Diggers
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Diggers
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nauté, le souci de l’anonymat comme rempart contre le leadership et les mé-
dias, le « théâtre guérilla » comme moyen de créer du politique sans tomber
dans l’affrontement armé, le sens de la provocation et du scandale, etc.
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en le remettant dans le contexte de l’Amérique des années 1960, sans que cela
Montreuil, 2009. ne soit l’occasion d’une réflexion politique approfondie. * Quant à Ringolevio.
Une vie jouée sans temps morts, ce n’est que l’autobiographie exaltée de l’une
des grandes gueules du groupe, Emmett Grogan, personnage narcissique
qui semble ne s’intéresser à la politique, au cours du brève intermède que
constitue son chapitre « Diggers », que par goût de l’aventure : car ce qu’il
Emmett Grogan, Ringolevio, une cherche en fait, comme nous l’indique le sous-titre de son roman, c’est l’inten-
vie jouée sans temps mort, Galli- sité — qu’il trouve sinon dans la drogue, les transgressions de toutes sortes et
mard, Paris, 1998. la multiplication des « expériences ».*
Mais l’insatisfaction politique que j’ai ressentie à ces lectures est aussi liée
au fait que, même si l’ampleur de ce qu’a fait ce groupe force le respect, son
discours m’a paru assez faible. Tout entier axé sur le free, terme équivoque qui
signifie à la fois « libre » et « gratuit », il semble poser une équivalence entre
ces deux notions ou, pour ne pas le dire du point de vue d’une langue qui les
distingue, jouer sur cette ambiguïté sans la lever, comme si la liberté s’iden-
tifiait à la gratuité, comme s’il suffisait de mettre en place un certain nombre
de services gratuits pour assurer la liberté.
A première vue, on pourrait croire que les Diggers faisaient ici le même
raisonnement que les défenseurs des services publics et les promoteurs du
revenu social garanti : les biens et les services gratuits sont accessibles à tous,
riches ou pauvres, et ne poussent donc personne à vendre sa force de travail ;
la gratuité assure donc l’égalité et la liberté de tous, au moins à l’égard de la
contrainte salariale. En outre, elle concrétise le rêve de pouvoir se passer d’ar-
gent, au moins partiellement, là où elle est mise en place.
Mais si leurs slogans et leur recours incantatoire au free semblent aller dans
ce sens, celui d’une valorisation inconditionnelle de la gratuité, il y a chez eux,
de manière plus souterraine, des éléments indiquant qu’à leurs yeux, l’auto-
nomie primait en fait sur la gratuité.
NOUS AUTRES
Partage ou crève
Par principe, les Diggers refusaient en effet de revendiquer, de réclamer,
de s’adresser à l’État. Ils pensaient qu’il faut faire les choses soi-même, en se
débrouillant indépendamment de toutes les institutions — et c’est par cette
autonomie d’action et d’organisation, plus que par la gratuité qu’ils mettaient
en œuvre, qu’ils ont incarné un moment de liberté. Par ailleurs, ils étaient
conscients que la gratuité peut devenir, hors des contextes d’autonomie, un
moyen d’humilier les gens, de les surveiller ou d’entériner leur dépendance
(que l’on pense à la charité ou aux services publics, dont la gratuité se dou-
ble du contrôle des ayants-droits). En conséquence, ils ne se concevaient pas
comme une nouvelle « armée du salut », mais comme le théâtre où chacun
pouvait mettre en scène, à sa manière, son aspiration à un monde libéré de
l’argent.
Grâce à ses activités de rue, ainsi qu’à la réputation sulfureuse que lui font
les autorités en l’accusant de subversion et d’obscénité, la Mime Troupe attire
de plus en plus de jeunes. C’est dans leurs rangs que les fondateurs des Dig-
gers se rencontrent, sur la base d’une insatisfaction : car s’il est question, dans
la Mime Troupe, de « théâtre guérilla », on n’y fait en fin de compte que du
théâtre, en restant coupé du peuple et des luttes politiques. Certains veulent
aller plus loin, souhaitent partager plus que des activités théâtrales, et rêvent
d’inventer d’autres manières de s’engager politiquement, en s’adressant aux
gens plus directement que le permet le théâtre.
Pour leur installation collective, ils ont Haight Ashbury en tête, un quartier
délaissé à la lisière d’un ghetto noir dont l’esprit communautaire, le caractère
multiracial et les loyers très modérés attirent de plus en plus d’artistes, d’étu-
diants et surtout de jeunes en rupture. Car le quartier est en train de devenir
la Mecque du mouvement hippie naissant. Début 1966, le Psychedelic Shop y
ouvre ses portes, premier magasin à proposer tout ce dont les adeptes des
acides peuvent avoir envie : disques, panoplie du fumeur de joints, littéra-
ture mystique et ésotérique, ainsi qu’une salle de méditation pour prendre du
lsd relax… La communauté hippie du quartier ne compte alors pas plus de
mille personnes. Un an plus tard, soixante-quinze mille jeunes seraient venus
grossir ses rangs, attirés de tous les Etats-Unis par l’image médiatique de San
Francisco en général et de ce quartier en particulier ! Pour les Diggers, il faut
faire quelque chose, à la fois parce que ce raz de marée posent de multiples
problèmes (de logement, de santé, etc.), et parce qu’ils partagent la révolte de
ces jeunes qui fuient le domicile paternel ou cherchent à échapper à l’armée.
Contre toutes les forces de récupération et d’assagissement, ils vont donc ten-
ter de les organiser, de les politiser.
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Fuck the New Left ! Let’s dance for the death of the Hippie
Un quartier en pleine explosion, une communauté hippie en voie d’éclo-
sion : c’est dans ce contexte que les Diggers vont se trouver. Sur le plan poli-
tique, ils partagent un double rejet : celui de l’apolitisme des hippies, et celui
de l’intellectualisme de la Nouvelle Gauche (terme qui désigne l’ensemble
des mouvements de contestation issus de la protestation étudiante des années
1960). Ou plutôt, ils prennent leur distance à leur égard, car ils entretiennent
des rapports ambivalents avec ces deux mouvements dont ils sont en partie
issus, et qu’ils vont tenter de faire se rejoindre.
D’un côté, ils se sentent proches de ces jeunes qui affl uent à Haight : eux
aussi s’insurgent contre la guerre du Vietnam et le « rêve américain », eux
aussi croient à la vertu subversive de l’amour. Mais ils déplorent le manque de
conscience politique de ceux que les médias ont baptisés les « enfants-fleurs »,
en en faisant d’emblée le folklore inoffensif qu’ils ont fini par devenir. Ils les
voient toujours plus nombreux à traîner dans les rues en attendant leur pro-
chain trip, au lieu de s’organiser pour construire un monde où leurs aspi-
rations libertaires pourraient devenir réalité. En fait d’organisation de cette
communauté naissante, il n’y a que les revues psychédéliques et ceux qui les
vendent, les commerçants hippies qui se sont mis à pulluler dans le quartier
et se sont regroupés au sein du Haight Independent Proprietors, que l’acronyme
hip transforme en voix de la communauté hippie. Dans leurs premiers tracts,
les Diggers dénoncent la manière dont les commerçants hip marchandisent
une révolte tournée contre le consumérisme, ainsi que l’« ânerie monumen-
tale » du « psychédélisme transcendantal » des gourous du lsd (Ringolevio,
p. 340). S’ils prennent des trips et y voient eux aussi un moyen de libération
personnelle, ils veulent rendre sa consistance politique à la révolte de la jeu-
nesse, au lieu de la noyer dans un charabia mystico-ésotérique.
NOUS AUTRES
Partage ou crève
De même qu’ils ont dit fuck à la Mime Troupe, ils vont dire « Fuck the New
Left » dans un de leurs premiers tracts, puis organiser en grande pompe une
parade pour fêter la mort du Hippie !
Très vite, le collectif se renforce de toutes celles et ceux qui veulent bien
participer aux récup’ nécessaires, à la cuisine, à la distribution. Les idées fu-
sent alors. Une semaine après le début des free food, les Diggers organisent
le « jeu de l’intersection », consistant à bloquer, par une parade théâtrale, le
carrefour central du quartier, afin d’inciter les gens à se réapproprier l’espace
public. Dans la foulée, ils ouvrent leur premier Free Store : on peut y trouver
de tout sans dépenser un rond, et dépasser les rôles stéréotypés du jeu mar-
chand qui oppose clients et responsables (si quelqu’un demande qui est le
responsable, on lui dit que c’est lui). Régulièrement fermés par les fl ics puis
ré-ouverts ailleurs, les Free Store des Diggers seront aussi des lieux de réunion,
des salles de projection, des dortoirs où les derniers arrivés pourront passer
quelques nuits, ainsi que des lieux où consulter des avocats ou des médecins
bénévoles (Free Doctor). Peu après, la Free Bank est mise en place (elle durera
trois ans) : une caisse commune où l’on peut mettre de l’argent ou en prendre,
en fonction des besoins. Alimentée par les membres du groupe ainsi que par
des soutiens extérieurs (et notamment les commerçants hip auxquels les Dig-
gers donnent mauvaise conscience), il s’agit de « libérer l’énergie de l’argent
afin que tout le monde en profite » (sur un tract). Pour inciter à la critique de
l’argent, les Diggers organiseront aussi une grande parade intitulée « Mort de
l’argent, naissance de Haight », et s’amuseront souvent à brûler la free money
qu’on leur propose, histoire de symboliser leur détachement à l’égard de ce
« mal non nécessaire ». Puis ils organiseront les premiers concerts gratuits,
avec bouffe, bière et acide offerts, ainsi que la plus grande « bacchanale or-
giaco-psychédélique » qu’on ait vu à San Francisco, où les participants étaient
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invités à réaliser leurs fantasmes les plus fous et à se libérer de leur « identité
mentale institutionnelle et figée ».
« Tout est libre et gratuit, fais ton propre truc », tel est donc le crédo des
Diggers. D’un côté, on peut y lire un appel à l’autonomie, une invitation à ne
22 pas se laisser inhiber par les discours qui, en insistant trop sur les obstacles,
finissent par décourager les désirs de liberté – appel qui sera plus tard dévoyé
par le Just do it chantant les vertus de la performance individuelle. Mais d’un
autre côté, je ne peux pas m’empêcher d’entendre aussi, dans les deux propo-
sitions de ce crédo comme dans la « signature » des Diggers (it’s free because it’s
yours), la vieille idée que désormais, tout serait là pour l’émancipation : dans
le cadre du capitalisme industriel et de la société de consommation pleine-
ment développés, il y a tant de choses à récupérer qu’il serait enfin possible de
développer une vie libérée de l’argent et du consumérisme. De fait, comme
le dit un disciple des Diggers établi à la campagne, « le sol que les Diggers de
1966 ont labouré n’était pas de la vraie terre [contrairement aux Diggers de
1649], mais les déchets et les surplus d’une ville prodigue et gaspilleuse » (Les
Diggers, p. 68-69). En quelque sorte, ils proposaient un « socialisme des res-
tes » : une contre-société émancipée fondée sur le partage des sous-produits
de l’exploitation la plus débridée… Et l’autre versant de cette fascination pour
l’abondance industrielle et ses vertus « dialectiques » (en ce sens que le dépas-
sement de l’argent et du consumérisme serait rendu possible par leur plein
développement) est un engouement pour l’ère numérique en gestation. C’est
ainsi que les Diggers ont pu écrire sur des tracts : « Louez des ordinateurs
pour faire la révolution ! » Ou : « Quittez vos emplois, les ordinateurs feront
mieux ! ».
Avec le recul, il y a bien quelque chose de naïf dans ces idées qui, il faut
le rappeler, étaient largement partagées à l’époque. On sent l’influence du
marxisme dans cette foi progressiste en la possibilité de se réapproprier tout
simplement les produits du développement capitaliste. Mais il y a quelque cho-
se que les Diggers n’ont pas retenu de Marx, et qui doit être rétorqué à tout
éloge de la gratuité : l’injustice et l’oppression capitalistes ne se jouent pas
tant dans la distribution que dans la production des marchandises ; si l’on veut
comprendre et dépasser ce système, il faut donc pousser la porte de l’usine
où il est écrit « Défense d’entrer ». Voilà ce que les Diggers n’ont pas fait, au
moins dans la première phase de leur parcours, puisque le thème de la gra-
tuité occultait complètement la question de la production, de ses moyens et
de ses fins. Du coup, ils ne pouvaient que réduire le problème de la liberté à la
question de l’accès (payant ou gratuit, c’est-à-dire « réservé » ou « libre ») aux
marchandises que le système nous propose, en oubliant que ce qui entrave
aujourd’hui l’autonomie, ce sont justement ce système et ces marchandises.
NOUS AUTRES
Partage ou crève
Moins de deux ans après avoir distribué leurs premiers tracts, les Diggers se
dispersent donc à la campagne. Mais le groupe ne se dissout pas pour autant.
En fait, il se recompose sur de nouvelles bases. Plusieurs lieux sont ouverts en
Californie, plus ou moins loin de Frisco, selon le principe du free : des maisons
où l’on peut séjourner quelque jours, des fermes collectives ou des terrains
en open land, où chacun peut s’installer et rester le temps qu’il veut. La famille
libre des Diggers, c’est alors un réseau de deux à trois cents personnes qui
passent de lieux en lieux, se filent des coups de mains, partagent les aides
sociales dont certains bénéficient et montent des projets artistiques ou politi-
ques ensemble.
Sur le plan politique, une nouvelle direction est prise, plus écologique, in-
sistant à la fois sur l’autoproduction et sur la lutte contre les effets du déve-
loppement industriel (ils s’engagent contre la déforestation et pour la préser-
vation d’espèces menacées), comme s’ils avaient pris conscience des impasses
du développement économique, après avoir cru en ses vertus libératrices. De
manière très schématique, on peut dire qu’il ne s’agit plus, dès lors, de créer
une « contre-société » au cœur des mégapoles, qui vive gratuitement sur le
dos du système, mais de fonder des communautés à la campagne et d’assurer
une part de la subsistance de tous. Ce ne sont plus les produits du système
qu’il s’agit de se réapproprier, mais des savoir-faire qui permettent de vivre
sans lui. Le mot free change légèrement de sens, connotant désormais moins
•
la gratuité que l’autonomie.
Rémi
›
–
Un des premier
tracts des Diggers.
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