Le Point Textes Fond. de La Philo Moderne
Le Point Textes Fond. de La Philo Moderne
Le Point Textes Fond. de La Philo Moderne
PENSER CONTRE
l:OBSCURANTISME
Par Catherine Golliau
D
es femmes condamnées à mort au nom du Coran parce
qu'elles ont été violées; des scientifiques américains
qui affirment que le monde a été créé selon le calen
drier de la Genèse; des cadres européens qui partent en
Afrique étudier la magie noire ... Sommes-nous en train de
devenir fou? Comment réagir face au développement des
forces obscurantistes? En utilisant mieux les armes qui sont les
nôtres : la liberté de penser et d'être, la raison, la morale, le
droit ... Autant de concepts revendiqués il y a déjà plusieurs
siècles par Spinoza, Kant et Hegel pour lutter contre la puis
sance du pouvoir religieux et l'absolu
tisme des princes. Ces trois-là sont des
révolutionnaires : ils ont combattu par
Les philosophies
la seule force de la pensée la supers de Spinoza, Kant
tition, l'intolérance et l'irrationnel. et Hegel nous
Leurs philosophies nous habitent, même habitent, même si
si nous n'en sommes pas conscients.
Nous parlons dialectique comme Hegel nous n'en sommes
et autonomie de la personne comme pas conscients.
Kant. Mais parce que ces auteurs sont
difficiles, nous les avons abandonnés au jargon des spécia
listes. Aujourd'hui pourtant, plus que jamais, nous avons besoin
de réapprendre à penser, à savoir qui nous sommes et pour
quoi. Pour cela, il faut revenir aux textes eux-mêmes. C'est ce
que propose ce dixième hors-série du Point, consacré aux
textes fondamentaux de la pensée moderne : découvrir et com
prendre Spinoza, Kant et Hegel, les trois géants qui nous ont
donné les moyens d'être libres et de vivre en harmonie.
Image de couverture : Jacob Schlesinger, Georg Wilhelm Friedrich Hegel (détail). x1x' siècle,
Berlin, Nationalgalerie. © AKG Images
Questions de méthode
SPINOZA, KANT ET HEGEL ont, venir aux textes eux-mêmes et commentateur n'est pas de ju
chacun à leur manière, contri pour cela nous avons adopté ger le texte mais de le clarifier
bué à construire la pensée mo pour chaque auteur une struc et de le mettre en perspective
derne. Mais aucun d'entre eux ture identique : un ensemble afin d'aider le lecteur à se fai
n'est un auteur facile, et si nous de dix textes considérés com re lui-même une opinion. Sui
les connaissons, c'est souvent me fondamentaux (page de vent pour chaque philosophe
à travers les commentaires de gauche), accompagnés d'ana six pages d'informations plus
leurs disciples ou de leurs dé lyses appelées« Clés de lec générales (biographie, envi
tracteurs, qui ont parfois réin ture» (page de droite). Ces der ron ne ment historique e t
terprété ou dénaturé leur pen nières se veulent les plus ob culturel, postérité).
sée. Nous avons donc voulu re- jectives possible : le but du CHAQUE PHILOSOPHE est pré
senté par un spécialiste re
connu : Pierre-François Moreau
pour Spinoza, Luc Ferry pour
CHOIX DES TEXTES ET COMMENTAIRES Kant et Jean-François Kervégan
pour Hegel. Nous leur avons
• Éric Deschavanne, philosophe, membre du donné le champ libre pour dé
Conseil d'analyse de la société, rédacteur de fendre leur champion : ils nous
la revue Comprendre (PUF), animateur du Col expliquent pourquoi ces
lège de philosophie (Sorbonne) et auteur de
Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2006). Nous avons
• François Gauvin, philosophe, coauteur, entre voulu revenir
autres, de La Pensée antique, les textes fonda
mentaux (Tallandier, 2005), et de L'Érotisme, les
aux textes,
textes fondamentaux (Le Point, hors-série n° 9, accompagnés
juillet-août 2006). d'analyses.
• Pascal Séverac, philosophe, chargé de cours
à Paris-1, auteur, entre autres, du Devenir actif hommes qui ont écrit à
l'époque de Louis XIV ou de la
chez Spinoza (Honoré Champion, 2005), coau
Révolution française conti
teur, avec Chantal Jaquet et Ariel Suhamy, de
nuent à déterminer notre
Spinoza, philosophe de l'amour (Presses univer mode de pensée. Dossier ha
sitaires de Saint-Étienne, 2005). giographique, penserez-vous.
• Ariel Suhamy, philosophe, journaliste, chargé Présenter un discours unani
de cours à Paris-1, coauteur, avec Pascal Séve me serait contraire aux bons
rac et Chantal Jaquet, de Spinoza, philosophe principes de nos philosophes.
Nous avons donc demandé à
de l'amour (Presses universitaires de Saint
Michel Onfray, réputé pour ses
Étienne, 2005), et de « L'histoire de la vérité»,
prises de position iconoclastes,
in Les Pensées métaphysiques de Spinoza ce qu'il pense du culte voué
(dir. Chantal Jaquet, Presses de Paris-Sorbonne, à ces géants. Réponse en
2004). page 104. C. G.
Sommaire
Penser contre l'obscurantisme, par Catherine Golliau 3
Questions de méthode 4
BARUCH SPINOZA 14
Baruch Spinoza, classique et actuel,
par Pierre-François Moreau 14
Textes et commentaires 18
Biographie : par-delà la légende 38
Postérité : Spinoza, entre anathème et fascination 42
EMMANUEL KANT 44
Emmanuel Kant, l'humaniste,
par Luc Ferry 44
Textes et commentaires 48
Biographie : l'art de la routine 68
Postérité : Kant, l'éternel retour 72
GEORG W. F. HEGEL 74
Georg W. F. Hegel, l'esprit absolu,
par Jean-François Kervégan 74
Textes et commentaires 78
Biographie : un itinéraire allemand 98
Postérité : Hegel, partout et nulle part 102
Lexique 106
Bibliographie 121
l:AVENTURE
DE LA PHILOSOPHIE MODERNE
Par Jean-Michel Besnier
L
e comble de la confiance en soi, pour que la sagesse des clercs parvenait à
un philosophe, se mesure souvent à localiser - éventuellement en inscrivant
son ambition de construire un sys la totalité du réel dans d'impressionnants
tème dans lequel l'ensemble de la réalité édifices conceptuels, dont la Somme
se trouvera décrit et justifié. li s'agit là théologique de saint Thomas d'Aquin*
d'une ambition propre représente le modèle
ment démiurgique, telle La modernité est fondée achevé. À la faveur de la
Jean-Michel que peut l'éprouver un Renaissance, l'huma
Besnier, esprit dégagé de l'entrave
sur la conviction nisme rallie ceux qui ont
philosophe spécialiste des croyances irration que Dieu ne rend pas l'intention de ne plus s'en
des nouvelles
nelles, des or thodoxies superflue l'initiative laisser conter par les
technologies,
enseignant à Paris-IV, ou même des révérences catéchismes. La philoso
des hommes et que
auteur, entre autres, politiques. Les historiens phie, délivrée de la
de !'Histoire de ta des idées identifient l'avè le progrès de l'humanité subordination à la reli
philosophie moderne nement des temps mo n'est pas une illusion. gion, s'impose alors
et contemporaine der nes, au xv11e siècle, comme l'instrument
(Le Livre de poche,
comme le produit d'une semblable éman d'une reconquête de l'homme par lui
1999) et de
La Croisée des
cipation, revendiquée dès la fin du Moyen même et l'invitation à utiliser l'intelli
sciences, questions Âge et appelée bientôt à soutenir la cause gence et la volonté pour édifier des
d'un philosophe d'une rationalité exigeante. Le monde constructions rationnelles qui embras
(Le Seuil, 2006). était clos, chaque être y avait sa place, seront la réalité. ,.
• Une aventure est dès lors permise, est humainement impossible de com
qu'on appellera plus tard« la modernité», prendre un seul mot» (Il Saggiatore, 1623).
fondée sur la conviction que Dieu ne rend Cette proclamation vaut comme l'acte de
pas superflue l'initiative des hommes et naissance de la philosophie et de la
que le progrès de l'humanité n'est pas science modernes. La nature parle en lan
une vaine illusion. Heidegger* a résumé gage mathématique, comme l'esprit
en six étapes les conditions qui ont rendu humain. Cela suffit pour convaincre
possi ble cette aventure, associée au l'homme qu'il pourra l'apprivoiser, sinon
triomphe des idéaux de rationalité pour la dominer.
suivis par les philosophes, de Descartes*
à Hegel (cf p. 74), en passant par Spinoza Hegel contre Spinoza
(cf. p. 14), Leibniz*, Hume* ou Kant Signe de cette prise d'autonomie, la phi
(cf. p. 44). losophie traduit désormais en termes de
confrontation le rapport du sujet connais
Le langage mathématique sant et de l'objet à connaitre, une confron
Heidegger fait figurer en premier lieu le tation que Hegel achèvera de résoudre
privilège que les mathématiques se sont dans son système. Mais l'auteur de La
acquis au xv11e siècle : grâce à elles, les Phénoménologie de l'esprit ne partage pas
philosophes envisagent de présenter le la confiance des « Modernes » dans les
savoir sous la forme d'un système qui mathématiques, et il n{proche à Spinoza
serait à lui-même son propre fondement. d'avoir cru pouvoir, grâce au modèle de la
Descartes rêve ainsi d'une« mathesis uni géométrie, déduire toute réalité à partir
uersalis » qui formaliserait la science de du Dieu substance* : en fait, seule la dia
l'ordre et de la mesure à laquelle toute lectique* (cf p. 84) permet, selon lui, d'ex-
pliquer l'engendrement des
moments de la déduction ; les
Spinoza et Hegel mathématiques ne peuvent que
partagent la même les énumérer abstraitement. Aux
yeux de Hegel, le système de Spi-
démesure : endosser noza ne dépasse pas l'ambition de
le point de vue de Dieu. l a philosophie orientale qui
Kant s'attachera à cherche vainement à décrire
l'émanation de toutes choses à
déconstruire cette partir de !'Absolu. Évalués à partir
volonté de système. de Kant, cependant, Spinoza et
Hegel offriront le même visage
réalité se plierait, Spinoza s'inspire des celui du métaphysicien qui cède à l'illu
Éléments d'Euclide* pour offrir avec son sion d'atteindre la réalité inconditionnée à
Éthique la démonstration géométrique partir de ses seuls concepts et d'échap
du déploiement de la nature, Hobbes* per ainsi aux contraintes liées à la finitude
réduit la pensée à la« computatio», c'est humaine. Spinoza et Hegel partagent la
à-dire au calcul, et la met au service même démesure : vouloir endosser le
d'une conception mécaniste de l'État... point de vue de Dieu. Kant s'attachera à
Galilée* se montre le plus décidé en fourbir les armes de la« déconstruction»
présentant la conversion aux mathéma de cette volonté de système (cf. p. 52).
tiques comme le principe de la seule
alliance que l'homme peut nouer avec la Méthode et analyse
nature : « La philosophie est écrite dans ce Pour Heidegger, la seconde étape de la
Page précédente très grand livre qui est ouvert constam constitution de la modernité consiste
René Magritte, ment devant nos yeux, je veux dire dans le primat accordé à la « certitude »
Les Vacances l'Univers.[ ... ] Il est écrit en langage subjective par rapport à la« vérité » fon
de Hegel, 1959, mathématique et les caractères en sont dée sur une extériorité objective ou trans
Genève, Galerie des triangles, des cercles et autres figures cendante (Dieu, les traditions ou la
Couleur du Temps. géométriques, sans le moyen desquels il nature) : on reconnaîtra ici le geste de
8 1 Septembre-octobre 2006 1
°
Hors-série n 10 Le Point
PHILOSOPHIE MODERNE Introduction
Descartes identifiant dans le « Je pense» « L'esprit humain ne fut pas libre encore, Spinoza et Kant
(« Cogito ») le point de départ de toute mais il sut qu'il était formé pour l'être. » en adeptes des
connaissance. Geste inaugur al qui Telle est assurément la conviction de Spi mathématiques
consacre la confiance dans la méthode et noza s'efforçant de « découvrir une défi (dessin d'Olivier
l'analyse grâce auxquelles l'on peut ques nition d'où l'on puisse tout déduire» ou Fontvieille).
tionner, inventer, découvrir, créer, agir... de Pascal* expérimentant cet art d'in
La nature n'est plus la norme devant dic venter des vérités inconnues, que la géo
ter ses contenus à la connaissance, elle métrie appelle l'« analyse».
devient elle-même l'objet d'une conquête
par l'esprit; elle n'est plus porteuse de « Je pense, donc je suis »
valeurs mais un simple mécanisme qu'il Le cogito cartésien est devenu, à juste
faut plier aux besoins de l'homme. La titre, un emblème, comme le rappelle Hei
vérité n'est plus transcendante, elle réside degger dans les troisième et quatrième
dans la sensation ou dans l'esprit; elle points de sa description de la montée en
est le résultat d'une démarche d'intros puissance du sujet moderne : fondement
pection ou d'autoréflexion. Évoquant l'en et critère de la vérité, il est le socle assuré
thousiasme lié à la révélation des bienfaits de toute métaphysique* qui vise toujours
de la méthode, Condorcet* eut ce mot : à rendre compte de la totalité de ce qui-+
Le pouvoir -+existe; il est aussi la mesure de toute est désormais subordonné au sujet. « La
de l'esprit réalité, c'est-à-dire le tribunal qui déci certitude-de-soi de la pensée, explique
sur la nature, dera de ce qui méritera d'être tenu ou Heidegger, est instituée en tribunal qui
(dessin d'Olivier non pour réel. Au pays de la modernité, à décide de ce qui peut et de ce qui ne peut
Fontvieille). l'euphorie se mêle aussitôt l'arrogance. pas être, et plus encore : de ce qu'être
Si l'on a dit que Descartes était intellec veut dire en général. »
tuellement responsable de la Révolution
française, c'est justement parce qu'il légi Critique de la métaphysique
timait avec le cogito la prise de pouvoir C'est en pleine solidarité avec les idéaux
de !'Esprit sur la Nature, et qu'il le faisait de la modernité que Kant rappellera l'in
avec un aplomb tel qu'il pouvait cau telligence et la volonté des hommes à
tionner par la suite un parti pris tranché leurs limites : si l'objet de connaissance se
sur les êtres et les choses. Point d'orgue règle bel et bien sur les structures intel
du « désenchantement du monde », !'Être lectuelles du sujet, ainsi que l'établit la
ALLEMAGNE
FRANCE
ESPAGNE
SUÈDE
RUSSIE
• Minsk
BIÉLORUSSIE
POLOGNE •
Varsovie
• Kiev
UKRAINE
ROUMANIE
BARUCH SPINOZA,
CLASSIQUE ET ACTUEL
Par Pierre-François Moreau
B
Pierre aruch Spinoza (1632-1677) est soi - surtout si c'est pour y chercher
François d'actualité : depuis un an, près des idées ou des méthodes pour leurs
Moreau, d'une dizaine de livres lui ont été problématiques actuelles.
philosophe, consacrés, qui explorent les thèmes les
enseignant à l'École plus divers - l'amour, Je langage, les Des temps troublés
normale supérieure
mathématiques, le débat religieux... On On ne s'en étonne cependant que si l'on
de Lyon (ENSLSH),
auteur, entre
pourrait penser que cette« mode» tient garde du philosophe l'image d'un sage
autres, de Spinoza à ce que les écrits de Spinoza étaient en intemporel, peu soucieux des circons
et le spinozisme 2006 au programme de l'agrégation de tances historiques et de la vie réelle des
(PUF, coll. « Que philosophie, mais ces ouvrages ont été hommes. Il faut se souvenir que la philo-
sais-je? », 2003) rédigés antérieurement. sophie de Spinoza s'est
et coauteur de Et l'on assiste aussi à une Des philosophes constmite en confrontation
Lectures de Spinoza floraison de colloques qui avec l'actualité - celle de
insistent souvent plus sur classiques, Spinoza
(Ellipses Marketing,
son temps, mais qui n'est
2006).
son actualité que sur son est celui qui refuse pas si différent du nôtre. Il
classicisme. On a l'im le plus fermement a été confronté à des ques-
pression que Spinoza est tions vives qui retrouvent
confronté à tous les de donner des limites une for te intensité ces
thèmes de l'actualité intel- à la rationalité. temps-ci, et c'est peut-être
Iectuelle, des sciences cela qui explique la vigueur
sociales aux sciences cognitives. Com de sa relecture aujourd'hui. Il a écrit son
ment expliquer cet engouement? D'au œuvre dans un pays marqué par de vio
tant que cet intérêt dépasse largement lents conflits entre l'État et les religions;
le cercle des philosophes professionnels. il a été témoin du développement
Que des sociologues, des économistes, incroyable de la révolution scientifique et
des psychanalystes s'intéressent à un des résistances qu'elle a suscitées; il a vu
philosophe du xvne siècle ne va pas de les bouleversements qui ont atteint les•
-+ États et il a tenté d'en rendre compte. noza n'a pas parlé du clonage. Mais il a
On peut trouver là le principe de quatre tenté de penser le rapport entre le monde
thèmes qui parcourent son œuvre et qui et la raison. Les bouffées d'irrationalisme
permettent d'en comprendre l'actualité: qui envahissent l'espace public - tout cela
la raison, la politique, la religion, le corps. rappelle l'asile de l'ignorance où se réfu
giaient ses contemporains.
La raison reine
La raison, tout d'abord. Spinoza écrit au Passions politiques et religieuses
moment de la grande transformation Cependant, faut-il confondre la raison
scientifique du xvne siècle. On découvre avec le discours officiel de l'expertise?
alors que les lois mathématiques expli Autant Spinoza se défie de ceux qui veu
quent le monde physique, on espère lent limiter le droit de connaître, autant
qu'elles expliqueront aussi les méca il s'efforce de distinguer entre ce droit et
nismes du vivant et les affects*. Y a-t-il le discours qui réclame pour l'État et ses
des limites à ce pouvoir d'explication par chefs le secret et l'absence de contrôle,
au nom de leur supposée compé
tence, et de l'ignorance des gou
Spinoza a réfléchi sur vernés. On débouche donc ici sur
la politique (cf. p. 36). Spinoza a
des aspects de la vie réfléchi sur de nombreux aspects
de la cité: le secret dont de la vie de la cité: l'identité natio
s'entoure le pouvoir, nale, le secret dont s'entoure le
pouvoir, la corruption qui menace
la corruption, sans cesse les institutions. Mais
les passions surtout les éléments avec lesquels
et les croyances. on construit la politique, ce qui
anime les individus, ce qui les ras
semble en foule, ce qui les fait
la raison, ou doit-elle s'incliner devant une adorer, puis brûler les chefs et les idéaux,
frontière tracée par l'ignorance, le hasard, ce qui les fait tuer ou mourir pour eux
la providence? De toutes les philosophies parfois: les passions - et d'abord la plus
de l'âge classique, le spinozisme est celle violente de toutes, la passion religieuse.
qui refuse le plus fermement de donner Dès lors, impossible de parler de l'État
des limites à la rationalité; mieux, il la met sans son rapport avec la religion; lequel
au centre même de son interprétation du des deux maîtrisera l'autre? L equel
monde. Être, c'est avoir une cause; c'est gagnera l'adhésion des hommes?
surtout être cause, et plus un être a de Toute son œuvre est animée par ces
réalité, plus il a d'effets; penser, c'est interrogations : pourquoi le fonctionne
rechercher les causes des choses, et com m en t quotidien de la v i e humaine
prendre par quelle puissance elles peu engendre-t-il nécessairement la supersti
vent à leur tour produire une multiplicité tion, la foi en la finalité, l'espoir et la
de conséquences (cf. p. 20). Le réel est crainte face aux signes qui pourraient
ainsi totalement intelligible, et la puissance annoncer l'avenir (cf p. 18 et 34)? Illusion
de penser se confond avec la puissance des fins et attente des signes suffisent, vu
d'agir. Ses lecteurs de l'âge classique hési la variété infinie de l'imagination, à rendre
tent: le modèle mathématique explique-t compte de la multiplicité et de la force des
il tout? A-t-on le droit de l'appliquer à croyances, y compris les plus aberrantes.
l'âme humaine, à la politique, aux passions Dès lors, en ces temps où l'on s'inter
(cf. p. 28)? roge sur la laïcité, il nous rappelle que la
On retrouve de telles hésitations aujour séparation de l'Église et de l'État a quel
d'hui : nombreux sont nos contemporains que chose de mythique - on ne peut pas
qui voient dans les avancées des sciences empêcher que les citoyens soient en
des menaces pour l'humanité, les normes même temps les fidèles d'une religion ou
admises, la dignité humaine. Certes, Spi- d'une autre, et les fondements passion-
nets de la religion excluent qu'elle soit trait, c'est la puissance du corps, c'est-à
facilement réglée par des lois. dire le système de relations du corps avec
Enfin la question des passions renvoie à son entourage. L'histoire de ce corps, c'est
celle du corps. Pour Spinoza, l'individu se aussi l'histoire de son corollaire - l'âme
définit d'abord par son corps et celui-ci (cf. p. 24); et nombre d'aspects du spino
par la complexité de sa structure et par zisme constituent comme une théorie dis
ses échanges avec l'extérieur. Paradoxe: persée de la biographie individuelle.
ce qui semble l'unité dernière, ce n'est L'individu n'est pas donné une fois pour
pas un corps isolé, c'est l'ensemble de ses toutes: il n'est pensable qu'au rythme de
besoins, de ses ressources et de ses pou sa durée, des événements qui le transfor
voirs - c'est-à-dire de ses relations avec ment, des causes qui s'impriment sur sa
ses semblables et avec la nature, et la complexion. La vie humaine est ainsi dou
façon dont la constitution de son orga blement définie par ses relations dans
nisme permet ou entrave ces relations. l'étendue et par sa scansion dans le temps.
Aussi, lorsqu'il pense l'origine de l'État, il Nous vivons une époque qui redé
le fait parfois, comme ses contemporains, couvre l'opacité de l'État et la puissance
en termes de « contrat social », mais aussi des passions religieuses. Qui s'interroge
en termes d'échanges du corps: un terri sur la science et sa puissance, sur le droit
toire, une puissance, la division du travail. à en contrôler les effets. Qui s'agace de
l'oppression des corps et s'étonne de leur
Corps entre eux émancipation. Qui s'intéresse passion
Dans ces deux siècles de l'âge classique nément à la biographie et à l'autobiogra
et des Lumières où s'élabore la notion de phie, où elle croit discerner la vérité de
droits de l'homme, Spinoza présente une l'individu, sans toujours en mesurer la
singularité radicale: ce qui constitue pour composante imaginaire. Autant de rai
lui le droit naturel n'est pas un droit abs- sons, donc, de relire Spinoza. •
La critique du finalisme
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....... B
0
u aruch Spinoza a toujours
refusé d'être qualifié
que la projection en un au-delà
de la manière fausse de se per
d'athée. Peut-être était-ce cevoir soi-même, et les autres
par désir de vivre et de penser l'égocentrisme Ge juge d'autrui
en toute tranquillité; sans doute d'après ma propre complexion
était-ce aussi par désir d'affir affective), se doublant d'un an
mer que Dieu occupait toute sa thropocentrisme (tout dans la
philosophie... Mais quel Dieu? Nature est fait en vue de
En refusant de l'identifier à un l'homme), culmine dans une
recteur de la Nature ou à un conception anthropomorphique
législateur qui juge les hommes, de Dieu (Dieu a fait la Nature
en refusant de faire de lui une pour l'homme, et l'homme pour
personne, Spinoza devait s'at être aimé de lui).
tendre à être accusé d'athéisme.
Cependant, il ne se contente Non seulement Spinoza L'Écriture réinterprétée
pas de refuser une telle concep refuse d'identifier Cette façon très humaine de
tion de Dieu : il explique les rai concevoir Dieu (« humaine, trop
sons pour lesquelles elle se Dieu à un recteur humaine», dirait Nietzsche*)
forme nécessairement dans les de la Nature, mais il est celle-là même à laquelle ont
esprits. explique les raisons recours la Bible et les prophètes
(voir ci-contre). Spinoza ne nie
Nécessité de l'erreur
pour lesquelles cette pas la Révélation divine, il af
Chacun, en effet, se croit libre, conception se forme firme seulement que l'ignorance
c'est-à-dire être la cause pre dans les esprits. originelle des hommes et leur
mière de ses actions et a tendance à imaginer Dieu à par
conscience d'agir en vue de elle doit agir selon des fins, se tir d'eux-mêmes explique qu'ils
buts (d'objectifs jugés utiles): dit-on ; et puisque ces fins ne n'aient pas reconnu sa parole
aussi chacun s'habitue-t-il à peuvent être choisies que par comme un enseignement ra
comprendre les autres non pas une conscience supérieure, la tionnel (« une lumière natu
à partir des lois qui détermi nature doit donc être dirigée relle»); ils l'ont perçue comme
nent leurs actes (à partir de par un ou plusieurs dieux. une révélation transcendante
causes efficientes), mais à par (une lumière surnaturelle), pres
tir de buts (de causes finales) L'anthropomorphisme crivant des lois qui promettent
qui seraient librement fixés. Si Telle est la genèse de la le salut à condition qu'on y
ces buts ne peuvent être appris croyance au finalisme (idée se obéisse.
d'autrui, comme l'explique le lon laquelle ce qui se produit Ainsi, goûter au fruit de !'Arbre
premier texte ci-coritre, alors se comprend en dernière ins de la connaissance a certes fait
on cherche en soi-même, dans tance à partir d'un but, d'une le malheur de l'homme (le
ses goûts et ses dégoûts, dans finalité expliquant tout le pro contenu du message biblique
ses amours et ses haines ordi cessus) : cette croyance naît n'est pas remis en cause), mais
naires (sa complexion affec fondamentalement d'une ten ce malheur n'est que l'effet né
tive); et on projette sur autrui dance à se croire le centre à par cessaire d'une cause : le venin
ses propres raisons d'agir. tir duquel tout peut être com du jugement moral s'est instillé
Or cette projection, en elle pris - les autres, la Nature et en nous, et nous perdons notre
même illusoire, ne s'arrête pas Dieu. La croyance en un ou plu vie à l'évaluer, au lieu de la vivre
là : puisque la Nature produit sieurs recteurs fixant librement et de la comprendre.
des choses qui nous sont utiles, des fins à la Nature n'est jamais Pascal Séverac
S
0
u
....
i Spinoza reprend pour une ment actuelle : autrement dit, veut. La nature divine est donc,
L
c::,
u
....
a philosophie de Spinoza Il en va de même de tous les des choses finies). Cette né
[ ...] Nous avons nombre de perceptions et for [ ...] La plupart des erreurs consistent en cela
mons des notions générales à partir : 1 ° des seul que nous n'appliquons pas correctement
choses singulières qui nous sont représentées les noms aux choses. Quand quelqu'un dit en
par les sens d'une manière tronquée, confuse, effet que les lignes menées du centre du cercle
et sans ordre pour l'entendement; c'est pour à la circonférence sont inégales, il entend assu
quoi j'ai l'habitude d'appeler de telles percep rément par cercle, du moins à ce moment-là,
tions connaissance par expérience vague; 2 ° des autre chose que les mathématiciens. De même,
signes, par exemple de ce que, entendant ou quand les hommes font une erreur dans un cal
lisant certains mots, nous nous rappelons des cul, ils ont dans la pensée d'autres nombres
choses et en formons des idées semblables à que ceux qui sont sur le papier. S'il n'en était
celles par lesquelles nous imaginons les choses. pas ainsi, nous ne croirions pas qu'ils com
J'appellerai ces deux manières de considérer mettent aucune erreur[ ...]. De là naissent la
les choses connaissance du premier genre, opi plupart des controverses : de ce que les hommes
nion ou imagination; 3 ° enfin, de ce que nous n'expliquent pas correctement leur pensée ou
avons des notions communes et des idées adé de ce qu'ils interprètent mal la pensée d'autrui.
quates des propriétés des choses; cette manière Car en réalité, tandis qu'ils se contredisent le
de connaître, je l'appellerai Raison et connais plus, ils pensent la même chose ou des choses
sance du second genre. Outre ces deux genres différentes, de sorte que ce qu'ils pensent être
de connaissance, il y en a encore un troisième, des erreurs et des absurdités en autrui, n'en
comme je le montrerai dans la suite, que nous est pas.
appellerons Science intuitive. IBIDEM, Il, PROP. 47, SCOLIE
S
0
u
....
ynagogue d'Amsterdam, thématique : expliquer la na joie; passer à une perfection
J
c:,
u « e me suis souvent étonné
que des hommes qui se van
partir du moment où chacun se
prétend l'interprète privilégié
de la justice et de la charité ne
saurait contredire la raison
tent de professer la religion de Dieu. De là des luttes achar (voir le deuxième extrait). Le
chrétienne, c'est-à-dire l'amour, nées,chacun érigeant son ima problème n'est donc pas de dis
la joie, la paix, [ ... ] rivalisent gination en connaissance sur tinguer le vrai du faux dans les
d'iniquité et exercent chaque naturelle; de là aussi la haine enseignements de la religion,
jour la haine la plus violente de la raison, parce qu'elle est mais de distinguer la vraie re
les uns contre les autres », dé universelle et exclut le miracle. ligion de la fausse,celle qui,
clare Spinoza au début du Traité sous couleur de religion, dif
théologico-politique (1670). Com Justice et charité fuse, au lieu de la joie et de
ment la religion d'amour peut Cependant,pour répandre la l'amour,la crainte et la haine.
elle se retourner en instrument religion, les prophètes et les
de haine? Le Traité répond à apôtres ont dû l'adapter aux Rôle de l'exégèse biblique
cette question en distinguant préjugés de leur temps : pré La solution n'est pas d'institu
religion et superstition. senter Dieu comme un créateur tionnaliser la philosophie à la
et un juge, ses révélations place de la religion,car rien ne
Crédulité et outrecuidance comme des lois morales,insti serait plus ridicule qu'une phi
Dans la préface,Spinoza montre tuer enfin des rites et des losophie érigée en dogme. Et
que la superstition a deux croyances qui peuvent se la plupart des hommes ont be
phases : la crédulité (quand rien soin d'un support imaginaire
ne va plus, on croit n'importe (par exemple, croire que Dieu
quoi, n'importe qui) et l'outre est soumis à la pitié ou à la co
cuidance (quand la fortune sou lère) pour obéir de plein gré
rit,on croit tout savoir, on re aux commandements divins.
fuse tout conseil,toute foi). Le philosophe peut néanmoins
Tous les hommes sont enclins intervenir pour dégager du
à la superstition,même si la plu contenarnt contingent le
part croient que c'est le travers contenu essentiel, les dogmes
des autres. Seul fera exception de la religion m1iverselle.
celui qui sait qu'il est comme Pour préserver le caractère ré
tout le monde,et comprenant vélé du texte sacré tout en blo
le mécanisme psychologique quant l'usurpation supersti
qui produit la superstition, tieuse, Spinoza propose une
saura s'en délivrer. méthode d'interprétation de
Mais on ne confondra pas reli !'Écriture qui préfigure l'exé
gion et superstition. Même si la gèse historico-critique qui naî
religion révélée s'appuie sur une contredire selon les époques tra au xixe siècle. Le texte y est
représentation erronée de Dieu, et l'imaginaire de chaque pro traité indépendamment de toute
son enseignement moral rejoint phète. La rèligion renferme ainsi autorité extérieure. Il en ressort
celui de la raison,alors que la nécessairement des ferments que croire en Dieu,ce n'est rien
superstition s'oppose directe de superstition. d'autre que pratiquer la justice
ment à la raison. Ainsi la reli Ces croyances contingentes,la et la charité; pour le reste (les
gion peut enseigner le préjugé superstition en fait des dogmes questions spéculatives : nature
finaliste (cf. p. 18) : ce préjugé indispensables au salut, et dès de Dieu, du salut,etc.),l'État
ne se tourne en superstition,lit lors prétend contrôler les es doit garantir aux hommes la li
on dans l'appendice de la pre prits. Mais la vraie foi qui s'ex berté de penser et d'enseigner
mière partie de !'Éthique, qu'à prime par une pure pratique ce qu'ils veulent. A. S.
=
:E
:E
....... U
u ne philosophie de l'im droits sur ses sujets? Certes, conduits à bien gouverner,
manence telle que celle mais il ne peut pour autant al pourvu qu'ils gouvernent bien »,
de Spinoza ne pouvait ler contre le droit naturel des affirme-t-il dans le Traité poli
qu'identifier purement et sim individus, par exemple les em tique (posthume, 1677).
plement le droit et la puissance. pêcher de penser et de com Spinoza entend ainsi libérer la
Chaque être a exactement au muniquer leurs pensées. Il peut politique de toute vaine morale
tant de droit qu'il a de puis le tenter, mais à ses risques et et rend hommage à Machiavel*,
sance pour exister et pour agir. périls. Car les hommes sont ainsi en qui il voit un défenseur de la
Le droit, donc, c'est ce qu'on faits que rien ne les exaspère liberté (Traité politique, V, 7). La
peut. C'est par un droit de na plus que de voir réprimer leurs seule question qui vaille à ses
ture absolu que les gros pois- convictions, criminaliser ce yeux est : comment conserver
qu'ils tiennent pour vertu.
Ce que Spinoza Ce que Locke* baptise à la L'État a intérêt à
même époque tolérance et que
nomme liberté de rendre les citoyens
Spinoza nomme liberté de pen
penser et d'enseigner ser et d'enseigner n'est pas un vertueux; sa puissance
est pour l'État une devoir, une concession à la mo sera d'autant plus
rale; c'est pour l'État une né
nécessité vitale, une grande que les
cessité vitale, une affaire de
affaire de puissance. puissance. Plus un régime est citoyens seront libres.
violent, plus il risque de s'ef
sons mangent les petits, que le fondrer, soit par rébellion des l'État et le consolider? L'État n'a
plus fort est toujours le maître. sujets, soit par indifférence à pas à attendre que les citoyens
La nature n'interdit rien sauf l'intrusion d'un autre État. C'est soient vertueux, mais il a inté
ce que nul ne peut faire. ainsi que le Traité théologico rêt à les rendre tels, pour la
politique (1670) défend la liberté bonne raison que sa puissance
Droit naturel et puissance d'expression dans son chapitre sera d'autant plus grande que
Il suit de là que nul ne saurait conclusif (voir ci-contre). les citoyens seront plus libres.
renoncer à son droit pour le La liberté n'est donc pas à l'ori
transférer au souverain par un La liberté, finalité de l'État gine de l'État, mais elle en est
acte volontaire et rationnel, Spinoza s'oppose à la philoso la fin. Puisque le droit n'est pas
comme le veut la doctrine du phie politique moderne qui autre chose que la puissance de
pacte ou du contrat social qui table sur des citoyens d'emblée la multitude, tout État, quel que
s'épanouit chez Hobbes*, Rous libres et rationnels, mais aussi soit son régime, est fondamen
seau* et Hegel (cf. p. 74). Pour à la tradition platonicienne*, talement démocratique.
Spinoza, le jeu des passions pro qui rêve de philosophes-rois. Pour Spinoza, l'essentiel n'est
duit naturellement la société, Ce qui doit suivre la raison, ce donc pas de savoir si l'on vit en
qui se constitue dès que les sont les institutions : « Les af démocratie ou non, mais quel
hommes, pour quelque motif faires publiques doivent être type d'affect* anime les ci
que ce soit (crainte, espoir, ven ordonnées de telle sorte que toyens. Le despote appuie son
geance), sont déterminés à ceux qui les administrent, qu'ils pouvoir sur les passions tristes,
mettre leur droit ou leur puis soient conduits par la raison ou jusqu'à déshumaniser les hom
sance en commun. De là naît par les passions, ne puissent mes; d'où sa faiblesse. L'État
l'État, qui décrète le juste et l'in être amenés à manquer de rationnel établit sa puissance
juste et a autant de droit sur loyauté ou à mal agir. Peu im sur les affects joyeux, propices
chacun qu'il a de puissance. Est porte à la sécurité de l'État pour au développement de la raison,
ce à dire qu'un État a tous les quels motifs les hommes sont c'est-à-dire de la liberté. A. S.
<9
Maison de Spinoza à Rijnsburg, près de Leyde, aujourd'hui transformée en musée. De 1661 à 1663, Baruch Spinoza (1632-1677) y commença la rédaction de !'Éthique.
Baruch Spinoza,
par-delà la légende
Qui était Spinoza? Hérétique juif? Philosophe radical? tera jusqu'à l'âge de 14 ans, et meurt, décès qui met fin à une
Républicain exalté? Le polisseur de verres de lentilles y acquiérera une bonne con- longue série noire dans la fa-
a alimenté les légendes. Portrait d'un rebelle fort discret. naissance de la Bible et de l'hé- mille : depuis 1638, Baruch a
breu, comme en témoignera perdu successivement sa mère
plus tard son Abrégé de gram- Hanna, son demi-frère Isaac et
Baruch Spinoza - équivalent hollandaise. Le père de Ba- maire hébraïque (rédigé en la- sa sœur aînée Miriam. Demeure
hébreu du portugais Bento ruch, Michael Spinoza, est un tin). Quant au Talmud, il semble son jeune frère Gabriel, avec le-
(«béni») et du latin Benedic- notable de la communauté jui- bien qu'il l'ait peu étudié, quel Baruch crée une nou-
tus - naît le 24 novembre 1632 ve. Originaire du Portugal, il n'ayant pas suivi les classes su- velle société commerciale, la
à Vlooienburg, le quartier juif dirige une société d'import- périeures de l'école menant au Bento y Gabriel Espinoza.
d'Amsterdam. La ville attire export de fruits secs et d'hui- rabbinat. Dans le même temps, il pour-
alors en nombre des juifs ori- le d'olive en provenance d'Al- suit sa formation loin des sen-
ginaires d'Allemagne, d'Euro- garve. En 1639. il inscrit son Un commerçant juif tiers battus: il s'initie aux cou-
pe centrale et surtout d'Es- fils à l'école Talmud Torah, où Au grand dam de son père, qui rants hétérodoxes juifs et à la
pagne et du Portugal, qui ont l'enseignement est dispensé rêvait sans doute d'un fils rab- kabbale - peut-être grâce au
fui les persécutions religieuses en espagnol, demeuré la bin, Baruch interrompt ses grand rabbin Menasseh ben ls-
et peuvent exercer librement langue de la culture pour les études et entre dans l'affaire raël*, qui enseigne alors à l'éco-
leur culte dans la république juifs séfarades. Baruch y res- familiale. En 1654, Michael le Talmud Torah. Il s'intéresse
aux dernières innovations scien- école le latin et découvre la juif. Pourquoi tant de haine? libérale et supportent mal le
tifiques et philosophiques, et modernité philosophique (Mon- À 23 ans, Spinoza n'a encore rigorisme rabbinique; la même
fréquente des membres de taigne*, Bacon*, Galilée*, Des- rien publié. Mais la commu- année, Juan de Prado* est mis
sectes religieuses issues de la cartes*) ainsi que les grands nauté juive a déjà eu vent de en pénitence, puis excommu-
Réforme (quakers*, menno- penseurs politiques (Machia- ses vues audacieuses sur la re- nié deux ans plus tard, accusé
nites*, etc.) qui joueront un vel*, Grotius*, Hobbes*). ligion et la Loi, que le philo- d'avoir soutenu que Dieu n'a
rôle déterminant dans sa vie sophe a eu l'imprudence de qu'une existence philosophique
philosophique. Surtout, depuis L'excommunication communiquer à quelques amis. et que la foi est inutile; seize
le milieu des années 1650, il Coup de théâtre. Le 27 juillet La sévérité de la sanction ans plus tôt, Uriel da Costa* se
suit des cours à l'école latine 1656, la communauté juive semble avoir été aussi motivée suicidait, après avoir été
de !'Anversois Franciscus Van d'Amsterdam excommunie Spi- par l'attitude de Spinoza lui- convaincu d'hérésie pour avoir
den Enden*. Ancien jésuite de- noza : « Sachez que vous ne de- même, qui, frondeur, ne fait nié l'immortalité de l'âme et
venu libre-penseur et proche vez avoir avec Spinoza aucune pas mystère de son refus de fai- critiqué le Talmud.
des collégiants*, celui-ci en- relation ni écrite ni verbale, dit re pénitence - il rédigera une Le herem signe l'arrêt de mort
seigne aux fils de la bonne sa- le texte du herem. [ ... ] Que per- Apologie pour justifier sa sor- de l'entreprise familiale. Ga-
ciété les grands textes de la sonne ne demeure sous le tie de la Synagogue. Il est vrai briel part pour les Antilles et
culture gréco-romaine et fait même toit que lui et que per- que son cas n'est pas isolé. Les Baruch quitte le quartier juif
représenter à Amsterdam des sonne ne lise aucun de ses anciens marranes portugais et de Vlooienburg. Il sera héber-
pièces du répertoire antique écrits. » Quelques semaines espagnols, ces juifs convertis gé à Amsterdam par Van den
où jouent ses élèves. Spinoza plus tôt, Spinoza manque de de force au christianisme et re- Enden. La prétendue idylle - la
- formation décisive pour le se faire tuer d'un coup de cou- venus au judaïsme à la faveur seule qu'on lui ait attribuée -
philosophe - apprend dans son teau donné par un fanatique de l'exil, sont plutôt de culture avec la fille aînée de Van den
CHRONOLOGIE
24 nowmbre 1632. Naissance à Spinoza. Baruch fonde avec son frère 1672. Invasion française. Guillaume Ill
Amsterdam de Bento d'Espinoza (Baruch la société Bento y Gabriel Espinoza. d'Orange devient stadhouder des Pro
Spinoza), fils de Michael d'Espinoza et 27 juillet 1656. La communauté vinces-Unies. Le 20 août, Johan De Witt
de sa seconde femme, Hana Debora. juive d'Amsterdam prononce un herem et son frère sont massacrés par la foule.
1637. Publication du Discours de la à l'encontre de Spinoza. Fin de l'entre Domination du parti calviniste.
méthode de Descartes. prise familiale. 1673. l'.Électeur palatin propose à Spi
1639. Expiation d'Uriel da Costa, frappé 4 février 1658. Herem prononcé noza une chaire de philosophie à Hei
d'un herem (décret d'excommunication). contre Juan de Prado. delberg; il refuse.
1640. Suicide d'Uriel da Costa. 1660. Rédaction (jusque vers 1662) du 19 juillet 1674. Interdiction par les
1641. Publication des Méditations Court traité de Dieu, de l'homme et de autorités provinciales hollandaises du
métaphysiques de Descartes. sa béatitude. Traité théologico-politique de Spinoza et
1644. Publication à Amsterdam des 1661. Spinoza à Rijnsburg, dans la ban du Léviathan de Hobbes.
Principia Philosophiae de Descartes. lieue de Leyde. Rédaction du Traité de 1675. Achèvement de !'Éthique, que
1648. Traité de Münster : reconnais la réforme de l'entendement (inachevé). Spinoza renonce à faire publier. Début
sance par l'Espagne de l'indépendance Début de la rédaction, en latin, de de la rédaction du Traité politique (en
de la République des Provinces-Unies, à !'Éthique. Début de la correspondance latin, inachevé).
laquelle appartient la Hollande. avec Henri Oldenburg. 1676. Visites de Leibniz.
1649. Publication des Passions de l'âme, 1663. Spinoza demeure à Voorburg, 21 février 1677. Mort de Spinoza,
dernier traité de Descartes. dans la banlieue de La Haye. Publication à 44 ans.
1650. Mort de Descartes. des Principes de la philosophie de René 1677. Parution, sans nom d'auteur ni
1651. Léviathan de Hobbes. Descartes. d'éditeur, des Opera posthuma (Traité
1653. Johan de Witt devient Grand Pen 1670. Spinoza déménage à La Haye. de la réforme, Traité politique, Éthique,
sionnaire de Hollande. Parution du Traité théologico-politique, Abrégé de grammaire hébraïque, et une
28 mars 1654. Mort de Michael sans nom d'auteur. partie de la correspondance).
pelé à la tête de la nation. Le 1671 une correspondance, au « Coute » (avec prudence). fluence, par-delà la philoso
20 août, Johan De Witt, Grand jourd'hui perdue. Spinoza rÉthique paraîtra en 1677, sans phie, aux arts et à la littéra
Pensionnaire de Hollande et meurt le dimanche 21 février nom d'auteur. Enfin éditée, ture : Henry Miller, Jorge Luis
véritable chef du pays, et son 1677 à l'âge de 44 ans, victi l'œuvre du « prince des philo Borges, Bernard Malamud,
frère Cornelis, sont tués en plei me des difficultés respiratoires sophes» - selon l'expression Kenzaburô Ôé, parmi beaucoup
ne rue par une foule déchaî dont il souffrait depuis long de Gilles Deleuze*-, allait pou d'autres, en feront leur maître
née. Spinoza, scandalisé par ce temps. Sur sa pierre tombale voir commencer son périple à penser en liberté.
double meurtre, rédige un pla fut inscrite sa devise latine : singulier, étendant son in- PIERRE SOMMÉ
card de protestation (« Ultimi
barbarorum», « les derniers
des barbares») qu'il s'apprête
AMSTERDAM AU SIÈCLE D'OR
à afficher près du lieu du mas
sacre... Son logeur, Hendryk Van
der Spick, réussira à l'en em « Amsterdam est appelé le miracle du portugaises et espagnoles fuyant l'inquisi
pêcher, lui sauvant sans doute monde... Il n'y a rien de plus riche que la tion, des négociants d'Anvers qui veulent
la vie : le nom de Spinoza était banque où l'on a vu jusqu'à 2000 tonnes d'or. échapper à l'armée espagnole, des huguenots
indissolublement lié à celui de On l'appelle le marché du monde et la bou de France chassés par l'édit de Nantes. Ces
Johan De Witt, protecteur du tique des raretés de l'univers... La véritable immigrés sont d'autant mieux accueillis que
philosophe. Il n'en fallait pas Babylone pour sa beauté, sa richesse, pour les Amstellodamois, peu nombreux au début
plus pour qu'on cherchât aus l'orgueil de ses habitants et pour la confu du siècle, ont justement pris conscience
si à lui régler son compte ... sion des nations et des religions», s'émer qu'ils représentaient des forces vives, capa
veille le voyageur français Boussingault en bles d'apporter les moyens d'assouvir les
Caute 1673. C'est dans cette ville riche, raffinée et ambitions internationales de la cité. Les con
Avec la victoire des partisans cosmopolite que naît Spinoza en plein « Siècle ditions d'accès à la citoyenneté sont donc
de Guillaume d'Orange,.le cal d'or», ces années qui vont faire passer Am assez libérales : suffisent quelques années
vinisme orthodoxe prend net sterdam du statut de petit port régional à de séjour, un mariage avec une personne
tement le dessus sur les cou celui de capitale commerciale d'envergure déjà établie ou l'acquittement d'un droit.
rants libéraux: la belle liberté mondiale, au tournant du siècle. Amsterdam comptait 30 000 habitants en
de penser de la république hol Amsterdam est la capitale de la Hollande, 1585; ils seront 105000 en 1622, puis 200000
landaise (cf encadré) n'est plus. la principale province des Provinces-Unies un demi-siècle plus tard.
Le Traité théologico-politique (anciennes possessions espagnoles devenues Le climat de liberté explique aussi l'épa
est interdit en 1674. Dans ce indépendantes en 1648). Exception remar nouissement intellectuel de la cité, juste
contexte, Spinoza renonce quable dans une Europe absolutiste, la ville ment baptisée « Eleutheropolis ». La ville
définitivement à faire publier est une République dirigée par de grands est alors à la pointe du progrès scientifique.
l'Éthique, achevée en 1675. bourgeois : les régents, hommes d'affaires C'est là que sont inventés le télescope, le
Le philosophe s'interroge aus attentifs à la prospérité de la cité, dont l'é microscope, le thermomètre, le baromètre
si sur le sens des événements conomie profite pleinement de l'ouverture et l'horloge à balancier. Les idées circulent
auxquels il vient d'assister des nouvelles routes maritimes. La ville en sans la censure religieuse et politique exer
pourquoi les hommes troquent tretient des échanges avec les pays de la cée ailleurs en Europe. La liberté de la presse
ils délibérément la liberté pour Baltique et de la Méditerranée, mais aussi y est sans équivalent. Il existe certes des
l'asservissement? Pourquoi la avec l'Afrique, les Amériques et les Indes livres censurés, mais l'autorité civile est peu
république libérale a-t-elle néerlandaises (actuelle Indonésie). Bour répressive, se bornant souvent à réclamer
échoué? Avec le Traité politique geoise, affairiste, adepte du risque et du de simples amendes aux éditeurs ou aux li
(inachevé). il tentera de ré luxe, Amsterdam est aussi relativement braires récalcitrants... Séduit, Descartes s'éta
pondre à ces questions. tolérante, ce qui lui doit d'avoir attiré de blit à Amsterdam de 162 8 à 1649. « Quel
Baruch est maintenant seul. La nombreuses victimes des guerres et des per autre pays où l'on puisse jouir d'une liberté
plupart de ses amis sont morts sécutions religieuses. Si le calvinisme y est si entière, où l'on puisse dormir avec moins
(Peter Balling, Simon de Vries, dominant, chacun est libre de sa pratique d'inquiétude .. », écrit-il dans une lettre da
Adriaan Koerbagh ... ). En 1676, religieuse, du moment qu'il participe à la tée de mai 1631. Quarante ans plus tard, la
il reçoit à plusieurs reprises la prospérité économique. La ville devient ainsi guerre mettra fin à ce paradis des affaires
visite du philosophe Leibniz*, une terre d'asile pour de riches familles juives et de la tolérance. SOPHIE PUJAS
avec qui il entretenait depuis
Et après?
Spinoza, entre anathème et fascination
PAR JÉRÔME VIDAL*
Dès les premiers temps de sa diffusion, l'œuvre de caractère relatif du pouvoir politique. Il remettait de
Spinoza a fait l'effet d'une bombe dont l'onde de choc plus radicalement en question l'idée d'un libre
s'est propagée jusqu'au terme du xv111• siècle et au arbitre* (cf. p. 22) et proposait une redéfinition de
delà. Selon l'historien Jonathan Israël (Les Lumières la liberté : celle-ci devenait affaire de mouvement
radicales, Éditions Amsterdam, 2005), ses écrits ont vers une plus grande puissance d'agir et de penser.
constitué l'un des principaux moteurs de la trans Une vie éthique ou morale, autrement dit une vie
formation culturelle et poli- libre, ne consistait pas à obéir
tique qui a alors affecté les Qu'avait donc Spinoza à des valeurs extérieures et
sociétés européennes et qui supérieures, mais à déployer
a abouti à la sécularisation de si scandaleux? au maximum sa puissance
et à la démocratisation rela Son rejet de toute d'agir par la connaissance de
tive de leurs institutions. Les la nécessité et de la produc
Lumières ne seraient ainsi
transcendance et d'un tivité infinie de la nature.
pas un mouvement homo ordre de droit divin. Parce que les individus s'ins-
gène, dont les figures cen- crivaient pour Spinoza dans
trales seraient Locke* et Voltaire*, mais le lieu d'une des réseaux de relations d'interdépendance, ce pro
opposition entre trois pôles, qui tous se sont affir cessus de libération ne pouvait être que collectif. S'il
més par rapport au défi constitué par la pensée de ne fut pas le premier à défendre ces thèses, Spinoza
Spinoza et de ses sectateurs : celui des Lumières radi fut celui qui en donna l'expression la plus radicale -
cales ou« démocratiques», fidèles à l'impulsion don et la plus systématique. Sa postérité doit en effet
née par le « juif athée » d'Amsterdam, celui des beaucoup à la « machine à penser » que constitue
Lumières« modérées» ou« libérales», qui s'effraient son système. Par sa rigueur démonstrative, son ouver
des audaces des spinozistes et cherchent à passer ture, son exigence, mais aussi en raison de la diffi
des compromis avec les pouvoirs en place, et celui culté d'accès aux textes du fait de la censure, sa phi
des Lumières« conservatrices», qui défendent l'ordre losophie a de plus suscité un travail d'interprétation,
ancien, mais qui ne peuvent cependant pas ignorer de reformulation, autrement dit d'invention.
leurs adversaires. Après les Lumières, ce sont les romantiques et les
idéalistes* allemands - Schelling*, Hegel (cf. p. 74) -,
Machine à penser puis les positivistes comme Auguste Comte (1798-
Le paradoxe est que peu nombreux étaient alors ceux 1857), qui se sont confrontés, dans un dialogue
qui revendiquaient leur proximité avec Spinoza. Son critique, à l'œuvre de Spinoza. Plus tard, Henri
nom était le plus souvent utilisé comme une insulte. Bergson (1859-1941) a aussi entretenu avec lui un
Qu'avait donc son système de si scandaleux? Son rapport à la fois de proximité et de distanciation en
rejet de toute transcendance. S'opposant à l'idée s'attachant à penser la possibilité d'une« évolution
d'un ordre de droit divin, le spinozisme révélait le créatrice » qui, sans tomber dans les travers des
défenseurs traditionnels du libre arbitre, permet· Michel Foucault, quant à lui, s'est efforcé, selon une
trait d'affirmer l'indétermination du présent et l'ou démarche très proche aussi de celle de Spinoza, de
verture du futur, selon une ligne d'analyse qui sera penser les processus de pouvoir par lesquels se consti
reprise par Gilles Deleuze*. tuent les individus, processus qui les déterminent et
sont la condition de leur puissance d'agir. On s'écarte
Bourdieu, Foucault et les autres là de la sociologie de la domination d'un Bourdieu
Plus récemment, dans les années qui ont suivi Mai pour retrouver une autre intuition de Spinoza : les
1968, au moment de la crise du marxisme, de l'épui mécanismes de l'assujettissement des sujets sont indis
sement progressif des formes traditionnelles du mou tinctement et immédiatement des processus de sub
vement ouvrier, et alors que le structuralisme mar jectivation où le pouvoir est toujours en acte. En consé
quait le pas, Spinoza a connu un regain d'intérêt, quence, il se confond avec ses effets. Se trouve exclue
particulièrement en France. Comme s'il s'agissait de la possibilité qu'il soit une sorte de substance exté
trouver les termes de la reformulation d'une pensée rieure que l'on pourrait« avoir», dont on pourrait être
démocratique qui tienne compte des impasses de la privé, et dont il faudrait s'emparer. Les conséquences
politique révolutionnaire inspirée par le « matéria politiques d'une telle approche sont fondamentales
lisme dialectique ». Sans renoncer à l'exigence il ne s'agit plus de conquérir l'État en tant que lieu pri
d'émancipation et de transformation démocratique vilégié d'un pouvoir conçu comme souverain, puisque
de la société et de l'État. Sans adopter le credo libé celui-ci est diffus, relationnel et qu'il n'est pas une
ral d'une fin de l'histoire ou la perspective néokan chose que l'on pourrait posséder; il s'agit plutôt de
tienne (cf p. 72) de production d'un consensus démo développer une politique non gouvernementale et des
cratique et libéral qui est celle de lohn Rawls stratégies de subversion politique. Celles-ci sont néces
(1921-2002) ou de jürgen Habermas (né en 1929). sairement« locales», en raison de la diffusion du pou
S'est ainsi formée une nouvelle constellation - hété voir et de la variété de ses modalités, et elles se tien
rogène - de penseurs critiques qui, directement ou nent à distance de l'État, puisque la souveraineté de
indirectement, ont travaillé et ont été travaillés par celui-ci est pour une large part une illusion. Elles visent
l'œuvre de Spinoza. Citons, à produire des formes de vie
parmi les plus connus, Pierre Le spinozisme de et des agencements poli
Bourdieu (1930-2002), Michel tiques inédits et plus dési
Foucault (1926-1984}, Gilles Deleuze et de Negri rables, sans pour autant pré
Deleuze et aujourd'hui dégage l'horizon d'une tendre en finir avec « le »
Antonio Negri (né en 1933). pouvoir.
De ces spinozismes mo
démocratie absolue,
dernes, celui d'un Pierre sans médiation. Inventivité politique
Bourdieu est sans doute le C'est une orientation similaire
plus classique, preuve sans doute qu'un certain spi qu'ont développée Gilles Deleuze et Antonio Negri
nozisme est devenu une sorte de politesse de la en posant que la puissance d'agir de la multitude
pensée, la philosophie spontanée de nombre de pra (l'agrégation sociale des individus} est première, mais
ticiens des sciences sociales et de nos contempo qu'elle est capturée par l'État et la « machinerie »
rains : il s'agit d'affirmer, contre tous les idéalismes capitaliste. La démocratie est, selon eux, au principe
ou toutes les idéalisations, l'idée que l'ordre social de la production du social et de toute société, mais
est une construction historique, le produit d'un jeu aussi ce qu'il convient de libérer du pouvoir de l'État
de pouvoirs, de dominations et d'intérêts (qui ne afin de maximiser la puissance collective de la mul
se réduisent pas aux intérêts économiques), dont titude et la productivité de la liberté. En ce sens, le spi
il est nécessaire de penser les mécanismes afin de nozisme de Deleuze et de Negri dégage l'horizon
dégager la possibilité d'une marge de liberté. C'est d'une démocratie absolue, sans médiation, qui trouve
donc fondamentalement l'idée d'une libération, tou sa source dans une liberté nécessairement révolu
jours partielle et précaire, par la connaissance des tionnaire. Ce retour à Spinoza, loin de manifester
déterminismes sociohistoriques que réactualise l'abandon de ce que le marxisme pouvait contenir
Pierre Bourdieu. Ce projet passe chez lui par la mise d'exigence critique, permet de redéfinir celle-ci à par
en question des illusions produites par les institu tir de l'examen des points aveugles de celui-là. Et
tions dites démocratiques, notamment par l'école démontre avec force l'actualité de Spinoza.•
qui, en faisant croire à l'égalité des chances, contri
buerait autant sinon plus à la reproduction de la * Coresponsable des Éditions Amsterdam et membre
domination qu'à sa dissolution. du comité de rédaction de la revue Multitudes.
EMMANUEL KANT,
l:HUMANISTE
Par Luc Ferry
L
e sens et la portée de l'œuvre d'Em (1644) et la publication des thèses de
manuel Kant (1724-1804) sont insai Galilée sur les rapports de la terre et du
sissables si l'on ne mesure pas soleil (1632) - une révolution scientifique
d'abord le séisme intellectuel et moral sans précédent dans l'histoire de l'hu
que représente le passage de l'univers de manité s'est accomplie. Ce n'est pas seu
la cosmologie grecque à celui de la phy lement l'homme qui a « perdu sa place
sique moderne, la rupture abyssale qui dans le monde », mais bien le monde lui
Luc Ferry, sépare le « monde clos » des Anciens de même, ce fameux cosmos grec, qui s'est
philosophe, ancien l'« univers infini 1 » de Galilée* et New purement et simplement volatilisé. Pour
ministre, président ton*. Car c'est après cette rupture que se faire une idée de ce que les Grecs
du Conseil d'analyse
pense Kant, et sa philoso- nommaient cosmos, il
de la société (CAS),
auteur, entre
phie n'a qu'un seul et Selon Kant, la tâche faut se représenter le tout
autres, de L'Homme unique but : construire un de l'univers comme s'il
Dieu ou le Sens édifice nouveau, celui de nouvelle de la science s'agissait d'un être orga-
de la vie (LGF, 1997), l'humanisme moderne, sur moderne ne réside plus nisé et animé. Pour les
de Qu'est-ce les ruines d'un ordre cos dans la contemplation stoïciens, par exemple,
qu'une vie réussie ? mique à jamais englouti. l'ordre cosmique n'était
(LGF, 2005), et mais dans la pas seulement une orga-
d'Apprendre à vivre: Du monde clos à l'infini construction de lois. nisation magnifique, mais
traité de
philosophie à
En moins d'un siècle et c'était aussi un ordre ana
l'usage des jeunes demi, en effet - au cours de la période logue à celui d'un être vivant. Le monde
générations qui s'étend de la publication de l'ouvrage matériel, l'univers tout entier était pour
(Pion, 2006). de Copernic* sur Les Révolutions des eux comme un gigantesque animal
orbites célestes (1543) à celle des Philo dont chaque élément - chaque organe -
sophiae naturalis principia mathematica aurait été admir ablement co nçu et
(1687) de Newton, en passant par les agencé en harmonie avec l'ensemble.
Principes de la philosophie de Descartes* Voilà ce que la physique des Anciens,.
=
a:
:z
La critique de la métaphysique
&
:&
....... L
c:::t
c., a Critique de la raison pure déduire l'existence de Dieu de Dieu. Sa déconstruction fait ap
marque une rupture dans son concept: si, par définition, paraiïre Dieu comme une simple
l'histoire de la pensée en Dieu est la suprême réalité, l'être « Idée de la raison», un concept
procédant au renversement de appartient nécessairement aux vide pour lequel « aucun objet
la relation qui fut, depuis l'aube qualités qu'il faut lui attribuer. ne peut être donné de manière
de la métaphysique* moderne, adéquate dans l'expérience ».
celle de la finitude et de l'ab Concept et existence Si une existence hors du champ
solu. La philosophie du XVIIe et L'objection de Kant consiste de l'expérience« ne doit pas être
du xvme siècle pensait la fini précisément à faire valoir l'im tenue pour absolument impos
tude en posant d'abord Dieu, possibilité de déduire l'exis sible » (ce qui laisse une place
l'absolu, pour présenter ensuite tence à partir de l'analyse d'un pour la foi), « elle n'en est pas
les limites inhérentes à l'homme concept. L'être suppose que moins, insiste Kant, une sup
en tant qu'être fini. quelque chose soit donné, dans position que rien ne peut justi
J'espace et dans le temps, in fier » : Dieu, autrement dit, ne
Leçons de finitude dépendamment du concept. peut être l'objet d'un savoir.
Cherchant à prendre la mesure L'exemple des cent thalers (la
du pouvoir humain de connais monnaie prussienne de La croyance rationnelle
sance et de ses limites, Kant l'époque) illustre cette idée: le Si rien ne permet l'affirmation
commence au contraire par la de l'existence de Dieu du point
finitude : il met en évidence, Kant place la finitude de vue de la connaissance, Kant
comme le concept montre néanmoins dans la Cri
comme le concept premier dont
il faut partir pour aborder les tique de la roison protique (1788)
autres questions de la philo premier dont il faut que, d'un point de vue moral,
sophie, le fait que notre partir pour aborder le« postulat» de l'existence de
conscience soit limitée par un Dieu correspond à un « besoin
les questions
monde extérieur à elle et qu'elle de la raison». Dieu n'est certes
n'a pas créé. Il en déduit l'im métaphysiques. pas requis comme fondement
possibilité de relativiser le point la morale n'existe que par et
de vue de la finitude humaine concept de « cent thalers réels» pour l'homme. La finitude hu
par rapport à un entendement est identique au concept de maine en matière morale se tra
divin infini qui ne serait pas li << cent thalers possibles» (la va duit cependant par Je sentiment
mité par la sensibilité; la figure leur signifiée est la même); la que rien ne vient garantir la réa
divine de l'absolu se trouve différence (l'existence des tha lisation de l'idéal moral, ni l'ac
ainsi réduite au rang d'« Idée», lers) n'est pas conceptuelle. cord entre la vertu et le bon
simple point de vue de la rai D'où l'analogie qui conclut le heur : Je spectacle d'un homme
son humaine. texte: la déduction de l'exis juste, donc digne d'être heu
Le texte ci-contre illustre la dé tence de Dieu à partir de son reux, mais qui meurt sans avoir
construction de la métaphy concept n'enrichit pas davan connu le bonheur, constitue
sique qui résulte de cette tage ma connaissance que la ainsi un scandale pour la rai
conception de la finitude. Il est conception d'une somme d'ar son. Si Kant évoque une
extrait d'un chapitre consacré gent n'augmente mon pouvoir « croyance rationnelle», c'est
à la critique d'une célèbre d'achat. uniquement dans la mesure où
preuve de l'existence de Dieu L'argument ontologique n'est Dieu, en tant garant ultime de
- l'argument ontologique - re pas une preuve parmi d'autres: la réalisation des attentes de la
formulée notamment par Des il est présent, de manière su raison humaine, remplit une
cartes*. Le principe de l'argu breptice, dans tout discours pré fonction d'espérance au service
ment mis en cause consiste à tendant établir l'existence de d'une morale humaniste. E. D.
E
c::t
...
u
....
xtrait de la Critique de la ver l'existence de Dieu, nous ne de la réalisation de l'idéal du
raison pure, le texte ci pouvons savoir si le réel est in droit dans l'histoire (cf. p. 64).
contre, particulièrement tégralement rationnel. Un sys L'Idée de Dieu - d'une cause de
difficile, évoque l'usage scien tème de la nature ou de l'his la nature qui l'organise et la di
tifique qu'il est possible de faire toire se confondrait avec le rige vers la réalisation achevée
de l'Idée de Dieu après sa cri point de vue de l'omniscience de l'idéal - prend ici le sens
tique, laquelle fait apparaître (de la science achevée), inac d'un « principe régulateur »
l'impossibilité d'en démontrer cessible à l'homme du fait de pour la réflexion : dans un opus
l'existence. Dieu étant pensé sa finitude. cule intitulé Idée d'une histoire
comme le point de vue au re Nous pouvons néanmoins faire universelle au point de vue cos
gard duquel le monde est par « comme si » le monde était mopolitique (1784), Kant con
fait et parfaitement connu, l'Idée l'œuvre d'un créateur intelli çoit l'Idée d'« une histoire
de Dieu sécularisée se confond gent, afin de concevoir l'espoir conforme à un plan déterminé
avec l'Idée de système. d'un achèvement de la connais de la nature » qui pourrait
sance. L'Idée de système se « nous servir de fil conducteur
L'Idée, principe régulateur pour nous représenter ce qui
Un monde organisé en système ne serait sans cela qu'un agré
serait rationnel et constituerait gat des actions humaines
une perfection logique. Mais comme formant, du moins en
« l'expérience ne fournit jamais gros, un système ».
l'exemple d'une parfaite unité
systématique». La présentation Le sens de l'histoire
de la totalité de l'expérience Un tel fil conducteur permet à
dans« une parfaite unité de la la réflexion d'apercevoir un
connaissance intellectuelle, qui sens dans l'histoire. Kant évite
ne fasse pas seulement de cette cependant le dogmatisme mé
connaissance un agrégat acci taphysique d'un Hegel (cf. p. 94)
dentel, mais un système lié sui et d'un Marx* : sa philosophie
vant des lois nécessaires » est fait du système non une chose
une« Idée», au sens que le phi réelle mais un simple point de
losophe donne à ce terme : un conçoit alors comme une vue. Faire apparaître que l'his
concept de la raison pour le « maxime subjective», une mé toire a un sens, qu'elle se di
quel« aucun objet ne peut être thode permettant au savant rige vers l'accomplissement
donné dans l'expérience», mais d'unifier la multiplicité des lois d'un idéal de la raison, suppose
aussi le concept d'une « per égrenées par la science. Elle d'embrasser la totalité histo
fection que l'on peut certes tou constitue l'idéal régulateur de rique - point de vue imaginaire,
jours approcher, mais qu'on ne la science, son horizon. La mise dont l'esprit humain, en raison
parvient jamais à atteindre plei en évidence de la finitude s'ac de sa finitude, ne peut jamais
nement». compagne ainsi de la perspec faire l'expérience. Cette philo
Kant oppose un usage légitime tive d'un progrès à l'infini de la sophie de l'histoire se distingue
de cette Idée de système, qu'il connaissance. explicitement de l'histoire
appelle « régulateur », à son Kant fait lui-même usage de scientifique, qui ne peut pro
usage« constitutif», jugé illégi l'Idée de système dans sa ré céder qu'à des découpages
time. Pour lui, nous ne pouvons flexion sur l'histoire. Il se place temporels et à des explications
avoir la certitude que le monde alors d'un point de vue non pas partiels. Elle remplit ainsi pour
est constitué en système; pas scientifique mais moral pour Kant une fonction d'espérance,
plus que nous ne pouvons prou- s'interroger sur la possibilité non de connaissance. E. D.
Le problème de la liberté
...:&
z
&
...... L
c:::.
u a Critique de la raison pra
tique (1788), qui prolonge
La Critique de la raison pratique
montre cependant que cette
les analyses de la Fondation Idée s'impose à tout homme
de la métaphysique des mœurs comme un « fait de la raison »,
(1785), a pour principal objet en tant qu'il éprouve en lui, sous
de justifier la liberté humaine la forme du devoir, la présence
en tant que condition ultime de de la loi morale :« tu dois, donc
possibilité de la morale. À la tu peux » est la formule qui ré
suite de Rousseau*, Kant défi sume la manière dont la liberté
nit la liberté comme la capacité vient à l'idée. Les dernières
de s'arracher à l'instinct. On lignes du texte explicitent le sens
peut considérer les hommes de de cette relation entre devoir et
deux points de vue : s'ils ap sente comme un postulat que liberté à travers deux scénarios.
partiennent au règne naturel et l'homme, en tant qu'être mo Le premier met en scène le dé
si leurs conduites sont donc ex ral, est contraint d'admettre. sir sexuel et l'instinct de conser
plicables par la science, ils sont L'antinomie du déterminisme vation : devant la perspective
aussi « membres législateurs et de la liberté, à laquelle le texte d'une mort certaine suivant im
d'un royaume moral possible ci-contre fait allusion, est dé médiatement la réalisation de
par liberté». veloppée dans un passage cé son fantasme le plus cher, tout
lèbre de la Critique de la raison homme raisonnable choisira de
liberté contre déterminisme pure. L'origine de ce conflit de continuer à vivre. Le sentiment
Kant s'est efforcé de penser la la raison avec elle-même réside de liberté est ici purement illu
compatibilité entre les intérêts dans l'oubli de la finitude hu soire puisque c'est l'instinct,
de la science, d'une part, et maine: ce n'est en effet que du donc la nature, qui, en dernière
ceux de la morale et du droit point de vue d'un savoir em instance, détermine le choix.
d'autre part. Il lui fallait pour brassant la totalité de l'expé
cela récuser la tentation dé rience, inaccessible à l'homme, Le sujet moral
terministe du rationalisme que le déterminisme pourrait Le second scénario, jouant d'un
moderne. Les sciences hu être tenu pour vrai. L'hypothèse éventuel conflit entre la loi mo
maines et la biologie accrédi du déterminisme ne peut donc rale et l'instinct de conserva
tent l'idée que l'homme n'est être validée, et celle de la liberté tion, révèle le sens authentique
qu'un automate, présentant la par là même éliminée. de la liberté : l'accomplisse
conscience morale et le senti Toutefois, Kant le rappelle ici, ment du devoir requiert l'in
ment de liberté comme des illu « on ne peut, à partir du dépendance de la volonté vis
sions psychologiques déter concept de liberté, rien expli à-vis des impulsions sensibles,
minées par une structure quer dans les phénomènes ». lesquelles peuvent affecter
inconsciente (sociale, psycho La connaissance progresse en celle-ci mais non la déterminer.
logique ou génétique). prenant pour fil conducteur le Éprouvant qu'il existe des va
Kant réfute par avance ces ver mécanisme de la nature, c'est leurs supérieures à la vie,
sions du déterminisme, dans à-dire en remontant indéfini l'homme« connaît» sa liberté.
une argumentation qui com ment et autant que possible Cette capacité de s'arracher
prend deux grands moments : dans la chaîne des causes et au plus puissant des instincts
la Critique de la raison pure des effets. Le concept de li naturels transforme le « cher
(1781) fait apparaître la liberté berté, de ce point de vue, n'est moi» en« personne», en sujet
comme une hypothèse que la qu'une « Idée de la raison », moral ou juridique auquel on
raison ne peut invalider; la Cri c'est-à-dire un concept sans peut imputer la responsabilité
tique de la raison pratique la pré- objet. de ses actions. E.D.
L
c::::a
...
.....
a publication en 1797 de la L'homme est le seul être moral sibles. Ces devoirs sont « in
c.,
Métaphysique des mœurs parmi les êtres vivants: le seul directs ». Ce sont des « devoirs
vient compléter et ache capable d'obligations, le seul de l'homme envers lui-même »,
ver la philosophie morale de auquel on puisse imputer la res en tant qu'il doit cultiver en lui
Kant. Elle comprend deux par ponsabilité de ses actions. Rai ce qui favorise la moralité (le
ties: la Doctrine du droit, d'une son pour laquelle Kant distingue désintéressement): ainsi de la
part, la Doctrine de la vertu les personnes - qui ont une di sympathie à l'égard d'un être
d'autre part, qui constitue la gnité (une valeur absolue) et souffrant ou encore du senti
morale stricto sensu. Droit et des droits - des choses (parmi ment de la beauté (qui rompt,
morale instaurent des devoirs lesquelles les animaux), dont dans la contemplation, avec la
mais se distinguent en fonction on peut user comme de simples relation utilitaire au monde).
de la modalité de l'obligation: moyens. Si les animaux et la nature
l'obligation juridique porte uni Cette dimension humaniste du conservent leur statut de
quement sur les conduites ex contenu de la morale était déjà « choses » dont on peut user
térieures et contraint d'agir clairement affirmée dans la Fon comme moyens, cela n'em-
dation de la métaphysique des
Si la morale ne peut mœurs (1785), à travers l'une L'homme a des devoirs
reconnairre de droits des formulations les plus cé envers lui-même,
lèbres de l'impératif catégorique
aux animaux, Kant (cf. p. 54): « Agis de façon telle
en tant qu'il doit
ne les exclut pas que tu traites l'humanité, aussi cultiver en lui ce qui
du champ éthique. bien dans ta personne que dans favorise la moralité.
la personne de tout autre, tou
« conformément au devoir », jours en même temps comme pêche pas qu'on reconnaisse
tandis que l'obligation morale fin, jamais simplement comme leur spécificité (la sensibilité
impose d'agir « par devoir ». moyen.» de l'animal, par exemple), la
Cette distinction entre légalité quelle suscite en nous un sen
et moralité est essentielle, no La querelle de l'utilitarisme timent de respect.
tamment pour comprendre la Cet humanisme moral et juri L a dernière partie du texte té
présence, dans la doctrine mo dique n'a cessé d'être contesté moigne de la manière dont Kant
rale, des « devoirs envers soi par l'autre grande conception réduit Dieu à ne signifier rien
même ». laïque de la morale, l'utilita d'autre que l'idéal moral de l'hu
risme, qui pense pouvoir fon manité. Ce n'est plus la religion
Personnes et choses der le droit sur l'intérêt. Ce cou qui fonde la morale, mais la mo
Le texte ckontre, tiré de la Doc rant de pensée, initié par r ale qui peut éventuellement
trine de la vertu, porte sur un Bentham•, argue que les ani justifier la religion : le devoir de
sujet qui est au centre de bien maux ont des droits puisque, religion consiste à considérer
des débats éthiques* contem capables de souffrir ou d'éprou les commandements de la rai
porains: l'homme n'a-t-il de de ver du plaisir, ils ont des inté son comme des ordres divins,
voirs qu'envers l'homme, ou rêts. Si la morale humaniste ne en fonction de l'Idée de Dieu
bien doit-il également le respect peut reconnaitre de droits aux produite par cette même raison
à des êtres non humains (les animaux, le texte de Kant (cf. p. 50). En se représentant
animaux, la nature, Dieu)? La montre néanmoins qu'elle n'ex ses devoirs comme sacrés,
réponse de la morale huma clut pas de son champ les l'homme n'est pas en relation
niste, assénée par Kant, est autres êtres vivants. Il existe avec un Dieu, mais uniquement
nette et précise:« L'homme n'a des devoirs envers les animaux avec lui-même en tant qu'être
de devoirs qu'envers l'homme.» ou les êtres naturels non sen- moral. E. D.
=u:E
...... L a philosophie kantienne est
une philosophie de la sub
jectivité, ce qu'illustre tout
particulièrement la réflexion sur
fie qu'en matière esthétique la
démonstration rationnelle n'a
pas sa place : le beau est « ce
qui plaît universellement sans
gement et de sa prétention à
l'universalité. L'objet beau, dans
cette perspective, apparaît à la
fois purement sensible et intel
le goût dans la Critique de la fa concept ». Kant distingue ce lectuel, ce qu'exprime la notion
culté de juger (1790). Chez les pendant la disputatio - l'argu d'harmonie. La nature est belle,
Anciens, le beau était considéré mentation visant à atteindre le écrit Kant, quand elle revêt l'ap
comme une propriété objective vrai par la preuve - et la dis parence de l'art, et« l'art ne peut
exprimant l'harmonie du cos cussion (:Streit) dans laquelle être appelé beau que si nous
mos ou attestant l'existence d'un nous parlons de la beauté sommes conscients qu'il s'agit
Dieu. Désormais, la beauté comme si elle était une propriété d'art et que celui-ci prend ce
semble n'exister que dans le re des choses, cherchant ainsi un pendant pour nous l'apparence
gard de l'homme. C'est ainsi que hypothétique accord sur l'ob de la nature » : c'est ce senti
le débat qui oppose l'esthétique jet beau. Il se produit en effet ment de réconciliation entre la
classique et celle de la délica dans le jugement de goût nature et l'esprit qui suscite en
tesse durant le xvme siècle vise comme un« élargissement » de nous le plaisir esthétique.
à déterminer ce qui, de la rai l'objet (la beauté s'ajoutant aux
son ou du sentiment, est au prin propriétés naturelles) et du su
cipe du jugement de goût. jet (le sentiment de la beauté
ouvrant slir l'universel), qui lui
Jugement et sens commun confère son caractère commu
Kant donne à cette querelle la nicable.
forme d'une « antinomie du
goût » (contradiction entre deux L'art et l'esprit réconciliés
lois ou deux principes). Com L'antinomie porte sur les rap
ment rendre compte de la pré ports entre sensibilité et concep
tention à l'objectivité d'un ju tual i té dahs le jugement de
gement fondé sur le plaisir goût : la solution consistera à
subjectif? L'expérience de la montrer qùe les deux thèses ne
beauté ressortit à l'intimité d'un se contredisent qu'en apparence
sentiment que l'on éprouve en et peuvent être toutes les deux
même temps comme suscep vraies, pourvu que l'on com
tible d'être partagé par autrui. prenne la notion de concept en La réflexion kantienne sur le
Tel est le paradoxe sur lequel deux sens différents. Le juge goût peut sembler quelque peu
Kant ne cesse d'insister : le goût ment de goût ne se fonde pas abstraite: elle constitue néan
est à la fois l'expression d'un sur un concept déterminé, moins un cran d'arrêt aux théo
jugement personnel et l'indice tomme lorsqu'on juge de la per ries esthétiques qui, au cours
de la présence d'un sens com fection technique d'un objet, en des deux derniers siècles, ont
mun qui rend l'expérience es appréciant l'adéquation de ce visé à détruire, soit par intel
thétique universelle. lui-ci à son concept. Le juge lectualisme, soit par relati
Sa démarche consiste à partir ment esthétique se rapporte à visme, la spécificité du juge
des lieux communs. Le premier, un concept indéterminé: l'ob ment de goût. Elle fait de
« à chacun son goût », traduit jet beau, à travers le sentiment l'esthétique une sphère au
l'idée que le Beau est, comme de plaisir, donne à penser; il thentique de la vie de l'esprit,
l'agréable, relatif à une sensibi éveille en nous une Idée de la distincte de l'ordre de la
lité particulière. Le second,« on raison (commune à tous), la connaissance comme de la pen
ne dispute pas du goût », signi- quelle est au fondement du ju- sée morale ou politique. E. D.
....
Le premier lieu commun du goût est Il se manifeste donc, du point de vue du prin
contenu dans la proposition à l'aide de cipe du goût, l'antinomie suivante
laquelle chaque personne dépourvue Thèse. Le jugement de goût ne se fonde pas sur
de goût pense se prémunir contre tout reproche : des concepts; car, sinon, il serait possible d'en
chacun possède son propre goût. Cela équivaut disputer (de décider par des preuves).
à dire que le principe de détermination de ce Antithèse. Le jugement de goût se fonde sur des
jugement est simplement subjectif (plaisir ou concepts; car, sinon, il ne serait même pas pos
douleur), et que le jugement n'a nul droit à l'as sible, malgré la diversité qu'il présente, d'en
sentiment nécessaire d'autrui. jamais discuter (de prétendre à l'assentiment
Le second lieu commun du goût, qui est lui aussi nécessaire d'autrui à ce jugement).
utilisé même par ceux qui accordent au juge Il faut que le jugement de goût se rapporte à
ment de goût le droit de prononcer des sen quelque concept; car, sinon, il ne pourrait abso
tences susceptibles de valoir pour tous, est lument pas prétendre à une validité nécessaire
celui-ci: du goût, on ne peut disputer. Ce qui veut pour chacun. [ ...J Or, le jugement de goût porte
dire : le principe de détermination d'un juge sur des objets des sens, mais non pas pour en
ment de goût peut certes être aussi objectif, mais déterminer un concept à destination de l'en
il ne se peut ramener à des concepts détermi tendement; car ce n'est pas un jugement de
nés; par conséquent, sur le jugement lui-même, connaissance. Il constitue donc, en tant que
rien ne peut être décidé par des preuves, bien représentation intuitive singulière rapportée au
que l'on puisse parfaitement et légitimement en sentiment de plaisir, simplement un jugement
discuter. Car discuter et disputer sont assurément personnel, et comme tel il serait donc limité,
identiques en ceci qu'il y est recherché, par résis quant à sa validité, au seul individu qui pro
tance réciproque aux jugements, à produire entre nonce le jugement: l'objet est pour moi un objet
ceux-ci l'accord, mais ils sont différents en ce de satisfaction, tandis que, pour d'autres, il peut
que, si l'on dispute, on préfère produire cet en aller autrement - à chacun son goût.
accord d'après des concepts déterminés inter Cependant, dans le jugement de goût, un élar
venant comme raisons démonstratives et qu'on gissement de la représentation de l'objet (ainsi
admet par conséquent des concepts objectifs que du sujet) est sans nul doute contenu, sur
comme fondements du jugement. En revanche, quoi nous fondons une extension de cette sorte
dans les cas où cela est considéré comme infai de jugements comme nécessaires pour chacun :
sable, on juge tout autant qu'il est impossible en conséquence, il doit nécessairement y avoir
de disputer. un concept au fondement de ces jugements;
On voit facilement qu'entre les deux lieux com mais il doit s'agir d'un concept qui ne se peut
muns manque une proposition qui, certes, n'est aucunement déterminer par une intuition, un
pas au nombre des proverbes en usage, mais concept par lequel on ne peut rien connaître,
fait cependant partie du sens commun - savoir et qui par conséquent ne peut fournir aucune
du goût, on peut discuter (bien que l'on ne puisse preuve pour le jugement de goût.
en disputer). Or, cette proposition contient le
CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER (1790),
contraire de la première qui a été énoncée. Car, l" PARTIE, 2' SECTION,§ 56·57
là où il doit être permis de discuter, il faut qu'on (« EXPOSÉ ET SOLUTION DE L'ANTINOMIE DU GOÛT»),
=
&
&
....... L
c.::» 'opuscule Vers la paix per et celui de la paix civile au plan républicaine favorise la paix
pétue/le (1795) est l'un des interne. Si l'institution d'un sys dans la mesure où un peuple
textes les plus célèbres de tème juridique permet d'unir libre, conscient d'avoir à en su
Kant. Traduit en français dès une multiplicité d'hommes au bir lui-même les conséquences,
1796, il offre une présentation sein de l'État, l'instauration d'un ne peut qu'être réticent à dé
rigoureuse de l'idéal humaniste droit international devrait ga clarer la guerre. En retour, la
et républicain qui anime, en rantir, en lieu et place du fragile paix perpétuelle qui résulterait
France, la Révolution en cours. « équilibre des puissances» ré de l'union juridique entre des
La démarche de Kant vise ce sultant des traités, une paix dé États devenus républicains
pendant à s'abstraire de l'his finitive entre les peuples : on pourrait seule garantir leur in
toire immédiate afin de déter ne peut en effet qualifier de paix dépendance et le droit des in
miner le but final que la raison ce qui, dans un état de dividus en leur sein.
prescrit à l'humanité: une« uni nature, ne peut constituer
fication politique » qui garan qu'une interruption provisoire Union d'États indépendants
tit la paix perpétuelle. des hostilités. La paix perpétuelle, « souve
La voie de la paix par le droit rain bien politique», constitue
Sortir de l'état de nature est toutefois marquée d'une im pour Kant une « Idée de la rai
Après Hobbes*, Kant justifie perfection essentielle, formu son » dont on ne peut assurer
le droit par la nécessité de sor lée par Raymond Aron* lors qu'elle puisse être jamais en
tir de l'état de nature, lequel se qu'il voulut souligner les limites tièrement réalisée mais qui
définit comme une situation des projets de« société des na
prépolitique où les particuliers tions » au xx• siècle : « Faute La paix perpétuelle est
(individus ou États) sont voués, d'une force irrésistible au ser une Idée de la raison
par le simple jeu des intérêts, vice de la loi, chaque sujet se
à se combattre interminable réserve, en fait, le droit de se
dont on ne peut
ment et à s'entre-détruire. Afin faire justice lui-même. » Kant assurer qu'elle puisse
de sortir de cet état de nature, l'affirmait déjà: non seulement être jamais réalisée
il convient de faire entrer une il ne peut pas, mais il ne doit
mais qui anime l'action
multiplicité d'hommes (ou de pas y avoir d'État supérieur im
peuples) dans un« système de posant les lois internationales et indique le but.
lois». Kant identifie trois condi aux États qui en seraient les su
tions nécessaires à l'avènement jets; un« État universel » serait anime l'action et indique le but:
de la paix perpétuelle: la consti un« cimetière de la liberté». Le seule une « réforme progres
tution républicaine de l'État; droit international ne peut en sive » peut conduire à sa réali
la mise en place d'un droit in conséquence reposer que sur sation. Le siècle des Lumières
ternational (droit des gens) une fédération d'États indé a vu naiîre l'espoir d'une trans
fondé sur un fédéralisme pendants. formation des États européens
d'États libres; la reconnais dans le sens de l'idéal républi
sance d'un droit cosmopoli Paix et liberté politique cain; deux siècles plus tard,
tique qui, tout en prohibant la La liberté politique -« la faculté l'Union européenne, en fédé
conquête, garantisse le droit de n'obéir à aucune loi exté rant des États républicains, est
pour chaque citoyen de la Terre rieure en dehors de celles aux parvenue à rendre la guerre in
d'entrer en communication quelles j'ai pu donner mon as concevable entre eux : elle
avec tous les autres. sentiment » - et la pacification constitue à cet égard la pre
Dans le texte ci-contre, Kant éta universelle se conditionnent ré mière approximation de l'idéal
blit une analogie entre le pro ciproquement dans l'idéal juri grandiose proposé par Kant.
blème de la paix entre les États dique kantien. La constitution E.D.
Reste maintenant la question qui leurs intentions privées s'opposent entre elles,
concerne l'essentiel du dessein de la elles soient cependant entravées, et ainsi, dans
paix perpétuelle : que fait la nature dans leur conduite publique, le résultat est le même
ce dessein, relativement à la fin que la propre que s'ils n'avaient pas eu de mauvaises inten
raison de l'homme se propose comme devoir? tions ». Il faut qu'un tel problème puisse être
Que fait-elle par conséquent pour favoriser son résolu. Car le problème ne requiert pas l'amé
dessein moral? Comment garantit-elle que, ce lioration morale des hommes, mais seulement
que l'homme devrait faire d'après les lois de de savoir comment on peut faire tourner au pro
liberté mais ne fait pas, il le fera avec certitude, fit des hommes le mécanisme de la nature pour
sans préjudice de cette liberté, par le biais d'une diriger au sein d'un peuple l'antagonisme de
contrainte de la nature, et cela d'après les condi leurs intentions hostiles, d'une manière telle
tions du droit public, du droit des États, du droit qu'ils se contraignent mutuellement eux-mêmes
des gens et du droit cosmopolitique? [ ... ] à se soumettre à des lois de contrainte, et pro
Même si le peuple n'était pas contraint, sous l'ef duisent ainsi l'état de paix où les lois disposent
fet d'une dissension intérieure, à se soumettre d'une force. Si l'on regarde les États effective
à la contrainte de lois publiques, la guerre, de ment existants et organisés encore très impar
l'extérieur, l'y contraindrait pourtant. [ ...] Or la faitement, on voit qu'ils se rapprochent déjà
constitution républicaine est la seule qui soit beaucoup pourtant dans leur comportement
parfaitement adéquate au droit des hommes, extérieur de ce que l'idée du droit prescrit, même
mais elle est aussi la plus difficile à fonder et si la moralité intérieure n'en est évidemment
encore plus à conserver. [ ...] Cependant, la nature pas la cause (de même qu'il ne faut pas attendre
vient en aide à la volonté universelle, fondée en de la moralité la bonne constitution de l'État,
raison, volonté vénérée mais impuissante en mais à l'inverse de cette dernière d'abord, la
pratique, et cela justement par le biais de ces bonne formation d'un peuple); par conséquent,
inclinations égoïstes; aussi suffit-il d'une bonne la raison peut utiliser le mécanisme de la nature,
organisation de l'État (qui est, sans aucun doute, par le biais des inclinations égoïstes qui agis
au pouvoir des hommes) pour tourner les unes sent naturellement les unes sur les autres éga
vers les autres les forces des hommes d'une lement extérieurement, comme d'un moyen pour
manière telle que l'une soit entrave l'effet des faire place à sa propre fin, à savoir la prescrip
tructeur des autres, soit le supprime; ainsi pour tion du droit, et, par conséquent, également,
la raison, le résultat est le même que si les forces pour autant que cela dépend de l'État lui-même,
opposées n'existaient pas, et ainsi l'homme, pour promouvoir et assurer la paix intérieure
même s'il n'est pas moralement bon, est contraint aussi bien que la paix extérieure - il faut donc
d'être cependant un bon citoyen. Le problème dire ici : la nature veut irrésistiblement que le
de l'institution de l'É tat, aussi difficile qu'il droit obtienne pour finir le pouvoir suprême.
paraisse, n'est pas insoluble, même pour un
VERS LA PAIX PERPÉTUELLE, ANNEXE l
peuple de démons (pourvu qu'ils aient un enten («DELA GARANTIE DE LA PAIX PERPÉTUELLE»),
dement) et s'énonce : on peut considérer les TRAD. F. PROUST,© GARNIER·FLAMMARION
L
c:t
u
....
a réflexion kantienne sur progrès. La première est fon temps» qui prouve la « ten
Kant et ses compagnons de table, peinture d'Emil Dtirstling, vers 1900. Emmanuel Kant (1724-1804) aimait à recevoir quelques amis triés sur le volet.
Emmanuel Kant,
l'art de la routine
Célibataire endurci, hypocondriaque aimant la bonne seau* et l'annonce de la prise Kant est petit (1,50 m peut-être).
chère et la compagnie, le maître de Konigsberg a élevé de la Bastille. Pour corriger un physique mé
la routine et la maîtrise de soi au rang des beaux-arts. diocre, il s'habille toujours avec
Dandy et tatillon le plus grand soin et à la der
Tout est sous contrôle chez nière mode, très sensible aux
Kant: la pensée, le temps, l'ap détails et à l'harmonie des cou
Toute sa vie, Kant s'est couché précises, il quittait son bureau parence et même la passion. leurs. Il a même inventé, dit-on,
de bonne heure ... Réglée com et donnait le signal du repas Sensuel, amateur de bonne chè un système ingénieux pour te
me une horloge, sa vie était un en lançant « Il est moins le re et de bon vin, il surveille tou nir ses bas afin d'éviter que les
modèle de maîtrise et d'orga quart». Il invitait toujours le tefois sa santé avec un soin ma rubans ne lui bloquent la cir
nisation. À la demande de son même nombre de convives, niaque afin de vivre le plus long culation du sang.
maître, tous les matins à cinq toujours prévenus au dernier temps possible. C'est d'ailleurs L'amour? Il semble s'en être
heures moins cinq, Martin Lam moment. Toutes les après pour être sûr de bien digérer passé. Certes, les dames re
pe, son valet, entrait dans la midi, il faisait sa promenade qu'il veut manger en compa- 1 cherchent la compagnie de ce
chambre et criait« C'est l'heu en solitaire. Deux événements gnie. Quand on mange seul, 1 philosophe à la conversation
re ». Cinq minutes plus tard, entraînèrent un dérèglement pense-t-il, on pense trop, ce qui spirituelle. Il ne semble pour
Kant était à sa table de travail. de son emploi du temps : la nuit à la digestion. Autre souci tant pas avoir une haute idée
À douze heures quarante-cinq lecture de l' Émile de Rous- permanent : son apparence. des femmes, surtout quand
elles sont instruites: « Elles se me mariée du nom de Marie mann et Wasianski, qui furent !antique... Kant fascine, pour la
servent de leurs livres pour ain- Charlotta Jacobi lui écrit qu'el- aussi ses élèves. Les anecdotes profondeur et la hardiesse de sa
si dire comme elles se servent le l'a attendu la veille dans son de leur Kant intime servirent à pensée biensûr, mais aussi pour
de leur montre : elles la por- jardin... Les biographes ne ces- nourrir la légende. Le Britan- cette vie si lisse, si ordonnée et
tent pour que l'on puisse voir seront par la suite de fantas- nique Thomas de Quincey s'en si contrôlée. Est-ce la volonté
qu'elles en ont une, et peu im- mer sur la sexualité de Kant. inspirera très librement pour pure qui s'exprime à travers la
porte [ ... ] qu'elle ne soit pas , Il aurait fréquenté une auber- évoquer dans Les DerniersJours rigueur maniaque d'un agen-
bien réglée sur le soleil. » Il ge qui était aussi un bordel, d'Emmanuel Kant (1827) la dé- da? Sont-ce les séquelles d'une
semble pourtant qu'il ait son- aurait eu une tendre inclina- chéance physique et l'agonie éducation marquée par la crain-
gé deux fois à se marier, sans tion pour un jeune disciple... du philosophe. Plus près de te du péché et la culpabilité?
succès: quand il s'intéressait nous, !'Espagnol José-Luis de Est-ce la peur du risque, et
à une femme, reconnaîtra-t i- l, Fantasmes Juan transformera le huis clos d'abord du changement?
elle ne le regardait pas. Et vice- Kant n'a laissé que les traces Kant-Lampe en une subtile ver-
versa. Il restera toutefois fort qu'il souhaitait offrir à la pos- sion de l'enfer, dans son roman Maman Anna
discret sur sa vie intime. Le térité, et il y a fort à parier qu'il Se souvenir de Lampe (Le Seuil, Kant naît en 1724 dans une
1
seul épisode galant ou sup- ne se formalisait pas de la ré- 2003). Sans parler de Thomas famille unie mais modeste de
posé tel qu'on lui accorde est putation de célibataire endur- Bernhard qui, en 1978, fait dan- fabricants de harnais. Ses pre-
suggéré par un billet reçu par ci qu'ont forgée ses premiers ser à monsieur Kant Le Beau mières années semblent avoir
Kant en 1762. Une jeune fem- biographes, Borowski, Jach- Danube bleu sur un transat- été idylliques: Emmanuel, qui
CHRONOLOGIE
1724, Naissance de Kant à Kèinigsberg 1765, Kant, qui n'a pu obtenir une 1788. Critique de la raison pratique.
(Prusse). chaire à l'université, devient sous 1789. Révolution française. Combats
1737, Mort d'Anna Kant, sa mère. bibliothécaire au château de Kèinigsberg. contre le kantisme.
1740. Études de philosophie, de théo 1770, Il devient professeur de méta 1790. Critique de la faculté de juger.
logie, de mathématiques et de physique physique et de logique à l'université de 1793, La Religion dans les limites de la
à Kèinigsberg. Frédéric Il, roi de Prusse. Konigsberg. Dissertation de 1770 (De la raison.
1745, Son père a une attaque. Kant forme et des principes du monde sen 1794, Kant devient membre de l'aca
abandonne les études. sible et intelligible). Naissance de Hegel démie de Saint-Pétersbourg. Chute de
1746, Mort de Johann Georg, son père. (cf. p. 98). Robespierre. Doctrine de la science de
1747. Pensées sur la véritable estima 1772, Cours d'anthropologie. Fichte*.
tion desforces vives. 1775, Naissance de Schelling*. 1796. Kant donne sa dernière leçon à
1748, Kant quitte Kèinigsberg pour de 1776. Cours de pédagogie. l'université.
venir précepteur. 1778. Mort de Voltaire et de Rousseau. 1797, Métaphysique des mœurs.
1755, Enseigne comme Privatdozent 1779, Publication posthume des Dia 1798. Anthropologie d'un point de vue
(professeur privé payé par les étudiants) logues sur la religion naturelle de Hume. pragmatique.
à l'université de Kèinigsberg. Tremble 1780, Kant entre au sénat académique 1800. Système de l'idéalisme trans
ment de terre de Lisbonne. Discours sur de l'université de Kèinigsberg. cendantal de Schelling.
l'origine et lesfondements de l'inégalité 1781. Critique de la raison pure. 1801. Kant charge son élève Wasianski
parmi les hommes de Rousseau. 1784. Idée d'une histoire universelle de l'administration de ses biens et en
1756. Monadologie physique. au point de vue cosmopolitique, Ré fait son exécuteur testamentaire.
1758. Les Russes occupent Kèinigsberg. ponse à la question : qu'est-ce que les Bonaparte, au pouvoir depuis deux ans,
1759, Essai de quelques considérations Lumières? demande un résumé de la philosophie
sur l'optimisme. Candide de Voltaire. 1785. Fondation de la métaphysique de Kant.
1762. Du contrat social et Émile ou de des mœurs. 1804, Mort de Kant le 12 février à
l'éducation de Rousseau. 1786. Kant entre à l'académie de Ber Kèinisberg. Napoléon Bonaparte est sa
1764, Observations sur le sentiment du lin. Mort du roi de Prusse Frédéric Il. cré empereur des Français le 18 mai.
beau et du sublime. Avènement de Frédéric-Guillaume Il. Naissance de Feuerbach*.
Ludwig Hermann, !'Hiver à nel avec Dieu et laisser toute Il a 13 ans quand sa mère thématiques, l'occasion d'un vé-
Kiinigsberg, xx' siècle, Allemagne,
sa place à la sensibilité du meurt. Très sensible, l'enfant ritable épanouissement intel-
Hamm-Rhynern, Josef Mensing
Gallery. croyant. Né à Leipzig à la fin se retrouve alors seul dans un lectuel. Mais s'il commence à
du xv11' siècle, le mouvement univers piétiste marqué par la se familiariser avec les théories
aura trois sœurs et un frère, a rapidement gagné Berlin, traque du péché. Se contenir, de Leibniz*, l'enseignement y
est l'aîné de la famille. Il est Augsbourg, Halle, et bientôt demeure là encore très fermé.
couvé par sa mère Anna Kant. Ki:inigsberg. En 1745, il arrête ses études,
« le n'oublierai jamais ma sans diplôme. Sa vie familiale
mère. Elle a instillé et nourri est douloureuse : son père, rui-
en moi le premier germe de la Soucieuse de transmettre des né, a été victime d'une attaque
bonté. Elle a ouvert mon cœur principaux moraux solides à et est mort en 1746. Kant doit
aux impressions de la nature, son fils aîné, Anna le confie s'occuper de son frère et de ses
elle a éveillé et fait avancer dès l'âge de 8 ans au circuit trois sœurs. En 1748, le jeune
mes idées, et ses principes ont des écoles piétistes, moins ré- homme quitte Ki:inigsberg pour
eu une influence persistante putées pour la qualité de leur s'installer à la campagne corn-
et continue dans ma vie. » formation que pour la sévéri- me précepteur, d'abord chez un
Mère aimante, Anna emmène té de leur morale et la rigueur pasteur puis chez des aristo-
son garçon se promener à la de leur discipline. Six jours de crates où il découvrira les plai-
campagne, lui fait découvrir cours, un jour de révisions et de sirs de la conversation et des
les animaux, les fleurs et les prières, et un enseignement se maîtriser, contrôler ses pul- fêtes. Il a alors déjà écrit son
étoiles. Elle s'est toutefois limité aux lettres et à la théo- sions, ses désirs et ses senti- premier texte connu, Pensées
convertie au piétisme, mou logie. Ni mathématiques, ni ments : tel est le chemin qui, sur la véritable estimation des
vement protestant qui, en ré sciences. Tel sera pendant de selon ses maîtres piétistes, , forces vives (1747). En allemand
action à un luthéranisme jugé longues années le programme mène à la grâce de Dieu ... et non en latin, la langue exi-
trop centré sur l'apparence, du petit Kant, qui parlera, une l'université aurait pu être pour gée par l'université et qu'il
entend rendre la Bible vivante, fois adulte, de l' « esclavage de Kant, qui est passionné par les connaît bien. Il est vrai qu'il cri-
développer le rapport person- l'enfance ». sciences et notamment les ma- tique dans cet ouvrage le ratio-
nalisme de Leibniz et de son dis provoqua chez lui une « révo core. En 1770, enfin, il devient mier chef-d'œuvre, la Critique
ciple Christian Wolff, qu'il juge lution de la réflexion». professeur de métaphysique* de la raison pure. Il ne va plus
trop tiède, ce que ses maîtres à l'université. Il n'a plus seu s'arrêter alors d'enseigner et
piétistes déjà ébouriffés par ces 'âge lement la tête dans les étoiles: d'écrire, fidèle à sa plume com
auteurs ne pouvaient tolérer. Dix ans plus tard, gênée, en 1763, il a publié sa Re me une danseuse à sa barre.
Pendant les sept années où il semble-t-il, de ne pas lui avoir cherche sur l'évidence des prin Il aura bien quelques soucis
sera précepteur, Kant va consi donné la chaire qu'il convoi cipes de la théologie et de la avec la censure prussienne,
dérablement ouvrir son univers tait, la direction de l'universi morale, et un an plus tard, ses mais tout cela n'influera guè
intellectuel : il va s'intéresser té lui obtient un poste de sous Observations sur le sentiment re sur sa pensée. Ses derniers
aux spiritualités chinoises, bibliothécaire à la bibliothèque du beau et du sublime. mots?« C'est bien.» Tout était
confucianisme et taoïsme, étu royale de Kéinigsberg. De quoi Ce n'est qu'en 1781, toutefois, sous contrôle...
dier assidûment les thèses de ronger son frein cinq ans en- à 57 ans, qu'il publie son pre- CATHERINE GOLLIAU
Newton* (exercice d'autant plus
difficile que sa formation scien
tifique est incomplète), se pas
KONIGSBERG, VILLE FRONTIÈRE
sionner pour l'astronomie ...
À la mort de Kant en février 1804, Ki:inigs lonais, le russe... C'est une ville ouverte, au
ces berg lui fait des obsèques grandioses : il fau commerce comme aux combats. Pendant la
Quand il rentre à Kéinigsberg en dra seize jours pour que chacun défile devant guerre de Sept Ans, elle est occupée en 1758
1754, il a écrit un texte sur la ro le cercueil, que 24 étudiants portèrent au par les armées russes. Comme tous les habi
tation de la Terre et voit ses pers « Caveau des philosophes», au nord de la ca tants, Kant prête serment d'allégeance à la
pectives de réussite universi thédrale. Ki:inigsberg avait raison d'être re tsarine Élisabeth, et il enseigne la pyrotech
taire améliorées: Frédéric Il, qui connaissante : Kant avait été un citoyen par nie aux officiers, parmi lesquels le colonel et
a souffert comme lui du rigo ticulièrement fidèle. Il refusa toujours de futur généralissime Souvorov. Les Russes ne
risme protestant, a décidé de li quitter cette petite ville de Prusse orientale l'oublieront pas : il sera l'un des premiers
béraliser l'enseignement. Plus où il était né, coincée entre les landes et les membres honoris causa de l'académie de
tard, le même Frédéric invitera plaines sableuses. Il dédaigna tous les postes Saint-Pétersbourg, et sera traduit en russe
à Sans-Souci, dans son palais de que, la gloire venue, des universités plus pres avant de l'être en français et en anglais.
Berlin, le grand Voltaire* lui tigieuses n'avaient pas manqué de lui pro Revenue dans le giron des rois de Prusse,
même pour discuter de la rai poser. Kant aimait Ki:inigsberg, ses prome Ki:inigsberg fera jusqu'à la Deuxième Guerre
son et des Lumières. Le roi ne nades, sa campagne, son histoire, son calme. mondiale ce qu'elle sait le mieux faire : des
sait pas alors que c'est chez lui, Première capitale du pays avant que Ber affaires. Puis elle glisse dans l'escarcelle so
dans sa bonne ville de Kéinig lin ne la supplante, la ville, il est vrai, ne viétique. Aujourd'hui, la ville russe redécouvre
sberg, que vit le grand penseur manque pas de personnalité. Certes, ce l'économie de marché avec ses cafés tape-à
de l'Aujkliirung*, le mouvement n'était pas un endroit lancé comme le sera l'œil et ses babouchkas en fichus. l'.université
des Lumières allemandes. En ef plus tard Weimar au temps de Goethe* et de Ki:inigsberg se flatte d'être le meilleur pôle
fet, nous ne sommes qu'en 1755, de Schiller*. Son université est modeste, et d'enseignement et de recherche sur la pen
et Kant se contente de publier ses salons fort ternes. Sans Kant, la ville se sée kantienne en Russie. La tombe de Kant,
(anonymement) son Histoire na rait probablement restée à l'écart des grands sise dans l'un des murs de la cathédrale, a
ture/le universe/le, qu'il dédie débats des Lumières. Après lui, elle ne brillera été rénovée par les autorités russes en 2004,
au roi. Cette année-là, il est en plus. Mais discrète, elle a alors le charme à l'occasion du deux centième anniversaire
fin reçu docteur à l'université et des grands ports. Située au bord de la Bal de sa mort. Sa statue se dresse à nouveau
obtient un poste de Privatdo tique, elle commerce avec toutes les grandes devant l'université : sa restauration a été fi
zent : il n'est payé que par ses villes du nord et de l'est de l'Europe. C'est à nancée en 1992 par la journaliste allemande
élèves. Mais ce qu'il leur en Ki:inigsberg qu'a été imprimée en 1653 la Marion Di:inhoff. Mais« Ki:inigsberg» n'existe
seigne le met aux anges : New première grammaire du lituanien, la Gram plus. Seule grande conquête territoriale russe
ton, Hume* dont l'empirisme matica Litvanica de Daniel Klein, et en 1735, après la guerre, elle est devenue Kaliningrad,
va l'encourager à réfléchir sur toujours dans la même langue, la première du nom de Mikha1l Kalinine, premier prési
les limites de la connaissance, traduction intégrale de la Bible. dent de l'URSS. Et ce sont ses« 750 ans d'his
et surtout Rousseau, l'auteur Si à Ki:inigsberg, on parle majoritairement toire russe » que le président Poutine a cé
d'Émile, qui, selon ses termes, le allemand, on y entend aussi le suédois, le po- lébrés en grande pompe en 2005... C. G.
mit« sur le droit chemin », et
Et après?
Kant, l'éternel retour
PAR CATHERINE GOLLIAU
« !:actualité d'une philosophie ne se mesure pas au pondance et se sont faits parfois ses interprètes ou
fait qu'elle est plus ou moins à la mode mais à la ses mémorialistes. Les plus importants sont ailleurs:
façon plus ou moins accentuée dont elle nous sert d'abord les philosophes qui, comme Fichte*,
d'instrument théorique. » Si l'on se fonde sur cette Schelling* et Hegel (cf. p. 74) au début du x1x' siècle,
assertion donnée par le philosophe Alain Renaut s'en sont nourris et l'ont pris comme point de départ
dans son livre Kant aujourd'hui (Flammarion, 1999). pour leurs recherches. Fichte, penseur du Moi et de
la Critique de la raison pure l'État, sera d'abord un dis-
d'Emmanuel Kant demeure Dans les années 1870, ciple de Kant (qui l'aidera à
plus que jamais d'actualité. publier). et son obsession
À l'heure de Ben Laden et du les néokantiens sont sera de parachever la philo
Da Vinci Code, alors que persuadés que seul sophie transcendantale en
notre société matérialiste et lui donnant une perfection
scientiste se trouve de plus
le criticisme permet systématique. Il souligne
en plus confrontée à la mon de penser les sciences. ainsi, dans la première pré
tée de l'irrationnel, le sage face à son livre La Doctrine
de Kiinigsberg est plus que jamais une référence. La de la science (1797). l'identité de sa pensée et de
Raison est l'artisan du sabotage du Destin, pour celle du maître de Kiinigsberg : « je l'ai toujours dit,
reprendre l'expression de l'essayiste aUemand Ulrich et je le répète à nouveau, que mon système n'était
Sonnemann. Et le saboteur n'est autre que le criti que le système kantien. » Hegel aussi lui doit beau
cisme de Kant. Aujourd'hui encore, il est le cham coup, même si sa philosophie de ['Absolu va l'éloi
pion de la Raison, et le penseur de la morale et des gner du père de la raison critique. Kant sera même
droits de l'homme. On se dit encore « kantien », un temps comme ·effacé par l'idéalisme hégélien,
quand il est devenu rare de se dire « platonicien » devenu hégémonique en Allemagne, puis en Grande-
ou même« cartésien ». Comme Spinoza (cf. p. 14) Bretagne et en France.
avant lui, son œuvre a fait souche. Sa pensée n'a
cessé d'être auscultée, interprétée, critiquée, « inven L'école de Marbourg
tée», en un mot utilisée. Dès la seconde moitié du x1x' siècle toutefois, la
réflexion sur le progrès des sciences commence à se
Une vaste descendance développer. Or l'idéalisme hégélien peine à répondre
Les « enfants» de Kant sont ainsi multiples même à ces défis. !:étoile de Hegel pâlit et dès les années
s'ils ne sont pas tous légitimes. Laissons de côté la 1870 s'amorce ce que l'on appelle communément le
foule des adorateurs, ces « kantiens » qui repren « néokantisme». Les historiens datent le début de ce
nent ses concepts sans fournir eux-mêmes de doc phénomène de la leçon inaugurale d'Eduard Zeller
trine. Passons sur les disciples, qui l'ont connu, ont (1814-1908) à Heidelberg. Le titre de celle-ci : « La
suivi ses cours, ont échangé avec lui une carres- signification et la tâche de la théorie de la connais-
sance ». Eduard Zeller, ce jour-là, lâche une phrase n'arrive absolument pas à comprendre ce que des
qui va devenir un mot d'ordre : « lurück zu Kant!» gens comme Windelband et Rickert auraient aujour
Retour à Kant. d'hui en commun avec Kant pour mériter le nom de
Ce n'est pourtant pas Zeller qui obtiendra la paternité néokantiens. »
du néokantisme, mais Hermann Cohen, professeur à
l'université de Marbourg, lors de la publication en Heidegger sous influence
1871 de son livre Kants Theorie der Erfahrung (La Mais le kantisme n'est-elle pas une philosophie aussi
Théorie kantienne de l'expérience). L'école dite de souple que rigoureuse, que l'on s'approprie, que l'on
Marbourg sera illustrée par deux autres grands néo triture, toujours riche et sonnant toujours juste?
kantiens : Paul Gerhard Natorp (1854-1924) et Ernst Heidegger lui-même en a fait l'expérience. Formé
Cassirer (1874-1945). Pourquoi reviennent-ils à Kant? par Rickert, justement, il connaît bien le sage de
Parce qu'ils sont persuadés que le criticisme kantien Kiinigsberg, mais il lui préfère longtemps Aristote.
permet de penser les sciences. N'a-t-il pas réfléchi En 1925, pourtant, il se remet à lire Kant assidûment
sur le temps et l'espace? et la pensée kantienne devient le fil directeur de sa
Pourtant, ses théories sont construites sur les bases recherche sur le sujet. Il écrit alors à Anna Arendt, sa
de la physique newtonienne. Elles ne sont donc maîtresse et confidente : « Je suis souvent à
plus adaptées à l'évolution des sciences telles Kiinigsberg; non seulement parce que je lis Kant
qu'elles se présentent à la fin du x1x' siècle. pour me retremper ... Mais je suis souvent à
Comment dès lors utiliser Kant? Plutôt que de s'en Kiinigsberg déjà par mon attitude et mon style. » Le
tenir à un kantisme pur et dur, les néokantiens vont produit de ce compagnonnage intellectuel sera
l'aménager en distinguant les résultats de l'inves d'abord en 1929 un livre intitulé Kant et le problème
tigation kantienne de sa méthode proprement dite. de la métaphysique, puis une série de cours étalés sur
Ils vont ainsi montrer que cette dernière est valide plusieurs années où Heidegger étudie notamment
indépendamment de l'évolution des théories scien la Critique de la Raison pure au regard de la phéno
tifiques à une période donnée et qu'elle permet ménologie, sa spécialité.
d'unifier les champs du Et aujourd'hui, que devient
savoir et leur donner un Kant est présent dans Kant? On s'en réclame tou
sens. En se concentrant jours, même si parfois la filia
sur la question « Que puis
tous les champs de la tion peut sembler lointaine.
je savoir ?» , l' école de réflexion, notamment John Rawls (1921-2002) dont
Marbourg va aussi démon la Théorie de la justice (1971)
trer que les conditions de la
dans la morale, le droit a dominé la pensée libérale
science, de même que les et la politique. américaine ces trente der-
conditions de sa synthèse, nières années, a toujours
sont du ressort de la philosophie. Elles sont même revendiqué pour sa recherche une nature « profon
son domaine d'excellence. dément kantienne», puisqu'elle présuppose des per
sonnes libres et égales, capables de se montrer auto
L'école de Bade nomes. Même recherche de paternité plus ou moins
Un autre courant va se développer au sein du néo affirmée chez des penseurs comme le philosophe
kantisme, l'école de Bade, dite aussi école du Sud analytique Hillary Putnam ou les spécialistes de
Ouest de l'Allemagne. Ce courant, représenté notam l'éthique de la communication que sont Karl-Otto
ment par Wilhem Windelband (1848-1915), Heinrich Appel et Jürgen Habermas. Tous ont fondé leur
Rickhert (1863-1938} et Emil Lask (1875-1915}, va réflexion à partir de la pensée kantienne. Certains
s'intéresser plus précisément à la notion de valeur, historiens de la philosophie n'hésitent d'ailleurs pas
condition nécessaire à la constitution de toute réa à parler aujourd'hui d'un « néoréalisme» kantien,
lité culturelle. Après Fichte, elle va en réaffirmer le présent dans tous les champs de la réflexion philo
primat absolu, à tel point qu'on l'a parfois taxée de sophique mais particulièrement dans le domaine de
néofichtéisme plutôt que de néokantisme. Les pen la philosophie morale, du droit et de la politique,
seurs de l'école de Bade vont ainsi entreprendre mouvement fort vaste auquel appartiendraient des
une réflexion originale sur la place des sciences personnalités aussi diverses que Habermas, Renaut ou
humaines et notamment de l'histoire. Ils vont les Ferry (cf. p. 44). Kant et l'éducation, Kant et la com
isoler des sciences physiques et en dégager les prin munication, Kant et l'Europe. Le sage de Kiinigsberg
cipes propres. Mais sont-ils encore des kantiens? demeure l'un des socles de la pensée occidentale. Le
En 1926, Martin Heidegger* confie à un ami : « Je rempart de la raison?•
--- :.....
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HEGEL I Introduction
GEORG W. F. HEGEL,
l:ESPRIT ABSOLU
Par Jean-François Kervégan
G
eorg Wilhelm Friedrich Hegel (1770- même temps qu'il réfléchit sur la dialec
1831), le plus influent sans conteste tique de l'être et du non-être ou sur le
des philosophes postkantiens, a « savoir absolu », il s'intéresse à la chi
laissé une œuvre difficile. Mais y a-t-il un mie, à l'astronomie, à la psychiatrie, à
penseur important dont ce ne soit pas le l'économie politique, à l'art vivant ainsi
cas? Une pensée puissante ne se livre pas qu'à son histoire ...
sans défense. Hegel est un grand philo Son œuvre est de celles qui ont dessiné le
Jean-François sophe parce qu'il nous force à transfor paysage de la pensée contemporaine. En
Kervégan, mer les questions que nous nous posons : France, en particulier, son influence s'est
professeur de il déplace nos « idées ». Il nous apprend fait sentir en des lieux inattendus : les
philosophie à aussi cette modestie qui surréalistes l'ont inscrit à
Paris-1, traducteur
consiste à se mettre à Hegel s'intéresse à la leur panthéon (Magritte a
des Principes de
la philosophie
l'écoute du réel avant de même peint ses Vacances
du droit de Hegel, le juger : « Chacun veut et chimie, à l'astronomie, en 1958 ...) et, grâce à
et auteur, entre croit être meilleur que son à la psychiatrie, à l'art... Kojève *, toute une géné
autres, de Hegel monde. Le meilleur est Son œuvre a dessiné ration d'esprits originaux
et l'hégélianisme celui qui exprime seule (Aron, Bataille, Lacan,
(PUF, coll. « Que ment mieux que d'autres le paysage de la pensée Merleau-Ponty ...) s'est
sais-je? », 2005) ce monde qui est le sien. » contemporaine. nourrie de sa pensée. Plus
et de Hegel, Carl
largement, c'est toute la
Schmitt. Le Politique
Aristote des temps modernes philosophie européenne des x,x e et
entre spéculation
et positivité Le caractère encyclopédique de ses inté xxe siècles qui réagit à Hegel. Marx* et
(PUF, 2005). rêts lui valut d'être considéré comme Kierkegaard*, Nietzsche* et Heideg
!'Aristote des temps modernes. Comme ger*, et même la philosophie analytique
ce dernier, il considère qu'il n'est pour naissante (Russell*), ont jusqu'à un cer
ainsi dire aucun objet, si humble soit-il, tain point défini leur programme par rap
qui n'offre d'intérêt pour la pensée : en port à lui, à vrai dire surtout contre lui. ..
,. En effet, une chose est claire : après signification que les uns par rapport aux
Hegel, on ne peut plus philosopher de la autres et par rapport au tout qui les ras
même manière. Marx et les« jeunes-hégé semble : « Le vrai est le tout».
liens» veulent donc sortir de la philoso Mais, dans ce tout, les différences ne
phie pour rendre ses droits à l'action; sont pas annulées : l'absolu n'est pas« la
Kierkegaard veut arracher l'existence à nuit où toutes les vaches sont noires ».
l'emprise du concept; Nietzsche conçoit Hegel, à la suite de Kant (cf. p. 44), fait
son entreprise comme une machine de une distinction entre la raison et l'en
guerre contre la dialectique*; Heideg tendement. L'entendement produit des
ger, enfin, lit chez Hegel l'ultime chapitre savoirs localisés et partiels (les sciences).
de l'histoire de la métaphysique*, qui Le système (la Science) en est la totali
est celle de« l'oubli de l'être». sation rationnelle. Mais il n'en est pas la
Mais qu'est-ce qui, dans cette pensée, simple addition, car la raison transforme
suscite l'opposition d'auteurs si diffé les savoirs d'entendement pour en expri
rents? Probablement le fait qu'elle est mer la vérité. Cette appropriation est dite
« dialectique » : le « travail du
négatif» bouleverse l'économie
La dialectique consiste de la connaissance. Elle est
aussi« spéculative», car le tout
à supprimer les n'est pas égal à la somme de ses
oppositions rigides parties, il présente un excès par
de la pensée et de la rapport à celles-ci; c'est cet
excès de la raison par rapport
langue communes, à l'entendement et aux savoirs
notamment celle finis que la philosophie entend
� de la pensée et de l'être. incarner.
9.....,�'"""""...;..������
Le réel et ses contradictions
systématique, dialectique et conceptuelle Mais qu'est donc cette « dialectique »
(dans le jargon hégélien,« spéculative»). dont la philosophie hégélienne fait son
emblème? Elle consiste à« supprimer les
Le déploiement de l'absolu oppositions rigides» sur lesquelles sont
La philosophie moderne s'est générale construites la pensée et la langue com
ment voulue scientifique, donc systé munes. La plus fondamentale d'entre elles
matique : « L'unité systématique est ce est celle de la pensée et de l'être; c'est
qui transforme en science la connais elle que Hegel entend d'abord surmon
sance commune» (Kant). La systémati ter. Mais la dialectique n'est pas seule
cité est une garantie de scientificité pour ment une méthode que le philosophe
un savoir toujours exposé au risque de la « appliquerait » au réel ou au discours.
dispersion et de la discordance. Mais la Elle désigne, au sein de l'être lui-même,
pensée de Hegel est systématique en un cette propriété qu'a« tout ce qui est fini»
sens particulièrement fort. Diachroni de« se supprimer soi-même». La dialec
quement, chaque philosophie, y compris tique est l'expression pensée de la contra
la sienne, est une expression provisoire diction interne, du dynamisme immanent
d'un unique système de pensée se grâce auquel l'être advient infiniment à
déployant au cours du temps : exposer soi : cette vérité en mouvement de l'être
l'histoire de la philosophie, c'est expo immédiat, aboutissement de sa « dialec
ser la philosophie elle-même. Synchro tique immanente », c'est ce que Hegel
niquement, la philosophie est construite nomme l'Idée.
à partir d'un foyer unique, que Hegel Tout aussi essentiellement qu'elle est
nomme« l'Idée» ou« l'Absolu». Elle est dialectique, la pensée est donc « spécu
ainsi un« cercle de cercles» : la logique, lative » : elle met en œuvre une raison
la philosophie de la nature, la philoso « positive » qui parachève l'ouvrage de
phie de l'esprit. Ces cercles n'ont de la raison« négative» en exposant le résul-
tat « positivement rationnel » de son tra ser ce qu'il est. Hegel fut le premier à thé
vail. Mais c'est bien la même raison qui matiser l'opposition de la société civile
est à la fois dialectique et spéculative, et de l'État, qui est devenue un lieu com
négative et positive. De l'entendement à mun. C'est lui qui a posé(de manière plus
la raison dialectique, de la raison dialec complexe qu'on ne le croit souvent) le
tique à la raison spéculative, il y a conti problème de la fin de l'histoire, que
nuité et discontinuité, c'est-à-dire, selon Fukuyama* et les néoconservateurs ont
le terme dont Hegel fait son slogan remis à l'ordre du jour après l'effondre
Auflrebung*(suppression, dépassement, ment du monde soviétique. Étrange iro
conservation). Elles sont les aspects soli nie : lorsque Lénine durant la première
daires du processus un par lequel l'être guerre mondiale préparait la révolution
se pose comme concept. russe, que lisait-il? La Logique ...
Mais Hegel n'est pas un penseur que
La modestie du penseur l'on peut aisément s'approprier : ceux
La philosophie hégélienne est une philo qui ont voulu en faire un conservateur
sophie du concept. Le « cher moi » y ou un révolutionnaire ont mutilé sa pen
occupe fort peu de place. Hegel répugne sée, lui dont le souci n'était ni de prévoir
à parler de lui, préférant la posture en ce qui va arriver (« l'avenir n'intéresse
apparence modeste du secrétaire écri pas la philosophie »), ni de prescrire ce
vant sous la dictée de l'esprit du monde. qui doit être fait(« l'Idée n'est pas assez
Pourtant, il nous « condamne à l'expli impuissante pour devoir être seule
quer ». « Il est sot, écrit-il, de rêver qu'une ment »). La tâche du philosophe n'est pas
quelconque philosophie surpasse son de dire aux hommes ce qu'ils doivent
monde » : sa philosophie ne parle donc espérer, mais plutôt de leur permettre
pas de notre monde. Mais elle nous four d'espérer de façon sensée en les aidant à
nit de puissants outils pour tenter de pen- « concevoir ce qui est ». •
... Q
u uand la Révolution fran s'instaure ainsi entre la La liberté consiste, dans ce
..... çaise éclate en 1789,
Hegel a dix-huit ans. Au
conscience singulière et la cadre, à reconnaître la rationa
conscience universelle. Quand lité des lois et des institutions,
séminaire de théologie de ils cherchent à incarner la vo auxquelles le citoyen se sou
Tübingen où il étudie (cf. p. 98), lonté générale, les révolution met et dont il profite. II revien
les nouvelles en provenance naires deviennent de fait les dra aux États postrévolution
<l'outre-Rhin circulent sous le partisans d'une faction poli naires de réaliser cet objectif.
manteau. On y traduit en secret tique. Or qui dit faction poli
la. Marseillaise; Hegel lui-même tique dit fraction de la volonté Le devenir de l'esprit
participera à la plantation générale, et toute faction de La philosophie de Hegel est
d'arbres de la Liberté. Les in vient suspecte à l'égard de la ainsi animée par la conviction,
tellectuels de l'époque espèrent faction gouvernante. Ce méca qu'il partage avec sa généra
que ce vent de liberté patrio nisme aboutira en 1793 à la po tion, que l'esprit est universel
tique soufflera bientôt sur l'Al litique du Comité de salut pu et libre. La liberté est la « des
lemagne, alors divisée en une blic et au règne de la Terreur. tination » de l'homme (voir le
Un soupçon de divergence suf
Si la liberté des fit pour mener à la mort. La vraie liberté
Hegel tente donc de déchiffrer
révolutionnaires le célèbre slogan révolution
d'un État suppose un
conduit à la mort, naire« la liberté ou la mort». À système rationnel du
c'est que celle-ci la mort, il associe la volonté de droit et une séparation
supprimer tout « particula
est la négation pure des pouvoirs, avec des
risme», ces particularismes po
du particularisme. litiques et sociaux qui étaient institutions durables.
l'un des fondements de l'Ancien
multitude de principautés do Régime. Si la liberté absolue des second extrait ci-contre). Pour
minées par des gouvernements révolutionnaires conduit à la lui, si l'homme est libre par es
souvent autoritaires. Mais les mort, c'est que celle-ci est la sence, il doit aussi le devenir
années passent et'en France, le négation pure du particula dans les faits. Ce travail de l'es
sang ne cesse de couler. Pour risme. La mort, écrit Hegel, est prit s'inscrit dans le temps de
quoi? le« néant». Dans ce néant, rien l'histoire, et la Révolution fran
ne peut subsister. La liberté est çaise en marque l'une des
Interprétation de la Terreur proclamée, mais elle tourne à étapes essentielles, même si
Dans la. Phénoménologie de l'es la destruction. elle s'accompagne d'une « fu
prit, publiée en 1807 alors que La Révolution française se joue rie de la destruction ».
Napoléon qu'il admire entre là. Les révolutionnaires ne par Par cette analyse, Hegel réus
dans Iéna, la ville où il enseigne, viennent pas à concrétiser la li sit à conceptualiser le dérapage
Hegel propose une interpréta berté absolue. Les institutions de la Révolution vers la Terreur.
tion originale de ces événe ne réussissent pas à assurer la Analyse très actuelle et qui peut
ments. Le problème se situe se liberté de tous. Pour Hegel, la amener à se demander, à la
lon lui dans la façon dont on leçon est claire : la vraie liberté suite de l'historien François
revendique la liberté. D'un côté, d'un État suppose un système Furet (1927-1997), si ce déra
la volonté générale réclame la rationnel du droit (cf. p. 90) et page n'est pas plutôt d'ordre
liberté et l'égalité de tous. De une séparation des pouvoirs, structurel et conceptuel, inhé
l'autre, les révolutionnaires sont concrétisés par des institutions rent donc à toute révolution,
amenés à parler au nom de la durables, indépendantes des quels qu'en soient les acteurs
volonté générale. Un conflit individus qui en ont la charge. et les revendications... F. G.
...........
<< La liberté est la plus haute .......
>C
°
82 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n 10 Le Point
HEGEL Système
...
<< Exprimer le Vrai, non comme ...
1-
>C
Selon ma façon de voir, qui sera justi L'encyclopédie des sciences philosophiques
fiée seulement dans la présentation du se distingue des Encyclopédies ordinaires en
système, tout dépend de ce point essen- ce que celles-ci ne sont en général qu'un agré
tiel : appréhender et exprimer le Vrai, non comme gat des diverses sciences qu'on rassemble
substance, mais précisément aussi comme sujet. d'une façon arbitraire et empirique, et parmi
[ ... ] lesquelles il y en a qui n'ont de science que le
Le vrai est le tout. Mais le tout est seulement nom, et n'offrent elles-mêmes qu'un assem
l'essence s'accomplissant et s'achevant moyen blage de connaissances.
nant son développement. De !'Absolu il faut dire [ ... ]
qu'il est essentiellement Résultat, c'est-à-dire Chacune des parties de la philosophie est un
qu'il est à la fin seulement ce qu'il est en vérité. tout systématique, une sphère à part; mais l'idée
[ ... ] philosophique s'y trouve dans une détermina
La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne tion particulière, dans un élément spécial. Tou
peut être que le système scientifique de cette tefois, précisément parce que chaque cercle est
vérité.Collaborer à cette tâche, rapprocher la une totalité en soi, il sort des limites de son élé
philosophie de la.\forme de la science - ce but ment et devient la base d'une sphère plus vaste.
atteint, elle pourra déposer son nom d'amour Le tout se présente en conséquence comme un
du savoir pour être savoir effectivement réel - cercle de cercles, dont chacun est un anneau
c'est là ce que je me suis proposé. nécessaire, de telle sorte que le système de tous
les éléments respectifs exprime l'idée tout
LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'ESPRIT, PRÉFACE, TRAD. J. HYPPOLITE,
© AUBIER-MONTAIGNE, 1941
entière, qui en même temps se retrouve dans
chacune en particulier.
HEGEL, ENCYCLOPÉDIE DES SCIENCES PHILOSOPHIQUES (1817),
[ ...]Car toutes [les sciences], faisant partie d'un § 14 SQ., TRAD. A. VÉRA, GERMER·BAILLIÈRE, 1867·1869
système qui a pour objet la connaissance de
l'univers comme formant un tout organisé, sont
dans un rapport mutuel et se supposent réci [ ...] Le rapport de la connaissance spéculative
proquement. Elles sont comme les anneaux [la philosophie] avec les autres sciences consiste
d'une chaîne qui revient sur elle-même et forme en ce que celles-ci puisent dans l'expérience,
un cercle. mais qu'elle l'admet et l'emploie; il consiste,
en d'autres termes, en ce qu'elle reconnaît le
ESTHÉTIQUE, TOME 1, TRAD. C. BÉNARD,
GERMER-BAILLÈRE, 1875
général, les lois, les genres que contiennent ces
sciences, et en fait son contenu, mais en intro
duisant en même temps dans ces catégories
Philosopher sans système n'a rien de scienti d'autres catégories, et en communiquant ainsi
fique. Outre qu'une telle philosophie n'exprime aux premières leur valeur et leur signification
que des vues subjectives, elle est accidentelle propre. La différence entre elle et ces sciences
dans le contenu. Un contenu n'a de valeur que ne consiste à cet égard que dans ce change
comme un moment de l'ensemble; hors de là, ment des catégories.
ce n'est qu'une supposition gratuite ou une cer
HEGEL, LA SCIENCE DE LA LOGIQUE (1812-1816), IX,
titude purement personnelle. D'un autre côté, TRAD. A. VÉRA, GERMER·BAILLIÈRE, 1874
c'est à tort que l'on donne le nom de philoso
phie à une philosophie fondée sur un principe
borné et distinct; le principe d'une philosophie
véritable, c'est de renfermer tous les principes
particuliers.
[...]
L
c::::t
u
........
a dialectique* est pour l'indique le difficile concept hé exemple, a disparu et, avec elle,
Hegel « l'âme de toute gélien d'Aufhebung*. sa conception particulière de
connaissance scientifique la démocratie, réservée à une
véritable». Elle ne constitue pas Suppression et conservation partie réduite de la population.
chez lui une méthode extérieu L'Aufhebung n'a pas d'équiva Notre conception de la démo
re à son objet, un dialogue phi lent direct en français. Il signi cratie réclame la liberté de tous.
losophique sur un sujet sérieux fie à la fois« négation», « aboli Elle nie donc le principe grec.
où s'entrechoquent des opinions tion » « abrogation » ou Mais en même temps, elle ne
opposées, comme pouvait l'en « suppression », mais aussi s'est pas faite sans lui. La dé
tendre Platon*. Au contraire, il «conservation» ou«maintien». mocratie grecque est à la fois
y voit « dans la réalité le princi Hegel l'utilise pour indiquer niée et conservée (aufgehoben)
pe de tout mouvement, de tou comment, dans le travail néga dans notre système politique.
te vie et de toute activité ». La tif de la dialectique, les moments L'histoire se développe ainsi
dialectique est le moteur de la niés sont pourtant conservés. par un processus d'intériori
réalité. On est donc bien loin de La floraison d'une plante, pour sation des contraires.
la méthode thèse-antithèse-syn reprendre l'exemple donné, Cette conception originale de
thèse qu'on retrouve dans les «nie» bien le bouton. Mais cette la dialectique a eu de nom
dissertations scolaires. négation ne signifie pas non plus breuses répercussions. Dans
la pure perte du bouton. La flo
La dialectique est, raison le « conserve » dans la La conservation
selon Hegel, « l'âme mesure où elle lui doit son exis du bouton, que nie
tence. En revanche, si on brû
de toute connaissance lait le bouton, on le nierait pu la floraison, indique
scientifique », rement et simplement. La que nous avons affaire,
« le principe de conservation du bouton, que avec la dialectique,
nie la floraison, indique bien que
tout mouvement, de nous avons affaire, avec la dia à une totalité vivante
toute vie et activité ». lectique, à une totalité vivante et positive.
et positive. Pour Hegel, tout ce
Dans La Phénoménologie de qui est vraiment réel obéit au le marxisme, notamment, qui
l'esprit (1807), dont est extrait principe de l'Aufhebung, que ce parle de « matérialisme dia
le texte ci-contre, Hegel en soit dans la nature, dans l'his lectique» pour expliquer l'his
donne une image. Prenons le toire ou dans la pensée pure. toire comme une lutte des
bouton d'une plante. Il se dé classes. L'idée d'intériorisa
veloppe et donne lieu à la flo Contradiction intériorisée tion a également jeté les bases
raison. Celle-ci « nie » le bou Seulement, la dialectique et de la théorie des sciences his
ton dont elle provient. De l'Aufhebung ne se comportent toriques. Plus généralement,
même, l'apparition des fruits pas partout de la même façon. on utilise aujourd'hui les
va nier la floraison. Du bouton Car dans la nature, les moments termes de dialectique et d'Auf
au fruit, la plante évolue grâce dialectiques peuvent coexister hebung pour expliquer, en phi
à un processus négatif que He extérieurement l'un à l'autre. losophie du droit ou en so
gel appelle dialectique. La« to Par exemple, les pôles élec ciologie par exemple, comment
talité vivante» qui la constitue, triques positif et négatif co !. ' individu et la société s'op
du germe aux fruits, n'est pas existent dans l'espace. En re posent tout en se définissant
une« synthèse », car il n'y a vanche, dans l'histoire, les et en s'enrichissant l'un aux
dans l'être et le devenir de la moments dialectiques se suc dépens de l'autre.
plante rien de statique, comme cèdent. La Grèce antique, par F.G.
....>C....
<< La vérité de l'être et du non-être, ........
est dans leur unité, le devenir>> ........
La logique spéculative contient l'an [ ... ]
cienne logique et l'ancienne méta C'est par l'être qu'on doit commencer, parce
physique; elle conserve les mêmes que l'être pur est aussi bien pensée pure que
formes de pensée, les mêmes lois et les mêmes l'élément immédiat, simple, indéterminé, et que
objets, mais elle les construit et les organise le commencement ne peut rien être de médiat
d'une manière plus large, et à l'aide de nou et d'ultérieurement déterminé.
velles catégories. [...]
[ ... ] Cet être pur est l'abstraction pure, et, par consé
La logique est la science de l'idée pure, de l'idée quent, la négation absolue qui, prise elle aussi
dans l'élément abstrait de la pensée. dans son moment immédiat, est le non-être.
[ ... ] [ ... ]
La logique est la science la plus difficile, en ce Le non-être, en tant qu'il est ce moment immé
sens qu'elle n'a pas pour objet des intuitions diat, égal à soi-même, est de son côté la même
[les objets des sens], ni même, comme la géo chose que l'être. Par conséquent, la vérité de
métrie, des représentations qui dans leur abs l'être, ainsi que du non-être, est dans leur unité.
traction sont des représentations sensibles, mais Cette unité est le devenir.
des abstractions pures, et qu'elle exige la faculté [ ... ]
et l'habitude de se concentrer dans la pensée La proposition: l'être et le non-être ne font qu'un
pure, de la saisir fortement et de s'y mouvoir. est pour la représentation et l'entendement une
[ ... ] On peut dire également qu'elles [les déter proposition si paradoxale qu'ils ne croient pas
minations de la pensée pure] sont ce qu'il y a probablement qu'on la prenne au sérieux. li faut
de plus connu, l'être, le non-être, la détermina dire en effet que c'est là la tâche la plus difficile
bilité, la grandeur [...], l'un, le plusieurs, etc. que s'impose la pensée, par la raison que l'être
[ ... ] et le non-être constituent l'opposition dans sa
Ce sont les pensées pures, les déterminations forme absolument immédiate, ce qui fait croire
pures de la pensée qui constituent l'objet et la qu'il n'y a pas dans l'un d'eux une détermina
matière de la logique. Les pensées, telles qu'on tion qui contienne son rapport à l'autre. [ ...]
se les représente ordinairement, ne sont pas Mais s'il est vrai de dire que l'être et le non-être
des pensées pures, car on entend par être pensé ne font qu'un, il est tout aussi vrai de dire qu'ils
un être dont le contenu est un contenu empi diffèrent, et que l'un n'est pas ce qu'est l'autre.
rique. Dans la logique, les pensées sont saisies
LA SCIENCE DE LA LOGIQUE,
de telle façon qu'elles n'ont d'autre contenu que TRAD. A. VÉRA, GERMER·BAILLIÈRE, 1874
le contenu de la pensée même, et qui est engen
dré par elle. Les pensées sont ainsi des pensées
pures; et l'esprit y demeure en lui-même, et, par
suite, est esprit libre, car la liberté consiste pré
cisément à demeurer en soi-même, et à être le
principe déterminant de soi-même.
[...]
La philosophie n'a pas l'avantage que possè
dent les autres sciences de pouvoir présup
poser soit son objet, comme s'il était
immédiatement donné par une représentation,
soit la méthode, qui doit diriger le commen
cement et la marche ultérieure de ses
recherches, comme si elle avait été antérieu
rement déterminée.
L
c::,
u a Phénoménologie de l'es la conscience est aussitôt ame Autrement dit, la servitude
.....
.... prit (1807) examine les dif
férents stades que par
née à se contredire et à consta
ter que la vérité change. En ef
permet à la conscience de fa
çonner les objets à son image.
court la conscience dans son fet, la vérité sensible varie selon Elle se réconcilie avec l'exté
débat intérieur avec la vérité. les mouvements du « je », qui riorité objective, tandis que la
Ce travail a un début et une fin. fait office de point d'ancrage conscience du maître tourne à
li commence avec la«certitude pour la certitude sensible, sans vide.
sensible» et il s'achève sur le que celle-ci ne l'admette. Cette dialectique a fortement
«savoir absolu ». inspiré le marxisme, qui y
Le maître et l'esclave voyait un argument en faveur
Le savoir absolu La seconde figure est la diffi du prolétariat contre le capi
Cette dernière expression peut cile dialectique* de la maîtrise talisme. Notamment en France,
dérouter. Mais peu avant Hegel, et de la servitude. Elle présente grâce aux cours de Kojève*,
son ami de jeunesse Schelling* la conscience parvenue à se auxquels assistait une bonne
soutenait que la philosophie détacher de la pure objectivité partie de l'intelligentsia du dé-
avait pour objet l'absolu d'où pour se tourner vers elle-même
émanaient la subjectivité et l'ob et s'affirmer comme une Chacune des deux
jectivité, l'esprit et la nature. «conscience de soi». Sa vérité
Contrairement à cette philo consiste donc en un monde ex
consciences de soi
sophie dite de l'identité, Hegel térieur et en sa propre revendique sa vérité
considère que le savoir absolu conscience. Le problème sur qu'elle voudra imposer
est une véritable conquête de vient quand elle rencontre une
à l'autre. Mais elle
la conscience, le résultat d'un autre«conscience de soi». Car
travail sur elle-même. Il s'in cet autre « moi » n'est pas le ne le peut que par
carne plus précisément dans sien et n'est pas non plus un la force. C'est ainsi
la philosophie, dont les objets simple objet. Chacune de ces
sont des concepts, donc des deux consciences revendique
que s'engage
productions de l'esprit. Dans sa vérité qu'elle voudra impo la « lutte pour la
la philosophie, l'esprit ne ren ser à l'autre. Mais elle ne le reconnaissance».
contre rien d'étranger, il est peut que par la force. C'est
«auprès de lui-même», d'où ce ainsi que s'engage la« lutte but des années 1930: Raymond
caractère absolu au sens où pour la reconnaissance». Celle Queneau (1903-1976), l'auteur
l'entendait Schelling. ci prend fin quand un moi ac du Dimanche de la vie, mais
cepte de se soumettre à l'autre. aussi le philosophe et écrivain
La certitude sensible Il se met ainsi au service du George Bataille (1897-1962)
Parmi les figures de la «maître». et le psychanalyste Jacques
conscience, celles mentionnées Mais cette dialectique finira par Lacan (1901-1981).
ci-contre sont particulièrement se retourner contre le maître. Quant à la figure de la « belle
représentatives. La première, Car le serf, ou l'esclave âme », qui est une critique du
la«certitude sensible», consti (Knecht), pour obéir au maître, romantisme selon Novalis* et
tue une critique sans appel de doit travailler. Son travail de l'affirmation de l'infinie su
l'empirisme vulgaire. La l'oblige à façonner les choses périorité de l'âme sur un
conscience«naïve» pose en ef pour l'usage du maître. Ainsi monde auquel elle ne veut pas
fet la vérité la plus sûre au-de abandonne-t-il la pure reven se rabaisser, elle a intéressé
hors d'elle-même, dans les dication de la conscience de Lacan et ses élèves qui l'ont
choses concrètes perçues par soi pour exprimer sa subjecti assimilée à la pathologie du
les sens. Mais de cette façon, vité dans le fruit de son travail. narcissisme. F. G.
P
0
...
u
.....
our Hegel, la philosophie droit va en ce sens. Mais en gé pourrait le contredire? Mais
est le reflet de son néral, ces penseurs cherchent cette pensée nous laisse sur
époque. Sa tâche consiste plutôt à mettre en évidence les notre faim. Comment expliquer
à dévoiler les concepts de l'es normes implicites de notre ac alors le devenir auquel on as
prit du temps. Elle n'invente tion. Comme Hegel, ils ne pen siste dans la nature? Les phi
pas sa « matière », l'absolu, sent pas que la philosophie losophes qui lui succéderont
qu'elle partage avec la religion, puisse aller au-delà de son chercheront à répondre à cette
mais elle la pense rationnelle temps. question. Ils enrichiront la pen
ment. Telle est sa relative « mo Reste que le lien puissant que sée de nouveaux concepts, plus
destie» : elle ne va pas au-delà Hegel tisse entre la religion et subtils et plus différenciés,
de son temps. la philosophie peut soulever des ce qui amène Hegel à écrire
doutes. La religion n'est-€lle pas, qu'aucune philosophie n'est
L'interprétation du monde comme disait Marx, l'« opium « un champignon qui surgit
Que peut-on donc en attendre? du peuple»? Dans ce cas, la phi dans la nuit ». L'histoire de la
Kant (cf. p. 44) et Fichte* au losophie ne serait qu'une affa philosophie représente bien
raient voulu que la philosophie bulation de second degré ... plutôt une chaîne, dont chaque
oriente l'action sociale et poli L'idée de Hegel est pourtant dé maillon marque une avancée
tique. Selon Hegel, ce n'est pas fendable. Nietzsche* et Hei de l'esprit.
degger* ont ainsi montré que
Pour Kant, la l'histoire de la métaphysique L'histoire de la
philosophie pouvait dépend de la pensée de Dieu. philosophie forme
Dans un autre ordre d'idées,
orienter la politique. Derrida* s'est penché sur la re un tout cohérent,
Selon Hegel, ce n'est ligion comme l'un des phéno dont les contradictions
pas son rôle. « Elle mènes qui est en train de déci participent à la
der de l'avenir de la planète
arrive toujours trop (pour preuve, le drame du World dialectique de l'esprit,
tard », écrit-il. Elle ne Trade Center). qui se précise peu
peut changer l'ordre à peu par de nouvelles
Les progrès de l'esprit
des choses, elle ne La philosophie est donc ancrée différenciations
peut guider le monde. dans son temps. Mais qu'en est conceptuelles.
il de l'histoire de la philoso
son rôle. « Elle arrive toujours phie? Hegel est le premier pen Cette idée originale d'une tra
trop tard», écrit-il. Elle ne peut seur à considérer que l'histoire dition à laquelle nous partici
changer l'ordre des choses, elle de la philosophie forme un tout pons a été souvent reprise.
�e peut guider le monde. On cohérent - dans lequel, bien Nietzsche voit ainsi dans l'his
pense à la déclaration de sûr, les philosophies se contre toire de la philosophie depuis
Marx* : « Les philosophes n'ont disent. Mais ces contradictions Platon* une seule et même « er
fait qu'interpréter le monde ne sont pas vaines. Elles parti reur » (la croyance au monde
[ ...]. Ce qui importe, c'est de cipent au travail dialectique* des Idées). On la retrouve aussi
le transformer. » de l'esprit (cf. p. 84) qui, peu à chez Heidegger, pour qui l'his
La question fait toujours débat. peu, se précise par de nouvelles toire de la philosophie est celle
Les problèmes sociaux et éco différenciations conceptuelles. de l'oubli de l'être. Gadamer*
logiques ne poussent-ils pas la Par exemple, Parménide* af et la philosophie « herméneu
philosophie vers l'avenir? Une firmait que « l'être est » et que tique » procèdent du même
majorité de philosophes du « le non-être n'est pas ». Qui principe. F. G.
....... L
c::,
u e philosophe Gadamer*
estimait que l'originalité
aujourd'hui au tour d'un néo
conservateur américain influent,
de Hegel par rapport à ses Fukuyama*, d'affirmer que l'his
prédécesseurs était « son in toire a atteint sa fin avec ... la
tuition fondamentale : l'his démocratie libérale.
toire ». À juste titre. Cette in Pour accomplir sa « fin », l'his
tuition l'a conduit à constater toire marche inexorablement
que, dans nos pensées comme vers la liberté. Ce but s'élève
dans nos actions, nous sommes au-dessus des intentions par
profondément ancrés dans la ticulières des acteurs, qui sont
tradition. Mais celle-d n'est pas par là les jouets de ce que
le legs d'un mort. Elle est, écrit Hegel appelle la «ruse de la Rai
il, «pleine de sève et de vie, pa son ». Les motivations méga
reille à un puissant fleuve qui Nous nous définissons lomanes d'un Napoléon n'em
s'enfle et grossit à mesure qu'il par rapport à l'histoire pêchent rien au fait que son
s'éloigne de son origine». Nous Code civil reconnaisse officiel
nous définissons par rapport autant que nous lement la liberté de tous. Il vou
à l'histoire autant que nous l'en l'enrichissons sans lait l'Europe à ses pieds. Dans
richissons sans cesse. En cela cesse. En cela consiste les faits, il a imposé le principe
consiste notre « historicité », de liberté universelle à une Eu
terme que nous devons à Hegel.
notre «historicité». rope continentale encore sou
Nous ne pouvons aller au-delà mise aux régimes despotiques
de l'histoire. En revanche, nous occidentaux postrévolution et chaotiques des princes. Voilà
pouvons la penser. À cet égard, naires reconnaissent la liberté comment la Raison « ruse »
la philosophie de l'histoire de «de tous». Par conséquent, les dans l'histoire : les acteurs
Hegel représente un effort mo États postrévolutionnaires in poursuivent leurs buts finis
numental pour donner sens à carnent « en principe » le but sans savoir qu'ils oeuvrent pour
l'histoire du monde. de l'histoire du monde. Et l'ave l'avènement de !'Esprit.
nir? Évidemment, l'histoire ne La pensée actuelle, « postmo
La conquête de la liberté s'arrête pas là. Aussi Hegel s'in derne » pour reprendre le mot
L'histoire a pour lui un but pré terroge-t-il sur l'avenir de l'Amé du philosophe Lyotard *, est
cis : la liberté. Elle est un pro rique et des pays slaves - ce l'héritière des horreurs com
grès dans la liberté, comme l'af qui constitue une fascinante mises au xxe siècle par le tota
firmaient les philosophes des anticipation du xxe siècle! Mais litarisme de Hitler, de Staline
Lumières. Certes, les Athéniens pour l'essentiel, l'histoire a ou de Pol Pot. Elle a fait son
déjà proclamaient haut et fort «déjà» atteint son but. L'esprit deuil de l'idée de progrès dans
la liberté, mais ils n'accordaient ne peut pas revendiquer « da l'histoire. La vision historique
cette liberté qu'à dix pour cent vantage» que la liberté de tous. de Hegel demeure pourtant
de la population ... L'histoire d'actualité. La recherche de la
du monde se joue donc en plus La fin de l'histoire liberté anime toujours la poli
d'un acte. Le philosophe en dis Hegel parle donc en ce sens de tique. Et plus fondamentale
tingue trois principaux (voir la « fin de l'histoire » (voir ci ment, la philosophie estime tou
texte ci-contre) : les régimes contre). Marx* reprendra cette jours que l'être humain s'inscrit
orientaux ont connu la liberté idée à son compte, quand il dans un contexte historique
despotique d'« un seul »; les verra dans la victoire du pro dont il ne peut s'abstraire et
Grecs et les Romains, la liberté létariat sur le capitalisme la fin qu'il contribue à façonner.
de «quelques-uns»; les régimes de l'histoire. Ironie du sort, c'est F.G.
H
0
........
u egel a fait de l'esthétique que d'autres. La poésie, par pelle Sixtine... Ils ont même fait
une science philoso exemple. En architecture, en des prodiges en la matière. Mais
phique à part entière et revanche, la matière résiste et le principe chrétien, qui veut
il en a exploré de multiples as reste soumise aux lois natu que Dieu soit en nous, entre en
pects. C'est dans ses leçons relles. L'esthétique commence conflit avec l'idée d'une repré
des années 1820, compilées par donc par examiner comment, sentation extérieure. L'art ro
ses étudiants, que l'on peut ap selon les arts, l'esprit peut s'ex mantique ne peut qu'essayer
précier sa compréhension de primer. de révéler la spiritualité qui ha
l'art; la richesse de ses ana bite l'homme, dans ses drames
lyses a ouvert une nouvelle Art et religion et ses espoirs.
voie à la philosophie de l'art Elle examine ensuite comment Mais en bon luthérien- le pro
et sert toujours de référence l'art, et donc le beau, ont évo testantisme a chassé les images
en la matière. lué dans le temps. Trois phases du temple -, Hegel souligne
caractérisent cette évolution. qu'on ne s'agenouille plus de
Du spirituel dans l'art L'art « premier», pour Hegel, vant les œuvres d'art, même si
Pour Hegel, l'esthétique a pour est« symbolique». Dans cet art, elles représentent Dieu ou la
sujet le beau. Jusqu'ici, rien de l'esprit se fait signe à lui-même Sainte Famille. Le principe du
surprenant; Kant (cf. p. 60) pré mais de façon encore approxi christianisme marque la fin de
tendait la même chose. Mais mative : les dieux égyptiens, l'art comme représentation su
contrairement à ce dernier, He par exemple, combinent figures prême du divin et, donc, de
gel voit dans l'esthétique la phi humaines et animales. La figure l'absolu. L'art est relayé par la
losophie des beaux-arts. Le du sphinx fournit un bel philosophie ...
exemple de ce symbolisme où
Le beau « naturel » la figure de l'homme, de l'es Le christianisme
prit, ne parvient pas à se dé
ne constitue pas marque la fin de l'art
gager de la nature. Les Grecs
un objet esthétique. vont rompre avec cette tradi comme représentation
L'objet d'art n'est tion, en instaurant l'art « clas suprême de l'absolu.
sique». Comme le montre l'ex L'art est relayé
esthétique que s'il est
trait ci-contre, ils ont en
transfiguré par l'esprit. quelque sorte résolu l'énigme par la philosophie.
du sphinx en donnant à leurs
beau « naturel », par exemple dieux une figure humaine. Dans On peut certes critiquer cette
un coucher de soleil, ne consti l'art et la religion grecs- et pour interprétation« religieuse» de
tue pas un objet esthétique. Car Hegel, l'art et la religion vont l'histoire de l'art. Mais cette no
le beau doit exprimer la liberté toujours de pair-, l'homme fa tion de« fin de l'art» continue
de l'esprit. Dans les œuvres çonne dans la pierre et l'airain à faire débat. Encore aujour
d'art, l'esprit s'exprime, « re les dieux à son image. d'hui, d'influents philosophes
connaît » son essence spiri Le christianisme marque une de l'art comme Danto* s'ins
tuelle, se retrouve auprès de rupture en introduisant le prin pirent de cette idée. Car elle
lui-même. L'objet d'art n'est es cipe de l'art« romantique». Car permet d'affranchir l'esthétique
thétique que s'il est transfiguré pour cette religion, Dieu est uni des approches sociohistoriques
par l'esprit. quement spirituel. Il ne se aujourd'hui dominantes, et de
L'esprit exprime sa nature dans confond ni avec une statue, ni rapprocher l'art de la pensée
les objets sensibles : peinture, avec une toile. Certes, les ar conceptuelle avec laquelle, se
musique, poésie, architecture... tistes ont bien tenté de le re lon Hegel, elle entretient tou
Certains sont plus« spirituels» présenter - pensons à la cha- jours une intimité. F. G.
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Hegel en chaire, lithographie de Franz Kugler, 1828. Georg W. F. Hegel (17711-1831) professa successivement dans les universités d'léna, Heidelberg et Berlin.
Georg W. F. Hegel,
un itinéraire allemand
Admiré mais incompris, Hegel bénéficia d'une gloire Ecce Hegel : un génie de la phi diacre, dans l'ombre des
tardive. Romantique et révolutionnaire dans ses jeunes losophie à la phrase empêtrée. brillants amis.
années, précepteur ici, professeur là, il accéda enfin « Je me demande si la tech
à l'université de Berlin, où il défendit l'État prussien. nique de l'art oratoire ne pour Au séminaire
rait pas lui apporter les plus Son milieu d'origine? Plutôt
grands profits», s'interroge à modeste. Son père est fonc
« La tête penchée, relâché, ren rich Gustav Hotho? De Georg son propos Goethe* dans une tionnaire à la cour du Wur
frogné, affaissé sur lui-même, W. F. Hegel, son professeur de lettre à Schiller*. Ses étudiants temberg, duché rural corseté
et sans s'arrêter de parler, il philosophie à Berlin. « Blafard après sa mort s'arracheront les dans ses principes luthériens.
fouillait dans de grands cahiers et flasque, il a les traits tom cheveux sur ses textes pour Bon élève sans être exception
in-folio, feuilletant en avant, bants, comme morts », ajou pouvoir les éditer: Hegel écrit nel, Hegel intègre le séminaire
revenant en arrière[... ]. Chaque te l'ancien étudiant, qui pré «obscur». Pensée complexe? de Tübingen, le Stift, réputé
phrase se présentait comme cise toutefois : «Malgré le ma Certes. Mais point d'hypocri pour la qualité de son ensei
séparée, toute morcelée, et ne laise que je ressentais et bien sie, disons-le tout net : Hegel gnement et la sévérité de son
sortait de la bouche du maître que je ne pusse guère com est un laborieux, ce qui explique règlement. F inancé par le duc
qu'au prix d'un grand effort, et prendre ce qu'il disait, je me peut-être sa plume lourde, sa de Wurtemberg, le Stift a pour
dans une sorte de pêle-mêle... » sentais inébranlablement cap carrière lente à démarrer et sa mission de former de bons pas
De qui parle donc l'éditeur Hein- tivé. » vie longtemps chiche et mé- teurs, fidèles au régime. Hegel
va détester ses cinq ans pas- (cf. p. 44). Ils se passionnent duits, se résolvent à devenir graphie de Hegel (Calmann-
sés à Tübingen, années mar- pour Rousseau* et les auteurs précepteurs. La condition est Lévy, 1999). C'est en tout cas
quées par le doute religieux, du Sturm und Drang (cf enca- médiocre et assimilée à celle à Frandort, dans un milieu ma-
l'inquiétude théorique et le dré). tels Goethe et Schiller, d'un domestique, mais elle per- çon, chez les Gogel, que Hegel
sentiment d'oppression. Mais qui revendiquent le droit d'être met de côtoyer des milieux ai- trouve un deuxième poste de
elles vont lui permettre de se soi, de s'exprimer, d'aimer ... sés... Hegel va trouver un pas- précepteur. Dans cette ville
former à la théologie et aux te en Suisse, à Berne, ville gou- commerçante où il est venu
langues anciennes -latin, grec, Le précepteur vernée par une oligarchie par- pour retrouver Héilderlin, il fré-
hébreu... -, et surtout de ren- Quand éclate la Révolution ticulièrement conservatrice : quente les milieux de gauche,
contrer deux hommes d'ex- française, les trois copains plan- « On torture encore et l'aveu et notamment le révolution-
ception qui auront une in- tent un arbre de la liberté et du délinquant n'est pas requis naire et poète Isaac von Sin-
fluence décisive sur sa forma- rêvent de l'abolition du des- pour sa condamnation à mort », clair (1775-1815). C'est là qu'il
tian : Héilderlin*, l'un des plus potisme en Allemagne. Aucun note-t-il. Quatre ans d'isole- publie anonymement - Hegel
grands poètes allemands, et d'eux ne sera pasteur : à la sor- ment, et le sentiment de perdre se faisant passer seulement
Schelling*, fort en thème qui tie du Stift, Schelling va étu- sa vie à la gagner. pour le traducteur - un pam-
deviendra son concurrent en dier la philosophie avec Fichte* Alors adepte de Kant et de Fich- phlet contre le despotisme en
philosophie. En 1790, les trois à Iéna, dans le duché de Saxe- te, il lit aussi Hume*, Montes- Suisse, les Lettres confiden-
amis partagent la même Weimar, alors le centre intel- quieu et Schiller. Se laisse-t-il tiel/es de Jean-Jacques Cart,
chambre et les mêmes goûts lectuel de l'Allemagne, le fief séduire par la franc-maçonne- qu'il commence à travailler sur
ils lisent les auteurs grecs, de Goethe et de Schiller. Hiil- rie? C'est la thèse que soutient la Constitution allemande et
Spinoza (cf. p. 14) et Kant derlin et Hegel, moins intro- Jacques d'Hondt dans sa bio- à s'interroger sur la doctrine
CHRONOLOGIE
27 août 1770. Naissance à Stuttgart 1798. Hegel publie anonymement les 1811. Mariage avec Marie von lucher.
(Wurtemberg) de Georg W. F. Hegel dans Lettres confidentiel/es de Jean-Jacques Campagne de Russie.
une famille luthérienne. Naissance du Cart sur la situation politico-juridique an 1812. Début de la publication de La
poète Friedrich Héilderlin. térieure du pays de Vaud. Science de la Logique (achevée en 1816).
1774. Les Souffrances du jeune Wer 1799. Hegel perd son père. Bonaparte, 1814. Défaite de Napoléon à Waterloo.
ther de Johann Wolfgang Goethe, l'œuvre premier consul. Le Congrès de Vienne partage l'Europe.
la plus importante du Sturm und Drang. 1801. Rejoint Schelling à Iéna (Saxe 1816. Chaire à l'université de Heidel
1776. Recherches sur la nature et les Weimar). Il écrit La Différence entre les berg.
causes de la richesse des nations de l'An systèmes philosophiques de Fichte et de 1817. Précis de /'Encyclopédie des
glais Adam Smith (1723-1790), fonde Schelling et devient l'ami de Goethe. sciences philosophiques.18-19 octobre
ment de la théorie du capitalisme. 1805. Les troupes françaises entrent déclaration de la Wartburg (Thuringe);
1781. Hegel perd sa mère, morte de dans Vienne. Victoire d'Austerlitz le 2 dé des centaines d'étudiants ainsi que leurs
la dysenterie. Critique de la raison pure cembre. Chants nocturnes de Héilderlin, professeurs appellent à l'unité de l'Alle
d'Emmanuel Kant. qui perd progressivement la raison. magne.
1788. Hegel au séminaire de Tübingen. 1806. 12 juillet : création de la Confé 1818. Chaire de philosophie à l'uni
1789. Prise de la Bastille. dération du Rhin qui réunit seize versité de Berlin.
1790. Magistère de philosophie. Ré royaumes et principautés allemands sous 1820. Congrès de Karlsbad. La répres
flexions sur la Révolution française d'Ed la tutelle de la France. 14 octobre : les sion politique s'accentue en Europe
mund Burke, bible de la contre-révolution. troupes napoléoniennes entrent à Iéna. contre les idées libérales.
1793. Examens de théologie. Départ 1807. Parution de La Phénoménologie 1821. Principes de la philosophie du
pour Berne (Suisse) où Hegel devient pré de l'esprit. Rupture avec Schelling. droit.
cepteur. En France, début de la Terreur. 5 juillet : naissance de Ludwig Hegel 1822. Voyage aux Pays-Bas.
1796. Hegel écrit La Positivité de la Fischer (mort en 1831), son fils adulté 1824. Voyage à Vienne.
religion chrétienne. rin. Départ pour la Bavière. Discours à 1827. Voyage à Paris.
1797. Hegel retrouve Héilderlin à Franc la nation allemande de Fichte. 14 novembre 1831. Mort de He
fort et devient précepteur chez les Gogel. 1808. Recteur du lycée de Nuremberg. gel, probablement des suites du choléra.
maigre bourse de l'État qu'en la préface, à attaquer les idées à son ami, le théologien Nie fête est un triomphe », écrit son
1806 grâce à l'intervention de de Schelling, ce qui mettra un thammer. C'est effectivement biographe français Paul Roques.
Goethe. Celui-ci, en effet, s'est terme à leur amitié. une sensation merveilleuse de En 1830, on fait même frapper
laissé séduire par le jeune phi Mais Iéna est sur son déclin. voir un pareil individu qui, une médaille à son nom.
losophe qui a la bonne idée Schiller, Schelling et d'autres concentré sur un point, monté Situation doublement para
dans sa leçon inaugurale de sou- ont progressivement quitté la sur un cheval, s'étend sur le doxale. l'admirateur de la Ré-
volution et de l'Empire du temps même de l'université, on l'ac tient le principe d'une mo membre du gouvernement et
de Tübingen et d'léna est de cuse d'hérésie, de panthéisme narchie constitutionnelle, il de la cour, pas même Alten
venu le penseur officiel de la voire d'athéisme. Ses lettres n'en fera pas moins des conces stein, n'assistera à ses funé
monarchie prussienne. Le voilà trahissent son désarroi : il y sions aux survivances féodales: railles. Organisées par ses étu
conservateur, lui dont nombre évoquera plusieurs fois son dé mieux vaut ne pas déplaire au diants et ses disciples, celles
d'amis sont poursuivis et em sir d'émigrer. Faute de franchir roi ... Son enterrement té ci seront pourtant grandioses.
prisonnés pour avoir osé dé le pas, il demeurera prudent. moigne de l'ambivalence de Hegel n'était-il pas devenu le
fendre en Prusse l'idée de li À la fin de sa vie, dans les Prin sa situation : après sa mort su penseur de la Pensée et de la
berté. Le roi Frédéric-Guillaume cipes de la philosophie du droit bite - il semble avoir été vic philosophie absolue?
Ill est un despote qui a refusé et de l'État (1820-1821), s'il sou- time du choléra -, aucun CATHERINE GOLLIAU
de promulguer la Constitution
qu'il avait promise. Toute nou
veauté est bannie. La censure LE STURM UND DRANG (1767-1785)
est partout.
Apologue de la Prusse La pensée de Hegel est indissociable de taire? Fort triste. Werther est un jeune
Mais justement parce que la son époque : il est l'adolescent frustré qui homme qui ne sait que faire de son existence
Prusse est une monarchie, He veut secouer le joug de la religion, le jeune et qui part dans la ville de W pour fuir le
gel estime qu'elle seule peut homme écœuré par le despotisme, le natio monde bourgeois. Il y rencontre Charlotte,
réaliser l'unité de l'Allemagne, naliste qui admire chez Napoléon la vision déjà fiancée, dont il va tomber amoureux,
cette puissance virtuelle exal stratégique et le sens de l'État, et qui en vieillis passion sans espoir qui le poussera au sui
tée par Fichte dans ses Discours sant verra dans la Prusse le seul État capable cide... Succès fou en Allemagne, et montée
à la nation allemande (1807), d'unifier l'Allemagne. Il est aussi le fils du en flèche du taux de suicide. Le jeune dra
objet d'un patriotisme de plus Sturm und Drang, ce mélange de sensibilité maturge Friedrich von Schiller* (Les Brigands,
en plus puissant. N'est-ce pas la et d'aspiration à la liberté qui succède aux 1781) fut aussi un grand représentant de ce
reine Louise de Prusse, au pou Lumières (Aujkliirung*) et bouleverse la pen mouvement, où s'illustrèrent également le
voir de 1776 à 1810, qui s'est sée et l'art allemands entre 1767 et 1785. poète Gottfried August Bürger (Lénore, 1770),
battue pour organiser la résis « Sturm und Drang»?« Ouragan et pas le dramaturge Jakob Michael Reinhold Lenz
tance face à Napoléon? Depuis sion» en français. Le nom a été emprunté à (Le Précepteur, 1774), le philosophe Johann
1804, l'administration et l'ar une pièce de théâtre (1776) de Friedrich Maxi Georg Hamann, le spécialiste de la poésie et
mée prussiennes se sont enga milian von Klinger. C'est un mouvement de des chansons populaires Johann Gottfried
gées dans un mouvement de contestation contre les princes et les Églises Herder et le poète Friedrich Gottlieb Klop
modernisation, li! police de Fré qui dominent et dirigent les différentes pro stock (Messiade, 1748-1777).
déric-Guillaume Ill joue habile vinces de l'Allemagne, et de réaction contre Le Sturm und Drang et ses drames pas
ment du romantisme politique le rationalisme. La Révolution française et sèrent de mode au cours des années 1780.
qui agite les principautés voi ses valeurs de liberté deviennent l'idéal à at Goethe part en Italie en 1786, ouvrant ainsi
sines pour faire avancer la cau teindre. Dans le même temps, ses adeptes un nouvel âge, celui du classicisme de Wei
se de Berlin, et la diplomatie se revendiquent l'émancipation de l'individu et mar (1786-1805), qui recoupe une nouvelle
montre particulièrement acti le refus d'une vie sans élan, médiocre et période de création marquée par son ami
ve : ce sera autour de la Prusse étroite. Inspiré de Shakespeare (pour la li tié avec Schiller. Ce n'est plus la passion qui
que s'organisera en 1833 la pre berté dramaturgique) mais aussi de Jean fonde le goût mais la recherche de l'adé
mière union douanière... Hegel Jacques Rousseau (pour la philosophie), le quation entre le fond et la forme, entre la
croit donc en la Prusse, et il Sturm und Drang cultive la passion des sen sensibilité et la raison. Goethe cherche dans
ne s'en cache pas, ce qui lui vaut timents et le goût de la nature, où l'homme la nature un modèle pour les interactions
le soutien sans faille du baron se ressource et trouve l'inspiration. universelles de l'ensemble des choses exis
von Altenstein, ministre du Ce mouvement aura une grande influence tantes, Schiller fait de l'histoire le point cen
Culte et de l'Enseignement qui sur la jeunesse éduquée mais son impact tral de toute chose. Ce classicisme weima
l'a fait venir à Berlin. sera moins politique que littéraire. Les Souf rien aura une grande influence sur la pensée
Mais le roi ne l'aime pas (trop frances du jeune Werther (1774), le premier de Hegel qui, s'il eut peu de liens avec Schil
intelligent, ce professeur ... }, et roman de Goethe*, demeure l'œuvre la plus ler, deviendra un ami intime de Goethe.
le prince héritier le hait: sa pen emblématique du Sturm und Drang. L'his- C. G.
sée rabaisse la religion. Au sein
Et après?
Hegel, partout et nulle part
PAR CATHERINE GOLLIAU
Que reste-t-il de Hegel? À l'exception de Kant (cf p. 44) Le premier sujet de controverses, celui qui occupera
et de Marx*, rarement un philosophe moderne aura notamment Feuerbach, sera la philosophie de la reli
bénéficié d'un tel prestige et d'un tel impact. Dès sa gion. Le deuxième champ de bataille sera la critique de
mort, sa philosophie s'est largement répandue en la philosophie du droit, qui débouchera sur une cri
Europe. En Grande-Bretagne, l'hégélianisme sert ainsi tique radicale de l'État bourgeois. l.'.œuvre de Hegel
d'antidote au courant empiriste. En France, où il s'im se trouve alors confrontée à un dilemme : conçue
pose grâce à Victor Cousin*, il pour être un système ouvert,
devient vite « la» référence. Après 39-45, les elle est transformée en forte
« Êtes-vous hégélien?» : telle resse par les hégéliens les plus
est la question sous
étudiants abordèrent conservateurs, défigurée ou
Napoléon Ill dans les milieux Hegel par le prisme rejetée par les autres. Sans
intellectuels lancés. La philo parler des opposants... Quand
sophie, mais aussi la littéra
du marxisme, au risque arrive la guerre de 1914-1918,
ture, le droit, l'histoire, la poli- d'amputer sa pensée. Hegel est déjà devenu un
tique s'en nourrissent ou s'y monstre : il symbolise l'État
confrontent. On respecte l'hégélien, on le craint, et on allemand et son militarisme. La philosophie analy
s'en moque. « !.'.hégélien me regarda de son œil lim tique met sa logique au rancart; sa métaphysique*
pide - le suis Dieu, dit-il», ironise vers 1860 Valérie de ne touche plus grand-monde. Dans l'entre-deux
Gasparin, alors auteur à la mode. guerres, on l'accuse tantôt d'être le penseur du tota
litarisme (l'italien Giovanni Gentile, néohégélien
Vieux contre jeunes notoire, ne fut-il pas le théoricien du fascisme et
ll est vrai que la pensée de Hegel prétend pousser ministre de ['Éducation sous Mussolini?), tantôt d'être
l'idéalisme* à son terme, et qu'au moins pendant la à l'origine du marxisme ...
seconde moitié du x1x' siècle, elle est partout. Marx, !.'.évolution de l'hégélianisme en France est sympto
Engels, Kierkegaard*, Nietzsche* : la plupart des matique. Kojève* le remet à la mode dans les années
grands noms de la philosophie s'en sont nourris pour 1930 en offrant à toute une génération de beaux
construire leur propre système. Quitte à le dénatu esprits (Lacan*, Queneau*, Bataille*, Aron*... ) une
rer: c'est là le drame du grand homme. Son cadavre relecture stimulante de La Phénoménologie de l'es
à peine froid, les clivages ont commencé à apparaître prit. Mais après la Seconde Guerre mondiale, c'est
entre ses disciples, avec d'un côté, les « vieux» hégé par le prisme du marxisme que les étudiants abor
liens (Marheineke, Von Henning, son biographe dent Hegel, au risque (avéré) de l'amputer d'une
Rosenkranz...) qui discutent sa pensée sans la remettre bonne partie de sa substance. Difficile, en effet, d'ex
en cause, et de l'autre, les jeunes-hégéliens qui, à pliquer la Moralitiit par l'économie (cf. p. 90)... C'est
l'instar de Feuerbach*, Bauer, Stirner ou Marx, refu aussi sous l'influence du marxisme que son vocabu
sent de s'en tenir à la lettre du maître. laire pénètre peu à peu la langue française.
« Prenez l'opposition de la "société civile" à l'État. « C'est un auteur très difficile qui passe par ce que les
Inventée par Hegel, elle a été reprise par les philosophes peuvent en restituer. Or les hégéliens
marxistes, puis, dans les pays de l'Est, par les dissi parlent hégélien, ils ont tendance à penser que si un
dents qui voulaient ainsi se démarquer de l'appareil problème a été exprimé en langue hégélienne, ils
d'État communiste, explique Vincent Descombes, l'ont maîtrisé. Prenez le mot "dialectique". En philo
directeur d'études à l'École des hautes études en sophie politique se pose le problème de savoir com
sciences sociales (EHESS). Ensuite, elle a été récupé ment réconcilier la liberté individuelle et la néces
rée par le libéralisme : la société civile est la liberté sité d'un ordre politique. Si on vous dit qu'elles sont
d'initiative, la vraie réalité, l'État n'est qu'un mal opposées mais que par la dialectique, c'est la même
nécessaire. On est très loin de la définition de Hegel.» chose, vous n'avez rien résolu.»Certes.Mais Hegel est
Pour lui, en effet, la société civile ne peut apparaître toujours là : il a inspiré Merleau-Ponty, Ricœur, et
que dans une société globale qu'il appelle« État». même indirectement un philosophe« anti-système»
!'.État, c'est le pays, la nation; les institutions de l'État comme Derrida*.Mieux, aujourd'hui, aux États-Unis,
souverain sont nécessaires pour qu'il y ait le marché le pays du laisser-faire, il inspire les partisans d'un
et la société des individus. Hegel dénaturé? Plutôt libéralisme moins individualiste et plus humaniste
mal connu, si l'on en croit encore Vincent Descombes : (cf. encadré). Difficile de lui échapper.•
Le Point : Quel rôle a joué la pensée responsable du militarisme prussien le débat autour de John Rawls et de sa
de Hegel en Grande-Bretagne 1 et du culte qu'il vouait à l'État, célèbre Théorie de fa justice (1971). Le
Michael Rosen : La pensée hégé accusation reprise en 1945 par Karl libéralisme de cet auteur est fondé sur
lienne est à l'origine de l'idé alisme * Popper qui le présentera comme un une interprétation de la philosophie
anglais, dont les figures majeures ont ennemi de la« société ouverte». morale de Kant (cf p. 72), ce que Rawls
été Thomas Hill Green, FH Bradley et L. P. : Hegel est à la mode aux États lui-même appelle une« approche dé
Bernard Bosanquet. Ce mouvement Unis. Est-ce sous l'influence de Francis ontologique de la politique » : ce qui
s'est développé pendant la seconde Fukuyama et des néoconservateurs? compte, d'abord et avant tout, c'est le
partie du x1x• siècle en réaction à la M. R. : En 1992, Fukuyama* a pronos respect de l'autonomie de l'individu.
pensée empiriste et s'est imposé jus tiqué la« fin de l'histoire », dans la li Mais l' individu tel que le pense Rawls
qu'à devenir dominant au début du gnée de Hegel et de Kojève*. !'.extinc est, en gros, détaché des traditions et
xx• siècle. Les idéalistes ont essayé de tion du communisme sonnait selon lui des mœurs qui fondent sa communauté.
repenser le christianisme face aux dé le glas de l'histoire: les nations n'avaient C'est là qu'intervient l'intérêt pour He
fis et aux interrogations que posaient plus comme hor izon que le dévelop gel. Il est associé à un groupe de pen
le matérialisme et la science. La pen pement de la démocratie libérale. Fu seurs -Alasdair Mclntyre, Michael San
sée hégéliennne a eu également un kuyama a ainsi mis un coup de projec del, Michael Walzer et Charles Taylor
impact important en politique. Green teur sur un aspect de la pensée hégé - que l'on a coutume d'appeler les
a été considéré comme l'inventeur d'un lienne, mais Hegel n'aurait jamais pen « communautariens». Taylor, en par
« nouveau libéralisme» politique qui, sé les choses comme cela. S'il pensait ticulier, a beaucoup écrit sur Hegel.
loin de soutenir le« laisser-faire», consi que l'histoire, dans un certain sens, Bien qu'il soit lui-même un homme de
dérait le rôle de l'État comme primor avait une« fin», il ne l'envisageait pas gauche, il pense que les individus ont
dial pour assurer la liberté de l'indivi sous la forme des démocraties libérales besoin de repères communs pour don
du, tout en garantissant l'industriali modernes. Il n'était d'ailleurs pas un ner sens à leur vie, ce qui, en termes
sation et le développement écono ami de la démocratie. hégéliens, veut dire qu'il ne peut y avoir
mique. À partir des années 1920, la phi L. P. : Qu'est-ce qui intéresse aujour de Mora!itdt, moralité subjective, sans
losophie analytique, avec des penseurs d'hui chez Hegel? Sittlichkeit, éthique collective. Pour
comme Russell *, Moore* et Wittgen M. R.: Sa réflexion sur le droit, la mo beaucoup de gens aujourd'hui dans les
stein*, s'est imposée. Mais c'est la Pre rale et l'éthique*. Dans les pays anglo pays anglo-saxons, c'est un point d'en
mière Guerre mondiale qui a tué He saxons, la théorie politique a été do trée important dans l'œuvre de Hegel.
gel. À tort ou à raison, il a été tenu pour minée ces trente dernières années par Propos recueillis par C. G.
Michel Onfray
« J'aspire à un élargissement
des possibles philosophiques »
le Point: Professer une « contre-histoire de la phi et les philosophes matérialistes du xv111' siècle. Ils ne
losophie » implique qu'il existe une « philosophie sont pas encore athées, ni antimonarchistes, mais ils
officielle ». Y incluez-vous Spinoza, Kant et Hegel? sont sceptiques. Ils pensent la vérité non comme un
Mkhel Onfray: Bien sûr qu'il existe une philosophie absolu, ni même comme un produit de la seule rai
officielle! Celle des institutions, avec des auteurs cou son, mais comme issue du travail de l'expérimenta
chés de manière solennelle sur la liste du baccalau tion. Leur« libertinage» est un refus de l'autorité.
réat et une inspection académique qui veille au grain. Redécouvrant Épicure*, ils récusent comme Spinoza
Non dite dans l'enseignement supérieur, cette liste est les notions de bien et de mal, et leur préfèrent le
reprise en boucle à l'univer « bon» et le« mauvais». En
sité. Kant (cf. p. 44) et Hegel «
Contaminée par clair et en peu de mots, pour
(cf. p. 74) s'y trouvent en eux, faire le bien, c'est (se)
bonne place. Et Spinoza (cf.
l'idéalisme allemand, faire plaisir.
p. 14) en fait également par la philosophie française l. P. : Spinoza est donc un
tie, mais il représente un disserte sur des idées, libertin baroque?
exemple typique des diffé M. O.: Bien sûr! On a peu dit
rentes lectures que l'on peut des concepts, des mots, que l'éthique de la joie dans
faire d'un philosophe : rien et oublie la réalité... » l' Éthique est rien moins, au
n'empêche de l'aborder de ma sens étymologique, qu'une
nière alternative en soulignant qu'il irrigue puissam pensée hédoniste! À ce titre, il fait partie de mes
ment les philosophes de la« contre-histoire» du héros. Ce souci de la joie et de la béatitude explique
xv11' siècle, ceux que j'ai appelés les libertins* baroques. aussi probablement une partie de son succès actuel.
L P.: Qui sont-ils? L P.: Comment définir cette tradition hédoniste dont
M. O.: Gassendi*, Fontenelle*, Cyrano de Bergerac* vous êtes l'héritier?
ou encore La Mothe Le Vayer*. Ces« libertins éru M. O.: Elle s'appuie sur le corps, qui est notre seul
dits», que j'appelle baroques en référence à l'es socle solide, elle compose avec la réalité de la chair,
thétique de l'époque, se situent entre Montaigne* des désirs, des plaisirs, des passions et des pulsions,
LEXIQUE
A
Affect. Mot d'origine latine(affectus) revenu est l'un des théoriciens de l'idéologie technocra-
en français via l'allemand. En psychologie, l'af- tique et l'un des pr incipaux critiques du
fect est une disposition affective élémentaire. marxisme en France(Le Grand Schisme, 1948;
Chez Spinoza, ce concept, auquel il consacre la l'Opium des inteUectuels, 1957; la Société
troisième partie de !'Éthique(« Des affects»), industrie{/e et la guerre, 1959; Dix-huit leçons
prend une signification très originale : il est sur la société industrieUe, 1963).
l'idée (la conscience) d'une modification du
corps (affection). Il peut être passif ou actif: il Attribut. Chez Spinoza, l'attribut est ce que
devient passion (passio) quand nous n'avons l'entendement perçoit comme étant l'essence
qu'une idée confuse de la cause de la modifi de la substance• (Éthique, 1, déf. 4). La sub
cation, il devient action (actio) dès que nous en stance, à la fois une et infiniment diverse, est
avons une idée claire. !'.emprunt au vocabulaire constituée d'une infinité d'attributs. Mais nous
de Descartes• ne doit pas nous égarer : l'affect n'en connaissons que deux - l'étendue et la
et ses variations ne procèdent pas d'une compa pensée - pour autant que notre propre essence
raison d'idées; c'est l'idée elle-même « qui enveloppe seulement le corps (mode* de l'éten
affirme du corps quelque chose qui enveloppe due) et l'esprit (mode de la pensée). Les attri
effectivement plus ou moins de réalité qu'au buts ne sont pas des« vues de l'esprit», mais
paravant». des réalités absolument distinctes, conçues par
soi et en soi. D'où la thèse spinoziste du paral
Aristippe de Cyrène (425-325 lélisme entre le corps et l'esprit; il ne peut y
av. J.-C.). Philosophe grec, élève de Socrate•, avoir de causalité entre l'un et l'autre, puisque
qui enseigna l'art de jouir de l'instant présent, chacun relève d'un attribut différent.
l'adaptation aux circonstances, et la liberté de
l'individu à l'égard des événements. Ses écrits Aufhebung. Terme hégélien. Dérivé du
sont perdus, mais son enseignement nous est verbe allemand aufheben, il signifie à la fois
connu grâce à des anecdotes racontées notam « suppression» et« dépassement», et exprime
ment par Diogène Laërce dans ses Vies, doc les représentations cyclique et linéaire de la
trines et sentences des philosophes iUustres. temporalité historique. Pour Hegel, l'histoire
se développe en une succession de cycles ou
Aron, Raymond (1905-1983). His de moments dialectiques*, qui engendrent un
torien et sociologue, il fut l'un des fondateurs de irréversible mouvement linéaire assurant l'achè
la revue les Temps modernes, journaliste à vement de !'Esprit et, par le fait même, la pleine
l'Express et professeur au Collège de France. li réalisation de l'humanité.
B
Bacon, Francis (1561-1626). moderne en dégageant le principe d'utilité, qui
Homme politique et philosophe anglais, il est permet de juger de toute action en fonction du
souvent considéré comme l'initiateur de la plaisir qu'elle procure. Cette arithmétique des
science moderne. Remettant en cause la clas- plaisirs doit servir de base aux décisions juri-
sification des sciences d'Aristote alors toujours diques et politiques. James Mill et John Stuart
en vigueur, il en proposa une autre, fondée Mill sont ses héritiers directs. Œuvres princi-
sur la distinction des facultés de l'âme (his- pales : Introduction aux principes de la morale
toire/mémoire; poésie/imagination ; philo- et de la législation (1789), Traité des peines et
sophie/raison). Il exposa aussi les principes des récompenses (1811), Déontologie (1834).
d'une méthode inductive et expérimentale.
Francis Bacon. Œuvres principales: Novum organum (1620), Bos suet, Jacques Bén i g n e
Histoire d'Henri VII (1622), De dignitate et aug- (1627-1704). Théologien et écrivain,
mentis scientiarum (1623) et la Nouvelle Atlan- l'évêque de Meaux s'illustra par ses sermons
tide (roman posthume, 1627). au souffle lyrique et ses textes polémiques
(contre le protestantisme et le quiétisme catho-
Bentham, Jeremy (1748-1832). lique, pour la liberté de l'Église de France à
Philosophe et juriste britannique, fondateur de l'égard de la papauté). Mystique préoccupé par
l'utilitarisme moral, l'une des sources idéolo- la recherche d'un ordre qui concilie la foi et l'exi-
giques de la pensée bourgeoise du x1x' s. gence de la raison, il se montra toujours fidèle
Convaincu que le droit et le marché doivent aller à l'orthodoxie catholique. Œuvres principales:
de pair, il propose une théorie cohérente des exi- Sermons, Discours sur l'histoire universelle
gences économiques et juridiques de la société (1681), Oraisons funèbres (posthume, 1731).
C
Cartésianisme/Cartésien. Courant tinction des idées comme critères du vrai,
de pensée issu de la philosophie de Descartes* cogito comme principe de toute philosophie)
1 (dualisme de l'âme et du corps, clarté et dis- qui a inspiré les penseurs jansénistes de Port-
Royal (Arnauld et Nicole). mais aussi - même Tenté par un retour au judaïsme, il émigra à
s'ils s'en sont ensuite écartés - Spinoza, Male Amsterdam en 1612. Déçu par le judaïsme rab
branche et Leibniz*. D'une manière générale, binique pratiqué en Hollande, il publia en 1616
les philosophies du sujet (Alain, la phénomé Propostas contra a tradiçao, où il attaque la Loi
nologie de Husserl, Sartre) s'en réclament. orale (le Talmud) et les rites juifs. En 1624, avec
l' Examen des traditions pharisiennes, il remet
Collégiants. Membres de différentes en cause l'immortalité de l'âme. En 1633, il fait
sectes réformées (quakers*, mennonites*, etc.) l'objet d'un herem, où on lui propose la flagel
qui se réunissaient le dimanche en« collèges», lation pour expiation. Da Costa n'accepta de se
d'où leur nom. Lors de ces réunions informelles, plier au châtiment qu'au bout de six ans... En
les collégiants priaient, lisaient et commen avril 1640, après avoir rédigé à la hâte son auto
taient la Bible librement. Hostiles à toute auto biographie (Un modèle de vie humaine), il se
rité religieuse, ils estimaient que la véritable suicide. Sa fin tragique et ses thèses marquè
piété consiste uniquement en l'amour de Dieu et rent profondément la communauté juive d'Am
de ses semblables. Les pratiques religieuses sterdam, et probablement Spinoza lui-même,
étaient dénoncées comme factices, voire rele bien qu'il n'eût alors que 8 ans.
vant de la superstition. Les idées de ce mouve
ment religieux eurent une grande influence Cousin, Victor (1792-1867). Pro
dans la Hollande du XVII' s. et notamment chez fesseur de philosophie à ['École normale et à la
Spinoza (Traité théologico-politique, 1670). Sorbonne, il fut un disciple et un ami de Hegel,
dont il fut le premier à introduire les thèses en
Condorcet, Marie Jean Antoine France dans les années 1820-1830, avec son
Nicolas de Carltat, marquis de Cours d'histoire de la philosophie (1828). li eut
(1743-1794). Philosophe, mathématicien une intense activité éditoriale : publication des
et homme politique, il participa à la rédaction œuvres complètes de Descartes* et traduction
de l' Encyclopédie, combattit la peine de mort et des œuvres complètes de Platon*.
l'esclavage et lutta pour l'égalité des droits.
Député à la Convention, arrêté sous la Terreur, Cynique/Cynisme. Le cynisme, dont
il écrivit en prison son œuvre principale, les représentants les plus significatifs sont Antis
Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit thène et Diogène de Sinope, prend son essor
humain, où il se montre convaincu du progrès après la mort de Socrate au 1v• s. av. J.-C. Les
infini des sciences et de l'importance à cette cyniques prônent l'exercice concret et quoti
Nicolas Copernic. fin de l'éducation intellectuelle et morale de dien de la vertu morale par le biais d'une exis
l'humanité. Condamné à mort, il s'empoisonna tence dépouillée d'artifices. lis prônent le refus
pour échapper à l'échafaud. du conformisme et de la superstition, la trans
gression, la dérision, l'ironie, la démonstration
Copernic, Nicolas (1473-1543). par les faits plutôt que par le discours. Leur
Astronome polonais qui élabora une nouvelle nom vient de « chien » et de Cynosarge, gym
théorie des mouvements planétaires et prouva nase où ils avaient l'habitude de se retrouver.
que, contrairement au système de Ptolémée,
il existait un double mouvement des planètes, Cyrano de Bergerac, Savinien
sur elles-mêmes et autour du Soleil. Il ne publia de (1619-1655). Écrivain français, dis
son œuvre que quelques jours avant sa mort, ciple de Gassendi* et de Descartes*. Outre plu
par crainte de la réaction des théologiens. sieurs textes censurés pour impiété - La Mort
Condamnée en 1616 par Paul V comme héré d'Agrippine (1654), Lettres-, il écrivit deux
tique, sa découverte fut confirmée et complétée romans burlesques, L'Autre Monde ou les États
par les astronomes Kepler et Galilée*. et Empires de la lune (posthume, 1657) et Des
États et Empires du soleil (posthume, 1662). où il
Costa, Uriel da (1585-1640). Phi soutient les thèses astronomiques de Copernic*,
losophe juif. Ce fils de marranes portugais étu alors tenues pour hérétiques. Edmond Rostand
dia le droit canon et devint trésorier d'église. l'a mis en scène dans sa célèbre comédie (1897).
D
Danto, Arthur (né en 1924). Phi· Derrida, produit des différences d'après les-
losophe et critique américain qui a expliqué l'art quelles nous pensons. Se défaire de l'obsession
postmoderne en renouant avec des thèmes des oppositions métaphysiques par la décons-
hégéliens. Pour lui, cet art marque la«clôture truction consiste à travailler dans ses«marges»,
de l'histoire de l'art». Contrairement à l'art des y compris dans la littérature ou les sciences hu-
«manifestes»( cubiste, surréaliste, etc.), il n'es- maines. Ce travail suppose que l'histoire de la
saie plus de dire en quoi les œuvres sont artis- pensée est et s'est« maintenue» depuis le
tiques: c'est au spectateur de définir lui-même départ dans une certaine unité que Derrida ap-
en quoi elles relèvent de l'art. pelle le« phonocentrisme ». En ce sens, la dé
construction hérite, tout en la critiquant, de la
Deleuze, Gilles (1925-1995). Phi conception hégélienne de l'histoire. Parmi ses
losophe français à l'œuvre multiple, il contri œuvres : De la grammotologie (1967), L'Écritu
bua notamment à la redécouverte et à la re et la Différence(1967), Marges de la philoso
René Descartes. relecture de Spinoza, grâce à ses cours et ses phie (1972).
livres : Spinoza et le problème de /'expression
(1968), Spinoza. Philosophie pratique (1970). Descartes, René (1596-1650). sa
Pour Deleuze, Spinoza incarne le philosophe vant et philosophe français, grand voyageur, il
absolu, héros de l'immanence faisant cavalier a l'intuition, alors qu'il participe à une cam
seul dans l'histoire de la pensée : « [Spinoza pagne militaire, d'une nouvelle méthode ca
est] le prince des philosophes. Peut-être le seul pable de fonder la philosophie et la science,
à n'avoir passé aucun compromis avec la trans dont le principe premier est le cogito(«je pen
cendance, à l'avoir pourchassée partout » se, donc je suis »). Il va s'inspirer des mathé
( Qu'est-ce que lo philosophie ?, avec Félix Guat matiques pour élaborer un système fondé sur
tari, 1991 ). Cette exigence s'exprime dans la une déduction rigoureuse des lois fondamentales
formule« Deus sive Natura" (« Dieu, c'est-à de la nature. Par son analyse de l'homme en
dire la Nature »), manière de rabattre toute la tant que sujet, il marque aussi le début de la
pensée sur le plan de l'immanence. Dans le philosophie moderne. La méthode cartésien
domaine éthique, Deleuze insiste notamment ne s'appuie sur un doute radical (dit« hyper
sur le renversement des valeurs ( le bien et le bolique ») par rapport à toute connaissance.
mal remplacés par le bon et le mauvais). Dans sa formulation la plus extrême, le doute
cartésien suppose qu'un malin génie aurait pu
Démocrite (460·370 av. J.-C.). gouverner nos pensées et nous induire malgré
Contemporain de Socrate•, il fut l'ami de Leu- nous en erreur. Descartes écartera finalement
cippe, fondateur du premier atomisme grec. cette hypothèse en s'appuyant sur les preuves
Grand voyageur, esprit éclectique, il aurait écrit de l'existence de Dieu. Sa théorie des idées et
sur la philosophie comme sur la musique et les sa méthode ont fortement influencé Spinoza,
mathématiques. Sa réflexion sur l'homme (mi- qui a contribué à la diffusion du cartésianis-
crocosmos) eut une grande influence, et ses me• en Hollande (Principes de la philosophie
théories sur la tranquillité de l'âme ont direc- de René Descartes, 1663).
tement inspiré Sénèque
Despotisme éclairé. Cette doctrine
Derrida, Jacques (1930-2004). politique issue des Lumières visait à subordon
Philosophe français très influent outre-Atlan ner les intérêts privilégiés et les coutumes au
tique, il a conçu à la suite de Heidegger• et du système rationnel d'un État, doté d'un pouvoir
structuralisme une approche fondée sur la«dé absolu mais conscient de représenter le bien pu
construction ». Celle-ci s'appuie sur une cri blic. Faute de trouver suffisamment de crédit
tique de la Parole qui, dans la tradition méta au sein des élites et jugeant le peuple trop peu
physique depuis Platon*, assure en tant que «éclairé», les philosophes français pensaient
Présence sa primauté sur l'écriture. Elle cherche pouvoir convertir à leur vision du despotisme
à défaire la pensée de l'emprise des oppositions éclairé des souverains étrangers. Les expé
qu'elle pose : la différance avec un« a», pour riences décevantes de Voltaire auprès de
Frédéric Il de Prusse et de Diderot auprès de de. Chez les sophistes, elle désigne des raison-
Catherine Il de Russie montrèrent toutefois nements formels et artificiels, permettant de
que l'avènement de la raison et de l'État ra- prouver n'importe quoi. Chez Socrate*, elle
tionnel servait surtout la raison d'État... consiste en un entretien serré qui permet de
dissiper les faux savoirs pour mieux parvenir à
Dialectique. Tirée des mots grecs diale la vérité. Aristote verra dans la dialectique une
gein(distinguer) et dialegesthai(dialoguer), la méthode permettant de dégager, sur tous les
dialectique est d'abord l'art codifié du dialogue sujets, les idées communément admises afin
philosophique,« art d'interroger et de répondre», d'en tirer des raisonnements probables
qui s'oppose à l'éristique(de eris, querelle) dans (Topiques, 1, 1). Au x1x' s., chez Hegel et Marx*,
laquelle les participants essaient d'imposer des la dialectique ne se joue plus à l'intérieur d'un
vues arrêtées. La dialectique apparaît en Grèce dialogue mais dans la réalité historique elle
antique avec Zénon d'Élée qui cherche à rédui même. Le jeu des oppositions explique alors le
re les arguments des adversaires de Parméni- devenir de la Nature et de !'Esprit.
F
Feuerbach, Ludwig (18o4·1872), moment nécessaire de l'histoire de l'Homme
Philosophe allemand et leader des « jeunes- mais qu'il faut dépasser, l'anthropologie étant
hégéliens ». L'Essence du christianisme(1841) le« secret de la théologie ». En 1842, il publie
est considérée comme son œuvre centrale. Il les Principes de la philosophie de l'avenir et
y fait de Dieu et de ses attributs (Amour, Rai s'oriente vers un naturalisme matérialiste. Com
son, Volonté) l'essence de l'homme objectivé menté par Marx* et Engels, il eut aussi une
(aliéné). !.'.aliénation religieuse est pour lui un grande influence sur la théologie protestante.
°
110 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n 10 Le Point
F-G Lexique
G
Gadamer, Hans-Georg (1900- Gassendi, Pierre (1592-1655),
2002). Philosophe allemand, élève de Hei Philosophe libertin* et savant français. Admira
degger•. Après avoir travaillé sur Platon, auquel teur de Galilée*, il travailla notamment sur la
il consacre sa thèse, il se lance dans un vaste vitesse de propagation des sons. Ennemi d'Aris
projet de critique de la modernité, auquel il tote et de Descartes•, il renoua avec le matéria
donne le nom de « philosophie herméneu lisme atomiste, le sensualisme et la morale
tique», « science des formes, des conditions et d'Épicure•. li fut avec La Mothe Le Vayer• au
des limites de l'entente entre les hommes». centre d'un petit groupe de libertins érudits. li
Elle vise à dévoiler ce qui aliène l'homme · la influença notamment Cyrano de Bergerac•.
domination de la technique et le discours positi
viste. Œuvre principale: Vérité et méthode (1960). Goethe, Johann Wolfgang von
(1749·1832). Poète, romancier et drama
Galilée, Galileo Galilei (1564- turge allemand, mais aussi scientifique et admi
1642). Ce savant italien, qui fut attaché au nistrateur (il fut ministre de la Culture à
service des Médicis, introduisit les mathéma Weimar), cet auteur tient une place embléma
tiques dans la description des phénomènes phy tique dans l'histoire de la culture allemande.
siques, établit la loi du mouvement pendulaire, Ses poèmes (Le Roi des Aulnes, par exemple)
celle de la chute des corps dans le vide et et ses romans sont devenus des classiques : Les
énonça le principe de l'inertie. Il inventa en Souffrances du jeune Werther (1774), œuvre
1609 la lunette qui porte son nom, et qui lui emblématique du mouvement romantique du
permit de découvrir, entre autres, la rotation « Sturm und Drang », Les Années d'apprentis
du soleil. Installé à Florence à partir de 1610, il sage de Wilhelm Meister (1796), Les Affinités
voulut défendre l'œuvre de Copernic*, alors tou électives (1808-1809), Faust 1 (1806) et Il (1832)..
jours à l'index, mais fut condamné par l'inquisi Il élabora également une théorie des couleurs
tion qui le poussa en 1633 à abjurer. Il passa les et s'intéressa de près à la botanique.
dernières années de sa vie en résidence sur
veillée. Devenu aveugle, il publia encore en 1638 Grotius, Hulg De Groot, dit
les Discours et démonstrations mathématiques (1583·1645), Historiographe de la Hol
concernant deux nouvelles sciences, synthèse lande, il est surtout connu pour l'essai De jure
de son œuvre scientifique. belli ac pacis (Le Droit de la guerre et de la paix,
1625), où il jette les bases du droit international entre juifs et Hollandais. Son avis fut partielle
et théorise l'idée de « guerre juste » en rela ment suivi.
tion avec le droit naturel. Dans les années 1610,
jurisconsulte de Delft, il fut chargé par les États Guyau, Jean-Marie (1854-1888).
de Hollande de définir le statut légal des réfu Philosophe et poète français. Son Esquisse d'une
giés juifs; il conseilla aux autorités de leur offrir morale sans obligation ni sanction (1885) était
l'asile et de leur accorder la liberté de culte, admiré de Nietzsche*. Il mourut jeune, emporté
tout en les invitant à restreindre les contacts par la tuberculose.
H
Heidegger, Martin (1889-1976). lima dans des poèmes et dans son roman
Philosophe allemand qui a dominé la scène Hyperion ou l'Ermite de Grèce. À la recherche
Martin Heidegger.
philosophique en Europe continentale avec la d'une harmonie idéale dont il trouvait le
publication d'Être et Temps (1927). Dans cet modèle dans la Grèce antique, il souffrait de
ouvrage comme par la suite, il développe une l'état culturel de l'Allemagne. Sa dépression,
conception temporelle et historique de aggravée par la souffrance d'avoir perdu
l'« être». !:époque actuelle est marquée, selon Suzanne, le précipita dès 1804 dans la folie.
lui, par l'oubli de l'être au profit de l'étant(« ce
qui est », en allemand Dasein). !:étant nous Hume , David (1711-1776). Philo
occupe à tel point que l'homme a perdu le pou sophe, économiste, historien et diplomate d'ori
voir de repenser l'être qui en est le fondement. gine écossaise, il connut le succès en 1748 avec
Dans ses écrits de la maturité, Heidegger voit son Enquête sur l'entendement humain. Secré
dans le règne de la technique l'achèvement taire d'ambassade en France de 1763 à 1765,
de l'histoire de la métaphysique qui va de Pla il devint l'ami de Rousseau* qu'il emmena en
ton* à Nietzsche* Angleterre avant de se brouiller avec lui. Ses
Dialogues sur la religion naturelle (1779) paraî
Hobbes, Thomas (1588-1679). tront après sa mort. Empiriste, il remet en ques
Ce philosophe anglais matérialiste a inventé la tion la confiance aveugle de l'homme dans la
notion de « contrat social » associé au pouvoir capacité de la raison à déterminer les essences
absolu. Sa thèse: à l'état de nature, les hommes et les causes des phénomènes, alors que ses
sont en proie à la vanité et à la jalousie. Cha sens ne l'informent qu'imparfaitement. Son
cun essaie de tuer l'autre. Il s'agit d'une guerre scepticisme religieux est radical : attribuer au
de tous contre tous. Le contrat social permet monde un sens, une raison, et encore plus un
l'apparition d'un souverain (au sens de déten sens moral, c'est ni plus ni moins que projeter
teur du pouvoir) chargé d'assurer la survie du des caractéristiques humaines sur le monde
groupe. Ce maître n'est pas un despote, puisque non humain. !:empirisme humien et sa mise
certains biens, comme la vie, sont aliénables. au jour des limites de la connaissance seront
Sa théorie du contrat et de l'état de nature a l'une des sources de la critique kantienne.
été reprise par Spinoza*. Œuvres principales :
De cive (1642), Léviathan (1651). Huy g e ns, Christiaan (1629·
1695). Physicien, astronome et mathémati
Holderli n , Frie drich (1770· cien hollandais, il fit à Paris ses principales
1843), Poète allemand, condisciple de Hegel découvertes. On lui doit le premier exposé du
et de Schelling* au séminaire de Tübingen, il se calcul des probabilités (1656) et le premier
passionna pour la poésie et la philosophie grand traité de dynamique (Horo/ogium oscilla
grecque, ainsi que pour les idéaux de la Révolu- torium, 1673), où il développe les notions de
tion française. Précepteur à Francfort (1795· force centrifuge, de pesanteur, de conservation
David Hume. 1798), il y connut un amour partagé avec des forces et l'idée de l'horloge à balancier. Il
Suzanne Gontard, la mère de ses élèves. Après fréquenta Spinoza qui lui fournissait des len-
leur rupture, il la chanta sous le nom de Dio- tilles pour ses observations.
1
Idéalisme/Idéaliste. On appelle ainsi qu'il n'existe pas en soi. Kant distingue entre
toute prééminence donnée à des formes abs· l'expérience que nous pouvons atteindre
traites ou à des représentations mentales sur la (monde des phénomènes) et la chose en soi
réalité, qu'elle soit expérimentée ou qu'elle soit (noumène) qui nous est inconnue. Il se qualifie
jugée inconnaissable ; ces formes sont conçues lui-même d'idéaliste transcendantal puisque
comme l'essence des caractères certains de la c'est l'homme comme sujet transcendantal qui
réalité, qui est alors réduite à une dimension donne ses lois à la nature. Hegel fonde l'idéa
accessoire, voire illusoire. �idéalisme revêt des lisme objectif- seul !'Esprit, le Concept, l'être
définitions très différentes selon les philosophes, pur et absolu existe - résumé par la formule
notamment à la période moderne. Pour Des « tout ce qui est réel est rationnel, et tout ce qui
cartes•, la pensée est la réalité la plus évidente, est rationnel est réel». Idéalisme aile·
la réalité du monde extérieur demeurant problé mand : nom générique donné à un ensemble
matique. Pour Leibniz*, les substances sont spi de philosophies développées en Allemagne à la
rituelles. Pour !'Anglais Berkeley, « être, c'est fin du xv111' s. et au début du x1x' s. Ses princi
être perçu ou percevoir » : on ne peut pas paux représentants sont Fichte•, Schelling• et
connaître le monde extérieur tel qu'il est puis- Hegel.
L La Mett rie, Julien Offray de manifesta dans ses nombreux écrits son scepti
(1709·17 51). Médecin et philosophe fran cisme critique (La Vertu des païens, 1641).
çais banni de France et de Hollande pour ses
opinions jugées subversives, il trouva refuge en Leibniz, Gottfried Wi l he l m
Prusse auprès de Frédéric Il. Matérialiste athée, (1646·1716). Philosophe e t mathémati
il appliqua aux hommes la théorie cartésienne cien allemand, bibliothécaire des princes de
des animaux-machines. Il eut peu de succès de Hanovre, il fut non seulement le philosophe du
son vivant. Voltaire, dont il était le rival auprès rationalisme positif et l' inventeur (en même
de Frédéric le Grand, le traitait de bouffon, Dide temps que Newton*) du calcul infinitésimal,
rot d'« auteur sans jugement». À sa mort, Fré mais aussi un linguiste, un juriste, un historien,
déric li lui rendit hommage dans L'Éioge de La un diplomate et un théologien. Pacifiste, il rêve
Mettrie. de réunir les États européens, de faire l'unité
des savants, de rapprocher catholiques et pro
La Mothe Le Vayer, François de testants (il travailla avec Bossuet• sur une pos
(1588-1672). Précepteur de Louis XIV et sibilité de fusion des Églises catholique et
membre de l'Académie française, ce libertin* réformée). Philosophe - Nouveaux essais sur
M
Ma chiavel, Nicolas (1469-1527). Menasseh ben Israël (1604·
Haut fonctionnaire de la République florentine, 1657). Originaire du Portugal d'où sa famille
il rompt avec la tradition politique du Moyen émigra vers la Hollande, ami de Rembrandt qui
Âge. Jusque-là, conformément aux thèses de fit son portrait, ce rabbin érudit enseignait dans
saint Augustin, l'État (la « Cité terrestre ») ne la yeshiva où étudia Spinoza. Imprimeur très
pouvait réussir qu'en devenant le glaive de la actif et théologien, il écrivit notamment El
« Cité céleste ». �État devait avoir pour seule Conci/iador (1651), apologie de !'Écriture. Ardent
finalité la morale et la spiritualité. Or, comme il défenseur de sa communauté, il obtint d'Oli
l'expose dans Le Prince, (1516). l'État n'est pour ver Cromwell et du Parlement britannique l'au
Machiavel qu'une institution purement humaine torisation pour les juifs de revenir en Angleterre,
qu'il faut gérer avec réalisme. La seule question pays d'où ils avaient été expulsés en 1290.
importante est de savoir comment prendre le
pouvoir et le garder. Ce n'est donc pas la poli Mennonites. Secte anabaptiste (le bap
tique qui fonde le religieux, mais la religion qui tême des adultes se fait par immersion). fon
devient un moyen politique parmi d'autres. dée en Suisse par Menno Simons (1496-1561)
dans la première moitié du xv1' s. Refusant toute
Marx, Karl (1818-1883). Philosophe autorité autre que le texte biblique, les men
allemand. Il comptait dans sa jeunesse parmi nonites reconnaissent la divinité du Christ mais
les « jeunes-hégéliens » de gauche, qui vou nient la Trinité. Pacifistes et très indépendants
laient que la philosophie s'implique directe à l'égard des pouvoirs civils, ils se dispersèrent
Pierre Louis Moreau ment dans la politique. Ses premiers écrits en Europe (aux Pays-Bas notamment, où Spi
de Maupertuis.
philosophiques critiquent en ce sens la vision de noza les fréquenta au sein des collégiants*).
l'État et de la religion de Hegel. Inspiré par les puis aux États-Unis, où on compte aujourd'hui
thèses matérialistes de Feuerbach*, il déve- quelque 700 ooo adeptes.
loppa le« matérialisme dialectique » qui
explique l'histoire comme une lutte des classes Métaphysique. Titre donné au 1" s. apr
aboutissant à la confrontation ultime du prolé- J.-C. à quatorze traités d'Aristote par un éditeur
tariat et des capitalistes. tardif, Andronicos de Rhodes. Dans son édition,
ces livres étaient« après la physique» (meta ta
Maup ertuis, Pierre Louis phusika). Les commentateurs récents (Heideg
Moreau de (1698-1759). Mathéma ger*) ont montré que cette discipline décrit
ticien et naturaliste français qui introduisit en tantôt les êtres en ce qu'ils ont de commun
France les théories de Newton•. Appelé auprès entre eux, tantôt en ce qu'ils se rattachent à
de Frédéric Il en Prusse de 1741 à 1756, il contri un être supérieur Dieu. À la fin du Moyen Âge,
bua au rayonnement de la science française. la métaphysique se divise en métaphysique
spéciale (théologie, psychologie, cosmologie) réels (hommes y compris) dotés d'une existence
et générale (ontologie). Cette dernière sera l'un et d'une essence singulières.
des points de départ de la philosophie moderne,
de Descartes* à Kant, et au-delà. Montaigne, Michel de (1533-
1592). Écrivain et philosophe français, il écri
Mode. « Par mode j'entends les affections vit des Essais où il regroupe et développe la
d'une substance, c'est-à-dire ce qui est en autre somme de ses réflexions sur sa propre vie, ses
chose, par quoi en outre il est conçu», écrit expériences et ses lectures.
Spinoza dans !'Éthique (1, déf. 5). Le mode consti
tue donc l'une des deux alternatives de l'onto Moore, George Edward (1873-
logie* spinoziste: une chose est ou bien en soi 1958). Philosophe anglais. Très influencé au
(et c'est la substance* absolue et unique), ou en départ par Kant et l'idéalisme• de F.H. Bradley,
Michel de Montaigne. bien en autre chose (et c'est le mode). Mais le il évolue vers la critique épistémologique et
mode n'est, pas plus que la substance, une abs- publie une Réfutation de l'idéalisme et Princi-
traction ou une fiction de la raison: les modes pia ethica. Avec Bertrand Russell* et Ludwig
sont l'infinité de choses concrètes que Dieu pro- Wittgenstein•. il s'intéresse aux problèmes phi-
duit nécessairement, soit une infinité d' êtres losophiques liés à l'ambiguïté du langage.
N
Newton, Isaac (1642-1727). Profes phie de la vie fondée sur le devenir et la volonté
seur à Cambridge, il mena des recherches fon de puissance. Pour lui, l'histoire de la pensée
damentales dans le domaine de l'optique et de et de la morale montre comment la vie s'est
la mécanique. Son œuvre maîtresse, les Prin réfugiée dans l'erreur et dans un état de servi
cipes mathématiques de la philosophie natu tude (notamment à cause du christianisme).
relle (1687) exposent sa théorie de l'attraction D'où sa volonté de « transvaluer» toutes les
universelle, qui rend compte des révolutions valeurs « nuisibles». Son « surhomme »
des astres autour du Soleil et de la pesanteur annoncé par Zarathoustra est un individu à
des corps sur la Terre. Il développera une venir, après une période de nihilisme, dans un
réflexion épistémologique sur les méthodes monde enfin débarrassé de tout ce qui nuit à la
scientifiques où il soutient que les théories ne volonté de puissance. À la suite de la falsifica
doivent pas naître des hypothèses mais de l'ex tion de ses textes par sa sœur, nazie convaincue,
périence. Cette règle permettait indirectement ce concept du surhomme a été récupéré par
de se protéger des suppositions arbitraires de la les idéologues du Ill' Reich.
métaphysique•, susceptibles de dévoyer l'ex
périmentation scientifique. Novalis, Friedrich, baron von
Hardenberg, dit (1772-1801).
Nietzsche, Friedrich (1844- Poète romantique allemand, élève de Schiller*,
1900). Écrivain et philosophe allemand au il fut influencé par les thèses de Fichte•. Sa
style flamboyant et iconoclaste (Par-delà le bien poésie, volontiers mystique - Cantiques, La Chré
et le mal, Le Gai Savoir, Humain trop humain, La tienté ou l'Europe (1799). Hymnes à la nuit
Généalogie de la morale, Ecce homo, Ainsi par (1800) -, mêle sans cesse le sentiment de la
lait Zarathoustra.). il a développé une philoso- nature à la foi chrétienne.
0
Ontologie/Ontologique. Partie de terme « psychologie», sa diffusion est due à
la métaphysique• qui s'applique à l'être en tant L'Ontologie (1729) de l'idéaliste• allemand Chris-
qu'être, indépendamment de ses détermina- tian Wolff. Aujourd'hui, dans le domaine de la lin-
tions particulières. Le terme renvoie à la philo- guistique et de l' informatique, l'ontologie dé-
sophie première d'Aristote, mais il est apparu signe une modélisation conceptuelle ainsi que
au xv11• s. dans le Lexicon philosophicum de Gro sa représentation. Elle permet d'établir la vali
clenius (1613-1615) et. de même que pour le dité des« partages de connaissances»_
°
116 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n 10 Le Point
P-Q Lexique
p
Panthéisme (querelle du). La que- l'homme apparaît divisé et contradictoire,
relie du panthéisme éclate en Allemagne en tiraillé entre sa finitude et sa nature divine,
1785 avec la publication des Lettres sur Spinoza incapable de s'élever à Dieu autrement que
du philosophe Friedrich Jacobi (1743-1819) par le pari - seule réponse possible à
Accusant !'écrivain Gotthold Ephraim Lessing l'athéisme des libertins•.
(1729-1781) de panthéisme, Jacobi s'y fait le
défenseur de la foi révélée contre les excès du Platon (428-348 av. J.·C.)/pla·
rationalisme, dont l'emblème demeure Spinoza. tonicien. Philosophe, disciple d'Héraclite
Même si ce dernier s'en était toujours défendu, puis de Socrate•, dont la pensée va durable-
son célèbre « Deus sive Natura » ( « Dieu, c'est- ment marquer le monde occidental. Il se desti-
à-dire la Nature ») continuait en effet à être nait aux affaires publiques mais la dictature
entendu comme l'affirmation que Dieu est par- des Trente et, en 399. la condamnation à mort
tout. En réponse, le philosophe de l'Aufkliirung• de Socrate, l'en détournèrent. Il voyagea alors
Moses Mendelssohn (1729-1786) publia Aux dans le Bassin méditerranéen, manqua de deve-
amis de Lessing (1786), où il tente de réhabiliter nir esclave, avant de revenir à Athènes et d'y
le« spinozisme purifié» de son ami et maître fonder une école, l'Académie. Son œuvre
Lessing dans la perspective des Lumières, consiste principalement en dialogues (on en
démontrant que la doctrine de Spinoza n'est connaît vingt-huit authentifiés) où, le plus sou-
pas incompatible avec la foi et la religion. vent par le truchement du personnage de
Socrate, il aborde dans un style d'une grande
Parménide (v. 54C>-470 av. J.-C.). qualité littéraire de grands problèmes philoso-
Représentant de l'école philosophique d'Élée, il phiques. Son œuvre donnera naissance au pla-
fut le premier à thématiser la question ontolo- tonisme, courant de pensée caractérisé par le
gique*, affirmant que l'être est et que le non- dualisme âme/corps et le primat de l'idée sur le
être ne peut pas ne pas être. monde sensible.
Q
Quakers. Secte protestante d'origine ser les juifs à cette idée. Certains historiens pré-
anglaise fondée par George Fox (1624-1691) Les tendent que les quakers se seraient servis de Spi-
quakers pratiquent le culte silencieux, refusent noza, le juif hétérodoxe, comme ambassadeur
tout clergé et tout rite, recherchant un contact de leur cause auprès de la communauté juive.
immédiat avec Dieu. Millénaristes, ils croient à la Ses liens avec la secte auraient précipité le herem
seconde venue du Christ, dont l'un des signes de 1656. Date dont certains quakers croyaient
annonciateurs serait la conversion des juifs au qu'elle marquerait le début du millénium. Aujour-
christianisme. Une mission quaker s'établit au d'hui, les principales communautés de quakers se
xv111• s. à Amsterdam, précisément pour sensibili- trouvent aux États-Unis et au Kenya.
s
consacra sa vie à la réflexion sur la logique, les tés sans lien direct avec l'expérience.
Schlegel, Friedrich von (1772· tout Platon•, qui en fait le protagoniste de ses
1829). Philosophe, traducteur et écrivain premiers dialogues. Il a aussi été décrit sous
allemand, il est l'un des fondateurs de l' école un jour caricatural par l'auteur comique Aris-
romantique en 1798. Son organe de diffusion, tophane dans Les Nuées, et fortement critiqué
la revue Athenaeum, à laquelle a participé par l'élève de Platon, Aristote. �essentiel de sa
entre autres le poète Novalis*, connut un suc- philosophie consiste dans sa foi en la raison
cès retentissant. Hegel en subit l'influen'ce humaine par laquelle l'homme peut atteindre
dans sa jeunesse, avant de critiquer à la fois la connaissance de soi et le bonheur.
le romantisme et la position morale ironique de
Schlegel. Substance. Si Aristote, dans le premier
livre de la Physique, définissait la substance
Schopenhauer, Arthur (1788- (ousia, en grec) comme le substrat sous-jacent
186o). Philosophe allemand. Son œuvre pes à tous les changements, matière informée par
simiste, inspiré du bouddhisme et des l'âme comme principe de vie, Spinoza donne
moralistes antiques, influença Nietzsche*. au mot un sens inédit dans l'histoire de la phi
Ouvrage principal : Le Monde comme volonté et losophie: la substance, dont la définition inau
comme représentation (1818). gure le système de !'Éthique(« ce qui est en
soi et est conçu par soi», déf. 3), est aussi« ce
Socrate (469-399 av. J.-C.). Philo dont l'essence enveloppe l'existence ». La sub
sophe grec, il passait l'essentiel de son temps en stance, c'est donc Dieu, un être unique - il ne
compagnie de ses jeunes disciples à discuter peut y avoir pluralité de substances -, éternel
dans les rues, les gymnases et autres lieux et doté d'une infinité d'attributs• infinis. C'est
publics. Accusé de corrompre la jeunesse, il est aussi la Nature sous ses deux aspects : Nature
condamné à boire la ciguë par le tribunal du naturante (la substance comme cause de toutes
peuple. Sa pensée nous est connue grâce aux choses) et Nature naturée (les modes• comme
témoignages de ses disciples, Xénophon et sur- affections de la substance).
u-v
Maître en théologie, il fut un commentateur et, restée inachevée, la Somme théologique.
Repris par le démon démocratique, il fomente lion du protestant Calas, injustement accusé de
en 1674 une conspiration visant à instaurer meurtre, et pour celle du chevalier de la Barre,
une république en France. Le complot fut mort dans des conditions atroces pour avoir
déjoué. et Van den Enden pendu. blasphémé... Écrivain prolifique au style brillant
et souvent satirique, il est un libéral, grand
Voltaire, François Marie admirateur de la monarchie constitutionnelle
Arouet, dit (1694-1778). Issu d'une anglaise. Son combat pour la tolérance se
famille bourgeoise aisée, le jeune Voltaire fait fonde sur un scepticisme que l'on retrouve
deux séjours à la Bastille et s'exile trois ans en dans sa critique des systèmes métaphysiques*.
Angleterre avant de rentrer en France et de S'il raille les systèmes les plus aboutis comme
repartir rapidement après la publication de ses le rationalisme optimiste de Leibniz* dans Can
Lettres philosophiques (1734). Commence alors dide (1769), c'est qu'ils ne résistent pas à l'ex
pour lui une vie de voyages qui le mèneront périence du monde. �homme est décidément,
jusqu'en Prusse, à l' invitation de Frédéric IL Il selon lui, trop petit pour prétendre s' élever
ne se fixe définitivement qu'en 1760, lorsqu'il vers l'absolu ... Admirateur de Newton*, il pense
s'installe dans son domaine suisse de Ferney. comme lui que la raison philosophique doit se
Là, il engage ses grands combats philoso borner à suivre l'expérience pour connaître le
phiques pour la tolérance, pour la réhabilita- monde.
Voltaire.
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Sauf exception, ne sont référencés ici que les ouvrages utilisés pour la rédaction de ce hors-série et non cités ailleurs.
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Président-directeur général, directeur de la publication : Franz-Olivier Giesbert Impression : Imprimerie Canale, Borgaro (Italie)
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