Paysage
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Paysage
de la matière et du temps
Anne Boyadjian
Parallèlement, depuis quelques décennies, le paysage occupe une place croissante dans
les discours de tous les acteurs investis dans la transformation des territoires, dont ceux
des architectes. Les travaux de recherche émanant de divers domaines disciplinaires ont
apporté un éclairage nouveau sur la signification même de cette notion et ont induit,
par la diversité de leurs approches, une polysémie du terme. On peut alors se deman-
der aujourd’hui à quelle considération du paysage ces protagonistes du régionalisme
critique se réfèrent, et de quelle façon le paysage est appréhendé et pris en charge dans
leurs projets.
Expérience visuelle
Parmi de nombreux projets manifestes, la Casa Kalmann conçue par l’architecte tes-
sinois Luigi Snozzi illustre une démarche où l’architecture tend à devenir un lieu de
révélation du paysage à travers une expérience visuelle finement élaborée. La maison,
située sur un coteau escarpé surplombant la ville de Locarno, est implantée sur une par-
celle traversée par un de ces ruisseaux marquant les nombreux plis du relief, une des
Le chemin d’accès (non réalisé), implanté à flanc de coteau, invitait à longer un ancien
terrassement planté de vignes et se prolongeait par un pont franchissant le ruisseau
pour accéder à l’entrée de l’habitation. Cet étirement du parcours d’accès offrait un
temps pour prendre conscience de la présence de la vallée, de son espace et de ses
composantes.
Ancrée dans le creux d’une pente abrupte, la maison se développe sur deux niveaux
principaux et un sous-sol qui longent le flanc du relief. L’espace de vie collectif, ouvert à
l’est et au sud par une fenêtre d’angle horizontale occasionne une vision panoramique
des sommets de la chaîne montagneuse qui borde la plaine de Magadino et se prolonge
le long de la rive opposée du lac Majeur. Il se poursuit par une terrasse longitudinale
épousant la courbe du relief pour conduire vers une pergola qui en construit l’extré-
mité. Celle-ci est positionnée au point exact d’ouverture du vallon vers l’ouest. Elle dé-
voile un cadrage exceptionnel de la ville de Locarno, de l’étendue longitudinale du lac
et des massifs montagneux au loin. L’espace des chambres au niveau supérieur est plus
introverti. Depuis le palier bas de l’escalier légèrement encaissé, une baie ouvre sur le
flanc du relief, procurant une vue rapprochée du sol et de la végétation, situés ici à hau-
teur d’œil. La circulation à l’étage est éclairée par une fenêtre horizontale haute qui, en
contrepoint de celle du séjour, dégage une vue sur les hauteurs du coteau au nord et
à l’ouest. Le parcours s’achève par une fenêtre offrant un retour visuel sur l’entrée et
l’ouverture de la plaine à l’est.
Plus qu’une habitation, la maison se présente ici comme une « topographie artificielle3 »,
support d’une expérimentation soigneusement guidée par la lumière, les orientations
et cadrages créés, où s’établit un rapport constant avec la topographie du site. L’archi-
tecture construit un cheminement au cours duquel l’espace du paysage est donné à voir
suivant des points de vue choisis pour en permettre une compréhension d’ensemble,
une appréhension à diverses échelles, du proche au lointain.
Expérience tactile
Cette démarche, qui consiste à révéler à travers une architecture certains caractères
d’un paysage, apparaît également très clairement dans l’œuvre d’Alvaro Siza. C’est le
cas notamment de la piscine de Leça da Palmeira, réalisée près de Porto en 1962. Au-
delà d’une relation spatiale qui convoque principalement le sens visuel, ce qui carac-
térise le travail de l’architecte relève ici plus globalement de sa capacité à créer une
expérience qui sollicite l’ensemble des sens du visiteur et notamment le sens tactile. La
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Cette conscience d’agir au sein d’une entité plus vaste apparaît très clairement dans le
processus de conception de l’architecte Alvaro Siza. À la manière des paysagistes qui s’im-
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I. L’architecture par le paysage
Réminiscences
L’œuvre exceptionnelle de l’architecte mexicain Luis Barragan témoigne avec finesse de
cette capacité d’une architecture à contenir l’essence d’un passé à travers la création
de nouveaux espaces. Comme l’explicite Nicolas Gilsoul12, le lien mémoriel est ici réa-
lisé par l’intermédiaire de réminiscences suscitées chez le visiteur. Barragan ne travaille
pas à partir de citations littérales de formes du passé, qui ne sauraient faire ressurgir
une atmosphère chargée de souvenirs. Il s’appuie sur l’émotion que peut éveiller une
expérience sensible de l’espace et sur sa capacité à renvoyer à d’autres lieux ou d’autres
temps par évocations subtiles pouvant mobiliser l’inconscient. On retrouve dans sa fa-
çon de travailler ce processus de conception décrit par Juhani Pallasmaa, qui consiste à
intérioriser ses propres expériences vécues et à les transposer de façon intuitive dans
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I. L’architecture par le paysage
Traces
La stratégie de développement urbain menée par la ville de Montreuil-sous-Bois dans
les années 1990 témoigne également d’une volonté de prendre en compte la mémoire
et le patrimoine historique de son territoire. Le projet mené par le service d’urbanisme
est orienté vers la préservation de l’héritage culturel des lieux, tout en instaurant une
souplesse réglementaire favorisant son évolution14. Dans le Haut-Montreuil, la structure
parcellaire singulière des « murs à pêches » continue de marquer le paysage de la ville.
Une analyse du territoire a permis de révéler l’origine géographique et topographique
de cette morphologie urbaine et des typologies architecturales spécifiques qui l’accom-
pagnent. L’intervention du paysagiste Michel Corajoud a fortement contribué à la recon-
naissance de cette structure paysagère.
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I. L’architecture par le paysage
L’intégration d’une dimension temporelle au processus de projet est au cœur des pré-
occupations des architectes du mouvement régionaliste critique qui promeuvent une
action à la fois contemporaine et ancrée dans la culture locale. Tout en restant attachés à
l’idée du progrès promulgué par le mouvement moderne, ces architectes reconnaissent
au patrimoine une valeur identitaire et un potentiel de transmission. Ils y cherchent des
spécificités qu’ils tendent à maintenir à travers l’élaboration d’une architecture consi-
dérée comme une modification d’un état existant. Un tel processus de projet s’oppose
à l’idée de rupture historique et à une conception du temps considéré comme une
succession de moments où le présent se substitue au passé. Il s’agit au contraire d’envi-
sager la création comme une action s’inscrivant dans l’idée d’une continuité du temps.
Comme le précise Pierre-Alain Crozet, « vouloir modifier signifie agir à partir de l’expé-
rience de la durée temporelle : à partir donc d’une véritable “chronophilie”, qui signifie
amour du temps progressif ».
Cette idée du projet comme modification est également un des principes fondamen-
taux de conception du projet de paysage. Elle découle en premier lieu des caractères
dynamique, évolutif et interactif du monde du vivant, qui constitue le matériau privilé-
gié des paysagistes. En ouvrant leur champ d’action de la pratique de l’art des jardins au
domaine de l’urbain, ils ont opéré un déplacement de ces caractères spécifiques vers les
territoires urbanisés, et avec eux ont intégré une dimension temporelle au processus de
conception du projet urbain. L’action des paysagistes se fonde en effet sur la reconnais-
sance, dans un équilibre existant, des lignes de force capables d’accueillir un état futur,
l’adéquation du projet aux conditions existantes étant nécessaire à sa « prise » et à son
développement. Gilles A. Tiberghien précise cela en ces termes : « Le paysagiste perçoit
le site sur un mode dynamique, comme une forme en devenir. L’un des noms que l’on
donne à ce dynamisme est la nature – ce que les Grecs nommaient phusis, puissance
d’ouverture et de croissance. Dès lors l’intention projectuelle n’a de réalité que si elle
s’exerce sur un site déterminé et, de la même façon, le site n’a de sens comme tel que
pour l’intention projectuelle, dans la mesure où ses contraintes propres deviennent oc-
casion et possibilité de projeter. L’intention formative transforme les résistances mêmes
du site en possibilités, occasions, incitations et, par là, ne fait d’une certaine façon qu’en
prolonger la nature.17 »
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I. L’architecture par le paysage
La rencontre du paysagiste et
de l’architecte
Les exemples observés montrent que les architectes du
mouvement régionaliste critique nourrissent une consi-
dération hybride de la notion de paysage.
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