Mémoriser Grâce À Nos Sens

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Recherche et pratiques

pédagogiques en langues
de spécialité
Cahiers de l'Apliut

Vol. XXV N° 2 | 2006 :


Mémoire et mémorisation dans l'apprentissage des langues
Conférences plénières

Mémoriser grâce à nos sens


Memorising through our senses

NICOLE MAZÔ-DARNÉ
p. 28-38
https://doi.org/10.4000/apliut.2456

Abstracts
Français English
Notre mémoire dépend des apports sensoriels qui sont indispensables à la gestion cognitive. Il
est probable que nous ne parviendrons jamais à découvrir la trace enregistrée d’un souvenir
précis dans le cerveau. Ce qui est mémorisé, grâce à nos sens, c’est tout un ensemble de
relations entre le corps et son environnement. Nos sens construisent donc nos souvenirs en les
remaniant sans cesse. Mais chaque sens a-t-il la même importance ?

Our memory depends on our senses, whose contribution is essential for cognitive
management. It will probably be impossible to ever trace back the record of a specific memory
in the brain. What is memorised, through our senses, is a network of relations between body
and environment. Our senses build up our memories by constantly working on them. But does
each sense have the same importance as the others ?

Index terms
Mots-clés : cerveau, goût, mémoire, odorat, ouïe, sens, toucher, vue
Keywords : brain, hearing, memory, senses, sight, smell, taste, touch
Full text
1 Dans ce qui compose notre intelligence, il n’y a rien qui ne soit d’abord passé par nos
sens.
2 Friands des informations que nous captons constamment, notre cerveau engrange,
filtre, sélectionne, classe, trie, répartit, ordonne les milliers de stimuli qui nous
parviennent sans cesse afin de les rendre hautement signifiants et cohérents avec notre
représentation idiosyncrasique du monde. Nos sens sont les véritables portes d’entrée
de l’information indispensable à notre activité mentale. Ils sont les supports de la vie.
Tout ce que nous savons de notre milieu, tous nos apprentissages sont liés à cette
activité sensorielle majeure, essentielle à la gestion cognitive. Nous apprenons grâce à
eux. Sans stimulation sensorielle, il n’y aurait pas de vie cérébrale.
3 C’est parce que nous voyons, entendons, sentons, goûtons et touchons que nous
pouvons nous adapter en permanence et, plus les sens se développent, plus le cerveau
se perfectionne. Tout notre corps n’est que mémoire. Avec ses facultés sensitives et
sensorielles finement réglées pour la collecte de l’information, il demeure un relais
indispensable pour notre mémoire. Ce que nous percevons du monde extérieur se
transforme dans notre cerveau en sensations et impressions qui vont construire nos
souvenirs, mais aussi modifier sans cesse ceux que nous possédions déjà. Ils sont la
base de notre personnalité, de notre imagination, de notre esprit créateur.
4 En général, on parle de cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat le goût et le toucher. Mais le
corps possède des terminaisons nerveuses sensibles à la lumière, au son, au toucher, à
la pression, à la chaleur, au froid, à la faim, à la soif, à la douleur, à la fatigue et à bien
d’autres encore. La mémoire dépend de ces apports sensoriels, elle n’est pas une
fonction autonome.
5 Certains récepteurs sensoriels ont des performances extraordinaires. Ainsi l’homme
perçoit la lueur d’une bougie à vingt-sept kilomètres dans des conditions optimales,
l’enfoncement rapide de la peau d’une amplitude d’un demi-millième de millimètre est
identifié.
6 S’il est vrai que sans activité sensorielle, il n’y a pas de mémoire, il est vrai également
que, sans mémoire, l’activité sensorielle ne serait qu’un déferlement bruyant et stérile
d’informations. Avec la mémoire, cette cascade de stimulations devient souvenirs,
apprentissages, culture. Soumis à ces stimulations externes continuelles, le cerveau
construit ou nous fait remémorer au même moment des expériences internes. Lors de
ce processus, plusieurs systèmes de représentations se mettent à fonctionner en même
temps. C’est ce qu’on appelle une synesthésie. Ainsi, Marcel Proust, à partir d’une
expérience gustative, au moment même où ses papilles gustatives sont en contact avec
le gâteau (la fameuse petite madeleine), son cerveau part à la recherche de l’explication
du plaisir soudain qui l’envahit et qui sera le déclencheur d’images et d’évocations
auditives d’un souvenir heureux de son enfance. Car le souvenir d’un événement
personnel a toujours une composante affective et une forte composante d’imagerie.
7 Un souvenir peut revenir par différentes entrées. Nous ne nous rappelons jamais un
souvenir comme nous appuyons sur une touche d’ordinateur, nous le recréons en
fonction du contexte qui accompagne sa mise en mémoire, et de notre contexte présent.
Le cerveau sert à rappeler le souvenir et non pas à le conserver (en termes
d’informatique c’est la mémoire vive, non celle du disque dur).
8 Cette mémoire sensorielle ultracourte de l’ordre de quelques millisecondes est
essentielle au temps perceptif. Elle correspond à la mémoire immédiate de ce que nous
percevons c’est-à-dire de ce que captent en permanence nos cinq sens. Elle est
particulièrement sensible aux interférences qui perturbent l’attention. Fragile, elle
s’efface devant toute distraction empêchant la répétition mentale des données. Et c’est
pourtant de la qualité de cette mémoire sensorielle que dépend la possibilité de
consolider ou non le processus de mémorisation.
9 Nous ne sommes pas conscients du traitement des informations que fournit notre
mémoire sensorielle immédiate au cerveau qui va la confronter à des expériences
passées et faire naître ainsi la perception, processus actif et construit. De plus, le plaisir,
l’idée que l’on en a, modifie considérablement cette perception.
10 Ensuite, les sélections, les choix opérés par la perception seront fonction des
motivations, des besoins, des intérêts de la personne. Toute une chaîne d’opérations
mentales déclenchée par nos cinq sens entraîne donc des représentations.
11 Notre cerveau, toujours appréciant, jugeant et comparant, nous pousse parfois à voir
ce que nos yeux ne voient pas. Nos processus de perception sont largement subjectifs.
De nombreuses expériences faites en psychologie l’indiquent. Ne dit-on pas
couramment que « l’on ne voit, l’on entend que ce que l’on veut bien voir ou entendre ».
Tout ce que nous percevons et pensons, tout ce qui nous apparaît vrai ou important est
nécessairement médiatisé par les caractéristiques propres à notre cerveau, aux cinq
sens dont nous disposons, à la culture dans laquelle nous sommes immergés ainsi qu’à
notre propre histoire : ce que nous ont légués nos parents, les conclusions que nous en
avons tirées sur la vie, et les mille et une expériences qui nous ont façonnés.
12 La plus grande partie de cette masse d’information est stockée hors de notre champ
de conscience. Ce dont nous sommes conscients maintenant n’est que le sommet d’une
pyramide dont la plus large partie nous échappe. Heureusement, car nous serions
d’instant en instant submergés par une masse d’informations non pertinentes.
13 Pour Diderot : de tous les sens, l’œil est le plus superficiel, l’oreille le plus
orgueilleux, l’odorat le plus voluptueux, le goût le plus superstitieux et le plus
inconstant, le toucher le plus profond et le plus philosophe. Pour Emmanuel Kant :
« l’odorat est le sens le plus ingrat et le plus indispensable », il le trouve moins social
que le goût et contraire à la liberté car la perception olfactive se fait de façon
involontaire, alors que l’absorption orale est délibérée. Pour Saint Thomas d’Aquin : la
vue est le sens le plus parfait, le plus universel, suivie de l’odorat. Quant à Gaston
Bachelard : l’odeur, dans une enfance, dans une vie, est, si l’on ose dire, un détail
immense.
14 Tous les sens n’ont donc pas la même valeur, nous ne sommes jamais soumis à une
seule stimulation mais à un ensemble qui concerne divers récepteurs sensoriels.
15 Il existe une loi en embryologie qui veut que, plus une fonction se développe tôt, plus
il est probable qu’elle sera fondamentale. Le toucher est le premier-né de nos organes et
le plus sensible, c’est notre premier mode de communication et la plus efficace des
protections. « Un être humain peut vivre aveugle, sourd et manquer totalement de goût
et d’odorat, mais il ne saurait survivre un instant sans les fonctions assurées par la
peau » (Ashley Montagu).

Avec lui, nous dit Yves Ledanseurs, nous remontons aux sources de la mémoire.
En effet, c’est vers le troisième mois de la vie utérine que l’on repère les
premiers signes d’une activité tactile. Chaque fois que l’enfant bouge dans le
ventre de sa mère, il trouve à la fois ses limites et sa sécurité. Sa vie mentale
s’éveille, sa mémoire aussi. La mémoire de ces moments d’intense rencontre
s’enracine dans les profondeurs de nos désirs, de notre inconscient. Elle ne
nous quittera jamais. Si on peut vivre sans voir ni entendre, on ne peut vivre
sans toucher ni être touché : autrement dit sans relation à l’autre. L’absence du
toucher est la pauvreté la plus grande. Elle est la solitude la plus profonde. Elle
crée une sorte d’état de manque d’une très grande violence.

16 C’est par notre peau que nous ressentons, aimons, détestons. Le langage exprime
d’ailleurs l’importance de la peau et du toucher : on entre dans la peau de quelqu’un, on
est bien dans sa peau, on a quelqu’un dans la peau…
17 Les capteurs du toucher sont répartis sur toute la surface de notre corps. La
perception par le toucher a une résonance profonde en nous, car contrairement à la vue
et à l’ouïe, le toucher nous fait ressentir les choses à l’intérieur de nous-mêmes.
18 L’enfant construit sa réalité du monde extérieur par les perceptions de tous ses sens,
mais toujours avec la suprématie du toucher, organe déterminant dans le
développement du comportement humain. À chaque fois qu’il combine le toucher aux
autres sens, plus la partie du cerveau activée est importante, plus les réseaux de
neurones qui se forment sont complexes et plus le potentiel d’apprentissage augmente.
19 Quant à la proprioception, qui est la perception que le corps a de lui-même dans
l’espace, c’est l’une de nos sources de connaissance les plus importantes. Ce sont des
outils d’apprentissage fantastiques. Car on ne pense pas seulement avec notre cerveau,
mais aussi avec notre corps. Les arts et les sports ne sont pas accessoires, ce sont de
puissants moyens de pensée et de communication avec le monde.
20 Notre culture a tendance à considérer l’esprit et le corps comme des entités séparées.
Pourtant les systèmes sensoriels et moteurs font partie à la fois du cerveau et du corps
et leur bon développement est indispensable à la gestion cognitive.
21 Mais la mémoire sensorielle la mieux connue est la mémoire visuelle dite
« iconique ». L’homme apprend en voyant et ce qu’il apprend retentit à son tour sur ce
qu’il voit.
22 80 % des informations qui s’imposent à nous au cours d’une journée nous
parviennent par la vue, et les yeux fournissent au système nerveux beaucoup plus
d’informations que le toucher ou l’ouïe, avec un débit beaucoup plus rapide.
L’information recueillie par un aveugle à l’extérieur est limitée à un champ d’un rayon
de six à trente mètres. Avec la vision, il atteindrait les étoiles.
23 L’œil diffère de tous les autres organes sensoriels par le fait qu’il est une véritable
excroissance du cerveau. C’est déjà un centre d’intégration. Et pourtant la vue est le
sens qui s’est développé chez l’homme le plus tardivement, mais c’est le plus spécialisé
et le plus complexe. Aucun autre sens ne fait intervenir autant de cellules nerveuses.
Environ 20 % des messages venant des yeux, de la rétine et des muscles extra-oculaires
vont vers des régions du cerveau concernées par les mécanismes de l’équilibre. Le nerf
optique contient dix-huit fois plus de neurones que le nerf auditif. Peut-on en conclure
qu’il transmet au moins dix-huit fois plus d’informations même si la différence entre la
quantité d’information fournie respectivement par les yeux et les oreilles n’a pas été
calculée avec précision ?
24 Si notre rétine n’a besoin que d’un dixième de seconde pour photographier
mentalement un visage, une grande partie de la vision n’est pas innée.
25 Si 10 % se passent dans les yeux, les 90 % restants ont lieu dans le cerveau, en
association avec le toucher et la proprioception. Nous nous entraînons sans cesse à voir
en trois dimensions dans un espace bidimensionnel (livres, peintures, films). En
Australie ou en Afrique, des individus qui n’avaient jamais tenu de livres entre les
mains étaient tout simplement incapables de voir un paysage de montagnes sur une
page à deux dimensions. C’était comme une sorte d’illettrisme visuel. Ils percevaient les
traits, les contours, la couleur, mais étaient dans l’incapacité de voir la perspective,
parce que dans la réalité, sur le papier, il n’y en a pas. Sans éducation, sans expérience
et sans apprentissage, l’œil voit, mais le cerveau est aveugle.
26 Ces millions d’informations nouvelles quotidiennes envoyées au cerveau pour
traitement entraînent une stimulation permanente par l’image et déclenchent une
intense activité cérébrale. Elle est l’occasion d’une augmentation de notre oxygénation
mentale et d’un échange constant des synapses, qui, du même coup, entretiennent leurs
capacités.
27 L’information visuelle est en général moins ambiguë et mieux centrée que
l’information auditive. Une exception majeure : l’activité auditive de l’aveugle qui
apprend à sélectionner les hautes fréquences acoustiques pour localiser les objets qui
l’entourent.
28 L’importance de la vision dans l’évaluation sensorielle des produits alimentaires est
étonnante. Michel Montaigne ne disait-il pas : « que vos yeux y tâtent avant d’y
goûter » ? Elle compte pour beaucoup dans l’identification, constate Jean-Marie
Bourre, Directeur de recherches à l’INSERM,
comme s’il y avait une hiérarchie ou une priorité, les informations visuelles
semblent dominer les informations gustatives et olfactives comme facteurs
déterminants dans la perception de l’odeur par exemple. Ce qui peut aboutir à
une perception erronée, connue sous le nom d’erreur d’attente, car le sujet
extrapole certaines propriétés visuelles à d’autres sensibilités.

29 La saveur de la menthe n’est bien perçue que si le liquide est vert, un bonbon au
cassis doit être violet.
30 La lecture des vieux traités culinaires médiévaux nous apprend qu’il était rarement
question de goût, mais le plus souvent des qualités visuelles d’une préparation.
31 L’ouïe a été également très étudiée, c’est un de nos systèmes les plus précoces. C’est
elle qui alerte le cerveau, que ce soit pour des besoins de protection ou de
compréhension. Dès le quatrième mois de sa vie intra-utérine, le bébé commence à
entendre. Il reconnaît des voix, se familiarise avec les musiques entendues et vit ses
émotions au rythme des échos de la vie extérieure qui lui parviennent.
32 L’ouïe, après le toucher, est le deuxième sens à s’éveiller de telle façon qu’au jour de
sa naissance l’enfant a déjà une expérience de la communication.
33 La mémoire des voix est très fidèle et de longue durée puisque nous pouvons
identifier des voix non entendues depuis de longues années (30 % des voix entendues il
y a cinquante ans contre 60 % des voix entendues plus récemment). Les sons ont la
particularité de faire résonner le crâne et cette résonance masse et stimule le cerveau.
Ainsi, la musique baroque grâce à sa symétrie et à ses harmonies parfaites facilite la
mémorisation. On devrait en écouter plus souvent.
34 Sans odeur, la vie n’a plus de goût, car ce n’est pas par la papille gustative que passe
l’essentiel du goût mais par le nez.
35 C’est notre sens le plus archaïque et probablement le plus en relation avec notre
inconscient. Les odeurs mettent nos sens en alerte car toutes les expériences
sensorielles qui lui sont liées sont gravées en nous. Une fois fixées, elles sont peu
susceptibles d’être modifiées par notre pensée ou notre imagination. Elles jouent un
rôle majeur dans les mécanismes de nos émotions et de nos comportements. Cette
mémoire olfactive diffère des mémoires visuelle ou auditive parce qu’elle résiste mieux
à l’épreuve du temps et que son mode d’apprentissage est unique. Elle a le pouvoir
d’évoquer des souvenirs beaucoup plus profonds que les images ou les sons, car des
connexions de neurones relient étroitement l’odorat à l’ouïe et à la vue ; aussi la
mémoire olfactive enregistre-t-elle en même temps que l’odeur tout son contexte
émotionnel.
36 De surcroît, les neurones de la muqueuse se reproduisent constamment puisqu’en
trente à quarante jours, la totalité des récepteurs est renouvelée. Hormis quelques
maladies exceptionnelles (l’anosmie, par exemple, qui est la perte de l’odorat et dont
l’origine est inconnue) nous conservons donc intact le sens de l’odorat au fil des années.
37 La quantité de corps odorants nécessaires pour faire apparaître la sensation est de
l’ordre du milliardième de milligramme. Si un peu d’odeur alerte le nez, il en faut en
revanche beaucoup pour l’identifier. Se souvenir d’une odeur est une chose, pouvoir la
nommer en est une autre. Déroutante pauvreté des possibilités de description des
odeurs qui sont pourtant des forteresses de la mémoire car, quand on a tout oublié d’un
événement donné, seule la réminiscence d’une odeur est capable de faire ressurgir ce
pan de vie apparemment effacé.
38 Et pourtant nous traquons les odeurs et n’avons de cesse de les faire disparaître : de
notre corps, de nos maisons, de nos villes. Dans l’usage de leur appareil olfactif,

les Américains, dit l’anthropologue Hall, sont culturellement sous-développés.


L’usage intensif de désodorisants, l’habitude de désodoriser les lieux publics,
ont fait des U.S.A. un pays olfactivement neutre et uniforme dont on
chercherait en vain un équivalent ailleurs.

39 Sans odorat et sans odeur, pas de vie. D’où la nécessité d’en reconstituer quand on en
a trop supprimé et les odeurs nous mènent par le bout du nez. Les revendeurs de
vieilles voitures n’utilisent-ils pas des parfums imitant ceux des voitures neuves ?
40 Même si toutes les odeurs sont manifestement des combinaisons formées à partir de
sept odeurs primaires, il n’existe pas universellement de bonnes ou de mauvaises
odeurs. La sensation agréable ou non associée à une odeur est intégralement apprise en
fonction des normes du groupe et des expériences personnelles.
41 Les recherches sur l’olfaction ont montré que les femmes dans la vingtaine utilisent
les odeurs pour se rendre attirantes, dans la trentaine, elles en usent pour délimiter leur
territoire, dans la cinquantaine comme anti-dépresseur, et dans la soixantaine comme
stimulant.
42 Notre sens du goût est beaucoup moins développé que celui de l’odorat. Nous avons
besoin de vingt-cinq mille fois plus d’un composé chimique pour le goûter que pour le
sentir.
43 La langue ne distingue que quatre goûts principaux, le salé, le sucré, l’aigre et l’amer,
qui vont permettre les combinaisons de l’éventail de toutes les saveurs que nous
connaissons. La saveur est génétiquement fixée : le sucre est recherché par tous, l’amer
est unanimement rejeté. La saveur d’un mets est, en fait, une donnée complexe,
explique J.-M. Bourre.
44 L’ensemble des sensations liées par exemple à l’alimentation constitue un système
d’attraction et de sélection si fondamental qu’un nutriment dépourvu de tonus émotif
n’est pas un aliment.
45 Le domaine olfactif et le goût, longtemps négligés au profit des autres sens par les
anthropologues, n’ont pas encore révélé tous leurs secrets, ainsi le rôle cognitif dans la
construction des souvenirs si tenaces est-il très peu exploité.
46 Il y a concurrence entre les sens quant à leur capacité à représenter ce qui est
extérieur au corps. Ceux de la défense, du toucher, de la vue, de l’ouïe, ont pris le dessus
sur la sensibilité du besoin comme le goût et l’odorat.
47 L’homme en effet, est bien plus fortement structuré pour percevoir la douleur que
pour détecter les sources de plaisir comme le montre l’analyse de très nombreux
récepteurs. Prévenir un danger fut-il plus vital que de se faire plaisir ? Cela reste-il
toujours vrai ?
48 La mémoire se vit donc à l’intérieur de chaque sens. Chaque perception du monde
extérieur entraîne en nous une impression d’intensité variable, agréable ou pas, chargée
d’affect. Nos sens ne sont pas seulement indispensables au traitement de l’information
et à notre autodéfense, ils nous donnent les moyens de jouir de l’existence.
49 Comment faisons-nous pour ne pas être submergés par le déferlement incessant
d’informations, des stimuli que nous envoient nos cinq sens ? Par la distinction entre
les stimulations signifiantes et celles qui sont sans intérêt. La sélection des données
sensorielles consistant à admettre certains éléments tout en en éliminant d’autres fera
que l’expérience sera perçue de façon très différente d’un individu à l’autre. S’ils
appartiennent à des cultures différentes, non seulement ils parlent des langues
différentes, mais ce qui est sans doute le plus important, ils habitent des mondes
sensoriels différents. Ce que nous appelons nos goûts, nos préférences constituent en
quelque sorte notre mode personnel de relation avec le monde extérieur.
50 Les environnements créés par l’homme nous permettent de repérer comment les
différentes cultures font usage de leur sens. Les observations de Hall démontrent
qu’Américains et Arabes vivent dans des mondes sensoriels différents, ne font pas
appel aux mêmes sens, les Arabes utilisant l’olfaction et le toucher de façon
préférentielle par rapport aux Américains. Ils interprètent et combinent différemment
leurs données sensorielles. Même l’expérience que l’Arabe a de son corps par rapport à
son Moi est différente de la nôtre. Une des différences majeures entre l’Orient et
l’Occident tient entre autre, au fait que l’espace lui-même est perçu de façon
radicalement différente par chacune des deux cultures. L’Occident perçoit les objets,
mais non les espaces qui les séparent. Au Japon, en revanche, ces espaces sont perçus
et nommés.
51 Tous les hommes n’entretiennent donc pas les mêmes rapports avec le monde
environnant. Reconnaître cette donnée est essentiel, sinon il devient impossible de
comprendre comment traduire les données d’un monde de perception dans un autre.
52 Les conséquences de ce constat sont grandes. Elles concernent la pédagogie et
l’apprentissage.
53 Les neurosciences nous apprennent que répéter la même information plusieurs fois
de la même façon peut bloquer son acquisition. Il est effectivement préférable de varier
la communication en jouant avec la gamme des multimodalités sensorielles et en
utilisant tous les systèmes de perception et de représentation : visuels, évocations
auditives, kinesthésies tactiles, gestuelles, ou émotionnels.
54 Si 40 % sont des visuels, 40 % des auditifs et 20 % des kinesthésiques parmi nous,
cela implique que chacun a son canal de communication préférentiel et que nous
captons les informations de façon très différente. Nous ne les stockons pas dans notre
cerveau et n’y accédons pas non plus de la même manière.
55 Que l’on communique dans un autre canal et l’on diminuera les chances de se faire
comprendre.
56 Si les représentations qu’une personne utilise pour construire son expérience de la
réalité sont, par exemple, surtout visuelles, elle aura du mal à répondre à une question
qui présuppose une représentation kinesthésique. Cela n’indique pas qu’elle soit
résistante, c’est simplement une indication que ce que sont les limites sensorielles de
son modèle du monde.
57 Le visuel, quand il est face à un auditif, peut avoir l’impression que celui-ci n’est pas
en contact avec lui parce qu’il ne le regarde pas. L’auditif, lui, reprochera au
kinesthésique de ne pas l’écouter. Quant à ce dernier, lui-même se plaint de
l’insensibilité des auditifs et des visuels, etc.
58 Pour celui qui n’est pas au fait de ces différences sensorielles, il n’est que trop tentant
de conclure qu’un interlocuteur est négatif ou résistant. Bien sûr, à moins d’un
handicap physique, chacun de nous utilise ces trois systèmes, mais, comme pour les
courses, il existe un ordre d’arrivée.
59 Certains privilégient le regard pour apprendre : ils se représentent des images
abstraites ou concrètes. Les forts en orthographe voient les mots dans leur tête sans en
avoir conscience. Celui qui lève les yeux avant de répondre à votre question vérifie en
fait l’information dans son réservoir d’images intérieures. « Ne cherche pas la réponse
au plafond, elle n’y est pas », déclarons-nous impatiemment alors que, pour le visuel,
c’est justement là qu’elle se trouve !
60 D’autres privilégient l’ouïe pour apprendre. La personne, qui tourne la tête du côté de
sa meilleure oreille pendant que vous parlez au lieu de vous regarder, vous fait la
politesse de vous donner toute son attention.
61 D’autres encore privilégient leur corps pour apprendre : ils ont besoin de toucher, de
jouer avec ce qu’ils sont en train d’étudier pour que leurs muscles se souviennent de la
sensation communiquée. La personne qui bouge quand on lui parle travaille
l’information avec ses muscles. L’individu kinesthésique vérifiera l’information à
travers ses impressions en regardant la main avec laquelle il écrit.
62 L’apprentissage est simplement un processus d’intégration de l’information au
travers des cinq sens et de son classement.
63 Ce dont nous nous souvenons le mieux est ce qui est le mieux inscrit dans notre
système nerveux ou, autrement dit, ce que nous avons appris en mettant la totalité de
notre système nerveux à contribution : nous pouvons toujours voir les images, entendre
les sons, revivre les impressions, goûter la saveur et sentir les odeurs qui y sont liées.
64 À un niveau inconscient, nous percevons de façon simultanée les informations
venues du monde extérieur par tous nos sens, mais nous ne sommes conscients de
percevoir qu’une seule information sensorielle à la fois.
65 L’enseignant, en prenant compte de chacune des composantes de l’expérience
sensorielle et en les nommant, augmente d’autant le nombre de clefs d’enregistrement
en mémoire consciente.
66 Un abîme sépare encore de nos connaissances la structure du cerveau et les fonctions
cognitives. Je conclurai par une réflexion empruntée à Jean-Yves et Marc Tadié :

La mémoire est un sens : celui dans lequel se fondent tous les autres pour nous
rendre heureux ou malheureux, gais ou tristes, entreprenants ou apathiques.
On peut sentir sans mémoire, mais on ne peut ressentir sans elle. Ce sont nos
souvenirs qui nous permettent d’interpréter nos sensations, de les lier entre
elles, de les fondre en seul sens qui est celui de la mémoire.

67 Notre mémoire est un concert de sensations.

Bibliography
Quelques ouvrages parmi d’autres :
Ackerman, D. 1991. Le livre des sens. Paris : Grasset.
Augé, M. 1994. Le sens des autres. Paris : Fayard.
Baddeley, A. 1992. La mémoire humaine. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
Bourre, J.-M. 1995. La diététique du cerveau. Paris : Odile Jacob.
Changeux, J.-P. 1983. L’Homme neuronal. Paris : Fayard. [1995. Paris : Hachette].
Damasio, A. 1994. L’erreur de Descartes, la raison des émotions. Paris : Odile Jacob.
Hall, E. 1975, 1978. La dimension cachée. Paris : Seuil.
Ledanseurs, Y. 1997. La mémoire au fil de l’âge. Paris ; Bayard.
Le Guérer, A. 1988. Les pouvoirs de l’odeur. Paris : François Bourin.
Montagu, A. 1971. La peau et le toucher. Paris : Seuil.
Ninio, J. 1989, 1991, 1996. L’empreinte des sens. Paris : Odile Jacob.
Rosenfield, I. 1994. L’invention de la mémoire. Paris : Flammarion.
Tadié, J.-Y. et M. 1999. Le sens de la mémoire. Paris : Gallimard.
Université d’Oxford. 1993. Dictionnaire encyclopédique : Le cerveau, un inconnu. Paris :
Robert Laffont.
Vincent, J.-D. [1986] 1994. Biologie des passions. Paris : Odile Jacob.

References
Bibliographical reference
Nicole Mazô-Darné, « Mémoriser grâce à nos sens », Cahiers de l’APLIUT,
Vol. XXV N° 2 | 2006, 28-38.

Electronic reference
Nicole Mazô-Darné, « Mémoriser grâce à nos sens », Cahiers de l’APLIUT [Online],
Vol. XXV N° 2 | 2006, Online since 10 April 2012, connection on 12 December 2021. URL :
http://journals.openedition.org/apliut/2456 ; DOI : https://doi.org/10.4000/apliut.2456

This article is cited by


Elouafi, Leila. Lotfi, Said. Talbi, Mohammed. (2021) Progress Report in
Neuroscience and Education: Experiment of Four Neuropedagogical Methods.
Education Sciences, 11. DOI: 10.3390/educsci11080373

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Nicole Mazô-Darné est consultante en Entreprises et Administrations, plus particulièrement
sur le module « Efficacité personnelle et communication » ; elle anime aussi un atelier sur la
mémoire ouvert à tout public. Titulaire d’un doctorat d’état en histoire moderne, elle est
✓ OK,
Auditrice accept
à l’Institut desall
Hautes Études de la Défense Nationale et, depuis 1992, Maître de
conférences associée dans le département TC de l’IUT Toulon-Var. Elle est également
romancière.
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