Johnson Spencer-L'alpiniste
Johnson Spencer-L'alpiniste
Johnson Spencer-L'alpiniste
2
Prologue
3
n’était pas le cas. Nous avions connu notre heure de gloire, et
depuis nous nous reposions sur nos lauriers. Le temps que nous en
prenions conscience, la concurrence nous avait doublés. Et mon
chef m’a prise en grippe.
« C’est là que mon moral a chuté. On exigeait toujours plus de
progrès, toujours plus vite, et la pression devenait chaque jour un
peu plus forte.
– Alors, que s’est-il passé ?
– Eh bien, l’année dernière, un collègue que j’estimais beaucoup
m’a raconté une petite fable qui allait bouleverser ma manière
d’envisager – et de traiter – les hauts et les bas de l’existence. Cette
histoire m’a rendue plus posée et plus efficace, par temps calme
comme par temps agité, y compris dans ma vie privée. Je m’en
souviendrai toute ma vie.
– Et que dit-elle, cette histoire ?
Ann parut hésiter. Elle lança :
– Sans vouloir être indiscrète, puis-je vous demander à mon tour
ce qui vous a poussé à venir me voir ?
Michael lui confia du bout des lèvres qu’il craignait de perdre son
emploi, et que son couple commençait à battre de l’aile.
– Hmm, fit-elle sans avoir besoin d’en entendre davantage. Je
sens que vous aussi, vous auriez grand besoin d’entendre cette
fable…
Ann accepta donc de la partager avec Michael, à condition que
lui-même, en cas de succès, s’engage à la transmettre à d’autres –
ce qu’il accepta de bon cœur.
Avant de commencer, elle l’avertit encore :
– Si vous voulez vous servir de ce récit pour négocier les aléas
de l’existence, je vous conseille de l’écouter à la fois avec le cœur et
avec la tête, en y transposant votre propre vécu afin d’y trouver ce
4
qui vous sera le plus utile. Les points clés sont régulièrement
répétés, mais de manières différentes.
– Pourquoi ces redites ?
– Eh bien personnellement, cela m’aide à les mémoriser. Et je
maîtrise mieux une recette quand je la connais sur le bout des
doigts. Étant d’un tempérament plutôt rétif à la nouveauté, j’ai besoin
de m’approprier longuement les choses avant que mon esprit lève
ses résistances et que mon cœur se laisse toucher. Mais une fois ce
cap franchi, je les intègre comme une seconde nature. C’est
exactement ce qui s’est produit avec cette petite fable. Vous êtes
prêt ?
– Vous pensez vraiment qu’une simple petite parabole puisse à
ce point bouleverser ma vie ? Je suis dans une situation très
compliquée, vous savez.
– Raison de plus pour essayer. Qu’avez-vous à perdre ? En ce
qui me concerne, elle a eu un impact considérable sur mon
existence. Mais il se peut que d’autres y restent tout à fait
hermétiques. Il doit exister autant de façons de l’apprécier que
d’individus. L’important, ce n’est pas le récit en lui-même, mais ce
que vous allez en retirer. Et cela, nul ne peut le décider à votre
place.
Michael hocha la tête.
– Je vous écoute.
Alors Ann commença son récit.
5
–1–
Broyer du noir dans sa vallée
6
différence. Son apport à l’entreprise semblait invisible, même à ses
yeux.
Enfin, il crut avoir trouvé une place à la hauteur de ses attentes :
on l’appréciait, la mission était stimulante, ses collègues
connaissaient leur métier et les produits qu’ils commercialisaient
étaient conformes à ses valeurs. Il gravit ainsi les échelons et fut
nommé à la tête d’un petit département. Seulement, il éprouvait à ce
poste un sentiment d’insécurité permanent.
Comme sa vie sentimentale n’était guère plus reluisante, sa
frustration allait crescendo. Ses amis ne le comprenaient pas, et sa
famille ne voulait voir dans ses doutes qu’un éphémère « passage à
vide ». Mais lui commençait à se demander s’il ne serait pas
mieux… ailleurs.
Parfois, lorsqu’il contemplait depuis la prairie la majestueuse
chaîne de montagnes qui se découpait dans le ciel, il s’imaginait au
sommet du pic le plus proche – cette idée l’apaisait un moment.
Mais le retour à la réalité n’en était chaque fois que plus cruel.
Lorsqu’il évoqua devant ses proches l’idée d’aller explorer ce
sommet, ils lui répondirent combien l’ascension en était difficile et lui
vantèrent le confort de la vallée. Tous tentèrent de le dissuader de
s’aventurer là où aucun d’eux ne s’était jamais risqué.
Ce fils aimant savait que ses parents n’avaient pas entièrement
tort. Mais il avait un caractère bien à lui, ses propres aspirations. Il
pressentait qu’il existait une autre vie hors de la vallée, et il voulait
tirer cela au clair. En gravissant ce mont, peut-être aurait-il une vue
plus nette de ce vaste monde…
Mais le doute et la peur l’empêchaient de franchir le pas.
Jusqu’au jour où, songeant avec nostalgie à son enfance
insouciante, il réalisa qu’il n’était plus en paix avec lui-même. Et qu’il
ne le serait plus tant qu’il ne serait pas monté sur ce fichu pic.
7
Alors, prenant son courage à deux mains, il enfila ses
chaussures de marche et partit aux aurores.
L’ascension fut ardue, et il mit deux fois plus de temps que prévu
à gravir ne serait-ce que la moitié du parcours. Mais à mesure qu’il
progressait, il se sentait revigoré par le vent et l’air pur. De ces
hauteurs, il voyait la couche de pollution brunâtre qui pesait sur sa
vallée.
Plus il grimpait, plus la vallée lui semblait petite et plus la vue
était dégagée. Il poursuivit son ascension jusqu’à ce que le sentier
s’arrête subitement. Esseulé dans l’ombre des arbres touffus, il faillit
faire demi-tour, puis choisit finalement de suivre une arête étroite. Il
tomba et s’écorcha, mais parvint à se relever puis à trouver un
nouveau sentier.
Les mises en garde des gens de la vallée lui résonnaient dans la
tête. Mais il ne voulait pas renoncer. Plus il s’élevait, plus il se sentait
heureux. Chaque pas en avant marquait une nouvelle victoire sur la
peur. Il avait osé quitter la vallée pour tenter l’aventure de l’inconnu.
Émergeant d’une écharpe de nuages, il trouva un ciel éclatant de
lumière, et se demanda à quoi pouvait ressembler le coucher du
soleil vu des cimes.
Il avait hâte de découvrir ce spectacle.
8
–2–
Trouver des réponses
9
En l’imitant, le jeune découvrit une myriade d’étoiles scintillantes.
Jamais il n’en avait vu d’aussi brillantes et nombreuses.
– N’est-ce pas magnifique ? fit l’ancien.
– Magnifique, approuva le jeune homme, transporté par ce
spectacle aussi grandiose qu’apaisant. Je ne pensais pas qu’il y en
avait autant, juste au-dessus de nos têtes… Et pourtant elles sont là
depuis toujours, n’est-ce pas ?
– Oui… et non, répondit le vieux. Certes, elles ont toujours été là.
Il fallait juste que tu daignes les regarder d’un peu plus près. Mais en
réalité, non, elles n’ont rien d’immuable. Les scientifiques
t’expliqueraient qu’une bonne partie de la lumière que nous
contemplons en cet instant a été émise voici plusieurs millions
d’années, par des étoiles qui sont mortes depuis belle lurette.
– Mais comment les distinguer de celles qui sont vivantes ?
Le vieux sourit.
– Qu’ai-je dit de si drôle ? s’inquiéta le jeune homme.
– Tu me rappelles le garçon que j’ai été. Celui qui voulait sans
cesse démêler le vrai du faux, le réel de la fiction…
Ils restèrent ainsi un long moment, à contempler le firmament.
Puis le vieux demanda :
– Alors, qu’est-ce qui t’amène par ici ?
– Si je le savais moi-même…
Le jeune homme expliqua qu’il dépérissait dans sa vallée, et qu’il
voulait croire à la possibilité d’un ailleurs. Il évoqua ses déceptions
professionnelles, ses échecs sentimentaux, et ce sentiment
grandissant de passer à côté de sa vie. Il fut étonné de se livrer ainsi
à un inconnu ; pour autant, le vieil homme l’écouta jusqu’au bout
avec une grande attention.
– Moi aussi, j’ai eu mon lot de déconvenues, confia le vieux. J’ai
été viré de mon premier boulot ! Puis j’ai épluché les petites
10
annonces, mais sans le moindre succès.
– Alors qu’avez-vous fait ?
– Pendant longtemps – trop longtemps – je me suis enfermé
dans l’amertume et la déprime. Jusqu’à ce qu’un ami, un type que je
n’oublierai jamais, prononce la phrase qui a tout changé.
– Quelle phrase ?
– Cela concernait ce qu’il appelait la « Méthode de l’alpiniste »,
une manière de gérer les hauts et les bas de l’existence. Il m’a dit :
“Plus tu te serviras de cette méthode, plus tu gagneras en quiétude
et en réussite, aussi bien dans ta vie professionnelle que dans ta vie
privée.”
« Au départ, j’étais sceptique. Mais il ne mentait pas. Cette
approche a tout changé, dans tous les aspects de ma vie.
– Mais encore ?
– Elle m’a appris à considérer autrement les hauts et les bas de
l’existence. Et ainsi à changer ma manière de fonctionner.
– Comment cela ?
– Cet ami m’a aidé à découvrir trois choses : comment quitter
une vallée plus vite ; comment se maintenir plus longtemps sur un
sommet ; et comment faire en sorte que les sommets deviennent
plus nombreux que les vallées.
Cela semblait trop beau pour être vrai. Mais le jeune homme était
avide de solutions, et cet ambitieux programme attisait sa curiosité.
– Vous accepteriez de m’en dire un peu plus ?
– Bien sûr, répondit le vieil homme. Mais promets-moi d’abord
une chose : si cette approche te paraît bénéfique, tu devras à ton
tour la faire connaître autour de toi.
– Dans quel but ?
– Primo, pour aider ceux qui en auront besoin. Secundo, pour
t’aider toi-même. En général, les gens qui savent aussi bien tirer
11
parti des situations positives que des situations négatives se
révèlent moins stressés et plus performants. Ce qui les rend d’autant
plus agréables à côtoyer…
Le jeune homme donna sa parole : si la méthode portait ses
fruits, il s’en ferait l’ambassadeur.
– Bien. Pour commencer, partons du postulat suivant :
12
– Loin de là ! s’esclaffa l’ancien. Même si tu en as parfois
l’impression. Comme tu t’en doutes, ces périodes sont infiniment
nombreuses, puisque chaque individu ressent les choses de
manière singulière, en fonction de son vécu et de son caractère.
Autrement dit :
13
on coule des jours paisibles dans un cadre idyllique ! Mais savez-
vous seulement à quoi ressemble la vie, en bas ?
Le vieil homme, stoïque, encaissa ces reproches sans s’offenser,
puis laissa son élève recouvrer son calme.
– Excusez-moi, monsieur, reprit le jeune homme, embarrassé. Je
me savais découragé, mais visiblement j’avais aussi une boule de
colère à évacuer. Désolé que ce soit tombé sur vous…
– Il n’y a pas de mal, répondit l’ancien. Mais tu penses vraiment
que nous vivons dans deux mondes parallèles, toi et moi ?
Le jeune ne le démentit pas.
– Dans ce cas, laisse-moi te poser une question. As-tu
remarqué, en grimpant jusqu’ici, une faille béante entre ta vallée et
ce sommet ?
– Non, pourquoi ?
Le vieux ne répondit rien, laissant sa question infuser.
Le jeune finit par comprendre.
– Parce qu’il n’y en a pas, c’est ça ?
– Tu progresses vite !
– Parce que les sommets et les vallées se touchent. Il y a
continuité entre eux…
– Très bien observé. Bien malin, en effet, qui saurait dire
précisément où s’achève la vallée et où commence la montagne.
Mais une fois que l’on a saisi que les monts et vallées personnels,
tout comme les monts et vallées géographiques, sont intimement
liés, il faut encore comprendre comment opère ce lien. Pour cela,
laisse-moi te livrer trois nouvelles propositions :
14
Les erreurs commises quand tout va
bien font que bientôt tout ira mal.
La sagesse déployée quand tout va
mal fait que bientôt tout ira mieux.
15
– Vous avez l’air tellement heureux, observa le novice. C’est la
vie en altitude qui vous réussit à ce point ?
– En partie seulement, répondit l’homme. Je dois régulièrement
redescendre dans la vallée pour refaire les niveaux.
Encore tout ensommeillé, le jeune homme ne perçut pas le
double sens de ces paroles.
– Je pense que je pourrais vivre ici jusqu’à la fin de mes jours,
lâcha-t-il.
– C’est impossible, répliqua le vieux. Personne ne peut rester
indéfiniment au même endroit. Quand bien même tu te fixerais dans
un lieu précis, tu seras toujours en mouvement au fond de ton cœur.
« La recette du bonheur ne consiste pas à se cramponner aux
choses connues. Il faut au contraire apprendre à savourer chaque
moment qui se présente.
– Savourer chaque moment, dites-vous ? S’il s’agit d’une
conversation sympathique dans l’air pur des montagnes, aucun
problème ! Mais si les vallées symbolisent les revers, la tristesse ou
l’échec, comment pourrait-on les savourer ?
– En vérité, répondit l’ancien, tout dépend de la durée de ces
épisodes de vallée. Pour t’aider, tu pourras t’appuyer sur les deux
définitions suivantes :
16
– Intéressant, commenta le jeune homme. Sauf que pour moi, un
sommet est un sommet et une vallée est une vallée. Je ne vois pas
ce que mes pensées viendraient faire là-dedans.
– Et pourtant… Te rappelles-tu les premiers mots que tu as
prononcés en arrivant ici ?
Le jeune homme fouilla dans sa mémoire, en vain.
– Tu as dit : « Encore loupé. » Tu étais obnubilé par le coucher
du soleil, au point de ne même pas remarquer l’époustouflante voûte
céleste. Et tu ne t’es pas félicité d’avoir atteint le sommet. À ta place,
d’autres auraient levé les bras au ciel en clamant : « J’y suis
arrivé ! »
– Je vois, murmura le garçon. J’ai transformé un sommet
personnel en vallée. Je venais d’atteindre ce lieu reculé qui me
faisait rêver depuis des années, et malgré tout j’éprouvais un
sentiment d’échec.
– Mais ce sentiment, c’est toi et toi seul qui te l’es infligé, en
creusant une nouvelle vallée dans ta tête. Tu n’auras donc aucun
mal à répondre à la question suivante : Comment celui qui décroche
une médaille d’argent aux jeux Olympiques peut-il être déçu ?
– C’est évident : il est déçu parce qu’il a raté la médaille d’or.
– Et quelle leçon peut-on en tirer ?
Le garçon réfléchit, puis proposa :
– Pour éviter de retomber dans une vallée et conserver le
sentiment d’être sur un pic, il faut se concentrer sur les aspects
positifs de la situation, en évitant les comparaisons.
– Excellent ! jubila le maître. Et c’est valable même dans les
périodes les plus critiques. Pour t’en souvenir, garde ceci à l’esprit :
17
On ne peut pas toujours contrôler les
événements. Mais on peut contrôler
ses monts et vallées personnels par
ses pensées et par ses actes.
18
es convaincu que cette période de chômage forcé va te permettre de
décrocher un boulot plus intéressant !
– Mais elle peut aussi s’éterniser et tourner à la catastrophe !
– Certes, admit l’ancien. L’avenir n’est jamais écrit. Il n’empêche
que, sauf exception, ceux qui décident de voir le bon côté des
choses en ressortent largement gagnants…
– Mais que voulez-vous qu’un chômeur fasse d’une telle
théorie ? Qu’il soit ravi ou non, il lui faut retrouver un emploi. Le
bonheur n’a jamais suffi à nourrir une famille.
– L’objection est recevable, sourit le maître. Alors poussons la
démonstration jusqu’au bout. Si tu étais dans la peau d’un recruteur,
qui serais-tu le plus enclin à embaucher ? Celui qui fait des yeux de
chien battu et passe l’essentiel de son entretien à se plaindre de son
ancien chef ? Ou celui qui a su voir dans ce coup du sort une bonne
occasion de rebondir et de trouver un poste à la hauteur de ses
aspirations ?
– Le second candidat, bien sûr. Parce que les gens positifs sont
plus performants.
– CQFD. Voilà pourquoi l’optimisme paie. Et si nous revenons un
instant sur le sort de ce chômeur motivé, peux-tu me dire ce qu’est
devenue sa vallée, dans l’histoire ?
Le jeune homme cogita, puis ouvrit de grands yeux.
– Il l’a transformée en sommet ! Ses pensées et ses actes ont fait
pencher la balance en sa faveur… Finalement, ce n’est pas si
abstrait, votre truc !
– Au contraire, c’est on ne peut plus concret. Et cela tient en
quelques mots :
19
La sortie de la vallée se dessine
lorsque l’on choisit de voir les choses
différemment.
20
On transforme une vallée en sommet
en trouvant et en exploitant la part
positive de la situation.
21
–3–
Oublier
22
En réalité, le jeune homme était moins convaincu qu’il n’en avait
l’air. Suffirait-il de changer d’état d’esprit pour changer le quotidien ?
Rien n’était moins sûr, mais il fallait essayer.
Il confia à quelques amis ce qu’il avait appris tout là-haut.
Certains furent fascinés par ces enseignements, quand d’autres se
montrèrent plus dubitatifs. Comment une théorie aussi simple
pourrait-elle changer le cours d’une existence ? Quoi qu’il en soit,
tous espéraient que leur copain y trouverait son bonheur.
Sa petite amie constata avec un plaisir infini combien cette
étrange petite fable l’avait ragaillardi, et elle croisa les doigts pour
que cet enthousiasme dure.
De retour au travail, il se sentit bien. Les affaires marchaient, les
ventes augmentaient et l’on engrangeait des profits records.
Puis, un jour, une commande effectuée par le plus gros client de
la société se perdit en route, et celui-ci fut si furieux qu’il menaça de
clore son compte.
Au sein de l’entreprise, ce fut le branle-bas de combat. Les uns
s’attelèrent à reconstituer la commande, tandis que les autres
tentaient de pister la marchandise disparue.
Mais la compagnie avait grandi trop vite et les équipes peinaient
à soutenir la cadence. En dépit de leurs efforts, d’autres colis
s’égarèrent, ce qui conduisit plusieurs clients à changer de
fournisseur. En bref, l’ambiance dans les locaux devenait mortifère.
Le jeune homme avait toujours en tête cette leçon qu’il s’était
récitée en redescendant de la montagne : On transforme une vallée
en sommet en trouvant et en exploitant la part positive de la
situation. Mais dans le cas présent, comment appliquer ce principe ?
Après une nuit blanche à retourner le problème dans tous les
sens, il se présenta devant son patron avec un plan. Pourquoi ne
pas profiter de cette crise, suggéra-t-il, pour identifier les failles dans
23
le système de suivi des commandes et ainsi reconstruire un
processus plus efficace et plus fiable ?
Séduit par cette idée, le chef le chargea de constituer un groupe
de travail et de conduire le projet.
Après plusieurs jours d’analyse et de remue-méninges, ledit
groupe fut en mesure d’expliquer les différents ratés, et ces travaux
accouchèrent d’un outil de commande à la fois plus sûr et plus
économique.
L’entreprise présenta ses excuses aux clients, qui se réjouirent
de découvrir une interface plus ergonomique et des tarifs de
livraison en baisse. Beaucoup se remirent à passer de petites
commandes et l’on espérait que, la confiance revenue, la taille des
paniers croîtrait à l’avenant.
Quand le bruit courut que le nouveau système de commande
était l’œuvre de l’équipe pilotée par le jeune homme, ce dernier
acquit une solide réputation et fut même augmenté.
Mais lorsque, peu après, il revint trouver son supérieur pour lui
suggérer de s’implanter sur de nouveaux marchés en plein essor,
son patron ne voulut rien savoir. Il rétorqua que l’entreprise se portait
très bien comme ça, avant de rappeler au collaborateur zélé qu’il
était le plus jeune cadre de l’entreprise et qu’il venait d’obtenir une
promotion. Sous-entendu : Savourez votre gloire et restez à votre
place.
Il était clair que ce chef, comme beaucoup d’autres dans
l’entreprise, se satisfaisait pleinement de la situation et n’avait
aucune envie de bousculer son train-train. De nombreux problèmes
se faisaient jour, mais nul ne semblait y prêter attention.
La plupart des salariés avaient conservé les habitudes acquises
du temps où l’entreprise régnait sur son secteur, ce qui n’était
désormais plus le cas. Ayant perdu tout esprit de conquête – voire
24
toute lucidité –, ils dilapidaient leurs budgets, persuadés que la
société était insubmersible.
Mais elle ne l’était point. Bientôt, le chiffre d’affaires chuta et il
fallut tailler dans les dépenses. On déclencha un plan social, et le
jeune homme vit plusieurs de ses amis partir dans la charrette.
La crise avait commencé.
Le jeune homme parvint sans mal à conserver son poste :
comme il l’expliqua fièrement à ses parents, il avait bonne réputation
depuis la mise en place du nouveau système de commandes.
Mais bientôt le succès lui monta à la tête, et il n’écouta plus
personne d’autre que lui-même. Les préceptes qu’il avait rapportés
de sa montagne étaient devenus lettre morte.
Sans en avoir conscience, il se mit les autres à dos. Ses
collègues commençaient à l’éviter, et son chef devint moins tendre.
Alors son assurance s’émoussa. Il sentait bien qu’il patinait, et
que son étoile avait pâli, mais il n’aurait su dire pourquoi.
Lorsque ses parents voulurent l’aider, en l’invitant à mots
couverts à davantage d’humilité, il resta sourd à leurs conseils,
arguant que son attitude était la seule valable. Et c’est ainsi qu’il
s’enfonça dans une vallée plus profonde encore que la précédente.
Puis, un beau jour, lui revinrent ces mots que lui avait glissés
l’ancien au terme de sa visite :
25
Mais comment gère-t-on une vallée ? se demandait aujourd’hui
le novice, sans parvenir à se rappeler si le vieil homme avait abordé
cette question-là.
Pour se changer les idées, il voulut voir des amis, mais aucun
n’était disponible. La fille qu’il fréquentait semblait tout aussi
débordée, car elle non plus ne lui donnait plus signe de vie depuis
quelque temps.
Il se sentait encore plus seul qu’avant son excursion dans la
montagne.
Pour tenir le coup, il se répéta que monts et vallées étaient à la
fois naturels et inévitables.
Il chercha le chemin qui menait hors de la vallée en s’efforçant
d’envisager les choses sous un autre angle.
Il chercha les aspects positifs de la situation, pour s’en faire des
leviers.
Mais rien de tout cela ne parvint à lui redonner le moral.
La méthode de l’alpiniste l’avait aidé à marquer des points au
travail. Mais elle ne fonctionnait plus, et il ne comprenait pas
pourquoi.
Il s’avança dans la prairie et considéra la montagne.
Dans la bouche du vieil homme, l’approche de l’alpiniste
paraissait puissante. Mais ici, dans la vraie vie, ses bienfaits
semblaient éphémères, et le carrosse redevenait vite citrouille.
Ses copains avaient peut-être raison de se montrer sceptiques…
Le jeune homme s’assit au bord d’un étang. En baissant les
yeux, il distingua son reflet dans l’eau. Et ce qu’il vit le chagrina.
Il avait conscience de devenir de plus en plus aigri, et de ne plus
être en phase avec lui-même.
Lui revint alors cette autre leçon du vieil homme :
Une vallée qui ne t’enseigne rien te rendra amer.
26
Celle qui t’inculque quelque chose te rendra meilleur.
Sauf que le jeune homme ne voyait pas ce qu’il avait encore
besoin d’apprendre…
Au bout de quelques semaines, de guerre lasse, il cessa de
chercher.
Quelques amis l’avaient invité à les rejoindre sur le plateau, où ils
aimaient « se vider la tête ». Il n’avait jamais mis les pieds là-bas,
mais l’endroit ne semblait guère difficile d’accès. C’était bien moins
loin que le sommet du pic, en tout cas.
Et comme notre héros préférait encore « se vider la tête » sur un
plateau que broyer du noir dans sa vallée, il prit le chemin du
plateau.
27
–4–
Se reposer
28
ce plateau commençait à lui engourdir l’esprit. Plus rien ne
l’affectait ; il traversait les journées sans joie ni enthousiasme.
Pourquoi rester ici ? s’interrogea-t-il. Un plateau était une sorte
de temps neutre, suspendu, où il ne se passait plus rien.
Mais pourquoi était-il seulement venu ici ? Pour prendre un repos
bien mérité, ou pour fuir son quotidien ? Mais pour fuir quoi,
exactement ?
Et ses amis, fuyaient-ils aussi leurs problèmes en venant errer
ici ?
Finalement, il prit congé de ses camarades pour continuer en
solo.
Devinant les contours du pic à travers le voile de brume, il pensa
au vieux sage installé dans sa montagne, et à son regard pétillant et
clair comme la nuit étoilée. Cet homme lui manquait, ainsi que la
fraîcheur vivifiante des cimes.
Une part de lui-même le poussait à repartir là-haut. Mais si c’était
pour déchanter de plus belle au retour dans sa vallée, à quoi bon ?
Cette nuit-là, cette question l’empêcha de dormir. Il brûlait d’aller
retrouver le vieil homme dans sa montagne, afin que celui-ci lui
explique pourquoi sa belle méthode ne fonctionnait qu’un temps.
Alors il regagna sa vallée et prit ses dispositions pour accomplir
une nouvelle ascension. En espérant être assez préparé pour
recevoir ce que ce sommet aurait encore à lui offrir.
29
–5–
Apprendre
30
– As-tu déjà vu un motif de ce type ?
Le maître dessina.
– On dirait un électrocardiogramme…
– Mais ces pointes et ces bosses, que t’évoquent- elles ?
– Des monts et des vallées !
– Bien vu. Et si maintenant je trace ceci :
31
Un plateau peut être envisagé comme
un temps de repos, de réflexion et de
régénération.
32
cœur.
– Comment cela ?
– L’important, ce ne sont pas les préceptes en eux-mêmes, mais
ce qu’ils t’inspirent, et ce que tu en fais. La façon dont tu te
comportes lorsque tu broies du noir dans ta vallée, par exemple.
Comment te sentais-tu, d’ailleurs, lorsque tu as regagné tes
pénates ?
– Du tonnerre ! lâcha le jeune. C’était un moment sensationnel.
Le vieil homme le fixa des yeux sans un mot.
– Qu’est-ce que j’ai dit ? s’inquiéta l’élève, avant de comprendre
soudain la signification de ce silence. J’y suis ! Cet épisode heureux
n’a pas duré à cause de ce que j’éprouvais, et de ce que j’en ai fait.
– Excellent, approuva le vieil homme. Ce qui t’a replongé dans la
morosité, ce n’est pas ce bon moment en lui-même, bien sûr, mais
plutôt ton incapacité à bien gérer cet épisode heureux. Aussi, pour
ne plus reproduire cette erreur à l’avenir, retiens d’abord ceci :
33
leçons de vie rapportées de la montagne ?
Le jeune homme ne répondit rien.
– Alors ?
– Je ne sais pas. Possible. Cela expliquerait pourquoi mes amis
se sont mis à m’éviter. Ainsi que ma petite amie, d’ailleurs… Lors de
ma première visite, vous aviez dit qu’il fallait un minimum de
préparation pour rester durablement sur un sommet.
– Je suis ravi que tu t’en sois souvenu, opina le vieil homme. En
effet, les gens mal préparés pour séjourner sur les cimes auront tôt
fait d’en tomber, et ce sera douloureux.
– Mais en quoi consiste une bonne préparation, alors ?
– Plutôt que de te livrer mes recettes, je préfère t’aider à trouver
tes propres réponses.
– Je vous écoute.
– Lorsque les choses ont commencé à mal tourner, comment te
sentais-tu ?
– Très mal !
– Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir changé d’attitude ?
– Je ne sais pas, soupira l’élève. J’étais désarmé, perplexe. Je
pensais sans doute qu’il suffirait de fermer les yeux jusqu’à ce que
les choses s’arrangent d’elles-mêmes… Ou bien je n’osais pas
admettre mon erreur, ni demander de l’aide.
– Et quel est le point commun à toutes ces raisons ?
Le jeune homme réfléchit.
– La peur ?
– Exactement. Et d’où naît la peur chez l’être humain ?
L’élève haussa les épaules. Le maître lui livra la réponse.
– En général, c’est l’ego qui engendre la peur. C’est lui qui nous
rend arrogants sur un sommet et craintif dans une vallée. L’ego est
un prisme déformant. Sur un sommet, il embellira la situation, telle
34
une paire de lunettes roses. Dans une vallée, il viendra au contraire
tout repeindre en noir, même si le ciel n’est que gris clair. Et c’est
ainsi que l’on se prend à croire que les sommets dureront toujours,
puis que les vallées ne cesseront jamais.
Sous la dictée du maître, le jeune homme nota dans son carnet :
35
stratégie de fond en comble, ces dirigeants se voilaient la face, par
pure suffisance. En fin de compte, les clients ne sont jamais
revenus, et nous avons dû revendre l’entreprise.
– Et vous-même, s’enquit le jeune homme, quelle était votre
position à l’époque ?
– Moi, je me suis efforcé de chercher la vérité des choses. Et
cette vérité, c’était que le client n’était plus satisfait. Alors je me suis
demandé : Que pourrais-je lui apporter de plus ? De là, il ne m’a pas
fallu longtemps pour démissionner et monter ma propre affaire, en
faisant de cette question la pierre angulaire de mon activité.
« Je suis parti de presque rien, mais les clients ont été
convaincus par nos prestations, et le bouche-à-oreille a fait le reste.
Et c’est ainsi que nous avons réussi, en l’espace de quelques
années, à nous inviter dans la cour des grands.
L’élève voulut savoir quel était le nom de cette entreprise. La
réponse qu’il obtint – le nom d’une marque connue dans le monde
entier – suggérait que son nouvel ami était un homme très fortuné.
Et que sa méthode pouvait bel et bien booster une carrière…
– Et dans la vie de tous les jours, demanda-t-il, la méthode de
l’alpiniste vous a-t-elle été utile ?
Au regard que lui renvoya le vieil homme, il sentit qu’il venait de
toucher une corde sensible.
– Très, soupira le maître. Lorsque ma femme est tombée
gravement malade, ce fut le début d’une longue et profonde vallée
pour toute la famille. Mon épouse était une mère de famille
extraordinaire, si dynamique et enthousiaste qu’on aurait presque pu
croire qu’elle avait la tâche facile. Ce fut d’autant plus terrible de la
voir clouée au lit par la douleur…
« Comme il se doit, je me suis efforcé de la relayer à la maison et
auprès des enfants, tout en prenant soin d’elle et en poursuivant
36
mon activité professionnelle. Comme tu dois t’en douter, j’étais à la
fois épuisé et angoissé. J’aurais tout donné pour qu’elle aille mieux,
mais je me sentais tellement impuissant… J’étais terrorisé à l’idée
de la perdre, mais je savais aussi que la peur pouvait occulter la
réalité. Alors je me suis demandé : Quelle est la vérité de cette
situation ? Et cette vérité était somme toute très simple : j’aimais ma
femme. De là, j’ai cherché comment je pouvais lui montrer cet
amour, et je me suis mis à la couvrir de toutes les attentions qui me
venaient à l’esprit, et bientôt la vallée m’a paru un peu moins
profonde.
– Pour quelle raison ?
– Parce que je voyais que ma femme sentait combien je l’aimais,
et que cela lui faisait du bien. N’ayant pas toujours été aussi aimant
que j’aurais pu l’être avant sa maladie, j’ai aussi été réconforté de
me sentir progresser.
« À ma grande surprise, j’ai ainsi renoué avec un certain
sentiment d’apaisement, et même de réussite, en dépit des
circonstances dramatiques. Je me rendais compte que nombre de
mes angoisses passées tournaient autour de ma petite personne, et
non de mon épouse. En cherchant mille et une façons de la couvrir
d’amour, j’ai déplacé le centre de gravité de mes préoccupations.
J’ai réussi, en quelque sorte, à m’extraire de moi-même.
– Si je comprends bien, résuma le novice, mettre son ego de
côté permettrait de quitter une vallée plus vite…
– Et de rester plus longtemps sur les cimes ! compléta l’ancien.
L’élève devina qu’il s’agissait là d’un point crucial, et qu’il faudrait
bien le garder en tête.
Un peu plus tard, il discerna une forme dans le lointain.
– Vous avez vu ? s’écria-t-il.
Le vieil homme sourit. Il avait prévu cette réaction.
37
– Ce grand pic, tout là-bas ! Il est encore plus haut que celui-ci !
jubila l’élève comme s’il était le tout premier à découvrir ce sommet.
Je parie que la vue de là-haut est encore plus ébouriffante !
– Sans aucun doute.
– Je veux voir ça, déclara le jeune.
Puis son regard plongea dans l’immense vallée qui séparait les
deux montagnes, et il grogna de découragement.
– Que vois-tu dans cette vallée ? susurra le maître.
L’élève réfléchit, puis sourit.
– De la souffrance, avoua-t-il.
Le vieil homme lui retourna son sourire.
– Pour la plupart des gens, une vallée est en effet synonyme de
frustration, de douleur, de déception, de colère, d’échec, et j’en
passe. Mais toi, tu sais ce qui se passe lorsque l’on parvient à
débusquer et exploiter la part de positif qui s’y cache.
Le jeune homme opina :
– On peut alors transformer la vallée en sommet.
– Sauf que cela exige volonté et discernement. À toi de voir si tu
t’en sens capable…
Le jeune homme gonfla ses poumons d’air pur.
– En somme, vous me demandez de traverser une vallée avec
des yeux différents ? Eh bien soit, je relève le défi. Mais… comment
s’y prend-on ?
– Pour moi, répondit le maître, la meilleure façon d’avancer dans
une vallée consiste à créer et poursuivre une vision sensible.
– Qu’est-ce que c’est que ça, encore ?
– Cela consiste à se figurer de la manière la plus détaillée
possible la situation que tu rêves d’atteindre. Par « sensible »,
j’entends à la fois sensée – le but doit rester atteignable – et
sensitive, dans la mesure où tu devras convoquer tes cinq sens pour
38
t’en forger une image si complète et réaliste qu’elle te paraîtra vite à
portée de main.
« Imagine à quoi ressemblera le prochain sommet. Le paysage,
les odeurs, son goût, sa texture… Bientôt, ces perceptions
deviendront si vivantes dans ton esprit que ce seront elles qui te
guideront à travers la vallée.
Séduit par cette idée, le jeune homme nota :
39
– Une fois là-haut, tu obtiendras peut-être quelques révélations
supplémentaires sur ta propre situation, ta propre vérité. Écoute tes
pensées avec ton cœur, et confronte-les à ton vécu professionnel ou
intime. Les enseignements que tu en retireras façonneront ta
sagesse personnelle, qui ne sera ni la mienne ni celle de personne
d’autre, mais ta sagesse à toi.
L’élève promit de méditer ce conseil. Il remercia
chaleureusement le vieil homme, lui serra la main, et partit à l’assaut
de nouvelles cimes.
40
–6–
Découvrir
41
un nouveau sommet dépendait, comme l’affirmait son maître, de son
aptitude à « bien gérer sa vallée », alors la route s’annonçait
longue…
Parvenu au point le plus bas de la vallée, il s’arrêta.
La pluie avait effacé le sentier, et il se trouvait bloqué par une
rivière tumultueuse.
Je ne pourrai jamais traverser, pensa-t-il. Le courant est trop fort.
Il ne lui restait plus qu’à rebrousser chemin. Mais comment
oserait-il affronter le regard du vieil homme ? Comment lui-même
pourrait-il se regarder dans la glace après un tel fiasco ?
Il s’assit dans la boue et considéra la rivière. Il s’imagina emporté
par les remous et aspiré sous l’eau, incapable de refaire surface
pour reprendre sa respiration.
Pourquoi faut-il que les vallées soient si éprouvantes ? se
demanda-t-il.
La réponse lui vint aussitôt, tel un écho, à travers ces mots que
lui avait glissés le vieil homme la veille au soir :
42
– Tout ce que je sais, déclara-t-il pour lui-même, c’est que je
tenais vraiment à l’atteindre !
Il aurait tant voulu savoir si ces hauteurs abritaient un lac, et si
celui-ci serait aussi beau – ou même davantage – que celui qui se
trouvait derrière le chalet du vieil homme. Et il aurait tant aimé
connaître la sensation de l’air frais sur son visage à une telle
altitude…
Ces regrets lui rappelèrent la notion de vision sensible
développée par le maître : se créer un tableau multisensoriel de la
situation visée. Quelques instants plus tôt, en imaginant sa noyade,
il s’était plutôt forgé une vision d’épouvante, soit à peu près tout le
contraire de ce qu’il fallait faire.
Au fond, songea-t-il, n’est-on pas en permanence guidé par l’idée
que l’on se fait de l’avenir ? Que celle-ci soit sombre ou gaie,
pessimiste ou optimiste ? En d’autres termes, ne faut-il pas tout
simplement choisir celle qui nous fait avancer, plutôt que celle qui
nous paralyse ?
Et c’est là que tout s’éclaira.
Il la tenait, cette vérité tapie sous la souffrance !
Sous les grondements du ciel, il déclama :
43
avec ses propres peurs, sans forcément en avoir conscience sur le
moment.
Mais alors, réfléchit le jeune homme, si l’on part du principe que
les vallées sont des moments où l’on se focalise sur ce qu’il
manque, est-ce la peur de ne jamais obtenir ou retrouver ce que l’on
vise qui nous maintient dans ces vallées « évitables » ?
Sans doute, car on se sent toujours mieux lorsque l’on parvient à
dépasser sa peur. D’ailleurs, alors même qu’il croupissait dans la
boue, trempé jusqu’aux os, la situation lui paraissait tout de suite
moins dramatique dès lors qu’il parvenait à mettre sa peur en
sourdine.
Notre héros avait longtemps refusé d’admettre que certaines
vallées pouvaient être le fruit de sa propre attitude, et non
d’événements extérieurs. Et pour conjurer ces mauvaises passes,
qu’avait-il fait ?
Il avait espéré qu’elles prendraient fin. Comme il avait espéré
que les sommets dureraient plus longtemps.
Il éclata de rire.
– J’aimerais… J’aimerais avoir un puits aux souhaits. J’y jetterais
quelques pièces magiques et me retrouverais téléporté de l’autre
côté de cette rivière !
Cet instant d’autodérision le ragaillardit un peu. Et l’aida à mieux
comprendre le propos du vieil homme.
Dégainant son calepin, il écrivit en guise de pense-bête :
44
Dans une vallée, éviter de la noircir.
Estimer les choses à leur juste valeur,
pour faire de la réalité une alliée.
Ramenant une nouvelle fois son attention sur le pic, qu’il résolut
de ne pas voir plus grand qu’il n’était, il imagina quel sentiment de
triomphe il éprouverait lorsqu’il aurait vaincu ce sommet.
Le vieil homme disait que le moyen le plus efficace de traverser
une vallée consistait à se laisser guider par une vision sensible.
Son élève entreprit donc de peaufiner cette vision. Fermant les
yeux, il conçut en esprit ses sensations une fois là-haut, au-dessus
de l’épaisse couche de nuages noirs.
Il découvrait une vue magnifique. Il sentait le soleil sur sa peau. Il
goûtait l’eau cristalline d’un lac. Humait l’odeur des grands pins et
distinguait le cri d’un aigle. Toute peur envolée, l’esprit en paix.
Puis il rouvrit les yeux et, sans détacher son regard des cimes,
resta concentré sur ces sensations agréables. Comme soulevé par
cette vision sensible, il se releva d’un bond et aperçut alors une
souche d’arbre de l’autre côté de la rivière.
Cela lui donna une idée.
Il sortit une corde de son sac à dos, la noua en lasso et la lança
en travers de la rivière.
La boucle manqua la souche. Il refit plusieurs tentatives, mais la
corde se gorgeait d’eau, devenant chaque fois plus lourde à lancer.
Le jeune homme finit par tomber à genoux, les yeux fermés, les
bras et le dos en compote. Prêt à renoncer.
45
Mais un nouveau regard vers le pic réveilla sa vision sensible.
Rassemblant ses dernières forces, il se releva et fixa la souche
d’arbre comme si rien d’autre n’existait au monde. Il lança le lasso,
qui daigna enfin étreindre la souche.
Il imprima à la corde quelques coups secs pour s’assurer qu’elle
tenait solidement en place, attacha l’autre extrémité à une grosse
pierre, et s’avança dans l’eau en remontant la corde avec les mains,
l’une après l’autre. Par deux fois il se retrouva sous l’eau, mais la
corde lui permit de refaire surface et d’atteindre sain et sauf la rive
opposée.
Là, il se redressa, s’éloigna de l’eau et leva les bras au ciel en
poussant un cri de victoire.
Puis il éclata de rire. Bien qu’il fût toujours trempé au fin fond de
sa vallée, il avait le sentiment d’avoir remporté une bataille décisive.
Surtout, il venait de comprendre ce que pouvait être un sommet
personnel :
46
est décidé à faire tout le nécessaire pour que la situation visée se
réalise. Il n’est même pas besoin de se forcer : la volonté est si
puissante qu’elle nous permet d’accomplir des choses dont on ne se
savait même pas capable.
Voilà sans doute pourquoi l’ancien parlait si souvent de vérité : la
vérité de nos intentions révélait la vérité de nos capacités. De la
même façon que la peur nous clouait au sol, la vérité nous donnait
des ailes.
Il se remit en route avec un enthousiasme neuf. Suivre sa vision
sensible lui avait procuré un regain d’énergie et de confiance.
À mesure qu’il s’élevait, il glissa de loin en loin sur des pierres
lâches ou glissantes. Mais il parvint chaque fois à se rétablir pour
continuer son ascension.
Ses progrès dessinèrent un sourire sur son visage. Il tenait le
bon bout. Il allait réussir.
Enfin, après un effort interminable, il émergea du plafond de
nuages et atteignit le sommet.
Il y découvrit un lac de toute beauté, entouré de pins séculaires,
entre lesquels soufflait une brise divine.
Il se retourna pour contempler la vallée. Sa traversée ne s’était
pas faite sans efforts. Mais la récompense n’en était que plus
savoureuse.
Il songea à sa vallée natale, à sa vie et à son travail d’avant. À
ses parents, à ses amis, à l’élue de son cœur. Et à toute la peur qu’il
avait cultivée, à son corps défendant.
Peur de déplaire à ses amis. De ne pas gagner l’estime de son
père. De ne plus plaire à son amie. De perdre son emploi. De passer
pour un raté. Pour ne citer que ces angoisses-là…
Quel gâchis que d’avoir laissé la peur gouverner sa vie et fausser
sa perception des choses ! Mais à présent, il était entré dans le vif
47
de la méthode de l’alpiniste, qui était à la fois une manière de voir
les choses et une façon d’agir. En bref, une philosophie de l’action.
Faire de la réalité son alliée… Voilà ce qui s’était produit dans
cette longue vallée, lorsque l’adversité lui avait ouvert les yeux sur
des vérités personnelles insoupçonnées. Regarder la vérité en face
apportait un plus indéniable, mais embrasser cette vérité était
encore plus profitable !
Dorénavant, il chercherait la vérité des choses, plutôt que de se
complaire dans des illusions confortables. Son avenir serait bien
plus solide s’il le bâtissait sur des vérités profondes.
Mais ce qui l’avait le plus marqué dans cette épopée, c’était la
puissance qu’offrait l’outil de la vision sensible. Comme l’avait prédit
le vieux sage, suivre une vision sensible avait amené le jeune
homme à se surprendre lui-même, en trouvant des solutions que
personne n’avait tracées d’avance pour lui.
Une vision sensible remplissait peu ou prou la même fonction
qu’une carte géographique. Elle vous aidait à vous rendre d’un
point A au point B de votre choix.
La vision du sommet du mont que le jeune homme s’était forgée
l’avait non seulement affranchi de ses peurs, mais lui avait donné la
volonté et la force d’avancer.
– C’est véritablement utile ! fit-il en souriant. Et à renouveler !
En guise de conclusion, il consigna dans son calepin :
48
Alors la peur se dissipe, laissant place
à la réussite.
49
–7–
Partager
50
dans son cœur. Et plus on le fait, plus on grandit, plus on est serein
et plus la vie nous sourit.
« J’ai aussi compris que les bons comme les mauvais moments
sont des cadeaux de l’existence, fussent-ils très bien déguisés, et
qu’il y a toujours quelque chose de précieux à en retirer, pour peu
que l’on sache les gérer avec intelligence.
« Seul là-haut, sur ce grand pic, je me suis astreint à regarder la
vérité des choses de manière aussi sincère que possible. À présent,
il me tarde de retrouver mes amis et ma famille. J’ai pris conscience
qu’eux aussi avaient beaucoup à m’apporter.
Le vieil homme sourit.
– Je constate que tu as appris une autre chose indispensable…
– Laquelle ?
– L’humilité. Et c’est une excellente nouvelle, car cela t’aidera à
te maintenir sur les hauteurs.
Le jeune homme acquiesça d’un air pudique.
Le maître reprit :
– Te souviens-tu du discours que tu tenais lorsque nous nous
sommes rencontrés ? Tu étais malheureux comme les pierres car tu
n’arrivais à rien dans ta vallée…
– Je m’en souviens, grimaça l’élève. Je n’avais pas encore saisi
que ma vallée était une incitation à aller de l’avant, à prendre mon
destin en main. Je cherchais juste à la fuir, sans prêter attention à ce
qu’elle pouvait m’inculquer. Je vois maintenant que c’est en
s’extirpant de soi-même pour chercher le cadeau caché dans la
vallée que l’on parvient à conquérir une meilleure situation et de
nouveaux horizons. Et puis… Vous me corrigerez si je me trompe,
mais il me semble que sommets et vallées se distinguent avant tout
par leur finalité : les sommets sont faits pour savourer la vie, et les
vallées pour l’apprendre.
51
– C’est finement observé, approuva l’ancien. Et à ton œil vif et
pétillant, je vois que tu en as déjà appris un rayon ! Mais dis-moi,
c’était comment, au creux de cette immense vallée ? Car elle est
très profonde…
Le jeune homme fouilla dans sa mémoire.
– Eh bien, je me suis retrouvé arrêté par une rivière torrentielle
qui semblait trop dangereuse à traverser. J’étais à deux doigts de
rebrousser chemin. Mais alors je me suis souvenu que le plus grand
obstacle dans l’existence, celui qui nous bloque et nous piège, c’est
la peur. De là, j’ai vu que j’étais réellement capable de transformer
une vallée en sommet si j’évacuais la peur et que je me projetais en
dehors de moi-même.
– Mais concrètement, qu’as-tu fait ?
– J’ai essayé la technique de la vision sensible, en convoquant
mes cinq sens pour me projeter mentalement et avec force détails
au sommet de la montagne. J’ai imaginé la vue, les odeurs, le goût,
les sons, le contact des éléments… Ce tableau enchanteur a dissipé
mon angoisse et m’a donné l’énergie de me battre. Alors je me suis
accroché à cette vision sensible jusqu’à ce qu’elle m’inspire une
solution pour franchir la rivière. À savoir, lancer ma corde en lasso
vers une souche d’arbre sur la rive opposée afin de m’y agripper
pour traverser les remous.
– Et là-haut, qu’as-tu trouvé ?
– Un spectacle fabuleux.
– Mais encore ?
– Je dominais toute la vallée, et cette montagne-ci. Mais surtout,
j’ai compris pourquoi vous faisiez si grand usage du mot vérité. La
vérité, ce ne sont ni nos peurs ni nos souhaits. C’est tout ce que
peuvent nous enseigner les hauts et les bas de l’existence.
52
Désormais, dans les vallées comme dans les hauteurs, je veillerai
toujours à traquer la vérité de la situation.
– Elle n’a qu’à bien se tenir ! conclut le maître d’un rire
gourmand.
Ils poursuivirent la discussion jusqu’à ce que sonne l’heure de
regagner la vallée.
Les deux hommes se saluèrent chaleureusement, sans savoir
qu’il s’agissait là de leur ultime rencontre.
53
–8–
Exploiter monts et vallées
54
À ce compte-là, l’entreprise n’était pas près de quitter la vallée.
L’attitude des dirigeants avait plutôt pour effet de la creuser et de
l’étendre.
Puis un jour, le personnel reçut un coup de massue en apprenant
qu’un géant du secteur allait lancer, à un prix inférieur, une copie de
leur produit phare, qu’ils avaient été jusqu’alors les seuls à fabriquer.
Vu la force de frappe commerciale de ce concurrent, cet événement
risquait tout bonnement de couler l’entreprise.
On échafauda en catastrophe un nouveau plan marketing, mais
peu de gens y croyaient. Alors, face à la résignation générale, le
jeune homme réunit son département et demanda à chacun de se
poser les deux questions suivantes :
– Quelle est la vérité qui sous-tend cette situation ?
– Comment pouvons-nous mettre à profit la part positive qui se
cache dans cette mauvaise passe ?
Et le jeune chef d’inviter tous les participants à présenter leurs
réponses lors d’une réunion de crise fixée le lendemain matin à la
première heure.
Lors de cette réunion, une femme ouvrit le tour de table en
déclarant :
– Personne ne connaît ce produit aussi bien que nous. Nous
sommes les seuls à ce jour à détenir une vraie communauté de
clients.
Un autre ajouta :
– La vérité, c’est qu’ils disposent d’un budget marketing
astronomique. Nous devons donc contre-attaquer sur un terrain où
nous serons en position de force.
Ces deux analyses firent consensus au sein de l’équipe. Alors le
jeune homme demanda :
55
– Dans ces conditions, quel est le côté positif de la situation ? Et
comment le pousser à notre avantage ?
Un employé d’âge mûr suggéra :
– Pourquoi ne pas viser de rester numéro un en développant un
produit bien meilleur que le leur ?
Ces mots produisirent un déclic au sein de l’équipe, qui identifia
aussitôt le bon côté de la situation : la grosse campagne marketing
du concurrent allait achever de populariser ce type de produit, mais
c’est ici que les clients viendraient trouver le meilleur modèle.
En d’autres termes, le concurrent allait assurer leur propre
publicité !
Ce scénario énoncé, le jeune homme proposa d’élaborer et de
suivre une vision sensible, autrement dit le tableau mental d’un
avenir meilleur.
L’équipe joua le jeu et se mit à imaginer, avec moult détails, à
quoi ressemblerait le quotidien dans l’entreprise si elle
commercialisait un produit résolument meilleur, c’est-à-dire un
produit que les gens recommanderaient autour d’eux.
Pour cela, l’idée fut émise de sonder les clients afin de connaître
leurs véritables attentes, pour ensuite partager ces données avec les
autres départements de l’entreprise.
Et c’est exactement ce qu’ils firent. Après avoir interrogé
plusieurs panels de clients, ils enrichirent leur produit de plusieurs
fonctionnalités utiles. Si bien que, le temps que le concurrent lance
sa campagne marketing, eux-mêmes avaient déjà commercialisé
leur tout nouveau modèle, qui fut plébiscité par le public.
Ils gagnèrent ainsi une image d’entreprise innovante, les
finances se rétablirent rapidement et le spectre du plan de
licenciement s’éloigna.
56
Sur sa lancée, le jeune homme initia d’autres collègues à la
méthode de l’alpiniste. En discutant les uns avec les autres, ils
comprirent que c’était leur arrogance qui les avait délogés de leur
sommet, et ils se promirent de ne plus jamais verser dans
l’autosatisfaction.
Le jeune homme et ses collaborateurs reçurent une
augmentation, et ils continuèrent à chercher de nouveaux moyens
de redresser l’entreprise. Ils posaient des questions, sans en
anticiper les réponses.
Notre héros se réjouissait de voir l’entreprise relever la tête, mais
il savait qu’elle pouvait facilement retomber dans une vallée si le
personnel n’était pas capable de gérer l’embellie avec sagesse.
La recette pour faire durer les sommets était gravée dans sa
tête :
Se montrer humble et reconnaissant.
Continuer de pratiquer ce qui nous a réussi.
Ne jamais cesser d’améliorer les choses.
Faire davantage pour les autres.
Conserver des ressources en prévision de vallées futures.
57
Plutôt que de succomber à la peur, il s’aida une fois de plus de la
méthode de l’alpiniste, en décidant d’en dire moins et d’en faire plus.
Si cela doit me coûter ma relation sentimentale, eh bien je
chercherai la part positive cachée dans cette vallée, résolut-il. Mais,
mieux encore, je pourrais dès maintenant améliorer notre relation en
me montrant un peu plus modeste et beaucoup plus attentionné.
Puis il éclata de rire :
– Un peu plus modeste ? lança-t-il tout haut. Et pourquoi pas
beaucoup ?
Le jeune homme voulait devenir à la fois plus aimant et plus
attirant. Or, il était convaincu que les deux qualités marchaient de
pair : plus on se montre attentionné – en substituant l’amour à la
peur –, plus on reçoit d’amour en retour et plus on augmente ses
chances de nouer une relation heureuse.
Aussi, les jours suivants, il se forgea une nouvelle vision
sensible, en s’imaginant devenir le genre d’homme qu’une femme
aurait envie de fréquenter, mais surtout le genre d’homme que lui-
même voulait devenir.
Cette version améliorée de lui-même, il se la projeta dans les
moindres détails. Un gars qui ne se prend pas trop au sérieux, avec
lequel on s’amuse bien, et néanmoins avide d’excellence, au travail
comme dans sa vie personnelle…
Un gars désireux d’être utile, fût-ce à son petit niveau. Et qui ne
considérerait jamais comme acquise l’affection de ses proches.
De cette nouvelle feuille de route mentale il ne souffla mot à
quiconque, se contentant de l’afficher bien en évidence dans sa tête
et dans son cœur.
Puis, par petites touches, il ajusta ses actes à cet autoportrait
rêvé, de sorte à se rapprocher du modèle qu’il s’était fixé.
58
Se rappelant s’être demandé jadis : Mais comment gère-t-on une
vallée ? il consigna la réponse dans son carnet :
59
Notre héros fit aussi ses propres découvertes. Notamment celle-
ci, d’une simplicité biblique : lorsqu’il se trouvait coincé dans une
vallée, à chercher en vain la sortie, il se rappelait que monts et
vallées sont deux réalités antagoniques. Il lui suffisait donc de
comprendre quels actes l’avaient plongé dans la vallée, puis de faire
le contraire pour obtenir le résultat inverse. Et cela fonctionnait à
merveille !
En prenant de l’âge, il apprit ainsi à traverser les vallées avec
calme et sérénité. Bien que très pris par son travail, il se réservait
chaque semaine un temps de promenade dans ses prairies natales,
le plus souvent au bras de sa compagne.
Puis, un jour, il apprit une triste nouvelle : son vieux maître était
décédé, là-haut sur sa montagne.
Tous ceux qui avaient connu le personnage louèrent son
charisme et son optimisme si contagieux. Le jeune homme fut très
affecté et craignit qu’une partie de lui-même s’éteigne avec ce deuil,
tant il se sentait seul et malheureux.
Se demandant quelle pouvait être la vérité cachée sous son
chagrin, il revit son maître lui déclarer : « Une vallée est un moment
où l’on se focalise sur ce qu’il manque… »
Il compléta la suite à voix haute :
– Et les sommets sont ceux où l’on apprécie ce que l’on a.
Alors il se focalisa sur ce qu’il avait à apprécier, se rappelant qu’il
avait adopté une manière d’avancer dans l’existence qui le rendait à
la fois plus détendu et plus efficace, par temps calme comme par
mer agitée. Et cela, il le devait à son vieil ami.
À la douleur qu’il éprouvait, le jeune homme sentait néanmoins
que ce décès ouvrait sous ses pieds une nouvelle vallée
personnelle. Mais il ne fallait pas céder à la peur ni aux regrets. Il
fallait se raccrocher à la vérité.
60
Cette vérité, c’était que le maître lui avait offert des trésors de
sagesse qui, appliqués à bon escient, leur seraient profitables, à lui
comme à son entourage, pendant de longues années encore. En
cela, le vieil homme ne le quitterait jamais totalement.
Des larmes lui montèrent aux yeux, mélange chaud-froid de
tristesse et de gratitude.
Le jeune homme savait que sa vie personnelle serait, comme sa
carrière, une longue suite de sommets et de vallées. C’était le lot de
tous. En amour comme au travail, il connaîtrait des hauts et des bas,
des baisses de régime mais aussi des joies intenses. Ces
inévitables oscillations faisaient toute la richesse de l’existence. Mais
à présent qu’il maîtrisait la méthode de l’alpiniste, chaque épisode,
bon ou mauvais, lui apporterait quelque chose.
Ces pensées lui rappelèrent la promesse qu’il avait faite au vieil
homme, quand celui-ci lui avait dit : « Je t’apprendrai la méthode de
l’alpiniste à une seule condition, fixée par celui même qui me l’a
enseignée : si tu la juges utile, tu t’efforceras d’en faire bénéficier
autrui. »
Le jeune homme estimait avoir rempli cette part du contrat. Mais
il souhaitait aller encore plus loin. Il voulait trouver un moyen plus
efficace de diffuser le précieux héritage du maître.
Un week-end, il emprunta la cabane de pêcheur d’un ami pour
s’isoler et réfléchir en paix.
Qu’avait-il trouvé le plus efficace dans l’approche de l’alpiniste ?
Il revit en esprit ses propres expériences, relut les pages de son
carnet. Il y avait tant de choses utiles dans cette philosophie…
En fin de compte, il rédigea une synthèse des préceptes les plus
importants à ses yeux. Dans un style concis, afin qu’elle puisse tenir
sur une fiche qu’il distribuerait aux plus curieux, aux plus motivés.
61
Puis il sourit en songeant que cette fiche pourrait également lui
servir de pense-bête. Pour lui rappeler l’existence de ces
formidables outils et l’inciter à s’en servir plus souvent.
Dans les jours et les mois qui suivirent, il trouva plus d’une âme à
qui confier cette simple petite fiche.
62
Mettre à profit ses sommets
et ses vallées
Au travail comme dans
sa vie privée
POUR BIEN GÉRER LES HAUTS ET LES BAS :
Fais de la réalité ton alliée.
Que tu te trouves sur un pic ou au fond d’une vallée, demande-toi toujours
quelle est la vérité derrière cette situation.
63
Apprends à ton entourage l’art de tirer profit des bons comme des
mauvais moments.
64
–9–
Savourer un sommet
Quelques décennies plus tard, notre héros était à son tour devenu
un vieil homme. Il vivait depuis des années sur son propre pic,
même s’il redescendait de temps en temps dans la vallée.
Un jour, après le déjeuner, il s’assit sous un arbre pour
contempler la vue magnifique. Convoquant les souvenirs de sa
longue existence, il songea à tous ces moments marquants, bons ou
mauvais, qu’il avait lui-même provoqués sans en avoir toujours
conscience.
Il gardait un souvenir vivace et ému du maître qui lui avait fourni
des clés en or pour gérer les hauts et les bas qui ponctuent un
chemin de vie. Ces conseils et techniques avaient été décisifs dans
sa carrière, comme dans sa vie d’homme. Ils lui avaient permis de
s’épanouir et de progresser tout du long, y compris dans les
périodes les moins riantes.
Il n’oublierait jamais tout ce qu’il devait à ce vieil ami – même si
celui-ci eût sans doute estimé que le mérite du succès revenait
d’abord aux élèves assidus.
Comme il se disait cela, il crut percevoir un bruit dans son dos.
65
Il se retourna mais ne vit rien, et se replongea donc dans ses
pensées. Il avait connu beaucoup de bonheur dans sa vallée. Mais il
préférait désormais les hauteurs de sa montagne, où lui et son
épouse – son grand amour de jeunesse – s’étaient fait construire un
chalet.
Il adorait recevoir famille et amis, et s’était taillé une réputation
d’hôte généreux et d’ami dévoué. Mais il estimait que le plus
important n’était pas de savoir où l’on vivait, mais comment l’on
vivait, que ce fût dans une vallée fertile comme ses parents ou sur
un pic majestueux comme son ancien maître.
À présent, il vérifiait chaque jour ce qu’il avait mis des années à
comprendre : qu’une vie riche et heureuse est un paysage
changeant où alternent monts et vallées. Maintenant que l’existence
avait un goût de voyage paisible, il sentait qu’il avait touché au but,
avant même d’être parvenu à destination.
Tandis qu’un sourire ému s’esquissait sur son visage, le bruit
perçu plus tôt se répéta, de plus en plus proche.
Tournant la tête, le vieil homme découvrit une jeune femme,
plantée devant lui avec son sac à dos.
– Excusez-moi, dit-elle. Je ne voulais pas vous déranger.
Elle expliqua qu’elle venait d’atteindre ce sommet après une
longue excursion depuis la vallée. Elle avait les traits tirés et
semblait épuisée.
Ils se mirent à discuter, et elle se surprit à déballer tout ce qui la
minait dans sa vallée. Son instinct lui disait que ce vieil homme
saurait l’écouter, mais elle était loin de se douter qu’elle voyait là l’un
des êtres les plus sereins et accomplis du monde.
Ils passèrent l’après-midi à discuter de ce qu’il appelait la
méthode de l’alpiniste. Il décrivait cela comme une philosophie de
l’action, une manière de regarder et d’agir qui vous apportait à la fois
66
sérénité et réussite, dans les périodes heureuses comme dans les
moments difficiles.
Voyant qu’elle savait écouter, notre héros se réjouit qu’elle puisse
apprendre cette méthode à un si jeune âge.
Après tout, se dit-il, il n’est jamais trop tôt pour mettre à profit les
hauts et les bas de l’existence…
Quand le vieil homme eut terminé la première leçon, son élève
demanda :
– M’autoriseriez-vous à présenter cette méthode à des amis ou à
des collègues ?
L’homme s’esclaffa :
– Vous avez un temps d’avance sur moi, mademoiselle ! Et c’est
très généreux de votre part. J’allais justement vous inviter à…
Passer le message !
FIN
67
Épilogue
Son récit achevé, Ann s’aperçut que la pluie avait cessé. Michael
semblait perdu dans ses songes.
Il finit par déclarer :
– Merci pour ce dîner, ainsi que pour cette nourriture plus
philosophique, même si, spontanément, je ne vois pas très bien
comment je pourrais l’appliquer dans mon cas. Je vis une situation
compliquée, vous savez.
Ann hocha la tête.
– Je pensais comme vous, la première fois. Avant de réaliser que
c’était peut-être moi qui compliquais les choses.
– Comment cela ?
– Plus je réfléchissais à cette petite fable, plus je me disais que
ce n’était finalement que pur bon sens.
Michael trempa les lèvres dans son café.
– Certes, fit-il en reposant sa tasse. C’est néanmoins très riche.
J’espère que je penserai à m’en servir.
À ces mots, Ann plongea la main dans son sac et en sortit une
carte en bristol.
– Tenez, cela pourra vous être utile.
Michael reconnut la synthèse rédigée par le héros de la fable.
– Merci beaucoup !
68
– Mais de rien, répondit Ann. J’ai promis à celui qui m’a raconté
cette histoire que, à la première occasion, je veillerais à…
– Passer le message ?
– Monsieur a très bien écouté ! conclut Ann en riant.
69
Le couple qu’il formait avec son épouse Linda n’allait pas fort. Le
stress qu’ils rapportaient de leurs boulots respectifs et leurs soucis
financiers avaient abîmé leur mariage.
Se souvenant du bonheur de leurs premières années de vie
commune, Michael se dit : Refais ce qui t’avait conduit là.
Mais quel avait été l’ingrédient principal de ce bonheur ? Que
fallait-il recommencer ?
Jadis, Michael s’émerveillait de mille petites choses chez son
épouse. Était-ce à dire qu’il ne la regardait plus, ou qu’il était blasé ?
Cherchant un moyen de sortir de lui-même pour se montrer plus
aimant, il se mit à couvrir Linda de petites attentions. Ce qu’elle ne
fut pas longue à remarquer.
Par la suite, il lui parla de la méthode de l’alpiniste, et lui avoua
combien il l’avait trouvée salutaire.
– Tu ne trouves pas que cela va mieux entre nous ? demanda-t-il
du bout des lèvres.
– Si, répondit son épouse. En revanche, avec Kevin, tu es
toujours au fond de la vallée…
Michael confirma d’un hochement de tête. Leur fils adolescent lui
adressait à peine la parole tant leurs rapports s’étaient dégradés.
Michael lui reprochait de consacrer l’essentiel de son temps à son
groupe de musique, au détriment de ses études.
Cela faisait d’ailleurs plusieurs jours qu’il se demandait : Quelle
est la vérité cachée dans cette situation ?
La réponse, là encore, était relativement simple : lui voyait d’un
mauvais œil cette passion pour la musique, alors que son fils en
faisait sa priorité.
Souhaiter n’est pas agir, se répéta Michael. Aussi, plutôt que de
souhaiter un improbable revirement de son fils, mieux valait faire de
la réalité leur alliée.
70
Afin de se forger la vision sensible d’une relation saine, Michael
imagina le père qu’il souhaitait être, et la complicité qu’il rêvait de
tisser avec Kevin. À défaut de pouvoir régenter l’existence de son
fils, Michael pouvait au moins contrôler ses propres actions.
Avec moult détails, il se figura debout dans le public d’un concert
du groupe de Kevin. Les cris et les applaudissements de la foule, le
bonheur et la fierté sur le visage de son fils… Et leur étreinte
spontanée en coulisse après le spectacle.
De là, il se mit à faire les choses susceptibles de le mener
jusqu’à la réconciliation. Il cessa de critiquer son fils et prit l’habitude
de descendre au sous-sol quand Kevin y répétait avec son groupe. Il
restait là le temps de deux ou trois morceaux, à écouter sans un
mot, avant de prendre congé d’un signe de la main.
Le résultat ne fut pas immédiat, mais peu à peu Kevin s’ouvrit à
nouveau et le dialogue se rétablit.
– Mais où est passé notre petit cynique ? s’émut alors Linda avec
tendresse.
Elle-même songeait depuis quelque temps à essayer la méthode
de l’alpiniste à son travail. L’école où elle officiait subissait de
nouvelles coupes budgétaires, ce qui causait des tensions dans tout
l’établissement.
Un jour, elle conta l’histoire de l’alpiniste à une collègue, qui émit
l’idée d’enseigner cette approche aux élèves. Elles formèrent un
atelier et rencontrèrent les élèves après la classe pour les aider à
surmonter leurs coups de blues et à exploiter au maximum les
périodes fécondes.
La méthode de l’alpiniste fut bénéfique à nombre d’élèves, ainsi
qu’à beaucoup d’enseignants ! Elle se répandit dans les écoles
alentour, et Linda fut nommée coordonnatrice du projet. Pour fêter
71
cette belle réussite, Michael l’emmena dans le petit café où Ann Carr
l’avait initié à cette philosophie.
Leur vie familiale et conjugale était repartie du bon pied, ainsi
que leurs carrières. L’avenir leur réserverait inévitablement quelques
revers, mais à présent ils se savaient armés d’outils théoriques et
pratiques pour s’enrichir des hauts et des bas de l’existence.
Et chacun guettait la prochaine occasion de passer le
message…
72
À propos de l’auteur
Spencer Johnson (1938-2017) était l’un des essayistes les plus lus
au monde.
On lui doit quelque onze best-sellers internationaux, dont le
fameux Qui a piqué mon fromage ?, numéro un des livres consacrés
au thème du changement, et Le Manager Minute, écrit avec Kenneth
Blanchard, un petit manuel de management plébiscité dans le
monde entier depuis deux décennies.
Passé maître dans l’art d’apporter des solutions simples et
efficaces à des problèmes compliqués, Spencer Johnson, diplômé
de psychologie et docteur en médecine, a longtemps exercé comme
chercheur.
Ses ouvrages ont été traduits dans plus de quarante-sept
langues.
73
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction
réservés pour tous pays.
Montagne : © VectorShow
ISBN : 978-2-7499-4383-1
74
Table des matières
Démarrer
75
76