait inhumain et se montre dans toute sa médiocrité,
sous l'enveloppe brillante et trompeuse de son talent.
Dans cette première oeuvre déjà apparaissent les
principaux tvpes masculins de George Sand: les types
— 1.26 ^
grossiers,! presque réduits, à. l'état
. de brutes, par Ja! puissance
<jue leur donne la société,types faibles .qui, pai"
et les •.

mollesse innée et par crainte de Topinion, sont devenus


lâches et incapables de résistance, George Sand çommeuce
donc, —et en ceci elle, est bien femme, r^ par une vive
peinture de l'égoïsme masculin. Elle introduit ici, par
contraste, son idéal, .sous les traits d'un autre amant, ,

sir Ralph, apparemment flegmatique, en réalité brûlant


d'amour, muet comme elle, impassible et froid comme
«lie au premier abord, mais l'incarnation même de
l'abnégation, de la générosité et de la fidélité, une — -

figure qu'elle ne se lassera pas de peindre sous des traits


presque indentiques. Dans „Lélia", Ralph devient le
malheureux et noble Trenraor, ce galérien qui condamne
la sociétéavec un calme stoïque; dans „Jacques", il
devient le héros principal qui pousse la magnanimité
jusqu'à se tuer lui-même, pour ne point s'opposer à
l'union de sa femme avec un autre; dans „Leone Léoni",
il devient le calme et viril Don Aleo qui est prêt jusqu'à

la fin à épouser la pauvre Julie, mais est enchaîné comme


par une puissance magique à l'infortuné Leone, ce —
pendant masculin de Manon Lescaut. —
Dans „le Secrétaire
intime" Ralph, c'est le jeune Max, Allemand insignifiant,
avec sa bonté d'enfant, et son enthousiasme poétique, le
mari clandestin de la princesse tant courtisée; dans
„Elle et Lui" c'est l'Anglais, Palmer, opposé à Laurent,
le Parisien génial et libertin. Dans „le Dernier Amour"
il porte le nom de Sylvestre, et n'est qu'une copie plus faible

de Jacques. Tous ces personnages ont le défaut commun


aux idéalistes ils sont exsangues et inanimés. Raymond,
:

qui représente le monde avec son égoïsme et sa faiblesse,


est un tout autre type parfaitement réussi. Déjà, dans
„Indiana", il a plus de vie réelle que les autres, plus de
couleur locale. L'auteur rattache son manque d'énergie
à la tendance de l'époque vers la condescendance et le
pardon elle appelle cette époque le temps de la restriction
;

mentale; elle montre comment Raymond, qui représente


— Î27 —
la moclératian en politique, s'iûi'agine,paTCÇ qu'il n'él)i-o;uv6
:point de passion politique^ n'avoir aucun intérêt politique
«t se tenir par conâéqruent au-d^essus des partis, pendant
que^ pourtant, il tire un trop grand avantagé de l'état
présent de la société pour pouvoir désirer un changement,
„n n'est point assez ingrat envers la Providence pour
lui faire un reproche du malheur des autres".
Une étude approfondie de la réalité se révèle également
dans les nombreux descendants de Raymond, depuis le
poète Sténio dans „Lélia" et l'amant Octave dans „Jacques",
caractères à peine esquissés et faibles, simples jouets de
la passion, jusqu'aux figures plus précises et plus nettes
du chanteur frivole dans „Consuelo", du prince névrosé
Carol (Chopin), avec son égoïsme raffiné dans „Lucrezia
Floriani", et du jeune peintre volage Laurent (Musset)
dans „Elle et Lui".
Indiana découvre partout, et jusque dans la religion,
l'égoïsme brutal des hommes, qui ont fait de Dieu un
homme à leur image. Elle écrit à son amant hypocrite:
„Je ne sers pas le même Dieu que toi; le mien est plus
élevé et plus pur. Le tien est le Dieu des hommes, le
mien est le Dieu de l'Univers, le créateur et le protecteur
de tous les êtres. Votre Dieu a tout créé pour vous; le
mien a créé toutes les espèces les unes pour les autres."
Il y a dans ces lignes, à côté d'une critique sévère de
l'ordre social qui subordonne la femme à l'homme, une
croyance en Dieu naïve, juvénile et confiante. Mais George
Sand ne devait pas en rester là. Quelques années après
déjà, elle termine „Lélia" par l'explosion d'un pessimisme
sauvage et désespéré.
„Oh! oui! oui, hélas, le déses-poir règne et la souffrance
et la plainte émanent de tous les pores de la création.
Cette vague se tord sur la grève en gémissant, ce vent
pleure lamentablement dans la forêt. Tous ces arbres
qui se plient et qui se relèvent pour retomber encore
sous le fouet de la tempête, subissent une torture eiïroyable.
Il y a un être malheureux, maudit, un être immense,
— 128 —
terrible et telque ce inonde où nous \ivons ne peut le
contenir. Cet être invisible est dans tout, et sa voix
remplit l'espace d'un éternel sanglot. Prisonnier dans
l'immensité, il s'agite, il se débat, il frappe sa tête et
ses épaules aux confins du ciel et de la terre. Il ne peut
les franchir; tout le serre, tout l'écrase, tout le maudit,
tout le brise, tout le hait. Quel est-il et d'où vient-il? ....
Les hommes t'ont donné mille noms symboliques: audace,
désespoir, délire, rébellion, malédiction. Ceux-ci t'ont
appelé Satan, ceux-là crime: moi, je t'appelle désir!
Moi, sibylle, sibylle désolée, moi, esprit des temps
anciens, lyre brisée, instrument muet dont les vivants
d'aujourd'hui ne comprendraient plus les sons, mais au
sein duquel murmure comprimée l'harmonie éternelle moi, !

prêtresse de la mort, qui sens bien avoir été déjà pythie,


avoir déjà pleuré, déjà parlé, mais qui ne me souviens
pas, qui ne sais pas, hélas ce qu'il faudrait dire pour
!

guérir ... vérité, vérité! pour te trouver, je suis


descendue dans des abîmes dont la vue seule donnait le
vertige de la peur aux hommes les plus braves ... Tu
ne t'es pas révélée, depuis dix mille ans je te cherche,
et je ne t'ai pas trouvée!
Et depuis dix mille ans, pour toute réponse à mes
cris, pour tout soulagement à mon agonie, j'entends planer
sur cette terre maudite le sanglot désespéré du désir
impuissant! . Depuis dix mille ans j'ai crié dans l'infinie
. .

Vérité, vérité! Depuis dix mille ans, l'infini me répond :

Désir, désir! muette pythie, brise


sybille désolée, ô
donc ta tête aux rochers de ton antre et mêle ton sang
fumant de rage à l'écume de la mer, car tu crois avoir
possédé le Verbe tout -puissant, et depuis dix mille ans
"
tu le cherches en vain !

Le pessimisme éloquent de George Sand, dans sa


jeunesse, atteint ici toute son expression. Dans cette citation
que j'ai abrégée, (elle est six fois plus longue dans le
texte) ses aspirations juvéniles revêtent un caractère lyrique.
Quand elle écrivit „Indiana", elle n'affichait point encore
— 129 —
un tel sentiment de sa supériorité ni un tel pessimisme.
„Indiana" n'était qu'un modeste récit où l'auteur venait
plaider, en âme compatissante, la cause des victimes de
la société, mais sans attaquer les institutions sociales ni
même le mariage, comme le lui avaient reproché ses
ennemis dès le début. Nous pouvons Ten croire, en effet,
quand, dans la préface de 1842, elle nous dit que c'est
avec un reste de respect pour l'ordre établi que, longtemps
après avoir écrit la première préface d'„Indiana", elle essaya
de résoudre le problème insoluble, c'est-à-dire de concilier
l'existence de la société avec le bonheur de ceux qu'elle
opprime. Elle a également raison quand, dans une lettre
à Nisard (la dernière des „Lettres d'un Voyageur") elle
prétend n'avoir attaqué que les maris, et non le mariage
en tant qu'institution sociale. Elle se présentait alors
comme „conteur" et comme psychologue et non comme
réformatrice.
Dans „Indiana", comme dans „Valentine", on admirait
la chaleur ardente de la jeunesse, l'essor lyrique, l'exaltation
des passions, les protestations éloquentes. C'était une étude
de quelques états d'âme particuliers. Et pourtant, il y avait
dans les sentiments sérieux, mais hostiles à l'ordre social,
et dans les pensées semées ça et là au milieu du récit
quelque chose de révolutionaire. Les conservateurs, qui
attaquaient grossièrement George Sand et ses oeuvres, ne
peuvent donc être taxés d'étroitesse inepte. Ils pressentaient
bien que , tôt ou tard , ces pensées et ces sentiments
bouleverseraient toute la société et, en effet, le boule-
versement est déjà commencé et continuera. L'idéalisme
même des romans de George Sand leur donne un caractère-
révolutionnaire le monde intérieur existant seul aux yeux
:

de l'auteur, le laisse se développer librement, sans


elle
songer qu'il vient se heurter au monde extérieur, et, en
peignant de préférence des sentiments exagérés ou mieux-
un seul sentiment sous mille formes diverses, l'amour,
elle montre comment ses lois sont en contradiction per-
manente avec celles de la société. Bien qu'elle ne mette
Brandes, l'école romantique eu France. 9
— 130 —
point en doute la nécessité du mariage dans l'état actuel de
la société, elle ébranle cependant la croyance en l'éternelle
durée de cette institution. Elle ne s'attaque tout d'abord
sans doute qu'aux maris, mais ce qu'elle demande d'eux
est présentement irréalisable à force d'exagération. C'est
ainsi, à peu près, que plus tard Kierkegaard, sous prétexte
d'enthousiasmer les hommes pour le christianisme, le sape
en réalité, en exigeant du chrétien des vertus et des
sacrifices surhumains.
Le naturalisme français moderne, si souvent accusé
d'immoralité, à tort ou à raison, peut rejeter cette accusation
téméraire sur les premières oeuvres idéalistes de George
Sand. Toutes les fois que Zola attaque le roman idéaliste,
il n'oublie pas de signaler les dangers qu'il y a, pour la

famille comme pour la société, à faire sortir l'individu


des bornes qui lui sont assignées; il ne peint jamais, quant
à lui, la passion sauvage sous des couleurs^ captivantes,
il la fait constamment se vautrer dans la fange. Il aurait

pu ajouter que lui et ses successeurs de l'école de Balzac


n'ont pas besoin, en général, d'une plus haute morale que
la morale usuelle et qu'ils ne rêvent point un ordre de
choses autre que l'ordre existant. Ils ont eux-mêmes
volontairement limité leur domaine en ne décrivant que
la réalité, telle qu'ils l'ont observée, sans tirer les con-
clusions qui en résultent. De là vient que, malgré toute
leur hardiesse dans la peinture d'états sociaux auxquels la
littérature n'avait osé toucher avant eux, ils sont si
pusillanimes et si insignifiants comme penseurs et comme

moralistes. cherchent nécessairement à montrer toujours


Ils
qu'ils ne s'écartent point des idées régnantes sur la
moralité; ils se font gloire d'appeler vice ce que tout le
monde appelle vice et d'inspirer l'horreur du vice. Ils ne
ressemblent point à cette pécheresse qu'est George Sand.
Mais, il faut le dire franchement: c'est précisément leur
„moralité" qui constitue leur faiblesse poétique, et „l'im-
moralité" est le côté saillant des oeuvres de George Sand
beaucoup plus chastes et plus idéales. Il n'est point, dans
— 131 —
les oeuvres apparemment si audacieuses de l'école réaliste,
de phrases dont la hardiesse égale celle des paroles que
George Sand met dans la bouche diin de ses principaux
personnages d'„Horace" et qui résument, dans leur concision
admirable, sa conception de la passion. „Je crois qu'on
doit concevoir l'amour comme une noble passion qui nous
élève par de beaux sentiments et de belles pensées. L'amour
qui n'est qu'une basse passion rend égoïste, lâche, et nous
livre en proie aux plus honteuses convoitises. Toute passion
est donc louable ou criminelle, suivant qu'elle aboutit à
l'un ou à l'autre résultat, et peu importe que la société,
qui ne doit pas juger en dernier ressort les choses de
l'humanité, approuve les passions mauvaises et condamne
les passions nobles."*)

Dans „Lélia" „Jacques" (1833 et 1834), George


et
Sand pessimisme byronien et se laisse aller
s'élève jusqu'au
librement à son penchant déclamatoire. Elle voulait
représenter dans Lélia l'idéal qu'elle s'était formé dans sa
jeunesse de la femme noble, aimant profondément, mais
d'un amour platonique, et opposer à cette figure sa soeur
Pulchérie, la courtisane voluptueuse, unissant en elle
le double culte de Minerve et de Vénus, elle fit de Lélia
une Minerve et de Pulchérie une Vénus; mais elle ne
réussit qu'à nous donner de grands symboles plutôt que
des créatures de chair et de sang. Dans „Jacques" elle
reprit la question du mariage à un autre point de vue:
au lieu du mari grossier d' „Indiana", du mari froid et poli
de „Valentine", elle nous présenta un mari avec toutes
les qualités qu'elle-même prisait le plus, succombant sous
sa supériorité, parce que sa femme est trop incapable de
le comprendre et de l'aimer. Elle a essayé de donner plus
de force à son idée en la faisant exprimer par le mari
trompé. Il excuse lui-même sa femme: „Nulle créature

*) Que l'on compare les passages du roman de „Jacques"


-cite's dans ^l'Ecole romantique en Allemagne" de Brandes
-8e édition. 1901 p. 112.
9*
— 132 —
humaine ne peut commander à l'amour, et nul n'est coupable
pour le ressentir ou pour perdre.
le Ce qui avilit la
femme c'est le mensonge. Ce qui constitue l'adultère,
ce n'est pas l'heure qu'elle accorde à son amant, c'est la
nuit qu'elle va passer ensuite dans les bras de son mari."
Jacques se sent dans l'obligation de céder la place à son
rival: „Borel à ma place aurait tranquillement battu sa
femme, et il n'eût peut-être pas rougi ensuite de la recevoir
dans son lit, tout avilie de ses coups et de ses baisers.
Il y a des hommes qui égorgent sans façon leur femme
infidèle, parce qu'ils la considèrent comme une propriété
légale. D'autres se battent avec leur rival, le tuent ou
l'éloignent et vont solliciter les baisers de la femme qu'ils
prétendent aimer, et qui se retire d'eux avec horreur ou
se résigne avec désespoir. Ce sont là, en cas d'amour
conjugal les plus communes manières d'agir, et je dis que
l'amour des pourceaux est moins vil et moins grossier
que celui de ces hommes-là."
Ces vérités qui, aujourd'hui, nous paraissent simples
et faciles à comprendre, étaient, il y a cinquante ans, des
subtilités inouïes et révoltantes. Elles sont comme le sel
qui a conservé de jeunesse malgré le sujet
cette oeuvre
suranné et la forme épistolaire toujours si fatigante. Le
signe le plus caractéristique de l'exaltation romantique,
nous le trouvons dans la conclusion du roman. Jacques
ne connaît pas de meilleur moyen pour affranchir Fernande
que de se suicider et de lui faire croire à une mort
naturelle. Nous sortons ici absolument du domaine de la
réalité, mais, en général, le caractère „irréel" du roman
n'est qu'apparent.
Il facile à l'école moderne de démontrer que le
est
lieu, letemps etc. chez George Sand sont indéterminés et
vagues, que ses personnages principaux n'ont d'autre
occupation que celle d'aimer. Mais la réalité qu'elle peint,
c'est la réalité interne, la réalité des sentiments.
Je sais bien que celle-ci même a été contestée de
nos jours, qu'il est d'usage aujourd'hui de déclarer con-
— 133 —
traires à la nature et à la vérité des sentiments aussi
ardents, des déclamations 'aussi violentes contre la société,
un amour aussi passionné et aussi erotique, une amitié
aussi pure et aussi vive entre deux êtres de sexe ditîérent*).
Mais il ne faut pas perdre de vue que les personnages
de Georoo Sand dépassent de beaucoup la moyenne de
riiumanité, que ce sont des êtres supérieurs. Dans ses
premières oeuvres, Fauteur n'a peint, en réalité, que ses
propres sentiments; elle ne change que les circonstances
extérieures au milieu desquelles ces sentiments se mani-
festent et, avec son grand talent d'observation et la sûreté
de son coup d'oeil, elle en tire les conclusions psycbologi-
ques. Il est intéressant de voir comment, en cherchant

un esprit masculin semblable au sien, elle prend elle-


même, pour ainsi dire, les deux sexes. Quelle que soit
la passion avec laquelle George Sand glorifie l'amour qui
subjugue les hommes et les femmes les plus distingués,
Jacques et Lélia cependant ressentent pour un être noble
du sexe opposé au leur et capable de les comprendre un
sentiment d'amitié plus élevé et plus idéal. Comparé à
€e sentiment qui est fondé sur une parfaite connaissance
réciproque, T amour de Lélia pour Sténio, de Jacques pour
Fernande n'est qu'une faiblesse. Lélia trouve en Trenmor,
comme Jacques en Sylvie, l'âme qui la comprend. Jacques
aimerai L Sylvie si elle n'était point sa demi-soeur ou, plus
, exactement, s'il n'avait à le craindre. Tl y a dans cette

*) Zola dit des personnages de „Jacques" (Documents


littéraires,page 222) „Je ne saurais exprimer l'effet que me
:

produisent de pareilles tigures: elles me (iéconcertent, elles me


surprennent, comme si elles avaient fait la gageure de marcher
la tête eu bas et les pieds en l'air. Je n'entends rien à leurs
lamentations, à leurs e'ternelles amertumes. De quoi se plaignent
elles, que veulent-elles":' Elles prennent la vie à l'envers, il est
tout naturel qu'elles ne soient pas heureuses. La vie, par bon-
heur, est meilleure tille, on s'accommode toujours avec elle." —
Dans cette caricature de George Sand, Zola se peint lui-même
ou plutôt fait sa i)ropre caricature, car il n'est sûrement pas
si philistin.
— 134 —
situation un charme qu'on chercherait en vain dans la
peinture d'un amour purement sensuel. Je me rappelle
encore nettement la profonde impression qu'elle a exercée
sur moi, quand, il y a environ quinze ans, j'ai lu le roman
pour la première fois. Je voyais bien que Jacques était,
à un certain degré „irréel" aussi bien que Sylvie, qui
n'est que sa confidente; mais le courant idéal qui les
traverse, et qui est réel, agit sur moi comme une étincelle
électrique. Cette S3dvie est sortie du cri d'angoisse poussé
dans l'univers désert par un esprit génial qui appelle une
âme soeur. Elle n'est certainement qu'une création de ce
grand coeur solitaire. Mais la poésie est-elle autre chose?
Si imparfait que soit le roman, il y a une poésie sublime-
dans l'amitié qui unit Jacques à Sylvie; il semble que,
par delà le bas monde des passions, on jette un regard
dans un monde plus noble, où des êtres plus purs et
pourtant terrestres s'aiment et se comprennent.
Nous avons là un témoignage du besoin impérieux
d'amitié qu'éprouvait George Sand et qui était tout à fait
dans l'esprit de la jeunesse romantique. „Les Lettres d'un
Voyageur" qu'elle commença à la de ses premiers
suite
romans et immédiatement après sa rupture avec Musset
à Venise, et qui embrassent les années suivantes, nous
initient à toutes ses relations d'amitié et sont, en général,
l'une des oeuvres oii elle se dévoile le plus franchement,

bien que, dans tout ce qui l'intéresse personnellement,


elle observe une discrétion qui rend maint détail obscur
pour un profane. On la suit ici dans sa nouvelle liaison
avec le beau et sot médecin italien (le docteur Pagello
à qui elle sacrifia Musset), et dans son amitié enthousiaste
pour son avocat Everard (Michel de Bourges), qui lui
inspira le beau roman „Simon". Entre ces deux amitiés
se placent toutes ses autres relations avec François
RoUinat, Jules Néraud et tous les hommes de talent avec
qui elle éprouvait le besoin de correspondre pour s'instruire
et qu'elle tutoyait à la manière indépendante des roman-
tiques. L'art enfin la liait avec Franz Liszt, la comtesse
d' Agonit, Mej-erbeer et beaucoup d'antres génies de Tépoque.
— 135 —
Dans aucune autre de George Sand n'est
ses oeuvres,
aussi éloquente et aussi que dans „Les Lettres
lyrique
d'un Voyageur." Nulle part mieux quici on ne peut se
faireune idée de son style personnel tel qu'il apparaît
dans les parties non dialoguées de ses romans. Ce style,
dont l'harmonie est la qualité principale, se déroule en
longs rythmes puissants et symétriques; quand il s'élève
jusqu'à l'enthousiasme il résonne à nos oreilles comme
"un chant, et il reste harmonieux jusque dans les cris de
désespoir. L'équilibre inné de l'âme de George Sand se
reflète dans la symétrie de ce style toujours égal, qui
ne présente ni arrêt brusque ni saut violent, qui semble
planer en étendant ses larges ailes; qui n'est point mélo-
dieux mais riche en harmonie, qui n'a point de couleur
mais qui possède la beauté parfaite des lignes. Jamais
George Sand ne cherche Teffet au moyen d'une alliance
de mots insolite et hardie, rarement elle crée de nouvelles
métaphores. Son ton est mesuré comme ses images sont
discrètes. Elle est romantique dans son enthousiasme, dans
son complet abandon à des sentiments qui ne reconnaissent
ni loi ni règle; mais, par la régularité de ses périodes,
par la beauté abstraite de la forme et par le sobre emploi
de la couleur elle est entièrement classique.*)
D'après les lettres de Venise, et surtout d'après les
premières que George Sand écrivit aussitôt son retour
d'Italie, il est facile de voir combien elle fut humiliée
de la perte de Musset, combien elle le regretta, et comme
elle est singulièrement refroidie quand, dix ans plus tard,
elle fait le récit de leurs relations dans ,,Elle et Lui."
Il y eut des moments sans doute où elle se sentit con-

sumée de regret, de honte et de chagrin. Dans une


lettre à Rollinat de l'année 1885, je trouve un passage

*) —Zola lui-même, hostile par principe au Koinaii-


tisme et à George Sand, est obligé de reconnaître que „l'âme
romantique animait les créations de George Sand et que son
style restait classique" (Doc. litt, page 217.)
— 136 —
significatii" qui, si je ne me trompe, a passé jusqu'ici
inaperçu et qui ressemble beaucoup à un aveu:
„Ecoute une histoire, et pleure. Il y avait un bon
artiste, qu'on appelait Watelet, qui gravait à Teau- forte
mieux qu'aucun homme de son temps. Il aima Marguerite
Le Conte et lui apprit à graver à l'eau-forte aussi bien
que lui. Elle quitta son mari, ses biens et son pays pour
aller vivre avec Watelet. Le monde les maudit; puis,
comme ils étaient pauvres et modestes, on les oublia.
Quaraute ans après on découvrit aux environs de Paris,
dans une maisonnette appelée Moulin -Joli, un vieux
homme qui gravait à l'eau-forte et une vieille femme,
qu'il appelait sa meunière, et qui gravait à l'eau-forte,
assise à la même table. Le premier oisif qui découvrit
cette merveille l'annonça aux autres, et le beau monde
courut en foule à Moulin-Joli pour voir le phénomène,
un amour de quarante ans, un travail toujours assidu et
toujours aimé; deux beaux talents jumeaux . . .Cela
fit époque, et le couple miraculeux eut ses flatteurs, ses
amis, ses poètes, ses admirateurs. Heureusement le couple
mourut de vieillesse peu de jours après, car le monde eût
tout gâté. Le dernier dessin qu'ils gravèrent représentait
le Moulin-Joli, la maison de Marguerite.
Il est encadré dans ma chambre au-dessus d'un por-

trait dont personne ici n'a vu l'original. Pendant un an,


l'être qui m'a légué ce portrait s'est assis avec moi toutes
les nuits à une petite table, et il a vécu du même travail
que moi. . .Au lever du jour, nous nous consultions sur
notre oeuvre, soupions à la même petite table, tout en
causant d'art, de sentiment et d'avenir. L'avenir nous
a manqué de parole. Prie pour moi, ô Marguerite Le
Conte!"
Ce n'est guère qu'ici, je crois, que George Sand
semble reconnaître l'influence de Musset sur son talent.
J'ai déjà indiqué dans quel sens cette influence s'exerça:
ce fut une influence purement critique qui aiguisa son .

sens de la beauté. A l'influence du stvle Georoe Sand


— 137 —
resta toujours insensible. Le joli mot de Madame de
Oirardin: „toutes les fois qu'on parle d'oeuvres poétiques
de femmes, ou voudrait s'écrier avec Buffon: le style,
c'est l'homme," est aussi faux que si)irituel. Car,
quoique tous les romans de George Sand révèlent
une influence masculine particulière, celle-ci ne s'étend
jamais cependant jusqu'à la forme. George Sand se fait
toujours l'interprète des pensées d'un autre, mais n'imite
jamais son st^^le ; elle était pour cela trop indépendante
et aussi trop peu artiste.
Dans la conversation parlait peu et lentement,
elle
mais dès qu'elle écrivait, devenait une improvisatrice
elle
merveilleuse; elle laissait courir sa plume sur le papier, sans
avoir besoin de préparation ni de modèle, sans poursuivre
un but artistique déterminé et sans pouvoir travailler sur
un sujet donné, comme le font les vrais artistes. En
cela précisément elle différait essentiellement de Musset.
Celui-ci s'était montré animé dès le début d'une haine
des règles qu'elle ne connut jamais. ses premièresDans
poésies, par exemple, il n'employa à dessein des rimes
choquantes (|ue pour révolter les classiques. (La marquise
dans „l'Andalouse" s'appelait d'abord Amaémoni qui rime
avec bruni, mais, dans le texte définitif, elle reçut le
nom de Amaégui qui donne une mauvaise rime). Sur
son déclin, Musset emprunta sept pages entières au
„Distrait" de Carmontelle, pour sa faible comédie „On
ne saurait penser à tout", et jusque dans l'épanouissement
de son talent, il ne dédaigna jamais les emprunts
délicats plus ou moins dissimulés. C'est ainsi que je
trouve dans les oeuvres du Prince de Ligne un développe-
ment qui a du lui servir pour la belle poésie dont j'ai
déjà parlé „Après une Lecture"*). Chez George Sand, rien

* Le prince de Ligne jmrle des qualite's d'un vrai guerrier,


•comme Musset des (jualitës du vrai poète, il dit: „Si vous
ne rêvez pas militaire, si vous ne de'vorez j)as les livres et les
plans de guerre, si vous ne baisez pas les pas des vieux
soldats, si vous ne pleurez pas au récit de leurs combats, si
— 138 —
de pareil; elle ne peut pas tailler des diamants bruts
pour en orner sa muse; elle lui donne une simple robe
blanche avec une fleur des champs dans la chevelure.

La beauté du style de George Sand u"est nulle part


plus sensible ni plus saisissante que dans sa lettre à Rollinat.
Son sens profond de la nature vient ici se fondre avec
les aspirations éternelles de Thomme, et c'est la plainte
d'un coeur aimant sur les déceptions qu'il a causées et
dont il a souftert lui-même que nous entendons dans la
lutte éternelle de l'homme avec la nature et dans ses
aspirations au bonheur. Ici, comme dans la lettre suivante
à Everard, on voit comment, sur les ruines de ses premiers
rêves d'amour et de ses chimères, ont germé les idées
politiques et républicaines de George Sand. Dès le début,
elle est trop éprise d'elle-même, sa foi politique chancelle.
Il est bien vrai que „le pauvre poète se sent mal abrité
sous le parapluie de la monarchie", mais, pour elle, elle
s'intéresse tout autant à la violette et au jasmin qu"à la
politique et à la société. Peu à peu cependant, la flamme
de l'enthousiasme s'élève dans son coeur. Elle voudrait
avoir les convictions et l'énergie de ses amis, mais elle
sent qu'elle n'est qu'„un poète, c'est-à-dire une femmelette".
Dans une révolution les autres auront pour but la liberté
du genre humain, pour elle, elle n"en aura pas d'autre
que de se faire tuer pour accomplir au moins une grande
action dans sa vie, „pour élever une barricade de la
hauteur de son cadavre'". Et elle termine ainsi:

vous ne mourez pas du désir d"en voir et de honte de n'en


avoir pas vu, quoique ce ne soit pas votre faute, quittez vite
un habit que vous déshonorez. Si l'exercice même d"une
seule bataille ne vous transporte pas, si vous ne sentez pas
la volonté de vous trouver partout, si vous êtes distrait, si
vous ne tremblez pas que la pluie n'empêche voti'e régiment
de manoeuvrer: donnez-y votre place à un jeune homme tel
que je le veux etc." La manière dont Musset s'est inspiré de
ce passage (qui m'a été signalé par E. de Montégut) révèle
son génie plus clairement encore qu'une poésie originale.
— i;3ij —
„Ball! qu'est-ce que je dis là? Ne crois pas qu&
je sois triste et que je me soucie de la gloire plus que
d'un de mes cheveux. Tu sais ce que je t'ai dit; j'ai
trop vécu: je n'ai rien fait de bon. Quelqu'un veut-il de
ma vie présente et future? pourvu qu'on la mette au
service d'une idée et non d'une passion, au service de la
vérité et non à celui d'un homme, je consens à recevoir
des lois. j\Iais, hélas je vous en avertis, je ne suis
!

propre qu'à exécuter bravement et fidèlement un ordre.


Je puis agir et non délibérer, car je ne sais rien et ne
suis sûr de rien. Je ne puis obéir qu'en fermant les
yeux et en me bouchant les oreilles, afin de ne rien voir
et de ne rien entendre qui me dissuade; je puis marcher
avec mes amis, comme le chien qui voit son maître
partir avec le navire et qui se jette à la nage pour le
suivre, jusqu'à ce qu'il meure de fatigue. La mer est
grande, ô mes amis et je suis faible.
! Je ne suis bon
qu'à faire un soldat, et je n'ai pas cinq pieds de haut.
N'importe! à vous le pygmée. Je suis à vous parce
que je vous aime et vous estime. La vérité n'est pas
chez les hommes; le royaume de Dieu n'est pas de ce
monde. Mais, autant que l'homme peut dérober à la
Divinité le rayon lumineux qui d'en haut, éclaire le monde,
vous l'avez dérobé, enfants de Prométhée, amants de la
sauvage Vérité et de l'inflexible Justice! Allons! quelle que
soit la nuance de votre bannière, pourvu que vos pha-
langes soient toujours sur la route de l'avenir républicain;
au nom de Jésus, qui n'a plus sur la terre qu'un véri-
table apôtre (Lamennais); au nom de Washington et de
Franklin, qui n'ont pu faire assez et qui nous ont laissé
une tâche à accomplir; au nom de Saint-Simon, dont
les fils vont d'emblée au sublime et terrible problème
(Dieu les protège ! pourvu que ce qui est bon se fasse, et
;

que ceux qui croient le prouvent je ne suis qu'un


. . .

pauvre enfant de troupe, emmenez-moi."


L'enthousiasme féminin a trouvé rarement dans Tliis-
toire des Littératures une expression aussi pure et aussi
— 140 —
sincère. On
pourrait rapprocher ces lettres de George
Sand de „Correspondance de Goethe avec un enfant"
la
parue dans la même année et issue d'une même inspiration
enthousiaste*); mai«, chez Bettina, l'expression ne corres-
pond pas au sentiment, et celui-ci manque de largeur.
Bettina est pleine d'esprit, son st^de est brillant et acéré ;

chez George Sand, l'enthousiasme de la faiblesse féminine


a trouvé une expression grande et noble.
Les sentiments dont nous avons jusqu'ici étudié la
naissance n'ont été exprimés que dans les oeuvres postérieures
auxquelles nous reviendrons. Nous nous arrêterons, pour
le moment, aux Nouvelles plus calmes et purement poétiques
qui remplissent la deuxième période moins agitée de la
carrière de George Sand. Parmi celles-ci je placerai au
premier rang, au point de vue artistique, la petite Nouvelle
„La Marquise", qui est peut-être le chef- d'oeuvre
de George Sand, et qui lui a été inspirée par le souvenir
de sa bonne et noble grand-mère. Il y a là une fusion tout
à fait charmante de l'esprit et des moeurs du XVIII® siècle
avec la passion timide et exaltée du XIX®. Le sujet en
est simple: une grande dame de l'ancien régime s'est
mariée selon les usages de l'époque, mais son mari lui
est antipathique au plus haut degré, parce qu'elle ne l'a
pas choisi elle-même, mais qu'on le lui a imposé. Jeune,
sans expérience, belle, innocente, puisqu'elle ne connaît
pas encore l'amour, elle s'éprend d'un pauvre et misérable
acteur qui, de la scène, lui semblait être une incarnation
de la poésie et du courage viril. Elle réussit à le voir
en dehors du théâtre et est effrayée de le trouver si
différent de ce qu'il lui avait paru d'abord. Mais lui,
qui a remarqué l'intérêt qu'il inspire à la jeune femme
ne joue plus que pour elle et ne rêve plus que d'elle. Un
soir, très tard, après une représentation, ils ont un premier
et dernier rendez-vous; la marquise s'y présente tout

*j cf. Brandes: Das jiinoe Deutsclilarid. — 8e ëdit. 1901.


p. 292 et: Rahel, Bettina et Charlotte Stieglitz. Leipzig 1896.
— 141 —
épuisée par une récente saignée, et l'acteur, avec le costume
de son rùle qu'il n'a pas eu le temps de quitter, et encore
tout rayonnant de son triomphe, enthousiasmé, embelli,
ennobli par un amour qui l'élève tant au-dessus de sa
vulgaire existence. La marquise est honnête, lui plein de
respect; elle est folle d'amour, entraînée par l'illusion
poétique; lui Taime d'un désir brûlant, mais chevaleres-
quement. Après une scène passionnée l'entrevue se termine
simplement par un baiser qu'elle dépose sur son front
pendant qu'il est à ses pieds.
„Eh
bien, dit la vieille marquise, à la fin de son
récit,croyez-vous désormais à la vertu du XVIIP siècle?"

„Madame, répond son interlocuteur, je n'ai point
envie d'en douter; cependant si je n'étais moins attendri
je vous dirais peut-être que vous fûtes très avisée de vous
faire saigner ce jour-là."
— „Misérables hommes,dit la marquise, vous ne
comprenez rien à l'histoire du coeur!"
George Sand n'a rien écrit de plus gracieux que
cette Nouvelle. La conclusion si leste et si spirituelle
que nous retrouvons aussi dans un roman profond et à
peu près analogue „Tcverino", mais dont l'auteur n'abuse
point, est tout à fait dans l'esprit du XVIII*' siècle, et
la forme artistique a la concision des oeuvres immortelles,
„La Marquise" mérite de trouver place parmi les chefs-
d'oeuvre de la Littérature française. Dans toute une
série d'oeuvres postérieures George Sand peint l'âme féminine,
telle qu'elle se la représente dans son innocence, c'est-à-
dire chaste et fière, énergique, sensible à l'amour, mais
s'élevant au-dessus de lui et conservant toujours sa pureté.
Elle attribue volontiers à la femme une supériorité morale
sur l'homme. Pourtant l'homme, tel qu'elle aime à le
représenter dans ses héros, est aussi naturellement bon,
bien que, dans les classes dirigeantes, il soit enclin, par
loi d'hérédité, à opprimer son inférieur et la femme. Les
idées de Rousseau sur la bonté originelle de la nature
et la corruption de la société se retrouvent au fond de
— 1-42 —
toutes les oeuvres de George Sand. Des femmes comme
Fiarama dans „Simon", Edmée dans „Mauprat", Consuelo
dans le roman du même nom (dont Madame Viardot a
servi jusqu'à un certain point de modèle) sont autant de
types différents et purs de la jeune fille chez George
Sand; elles se donnent pour tâche d'exalter l'homme, de
le guérir, de faire son éducation, elles sont résolument
les prêtresses du patriotisme, de la de l'art et de
liberté,
la civilisation. Des romans que je viens de nommer
„Consuelo" est le plus célèbre et le plus étendu; le début
est superbe, mais il s'égare, comme parfois les romans de
Balzac, pour ne point parler de ceux d'Alexandre Dumas,
dans le fantastique romantique. C'est que, dans les idées
littéraires de l'époque, il y avait une tendance k l'exaltation

et que ce n'était point seulement Hugo qui était exposé


au danger de se perdre dans le monde chimérique.
A côté de ces romans oii l'héroïne est une jeune fille
supérieure, il en est quelques autres où le personnage
principal est une femme mûre, sous les traits de laquelle
George Sand s'est peinte elle-même plus franchement. Je
•cite „Le Secrétaire intime", qui est un assez
entre autres
faible roman, „Lucrezia Floriani", un chef- d'oeuvre
et
dont on peut dire avec raison; non hic piscis omnium.
La plupart des lecteurs regarderont ce livre comme un
paradoxe révoltant et révolutionnaire, car il est là question
d'honnêteté et de chasteté chez une femme non mariée
(une actrice italienne) qui a quatre enfants de trois pères
différents. Cependant l'auteur a su triompher de la grande
difficulté qu'il y avait à nous montrer une nature féminine
assez saine pour pouvoir toujours aimer, assez noble pour
ne pouvoir être déshonorée, assez artiste pour ne point se
contenter d'un seul sentiment, ou même pour ne point
laisser les désillusions tarir en elle la source de l'amour.
C'est que, dans „Lucrezia Floriani", George Sand nous
donnait tout simplement la clef de son propre coeur.
Plus d'un, qui connaissait sa vie déréglée et ses relations
avec Jules Sandeau, Alfred de Musset, Michel de Bourges,
— 143 —
€hopin et une douzaine cV autres, a dû être surpris qu'elle
pût écrire néanmoins des livres si nobles et si purs jusque
dans la glorification de la passion. Plus d'un a senti que
ce n'était point une explication suffisante que la curiosité
artistique à laquelle elle fait allusion quand elle nous dit
que, parlant d'anthropophagie, elle a été amenée à se
demander goût peut avoir la chair Imnuiine*)". La
,,quel
vérité est que Lucrezia Florian i est un portrait exact de
Oeorge Sand, vers l'âge de trente ans. Je veux tenter de
vous représenter cette figure au moyen des passages les
plus caractéristiques du roman: „La Floriani, qui le croirait?
était d'une nature aussi chaste que l'âme d'un petit enfant.
C'est fort étrange, j'en conviens, de la part d'une femme
qui avait beaucoup aimé. C'était probablement une or-
ganisation très puissante par les sens, quoiqu'elle parut
glacée aux regards des hommes qui ne lui plaisaient point.
Dans les rares intervalles où son coeur avait été calme,
son cerveau avait été oisif; et si on l'eût séparée éter-
nellement de la vue de l'autre sexe, elle eiit été une excellente
religieuse tranquille et fraîche. C'est dire qu'il n'y avait
rien de plus pur que ses pensées dans la solitude, et quand
elle aimait, tout ce qui n'était pas son amant était pour
elle, sous le rapport des sens, la solitude, le vide, le
néant."
Lucrezia parle ainsi de l'amour: „Je sais qu'on place
l'amour dans les sens; ce n'est pas vrai pour les femmes
intelligentes. Il suit chez elles une marche progressive;

il s'empare du cerveau d'abord, il frappe à la porte de


l'imagination. Sans cette clef d'or il n'entre point.
Quand il s'en est rendu maître il descend dans les en-
trailles, il s'insinue dans toutes nos facultés et nous aimons
alors l'homme qui nous domine comme un dieu, comme
un enfant, comme un frère, comme un mari, comme tout
>ce que la femme peut aimer.""

*) cf. Brandes: „Naturalis mus iu Euglaud". 8e édit. 1901.


p. 332.
— 144 —
George Sand explique ensuite comment l'illusion de
Tamour pouvait toujours s'emparer de Lucrezia, quand
celle-ci surtout ressent une dernière et violente passion pour
le prince Carol: „Le dernier amour semble toujours le
premier chez les natures puissantes et il est certain que
si l'affection se mesure à l'enthousiasme, jamais la Floriani
n'avait autant aimé. Cet enthousiasme quelle avait eu
pour d'autres hommes avait été de courte durée. Ils
n'avaient pas su l'entretenir ou le renouveler. L'affection
avait survécu un certain temps au désenchantement; puis
étaient venus la générosité , la compassion, la sollicitude^
le dévouement, le sentiment maternel, en un mot, et
c'était merveille que des passions si follement conçues
eussent pu vivre aussi longtemps, quoique le monde, ne
jugeant que de l'apparence se lut étonné et scandalisé de
les lui voir rompre si vite et si absolument. Dans toutes
ces passions elle avait été heureuse et aveuglée huit jours
à peine, et quand un ou deux ans de dévouement absolu
survit à un amour reconnu absurde et mal placé, n'est-ce
pas une grande dépense d'héroïsme, plus coûteuse que ne
le serait le sacrifice d'une vie entière pour un être qu'on
en sentirait toujours digne,?"
Nous comprenons comment Lucrezia se sentit con-
stamment attirée vers les hommes faibles; son caractère
indépendant uni à son instinct maternel devait l'y pousser.
La seule pensée d'être protégée par un autre lui était
insupportable, et, toutes les fois qu'elle voulait s'appuyer
sur des êtres plus forts qu'elle, leur froideur la rebutait
au point qu'elle en arriva à se persuader que l'amour et
la force de caractère ne se rencontrent que dans les coeurs
qui ont souffert comme le sien.
Nous voyons enfin comment les sentiments maternels
de Lucrezia, — qui est, comme George Sand, la plus
affectueuse et la plus tendre des mères, — se mêlent à
toutes ses amours: „Elle avait voulu être la mère de ses
amants sans cesser d'être celle de ses enfants, et ces deux
affections toujours aux prises l'une contre l'autre avaient
— 145 —
dû résoudre leur combat par Textinction de la moins
obstinée. Les enfants l'avaient toujours emporté, et, pour
parler par métaphore, les amants, pris aux Enfants-Trouvés
de la civilisation, avaient dû y retourner tôt ou tard,"
Vis-à-vis des jugements du monde sur sa conduite
et son caractère, Lucrezia est aussi indifférente que le
pouvait être George Sand „Je n'ai jamais cherché le
:

scandale; j'en ai peut-être fait sans le vouloir et sans le


savoir. Je n'ai jamais aimé deux hommes à la fois; je
n'ai jamais appartenu de fait et d'intention qu'à un seul . . .

Quand je ne l'aimais plus, je ne le trompais pas Je rom- :

pais avec d'une manière absolue.


lui Je lui avais juré,
il est vrai,dans mon enthousiasme, de l'aimer toujours;
j'étais de la meilleure foi du monde en le jurant. Toutes
les fois que j'ai aimé c'a été de si grand coeur que j'ai
cru que c'était la première et la dernière fois de ma vie.
Vous ne pouvez pas dire pourtant que je sois une
femme honnête. Moi, j'ai la certitude de l'être J'aban- . . .

donne ma vie au jugement du monde sans me révolter


contre lui, sans trouver qu'il ait tort dans ses lois géné-
rales, mais sans reconnaître qu'il ait raison contre moi."
Kien de plus opposé, en apparence, que „Lucrezia
Floriani" et les simples et jolis romans champêtres qui
suivent et qui nous conduisent jusqu'en 1848. Mais, en
réalité, de „Lucrezia" à „la Mare au Diable", „Trançois
le Champi" et „la petite Fadette", la distance est moins
grande qu'elle ne parait.
Ce qui attira George Sand vers les paysans et les
idylles champêtres du Berry, ce fut son enthousiasme pour
la nature, qu'elle avait puisé dans Eousseau, et qui se
manifestait dans ses protestations éloquentes contre Tordre
social.
Son secrétaire, l'Allemand Müller Strübing, l'un des
nombreux amis qu'elle s'était attachés conformément aux
principes de Lucrezia Floriani, avait tourné son attention
sur „Histoires villageoises" d'Auerbach, et par consé-
les
quent avait donné l'impulsion à ces nouveaux romans qui
Brandes, l'école romantique en France. '

10
— 14Ü —
se sont conquis une vogue extraordinaire non moins par
leur simplicité et leur pureté que par la })rofondeur du
sentiment. Rousseau fut, pour George Sand, ce que
Spinoza, l'apôtre de la religion de la nature, avait été
pour Auerbach. Assurément, les paysans de George Sand
ne sont pas „vrais" au sens où le sont les paysans de
Balzac; elle ne les a pas seulement représentés avec son
ardente sympathie, comme Balzac avec son antipathie
marquée, elle les a peints encore aimables et pleins de
délicatesse. Ils sont aux paysans réels ce que sont les
bergers de Théocrite à ceux de la Grèce. Et cependant
ces romans possèdent une qualité qui tient exclusivement
au choix du sujet et qui manque aux autres. Ils ont le

mérite rare, doublement rare dans la Littérature française,


de la naïveté. Tout ce que George Sand avait en elle de
la jeune villageoise et de l'enfant des champs, tout ce
qui ressemblait, chez elle, à la plante qui pousse, au
vent qui souffle, toute l'inconscience de son être qui avait
si rarement trouvé son expression au milieu de ses oeuvres
déclamatoires, tout cela se révélait ici tout naturellement.
Dans l'histoire du roman en France, l'idéalisme ne
s'est jamais élevé plus haut que dans „la Mare au Diable",
la perle de ces nouvelles „histoires villageoises". George
Sand a donné là réellement ce qu'elle indiquait comme
son programme dans les mots que j'ai eu Toccasion de
citer au commencement de ce chapitre, je veux dire
.„rédosfue" du XIX® siècle.
— 147 —

Chapitre XII.

Balzac.

A George Sand et à son oeuvre s'oppose son con-


iennporain Balzac dont elle-même regardait l'art comme
essentiellement différent du sien. Pendant que George
Sand, en ceci bien romantique, se détournait avec, dégoût
de la société de son temps, plus disposée à la condamner
et à la fuir qu'à la comprendre et à la peindre, Balzac
se sentait sinon tout à fait à Taise, au moins complètement
chez lui, dans le milieu oîi il vivait, et, dès le début de
sa carrière, il considéra son époque et la jeune génération
grandissante comme sa mine inépuisable et sa propriété
artistique.
George Sand excellait à peindre l'homme, mais son
talent de paysagiste était encore merveilleux; elle
plus
représentait l'humanité comme le peintre de paysage
représente la plante. Elle savait ce qui, dans l'humanité,
baigne dans la lumière et peut supporter la lumière.
Balzac, au contraire, se plaçait à un tout autre point
de vue :il saisissait et peignait la racine de la plante
humaine. A lui s'applique admirablement ce que Hugo
dit du „Satyre" dans la „Légende des siècles":
Il peignit l'arbre vu du côté des racines

Le combat meurtrier des plantes assassines.


Honoré de Balzac naquit au printemps de l'année
1799 dans la riche et luxuriante Touraine „le jardin de
de la France", la patrie de Rabelais. Nature bouillante,
riche et ardente, homme de coeur et de caractère, en
même temps lourd d'aspect et plein de douceur, grossier
et délicat, également doué d'une imagination féconde et
d'un vif esprit d'observation, il unissait, dans son être
10*
— 148 —
composite, une vie sentimentale intense à une i)erspicacité
prophétique, la gravité de l'observateur à Thumour capri-
cieux du conteur, la persévérance du chercheur à l'instinct
de l'artiste qui veut reproduire brutalement ce qu'il a
observé et découvert. Plus qu'aucun autre il était fait
pour deviner et révéler les secrets de la société et de
l'humanité.
Il était de constitution robuste, de taille moyenne,
bien carré des épaules; avec l'âge il devint obèse. Son
cou, fortement musclé, dont il était si fier, était blanc
comme celui d'une femme, ses cheveux étaient bruns et
hérissés comme les crins d'un cheval; ses yeux semblables
à ceux d'un dompteur brillaient comme deux diamants
noirs; ils traversaient les murailles pour voir ce qui se-
passait dans l'intérieur des maisons et lisaient dans le
coeur humain comme dans un livre ouvert.
Pauvre et inconnu, Balzac vint, jeune encore, à Paris
poussé par une vocation irrésistible et par l'espérance de
se conquérir un nom. Son père qui, comme tous les
pères, voyait avec déplaisir son fils renoncer au droit pour
se vouer aux lettres l'avait abandonné entièrement à lui-
même. Il vivait donc là dans une misérable mansarde,
privé de soins, tout gelé, les jambes enveloppées dans une
couverture, assis devant sa cafetière et son encrier, et, par
sa lucarne, il voyait les toits de la ville immense dont
il devait être le peintre et le conquérant intellectuel. Ce
n'était point une vue réjouissante ni belle: partout, des
tuiles recouvertes de mousse, tantôt brillant au soleil, tantôt
ruisselant de pluie, des gouttières, des cheminées, de la
fumée. L'intérieur de la mansarde n'était ni confortable
ni joli; le vent glacial soufflait à travers les cloisons.
Chaque matin, à son réveil, le jeune poète qui méditait
le plan d'an grand drame „Cromwell", commençait par
balayer le plancher, brosser ses vêtements et faire les
achats nécessaires avec la plus grande économie. Pour
se distraire il allait parfois jusqu'au Père-Lachaise, d'où il
pouvait embrasser tout Paris. l3e là, il a mesuré du regard
— 149 —
la ville géante (comme plus tard son Eastignac); il l'a
en quelque sorte provoquée à un combat singulier comme
s'il voulait la contraindre à le reconnaître et à le couronner.
renonça bientôt à son drame, parce qu'il était
Il
trop moderne, trop épris de la réalité, pour pouvoir
s'accommoder des règles et des abstractions de la tragédie
française. D'ailleurs, il s'agissait pour lui de s'assurer
son indépendance le plus vite possible, car il n'avait reçu
de la maison paternelle, qu'une liberté temporaire et à
titre d'essai. Il se mit donc, sans tarder, à écrire des
romans. Sans doute il n'avait pas encore assez vécu pour
donner à ceux-ci une valeur solide, mais il était doué
d'une vive et puissante imagination, et il avait assez de
lecture pour pouvoir exprimer ses pensées dans l'esprit
des ouvrages d'amusement de l'époque. En 1822 déjà,
il ne publia pas moins de cinq romans, sous divers
pseudonymes, et, jusqu'en 1825, beaucoup d'autres parurent
que, malgré sa fierté naturelle, il regardait seulement
comme un gagne-pain. Il écrivait à sa soeur en 1822:
„Je ne t'ai pas envoyé „Birague" parce que c'est une
vraie cochonnerie littéraire . Dans ,,Jean- Louis" tu
. .

trouveras certains caractères, mais le plan est mauvais.


La seule chose bonne en ces livres, ce sont les mille
francs qu'ils me rapportent. Mais cette somme m'est
donnée en lettres de change à longue échéance; y fera-t-on
honneur?" Pour qui a lu quelques-unes de ces premières
oeuvres, le jugement ne semblera pas trop sévère. Elles
ont une certaine verve, mais rien de plus. Il est même
très douteux que ce que Balzac vantait comme leur seul
mérite se réalisa, non pas seulement parce que ses romans
contiennent des peintures peu flatteuses d'éditeurs qui
paient avec des lettres de change (qu'on lise ,,Un grand :

homme de la province à Paris") mais encore parce qu'en


1825, se trouvant dans une situation désespérée, il aban-
donna subitement la carrière d'écrivain pour fonder une
librairie et une imprimerie.
Toujours occupé à imaginer de nouvelles combinaisons,
il eut l'idée d'entreprendre une édition des classiques en
— 150 —
volumes distincts, persuadé qu'il ferait là une bonne-
affaire. Cette idée, juste en elle-même, eul le sort dfr
toutes les autres entreprises de Balzac: il y perdit son
argent, pendant que d'autres s'y enrichissaient. Il en fut
de même quand, pendant son séjour à Gênes, en 1837,
il s'avisa que les anciens Romains étaient loin d'avoir
épuisé les mines d'argent de la Sardaigne. Il communiqua
son idée à un Génois et résolut de reprendre l'exploitation ;
mais, lorsque, l'année suivante, dans un voyage fatigant
en Sardaigne, il trouva ses suppositions confirmées et
qu'il demanda à Turin l'autorisation de rouvrir l'es mines^
le Génois l'avait depuis longtemps devancé et était en
train de s'enrichir. Assurément beaucoup d'entreprises
qui germèrent dans la tête de Balzac ne furent que des
chimères; mais, jusque dans ces chimères son génie se
révèle. De même que Goethe était en communion si
parfaite avec la nature que son oeil poétique, en regardant
par hasard un palmier, découvrait le secret de la méta-
morphose des plantes dans le type primitif de toutes les
parties de la plante, de même qu'en observant un crâne
de mouton à demi-brisé il y voyait le principe de l'anatomie
philosophique, de même Balzac avait les yeux ouverts sur
tout. Il avait le don que le peuple attribue aux chercheurs
de trésors de pressentir oii les richesses étaient cachées;
il possédait une baguette magique qui les découvrait
toujours comme le héros sans nom et sans sexe de ses
oeuvres. H ne parvint point pourtant à les exhumer
il fut un grand magicien mais pas un homme d'affaires.
Son premier projet était aussi beau que vaste il:

voulait être à la fois fondeur de caractères, imprimeur,


libraire et auteur; lui-même écrivait les introductions de
ses éditions classiques et il était tout feu et tout flamme
pour son entreprise. Mais, après qu'il eut décidé ses
grands -parents à lui prêter une partie de leur fortune,
qu'il eut, avec cet argent, fondé son imprimerie et publié
de belles éditions illustrées de Molière et de La Fontaine,
tous les libraires français se coalisèrent contre ce collègue-
— 151 —
importun. Ils ne voulurent point cependant lui faire
ouvertement la guerre, ils attendirent patiemment sa
banqueroute pour reprendre son idée et en tirer profit.
Au bout de trois ans il fut obligé de vendre ses livres,
comme vieux papiers, et de céder son imprimerie avec
une perte considérable. Il a donc lui-même éprouvé toutes
les souffrances du pauvre libraire entreprenant qu'il a
peint dans „Eve et David".
Il ne sortit pas seulement appauvri de cette cata-
strophe; toute sa vie il dut travailler sans trêve ni repos
pour se délivrer des dettes qui l'accablaient et rendre à
sa mère l'argent qui lui avait été prêté. Car les dettes
dont il ne pouvait se débarrasser qu'avec sa plume n'étaient
pas un ennemi facile à réduire, elles croissaient tellement
que, pendant longtemps, il ne put les couvrir qu'en en
contractant de nouvelles. C'est ainsi qu'il fut amené à
faire la connaisance de divers usuriers de Paris qu'il a
représentés d'une manière si saisissante dans Gobseck et
d'autres figures semblables. Il aime à répéter que „ses

dettes sont ses créancières" : c'est là son refrain habituel


qui revient presque dans ses lettres intimes à ses amis
et amies oii il épanche librement son coeur ardent et
torturé. „Les remords, dit-il quelque part dans un de
ses romans, ne sont pas aussi à craindre que les dettes,
car ils ne conduisent pas en prison." C'est qu'en effet il
fut pendant quelque temps enfermé pour dettes et qu'il
dut souvent, pour échapper à la prison, avoir plusieurs
refuges, changer de domicile, et recevoir ses lettres sous
un faux nom. Excité et aiguillonné constamment par ses
dettes, il vivait avec elles comme près d'une source
éternelle d'exaltation ; à son réveil il croyait voir ses lettres
de crédit s'abattre sur lui comme une invasion de saute-
relles surgissant de tous les coins de sa chambre.
Il entreprit donc son oeuvre colossale et travailla pour

ainsi dire sans interruption pendant toute sa jeunesse et


tout son âge mûr jusqu'à ce que, à cinquante ans, il tombât
subitement d'épuisement comme un taureau blessé dans
— 102 —
l'arène. Le travail était loin d'être pour lui une jouissance,
parce que l'activité de son imagination n'était pas soutenue
par son talent d'écrivain. Pour la maîtrise de la forme,
il ne peut être comparé à ses contemporains; il n'était pas

capable de composer une poésie harmonieuse (celles qui


se trouvent dans ses romans viennent de Madame de
Girardin, Bernhard, Lasailly et Gautier), et c'est lui-même
qui a écrit ce vers si raillé pour ses hiatus, par lequel,
sous le nom de Louis Lambert, il commence son poème
héroïque sur les Incas:
„0 Inca! ô roi infortuné et malheureux!"
Après avoir publié sous des pseudonymes divers
tant de romans qu'il renia ensuite, il fut obligé de
lutter opiniâtrement pour se rendre maître de sa langue
et se créer un style; et ce fut un grand chagrin de
sa vie de voir les jeunes romantiques de l'école de
Hugo le dédaigner longtemps comme artiste. Gautier,
âme délicate et facilement enthousiaste, fut le seul qui
lui témoigna de la bienveillance et de la sympathie.
Mais l'étonnement de Balzac ne connut plus de bornes
quand un jour Gautier écrivit sur le bord d'un pupitre,
sans préparation et sans la moindre correction, quelques
pages irréprochables pour la forme comme pour le fond.
Il crut longtemps qu'il avait été l'objet d'une mystification,
que Gautier apportait son travail tout achevé dans sa tête,
jusqu'à ce qu'enfin il comprît qu'il existe un talent inné
d'écrivain qui lui avait été refusé.
Comme il a travaillé pour remplacer ce talent Comme !

il a admiré Gautier, quand il eut reconnu sa puissance


pittoresque et créatrice! J'en trouve une preuve frappante
dans le roman „Béatrice" de l'année 1839, où Balzac
a imité presque littéralement dans la peinture de ses
principaux personnages féminins des articles de Gautier
parus deux ans plus tôt (sur les actrices George et Jenny
Colon)*) On sent à cette comparaison combien Balzac
*) Gautier. Balzac.
Les cheveux ... sein- [
Cette cbevelure au lieu
tillent et se coutournent d'avoir une couleur iudëcise,
— 153 —
aurait désiré s"ai)i)roprier quelque cliose de la langue imagée
de Gautier, ou le comprend doublement quand on voit
comme les descriptions qu'il tire de son propre fonds sont
ternes et générales.
Sur ce terrain il devait être forcément vaincu par
Gautier dont la manière de voir est toute
et de sentir
différente. Gautier est un écrivain de premier ordre,
mais, avec de très grandes qualités, c'est un poète froid et
souvent pauvre; c'est un talent extraordinaire qui appartient
avant tout à la peinture et qui s'est conquis un domaine
dans la poésie. Balzac, au contraire, est un écrivain
Il ne sait
médiocre, mais un poète de premier ordre.
point caractériser ses personnages en quelques traits brefs
et précis, parce qu'il ne les voit pas dans une seule position

aux faux jours en manière scintillait au jour comme


de filigranes d'or brun i des filioranes d o r '

Le nez fiti et mince b r le nez d'un con-


uni , . .

d'un contour assez, tour aquilin, mince,


aquilin et presque r o y a 1 avecjenesais quoi de royal
Elle ressemble à s'y ... le visage, plus rond
méprendre à une . . . Isis (ju'ovale, ressemble à celui
d e s b a s-r e
1 i e f s éginéti<iu es. de quehiue belle Isis des
Une singularité remar- bas-reliefs ëginétiques.
quable du co de Mlle George,
l
Au lieu de se creuser à
c'côt qu'au lieu de s'arrondir la nuque, le col de Camille
intérieurement du côté de la l'ormeun contour renflé
niu(ue, il forme un con- qui lie les é p a u 1 e s à la
to u r n f é et soutenu,
r e 1 tête sans sinuosité, le
qui lie les épaules au caractère le plus évident
fond de sa tête sans de la force. Ce col pi'éseute
aucune sinuosité, diag- par moments des plis d'une
nostic de tempérament ath- magnitlcence athlétique.
létique, développé au L'attache des bras d'un
plus haut point chez l'Hercule superbe contour semble ,

Farnèse. L'attache des bras a appartenir à une femme co-


quelque chose de formidable lossale. Les bras sont vi-
.... Mais ils sont très blancs, goureusement modelés, ter-
très ]Mirs, terminés ])ar ni i n é s p a r un poignet
un poignet d'une déli- d'une délicatesse an-
catesse enfantine et glaise, par des mains
des mains mignonnes mignonnes et pleines
frappées de fossettes. de fossettes.
— 154 —
plastique. Lorsque son imagination les évoque, leur forme
extérieure ne se dégage pas peu à peu à ses yeux, il les
voit tout d'un coup dans les diverses époques de leur vie
et leurs divers costumes , il embrasse d'un seul regard
toute leur existence, il observe la riche variété de leurs
mouvements et de leurs actes, il écoute le son particulier
de leurs voix qui suffit à les distinguer nettement et à les
camper devant nous. Une simple description, belle mais
sobre, ne met comme chez
point le personnage en lumière
l'écrivain de profession; Balzac de longues
il faut à
descriptions détaillées, des personnages riches comme la
nature elle-même, comme l'homme réel dont le corps et
l'âme sont constitués par un mélange singulier d'éléments
physiques et intellectuels. Il est inutile de donner des
exemples de la puissance incomi)arable avec laquelle Balzac
sait animer une figure par une simple réponse, par un
simple mouvement de main on en pourrait remplir tout
:

un livre. *) Mais la grande difficulté pour lui était souvent


de trouver une expression à toutes les idées qui se
présentaient en foule à son esprit. Ou bien il les résumait
en deux mots (comme quand il parle d'une femme qui
avait des oreilles de mère et d'esclave), ou bien il se
sentait tenté d'exposer toutes les observations et toutes

*) La courtisane .Tosépba demande au vieux baron Hulot


un des généraux de Napoléon, s'il a l'éellement causé la mort
de son Irère et de son oncle, précipité sa famille dans le
malheur et trahi son pays pour satisfaire son amante. ^Le
baron inclina tristement la tête. —
Eh bien! j'aime cela!
s'écria Josépha, qui se leva pleine d'enthousiasme. C'est un
brûlage général! C'est Sardanapale! c'est grand c'est complet! !

On est une canaille mais on a du coeur. Eh bien! moi, j'aime


mieux un mange-tout passionné comme toi pour les femmes
que ces froids banquiers sans âmes qii'on dit vertueux et qui
ruinent des milliers de familles avec leurs rails .... Ça n'est
pas comme toi, mon vieux, tu es un homme à passions, ou te
ferait vendre ta patrie! Aussi, vois-tu, je suis prête à tout
faire pour toi tu es mou père, tu m'as lancée
! c'est sacré. !

Que te faut-il Veux-tu cent mille francs? On s'exterminera


l-"

le tempérament pour te les gagner."


— 155 —
les idéesqui lui étaient venues en peignant son personnage^
et il dans une longue description où le lecteur
se perdait
avait peine à se retrouver, parce que, dans l'esprit de
Balzac, ces idées étaient parfois incohérentes. Lui-même
en avait bien conscience et il en souffrait amèrement
puisqu'il se remettait jusqu'à dix fois à corriger ses épreuves.
Comme, à cette époque, il n'avait point de collaborateur,
pas même de secrétaire, on peut se faire une idée du
travail qu'il dut fournir pour achever en vingt ans plus
de cent romans et drames plus ou moins étendus.
Pendant que Hugo écrit, comme les artistes de la
Renaissance peignaient, entouré de jeunes disciples qui
l'admirent, Balzac travaille solitaire dans son atelier. Il
ne s'accorde guère de sommeil; il se couche vers huit
heures, se lève à minuit, et, après avoir passé son froc
de moine, et sa chaîne d'or en guise de cordelière, il se
met à la besogne jusqu'au matin. Alors, pour se donner
un peu d'exercice, il va lui-même à l'imprimerie porter
ce qu'il a écrit et corriger les épreuves. C'est qu'en
effet il luitoujours jusqu'à huit ou dix épreuves
faut
parce que la sûreté de l'expression lui manque, parce qu'il
ne peut pas trouver sur le champ la forme définitive, et
aussi parce qu'il ne voit d'abord que l'ébauche du roman
et qu'il ne découvre les détails que successivement. La
moitié, souvent même plus de la moitié de ses honoraires,
est consacrée à payer les frais que nécessitent ces épreuves
multipliées; la misère la plus grande ne peut le déterminer
à publier son oeuvre avant d'en être à peu près satisfait.
11 fait le désespoir des compositeurs, et la correction est
pour lui-même un terrible souci. Dans le premier tirage,
on prend bien soin de lui réserver de larges marges et
de grands intervalles entre les divers chapitres, et peu
à peu cependant, l'épreuve se remplit à un tel point
d'étoiles, de ratures et d'arabesques de toutes sortes qu'elle
finitpar ressembler à un véritable feu d'artifice.
Au
bout de quelques heures, on voit sortir de l'im-
primerie un homme trapu, au regard fulgurant, les vêtements
— 15G —
en désordre et le chapeau tout hossué, et plus d'un
passant, qui devine en lui un génie, le salue respectueusement.
Arrivé chez lui, Balzac reprend son travail. Avant de
se mettre à table, il rend visite à ([uelque dame jolie et
spirituelle ou bien fait une razzia de meubles rares et de
vieux tableaux chez les antiquaires. La journée s'écoule
ainsi très vite et l'énergique travailleur va goûter un peu
de repos.
„Quelquefois, raconte Gautier,'") le matin, il nous
arrivait haletant, épuisé, étourdi \n\v Fair frais, comme
Vulcain s'échappant de sa forge, et il tombait sur un
divan; sa longue veille l'avait affamé et il pilait des
sardines avec du beurre en faisant une sorte de pommade
qui lui rappelait les rillettes de 'J'ours, et qu'il étendait
sur du pain. C'était son mets favori il n'avait pas plutôt
;

mangé qu'il s'endormait, en nous priant de le réveiller


au bout d'une heure. Sans tenir compte de la consigne,
nous respections ce sommeil si bien gagné, et nous faisions
taire toutes les rumeurs du logis. Quand Balzac s'éveillait
de lui-même, et qu'il voyait le crépuscule du soir répandre
ses teintes grises dans le ciel, il bondissait et nous accablait
d'injures, nous appelant traître, voleur, assassin nous lui ;

faisions perdre dix mille francs, car, étant éveillé, il aurait


pu avoir l'idée d'un roman qui rapporté cette
lui aurait
somme (sans les réimpressions). Nous étions cause des
catastrophes les plus graves et de désordres inimaginables.
Nous lui avions fait manquer des rendez-vous avec des
banquiers, des éditeurs, des duchesses; il ne serait pas
en mesure pour ses échéances; ce fatal sommeil coûterait
des millions. Mais nous nous consolions aisém.ent en voyant
ses belles couleurs tourangelles reparaître sur ses joues
reposées." Si, à l'aide de la biographie de M. Ch. de
Lovenjoul, on suit de semaine en semaine les travaux de
Balzac, si, en lisant la correspondance même du grand
romancier, on le voit élever courageusement la pyramide

*) Tliéo])hile Gautier : Portraits contemporains.


— 157 —
de son oeuvre colossale*) sur la plus large base possible,
sans se laisser troubler par les de la vie
distractions
parisienne auxquelles il pourtant prendre parfois,
se laissait
et sans se laisser eft'ra^'er par les coups de feu de ses
envieux et de ses critiques, on est saisi d'un profond
respect pour cet homme si énergique et si vaillant. Balzac
était débonnaire, „mal dégrossi" et bruj^ant, mais pas un
Titan. 11 reste attaché à la terre, tandis qu'autour de

lui croît une génération de géants prête à escalader le


ciel, mais il est de la race des Cyclopes c'est un architecte
:

puissant, travaillant sans relâche à l'édifice de sa gloire


et qui finit par l'élever aussi haut que les deux génies
lyriques de cette époque, Victor Hugo et George Sand,
se sont élevés sur les ailes de la poésie.
Eichement doué, Balzac, n'a jamais douté de son
talent, et sa confiance en lui-même, si bien justifiée, qui
n'était qu'une vanité naïve mais non un misérable orgueil,
soutint son courage pendant les premières années de lutte,
et dans les moments de défaillance, que connaissent tous
les artistes, il fut, comme ses lettres nous le laissent
deviner, consolé et fortifié par un amour secret et fidèle.
Une femme,**) qu'il ne nomme jamais devant ses amis, et
dont il ne parle qu'avec le plus grand respect, comme
d'un „ange", comme de son „soleil moral", qui était pour
lui „plus qu'une mère, plus qu'une amie, plus qu'une
créature peut être pour une autre", l'assista de ses conseils
et l'entoura de son affection dévouée dans tous les orages
de sa jeunesse. Il a fait sa connaissance en 1822, et
pendant douze ans, (elle mourut en 1837), elle a su sou-
vent mettre de côté les bienséances, oublier sa famille,
*) Gautier dit de même: (Portraits contemporains'): „Le
„monument n"est pas achevé, mais, tel qu'il est il effraye par
„son énormitë, et les ge'ne'rations surprises se demanderont
„([iiel est le ge'ant qui a soulevé seul ces blocs formidables et
„monté si haut cette Babel où bourdonne toute une société."
**) Elle s'appelait Madame de Berny —
Voir les lettres à
Louise. I et XXll, la lettre à sa mère du premier janvier 1836
et la lettre à Madame Hanska (octobre 1836).
— 158 —
ses devoirs, renverser tous les obstacles, pour passer chaque
jour deux heures avec lui, sans que personne pût découvrir
leur amour, Balzac, qui exagère toujours quand il loue,
doit nécessairement emploj'er les expressions les plus fortes
quand il veut traduire sa passion. Mais ce qui est remar-
quable chez lui, en dépit de son cynisme et de sa sensualité,
c'est la délicatesse des sentiments, l'amour qui revêt la
forme de l'admiration et de la reconnaissance.

Chapitre XIII.

Balzac.

Le premier modèle de Balzac fut, je l'ai déjà dit*)


un romancier dont personne jusqu'ici songé à le
n'a
rapprocher et dont il est effectivement très éloigné à l'époque
de sa maturité, à savoir: Walter Scott. Mais Balzac était
trop enfant de son siècle pour en rester au roman historique ;
il n'éprouvait point la nostalgie du passé, il avait amassé

un riche trésor d'observations, et involontairement il cher-


chait des sujets où il pourrait le plus facilement l'employer.
Il sentait confusément que l'auteur d'un roman historique,
s'il ne veut pas tout simplement donner à ses personnages

le costume de leur temps et renoncer à sa manière de


voir pour adopter celle des siècles où il nous transporte,
est obligé de recourir à l'artifice, ce qui ne l'empêche pas
de nous représenter presque toujours, sous le masque du
passé, les moeurs ou tout au moins les idées de son propre
siècle. l\ n'était point fait pour se plonger dans les vieilles
chroniques, mais pour étudier dans le grand livre du monde
étalé devant lui, sans quitter la réalité.

*) Voir: Les Influences Etrangères. Chapitre Y.


— 159 —
„La Physiologie du mariage", la première oeuvre à
sensation de Balzac, donnait, après le livre bien innocent
de Brillât-Savarin, „la Physiologie du goût", une analyse
demi-gaie et demi-scientifique, mais tout à fait brutale de
l'institution sociale qui, de tout temps, dans la Littérature
française, a été le point de mire de toutes les railleries,
Tobjet d'uu respect ironique et d'une enquête sévère et
que Balzac, qui la considérait ici comme une nécessité
sociale tragi-comique, défendait contre les caprices et les
passions de l'homme et de la femme.
Balzac regarde surtout le mariage comme l'arène oii
deux espèces d'égoïsme sont en lutte. Il se précipite dans
ce monde infini de sj-mpathies et d'antipathies avec une
brutalité sauvage, furetant partout, mettant tout à nu.
Le mariage n'a jamais eu en France le caractère privé et
intime qu'il a ailleurs, il n'est donc pas étonnant que
Balzac n'en respecta pas les mystères. Il en parle avec

toute la liberté de Molière mais avec beaucoup moins de


verve et d'une manière beaucoup plus pessimiste, plus
matérialiste. „La Physiologie du Mariage" contient une
foule d'idées et d'anecdotes excellentes, à la fois grossières
et délicates; le contraste du sujet quelque peu léger avec
le ton doctoral dans lequel l'auteur expose sa science et
sa sagesse produit souvent un effet du plus haut comique.
Cependant c'est l'oeuvre d'un homme qui n'est point encore
parvenu à sa maturité et qui, de bonne heure, a été arraché
à ses belles illusions: sûrement elle ne plaira jamais à
la majorité des lectrices.
Nous n'avons pas encore ici un Balzac aux pensées
nobles et généreuses, mais un Balzac extrêmement doué pour
l'analyse et la dissection. Il semble néanmoins que dans
cette oeuvre où s'ouvrit sa veine poétique il se débarrassa
pour longtemps de toutes les idées malsaines qui s'agitaient
confusément en lui; désormais sa conception de la vie à
la fois sérieuse et plaisante s'élève ou plutôt se dédouble
comme dans la tragédie et la comédie, et ce mélange
bizarre de gravité, de sensualité et d'ironie qui choque
— IGO —
dans la „Physiologie du Mariage" ne tarde pas à disparaître.
Balzac publie la même année que „la Physiologie du Ma-
riage" (1831) son premier roman philosophi(|ue „La Peau
de Chagrin", qui consacra sa gloire, et il commence avec
„La belle Impéria" la longue série de ses „Contes dro-
latiques", écrits dans le style le plus libre de la Renais-
sance et de Rabelais et dans le même goût que les anec-
dotes de la reine Marguerite et de Brantôme. Ecrits
dans le style moderne, ces contes ne seraient qu'obscènes
et grossiers; grâce à la forme charmante, naïve et antique
dans laquelle l'auteur a su les envelopper et qui les ennoblit
beaucoup plus encore que la forme poétique la plus soignée,
ces apothéoses de la sensualité sont devenues de purs
chefs-d'oeuvre burlesques, comme toutes les histoires que
raconte un de ces moines d'humeur joviale et mondaine
qui existent dans les traditions de tous les peuples.
Dans un de ses prologues, Balzac, nous dit que, dans
sa jeunesse, il avait été frustré d'un héritage et que, dans
sa détresse, comme
le bûcheron de la fable qui a perdu
sa cognée implora le ciel dans Pespoir d'attendrir „le
il

gentilhomme d'en haut et d'en obtenir quelque aultre


coignée Ce dict Trèz-Hault luy fit gecter par Mercure
un escriptoire sur lequel estoyent engravées ces trois
lettres: Ave Lors force de tourner retourner ce dict
. . .

escriptoire, il lut à contrefil Eva. Que est Eva, sinon


toutes les femmes en une seule? Doncques par la voix
divine estoyt dict à Pautheur: —
„Pense à la femme;
la femme guarrira ta playe, bouschera le voide de ta
gibessière; la femme est ton bien, n'aye qu'une femme
. . Ave, salue, Eva, la femme." Il nous indique
.

par là qu'il veut avant tout faire sourire le lecteur libre


de tout préjugé par ses histoires d'amour insensées, et il
y a effectivement réussi. Son style n'a jamais eu pareil
éclat ni pareil élan. Rubens, dans ses tableaux de Faunes
effrontés et de bacchantes ivres, n'a pas déployé de couleurs
plus riches ni plus audacieuses, peut-être pas même une
hardiesse si herculéenne. Mais, dans tout le livre, on peut
à peine citer dix lignes décentes.
— 161 —
„La Peau de Chagrin „c'est le premier contact et
la première lutte poétique de Balzac avec la réalité; c'est
un livre étrange, plein de vie, plein d'idées encore en
germe, qui représente dans de grands symboles l'image
de la société moderne, telle à peu près que Balzac devait
la peindre dans toutes ses oeuvres. Tous les dehors de
la vie moderne apparaissent ici sous un jour fantastique :

la maison de jeu, le boudoir des femmes à la mode, la


pauvreté triste et laborieuse des jeunes talents, et, par
contraste, les orgies des journalistes et des courtisanes
et enfin, dans les principaux personnages féminins, l'amour
profond à côté de la frivolité. Le livre entier est une
suite de tableaux étincelants, mais où il y a plus de philosophie
et de symbolisme que de caractères bien tranchés. Le
jeune héros que la misère a amené à l'idée du suicide
reçoit d'un vieux brocanteur une „peau de chagrin" que ni
le fer ni le feu ne peuvent attaquer et qui accorde à celui
qui la possède la réalisation de tous ses voeux, mais qui
se contracte aussitôt qu'un désir est satisfait, et à laquelle
est attachée la vie de son possesseur. Le don de persuasion
d'une imagination extraordinairement riche a su faire
accepter le surnaturel de ce profond symbole et donner
au fantastique une forme qui le rapproche de la réalité.
La lampe d'Aladin fait des merveilles aussitôt qu'on la
frotte; chez Oehlenschläger encore, elle arrête le cours
naturel des choses. La peau de chagrin agit autrement.
Elle n'exerce point d'action directe, elle n'assure que le
succès et le bonheur en se contractant chaque fois; elle
semble être faite des mêmes éléments que notre vie.
„L'homme, dit le marchand, s'épuise par deux actes
instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son
existence. Deux verbes expriment toutes les formes que
prennent ces deux causes de mort vouloir et pouvoir ....
:

Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit", c'est-à-dire nous


finissons par mourir parce que nous nous tuons chaque jour.
Ce qui détruit aussi à la fin la peau de chagrin,
tout comme l'homme, c'est le Vouloir et le Pouvoir. Tout
Braudes, l'école romantique en France. H
— ir;2 —
en peignant avec des traits énergiques l'ardeur de la
jeunesse contemporaine à vouloir jouir pleinement de la
vie, Balzac nous montre en philosophe profond quel vide
il y a jusque dans la jouissance, et comme la mort
vient ricaner au milieu même de nos plaisirs. Cette
oeuvre juvénile, féconde, suggestive, abstraite et mélan-
colique, comme le sont toutes les oeuvres d'un génie qui
n'a point encore d'expérience personnelle, devait avoir un
retentissement hors de France. Goethe la lut, la dernière
année de sa vie. Le 11 octobre 1831, il écrit à Eiemer
(qui attribue naïvement le roman à Victor Hugo): „J'ai
continué la lecture de „la Peau de Chagrin" c'est une
oeuvre excellente d'un genre tout nouveau qui se meut
entre l'impossible et le fantastique et qui sait admirablement
se servir du merveilleux pour exposer les pensées les plus
originales et lesévénements les i^lus curieux. On en
pourrait dire beaucoup de bien dans le détail". Dans
une lettre du 17 novembre 1831, il écrit encore: „La
Peau de Chagrin", oeuvre d'un esprit tout à fait remar-
quable, signale un des vices fondamentaux et incurables
de la nation; c'en serait fait d'elle si les départements
qui ne savent encore ni lire ni écrire, ne la relevaient
un jour" (Goethe-Jahrbuch 1880 page 289). Ce roman
constitue comme une autobiographie de Balzac. Celui-ci
avait éprouvé personnellement les émotions de „ces jeunes
gens qui, allant en soirée chez quelque dame avec des
gants blancs repassés à la gomme élastique, avaient traversé
Paris en danseurs, sur la pointe de leurs escarpins, et
redoutant une mouche de boue plus qu'un coup de pistolet."*)
Mais ce qui est plus intéressant pour nous, c'est le trésor
d'expérience déposé dans le livre; nous apprenons là que
la société n'a que du dédain pour le malheur et la souf-
france, qu'elle les fuit comme des maladies contagieuses,
qu'elle n'hésite jamais quand elle a à choisir entre le
vice et le malheur. Si beau et si grand que soit le

*) Voir Théophile Gautier (Honore de Balzac;


— 163 —
malheur, elle sait toujours le rapetisser ou le rendre ridicule
par ses railleries spirituelles autant qu'impertinentes jamais ;

elle n'éprouve de compassion pour le gladiateur tombé.


Bref, la société paraît à Balzac, dès sa jeunesse, immorale
et athée; elle a horreur de la vieillesse, de la maladie,
de la pauvreté, elle n'excuse le malheur qu'autant qu'il
lui rapporte, qu'elle peut battre monnaie avec lui.
Avant Balzac, le roman n'avait évolué qu'autour d'un
seul sentiment: l'amour; Balzac comprit bien que ce n'était
pas l'amour, mais l'argent qui était l'idole de son époque,
et c'est pourquoi il fît de l'argent ou plutôt de la chasse
à l'argent, comme le centre de son oeuvre. C'était là
quelque chose de nouveau et de hardi. Ne parler dans
un roman, dans une oeuvre de fiction, que de revenus
et de dépenses, donner à l'argent une importance aussi
<3apitale, c'était une chose inouïe, et aux yeux de beaucoup,
vulgaire et prosaïque. Dans tous les temps, oser exprimer
hautement, et surtout dans des oeuvres qui devraient
embellir la réalité, ce que tout le monde pense mais s'est
toujours entendu à taire ou à nier, a passé pour une
oTOSsièreté.

Chapitre XIV.

Balzac (suite).

Pourtant Balzac était encore jeune, et son âme poétique


flesséchée si tôt par un souffle glacial eut aussi son prin-
temps; lui aussi se sentit appelé à traiter l'amour et la
femme, mais il v déploya une telle originalité que ce sujet
suranné parut nouveau sous sa plume.
en fit des Il
variations bien dans une série de romans qui
habiles
forment un groupe à part dans son oeuvre.
11*
— 164 —
Il était peu sensible à la beauté, principalement à la

beauté plastique, et ce n'était point Part qui pouvait la


lui faire sentir. Cela même le distingue de beaucoup de
ses contemporains. Un grand nombre de poètes romantiques
en eilet, aussi bien en France qu'en Allemagne et dans
les pays Scandinaves étaient des amants passionnés de Fart.
Un poète aussi épris de l'art que Gautier (qui devint
bientôt le chef de toute une école) en vint à ne plus
priser ni voir la réalité. Il raconte lui-même que, lorsqu'il
peignit pour la première fois, dans l'atelier de Rioult,
d'après un modèle féminin, pourtant d'une beauté parfaite,
il éprouva une vive déception. „J'ai toujours, avoue-t-il,
préféré la statue à la femme, le marbre à la chair."
Qu'on se figure Gautier et Balzac se promenant
ensemble au Musée du Louvre où trône, dans sa majesté
solitaire, la Vénus de Milo. Le poète plastique lira „les
blanches strophes de marbre où l'art grec chanta la per-
fection de la forme humaine"*) et Vénus lui fera oublier
Paris. Balzac, au contraire, oubliera la statue pour la
première Parisienne venue, habillée à la dernière mode,
„drapée de son long cachemire, filant sans un pli de la
nuque au talon, coiffée de son chapeau à voilette de Chan-
tilly, gantée de son étroit gant jouvin". Il sait d'un seul

regard saisir les mille petits artifices de sa toilette dont


il connaît tous les secrets.

Le premier trait que nous devons noter chez Balzac


est donc qu'aucune tradition artistique ne vient s'interposer
entre lui et la femme moderne. Il n'étudie pas de statue,
n'adore pas de déesse, ne vénère pas la beauté idéale
avec ses lignes sereines et pures; il aime la femme telle
qu'elle est de nos jours, avec ses vertus et ses vices, avec
sa nervosité et ses passions, ses monstruosités, son état
maladif et son épuisement, avec ses châles, ses robes, ses
gants et ses chapeaux. Il ne se contente pas de l'étudier

*) Théophile Gautier : Portraits contemporains (Honoré de


Balzac).
— 165 —
«en passant, il la suit jusque dans son boudoir et même
dans sa chambre à coucher; il ne se contente pas de
pénétrer dans son coeur, il recherche les causes physio-
logiques de ses états d'âme dans les maladies de son sexe
et fait ainsi plus qu'indiquer toutes ses misères secrètes.
Le second trait à signaler dans les romans d'amour de
Balzac est le suivant: ce n'est pas la jeune fille, ni même
la toute jeune femme qu'il peint, mais bien plutôt celle
que, d'après le titre d'un de ses romans, on a nommée:
„la femme de trente ans". Il avait observé en eftet très

justement que la femme du nord de la France n'atteint


son développement physique et intellectuel qu'après l'âge
de dix-huit ans. La femme, telle qu'il la conçoit, a donc
déjà derrière elle sa première jeunesse; ses sentiments
sont plus profonds, ses pensées plus mûres, elle a déjà
subi des déceptions, et pourtant elle est encore capable
d'un grand sentiment; elle est déjà meurtrie par la vie;
•elle a ici une ride, là un pli, mais elle agit encore avec

tout le charme puissant de son sexe. Elle est mélancolique,


•elle a souffert et joui, elle est incomprise et solitaire,
•elle a été souvent trompée, et cependant elle espère encore,

-elle peut encore inspirer avec la sympathie une ardente


passion. Et, chose assez singulière, elle n'est point peinte
comme pouvait la peindre un homme du même âge; on
y sent la main d'un jeune homme inexpérimenté. Les
premières émotions du coeur, les premiers désirs, l'enthou-
siasme juvenil porté à l'idéalisation font comme une
auréole autour de son front défraîchi; ils embellissent,
rajeunissent, divinisent cette femme ornée de toutes les
grâces de la beauté, de la gravité féminine et de la
véritable passion. La peinture n'est jamais idéale comme
•chez George Sand, car Balzac ne passe rien sous silence
de ce que les femmes taisent ordinairement quand elles
parlent de leur propre sexe, de ce que George Sand, elle-
même, a bien soin de cacher quand elle veut éveiller la
sympathie pour ses personnages féminins. Pour George
Sand la femme est, avant tout, un être intellectuel, une
— 166 —
âme ; pour Balzac, elle est un être psycho-physiologique,
imparfait dans son corps comme dans son âme; il se
contente de l'idéaliser extérieurement, l'éclairant et la
transfigurant, et créant autour d'elle comme une atmos-
phère erotique, ou bien de lui prêter une passion qui
anéantit tout le reste en elle pour un certain temps et
projette sur elle son reflet. En même temps qu'il accorde
à la courtisane une place prépondérante dans son oeuvre,
Balzac peint avec le même talent 1" amour conjugal, Tamour
maternel, l'amour chaste et virginal de la jeune fille.*)
Il nous montre la femme à quatre époques différentes

de l'histoire. D'abord la femme de la Révolution. — Un


petit chef-d'oeuvre „le Eéquisitionnaire" une des rares
nouvelles de Balzac qui se distinguent par la perfection
de la forme, et dont l'action se passe pendant la Terreur,
a pour sujet l'amour d'une mère pour son fils. Le village
isolé et la maison de Madame Dey sont peints en quelques
traits. La pauvre mère tremble pour son fils condamné-
à mort; elle croit qu'il va venir loger chez elle déguisé
en soldat; d'heure en heure son impatience augmente.
Le soldat arrive enfin mystérieusement et monte aussitôt
dans sa chambre sans se laisser apercevoir; la mère est
en proie à une vive inquiétude et à une joie folle quand
elle entend son pas au-dessus de sa tête, mais elle n'ose
le faire descendre dans la crainte de se trahir; elle monte-
elle-même, à la fin, dans la chambre et fait cette terrible
découverte que ce n'est point son fils qu'elle a devant
elle, mais un vrai soldat. Tout cela est raconté avec
une concision, une force et une vérité incomparables.
Après la femme de la Révolution, la femme du
premier Empire. Ici le décor est guerrier, merveilleux;
l'air est comme imprégné de l'admiration enthousiaste
des femmes pour les vainqueurs. Il règne partout une
fièvre ardente de jouissance, dans ce temps où une jeune

*) cf.— Le Message— La grenadière —


La femme aban-
donnée — La grande Brétèche —
Madame Firmiani —
Une
fille d'Eve — La femme de Trente ans, —
— 167 —
être fiancée, femme, mère et veuve entre
femme pouvait
premier et le cinquième bulletin de la Grande Armee
le
d'une dotation
et où la perspective d'un prompt veuvage,
femmes plus légères
ou d'un nom immortel rendait les
et lesofficiers encore plus séduisants. La revue des
soirée
troupes dans la cour des Tuileries en 1813 et la
à laquelle nous fait assister Balzac, au moment même ou
a lieu la bataille de Wagram (dans „La femme de trente
époque et
ans" et „La paix du ménage") peignent une
un type féminin particulier.
laquelle
Mais le domaine propre de Balzac, Tépoque à
transporte
appartiennent en général ses femmes, et où il
de la Restauration.
l'action de ses romans, c'est l'époque
si brutal que fut
Si vif et audacieux que fût son regard,
bourgeoisie
son pinceau, et si capable qu'il fût de peindre la
de Juillet, il était
terne et sans scrupules de la royauté
pour regretter, sous ce règne prosaïque
pourtant assez poète
belles manières
de l'argent, l'élégance, la distinction et les
La Restauration avait encore été
de la Restauration.
Balzac avait pour la noblesse, parmi
aristocratique, et
laquelle il se rangeait ä tort, un profond respect.
La belle aristocrate, noble de naissance et d'éducation,
être la fleur de l'humanité. Il est bien
lui paraissait
sans doute de la générai ion pour laquelle
Napoléon était
romans une fois toutes
un dieu ce nom revient dans ses
;

comme Hugo, il rêvait d'égaler dans la


les dix pages;
littérature la gloire de l'empereur; il avait
même, dans
son cabinet de travail, une statuette de
Napoléon sur
laquelle avait écrit les mots suivants: „Ce
l'épée de il

qu'il n'a pu achever par l'épée, je


l'accomplirai par la

plume." Mais tous ses rêves, ses faiblesses, ses inchnations


et aimée
vont à la royauté légitime qu'il avait connue
dans sa jeunesse Au temps des voitures de gala et des
quand le clergé dominait et
vieilles traditions françaises,
que la frivolité régnait dans les classes supérieures, il y

avait place encore pour une conception large


de la vie.
du règne de l'argent,
Celle-ci disparut avec l'avènement
— 168 —
en même temps que la vie de société qui avait rendu
célèbre la capitale du bon ton. Il ne faut donc pas
s'étonner que Balzac peigne avec ménagement, voire même
avec des couleurs flatteuses les jolies pécheresses du
boulevard Saint-Germain. Sans doute, Tune des femmes
dont le salon était aussi alors l'un des plus célèbres de
la Restauration, la belle Madame de Girardin, fut pour
lui, comme pour Hugo et Gautier, une amie fidèle et
intelligente;mais il subit particulièrement l'influence de
deux duchesses dans lesquelles s'incarnaient pour lui la
grandeur de l'Empire et la majesté de l'ancien régime
et auxquelles il avait été présenté au début de sa carrière:
Madame Junot, duchesse d'Abrantès, qui recourut à ses
conseils pour travaux littéraires, et la duchesse de
ses
Castres qui lui témoigna d'abord son intérêt sous un
autre nom et qu'il aima même un certain temps sans
espoir. Il introduisit cette dernière dans T,, Histoire des
Treize" sous le nom de „duchesse de Langeais." Il va
sans dire que Balzac ne fut pas tenté, vers 1830, de
représenter la nouvelle société de la royauté de Juillet
avec ses femmes et leurs passions. Il 3' fut amené seule-
ment quelques années plus tard. Mais alors on peut
faire cette observation générale qu'il est devenu plus
sévère et plus pessimiste et qu'on ne sent plus passer
dans son oeuvre le souffle printanier. La femme et
l'amour restent bien le centre d'un grand nombre de ses
romans, mais l'inclination est devenue passion, la passion
vice; il n'y a plus guère de sentiments innocents et
désintéressés, le calcul a pris leur place, même chez la
femme et jusque dans l'amour, et là surtout où l'amour
ne joue plus le rôle principal. La courtisane évince et
remplace la femme du monde et parfois se montre plus
désintéressée qu'elle. Partout, aux yeux du lecteur,
s'ouvrent les abîmes du vice et de l'égoïsme.
— 169 —

C 11 a p i t r e XV.

Balzac, (suite).

Parmi les romans de Balzac publiés en 1833 et 1834,


•deux méritent une mention particulière: „Eugénie Grandet",
une Nouvelle écrite avec finesse et dans le goût classique
et „le Père Goriot", un roman plein de vie, où grouille
tout un monde. Dans „Eugénie Grandet" Balzac rivalisa
avec Molière (l'Avare), dans „le Père Goriot", il osa rivaliser
avec Shakespeare lui-même (le roi Lear).
Bien que, pendant longtemps, Balzac ne fût connu
que comme Fauteur d'„Eugénie Grandet", ce n'est pas là
cependant qu'il a donné toute la mesure de son talent.
Le roman intéressa par la peinture fidèle et scrupuleuse
de la vie de province, avec ses vices et ses vertus; on
pouvait le lire en famille, car l'héroïne était une jeune
fille noble et chaste, et on admirait le talent merveilleux

avec lequel Balzac avait su représenter comme un vice


•capital l'avarice dont les anciens n'avaient vu que le côté
comique. Balzac en effet montre dans „Eugénie Grandet"
comment l'avarice, qu'on se contente souvent de ridiculiser,
tue peu à peu tous les sentiments humains jusqu'à ce
qu'elle lève sa tête de Méduse sur l'entourage de l'avare.
En même temps, il rapproche l'avare de nous. Il n'en
fait plus un bourgeois borné, mais un homme dont la
passion de l'or est si violente qu'elle atteint presque la
poésie, et qui, à la vue du métal brillant, s'abandonne
aux rêves les plus extravagants et les plus féeriques. Plus
que tous les autres hommes, l'avare a conscience que l'or
est le résumé de toutes les jouissances, qu'il est la grande
force de la vie. Dans ce cïiractère se révèle déjà le don
— 170 —
que possédait Balzac de produire de grands effets au moyen
de petits détails négligés par d'autres. Considéré comme
un symbole, l'horizon d'Eugénie Grandet n'est pas étroit^
mais il Tétait, en égard au talent de Balzac.
Dans le „Père Goriot" l'image de la vie s'étend. Ce
n'est plus un coin perdu de la province, c'est le Tout-
Paris monstrueux qui se déroule à nos yeux, et il n'y a.
plus rien ici de vague ni d'abstrait comme dans „Peai*
de Chagrin". Toutes les classes de la société, avec leurs-
divers représentants sont peintes avec des traits particuliers.
J'ai dit que „le Père Goriot" rappelait „le roi Lear", mais
les sentiments des deux filles dénaturées envers leur père,
si justement et si exactement analysés qu'ils soient, ne

forment pourtant que le sujet apparent: le vrai sujet est


tout autre. Un jeune homme de la province, relativement
pur, fait son entrée dans le monde parisien, il apprend
à le connaître, est d'abord effrayé de ses découvertes et
se refuse à imiter les autres; à la fin il se laisse séduire
et gagner par son entourage. Balzac, et après lui aucun
romancier moderne peut-être, n'a rien créé de plus profond
que le caractère de Rastignac. Ce pauvre jeune homme
ne trouve partout, sans parler de l'hypocrisie et de la
sottise naïve, que la même conception de la société et la
même doctrine. Sa parente et protectrice, la belle et
gracieuse Madame de Beauséant lui dit: „Plus froidement
vous calculerez, plus avant vous irez. N'acceptez les
hommes et les femmes que comme des chevaux de poste
que vous laisserez crever à chaque relais, vous arriverez
ainsi au faîte de vos désirs . Mais si vous avez uq
. .

sentiment vrai, cachez-le comme un trésor, ne le laissez


jamais soupçonner, vous seriez perdu. Vous ne seriez plus
le bourreau, vous deviendriez la victime ... Si les femmes
vous trouvent de l'esprit, du talent, les hommes le croiront,
si vous ne les détrompez pas Vous saurez alors ce
. . .

qu'est le monde, une réunion de dupes et de fripons. Ne


soyez ni parmi les uns ni parmi les autres." Et Vautrin,
le forçat évadé: „Il faut entrer dans cette masse d'hommes
— 171 —
comme un boulet de canon, ou s'y glisser comme une
peste. L'honnêteté ne sert à rien. L'on plie sous le-
pouvoir du génie, on le hait, on tâche de le calomnier,
parce qu'il prend sans partager; mais on plie s'il persiste;
en un mot on l'adore à genoux quand on n'a pas pu
l'enterrer sous la boue ... Je vous défie de faire deux
pas dans Paris sans rencontrer des manigances infernales . . .

Aussi l'honnête homme est-il l'ennemi commun. Mais que-


croyez-vous que soit l'honnête homme? A Paris, l'honnête
homme est celui qui se tait, et refuse de partager."
Rastignac est le type du jeune Français d'alors, suffi-
samment doué, mais assez insignifiant et sans autre
idéalisme que celui de ses vingt ans. Remué et tenté par
tout ce qu'il voit chaque jour, il se met, lui aussi, à la
poursuite de la richesse avec toujours plus d'ardeur et
toujours moins de scrupule. Comme il approuvait d'abord
l'honnêteté de son ami Bianchon à qui il demandait ce
qu'il ferait au cas où il pourrait s'enrichir en tuant un
mandarin chinois, sans bouger de Paris, et que cette seule
question révoltait! Et pourtant nous ne tardons guère à
voir le „mandarin" agoniser. Rastignac se dit d'abord,
comme tous les jeunes gens, que vouloir à tout prix être
riche et bien considéré, c'est la même chose que mentir,,
tromper, flatter et ramper devant ceux qui ont menti^
trompé, flatté ou rampé dans la poussière. Puis il chasse
cette pensée de son esprit en se disant qu'il n'a pas à
raisonner mais à suivre l'instinct de son coeur. Il est

encore trop jeune pour calculer, mais déjà assez vieux pour
que des rêves nébuleux et malsains hantent son cerveau.
Ses relations avec Delphine de Nucingen, la fille-
de Goriot, achèvent son éducation; il est initié à toutes
les infamies dont se compose la vie des classes supérieures
et, en même temps, ébranlé par le -cynisme railleur de-
Vautrin: „Encore deux ou trois réflexions de haute politique,,
et vous verrez le monde comme il est. En y jouant quel-
ques petites scènes de vertu, l'homme supérieur y satisfait
toutes ses, fantaisies aux grands applaudissements des niais-
— 17-2 —
'du parterre ... Je vous permets de me mépriser encore
aujourd'hui, sur que plus <ard vous m'aimerez. Vous
trouverez en moi de ces immenses abîmes, de ces vastes
sentiments concentrés que les niais appellent des vices;
mais vous ne me trouverez jamais ni lâche ni ingrat."
Les yeux de Rüstignac s'ouvrent; il voit toute l'hypocrisie
du monde, il se rend compte que les moeurs et les
lois ne sont que des murailles derrière lesquelles l'im-
pudence se cache. L'hypociisie règne partout: dans la
dignité, dans l'amitié, dans l'amour, dans la bonté, dans
la piété, dans le mariage. Avec un rare talent Balzac a
marqué ce moment de la vie du jeune homme où son
•coeur se gonfle de dégoût et de mépris: „Il alla s'habiller
en faisant les plus tristes, les plus décourageantes réflexions.
Il voyait le monde comme un océan de boue dans lequel
nn homme se plongeait jusqu'au cou, s'il y trempait le
pied. — Il ne s'y commet que des crimes mesquins se !

dit-il. Vautrin est plus grand." Il finit pourtant par


se trouver à l'aise dans cet enfer dont il a mesuré l'étendue,
et il se prépare à s'élever jusqu'au sommet de la société,
à devenir même ministre d'Etat comme nous le verrons
dans les romans postérieurs. Presque toutes les qualités de
Balzac se retrouvent dans „le Père Goriot" : sa verve
l>rutale, sa faconde intarissable s'accordent merveilleusement
avec le langfage pittoresque de la société mêlée, vile, im-
pertinente et grossièrement spirituelle que forment les
habitués de la pension Vauquer. Il n'y a presque pas

dans tout le roman de figure noble, et Balzac n'est point


tenté par conséquent de se laisser aller à une déclamation
.puérile. Par contre, le lecteur a toujours l'occasion d'admirer
avec quelle sûreté de regard et quelle habileté de touche
Balzac dissèque l'âme d'un criminel, d'une coquette, d'un
banquier ou d'une vieille fille jalouse.
Goriot, qui a donné son nom au roman, Goriot lui-
même, le vieux père renié et abandonné par ses filles,
n'est sûrement pas un personnage absolument parfait.
*CJ'est une victime, et, quand il introduit des victimes dans
— 173 —
son oeuvre, Balzac est toujours sentimental. Goriot est
pour lui „le Christ de la Paternité", et malgré cela il y
a dans son amour paternel un tel caractère sensuel et
hystérique que nous en souffrons presque.*)
Cependant la peinture de ce vieillard délaissé, que-
ses propres filles se plaisent à torturer et à briser, donne-
au roman son unité par laquelle il nous captive. Il a 3'^

là une satire de la société qu'on dirait imitée de Juvénal


et qui ressemble à une épigramme. Delphine refuse de
visiter son père mourant parce que, pour s'élever d'un
degré sur l'échelle sociale, elle veut se rendre chez Madame-
de Beauséant à un bal où elle est invitée, et où „Tout-
Paris" ne se porte que pour observer, avec une cruelle
curiosité, dans la mine de l'hôtesse la douleur qu'elle a
dû éprouver en apprenant que son amant, le marquis
d'Ajuda, a signé le matin même son contrat de mariage..
Nous suivons donc Delphine allant chez Madame de
Beauséant, dans son carrosse, aux côtés de Rastignac.
Celui-ci qui la sent bien capable de passer sur le cadavre-
de son père pour se rendre à une invitation au bal, mais-
qui n'a pas la force de rompre avec elle ni de lui en
faire des reproches, ne peut pourtant s'empêcher de fairfr
allusion au triste état du moribond. Des larmes viennent
alors aux yeux de la fille dénaturée, mais elle se dit qu'elle
sera bien laide si elle pleure, et ses larmes cessent dé-
couler —„Demain, dit- elle, j'irai garder mon père et
ne quitterai pas son chevet", et elle est sincère en parlant
ainsi, car elle n'est ni mauvaise ni pervertie, elle incarne
tout simplement les contrastes de la société: elle n'est
point de naissance noble, mais elle est entrée dans la
noblesse par son mariage, elle est riche, mais elle ne peut
disposer de sa fortune par suite précisément de ce mariage-
odieux; elle est avide de jouissances, frivole et ambitieuse.
Balzac n'a pas su créer une figure aussi pure que la

*) „Mon Dieu ! elle a pleure ! — La tête sur mon gilet,


dit Eugène. — Oh! donnez-le moi, dit le père Goriot".
— 174 —
€orclelia de Shakespeare, car le grand, le noble n'était
pas de son domaine, mais il a su peindre une Régane et
une Gonéril avec plus de vérité et d'exactitude que le
«élèbre dramaturge anglais.

Chapitre XVI.

Balzac (suite).

En 1836,Balzac entra un jour, le visage tout réjoui,


€hez sa brandissant comme un tambour-major sa
soeur,
grosse canne à pommeau de turquoises,*) où il avait fait
graver en turc la devise d'un sultan: „je suis briseur
d'obstacles," et fredonnant un air militaii-e „félicite-moi, :

mon enfant, dit-il, je suis en train de devenir un grand


génie." Il venait de concevoir l'idée de réunir en une
seule oeuvre, „La Comédie humaine," tous les romans
qu'il avait écrits jusque-là et ceux qu'il écrirait encore.
Le plan était grandiose et si singulier que personne n'y
avait encore songé; il était sorti du même esprit systé-
matique au début de sa carrière, avait déjà eu l'idée
qui,
d'une série de romans embrassant plusieurs siècles; mais
il était infiniment plus intéressant et plus fécond que le
premier. Car si l'oeuvre réussissait, elle pourrait produire
l'illusion qu'elle traitait des faits historiques, elle ne
serait pas seulement un fragment de la vie dont l'art
aurait fait une image de la vie dans son ensemble, elle

*) Cette canne fameuse a inspire à Mme de Girardin le


roman spirituel:„La canne de M. de Balzac."
— 175 —
pourrait prétendre à être considérée au point de vue
scientifique comme un tout. Dante a fixé dans sa „Divine
Comédie" toutes les idées et toute la civilisation du
moyen-âge son ambitieux rival voulut, au moyen de deux
;

à trois mille personnages vivants dont cliacun en représente


cent autres, donner un vaste tableau de toutes les classes
de la société en France et résumer ainsi également les
idées de son époque.
Il est indéniable que le succès fut immense. L'Etat
de Balzac a comme TEtat réel, ses ministres, ses au-
torités, ses généraux, ses financiers, ses industriels,
ses marchands, ses paysans; il a ses prêtres, ses
médecins de ville et de campagne, ses dandys, ses
peintres, ses sculpteurs, sesdessinateurs, ses poètes, ses
.

écrivains, ses journalistes, son ancienne et sa nouvelle


noblesse, ses femmes vaines et perverties, aimables et
dévouées, ses bas-bleus pleins de talent, ses vieilles filles
^t ses actrices et enfin ses nombreuses courtisanes. Et
l'illusion frappante et complète.
est Car, comme les
personnages passent continuellement d'un roman à l'autre,
•comme nous les voyons dans toutes les phases de leur
développement, comme on parle d'eux, même lorsqu'ils
n'apparaissent pas, comme nous possédons sur leur phy-
sionomie, costumes, leurs demeures, leur manière
leurs
•de vivre, des renseignements aussi exacts que ceux qu'aurait
pu nous fournir un marchand de nouveautés, un juriste,
un brocanteur ou un médecin, comme en même temps
la peinture est si vivante qu'on se figurerait devoir
rencontrer le personnage dans la rue ou la maison
désignée, ou bien chez telle dame de l'aristocratie que
les romans ont rendu célèbre et dont il fréquente habi-
tuellement chaque jour le salon, il semble presque—
incroyable que ce soient là des êtres imaginaires, et in-
volontairement on croit les retrouver dans la France d'alors.*)
Je n'entends pas seulement par ce mot une partie de la
France, mais le pays tout entier, car Balzac en a décrit
*) cf. Brandes: Critiques et Portraits.
— ITf) —
successivement les villes et les contrées les plus différentes.*))
Bien loin de dédaigner la Province, il est fier de nous-
montrer qu'il connaît toutes les particularités de sa vie-
stagnante, ses vertus se résumant dans la résignation, et
ses vices issus de la misère. Mais ce qui vit avant tout
dans son oeuvre, c'est Paris et non pas le Paris d'il y a.
quatre cents ans, le Paris, de „Notre-Dame de Paris,"
encore moins le Paris idéal de Hugo, la nouvelle Jérusalem
des esprits et des lumières, mais la ville réelle d'aujour-
d'hui avec toutes ses joies, ses chagrins et ses hontes,
la merveille séduisante des temps modernes qui dépasse
les sept merveilles de l'antiquité, le polype gigantesque
aux cent mille bras auxquels rien n'échappe, le grand
cancer qui ronge la moelle de la France, c'est le Paris
qu'il avait sous les yeux avec ses rues étroites, qu'il
peint à la manière de Eembrandt, avec son océan de
voix dont il renvoie l'écho comme un puissant orchestre
— comme que les initiés des mystères antiques,
si, tel
il avait avalé tambours et des cymbales.**) Balzac
des
connaît tout de Paris, les maisons, les logements et leurs
mobiliers, la généalogie des fortunes et des objets d'art,.
les toilettes et les notesdes dames et des
de tailleurs
dandys, les procès des familles, l'état de santé, la manière
de vivre, les besoins et les désirs de toutes les classes
de la population. Il avait sucé la grande ville par tous-
les pores.
Tandis que les romantiques
contemporains fuyaient
le Paris embrumé et bourgeois modernes pour aller
ses
chercher leurs inspirations en Espagne, en Afrique, en

*) Issoudun dans „Un ménage de garçon", Douai dans


.La recherche de l'absolu", Alençon dans „La vieille fille",
Besançon dans „Albert Savarus", Saumur dans „Eugénie
Grandet", Angoulême dans „Les deux poètes'', Tours dans
„Le curé de Tours", Limoges dans „Le curé de village", Sancerre
dans „La muse du département'" etc. . .

**) Voir l'Introduction de „La fille aux yeux d"or", oii la.
richesse, Tardeur fiévreuse, l'humeur de la vie parisienne sont,
repi'ésentées avec un talent incomparable.
— 177 —
Orient, Balzac aimait par-dessus tout son soleil parisien.
Tandis qu'autour de lui on s'efforçait d'évoquer l'ombre
d'une beauté éloignée ou depuis longtemps disparue, il
n'éprouvait pas plus d'horreur pour le laid que le botaniste
n'en éprouve pour l'ortie, le naturaliste pour le serpent,
le médecin pour la maladie. A la place de Faust, ce
n'est pas Hélène qu'il aurait évoquée mais bien plutôt
son ancien ami Vidocq, ce criminel devenu préfet de
police, pour se faire raconter ses aventures.
Balzac avait recueilli une quantité innombrable
d'observations, et quand il les reproduit dans ses intro-
ductions, comme quand il peint un logement, un person-
nage, voire même un nez, il finit, à force d'exactitude
minutieuse, par lasser et impatienter le lecteur.
Mais il arrive parfois que son imagination ardente
réussit à fondre tous les éléments que lui livre sa mémoire,
comme Benvenuto Cellini fondait ses assiettes et ses
cuillers pour couler son Persée.
Goethe dit quelque part (Tagebuch. 26 février 1780):
„Avec la synthèse, il m'est impossible de rien comprendre,
mais quand j'ai bien remué la paille et les tisons et
que j'ai essayé de me chauifer, mais en vain, quoique le
feu couve sous la cendre et que la fumée sorte de tous
les côtés, à la fin la flamme jaillit subitement et embrase
tout le tas." Chez Balzac, on sent encore la fumée
jusque dans ses descriptions, mais la flamme finit toujours
par s'élever.
Balzac ne fut pas seulement un grand observateur, il
fut encore un voyant. Voici ce qu'il raconte dans la
nouvelle „Facino Cane" (1836): „Lorsque entre onze
heures et minuit, je rencontrais un ouvrier et sa femme
revenant ensemble de l'Ambigu-Comique je m'amusais à les
suivre. Ces braves gens parlaient d'abord de la pièce
qu'ils avaient vue; de fil en aiguille, ils arrivaient à
leurs affaires; la mère tirait son enfant par la main sans
écouter ses plaintes. Les deux époux comptaient l'argent
qui leur serait payé le lendemain; ils le dépensaient de
Brandes, l'école romantique en France. 12
— 178 —
vingt manières différentes. C'étaient alors des détails de
ménage, des doléances sur le prix excessif des pommes
de terre ou sur la longueur de Thiver, enfin des discussions
qui s'envenimaient et où chacun déployait son caractère
en mots pittoresques. En entendant ces mots je pouvais
épouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos,
je marchais les pieds dans leurs souliers percés. Leurs
idées et leurs besoins passaient dans mon âme; c'était le
rêve d'un homme éveillé." Dans cette ivresse des sens
il s'oubliait lui-même pour se laisser absorber entièrement

par son époque. Il ne créait pas seulement ses personnages,


il vivait de leur vie, il parlait d'eux avec ses amis comme

de personnages réels. Allait -il dans quelque endroit


qu'il voulait décrire, il disait: „je pars pour Alençon,
pour Grenoble où demeurent Mademoiselle Cormon, M.
Bénassis." Il envoj^ait à sa soeur des nouvelles de son
monde fictif: „Savez- vous qui Félix de Vandenesse épouse?
Une demoiselle de Grandville. C'est un excellent mariage,
qu'il fait là; les Grandville sont riches, malgré ce que
Mademoiselle de Bellefeuille a coûté à cette famille." Un
jour même que Jules Sandeau parlait devant lui de sa
soeur malade, Balzac qui l'avait écouté un moment avec
distraction, l'interrompit pour lui dire: „Tout cela est
fort bien, mon cher ami, mais revenons maintenant à
la réalité et parlons d'Eugénie Grandet." Balzac devait
nécessairement, on le voit, éprouver lui-même l'illusion à
ce degré pour pouvoir la communiquer aux autres avec
la même force. Son imagination était doublée d'un don
de persuasion qui ne laissait subsister aucun doute. On
se soumettait à ses jugements même dans ïa vie ordinaire.
L'un des nombreux projets qu'il avait conçus pour se
délivrer de ses dettes était de transformer le désert qui
entourait „les Jardies", petite propriété qu'il avait achetée
pour constituer un gage à sa mère, en serres immenses
qui n'exigeraient qu'un médiocre chauffage, parce qu'en
cet endroit il n'}' avait pas d'ombre et qu'elles recevraient
directement la chaleur du soleil. Il voulait élever dans
— 179 —
•ces serres cent mille ananas qui, vendus seulement cinq
francs au lieu d'un louis qu'ils coûtent ordinairement,
rapporteraient à l'heureux propriétaire un bénéfice net de
quatre cents mille francs, sans qu'il ait besoin de fournir
la moindre copie. Il fit part de ce projet à ses amis,
avec une éloquence si persuasive que ceux-ci se mirent
immédiatement à la recherche d'une boutique sur les
boulevards pour la vente de ses fruits, et qu'ils discutaient
déjà avec lui la forme et la couleur de l'enseigne. Une
autre fois il crut avoir découvert l'endroit où, près du
morne de la Pointe-à-Pitre, Toussaint Louverture avait
caché ses trésors, il en parla à Gautier et à Sandeau qui
ne purent résister à sa A^ertigineuse parole et se laissèrent
-séduire. „Mais, dit Gautier, l'argent manqua pour payer
le passage; à peine avions-nous de quoi acheter les pioches."
Personne n'a jamais eu une imagination plus puissante
<:|ue Balzac. Et cette imagination qui dominait les autres
le tyrannisait lui-même cruellement. Elle ne lui laissait
pas de repos, ne se contentait pas de projets, chimériques,
des douces mais stériles rêveries de l'artiste; elle le
forçait à se maintenir continuellement dans la disposition
indispensable au travail, elle l'obligeait à créer sans cesse
pour ne point laisser tomber son enthousiasme. Quand,
•dans son roman „Cousine Bette", faisant allusion à la
paresse du grand sculpteur Wenceslas Steinbock, il cite
-ces mots d'„un grand poète": „Je me mets au travail
avec désespoir et je le quitte avec chagrin", il est manifeste
<iue cette citation lui appartient à lui-même. Il ajoute:

„Si l'artiste ne se précipite pas dans son oeuvre, comme


Curtius dans le gouffre, comme le soldat dans la redoute,
sans refléchir, et si dans ce cratère, il ne travaille pas
comme le mineur enfoui sous un éboulement, s'il con-
temple enfin les difficultés, au lieu de les vaincre une à
une etc. il assiste au
. . suicide de son talent." Voilà
comme Balzac travaille, mais ce n'est pas la seule manière
de travailler ni même la plus parfaite. Des artistes plus
calmes et moins modernes ne se sont pas laissés troubler
12*
— 180 —
quand ils étaient dans le cratère fumant; ils ont su garder
la sûreté de leur jugement et n'ont pas amusé ou ennuyé
par le sujet seul qu'ils traitaient, comme il arrive à
l'auteur du „Curé de Village" „Médecin de Cam-
et du
pagne." Il leur manque souvent par contre un certain
îeu, ce quelque chose qui empoigne et qui enchaîne et
qui est devenu un besoin pour nos nerfs.
Dans Tavant-propos qui précède „la Comédie humaine"
Balzac dit son intention et son but après avoir exprimé
tout son dédain pour la manière ordinaire d'écrire l'histoire :
„En lisant les sèches et rebutantes nomenclatures de faits
appelées histoires, qui ne s'est aperçu que les écrivains
ont oublié dans tous les temps de nous donner l'histoire
des moeurs?" Il veut combler autant que possible cette
lacune; il veut dresser l'inventaire des passions, des vices
et des vertus de la société en faisant de ses caractères
des types, et, avec beaucoup de patience et de courage,
il écrit „le livre que Home, Athènes, Tyr, Memphis, la
Perse et l'Inde ne nous ont malheureusement pas laissé
sur leur civilisation." On voit comme Balzac fait peu
de cas de l'histoire, tout simplement parce qu'il l'ignore.
11 fut en réalité moins l'historien que le „naturaliste" de
son temps selon sa propre et très juste expression. Il se
réclame de Geoifroy-Saint-Hilaire qui venait de démontrer,
dans sa grande querelle avec Cuvier, r„unité de com-
position" des différentes espèces. En face des vrais
naturalistes il se dit, lui, docteur des sciences sociales".
La Société, dit-il, ressemble à la Nature. Elle fait de
l'homme —
selon le milieu où il est appelé à se développer —
autant d'hommes qu'il y a de variétés en zoologie. Les
diiîérences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur
etc. sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables
que celles qui distinguent le loup, le lion, l'âne, le corbeau,
etc.". Il faut noter pourtant, avec Balzac lui-même, que
la société diffère de la nature en deux points au moins:
dans la société „la femme ne se trouve pas toujours être
la femelle du mâle", et, de, plus la nature a posé pour
— 181 —
les variétés animales, des bornes entre lesquelles la société
Tie devait pas se tenir; l'individu peut, dans la société,
passer d'un état à un autre, ne peut pas, dans la nature,
il

passer d'une espèce à une Ce que Balzac veut


autre.
dire au fond, et très justement, c'est qu'il considère l'hu-
manité absolument en naturaliste. Il ne moralise ni ne
condamne jamais; ni le dégoût ni l'enthousiasme ne
peuvent Temj^^cher, comme tant d'autres, d'être vrai dans
ses peintures. Vue au microscope une tête d'araignée est
plus grande et plus richement organisée que l'éléphant
le plus monstrueux; au point de vue scientifique le lion
superbe n'est qu'une paire de mâchoires portée par quatre
pattes. Son genre de nourriture détermine la forme de
ses dents, de son os maxillaire, de son omoplate, de ses
muscles et de ses griffes dont l'ensemble fait de lui un
animal majestueux. De même ce qui, dans certaines
circonstances, est un crime vulgaire peut être aussi regardé
•comme une image en raccourci des plus grands crimes
célèbres qu'a enregistrés l'histoire. Ici se révèle la per-
spicacité pénétrante de Balzac. Déjà dans „Eugénie
•Grandet" les exemples abondent. Lorsque le moment
approche où Eugénie doit avouer à son père avare qu'elle
a donné son or à son cousin Charles, Balzac écrit: Dans
trois jours devait commencer une terrible action, une
tragédie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang
répandu mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que
;

tous les drames accomplis dans l'illustre famille des


Atrides". Cela revient à dire: mon roman bourgeois est
plus tragique que votre tragédie classique. Quand, dans
„le Père Goriot" Madame Vauquer se lamente de voir
ses pensionnaires la quitter, Balzac dit encore: „Quoique
lord Bjron ait prêté d'assez belles lamentations au Tasse,
elles sont bien loin de la profonde vérité de celles qui
échappaient à Madame Vauquer". Cela signifie: la réalité
vulgaire que je peins est, si on sait la saisir avec force,
plus intéressante que toutes vos nobles abstractions.
Dans „Grandeur etDécadence de César Birotteau",
«dont le titre rappelle ironiquement l'ouvrage célèbre de
— 182 —
Montesquieu, Balzac compare avec une impertinence géniale-
la prospérité et la banqueroute d'un brave parfumeur
parisien avec le siège de Troie et la destinée de Napoléon r.

„Troie et Napoléon, dit-il, ne sont que des poèmes. Puisse


cette histoire être le poème des vicissitudes bourgeoises
auxquelles nulle voix n'a songé, tant elles semblent dénuées
de grandeur! ... il ne s'agit pas ici d'un seul homme,
mais de tout un peuple de douleurs." Cela veut dire
en d'autres termes: dans la Poésie rien n'est grand ni
petit en soi; il m'est permis de voir un poème héroïque

dans cette lutte pour la vie d'un pauvre coiffeur, de


montrer que les événements d'une existence obscure sont
tout aussi importants et aussi dignes d'attention que les-
plus terribles révolutions dans la vie des peuples-. Et
quand, dans ce chef-d'oeuvre qu'est „Un Ménage de
Garçon", le joli et habile spadassin, Max Gilet, succombe
dans son duel avec Philippe, Balzac fait cette réflexion:
„Ainsi périt un de ces hommes destinés à faire de grandes
choses, s'il était resté dans le milieu qui lui était propice •,.

un homme traité par la nature en enfant gâté, car elle


lui donna le courage, le sang-froid et le sens politique-
à la César Borgia." Ces derniers mots sont si justes
qu'il semble au lecteur qu'il voit Max pour la première
fois sous son vrai jour.
Comme le vice, la vertu chez Balzac s'explique
naturellement. Bien qu'il se livre parfois à la déclamation
et à la sentimentalité, surtout lorsqu'il parle en catholique-
de devoir et de charité, Balzac ne manque pourtant jamais
de signaler à quelles causes diverses se rattache la vertu::
le tempérament froid et flegmatique, l'orgueil, le calcul
inconscient, une noblesse innée de la pensée, la vanité
blessée chez la femme, la naïveté chez l'homme ou l'es-
pérance d'une récompense dans une vie future.*)

*) cf. Pellissier. Le mouvement littéraire au XIXe siècle:


„Balzac ne croit pas à la liberté morale. Il fait de l'homme-
un agent irresponsable, une composition de forces aveugles.
La vertu, de même que le vice, est à ses yeux, tout instinctive,'^
— 183 —
Pour comprendre exactement comment le talent de
Balzac s'est développé, il faut successivement „Un
lire
Ménage de Garçon" „Cousine Bette" et „Illusions perdues".
Le premier roman, un des moins lus, nous donne sous
un certain vernis d'élégance et de distinction, la psycho-
logie d'une petite ville et d'une famille qui se ramifie dans
la capitale. Le personnage principal est un officier de
la Garde impériale dépravé et perverti d'un caractère
énergique , mais la personnification même du plus vil
égoïsme. C'est le miles glorios us devenu non pas
lâche mais criminel.
„Cousine Bette", un des romans qui obtint le plus
de vogue, peint avec une vérité qui n'a point encore été
dépassée, la puissance destructrice de l'amour. Shakespeare
n'a pas traité ce sujet dans „Antoine et Cléopâtre" avec
plus d'adresse et avec plus de force de persuasion. Dans
„Les Illusions perdues" enfin, il est (juestion des abus de
la presse et de la démoralisation générale dont ils sont
cause. On sait quelle importance extrême Balzac attache
au titre de chacun de ses romans. En un certain sens,
toute son oeuvre pourrait s'intituler: „les Illusions perdues".
Mais aucun autre livre ne montre mieux comment Balzac
conçoit et juge son époque. L'influence pernicieuse du
journalisme est ici représentée en général comme le vilain
côté de la vie publique. De même que la plupart des
grands écrivains qui meurent avant d'avoir atteint la
vieillesse, Balzac n'avait guère de motifs de se déclarer
satisfait de la critique des journaux. On ne le comprenait
pas, les meilleurs talents eux-mêmes, comme Sainte Beuve,
étaient trop différents de lui,et, en tous cas, n'étaient pas

à la distance nécessaire pour pouvoir reconnaître sa gran-


deur. Lui, de son côté, menait une vie solitaire; il ne
faisait pas, comme les autres, de démarche pour assurer
le succès de ses ouvrages, et il avait excité ainsi autant de
jalousie que de curiosité. Il présentait maintenant dans

„Les Illusions perdues" un tableau de la presse que celle-


ci ne lui pardonna jamais. De tous ses adversaires, Jules
— 184 —
Janin était le plus puissant, et par conséquent le plus à
redouter. Balzac l'introduisit dans son roman sous le nom
d'Etienne Lousteau et le peignit sous un jour sinon odieux
du moins peu favorable. La critique que Jules Janin fît
du roman en fut d'autant plus intéressante, comme elle l'est
d'ailleurs encore aujourd'hui. Elle parut en 1839 dans la
„Revue de Paris" dont Balzac lui-même avait été autrefois
le collaborateur, mais qui, après avoir perdu un procès
contre lui, le poursuivait maintenant d'une haine implacable.
C'est une critique pleine de fiel et grossière quoique spirituelle
et qui n'a pas survécu au roman qu'elle voulait anéantir.
Un tout jeune et pauvre poète de la Province, beau
comme un dieu, mais caractère faible et demi-talent, est
emmené à Paris par la „muse de son département", un
noble et élégant bas-bleu. A Paris seulement, leur liaison
devait se sceller quand, subitement, le bas-bleu, après s'être
laissé séduire par les manières du grand monde, voit d'un
tout autre oeil son cavalier- servant. Elle commence par
lui témoigner de la froideur et rompt bientôt avec lui
pour un dandy de cinquante ans. Nous voyons alors le
provincial se transformer peu à peu en parisien, Lucien
veut se consacrer aux Lettres; il a composé un roman
d'après Walter Scott et un volume de poésies et a déjà
fait la connaissance d'un petit cercle de fiers et pauvres
étudiants, esprits distingués à qui appartient la France
de demain. Mais les mois de pauvreté, de privations, de
travail forcené et d'espérance durent trop longtemps; il
veut jouir immédiatement, être célèbre, se venger de tous
ceux qui l'ont humilié quand il n'était encore qu'un pauvre
enfant de la campagne. Il trouve dans ce qu'on appelle „la
petite presse" le moyen d'atteindre son but; il en éprouve
le vertige et se précipite tête baissée dans le journalisme.
Lousteau le conduit chez un grand libraire du Palais-
Royal: „De phrase en phrase le libraire grandissait dans
l'espritde Lucien, qui voyait la politique et la littérature
convergeant dans cette boutique. A l'aspect d'un poète
éminent y prostituant la muse à un journaliste, y humi-
— 185 —
liant Tart, comme la femme était liumiliée, prostituée
sous ces galeries ignobles, grand
de province
le homme
recevait des enseignements terribles. L'argent! c'était le
mot de toute énigme. Lucien se sentait seul, inconnu,
rattaché, par le fil d'une amitié douteuse au succès et à
la fortune. Il accusait ses tendres, ses vrais amis du
•Cénacle de lui avoir peint le monde sous de fausses cou-
leurs, de l'avoir empêché de se jeter dans cette mêlée,
sa plume à la main." En sortant de la librairie, les deux
amis vont au théâtre; Lousteau, en qualité de journaliste,
est partout le bienvenu. Le Directeur du théâtre lui
explique comment une cabale montée contre la pièce a été
déjouée par les riches admirateurs de ses deux meilleures
-actrices: „Depuis deux heures, aux oreilles de Lucien, tout
se résolvait par de l'argent. Au Théâtre comme en Li-
l3raiiie, en Librairie comme au Journal, de l'art et de la
gloire il n'en était pas question. Ces coups du grand
balancier de la Monnaie, répétés sur sa tête et sur son
coeur les lui martelaient." La conscience de Lucien
s'élargit il devient le critique littéraire d'un journal im-
;

pudent et sans principe. Aimé et entretenu par une actrice,


il tombe toujours plus bas dans la dépravation. 11 passe
des libéraux aux conservateurs. Sa dégradation enfin est
complète quand, forcé d'écrire un article odieux contre un
'livre qu'il admire et que vient de publier son plus grand
et son plus noble ami, (l'écrivain idéal de Balzac) il va,
avant l'impression de sa critique, frapper à la porte de
cet ami pour implorer son pardon. A cette perversité du
coeur viennent se joindre les misères de la vie. L'actrice
meurt, et comme Lucien est trop pauvre pour la faire
enterrer, il se contente d'écrire à son chevet des poésies
obscènes. Il soubrette de son amante un
accepte de la
louis qui n'a point été honorablement gagné et finalement
retourne dans sa province. Tout cela est saisissant et vrai
d'une horrible vérité. Balzac s'est départi, dans cet unique
roman, de l'impartialité du naturaliste qu'il observe toujours,
pour brandir des scorpions sur la tête de ses envieux.
— 186 —

Chapitre XVII.

Balzac (suite).

Michelet dit, dans son Histoire de France, qu'avea


rintroduction du café commenta une nouvelle époque dans
la vie intellectuelle de la nation. C'est là sans doute
une assertion exagérée; on peut dire cependant que l'arôme
du café se sent dans le style de Voltaire, comme le fumet
du vin dans le style des écrivains antérieurs. Balzac
travaillait avec une telle ardeur que le café seul pouvait
le soutenir pendant ses longues veilles. Il en fit un tel

abus qu'il ruina sa santé. Quelqu'un a dit de lui avec


justesse: „Il a vécu et il est mort de cinquante mille
tasses de café". Sa fièvre de travail et sa surexcitation
se trahissent dans son oeuvre; mais il est vraisemblable
que, même avec im genre de Aie plus calme, il n'aurait
pas vécu plus longtemps. Le travail est son élément, il
lui est aussi indispensable que la mer au marin.
Dans les seize dernières années de sa vie une corres-
pondance quotidienne avec une dame éloignée de Paris
vint interrompre en même temps que ranimer son ardeur.
Le roman „Albert Savarus" est une histoire discrète de
ces relations purement intellectuelles. Balzac avait fait
la connaissance de Madame Hanska, comtesse russe, au
cours d'un de ses voyages. Leur correspondance, commencée-
en 1833, ne fut que rarement interrompue par leurs courtes
entrevues. Elle devint de plus en plus intime et se termina
en 1850 par le mariage de Balzac avec cette femme qu'il
avait si longtemps admirée et qui était veuve depuis quel-
ques années. Il est difficile de dire avec précision quelle
influence elle exerça sur les romans de Balzac, puisque
plusieurs, absolument dissemblables au fond, ont été inspirés
— 187 —
par elle, tels que le roman „Séraphita" dont
le mysticisme-

rappelle aussi Swedenborg, Nouvelle si sensée et si-


et la
intéressante „Modeste Mignon". Balzac avait désiré cette
union depuis longtemps déjà, mais il l'avait différée jus-
qu'à ce que ses dettes fussent payées. Il se choisit alors

une jolie maison dans Paris et partit chercher sa fiancée-


en Russie. Mais, avant même la célébration du mariage-
à Berditschew, une maladie mortelle causée par l'excès
de travail se déclara chez lui. Il vécut peu de temps-
avec sa femme. Le mariage avait eu lieu en mars 1859;.
trois mois après Balzac n'était plus. Ses amis se rappe-
lèrent le proverbe turc: „quand la maison est achevée,.
la mort entre". Elle arriva en effet quand Balzac eut
atteint tout son développement intellectuel.
Jamais il n'avait mieux écrit, jamais il n'avait été-
plus profond que dans les dernières années de sa vie; il
était alors aussi à l'apogée de la gloire qui n'était venue-
à lui que bien lentement. Après qu'il eut publié une-
douzaine de romans qui n'eurent guère de succès, quelques-
jeunes talents de la nouvelle génération s'étaient rapprochés-
de lui et lui étaient restés fidèles. Il leur recommandait
le travail, la solitude et même
(d'un ton demi-railleur),
la chasteté la plus absolue, voulaient réussir dans la
s'ils

carrière des Lettres. Il ne permettait les lettres avec-


la personne aimée que parce qu'elles „formaient le style".
Ils s'étonnaient de recevoir ce conseil d'un homme dont
les livres faisaient pousser à la presse des clameurs d'in-
dignation à cause de leur immoralité; ils ne savaient pas
encore que ce reproche est toujours la première et la
dernière injure lancée contre une oeuvre forte par une
critique impuissante. Malgré toutes les attaques qu'il*
eut à subir, le nom de Balzac devint de plus en plus
célèbre. A la veille de sa mort, ses contemporains s'aper-
çurent qu'ils possédaient en lui l'un des vrais grands
écrivains qui donnent à une forme d'art l'empreinte de-
leur esprit. Il n'avait ])as seulement créé la forme du,
roman moderne; enfant d'un siècle où l'art pénètre toujours-
— 188 —
'davantage dniis la science, il avait introduit une manière
d'observer et de peindre que d'autres pouvaient s'approprier.
"Son nom était déjà grand par lui-même; il le rendit plus
•grand encore en fondant une école dont les disciples sont
légion. De son vivant pourtant il était loin d'avoir cette
•célébrité qu'il obtint après sa mort: deux points faibles
:au moins que je relève dans son oeuvre en furent une
des causes principales.
Le style de Balzac était flottant, incertain, parfois
plat, parfois emphatique, et un défaut de style est toujours
•capital, parce que c'est précisément le style qui constitue
l'art. Les Français surtout, si délicats et si sensibles aux
beautés du style, furent choqués de celui de Balzac. Après
sa mort, ses oeuvres pénétrèrent à l'étranger, et là les dé-
fauts de son style furent moins sentis. Celui qui comprend
une langue étrangère, sans être cependant capable d'en
juger et d'en apprécier toutes les beautés, excuse facilement
'un style défectueux, quand il se trouve joint à d'autres
qualités de premier ordre. Telle était la situation du
grand public européen à qui s'adressaient les romans. Les
•classes cultivées en Italie, en Autriche, en Pologne, en
Russie goûtèrent pleinement Balzac sans se laisser arrêter
le moins du monde par les défauts de son style. Ce qui
ne veut pas dire néanmoins que ceux-ci ne nuisent pas
à la durée de son oeuvre, car toute oeuvre littéraire dans
laquelle la forme artistique manque ou est négligée est
fatalement condamnée à disparaître bientôt.
Cette vaste „Comédie humaine" (semblable au gigan-
1;esque tableau, long de mille stades, dont parle Aristote)
ne sera plus considérée par la postérité comme un tout.
Les parties dont elle se compose ne resteront dans le
domaine de la littérature universelle qu'autant qu'ils pré-
senteront une forme parfaite; comme document historique
sur une société depuis longtemps disparue, ils auront perdu
•à peu près tout intérêt.

Aux défauts de la forme s'ajouta chez Balzac le


maanque d'idéalisme. Il ne pouvait être complètement
— 189 —
apprécié de son temps, bien qu'il fût un grand poète^
parce qu'il n'était pas le guide intellectuel qu'on était habitué-
à trouver dans le poète. Il ne comprenait rien au mou-

vement religieux et social qui agitait son époque et qui


avait attiré si tôt George Sand et si puissamment Victor
Hugo, Lamartine et tant d'autres: c'était là une lacune
très grave chez ce grand naturaliste de l'âme humaine..
Beaucoup se sentirent rebutés par ses opinions politiques
et religieuses trop absolutistes. Au commencement on se-
contenta de sourire, quand on vit ce romancier sensuel et
réformateur se réclamer des monarchistes dogmatiques,
Joseph de Maistre et de Bonald peu à peu on s'aperçut qu'il
;

n'étaitqu'un esprit confus sans idées nettes. Sa sensualité-


ardente et son imagination déréglée le conduisirent, dans
la religion comme dans la science, au mysticisme.
Le magnétisme animal, qui, depuis 1820, jouait un
si grand rôle dans la littérature, le passionnait particuliè-

rement et lui expliquait tous les phénomènes psychiques.


Dans „la Peau de Chagrin", „Séraphita", „Louis Lambert'%
la Volonté est désignée comme une force semblable à la
vapeur, „comme un fluide qui peut tout changer à son
gré, même les lois immuables de la nature". En dépit de
sa modernité, Balzac est assez romantique pour croire à
la divination et s'adonner aux sciences occultes. Il faut

ajouter, pour être juste, que, par contre, malgré l'empreinta


qu'il reçut de son siècle, il appartenait, qu'il le sût et
qu'il le voulût ou non, —comme Hugo le déclara sur sa
tombe —„à la forte race des écrivains révolutionnaires."
Par nature comme par éducation, Balzac était fait
pour comprendre la vie dans toute sa plénitude et, la
comprenant, en jouir. Mais, initié de bonne heure à la
corruption de la société, il chercha autour de lui dans
son eifroi et son horreur du désordre, un frein pour
l'humanité brutale, et il ne le trouva que dans l'Eglise
catholique. De là cette opposition souvent si choquante
chez lui de la sensualité et de l'ascétisme, principalement
quand il parle des relations des deux sexes entre eux, et.
— 190 —
•qui gute des romans comme „Le Lys dans la Vallée,"
•qu'il regardait comme son chef-d'oeuvre, et „Les Mémoires
de deux jeunes Mariées." De là aussi l'opposition plus
fréquente encore des idées et des tendances philosophiques
et religieuses. Dans l'Introduction de la „Comédie
humaine" Balzac déclare d'abord que l'homme n'est par
lui-même ni bon ni méchant et que la société, loin de
le dépraver, comme l'a prétendu Rousseau, le perfectionne
et le rend m.eilleur; il se met ainsi inconsciemment en
contradiction flagrante avec la doctrine fondamentale de
l'Eglise sur la corruption de la nature humaine. Quelques
lignes plus loin, il loue le catholicisme comme le seul
système complet de répression des tendances dépravées de
l'homme et demande que tout l'enseignement soit confié
aux corps religieux. Il est si bien convaincu de l'existence
de ces „tendances dépravées" qu'il ne peint guère le
peuple, je veux dire les paysans et les valets, que comme
les ennemis communs de ceux qui possèdent (qu'on relise
ses déclamations emphatiques et comiques contre les valets
dans „Cousine Bette", contre les paysans dans „Les Paysans")
Il se plaît môme à cribler de ses traits les démocrates,
les libéraux, les Chambres et en général tout le régime
parlementaire.
Avec toutes ses grandes et brillantes qualités, Balzac
manque de ce que les Allemands entendent sous le mot
de „bildung", mot intraduisible en français ou très in-
exactement traduit par „éducation et culture"; son esprit,
sans cesse en travail, n'a jamais goûté le calme que donne
cette „bildung". Mais, il possédait, chose beaucoup plus
importante, un génie profond et un grand amour de la
vérité. Celui qui ne poursuit que le beau, ne peint de
l'arbre de l'humanité que le tronc et la cime. Balzac a
représenté cet arbre tout entier avec toutes ses racines,
avec sa vie souterraine qui est la condition de l'autre.
C'est là son mérite particulier. Les défauts de son style
et les lacunes de sa pensée ne peuvent empêcher la
postérité de reconnaître son génie.
— 101 —

Chapitre XVIII.

Beyle.

Nous plaçons aujourd'hui à côté de Balzac un autre


écrivain français de la même époque dont personne alors
n'a songé à le rapprocher, parce que sa vie littéraire était
aussi silencieuse que celle de Balzac était bruyante. Il

€st à noter d'ailleurs comme un fait caractéristique que,


de tous ses contemporains, Balzac fut le seul qui sut
l'apprécier. Nous voulons parler d'Henri Beyle. Aux yeux
de notre génération, Beyle et Balzac se complètent et sont
aussi inséparables que Lamartine et Hugo. Leur rapproche-
ment peut étonner pourtant, parce que l'un a écrit plus
de cent romans et l'autre, un petit nombre dont seulement
deux chefs-d'oeuvre. Mais les romans de Beyle sont si
admirables qu'ils l'élèvent au même rang que le créateur
du roman moderne, et parmi les autres ouvrages du môme
auteur (ouvrages biographiques, théoriques, critiques, des-
•criptions de voyages) —
car Beyle a laissé à peu près
vingt volumes —
il en est quelques-uns qui ont exercé
dans la littérature une aussi grande influence que ses romans.
Comparé à Balzac, Beyle est l'esprit de réflexion opposé
à l'esprit d'observation, il est le penseur opposé au voyant.
Nous pénétrons dans le coeur des personnages de Balzac,
nous voyons les passions qui les agitent. Les personnages
de Beyle au contraire sont conduits par leur tête parce
que Beyle lui-même est un logicien, —
et c'est là sa
grande prétention*) —comme Balzac est une nature
instinctive riche et exubérante.

*) cf. Mérimée (Portraits historiques) „il se piquait de


;

n'agir que conformément ù la raison „il faut avant tout se laisser


;
— 192 —
Entre Hugo et Bejde il y a à peu près les mêmes
rapports qu'entre Léonard de Vinci et Michel-Ange. L'ima-
gination plastique de Hugo représente une humanité
supérieure, colossale, riche en muscles, éternellement aux
prises avec la souffrance. La pensée mystérieuse, complexe
et raffinée de Beyle crée un petit groupe d'hommes et de
femmes qui, par leur expression profonde et énigmatique,
leur sourire séduisant, doux et criminel, attirent et enchaînent
comme par un lien magique. Assurément Michel-Ange,
plane autant au-dessus de Hugo que Léonard de Vinci au-
dessus de Beyle. Mais, de même que Hugo se rapproche
dans son style du Moïse de Michel -Ange, de même la
duchesse de Sansévérina de Beyle rappelle la Mona Lisa
de Léonard. Beyle est un idéologue parmi les écrivains
français de son temps comme Léonard parmi les grands
peintres de la Renaissance.
Nous avons déjà rencontré Beyle comme l'un des
chefs des combats d'avant-poste livrés à la tragédie classique
française et au chauvinisme entretenu dans le camp classique
contre les littératures étrangères, tout simplement à
cause de leur caractère étranger. Dans ces combats, Beyle
a frayé la voie à la nouvelle littérature. Nul autre n'a
infligé des défaites plus sensibles aux écrivains de l'Empire,
bien qu'il fût lui-même, à un certain sens, tout à fait
un homme de l'Empire. C'est qu'en effet ce qui lui assure
une place à part parmi les romantiques, c'est qu'il est
le seul des grands écrivains de 1830 qui ait vécu toute
l'époque impériale, qui ait vu la bataille de Marengo et
l'entrée à Milan, la bataille d'Iéna et l'entrée à Berlin,
rincendie de Moscou et la retraite de Russie, et dont les
oeuvres embrassent par conséquent tout le siècle. Lui
seul des romantiques de 1830 a conversé avec Napoléon
et avec Byron, H n'est que d'un an plus jeune que No-

guider par la logique „disail-il en mettant un


intervalle entre-
la première syllabe et le reste souffrait impa-
du mot, mais il
tiemment que la logique des autres ne fût pas la sienne."
— 193 —
dier; mais, tandis que celui-ci n'est qu'un héraut dont
les fanfares réveillaient les esprits, Beyle, avec sa lance
et son drapeau, nous apparaît comme un vrai combattant,
comme un hussard romantique, (l'expression est de Sainte-
Beuve) capable à lui seul de prendre une ville d'assaut.
L'esprit de Nodier était hanté des souvenirs de la
Révolution française —
il ne peut se lasser d'en peindre les

grands hommes, les victimes, les conjurations etc. Beyle —


était fasciné par la carrière brillante et la chute de Napoléon.
Marie Henri Beyle naquit à Grenoble le 23 janvier
1783; il était fils d'un avocat qui appartenait à la haute
bourgeoisie du pa3's. A pßine âgé de huit ans, il perdit
sa mère et en éprouva une si profonde douleur qu'il ne
put jamais s'en consoler. Son père, homme taciturne, ne
s'occupait guère de ses enfants et les traitait avec une
rigueur extrême. Il confia le jeune Henri à de pauvres

abbés que celui-ci ne tarda pas à détester comme des


tyrans et des hypocrites. De bonne heure s'éleva entre
son père et lui une haine qui ne s'éteignit jamais*).
C'est dans la maison de son grand -père maternel,
médecin très célèbre et très cultivé, que l'enfant trouva
les seuls plaisirs qu'il goûta dans les premières années de
sa vie. Les ordres cruels du père étaient exécutés avec
tant de sévérité qu'à quatorze ans Henri n'avait encore
que trois camarades. Cet enfant qui portait en lui le
germe de la plus profonde originalité, dont le trait fon-
damental du caractère était une indépendance jalouse, dont
le tempérament énergique aspirait aux actions d'éclat et
chez qui s'éveilla de bonne heure une sensualité ardente,
fut élevé dans une obéissance si stricte que la révolte in-
térieure la plus violente devait en être la conséquence
naturelle. Comme les abbés, ses précepteurs, qui vivaient
dans une crainte continuelle de la Révolution et de ses
suites, voulaient faire de lui un royaliste et un catholique,
il devint révolutionnaire, bonapartiste et libre-penseur dans

*) „Nos parents et nos maîtres, a-t-il dit plus tard, sont


nos ennemis naturels quand nous entrons dans la vie."
Brandes, l'école romantique en France. 13
— 194 —
le sens le plus large du mot. Mais cette lutte permanente
entre la volonté de sa famille et la sienne propre fit naître
en lui une défiance générale si profonde qu'il ne put s'en
débarrasser de sa vie. Et, à cette crainte d'être trompé
ou berné par les autres s'ajouta bientôt la défiance de lui-
même et en même temps l'habitude de se tenir toujours
sur ses gardes.
Un côté de son caractère s'explique par la province
où il est né et où sa famille était établie depuis des siècles.
Les habitants du Dauphiné sont vifs, opiniâtres, entêtés,
tout aussi différents des Provençaux que des Parisiens.
Le Provençal exprime ses sentiments avec feu et avec
verve, il jure et tempête quand il est irrité; le Parisien
est poli, spirituel, superficiel et brillant. Les caractères
du Dauphiné au contraire sont en même temps sérieux et
délicats, ils gardent le souvenir d'une injure pour s'en
venger, mais ne se répandent jamais eux-mêmes en injures.
D'après une tradition de famille, les Beyle étaient origi-
naires d'Italie du côté maternel. La mère de Henri lisait
encore Dante et l'Arioste en italien, chose rare alors chez
une provinciale et qui nous explique sans doute l'amour
particulier de Beyle pour tout ce qui se rattachait à l'Italie.
D'ailleurs, jusqu'en 1839, le Dauphiné avait été séparé de
la France et avait formé un état politique à moitié italien.
Beyle se figurait aussi que Louis XI qui, comme
dauphin, avait gouverné sa province pendant plusieurs
années avait communiqué à ses compatriotes quelque chose
de son esprit prudent et rusé. Si invraisemblable qu'elle
soit, cette supposition ne laisse pas d'être significative.

Le milieu où il grandit accentua encore la défiance,


„la peur d'être dupe" qu'il tenait peut-être du sol natal.
Lorsqu'il put jouir enfin de la liberté après laquelle il
aspirait depuis si longtemps, je veux dire quand il fut
placé dans une écolepublique,*) une amère déception

*) L'Ecole centrale fondée en 1795 par une loi de la Con-


vention et d'après le plan de Destutt de Tracy.
— 195 —
lui était réservée. Petit de taille, mais d'une constitution
robuste, avec des yeux expressifs, le jeune Henri, surnommé
par ses nouveaux camarades „la tour ambulante", à cause
de sa démarche ferme et assurée et de son corps d'Hercule,
était un enthousiaste, malgré le sourire ironique qui vol-
tigeait sur
ses lèvres. Il ne trouva pas les camarades
gais, aimables et généreux qu'il avait rêvés, mais une
bande de jeunes polissons. „Ce désappointement, dit-il
à son ami Colomb, (qui fut plus tard son biographe) je
l'ai eu à peu près dans tout le courant de ma vie. Je
ne réussissais guère auprès de mes camarades; je vois
aujourd'hui que j'avais un mélange fort ridicule de hauteur
et de besoin de m'amuser. Je répondais à leur égoïsme
le plus âpre par mes idées de noblesse espagnole; j'étais
navré quand dans leurs jeux ils me laissaient de côté".
Qu'on compare cet aveu avec la cruelle déception du
jeune Fabrice (dans „la Chartreuse de Parme" de l'année
1839). Quand, dans la bataille de Waterloo, Fabrice demande
aux soldats un morceau de pain et qu'on lui répond par
une grossière plaisanterie, Beyle écrit: „Ce mot dur et
le ricanement général qui le suivit accablèrent Fabrice.
La guerre n'était donc plus ce noble et commun élan
d'âmes amantes de la gloire qu'il s'était figuré d'après
les proclamations de Napoléon". On peut s'imaginer
aisément les actes d'égoïsme brutal dont Beyle fut témoin
dans ses campagnes militaires, car c'est évidemment avec
ses souvenirs qu'il a peint Fabrice. Dès sa jeunesse, il
s'était fait une idée trop élevée du sentiment de cama-
raderie qui doit régner à l'école comme à l'armée.
Vers 1798, il se mit avec zèle à l'étude des mathé-
matiques, pour cette raison bien caractéristique qu'il
trouvait dans toutes les sciences l'hypocrisie qu'il abhorrait
et qu'il ne la croyait impossible que dans les mathématiques.
Ce qui contribua aussi à l'y déterminer, fut la gloire dont
se couvrait à ce moment même, en Italie, le jeune Bonaparte,
que sa science en artillerie conduisait de victoire en
victoire.

13*
— 196 —
Après avoir terminé ses études, il vint à Paris le
10 novembre 1799, le lendemain même du 18 brumaire,
avec une lettre de recommandation pour le comte Daru
son parent, et comme Pierre Daru avait été nommé, après
le coup d'Etat, Secrétaire général de la guerre et Ins-
pecteur des revues, il fit entrer Beyle dans son ministère.
Je crois trouver une réminiscence de cette situation dans
le poste qu'occupe Julien chez le comte de la Mole (dans
„Kouge et Noir"). Colomb raconte que l'un des premiers
jours, comme Daru lui dictait une lettre, Beyle, distrait,
écrivait cela avec deux „1" et que Daru lui fit à ce sujet,
tout en le plaisantant, une observation néanmoins humiliante.
Ce trait se retrouve également dans „Rouge et Noir".
Pourtant Daru était un protecteur infiniment plus délicat
et plus aimable que Monsieur de la Mole, et il ne perdit
jamais de vue son jeune protégé. C'est un pur
hasard que cet homme qui s'entendait si bien à l'adminis-
tration de l'armée, qui possédait un non moindre talent
littéraire, et qui, par sa traduction d'Horace comme par
ses ouvrages historiques, se tenait au centre du mouvement
littéraire de l'Empire, eût à ses côtés, presque dans toutes
ses campagnes, l'un des fondateurs de la nouvelle école.
Naturellement il ne s'en doutait pas plus à cette époque
que Be3"le lui-même. Lorsque Daru et son jeune frère
eurent préparé sous ministère Carnot, la mémorable
le
campagne d'Italie eteurent reçu l'ordre de rejoindre
l'armée, ils invitèrent Beyle à les accompagner, sans pouvoir
toutefois lui donner de situation déterminée. Beyle', alors
âgé de dix-sept ans, mais robuste et enthousiaste, qui ne
rêvait que grandes actions et admirait le premier Consul,
ne se fit pas prier. 11 partit pour Genève emportant dans
ses malles quelques auteurs originaux et, pour la première
fois, enfourcha un cheval que Daru avait laissé pour lui
et le 22 mai, deux jours après Napoléon, il franchit le
Saint-Bernard. Il arriva au commencement de juin à
Milan, la ville où il devait apprendre à jouir de la vie, et qui
devait occuper une si grande place dans ses oeuvres. Il
— 197 —
fut témoin de l'allégresse générale qui accueillit la nouvelle
des défaites autrichiennes, et il prit jjart, comme volon-
taire, à la bataillede Marengo.
Après avoir été quelques mois occupé dans les bureaux
de l'administration militaire, il entra, comme maréchal
des logis au 6 ^ régiment de dragons, ainsi que le rappelle
une curieuse remarque du cinquième chapitre de „Rouge
et Noir". A Eomanego il fut nommé sous-lieutenant et,
bientôt après, aide de camp du général Michaud. Dans
tous les combats qui suivirent, surtout ä Castel- Franco,
il se distingua par sa bravoure aussi bien que par le
zèle et l'exactitude avec lesquels il s'acquitta des missions
qui lui avaient été confiées.
11 est facile de se faire une idée des sentiments qui

animaient le jeune Beyle à Marengo d'après l'enthousiasme


puéril qu'il prêta plus tard à Fabrice del Dongo à la
bataille de Waterloo. Cette peinture de Fabrice n'est in-
contestablement si parfaite que parce qu'elle est une reproduc-
tion fidèle des aventures personnelles de l'auteur. Beyle con-
serva le souvenir de tout le temps qui s'écoula depuis le
jour où il franchit les Alpes jusqu'au jour où il quitta
l'armée après la paix d'Amiens, comme d'un temps de
bonheur sans mélange, d'impressions romantiques les plus
diverses, d'entreprises téméraires; ce fut toujours pour
lui le temps de son premier duel, de ses premières aven-
tures amoureuses, de la poésie des camps et des salons,
dans ce beau pays où les libérateurs étrangers étaient
salués avec enthousiasme par un peuple insouciant et prompt
à l'exaltation.
Il revint à Grenoble, dans sa famille qu'il retrouva
telle qu'autrefois, respectant tout ce qu'il méprisait et
abhorrant tout ce qu'il admirait ; mais, après quelques
scènes intimes violentes, il obtint la permission d'aller à Paris.
Là il étudia Montaigne, Montesquieu et les philosophes
du XVIII ^ siècle particulièrement Cabanis et de Tracy
qu'il connut mieux beaucoup plus tard, mais dont r„Idéo-
logie" l'avait déjà, dès sa première jeunesse, extrêmement
passionné. Il se mit en outre à apprendre l'anglais.
— 198 —
Cette vie calme d'études prit fin au bout de quelques
années, quand Beyle s'éprit à Grenoble d'une jolie actrice
qui répondit à ses avances. Celle-ci ayant été appelée
à Marseille, il l'y suivit et, pour ne pas se séparer d'elle,
entra en qualité de commis dans une grande maison
d'importation. Pendant l'année que dura sa passion il se
sentit heureux sur son rond de cuir. Mais, lorsque son
amante se maria subitement avec un Russe, il revint à
Paris et accompagna une seconde fois Martial Daru à
l'armée. Il abandonna les travaux littéraires qu'il avait

repris et, après avoir assisté à la bataille d'iéna et à


l'entrée à Berlin, fut nommé Intendant des Domaines
impériaux du duché de Brunswick. Dans les deux années
qui suivirent il apprit un peu d'allemand et s'initia à la
littérature allemande, mais se fît surtout remarquer par
l'excès de son zèle. Au lieu d'une contribution de guerre
de cinq millions, il en exigea une de dix millions. C'est
ce qu'on appelait alors avoir „le feu sacré." Lorsque
l'empereur en eut connaissance, il se contenta de dire:
c'est bien. Mais, en une autre circonstance Beyle se
comporta d'une manière plus honorable qui lui concilie
davantage notre sympathie. En 1809, on l'avait laissé
dans une petite ville allemande avec des approvisionnements
et des malades. Aussitôt le départ de la garnison, les
habitants sonnèrent le tocsin pour piller les vivres et
attaquer l'hôpital. Les officiers perdaient déjà la tête;
Beyle donna des armes aux malades et aux blessés qui
pouvaient quitter le lit, transforma les fenêtres en meur-
trières, fit une sortie et dispersa les assiégeants.
Il assista aux délibérations
suivit l'armée à Vienne,
qui précédèrent le mariage de Napoléon avec Marie-Louise,
fut nommé Inspecteur du Mobilier de la Couronne, eut
à ce titre ses entrées à la cour et fut même présenté à
l'impératrice.
Après un nouveau séjour à Milan, il obtint en 1812
l'autorisation de prendre part à la campagne de Russie.
Son goût aventurier avait été sans doute déjà plus que
— 199 —
satisfait dans les premières guerres. Quand les roues de
sa voiture passaient sur les entrailles des cadavres il en
avait ressenti de la douleur et du dégoût, il avait alors
aspiré au retour, et, pour se distraire lamentable
de ce
spectacle, s'était fait venir des oeuvres poétiques. Pourtant
la guerre l'attirait toujours de nouveau. Lorsque la Grande
Armée passe le Niémen, nous le voyons étudier la physio-
nomie et le tempérament des différents peuples et faire
de profondes observations ethnologiques qu'il utilisera plus
tard dans ses romans. Mais à Smolensk il déclare avoir
fait suffisamment d'expériences; il écrit de là: „Comme
l'homme change Cette soif de voir que j'avais autrefois
!

s'est tout à fait éteinte; depuis que j'ai vu Milan et


l'Italie, tout ce que je vois me rebute par la grossièreté.
Croirais-tu que, sans rien qui me touche plus qu'un autre,
je suis quelquefois sur le point de verser des larmes?
Dans cet océan de barbarie, pas un son qui réponde à
mon âme ! Tout est grossier, sale, puant, au physique
comme au moral. Je n'ai eu un peu de plaisir qu'en
me faisant faire de la musique sur un petit piano discord,
par un être qui sent la musique, comme moi la messe.
L'ambition ne fait plus rien sur moi; le plus beau cordon
ne me semblerait pas un dédommagement de la boue où
je suis enfoncé. Je me figure les hauteurs que mon âme
— (composant des ouvrages, entendant Cimarosa et aimant
Angela, sous un beau climat) —
que mon âme habite,
comme des collines délicieuses; loin de ces collines, dans
la plaine sont des marais fétides; j'y suis plongé . . .

„Croirais-tu que j'ai un vif plaisir à faire des affaires


officielles qui ont rapport à l'Italie? J'en ai trois ou
quatre qui, même finies, ont occupé mon imagination comme
un roman."
Cette double nature de Beyle, ce besoin d'occuper
son imagination et en même temps d'agir, se fait sentir
dans son journal de Moscou. Il écrit pendant l'incendie:
„L'incendie s'approchait rapidement de la maison que
nous avions quittée. Nos voitures restèrent cinq ou six
— 200 —
heures sur le boulevard. Ennuyé de cette inaction, j'allai
voir le feu et m'arrêtai une heure ou deux chez Joinville
(intendant militaire) . . . nous bûmes trois bouteilles de
vin qui nous rendirent la vie. J'y lus quelques lignes
d'une traduction anglaise de „Paul et Virginie," qui, au
milieu de la grossièreté générale, me rendit un peu de
vie morale."
Pendant la retraite de Russie, Beyle fut nommé
directeur général des. approvisionnements pour les trois
places de Minsk, Witebsk et Mohilew. A Orcha, il rendit
des services particuliers à l'armée en lui procurant des
vivres pour trois jours, les seuls qu'elle reçut de Moscou
à la Bérésina. Son sang-froid ne l'abandonna jamais en
ces tristes circonstances. On a souvent raconté qu'en
l'un des pires jours de cette fameuse Retraite il se présenta
rasé et élégamment vêtu chez Daru qui lui en fit com-
pliment: „Vous avez fait votre barbe, Monsieur, lui dit
Daru, vous êtes un homme de coeur." Il perdit tout en
Russie: chevaux, voitures, bagages, trésors et même
l'argent qu'il avait emporté par précaution. A son départ,
sa soeur avait remplacé tous les boutons d'un de ses par-
dessus par des pièces d'or qu'elle avait soigneusement
recouvertes d'étoffe. Elle lui demanda au retour si cet
or lui avait été utile. Il se souvint à peine que, près
de Wilna, il avait donné cet habit, comme défroque, à
l'un de ses domestiques.
Ce trait n'est pas insignifiant chez Beyle qui était
aussi diplomate que poète, à la fois très prudent et très
distrait.
A Paris, Beyle reprit son
ancienne situation, suivit
le quartier l'empereur à Mayence, Erfurth,
général de
Liitzen et Dresde et fat nommé Intendant Général de Silésie.
De là, sa santé s'étant affaiblie, il se retira sur les bords
du lac de Côme où ses voeux s'étaient toujours portés
comme vers une île bienheureuse et où une douce oisiveté
remplissait les moments que lui laissait un heureux amour.
Il revint à la vie active en 1814, mais, avec la chute de
— 201 —
Napoléon, sa carrière politique se trouva terminée. Il

perdit son emploi, ses revenus, ses espérances, sans se


plaindre et même avec une certaine sérénité; il prit
€ongé du passé avec un calme tout philosophique et ne
fut plus à partir de ce moment qu'artiste, cosmopolite,
dilettante et écrivain.
De 1814 il hahita, avec une seule interruption,
à 1821
sa chère de Milan.
ville 11 ne l'abandonna même pas
pendant les Cent -Jours, parce qu'il considérait la cause
de Napoléon comme perdue. Passionné pour la musique
et les chants de l'Italie, il passa de délicieuses soirées au
théâtre de la Scala et, dans les cercles aristocratiques de
la ville, dans la maison du comte Porro comme dans la
loge de Ludovic de Brème, il fit la connaissance des poètes
et des héros de la liberté de l'Italie :Silvio Pellico, Man-
zoni etc., de plus, d'illustres étrangers: BjTon, Madame
de Staël, A. (t. Schlegel et en général d'un grand nombre
•de talents éminents d'Angleterre et d'Allemagne. Il fut

arraché subitement à une liaison amoureuse où, depuis


plusieurs années, il avait trouvé le parfait bonheur, lors-
que dans l'été de 1821 la police autrichienne, le soupçon-
nant à tort de carbonarisme, le bannit de la ville.
Il vint à Paris tout abattu, et, sous le coup de sa
cruelle séparation d'avec la femme qu'il aimait le plus,
il commença son livre célèbre: „De l'amour" Jusqu'ici il

n'avait publié (sous des pseudonymes différents) que des


Vies de Haydn et de Mozart, qui ne sont cependant que
des remaniements d'ouvrages allemands et italiens sur les
mêmes sujets, et en outre une „Histoire de la Peinture
en Italie „dédiée en termes respectueux et enthousiastes
à l'exilé de Sainte-Hélène. Aucun de ces livres n'avait
excité la moindre curiosité; le dernier pourtant valut à
l'auteur l'amitié du philosophe de Tracy. Beyle qui, au
commencement, s'était senti solitaire à Paris, parce qu'une
partie de ses amis étaient bannis et que les autres, en
rampant aux pieds des nouveaux maîtres de la France ne
lui inspiraient plus que du mépris, i)rit contact, chez de
— 202 —
Trac}", avec la fleur de la bonne société de son époque:
La Fayette, Ségur, Benjamin Constant, pendant que d'un
autre côté il rencontrait dans les salons, surtout dans celui
de la célèbre chanteuse Giuditta Pasta, les jeunes écrivains
de la nouvelle génération Mérimée, Jacquemont etc. De
:

1821 à 1830, Beyie habita Paris et ne fit que quelques


voyages en Angleterre et en Italie. De 1830 jusqu'à sa
mort, il occupa une sinécure comme consul en Italie, d'abord
un an à Trieste, puis, quand l'Autriche eut refusé T e x e -
quatur, à Civitta-Vecchia; mais il vécut en grande partie
à Rome, sous le ciel qu'il avait toujours rêvé, au milieu
du peuple qu'il avait toujours aimé. Cependant il s'ennuya
extrêmement dans sa solitude et son inactivité. Pour ses
compatriotes qui allaient le visiter et qu'il jugeait hommes
d'esprit, il se fit un cicérone aimable et intéressant;
il ne cessa jamais de regretter Paris, bien que, ancien
soldat de Napoléon pourtant, il ne se considérât plus
comme Français depuis que Louis-Philippe, en 1840, avait
cédé à l'Europe, sans tirer l'épée, dans la question d'Orient.
Dans les dernières années de sa vie il était maladif. Il
mourut subitement, pendant un séjour à Paris, d'une
attaque d'apoplexie. *)

*) Conformëmeut à sa dei'nière volonté qui indique bien

le charme qu'avaient i^our lui les souvenirs de Milan, l'inscrip-


tion suivante a été gravée sur son tombeau au cimetière Mont-
martre :

Arrigo Beyle
]\Iilanese
scrisse
amo
visse
ann. LIX. .M. II.
mori. IL. XXTII marzo.
M D CCC X L IL
— 203 —

Chapitre XIX.

Beyle (suite).

Beyle est sans contredit l'un des esprits les plus


complexes de cette époque féconde. Le trait essentiel qui
le sépare des autres romantiques français est qu'il descend
en ligne directe du XVIII ^ siècle, particulièrement de sa
philosophie rationaliste et sensualiste de plus, on cherche
;

en vain, même dans sa jeunesse, une trace du respect


qu'affectent en général les romantiques pour les traditions
religieuses. Il resta toute sa vie un adversaire irréconciliable
de tout ce qui, dans la révolution romantique, était en
contradiction avec l'esprit du XVIIP siècle. Il n'a jamais
subi la moindre influence de Chateaubriand ou de Madame
de Staël*) —(il n'imita ni la couleur de l'un ni l'élo-
quence de l'autre) —de Chénier, de Hugo ou de Lamartine,
car il n'avait pas le sens de la mesure et ne possédait
pas le don du lyrisme et du pathétique. Les romantiques
qu'il admirait n'étaient pas des romantiques français, et
son attachement à Condillac et à Helvétius, que tous les
romantiques dédaignaient, fut inébranlable même dans
un temps où tout le monde les condamnait. Beyle fat

*) Il dit de „Corinne": „Je ne parle pas du vulgaire né

pour admirer le pathos de „Corinne"; les gens un peu délicats


ont ce malheur bien grand au XIX e siècle quand ils aperçoivent
:

de l'exagération, leur âme n'est plus disposée qu'à inventer


de l'ironie". — Il nous faut voir sans doute aussi une allusion
au „Génie du Christianisme" et aux „Martyrs" de Chateaubriand
dans les lignes suivantes: „Je serais ennuyeux comme un faiseur
de prose poétique ... A moins de faire de la prose poéticiue
qui ne compte pas ... Je demande pardon pour le parler
net et tranchant, je pourrais dire les mêmes choses en beau
style néologique et moral, mais .
." .
— 204 —
et resta un athée passionné,
je veux dire que dans son
incrédulité y eut toujours une sorte de haine contre
il

cet „être" à qui il ne croyait pas; il ne pouvait concevoir


les terreurs auxquelles Thomme est soumis et exprimait
sa colère dans ces mots d'un pessimisme farouche, sous
une ironie aftectée ,,Ce qui excuse Dieu, c'est qu'il n'existe
:

pas". ne manque jamais l'occasion d'exhaler son indi-


Il
gnation contre les croyances religieuses quelles qu'elles
soient. Quand il écrit „sa seule vraie religion", il ajoute
aussitôt entre parenthèses ,, celle
: du lecteur" quand il ;

parle de la morale chrétienne, il la réduit à cette défense:


„ne mange pas de truffes, de peur des crampes d'estomac".
Dans sa morale (comme dans sa vie privée) Beyle
est un épicurien déclaré. Il ne reconnaît d'autres mobiles,
même à ce qu'on appelle les actions héroïques, que l'égo-
ïsme, la poursuite du plaisir, et l'appréhension de la
douleur. Il croit, par exemple, que la crainte du mépris
de soi-même est suffisante pour déterminer un homme à
se jeter à l'eau pour en sauver un autre (voir dans
sa Correspondance une lettre très intéressante du 28 dé-
cembre 1829). Il ne compte comme actes vertueux que
ceux qui sont difficiles à exécuter, mais qui sont utiles
aux autres.
Il est exclusivement psychologue, soit qu'il observe

et recueille des notes dans ses voyages, qu'il remue les


vieilles chroniques ou qu'il écrive ses romans. Il étudia
continuellement l'âme humaine et fut l'un des premiers
parmi les modernes qui considérèrent l'histoire, au point
de vue scientifique, comme un problème psychologique.
Mais, conformément à sa théorie du bonheur, il réduisit
la science de l'homme à la science du bonheur.*) Toutes
ses pensées évoluent donc autour de ce point capital. Le
caractère est, selon lui, l'habitude de chercher le bonheur;
il préférait les Italiens aux autres peuples, parce qu-'ils

*) L'homme est, pour lui, un être qui „part tous les


matins pour la chasse du bonheur."
— 205 —
lui paraissaient, hommes comme femmes, aller plus direc-
tement au bonheur.
Nature indépendante, originale, passionnée, Beyle
regardait l'indépendance comme la première condition du
bonheur. La même note se retrouve dans toutes ses
oeuvres avec le même
avertissement: sois méfiant, ne crois
que ce qui te toi-même, et commence toujours
plaît à
par te dire que ton voisin est payé pour te débiter des
mensonges.
Le reproche qu'il ne cesse d'adresser aux Français est
qu'ils sont trop vaniteux pour être véritablement heureux,
ou mieux qu'ils ne peuvent concevoir de plaisirs plus
élevés que ceux de la vanité vulgaire. Le Français fera
juger son bonheur par autrui et dira volontiers à son
voisin: veuillez m'apprendre si j'ai du plaisir,
si je suis heureux, parce qu'il n'ose pas trancher
lui-même la question. Le respect ou la crainte de l'opinion
publique, voilà le sentiment dominant en France. Beyle
ne craint rien tant au contraire que de ressembler aux
autres, et, à force de vouloir être lui-même, il en vient
à exprimer toutes sortes d'idées bizarres. Tout en se
moquant continuellement du qu'en dira-t-on, en aimant
et en glorifiant la franchise, il ne cessait de s'observer
lui-même et de s'imposer le devoir de braver les- autres
et, à l'occasion, de se venger des autres. Dans cette
opposition permanente aux idées bourgeoises et étroites se
trouve le vrai romantisme. Ce qui n'est pas moins romantique
chez Beyle, c'est que, quoiqu'il prêchât le naturel, il aima
toute sa vie à se cacher sous des pseudonymes, à se travestir,
à mystifier ses lecteurs en dissimulant ses idées et ses
expériences personnelles sous un amas confus de draperies
et de déguisements.
Il avait été habitué dès son enfance à se replier sur
lui-même après la mort de sa mère il avait dû concentrer
;

dans son coeur ses sentiments débordants, et il se croyait


par conséquent différent des autres et même supérieur
aux autres, mais sa supériorité n'était, à ses yeux, qu'une
_ 206 —
simple différence. *) Il savait qu'étant ainsi fait il n'avait
pas à compter sur la sympathie générale, pas plus qu'il
ne pouvait espérer être compris de tous. C'est pourquoi
il voudrait tant pouvoir écrire dans une „langue sacrée"

intelligible seulement pour quelques-uns, et va jusqu'à


désirer „un lecteur unique, unique dans tous les sens*'.
Ainsi s'explique la dédicace de „La Chartreuse de Parme" :

To the liappy few (à un petit nombre d'heureux). Ainsi


s'explique également chez Beyle ce désir constant de se
travestir et de s'effacer. Il ne se contente pas de publier
toutes ses oeuvres sous des pseudonymes; dans le cours
d'un même livre il prend différents noms, sans parler de
€elui de Stendhal qui, vraisemblablement, se rattache à la
petite ville prussienne Stendal, lieu natal de Winkelmann.
Toute opinion dont il ne veut pas assumer la responsabilité,
toute anecdote qui éclairerait sa vie privée, il l'expose
sous les noms d'Albéric, de Lisio, ou de „l'aimable colonel"
un tel. Il se prête autant de situations que de noms:
il est tantôt officier de cavalerie, tantôt commis-voyageur,

tantôt marchand de fer, tantôt douanier, tour à tour


homme et femme, noble et roturier, Anglais et Italien.
Il se serait volontiers servi de la langue des chiffres pour
les initiés. Il y avait évidemment dans ces efforts qu'il
faisait pour dépister toutes les recherches quelque chose
de la discrétion mystérieuse du diplomate, mais il y avait
aussi une crainte exagérée de la police qui allait presque
jusqu'au délire de la persécution. Beyle avait, en effet.

*) Beyle écrit dans une lettre datée de Sagan (Silésie) le


16 Juillet 1813: „Cette prétendue supériorité, si elle n'est que
de quelques degrés, vous rendra aimables, vous fera rechercher
et vous rendra les hommes nécessaires voyez Fontenelle. Si
:

elle est plus grande, elle rompt tout rapport entre les hommes
et vous. Voilà la malheureuse position de l'homme soi-disant
supérieur, ou, pour mieux dire, différent: c'est là le vrai
terme. Ceux qui l'environnent ne peuvent rien pour son bon-
heur; les louanges de ces gens là me feraient mal au coeur
au bout de vingt-quatre heures et leurs critiques me feraient
de la peine."
— 207 —
connu dans Napoléon et celle de
sa jeunesse la police de
l'Autriche, et il avait peur que ses lettres ne
toujours
fussent prises et ouvertes. Il ne signait donc jamais de

son nom véritable une lettre privée. Je trouve dans sa


Correspondance plus de soixante pseudonymes différents,
les plus étranges comme les plus vulgaires: Conickpliile,
Arnolphe. C de Seyssel, Chopin d'(Jrnoville, Toricelli,
François Durand etc.; il se dit tantôt capitaine, tantôt
marquis, tantôt ingénieur, ou bien signe de son âge, du
nom de sa rue, du numéro de sa maison. Il appelle
Grenoble Cularo, Civita-Vechia Abeille etc.; il s'amuse
à ajouter à son nom fictif un nom de lieu déterminé:
Théodore Bernard (du Khône) il signe du nom d'Olagnier,
;

de Voiron (Isère) une pétition adressée au gouvernement


de juillet pour demander qu'un nouveau blason soit créé
pour la France. Il éprouve tant de plaisir à ces travestissements
que le vers d'Horace „odi profanum vulgus „exprime pour
lui une condition du bonheur. Quelle conception se fait-il
donc du bonheur et où le place-t-il? Dans les actions péril-
leuses et téméraires et dans l'amour-passion. Le frisson que
l'on éprouve lorsqu'on expose sa vie pour un homme ou pour
une cause, ou dans l'ivresse de l'amour, voilà ce qui donne à
la vie sa valeur. Quand, dans l'Introduction de „La Chartreuse
de Parme", Beyle parle de Milan, il fait les réflexions
suivantes: „Le départ du dernier régiment de l'Autriche
marqua la chute des idées anciennes; exposer sa vie devint
à la mode. On vit que, pour être heureux après des siècles
d'hypocrisie et de sensations affadissantes, il fallait aimer
quelque chose d'une passion réelle, et savoir dans l'occasion,
exposer sa vie." L'amour de la guerre et l'amour de la
femme — (Monsieur Faguet dit: l'adoration de l'énergie
et l'adoration de la volupté (Revue de Deux Mondes
1er février 1892) — ne sont chez Beyle que des formes
différentes d'une même passion à laquelle il ramène tout
et où il se révèle tout à fait poète: l'amour du „divin
imprévu".
Il n'est pas nécessaire d'expliquer comment, dans la
— 208 —
guerre telle que la faisait Napoléon, Beyle trouvait la
satisfaction de cette autre côté, lui-même
passion; d'un
nous dit quelle impression de volu])té produisaient sur lui
l'Italie et surtout les femmes de Tltalie. Dans une lettre
écrite de Milan le 4 septembre 1820, il s'exprime de la
manière suivante: „Comme j'ai passé quinze ans à Paris,
ce qui m'est le plus indifférent au monde, c'est une jolie
femme française. Et souvent mon aversion pour le vulgaire
et l'affecté m'entraîne au-delà de l'indifférence. Si je ren-
contre une jeune femme française et que, par malheur,
elle soit bien élevée, je me rappelle sur-le-champ la maison
paternelle et l'éducation de mes soeurs. Je prévois tous
ses mouvements et jusqu'aux plus fugitives nuances de ses
pensées. C'est ce qui fait que j'aime beaucoup la mau-
vaise compagnie, où il y a plus d' i m
p r é v u. Autant que
je me connais, voilà la fibre sur laquelle les hommes et
les choses d'Italie sont venus me frapper.
1^ Les femmes.
Qu'on juge de mes transports, quand j'ai trouvé en
Italie, sans qu'aucun voyageur m'eût gâté le plaisir en
m'avertissant, que c'était précisément dans la bonne com-
pagnie qu'il y avait le plus d'imprévu. Ces génies sin-
guliers ne sont arrêtés que par le manque de fortune et
par l'impossible; s'il y a encore des préjugés, ce n'est que
dans les basses classes."
Ce que aime donc par -dessus tout, c'eet
Be_yle
l'énergie*) poussée à l'extrême dans l'action comme
dans le sentiment, qu'il la rencontre chez un gé-
néral invincible, ou chez une femme dominée par l'amour.
C'est pourquoi, lui, le railleur froid et sec, il adore litté-
ralement Napoléon **) c'est pourquoi aussi il aime la Mi-
;

lanaise; c'est pourquoi enfin il comprend et peint l'Italie


du XV® et du XVI ^ siècle beaucoup mieux que celle des

*) „Ce peuple, dit-on, est fe'roce, s'e'crie Beyle, en parlant


de la canaille de Rome; tant mieux! il a de l'énergie."
**) Dans une lettre qu'il écrivit pour Byron, mais qu'il ne
lui envoya pas, Beyle appelle Napoléon: „le héros que j'ai
adoré", et dans une lettre du 10 Juillet 1818, il emploie la
— 209 —
temps modernes. Pendant longtemps il eut l'idée, bien
significative, d'écrire une „Histoire de l'énergie en Italie,
et l'on peut dire que tous ses ouvrages qui se rapportent
à l'Italie pour lesquels il mit à contribution de vieux
et
manuscrits, renferment la psychologie de l'énergie italienne.
Une indication suffit pour montrer que le même
amour du „divin imprévu", qui avait poussé Beyle à
prendre part aux guerres de l'Empire fit de lui, plus tard,
un voyageur, un émigré, un cosmopolite.
Dans une lettre où il annonce qu'il a reçu l'ordre
de partir et de briser ainsi les liens d'amour qui l'en-
chaînent, il parle du plaisir qu'il ressent involontairement
„dès qu'il s'agit de voyager pour voir du nouveau".
L'amour du „divin imprévu", ou mieux encore l'in-
stinct supérieur qui attirait Beyle vers la femme et était
cause qu'il aimait plus ardemment que d'autres, se révèle
4e même dans cet amour passionné pour la musique et
les arts plastiques qui fit de lui un enthousiaste, un dilet-
tante, un cicérone et un biographe. Il aima Cimarosa et
Correggio, Arioste et Byron, comme on aime une femme.
Ses rapports avec Byron par exemple sont intéressants à
ce point de vue. En public il le juge sévèrement sans
se départir vis-à-vis de lui de sa fierté, disputant avec lui
sur Napoléon, etc. Il ne répondit même pas à la lettre

si courtoise que Byron lui adressa sept ans après leur


première rencontre, parce qu'il trouvait en lui (dans son
éloge de Walter Scott) de l'hypocrisie. Mais, quand il
parle sincèrement, à l'occasion de sa première entrevue avec
Byron, voici comment il s'exprime: „Je raffolais alors de
Lara. Dès le second regard je ne vis plus lord Byron tel
qu'il était réellement, mais tel qu'il me semblait que devait
être l'auteur de Lara. Comme la conversation languissait,
Monsieur de Brème chercha à me faire parler; c'est ce
qui m'était impossible, j'étais rempli de timidité et de

seule expression lyrique peut-être qui se trouve dans ses 20


Tolumes: ,,0 Sainte-Hélène! roc désormais si célèbre, tu es
recueil de la gloire anglaise."
Brandes, l'école romaiiti(iuc en Fiance. 14
— -JIO —
tendresse. Si j'avais osé, j'aurais baisé la main de lord
Byron en fondant en larmes . . . Par tendresse, j'eus la
sottise de lui conseiller de prendre un fiacre etc*) ..."
D'autres que Beyle ont aimé la guerre, les voyages^
les femmes et l'art. Mais ce qu'il y a de particulier en
lui et de tout à fait moderne, c'est le don de se raisonner
au milieu de l'action et sous l'influence de la passion.
Il ne cesse de s'observer lui-même, il se täte toujours le
pouls pour ainsi dire; il explique tout ce qui se passe en
lui avec un sang-froid qui ne l'abandonne jamais et en tire
des conclusions générales. Qu'on le suive dans le feu
d'une bataille. Il écrit pendant la canonnade de Bautzen:
„Nous voyons fort bien, de midi à trois heures, tout ce
qu'on peut voir dans une bataille, c'est-à-dire rien. Le
plaisir consiste à ce qu'on est un peu ému par la certitude
qu'on a que là se passe une chose qu'on sait être terrible.
Le bruit majestueux du canon est pour beaucoup dans
cet effet . Si le canon produisait le bruit aigu du sifflet,
. .

il me semble qu'il ne donnerait pas tant d'émotion. Je


sens bien que le bruit du sifflet deviendrait terrible mais
jamais si beau que celui du canon."
Une autre fois il écrit un chapitre sur „la naissance
de l'amour": „Voici ce qui se passe dans l'àme:
1° L'admiration.
2*^ On se dit: Quel plaisir de lui donner des baisers^

d'en recevoir, etc. !

3*^ L'espérance.

On étudie les perfections . . . Même chez les femmes


les plus réservées, les yeux rougissent au moment de
l'espérance; la passion est si forte, le plaisir si vif, qu'il
se trahit par des signes frappants:
4'^ L'amour est né.
Aimer, c'est avoir du plaisir à voir, toucher, sentir
par tous les sens, et d'aussi près que possible, un objet
aimable et qui nous aime.
•) Beyie: Racine et Shakespeare (Lord Byron en Italie);
Correspondance inédite, I p. 273. IL p 71
— 211 —
5° La première cristallisation commence.
On se plaît à orner de mille perfections une femme
de l'amour de laquelle on est sûr; on se détaille tout son
bonheur avec une complaisance infinie Laissez travailler
. . ,

la tète d'un amant pendant vingt-quatre heures, et voici


ce que vous trouverez.
Aux mines de sel de Saltzbourg, on jette dans les
profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre
effeuillé par l'hiver; deux ou trois mois après on le retire
couvert de cristallisations brillantes: les plus petites branches,
celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une
mésange, sont garnies d'une infinité de diamants, mobiles
et éblouissants; on ne peut plus reconnaître le rameau
primitif.
Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de
l'esprit,qui tire de tout ce qui se présente la découverte
que l'objet aimé a de nouvelles perfections.
Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d'orangers
à Gènes, sur le bord de la mer, durant les jours brûlants
de l'été quel plaisir de goûter cette fraîcheur avec elle
: ! . . .

Ce phénomène, que je me permets d'appeler la


cristallisation, vient de la nature qui nous commande
d'avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau,
du sentiment que les plaisirs augmentent avec les per-
fections de l'objet aimé, et de l'idée: elle est à moi. Le
sauvage n'a pas le temps d'aller au delà du premier pas.
Il a du plaisir, mais l'activité de son cerveau est emploj^ée

à suivre le daim qui fuit dans la forêt, et avec la chair


duquel il doit réparer ses forces . . .

LTn homme passionné voit toutes les perfections dans


ce qu'il aime; cependant l'attention peut encore être
distraite, car l'âme se rassasie de tout ce qui est uniforme,
même du bonheur parfait.
Voici ce qui survient pour fixer l'attention:
6^ Le doute naît.
Après que dix ou douze regards, ou toute autre série
d'actions qui peuvent durer un moment comme plusieurs
14*
— 212 —
jours, ont d'abord donné et ensuite confirmé les espérances,
. .l'amant demande des assurances plus positives, et
.

veut pousser son bonheur.


On lui oppose de l'indifférence, de la froideur ou
même de la colère, s'il montre trop d'assurance ... et
ainsi il arrive à douter du bonheur qu'il se promettait;
il devient sévère sur les raisons d'espérer qu'il a cru voir.

Il veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie,


il les trouve anéantis. La crainte d'un affreux
malheur le saisit, et avec elle l'attention profonde.
70 Seconde cristallisation.
Alors commence la seconde cristallisation, produisant
pour diamants des confirmations à cette idée:
Elle m'aime.
A chaque quart d'heure de la nuit qui suit la naissance
des doutes, après un moment de malheur affreux, l'amant
se dit: „Oui, elle m'aime;" et la cristallisation se tourne
à découvrir de nouveaux charmes; puis le doute à l'oeil
hagard s'empare de lui, et l'arrête en sursaut. Sa poitrine
oublie de respirer; il se dit: „Mais est-ce qu'elle m'aime?"
Au milieu de ces alternatives déchirantes et délicieuses,
le pauvre amant sent vivement: „Elle me donnerait des
plaisirs qu'elle seule au monde peut me donner."
Il existe peu d'analyses aussi délicates et aussi
profondes de la passion, et les meilleurs critiques de Beyle,
Taine et Beurget, ont pu très justement comparer ces
explications des phénomènes psychiques de la passion
avec la troisième partie de l'Ethique de Spinosa „De :

affectibus." C'est que dans le soldat, l'administrateur,


le diplomate et l'amant qu'était Beyle, il y avait aussi
un grand philosophe qui aimait à analyser les sentiments
pour en étudier les éléments, et à montrer comment
l'harmonie de la pensée et de la vie sensitive donne aux
individus leur caractère original. L'énergie des sentiments
ne l'intéressait pas moins que leurs différentes combinaisons;
il cherchait dans les races et les climats l'explication des

caractères; il esquissait une psychologie des peuples et,


— 213 —
sans suivre une méthode scientifique rigoureuse, se sentait
cependant sollicité à étudier et à peindre des états d'âme,
en se servant de toutes les données de la science moderne.
Ses romans sont remplis de chiffres et d'indications précises.
11 peint un jour la visite d'un roi dans une petite ville,
son entrée triomphale, les Te Deum et les nuages d'encens
dans l'église, les salves d'artillerie et de mousqueterie ait»
dehors, et il ajoute: „Une telle journée défait l'ouvrage
de cent numéros de journaux jacobins". Dans un autre
endroit un conspirateur exilé raconte que „la révolution
à la tête de laquelle il s'est trouvé n'a pas réussi uniquement
parce qu'il n'a pas voulu faire tomber trois têtes et distribuer
à ses partisans sept à huit millions qui se trouvaient dans
une caisse dont il avait la clef.
„Ma foi, dit Julien, qui veut la fin veut les moyens;
si j'avais quelque pouvoir je ferais pendre trois hommes-

pour sauver la vie à quatre."


11 est manifeste que pour Beyle le bonheur de l'homme

réside dans la claire conscience qu'il a de lui-même.


Aussi le but de tous ses efforts était-il d'arriver à la
clarté sur lui-même et sur le mécanisme de l'àme humaine
en général. Il pensait que le contact du monde, l'amour,

le bonheur aiguise le jugement, et il était persuadé, par


contre, que l'homme est surtout malheureux quand il ne
se connaît pas. Il écrit dans une lettre datée de Mos-
cou ces lignes très caractéristiques : „Maintenant ton
bonheur doit te ramener naturellement aux principes du
pur b é 1 i s m e*) — Je lisais les C o n f e s s i o n s de Rousseau
il y a huit jours. C'est uniquement faute de deux ou
trois principes de bélisme qu'il a été si malheureux.
Cette manie de voir des devoirs et des vertus partout a
mis de la pédanterie dans son style et du malheur dans
sa vie. Il un homme pendant trois semaines :
se lie avec
crac, les devoirsde l'amitié etc. Cet homme ne songe
plus à lui après deux ans il cherche à cela une explication
;

*) Idées, principes particuliers à Beyle.


— 214 —
noire. Le bélisme lui eût dit: deux corps se rapprochent,
il naît de la chaleur et une fermentation, mais tout état
de cette nature est passager. C'est une fleur dont il faut
jouir avec volupté." Il y a là une science consommée
de la vie qui révélerait un rare équilibre intellectuel, si
la vie de Beyle avait été conforme à ces principes. Mais
bien qu'enclin naturellement à une sensualité fougueuse,
— (il rebuta par son cynisme, devenu chez lui une
habitude, George Sand qu'il rencontra avec Musset en
Italie) — et bien que, comme ])enseur, il fût comme il
l'exigeait du vrai philosophe, clair, sec, rude et affranchi
de toute illusion, (il disait que la banque est la meilleure
école du philosophe) il y avait pourtant sous ce tempéra-
ment énergique et sous cette sèche logique une sensibilité
artistique féminine aussi vive peut-être que chez Rousseau
et qu'il conserva jusqu'à la fin de sa vie. Il écrivait deux ans
avant sa mort: „Ma sensibilité devient excessive; ce qui
ne fait qu'effleurer les autres me blesse jusqu'au sang;
tel j'étais en 1799, tel je suis encore en 1840. Mais
j'ai appris à cacher tout cela sous de l'ironie imperceptible
au vulgaire." Eareraent on Ait un homme unir à un tel
amour pour la vérité brutale plus de prudence et de cir-
conspection; rarement on vit un homme si franc et en
même temps si masqué, animé d'une telle haine contre
l'hypocrisie et cependant si peu ouvert lui-même.

Chapitre XX.

Beyle (suite).

Le seul ouvrage important que Beyle ait publié avant


1830, c'est le roman „Armance" (18-27), qui n'obtint guère
•de succès et dont le héros, un jeune homme de grand
— 215 —
-talent, rend son amante malheureuse [»arce qu'il souffre
d'une maladie physique et intellectuelle qu'on ne nous •

décrit pas, mais que nous nous représentons semblable à


celle dont souffrirent Swift et Kierkegaard.
L'année 1830 marque aussi dans la carrière littéraire
de Beyle le commencement d'une nouvelle époque. Dans
cette année il écrit ou, du moins, ébauche ses deux grands
romans: „Rouge et Noir", qui parut en 1831, et „La
Chartreuse de Parme" qui, achevée seulement en 1839,
fut publiée en même temps que la plus grande de ses
chroniques italiennes, „L'Abbesse de Castro". Ces romans
peignent l'époque qui suivit la chute de Napoléon et sont
écrits tous deux dans le môme esprit. On pourrait leur
donner comme épigraphe le passage suivant de Tintroduction
aux „Confessions d'un Enfant du Siècle" de Musset:
„Quand les enfants parlaient de gloire on leur disait:
faites-vous prêtres; quand ils parlaient d'ambition: faites-
vous prêtres."*)
de „Eouge et Noir" se passe en France,
L'action .

celle „La Chartreuse de Parme" en Italie; dans les


de
deux romans le personnage principal est un jeune homme
secrètement enthousiaste de Napoléon et qui aurait été
heureux de pouvoir se distinguer sous son lègne, mais
qui, après la chute de l'empereur, ne peut plus percer
£t „faire son chemin" que par l'hypocrisie et par conséquent
déploie dans ce vice un talent toujours plus grand. Julien
•et Fabrice sont nés pour faire des officiers de cavalerie,
et néanmoins ils entrent dans l'état ecclésiastique; l'un
va au séminaire, l'autre devient évêque. Ce n'est pas à
tort qu'on a appelé „Rouge et Noir" et „La Chartreuse de
Parme" de vrais manuels de l'hypocrisie. On y sent au
fond l'immense dégoût que soulève chez Beyle le triomphe
de l'hypocrisie; il donne à ce dégoût, dont il voudrait
se délivrer, l'expression la plus brutale en représentant,

*) cf. Brandes: Reaktion in Frankreich. 5^ ëdit. 1897.


p. 288.
— 216 —
sans acrimonie apparente, l'hypocrisie comme la grande
force du temps à laquelle tout homme qui aspire à parvenir
doit céder. Il s'élève presque au rang d'un Machiavel
moderne, quand il félicite ses héros de dissimuler leur
masque d'emprunt, ou quand il lesblâme au contraire de
se laisser voir tels qu'ils sont. Mais cette ironie ne laisse
point d'être forcée autant que pénible.*)
Comme l'intelligence dominait chez Beyle, qu'il était
doué au plus haut point du don de l'observation psycho-
logique et d'un esprit de réflexion toujours en éveil, il
n'était guère sensible au monde extérieur ni guère capable
de le peindre fidèlement. Il ne s'intéresse qu'à la vie
des sentiments et de la conscience, et, psychologue lui-
même, ne peint presque que des psychologues. Ses per-
sonnages analysent en général leurs états d'âme avec une
perspicacité qu'on ne rencontre pas dans la vie réelle.
Et c'est ce qui constitue le caractère spécial de ses romans

*) „Julien répondit à ces nouvelles remontrances fort bien,


quant aux paroles: il trouvait les mots qu'eût employés un
jeune séminariste fervent: mais le ton dont il les prononçait,
mais le feu mal caché qui éclatait dans ses yeux alarmaient
M. Chélan. Pourtant, il ne faut pas trop mal augurer de
Julien il inventait correctement les paroles d'une hypocrisie
:

cauteleuse et profonde. Ce n'est pas mal à son âge. Quant


au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards, il avait
été privé de la vue des grands modèles. Par la suite, à peine
lui eût-il été donné d'approcher de ces messieurs, cj^u'il fut
admirable pour les gestes comme pour les paroles " —
En un
autre endroit, Julien, mangeant à la table du Directeur du
Dépôt, rougit de la société au milieu de laquelle il se trouve,
et se dit qu'il peut s'élever à une semblable situation, sans
cependant commettre de telles ignominies: „0 Napoléon!
qu'il était doux de tou temps de monter à la fortune par les
dangers d'une bataille Mais augmenter lâchement la douleur
I

du misérable!" —
Beyle ajoute: ^J'avoue que la faiblesse
dont Julien fait preuve dans ce monologue me donne une
mauvaise opinion de lui. Il serait digne d'être le collègue de
ces conspirateurs en gants jaunes, qui prétendent changer
toute la manière d'être d'un grand pays et ne veulent pas
avoir à se reprocher la moindre égratignure."
— 217 —
composés surtout cVune longue suite de monologues qui
ne sont jamais, comme chez George Sand, des épanchements
lyriques, mais le résumé de réflexions silencieuses où la
Tie intime et cachée des personnages se révèle.
Le trait capital des héros de Beyle, qui sont tous
extrêmement immoraux, à les juger d'après les idées gé-
néralement admises, est qu'ils se sont créé à eux-mêmes
une morale qui devrait être celle de tous les hommes,
mais qui n'est accessible qu'aux plus grands d'entre eux
et qui fait leur supériorité. Ils ont ainsi constamment
devant les yeux un modèle qu'ils se sont imaginé, qu'ils
s'efforcent d'atteindre, et ils ne se reposent point qu'ils
n'aient obtenu leur propre approbation. Julien, sur le
point de monter sur l'échafaud pour un horrible attentat
commis sur une femme sans défense, peut donc se consoler,
avant de mourir, en pensant qu'il s'est toujours proposé
dans sa vie un „devoir" à remplir. Il est bien clair que
Beyle a pris en lui-même ce trait de caractère. Dans
une de ses lettres de l'année 1822, il écrit: „J'abhorre
l'insolence des grands hôtels. Une journée oiî je me suis
mis en colère est perdue pour moi, et quand je me vois
faire une insolence, je m'imagine que l'on me mépri-
sera si je ne me fâche point." Julien et Fabrice ne par-
lent pas autrement. Julien s'impose un certain jour le
devoir de baiser la main de Madame de Rénal lorsque dix
heures du soir sonneront; sinon il se brûlera la cervelle.
Fabrice se croit obligé de répéter Texpression vraie mais
dédaigneuse qu'il avait employée pour qualifier la déban-
dade de l'armée française à Waterloo. Julien a le caractère
raisonneur du Français, Fabrice, le complet abandon de
l'Italien
, mais tous deux ont un trait commun qui les
rapproche, leur conception morale. Dans sa prison Julien
dit: „Le devoir que je m'étais prescrit, à tort ou à raison
. . .

a été comme le tronc d'un arbre solide auquel je m'appuyai


pendant l'orage". Fabrice, le libertin, dit de même en se
reprochant un remords passager: „Ma tante pense que je
devrais apprendre avant tout à me pardonner à moi-même
— 218 —
mais je rae comi)ai-e toujours avec un modèle qui n'existe
pas." Ce genre de supériorité et d'indépendance se re-
trouve dans Mademoiselle de la Mole de „Rouge et Noir"
et dans Mosca de „La Chartreuse de Parme." Mosca,
sons le masque duquel les contemporains voulaient voir
Metternicli, s'élève, par sa largeur d'esprit, bien au-dessus
du régime politique légitimiste qu'il sert en qualité de
ministre, tout comme les jeunes héros de Beyle. Mosca
aussi est en secret enthousiaste de Napoléon dans l'armée
duquel il a servi. Quand il porte son grand cordon jaune
il fait cette réflexion ironique: „Ce n'est pas à nous à
détruire le prestige du pouvoir, les journaux français le
démoralisent bien assez vile; à peine si la manie respec-
tante vivra autant que nous." Que ses personnages aient
en général du talent ou non, la manière dont Beyle peint
leur vie intellectuelle est unique. Nous ne pénétrons pas
seulement dans leur âme, mais nous voyons, mieux que
chez tout autre romancier, les lois d'après lesquelles ils
agissent et sentent. Aucun a}.itre romancier en effet ne
procure à ses lecteurs, à un tel degré, le plaisir qui naît
d'une connaissance approfondie et exacte.
Madame de Rénal aime Julien le précepteur de ses
enfants: „elle découvrit un jour avec honte et effroi, nous
est-il dit, qu'elle aimait plus ses enfants, parce qu'ils étaient
si attachés à Julien." — Mathilde de la Mole torture
Julien en lui confessant les sentiments qu'elle a éprouvés
autrefois pour quelques-uns de ses adorateurs. „Si on lui
avait versé du plomb fondu dans le coeur, ajoute Beyle,
Julien n'aurait pas tant souffert. Comment le pauvre
homme qui se sentait si malheureux pouvait -il oublier
que Mademoiselle de la Mole ne l'entretenait si volontiers
de ses anciennes amours que parce qu'elle parlait avec
lui!" Ces deux passages nous révèlent une loi psychologique.
Julien n'a pas embrassé la carrière ecclésiastique par
ambition, mais à contre-coeur. Il voit nn jour dans une
église de campagne un jeune évêque s'agenouiller au milieu
de jeunes et jolies filles qui semblaient ne pouvoir assez
— 219 —
admirer ses belles dentelles, sa bonne grâce, sa figure si
jeune et si douce. „Ce spectacle fit perdre à notre héros
ce qui lui restait de raison. En cet instant, il se fût
battu pour l'Inquisition et de bonne foi". Ces dernières
paroles surtout sont dignes d'être soulignées. Que l'on
rapproche d'elles le passage suivant de „La Chartreuse de
Parme." Le vieux prince vient de mourir empoisonné par son
amante, et une insurrection éclate dans ses Etats. Mosca, qui le
méprise cordialement, a dû pourtant, sur l'ordre de son
successeur, se mettre à la tête des troupes et disperser la
foule. Il met son amante au courant des événements et
ajoute: „Mais le plaisant à mon âge, c'est que j'ai eu un
moment d'enthousiasme en parlant aux soldats de la garde
et en arrachant les épaulettes de ce pleutre de général P.
En cet instant, j'aurais donné ma vie sans balancer pour
le prince; j'avoue maintenant que c'eût été une façon bien
bête de finir." Ces deux exemples ne montrent-ils pas
très nettement combien l'enthousiasme factice peut être
contagieux ?
Aucun romancier n'a peint comme Bejle les luttes
intérieures et le travail de l'imagination qui les précède.
Mosca a reçu une lettre anonyme où on lui annonce
que son amante le trompe. Cette nouvelle le terrasse
d'abord complètement; puis involontairement, en homme
sensé et diplomate, il se demande qui a pu lui envoyer
cette lettre et il croit que le prince seul en est capable.
„Ce problème résolu, la petite joie causée par le plaisir
de deviner fut bientôt effacée par la cruelle apparition des
grâces charmantes de Fabrice qui revint de nouveau."
Beyle n'a pas manqué de montrer la joie passagère
qu'éprouve Mosca à cette découverte, en même temps que
les tortures de la jalousie qu'il subit.
Julien doit être exécuté dans quelques jours. Mais,
dans sa prison, il voit souvent son amante. Madame de
Rénal, dont il a été longtemps séparé, et il vit dans
l'ivresse de son amour sans penser à la mort qui l'attend:
„Par un étrange effet de cette passion, quand elle est
— 220 —
extrême et sans feinte aucune, Madame de Eênal par-
tageait presque son insouciance et sa douce
gaieté." Ces derniers mots me paraissent extrêmement
profonds.
Beyle a très bien senti qu'un amour heureux, rem-
plissant toute Fàme peut en bannir toutes les pensées som-
bres, même celle de la mort certaine. Il savait que la
passion, quand elle ne peut pas prouver que la crainte
d'un malheur est mal fondée, finit toujours par en triompher.
Combien les autres romanciers nous paraissent superficiels,
comparés à Beyle !

Ses personnages sont toujours simples et francs, mais


il sait leur donner, même quand il s'agit de figures de
femmes, un cachet de grandeur. Ils ont un certain
héroïsme singulier mais pur, une certaine magnanimité
qui les élève dans des régions supérieures, des sentiments
plus profonds et des coeurs mieux trempés que les hommes
ordinaires.
Voyez par exemple ses portraits de femmes. „Madame
de Eênal était, nous dit-iJ, une de ces âmes nobles et
enthousiastes en qui la conscience de ne pouvoir faire une
bonne action excite autant de remords que le crime chez
les autres." Dans le même roman („Rouge et Noir"),
Mathilde de la Mole dit: je me sens au même niveau que
tout ce qu'il y a eu de grand .Quelle est la grande
. .

action qui ne soit pas un extrême au moment où on


l'entreprend? C'est quand elle est accomplie qu'elle semble
possible aux êtres du commun." Avec quel talent
deux grands caractères féminins absolument opposés, dont
l'un est fait surtout de dévouement et l'autre d'audace
téméraire, ne sont-ils pas peints ici en quelques mots !

Rien n'est donc plus juste que le jugement que Beyle


porte sur lui-même dans une lettre adressée à Balzac: „Je
prends une personne que je connais parfaitement, je lui
laisse son caractère particulier, mais je lui donne plus d'esprit.
Des deux romans que je viens de citer, „Rouge et
Noir", dont l'action se passe en France, est incontestablement
— 221 —
le meilleur; dans „La Chartreuse" le lecteur sent souvent
le sol de la réalité se dérober sous ses pieds. Beyle s'est
créé ici une Italie particulière avec les souvenirs de sa
jeunesse agrandis par son imagination, et cette Italie ne
nous semble pas à nous, modernes, bien ressemblante.
Pour lui, l'Italien, beaucoup plus défiant encore que le
Français, en raison de sa vive imagination, mais, en
revanche, capable d'une joie plus profonde et plus durable,
possède le vrai sens de la beauté, avec moins de vanité.
Parfois Beyle surprend par des remarques ethnologiques

qui, si elles sont justes, comme je le crois, quant à moi,
— paraissent d'une profondeur étonnante. La duchesse de
Sansévérina qui s'est jadis rendue coupable d'un em-
poisonnement éprouve une cruelle torture lorsqu'elle apprend
qu'on veut aujourd'hui empoisonner son amant: „Elle ne
fit point cette réflexion morale qui n'eût point échappé
à une femme élevée dans une de ces religions du Nord
qui admettent l'examen personnel: j'ai employé le poison
la première, je péris par le poison. En Italie ces sortes
de réflexions, dans les moments passionnés, paraissent de
l'esprit fort plat." Ce que Beyle aimait avant tout dans
le peuple italien, c'était évidemment son paganisme dont
aucune religion de l'antiquité et des temps modernes
n'avait pu triompher. Mais, si profonde que soit parfois
dans „La Chartreuse de Parme" la psychologie des races,
ce roman a perdu de nos jours beaucoup de sa vogue,
parce qu'il y a en lui plus que dans „Rouge et Noir"
de ce romantisme purement extérieur de l'époque qui
consistait en déguisements, meurtres, scènes de captivité,
évasions etc. Pourtant, on ne peut nier qu'il y ait un
romantisme plus discret et plus sérieux commun à „Rouge
et Noir" et à „La Chartreuse de Parme".
Beyle est sans doute, sous bien des rapports, un esprit
essentiellement moderne, et la prédiction qu'il aime à faire
„qu'il sera lu vers 1880 — 1900" s'est réalisée exactement;
néanmoins il est aussi romantique d'âme et de caractère.
Il faut seulement noter que son romantisme est celui des
— 222 —
âmes fortes et clouées de l'esprit de critique; dans son
caractère, en énergique et réfléchi, se manifeste
général
quelquefois une exaltation qui confine à la démence, un
besoin de dévouement qui va jusqu'à l'abnégation complète.
Ce romantisme agit à la façon d'un explosif violent dans
les personnages que Beyle nous montre conduits par la
logique; il est renfermé dans un corps solide et rude,
mais il n'en conserve pas moins toute sa force. Un seul
coup suffit, et la d3aiamite fait voler en éclats son enveloppe
de verre et répand partout la ruine et la mort. Voyez
par exemple Julien, Mathilde, la duchesse de Sansévérina
etc. Il semble parfois que ces figures appartiennent au

XVP siècle dont Beyle avait fait une étude particulière.


Il dit lui-même quelque part de Fabrice qu'il paraît
d'abord dans son roman avec l'esprit du XVP siècle,
et Mathilde également vit dans le même siècle. Mais,
à ce romantisme de l'énergie et de l'audace qui est
celui du XVI 6 siècle, Beyle unit un enthousiasme
romantique qui lui est tout à fait propre et qui rappelle
la France de 1830*) Son Julien, l'enfant du peuple,
doué d'une intelligence supérieure, mais étouffé par l'esprit
de la Restauration et envieux de la médiocrité dorée qui
règne partout est dévoré d'ambition; réduit à une haine
impuissante, il a recours à tous les moyens pour s'élever
au-dessus de sa situation, mais, même quand il triomphe,
il ne se déclare jamais satisfait, et ainsi il lutte toujours

avec son entourage. Pessimiste révolté, plébéien assoiffé


de vengeance, en guerre permanente avec le monde, il
est un frère du même âge, mais plus avisé, de tous ces
parias de la société que peint Hugo Didier, Gilbert, Ruy
:

Blas, du jeune héros d'Alexandre Dumas Antony, du


Frank de Musset, de la Lélia de George Sand et du
Rastignac de Balzac.
Comme écrivain, Beyle appartient plutôt auXVII° et au
XViri° siècle; il s'est formé sur Montesquieu dont le style,
dit-il dans les „Mémoires d'un Touriste", est une fête

*) cf Faguet: Stendhal (Revue des Deux Mondes 1892)


„IS.jO, c'est le vrai titre de „Rouge et Noir". J'aimerais presque
mieux que le livre eût pour titre sa date etc."
— 223 —
pour l'esprit, il rappelle parfois Chamfort, il admire. P. L.
Courier*) qui, comme lui, a renoncé à la carrière militaire
l)our embrasser celle des Lettres, et dont il aimait la
langue claire, classique et pure. Mais, si Courier visait
avant tout à riiarmonie du style, s'il luuait un jour un
autour ancien d'avoir été capable de faire gagner à Pompée
la bataille de Pharsale, pour arrondir sa phrase, Beyle sur
ce point est aussi éloigné de lui que possible. Il ne possédait
comme styliste ni le sens du coloris, ni celui de la forme.
Il ne pouvait ni ne voulait écrire pour l'oeil, car l'image

n'était rien pour lui en comparaison de la pensée, et il


ne chercha nullement à se rapprocher de la manière de
Chateaubriand ou de Hugo.
Il ne chercha pas davantage à frapper l'oreille; il
abhorrait la prose poétique, haïssait le style de Madame
de Staël dans „Corinne" et détestait celui de George Saud.
Dans sa haine de la déclamation poétique, il écrivait à
Balzac dans une lettre célèbre: ,,En composant la Char-
treuse, pour prendre le ton, je lisais chaque matin deux
on trois pages du Code Civil afin d'être toujours naturel;
je ne veux pas, par des moyens factices, fasciner l'âme
du lecteur.'' Il est impossible à un écrivain d'afficher un
plus grand mépris de Fart,pourtant il y a aussi un
et
artiste en Beyle. Si ses livres n'offrent pas un plan bien
tracé et bien suivi, ils renferment cependant des beautés
de détail. Si son style n'est pas harmonieux, ce qui —
est surprenant chez un admirateur si passionné de la
musique italienne —
il a néanmoins des phrases, des
sentences inoubliables. Beyle ne sait pas écrire une page
d'un seul jet**), mais il sait caractériser par un mot, par
un trait. En ceci il est l'antipode de George Sand pour

*) Die Reaktion in Frankreich


cf. —
8e ëdit. 1900. p. 292.
„J'écris dit-il, comme on fume un cigare ; une page qui
**)
m'a amusé à l'écrire est toujours bonne jDour moi." et ailleurs:
„Quand je me mets à écrire, je ne songe plus à mon beau
idéal littéraire; je suis assiégé par des idées que j'ai besoin
de noter.'"
— 224 —
qui au contraire la page fait passer le mot. Il admirait

sincèrement Balzac, mais n'aimait point son style. Il


écrit dans ses „Mémoires d'un Touriste": ,,Je suj)pose que
Balzac fait ses romans en deux temps, d'abord raison-
nablement, puis il les babille en beau style néolugique
avec les p à t i n e e nts m
de l'âme, il neige dans
mon coeur, et autres belles cboses."
Son style à lui a les qualités et les défauts de sa
tournure d'esprit philosophique et sentencieuse. C'est un
penseur fécond et original en même temps qu'un écrivain
terne et négligé;*) mais ce qui le distingue par-dessus
tout, c'est son horreur pour le „vide" et le vague qui
fait que personne ne l'a égalé dans l'art de penser et de
faire penser.
Beyle aimait à dire qu'il n'y aque les pédants et
les prêtres qui puissent s'amuser à nous faire des tableaux
de la mort et à spéculer sur l'horreur qu'elle inspire;
il ne la craignait pas, mais il la regardait comme une
„dernière fonction messéante de la vie" (Sainte-Beuve) à
laquelle on devait penser le moins possible. Lorsqu'elle le
frappa subitement en 1842, comme il l'avait souhaité, son
nom était encore à peu près inconnu. Trois personnes
seulement, (dont Mérimée) —
assistèrent à ses funérailles;
aucun discours ne fut prononcé sur sa tombe.

*) Pour se fah'e une idée du style de Beyle qui peut être


excellent ou pitoyable, qu'on lise les passages suivants: „Ce
raisonnement, si juste en apparence, acheva de jeter Mathilde
hors d'elle-même. Cette âme altière, mais saturée de toute
cette prudence sèche qui passe dans le grand monde
pour peindre fidèlement le coeur humain, n'était pas
faite pour comprendre si vite le bonheur de se moquer de toute
prudence qui peut être si vif pour une âme ardente." On de-
vine ce que Beyle veut dire, bien que la phrase soit non seu-
lement maladroite mais encore incorrecte immédiatement après
;

viennent les lignes suivantes aussi profondes que spirituelles :

„Dans hautes classes de la société de Paris, où Mathilde


les
avait vécu, la passion ne peut que bien rarement se dépouiller
de prudence, et c'est du cinquième étage qu'on se jette par
la fenêtre."
Les articles écrits sur lui, si bienveillants qu'ils
fussent, prouvaient qu'on le comprenait bien peu alors.
Mais, depuis sa mort, sa gloire n'a cessé de croître. On
commença à le considérer comme un original, on fut
enclin plus tard à le regarder, tout en lui accordant de
grandes qualités, comme un écrivain à part, un esprit
stérile à cause de sa tendance paradoxale. Pour moi, je
ne vois pas seulement en lui un des principaux représen-
tants de la génération de 1830; je crois encore qu'il eut
sa place marquée dans le grand mouvement des idées au
XIX^ siècle, car c'est à lui que se rattachent Taine comme
psychologue et Mérimée comme écrivain.

Chapitre XXI.

Mérimée.

Nos contemporains qui ont lu dans r„Histoire d'un


Crime" de Hugo, son jugement acerbe sur Mérimée et
qui se sont habitués à ne voir dans l'un que le Répu-
hlicain ardent et passionné et dans l'autre que le secrétaire
sarcastique des cours d'amour du secoad Empire, se
représenteront difficilement ces deux hommes, dont les
antipathies poétiques et politiques étaient si marquées,
unis dans leur jeunesse par les liens de l'amitié. Et
pourtant dans les premiers temps du romantisme le soleil,
qui éclaire toutes choses ici-bas, vit un jour l'auteur
de „Matteo Falcone" en bras de chemises et en tablier
dans la cuisine de Hugo, montrant à la cuisinière, en
présence de toute la famille, la manière de préparer le
macaroni à l'italienne. Et Hugo, enthousiasmé peut-être
par cet excellent macaroni, imagina de faire avec le nom
Brandes, l'école romantique en France. 15
— 226 —
do Prosper Mérimée l'anagramme juste et flatteuse: M.
Première Prose.*)
Il est hors de doute que ])lus tard il ne se serait
plus livré à ce jeu de mots, lui qui, lorsqu'on lui vantait
le style sobre de Mérimée répondait: „oui, la sobriété
d'un sot estomac." Mais, on ne se trompe guère si l'on
interprète cette anagramme comme l'expression exacte de
la pensée de la vieille en France.
génération Pour le
Français, homme du monde juge délicat, il n'est point
et
d'écrivain en prose supérieur à Mérimée. Je dis pour le
Français homme du monde et j'ajoute même pour celui
de la vieille génération, car les prosateurs de notre temps
qui visent avant tout au pittoresque, continuent toujours,
sans doute, ainsi que leurs lecteurs, à regarder la simplicité
et la clarté du style comme une qualité, mais non pas
comme la plus haute. Le Français aime en général les
récits mais abhorre les descriptions; il est (à son insu)
partisan des principes exposés par Lessing dans son Laocon,
un pur rationaliste qui a en aversion la manie de la
description des romantiques et des naturalistes et qui prise
plus la manière de Voltaire que celle de Diderot. Celui
qui, sans nuire à la clarté, condense le plus de faits
possible dans le moindre espace, répond à l'idéal artistique
de la masse des Français il le réalise même complètement
;

quand, comme Mérimée, il unit à cette concision, l'entière


possession de lui-même dans son ton et dans son style.
La vieille génération en France, pour qui le mot „roman-
tisme" est devenu peu à peu synonyme d'exaltation et
d'emphase, s'étonne aujourd'hui qu'on ait un jour fait de
Mérimée un romantique; elle accorde bien qu'il prit part
à la première campagne romantique, mais elle n'y. veut
voir qu'une méprise de sa part. Dans le discours qu'il
prononça pour la réception à l'Académie du successeur
de Mérimée, Louis de Loménie, Jules Sandeau raconta,
pour montrer quel allié les romantiques avaient trouvé en
*) Victor Hugo raconté par un témoin de sa yie II. 159.
Eugène de Mirecourt: Mérimée p. 25.
227

Mérimée, la vieille anecdote de cet Lomme qui, dans


les journées de Juillet 1830, voyant un des insurgés in-
capable de se servir de son arme, la lui arracha violemment
des mains et la dirigea sur un Suisse qui était aux fenêtres
des Tuileries et qu'il tua. Comme on le priait de conserver
l'arme qu'il savait si bien manier, l'habile tireur répondit
poliment: „Merci bien, mais je suis royaliste".
De même Mérimée aurait été toujours, à proprement
parler, un classique etau commencement de sa carrière, il
si,

alla plus loin que les romantiques, c'est qu'il avait seulement
voulu leur apprendre à tirer. L'idée qui est au fond de
cette exagération n'est rien moins que juste. On peut
dire, au contraire, que Mérimée, en dépit de la sobriété
€t de la sévérité de son style, représente particulièrement
tout un côté du romantisme français, et ce trait essentiel
de son caractère ne tarde pas à apparaître lorsqu'on l'étudié
plus à fond.
Prosper Mérimée (né cà Paris le 28 septembre 1803)
descend d'une famille d'artistes. Son père était un peintre
de talent et d'une vaste culture qui a laissé un livre
excellent sur la „Peinture à l'huile". Sa mère également
était célèbre par ses portraits d'enfants; elle racontait
admirablement et savait par là occuper l'imagination des
enfants pendant qu'elle fixait leurs traits sur la toile. Le
portrait qu'elle a fait de son fils unique, Prosper, à l'âge
de cinq ans, nous donne une idée exacte de son talent de
peintre comme de la physionomie du modèle. Le visage est
extraordinairement beau; encadré de jolies boucles blondes,
il a déjà quelque chose de la fierté et du sentiment de
supériorité de l'homme futur. Le regard est pur et franc,
la ligne ondoyante des lèvres malicieuse et fine, le
port de la tête majestueux comme celui d'un jeune
prince. On comprend, devant ce portrait, que cet enfant,
après avoir vu un jour ses parents feindre de s'irriter
contre lui et rire en secret de ses larmes de repentir, se
soit juré de ne plus jamais demander pardon et qu'il soit,
toute sa vie, resté fidèle à sa résolution.
15*
— 228 —
Sa mère, qui vécut près de lui jusqu'à sa mort,
c'est-à-dire jusqu'en 1852, était une femme d'une rare
énergie de caractère, chez qui l'éducation philosophique
du siècle dernier avait excité une telle horreur de toute
confession religieuse qu'elle ne fit même pas baptiser son
fils. Mérimée, dans son âge mùr, éprouvait un malin
plaisir à s'en glorifier. Il répondit un jour à une dame

pieuse et aimable qui employait toute son éloquence pour


le déterminer à se faire baptiser: „Je veux bien, mais à
condition que vous serez ma marraine, que j'aurai une
longue robe blanche et que vous me porterez dans vos
bras".
Sa vie extérieure peut se résumer en peu de mots.
Après avoir étudié le droit, comme tout jeune homme
de la bourgeoisie en France, il inaugura avec succès sa
carrière d'écrivain à vingt-deux ans, vécut dans une entière
indépendance jusqu'à sa vingt-huitième année, partageant
son temps entre la littérature et les distractions, au milieu
d'une société qui faisait partie de l'opposition libérale.
Lorsque ses amis politiques furent parvenus au pouvoir,
il fut nommé en 1831, Inspecteur des monuments histo-
riques de France, en remplacement de Vitet dont il suivait
déjà les traces comme écrivain. Il s'acquitta de sa charge
avec zèle et intelligence. De nombreux voyages en Espagne
et en Angleterre, un en Orient, deux en Grèce achevèrent
son éducation et l'enrichirent d'impressions de toutes sortes,
parce que, surtout grâce à sa connaissance extraordinaire
des langues, il se sentait tout à fait chez lui dans les
pays étrangers. Ce don des langues, rare chez un Français,
était si grand chez Mérimée qu'il parlait l'anglais, l'italien,
le grec moderne, le russe, l'espagnol avec tous ses idiomes
divers et mê*ne celui des gitanos. Il avait étudié à fond
la littérature de toutes ces langues comme celle des langues
classiques. Après avoir publié quelques notes officielles
*) On en trouve une reproduction dans l'ouvrage de Maurice
Tourneux: „Prosper Mérimée, ses portraits, ses dessins, sa
bibliothèque".
— 229 —
sur voyages en France et des études sur l'histoire
ses
ronaaine, il fut reçu en 1841 à l'Académie des Inscriptions,

à titre d'archéologue, et en 1844 à l'Académie Française.


Sous le second Empire, il fat longtemps l'ami de la comtesse
Montijo et, avec Octave Feuillet, l'unique ornement litté-
raire de la nouvelle cour; en 1853 déjà, il fut nommé
sénateur, dignité qui ne lui convenait que trop et qui
nuisit à sa considération, bien qu'il ne prît presque jamais
part aux séances. Il assista encore presque mourant à la chute
de l'Empire et s'éteignit à Cannes, le 23 septembre 1870.
Sa vie intime, telle qu'elle se révèle dans ses oeuvres,
est loin d'être aussi simple. Lorsqu'il fit son entrée dans
le monde, à dix-huit ans, il y apparut avec une âme
extrêmement complexe. Il était très fier, à la fois audacieux
et timide; pour cacher sa timidité naturelle dont sa fierté
rougissait, il affectait la froideur, la frivolité et même un
certain cynisme qui devint plus tard chez lui de la pose
dans ses relations avec les hommes. Il se montre plein

de défiance, dès sa jeunesse, mais c'est risquer de se


tromper que de vouloir rattacher cette défiance à quelque
déception particulière. Il est inutile de dire que les
déceptions de Mérimée furent nombreuses, que plus d'une
fois il fut violemment arraché à ses illusions, comme nous
tous, qu'il fut trompé dans ses amitiés, trompé dans ses
amours.*) Il apprit de bonne heure à connaître le monde,
comprit que la vie est un combat perpétuel et que l'homme
n'a pas seulement à se défendre contre de faux amis ou
des ennemis déclarés, mais encore contre ceux qui
font le mal pour l'amour du mal.**) S'il n'avait pas
apporté en lui en naissant le germe de la défiance, ses

*) cf. M. d'Haussonville — Revue des Deux Mondes —


15. Juillet 1877.
**) Lettres;i une Inconnue. 1, 8. De' faites-vous de votre
oi^timisme, et figurez-vous bien que nous sommes dans ce
monde pour nous battre envers et contre tous Sachez
. . .

aussi qu'il n'y a rien de plus commun que de faire le mal


pour le plaisir de le faire."
— 230 —
expériences amères auraient bientôt ébranlé sa confiance
en riiuraanité. Mais il était né critique, et ce principe
que tout critique n'a droit à la confiance qu'autant qu'il
est lui-même défiant, est pour des hommes comme Mérimée
une règle de vie. On devine combien sa sensibilité
un sens critique aussi développé.
artistique dut souffrir avec
Un esprit aime avant tout la vérité, et
critique
Mérimée l'aimait avec passion. Naturellement audacieux
il devait dire la vérité brutalement, comme il
toujours
la sentait. Ses lettres nous apprennent combien il était
franc, combien il avait en horreur tous les mensonges de
la politesse et du langage usuel. Le premier recueil des
„Lettres à une Liconnue" est, à ce point de vue, parti-
culièrement intéressant; Mérimée devient parfois grossier,
même envers la dame qu'il aime quand il croit s'aper-
cevoir qu'elle „substitue à un sentiment réel un convenu".
Bien que sa crainte du ridicule et sa défiance croissante
n'annoncent point en lui l'étoffe d'un chevalier ou d'un
mart3T,*) nous le voyons pourtant commettre, à cinquante
ans, une sottise que la jeunesse seule ferait excuser.
Lorsque son ami, le fameux Libri, fut condamné pour
avoir détourné des livres précieux des bibliothèques dont
il avait la garde, Mérimée, qui se refusait à le croire
coupable, prit parti pour lui avec un tel zèle qu'il attaqua
la magistrature dans un violent article paru dans la Eevue
des Deux Mondes, (15 avril 1852) et dont l'esprit mordant
rappelle pamphlets de Paul Louis Courier.**)
les Un
Don Quichotte de profession n'aurait pas commis une plus
grande folie;***) et il importe peu que, comme le pensent
quelques intimes, Mérimée ait agi en cette circonstance plus
par égard pour Madame Libri que pour son mari.

;) cf. Taine préface des „Lettres à une Inconnue" repro-


:

duite dans les „Essais de Critique et d'Histoire".


**) cf. Brandes: Reaktion in Frankreich. —
5e édit. 1897.
p. 293
*'"'*)
Me'rimée reconnaissait pourtant lui-même que Libri
avait fait „toutes les bêtises imaçrinables".
— 231 —
Même sous l'Empire, Mérimée conserva à la cour
son franc-parler. Je ne veux ])as rappeler ses propos assez
irrespectueux en général sur Napoléon/'O car ils ne lui
font guère criionneur. puisqu'ils ne l'empêchaient pas de
vivre dans la familiarité de l'empereur. Mais, dans ses
conversations avec les membres de la famille impériale il
n'abdique point son indépendance. Il raconte dans une
lettre du 20 Juillet 1859 qu'après le grand discours de
l'empereur à son retour d'Italie, l'impératrice lui demanda
en espagnol ce qu'il en pensait: „Je répondis, dit-il, pour
unir la franchise à la galanterie de l'homme de cour:
„muy uecessario!" (très nécessaire!) La timidité et la
fierté de caractère de Mérimée arrêtaient cependant sa
franchise parfois brutale. Il avait appris de bonne heure

qu'étaler en public ses sentiments, c'est s'exposer non


seulement aux railleries, mais encore à la compassion de
la foule. Dès sa jeunesse il résolut de ne pas jeter son
coeur aux chiens. Il n'était pas nécessaire qu'il fût aussi
défiant qu'il était pourcomprendre que ceux qui faisaient
autrement obéissaient en général à un mobile secret. Tous
ceux qui ne parlaient que de noblesse d'âme, de gravité,
de moralité, de religion, lui semblaient toujours ne chercher
que les applaudissements de la foule ou poursuivre quel-
que autre but intéressé. Il voyait bien lui-même assu-
rément combien il peut être utile parfois d'exprimer de
grands et nobles sentiments, et c'est pourquoi il lui
était difficilede supposer que les autres l'ignorassent.
En tous cas, ne pouvait les imiter; il était de ceux
il

qui ne savent pas dire que la vertu est aimable et


le vice affreux, qui sont incapables d'exalter constamment
„le vrai, le beau et le bien". Pour éviter tout contact
avec' ces hommes d'une sentimentalité calculée, et
fermer son coeur au public, il le dissimula sous une
froide ironie d'emprunt.**) Il voulait paraître plus

*) cf. M. (rrianssooville — Revue des Deux IMoudos —


15 Juillet 1877.
**j Jules Sandeau recevant ?il. de Lomeuie, successeur de
— 232 —
mauvais qu'il n'était plutôt que d'être confoudu avec
les modèles de vertu, et, pour arriver à ce résultat, il
lutta tant avec lui-même que son vrai caractère disparut sous
une afïectation de raideur et d'insensibilité. Ce qu'il dit
de son héros Saint-Clair, dans le „Vase étrusque" s'applique
bien exactement à lui-même: „Il était né avec un coeur
tendre et aimant; mais à un âge où l'on prend trop
facilement des impressions qui durent toute la vie, sa
sensibilité trop expansive lui avait attiré les de
railleries
ses camarades . . . Dès lors il se fit une étude de cacher
tous les dehors de ce qu'il regardait comme une faiblesse
déshonorante . . . Dans le monde, il obtint la triste répu-
tation d'insensible et d'insouciant ... Il avait beaucoup
voyagé, beaucoup lu, et ne parlait de ses voj^ages et de
ses lecturesque lorsqu'on l'exigeait". Il est impossible
de ne pas voir dans ces lignes un portrait peut-être un
peu exagéré de Mérimée lui-même.

Mérimée à PAcadémie, s'exprimait ainsi „Il y avait un coeur :

sous la glace de ces apparences. Point d'épanchements, de


démonstrations verbeuses; toujours quelque chose de discret,
de contenu, de timide, de j)udi(jue dans l'expression des sen-
timents intimes. Il se gardait de l'enthousiasme comme d'un
ridicule, de l'attendrissement comme d'une faiblesse: sa pré-
occujiation constante était qu'on ne le surprit pas en llagrant
délit d'émotion; mais malgré tout, le côté alïectueux ne tardait
l^as à se trahir ... Ce sceptique était le meilleur, le plus sûr
et le i^lus obligeant des hommes; il a vécu et il est mort
irréprochable dans l'amitié".
— 233 —

Chapitre XXII.

Beyle et Mérimée.

Ainsi préparé, Mérimée fit, à dix -neuf ans, chez la


célèbre chanteuse Pasta qui était venue de Milan à Paris,
la connaissance de Beyle de vingt ans plus âgé que lui.
Il est inutile de dire que ce dernier exerça sur
lui une

influence considérable, puisque malgré la différence d'âge,


il y avait entre eux, à cette époque déjà, une certaine
affinité d'esprit. Sans doute il n'est guère facile de
déterminer exactement cette influence, parce que Mérimée,
avant de rencontrer Beyle, n'avait encore rien écrit; mais,
en comparant leurs oeuvres on est frappé de certaines
ressemblances, et la comparaison offre d'autant plus d^in-
térêt qu'elle fait ressortir davantage le caractère propre
de Mérimée.
Il ne me semble pas, par contre, qu'on puisse parler
d'une influence quelconque de Mérimée sur Beyle, si l'on
comprend sous ce mot autre chose que des échanges
d'idées sans importance, car, si Beyle doit à son jeune ami
bien des remarques sur l'histoire de l'art qu'il a insérées
dans les „Mémoires d'un Touriste", il doit tout le reste à
sa seule maturité d'esprit. Quand donc Mérimée, dans sa
notice biographique sur Beyle, commence par nous dire
„qulls n'avaient peut-être pas une idée en commun*)"
il exagère ainsi manifestement pour que l'on ne soit
pas tenté de lui appliquer à lui-même ce qu'il dit
de Beyle son ami. Tous deux se ressemblent avant tout
par un égal amour du fait positif. Tout lecteur de Mé-

Il écrit pourtant aussi: „Les idées de Stendhal


sur les
)

hommess et les choses ont singulièrement déteint sur les miennes."


— 234 —
riraée a pu se compte qu'il n'aborde l'histoire^
rendre
comme que par ses monuments les plus-
dit Sainte-Beuve,
authentiques et ses témoignages les plus précis. Il écrit

dans la préface de la „Chronique du règne de Charles IX "^


qu'il n'aime dans l'histoire que les anecdotes et, parmi les
anecdotes, celles où il s'imagine trouver une peinture vraie
des moeurs et des caractères d'une époque déterminée. On
pourrait eu dire de Beyle chez qui l'anecdote est
autant
même la forme la plus de la pensée.
naturelle Il s'en
sert pour peindre l'individu comme des époques entières.
Sa haine des idées vagues et générales le conduit à la.
forme historique qui lui paraît la plus concrète „à celle
de la Nouvelle, du petit drame objectif". Et ces anec-
dotes qu'il raconte ne sont jamais banales dans leur éner-
gique concision; elles sont toujours choisies avec discerne-
ment et se bornent à l'essentiel. Ainsi procède également
Mérimée, et, quand un nouvel admirateur de Beyle (Paul
Heyse) loue ses courtes Nouvelles italiennes (l'abbesse
de Castro, San Francesco à Ripa etc.) „oîi la passion
violente et brutale va parfois jusqu'à s'armer du couteau"
son éloge s'adresse aussi bien aux Nouvelles de Mérimée.
Toutefois la Nouvelle a chez Beyle et chez Mérimée
un caractère si différent qu'on voit facilement quelle fut
exactement en ce genre l'influence du premier sur le-
second. Beyle a une tendance naturelle à exprimer des
idées générales. Le trait de caractère qui se révèle dans-
un événement ne sert, à ses yeux, qu'à confirmer une loi
psychologique générale, un état général de la société
ou une particularité ethnologique qu'il s'eftbrce d'expliquer.
S'il remplit d'anecdotes son livre „De l'amour", c'est qu'il
veut nous dire longuement ce qu'il comprend sous les-
diverses dénominations des sentiments et leur développe-
ment. Pour convaincre le lecteur des conclusions qu'il
tire, il lui fournit des preuves sous forme d'anecdotes.
Dans ses romans, ce procédé finit par nous impatienter;:
Beyle nous dit trop souvent: „elle agit ainsi parce qu'elle-
était Italienne, une Parisienne aurait agi tout autrement."'
— 235 —
Chez pas de digression, pas de
]\Iévimée, rien de pareil;
réflexion , il contente d'exposer les faits sans y rien
se
ajouter. Il cherche toujours quelque histoire étrange et

merveilleuse; la plupart du temps il peint des moeurs


sauvages dont Tétude l'attire, comme une vieille pièce de
monnaie attire le numismate, et il s'efforce de les opposer
le plus possible à la platitude générale de notre
temps. Il a soin de retrancher tout ce qui ne pourrait

qu'atfaiblir l'effet qu'il veut produire et de s'abstenir de


toute considération politique, sociale ou religieuse. Les
vues d'ensemble ne sont pas faites pour lui; il les aban-
donne aux autres. Il se cherche dans le monde réel un
sujet bien déterminé et le peint en l'animant de son
esprit, mais se garde bien d'en modifier l'essence. Il est
aussi réaliste dans ses conceptions que dans ses peintures.
Voyez par exemple comme, dans ses „Portraits historiques
et littéraires", il symbolique
s'élève contre toute explication
du „Don Quichotte" en qui ne veut rien voir qu'une
il

parodie magistrale des romans de chevalerie. „Lais-


sons, s'écrie-t-il, aux savants professeurs d'Allemagne, cette
découverte que le Chevalier de la Manche est le symbole
de la poésie et son écuyer celui de la prose. Un critique
trouvera toujours dans les oeuvres de génie mille jolies
choses auxquelles l'auteur n'a point pensé." Kapprochez
de ces lignes ce que dit avec tant de finesse de „Don
Quichotte" un critique comme Sainte-Beuve: „C'a été un
livre d'à-propos, et c'est devenu un livre d'humanité; c'est
entré pour jamais dans l'imagination de tous. Tout le
monde y a travaillé à l'envi et y a taillé à sa
dès lors
guise. y en a à la fois pour les enfants, il y en a
Il

pour les hommes. Cervantes n'y pensait pas, lui, mais


nous y pensons, nous. Chacun est Don Quichotte à son
jour, et chacun Pançn." Beyle aurait volontiers souscrit
à ce jugement, Mérimée qui n'aimait pas les généralisations
ne le pouvait pas.
Tous deux, grâce à leur amour du fait et de la con-
cision, n'étaient pas moins ennemis de la rhétorique classi-
— 23f) —
que; bien plus, ils se distinguent de tous les autres
romantiques contemporains en ce qu'ils ne tentèrent pas
de la remplacer par le lyrisme. Beyle n'a jamais écrit
un vers, il avait l'ouïe fermée au rythme le plus simple;
malgré toute l'admiration qu'il éprouvait pour les poètes
de l'Italie, il ne regardait la forme poétique que comme
un moyen d'aider la mémoire et il ne l'admettait plus
dès qu'on poursuivait un autre but*). Mérimée lui res-
semble tout à fait en ce point. Les nombreuses poésies
qu'il cite dans ses oeuvres sont toutes traduites en prose;
il aime mieux leur enlever leur caractère original que de

les reproduire textuellement. On supposera probablement


que la forme du vers lui paraissait inaccessible, je crois
plutôt qu'il était trop fier pour publier des poésies et en
supporter la critique. Car dans les „Lettres à une In-
connue" il montre qu'il sait faire des vers anglais, et on
ne peut contester qu'il sache manier sa langue avec une
grande souplesse. Mais il ne chercha pas à développer
son talent de ce côté; son horreur des épanchements, la
pudeur qu'il éprouvait à dévoiler ses sentiments intimes
le rendirent aussi réfractaire à la poésie que Beyle qui
n'en avait pas le sens. Pourtant Mérimée va ici plus loin
que son maître. Il y a au fond de l'àme de Beyle une
tendance au lyrisme qui se manifeste dans son enthousiasme
ardent pour Napoléon, l'Italie, le XVP siècle, pour Cima-
rosa, Eossini, le Corrège et Canova aussi bien que dans
les superlatifs aussi abondants chez lui que chez Balzac.
Mérimée au contraire ne se contente pas d'exclure la forme
lyrique de son oeuvre, il s'abstient même de tout lyrisme
en général. Sa prose est la moins lyrique qu'on puisse
imaginer. S'il est bien vrai, selon une ancienne formule,
qu'il n'est „point de poète sans lyrisme" Mérimée ne mérite
pas le nom de poète.

*) Beyle: „De l'Amoui"': ,,Les vers furent invente's pour


aider la memoire. Les garder aujourd'hui dans l'art est un
reste de barbarie". Dans ., Racine et Shakespeare" il appelle
l'alexandrin un „cache-sottise".
— 237 —
Pour se rendre parfaitement compte de son positivisme
en poésie, que Ton rapproche un instant ses Nouvelles non
plus de celles de Beyle, mais des premiers romans de
George Sand qui paraissaient à la même époque. Dans
ces romans le coeur féminin, avec sa pudeur et son en-
thousiasme, son besoin de dévouement et ses passions est
peint par une femme d'un esprit supérieur que l'on ne
rencontre qu'une fois dans l'histoire de la Littérature mais ;

George Sand ne contemple pas passivement les souffrances


de son sexe, elle a des injustices à venger, des haines
amères à satisfaire, et elle ne dissimule pas que son coeur
a saigné. Mérimée au contraire n'a ni cause ni théorie
à défendre;*) pas la moindre trace chez lui de tendance
politique ou sociale. Il ne s'enthousiasme pour rien, ne
croit à rien, ni à un système philosophique, ni à une
école artistique, ni à une vérité religieuse, ni à un progrès
dans l'histoire. Dans son scepticisme de „gentleman" il
dédaigne tous les réformateurs, missionnaires et sauveurs
de l'humanité, et quand on lui demande ce qu'il pense
d'eux, il n'écoute même pas la question.
George Sand montre le mariage tel qu'il est en France
et s'écrie d'une voix fiévreuse: „n'est-ce point intolérable?"
Mérimée écrit simplement et sans s'émouvoir le moins du
monde „La double méprise". George Sand se repose des
agitations violentes de l'àme dans la contemplation de
l'humanité, pure et simple, en peignant tantôt, comme dans
„Mauprat", la puissance et le bonheur de l'amour fidèle,
tantôt, comme dans les romans champêtres ou dans „Jean
de la Roche", la noblesse innée de l'homme que la société
n'a point encore perverti, Mérimée ne croit pas à l'idéal
et l'idylle n'est pas son domaine; il ne peint qu'avec des
couleurs sombres, et son art ne sait point rendre l'ardente

*) fin de sa vie il évitait de parti pris toutes les


„Vers la
the'ories; à ses yeux elles n'étaient bonnes qu'à duper des
l^hilosophes ou à nourrir des professeurs." Taine: Essais de
critique et d'Histoire,
— 238 —
aspiration du coeur vers la ])ureté ({u'il aime et vers
riiéroïsme qu'il admire.
George Sand a le tempérament essentiellement lyrique.
Qu'elle représente la passion de l'amoui et lui accorde
tous les droits et toutes les faveurs, même quand elle
remplit une âme indigne (comme dans le merveilleux et
profond roman „Valvèdre;") ou bien que l'énergie de
caractère de ses héroïnes la transporte d'enthousiasme,
toujours elle partage les sentiments et les passions de ses
personnages, passe par toutes leurs émotions, exulte, pleure,
soupire et rit avec eux. Mérimée au contraire, comme
Beyle dont il ne se distingue que par un art supérieur,
exprime ses sentiments sous une forme dramatique et
impersonnelle. Il s'est eiîorcé de les contenir et de les

refouler autant que possible au dedans de lui-même, il


leur a imposé le silence absolu exigé du prisonnier dans
sa cellule et ne leur a jamais permis de parler en leur
propre nom. Quand ils élèvent la voix, ce qui arrive très
rarement, c'est au nom de personnages qui en acceptent
l'entière responsabilité. Mérimée parvient ainsi à créer
des figures d'une netteté et d'une précision inconnues jus-
qu'à lui et à leur prêter une langue extraordinairement
concise et vigoureuse.
Plus sentiments étaient profonds, plus il affectait
ses
au dehors de raideur et de fierté. 11 n'avait rien de

féminin. Quand il peint une femme, il ne lui donne


jamais le vrai caractère de son sexe. Beyle, qui lui est
absolument opposé en ceci, lui fait remarquer avec raison,
dans une lettre, que la délicatesse est absente de ses
romans: „Souvent, lui écrit-il, vous ne me semblez pas
assez délicatement tendre; or, il faut cela dans un roman
pour me toucher: „Les femmes, chez Mérimée sont viriles
et logiques jusque dans leurs passions; ce sont presque
toutes des caractères; même les plus légères parmi elles
acceptent la mort avec fermeté (Arsène Guillot, Julie de
Chavernay, Carmen). Aucune n'a ce caractère langoureux
qui rappelle les tableaux du Corrège et que Beyle a su
donner à ses personnages féminins.
— 239 —
Si Beyle a un talent lyrique que n'a point Mérimée,
«t s'ilcomprend mieux le caractère de la femme, cela
tient surtout à ce qu'il est au fond en même temps qu'un
logicien un enthousiaste et un homme d'imagination.
C'est pourquoi il aime à peindre l'enthousiasme qui est
-si étranger à Mérimée. Qu'on les compare tous deux par
-exemple comme qu'on rapproche la
peintres de batailles,
célèbre Nouvelle de Mérimée „L'enlèvement de la redoute"
du récit, non moins fameux de Beyle „La bataille de
Waterloo", les deux meilleurs tableaux en ce genre de
cette époque. Le contraste est frappant: Beyle représente
avec une douce ironie et une vive sympathie un jeune
homme enthousiaste de Napoléon et de la gloire militaire;
Mérimée ne décrit que le côté sombre du combat, l'assaut
presque mécanique de la redoute. Ses soldats ne sont
soule^iés ni par le patriotisme ni par quelque autre grand
sentiment, ils font leur devoir stoïquement ou bien en vue
de l'avancement; mais le tableau est peint par une main
d'artiste aussi ferme que celle de Gérôme.
Beyle et Mérimée forment un groupe cà part dans
l'école romantique par leur irréligion. Tout d'abord les
romantiques français avaient incliné vers le catholicisme,
tout comme les romantiques allemands. Quelques-uns
d'entre eux même avaient été des croyants; d'autres s'étaient
contentés de se montrer indifférents. Mérimée et Beyle,
au contraire, étaient essentiellement païens dans leurs
pensées comme dans leurs sentiments tous deux étaient
;

d'ardents libres-penseurs. Mais Mérimée n'était pas assez


naïf pour se déclarer l'ennemi personnel de Dieu comme
Beyle, il abhorrait seulement tout autant que lui les
représentants de la religion. Toutefois son animosité contre
le christianisme ne se manifeste pas à tout propos comme
chez Beyle. Il ne hait point comme celui-ci le catholique,

il en sourit seulement. Il ne montre jamais plus que le


bout du doigt sous son noir domino. Il aime à mettre
en scène des prêtres catholiques amoureux, et quand l'un
de ses personnages parle de baptême, de confession etc.
— 240 —
c'est toujours „avec un ton de nez fort dévot". Lorsqu'il
parle en son propre nom, il le fait prudemment comme
dans les lignessuivantes extraites d'„Arsène Guillot" :

„Madame de Piennes prit un livre de piété que je ne


vous nommerai pas, d'abord pour ne pas faire tort à son
auteur, ensuite parce que vous m'accuseriez peut-être de
vouloir tirer quelque méchante conclusion contre ces sortes
d'ouvrages en général. Suffit que le livre en question
était d'un jeune homme de dix-neuf ans, et spécialement
approprié à la réconciliation des pécheresses endurcies,
qu'Arsène était très accablée, et qu'elle n'avait pu fermer
l'oeil la nuit précédente. A la troisième page, il arriva
ce qui serait arrivé avec tout autre ouvrage, sérieux ou
non; il advint ce qui était inévitable, je veux dire que
Mademoiselle Guillot ferma les yeux et s'endormit."
Ce qui distingue pourtant essentiellement Mérimée
de Beyle, c'est que ce dernier est beaucoup moins sceptique.
C'était un matérialiste, disciple des encyclopédistes, et
par conséquent un doctrinaire. 11 avait sa philosophie:
l'épicurisme, sa méthode: l'analyse psj^chologique, sa religion:
la déification de la beauté dans la vie comme dans la
musique, dans l'art plastique comme dans la littérature.
Mérimée, lui, n'a pas de philosophie; il est impossible
d'être moins doctrinaire que lui avec son caractère demi-
stoïque, demi-épicurien. Il n'a pas non plus de religion;

son dieu, c'est le néant. Il se garde de l'enthousiasme

comme d'une maladie, et cela n'est nulle part plus sensible


que dans le grand article qu'il consacra à l'„ Histoire de
la Grèce" de Grote et où il discute la bataille des Ther-
mopyles et le dévouement de Léonidas: „J'ai eu le bonheur
il y a quelques années, raconte-t-il, de passer trois jours
aux Thermopyles et j'ai grimpé non sans émotion, tout
prosaïque que je sois, le petit tertre où expirèrent
les derniers des trois cents ... On m'a montré à Athènes
des pointes de flèches persanes elles sont en silex.
. . .

Pauvres sauvages, n'ayez jamais rien h démêler avec les


Européens S'il y a lieu de s'étonner de quelque chose,
!
— '241 —
c'est que ce passage extraordinaire ait été forcé. Léonidas
eut le tort d'occuper de sa personne un poste imprenable,
tandis qu'il abandonnait à un lâche la garde d'un autre
défilé moins difficile ... Il mourut en héros; mais qu'on
se représente, si annonçant
l'on peut, son retour à Sparte,
qu'il laissait aux mains du barbare les clefs de la Grèce?"
La conclusion de Mérimée est donc qu'Hérodote a raconté
le fait historique en poète, et en poète grec qui recherche
avant tout le beau pour le mettre en relief; il se demande
à la fin si la fiction vaut ici mieux que la vérité. Quatre-
vingt-dix-neuf sur ceni auraient sûrement répondu oui.
Mérimée est d'un autre avis. Il poursuit, sous l'impression
sans doute des événements tragiques auxquels il vient
d'assister vers 1849: „c'est en abusant des Thermopyles,
et de la prétendue facilité qu'ont trois cents hommes
libres à résister à trois millions d'esclaves, que les orateurs
de l'Italie sont parvenus à laisser les Piémontais se battre
tout seuls contre les Autrichiens".
Comparez à ce scepticisme de Mérimée la confiance
enthousiaste avec laquelle Beyle accueille les légendes sur
Béatrice Censi.
Vers 1830 les plus grands écrivains de la France
étaient vivement opposés au chauvinisme. La connaissance
sérieuse des littératures étrangères qui commençait à se
répandre eut pour conséquence naturelle un certain dédain
des poètes nationaux, des classiques surtout, parfois même
de l'esprit français en général. On connaît le premier
assaut que les romantiques livrèrent assez inconsidérément
contre la tragédie de Racine. On déclara la littérature
classique bonne tout au plus pour les écoliers, Hugo qui
ne manque pourtant pas d'orgueil national, s'écriait dans la
préface des .,Orientales": „Les autres peuples disent Homère,
le Dante, Shakespeare; nous, nous disons Boileau". Le même
Hugo qui avait passé sa jeunesse en Espagne traita d'abord
des sujets espagnols (Inez de Castro, Hernani) et conserva
dans le drame la division espagnole en jours au lieu de
la division en actes. L'Italie et l'Espagne furent en
Brandes, l'école romantique en France. IG
— 242 —
général la terre promise des premiers romantiques. Tandis
que Musset écrit ses „Contes d'Espagne et d'Italie" Gautier
ne se lasse pas de se plaindre du froid climat de la
France et de ses moeurs incolores, et considère l'Espagne
comme sa véritable patrie etc.
Beyle et Mérimée
combattent avec acharnement,
partout où ilsrencontrent, la vanité française.
la Dans
la bouche du premier, le mot „français" est presque une
injure il appelle ironiquement ses compatriotes „les vain-
;

vifs", ses livres sont remplis de traits mordants comme


celui-ci: „Quoi de plus comique que d'attribuer quelque
sérieux au Parisien?" Sa patrie, c'est „le plus vilain
pays du monde que les nigauds appellent la belle France" ;

nous avons vu même qu'il finit par la renier. Mérimée,


qui était aussi épris des moeurs espagnoles que Beyle
l'était des moeurs italiennes, aimait, comme les premiers
romantiques, tout ce qui était étranger; lui aussi d'ailleurs
voyait, tout comme Beyle, un des traits principaux du
caractère français dans la préoccupation constante de
„l'idée du voisin", du qu'en dira-t-on, qui détruit toute
originalité et gâte toutes les joies de la vie, et qui forme
la meilleure base de l'hypocrisie
sociale. En général il
estimait assez peu
compatriotes et ne s'en cachait
ses
guère. Vers la fin de sa vie cependant, contrairement à
Beyle, il manifesta le patriotisme le plus sincère. Mais,
avec sa haine de toutes les rodomontades du chauvinisme,
ce ne lui fut point chose facile, et il ne lui fallut rien
moins, pour le faire sortir de sa réserve, que le complet
écrasement de la France. Il écrit dans une lettre du
13 septembre 1870: „J'ai toute ma vie cherché à me dégager
des préjugés, à être citoyen du monde nvant d'être Français,
mais tous ces manteaux philosophiques ne servent de rien.
Je saigne aujourd'hui des blessures de ces imbéciles de
Français, je pleure de leurs humiliations, et, quelque
ingrats et absurdes qu'ils soient, je les aime toujours ..."
Dans son étude sur Beyle, Mérimée a signalé, d'après
Sainte-Beuve, un des traits les plus frappants du caractère
— 243 —
de celui qui avait été son ami si intime: l'inquiétude
d'être pris pour dupe, la peur du ridicule. „De là, dit-il,
«et endurcissement factice, cette analyse désespérante des
mobiles bas de toutes les actions généreuses, cette résis-
tance aux premiers mouvements du coeur, beaucoup plus
affectée que réelle chez lui, à ce qu'il me semble. L'aversion
et le mépris qu'il avait pour la fausse sensibilité le faisaient
iomber souvent dans l'exagération contraire, au grand
scandale de ceux qui, ne le connaissant pas intimement,
prenaient à la lettre ce qu'il disait de lui-même." Cette
crainte d'être dupe, avec toutes les conséquences que
Mérimée énumère ici, n'était pas moins vive chez lui-même
•que chez Beyle; il dut seulement, en raison de sa nature
plus délicate et plus faible, se faire beaucoup plus violence
pour prendre le ton cynique qu'il affecta plus tard vis-à-
vis des hommes tout en restant galant et insinuant près
des femmes. Lui aussi trouvait un malin plaisir, dans
«a jeunesse, à passer aux yeux des gens pour un monstre
d'immoralité, et de temps en temps seulement il se sentait
mortifié de cette réputation, lorsque quelque incident
comique lui montrait son imprudente folie. Il raconte*)
•qu'un jour il voyagea d'Avignon à Paris avec une dame
fort épouvantée de se trouver en sa compagnie, et que,
de voir l'effet produit par sa seule réputation, cela le
mit en mauvaise humeur pendant deux jours.
La peur d'être taxé, comme les autres, d'hypocrisie
fit qu'il mit lui-même à feindre l'insensibilité et la
se
frivolité, et, pour ne pas être ridiculisé, il ne se contenta
point de tromper les autres, il se trompa lui-même et se
priva ainsi de toutes les joies pures de la vie. Ce n'est
pas seulement au théâtre, comme le disait Gorgias, qu'un
homme trompé est plus sage qu'un autre ou, selon le
proverbe français „qu'un homme averti en vaut deux".
Mais celui qui ne craint pas constamment de donner prise
sur soi a plus de courage et de force pour produire tout

*) liettres à une inconnue, lei" vol. — p. 72.

16*
— 244 —
ce dont il est capable. Chez Mérimée cette crainte per-
manente eut deux conséquences fatales qu'on ne trouve
pas chez Beyle. Tout d'abord elle lui donna dans sa
vieillesse une raideur officielle. A titre de membre de
l'Académie et du Sénat et de favori de la famille impériale,
il fut souvent obligé de représenter dans de grandes
occasions et de dire des choses dont il ne faisait que
rire en lui-même. Beyle se garda bien de se mettre dans
cette situation. Ce n'est pas en vain qu'il a écrit: „Quand
je vois un homme tout fier de ses décorations, je me
représente involontairement le nombre incalculable de
platitudes et de trahisons qu'elles lui ont coûté". La
seconde conséquence du souci de l'opinion publique chez
Mérimée fut qu'il devint si sévère envers lui-même qu'il
finit par ne plus vouloir rien produire. Beyle avait été
fidèle au principe: nulla dies sine linea. Mérimée, lui,
avait peu écrit, et il était si exigeant pour son style qu'il
préféra à la fin s'arrêter plutôt que d'exposer la célébrité
qu'il avait déjà acquise. Cela lui fut d'autant plus facile
qu'il était naturellement réservé et qu'il ne sentait pas
en lui un besoin impérieux de créer.
Beyle lui reprocha souvent sa paresse, sans comprendre
que celle-ci tenait à une différence essentielle entre leurs
deux esprits. Il était lui, psychologue et en certain sens
poète, mais non artiste, tandis que Mérimée était artiste
jusqu'au bout des ongles; ce n'est même qu'à ce titre
qu'il est grand: il a enveloppé d'une forme artistique
immortelle la riche matière que Beyle a découverte, et
son talent d'artiste conscitue sa supériorité sur lui. Sa
„paresse" d'ailleurs n'était pas si excessive. Il écrivit

des Etudes de tout genre embrassant la critique littéraire,


l'histoire, l'architecture et traduisit quelques-unes des
oeuvres des romanciers et poètes dramatiques russes,
Nicolas Gogol, Pouschkine et Tourguenef; il était de plus
linguiste, polyglotte et archéologue. Au milieu de ces
études arides, l'art était pour lui comme une oasis.
L'art chez Mérimée confine partout à la science et
peu à peu se confond avec l'histoire, car il vient un temps
— 245 —
où rimagination seule ne peut plus satisfaire son amour
du de l'exactitude.
fait et
Lorsque celle-ci abandonna les sujets étrangers et
les sujets empruntés au moyen-âge, la science à son tour
s'en empara, mais en leur conservant leur cachet poétique.
Or, comme les oeuvres d'imagination de Mérimée ont leur
point de départ dans ses recherches historiques, comme
la plupart d'entre elles telles, que „Carmen", „La Vénus
d'IUe" et „Lokis", sont renfermées dans un cadre qui ne
semble qu'amusant, mais où l'auteur sait faire entrer ses
études de langue ou d'archéologie, il est facile de com-
prendre que la science pénétra insensiblement de la
périphérie au centre même de son oeuvre.
La dernière différence capitale entre Beyle et Mérimée
est que celui-ci n'occupe pas dans la science le premier
rang; il a les qualités d'un esprit de second ordre: il
est profond et sérieux, mais il lai manque l'enthousiasme
qui l'animait comme nouvelliste. Néanmoins il a un des
véritables caractères du savant. Il se garde de parler de
choses qu'il ne comprend pas, il ne fait pas de vagues
suppositions et n'expose pas de paradoxes spirituels, mais
avance toujours pas à pas. Pour cette raison, il peut
être sec ou fatigant, mais il ne s'égare jamais. Si Mérimée
est un savant froid et sans génie, Beyle est au contraire
le dilettante de génie dans la science. Ses oeuvres sont
remplies d'affirmations vagues, de considérations générales
sur des peuples dont il ne connaissait pas la langue et
de paradoxes comme celui qu'il émet quand il prétend
que le „Luther" de Werner est le meilleur drame allemand.
Ses Etudes sont aussi intéressantes et aussi pleines de
saillies que celles de Mérimée sont sèches et ennuyeuses,
mais ses conclusions reposent souvent sur le sable tandis
que celles de Mérimée reposent sur le roc. Comme savant,
et comme nouvelliste, Mérimée marque donc un progrès
sur Beyle. C'est un moins vaste et moins riche,
esprit
mais dont les connaissances sont mieux ordonnées et qui
disposait d'une forme artistique parfaite.
— 246

Chapitre XXIII.

Mérimée (suite).

Dans le drame comme dans la Nouvelle, Mérimée fait


avant tout de la polémique littéraire. Quoique observateur
d'instinct, il ne veut pas, comme par exemple Balzac,
peindre le tableau des moeurs et des sentiments de son
temps et il ne demande pas qu'on aille les étudier dans
son oeuvre. Il veut seulement combattre le goût régnant,
taquiner ses compatriotes ou exciter leur indignation et,
dans ce but, il choisit des sujets étranges.
Il était naturel que son animosité se dirigeât d'abord

contre la fausse sentimentalité littéraire de l'époque. A la


fois fier et timide, il était pénétré de ce principe que
l'écrivain a le devoir de communiquer ses idées au public,
mais doit à sa dignité d'homme de conserver pour lui-
même ses sentiments. Mais alors, il était le seul en France
qui pensât ainsi. Depuis que Eousseau, dans ses romans
et plus encore dans ses „Confessions", avait donné l'exemple
d'une effusion de sentiments vrais ou faux que rien n'ar-
rêtait, une série d'écrivains, de Chateaubriand à Lamar-
tine et à Sainte-Beuve, avaient amusé leurs lecteurs en
s'ouvrant et en se disséquant devant eux et en livrant
leur coeur à la curiosité publique. Et pourquoi? Tout
simplement pour éveiller la svmpathie. Mais Mérimée est
beaucoup trop fier pour vouloir attirer l'attention sur
lui. . Surtout pas de confession
. ! se dit-il h lui-même,
quand il prend la plume pour la première fois. Et, pour
ne pas paraître sentimental ou élégiaque, il se cache der-
rière ses personnages en se gardant bien de nous dire ce
qu'il pense d'eux. Beyle, qui a une égale horreur de la
247 —
sentimentalité ne peut cependant s'empêcher d'intervenir
Mérimée n'est si invisible dans son
à chaque instant.
représenter des carac-
oeuvre que parce qu'il se borne à
agissent sans réfléchir, selon
tères fermes et énergiques qui
passion: „Pour moi" dit le capitaine
l'inspiration de la
vaisseau dans la préface de „La Famille de Carvajal
de
des philosophes
tous ces héros de tragédie ne sont que
passions, qui n'ont que du jus de navet
flecrmatiques, sans
de sang dans les veines, de ces gens enfin à qui
au^lieu
la tête tournerait en serrant
un hunier. Si quelquefois
un de ces messieurs tue son rival en duel ou autrement,
l'étouffent aussitôt, et le voilà devenu
plus
les remords
ans de service, j'ai
J'ai vingt-sept
mou qu'une baderne.
jamais
un Espagnols, je n'ai senti rien
et
tué quarante et
pareil Personnages, sentiments, aventures tout nous
de . . .

soi-disant amou-
paraissait faux. Ce n'étaient que princes
n'osent toucher seulement le bout du doigt
reux fous qui
princesses. Cette conduite et leurs propos d'amour
de leurs
mener
nous étonnaient, nous autres marins accoutumés à
rondement les affaires de galanterie".
Mérimée n'écrit donc pas pour des lecteurs larmoyants;
il s'adresse à des âmes mieux
trempées. 11 entre de plam-
des analyses et
pied dans son sujet, sans se complaire dans
effets tragiques.
des introductions'insipides et sans viser aux
veines un sang
Les hommes qui sentent couler dans leurs
donnent guère le temps de réfléchir; pour les
généreux, ne se
n'amusent que les âmes faibles. Lorsqu'une femme
autre« ils
laisse là toute
aime, 'quoi de plus naturel qu'elle le dise et
pour arriver plus tôt possible au premier
fausse pudeur le

au premier baiser? Lorsqu'un homme hait et


que
aveu et
de sa dignité, quoi de plus
sa haine vient du sentiment
naturel qu'il se débarrasse de son adversaire
par une balle
d'hommes
ou un coup d'épée? Si l'on veut avoir une
race

énergiques, faut qu'il en soit ainsi.


il
De là vient chez
tendance à représenter le sentiment comme
Mérimée sa
aux scènes
une passion violente et irésistible, à s'arrêter
barbarie et à faire apparaître, à la fin
de cruauté et de
— 248 —
de chacune de ses oeuvres, la mort impitoyable dépourvue
de toute grandeur tragique.
Mérimée est familiarisé avec la mort. Si les anciennes
dénominations lui convenaient, on pourrait l'appeler un
grand tragique. Mais il ne croit pas à r„expiation tragi-
que" d'Aristote, et il semble dire avec Schiller aux poètes
qui ont représenté la mort: Mais, Messieurs, la mort est
loin d'être aussi esthétique.
Sa prédilection pour les caractères énergiques a des
racines profondes dans son âme. Il n'aime pas, comme
Balzac, la force qui ne se manifeste que dans l'instinct
et la passion, il l'aime sous la forme de l'énergie de ca-
ractère et de la résolution; mais il a compris et exprimé la
poésie d'un dénouement violent longtemps avant d'être assez
mûr pour concevoir celle d'un caractère vrai et viril. Or, la
mort étant le dénouement de la vie, Mérimée s'éprend
d'elle en véritable amant; mais entendons-nous bien: il
ne s'agit pas pour lui de la mort telle que la conçoivent
les spiritualistes et les croyants, il ne l'envisage pas comme
une purification et comme un passage à une autre vie,
mais comme une catastrophe violente, soudaine et cruelle
qui marque en traits sanglants la fin d'une existence.
Il estcomme Sieyès pour la mort sans phrase.
On serait
presque tenté de croire que, chez Mérimée, sous
il y avait réellement une certaine
l'insensibilité de l'écrivain,
dureté de coeur et un certain penchant à la cruauté, si
l'on ne savait d'ailleiii", par lui-même, qa'il affectait
ce ton pour réagir contre la sensiblerie à la mode. Voici
ce qu'il écrit dans sa notice biographique sur son ami
d'enfance, Victor Jacquemont *) „Je n'ai jamais connu de
:

coeur plus vraiment sensible que celui de Jacquemont.


C'était une nature aimante et tendre, mais il apportait
autant de soin à cacher ses émotions que d'autres en mettent
à dissimuler de mauvais penchants. Dans notre jeunesse,
nous avions été choqués de la fausse sensibilité de Rous-

*)- Portraits historiques et littéraires p. 68.


— 249 —
seau et de ses imitateurs. II s'étaitfait une réaction
exagérée, comme c'est l'ordinaire. Nous voulions être forts
«t nous nous moquions de la sensiblerie."
Cependant, il est évident qu'il y avait autre chose
que le désir de la contradiction dans cette haine de la
sensiblerie régnante et dans cet amour de la violence et de
la ci'uauté. Pour en bien mesurer l'intensité, il suffit
d'embrasser d'un seul regard toute l'oeuvre de Mérimée.
€hez tout autre que lui, une pareille tendance se serait
heurtée à une conception plus gaie et plus sereine de la
vie, pendant la jeunesse, et se serait adoucie dans la
Tieillesse. Ce n'est pas le cas chez Mérimée. Il fut attiré
vers les dénouements violents dès qu'il commença à écrire,
et après avoir peint destableaux terribles et tragiques
dans son âge mûr, il en vint à ne plus peindre dans sa
vieillesseque le monstrueux.
Dans sa première oeuvre le „Théâtre de Clara Gazul"
qu'il publia à vingt-deux ans, il révèle déjà, malgré sa
jeunesse, cette tendance à l'horrible si profondément enra-
cinée en lui. „Le Théâtre de Clara Gazul" peut paraître
au premier regard assez sérieux. Bien que les drames et
-comédies qui le composent nous soient donnés comme des
iraductions espagnoles, ils diffèrent pourtant essentiellement
des drames espagnols. Loin de nous présenter les personnages
des pièces de cape et d'épée et de renouveler toujours les
mêmes situations amenées par la jalousie ou un sentiment
exagéré de l'honneur, loin de se couvrir de l'étiquette d'une
fausse et étroite morale, ces drames, très différents entre
eux, ont des figures individuelles très nettes et très ca-
ractéristiques qui se laissent entraîner aveuglément par la
passion, au lieu de viser à une abnégation et à un héroïsme
surhumains. Les pièces du „Théâtre de Clara Gazul"
ressemblent encore moins aux drames fantastiques, religieux
•ou non, de Calderon où celui-ci a répandu ses couleurs à
profusion. Quelques-unes seulement (par exemple Inès
Mendo) rappellent, par l'inspiration grave et sérieuse, certains
drames de Calderon „El alcalde de Zalamea", „Las
:
— 250 —
très justicias en una", „El medi co desulionra",
„El pintor de su deshonra", ou bien certains drames
(ie Moreto comme „El valiente justiciero". Mais on
peut en général que la gravité de „Clara Gazul"
dire
n'est qu'apparente, qu'il y a là beaucoup de liberté et
d'audace et que dans le costume espagnol des actrices il
faut voirune satire et une allusion à la légèreté française.
Mérimée y met en scène, comme il le dit dans le prologue
de la comédie „Une femme est un diable", certains per-
sonnages que nos nourrices et nos bonnes nous ont appris-
à révérer. Mais il espère que les Espagnols émancipés^
qui ont appris à distinguer la vraie dévotion de l'hypo-
crisie, la lui pardonneront.
Les pièces de „Clara Gazul" sont donc très lestes;,
la bonne dame qui les a écrites porte des robes courtes
et décolletées. Mais quelle étrange gaieté nous avons làT
Une gaieté qui se plaît dans les coups de couteau et dont
la pétulance rappelle les bonds d'une jeune panthère.
Mérimée ne peut terminer un drame sans tuer ses princi-
paux personnages. Les coup d'épée se suivent chez lui
comme dans un théâtre de marionnettes. Mais, immédiate-
ment après, il s'amuse à détruire l'illusion en faisant
remercier les spectateurs de leur attention par l'un de ses
acteurs. Le drame tout entier devient ainsi une simple-
farce bouffonne. La petite pièce passionnée qui a pour
:"
titre „L'occasion" se termine de la façon suivante
Don a Maria
Secourez -la! Elle est empoisonnée, empoisonnée par
moi. Je vais me faire justice, et le puits du couvent
n'est pas bien loin.
Elle sort en courant.
Fray Eugénie (au public.)
Ne m'en voulez pas trop pour avoir causé la mort dé-
cès deux aimables demoiselles, et daignez excuser les faute*
de l'auteur."
Musset a fait de „Clara Gazul" la critique la plus
spirituelle dans les „Lettres de Dupuis et Cotonet" : „Sur-
— 251 —
vient l'Espagne avec ses Castillans, qni se coupent la gorge
comme on boit un verre d'eau, ses Andalouses qui font
plus vite encore un petit métier moins dépeuplant, ses
taureaux, ses toréadors, ses matadors, etc .". .

Ce n'est pas seulement chez Mérimée que l'Espagne


de la jeune école romantique, d'oii Musset également a
tiré son Andalouse de Barcelone reconnaissable à la pâleur
de son visage et au teint bruni de son cou, est représentée
avec ce caractère passionné et cette ardeur à jouir très
vite de la vie; mais aucun autre n'en a tant abusé. Et
cette première manière de sa jeunesse, c'est celle que nous
retrouvons encore au déclin de sa vie.
Sa dernière Nouvelle ,,Lokis" est l'histoire d'un jeune
comte lithuanien qui, par suite de ses origines mystérieuses,
sent de temps en temps des instincts de bête fauve s'éveiller
en lui, qui, dans sa nuit de noces, perd la raison et ouvre
à coups de dents la gorge de sa femme pour se repaître
de son sang. Ce caractère est tracé avec un art merveil-
leux, le progrès de la démence est marqué en quelques
traits très nets. Mérimée éprouva évidemment oin plaisir
particulier à opposer à'ia férocité du jeune comte un brave
et simple professeur allemand (tel qu'on le représentait
dans les livres français avant 1870). Ce dernier est l'hôte
du comte, il écrit chaque soir sa fiancée Gertrude Weber,
cà,

et c'est lui qui raconte au lecteur cette terrible histoire


de vampire qui communique une impression générale
d'effroi et d'horreur. Le talent déployé par Mérimée et
le tact qu'il sait observer dans cette peinture sauvage
produisent sur nous l'impression du bourreau qui met des
gants pour immoler ses victimes. Pourtant la Nouvelle
n'est intéressante qu'au point de vue psychologique parce
qu'elle témoigne de la violente inclination de l'auteur.
Cette inclination de Mérimée était assurément origi-
nale et personnelle, elle se rattache cependant aussi à
l'école que Southey a qualifiée de ,,satanique". Il est
impossible de n'y pas voir l'infiuence de Byron. En 1830
on était fatigué en France, comme on l'avait été aupara-
— 252 —
vaut en Angleterre, de la poésie „séraphique" de la
Kestauration. Le sceptre poétique était toml)é des mains
de Lamartine dans celles de Hugo, dont les ,, Orientales"
renfermaient les tableaux les plus effroyables de guerres
et de carnages. Lamartine lui-même, l'ancien poète
séraphique par excellence, s'engagea avec „La Chute d'un
Ange" dans la voie satanique. Parmi les disciples de Hugo
se trouvait un jeune poète, Petrus Borel, qui mourut pauvre
et inconnu, et qui, presque en même temps que Mérimée,
et sans avoir subi en rien son influence, traitait des sujets
horribles dans de petites Nouvelles d'un art consommé.
Sa „Dina, la belle Juive" peut soutenir la comparaison
avec les Nouvelles de Mérimée. Ce pauvre Borel était un
enthousiaste et un moraliste qui, par ses tirades empha-
tiques plus ou moins dissimulées, voulait inspirer l'horreur
des violences qu'il peignait. Mérimée, dont l'esprit est si
fin et si délicat, n'affecte souvent la cruauté que parce
qu'il prend plaisir à effrayer ses lecteurs et plus encore
ses lectrices. Mais, chez l'un comme chez l'autre, il y a
l'intention bien romantique d'exciter et de provoquer les
,,
philistins".
Ce n'est pourtant pas impunément que Mérimée employa
son talent à peindre la cruauté. S'il échappa de son
vivant à la punition, il dut la subir après sa mort. A la
fin de son discours de réception à l'Académie, Loménie
exprima la pensée que Mérimée avait manqué de la paix
du foyer et que, père de famille avec quatre ou cinq
enfants, il eût été plus heureux. Et quand la comtesse
Lise de Przezdzieska ,
publia ses lettres qui n'étaient
certainement pas destinées à la publicité (Lettres à une
autre inconnue) elle consacra le revenu du livre à faire
dire des messes pour le salut de son ami libre-penseur.
253 —

Chapitre XXIV.

Mérimée.

Quand Mérimée publia sous un pseudonyme espagnol


ses premières oeuvres, on en était arrivé dans la littérature
classique à donner à chacun des personnages d'un drame,
comme à chacune des figures d'un jeu d'échecs, son rôle
déterminé et son caractère immuable. On avait ainsi
créé un type général de roi, de tyran, de princesse, de
conspirateur, de confident. Que son mari
la reine qui tue
s'appelât Sémiramis, Clytemnestre, Jeanne de Naples ou
Marie Stuart, que le législateur fût Minos, Pierre le Grand
ou Cromwell, cela importait peu; leurs paroles et leurs
actions, leurs pensées et leurs sentiments se ressemblaient
toujours. Un jeune poète classique qui avait choisi un
sujet espagnol interdit par la censure se contenta de trans-
porter son action d'un seul trait de plume du XVI® siècle
à l'époque du déluge et de substituer Babylone à Barcelone
parce que ces deux noms avaient la même rime et le
même nombre de syllabes. Toute différente est l'Espagne
que Mérimée peignit sous le pseudonyme de „Clara Gazul".
Ce n'est même qu'à regret qu'il se travestit en Espagnole.
En véritable romantique qu'il est, il vise par-dessus
tout à peindre, sans chercher k les embellir, les différentes
races et l'état moral des différents degrés de civilisation,
ce qu'on appelait alors „la couleur locale". Il parcourt

les pays les plus divers, revit dans tous les siècles; il se
fait tour à tour, maure, nègre, américain, illyrien, bohémien,
cosaque etc., mais ne s'intéresse pourtant pas également
à tout, car il a horreur de la civilisation et de ses moeurs
raffinées.
— 254 —
Gautier se plaisait à visiter chaque pays dans la
saison où son climat se présente avec son caractère propre:
l'Afrique en été, la Eussie en hiver; Mérimée entreprend
de même sesexcursions intellectuelles chez les peuples
où l'on fait le moins de cas de la vie humaine, où les
passions sont plus violentes, les caractères plus indépendants
et plus sauvages et où les préjugés régnent encore avec
toute leur puissance. Il se plonge dans la barbarie des

guerres de „la Jacquerie" et des guerres de religion, il


est tout aussi familier avec l'Espagne du XIV® siècle et
la Eussie du XVIP siècle qu'avec la France du moyen-
âge et la Eome ancienne. Historien et archéologue, il a
étudié les inscriptions et les monuments, les objets d'art
et les armes, les documents et les manuscrits des langues
et des idiomes les plus variés et inaccessibles a l'archéologue
ordinaire. De là l'exactitude, incroyable pour l'époque,
de tous ses tableaux.
L'amour qu'éprouve Mérimée pour l'énergie brutale
lui a donné le sens historique. Ce sont les héros les plus
téméraires et les plus violents en effet qu'il va chercher
également pour ses travaux d'histoire: Sylla, Catilina, Don
Pedro, roi de Castille, le premier faux Démétrius etc. Si
son pédantisme de savant et sa crainte de laisser l'imagi-
nation, cette „folle du logis", pénétrer dans la science
ont enlevé toute vie à ses oeuvres historiques, (dont les
meilleures sont „Don Pedro" et r„ Episode de l'Histoire
de Eussie") l'histoire ne tarde pas à s'animer entre ses
mains, dès qu'il la mêle à ses oeuvres de libre invention.
Lorsque Vitet eut montré par l'exemple de ses merveilleuses
„scènes historiques" comment on peut faire de l'histoire
vraie dans des tableaux dramatiques qui retracent librement
un fait ou une époque, Mérimée se mit à peindre dans
„La Jacquerie" une époque plus ancienne encore et plus
barbare. L'esprit dans lequel cette oeuvre fut conçue est
nettement indiqué par les paroles de Mascarille des
„Précieuses Eidicules" de Molière, que Mérimée emploie
ici ironiquement comme devise: „Je travaille à mettre eu
— 255 —
madrigaux toute romaine". Il sait admirablement
l'histoire
se transporter dans temps éloignés et en saisir les
ces
moeurs, les idées, les préjugés. Je ne veux signaler qu'un
seul caractère, celui d'Isabelle, la fille du baron d'Apreraont,
ce type de jeune châtelaine noble et aimable. Isabelle
€st pure et bonne envers tout le monde, amis et ennemis;
par reconnaissance pour le brave et fidèle écuyer qui la
sauve des flammes, elle prie son père de l'attacher à son
service et elle-même lui brode une bourse. Mais ce favori
ose l'aimer, et du même coup il perd ses bonnes grâces.
Elle l'accable de son dédain, le chasse loin d'elle et le
considère comme déshonoré pour s'être permis de lever
les yeux sur sa personne. Qu'on se représente au contraire
une châteleine d'Ingemann; elle ne partagerait point les
préjugés de son temps et saurait comprendre la noblesse de
coeur de son écuyer. On voit là toute la différence qu'il
j a entre la peinture abstraite et idéale et la reproduction
historique et exacte d'une époque barbare. Je veux encore
citer une autre scène de „La Jacquerie". Siward, le
brutal capitaine d'aventuriers anglais a, pendant la nuit,
surpris et tué d'Apremont et entraîné Isabelle dans une
cabane abandonnée au milieu des bois. Deux lansquenets
gardent les chevaux sellés devant la porte et s'entretiennent
de ce qui se passe à l'intérieur. L'impression qui se
dégage de cette courte scène est si forte que nous y voyons
un tableau de toute l'époque. Le poète abuse cependant,
dans sa haine de la sentimentalité, des situations violentes
et des actes de sauvagerie: toutes les distinctions sociales
et individuelles s'effacent dans ses caractères.
Les personnages de la „Chronique du règne de
Charles IX" au contraire ont une individualité bien nette
et bien tranchée, sans être toutefoismodernes (à l'exception
peut-être de George Mergy) toute l'attention de Mérimée
se porte ici sur les détails, au point que chaque chapitre
forme un tout complet et que le roman entier fait l'effet
d'une mosaïque. Dans la dernière de ses scènes histo-
riques: „Les débuts d'un aventurier" il ne voit que la
— 256 —
souplesse, la vraie nature de Cosaque du faux Démétrius ;
les complications qui naissent de l'imposture de l'aventurier
et qui frappèrent tout de suite Schiller*), lui échappent
absolument. Mérimée s'arrête à peu près où Schiller
commence, car les moeurs d'une époque déterminée l'attirent
plus que les vastes tableaux de l'humanité; ici, comme
partout dans les Nouvelles historiques de Mérimée, nous
avons de la vie non pas le côté intellectuel et sentimental,
mais le côté caractéristique, et les personnages conservent
jusqu'au bout leur caractère primitif. Lorsqu'il place son
action dans les temps modernes, Mérimée peint des vies
de brigands et de bohémiens dans „Carmen", la soif de
la vengeance dans „Colomba", un meurtre horrible
pendant la nuit de noces dans „La Vénus d'Ille" ou dans
„Lokis". Quand son sujet est emprunté à la société
contemporaine, ce sont les classes qui sont en lutte avec
elle qu'il aime à représenter: le monde des danseuses
et des actrices, les prêtres catholiques amoureux; ou bien
il se contente de peindre tout ce qui, au milieu de la
faiblesse générale, révèle encore quelque énergie, une
liaison d'amour à laquelle un duel met fin, un adultère
qui conduit au suicide ou tout autre scandale 'qu'il fait
passer avec un vrai plaisir sous les yeux du monde hy-
pocrite. Mérimée est le peintre du destin implacable, de
la passion violente qui brave les lois sociales quand elle
triomphe, et qui est regardée comme criminelle quand
elle succombe. C'est pourquoi il prisait tant la littérature
russe moderne où il retrouvait la même inspiration que
chez lui, comme dans les vieux drames de Pouchkine
„Pique-Dame" et „Les Bohémiens" qu'il traduisit.
Deux causes empêchèrent Mérimée de concevoir tragi-
quement les événements terribles capables de bouleverser
une vie humaine: il craint que la précision qu'il aime

*) On sait que la mort ne laissa pas à Schiller le temps


d'achever sa tragédie de „De'uiétrius" dont il n'esquissa que
le plan.
— 257 —
ne soufifre de l'introduction d'un nouvel élément, et il
ne croit pas qu'un résumé puisse embrasser tous les cas
particuliers.
Lorsque cependant il produit une impression tragique,
il le fait à son insu par l'étude approfondie des caractères
et par l'intérêt croissant avec son expérience de la vie
qu'il prend aux événements dans lesquels se révèle un
rapport nécessaire entre la destinée et le caractère.
Bien qu'il se moque ordinairement des symboles, il
peint, pour ainsi dire involontairement, dans un grand
drame symbolique toute la folie et toute l'horreur des
guerres civiles et des guerres de religion quand il nous
montre dans sa „Chronique du règne de Charles IX" un
frère tombant sous les coups de son frère. Et quand,
dans la Nouvelle „La partie de trictrac", le pauvre
officier qui n'a triché au jeu qu'une seule fois se sent si
malheureux qu'il se tue de honte, le récit se change
nécessairement en une tragédie du sentiment de l'honneur.
Dans un autre chef-d'oeuvre „La double méprise" Mérimée
essaie de peindre un enchevêtrement d'aventures qui
dominent toute une existence et conduisent à une mort
aussi absurde que triste et horrible. Mais la peinture est
si habile que cette mort absurde devient à la fin fatale.
Une jeune femme, Julie de Chaverny, se sent mal-
heureuse près de son mari. Elle est amenée insensiblement
et fatalement à se donner à un homme qu'elle n'aime
pas, et cela est cause de sa mort. Tout l'art de Mérimée
consiste à conduire le lecteur à travers tous les sentiments
confus qui agitent son héroïne jusqu'au dénouement aussi
inévitable qu'absurde comme je l'ai dit. Inimitable est
la conversation dans laquelle Darcy, parlant avec modestie
et humour, mais malgré lui, de ses aventures, excite
l'admiration de Julie; inimitable aussi la conversation
dans la voiture où Julie, à chaque mot qu'elle dit, est
bien plus près de succomber par la résistance qu'elle
oppose que par les concessions qu'elle fait. Je rappelle
ici le passage classique préparé par tout ce qui précède:

Brandes, l'école romantique en France. 17


— 258 —
„La pauvre femme croyait en ce moment, de la meilleure
foidu monde, qu'elle avait toujours aimé Darcy, pendant
les six années qui venaient de s'écouler, avec autant
d'amour qu'elle en sentait pour lui dans ce moment."'
Mérimée savait quelle puissance, quelle force d'impulsion
tragique il y a dans Tillusion. Il savait qu'elle fait la
moitié du bonheur et du malheur des hommes.
Il est plus tragique encore quand il nous montre ses
personnages aux prises avec un amour fatal qui se glisse
en eux comme un poison dans leurs veines. Voyez par
exemple „Carmen". Du jour où Don José rencontre pour
la première fois la jeune bohémienne il s'écarte du droit
chemin qu'il a suivi jusque-là et, malgré son honnêteté
naturelle, se fait fatalement pour Carmen brigand et
assassin. Mérimée qui, dans sa jeunesse, voulait s'éloigner
le plus possible des tragiques classiques, imitateurs de
l'antiquité, se rapproche pourtant, dans „Colomba", avec
son héroïne corse de la tragédie grecque beaucoup plus
que tout autre de ces vénérables poètes qui glorifièrent
„la famille toujours vivante d'Agamemnon". On a comparé
justement Colomba à Electre. Comme celle-ci, Colomba
ne vit plus que pour venger la mort de son père et elle
excite son frère Orso à se charger de cette vengeance.
Elle est encore moins qu'Electre une héroïne abstraite,
car sous ses cruels préjugés elle conserve sa naïveté et
sa grâce et allie la douceur de la jeune fille à la cruauté
et à la soif du sang. Un charme sauvage se dégage de
toute sa personne. Il est facile de voir aujourd'hui que
cette fille énergique de la Corse est bien plus près des
héroïnes grecques que toutes ces princesses de théâtre
qu'on avait vues passer sur la scène française sous le
nom d'Electre, d'Antigone ou d'Iphigénie. Mais elle se
rapproche plus encore peut-être de ces femmes des légendes
de l'Islande implacables dans leur haine et animant
toujours les hommes à la vengeance. „Colomba", l'oeuvre
la plus célèbre de Mérimée, c'est le triomphe de la couleur
locale telle que l'entendaient les romantiques. L'île qui
-^ 259 —
a donné le jour à Bonaparte y revit là avec ?a vendetta
et y exhale un arôme sauvage. Lorsque Mérimée, engagé
dans le attendait la sentence du tribunal,
procès Libri,
un spectateur ancien bandit, Taborda et lui offrit
corse,
de la venger dans le cas où il serait condamné. N'est-ce
pas là une preuve de la fidélité avec laquelle il a décrit
les moeurs corses et en même temps du succès de son
livre? Eien ne prouve mieux peut-être à quel point la
„couleur locale" avait été observée dans „Colomba".
Mais Mérimée n'aurait plus été Mérimée si, au moment
même où il écrivait „Colomba", il ne s'était pas vivement
moqué de cette fameuse couleur locale, pour démontrer
qu'il n'avait point cessé hostile à toute théorie.
d'être
Il écrit en 1840dans de la deuxième édition de
la préface
„La Guzla", qu'il donnait comme un recueil de ballades
illyriennes: „Vers l'an de grâce 1827, j'étais romantique.
Nous disions aux classiques: Point de salut, sans la
couleur locale. Nous entendions par couleur locale
ce qu'au XVIP siècle on appelait les moeurs, mais
nous étions très fiers de notre mot et nous pensions avoir
imaginé le mot et la chose. L'enthousiasme pour la
couleur locale éveilla en nous (Mérimée et Ampère) le
désir de connaître l'Illyrie. C'était le plan le plus original,
le plus beau, le plus neuf, sauf la question d'argent . . .

En avisant au moyen de la résoudre l'idée nous vint


d'écrire d'avance notre voyage et d'employer nos bénéfices
à reconnaître si nous nous étions trompés dans nos
descriptions."
Ainsi fit-il ; il lut le voyage en Dalmatie de l'abbé
Fortis, apprit cinq ou sixmots slaves et composa ses
ballades „traduites de l'illyrien". Tout le monde s'y
laissa prendre.*) Un savant allemand, Gerhard traduisit

*) Le vieux Goethe seulement dévoila au public le véritable


auteur de „la Ouzla"* caclié sous le pseudonyme d'Hyacinthe
Maglanowich. Il prétendit avoir découvert dans le nom de
„Guzla" celui de „Gazul-'. Mérimée se montra avec raison
mécontent de cette indiscrétion, car c'est lui-même qui, en
17»
— 260 —
„La Guzla" avec deux autres volumes de poésies slaves
dans le mètredes vers illyriques qu'il avait découvert
sous la prose de Mérimée (!)."*) Le procédé était si
simple et si facile, „poursuit Mérimée", que j'en vins à
douter du mérite de la couleur locale elle-même, et que
je pardonnai à Racine d'avoir policé les sauvages héros
de Sophocle et d'Euripide". Sous cette forme ironique,
on sent le dépit qu'éprouve l'écrivain-gentleman d'avoir
appartenu jadis h une école littéraire. Cette préface
humoristique n'est pas conforme à l'exacte vérité; car,
bien que les ballades illyriennes ne se distinguent point
par des qualités particulières, elles sont le fruit d'une
étude très sérieuse et sont écrites dans le ton des chants
populaires slaves. Mérimée ne peut parler une seule fois
de lui-même sans affectation. Lorsqu'il daigne s'adresser
directement aux lecteurs, dans ses préfaces, il le fait avec
une indifférence et une modestie qui éloignent encore
plus que la vanité.

Chapitre XXV

Mérimée.

Le trait essentiel du caractère de Mérimée est la


réserve froide et railleuse qui se manifeste particulièrement
dans ses rapports officiels, dans ses notes sur les monuments
publics (Notes sur le midi de la France etc.). Pas un
mot sur lui-même, pas une impression de voyage. Quel

envoyant son liyre à Goethe, dont il recherchait le patronage


comme tous les jeunes romantiques, s'en était déclaré l'auteur.
*) Pouschkine lui-même traduisit en russe quelques-unes
des ballades de _La Guzla".,
— 2G1 —
plaisir detromper ainsi tous ceux qui ont espéré trouver
dans l'Inspecteur des Monuments de France un dilettante
et un nouvelliste !

La Mérimée se montre également dans le


réserve de
plaisir qu'ilsemble goûter à mystifier ses lecteurs, quand
il se présente à eux sous un nom espagnol ou illyrien. Il
rappelle par ce côté Beyle, sans pourtant lui ressembler
absolument. Il ne garde pas longtemps ses pseudonymes,
mais, tant qu'il ne s'est pas dévoilé, il pousse la mysti-
fication jusqu'au bout. Il s'amuse je dirais presque ,,à
donner le poisson d'avril" à ses lecteurs en se tenant
prudemment à l'écart. Pour mieux faire croire à l'existence
des personnages dont il prenait les noms, il ne se conten-
tait pas de publier leurs biographies, il reproduisait encore
leurs portraits, et, pour que la mystification fût complète,
il graver son portrait sur cuivre pour la première
faisait
édition du „Théâtre de Clara Gazul". Il était là repré-
senté en Espagnole avec une mantille sur la tête et une
robe décolletée.
Mais il faut bien qu'un écrivain qui use de la mysti-
fication rompe à la fin le silence et se dévoile quand son
secret est trahi. Il est une cuirasse qui le protège mieux
que tous les pseudonymes; ce fut pour Mérimée comme
pour Beyle l'ironie.
y avait dans Mérimée une veine satirique qui se
Il

révéla de bonne heure; aimant les caractères énergiques,


il fut tout naturellement amené à exercer sa raillerie
mordante sur les hâbleurs. Une comédie „Les Mécontents"
renferme la satire la plus amère qui ait jamais été faite
sur les conspirateurs en robe de chambre et en pantouffles.
Quelques nobles légitimistes qui n'ont qu'une passion, celle
de s'entendre pérorer, organisent une conspiration de
boudoir contre le premier Empire, décident de répandre
des écrits dans le peuple, conviennent de signes particu-
liers entre eux et font les plus beaux plans, quand l'ap-
parition d'un gendarme suffît La comédie,
k les disperser.
de beaucoup postérieure, „Les deux héritages" ou „Don
— 262 —
Quichotte", dont s'est inspiré probablement Emile Augier
pour quelques-uns de ses drames, contient une satire sem-
blable sur l'hypocrisie sociale et religieuse, sur le char-
latanisme politique, sur le prosaïsme et le froid calcul
d'une jeunesse en comparaison de laquelle Mérimée lui-
même pouvait se regarder comme un idéaliste et un
enthousiaste.
Mais, ce n'est pas encore dans ces oeuvres dramatiques
destinées à la lecture et pleines de défauts que Mérimée
donne libre cours à son ironie. Il est ici enclin à charger
trop les couleurs; dans la Nouvelle, son ironie est infini-
ment plus légère et plus spirituelle, par exemple dans
cette gracieuse Nouvelle en miniature qu'est „L'abbé
Aubain" où se révèlent la richesse et la souplesse de son
talent, car il s'y rapproche d'Emond About qui n'a point
cependant son élégance. ,, L'abbé Aubain" est un recueil
de lettres écrites par une dame qui se croit aimée d'un
jeune abbé et par l'abbé lui-même qui se joue d'elle; nous
avons là deux caractères faibles mais d'une grande délicatesse
de sentiments qui se trompent eux-mêmes en trompant
les autres; au-dessus d'eux, de leurs passions mesquines
et de leur hypocrisie plane la satire discrète du conteur.
Dans cette courte Nouvelle l'auteur n'apparaît pas
plus en effet que dans ses pièces dramatiques. Dans les
Nouvelles où il se montre davantage, tout en dominant
toujours son sujet, l'ironie qui lui est particulière et qui
ne se trahit que par de petits traits est aussi plus mani-
feste. Tantôt il sourit malicieusement aux endroits pathé-
tiques, tantôt il place une scène triste dans un milieu
froid et insensible qui lui sert de cadre. Le petit chef-
d'oeuvre „Le Vase étrusque", la seule Nouvelle qui traite
avec sympathie un sujet emprunté à notre époque, est le
récit d'un secret et ardent amour. Lorsque, par une belle
nuit du mois de juillet, Saint- Clair revient du rendez-
vous qu'il a eu avec Madame de Coursy, il rayonne de
joie et de bonheur. ,,Que je suis heureux se dit-il, à !

chaque instant. Enfin je l'ai rencontré ce coeur qui


— 263 —
comprend le mien! ... — Oui, c'est mon idéal que j'ai
trouvé . . . J'ai tout à la fois un ami et une maîtresse . . .

Quel caractère! quelle . . . âme passionnée! Non, , . , elle

n'a jamais aimé avant moi . .


." Bientôt, comme la vanité
se glisse toujours dans les affaires de ce monde: „C'est
la plus belle femme de Paris, pensait-il. Et son ima-
gination lui retraçait à la fois tous ses charmes."
Mérimée continue sur ce ton jusqu'au moment où il
s'arrête pour faire cette remarque „qu'un amant heureux
est presque aussi ennu3-eux qu'un amant malheureux"
Quand enfin le lien qui unit Mathilde et Saint-Clair s'est
resseiré, quand nous a été expliqué le malentendu fatal,
cause de la jalousie qu'éprouve Saint-Clair pour Massigny,
l'ancien amant présumé de Mathilde, quand nous avons
assisté à la scène d'amour la plus tendre où les larmes
du repentir se mêlent aux ivresses de la passion et aux
baisers, nous apprenons, six lignes plus loin, que tout est
fini et que Saint-Clair a été tué en duel le lendemain de
cette entrevue. Mérimée annonce cette nouvelle comme
une nouvelle ordinaire sans trahir la moindre émotion.
— „Eh bien, dit Roquantin au colonel Beaujeu qu'il
rencontra le soir chez Tortoni, la nouvelle est-elle vraie?

— Trop vraie, mon cher, répondit le colonel d'un


air triste.
— Contez-moi donc comment cela s'est passé.

— Oh! fort bien. Saint-Clair a commencé par me


dire qu'il avait tort, mais qu'il voulait essuyer le feu de
Thémines avant de lui faire des excuses. Je ne pouvais
que l'approuver. Thémines vouFait que le sort décidât
lequel tirerait le premier. Saint-Clair a exigé que ce fût
Thémines. Thémines a tiré: j'ai vu Saint-Clair tourner
une fois sur lui-même, et il est tombé raide mort. J'ai
déjà remarqué dans bien des soldats frappés de coups de
feu ce tournoiement étrange qui précède la mort.
— C'est fort extraordinaire, dit Roquantin. Et Thémi-
nes, qu'a-t-il fait?
— -264 —
— Oh! ce qu'il faut faire en pareille occasion. Il

a jeté son pistolet à terre d'un air de regret. Il l'a jeté


si fort, qu'il en a cassé le cbien. C'est un pistolet anglais
de Manton; je ne sais s'il pourra trouver à Paris un
arquebusier qui soit capable de lui en refaire un."
Les amis de Saint-Clair ne s'expriment pas ici comme
ils le feraient chez un romancier sentimental, mais comme ils

le feraient dans la vie réelle, et l'amour des deux amants


ne paraît au milieu de cet entourage insensible que plus
passionné. Si du temps de Mérimée on ne s'était pas
déjà avisé de mettre le Champagne dans la glace, Mérimée
y aurait sûrement songé.
Je cite encore quelques exemples pour montrer com-
bien il sait traiter son sujet objectivement. Voici la des-
cription de l'assaut dans „L'enlèvement de la redoute":
„Nous parvînmes rapidement au pied de la redoute, les
palissades avaient été brisées et la terre bouleversée par nos
boulets. Les soldats s'élancèrent sur ces ruines nouvelles
avec des cris de „Vive l'empereur!" plus forts qu'on ne
l'aurait attendu de gens qui avaient déjà tant crié."
Le conteur est ici un officier et non plus Mérimée,
mais, pas plus que Mérimée, cet officier ne partage l'enthou-
siasme des assaillants; il ne fait qu'admirer de sang-froid
la force de leurs lances. Il ne faut pas s'étonner que ce

style qui assure au récit son caractère objectif soit regardé


comme un signe Pourtant cela est aussi
d'insensibilité.
peu juste que de voir une preuve de cruauté chez Mérimée
dans le choix qu'il fait des sujets horribles. Que de fois
au contraire son ironie n'est- elle qu'un voile transparent
destiné à cacher la sympathie ou l'indignation! Voyez
par exemple la petite Nouvelle „Tamango" dont le sujet
seul semble révéler aux yeux du lecteur superficiel un
penchant aux scènes violentes. Quoi de plus affreux que
ces trafics de nègres, ces naufrages, ces famines, ces meurtres
racontés avec un sourire ironique? On comprend pourtant
le vrai sens de cette ironie quand on lit une phrase comme
la suivante: „Le capitaine, pour ratifier le traité, frappa
— 265 —
dans la main du noir plus qu'à moitié ivre, et aussitôt
les esclaves furent aux matelots français qui se
renais
hâtèrent de leur ôter leurs fourches de bois pour leur
donner des carcans et des menottes en fer; ce qui montre
bien la supériorité de la civilisation européenne." On le
comprend mieux encore dans cette autre phrase: „A ces
mots, le capitaine descendit dans sa chambre, fit venir
Ayché et tâcha de la consoler: mais ni les caresses, ni
les coups mômes, car on perd patience h la fin, ne purent
rendre traitable la belle négresse." Ce serait ôtre bien
borné en effet que de ne pas sentir combien l'impression
d'horreur que nous éprouvons se trouve accrue par le
calme froid avec lequel l'auteur nous montre l'humanité
et la vie telles qu'elles sont en réalité. On ne lit pas ce
récit sans émotion. Ce qui au commencement paraissait
froid ne semble plus maintenant que l'expression contenue
d'une àme ardente d'artiste. Sous cette sobre peinture
se révèle un sentiment profond qui donne à l'oeuvre entière
sa vraie signification.
La tendance à ne se trouve nulle part
l'ironie
chez Mérimée plus étroitement unie à une sensi-
bilité sincère et affranchie de tout préjugé que dans
„Arsène Guillot". Les vertus d'étiquette des grandes
dames du monde sont ici opposées à la triste existence
que notre société fait à une pauvre jeune fille vendue
par sa mère. Dans un moment de désespoir, Arsène se
jette par la fenêtre, se casse une jambe, s'enfonce quel-
ques côtes, et dès lors l'action ne se passe plus que dans
sa chambre de malade. Au cours du récit, l'ironie vient
comme d'habitude contenir la pitié et l'émotion et empêcher
qu'elles ne nuisent à l'art, mais, à la fin, quand Arsène
meurt, le coeur de Mérimée s'épanche librement, et son
simple récit donne à la grisette mourante un charme
semblable à celui de la Bernerette de Musset. Tout à
fait à la fin seulement l'ironie de l'auteur reparaît. Cette
ligne tracée au crayon d'une écriture très fine: „Pauvre
Arsène elle prie pour nous" nous indique assez clairement.
!
— 266 —
malgré sa concision, que Madame de Piennes, la dame
si vertueuse, a succombé aux mêmes tentations que la
pauvre jeune fille et qu'après avoir été sa protectrice elle
a accepté son amant. Cependant le mot ironie est ici
presque trop fort, c'est une délicate nuance d'ironie pour
laquelle il n'est point d'expression juste. Ces six mots
écrits au crayon renferment une leçon d'indulgence*) en
un langage laconique qui est propre à Mérimée. M. d'Haus-
sonville a recueilli quelques paroles d'une conversation de
Mérimée avec Augiera l'occasion de la Nouvelle „La Chambre
bleue" écrite en 1869 pour l'impératrice Eugénie. Nous
apprenons par là comment ce qui n'était chez lui d'abord
qu'une disposition naturelle finit par devenir une manière,
un procédé „Il y a cependant dans ma nouvelle un grand
:

défaut qui tient à ce que j'ai changé le dénouement; je


comptais d'abord donner à mon récit un dénouement
tragique, et naturellement j'avais raconté l'histoire sur
un ton plaisant, puis j'ai changé d'idée et j'ai terminé
par un dénouement plaisant. Il aurait fallu recommencer
et raconter l'histoire sur un ton tragique; mais cela m'a
ennuyé et je l'ai laissée là".
Ainsi la forme, qui n'était primitivement chez Mérimée
que l'expression d'une àme sensible et fière, ne visa plus,
dans ses dernières années, qu'à Teffet artistique.

*) Arsène dit encore: „Quand on est riche, il est aise'


d'être honnête; moi, j'aurais e'të honnête, si j'en avais eu le
moyen."
— 267 —

Chapitre XXVI.

Mérimée et Gautier.

Dans une lettre du 22 novembre 1821, le père de


Mérimée écrit: „J'ai un fils de dix-huit ans dont je
voudrais bien faire un avocat; il a tant de talent pour
la peinture que, sans s'être jamais exercé, il fait des esquisses

€omme un jeune élève". Comme beaucoup des principaux


romantiques français, Prosper Méiimée ne cessa jamais
entièrement de s'occuper de peinture. Il peignit des
aquarelles, mais fut surtout un infatigable dessinateur
autant qu'un habile styliste. Parmi les écrivains de la
génération de 1830, Mérimée et Gautier se complétaient
au point de vue stylistique. Le style de Mérimée est
ferme et précis, celui de Gautier vivement imagé et coloré.
Gautier aime tant le décor et la couleur qu'il semble
écrire avec un pinceau plutôt qu'avec une plume. Son
style luxuriant est vénitien, c'est du brocart et du velours
pailleté d'or. Mérimée au contraire burine; son style est
à la fois simple et très élégant, mais terne et sombre, il
a surtout une qualité qui vaut mieux que les couleurs
les plus brillantes: la limpidité. Tous les personnages
de Mérimée nous apparaissent ainsi pleins de vie et dans
ioute leur sauvagerie naturelle. Les contours ont la
netteté d'un tableau ou d'une gravure de Jacques Callot.
Un jeune homme de Callot marchant à grands pas, son
épée au côté, son chapeau à plumes sur l'oreille avec sa
tunique jaune, ses larges bottes et ses éperons brillants
«t semblant ainsi avoir été le témoin de quelque scène
violente serait, par exemple, une excellente illustration à
„La Chronique du règne de Charles IX". L'impassibilité
— 2G8 —
de Mérimée se montre enfin dans son style classique, sévère,
clair, poli comme un fer brillant, d'où il a banni avec
soin les ornements et les fleurs. Ses figures sont comme
gravées dans l'airain; elles sont vraies, acbevées, aussi
vivantes qu'exactes. Aucun des contemporains de Mérimée,
pas même Nodier, n'est comme lui aristocratique et con-
servateur dans le sijle. Sa langue est celle même que
lui a léguée son siècle; il s'est contenté d'imprimer son
cachet à chacune de ses phrases, sans employer pourtant
dans un sens nouveau un mot extraordinaire ou même
un mot ordinaire. Il a, avant tout, évité l'expression
générale qui, en voilant la pensée, semble lui donner plus
de signification; chez lui l'expression est toujours exacte
et sobre et ne manque jamais d'éveiller l'idée qu'elle
représente. La langue
de Hugo était emphatique et
krique, celle de Gautier et de ses disciples imagée et
quasi matérielle: tous deux visaient à l'effet par l'archi-
tecture des mots. Leur génie les y autorisait, mais les
tentatives de leurs successeurs ressemblent un peu trop
à ces magnifiques aqueducs romains qui ont exigé un
travail si gigantesque parce qu'on ne savait pns encore
au temps où ils ont été construits que l'eau s'élève
d'elle-même sur les hauteurs. Nous admirons au-
jourd'hui ces constructions grandioses, mais nous admi-
rerions plus encore un simple tuyau qui, avec un travail
moindre, remplirait le même office. Le style irangé et
artistique de Hugo, de Gautier et de leurs disciples nous
rappelle les aqueducs romains; le tuyau à peine visible,
c'est le style sobre de Mérimée. On ne trouve pas dans
ce style un mot inutile, pas une phrase qui ne soit
nécessaire à l'ensemble. Mérimée parait avoir pris pour
devise la formule: ne quid nimis.
Le but qu'il poursuit est évidemment d'assurer une
longue durée à son oeuvre en évitant tout ce qui n'est
que vaine parure. Ainsi Donatello dans sa célèbre statue
de saint Georges a eu soin de fixer les bras et les mains
au corps pour que l'action destructrice du temps ne puisse
s'exercer sur eux. Mérimée, lui aussi, pour soustraire
— 269 —
son oeuvre aux variations du goût, s'est gardé de toute
superfluité. Ce ne fut pourtant pas son st3'le, mais celui
de Gautier qu'on imita dans les années qui suivirent, et
je ne m'en plains pas pour ma part, pas plus que je ne
désapprouve les écrivains français contemporains de viser
à un style non seulement clair et correct, mais encore,
autant qae possible, mélodieux, coloré et parfumé.
Cependant la langue que Gautier a transmise à
Flaubert, aux frères de Goncourt, à Zola et à Daudet
pourrait encore donner prise à la critique: Zola lui-même
la juge de la manière suivante*): „Le pis est que ma
conviction a fini par être que le jargon de notre époque,
cette partie du style purement de mode et qui doit vieillir,
restera comme un des plus monstrueux jargons de la
langue française. Et cela peut se prédire d'une façon
presque mathématique. Ce qui vieillit surtout, c'est l'image.
Dans sa nouveauté, l'image séduit. Puis, quand elle
a été employée par deux ou trois générations, elle
devient un lieu commun, elle est une guenille, elle est
une honte. Voyez Voltaire avec sa langue sèche qui raconte
et qui ne peint pas: il demeure éternellement jeune.
Voyez Kousseau qui esi notre père, voyez -le avec ses
images et sa rhétorique passionnée: il a des pages in-
supportables. Nous voilà donc bien lotis, nous autres qui
avons renchéri sur Rousseau et qui doublons la littérature
de tous les arts, peignant, taillant les phrases comme des
marbres, exigeant des mots le parfum des choses. Tout
cela nous prend aux nerfs, nous trouvons tout cela exquis,
c'est parfait. Seulement que diront nos petits-neveux?
Leur façon de sentir aura changé, et je suis convaincu
qu'ils resteront stupéfaits, en face de certaines de nos
oeuvres. Presque tout y aura vieilli."
Il est possible que cette critique soit trop pessimiste. Si nos
arrière-neveux ne font pas grand cas de nos oeuvres, (ce qui est

*) cf. Zola: Les romanciers naturalistes.


— 270 —
bien probable) ce n'est pas le style qui en sera cause;
mais, quoi qu'il en soit, ces lignes sont un témoignage
curieux d'un coloriste en faveur des rationalistes du st3^le
dont Mérimée est incontestablement le premier dans ce
siècle. Les meilleurs de ses ouvrages sont des monuments
impérissables. Il est peu d'oeuvres en prose écrites dans

ce grand style. C'est comme un soleil éblouissant qu'aucun


nuage ne voile. Il serait injuste sans doute de dédaigner
une prose imagée sous le prétexte que les images finissent
par s'affaiblir et s'user par la répétition, car on pourrait
tout aussi bien faire un grief à un compositeur de ce que
ses mélodies sont jouées sur toutes les orgues de Barbarie.
Mais il est indéniable qu'un style sobre et sévère comme
celui de Mérimée doit survivre à un style descriptif, autant
qu'une statue de bronze survit à un arbre plein de sève.
Tout d'abord, — chose curieuse!— Mérimée avait
passé pour un pur naturaliste. Musset avait, dans sa
jeunesse, composé quelques vers où il le comparait naïvement
à Calderon et où il exprimait d'une manière originale
l'impression qu'il produisait sur ses contemporains. On
croyait alors que Mérimée ne faisait que copier fidèlement
la réalité:
L'un, comme Calderon et comme Mérimée,
Incruste un plomb brûlant sur la réalité.
Découpe à son flambeau la silhouette humaine
En emporte le moule, et jette sur la scène
Le plâtre de la vie avec sa nudité.
Pas un coup de ciseau sur la sombre effigie,
Eien qu'un masque d'airain, tel que Dieu l'a fondu.
„Pas un coup de ciseau'' est une expression étrange
pour caractériser le styliste le plus énergique du siècle.
Mais il est manifeste que pour Musset Mérimée était
alors un parfait naturaliste. Cela vient de ce que, comme
je l'ai déjà dit, il y avait, au début, dans le romantisme
un élément naturaliste; dans le camp romantique on ne
sentait pas encore de scission entre le romantisme et le
naturalisme. Assurément, beaucoup préféraient la poésie
— 271 —
des drames et des romans de cape et d'épée à la réalité
prosaïque. Mais ils ne dédaignaient pas cependant la
réalité, pourvu qu'il y eût en elle de la couleur, des carac-
tères, des passions et un parfum exotique. Ce fut le cas
pour Mérimée. On trouve déjà chez lui aussi bien que
chez les autres romantiques des germes de naturalisme,
mais son sens artistique prédomine toujours. Il n'en reste
pas moins, par sa prédilection pour les sujets violents et
son impassibilité d'emprunt, un précurseur et un modèle
de la génération suivante. Dans „Vie et Opinions de
M. Graindorge" de Taine (1867) se trouve une réflexion
d'une grande portée sur la société de l'époque: „Depuis
dix ans une nuance de brutalité complète l'élégance".
Cette réflexion s'applique aussi bien à tous les grands écrivains
du second Empire, à Dumas fils, ä Flaubert, à Mérimée
et à Taine lui-même qui, comme Mérimée, prend plaisir
à peindre un „beau massacre" *) et qui nous fait expliquer
longuement par son Graindorge comment il faut s'y prendre
pour se trancher le cou avec son rasoir.
Aujourd'hui Mérimée est considéré comme un classique.
Sa forme nette et transparente, son horreur du langage
figuré et des divagations lyriques semble lui assurer une
place à part hors du groupe romantique. Mais nous avons
vu que, dans un certain sens, tous les romantiques français
sont des classiques; chez Mérimée l'empreinte classique
est seulement plus visible que chez les autres. Si l'on
songe en même temps que Mérimée a subi, tout comme
Hugo et de Vigny, l'influence de Scott, qu'il y avait en
lui quelque chose du satanisme de Byron, que, malgré son
froid scepticisme, il écrivit des contes fantastiques à la
manière d'Hoffmann, telle que „La Vision de Charles XI",**)

*) „Quand Cromwell passe en


Irlande, il marque le nombre
«t la qualilë des gens massacres,
et puis c'est tout Et
cependant quels beaux massacres! Quelle occasion
pour pénétrer le lecteur de la froide fureur qui poussait les
épëes des fanatiques!" Taine: Essai sur Guizot.
**) Dans une lettre du 23 novembre 1856 Mérimée raconte
qu'en sortant du collège il se livra pendant six mois à l'étude
de la magie.
— 272 —
immédiat de Beyle, qu'il alla chercher
qu'il fut le disciple
presque toujours ses sujets dans les siècles passés ou les
pays éloignés, on trouvera chez lui tant de traits communs
aux romantiques français qu'on peut le regarder comme
un enfant de son siècle.
Sans révéler une originalité particulière, la figure de
Mérimée tranche suffisamment sur toute la génération
géniale de 1830. Tandis que les autres s'élançaient à
l'assaut avec leurs cuirasses étincelantes leurs casques
,

dorés et les enseignes déployées, il est, lui, le Chevalier


Noir du grand tournoi romantique.

Chapitre XXVII.

Gautier.

Un du commencement de l'année 1830, trois


jour
jeunes hommes
s'engageaient dans une rue nouvellement
percée*) près des Champs-Elysées et se dirigeaient vers
une maison solitaire, la seule de la rue. L'un, qui semblait
avoir dix-neuf ans, marchait d'un pas alerte et ailé „pareil
à celui de l'autruche"; ses beaux cheveux blonds étaient
déjà un peu clairsemés, son corps légèrement courbé en
avant, et il avait toujours les poches bourrées de manus-

crits. C'était le poète rêveur et extatique Gérard de


Nerval, qui ordinairement était chargé de faire les courses
dans Paris pour ses amis. A côté de lui, marchait, avec
une prestance majestueuse et une gravité castillane, un

*) Jean-Goujon dans le quartier François ler.


C'était la rue
Après premières représentations d'„Hernani", Victor Hugo
les
avait quitté la rue Notre-Dame-des-Champs pour se soustraire
au?: Tisites importunes.
— 273 —
jeune homme pâle portant une longue barbe noire, Petrus
Borel, qui avait alors vingt-deux ans et était l'aîné et comme
l'astre du groupe.
Derrière eux suivait, en proie à une
émotion visible, et d'un pas hésitant, un beau garçon de
dix-huit ans, au teint olivâtre, qui devait être présenté
pour la première fois par ses amis au locataire de la
maison, à Hugo lui-môme. „Deux fois", raconte-t-il lui-
même,*) ,,uous montâmes l'escalier lentement,
lentement,
comme si nos bottes eu des semelles de plomb.
eussent
L'haleine nous manquait; nous entendions notre coeur
battre dans notre gorge et des moiteurs glacées nous
baignaient les tempes. Arrivé devant la porte, au moment
de tirer le cordon de la sonnette, pris d'une terreur folle,
nous tournâmes les talons et nous descendîmes les degrés
quatre à quatre poursuivi par nos acolytes qui riaient
aux éclats.
Une troisième tentative fut plus heureuse; nous avions
demandé à nos compagnons quelques minutes pour nous
remettre, et nous nous étions assis sur une des marches
de l'escalier, car nos jambes flageolaient sous nous et
refusaient de nous porter, mais voici que la porte s'ouvrit
et qu'au milieu d'un flot de lumière, tel que Phébus et
Apollon franchissant les portes de l'Aurore, apparut sur
l'obscur palier, qui? Victor Hugo lui-même dans sa gloire . .

avec, pour costume, une redingote noire, un pantalon gris,


un petit col de chemise rabattu. On n'aurait vraiment
pas soupçonné dans ce parfait gentleman le chef de ces
bandes échevelées et barbues, terreur des bourgeois à
menton glabre ... Il sourit, mais ne parut pas surpris,
aj'ant l'habitude de rencontrer journellement sur son passage
de petits poètes en pâmoison."
11 était sur point de faire sa promenade comme
le
un simple mortel, qui étonnait fort Gautier qui se
ce
figurait qu'il n'eût dû sortir par la ville que sur un char

*) cf ïlistoire du Ivomaiitisine p. 9.

Brandes, l'école iomanti(iae en France. 18


— 274 —
triomphal traîné par un quadrige de chevaux blancs *).
Il rentra donc dans son cabinet avec ses jeunes visiteurs,

et la conversation s'engagea, sans que Gautier osât d'abord

y prendre part. Dès ce moment commença pour Gautier


une nouvelle époque; il devint et resta jusqu'à sa mort
le disciple reconnaissant, l'admirateur, le héraut de Hugo,
„son maître et son auteur", et il lui fut toujours fidèle
malgré leur longue séparation et la divergence de leurs
idées politiques.
Gautier fut introduit près de Hugo à l'occasion de
la première représentation d'„Hernani". On allait alors
chercher chez le maître des liasses de petits carrés de papier
rouge au coin desquels était imprimé le mot espagnol „hierro".
Déjà il avait lu les „Orientales", et il était un admirateur
enthousiaste d'„Hernani" avant même de le connaître.
Dans le quartier qu'il habitait il était célèbre par ses
excentricités; en vrai romantique qu'il était, il s'amusait
à provoquer les philistins de toutes les manières. Il portait
ordinairement un pourpoint de velours noir et des gants
jaunes; sa chevelure mérovingienne, châtain foncé, qui
faisait ressortir son teint mat, se déroulait à grands flots
sur ses épaules. Il allait toujours nu-tête, un parapluie
à la main et le cigare auxsemblant narguer tout
lèvres,
le monde par sa démarche altière et majestueuse.
Mais, pour la première représentation d'„Hernani" il
sentit la nécessité de se singulariser encore plus. Il se fit faire
„un gilet rouge" dont la légende est devenue célèbre.
Ce Eouge n'était pas le Kouge révolutionnaire, c'était le
Kouge dans lequel les jeunes artistes voyaient un sj^mbole
de leur haine contre les „grisâtres". Gautier choisit donc
pour son gilet un morceau de satin vermillon dont la
couleur lui plaisait comme la soie plaisait à Véronèse.
Une fois en possession de son trésor, il fit venir son tailleur
et lui développa son idée: le gilet devait avoir la forme
d'une cuirasse de Milan s'as'rafant dans le dos. „Nous ne

*) cf. Gautier: Portraits contemporains.


— 275 —
connaissons pas de mots, avoue Gautier, qui puissent
exprimer suffisamment l'air ahuri de notre tailleur lorsque
nous lui exposâmes ce plan de gilet ,et les cahiers
. . .

d'expression du peintre Lebrun, à la page de l'ETONNEMENT,


ne contiennent pas de tètes aux pupilles plus dilatées, aux
sourcils plus surélevés et chassant les rides du front vers
la racine des cheveux, que celle offerte en ce moment par
l'honnête Gaulois (c'était son nom).
— Mais, monsieur, objecta timidement le tailleur, ce
n'est pas la mode,
— Eh bien ! ce sera la mode quand nous l'aurons
porté une fois.
— Je ne connais pas cette coupe; ceci rentre dans
le costume du théâtre plutôt que dans l'habit de ville, et
je pourrais manquer la pièce.
— Nous vous donnerons un patron en toile grise que
nous avons dessiné, coupé et faufilé nous -même; vous
l'ajusterez."
Le gilet fat fait pourtant,malgré la répugnance du
tailleur, et le soir de lapremière représentation d'„Hernani"
(25 février 1830) Gautier supporta avec une sereine
impassibilité les ricanements des philistins qui le mon-
traient du doigt. Son nom grandit inséparable de la
légende du gilet rouge, bien qu'il ne l'eût porté que ce
soir-là. Longtemps il ne fut célèbre que par son gilet,
et moi-même, à Paris en 1867, j'ai rencontré des gens
persuadés qu'il le portait encore. Dans l'histoire de la
littérature française le gilet rouge flamboie toujours comme
un symbole naïf de l'amour qu'éprouvait cette jeunesse
enthousiaste pour la couleur et l'éclat, je veux dire pour
l'art, l'art pur. Il est peu de poètes qui aient poussé
aussi loin que Gautier l'amour de l'art pour l'art. Il garda
cet amour toute sa vie, mais dans sa jeunesse il le res-
sentit avec toutes les jouissances qu'il donne, toute l'admira-
tion, tout le courage et toute la haine qu'il inspire. C'est
pourquoi, bien qu'il fût lui-même un maître, il admirait
avec une noble modestie tous les autres artistes. Il fut
18*
— 276 —
le page de Hugo et l'ami dévoué de Balzac. 11 était né

fit critique et personne ne goûta


poète, mais l'admiration le
comme lui un vers bien tourné, une expression brillante et
pittoresque, une imagination puissante et hardie. Il était
peintre plutôt encore que poète, et personne n'apprécia
comme lui l'originalité forte, bien qu'incertaine de Delacroix,
l'éclat incomparable de son coloris. Avec quelle passion
n'attaque-t-il pas Scribe et les projets de
la platitude de
réforme de Casimir Delavigne, les vaudevilles languissants
et les tragédies passionnées, lui qui adorait le style et qui
aimait beaucoup mieux aller au cirque qu'assister à une
comédie bourgeoise au Théâtre du Gymnase! Au cirque
au moins on ne faisait que crier hop hop on ne péchait ! !

donc pas contre la syntaxe et la métrique comme le faisait


Scribe. Quels cris de rage il poussa contre Delaroche
dont moyen-âge „coquet et lustré" séduisait les philis-
le
tins plus que celui de Hugo et de Delacroix! Mettre le
talent timide au-dessus du génie audacieux, c'était, aux
yeux de Gautier, le plus abominable des crimes. H fallait
le voir bondissant comme une bête fauve sur ces talents
popul'aires qu'il voulait terrasser. Il avouait lui-même
plus tard qu'à cette époque il haïssait Delaroche d'une
telle haine esthétique et sauvage „qu'il en aurait
volontiers mangé".
L'art pour l'art! Telle fut la devise de Gautier, c'est-
à-dire qu'il aima l'art pour lui-même moral ou immoral,
utile ou inutile, national ou non. Cette idolâtrie de l'art
marque une nouvelle phase dans l'histoire du romantisme.
La littérature renaissante avait été d'abord la glori-
fication du catholicisme et de la monarchie. Avec Hugo
plus tard domina pendant quelque temps l'enthousiasme
pour l'art. Mais chez la plupart des romantiques cet
enthousiasme était inconscient et se confondait avec l'amour
du moyen -âge, du XVI ^ siècle, des passions violentes, de
la couleur locale etc. Gautier fut le seul qui eut pleine-
ment conscience du principe artistique dissimulé chez les
autres, et pourquoi son nom est intimement
c'est lié à
cette lutte de la Poésie pour l'indépendance.
— 277 —
A ne considérer" que certaines préfaces de Hugo (par
exemple celle des „Orientales") on pourrait croire sans
doute que lui aussi ne poursuivait rien que la liberté dans
Fart. Mais Hugo manquait du calme nécessaire pour
soutenir ce combat toute sa vie. Cela était réservé à son
disciple préféré. Pour Gautier comme pour les romantiques
allemands, le romantisme français fut une déclaration de
guerre au principe utilitaire en faveur de Tindépendance
absolue de l'art.
Théophile Gautier naquit à Tarbes le 31 août 1811
d'une famille honorable et ardemment royaliste. Comme
€elui de Hugo et celui de Dumas, son père fut un vaillant
olficier. Le père de Hugo, commandant sous Napoléon,
s'était trouvé aux prises en Italie avec Fra Diavolo; plus
iard, général et gouverneur sous Joseph, il avait combattu
les insurgés espagnols. Quant au père de Dumas, c'était
un athlète qui, selon la légende, (ou plus exactement selon
l'affirmation de Dumas fils) pouvait écraser un cheval
«ntre ses jambes, qui broya de ses dents un casque et
défendit seul contre vingt hommes le pont de Brixen. Le
grand-père de Gautier s'était couvert de gloire à Berg-op-
Zoom en luontant le premier à l'assaut: lui aussi était
bâti en colosse; il vivait presque toujours dehors, la plu-
part du temps à la chasse et ne sortait jamais sans son
fusil qu'il déchargeait en l'air quand il était content. Il

atteignit l'âge de cent ans. Le père de Gautier qui vécut


aussi longtemps manifesta la même énergie particulièrement
dans le domaine intellectuel. C'était un lettré très instruit
et très cultivé qui s'était affranchi des préjugés et qui
applaudit l'un des premiers à la préface de „Cromwell".
Il encouragea donc les essais poétiques de son fils et admira
tant cet audacieux roman qu'est „Mademoiselle de Maupin"
qu'il renfermait Théophile pendant qu'il y travaillait en
lui disant: „Tu ne sortiras pas avant d'avoir écrit quel-
ques pages de Maupin".
Sa mère, femme d'une beauté majestueuse dans les veines
de laquelle devait couler le sang des Bourbons, s'entendait
— 278 —
comme son père à le gâter et à l'adorer. Tout son en-
tourage en taisait autant et lui donnait les noms les plus
tendres, car il était déjà et resta toujours un grand artiste
et un grand enfant. Combien caractéristique n'est pas
l'abréviation de Théo si souvent employée pour le désigner,
et qui est un témoignage de familière admiration Pour !

compléter les indications sur tout ce qui, dans ses origines,


semble avoir eu quelque influence sur lui, il est nécessaire
d'ajouter qu'il avait incontestablement du sang oriental
dans les veines. C'est là un point très intéressant qui
explique pliysiologiquement ce trait oriental qu'on remarqua
plus tard chez Gautier dans sa physionomie extérieure
comme dans ses oeuvres. Ainsi s'expliquent également la
violence et la puissance de Dumas et de Pouschkine qui
étaient tous deux de race nègre par leurs origines.
Gautier était fait pour porter le fez et le turban, se
mouvoir avec lenteur et dignité, et rien de plus naturel
qu'il montrât à la fin, dans ses oeuvres, tant de calme.
11 vint jeune encore à Paris. Au collège Louis-le-
Grand, puis au lycée Charlemagne où il fut placé, son
originalité ne tarda pas à se révéler: il avait une préférence
marquée pour les auteurs qui précédèrent ou suivirent
„les siècles d'or" littéraires et dédaignait assez les classiques.
Il se délectait dans la lecture de Villon et de Rabelais,
pendant que Corneille et Eacine le laissaient absolument
froid. Des auteurs latins, il ne lut avec passion également
que ceux de la décadence, Claudien, Martial, Pétrone et
Apulée dont il imita les vers dans tous les mètres ima-
ginables, tandis qu'il ne goûtait que médiocrement Cicéron
et Quintilien. montrait aussi déjà sa préférence d'artiste
Il
pour le imagé et sa haine des lieux communs
style riche et
qui en imposent à la foule et qu'on rencontre dans tout
écrivain classique. Un poète inculte et audacieux comme
le basochien Villon, un romancier plein de sève et de couleur
comme Rabelais avaient, aux yeux de Gautier, le mérite
inappréciable de n'avoir point le vernis du grand siècle
ni sa manie d'abstraction. Apulée qui avait, dit-on, du
sang africain dans les veines, Claudien qui était d'origine
— 279 —
égyptienne devaient lui plaire plus que les orateurs et les poètes
classiques du siècle d'Auguste. Car il aimait particulièrement
le paradoxe, le trait piquant et caractéristique, ne reculait
même pas devant le trait maniéré et aftecté, pourvu qu'il
fût beau, et se sentait toujours attiré dans la littérature
vers les oeuvres où se révélait une sorte de haut-goût.
Homme mûr, il conserva la prédilection de sa jeunesse
pour les écrivains des siècles d'argent. Cette prédilection
l'amena à écrire les excellentes Etudes qu'il a publiées sous le
titre „Les Grotesques" et dans lesquelles il remet à leur place
tous les poètes de deuxième et troisième ordre que Boileau a
stigmatisés dans son „Art poétique". Ceux-ci avaient dû
céder aux grands poètes qui observaient les règles d'Aristote,
et ils avaient été jetés dans l'ossuaire du la littérature,
marqués au front d'un vers de Boileau. Gautier, ennemi
de la régularité, en même temps que de la trivialité,
entreprit de les réhabiliter; doué comme il était du sens
plastique, il secoua la poussière qui couvrait tous ces
poètes grotesques oubliés, chez qui se trouvent au milieu
d'absurdités insipides bien des vers spirituels et même
des poésies entières aussi vivantes que les meilleures de
Villon et de Théophile de Viau. Si leur muse n'était pas
une beauté parfaite, on peut dire d'elle cependant ce que
Gautier écrivait un jour d'une femme attrayante malgré
sa laideur:
Elle a, dans sa laideur piquante.
Un grain de sel de cette mer
D'où nue et provocante.
jaillit,
L'acre Vénus du gouffre amer.
Ces pauvres poètes du XV ^, du XVP ou duXVIP siècle
qu'on trouvait couchés ivres-morts dans les ruisseaux, qui
combattaient vaillamment de l'épée ou qui finissaient à
lu potence, étaient, dans' leur vie aventureuse et leurs
poésies, des figures caractéristiques que Gautier se plut à
faire revivre.
Après avoir terminé ses études classiques, le jeune
Gautier entra dans l'atelier de Rioult. Lui-même, à cette
— 280 —
époque, se faisait encore illusion, ainsi que ses parents,
sur son talent de peintre et de dessinateur. En réalité,
ce talent ne faisait que compléter ce don merveilleux du
pittoresque qu'il possédait comme écrivain. L'avènement
de Hugo dans la poésie décida de sa carrière. Après la
première représentation d'„Hernani" il suivit Hugo et
passa de la peinture à la littérature. De ses années
d'atelier il n'emporta pas seulement le don du pittoresque,
il conserva aussi dans sa conversation et toutes les fois
qu'il s'exprime avec la même liberté (comme dans la
préface de Mademoiselle Maupin) un langage original
particulier aux peintres français.
Il se fit connaître d'abord comme poète lyrique cinq
mois après la représentationd'„Heruani", et malheureuse-
ment le jour même où éclata la Eévolution de Juillet, il
publia ses premières Poésies qui naturellement disparurent
sous les flots des événements, mais qui, à une époque
moins troublée, n'auraient pas excité davantage l'attention.
Gautier n'est pas un grand poète lyrique: les meilleures
de ses poésies de jeunesse sont celles oîi il exprime son
épicurisme païen, quand il met le bonheur dans ces trois
choses: un rayon de soleil, une femme, un cheval, quand
il glorifie en un mot les jouissances matérielles de la vie

(„La Débauche.") La petite et admirable poésie „Fatuité",


dont le titre suffit à désarmer la critique, est tout à fait
caractéristique pour Gautier. C'est le cri d'orgueil d'un
jeune homme plein de vigueur et de sève. J'en cite les
deux premières stances:
Je suis jeune; la pourpre en mes veines abonde:
Mes cheveux sont de jais et mes regards de feu;
Et, sans gravier ni toux, ma poitrine profonde
Aspire à pleins poumons l'air du ciel, l'air de Dieu.

Aux vents capricieux qui soufflent de Bohème,


Sans les compter, je jette et mes nuits et mes jours.
Et, parmi les flacons, souvent l'aube au teint blême
M'a surpris dénouant un masque de velours.
— 281 —
Mais, c'est beaucoup plus tard seulement que Gautier
se donna entièrement à la poésie lyrique. Dans „Emaux
et Camées", (un recueil de poésies en vers de huit syllabes)
"
•qui rappellent par la forme le „ w e s t - ö s 1 1 i c h e Diwan
de Goethe et le Buch der Lieder" de Heine, le
,,

lyrisme particulier de Gautier trouva toute son expression.


Là, la poésie devient sculpture: le poète essaie par la
puissance et le mélange des couleurs, par la perfection
et la finesse de la forme, par la pureté sévère et l'har-
monie exacte des rimes, bref avec une virtuosité qui
s'étend à tous les détails, de rivaliser avec ces petits
chefs-d'oeuvre d'agate et d'onyx que nous ont laissés les
Anciens et avec les peintures sur émail, françaises et
italiennes, du temps de la Eenaissance. Dans „Emaux et
Camées", auxquels on peut ajouter les poésies grivoises
mais réellement merveilleuses du „Musée secret", (imprimées
dans le „Théophile Gautier" de Bergerat) Gautier atteint
la beauté plastique idéale qu'on retrouve tout au plus
dans quelques poèmes de Leconte de Liste. La poésie
intitulée „L'Art", la dernière du recueil, renferme dans un
style lapidaire qui est un pur chef- d'oeuvre sa théorie
de l'art. Gautier était tellement épris de l'art, dont il
se faisait une conception profonde, qu'il le mettait au-
si

dessus de tout ici-bas et qu'il vo3^ait en lui la seule chose


durable au milieu des révolutions des siècles. Il était

sans doute trop enclin à ne juger une oeuvre d'art que


d'après les difficultés vaincues, mais c'est qu'il croyait
que c'est précisément cette lutte contre les difficultés qui
assure à une oeuvre l'immortalité. Le poème se termine ainsi:
Tout passe. —
L'art robuste
Seul a réternité;
Le buste
Survit à la cité.

Et la médaille austère
Que trouve un laboureur
Sous terre
Révèle un empereur.
— 282 —
Les dieux eux-mêmes meurent,
Mais les vers souverains
Demeurent
Plus forts que les airains.

Cela s'applique très justement à des vers comme-


ceux qui précèdent.

Chapitre XXVIII.

Gautier.

Si l'on veut se faire une idée vive et exacte des jeunes


bohèmes romantiques groupés autour de Hugo, il faut lire
„Les Jeunes -France" de Gautier, une oeuvre qui, dans
l'esprit de l'auteur, devait être une satire des romantiques
semblable à celle que Molière avait faite des travers lit-
téraires de son temps dans „Les Précieuses Ridicules".
C'est seulement dommage que nous n'ayons là que l'oeuvre
d'un jeune homme plein de talent, tandis que „Les Pré-
cieuses Ridicules" constituent une oeuvre mûre d'une-
valeur durable. „Les Jeunes-France" qui, comme les poésies
de Borel et d'O'Neddy, nous fiiit pénétrer dans la vie
indépendante de la jeunesse de l'époque, fut écrit par Gautier,-
aussitôt qu'il eut été enrôlé dans le camp romantique.
Personne n'était mieux fait que lui pour écrire ce livre,
car, toute sa vie, il fut le véritable artiste bohème, tou-
jours en guerre avec la société et tout ce qu'elle vénère,
et, dans sa jeunesse, il mena une vraie existence de bohème

comme peintre et comme poète, journaliste et touriste;


plus tard il vécut d'une vie plus calme avec ses soeurs
et ses enfants sans cependant jamais penser au mariage.
— 283 —
De ses liaisons amoureuses, celle contracta avec
qu'il
Ernest a Grisi, la mère de ses fillesJudith et Estelle,
fut la plus longue. Il éprouva de même pendant long-
temps un ardent amour pour la soeur d'Ernesta, Carlotta,
pour laquelle il composa ses ballets. Il fut aussi dévoué
comme frère et comme père qu'il fut inconstant en amour;
il fit donner à ses filles une éducation soignée et eut la
bonne idée de leur faire apprendre les langues étrangères
et même le japonais et le chinois. On sait combien Judith
Gautier dut lui en être plus tard reconnaissante.
Le livre qui reflète le mieux l'àme de Gautier à cette
époque est le roman „Mademoiselle de Maupin" (1836)
qui suivit immédiatement „Les Jeune-France". Ici, toute
la sève de sa jeunesse pétille et déborde. „Mademoiselle
de Maupin" est un roman tout païen et grivois,
à fait
grivois comme un mais en même
dialogue de Crébillon fils,

temps vigoureux et inspiré par l'adoration de la beauté,


bien que Swinburne exagère quand il le nomme „the golden
book of beauty."
Gautier était né frêle et délicat et ne s'était livré
dans son enfance qu'à l'exercice de la natation; mais son
idéal était de devenir un homme vigoureux, et il admirait
les athlètes et les boxeurs par- dessus tous les mortels.
Il prit pendant plusieurs années des leçons de boxe et de
canne, d'équitation et de canotage. Il raconte dans sa
notice autobiographique qu'un jour, à l'ouverture du Chàteau-
Rouge, il donna sur une tête de Turc toute neuve le coup
de poing de cinq cent trente-deux livres devenu historique.
„C'est," conclut-il naïvement, „l'acte de ma vie dont je
suis le plus fier", et on peut croire que ces paroles sont
vraies à la lettre, car, dans sa vieillesse, lorsqu'on le
contredisait trop violemment il avait l'habitude de s'écrier:
„Moi, je suis fort; j'amène cinq cent trente sur une tête
de Turc et je fais des métaphores qui se suivent." Tout
est là. Dans „Mademoiselle de Maupin" on sent le jeune
dandy capable de donner un formidable coup de poing
aussi bien que l'habile artiste dont „les métaphores se
— 284 —
suivent", c'est-à-dire dont les mots sont des images pour
l'oeil. Mais, avant tout, on sent aussi le poète tout à fait
antique et plastique qui se distingue de ses contemporains
et qui se peint lui-même en un passage de son livre quand
il fait parler ainsi son héros ,,Je suis un
: homme des
temps homériques; le monde où je vis n'est pas le mien,
et je ne comprends rien à la société qui m'entoure. Le
Christ n'est pas venu pour moi; je suis aussi païen
qu'Alcibiade et Phidias. Je n'ai jamais été cueillir sur le
(jolgotha les fleurs de la passion, et le fleuve profond qui
coule du flanc du crucifié et fait une ceinture rouge au
monde, ne m'a pas baigné de ses flots: mon corps rebelle
ne veut point reconnaître la suprématie de l'àme, et ma
chair n'entend point qu'on la mortifie. Je trouve la terre
aussi belle que le ciel, et je pense que la correction de
la forme est la vertu. La spiritualité n'est pas mon fait,
j'aime mieux une statue qu'un fantôme et le plein midi
que le crépuscule. Trois choses me plaisent: l'or, le marbre
et la pourpre, éclat, solidité, couleur. Mes rêves sont faits
de cela, et tous les palais que je bâtis à mes chimères
sont construits de ces matériaux Jamais ni brouillard,
. . .

ni vapeur, jamais rien d'incertain et de flottant. Mon


ciel n'a pas de nuage, ou, s'il en a, ce sont des nuages
solides et taillés au ciseau, faits avec les éclats de marbre
tombés de la statue de Jupiter J'aime à toucher du
. . .

doigt ce que j'ai vu et à poursuivre la rondeur des con-


tours jusque dans ses replis les plus fuyants J'ai . . .

toujours été ainsi. J'ai pour les femmes le regard d'un


sculpteur et non celui d'un amant. Je me suis toute ma
vie inquiété de la forme du flacon, jamais de la qualité
du contenu. J'aurais eu la boîte de Pandore entre les
mains, je crois que je ne l'eusse pas ouverte."
Gautier est l'un des romantiques français qui se
rapprochent le plus des romantiques allemands. Sa Nouvelle
„Fortunio" qui glorifie les jouissances de la vie et l'oisi-
veté est le pendant de la „Lucinde" de Frédéric Schlegel.
Il rappelle également les romantiques allemands par son
— 285 —
dédain de ce que l'on considère ordinairement comme
poétique dans la poésie. Il disait un jour à Taine qui
exaltait Musset aux dépens de Hugo: „Taine, vous me
semblez raisonner comme un philistin. Demander des
émotions à la poésie Il s'agit bien
! de cela. Des mots
ra3'onnants, des mots de lumière avec un rythme et une
musique, voilà ce qu'est la poésie. Elle ne prouve rien,
ne raconte rien. Le commencement du ,, Ratbert" de
Hugo par exemple n'a pas son égal, c'est l'Himalaya de
la Poésie. Toute l'Italie avec ses blasons s'}^ trouve, et
rien que des mots".
Gautier ressemble à Tieck dans sa prédilection pour
la poésie de la forme dédaigneuse du fond; mais, en qualité
de latin, il se distingue très nettement de lui en ce que
son st3de est colorié, chatoyant et que sa poésie est une
peinture, pendant que chez Tieck les mots se changent
en sons et que la poésie devient un pur état d'âme, une
musique (L'amour, dit-il dans un de ses Lieder, pense au
moyen de sons parce que les pensées sont trop loin*).
Par contre, Gautier partage entièrement la haine des
romantiques allemands contre la doctrine de l'art utile.
C'est à eux qu'il a emprunté sa théorie de „l'art pour
l'art" qu'il défend énergiquement dans la préface de
,, Mademoiselle de Maupin" et qui, envisagée à un certain
point de vue, est d'une justesse absolue. Il est vrai en
effet et incontestable que Part n'est pas soumis aux règles
des convenances qui dominent à bon droit la société, et
encore moins à celles qui ne sont que des préjugés surannés,
et qu'il n'est jamais plus immoral que ne l'est une statue
dans sa nudité. Gautier s'etforça donc constamment
d'affranchir l'art des critiques moralisateurs. Dans la
préface de ,, Mademoiselle de Maupin", écrite avec une
verve juvénile, il s'élève violemment contre les partisans
de l'art utile: „Non, imbéciles, non, crétins et g-oîtreux

*) cf. Brandes: die romaatisclie Schule in Deutscliland.


8e édit 1900 p. 131.
— 286 —
que vous un livre ne fait pas de la soupe à la gé-
êtes,
latine; —
un roman n'est pas une paire de bottes sans
couture; un sonnet, une seringue à jet continu; un drame
n'est pas un chemin de fer, toutes choses essentiellement
civilisantes, et faisant marcher l'humanité dans la voie
du progrès". Il dit des critiques vertueux: ,, S'il y a quel-
que nudité dans un tableau ou dans un livre, ils y vont

droit comme le porc à la fange, et ne s'inquiètent pas


des fleurs épanouies ni des beaux fruits dorés qui pendent
de toutes parts". Et, faisant allusion à Tartuffe, il con-
tinue : ,,Dorine, la soubrette effrontée, peut très bien étaler
devant moi sa gorge rebondie, certainement je ne tirerai
pas mon mouchoir de ma poche pour couvrir ce sein que
l'on ne saurait voir. Je regarderai sa gorge comme sa
figure, et, si elle l'a blanche et bien formée, j'y prendrai
plaisir." Pour se défendre du reproche d'immoralité qu'on
ne cesse de lui adresser il écrit: ,,Une variété extrêmement
curieuse du journaliste proprement dit moral, c'est le
journaliste à famille féminine D'abord pour se poser
. . .

en journaliste de cette espèce, il faut quelques petits


ustensiles préparatoires, tels que deux ou trois femmes
légitimes, quelques mères, le plus de soeurs possible, un
assortiment de filles complet et des cousines innombra-
blement. Ensuite il faut une pièce de théâtre ou un roman
quelconque, une plume, de l'encre, du papier et un
imprimeur".
Si, dans la pratique, Gautier n'est pas toujours im-
peccable, sa théorie n'en est pas moins juste. La poésie
a sa morale propre qui est l'amour de la vérité et de la
beauté; elle est par elle-même une puissance morale, tout
comme la science, la ph3^siologie par exemple, et par
conséquent n'a pas plus que la science à se préoccuper
des bienséances. 11 existe des poètes immoraux comme
il existe médecins immoraux, mais les uns et les
des
autres sont immoraux en tant qu'hommes et non pas en
tant qu'artistes ou médecins. Cette vérité, nul n'était plus
capable de l'exprimer et de la faire triompher que Gautier,
— 287 —
Tartiste plastique et pittoresque, qui aurait sacrifié tout
son talent en se soumettant aux exigences de la morale.
Il possède en effet le don tout particulier de peindre tout le
monde physique au moyen de mots. Il est le premier
qui ait victorieusement démontré que le „Laocoon" de
Lessing est incomplet, car il a réussi à donner une
expression à bien des choses que Lessing croyait inex-
primables. Il a des mots pour tout, pour la beauté fémi-
nine comme pour la physionomie d'une ville, pour le goût
d'un mets comme pour le timbre d'une voix. Sainte-
Beuve a dit en parlant de lui: „Le mot indicible n'est
plus français depuis que ce nouveau maître en fait de
vocabulaire a su tout dire". Il avait l'horreur des néo-
logismes commune aux romantiques et aux classiques;
mais il a réintroduit dans la langue des mots du XV° et
du XVP siècle tombés en désuétude, et il l'a enrichie
de nouveaux termes d'art tout à fait caractéristiques. On
sait du reste qu'il aimait à feuilleter les dictionnaires
français. Il aimait sans doute à représenter la physionomie
extérieure des choses, mais pour égaler en ce point son
exactitude, il faut, ne l'oublions pas, beaucoup de re-
cueillement intérieur et de gravité artistique. Assurément
il ne visait point à attendrir les coeurs sensibles. Mais
Goethe lui-même n'écrivait-il pas qu'il n'aspirait qu'à
émouvoir la nature et qu'il laissait aux barbouilleurs de
papier le soin de faire vibrer les coeurs?
„Le Capitaine Fracasse", un roman que Gautier
ébaucha dans sa jeunesse mais qu'il n'acheva que beaucoup
plus tard, (1863) nous donne l'idée la plus exacte de sa
prose. On y voit, pour ainsi dire, les personnages au
naturel avec toute leur physionomie extérieure et dans
le décor champêtre ou architectonique qui leur convient.
Les deux premiers chapitres sont intitulés: „Le
château de la misère" et „Le chariot de Thespis" et nous
peignent une troupe de comédiens ambulants dînant à la
lumière de deux grands flambeaux en bois ornés de papier
doré, dans le château en ruines d'un jeune et pauvre
— 288 —
baron du temps de Louis XIII,
le baron de Sigognac,
Cette peinture tableau de Rembrandt.
rappelle le „La
noce d'Estber" du musée de Dresde. On y admire les
jeux de lumière sur les portraits des ancêtres, pendant
que les ombres des comédiens glissent sur les murs. Pas
un signe de sentimentalité, mais une mélancolie voilée
qui nous fiiit comprendre cet aveu de Gautier à Feydeau:
„Voici une peinture exacte de mon état d'âme".
un autre chapitre qui a pour titre: „Effet déneige"
décrit la marche nocturne des acteurs à travers une steppe
de neige. Tout d'un coup celui qui joue ordinairement
le rôle du matamore et qui suivait le chariot à pied,
disparaît. Ses camarades le cherchent et l'appellent de
toute la force de leurs poumons. Pas de réponse. L'un
d'eux porte une lanterne dont le reflet rouge danse sur
la neige. Le chien de
la troupe l'accompagne en hurlant
et tous deux, précédant les autres, projettent leurs grandes
ombres noires sur la blancheur de la plaine. Subitement
le chien se tait, il se fait un silence de mort car la neige
qui tombe amortit les bruits. Enfin Sigognac, qui a la
vue perçante, croit voir au pied d'un arbre une forme
étrange, muette et immobile. „C'était bien, en effet, le
pauvre Matamore. Son dos s'appuyait contre l'arbre
et ses longues jambes étendues sur le sol disparaissaient
à demi sous l'amoncellement de la neige. Son immense
rapière, qu'il ne quittait jamais, faisait avec son buste un
angle bizarre et qui eût été risible en toute autre cir-
constance . Inquiété de cette fixité d'attitude, Blazius,
. .

l'un des comédiens, dirigea le rayon de la lanterne sur


le visage de Matamore, et il faillit la laisser choir, tant
ce qu'il vit lui causa d'épouvante.
Le masque ainsi éclairé n'offrait plus les couleurs
de la vie. Il était d'un blanc de cire. Le nez pincé
aux ailes par les doigts noueux de la mort luisait comme
un os de seiche; la peau se tendait sur les tempes. Des
flocons de neige s'étaient arrêtés aux sourcils et aux cils,
et les yeux dilatés regardaient comme deux yeux de verre.
- 289 —
A chaque bout des moustaclies scintillait un glaçon dont
le poids les faisait courber. Le cachet de l'éternel silence
scellait ces lèvres d'où s'étaient envolées tant de joyeuses
rodomontades, et la tête de mort sculptée par la maigreur
apparaissait déjà à travers ce visage pâle, où l'habitude
des grimaces avait creusé des plis horriblement comiques . . .

— Hélas! il est mort, dit Blazius, aussi mort que


Chéops sous la grande pyramide. Sans doute, étourdi
par le chasse-neige et ne pouvant lutter contre la fureur
de la tempête, il se sera arrêté près de cet arbre, et
comme il n'avait pas deux onces de chair sur les os, il

aura bientôt eu les moelles gelées. Afin de produire de


l'effet à Paris, il diminuait chaque jour sa ration et il

déjeune plus qu'un lévrier après les chasses.


était efflanqué
Pauvre Matamore, te voihà désormais à l'abri des nasardes,
croquignoles, coups de pieds et de bâton à quoi t'obligeaient
tes rôles! Personne ne te rira plus au nez."
Ici le côté pathétique de la situation est rendu sensible
par la peinture plastique la plus consciencieuse. On comprend
toutefois que l'art de Gautier n'admit guère la sensibilité
et que celle-ci ne trouvât guère de place dans des des-
criptions qui, si parfaites qu'elles fussent en leur genre,
étaient de plus en plus inanimées.
Gautier avait la passion des voyages. Il visita l'Espagne

en 1840, l'Afrique en 184f) à la suite du duc d'Aumale,


l'Italie en 1850, Constantinople en 1852 et l'année suivante
la Kussie jusqu'à Nijni- Nowgorod. Il a décrit tous ces

voyages, souvent longtemps après son retour, et pourtant


avec une exactitude merveilleuse, grâce à sa mémoire
étonnante de la physionomie des choses. Le lecteur toutefois
se trouve déçu, parce que dans ces descriptions si minu-
tieuses il n'est point question des habitants. Madame de
Girardin dit un jour à l'auteur à propos de son „Tra los
montes": „Mais, Théo, il n'y a donc pas d'Espagnols en
Espagne?" On
peut adresser cette critique à toutes
de voyage.
ses descriptions Gautier perdit peu à peu de
vue l'homme intime, et même, à la fin, l'homme extérieur
Brandes, l'école romantique eu France. 19
— 290 —
disparaît pour lui derrière le costume. Dans ses conver-
sations avec son gendre Bergerat je relève ces réflexions
singulières et caractéristiques: „Un tigre royal est plus
beau qu'un homme; mais, si l'homme se fait un beau
vêtement d'une peau de tigre, il devient plus beau que le
ligre. De même dans une ville, il n'y a que les éiifices
et les monumentsqui m'intéressent, car ils ne sont
que produit du génie de la
le population. Qu'ai-
je à m"inquiéter de cette population qui peut être com-
posée de porcs et de criminels, pourvu qu'on ne m'assomme
pas quand je contemple les édifices." La pure adoration
de l'art et de la beauté est ici poussée à l'extrême. Le
côté humain, moderne, la vie elle-même finit
moral et
par perdre tout intérêt pour l'artiste qu'était Gautier; c'est
pourquoi plus tard il ne vit plus dans l'art dramatique
que le style, le costume et les décors. Il avait coutume

de dire qu'un poète dramatique n'a besoin que de quatre


arlequins placés dans des situations difïérentes pour leur
faire dire tout ce qu'il a à dire. Car il ne s'agissait
pour lui que de donner „une impression de la vie et non
de reproduire la vie elle-même. „La vie est par trop laide"
ajoutait-il. Il fit ainsi vers la fin de sa vie sa propre
critique et montra à tous, excepté à ses aveugles admira-
teurs, les limites de son art. Il montra, dis-je, le côté
faible de sa théorie de „l'art pour l'art" ;
car l'art qui va
chercher son sujet en dehors de lui finit nécessairement
par être vide et stérile. La pure adoration de l'art pro-
duit une Galatée de marbre; c'est le courant d'idées d'un
siècle qui seul peut animer la pierre.
L'oeuvre d'affranchissement de l'art à laquelle se
consacra résolument Gautier fut cependant une oeuvre bonne
et utile. Si elle ne fut pas parfaite, elle suffit à occuper
l'existence d'un homme. Pourtant, Gautier ne fut pas,
de son vivant, apprécié à sa juste valeur: les artistes
seulement reconnurent son mérite, mais les hommes de
lettres et, à plus forte raison, la grande masse des lecteurs
ne le comprirent pas. Combien de fois n'ai-je pas entendu
— 291 —
raconter en France cette histoire absurde que Gautier n'a
fait que compiler des vocabulaires sans se soucier d'autre
chose que du son et de la forme des mots.
L'impopularité de Gautier s'explique jusqu'cà un certain
degré par ce fait que, chez lui, le feuilletoniste l'emporta
sur le poète. Après avoir dit à la presse de si dures
vérités, il était entré à son service en 1836 pour y gagner
sa vie et, jusqu'à sa mort, c'est-à-dire pendant trente-six
ans, il lui était resté fidèle. Il y révéla une fécondité

prodigieuse comme critique d'art et de théâtre il fournit


:

de véritables travaux d'Hercule. D'après sa propre éva-


luation et celle de Bergerat qui s'accorde avec la sienne
mais qui est vraisemblablement exagérée, tous ses articles
recueillis rempliraient trois cents volumes. Il écrivit
d'abord pendant dix-neuf ans (de 1837 à 1855) dans „La
Presse" de Girardin, et plus tard sous l'Empire, il écrivit
la plupart du temps dans „Le Moniteur officiel." Ses
articles dramatiques qu'il ne composa qu'à contre-coeur
n'ont de la valeur (mais une grande valeur) qu'au point
de vue du style. Comme critique d'art, Gautier se borna
toujours de plus en plus à la description de tableaux, mais il y
déploya un talent admirable*). La fatigue, le souci de ne
point se créer d'ennemis, un sentiment de pitié pour les
débutants et pour les artistes sans talent, enfin une extrême
bienveillance et une non moindre indifférence le rendirent
toujours plus indulgent. Il finit même par tout louer

avec une égale impassibilité et un style également pittoresque.


La plupart des lecteurs ne le connurent que comme critique
d'art et feuilletoniste. Mais il ne faut pas oublier que,
sans faire grand tapage, il exerça pourtant une influence
énorme sur les poètes et les écrivains. C'est à lui que

*) cf Sainte-Beuve: „La description de Théophile Gautier,

en présence des tableaux qu'il nous fait voir et c|u'il nous dis-
pense presque d'aller reconnaître, a cela de particulier qu'elle
est exclusivement pittoresque, et qu'elle ne se complique pas,
tant qu'elle dure, de remarques critiques et de jugements."
19*
— 292 —
se rattachent en droite ligne ce merveilleux prosateur
qu'est Paul de Saint- Victor, le moins sentimental des poètes
modernes Leconte de Lisle, le poète lyrique „satanique"
Baudelaire et enfin tout le groupe des jeunes poètes qui
formèrent sous l'Empire „les Parnassiens". Saint-Victor
hérita de Gautier le sens de la couleur et de la forme,,
l'amour de l'art plastique, Leconte de Lisle, le calme
oriental et le don de comprendre les peuples étrangers,
Baudelaire, sa prédilection pour les sentiments dépravés
et les Parnassiens, sa versification incomparable.
Mais, bien que son influence s'étende bien au-delà de
l'année 1830 et qu'elle se fasse encore sentir après sa
mort, son nom est pourtant lié plus qu'aucun autre aux
premières luttes du romantisme. C'est un trait caractéristi-
que et touchant que, dans son dernier article resté inachevé,
il peignit le public qui assista à la première représenta-
tion d',,Hernani"'.

Chapitre XXIX.

Sainte-Beuve,

Tandis que les travaux de critique littéraire de Gautier^


si étendus qu'ils fussent, sont aujourd'hui presque totale-
ment oubliés, un de ses contemporains, poète comme lui,
autant que critique, dont le nom est souvent accouplé
au sien, doit au contraire toute sa gloire presque unique-
ment à son talent de critique. Sainte-Beuve s'éleva à
un si haut rang dans le domaine de la critique littéraire
qu'on remarqua à peine ses oeuvres historiques et poétiques.
Comme poète, il se distingua simplement par la finesse
et l'originalité; comme critique au contraire, il fit époque
— 293 —
en créant un nouveau genre littéraire. On peut dire, en
effet, dans un certain sens, qu'il fut un plus grand ré-
formateur dans la critique que les autres écrivains dans
leur domaine respectif. Car, avant Victor Hugo il y avait
eu déjà des poètes lyriques modernes, mais la critique
moderne ne commence, rigoureusement parlant, qu'avec
Sainte-Beuve. En tous cas, celui-ci a transformé la critique,
comme Balzac le roman. Dans les dernières années de
sa vie, il était devenu une autorité indiscutée; mais c'est
seulement après sa mort qu'on l'apprécia à l'étranger.
L'historien allemand, Karl Hillebrand, qui connaissait si
bien la littérature française a dit de lui qu'il était le plus
grand talent de son époque, et ce jugement paraîtra
justifié si on ne regarde pas la critique comme un genre
inférieur au drame ou à la poésie lyrique. La subordination
des genres est une théorie ancienne. Nous pensons au-
jourd'hui que le genre littéraire dans lequel un écrivain
excelle est pour lui le genre supérieur. S'il est une
hiérarchie des esprits, il est fort douteux qu'il y en ait
une aussi des genres, surtout quand un esprit créateur
imprime à un genre déterminé le sceau de son génie.
Ce qui est incontestable, c'est que parmi les écrivains de
1830, Sainte-Beuve est l'un des plus grands par sa raison,
autant que par son jugement. Son mérite particulier
fat de comprendre et d'expliquer un nombre prodigieux
d'esprits différents du sien. Si pourtant je ne le mets
pas au-dessus de tous les autres, c'est que je crois remar-
quer une lacune chez lui. Si pénétrant que fût son
regard, il ne savait pas embrasser des tableaux d'ensemble,
et on a vu rarement historien et pensenr si peu systé-
matique. Cette absence de système pouvait être sans
doute une qualité: elle lui permit de conserver jusqu'à
la fin toute sa verdeur et d'évolutionner. En 1827 déjà,
ses articles du „Globe" attiraient l'attention de Goethe
et en 1869 encore, il était à la tête des jeunes savants
et des jeunes artistes qui assuraient à la France une gloire
européenne; dans sa dernière année, il était regardé par
— 294 —
les écrivains les plus éminents comme le général naturel
qui devait conduire la „jeune garde" à la victoire. Mais,
d'un autre côté, l'incapacité de Sainte-Beuve à embrasser
les ensembles est cause qu'il n'a laissé aucune grande
oeuvre et que, de plus, il n'a pu s'élever jusqu'au grand
style. Il excellait à voir partout les détails dans le per-

pétuel mouvement de la vie, et, en les retraçant avec sa


plume, il atteignit une exactitude inconnue avant lui.
Mais il ne savait pas dominer suffisamment ces détails
et rechercher les causes profondes.
Comme critique, il ne peint que des individus et
encore jamais sous toutes leurs faces (voyez, par exemple,
les articles sur Talleyrand, Proudlion) mais tantôt à un
point de vue, tantôt à un autre. Il cachait ses meilleures

idées dans des développements accessoires ou dans des


annotations, comme les paysans cachent leur argent dans
tous les coins de leur maison il était incapable de fondre
;

des figures vivantes.


Une autre conséquence de l'absence de système chez
Sainte-Beuve est qu'il ne sacrifie jamais rien à la symétrie
ou à la simplification, mais aussi qu'il ne produit jamais
une forte impression d'unité. Ce qui est important et ce
qui ne l'est pas occupe souvent chez lui la même place,
comme on le voit dans les peintures japonaises où manque
la perspective.
Charles Augustin de Sainte-Beuve naquit à
Boulogne-sur-Mer le 23 décembre 1804. Son père, contrôleur
principal des droits réunis, avait cinquante-deux ans et
sa mère quarante ans quand ils se marièrent. Une année
ne s'était point encore écoulée depuis leur mariage que
le père mourut, deux mois avant la naissance de son fils.
Il avait aimé passionnément les belles-lettres et surtout
la poésie, ainsi que le prouvent les pensées et les remarques
qu'il a écrites de sa main sur ses livres*) et que nous

*) On les trouve la plupart imprimées à la suite des


lettres de Sainte-Beuve à l'abbé Barbe dans l'édition Morand.
— 295 —
rencontrerons plus tard aussi sous la plume de Sainte-Beuve.
Son fils hérita de lui son goût littéraire, comme il hérita
(le sa mère l'amour, alors extraordinaire en France, de
la poésie lyrique anglaise de Bowles, Crabbe, Cowper et
principalement de Wordsworth et des autres lakists qu'il
traduit et cite si souvent. C'est sa mère, anglaise d'origine,
qui lui apprit l'anglais. Il semble que l'on puisse, sans
trop se tromper, attribuer le trait grave et mélancolique
de son caractère à l'âge avancé de ses parents non moins
qu'à la douleur que ressentit sa mère, pendant qu'elle le
portait encore dans son sein, de la maladie et de la mort
de son mari.
Sainte-Beuve fut, dans son enfance, d'un caractère
triste et timide. Vers l'âge de douze ans, sa mère avait
éveillé en lui une piété maladive presque inquiétante;
il était alors un enfant de choeur zélé et fervent. Mais
cet accès de fièvre religieuse ne dura pas trop longtemps,
bien qu'il laissât chez lui des traces ineiîaçables qui re-
parurent plus tard. Dans sa jeunesse il ne conserva pas
seulement le respect du christianisme, mais encore une
inclination aux rêveries religieuses. Cependant Tétude
des philosophes du XVIIP siècle et des philosophes sensu-
alistes contemporains: de Tracy, Dannou, Lamarck ne
tarda pas à l'affranchir de la théologie. Quand il atteignit
l'âge mûr, il était devenu un pur empirique et il resta
tel toute Sur
sa vie malgré certains accès de religiosité.
les bancs du collège il adonné principalement à
s'était
l'histoire et à la philologie; plus tard, pour assurer son
avenir en même temps que pour donner un contre-poids
à sa culture purement littéraire, il se mit, malgré sa
passion pour la littérature, à étudier la médecine. De
1823 à 1827, il s'occupa donc activement à la fois de
littérature, de physiologie et d'anatomie. Il était pauvre,
mais pas au pointpourtant d'en souffrir; d'ailleurs il
n'avait point été gâté par sa mère etil travaillait avec ardeur.
Le jeune étudiant en médecine n'était rien moins
que joli; sa tête ronde était presque trop grosse pour son
— 296 —
corps, il manquait d'élégance dans son maintien, ses
cheveux étaient d'un blond fauve, il avait dans toute sa
personne quelque chose de grossier et en même temps
de délicat; mais ses yeux bleus pleins de feu et d'une
extrême mobilité pétillaient d'intelligence; on y voyait
comme le sourire d'une ironie supérieure, le rêve sensuel
et poétique qui lui gagnait les coeurs. Dans sa vie
d'étudiant, il ne connut du beau sexe que les grisettes
du quartier latin. Doué d'un tempérament ardent et
fougueux, il voulait la satisfaction immédiate, quitte à
éprouver après de cruels remords de conscience. Sa
puissante imagination portée à la rêverie et voilée d'une
douce mélancolie l'inclinait naturellement au romantisme
et au mysticisme. Peut-être avait-il sans le vouloir quel-
que chose de l'envie qu'éprouvent les hommes laids contre
ceux qui n'ont qu'à se montrer pour se conquérir les
coeurs, et pourtant il y avait aussi en lui un charme
irrésistible.
Au commencement de l'année 1827 il écrivit pour
le „Globe" deux sur les „Odes et Ballades" de
articles
Hugo et fut enrôlé dès lors, lui aussi, dans le camp
romantique. Hugo voulut aller le remercier mais ne le
rencontra pas chez lui. Sainte-Beuve, quelques jours plus
tard, lui rendit sa visite et le trouva déjeunant avec sa
femme. C'est ainsi qu'il fit la connaissance du jeune
couple qui devait exercer sur lui, dans sa jeunesse, la
plus grande influence.
Sainte-Beuve devint bientôt le critique attitré de
l'école romantique. H s'agissait avant tout de montrer
les liens qui rattachaient celle-ci à la littérature française
du moyen-âge. Sainte-Beuve écrivit dans ce but le mer-
veilleux „Tableau de la Poésie française au XVP siècle"
(1827 —1828) dont l'idée fondamentale était de rattacher,
par-dessus les classiques, la génération de 1830 aux poètes
de la Kenaissance si longtemps et si injustement dédaignés :

Ronsard, du Bellay, Desportes, etc. On sait que Gautier


avait écrit ses „Grotesques" sous la même inspiration
— 297 —
Mais l'ouvrage de Sainte-Beuve est aussi sérieux et rempli
de fines analyses que celui de Gautier est plastique et
étrange. En 1829 parut le premier recueil des poésies
lyriques de Sainte-Beuve: „Poésies de Joseph Delorme";
c'étaient des poésies originales et maniérées qui firent
grande sensation. Sainte-Beuve présentait Joseph Delorme
comme un jeune étudiant en médecine mort phtisique;
mais, sous ce pseudonyme transparent, c'était lui-même
et sa propre vie qu'il peignait. Joseph Delorme est un
parent d'Obermann*) pauvre comme lui, comme lui aussi
richement doué, compatissant, génial et méconnu. Mais
ses sentiments sont plus intenses et plus profonds que
ceux d'Obermann, car il est philosophe et il souffre de
son incrédulité, il est idéaliste et il se livre aux grossières
passions. C'est le jeune pessimiste de 1830 mais plus
bourgeois, avec un désespoir moins tragique et plus con-
forme à la réalité que chez les autres poètes.
Au point de vue de la forme, les „poésies de Joseph
Delorme" font revivre le sonnet (comme A. W. Schlegel)
ainsi que tous mètres et les rythmes de Eonsard et
les
de Charles d'Orléans; mais elles sont surtout intéressantes
par le réalisme qui déjà s'y révèle et qu'on peut attribuer
à l'influence des lakists. En général, Sainte-Beuve reste
exclusivement français par le choix hardi des sujets (voyez,
par exemple, la poésie intitulée „Eose"). L'élément idéal
est représenté dans ces poésies par l'enthousiasme de
l'auteur pour le „Cénacle", car l'amitié chez Sainte-Beuve
ne connaissait pas de bornes. Quelques-unes de ces poésies
furent trouvées si maniérées qu'elles en semblèrent ridicules,
comme celle qui a pour titre ,,Les Rayons jaunes"; dans
d'autres on trouva de la platitude et Guizot disait que
Joseph Delorme était ,,un jacobin, et un carabin", mais
en définitive le livre eut le succès qu'il méritait.
Un second recueil de poésies („Consolations" — mars
1830) marque avec le roman „Volupté" (1834) et les
*) Sur r„Obermann" de Sënancour, voir Brandes: Emi-
grantenlitteratur — 8e e'dit. p. 78.
— 298 —
deux premiers volumes do „Port-Royal" la période sen-
timentale et religieuse de la vie de Sainte-Beuve. Les
„Consolations" sont dédiées à Hugo, dont le nom revient
toujours sous la plume de l'auteur, et sont l'expression
d'une admiration presque hystérique, en même temps que
d'un repentir chrétien. En réalité pourtant elles s'adres-
saient autant à la jeune femme de Hugo que Sainte-Beuve
avait aimée dans sa jeunesse et à laquelle la première
et quelques autres étaient tout spécialement consacrées.
D'autres poésies formant „Le livre d'amour" que Sainte-
Beuve fit imprimer mais non publier, lui furent inspirées
plus manifestement par son amour pour Madame Hugo.
Pons publia les plus importantes dans son livre indigne :

,, Sainte-Beuve et ses inconnues". La même inspiration


se retrouve d'ailleurs au fond du roman „Volupté" où
les relations d'Amaury avec le chef de parti politique de
Couaën et avec sa femme nous font songer aux relations
de Sainte-Beuve avec Hugo et sa famille. Sainte-Beuve
lui-même et beaucoup d'autres après lui ont fait remarquer
que tous les personnages plus ou moins catholiques de
ses oeuvres ont été créés sous l'influence de Madame Hugo
qui commença par être ardente catholique pour devenir
à la fin libre-penseuse. On a prétendu que Sainte-Beuve,
pour gagner tout à fait Madame Hugo, avait poussé si
loin l'art de la séduction qu'il avait adopté sa manière
de voir et de sentir. Je crois pour ma part que cette
assertion est fausse et je suis convaincu que Sainte-Beuve
s'est trompé lui-même en trompant les autres, quand plus
tard est revenu sur ses oeuvres de jeunesse.
il H écrit
en effet dans une lettre de juillet 1863 adressée à Madame
Hortense Allart de Méritens (Madame Saman): ,,J'ai fait
un peu de mythologie chrétienne en mon temps elle s'est
;

évaporée. C'était pour moi comme le cygne de Léda un


moyen d'arriver aux belles et de filer un plus tendre
amour. La jeunesse a du temps et se sert de tout".
—Je goûte peu cette manière assez frivole d'expliquer
un trait de son caractère qui tient tout simplement à
— 299 —
ce qu'il n'eut pas dans sa jeunesse sa liberté d'esprit.
Son penchant au catholicisme trouva favorisé par la
se
nouvelle direction où venait de s'engager la philosophie.
On assistait alors en effet à la renaissance du spiritualisme
dans la philosophie. Sainte-Beuve suivit les leçons que
Jouffroy fit chez lui après que son cours eut été interdit
en 1828, et il subit en outre comme tous les jeunes gens
de son époque l'influence de Cousin. Cette philosophie
le détacha, pour un temps au moins, du sensualisme.
Beaucoup parmi les jeunes croyaient encore, comme Hugo
l'avait cru lui-même au début, que le romantisme devait
s'opposer à la littérature et à l'art païen des classiques^
et une partie de la jeune école romantique qui voulait
faire revivre la poésie du moyen- âge sentait qu'une affinité
étroite la rattachait à l'école catholique qui était précisé-
ment en train de se former autour de Lamennais et de
Lacordaire. Sainte-Beuve lui-même écrivit des articles
pour le journal „L'Avenir"' qui était l'organe de cette
école catholique. Il n'est donc pas étonnant que quelques

gouttes d'eau bénite tombèrent sur ses ouvrages comme


sur bien d'autres de l'école romantique. Lacordaire alla
même jusqu'à collaborer au roman ,, Volupté" en faisant
pour la fin la description de la vie du cloitre. Le sen-
timent religieux qui se révèle dans les ,, Consolations" et
qui indignait entre autres Beyle, d'ailleurs admirateur
sincère de Sainte-Beuve, et la fumée d'encens qui remplit
la dernière moitié de „Volupté" rappellent le romantisme
allemand oii se produisait alors la même évolution.
— Le roman „Volupté" bien que trop prolixe et trop
lourd est la peinture délicate et profonde d'ane âme. Ce
sont des confessions à la manière de Kousseau, mais dans un
style plus imagé, plus coloré, plus finement nuancé et
traversé d'un souffle lyrique, tout à fait semblable à celui
que Lamartine employa dans „Jocelyn" dont le sujet,
quoique plus chaste, se rapproche de celui de „Volupté".
Ce roman qui est rempli de fines et profondes réflexions
nous peint un jeune homme avide de jouissances et sacri-
— 300 —
fiant à l'amour et à la volupté la vigueur et l'énergie de
sa jeunesse. L'auteur y fait voir avant tout comment des
jeunes gens de talent gaspillent leur temps et leur force
dans leurs relations avec des jeunes femmes. Je crois que
„gaspiller" répond mieux que „perdre" à la pensée de
Sainte-Beuve, car il a un jour reproché à un écrivain de
génie, mais un peu rude, de trop travailler et de ne pas
assez rechercher la société „qui est la meilleure du monde
et qui nous fait passer le temps de la manière la plus
agréable, c'est-à-dire la société des femmes."
Le héros de „Volupté", Amaury, se trouve placé entre
troisfemmes. Il aime l'une, la femme de son maître,
beaucoup plus qu'il n'ose le lui avouer et lui sacrifie une
autre qu'il a aimée dans sa jeunesse. En même temps il

noue une intrigue amoureuse avec une troisième qu'il


attire à lui et qu'il repousse tour à tour par sa rudesse
et son indifférence; mais cette intrigue ne peut ni le
satisfaire ni le détourner de la grossière débauche. Malgré
sa passion de la science, son ambition et son zèle, ses
forces intellectuelles finissent par s'user dans le libertinage
et il ne voit pour lui d'autre salut que dans la soumission
à la discipline sévère du catholicisme. C'est de ce nouveau
point de vue qu'il juge dès lors toute sa vie de jeunesse.
Le roman est donc comme une confession racontée par un
prêtre, et quelques passages en ont conservé une onction
qui nous choque. Ce qui nous déplaît le plus ce sont
ces éclats de repentir, ces exhortations, ces prières et ces
sermons qui viennent interrompre à chaque instant la
marche du récit; mais des mérites réels font oublier les
défauts. Sainte-Beuve plonge dans l'àme humaine, pour
en étudier le développement et les maladies, un profond
regard qui révèle en lui le puissant critique qui s'est
observé lui-même avec soin. Il montre de plus une' con-
naissance de la femme qui nous explique le trait féminin
de son caractère et son talent merveilleux à analyser une
âme féminine. Toute la valeur du roman est là: qu'on
juge de la perspicacité de l'observation et de la profondeur de
— 301 —
la pensée de Sainte-Beuve par les réflexions suivantes:
„C'est que la jeunesse est ingrate naturellement. Rejetant
bien loin et d'un air d'injure tout ce qu'elle ne s'est pas
donné, elle veut des liens à elle, des amis et des êtres
rien qu'à elle, et qu'elle se soit choisis; car elle croit
sentir en son sein des trésors à acheter des coeurs et
des torrents à les féconder. On la voit donc s'éprendre
pour la vie d'amis hier inconnus jusque-là et prodiguer
l'éternité des serments aux vierges à peine entrevues. . .

— Comme les amitiés humaines sont petites, si Dieu


ne s'y mêle Comme elles s'excluent l'une
! l'autre ! Comme
elles se succèdent et se chassent pareilles à des flots . . .

misère cette maison qui vous semble la vôtre et meil-


!

leure que la vôtre, et pour laquelle toute précédente


douceur est négligée, cette maison, soyez-en sûr, aura tort
un jour; elle sera évitée de vous comme un lieu funeste,
et quand votre chemin vous ramènera par hasard auprès,
vous ferez le grand tour pour ne pas l'apercevoir. Plus
vous êtes doué vivement et plus ce sera ainsi." Puis vient
une phrase brève que tout homme, qui aime la vérité
et qui pourtant sent la douloureuse nécessité de feindre,
comprendra, et dont il admirera la concision „Je tâchais
:

à la fois d'exprimer ce que j'éprouvais réellement et de


paraître exprimer ce que je n'éprouvais pas, d'être sincère
avec moi et trompeur avec elle". En un autre endroit
je relève cette réflexion pessimiste: „Un gros de troupes
fraîches doit passer dès le matin un long défilé montueux
entre deux rangs d'archers embusqués, invisibles, inévitables.
Si, avant le soir, le chef de la troupe et quelques bataillons
écharpés arrivent à la ville prochaine avec une apparence
de drapeau, on appelle cela un triomphe. Si, dans nos
projets, dans nos ambitions, dans nos amours, quelque
partie a moins souffert que le reste, on appelle cela de
la gloire ou du bonheur. Mais combien de désirs ont dû
rester en chemin que nul n'a sus !" Plus loin enfin voici
comment est peint l'amour: ,,0h que l'amour humain
!

est intolérant, injurieux, dès qu'il s'abandonne sans frein


a lui-même. En ces moments où il vise à la conquête, où
— 302 —
il s'altère et s'aigrit dans les obstacles, je le comparerais
à ces despotes d'Asie qui, pour se faire voie au trône, égorgent
tous leurs proches."
Sainte-Beuve termina sa carrière poétique avec
les „Pensées d'Août". Ce sont les seules de ses
poésies qui n'eurent point de succès et ce sont aussi in-
dubitablement les plus froides. Mais il me semble que
c'est dans ce dernier recueil que son originalité apparaît
entièrement. On y trouve un réalisme sans exemple jus-
qu'ici dans le lyrisme romantique. Aucun autre poète
n'avait encore osé à ce point faire entrer dans la poésie
lyrique la vie réelle et son langage vulgaire. Dans les
littératures du nord où l'on se permet à peine de parler
d'omnibus et de gare dans une ode, „les pensées d'août"
doivent encore aujourd'hui scandaliser et être regardées
comme les de l'avenir.
poésies Ici, comme dans les
„Poésies de Joseph Delorme", se retrouve quelque chose
du style et des théories des lakists. Sainte-Beuve, comme
les lakists, se contente de reproduire simplement la réalité,
sans y rien ajouter, et il ne fait pas plus qu'eux de
différence essentielle entre la langue de la prose et celle
de la poésie. Mais il y a chez lui une certaine pointe
française qui manque aux lakists; il sait donner à son
récit la forme d'un petit drame. J'attire l'attention prin-
cipalement sur la poésie dédiée à Madame la comtesse de
T. (Tascher). Celle-ci raconte elle-même qu'elle remontait
un jour le Rhin de Cologne à Mayence; pour mieux admirer
le paysage, elle monte dans sa voiture qui avait été acceptée
parmi les bagages aux secondes places, ayant auprès d'elle
des gens d'assez basse condition, domestiques et ouvriers
avec leurs femmes. Pendant qu'elle s'absorbe dans sa
contemplation, une de ses filles accourt vers elle en criant:
„Maman, le comte de .est parmi les passagers".
. . Elle
regarde et aperçoit en effet non le comte qu'elle connaît,
mais, sous un habit grossier, une noble figure avec des
traits délicats et de belles mains blanches. L'étranger se trouve
au milieu d'un groupe, d'une famille entière de pauvres
ouvriers de Londres dont le mari a l'air rude et dont la femme
— 303 —
paraît insignifiante au premier regard. Près d'eux, une
petite fille de quatorze ans „met au tableau une fraîche
couleur". La comtesse pense que le noble jeune homme
qui semble être un banni politique, peut-être un Polonais,
(nous sommes en 1831) se sent attiré par cette jeune
fille, mais elle ne tarde pas à remarquer que ce sont les

regards de la femme qui sont constamment fixés sur lui.


Celle-ci n'est plus jeune, mais paraît avoir été très jolie
il y a quelques années. Elle a une démarche élégante
sous son pauvre vêtement et sa chevelure est encore superbe.
Avec une complaisance qui n'est pas de l'amour mais de
la tendresse reconnaissante envers qui nous aime, l'étranger
tient son parapluie au-dessus de sa tête, parce qu'il pleut,
et lui passe son manteau sur
les épaules. Puis il achète
des raisins fort pour les petits enfants.
chers Sans —
doute, il a rencontré dans une cité lointaine ces compa-
gnons de peine, ]a famille qui l'aime; mais il s'arrête à
Mayence pendant que les autres continuent leur voyage.
Avant de débarquer „il baise avec tendresse les deux petits
garçons, embrasse le mari, prend la main à la fille, il
prend, il serre aussi les deux mains à la femme en évitant
son regard." La cloche sonne. Il franchit le pont et
reste debout sur la rive. Ses compagnons lui envoient du
bateau leurs derniers saints, et les enfants, pour qui
tout encore est un amusement, lui crient adieu avec une
sorte de joie.
„Mais la femme, oh! la femme, immobile en son lieu
Le bras levé, tenant un mouchoir rouge-bleu
Qu'elle n'agitait pas, je la vois sans vie.
Digne que, par pitié, le Ciel la pétrifie !

Je pensais: Pauvre coeur, veuf d'insensés amours,


Que sera-ce demain, et ce soir, et toujours?
Mari commun, grossier, enfants sales, rebelles,
La misère; une fille aux couleurs déjà belles,
Et qui le sait déjà, et dont l'oeil peu clément
A, (fans tout ce voyage, épié ton tourment:
Quel destin!"
— 304 —
La comtesse a bientôt elle-même l'occasion de con-
verser avec le noble étranger:
„une heure après: „Monsieur vous êtes aujourd'hui
Bien seul," dis-je — „Oui, fit-il, en paroles froissées,
Depuis Londres, voilà six semaines passées,
J'ai voyagé toujours avec ces braves gens."
L'accent hautain notait les mots plus indulgents.
— „Et les reverrez- vous bientôt? osai-je dire,
— „Jamais, répliqua-t-il d'un singulier sourire;
Je ne les reverrai certainement jamais.
Je vais en Suisse; après, plus loin encore, je vais!"
Je signale encore un autre petit chef-d'oeuvre parmi
„Les Pensées d'Août" „Monsieur Jean, maître d'école". Il
:

s'agit là d'un pauvre maître d'école qui a été élevé comme


orphelin aux Enfants-Trouvés et qui apprend subitement
que son père n'est autre que le célèbre Jean-Jacques
Eousseau. On sait en effet que celui-ci raconte lui-même
qu'il a abandonné les enfants de sa femme Thérèse, parce
qu'il n'était point sûr d'en être le père. Jusqu'ici donc
le maître d'école n'a rien lu de Rousseau. Aussitôt qn'il
a fait sa découverte, il se met à le lire avec ardeur et
en sent mieux qu'un autre la chaleur toute factice. Un
jour enfin il ne peut plus résister au désir de connaître
ses parents. Il va à Paris, trouve la maison et monte

l'escalier. Il entend alors:

,X^^^ voix qui gourmande et dont l'accent lésine.


C'était là. Le projet que son âme dessine
Se déconcerte il entre, il essaie un propos
;

Le vieillard écoutait sans détourner le dos


Penché sur une table et tout à sa musique;
Le fils balbutiait."
Mais avant qu'il puisse parler, il sent un regard
soupçonneux le pénétrer et il fuit comme un espion saisi
sur le fait, deux fois répudié par un père
„Qu'il voudrait à genoux.
„Eacheter devant Dieu, confesser devant tous!'*
deux fois aussi répudié par une mère au regard dur et à la
— 305 —
physionomie méchante. Il retourne au fond de sa province
pour mettre en pratique, en qualité de modeste maître
d'école, quelques-uns (les principes que son père a exposés
dans ses ouvrages mais auxquels il a été infidèle dans sa
vie. Et c'est en eftet chez lui seulement, dans l'éducation
qu'il donne aux enfants, que les principes de „L'Emile"
de Rousseau portent leurs fruits.
„Les Pensées d'Août" furent publiées en 1837. A
partir de cette époque Sainte-Beuve se consacre entière-
ment à la critique.

Chapitre XXX.

Sainte-Beuve.

La domaine de Sainte-Beuve;
critique fut le véritable
mais détourna de faire des vers, elle ne le rendit
si elle le

point pour cela insensible à la poésie. Celle-ci resta tou-


jours au contraire comme la source souterraine qui com-
muniqua la fraîcheur à ses travaux les plus arides et les
plus sévères.
Il est intéressant d'observer par quel détour le premier

grand critique des temps modernes arriva à prendre cons-


cience de sa vocation. Lorsque la révolution de juillet eut
dissous le groupe romantique, Sainte-Beuve jouissait d'une
telle faveur près des têtes dirigeantes de la Kestauration
qu'il devait être nommé Lamartine
secrétaire d'ambassade de
et accompagner le poète jusqu'en Grèce. L'idée d'accepter
des puissants du jour une situation si enviée pour un
jeune écrivain lui semblait toute naturelle. Pourtant il
ressentait malgré lui, au fond du coeur, une certaine
animosité contre le nouveau gouvernement qui comblait
Brandes, l'école romantique en France. 20
— 306 —
de ses libéralités tous ses amis et, par suite de ses incli-
nations démocratiques, (il retrancha de son nom la parti-
cule „de" qu'il avait héritée de son père) il se fit en
quelque sorte le héraut du philosophe socialiste Pierre
Leroux et collabora au „Globe" quand celui-ci eut passé
entre les mains des saint- simoniens et fut devenu leur
organe avec la devise: „à chacun selon sa vocation, à
chaque vocation selon ses oeuvres". Il était, comme Heine,
enthousiaste du Père Enfantin, et dans un article de
l'année 1831, il prisait bien plus les écrits religieux de
Saint-Simon que „l'éducation du genre humain" de Lessing.
A peine s'était-il séparé de la „famille" saint-simonienne
après sa dissolution (1832) qu'il se rapprocha d'Armand
Carrel, le chef littéraire du parti républicain. Bien que
dans l'article qu'il a consacré à Carrel en 1842, il ait
voilé le véritable caractère de leurs relations, il est certain
cependant qu'il écrivit pendant trois ans au „National"
sur la politique comme sur la littérature. Il fut reçu

parmi les républicains, comine il l'avait été déjà parmi les


saint-simoniens, les romantiques et les royalistes, et apprit
à les connaître à leur tour. En même temps, son ami
Ampère l'introduisit à „L'Abbaye des Bois" où trônait
encore la vieille Madame Récamier et où Chateaubriand
était regardé comme un dieu, un article sur Ballanche
qui semblait trahir des sympathies légitimistes ayant amené
une rupture entre Carrel et Sainte-Beuve, celui-ci se
rapprocha davantage de Lamennais, qui, le premier, avait
cherché à l'attirer à lui, et il devint bientôt son confident
et son conseiller. Ce qu'il aimait surtout en Lamennais,
c'était le démocratique qui le consumait, c'était aussi
zèle
cette pensée fondamentale que, pour arrêter les flots tou-
jours croissants de la démocratie, il fallait opposer au
principe démocratique si puissant et en un certain sens
si juste, un principe plus puissant encore, le principe
religieux, seul capable de s'imposer au peuple comme aux
rois avec la même autorité. Quand Lamennais se sépara
définitivement de Rome, Sainte-Beuve en ressentit une
— 307 —
telle secousse que, plus tard, il lui fit un reproche de sa
détection: un homme, disait-il, qui aurait voulu soumettre
les esprits à la discipline de l'Eglise n'a pas le droit de
se présenter comme un démagogue hostile au pape.
La période la plus douloureuse de la vie de Sainte-
Beuve fut celle comprise entre les années 1834 1837. —
Dans cette dernière année ses relations avec Madame Hugo
prirent fin si subitement que les liens qui l'attachaient
mi groupe romantique en furent brisés et que toute trace
de religiosité disparut chez lui. Il se réfugia à Lausanne
où il fit en 1837 et en 1838 des conférences qu'il recueillit
plus tard pour en former son „Port-Koyal". Il avait déjà
précédemment esquissé le plan de cet ouvrage et l'avait
même commencé, mais, parlant à des auditeurs protestants
«t croyants, il dut jusqu'à un certain point changer de
ton. D'ailleurs il fréquenta à Lausanne un des quelques
hommes éminents qu'il respecta jusqu'à sa mort, le pasteur
Vinet. Vinet lui plut par sa piété sincère et sévère non moins
que par son talent de critique. Avec son esprit toujours ouvert
à la théologie, il goûta fort le christianisme intérieur du
pasteur de Lausanne qui se figura l'avoir converti en le
voyant si attentif à ses paroles. Pourtant Sainte-Beuve
quitta Lausanne tout à fait incrédule pour aller en Italie.
De là il revint à Paris pour se consacrer plus sérieusement
<\ne jamais à la critique. Au lieu de continuer à faire
de la critique une polémique, comme il avait commencé,
il se contenta d'expliquer impartialement les hommes et
les oeuvres. Il devint bientôt un juge souverain en litté-
rature, un homme du monde influent, reçu dans tous les
salons aristocratiques. On le regardait comme un écrivain
indépendant sans doute, mais calme et digne. En politique
il appartenait à du centre droit. Il devint un
l'aile droite
des principaux collaborateurs de la Bévue des Deux Mondes.
Une dame avec qui il se lia bientôt d'une étroite amitié
assura sa situation dans le grand monde, je veux parler
de Madame d'Arbou ville, auteur de quelques jolies Nouvelles
mélancoliques, veuve du général du même nom et nièce
20*
— 308 —
du premier ministre, le comte Mole. Sainte-Beuve passait
en hiver une gründe partie de son temps chez elle ou
chez ses amis, en été il la suivait à la campagne chez ses
parents. Il devint ainsi l'ami et le conseiller littéraire
du comte Mole, un homme d'une haute culture
qui
appartenait encore à l'école classique; à l'occasion, il le
défendit contre ses anciens alliés, les romantiques, lorsque
ceux-ci manquaient de goût et de tact dans leurs critiques*).
Il fut reçu à l'Académie française en 1844, sans avoir
jamais vu sa candidature repoussée, parce qu'alors il avait
pour lui tous les salons classiques et monarchistes. La
spirituelle Madame de Girardin qui était son adversaire
l'attaqua violemment à ce sujet dans les „Lettres parisiennes
IV. 179". Ce qui ajouta encore au côté piquant de l'entré©
de Sainte-Beuve à l'Académie fut que Hugo, qui ne s'en
était vu ouvrir les portes qu'après avoir été trois fois
repoussé, fit le discours de réception.
Pourtant Sainte-Beuve ne se crut pas plus attaché au
nouveau groupe qu'à celui auquel il avait appartenu dans
sa jeunesse. Quand la révolution de 1848 eut dispersé
ses amis et que les républicains eurent lancé contre lui
une odieuse accusation, il se sentit plus isolé que jamais**).
Il quitta une seconde fois la France pour quelque temps

et fit à Liège des conférences qu'il réunit et publia par


la suite sous le titre de „Chateaubriand et son groupe-
littéraire". Le ton et le sujet de ces conférences qui
trahissent une amère déception étaient peu faits pour
plaire au parti catholique et monarchique.
Madame d'Arbouville mourut en 1850; sa mort
brisait à jamais les liens qui attachaient encore Sainte-

*) Voir l'article de Sainte-Beuve sur la re'ception de-


Vigny à l'Académie et la lettre, publiée par lui-même, qu'il
reçut à cette occasion de Madame Hugo.
**) On l'accusa de s'être laissé corrompre pour cent fx-ancs
par le gouvernement de juillet: mais il fut prouvé que cette
somme avait été consacrée à l'achat d'un poêle pour la biblio-
thèque Mazarine où Sainte-Beuve était bibliothécaire.
— 309 —
Beuve aux anciens partis. Le penchant démocratique et
socialiste qui l'avait rapproché un instant des saint-
simoniens et de Carrel fit de lui à cette époque un partisan
du second Empire. Pas plus qu'aucun autre de ses con-
temporains en effet (à l'exception toutefois d'Auguste
Barbier célèbre quelque temps, mais poète sans valeur)
Sainte-Beuve n'avait su se soustraire à l'enthousiasme
général pour Napoléon il considérait l'empire comme une
;

sorte de gouvernement issu du peuple et dirigé contre la


tyrannie du règne de l'argent, et dans l'article bien connu
et souvent discuté „Les Regrets" il ne se contentait pas
de se déclarer partisan de Napoléon III, il traitait encore
les orléanistes et les légitimistes avec un dédain qui
témoignait chez lui d'un étrange oubli. Il écrivit au

„Constitutionnel" puis, pendant quelque temps, au „Moniteur


officiel", puis de nouveau au „Constitutionnel et enfin
dans la dernière année de sa vie dans le journal d'opposition
„Le Temps". Il était évidemment tout à fait sincère
dans ses changements d'opinion, et surtout il ne se laissa
jamais guider dans sa conduite par des considérations
mesquines d'intérêt. Nous devons plutôt croire qu'il se
soumit involontairement à toutes sortes d'influences pour
pouvoir juger plus tard avec d'autant plus d'impartialité.
Il n'eut avec l'empereur lui-même que peu de rapports.
Il fit partie de „la gauche de l'empire" et jouit de l'amitié
de la princesse Mathilde et du prince Napoléon. Il sut
même noblement profiter de ses relations avec la princesse
pour des oeuvres discrètes de bienfaisance. C'est seulement
dans cette dernière période de sa vie qu'il put développer
entièrement son talent. Un poète non doué de l'esprit
critique s'affaiblit ordinairement avec le temps, un critique
au contraire a quelque chance de mûrir de plus en plus
son talent, et Sainte-Beuve en effet se perfectionne d'année
en année. Sa franchise avait égalé dès le début sa puis-
sance de travail, mais il avait dû parfois l'atténuer;
avec les années il devint toujours plus hardi pendant que
sa faculté créatrice restait intacte. Il a écrit à peu près
— 310 —
cinquante volumes où l'on peut relever à peine une
inexactitude, jamais une ligne négligée; mais ce n'est que
dans les dernières années qu'il eut le courage d'exprimer
hautement les idées religieuses et philosophiques qu'il avait
refoulées en lui depuis qu'il avait étudié le XVIII^ siècle.
Parce qu'il ne comprit guère le talent si puissant de
Balzac ni l'originalité de Beyle, il ne faut pas oublier
avec quel courage il sut cependant se mettre à la tête de
la jeune génération, voire même de jeunes écrivains comme
Flaubert et les frères de Goncourt qu'il ne comprit pas
davantage. Il ne faut pas oublier non plus qu'il refusa

d'écrire un article sur la „Vie de César" de Napoléon et


qu'au Sénat il osa seul se poser en adversaire résolu
du cléricalisme.
En mars 1867 il défendit Renan et sa „Vie de Jésus".
En juin de la même
année, comme à la suite d'une
plainte des philistins de Saint-Etienne, on voulait exclure
des bibliothèques publiques tous les ouvrages qui déplai-
saient au clergé (Voltaire, Rabelais etc.) il se leva seul
dans leSénat servilement soumis à l'Eglise pour défendre
les droits de la science et l'honneur de la littérature
française. A cette occasion les étudiants qui l'avaient
siffléen 1855, à cause de ses attaches avec le gouvernement
impérial, lui envoyèrent une députation pour lui exprimer
toute leur admiration. Les calomnies dont la presse
cléricale le poursuivit, parce qu'en 1868 il avait offert
un dîner à ses amis le jour du vendredi saint, le représentaient
comme l'antéchrist et comme un second Voltaire, et quand,
en mai 1868, rassemblant ses dernières forces, il parla
au Sénat d'une voix déjà affaiblie, mais avec une audace
inouïe en faveur de la liberté de la presse et contre le
projet de loi sur les universités catholiques, son nom devint
un signe de ralliement pour tous les amis de la libre-
pensée. En janvier 1869 Sainte-Beuve rompit avec l'Empire.
Après une maladie qui avait duré quatre ans et après de
longues et terribles souffrances qu'il supporta avec une
héroïque résignation, il mourut le 13 octobre 1869.
— 311 —
Ouvert comme il Fêtait à toutes les manifestations
de la vie, Sainte-Beuve nous offre dans sa carrière toute
une série d'évolutions religieuses, littéraires et politiques.
Mais cette école fut nécessaire pour celui qui était appelé
à devenir le créateur de la critique moderne. Ce qu'il
faut admirer avant tout chez lui, malgré ses variations
de pensée, c'est son honnêteté. Dans les questions im-
portantes les considérations personnelles, comme en
témoignent ses ouvrages, n'avaient guère de pouvoir sur
un homme d'une si entière franchise. Il en est de la
vérité et de l'honnêteté, selon la remarque de Franklin,
comme du feu et de la flamme qui ont un certain éclat
naturel que le pinceau ne peut rendre.

Chapitre XXXI.

Sainte-Beuve et la critique^moderne.

La plus grande oeuvre d'ensemble de Sainte-Beuve


est „Port-Koyal" (1849 —
1850). C'est une oeuvre unique
en son genre. Désirant s'écarter de la voie commune et
né avec un penchant à la religiosité, Sainte-Beuve fit de
l'histoire du jansénisme en France l'objet principal de
ses études. Le jansénisme avait été une forme de reli-
giosité exaltée et ardente qui, bien qu'issue du catho-
licisme, frisait l'hérésie par l'amour sincère de la vérité
qui l'animait et qui, en même temps séduisait la raison
par le principe de liberté déposé en elle et par l'héroïsme
avec lequel elle avait bravé les persécutions et les
violences. Dans le „Port-Boyal" de Sainte-Beuve, le
jansénisme a pour principal représentant Pascal, cette
grande âme souffrante qui rappelle un autre réformateur
— 312 —
vigoureux et enthousiaste Luther, plus heureux que lui,
un siècleauparavant, dans sa lutte contre Rome.
Sainte-Beuve réunissait en lui toutes les conditions
nécessaires pour écrire l'histoire du jansénisme. 11 n'était

pas croyant, mais l'avait été ou croyait l'avoir été. Il


est bien difficile de comprendre et de juger impartialement
les idées que l'on n'a jamais eues. Il est facile au con-

traire de comprendre des idées qu'on a partagées un jour


mais dont on s'est affranchi. Pour se rendre compte à
quel point Sainte-Beuve est familiarisé avec les idées et
les sentiments du moyen-âge, à quel point il comprend
ces luttes contre la nature, ce désir de fuir le monde,
ces sermons et ces livres de piété, ces coeurs qui battent
au fond des cloîtres sous la robe de bure, avec leurs
espérances et leurs aspirations, leurs extases et leurs
saintes ivresses, il suffit de lire seulement les deux
premiers volumes de „Port-Royal" jusqu'à Pascal où la
tâche devient plus facile parce qu'il s'agit d'une physio-
nomie plus grande et plus connue, il suffit d'admirer ces
deux magnifiques portraits que Sainte-Beuve trace de
saint François de Sales et de Saint-Cyran et qu'au moyen
de leurs lettres, de leurs sermons comme des traditions
orales, il peint si bien au naturel qu'on se figure être
leur contemporain. On sent partout dans Sainte-Beuve
le romancier, mais un romancier qui ne se sert de son
imagination que pour peindre, jamais pour inventer. Que
de scènes touchantes, qui se jouent parmi ces nonnes
douces et innocentes comme des colombes, sont ici repré-
sentées comme dans un roman !

Le défaut principal de „Port-Royal" est que l'on y


cherche en vain, dans les premières parties au moins,
qui sont aussi les plus intéressantes, le grand style
historique. Parfois l'ancien conteur amusant qu'était
Sainte-Beuve reparaît et l'impression générale s'en trouve
affaiblie. Port-Royal n'est pour lui qu'un point de
départ d'où il entreprend de grandes excursions dans la
littérature comme dans la vie. Le vieux cloître n'est à
— 313 —
vrai dire que
château-fort cFoù il fait des sorties
son
fréquentes. recherche les comparaisons, indique les
11

analogies souvent intéressantes, mais parfois aussi trop


subtiles et juge en passant non seulement Corneille,
Eacine, Molière, Voltaire et Vauvenargues, mais encore
des auteurs modernes tels que Lamartine et George
Sand. Dans les derniers volumes, où la peinture est plus
sobre et plus historique, on regrette par contre tous ces
épisodes charmants de la première partie et le sujet,
traité pourtant avec amour, est trop éloigné de nous et
en même temps trop circonscrit, pour exciter un intérêt
général.
Plus encore qu'à ,, Port-Royal", cette oeuvre soi-disant
capitale, Sainte-Beuve doit sa célébrité à cette longue
série des ,, Causeries du Lundi" et des „Nouveaux Lundis"
qui contiennent toutes sortes d'articles du temps de son
activité la plus féconde, et où il atteint toute la perfection
possible. Ulbach écrivait à la mort de l'auteur: „Je ne
saispas ce que le temps conservera des oeuvres dont nous
sommes aujourd'hui si fiers. Quelques vers de Lamartine
et de Hugo,
quelques romans de Balzac? Ce qui est
certain, qu'on ne pourra pas écrire l'histoire de
c'est
notre époque sans lire Sainte-Beuve depuis le commen-
cement jusqu'à la fin."
Il y a dans le style de Sainte-Beuve deux manières*).

Dans sa jeunesse, en étudiant le XVP siècle auquel


il emprunta différents termes comme les autres roman-

tiques, il fut amené à raffiner son expression au point


qu'il s'exposa à une juste critique qui ne fut cependant

*) Il dit lui-même: „J'avais une manière: je m'e'tais


faità écrire dans un certain tour, à caresser et à raffiner ma
pensée; je m'y complaisais. La Ne'cessitë, cette grande muse,
m'a force' brusquement d'en changer: cette Nécessité qui,
dans les grands moments, fait que le muet parle et que le
bègue articule, m'a forcé, en un instant, d'en venir à une
expression nett'e, claire, rapide, de parler à tout le monde et
la langue de tout le monde: je l'en remercie". (Portraits
littéraires).
— 314 —
ni aussi grossière ni aussi violente que celle que Balzac
avait dû subir en son temps.
Toutefois ce raffinement exagéré du style prit fin
quand Sainte-Beuve se fit journaliste. Littré dit très
justement: „Après qu'il se fut engagé à livrer chaque
semaine un feuilleton, Sainte-Beuve n'eut plus le temps
de gâter ses articles." Il est difficile de caractériser son

style aussi tranchant que souple. Ce style ne frappe


point au premier abord, et un lecteur étranger qui ne
sait pas très bien le français ne le découvrira pas.
Les phrases se suivent régulièrement comme un bataillon
de zouaves en marche. Jamais un passage pathétique,
jamais une exclamation. C'est un fleuve qui roule ses
eaux avec lenteur et majesté. Mais la noblesse de cette
langue n'échappera pas au lecteur attentif. Le ton n'est
jamais impérieux, mais calme et quelque peu sceptique.
J'en veux donner quelques exemples au hasard. „Qu'est-
ce donc qui domine chez lui, dit-il en parlant d'un écrivain ?
La base est-elle solide ou chancelante? Vous dites chance-
lante. Mais n'y a-t-il pas sous ce sol même une autre
base plus chancelante encore?" De combien de personnes
ne peut-on pas en dire autant, mais aussi combien peu de
psychologues savent poser la question avec une telle finesse
et une telle netteté Ce qu'on a appelé la bizarrerie de son
!

style, ce n'est que le caractère frappant et surprenant de


ses images, mais il faut ajouter que celles-ci sont toujours
aussi justes que surprenantes. Il parle par exemple d'un
grand prédicateur du XVP siècle, si rude dans son lan-
gage et d'une telle sévérité que ses contemporains l'appe-
laient „le buisson épineux" Il rapporte de lui un trait de
noble indignation et ajoute.: On l'a appelé „le buisson
épineux" mais on peut ajouter aussi qu'il était parfois
un buisson ardent.
Veut-on savoir comment ce style si souple peut se
plier à la raillerie et à la satire? Sainte-Beuve parle
un jour de la langue de Xisard, son ancien rival dans
le domaine de la critique littéraire, et il glisse cette
— 315 —
remarque: „un académicien l'a trouvé puissant, plusieurs

savants le trouvent gracieux," Il dit de Oousin que


„c'est un lièvre au regard d'aigle." Pour avoir une idée
de la manière dont il sait caractériser un personnage en
quelques traits, il faut lire ce qu'il écrit de Musset:
„Musset ne cherche point l'effet en accumulant les couleurs,
mais en dorant la réalité comme des premiers rayons du
soleil et en lui donnant une beauté divine qui la trans-
figure." Veut -on enfin avoir un exemple de ce style
toujours calme dans Findignation, qu'on lise le passage
suivant qui peint en même temps très bien l'auteur.
L'Académie, dans une de ses séances, avait refusé à un
ouvrage philosophique le prix qui lui avait été décerné
par la Commission, parce que l'idée fondamentale était
contraire à la philosophie éclectique régnante. Sainte-
Beuve écrit à ce sujet: „Oui, il existe réellement un
petit nombre de philosophes modestes et silencieux qui
ne sont occupés qu'à chercher consciencieusement la
vérité, attentifs à respecter les lois du monde, à tendre
l'oreille partout où l'âme et les pensées du monde se
manifestent à eux; stoïciens au fond du coeur, qui ne
visent qu'à faire le bien sans espoir d'une récompense
future, contents de se sentir en accord avec eux-mêmes
et les lois du monde. Convient-il, je le demande, de
flétrir ces hommes d'un nom odieux, de les tenir à
distance ou de les souffrir tout au plus comme des gens
qu'on a convaincus d'erreur ou de quelque faute? Ne
se sont-ils pas encore conquis une place parmi nous,
n'ont-ils pas, ô nobles éclectiques, dont le monde connaît
le parfait désintéressement et la grandeur d'àmo devant
Dieu, n'ont-ils pas droit, dis-je, en raison de la pureté
de leur doctrine et de leur sincérité, d'être traités comme
vous? C'est là un grand progrès à réaliser et bien digne de
notre XIX*^ siècle que je désirerais voir encore."
Sainte-Beuve transforma complètement la critique.
Il lui donna d'abord une base sûre, je veux dire une
base historique et scientifique. L'ancienne critique soi-
disant pliiloso])liiqiie jugeait les oeuvres littéraires comme
si ellesétaient tombées des nues, sans tenir aucun compte
de ceux qui les ont produites, et les rangeait dans
l'une ou l'autre division de l'art et de l'histoire. Sainte-
Beuve remonta de l'oeuvre à sa source. Il sut découvrir
l'homme sous la lettre morte. Il apprit à ses contemporains
et à la postérité qu'il est impossible de comprendre une
oeuvre si l'on ne se représente pas l'état d'âme d'où elle est
sortie et si l'on ne fait pas revivre sous ses yeux l'homme
qui l'a créée C'est à cette condition seulement que
la critique sort de l'abstraction et devient vivante.
Le trait dominant du caractère de Sainte-Beuve, c'est
la curiosité scientifique; c'est elle qui dirigea sa vie, bien
avant même qu'il se fût affranchi entièrement dans la critique.
On ne la remarqua guère tout d'abord chez lui, car il
commença par louer ses contemporains Chateaubriand,
Lamartine, Hugo, de Vigny et d'autres avec un enthou-
siasme qu'il fut bientôt obligé de modérer. De même
que Gautier, il passa donc de l'admiration à la critique.
Mais, chez lui, l'admiration elle-même procédait de son sens
critique. Il était encore trop près des hommes qu'il
jugeait, et sa curiosité voulait pourtant les connaître. Il
pressentait, avant d'en avoir une idée claire, toute la
distance qu'il y a des livres à la vie, et il ne se demandait
pas ce qu'un écrivain voulait être, mais ce qu'il était
réellement. Ainsi son esprit d'investigation et sa largeur
de vue comme psychologue le poussèrent inconsciemment
à tout voir par lui-même, jusqu'aux détails les plus cachés
et les plus minutieux, parce qu'il croyait que ce désir de
remonter à la source des idées était causé par Ten-
thousiasme qu'on éprouvait pour elles. Mais, dans ces
conditions, un critique se trouve toujours dans un grand embar-
ras: il ne connaît la vérité que des vivants et il ne doit la
dire que des morts. Or, quand la mort d'un écrivain modifie
entièrement le jugement d'un critique, il y a assurément
pour nous quelque chose de choquant. C'est pourtant
ce qui se produisit à la mort de Chateaubriand que Sainte-
— 317 —
Beuve avait autrefois encensé. On sent encore sous quelle
pression il son premier article sur lui, comment
écrivit
la piété, la sympathie et des considérations de toutes sortes,
la crainte d'exciter le courroux de certains beaux yeux,
de blesser une dame aussi aimable que Madame Kécamier,
l'a empêché de toucher à son idole. Dans son ouvrage
plus important (Chateaubriand et son groupe littéraire)
et dans d'autres articles postérieurs, Sainte-Beuve, en
revanche, prend plaisir à arracher les masques et il le
fait avec une véritable passion. Cependant après
,

que son talent eut atteint toute sa maturité, il trouva le


juste milieu qu'il devait observer et, dès lors, ne chercha
plus à tout expliquer par des motifs nobles ou bas. Par
suite de ses nombreuses relations, du continuel développe-
ment de son sens critique, de sa délicatesse toute française,
de son tact aiguisé en tous sens par le raffinement de la
vie parisienne, il finit par connaître à fond la nature
humaine et par conséquent par se garder de l'admiration
irréfiéchie comme du dénigrement systématique. Dans
ses meilleurs ouvrages on peut le comparer à Goethe pour
l'universalité, et on est parfois tenté de lui donner le
nom de „sage" qui s'applique à si peu de critiques.
Sainte-Beuve se laisse très rarement influencer par
les idées régnantes; il étudie les origines, l'état de santé,
toutes les conditions au milieu desquelles un écrivain s'est
développé, il recueille tous les aveux qui lui ont échappé
en les confirmant par d'autres témoignages et le peint
ainsi dans le négligé où il l'a surpris, aussi bien que dans
ses moments nobles ou sublimes. Avec le don merveilleux
qu'il possède de „trouver une aiguille dans une botte de
foin" il pénètre dans les replis les plus cachés du coeur.
Il réussit de cette manière à esquisser un portrait fidèle ou
plutôt une série de portraits fidèles qui semblent souvent
dissemblables. Car, si grand que soit le talent de Sainte-
Beuve, il n'a pourtant pas su triompher plus qu'un autre
de la grosse difficulté qui tient à la nature môme de la
critique littéraire et qui vient do ce que Ton
— 318 —
subit toujours Tinfluence de sentiments personnels qui
rendent impossible un jugement purement objectif, qu'on
se développe constamment et que l'on modifie par conséquent
son point de vue toutes les fois qu'on relit une oeuvre
quelconque, comme doit le faire tout critique consciencieux.
Il est encore bien plus difficile de juger tout à fait ob-
jectivement quand il ne s'agit plus d'une seule oeuvre,
mais d'un écrivain qui a exercé son talent dans plusieurs
domaines, quand il s'agit surtout de toute une école.
Un édifice que l'on a vu une seule fois se fixe aussitôt
définitivement dans la mémoire; une maison au contraire
que l'on a habitée, dont on connaît tous les coins et recoins
et que l'on a vue sous différents aspects ne laisse pas
ordinairement une image unique. Sainte-Beuve pare à
cette difficulté en présentant au lecteur toujours d'autres
portraits et d'autres jugements et en lui laissant le soin
de conclure. Il prend avec raison comme devise cette
réflexion de Sénac de Meilban: „Nous sommes mobiles
et nous jugeons des êtres mobiles". Il a compris mieux

qu'aucun autre la dernière partie de cette devise. Il

change de ton et même de méthode toutes les fois qu'il


change de sujet, et son esprit souple est capable de suivre
les moindres mouvements de l'âme.*) Sa manière est donc
aussi variée que le sujet qu'il traite; il mêle constamment
la biographie et la critique, introduit dans ses phrases

Les deux pïirases suivantes de „Port-Royal" sont carac-


*)
téristiques à ce point de vue; dans la première il renonce
franchement à nous donner une impression d'unité dans son
portrait de Saint-Cyran: dans la seconde on le voit soucieux
de représenter tous les côtés de l'âme humaine : „C'est le M.
de Saint-Cyran tout à fait définitif et mûr que j'envisage
désormais, c'est de lui qu'est vrai ce qui va suivre; si quelque
chose dans ce qui précède ne cadre plus, qu'on le rejette,
comme en avançant il l'a rejeté lui-même."
— „Certes, on peut tailler dans M. de Saint Cyran un
calviniste, mais c'est à condition d'en retrancher mainte partie
vitale."
— 319 —
autant de parenthèses restrictives que possible, se plaît
il employer des termes d'art qui évoquent toute une série
de souvenirs et des expressions générales suggestives. Il

se meut dans le domaine obscur de la biographie avec


la sûreté d'un plongeur pour qui la végétation aquatique
n'a plus de mystère; mais, pour diverses raisons, il n'exprime
ce qu'il a vu que d'une manière vague et indéterminée.
Quand il parle de vivants, il lui est interdit de toucher
à leur vie privée; les morts eux-mêmes ont en général
des descendants ou des parents que la vérité trop brutale
peut blesser. Sainte-Beuve se contente donc souvent
d'indiquer seulement qu'il sait bien des choses dont il
lui est défendu de parler.

Avec années sa phychologie devint plus audacieuse


les
et plus Qu'on l'entende défendre lui-
physiologique*)-
même sa méthode. Il écrit le 9 mai 1863 à un critique
(Ernest Bersot) qui lui a reproché certains jugements
négatifs: „L'art, et surtout l'art moral, est difficile à
manier, et il ne vaut que ce que vaut l'artiste. Après
cela, n'est-il pas nécessaire de rompre avec ce faux con-
venu, avec ce cant qui fait qu'on juge un écrivain, non
seulement sur ses intentions mais sur ses prétentions?
Il était temps que cela finît. Quoi! je ne verrai de M.
de Fontanes que le grand maître poli, noble, élégant,
fourré, religieux et non l'homme vif, impétueux, brusque
et sensuel qu'il était? Voilà trente-cinq ans et plus
. . .

que je vis devant Villemain, si grand talent, si bel esprit,


si déployé et pavoisé en sentiments généreux, libéraux,
philanthropiques, chrétiens, civilisateurs etc. et l'âme la
plus sordide, le plus méchant singe qui existe ! Que faut-
il en définitive ?
faire Faut-il être dupe et duper les
. . .

autres ? Les gens de lettres, les historiens et les prêcheurs


moralistes ne sont-ils donc que des comédiens qu'on n'a

*) Ce que j'ai voiihi en critique, dit-il, c'a été' d'y intro-


duire de la poe'sie à la fois et quelque physiologie". Il s'apjielle
lui-même un „naturaliste des esprits".
— 320 -^

pas le droit de prendre en dehors du rôle qu'ils se sont


arrangé et défini? Ou bien est-il permis, le sujet bien
connu, de venir hardiment, bien que discrètement, glisser
le scalpel et indiquer le défaut de la cuirasse? de montrer
les points de suture entre le talent et l'âme, de louer
l'un, mais de marquer aussi le défaut de l'autre qui se
ressent jusque dans le talent même et dans l'effet qu'il
produit à la longue? La littérature y perdra-t-elle ? C'est
possible: la science morale y gagnera,"
Le premier point à noter est donc celui-ci : la critique,

chez Sainte-Beuve, a une base solide et quitte le domaine


de l'abstraction. Le second point est qu'elle ne se borne pas
à analyser, mais qu'elle résume aussi autant qu'elle en est
capable. Cette critique donne en quelque sorte aux oeuvres un
organisme, elle n'en fait pas un amas de galets mais un
édifice. Elle ne détruit pas la machine de l'àme, elle
nous en montre le fonctionnement et la composition. Ainsi
l'histoire littéraire qui jusque-là avait été subordonnée à
proprement dite en
l'histoire est devenue avec Sainte-
Beuve une branche principale, la branche la plus vivante,

la plus féconde et la plus intéressante. J'ai dit plus haut


que la critique n'avait pas rendu Sainte-Beuve inaccessible
à la poésie. Je puis maintenant ajouter et prouver
que cette même critique, telle qu'il l'exerça vers la

fin de sa vie, un rapport très étroit avec


a la poésie
moderne. Pendant que la critique en effet se faisait

synthétique, la poésie s'engageait dans la même voie


en raison de l'invasion continue de la science naturelle
dans la psychologie. Au commencement du siècle, c'est
l'imagination et le don d'invention qui avaient fait le poète
et le romancier; ceux-ci se sentaient donc aussi bien à
l'aise dans le surnaturel que dans le monde réel.
monde
Parmi la générationde 1830, des hommes comme Nodier
. et Dumas représentent chacun à leur manière
, cette ,

théorie; mais, à mesure que le romani isme comprend et


étudie davantage la réalité, l'imagination devient de moins en
moins hardie. Elle cherche autant à comprendre qu'à
— 321 —
inventer et se rapproche en cela de la critique. Le roman
devient psychologique. L'atmosphère intellectuelle d'une
époque constitue le point de départ du romancier comme
du critique. Pour le romancier il s'agit de peindre et
d'expliquer les actes d'un homme, pour le critique il s'agit
d'expliquer une oeuvre littéraire mais l'action qui fait le
;

sujet d'un roman et l'oeuvre que juge le critique nous appa-


raissent également comme le produit nécessaire d'un concours
de circonstances. La différence essentielle entre le romancier
et le critique est que le premier laisse agir ses personnages,
peints pourtant en général d'après la réalité, comme le
permettent les conditions dans lesquelles il les place,
tandis qu'un critique s'en tient à des oeuvres achevées et
que son imagination se borne à reconstruire l'état d'âme
qui les a produites. Il conclut de l'oeuvre qu'il observe
au caractère qui s'y révèle. La critique, c'est-à-dire le
don de substituer la sympathie universelle à l'étroi-
tesse originelle du Moi, est devenue une qualité principale
chez tous les grands écrivains de notre siècle. M. Emile
Montégut l'a comprise ainsi: „La critique, écrit-il, est la
dixième Muse elle fut l'amie secrète de Goethe et fit de
;

lui vingt poètes différents. Quel est le fondement de la


littérature allemande, sinon la critique ? Que sont les poètes
anglais de nos jours, sinon des critiques accessibles à la
passion? Qu'était-ce que le noble Léopardi, sinon un
critique flamboyant? De tous les poètes modernes, Byron
et Lamartine seuls n'ont point été des critiques, et ils y
ont perdu la variété'"'.
Si l'on donne à la critique son sens exact qui est
beaucoup plus large, si on l'interprète comme le don de
juger tout ce qui est, la restriction de M. Montégut n'a
plus de raison d'être, car, sous cette forme, elle a inspiré
également les grands lyriques de notre époque, Hugo
comme Byron, George Sand comme Lamartine. Du moment
que la poésie lyrique romantique s'ouvre à la vie et aux
idées de notre temps, la critique devient le principe qui
l'anime. Elle a inspiré „Les Châtiments" de Hugo et le
Brandes, l'école romantique en France. 21
— 322 —
„Don Juan" de Bj^'on. La critique montre à l'esprit
humain la voie qu'elle lui prépare et qu'elle éclaire; elle
perce et trace de nouveaux sentiers; elle transporte les
montagnes, ces montagnes qu'on appelle les croyances à
des autorités surannées, les préjugés, les traditions.

Chapitre XXXII.

Le drame
Vitet — Dumas. — de Vigny. — Hugo.

Tandis que le romantisme triomphait avec tant d'éclat


dans la poésie lyrique, dans le roman, dans la nouvelle
et dans la critique, il ne put produire dans le drame que
des oeuvres bien inférieures. Et comme l'ancienne
esthétique regardait le genre dramatique comme le genre
le plus élevé, ainsi —
chose curieuse —
qu'on le fait
d'ailleurs encore aujourd'hui, cette lacune fut vivement
ressentie. Le drame romantique ne put nulle part prendre
pied. Ceux de Hugo n'eurent de la vogue que comme
textes d'opéras romantiques; ceux de Mérimée ne furent
jamais représentés, ceux de George Sand et de Balzac
n'obtinrent que des succès d'estime, quelques petites
comédies de Musset seulement furent plus tard jouées,
pendant que Scribe régnait en maître, avec ses collaborateurs,
sur tous les théâtres français et étrangers. Et cependant
les romantiques déployèrent beaucoup de talent dans le
domaine dramatique.
Le premier essai de ce genre ne manqua certes ni
d'originalité ni de grandeur. Ce furent les scènes
dramatiques que Vitet publia de 1826 à 1829 et qu'il
rassembla plus tard sous le titre: „La Ligue". Il avait

voulu dramatiser l'histoire de France sans y rien ajouter,


— 323 —
laissant seulement à son imagination le soin d'animer les
caractères. Il y a complètement réussi, et il a su faire
revivre l'esprit du XVP siècle et donner à ses personnages
le costume et les idées de cette époque.
Ludovic Vitet naquit à Paris en 1802, fut élève
de l'Ecole Normale, afficha de bonne heure un libéralisme
politique et fut l'un des membres de la société: „Aide-
toi, le ciel t'aidera." Comme nous l'avons vu,*) il défendit
le romantisme avec passion dans le journal „Le Globe".
Toutes ses oeuvres poétiques appartiennent à la première
période de sa jeunesse, à l'exception des scènes dramatiques
beaucoup pins faibles qu'il publia en 1849 sous le titre:
„Les Etats d'Orléans". Sa biographie est simple. 11 fut
l'ami inséparable du comte Uuchâtel. Lorsque la révolution
de juillet eut amené au pouvoir ses amis politiques et que
le comte Duchàtel fut entré dans le ministère Guizot, il
fut nommé Inspecteur des monuments historiques, emploi
que Guizot créa spécialement pour lui. Dès cette époque,
il passa entièrement à la politique, devint membre du
parlement en 1834, conseiller municipal en 1836 et membre
de l'Académie en 1846. Il s'était rallié, pendant ce
temps, aux idées conservatrices et monarchiques. De 1851
à 1871, il se tint à l'écart des affaires publiques et ne
reprit qu'après la guerre, sous Thiers, un poste éminent
auquel la mort l'arracha en 1873. Vitet est un exemple
frappant de la manière dont un puissant mouvement
artistique peut inspirer des chefs-d'oeuvre à des esprits
qui semblent naturellement réfractaires à l'art. Après
1830, il ne se fit plus connaître que par ses travaux sur
l'histoire de l'art. Il écrivit une biographie du comte
Duchàtel; quant à ses articles historiques et littéraires,
ils sont aussi secs et aussi ennuyeux que ceux de Mérimée.

C'est pourquoi on revient toujours aux oeuvres de sa


jeunesse: „Les Barricades", „Les Etats de Blois", et „La
Mort de Henri III". Les personnages principaux, les rois
Henri II et Henri III aussi bien que les ducs de Guise
*) cf. chap. \'. {). 48.
21*
— 324 —
pendant plusieurs générations, sont si vivants qu'on peut
les comparer à ceux des „histoires" de Shakespeare (Henri IV
et Kichard III exceptés). Les idées et les moeurs du
tem])s sont retracées d'une main si vigoureuse qu'un
contemporain n'aurait pu sans doute mieux faire. „Les
Etats de Blois" forment assurément un chef-d'oeuvre à
part. Pour s'en faire une idée exacte, je recommande de
lire les scènes qui précèdent la mort du duc de Guise.
Il est peu de poètes qui aient osé ainsi briser avec la
tradition dans un drame historique. Le drame de Vitet
surpasse encore le superbe tableau de Delaroche qui nous
montre Henri III entr'ouvrant la porte de la salle où vient
de se commettre l'assassinat et contemplant le cadavre de
son ennemi. Chez Vitet, le roi se lève à quatre heures
du matin pour plonger dans l'eau bénite des poignards
castillans qu'il distribue en tremblant à ses amis, sans
même prononcer le nom du duc, La mère de celui-ci
et sou amante l'ont prié en vain, la veille, d'épargner sa
vie et de ne pas se rendre au Conseil, Il s^y rend à son
réveil, le lendemain matin, mais un sombre pressentiment
l'oppresse, son nez se met à saigner, il a oublié son
mouchoir et il envoie quelqu'un le chercher. Les gardes
écossais, par inadvertance, barrent trop tôt le chemin au
messager; mais ils comprennent leur erreur et le duc
reçoit son mouchoir. Mais il est agité et, tout vaillant
qu'il soit, il se sent mal à l'aise. Il n'a encore rien
mangé, il se sentira mieux quand il aura pris quelque
chose; il porte la main à la bonbonnière qui pend à sa
ceinture, elle est vide; il envoie de nouveau chercher un
peu de nourriture. C'est alors que Eévol sort de la
chambre du roi et lui dit: „Le roi désire vous parler,
Monseigneur!" Les conseillers se regardent en silence; le
duc se lève, il veut mettre son manteau qui glisse sur
ses épaules, et cherche inconsciemment à gagner encore
un peu de temps, assez homme pour trembler sur le
seuil de la mort, mais trop fier pour essayer de l'éviter.
Il demande un autre mouchoir parce que le premier est
— 325 —
tout taché de sang;de nouveau, l'un des conjurés sort
pendant que comme sur des charbons ardents.
les autres sont
Vitet peint à merveille Timpatience, le faux point d'honneur
qui nous pousse parfois, pour échapper à une situation
ridicule et pénible, à commettre les plus grosses sottises.
Comme son serviteur tarde à revenir, le duc, à bout de
patience, ouvre donc la porte en disant: „Je ne puis
laisser le roi attendre plus longtemps." La porte se
referme sur lui, et les officiers lui enfoncent leurs longs
poignards dans le coeur.
L'auteur, on le voit, recherche tant les détails qu'il
est impossible de représenter ses drames sur la scène, et
qu'ils ne sont faits que pour la lecture. La raison en est
que la passion poétique et la faculté créatrice manquaient
à Vitet, malgré toute sa perspicacité. Il n'y a jamais
dans ses drames de crise dont tout le reste serait une
préparation ou une conséquence. Une certaine timidité,
peu favorable à l'art, l'empêchait de rien changer au
sujet et de laisser paraître sa personnalité. Il n'était
point capable d'imprimer à son oeuvre le cachet de son
originalité. Il abandonna si vite la carrière dramatique,

parce que son imagination, si puissante qu'elle fût, ne


pouvait se mouvoir librement, quand il observait, ou
qu'il écrivait; la poussière des livres arrêtait son vol.
Il serait extrêmement injuste d'appliquer ce jugement
à un écrivain romantique qui, sur les traces de Vitet,
essaya de dramatiser l'histoire et qui,un an déjà avant
Hugo, en janvier 1829, se fit connaître par son drame histori-
que „Henri III et sa cour". Je veux parler d'Alexandre
Dumas, né en 1803, talent d'une fécondité inépui-
sable, véritable hercule de la littérature comme son père
avait été un hercule dans le métier des armes. Pendant
quarante ans, Dumas a écrit sans s'arrêter, mais il ne
conviendrait point de se moquer de cette imagination extra-
ordinaire toujours en travail. On sent circuler dans les oeuvres
de Dumas le sang français mêlé au sang africain; toutes
ont quelque chose de l'insouciance du créole et de l'ardeur
— 326 —
sensuelle du nègre. Dumas, avec l'aide de nombreux
collaborateurs qui étaient bien loin de l'égaler, a rempli
de ses travaux tous les théâtres, toutes les librairies et
toutes les colonnes des journaux. Les imprimeurs pouvaient
à peine le suivre. Il est regrettable que sa légèreté arrêta
son développement et que, sa première jeunesse passée,
il cessa d'être artiste. Après s'être laissé entraîner par
le courant de l'époque, et avoir commencé par le roman-
tisme, il finit par l'industrialisme littéraire.
Dans „Henri III et sa cour", Dumas fit ce que Vitet
n'avait pas su faire avec le même sujet : un drame vivant
et susceptible d'être joué. Mais, il y brava de la manière
la plus superficielle les traditions classiques. Il osa repré-
senter fidèlement la cour de Henri
avec tout son
III,
appareil extérieur: sur la même scène où
héros et son le
confident s'étaient entretenus ensemble, la main sur le
pommeau de leur épée, des fiivoris venaient jouer au bilbo-
quet, tout récemment inventé, et s'amusaient, dans les
entr'actes à tirer avec des sarbacanes. Tous ces personnages
d'ailleurs sentaient et parlaient comme des jeunes hommes
de 1828.
Les autres drames historiques de Dumas, qui appar-
tiennent à cette époque, révèlent une psychologie tout
aussi superficielle (Napoléon Bonaparte, Charles VU chez
ses grands vassaux, etc.). Plus tard seulement quand il
trouva un siècle dont il comprit l'esprit, Dumas réussit à
brosser des tableaux admirables comme dans le drame
,

"
aussi captivant qu'émouvant „Un mariage sous Louis XV.
et dans „Gabrielle de Belle -Isle". Ce dernier drame, avec
sa peinture discrète et légèrement idéaliste des moeurs de
la Régence, a une véritable valeur poétique.
En écrivant „Antony" en 1831, Dumas donna à la
jeune génération romantique l'un des types dont elle prit
le nom. Malgré tous ses défauts, cette pièce se distingue
de la plupart des autres drames de Dumas par un sang
plus chaud et plus bouillant et un accent plus marqué
d'humanité, et si, quelque naïve qu'elle fût, elle eut un
— 327 —
succès relativement considérable, c'est que l'auteur s'y
mettait lui-même sur la scène avec ses passions fougueuses,
son enthousiasme juvenil et son caractère chevaleresque.
Antony est un héros de 1830 aux larges épaules et
à la crinière de lion comme ceux de Hugo, à la fois en-
thousiaste et pessimiste, capable de vivre sans manger ni
dormir, et toujours prêt au suicide et au meurtre. Mais le
succès de la pièce tint à ce que Dumas —
tout au contraire
de Hugo —
y représentait l'année 1830 et que son héros
portait le même frac que les spectateurs. Le romantisme
s'étaitvolontairement limité au moyen-âge, ici il se présen-
tait sous un costume moderne.
Dumas défend sa théorie ^ur ce point dans le drame
lui-même. H y a au quatrième acte une discussion litté-
raire 011 un poète, partisan du romantisme, explique pour-
quoi celui-ci s'est réfugié dans le moyen-àge: „Je disais
donc que la comédie de moeurs devenait de cette manière,
sinon impossible, du moins très difficile à exécuter. Reste
le drame de passion, et ici une autre difficulté se présente.
L'histoire nous lègue des faits, ils nous appartiennent par
droit d'héritage, ils sont incontestables, ils sont au poète:
il exhume les hommes d'autrefois, les revêt de leurs costumes,

les agite de leurs passions, qu'il augmente ou diminue


selon le point oii il veut porter le dramatique. Mais, que
nous essayions, nous, au milieu de notre société moderne,
sous notre frac gauche et écourté, de montrer à nu le
coeur de l'homme, on ne le reconnaîtra pas ... La res-
semblance entre le héros et le parterre sera trop grande,
l'analogie trop intime; le spectateur qui suivra chez l'acteur
le développement de la passion voudra l'arrêter là où elle
se serait arrêtée chez lui; si elle dépasse sa faculté de
sentir ou d'exprimer à lui, il ne la comprendra plus, il
dira: „C'est faux; moi, je n'éprouve pas ainsi; quand la
femme que j'aime me trompe, je souffre sans doute . . .

oui . .quelque temps


. mais je ne la poignarde ni
. . .

ne meurs, et la preuve, c'est que me voilà". Puis les cris


à l'exagération, au mélodrame, couvrant les applaudisse-
— 328 —
ments de ces quelques hommes qui, plus heureusement
ou plus malheureusement organisés que les autres, sentent
que les passions sont les mêmes au XV*^ qu'au XIX"^ siècle,
et que le coeur bat d'un sang aussi chaud sous un frac
de drap que sous un corselet d'acier ..." On peut se
figurer les acclamations qui accueillirent ces paroles. Tous
voulaient être parmi les hommes dont parlait Dumas. La
passion était à l'ordre du jour et on l'applaudissait
chaleureusement.
„Antony" constitue aussi en réalité un concert de
passions fougueuses sans exemple dans la littérature. —Le
héros revient à Paris après un voyage de plusieurs années
et trouve sa fiancée mariée. Il l'arrache d'une voiture dont

leschevaux ont pris le mors aux dents, mais le timon le


frappe en pleine poitrine, et on l'emporte blessé chez celle
qu'il vient de sauver. Antony est un enfant naturel
abandonné par ses parents; c'est pourquoi, aujourd'hui
qu'il aime, il se révolte contre les lois de la société. Il
s'écrie désespéré: „Les autres hommes, du moins, lors-
qu'un événement brise leurs espérances, ils ont un frère,
un père, une mère ! . . . des bras qui s'ouvrent pour qu'ils
viennent y gémir. Moi! moi! je n'ai pas même la pierre
d'un tombeau où je puisse lire un nom et pleurer.
Les autres hommes ont une patrie; moi seul, je
n'en ai pas! car, qu'est-ce que la patrie?
. . . Le lieu
où l'on est né, la famille qu'on y laisse, les amis qu'on
y regrette . Moi, je ne sais pas même où j'ai ouvert
. .

les yeux ... Je n'ai point de famille, je n'ai point de


patrie, tout pour moi était dans un nom; ce nom c'était
le vôtre, et vous me défendez de le prononcer."
Sur ce, Adèle lui dit: „Antony, le monde a ses
lois, la société ses exigences; qu'elles soient des devoirs
ou des préjugés, les hommes
ont faites telles, et,
les
eussé-je le désir de m'y soustraire, il faudrait encore que
je les acceptasse."
Il répond: „Et pourquoi les accepterais-je, moi? . . .

Pas un de ceux qui les ont faites ne peut se vanter de


— 329 —
m'avoir épargné une peine ou rendu un service non, ;

grâce au ciel, je n'ai reçu d'eux qu'injustice, et ne leur


dois que haine ... Je me détesterais du jour oii un
homme me forcerait à l'aimer . . . Ceux à qui j'ai confié
mon secret ont renversé surmon front la faute de ma
mère . . . Pauvre mère! ..." Adèle, avant son mariage,
aimait donc Antony, aujourd'hui elle évite sa rencontre.
Celui-ci, égaré par la passion, l'attend dans une chambre
d'auberge où elle descend en allant rejoindre son mari
à Strasbourg, et lui fait violence. Malgré cette action
indigne, Adèle continue à l'aimer, et nous retrouvons le
couple à Paris. Leur aventure s'est ébruitée, et Adèle
est exposée au mépris des femmes hypocrites qui savent
mieux cacher leurs passions secrètes sous une apparence
de vertu austère; des femmes comme la vicomtesse de
Lacy répondent à ces attaques en faisant le procès de la
société et de son hj^jocrisie. Mais le drame touche à sa
fin: le mari, le colonel d'Hervey, est de retour. Antony
propose à Adèle de l'enlever, quand déjà on entend dans
l'escalier les pas du colonel. Antony tire alors son
poignard, frappe la jeune femme pour la sauver du
déshonneur et crie au colonel, au moment où il enfonce
la porte: „Elle me résistait, je l'ai assassinée."
Aujourd'hui la pièce paraît absurde à la lecture.
Si elle était nouvelle, on sourirait là où l'on devrait
pleurer. On se demande comment elle a pu enthousiasmer
jusqu'au délire un public choisi de 1831 qui applaudit,
pleura et sanglota à l'envi. Il est vrai qu'elle fut jouée
par des acteurs de talent comme Bocage et Marie Dorval.
Dumas lui-même raconte que la jeunesse, transportée
d'admiration, mit en lambeaux son beau frac vert pour
en faire des reliques. A supposer qu'il y ait là quelque
exagération, il n'en est pas moins vrai que l'enthousiasme
ne connut pas de bornes. La raison en est qu'on ne rit
jamais d'une oeuvre dans laquelle on retrouve ses propres
sentiments. Antony, ce n'était pas seulement la victime
d'une passion brutale et d'un amour profond qui est
— 330 —
poussée à commettre un meurtre plutôt que d'exposer son
amante au déshonneur, c'était encore le jeune héros qui
est appelé mystérieusement, à la façon des héros de
Byron, à lutter contre les injustices du sort et qui se
montre plus grand que le sort. Cependant quelques-uns
parmi les contemporains jugeaient déjà plus sainement.
Bocage qui jouait le rôle d'Antony trouvait l'exclamation
finale si puérile qu'il n'aurait pas mieux demandé que
de la retrancher. Un soir, il l'omit tout simplement et
fit tomber le rideau avant la fin. Mais aussitôt les
spectateurs se mirent à crier comme des possédés et à
réclamer la dernière phrase. Bocage avait quitté la scène,
et Madame Dorval, qui était toujours étendue morte, eut
la présence d'esprit de faire relever le rideau et de dire
en souriant: „Je lui résistais, il m'a assassinée."*) au
lieu de la phrase que l'on connaît. Une seule mais
violente protestation se fit entendre dans le groupe
romantique.
Si l'on veut relire dans „L'histoire de la littérature
dramatique" de Jules Janin la critique magistrale que
celui-ci a faite d'„Antony", (la meilleure sûrement de
toutes celles que Janin a écrites) on verra comme les
éclats de rire couvrirent les extravagances romantiques.
Tandis qu'Antony était la passion romantique à son
paroxysme, „Chatterton", le seul drame heureux de de
Vigny, en était l'élégie. Ces deux drames favoris de la
génération de 1830 sont opposés l'un à l'autre, comme
le culte du génie est opposé au culte de la passion, comme
la compassion pour la souflrance est opposée à l'admiration
de l'action ou mieux encore comme l'élément germanique
du romantisme est opposé à l'élément latin.
Alfred de Vigny, né en 1799, n'avait point eu de
succès avec son magnifique drame historique „La Maréchale
d'Ancre", joué en 1834, pour la raison, sans doute, qu'il

*) Cette anecdote m'a e'té raconte'e par un témoin oculaire,


Philarète Chasles.
— 331 —
présentait à peu près les mèuies types auxquels les autres
drames historiques et romantiques avaient déjà habitué
le public. L'amant Borgia, par exemple, ressemble beau-
coup à ceux de Hugo, et même à ceux de Dumas qui
est d'ailleurs si différent de Hugo. On sent ici nettement
aA^ec quelle puissance l'école romantique imprime son
cachet sur les talents les plus dissemblables.*)
„Chatterton", représenté en 1835, est tout autrement
caractéristique pour de Vign}'. Celui-ci y reprend le même
sujet qu'il avait déjà traité de trois manières difïérentes,
deux années plus tôt, dans son recueil de Nouvelles „Stello",
je veux dire l'isolement et les malheurs qui accablent le
poète dans la société moderne. De Vigny part de cette
conception romantique que le poète est un être supérieur,
l'être le plus noble et le plus grand ici-bas, conception
que partageaient également les romantiques allemands,
et il éprouve une profonde pitié pour lui, en voyant le
sort qui lui est fait, surtout quand il est jeune, au moment
où il a besoin d'une assistance qu'il trouve si rarement.
Mais, en demandant continuellement que la société assure
l'existence du poète, de Vigny — c'est là ce qui
l'honore — ne plaide pas sa propre cause, car lui-
même était issu d'une ancienne famille aristocratique et
avait toujours vécu indépendant. Il considère le poète
comme un malade qui est entièrement soumis à son
imagination, qui est, par conséquent, incapable de rien
faire qui n'appartienne à sa mission divine et surtout de

®) Il faut lire dans la liste des personnages de „Chatterton"


les indications suivantes, sur Borgias, destinées à faciliter à
l'acteur son rôle. On trouve là réunies toutes les définitions
du romantisme qui peuvent s'appliquer aussi en général aux
jeunes héros de Hugo et même à Antony ^Montagnard brusque
:

et bon. Vindicatif et animé par la vendetta comme par une


seconde âme; conduit par elle comme par la destinée.
Caractère vigoureux, triste et profondément
sensible. Haïssant et aimant avec violence. Sauvage par
nature, et civilisé comme malgré lui par la cour et la politesse
de son temps.
— 3:3-2 —
gagner son pain*). S'il écrit étoutîe en
})Our
il vivre,
lui son génie, il développe aux dépens de son
sa raison
imagination et l'étincelle céleste s'éteint dans son coeur.
Il ne faut donc pas avilir par un travail terrestre le mes-
sager de Dieu. Sa tête est un volcan qui peut sans cesse
vomir une „lave harmonieuse**), si on lui laisse tous les
loisirs nécessaires.
Il y a là, aux yeux d'un lecteur moderne, une part

de vérité, mais une part beaucoup plus grande encore


d'exagération. Le drame qui est bâti sur cette idée et
qui fit couler des torrents de larmes, vise tellement à la
pitié qu'il manque son efifet tragique, et il prend partie
pour son héros avec un tel excès de lyrisme que son
équilibre intime et nécessaire s'en trouve détruit. Chat-
terton et la jeune quakeresse qu'il admire ont, dans le
drame, accaparé toute la noblesse d'esprit et toute la
grandeur d'âme de l'humanité autour d'eux c'est la prose,
;

la dureté de coeur, la grossièreté, la sottise. „Chatterton",


c'est le drame du génie idéaliste opprimé par son entou-
rage matérialiste. La conception de la vie exprimée là se
rapproche de celle que nous trouvons en Allemagne chez
Novalis, en Danemark chez Andersen et chez Ingemann;
pour les poètes de ce genre, c'est en vain que Goethe a
écrit son „Torquato Tasso".
Aujourd'hui nous avons fini par nous lasser de ces
drames d'artistes dont le „Corrège" d'Oehlenschläger ouvre
la série et qui sont représentés en Allemagne par le drame
d'Holtei „Lorbeerbaum und Bettelstab". Chattertonne nous
émeut plus quand, pour la belle raison qu'il est créé pour
lire dans les étoiles la voie que Dieu nous trace, il aime
mieux porter à ses lèvres la coupe d'opium que d'accepter
une situation prosaïque qui lui rapporterait cent livres par

*) Sainte-Beuve ne voit dans „Chatterton que l'analyse


d'une „maladie littéraire".
**) Voir l'introduction typique de „Chatterton" Dernière
nuit de travail du 2'? au 30 Juin 1834.
— 333 —
an. Ici également ce qui, il y a cinquante ans, remuait
tous les coeurs, ne nous fait plus aujourcriiui que sourire
et hausser les épaules.
Le romantismeétait donc, dans sou essence, trop lyrique
pour pouvoir produire des oeuvres dramatiques d'une valeur
durable. C'est ce que Ton voit très clairement si l'on jette
un regard sur les drames de Hugo qu'on peut comparer,
sous beaucoup de rapports, avec ceux d'Oehlenschläger:
Hugo, comme Oehlenschlager, se contente d'esquisser ses
personnages, et il remplace ce qui leur manque de réalité
vivante par un puissant lyrisme
et un pathos plein d'exal-
tation. H évident toutefois que les personnages de
est
Hugo sont plus près de la réalité que ceux d'Oehlenschläger
parce qu'en France on avait vu se réaliser quelque chose
d'analogue à ce que Hugo représentait dans ses drames.
Hernani ne rappelle-t-il pas les généraux vendéens luttant
contre les armées de la République ? Gilbert qui s'offre à
mourir sur l'échafaud pour venger son amante ne fnit rien
de plus que beaucoup des nobles victimes de la Terreur,
et si Euy Blas, de serviteur qu'il était, devient
ministre d'Etat, Rousseau ne s'était -il pas élevé de la
même situation modeste au rang d'écrivain universellement
célèbre ? Néanmoins Hugo avec son goût pour l'hor-
,

rible et l'extraordinaire a bien soin d'éviter tout ce qui


pourrait rappeler la réalité avec laquelle nous sommes
familiarisés et de nous présenter, à la place, des anomalies
qu'il croyait grandes et qui ne sont pour nous que mons-
trueuses. avait un si grand penchant à l'exagération
11
lyrique que ce qui lui paraissait grand nous apparaît à
nous démesuré.
Sa conception de l'humanité est aussi dans ses drames
absolument lyrique; elle se rapproche beaucoup de la
psychologie de Lamartine, son rival, qui était d'ailleurs
si différent de lui. Mais, Lamartine, avec son sens inné
de l'harmonie, aime à peindre des caractères purs et
aimables qui se laissent subitement tenter, succombent
un instant à la tentation et expient cette chute momentanée-
— 334 —
par une longue vie de repentir et de pénitence (voir
Jocelyn et Cédar dans „La Chute d'un Ange"). Hugo,
au contraire, peint de préférence dans ses drames une
âme dégradée par une vile passion, mais capable à l'occasion
de revenir au bien et de faire oublier son passé criminel
auquel elle a renoncé. Cette âme aspire à la beauté idéale
dont elle comprend tout le charme, mais se sent elle-
même indigne des nobles sentiments qui s'agitent en elle;
elle n'est point capable de s'élever jusqu'à ces hauteurs
inconnues, et elle retombe dans son premier état d'avi-
lissement.
Quelques exemples éclaireront et confirmeront ce que
je viens de dire: Triboulet, dans „Le Roi s'amuse" est
un instrument du vice sans scrupule et, pour cela, l'objet
du mépris et de la raillerie, mais il aime sa fille avec
la plus grande tendresse. Aussitôt qu'elle lui est arrachée,
les sentiments de haine et de vengeance l'emportent dans
son coeur. — Marion Delorme s'est prostituée cent fois, mais
elle finit par aimer un jeune homme valeureux, et son
amour la purifie et la régénère entièrement. Cependant,
après que Didier a été condamné à mort, elle redevient
Marion, sous le règne de la Terreur. Elle se donne au
juge pour sauver son amant, sans comprendre que celui-ci
préfère mourir que d'être sauvé de la sorte. Lucrèce —
Borgia est née et a grandi dans le crime; mais cette
criminelle et cette prostituée a un fils qu'elle aime, et
pour obtenir un regard de lui, elle est prête à devenir
vertueuse. Malheureusement on l'offense mortellement,
et, dans sa colère, elle recourt à son ancien expédient:
elle invite ses amis, leur présente du poison et tue ainsi
également, malgré elle, son propre fils. Euy Blas a —
été contraint par la pauvreté de se mettre au service
d'un noble. L'amour d'une reine le ministre, il se
fait
montre à la hauteur de sa situation,opère de grandes
et utiles réformes et est sur le point de devenir le sauveur
de sa patrie. Mais son passé se lève contre lui, et, en
voyant ses espérances anéanties, il se venge indignement.
— 335 —
Il refuse de se battre avec son maître, lui enlève son
épée et l'en perce après l'avoir ainsi désarmé."*)
Ainsi se retrouve an fond de tous les drames de
Hugo la même conception tragique: la source du pathos
lyrique y jaillit aussitôt que l'humanité avilie s'élève de
la fange où elle est tombée; l'ùme impure et criminelle
y entonne partout l'hymne de sa purification.
Hugo a, dans l'une de ses poésies les plus célèbres
des „Chants du Crépuscule XXXII" introduit une com-
paraison symbolique à laquelle ses drames font involon-
tairement songer.
Là- haut, dans les airs, la cloche aux sons pieux se
balance, attendant la prière prochaine.
„Sur cette cloche, auguste et sévère surface,
Hélas! chaque passant avait laissé sa trace.
Partout des mots impurs creusés dans le métal
Rompaient l'inscription du baptême natal.
On distinguait encore, au sommet ciselée.
Une couronne à coups de couteau mutilée.
Chacun, sur cet airain par Dieu même animé,
Avait fait son sillon où rien n'avait germé !

Tout était profané dans la cloche bénie.


La rouille s'y mêlait, autre amère ironie!
Sur le nom du Seigneur l'un avait mJs son nom !

Oh dans mes premiers temps de jeunesse et d'aurore,


!

Lorsque ma conscience était joyeuse encore,


Sur son vierge métal mon âme avait aussi
Son auguste origine écrite comme ici.
Et sans doute à côté quelque inscription sainte.
Et, n'est-ce pas, ma mère? une couronne empreinte!
Mais des passants aussi, d'impérieux passants
Qui vont toujours au coeur par le chemin des sens.
Qui, lorsque le hasard jusqu'à nous les apporte,

*) Voir Madame de Girardin: Lettres i:)arisiennes II. 31.


— 336 —
Montent notre escalier et poussent notre porte,
Qui viennent bien souvent trouver l'homme au saint lieu
Et qui le font tinter pour d'autres que pour Dieu,
Les passions, hélas! tourbe un jour accourue.
Pour visiter mon âme ont monté de la rue.
Et de quelque couteau se faisant un burin,
Sans respect pour le verbe écrit sur son airain,
Toutes, mêlant ensemble injure, erreur, blasphème.
L'ont rayée en tous sens comme ton bronze même.
Où le nom du Seigneur, ce nom grand et sacré.
N'est pas plus illisible et plus défiguré!

Mais qu'importe à la cloche et qu'importe à mon âme!;


Qu'à son heure, à son jour, l'esprit saint les réclame,
Les touche l'une et l'autre et leur dise: chantez!
Soudain, par toute voie et de tous les côtés.
De leur sein ébranlé, rempli d'ombres obscures,
A travers leur surface, à travers leurs souillures.
Et la cendre et la rouille, amas injurieux,
Quelque chose de grand s'épandra dans les cieux!"
Bien que dans ces vers lepoète n'ait voulu peindre^
que son état d'âme, il a en même temps trouvé une très
juste expression symbolique pour caractériser la poésie
lyrique qui jaillit des âmes malheureuses et coupables,
les seules qui donnent de l'intérêt à ses drames.
Mais le lyrisme le plus puissant et le plus pathétique
ne suffit pour créer un drame.
point Il y faut encore

de la raison et de l'équilibre dans les sentiments, ou


tout au moins de l'esprit et du goût pour lui servir
de base solide.
C'est précisément ce qui manquait à Hugo et voilà
pourquoi il réussit de moins en moins dans le drame. Il
ne sut point échapper au sort de tant d'autres artistes :
ce qui, au début, était chez lui style devint peu à peu
manière. Il fut sur le point de s'imiter lui-même et
de devenir son propre et meilleur disciple, et il finit par
- 337 —
donner au théâtre une imrodie de lui-même —
la seule
parodie efficace et dangereuse qu'il y ait.
Il n'avait jamais eu le sens du comique et il avait
toujours été porté à confondre le monstrueux avec le
sublime. Ce penchant se manifeste tout particulièrement
dans les „Burgraves". La seule lecture de la liste des
personnages provoque le sourire: Job, burgrave d'Heppenhef,
100 ans; Magnus, fils de Job, 80 ans; Hatto, fils de
Magnus, 60 ans; Gorlois, fils d'Hatto, 30 ans.
Je me rappelle avoir vu à Paris une caricature re-
présentant tous les Burgraves alignés par rang de taille
et avec une barbe en proportion, depuis le premier ancêtre
jusqu'au dernier descendant.
Job, le vieilhird centenaire, est le plus alerte et le plus
actif de tous; il est le représentant du bon vieux temps

et il appelle son fils âgé de quatre-vingts ans un „jeune


homme", sans que Hugo songe à sourire. Tous ces vieillards
s'entretiennent avec un vieux mendiant de quatre-vingt-
douze ans qui n'est autre que Barberousse, lequel (à
peu près comme Olaf Trygvasön dans les Vaeringer" ,,

d'Oehlenschläger) a vécu caché durant vingt ans et veut


aujourd'hui se venger sur le plus âgé des Burgraves qui
a jadis attenté à sa vie. Tout le drame est rempli d'in-
vraisemblances romantiques. Job par exemple, marque
,

d'un trèfle rougi au feu son puissant adversaire, Bar-


berousse, qu'il distingue à peine dans les ténèbres, afin
de pouvoir le reconnaître un jour à ce signe.
Cette création monstrueuse d'une imagination déréglée
échoua sur la scène en 1843. A la première représentation
on commença à siffler au milieu de la pièce. L'un des
fidèles de Hugo courut l'avertir de ce qui se passait.
Hugo, qui, comme Napoléon, mettait ordinairement toute
sa confiance en sa garde, répondit: „Procurez-moi des
jeunes gens". —
Hélas il n'y a plus de jeunesse, reprit
!

le messager en baissant les yeux et d'un air découragé.


La génération h laquelle les romantiques s'étaient adressés
treize ans auparavant, avait déjà vieilli et, ce qui est pis,
Brandes, l'école romantique en France. 22
— 338 —
était fatiguée parce qu'on avait souvent trop exigé d'elle.
Une réaction était devenue inévitable, et, dans la même
année que Hugo faisait jouer „Les Burgraves", elle se
produisit avec un jeune poète qui venait de trouver sa muse.
Un jeune homme jusqu'ici inconnu et foncièrement
honnête, possédant, à défaut d'une puissante imagination,
un goût exquis uni à une gravité austère et à une grande
noblesse d'âme, débarquait en effet un jour de la province
à Paris avec un drame dans la poche. Il s'appelait
Ponsard, et sa pièce „Lucrèce". C'était une tragédie
dont l'antique légende de la chasteté et de la mort de
Lucrèce formait le sujet. Le style était sobre et sévère,
et rappelait celui de Racine. On commençait
à se lasser
du st34e emphatique des romantiques.
déclamatoire
et
Plus d'un depuis longtemps
brave bourgeois avait déjà
souri en hochant la tête quand il lisait dans Hugo des
phrases comme celles-ci: „les sons ruisselaient de l'orgue
comme l'eau d'une éponge" ou bien „la nappe était le
linceul du pâle chagrin". Mais personne jusqu'ici n'avait
pu prétendre se mesurer avec Hugo. Aujourd'hui Ponsard
l'osait. Au
premier regard, sa pièce paraissait être écrite
dans le style de la vieille tragédie classique. On ne fit
pas attention que le sujet, quoique antique, était traité
d'une façon moderne, que le nouveau-venu avait beaucoup
appris des romantiques, de Hugo tout particulièrement,
dont il imitait le chaud coloris, et qu'enfin, en réalité,
il était moins original qu'on le croyait.

On ne vit qu'une chose, c'est que le drame était


sain et simple. On vit dans Lucrèce non j)lus le monstre
affreux de cruauté et de sensualité que nous avait présenté
Hugo, mais l'héroïne de la Rome antique, le symbole de
la chasteté et de la pureté féminine. C'était la poésie
du mariage, de la famille, du foyer, opposée à „Antony"
et à ses congénères, ces drames de l'adultère, de l'abandon
et du crime.
Tous les catholiques et tous les classiques de France,
tous ceux qui, dans le monde protestant de la Suisse,
— 339 —
étaient capables de manier la plume, entonnèrent un
concert d'éloges. Hugo avait enfin trouvé son maître et
Racine son égal. Vinet lui-même, fit entendre sa voix
au milieu du concert général. Le style de Ponsard le
transportait, et il écrivait: „Ce poète tisse l'or comme
sa Lucrèce tisse la laine." „Les Burgraves échouèrent
au théâtre le 7 mars 1843; le 23 avril de la même
année, „Lucrèce" obtint dès la première représentation
un succès foudroyant. La défaite du drame romantique
fut suivie du triomphe passager de „l'école du bon sens."
Ponsard, s'il voulait en croire ses critiques Janin et les
autres, — à l'exception toutefois de Gautier et de Dondey
— devait s'imaginer qu'il venait de conquérir une gloire
immortelle.
La réaction classique venait de trouver son actrice
en même temps que
son poète. En 1838, une jeune
juive de dix-huit ans, sans instruction, qui jusqu'ici avait
chanté dans les rues et dans les cafés en s'accompagnant
de la harpe, faisait son apparition au Théâtre - Français
et ne tardait pas à y devenir célèbre. Rachel, le plus
grand génie féminin que la France ait produit, monta
donc sur la scène, mais avec une aversion marquée pour
les rôlesromantiques. Elle interpréta, par contre, les
drames avec une telle gravité et une telle
classiques
passion que —
chose incroyable alors —
elle leur rendit
tout leur charme d'antan. En vain Gautier se tordait
les mains d'indignation. Iphigénie, Mérope, Chimène,
Phèdre reparurent sur la scène, interprétées avec tant de
noblesse et de vérité que le public mobile n'éprouva plus
qu'une espèce de rage furieuse contre ceux qui avaient
osé porter une main sacrilège sur son trésor national et
sacré. Un peuple est toujours flatté de reconnaître que
•ce n'est pas à tort qu'il a honoré ses grands hommes.
Tout d'abord, Rachel avait refusé de jouer le rôle
de Lucrèce qui pourtant avait été composé pour elle.
Mais elle l'accepta, quand la pièce eut réussi à l'Odéon.
Un témoin oculaire m'a dépeint l'impression des spectateurs
22*
— 340 —
à sa première apparition: „On attendait anxieusement
le lever du rideau; il se leva enfin, et nous vîmes Rachel,
dans le rôle de Lucrèce, à sa quenouille au milieu de
ses esclaves. Les bruits et les conversations s'arrêtèrent
à son entrée et, quand elle redressa la tête pour dire:
„Lève-toi Laodice", le silence fut si profond qu'on entendait
du dehors les marchandes annoncer leurs oranges.
Dans l'admiration enthousiaste qu'on éprouvait pour
Rachel, on ne vit point qu'un talent isolé qui pouvait
ranimer un moment les grandes oeuvres du passé ne
suffisait pas cependant pour faire revivre la formule
classique; on ne vit pas davantage combien letriomphe
de Ponsard serait passager. „L'école du bon sens,"
comme son nom seul l'indique, ne réussit point à créer
une seule oeuvre poétique puissante, Ponsard lui-même
était un talent de second ordre; son successeur plus
hardi, Emile Augi er, qui lui dédia ses drames, écrits à
peu près dans le même esprit, renonça plus tard à ce
style sobre et sévère.*)
„L'école du bon sens" dont les aspirations étaient
sincères n'a certes pas mérité les attaques et les dédains
de jeunes romantiques tels que Vacquerie et Théodore de
Banville; cependant elle n'a sa place dans l'histoire de
la littérature que parce qu'elle marque la fin du drame
romantique.

*) „Gabrielle" d'Augier est assurément le chef-d'oeuvre


de „l'école du bon sens " D'autres drames d'Augier comme
„La Jeunesse" et „La Pierre de touclie" ont été inspirés par
.L'Honneur et l'Argent" de Ponsard.
— 341

Chapitre XXXIII.

Le mouvement social et politique dans la litté-

rature. Saint-Simon et sa doctrine.

Une grande école littéraire, comme fut l'école roman-


tique en France, se fonde à peu près comme une grande
ville,avec cette différence que, dans la littérature, on bâtit
sur un sol protégé seulement contre l'oubli par de faibles
digues. Bientôt l'eau que l'on n'avait pas remarquée tout
d'abord sous les fondations apparaît à la surface et monte
toujours plus haut; elle finit par couvrir les habitations,
et seuls les édifices les plus élevés échappent à l'inondation
et émergent encore du fleuve de l'oubli.
Ce qui élève si haut au-dessus des vagues mugissantes
les monuments les plus importants d'une littérature, c'est
à la fois la profondeur des pensées qu'ils renferment et
l'harmonie parfaite de la forme artistique avec le sujet;
mais il faut aussi, avant tout, que l'auteur soit pénétré
de l'esprit de son temps. Car, c'est à cette condition
seulement qu'il anime son oeuvre et lui assure une longue
durée.
On peut distinguer trois courants principaux dans le
romantisme français: le courant du Vrai: on essaie de
peindre le passé ou le présent conformément à la vérité
îiistorique; — le courant du Beau: on recherche une
forme parfaite, c'est-à-dire un style pittoresque et plastique
ou bien une harmonie poétique sévère, ou bien encore une
prose à laquelle sa simplicité et sa sobriété assurent l'im-
mortalité; —le courant du Bien: on s'enthousiasme pour
de grandes pensées religieuses, sociales et politiques, et
l'art poursuit un but moral.
— 342 —
Ces grands courants caractérisent l'école roman-
trois
tique comme trois dimensions déterminent l'espace, et
les
chacun, successivement, a produit des oeuvres de haute
valeur qui resteront dans le domaine de la littérature.
Tous les trois cependant n'évoquent pas au même
degré le souvenir des hommes de l'école romantique. Il

est, en effet, dans tous les arts, des oeuvres qui survivent
à leur auteur et qui, si parfaites qu'elles soient elles-mêmes,
n'éveillent point la sympathie pour lui. Il est, au con-

traire, des écrivains qui continuent à vivre dans la posté-


rité, même quand la plupart de leurs oeuvres sont oubliées.
L'école romantique a eu, elle aussi, de ces hommes
et de ces oeuvres elle a eu des écrivains comme Balzac,
;

Mérimée et Gautier qui, soit par tempérament, soit par


affectation, sont restés en dehors du mouvement social et
politique de leur temps elle a eu d'un autre côté des
;

poètes que les tentatives faites pour transformer l'ordre


social ont profondément remués. C'est que la poésie se
présente en eiïet sous deux formes principales : ou bien
elle est une peinture psychologique, la description d'un
état d'âme, —
et sous cette forme elle se rapproche de la
science —
ou bien elle est une prédication éloquente —
et, par là, elle se rapproche de la religion. Or, parmi les
romantiques de 1850, il s'en trouvait quelques-uns qui
concevaient la poésie sous cette dernière forme. On a
été injuste envers eux en les accusant d'avoir écrit des
oeuvres de tendance, car ce que l'on condamne chez eux
comme tendance, ce n'est pas autre chose que l'esprit de
leur siècle, et celui-ci est pour la vraie poésie le sang
qui la fait vivre. Il suffit seulement que les veines dans

lesquelles ce sang circule apparaissent sous la peau et


qu'elles ne soient pas trop gonflées.
Déjà, aux alentours de 1880, les idées de réforme se
frayent la voie dans le romantisme français. Si on remonte
jusqu'à leur source, on se trouve ramené jusqu'à Saint-
Simon. En Saint-Simon, né en 1760, et l'unique parent
du célèbre duc du même nom, qui avait été historiographe
— 343 —
secret de lacour de Louis XIV, la France, qui avait
accueilli froidement le Faust de Goethe, eut son
si

véritable Faust animé d'un génie turbulent et d'une passion


irrésistible de tout connaître théoriquement et pratique-
ment. Saint-Simon est plus impénétrable encore que le
héros de Goethe, mais son regard est plus étendu, ses
aspirations plus hautes. Il commence la vie comme Faust
la termine. Ses projets de percer l'isthme de Panama et
de creuser de grands canaux en Espagne ne rappellent-ils
pas des projets analogues de Faust à la fin de sa vie?
II fut successivement officier, homme du monde, ingénieur,
philosophe, savant, économiste, enfin fondateur de religion
et presque un génie universel. Les titres de pair de
France et de Grand d'Espagne lui semblaient assurés dans
sa jeunesse avec une fortune de 500,000 francs. Mais,
après que son père se fut brouillé avec le duc de Saint-
Simon, il dut renoncer à son héritage et accepter un emploi
de clerc à mille francs par an pour neuf heures de travail
par jour; pendant l'année 1812, il fut même obligé de
vivre de pain et d'eau. Un jour, tout comme Faust, réduit
au désespoir, il tenta de se suicider et se tira un coup
de pistolet dans Toeil, mais il guérit de sa blessure.
Peu à peu, il groupa autour de lui des disciples qui
le soutinrent et fondèrent des journaux pour répandre
ses idées. Quand il mourut, cinq ans avant la révolution
de juillet, celles-ci n'étaient encore guère connues; mais,
sous Louis-Philippe, elles commencèrent à se répandre
davantage et en même temps à s'altérer sensiblement.
Une secte saint-simonienne se fonda qui eut à sa tête un
grand-prêtre et qui compta parmi ses membres des hommes
éminents en tout genre: des financiers comme Isaac
Pereire, des compositeurs comme Félicien David. Ainsi
les idées de Saint-Simon s'infiltrèrent partout, dans
l'économie politique avec Michel Chevalier, dans l'histoire
avec Augustin Thierry, dans la philosophie avec le plus
grand penseur de la France à cette époque, Auguste
Comte, enfin dans la poésie et en même temps, à des
— 344 —
degrés divers, chez Pierre Leroux et Lamennais, ces grands
apôtres de la philosophie et de la religion. Il n'y avait

là rien d'étonnant, car Saint-Simon avait, malgré même


ses extravagances, quelque chose d'un voyant et d'un
grand poète. Il était en avance sur son temps; avec lui

commence grande réaction contre le XVIIP siècle qu'il


la
considère comme une époque dissolvante, pendant que le
XIX® siècle lui apparaît au contraire comme un siècle
„organisateur et producteur". Il dirigea ses attaques
avec la même violence contre ceux qui s'imaginaient pouvoir
rendre l'humanité heureuse par un simple changement de
gouvernement et contre ceux qui, comme le parti clérical,
défendaient le passé pour le faire revivre. Il était, lui,
un homme de l'avenir et non un homme du passé, et il
s'accordait cependant avec la réaction pour croire que de
simples concepts ne suffisent point pour améliorer et
perfectionner l'homme, qu'il y faut encore une religion,
ou plutôt une religiosité qui a rejeté tout l'appareil
extérieur de la religion. Comme la négation n'allait point
à son esprit, il n'attachait que peu d'importance à la
liberté négative qui n'est que la disparition des obstacles
quand elle n'est pas complétée par la vraie liberté, c'est-
à-dire par une puissance d'action toujours croissante.
Les derniers siècles critiques avaient détruit les systèmes
théocratiques et militaires du moyen-àge; il s'agissait
maintenant d'édifier une société scientifique et industrielle
où la science remplacerait la foi, et l'industrie la guerre.
En attendant, commencer par „organiser" la
il fallait
.science et Pour ce qui est de la science,
l'industrie.
„Les Lettres d'un Habitant de Genève" nous apprennent
que Saint-Simon projetait d'ouvrir sur le tombeau de
Newton une souscription en faveur des grands savants et
des artistes, afin de les rémunérer dignement de leurs
travaux et de les délivrer de tout souci matériel. Il est
probable que l'auteur de „Chatterton" a du être un
partisan enthousiaste de ce projet, s'il en a eu connaissance.
Mais il aura été plus étonné en y lisant aussi qu'en
— 3i5 —
•échange de leurs honoraires ces grands esprits devaient
pourvoir aux besoins intellectuels du genre humain d'après
un plan déterminé.
Pour ce qui concerne la transformation de l'industrie,
l'ouvrage le plus important de Saint-Simon est „Parabole"
(1819). Cet ouvrage est probablement le seul qui restera
de lui; ilest écrit d'ailleurs dans une forme concise et
spirituelle qu'on ne retrouve dans aucune autre oeuvre
du même auteur. J'en donne ici un extrait :

„Nous supposons que la France perde subitement ses


f)0 premiers physiciens, ses 50 premiers chimistes, ses 50
premiers physiologistes, ses 50 premiers mathématiciens,
ses 50 premiers poètes, ses 50 premiers peintres, ses 50
premiers sculpteurs, ses 50 premiers musiciens, ses 50
premiers littérateurs, etc. . faisant en tout les 3000
.

premiers savants, artistes et artisans de France.


Comme ces hommes sont les Francais les plus
essentiellement producteurs, ils sont réellement la fleur
de la nation; celle-ci deviendrait un corps sans âme à
l'instant où elle les perdrait. Il faudrait à la France
. .

au moins une génération entière pour réparer ce inalhe'ir,


car les hommes qui se distinguent dans les travaux d'une
utilité positive sont de véritables anomalies, et la nature
n'est pas prodigue d'anomalies, surtout de celles de
•cette espèce.
Passons à une autre supposition. Admettons que la
France conserve tous les hommes de génie qu'elle possède,
mais qu'elle ait le malheur de perdre ce même jour
Monsieur, frère du roi, monseigneur le duc d'Angoulême,
monseigneur le duc d'Orléans, monseigneur le duc Bourbon,
madame la duchesse d'Angoulême, madame la duchesse
de Berry, madame la duchesse de Bourbon et mademoiselle
de Coudé etc.
Qu'elle perde en même temps tous les grands off"iciers
de la couronne, tous les ministres d'Etat, tous les conseillers
d'Etat, tous les maîtres des requêtes, tous ses maréchaux,
tous ses cardinaux, archevêques, évêques, grand s- vicaires
— 346 —
et chanoines, tous les préfets et sous-prélets, tous les
juges, et, en sus de cela, les dix mille propriétaires les

plus riches parmi ceux qui vivent noblement.


Cet accident affligerait certainement les Français,
parce qu'ils sont bons, parce qu'ils ne sauraient voir avec
indifférence la disparition subite d'un aussi grand nombre
de leurs compatriotes. Mais cette perte de trente mille
individus réputés les plus importants de l'Etat ne leur
causerait de chagrin que sous un rai)port purement sen-
timental, car il n'en résulterait aucun mal pour l'Etat,
d'abord par la raison qu'il serait très facile de remplir
les places qui seraient devenues vacantes; il existe un
grand nombre de Francais en état d'exercer les fonctions
de frère du roi aussi bien que Monsieur; beaucoup
sont capables d'occuper les places de princes tout aussi
convenablement que monseigneur le duc d'Angoulême,
que monseigneur le duc de Bourbon. Les antichambres
. .

du château sont pleines de courtisans prêts à occuper les


places des grands officiers de la couronne l'armée possède
;

une grande quantité de militaires aussi bons capitaines


que nos maréchaux actuels quant aux dix mille
. . .

propriétaires vivant noblement, leurs héritiers n'auraient


besoin d'aucun apprentissage pour faire les honneurs de
leur salon aussi bien qu'eux."
L'idée qui est au fond de cette satire ironique, pour la-
quelle Saint-Simon fut traduit devant les tribunaux, est qu'en
réalité les classes productives seules sont utiles à la société.
Avant combattait la bourgeoisie et la
la Révolution la noblesse
bourgeoisie combattait la noblesse, après la Révolution
une partie de la bourgeoisie a pris la place de l'ancienne
noblesse, et aujourd'hui la lutte se trouve engagée entre
elle et les travailleurs. Or, c'est aux travailleurs —
il

faut entendre ce mot dans le sens le plus large



qu'appartient l'avenir. Mais tandis que les économistes
français contemporains voulaient assurer à l'individu le
libre développement de ses facultés, Saint-Simon
exigeait l'intervention de l'Etat. A l'Etat d'organiser le
— 347 —
travail, à TEtat crempêcher que Thomme continue à être
exploité par Thomme et de faire que les hommes se
contentent d'exploiter la nature à l'Etat enfin d'essayer
;

de supprimer les inégalités sociales, sans toucher à


l'inégalité naturelle, par conséquent d'abolir tous les
privilèges de la naissance et tout an moins de régler
le droit d'héritage.
Nous rencontrons ici, chez Saint-Simon, les principales
idées du socialisme moderne: la défiance de la libre
concurrence, la réhabilitation du travail qui a donné
naissance à la formule célèbre: „à chacun selon sa
capacité," l'égalité sociale, proclamée pour la première
fois en France, de l'homme et de la femme, le rejet de
toutes les confessions religieuses et, à leur place, l'intro-
duction d'un nouveau christianisme reposant sur le précepte
fondamental: „aimez-vous les uns les autres," que Saint-
Simon développa dans son dernier ouvrage important:
„Le nouveau Christianisme," où il établit ce principe
que la religion a le devoir d'exhorter la société à améliorer
le plus tôt possible la situation des classes inférieures.
Des romantiques naïfs allèrent jusqu'à regarder
Saint-Simon comme leur allié sur beaucoup de points.
Il avait en effet une confiance illimitée en lui-même qui
en inspirait aux autres, et la critique philosophique était
remplacée chez lui par le don prophétique. Il avait de
plus la passion romantique de tout voir et de tout sentir
par lui-même. Les conditions auxquelles, à ses yeux, le
progrès est possible en philosophie différent à peine de
celles qu'un jeune poète romantique déchirait nécessaires
pour la poésie. Ces conditions sont les suivantes: dans P
la jeunesse et l'âge mùr avoir une existence aussi active
et aussi que possible; 2° chercher à connaître
originale
la théorie et la de tout; 3° étudier toutes les
pratique
classes de la société et même se placer personnellement
dans les situations les plus diverses; 4° enfin résumer ses
observations et en tirer les conclusions.
Pourtant, un point capital de sa doctrine devait
scandaliser et éloigner les romantiques: c'était son
— 348 —
enthousiasme pour rindustrialisme dont le caractère
utilitaire choquait la plupart d'entre eux. Cela mis à
part, il y avait dans la doctrine saint-simonienne bien
des éléments romantiques. Le côté révolutionnaire,
fantastique et utopique aussi bien que l'idée de l'inégalité
naturelle parmi les hommes, le culte du génie poussé à
l'extrême et sentiments religieux, tout cela devait
les
plaire à un romantique. L'amour enfin que Saint-Simon
témoignait pour la femme et les classes inférieures
éclairait sa doctrine d'un rayon de poésie.
Ce ne fut néanmoins qu'après 1830 que le saint-
simonisme devint une puissance. Comme tous les fondateurs
de religion, Saint-Simon avait lui-même prêché sa doctrine
et avait attiré à lui de nombreux disciples qui le
regardaient sérieusement comme le Messie des temps
nouveaux et allèrent porter sa parole dans le monde.
Ce sont eux qui, sous la royauté de Juillet, répandirent
le saint-simonisme, bien que quelques esprits plus actifs
eussent déjà auparavant étudié les oeuvres du maître lui-
même. Je trouve ainsi dans les papiers de Hugo de l'année
1830 (Littérature et Philosophie mêlées. — Journal des
Idées et des Opinions d'un Révolutionnaire de 1830) une
remarque qui indique que le poète, à cette date, connaissait
déjà Saint-Simon.
Sans doute, un an seulement après la mort de Saint-
Simon, le journal qu'il avait fondé „le Producteur" dut
cesser de paraître, mais en même temps ses disciples et
ses partisans se rapprochaient et resserraient leurs liens,
et le saint Paul de la nouvelle Eglise, un homme d'une
puissante originalité, un chef et un guide à la manière
de Brighara Young, Enfantin gagnait en foule à son
évangile des jeunes gens de talent et des femmes pleines
d'esprit. On parvint à réunir pour „la famille" saint-
simonienne des sommes considérables' — 330.000 francs
en 1831. Le journal hebdomadaire „l'Organisateur" fut
fondé, et à partir de 1830, Pierre Leroux, comme je l'ai
déjà mentionné, prit la direction du „Globe".
— 341) —
Cependant caractère primitif du saint-simonisme
le
s'altéra de en plus.
plus Dans la société qu'il rêvait
Saint-Simon avait accordé une grande place aux capitalistes
— ils devaient composer exclusivement une des trois
chambres, —plus tard on les traita en adversaires; Saint-
Simon avait toujours témoigné de l'aversion pour le com-
munisme; ses disciples proclamèrent la communauté absolue
des biens. Une seule conclusion qu'on tira de la doctrime
saint-simonienne suffit à amener la dissolution de la nouvelle
école. Saint-Simon avait enseigné que la lutte du corps et de
l'àme prêchée par le christianisme devait prendre fin et
que le bien-être général devait remplacer l'abnégation et
la mortification. Il prétendit que l'ascétisme chrétien
avait été une cure violente contre les moeurs dissolues de
l'empire romain, mais que la cure avait été aussi dange-
reuse que la maladie. Nous sommes délivrés de la maladie,
qui nous délivrera maintenant du remède ? —Le nouveau
christianisme !

Enpartant de ces deux idées fondamentales relative-


ment justes, Enfantin voulait fonder une nouvelle société
sur les mêmes bases que celle des anabaptistes de Jean
de Leyde. Dès le début, le saint-simonisme avait pro-
clamé que l'homme et la femme devaient avoir des droits
égaux et l'entière liberté de dissoudre un mariage qui
était devenu pour tous deux une chaîne d'esclavage, parce
que ce n'est pas seulement par l'homme mais par l'homme
et la femme que se réalise la véritable humanité. Enfantin
distingua donc deux sortes de mariages la monogamie et
:

la polygamie (mais avec une seule femme à la fois), c'est-


à dire le mariage durable et le mariage passager. La
polygamie avec plusieurs femmes ou plusieurs hommes
à la fois ne devait être permis qu'aux prêtres et aux
prêtresses.
Bien que dans les débats publics comme plus tard
devant les tribunaux, on ne put présenter d'objection
sérieuse aux saint-simoniens qui prétendaient que l'ordre
social proposé par eux ne ferait que régulariser un état
— 350 —
de choses illégal, la conclusion qu'ils tiraient de la doctrine
du maître montrait cependant combien peu ces jeunes
exaltés étaient capables de comprendre ce qui, dans la
société actuelle, était réalisable ou non, combien peu aussi
ils comprenaient qu'il ne suffit pas d'un trait de plume

pour faire disparaître un état de choses existant depuis


longtemps. Leur excuse est que tous, (comme les partisans
de Lamennais) à l'exception d'Enfantin et de Bazard,
n'avaient que vingt ans en 1830, au moment où l'on
commença à surveiller leur propagande. En 1832 les
chefs de „la famille" furent condamnés, Enfantin à un an
de prison, Michel ('hevalier et Duveyrier à une forte
amende. Les jeunes enthousiastes se dispersèrent aux
quatre vents, mais se distinguèrent presque tous plus tard
dans l'industrie, la science et les arts. Les exagérations
du saint-simonisme eurent aussi peu d'influence que celles
du fouriérisme sur la belle littérature. Seules, les idées
premières et fondamentales de Saint-Simon laissèrent des
traces chez la plupart des romantiques. Elles ne tardèrent
pas en effet à imprégner l'atmosphère de leurs germes et
à se répandre comme une contagion; elles s'emparèrent
des âmes tendres qui y convertirent à leur tour des esprits
plus trempés, des femmes qui y amenèrent des hommes et
réciproquement, des prêtres qui y amenèrent des poètes, des
poètes qui y amenèrent des polytechniciens, et, comme il

arrive d'ordinaire,elles réveillèrent des idées analogues


qui sommeillaient depuis la fin du siècle dernier, les idées
démocratiques de Louis Blanc, les idées philosophiques et
humanitaires qui rappelaient Schelling et en même temps
menaçaient d'affaiblir ou de détruire le règne de l'argent,
comme celles de Pierre Leroux dans sa seconde période,
et enfin des idées comme celles de Lamennais qui faisaient
revivre les temps où les prêtres, la croix à la main,
menaient au combat les armées du peuple dans les guerres
de Jacques Bonhomme.
Lamartine qui avait été sous la Restauration le plus
grand poète conservateur commença dès 1830 à chanceler
— 351 —
dans ses opinions. Ses nouvelles sympathies se manifestent
déjà dans ,,Jocelyn" (1836), si religieux que soit ce roman
en vers. Dans l'introduction il se contente de nous dire
que, quelle que soit sa croyance, il a toujours conservé
le respect de sa jeunesse pour l'Eglise, mais il était impos-
sible de ne pas voir que le poème tout entier était une
protestation contre une des doctrines principales de l'église :

le célibat des prêtres, et dans le journal de Jocelyn je trouve,


à la date du 21 septembre 1800, le passage bien significatif
qui suit:
„La caravane humaine un jour était campée
Dans des forêts bordant une rive escarpée.
Et ne pouvant pousser sa route plus avant,
Les chênes l'abritaient du soleil et du vent;
Les tentes, aux rameaux enlaçant leurs cordages.
Formaient autour des troncs des cités, des villages,
Et les hommes épars sur des gazons épais
Mangeaient leur pain à l'ombre et conversaient en paix;
Ces hommes se levant à la même pensée,
Portant la hache aux troncs, font crouler à leur pieds
Ces dômes où les nids s'étaient multipliés;
Et les brutes des bois sortant de leurs repaires
Et les oiseaux fuyant les cimes séculaires
Contemplaient la ruine avec un oeil d'horreur.
Ne comprenaient pas l'oeuvre et maudissaient du coeur
Cette race stupide acharnée à sa perte.
Qui détruit jusqu'au ciel l'ombre qui l'a couverte!
Or, pendant qu'en leur nuit les brutes des forêts
Avaient pitié de l'homme et séchaient de regrets,
L'homme continuant son ravage sublime
Avait jeté les troncs en arche sur l'abîme;
Sur l'arbre de ces bords gisant et renversé.
Le fleuve était partout couvert et traversé,
Et poursuivant en paix son éternel voyage
La caravane avait conquis l'autre rivage."
Le poète n'en resta pas là. „La Chute d'un Ange",
malgré tous ses défauts, attestait déjà que Lamartine
- 352 —
n'était plus le poète séraphique d'autrefois, et, en même-
temps, dans ses premiers discours à la Chambre, son ortho-
doxie se montrait fortement entamée par les idées saint-
simoniennes. Quoique aristocrate de naissance, il fut en
politique „démocrate conservateur" et voulut assurer à la
monarchie constitutionnelle toutes les libertés et tous les
progrès des temps nouveaux. Il alla même plus loin encore ;

sa célèbre „Histoire des Girondins" publiée en 1847,


oeuvre sans valeur au point de vue historique, mais d'une
poésie et d'une éloquence entraînante, contribua beaucoup
plus qu'aucun autre livre à préparer les esprits à la révo-
lution qui s'annonçait. En 1848 nous voyons l'ancien
poète des cours, devenu le véritable chef de la République,
pérorer avec l'éloquence d'un tribun du peuple sur le
balcon de l'Hôtel de Ville, sans se soucier le moins du
monde des canons de fusils braqués sur lui. Grand et
immortel il restera dans cette minute de sa vie où, par
quelques mâles et éloquentes paroles, il réussit à sauver
la vie de ses concitoyens et à empêcher la guerre civile.
George Sand fut initiée aux idées démocratiques qui
fermentaient à cette époque par Pierre Leroux et elle les
accueillit avec toute son ardeur et sa passion féminine.
Pierre Leroux, métaphysicien doué d'un noble coeur, mais
esprit confus qui philosophait sur les triades de Schelling,
se posait en même temps en réformateur social, en champion
de l'égalité et du progrès ou mieux du progrès dans
l'égalité, puisque celle-ci était, à vrai dire, le seul principe
qu'il voulait fiiire triompher. H commença par attaquer
violemment l'ordre social existant où l'égalité devant la
loi n'empêchait pas que le riche fût exempt du service
militaire, échappât à toutes de châtiments et eût,,
sortes
grâce à la libre concurrence, le droit d'opprimer le pauvre.
Puis, il projeta un nouvel état social reposant sur les
trois facultés de l'homme sensation (perception sensible),
:

sentiment et connaissance, auxquelles répondraient l'indus-


trie, l'art et la science. Ces trois domaines ne devaient
plus être séparés et former des castes comme chez Saint-
— 353 —
Simon, mais rester confondus. Trois représentants de
chacun d'eux formeraient un individu social; selon
C[ue l'activité de l'un ou de l'autre prédominerait, les ateliers
communs se différencieraient entre eux etc.
Quand on relit toutes on est obligé
ces utopies,
d'admirer les écrivains qui eurent le bon sens de les
éviter, de ne s'en tenir qu'aux idées fondamentales de
se contenter d'allumer leur flambeau à la flamme de
l'autel et d'y réchauffer leur amour pour les opprimés,
leur foi dans le peuple et leur enthousiasme pour le progrès.
Le saint-simonisme a manifestement, quoi qu'on en dise,
exercé une influence heureuse sur George Sand; après les
éclats de désespoir que nous avons entendus dans „Lélia",
il lui rendit le calme intérieur, une foi inébranlable en une

grande cause pour laquelle elle pouvait combattre. George


Sand qui avait les j^eux ouverts sur tout ce qui se passait
autour d'elle ne tarda pas à s'apercevoir du puissant mou-
vement qui entraînait les classes laborieuses en France
vers la fin de 1830. A cette époque, la France, jusqu'ici
pays essentiellement agricole, achevait de devenir le pays
de l'industrie, et à la pauvreté des campagnes avaient
succédé la pauvreté et l'agitation de la population toujours
croissante des usines dans les grandes villes. George
Sand, comme presque tous les écrivains démocratiques de
France, tourna bientôt toute son attention vers les ouvriers
des fabriques, leur dure existence, leur vive curiosité, leur
idéal politique et social. Tout au début, le saint-simonisme
l'avait enthousiasmé par sa critique du mariage actuel;
elle avait reconnu là les idées qui lui tenaient le plus
au coeur, cette idée surtout que le mariage n'a de valeur
que comme union libre et que l'officier de l'état civil et
le curé ne peuvent lui donner une consécration supérieure
à celle que lui confèrent l'amour et la conscience. Plus
tard le saint-simonisme imprima également à son amour
du peuple un caractère plus déterminé; le peuple lui parut
receler plus de désintéressement et de virilité que la
bourgeoisie. Il lui sembla que les vices qu'elle avait
Brau d e s , l'école romantique en France. 23
— 354 —
reprochés si amèrement aux hommes dans ses premiers
romans étaient, en réalité, plus imputables à la classe
qu'au sexe , et son amour pour les travailleurs joint à
l'idéalisme inné de sa nature l'amena à les peindre sous
leur côté idéal. De une série de romans où
là, toute
l'opposition primitive d'un homme cruel et égoïste et d'un
homme désintéressé appartenant tous deux à la même
classe est remplacée par l'opposition d'un homme du peuple
et d'un bourgeois ou d'un aristocrate plus ou moins
égoïste et gouverné par les préjugés. Les plus intéressants
de ces romans sont les deux que George Sand écrivit vers
1840: „Horace" que la „Revue des Deux Mondes" refusa
de publier, ce qui amena une rupture momentanée entre
la revue et l'auteur, et „Le Compagnon du Tour de France",
ce vrai roman des travailleurs qui^ avec son innocence et
sa pureté, forme un contraste frappant avec les romans
tapageurs à tendance démocratique d'Eugène Sue qui
parurent peu de temps après. „Horace" me paraît être
une des meilleures oeuvres de George Sand. Elle a peint
là, dans son héros, avec plus de vérité qu'ailleurs le t^^ie
du jeune bourgeois de la royauté de Juillet. Elle y révèle
une clairvoyance et une intuition psychologique qui ne le
cèdent en rien à celles de Balzac. Elle s'y montre animée
d'une aversion profonde pour la bourgeoisie qui pourtant
n'exclut pas chez elle une douce indulgence. En face
d'Horace, Arsène, l'homme du peuple, nous apparaît sous
un jour favorable; il a été peintre, mais la pauvreté l'a
réduit à se faire garçon de café sans que cette modeste
situation l'ait dégradé. Son entière franchise, sa beauté
sans apprêts font de lui un des personnages les plus sym-
pathiques de l'auteur et inspirent la confiance.
Arsène est un frère des B ou sin go t s, de ces jeunes
étudiants qui, vers 1830, firent dévier l'école romantique
dans la politique et qu'on retrouve souvent représentés
sur les gravures de l'époque, avec leurs gilets à la Robes-
pierre, leurs cannes massives, leurs chapeaux de cuir bouilli
ou leurs casquettes de velours rouge. Les Bousingots
— 355 —
ressemblaient extérieurement aux corporations d'étudiants
dans les universités allemandes, ils prirent part à toutes
les manifestations dirigées contre le gouvernement du
Juste-milieu, George Sand embrassa leur cause avec chaleur.
Elle écrit: „Aucun de ceux qui ont si légèrement troublé
l'ordre public dans ce temps-là ne doit rougir, à l'heure
qu'il est, d'avoireu quelques jours de chaleureuse jeunesse.
Quand la jeunesse ne peut' manifester ce qu'elle a de
grand et de courageux dans le coeur que par des attentats
à la société, il faut que la société soit bien mauvaise".
Arsène combat en héros et se trouve grièvement blessé
dans la révolution du 5 juin 1832 que George Sand se
plait à décrire. Dans les années qui suivent, il achève
son éducation et devient un profond politique. Son
apprentissage nous intéresse particulièrement, parce que
George Sand, à cette occasion, nous déclare firanchement
ses sympathies. L'homme qu'Arsène admire par-dessus
tout c'est Godefroy Cavaignac. George Sand dit de lui
et de ses amis qui avaient fondé la société „Les amis du
peuple" „Les vastes aspirations de leurs âmes vers l'avenir
:

marquaient du moins un progrès immense, incontestable


sur le libéralisme de la Kestauratiou Les autres répu-
. . .

blicains étaient un peu trop occupés à renverser le pouvoir


point assez d'asseoir les bases de la République . . .

Cavaignac s'occupait à mûrir des idées, à poser des prin-


<3ipes. Il songeait à l'émancipation du peuple, à l'éducation

publique gratuite, au libre vote de tous les citoyens, à la


modification progressive de la propriété etc". La dureté
de coeur et l'étroitesse d'esprit d'Horace se trahissent entre
-autres par les jugements dédaigneux qu'il porte sur le
saint-simonisme dans lequel il ne veut voir qu'une chimère ;

il ne comprend rien au véritable rapport des sexes, et


c'est pourquoi une jeune couturière qui a vécu avec son
ami, un jeune et excellent médecin, dans une union que
tous deux considèrent comme le vrai mariage religieux*

") Voir les chapitres G— 10: 14—20.


23*
— 356 —
lui fait une leçon qui le confond. Assurément les pro-
blèmes que soulève ici George Sand sont trop complexes et
trop difficiles pour qu'elle ait pu les résoudre, mais par
cela seul qu'elle s'y intéresse, elle a donné à son roman un
puissant cachet historique. Il ne s'agissait point d'ailleurs

pour elle de résoudre des questions sociales, mais de


montrer seulement comment l'action de celles-ci s'exerce
jusque sur des jeunes femmes aimantes et sur des hommes
épris de la vérité.
Dans „Le compagnon du Tour de France" qui, comme
roman, est inférieur à „Horace", j'admire surtout la
fraîcheur et la spontanéité du sentiment d'où il est sorti.
Il est facile, quand on a vingt ans, de se montrer acces-
sible à la compassion et de se révolter contre les injustices
du sort. Mais, à quarante ans, avoir faim et soif de la
justice pour autrui, ne pouvoir regarder avec indifférence
le joug qui oppresse les autres, rougir d'avoir pu un jour
se réjouir au spectacle de la misère universelle, voilà le
sentiment, rare s'il en fut, qui détermina George Sand à
écrire „Le Compagnon du Tour de France". Comme ce
livre respire l'amour du peuple, du peuple tel qu'il est,
qui s'enivre et se livre à des actes de violence, mais aussi
qui travaille et développe son intelligence Cet amour est
!

si grand chez George Sand qu'il lui est impossible de


s'arrêter longtemps aux vices qu'elle a devant les yeux
(voir la conversation du chapitre XXV). L'idée sur laquelle
repose le roman est exprimée peut-être sous la forme la
plus concise dans le passage suivant: Un marquis fidèle
au vieux principe: „rien de commun avec le peuple",
sous le prétexte quele peuple serait à la fois le plaignant
et le juge, on le laissait plaider sa cause, ne trouve
si

rien à répondre à l'objection que lui fait sa jeune fille:


„ne sommes-nous pas dans la même situation?"
Aussitôt après avoir écrit „Le Compagnon du Tour
de France" George Sand se jeta dans la politique mili-
tante. Depuis qu'elle avait rompu avec la „Kevue des
Deux Mondes," elle avait fondé avec Leroux, Viardot,
— 357 —
Lamennais et le polonais Mickiewicz la „Revue indépen-
dante;" en 1843 elle fonda avec quelques autres amis
le journal républicain „L'Eclaireur de l'Indre" pour lequel
Lamartine lui-même promit sa collaboration. Elle y
défendit la cause des ouvriers des villes aussi bien que
celle des ouvriers de la campagne, (Article sur les
garçons boulangers. — Lettres d'un paysan de la Forêt-
Noire.) En 1844, dans un grand article intitulé „Politique
et Socialisme" elle se déclara nettement socialiste.
Lorsque la révolution de 1848 éclata, elle était tout à
fait mûre pour y prendre part; elle dirigea pendant
quelque temps un journal hebdomadaire „La Cause du
Peuple," écrivit „Un Mot aux Classes moyennes" et les
célèbres „Lettres au Peuple," enfin des Bulletins pour
le gouvernement provisoire. Avec les années et sous
l'appréhension des dangers croissants, son socialisme
républicain prit une forme presque fanatique. Immédiate-
ment avant les élections pour l'Assemblée Nationale Cons-
tituante, elle écrit sous le titre de „La Majorité et
l'Unanimité," un article pour recommander des élections
libérales, et elle ajoute en terminant que, si les élections
ne sont pas favorables aux intérêts du peuple, il restera
encore à celui-ci le recours aux armes.*)
Il est intéressant de voir comment George Sand,
dans son enthousiasme pour la souveraineté du peuple,
aboutit elle-mêine au despotisme et quelle sauvage énergie
il y avait dans cette femme géniale. C'était le même
une centaine de romans
esprit vigoureux qui avait déjà écrit

*) Qu'on goûte les lignes suivantes pleines d'une exquise


•et naïve hypocrisie féminine: „Elle se sent, elle se connaît
maintenant, la voix unanime du peuple. Elle yoiis re'duira
tous au silence, elle passera sur vos têtes comme le souffle de
Dieu, elle ira entourer votre représentation nationale, et voici
ce qu'elle lui dira : „Jusqu'ici, tu n'étais pas inviolable, mais
nous voici avec des armes parées de fleurs et nous te
déclarons inviolable. Travaille, fonctionne, nous t'entourons de
quatre cent mille baïonnettes, d'un million de volontés. Aucun
parti, aucune intrigue n'arrivera jusqu'à toi. Recueille-toi et agis."
— 358 —
sans s'interrompre et qui s'exprimait ici comme un Ledru-
Rollin et un Louis Blanc, bien plus, qui criait avec une
brutale franchise ce que ces hommes croyaient parfois
prudent de taire.
Hugo mouvement démocratique
fut introduit dans le
par Lamennais dans son ouvrage principal ,, Essai
qui,
sur l'Indifférence" battait déjà en brèche le principe
d'autorité qu'il avait défendu avec exaltation dans sa
jeunesse. En août de l'année 1832 ses doctrines furent
condamnées par le pape.*)
Dès sa jeunesse, Hugo avait été très intimement lié

avec Lamennais. Sommé un jour par l'abbé de Rohan


de se un confesseur, il était allé tout d'abord
choisir
vers Frayssinous qui n'était alors qu'un prêtre
l'abbé
ardent et dévoué et qui depuis était devenu pour Paris
le prédicateur à la mode. Mais, comme la direction
mondaine de l'abbé Frayssinous ne plaisait guère au
jeune Hugo, l'abbé de Rohan l'adressa à un prêtre petit
et maladif, dont le nez aquilin se détachant sur son
visage de cire avançait entre deux yeux vifs et inquiets
et qui, vêtu d'ordinaire pauvrement et grossièrement,
portait des bas de laine bleue et de gros souliers garnis
de clous. C'était le célèbre Lamennais.
Les idées conservatrices et religieuses de Lamennais
et de Hugo se modifièrent dans les années qui précédèrent
la révolution de juillet tous deux firent volte-face presque
:

à la même époque. Un soir du mois de septembre 1830


Lamennais trouva Hugo en train d'écrire: Est-ce que
je vous trouble? demanda- t-il. —
Non, mais ce que
j'écris ne vous intéressera pas. —
Lisez seulement. Et
Hugo se mit à lire ces lignes extraites de son „Journal
des idées et des opinions d'un Révolutionnaire de 1830":
„La république, selon moi, la république qui n'est pas
encore mûre, mais qui aura l'Europe dans un siècle, c'est
la société souveraine de la société; se protégeant, garde

*) Voir Brandes: die Reaktion in Frankreich — 8e édit


— 1900 — p. 260.
— 359 —
s'administrant, commune; se
nationale; se jugeant, jury;
gouvernant, collège électoral.
monarchie, armée, la
Les quatre membres de la 1

pairie, ne sont pour cette


magistrature, l'administration, la
gênantes qui s atrophient
république que quatre excroissances
et meurent bientôt." ,.,
trop,
dans ces lignes une phrase de
clit
IlV a
République n est
Lamennais, celle où vous dites que la
Vous la transportez dans 1 avenir, il
pas encore mûre.
faut que nous l'ayons tout de
suite".
plus tard, Lamennais avait
rompu
Quelques jours
Rome. Pour montrer qii i n avait
définitivement avec
par 1 incrédulité mais
point été amené à cette rupture
donna à son livre ^^ P^^'
par de nouvelles convictions, il
croyant {1^.66).
célèbre le titre de „Paroles d'un _

prétendu que depuis l'invention de l'imprimerie


On a
aucun livre n'a eu un tel succès.
En quelques années
des reproductions et des traductions
parurent cent éditions,
C'était comme une
dans presque toutes les langues.
Pèlerins polonais" de Mickiewi z
îmitatimi du „Livre des
précisément aussi de paraître; dans un style
qui venait
il attaquait la
royauté
tour à tour biblique et évangélique
prêtres, tous ceux qui avaient
en Europe, le pape, les ^le
l'^sclavag
travaillé à' la ruine de la Pologne et a
l'Italie gouvernement égoïste de Louis-Phiiippe
et jusqu'au
animé par une éloquence
en France. Ce livre pathétique,
pauvre en psychologie, ne sait que condamner
d'apôtre mais
ou clair comme
ou louer; il est ténébreux comme
l'enfer
du sentiment, la pureté et la
le ciel; mais la chaleur
noblesse des pensées lui donnent
un charme extraordinaire
écrit dans le
En 1837 parut „Le Livre du Peuple"
même esprit. abbé fut jeté en prison, mais
L'audacieux _

„Une Voix ff Prison


n'en continua pas moins à écrire.
Peuple", „De l'Esclavage
Du Passé et de l'Avenir du Lamennais
composés à Sainte-Pélagie.
moderne« furent tous
avant la révolution de février quand le
mourut trois ans
avec le p us
mouvement qu'il avait imprimé se déchaînait
quelques exemples de son style:
d'impétuosité. Je donne ici
— 3(10 —
„Ne vouslaissez pas tromper par de vaines paroles.
Plusieurs chercheront à vous persuader que vous êtes
vraiment libres, parce qu'ils auront écrit sur une feuille
de papier le mot de liberté et l'auront affiché à tous
les carrefours.
La un placard qu'on lit au coin de
liberté n'est pas
la rue. une puissance vivante qu'on sent en soi
Elle est
et autour de soi, le génie protecteur du foyer domestique,
la garantie des droits sociaux et le premier de ces droits.
L'oppresseur qui se couvre de son nom est le pire
des oppresseurs. Il joint le mensonge à la tyrannie et à

l'injustice la profanation, car le nom de liberté est saint.


Gardez-vous donc de ceux qui disent „Liberté, Liberté"
et qui la détruisent par leurs oeuvres.

Jeunesoldat, où vas-tu?
Je vais combattre pour la justice, pour la sainte cause
des peuples, pour les droits sacrés du genre humain.
Que tes armes soient bénies, jeune soldat!
Jeune soldat, où vas-tu?
Je vais combattre pour renverser les barrières qui sé-
parent les peuples et les empêchent de s'embrasser comme les
fils d'un même père, destinés à vivre unis dans un même amour.

Que armes soient bénies, jeune soldat


tes !

Jeune où vas-tu?
soldat,
Je vais combattre pour affranchir de la tyrannie de
l'homme la pensée, la parole, la conscience.
Que tes armes soient bénies, sept fois bénies, jeune
soldat! . .

Le laboureur porte le poids du jour, s'expose à la


pluie, au soleil, aux vents, pour préparer par son travail
la moisson qui remplira ses greniers à l'automne.
La justice est la moisson des peuples.
L'artisan se lève avant l'aube, allume sa petite lampe
et fatigue sans relâche pour gagner un peu de pain qui
le nourrisse lui et ses enfants.
La justice est le pain des peuples.
— 3G1 —
Le marchand ne refuse aucun labeur ne se plaint
d'aucune peine; il use son corps et oublie le sommeil
afin d'amasser les richesses.
La liberté est la richesse des peuples.
Le matelot traverse les mers, se livre aux flots et
aux tempêtes, hasarde entre les écueils, souffre le froid et
se
le chaud, afin de s'assurer quelque repos daus ses vieux jours.
La liberté est le repos des peuples.
Le soldat se soumet aux plus dures privations il veille ;

et combat et donne son sang pour ce qu'il appelle la gloire,


La liberté est la gloire des peuples.
S'il est un peuple qui estime moins la justice et la
liberté que le laboureur sa moisson, l'artisan un peu de pain,
le marchand ses richesses, le matelot le repos et le soldat
la gloire,élevez autour de ce peuple une haute muraille,
afin que son haleine n'infecte pas le reste de la terre."
Cette forme dialoguée était abstraite et monotone,
mais elle était en même temps si éloquente qu'elle pro-
duisait sur la foule une puissante impression. Lamennais
exprimait ses idées révolutionnaires dans une prose qui
s'élevait presque jusqu'à la poésie la plus pure.
Hugo alla plus loin encore. On se rend bien compte,
quand on lit les poésies qu'il composa vers 1840, que
son oreille poétique entendait les grondements souter-
rains de la révolution qui s'approchait et qu'il la pressentait.
Dans l'introduction des „Feuilles d'automne" il s'élève
contre l'Angleterre qui a transformé l'Irlande en cimetière,
contre les princes qui ont fait de l'Italie un bagne de
forçats, contre le czar qui peuple la Sibérie de Polonais
et, faisant allusion au saint-simonisme, il parle déjà des
vieilles religions qui se transforment et des nouvelles qui
surgissent „bégayant des formules mauvaises d'un côté,
bonnes de l'autre." A partir de cette époque, il se montre
dans toutes ses oeuvres le champion de la liberté des
peuples, de la démocratie et de l'humanité. Il avait
commencé, comme poète dramatique, par une simple
révolution dans la forme artistique. Bientôt, ainsi que
— 362 —
Voltaire l'avait fait pour ses tragédies, il fit du drame
une tribune d'où répandit ses idées. „Le Roi s'amuse"
il

est dirigée contre l'absolutisme d'un libertin couronné,


François I^^". ,,Angelo", dont la préface est tout à fait
dans l'esprit saint-simonien, oppose la femme mise en
dehors de la société à la femme respectée par la société,
donne à l'actrice nomade des vertus que n'ont pas les
dames du grand monde et l'idéalise tout comme celles-
ci. „Euy-Blas", c'est, sous forme de symbole, l'avènement
au trône des classes inférieures. Dans „Les Précieuses
Ridicules" de Molière le valet est encore traité comme un
animal ou une chose; immédiatement avant la Révolution
„Scapin" est devenu „Figaro", dans „Ruy Blas" il a saisi
les rênes du gouvernement. Tout en n'étant pas insensible
aux défauts des drames de Hugo sent néanmoins
, on
passer en eux le souffle des grandes idées.
rafraîchissant
Hugo était naturellement si dogmatique qu'il trans-
formait en un système de doctrines toutes les pensées qu'il
accueillait successivement, par conséquent aussi les idées
humanitaires. Dès sa jeunesse, il combattit la peine de
mort au nom de l'humanité dans „Le dernier Jour d'un
Condamné" et „Claude Gueux", en outre dans un grand
nombre de lettres adressées aux rois de France et aux
tribunaux étrangers. Si les opinions sur l'abolition de la
peine de mort, quand il s'agit de meurtriers vulgaires,
sont très partagées, les efforts que fit Hugo cependant
pour sauver la vie des criminels politiques doivent lui
concilier la sympathie générale. Il a réussi personnelle-

ment à sauver plus d'une vie humaine. Je rappelle l'histoire


la plus connue, celle du plus noble révolutionnaire du
temps, Armand Barbes, échappant à l'échafaud grâce à
quatre vers touchants que Hugo fit parvenir à Louis-
Philippe. Une action semblable nous dédommage de tout
le pathos déclamatoire et doctrinaire du poète.
L'expression la plus belle et la seule juste que le plus
grand poète lyrique de la France ait donné à sa pensée,
il faut naturellement la chercher dans ses poésies lyriques.
— 363 —
Tous les drames de la première période de sa vie et tous
les romans de la seconde (dont nous n'avons pas à nous
occuper ici) ne sont rien en comparaison des poésies
immortelles de 1830 à 1840 réunies sous le titre de
„Contemplations". Là, sa foi au progrès de l'humanité,
ses sentiments religieux ont trouvé véritablement l'expression
qui leur convenait. Il pouvait écrire avec raison:

,, Marquis, depuis vingt ans je n'ai comme aujourd'hui


Qu'une idée en esprit: servir la cause humaine
La vie est une cour d'assises; on amène
Les faibles à la barre accouplés aux pervers.
J'ai dans le livre, avec le drame, en prose, en vers,
Plaidé pour les petits et pour les misérables.
Suppliant les heureux et les inexorables;
J'ai réhabilité le bouffon, l'histrion,
Tous les dammés humains, Triboulet, Marion,
Le laquais, le forçat et la prostituée

J'ai réclamé des droits pour la femme et l'enfant


J'ai tâché d'éclairer l'homme en le réchauffant
J'allais criant : science ! écriture ! parole !

Je voulais résorber le bagne dans l'école.

Le passé ne veut pas s'en aller, il revient


Sans cesse sur ses pas, reveut, reprend, retient,
use à tout ressaisir ses ongles noirs, fait rage;
Il gonfle son vieux flot, souffle son vieil orage.
Vomit sa vieille nuit, crie: à bas! crie: à mort!
Pleure, tonne, tempête, éclate, hurle, mord.
L'avenir souriant lui dit: Passe, bonhomme."
On n'en resta point là; la révolution de 1848 passa
comme un orage sur l'Europe en purifiant tout; 1848 fut
l'année du grand bouleversement, de l'affranchissement du
peuple, des luttes héroïques et aussi hélas des utopies !

romantiques. Des poètes et des exaltés avaient remplacé


au pouvoir les hommes d'Etat. La France n'était plus
gouvernée par des idées politiques, mais par des idées
— 364 —
saint- simonieiines, iiéo-clirétiennes et poétiques. Quelle
signification ne i)ren(l ]n\H à nos 3'eux l'un des premiers
actes (lu gouvernement ])rovisoire, la proclamation qu'il
fit de l'abolition de l'esclavage, sur la proposition de
Lamartine? Tout courant romantique français
le vient
ainsi se déverser dans la révolution de 1848.

Chapitre XXXIV.

Les Méconnus et les Oubliés.

Lorsqu'on embrasse la littérature d'une période


déterminée pendant laquelle un nouveau courant s'est
établi et a fini par l'emporter, on se figure être sur un
champ de Des plaintes sourdes s'élèvent parmi
bataille.
les chants de triomphe des vainqueurs. Je ne parle pas
ici des lamentations des vaincus qui ont mérité leur
défaite et que, par conséquent je ne puis plaindre; je
songe uniquement aux oubliés et aux blessés du parti
victorieux, car il y en a aussi dans les luttes littéraires.
Il est intéressant de jeter un regard sur les hommes qui,
au milieu du grand combat romantique, ont été enlevés
à la fleur de l'âge ou du moins ont été si grièvement
atteints que depuis ils n'ont plus fait que traîner une
misérable existence. De tous ceux, et le nombre en est
incalculable, qui s'engagent dans la carrière littéraire,
deux ou trois à peine arrivent en général au but. Les
faibles succombent les premiers, je veux dire les talents
fragmentaires qui se laissèrent séduire par l'appât des
honneurs et de la fortune et qui, s'enveloppant d'illusions
nébuleuses, veulent suivre les autres jusqu'au moment
— 3ß5 —
où ils s'affaissent, épuisés de fatigue, pour se réveiller
dans une salle d'hùpital.
Ainsi tombent souvent également tous les hommes
de génie qui ne sont pas capables de se faire valoir, qui
ne savent point se soumettre aux exigences de leur temps
et encore moins se gagner des lecteurs. Ils sont évincés
et rejetés dans l'ombre par des esprits médiocres plus ou
moins habiles dans lesquels la foule reconnaît la chair de
sa chair et le sang de son sang.
D'ailleurs, ce genre de travail mine par lui-même
bien des talents, parce qu'il n'admet point de repos, qu'il
épuise les nerfs et qu'il exige une tension et une activité
continuelles, attendu qu'il n'y a que les oeuvres produites
dans ces conditions qui agissent puissamment sur le lecteur.
En outre, ce travail est rétribué plus mal encore que tout
autre; il aiguise extraordinairement les facultés sensitives
et pourtant les écrivains n'en restent pas moins liés aux
lois aux usages de leur siècle; par là s'explique chez
et
beaucoup d'entre eux ce désir ardent et insatiable qui les
consume de jouir de la vie et de s'enrichir d'impressions,
ce que le monde appelle phtisie, consomption, démence.
D'autres succombent aux difficultés inhérentes à la
situation d'écrivain. L'équilibre social repose sur la con-
vention tacite de ne jamais proclamer l'entière vérité. Si
pourtant il se rencontre un écrivain né pour dire la vérité,
il faut nécessairement ou bien qu'il mente et, dans—
ce cas, il renie son propre caractère —
ou bien qu'il ose
parler en toute franchise, ce qui est extrêmement dangereux,
car il peut ainsi s'attirer des inimitiés terribles, telles
qu'on en voit seulement en littérature, des inimitiés qui
ont mille organes pour s'exprimer, mille bâillons pour
imposer le silence. Et pour celui à C|ui il importe surtout
de faire connaître son nom, il n'est pas de danger plus
grand que ce meurtre par guet-apens au moyen de l'arme
du silence.
Le travail exigé des écrivains et les difficultés aux-
quelles ils se heurtent ordinairement devaient naturellement
— 366 —
s'accroître dans une époque comme celle de 1830, parce
qu'alors surgissait en même temps, comme par un coup
de baguette magique, tout un groupe de talents féconds,
que tous ceux qui avaient de l'esprit et de l'imagination
se sentaient attirés vers l'art et la poésie et que la gloire
littéraire et artistique brillait aux 3'eux de la jeunesse
comme la gloire militaire sous Napoléon.
Il faut ajouter à cela qu'à cette même époque la
rupture avec la tradition était la première condition pour
réussir dans l'art et que le mot d'ordre était d'aimer et
de se laisser aimer, d'écrire des chefs-d'oeuvre, de mépriser
les hommes ou de travailler à leur bonheur et de mourir.
Quand on promène ses regards sur le champ de
bataille du romantisme, on aperçoit, couchés en rangs
serrés, les pauvres oubliés. Il y a parmi eux de riches

et vigoureux talents tel que le comte Eusèbe de Salles,


médecin, vo3'ageur, professeur d'arabe (né à Marseille en
1801) dont le roman „Sakontala à Paris" est une des
peintures psychologiques les plus originales de cette époque.
Néanmoins aucun de ses livres n'eut de seconde édition
ni ne le rendit célèbre, bien qu'un soir, dans sa jeunesse,
il fût fêté à l'égal de Hugo dans le salon de Nodier.

Voici Eeg nier -Desto urbet, dont le roman „Louise"


qui est dédié à Janin et qui a peut-être été inspiré par
lui, traite un sujet délicat avec une grande liberté et un
esprit supérieur. Voici Charles Do v aile qui mourut à
vingt ans à peine dans un duel, mais dont le recueil de
poésies „Le Sylphe" révélait déjà un talent auquel Hugo
rendit hommage quand il se fut éteint. Voici Eugène
Hugo, le frère aîné et mélancolique de Victor, en même
temps son ami fidèle qui, avec un talent de même nature
mais bien inférieur, combattit à ses côtés dans la première
campagne du romantisme, mais mourut fou en 1837.
Fontane y s qui était un esprit si distingué, un caractère
fier et discret, n'a pas laissé de trace: il fut pendant quel-
que temps secrétaire d'ambassade à Madrid et resta toujours
l'un des fidèles de Huo-o. Dans sa Nouvelle „Adieu"
— 367 —
(Revue des Deux Mondes 183'2) il a raconté l'une des
aventures romantiques les plus douloureuses de sa vie; le
chagrin d'amour qui causa sa mort en 1837 se trouve
indiqué dans l'autobiographie de George Sand, Le nom de
Félix Arvers, ce poète lyrique si délicat, n'est plus attaché
aujourd'hui qu'à un gracieux sonnet; celui de Laben ski
à une ode, celui d'Ernest Fouinet au sonnet intitulé
„A deux heureux" écrit en marge de l'édition de Ronsard
que tous les poètes de l'école romantique offrirent à Hugo,
sur la proposition de Sainte-Beuve, avec quelques vers de
leur façon. Si Fouinet est complètement oublié de nos
jours, un vers de lui au moins:
„Pour que l'encens parfume, il faut que l'encens brûle"
mérite de rester, parce qu'il renferme toute la poétique
du romantisme.
Dans la foule des talents inconnus je trouve de pau-
vres poètes saint-simonienscomme Poyat, des satiriques
comme Théophile F e r r i è r e qui exerça sa
verve railleuse
sur les extravagances des jeunes romantiques, ainsi que
Gautier l'avait fait dans „Les Jeunes-France", et livra
dans son „Lord Chatterton" une parodie du drame de de
Vigny; je rencontre enfin des noms comme celui d'Ulric
Guttinger dont on se souvient encore aujourd'hui, parce
que Musset lui dédia dans son premier livre une poésie en-
thousiaste. Pour éclairer davantage la vie de ces enfants
disgraciés du sort, je veux m'arrêter à quelques-uns aussi
longtemps qu'il est nécessaire pour les caractériser et
peindre par conséquent leur époque sous un nouveau jour.
Car il est à remarquer que le caractère d'une époque se
marque nettement dans ceux précisément qui ne purent
point arriver à la gloire parce qu'ils ne surent pas garder
la mesure.
Le premier que je nommerai, c'est Imbert Gallois,
non pas parce qu'il fut plus grand que les autres, mais
parce qu'il représente un type particulier. Galloix était
un pauvre Genevois très lettré et très doué, fils d'un
modeste maître d'écriture; il vint à Paris n'ayant" pas de
quoi vivre plus d'un mois, attiré par la gloire bruyante
— 368 --

des romantiques, dans le secret espoir de faire la connais-


sance des hommes qui l'avaient enflammé d'enthousiasme
et de devenir peut-être leur égal.
A son arrivée à Paris, il se rendit tout d'abord chez
Nodier, le patriarche de la nouvelle école, puis chez Hugo,
son chef, et chez Sainte-Beuve, son porte-drapeau. Hugo
a décrit sa première visite dans une page*) dont je
reproduis un extrait: un matin
„C'était en octobre 1827,
qu'il faisait déjà froid, je déjeunais, la porte s'ouvre, un
jeune homme entre, un grand jeune homme un peu courbé,
l'oeil brillant, les cheveux noirs, les pommettes rouges,
une redingote blanche assez neuve, un vieux chapeau. Il
me parla poésie. H avait un rouleau de papier sous le
bras. Je l'accueillis bien. Je remarquai seulement^ qu'il
cachait ses pieds sous sa chaise avec un air gauche et
presque honteux. Il toussait un peu. Le lendemain, il

pleuvait à verse, jeune homme revint.


le Il resta trois

heures. Il était d'une belle humeur et tout rayonnant.

Il me parla des poètes anglais sur lesquels je suis peu

lettré, Shakespeare et Byron exceptés. Il toussait beaucoup.

Il cachait toujours ses pieds sens sa chaise. Au bout de


trois heures, je m'aperçus qu'il avait des souliers percés
et qui prenaient l'eau. Je n'osai lui en rien dire. Il

s'en alla sans m'avoir parlé d'autre chose que des poètes
anglais." Il se présenta à peu près de cette façon chez-
les écrivains les plus éminents; ses paroles, ses vers révé-
laient en lui un grand talent; il fut partout bien ac-
cueilli, toujours encouragé et souvent aidé. Il éprouve une
joie innocente à écrire à ses amis de Genève comment
les hommes les plus distingués le traitent comme un des
leurs. Mais, en même temps, une profonde mélancolie
l'accabla il;ne se crut pas capable de vivre dans la
société où il était né; le grand chagrin de sa vie qui devint
chez lui une idée fixe était, chimère bizarre, dit Hugo,
de n'être pas né Anglais. Il sentait qu'il était fait

pour comprendre la littérature anglaise; il lisait inces-

•j cf. Littérature et philosophie mêle'es. — Imbert Gallois^


— 369 —
samment les auteurs anglais et rêvait d'économiser assez
d'argent pour aller à Londres et devenir un grand poète
anglais.
Quand, un an après son arrivée à Paris, on le trouva
mort dans son triste réduit, mort de désespoir et de misère,
il avait encore une grammaire anglaise entre les mains.
Qu'on juge maintenant du ton de ses lettres „Oh, mon :

unique ami, qu'ils sont malheureux ceux qui sont nés


malheureux! ... Un accès de fièvre m'a pris ce soir,
c'était l'excès de la peine morale Depuis que je suis
. . .

ici, ma douleur a pris cinq à six formes mais le point . . .

central de mes maux, c'est de n'être pas né Anglais. Ne


riez pas, je vous en supplie; je souffre tant! ... Je suis
lié avec presque tous les littérateurs les plus distingués;
souvent, dans les salons, j'ai des moments de satisfaction
mondaine; enfin quelquefois je suis enivré de ces petits
triomphes d'une soirée, d'un instant; et avec cela, le fond,
la presque totalité de ma vie, c'est, je ne dirais pas le
malheur, mais un chancre aride; un plomb liquide me
coule dans les veines; si Ton voyait mon âme, je ferais
pitié ... En Angleterre, j'aurais au moins cinquante
poètes d'une vie aventureuse, et dont les livres sont pleins
d'imagination, de pensée, etc; en France, je n'en ai pas
trois. Outre cela, j'aurais eu une patrie dont j'aurais
aimé jusqu'aux préjugés; il y a tant de poésie dans les
vieilles moeurs de l'Angleterre, et tant d'imagination dans
tout ce qui est de ce pays-là . . . Une dame anglaise,
qui me donne des leçons, m'a bout de deux
dit qu'au
ans de séjour en Angleterre, j'écrirai très bien en anglais,
parce que, dit-elle, j'écris déjà comme très peu de Français."
C'était là une touchante illusion. Le pauvre jeune homme
qui n'était pas encore complètement maître de sa langue
maternelle, dont les odes manquaient de souffle et les vers
de parfum, malgré l'art raffiné dont ils témoignent, rêvait de
posséder à fond une langue étrangère en quelques années.
Il perdit bientôt cette naïve confiance en ses propres forces

et jugea ses poésies plus sévèrement que ne le faisaient


Brandes, l'öoolc romantique en France. 24
— 370 —
les autres, plus sévèrement même mentaient.
qu'elles le
Il s'isola du monde dans lequel il d'abord avec
s'était jeté
une si ardente et si fiévreuse curiosité. Il épuisa son

talent dans les controverses —


ce qui est toujours dan-
gereux —
jusqu'à ne plus avoir „une seule idée droite
dans le cerveau" (Hugo —
Littérature et philosophie mêlées).
Il travailla pour les libraires, écrivit des compilations,
des dissertations, des biographies jusqu'au moment où le
coeur lui manqua pour cette besogne. Quand il mourut,
dans sa vingt-deuxième année, le monde extérieur lui était
devenu absolument indifférent, et il avait cessé de croire
à son talent. Il se laissa mourir*).

De Galloix, je passe à des esprits plus vigoureux et


de plus grande valeur, tels que Louis Bertrand, Petrus
Borel et Théophile Dondey. Ces trois noms, jadis inconnus,
sont familiers aujourd'hui à tout amant de la littérature
en France et à l'étranger. Leurs oeuvres sont imprimées
sur papier hollandais dans des éditions de luxe, et leurs
éditions originales ont une valeur toujours croissante, surtout
depuis que Charles Asselineau les a remises en honneur. De
leur vivant, ces pauvres poètes ne trouvèrent plus d'éditeur
au bout de quelques années: aujourd'hui on imite jusqu'aux
vignettes et au titre de leurs premières oeuvres, et les catalo-
gues des antiquaires les désignent comme „rares et précieux".
Louis Bertrand, né en 1807 dans cette ville de Dijon
qu'il a si bien chantée**) et plus connu sous le nom de

*) Les „Poésies posthumes" d'Imbert Galloix furent pu-


blie'es à Genève en 1834. Parmi elles fut insérée par inadver-
tance — il serait insensé de l'interpréter autrement —
la poésie
de Sainte-Beuve ,,Suicide".
**) Voir par exemple la ballade intitulée: „Dijon"
Dijon, la fille
Des glorieux ducs,
Qui XDOrtes béquille
Dans tes ans caducs!

Jeunette et gentille,
Tu bus tour à tour
Au pot du soudrille
Et du troubadour. etc. etc.
— 371 —
Gaspard de la Nuit, représente im côté de l'école roman-
tique par les efforts qu'il fit pour rénover la prose. Pendant
que ses contemporains s'élançaient sur des routes, nouvelles,
il fut, lui, un sculpteur et un orfèvre du style.
Personne
mot Avant d'écrire, il a
n'a haï comme lui le vulgaire.
en quelque sorte passé son vocabulaire au crible pour
en
retranclier tous les termes usés et n'employer que les

termes pittoresques et musicaux. La rime rend parfois


consiste pré-
les chevilles nécessaires; l'art de Bertrand
cisément en ce qu'il les évite. Il a consacré toute sa

vie à un genre littéraire qui lui appartient exclusivement


et qui plus tard a été exploité par d'autres
(par exemple
en prose des Nouvelles et des
par Baudelaire): il a écrit
Fantaisies de quelques pages à la manière de Rembrandt,
de Callot, de Breughel, de Gérard Dow et de
Salvator
Les meilleures d'entre elles ont la perfection des
Rosa.
tableaux de ces grands maîtres.
En 1828, pendant la première période purement
écrivit pour
littéraire du mouvement romantique, Bertrand
dijonnais, „Le Provincial", qui venait de se
un iournal
fonder, des poésies et des chroniques (par exemple
„La
Chanson du Pèlerin qui heurte pendant la nuit sombre
et pluvieuse à l'huis du Châtel", „La Jeune Fille" etc)
qui attirèrent l'attention de Chateaubriand, de
Nodier et
ne plus que le voyage de Dijon
de Hugo, et bientôt il fit

à Paris et de Paris à Dijon. A peine âgé de vingt-deux


ans, il se présenta un soir dans le salon
de Nodier pour
là mainte connaissance, mais
y lire une ballade. Il y fit

s'attacha tout particulièrement à Sainte-Beuve


qui devint
chez lui
son conseiller. A partir de ce jour, il descendit
qu'il alla à Paris et lui confia ses manuscrits.
toutes les fois
Il était gauche comme un provincial
et exalté comme un

mais on devinait le poète qu'il était, rien qu'à


dilettante,
petits yeux noirs.
voir le regard timide et inquiet de ses
Immédiatement après la révolution de Juillet, Ber-
l'extrême-
trand se jeta dans la politique et fit partie de
crauche. En vrai fils de soldat de la République et de
24*
— 372 —
l'Empire, il laissa déborder, dans sa lutte contre labour-
geoisie, tout l'enthousiasme guerrier qu'il avait contenu
jusqu'alors. Il n'avait que vingt -deux ans, quand un
journal du parti adverse l'attaqua en raison de sa jeune=?se
avec beaucoup de violence et de dédain. Il contraignit le
directeur à insérer une réponse où il était dit entre autres
choses : „Je préfère vos mépris à vos éloges. Vos éloges n'au-
raient pas en effet grande valeur après ce que Hugo, Sainte-
Beuve, Ferdinand Denis et d'autres ont dit de mon talent.
Puisque vous m'y forcez, je veux opposer à votre impudence
quelques lignes que le génie lui-même m'a adressées.
Hugo m'écrivait dernièrement: ,.je lis vos vers à mes amis,
comme je lis ceux d'André Chénier, de Lamartine et de
de Vigny. Il est impossible de connaître mieux tous les

secrets du style" Voilà ce que Hugo écrit à un homme


que vous osez nommer un commis. Il est vrai que je

n'ai pas l'honneur de descendre d'un gentilhomme flagorneur


et que je ne suis ni éligible ni électeur (par mes revenus;)
mon père était un patriote de 1789, un chevalier d'aventure
qui, pendant dix-huit ans versa son sang sur les bords du
Èhin, et qui, à l'âge de cinquante ans, comptait trente
années de service, neuf campagnes et six blessures. C'est
pourquoi, Monsieur le Rédacteur, je suis pauvre, mon père
ne m'a laissé que son honneur et son épée que vous ne
voudriez pas me voir tirer contre vous."
Voilà le style fier et viril des journalistes de 1832.
Bertrand était du nombre de ces jeunes hommes dont
Godefroy Cavaignac peut être considéré comme le chef
politique et qu'on appelait alors „les bousingots", ceux-là
mêmes dont George Sand parle dans „Horace" avec tant
de chaleur. Seulement chez lui l'ardeur républicaine était
unie à l'extrême raffinement du style. Bertrand n'est pas
parvenu à la célébrité, parce qu'il s'épuisa trop vite et ne
ménagea pas assez ses forces. Pauvre et miné par les
travaux qu'il dut accepter pour soutenir sa mère et sa
soeur, il mourut, jeune encore, en 1841, sur un lit
d'hôpital (comme, avant lui, Gilbert et Hégésippe Moreau).
— 373 —
David d'Angers, le grand statuaire romantique qui avait
fidèlement veillé à son chevet dans le cours de sa maladie,
le fit ensevelir et fut le seul qui l'accompagna au tom-
beau*). Il lui éleva un modeste monument tandis que
Saint-Beuve et Victor Pavie (éditeur à Angers) publiaient
son „Gaspard de la Nuit." En 1842, vingt volumes
seulement se vendirent, et encore bien difficilement; en
1868, le bibliophile romantique, Charles Asselineau, en
publia une édition de luxe.
Pour se faire une idée du style et de la manière de
Bertrand, il faut lire la Fantaisie intitulée „Madame de
Montbazon" qui a été inspirée par cette phrase des Mé-
moires de Saint-Simon : „Madame de Montbazon était
une fort belle créature qui mourut d'amour l'autre siècle,
pour le Chevalier de la Eue qui ne l'aimait point."
,,La suivante rangea sur la table de laque un vase
de fleurs et les flambeaux de cire dont les reflets moiraient
de jaune et de rouge les rideaux de soie bleue au chevet
du lit de la malade.
„Crois-tu Mariette qu'il viendra? — Oh! dormez,
dormez un peu, madame ! —
Oui, je dormirai bientôt,
pour rêver à lui toute l'éternité".
On entendit quelqu'un monter l'escalier — „Ah si
!

c'était lui, murmura la mourante en souriant, le papillon


des tombeaux déjà sur les lèvres".
C'était un petit page qui apportait de la part de la
reine à Madame la Duchesse, des confitures, des biscuits
et des élixirs sur un plateau d'argent.
„Ah! il ne vient pas, dit-elle d'une voix défaillante;
il ne viendra pas. Mariette, donne-moi une de ces fleurs,
que je la respire et la baise pour l'amour de lui".
Alors, Madame de Montbazon, fermant les yeux, de-
meura immobile. Elle était morte d'amour, rendant son
âme dans le parfum d'une jacinthe".
*)Voir la lettre touchante de David d'Angers à l'occasion
de lamort de Bertrand dans: „Mélanges tirés d'une petite
bibliothèque romantique" d'Asselineau.
— 374 —
11 semble souvent que les talents arrachés de bonne
heure à la littérature sont remplacés tôt ou tard, mais, à
parler exactement, une individualité ne peut jamais en rem-
placer une autre. L'instrument tombé des mains de Ber-
trand fut ramassé sans doute par Gautier qui, avec des
facultés plus vastes, fit oublier son devancier, mais il ne
peut échapper aux yeux du connaisseur qu'il y avait chez
Bertrand un sentiment exquis que Gautier, l'artiste froid
et plastique, fut loin d'atteindre.
eu maintes fois l'occasion de parler de Petrus
J"ai déjà
Borel dont le modeste logis fut pendant quelque temps
le quartier général des jeunes amis de Hugo: Borel était
peintre autant que poète; il travaillait dans l'atelier de
Dévéria et écrivait sous le nom de ,,Le Lycanthrope" des
poésies pleines de hardiesse. Il inspirait un grand respect

à tout le monde. Il ressemblait à un Espagtiol ou à un


Arabe du XV® siècle, et souvent ses amis se plaignaient
qu'on ne lui eût point confié le rôle du bandit idéal
qu'est Hernani, quand ils revenaient du théâtre où ils
avaient vu Firmin, si bien exercé aux rôles de Delavigne
et de Scribe, jouer aussi ceux de Hugo. Ils se le repré-
sentaient se précipitant sur la scène comme un aigle royal.
Quel air n'aurait-il pas eu avec son mouchoir rouge passé
autour de sa tête, avec sa cuirasse et ses manches vertes!
C'est qu'en effet Borel pouvait passer pour l'original
d'Hernani dont il avait tous les sentiments.
Son recueil de poésies ,,Eapsodies" est le livre d'un
jeune homme qui manque de maturité; il renferme pour-
tant quelques poésies excellentes, à côté de protestations
et de déclamations puériles, et révèle chez l'auteur une
fierté que nous ne trouvons pas chez les autres roman-
tiques. Ces vers expriment à la fois le désespoir de la
pauvreté, le sentiment de la solitude d'un coeur d'artiste,
l'amour passionné de la liberté et la soif ardente de la justice *).
*) Qu'on lise la strophe suivante de la poésie intitule'e
„Désespoir":
„Comme une louve ayant fait chasse vaine,
Grinçant les dents, s'en va par le chemin,
— 375 —
On trouve ici en réalité tous les sentiments que
Dumas a mis en scène dans „Antony". Les illustrations
seules sont caractéristiques. Une gravure en taille-douce
sur la première page représente Borel assis à table, avec
un bonnet phrygien sur la tête, le cou et les bras nus,
tenant dans la main un poignard qu'il contemple avec
une profonde attention. L'introduction nous donne une
vive idée du ton qui dominait dans le parti républicain
de la jeunesse romantique de 1832. Il est dit là: „Ne

va-t-on pas m'anathématiser et japer au républicain?



Pour prévenir tout interrogatoire, je dirai donc franchement:
oui, je suis républicain. Qu'on demande au duc d'Orléans,
le père, s'il se souvient, lorsqu'il allait s'assermenter le 9
août à r ex-Chambre, de la voix qui le poursuivait, lui
jetant à la face les cris de Liberté et République au
milieu des acclamations d'une populace pipée? Oui! je
suis républicain. —
Si je parle de République, c'est parce
que ce mot me représente la plus large indépendance que
puisse laisser l'association et la civilisation Je suis —
républicain parce que je ne puis pas être caraïbe. J'ai
besoin d'une somme énorme de liberté la République me :

la donnera-t-elle ? Quand on est ici-bas partagé comme


. . .

moi, aigri par tant de maux, rêvàt-on l'égalité, appelât-on


la loi agraire, qu'on ne mériterait encore qu'applaudisse-
ments ... A ceux qui diront: ce livre a quelque chose de
suburbain qui répugne, on répondra qu'effectivement l'au-
teur ne fait pas le lit du roi. D'ailleurs, n'est-il pas à
la hauteur d'une époque où l'on a pour gouvernants de
stupides escompteurs et pour monarque un homme ayant pour
légende et exergue Dieu soit loué et mes boutiques aussi".
:

Il n'est pas nécessaire de dire qu'un jeune homme

qui écrivait de pareilles choses, n'eut point une existence

Je vais, hagard, tout chargé de ma peine,


.Seul avec moi, nulle main dans ma main;
Pas une voix qui me dise : à demain.
— 37G —
bien brillante. eut fort à souffrir de la misère, manqua
Il

parfois d'asile et fut obligé de chercher un refuge dans


les maisons en construction. Sa haine juvénile de toute
injustice nuisit également à ses oeuvres. Dans son grand
roman en deux volumes „Madame Putiphar" son républi-
canisme lui fit altérer le caractère de l'héroïne qui est
Madame de Pompadour. Cette muse frivole du siècle du
style rococo, qui fut la protectrice des encyclopédistes et
qui étudia la gravure à l'eau-forte sous la direction de
Boucher, apparaît, chez Borel, comme une furie qui se
jette au cou de l'étranger qui la repousse, et qui, pour
se venger de cette froideur, le fait enfermer à la Bastille.
Le roman s'élève vers seulement.
la fin Le siège de la
Bastille, oii l'auteur se plus à l'aise, est décrit
sentait
avec feu et vivacité et dans un style qui sent la poudre.
La troisième oeuvre de Borel est „Champavert, contes
immoraux" (1833). Ce livre passa tout à fait inaperçu
et ne rapporta rien à l'auteur. Mais on comprend cette
injustice du sort, quand on voit comme quelques-uns de
ces contes sont gâtés par le même style outré et révo-
lutionnaire des „Rapsodies". Dans les meilleurs cependant,
Borel, plus artiste, domine sa colère qui devient comme
la lave dont on fait les camées. Les „Contes immoraux"
ont toujours pour sujet des événements horribles, d'autant
plus horribles, qu'on comprend à peine qu'un crime in-
croyable reste plus facilement impuni. Romanciers et
poètes évitent ordinairement de telles horreurs, car il
faut bien que leurs oeuvres se vendent et paissent être
lues en famille.
„Dina, la belle Juive" se passe à Lyon en 1561.
Un jeune gentilhomme, affranchi de tout préjugé, s'est
épris d'une belle juive et va demander à son père l'au-
torisation de l'épouser. Celui-ci le maudit et, dans sa
fureur, tire sur son fils sans toutefois l'atteindre. Un
jour Dina se promène sur les bords de la Saône; ayant
envie de faire une partie de barque, elle appelle un batelier
et prend place dans sa gondole pour se reposer et rêver.
— 377 —
Le batelier dépouille la belle juive de ses bijoux, la bàiilonne,
l'outrage, la jette à l'eau et, comme le bâillon se détache
dans la chute, la frappe de sa percJie, toutes les fois qu'elle
remonte à la surface de l'eau. Quand elle est morte, il
la repêche et va à l'Hôtel de Ville réclamer la récompense
de deux ducats payée à quiconque a péché un cadavre.
— „Est-ce que le cadavre est reconnu? demande le
magistrat.
— Oui, messire, c'est celui d'une jeune juive du
nom de Dina, fille d'Israël Judas.
— Une juive?
— Oui, messire, une hérétique, une huguenotte, une
juive ou quelque chose de ce genre.
— Tu pêches donc des juifs, coquin, et tu es assez
impudent pour venir demander une récompense? Holà,
Martin, holà. Lefabre, mettez cet homme à la porte."
Le quartierjuif de la ville est dépeint avec une exactitude
•qui n'a pas été surpassée. Heine lui-même n'a pas mieux
décrit la vie des juifs au moyen-âge que Borel dans sa
Nouvelle „Dina, la belle Juive".
En 1846, Gautier intervint auprès de Madame de
Girardin, alors si influente, pour arracher son ami à la
misère pour quelque temps au moins. Borel fut doue
nommé Lispecteur des Colonies en Algérie près de Mos-
taganem. Mais il perdit bientôt cette situation quand,
mû par un vif sentiment de la justice, il accusa un de
ses supérieurs de détournement. Il ne revit plus la France

et mourut en Afrique, quelques-uns disent de faim, d'autres


d'insolation.
J'ai déjà dit que Mérimée reprit les procédés de style
de Borel et que dans les cliefs-d'oeuvre que sont ses
Nouvelles il traita avec une grande sûreté des sujets pal-
pitants d'intérêt. Cependant la passion,, qui faisait toute
la force de Borel, remplacée chez lui par l'ironie du
était
gentleman et l'élégance de l'homme de cour. Chez
Mérimée nous retrouvons quelques-uns des défis que Borel
avait lancés à son temps, mais sous une forme si détournée
— 378 —
qu'ils ne sont plus déplacés dans un salon. La flamme
qui consumait le coeur de Borel s'est éteinte avec lui.
Je citerai en dernier lieu parmi les jeunes romantiques
si tôt enlevés par la mort Théophile Dondey plus connu
sous le pseudon3^me de Philothée O'Neddy.
O'Neddj^ naquit en 1811 et se fit connaître en 1833
par son recueil de poésies „Feu et Flamme". Le moment
était mal choisi: c'était celui où les grands poètes étaient
célébrés à l'envi. Aussi le livre eut-il si peu de succès
que l'auteur, qui avait dû le fîure imprimer à ses frais
et qui avait encore à soutenir sa mère, perdit le courage
et l'espoir de risquer une autre publication. Il se retira

dans la solitude comme une bête blessée. Quand Gautier,


trente ans plus tard, le revit, les cheveux déjà grisonnants,
il lui demanda: „A quand le prochain recueil?" O'Neddy
répondit en soupirant: „Quand il n'y aura plus de phi-
listins." On pouvait donc croire que son activité poétique
était éteinte, mais, après sa mort, on trouva chez lui
des manuscrits volumineux des plus belles poésies lyriques.
Ernest Havet se chargea de les publier, et le succès fut
tel qu'aujourd'hui le premier recueil des poésies d'O'Neddy
se paie trois cents francs, c'est-à-dire plus que le poète
a jamais gagné avec toutes ses oeuvres.
Dondey commença, comme Borel par des provocations
juvéniles. Dans l'introduction de „Feu et Flamme" il
adjure ses compagnons d'armes les plus âgés de l'admettre
dans leurs rangs, car, „comme eux, il méprise de toute
la hauteur de son âme l'ordre social et surtout l'ordre
politique qui en est l'excrément comme eux, il se moque
;

des Anciennistes et de l'Académie; comme eux, il se pose


incrédule et froid devant la magniloquence et les oripeaux
des religions de la terre; comme eux, il n'a de pieux
élancements que vers la Poésie, cette soeur jumelle de
Dieu."
Tout est chez lui agité, exagéré, outré; ce sont des
délires de malade, des pensées de suicide exprimées dans
le langage de la plus pure poésie. La pensée du suicide
— 370 —
surtout se présente chez O'Neddy sous une forme très
originale. En maintenant le dogme de la Trinité, auquel
il ne croyait d'ailleurs pas, il regardait la mort du Christ
comme un exemple de suicide*):
„Va, que la mort soit ton refuge!
À l'exemple du Rédempteur,
Ose à la fois être juge,
La victime et l'exécuteur."
Celles de ses poésies qui n'ont pas pour objet son
Moi sont toutes consacrées à la liberté de penser et à la
république de l'avenir. La plupart pourtant sont des
poésies personnelles, les 7/8, des poésies d'amour. Une
l3elle dame du grand monde avait daigné jeter les yeux
sur lui, pauvre poète obscur, et avait inspiré ses chants
le
pleins d'une extase mélancolique; mais, malade comme
il était, il donne involontairement comme relief à ses
sentiments d'amour des pensées de mort.
La forme poétique qu'il chercha et trouva dans sa
jeunesse devait le satisfaire, parce qu'elle était l'expression
exacte de ses sentiments et de ses pensées, mais il ne sut
pas comme des poètes plus heureux la rendre limpide et
accessible aux lecteurs, et ceux-ci par conséquent se
détournèrent de lui. Il fut de plus en plus oublié, con-

damné à mourir sans avoir employé toutes ses forces ;


dans ses poésies posthumes il aime à redire sans cesse
qu'il n'est plus qu'un cadavre vivant. (Voyez par exemple
le sonnet intitulé: Les deux lames). Le sort fut pour
lui, comme pour bien d'autres, inexorable. Tel qu'un
naufragé qui s'est réfugié sur un écueil en attendant
qu'un navire vienne le sauver, O'Neddy dut attendre de
longues années que le vaisseau du destin passât près de
lui, mais, hélas pour le laisser sur son écueil.
! Son

*) Ce petit trait bien romantique, je le retrouve dans


une lettre de janvier 1835 des „Lettres d'un Voyageur" de
George Sand: .,Je'sus a, par sa mort, donné un grand exemple
de suicide". Je m'étonne qu'un poète tel que Novalis n'y
ait pas songe'.
— 380 —
amante lui fut infidèle, et tout espoir fut perdu pour lui.
Dans l'intervalle, sa poésie prit un caractère de plus en
plus philoso])liique. Il donne quelque part au principe
cartésien la forme suivante: „Je souffre, donc je suis;"
et on remarque très souvent chez lui dans des poésies
magnifiques un pessimisme rare dans le lyrisme romantique.
Qu'on en juge par le sonnet qui commence par ces vers:
Or, qu'est-ce que le Vrai? Le Vrai, c'est le malheur;
Il souffle, l'heur vaincu s'éteint, vaine apparence:
Ses pourvoyeurs constants, le désir, l'espérance
Sous leur flamme nous font mûrir pour la douleur.

Le Vrai, c'est l'incertain; le Vrai c'est l'ignorance,


C'est le tâtonnement dans l'ombre et dans l'erreur;
C'est un concert de fête avec un fond d'horreur;
C'est le neutre, l'oubli, le froid, l'indifférence.
O'Neddy s'essaya quelque temps dans la critique, mais
à une époque peu favorable. Il célébra les drames de
Hugo précisément quand la gloire de celui-ci commençait
à décliner aux alentours de 1840. Sa critique apologétique
et enthousiaste des „Burgraves" saisit par la vivacité et
la fraîcheur du sentiment. Tout en manifestant une
noble piété pour Hugo, il n'était point injuste pour la
„Lucrèce" de Ponsard.
Une autre fois, quand il voulut encore prendre la
défense de Hugo, la rédaction de „La Patrie" avait
changé d'opinion et elle lui renvoya son article; à partir
de là, il n'écrivit plus jamais pour un journal et se
replia sur lui-même, tel Don Quichotte après sa vie
d'aventures ou le Misanthrope de Molière dans sa
solitude. Et pourtant il écrit dans sa dernière poésie
qu'il ne croit pas à l'immortalité mais que, quand ses
héros victorieux passeront par-dessus son tombeau :

„. Qui tendra l'oreille ouïra son fier coeur


.

Bondir à l'unisson du fier galop vainqueur."


Ces „héros" auxquels il fait allusion et qu'il admirait
sincèrement, c'étaient, parmi les hommes d'action, Garibaldi,
— 381 —
parmi les poètes, Hugo, parmi les écrivains, Michelet et
Quinet et plus tard Kenan. Les dernières années de sa vie
furent tristes il perdit sa mère après avoir perdu son amante et
:

resta longtemps malade et paralysé. La seule joie de sa


vieillesse fut l'article enthousiaste que Gautier lui consacra
dans un de ses feuilletons, article qui a été recueilli plus
tard dans „l'Histoire du Eomantisme". Il mourut
seulement en 1875, après avoir gardé le silence pendant
quarante-deux ans.
N'est-il pas vrai qu'il semble qu'on entende une
marche funèbre, lorsqu'on relève toutes ces victimes de
la lutte romantique? A voir leur nombre, on est porté à
juger plus favorablement des oeuvres comme le „Stello"
ou le „Chatterton" de de Vigny. Cette époque a eu plus
qu'aucune autre conscience des souffrances du poète et de
l'artiste, et cependant elle en a vu tant languir et se
flétrir qui méritaient un meilleur sort! C'est que peut-
être il lui était difficile de faire son choix.
Le critique impartial qui ne veut point émouvoir,
mais comprendre, s'arrête à ces talents secondaires parce
qu'en eux l'esprit du temps apparaît non moins clairement
que dans les génies supérieurs. Ces derniers représentent
le romantisme dans toute sa vigueur et en quelque sorte
aussi dans sa santé; le romantisme maladif, on peut
l'étudier chez ces pauvres désespérés qui tantôt s'éprennent
à un tel point d'une littérature étrangère qu'ils en
viennent à dédaigner leur langue maternelle, tantôt
obtiennent grâce à leurs tendances poétiques et politiques
un succès éphémère pour disparaître aussitôt sans laisser
de trace, tantôt s'élancent à l'assaut avec audace pour
perdre tout courage dès la première défaite, tantôt sont
blessés à mort par l'indifférence du public, tantôt enfin
font des efforts si surhumains qu'ils tombent de suite
épuisés. Ce sont là les vrais enfants, mais les „enfants
perdus" du romantisme de 1830.
— 382 —
Chapitre XXXV.

Conclusion.

Telle se présente aux yeux du. critique l'Ecole roman-


tique avec ses héros victorieux ou malheureux, ses artistes
et ses penseurs. Ainsi elle grandit i)ar le nombre prodi-
gieux de génies et de talents qu'elle réussit à grouper.
Le courant intellectuel qu'elle avait créé se retrouve
dans des écrivains de premier ordre très disparates qui,
si éloignés qu'ils semblent de son point de départ, restent

pourtant fidèles à ses principes. Car nous gardons tous


sur nos épaules la marque du drapeau que nous avons
porté d'abord. L'école romantique se disloqua, mais, avant
de mourir, elle avait renouvelé le style dans presque tous
les domaines, étendu d'nne façon inouïe le cercle des
sujets poétiques, et s'était laissée féconder par toutes les
idées sociales et religieuses de l'époque. De son côté elle
avait fécondé et vivifié l'histoire et la politique.
Je n'ai pas prétendu donner une histoire complète de
l'écoleromantique en France elle est beaucoup trop riche
:

et trop complexe. Je n'ai voulu indiquer dans cet ouvrage,


comme dans ceux qui l'accompagnent, que les grands
courants de la littérature. C'est pourquoi je me suis
arrêté plus longtemps aux figures principales qu'aux figures
secondaires qui, malgré la valeur qu'elles peuvent avoir,
nuisent à la clarté de l'ensemble. C'est pourquoi égale-
ment j'ai préféré chercher les détails de la vie d'une
puissante personnalité, en me contentant d'esquisser sim-
plement les personnages moins importants. Je n'ai été
au-delà de l'année 1848 qu'exceptionnellement quand les
écrivains principaux dont je m'occupe n'ont développé
tout leur talent qu'après cette date. Je n'ai fait qu'es-
quisser aussi bien des écrivains intéressants et charmants
comme Alexandre Dumas, qu'on pourrait appeler l'Arioste du
romantisme français, et de Vigny qui s'est peint lui-même
dans ces mots: „l'honneur est la poésie du devoir". Pour
— 383 —
beaucoup d'autres je n'ai pu que les nommer: tel Jules
Janin, „le prinoe du feuilleton", dont le roman ,, L'âne
mort et la femme guillotinée" fait pressentir déjà mer-
veilleusement le naturalisme qui s'annonce; tel encore
Gérard de Nerval, l'Eupliorion du romantisme, qui se
rattache à Nodier, et dont les figures de femmes sont si
vaporeuses, dont les sonnets, composés dans ses heures de
démence, sont les plus beaux et les plus profondément
sentis de cette époque. J'ai dû passer complètement sous
silence bien des talents de second et de troisième ordre,
Antony Deschamps qui fut dans la poésie ce que Leopold
Robert fut dans la peinture, Auguste Vacquerie remarquable
par sa foi enthousiaste et inébranlable au romantisme
et son aplomb inimaginable, l'Epigona de Hugo, dont le
drame „Tragaldabas" est un des plus curieux témoignages
des extravagances de l'école romantique. En règle géné-
rale, encore une fois, je n'ai voulu et n'ai pu peindre
que les figures t.ypiques et caractéristiques. George
Sand seule représente toutes les femmes de cette époque,
bien qu'il eût été fort intéressant de m'arrêter aussi à quel-
ques autres à côté d'elle, par exemple à cette spirituelle
i\Iadame de Girardin, à cette élégiaque Madame Desbordes
Valmore ou bien à ces deux femmes si éclairées, si élevées
au-dessus des préjugés, qu'étaient Madame- d'Agoult et
Madame Allart. C'est ainsi que Sainte-Beuve représente
également à lui seul la critique littéraire et que j'ai été
obligé de ne rien dire de Philarète Chasles et de Jules
Janin, comme j'ai laissé de côté dans le roman Alphonse
Karr et Charles de Bernard. C'est qu'il y a parmi les
écrivains de la génération de 1830 deux groupes distincts,
un petit groupe qui a écrit pour tout l'univers et un plus
grand qui n'a écrit que pour la France. Je n'ai voulu
mettre en pleine lumière que le premier.
Nous avons vu comment la Restauration et le gou-
vernement du „Juste-Milieu" ont formé la scène politique
sans laquelle le romantisme serait incompréhensible; nous
avons vu aussi l'action des influences étrangères et des
influences nationales. Le romantisme commence sous la
— 384 —
Kestaiiration, il achève de mûrir sous gouvernement de
le
Juillet; l'étude de Scott et de Byron, de Goethe et d'Hoff-
mann le féconde, André Chénier lui donne une consécration
lyrique,,,le Globe" combat jjour lui. Nodier, avec ses
romans fantastiques, conçus dans l'esprit du romantisme
européen, fraie la voie aux romantiques français. Hugo
se met à la tête du mouvement, se montre à la hauteur
de sa tâche et vole de victoire en victoire. De Vigny et
Lamartine l'égalent un moment dans la poésie lyrique
jusqu'au jour où il les éclipse tous. Sainte-Beuve et
Gautier ont aussi une veine lyrique, et Musset gagne
bientôt toute la faveur des lecteurs et devient pour long-
temps l'idole de la jeunesse. Le romantisme manifesta
dès le début son penchant pour l'histoire: de Vigny, Hugo,
Balzac, Mérimée essayèrent de donner à la France le
roman historique dont l'Angleterre était si fière; Vitet,
Mérimée, Alexandre Dumas, de Vigny, Hugo tentèrent de
remplacer la tragédie par le drame historique. Mais le
roman historique dut bientôt faire place au roman moderne
sous toutes ses formes, chez George Sand, Balzac et Beyle^
et le drame historique dut subir le même sort, parce
qu'il était en général trop aride comme chez Vitet et
Mérimée ou d'un lyrisme exagéré comme chez Hugo. Les
poètes romantiques réussirent surtout au théâtre quand
ils eurent acquis plus de maturité. —
Vers 1840, il ne
se fonda pas seulement une ,, école du bon sens" en dehors
de l'école romantique, les poètes romantiques eux-mêmes
entrèrent dans une période de „bon sens". A cette époque,
Musset défendait dans ses drames pleins d'esprit la raison
et le mariage, et George Sand écrivait ses romans idylli-
ques et champêtres. Tandis que Hugo devenait le poète
lyrique incomparable que nous connaissons, Gautier faisait
de l'art plastique, Balzac de la physiologie, Beyle de
l'ethnologie et de l'analyse, Mérimée de l'histoire, Sainte-
Beuve de la critique naturaliste. Dans tous ces domaines
l'école romantique française a laissé des oeuvres immor-
telles. On peut dire sans exagération qu'elle est la plus
grande école littéraire qu'ait vue notre siècle.
Liste alphabétique des noms propres
cités dans ce volume.

A.
Abbaye des Bois, SOG. I
Arioste, 194, 209, 382.
About, ^G-'. Aristote, 188, 248, 279.
Acteurs anglais à Paris, ly, 45. Arnim, Bettina, 140.
d'Agoult, 134, 383. l'Art pour l'art, 276, 285, 290.
Alfieri, G2, G4. Arvers, 3G7.
Allart de Méritens, Mme, 298, Asselineau, Ch., 370, 373.
383. Auber, i.1

Ampère, J. 48, 259, 306.


J., Auerbach, 145, 146.
Ancelot, Fiesco, 58. Auger, 57.
Andersen, 332. Augier, 262, 266, 340.
Apulée, 278. Aumale, (duc d.), 289.
Arbouville, Mme, 307, 308. l'Avenir, 299.
ArieUCaliban, 21.

B.
Ballanche, 306. Balzac, Contes drolatiques, 160.
Balzac, 2, 14, 22, 50, 51,
21, — Physiologie du ninriage, 159.
147 etc., 222, 27G, 293, — Le réquisitionnaire, 166.
310, 322, 342, 384. — La paix du ménage, 67.
— La femme de 30 ans, 165, 167. — Histoiie des Treize, 168.
— Un grand homme de proyince, — Eugénie Grandet, i69, 181.
14, 149. — Facino Cane, 177.
— Père Goriot, 22, 169, 170, — Cousine Bette, 179, 183, 190.
181. — César Birotteau, 181.
— La peau de chagrin, IGO etc., — Un ménage de garçon, 182.
189. — Albert Savarus, 186.
— • La come'die humaine, 44, — Louis Lambert, 189.
120, 174, 180, 188, 190. — Modeste Mignon, 187.
— Se'raphitus Séraphita, 44, 187, — Le lys dans la vallée, 190.
189. — Mémoires de deux jeunes
— Les Chouans, 51. mariées, 190.
— Illusions perdues, 183, 184. Barbes, Arm 362. ,

— Les paysans, 146, 190. Barbier, 309.


— Birague, 149. Baudelaire, 292, 371.
— Jean Louis, 149. Bayle, 25.
— Béatrice, 152. Beaumarchais, 16.
386 —
B.
Becker, lîlieiiilied, 119. Blanc, Louis, 350, 358.
du Bellay, 17, 296. Boileau, 19, 99, 241, 279.
Benvenuto Cellini, 177. Boccace, 116.
Bernhard, 152. Bonald, de. 189.
Bergerat, 290, 291. Bocage, 329.
Berlioz H., Childe Harold, 10. Bonneuil, Mme de, 62.
— Faust, 10. Borel Petrus, 14, 252, 273, 282,
Bernard, Ch. de, 883. 37U, 3<4 etc.
Berny, Mme, 157. — Diria. 2 '.2, 376 etc.
Bersot, 319. — Raj)sodies, 37 4 etc.
Bertrand, 370 etc. — :\lme Putipliar, 376.
— Gaspard de la nuit, 371. — Champavert, 376.
— ]Miue cle Montbazoïi, 378. Bossuet, 38.
— leProvincial, 371. Boulanger, Louis, 14.
Berry (duchesse de) Bourges, .Michel de, 124, 134.
Beyle, 14, 21, 46 etc., 54, 58, 191 Bourget, 212.
etc., 233 etc., 299,310, 384. Bowles, 295.
— Racine et Shakespeare, 45 Bousingots, 354 etc., 372.
etc., 210, 236. Breughel, 59. 371.
— La chartreuse de Parme, 195, j
BriIlat=Savarin, Physiologie du
206,207,215,218,219, 221. o-oût, 159.

!

Rouge et noir, 196, 197, 215 Brizeux, 56.


218, 220, 221.
etc., Buffon,lestyle c'est rhomme,l37,
— de l'amour, 201, 210, 234. Buloz, 101.'
— Armance, 214. Byron, .^)3 etc., 80, 209, 271, 321,
— l'abbesse de Castro, 215. 384.
— Mémoires d'un touriste, 222, — Lara, 10, 54, 209.
224, 233. — Don Juan, 54, 322.
— Histoire de la peinture, 201. — Childe Harold, 10, 54, 57, 74.
— Rencontre avec Byron, 209. — Corsaire, 10.
— Sur la naissance de l'amour, — Influence sur les poètes fran-
210. çais, 53 etc.
— Pseudonymes, 206, 207. Mademoiselle Byron (^lusset),
Beyle et Mérimée, 233. 56.

Cabanis, 197. Charlet, 28.


Calderon, 249, 27Ö. Charles X, 2.
Callot, Jac, 59, 267, 371. Chasles, Ph., 330, 383.
Canova, 23ti. Chateaubriand, 71, 122,223,246,
Carnot, 197. 308, 316 etc. 371.
Carrel, Arm, 306, 309. — Genie du christianisme, 71.
Cavaignac Qodefroy, 355, 372. Chénier, André, 60 etc., 74, 84,
Cénacle, l.s5, 297. 372, 384,
Cenci, liéatrice, 241. — Hermès, 65, 68.
Cervantes, Don Quichotte, 235. — La jeune captive, 65.
Chamfort, 223. — Le jeune malade, 70.
387

Chénier, M-Josei)h 64, 66. Corneille, 16, 25, 313.


— Hriitus et Cassius, 64. — Cid, 25.
Chevalier, M., 343, 350. le Corrège, 209, 236.
Chopin, 11, 1-27, 143. Courier, P. L., 223, 230.
Cimarosa, 209, 236. — Pamphlets, 23o.
Claudien, 278. Cousin, Victor, 20, 299. 315.
Colomb, 195, 196. Cowper, 295.
Comte, A., 343. Crabbe, 295.
Condillac, 203. Crébillon, fils, 16, 283.
Constitutionnel, (le), 309. Cuvier, 180.
Corday, Cli , 65.

D.
Dante, 175, 194, 241. Dondey, feu et flamme, 378 etc.
Daru, P., 196. Dorval, Marie, 11, 71, 329.
Daunou, 295. Dovalle, Cli., 366.
Daudet, 269. — Le sylphe, 366.
David, F., 10, 343. — Le drame romautique.
— Le Désert, 10. Dow Gérard, 371.
David d'Angers, II, 14,61,373. Duchesse d'Abrantès, 168.
Débats, (.1 nur liai des), 95. Duchesse de Castres, 168.
Debureau, 1U6. Dudevant, M., 122 etc.
Delacroix, 10, 11, 15, 74, 276. Dumas, A., lu8, 277, 278, 320,
— .Massacre de Scio, 11, 75. 325 etc, 382, 384.
— L'évêque de Liège, 11. — Ileuri II [. et sa cour, 325.
— La liberté sur les barricades — Napole'on Bonaparte, 326.
11. — Charles VIL, 326.
Delaroche, 10, 276, 324. — LTn mariage sous Louis XV.
Delavigne, 276, 374. 326.
Desbordes=Valmore, 383. — Gabrielle de Belle-Isie, 326.
Deschamp, Antouy 383. — Antony, 11, 222, 326 etc., 338.
Deschamps=Emile, 14. — Les 3 mousquetaii'es, 51.
Desportes, 293. Dumas fils, 271, .'77.
Dévéria, 1.'», 374. Duvergier de Hauranne, 48, 57.
Diavolo, Fra. 277. — du Romantique. 48.
Donatello, 268. Duveyrier, 350.
Dondey, 'i'h., 282, 339, 378 etc.

l'Eclaireur de l'Indre, S'il. Enfantin, 306, 348 etc.


Ecole du bon sens, 340, 384. Eugénie l'impératrice, 14. 231,
Ecole" ,satanfque", 251. 261.

Faguet, 207, 222. Feuillet, Oct., 229.


Famille, (la) de Siàut- Simon, Perrière, T.. 367.
306, 348, 850. Flaubert, 269, 271, 310.
388 —
Fontanes, 319. Fouqué, 64.
Fontaneys, 366. Fouquières, Becq de., 70.
Foucher, Adèle, 79. Fouriérisme, 350.
Foucher, Paul, 87. Franklin, 311.
Fouinet, 367. Freytag, b[.

G.
Qalloix, Imbert, 367, 370. Globe, (Le), 46, 47, 48, 54, 97,
— poésies posthumes. 370. 293, 296, 348, 384.
Gautier, 8, 14, 15, 44, 55, 98, Gogol, 44.
152 etc., 164, 179, 267 etc., Goncourt, (les frères de), 269, 310.
272 etc 339, 342, 374, 377,
, Goethe, 24, 56, 57, 73, 80, 150,
378, 384. 162, 177, 259,281,293,317,
— Mlle de Maupin, 277, 283, 285. 321, 332, 343, 384.
— Les grotesques, 279. — Faust, 25, 56, 343.
— Poésies, 280. — Le TaNse, 332.
— Emaux et Came'es, 281. — Wanderers Sturmlied, 90.
— Les Jeunes-France, 282 etc. — Werther, 10, 56.
— Fortunio, 284. — Westostl. Divan, 59, 73, 281.
— Histoire du romantisme, 381. — Correspond., avec un entant
— Capitaine Fracasse, 287. 140.
— Tra los .Montes, 289. — regard prophétique, 150.
— les filles de Gautier, 283. Gouy d'Arcy Mad, 63.
— le gilet rouge, 8, 274 etc. Grisi, Ernesta, 'J83.
Génération de 1830, 7 etc. — Carlotta 283.
Qirardin, Mme, 14, 137, 168, 289, Grote, 240.
308, 335, 377, 383. Guizot, 45, 97, 297, 323.
— Lettres parisiennes 308, 335, Guttinger, 367.

H.
Halévy, 10. Hugo, 13, 14, 15 etc., 46, 47, 48,
lianska, comtesse de, 157, 187. 52 etc., 70, 72 etc., 97, 98,
Haussonville, 229, 231, 266. 155, 157, 17(^ 192, 222,223,
Haydn, 201. 225,241,268,271, 273, 277,
Heine, 6, .S6, 59, 281, 306, 377. 280, 282,28 ., v93, 321, 322,
— liuch der Lieder, 281. 327, 333, 336 etc., 348, 361
Helvétius, 203. etc.,36.H, 370, 371,374, 384.
Herder, 10. — Angelo, 362.
Hérodote, 210, 241.
Heyse, 234.
— Les Burgraves, 337, etc., 380.
Hillebrand, Karl, 293. — Les chants du crépuscule, 72,
Hoffmann, 10, 22, 38, 44, 59, 80, 84, 335.
271, 384. — Contemplations, 82, 363.
Holtei, 332. — Cromwell, 19, 22, 23, 48, 277.
Homère, 53, 241. — Les drames, 333 etc.
389 —
H.
Hugo, Feuilles d'automne, 79 Hugo, Notre-Dame de Paris, 52,
etc., 361. 53.
— Hernani, 11, 25 etc., 85, 241, — Oileà la colonne Veodôme, 30.
>1 ', '74 etc., 374. — Odes et ballades, 296.
— Plan d'Islande, 3). — Orientales, 73, 74 etc., 97, 274,
— Histoire d'un crime, 225. 277.
— Inez de Castro, 22, 241. — Ruv Blas, 333, 334, 362.
— Journal d'un révolutionnaire, — Satyre (le), 21.
348, 358. Hugo, Mme, 14, 22, 27,298,307.
— Légende des siècles 21, 44, Hugo et sa maison, 87.
147. Hugo, contre la peine de mort,
— Le roi s'amuse, 86, 334, 362. 362.
— Lucrèce Rorgia, 334. Hugo et Musset, 79.
— Marie Tudor, 2-2. Hugo, Eugène, 366.
— MariondeLorme,21, 23,86, 99.
I.
Ingemann, 49, 332

J.
Jacquemont, 202, 248. Jehan du Seigneur, 14.
Janin, 184, ;<;iO, 339, 383. Jouffroy, 299,
— Hie de la littér., dramatique, Juillet, (révolution de), 2, 28, 32,
330. 97, 305, 371.
Jean Paul, 25. Juste=Milieu, 7 etc., 355, 383.

K.
Karr Alphonse, 383. Kierkegaard, 130, 215.

Labenski, 367, Lamennais, Essai sur l'indiffé-


La Bruyère, 47. rence, 358.
Lacordaire, 29!». — Paroles d'un croyant, 359.
Lafayette, 5, 202. — Une voix de prison, 359.
Lakists, :;6, 297, 302. — de l'avenir du peuple, 359.
Lamarck, 295. — de l'esclavage mod., 359.
Lamartine, 53 etc., 67, 69, 246, Lasailly, 152.
252,305,313,316,321,333, Latouche, Henri de, 66.
350 etc., 364, 384. Lavoisier, 61.
— Cliilde Harold, '«4, 57. Lebrun, 61.
— Jocelyn, 299, 334, 3M. Leconte de Lisle, 281, 292.
— La chute d'un ange, 44, 334, Lecoulteux, M'ie Laurent, 65.
351. Ledru=Rollin, 358.
— Histoire des Girondins, 352, Lemaître Fréd, 11.
— Méditations, 67. Léonard de Vinci, 108, 192.
Lamennais, 139, 299, 306, 344, Léonidas, 240.
350, 356, 358 etc. Léopardi, 84, 321.
3Ü0 —

Lerminier, 106. Liszt, 11, 134.


Leroux, 104, 306, 344, 348, 350, Littré, 314.
352, 356. Locale, (couleur), 17 etc., 48.
Lessing, 19, 226, 287, 306. Loménie, L. de, 226, 231.
— l.aocoon, 226, 287. Lope de Véga 25.
— ëducatiun du genre humain, Lovenjoul, Cli. de, 156.
306. Lucrèce, (iS.
Liadières, 58. Ludovic de Brème, 201, 209.
Libri, 230, 259. Luther, 312.
Ligne, (Trince de), 137.

M.
Machiavel, 216. Mérimée, Mateo Falcone, 225.
de Maistre, 189. ^ Les mécontents, 261.
Manzoni, 48, 49, 201. — Notes sur le midi de la France,
Marivaux, 99. 260.
Martial, 278. — La partie de trictrac, 257.
Martignac, 2 etc. — Don Pedro, 254.
Mathilde, princesse 14, 309. — Portraits historiques et litté
Mercier, 45. raires, 235,
Mérimée, 14, 15, 21, 38,55,225 — Tamango, 264
etc., 322, 342, 377, 384. — Vase étrusque, 2 V2, 262.
— l'abbé Aubain, 262. — Vénus d'Ille, 44, 245, 256.
— les âmes du Purgatoire, 44. — Msion de Charles XL, 44, 271.
— Arsène Guillot, 265. Mérimée et Gautier, 267.
— Lettres à une inconnue, 230, Méry, 14.
236, 243. Meyerbeer, 11, 134.
— Carmen, 15, 245, 256 etc. — Robert le iJiable, 11.
— Catherine de Médicis, 51. Michaud général, 197.
— La Chambre bleue, 266. Michel=Ange, 192.
— Chronique du temps de Char- Michelet, 186.
les IX., 50, 234, 255, 257, Mickiewicz, ;^57, 359.
267. — Le livre des pèlerins i:)oIonais,
— Colomba. 15, 256 etc. 35!».
— Débuts d'un aventurier, 255. Millevoye, 71.
— Deux héritages, 261. Mirecourt, E. de, 226.
— Double méprise, 237, 257. Mole, comte, 308.
— Enlévementdelaredoute,264. Molière, 16, 25, 159, 169, 254,
— Episode de l'histoire de 282, 3i3
Russie, 254. — Précieuses ridicules, 254, 282,
— Famille Carvajal, 247. o62.
— Clara Gazul, (théâtre), 249, — Tartufe, 286.
250, 261. le Moniteur officiel, 291, 309.
— La Guzla, 259 etc. Montaigne, 25, 197.
— La Jacquerie, 254, 255. Montégut, 138, 321.
— Lokis, 245, 251, 256. Montesquieu, 15, 182, 197,
— Maître Cornélius, 51. Montijo, 229.
— 391

M.
Mozart, lOS, 201. Musset, Le chandelier, 111.
Müller=Strübing, 145. — Un caprice, 114, 115.
Musset, A (le, 14, 55, 5G, 87 etc., — Les caprices de Marianne, 111.
98 etc., 108
etc., 134, 135, — Emmeline, 1 12 etc.
2-2-2, 242, 27(', 384. — Frédéric et Bernerette, 112,
— Bettiue, 1 15. 265.
— Contes d'Espagne, 242. — Le lils du Titien, 112 etc.
— Carmosine, 116, 117. — Nanioima,
— Confessions d'un enfant du — Paul, 106.
siècle, yi etc., 112, 215. — l'Andalouse, 137.
— Barberine, 115. — Dupuis et Cotouet,
— Kolla, 91 etc., 101. Musset à la cour, 118, 119.
— Loreuzaccio, 109 etc. Musset et G. Sand, 94 etc.

N.
Napoléon, 1er, ], 6, 30, 33, 86, Nodier, Le peintre de Salzbourg,
167, 182, 193, 195, 196, 33.
198, 201. — Les onomatopées, 33.
— mémoires, 35. — Les antennes des insectes, 33.
Napoléon 231, 309.
III., — Trilby, 43.
— Vie de César, 310. — Jean Sbogar, 34 35.
National, (le), 306. — Thérèse Aubert, 35.
Néraud, .Jules, 134. — Souvenirs de jeunesse, 35.
Nerval, Gérard de, 37, 58, 59, — Ines de las sierras, 39, 43.
272, 383. — Lafée aux miettes, 39 etc.
Newton, 68. — Le roi de Bohême, 42.
Nisard, l'9, 314. Novalis, 59, 332, 379.
Nodier, Ch., 14, 33 etc 48, 55, ,

59, 268, 320,368,371,384.

o.
Oehlenschläger, 52, 73, 80 161, l'Organisateur, 348.
332, 333, 337. Orléans, (Charles d') 297.
O'Neddy— voir Dondey.

Paludan, Müller, 56. Ponsard, Lucrèce, 338 etc., 380.


Parnassiens, 292. Porro, comte 201.
Pascal, 38, 47, 311 etc. Pouschkine, 244, 256, 260, 278.
Pasta Qiuditta, 202, 233. Poyat, 367.
Pellissier, 182. Préault, 56.
Péreire, Isaac, 343. la Presse, 291.
Pétrone, 278. le Producteur, 318.
Poésie séraphique, 252. Proudhon, 294.
Polignac, 2, etc. Przezdzieska, Lise, 252.
Pons, Sainte-Beuve et ses in-
connues, 298.
— 392 —
Q
Quinet, 44, 58, 381. Quintilien, 278.
— Ahasvérus 44

R.
Rabelais, 25, )47, 310. Revue indépendante, 357.
Rachel, Elisa, 339 etc. Riemer, Goetiie, 1(;2.
Racine, 11, 5, 16, 24, 46, 70, Ü9, Rioult, 279.
241, 26(1.H 13, 339. Rohan, abbé de, 358.
— Phèdre 70, 339. Rollinat, 135, 138.
— Athalie, 15. Romantique, (école), 17 etc.
Récamier, Mme, ,306, 317. Ronsard, 17, 296, 297.
Régnier=Destourbet, 366. — édition de V. Hugo, 367.
Régnier, Matiiuriii, 25, 99. Rossini, 236.
Rembrandt, 288, 371. Roucher, 66.
Renan, .ilO. Rousseau, 68, 122, 141, 146, 190,
Rétif de la Bretonne, 61. 213, 214,246,269,304,333.
Révolution de 1848, 308, 368. — Emile, 305.
Revue des Deux Mondes, 101, — Confessions, 246.
207, 229, 307, 354, 356. Riickert, 73.

S.
Sainte=Beuve, 11, 14,55, 56, 70, Saint=Simon, Parabole, 345.
87, 97, 105, 183, 234, 2.15, — Le nouveau christianisme,347.
242,246,287,291, 292 etc., — Le Producteur, 348.
371, 383. Saint=Simon et Faust, 343.
— Tableau de la poésie fran- Saint-Victor, P. de, 292.
çaise 296. Sales, François de, 312.
— Poétiies de Joseph Delorme Salles, Eusèbe, de, 3t'6.
297, 302. — S:ikontala à Paris, 366.
— Consolations, 297, 299. Salvator, Rosa, 371.
— Volupté, 297, 298, 29^. Sand, George, 14, 21, 44, 55, 101
— Port-Royal, 298, 3U7 etc. etc, 114, 120 etc., 147,
— le Livre d'amour, 298. 157, 165, 214, 222, 223,
— Pensées d'août, 30.' etc., ;^05. 237,238,313,321,352 etc.,
— à Mme la comtesse de T., 302. 372, 384.
— Jean, maître d'école, 304. — Lettres d'un voyageur, 14,
— Chateaubriand et son groupe, 129, 134, 379.
;.08. — Le compagnon du tour de
— Les regrets, 3r9. France, 108, 120, 354, 356.
— Causeries du lundi, 313 etc. ~ Consuelo, 127, 142.
— Nouveaux lundis, 313 etc — Dernier amour, 126.
Saint=Cyran, :-;i2. :\\S. — Elle et Lui, 126, 127, 135.
Saint=Iiilaire, Ciei)ffroy, 180. — La petite Fadette, 145.
Saint=Pierre, Bernardin de, 200. — François le Champi, 145.
Saint-Simon, 306, 341 etc. — Horace, 108, 131, 354, 356,
— Lettres d'un habitant de 372.
Genève, 344. — Jacques, 125, 126, 127, 131 etc,
— 393

Sand, Indiana, 105, 125 etc., Scott, Ivanhoë, 50.


129, 131. — W'averley, 49.
— Lelia, 16, 22, 125 etc., S53. — Influence en France, 49 etc.
— Leone Leoni, 126. Scribe, 276, 322, 374.
— LncreziaFloriani, 127, 142 etc. Ségur, 202.
— La mare au diable, 120, 145, Sénac de Meilhan, 318.
146. Sénancour=Oberniann, 297.
— La marquise, 140, 141. Shakespeare, 19, 24, 25, 45 etc.,
— Mauprat, 143, 237. 169, 183, 241, 324.
— Jean de la Roche, 237. — Antoine et Cléopatre, 183.
— Le secrétaire intime, 126. — Macbeth, 19, 21, 46.
— Simon, 134, 142. — Le roi Lear, 19, 169.
— Valentine, 125, 129, 131. — Othello, 38.
— ^'alvèdre, 238. — Songe d'une nuit d'été, 25.
Sand George, son mariage, 122. Shelley, 56.
— son divorce, 123. Sieyès, 248.
— ses relations, 134. Silvio Pellico, 201.
— sa jeunesse, 122. Sismondi, 48.
— et le saint-simonisme. Sophocle — Electre 258,
Sandeau, 142, 178, 226, 231. Soumet — Emilie, 49.
Shack Staff eld, 71. — Jeanne d'Arc, 58.
Scheffer Ary, 11. — Elisabeth de France, 58.
Schelling, 350. Southey, 251.
Schiller, 58, 64, 248, 256. Spinoza, 146, 212.
— Don Carlos, 58. — de affectibus, 212.
— Fiesco, 58. Staël, Mme de, 16, 69, 203, 223.
— Pucelle d'Orléans, 58. — Corinne, 16, 203, 223.
— Wallenstein, 58. Stendhal, voir Beyle.
Schlegel, Fred., —
Lucinde, 284. Sue, Eugène, 354.
Schlegel, A. G., 19, 4.5, 101, 297. Swedenborg, 44, 187.
Scott, 10, 11, 38, 49 etc 158, 271. , Swift, 215.
— Quentin Durward, 11,50,52. Swinburne, 283.

Taine, 100, 271, 285. Thierry, A., 343.


— Graindorge, 271.
• Thiers, 85, 97, 108, 323.
— sur Guizot, 271. Thorwaldsen, 63.
— sur Musset, 100. Tourguenef, 113, 244.
Talleyrand, 294. Tourneux, M., 228
Temps (le), 309. Tieck, L., 25, 59, 285.
Téniers, 59. Tracy, de, 194, 197, 201.
Théocrite, *J8, 71, 146.

Vacquerie, 82, 383. Vigny, Chatterton, 16, 330 etc.,


Vauvenargues, 313. 344, 381.
Viardot, Mme, 142 — Cinq-Mars, .50, 51.
Vigny, A. de, 16,50,72 etc., 271, — Poésies, 72 etc.
316. 330 etc., 382, 384. — Stello, 16, 331, 381.
— 394

Villèle, 2, 3. Vitet, Les l)arricades, 48, 323.


ViUemain, 45, ii7, 319. — Les ëttits de lilois, 323 etc.
Villon, 278, 279. — La mort de Henri III, 3.'3.
Vinet, 307, 339. — Scènes historicjues, 254.
Vitet, 14, 48, 254, 322 etc., 384. Voltaire, 15, 16, 39, 47, 63, 68,
— La ligue, 322. 93, 186, 269, 310,313, 362.
— Les états crOrle'ans, 323. — Sémiramis, 39.

w.
Werner, Zacli., Luther. 243. Winckelmann, 206.
Wieland, 6G. Wordsworth, 295.

Voung, Brigham, 348.

z
Zola, 130, 133, 135, 269. Zola, romanciers natural. 269.
— documents littéraires, 133. j
Erratum.

Page Vnr, 1;
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