Bilheran Manipuler

Télécharger au format odt, pdf ou txt
Télécharger au format odt, pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 2

Le pouvoir est le lieu par excellence de la manipulation sur autrui.

Ceux qui souhaitent le


pouvoir sont généralement conseillés en manipulation, ou bien eux-mêmes experts en manipulation.
Afin que le tyran conserve son pouvoir, il convient que le peuple soit soumis. Mais les techniques
plus radicales d’oppression physique des peuples peuvent laisser la place, surtout dans les
5 démocraties où il n’est plus permis d’opprimer à l’envie, à des techniques de manipulation
beaucoup plus sournoises. Il est bien connu, depuis l’Antiquité, que plus on laisse le peuple dans la
non-connaissance et la non-conscience, plus il est plus facile d’en faire ce que l’on veut… c’est ce
que l’on appelle manipulation, dans le champ politique. Juvénal, le poète latin, avait déjà évoqué
l’intérêt du divertissement du peuple afin que le pouvoir puisse traiter sans contestation ses petites
10 affaires. « Panem et circenses » (Juvénal, Satires, X, 81) : du pain et du cirque. Car le peuple
décérébré ne se lèvera alors plus que pour du pain, et non pour des valeurs. (…)
Notre propension à être manipulés par des figures de pouvoir a été analysée dans les années 1960
et 1970, et remise récemment au goût du jour. Stanley Milgram, un chercheur américain en
psychologie sociale de l’Université de Yale, avait déterminé un marqueur essentiel de manipulation
15 mentale : nous avons une immense propension à obéir aveuglément à des figures présentées comme
d’autorité.(…) Cette expérience, Milgram l’avait menée pour comprendre la fameuse « banalité du
mal », qu’étudiait la philosophe Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem, cette banalité où
Eichmann indique n’avoir fait que son devoir, alors qu’il était d’une complicité aiguë dans la Shoah.
Le champ politique manipule le peuple avant tout par la parole. Athènes, qui créa la
20 démocratie, créa aussi le discours qui l’accompagne. La parole y devint outil politique de
commandement et de domination. C’est là que naquit la rhétorique, codifiée par les Grecs puis les
Romains, reprise lors de l’avènement de la République car il s’agissait de redonner aux citoyens les
armes de l’esprit critique. Aristote, dans son ouvrage La Rhétorique, explique que cet art consiste à
trouver des preuves pour une idée plutôt que pour une autre. Il distingue trois classes de preuves :
25 l’ethos, le pathos, le logos. Pour emporter l’adhésion, il est donc de mise d’allier ces trois classes de
preuves. (...)
D’après Aristote, l’incertitude est le lieu de la rhétorique. Enfin, il s’agit de lier ces trois
composants vers l’objectif humain par excellence, à savoir le bonheur. Toute mesure annoncée doit
faire croire à un bonheur plus grand. (…) Le discours politique n’est pas de l’ordre du vrai, mais du
30 vraisemblable. Il n’a pas pour but de révéler la vérité, bien qu’il puisse faire semblant de le faire,
mais sa finalité est de motiver, de rassembler, de séduire, en s’appuyant sur les valeurs et émotions
supposées de l’auditoire afin de susciter l’adhésion.
L’essence de la manipulation politique a donc été étudiée depuis des millénaires, au travers
de l’art du discours. Curieusement, elle n’est plus vraiment transmise à l’école républicaine, dont la
35 mission était pourtant de créer des esprits critiques dignes du vote qui leur incombera à leur
majorité. L’on peut se demander s’il n’y a pas là une technique manipulatrice d’abrutissement
généralisé des peuples, afin de mieux les soumettre. L’art rhétorique, enseigné abondamment dans
les écoles de la République car il fortifiait l’esprit critique des citoyens que l’on souhaitait
suffisamment éclairés pour voter en conscience, a en effet brutalement disparu des manuels
40 scolaires. Sans une connaissance aiguë de l’art rhétorique, il est difficile d’identifier quels lavages
de cerveau nous pouvons subir sous les belles figures de style des discours politiques. Il est donc ce
faisant très facile de manipuler les émotions de la foule, et de lui faire croire qu’elle penche en
conscience et en rationalité pour tel ou tel candidat dont le succès aura été fabriqué de toutes pièces.
Ce qui distinguait aussi, pour les Anciens, la rhétorique de la sophistique était l’amour du beau et
45 du vrai. Pour les sophistes, tout pouvait s’argumenter, d’un côté comme de l’autre, dans une sorte de
relativisme du vraisemblable, disponible autant pour une cause que pour son contraire… Cette
sophistique du pour et du contre, intervenant dans des conflits du droit et de la politique, est
illustrée dans le Gorgias de Platon : Socrate s’y oppose, arguant que le « bien parler » ne suffit pas,
il faut bien penser, et servir le vrai et le beau.
50 Ariane Bilheran, Manipulation, la repérer, s'en protéger, Chap. « Le pouvoir et la manipulation »,
2013

Vous aimerez peut-être aussi