L'homme Et L'animal
L'homme Et L'animal
3’:HIKRTF=WUZ^U^:?a@k@k@g@a";
manifesto
l
Par Raphaël Glucksmann*
FESTIVAL
DU LIVRE
DU LIVRE
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Y-LLEESSS---M
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SAMEDI 16 JUIN
de 14h à 18h
Conférences et dédicaces
Animations pour toute la famille
Avec la présence exceptionnelle de
Bernard PIVOT et Cécile PIVOT
34
Raphaël Glucksmann
86 Les visages d’une œuvre
en couverture par Jakuta Alikavazovic
Pour un nouveau contrat 89 Fin de partie épistolaire
avec le vivant par Alain Dreyfus
36 La planète en garde 90 Ce qu’il apprend
partagée par Alexis Brocas aux psychanalystes
37 « Le souci de soi et du par Geneviève Morel
monde » par Corine Pelluchon 92 Sans relâche au théâtre
42 Nous vivons dans un par Jean-Pierre Thibaudat
charnier par Florence Burgat 94 « Je, qui ça ? »
43 Pratiques alimentaires : par Jacques Serena
des paroles aux menus 95 L'expérience de Film
44 Peta : les dix par Gabriela Trujillo
commandements
le roman d'un livre
54
d'un activisme glamour
par Marie-Dominique Lelièvre 98 Paris est une fête, anti-
48 Les plantes encore en friche Trump par Delphine Minoui
par Emanuele Coccia
50 Des poulpes aux loups,
un déferlement éditorial idées, débats,
récits...
ONT ÉGALEMENT COLLABORÉ À CE NUMÉRO :
François Bazin, Simon Bentolila, Maialen Berasategui, Patrice
Bollon, Eugénie Bourlet, Jacques Braunstein, Olivier Cariguel,
Sarah Chiche, Camille-Élise Chuquet, Fabrice Colin, Julia Deck,
Juliette Einhorn, Jeanne El Ayeb, Valentine Faure, Alexandre
Gefen, Jean Hurtin, Pierre-Édouard Peillon, Bernard Quiriny,
Valentin Robac, Muriel Roi, Maxime Rovere, Camille Thomine.
la planète
idées
De Friday Harbor à Hô Chi Minh-Ville en passant
par Dubrovnik, entre écologie et psychanalyse,
tour du monde des concepts, des lieux et
des auteurs les plus prometteurs.
JUSQU’ICI TOUT
VA MAL Londres
Après des études de finances,
le Français Julien Wosnitza, Manchester
A HISTORY
24 ans, a rejoint l’ONG Sea She- OF VIOLENCE
pherd installée dans l’État de AU PUB « Violence et société » au pro-
Washington aux États-Unis. AVEC ENGELS gramme d’une conférence
Son fondateur, l’activiste écolo- Pour conclure un mois de com- internationale dans les locaux
giste Paul Watson, a d’ailleurs mémoration du bicentenaire de l’université de Londres à
écrit la préface de son essai de la naissance de Marx, Man- Bloomsbury, le 9 juin. Une
Pourquoi tout va s’effondrer conférence qui ratisse large Dubrovnik
chester s’intéresse à… Engels.
(Les Liens qui libèrent). En un puisqu’il sera aussi bien ques-
court texte compact divisé en
Normal, puisque c’est dans
tion de la violence comme der- L’ART SUR LE DIVAN
cette ville qu’il a écrit le texte
12 chapitres, Julien Wosnitza nier ressort du pouvoir à travers La cité croate accueillera du
qui l’a fait remarquer de Karl
démontre avec rigueur com- l’exemple du nazisme que de la 27 juin au 1er juillet la 35e Confé-
Marx, La Situation des classes
ment tout est connecté. Bio- violence dans la construction rence internationale de psy-
laborieuses en Angleterre,
diversité, réchauffement clima- du trotskisme. Mais aussi des chologie dans les arts, qui,
alors qu’il y dirigeait une des
tique, ZAD, revenu universel… violences faites aux femmes chaque année, envisage la
usines de son père. Le 8 juin, un
Pour lui, la catastrophe éco- dans des contextes comme culture à travers les différentes
périple passant par les pubs
logique majeure devrait se pro- ceux de la guerre en Libye, du écoles de la psychologie et de
préférés des deux rédacteurs
duire d’ici à quinze ans, comme conflit nord-irlandais ou de la la psychanalyse. « Le stade oral
du Manifeste du parti commu-
le pronostiquait déjà le Club de Turquie contemporaine. Sans dans les films de Kechiche »,
niste marquera la fin des
Rome en 1972. Trop de temps a oublier les violences inter- « La neuro-philosophie de Pla-
festivités.
passé, et il faudrait désormais raciales aux États-Unis, les ré- ton », « L’ambivalence entre
que les Occidentaux divisent ponses aux violences reli- mères et filles d’après Freud et
leur niveau de vie par six pour gieuses dans le monde musul- Chantal Akerman », « Le désir
inverser la tendance. Le monde man ou la violence verbale sur de Juliette [celle de Shake-
n’en prend pas le chemin : « Il les réseaux sociaux. Bref, un pa- speare] »… Voilà quelques
n’y a aucun moyen d’éviter norama glaçant qui démontre exemples des titres poétiques
l’effondrement. Mais on peut que, si le monde est aujourd’hui des contributions aux éditions
prendre des mesures pour limi- statistiquement moins violent précédentes, qui sont à retrou-
ter la chute. » Et il indique vingt qu’hier, cette violence est tou- ver, en anglais, sur le site du ré-
pistes à suivre, allant du zéro jours plus protéiforme. seau : journal.psyart.org.
déchet aux vélomobiles.
LAURENT EMMANUEL/AFP
Jean-Luc Godard réinvente la conférence de presse à Cannes.
à des héroïnes. »
et enseignant la littérature fran- pour compenser
çaise au Japon, est à lui seul le ces inégalités. »
symbole de l’ambition de ces Bruno Le Maire, ministre
conférences, qui font de la de l’Économie, le 19 avril
confiance en soi des ensei- sur Europe 1.
Pages réalisées
gnants comme des élèves par Valentine Faure MUSTAFA YALCIN/ANADOLU AGENCY/AFP - YASIN OZTURK/ANADOLU AGENCY/AFP
leur pivot. et Jacques Braunstein Les sanctions
contre l’Iran seront les
Marlène Schiappa, plus dures de l’histoire
secrétaire d’État chargée […]. Chaque pays devra
de l’Égalité entre les y participer. »
femmes et les hommes,
s’exprimant à Cannes.
la lettre d'amour
DE PHILIPPE LABRO
L’écrivain et homme de presse français rend hommage à son ami Tom Wolfe, géant de la littérature
américaine et héraut du « nouveau journalisme », disparu le mois dernier.
traduit de l’anglais (États-Unis) ta veuve, Sheila, qui fut ta gardienne, veau journalisme ». Car tu étais un in-
par Benjamin Legrand,
éd. Le Livre de poche,
ton agente, ta première lectrice, ton ac- venteur, un innovateur doué d’une
918 p., 9,90 €. compagnatrice au cours de tes inces- prose Technicolor à la ponctuation hys-
sants périples aux quatre coins des États- térique. J’ai aimé et j’aime l’exemple
Unis, pour des enquêtes qui duraient que tu nous as donné, à moi et à des
de trois à neuf ans, afin d’accumuler milliers d’autres plumitifs. Tu es un
assez d’éléments vrais pour ensuite mentor, Tom, et ceux qui se sont arrê-
construire une fiction. Ta fatigue, à tés à ton image de dandy n’ont rien
88 ans, venait sans doute de ces travaux compris à ta sérieuse ambition : « Ex-
herculéens qui te propulsèrent dans des primer le chaos de la vie et de la société
Né en 1936, Philippe Labro, écrivain, univers insolites et foisonnants de vies en apportant une qualité documentaire
journaliste, réalisateur, a préfacé l’édition
française du recueil de Tom Wolfe,
et d’histoires : les pilotes de l’espace, les avec l’espoir de créer un effet tel que
Où est votre stylo ? Chroniques d’Amérique juges et financiers du bûcher des vani- le lecteur en sera stupéfait. » Je t’em-
et d’ailleurs (rééd. Pocket, 2018). tés, les milliardaires d’Atlanta, les filles brasse, mon stupéfiant ami.
le chiffre DU MOIS
G. R. Martin va publier
un préquel de Game
of Thrones. Son titre, Fire
and Blood, reprend la
4000
devise de la famille de la
mère des dragons : les
Targaryen. Rappelons que
le dernier tome de la saga
est sorti en 2011 et qu’on
en attendait plutôt une
suite. Mais l’histoire se
poursuit en série télévisée.
Elle pourrait bien s’achever
en ilm, a déclaré l’auteur.
C’est le nombre d’exemplaires écoulés du dernier livre de Paul Ricœur, Philosophie, éthique et poli- Faisant de l’univers du
tique. Entretiens et dialogues (Le Seuil, avril 2017). C’est plus que pour ses précédents ouvrages… Mais Trône de fer un intéressant
prototype de iction
l’élection d’Emmanuel Macron, qui fut son assistant de 1999 à 2001, n’a pas eu d’efet particulier sur les
multisupport évolutive.
ventes des autres publications, selon la maison d’édition.
l'objet
et littéraire
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Publicité littéraire : Pauline Duval
Le quotidien britannique The Guardian à propos du premier tome du roman de Virginie Despentes, Ce produit est issu
de forêts gérées
Ciao Europa !
Les Italiens ont longtemps été amoureux de l’Union européenne, gage à leurs
yeux de modernité et de stabilité. En portant au pouvoir la Ligue et le Mouvement
5 étoiles, ils actent une rupture qui est un tremblement de terre pour le continent.
Par Stefano Montefiori
ans la nuit du 1er jan- stables, dotés d’une monnaie respec- « Achetez une voiture, une maison ou
« VAFFANCULO ! »
Aujourd’hui, tout a changé, et mes
souvenirs semblent remonter à la pré-
histoire. Aujourd’hui, à Rome, s’ins-
laient et se félicitaient. Tous voulaient née, nous battions tous les records talle un nouveau gouvernement anti- ILLUSTRATION BEPPE GIACOBBE POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
toucher, le plus vite possible, ces bil- continentaux. Cette orgie de cash était système et anti-Bruxelles, formé du
lets miraculeux, ces jeunes billets des- un happy end couronnant notre Movimento 5 Stelle (Mouvement
tinés à remplacer enfin cette vieille lire course effrénée de dix ans pour ne 5 étoiles, fondé par Beppe Grillo et di-
sans cesse dévaluée, symbole de toutes « pas rater le train de l’Europe ». rigé par Luigi Di Maio) et de la Lega,
les errances de « la petite Italie ». Nulle Nous avions si peur de ne pas être la Ligue, de Matteo Salvini, l’allié de
part la naissance de l’euro ne fut au- admis au club des gens bien que cette Marine Le Pen. Aujourd’hui le « Vaf-
tant une fête qu’à Rome, Milan, phrase – « Nous ne devons pas rater le fanculo » lancé un jour par le comique
Naples ou Florence. train de l’Europe » – devint le mar- Grillo contre toutes les élites, euro-
Nous avions cette nuit-là l’impres- queur principal de la scène politique, péennes en particulier, et les T-shirts
sion d’embarquer vers un nouveau médiatique et sociale italienne des an- de Salvini barrés du slogan « No euro »
monde, un monde de gens sérieux, nées 1990. Elle était répétée ad nau- ont pris le pouvoir. Aujourd’hui, évo-
seam par les représentants politiques, quer cette Italie d’avant la récession, si
Stefano Monteiori est le correspondant
les enseignants, les vendeurs de toutes ardemment proeuropéenne, a quelque
à Paris d’Il Corriere della sera, sortes de produits (connexions Internet chose d’attendrissant. D’irréel. Le po-
le quotidien le plus difusé en Italie. ou lampes de chevet, peu importe). pulisme se répand à travers l’Occident,
14 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 15
les idées
des États-Unis du plein-emploi à était le pays du Parti communiste le théories la certitude que notre destin
la pauvre Grèce ou à la riche Norvège. plus puissant d’Europe et de la démo- s’accomplissait dans l’Europe, avec un
Mais, en Italie plus qu’ailleurs, la ré- cratie bloquée. Le pays des attentats déterminisme qui rendait inévitable
volte est une déception amoureuse. néofascistes et des Brigades rouges. Le l’euro, la disparition des frontières, et
Notre état mental est difficile à com- pays où il fallait prendre le train et al- offrait le plaisir grisant de prendre sa
prendre pour les Français ou les Alle- ler à Zurich ou à Munich pour assister voiture à Milan le samedi matin et de
mands, qui ont une relation moins sen- à un concert de Bob Dylan ou des Rol- déjeuner sur la promenade des Anglais
timentale à l’Union européenne. ling Stones, parce que même les rock- sans avoir à sortir sa carte d’identité.
Nous avons été, réellement, amou- stars avaient peur d’aller chez nous. Longtemps Milan s’est vantée d’être
reux de Bruxelles, nous. Notre élite Dans les années 1980 et 1990, la fin du « la ville la plus européenne d’Italie ».
s’est fondée sur l’européisme exalté de terrorisme a permis le retour d’un nou- Formule qui était un résumé parfait.
Milan avait (et a encore) les services pu-
blics les plus efficaces, les meilleures
universités, des hôpitaux à l’avant-garde
et l’activité économique la plus dyna-
mique. Bref, Milan était « la ville euro-
péenne » par essence. Il était donc im-
pressionnant de voir Matteo Salvini, le
24 février, remplir la piazza del Duomo
(place de la cathédrale) à Milan avec les
partisans de la Ligue, qui s’appela long-
temps Ligue du Nord. Auparavant sé-
cessionniste et antiméridional, le tru-
blion nationaliste y prêta un solennel
serment de fidélité « aux 60 millions
d’Italiens », la main posée « sur cet
Évangile sacré », enthousiasmant la
MIGUEL MEDINA/AFP
Vous ne franceculture.fr/
devinerez
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jamais LA GRANDE
avec qui TABLE.
12H-13H30
vous allez Olivia
déjeuner Gesbert
aujourd’hui.
© Radio France/Ch. Abramowitz
L’esprit
En
partenariat d’ouver-
avec ture.
L’anarchisme,
une idée neuve
L’anarchisme de pointe ne se déchaîne pas en marge des manifestations, mais draine de multiples
publications en sciences humaines, de la géographie au management. Moins revendicatif
que descriptif, il propose de nouveaux modèles d’analyse des organisations sociales.
Par Maxime Rovere
POUR UNE
ANTHROPOLOGIE
ANARCHISTE,
David Graeber,
traduit de l’anglais
par Karine Peschard,
éd. Lux, 128 p., 10 €.
FUCK WORK !
POUR UNE VIE
SANS TRAVAIL,
James Livingston,
éd. Flammarion,
224 p., 10 €.
ILLUSTRATION SYLVIE SERPRIX POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
LE REFUS
DU TRAVAIL,
David Frayne,
éd. Détour,
300 p., 22 €.
LES DÉCISIONS
ABSURDES, III. L’ENFER
DES RÈGLES. LES PIÈGES
RELATIONNELS,
Christian Morel,
éd. Gallimard,
272 p., 20 €.
l’anarchisme tout à fait comme Mon- faire appel à une autorité susceptible de ger considère que l’anarchisme n’est
sieur Jourdain faisait de la prose sans les arbitrer, ses membres se livrent entre qu’un retour aux racines de cette disci-
le savoir. Ces penseurs parmi les plus eux des « guerres invisibles »… et pline. Est-ce que les flux humains (qui
respectés « ont réussi, un peu malgré vivent en paix. bafouent l’idée de souveraineté) et les
eux, à jeter les bases d’une théorie du phénomènes d’entraide (à rebours de la
contre-pouvoir révolutionnaire ». Leurs MONDES PARCELLAIRES notion de propriété) n’ont pas toujours
travaux montrent que, dans certaines Curieusement, en parallèle aux sinistres été au cœur des études géographiques ?
sociétés, les contre-pouvoirs ne s’op- cagoulés assoiffés d’affrontement, des Par elle-même, la notion fondamentale
posent pas nécessairement à des insti- disciplines traditionnellement associées d’« espace relationnel », qui considère
tutions existantes ; ils consistent en des à des politiques d’État – l’anthropolo- le territoire en termes d’interactions so-
manières différentes – y compris ima- gie n’est-elle pas née de la colonisation ? ciales, constitue un défi aux tentatives
ginaires – de réguler les conflits. Par – se mettent à en découdre avec le de réduire nos rapports à des hiérar-
exemple, les anthropologues ont ob- contemporain, en se donnant pour chies verticales. En définitive, Simon
servé que la société Piaroa des rives de mission d’« aborder les questions Springer peut rassembler l’approche
l’Orénoque s’organisait sans domina- concrètes et immédiates qui émergent anarchiste et la géographie dans un
tion, grâce à une cosmogonie qui in- d’un projet de transformation ». La même souci de comprendre « des
terprète toutes les interactions négatives géographie (développée par les États mondes parcellaires, fragmentés, qui se
(autrement dit, les conflits sociaux) en pour répondre aux nécessités de la recoupent et dans lesquels l’autonomie
termes de magie, si bien que, au lieu de guerre) n’est pas en reste : Simon Sprin- et l’émancipation deviennent possibles
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 19
les idées
RENONCER AU CAPITAINE
En définitive, l’anarchisme consiste Passions et sécurité routières
Une France
principalement à renoncer au préjugé,
décidément bien ancré, selon lequel
tout navire a besoin d’un capitaine.
Cette image, Christian Morel l’avait
à deux vitesses
prise au pied de la lettre en étudiant
le fonctionnement d’un sous-marin
dès le tome II de son étude sur Les Dé-
cisions absurdes, que prolonge un troi-
sième tome consacré à « l’enfer des
règles ». Selon lui, les managers
doivent apprendre à ne plus donner
d’ordres, mais à organiser des cellules Comment comprendre la folle et durable bronca suscitée
de conseil efficaces, précisément pour par la limitation de vitesse à 80 km/h ? Moins que le citadin
éviter… les décisions absurdes. et le rural s’opposent ici la logique et le sentiment de liberté.
Alors que Christian Morel a été porté Par Georges Vigarello
aux nues par des journaux comme
Challenges ou L’Expansion et que l’ou-
u
vrage de David Frayne, Le Refus du tra-
vail, a reçu les éloges du Financial ne décision, apparem- Une partie de l’opinion le conteste.
Times, David Graeber est aujourd’hui ment « raisonnable », Les arguments sont vifs ; les dénon-
chroniqueur régulier pour The Guar- soutenue par le Premier ciations, vindicatives. Il faut les évo-
dian, le grand quotidien britannique. ministre, doit entrer en quer pour mesurer combien résistent
Cette nouvelle audience des théories vigueur ce 1er juillet. Elle consiste à ici nombre d’imaginaires, combien se
anarchistes est un signe immanquable abaisser la vitesse maximale sur les confrontent individualisme et raison
de leur mue. Trahison ! Soumission au routes secondaires à double sens de 90 d’État, combien se confrontent, plus
Grand Capital ! crieront les marxistes. à 80 km à l’heure. Le gouvernement sourdement, deux « vécus » du terri-
C’est plutôt l’inverse : chacun à leur plaide la volonté de limiter le nombre toire français, ceux des zones rurales
manière, ces auteurs contribuent à dé- de morts et de blessés sur les routes. et ceux des cités urbaines.
finir l’intellectuel d’aujourd’hui non Daniel Quéro, le président de
Spécialiste des représentations et
comme un penseur d’avant-garde, mais pratiques corporelles, Georges Vigarello
40 millions d’automobilistes, semble
comme un pourvoyeur de possibilités a dernièrement publié La Robe. Une assuré dans son refus : « On s’ac-
observées dans les faits. histoire culturelle, (Le Seuil). croche à ce totem de la vitesse. Mais
20 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
on a augmenté le nombre de radars selon lequel c’est bien sur ces routes
depuis 2014 et rien n’a changé. » Me- qu’a eu lieu plus de la moitié des acci-
sure inutile, donc. Rien de plus faux dents mortels en 2016 (55 %), c’est sur
pourtant. Le nouveau dispositif s’est elles que le risque d’être tué dans un
accompagné d’un effet évident : ins- accident, pour un habitant d’une zone
tallé en 2003, il a joué un « rôle ma- rurale, est de 2,7 fois supérieur à ce-
jeur », selon la Direction de la sécurité lui encouru par un habitant d’une
routière, dans la baisse du nombre de zone urbaine. La mesure ainsi annon-
morts sur les routes, de 7 655 en 2002 cée répond à la loi des chiffres. Elle ré-
à 4 709 en 2006. Autre contestation, pond aussi à la loi de la raison.
le rôle « négatif » donné à la vitesse
dans ce passage de 90 km/heure à IL FAUT UNE PÉDAGOGIE PATIENTE
80 km/heure : « Fondements pseu- Pourquoi alors de telles alarmes ?
do-scientifiques », dit Jacques Cheva- Pourquoi de telles récriminations ?
lier, sur Lepoint.fr le 3 janvier 2018. C’est que l’imaginaire l’emporte pour
Les recherches n’apporteraient aucune ces voix effarouchées par toute entrave
preuve. Or c’est le contraire que disent portée à la vitesse et à la « libre »
les travaux pionniers de Göran Nils- conduite ; cette obscure croyance se-
son, au début des années 1980, inspi- lon laquelle le véhicule demeure le lieu
rant une politique de baisse de la vi- d’une inviolable intimité, où toute dé-
tesse sur les routes scandinaves. C’est cision appartiendrait au conducteur
le contraire encore qu’apporte l’affine- seul, alors que rien n’est plus confronté
ment de telles au social et à l’in-
études montrant, La mesure répond teractivité, alors
sur plus de 500 ex-
périmentations,
à la loi des chiffres. que rien n’est plus
soumis aux
qu’une baisse de Elle répond aussi à la risques les plus
1 % de la vitesse loi de la raison. divers, ceux des
entraîne une baisse mécaniques, des
de 4,6 % du nombre de tués. Autre réseaux, des réflexes, des flux. S’ajoute
contestation enfin, autre refus : la me- un autre imaginaire, directement lié
sure ne prendrait pas suffisamment en à notre modernité, celui de la vitesse.
compte la situation des territoires ru- Il faut un « détour », une « suspen-
raux, ceux où « serpentent » précisé- sion » de pensée, pour accepter sa « li-
ment ces routes à deux voies, ceux où mitation » dans un monde où tout
s’effacent les lignes secondaires de che- semble la favoriser, du TGV à l’avion,
min de fer, ceux où la disparition de des missiles aux fusées, des techniques
certains commerces oblige aux dépla- de travail aux techniques de jeu. Il
cements individuels. « Manque de faut du coup une pédagogie patiente,
considération du pouvoir à l’égard de insistante, déterminée, pour expliquer
ces territoires », dit Christian Jacob, une telle décision, là même où la pu-
président des députés LR à l’Assem- blicité fait quelquefois le contraire, en
blée, sur RTL, le 5 mars dernier, d’au- magnifiant des véhicules souples et
tant que des aménagements multiples virevoltants, aussi rapides que maîtri-
auraient amélioré le réseau routier. In- sés, aussi « designés » que fuselés. Il
supportable perte de temps de « plu- faut plus de pédagogie encore, plus
sieurs jours ou semaines sur la d’engagement aussi, pour convaincre
route par an», plaide pour sa part les territoires ruraux qu’ils ne sont pas
Vincent Descœur, député LR du Can- délaissés, alors qu’ils perdent leurs
tal, dans Le Monde du 17 mai. Double commerces et leur vitalité, alors qu’ils
constat pourtant, double démenti. se vivent toujours plus « éloignés ». Ce
L’abaissement prévu de la vitesse, cal- dernier point est politique. Il est fon-
culé par des collégiens de Roanne, damental. Il engage la vision du pays.
conduit à une perte de temps de 1 mi- Il engage une action d’aménagement,
nute 40 secondes pour 20 km et de de « rapprochement », de « structura-
4 minutes 10 secondes pour 50 km. tion ». Il ne suffit plus alors d’expli-
S’ajoute surtout un autre « bilan », quer. Il faut aussi « transformer ».
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 21
les idées
Hollande, in extremis
Le meilleur est pour la in chez l’ex-président : a priori discrédité,
il passe en librairie la barre des 70 000 exemplaires vendus. Et analyse,
au terme d’un livre plat, la crise de la social-démocratie. Trop tard ?
Par Nicolas Domenach
o n a failli man-
quer Hollande !
L’ancien pré-
sident av a it
quelque chose à
nous dire, là tout
au bout du bout de son livre, Les Le-
çons du pouvoir. Avouons-le : comme
beaucoup, nous n’avions pas franchi
l’obstacle d’un style et d’un récit plats
comme le pays du même nom. Ses
droitisation des pays européens pou-
vaient répondre aux évolutions de la so-
ciété mondialisée comme aux besoins
de justice des Français. Pour ce faire, il
fallait commencer par l’état des lieux
du mouvement social-démocrate, si
puissant autrefois, si proche de l’effon-
drement, sinon de la disparition,
comme Hollande le constate.
Car, après les années 1990, si fastes
pour les forces dites progressistes, le
plaisanteries de chansonnier récidi- vent a tourné glacial. Et d’abord en
viste, ainsi que son récit invraisem- Europe, où leurs dirigeants – Tony
blable du prétendu naïf abusé par Blair, Gerhard Schröder, Lionel Jos-
l’ambitieux cynique – Emmanuel pin et tant d’autres – ont été balayés.
Macron – qu’il avait nourri au lait de Avec eux, la révolution libérale, mon-
la confiance, le déni pathétique devant dialiste, néoconservatrice a submergé
son échec, et enfin le « barattage » sur les sociaux-démocrates… définitive-
les multiples plateaux médias nous ment blackboulés après les attentats
avaient fait arrêter la lecture de l’ou- de New York en septembre 2001, qui
vrage et regretter que son auteur n’ait renforçaient le besoin d’ordre et d’au-
pas choisi la dignité du silence. Or le torité. Même la crise économique,
meilleur est à la fin, à partir de la dont le libéralisme était pourtant
Mais aussi l’immigration non régulée, comme il avait publié Libre en 2001 pour accompagner sa sortie du désert et revenir
l’aggravation du terrorisme… Sans ré- en force. Mais, pour la vraie primaire de la droite, l’écrit n’a pas sui, pas plus que les
foules de fans amateurs de selies ou de signatures, y compris en supermarché,
ponses claires et efficaces, le pouvoir
comme l’a fait François Hollande. Toute ressemblance… N. D.
social-démocrate s’est trouvé de sur-
croît déstabilisé, selon l’ex-président,
« par un nouvel adversaire, la gauche et sur le retour des valeurs fondatrices Europe nouvelle, mais de poursuivre
radicale, qui ne forge aucun système – liberté, égalité, solidarité, protection, les ambitions de l’ancienne », pré-
alternatif ». Conclusion : « C’est le rêve émancipation… – pour peu qu’elles cise-t-il. Faut-il ainsi écarter « le rêve
du capitalisme car elle ne vise en fait, soient défendues. Une défense qui d’une Europe nouvelle » ? On pourra
cette gauche radicale, que la social-dé- passe par… l’Europe ! Il regrette que le contester et rappeler que Napoléon
mocratie qui doit disparaître » ! « les socialistes n’aient pas pesé suffi- avait remporté les plus belles de ses
Alors, celle-ci est-elle effectivement samment pour humaniser la mondia- conquêtes « avec les rêves de ses gro-
en voie de disparition pour s’être déli- lisation ». Mais c’est en défendant le gnards endormis ». Il est vrai que Hol-
tée au pouvoir ? François Hollande n’en modèle européen qu’on pourrait y par- lande François et la social-démocratie
croit rien, qui parie sur le temps long venir. « Il ne s’agit pas de rêver d’une sont rien moins que bonapartistes !
Le macronisme
en question
Un an après, vers où marche la France ? Comment redonner du sens
à la politique à l’ère de l’ubérisation ? Débat sur le libéralisme,
la démocratie et la possibilité du progrès.
Le macronisme est-il politique autre que le simple libéra- sur une gestion somme toute pondé-
un progressisme ? lisme. Il a voulu instaurer un nouveau rée. Cent ans d’abîme entre les paroles
clivage : progressistes contre conserva- tenues et les pratiques observées. Le
Raphaël Enthoven. – Le macronisme teurs. Restent ces questions de fond mot de « progressisme » était brandi
n’est évidemment pas un progressisme auxquelles il lui faudra bien répondre : dès que la gauche était dans l’opposi-
si on réduit ce terme à la seule conquête est-il progressiste de mener une poli- tion ou en campagne, pour être né-
de droits sociaux – dont on peut dire, tique fiscale qui avantage les plus for- gligé à peine le gouvernement formé.
sans abus, que ce n’est pas le cœur de tunés d’entre nous ? Est-il progressiste En mourant de schizophrénie, le PS a
sa démarche. Il l’est davantage si, par de revenir à une telle verticale du pou- accouché de deux monstres. Le pre-
progressisme, on désigne le fait de pro- voir, de mépriser les partenaires sociaux mier (En marche) a repris sa pratique
gresser par réformes. Mais, à ce ou de caporaliser le Parlement ? La po- du pouvoir ; le second (La France in-
compte-là, tout réformateur (de litique de Gérard Collomb sur les mi- soumise) a repris l’outrance de son dis-
gauche ou de droite) est progressiste… grants est-elle progressiste ? La gauche cours. De cette parturition démente
Enfin, progressiste, le macronisme l’est a perdu ce mot comme tant d’autres (qui relève de l’amputation plus que
pleinement si le mot se contente de si- faute d’avoir su le mettre en pratique et de l’accouchement) le PS est sorti ex-
gnifier la volonté d’avancer, de s’af- lui donner sens. Elle paie des années, sangue – ce qui n’a aucune impor-
franchir des schémas du passé… En voire des décennies, de renoncements tance – et la gauche s’est dissoute dans
tout état de cause, « volontarisme » me et de fainéantise intellectuelle… un discours où elle n’est même plus
semble plus adéquat. majoritaire. À la figure archi-socialiste
R. E. – Elle paie plus que cela encore. du grand bourgeois de gauche s’est
Raphaël Glucksmann. – Emmanuel Elle paie cent ans de Parti socialiste, substituée la figure syncrétique, et
Macron a volé la notion de progres- c’est-à-dire d’un mouvement incura- pour l’heure inédite, du moderniste
sisme à une gauche moribonde et l’a dé- blement partagé entre une rhétorique antique, du vieux jeune homme, du
pouillée de toute substance sociale. Le marxiste (qu’il n’a jamais vraiment re- président iPhone-Pléiade, qui tient de
combat autour des mots est le cœur des niée) et des pratiques libérales (qu’il Zuckerberg autant que de Péguy.
batailles culturelles, et sa force fut n’a jamais vraiment admises). Le PS
d’identifier les mots vides qu’il pouvait est mort de son indécision et de la jux- R. G. – L’écartèlement entre la pra-
redéfinir pour se tisser un habit taposition d’un discours maximaliste tique et le discours socialistes a donné
24 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
naissance au macronisme et à La l’abandon de la quête d’égalité sociale Un nouveau clivage politique
France insoumise, c’est vrai, même si et de l’autre une vision autoritaire de durable ?
je ne parlerais pas de cent ans de re- cette quête. Ce face-à-face inquiète ou
noncements car il y eut quand même indiffère des millions de citoyens épris Raphaël Enthoven. – Comme disent
des moments de transformation so- de démocratie et d’égalité, orphelins les cuistres, nous avons changé de pa-
ciale importants lorsque la gauche a de la social-démocratie que le Parti so- radigme. Cette intuition remonte,
pris le pouvoir au XXe siècle. Si la mort cialiste a dévoyée. chez moi, à 1992, un dimanche soir,
d’un PS agonisant et hypocrite était devant l’émission de télé « 7 sur 7 ».
nécessaire, on peut être inquiet de la R. E. – Tout à fait d’accord pour dire J’avais 16 ans, j’étais de gauche et
polarisation actuelle du débat entre que Macron met un terme à la social- j’étais amoureux de mes opinions
Emmanuel Macron et Jean-Luc Mé- démocratie, en la dépassant sur sa quand, soudain, je vis Charles Pasqua
lenchon. La social-démocratie s’est droite et par le haut. Mais la faute en et Jean-Pierre Chevènement tomber
revient aussi, pour une fois, à la mal- d’accord sur l’idée de nation, puis Fa-
ILLUSTRATION JEAN-MARC PAU POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
L’alphabet n’est chance : entre l’assassinat de Jaurès, des bius et Juppé s’entendre sur les règles
frères Rosselli, la mort de Camus, la du commerce… J’étais stupéfié de voir
plus le même. nullité de Rocard en campagne, les des antipodes (apparents) s’entendre
Les termes du débat turpitudes de DSK et les fraudes de sur des choses essentielles. À l’intérieur
sont modifiés. R. E.
Cahuzac, la social-démocratie a man- même des partis, la fracture s’opérait
qué chacune des occasions qu’elle avait sous mes yeux d’enfant, à leur insu.
construite sur le refus de la pureté en d’arriver au pouvoir ou d’exercer le Vingt-cinq ans plus tard, la rapidité
politique, sur la conviction qu’on peut pouvoir qu’elle avait conquis. Il est trop avec laquelle Emmanuel Macron s’est
lutter contre les inégalités sociales dans tard, désormais, pour caresser ce inscrit dans le paysage politique et a
le cadre de la démocratie libérale. Elle rêve-là. Pour une fois, les choses ont suscité l’adhésion collective vient, à
s’est fondée aussi sur la mort des changé. L’alphabet n’est plus le même. mon sens, du fait que la mue avait été
Roi-Soleil et des prophètes révolution- Les termes du débat sont modifiés : le opérée par le peuple français depuis
naires. Elle a fait de sa nature hybride vieux clivage droite-gauche est rem- longtemps. Le fruit était mûr. Le pay-
un moteur de progrès démocratique. placé par l’opposition des souverai- sage politique était prêt à se conformer
Or, aujourd’hui, nous avons d’un côté nistes et des libéraux. aux intuitions du peuple et à assumer,
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 25
dans la représentation, ce chan- rapide – et j’observe la politique fiscale quand l’égalité l’emporte, la nourri-
gement de paradigme. d’Emmanuel Macron, et je ne peux me ture vient avant la liberté. En termes
limiter aux seuls mots de la Sorbonne. camusiens, le pain vient avant la
Raphaël Glucksmann. – Le clivage Ou je vois que, au lieu de faire respirer bruyère. Quand c’est la liberté qui
entre pro-européens et souverainistes la démocratie française comme pro- l’emporte, inévitablement, le pain fait
nationaux est pertinent. Mais il n’est mis, il pousse la logique monarchique défaut ici ou là, et parfois dans plein
pas le seul. Penser ce clivage comme ex- de la Ve République jusqu’à son pa- d’endroits ! Mais chacun peut le dire,
clusif revient à laisser l’Europe aux seuls roxysme. Et alors je saisis que je ne et chacun peut se battre, et chacun de-
libéraux et la quête de solidarité sociale peux être captif du seul clivage entre vrait, en droit, pouvoir s’en sortir. La
aux seuls souverainistes. C’est faux, et européistes et souverainistes. Pourquoi seule question qui vaille n’est pas de
c’est dangereux. Un débat doit émerger devrais-je par exemple, parce qu’Em- savoir le régime qu’on préfère. Mais de
parmi les partisans de l’Europe. Une manuel Macron n’est pas nationaliste, savoir comment résorber les inégalités
critique sociale, démocratique, écolo- me sentir l’otage d’une politique fiscale à l’intérieur du régime qui, imman-
giste et radicalement non souverainiste que je réprouve ? quablement, les produit et qui fait son
du libéralisme doit être portée. Un deuil de leur abolition.
autre modèle proposé. Il faut que R. E. – D’autant plus d’accord que
quelque chose émerge du champ de l’enjeu n’est pas forcément de baisser les R. G. – Faire son deuil de l’abolition
ruines d’une gauche pro-européenne. impôts, mais d’harmoniser la fiscalité totale des inégalités, oui. Mais jamais
En plus du clivage européens contre à l’échelle d’un continent… Et puis de la lutte contre les inégalités. Ou la
souverainistes, une autre ligne de dé- tout est question de priorité. Or nous politique perd son sens. Et la démocra-
marcation, sociale, démocratique, éco- sommes d’accord pour dire que la li- tie va dans le mur. Or c’est précisément
logique, existe dans l’opinion française. berté est la priorité des priorités. Si un ce qui se produit en Occident depuis
Je ne suis pas fétichiste donc je suis prêt régime sacrifie la liberté à l’exigence trente ans.
à changer ces mots s’il le faut, mais je d’égalité, tu t’y opposes n’est-ce pas ?
pense que le clivage droite-gauche n’a R. E. – Certes. Rawls nous dit que
pas disparu. Emmanuel Macron veut R. G. – Je le combats même. les inégalités ne sont acceptables que
avoir face à lui Jean-Luc Mélenchon et si elles profitent aux plus démunis,
Marine Le Pen. Sa volonté rencontre R. E. – Donc, dans l’ordre des prio- c’est-à-dire si elles tendent à se résor-
l’air du temps, donc cela fonctionne rités, la liberté vient en premier. Ce ber. Un système qui ne parvient pas à
pour l’instant. Mais cela fonctionne au qui a des conséquences très concrètes : produire ce mécanisme est un système
détriment du niveau du débat. Et je pa- qui se suicide lentement. In fine, le cri-
rie que ce n’est qu’un moment, bref, de tère, c’est la question de savoir si les
notre histoire politique. inégalités s’accroissent ou diminuent.
R. E. – Qu’il se donne des ennemis RAPHAËL Il faut être juste avec ce gouvernement
(dont je disais plus haut qu’il n’était
caricaturaux (et donc inoffensifs), c’est
de bonne guerre ! Cela dit, si Mélen-
ENTHOVEN pas progressiste) : les droits des
femmes, les aides aux handicapés,
chon, Le Pen ou Wauquiez sont des l’amendement au délit de solidarité
poids plumes, la faute leur en revient qui a été proposé dans la loi immigra-
également : aucun d’eux (à part Ma- tion et asile… tout ça donne à penser
rine Le Pen, qui est hors jeu) n’est en qu’on n’a pas complètement laissé
mesure d’incarner cette mutation des tomber (je crois) l’idée d’égalité. Il n’y
priorités. Ce qui ne change rien au fait a pas dans ce gouvernement que des
que, en qualité d’europhile, je me sente individus férus de réussite. Le pragma-
plus proche d’Alain Juppé que de Jean- tisme a pris le pouvoir, mais, parmi les
Luc Mélenchon. 1975. Naissance à Paris. boussoles qu’il se donne, l’honnêteté
1999. Agrégé de philosophie. commande d’inclure le projet d’une
R. G. – Quand j’écoute le discours société où il ferait mieux vivre.
2000-2007. Enseigne à l’IEP de Paris.
d’Emmanuel Macron à la Sorbonne,
2002. Fonde avec Michel Onfray
HANNAH ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE
R. G. – Le dogmatisme survient
lorsque ce qui n’est au fond qu’un choix
se présente comme une nécessité in-
contestable. Lorsque l’idéologie se
JACQUES DEMARTHON/AFP
autres sous tutelle. J’ai plutôt le l’« en même temps » macronien, c’est le pessimiste du « et en même temps », le
sentiment qu’il y a un rôle de péda- risque de tomber en extase devant sa voir comme le signe d’une certitude
gogue à tenir… propre ouverture d’esprit – ce qui est première, une certitude bien plus forte
une fermeture au carré puisque toute que les étiquettes de droite et de gauche
R. G. – Je crois à la pédagogie, mais je personne refusant de célébrer les auxquelles ses tenants ne croient plus.
ne pense pas que le politique puisse se louanges d’un tel slogan serait alors im- Les élèves qui sortaient de l’ENA par-
déguiser en pédagogue. Il fait des médiatement exclue du camp de la to- tageaient depuis longtemps des visions
choix, déploie une vision du monde. Ce lérance… On peut aussi redouter du monde assez proches, par-delà les
n’est pas un professeur expliquant des qu’avec le temps le slogan ne devienne couleurs politiques qu’ils choisissaient
faits, c’est un homme mû par des une façon hollandiste de caresser tout pour se distinguer les uns des autres. La
idéaux ou des intérêts appelé à défendre le monde dans l’espoir d’apaiser les « raison » commandait à leurs yeux
ses actions ou ses reculs. Les représen- conflits (comme LREM le fait sur la qu’on réformât et gérât la France selon
leurs principes et leur logique. Les
camps politiques étaient devenus à leurs
yeux, aux yeux de la haute fonction pu-
blique et des élites socio-économiques,
des obstacles à l’application de leur pro-
gramme commun. C’est la certitude
d’avoir raison par-delà des divisions po-
litiques jugées superficielles qui aurait
dans ce cas produit le « et gauche et
droite » qui sous-tend le « et en même
temps » macronien. Non pas, donc, un
doute fondamental, mais une certitude
supérieure. Qui se traduit, une fois au
LUDOVIC MARIN/AFP
pouvoir, par un mélange d’arrogance,
de libéralisme économique et d’autori-
tarisme politique.
JACQUES DEMARTHON/AFP
c’est un libéral à la grecque, pour qui
la liberté est inséparable d’un engage-
ment dans la cité. Toute la polémique
avec Benjamin Constant porte là-des-
sus : Constant pense, pour le dire vite,
que tu peux être libre chez toi, en te re- Jeunes gens volontaires engagés dans un service civique. Rassemblement à Paris, en juin 2012.
pliant dans ta coquille, alors que, selon
Tocqueville, la liberté est inséparable nous le faisons, toi et moi), l’espace po- fusionnelle de manière quasi nécessaire.
de l’engagement, de l’action, des partis litique (où moi je suis moins à mon Et c’est précisément ce qui, selon moi,
politiques, de la presse, des associa- aise), l’espace associatif ou l’espace syn- n’est pas compris par le macronisme. Il
tions. Plus les individus se replient sur dical. Défendre la liberté, c’est remplir s’attaque aux corps intermédiaires, fra-
eux-mêmes, plus la place est laissée va- ces espaces-là. On ne peut rien contre gilise les syndicats, méprise les journa-
cante à l’exercice d’un pouvoir autori- un peuple qui discute. De ce point de listes… Sans s’attaquer, jamais, aux
taire. En termes tocquevilliens : « Tou- vue, le phénomène de l’ubérisation est causes de l’ubérisation.
jours plus d’individu, toujours plus propice au populisme. Tu pointes le
d’État. L’un ne décroîtra pas sans que lien qu’il y a entre individualisme ef- R. E. – Tu es injuste. Macron n’a pas
l’autre recule. » fréné et la fusion d’un individu dans seulement vaincu Marine Le Pen. Il a
un corps global. Or qu’est-ce que l’ubé- incarné son antipode. Il est son anti-
R. G. – C’est le trumpisme. risation ? Historiquement c’est le geste pode. Et il est hermétique au genre de
par lequel le protestantisme révoque démagogie qu’elle déploie. Macron
R. E. – C’est exactement le trum- l’épiscopat pour s’adresser directement n’est pas Margaret Thatcher, ni même
pisme. Que Machiavel avait déjà décrit à Dieu. Ce qui a pour vertu un gain le héraut libéral d’une individualisa-
quand il suggère au prince de se débar- d’autonomie – je n’ai besoin de per- tion outrancière. Juste le président
rasser des puissants, afin (à la fois) sonne pour me dire quelle est la parole d’un pays qui s’ubérise – pour le pire,
d’être en lien direct avec le peuple et de Dieu, je n’ai pas besoin qu’on me peut-être. Qu’il se prenne (à tort ou à
d’avoir les coudées franches… Autre- l’explique –, mais c’est aussi un surcroît raison) pour le grand réformateur de
ment dit, le rêve du « candidat du de servitude, car tu n’as plus les moyens son pays ne suffit pas à l’inscrire dans
de filtrer cette parole ou de la contre- l’équation délétère populisme-tyran-
Trump est plus dire, dès lors qu’il n’y a plus d’interces- nie. Et puis Macron n’a pas congédié
seurs pour s’y opposer. À tous égards, les intercesseurs. En revanche, ses in-
qu’une révolte une société ubérisée, un monde sans tercesseurs de prédilection ne sont ni la
réactionnaire : il est intercesseurs, fabrique des pantins avec presse, ni les associations, ni les syndi-
l’aboutissement des des individus qui, tous, ont le senti- cats, mais les religions et les réseaux so-
ment d’avoir gagné en liberté. ciaux. Aux premières, il confie la tâche
logiques néolibérales de redonner (selon le mot de Tocque-
d’individualisation R. G. – C’est pour cela que Trump est ville) « à l’homme démocratique le
permanente. R. G. plus qu’une révolte réactionnaire : il est goût de l’espérance ». Des seconds, il se
l’aboutissement des logiques néolibé- sert comme un président qui commu-
peuple » (qui récuse la presse et prétend rales d’individualisation permanente nique et non comme un président qui
entretenir un lien direct avec ses élec- qu’on peut définir, tu as raison, comme se défend. Le paradoxe de l’interces-
teurs), c’est le pouvoir absolu. Nourrir l’ubérisation de la société. On en revient seur dont chacun dispose aujourd’hui
les corps sociaux, les intervalles, les in- à la nécessité d’une critique sociale du – Internet –, c’est qu’il cannibalise tous
tercesseurs, est un enjeu de liberté, que libéralisme : un libéralisme sans frein les autres et donne aux gens le senti-
ce soit l’espace médiatique (comme produit son antithèse populiste et ment que les corps intermédiaires sont
30 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
superflus. Internet est un intercesseur vie. Je pense qu’il y a encore des chan- dans la logique des conquêtes des
qui produit de l’immédiateté : l’outil tiers de transformation immenses, des droits individuels, de la liberté indivi-
en lui-même est propice à l’émergence horizons de progrès fantastiques. À ne duelle. Or le sens de la politique doit
fulgurante de mouvements dont la pas les penser, à se contenter de dé- être à la fois de permettre ces conquêtes
stratégie est populiste. fendre nos institutions contre les at- individuelles et de les inscrire dans la
taques populistes, on se condamne à conscience partagée d’appartenir à
R. G. – J’en reviens donc à Roosevelt, l’impuissance et à la défaite. un tout.
qui souligne en creux ce qui manque
à Macron s’il entend lutter contre les Que peut la politique ? R. E. – Oui, mais le Graal, c’est la li-
causes de la vague populiste qui déferle berté individuelle. La « conscience du
sur l’Occident : la seule manière de Raphaël Enthoven. – Suffit-il que la tout » n’est souhaitable que parce
perpétuer cette démocratie libérale, démocratie libérale s’assigne de grands qu’elle est une condition de la liberté
c’est qu’elle se renouvelle, qu’elle s’as- projets pour qu’elle se renouvelle ? Le individuelle. « L’homme que conduit
signe des grands projets. Que la poli- paradoxe de nos démocraties, c’est la raison est plus libre dans la cité où
tique au sens noble reprenne le poste qu’elles n’ont à offrir, pour seule pers- il vit selon le décret commun, que
de commandement. Vu les progrès pective, que la continuation d’elles- dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-
technologiques, vu les évolutions du mêmes. Comment renouveler l’hori- même », enseigne Spinoza. La cité n’est
monde du travail, vu l’explosion des zon final des conquêtes politiques ? qu’un moyen de liberté. Ce n’est pas
inégalités, le moment est venu d’un Pour ma part, je situe le « renouvelle- la collectivité qui est la raison d’être
nouveau contrat social et civique fondé ment » dans des chantiers précis : l’eu- de l’individu, mais l’inverse. Dire cela
sur, d’un côté, le revenu universel – thanasie, la laïcité, l’égalité homme- ne signifie pas qu’on renonce aux
l’idée que personne ne tombera dans femme… Que l’action politique se grands projets, mais qu’on renonce à
la misère absolue – et, de l’autre, la né- réduise à des projets de cette nature-là y voir l’antidote fédérateur à tous les
cessité pour le citoyen qui en bénéficie ne me semble pas une réduction mais maux de la société. En ce qui me
de s’investir pour la cité, de ne plus un approfondissement. concerne, je ne connais pas de plus
être dans la liberté de Constant mais grand projet que l’ambition (apparem-
dans celle de Tocqueville, de produire Raphaël Glucksmann. – On sera d’ac- ment minimale) de défendre la liberté
du lien social, de s’engager dans un cord sur ces sujets sociétaux. Mais ils individuelle – au prix d’une restric-
service civique universel au cours de sa ne seront pas suffisants. On reste là tion, parfois, de cette liberté.
Écoutez LA
COMPAGNIE
DES
entre les AUTEURS.
DU LUNDI
lignes. AU JEUDI
DE 15H À 16H
Matthieu
En
Garrigou-
partenariat
avec
Lagrange
© Radio France/Ch. Abramowitz
L’esprit
d’ouver-
franceculture.fr/ ture.
@Franceculture
UNIS
POUR LA VIE
Comme Ionesco l’a formulé, la littérature empêche l’homme d’être
indifférent à l’homme. Mais pourquoi, malgré les fables d’Ésope
ou La Fontaine et Le Roman de Renart, nous a-t-il fallu tant de temps
pour admettre qu’elle nous permettait aussi d’entrer en sympathie
avec le reste du vivant ? Le succès de La Vie secrète des arbres
du garde forestier allemand Peter Wohlleben tout comme la banalisation
des mots « végane » et « antispéciste » montrent qu’une prise de
conscience a eu lieu. Pour l’heure, elle se traduit en livres – un déferlement
éditorial sur les richesses du monde animal et végétal.
Demain il faudra bien qu’elle se traduise en politique du vivant.
Dossier coordonné par Alexis Brocas,
illustré par Nini la Caille
La planète en
tère… Nous posions, entre ces ma-
chines vivantes et nous, une frontière
infranchissable, une différence méta-
physique (pour reprendre Descartes)
garde partagée
dont découlait tout ce que nous esti-
mions les « propres de l’homme » – la
capacité de rire, de « boire sans soif et
de faire l’amour en tout temps » (pour
reprendre Voltaire). Or de nombreuses
découvertes, attribuant par exemple
une culture aux singes anthropoïdes,
Conjecturer une communauté entre l’homme et les autres une conscience de soi aux dauphins et
vivants apparaissait il y a encore peu comme une lubie. aux corbeaux, tendent à justifier l’idée
L’idée d’un nouveau contrat naturel s’impose désormais. darwinienne selon laquelle « la diffé-
Par Alexis Brocas rence entre l’esprit de l’homme et celui
des animaux supérieurs, si grande
soit-elle, est certainement une diffé-
rence de degré et non de nature ».
a vie n’est pas ce que nous appétits. Nous considérions ces orga-
l
RÉINVENTER LA CITÉ
pensions. Nous la percevions nismes, végétaux ou animaux, comme Fondée sur la biologie, cette idée est en
comme une mer d’orga- des machines biologiques, trop sophis- train de gagner du terrain. Elle a ins-
nismes inépuisable et toujours tiquées pour que nous puissions les re- tallé ses mots, comme de petites places
recommencée, un buffet à produire, mais des machines tout de fortes, au centre du débat : l’« antispé-
volonté pour les superpréda- même, prévisibles et démontables, et cisme », qui n’est pas, comme le pensent
teurs que nous sommes, et nous consta- nous découvrons que les arbres s’en- ses détracteurs, un refus de croire en
tons que les réserves touchent à leur voient des messages chimiques, qu’à l’existence d’espèces différentes, ce qui
fin et qu’il nous faudrait modérer nos l’intérieur de chaque espèce animale on serait un non-sens biologique, mais un
« Le souci de soi
être à une autre espèce comme une li-
cence nous autorisant à lui infliger ce
qui nous passe par la tête ; le « véga-
nisme », qui peut se lire comme la
et du monde »
conséquence alimentaire de la pensée
antispéciste ; la « sentience », qui ex-
prime la capacité des animaux à
éprouver – notamment la douleur.
Pendant que le vivant se confronte
aux conséquences de nos inventions
et comportements, nous nous décou- Pour la philosophe, la cause animale est intimement
vrons avec lui une solidarité nouvelle liée à celle de l’humanité, car elle permet de penser
en même temps que nous perdons nos un nouveau modèle de développement.
œillères. Il n’a pas existé d’âge de l’in- Propos recueillis par Alexis Brocas
nocence : c’est désormais à l’homme
et aux hominidés du paléolithique
que nous attribuons la disparition des
c
grands mammifères de leur temps…
Le savoir nous sauvera peut-être. orine Pelluchon n’est pas Il ne faut pas ramener la cause ani-
Car nous avons désormais les de celles et de ceux qui male aux polémiques, comme celles
moyens de changer à grande échelle considèrent l’exercice de qui opposent cause animale à huma-
notre attitude envers le vivant. De la pensée comme un art nisme, en faisant accroire que ceux
rayer l’ancien contrat qui nous érigeait de la construction intellectuelle hors qui s’engagent en faveur des animaux
unilatéralement en maîtres et posses- sol, au contraire. Dans L’Autonomie n’aiment pas les humains ou pensent
seurs afin d’en établir un nouveau. brisée (2009), la philosophe investis- que les humains et les animaux sont
Pour donner des formes juridiques et sait les questions posées par les avan- identiques. Comme si le fait de s’arra-
politiques à la considération nouvelle cées en biologie. Puis son Manifeste cher aux préjugés spécistes dans les-
que nous nous découvrons pour ce animaliste, paru en 2017, incitait à quels nous avons été éduqués et le
qui vit hors de nous. Pour construire politiser la condition animale et à vœu de penser plus de justice envers
un avenir qui ne serait pas une tenta- donner aux lecteurs les moyens de se les animaux qui partagent avec nous
tive de recréation artificielle de l’Éden transformer pour mieux transformer l’oikos (« maison » ou « cellule fami-
biblique, mais une cité nouvelle où la société. Son dernier ouvrage, liale » en grec) supposaient que l’on
Éthique de la considération, propose ignorât les différences entre les hu-
Nous avons les une méthode, fondée sur l’humilité, mains et les animaux. Nous savons
moyens de changer la conscience de notre vulnérabilité, que les humains, à la différence des
qui favoriserait l’empathie avec les chats, font de la philosophie, des lois,
notre attitude autres représentants du vivant. Afin ont besoin de créations imaginaires,
à grande échelle. de « passer du nihilisme à l’âge du et nous présentons des théories poli-
vivant et de la considération ». tiques sophistiquées accordant des
toutes les catégories du vivant seraient droits différenciés aux animaux. Heu-
respectées, où l’humanité se dévelop- La montée du véganisme, la façon reusement, nous sommes un peu
perait en les prenant en compte, et où dont le discours antispéciste moins ignares que nos détracteurs ne
nous nous reconnaîtrions avec les tend à sortir des marges, les recherches le font croire.
autres habitants de notre planète une menées sur l’intelligence des animaux Mais cette opposition entre le parti des
communauté de destin. De là ce dos- vous semblent-elles le signe hommes et celui des animaux n’est-elle
sier, pour lequel nous avons sollicité qu’un peu partout des êtres humains pas au cœur du terme antispéciste ?
des chercheurs, philosophes, militants se transforment ? Que répondez-vous Je n’aime pas trop le mot anti-
qui ont ramené la question au centre à certains penseurs, comme Francis spéciste, je préfère parler de « non-
du débat. Et ont posé les premières Wolf, qui estiment que l’antispécisme spécisme » en suggérant qu’il importe
pierres d’un monde vivant et moral, est un antihumanisme ? de passer de la dénonciation à la pro-
qui est aussi peut-être la seule alterna- Corine Pelluchon. L’intérêt croissant position. J’ai montré, dans Manifeste
tive au libéralisme technologique dé- des personnes, en Occident, pour les animaliste. Politiser la cause animale,
bridé développé entre autres du côté animaux ne se manifeste pas seule- que la cause animale était aussi la
de San Francisco. ment par des discours antispécistes. cause de l’humanité, que ce que nous
Chronologie
WALDEN OU LA VIE
1854 1866 LE PÈRE DU MOT ÉCOLOGIE
DANS LES BOIS Ernst Haeckel, biologiste allemand,
L’écrivain américain Henry David serait l’inventeur, en 1866, du terme
Thoreau, chantre de la désobéissance « écologie ». Charles Darwin,
civile et de la non-violence, a passé dont il contribua à difuser les théories,
deux ans dans une cabane au milieu l’a beaucoup inluencé. La controverse
d’une forêt du Massachusetts. Il relate autour de la paternité de ce mot
cette expérience dans ce pamphlet s’inscrit sur fond de guerre entre la
publié en 1854, référence de la critique géobotanique dominante et la biologie
du mode de vie occidental. naissante.
faisions aux animaux était le reflet à tant d’humains, l’organisation du la planète, la marchandisation du vi-
« On ne peut prendre soin de la nature profonde, car elle s’opère sur le plan in- je confère aux autres dans mon exis-
et promouvoir plus de justice envers tellectuel, mais aussi affectif. Et la tence, est liée au rapport de chacun à
les animaux qu’en partant de l’humain connaissance n’est plus coupée de l’ex- lui-même, à sa finitude et aux limites
et en pensant les conditions de périence, contrairement à ce qui se qu’il assigne à son bon droit. L’écologie
sa transformation », écrivez-vous dans passe quand on est dans la posture in- et la cause animale prennent place dans
Éthique de la considération… tellectuelle ou que l’on utilise la raison un humanisme rénové, comme je le dis
Il n’y aura pas de transition écolo- pour conforter son déni. C’est même depuis Éléments pour une éthique de la
gique ni d’amélioration de la condition en approfondissant la connaissance de vulnérabilité (2011).
animale sans une transformation de soi comme être charnel et engendré, re-
DR - SCIENCE SOURCE/AKG-IMAGES - DR - SIGURDSØN, BJØRN/NTB SCANPIX/
du sujet, qui doit s’affranchir de nombre appartenance à un monde commun et propose une méthode, peut-il être
de préjugés, accéder à son désir et avoir – fait des générations passées, présentes, audible face au discours dominant
le courage de voir la réalité en face. futures, du patrimoine naturel et cultu- qui promeut l’absence d’humilité,
Mais, à côté de ce mouvement d’auto- rel – et le lien profond unissant aux l’avidité, la satisfaction sans eforts
subjectivation, il est nécessaire d’élar- autres êtres de chair et de sang de- de nos désirs, le dépassement de
gir la sphère de sa considération et de viennent une évidence, un savoir vécu nos limites, et dont le transhumanisme
comprendre que nous appartenons à qui change le rapport à soi, aux autres, semble être la dernière variante ?
une communauté plus vaste que celle et éloigne de la tentation de la Dans un monde soumis à des
de nos proches, et même de nos conci- toute-puissance et de la domination. contraintes écologiques et à des
toyens. Ce processus d’individuation C’est ce que j’appelle, dans mon der- drames sociaux terribles, beaucoup
change la manière d’être, fait naître des nier livre, la « transdescendance ». La d’individus ne peuvent même pas sa-
désirs nouveaux et des affects comme relation aux animaux travaille le rap- tisfaire leurs besoins de base. Quant à
la joie, la gratitude, la compassion. port de chacun à la vulnérabilité, à la la transition écologique, il faut non
Cette transformation de soi est sensibilité. L’éthique, soit la place que seulement se concentrer sur les
1998 LE SILENCE DES BÊTES 2009 LA PLUME ET LA VIANDE 2015 DES ÊTRES DOUÉS
Avec cet ouvrage, Élisabeth En signant Faut-il manger les animaux ?, DE SENSIBILITÉ
de Fontenay fait entrer, en 1998, fruit de ses pérégrinations dans les En 2015, le Parlement français
la question animale dans élevages américains, le jeune romancier modiie le statut juridique de l’animal :
le débat intellectuel français, prodige Jonathan Safran Foer le voilà reconnu comme un
dont elle était quasi absente. voulait changer les mentalités. « être doué de sensibilité » dans
La philosophe critique Il a réussi sans doute au-delà le Code civil (article 515-14).
l’ethnocentrisme des humanistes de ce qu’il imaginait : on ne Auparavant, il était considéré
et remet en cause l’idée d’une diférence compte plus les lecteurs que le comme un « bien meuble », soit
entre l’homme et l’animal. texte a convertis au véganisme. un bien qui peut être déplacé…
imposé comme la norme absolue. Le formation de mouvements extrémistes. transhumaniste, qui plaide pour une
profit de quelques-uns, pas la richesse Ce système broie les êtres et il n’est pas transformation du monde par l’économie
et la prospérité. Cela veut dire que compatible avec la justice sociale, l’éco- et la technologie – pensée véhiculée
BASSO CANNARSA/OPALE/LEEMAGE - KELD NAVNTOFT/AFP - CHRISTINE OLSSON/TTNEWS AGENCY/AFP
l’économie est au service non pas du logie et la prise en compte de la cause par les Gafa, qui rêvent d’un monde sans
T.C. MALHOTRA/EYEPRESS/AFP - JOHN FOLEY/OPALE/LEEMAGE - MJ KIM/GETTY IMAGES/VIA AFP -
bonheur et de la justice, mais de animale. Mais cela ne veut pas dire que frontières, sans États et absolument
quelques groupes qui ne s’intéressent ni le marché soit le diable. Tout dépend libéral, où les privilégiés seraient délivrés
à la préservation des écosystèmes, ni à des règles qu’on fixe pour le réguler. Le de leur vulnérabilité aux maladies et
la santé des personnes, ni au fait que les système actuel marche sur la tête, mais de leur mortalité. Et l’autre, humaniste,
animaux sont des êtres sensibles qui il est encore très puissant, parce que les qui défend une transformation
doivent être placés dans des conditions groupes ayant intérêt à ce qu’il perdure de l’homme par la morale, la conscience
compatibles avec les normes de leur es- sont très organisés et influencent ou de sa mortalité et de sa vulnérabilité,
pèce et qu’il est injuste de les détenir au corrompent les politiques. Réaffirmer l’empathie, et qui permettrait en efet
mépris de leurs besoins de base et de le politique, dont la mission est d’orga- de considérer les animaux ?
leur subjectivité. Dans un tel système, niser les différentes sphères d’activité en En un sens, oui. Le nihilisme, dont
le soin, l’agriculture, l’élevage, la re- visant le bonheur et la justice, c’est re- le transhumanisme est un avatar,
cherche sont pensés à la lumière de la mettre l’économie à sa place, donc s’op- contre l’âge du vivant – que, dans Les
production de biens manufacturés. On poser à l’économisme, qui va de pair Nourritures. Philosophie du corps poli-
ôte tout sens au travail et on se moque avec la dérégulation. Je détaille dans tique et Éthique de la considération, je
de la valeur des êtres impliqués dans ces mon livre les mesures pouvant être tente d’accompagner en montrant sur
activités. On pousse les gens à se replier mises en place et les conditions pour y quelle philosophie de la corporéité il
sur eux-mêmes, on induit la défiance, parvenir. Nous en sommes loin. pourrait s’appuyer et de quelle théo-
la peur de l’autre, le cynisme et un cer- Plus largement, ne va-t-on pas vers rie politique et éthique il pourrait
tain nombre de passions tristes qui un afrontement entre deux discours, avoir besoin. Nous sommes à la croi-
jouent un rôle non négligeable dans la deux écoles de pensée ? L’une, sée des chemins.
Nous vivons
tions – si l’on ose s’exprimer ainsi –
inouïes : 66 milliards d’animaux ter-
restres et 1 000 milliards d’animaux
marins sont tués chaque année dans le
dans un charnier
monde. Cette escalade croît à mesure
que croît notre capacité à anéantir et à
renouveler indéfiniment un « stock ».
À ceux qui seraient tentés de balayer
ces propos en faisant valoir que des ci-
vils meurent sous les bombes ou as-
Si l’on juge que les animaux sont des êtres sensibles, phyxiés par des armes chimiques, il
on ne peut concilier leur « bien-être » et leur mise à mort. faut rappeler que, en plus d’en subir pa-
Par Florence Burgat reillement les effets, les animaux ont
servi à la mise au point de ces armes,
comme à tout le reste d’ailleurs.
Le droit a dévolu
LEXIQUE LES FLEXITARIENS EN FRANCE
aux animaux le
Diicile de s’y retrouver dans La part des Français qui li-
statut de chose.
meurtrières, de les « humaniser »,
comme on dit aujourd’hui ? Com-
toutes les pratiques alimentaires
contemporaines. Voici quelques
déinitions pour y voir clair.
34 mitent leur consommation
% de protéines animales est
en forte augmentation. Le
nombre de ménages entrant dans la déini-
ment faire pour que tout change sans Les lexitariens. Ce néologisme, intégré en
tion du lexitarisme est passé de 25 % en
2017 dans le dictionnaire Robert, désigne une
que rien ne change ? Y a-t-il un moyen 2015 à 34 % en 2017.
personne qui limite consciemment sa
de planter les harpons, d’étouffer, de consommation de viande, sans pour autant CHIFFRE D’AFFAIRES DU « VÉGÉTAL FRAIS »
piéger, d’électrocuter, de poignarder, être végétarien. Les marques spé-
de rendre malade par l’inoculation
d’agents pathogènes « dans le respect
du bien-être animal » ? Car ces der-
niers termes, dont l’inflation est re-
Les pescetariens. Le pesco-végétarisme ou
pescarisme est une alimentation sans chair
animale, à l’exception des produits de la
+82 cialisées comme
% Sojasun ou Céréal
continuent d’occu-
per la plus grosse part du marché, mais elles
mer. Dans les statistiques, ils sont souvent sont désormais concurrencées par Carrefour,
marquable, jouent comme un cache. confondus avec les végétariens. Monoprix, Herta et Fleury Michon, qui ont
Afin d’apaiser une inquiétude qui toutes lancé une gamme « traiteur végétal »
gronde sourdement en nous, nous ai- Les végétariens. Un végétarien ne mange entre 2015 et 2016.
pas de chair animale, qu’il s’agisse de viande,
merions croire que les animaux vivent BAISSE DE LA CONSOMMATION DE VIANDE
de poisson ou de fruits de mer. Selon un son-
et meurent dans un demi-sommeil, dage Opinion Way réalisé en janvier 2016 En constante aug-
qu’ils sont indifférents à ce qui leur
arrive. Mais non, ces êtres de chair et
de sang, pleins de vivacité, psychique-
pour le think tank Terra Eco, ils sont environ
3 % en France, et 10 % des sondés envisagent
de le devenir, ce chifre montant jusqu’à 18 %
pour les 35-49 ans.
-8,5 mentation depuis
% la Seconde Guerre
mondiale, le pic de
consommation de viande en France remonte
ment fragiles, veulent poursuivre leur à 1998, avec une moyenne de 94 kilos par an
vie. La terreur les terrifie, la solitude Les végétaliens. Ce régime n’inclut ni chair et par habitant. La tendance s’est inversée
les ruine, la promiscuité les rend fous, ni produit d’origine animale (comme les depuis, ce chifre baissant à 86 kilos par an
INFOGRAPHIE SANDRINE SAMII
la tristesse et le désespoir ont raison œufs et les produits dérivés du lait). en 2014 (- 8,5 %). Pour 46 % des Français,
de leur équilibre mental. Pourquoi cette évolution n’est pas le résultat d’un éveil
Les véganes. Le véganisme allie un régime des consciences mais d’une baisse du pou-
voulons-nous leur malheur ? C’est à végétalien à un mode de vie qui supprime voir d’achat – les prix de la viande ont aug-
cette question, et non à celle d’un il- les produits d’origine animale dans tous les menté de 21 % sur la même période. Le mar-
lusoire « bien-être » durant leur nau- domaines de consommation (vêtements, ché de la viande reste donc stable malgré
frage, que nous devons faire face. cosmétiques, etc.). une baisse de la consommation en volume.
1
de l’association Peta, qui a convaincu de nombreuses marques d’abandonner la fourrure.
Par Marie-Dominique Lelièvre
3
d’éleveurs de bétail déguisé en vache. Si on vous prend pour quelqu’un de
drôle plutôt que pour une personne en colère, vous attirerez des publics
plus variés.
SOYEZ
PRAGMATIQUE
Imitez les Anciens. Lisez, lisez beaucoup,
étudiez. Adolescent, j’ai fui la déprime en al-
lant étudier l’histoire ancienne en Italie. Je
voulais comprendre comment certains mou-
vements s’y étaient pris pour mobiliser des
masses apathiques. La stratégie déployée
par les premiers chefs de l’Église chrétienne
pour inciter les païens à embrasser le chris-
tianisme, au IVe siècle, m’a grandement ins-
piré. Ces types ont parié sur la iesta ! Ils ont
inventé une fête (Noël, prétendument date
de naissance de Jésus) et l’ont substituée au
rite païen célébrant le solstice d’hiver. Ainsi,
les Romains pouvaient continuer à vider
leurs barriques, non plus en l’honneur du ils
du Soleil, mais du ils de Dieu. Quand l’argent
a remplacé le mysticisme, des siècles plus
tard, les hommes d’afaires ont remanié les
festivités à leur proit en inventant le père
Noël. L’approche pragmatique permet de
faire bouger les lignes.
Grâce aux soirées données au nom de Peta
dans des lieux branchés à Manhattan ou à
San Francisco, ou dans des festivals, j’ai pu
faire avancer notre cause. J’ai tourné aux
États-Unis avec la chanteuse Lene Lovich.
Elle a écrit les paroles de « Supernature »
avec Marc Cerrone. Une porte-parole de gé-
nie. « Pendant un certain temps, la texture
même de la viande m’a manqué mais bien-
tôt j’ai trouvé d’autres aliments capables de
déclencher cette merveilleuse sensation
d’une chair dévorée à belles dents », décla-
rait-elle dans les interviews. Une autre fois,
nous avons organisé un festival à New York
CHARLEY GALLAY/GETTY IMAGES
Dan
Mathews, qui a rassemblé près de trente-cinq mille per-
présentant sonnes. L’événement a été retransmis par
son livre MTV ! Peta est peu à peu devenu une force
Committed
(Super engagé)
culturelle avec laquelle il fallait compter. Le
aux côtés de magazine britannique Time out a ini par
l’actrice Pamela écrire que l’association était tellement bran-
Anderson (2007).
chée que ça faisait mal…
5
269 Libération animale prône un de slogans chocs, visages cagoulés,
« activisme ofensif reposant sur activistes en tenues paramilitaires
l’usage de l’action directe et de la un lapin dans les bras…).
Si les activistes de la cause animale
Il existe aussi sont divisés sur leurs modes d’action,
ils transcendent aussi le spectre
bien des antifas politique. Il existe aussi bien des antifas SOYEZ FORT,
véganes que véganes que des skinheads anti- RESTEZ
des skinheads fourrure, et si tous les candidats à la
NON VIOLENT
présidentielle avaient un volet consacré
anti-fourrure. à la condition animale, c’est l’extrême Cultivez la provocation. J’ai grandi dans la
désobéissance civile ». En pratique : droite qui se montre la plus opportune scène punk-rock, la provocation m’est na-
blocages d’abattoirs, occupations de turelle. Être fort, c’est indispensable. Il faut
sur cette question qui permet à la fois
être fort pour faire comprendre aux gens
sièges sociaux ou exiltrations de s’en prendre à l’abattage rituel halal
combien les animaux sont maltraités. Mais
d’animaux. Ils ont aussi créé deux et de développer une rhétorique il faut rester amical. Calvin Klein savait que
« sanctuaires » qui ofrent un statut de opposant immigrés et animaux. je ne quitterais pas son bureau tant qu’il
« réfugiés politiques » à une centaine À moins qu’un jour le Parti animaliste n’aurait pas vu ces images. Nous avions
d’animaux « libérés du système – 1,10 % aux dernières législatives tout un bon rapport, il n’était pas intimidé par
spéciste ». Ici, la cause animale est une de même – ne mette tout le monde moi, mais il ne voulait pas que nous lui
« lutte de justice sociale urgente », et d’accord. Valentine Faure pourrissions la vie. Ça a marché.
10
préfère organiser des dîners vé-
ganes chez moi, régaler mes invi-
tés. Peut-être auront-ils alors en-
vie de m’imiter. Je vis avec Jack, Marche contre l’usage de la fourrure, Paris, novembre 2011.
mon mari, depuis dix ans. Au dé-
but, il n’était pas végétarien et je surpris de découvrir combien la FAITES-VOUS DU
ne lui ai jamais demandé de l’être.
Mais, six mois plus tard, il s’y est
cuisine végane est délicieuse.
De nombreux activistes ap-
BIEN, AMUSEZ-VOUS
7
mis tout seul. Nous recevons partiennent à un club végane, Rigolez. Soyez heureux. La soufrance ani-
beaucoup, nous adorons organi- nous pas. Nous ne sommes pas male est sans limites. En tant que militant, on
ser des dîners, les gens sont très séparatistes. a le sentiment de n’en faire jamais assez.
Avec toutes les horreurs que vous allez dé-
couvrir, vous avez besoin de souler. Pour ne
pas sombrer dans la neurasthénie, ménagez-
vous des plaisirs. Une fois par an, je vais en
NE RECULEZ DEVANT RIEN, OU PRESQUE Suisse rencontrer un ami activiste qui iniltre
Les médias s’intéressent plus au sexe et psychiatriques de l’Hôtel-Dieu, entravé les industries utilisant les animaux pour
aux scandales qu’aux cruautés envers façon Hannibal Lecter par des flics. prendre des vidéos déchirantes que nous re-
les animaux. C’est comme ça ! Mieux J’étais venu manifester contre l’ouver- layons. Le cœur au bord des lèvres, je re-
vaut faire passer un message léger que ture d’un KFC en brandissant un pan- garde ces images durant des heures. Tortues
pas de message du tout, non ? C’est neau « KFC torture les poulets ». Les éviscérées pour faire de la soupe, oies aux-
pourquoi je ne recule jamais devant les lics ont cru à une mauvaise blague. Le quelles on arrache le duvet… Pour me ré-
idées loufoques. Se mettre à poil dans commissaire ne voulait pas croire qu’un initialiser, je fais du lèche-vitrines devant les
la rue, porter un costume à la con, de- type sain d’esprit puisse causer autant horlogeries de Zurich et je m’absorbe dans
mander de l’aide à une célébrité : nous de désordre. Lorsqu’on me demande le jeu des pendules à coucou. Leur carillon
cherchons à maintenir la cause animale quel est mon rôle à Peta, je réponds gé- m’apaise… Et je fréquente une brasserie dont
dans l’actualité. Au salon du sado- néralement : « Foutre le bordel. » Bon, l’ambiance festive m’empêche de déprimer.
maso, je me suis pointé déguisé en le psy de service m’a délivré un certii- Un bon film et un paquet de pop-corn
cow-boy, pantalon en caoutchouc et cat indiquant que j’étais en bonne offrent aussi une diversion acceptable.
santiags en similicuir, avec un pote dé- santé. J’étais drôlement content, parce Faites-vous du bien, à vous aussi. Souvenez-
guisé en vache. Ensuite, assumez. Une que moi-même parfois je me demande vous, vous ne devez porter atteinte à aucun
fois, à Paris, j’ai fini aux urgences si je ne suis pas un peu cinglé. animal, qu’il soit humain ou non !
Le végétal, un pan du vivant négligé, y compris en biologie négligés même par les sciences natu-
Les plantes
relles, les êtres végétaux sont au-
jourd’hui l’objet d’un amour presque
obsessionnel de la part non seulement
des écologues, mais aussi des anthro-
encore en friche
pologues, des philosophes, des théra-
peutes et des psychologues. Déclen-
chée massivement par le chef-d’œuvre
du forestier allemand Peter Wohlle-
ben, La Vie secrète des arbres (2015, Les
Arènes), qui s’est vendu à des millions
Quand l’humain commence à se reconnaître animal d’exemplaires dans le monde entier,
parmi d’autres, il reste « zoocentré » et laisse dans cette nouvelle « phytophilie » s’est
l’ombre les végétaux. L’existence de ceux-ci suscite transformée en phénomène culturel et
enin beaucoup d’appétit intellectuel et scientiique. éditorial dont il serait difficile de tra-
cer les limites, tant les publications ne
Par Emanuele Coccia cessent de se multiplier.
La raison principale, c’est, justement,
la possibilité offerte par les plantes de
dépasser véritablement le zoocentrisme
et donc l’anthropocentrisme occiden-
’antispécisme peut se vanter supérieurs (comment la promettre taux. C’est, par exemple, ce qui a
Tentaculaires
tématiquement le même visiteur.
Quand elle fait fête à certains en les en-
laçant de ses bras sans imprimer sa
force. Tout aussi passionnant : chaque
pieuvre a son caractère. L’aquarium où
Sy Montgomery les a observées en a vu
Les éditeurs publient à foison sur les intelligences défiler plusieurs. Certaines se fient as-
animales. Voici une sélection de nouveautés, avec en sez à leur soigneur pour se laisser
prendre dans son filet. D’autres dis-
figure de proue des poulpes aux capacités sidérantes. traient la galerie avec la moitié de leurs
bras pendant que les tentacules restants
volent le seau à poissons. Comme le dé-
ongtemps, nous avons envisagé sentir grâce à leurs chémorécepteurs. clare un employé de l’aquarium après
Un ouvrage de la Collection
N ou v e aux R e gard s
Stefan Zweig
À travers ses nouvelles, au travers de ses biographies, Stefan Zweig
sonda inlassablement le mystère de l’âme humaine. De la Vienne fin
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notre
Dr Roth et Mr Zuckerman
Après toutes les nécrologies obligées sur Philip Roth, disparu le 22 mai, hommage à son
double de papier, Nathan Zuckerman. À travers lui, l’écrivain n’a cessé d’intervertir les ictions
et les faits – et d’interroger ses propres déterminismes : un homme, un Juif, un Américain.
Par Marc Weitzmann
Sélection
PHILIP ROTH EN
QUATRE MERVEILLES
Avant de devenir une silhouette de Giacometti qui
prophétisait l’extinction prochaine de la littérature et
écrivait des romans où il s’enterrait préventivement
(Un homme), Philip Roth a été une igure des
années 1960, avec ce que cela suppose de barbe et de
facéties contestataires. Mais, d’un bout à l’autre de sa
carrière, il est resté un romancier à idées – un de ces
écrivains capables de leur donner vie, par la narration,
et de les faire apparaître sous leurs multiples facettes.
Pour qui a la chance de ne pas l’avoir encore lu,
voici quatre livres cardinaux de son œuvre.
La Plainte de Portnoy (1 969), Pastorale américaine (1997), Le Complot contre l’Amérique (2004),
ou le conflit entre ethos et Éros ou les revers d’une success story ou la tentation fasciste d’une nation
Comment lit-on au- L’un des livres les plus En lisant l’autobiogra-
jourd’hui La Plainte de Port- poignants de Philip Roth, phie d’Arthur Schlesinger,
noy, près d’un demi-siècle où celui-ci raconte, par la Philip Roth remarque au
après sa première publica- voix de son double Zucker- détour d’un chapitre un em-
tion en 1969 (en 1970 en man, le destin de Seymour branchement historique
français sous le titre Portnoy Levov. Athlète de lycée, dont les conséquences au-
et son complexe) ? Certes, doté d’une blondeur amé- raient été fatales à la démo-
c’est toujours le récit scan- ricaine qui le fait surnom- cratie en Amérique. En
daleusement drôle des mer « The Swede » (le Sué- 1940, l’aile droite du Parti
séances d’analyse d’Alexander Portnoy, avo- dois), Levov est jadis ap- républicain avait envisagé de soutenir
cat juif new-yorkais de 33 ans, chez le doc- paru aux yeux de Zuckerman comme une l’aviateur Charles Lindbergh (1902-1974),
teur Spielvogel. Sur le divan, la parole se li- sorte d’idéal du moi, ce que la commu- vedette mondiale après sa traversée de l’At-
bère. Portnoy a tout le loisir de parler de son nauté juive de Newark pouvait produire de lantique, antisémite notoire, partisan dé-
enfance dans le quartier juif de Newark meilleur. Puis il a conirmé, épousant une claré de Hitler. Que se serait-il passé si Lind-
(New Jersey), de sa mère étoufante, de son beauté d’origine irlandaise, devenant un bergh avait été élu président ? Le pire, sup-
père, de sa sœur, de cette communauté juive homme d’afaires prospère, réalisant son pose l’écrivain, relayé par son alter ego de
des années 1930, et surtout de ses fan- rêve américain. Pastorale américaine dé- 7 ans, le petit Philip de 1940, habitant
tasmes, de son activité sexuelle frénétique. crira la destruction du rêve de Seymour. comme il se doit Newark, cette banlieue
Comme il est dit en épigraphe du livre, dans Par sa ille, qui va prendre les armes contre juive avec ses écoles et ses rites, mais aussi
une fausse notice de revue psychanalytique, l’Amérique avant de devenir membre sa farouche volonté d’appartenir à l’Amé-
Portnoy soufre d’un « trouble caractérisé d’une secte. Par sa femme, qui inira par le rique. Sur la base de ce réel hypothétique,
par un perpétuel conlit entre de vives pul- tromper avec un ami plus emblématique- le romancier construit un roman mirage
sions d’ordre éthique et altruiste et d’irré- ment américain que lui (il n’est pas juif)… d’une envergure inégalée, mais surtout un
sistibles exigences sexuelles, souvent de Ici l’humour noir cher à Philip Roth cède métissage de farce et de larmes, de couar-
tendance perverse ». Pour le dire plus net- devant l’empathie que l’on doit à ceux qui dise et de bravoure, de patriotisme exalté
tement, Portnoy, en toutes occasions, de- se retrouvent défaits sans n’avoir jamais et de scènes familiales où, sous la pression
puis son adolescence, se masturbe allègre- fauté, sinon en prenant au sérieux les du dehors, chacun devient Caïn pour son
ment. [...] Josyane Savigneau idéaux nationaux. Alexis Brocas Abel. Manuel Carcassonne
Los Angeles
Cela donne l’impression d’une trans-
position un peu lourde ? C’est tout l’in-
verse. Le livre s’appuie sur L’Odyssée,
mais de façon si subtile qu’on en ou-
blie l’inspiration homérique jusqu’à ce
Des réécritures de L’Odyssée, on en lit souvent, mais celle-ci, qu’un signe évident – une prostituée
sur fond d’émeutes, a des allures d’océan déchaîné. nommée C. C., petite Circé, qui n’a
Par Alexis Brocas pas besoin de recourir à la magie pour
changer les marins en cochons – nous
le rappelle. De même, l’auteur – prof
de lycée à Los Angeles, qui signe là son
maginez qu’Ulysse soit un l’aventure, car il est fasciné par les graf- premier roman – n’a pas besoin d’in-
Godzilla, ivre, terroriser des gangsters, dehors dépenaillés, Monk est un héros
au sens traditionnel du terme. C’est
aussi pour cela qu’on s’attache à ses pas.
À LIRE Pour voir un personnage chargé de va-
leurs nobles – mais qui n’en fait pas
GRAFFITI PALACE,
A. G. Lombardo,
tout un plat – se frayer un chemin à
traduit de l’anglais (États-Unis) travers un parcours semé d’embûches
par Charles Recoursé, afin de retrouver celle qu’il aime. Pour
éd. du Seuil, renouer, mine de rien, avec un schéma
384 p., 22 €. Une grève des policiers livra brièvement
romanesque qui nous satisfait depuis Boston aux gangsters en 1919.
trois mille ans.
dans les marges des livres. Sa sil- (jamais nommé) narrateur alors que sa
houette reprend forme, l’espace de femme travaillait pour l’ONU
quelques secondes, dans le tournoie- – comme dans la vraie vie –, son double
ment des pages qu’Ambre fait glisser n’est pas lui… bien qu’il écrive un texte
au bout de ses doigts. Il reconstitue sur son expérience.
Yôko Ogawa.
les moments où la benjamine était Vous avez dit métafiction ? Dieu ne
vivante en des instants vibratoires tue personne en Haïti est le type même
t
out le monde n’est pas capable toujours à recommencer. de roman condamné à s’effondrer sous
de donner vie aux petits habi- le poids de sa virtuosité. Pourtant cela
tants qui peuplent les livres, LES HOMMES SONT DES FLEURS n’arrive jamais. Mieux : en négligeant
entre les lignes. Mais Ambre Si les livres de Yôko Ogawa, du Mu- les conventions de la dramaturgie tra-
n’est pas M. Tout-le-Monde : comme sée du silence à Cristallisation secrète, ditionnelle (l’action est lente, hachée,
son frère et sa sœur, il a grandi sans sont mondialement connus, c’est l’observateur passif, étrangement om-
lien avec l’extérieur, sous l’égide qu’ils fabriquent un royaume infini- niscient), l’auteur nous emmène plus
d’une mère persuadée qu’un chien ment précieux de synesthésies, où les loin, au cœur de la réalité merveilleuse
maléfique était responsable de la animaux comprennent les hommes et terrible de ce pays, que ne saurait le
mort de sa dernière enfant. Puisque qui eux-mêmes sont des fleurs… En faire le plus érudit des documentaires.
Ambre vit une existence cousue d’ab- un vertige somptueux de correspon- L’histoire – il y en a bien une – est celle
sence – le monde, qu’il ne connaît dances, l’auteur fait tenir le conte d’un trio : Maxime Bayard, le tout-
pas, leur père, qui les a abandonnés, poétique, sa symbolique, dans l’es- puissant sénateur ; le juge Johel Céles-
la benjamine défunte –, il recréera ce pace d’un roman d’initiation et de tin, son adversaire politique, qui fait rê-
qui a disparu ou qui n’a jamais existé résilience. À moins que ce ne soit l’in- ver les électeurs en leur promettant une
en instantané. Les trois enfants ont verse… Le monde, dans celui-ci, fi- route ; et Terry White, le flic « blanc »
chacun un talisman, dont ils ont pris nira par arriver jusqu’aux enfants, venu de Floride, prêt à lier son destin à
le nom : l’ambre, l’opale et l’agate. brisant leur paradis. Mais, en faisant celui de Johel, mais qui va s’éprendre
Résine végétale solidifiée, l’ambre, clignoter les êtres l’espace d’un bat- de Nadia, la frêle épouse. Le décor est
qui met des millions d’années à se tement de cils, l’œil d’Ambre sera de- planté : c’est Shakespeare au royaume
former, offre au garçon ses bienfaits, venu le nôtre. Juliette Einhorn des mangues véreuses et des doigts
notamment celui de « délivrer les fos- tranchés, de la sorcellerie endémique et
siles ». Sa petite sœur qui n’est plus des espoirs impossibles, c’est la terre qui
devient alors une fleur installée entre INSTANTANÉS s’apprête à trembler, 300 000 morts.
D’AMBRE, Yôko Ogawa,
ses cils : son œil gauche est devenu traduit du japonais par « Tu parles d’une histoire – Tu parles
un refuge où faire exister les choses Rose-Marie Makino-Fayolle, d’un pays. » Fabrice Colin
et leur reflet, où leur permettre de se éd. Actes Sud,
DIEU NE TUE PERSONNE EN HAÏTI,
304 p., 22,50 €.
tenir en deux endroits à la fois, dans Mischa Berlinski, traduit de l’anglais (États-Unis)
ce qui est et dans ce qui n’est pas. par Renaud Morin, éd. Albin Michel, 512 p., 23,90 €.
Après Disent-ils et un divorce, Il suffit d’une année pour Durant un tragique vendredi 13,
la narratrice déménage et se laisse briser une vie, des vies. Ils sont cinq, le mystérieux coup de foudre d’une
traverser par les voix des autres. anéantis par la guerre que fit Jack. avocate et d’un serveur frontiste.
Deuxième volet d’une trilogie en On ne guérit pas de la guerre ; le Un état d’urgence peut en cacher
cours, Transit prend le relais de Disent- passé est une blessure à ciel ouvert. un autre. Le coup de foudre d’une
ils, dont le titre français annonçait sans « Une année de merde sur quarante- jeune femme pour un garçon, serveur
détour le projet de Rachel Cusk : moins quatre, puis une vie entière à dormir au bar d’un grand hôtel, frappe un ven-
parler de soi qu’écouter les autres. Tout quatre heures par nuit. » Ce livre vou- dredi 13, qui n’est pas un jour de
ce contingent de voix aurait pu peser drait se tourner vers l’avenir. Vers quoi ? chance pour tout le monde puisqu’il
lourd sur l’habituelle narration à la pre- Nous sommes en 1990, le jour de la s’agit de celui qui a ensanglanté Paris
mière personne de la romancière bri- Saint-Sylvestre, en Australie. Jack Bur- en novembre 2015. Pour ajouter au té-
tannique ; c’est au contraire un équi- roughs, vétéran du Vietnam, brute et lescopage, les futurs amants ne sont ré-
libre, une sorte de fusion, un « jeu » non martyr, a quitté, comme souvent, le do- ciproquement pas leur genre : le pre-
pas ludique mais où se fondrait le je de micile familial. Cette fois, tout indique mier vote FN, « vit à La Courneuve et
la conteuse et le eux des personnages. qu’il ne reviendra pas. Belle, sa chienne, n’a même pas son bac », tandis que l’à
Faye, la narratrice, croise un ex dans la a été réduite en charpie. Par « une peine trentenaire, gauche bon teint,
rue, discute avec l’ouvrier polonais forme brune [se coulant] dans les prés, exerce la profession d’avocate. Cette
chargé de refaire son appartement, [peut-être, et] longeant les brise-vent ». équation pour deux inconnus fait le ca-
prête l’oreille aux états d’âme du Chacun, à la maison, tente de compo- nevas d’Un état d’urgence.
coiffeur, élude son intervention dans ser avec l’absence. Cinq personnages, Une équation ne supporte pas les ap-
un festival pour laisser la place aux ef- six chapitres. Ruby, 12 ans, lèche ses proximations : la phrase de Mathieu
fusions de deux autres romanciers in- plaies tel un chat tremblotant. C’est Bermann, avare en épithètes, a l’élé-
vités, etc. Elle ne fait que passer dans la elle, à la seconde personne, qui ouvre gance sèche de la démonstration ma-
vie des autres, et leur présence est aussi et ferme ce roman mausolée. « Cer- thématique. Les personnages sont pré-
fugace dans sa vie que celle d’un péni- taines nuits, au lieu de rêver pour de nommés, mais on n’en saura pas plus
tent dans un confessionnal. vrai, tu ouvriras les rideaux et tu scru- sur eux. Seule certitude, Maxence est
Renonçant souvent aux guillemets teras l’obscurité. » Lani, l’aînée, couche « beau ». L’auteur, un peu joueur,
ou privilégiant le discours indirect, avec le premier venu et se perd dans des pousse l’indécision encore plus loin : le
l’écriture incorpore le discours des plaisirs destructeurs. Evelyn, leur garçon est né en Martinique, et c’est au
autres. En résulte une narration au femme battue de mère, oscille entre co- lecteur – qui cherchera en vain d’autres
carré : raconter ce que les autres ra- lère et folie douce, songeant à un passé indices – de choisir la couleur de sa
content sur eux-mêmes. L’auteur d’Ar- où elle était jeune et libre, « avant que peau. Quand Louise fantasme l’objet
lington Park est une superbe moraliste, je rencontre votre père ». Les, le de son désir, elle « pense alors aux des-
car elle n’est jamais dans un à-côté ri- demi-frère de Jack (« Trouve-toi une fa- sins de Cocteau : les éphèbes croqués
canant. La voix de la voisine acariâtre mille à toi, putain ! »), qui s’est tranché d’un seul trait, dieux ou marins, arle-
semble « presque venir de l’intérieur de les deux index pour ne pas partir à la quins ou angelots ». Cette référence
mon corps », confesse Faye, qui, plus guerre, hante le garage de la maison et aux artistes habiles à apparier puis-
loin, se réjouit du travail d’une traduc- propose, à défaut des âmes, de réparer sance d’évocation et moyens mini-
trice qui s’est approprié l’un de ses des trucs. « Qu’est-ce qu’il y avait, maux sonne comme un plaidoyer pro
livres. Si elle cherche à s’installer dans avant ? », demande Jack. Les solitudes domo. L’écriture étique de l’auteur sert
un appartement, la romancière, de son s’entrechoquent, les voix respirent, une une intrigue dont on se gardera de dé-
côté, sait que nos existences suivent le ode au temps se dessine, qui ne peut voiler les rouages, tout comme on s’abs-
même mouvement que les voix dans rien et qui est tout : 200 pages de mé- tiendra de s’étendre sur la posture d’un
son récit : toujours de passage, toujours chante poésie grandiose. F. C. narrateur qui se plaît à mettre son om-
en circulation. Pierre-Édouard Peillon
LE MUSÉE DES AVENIRS POSSIBLES,
niscience en défaut. A. D.
TRANSIT, Rachel Cusk, traduit de l’anglais par Josephine Rowe, traduit de l’anglais (Australie) UN ÉTAT D’URGENCE, Mathieu Bermann,
Cyrielle Ayakatsikas, éd. de l’Olivier, 234 p., 22 €. par Yoann Gentric, éd. Actes Sud, 208 p., 20,50 €. éd. P.O.L, 168 p., 14 €.
Pour une quadragénaire danoise, Pour la première fois traduit Au XIXe siècle, la pénurie de baleines
des cours d’auto-école sont en français, le chef-d’œuvre d’une pousse trois Américains à se ruer vers
l’occasion d’un bilan existentiel. Australienne, paru en 1936. l’or puis les séquoias californiens.
Sonja, la quarantaine, solitaire et De son enfance décousue en Aus- Roman d’aventures mené tambour
étourdie, contemple le monde depuis tralie à ses tribulations dans les milieux battant, Séquoias joue simultanément
le sommet de son mètre quatre-vingts, rouges de Londres, New York et Paris, sur plusieurs tableaux : fresque histo-
gagne sa vie en traduisant sans enthou- Christina Stead a passé sa vie à regar- rique solidement documentée sur les
siasme des polars sadiques et tente de der le monde de loin. Son héroïne, États-Unis de la première moitié du
passer son permis de conduire dans les Elvira, a hérité de cette distance, qu’elle XIXe siècle, l’épopée de Michel Moutot
rues de Copenhague. Ses cours de tourne en lucidité corrosive quand elle mène parallèlement une réflexion sur
conduite confirment ce qu’elle craint : considère sa propre existence et son di- les fondements d’une société (la nôtre)
sa difficulté à conduire, même avec un lemme central : vaut-il mieux être l’or- qui conjure la moindre pénurie en ré-
protocole simple à suivre (« ceinture, ré- nement paisible d’un mari londonien activant le mythe d’une abondance
tro, clignotant »), trahit son manque affable ou la muse d’un thésard pari- illusoire. Quand s’ouvre le récit, les
d’adhérence au monde. Problème très sien dissolu, accaparé par son progres- Fleming, famille de baleiniers de Nan-
concret et même médical puisque Sonja sisme à géométrie variable ? Exposée à tucket, constatent combien leurs ré-
souffre de vertiges positionnels (un une impuissance latente, comparable à gates sanguinaires sont de moins en
mouvement trop brusque ou une émo- celle qui opprime Mrs Dalloway, Elvira moins fructueuses. À la mort du père,
tion trop forte et son équilibre chan- ne sait plus comment s’appartenir. les trois frères décident donc de renon-
celle). Cette affection se teinte aussi Dans ce roman woolfien, Christina cer à la pêche au cachalot et mettent le
d’une coloration plus existentielle : bien Stead révèle avec beaucoup d’esprit les cap vers la Californie, tout juste ache-
que fine observatrice, capable de faire tensions qui traversent la psyché bour- tée par les États-Unis au Mexique, d’où
mouche d’une repartie cinglante, Sonja geoise des deux côtés de la Manche, parviennent les premiers échos d’une
semble condamnée à une vie hors sol. entre socialisme et négoce, idéalisme et miraculeuse profusion d’or. Dans ce
La voici fuyant une monitrice raciste réalisme, désir et mépris… Traduit « paysage de début du monde », les res-
et tyrannique, peinant à établir une pour la première fois en français depuis sources semblent encore illimitées,
connivence avec sa sœur et son beau- sa sortie, en 1936, Splendeurs et fureurs quand bien même l’eldorado promis se
frère, craignant que la moindre acco- s’inscrit dans une œuvre cosmopolite révèle un territoire déjà surpeuplé de
lade soit entachée d’une intention et avant-gardiste, aujourd’hui large- prospecteurs aussi avides que déçus à
scabreuse : toute une collection de si- ment reconnue aux États-Unis. Sou- l’arrivée de la fratrie. Puis l’aîné des Fle-
tuations tenant à la fois de l’autoparo- vent comparée à James Joyce, célébrée ming sent que les séquoias, ces « cacha-
die incisive (la protagoniste est un alter par Jonathan Franzen, l’écrivaine dé- lots de la terre ferme », offrent une
ego de la romancière, elle aussi origi- ploie une incroyable gamme de re- manne encore inexploitée.
naire de la province du Jutland et an- gistres où la réalité se fissure contre les Au Nouveau Monde, les fortunes se-
cienne traductrice de polars) et de la sa- dérobées surréalistes qui surgissent des ront diverses, mais « l’heure n’est pas
tire sociale désopilante. Entre recherche nuits parisiennes. À en croire les pro- aux sentiments ». Cela vaut pour l’au-
craintive de contact avec la réalité ou phéties de Marpurgo, homme d’affaires teur, qui renonce à toute psychologi-
les autres et déconnexion ou repli dans marxiste illuminé, il faudrait s’enqué- sation en faveur d’une écriture pressée
des souvenirs d’enfance, le dilemme du rir de l’impossible matérialité du – malgré l’épaisseur du roman, dense
personnage principal apparaît comme monde. Sous cette prose expérimentale, en péripéties. Le réalisme de Séquoias
le miroir de la démarche romanesque les certitudes sont friables, les ambiva- sera d’un autre ordre : dans sa capacité
de Dorthe Nors, qui tiendrait indis- lences coexistent. Comme dans un rêve à synthétiser, à travers la trajectoire de
tinctement d’une saisie du réel et d’un impressionniste. Camille-Élise Chuquet ses protagonistes, la candeur d’une so-
désir d’envolée. Pierre-Édouard Peillon ciété persuadée que le monde s’offre à
SPLENDEURS ET FUREURS,
CEINTURE, RÉTRO, CLIGNOTANT, Christina Stead, traduit de l’anglais (Australie)
elle, et sa cruelle voracité. P.-É. P.
Dorthe Nors, traduit du danois par par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, SÉQUOIAS, Michel Moutot,
Catherine Renaud, éd. Delcourt, 198 p., 19 €. éd. de L’Observatoire, 320 p., 23,90 €. éd. du Seuil, 496 p., 21,50 €.
Entre fjords
de verdure
et flaques fétides
des tourbières.
alcoolique, Edna O’Brien lance ses
lianes, enlace ses proies et pointe les
perversions des folles de Dieu avec
une telle cruauté qu’on devine presque
sous leurs jupes les effluves d’urine et
d’encens. Idem pour les hypocrisies
d’une noblesse de robe qui se rengorge
des audaces de Joyce, mais bien au
chaud sous la devise Non mutare
– « Nous ne bougerons pas ».
Le récit navigue entre séquences
PAUL FAITH/AFP
L’ascension à Paris d’un dandy Parution en un volume de la trilogie Être femme, entre amour impossible
italien, pourvoyeur de fake news de Gormenghast, monument et amour interdit : la reparution
pour la presse à sensations. de fantaisie néogothique. d’un grand succès oublié.
Inconnu ici, Pitigrilli est une figure Romancier, poète, illustrateur, Lorsque ce livre parut pour la pre-
de la littérature italienne depuis la sor- Mervyn Peake (1911-1968) reste mé- mière fois, en 1970, la presse ne tarit
tie de Cocaïne, en 1921. Il s’agit des connu en France, alors qu’il est consi- pas d’éloges. « C’est plus qu’un roman :
aventures d’un Casanova en herbe qui déré dans le monde anglo-saxon un document que les historiens de de-
renonce au titre de médecin pour avoir comme une figure majeure souvent main mettront en parallèle des deux Si-
refusé d’ôter son monocle à l’examen comparée à Tolkien. Son influence est mone [de Beauvoir et Weil] », prophé-
final. Ça vous pose un homme. Voilà considérable sur de nombreux artistes tisait ainsi Le Magazine littéraire. Las !
Tito parti à Paris pour explorer bouges et écrivains comme Edward Carey. Le Édith Thomas, journaliste, roman-
et palaces. Là, exaltés par l’éther et la Cycle de Gormenghast est une trilogie cière, diplômée de l’École des chartes,
poudre blanche, batifolent garçonnes écrite sur vingt ans, le dernier volume, sera vite oubliée. Les éditions Viviane
et freluquets, marquises, demi- rédigé alors que l’écrivain souffrait de Hamy ressuscitent son livre – un texte
mondaines et vamps au tempérament la maladie de Parkinson, ayant été autobiographique où l’auteur se trans-
balkanique. Cynique et talentueux, achevé par son ami Langdon Jones. Im- forme en une Aude, raconte son amour
Tito est vite sacré première plume de possible à résumer, l’histoire se déroule impossible pour un Stevan et sa passion
L’Irréfutable, feuille sensationnelle aux à Gormenghast, gigantesque demeure pour une Claude, qui la quittera
tirages phénoménaux. Tito est un pré- où règne la famille d’Enfer, sous l’égide (double de Dominique Aury, alias Pau-
curseur. Son reportage sur un guilloti- du mélancolique lord Tombal. Un hé- line Réage, auteur d’Histoire d’O).
nage au petit matin vous arrache des ritier lui naît, Titus, dont la jeunesse est Dans sa vie, Édith Thomas a tou-
larmes, même si le condamné, gracié in racontée dans le premier tome, Titus jours cherché, par ses engagements
extremis, n’a pas, comme indiqué dans d’Enfer. Il deviendra maître des lieux – dans la Résistance comme dans le
l’article, perdu la tête. « L’article sur dans Gormenghast, avant de partir à la Parti communiste –, une grille de lec-
l’exécution capitale non advenue eut un découverte du vaste monde dans le der- ture du monde. Son roman peut se lire
succès formidable. L’édition du journal nier volume, Titus errant. comme une tentative de compréhen-
fut épuisée en quelques heures. » Au- Néogothique, fantastique, ba- sion de son existence intime par la voie
delà de l’écho aux fake news, c’est da- roque… les adjectifs les plus divers ont d’un dédoublement. On découvre en
vantage la dextérité de Pitigrilli à faire été mobilisés pour décrire le monde de Aude une figure féminine contrariée
plier la réalité aux exigences de la fic- Mervyn Peake, déconcertant de touf- qui se déploie sans s’assumer dans une
tion qui en impose. feur, fascinant d’étrangeté. Cette nou- prose sentimentale pourtant bercée
Caustique, brillant, paradoxal, Piti- velle édition en un volume bénéficie d’idées féministes. C’est là toute la sub-
grilli espionna aussi sous Mussolini d’une riche introduction signée Jacques tilité du texte : évoquer la douleur de
pour le compte de la police politique les Baudou et, pour Gormenghast, de la celle qui cesse d’être objet d’amour at-
milieux antifascistes parisiens et turi- préface écrite par Patrick Reumaux lors tendu pour révéler la détresse plus fon-
nois, ce qui entraîna l’arrestation ou de la première traduction, en 1977 ; sur- damentale du sexe alors dit « faible ».
l’assignation à résidence de nombreux tout, elle inclut la novella Titus dans les Le désir d’Aude d’avoir un enfant ré-
intellectuels, dont Carlo Levi. Cela ténèbres, souvent oubliée et difficile à vèle cependant, chez l’auteur, une vo-
avant que, demi-juif lui-même, il ne soit trouver. Soit un voyage de plus de mille lonté d’ouvrir une brèche vers l’accom-
obligé de fuir l’Italie des lois raciales et pages, jusqu’au plus profond de la nuit. plissement d’une autre qu’elle-même,
de rejoindre l’Argentine. Devenu mo- « En lisant Mervyn Peake, écrivait An- capable de rejouer la partie qu’elle a per-
raliste onctueux, il rentre enfin chez lui dré Dhôtel, il semble toujours que nous due. Édith Thomas meurt neuf mois
en 1975, en ayant dans l’intervalle attendions l’aurore. » Bernard Quiriny après la publication du Jeu d’échecs, ac-
épousé la foi catholique. Alain Dreyfus couchant d’un succès sans lendemain.
LE CYCLE DE GORMENGHAST,
Camille-Élise Chuquet
COCAÏNE, Pitigrilli, Mervyn Peake, traduit de l’anglais
traduit de l’italien par Robert Lattes, par Gilberte Lambrichs et Patrick Reumaux, LE JEU D’ÉCHECS, Édith Thomas,
éd. Séguier, « L’Indéinie », 348 p., 21 €. éd. Omnibus, 1 170 p., 31,50 €. éd. Viviane Hamy, 210 p., 18 €.
C
omme son admirateur Svevo Bandini, est un maçon qui crasse. La tendresse et la colère
Ch a rle s Bu kow sk i, préfère la bouteille à la truelle, dé- coexistent toujours chez John Fante.
l’Américain John Fante laisse sa famiglia ou vocifère au On retrouve ce subtil mélange dans
n’a pas attendu l’inven- moindre prétexte – tel son fils. C’est Demande à la poussière, La Route de
tion du label autofiction pour en que, au grand désespoir de la Los Angeles, Rêves de Bunker Hill, que
écrire. Caché derrière le pseudo- mamma confite en dévotion, Arturo rééditent également les éditions
nyme d’Arturo Bandini, si transpa- a le diable au corps ! S’il lui arrive 10/18. Simon Bentolila
rent qu’on n’y croit pas un instant, d’aller se confesser, c’est qu’il est
l’écrivain a mis toute sa vie dans ses convaincu que cela lui évitera l’en-
romans. L’extrême violence et la su- fer, quel que soit le péché commis. BANDINI,
John Fante,
blime dualité des sentiments qui Sa théologie puérile est hilarante : il traduit de l’anglais (États-Unis)
animent le jeune narrateur de Ban- pense gruger Dieu comme son ins- par Brice Matthieussent,
dini lui appartiennent aussi. Comme titutrice à l’œil de verre, comme tout éd. 10/18, 272 p., 7,10 €.
le père de l’auteur, celui d’Arturo, le monde, en fait.
Baptiste est mort. Enfin, c’est ce Jacques Laurent écrivit sous pseu- Clovis, sans-papiers, saute dans
qu’il affirme lui-même, à son retour donyme ce roman noir à la portée so- un train pour échapper à un contrôle
en France, après avoir été libéré des ciale prédominante. En 1954, une de police. Entre lui et son vis-à-vis,
djihadistes. Yumaï, c’est ainsi qu’ils adorable Lolita épineuse doit ré- Christelle, aide-soignante, le coup de
l’ont renommé après l’avoir pris en pondre d’une suspicion d’avorte- foudre est immédiat. Plus tard, chez
otage dans le désert, séparé de sa fa- ment : les autorités « veulent de la ré- elle, ils se racontent tout, se mettent à
mille et programmé à tuer. Entre ces pression dans ce secteur-là ». Durant nu. Cette intrigue gentiment fleur
monstres et lui, un lien s’opère, qu’on l’interminable interrogatoire, l’ins- bleue contraste avec le récit de vie du
pourrait croire indéfectible, surnatu- pecteur Forbin n’est pas insensible au jeune narrateur africain. Il raconte
rel, à entendre son témoignage gla- charme de cette jeune femme cultivée l’horreur de la guerre, un amour in-
çant. S’en défera-t-il ? Par la mémoire cumulant les amants. Séparés par un terdit, la cruauté qu’il a dû subir… ce
retrouvée d’un ex-enfant soldat, fossé générationnel flagrant, ils in- pour quoi il fut contraint de venir en
Alain Blottière, lauréat du prix Dé- carnent les mœurs très contrastées de France. Malgré quelques lieux com-
cembre 2016 pour ce livre, explore, cette période des Trente Glorieuses. muns, ce texte est porté par un
en profondeur, les rouages de la ma- Et l’on se plonge avec délectation dans évident talent de conteur et un sens
nipulation djihadiste. S. B. leur confrontation. S. B. aigu de la musicalité des mots. S. B.
COMMENT BAPTISTE EST MORT, UNE SACRÉE SALADE, Jacques Laurent, LE SILENCE DES ESPRITS,
Alain Blottière, éd. Folio, 244 p., 6,60 €. éd. La Petite Vermillon, 176 p., 7,30 €. Wilfried N’Sondé, éd. Babel, 176 p., 6,80 €
o
sommes tentés de construire des il- thew Barney et du sampling musical,
n se souvient du télé- lusions, des morales, de fabriquer des en poursuivant les programmes ouli-
gramme apocryphe en- « doubles », autrement dit des doc- piens, le situationnisme et la poésie
voyé à François Mauriac trines protectrices (l’amour en fait concrète : « le contexte est le nouveau
par Roger Nimier : partie), alors que nous ne pouvons contenu », et nous ne sommes jamais
« Enfer n’existe pas. Stop. Tu peux te échapper au hasard. Au réel, que plus expressifs et proches de nous-
dissiper. Stop. Préviens Claudel. Si- nous rencontrons avec la mort, il n’y mêmes que lorsque nous réarrangeons
gné : Gide. » On n’aurait pas pu a rien à opposer d’autre que le rire, en les textes qui nous entourent.
mieux imaginer comme message post assumant joyeusement sa propre Favorisée par l’essor d’un web laby-
mortem de Clément Rosset, grand « idiotie ». « Moins on se connaît, rinthe, cette « écriture sans écriture »
amateur de blagues et de bons mots, mieux on se porte », affirmait Clé- de nos « postidentités » consonne avec
décédé le 28 mars 2018, que la paru- ment Rosset, qui préconisait comme les écritures documentaires et hyper-
tion de ces trois petites études, qui biens souverains l’art, l’alcool, la réalistes contemporaines : elle décrit
sont autant d’apologies de la vie ter- convivialité et toute forme possible un langage devenu mobile et provi-
restre, dans sa réalité immanente et de jubilation face au spectacle des soire, industrialisé par Internet mais à
empirique, comme possible paradis. choses, car le réel est « ici et mainte- jamais instabilisé par l’écriture. « Les
Mêlant allusions à Hitchcock et nant, seulement ici et maintenant ». mots ne dorment jamais », conclut
commentaires d’Homère, médita- Alexandre Gefen Kenneth Goldsmith, à nous d’en être
tion sur la musique comme « création les « pirates ». Un demi-siècle après
du réel à l’état brut, sans commen- Mai 68, l’idée est plus que jamais
taire ni réplique », et considérations L’ENDROIT (non) originale. A. G.
sur la raison d’être du monde, ces DU PARADIS.
TROIS ÉTUDES, L’ÉCRITURE SANS ÉCRITURE. DU
trois études nous rappellent que nous Clément Rosset, LANGAGE À L’ÂGE NUMÉRIQUE, Kenneth
venons de perdre l’un des esprits les éd. Encre marine/Les Belles Goldsmith, traduit de l’anglais (États-Unis) par
plus libres de notre temps. Lettres, 64 p., 9,90 €. François Bon, Jean Boîte éd., 248 p., 24 €.
a
nalité qu’aide à Un recours quer la doctrine
près une salve à l’automne, penser Spinoza. de l’Éthique sur
voici que les publications Deuxième ré- inestimable à l’heure les neurosciences
sur Spinoza refleurissent au ponse, celle d’An- de l’économie reine et contemporaines
printemps. Encore ? Il va dré Pessel : dans de la postvérité. (sur le mode d’un
falloir s’y habituer car, en plus d’être un feu d’artifice Spinoza avait rai-
une mode, cette vague témoigne de qui enchaîne les fulgurances, l’ancien son !), le biologiste et philosophe inter-
profonds changements dans nos ma- professeur de khâgne et inspecteur gé- roge les ambivalences du savoir et
nières de voir le monde. Quel sens y néral rassemble ses intuitions, qui ont transpose dans le contemporain la né-
a-t-il donc à prendre cet auteur-là (et fait naître des vocations parmi des gé- gation de toute causalité psychophy-
non plus Marx, ou Descartes, ou Aris- nérations d’élèves. Qui n’a jamais rêvé sique. Après ça, difficile de lever les
tote) pour étendard philosophique, d’avoir le prof de philo des légendes ? Si yeux au ciel quand on vous parle de
AKG-IMAGES
icône de notre rationalité, héros et hé- André Pessel est devenu l’un d’eux, cela Spinoza. Il est temps de s’y mettre.
raut de notre effort vers la liberté ? vient de son rapport à Spinoza, où le Maxime Rovere
Pietro Citati
Les dons du Quichotte
ARNAUD MEYER/OPALE/LEEMAGE
CRITIQUE Tolstoï, Goethe, Kafka… Au-
cun monument n’intimide Pietro Ci-
tati. Cette fois-ci, il décrit Cervantès
décrivant don Quichotte – tournant
autour de lui, plutôt –, lui « qui ne se
Svetlana Alexievitch recueille depuis 1985 les archives subjectives de la Russie contemporaine. lassait jamais de [le représenter] » et ne
cessait d’ajouter à son portrait mille
Svetlana Alexievitch nuances. Un roman-monde, « mobile,
Au bout de l’enfer
inquiet, flexible, plein de vagabondages
et de variations » : voilà ce qu’est Don
Quichotte, dont nous est ici livrée la
substantifique moelle.
RÉCITNouvelle édition d’un texte admirable de l’écrivaine Pietro Citati s’attarde particulière-
biélorusse, prix Nobel en 2015 : elle y enquête sur la guerre ment sur deux aspects. D’abord la di-
d’Afghanistan, le calvaire des conscrits et de leurs proches. mension métafictionnelle (le livre qui
se commente lui-même) : soucieux de
o
déjouer la critique, Cervantès, se pré-
n éprouve, à la lecture plus rien à voir. Parce que ce qu’il y sentant d’abord comme « le beau-père »
des Cercueils de zinc, a à voir appartient à « l’expérience in- du texte, finit par « avouer » qu’il n’est
une sorte de « nausée finie du non-être ». L’armée rouge pas de lui. « La radicale ambiguïté » de
nécessaire ». On aime- sang hurle en elle-même. Là-bas ? La Don Quichotte, où le vrai semble fac-
rait arrêter ; on ne peut pas – de chaleur, la poussière, les brimades, tice, où le mensonge se pare des plus
même que Svetlana Alexievitch (« je les suicides – ces armes dont on sait brillants atours, acquiert une densité
ne veux plus écrire sur la guerre ») est à peine se servir, ces membres arra- plus fascinante encore dans la seconde
incapable de détourner le regard. chés, ces corps disloqués, ces enfants partie de l’épopée, où Quichotte et son
Une certaine idée du siècle éc(r)oulé que l’on tue sans y penser. Et tout ça fidèle Sancho Panza ont pris connais-
s’écrit ici en lettres de feu. « Modifié pour quoi, pour qui ? sance du premier volume. Autre cheval
et amendé » à la faveur d’une publi- En 1992, à la suite de la sortie de de bataille : le caractère sublime et pa-
cation en russe des œuvres complètes l’ouvrage, des témoins manifeste- thétique de Quichotte, un homme ac-
de l’auteur, ce livre aussi insuppor- ment manipulés se sont rétractés, ar- cablé de monotonie, qui va « créer » sa
table que vital décrit par le menu le guant que leur parole avait été « tra- vie, orchestrer ses enchantements et in-
calvaire enduré par les soldats sovié- vestie ». À la barre, Svetlana leur a venter la « littérature narrative mo-
tiques envoyés en Afghanistan… et tenu tête. « Ce n’est pas toi qui parles derne », celle qui se rit d’elle-même.
par leurs familles. Fidèle à ses habi- […]. Tu me confonds avec le minis- À l’heure du dernier soupir, cet idéaliste
tudes, Svetlana questionne, recueille tère de la Défense. » En 2015, elle re- « à la furieuse imagination créatrice »,
les pleurs, écoute la rage, retranscrit. çoit le Nobel de littérature. À défaut ce baladin « merveilleux et ridicule »
La parole collective, imprégnée de celui de la paix ? Fabrice Colin semble se détacher de ses illusions fan-
d’une poésie atroce et surréelle, LES CERCUEILS
tasques, mais aussi de ses créateurs, ab-
s’élève en un chœur de souffrances DE ZINC, jurant les rêves qui lui ont donné nais-
diffractées. Le schéma est souvent le Svetlana Alexievitch, sance et accédant, sans le comprendre,
même : la naïveté, l’horreur, l’impos- traduit du russe par à l’existence éternelle. F. C.
Wladimir Berelowitch
sible après. Des mères veulent rete- et Bernadette du Crest, DON QUICHOTTE, Pietro Citati,
nir « leur petit », on le leur rend dans éd. Actes Sud, traduit de l’italien par Brigitte Pérol,
des cercueils scellés. Parce qu’il n’y a 328 p., 22,50 €. éd. Gallimard, « L’Arpenteur », 192 p., 19,50 €.
À
quelles conditions sujet dépend d’un verbe dont il est tonomie non pas en termes d’ins-
sommes-nous les sujets en quelque sorte le complément tauration ou d’institution primor-
de ce que nous faisons ? d’agent, la philosophie n’a plus be- diales, mais comme un apprentissage
Sur cette question qui soin, comme par le passé, de qui met en place, progressivement, le
brasse des problèmes aussi gigan- construire toute une ontologie du su- « cercle de l’autonomie ». Et entrer
tesques que la liberté humaine ou la jet, ni même de fabriquer un concept dans ce cercle, il faut en convenir,
nature de la conscience, le livre pu- de sujet absolument univoque. nous n’avons rien d’autre à faire en ce
blié par Vincent Descombes en 2004 Prenant acte du « tournant linguis- monde. Maxime Rovere
est désormais un classique. Au lieu tique », Vincent Descombes propose
de prendre position quant à savoir si de déterminer les occasions où il est LE COMPLÉMENT
nous sommes oui ou non des sujets adapté, et d’une certaine manière vé- DE SUJET. ENQUÊTE
(un débat qu’il appelle la « Querelle ridique, de parler d’un sujet. En cela, SUR LE FAIT D’AGIR
DE SOI-MÊME,
du sujet »), il répond d’une manière son livre est sans égal : il propose des Vincent Descombes,
particulièrement habile que cela dé- distinctions successives entre plusieurs éd. Tel/Gallimard, 576 p., 17,50 €.
pend… du verbe. Dès lors que tout formes syntaxiques (la prédication, la
ESSAI Dans ce texte publié en 1963, LITTÉRATURE La réalité n’a pas de DOCUMENT Le premier tour du monde,
James Baldwin fonde ses réflexions forme et semble bien cruelle ; dès lors, rapporté par le serviteur de Magellan,
sur sa situation personnelle, de son en- comment l’écrivain « peut-il, en res- est ici éclairé par un parfait appareil
fance dans Harlem à ses premiers tant fidèle à la vérité de la vie, garder critique et cartographique. L’exploit
contacts et engagements dans le mou- intacts les élans les plus sublimes de ne fut pas prémédité : en rivalité avec
vement des civil rights. C’est toute la son âme » ? Voilà le piège où se trouve le Portugal, le roi d’Espagne veut ga-
force de cet écrivain noir américain : pris l’homme selon Léon Chestov gner par l’ouest les Moluques, d’où
entrelacer un lyrisme introspectif avec dans ces trois textes consacrés à sont importées plusieurs épices. Mais,
une analyse sociale, anthropologique Pouchkine, Tolstoï et Tchekhov. Tout arrivé sur place après une mutinerie
et politique. En cherchant sur soi les le talent des grands écrivains, selon et bien des avanies, l’équipage re-
stigmates de l’oppression pour mieux lui, résidera dans une écriture mena- nonce à rebrousser chemin et se dé-
les panser, La Prochaine Fois, le feu, cée, capable de se laisser happer par la cide à traverser le Pacifique... Sur les
malgré son titre menaçant, ne désire réalité, tout en lui tenant tête. P.-É. P. 237 explorateurs partis d’Espagne,
rien d’autre que la guérison. seuls 35 revinrent sains et saufs. Ma-
Pierre-Édouard Peillon L’HOMME PRIS AU PIÈGE. gellan n’était pas du nombre. M. B.
POUCHKINE, TOLSTOÏ, TCHEKHOV,
LA PROCHAINE FOIS, LE FEU, Léon Chestov, traduit du russe LE VOYAGE DE MAGELLAN, 1519-1522,
James Baldwin, traduit de l’anglais (États-Unis) par Sylvie Luneau et Boris de Schloezer, Antonio Pigafetta, traduit de l’italien par
par Michel Sciama, éd. Folio, 144 p., 6,60 €. éd. Christian Bourgois, 128 p., 7 €. Xavier de Castro, éd. Chandeigne, 352 p., 14,50 €.
C’est un bassin
viendrait l’icône, le sanctuaire et le mi-
roir de millions de regards et de vi-
sages médusés !
c
plus crus, les dagues des fleurs rougies.
Des avalanches rousses. Une impres-
’est un mythe qui qui baignent dans le lac immense. sion de fondu, d’illimité, de motif
rameute, à l’Oran- Stupeur, longue contemplation, mé- noyé, onirique, qui déjà peut annoncer
gerie, Américains, ditation quasi religieuse. Ah ! si le père l’abstraction future. Monet a 69 ans.
Japonais, tous les Monet voyait ça ! Le lutteur acharné. Tout le monde pense à un testament
peuples de la pla- Aurait-il imaginé pareil culte, pareille splendide, à l’accomplissement parfait
nète, pour voir la fa- foule engloutie dans son arche bleuie ? de son œuvre. Mais c’est trop définitif.
meuse salle circulaire, les cycles des L’élaboration des Nymphéas s’étend En fait, Monet vient à peine de com-
Nymphéas. Le monstre bleu, fluide et sur une trentaine d’années. Monet mencer Les Nymphéas. Très tôt, il a
son cosmos de reflets. Quand je vais à achète Giverny au moment où il peint l’idée, qu’il confie à un journaliste,
l’Orangerie, je regarde, bien sûr, les ta- la série des Cathédrales, en 1893. Il fait d’une œuvre sans bornes, « sans hori-
bleaux, mais surtout les spectateurs une visite au Jardin des Plantes, ac- zon ». Une vague, une mer où s’immer-
quiert quelques oignons de fleurs. ger jusqu’à la mort. Un ciel, un firma-
Tout juste élu à l’Académie française, C’est le germe de sa grande folie. Au ment reflété dans un miroir profond,
l’écrivain Patrick Grainville a fait de Monet
l’un des personnages de son dernier roman,
départ, il ne peint que deux ou trois liquide, un grand tout ouvert et renou-
Falaise des fous (Seuil), dont l’une fleurs blanches, spectrales, auréolées velé, une aventure extrême, une épopée
des toiles de fond est l’impressionnisme. de feuilles rondes et vertes. Il a fait de nuances ovoïdes. Le piètre bassin de
74 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
Dial (1956), de Philip Guston (au centre).
Ce peintre abstrait américain a rejoint dans
les années 1950 l’avant-garde new-yorkaise
aux côtés de Jackson Pollock et Mark Rothko,
eux aussi inluencés par les Nymphéas de Monet
(à l’arrière-plan) – et présents dans l’exposition
du musée de l’Orangerie.
CREDIT PHOTO
N.Y./THE ESTATE OF PHILIP GUSTON,
DIGITAL IMAGE/WHITNEY MUSEUM,
les toiles, comme il dit. Et il en crève ! traquant la Terre promise, pharaon de dépasser cet abîme béant. Les Nym-
Monet, ce bonhomme increvable, est son Nil bleuté. Il peint pendant Ver- phéas sont parallèles à la guerre, ils en-
une plainte sempiternelle. Il faut le sou- dun, le chemin des Dames, pendant veloppent les temps de paix et les
tien incessant de Mirbeau et de Cle- Nivelle et Mangin, les garçons sacrifiés temps de massacres. La guerre de
menceau pour lui remonter le moral. par centaines de milliers. Tel est le 1914-1918 est un impensable. Les
Clemenceau le chouchoute, le chante, Nymphéas sont un impensable. Certes,
l’engueule, le berce comme un enfant, Monet offre deux panneaux à l’État
« un peu de patience petit bébé », lui À VOIR pour la victoire. Mais, l’hécatombe
« carambole des embrassades ». Il l’ap- passée, il continue l’œuvre, ne veut pas
pelle son « vieux crabe », son « vieux NYMPHÉAS. s’arrêter, ne peut pas. Il reprend, il cor-
L’ABSTRACTION
crustacé ». C’est un bestiaire, une lita- AMÉRICAINE ET LE rige. Il lui arrive le pire. Il devient
nie de griot. Clemenceau, que le monde DERNIER MONET, aveugle. Cela faisait bien des années
politique disait être « le Seul ». Le Seul musée de l’Orangerie, que sa vue baissait mais, au lendemain
Paris (1 ).
er
avait rencontré le Soleil. Et c’était un Jusqu’au 20 août 2018.
de la guerre, la situation s’aggrave. Le
rayonnement mutuel et sans faille. docteur Coutela l’opère de la cataracte,
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 75
les arts
claviers face à son batteur. Le public sortir ma musique en disque. Musi- but : partager sa passion et révéler le
fond. Les sourires se répandent, les cien, il a compris ce que je faisais. Seul pouvoir de la musique, « cet art qui su-
corps entrent en oscillation. « Il y a trois un compositeur à la tête d’un label blime les images ». Et ça marche. Il sif-
musiciens sur scène : Christophe, le pouvait prendre ce risque. » flote, il chante un accord, « do do sol
batteur et… les images », dit Cyril Ves- Le « CC charme », on peut en avoir si, oh oh oh, hum, c’est du beurre c’est
sier, chez Tricatel, son label. Le principe un échantillon avec sa chronique de du beurre, c’est magnifique ». Sa jubi-
actif de cette musique, c’est lui, CC, lation est contagieuse, il explique des
son aisance, son énergie communica- Le principe actif arrangements hypertechniques avec
tive. « Avec une musique aussi com- une simplicité déconcertante.
plexe, son engagement est essentiel. de cette musique, Synthèse de sortilèges musicaux
Tout est fondé sur l’émotion. Chassol c’est lui, son aisance, – l’improvisation cool du jazz, la ri-
met une grande technique au service son énergie. gueur de la musique savante, la pulsa-
d’un truc purement sensitif. C’est tou- tion de la musique répétitive, la luxu-
jours fluide », dit Bertrand Burgalat, le 8 h 53 le jeudi sur France Musique. riance de la pop –, son style est le fruit
patron de Tricatel. Jusqu’à leur ren- À revoir sur YouTube car, derrière le d’une technique maîtrisée qui permet
contre, ses expérimentations restaient micro, Chassol fait le mime. Un bijou la liberté d’expression. Ce qui fascine,
privées. Chassol composait dans radiophonique généreux, relax, irrésis- dans son parcours, c’est son éduca-
l’ombre des musiques de films, de pubs tible. En quatre minutes chrono, il tion. Eugène, son père, le sensibilise à
ou de séries, ou jouait sur les albums présente un compositeur ou une la musique dès son plus jeune âge.
des autres, comme Sébastien Tellier. œuvre, du trompettiste Chuck Man- À 4 ans, Christophe est inscrit au
« Je viens de la musique de film. C’est gione à un concerto de Prokofiev en conservatoire Marcel-Dupré de Meu-
Bertrand Burgalat qui a eu envie de passant par Ennio Morricone. Son don. À 6 ans, il apprend le solfège. Un
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 77
les arts
rendez-vous
FESTIVAL Le livre à Issy-les-Moulineaux Cette année, la marraine du salon
sera la romancière et essayiste Ca-
JOUR DE FÊTE therine Clément : « Chaque année,
nous recherchons une valeur sûre et
a
stable de la littérature contempo-
vec son concours de nou- raine. Quelqu’un qui bénéficie d’une
velles ouvert à tous, ses notoriété littéraire. » Par ailleurs, le
plateaux d’écrivains à dessinateur et auteur Serguei, bien
taille humaine, ses dictées connu des lecteurs du Monde, qui a
tenues dans des salles pleines et sa re- récemment publié La Poubelle des
HERMANCE TRIAY/ÉD. DU SEUIL
SAMUEL
CKETT
LA VIE ET RIEN
D’AUTRE
En 2016, dans la zone d’exclusion radioactive autour de la centrale japonaise de Fukushima : la commune de Namie a été balayée par le tsunami de 2011.
l’apocalypse
Fukushima, redoutée dans les dés-
ordres climatiques et les armes nu-
cléaires, a conduit les imaginaires de
l’utopie à la dystopie. Cap au pire, rien
n’est plus sûr. Les titres beckettiens
déclinent cette tendance à la débâcle :
Beckett dépeint-il la in du monde ? Alors que nous La Fin, L’Expulsé, Fin de partie,
vivons dans la hantise d’une catastrophe globale, Cendres, Assez, Le Dépeupleur, Cata-
l’hypothèse est tentante. Sauf que, chez lui, la in s’étire à strophe… Beckett symboliserait donc
l’inini, empêchant le néant de déinitivement s’imposer. l’esprit du temps : éclaireur lucide du
déclin, il aurait déjà tout compris du
Par François Noudelmann XXIe siècle, tout deviné du désastre en
train d’advenir. Sauf que…
Cette interprétation d’un Beckett
es SDF sous leur cou- de l’écrivain. Clochards, façades pré ou postapocalyptique n’est pas
Adorno, dans ses Notes sur la littéra- dans ses œuvres, aussi bien narratives être perçu »), et le principe énoncé :
ture, soulignait la dette historique de que théâtrales. Lors d’une représenta- « La recherche du non-être par suppres-
ce théâtre de l’effondrement, typique tion qui mêle des auditoires français et sion de toute perception étrangère
d’une perte de sens qui se manifeste anglais, on observe souvent les uns achoppe sur l’insupprimable percep-
dans des pièces sans sujet. Toutefois, plongés dans le marasme d’une ré- tion de soi. » D’un autre côté, le rôle est
comment comprendre que l’écho de flexion métaphysique tandis que les tenu par Buster Keaton, le célèbre ac-
la guerre se pro- teur comique du ci-
longe aussi long- néma muet, que
temps, jusqu’aux
Dès le début, les critiques ont perçu Beckett continue
années 1960, 1970 les pièces de Beckett comme des œuvres d’admirer. Tourner
et 1980 ? L’œuvre issues de la guerre et de la dévastation. le film en noir et
serait-elle mue par blanc, presque sans
une mélancolie profonde qui fascine- autres percent le silence avec un éclat son, est une référence anachronique
rait tous les désespérés, en temps de de rire. Se rejouerait-il, dans cette aux gags gestuels du grand réalisateur
guerre comme en temps de paix ? Elle différence, l’opposition entre Racine et des années 1920.
accéderait ainsi au statut de mythe, Shakespeare, la tragédie avec unité de
ses structures permettant de greffer les ton et celle qui accueille le burlesque ? « HONNI SOIT QUI SYMBOLE Y VOIT »
angoisses de chaque époque, quelles Regardons-y encore et d’un peu plus L’interprétation apocalyptique et, plus
que soient leurs causes, et dont le vieil- près avec Film, écrit en 1964 et réalisé généralement, philosophique de
lard cacochyme, bégayant et bavant, par Alan Schneider, que Beckett ac- l’œuvre beckettienne trouva son suc-
serait le prototype. Cependant… compagna à New York pour le tour- cès en France. Pour passionnantes que
nage (lire aussi p. 95-96). Le person- furent ses propositions, psychanaly-
LE TRAGIQUE ET LE COMIQUE nage principal y est traqué par son tiques et métaphysiques, elles n’en ont
Comment expliquer que Beckett, en propre œil, la caméra, et se réfugie dans pas moins écrasé la réception, aveugles
même temps, fasse rire aux larmes cer- une pièce où il tente d’occulter tout ce et sourdes aux expérimentations lin-
tains publics ? Les spectateurs anglo- qui peut lui rappeler un regard. Cette guistiques, visuelles et sonores d’un
américains sont en effet beaucoup plus œuvre se prête aux deux lectures : d’un inventeur de génie. Aujourd’hui en-
sensibles au comique de situation, aux côté, la dimension philosophique avec core, les manuels scolaires rangent cet
jeux de mots souvent grossiers, aux la formule de Berkeley en guise d’in- auteur dans la catégorie de « l’ab-
pantomimes parodiques si fréquentes troduction, Esse est percipi (« Être, c’est surde », qui demeure sans doute une
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IC RAPOPORT/GETTY IMAGES
dossier Samuel Beckett
Beckett scrutant les rushs de Film. Navires échoués en mer d’Aral, un lac d’eau salée aujourd’hui largement asséché, côté Ouzbékistan.
des notions les plus… absurdes Nous, signifier ! (Rire bref.) Ah elle est rendre compte de ce qu’elle fait concrè-
de la taxinomie littéraire. Faute de bien bonne ! » Mais alors quoi ? Beckett tement percevoir : la destitution du
comprendre ce qui est en jeu avec En ne produirait-il qu’un babil intermi- sens a pour finalité la perception de
attendant Godot, on confondit son ef- nable et insensé, sans référence au réel, minuscules phénomènes, grâce à leur
fet avec sa nature, en la désignant un pur jeu de formes ? Face au surplus amoindrissement.
comme absurde. Certes, Camus avait d’interprétations allégoriques, l’ap- De quelle « fin » Beckett est-il vrai-
donné une teneur philosophique, proche formaliste a le mérite d’orien- ment l’annonciateur ou le démiurge ?
existentielle, à cette notion qui dé- ter l’attention sur l’extrême logique des Réécoutons le début de Fin de partie :
signe l’absence d’un sens du monde. compositions beckettiennes. La minu- « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-
D’aucuns virent dans le titre de la tie avec laquelle il chronomètre les pa- être finir. » Le lecteur métaphysicien y
pièce une allusion à la surdité de Dieu roles (même la durée des clignements voit un tableau de l’apocalypse et du
(Godot/God) face à la guerre et à la d’yeux) ou mesure le nombre de pas posthumain. Le formaliste y repère plu-
détresse humaine, ce à quoi Beckett et leurs distances témoigne d’une vo- tôt un jeu d’échecs avec ses combinai-
répondit, avec sa malice coutumière, lonté de maîtriser tous les paramètres sons mathématiques : un personnage
qu’il n’y avait pas pensé mais que l’hy- au centre et un autre qui doit trouver la
pothèse était intéressante. Toutefois, sortie après avoir épuisé toutes les
la catégorie scolaire de l’absurde re- Fini, c’est fini, probabilités. Comme nombre d’avant-
groupe des auteurs et des œuvres in- ça va finir, ça va gardistes, Beckett a réduit la culture en
compatibles : Sartre, qui, comme les peut-être finir. miettes et performé sa fin. Toutes les
lecteurs marxisants de l’époque, résu- idoles sont passées sous son rasoir : l’hu-
mait les pièces de Beckett à un anti- d’une représentation. Ses œuvres – ro- main, le cerveau, le moi, le vieux style,
conformisme petit-bourgeois, ou mans, pièces et films – sont construites la perspective, la narration… Son « an-
Ionesco, qui lui non plus n’aimait pas avec une rigueur mathématique excep- thropopopométrie » a fait bégayer les
le mot absurde et dont les pièces ti- tionnelle. Géométrie, arithmétique, savoirs dès ses premiers romans. Peu à
raient plutôt du côté de la pataphy- sérialité, combinatoires sont autant de peu, même le je et les personnages sont
sique. L’absurde fut un mot savant procédés qui gouvernent la disposition devenus des fictions à trancher : « Il ne
pour dire le n’importe quoi. des phrases, des récits, des dialogues reste rien dans sa tête, j’y mettrai ce
« Honni soit qui symbole y voit », et des scénarios. Le cylindre clos du qu’il faut, pour finir, pour ne plus dire
écrit Beckett dans Watt. Même ses Dépeupleur et ses variations réglées je, pour ne plus ouvrir la bouche » (Pour
personnages s’inquiètent de formuler comme de la musique en sont l’apo- finir encore et autres foirades). Certes, on
SOLO AGENCY/SIPA
des phrases trop pleines de sens. « On gée. Pour autant, cet esthétisme qui peut toujours y croire, écrire des ro-
n’est pas en train de… signifier apparente l’œuvre beckettienne à tout mans, dire « je pense » et peindre des
quelque chose ? », demande Hamm, un pan de l’art contemporain en mu- tableaux, mais, comme l’a déclaré Go-
ce à quoi Clov répond : « Signifier ? sique, danse et vidéo ne suffit pas à dard, le cinéma est bien fini même si
84 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
on continue à réaliser des films.
Quelque chose persiste toutefois et suit
son cours dans cette fin qui dit à la fois
la clôture et la finition. TOUT SAUF ABSURDE
GRISAILLE LUMINEUSE En conjuguant le concret et l’abstrait sous le signe de l’exactitude,
La fin ne finit jamais avec Beckett, car Beckett fabrique une forme particulière de réalisme.
on peut toujours « rater mieux ». Le ra-
tage, l’écroulement, l’échouage offrent Par Christophe Bident
autant de dispositifs qui produisent des
résidus, des « moindres ». De la parole,
V
il ne reste plus que la bouche, de la tête ingt mille décès en Beckett programme des scénarios
pensante que le chapeau, du regard France, autant en Italie, répétitifs qui n’ont rien d’original et
qu’une paupière clignotante. La dispa- plus de 70 000 dans qui assument leur prévisibilité. Avec
rition des sujets laisse place à des phé- toute l’Europe : la cani- un rien de bon sens, même un en-
nomènes minimaux, affranchis de cule de l’été 2003 est meurtrière. fant entrevoit dès les premiers ins-
toute emphase verbale et symbolique. Elle atteint particulièrement les per- tants l’horizon des événements à ve-
Les œuvres « finales » de Beckett, bien sonnes âgées. Cet été-là, je relis Oh nir : qui pour croire que Godot
loin de se réduire à des expérimenta- les beaux jours pour la préparation arrivera, ou qu’écouter en boucle
tions mineures après ses grands chefs- d’un cours. De « l’étendue d’herbe une vieille bande enregistrée per-
d’œuvre, sont l’achèvement de ce long brûlée » au soleil torride et à la mort mettra à Krapp de réinventer sa vie ?
travail pour amoindrir la vue, la voix, lente, à l’extinction progressive de Pourtant, Beckett arrive à tirer de si-
la lumière, le mouvement. Les drama- tout geste possible et « toutes choses tuations uniformément désespé-
ticules, les pièces pour la télévision, les en train de se dilater », la canicule rantes de multiples formes de jovia-
esquisses radiophoniques accèdent à traverse la pièce de Beckett. Cette lité. C’est qu’il a sa propre conception
cette matière phénoménale qui pièce plutôt abstraite, à la situation du sublime, sa propre pratique de la
concentre l’attention sur un geste, un invraisemblable, prend soudain une drôlerie, et surtout peut-être son
souffle, un rai de lumière. Certes, tout consistance et une actualité saisis- propre sens de la surprise : il distille
flanche, tout s’enfonce progressive- santes qui en feraient presque un de petits accidents verbaux qui as-
ment, comme Winnie dans Oh les texte réaliste si elles n’étendaient pas surent le triomphe permanent de
beaux jours, dont n’apparaît plus que son potentiel allégorique en frap- l’invention langagière.
la tête et qui compte les petits restes à pant chaque réplique et didascalie
voir et à dire. Cependant il subsiste d’une étonnante exactitude. FOIRADES ET DRAMATICULES
toujours des crânes éclairés, des souve- La canicule renforçait ma convic- Peu à peu, Beckett sera sorti des re-
nirs de citations, des murmures à peine tion que Beckett n’est pas un écri- lations construites et des situations
audibles et d’infimes déplacements. Le vain de l’absurde et qu’il est encore déterminées. Des pièces et des ro-
néant ne gagne jamais définitivement. moins un auteur métaphysique. Ou, mans, il passe aux foirades et aux
Beckett lui préfère des éclipses de vi- faut-il dire, c’est à force d’un réalisme dramaticules. Le quadrilatère
sages et de voix qui disparaissent et ré- aux mille petites dénotations frag- sisyphéen laisse place à de petites
apparaissent dans une grisaille qui est mentaires que Beckett devient un fugues sans origine, et les variations
moins la couleur du désespoir qu’une auteur métaphysique, après avoir répétitives se brisent au profit d’un
vibration lumineuse. traversé le feu de toute forme de flux unique qui tombe à plat, en une
Le halo catastrophiste des œuvres réalité, politique, historique, char- seule fois. Les paysages construits
beckettiennes peut s’accorder à nos nelle, mentale, physique. Les godil- (au ras du sol ou au sommet d’une
imaginaires contemporains, toutefois lots d’Estragon appartiennent au colline) le cèdent à des objets sans
il ne porte aucun message sur la fin des monde des tranchées comme le mo- fond, flottants, saisis, sans lien. La
temps. Les grands discours y flottent nologue de Lucky sort d’une gueule peau des récits se craquelle comme
comme des spectres qui font plutôt rire cassée. Impossible de dire si le trau- le parchemin qui fait office de chair
que pleurer, laissant place à des lo- matisme qui traverse En attendant pour les figures du Dépeupleur. Les
giques sérielles, à des phénomènes so- Godot est brûlant ou apaisé. Beckett mondes sont saisis à l’arrêt et de-
nores et visuels. Lire, voir, écouter y a cependant glissé de nombreuses viennent inhabitables, comme si
Beckett, jusqu’au bout de ses amoin- références personnelles à la guerre tout finissait sur un souffle et « un
drissements, exige d’assumer le désen- qu’il a vécue, jusqu’aux noms espace jonché de vagues détritus ».
chantement, même si l’on continue à propres du village et du propriétaire Moins il aura été réaliste, plus il aura
chanter. Pour le meilleur ou pour le qui l’avaient accueilli, lui l’écrivain crispé son langage, plus Beckett aura
pire. Ou, comme il l’écrit, pour « le et résistant réfugié. été exactement politique.
moindre meilleur pire ».
Les visages
e tous les portraits
d’une œuvre
Les photos de l’écrivain semblent issues de ses textes,
d d’écrivains, ceux de
Samuel Beckett sont
parmi les plus re-
connaissables et les
plus attachants. Il faut
dire qu’il est bel homme, que son re-
gard porte. Et l’intuition d’un lien
entre beauté intérieure et beauté exté-
rieure est profondément enracinée en
comme s’il en était l’un des personnages – à moins qu’il nous. C’est ainsi, et nous nous jouons
ne jette « une image en pâture à la renommée ». bien des tours, certains de voir dans
Par Jakuta Alikavazovic la symétrie d’un visage quelque chose
du cœur tapi plus bas.
« Les traits mélangés de saint Fran-
çois et de Gary Cooper », écrit Pierre
Michon de Samuel Beckett. Ou, plu-
tôt, du portrait de Samuel Beckett
pris par Lutfi Özkök à l’automne
1961, qui parvient, dit-il, à représen-
ter en même temps les deux corps du
roi : « verbe vivant et saccus merdae ».
L’immatériel et l’enveloppe physique,
appelée à la dégradation et à la mort.
Visage en lame de couteau, nez pro-
noncé, prunelle limpide et clair-
voyante, auréole de cheveux blancs. Il
y a une grâce certaine aux photogra-
phies de Samuel Beckett. Et cette
grâce vient en effet d’une réconcilia-
tion temporaire entre le corps humain
et cette chose impalpable et imperson-
nelle que nous nommerons « l’essence
de la littérature ». La concordance, ici,
est d’autant plus miraculeuse que ces
deux dimensions travaillent la plupart
du temps l’une contre l’autre.
Nous avons tous, je pense, le souve-
nir d’une déception secrète à décou-
vrir la mine d’un auteur qui « n’a pas
la tête » de ses livres. Moi, ce fut J. G.
Ballard, qui ne ressemblait en rien
– en apparence – à l’auteur de Crash.
Pourtant, comme j’en suis venue à
chérir ce bon père de famille au visage
poupon, qui tranquillement tordait la
seconde moitié du XXe siècle en Occi-
dent pour en extraire tout l’impensé,
toute la folie !
Ce clivage humain, si humain, entre tient pas les pieds avant de les poser. »
l’œil et la tête, entre la tête et elle- Sans cette photographie-là de John
même, qui n’est jamais là où l’on croit, Haynes, ce n’est pas la tête de Samuel
qui n’est jamais contenue strictement Beckett que j’aurais oubliée, c’est cette
En 1959, devant le siège des éditions de en elle-même, me touche d’autant phrase de Pour finir encore et autres
Minuit, de gauche à droite : Claude Simon,
Alain Robbe-Grillet, Robert Pinget, Jérôme plus que je suis en mesure de l’associer foirades (Minuit, 1976) qui serait pas-
Lindon, Beckett et Nathalie Sarraute. à un visage dont la dignité et la sée inaperçue.
épistolaire
Samuel Beckett,
édition de George Craig
et al., traduit de l’anglais
(Irlande) par Gérard Kahn,
éd. Gallimard, 960 p., 58 €.
g
« iacometti mort. George De-
vine mort. Oui, conduis-
moi au Père-Lachaise, en
brûlant les feux rouges »,
écrivait Samuel Beckett à son amie Ja-
de l’échec et empereur de l’indigence
au soir de sa vie, dont on publie au-
jourd’hui le dernier des quatre tomes
de la correspondance.
Ce préambule en forme de descente
perclus. Peut-être. Il n’empêche. De
cette carcasse dont il détaille à vif le
délabrement à ses correspondants sont
sorties des pépites éclatantes dont la
brièveté abonde la charge corrosive :
coba Van Velde en janvier 1966. Bien aux enfers (La Divine Comédie est res- Le Dépeupleur, Pas moi, Compagnie,
dit, mal vu : l’auteur de Godot dut at- tée jusqu’au bout son livre de chevet) Mal vu mal dit, Quad, Cap au pire,
tendre encore vingt-quatre ans pour pourrait faire croire que cet ultime re- Foirades et Soubresauts, entre autres. Il
tomber, le 22 décembre 1989, dans le cueil n’est qu’un compte rendu ressassé est étonnant que le dernier tome soit
trou creusé à son intention non au des claudications d’un vieillard le plus épais de tous : les années
Père-Lachaise, mais au cimetière du
Montparnasse. Tout le temps, donc,
pour goûter aux aléas de l’existence et
à son lot d’emmerdements : santé et
vue chancelantes, hécatombe d’êtres
aimés, sollicitations en tous sens, pro- UN IMMENSE CHANTIER
blèmes récurrents avec les adaptations Ces quatre tomes sont le fruit du travail de
de ses pièces dans le monde entier, plus de quinze ans réalisé par les cher-
doutes sur la validité de son œuvre, cheurs de la Cambridge University Press.
passée, présente et encore à venir. Sans Rien n’a été simple. Beckett avait conié à
oublier le pire : l’attribution du prix son éditeur et ami Jérôme Lindon (Les Édi-
tions de Minuit) de strictes directives en
LOUIS MONIER/GAMMA
B
eckett entre en analyse obscure de mon prochain ou de moi-
avec Bion au début des an- même que, selon Freud, je ne peux ni « ON DIRAIT UN MÔME »
nées 1930 à la suite de la regarder en face ni même identifier. Franz Kaltenbeck a suivi, en prison,
mort de son père, auquel À suivre Franz Kaltenbeck, il s’agi- des personnes qui avaient martyrisé
il était très attaché. Il lit Freud et s’in- rait non seulement d’une anticipation puis tué un enfant. Il voulait notam-
téresse au concept de pulsion de mort, mais aussi d’un infléchissement voire ment comprendre pourquoi des pa-
dont Lacan fera un support essentiel d’une correction de Lacan par Beckett. rents s’acharnent sur un de leurs en-
de la jouissance, conçue fants tout en prenant soin des
comme un au-delà du prin- autres. Que représentait-il donc
cipe de plaisir freudien, pour eux ? En mettant en scène
qu’elle soit excès de plaisir ou des enfants bien étranges,
de souffrance. Ainsi, l’écri- Beckett donne des pistes : ainsi
vain lie explicitement son l’enfant messager d’En attendant
Sans relâche
Comédie-Française avec Fin de partie,
une pièce qu’il juge « plus inhumaine
que Godot ». Le metteur en scène, Gil-
das Bourdet, jugeant que « l’usage du
gris » est devenu « la marque d’une
Toujours intensivement mis en scène, Beckett certaine bienséance culturelle »,
n’a jamais connu de creux de la vague dans les théâtres. troque donc la « lumière grisâtre »
Les créateurs contemporains proposent de nouvelles pour un décor « framboise écrasée »
lectures de ses pièces, mais aussi de ses autres textes. et « sang de bœuf ». Informé par son
éditeur, Jérôme Lindon, Beckett met
Par Jean-Pierre Thibaudat son veto. La pièce se jouera finalement
devant un décor recouvert d’une
c
bâche. Beckett meurt peu après, le
’était un jour de janvier (l’avant-dernière répétition, avant la 22 décembre 1989.
1984, au crématorium du générale), qu’il juge « désastreuse »,
Père-Lachaise. Par une comme il le confie dans une lettre à « DÉMERDEZ-VOUS »
« lumière grisâtre », comme Barbara Bray le 24 mars 1960. Il re- Commence alors une nouvelle
il est indiqué au début de Fin de partie. vient le lendemain avec des proposi- époque, qui se poursuit aujourd’hui.
Assis, enveloppé dans son manteau en tions que le metteur en scène et l’ac- Celle de l’après. Celle où Beckett dit
veau retourné, Samuel Beckett atten- teur écoutent à peine. « Alors je me aux générations futures : « Démerdez-
dait que le corps de son ami Roger Blin suis énervé, j’ai dit “démerdez-vous” vous. » Les ombres des créateurs de ses
fût consumé. Les crémations n’étaient et je me suis tiré. Terminé pour moi pièces s’éloignent, les exigences de
pas alors monnaie courante dans le mi-
lieu du théâtre, et plus d’un manifesta
des signes d’impatience, certains quit-
tèrent même les lieux. Beckett resta
jusqu’au bout, sans bouger. Blin était
son cadet de un an, c’est à lui qu’il avait
donné sa première pièce après avoir vu
deux fois sa mise en scène de La Sonate
des spectres, de Strindberg, donnée de-
vant un public plus que clairsemé.
Roger Blin met en scène En atten-
dant Godot au Théâtre de Babylone en
janvier 1953. Quatre ans plus tard, c’est
Fin de partie (la pièce lui est dédiée).
PASCAL VICTOR/ARTCOMART
Beckett assiste aux répétitions. Il ne se
contente pas d’y assister comme il
l’avait fait pour Godot. Il intervient.
Non seulement pour modifier le texte
mais aussi pour discuter de la mise en
scène. « Ses rapports avec Blin et Mar- Catherine Samie, dans Oh les beaux jours, mis en scène par Frederick Wiseman
tin [Jean Martin, l’un des quatre ac- (Théâtre du Vieux-Colombier, Paris, 2005).
teurs qui créèrent Godot] tournent par-
fois au vinaigre », note son biographe, avec Blin » (même lettre). Par la suite, l’auteur aussi, les différences de re-
James Knowlson. Beckett allait souvent mettre en scène gistre entre ses textes écrits pour le
En 1960, Roger Blin crée en fran- ses propres pièces, les nouvelles théâtre, ses romans et ses courts textes
çais la troisième pièce de Beckett, La comme les anciennes. Il aura tôt fait s’estompent, l’écriture de Beckett est
Dernière Bande. Il doit jouer le rôle de se réconcilier avec Roger Blin, qui une. Sauf erreur de ma part, c’est en
unique de Krapp mais le confie fina- allait créer bientôt Oh les beaux jours 1981, lorsque le Festival d’automne
lement à René-Jacques Chauffard. avec Madeleine Renaud. Lors de la re- affiche treize spectacles Beckett à l’oc-
Beckett assiste à la couturière mise de son prix Nobel de littérature casion de ses 75 ans, qu’est mis en
et de la somme d’argent qui va avec, scène pour la première fois en français
Journaliste, écrivain et critique (longtemps il enverra un chèque à Blin avec ce l’un de ses textes non destinés au
pour Libération), Jean-Pierre Thibaudat
a publié dernièrement Le Festival mondial
mot : « Ni non, ni merci. » théâtre, Premier amour, par Christian
de Nancy, une utopie théâtrale (1963-1983) En 1988, Samuel Beckett, à 82 ans, Colin. Il y a là une brèche qui ne fera
(Les Solitaires intempestifs, 2017). entre enfin au répertoire de la que s’agrandir au fil du temps.
92 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
On observe aujourd’hui deux voies. cosignent la mise en scène de Godot d’une nappe noire qui lui coupe le
La première est celle des pièces à part en 2014, confient les rôles de Vladi- corps, le texte dialogue avec ses bras
entière, devenues, pour certaines, des mir et Estragon à deux acteurs ivoi- et son visage raviné de sillons ; en
classiques. La seconde est mixte : riens, si bien que ces derniers attendent 2017, debout, arpentant l’espace, s’as-
textes théâtraux moins connus car Godot comme deux émigrés africains seyant dans le public, paré d’un man-
plus extrêmes, qui excellent dans le teau vert et tenant une baguette, il or-
moindre, et textes non théâtraux, une De son vivant, chestre les mots avec un appétit
voie plus minoritaire mais essentielle. canaille. Le même Merlin dans La
En attendant Godot, Fin de partie, La il peut mettre son Dernière Bande, sous le regard d’Alain
Dernière Bande, Oh les beaux jours re- veto sur la couleur Françon et de Blandine Masson (il
viennent régulièrement au-devant de d’un décor. avait déjà interprété le rôle de Krapp
la scène sans avoir connu de purga- sous la direction de Matthias Lan-
toire. Devenues classiques comme les attendent le passeur qui leur facilitera ghoff), proposait une version qui avait
pièces de Shakespeare ou de Racine, le passage vers un ailleurs. Ces deux peu à voir avec celle de Robert Wil-
elles peuvent prendre des significa- dernières mises en scène ont en com- son, elle-même très éloignée de celle
tions très différentes selon le contexte mun de mettre en évidence l’humour de Jacques Weber sous la direction de
et les interprètes. sous-jacent de bien des répliques. Peter Stein, trois interprétations de
Si on peut rapprocher la mise en C’est aussi la drôlerie qui éclate dans haut vol. Il en va de même pour les
scène de l’Albanais Arben Kumbaro, la mise en scène magistrale de Fin de différentes interprètes du rôle de Win-
qui met en scène Godot à Tirana dans partie, en 2011, du peu doué pour la nie, depuis la création indépassable de
les dernières heures du règne d’Enver franche rigolade qu’est Alain Françon, Madeleine Renaud.
Hoxha, et celle de Susan Sontag, qui où Hamm est interprété par Serge On présente plus rarement les autres
textes théâtraux de Beckett (il avait
lui-même mis en scène Va-et-vient, Pas
moi, Pas pour la compagnie Renaud-
Barrault), plus minimalistes, plus
courts. Beckett les appelle parfois dra-
maticules. Bruno Meyssat s’y est attelé
cette saison, pour la seconde fois. Avec
force, comme du théâtre en apnée.
Dans tous les textes de Beckett,
quelqu’un parle, ou plutôt s’extirpe
provisoirement du silence. S’essaie au
dire. L’acteur David Warrilow, pour
TRISTAN JEANNE-VALES/ARTCOMPRESS
« JE, QUI ÇA ? »
résultat, c’est une percée vers un
monde inexploré, où on avance à tâ-
tons pour voir, cerner l’incernable
avec les moyens du bord. Il s’agit de
Chez Beckett, celui qui parle est pris entre l’impossibilité de bien tenter, jamais de réussir (« Essayer en-
dire et celle de se taire. Il avance à tâtons, dans l’incertitude de soi. core. Rater encore. Rater mieux en-
Par Jacques Serena core » ; « J’estime qu’être un artiste est
échouer comme nul autre n’ose
échouer, que l’échec constitue son
univers, et refuser d’échouer consti-
A
vec Beckett, les repères travers le brouillard de son jugement tue une désertion »).
habituels de la fiction sans tenter de lui donner des dehors On avance en pleine incertitude. À
sont brouillés, ni espace traditionnels de clarté, de rationa- commencer par celle d’être. On
ni temps, ni début ni lisme (« Clair pour moi que l’obscu- avance avec du mal à s’y croire, à se
fin, ni intrigue ni fil conducteur. Mais rité que je m’étais toujours acharné à prendre pour soi (« Mes vases de nuit,
la révolution essentielle est celle des refouler est en réalité mon meilleur » ; en fait ils ne sont pas à moi mais je dis
personnages, les espèces d’identités « La véritable conscience, c’est le mes vases, comme je dis mon lit, ma
aléatoires qui en tiennent lieu (« Je, chaos, une commotion mentale grise fenêtre, comme je dis moi »), du mal
qui ça ? »). Le narrateur n’a plus rien à se trouver des raisons d’être (« Ce
d’omniscient, il est dans le bain Clair pour moi que je faisais là, question à laquelle je
jusqu’au cou, témoin parmi d’autres n’ai jamais su trouver la bonne ré-
dans le chaos du monde qu’il perçoit que l’obscurité que ponse » ; « Mais ce n’est pas moi, où
tant bien que mal, tant mal que pis, je m’étais toujours est-ce que je suis, qu’est-ce que je fais,
et ce narrateur témoin assume la per- acharné à refouler pendant ce temps ? » ; « Tu sais
ception confuse inhérente à l’enten- quelque chose ? Je n’ai jamais été là »).
dement défectueux de l’espèce. Pris est en réalité mon Relire Beckett me ramène à un fait
entre l’impossibilité de dire (« Rien meilleur. divers qui m’a marqué, cet Américain
n’est dicible ») et l’impossibilité de se jugé en 1970 pour de multiples délits
taire. Chez Beckett, le discours tient sans prémisses ni conclusions ni pro- et relaxé pour cause de personnalités
le personnage et non l’inverse. Et ce blèmes ni solutions ni procès ni juge- multiples. Me ramène au professeur
dernier s’efforce de restituer faits, ments » ; « Un respect instinctif pour Charcot qui, sous hypnose, faisait dis-
gestes et considérations contiguës à ce qui est réel et n’est donc pas clair courir en langues étrangères des
par nature. Quand cela passe tant femmes qui, éveillées, maîtrisaient à
Auteur de plusieurs romans, la plupart
bien que mal en mots, on est appelé peine celle de leur naissance. Me ra-
édités chez Minuit depuis 1989, Jacques obscurantiste. Ce sont les classifica- mène à Jung qui, lors d’une confé-
Serena écrit aussi pour le théâtre. teurs qui sont obscurantistes »). Le rence donnée en Irlande et à laquelle
Beckett assistait, évoquait le cas d’une
patiente qui, d’après lui, n’était jamais
née. Relire Beckett avec ces échos en
tête me l’éclaire, autant que faire se
peut. Quand le narrateur déclare
n’avoir rien à voir avec ses person-
nages, ses représentants en existence,
dit-il, ajoutant ne jamais se confondre
avec eux, puis, dans la foulée, le met-
tant en doute (« Et si après tout nous
ne faisions qu’un, malgré mes dénéga-
tions ? » ; « Quelqu’un parle de soi, c’est
ça, au singulier, voilà, un seul, le pré-
PASCAL VICTOR/ARTCOMART
e
ce dernier aboutira.
n 1936, Samuel Beckett du court métrage de Samuel Beckett Le titre initial du scénario est Eye
écrit une lettre, restée sans et Alan Schneider, Film. Visiblement (« Œil »), conçu comme une « pièce
réponse, à Sergueï M. ému, le mythique acteur américain pour un œil et quelqu’un qui ne re-
Eisenstein. Il souhaitait in- avoue assister pour la première fois à garderait pas ». Peu à l’aise avec le dis-
tégrer le cours de mise en scène que le un festival de cinéma – qui plus est positif technique, le célèbre drama-
célèbre réalisateur avait créé à l’école pour un film qu’il a souvent déclaré ne turge fait appel à Alan Schneider, qui
soviétique de cinéma, le VGIK. Près de pas comprendre. avait dirigé, en 1961, la première adap-
trente ans après, en septembre 1965, L’idée de confier à Beckett la réalisa- tation d’En attendant Godot pour la
Buster Keaton est ovationné au Festi- tion de son premier (et seul) film re- télévision américaine. La caméra de-
val de Venise à l’issue de la projection vient à l’éditeur américain Barney vant se substituer à un œil humain, il
Rosset. Celui-ci avait subi quelques dé- était impératif de trouver un opéra-
Docteur en études cinématographiques,
convenues en tant que producteur teur qui relèverait le défi d’un film
Gabriela Trujillo est chargée de l’action avant de diriger Grove Press, une mai- tourné presque entièrement en caméra
culturelle à la Cinémathèque française. son d’édition qu’il fait connaître par ses subjective. C’est pourquoi Arthur
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 95
dossier Samuel Beckett
Ornitz puis Haskell Wexler se- la ville, puis ceux d’une chambre pâle, Mais Œ, qui le traque, réussit à trou-
ront sollicités. Mais c’est finalement pleine d’yeux. ver un « angle d’immunité » : un es-
l’opérateur mythique des films de Jean Le défi de Film est de creuser dra- pace dans lequel il sort de la vision pé-
Vigo et de Sidney Lumet, frère cadet matiquement, à travers une réduction riphérique de sa proie – c’est-à-dire
des hérauts du « ciné-œil » soviétique graphique et géométrique, l’hypo- que si Œ se situe à moins de 45° par
Dziga Vertov et Mikhaïl Kaufman, thèse avancée par la philosophie em- rapport à l’axe que constitue la direc-
Boris Kaufman, qui s’en chargera. pirique de George Berkeley au tion dans laquelle avance O, ce der-
L’action de Film se situe un jour de XVIIIe siècle : Esse est percipi (« Être, nier se croit invisible. Il suffit que, par
l’été 1929 – une date quelconque, au c’est être perçu »). Dans sa correspon- accident ou volontairement, Œ dé-
lendemain de la fin du cinéma muet. dance avec Barney Rosset, Beckett passe cet angle de vision, espace de
Le rôle principal avait été proposé à écrit qu’il cherche à raconter l’histoire pure mauvaise foi, pour que l’objet O,
Charlie Chaplin puis à Zero Mostel, d’un homme si naïf qu’il prendrait au conscient de sa présence et alarmé, se
sans succès. Le comédien irlandais Jack pied de la lettre le principe de l’évêque dérobe de nouveau, poussant ainsi
MacGowran, habitué du répertoire de Cloyne. Il précise dans le scénario jusqu’à l’absurde les conséquences de
beckettien, annule quant à lui son en- que « perçu de soi subsiste l’être sous- l’axiome de Berkeley. Le tragique du
gagement quelques semaines avant le trait à toute perception étrangère, ani- personnage de O, incarné par un Bus-
début du tournage, et c’est alors ter Keaton méconnaissable, est
que l’équipe se tourne vers Bus- qu’il ne peut pas s’échapper.
ter Keaton, qui vivait reclus en
Californie. Beckett se rend aux L’ANNONCE D’UN MONDE
États-Unis pour la seule fois de SOUS SURVEILLANCE
sa vie, afin de rencontrer le co- Ce que Film rappelle est à la
médien et de participer au tour- fois l’angoisse et le désir de se
nage, qui débute à l’été 1964 sentir perçu : de ce point de
dans la ville de New York. vue, il est de toute actualité. Il
semblait annoncer le drame
UNE FUITE DÉSESPÉRÉE d’un monde sous surveillance
Film, avec son titre programma- auquel l’individu ne pourrait
tique et volontairement tauto- pas échapper. Mais, encore plus
logique, est une brève œuvre in- pathétiquement, Film figure la
classable, où le cinéma met en dystopie d’un monde où l’indi-
jeu sa capacité réflexive. Après vidu serait obligé d’être vu pour
cette unique expérience cinéma- atteindre à son essence. C’est
tographique, Beckett constate pourquoi, à l’ère des frontières
STEVE SCHAPIRO/CORBIS VIA GETTY IMAGES
CINÉ-FILS DE BECKETT égal. […] Tant mal que mal s’en vont
et jamais ne s’éloignent. Vus de dos.
Tous deux courbés. Unis par les mains
étreintes étreignant. Tant mal que mal
L’auteur est une référence majeure pour Michael Haneke et David s’en vont comme un seul. Une seule
Cronenberg : un idéal de dépouillement et d’incarnation. ombre. Une autre ombre. » Vers la
Par Sarah Chiche mort, donc.
M
À BRAS-LE-CORPS
ichael Haneke et Sa- mourir. Sa monstruosité à elle, tout en- David Cronenberg est tout aussi ob-
muel Beckett ont un fant qu’elle est, réside en ce qu’elle veut sédé par la mort et la finitude, mais il
point commun. Ils ne voir des gens mourir – et si possible les les explore, dans son cinéma comme
croient guère à la réalité filmer en train d’agoniser. Ces deux-là dans son premier roman, Consumés,
ni aux mots qui la nomment. « Nom- étaient faits pour s’entendre. Les voilà par un bord plus charnel, notamment
mer, non rien n’est nommable, dire, coincés dans une réception. Un ma- celui des transformations ou des hy-
non rien n’est dicible, alors quoi, je ne riage s’annonce. L’occasion, pour le bridations de la chair. « Pour moi, le
sais pas, il ne fallait pas commencer », vieil homme et l’enfant, de s’extraire premier fait de l’existence humaine,
dit le narrateur dans le onzième des du champ social, pour aller se livrer à c’est le corps humain. Mais, si vous
Textes pour rien. On a souvent entendu un macabre scénario qui s’improvise prenez à bras-le-corps la réalité du
ces mêmes propos dans la bouche du sous nos yeux mais dont on comprend corps humain, alors du même coup
LES FILMS DU LOSANGE/X FILME CREATIVE/WEGA FILM/COLLECTION CHRISTOPHEL - ZUMA PRESS/AURIMAGES
cinéaste autrichien. Haneke n’a jamais qu’il était peut-être bien écrit de longue vous vous confrontez à notre morta-
caché son admiration pour le dépouil- date. Il faut regarder Fantine poussant lité, et c’est une chose très difficile à
lement et la sobriété des romans et du sans ciller le fauteuil de son grand-père faire parce que l’esprit conscient de soi
théâtre de Beckett. Quand on lui de- vers une eau où il pourrait se noyer, en ne peut pas imaginer la non-existence.
mande quel est son plus grand désir de C’est impossible à faire. » Raison pour
cinéaste, il répond que c’est « d’at- Main dans laquelle Cronenberg revendique expli-
teindre l’extrême simplicité » et que la main ils vont citement, dans ses interviews, l’in-
Beckett est (avec Kiarostami, il est fluence de Beckett sur ses films La
vrai) son idole à ce niveau-là. Ce que tant mal que mal Mouche, Spider et Cosmopolis. Par-delà
l’on sait moins, c’est que la dernière d’un pas égal. la diversité de leurs sujets, ces films
scène du dernier film du cinéaste au- montrent des personnages en scène,
trichien, Happy End – un titre à la ayant en tête ces lignes de Cap au pire : dans des espaces confinés où ils vont
Beckett –, est partiellement inspirée « Peu à peu un vieil homme et un en- perdre, absurdement, tout contrôle
d’un passage de Cap au pire. Qu’y fant. Dans la pénombre vide peu à peu d’eux-mêmes comme de la situation.
voit-on ? Une gamine, à peine sortie de un vieil homme et un enfant. N’im- La tête n’y est plus. Le cœur n’y est
l’enfance, poussant la chaise roulante porte quoi d’autre ferait aussi mal l’af- plus. Et pourtant, ils fonctionnent
de son grand-père vers la mer. Il veut faire. Main dans la main ils vont tant – mais pour combien de temps en-
mal que mal d’un pas égal. Dans les core ? L’influence du grand Sam
Psychanalyste et écrivaine, Sarah Chiche
mains libres – non. Vides les mains semble du reste avoir étrangement dé-
est l’auteur d’Éthique du mikado. Essai sur libres. Tous deux dos courbé vus de teint jusque sur le visage du réalisateur
le cinéma de Michael Haneke (Puf, 2015). dos ils vont tant mal que mal d’un pas canadien, devenu son sosie.
silence, deux jours plus tard, il était en- personne armée dans le public « cela
core là, pressé contre les poitrines, blotti aurait été une tout autre histoire ». Un
au creux des mains. Dans les librairies, discours-coup de canon. Des mots qui
on se l’arrachait comme un prix Gon- blessent comme des balles. La mala-
court. Les citations de l’écrivain amé- dresse d’un homme qui frôle la stupi-
ricain inondaient l’internet. « Paris en dité. Choqués, les proches des victimes
valait toujours la peine, et vous receviez ont aussitôt rétorqué sur la Toile en dé-
toujours quelque chose en retour de ce versant leur amertume et leur colère.
que vous lui donniez », murmurait Et comme une petite bougie dans
l’une d’elles, piochée parmi les pages de l’immensité de la nuit, le récit de He-
ce joyeux hommage à la Ville lumière, mingway est discrètement ressorti des
publié en 1964. L’ouvrage fut vite pro- étagères. « Je l’ai relu d’une traite. Il me
pulsé à la première place des ventes de fallait m’abreuver de douceur. Ce livre,
biographies et autobiographies sur écrit par un Américain, a tout compris
Amazon. Comme un hymne à la paix à la vie. Il est l’antithèse du président
et à la beauté. américain », me confie un habitant du
Les mois, les années ont passé. Paris 11e arrondissement, épicentre des at-
a retrouvé ses habits de fête. La ville a tentats du 13 Novembre. Le titre du
boutonné ses atours de nouveaux codes roman-réconfort a même inspiré un
et mesures de prévention. Il a fallu se film collaboratif, Paris est une fête, at-
DR
familiariser avec les patrouilles mili- tendu à la rentrée sur les écrans fran-
taires. Mémoriser le vocabulaire anti- çais. L’histoire, qui débute dans une
terroriste. S’accoutumer aux alertes et fête parisienne, est celle d’une jeune
aux nouvelles attaques. Aux exercices femme qui s’éprend d’un garçon. Elle
es mots contre les balles… et de confinement dans les écoles, aux en- prévoit de le retrouver à Barcelone mais
l la bêtise ! Souvenons-nous,
c’était au lendemain des at-
tentats du 13 novembre 2015.
Dans un sursaut vital,
quelques Parisiens téméraires
s’aventuraient de nouveau en terrasse,
un livre, Paris est une fête, sous le bras.
À une vitesse éclair, des cortèges
d’hommes et de femmes leur emboî-
fants qui vous disent : « On s’est caché
sous les tables. On a
joué à la guerre, aux
méchants et aux gen-
tils » en rentrant à la
maison. Un Paris dif-
férent, moins inno-
cent, plus prudent.
Mais un Paris qui
rate son avion. L’appareil décolle sans
Ju in 2018
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