ULBACH Louis - Philosophie Maçonnique (1853)

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PH|||L()S()PH|E

MACONNIQUE

LOUIS ULI3ACHI

TROYES ,
Typograph 1 e C a r d on ,
rE

1853
3ux 38embres
de la

-%e aé %oye, ,/*%nan %aencé

Souvenir d'amitié, témoignage de reconnaissance.

et otta .

Paris, janvier 1853.


BUT DE CE LIVRE.

Ce livre est le commentaire d'un initié de bonne


foi sur une association dans laquelle il est entré sans
illusion , mais dont il reste membre par une con
viction raisonnée, avec une estime réfléchie.
La curiosité est pour la franc-maçonnerie le plus
énergique moyen de prosélytisme ; mais c'est aussi
le plus dangereux. Combien n'avons-nous pas vu de
ces curiosités ardentes , et souvent sincères , se re
tirer désappointées, parce qu'elles désespéraient de
trouver de quoi satisfaire, de quoi multiplier encore
cet appétit de mystères, cette soif des choses subli
mes qui les avait conduites au seuil des degrés mys
tiques !
Nous avons été souvent témoin de la défaillance
d'esprits honnêtes et loyaux , qui , après le premier
<8- 8
étonnement que cause toujours le symbolisme, se
demandaient : — Quoi! c'est là tout? N'y a-t-il rien
autre chose à apprendre ? N'a-t-on pas encore d'é
preuves à nous faire subir, de cérémonies étranges
à nous révéler?
Il en est qui considèrent la franc -maçonnerie
comme une sorte de réunion bachique, de caveau,
où la gaudriole aime les murailles closes et les portes
verrouillées. Ceux-là vont aussi à un désappointe
ment. Les banquets modestes qui réunissent , deux
fois l'année, les membres de la grande famille ma
çonnique, sont plutôt une occasion de toasts, d'in
vocations, de souvenirs, que de jouissances gastro
nomiques. La discipline qui préside aux diverses
évolutions du repas et les discours nombreux qui
l'interrompent ne laissent pas de doute à cet égard ;
lors même que la modicité des cotisations n'aurait
pas refroidi d'avance ces Lucullus d'un nouveau
genre qui viennent chercher , hors du monde vul
gaire , des assaisonnements à leurs plaisirs dans le
secret dont la franc-maçonnerie entoure les siens.
On se heurte parfois aussi à des industriels qui
fondent sur la pensée d'une solidarité fraternelle
entre les francs-maçons l'espoir d'une clientelle lu
crative. Ceux-là, pour n'être pas les plus purs, ne
sont pas toujours les moins heureux.
Enfin , il est une catégorie de néophytes qui se
rencontre quelquefois dans les loges de province ,
c'est celle des ambitieux de clocher, qui cherchent
partout des moyens de propagande, et qui n'ou
<8* 9 -B>
blient jamais que la qualité de franc-maçon ne sau
rait nuire à la qualité d'électeur. Le suffrage uni
versel a naturellement déterminé l'accroissement de
ces initiés.
Je ne parle pas des esprits turbulents qui s'éga
rent parfois dans nos temples , essayant d'éperonne'r
avec leurs tisons cachés les flancs pacifiques de ce
mystérieux Apis qui porte encore sur son front les
bandelettes hiéroglyphiques.
Ceux-là s'aperçoivent bientôt qu'ils se sont trom
pés de porte; qu'un atelier maçonnique n'est pas
une vente; et ils se retirent d'eux-mêmes ne sachant
que faire de leurs passions et du tumulte de leur
fièvre dans ces silencieuses assemblées.
Je viens de signaler avec franchise les associés
dangereux de la franc-maçonnerie ; ceux qui la font
décrier par leurs discours, ou qui la rendent stérile
par une coopération indolente ou railleuse.
Les industriels, les amateurs de gaudriole, les am
bitieux et les conspirateurs peuvent toujours être
écartés. Une enquête sérieuse, un vote prudent, suf
fisent pour en débarrasser les loges. Mais il est plus
difficile de rendre assidus et fervents les néophytes
de bonne foi qui se sont trouvés refroidis et désap
pointés, après quelques jours de fréquentation.
C'est à ceux-là que nous avons surtout songé en
écrivant ce livre. Il y a des francs-maçons dont la
dévotion n'a pas besoin d'être excitée, et qui se sa
tisfont des exercices du rituel. Leur plus grande
joie est d'entendre les maillets retentir, et ils ne
«8* 10 -f>
demandent rien au-delà des réceptions et des for
mules. Rêveurs heureux, l'apparence leur suffit , et
une poignée de lycopode embrasé leur donne toute
lu lumière dont ils ont besoin. Mais, je le répète, il
y a bien des esprits élevés , bien des intelligences
vives que le cérémonial fatigue, et qui, pouvant ren
dre de grands services à la maçonnerie, se rebutent,
se découragent, se retirent , honteuses de la curio
sité qui les a conduites à l'initiation.
Ce sont ces intelligences que je voudrais récon
forter et rendre à une cause dont elles seraient les
ardents apôtres, si elles l'avaient bien comprise ; ce
sont ces francs -maçons que le respect humain vient
reprendre sur nos colonnes, que je voudrais persua
der. J'admets leur défaillance, j'excuse leur retraite.
Leurs doutes , je les ai ressentis , et ils n'ont rien
d'ailleurs que de fort honorable.
Dans une époque, comme celle que nous traver
sons au pas de charge des révolutions, tout homme
qui a quelque valeur, quelque énergie, ne doit pas
s'amoindrir dans de vaines tentatives. L'heure est
sérieuse, pour l'humanité , pour la conscience , et
demande qu'on emploie utilement toutes ses facul
tés. Si donc ceux-là avaient fait fausse route , en
croyant trouver dans la maçonnerie un élément de
vie et de régénération qui ne s'y trouverait pas, ils
agiraient selon leur devoir et selon leur mandat, en
se retirant ; et si, enchaînés par un serment, ils n'o
saient révéler l'insuffisance d'une institution qui les
aurait trompes, ils feraient bien du moins do pousser
<8* il -«>
un cri de détresse , et d'avertir ceux qui viennent
encore tous les jours s'abreuver naïvement à cette
source cachée. Mais non , mon cœur me le révèle ,
et ma raison me le prouve : tout exposée qu'elle est
aux envahissements de l'intrigue, à l'exploitation, à
la curiosité banale et vulgaire, la franc-maçonnerie
est digne de l'affection des gens de cœur, et de l'é
tude des esprits de bonne volonté. Je n'éprouve pas
plus d'embarras à entreprendre cette démonstra
tion, que je n'en éprouverais à me joindre à ses dé
tracteurs, si ses détracteurs avaient raison.
Dans la société , toute agrégation secrète qui n'a
pas un but utile, devient bientôt dangereuse et doit
être condamnée. Son innocuité présente n'est pas
même une excuse ; car, si elle n'attente pas dans le
moment à la sécurité de tous, elle compromet la di
gnité, la raison de quelques-uns, et c'est déjà trop.
Tous les hommes sont solidaires du respect qui doit
être rendu à l'humanité intellectuelle , et une asso
ciation qui spéculerait sur l'imbécillité serait un ou
trage à l'intelligence de tous.
Il y a deux causes à l'indifférence, pour mieux
dire , à la désillusion maçonnique que je signalais.
La disposition dans laquelle on se présente trop
communément aux épreuves, et le peu d'efforts des
francs-maçons pour ménager les susceptibilités, les
délicatesses des profanes. Examinons ces deux points
préjudiciels.
J'ai souvent entendu poser cette question aux ré
cipiendaires : — Est-ce la curiosité qui vous a con
<8- 12 -#>
duits à participer aux mystères maçonniques ? — Le
néophyte se défend presque toujours de ce senti*
ment qu'il croit peu avouable, et balbutie je ne sais
quelles raisons qui font sourire et qui en viennent
toujours, en dernier résultat, à prouver que la cu
riosité est le mobile de toutes les demandes d'initia
tion.
En pourrait-il être autrement, puisque le secret
soigneusement gardé ne laisse filtrer au dehors, dans
le monde profane, que des lueurs vagues, insuffi
santes pour donner des notions certaines? Mais , en
quoi cette curiosité , quand elle n'est pas un calcul
d'ambition ou d'argent, serait-elle désavouable? La
curiosité ! N'est-ce pas le commencement de la
science? C'est le point de départ de toutes les dé
couvertes, de toutes les conquêtes. Une curiosité qui
ne vise qu'à agrandir le cercle des jouissances intel
lectuelles ne saurait jamais être blâmable , et c'est
bien plutôt une vertu qu'un défaut. Mais peut-être
que la curiosité qui pousse la plupart des récipien
daires à l'entrée des loges est enflammée par trop
d'illusions, quand elle est sincère ! Ces cordons, ces
insignes, ces paroles échangées dans l'ombre, et
que le public n'a jamais entendues, ces lieux de réu
nion si parfaitement clos , ces épreuves dont on ra
conte tant d'incidents extraordinaires et souvent
dramatiques , cette amitié chaleureuse qui fait des.
francs-maçons une famille répandue sur la surface
du globe, cette gigantesque association qui a des
affidés dans tous les pays , et qui unit comme une
<8- 18 H£>
chaîne indissoluble et palpitante le franc-maçon de
Ceylan, de Canton, de Béjàpour au franc-maçon de
Paris, de Londres, de Cologne ; ce nom même de
franc-maçon, qui fait pressentir toute une série
de symboles, ce secret fidèlement conservé et qui
ne saurait être au dix-neuviême siècle ni la recher
che de l'absolu, ni l'astrologie, mais bien quelque
sainte entreprise à laquelle le vulgaire ne songe pas ;
tous ces détails acquis , toutes ces choses entrevues,
devinées, commentées, emplissent d'un ardent désir
les imaginations enthousiastes.
Alors, on se crée d'avance des sanctuaires redou
tables ; on change la franc-maçonnerie en une sorte
de tribunal vehmique ; on rêve une mise en scène
grandiose ; on donne aux hommes des proportions
exagérées, des vertus parculières ; on leur prête des
moyens d'action formidables ; on s'élance avec ivresse
vers cet inconnu constellé, et on vient offrir ses yeux
au bandeau de l'initiation avec un battement de cœur
héroïque.
Eh bien, je n'he'site pas à le dire, il y a dans cette
disposition honorable un grave danger. Quelle est
la réalité qui pourrait résister à la comparaison que
cette curiosité de l'idéal éveille dans l'esprit? Les
francs-maçons, investis par l'initiation d'un carac
tère mystique, ne sont pas autrement dégagés des
liens, des trivialités de la vie humaine. Citoyens
recommandables, négociants, artistes, magistrats,
artisans, ils s'unissent pour pratiquer une vertu que
le monde politique inscrit et efface tour-à-tour sur
2
<S- lit -3>
les murailles, mais qui reste l'élément essentiel de
la vie des nations modernes , la Fraternité ! Héri
tiers d'une philosophie emblématique, ils revêtent
chaque idée d'une forme particulière, d'un symbole ;
mais ils ne deviennent pas pour cela d'une essence
surnaturelle. Le sacerdoce, dont les dignitaires sont
revêtus, ne prétend pas les consacrer, en dehors de
la loge, pour des respects idolàtriques. Ce vénérable
qui symbolise la lumière, la vérité, Dieu, redevien
dra tout naïvement votre voisin, l'avocat, le méde
cin, le marchand, l'ouvrier.
Prenez-le donc pour ce qu'il veut être, pour ce
qu'il est, un homme de bien, chef d'une association
philantropiquè , et ne vous scandalisez pas si, ses
ornements repliés, si les flambeaux éteints, si le
delta flamboyant recouvert, ce pontife passe à son
bureau ou à sa boutique.
C'est précisément même ce mélange de poésie et
de réalité, de mysticisme et de raison qui fait la
gloire et la logique de la franc-maçonnerie C'est
précisément par ce rapprochement, sans confusion
possible, des choses idéales et des habitudes vul
gaires, que cette institution s'adresse à toutes les
classes, à tous les esprits, et parle puissamment au
cœur, sans troubler le cours ordinaire de la vie.
Une société qui, mettant ouvertement le public
dans la confidence de ses symboles, se parerait ex
térieurement de ses emblêmes, et voudrait s'élever,
par cette exhibition, au-dessus du monde profane,
heurterait visiblement ce sens universel qui porte
tous les hommes à créer de mystérieux abris aux
choses de la pensée, de la méditation, de la prière;
mais, en réservant pour la retraite inviolable des
temples les cérémonies dont elle a besoin, la franc-
maçonnerie ne froisse en rien les usages, les habi
tudes, et laisse à chaque initié la liberté de son
rôle et de son action dans la société.
Il faut donc aborder les épreuves maçonniques
avec un sentiment viril qui préserve le cœur de dé
sillusions. Il faut se dire : — Je vais à des hommes
comme moi; demain, je serai confident de leur
secret, et pourtant je n'aurai pas changé de nature !
— Il ne faut pas se créer une fantasmagorie que le
bout d'oreille de la réalité fasse ensuite brusquement
évanouir. Il faut comprendre que si les francs-
maçons se couvrent d'écharpes, de broderies, que
s'ils se réunissent dans des lieux singulièrement dé
corés, c'est uniquement pour perpétuer la tradition
de secrets généreux associés à des emblèmes ; c'est
pour transmettre avec plus de sûreté le dépôt de
notions précieuses ; mais ils ne songent pas à se
douer d'une nature plus éthérée, plus idéale. Il
faut donc faire la part raisonnable et ordinaire de la
vulgarité humaine, et s'attendre à trouver une por
tion inconnue qui représente le dogme maçonnique,
et une portion connue qui se ressent de l'insuffi
sance, de l'imperfection de nos moyens pour pein
dre exactement et visiblement les vérités morales.
La garde nationale , cette agglomération de ci
toyens de tous les rangs pour symboliser, par des
<S- 1S -8>
uniformes, par des armes , par des exercices, par
des revues, par des patrouilles, la défense du pays
et la garde des propriétés, n'est-elle pas, dans la
pensée qui l'institue, la signification la plus haute
de la patrie armée, de la nation fraternellement unie
pour l'intérêt commun ? Mais, à côté de cette inter
prétation naturelle et pourtant philosophique de ce
symbolisme, ne trouvons-nous pas dans ces soldats-
citoyens, dans ces marchands, dans ces avocats ma
niant l'épée, un amalgame, une contradiction entre
l'homme et l'habit, qui souvent devient grotesque?
Quand on ne considère ces milices bourgeoises qu'au
point de vue guerrier, on est tenté de les railler ,
mais quand on s'élève à la pensée libérale qu'elles
représentent, l'estime, et souvent même l'admira
tion, jaillissent du cœur.
La garde nationale, paradant sur les places, peut
faire sourire ; mais quand elle répand son sang pour
la défense de la patrie et des lois , elle devient su
blime, et malheur à ceux qui lui reprocheraient sa
gaucherie et ses héros boutiquiers !
Ce que nous disons-là de la garde nationale, cette
sorte de franc-maçonnerie militaire, peut s'appli
quer à la maçonnerie, cette sorte de garde natio
nale mystique. Il y a deux parts à faire : celle des
idées qui se marient avec plus ou moins de bonheur
aux habitudes de ceux qui les représentent, mais
qui n'en restent pas moins inviolables et sacrées ; et
la part des hommes qu'il faut toujours juger au
point de vue de leur nature imparfaite, mais dont
* 17 -e>
le ridicule même est respectable, quand il se trahit
à l'occasion d'un sentiment généreux.
Pour ma part, je connaissais des francs-maçons
avant de connaître la franc-maçonnerie, et je savais
très-bien que les associés que j'allais trouver n'é
taient pas tous des génies, des héros, des pontifes.
Je les estimais tous, mais j'avais pu me moquer de
quelques-uns. Cette pensée ne me fit pas hésiter.
J'avouerai même qu'elle me suggérait une ardeur
plus pressante encore.
Il faut que ce vieil édifice soit bien solide, bien
enraciné, me disais-je, pour qu'il résiste au ridi
cule ! Il faut qu'il y ait, dans cette mystérieuse as
sociation, un principe bien fort, un attrait bien puis
sant pour maintenir un lien qui ne peut évidem
ment pas devoir sa solidité à la parfaite effusion
d'intelligences égales. — Et je n'en devenais que
plus curieux de franchir ce seuil inconnu. J'éprou
vais cette émotion que donne toujours la recherche
de la vérité ; mais je ne rêvais aucune transfigura
tion des honnêtes visages que j'avais salués la veille
dans la rue. Aussi, quand la lumière me fut don
née, quand je fus initié, si je n'éprouvai pas d'é-
blouissement, je ne ressentis pas du moins de dés
illusion. Je trouvais bien ce que j'avais rêvé, une
association d'hommes libres de toutes les classes,
de tous les rangs, de toutes les éducations, pour
mettre en commun leur dévouement, leur énergie,
leurs idées. Si tous n'étaient pas des orateurs, tous
étaient confondus dans la même foi. A côté du pa
2.
<S- 18 -8>
raphraseur élégant des symboles maçonniques, je
voyais des intelligences naïves, souvent abruptes,
mais dont le concours ne faisait jamais défaut à une
œuvre utile , à une pensée largement humanitaire ;
et loin de me sentir choqué de cette réunion, j'en
ressentais une joie sérieuse, comme celle que Ton
éprouve à la réalisation entrevue d'une chère uto
pie.
Je voudrais donc que les curieux qui sollicitent
l'introduction dans nos temples, se pénétrassent
bien de cette conviction, qu'ils ne cesseront pas d'a
voir affaire à des hommes comme eux, aussi simples
qu'eux, en dépit des écharpes et des broderies.
Mais ils doivent se garder de ne voir que les francs-
maçons dans la franc-maçonnerie, et de juger l'ins
titution par le jugement qu'ils porteront sur certains
membres de cette grande famille. Que diraient ces
railleurs inconséquents si on niait la justice , parce
qu'il peut se trouver des Brid'oisons sur les siégea
augustes, et si on repoussait la religion, parce que
tous les orateurs chrétiens ne sont pas des Bos-
suets ?
J'ai fait la part des récipiendaires. Venons à celle
des francs-maçons. En général, l'habitude des pra
tiques maçonniques, et une fâcheuse négligence,
restreignent les réceptions aux divers grades à de-
simples récitations du rituel. Ce dernier, d'ailleurs*
ne nous paraît pas à la hauteur de la tâche qu'il
aide à remplir.
C'est presque toujours une explication historique^
<8- 19 ~&
quelquefois même une interprétation astronomique
que l'on essaie de donner des diverses épreuves aux
quelles sont soumis les néophytes, quand encore on
prend ce souci ; mais, le plus souvent on laisse le
nouvel initié dans une obscurité étrange. On lui
dit : — Voici les signes que nous faisons, les céré
monies qui nous servent à remplir le temps, les
mots de passe dont nous usons, les écharpes, les
glaives, les tabliers que nous ceignons ! — et c'est
à peine si, à cette énumération, on ajoute un imper
ceptible éclaircissement qui n'éclaircit rien, et qui
laisse le nouveau venu à toutes ses incertitudes, à
toutes ses hésitations.
Je ne parle pas des défauts de décorum, de con
venance qui peuvent amoindrir le prestige des céré
monies, et qui ne sont, en tout cas, que des fautes
individuelles dont la franc-maçonnerie ne saurait
être responsable ; mais je m'attaque surtout aux ha
bitudes générales.
Les cahiers du Grand-Orient sont d'une stérilité
étrange. Est-ce avec intention? Veut-on que les
francs-maçons pénètrent d'eux-mêmes, à force d'é
tudes, les mystères qu'on prend soin de ne pas éclai
rer? Peut-être! Mais il faudrait alors prévenir et
s'excuser. Il est impossible que de la lecture la plus
attentive des cahiers, on puisse dégager l'ensemble
de cette admirable philosophie qui est renfermée
dans le dogme maçonnique. Pour ne citer qu'un
exemple qui sera compris de tous les maçons admis
au troisiême grade, quelle est la réception de maître
qui ne se borne pas à la représentation du meurtre
d'Hiram? Vous lit-on autre chose que la légende
des mauvais compagnons? Et, après les divers actes
de ce drame lugubre, quelle conclusion tire-t-on au
dénouement? On ne peut assister à cette saisissante
comédie de la mort sans éprouver de ' religieuses
émotions ; la lecture du cahier refroidit et déroule
cette disposition. On a beau vous dire que vous êtes
vous-même Hiram ! qu'Hiram représente le soleil !
on est tenté de répondre : — Qu'est-ce que cela
me fait?
C'est qu'on n'a pas soin de mêler tout d'abord la
démonstration de vérités essentielles à la fantasma
gorie des mystères ; et je défie qu'un franc-maçon,
qui n'a pas médité par lui-même, ni beaucoup lu,
puisse se faire une idée exacte de la portée des sym
boles qui l'entourent. Celui qui s'en tient aux appa
rences ouvre de grands yeux la première fois qu'il
assiste aux travaux d'un atelier : tout l'étonne ; il
se résigne à comprendre plus tard, et il se borne à
regarder. Mais si l'explication ne vient jamais, ou
vient imparfaite , le découragement, la honte d'avoir
été dupes éloigne des temples ceux qu'une sollici
tation généreuse y avait conduits, et la maçonnerie
perd ainsi des adeptes qu'un peu plus de bonne vo
lonté et d'intelligence aurait conservés.
Il n'est pas au monde de systême philosophique
plus élevé, plus grand, plus complet, plus pratique,
plus simple que l'ensemble des notions renfermées
dans la franc-maçonnerie. Nous le démontrerons ai
<8- 21 -9>
sément. Depuis les premiers phénomènes de cons
cience que représente le premier grade, jusqu'aux
règles de la logique qui sont toutes détaillées, ex- (
pliquées, dans le second, et jusqu'aux conceptions
les plus sublimes sur l'immortalité de l'âme et le but
de la vie humaine, dont le troisième grade est l'em
blême, tout ce qui est nécessaire à l'homme , en
dehors des règles établies par les sociétés et par les
religions particulières, se trouve caché sous de pit
toresques enveloppes. Mais encore faut-il aider un
peu les investigations des hommes de bonne vo
lonté
Quand on a dit à un nouvel initié que la franc-
maçonnerie creuse des cachots au vice et élève des
temples à la vertu, on a jeté une phrase préten
tieuse et mystique à un esprit ardent et éveillé, qui
voulait saisir quelque chose de clair, d'intelligible,
et qui n'a que faire de cette emphatique déclaration.
Mais, si par quelques mots on fait comprendre
que la franc-maçonnerie est une école mutuelle
d'Égalité, de Fraternité ; que, dans ses temples, des
hommes de tous les pays, de toutes les croyances,
viennent unir leurs efforts pour amener sur la terre
« la paix des intelligences ; si par quelques explica
tions vous justifiez ce symbolisme bizarre, ce ser
ment terrible qui invite à sauve-garder les intérêts
de la société contre la curiosité banale et l'indiscré
tion profane ; si vous tenez en éveil par la perspec
tive de découvertes utiles, les esprits qui sont venus
de bonne foi à vous, vous rendrez à la maçonnerie
«8- 22 -S>
l'hommage dont elle est digne, et vous augmenterez
sans aucun doute !e nombre de ses partisans.
A Dieu ne plaise que je veuille toucher en rien à
ces formules si graves, à cette discipline si sévère
qui préside à toutes nos réunions ! Mais il faut se
défier avant tout de la routine ; il ne faut pas que la
forme emporte le fond , ni enlever des hommes sé
rieux à leurs travaux, à leurs veilles, pour leur faire
entendre toute une soirée des coups de maillet frap
pés en mesure , et des récitations de catéchisme :
c'est là un jeu qui n'apprend rien, qui ne mène à
rien, qui rebute les meilleurs et prête trop à rire
aux plaisants.
Chaque loge devrait avoir à cœur d'établir un en
seignement régulier ; et le Grand-Orient qui paraît
travaillé, depuis quelque temps, de velléités de ré
forme, devrait prendre l'initiative d'un mouvement
philosophique, ayant pour but de rendre productives
et moralisatrices des réunions fort décentes à coup-
sûr, mais qui ne sont pas toujours à la hauteur des
prétentions légitimes qu'elles doivent avoir. Pour
quoi la franc-maçonnerie, au lieu de ces bulletins
assez stériles que le Grand-Orient distribue, n'au
rait-elle pas une revue officielle, consacrée à ré
pandre les travaux dont l'autorité maçonnique re
cevrait toujours l'hommage et contrôlerait l'ortho
doxie ?
Il ne manque pas d'hommes de talent, j'oserais
dire même d'hommes de génie , puisque parmi les
illustrations littéraires et artistiques de notre épo
<8* 2Î ~R>
que, on en compte plusieurs qui ont reçu la lumière
maçonnique. Ce qui manque, ce sont les hommes
de bonne volonté. Eh bien ! que quelques-uns, lais
sant de côté le respect humain, surmontant la fausse
pudeur qui fait qu'on dissimule parfois en public
son affiliation à des loges, nous viennent en aide, et
poussent avec nous le cri de réforme. ll ne s'agit ni
de détruire, ni de divulguer, ni de détourner de son
but une association qui accomplît son œuvre dans
l'ombre et dans le silence ; mais il s'agit, au con
traire, de la fortifier par un prosélytisme intelligent,
de la perfectionner par des études, de la rendre
plus attrayante, en la rendant plus utile. Chuchotter
des phrases sacramentelles, faire peur à quelques
néophytes nerveux, faire sourire quelques esprits
forts, et réunir dans des chambres verrouillées,
d'honnêtes gens qui s'emploieraient plus fructueu
sement ailleurs, c'est ne faire que la moitié de la
tâche.
Plusieurs loges de Paris ont le pressentiment de
cette réforme et l'aideraient à coùp-sûr. En pro
vince, il y a également des ateliers qu'un noble dé
sir agité et travaille. Qu'un signal soit donné , que
l'impulsion vienne d'en haut ; et la maçonnerie ra
jeunie, régénérée, allumera sur son front des étoiles
d'un éclat plus pur, plus incontestable que celui qui
l'environne.
Quant à moi, je n'ai pas la prétention de donner
ce signal ; mais en attendant cette régénération,
pour laquelle je fais des vœux bien sincères, je
■»
<8- î!l -ft-
viens, travailleur obscur, apporter mes outils à mes
frères, et leur dire : — Quand l'heure viendra, je
ne demande qu'à monter à l'échelle , car je crois à
l'avenir, à l'immortalité de la franc-maçonnerie,
comme je crois à la Fraternité, à la Conscience !
Je n'ai pas la prétention d'avoir découvert le pre
mier un sens caché ; j'ai tout simplement examiné
chaque symbole maçonnique ; j'ai voulu le définir
et en faire jaillir la signification. Mes lectures, sou
vent aussi les heureuses inspirations recueillies dans
les loges, sont venues en aide à mes humbles mé
ditations
Je ne me suis point occupé , avec intention ,
de la -question historique, qui obstrue d'ordinaire
les ouvrages de ce genre. J'ai jugé et sondé cette
mystérieuse association au point de vue du dix-
neuviême siècle, de la génération qui s'avance.
Qu'importerait en effet l'origine des grades, si ces
grades ne devaient plus présenter d'idées aux con
temporains ! Les mystères d'Isis étaient sans doute
fort attrayants et fort instructifs, mais en quoi ai
deraient-ils au travail des générations modernes,
s'il plaisait à quelque Champollion fanatique de les
ressusciter ! Ce qu'il nous faut aujourd'hui, ce sont
des vérités positives, pratiques ; c'est un enseigne
ment qu'on puisse, une heure après, traduire dans
la rue en actes visibles. La franc-maçonnerie , je le
crois, peut remplir ce but; mais à la condition
d'être étudiée, commentée, comprise.
Je n'offre pas ce livre comme une dissertation
<8- J5 -«>
complète ; je n'ai même fait qu'effleurer dans bien
des cas ; mais j'ai voulu surtout indiquer la voie :
c'est à vrai dire un programme. Je serais trop heu
reux de le voir favorablement accueilli et suivi. Je
ne prétends pas à l'infaillibilité ; ne l'admettant dans
personne, je ne songe pas à m'en affubler. J'ai pensé
tout ce que j'ai écrit, et j'ai voulu, dans bien des
cas, écrire tout ce que je pensais, espérant que la
sévérité de mes paroles me serait pardonnée en
faveur de l'intention.
Membre de la loge de Troyes, Y Union frater
nelle, j'ai trouvé dans les sympathies, dans les con
seils de cette famille, un encouragement qui m'a
soutenu, je voudrais pouvoir ajouter, qui m'a ins
piré. Qu'il me soit donc permis de rendre ici un
hommage solennel à l'amitié chaleureuse, à l'indul
gence dévouée dont cette loge a fait preuve envers
moi.
Si jamais j'ai senti quelques craintes pour l'ave
nir de la franc-maçonnerie ; si j'ai quelquefois re
gretté de ne pas la trouver aussi sérieuse, aussi
méditative que je le souhaitais, j'ai toujours admiré
cette invincible fraternité que rien ne brise, que
rien n'altère. C'est par là que la maçonnerie s'est
soutenue dans les temps d'épreuves ; c'est par là,
avant tout, qu'elle se sauvera. L'homme le plus re
froidi par les courants du monde, l'homme le plus
meurtri de désillusions , trouve sous cette voûte
symbolique une tendresse si profonde et si ingé
nieuse, qu'il reprend courage et qu'il se dit : —
3
Non, l'humanité n'est pas perdue ! Non, je n'aban -
donnerai pas la tâche puisqu'il y a encore des
cœurs généreux ! Non, la Fraternité n'est pas une
utopie !
Beaux esprits qui raillez ces écharpes bleues, ces
petits soleils, ces truelles, ces tabliers, et qui nous
demandez s'il est besoin de s'affubler de ces ori
peaux pour s'aimer, cherchez -donc ailleurs une
réunion ainsi organisée, pour pratiquer sérieuse
ment, efficacement, cet amour de l'humanité qui ne
connaît ni barrières, ni frontières, ni rivalités de
pays et de religion ! Je vois des philosophes se jeter
leurs livres au visage ; des prêtres s'excommunier
' réciproquement; des peuples s'entretuer sur un
signe, pour des intérêts relatifs qui ne les touchent
pas, souvent même au sortir d'un banquet frater
nel. Je n'ai jamais vu de francs-maçons se trahir,
s'oublier ; et bien souvent, sur un thamp de bataille
fumant encore, en dépit des passions féroces susci
tées par les préjugés et les vanités, la franc-maçon
nerie a rapproché, confondu dans des embrasse-
ments, deux ennemis prêts à s'égorger.
N'eût -elle que ce secret, comme elle serait
seule au monde à le posséder, l'institution qui m'a
dicté ces pages serait encore un monument ad
mirable ; mais j'espère démontrer qu'elle contient
quelque chose de plus. Elle ne se contente pas d'ai
mer l'humanité , elle veut aussi l'éclairer et l'ins
truire.
J'ai divisé mon travail en deux parties. Dans la
<8- « -e»
première, j'aborde quelques questions que le monde
profane met souvent à l'ordre du jour, et qu'il est
bon d'éclaircir pour préserver les initiés des repen
tirs, du doute et du respect humain. Dans la se
conde partie, j'ai examiné les trois grades au point
de vue exclusivement philosophique dont j'ai parlé.
J'ai négligé, je le répète, pour en faire l'objet d'é
tudes spéciales, la question historique, qui n'a de
valeur que pour la curiosité. Il m'a semblé que ce
qui importait, avant tout, c'était de savoir si les
formules des rituels n'étaient pas des grelots vides,
et si on pouvait en tirer un son, une note, pour le
grand concert des harmonies sociales.
Je crois n'.avoir hasardé aucune interprétation
forcée ; en tous cas, elles sont toutes conformes à
l'esprit de l'institution.
Je me soumets d'avance à toutes les critiques,
souhaitant qu'on fasse mieux que me critiquer, c'est-
à-dire qu'on me suive et qu'on me dépasse. J'ai
voulu, dans ces études fort rapides et très-sommai
res, être clair et précis. Mais, je ne me suis pas
toujours défendu, je le sais bien, contre les entraî
nements d'une certaine phraséologie mystique qui
me vient toujours aux lèvres quand le cœur me dé
borde. La plupart de ces études ont été lues en
loge , et le mouvement qui les animait peut sembler
inutile dans un chapitre de discussion. Mais, par
respect pour les membres de Y Union fraternelle
qui m'ont entendu lire ces pages, et qui ont bien
voulu les garder comme un souvenir de notre indis
<8- 28 ~e>
soluble amitié, je me suis fait un scrupule d'y rien
changer.
J'ai joint aussi différents toasts en prose et en vers
qui m'ont semblé, par les idées générales dont ils
étaient le prétexte, rentrer dans l'ordonnance de
ce livre. C'est pour eux surtout, dont je ne puis dis
simuler les prétentions littéraires, que je réclame
un peu d'indulgence. Si on les lisait, comme ils ont
été lus, dans un banquet, sous l'inspiration bienveil
lante du Champagne, peut-être paraitraient-ils meil
leurs! Quant au cantique que je n'ai pas eu, non
plus, le courage de supprimer, à quoi bon l'excu
ser? Je sais trop bien que ces choses-là ne se lisent
pas; on les chante tout au plus quand on a la mu
sique.
Ce livre, tel qu'il est écrit, est destiné aux francs-
maçons. Je ne redouterais pourtant pas de le voir
tomber entre des mains profanes. J'ai la confiance
qu'il ne pourrait qu'inspirer de l'estime et une cu
riosité chaleureuse pour nos mystères. J'ai eu soin
d'ailleurs de ne point aborder, dans mes commen
taires, les parties mystérieuses et secrètes. En ob
servant cette réserve , qui était dans mes convic
tions, j'ai tenu à respecter fidèlement le serment
que j'avais prêté ; non pas , bien entendu, à cause
des prétendus châtiments qui sont attachés à sa
violation : personne n'a plus peur d'être étranglé
par des francs-juges. Mais, j'estime qu'un honnête
homme, qui engage librement et volontairement sa
parole, pour quelque motif que ce soit, à des hom
mes libres et honorables, insulte les témoins de sa
foi, et se déshonore, en se dégageant, si petit d'ail
leurs que puisse être le secret confié.
Un franc-maçon qui, pour intéresser le public à
ses confidences, trouverait piquant de manquer à
son serment, n'encourrait à coup-sûr aucune flé
trissure du monde ; il pourrait porter la tête haute
comme auparavant, peut-être même trouverait-il
son compte à cette trahison. Mais il aurait, j'en
suis certain, un remords au fond de l'âme, et la
pensée que quelques milliers d'hommes auraient le
droit de le mépriser lui serait pesante et doulou
reuse.
J'ai écrit ce livre, sans autre préoccupation que
la recherche de la vérité et l'amour de mes frères :
je l'abandonne sans crainte à toutes les critiques.
Je n'ai pas le droit d'en concevoir de l'orgueil ; mais
j'ai celui de n'en ressentir jamais ni remords ni
honte.
PREMIÈRE PARTIE.

i.

DU SYMBOLISME.

J'ai lu souvent, et j'ai plus souvent encore en


tendu dire ceci : « La franc-maçonnerie est sans
« doute une excellente chose. Le gouvernement la
a tolère ; elle pratique l'humanité , fait des aumô-
« nes ; mais, d'où vient qu'elle reste confinée dans
« ses formes mystiques ? Est-il besoin de se bario
le ler de rubans et de se faire des signes bizarres
« pour honorer la bienfaisance? Tous les cœurs
« sensibles et dévoués sont frères. La charité passe
« par toutes les portes, sans donner ou sans recevoir
« de mots d'ordre. La franc-maçonnerie gagnerait
« aux yeux des gens sérieux à se débarrasser de
« son masqiw, et à se faire simple et accessible à
<8- 32 -e>
« tous. Son secret est illusoire; et tout homme de
« bon sens ne peut que se défier d'une institution
« qui se cache pour accomplir des actes, dont la
' vue et l'exemple ne devraient êtie qu'édifiants. »
Voilà ce que l'on dit, ou à peu près ; et ceux qui
laissent tomber, avec leur plus ironique sourire, ces
paroles accusatrices sont, pour la plupart, des hom
mes sérieux et attachés aux institutions de leur
pays. C'est-à-dire que ces esprits forts, qui raillent
le symbolisme philosophique, sont souvent, par une
contradiction étrange, les premiers à pratiquer, très-
justement d'ailleurs, le symbolisme religieux et le
symbolismë politique.
Or, si les idées les plus élevées, les plus dignes
de nos hommages, dans l'ordre religieux et dans
l'ordre politique, ont besoin de formules, d'emblè
mes, de costumes, de manifestations symboliques ,
d'où vient donc que les idées qui, par leur nature,
touchent aux intérêts terrestres et aux destinées
divines, seraient ridicules et téméraires de deman
der un voile et un prestige au symbolisme?
Toute la question est dans ce dilemme. Ou l'hu
manité peut absolument se passer d'intermédiaire
emblématique pour comprendre les vérités essen
tielles , et alors la franc-maçonnerie , qui n'est que
la synthèse de ces vérités, n'a pas besoin de ces
voiles ; ou l'humanité, au contraire, doit demander
pour longtemps encore qu'on lui rende sensibles par
l'allégorie les notions précieuses qui ont le secret
de sa destinée ; alors que deviennent ces moqueries
<8- >3 -R>
d'esprit dociles à toutes les fantasmagories! de la vie
réelle ?
Les cérémonies* les pratiques, les costumes ma-
. çonniques, ne sont pas plus étrangers à nos mœurs,
à nos habitudes, que les cérémonies, que les cos
tumes, que les pratiques de la religion, de la jus
tice, de la société civile et militaire. Un franc-
maçon qui met son tablier et son écharpe ne doit
pas faire ouvrir de plus grands yeux qu'un prêtre
qui se revêt de dentelles et de brocart pour com
muniquer avec Dieu; ou qu'un magistrat qui ne
saurait rendre la justice sans se coiffer d'un bonnet
hétéroclite et sans se vêtir d'une robe noire ou
rouge. Le symbolisme maçonnique appartient au
même ordre d'idées. Prouver la nécessité du cos
tume et d'une sorte d'initiation mystérieuse. pour
les fonctions importantes de la vie sociale, c'est
justifier le secret de la franc-maçonnerie.
Pour ma part, j'ai toujours pensé que les idées
les plus sublimes devaient se soustraire par des for
mules, par des emblêmes, à un maniement familier
qui vulgarise les institutions les plus sérieuses.
L'homme a un double besoin, selon la double
aptitude de sa raison qui saisit les objets, et de son
imagination qui les agrandit et les élève. Il veut,
en morale, des principes clairs, lucides, dont il
sente bien toute la portée, dont il puisse prévoir
toutes les conséquences ; mais, en même temps, il
veut que ces principes se fassent, pour ainsi dire,
beaux et mystérieux, et se maintiennent dans un
«s- m -e>
demi-jour douteux qui fasse de leur fréquentation
un attrait et une difficulté.
Est-il une idée plus simple, plus universelle que
celle de Dieu? Pourquoi-donc ne la communique-
l-on jamais à la foule qu'à travers des symboles,
des cérémonies et des pompes terrestres ? Ces
formes qui rayonnent autour d'elle n'ajoutent rien
à l'évidence de sa démonstration, mais la mettent
hors du contact brutal et vulgaire.
De nos jours, des philosophes ont prétendu que
l'humanité avait assez vieilli pour qu'elle ne son
geât plus au prestige des cérémonies et du symbo
lisme. Ils ont demandé l'abolition de tout culte
envers la divinité, pour substituer un colloque in
time de la raison individuelle avec la raison infinie.
Cette proposition me paraît subversive de toute re
lation sociale. Car, si les hommes n'ont plus besoin
de s'assembler, de se parer, de s'exalter pour hono
rer Dieu, à plus forte raison n'auront-ils plus besoin
de prendre des précautions pour rendre un culte
visible à la justice, qui est l'émanation de Dieu, et
à l'autorité qui est une fraction minime de la puis
sance céleste, déléguée au nom de la justice. Dès-
lors, chacun honorant, dans son propre cœur et à
huis-clos, la Divinité et toutes les vertus sociales qui
en émanent, il se ferait un grand silence et une
grande solitude sur la terre. Les arts, les lettres,
les sciences, qui ont tous au fond pour but de glori
fier Dieu en lui-même ou dans ses œuvres, n'auraient
plus de prétexte : ce serait la nuit de l'imagination.
Tant qu'il y aura une famille humaine ici-bas, la
représentation par le costume, par les cérémonies,
des idées nécessaires à l'humanité, sera un de ses
plaisirs les plus réels, un de ses besoins les plus
ardents. Tant que l'imagination s'agitera dans l'âme,
il sera plus facile de colorer par la poésie, par les
splendeurs du luxe, l'image de Dieu, que de se la
représenter sous une formule algébrique.
Il ne faut pas que le philosophe, infatué de sa
science, ait l'orgueil de dire : — Puisque je n'ai pas
besoin d'autre chose que de ma raison pour com
prendre Dieu et sa perfection , ce témoignage qui
me suffit , suffit à tous ! — Car il méconnaîtrait,
en parlant ainsi, le plus doux penchant de notre
nature , qui est de traduire par des harmonies visi
bles, les harmonies du cœur. Il ne doit pas dire non
plus : — Laissons ces formes aux ignorants, aux
simples d'esprit ! — Car ce sont précisément les sim
ples et les ignorants qui ont un moindre besoin de
symboles.
Ceci a l'air d'un paradoxe, et rien ne me paraît
plus concluant. Le symbolisme exige l'intelligence
des comparaisons, une intuition rapide des rapports
sensibles des choses, une sorte de travail de méta
morphose difficile , et souvent impossible pour l'es
prit inculte. L'homme instruit, le philosophe déli
cat, aimant les quintessences, se complaît au con
traire dans les formules, dans les emblêmes, dans
tout ce qui peut exercer la sagacité de l'esprit, la
vivacité de l'imagination.
<8- M -8>
Le symbolisme n'est donc pas un jouet, une futi
lité qui atteste la décadence. C'est au contraire la
marque du plus grand développement immatériel
des époques civilisées. Les peuples commencent
par essayer de peindre l'infini de l'idée par l'infini
des formes ; ils entassent Pélion sur Ossa ; ils tail
lent les sphinx de l'Egypte, les dolmens druidiques :
c'est là le point de départ. Puis, à mesure que la
civilisation grandit, l'esprit s'éprend de plus on
plus pour les symboles; mais il ne tente plus la
lutte impossible de la matière contre l'idée. C'est
alors qu'au lieu de remuer les blocs, on a recours
aux hiéroglyphes; puis, plus tard, aux hiérogly
phes se substituent les paraboles écrites, chantées,
les fictions mythologiques, et augmentant ainsi à
chaque pas le doux fardeau de ses rêves, l'homme
possède plus distinctement la vérité, à mesure qu'il
semble la couvrir de voiles mystiques. i
Le dix-neuvième siècle , si railleur, si révolution
naire, si brutal, se choque-t-il du symbolisme ? En
aucune façon. L'Art, depuis les conceptions les plus
idéales jusqu'aux débauches les plus innocentes de
l'esprit, n'est que le symbole d'idées philosophiques.
Jamais on ne voulut plus de faste dans les églises ,
voilà pour le symbolisme religieux ; jamais on ne
multiplia davantage les parades, les manifestations
bruyantes du symbolisme militaire; et l'autorité, qui
s'installe à l'heure où nous écrivons ces lignes, ne se
contente pas des souvenirs populaires qu'elle a invo
qués, et croit devoir recourir aussi à ces grands em
-S- 37 -*
blêmes que Napoléon avait substitués dans son temps
au prestigieux lyrisme du pelit chapeau et de la
redingote grise.
Sur le fronton d'une mairie qu'on vient d'achever
à Taris, au troisiême arrondissement, l'architecte
n'a-t-il pas eu l'idée de graver des signes hiérogly
phiques , annonçant les divers usages de l'édifice ?
Ce symbolisme est sans doute une exagération : mais
son excès même n'implique-t-il pas une tendance
générale, universelle? Les poètes, les historiens ai
ment par dessus tout cette transfiguration pittores
que des idées, et l'esprit gaulois lui-même, cet esprit
si net, si clair, si lumineux , se plaît aux désarticu
lations de la charade et du rébus, qui ne sont que
le symbolisme parodié.
Si l'on n'avait donc contre la franc-maçonnerie
que l'objection de son symbolisme, il faut convenir
qu'on n'aurait pas à la prendre en flagrant délit d'a
nachronisme, à la condition toutefois que des vérités
sérieuses se cachent sous ses symboles. Nous verrons
plus tard si, sous d'autres rapports, l'institution que
nous voulons faire aimer prêle des armes sérieuses
à ses adversaires. Sous celui-ci, du moins, elle se
justifie par nos mœurs , et nous allons voir que la
tradition n'a rien légué qui fut en désaccord avec
les habitudes ordinaires de notre époque.
Nous admettons comme faite par nous, et comme
acceptée par nos lecteurs, une démonstration qui ne
doit venir que plus tard , et nous supposons que ,
pour nos lecteurs, comme elle l'est déjà pour nous ,
<8- 38 -8>
l'importance des vérités cachées sous les formules
maçonniques est devenue palpable et évidente. Dans
cette supposition, trouvera-t-on que la bizarrerie
des usages maçonniques compromette la gravité des
principes sociaux dont nous sommes les déposi
taires ?
Est-il, par hasard, plus ridicule aux francs-maçons
de prendre une écharpe d'azur ou un tablier de peau,
dans l'intérieur de leurs temples, pour symboliser
l'idée de l'infini et l'idée du travail , qu'aux prêtres
chrétiens, d'invoquer Dieu avec des costumes gothi
ques et des gestes, des génuflexions, des saluts qui
ne sont pas moins étranges et bizarres que les signes
des apprentis , des compagnons et des mailres
francs-maçons ?
A Dieu ne plaise qu'en prenant ma comparaison
dans les habitudes de l'Eglise chrétienne, je songe
à en tirer l'ombre d'une ironie sacrilége ! M'accu-
ser serait mal comprendre l'esprit de cette démons
tration.
Rien de plus grand, de plus auguste pour l'esprit
de l'homme , que le symbole de l'Eucharistie !
L'union étroite de Dieu et de sa créature, repré
sentée, figurée, opérée réellement, c'est une image
grandiose qu'aucune religion n'avait encore offerte,
sous une forme si simple, et tout à la fois si emblé
matique. Lors même qu'on se refuse à croire à la
présence réelle du Christ, un invincible attrait pros
terne devant ce symbole de l'amour le plus pur, le
plus dévoué. Que l'hostie soit bien véritablement
<8- 59 -»
la chair et le sang de Jésus, comme l'Église l'en
seigne, ou qu'elle ne soit qu'un symbole de sa ten
dresse, l'idée reste toujours imposante, et suffit pour
éclairer d'un reflet divin tous les épisodes mysté
rieux de la messe. Alors on comprendra qu'un jeune
prêtre, à sa première consécration, s'évanouisse de
terreur, foudroyé dans l'âme par la grâce majes
tueuse du sacrifice. Mais, amenez devant ce symbo
lisme palpitant, qui rappelle l'agonie du Calvaire,
un juif, un musulman, un guèbre, et demandez-
lui ce qu'il pense ? Il ouvrira de grands yeux , et
finira par ouvrir les lèvres pour rire à son aise. Il
se demandera pourquoi cet homme en manchettes
de dentelle met une chemise par-dessus des vête
ments noirs, se découpe des ornements dans une
étoffe de paravent, et vient, devant un grimoire,
murmurer des paroles cabalistiques , se tourner à
gauche, à droite, se prosterner devant un gobelet,
se relever, boire, se laver les doigts, s'essuyer,
faire tinter une clochette? ll dira, à quoi bon tant
de simagrées pour honorer Dieu ?
Eh bien ! ce qui paraît grotesque à un profane
reste dans l'imagination des Bossuet et des Château-
briand, comme le plus admirable symbole de tous
les mystères d'amour que renferme la loi du Christ.
La franc-maçonnerie n'est pas une religion. Ses
symboles ne sont point des imitations de cérémo
nies sacrées. Pourtant il est juste de lui appliquer
la comparaison que je viens de soulever. Par son
but, elle touche à des intérêts de l'âme humaine, si
<8- M ~?>
gcavcs, qu'elle participe de l'attrait mystique qui
s'attache aux choses religieuses. Le profane, qui se
moque des petits tabliers et des signes qu'il ne
comprend pas, est donc aussi inconséquent, aussi
injuste (toutes proportions gardées) que le païen
qui raillerait les symboles de la messe.
J'ai prouvé que le symbolisme était compatible
avec les habitudes de l'époque. Voyons si la franc-
maçonnerie a exagéré, et si elle pouvait, en tous
cas, agir autrement et se passer de ces formules
emblématiques.
Qu'est-ce que la franc-maçonnerie? Les rituels
répondent : Un franc-maçon est un homme libre,
également ami du pauvre et du riche, s'il» sont
vertueux. Cette définition simple et belle impose de
grands devoirs, mais confère de grands droits. Des
hommes libres, c'est-à-dire se sentant assez forts
pour n'abdiquer jamais leur conscience, leur dignité
intellectuelle, et se réunissant pour propager les
piincipes d'une fraternité que rien ne rebute ; quoi
de plus grand pour l'esprit , de plus doux pour le
cœur? Mais, quoi de plus difficile, au milieu des pré
jugés, des intérêts de la vie ordinaire? Une société
qui, prenant à tâche de réaliser cette devise, pour
suivrait l'antagonisme social partout où les intérêts
grossiers le maintiennent, n'aurait-elle pas bien
mérité des hommes dont elle ferait le bonheur, bien
mérité du ciel dont elle aurait préparé le règne sur
la terre?
La franc-maçonnerie a cette prétention. Je sais
que, comme les institutions humaines, elle reste
quelquefois au-dessous, et loin de sa tâche. Je sais
que les volontés les plus généreuses peuvent défail
lir, que les esprits les mieux préparés tombent dans
le découragement et la désillusion. Mais, en faisant
le compte de tous les échecs subis dans cette paci
fique conquête, il reste des résultats glorieux, des
tentatives sublimes, en assez grand nombre pour
défier l'envie et le sarcasme.
« Mais, répète-t-on, à quoi bon se réunir pour
« professer, à huis-clos, des principes que toutes les
« âmes généreuses s'empressent d'admettre, et que
« la loi chrétienne proclame bien haut ?» A cela
je répondrai que, dans le monde, si la Fraternité
éveille quelque attention, c'est lorsqu'on en fait
une devise religieuse ou une devise politique, et
alors on l'inscrit et on l'efface tour-à-tour des mu
railles. Elle devient un signal de luttes et de pros
criptions.
Il n'est pas nécessaire, dit-on, de s'associer clan
destinement pour pratiquer la loi fraternelle. Indi
quez-moi alors où je trouverai dans les relations
ordinaires de la vie ce dévouement sans réserve et
sans bornes, cette solidarité étroite et mystérieuse
que la franc-maçonnerie établit, et qu'elle établira
mieux encore, quand elle aura été rendue à toute
la pureté de ses premières intentions!
Sans doute la loi au Christ dit : Aimez-vous les
uns les autres ! Mais l'Eglise chrétienne ne soulage
que les misères chrétiennes, et elle ne peut pas,
4.
sous peine d'abdiquer son orthodoxie, ouvrir-- ses
asiles aux hérétiques et aux inDdèles. La loi ma
çonnique, elle, prend ce précepte dans sa lettre et
dans son esprit. Elle ne connaît ni juifs, ni protes
tants, ni musulmans. N'invoquant que l'humanité,
elle se mêle, sans compromettre ses principes, à
toutes les foules humaines ; elle ne s'impose pas
pour but de prêcher un dogme particulier : pourvu
qu'on admette les règles d'une morale commune à
toutes les religions, à tous les peuples, elle ouvre
ses portes et tend ses bras. Par-dessus les frontières,
à travers la distance et les mers, elle joint les an
neaux d'une chaîne qui enveloppe le monde. Mais
il ne suffit pas à la franc-maçonnerie d'aimer, de
soulager, elle tient aussi à instruire : elle est -un
système entier, complet, de philosophie. Elle prend
Fhomme depuis les' premières émotions de la vie
jusqu'aux dernélres angoisses de la mort, et dans
les trois grades, elle enseigne successivement à
toutes les intelligences, aux plus abruptes comme
aux plus savantes, toutes les notions essentielles.
Avec une tâche de cette grandeur, la franc-ma
çonnerie peut-elle se passer du symbolisme? Je ne
le crois pas. En effet', la première condition de suc
cès, c'est l'existence, la durée ; c'est la force. Or,
comment lier, souder invinciblement les uns aux
autres, des esprits que les préjugés sociaux, que
les répugnances de race éloignent et divisent conti
nuellement? Si l'on s'en tenait aux formules vagues
et généreuses, on n'aurait que ce concours vague
et incertain des prédications évangéliques. Com
ment cimenler sérieusement, efficacement, la Fra
ternité entre l'artisan et l'homme de loisir, entre
le pauvre et le riche ? Leur dire de s'aimer, c'est
bien ; mais les forcerjpar un lien indissoluble, c'est
encore mieux. Or, il n'est pas de lien plus solide
en ce monde qu'un serment mystérieux qui a pour
garants l'honneur et le dépôt d'un secret.
Cela est si évident que, depuis le commencement
du monde, toutes les fois que les hommes ont voulu
faire quelque chose de grand, de beau, de fort, d'i
nébranlable, ils ont commencé par se constituer en
société secrète, et par se lier dans un mystère. La
Bible raconte, et les légendes maçonniques répè
tent, que les artisans du temple de Salomon avaient
un mot de reconnaissance. Depuis l'initiation égyp
tienne, jusqu'à la chevalerie qui avait ses pratiques
secrètes, toutes les associations entreprises dans le
but d'une découverte, d'un monument, d'une révo
lution, d'un progrès quelconque, se sont entourées
de formules mystiques, de symboles.
La franc-maçonnerie est évidemment héritière
de fondations diverses. S'adressaut à tous les états,
à tous les esprits, elle a dû faire appel, pour orga
niser sa discipline, à tous les souvenirs. Voilà pour
quoi elle a pris les insignes des institutions archi-
tectoniques du moyen-âge, les serments des Francs-
Juges et les glaives des Templiers.
J'ai déjà dit que la question d'origine ne nous
préoccupait pas, et que je la réservais pour une
étude spéciale ; cependant, disons, en passant, que
la franc-maçonnerie procède plus particulièrement
de ces corporations séculières qui ont succedé, vers
le treizième siècle, aux associations cléricales. Le
jour où l'on voit poindre l'aurore des communes,
de la municipalité, de la Liberté enfin, l'art passe
du clergé au peuple, et celui-ci recevant lu truelle,
l'équerre etle compas des mains bénites, achève et
complète ces admirables poêmes de pierre, symbo-
lismes humanitaires qui ne doivent leur unité , leur
variété harmonieuse, qu'à la loi fraternelle de l'as
sociation.
M. de Hammer cite plusieurs églises d'Erfurth, dans
lesquelles il a observé des symboles maçonniques ; il
rapporte que, dans l'église de Prague, bâtie vers 1 250,
on a remarqué, en 1782, vingt- quatre figures de
franc-maçonnerie, qui avaient été peintes sur le mur
et recouvertes ensuite d'un enduit de chaux.
Il est hors de doute que, plus tard, le sentiment
de liberté et d'affranchissement intellectuel, qui
avait présidé à ces associations, voulut faire contri
buer à une émancipation philosophique, à une effu
sion universelle, les usages, les pratiques de ces
corporations. De là la création de la franc-maçon
nerie moderne et de son symbolisme, qui consiste
à mettre en relief, d'une façon pittoresque, les divers
phénomènes de la conscience.
Supposons qu'au lieu de continuer fidèlement les
pratiques du rituel, des innovateurs affranchissent
tout- à-coup les francs-maçons de l'obligation du
<3i- 45
silence, des signes, des paroles, des attouchements
mystiques , n'arriverait-il pas que n'ayant plus la
responsabilité d'un mystère à partager, que n'étant
plus astreints à l'observation de cérémqpies emblé
matiques, les maçons auraient moins d'ardeur pour
une institution tombée dans le domaine public, et
ne se piqueraient plus d'honneur pour la réussite
d'une entreprise qui ne serait particulière à per
sonne et qui ne demanderait pas une préparation
spéciale ? S'il n'y avait plus d'églises, ni de prêtres,
croit- on franchement que Dieu serait plus fidèle
ment honoré et servi?- S'il n'y avait pins d'hommes
unis étroitement pour pratiquer la Fraternité, ci oit-
on que la Fraternité ferait plus de recrues?
Concluons-donc. Le symbolisme est de tous les
temps. Il est nécessaire a l'imagination; il est un
enseignement universel. La franc-maçonnerie n'est
pas plus inconséquente que la société, en lui faisant
appel, et la question n'est plus de savoir si l'on
doit le détruire tout d'abord ; mais s'il répond à la
grandeur des idées philosophiques qu'il a la préten
tion de représenter. C'est précisément cette recher
che qui est l'objet de ce livre.
Je répète que je n'ai pas tout commenté, tout ex
pliqué. Puissé-je seulement, parce que j'ai révélé,
avoir suscité dans des esprits généreux, dans de
nobles cœurs, le désir d'en apprendre davantage
par l'initiation, et d'augmenter ainsi une société
qui n'aura jamais trop de dévouements pour la tâche
qu'elle s'impose !
II.

DES GRADES MAÇONNIQUES.

Le symbolisme tient au présent et au passé. Au


présent, par les vérités sociales qu'il renferme ; au
passé, par les traditions qu'il perpétue, par les sou
venirs historiques qu'il transmet.
Si l'on exanime le symbolisme maçonnique au point
de vue actuel, on reconnaît, comme je l'ai fait plus
loin, dans l'étude des trois grades, qu'il contient les
données d'une philosophie profonde et élevée, en
harmonie parfaite avec nos mœurs , avec nos pro
grès. Cette division en trois phases d'épreuves, cor
respond aux trois âges de la vie : jeunesse, âge mûr,
vieillesse ; elle peint aussi trois phénomènes : la
pensée, le travail, le souvenir. Il serait difficile de
rien ajouter, de rien retrancher. Cette distribution
est logique : c'est l'aurore, le midi, le coucher de
toute intelligence, et les divers épisodes qui consti
tuent les épreuves de ces grades mettent en saillie
les divers moyens dont l'âme se sert pour s'épa
nouir, pour s'appliquer réellement, pour profiter du
fruit de son expérience.
On a beaucoup critiqué les sombres avenues par
lesquelles les néophytes sont introduits, et le sys
tême des épreuves physiques. Sans doute, il faut un
grand discernement dans le choix de ces moyens
d'émotion ; mais je ne voudrais pas, pour ma part,
qu'ils fussent complètement supprimés Les épreu
ves matérielles ne sont pas seulement adressées au
courage ; et l'on sait fort bien d'avance que la raison
de la plupart des néophytes ne se laisse pas entraî
ner à une terreur ridicule. Les oubliettes de la
franc-maçonnerie n'ont jamais reçu de victimes, et
toutes les têtes coupées continuent à se mouvoir
aisément sur les épaules. La saignée, l'empreinte
des fers rouges, n'ont pas pour but de faire mollir
de présomptueuses résolutions; mais elles sont sur
tout destinées à préparer, par un abaissement gra
dué de l'orgueil, l'esprit des récipiendaires à la série
d'épreuves morales et à l'explication des emblêmes
qui complètent l'initiation.
D'ailleurs, il n'est pas un de ces épisodes qui
ne soit un symbole fertile en enseignement. Une
réception dirigée avec dignité, avec une intelli
gence savante des formules, avec respect pour le
néophyte, et pour l'auditoire, exerce une impres
sion sérieuse sur l'esprit le plus sceptique ; mais il
<a- 48 -e>
ne faut pas plus dédaigner le symbolisme qu'il ne
faut en faire un usage immodéré. Le fétichisme est
aussi dangereux que l'indifférence.
Il y a des gens qui ne cessent de faire retentir les
maillets , d'abasourdir leurs auditeurs de demandes
selon le rituel, et qui perdent un temps précieux en
répétitions fort inutiles. D'autres, au contraire, pro
cèdent différemment, et croient devoir se dispenser
de toute formule mystique. Ces deux excès sont blâ
mables. Il faut user sagement, discrètement, sans
parcimonie, comme sans profusion, de ces formes
graves, solennelles, qui, faisant intervenir à chaque
instant le souvenir d'une étroite fraternité et d'une
discipline sévère dans les discussions les plus vives,
sont destinées à resserrer de plus en plus les liens
qui unissent les francs-maçons.
Un point seul me paraît appeler une réforme.
C'est la dernière partie du serment : Je consens, si
je deviens parjure Cette exécration n'est
plus dans nos habitudes, et il est rare qu'on la for
mule sans sourire. On a soin, je le sais, de prévenir
les néophytes que c'est encore là un symbole, une
tradition ; mais je m'imagine que la cérémonie ne
perdrait rien de sa grandeur si, au lieu de ces pa
roles sauvages, on mettait dans la bouche de celui
qui demande l'initiation, un engagement bref, sé
vère, formulé en langage intelligible. Le serment
est une partie fort essentielle de la réception, puis
que c'est l'échange du secret contre une promesse.
Il faut donc qu'il n'y ait aucune obscurité, et que
<8- 49 -8>
l'exagération même des termes ne nuise pas à l'effet
que l'on veut produire.
Quant au reste, il n'est rien, je crois, dans les
détails des trois premiers grades qui , commenté et
interprété avec réflexion, ne satisfasse l'esprit le
plus délicat, et ne réponde aux principes de la mé
taphysique la plus idéale.
Je crois aussi que la franc-maçonnerie, pour par
venir à son but, pour réussir dans son œuvre de
pacification universelle, a besoin de plus d'unité :
il ne faut pas qu'elle soit divisée par cette sirperfé-
tation nombreuse de rites et de grades, qui peuvent
satisfaire la vanité, mais qui ne satisfont pas toujours
la raison.
Il n'y a, selon nous, qu'une seule franc-maçon
nerie pratique et sérieuse ; c'est celle que l'on dési
gne sous le nom de franc-maçonnerie bleue, et qui
renferme les trois grades A'apprenli, de compa
gnon, de maître : c'est celle que la grande loge de
Francfort-sur-Mein a adoptée, et que l'on appelle
aussi maçonnerie éclectique. Elle me semble la
seule conséquente avec son principe. Un jour vien
dra où seront relégués dans les souvenirs et dans
les archives des bibliothèques, ces hauts grades qui
ajoutent des cordons de plus, sans augmenter d'une
idée les connaissances acquises, et qui servent trop
souvent de jouet à la vanité, et quelquefois aussi de
prétexte à la cupidité.
Les vérités de l'ordre moral ne sont pas multiples.
Elles se réduisent à un fort petit nombre de prin
i
<8- 50 -8>
cipes, et la franc -maçonnerie bleue les contient
toutes. Croire en Dieu, croire à sa volonté indivi
duelle, croire à ses frères , c'est-à-dire rêver l'infini,
la perfection, travailler à y parvenir pour rendre
hommage au créateur de toutes choses, pour s'ho
norer soi-même, et pour se rendre utile à l'huma
nité ; examiner la vie humaine au point de vue de
son départ, de son passage et de son issue : c'est là
tout ce qui importe. Le reste est superflu.
Or, il n'en est pas de la morale comme de l'ima
gination. Le superflu est un fardeau qui étouffe l'es
prit, un fatras qui l'obscurcit. Les vérités philoso
phiques ont besoin d'être formulées en peu de ter
mes; si on les étend, on affaiblit et on trouble la
délinition.
Les grades prétendus philosophiques et adminis
tratifs ne sont rien moins qu'utiles à l'enseignement
d'une loge, à sa direction ; ils sont des réminiscen
ces politiques ou des spéculations. Les jésuites, à
bout de calomnies et d'arguments, essayèrent de
tirer parti d'une institution qu'ils ne pouvaient dé
truire ; ils créèrent ce fameux grade de Rose-Croix,
qui a plus contribué à faire calomnier la franc-ma
çonnerie que tous les mystères ensemble. Le che
valier Ramsay, dans l'intérêt de la cause des Stuarts
exilés, inventa les grades chevaleresques qui de
vaient servir de fourreau à l'épée des conspirateurs.
Mais aujourd'hui de quelle utilité peuvent être toutes
ces excroissances? A quelles séries d'idées posi
tives et pratiques peuvent se rapporter des initia
<»- 51 »e>
tions dans lesquelles on jure de se venger de Phi-
lippe-le-Bel et de Bertrand de Gotli (le pape Clé
ment V), bourreaux des Templiers? Que peut-on
dégager d'essentiel pour les francs-maçons du dix-
neuviême siècle, de ces symboles qui ont eu leur
utilité, sans doute, mais qui sont des cadres gothi
ques dont les peintures sont effacées ?
J'y consens ; que, par respect pour la tradition,
pour l'histoire, on suspende ces cadres vénérables
dans les archives ; qu'on lise, pour compléter l'his
toire pittoresque de la franc-maçonnerie, le rituel
des différents grades ; mais qu'on ne veuille plus en
faire un achèvement suprême d'une éducation qui
est suffisante, quand elle nous a appris à nous mo
raliser et à nous dévouer !
On pourrait conférer ces hauts grades à titre de
récompense, de chevrons, mais à la condition qu'on
ne voudrait pas les imposer aux apprentis, aux
compagnons et aux maîtres, comme des arches
saintes contenant des secrets et des vérités que les
plus habiles seraient bien embarrassés d'extraire.
C'est précisément ce fouillis de décorations et de
grades qui prête aux sarcasmes et nuit à l'action
rapide de la grande famille. Au lieu de multiplier
les épreuves, il vaut mieux s'appliquer à définir
celles qui constituent les trois degrés de l'initiation.
Le cœur trouve son compte à cette étude ; la va
nité s'use vainement à trouver le sien dans l'ambi
tion qui porte à s'affubler de l'écharpe de Kadosch
ou de trente-troisième !
<8- 52 -8>
Ce que nous écrivons ici avec franchise a été
dit avant nous, et est répété chaque jour par tous
les jeunes francs-maçons qui ont à cœur le progrès
de cette institution humanitaire. Que le Grand-
Orient se préoccupe sérieusement des réclamations
qui touchent à l'avenir même de l'Ordre ; qu'il ait
le courage de faire une révolution de 1789 contre
ces titres vains et creux, et il verra si l'estime pu
blique ne le récompensera pas de cette heureuse
initiative qui mettrait un terme à un désaccord
choquant entre le but de la franc-maçonnerie et sa
hiérarchie.
Il est étrange , en effet, d'entendre parler si haut
de fraternité dans des retraites, où de grands enfants
s'amusent à se parer de décorations sans but , sans
portée sérieuse. On ne saurait croire jusqu'à quel
point cet abus des grades fit dévier une institution
dont la première loi est l'égalité la plus absolue , la
fraternité la plus dévouée. Il paraît, au dire de Cla-
vel , dans son histoire pittoresque de la Franc-Ma
çonnerie, qu'en 1808, quatorze bons bourgeois de la
ville de Troyes, dont je tairai les noms par condes
cendance de compatriote, et dont quelques-uns exis
tent encore, se firent délivrer, à titre de chevaliers
du Temple, par leur autorité maçonnique, des lettres
de noblesse, et des armoiries parlantes! Ce fait
n'est pas isolé. Voilà pourtantjusqu'à quelle folie
peut conduire une institution, fourvoyée, dénaturée !
Voilà comment des hommes, unis dans l'intention
loyale de professer les maximes d'une fraternité fé
<8- S» •*
conde, donnaient au contraire l'exemple des préjuges
les plus gothiques, et de la prédilection la plus ridi
cule pour des titres dont il ne devrait jamais être
question dans l'intérieur d'une loge.
Partisan autant que qui que ce soil du symbo
lisme, je proteste donc contre tout ce qui n'est pas
strictement utile au développement de la foi maçon -
niqué ; et je fais des vœux pour que bientôt sonne
l'heure qui ramènera cette institution démocratique
à ses destinées véritables, à ses emblèmes nécessai
res et logiques. En attendant, la Maçonnerie bleue
est le refuge de tous les cœurs animés du désir du
bien, elle en est le sanctuaire : au-delà , il n'y a
plus rien que pour la curiosité oisive, banale, stérile.
Les hauts grades sont comme les blasons des familles
décédées : on les suspend au-dessus des tombeaux
pour servir à l'histoire ; mais nul homme de bon
sens ne songe à s'en emparer.

5-
III.

DES RAPPORTS DE LA FRANC-MAÇONNERIE


AVEC LA RELIGION.

Je l'ai déjà dit, la franc-maçonnerie n'est pas une


religion. Elle est le parvis de toutes celles qui pro
clament l'unité de Dieu et l'immortalité de l'âme ;
elle les rapproche toutes autour du même autel, et
par son essence immatérielle, elle les défend contre
les prétentions du matérialisme, de l'incrédulité.
Il ne faut donc pas voir, dans les temples maçon
niques, des rivaux de l'Église, pas plus qu'il ne
faut voir un prêtre dans un vénérable, ou président
d'atelier. Mais, de ce que la franc-maçonnerie admet
pour base de sa doctrine une tolérance parfaite à.
l'égard des divers cultes, il ne faut pas non plus-
en conclure un système d'indifférence qui est loia
<8- 55 »ft>
de sa pensée. Elle reçoit le juif (I) au même titre
que le chrétien, sans leur demander à l'un et à
l'autre d'abdiquer quoi que ce soit de leur croyance.
Elle respecte le sanctuaire de chaque conscience.
Toutefois, je ne mets pas en doute que si, à une épo
que d'anarchie dans les idées, par suite de révolu
tions que je ne puis définir, une religion s'obscur
cissait, ou disparaissait du monde, la franc-macon-
nerie ne put recueillir l'héritage et se substituer en
toute sûreté à cette foi détrônée.
C'est là un hommage que je rends à l'excellence
de sa morale, à la pureté de ses symboles ; ce n'est
pas une ambition secrète que je révèle.
D'où vient donc que la franc-maçonnerie a été
persécutée odieusement, violemment, au nom de la
foi, et que, dans certains pays encore, c'est un titre
à la répulsion des catholiques que le nom de franc-
maçon ? Hélas ! est-il besoin de trouver des fautes
à toutes les victimes du fanatisme religieux? Ne
disait-on pas des premiers chrétiens qu'ils accom
plissaient d'abominables sacrifices dans leurs mys
tères, et ne les dénonçait-on pas comme immolant
de petits enfants?
Soyons justes, pourtant , même envers les bour
reaux, même envers l'Inquisition. La franc-maçon-

(1) Des loges d'Allemagne interdirent pendant longtemps


l'entrée de leurs réunions aux enfants d'Israël , mais cette ano
malie, qui tenait surtout à des préjugés du monde profane, dis
paraît aujourd'hui.
<8- 5« -8>
nerie a pu, par quelques-uns de ses grades, fournir
un prétexte apparent à l'ardeur ignorante des inqui
siteurs. Les détails de plusieurs grades philosophi
ques, qui empruntaient des formules, des inscrip
tions , des noms sacrés au symbolisée chrétien ,
ont pu éveiller des susceptibilités farouches ; mais
aussi, à quoi bon ces emprunts dangereux? Pour
quoi faire de l'inscription du Calvaire, IN RI, du
nom Emmanuel, de la Trinité, et d'autres emblêmes
respectables, un usage que rien ne justifie et qui
alarme la conscience? La maçonnerie bleue n'a
point de ces mélanges sacriléges. Nous avons dit
comment les ambitions terrestres, et comment les
spéculations ambitieuses des Jésuites, en créant des
grades, soi-disant philosophiques, ont dénaturé le
sens primitif des initiations. C'est précisément dans
ces grades, inutilement ajoutés, que se trouvent ces
emprunts déplorables! Ne serait-ce pas encore une
raison pour hâter la réforme que je réclame ?
A part ces torts, beaucoup plus apparents que
réels, la franc-maçonnerie, développant, appliquant
le principe fraternel, n'a jamais, ni ouvertement, ni
secrètement, battu en brèche une religion dont les
ministres s'imposèrent bien souvent pour tâche de
la persécuter, de la calomnier.
Le pape Clément XII, le 28 avril de l'année 1738,
expédia la bulle In Eminenli, dans laquelle il ex
communiait les francs-maçons. Ce fut un signal.
Le clergé de Florence avait suscité cette mesure ;
mais on sourit en ne trouvant dans ce formidable
<8- si -e>
anathême, aucune trace d'accusation sérieuse, de
raisonnement plausible.
Voici ce qu'on lit : « Nous avons appris^ et le
« bru.il public ne nous a pas permis d'en douter,
« qu'il s'était formé une certaine société.... sous le
« nom de francs - maçons dans laquelle sont
« admises indifféremment des personnes de toutes
a religions et de toutes sectes, qui, sous les dehors
« affectes d'une probité naturelle qu'on y exige, et
« dont on se contente, se sont établi certaines lois,
« certains statuts qui les lient les uns aux autres,
« et qui, en particulier, les obligent sous les plus
« sévères peines, en vertu d'un serment prêté sur
« les Saintes Ecritures, à garder un secret invio-
« lable sur tout ce qui se passe dans leurs assem-
« blées. Mais comme le crime se découvre de lui-
« même,.... ces assemblées sont devenues si sus-
« pectes aux fidèles, que tout homme de bien
« regarde aujourd'hui comme un pervers quicon-
« que s'y fait adopter. Si leurs actions étaient irré-
« prochables, les francs-maçons ne se déroberaient
« pas avec tant de soin à la lumière.... Ces asso-
« ciations sont toujours nuisibles à la tranquillité
« de l'État et au salut des âmes ; et à ce titre, elles
« ne peuvent s'accorder avec les lois civiles et ca-
« noniques.... etc.... etc.... »
Quelle puissance de logique! Ce sont de simples
bruits, des rumeurs qui motivent la sainte colère.
Le pape ne sait- rien, n'a rien vu , seulement, il se
délie, et dans la crainte d'une chose inconnue, il
voue à la persécution, aux galères, à la mort, ces
francs - maçons simplement coupables d'habitudes
mystérieuses. Le parlement de Paris refusa d'enre
gistrer cette bulle. La France est toujours la pre
mière à défendre la liberté de conscience, et la der
nière à la trahir.
Benoît XIV renouvela l'excommunication de Clé
ment XII. M. Llorenté, ancien secrétaire de l'inqui
sition d'Espagne, raconte quelque part qu'un gen
tilhomme de Naples, ancien ami du pape Benoît,
lui écrivit en plaisantant : « Vous m'avez donc ex-
« communié? Vous saviez bien que j'étais franc-
« maçon depuis plusieurs années. En vérité, je ne
« puis revenir de mon étonnement, en voyant vos
« opinions à ce sujet. Quels sont les mérites sur
« lesquels retombe l'excommunication? Sont-ce les
« actes de bienfaisance ? Vous excommuniez donc
« les bonnes œuvres ? Est-ce le ridicule des épreu-
« ves pour l'admission ? Alors vous rendez l'excom-
» munication ridicule. Sont-ce les serments exé-
« oratoires du secret? Vous donnez alors une grande
« importance à ce qui n'est qu'une formule. Revo
it quez, révoquez votre bulle, et ne faites pas un
« outrage à votre talent, à votre sagesse et à votre
« réputation. Laissez-nous nous amuser avec ces
« prétendues extravagances, puisque ce n'est qu'une
« fantaisie qui n'offense personne, quelles que soient
« son origine et son objet. »
Il paraît que Benoît XIV, qui n'avait lancé la
bulle que pour complaire à des cardinaux ridicules,
rit beaucoup de la lettre de son ami et lui fil dire
qu'il ne devait rien craindre, et qu'il ne séch er ail
pas pour cela.
L'Espagne fut particulièrement ardente à pour
suivre la franc-maçonnerie, et nous trouvons dans
le procès fait en 1757, par l'Inquisition, à un fran
çais nommé Tournon, un interrogatoire qui atteste
l'énormité, la puérilité des calomnies à l'aide des
quelles le Saint-Office opérait, et la fermeté iné
branlable que donnait à l'accusé la paix de sa cons
cience. Il est impossible de répondre plus à propos
et d'une façon plus concluante. Voici un passage
dans lequel le but de la franc-maçonnerie est logi
quement expliqué, adroitement commenté.
« Demande. — Comment , avec votre qualité de
« chrétien, osez-vous vous trouver aux assemblées
« maçonniques, sachant ou devant savoir qu'elles
« sont contraires à la religion?
« Itépnnse. — Je n'ai jamais su cela ; j'ignore
« même à présent si cela est, parce que je n'y ai
« rien vu, ni rien entendu de contraire à la reli-
« gion.
« D. Comment pouvez-vous le nier, puisque vous
a savez qu'on professe dans la franc-maçonnerie,
« l'indifférence en matière de religion, laquelle est
« contraire à l'article de foi qui nous enseigne que
« les hommes ne peuvent se sauver qu'en profes-
« sant la religion catholique, apostolique et ro-
« maine?
« R. On ne professe point cette indifférence par-
«8- 60 -3>

mi les francs-maçons. Ce qu'il y a de vrai, c'est


* que, pour être franc-maçon, il est indifférent que
l'on soit catholique ou non.
« D. Donc la franc-maçonnerie est un corps
anti-religieux ? -

« R. Cela ne peut pas être non plus, car l'objet


de son institution n'est pas de combattre ni de
nier la nécessité ou l'utilité d'une religion, mais
d'exercer la bienfaisance à l'égard du prochain
malheureux, de quelque religion qu'il soit, et
Surtout s'il est membre de la société.
« D. Une preuve que l'indifférentisme est le ca
ractère religieux de la franc-maçonnerie, c'est
qu'on n'y confesse point la très-sainte Trinité de
Dieu le Père, de Dieu le Fils, de Dieu le Saint
Esprit, trois personnes distinctes en un seul Dieu
veritable ; puis que les francs-maçons ne recon
naissent qu'un seul Dieu qu'ils appellent le grand
architecte de l'univers, ce qui revient à dire
avec les philosophes hérétiques naturalistes, qu'il
n'y a pas d'autre religion véritable que la religion
naturelle, dans laquelle on croit à l'existence
d'un Dieu créateur, comme auteur de la nature,
regardant tout le reste comme une invention pu
rement humaine.
« R. Dans les loges maçonniques on ne s'occupe
ni de soutenir ni de combattre le mystère de la
sainte Trinité, ni d'approuver ou de rejeter le
système religieux des philosophes naturalistes.
((
Dieu y est désigné sous le nom de grand archi
<8- 61 -g>
« tecte de l'univers, par une de ces nombreuses
« allégories que les noms maçonniques présentent,
« et qui ont rapport à l'architecture ; de manière
« que, pour accomplir la promesse que j'ai faite de
« dire la vérité, je ne puis mieux faire que répéter
« qu'il n'est question dans les loges d'aucun sys-
« tême religieux, favorable ou contraire aux articles
« de la foi catholique, et qu'on n'y traite que des
a sujets étrangers à toutes les religions, sous les
« allégories des travaux de l'architecture. . . .

« D. Est-il vrai qu'on honore dans les loges le


« soleil, la lune et les étoiles?
« R. Non.
« D. Est-il vrai qu'on y expose leurs images ou
« leurs symboles ?
« R. Oui. •
« D. Pourquoi?
« R. Afin de rendre plus sensibles les allégories
« de la grande, continuelle et véritable lumière que
« les loges reçoivent du grand architecte de l'uni-
« vers, et parce que ces représentations apprennent
« aux frères et les engagent à être bienfaisans.... »
Il n'est pas besoin de réflexions après ces lignes.
Le lecteur y supplée et dit de quel côté étaient la rai
son, la justice, l'humanité.
VM. Tournon fut condamné à un an de prison et à
faire amende honorable, affublé du san-benito. Nous
pourrions multiplier les récits de violences impies,
de colères sauvages s'exerçant contre une société
6
toute de dévouement, d'abnégation. Mais à quoi
bon? La folie humaine, l'orgueil, l'aveuglement du
fanatisme ont-ils besoin d'être prouvés davantage ?
Qu'avait-donc fait Galilée pour expier son génie
dans les cachots du Saint-Office ? Éternelle et vaine
résistance du mal ! Le fanatisme est devenu plus
rare, plus difficile ; l'inquisition est morte, étouffée
sous la cendre des bûchers, noyée dans le sang
qu'elle a bu, et la franc-maçonnerie, comme la to
lérance, comme la liberté, survit à ses persécu
teurs.
En 1824, des francs-maçons arrêtés à Grenade,
au moment où ils étaient réunis en loge, furent dé
capités. En 1828, le marquis de Lavrillana de Cor-
doue, et le capitaine Alvarez de Sotomayor, furent
pendus comme coupables de franc-maçonnerie.
Grâce à Dieu, la France resta pure de ces hor
reurs, mais ce ne fut pas la faute de l'intolérance ;
et sous les premières années de la Restauration,
d'ardents missionnaires s'efforçaient de soulever les
passions contre ces innocentes sociétés, qui n'ont à
se reprocher aucun acte de propagande hostile
contre les divers pouvoirs sociaux.
Aujourd'hui l'Église laisse en paix les temples
maçonniques. Quelques journaux ultramontains es
saient tout au plus de les dénoncer ; mais ces voix
de sacristains épouvantés ne troublent personne.
La franc-maçonnerie a repris, depuis quelques
années, une recrudescence nouvelle. Elle a compris
qu'au milieu des révolutions qui ébranlaient le sol,
<8- es »8>
elle devait se lever, conciliant les partis, enseignant
une fraternité moins menteuse, moins éphémère
que celle qu'un coup de badigeon peut effacer, et
répandant les principes d'une égalité loyale, que
tous admettent, parce que tous la comprennent.
Les foudres de l'excommunication se reposent ; et
un fait dont je garantis la parfaite authenticité, dé
montrera combien le temps a émoussé ces colères
fanatiques qui ensanglantaient le seuil de nos tem
ples.
Un jeune belge, franc-maçon, d'une famille riche
et puissante, ne pouvait faire bénir son mariage
dans une église, parce que son évêque considérait
sa qualité maçonnique comme un sacrilége. Toutes
les interventions étaient restées sans effet auprès
du clergé belge. Le couple alla en Italie, s'adressa
directement au pape, et Pie IX lui-même, souriant
des scrupules du prélat , fit bénir les époux , et ne
tenta pas de faire renoncer le mari à des relations
qui le laissaient parfaitement libre de professer la
religion catholique et romaine.
Toutefois, on ne saurait croire combien l'igno
rance et les vieilles calomnies entretiennent encore
de préjugés dans tous les rangs de la société. Une
jeune religieuse, de celles qui soignent les malades,
croyait naïvement que nous évoquions un diable à
longues cornes dans nos réunions mystérieuses, et
avouait que son opinion était partagée par toute la
communauté. Les membres de la loge de Troyes
peuvent se rappeler que lors d'une distribution de
secours faite à l'occasion d'une fête solsticiale, une
pauvre femme repoussa avec horreur le pain qu'on
lui tendait, préférant les angoisses de la faim et sa
misère, à ce don infernal qui devait perdre son
âme ; on ne put parvenir à la tirer de son erreur,
tant le préjugé rendait monstrueux à ses yeux ces
frères dont elle connaissait pourtant les noms et la
famille, mais que leur initiation faisait pour elle fils
de Satan !
0 sottise humaine, tu es éternelle et invincible !
Quand tu ne tues pas l'héroïsme, tu le rends odieux
ou ridicule. Quoi qu'il en soit, tolérée, supportée,
soupçonnée, la franc-maçonnerie poursuit sa route ;
elle a son étoile qui luit en avant. La religion est sa
sœur divine; elles marchent souvent côte à côte,
et quand elles se rencontrent dans le même sentier,
elles échangent des mots d'ordre auxquels ne de
vraient jamais se mêler de paroles jalouses. Dieu,
l'Humanité, le Dévouement, voilà des secrets qui
sont ceux de toutes les religions, et dont la confi
dence ne saurait constituer une usurpation ni un
sacrilége.
J'ai dit quel prétexte la franc- maçonnerie avait
fourni aux attaques du fanatisme. Peut-être en four
nirait-elle encore, fort innocemment. J'ai entendu
reprocher les baptêmes, les cérémonies funèbres,
comme des imitations fâcheuses du symbolisme
chrétien. Je suis loin de partager ces préventions.
Cependant, en rendant justice au sentiment tout
particulier qui préside d'ordinaire au baptême du
<8- 65 -ft.
louveteau ; en constatant la grandeur philosophique
de cette fête, je crois qu'il vaudrait mieux lui don
ner un nom, un titre, qui se rapprochât moins de la
dénomination chrétienne. Le baptême se retrouve à
coup-sûr dans toutes les initiations ; le christianisme
en a fait un sacrement, mais ne l'a point inventé.
Je le sais. Malgré tout, il est devenu le signe distinc-
tif, particulier d'une religion ; il est dangereux de
paraître le parodier. Le baptême maçonnique est,
à mieux parler, une adoption; pourquoi ne lui
donne-t-on pas ce nom qui exprime plus exactement
ses avantages, et qui ne peut choquer personne?
Quant aux cérémonies funèbres, elles sont d'or
dinaire imposantes et solennelles ; mais je crois
que les francs-maçons doivent réserver pour le se
cret des temples les signes, les formules, les orne
ments, qu'ils se hasardent quelquefois- à montrer
dans les cortéges de l'Église.
Les constitutions s'opposent formellement à ces
exhibitions inutiles. C'est donc à la fois une contra
vention aux statuts , et une faute contre le tact et la
prudence que ces tentatives de propagande exté -
rieure , qui manquent toujours leur but , et valent
plus de sarcasmes et d'ennemis que d'alliés véri
tables.
On le voit, je pousse jusqu'au scrupule la crainte
du scandale ; crainte puérile, dira-t-on, précaution
timide ! L'histoire sanglante des martyrs de la foi
maçonnique est là pour attester qu'il y a moins de
chimères que de réalité dans mes scrupules. D'ail
6.
leurs, je crois qu'il est dangereux de troubler les
consciences : les femmes s'épouvantent parfois de
nos mystères; à quoi bon railler ces défiances! Les
quelques précautions que j'indique peuvent-elles
diminuer, en quoi que ce soit, l'importance de la
tâche imposée à la franc-maçonnerie? Ne restons-
nous pas d'autant plus forts contre l'intolérance et
le fanatisme, ces ennemis véritables des religions
qu'ils semblent défendre?
Croyons-le bien ; s'il y a quelque chose de res
pectable, c'est la -liberté de conscience. Nous la
voulons pour nous, ménageons-la dans les autres,
et ne semblons pas l'offenser par des apparences
d'empiétement , d'envahissement qui ne sont pas
dans le but de la franc-maçonnerie, et qui, en ef
frayant quelques-uns, ne profiteraient à personne.
Que chacun ait son Dieu, son culte : la franc-
maçonnerie est comme le ciel, vaste, limpide, azu
rée. Toutes les lumières peuvent s'y rencontrer sans
se heurter.
IV.

DES RAPPORTS DE LA FRANC-MAÇONNERIE


AVEC L'AUTORITÉ.

Ce chapitre sera court, et l'on comprend pour


quoi. La franc-maçonnerie est tolérée publiquement
par le pouvoir ; elle offre donc des garanties : je n'ai
donc pas à démontrer qu'elle n'est pas une conju
ration perpétuelle contre l'autorité. Mais peut-être
est-il bon d'ajouter que si, en retour de cette tolé
rance adroite, la franc-maçonnerie doit le silence,
le respect, la soumission , elle se compromet et se
déshonore quand elle va plus loin, c'est-à-dire jus
qu'à l'humilité, jusqu'à la flatterie.
Une loge de Paris avait dernièrement proposé ce
sujet de dissertation : Du concours que la franc
<#< 68 -ft.
maçonnerie doit à Vaulorilè. Cetle question qu'on
a justement retirée depuis, était maladroite et dan
gereuse. Si les maçons ne sont plus des citoyens
dans leurs temples, c'est qu'ils sont quelque chose
de plus : ils sont les compatriotes de l'humanité tout
entière. Leurs regards, comme leurs cœurs, doivent
donc franchir les barrières et les drapeaux. Ce n'est
pas seulement dans les frontières de la patrie que
leur action s'exerce; c'est partout où l'humanité
souffre et combat.
La franc-maçonnerie n'a donc rien à démêler avec
l'autorité particulière à chaque pays, et aussi diffé
rente que les moeurs, les habitudes, les préjugés
différents de ces nations. Lui promettre son con
cours, ce serait, tout le monde le comprend, lui
donner son estime. Pour estimer, il faut juger, ap
précier. Or, si les sociétés maçonniques entre
prenaient de juger les actes de l'autorité, elles de
vraient consentir à les entendre attaquer. Ne com
prend-on pas qu'alors il pourrait arriver, à un
moment donné , que l'opposition l'emporterait ,
comme dans toutes les assemblées délibérantes, et
la franc-maçonnerie deviendrait ainsi, grâce à ses
allures mystérieuses, un dangereux foyer d'opposi
tion.
Dans l'intérêt du bon ordre social, comme dans
l'intérêt de l'institution maçonnique , il est néces
saire que celle-ci s'abstienne, par-dessus tout, de
faire aucun acte public qui la fasse entrer dans la
mêlée des partis. Asile de toutes les douleurs, con
•S- 0» -ft>
fidente de toutes les illusions; pour conserver le
droit auguste et suprême de guérir, de consoler,
d'avertir, il ne faut pas qu'elle commence par tom
ber elle-même dans les excès qu'elle a pour but de
prévenir.
Il est évident que, comme tout ce qui a besoin
d'une tolérance, dans nos sociétés incomplètes, la
franc-maçonnerie doit le respect, le silence, la dé
férence pour les intermédiaires du pouvoir; mais
c'est là tout.
Le meilleur moyen d'empêcher les ateliers ma
çonniques de devenir des réceptacles de sociétés
secrètes, c'est de ne pas commencer par leur de
mander un concours manifeste et public qui pour
rait donner lieu à des manifestations dangereuses,
s'il restait facultatif, volontaire, et qui serait un at
tentat contre la conscience, s'il était contraint,
forcé. Pas plus que la Justice et la Religion, l'auto
rité civile n'a de relations officielles à avoir avec
la franc-maçonnerie. De même qu'on ne demande
pas aux maçons de corroborer les jugements hu
mains, de rendre un culte public à la religion, de
même on ne doit pas tenir à ce qu'ils fassent fonc
tion de citoyens dans les temples ; on en viendrait
à distribuer des bulletins de vote sur les colon
nes.
Sans doute, toutes les fois qu'un pouvoir, prenant
souci des intérêts du pauvre, du faible, travaillera
à cette Egalité, à cette Fraternité, qui sont les de
vises des temples maçonniques, les ateliers aideront
directement la marche de ce pouvoir humanitaire ;
mais ce concours résultera de l'identité de la mis
sion, et n'engagera à rien
Sans doute aussi , il pourra arriver que les senti
ments fraternels , manifestés dans nos retraites ,
soient de virulentes mais indirectes oppositions ; que
faire à cela ? Toutes les fois que la voix de la Justice
s'élève vers le ciel, n'y a-t-il pas toujours quelque part
une tyrannie qui écoute et qui dit : — On m'insulte !
Ne nous préoccupons donc en aucune façon des
pouvoirs profanes. S'ils nous persécutent, subissons,
au nom de l'humanité qui souffre avec nous, ces
injustes colères. S'ils nous flattent , prenons garde !
Il est bien évident que, dans tout ce que je dis,
je ne veux mettre aucune allusion, directe ou indi
recte, à des pouvoirs contemporains. Je parle dans
un sens général , absolu ; d'ailleurs , la tolérance
dont jouit la franc- maçonnerie, d'une part, et l'iso
lement dans lequel on la laisse, d'autre part, ren
dent difficile, pour ne pas dire impossible, toute
allusion. Je veux seulement insister sur ce point,
que la franc-maçonnerie n'a pas plus juré haine
au pouvoir qu'à la religion.
Il suffirait de citer des noms propres : mais j'aime
mieux prendre mes arguments dans le fond même
du sujet. Les noms propres prouvent d'ailleurs plus
souvent encore l'inconséquence, l'imprudence de
ceux qui les portent.
Il suffit d'avoir une idée sommaire de la franc-
maçonnerie pour comprendre qu'elle ne saurait
être, en aucune façon, ennemie du principe d'au
torité.
N'offre-t-elle pas, en effet, l'image d'un pouvoir
.oyal, juste, basé sur l'équité, sur l'intérêt de tous,
mais armé de la toute-puissance ? L'intérieur d'un
atelier maçonnique ne contient-il pas l'idéal d'un
gouvernement? Le suffrage universel à la base;
tous concourant au bien-être , à la sauve-garde de
tous; les volontés déléguant l'initiative à un chef
suprême, le vénérable ; le premier et le second sur
veillant, servant d'intermédiaires, d'agents pondé
rateurs entre le tout-puissant et ses administrés ; ce
pouvoir, ainsi hiérarchisé, relevant de l'élection,
sans cependant perdre de sa force ; n'usant de ses
prérogatives que pour instruire, soulager, avertir
paternellement ; n'est-ce pas la réalisation d'un rêve
qui a tenté bien des fois l'homme politique, et dont
certaines ébauches récentes indiquent la recherche
inquiète?
Ainsi donc, vérité morale, vérité religieuse, vé
rité politique, la franc-maçonnerie contient tout.
Cette, vieillerie, comme quelques-uns l'appellent, a
une jeunesse éternelle ; on la trouve de niveau avec
tous les besoins du siècle, avec toutes les conquêtes
de la génération présente ; elle devance la philoso
phie dans la recherche de l'inconnu, et elle vole
au-devant de ceux qui rêvent la Fraternité. Depuis
Voltaire jusqu'à Lafayette, elle a recueilli et sus
pendu à ses colonnes les noms de ceux qui ont
pensé, écrit, combattu, souffert pour la gloire et le
■a- n •»
salut de l'humanité. C'est la grande école mutuelle
où les hommes de génie viennent, côte à côte de
l'humble d'esprit, apprendre l'égalité.
Mais elle n'a de chance de succès, d'éléments de
prospérité, qu'à la condition de conserver soigneu
sement son existence individuelle, mystique ; de se
tenir hors des profanations de la routine et de la
vulgarité, aussi bien que loin des empiétements
religieux et des spéculations politiques. A bon en
tendeur, salut !
V.

LE CODE MAÇONNIQUE

H nous semble que la première partie de notre


démonstration ne serait pas complète, si nous ne la
terminions par le tableau simple, exact, sans com
mentaire, des préceptes contenus dans le code ma
çonnique. Avant d'aborder l'étude obscure des trois
grades, il est bon de signaler cette première lu
mière. C'est la lampe mystérieuse qu'on remettait
aux néophytes dans les souterrains de Memphis, et
qui servait à les guider à travers les sombres sen
tiers jusqu'à la grande clarté de l'initiation. Puis
sent ces préceptes, sublimes dans leur simplicité,
encourager les timides, faire honte aux apostats, et
déterminer ceux qu'un peu de respect humain re- ■
7
tiendrait encore hésitants sur le seuil de nos tem
ples.
Je ne sais à qui attribuer l'honneur de ce code ;
mais quel que soit l'auteur, il n'a fait que coordon
ner et résumer l'essence d'une morale éparse dans
tous les symboles maçonniques.
Je n'éprouverai donc maintenant aucune difficulté
à aborder l'explication des trois grades. Ce caté
chisme sommaire prévient toute ironie et me donne
raison d'avance.
CODE MAÇONNIQUE.
« Adore le Grand Architecte de l'Univers !
« Aime ton prochain.
« Ne fais point de mal.
« Fais du bien.
« Laisse parler les hommes.
« Le vrai culte du Grand Architecte de l'Univers
« consiste dans les bonnes mœurs.
« Fais-donc le bien pour l'amour du bien lui-
« même.
« Tiens toujours ton âme dans un état pur pour
« paraître dignement devant le Grand Architecte de
« l'Univers, qui est Dieu.
« Estime les bons, plains les faibles, fuis les mé-
« chants, mais ne hais personne !
« Parle sobrement avec les grands, prudemment
« avec tes égaux, sincèrement avec tes amis, dou-
« cernent avec les petits, tendrement avec les pau-
« vres.
<8- 75 -8>
« Ne flatte point ton frère, c'est une trahison; si
« ton frère te flatte, crains qu'il ne te corrompe.
« Écoute toujours la voix de ta conscience.
« Sois le père des pauvres ; chaque soupir que
« ta dureté leur arrachera augmentera le nombre
« des malédictions qui tomberont sur ta tête.
« Respecte l'étranger voyageur, aide-le, sa per-
« sonne est sacrée pour toi.
« Evite les querelles, préviens les insultes, mets
« toujours la raison de ton côté.
« Respecte les femmes; n'abuse jamais de leur
« faiblesse, et meurs plutôt que de les déshonorer.
« Si le Grand Architecte de l'Univers te donne
« un fils, remercie-le, mais tremble sur le dépôt
« qu'il te confie ! Sois pour cet enfant l'image de
« la Divinité.
« Fais que jusqu'à dix ans il te craigne, que
« jusqu'à vingt ans, il t'aime, que jusqu'à la mort,
« il te respecte.
r. Jusqu'à dix ans sois son maître ;
« Jusqu'à vingt ans, son père ;
« Jusqu'à la mort, son ami !
« Pense à lui donner de bons principes plutô
« que de belles manières ; qu'il te doive une droi
te ture éclairée et non pas une frivole élégance.
« Fais - le honnête homme , plutôt qu'habile
« homme. Si tu rougis de ton état, c'est orgueil;
« songe que ce n'est pas ta place qui t'honore ou
« te dégrade, mais la façon dont tu l'exerces.
« Lis et profite, vois et imite, réfléchis et tra
<8- 76 -3> t
« vaille, rapporte tout à l'utilité de tes frères, c'est
« travailler pour toi-même. Sois content de tout,
« partout et avec tout.
* Réjouis-toi dans la justice, courrouce-toi contre
« l'iniquité, souffre sans te plaindre.
« Ne juge pas légèrement les actions des hom-
« mes, ne blâme point et loue encore moins : c'est
« au Grand Architecte de l'Univers, qui sonde les
« cœurs, à apprécier son ouvrage (1). »
Ce code devrait être affiché dans tous les tem
ples, commenté dans toutes les réceptions, gravé
dans tous les coeurs. ll est la meilleure défense de
la franc-maçonnerie.

(1) Deux membres de la loge de Tïoyes, MM. Pissier et


Coulon , ouvriers typographes , ont voulu donner de ce Code
une édition qui fut digne d'un pareil sujet ; ils ont inervcilleu-.
sèment réussi , et ont fait un tableau illustré qui est un chef-
d'œuvre dans son genre. C'est un devoir fraternel pour moi
d'appeler l'attention des francs-maçons sur ce beau travail qui
a sa place marquée dans toutes les loges. — S'adresser franco
à l'un de ces deux Frères à la Loge de Troyes. Ce Tableau
coûte un franc.
DEUXIÈME PARTIE.

i.

DE L'INITIATION AU GRADE D'APPRENTI.

Quand un homme, enlevé tout-à-coup aux tracas,


' aux soucis, aux trivialités de la vie profane , est
amené au milieu de ces symboles, de ces emblêmes,
de ce temple mystérieux, il éprouve un étonnement
grave, une sorte d'inquiétude sereine qui l'émeut
sans l'attrister, sans l'effrayer. Il se demande ce
qu'il y a au fond de ces formules étranges; il a
7.
<8- 78 -«>
franchi un abîme ; il est séparé par les siècles et
comme par un océan céleste, du monde banal et
vulgaire dans lequel il fait sa besogne de chaque
jour. Forcé d'appliquer son esprit à l'interprétation
des hiéroglyphes qui l'entourent, il invoque sa rai
son, sa faible science, et il en vient à cette alterna -
tive rigoureuse, des étreintes de laquelle il doit sor
tir convaincu, triomphant, purifié, ou bien humilié,
blessé dans son orgueil et dans sa dignité humaine ;
alternative qui le fait dupe ou apôtre, et que je de
mande à vous poser en toute sincérité, comme je
me la suis posée à moi-même. Ou bien la franc-
maçonnerie est une fantasmagorie oiseuse et ridi
cule, un jeu de grands enfants, ou bien c'est le
péristyle d'une science immense et abstraite : c'est
une mystification ou une révélation.
Ce n'est pas à moi, le dernier venu (1), qu'il apparu
tient de soulever le voile constellé dont est couverte
l'histoire de l'initiation, depuis les Brahmes et les
Mages, jusqu'à nous ; depuis l'époque confuse où les
néophytes attendaient, dans les souterrains de Mem-
phis, comme chacun de nous a attendu ici, l'heure
de la lumière et de la vérité ; ce n'est pas à moi à
prouver, par les témoignages des sages de la Grèce,
par la longue succession des hommes pieux et forts
qui ont mis leur pierre à l'édifice, que la franc-

Ci) Il ne fauj pas oublier que cette seconde Partie se com


pose de discours lus en loge, à la suite des diverses initiations,
maçonnerie n'est pas le vain amusement d'esprits
fantasques. Je viens vous demander l'enseignement,
et je n'ai pas la prétention de vous l'apporter. Mais
je vous raconte ici le travail intérieur par lequel
s'est dégagée ma foi ; je vous dis tout haut ce que
j'ai pensé tout bas; c'est un récit que je fais, et
permettez-moi de n'en rien omettre.
J'ai lu quelque part qu'un maçon sceptique, un
de ceux qui s'en tiennent aux formes extérieures,
avait appelé vos travaux une sublime fulilité! Je
me suis demandé si celui-là avait eu raison, et si,
en effet, trompés par une lueur apparente, vous
preniez pour une lumière durable, pour un phare,
cette phosphorescence vague, incertaine, illusoire,
qui brille sur des fondrières. Je me suis demandé
s'il était besoin, au dix-neuvième siècle, de cette
retraite mystérieuse, de ces ornements, de ces flam
mes, de ces glaives, pour proclamer des notions
déjà connues et pratiquées, et après un examen
dans lequel j'ai été impitoyable pour mes illusions,
j'en suis arrivé à acquérir cette conviction, désor
mais inébranlable : que la franc-maçonnerie est une
synthèse philosophique, un sanctuaire qui, dans
l'orage des siècles, a abrité sous sa voûte hiérogly
phique la vérité morale , et, par déduction, la vé
rité religieuse et la vérité politique, et qui, dans
notre époque de luttes matérielles et de conflits
sordides, garde inviolable et sacrée l'idée fonda
mentale qui doit sauver l'humanité , l'idée de Vin-
fini !
<»- 80 -8>
Oui, la franc-maçonnerie est une région à part,
un souterrain plein de ténèbres amies, qui côtoie
le monde banal et vulgaire, qui l'étreint, en quelque
sorte, sans se montrer à lui, qui le sent palpiter, et
qui, par intervalles, lui envoie les notions pures et
justes dont elle a reçu le dépôt. C'est un seuil où l'i
dée religieuse et l'idée philantropique veillent inces
samment, comme deux sentinelles qui ne sont rele
vées que par Dieu. Mais l'idée religieuse est à l'état
synthétique et dégagée de toute préoccupation de
cultes particuliers, et la philanthropie a des regards
profonds qui ne scrutent pas seulement les haillons,
mais aussi les consciences. C'est une sorte de ter
rain neutre où l'humanité, si diversifiée de langage,
de foi et d'intérêts, retrouve son unité ; où la vieille
Babel s'écroule ; où les peuples, dégagés des préven
tions de race, d'origine, de drapeau, échangent les
idées primordiales et universelles, et continuent
d'ajouter des anneaux à cette chaîne électrique qui
a dirigé, à travers le dédale des erreurs et des pas
sions, tous les voyants, tous ceux qui, dans l'anti
quité païenne, comme Socrate, ont professé l'im
mortalité de l'âme et l'unité de Dieu, et tous ceux
qui, depuis le Christ, ont gardé intact, à travers les
sanglantes folies du fanatisme ou de la tyrannie, le
culte de la liberté de conscience et de l'humanité.
On a dit que la franc-meçonnerie était le lien des
peuples. C'est quelque chose de plus, selon moi. Il
ne suffit pas que les peuples s'unissent et forment
une ronde , il faut, qu'au milieu de ce cercle vivant
«8- si -e>
et indissoluble, il y ait un autel devant lequel tous
les peuples, païens, juifs, chrétiens, puissent s'in
cliner ensemble, sans parjures, et en augmentant
au contraire le trésor de leurs croyances.
La franc-maçonnerie est-elle cette arche sainte ?
• Je le crois, et quelque jour peut être solliciterai-je
l'indulgence de mes frères pour l'exposition des
raisons qui me semblent recommander ce temple
séculaire à la ferveur toujours croissante des initiés
et à la curiosité ardente et recueillie des profanes.
Aujourd'hui, je ne veux vous parler que de l'é
preuve sévère et précieuse par laquelle votre fra
ternelle sollicitude m'a conduit, et dont j'ai re
cueilli, comme autant d'enseignements, toutes les
phases, tous les degrés.
Je me suis livré à vous, les yeux bandés, les
mains tendues, cherchant ma route, et sentant au
battement de mon cœur, à l'aide d'une intuition
rendue facile par le caractère de ceux de vos frères
qui m'étaient connus, que j'allais à quelque chose
de bon, de grand. Vous m'avez fait voyager dans
les ténèbres , pour me rappeler que j'étais embar
rassé dans les liens de l'erreur, et que c'était seu
lement après une recherche longue et persévérante
que la vérité se montrait aux regards profanes. Vous
m'avez laissé dans une retraite dont la fantasma
gorie imparfaite songeait plutôt à éveiller en moi
une méditation , qu'à m'épouvanter par le brusque
rapprochement des réalités de la mort.
Non, ne laissons jamais croire que la franc-ma
<8- 82 ►&>
çonnerie soit le croque-mitaine des enfants devenus
hommes, et songe seulement, par l'évocation de ces
insignes funéraires, à éprouver une sensibilité phy
sique qui n'est pas toujours la garantie de la sensi
bilité du cœur.
L'initiation, en mettant sur le seuil ces crânes
qui semblent horriblement sourire, ces larmes qui
pleuvent de toutes parts sur le néophyte, ces ins
criptions solennelles, a voulu que l'homme frivole,
ou préoccupé des intérêts matériels et positifs, fût
ramené par la contemplation de la mort à l'idée de
son néant, de l'infini, de l'éternité.
Eh bien ! c'est là non-seulement un enseignement
sévère, mais une consolante pensée. La mort n'est
pas seulement cette fin brutale qui coupe court à
nos rêves, à nos travaux, à nos espérances ; c'est
aussi une hospitalité, fraîche et mystérieuse pour le
corps, et qui fait passer l'âme dans un monde meil
leur. Penser à la mort, ce n'est pas attrister la vie;
c'est, au contraire, l'éclairer de cette lumière idéale
qui rayonne du Grand Architecte de l'Univers sur
toutes les créatures, en invitant celles-ci à s'élever,
par l'effort constant de leurs cœurs, vers la souve •
raine clarté et l'immortelle bonté.
J'ai donc, dans cette antichambre doucement
lugubre, préparé mon cœur à recevoir toutes les
notions, à étudier tous les symboles que je pressen
tais.
Vous m'avez, par trois questions, attaché à la
préoccupation de mes devoirs envers Dieu, envers
<8" 83 -e>
mes semblables, envers moi-même; vous m'avez
appris, par là, que le monde dans lequel je posais
le pied, s'élevait au-dessus de l'indifférence, de Fé-
goïsme, de l'oubli des principes ; vous m'avez com
mandé de tendre mes facultés à la recherche du
bien, pour en reporter l'hommage au maître de
toutes choses, pour en partager les conquêtes entre
tous nos frères, et pour m'en faire une provision,
dans le long et difficile pèlerinage de la vie.
Puis, après ce premier et noble examen de moi-
même, vous m'avez amené, ni nu, ni vêtu, au
milieu de ce temple où j'ai attendu, dans une po
sition qui humiliait la nature physique et forçait
l'âme à se contracter et à se recueillir, comme pour
une sorte de combat mystérieux, les épreuves nou
velles qu'il vous plairait de m'imposer.

L'ami qui m'interrogeait n'a pas faibli dans la


tâche que vous lui aviez confiée, et s'efforçant de
comprimer toujours, sous l'étreinte d'une contradic
tion implacable, mon esprit qui cherchait la vérité, le
frère qui me mettait ainsi à l'épreuve, m'a laissé le
souvenir d'une leçon que je m'efforcerai de mettre
à profit. Je n'oublierai pas qu'il m'a enseigné l'humi
lité ; qu'il m'a appris à me défier de mes seules lu
mières, et à souffrir patiemment, fraternellement,
la lutte qui fortifie la raison, et la réplique qui ai
guise la pensée. Dans tous les travaux auxquels j'ap
porterai ma part, je me souviendrai que je ne suis
<8- 84 -S>
que l'humble artisan, fournissant sa pierre à l'édi
fice, et qu'il appartient au Grand Architecte de l'Uni
vers, seul, d'attribuer à chacun le salaire qui lui est
dû, le mérite qui lui revient.
Si, dans toutes les sociétés humaines, la disci
pline est la première condition de force et de suc
cès ; je crois que c'est surtout dans une société phi
losophique où l'homme n'obéit qu'à son serment,
et n'a d'arbitre que sa conscience.
Après une dernière épreuve, vous m'avez fait faire
les trois voyages symboliques.
J'ai vu, dans le premier, l'enfance obscure, pleine
de dangers et de tumultueuses erreurs ; puis, aussi,
le départ de la pensée humaine pour la recherche
de la vérité, à travers le désordre et le chaos des
vaines philosophies.
Dans le second voyage, vous m'avez appris, par
le cliquetis des armes, que rien ne s'acquiert que
par la lutte ; vous m'avez exprimé aussi ce second
âge de la vie, où les passions assaillent le cœur et
l'empêchent de se laisser aller librement à l'attrait
de la vertu.
Dans le troisième voyage enfin, vous m'avez
montré, par les flammes que je sentais autour de
mon visage, l'approche de la lumière que j'allais
posséder ; puis aussi l'insufflation, pour ainsi dire,
de cet ardent esprit de dévouement et de charité
qui doit vivifier tous les actes, présider à toutes les
pensées d'un franc-maçon.
Et quand tout a été fini de ces préliminaires res
<8- 85
pectables et grandioses, le bandeau est tombé ! Vous
m'avez appelé à vous ; vous m'avez donné le baiser
de paix, et tendu ces glaives, ces mains et ces cœurs
qui me promettaient la protection et la tendresse
fraternelles, en sollicitant de moi, en retour, les
mêmes engagements.
Encore une fois, merci mes frères, pour l'accueil
fait au profane ! Merci, pour cette place que vous
' m'avez ouverte au milieu de vous ! Ouvriers de la
civilisation et de l'humanité, vous m'avez remis les
insignes de votre labeur sublime. Je ne faillirai pas
à ma tâche. Je travaillerai comme vous, de toute
mon âme, à construire « cet édifice qui doit abriter
« la vertu, servir d'épouvante au crime, et de seuil
« hospitalier au malheur ! » — L'Esprit des temps
est au milieu de vous.
Continuateurs des anciens Mages qui suivaient
l'étoile pour aller adorer l'incarnation d'une idée
divine , vous marchez , vous , les mages modernes ,
au-devant de l'idée infinie ; vous allez saluer l'étoile
d'amour qui se lève à l'Orient! Vous lui portez,
comme la myrrhe, l'encens et les trésors, le par
fum des bonnes actions que vous faites, l'or des
leçons salutaires que vous amassez !
Ah ! puisse bientôt venir l'heure de perfection où
vos lois seront comprises de tous, où l'essence de
votre morale , filtrant à travers les murailles sévè
rement fermées, ira inonder tous les cœurs ! Quand
ce moment viendra, nous, les maçons, nous devrons
démolir des deux mains l'édifice trop petit pour
8
<- 86 »-8

contenir l'humanité accourant à nous; et faisant


ruisseler sur les genérations éblouies et palpitantes,
ces foyers de lumière que nous n'aurons plus be
soin de cacher, nous confierons dans un embras
sement universel ces mots sacramentels, ces for
mules désormais inutiles, mais que nous gardons
jusque-là comme la sauve-garde, comme le passe
port de la vérité. Alors, ce sera bien véritablement
la voûte étoilée, et non plus une muraille peinte,
qui verra nos concerts; et, sous le regard de Dieu,
nous entonnerons, avec le chœur universel des
peuples, le dernier vivat des francs-maçons, dont
l'écho se perpétuera dans les siècles.
Ce temps viendra-t-il? Oui.Sans cela les artisans
de l'avenir n'auraient qu'à briser leurs outils et à
déserter l'atelier. Quand? C'est ce que nul ne sait.
Mais, ce que je puis dire, c'est que nous ne le ver
rons pas. Travaillons au moins à le préparer, et
vivons avec le désir que, quand nous mourrons,
nous puissions voir notre tâche avancée selon toutes
nos forces et selon les desseins du Grand Architecte
de l'Univers, dont nous ne sommes que les ouvriers
indignes. C'est dans ces sentiments que je me suis
présentéà vous, et que je vous renouvelle l'offre de
mon dévouement fraternel.
II.

DISSERTATION SUR LE GRADE DE COMPAGNON.

L'éducation maçonnique n'est que l'emblême et


le modèle de l'éducation sociale. Nos droits, nos
devoirs, nos besoins sont représentés et rectifiés
par des formules, par des symboles ; et de même
qu'en entrant dans la vie, nous avons été d'abord
faibles, incertains, chancelants ; de même, en fran
chissant pour la première fois le seuil de ce temple,
nous étions entourés d'obscurité, guidés par des
mains amies, incertains de notre route.
Mais, quand l'homme a traversé la première
phase, celle des instincts, des passions naïves, des
tumultes, des ardeurs mal contenues, il entre avec
la maturité dans la partie active, sérieuse, positive
de sa carrière. Il a sacrifié à l'extase , au rêve ,
aux enchantements du cœur, aux épanouissements
88 -8>
de l'âme; il lui faut s'initier désormais au labeur
pénible, à l'âpre volupté des fatigues, des sueurs.
Moissonneur de Dieu, il lui faut chercher un sillon
pour l'ouvrir, l'ensemencer, le féconder.
C'est l'heure des périls, des chagrins ; mais c'est
l'heure aussi où la conscience s'éveille et se con
naît le mieux ; c'est l'heure où la dignité humaine
se révèle tout entière , où toutes les facultés s'ap
pliquent; c'est l'heure de la lutte, dont les commen
cements n'étaient que les préludes, et dont la vieil
lesse et la mort ne seront que le terme et la récom
pense.
Le second degré de l'initiation est le tableau
fidèle de cette époque glorieuse où l'homme ap
prend à aimer en apprenant à souffrir, et pénètre
les secrets de la Providence, par l'effet des sollicita
tions de la famille et de la patrie sur son dévoue
ment.
Apprentis, nous étions les enfants de la franc-
maçonnerie. Cette mère, pleine de caresses mysté
rieuses, suscitait nos pensées par l'attrait de l'in
connu, nous engageait aux aspirations vagues et
généreuses, et nous laissait dans l'espérance de
vérités positives et de notions moins grandioses,
mais plus pratiques.
Les Compagnons sont les fils échappés de l'ado
lescence, et portant leurs fronts élargis au-devant
des fardeaux de l'âge viril. Leur tablier n'est plus
seulement un symbole d'innocence, c'est le signe
de l'activité. Leurs mains n'ont plus les gants dont
<8- 89 -e>
la blancheur représentait la pureté primitive des
intentions ; mais elles se façonnent aux outils, mais
elles demandent le levier qui remue les pierres, le
ciseau qui les entame, le compas qui les mesure,
la règle et l'équerre qui les soumettent aux lois de
l'harmonie.
Ce grade est dépouillé des précautions mysté
rieuses qui signalent le premier. Les flammes qui
illuminaient le seuil sont éteintes. L'homme debout
et libre, dans toute la plénitude de sa force et de
sa volonté, se dispose à entreprendre les voyages
nécessaires à sa perfection. Il n'a plus besoin de
guide ; on lui en a donné un qui l'éclaire du dedans
au dehors, et qui le soutient quand il chancelle : sa
conscience.
Il n'a plus de bandeau sur les yeux ; car la vérité
doit lui être offerte dans toute sa simplicité, sans
préparation, sans cette mystérieuse mise en scène
indispensable au profane.
Il n'a plus d'autre épreuve à subir que celle qui
attend l'homme initié à la vie, l'épreuve du temps.
On l'interroge sur ses émotions antérieures, sur les
impressions de son enfance maçonnique ; on sonde
avec lui les premières connaissances acquises ; et
quand il a démontré que les notions essentielles et
primordiales lui sont connues, il devient digne de
recevoir l'enseignement substantiel et pratique dont
le détail compose les cinq voyages du compagnon.
Le premier grade, avec sa fantasmagorie, est le
reflet animé des préjugés de l'ignorance et de la
8.
«8- 90
superstition. L'âme arrive entourée de sollicitations
confuses qui l'attirent en sens contraire, vers la
crainte, vers la curiosité, vers le respect humain,
vers l'inconnu : c'est la pensée, dans toute sa spon
tanéité, mais aussi dans tous ses embarras.
Le second grade représente la liberté , et avec
l'activité qui féconde, le génie qui invente. C'est
la pensée, non plus s'exerçant du dedans au dehors,
du connu vers l'inconnu, mais agissant sur elle-
même, mais s'étudiant, se comprenant, se recti
fiant, définissant ses droits, assignant ses devoirs.
Les deux premiers grades sont donc les deux pé
riodes qui constituent l'aurore et le midi, l'enfance
et la puberté. Par l'initiation, on vous a enseigné
le premier élément de toute philosophie, Dieu,
Vinfini; par le grade de compagnonj on vous ré
vèle la seconde condition d'une éducation philoso
phique complète, la variété, le fini. Car, en effet,-
tout ce qui symbolise le travail humain est au sym
bole de Dieu, comme les êtres multiples qui peu
plent la terre, sont à l'être unique et universel qui
les dirige.
Nous refaisons dans nos temples le mystère de
la Création. L'homme, sortant du chaos, commença
par mesurer la solitude, par plonger son regard dans
les profondeurs mystérieuses de l'horizon. Puis, de
Vinfini, il en vint, par comparaison, à se regarder,
à chercher à ses pieds, devant lui, et à étudier dans--
ses mille détails la création dont il était le princi
pal possesseur.
Ce qu'a fait le premier homme, tous les peuples,
dans leur enfance, l'ont fait aussi. Leur existence
a commencé par la contemplation, par un épan-
chement vague au sein de la nature ; ils ont salué,
adoré, chanté le soleil, la grande lumière ; puis, à
mesure qu'ils ont vu les phénomènes de la vie et
de la mort se succéder sous leurs yeux ; à mesure
qu'ils ont assisté à la transformation du monde, ils
ont eu l'instinct du travail, la révélation de l'indus
trie, des arts, des développements moraux et maté
riels qui constituent la civilisation.
La maçonnerie n'est donc pas seulement l'his
toire métaphysique de l'âme humaine , elle rappelle
aussi l'histoire des faits ; et c'est ainsi que chaque
grade, s'offrant à nos réflexions sous des aspects
variés et toujours instructifs, concourt à former un
enseignement complet, une philosophie qui satis
fait toutes les aptitudes, toutes les volontés, toutes
les intelligences.
Quand l'apprenti a fait son temps, c'est-à-dire
quand, après plusieurs mois d'assiduité aux tra
vaux maçonniques, il s'est bien pénétré des vertus
et des devoirs exigés d'un maçon ; quand il a aimé
ses frères, appris à les secourir ; quand il s'est ha
bitué à considérer l'humanité comme sa grande
famille, il est digne de franchir le second degré de
l'édifice ; alors, après avoir subi l'examen qui donne
la mesure de son savoir et de sa bonne volonté, il
entreprend les cinq voyages maçonniques qui consti
tuent le cérémonial de son élévation au second grade.
Dans Je premier voyage , le récipiendaire est
armé d'un maillet et d'un ciseau. Vous pressentez
déjà, mes frères, l'idée cachée sous ce symbole.
Le maillet, c'est, dans l'ordre matériel, la main
qui frappe sur tous les obstacles et les renverse;
c'est, dans l'ordre moral, la volonté persistante.
C'est la logique, base essentielle de toute science,
aussi indispensable à la raison qui veut apprendre,
que le maillet est nécessaire au bras qui démolit ou
qui construit.
Mais le maillet, par lui-même, est un outil sté
rile; il frappe la matière, et, à lui seul, ne sait la
modifier qu'en la pulvérisant. Sans le ciseau qui
entaille la pierre, qui mord le bois, qui s'insinue,
qui pénètre dans les entrailles des choses, le mail
let serait la volonté brutale , aveugle, insignifiante.
Le ciseau lui donne un sens et un but. C'est la sculp
ture, qui anime les objets insensibles, qui les trans
figure, qui les colore du reflet de la pensée humaine ;
c'est l'architecture, qui bâtit selon des lois harmo
nieuses, les édifices des hommes et les temples de.
Dieu ; c'est l'emblême des professions industrielles
et des arts ; c'est le signe, non plus seulement de
la volonté agissante, mais de la volonté créatrice ;
c'est l'argument incisif qui , poussé par la logique,
entame l'erreur, façonne la vérité, modèle le rai
sonnement.
L'homme n'est indépendant qu'autant qu'il pos
sède en lui l'élément énergique que représente le
maillet, et les ressources vives et fécondes repré
sentées par le ciseau. Le premier voyage est donc
à la fois le premier travail de l'homme physique et
de l'homme moral, quand l'un ou l'autre se résout
à sa tâche ; c'est le départ pour les conquêtes des
industries et des arts, avec les deux auxiliaires de
la victoire, la volonté, la pensée.
Le compagnon apprend ainsi que, pour bâtir avec
des pierres ou avec des idées, il lui faut commencer
par dégrossir les matériaux, et qu'on ne les dégros
sit pas seulement en attaquant les fragments inertes
et l'esprit, à coups de marteau et à coups de tête,
mais en empruntant une lame solide, une logique
serrée, qui modifie la pierre, qui entaille l'esprit.
Dans fc deuxiême voyage , le néophyte est armé
d'un compas et d'une règle. C'est qu'en effet, quand
l'homme a choisi son labeur, quand il a tiré des
carrières ou de son cerveau, le bloc ou la pensée
qu'il doit dégrossir , il ne suffit pas qu'il attaque
vigoureusement par la plume et par le ciseau , par
la volonté et par la logique l'objet convoité ; il faut,
pour qu'une œuvre mérite ses fatigues, et lui vaille,
avec le témoignage de sa conscience, les sympa
thies universelles, il faut qu'il cherche un idéal, et
qu'il puisse comparer le produit de son travail à ce
modèle éternel ; il faut qu'il les rapproche incessam
ment, et qu'il dégage de cette double analyse une
perception plus complète du beau, du fini de la
forme servant de départ à Vinfini de l'idée.
Au moyen de la règle et du compas tout se cor
rige, tout se rectifie ; le compas est le sceptre de la
science. C'est lui qui décrit, sur le firmament, ces
courbes immenses, à l'aide desquelles l'homme s'é
lève, comme sur une échelle invisible, jusqu'aux
astres suspendus dans l'espace ; c'est le compas qui
établit toutes les proportions ; c'est lui qui, sur les
mers, montre au marin sa route, et semble retrou
ver l'empreinte des navigateurs sur ces chemins
incertains et mouvants.
Le compas, dans la poche du manœuvre, est le
premier inspirateur du charpentier, du maçon, du
menuisier ; on le retrouve dans les mains amaigries
du savant. Newton s'en servait; Galilée l'avait brisé
de désespoir, comme un révélateur trop infaillible,
dans les prisons de l'inquisition ; Gall le promenait
sur les crânes humains, et essayait d'en faire l'ar
bitre de l'intelligence. Tous les conquérants en ont
troué la carte du monde ; tous les chercheurs de
vérité s'en sont servis pour aider au calcul. C'est le
compas qui a révélé les secrets du ciel et mis l'ordre
dans les mouvements de la terre. C'est le compas
qui a suspendu les arceaux de nos cathédrales, qui
a arrondi dans l'espace la coupole de Saint-Pierre ;
c'est le compas qui, déployé par l'industrie, a en
fermé dans des circonférences inflexibles la vapeur
que l'homme a lancée ensuite sur deux lignes paral
lèles.
Le compas, ouvert entièrement, est l'image de
l'infini. Il sonde à la fois le zénith et le nadir. A
mesure qu'on en rapproche les extrémités, il peint
le fini dans ses dimensions les plus •variées. C'est
<8- 95
un des angles de ce delta éternel que tous les peu
ples ont choisi pour symbole de leur culte. C'est, au
moral, un double rayon, pareil aux deux cornes lu
mineuses de Moïse, qui s'élance du centre commun
et se divise, pour aller à droite et à gauche embra
ser, illuminer, pénétrer les cœurs ! C'est l'expres
sion du raisonnement parfait qui doit s'élargir, s'é
tendre ou se resserrer, selon les sujets et les cir
constances ; mais qui doit toujours être régulier
dans ses mouvements, acéré, pénétrant, inflexible
dans ses arguments. C'est donc un triple symbole
que l'industrie, les arts, la morale réclament; et
quand nous ouvrons les bras pour serrer un de nos
frères, ne semblons-nous pas ouvrir les deux bran
ches palpitantes d'un compas, qui se resserre en
suite, pour mesurer tout ce que nous pouvons con
tenir d'émotions et de sentiments fraternels?
Le compas date du premier homme. En mesurant
son domaine sous les ardents rayons du soleil, la
première créature dut découvrir le premier. instru
ment de précision dans l'ombre de ses pas, projetée
à ses côtés.
La régie est d'une utilité plus générale encore
que le compas. Celui-ci dirige l'homme dans ses
investigations, dans ses découvertes. Sans la règle,
les fonctions les plus simples, les plus ordinaires
de la vie ne sauraient s'accomplir.
On peut, à la rigueur, se passer des mystères de
la science, des consolations des arts, des enseigne
ments de la philosophie ; l'homme peut se détour
ner des tentations du génie, tenir la vue abaissée
sur le sillon qu'il creuse, et se borner à la vie routi
nière, matérielle; mais, dans cette existence même,
la règle lui est indispensable.
Supposez un industriel, travaillant au hasard de
sa fantaisie, achetant, vendant, sans soumettre ses
opérations à un contrôle, sans régler ses dépenses,
ses prix ; dites-moi si un pareil homme ne court pas
au désordre et à la ruine?
La règle symbolisera donc le compte sévère que
l'industriel doit pouvoir se rendre à chaque heure,
à chaque minute.
Supposez les arts affranchis de toute règle et
suivant l'inspiration violente des caprices humains,
dites-moi s'il serait possible de leur demander une
œuvre parfaite? Dites-moi si la peinture doit être
un entassement de couleurs, sans «principe , sans
loi? Dites-moi si la musique doit être l'émission
désordonnée de notes jetées au hasard ? Dites-moi
si la sculpture n'est que l'imitation, le moulage des
choses, sans cette étude des lignes qui font souvent,
par leur harmonie, une sorte de poème avec les
êtres, comme on en fait avec les mots? Dites -moi
si la poésie pourrait aspirer à l'empire des âmes, si
elle n'était que l'irruption sonore et tumultueuse
des sentiments mal contenus en nous , si elle ne se
soumettait à ces rythmes qui sont la musique des
idées? '
Il faudrait briser les pinceaux, les ciseaux, l'ar
chet, la plume, si l'homme, dans son orgueil, osait
se passer des règles qui sont l'organisme intérieur
de toutes les œuvres, la constitution, le squelette,
pour ainsi parler, de tout ce qui aspire à vivre, à
remplir son but.
Est-ce que la science aurait ses archives et ses
trésors, si elle n'avait jamais été que le travail isolé,
aventureux, individuel; si elle n'avait profité des
notions acquises, et si elle n'avait eu soin de trans
mettre religieusement ses découvertes enregistrées
et cataloguées? Les règles surprises et devinées au
sein de la nature, après avoir été la conquête des
premiers savants, ont été 'des instruments' et des
guides pour ceux qui sont venus ensuite, et ont
servi de première initiation.
Tant que les hommes ont raisonné au hasard, la
philosophie s'échappait, comme une vapeur confuse,
des consciences humaines. On suivait un instant
ses évolutions, puis on la voyait s'évanouir et dis
paraître dans l'espace et dans le temps. Mais, le
jour où les Sages ont posé des règles à leurs médi
tations, ce jour-là les émanations de l'âme n'ont
pas été perdues ; on les a recueillies, dirigées, con
densées ; on en a fait ce moteur puissant qui pousse
l'humanité dans la voie du progrès et de la perfec
tion, comme la vapeur pousse les machines sur ces
règles de fer que l'industrie a tracées sur nos che
mins.
La philosophie n'est une science que depuis
qu'elle s'est enfermée dans des règles ; et Descartes
a proclamé une vérité éternelle et le principe de
9
<fr- 9S -B>
toute amélioration, de toute conservation, de toute
vie humaine, quand il a revendiqué les droits de la
méthode et l'empire de la règle.
Non-seulement l'homme ne pourrait pas, dans
les arts, dans les sciences, dans les études philoso
phiques , s'affranchir de l'influence salutaire des
lois ; mais il ne saurait vivre deux jours en société,
s'il ne se posait à lui-même ces limites salutaires,
ces frontières matérielles et morales qui font le
sanctuaire de la patrie et de la famille, et qui, en
limitant les droits de tous, constituent énergique-
ment les droits de chacun. La règle, c'est la disci
pline des armées, c'est la législation des peuples,
c'est la convention établie par l'expérience et par
la nécessité de la défense et du progrès communs.
Ce sont les heures qui mesurent et partagent la
vie, et sans l'avertissement desquelles l'existence
courrait le risque d'être dissipée, ou trop parcimo
nieusement retenue.
Dans l'ordre matériel comme dans l'ordre moral,
la règle est le premier instrument de l'harmonie.
Point d'action droite, de même que pas de ligne
droite, sans elle. Vous ne l'oublierez pas, mes
frères ; et le deuxième voyage du compagnon aura
pour but de vous avertir qu'il ne suffit pas d'avoir
la volonté et le maillet, l'esprit d'initiative et le
ciseau, l'étude et le compas , qu'il faut encore, pour
produire utilement, la règle, sans laquelle tout peut
s'exagérer, et qui indique le point précis où la per
fection se proclame, où le beau s'obtient, où toute
chose accomplit sa loi.
Désormais la règle ne quittera plus le compa
gnon ; elle sera, comme sa conscience visible. Dans
le troisême voyage, il aura soin de l'emporter avec
la pince.
Vouloir, et traduire cette volonté par une initia
tive ; étudier avant de construire, et soumettre ce
travail aux lois transmises par l'expérience, c'est
assez pour justifier les intentions, mais ce n'est pas
assez pour arriver à un résultat positif, il faut en
core la force qui exécute, le courage qui fait per
sévérer, la fermeté de raisonnement qui garantit
l'esprit contre les suggestions de la paresse et de
l'erreur.
La pince symbolise cette force ; c'est elle qui
remue les fardeaux énormes ; c'est elle qui ne de
mande qu'un point d'appui pour soulever le monde ;
c'est elle qui déracine les rochers et les forêts, et
qui trace les premiers pas des pionniers à travers
les obstacles de la nature.
Au moral, la pince fouille les préjugés et les re
jette au dehors ; c'est la tension héroïque de l'àme
qui fait accomplir les grandes choses ; c'est l'esprit
de liberté luttant contre la tyrannie, et par un effort
infatigable, l'ébranlant sur sa base et la précipitant
dans l'abîme : c'est le raisonnement opiniâtre, la
foi invincible qui fait les martyrs et force les bar
rières de la superstition et du mensonge, les bornes
de la routine.
ioo -e>
Mais, la pince, comme le maillet, ne devient sé
rieusement utile qu'autant qu'elle a un guide, une
inspiration. Cette force, entre les mains des pas
sions, pourrait détruire, plus encore que fonder, si
la règle n'était mise à côté, comme un avertisse
ment salutaire, comme le conseil de la prudence et
de la raison. La pince peut être l'autorité, mais
sans la règle elle devient l'exaction, le despotisme ;
elle peut être l'instrument de la liberté; mais, sans
la règle qui symbolise l'ordre, elle deviendrait le
signe de l'anarchie. C'est le bâton de voyage de la
civilisation, dont la règle mesure, contient, coor
donne les conquêtes ; mais seule, elle serait l'outil
de la destruction aveugle et sauvage.
Ainsi donc, vous le voyez, à mesure que le com
pagnon avance dans ses voyages, l'instruction gran
dit, la perspective se déploie. Il sait maintenant à
quel titre il peut espérer un résultat de son travail ;
il sait que, sans la volonté, sans la réflexion, sans
l'étude, sans la prudence, sans la force, il n'arrive
qu'à des ébauches, qu'à des tâtonnements informes.
Mais ce n'est pas tout que de faire une besogne
correcte. Quand l'homme a étudié, quand le maçon
pratique à l'aide du compas, et quand le philosophe,
à l'aide de la réflexion, ont tous deux fait un plan ,
comparé le projet avec les notions acquises , il leur
reste à imprimer à leur création son cachet parti
culier qui en fasse une création originale ; il leur
faut ajouter ce perfectionnement suprême qui cons
titue la beauté. Alors, l'intelligence règne. C'est ce
<H 101 -8>
dernier travail, celui que le vulgaire juge et que
l'admiration publique récompense, qui est symbo
lisé par l'éguerre unie à la règle.
L'équerre nous offre, à un premier examen, la
représentation de deux lignes droites se coupant à
angle droit : c'est la rectitude des pensées et des
édifices exprimée par l'image la plus simple, la
plus naïve. Quand on- vous dira qu'un monument a
besoin d'être soumis à l'équerre, vous comprendrez
que ses fondements ne sont pas assis sur une base
ferme et solide, qu'il penche, qu'il menace ruine.
Si l'on vous dit également que la conduite d'un
maçon n'est pas conforme aux lois de l'équerre,
vous comprendrez que ce frère ne subordonne pas
ses actions à l'inspiration noble et inflexible de la
vérité, de la vertu.
L'équerre est, dans l'ordre matériel , la précision
et, par suite, la solidité. Dans l'ordre moral, c'est
l'harmonie, c'est l'affection, c'est la fraternité, c'est
la liberté , puisque c'est tout cela réuni dans Ycga-
lité. Or, par l'équerre, nous sommes véritablement
tous égaux, puisqu'il faut que les aspérités s'effa
cent, disparaissent sous ces deux Hgnes; nous
sommes tous égaux, quand nous sommes réunis sous
le niveau qu'établit l'équerre.
Dans l'ordre intellectuel, l'équerre est la clarté,
la précision, et comme on- ne saurait trop prému
nir l'esprit contre ses propres entraînements, la
règle est toujours à côté de l'équerre, comme la
formule inlmuable du devoir et des lois antérieures.
9.
<8- 102 -e>
C'est là le dernier emblême matériel des cinq
voyages du compagnon ; c'est celui qui résume tous
les autres, et qui, dans sa signification complexe,
réunit les idées de justice, d'égalité, de droiture,
de perfectionnement, sans lesquelles il n'y a ni mo
nument admirable, ni conduite pure, ni science
exacte, ni civilisation. L'équerre, c'est l'humanité
instruite, éclairée, libérée des chaînes de l'igno
rance ; c'est l'art dans ses formes les plus délicates,
les plus sévères ; c'est la raison dans son expression
la plus radieuse : c'est le génie dans ses inspirations
les plus idéales.
Je ne veux pas entreprendre ici l'histoire des
divers grades. C'est une tâche que je remets à un
autre temps. Mais il me sera permis de vous dire
que, sans nous révéler l'époque précise de l'éta
blissement du second grade, l'équerre nous an
nonce au moins que ce grade ne remonte pas à ces
premières initiations dont l'Inde a été le berceau.
En effet, les premiers peuples qui ont touché aux
grands problèmes philosophiques, et dont les mo
numents de pierre attestent les préoccupations mo
rales, semblent avoir ignoré l'usage de l'équerre.
Que voyons-nous dans l'Inde? puis dans l'Egypte?
L'idée de Dieu représentée par des monuments gi
gantesques, mais informes. L'infini s'était révélé à *
ces peuples primitifs : il les dominait, il les écra
sait. Ignorants des procédés que la réflexion et
l'art ont donnés depuis pour symboliser, dans une
synthèse philosophique ou dans un harmonieux
<8- 103 -e>
mélange de lignes, les idées d'immensité, d'éternité,
de divinité, ces enfants religieux de la nature en
tassaient les blocs, ébauchaient les montagnes, lut
taient avec une héroïque persévérance contre cette
désespérante image de l'infini qui dépassait toujpurs
leurs efforts.
Ils croyaient que, pour représenter un Dieu grand
et fort, il fallait lui élever des statues colossales, des
tours, des temples, des escaliers, des pyramides, au
travail desquels plusieurs générations venaient s'u
ser et périr; et, à peine avaient-ils arraché aux
entrailles du globe ces témoins formidables de leur
culte pour l'infini ; à peine les millions de bras qui
avaient entassé ces barricades contre le ciel retom
baient-ils, lassés et vainqueurs, que l'œil des peuples,
en se plongeant de nouveau dans le firmament tou
jours incommensurable, raillait ces monuments trop
chétifs, et se remettait à entreprendre une énormité
nouvelle.
Ne croyez pas que les races de ces temps-là fus
sent beaucoup plus fortes, plus grandes, plus hercu
léennes que celles d'aujourd'hui. Les habitations
humaines, les temples, les palais, n'étaient pas les
enveloppes des corps, mais de cette idée toujours
inassouvie de l'infini. C'est ainsi qu'on s'explique
ces ruines immenses sur lesquelles nos savants mo
dernes s'éparpillent comme des fourmis.
A mesure que la civilisation a grandi, que la
philosophie s'est formulée, que les sciences et les
arts se sont perfectionnés, on a remplacé les dimen
<s- 104 -e>
sions par l'ordre, par la régularité ; et le jour où
un maçon a superposé deux pierres, en les alignant
avec une équerre, 'ce jour-là on a compris défini
tivement que le génie invisible se peignait bien
mieux par l'harmonie des proportions que par Fé-
normité; on 'a cherché l'idéal dans la clarté, dans
la simplicité, dans l'unité, dans la pureté des
formes, et non plus dans leur exagération; on a
• pensé que Dieu était plutôt visible sous les colon
nades de la Grèce, qui se découpaient si noblement
sur le ciel, que parmi ces piliers lourds et obscurs
qui semblaient disproportionnés avec toute idée ;
toujours trop grands pour les hommes et toujours
trop petits pour Dieu !
L'équerre est donc bien véritablement l'emblême
de la perfection. L'histoire l'atteste et la raison le
comprend. Ce qui doit être le rêve de l'homme ici-
bas, c'est l'accord parfait de tous ses sens, de tous
ses besoins, de toutes ses facultés ; c'est aussi cette
concorde transportée au dehors, l'égalité dans toutes
les sociétés humaines ; c'est la clarté, c'est l'ordre,
c'est l'harmonie parmi les monuments et parmi les
cœurs ; c'est cette recherche du beau par la simpli
cité, par la rectitude. Voilà l'œuvre des troupeaux
humains; voilà l'œuvre des maçons; voilà le but
auquel il nous faut atteindre et que les voyages du
compagnon indiquent dans une représentation fidèle.
Ainsi, dans le premier voyage, vous avez appris
à vouloir ; dans le second, à étudier ; dans le Iroi-
tième, à pouvoir ; dans le quatrième, à compren
«• 105 ■*
dre, à sentir, à créer. L'homme alors est complet.
L'artiste peut aller se plonger dans la solitude, s'y
inspirer, y méditer; l'artisan peut s'attaquer à la
matière, le poète à l'idée.
C'est pourquoi, dans le cinquième et dernier
voyage , on représénte le compagnon libre , sans
fardeau, sans emblême, comme un homme qui a
toutes les notions, qui se connaît, qui se possède,
qui a tous les secrets du travail, qui n'a besoin que
de lui pour vivre. Cette dernière course est l'image
de la liberté. Elle ne commence, en effet, pour
l'homme, comme pour les peuples, que quand les
lois sont satisfaites et bien établies, que quand les
volontés sont utilisées, les facultés employées, que
quand tout instrument a son labeur, toute aptitude
sa tâche, toute âme son idéal. Oui, ce dernier
voyage, c'est l'homme, roi de lui-même, n'ayant plus
de sueur à répandre, affranchi de la misère maté
rielle et morale, et pouvant se livrer à toutes les
contemplations qui tentent son esprit, à toutes les
mélancolies fécondes qui précèdent la vieillesse et
la mort.
Après ces cinq voyages, quand l'homme n'a plus
rien de pratique à demander; quand il n'a qu'à se
recueillir, qu'à rêver, on lui fait franchir les degrés
mystérieux du temple, c'est-à-dire qu'on l'introduit
dans la libre jouissance de lui-même et de tous les
trésors de méditation heureuse que donne une vie
régulière et bien remplie. On résume dans un
tableau toutes les notions -antérieures, et on les lui
<a- 105 -«>
présente, transfigurées une dernière fois, pour sa
consolation, et pour symboliser le dernier et su
blime enseignement que l'homme ne trouve pas
dans le travail, mais dans la solitude, dans la con
templation de Dieu et de l'humanité.
Ce temple, dont les piliers s'appellent, la Sagesse,
la Force, la Beauté, c'est la conscience humaine,
c'est l'âme pourvue de tous ses éléments de perfec
tion.
Ces degrés mystérieux qu'il faut franchir sont les
épreuves par lesquelles l'homme de bien doit passer
avant d'obtenir l'assurance des vérités- éternelles
qui feront sa gloire et sa joie.
Cette lettre G est à la fois l'emblême de la terre,
des arts, des sciences, des industries humaines que
la géométrie représente, de la civilisation enfin, et
l'emblème du Grand Architecte de l'Univers dont
cette lettre est l'initiale. Touchant symbole qui
rappelle Vinfini et le fini, le créateur un et ses
œuvres multiples, qui réunit à la fois, dans un
même souvenir, l'idéal et la matière positive , pour
rappeler incessamment à l'homme qu'il n'y a pas de
travail humain durable et profitable, sans que Dieu
s'y reflète , et que l'idée de Dieu , à son tour ne
doit jamais s'abstraire de l'idée du travail qu'il a
donné à l'homme pour sa rédemption.
Ces colonnes, qui renferment le salaire et les oulils
des compagnons, sont les bases solides, les inten
tions droites sur lesquelles l'homme de bien s'ap
puie, et dans lesquelles il trouve toujours les ins
107 >>•
truments de son labeur, en même temps que sa
récompense, c'est-à-dire la force d'entreprendre,
la joie du succès.
Le pavé mosaïque, ce mélange de blanc et de
noir, de clarté et de nuit, en même temps qu'il
représente l'union intime de tous les maçons du
globe, quelles que soient leur condition, leur couleur,
leur race, ne peut-il pas être également la repré
sentation exacte des sollicitations multiples de l'er
reur et de la vérité qui viennent jusque dans le
sanctuaire , où il s'isole, chercher l'homme pour se
le disputer.
Cette étoile flamboyante qui peint, par ses cinq
angles, les cinq outils symboliques du compagnon,
est la vérité répandant ses lumières sur tous ceux
qui l'ont conquise à force de travail et de persévé
rance ; c'est la clarté universelle qui jaillit des arts,
de l'industrie, des sciences, et qui échauffe l'huma
nité ; c'est l'œil de Dieu traversant la nature et s'ar-
rêlant, complaisant et inextinguible, sur le cœur
qui l'a compris, deviné, et qui s'est joint à lui par
la réflexion.
La houpe dentelée, c'est le faisceau doux et con
fus de tous les maçons de l'univers, dont les nœuds,
entrelacés sur le tableau, attestent encore une fois
cette indissoluble union de tous les artisans du
même œuvre.
Que vous dirai-je de ces outils que vous ne con
naissiez déjà? La truelle, cette main de fer qui n'a
d'autre emploi que de consolider les édifices, est le
<B- 108 -8>
signe de cette bienveillance maçonnique qui fait
couvrir la nudité d'un frère, qui fait cacher ses
défauts, réparer les torts, dissimuler et guérir les
plaies. Le niveau et la perpendiculaire sont des em
blèmes dont le sens se révèle de lui-même, d'après
les explications qui précèdent.
Les manuels vous apprennent tous que la planche
à tracer est le bon exemple; que la pierre cubique
à pointe représente les soins de l'homme vertueux
pour effacer les derniers vestiges des vices et corri
ger ses passions ; enfin, que la pierre brute est l'i
gnorance, la grossièreté, qui a besoin du travail
et des efforts de la patience, de l'instruction.
Nous avons, mes frères, passé en revue la plu
part des symboles qui constituent, avec les cinq
voyages, l'instruction au grade de compagnon. Ceux
que je néglige vous sont d'une intelligence facile ;
d'ailleurs, je tiens moins à entrer dans le détail mi
nutieux du rituel, qu'à résumer toutes les impres
sions qui doivent jaillir du second enseignement
maçonnique.
Je vous l'ai dit, en commençant, quand l'homme
profane se présente à notre seuil, il faut d'abord
l'enlever aux préoccupations honteuses , égoïstes ,
de la vie ordinaire. C'est alors que, par l'évocation
d'emblêmes sinistres, nous attachons son esprit sur
ses devoirs envers l'auteur de toutes choses et en
vers lui-même. L'infini et l'amour! Voilà, dans la
maçonnerie, comme dans le monde, la première
révélation. Voilà le premier ciel parsemé d'étoiles
<s- 109 ~e>
étincelantes qui se déploie sur la tête du néophyte,
et sous lequel il peut se reposer en paix, loin des
combats, des tortures, des misères de la vie pro
fane.
Mais l'homme n'a pas seulement à chercher Dieu
dans l'infini et dans son cœur ; il n'a pas seulement
à l'aimer dans la création et dans les créatures; il
faut encore qu'il le serve par le travail.
La maçonnerie méconnaîtrait les exigences so
ciales, les lois de l'humanité, si elle s'occupait seu
lement des appétits immatériels, et si elle ne tenait
pas compte de cette nécessité impérieuse qui nous
lie tous à une besogne.
C'est en cela que cette philosophie est pratique ;
c'est en cela qu'elle se met à la portée de tous et
qu'elle résiste à l'indifférence des uns, aux calom
nies d^es autres ; c'est qu'elle est le résumé du
monde physique et du monde moral ; c'est qu'elle
contient les formules de toutes les lois, de tous les
devoirs, et qu'elle tient compte de toutes les pen
sées, de toutes les sueurs, de toutes les larmes.
Ah ! soyons fiers d'être les enfants de cette mère
laborieuse qui, après avoir prêché l'amour, l'union
et le respect de Dieu, recommande le travail et ex
plique à quelles conditions le travail est productif
pour le moment et pour l'avenir, pour l'individu et
pour la société. Le monde incrédule et railleur s'é
tonne de nos fêtes, et dit souvent que nous ne sa
vons nous réunir que pour honorer les joies de la
10
■s- ito S-
terre, et que nos banquets sont d'éternelles fiançailles
avec la paresse !
Laissons dire, et continuons, en gardant pure et
inviolable la tradition maçonnique, à faire le bien,
à enseigner le beau, à révéler les secrets de l'acti
vité, de la civilisation, de la liberté humaine.
Le plus grand spectacle que Dieu s'est réservé,
ce n'est pas celui de sa créature agenouillée et con
fondue dans l'adoration ! S'il y a des heures pour
l'élévation de l'âme, Dieu a voulu que l'enfance et
la vieillesse eussent surtout les priviléges de ces
saintes fainéantises, qui sont, pour l'enfance, l'épa
nouissement libre, enthousiaste de l'âme au sein
de la nature et de l'amour, et pour la vieillesse, le
recueillement, l'examen de la vie et la préparation
à la mort, dans la méditation.
Mais la prédilection du Grand Architecte de l'Uni
vers, le tableau selon son cœur, c'est une prière
active, vivifiante, qui se fait par les bras, par les
outils, par la sueur; c'est cet hymne de tous les
métiers en mouvement, de toutes les intelligences
en éveil, de toutes les industries s'excitant, s'ani-
mant ; c'est ce bruissement de tous les pas hu
mains sur les sillons de la science, c'est ce batte
ment de toutes les ailes sur les sommets de l'art.
Voilà l'hommage le plus doux, le plus brillant, le
plus vrai à l'auteur de toutes choses ! Il s'inquiète
peu qu'on se couronne de fleurs et d'épis pour le
chanter! Il trouve que la fleur desséchée par la
science, que le blé écrasé par le travail, que tous
«• 111
les trésors, toutes les richesses de la création con
courent à un culte plus digne de lui et des hommes,
quand ils sont pris et détruits pour passer à travers
l'alambic de l'activité humaine.
Travaillons-donc , mes frères, puisque c'est le
meilleur moyen de reconnaître les bienfaits que
nous avons reçus, par le don de notre intelligence et
de nos bras. Travaillons, puisque c'est la loi de la
liberté , de l'égalité ; puisque c'est la loi de la fra
ternité.
Compagnons, sachez que par ces cinq voyages
symboliques, vous avez été initiés aux leçons éter
nelles que le Grand Architecte de l'Univers a révé
lées, la première fois qu'un homme s'est penché sur
un sillon.
Sachez que, dans la vie sociale, nul n'a droit au
repos et à l'honneur^Vil n'a apporté sa pierre à l'é
difice! Sachez que, dans l'ordre moral, nous de
vons tous tendre à cette perfection toujours entre
vue, jamais saisie, et dont le dernier mot ne nous
sera connu qu'à la mort.
Le second grade renferme donc, mes frères, les
lois de la société, du génie, de la vie enfin. Ap
prentis, on vous révélait l'infini , l'idéal; compa
gnons, vous avez les moyens de le poursuivre ; heu
reux toutes les fois que vous aurez, à force d'étude,
conquis une vérité, dussiez-vous la rapporter mouil
lée de vos Jarmes, teinte de votre sang ! Esclaves
de vos passions, des préjugés et des haines du
monde, sachez qu'après chaque jour de travail, vous
' <8- 112 -g>
aurez fait un pas de plus vers votre liberté ; car
vous aurez fait un pas de plus vers votre émanci
pation intellectuelle, et vers celle de vos frères.
Oui, le travail nous rend libres, la liberté nous rend
égaux , l'égalité nous rend unis. Travaillons-donc
pour mieux nous aimer !
III.

DISSERTATION SUR LE GRADE DE MAITRE.

Mes frères, toute philosophie qui veut être com


plète, ne doit pas se borner à étudier, à définir les
devoirs de l'homme relativement à la vie, elle doit,
surtout, préparer à cette grande initiation qu'on
appelle la mort.
Pour nos sens bornés, c'est un vaste domaine
que le cercle de l'existence ! Que de choses une vo
lonté bien appliquée peut accomplir utilement et
glorieusement pendant la vie ! Et pourtant, que de
vient tout ce bagage de nos œuvres, si lourd qu'il
paraisse, quand nous nous présentons, en le traînant
après nous, devant les portes du tombeau!
10.
iu »g>
Un ancien illustre disait que la vie est un théâtre,
et le grand comédien s'applaudissait d'avoir bien
joué son rôle : l'infatuation d'un héros ne doit pas
nous servir de règle. Disons que cette vie est la
coulisse où les acteurs se préparent, étudient les
rôles; se les répètent entre eux ; la mort est le ri
deau ; et là-bas, dans la nuit, dans l'immensité, est
le grand théâtre où chacun évidemment aura sa
partie, pour un drame éternel et inconnu.
Mes frères, votre premier acte, en franchissant le
seuil de ce temple, a été un acte de foi envers l'au
teur de toutes choses et envers l'immortalité de
l'âme. Nul de nous ne peut supposer que ces exal
tations immatérielles, que ces transports qui nous
ravissent par instants au-delà du monde visible, nous
aient été donnés sans but, sans motif. On ne saurait
admettre l'infini dans l'espace, sans admettre éga
lement l'infini dans le temps : l'un est la condition
de l'autre. Or, si par ses dimensions et sa durée,
l'univers est infini, il faut reconnaître qu'avec la
conscience invincible et immuable de ces deux
principes, l'homme doit être appelé à y participer.
Il n'est pas une religion qui n'admette ce dogme.
Brahmes, Juifs , Chrétiens, Musulmans , tous, nous
savons que la mort est la naissance à une autre vie ;
et remarquons bien que c'est cette pensée qui donne
l'activité à l'esprit, la patience à l'âme, l'espérance
au cœur qui souffre.
A quoi bon développer en nous l'instinct du tra
vail, des affections idéales, des émotions généreuses,
<s- us -e>
si notre vie se bornait aux quelques instants que
nous passons, dans des alternatives de jour et de
nuit ; si nous ne sentions pas en nous, et souvent en
dépit de nous, que nous sortons d'ici pour aller tra
vailler ailleurs; que nous avons besoin de toutes nos
facultés épanouies, développées, perfectionnées!
A quoi servirait ce rude labeur de la civilisation
que les sociétés entreprennent et auquel chaque
homme s'associe, dans l'intérêt de tous et pour sa
propre amélioration, si nous ne devions pas empor
ter ces notions acquises, comme des outils, pour un
atelier dont la tombe est le seuil! Oui, si le travail
est une nécessité de la vie, la mort ne saurait en
être le terme. Nous travaillons, donc nous sommes
immortels.
La maçonnerie n'aurait pas tous les attributs
d'une philosophie pratique, si elle restreignait les
devoirs qu'elle enseigne aux rapports des hommes
entre eux, avec eux-mêmes, et avec Dieu. Quand on
a enfermé chacun de vous, pour la première fois,
dans la chambre des réflexions, et quand on lui a
demandé son testament, on l'a averti par cela même
qu'après avoir appris à aimer ses frères, à travailler
pour eux et pour lui, à honorer le Grand Architecte
de l'Univers, il apprendrait aussi quels devoirs la
mort impose !
C'est ce redoutable problême que le troisième et
dernier grade a pour but d'aborder et de résoudre.
Le maçon ne devient Maître que quand il sait qu'il
ne suffit pas de vouloir le bien et Je beau comme
<8- 114 -8>
YApprenti, de chercher à le réaliser par des œuvres
positives , comme le Compagnon , mais qu'il faut
encore avoir une notion précise, exacte , complète
de cette entrevue dernière de la vie avec la mort.
Nous avons reconnu dans le premier grade, l'es
prit d'abord entouré d'erreurs, d'obscurités, attiré
par tous les mirages, enivré par tous les enthou
siasmes, s'avançant incertain et guidé, mais cher
chant Dieu et l'infini ! C'était l'initiation, c'était le
premier enseignement, symbolisant la première
phase de la vie humaine, l'aurore, c'est-à-dire la
foi et l'effusion.
Puis, nous avons vu l'esprit s'exerçant, se recti
fiant, se donnant une tâche et les moyens de l'ac
complir, déployant son activité, la fécondant, ajou
tant la force à la foi, l'idée créatrice à l'idée affec
tive. C'était l'été de la vie, mûrissant, faisant TSclore
les germes, dorant les moissons : c'était l'humanité
accomplissant sa loi, et trouvant l'Égalité dans la
Liberté, la Liberté dans le Travail.
Le troisième grade sera pour nous, tout à la fois,
l'hiver qui vit sur les récoltes de l'été, sur les sou
venirs du printemps ; la vieillesse sérieuse, asile de
toutes les méditations, qui résume les travaux de
l'âge viril et qui, complétant l'expérience acquise
par les lueurs entrevues de l'éternité, prépare
l'homme au dernier passage.
Le troisième grade est encore le drame figuré de
la lutte de l'homme contre les passions jalouses.
Celles-ci ne lui demandaient, au début de la car
<8- 117 »8>
rière, que ses complaisances et ses caresses ; main*
tenant elles veulent lui ravir ses conquêtes, le fruit
de son travail, et le punir de sa résistance par la
mort. Le Maître, c'est-à-dire l'homme aimant et
libre, qui sent toute sa force, qui jouit de tous ses
droits, doit être prêt à lutter comme Hiram, contre
les mauvais compagnons qui peuvent l'assaillir;
c'est-à-dire contre le mensonge, l'hypocrisie, l'or
gueil, l'envie ; à mourir, comme lui, pour défendre la
vérité, et à attendre, comme lui, unè résurrection.
Vous le voyez déjà, mes frères, la philosophie
maçonnique est complète : elle commence par
l'amour, enseigne le travail et finit par le sacrifice.
Aimer, apprendre, travailler et se dévouer, c'est
là le devoir du maçon, c'est là le devoir de l'huma
nité.
Oui, le sacrifice! c'est le mot véritable de ce
symbole funèbre qui préside à la réception du maî
tre, la leçon grandiose qui termine, qui élève toutes
les autres. Il ne suffit pas d'aimer et d'apprendre,
de penser et d'agir, de vouloir et de créer, si l'on
n'est prêt à se sacrifier. L'immolation de l'homme
juste pour la cause de la vérité est la légende fon
damentale de toutes les religions. A l'origine de
toutes les croyances, il y a un meurtre héroïque,
une victime sans tache, égorgée, et dont le sang
dégoutte de génération en génération, sur le front
des croyants qu'il lave d'une souillure, et qu'il illu
mine d'une espérance meilleure.
A peine le monde était-il sorti tout embaumé des
118 -8>
mains du Grand Architecte, que la nature était
attristée du meurtre d'Abel, et que l'herbe, où l'hu
manité devait marcher et dormir, buvait cette rosée
qui baptisait la terre et la consacrait au travail, à
la douleur, à l'expiation. Chaque époque critique
de la première histoire du monde est marquée par
une tombe, jusqu'à ce gibet sublime que les chré
tiens ont adoré.
Et ce n'est pas seulement dans les traditions théo-
goniques que l'on heurte des morts; chaque con
quête humaine, chaque vérité sociale a été payée
par une tombe ; condition étrange du progrès qui
nous serait une nécessité monstrueuse, si nous nous
en tenions aux impressions physiques et matérielles,
et qui paraît, au contraire, un enseignement idéal,
une révélation toujours nouvelle de l'immortalité de
la vie et de l'immatérialité de l'âme, quand on cher
che, quand on pénètre au-delà de cette agonie tran
sitoire !
Prométhée, enchaîné sur son rocher, le génie
éternellement dévoré par tous les vautours de l'en
vie, de l'ignorance, et Hiram, traîtreusement mis
à mort par les compagnons qui lui demandaient la
parole sacrée, sont l'emblême de ce supplice qui
attend la pensée féconde et généreuse dans cette
mêlée de rivalités ardentes, de passions implacables.
Débarrassons-nous, mes frères, de la question
historique. Hiram est-il un personnage imaginaire?
Faut-il voir, dans la tradition maçonnique, une
légende ingénieuse ou un récit véridique, religieu
<a- il» «g.
sement transmis par voie de confidences et en
dehors de la Bible ? Ce débat qui a aiguisé la péné
tration de bien des commentateurs me paraît oi
seux, inutile.
L'histoire de la maçonnerie est nécessairement
voilée d'ombres ; on s'égare dans ces sentiers obs
curs, dans ces passages souterrains ; à chaque ins
tant le fil échappe et on sort de ces études avec des
indécisions qui n'ajoutent rien à la foi, et qui peu
vent enlever quelque chose à la clarté des symboles.
Dans l'explication que nous avons cherchée des
divers grades, nous avons laissé de côté la ques
tion historique, la réservant pour un examen spé
cial ; elle ne ferait ici qu'encombrer la route.
Si la maçonnerie n'était simplement qu'une tra
dition, elle pourrait éveiller la curiosité des archéo
logues, intéresser les chroniqueurs ; mais ce qui lui
donne des droits à un culte fervent, c'est que l'es
sence de sa morale ne s'est pas répandue, c'est que
sa philosophie est toujours applicable ; c'est que ses
légendes voilent des vérités que chaque génération
a intérêt de découvrir, et dont le rayonnement ne
saurait s'éteindre dans les révolutions politiques ,
dans les bouleversements religieux.
Peu m'importe qu'Hiram, notre maître, ait été
l'architecte réel de Salomon, et qu'il ait été réelle
ment frappé par des compagnons indignes! Peu
m'importe qu'il soit le même personnage que celui
de la Bible, ou bien que, selon d'autres historiens,
il ne soit que la transfiguration de la légende égyp
•£< 12*
tienne d'Osiris, mis à mort par Typhon, ou bien
encore la symbolisation du supplice des Templiers !
Toutes ces broussailles, auxquelles l'esprit se dé
chire, peuvent cacher des notions justes sur l'ori
gine de la maçonnerie et du troisième grade, mais
ne sauraient nous donner une vérité positive qui
s'applique aux besoins actuels.
Acceptons le meurtre lïHiram comme la passion
d'un homme juste, comme la personnification pure
du sacrifice ; il sera l'humanité souffrant par la lutte,
et trouvant dans sa patience , dans sa sérénité , les
éléments d'une résurrection à une vie glorieuse et
rayonnante.
VApprenti a été montré seul, avec sa conscience,
avec ses instincts. Son esprit s'exerçait dans une
limite étroite, mais nécessaire : avant de produire
pour les autres, il faut avoir produit pour soi.
Le Compagnon a élargi le cercle ; il a travaillé
pour ses frères, il a mêlé ses efforts à ceux des
autres ; c'est la variété succédant à l'unité.
Dans le troisième grade, toutes les barrières tom
bent ; l'âme du maçon comprend, enveloppe l'hu
manité tout entière, et on lui enseigne tout à la fois
l'inviolabilité de la vie de chacun de ses frères et
l'abandon de la sienne.
Toute philosophie commence par l'individu, s'é
lève à la famille et à la patrie, pour abouiir à l'hu
manité. Voilà les trois degrés augustes que vous
avez franchis, voilà les trois divisions profondes de
la nature, que l'on retrouve dans toute chose, dans
•S- 121 ■*■
l'existence humaine comme dans le monde extérieur.
Le printemps, l'été, l'hiver ; la jeunesse, la puberté,
la vieillesse, constituent les trois périodes des inspi
rations naïves et individuelles, des travaux sérieux
et collectifs, des méditations profondes et sévères
qui sont l'expérience de tous.
On comprend donc très-bien comment on a vu
une vérité morale et une allégorie - astronomique
dans les trois grades, et dans le dernier surtout. La
lumière répond à l'idée du bien. Platon a dit que le
beau était la splendeur du vrai ! La nuit répond à
l'idée du mal.
Pour les peuples primitifs, pour les imaginations
incultes, on matérialisait en quelque sorte les idées
morales dans des emblèmes physiques; et afin de
mettre à la portée de tous, un code, un recueil de
préceptes que chacun put consulter à toute heure
de la vie, on associait la nature à l'enseignement,
et on voyait la vertu dans le soleil, le vice dans l'obs
curité. Tout ce qui se passe à l'éclat du jour doit
être pur, avouable, sacré ; tout ce qui se cache dans
les ténèbres est d'ordinaire odieux ou honteux. Par
cette double interprétation, les mystères transmet
taient à la fois la science des arts avec la science du
cœur humain; on apprenait à lire dans le grand
livre des cieux et dans sa conscience. .
L'Évangile nous offre un saisissant emblême de
cette vérité. Quand Jésus expira sur la croix ; quand
ce Maître de toute Charité, de toute Égalité, de
toute Fraternité, fut immolé, comme Hiram, par la
11
<8- 122 -8>
coalition du mensonge, de l'erreur et de l'égoïsme ;
au moment où il poussa le dernier cri, la terre
trembla, le ciel s'obscurcit, les pierres se fendirent,
la nature physique prit le deuil de la vertu.
C'est par un symbole analogue qxi'Hiram repré
sente, en même temps que la mort du travailleur
au génie actif, le soleil entrant dans le solstice d'hi
ver ; la nature s'attriste, se dépouille, semble mou
rir avec lui ; ces trois mauvais compagnons sont les
trois mois de la saison rigoureuse ; les neuf compa
gnons fidèles qui cherchent le cadavre du maître,
sont les neuf autres mois jaloux de rayon et de clarté.
Je n'insiste pas, mes frères, sur cette interprétation,
plausible à coup sûr, mais qui ne saurait dégager
pour vous aucune vérité actuellement pratique. La
science n'a plus besoin de ces mythes ; elle se vul
garise tous les jours, et si le troisième grade se bor
nait a cette représentation des phénomènes de la
nature, il serait inutile de s'y arrêter longtemps.
Ce que nous avons à chercher, à trouver, c'est
une vérité moderne dans On hiéroglyphe ancien. Or,
n'est-il pas évident que quand nous entrons à recu
lons dans cette chambre obscure, où nos pieds se
heurtent au cercueil, nous apprenons que l'homme
va à la mort sans la voir, et doit y aller sans la dé
sirer, car il a une tâche à remplir, sans la redouter,
car elle n'est qu'un passage ? Il doit y aborder, sans
ces éblouissements, sans ces tentations qui se dispu
teraient son cœur.
Au seuil redoutable, le cortége des passions doit
<è- 123 »ft>
défiler devant lui et l'interroger. N'a-t-il pas com
mis souvent le meurtre de sa conscience ? Est-il pur
d'iniquité ? Compagnon, c'est-à-dire homme appelé
au travail, a-t-il fait son labeur sans paresse, sans
trahison, sans manquer aux ohligations impérieuses
de la vie? Mais, quels que soient son examen et sa ré
ponse, le terme est fatal ; pas un jour ! pas une heure !
pas une minute! il ne peut être retardé. Quand l'ai
guille a marqué sa destinée, la mort frappe ; il doit
tomber résigné, confiant dans sa pureté ou dans son
repentir. Alors, il entre dans les mystérieuses ave
nues de sa nouvelle existence. Ce qu'il y avait en
lui de corrompu, de matériel, l'abandonne ; la dis
solution physique dégage son âme : la chaire quitte
les os ; et pendant que ses amis le pleurent et le
cherchent encore, il se dépouille de son humanité
ancienne pour vêtir les splendeurs éternelles.
Il faut qu'après lui le parfum de ses vertus, de
ses bonnes actions, s'élève de son souvenir comme
une vapeur qui monterait de son cadavre, et in
dique à tous la trace d'un homme de bien. Alors,
ses amis cessent de le pleurer pour l'honorer, pour
l'aimer ; alors, l'espérance idéale est placée sur sa
tombe comme un rameau verdoyant, comme cette
branche d'acacia , symbole de vie surgissant de la
mort, et il n'a plus qu'à attendre pour ce monde
l'immortalité qui suit la vertu, pour l'autre monde
les rayonnements et les joies des âmes éprouvées.
Alors, les destinées nouvelles et inconnues du mai-
Ire, c'est-à-dire de l'homme fort et vertueux, sont
<8- 12(1 -8>
représentées par cette écharpe d'azur qui l'enve
loppe, par cette zone étoilée qui couvre sa poitrine
des couleurs du ciel, et qui marque la prise de pos
session de l'esprit sur la matière.
Voilà, mes frères, très-sommairement exposées
sans doute, les vérités qui se dégagent pour nous de
ce troisiême et dernier grade, et qui nous semblent
compléter l'enseignement philosophique : voilà l'in
terprétation qui nous paraît préférable à ces recher
ches tumultueuses pour déchiffrer une chronique
dont les origines sont obscures, ou pour dérouler
de prétendues leçons astronomiques, bien insuffi
santes à côté des notions que chacun peut recueil
lir dans le monde profane.
Il ne faut pas chercher dans la réception au grade
de maitre autre chose que le poème de la mort, et
c'est là un sujet suffisamment grandiose, qui cou
ronne tous les enseignements antérieurs, qui les pu
rifie, et qui ajoute encore une fois à toutes les idées de
travail et d'affection qu'on nous a enseignées , l'idée
suprême de sacrifice qui idéalise toutes les autres.
Nous ne suivrons pas, un à un, les divers détails
de ce drame. Il nous suffit d'en concevoir la portée ;
et chacun peut suppléer et retrouver, dans les moin
dres épisodes, les grandes images du néant physique
et de l'immortalité spirituelle.
La branche d'acacia, comme le lotos des Egyp
tiens, comme le rameau d'or de Virgile, comme le
myrthe de Vénus, comme le gui des Gaulois, comme
toutes les branches, les palmes des théogonies an
<S- 125 •{$>
ciennes, est l'espoir qui ombrage les tombeaux, le
sceptre qui ouvre les portes inconnues, l'emblême
de la nature active, ressuscitant toujours après sa
mort, le gage de l'indissoluble alliance de la nature
passive avec la vie.
Quand on a fait passer le néophyte par toutes les
impressions religieuses, toutes les mains se tendent
vers lui, par une signification nouvelle de la solida
rité Jmmaine.
On lui apprend ainsi que l'isolement c'est la mort,
que l'association c'est la vie ; on l'arrache à ces té
nèbres fictives.
Après lui avoir fait mesurer la largeur du tombeau,
on lui apprend à secourir ses frères ; on lui livre le se
cret des maçons en détresse, le cri dont ses entrailles
doivent garder l'écho. Après lui avoir montré la
vanité de l'existence, par une déduction qui paraît
contradictoire, mais qui, au fond, n'est que salu
taire et logique, on lui en recommande l'inviolabi
lité. Oui, la vie est peu de chose, mais ce peu est le
premier gage d'un trésor auquel nul n'a droit plus
tard, s'il n'a multiplié d'abord ses épargnes. Oui,
nous devons attendre, soumis et résignés, l'heure où
le maître universel touche nos fronts pour les cou
cher sous l'herbe ; mais nous devons défendre, pro
téger, garder, contre les attaques des méchants, les
fronts de nos frères dont nous répondons.
Ainsi, la conclusion de cette cérémonie funèbre,
ce n'est pas l'excitation à la mort, le meurtre ou le
suicide, comme des niais l'ont cru ; mais le serment
11.
<&■ 126 -e>
d'aimer, d'utiliser, de défendre la vie. Car, si la
mort doit être sans effroi pour l'homme juste, la vie
est utile à l'homme de bonne volonté ; aussi le duel
est interdit aux francs-maçons; et la guerre, ce
duel des peuples, est l'un des préjugés dont ils pour
suivent la chute et l'anéantissement.
Ce qui plane sur ces appareils lugubres , c'est la
première étincelle qui a éclairé vos yeux sur le seuil
de ce temple : la Fraternité, l'amour de tou^ les
fils de la veuve, dont vous devenez les enfants. Oui,
le nom est bien donné ; la mort est notre mère, et
cette veuve en deuil doit retrouver un jour l'époux
qui l'a quittée après un fratricide. L'hymen, entre
la nature périssable et le principe éternel , se fera T
Dieu en est le garant, après la réhabilitation de l'hu
manité. Jusque-là, nous irons à travers les épreuves,
franchissant les tombes comme des sillons, où nous
devons récolter la provision de courage, d'affection,-
d'espoir, dont nous avons besoin.
C'est donc, mes frères, son propre deuil que cha
cun de nous a porté. Comme Charles-Quint assis
tant à ses funérailles, nous avons dépouillé par sup
position la couronne des jours qui peuvent encore
fleurir sur notre front; nous avons abdiqué toutes
les pensées dont nous sommes les rois absolus, et
nous avons reposé dans ce lit étroit, où nul ne se
couche avec l'oripeau qui l'a fait grand et puissant
sur la terre.
Méditation féconde qui enrichit plus le cœur que
le spectacle de toutes les splendeurs de la vie ; qui
<è- 127 ■*•
nous met face à face du plus énergique tableau d'é
galité et de liberté ! Lycurgue disait qu'il fallait pla
cer les cimetières à l'entrée des villes, afin que le
peuple, les femmes, les enfants, apprissent à ne point
s'épouvanter de la mort, et pour que ce spectacle
continuel les avertît de notre condition.
Les Égyptiens, nos maîtres, se faisaient présenter
un cadavre au milieu de leurs festins, et se faisaient
dire : « Réjouissez-vous, mais souvenez-vous ! » N'y
a-t-il pas en germe, dans cette pensée, l'origine du
troisiême grade ? Ces peuples philosophes, qui n'en
sevelissaient leurs rois qu'après les avoir jugés sur
leurs tombeaux ouverts, ont imprimé à l'initiation
ce caractère sérieux et funèbre, cette mélancolie
fortifiante qui élargit les horizons de l'existence, et
qui fait entrevoir au-delà des chaînes de ce monde
les sources de toute vie et de toute liberté.
Profitons, mes frères, de cet enseignement. Ai
mons la vie pour ses travaux, pour sa mission diffi
cile, pour ses luttes, pour sa virilité; aimons la
mort pour les initiations nouvelles qu'elle déploiera
devant nous, pour ses mystères, pour ses récom
penses. La mort n'est pas une issue, c'est un com
mencement, c'çst le but véritable ; la vie n'en est
que la préface, le prologue. « Tous nos jours vont
à la mort, dit Montaigne, le dernier seul y arrive. »
La maçonnerie, en coordonnant pour toutes les
croyances, pour tous les esprits, des principes clairs,
faciles à saisir, magnifiques à comprendre, a fait une
synthèse sublime dont les trois grades sont les trois
<8- 128 -3>
parties Toute la science et toute l'imagination ne •
sauraient trouver autre chose que ces notions essen
tielles qui se sont transmises et se transmettent tou
jours intactes.
L'Amour, le Travail, le Sacrifice, voilà les trois
conditions du devoir, de l'amélioration, de la ré
demption humaine ; voilà les trois degrés de la ma
çonnerie. Le reste n'est plus que de l'histoire bonne
pour les curieux.
Rappelons-nous donc toujours, mes frères, que
notre première et notre dernière obligation, c'est
l'amour. Elle se traduit d'abord par l'étude, par le
travail, par la solidarité, par l'égalité, par la liberté ;
elle se résume par le dévouement jusqu'à la mort.
Ne fermons jamais nos oreilles au cri de détresse, et
quand nous avons fait notre tâche envers nos frères,
sachons nous fortifier contre les angoisses de cette
dernière épreuve qui précède une révélation. Mon
taigne a dit encore : « Philosopher, c'est apprendre
à mourir. » Philosophons , selon le mot du sage, et
trouvons le secret de la vie dans l'image de la mort.
Luther, promenant les tortures de son esprit dans
le cimetière de Worms, disait, en regardant les
tombeaux : — Je les envie parce qu'ils reposent ! —
N'envions pas les morts pour leur immobilité, mais
parce qu'après avoir fait leur œuvre, ils sont entrés
en possession de ces secrets dont nous avons la per
ception confuse ; parce qu'ils vivent une autre vie
dont les lueurs filtrent à travers la tombe, et allument
en nous la foi dans l'infini et dans l'immortalité !
IV.

DE L'INAUGURATION DES TEMPLES.

Cf Biscours a hi ytarumcl tors be l'installation it la


Jfogc l'iïnton iFrattrnclIt it Œrogts.

La bienveillance avec laquelle vous avez accueilli


jusqu'ici mes paroles m'imposait un devoir auquel
mon cœur n'a pas la force d'obéir, celui d'épargner
votre attention ! Je devais me rendre digne de la
flatteuse distinction dont vous avez honoré mes pre
miers travaux, en m'efforçant de ne pas mettre si
souvent vos fraternelles sympathies à l'épreuve. Mais
cette réserve de la raison impatiente mon zèle, et
j'ai pensé que vous me pardonneriez les quelques
<S- 130 -8>
réflexions que je soumets à vos lumières, en faveur
du sentiment profond qui les a dictées.
D'ailleurs, la solidarité du bien qui nous lie invite
chacun de nous à une initiative, dont j'userai pour
ma part, tant que votre indulgence le permettra, tant
que je sentirai notre œuvre incomplète, tant que je
croirai pouvoir apporter ma pierre à l'édifice que
vous élevez.
Il n'est aucun de vous, mes frères, qui n'ait gardé
de la solennité de notre installation, un doux et
pieux souvenir ; il n'en est pas un qui n'ait senti, ce
jour-là, et depuis, par la pensée, son cœur battre
violemment sous le coup des émotions qui l'assail
laient. Mais cette impression, dont chacun indivi
duellement a pu se rendre compte, ne pensez-vous
pas, mes frères, qu'elle doive être goûtée, ressentie,
analysée, agrandie en commun?
La franc-maçonnerie serait une science illusoire
et stérile, si elle se bornait à cacher sous des sym
boles étranges, des actes que tout homme de cœur
a droit d'accomplir, à visage découvert et en face
de tous. Nous comprendrions mal, mes frères, le
but de cette institution vénérable, si nous croyions
avoir tout fait -pour elle par quelques aumônes et
quelques travaux accomplis mécaniquement d'après
le rituel. Non, nous avons une autre tâche, d'autres
devoirs! Non, cette école de perfection, cet ensei
gnement mutuel de l'égalité demande pour grandir,
pour vivre même, autre chose que la soumission
journalière aux prescriptions de la discipline, que
<s- 131 »a>
l'évocation, plus ou moins heureuse, des formes de
l'initiation primitive. Sous ces mystères, dont nous
enveloppons la Charité et la Fraternité, il doit y
avoir quelque chose de plus que ce que les profanes
mettent dans ces deux mots ; car alors ce ne serait
pas la peine de nous isoler pour en pénétrer le sens.
Ces emblêmes, ces hiéroglyphes doivent abriter,
comme dans une urne sacrée, un principe, une es
sence, qui ne doit pas plus y rester enfouie, qu'elle ne
doit follement s'en évaporer par la profanation. En
aimant, en faisant le bien, nous devons nous élever
par l'étude de nous-mêmes, par une réflexion con
tinue vers cet idéal éternel, qui est la lumière de
l'esprit, comme le soleil est la lumière du monde.
Nos efforts doivent donc tendre, mes chers frères,
à dégager de tous les faits qui s'accomplissent en
loge, un enseignement, un objet de méditation. Nous
ne faisons rien, nous ne coopérons à rien, dont nous
ne devions nous rendre compte, et extraire un ob
jet d'étude et de perfectionnement. Nos peines, nos
joies, sont des sources auxquelles nous devons pui
ser, et la plus fugitive de nos émotions ne doit pas
disparaître, sans que nous lui ayons fait subir, au
seuil de l'oubli, ce jugement sévère que les prêtres de
Memphis imposaient aux cadavres des rois qu'ils
allaient coucher dans le tombeau !
J'ai donc pensé, mes frères, que je devais rame
ner votre attention sur la cérémonie douce et impo
sante dont nous avons été témoins, et je crois qu'on
ne saurait mieux inaugurer l'ère des travaux ma
<8- 132 ~&■
çonniques dans laquelle nous entrons désormais,
qu'en consacrant nos premières méditations à l'ins
tallation même de cette loge, à la dédicace de ce
temple.
Le symbolisme au milieu duquel nous vivons n'est
pas un vain ornement : c'est un livre. Nous avons
toujours quelque chose à y déchiffrer, à y lire, à y
apprendre, et c'est en cela, mes frères, que les
hommes sages qui ont entouré de ces précautions
mystérieuses la propagande des idées d'égalité et
de fraternité, ont admirablement compris la nature
humaine et l'attrait de l'inconnu sur elle. En abri
tant les notions éternelles qu'ils léguaient au monde,
ils les ont préservées d'un contact grossier qui les
eût déflorées aux époques de barbarie ; en les cou
vrant de ces signes, de ces emblêmes qui sont au
tant de monuments, ils ont mis l'histoire à côté du
fait, la paraphrase, le commentaire, la science à
côté du mot : ils ont donné un premier aliment à la
curiosité, et ensuite un levain éternel à l'étude et
aux aspirations de l'âme !
Ne rions donc jamais du symbolisme, qui est le
vêtement de toutes les idées pures, sans lequel ni
les religions, ni les lois, ne se seraient fidèlement
transmises, et permettez-moi de rechercher avec
vous s'il n'y a pas, dans les symboles qui ont présidé
à notre installation, un premier et profond ensei
gnement dont nous devons faire notre profit, et qui
nous servira de point de départ pour la conquête
d'autres vérités !
<&- 133 -K>
La dédicace d'un Heu destiné à la méditation, à
l'expansion des idées, emprunte, du but même im
posé à l'édifice qu'elle consacre, un caractère pres
que religieux. Il ne s'agissait donc pas seulement
pour nous de constater, par une date mémorable,
par une fête, par un banquet, le jour de l'achève
ment de nos travaux préliminaires et de l'installa
tion officielle de notre œuvre.
Missionnaires de la civilisation, dévoués à la pro
pagation de cette morale sublime, dont le mot de
fraternité est la définition et l'expression synthéti
que, nous avions besoin d'une invocation puissante.
Il nous fallait appeler au milieu de nous l'esprit éter
nel de justice et de paix, sans lequel tous les efforts
humains sont stériles, toutes les pensées avortent.
Quand des maçons pratiques achèvent une mai
son, ils clouent un drapeau au sommet, puis, se dé
couvrant sous le ciel, ils chantent leur refrain, font
une libation, et redescendent pour recommencer une
autre tâche.
Pour nous, les maçons de l'intelligence, qui bâtis
sons un mystérieux monument, avec le ciment de
nos cœurs, ce n'est pas assez de planter un bouquet
et un oripeau joyeux au faîte de notre édifice, si
nous ne sommes certains que le principe de force et
de vie réside au milieu de nous. L'installation de
cet atelier n'a pas été simplement la formalité légale
qui nous accrédite désormais auprès du monde pro
fane ; elle a été le recueillement en commun, l'effu
12
<8- 13* -£>
sien de tous les hommes de bonne volonté, avant la
grande tâche qui leur est imposée.
La première dédicace, dont il soit' question dans
l'histoire, est celle du temple de Salomon, et la Bible
raconte en détail cette grande cérémonie, dont la
notre n'est que la tradition. Salomon n'était pas seu
lement le plus magnifique souverain, le plus impo
sant, le plus sage dominateur des peuples : il avait
reçu le dépôt des notions justes et pures. Préoccupé
de la féconde pensée de ramener les peuples à l'u
nité de croyance et à l'unité de Dieu, il voulut bâtir,
sous l'inspiration divine, un temple qui étonnât l'u
nivers, qui forçât tous les regards à se tourner vers
Jérusalem, et qui, en attirant toutes les curiosités,
éveillât également toutes les consciences, toutes les
piétés.
A cet effet, rien ne fut épargné, et vous savez,
mes frères, de quels cantiques retentirent les livres
saints au sujet de ce monument de foi inspirée et
de civilisation.
Je ne puis ni ne dois vous expliquer ici l'œuvre
multiple accomplie, selon quelques historiens ma
çons, par le grand Roi ; comment les pierres qu'il
superposait dans une symétrie mystérieuse qui nous
est connue, étaient les lettres de l'alphabet sym
bolique, à l'aide duquel nous pouvons déchiffrer
quelques lignes de la première histoire de la franc-
maçonnerie.
Ce que je veux rappeler à vos souvenirs, c'est que
cette première et grande dédicace du temple de
<8- 1Ï5 -B>
Jérusalem, qui jette des lueurs si éclatantes à tra
vers l'histoire du monde, a été la première évoca
tion de Dieu dans les demeures bâties pour lui par
les hommes.
La Bible rapporte que, quand Salomon, accom
pagné de tout le peuple d'Israël, se présenta à la
porte du temple, une nuée épaisse se répandit, et
que ce fut là comme le signe visible de l'acquies
cement de l'Éternel à l'hommage de son serviteur.
C'est en souvenir de ce symbole que, depuis, dans
les dédicaces, on a jeté l'encens sur des brasiers.
Nous aussi, mes frères, nous nous sommes confor
més, sur ce point, à.la tradition, et la nuée odorante
a attesté à la fois notre respect pour les enseigne
ments historiques, et l'engagement que nous pre
nions d'emplir du parfum des vertus, de l'encens de
la concorde et de l'amitié, ce séjour de recueillement.
Nous n'avons pas eu, mes frères, la prétention de
rendre Dieu visible, ni de lui consacrer spécialement
l'humble toit qui nous couvre. Ses temples sont ail
leurs, et nous laissons chacun de nous l'adorer selon
sa conscience, selon la formule que ses pères lui ont
léguée. En invoquant le Grand Architecte de l'Uni
vers, nous avons souhaité qu'il fût propice aux hom
mes de tendre courage qui venaient travailler ici,
par leur propre perfectionnement, à l'amélioration
progressive de l'humanité. Nous lui avons demandé
de vouloir bien entretenir dans cet atelier le foyer
de dévouement et de charité auquel nous viendrons
échauffer nos cœurs.
<8- 136
Il y a donc un écueil à éviter dans l'appréciation
de cette dédicace solennelle. Nous ne devons point
y voir une parodie des cérémonies religieuses; mais
bien en même temps qu'un souvenir historique qui
nous est cher, la consécration réfléchie d'un lieu
de travail, au seuil duquel expirent, avec les mi
sères de l'humanité, les erreurs et les folies qui la
déshonorent.
Le Grand-Orient de France, par une faveur spé
ciale dont nous avons droit d'être fiers, mais qui
sera pour nous un nouveau sujet d'émulation, avait
voulu déléguer une commission de trois membres
pour la solennité de notre installation. En rendant
hommage aux affectueux sentiments qui ont dicté
cette démarche, n'oublions pas, mes frères, que
nous devons en retour une obéissance rigoureuse
et loyale, franchement demandée, librement ac
cordée.
Si la franc-maçonnerie a pu voir s'obscurcir, par
intervalles, son flambeau ; si dans des époques où
la tolérance des gouvernements lui permettait une
libre expansion, elle a senti en elle des germes de
discorde, de division, elle n'a dû ces fâcheuses et
passagères épreuves qu'à l'oubli de ce principe ab-
encore dans une association
philosophique, que dans une hiérarchie despotique :
l'obéissance ! Le jour où l'un de nous essaie de rom
pre un anneau de cette chaîne aimantée, ce jour-
là, tous les anneaux s'ébranlent, et la solidité du
lien est à jamais compromise. N'oublions-donc pas,
•S- 137 -8>
mes frères, le serment que nous avons prêté, l'en
gagement que nous avons signé. Obéissons toujours
à cette paternelle autorité, qui ne nous commandera
jamais que de nous aimer davantage, que de pro
pager le bien, et qui, respectant nos convictions,
nos opinions, nos devoirs de citoyens, ne s'adres
sera jamais qu'à cette partie pure de nous-mêmes,
qui surnage au-dessus des intérêts vulgaires et des
mesquines préoccupations de la vie profane !
Nous avions convoqué pour cette fête les frères
de tous les Orients voisins, et, avec un empresse
ment qui nous a profondément touchés, avec une
avidité d'émotions qui dilatait nos âmes, ils sont ve
nus, nombreux, enthousiastes, dépassant la mesure
de nos espérances, et nous jetant ainsi le défi d'une
rivalité d'amitié et de dévouement, dans laquelle
nous saurons vaillamment combattre et nous main
tenir au premier rang !
Ah ! c'était là, mes frères, un beau spectacle, que
ces visiteurs de Nogent, de Provins, de Sens, de
Sézanne, d'Auxerre, etc., venant à nous en foule,
et se faisant reconnaître par ces signes mystérieux
qui constituent en un instant une famille de tous
ces hommes, jusque-là inconnus les uns aux autres !
C'était là la réalisation d'une utopie que le monde
profane s'épuise à chercher, et calomnie quand il
désespère de l'atteindre. Ces visites de nos frères des
différents Orients sont les symboles précurseurs de
ces échanges d'affection que les philosophes deman
dent pour tous les peuples, pour toute l'humanité.
12.
<8- 138 -8>
Ce temple, dressé sur la route de nos frères, et
dans lequel ils sont venus nous étreindre, n'est qu'un
point dans l'immensité ; mais ce point grandira, s'é
largira. Cette voûte étroite n'est là que pour nous
rappeler qu'un jour Dieu nous permettra que tous
les peuples, abjurant leurs vieilles querelles de dra
peaux, de couleurs, de climats, de races, s'unissent
sous son temple éternel, et échangent les gages d'une
indissoluble réconciliation !
Oui, quand le Grand-Architecte de l'Univers en
voya sur le chemin de la vie un couple humain, lui
ordonnant de se multiplier, il ne lui fit pas une
obligation d'élever plus tard des barrières entre ses
enfants ; et s'il le menaça de la guerre et de la mort
pour une déchéance, dont nous nous efforçons de
puis ce temps de sortir, il l ui fit entrevoir ces éven
tualités sinistres comme un châtiment, comme une
épreuve, et non pas comme la fin, comme le but de
sa destinée. L'humanité est sortie du silence, de la
paix, de l'harmonie des mondes; elle n'aura ac
compli sa tâche et rempli les desseins de Dieu, que
quand elle pourra rentrer tout entière dans ce mi
lieu paisible, dans cet épanouissement de toutes les
idées infinies !
Espérons-donc, mes frères, que Dieu n'a pas mis
en nous le besoin de l'amour et l'instinct de l'union
universelle, sans nécessité et sans but. Espérons
qu'en faisant conquérir successivement par l'huma
nité les notions qui la purifient, il a voulu nous con
duire, nous élever à un sommet sur lequel l'homme,
«9- M9
dépouillé de ses préjugés et de ses erreurs, se trou
vera face à face avec l'homme son frère, le recon
naîtra, l'embrassera, et lui rendra ce baiser de paix
qui n'a pas été échangé depuis Abel et Caïn !
Vous avez remarqué que, par une convention plus
particulière et plus étroite, nos frères de Provins
ont été introduits comme membres affiliés à cette
respectable loge; c'est, qu'en effet, nous devons à
l'Heureuse Alliance, de Provins, la première étin
celle de vie qui soit venue réveiller ici la cendre
refroidie depuis long-temps.
Nos dignitaires, remettant leurs insignes aux of
ficiers de l'Heureuse Alliance, ont abdiqué, pour
ce jour-là, par une soumission touchante ; exprimant
ainsi, plus éloquemment encore, cette reconnais
sance, cette parenté, au nom de laquelle chacun
peut s'installer partout, sans usurpation et sans gêne,
trouvant son foyer dans tous les lieux où il trouve
une main qui réponde à l'appel de sa main.
Sous la foi des précautions qui président à toute
entrée en loge, les trois Commissaires du Grand-
Orient ont été reçus dans les parvis par neuf frères
munis d'étoiles. Vous accueillîtes ces envoyés avec
les plus grands honneurs ; car si l'égalité préside à
nos travaux, nous n'oublions jamais que les hom
mes libres sont toujours heureux d'aller au-devant
de la soumission réclamée par la science, par l'ex-
* périence. Si nous refusons de reconnaître ces vaincs
et éphémères distinctions dont le monde profane
est rempli, nous en établissons d'autres qui n'ex
<S- 140 -8>
citent aucune mauvaise envie, et n'inspirent aucun
orgueil misérable.
Après des formalités dont le sens et la portée vous
ont été parfaitement intelligibles, le président de la
commission du Grand-Orient de France a déclaré
par trois fois la loge de V Union fraternelle instal
lée à l'Orient de Troyes, et nous avons applaudi,
par les nombres mystiques, à cette bonne nouvelle.
Ai-je besoin, mes frères, de vous rappeler les dis
cours touchants qui furent prononcés à cette occa
sion? N'avez-vous pas gardé le souvenir des cor
diales paroles du commissaire du Grand-Orient ; et
la calomnie, en les commentant au-dehors, empê-
chera-t-elle qu'elles n'aient été l'expression sincère
d'une pensée que nous nous sentions tous heureux
d'accueillir ?
« Ne mêlez pas les vaines disputes de la politique
à vos travaux ! » a dit l'orateur, et chacun de nous
avait déjà fait avec lui-même le serment de laisser
mourir à ce seuil les odieuses et stériles préoccupa
tions de partis qui divisent, qui ensanglantent le
monde. Non, la sphère dans laquelle nous mainte-
tenons nos esprits, est autant élevée au-dessus des
vains tracas de la politique, que l'idée de l'huma
nité est élevée au-dessus des drapeaux de pays et
des ambitions ordinaires.
Notre politique, la seule que nous reconnaissions,
la seule que nous aidions de tous nos efforts, c'est'
celle qui rêve la démolition de toutes les barrières
impies que l'égoïsme a fait bâtir entre les hommes.
<5r- 141 »8>
La seule politique qui tente nos âmes , c'est celle
qui, sans exclusion de partis, rêve l'oubli de toutes
les haines, et voudrait faire de tous les bras une
chaîne vivante, et de tous les cœurs rapprochés un
foyer dans lequel tous les hommes, anglais, français,
allemands, blancs, noirs, civilisés, sauvages, se
raient des concitoyens de la cité de Dieu !
Cette politique-là, nous l'avouons, car elle a un
autre nom qui la rend sacrée pour tous, c'est l'ac
complissement d'une loi éternelle, c'est la Frater
nité, c'est l'Humanité ! Laissons-donc la rage im
puissante user ses dents sur l'acier de nos glaives
pacifiques ! Ces lames qui étincellent dans nos
mains ne sont pas un signal de guerre ou de mort :
elles sont l'emblême de la protection que nous
vouons à toutes les infortunes; elles sont comme l'é
clair métallisé qui rayonne dans tous les sens, cher
chant une larme à sécher, une âme perdue dans
l'obscurité à éclairer, à consoler !
Nous n'avons donc pas eu de peine à ratifier les
exhortations généreuses de l'envoyé du Grand-
Orient ; et sur ce point, il ne nous apportait pas un
enseignement : il ne faisait que confirmer celui que
nous ne cessons de nous rappeler à nous-mêmes.
Vous vous souvenez, mes frères, de la dernière et
touchante partie de cette solennité. Quand chacun
eut juré sur l'honneur de rester inviolablement at
taché au sénat maçonnique ; quand chacun eut signé
cet engagement, nous nous unîmes, nous formâmes
cette chaîne, qui n'est que la représentation maté
<&■ l&ï -B>
rielle de l'amour incessant et universel dont nous
devons être animés ; puis, rapprochés ainsi, côte à
côte, la main dans la main, sentant nos artères
battre en commun et d'un même mouvement, nous
nous transmîmes secrètement, les uns aux autres,
le mot de passe semestriel que le Grand-Orient nous
confiait pour la première fois.
Touchant spectacle que celui de ces hommes se
donnant un mot de ralliement pour la propagation
des idées de dévouement et de fraternité, comme
les profanes s'en donnent un pour sauvegarder leurs
défiances, leurs inimitiés !
Le secret qu'on impose est une sainte obligation ;
car, nous n'avons de force et de valeur au milieu
de ce monde bruyant, étourdi, plein de clameurs,
qu'en attirant vers nous, par l'attraction de l'in
connu, du silence, de ces paroles si précieusement
cachées. Le jour où la maçonnerie dépouillerait son
vêtement historique, et croirait se rendre plus pra
tique, plus intelligible, en se faisant plus banale,
plus vulgaire, ce jour-là, nous aurions défloré cette
curiosité sainte qui échauffe l'âme dans la poursuite
de nos mystères ; ce jour-là, nous aurions restreint
notre rôle à celui des hommes isolés qui essaient
inutilement le bien au milieu des soucis de la vie
usuelle, et nous ferions traverser le flot pur de nos
pensées par mille courants contraires qui l'épuise-
raient et le troubleraient.
J'en .ai fini avec l'installation proprement dite.
Les formalités que j'omets, vous les avez comprises
<à* 1U »8>
mieux que je ne pourrais les interpréter, et je crain
drais d'ailleurs, en prolongeant cette analyse, d'é
puiser une bienveillance à laquelle je n'ai déjà que
trop demandé.
l'ermettez-moi pourtant un dernier mot sur le
banquet.
Il n'y a pas de fête maçonnique sans cette com
munion, sans ce repas fraternel que la gaîté la plus
libre, et en même temps la plus tempérée, ne cesse
de présider. Vous n'attendez pas que je veuille cher
cher laborieusement l'explication de symboles dont
le sens rayonne et s'épanouit assez. Vous ne croyez
pas que ma foi pédante veuille vous expliquer cette
symétrie gracieuse qui, en restreignant l'expansion
dans des formes officielles, en faisant intervenir les
formules de nos travaux dans ces réjouissances, a
pour but d'empêcher (si jamais ils pouvaient se pro
duire) les excès et les entraînements si ordinaires
dans les repas profanes !
Vous tous, qui avez pris place à ce banquet, vous
en avez compris le sens, la portée, les félicités cal -
mes et dignes. Vous avez remarqué cette effusion
.loyale qui nous faisait trouver des frères dans ceux
qui nous servaient. Vous avez eu la preuve qu'il suf
fisait de frapper à notre porte et de se faire recon
naître maçon pour prendre place à ces agapes hu
manitaires. Vous avez écouté ces chants partis du
cœur, ces allocutions débordant d'espérance et de
foi ; puis aussi ces écarts permis d'esprits aimables
qui savaient faire pardonner, par la fleur de l'ima
<8- îda -g>
gination, le fruit quelque peu vert qu'ils cueillaient
pour nous. Vous avez compris enfin combien il y
avait une pensée philosophique, élevée, dans ce re
pas de famille qui n'oubliait dans ses joies ni les pau
vres, ni les morts, et qui, avant de terminer par unu
étreinte, par le baiser de paix, cette noble fête, sus
pendait les plaisirs, pour gémir par trois fois sur
les frères dans la tombe, et pour demander la part
de ceux qui souffrent et n'ont pas de pain !
Laissez-vous calomnier, mes frères ! Laissez dire
que vous cherchez dans les jouissances matérielles
l'oubli des tracas journaliers ! Votre conscience, qui
associe l'idée de la douleur et de la mort à l'épa
nouissement de la gaîté et de la vie, votre cons
cience vous rassure et vous venge trop doucement!
Maçons de l'Orient de Troyes, nous pouvons dé
sormais marcher la tête haute, et nous frayer un
chemin dans le monde profane ! Nous sommes léga
lement, officiellement constitués ! Nous avons reçu
la consécration de l'autorité, et aussi, disons-le, la
consécration de la publicité et de la calomnie. On
nous a fait l'honneur de nous injurier: comme si
l'on sentait que nous étions menaçants pour l'é-
goïsme et pour les mauvaises passions qui tiennent
tant au cœur de ce monde vulgaire !
Continuons, par notre sollicitude constante à mé
riter ces glorieuses insultes, et ne nous laissons pas
arrêter dans notre œuvre par ces cris de l'aveugle
ment envieux et impuissant !
N'oublions pas surtout cette loi suprême à la
<8- 1Ù5 »8>
quelle nous nous sommes voués, cette loi de frater
nité, dont nous ne pouvons nous affranchir sans tra
hison, sans forfaiture.
Malheur au frère qui apporterait dans cette en
ceinte, avec une susceptibilité facilement irritable,
avec un amour-propre rétif, des brandons de dis
corde !
Malheur à celui qui laisserait ainsi voir que son
cœur est toujours ouvert aux passions que nous ve
nons ici combattre et écraser! Nous ne cesserions
pas de l'aimer, nous le plaindrions amèrement;
mais son indignité notoire devrait lui fermer l'en
trée d'un temple, ouvert aux seuls hommes épurés
par la fraternité !
Je sais bien qu'il peut arriver par fois que l'es
prit se laisse aller à des mouvements que le cœur
désavoue , je sais bien que la discussion la plus fra
ternelle peut s'aigrir sous le fouet des contradic
tions. Je sais bien que pour être maçon on n'en est
pas moins homme, et que cette humanité mauvaise,
que nous devons tuer m nous, n'est pas si bien
morte qu'un choc ne puisse la galvaniser ! Faisons
la part de ces imperfections, et ne jugeons définiti
vement notre frère insoumis qu'après lui avoir laissé
le temps de la méditation, du repentir, du retour à
la voie véritable !
Continuons -donc, mes frères, l'œuvre d'émanci
pation intellectuelle que nous avons entreprise.
Prouvons à tous ceux qui viennent nous demander
la lumière, que nous avons autre chose à leur offrir,
13
<%• 146 -{t>
que des formules étranges at des signes bizarres, et
ne montrons pas à qui vient solliciter notre dévoue
ment, les passions mesquines, étroites et rancuniè
res qu'il a quittées pour venir à nous !
Vous mettez l'emblême de la mort sur le seuil de
votre temple, et vous avez raison. Car nous devons
mourir en réalité aux misères, aux haines de la
vie vulgaire, pour renaître à une vie d'abnégation
et de réconciliation incessante !
Il y a dans la religion catholique des asiles où les
âmes extatiques s'enferment pour prier au nom de
tous ceux qui ne prient pas. Que ceci nous soit un
exemple ! Au milieu de cette société si divisée, si
tiraillée, si affreusement écartelée par les intérêts
et les partis, isolons-nous pour aimer au nom de
tous ceux qui n'aiment pas !
Qu'on ne dise pas que la franc-maçonnerie est
une déception ! Prouvons que cette fraternité, affi
chée sur tous les monuments, rayonne ici en carac
tères éclatants ! Prouvons que cette perfection que
nous recherchons n'est pas un idéal' impossible, et,
qu'en franchissant ce seuil, on dépouille véritable
ment l'humanité qui s'insulte, qui se flétrit et se tue
à notre porte ! Faisons venir à nous par la sainte
émulation du bien !
Quant à moi, mes frères, je vous l'avoue sans
forfanterie, sans exagération, comme je le sens,
comme je le crois, le plus beau jour de ma vie se
rait celui où je verrais mon ennemi, amené ici entre
ces deux colonnes, par la force invincible de la vé
<55- 147 -B>
rité, et où je pourrais lui tendre les bras, certain
qu'il s'y jetterait éperdu, me demandant de l'aimer
comme j'ai juré d'aimer tous ceux qui entrent dans
cette enceinte.
T0AST PORTÉ AU BANQUET D'INSTALLATION
DE LA L0GE UNION FRATERNELLE.

Frères, pardonnez-moi, si je remets ma lèvre


A la coupe enchantée où burent mes vingt ans,
Et si mes doigts, auxquels l'encre a donné la fièvre,
S'égarent sur la lyre en accords imprudents!
Frères, pardonnez-moi!votre foi me consume;
Mon front s'est éclairé de vos fronts radieux;
Votre joie a séché tout le fiel de ma plume,
Toutes les larmes de mes yeux.

Oublions, oublions l'arêne politique


Où notre âme immortelle est morte bien souvent,
Où le cœur s'atrophie, où l'esprit de critique
Dans toute écorce d'or met un plomb décevant ;
«8- 119 -8»

Où jamais moissonneur n'a trouvé ce qu'il sème,


Où tous les sentiments sont des rêves perclus,
Où le plus envié n'est pas celui qu'on aime,
Mais celui que l'on craint le plus.

Oublions ! et d'abord, permettez que j'oublie


Cette vie inféconde et son pesant ennui !
Je ne veux près de vous d'autre mélancolie
Que le regret de voir s'écouler cette nuit ;
D'autre soin que celui de partager mon âme,
Comme le pain sacré d'une communion,
Entre ces conviés qu'illumine la flamme
D'une fraternelle union !

Oublions! oublions ! la réalité sombre


Trop tôt viendra heurter à notre seuil fermé.
La haine qni nous guette et nous compte dans l'ombre,
Nous punira trop tôt,frères, d'avoir aimé !
En attendant cette heure, où l'extase s'expie,
Où la fierté pâlit, sous les rires moqueurs,
Buvons à verres pleins, buvons jusqu'à la lie
Toute l'ivresse de nos cœurs !

Nos mystères sacrés, dont le monde se raille,


Tiennent dans ces deux mots : Amour ! Fraternité!
Et nous avons bâti l'éternelle muraille
Dont s'abrite en rêvant la sainte humanité.
A toutes les vertus, qu'on traite d'utopies,
Nous donnons une forme et des sens allégés,
Et nous démolissons les barrières impies
De la haine et des préjugés !

Moquez-vous, insensés, qui fouillez dans le sable,


Et ne savez fonder que des déceptions !
13.
<fr> 150
Quand donc avez-vous fait une œuvre impérissable ,
Hommes ensanglantés des révolutions ?
Vous charbonnez des mots dont vous ne tenez compte ,
Vous vous tuez au nom d'un drapeau fraternel !
De votre égalité, vous-mêmes avez honte!...
Caîns, qu'avez-vous fait d'Abel?
Nous, notre politique a sa charte facile :
Aimez ! dit-on à tous, c'est là le grand secret !
Tout le reste est mensonge et mirage infertile;
L'amour est le levier qu'Archimède pleurait!
Nous voulons par l'amour régénérer le monde,
Purifier le droit, en le faisant aimer,
Et répandre le flot de notre foi profonde
Sur vos volcans , prêts à fumer !
Frères ! aimons-nous donc, pour que ce saint exemple
Amène à notre seuil nos frères ennemis ;
Et pour qu'avant un an, les flancs étroits du temple
Ne puissent contenir les profanes soumis :
Aimons-nous! aimons-nous! frères, l'heure est propice;
Car on se hait partout sur les sentiers humains ,
Car Babel hurle et crie , et le vieil édifice
Pour crouler n'attend que nos mains !
Aimons-nous ! aimons-nous ! pour qu'une flamme pure
Réunisse en un seul les foyers différents !
Pour que nous puissions voir la puissante Nature
Confondre sur son sein , ses fils, petits et grands,
Et répandant sur tous le lait de sa mamelle ,
Abreuver à son flanc toute l'humanité,
Et d'un même regard, faire pleuvoir sur elle
La lumière et la liberté !
Qu'à ce banquet heureux un vivat prophétique
Traverse cette voûte et monte vers le ciel !
<&< isi -8>
Que le grand Architecte ait un vœu sympathique
Pour tous ces artisans de son plan éternel !
Puisse au banquet d'amour , où le ciel les convie ,
Tous les peuples s'asseoir, leur combat oublié,
Puisse Dieu contempler la terre épanouie ,
L'univers réconcilié !
En attendant ces jours, auxquels je crois , mes frères ,
Portons un toast immense aux hommes égarés ,
Et que le choc des cœurs , comme le choc des verres ,
Atteste les transports de nos désirs sacrés !
Buvons , frères , buvons à l'humanité sainte ,
Qui souffre , en attendant la parole de paix ,
Et que ce cri d'espoir sortant de notre enceinte
Aille percer ses murs épais !
Quant à vous, les soldais des luttes pacifiques,
Chevaliers glorieux de la fraternité,
Vous qui venez unir vos généreux cantiques
A ce chant fraternel que l'amour a dicté ;
Maçons de tous pays , le jour qui nous rassemble
Nous rend vos débiteurs, et nous vous paierons tous!
Vous avez apporté votre toast dans ce temple ;
Nous le reporterons chez vous !
VI.

L'ALLIANCE DES ARTS ET DE LA MAÇONNERIE.

Toasl porté au banquet de l'Union fraternelle (1851). (1)

Mes frères,
Quand je viens porter un toast à l'alliance des arts
et de la maçonnerie, j'aurai dû, peut-être, emprun
ter, comme je l'ai déjà fait, mes expressions à cette
langue des vers que je bégaie un peu, mais que votre
indulgence me rend facile. J'aurais dû trouver en

(I) Avant un concert maçonnique auquel avaient concouru


un grand nombre d'artistes de Paris.
<8- 153 -ffc
moi la force d'assouplir la rime à l'idée, et de chan
ter l'harmonie sur un rythme harmonieux. Je ne l'ai
pas osé. Dans une fête si éclatante, si favorisée du
concours de talents précieux ; quand nous allons
nous révéler au monde profane dans un tourbillon
de mélodie ; quand les voix et les instruments vont
entonner au milieu des applaudissements unanimes,
l'Hosanna de la maçonnerie ; que ferait ma voix iso
lée, chancelante, et l'aile du génie de la musique
ne fustigerait-elle pas, en les dispersant au loin,
ces pauvres vers éclopés qui ne serviraient qu'à con
stater la supériorité du chant sur la parole ?
D'ailleurs, la prose a un caractère viril qui con
vient au sentiment dont je suis animé, et je crains
moins ainsi' que la forme trahisse et obscurcisse ma
pensée.
Mes frères, c'est une fête qui datera dans nos an
nales que celle qui inaugure la seconde année de
nos travaux réguliers. On se souviendra long-temps,
parmi les maçons, de cette invocation sublime faite
à l'harmonie, par des ouvriers de paix et de con
corde. On se souviendra, dans le monde, de cette
révélation par le beau d'une œuvre qui veut faire le
bien.
La calomnie n'osera plus s'attaquer à notre seuil ;
quand elle sera certaine d'y rencontrer ces deux
chastes et resplendissantes figures, YArt et la Cha
rité. On ne dira plus que, dans nos conciliabules,
nous tramons je ne sais quelle conspiration qui n'é
clate jamais. En nous voyant déployer hardiment
<8- 154 •#>
notre bannière, et répandre le secret le plus profond
de nos cœurs, c'est-à-dire l'amour, à travers les ac
cords des instruments et des voix, on comprendra,
par une révélation fulgurante, que nous sommes
vraiment des hommes de bien, cherchant à verser
sur les plaies humaines ce double baume de la bien
faisance et de l'inspiration. On devinera que, der
rière ces murs obstinément fermés, il ne s'agite
qu'une grande pensée civilisatrice, la réconciliation
de l'homme avec lui-même , et son incessante con
frontation avec Dieu.
La maçonnerie serait insuffisante et ne ferait que
la moitié de sa tâche, si elle se bornait à des chu
chotements suivis de quelques aumônes ; et si elle
n'avait d'autre but que d'inviter les âmes charitables
à se cacher pour répandre leurs bienfaits.
Elle n'aurait saisi qu'un des côtés de la vie hu
maine, le côté des plaies saignantes, des douleurs
visibles, si elle restreignait son devoir à ces secours
chaleureux, à cette assistance de tous les jours, dont
elle a l'ardent désir, et si elle ne répandait pas sur
les ennuis immatériels , sur les aigreurs de l'esprit,
sur les mauvais rêves du cœur , ces mystérieuses et
toutes puissantes consolations qu'on trouve dans les
arts.
Il n'y a pas que sur les grabats que l'on souffre ;
et, qui de nous est bien certain de ne pas porter avec
lui dans le monde un mal cuisant qui le torture, et
qui, par instant, lui arrache un cri? Notre orgueil,
notre ambition, toutes nos passions nous font une
<g- 155 ~8>
misère parfois aussi douloureuse que l'autre ; et de
môme qu'à côté de nous l'on meurt de faim ; parfois
aussi nous souffrons de cette faim idéale, de cet
appétit de puissance, de bonheur, de richesse, de
gloire qui nous fait cruellement agoniser.
C'est dans ces moments -la, mes frères, que nous
cherchons, en même temps qu'un ami pour lui
confier nos peines, des consolateurs dans ces régions
de la pensée et du génie, où l'humanité se purifie et
où Dieu se rapproche.
Merci donc à vous tous, frères de l'Orient de
Troyes, d'avoir compris cette pensée, d'avoir mis
à côté du pain matériel pour l'orphelin et pour la
veuve, la coupe pure dans laquelle nous buvons
l'oubli, nous trouvons l'espoir. Merci d'avoir voulu
apprendre au monde que la maçonnerie c'est le
progrès, mais le progrès soigneusement préservé
des chocs , des disputes , des tiraillement de la po
litique ! Merci d'avoir donné à l'humanité cette
grande leçon de concorde et d'effusion symbolique !
Merci d'avoir suspendu une lyre à côté de l'cquerre
et du compas, et d'avoir rappelé à nos jeunes frères
apprentis, qu'ils n'ont pas seulement à accomplir
les labeurs du métier, la tâche civile, mais qu'il y a
aussi un culte obligé pour tout homme intelligent,
envers toutes les transformations du beau, envers la
musique, qui n'est que la concentration de toutes
les harmonies sonores de la nature.
Que de choses mon cœur aurait encore à vous
dire! Mais je manquerais tout le premier à ce res
<8- 156 -8>
pect que je demande pour l'art, si j'insistais davan
tage afin de le prouver. Je me tais donc ; mais avant
de finir, permettez-moi d'emplir mon verre en l'hon
neur des hôtes illustres et chéris que nous fêtons
aujourd'hui.
Merci à vous aussi, frères dévoués, artistes géné
reux qui n'avez pas hésité un seul instant à venir,
quand notre voix, ou plutôt quand la voix des pau
vres vous appelait ! Merci d'avoir quitté tout pour
cette fête humanitaire! Merci d'avoir bien voulu
répandre les effusions de votre talent, les transports
de vos âmes sur nos douleurs, sur nos ennuis. Merci
de cette preuve que vous avez faite du lien sacré
de la maçonnerie. Vous en êtes les plus fermes, les
plus nobles soutiens ; vous êtes doublement maçons,
vous qui avez le secret du beau avec le secret du
bien !
Mes frères, je porte un toast à l'alliance des arts
et de la maçonnerie !
VII.

TOAST PORTÉ A PROVINS, A LA FÊTE D'HIVER


DE 4881.

Mes Frères, nous venons vous rapporter le toste


Que dans nos murs un jour vous nous avez porté.
Les soldats, qui par vous furent mis à leur poste ,
Viennent rendre le mot que vous leur avez dicté !
Nous avons gardé pur et loin de toute atteinte
Le drapeau fraternel que vous avez remis.
Soyez contents de nous, embrassez-nous sans crainte,
Vous tous , nos chefs et nos amis !
Quand du temple troyen les colonnes brisées
Gisaient dans la poussière et dans de sots mépris ,
Vos mains vinrent s'unir à ces mains empressées
Qui cherchaient à tâtons à compter les débris.
14
«S- 158 -8>
Votre souffle puissant réveilla la lumière ;
Votre Orient vers nous prolongea ses rayons ;
Une aurore nouvelle inonda la paupière
Si longtemps close où nous vivions!
Les comtes Champenois avaient choisi naguère
Provins pour leur séjour ordinaire et vanté ;
Sur vos murs ils plantaient leur étendard de guerre ,
Dont Thibault s'abrita pour chanter la beauté.
Le gothique manoir a perdu sa tourelle ;
Le Progrès en passant a broyé les créneaux ,
Et la Fraternité s'est mise en sentinelle
Sur les vieux donjons féodaux !
Intrépides Maçons ! le feu de vos poitrines
A redonné la vie à ce tombeau géant ,
Et vous avez bâti , du milieu des ruines ,
Un temple à l'avenir sur l'œuvre du néant !
Au principe éternel qui doit sauver le monde ,
Vous avez fait un gîte à l'ombre de la mort,
Et répandu l'amour sur la haine profonde,
Comme une lave qui la mord !
Arrachant aux partis qui tiraillent la France
Leur stérile drapeau , de sang toujours couvert , '
Au nom du droit humain et de la conscience ,
Des bras fanatisés vous émoussez le fer !
Vous avez du vieux monde éveillé les entrailles ;
A vos chants fraternels, dont Dieu bénit l'écho ,
L'Egoïsme a senti s'écrouler ses murailles
Comme les tours de Jéricho !
Ce sont là vos travaux ! ce sont aussi les nôtres !
Nous allons sur vos pas guérir l'humanité ,
<9- 159 »e>
Et l'Immuable Foi , dont nous sommes apôtres , ■
Ensemble nous convie à la même fierté !
Frères , formons toujours ces invincibles troupes ,
Et confondant nos cœurs dans nos libations ,
Abreuvons-nous ensemble au vin des mêmes coupes,
Comme aux mêmes émotions !
Nous avons apporté, pour compléter les arrhes
Du pacte fraternel entre nous consacré ,
Non pas de beaux présents, non pas des œuvres rares ,
Mais le sang de nos cœurs par l'amour enfiévré ;
Mais le cri de notre âme, où votre penser vibre ;
Mais de loyaux transports, pour un loyal dessein ;
Mais, dans chacun de nous, le bras d'un homme libre,
Pour vous étreindre sur son sein !
Buvons donc, le front haut, verres pleins, âmes pleines.
Que ce double calice , en ce jour glorieux ,
Noyant et nos douleurs et nos passions vaines ,
Déborde sur la terre et rejaillisse aux cieux !
Scellons pour nos enfants une Heureuse-Alliance !
Qu'ils n'imitent jamais nos modernes combats ;
Et que Dieu pour toujours, cicatrisant la France ,
Jette l'Europe dans ses bras !
Car, de tous les progrès la France est la nourrice ;
Les peuples à son sein boivent la vérité,
Et c'est elle qui doit affermir l'édifice
Où viendra reposer en paix l'humanité!
Pûlsse-t-elle donner à la Maçonnerie
Le temps et le loisir d'accomplir son grand vœu ,
Pour que tous les humains aient la même patrie ,
Comme ils n'ont qu'une âme et qu'un Dieu !
<8- 160 -S>
Dans ce sublime espoir, buvons gaîment mes Frères
Buvons à l'inconnu vers lequel nous marchons !
Buvons aux ateliers sérieux et prospères !
Buvons à ceux de nous qu'au deuil nous arrachons !
Buvons à cette chaîne immense et palpitante
Que rivent les Maçons par des nœuds forts et doux !
Buvons enfin à ceux dont la place est vacante ,
Et oui chez eux boivent à nous !
VIII.

LA MAÇONNERIE ET LE MONDE PROPANE.

Discoure frononci au banquet annuel it la fête gotattctale


b'ili ic la Clémente 3mttti , >t Jlaris.
(juillet 1851.)

Mes frères,
Je n'ai pas voulu confier aux hasards d'une im
provisation les quelques mots que j'avais à vous
dire. Dans des fêtes comme celle qui nous rassem
ble, les pensées abondent, le flot des émotions qui
s'amassent au fond du cœur monte trop vite aux
14.
<8- 162 >*>
lèvres, et l'expression manque souvent pour des
pensées qui débordent.
Voilà pourquoi, mes frères, j'ai pris la liberté
d'écrire ce que vos effusions m'auraient fait ou
blier.
Nous vivons dans un temps où, plus que jamais,
la maçonnerie a besoin de grossir ses rangs et d'é
largir les voûtes de son temple symbolique, véri
table asile de la paix au milieu de nos discordes,
véritable refuge de toutes les âmes blessées, de
toutes les illusions contristées, de tous les courages
meurtris.
Quand le progrès, dans sa marche implacable à
travers tous les préjugés, fait osciller le monde sous
chacun de ses pas ; quand les passions épaississent
l'atmosphère autour du front des penseurs; quand
les peuples, que l'histoire n'a pas encore désenchan
tés de la guerre civile, se croient obligés de remuer
des pavés chaque fois qu'on remue des idées ; et
quand c'est encore avec du sang que la folie hu
maine croit féconder les sillons de l'avenir; c'est à
nous, les civilisateurs pacifiques, c'est à nous, les
évangélisateurs de la loi fraternelle; c'est à nous
de nous pencher sur cette mêlée ardente, de souf
fler à ces meutes acharnées l'esprit de calme et
de paix dont nous sommes remplis ; c'est à nous de
tendre les bras à ces naufragés de l'erreur, et d'ou
vrir ce parvis auguste où l'humanité se dépouille des
ses rivalités de partis, de ses haines d'opinion.
La maçonnerie a été long-temps l'arsenal invi
<8- 163 -e>
sible du génie de l'humanité. Pendant longtemps,
sous sa voûte étoilée, d'intrépides et modestes ou
vriers ont élaboré toutes les notions dont le monde
s'illumine aujourd'hui. Depuis Socrate, qui ne buvait
peut-être la ciguë que pour avoir, dans un moment
de tentation sublime, trahi le magique secret que
l'initiation lui avait confié , depuis Socrate jusqu'à
nos jours, à travers toutes les luttes, tous les bou
leversements, nos mystères ont été le dépôt des lois
essentielles de la philosophie humanitaire, univer
selle. *
L'heure est venue d'élargir les tables de nos ban
quets, d'écarter les colonnes du temple, d'élever la
voûte, de faire véritablement de la maçonnerie cet
édifice qui s'étend de l'orient à l'occident, du midi
au septentrion, qui s'appuie sur la Sagesse, sur
la Force, sur la Beauté, et dont les racines s'en
foncent de la surface de la terre au centre. L'heure
est venue de nous baisser plus que jamais vers le
monde profane, et de mettre à la hauteur de toutes
les lèvres cette coupe de la vérité et de l'amour qui
doit apaiser toutes les fièvres. La société s'épuise
dans la haine ; c'est à nous à la sauver par la fra
ternité.
J'oublie, mes frères, dans cette enceinte, la de
vise politique sous laquelle je combats ailleurs, et
je ne veux pas oublier qu'une des premières lois de
notre ordre c'est le respect religieux des convictions.
Je ne commettrai pas la faute d'évoquer ici les
drapeaux que nous avons laissés sur le seuil. De
<»- m -e>
main, peut-être, et dehors, nous saurons si nous
suivons la même route ; ici nous n'avons qu'une foi
commune, qu'une pensée. Tous les partis abdiquent
devant la solidarité de notre affection, et je me tai
rais plutôt que de vous outrager par une violation
des statuts que la pureté des intentions n'excuserait
pas.
Ne jugeons donc pas les combattans ! Ne nous in
quiétons pas de savoir pour quel étendard nous sou
haitons le triomphe ! Que sont ces misérables que
relles auprès de l'ambition magnanime qui nous
transporte ! Le monde entier qui nous sert de patrie
nous interdit de sacrifier à des vérités relatives les
intérêts de la vérité absolue dont nous sommes les
dépositaires.
Ce qu'il nous suffit de savoir , et ce que je veux
constater, c'est que l'humanité souffre ; c'est que le
moment d'une intervention fraternelle est venu;
c'est que nous mentirions à nos serments, à toutes
nos obligations, si nous ne nous jettions pas à tra
vers la mêlée, et si nous ne disions pas, indistinc
tement, à droite, à gauche, devant nous, derrière
nous : — « Mais regardez-vous donc, insensés! vous
êtes des fils de la même famille, et les flancs de vos
mères saignent à chaque blessure que vous croyez
faire à un ennemi ! »
Voilà notre devoir à tous. Les formes de gouver
nement sont éphémères : le vent déchire les dra
peaux; le temps en éparpille indistinctement les
miettes sur les tombes des vainqueurs et des vaincus.
•S- 165
La mort banale, qui ne se soumet pas aux choix des
panthéons humains, mêle toutes les poussières et
tient pour aussi peu tous ces héros. Ce qui a pas
sionné une époque , fait rire une autre ; et nul ne
peut dire, en s'enrégimentant dans -un parti, qu'il
combat plutôt pour les desseins de Dieu, que ses ad
versaires. Mais il y a quelque chose qui survit à
toutes les ruines ; mais il y a une pensée qui plane
sur- tous les champs de bataille ; mais il y a des prin
cipes qu'on n'outrage pas impunément, et qu'il
n'est pas permis d'oublier : ce sont les lois de dé
vouement, de sacrifice ; c'est l'obligation pour tous
les hommes de s'aimer ; c'est le droit, pour celui
qui souffre, de venir frapper à notre porte et de
nous dire : Mon frère, sauve-moi !
Nous aurons bien mérité de l'histoire et de la
civilisation si , par la propagande invincible des
bonnes actions et du bon- exemple, nous avons in
troduit dans les relations sociales un esprit de tolé
rance, un sentiment de justice et d'union qui
émousse les "armes des ambitions vulgaires, et fasse
taire la voix des rivalités politiques, devant la grande
voix de l'humanité.
Je ne sais pas si, pour une cause ou pour une
autre, le siècle doit avancer ou rétrograder ; je ne
sais pas si nous sommes dans un cratère de volcan ;
mais, ce que je sais bien, c'est que, le sol fût-il
encombré de ruines ; c'est que, toutes les villes fus
sent-elles en cendres , toutes les terres en jachères,
il suffirait de quelques maçons pour relever l'édifice,
<»- 166 <8-
pour rallumer le phare éteint, pour reconstituer
tout-à-coup une morale, une foi, un culte, une phi
losophie, une civilisation. La croyance à l'immor
talité de l'âme et à l'infini ; la pensée d'une mutua
lité incessante dans les peines et dans les joies ; que
faut-il de plus pour animer et féconder la matière,
pour inspirer le travail, pour révéler à l'artiste et
au penseur les mondes incommensurable de l'idéa
lité?
Chose merveilleuse et qui doit nous confirmer
dans notre croyance ! Tous les jours nous entendons
dire que les formules, que les cérémonies finissent
par absorber en quelque sorte l'essence des idées
qu'elles doivent représenter, et que, dans les vieilles
institutions religieuses et sociales, la forme corrompt
et emporte le fond. Chez nous, au contraire, le
symbolisme est le gardien vigilant de l'idée; nos
mystères transmettent intact le dépôt reçu par l'ini
tiation. On dirait un vase à hiéroglyphes enfermant
précieusement une liqueur sous un triple sceau. On
le passe religieusement de main en main sans qu'au
cune goutte s'en échappe; et, après des siècles, le
parfum est toujours aussi pénétrant, la force de vie
aussi puissante, aussi énergique.
Faisons boire à ce breuvage tous ceux que les
mêmes illusions altèrent et fatiguent, tous ceux que
la recherche des frivolités du monde profane épuise,
tous ceux qui désespèrent, tous ceux qui veulent
espérer.
Déjà les ateliers se multiplient : la province élec
<a- wi
Irisée voit partout les colonnes se dresser au milieu
de la curiosité souriante et attentive du monde.
L'élan est donné ; la maçonnerie est entrée dans la
voie sérieuse dont elle était sortie aux époques d'a
bâtardissement ou de servitude. Le matérialisme sen
suel qui avait profané le temple s'est avoué vaincu,
et les vieilles calomnies édentées n'osent plus s'at
taquer aux bases d'airain de nos édifices. On sait
bien que nous ne sommes pas les impies dont la su
perstition s'effarouchait ; on sait bien que nous ne
sommes pas ces affamés s'isolant de la misère com
mune pour se repaître dans des banquets somptueux
et égoïstes ; les nappes de nos tables débordent dans
les mains des pauvres qui les bénissent, et de nos
banquets qui aspirent à d'immortelles réformes, il
ne sortira jamais, mes frères, de sanglantes révolu
tions ! Il s'en dégage, au contraire, cette moralité sai
sissante qui domine toutes les révolutions et qui les
condamne. Ce sont les haltes de l'humanité, les re
pos sous la tente des pionniers de la civilisation.
Buvons-donc, mes frères, au succès de nos entre
prises pacifiques !
Nous autres, artisans obscurs des ateliers de pro ;
vince, nous venons chercher près de vous l'exemple
et l'émulation. Nous venons nous retremper dans ce
foyer de généreuse ardeur; nous venons aimanter
nos âmes qu'une réalité plus dure émousse et use ;
nous venons chercher le mot d'ordre et mêler nos
mains, nos cœurs et nos pensées, à vos mains ac
tives, à vos cœurs brûlants, à vos pensées fécondes.
<$-. 168
Vous nous avez accueillis, mes frères, avec l'em
pressement que nous rêvions; vous avez fortifié
notre foi ; nous remporterons un précieux souvenir
de cette fête, et, permettez-nous de le croire, l'es
pérance qu'après nous avoir fait une place si frater
nelle à votre banquet, vous viendrez, à votre tour,
quelque jour, nous la demander dans nos fêtes.
IX.

CANTIQUE MAÇONNIQUE,

Qttjanté au Concert bonne par la loge l'Union


-fraternelle.

Amis, chantons cette heure solennelle


Qui dans l'ardeur d'une sainte gaieté
Fait des rayons dont notre ame étincelle ,
te soleil de la charité !

I.
Nos mystères dont on se raille
Dans ce beau jour sont dévoilés
15
<S« 170 -S>
Et nos secrets sur la muraille
Brillent aux regards désillés !
Sur les vulgaires calomnies
Nos mains étroitement unies ,
Semblent agiter un flambeau.
Reconnaissez , monde profane ,
Dans ces fêtes que l'ou condamne ,
La soif du bien , l'amour du beau !
Amis , chantons , etc.

n.
Cette antique maçonnerie
Dont les généreux artisans ,
Ont le monde entier pour patrie
Et les malheureux pour enfants ;
Cet édifice symbolique
Abrite sous son bleu portique
Bien des orphelins grelottants ,
Bien des esprits calmes et sages ,
Bien des fronts que de durs voyages
Ont creusés ou rendus sanglants !
Amis, chantons

UI.
Sur l'humanité que torture
Son immortelle ambition ,
Nous répandons l'eau sainte et pure
D'une immortelle effusion !
Nous soutenons l'àme qui doute,
. Et nous aplanissons la route
«8- ni*-s>
Des pieds encor mal affermis ;
Tout homme en deuil est notre frère ,
Et , priant que Dieu les éclaire,
Nos ennemis sont nos amis!
Amis , chantons
IV.
Quand nous avons tari des larmes,
Quand nous avons donné du pain ,
Quand la mère n'a plus d'alarmes,
Quand les enfants n'ont plus de faim ;
Quand dans les chétives demeures,
Nous avons allégé les heures
Qu'allourdissait la pauvreté;
Alors, notre tâche est complète ;
SI nul n'appelle , ou ne regrette ,
Nous reposons en liberté !
Amis, chantons
V.
Dans nos plaisirs, dont rien n'altère
Le flot limpide et souriant,
Nous appelons une lumière ,
Plus radieuse à l'Orient!
Nous invoquons les harmonies ,
Les espérances infinies
Qui fécondent l'Eternité ,
Et nous jetons au cœur qui souffre,
Comme des fleurs au fond d'un gouffre ,
Dieu, l'amour et la vérité !
Amis , chantons
VI.
Enviez-nous , âmes flétries
Par une longue inimitié !
Venez à nous, âmes meurtries.
Pour qui le monde est sans pitié !
Nos soins guériront vos blessures ,
Et nos gaités franches et pures
Vous adouciront le chemin.
Aimer ! voilà notre mystère ;
Dieu le donne avec la lumière :
C'est le secret du genre humain !
Amis , chantons cette heure solennelle
Qui dans l'ardeur d'une sainte gaieté
Fait des rayons dont notre âme étincelle
Le soleil de la charité !
CONCLUSION.

Au moment d'abandonner ce petit livre à ses des


tinées inconnues, un scrupule nous saisit. Avons-
nous bien dit toute notre pensée, et n'uvons-nous
pas dit plus que notre pensée ? Comprendra-t-on le
sentiment d'estime virile que nous avons voulu ins-
pi^ér pour une institution sérieuse, et ne traitera-t
on pas ces pages d'utopie ?
S'il ne s'agissait que d'une satisfaction littéraire,
notre résignation sur ce point nous laisserait sans
inquiétude, et nous abandonnerions, sinon avec in
souciance, au moins avec un repos absolu, ces lignes
à toutes les sévérites de la critique. Mais, si petite
que soit cette œuvre, si insuffisante qu'elle paraisse
<8* 174 »8>
aux regards des juges, elle n'est pas moins pour
nous le résumé de pensées qui nous sont chères, et
que nous avons l'illusion de croire utiles. On nous
pardonnera donc d'insister et d'intercéder pour elles.
. Nous n'avons pas pu, nous n'avons pas dû expli
quer la franc-maçonnerie dans son origine, dans
tous ses symboles ; les convenances et l'obligation
du secret nous limitaient à chaque pas. Si donc le
titre paraît plus annoncer que le livre ne donne en
réalité, il faut se dire que la pratique maçonnique
peut seule justifier ces prétentions philosophiques
que nous signalions surtout, plus encore que nous
ne songions à les prouver.
Il nous aura suffi d'indiquer , de faire entrevoir
derrière ce rideau mystique des avenues lumineuses
dans lesquelles un homme de cœur et de raison
peut s'engager sans rougir. Non-seulement pour
nous la franc-maçonnerie est un enseignement phi
losophique, mais nous ne connaissons rien qui puisse
aider comme elle à ce besoin de sympathie , à cette
ardeur fraternelle qui trouble en ce moment l'huma
nité. Dans ces dernières années, on a mis en avAnt
bien des utopies, on a bien abusé des mots et cli.<r-
ché la solution du problême social dans des concep
tions bien vaines. Toutes ces déceptions, tous ces
tâtonnements ne prouvent pas toutefois qu'il n'y ait
rien à faire, rien à désirer. Il est bien évident, au
contraire, que, de cette mêlée confuse, une voix s'é
lève variant la formule de ses vœux , mais protes
tant toujours.
<&. 175 *8>
Il n'y a véritablement qu'une utopie, selon nous :
c'est la pacification générale, universelle, ici et là-
bas ; c'est la conciliation de toutes les volontés ; c'est
la fusion de toutes les intelligences. Depuis trop
longtemps le monde vit de l'antagonisme et spécule
sur la haine ; il s'agit de lui montrer que l'amour
coûte moins et vaut plus. C'est là le problème es
sentiel : le reste découlera comme conséquence.
On entend dire tous les jours que la science so
ciale est impuissante, parce qu'elle est encore aux
négations et qu'elle ne saurait rien affirmer. Je le
crois sans peine. Mais n'est-il pas évident pour tous
que la Fraternité est une de ces vertus qui s'affir
ment, sans contestation? Et si quelques-uns esti
ment que son règne est difficile, nul ne prétend du
moins qu'il soit insensé de le souhaiter.
Or, quand la Fraternité, affirmée partout, sera
bien décidément entrée dans nos mœurs ; quand les
barrières tomberont; quand les yeux des peuples
s'ouvriront à cette vérité que la guerre est une dé
pravation, et qu'on pourrait utiliser plus dignement
le? Vas de nos soldats en les employant à de grands
travaux d'industrie ou d'agriculture , qu'en en fai
sant des instruments de meurtre et d'incendie ;
quand la paix, qui est le plus puissant auxiliaire des
utopies apparaîtra à tous, comme une de ces bana
lités qu'on ne peut repousser sans honte ; les pro
blèmes qui semblent aujourd'hui impossibles devien
dront d'une solution aisée, et l'affirmation que la
science cherche avec tant de peine sera trouvée.
<è~ 176 »8>
La franc-maçonnerie est, à coup-sûr, le plus éner
gique, le plus efficace moyen de propagande pour la
Fraternité. Les pays où elle est officiellement recon
nue et consacrée, sont précisément ceux où les
mœurs ont le plus d'urbanité , où l'hospitalité
s'exerce avec le plus de franchise. En France, on
la pratique avec cette ardeur intermittente qui ca
ractérise notre nation.
C'est pour aider à un culte plus raisonné, plus
continu et plus calme, mais plus sérieux dans sa
continuité, que nous avons écrit ce livre. Notre
démonstration est incomplète , mais nous avons
voulu qu'elle fût ainsi, pour que les esprits de bonne
volonté allassent demander à l'initiation un complé
ment que nous ne devions pas leur donner.
Nous avons eu soin de ne faire aucune allusion
directe ou indirecte à cette science dangereuse de
la politique. Nous protestons encore une fois de nos
intentions de réserve à cet égard. L'œuvre de la
franc -maçonnerie est indépendante des formes du
Pouvoir. Pourvu qu'on la laisse libre et qu'elle ne
réclame elle-même ni concours, ni protection,;-ft*le
peut produire tous ses effets, et mettre en circ?ia-
tion toutes les vérités dont elle èst l'inviolable âe-
positaire.
Nous avions commencé ce livre à Troyes, en sui
vant les travaux d'une des plus belles, des plus di
gnes loges de France. Nous l'avons terminé dans un
éloignement aussi triste que l'exil. Mais, c'est du
moins une consolation dans nos regrets, que de pou
<8- 177 -8>
voir dédier à ces amis absents un travail pendant la
durée duquel leur amitié si constante et si dévouée
n'a cessé de nous soutenir et de nous encourager.
Ce livre est donc une œuvre doublement frater
nelle par son but et par son inspiration, et à ceux
qui auraient été tentés de blâmer certaine phraséo
logie dont nous avons conscience, nous répéterons
que nous avons été souvent impuissant à dominer
l'émotion du souvenir, et que certains mots qui
sembleraient emphatiques aux lecteurs de sang-
froid , ont été mis, presque toujours, pour cacher
une larme tombée malgré nous sur le papier.

FIN.

J
TABLE DES MATIÈRES.

But de ce livre 7
PREMIÈRE PARTIE.
I. Du Symbolisme 32
II. Dés Grades maçonniques 46
III. Des rapports de la Franc-Maçonnerie avec
la Religion hi
IV. Des rapports de la Franc-Maçonnerie avec
l'Autorité 67
V. Ce Code maçonnique 73
DEUXIÈME PARTIE.
I. De l'Initiation au grade A'Apprenti. . . 77
II. Dissertation sur le grade de Compagnon. 87
III. Dissertation sur le grade de Maître . . 113
IV. De l'inauguration des Temples .... 129
«8- 180 -8
V. Toast. . . . .
148
VI. Alliance des Arts et de la Maçonnerie. 152
VII. Toast. 157
VIII. La Maçonnerie et le monde profane. 161
IX. Cantique maçonniquc . .. , . 169
Conclusion. . 17:
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