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L'homme Et L'animal

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M 07952 - 6 - F: 5,90 E - RD

3’:HIKRTF=WUZ^U^:?a@k@k@g@a";
manifesto

Nous ne sommes pas


seuls au monde

l
Par Raphaël Glucksmann*

philosophique, éthique, politique dont colocataires. Chemin faisant, à partir


on est encore loin de percevoir toutes du moment où l’on accepte pareille
les implications était en gestation. conversion du regard, nos certitudes
Résolument cartésien, j’ai moi- les plus absolues s’effritent les unes
même longtemps refusé de prêter la après les autres. Nous sommes saisis
moindre attention aux discours ani- d’un doute hyperbolique, un vertige
malistes ou antispécistes. Je me disais dont l’humanisme moderne, dans son
comme beaucoup qu’il fallait peu se acception classique et isolationniste,
préoccuper des innombrables souf- ne se relèvera pas.
frances humaines pour s’intéresser au- Les choses ne pouvant simplement
tant aux peines animales. Je ne voyais rester en l’état éternellement, deux
e temps pas le lien. Puis j’ai évolué. La prise au voies s’ouvrent à nous. Nous pouvons
du divorce touche à sa fin, et il nous sérieux du réchauffement climatique fuir en avant dans l’hybris ou entamer
faut désormais penser les termes d’un a commencé à ébranler mes préjugés. une révolution mentale, celle de l’hu-
(re)mariage. Pendant des siècles, Alors que la maison brûlait, les milité : soit le transhumanisme fait de
l’homme occidental fut le célibataire hommes ne pouvaient plus faire l’homme une sorte de Dieu-machine
le plus endurci de la création. Il s’est comme s’ils n’appartenaient pas à un (et le tue), soit un humanisme dif-
coupé du vivant qui l’entourait. Entre
lui et l’animal, il a postulé un gouffre Résolument cartésien, j’ai moi-même
aussi profond que celui qui le sépare
de Dieu : une distinction de nature et longtemps refusé de prêter la moindre
non de degrés. Nos modes de produc- attention aux discours animalistes.
tion, de consommation, d’alimenta-
tion, de vie : tout ou presque découle monde vivant et fini. Il fallait repen- férent émerge, un humanisme de la
de ce postulat originel. Voici l’im- ser notre rapport à la nature et à nous- relation et non plus de la séparation,
muable ordre des êtres et des choses mêmes, s’intéresser aux autres êtres faisant de la préservation de la maison
auquel s’attaque l’irruption de la cause sensibles qui habitent avec nous l’oikos, commune son horizon. L’heure du
animale dans l’espace public. la maison commune qu’est la Terre et choix est venue. 
Ses premiers activistes paraissaient que nos pratiques mettaient en péril.
loufoques aux yeux d’une large ma- Habiter la même maison ne veut
jorité d’entre nous. Ils passaient au pas dire que nous y occupons tous la
mieux pour de gentils hurluberlus, au même place ou que nous y tenons un
pis pour des fous dangereux. Il s’agis- rôle similaire. Cela suppose par contre
sait, disait-on, d’une mode passagère. une considération nouvelle pour nos
En réalité, une immense révolution interrelations, nos responsabilités de * Directeur du Nouveau Magazine littéraire.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 3


La ville d’ISSYLESMOULINEAUX et la librairie CHANTELIVRE
présentent
Sous le parrainage de Invité d’honneur
Catherine CLÉMENT SERGUEI

FESTIVAL
DU LIVRE
DU LIVRE
D ’ IISSSSY-
Y-LLEESSS---M
MO
M OU
O ULLLIIN
U IN
NEEEAA
AUU
UXX
X

SAMEDI 16 JUIN
de 14h à 18h
Conférences et dédicaces
Animations pour toute la famille
Avec la présence exceptionnelle de
Bernard PIVOT et Cécile PIVOT

PLACE DE L’HÔTEL DE VILLE


www.issy.com/festival-du-livre Mairie d’Issy
sommaire Le Nouveau Magazine littéraire • N° 6 • Juin 2018

3 Manifesto notre bibliothèque


par Raphaël Glucksmann hommage
cosmopolis 54 Philip Roth
ILLUSTRATION SÉVERIN MILLET POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE - ILLUSTRATION NINI LA CAILLE POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE - NANCY CRAMPTON/OPALE/LEEMAGE - JANE BOWN/TOPFOTO/ROGER-VIOLLET

6 Actus, décryptages, par Marc Weitzmann


repères iction
8 Lettre d’amour 58 Ulysse à Los Angeles
à Tom Wolfe 63 Edna O’Brien
par Philippe Labro
non-iction
les idées
24
66 Camille de Toledo face
14 Ciao Europa ! Le vertige à un prophète d’Israël 
du désamour italien 68 Clément Rosset
par Stefano Montefiori 72 Svetlana Alexievitch
18 L’anarchisme, une idée
neuve par Maxime Rovere les arts
20 Sécurité routière : 74 Monet, un bain d’abstraction
une France à deux vitesses par Patrick Grainville
par Georges Vigarello 76 Christophe Chassol, l’oiseau
22 Hollande, in extremis rare par M.-D. Lelièvre
par Nicolas Domenach dossier Samuel Beckett
conversation 82 Par-delà l’apocalypse
24 Macron en question par François Noudelmann
Raphaël Enthoven face à 85 Tout sauf absurde
par Christophe Bident

34
Raphaël Glucksmann
86 Les visages d’une œuvre
en couverture par Jakuta Alikavazovic
Pour un nouveau contrat 89 Fin de partie épistolaire
avec le vivant par Alain Dreyfus
36 La planète en garde 90 Ce qu’il apprend
partagée par Alexis Brocas aux psychanalystes
37 « Le souci de soi et du par Geneviève Morel
monde » par Corine Pelluchon 92 Sans relâche au théâtre
42 Nous vivons dans un par Jean-Pierre Thibaudat
charnier par Florence Burgat 94 « Je, qui ça ? »
43 Pratiques alimentaires : par Jacques Serena
des paroles aux menus 95 L'expérience de Film
44 Peta : les dix par Gabriela Trujillo
commandements
le roman d'un livre
54
d'un activisme glamour
par Marie-Dominique Lelièvre 98 Paris est une fête, anti-
48 Les plantes encore en friche Trump par Delphine Minoui
par Emanuele Coccia
50 Des poulpes aux loups,
un déferlement éditorial idées, débats,
récits...
ONT ÉGALEMENT COLLABORÉ À CE NUMÉRO :
François Bazin, Simon Bentolila, Maialen Berasategui, Patrice
Bollon, Eugénie Bourlet, Jacques Braunstein, Olivier Cariguel,
Sarah Chiche, Camille-Élise Chuquet, Fabrice Colin, Julia Deck,
Juliette Einhorn, Jeanne El Ayeb, Valentine Faure, Alexandre
Gefen, Jean Hurtin, Pierre-Édouard Peillon, Bernard Quiriny,
Valentin Robac, Muriel Roi, Maxime Rovere, Camille Thomine.

En couverture : Photo Mike Watson/Moodboard/Getty


Images. Illustration Antoine Moreau-Dusault pour Le
Nouveau Magazine littéraire.
© ADAGP-Paris 2018 pour les œuvres de ses membres
reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Ce numéro comporte 3 encarts : Rejoignez-nous sur les réseaux

80 sociaux et sur notre site Internet


1 encart abonnement Le Nouveau Magazine Littéraire
sur les exemplaires kiosque France.
1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque
Suisse et Belgique. www.nouveau-magazine-litteraire.com
1 encart VPC Blake & Mortimer sur les abonnés.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 5


cosmopolis Actus · Décryptages · Repères

la planète
idées
De Friday Harbor à Hô Chi Minh-Ville en passant
par Dubrovnik, entre écologie et psychanalyse,
tour du monde des concepts, des lieux et
des auteurs les plus prometteurs.

Friday Harbor (États-Unis)

JUSQU’ICI TOUT
VA MAL Londres
Après des études de finances,
le Français Julien Wosnitza, Manchester
A HISTORY
24 ans, a rejoint l’ONG Sea She- OF VIOLENCE
pherd installée dans l’État de AU PUB « Violence et société » au pro-
Washington aux États-Unis. AVEC ENGELS gramme d’une conférence
Son fondateur, l’activiste écolo- Pour conclure un mois de com- internationale dans les locaux
giste Paul Watson, a d’ailleurs mémoration du bicentenaire de l’université de Londres à
écrit la préface de son essai de la naissance de Marx, Man- Bloomsbury, le 9  juin. Une
Pourquoi tout va s’effondrer conférence qui ratisse large Dubrovnik
chester s’intéresse à… Engels.
(Les Liens qui libèrent). En un puisqu’il sera aussi bien ques-
court texte compact divisé en
Normal, puisque c’est dans
tion de la violence comme der- L’ART SUR LE DIVAN
cette ville qu’il a écrit le texte
12  chapitres, Julien Wosnitza nier ressort du pouvoir à travers La cité croate accueillera du
qui l’a fait remarquer de Karl
démontre avec rigueur com- l’exemple du nazisme que de la 27 juin au 1er juillet la 35e Confé-
Marx, La Situation des classes
ment tout est connecté. Bio- violence dans la construction rence internationale de psy-
laborieuses en Angleterre,
diversité, réchauffement clima- du trotskisme. Mais aussi des chologie dans les arts, qui,
alors qu’il y dirigeait une des
tique, ZAD, revenu universel… violences faites aux femmes chaque année, envisage la
usines de son père. Le 8 juin, un
Pour lui, la catastrophe éco- dans des contextes comme culture à travers les différentes
périple passant par les pubs
logique majeure devrait se pro- ceux de la guerre en Libye, du écoles de la psychologie et de
préférés des deux rédacteurs
duire d’ici à quinze ans, comme conflit nord-irlandais ou de la la psychanalyse. « Le stade oral
du Manifeste du parti commu-
le pronostiquait déjà le Club de Turquie contemporaine. Sans dans les films de Kechiche »,
niste marquera la fin des
Rome en 1972. Trop de temps a oublier les violences inter- « La neuro-philosophie de Pla-
festivités.
passé, et il faudrait désormais raciales aux États-Unis, les ré- ton  », «  L’ambivalence entre
que les Occidentaux divisent ponses aux violences reli- mères et filles d’après Freud et
leur niveau de vie par six pour gieuses dans le monde musul- Chantal Akerman », « Le désir
inverser la tendance. Le monde man ou la violence verbale sur de Juliette [celle de Shake-
n’en prend pas le chemin : « Il les réseaux sociaux. Bref, un pa- speare]  »… Voilà quelques
n’y a aucun moyen d’éviter norama glaçant qui démontre exemples des titres poétiques
l’effondrement. Mais on peut que, si le monde est aujourd’hui des contributions aux éditions
prendre des mesures pour limi- statistiquement moins violent précédentes, qui sont à retrou-
ter la chute. » Et il indique vingt qu’hier, cette violence est tou- ver, en anglais, sur le site du ré-
pistes à suivre, allant du zéro jours plus protéiforme. seau : journal.psyart.org.
déchet aux vélomobiles.

6 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


ils ont dit

LAURENT EMMANUEL/AFP
Jean-Luc Godard réinvente la conférence de presse à Cannes.

 Le cinéma, c’est en Seine-Saint-Denis,


Hô Chi Minh-Ville de ne plus trop montrer présenté à l’Assemblée
ce qui se fait, que vous le 31 mai par François
TOUS AZIMUTS voyez tous les jours Cornut-Gentille
(Les Républicains,
La 10e Conférence sur le lan- sur Facebook, mais ce
Haute-Marne) et
gage, l’innovation, la culture qui ne se fait pas,
Rodrigue Kokouendo
et l’éducation (Iclice) aura lieu et que vous ne voyez (La République en
à Hô Chi Minh-Ville, au Viêtnam, jamais sur Facebook. » marche, Seine-et-Marne).
les 29 et 30 juin prochains. Un Jean-Luc Godard durant
signe d’ouverture de la part sa conférence  Nous voulons […]
de presse via FaceTime
d’une des dernières dictatures traiter les inégalités
au Festival de Cannes.
communistes du monde ? C’est à la racine, en formant
ce que veulent croire les orga- mieux, en qualiiant
 Les femmes
nisateurs de cette manifestation mieux, en donnant
peuvent s’identiier
dont les précédentes éditions des emplois. Ça nous
à des héros masculins,
s’étaient déroulées à Londres, autorise ensuite
il est temps que les
Singapour ou Bangkok. Kevin à réduire le montant
spectateurs hommes
Mark, universitaire américain des aides sociales
puissent s’identiier
ayant fait ses études à Oxford qui sont distribuées
AGENCE ANNE & ARNAUD - WHITEIMAGES/LEEMAGE - MINT IMAGES/ANDIA.FR - STÉPHANE LEMAIRE/HEMIS.FR

à des héroïnes. »
et enseignant la littérature fran- pour compenser
çaise au Japon, est à lui seul le ces inégalités. »
symbole de l’ambition de ces Bruno Le Maire, ministre
conférences, qui font de la de l’Économie, le 19 avril
confiance en soi des ensei- sur Europe 1.
Pages réalisées
gnants comme des élèves par Valentine Faure MUSTAFA YALCIN/ANADOLU AGENCY/AFP - YASIN OZTURK/ANADOLU AGENCY/AFP
leur pivot. et Jacques Braunstein  Les sanctions
contre l’Iran seront les
Marlène Schiappa, plus dures de l’histoire
secrétaire d’État chargée […]. Chaque pays devra
de l’Égalité entre les y participer. »
femmes et les hommes,
s’exprimant à Cannes.

 Le moins bien


doté des établissements
scolaires parisiens
reste mieux doté
que le plus doté
des établissements de
la Seine-Saint-Denis. » Mike Pompeo, secrétaire
Rapport d’évaluation d’État des États-Unis,
de l’action de le 21 mai, devant
la puissance publique The Heritage Foundation.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 7


cosmopolis

la lettre d'amour
DE PHILIPPE LABRO
L’écrivain et homme de presse français rend hommage à son ami Tom Wolfe, géant de la littérature
américaine et héraut du « nouveau journalisme », disparu le mois dernier.

Mon cher Tom,


Je ne peux m’habituer à et garçons des campus, les flics de
l’idée que je ne vais plus te revoir, dans Miami. Quelle œuvre, quel tableau de
ton appartement de la 74e Rue, quand, ce contradictoire pays sauvage, obsédé
pour recevoir ton ami, tu t’habillais par le fric, le cul, la violence, la re-
comme toujours, costume blanc, cra- connaissance sociale ! On te lisait
vate à pois sur chemise bleue, guêtres comme on avait lu Balzac, Zola, Mau-
aux pieds, chaussures blanc et bleu passant, Huysmans, quelques-uns de
– tout cela sur mesure, fabriqué dans tes maîtres en littérature.
des échoppes new-yorkaises dont tu Tu ne croyais qu’à une vertu : celle
étais seul à connaître les adresses et les du terrain. La rue. Les gens et les
artisans. Je ne peux m’habituer à l’idée choses. Faut aller voir. Tu y allais, t’im-
que je ne t’entendrai plus, de cette voix misçant chez les riches bien-pensants
presque chuchotante, avec ton ineffa- de Park Avenue pour fustiger leur « en-
çable accent de Richmond, Virginie, le gagement » à coups de petits fours au
Sud ! Avec ces mots et ces formules choi- roquefort servis aux Black Panthers par
sies, autant que dans tes formidables des Noires vêtues de blanc et gantées,
livres, romans, essais, nouvelles, articles aussi, de blanc. Cet article te valut
de presse, me dire ta vision de l’Amé- d’être ostracisé par le politico-
rique, des clowns au pouvoir, des luttes intellecto-correct et traité de « nazi »,
entre communautarismes, des courses mais tu ne t’en souciais guère. Au
effrénées vers l’obtention d’un statut de contraire, je pense que tu aimais cela.
la part de tous les sujets de tes romans, Tu ne croyais qu’au travail, « rajou-
qui n’étaient pas que des romans. Tu as tant » au contraire de Flaubert qui, lui,
perdu la vie, perclus de fatigue, m’a dit soustrayait sa prose, tu créais des mots,
des onomatopées, des métaphores, des
Une Amérique, images, et, lorsque tu n’arrivais pas à
À LIRE sauvage, obsédée trier dans le magma du réel, tu l’écri-
vais à ton éditeur, qui te disait : « Pas
par le fric, le cul, grave, on publie tel quel » – et c’est
LE BÛCHER
DES VANITÉS, la violence... ainsi, avec deux ou trois autres (Hyams,
Tom Wolfe, Breslin, Talese), que s’inventa le « nou-
ILLUSTRATION ALINE ZALKO POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

traduit de l’anglais (États-Unis) ta veuve, Sheila, qui fut ta gardienne, veau journalisme ». Car tu étais un in-
par Benjamin Legrand,
éd. Le Livre de poche,
ton agente, ta première lectrice, ton ac- venteur, un innovateur doué d’une
918 p., 9,90 €. compagnatrice au cours de tes inces- prose Technicolor à la ponctuation hys-
sants périples aux quatre coins des États- térique. J’ai aimé et j’aime l’exemple
Unis, pour des enquêtes qui duraient que tu nous as donné, à moi et à des
de trois à neuf ans, afin d’accumuler milliers d’autres plumitifs. Tu es un
assez d’éléments vrais pour ensuite mentor, Tom, et ceux qui se sont arrê-
construire une fiction. Ta fatigue, à tés à ton image de dandy n’ont rien
88 ans, venait sans doute de ces travaux compris à ta sérieuse ambition : « Ex-
herculéens qui te propulsèrent dans des primer le chaos de la vie et de la société
Né en 1936, Philippe Labro, écrivain, univers insolites et foisonnants de vies en apportant une qualité documentaire
journaliste, réalisateur, a préfacé l’édition
française du recueil de Tom Wolfe,
et d’histoires : les pilotes de l’espace, les avec l’espoir de créer un effet tel que
Où est votre stylo ? Chroniques d’Amérique juges et financiers du bûcher des vani- le lecteur en sera stupéfait. » Je t’em-
et d’ailleurs (rééd. Pocket, 2018). tés, les milliardaires d’Atlanta, les filles brasse, mon stupéfiant ami. 

8 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


cosmopolis

retour vers le futur intelligence


VOUS CROYEZ ÊTRE EN 2018 ? service
BIENVENUE EN 1944. MeToo, YouToo…

Il  croque le président du


conseil général et le directeur

ILLUSTRATION SÉVERIN MILLET POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE


du musée local s’écharpant
pour être les grands ordonna-
teurs de l’éternel retour des
festivités annuelles…
L’auteur, professeur de
sciences de l’information par
ailleurs, sait les dépeindre avec
truculence dans cette « histoire  Junot Díaz quitte
à plusieurs étages, mêlant po- la tête du jury du prix
litique locale, détournement de Pulitzer après des
fonds, projet de parc d’attrac- accusations de
harcèlement. Lors du
tions sur la zone littorale pro-
Festival des écrivains de
tégée, maîtresse stipendiée »… Sidney, la romancière
C’est Clochemerle à la plage ! américaine Zinzi
On pense au Puy du Fou, le Clemmons a airmé qu’il
parc à thème réac créé par un l’avait obligée à
autre président de conseil gé- l’embrasser. Et plusieurs
Le 6 juin 1944, les troupes Bertrand Legendre évoque le néral en mal de publicité, Phi- autres écrivaines ont
américaines débarquent sur «  jeu pour le moins ambigu lippe de Villiers. On pense à un dénoncé sur les réseaux
Utah Beach, seule des cinq avec la mémoire de la guerre, pays, la France, qui à mesure sociaux des
comportements similaires
plages du D-Day située dans les dérives de sa mise en qu’il vieillit se tourne de plus en
de l’auteur du Guide du
le département de la Manche. scène ». Il s’attache au person- plus vers son passé. J. B.

LEIGH VOGEL/GETTY IMAGES/AFP - HBO/TELEVISION 360/GENERATOR ENTERTAINMENT/BIGHEAD LITTLEHEAD/COLLECTION CHRISTOPHEL


loser amoureux. Celui-ci
Depuis, les anciens GI se sont nage de Marcel, l’homme brut. avait publié le mois
succédé pour les commémo- Ferrailleur devenu «  artiste L’HOMME
dernier dans The New
rations, puis leurs enfants, et brutal  » en récupérant des BRUT,
Bertrand Yorker un texte racontant
aujourd’hui les collectionneurs morceaux de métal dont il fait Legendre, qu’il avait été violé enfant.
d’antiquités et de véhicules des sculptures qui séduisent éd. Anne Carrière,
militaires… Le roman de une clientèle internationale… 250 p., 17 €. Le trône d’hier

le chiffre DU MOIS
 G. R. Martin va publier
un préquel de Game
of Thrones. Son titre, Fire
and Blood, reprend la

4000
devise de la famille de la
mère des dragons : les
Targaryen. Rappelons que
le dernier tome de la saga
est sorti en 2011 et qu’on
en attendait plutôt une
suite. Mais l’histoire se
poursuit en série télévisée.
Elle pourrait bien s’achever
en ilm, a déclaré l’auteur.
C’est le nombre d’exemplaires écoulés du dernier livre de Paul Ricœur, Philosophie, éthique et poli- Faisant de l’univers du
tique. Entretiens et dialogues (Le Seuil, avril 2017). C’est plus que pour ses précédents ouvrages… Mais Trône de fer un intéressant
prototype de iction
l’élection d’Emmanuel Macron, qui fut son assistant de 1999 à 2001, n’a pas eu d’efet particulier sur les
multisupport évolutive.
ventes des autres publications, selon la maison d’édition. 

10 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


en revues généalogie d'un concept
Démocrates
L’ANTHROPOCÈNE
immobiles Longtemps réservé à une poignée d’initiés, l’anthropocène s’impose peu à peu
 « Ils n’ont dans l’espace public pour désigner la nouvelle donne écologique. Par Hervé Aubron
rien appris,
ni rien oublié. »
C’est par
cette citation de Talleyrand
que s’ouvre le texte
L’ingénieur écossais James Watt dépose le
brevet de la machine à vapeur, qui sera le
levier décisif de la révolution industrielle :
1769 Le Russe
Vernadsky forge
la notion de
« biosphère ».
de l’historien américain démultiplication des cadences de produc-
Michael C. Behrent sur tion et de leurs rejets. On estime le plus sou-
les démocrates américains, vent que l’anthropocène s’ouvre à cette pé-
dix-huit mois après Le géochimiste
riode. En 1780, Bufon remarque déjà, dans russe Wladimir
la déconiture de Hillary
Les Époques de la nature, que « la face en- Vernadsky impose
1929
Clinton. Dans le n° 444 de
la revue Esprit, il explique tière de la Terre porte aujourd’hui l’em- le concept de bio-
que beaucoup d’entre eux preinte de la puissance de l’homme ». sphère. S’il demeure
se montrent optimistes convaincu que le
quant aux élections de génie humain prévaudra toujours, il jette les
mi-mandat et se
bases d’un discours écologique plus désta-
contentent de stigmatiser
les dérapages de Trump.
bilisant : la biosphère institue un espace où
Avant de rappeler interagissent le vivant et l’environnement.
la phrase de Steve Bannon,
l’ex-conseiller du
1974
président : « Je veux qu’ils
parlent de racisme tous
les jours. Si la gauche est
focalisée sur la race
et l’identité, et que nous
parlons de nationalisme Avec la microbiologiste Lynn Margulis, James
économique, nous Lovelock, chimiste, élabore l’hypothèse Gaïa.
pouvons écraser les
SCIENCE PHOTO LIBRARY/AKG IMAGES - GARY HINCKS/SPL/COSMOS - SPUTNIK/AKG-IMAGES - SCIENCE PHOTO LIBRARY/AKG IMAGES

démocrates. » L’hypothèse Gaïa est présentée par le


chimiste britannique James Lovelock et la
Surveiller microbiologiste américaine Lynn Margulis. Le chimiste néerlandais Paul Crutzen invente
et punir le terme « anthropocène ».
 Un détenu
La théorie, désignée du nom de la déesse
sur quatre
soufre
mère grecque, apparaît sur le coup comme
une élucubration New Age considérant la
Terre comme un grand organisme. Il s’agit
2000 Durant un colloque, le prix Nobel de chimie
Paul Crutzen clame que nous ne sommes
de troubles psychotiques. plus dans l’époque géologique de l’holocène
C’est huit fois plus que plutôt de considérer que les interactions des (remontant à 10 000 ans) mais dans l’an-
la population générale. vivants entre eux et avec leur support ma- thropocène. Le suixe « -cène », du grec
L’excellente revue de tériel, à l’échelle de la planète comme des « nouveau », est utilisé pour nommer les
l’Observatoire international molécules, ont ini par créer un « système âges géologiques les plus récents. Coifant
des prisons, Dedans Terre », désormais dérégulé par la surac- les plaques tectoniques, l’espèce humaine
Dehors, se demande dans tivité l’humaine.
son n° 99 comment devient la principale force modelant la Terre,
la prison est devenue en où aucune zone n’est épargnée par son em-
dépit du bon sens un lieu preinte, y compris dans les sous-sols.
de « soins ». Comment
peuvent s’articuler 2018
le sécuritaire et le
thérapeutique ? Le statut
de détenu primant Historiens et philosophes se passionnent pour l’anthropocène,
aujourd’hui trop souvent qui remet en cause le clivage entre nature et culture, désormais
sur celui de malade, enlacées. Certains proposent ironiquement le terme de « capi-
« on rencontre des gens talocène », arguant que c’est une forme de civilisation seule-
laissés depuis des années ment qui fait tanguer la Terre. Les géologues restent cir-
dans l’incurie, avec conspects. Pour la Commission internationale de stratigraphie,
de grandes barbes, plus
qui nomme et date les ères géologiques, nous sommes toujours
de dents, prostrés comme
au fond d’une grotte », dans l’holocène. À sa décharge, elle travaille à l’échelle de l’âge
rapporte une psychiatre. de la Terre (4,5 milliards d’années), au regard de laquelle l’exis-
tence de l’homme n’est qu’un battement de cils.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 11


cosmopolis
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l'objet
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Président-directeur général et directeur


de publication : Claude Perdriel
Alors que la Coupe du et du nationalisme qui gan- Directeur général : Philippe Menat
Directeur éditorial : Maurice Szafran
monde de football débute grènent le foot : « Ils au- Directeur éditorial adjoint :
le 14 juin prochain en ront l’air malin à Bar- Guillaume Malaurie
Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol
Russie, Daniel Cohn- celone lorsque leur Conception graphique : Dominique Pasquet
COMITÉ ÉDITORIAL : Nicolas Domenach,
Bendit a voulu “championnat” se Raphaël Glucksmann, Guillaume Malaurie,
« prendre le contre- résumera à un Claude Perdriel, Maurice Szafran
RÉDACTION DU NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
pied de ce qu’on match aller-retour Directeur

ILLUSTRATION SÉVERIN MILLET POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE


Raphaël Glucksmann
attendait » de lui entre le Barça et Rédacteur en chef
cinquante ans l’Espanyol avec Emmanuel Poncet
eponcet@magazine-litteraire.com
après Mai 68 « en excursion à Rédactrice en chef adjointe (digital)
Stéphane Desmichelle
écrivant un livre Gérone. » Rédacteur en chef adjoint (magazine)
Hervé Aubron (1962)
évoquant le foot- De Kopa à Pogba et haubron@magazine-litteraire.com
ball », lui, le suppor- d’Eusébio à Cristiano Chef de rubrique
Alexis Brocas (1964)
teur irrationnel (« je Ronaldo, il se souvient abrocas@magazine-litteraire.com
Rédacteurs
gesticule, me lève, me de tout et se montre par- Simon Blin, Pierre Natnaël Bussière,
Marie Fouquet, Sandrine Samii
rassois, hurle, proteste… ») fois diicile à suivre pour Directrice artistique 
et paradoxal : s’il a peu joué qui n’a pas son érudition… Blandine Scart Perrois (1968)
bperrois@magazine-litteraire.com
enfant, il enile régulièrement champions du monde il y a mais il réussit « une sorte Responsable photo 
Janick Blanchard (1963)
les crampons ces dernières an- quatre ans au Brésil ». d’autobiographie détournée » jblanchard@magazine-litteraire.com
Secrétaire de rédaction-correctrice
nées pour des matchs entre Daniel Cohn-Bendit aime « le qui nous en apprend autant Valérie Cabridens (1965)
commentateurs (il a suivi plu- football de gauche », où « on sur lui que sur plus de soixante vcabridens@magazine-litteraire.com
Assistante de rédaction 
sieurs Coupes du monde pour marque plus de buts que l’on ans de foot et de politique Gabrielle Monrose (1906)
Fabrication : Christophe Perrusson (1910)
Europe 1). Il confesse qu’il s’est en a encaissé » pratiqué par internationale. J. B. Activités numériques : Bertrand Clare (1908)
Responsable administratif
toujours senti « contre l’Alle- les Pays-Bas de Cruyf ou le Nathalie Tréhin (1916)
magne plutôt que pour la Brésil de Sócrates. Et pas « le SOUS LES Comptabilité : Teddy Merle (1915)
Directeur des ventes et promotion
France »… Même après « la loi football de droite », qui CRAMPONS… Valéry-Sébastien Sourieau (1911)
LA PLAGE, Ventes messageries : À juste titres -
du sol le 1er janvier 2000 », qu’il consiste à « fermer derrière » Benjamin Boutonnet - Réassort disponible :
Daniel Cohn-Bendit, www.direct-editeurs.fr - 04 88 15 12 41.
appelait de ses vœux et « qui et est incarné selon lui, depuis Agrément postal Belgique n° P207231.
avec Patrick Lemoine,
a fait des Boateng, Özil, Mus- toujours, par l’Italie. Il s’in- éd. Robert Lafont,
Difusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31
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tafi et autres Khedira des quiète aujourd’hui de l’argent 244 p., 19 €. Linda Pain (1914).
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la citation
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de la France et de la destruction de sa gauche Dépôt légal : à parution


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intellectuelle. Vernon Subutex scrute misogynie, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.
Origine du papier : Italie
pornographie, race, genre, pauvreté, Taux de ibres recyclées : 0%
Eutrophisation : PTot = 0,009 kg/tonne
de papier
religion et néofascisme.
Certifié PEFC

Le quotidien britannique The Guardian à propos du premier tome du roman de Virginie Despentes, Ce produit est issu
de forêts gérées

en lice pour le prestigieux Man Booker International Prize.


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12 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


Le magazine des passionnés d’histoire

actuellement en kiosque et sur smartphone


les idées Politique · Économie · Société

En Italie, le vertige d’un désamour

Ciao Europa !
Les Italiens ont longtemps été amoureux de l’Union européenne, gage à leurs
yeux de modernité et de stabilité. En portant au pouvoir la Ligue et le Mouvement
5 étoiles, ils actent une rupture qui est un tremblement de terre pour le continent.
Par Stefano Montefiori

ans la nuit du 1er jan- stables, dotés d’une monnaie respec- « Achetez une voiture, une maison ou

d vier 2002, une foule


d’Italiens sortit des
boîtes de nuit et des
restaurants dans les-
quels ils réveillonnaient
pour faire joyeusement la queue de-
vant des distributeurs automatiques.
Des familles, des groupes de jeunes,
des couples en tenue de soirée se mê-
table. Nous allions certes subitement
cesser d’être millionnaires (le salaire
moyen d’un ouvrier était alors de
1 400 000 lires), mais nous étions ra-
vis d’échanger tous nos millions, si
embarrassants, contre la seule fierté
d’être européen : 290 000 retraits
furent réalisés en une heure, 184 mil-
lions d’euros retirés en une demi-jour-
une glace pour ne pas rater le train de
l’Europe ! » C’était un sésame. Une
formule magique ouvrant toutes les
portes. Un rêve.

« VAFFANCULO ! »
Aujourd’hui, tout a changé, et mes
souvenirs semblent remonter à la pré-
histoire. Aujourd’hui, à Rome, s’ins-
laient et se félicitaient. Tous voulaient née, nous battions tous les records talle un nouveau gouvernement anti- ILLUSTRATION BEPPE GIACOBBE POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

toucher, le plus vite possible, ces bil- continentaux. Cette orgie de cash était système et anti-Bruxelles, formé du
lets miraculeux, ces jeunes billets des- un happy end couronnant notre Movimento 5 Stelle (Mouvement
tinés à remplacer enfin cette vieille lire course effrénée de dix ans pour ne 5 étoiles, fondé par Beppe Grillo et di-
sans cesse dévaluée, symbole de toutes « pas rater le train de l’Europe ». rigé par Luigi Di Maio) et de la Lega,
les errances de « la petite Italie ». Nulle Nous avions si peur de ne pas être la Ligue, de Matteo Salvini, l’allié de
part la naissance de l’euro ne fut au- admis au club des gens bien que cette Marine Le Pen. Aujourd’hui le « Vaf-
tant une fête qu’à Rome, Milan, phrase – « Nous ne devons pas rater le fanculo » lancé un jour par le comique
Naples ou Florence. train de l’Europe » – devint le mar- Grillo contre toutes les élites, euro-
Nous avions cette nuit-là l’impres- queur principal de la scène politique, péennes en particulier, et les T-shirts
sion d’embarquer vers un nouveau médiatique et sociale italienne des an- de Salvini barrés du slogan « No euro »
monde, un monde de gens sérieux, nées 1990. Elle était répétée ad nau- ont pris le pouvoir. Aujourd’hui, évo-
seam par les représentants politiques, quer cette Italie d’avant la récession, si
Stefano Monteiori est le correspondant
les enseignants, les vendeurs de toutes ardemment proeuropéenne, a quelque
à Paris d’Il Corriere della sera, sortes de produits (connexions Internet chose d’attendrissant. D’irréel. Le po-
le quotidien le plus difusé en Italie. ou lampes de chevet, peu importe). pulisme se répand à travers l’Occident,
14 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 15
les idées

des États-Unis du plein-emploi à était le pays du Parti communiste le théories la certitude que notre destin
la pauvre Grèce ou à la riche Norvège. plus puissant d’Europe et de la démo- s’accomplissait dans l’Europe, avec un
Mais, en Italie plus qu’ailleurs, la ré- cratie bloquée. Le pays des attentats déterminisme qui rendait inévitable
volte est une déception amoureuse. néofascistes et des Brigades rouges. Le l’euro, la disparition des frontières, et
Notre état mental est difficile à com- pays où il fallait prendre le train et al- offrait le plaisir grisant de prendre sa
prendre pour les Français ou les Alle- ler à Zurich ou à Munich pour assister voiture à Milan le samedi matin et de
mands, qui ont une relation moins sen- à un concert de Bob Dylan ou des Rol- déjeuner sur la promenade des Anglais
timentale à l’Union européenne. ling Stones, parce que même les rock- sans avoir à sortir sa carte d’identité.
Nous avons été, réellement, amou- stars avaient peur d’aller chez nous. Longtemps Milan s’est vantée d’être
reux de Bruxelles, nous. Notre élite Dans les années 1980 et 1990, la fin du « la ville la plus européenne d’Italie ».
s’est fondée sur l’européisme exalté de terrorisme a permis le retour d’un nou- Formule qui était un résumé parfait.
Milan avait (et a encore) les services pu-
blics les plus efficaces, les meilleures
universités, des hôpitaux à l’avant-garde
et l’activité économique la plus dyna-
mique. Bref, Milan était « la ville euro-
péenne » par essence. Il était donc im-
pressionnant de voir Matteo Salvini, le
24 février, remplir la piazza del Duomo
(place de la cathédrale) à Milan avec les
partisans de la Ligue, qui s’appela long-
temps Ligue du Nord. Auparavant sé-
cessionniste et antiméridional, le tru-
blion nationaliste y prêta un solennel
serment de fidélité « aux 60 millions
d’Italiens », la main posée « sur cet
Évangile sacré », enthousiasmant la
MIGUEL MEDINA/AFP

foule avec ses tirades antieuropéennes.


Aux élections du 4 mars, Milan a certes
été la ville où les forces antisystème ont
Le 24 février dernier, une semaine avant les élections, le public d’un meeting organisé
obtenu ses moins bons résultats, mais
à Milan par Matteo Salvini, leader du parti d’extrême droite La Ligue. c’est à Milan qu’est né Gianroberto Ca-
saleggio, le gourou technologique et vi-
Giuseppe Mazzini, d’Altiero Spinelli vel optimisme, l’économie s’est remise sionnaire de Beppe Grillo et du Mou-
et d’Alcide De Gasperi (1), nous avons à fonctionner, et les Italiens ont eu la vement 5 étoiles, et c’est sur Milan que
embrassé ce rêve européen comme une sensation de pouvoir s’ouvrir au monde. les masses léguistes ont marché. Le rêve
renaissance italienne. Au-delà des La tendance universelle – l’ivresse de la milanais a viré au cauchemar.
élites, nos classes moyennes ont vu globalisation, du Live Aid, l’euphorie
dans les institutions européennes tout de se sentir tous unis en ce monde de LE CAS RENZI
ce que les institutions nationales Bono et de U2 – s’est doublée chez nous C’est l’aboutissement d’un processus.
n’avaient jamais donné : la stabilité, d’un enthousiasme frénétique pour le Ces dernières années, on est passé du
l’absence de corruption, la justice et la processus d’intégration à l’Europe. « Nous ne pouvons pas rater le train
justesse. Nous n’avons sans doute ja- Dans l’adolescence de beaucoup de l’Europe » au « C’est l’Europe qui
mais aimé notre État autant que nous d’Italiens de ma génération, il y eut les nous le demande », qui atteste d’un
avons aimé l’Europe. étés en Angleterre pour apprendre basculement psychologique immense :
l’anglais, un devoir civique en quelque l’Europe a progressivement cessé
CAUCHEMAR MILANAIS sorte pour tous les garçons et filles de d’être l’amante pleine de promesses
Ceux qui ont grandi dans l’Italie des bonne famille, mais pas seulement. vers laquelle on courait fébrilement
années 1970 connaissent ce sentiment Parce que l’anglais allait servir pour pour prendre les traits d’une marâtre
d’isolement, de renfermement et d’in- trouver un travail, parce qu’il permet- exigeante et sévère, un masque der-
fériorité d’un pays qui est longtemps tait de parler avec les autres Euro- rière lequel les gens croyaient voir l’Al-
resté à l’écart. En France, en Alle- péens, nos futurs concitoyens. Être lemagne « austéritaire ». L’Europe-ai-
magne, en Grande-Bretagne, la vie po- vos concitoyens, au fond, nous em- guillon est devenue l’Europe-bouc
litique de l’après-guerre a connu des plissait de fierté. Si Francis Fuku- émissaire. Il fallait augmenter les im-
possibilités d’alternance et une vie dé- yama théorisait la fin de l’histoire et pôts ? « C’est l’Europe qui nous le de-
mocratique plus ou moins saine. En l’affirmation définitive de la démo- mande. » Réduire la dette publique ?
Italie, ce ne fut pas possible. L’Italie cratie libérale, en Italie s’ajoutait à ses « C’est l’Europe qui nous le
16 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
demande. » Prendre en charge les cen- catastrophique du gourou Casaleggio un danger immense pesant sur la dé-
taines de milliers de migrants traver- et sur les spectacles délirants de Beppe mocratie. Et l’Europe. Si le Brexit a tou-
sant la Méditerranée ? « C’est l’Europe Grillo. En 1993, ce dernier tonnait déjà ché un pays qui n’a jamais su ou pu réel-
qui nous le demande. » contre les laboratoires pharmaceutiques lement épouser le projet européen,
Pendant la crise économique des an- qui « ont découvert la pilule guérissant l’Italie fut le cœur battant de ce projet,
nées 2007-2008, le système a explosé. les tumeurs mais refusent de la pro- le seul lieu où un technocrate bruxel-
Après la Grèce, l’Italie est le pays qui a duire pour continuer à vendre des trai- lois ait jamais été perçu comme un être
sans doute le plus souffert des consé- tements aussi chers qu’inutiles ». Parmi désirable et sexy. Cela souligne l’am-
quences de la récession. Certes, les gou- ses disciples qui aujourd’hui ont pris le pleur du désamour dont souffrent les
vernements de Mario élites continentales. Un
Monti et d’Enrico Letta L’Europe-aiguillon est devenue jeune président français qui
ont redressé les comptes, entend relancer l’Union eu-
mais ils n’ont pas réussi à
l’Europe-bouc émissaire. ropéenne et se voit porter
changer le sentiment des Italiens d’avoir pouvoir, nombreux sont ceux qui font au pinacle par tout ce qu’elle compte
été trompés. Trahis. Matteo Renzi a campagne contre les vaccins, accusés d’hommes et de femmes respectables
pensé avoir redressé la barre lorsqu’il d’empoisonner les enfants (avec pour ferait bien d’entendre l’avertissement.
obtint le score exceptionnel de 41 % résultat qu’en Italie aujourd’hui on Matteo Renzi n’était ni moins fringant
aux élections européennes de 2013, meurt de la rougeole), qui doutent que ni moins célébré que lui, et la vague qui
mais son énergie n’a pas suffi à contrer l’homme soit jamais allé sur la Lune. l’a submergé n’en est qu’à ses débuts. 
la déferlante antisystème. Le mal était Beppe Grillo lui-même affirme que Traduit de l’italien par Françoise Lifran
trop profond, et son arrogance creusa Ben Laden a été mal compris parce que
(1) Giuseppe Mazzini (1805-1872), un des
sa tombe et celle du Parti démocrate, le mal traduit : c’est son beau-père iranien fondateurs de l’unité italienne (avec Cavour et
parti des élites européistes italiennes. qui le lui a dit ! Le complotisme est ainsi Garibaldi) ; Altiero Spinelli (1907-1986),
Les amoureux d’hier se laissent dé- passé des livres sulfureux de Thierry antifasciste, partisan du fédéralisme européen ;
sormais aller à leur dépit. Nous avons Meyssan au vénérable palais Chigi, le Alcide De Gasperi (1881-1954), fondateur, après la
Seconde Guerre mondiale, de la Démocratie
basculé hors du champ de la raison. siège du gouvernement. chrétienne, président du Conseil huit fois réélu, l’un
Le Mouvement 5 étoiles fonde sa L’alliance 5 Stelle-Lega est à la fois le des « pères de l’Europe » avec Robert Schuman,
culture politique sur le millénarisme produit du processus démocratique et Konrad Adenauer, Jean Monnet.

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Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 17


les idées

Par-delà les black blocs et le fantasme ultra

L’anarchisme,
une idée neuve
L’anarchisme de pointe ne se déchaîne pas en marge des manifestations, mais draine de multiples
publications en sciences humaines, de la géographie au management. Moins revendicatif
que descriptif, il propose de nouveaux modèles d’analyse des organisations sociales.
Par Maxime Rovere

o n voit rarement des


reconfigurations in-
tellectuelles d’une
telle ampleur : l’anar-
chisme contempo-
rain connaît une
mue si totale qu’il devient difficile d’y
reconnaître celui d’antan. L’anar-
chisme, n’est-ce pas cet élan utopique
vers une société différente, plus radical
encore que le marxisme, se repliant
politique, mais d’une révolution sen-
sible dans toutes les disciplines : an-
thropologie, économie, géographie, et
même… management. Il est devenu
difficile de trouver un domaine épar-
gné par cette multiplicité d’auteurs
issus de presque tous les pays dévelop-
pés, dont les recherches convergent
vers une même définition : l’anarchie
n’est plus l’idéal inaccessible d’une so-
ciété possible, encore moins le rejet de
quotidienne par les déterminations du
travailleur. En bref, tout ce que nous
faisons vise désormais à garantir notre
place sur le marché du travail. Pour im-
poser cette norme, le néocapitalisme a
brouillé les temps et les espaces (télé-
travail), procédé à la gamification (de
l’anglais game, « jeu ») de tâches présen-
tées comme ludiques, et, pour finir, a
conçu l’éducation de manière à nous
faire répondre à la demande, non à fa-
dans des microcommunautés de rê- toute norme ; elle est devenue l’étude voriser l’épanouissement de notre inté-
veurs ? N’est-ce pas aussi ce refus de empirique de certains types d’organi- riorité. Même l’idée d’un travail grati-
l’ordre bourgeois poussé à la folie, au sation sociale susceptibles soit de fiant – plutôt l’exception que la règle
crime, au terrorisme ? Eh bien, n’en dé- réguler les effets d’autorité, soit de – sert à justifier ce mécanisme, comme
plaise aux casseurs, ce n’est plus seule- permettre l’élaboration de normes dé- s’il n’y avait aucune autre forme de vie
ment cela. Proudhon, Bonnot, les da- finies par tous les membres du groupe. que celle de se rendre employable.
daïstes, et même les black blocs présents Ainsi, les nouveaux anarchistes se si- À vrai dire, l’anthropologue David
à la manifestation du 1er mai 2018 à Pa- gnalent d’abord par leur ton. Certes, Graeber s’était livré à une critique si-
ris, constituent désormais une frange Simon Springer et James Livingston milaire dans Des fins du capitalisme.
rétrograde du mouvement. Bien sûr, la emploient volontiers le mot fuck comme Possibilités I. Hiérarchie, rébellion, désir
violence étant un symptôme social, les un défi au langage académique. Pour- (Payot, 2014), où il présentait, à partir
black blocs et autres groupes de ce type tant, leurs analyses sont d’un calme et de la pensée grecque, les similitudes
ont malheureusement de entre l’esclavage antique et
beaux jours devant eux. Po- Il suffit d’identifier un pouvoir notre travail salarié. Plus ré-
litiquement perdus, ils pour qu’il ne s’exerce plus. flexif, son ouvrage consacré
vivent l’anarchisme comme à l’anthropologie anarchiste
un folklore, un logo, des slogans. Ils d’une rigueur qui n’ont rien du militan- part d’une observation qui aide à com-
ignorent que l’anarchisme d’au- tisme offensif : aux hurlements et aux prendre combien le néoanarchisme se
jourd’hui a dépassé la violence. Avec vitres cassées, ils préfèrent des concepts tient éloigné des « anars » de jadis : au
pour chefs de file des penseurs comme patiemment élaborés, entre études de lieu de se revendiquer de Kropotkine
David Graeber, Simon Springer ou Da- cas et critique d’auteurs. Dans Fuck et des autres, David Graeber soutient
vid Frayne, la notion d’anarchie s’est Work !, le sociologue James Livingston qu’un grand nombre des pères fonda-
transformée du tout au tout. développe, par exemple, la notion teurs des sciences humaines (James
Il ne s’agit pas simplement d’un ou d’employabilité afin de critiquer la G. Frazer, Marcel Mauss, Pierre
plusieurs courants de philosophie contamination de toute notre vie Clastres, etc.) ont contribué à
18 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
À LIRE
POUR UNE
GÉOGRAPHIE
ANARCHISTE,
Simon Springer,
traduit de l’anglais
par Nicolas Calvé,
éd. Lux, 312 p., 18 €.

POUR UNE
ANTHROPOLOGIE
ANARCHISTE,
David Graeber,
traduit de l’anglais
par Karine Peschard,
éd. Lux, 128 p., 10 €.

FUCK WORK !
POUR UNE VIE
SANS TRAVAIL,
James Livingston,
éd. Flammarion,
224 p., 10 €.
ILLUSTRATION SYLVIE SERPRIX POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

LE REFUS
DU TRAVAIL,
David Frayne,
éd. Détour,
300 p., 22 €.

LES DÉCISIONS
ABSURDES, III. L’ENFER
DES RÈGLES. LES PIÈGES
RELATIONNELS,
Christian Morel,
éd. Gallimard,
272 p., 20 €.

l’anarchisme tout à fait comme Mon- faire appel à une autorité susceptible de ger considère que l’anarchisme n’est
sieur Jourdain faisait de la prose sans les arbitrer, ses membres se livrent entre qu’un retour aux racines de cette disci-
le savoir. Ces penseurs parmi les plus eux des « guerres invisibles »… et pline. Est-ce que les flux humains (qui
respectés « ont réussi, un peu malgré vivent en paix. bafouent l’idée de souveraineté) et les
eux, à jeter les bases d’une théorie du phénomènes d’entraide (à rebours de la
contre-pouvoir révolutionnaire ». Leurs MONDES PARCELLAIRES notion de propriété) n’ont pas toujours
travaux montrent que, dans certaines Curieusement, en parallèle aux sinistres été au cœur des études géographiques ?
sociétés, les contre-pouvoirs ne s’op- cagoulés assoiffés d’affrontement, des Par elle-même, la notion fondamentale
posent pas nécessairement à des insti- disciplines traditionnellement associées d’« espace relationnel », qui considère
tutions existantes ; ils consistent en des à des politiques d’État – l’anthropolo- le territoire en termes d’interactions so-
manières différentes – y compris ima- gie n’est-elle pas née de la colonisation ? ciales, constitue un défi aux tentatives
ginaires – de réguler les conflits. Par – se mettent à en découdre avec le de réduire nos rapports à des hiérar-
exemple, les anthropologues ont ob- contemporain, en se donnant pour chies verticales. En définitive, Simon
servé que la société Piaroa des rives de mission d’« aborder les questions Springer peut rassembler l’approche
l’Orénoque s’organisait sans domina- concrètes et immédiates qui émergent anarchiste et la géographie dans un
tion, grâce à une cosmogonie qui in- d’un projet de transformation ». La même souci de comprendre « des
terprète toutes les interactions négatives géographie (développée par les États mondes parcellaires, fragmentés, qui se
(autrement dit, les conflits sociaux) en pour répondre aux nécessités de la recoupent et dans lesquels l’autonomie
termes de magie, si bien que, au lieu de guerre) n’est pas en reste : Simon Sprin- et l’émancipation deviennent possibles
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 19
les idées

en tant qu’îlots mouvants de ré-


f lexivité entre la théorie et la
pratique ».
On l’aura compris, les buts mêmes
de cet anarchisme marquent une nette
rupture avec la forme de lutte dont se

ILLUSTRATION COLCANOPA POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE


revendiquent les blacks blocs. « Les ré-
volutionnaires au Mexique, en Argen-
tine, en Inde et ailleurs, observe David
Graeber, parlent de moins en moins de
prendre le pouvoir, et ont commencé à
formuler des idées radicalement diffé-
rentes sur ce que la révolution pourrait
même vouloir dire. » En un mot, l’anar-
chisme était utopiste, il est désormais
descriptif. Car, comme l’avait indiqué
La Boétie, il suffit d’identifier un pou-
voir pour faire en sorte qu’il ne s’exerce
plus ; et cette simple considération n’est
pas une invitation à l’insurrection, car
elle n’a plus besoin de violence pour
constituer bel et bien une révolution.

RENONCER AU CAPITAINE
En définitive, l’anarchisme consiste Passions et sécurité routières

Une France
principalement à renoncer au préjugé,
décidément bien ancré, selon lequel
tout navire a besoin d’un capitaine.
Cette image, Christian Morel l’avait

à deux vitesses
prise au pied de la lettre en étudiant
le fonctionnement d’un sous-marin
dès le tome II de son étude sur Les Dé-
cisions absurdes, que prolonge un troi-
sième tome consacré à « l’enfer des
règles ». Selon lui, les managers
doivent apprendre à ne plus donner
d’ordres, mais à organiser des cellules Comment comprendre la folle et durable bronca suscitée
de conseil efficaces, précisément pour par la limitation de vitesse à 80 km/h ? Moins que le citadin
éviter… les décisions absurdes. et le rural s’opposent ici la logique et le sentiment de liberté.
Alors que Christian Morel a été porté Par Georges Vigarello
aux nues par des journaux comme
Challenges ou L’Expansion et que l’ou-

u
vrage de David Frayne, Le Refus du tra-
vail, a reçu les éloges du Financial ne décision, apparem- Une partie de l’opinion le conteste.
Times, David Graeber est aujourd’hui ment « raisonnable », Les arguments sont vifs ; les dénon-
chroniqueur régulier pour The Guar- soutenue par le Premier ciations, vindicatives. Il faut les évo-
dian, le grand quotidien britannique. ministre, doit entrer en quer pour mesurer combien résistent
Cette nouvelle audience des théories vigueur ce 1er juillet. Elle consiste à ici nombre d’imaginaires, combien se
anarchistes est un signe immanquable abaisser la vitesse maximale sur les confrontent individualisme et raison
de leur mue. Trahison ! Soumission au routes secondaires à double sens de 90 d’État, combien se confrontent, plus
Grand Capital ! crieront les marxistes. à 80 km à l’heure. Le gouvernement sourdement, deux « vécus » du terri-
C’est plutôt l’inverse : chacun à leur plaide la volonté de limiter le nombre toire français, ceux des zones rurales
manière, ces auteurs contribuent à dé- de morts et de blessés sur les routes. et ceux des cités urbaines.
finir l’intellectuel d’aujourd’hui non Daniel Quéro, le président de
Spécialiste des représentations et
comme un penseur d’avant-garde, mais pratiques corporelles, Georges Vigarello
40 millions d’automobilistes, semble
comme un pourvoyeur de possibilités a dernièrement publié La Robe. Une assuré dans son refus : « On s’ac-
observées dans les faits.  histoire culturelle, (Le Seuil). croche à ce totem de la vitesse. Mais
20 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
on a augmenté le nombre de radars selon lequel c’est bien sur ces routes
depuis 2014 et rien n’a changé. » Me- qu’a eu lieu plus de la moitié des acci-
sure inutile, donc. Rien de plus faux dents mortels en 2016 (55 %), c’est sur
pourtant. Le nouveau dispositif s’est elles que le risque d’être tué dans un
accompagné d’un effet évident : ins- accident, pour un habitant d’une zone
tallé en 2003, il a joué un « rôle ma- rurale, est de 2,7 fois supérieur à ce-
jeur », selon la Direction de la sécurité lui encouru par un habitant d’une
routière, dans la baisse du nombre de zone urbaine. La mesure ainsi annon-
morts sur les routes, de 7 655 en 2002 cée répond à la loi des chiffres. Elle ré-
à 4 709 en 2006. Autre contestation, pond aussi à la loi de la raison.
le rôle « négatif » donné à la vitesse
dans ce passage de 90 km/heure à IL FAUT UNE PÉDAGOGIE PATIENTE
80 km/heure : « Fondements pseu- Pourquoi alors de telles alarmes ?
do-scientifiques », dit Jacques Cheva- Pourquoi de telles récriminations ?
lier, sur Lepoint.fr le 3 janvier 2018. C’est que l’imaginaire l’emporte pour
Les recherches n’apporteraient aucune ces voix effarouchées par toute entrave
preuve. Or c’est le contraire que disent portée à la vitesse et à la « libre »
les travaux pionniers de Göran Nils- conduite ; cette obscure croyance se-
son, au début des années 1980, inspi- lon laquelle le véhicule demeure le lieu
rant une politique de baisse de la vi- d’une inviolable intimité, où toute dé-
tesse sur les routes scandinaves. C’est cision appartiendrait au conducteur
le contraire encore qu’apporte l’affine- seul, alors que rien n’est plus confronté
ment de telles au social et à l’in-
études montrant, La mesure répond teractivité, alors
sur plus de 500 ex-
périmentations,
à la loi des chiffres. que rien n’est plus
soumis aux
qu’une baisse de Elle répond aussi à la risques les plus
1 % de la vitesse loi de la raison. divers, ceux des
entraîne une baisse mécaniques, des
de 4,6 % du nombre de tués. Autre réseaux, des réflexes, des flux. S’ajoute
contestation enfin, autre refus : la me- un autre imaginaire, directement lié
sure ne prendrait pas suffisamment en à notre modernité, celui de la vitesse.
compte la situation des territoires ru- Il faut un « détour », une « suspen-
raux, ceux où « serpentent » précisé- sion » de pensée, pour accepter sa « li-
ment ces routes à deux voies, ceux où mitation » dans un monde où tout
s’effacent les lignes secondaires de che- semble la favoriser, du TGV à l’avion,
min de fer, ceux où la disparition de des missiles aux fusées, des techniques
certains commerces oblige aux dépla- de travail aux techniques de jeu. Il
cements individuels. « Manque de faut du coup une pédagogie patiente,
considération du pouvoir à l’égard de insistante, déterminée, pour expliquer
ces territoires », dit Christian Jacob, une telle décision, là même où la pu-
président des députés LR à l’Assem- blicité fait quelquefois le contraire, en
blée, sur RTL, le 5 mars dernier, d’au- magnifiant des véhicules souples et
tant que des aménagements multiples virevoltants, aussi rapides que maîtri-
auraient amélioré le réseau routier. In- sés, aussi « designés » que fuselés. Il
supportable perte de temps de « plu- faut plus de pédagogie encore, plus
sieurs jours ou semaines sur la d’engagement aussi, pour convaincre
route par an», plaide pour sa part les territoires ruraux qu’ils ne sont pas
Vincent Descœur, député LR du Can- délaissés, alors qu’ils perdent leurs
tal, dans Le Monde du 17 mai. Double commerces et leur vitalité, alors qu’ils
constat pourtant, double démenti. se vivent toujours plus « éloignés ». Ce
L’abaissement prévu de la vitesse, cal- dernier point est politique. Il est fon-
culé par des collégiens de Roanne, damental. Il engage la vision du pays.
conduit à une perte de temps de 1 mi- Il engage une action d’aménagement,
nute 40 secondes pour 20 km et de de « rapprochement », de « structura-
4 minutes 10 secondes pour 50 km. tion ». Il ne suffit plus alors d’expli-
S’ajoute surtout un autre « bilan », quer. Il faut aussi « transformer ». 
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 21
les idées

Succès surprise de ses Leçons du pouvoir

Hollande, in extremis
Le meilleur est pour la in chez l’ex-président : a priori discrédité,
il passe en librairie la barre des 70 000 exemplaires vendus. Et analyse,
au terme d’un livre plat, la crise de la social-démocratie. Trop tard ?
Par Nicolas Domenach

o n a failli man-
quer Hollande !
L’ancien pré-
sident av a it
quelque chose à
nous dire, là tout
au bout du bout de son livre, Les Le-
çons du pouvoir. Avouons-le : comme
beaucoup, nous n’avions pas franchi
l’obstacle d’un style et d’un récit plats
comme le pays du même nom. Ses
droitisation des pays européens pou-
vaient répondre aux évolutions de la so-
ciété mondialisée comme aux besoins
de justice des Français. Pour ce faire, il
fallait commencer par l’état des lieux
du mouvement social-démocrate, si
puissant autrefois, si proche de l’effon-
drement, sinon de la disparition,
comme Hollande le constate.
Car, après les années 1990, si fastes
pour les forces dites progressistes, le
plaisanteries de chansonnier récidi- vent a tourné glacial. Et d’abord en
viste, ainsi que son récit invraisem- Europe, où leurs dirigeants – Tony
blable du prétendu naïf abusé par Blair, Gerhard Schröder, Lionel Jos-
l’ambitieux cynique – Emmanuel pin et tant d’autres – ont été balayés.
Macron – qu’il avait nourri au lait de Avec eux, la révolution libérale, mon-
la confiance, le déni pathétique devant dialiste, néoconservatrice a submergé
son échec, et enfin le « barattage » sur les sociaux-démocrates… définitive-
les multiples plateaux médias nous ment blackboulés après les attentats
avaient fait arrêter la lecture de l’ou- de New York en septembre 2001, qui
vrage et regretter que son auteur n’ait renforçaient le besoin d’ordre et d’au-
pas choisi la dignité du silence. Or le torité. Même la crise économique,
meilleur est à la fin, à partir de la dont le libéralisme était pourtant

ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE


page… 363, qui propose une contribu- la cause, renforçait le camp conser-
tion sur la social-démocratie et com- vateur ! Et François Hollande d’en
mence par ces mots : « Elle était la reine peut que se féliciter que François Hol- tirer cette conclusion : « Ma victoire de
de l’Europe. Elle a perdu sa couronne. » lande commence à s’y résoudre. Du- 2012 a sanctionné l’échec de mon pré-
On l’a si longtemps attendue de la rant son quinquennat, il n’a lâché que décesseur, bien plus qu’elle n’a consacré
part du candidat, puis plus encore du par bribes conceptuelles sa vision de un élan en faveur de la solidarité. »
président élu, cette réflexion, qu’on ne l’exercice social-démocrate du pouvoir.
Nombreux sont ceux qui l’ont poussé, GROGNARDS ENDORMIS
parfois harcelé, pour qu’il accouche de On pourra contester cette analyse et
À LIRE la théorie de sa pratique et qu’il éclaire relever qu’une partie de l’électorat hol-
ainsi l’avenir en réanimant les lumières landais était encore animé tant de
LES LEÇONS du passé. Les Français l’auraient mieux l’idée d’égalité que de celle de progrès.
DU POUVOIR, compris. Il les aurait peut-être même Il serait loisible aussi de lui objecter
François Hollande, entraînés s’il avait mieux fait com- que, si « l’élan » était faible, il eût été
éd. Stock,
408 p., 22 €.
prendre à la fois ses convictions bon de tout faire pour le ranimer plu-
sociales-démocrates et en quoi les so- tôt que de le laisser vivoter. Mais, avec
ciaux-démocrates « rescapés » de la l’ancien président, au moment où les
22 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
inspirations de la vieille social-démo-
cratie s’essoufflaient, de nouveaux dé-
fis, redoutables, surgissaient. François
Hollande en dresse une liste non ex-
LA PRIMAIRE DES LIBRAIRIES
« Nicolas Sarkozy a gagné la primaire des librai-
haustive : l’individualisme qui rem- ries ! » En 2016, le sarkozyste Brice Hortefeux
place l’émancipation, les mutations n’était pas peu ier de l’aluence suscitée par son
technologiques, « le vieillissement qui champion lors des signatures qu’il multipliait dans
étouffe les raisons de croire dans le toute la France. Avec son livre, Tout pour la
progrès », « les effets de la crise qui France, l’ancien président « remportait un incon-
anesthésient les peuples », la mondia- testable succès », selon Le Figaro, et « écrasait la
lisation destructrice pour les ouvriers, concurrence », à savoir Alain Juppé et François
Nicolas Sarkozy en séance de
pour l’environnement, et trop enri- signature, le 7 novembre 2016.
Fillon, auteurs à plus petits tirages. C’était sa
chissante pour une infime minorité. rampe de lancement pour son retour en politique,
ERIC FEFERBERG/AFP

Mais aussi l’immigration non régulée, comme il avait publié Libre en 2001 pour accompagner sa sortie du désert et revenir
l’aggravation du terrorisme… Sans ré- en force. Mais, pour la vraie primaire de la droite, l’écrit n’a pas sui, pas plus que les
foules de fans amateurs de selies ou de signatures, y compris en supermarché,
ponses claires et efficaces, le pouvoir
comme l’a fait François Hollande. Toute ressemblance… N. D.
social-démocrate s’est trouvé de sur-
croît déstabilisé, selon l’ex-président,
« par un nouvel adversaire, la gauche et sur le retour des valeurs fondatrices Europe nouvelle, mais de poursuivre
radicale, qui ne forge aucun système – liberté, égalité, solidarité, protection, les ambitions de l’ancienne », pré-
alternatif ». Conclusion : « C’est le rêve émancipation… – pour peu qu’elles cise-t-il. Faut-il ainsi écarter « le rêve
du capitalisme car elle ne vise en fait, soient défendues. Une défense qui d’une Europe nouvelle » ? On pourra
cette gauche radicale, que la social-dé- passe par… l’Europe ! Il regrette que le contester et rappeler que Napoléon
mocratie qui doit disparaître » ! « les socialistes n’aient pas pesé suffi- avait remporté les plus belles de ses
Alors, celle-ci est-elle effectivement samment pour humaniser la mondia- conquêtes « avec les rêves de ses gro-
en voie de disparition pour s’être déli- lisation ». Mais c’est en défendant le gnards endormis ». Il est vrai que Hol-
tée au pouvoir ? François Hollande n’en modèle européen qu’on pourrait y par- lande François et la social-démocratie
croit rien, qui parie sur le temps long venir. « Il ne s’agit pas de rêver d’une sont rien moins que bonapartistes ! 

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 23


conversation
Raphaël Enthoven / Raphaël Glucksmann

Le macronisme
en question
Un an après, vers où marche la France ? Comment redonner du sens
à la politique à l’ère de l’ubérisation ? Débat sur le libéralisme,
la démocratie et la possibilité du progrès.

Le macronisme est-il politique autre que le simple libéra- sur une gestion somme toute pondé-
un progressisme ? lisme. Il a voulu instaurer un nouveau rée. Cent ans d’abîme entre les paroles
clivage : progressistes contre conserva- tenues et les pratiques observées. Le
Raphaël Enthoven. – Le macronisme teurs. Restent ces questions de fond mot de « progressisme » était brandi
n’est évidemment pas un progressisme auxquelles il lui faudra bien répondre : dès que la gauche était dans l’opposi-
si on réduit ce terme à la seule conquête est-il progressiste de mener une poli- tion ou en campagne, pour être né-
de droits sociaux – dont on peut dire, tique fiscale qui avantage les plus for- gligé à peine le gouvernement formé.
sans abus, que ce n’est pas le cœur de tunés d’entre nous ? Est-il progressiste En mourant de schizophrénie, le PS a
sa démarche. Il l’est davantage si, par de revenir à une telle verticale du pou- accouché de deux monstres. Le pre-
progressisme, on désigne le fait de pro- voir, de mépriser les partenaires sociaux mier (En marche) a repris sa pratique
gresser par réformes. Mais, à ce ou de caporaliser le Parlement ? La po- du pouvoir ; le second (La France in-
compte-là, tout réformateur (de litique de Gérard Collomb sur les mi- soumise) a repris l’outrance de son dis-
gauche ou de droite) est progressiste… grants est-elle progressiste ? La gauche cours. De cette parturition démente
Enfin, progressiste, le macronisme l’est a perdu ce mot comme tant d’autres (qui relève de l’amputation plus que
pleinement si le mot se contente de si- faute d’avoir su le mettre en pratique et de l’accouchement) le PS est sorti ex-
gnifier la volonté d’avancer, de s’af- lui donner sens. Elle paie des années, sangue – ce qui n’a aucune impor-
franchir des schémas du passé… En voire des décennies, de renoncements tance – et la gauche s’est dissoute dans
tout état de cause, « volontarisme » me et de fainéantise intellectuelle… un discours où elle n’est même plus
semble plus adéquat. majoritaire. À la figure archi-socialiste
R. E. – Elle paie plus que cela encore. du grand bourgeois de gauche s’est
Raphaël Glucksmann. – Emmanuel Elle paie cent ans de Parti socialiste, substituée la figure syncrétique, et
Macron a volé la notion de progres- c’est-à-dire d’un mouvement incura- pour l’heure inédite, du moderniste
sisme à une gauche moribonde et l’a dé- blement partagé entre une rhétorique antique, du vieux jeune homme, du
pouillée de toute substance sociale. Le marxiste (qu’il n’a jamais vraiment re- président iPhone-Pléiade, qui tient de
combat autour des mots est le cœur des niée) et des pratiques libérales (qu’il Zuckerberg autant que de Péguy.
batailles culturelles, et sa force fut n’a jamais vraiment admises). Le PS
d’identifier les mots vides qu’il pouvait est mort de son indécision et de la jux- R. G. – L’écartèlement entre la pra-
redéfinir pour se tisser un habit taposition d’un discours maximaliste tique et le discours socialistes a donné
24 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
naissance au macronisme et à La l’abandon de la quête d’égalité sociale Un nouveau clivage politique
France insoumise, c’est vrai, même si et de l’autre une vision autoritaire de durable ?
je ne parlerais pas de cent ans de re- cette quête. Ce face-à-face inquiète ou
noncements car il y eut quand même indiffère des millions de citoyens épris Raphaël Enthoven. – Comme disent
des moments de transformation so- de démocratie et d’égalité, orphelins les cuistres, nous avons changé de pa-
ciale importants lorsque la gauche a de la social-démocratie que le Parti so- radigme. Cette intuition remonte,
pris le pouvoir au XXe siècle. Si la mort cialiste a dévoyée. chez moi, à 1992, un dimanche soir,
d’un PS agonisant et hypocrite était devant l’émission de télé « 7 sur 7 ».
nécessaire, on peut être inquiet de la R. E. – Tout à fait d’accord pour dire J’avais 16 ans, j’étais de gauche et
polarisation actuelle du débat entre que Macron met un terme à la social- j’étais amoureux de mes opinions
Emmanuel Macron et Jean-Luc Mé- démocratie, en la dépassant sur sa quand, soudain, je vis Charles Pasqua
lenchon. La social-démocratie s’est droite et par le haut. Mais la faute en et Jean-Pierre Chevènement tomber
revient aussi, pour une fois, à la mal- d’accord sur l’idée de nation, puis Fa-
ILLUSTRATION JEAN-MARC PAU POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

L’alphabet n’est chance : entre l’assassinat de Jaurès, des bius et Juppé s’entendre sur les règles
frères Rosselli, la mort de Camus, la du commerce… J’étais stupéfié de voir
plus le même. nullité de Rocard en campagne, les des antipodes (apparents) s’entendre
Les termes du débat turpitudes de DSK et les fraudes de sur des choses essentielles. À l’intérieur
sont modifiés. R. E.
Cahuzac, la social-démocratie a man- même des partis, la fracture s’opérait
qué chacune des occasions qu’elle avait sous mes yeux d’enfant, à leur insu.
construite sur le refus de la pureté en d’arriver au pouvoir ou d’exercer le Vingt-cinq ans plus tard, la rapidité
politique, sur la conviction qu’on peut pouvoir qu’elle avait conquis. Il est trop avec laquelle Emmanuel Macron s’est
lutter contre les inégalités sociales dans tard, désormais, pour caresser ce inscrit dans le paysage politique et a
le cadre de la démocratie libérale. Elle rêve-là. Pour une fois, les choses ont suscité l’adhésion collective vient, à
s’est fondée aussi sur la mort des changé. L’alphabet n’est plus le même. mon sens, du fait que la mue avait été
Roi-Soleil et des prophètes révolution- Les termes du débat sont modifiés : le opérée par le peuple français depuis
naires. Elle a fait de sa nature hybride vieux clivage droite-gauche est rem- longtemps. Le fruit était mûr. Le pay-
un moteur de progrès démocratique. placé par l’opposition des souverai- sage politique était prêt à se conformer
Or, aujourd’hui, nous avons d’un côté nistes et des libéraux. aux intuitions du peuple et à assumer,
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 25
dans la représentation, ce chan- rapide – et j’observe la politique fiscale quand l’égalité l’emporte, la nourri-
gement de paradigme. d’Emmanuel Macron, et je ne peux me ture vient avant la liberté. En termes
limiter aux seuls mots de la Sorbonne. camusiens, le pain vient avant la
Raphaël Glucksmann. – Le clivage Ou je vois que, au lieu de faire respirer bruyère. Quand c’est la liberté qui
entre pro-européens et souverainistes la démocratie française comme pro- l’emporte, inévitablement, le pain fait
nationaux est pertinent. Mais il n’est mis, il pousse la logique monarchique défaut ici ou là, et parfois dans plein
pas le seul. Penser ce clivage comme ex- de la Ve République jusqu’à son pa- d’endroits ! Mais chacun peut le dire,
clusif revient à laisser l’Europe aux seuls roxysme. Et alors je saisis que je ne et chacun peut se battre, et chacun de-
libéraux et la quête de solidarité sociale peux être captif du seul clivage entre vrait, en droit, pouvoir s’en sortir. La
aux seuls souverainistes. C’est faux, et européistes et souverainistes. Pourquoi seule question qui vaille n’est pas de
c’est dangereux. Un débat doit émerger devrais-je par exemple, parce qu’Em- savoir le régime qu’on préfère. Mais de
parmi les partisans de l’Europe. Une manuel Macron n’est pas nationaliste, savoir comment résorber les inégalités
critique sociale, démocratique, écolo- me sentir l’otage d’une politique fiscale à l’intérieur du régime qui, imman-
giste et radicalement non souverainiste que je réprouve ? quablement, les produit et qui fait son
du libéralisme doit être portée. Un deuil de leur abolition.
autre modèle proposé. Il faut que R. E. – D’autant plus d’accord que
quelque chose émerge du champ de l’enjeu n’est pas forcément de baisser les R. G. – Faire son deuil de l’abolition
ruines d’une gauche pro-européenne. impôts, mais d’harmoniser la fiscalité totale des inégalités, oui. Mais jamais
En plus du clivage européens contre à l’échelle d’un continent… Et puis de la lutte contre les inégalités. Ou la
souverainistes, une autre ligne de dé- tout est question de priorité. Or nous politique perd son sens. Et la démocra-
marcation, sociale, démocratique, éco- sommes d’accord pour dire que la li- tie va dans le mur. Or c’est précisément
logique, existe dans l’opinion française. berté est la priorité des priorités. Si un ce qui se produit en Occident depuis
Je ne suis pas fétichiste donc je suis prêt régime sacrifie la liberté à l’exigence trente ans.
à changer ces mots s’il le faut, mais je d’égalité, tu t’y opposes n’est-ce pas ?
pense que le clivage droite-gauche n’a R. E. – Certes. Rawls nous dit que
pas disparu. Emmanuel Macron veut R. G. – Je le combats même. les inégalités ne sont acceptables que
avoir face à lui Jean-Luc Mélenchon et si elles profitent aux plus démunis,
Marine Le Pen. Sa volonté rencontre R. E. – Donc, dans l’ordre des prio- c’est-à-dire si elles tendent à se résor-
l’air du temps, donc cela fonctionne rités, la liberté vient en premier. Ce ber. Un système qui ne parvient pas à
pour l’instant. Mais cela fonctionne au qui a des conséquences très concrètes : produire ce mécanisme est un système
détriment du niveau du débat. Et je pa- qui se suicide lentement. In fine, le cri-
rie que ce n’est qu’un moment, bref, de tère, c’est la question de savoir si les
notre histoire politique. inégalités s’accroissent ou diminuent.

R. E. – Qu’il se donne des ennemis RAPHAËL Il faut être juste avec ce gouvernement
(dont je disais plus haut qu’il n’était
caricaturaux (et donc inoffensifs), c’est
de bonne guerre ! Cela dit, si Mélen-
ENTHOVEN pas progressiste) : les droits des
femmes, les aides aux handicapés,
chon, Le Pen ou Wauquiez sont des l’amendement au délit de solidarité
poids plumes, la faute leur en revient qui a été proposé dans la loi immigra-
également : aucun d’eux (à part Ma- tion et asile… tout ça donne à penser
rine Le Pen, qui est hors jeu) n’est en qu’on n’a pas complètement laissé
mesure d’incarner cette mutation des tomber (je crois) l’idée d’égalité. Il n’y
priorités. Ce qui ne change rien au fait a pas dans ce gouvernement que des
que, en qualité d’europhile, je me sente individus férus de réussite. Le pragma-
plus proche d’Alain Juppé que de Jean- tisme a pris le pouvoir, mais, parmi les
Luc Mélenchon. 1975. Naissance à Paris. boussoles qu’il se donne, l’honnêteté
1999. Agrégé de philosophie. commande d’inclure le projet d’une
R. G. – Quand j’écoute le discours société où il ferait mieux vivre.
2000-2007. Enseigne à l’IEP de Paris.
d’Emmanuel Macron à la Sorbonne,
2002. Fonde avec Michel Onfray
HANNAH ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE

je me sens évidemment plus proche de R. G. – Je ne suis vraiment pas d’ac-


l’université populaire de Caen.
lui sur cette question que de Jean-Luc cord sur la loi asile et immigration,
Mélenchon. Mais je constate aussi que 2007-2011. « Les nouveaux chemins de mais je parle là d’abord des inégalités
la connaissance », sur France Culture.
les inégalités sociales explosent – c’est sociales qui se creusent sans cesse et
le trait marquant des évolutions des 2008. « Philosophie », sur Arte. que la politique du gouvernement ren-
trente dernières années : jamais dans 2015. « Le in mot de l’info », Europe 1. force au lieu de les combattre. Si la
l’histoire de l’Occident, les inégalités 2018. Morales provisoires question centrale est celle de Rawls
n’ont explosé de manière aussi (éd. L’Observatoire). dont tu viens de parler, alors la réponse
26 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
tolérerait. L’opinion que nous avons n’a
pas d’importance (et n’a aucun inté-
rêt, en fait). Seul compte le droit que
nous avons d’en avoir une, et le droit
de la défendre dans le cadre idéal d’un
dialogue, comme celui que nous
avons ! Dire « en même temps » me
semble aller dans ce sens.

R. G. – Le dogmatisme survient
lorsque ce qui n’est au fond qu’un choix
se présente comme une nécessité in-
contestable. Lorsque l’idéologie se
JACQUES DEMARTHON/AFP

cache pour se parer des atours du seul


« pragmatisme ». Or le macronisme lui-
même, qui se présente si souvent
comme un réalisme post-idéologique
ou anti-idéologique, est une idéologie.
Manifestation contre la réforme du Code du travail, janvier 2016. Emmanuel Macron en personne écri-
vait, à juste titre, en 2011 que les choix
sera sévère pour le macronisme. La li- Raphaël Glucksmann. – Je note que tu fiscaux ne sont jamais techniques, mais
berté est la condition de tout, tu as rai- parles au passé. Car il ne me semble pas toujours idéologiques. La démocratie,
son, mais elle ne survivra pas à l’aban- que le pouvoir actuel pense beaucoup ce n’est pas à mes yeux le consensus de
don de la quête d’une résorption, par contre lui-même. On est plutôt dans la raison, c’est la confrontation raison-
la politique publique, des inégalités l’affirmation de soi et le refus d’en- née d’idées opposées sous l’arbitrage
abyssales creusées par le marché. La li- tendre les arguments contraires. Il y a souverain du peuple.
berté a besoin d’un horizon d’égalité peu d’espace laissé au doute, ou même
pour se déployer et se conserver. C’est R. E. – La démocratie n’est pas le
au dialogue. Regarde le sort qui est ré-
cet horizon que la démocratie libérale servé à la CFDT, par exemple. Jamais
consensus de la raison, mais on peut
ne produit plus. D’où sa crise pro- un esprit qui doute et qui est dans le
espérer que le dissensus démocratique
fonde. Partout en Occident. « en même temps » ne prendrait la dé-
débouche sur un gouvernement ra-
cision de baisser les APL et de suppri-
tionnel ! La démocratie, c’est aussi le
La promesse du « Et en même mer partiellement l’ISF dans le même
chaos d’opinions à l’état de nature,
temps » est-elle tenue ? mouvement. Cette faute est le signemues par des passions dévastatrices,
d’une absence d’esprit critique, d’une
qui s’entre-tuent. Or rien n’interdit de
Raphaël Enthoven. – Les nouveaux certitude, d’une forme de mépris sou-
considérer que, dans la jungle des opi-
clivages ne sont pas nions, certaines soient
seu lement idéolo- plus attachées que les
giques. Ils sont aussi Le dogmatisme survient lorsque autres à faire entendre
méthodologiques. Au ce qui n’est au fond qu’un choix l’opinion d’en face – un
c l i v a g e l ib é r a u x / se présente comme une nécessité peu comme les vivants
souverainistes s’ajoute de Walking Dead qui
celui qui distingue les
incontestable. Lorsque l’idéologie recherchent la compa-
idéologues (décrétant, se cache pour se parer des atours gnie de leurs semblables
du haut d’un absolu du seul « pragmatisme ». R. G. et décapitent des corps
qu’ils appellent leur déjà calcifiés. Je vois un
« opinion », l’inanité de tout autre dis- verain pour toute opinion divergente, critère dans cette qualité. Dire, ça n’est
cours) et les tenants du dialogue qui autant de traits caractéristiques fort peu pas construire un camp, mais, tout à
(critiquant leur propre opinion) s’at- propices au dialogue qui t’est si cher. l’inverse, réunir les camps dans une
tachent à écouter les arguments d’en volonté commune de mettre en par-
face. Or le « en même temps » macro- R. E. – Hypothèse : Et si le « dogma- tage le morceau de vérité que chacun
nien relevait indéniablement de la se- tisme » de la démarche ne te choquait détient. Est-ce en bourgeois que je le
conde catégorie. L’enjeu (de départ) que parce que les décisions qui sont dis ? Peut-être. Mais je n’ai pas le sen-
n’était pas de ménager la chèvre et le prises te déplaisent ? Et si l’esprit était timent d’une captation de la raison par
chou, mais de créer les conditions du la dupe du cœur ? Lutter pour qu’un une certaine couche de la société qui,
dialogue en sachant penser contre dialogue s’établisse, c’est tout simple- s’attribuant le monopole de la rationa-
soi-même. ment tolérer l’idéologie qui nous lité, en profiterait pour mettre tous les
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 27
conversation

autres sous tutelle. J’ai plutôt le l’« en même temps » macronien, c’est le pessimiste du « et en même temps », le
sentiment qu’il y a un rôle de péda- risque de tomber en extase devant sa voir comme le signe d’une certitude
gogue à tenir… propre ouverture d’esprit – ce qui est première, une certitude bien plus forte
une fermeture au carré puisque toute que les étiquettes de droite et de gauche
R. G. – Je crois à la pédagogie, mais je personne refusant de célébrer les auxquelles ses tenants ne croient plus.
ne pense pas que le politique puisse se louanges d’un tel slogan serait alors im- Les élèves qui sortaient de l’ENA par-
déguiser en pédagogue. Il fait des médiatement exclue du camp de la to- tageaient depuis longtemps des visions
choix, déploie une vision du monde. Ce lérance… On peut aussi redouter du monde assez proches, par-delà les
n’est pas un professeur expliquant des qu’avec le temps le slogan ne devienne couleurs politiques qu’ils choisissaient
faits, c’est un homme mû par des une façon hollandiste de caresser tout pour se distinguer les uns des autres. La
idéaux ou des intérêts appelé à défendre le monde dans l’espoir d’apaiser les « raison » commandait à leurs yeux
ses actions ou ses reculs. Les représen- conflits (comme LREM le fait sur la qu’on réformât et gérât la France selon
leurs principes et leur logique. Les
camps politiques étaient devenus à leurs
yeux, aux yeux de la haute fonction pu-
blique et des élites socio-économiques,
des obstacles à l’application de leur pro-
gramme commun. C’est la certitude
d’avoir raison par-delà des divisions po-
litiques jugées superficielles qui aurait
dans ce cas produit le « et gauche et
droite » qui sous-tend le « et en même
temps » macronien. Non pas, donc, un
doute fondamental, mais une certitude
supérieure. Qui se traduit, une fois au
LUDOVIC MARIN/AFP
pouvoir, par un mélange d’arrogance,
de libéralisme économique et d’autori-
tarisme politique.

Emmanuel Macron s’adresse à la Conférence des évêques de France, le 9 avril 2018.


R. E. – Le piège est évident : comment
se dire à soi-même qu’on a tort, quand
tants d’En marche répètent ad nau- laïcité, on en reparlera). Reste qu’en son on se vante de croire que c’est l’autre,
seam : « Nous sommes pragmatiques. » principe la démarche est belle. Il était peut-être, qui a raison ? Il y a beaucoup
Ils renvoient ainsi leurs opposants dans beau de faire campagne sur une d’orgueil dans une telle humilité…
le camp de l’idéologie et des passions nuance, en renonçant à cette idée si Mais ma limite concernant le « et en
(« tristes », ajoutent-ils souvent). Cela commode selon laquelle la vérité est même temps » est autre. Sur la question
masque l’idéologie et les affects de ceux tout entière d’un côté et le mensonge de la laïcité, par exemple, Macron fait
qui gouvernent tout en niant la ratio- tout entier de l’autre. Quand Camus du Hollande. Il traite les opinions avec
nalité de ceux qui les critiquent. dit à Sartre : « Si la vérité me paraissait la déférence qu’Hollande avait pour
à droite, j’y serais », il résume l’« en tous les courants du PS quand ils fai-
R. E. – Encore une fois, c’est de bonne même temps ». Le service de la vérité saient la loi rue de Solférino. Il enterre
guerre ! Et Macron est fin stratège. Pen- passe avant celui du bien (ou celui de la les haches de guerre. Il fait cohabiter
dant la campagne, de son propre aveu, vertu), et c’est la raison pour laquelle, Yassine Belattar et Manuel Valls,
il voulait « déstabiliser » son ennemi. paradoxalement, il est essentiel de pra- Jean-Michel Blanquer et Asif Arif.
Pourquoi lui ferait-il maintenant le ca- tiquer le doute ! L’en même temps, c’est C’est le seul héritage palpable de son
deau de se battre autrement ? C’est à ses un apolitisme qui a pris le pouvoir. prédécesseur. Et c’est une folie. Tant de
adversaires, et non à lui, de faire la C’est passionnant. J’ai longtemps cru prudence lui éclatera à la figure. D’ail-
preuve que le chef de l’État n’a pas le que l’exercice de la philosophie était leurs, l’argument (repris par toute la
monopole de la rationalité ! À eux contradictoire avec l’engagement poli- macronie) selon lequel « l’État est laïc,
d’échapper à leur propre caricature… tique. Comment faire campagne (et mais la société ne l’est pas », et l’inva-
Seulement, quand Wauquiez défend l’emporter) tout en prenant acte de sion (décrite devant les protestants de
l’expulsion préventive des fichés S l’opinion d’en face ? Y parvenir relève France, pour les cinq cents ans de la Ré-
étrangers ou quand Mélenchon in- de l’exploit. Et du pari. forme) de la « laïcité de confrontation »
voque l’immunité parlementaire (qu’il par la « laïcité d’abstention » étaient les
combat) pour échapper aux convoca- R. G. – Ton pari est intéressant, bien deux arguments invoqués par Ricœur
tions de la justice, ils n’en prennent pas que je ne croie pas à l’« apolitisme ». pour s’opposer à la loi de 2004 sur le
le chemin. Ce qu’on peut reprocher à Mais on peut avoir une vision bien plus port des signes religieux à l’école.
28 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
R. G. – Il y a dans ces deux discours caresser celui qu’on est sur le point de des cas, il s’écrasera. Dans le meilleur,
devant les protestants et devant les démentir ? Et que pèse l’intégrité laïque il essaiera de contre-argumenter et, par
évêques un choix de société qui se des- à côté d’une promesse tenue sans trop l’introduction de cette joute sur un ter-
sine. Un choix en rupture avec la tradi- d’accrocs (comme la PMA pour toutes) ? rain loyal, la partie est gagnée.
tion républicaine française. Contraire- Cynisme, ici.
ment à ce que tout le monde répète Raphaël Glucksmann. – Ce fact-
– cette tarte à la crème selon laquelle Comment lutter contre checking et cette déconstruction sont né-
« la laïcité n’est pas une religion » –, la montée du populisme ? cessaires, mais insuffisants. Il n’y a ja-
l’idéal républicain visait à installer une mais eu de décryptage aussi bien rodé
forme de religion laïque, une transcen- Raphaël Enthoven. – Le populisme est que celui fait par les médias américains
dance sans Dieu, un idéal qui relie les pleinement en phase avec les manies du des discours de Trump, et ça n’a pas
hommes à quelque chose qui les dé- XXIe siècle. Le fait de dire, par exemple, marché. La véritable réponse, in fine,
passe, quelque chose qui échappe aux qu’on « ne peut pas seulement voter au populisme, c’est la capacité qu’a, ou
Églises et qui s’appelle la chose com- tous les cinq ans » et en appeler au droit n’a pas, la démocratie libérale à se régé-
mune. Quand Macron demande aux de révocation des élus selon le bon plai- nérer dans un nouveau contrat social
catholiques de s’investir dans la vie ci- sir des électeurs – qui est une mesure et civique. Qu’est-ce qui a empêché le
vique en tant que catholiques, il re- inapplicable, et parfaitement populiste triomphe des populistes dans les années
nonce à la mort – momentanée et sym- puisqu’elle expose l’élu, pour conserver 1930 aux États-Unis ? Les Américains
bolique – à soi-même, à ses attaches et le pouvoir, à flatter ses électeurs au lieu n’étaient en rien moins racistes que les
à sa foi, qu’est la citoyenneté, il a un rap-
de travailler dans le sens de l’intérêt gé- Européens : il y avait la ségrégation, les
port quasi anglo-saxon au fait religieux. néral – est le symptôme d’une invasion lynchages, il y avait tout le substrat ra-
Dans cette vision, l’État laïc est un ar- de la politique par la publicité, c’est-à- ciste pour l’émergence d’un fascisme
bitre neutre entre les instances sociales dire par le régime du sondage perpé- américain. Il n’y avait pas moins de mi-
qui produisent du sens et donnent à tuel. Les partisans du droit de révoca- sère sociale ou économique et sociale
l’espace civique sa ou plutôt ses subs- tion croient approfondir la démocratie, aux États-Unis qu’en Europe, il y en
tances. En fait, une vision minimaliste, alors qu’ils amputent le pouvoir de avait même plus. Tous les éléments
libérale, du rôle de la politique se cache toute possibilité d’action, en le soumet- étaient là. Mais il y a eu Roosevelt, il y
derrière la grandiloquence jupitérienne. tant aux caprices d’un électeur-consom- a eu « New Deal » : la démocratie amé-
On surjoue la verticalité et la fonction mateur. Pour autant, le populisme, tel ricaine a su se régénérer en répondant
pour ne pas laisser voir la réduction du que nous le connaissons, est vieux à cette misère et à ce besoin d’inscrip-
rôle du politique face aux enjeux éco- comme la démocratie elle-même, et tion des individus dans un cadre col-
nomiques, sociaux, sociétaux… plus encore. De quoi s’agit-il ? D’un tour lectif qui fasse de nouveau sens. Dans
de passe-passe, qui fait passer le repré- toute démocratie il faut une forme de
R. E. – Bien vu ! Mais on peut avoir la sentant d’une partie du peuple pour le populisme pour empêcher l’émergence
lecture inverse. En déclarant qu’il faut représentant du peuple tout entier. Aux d’une oligarchie ou d’une aristocratie,
réparer un « lien » avec l’État, Macron origines de cette métonymie, on trouve une forme de critique permanente de
a mis la religion au septième ciel. C’est Marx en personne, qui garantit que, l’élite dirigeante, c’est ce qu’a très bien
une visite de courtoisie dans la salle des par l’universalité de ses souffrances, le montré Machiavel dans le Discours de
commandes, qui crée un précédent et prolétariat est fondé à incarner, dans un la première décade de Tite-Live. Il de-
laisse planer l’espoir mande : pourquoi
qu’un jour l’un des Quand Camus dit à Sartre : Rome était-elle
visiteurs posera ses « Si la vérité me paraissait à droite, puissante ? Non pas
mains sur un levier. parce que tout le
Bref, il n’aurait pas j’y serais », il résume l’« en même temps ». monde était uni
dû dire ça. D’autant Le service de la vérité passe avant dernière le sénat,
qu’il l’a fait en tac- celui du bien (ou celui de la vertu). R. E. mais parce qu’elle
ticien (plus qu’en il- avait institutionna-
luminé). La place qu’il accorde au fait premier temps, l’humanité tout en- lisé la critique populiste du sénat en ins-
religieux dans la cité lors des deux dis- tière… Un geste qu’on retrouve au- tituant les tribuns de la plèbe. La divi-
cours aux évêques de France et aux jourd’hui dans les figures navrantes de sion de ses institutions était le moteur
protestants vient aussi, et d’abord, du tous ces « candidats du peuple » qui ne de sa puissance. C’est une intuition fan-
fait que le gouvernement se prépare à sont, en réalité, que les candidats de tastique de Machiavel : il faut une forme
prendre des décisions, concernant la leur clientèle. Lutter contre le popu- d’expression populiste dans toute répu-
bioéthique, qui déplairont aux ins- lisme c’est d’abord le décrypter. Le blique, une critique populiste d’elle-
tances célestes. Ces grandes phrases combattre frontalement par l’anathème même. Mais aujourd’hui cette critique
sont le miel de l’absinthe qu’il s’apprête ou la déploration est inefficace. Argu- devient dominante. Pourquoi ? Cela dé-
à leur mettre dans le gosier. Comment mentez face au menteur. Dans le pire coule de l’immensité de la crise de
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 29
toutes les structures collectives. Les
individus ne sont pas plus pauvres
qu’avant, mais ils sont beaucoup plus
seuls. Or, quand on est seul, on a plus
facilement peur et on est plus sensible
au discours du leader populiste qui as-
sène : « Vous vous sentez seuls ? En moi
vous deviendrez peuple. » La solitude
engendre le besoin de fusion.

R. E. – C’est l’analyse de Tocqueville.


Tocqueville est un libéral qui considère
que la liberté est un bien sacré, mais

JACQUES DEMARTHON/AFP
c’est un libéral à la grecque, pour qui
la liberté est inséparable d’un engage-
ment dans la cité. Toute la polémique
avec Benjamin Constant porte là-des-
sus : Constant pense, pour le dire vite,
que tu peux être libre chez toi, en te re- Jeunes gens volontaires engagés dans un service civique. Rassemblement à Paris, en juin 2012.
pliant dans ta coquille, alors que, selon
Tocqueville, la liberté est inséparable nous le faisons, toi et moi), l’espace po- fusionnelle de manière quasi nécessaire.
de l’engagement, de l’action, des partis litique (où moi je suis moins à mon Et c’est précisément ce qui, selon moi,
politiques, de la presse, des associa- aise), l’espace associatif ou l’espace syn- n’est pas compris par le macronisme. Il
tions. Plus les individus se replient sur dical. Défendre la liberté, c’est remplir s’attaque aux corps intermédiaires, fra-
eux-mêmes, plus la place est laissée va- ces espaces-là. On ne peut rien contre gilise les syndicats, méprise les journa-
cante à l’exercice d’un pouvoir autori- un peuple qui discute. De ce point de listes… Sans s’attaquer, jamais, aux
taire. En termes tocquevilliens : « Tou- vue, le phénomène de l’ubérisation est causes de l’ubérisation.
jours plus d’individu, toujours plus propice au populisme. Tu pointes le
d’État. L’un ne décroîtra pas sans que lien qu’il y a entre individualisme ef- R. E. – Tu es injuste. Macron n’a pas
l’autre recule. » fréné et la fusion d’un individu dans seulement vaincu Marine Le Pen. Il a
un corps global. Or qu’est-ce que l’ubé- incarné son antipode. Il est son anti-
R. G. – C’est le trumpisme. risation ? Historiquement c’est le geste pode. Et il est hermétique au genre de
par lequel le protestantisme révoque démagogie qu’elle déploie. Macron
R. E. – C’est exactement le trum- l’épiscopat pour s’adresser directement n’est pas Margaret Thatcher, ni même
pisme. Que Machiavel avait déjà décrit à Dieu. Ce qui a pour vertu un gain le héraut libéral d’une individualisa-
quand il suggère au prince de se débar- d’autonomie – je n’ai besoin de per- tion outrancière. Juste le président
rasser des puissants, afin (à la fois) sonne pour me dire quelle est la parole d’un pays qui s’ubérise – pour le pire,
d’être en lien direct avec le peuple et de Dieu, je n’ai pas besoin qu’on me peut-être. Qu’il se prenne (à tort ou à
d’avoir les coudées franches… Autre- l’explique –, mais c’est aussi un surcroît raison) pour le grand réformateur de
ment dit, le rêve du « candidat du de servitude, car tu n’as plus les moyens son pays ne suffit pas à l’inscrire dans
de filtrer cette parole ou de la contre- l’équation délétère populisme-tyran-
Trump est plus dire, dès lors qu’il n’y a plus d’interces- nie. Et puis Macron n’a pas congédié
seurs pour s’y opposer. À tous égards, les intercesseurs. En revanche, ses in-
qu’une révolte une société ubérisée, un monde sans tercesseurs de prédilection ne sont ni la
réactionnaire : il est intercesseurs, fabrique des pantins avec presse, ni les associations, ni les syndi-
l’aboutissement des des individus qui, tous, ont le senti- cats, mais les religions et les réseaux so-
ment d’avoir gagné en liberté. ciaux. Aux premières, il confie la tâche
logiques néolibérales de redonner (selon le mot de Tocque-
d’individualisation R. G. – C’est pour cela que Trump est ville) « à l’homme démocratique le
permanente. R. G. plus qu’une révolte réactionnaire : il est goût de l’espérance ». Des seconds, il se
l’aboutissement des logiques néolibé- sert comme un président qui commu-
peuple » (qui récuse la presse et prétend rales d’individualisation permanente nique et non comme un président qui
entretenir un lien direct avec ses élec- qu’on peut définir, tu as raison, comme se défend. Le paradoxe de l’interces-
teurs), c’est le pouvoir absolu. Nourrir l’ubérisation de la société. On en revient seur dont chacun dispose aujourd’hui
les corps sociaux, les intervalles, les in- à la nécessité d’une critique sociale du – Internet –, c’est qu’il cannibalise tous
tercesseurs, est un enjeu de liberté, que libéralisme : un libéralisme sans frein les autres et donne aux gens le senti-
ce soit l’espace médiatique (comme produit son antithèse populiste et ment que les corps intermédiaires sont
30 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
superflus. Internet est un intercesseur vie. Je pense qu’il y a encore des chan- dans la logique des conquêtes des
qui produit de l’immédiateté : l’outil tiers de transformation immenses, des droits individuels, de la liberté indivi-
en lui-même est propice à l’émergence horizons de progrès fantastiques. À ne duelle. Or le sens de la politique doit
fulgurante de mouvements dont la pas les penser, à se contenter de dé- être à la fois de permettre ces conquêtes
stratégie est populiste. fendre nos institutions contre les at- individuelles et de les inscrire dans la
taques populistes, on se condamne à conscience partagée d’appartenir à
R. G. – J’en reviens donc à Roosevelt, l’impuissance et à la défaite. un tout.
qui souligne en creux ce qui manque
à Macron s’il entend lutter contre les Que peut la politique ? R. E. – Oui, mais le Graal, c’est la li-
causes de la vague populiste qui déferle berté individuelle. La « conscience du
sur l’Occident : la seule manière de Raphaël Enthoven. – Suffit-il que la tout » n’est souhaitable que parce
perpétuer cette démocratie libérale, démocratie libérale s’assigne de grands qu’elle est une condition de la liberté
c’est qu’elle se renouvelle, qu’elle s’as- projets pour qu’elle se renouvelle ? Le individuelle. « L’homme que conduit
signe des grands projets. Que la poli- paradoxe de nos démocraties, c’est la raison est plus libre dans la cité où
tique au sens noble reprenne le poste qu’elles n’ont à offrir, pour seule pers- il vit selon le décret commun, que
de commandement. Vu les progrès pective, que la continuation d’elles- dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-
technologiques, vu les évolutions du mêmes. Comment renouveler l’hori- même », enseigne Spinoza. La cité n’est
monde du travail, vu l’explosion des zon final des conquêtes politiques ? qu’un moyen de liberté. Ce n’est pas
inégalités, le moment est venu d’un Pour ma part, je situe le « renouvelle- la collectivité qui est la raison d’être
nouveau contrat social et civique fondé ment » dans des chantiers précis : l’eu- de l’individu, mais l’inverse. Dire cela
sur, d’un côté, le revenu universel – thanasie, la laïcité, l’égalité homme- ne signifie pas qu’on renonce aux
l’idée que personne ne tombera dans femme… Que l’action politique se grands projets, mais qu’on renonce à
la misère absolue – et, de l’autre, la né- réduise à des projets de cette nature-là y voir l’antidote fédérateur à tous les
cessité pour le citoyen qui en bénéficie ne me semble pas une réduction mais maux de la société. En ce qui me
de s’investir pour la cité, de ne plus un approfondissement. concerne, je ne connais pas de plus
être dans la liberté de Constant mais grand projet que l’ambition (apparem-
dans celle de Tocqueville, de produire Raphaël Glucksmann. – On sera d’ac- ment minimale) de défendre la liberté
du lien social, de s’engager dans un cord sur ces sujets sociétaux. Mais ils individuelle – au prix d’une restric-
service civique universel au cours de sa ne seront pas suffisants. On reste là tion, parfois, de cette liberté.

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L’esprit
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franceculture.fr/ ture.
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Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 31


R. G. – Cette liberté individuelle comme « quelqu’un qui aime être ré- naturellement à croiser et qui pourtant
ne pourra pas être défendue si elle ne futé quand il se trompe ». ont avec moi une communauté de des-
s’inscrit plus dans un cadre collectif. tin. J’ai besoin qu’on me pousse à
Hegel pose la question : « Pourquoi les R. G. – Les ennemis ne manquent considérer l’autre comme mon sem-
États font-ils la guerre ? » Il y a des en- pas. Il en est un qui redonne immédia- blable, mon alter ego. Sinon, je vais me
jeux de frontière et de rivalités écono- tement sens à la politique sans pour au- laisser aller à ma tendance au repli.
miques, mais ce n’est pas le fond du tant désigner de boucs émissaires : le
problème. Le fond du problème, selon réchauffement climatique, qui nous R. E. – Que la puissance publique ne
Hegel, c’est que dans une société qui se menace tous et montre où mènent les m’oblige à rien du tout ! Sinon à payer
croit en paix perpétuelle, les parties qui logiques individualistes si elles ne sont mes impôts et à accomplir mes devoirs
la composent – individus, entreprises, pas contraintes par l’intérêt général, de citoyen. Pour le reste, ce n’est pas
communautés… – s’autonomisent tel- c’est-à-dire au désastre. L’écologie, prise d’en haut que les bulles se brisent, mais
lement qu’elles finissent par se penser au sérieux, est ce qui sauvera la poli- au hasard de l’existence. La rencontre
totalement indépendantes, autosuffi- tique de la médiocrité qui la mine. avec son frère dissemblable n’est pas le
santes, et par considérer chaque intru- Comme l’écrit le poète Hölderlin : « Là fait d’une volonté politique.
sion du Tout dans leur sphère privée où croît le péril croît aussi ce qui
comme une violation insupportable. Et sauve. » Quel plus grand péril que la R. G. – En un sens si. C’est sans doute
donc, finalement, elles refusent de fin du monde ? Quelle plus grande mis- notre divergence principale. Prenons le
payer l’impôt, ne s’investissent plus ci- sion, donc, que l’écologie politique ? cas de l’école, ce socle du projet répu-
viquement, ne votent plus, refusent la
moindre critique de leurs dogmes ou le
moindre sacrifice de leurs intérêts. C’est
pour éviter ce délitement civique, cette
atomisation sociale que les États font la
guerre selon Hegel, pour rappeler à cha-
cune des parties que le Tout existe et
que si le Tout meurt, les parties meurent
avec lui. Aujourd’hui, sans faire la
guerre, pour éviter justement la guerre

MARTIN BERTRAND/HANS LUCAS/AFP


qu’amènerait le triomphe des forces na-
tionalistes, il faut que le Tout se rap-
pelle aux parties.

R. E. – Hegel a surtout diagnostiqué


la difficulté de se renouveler en l’ab-
sence d’ennemi (ce qui est à peu près
aussi difficile que d’aimer quand Jardin partagé sur un toit à Rennes.
l’amour ne rencontre aucun obstacle).
Une volonté sans adversité, livrée à elle- Quant au dialogue dont tu parles : blicain. Les Français n’ont pas décidé
même, oscille d’elle à elle-même et dé- pour qu’il soit possible, il faut que les un jour, unanimement, d’envoyer leurs
bouche fatalement sur un processus gens se croisent et soient amenés à enfants à l’école républicaine. Si on
mortifère (il pensait à la Terreur révo- comprendre qu’ils appartiennent à un avait écouté les familles au XIXe siècle,
lutionnaire). Que faire, donc ? Com- espace commun de dialogue. Pour nombre d’entre elles auraient préféré
ment stimuler la conflictualité indis- cela, il faut qu’ils sortent de leurs ghet- que leurs enfants continuent à étudier
pensable aux pulsations démocratiques ? tos mentaux, sociaux, culturels respec- chez le curé. À un moment donné de
En créant les conditions d’une adver- tifs, que la politique produise, voire im- l’histoire, une puissance publique –
sité à l’échelle de l’individu. En mé- pose de la mixité. Dans une société où élue évidemment – contraint les indi-
nageant, comme de la soie, les condi- un jeune qui naît à Trappes, un autre vidus à faire peuple. L’idée par exemple
tions d’un débat véritable. Un monde qui naît dans le 7e arrondissement de qu’on ait pu supprimer le service mili-
commun repose d’abord sur la possi- Paris et un autre qui naît en Picardie taire sans se poser une seconde la ques-
bilité de discuter sans se fâcher, de ne ne se croisent jamais sauf par miracle, tion de le remplacer par quelque chose
pas tenir la contradiction pour une of- il y a besoin de réhabiliter une forme d’autre me semble lunaire aujourd’hui.
fense – j’appelle monde commun un d’expérience commune, universelle, y Il fallait probablement supprimer le
espace où deux personnes s’entendent compris par la contrainte. J’ai besoin vieux service militaire, mais il fallait
pour ne pas être d’accord. L’idée d’un que la puissance publique m’oblige à certainement se poser la question de sa-
monde commun est née quand So- fréquenter ceux que je ne connais pas, voir par quoi on allait ou non le rem-
crate s’est présenté, dans le Gorgias, ceux que je ne serais pas amené placer. Les années 1990-2000 resteront
32 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
dans l’histoire comme une époque de CONCOURS
somnambulisme politique…

R. E. – Il y a une différence entre le À la découverte


fait de contraindre les gens à aller à des grandes œuvres
l’école (ce qui n’est pas une contrainte,
mais le don de la liberté) et l’ambition de la littérature coréenne
de les contraindre à surmonter leurs
préjugés pour découvrir un autre
qu’eux-mêmes. J’ai parfois l’impression
quand tu me parles que tu n’as pas re-
noncé à la résolution des problèmes so-
ciaux par une main politique
toute-puissante. L’implicite de ce que
tu dis – je peux me tromper –, c’est l’es-
poir que tous les problèmes de la société
puissent un jour être résolus.

R. G. – Non, ils ne peuvent être tous


résolus et il ne le faut pas. La résolution
finale des rivalités sociales, ce serait
aussi la fin de la démocratie. Mais je
suis vraiment machiavélien, pas le Ma-
chiavel du Prince, celui du Discours sur
la première décade de Tite-Live. Il y a
un autre passage dans ce livre où il dit
que, quand la matière sociale est si cor-
rompue que le jeu normal des institu-
tions ne peut plus avoir lieu, il y a be-
soin que la puissance publique
intervienne par le haut comme une
Rédaction d’un texte personnel sur
main quasi divine qui ne vise non pas
à ôter la corruption de la matière so- L’Empire des lumières, roman de Kim Young-ha :
ciale – car la corruption de la matière compte rendu, note de lecture, commentaire.
sociale est sa vie même – mais à la li-
miter, à la rendre susceptible de rentrer Envoi des textes par courrier
de nouveau dans les institutions répu- au Centre Culturel Coréen
blicaines. Voilà ce qu’est la politique. avant le 22 septembre 2018.
R. E. – Prenons un exemple qui nous Prix décernés par un jury littéraire
réconcilie tout en te donnant raison. début novembre 2018.
Si la puissance publique imposait
l’extension de l’enseignement de la
philosophie aux classes de seconde et 1er prix
de première, voire au collège, notre so-
ciété produirait des antidotes en ba-
taille à la tentation de la dépolitisation. 1 BILLET D'AVION
Si les adolescents apprenaient que la loi A/R PARIS- SÉOUL
n’est pas le contraire de la liberté et
qu’un contradicteur n’est pas un en-
nemi, ils deviendraient, chacun, les
combattants de leur propre liberté, Informations sur les conditions de participation
c’est-à-dire de celle des autres. Je ne à consulter sur www.coree-culture.org
crois pas à la suppression de l’égoïsme,
mais je veux croire en la victoire,
constamment renouvelable, du dia-
logue sur l’opposition stérile. 

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 33


en couverture

Homme, animal, végétal

UNIS
POUR LA VIE
Comme Ionesco l’a formulé, la littérature empêche l’homme d’être
indifférent à l’homme. Mais pourquoi, malgré les fables d’Ésope
ou La Fontaine et Le Roman de Renart, nous a-t-il fallu tant de temps
pour admettre qu’elle nous permettait aussi d’entrer en sympathie
avec le reste du vivant ? Le succès de La Vie secrète des arbres
du garde forestier allemand Peter Wohlleben tout comme la banalisation
des mots « végane » et « antispéciste » montrent qu’une prise de
conscience a eu lieu. Pour l’heure, elle se traduit en livres – un déferlement
éditorial sur les richesses du monde animal et végétal.
Demain il faudra bien qu’elle se traduise en politique du vivant.
Dossier coordonné par Alexis Brocas,
illustré par Nini la Caille

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 35


en couverture

ILLUSTRATION NINI LA CAILLE POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE


Entre nous et les autres espèces trouve des individus qui ont leur carac-

La planète en
tère… Nous posions, entre ces ma-
chines vivantes et nous, une frontière
infranchissable, une différence méta-
physique (pour reprendre Descartes)

garde partagée
dont découlait tout ce que nous esti-
mions les « propres de l’homme » – la
capacité de rire, de « boire sans soif et
de faire l’amour en tout temps » (pour
reprendre Voltaire). Or de nombreuses
découvertes, attribuant par exemple
une culture aux singes anthropoïdes,
Conjecturer une communauté entre l’homme et les autres une conscience de soi aux dauphins et
vivants apparaissait il y a encore peu comme une lubie. aux corbeaux, tendent à justifier l’idée
L’idée d’un nouveau contrat naturel s’impose désormais. darwinienne selon laquelle « la diffé-
Par Alexis Brocas rence entre l’esprit de l’homme et celui
des animaux supérieurs, si grande
soit-elle, est certainement une diffé-
rence de degré et non de nature ».

a vie n’est pas ce que nous appétits. Nous considérions ces orga-

l
RÉINVENTER LA CITÉ
pensions. Nous la percevions nismes, végétaux ou animaux, comme Fondée sur la biologie, cette idée est en
comme une mer d’orga- des machines biologiques, trop sophis- train de gagner du terrain. Elle a ins-
nismes inépuisable et toujours tiquées pour que nous puissions les re- tallé ses mots, comme de petites places
recommencée, un buffet à produire, mais des machines tout de fortes, au centre du débat : l’« antispé-
volonté pour les superpréda- même, prévisibles et démontables, et cisme », qui n’est pas, comme le pensent
teurs que nous sommes, et nous consta- nous découvrons que les arbres s’en- ses détracteurs, un refus de croire en
tons que les réserves touchent à leur voient des messages chimiques, qu’à l’existence d’espèces différentes, ce qui
fin et qu’il nous faudrait modérer nos l’intérieur de chaque espèce animale on serait un non-sens biologique, mais un

36 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


refus de prendre l’appartenance d’un Entretien avec Corine Pelluchon

« Le souci de soi
être à une autre espèce comme une li-
cence nous autorisant à lui infliger ce
qui nous passe par la tête ; le « véga-
nisme », qui peut se lire comme la

et du monde »
conséquence alimentaire de la pensée
antispéciste ; la « sentience », qui ex-
prime la capacité des animaux à
éprouver – notamment la douleur.
Pendant que le vivant se confronte
aux conséquences de nos inventions
et comportements, nous nous décou- Pour la philosophe, la cause animale est intimement
vrons avec lui une solidarité nouvelle liée à celle de l’humanité, car elle permet de penser
en même temps que nous perdons nos un nouveau modèle de développement.
œillères. Il n’a pas existé d’âge de l’in- Propos recueillis par Alexis Brocas
nocence : c’est désormais à l’homme
et aux hominidés du paléolithique
que nous attribuons la disparition des

c
grands mammifères de leur temps…
Le savoir nous sauvera peut-être. orine Pelluchon n’est pas Il ne faut pas ramener la cause ani-
Car nous avons désormais les de celles et de ceux qui male aux polémiques, comme celles
moyens de changer à grande échelle considèrent l’exercice de qui opposent cause animale à huma-
notre attitude envers le vivant. De la pensée comme un art nisme, en faisant accroire que ceux
rayer l’ancien contrat qui nous érigeait de la construction intellectuelle hors qui s’engagent en faveur des animaux
unilatéralement en maîtres et posses- sol, au contraire. Dans L’Autonomie n’aiment pas les humains ou pensent
seurs afin d’en établir un nouveau. brisée (2009), la philosophe investis- que les humains et les animaux sont
Pour donner des formes juridiques et sait les questions posées par les avan- identiques. Comme si le fait de s’arra-
politiques à la considération nouvelle cées en biologie. Puis son Manifeste cher aux préjugés spécistes dans les-
que nous nous découvrons pour ce animaliste, paru en 2017, incitait à quels nous avons été éduqués et le
qui vit hors de nous. Pour construire politiser la condition animale et à vœu de penser plus de justice envers
un avenir qui ne serait pas une tenta- donner aux lecteurs les moyens de se les animaux qui partagent avec nous
tive de recréation artificielle de l’Éden transformer pour mieux transformer l’oikos (« maison » ou « cellule fami-
biblique, mais une cité nouvelle où la société. Son dernier ouvrage, liale » en grec) supposaient que l’on
Éthique de la considération, propose ignorât les différences entre les hu-
Nous avons les une méthode, fondée sur l’humilité, mains et les animaux. Nous savons
moyens de changer la conscience de notre vulnérabilité, que les humains, à la différence des
qui favoriserait l’empathie avec les chats, font de la philosophie, des lois,
notre attitude autres représentants du vivant. Afin ont besoin de créations imaginaires,
à grande échelle. de « passer du nihilisme à l’âge du et nous présentons des théories poli-
vivant et de la considération ». tiques sophistiquées accordant des
toutes les catégories du vivant seraient droits différenciés aux animaux. Heu-
respectées, où l’humanité se dévelop- La montée du véganisme, la façon reusement, nous sommes un peu
perait en les prenant en compte, et où dont le discours antispéciste moins ignares que nos détracteurs ne
nous nous reconnaîtrions avec les tend à sortir des marges, les recherches le font croire.
autres habitants de notre planète une menées sur l’intelligence des animaux Mais cette opposition entre le parti des
communauté de destin. De là ce dos- vous semblent-elles le signe hommes et celui des animaux n’est-elle
sier, pour lequel nous avons sollicité qu’un peu partout des êtres humains pas au cœur du terme antispéciste ?
des chercheurs, philosophes, militants se transforment ? Que répondez-vous Je n’aime pas trop le mot anti-
qui ont ramené la question au centre à certains penseurs, comme Francis spéciste, je préfère parler de « non-
du débat. Et ont posé les premières Wolf, qui estiment que l’antispécisme spécisme » en suggérant qu’il importe
pierres d’un monde vivant et moral, est un antihumanisme ? de passer de la dénonciation à la pro-
qui est aussi peut-être la seule alterna- Corine Pelluchon. L’intérêt croissant position. J’ai montré, dans Manifeste
tive au libéralisme technologique dé- des personnes, en Occident, pour les animaliste. Politiser la cause animale,
bridé développé entre autres du côté animaux ne se manifeste pas seule- que la cause animale était aussi la
de San Francisco.  ment par des discours antispécistes. cause de l’humanité, que ce que nous

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en couverture

Chronologie

LES MAILLONS DU VIVANT


La route a été longue pour imposer l’idée que l’homme ne surplombe pas
les autres espèces, mais doit les considérer et même négocier avec elles.

- 450 LE VÉGÉTARISME ANTIQUE 1888 MAHATMA GANDHI,


Dans ses célèbres Plutarque, dans son traité LE MISSIONNAIRE VÉGÉ
Métamorphoses, S’il est loisible de manger Gandhi est né dans une des animaux
le poète Ovide fait chair, plaide pour l’arrêt famille hindoue anglais Henry
l’éloge du « régime de du « meurtre » et végétarienne. À son Stephens Salt, qui
Pythagore » (570-480 de la « démesure » de arrivée en Angleterre, en lui it aussi découvrir
av. J.-C.), philosophe l’homme envers la nature. 1888, il it d’une habitude Thoreau. Gandhi intègre
considéré comme le Fait notable : les alimentaire un mode vie le végétarisme éthique
premier végétarien dans végétariens seront à difuser, inluencé dans sa philosophie
la tradition occidentale. appelés pythagoriciens en cela par les écrits du politique de
Cinq siècles plus tard, jusqu’en 1847. paciiste et défenseur non-violence.

WALDEN OU LA VIE
1854 1866 LE PÈRE DU MOT ÉCOLOGIE
DANS LES BOIS Ernst Haeckel, biologiste allemand,
L’écrivain américain Henry David serait l’inventeur, en 1866, du terme
Thoreau, chantre de la désobéissance « écologie ». Charles Darwin,
civile et de la non-violence, a passé dont il contribua à difuser les théories,
deux ans dans une cabane au milieu l’a beaucoup inluencé. La controverse
d’une forêt du Massachusetts. Il relate autour de la paternité de ce mot
cette expérience dans ce pamphlet s’inscrit sur fond de guerre entre la
publié en 1854, référence de la critique géobotanique dominante et la biologie
du mode de vie occidental. naissante.

faisions aux animaux était le reflet à tant d’humains, l’organisation du la planète, la marchandisation du vi-

BIANCHETTI/LEEMAGE - GRANGER NYC/RUE DES ARCHIVES - BIANCHETTI/LEEMAGE - ULLSTEIN BILD/AKG-IMAGES


de dysfonctionnements majeurs, témoi- travail dans le contexte de la gouver- vant, tout cela explique que certains ont
gnant d’un modèle de développement nance par les chiffres, la destruction de le sentiment de vivre dans un cauche-
violent et déshumanisant. La plupart mar. Ils se demandent comment on a
des gens, en particulier les jeunes, ont pu en arriver là et entament une révi-
compris que ce modèle, contre-produc- sion de leurs valeurs qui les conduit à
tif dans le domaine social, environne- formuler ce à quoi ils tiennent, ce qu’ils
mental, sanitaire, était essoufflé et qu’il CORINE PELLUCHON veulent faire de leur vie, à réfléchir au
fallait promouvoir une société plus juste type de société dans lequel ils aime-
pour tous. La cause animale s’inscrit raient vivre. Le souci de soi et le souci
OLIVIER ROLLER/DIVERGENCE

dans ce mouvement global ; elle du monde sont liés. La prise de


concerne le sort des animaux, qui est conscience de l’intensité de la souf-
particulièrement horrible de nos jours, france animale et du nombre de vies
mais elle ne se limite pas à cela. Ce massacrées chaque jour pour des plai-
n’est pas un îlot éthique. C’est un le- sirs substituables ou superflus est sou-
vier de contestation d’un modèle usé, vent contemporaine d’une remise en
et un chapitre d’une nouvelle histoire question existentielle. Il faut du cou-
1967. Naissance en Charente. 
que nous sommes en train d’écrire, rage pour affronter cette réalité si vio-
d’un nouveau récit collectif qui s’éla- 2003. Thèse sur Leo Strauss.  lente, au lieu de rester dans le déni ou
bore. Il s’agit d’avoir un rapport aux 2016. Nomination à l’université d’adopter des biais de confirmation
autres et à la nature qui ne soit pas ca- Paris-Est-Marne-la-Vallée. confortant son indifférence, en disant,
ractérisé par la domination, la 2015. Les Nourritures. Philosophie par exemple, que les cochons en élevage
toute-puissance. La conscience de ce du corps politique. intensif ou le taureau supplicié dans
que l’on fait aux animaux, mais aussi 2018. Éthique de la considération. l’arène ne souffrent pas.

38 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


1972 CLUB DE ROME 1975 ANTISPÉCISME PRAGMATIQUE
Fin des Trente Glorieuses. La Libération animale, de Peter Singer, sortie
Le monde occidental, en 1975, est considérée comme le livre fondateur
bodybuildé à la des mouvements modernes de défense des droits
croissance, découvre des animaux. Pour ce philosophe utilitariste,
l’empreinte écologique. 1973 les êtres sensibles doivent tous être considérés
Groupe de rélexion ARNE NÆSS ET comme moralement égaux. Aujourd’hui, il défend
de haute volée, le Club LA DEEP ECOLOGY un antispécisme pragmatique, position critiquée
1944 VÉGANISME de Rome publie « Halte Le philosophe norvégien par les véganes abolitionnistes, qui s’opposent
Le mot anglais vegan à la croissance ? » (ou Arne Næss, inventeur à toute utilisation de produits animaux.
est inventé en 1944 par « rapport Meadows »), en 1973 de l’« écologie
Donald Watson. Ce un texte qui fera date profonde », rompt
lacto-végétarien frustré et marque les débuts avec une écologie
par ses contradictions des théories critiques anthropocentrée en
– pour avoir du lait, de la croissance. n’accordant aucune
la vache doit vêler, les priorité à l’humain dans
veaux seront mangés – la défense des droits
propose une quête des espèces vivantes.
spirituelle qui assimile Pour lui, endommager
toute exploitation la nature, c’est
animale à un esclavage. endommager l’homme. 

1960 PRINTEMPS SILENCIEUX 1974 RENÉ DUMONT, PREMIER CANDIDAT ÉCOLO


Au début des années 1960, Dans les années 1970, française. Cet agronome
la contestation étudiante contre la les écolos français militent tiers-mondiste et
guerre du Viêtnam gagne les États-Unis. contre les centrales anticapitaliste dénonce
Cet ouvrage de Rachel Carson, paru nucléaires et occupent les dégâts de l’agriculture
en 1962, charge contre les pesticides le Larzac. Un homme va productiviste. Il emporte
et les mensonges de l’industrie incarner ces contestations : 1,32 % des voix avec
de la chimie, deviendra la bible écolo René Dumont, qui sera en ce slogan : « À vous
d’une génération. Grâce à cette 1974 le premier candidat de choisir : l’écologie
biologiste, le DTT sera interdit en 1972. écologiste à la présidence ou la mort ».

« On ne peut prendre soin de la nature profonde, car elle s’opère sur le plan in- je confère aux autres dans mon exis-
et promouvoir plus de justice envers tellectuel, mais aussi affectif. Et la tence, est liée au rapport de chacun à
les animaux qu’en partant de l’humain connaissance n’est plus coupée de l’ex- lui-même, à sa finitude et aux limites
et en pensant les conditions de périence, contrairement à ce qui se qu’il assigne à son bon droit. L’écologie
sa transformation », écrivez-vous dans passe quand on est dans la posture in- et la cause animale prennent place dans
Éthique de la considération… tellectuelle ou que l’on utilise la raison un humanisme rénové, comme je le dis
Il n’y aura pas de transition écolo- pour conforter son déni. C’est même depuis Éléments pour une éthique de la
gique ni d’amélioration de la condition en approfondissant la connaissance de vulnérabilité (2011).
animale sans une transformation de soi comme être charnel et engendré, re-
DR - SCIENCE SOURCE/AKG-IMAGES - DR - SIGURDSØN, BJØRN/NTB SCANPIX/

Pour autant, comment votre discours,


soi. Celle-ci implique l’émancipation lié aux autres, que la conscience de son qui se place sur le plan de la morale
AKG-IMAGES - ALEXIS DUCLOS/GAMMA - GRAZIANO ARICI/LEEMAGE

du sujet, qui doit s’affranchir de nombre appartenance à un monde commun et propose une méthode, peut-il être
de préjugés, accéder à son désir et avoir – fait des générations passées, présentes, audible face au discours dominant
le courage de voir la réalité en face. futures, du patrimoine naturel et cultu- qui promeut l’absence d’humilité,
Mais, à côté de ce mouvement d’auto- rel – et le lien profond unissant aux l’avidité, la satisfaction sans eforts
subjectivation, il est nécessaire d’élar- autres êtres de chair et de sang de- de nos désirs, le dépassement de
gir la sphère de sa considération et de viennent une évidence, un savoir vécu nos limites, et dont le transhumanisme
comprendre que nous appartenons à qui change le rapport à soi, aux autres, semble être la dernière variante ?
une communauté plus vaste que celle et éloigne de la tentation de la Dans un monde soumis à des
de nos proches, et même de nos conci- toute-puissance et de la domination. contraintes écologiques et à des
toyens. Ce processus d’individuation C’est ce que j’appelle, dans mon der- drames sociaux terribles, beaucoup
change la manière d’être, fait naître des nier livre, la « transdescendance ». La d’individus ne peuvent même pas sa-
désirs nouveaux et des affects comme relation aux animaux travaille le rap- tisfaire leurs besoins de base. Quant à
la joie, la gratitude, la compassion. port de chacun à la vulnérabilité, à la la transition écologique, il faut non
Cette transformation de soi est sensibilité. L’éthique, soit la place que seulement se concentrer sur les

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en couverture

1977 L’IDÉE DE 1980 LE MILITANTISME 1988 LE GIEC


LA DÉCROISSANCE PEOPLE Le Groupe d’experts
Dans Écologie et Fondée en 1980, Peta intergouvernemental
liberté, essai (People for the Ethical sur l’évolution du climat
sorti en 1977, Treatment of Animals) (Giec), créé en 1988,
André Gorz, va devenir la plus grande produit des rapports – de
philosophe organisation de défense plus en plus alarmistes –
et journaliste des animaux au monde, pour orienter la politique
français, avec plus de 3 millions de la communauté
établit un lien d’adhérents (et des internationale ain de
entre crise ambassadrices comme limiter l’augmentation
écologique, Pamela Anderson). 1988 LE CHEF RAONI METUKTIRE de la température
surconsommation  Á lire aussi page 44. Les années 1980 sont celles du tube humanitaire planétaire à 2 °C. Des
et mode de vie We Are the World et des tournées caritatives prescriptions et des
occidental. Ce pionnier géantes. Le chanteur Sting médiatise la lutte objectifs sont discutés
de l’écologie politique du chef Raoni Metuktire pour sauver la forêt dans des cycles
prône une rupture amazonienne et les peuples indigènes. Le d’accords internationaux,
radicale avec la logique « poumon vert » devient une préoccupation comme le protocole
économique pour mondiale en octobre 1988 lors de leur de Kyoto en 1997
éviter une catastrophe participation à la tournée Human Rights Now ! ou la COP 21 à Paris,
environnementale. d’Amnesty International. en 2015.

1979 L’INVENTION DU PRINCIPE DE PRÉCAUTION 1987 LE TROU DANS LA COUCHE D’OZONE


Pour Hans Jonas, historien et philosophe allemand, Après l’apocalypse propulseurs. En 1987,
la technoscience met en péril nucléaire de Tchernobyl, le protocole de Montréal,
l’existence des générations futures. un autre péril fait la une élaboré pour sauver
Son ouvrage majeur, Le Principe des journaux : le trou l’ozone, est ratiié
responsabilité, publié en 1979 au dans la couche d’ozone à l’unanimité. Les CFC
moment du deuxième choc pétrolier, (censée protéger des disparaissent en 1994.
se vend à 200 000 exemplaires rayons solaires mortels) Aux dernières nouvelles,
dans son pays et inspirera le principe causé par les CFC, le trou se résorbe
de précaution.  ces composés de gaz toujours.

LEBRECHT/LEEMAGE - EFFIGIE/LEEMAGE - C.J LAFRANCE/GETTY IMAGES - ASLAN/SIPA - JACQUES LOIC/PHOTONONSTOP


principes, les obligations, les in- d’opérer la transition écologique, qui mortel, autant de choses qui sont au
terdictions, mais aussi réfléchir à ce est un véritable projet de société, la cœur de l’humilité, qui vient d’humus,
qui peut favoriser l’adhésion aux paix, la démocratie, le bonheur ne se- terre. Les transhumanistes haïssent le
normes écologiques, le plaisir à ront plus que des souvenirs, y compris corps. Comment voulez-vous qu’ils
consommer autrement. Nous n’avons pour ceux qui croient encore jouer aux défendent autre chose qu’un projet
pas su répondre au défi énergétique et apprentis sorciers. Parler d’écologie, de fondé sur la toute-puissance et la do-
climatique car nous n’avons pas réussi justice envers les animaux, de respect mination, la peur panique de ce qui
à en faire un récit de coopération mo- d’autrui, c’est toujours penser les li- échappe à la maîtrise, le rejet de l’alté-
bilisant les individus et libérant leur mites qu’on assigne à son pouvoir. rité, bref une forme décomplexée de
créativité. Dans notre pays, les expé- L’école pour apprendre l’art de la me- nihilisme incompatible avec la démo-
rimentations menées çà et là sont sou- cratie ? Celle-ci est inséparable de la
vent étouffées ou inconnues. Mais des La relation aux reconnaissance de la pluralité, qui
choses existent, les individus se ré- animaux travaille s’ancre dans le fait que nous sommes
veillent. Certes, il y a aussi ceux qui nés, disait Hannah Arendt.
continuent de penser qu’il n’y a que le rapport de chacun Vous écrivez que « les violences inouïes
des solutions techniques, mais les à la vulnérabilité. inligées aux animaux sont le relet
contraintes énergétiques et clima- de ce que le capitalisme a fait de nous ».
tiques vont nous obliger à réorganiser sure – qui est au cœur de toutes les Peut-il exister un capitalisme
le travail, les échanges, les transports, vertus, de la tempérance ou de la so- responsable, écologique et moral ? Si
la fiscalité, et à promouvoir une agri- briété à la prudence, en passant par le vous pouviez réformer notre capitalisme,
culture systémique. L’Europe pourrait courage et la justice – est le rapport à quel visage lui donneriez-vous ?
défendre ce projet de société ; elle ne soi, la conscience de sa faillibilité, le Je préfère parler d’économisme, car
saisit pas l’occasion. Pourtant, si nous rappel de sa condition charnelle, du le mot capitalisme est surdéterminé.
ne nous donnons pas les moyens fait qu’on est un être engendré et Mais il est clair que le profit s’est

40 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


1993 LA GARDIENNE 2012 L’ECO-WARRIOR DES MERS
DES SEMENCES Adepte des actions musclées,
Scientiique et féministe le Canadien Paul Watson parcourt
indienne, Shiva Vandana les mers sur le Sea Shepherd pour
est une écologiste arraisonner les bateaux de pêche
de terrain et une intensive. Ses ennemis le considèrent 2017 LA VIE SECRÈTE
altermondialiste qui se bat 2004 NOBEL VERT comme un « écoterroriste ». En 2012, DES ARBRES
contre les multinationales Militante kényane il est emprisonné brièvement en Le forestier allemand Peter
agroalimentaires comme surnommée « la femme Allemagne – le Costa Rica et le Japon Wohlleben ne s’attendait pas
Monsanto et leurs OGM. des arbres », Wangari demandent son extradition – avant à signer un best-seller mondial
En 1993, cette Muta Maathai reçoit d’être relâché. En 1977, il a rencontré avec cet ouvrage de vulgarisation
héritière en 2004 le prix Nobel Brigitte Bardot sur la banquise scientiique sur la sensibilité
spirituelle de de la paix pour « sa lors de la campagne contre et « l’intelligence » de ces « êtres
Gandhi reçoit contribution en faveur le massacre des bébés phoques. sociaux ». Il vendra un million
le prix Nobel du développement d’exemplaires dans le monde,
alternatif. durable ». Grâce à son dont 250 000 en France. Cette
Mouvement de la ceinture nouvelle étape de la pensée
verte, fondé en 1977, écologique – la sensibilité des
des Kényanes planteront plantes – fait mouche chez les
30 millions d’arbres pour humains urbanisés nostalgiques
prévenir l’érosion du sol. de l’appel de la forêt.

1998 LE SILENCE DES BÊTES 2009 LA PLUME ET LA VIANDE 2015 DES ÊTRES DOUÉS
Avec cet ouvrage, Élisabeth En signant Faut-il manger les animaux ?, DE SENSIBILITÉ
de Fontenay fait entrer, en 1998, fruit de ses pérégrinations dans les En 2015, le Parlement français
la question animale dans élevages américains, le jeune romancier modiie le statut juridique de l’animal :
le débat intellectuel français, prodige Jonathan Safran Foer le voilà reconnu comme un
dont elle était quasi absente. voulait changer les mentalités. « être doué de sensibilité » dans
La philosophe critique Il a réussi sans doute au-delà le Code civil (article 515-14).
l’ethnocentrisme des humanistes de ce qu’il imaginait : on ne Auparavant, il était considéré
et remet en cause l’idée d’une diférence compte plus les lecteurs que le comme un « bien meuble », soit
entre l’homme et l’animal. texte a convertis au véganisme. un bien qui peut être déplacé…

imposé comme la norme absolue. Le formation de mouvements extrémistes. transhumaniste, qui plaide pour une
profit de quelques-uns, pas la richesse Ce système broie les êtres et il n’est pas transformation du monde par l’économie
et la prospérité. Cela veut dire que compatible avec la justice sociale, l’éco- et la technologie – pensée véhiculée
BASSO CANNARSA/OPALE/LEEMAGE - KELD NAVNTOFT/AFP - CHRISTINE OLSSON/TTNEWS AGENCY/AFP

l’économie est au service non pas du logie et la prise en compte de la cause par les Gafa, qui rêvent d’un monde sans
T.C. MALHOTRA/EYEPRESS/AFP - JOHN FOLEY/OPALE/LEEMAGE - MJ KIM/GETTY IMAGES/VIA AFP -

bonheur et de la justice, mais de animale. Mais cela ne veut pas dire que frontières, sans États et absolument
quelques groupes qui ne s’intéressent ni le marché soit le diable. Tout dépend libéral, où les privilégiés seraient délivrés
à la préservation des écosystèmes, ni à des règles qu’on fixe pour le réguler. Le de leur vulnérabilité aux maladies et
la santé des personnes, ni au fait que les système actuel marche sur la tête, mais de leur mortalité. Et l’autre, humaniste,
animaux sont des êtres sensibles qui il est encore très puissant, parce que les qui défend une transformation
doivent être placés dans des conditions groupes ayant intérêt à ce qu’il perdure de l’homme par la morale, la conscience
compatibles avec les normes de leur es- sont très organisés et influencent ou de sa mortalité et de sa vulnérabilité,
pèce et qu’il est injuste de les détenir au corrompent les politiques. Réaffirmer l’empathie, et qui permettrait en efet
mépris de leurs besoins de base et de le politique, dont la mission est d’orga- de considérer les animaux ?
leur subjectivité. Dans un tel système, niser les différentes sphères d’activité en En un sens, oui. Le nihilisme, dont
le soin, l’agriculture, l’élevage, la re- visant le bonheur et la justice, c’est re- le transhumanisme est un avatar,
cherche sont pensés à la lumière de la mettre l’économie à sa place, donc s’op- contre l’âge du vivant – que, dans Les
production de biens manufacturés. On poser à l’économisme, qui va de pair Nourritures. Philosophie du corps poli-
ôte tout sens au travail et on se moque avec la dérégulation. Je détaille dans tique et Éthique de la considération, je
de la valeur des êtres impliqués dans ces mon livre les mesures pouvant être tente d’accompagner en montrant sur
activités. On pousse les gens à se replier mises en place et les conditions pour y quelle philosophie de la corporéité il
sur eux-mêmes, on induit la défiance, parvenir. Nous en sommes loin. pourrait s’appuyer et de quelle théo-
la peur de l’autre, le cynisme et un cer- Plus largement, ne va-t-on pas vers rie politique et éthique il pourrait
tain nombre de passions tristes qui un afrontement entre deux discours, avoir besoin. Nous sommes à la croi-
jouent un rôle non négligeable dans la deux écoles de pensée ? L’une, sée des chemins. 

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 41


en couverture

En finir avec la culture de la viande de mise à mort a atteint des propor-

Nous vivons
tions – si l’on ose s’exprimer ainsi –
inouïes : 66 milliards d’animaux ter-
restres et 1 000 milliards d’animaux
marins sont tués chaque année dans le

dans un charnier
monde. Cette escalade croît à mesure
que croît notre capacité à anéantir et à
renouveler indéfiniment un « stock ».
À ceux qui seraient tentés de balayer
ces propos en faisant valoir que des ci-
vils meurent sous les bombes ou as-
Si l’on juge que les animaux sont des êtres sensibles, phyxiés par des armes chimiques, il
on ne peut concilier leur « bien-être » et leur mise à mort. faut rappeler que, en plus d’en subir pa-
Par Florence Burgat reillement les effets, les animaux ont
servi à la mise au point de ces armes,
comme à tout le reste d’ailleurs.

POURQUOI VOULOIR LEUR MALHEUR ?


a question animale n’est plus seu- passe inaperçue. Comment imaginer La question est morale : à qui des rela-

l lement débattue dans le monde


académique. Elle a désormais
pris place sur la scène publique,
ainsi que l’atteste la fébrilité de ses op-
posants. La « question animale », ex-
derrière un pull-over ce qu’endurent les
moutons mérinos australiens durant
leur élevage, puis le transport par ba-
teau vers le Moyen-Orient, où ils seront
abattus ? Ces bateaux sont connus pour
tions de justice sont-elles dues ? Quels
sont les critères qui font de facto entrer
une entité dans le cercle de la considé-
ration morale ? etc. Depuis l’Antiquité
gréco-romaine, la sensibilité, définie
pression qui s’est imposée malgré sa l’odeur de charnier qu’ils charrient. comme la capacité à ressentir le plaisir
syntaxe incorrecte, exprime la dimen- Captifs dans des bâtiments d’éle- et la souffrance, est tenue pour la dis-
sion fondamentalement philosophique vage, des cirques, des zoos, des delphi- position qui fonde les droits fonda-
d’un problème qui est à la fois méta- nariums, des aquariums, la plupart des mentaux (ne pas être torturé ou tué
physique, moral et politique. animaux sont privés de la possibilité pour le bon plaisir d’un quidam). Afin
La thèse aussi bien stoïcienne, kan- d’exprimer les comportements les plus d’enrayer toute tentative d’interpréta-
tienne que religieuse de « l’éminente di- élémentaires de leur espèce. Beaucoup tion réductrice de cette notion, l’angli-
gnité métaphysique de l’homme » pèse ont été « améliorés » par la génétique : cisme « sentience » souligne la qualité
encore de tout son poids pour que soit pour produire plus, courir plus vite, te- évidemment émotionnelle, vécue, des
maintenu le statut de chose que le droit nir dans notre poche, mieux dévelop- expériences propres aux êtres sensibles.
a dévolu aux animaux. De fait, si le lé- per les maladies humaines que les cher- Comment, en effet, souffrir sans être
gislateur a, en 2015, accepté de définir cheurs leur inoculent. Le programme le sujet de sa propre souffrance, être
dans le Code civil les animaux autre-
ment que par le critère extrinsèque de
leur utilité (des biens meubles) au pro-
fit de celui, intrinsèque, de la vie sen-
sible, il les a soigneusement laissés dans
le chapitre traitant des biens et a réaf-
CHINAFOTOPRESS/CHINAFOTOPRESS VIA GETTY IMAGES/AFP

firmé, puisque la chose ne va plus de


soi, qu’ils « sont soumis au régime des
biens ». Le droit de propriété qui s’exerce
à leur encontre est celui qu’a tout pro-
priétaire de détruire son bien, sauf dis-
position contraire. L’extrême violence
dont les animaux sont partout victimes
découle de ce statut. Or, malgré son
ampleur, cette entreprise de laminage
Philosophe, directrice de recherche à l’Inra,
Florence Burgat est l’auteur de L’Humanité
carnivore (Le Seuil, 2017) et d’Être
le bien d’un autre (Rivage poche, 2018). Désinfection dans un élevage de poules en Chine.

42 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


joyeux sans être sujet de sa joie ? Une Pratiques alimentaires

DES PAROLES AUX MENUS


partie du monde scientifique, encore
empreinte de béhaviorisme, réduit la
souffrance des animaux à de simples
réactions nociceptives, c’est-à-dire
Alors que les consommateurs prennent peu à peu conscience
abstraites, coupées du corps psycho-
de la cause animale, les industriels s’engouffrent dans la brèche.
somatique qu’elles affectent. Cette
conception prête main-forte au pro-
Dans Dîner avec Darwin (Quanto, mai 2018), Jonathan Silvertown s’imagine convier nos ancêtres,
gramme d’exploitation et de mise à des premiers hominidés à l’Homo sapiens, à un grand dîner. Il faudrait alors préparer un menu
mort : puisque les animaux sont des distinct à chacun, l’histoire de l’évolution étant celle de nombreux changements dans notre ali-
organismes insensibles, toute préoc- mentation, du végétarisme de l’australopithèque Lucy à l’ajout de viande crue par un proche de
cupation morale à propos des cruautés l’Homo habilis, puis d’aliments cuits au stade de l’Homo erectus… bien que tous aient continué
que nous leur infligeons tombe. de puiser leur principale source d’énergie dans les glucides des plantes. Dans un dîner d’au-
jourd’hui, au désespoir de l’hôte, chacun revendique une pratique alimentaire diférente. Symbole
La question, enfin, est politique. de cette discorde : la place de la viande dans l’assiette.
Cela signifie qu’elle est l’affaire de
tous, qu’elle appartient au registre de OMNIVORISME
ce dont une société, et ses dirigeants, PESCARISME
doivent se préoccuper. Aussi les porte- VÉGÉTARISME
parole des intérêts des animaux VÉGÉTALISME
doivent-ils être entendus, représentés, VÉGANISME
et leurs propositions prises en compte.
Mais qu’est-ce à dire ? Peut-on conce-
voir de « moraliser » les pratiques

Le droit a dévolu
LEXIQUE LES FLEXITARIENS EN FRANCE
aux animaux le
Diicile de s’y retrouver dans La part des Français qui li-
statut de chose.
meurtrières, de les « humaniser »,
comme on dit aujourd’hui ? Com-
toutes les pratiques alimentaires
contemporaines. Voici quelques
déinitions pour y voir clair.
34 mitent leur consommation
% de protéines animales est
en forte augmentation. Le
nombre de ménages entrant dans la déini-
ment faire pour que tout change sans Les lexitariens. Ce néologisme, intégré en
tion du lexitarisme est passé de 25 % en
2017 dans le dictionnaire Robert, désigne une
que rien ne change ? Y a-t-il un moyen 2015 à 34 % en 2017.
personne qui limite consciemment sa
de planter les harpons, d’étouffer, de consommation de viande, sans pour autant CHIFFRE D’AFFAIRES DU « VÉGÉTAL FRAIS »
piéger, d’électrocuter, de poignarder, être végétarien. Les marques spé-
de rendre malade par l’inoculation
d’agents pathogènes « dans le respect
du bien-être animal » ? Car ces der-
niers termes, dont l’inflation est re-
Les pescetariens. Le pesco-végétarisme ou
pescarisme est une alimentation sans chair
animale, à l’exception des produits de la
+82 cialisées comme
% Sojasun ou Céréal
continuent d’occu-
per la plus grosse part du marché, mais elles
mer. Dans les statistiques, ils sont souvent sont désormais concurrencées par Carrefour,
marquable, jouent comme un cache. confondus avec les végétariens. Monoprix, Herta et Fleury Michon, qui ont
Afin d’apaiser une inquiétude qui toutes lancé une gamme « traiteur végétal »
gronde sourdement en nous, nous ai- Les végétariens. Un végétarien ne mange entre 2015 et 2016.
pas de chair animale, qu’il s’agisse de viande,
merions croire que les animaux vivent BAISSE DE LA CONSOMMATION DE VIANDE
de poisson ou de fruits de mer. Selon un son-
et meurent dans un demi-sommeil, dage Opinion Way réalisé en janvier 2016 En constante aug-
qu’ils sont indifférents à ce qui leur
arrive. Mais non, ces êtres de chair et
de sang, pleins de vivacité, psychique-
pour le think tank Terra Eco, ils sont environ
3 % en France, et 10 % des sondés envisagent
de le devenir, ce chifre montant jusqu’à 18 %
pour les 35-49 ans.
-8,5 mentation depuis
% la Seconde Guerre
mondiale, le pic de
consommation de viande en France remonte
ment fragiles, veulent poursuivre leur à 1998, avec une moyenne de 94 kilos par an
vie. La terreur les terrifie, la solitude Les végétaliens. Ce régime n’inclut ni chair et par habitant. La tendance s’est inversée
les ruine, la promiscuité les rend fous, ni produit d’origine animale (comme les depuis, ce chifre baissant à 86 kilos par an
INFOGRAPHIE SANDRINE SAMII

la tristesse et le désespoir ont raison œufs et les produits dérivés du lait). en 2014 (- 8,5 %). Pour 46 % des Français,
de leur équilibre mental. Pourquoi cette évolution n’est pas le résultat d’un éveil
Les véganes. Le véganisme allie un régime des consciences mais d’une baisse du pou-
voulons-nous leur malheur ? C’est à végétalien à un mode de vie qui supprime voir d’achat – les prix de la viande ont aug-
cette question, et non à celle d’un il- les produits d’origine animale dans tous les menté de 21 % sur la même période. Le mar-
lusoire « bien-être » durant leur nau- domaines de consommation (vêtements, ché de la viande reste donc stable malgré
frage, que nous devons faire face.  cosmétiques, etc.). une baisse de la consommation en volume.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 43


en couverture

Quand l’animalisme change de peau

Les dix commandements


d’un activisme glamour
Comment faire avancer la cause animale ? En évitant les leçons de morale et en cultivant
le principe de plaisir aux conins du marketing pop, selon Dan Mathews, vice-président

1
de l’association Peta, qui a convaincu de nombreuses marques d’abandonner la fourrure.
Par Marie-Dominique Lelièvre

’hiver 2017-2018 a été particu- Dan, un géant de 1,90 mètre à la plas-

l lièrement heureux pour la cause


défendue par Dan Mathews :
John Galliano, Gucci, Versace,
Michael Kors ont annoncé qu’ils re-
nonçaient à employer la fourrure dans
tique impeccable et au teint frais, est
de passage à Paris pour donner une
conférence au salon VeggieWorld,
dont le slogan est « Go vegan, be a
hero ». Le héros américain s’est goin-
ADRESSEZ-VOUS
AUX PLUS JEUNES,
SACHEZ
LES SÉDUIRE
leurs collections. Les derniers bastions fré de toasts au faux gras, le foie gras Lorsque je suis entré à Peta, les amis
tombent. Le number two de l’associa- végétal (pois chiches, huile de coco, des bêtes étaient pour la plupart des
tion People for the Ethical Treatment champignons). « Oh my God ! », dit-il grands-mères. À la in des années 1970,
of Animals (Peta) a inventé la cam- en y repensant. À Paris, il s’est offert l’idéalisme était en situation d’échec et
pagne « Mieux vaut être nu que de une chouette ceinture en similicuir le style militant soixante-huitard, rin-
porter de la fourrure », starring Pamela doublé de blue-jean, arme de combat gard. Or je voulais toucher des gens
Anderson, Pink, Zahia Dehar… Re- arborée lors d’un rendez-vous parisien jeunes. Moi-même, je suis devenu mili-
cruter des stars pour défendre la cause chez Hermès : Dan rêve de convertir tant proanimaux à plein temps à l’âge
animale, telle est sa stratégie depuis la l’illustre sellier au cuir synthétique… de 20 ans. Ingrid Newkirk, la fondatrice
création de Peta, en 1980. Sa plus La peau de bête, Dan Mathews trouve de Peta, m’a engagé comme « relations
publiques » à cause de mon caractère
grande victoire est d’avoir convaincu cela moche et puant (je cache mes
optimiste. À force de croire que rien
un grand nombre de designers de re- bottes sous la table basse). Le fils ca- n’est impossible, l’impossible devient
noncer à la fourrure, à commencer par ché de François d’Assise et de Brigitte possible, n’est-ce pas ? J’étais récep-
Calvin Klein et Tommy Hilfiger. Bardot est devenu végétarien à l’âge tionniste, au départ. Plus tard, j’ai re-
de 14 ans après avoir assisté à l’agonie cruté pour nos campagnes des top-
CONVERSION AU CUIR SYNTHÉTIQUE d’un poisson au bout de la ligne pater- modèles, des musiciens, des chanteurs.
Au bar du Shangri-La, avenue d’Iéna, nelle, végane à l’âge de 16 ans. Il ne Je me suis d’abord adressé à des musi-
Dan Mathews, l’illustre vice-président porte jamais de vêtements ni de chaus- ciens du rock alternatif. Morrissey, alors
de Peta États-Unis, fête ses récentes sures en cuir, ni de pulls en laine de chanteur des Smiths, est le premier à
victoires devant le tea time 100 % vé- mouton. Aujourd’hui, Peta compte nous avoir aidés. Il avait déjà écrit
gane. Une démarche éthique tout vé- trois millions d’adhérents dans le « Meat is Murder ». Puis il y a eu Sioux-
sie and the Banshees, et Nina Hagen,
gétal ancrée dans le calendrier des monde, c’est la plus importante des or-
qui a écrit « Don’t Kill the Animals »
saisons et de la nature. Fraîcheur, ganisations œuvrant en faveur de la pour nous. Pour faire connaître Peta,
proximité, transparence, éthique et ra- cause animale. Arielle Dombasle, nous avons organisé des fêtes dans des
padura. L’ensemble des pâtisseries, Nick Cave, Iggy Pop ont prêté main- night-clubs, auxquelles participaient
agencées sur le serviteur trois étages en forte à l’organisation. Et Dan ne des musiciens célèbres. Ces artistes ins-
métal argenté comme des joyaux dans compte pas en rester là. « Euh, goûtez pirants ont soudain propulsé les droits
une vitrine de la place Vendôme, doit ce cake à l’orange, c’est tout simple- des animaux dans les préoccupations
valoir son pesant de cacahuètes. ment fabuleux. » Merci, Dan.  des étudiants.

44 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


2
NE SOYEZ PAS CHIANT
Les activistes sont les gens les plus rasoirs au monde. Personne n’a envie
d’entendre des discours édiiants. Pour défendre une cause, il faut se mar-
rer, inventer des campagnes amusantes. Lors d’une manif à poil dans Har-
vard Square, à Boston, nous avions choisi des sous-vêtements rigolos. Mon
assistante avait accepté de mettre un soutien-gorge Captain America, je
portais un caleçon Bob l’éponge… Ne craignez pas le ridicule, vous agissez
pour le bénéice des animaux. Une autre fois, je me suis rendu à un congrès

3
d’éleveurs de bétail déguisé en vache. Si on vous prend pour quelqu’un de
drôle plutôt que pour une personne en colère, vous attirerez des publics
plus variés.

SOYEZ
PRAGMATIQUE
Imitez les Anciens. Lisez, lisez beaucoup,
étudiez. Adolescent, j’ai fui la déprime en al-
lant étudier l’histoire ancienne en Italie. Je
voulais comprendre comment certains mou-
vements s’y étaient pris pour mobiliser des
masses apathiques. La stratégie déployée
par les premiers chefs de l’Église chrétienne
pour inciter les païens à embrasser le chris-
tianisme, au IVe siècle, m’a grandement ins-
piré. Ces types ont parié sur la iesta ! Ils ont
inventé une fête (Noël, prétendument date
de naissance de Jésus) et l’ont substituée au
rite païen célébrant le solstice d’hiver. Ainsi,
les Romains pouvaient continuer à vider
leurs barriques, non plus en l’honneur du ils
du Soleil, mais du ils de Dieu. Quand l’argent
a remplacé le mysticisme, des siècles plus
tard, les hommes d’afaires ont remanié les
festivités à leur proit en inventant le père
Noël. L’approche pragmatique permet de
faire bouger les lignes.
Grâce aux soirées données au nom de Peta
dans des lieux branchés à Manhattan ou à
San Francisco, ou dans des festivals, j’ai pu
faire avancer notre cause. J’ai tourné aux
États-Unis avec la chanteuse Lene Lovich.
Elle a écrit les paroles de « Supernature »
avec Marc Cerrone. Une porte-parole de gé-
nie. « Pendant un certain temps, la texture
même de la viande m’a manqué mais bien-
tôt j’ai trouvé d’autres aliments capables de
déclencher cette merveilleuse sensation
d’une chair dévorée à belles dents », décla-
rait-elle dans les interviews. Une autre fois,
nous avons organisé un festival à New York
CHARLEY GALLAY/GETTY IMAGES

Dan
Mathews, qui a rassemblé près de trente-cinq mille per-
présentant sonnes. L’événement a été retransmis par
son livre MTV ! Peta est peu à peu devenu une force
Committed
(Super engagé)
culturelle avec laquelle il fallait compter. Le
aux côtés de magazine britannique Time out a ini par
l’actrice Pamela écrire que l’association était tellement bran-
Anderson (2007).
chée que ça faisait mal…

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 45


4
en couverture

Le paysage militant en France AYEZ AUSSI SOUS


UNE GALAXIE ÉCLATÉE LA MAIN DES
VIDÉOS CHOCS
Divisés sur leur mode d’action, les animalistes de Dans certaines situations, les vidéos chocs
l’Hexagone se déploient sur un large spectre politique. peuvent favoriser la prise de conscience.
J’ai rencontré Calvin Klein à New York :
nous avions occupé ses bureaux et bombé
269 Libération animale s’élève contre sous son beau logo CK la phrase « Tue les
la dérive consumériste de la tendance animaux » devant un aréopage de camé-
végane, qui individualise et dépolitise ras, et j’ai apporté une cassette vidéo avec
le combat. « Nous n’exigeons pas une des images bien senties. « Laissez-la-moi,
mise à mort plus “douce”, des cages je regarderai cela plus tard », a-t-il dit. On
plus grandes ou des gammes de ne me la fait pas. Je savais ce que cela si-
gniiait. Qui va de son plein gré regarder
ALAIN PITTON/NURPHOTO/AFP

produits végétaux supplémentaires,


une vidéo montrant des visons se débat-
mais l’abolition de l’asservissement de
tant lorsqu’on leur injecte des pesticides
l’animal par l’homme ! » ou avec des regards paniqués lorsqu’on
Créé en 1964 en Grande-Bretagne et les électrocute par voie anale ? Pour un
présent en France depuis 1981, l’Animal manteau, il faut électrocuter deux cents
Liberation Front, « révolutionnaire », chinchillas… Ces vidéos sont considérées
Manifestation de L214 à Toulouse, octobre 2017. veut abolir la notion de propriété comme des conneries assommantes et je-
privée à l’endroit du vivant. Considéré tées à la poubelle. Restant calme et ré-
On trouve toutes les nuances de par le FBI comme « la première léchi (voir mon conseil n° 5), j’ai insisté
radicalité au sein de la cause menace de terrorisme intérieur » (avec pour la regarder avec lui. « La bande ne
animaliste. L’association la plus connue, le groupe parallèle Earth Liberation dure que quatre minutes. Alec Baldwin et
L214, s’est spécialisée dans la difusion Front), l’ALF, sorte de nébuleuse Kim Basinger ont renoncé à la fourrure »,
ai-je dit. Sa secrétaire est allée chercher
de vidéos insoutenables tournées dans clandestine sans leader ni porte-parole,
un téléviseur. Le jour même, il renonçait à
des abattoirs. Mais ses militants se donne aussi dans les actions directes
la fourrure.
placent dans une optique moins et illégales : attaques de laboratoires
révolutionnaire que pragmatique, avec pharmaceutiques, libération d’animaux

LEON NEAL/GETTY IMAGES/VIA AFP


des objectifs intermédiaires : d’élevage, opérations anti-chasse,
interdiction des cages pour les poules saccages de boucheries. Il s’agit de
pondeuses, menus végétariens dans « surprendre nos ennemis pour les
les cantines, etc. Plus radicale, mettre à genoux », en utilisant
l’association antispéciste un registre esthétique à l’avenant (tags

5
269 Libération animale prône un de slogans chocs, visages cagoulés,
« activisme ofensif reposant sur activistes en tenues paramilitaires
l’usage de l’action directe et de la un lapin dans les bras…).
Si les activistes de la cause animale
Il existe aussi sont divisés sur leurs modes d’action,
ils transcendent aussi le spectre
bien des antifas politique. Il existe aussi bien des antifas SOYEZ FORT,
véganes que véganes que des skinheads anti- RESTEZ
des skinheads fourrure, et si tous les candidats à la
NON VIOLENT
présidentielle avaient un volet consacré
anti-fourrure. à la condition animale, c’est l’extrême Cultivez la provocation. J’ai grandi dans la
désobéissance civile ». En pratique : droite qui se montre la plus opportune scène punk-rock, la provocation m’est na-
blocages d’abattoirs, occupations de turelle. Être fort, c’est indispensable. Il faut
sur cette question qui permet à la fois
être fort pour faire comprendre aux gens
sièges sociaux ou exiltrations de s’en prendre à l’abattage rituel halal
combien les animaux sont maltraités. Mais
d’animaux. Ils ont aussi créé deux et de développer une rhétorique il faut rester amical. Calvin Klein savait que
« sanctuaires » qui ofrent un statut de opposant immigrés et animaux. je ne quitterais pas son bureau tant qu’il
« réfugiés politiques » à une centaine À moins qu’un jour le Parti animaliste n’aurait pas vu ces images. Nous avions
d’animaux « libérés du système – 1,10 % aux dernières législatives tout un bon rapport, il n’était pas intimidé par
spéciste ». Ici, la cause animale est une de même – ne mette tout le monde moi, mais il ne voulait pas que nous lui
« lutte de justice sociale urgente », et d’accord. Valentine Faure pourrissions la vie. Ça a marché.

46 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


6 8
SOYEZ POSITIF
Si vous cherchez à changer les
gens et leurs habitudes, il vaut
mieux s’appuyer sur des
exemples positifs, ceux de per-
sonnes heureuses et coniantes
avec un régime végane, plutôt
que d’inliger des sermons enjoi-
RENOUVELEZ LES
PROVOCATIONS EN AJOUTANT
DES ÉLÉMENTS NOUVEAUX
N’ennuyez pas. Soyez drôle. Utilisez votre imagination. Ayez un
pied dans le monde des animaux, un pied dans le monde réel.
Inspirez-vous de ce qui se passe dans l’actualité et dans le monde.
Si vous n’avez pas de budget pour faire de la pub, demandez-vous
ce qui intéresse les autres. Pendant les élections américaines,
lorsque Trump a sorti la phrase : « Les femmes, il faut les choper
par la chatte » (« Grab them by the pussy »), nous avons lancé la
campagne « Adoptez une chatte » (« Grab a pussy »). Chaque
année, à New York, 20 000 chats sont abandonnés !
AYEZ
TOUJOURS9
UN STICKER
gnant de ne pas porter de four- SUR VOUS
rure ou de ne pas manger de Ayez toujours dans votre
chair animale. Le prêchi-prêcha, portefeuille des stickers
c’est contre-productif. Essayez de « Je suis une connasse. Je
parler dans un dîner des actes porte de la fourrure ». Tous
cruels subis par les animaux, per- les hivers, j’en ai un lot dans
sonne ne voudra écouter. Vous mon portefeuille (en simili-
passerez pour un raseur infré- cuir). Je les colle discrète-
quentable, un acariâtre. C’est en ment sur le dos des femmes
tout cas mon expérience. En-

SAMUEL DIETZ/GETTY IMAGES


qui en portent. Elles ne
tendre parler de primates électro- s’aperçoivent de rien.
cutés, de bovins aiguillonnés, de
mutilations, c’est repoussant. Je

10
préfère organiser des dîners vé-
ganes chez moi, régaler mes invi-
tés. Peut-être auront-ils alors en-
vie de m’imiter. Je vis avec Jack, Marche contre l’usage de la fourrure, Paris, novembre 2011.
mon mari, depuis dix ans. Au dé-
but, il n’était pas végétarien et je surpris de découvrir combien la FAITES-VOUS DU
ne lui ai jamais demandé de l’être.
Mais, six mois plus tard, il s’y est
cuisine végane est délicieuse.
De  nombreux activistes ap-
BIEN, AMUSEZ-VOUS

7
mis tout seul. Nous recevons partiennent à un club végane, Rigolez. Soyez heureux. La soufrance ani-
beaucoup, nous adorons organi- nous pas. Nous ne sommes pas male est sans limites. En tant que militant, on
ser des dîners, les gens sont très séparatistes. a le sentiment de n’en faire jamais assez.
Avec toutes les horreurs que vous allez dé-
couvrir, vous avez besoin de souler. Pour ne
pas sombrer dans la neurasthénie, ménagez-
vous des plaisirs. Une fois par an, je vais en
NE RECULEZ DEVANT RIEN, OU PRESQUE Suisse rencontrer un ami activiste qui iniltre
Les médias s’intéressent plus au sexe et psychiatriques de l’Hôtel-Dieu, entravé les industries utilisant les animaux pour
aux scandales qu’aux cruautés envers façon Hannibal Lecter par des flics. prendre des vidéos déchirantes que nous re-
les animaux. C’est comme ça ! Mieux J’étais venu manifester contre l’ouver- layons. Le cœur au bord des lèvres, je re-
vaut faire passer un message léger que ture d’un KFC en brandissant un pan- garde ces images durant des heures. Tortues
pas de message du tout, non ? C’est neau « KFC torture les poulets ». Les éviscérées pour faire de la soupe, oies aux-
pourquoi je ne recule jamais devant les lics ont cru à une mauvaise blague. Le quelles on arrache le duvet… Pour me ré-
idées loufoques. Se mettre à poil dans commissaire ne voulait pas croire qu’un initialiser, je fais du lèche-vitrines devant les
la rue, porter un costume à la con, de- type sain d’esprit puisse causer autant horlogeries de Zurich et je m’absorbe dans
mander de l’aide à une célébrité : nous de désordre. Lorsqu’on me demande le jeu des pendules à coucou. Leur carillon
cherchons à maintenir la cause animale quel est mon rôle à Peta, je réponds gé- m’apaise… Et je fréquente une brasserie dont
dans l’actualité. Au salon du sado- néralement : « Foutre le bordel. » Bon, l’ambiance festive m’empêche de déprimer.
maso, je me suis pointé déguisé en le psy de service m’a délivré un certii- Un bon film et un paquet de pop-corn
cow-boy, pantalon en caoutchouc et cat indiquant que j’étais en bonne offrent aussi une diversion acceptable.
santiags en similicuir, avec un pote dé- santé. J’étais drôlement content, parce Faites-vous du bien, à vous aussi. Souvenez-
guisé en vache. Ensuite, assumez. Une que moi-même parfois je me demande vous, vous ne devez porter atteinte à aucun
fois, à Paris, j’ai fini aux urgences si je ne suis pas un peu cinglé. animal, qu’il soit humain ou non ! 

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 47


en couverture

Le végétal, un pan du vivant négligé, y compris en biologie négligés même par les sciences natu-

Les plantes
relles, les êtres végétaux sont au-
jourd’hui l’objet d’un amour presque
obsessionnel de la part non seulement
des écologues, mais aussi des anthro-

encore en friche
pologues, des philosophes, des théra-
peutes et des psychologues. Déclen-
chée massivement par le chef-d’œuvre
du forestier allemand Peter Wohlle-
ben, La Vie secrète des arbres (2015, Les
Arènes), qui s’est vendu à des millions
Quand l’humain commence à se reconnaître animal d’exemplaires dans le monde entier,
parmi d’autres, il reste « zoocentré » et laisse dans cette nouvelle « phytophilie » s’est
l’ombre les végétaux. L’existence de ceux-ci suscite transformée en phénomène culturel et
enin beaucoup d’appétit intellectuel et scientiique. éditorial dont il serait difficile de tra-
cer les limites, tant les publications ne
Par Emanuele Coccia cessent de se multiplier.
La raison principale, c’est, justement,
la possibilité offerte par les plantes de
dépasser véritablement le zoocentrisme
et donc l’anthropocentrisme occiden-
’antispécisme peut se vanter supérieurs (comment la promettre taux. C’est, par exemple, ce qui a

l d’avoir vaincu les restes d’an-


thropocentrisme qui domi-
naient notre culture, et pour-
tant un autre spectre hante notre
monde : celui du zoocentrisme. Nous
d’ailleurs aux bactéries, aux virus, aux
champignons ?), mais le critère d’élec-
tion d’une espèce au numerus clausus
des admis au salut reste tiré de la vie
amené l’anthropologue Eduardo Kohn
à consacrer à la forêt un essai impor-
tant et remarqué, Comment pensent les
forêts. Vers une anthropologie au-delà de
l’ humain (Zones sensibles,
arrivons à peine à nous en apercevoir La biologie est en train 2017), qui vise à transfor-
mais la presque totalité de nos de passer d’un paradigme mer de l’intérieur l’anthro-
concepts est tirée de notre expérience pologie. Grâce à une en-
– empirique, contingente, limitée et belliciste à une approche où quête sur les Runa, une
non universelle – d’animaux, capables solidarité et collaboration culture amazonienne de
de mouvement, de perception, de pen- l’emportent. l’Équateur, les forêts se ré-
sée cérébrale, de sommeil. Deux vèlent comme le contexte
parmi les plus grands botanistes animale (la souffrance, la perception, métaphysique à l’intérieur duquel les
contemporains, le Français Francis l’intellection). Comme s’il y avait un espèces non seulement peuvent com-
Hallé et l’Américain Karl J. Niklas, reste de « racisme » pour les formes de muniquer et interagir réciproquement
ont déjà dénoncé à quel point la bio- vie qui se développent selon d’autres mais parviennent à adopter la perspec-
logie était entièrement centrée sur modes d’organisation anatomique ou tive existentielle de l’autre. En prolon-
l’animal et donc condamnée à négli- physiologique. De ce point de vue, le geant cette intuition au-delà des
ger et à déformer les formes de vie qui combat de l’antispécisme ressemble conclusions d’Eduardo Kohn, on
n’en relèvent pas. C’est le cas évidem- beaucoup à une sorte d’anthropocen- pourrait dire que c’est seulement
ment aussi de notre langage quotidien trisme masqué, celui d’une culture lorsque l’humanité reconnaîtra que les
et de nos représentations morales : au « humaine » éclairée, qui, après êtres végétaux sont à la fois le contenu
fond, il est plus facile pour nous de Darwin, aurait enfin accepté ses ori- mais aussi et surtout les artisans de
nous projeter dans la tête d’un animal gines animales et qui s’efforcerait donc notre monde qu’elle pourra admettre
que dans le corps d’un champignon. d’étendre à ses confrères la liberté que « nous autres humains sommes les
Non seulement la libération est pro- dont elle jouit depuis des siècles. produits des multiples êtres non hu-
mise exclusivement aux animaux mains qui ont progressivement fait de
JARDINIERS DU MONDE nous, et qui continuent à faire de nous,
Maître de conférences à l’EHESS, C’est sous cet angle qu’on peut com- ce que nous sommes ». Nous oublions
Emanuele Coccia est spécialiste de prendre l’explosion d’intérêt pour les toujours, en effet, que c’est grâce à
théologie et de philosophie médiévales. Il
est notamment l’auteur de La Vie sensible
plantes qui a lieu depuis quelques l’oxygène libéré par la photosynthèse
(2010, Rivages poche) et du années. Oubliés pendant des siècles par que notre atmosphère devient habi-
Bien dans les choses (Rivages, 2013). les sciences humaines et sociales, table et que c’est grâce à ce même

48 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


processus, qui permet de transformer comparable aux grands traités de zoo-
l’énergie solaire en masse animée, que logie du passé d’un Lamarck ou d’un À LIRE
la vie des animaux supérieurs est pos- Geoffroy Saint-Hilaire. Au lieu de
sible. L’on pourrait exprimer cette in- projeter sur les plantes des concepts LA VIE DES PLANTES.
tuition en disant que nous (nous, les propres à l’humain ou à l’expérience UNE MÉTAPHYSIQUE
DU MÉLANGE,
animaux) habitons le monde seule- animale, le livre se propose de révolu- Emanuele Coccia,
ment parce qu’il est un jardin, et que tionner le regard sur la vie en adop- éd. Bibliothèque Rivages,
les plantes sont non pas le décor de ce tant le « point de vie » propre au végé- 190 p., 18 €.
jardin, mais les jardiniers. Le paysa- tal. Dans la même veine, il faut saluer
giste et philosophe Gilles Clément n’a les travaux de Stefano Mancuso, dont
cessé de réfléchir sur ce paradoxe, no- L’Intelligence des plantes, écrite avec
tamment dans Le Jardin en mouvement Alessandra Viola, vient d’être traduite mange un autre être) n’est que le pro-
en français (2013, Albin Michel), et cessus de renaissance et de réincarna-
de Jacques Tassin (À quoi pensent les tion perpétuelle dans la chair de l’autre
plantes ?, Odile Jacob, 2016). Stefano que nous appelons nature.
Mancuso est, avec Anthony Trewavas, D’ailleurs, cette volonté de retrouver
l’un des fondateurs de la neurobiolo- la paix dans la nature n’est pas seule-
gie végétale, discipline qui a permis de ment une projection psychologique :
montrer non seulement que les plantes elle témoigne d’un changement de pa-
n’ont rien à envier aux animaux en fait radigme profond qui a eu lieu dans la
d’intelligence, mais que l’étude de la biologie au cours des cinquante der-
rationalité végétale permet de trans- nières années. « Si un homme […]
former notre idée de la raison, de la li- contemplait avec tous ses sens attentifs
bérer définitivement du substrat céré- le globe terraqué […], écrivait au
bral. Comme déjà le stoïcisme ancien XVIIIe siècle un élève de Linné, il ne re-
l’avait suggéré, il n’est pas indispen- marquerait rien d’autre que la guerre
sable d’avoir un cerveau pour penser, de tous contre tous et d’autre part il se
car les plantes « pensent » avec la to- verrait lui-même sans défense et exposé
talité de leur corps et non pas avec un à la violence du plus grand nombre ; in-
seul de leurs organes. quiet et incertain. » L’expérience de la
ILLUSTRATION NINI LA CAILLE POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

nature comme une guerre hobbesienne


APRÈS LES ABEILLES, LES ARBRES de tous contre tous, qui sera le pivot de
Cette volonté de révolutionner nos sa- la doctrine évolutionniste de Darwin,
voirs et nos regards sur le monde à tra- a nourri la science naturelle pendant
vers l’étude des plantes risque toute- plusieurs siècles. Depuis la découverte
fois d’alimenter nos illusions. Le très de Lynn Margulis de l’origine symbio-
beau livre de Peter Wohlleben, par tique de la cellule eucaryote, la biolo-
exemple, en faisant des arbres et des gie est en train de passer d’un para-
forêts le modèle parfait et sans tache digme belliciste à une approche où la
d’une cohabitation non violente et solidarité et la collaboration l’em-
parfaitement « diplomatique » (l’ex- portent. Les plantes, en tant qu’orga-
pression est à la fois de Bruno Latour nismes autotrophes et donc exclus de
et de Baptiste Morizot) entre vivants, l’obligation de la dévoration réciproque
ne fait que réactiver des motifs roman- qui est le destin de tout être hétéro-
tiques et typiquement antimodernes trophe, pourraient incarner parfaite-
(1991, Sens & Tonka), Manifeste du sur la possibilité de saisir dans la na- ment cette forme de vie purement so-
tiers paysage (2004, Sens & Tonka) et ture non humaine (et sauvage) une lidaire, mais seulement à condition de
Éloge des vagabondes (NiL, 2002). forme paradigmatique d’existence po- refouler que leur corps est voué à deve-
Dans le même ordre d’idées, c’est litique. La proposition est digne d’at- nir le repas d’autrui. C’est seulement
aussi le travail de Francis Hallé qu’il tention : après les abeilles ou les four- en réfléchissant sur ce lien que les es-
faut rappeler et son ouvrage Éloge de mis, ce sont les arbres qui méritent le pèces vivantes tissent entre elles, à
la plante. Pour une nouvelle biologie titre de forme de vie politique par ex- cause de leur nécessité de s’alimenter
(1999, Points). Ce livre représente l’es- cellence. Toutefois, la vie se nourrit de les unes les autres, que le non-humain
sai philosophiquement le plus impor- la vie, et ce que nous considérons pourra devenir un modèle pour repen-
tant qu’on ait pu écrire sur les plantes, comme une violence (le fait qu’on ser la morale et la politique. 

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 49


en couverture

Viennent de paraître elle use de son siphon pour arroser sys-

Tentaculaires
tématiquement le même visiteur.
Quand elle fait fête à certains en les en-
laçant de ses bras sans imprimer sa
force. Tout aussi passionnant : chaque
pieuvre a son caractère. L’aquarium où
Sy Montgomery les a observées en a vu
Les éditeurs publient à foison sur les intelligences défiler plusieurs. Certaines se fient as-
animales. Voici une sélection de nouveautés, avec en sez à leur soigneur pour se laisser
prendre dans son filet. D’autres dis-
figure de proue des poulpes aux capacités sidérantes. traient la galerie avec la moitié de leurs
bras pendant que les tentacules restants
volent le seau à poissons. Comme le dé-
ongtemps, nous avons envisagé sentir grâce à leurs chémorécepteurs. clare un employé de l’aquarium après

l les animaux à l’aune de notre


biologie et de notre psyché.
Quand nous nous figurions leur
vie intérieure, une version amoindrie
de la nôtre nous apparaissait. Au-
La pieuvre est aussi une championne
du camouflage, alors qu’elle ne perçoit
pas les couleurs. Ajoutons qu’elle ne
vit qu’une poignée d’années, cultive
une asocialité farouche (bien qu’on
l’évasion d’une pieuvre d’un bassin
coffre-fort construit spécialement pour
elle, « les pieuvres ont leur propre
forme d’intelligence, que nous ne pou-
vons égaler ». Alexis Brocas
jourd’hui, nous commençons à accep- connaisse une « Octopolis » sous-
ter qu’un être doté d’une physiologie marine jonchée de coquilles Saint-
différente et évoluant dans un milieu Jacques vides), et l’on comprend pour- L’ÂME D’UNE PIEUVRE,
différent puisse habiter le monde d’une quoi le philosophe voit en elle une Sy Montgomery,
façon autre. Ainsi la pieuvre, objet de « intelligence extraterrestre ». traduit de l’anglais (États-Unis)
deux livres passionnants. Elle possède par Gabriella Zimmermann,
éd. Calmann-Lévy,
un système nerveux complexe dont CHAQUE PIEUVRE A SON CARACTÈRE 340 p., 20,90 €.
l’organisation n’a rien à voir avec celui La pieuvre est capable de résoudre bien
des mammifères : elle a plus de neu- des problèmes par lesquels nous mesu-
rones dans les bras que dans le cerveau, rons l’intelligence. Mais sa vie inté- LE PRINCE DES
PROFONDEURS.
ce qui lui permet de conduire plusieurs rieure se décèle autant dans les à-côtés L’INTELLIGENCE
actions en simultané. des expériences, comme le raconte Sy EXCEPTIONNELLE
Le philosophe Peter Godfrey-Smith Montgomery dans L’Âme d’une DES POULPES,
se figure la conscience pieuvre comme pieuvre. Quand, après dix ouvertures Peter Godfrey-Smith,
traduit de l’anglais (Australie)
« un orchestre de jazz ». Ses bras sont de verrous, elle balance une boîte close par Sophie Lem,
en outre capables de goûter et de à la figure de l’expérimentateur. Quand éd. Flammarion, 352 p., 21 €.

CONVERSION CULINAIRE ANTIQUE BARBAQUE ARAIGNÉES SURDOUÉES


Enfant des années 1980 porté Au temps de la décadence Si les araignées fondaient
sur la bonne chère, Stanislas romaine, le philosophe une civilisation
Kraland s’est lancé dans une néoplatonicien s’interrogeait technologique, à quoi
grande aventure culinaire : avec humour sur ce qui ressemblerait-elle ?
il est devenu végétarien, puis motivait l’homme, « le plus La saveur de ce roman tient à
végétalien. Il documente ici misérable et le plus la façon dont l’auteur imagine
sa conversion sur le plan calamiteux animal qui soit au leur évolution. Ses araignées
physique (il mincit), monde », dans son appétit transforment des fourmilières
philosophique (avec carnassier. Circé persuadait en ordinateurs
Bentham), scientiique (quand il s’intéresse à alors Ulysse que ses compagnons étaient en – grâce à leur science des phéromones et des
la viande artiicielle) et journalistique (quand bien meilleure condition à l'état de pourceaux. comportements formiques –, renoncent
il va dans ses élevages et se découvre un goût Plus sérieusement, le penseur propose des aux dévorations post-coïtum, élisent pour
pour la traite). Les recherches sont plutôt préceptes encore pertinents aujourd’hui : Dieu un ancien satellite, s’interrogent sur
sérieuses, le propos, plutôt léger, mais aborde « Que si tu veux t’obstiner à soutenir que leur place dans l’Univers, se confrontent aux
la plupart des questions posées par ce genre la nature t’a fait pour manger telle viande, derniers humains errants… et lancent
de conversion. Digeste et roboratif. A. B. tue-la donc toi-même. » E. B. leurs toiles vers les étoiles. A. B.
L’EXPÉRIENCE ALIMENTAIRE. MANGER LA CHAIR ? TRAITÉ SUR LES DANS LA TOILE DU TEMPS, Adrian
MANGER ET RESTER SAIN D’ESPRIT, ANIMAUX, Plutarque, traduit du latin par Tchaikovsky, traduit de l'anglais par Henry-Luc
Stanislas Kraland, éd. Grasset, 248 p., 19,50 € Jacques Amyot, éd. Rivages poche, 112 p., 5,80 €. Planchat, éd. Denoël, « Lunes d’encre », 578 p., 24 €.

50 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


PENSE AVEC LES LOUPS MAÎTRE CHIEN

p osée par Jeremy Ben-


tham, la question de la
souffrance des ani-
maux, et plus large-
ment de leur capacité à ressentir, est
une pierre angulaire de la réflexion
sur le vivant. D’un côté, leur inacces-
sible intériorité. De l’autre, ces signes
non pas l’individu le plus agressif et
bruyant, mais celui dont les compé-
tences et l’autorité se passent de
démonstration. Ainsi le « loup 21 »,
devenu une légende du parc de Yel-
lowstone pour n’avoir jamais perdu
un combat ni tué ses adversaires. Sa
politique magnanime et altruiste a
à être notre « meilleur ami »,
le chien est souvent notre
meilleur souffre-douleur.
Comme le remarque
Mark Alizart dans son petit livre en-
joué, le mot « chien » est une insulte
dans presque toutes les cultures. On
abuse de sa docilité, quand on ne la
que nous interprétons comme de offert à son clan une prospérité iné- méprise pas, comparée à l’hautaine
joie, de peine, d’affection, au risque dite. Le biologiste Marc Bekoff fierté des chats. Médor ne serait qu’un
de tomber dans l’anthropomor- ajoute des éléments issus des neuro- imbécile heureux. L’auteur chante
phisme. Mais, pour l’écrasante ma- sciences : si la joie se lit dans la néanmoins sa grandeur singulière, et
jorité de ceux qui ont travaillé à leur chimie des cerveaux, que croyez- surtout son mystère, que l’on retrouve
côté, il ne fait aucun doute que les vous qu’on trouve dans ceux de deux dans bien des mythes, d’Anubis à
animaux s’émeuvent. Le spécialiste chiens qui s’amusent ? A. B. Œdipe ou saint Christophe. Le chien
de la vie marine Carl Safina est allé est selon lui le maître des seuils et des
à la rencontre d’observateurs des élé- QU’EST-CE QUI passages. Il est un intercesseur avec les
phants, des loups et des orques, pour FAIT SOURIRE autres êtres vivants, une « membrane »
en rapporter des histoires propres à LES ANIMAUX, qui nous a aidés à survivre dans un
Carl Saina,
secouer nos préjugés. Par exemple traduit de l’anglais
monde hostile. « Le chien nous a do-
sur le soin avec lequel les éléphants (États-Unis) par Odile mestiqués bien plus que l’inverse. »
traitent les dépouilles de leurs sem- Dmange, Ou encore : « Le chien a fait naître
éd. Vuibert, 556 p., 24,50 €.
blables, ou les rituels qui accom- l’homme à lui-même. » . H. A.
pagnent leurs retrouvailles.
Certaines expériences laissent LES ÉMOTIONS
DES ANIMAUX,
pantois : ainsi celle qui a consisté à Marc Bekof, CHIENS,
faire entendre à des éléphants les bar- traduit de l’anglais Mark Alizart,
rissements enregistrés d’un individu (États-Unis) par Nicolas éd. PUF,
décédé qu’ils connaissaient bien… Waquet, éd. Rivages poche, 140 p., 9 €.
282 p., 8,90 €.
Le livre précise aussi, quand il aborde
les loups, ce qu’est un « mâle alpha » :

LES YEUX DANS LES YEUX ESPÈCES TRÉBUCHANTES À LA TRACE


Ces rélexions s'ancrent La révolution antispéciste Partez sur les traces du loup
dans une impression : celle pourfend tout discours dans le Var, du grizzly au parc
que provoque l’irruption justiiant la discrimination de Yellowstone, de la
d’un regard animal qui « nous et la hiérarchisation entre panthère au Kirghizistan…
traverse et va au-delà de les espèces au nom du Maître de conférences en
nous ». L’auteur, sidéré, prend respect de l’ordre naturel. philosophie, Baptiste Morizot
conscience d’un rapport Véritable manifeste, prône de nouvelles
au monde nouveau et d’une l’ouvrage réunit douze textes « diplomaties » avec les
manière d’être dénuée qui développent de robustes animaux, qu’il éprouve in situ.
d’humanité. À partir de cette expérience arguments théoriques. Dans la lignée Pour lui, pister, c’est penser : rêvasser,
intime, il mêle rélexions et références – Jim de Peter Singer (La Libération animale), déchifrer son environnement, invoquer
Jarmusch, le Caravage, Kafka ou Merleau- les auteurs mettent à nu le caractère la mémoire de notre espèce, en reprenant
Ponty – et invalide notre ascendant sur le arbitraire et idéologique de la domination les hypothèses de l’anthropologue Louis
vivant pour dessiner une humilité ontologique de l’homme sur l’animal et nous invitent Liebenberg, pour qui les premiers chasseurs
envers lui. Car, « si au commencement à construire un rapport plus juste pauvrement équipés en armes et en odorat
de la vie le choix nous était ofert entre voler et plus égalitaire entre les espèces. P. N. B. ont dû muscler leur intelligence et leur
et penser, que choisirions-nous » ? E. B. patience pour ne pas revenir bredouilles. H. A.
LA RÉVOLUTION ANTISPÉCISTE,
LE VERSANT ANIMAL, Jean-Christophe Yves Bordannel, Thomas Lepeltier SUR LA PISTE ANIMALE, Baptiste Morizot,
Bailly, éd Bayard, 148 p., 15,90 €. et Pierre Sigler (dir.), éd. PUF, 360 p., 17 €. éd. Actes Sud, « Mondes sauvages », 208 p., 20 €.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 51


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Stefan Zweig
À travers ses nouvelles, au travers de ses biographies, Stefan Zweig
sonda inlassablement le mystère de l’âme humaine. De la Vienne fin
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dont l’œuvre est aujourd’hui lue avec passion.

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notre

Romans · Essais · Poches · Romans graphiques

BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE, PARIS/ÉD. DU SEUIL

Carte chinoise (XVIIIe ou XIXe siècle) représentant plusieurs provinces de la Chine orientale


et de l’île de Formose (aujourd’hui Taïwan).

Atlas aux antipodes


Ce superbe ouvrage, accompagnant une exposition consacrée à l’histoire
de la cartographie asiatique, renverse notre vision du globe : quand l’Occident en ixait
le centre à Jérusalem, l’Orient le voyait dans l’Himalaya. Là aussi, la cartographie
fut enjeu de pouvoir. Car qui possède la carte maîtrise le territoire.
LE MONDE VU D’ASIE, P. Singaravélou et F. Argounès, éd. du Seuil/Musée Guimet, 192 p., 35 €. Exposition au musée Guimet, Paris 16e, jusqu’au 3 septembre.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 53


notre bibliothèque hommage

ORJAN F. ELLINGVAG/DAGBLADET/CORBIS VIA GETTY IMAGES


Philip Roth à New York, en 2007.

Un maître américain au miroir de son alter ego, lui-même écrivain

Dr Roth et Mr Zuckerman
Après toutes les nécrologies obligées sur Philip Roth, disparu le 22 mai, hommage à son
double de papier, Nathan Zuckerman. À travers lui, l’écrivain n’a cessé d’intervertir les ictions
et les faits – et d’interroger ses propres déterminismes : un homme, un Juif, un Américain.
Par Marc Weitzmann

c ’est en 1979 que Phi-


lip Roth a publié The
Ghost Writer (L’Écri-
vain des ombres), pre-
mier volume des
aventures tragi-
comiques d’un personnage qui, de livre
en livre, allait devenir la création la plus
ambiguë et insaisissable de son au-
teur : l’écrivain Nathan Zuckerman.
L’action du roman se situe dix ans
suffisamment centrale pour faire rê-
ver de jeunes ambitieux. Il s’ouvre sur
les déboires d’un jeune juif apprenti
romancier dont le premier recueil de
nouvelles a provoqué, non la gloire,
mais l’hostilité de sa communauté, et
surtout le rejet de son père. Lors d’une
réunion, le rabbin de Newark l’a ac-
cusé de faire le jeu des nazis. Alors que
la Shoah est dans toutes les mémoires,
que certains ont perdu des oncles ou
voisinage ? Ne comprend-il pas que les
blagues, même les plus anodines, sont
chargées d’histoire ? Le père de Zuc-
kerman a cessé de lui parler. Secoué, ce-
lui-ci vient chercher conseil auprès d’un
autre père, un « maître » littéraire qu’il
admire, E. I. Lonoff. Lonoff mène dans
les montagnes du Berkshire une exis-
tence recluse passée à écrire en compa-
gnie de son épouse Hope et de sa jeune
assistante, Amy Bellette. « Pureté. Sim-
après la fin de la Seconde Guerre mon- des grands-parents restés en Europe, plicité. Isolement, se dit Zuckerman en
diale, en 1955, à une époque où la lit- comment Zuckerman a-t-il pu écrire débarquant chez Lonoff. Toute la
térature occupe une place encore ses récits satiriques sur les Juifs de son concentration, le f lamboiement,
54 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
l’originalité de l’individu réservés pour « seconde période » s’ouvre après la La Contrevie, un malaise cardiaque l’a
l’appel exigeant, exalté, transcendant. guerre froide, au début des années expédié à l’hôpital où il a failli mou-
Je regardai autour de moi et songeai : 1990, quand Roth et Zuckerman se re- rir. Et son décès, le 22 mai dernier, est
“Voici comment je vivrai.” » Résolu- centrent sur la vie américaine à l’âge du dû à une insuffisance cardiaque.
tion. Contrôle. Force d’âme. D’un triomphe de l’empire US. C’est la trilo- Dans Exit le fantôme, Zuckerman
côté, le désordre de l’existence ordi- gie américaine citée ci-dessus. Entre les vieilli revient une ultime fois à New
naire – celle d’une communauté juive deux, deux romans jouent un rôle par- York – un New York onirique, celui des
en proie à l’angoisse ; de l’autre, le ticulier, La Contrevie et Exit le fantôme, nouvelles technologies et de l’après-11
calme raffinement de l’être cultivé qui clôt définitivement la série. Septembre (l’action se situe en 2004
dans sa bibliothèque. Comme les La Contrevie est sans conteste l’un de durant la seconde campagne électorale
choix sont faciles ! Pour peu que l’on ses chefs-d’œuvre, le roman dans lequel de George W. Bush). Ni lui ni son pays
sache ce que l’on veut et que l’on ait la le fond et la forme se répondent en un ne sont plus ce qu’ils étaient. Le reclus
force de l’accomplir. jeu de miroirs infini. L’action se déroule volontaire est devenu, ironiquement,
entre les États-Unis et Israël. Dans le un exilé, impuissant à la suite d’une
CETTE « DOULEUR D’ÊTRE PRÉSENT » premier chapitre, le frère de Nathan opération de la prostate ; il s’acharne à
On apprendra, au fil des épisodes du Zuckerman, Henry – dentiste, marié, vouloir redevenir actif et à prolonger le
cycle Zuckerman (Zuckerman délivré, trois enfants –, a une aventure avec son ridicule d’exister – il revient à la vie sans
La Leçon d’anatomie, L’Orgie de Prague), assistante Marie, une Anglaise, qui est l’imagination : à sa richesse, à sa mé-
que les choses ne se sont pas déroulées la seule échappée de sa vie monotone. diocrité, à son caractère imprévisible et
selon ce plan serein. Un best-seller scan- Il suit un traitement pour le cœur qui à sa prévisible finitude. Il le sait mais ne
daleux a rendu Zuckerman célèbre, le le rend impuissant et décide bientôt de peut s’en empêcher. Autant dire que les
succès a rendu ses anciens voisins para- subir un triple pontage afin de pouvoir contradictions ne tardent pas.
noïaques ou hystériques, sur son lit de poursuivre son aventure ; il meurt sur À New York pour y subir un traite-
mort son père l’a maudit, du coup son la table d’opération. Le chapitre s’ouvre ment au collagène censé lui permettre
frère le hait ; quant à ses différents ma- sur son enterrement et sur les commen- de contrôler de nouveau sa vessie – à
riages, ils ont sombré – en bref, la « fu- taires mi-sarcastiques mi-profonds de défaut de retrouver sa virilité –, Zuc-
rie imaginative » dont il a fait preuve Zuckerman assistant à la cérémonie. kerman accepte sur un coup de tête
dans ses livres a provoqué, dans son Dans le deuxième chapitre, Henry a d’échanger sa campagnarde maison so-
existence, une furie bien réelle. Et c’est survécu à l’opération, mais le résultat litaire avec un appartement de l’Upper
cette furie de l’écrivain, cette « douleur est une crise existentielle qui le fait West Side occupé par deux jeunes ap-
d’être présent en présence de quoi que prentis écrivains désireux de quitter la
ce soit », qui, l’âge venant, va le pous- Et comme ville par crainte de futurs attentats. Seul
ser à s’exiler dans les Berkshire à son problème : dès qu’il les rencontre, Zuc-
tour, tel Lonoff, son maître à présent
il parlait, je songeais kerman se prend d’attirance pour la
défunt. Là, il espérera trouver sinon la au genre d’histoires jeune femme du couple, Jamie, 30 ans.
paix, du moins la non-intensité. C’est en quoi les gens Second problème : l’un des ex de Jamie
là que commencera la « seconde pé- transforment leurs – à moins qu’il ne soit son amant –, un
riode Zuckerman », celle qui ne fait certain Richard Kliman, se met à per-
plus de lui que le chroniqueur perçant vies, au genre de sécuter Zuckerman pour obtenir des
des aventures dont la voix doit beau- vies en quoi les gens détails sur l’ancien mentor de celui-ci,
coup au Joseph Conrad de Lord Jim transforment Lonoff, dont il écrit la biographie. Et
(Pastorale américaine, J’ai épousé un pour ne rien arranger, Zuckerman de-
communiste, La Tache). les histoires. vient amnésique. Retrouvant l’ancienne
Chez Roth, le contexte historique La Contrevie, Philip Roth assistante de Lonoff, Amy Bellette, afin
n’est jamais neutre. Au départ, il avait de contrer les visées du biographe pa-
conçu la série comme un seul livre, une abandonner femme, enfants et maî- rasite, il lui fixe rendez-vous et se
fiction comparant le destin d’un écri- tresse pour devenir juif pratiquant trompe de restaurant – à moins que ce
vain juif occidental et celui de ses dans une colonie des Territoires occu- ne soit elle, car elle a une tumeur au
confrères d’Europe de l’Est pendant la pés, où Zuckerman part le rechercher. cerveau. En prime, il oublie certaines
guerre froide, sous l’ombre portée du Dans le troisième chapitre, c’est Zuc- conversations. Pis, énième problème,
souvenir de l’Holocauste. D’un côté kerman qui a eu une aventure avec celui qui met le feu aux poudres : il en
– sous le communisme –, tragédie, cen- Marie, qui est mort sur la table d’opé- invente d’autres. Zuckerman écrit des
sure et dissidence (« tout ce qui s’écrit ration, alors que son frère découvre dialogues imaginaires amoureux entre
est important, personne n’est libre ») ; dans ses papiers les chapitres que l’on lui et Jamie – dialogues élégiaques qui
de l’autre, comédie, ridicule et vacuité vient de lire… Etc. Ce jeu avec la fic- constituent les meilleures pages, dia-
(« tout le monde est libre parce que rien tion a débordé dans la vie de Philip logues qui obsèdent Zuckerman au
ne compte »). Ce que j’appelle la Roth : peu de temps après avoir achevé point de ne plus voir la jeune femme
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 55
notre bibliothèque Hommage

Sélection

PHILIP ROTH EN
QUATRE MERVEILLES
Avant de devenir une silhouette de Giacometti qui
prophétisait l’extinction prochaine de la littérature et
écrivait des romans où il s’enterrait préventivement
(Un homme), Philip Roth a été une igure des
années 1960, avec ce que cela suppose de barbe et de
facéties contestataires. Mais, d’un bout à l’autre de sa
carrière, il est resté un romancier à idées – un de ces
écrivains capables de leur donner vie, par la narration,
et de les faire apparaître sous leurs multiples facettes.
Pour qui a la chance de ne pas l’avoir encore lu,
voici quatre livres cardinaux de son œuvre.

Vers 1968, Philip Roth au comptoir d’un snack à Newark, la banlieue

La Plainte de Portnoy (1 969), Pastorale américaine (1997), Le Complot contre l’Amérique (2004),
ou le conflit entre ethos et Éros ou les revers d’une success story ou la tentation fasciste d’une nation
Comment lit-on au- L’un des livres les plus En lisant l’autobiogra-
jourd’hui La Plainte de Port- poignants de Philip Roth, phie d’Arthur Schlesinger,
noy, près d’un demi-siècle où celui-ci raconte, par la Philip Roth remarque au
après sa première publica- voix de son double Zucker- détour d’un chapitre un em-
tion en 1969 (en 1970 en man, le destin de Seymour branchement historique
français sous le titre Portnoy Levov. Athlète de lycée, dont les conséquences au-
et son complexe) ? Certes, doté d’une blondeur amé- raient été fatales à la démo-
c’est toujours le récit scan- ricaine qui le fait surnom- cratie en Amérique. En
daleusement drôle des mer « The Swede » (le Sué- 1940, l’aile droite du Parti
séances d’analyse d’Alexander Portnoy, avo- dois), Levov est jadis ap- républicain avait envisagé de soutenir
cat juif new-yorkais de 33 ans, chez le doc- paru aux yeux de Zuckerman comme une l’aviateur Charles Lindbergh (1902-1974),
teur Spielvogel. Sur le divan, la parole se li- sorte d’idéal du moi, ce que la commu- vedette mondiale après sa traversée de l’At-
bère. Portnoy a tout le loisir de parler de son nauté juive de Newark pouvait produire de lantique, antisémite notoire, partisan dé-
enfance dans le quartier juif de Newark meilleur. Puis il a conirmé, épousant une claré de Hitler. Que se serait-il passé si Lind-
(New Jersey), de sa mère étoufante, de son beauté d’origine irlandaise, devenant un bergh avait été élu président ? Le pire, sup-
père, de sa sœur, de cette communauté juive homme d’afaires prospère, réalisant son pose l’écrivain, relayé par son alter ego de
des années  1930, et surtout de ses fan- rêve américain. Pastorale américaine dé- 7  ans, le petit Philip de 1940, habitant
tasmes, de son activité sexuelle frénétique. crira la destruction du rêve de Seymour. comme il se doit Newark, cette banlieue
Comme il est dit en épigraphe du livre, dans Par sa ille, qui va prendre les armes contre juive avec ses écoles et ses rites, mais aussi
une fausse notice de revue psychanalytique, l’Amérique avant de devenir membre sa farouche volonté d’appartenir à l’Amé-
Portnoy soufre d’un « trouble caractérisé d’une secte. Par sa femme, qui inira par le rique. Sur la base de ce réel hypothétique,
par un perpétuel conlit entre de vives pul- tromper avec un ami plus emblématique- le romancier construit un roman mirage
sions d’ordre éthique et altruiste et d’irré- ment américain que lui (il n’est pas juif)… d’une envergure inégalée, mais surtout un
sistibles exigences sexuelles, souvent de Ici l’humour noir cher à Philip Roth cède métissage de farce et de larmes, de couar-
tendance perverse ». Pour le dire plus net- devant l’empathie que l’on doit à ceux qui dise et de bravoure, de patriotisme exalté
tement, Portnoy, en toutes occasions, de- se retrouvent défaits sans n’avoir jamais et de scènes familiales où, sous la pression
puis son adolescence, se masturbe allègre- fauté, sinon en prenant au sérieux les du dehors, chacun devient Caïn pour son
ment. [...] Josyane Savigneau idéaux nationaux. Alexis Brocas Abel. Manuel Carcassonne

PORTNOY ET SON COMPLEXE, PASTORALE AMÉRICAINE, LE COMPLOT CONTRE L’AMÉRIQUE,


traduit de l’anglais (États-Unis) par Henri Robillot, traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun,
éd. Folio, 384 p., 8,30 €. éd. Folio, 580 p., 9,40 €. éd. Folio, 576 p., 9,40 €.

56 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


autrement que comme il l’imagine aux dérèglements. On ne rit plus du
par écrit. « En relisant la scène dans tout, parce que cette histoire double-
mon lit », constate-t-il, « je me suis dit, ment imaginée – Roth imaginant Zuc-
s’il y a une chose que tu n’avais pas be- kerman imaginant que Bellette est
soin de faire, c’est bien ça. Maintenant, Frank – est contée avec une telle puis-
te voilà entièrement captivé par elle ». sance d’évocation réaliste qu’elle de-
Que faire de son existence, comment vient vraie. La biographie imaginaire
la contrôler ? Mais, aussi, que faire de d’une Anne Frank imaginaire sauve,
celles des autres ? Dans Exit le fantôme, par l’écriture, à la fois le kitsch juif amé-
on dévore la vie des autres et leur bio- ricain et les Juifs eux-mêmes du dé-
graphie. Il y a Kliman cherchant sur sastre européen. La satire laisse la place
Lonoff des détails sordides ; il y a, Billy, à une réflexion abyssale et poignante
BOB PETERSON/THE LIFE IMAGES COLLECTION/GETTY IMAGES

le mari de Jamie, qui l’idolâtre au point, sur la fiction comme protestation


dit-elle, d’être « amoureux de sa biogra- contre l’histoire – mais aussi une ré-
phie » ; et tous s’opposent à la fiction, flexion sur l’histoire elle-même, sur le
cette « liberté d’écrire en toute liberté », rôle de l’Amérique pour les Juifs au mi-
cette contre-vie ou « le ce qui n’est pas lieu du XXe siècle. Quand nous appre-
[révèle] ce qui est ». nons, dans Exit le fantôme, la véritable
histoire d’Amy Bellette, on découvre
LA SURVIE D’ANNE FRANK sans trop de surprise qu’elle n’est pas si
Cette lutte entre la fiction et les faits différente de ce que Zuckerman avait
est au centre de l’œuvre de Philip imaginé cinquante ans plus tôt. Amy
Roth, certainement au centre de la sé- Bellette vient de Suède, non des Pays-
rie Zuckerman. L’un de ces enjeux est, Bas, mais sa famille a péri dans les
de sa jeunesse, omniprésente dans son œuvre. littéralement, de ressusciter les morts. camps, comme celle d’Anne Franck.
Dans les deux premiers chapitres du Un écrivain dessine sa liberté en ex-
Némésis (2010), premier volume de la série, L’Écrivain plorant par la fiction ce qui, chez lui,
ou le héros châtié
des ombres, on rit aux déboires du est le contraire de la liberté : ses déter-
Simple surveillant de
terrain de jeu, Cantor est
jeune Nathan Zuckerman en lutte minismes. Dans le cas de Philip Roth,
un modèle pour les en- contre les angoisses de sa communauté on en compte, pour aller vite, trois, qui
fants juifs du quartier de d’origine, et plus encore lorsqu’il se reviennent de manière obsessionnelle.
Weequahic : la scène inau- prend à imaginer que la mystérieuse Le premier est le passage de la commu-
gurale, qui le montre te- Amy Bellette, visiblement d’origine nauté juive de Newark, où il a grandi,
nant tête à une bande de européenne, ne serait autre qu’Anne à la société américaine, et ce que ce pas-
voyous, le ige dans une Frank ayant survécu à l’Holocauste et sage a signifié pour lui en termes de
posture de courage. Il tâ- vivant sous un nom d’emprunt aux bienfaisante trahison. Le second est la
chera d’y rester idèle, pour son malheur. États-Unis. On rit parce qu’il s’agit confrontation au désir, au sexe, aux
Car Cantor, refusé par l’armée pour cause d’une blague que Nathan se fait à lui- femmes – confrontation née de ma-
de myopie, porte le germe de cette culpa- même : Épouse une survivante de la nière explosive lors d’un premier ma-
bilité qui le détruira. Faute de se battre
Shoah, rentre à Newark tel le fils pro- riage dont il a fait la matière de trois
contre l’Allemagne, il va mener une guerre
personnelle contre la poliomyélite, qui fait
dige, et ton père te bénira. (« Anne, dit livres (Ma vie d’ homme, où apparaît
alors des ravages. Faut-il préciser qu’il sera mon père – cette Anne-là ? Oh comme pour la première fois le personnage de
vaincu ? On le sait depuis Don Quichotte, je me suis mépris sur mon fils ! comme Zuckerman, Les Faits, livre extraordi-
les personnages archétypaux ne sont pas nous nous sommes trompés ! ») Zuc- naire par les liens qu’il entretient avec
faits pour ce monde-ci. Tout en gardant un kerman est plus impayable que jamais la fiction, et Quand elle était gentille).
ton réaliste, Némésis tend vers la tragédie lorsqu’il satirise le kitch juif. Le troisième est, comme tout un cha-
grecque. Avec son héros qui se dresse Puis, au chapitre III, Zuckerman se cun, la confrontation avec le monde au
contre les dieux et sera pour cela châtié… met à écrire la vie imaginaire d’Amy sens large, en premier lieu l’Amérique.
par lui-même (c’est une tragédie mo- Bellette-Anne Frank, et la tragédie L’Amérique comme lieu réel – avec ses
derne). Avec Marcia, la iancée de Cantor, entre en scène. Anne Frank assistant cauchemars, sa corruption, son histoire
et son père médecin pour porter, à la place
en secret à la comédie musicale tirée tourmentée –, mais aussi l’Amérique
du chœur, la voix de la raison et les senti-
ments du lecteur : « Un sens inapproprié
de son journal et jouée à Broadway ; comme lieu rêvé – rêvé, entre autres,
de vos responsabilités peut vous saper le Anne Frank assistant à sa muséogra- par les Juifs. Homme, juif, américain.
moral. » A. B. phie. Anne Frank est l’écrivain fan- C’est à travers ces contraintes, ces fini-
tôme qui a survécu à sa propre mort. tudes multiples, que Philip Roth ex-
NÉMÉSIS, traduit de l’anglais (États-Unis) par
Marie-Claire Pasquier, éd. Folio, 272 p., 7,80 €.
Survivante de la Shoah, elle est aussi plora la condition humaine dans son
un être de chair et de sang en proie jeu avec l’infinie liberté. 

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 57


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LAWRENCE SCHILLER/POLARIS COMMUNICATIONS/GETTY IMAGES


En août 1965, lors des émeutes du quartier de Watts, à Los Angeles.

A. G. Lombardo cet Ulysse afro, chaussé de tennis Keds


rouges, pour retrouver son foyer. Et l’at-

Ulysse à tente de sa Pénélope, cernée de soupi-


rants camés, qui boivent les liqueurs de
Monk en attendant qu’elle cède.

Los Angeles
Cela donne l’impression d’une trans-
position un peu lourde ? C’est tout l’in-
verse. Le livre s’appuie sur L’Odyssée,
mais de façon si subtile qu’on en ou-
blie l’inspiration homérique jusqu’à ce
Des réécritures de L’Odyssée, on en lit souvent, mais celle-ci, qu’un signe évident – une prostituée
sur fond d’émeutes, a des allures d’océan déchaîné. nommée C. C., petite Circé, qui n’a
Par Alexis Brocas pas besoin de recourir à la magie pour
changer les marins en cochons – nous
le rappelle. De même, l’auteur – prof
de lycée à Los Angeles, qui signe là son
maginez qu’Ulysse soit un l’aventure, car il est fasciné par les graf- premier roman – n’a pas besoin d’in-

i sémioticien autodidacte noir


à la fois sage et semi-
clochard, fils d’un roi du
jazz. Cet Ulysse s’appelle
Monk et évolue dans le Los
Angeles des années 1960. Dans un
chaos de containers abandonnés, il s’est
construit son Ithaque, où il vit avec
Karmann, sa Pénélope fumeuse de
fitis, qui disent l’histoire secrète de la
ville, celle des guerres entre gangs, et
portent le souvenir d’antiques mytho-
logies urbaines. Mais, cette nuit-là,
après la énième arrestation abusive de
deux Noirs, la ville explose. Elle brû-
lera pendant six jours : ce sont les
émeutes de Watts, en 1965, qui ne
s’éteignirent qu’après intervention de
sister pour donner à sa ville en flammes
des allures d’océan déchaîné. La ma-
rée des foules. Le choc des masses po-
licières et émeutières en furie. Les lois
qui sombrent. Les symboles qui sur-
nagent. Les monstres des profondeurs
– ces chefs de gang complètement din-
gues – qui remontent à la surface. Un
aède radiophonique qui passe du Col-
Kent. Un soir, il s’absente pour partir à l’armée. Le livre raconte le voyage de trane et souffle sur les flammes, Burn,
58 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
baby, burn. Et le malheureux Monk, on y visite un « bordel métaphysique »
ballotté par des courants contraires, où l’on vous caresse l’âme dans le sens États-Unis
qui tente de rentrer chez lui avec pour qui vous plaît, on assiste aux débuts du Précédents embrasements
seul viatique un carnet où il consigne mouvement Nation of Islam, on y
les graffitis qui forment la carte secrète évoque un duel à mort mené à coups Les émeutes urbaines ne sont pas
de Los Angeles. de haïkus pour régler un différend un phénomène propre aux États-
entre fabricants de fortune cookies – ces Unis, mais la mythologie du pays
POÉSIE EN PROSE gâteaux contenant une prophétie –, on – où le souvenir des territoires sans
Il est peu dire que cet océan furieux y croise un artiste de rue immortel qui loi reste vivace –, la culture des armes
tranche avec la littérature américaine fume des joints géants tirés de son à feu et la présence de ghettos raciaux
contemporaine : celle-ci, Stephen King sombrero… Ce tourbillon délirant au cœur des villes leur donnent là-
compris, est plutôt une littérature du pourrait rebuter s’il ne s’intriquait de bas un visage unique, auquel de
concret, du réalisme social. A. G. Lom- réalisme : Godzilla est en réalité un ac- nombreux livres tendent un miroir.
bardo, lui, allie joyeusement vérités his- teur intempérant échappé d’un tour- Récemment, deux ont eu droit aux
toriques, légendes urbaines et fantas- nage, les fortune cookies ont en effet été gros titres. Six jours, de Ryan Gattis,
magorie personnelle, ce qui lui permet, inventés dans les restaurants chinois de décrit à travers une galerie de person-
par exemple, de transformer l’affaire Californie… Comme le montrent nages les émeutes de 1992 de Los An-
de la Rose de Tokyo – cette animatrice d’excellentes scènes où des journalistes geles. Il montre comment flics et
radio qui répandait de la propagande travestissent leurs reportages pour gangsters profitent du chaos pour ré-
nippone sur les États-Unis pendant la complaire à la police, ici, la réalité et gler leurs comptes. Plus ambitieux
guerre – en une histoire d’amour ro- les récits sont consubstantiels. encore, City on Fire, de Garth Risk
manesque et vénéneuse. Cette singu- Dans ce monde où la ville et ses lé- Hallberg, raconte, en 992 pages, les
larité se retrouve dans l’écriture : gendes se confondent, Monk a fait des années punk à New York, et fait
quand la plupart de ses contemporains rues du ghetto son champ d’étude. culminer son intrigue au moment du
adoptent un style « protestant » – Quand passe une voiture de voyous, il black-out de 1977 (trente-six heures
phrases courtes, narration laconique, connaît les signes pour ne pas se faire de panne d’électricité, 4 000 arresta-
recherche de la neutralité –, A. G. tirer dessus. Quand une vieille voyante tions). Dennis Lehane, lui, a décrit
Lombardo développe une écriture lui livre une prophétie, il sait l’inter- dans Un pays à l’aube les consé-
riche, parfois proche de la poésie en préter. Quand un personnage dange- quences de la grève des policiers de
prose. Jamais emphatique, toujours in- Boston en 1919, qui livra la ville aux
telligible, cette écriture colle aux ten- gangsters (neuf morts). Et le grand
nis de son errant. Elle est aussi capable
Un monde où la James Ellroy a décrit les émeutes de
d’accueillir l’oralité la plus prosaïque – ville et ses légendes Watts en 1965 dès son deuxième ro-
les discours des gangsters – et des cita- se confondent. man, Lune sanglante, avant de reve-
tions de William Blake. Capable, sur- nir sur cet épisode d’innombrables
tout, de transformer Los Angeles en reux le prend en otage – un Noir qui fois. Nul besoin de préciser pourquoi
un espace magique et dangereux. vient d’inventer le crack, un Blanc qui ces embrasements collectifs, par ce
Certes, les émeutes font surgir l’irréel. porte le nom d’un démon biblique, un qu’ils font surgir d’injustices, de dé-
Comme dans Six jours, le roman de flic qui en veut à son carnet –, il se sirs, de haine, par les mille intrigues
Ryan Gattis sur les émeutes de 1992, comporte avec l’intelligence idoine. qui s’y nouent et s’y dénouent,
des flics se comportent comme des Alors que la ville sombre dans la folie, peuvent intéresser ces écrivains. A. B.
gangsters et des gangsters jouent les lui seul garde la tête sur les épaules. Et,
flics, comme dans les fêtes des fous mé- quand toutes les pulsions sont de sor-
diévales où l’on inversait les rôles. Graf- tie, il parvient à rester chaste (quand il
fiti Palace pousse la folie d’un cran. On tombe sur sa Circé) et sobre (sauf
y voit le monstre du cinéma japonais quand on le drogue de force). Sous ses
GEORGE RINHART/CORBIS VIA GETTY IMAGES

Godzilla, ivre, terroriser des gangsters, dehors dépenaillés, Monk est un héros
au sens traditionnel du terme. C’est
aussi pour cela qu’on s’attache à ses pas.
À LIRE Pour voir un personnage chargé de va-
leurs nobles – mais qui n’en fait pas
GRAFFITI PALACE,
A. G. Lombardo,
tout un plat – se frayer un chemin à
traduit de l’anglais (États-Unis) travers un parcours semé d’embûches
par Charles Recoursé, afin de retrouver celle qu’il aime. Pour
éd. du Seuil, renouer, mine de rien, avec un schéma
384 p., 22 €. Une grève des policiers livra brièvement
romanesque qui nous satisfait depuis Boston aux gangsters en 1919.
trois mille ans. 

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 59


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Yôko Ogawa Mischa Berlinski


Cyclone haïtien
Enfants in vitro
Après la mort de leur benjamine, deux frères et une
sœur sont élevés en vase clos par une mère devenue
phobique. Un conte poétique et un roman d’initiation,
par une igure majeure de la littérature japonaise. Shakespeare au pays des mangues
véreuses et des doigts tranchés.
Une fiction nourrie par l’expérience.
Mais les enfants ont un autre accès Il faut lire la « note de l’auteur »,
au monde : les dizaines de volumes une fois le dernier chapitre achevé, pour
encyclopédiques édités par leur père, prendre la mesure de la portée mystifi-
qui leur ouvrent un horizon de mer- catrice de ce livre dont le héros est une
veille : puisque « sur l’ambre se re- contrée folle et outragée, Haïti : « Le
flète chaque ruissellement du temps jeu » est un autre, le « tu » et le « vous »
qui passe », l’enfant du même nom également. Si Mischa Berlinski a vécu
se met à dessiner sa sœur défunte sur ces terres à la même époque que le
PHILIPPE MATSAS/LEEMAGE

dans les marges des livres. Sa sil- (jamais nommé) narrateur alors que sa
houette reprend forme, l’espace de femme travaillait pour l’ONU
quelques secondes, dans le tournoie- – comme dans la vraie vie –, son double
ment des pages qu’Ambre fait glisser n’est pas lui… bien qu’il écrive un texte
au bout de ses doigts. Il reconstitue sur son expérience.
Yôko Ogawa.
les moments où la benjamine était Vous avez dit métafiction ? Dieu ne
vivante en des instants vibratoires tue personne en Haïti est le type même

t
out le monde n’est pas capable toujours à recommencer. de roman condamné à s’effondrer sous
de donner vie aux petits habi- le poids de sa virtuosité. Pourtant cela
tants qui peuplent les livres, LES HOMMES SONT DES FLEURS n’arrive jamais. Mieux : en négligeant
entre les lignes. Mais Ambre Si les livres de Yôko Ogawa, du Mu- les conventions de la dramaturgie tra-
n’est pas M. Tout-le-Monde : comme sée du silence à Cristallisation secrète, ditionnelle (l’action est lente, hachée,
son frère et sa sœur, il a grandi sans sont mondialement connus, c’est l’observateur passif, étrangement om-
lien avec l’extérieur, sous l’égide qu’ils fabriquent un royaume infini- niscient), l’auteur nous emmène plus
d’une mère persuadée qu’un chien ment précieux de synesthésies, où les loin, au cœur de la réalité merveilleuse
maléfique était responsable de la animaux comprennent les hommes et terrible de ce pays, que ne saurait le
mort de sa dernière enfant. Puisque qui eux-mêmes sont des fleurs… En faire le plus érudit des documentaires.
Ambre vit une existence cousue d’ab- un vertige somptueux de correspon- L’histoire – il y en a bien une – est celle
sence – le monde, qu’il ne connaît dances, l’auteur fait tenir le conte d’un trio : Maxime Bayard, le tout-
pas, leur père, qui les a abandonnés, poétique, sa symbolique, dans l’es- puissant sénateur ; le juge Johel Céles-
la benjamine défunte –, il recréera ce pace d’un roman d’initiation et de tin, son adversaire politique, qui fait rê-
qui a disparu ou qui n’a jamais existé résilience. À moins que ce ne soit l’in- ver les électeurs en leur promettant une
en instantané. Les trois enfants ont verse… Le monde, dans celui-ci, fi- route ; et Terry White, le flic « blanc »
chacun un talisman, dont ils ont pris nira par arriver jusqu’aux enfants, venu de Floride, prêt à lier son destin à
le nom : l’ambre, l’opale et l’agate. brisant leur paradis. Mais, en faisant celui de Johel, mais qui va s’éprendre
Résine végétale solidifiée, l’ambre, clignoter les êtres l’espace d’un bat- de Nadia, la frêle épouse. Le décor est
qui met des millions d’années à se tement de cils, l’œil d’Ambre sera de- planté : c’est Shakespeare au royaume
former, offre au garçon ses bienfaits, venu le nôtre. Juliette Einhorn des mangues véreuses et des doigts
notamment celui de « délivrer les fos- tranchés, de la sorcellerie endémique et
siles ». Sa petite sœur qui n’est plus des espoirs impossibles, c’est la terre qui
devient alors une fleur installée entre INSTANTANÉS s’apprête à trembler, 300 000 morts.
D’AMBRE, Yôko Ogawa,
ses cils : son œil gauche est devenu traduit du japonais par « Tu parles d’une histoire – Tu parles
un refuge où faire exister les choses Rose-Marie Makino-Fayolle, d’un pays. » Fabrice Colin
et leur reflet, où leur permettre de se éd. Actes Sud,
DIEU NE TUE PERSONNE EN HAÏTI,
304 p., 22,50 €.
tenir en deux endroits à la fois, dans Mischa Berlinski, traduit de l’anglais (États-Unis)
ce qui est et dans ce qui n’est pas. par Renaud Morin, éd. Albin Michel, 512 p., 23,90 €.

60 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


Rachel Cusk Josephine Rowe Mathieu Bermann
Le goût des autres Naufrages collatéraux Équation à deux inconnus

Après Disent-ils et un divorce, Il suffit d’une année pour Durant un tragique vendredi 13,
la narratrice déménage et se laisse briser une vie, des vies. Ils sont cinq, le mystérieux coup de foudre d’une
traverser par les voix des autres. anéantis par la guerre que fit Jack. avocate et d’un serveur frontiste.
Deuxième volet d’une trilogie en On ne guérit pas de la guerre ; le Un état d’urgence peut en cacher
cours, Transit prend le relais de Disent- passé est une blessure à ciel ouvert. un autre. Le coup de foudre d’une
ils, dont le titre français annonçait sans « Une année de merde sur quarante- jeune femme pour un garçon, serveur
détour le projet de Rachel Cusk : moins quatre, puis une vie entière à dormir au bar d’un grand hôtel, frappe un ven-
parler de soi qu’écouter les autres. Tout quatre heures par nuit. » Ce livre vou- dredi 13, qui n’est pas un jour de
ce contingent de voix aurait pu peser drait se tourner vers l’avenir. Vers quoi ? chance pour tout le monde puisqu’il
lourd sur l’habituelle narration à la pre- Nous sommes en 1990, le jour de la s’agit de celui qui a ensanglanté Paris
mière personne de la romancière bri- Saint-Sylvestre, en Australie. Jack Bur- en novembre 2015. Pour ajouter au té-
tannique ; c’est au contraire un équi- roughs, vétéran du Vietnam, brute et lescopage, les futurs amants ne sont ré-
libre, une sorte de fusion, un « jeu » non martyr, a quitté, comme souvent, le do- ciproquement pas leur genre : le pre-
pas ludique mais où se fondrait le je de micile familial. Cette fois, tout indique mier vote FN, « vit à La Courneuve et
la conteuse et le eux des personnages. qu’il ne reviendra pas. Belle, sa chienne, n’a même pas son bac », tandis que l’à
Faye, la narratrice, croise un ex dans la a été réduite en charpie. Par « une peine trentenaire, gauche bon teint,
rue, discute avec l’ouvrier polonais forme brune [se coulant] dans les prés, exerce la profession d’avocate. Cette
chargé de refaire son appartement, [peut-être, et] longeant les brise-vent ». équation pour deux inconnus fait le ca-
prête l’oreille aux états d’âme du Chacun, à la maison, tente de compo- nevas d’Un état d’urgence.
coiffeur, élude son intervention dans ser avec l’absence. Cinq personnages, Une équation ne supporte pas les ap-
un festival pour laisser la place aux ef- six chapitres. Ruby, 12 ans, lèche ses proximations : la phrase de Mathieu
fusions de deux autres romanciers in- plaies tel un chat tremblotant. C’est Bermann, avare en épithètes, a l’élé-
vités, etc. Elle ne fait que passer dans la elle, à la seconde personne, qui ouvre gance sèche de la démonstration ma-
vie des autres, et leur présence est aussi et ferme ce roman mausolée. « Cer- thématique. Les personnages sont pré-
fugace dans sa vie que celle d’un péni- taines nuits, au lieu de rêver pour de nommés, mais on n’en saura pas plus
tent dans un confessionnal. vrai, tu ouvriras les rideaux et tu scru- sur eux. Seule certitude, Maxence est
Renonçant souvent aux guillemets teras l’obscurité. » Lani, l’aînée, couche « beau ». L’auteur, un peu joueur,
ou privilégiant le discours indirect, avec le premier venu et se perd dans des pousse l’indécision encore plus loin : le
l’écriture incorpore le discours des plaisirs destructeurs. Evelyn, leur garçon est né en Martinique, et c’est au
autres. En résulte une narration au femme battue de mère, oscille entre co- lecteur – qui cherchera en vain d’autres
carré : raconter ce que les autres ra- lère et folie douce, songeant à un passé indices – de choisir la couleur de sa
content sur eux-mêmes. L’auteur d’Ar- où elle était jeune et libre, « avant que peau. Quand Louise fantasme l’objet
lington Park est une superbe moraliste, je rencontre votre père ». Les, le de son désir, elle « pense alors aux des-
car elle n’est jamais dans un à-côté ri- demi-frère de Jack (« Trouve-toi une fa- sins de Cocteau : les éphèbes croqués
canant. La voix de la voisine acariâtre mille à toi, putain ! »), qui s’est tranché d’un seul trait, dieux ou marins, arle-
semble « presque venir de l’intérieur de les deux index pour ne pas partir à la quins ou angelots ». Cette référence
mon corps », confesse Faye, qui, plus guerre, hante le garage de la maison et aux artistes habiles à apparier puis-
loin, se réjouit du travail d’une traduc- propose, à défaut des âmes, de réparer sance d’évocation et moyens mini-
trice qui s’est approprié l’un de ses des trucs. « Qu’est-ce qu’il y avait, maux sonne comme un plaidoyer pro
livres. Si elle cherche à s’installer dans avant ? », demande Jack. Les solitudes domo. L’écriture étique de l’auteur sert
un appartement, la romancière, de son s’entrechoquent, les voix respirent, une une intrigue dont on se gardera de dé-
côté, sait que nos existences suivent le ode au temps se dessine, qui ne peut voiler les rouages, tout comme on s’abs-
même mouvement que les voix dans rien et qui est tout : 200 pages de mé- tiendra de s’étendre sur la posture d’un
son récit : toujours de passage, toujours chante poésie grandiose. F. C. narrateur qui se plaît à mettre son om-
en circulation. Pierre-Édouard Peillon
LE MUSÉE DES AVENIRS POSSIBLES,
niscience en défaut. A. D.
TRANSIT, Rachel Cusk, traduit de l’anglais par Josephine Rowe, traduit de l’anglais (Australie) UN ÉTAT D’URGENCE, Mathieu Bermann,
Cyrielle Ayakatsikas, éd. de l’Olivier, 234 p., 22 €. par Yoann Gentric, éd. Actes Sud, 208 p., 20,50 €. éd. P.O.L, 168 p., 14 €.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 61


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Dorthe Nors Christina Stead Michel Moutot


Troubles de la conduite Indécise entre deux rives Jusqu’à épuisement

Pour une quadragénaire danoise, Pour la première fois traduit Au XIXe siècle, la pénurie de baleines
des cours d’auto-école sont en français, le chef-d’œuvre d’une pousse trois Américains à se ruer vers
l’occasion d’un bilan existentiel. Australienne, paru en 1936. l’or puis les séquoias californiens.
Sonja, la quarantaine, solitaire et De son enfance décousue en Aus- Roman d’aventures mené tambour
étourdie, contemple le monde depuis tralie à ses tribulations dans les milieux battant, Séquoias joue simultanément
le sommet de son mètre quatre-vingts, rouges de Londres, New York et Paris, sur plusieurs tableaux : fresque histo-
gagne sa vie en traduisant sans enthou- Christina Stead a passé sa vie à regar- rique solidement documentée sur les
siasme des polars sadiques et tente de der le monde de loin. Son héroïne, États-Unis de la première moitié du
passer son permis de conduire dans les Elvira, a hérité de cette distance, qu’elle XIXe siècle, l’épopée de Michel Moutot
rues de Copenhague. Ses cours de tourne en lucidité corrosive quand elle mène parallèlement une réflexion sur
conduite confirment ce qu’elle craint : considère sa propre existence et son di- les fondements d’une société (la nôtre)
sa difficulté à conduire, même avec un lemme central : vaut-il mieux être l’or- qui conjure la moindre pénurie en ré-
protocole simple à suivre (« ceinture, ré- nement paisible d’un mari londonien activant le mythe d’une abondance
tro, clignotant »), trahit son manque affable ou la muse d’un thésard pari- illusoire. Quand s’ouvre le récit, les
d’adhérence au monde. Problème très sien dissolu, accaparé par son progres- Fleming, famille de baleiniers de Nan-
concret et même médical puisque Sonja sisme à géométrie variable ? Exposée à tucket, constatent combien leurs ré-
souffre de vertiges positionnels (un une impuissance latente, comparable à gates sanguinaires sont de moins en
mouvement trop brusque ou une émo- celle qui opprime Mrs Dalloway, Elvira moins fructueuses. À la mort du père,
tion trop forte et son équilibre chan- ne sait plus comment s’appartenir. les trois frères décident donc de renon-
celle). Cette affection se teinte aussi Dans ce roman woolfien, Christina cer à la pêche au cachalot et mettent le
d’une coloration plus existentielle : bien Stead révèle avec beaucoup d’esprit les cap vers la Californie, tout juste ache-
que fine observatrice, capable de faire tensions qui traversent la psyché bour- tée par les États-Unis au Mexique, d’où
mouche d’une repartie cinglante, Sonja geoise des deux côtés de la Manche, parviennent les premiers échos d’une
semble condamnée à une vie hors sol. entre socialisme et négoce, idéalisme et miraculeuse profusion d’or. Dans ce
La voici fuyant une monitrice raciste réalisme, désir et mépris… Traduit « paysage de début du monde », les res-
et tyrannique, peinant à établir une pour la première fois en français depuis sources semblent encore illimitées,
connivence avec sa sœur et son beau- sa sortie, en 1936, Splendeurs et fureurs quand bien même l’eldorado promis se
frère, craignant que la moindre acco- s’inscrit dans une œuvre cosmopolite révèle un territoire déjà surpeuplé de
lade soit entachée d’une intention et avant-gardiste, aujourd’hui large- prospecteurs aussi avides que déçus à
scabreuse : toute une collection de si- ment reconnue aux États-Unis. Sou- l’arrivée de la fratrie. Puis l’aîné des Fle-
tuations tenant à la fois de l’autoparo- vent comparée à James Joyce, célébrée ming sent que les séquoias, ces « cacha-
die incisive (la protagoniste est un alter par Jonathan Franzen, l’écrivaine dé- lots de la terre ferme », offrent une
ego de la romancière, elle aussi origi- ploie une incroyable gamme de re- manne encore inexploitée.
naire de la province du Jutland et an- gistres où la réalité se fissure contre les Au Nouveau Monde, les fortunes se-
cienne traductrice de polars) et de la sa- dérobées surréalistes qui surgissent des ront diverses, mais « l’heure n’est pas
tire sociale désopilante. Entre recherche nuits parisiennes. À en croire les pro- aux sentiments ». Cela vaut pour l’au-
craintive de contact avec la réalité ou phéties de Marpurgo, homme d’affaires teur, qui renonce à toute psychologi-
les autres et déconnexion ou repli dans marxiste illuminé, il faudrait s’enqué- sation en faveur d’une écriture pressée
des souvenirs d’enfance, le dilemme du rir de l’impossible matérialité du – malgré l’épaisseur du roman, dense
personnage principal apparaît comme monde. Sous cette prose expérimentale, en péripéties. Le réalisme de Séquoias
le miroir de la démarche romanesque les certitudes sont friables, les ambiva- sera d’un autre ordre : dans sa capacité
de Dorthe Nors, qui tiendrait indis- lences coexistent. Comme dans un rêve à synthétiser, à travers la trajectoire de
tinctement d’une saisie du réel et d’un impressionniste. Camille-Élise Chuquet ses protagonistes, la candeur d’une so-
désir d’envolée. Pierre-Édouard Peillon ciété persuadée que le monde s’offre à
SPLENDEURS ET FUREURS,
CEINTURE, RÉTRO, CLIGNOTANT, Christina Stead, traduit de l’anglais (Australie)
elle, et sa cruelle voracité. P.-É. P.
Dorthe Nors, traduit du danois par par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, SÉQUOIAS, Michel Moutot,
Catherine Renaud, éd. Delcourt, 198 p., 19 €. éd. de L’Observatoire, 320 p., 23,90 €. éd. du Seuil, 496 p., 21,50 €.

62 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


après ses tardifs aveux, et le corps de
la jeune fille trouva la fausse couche
comme issue à la fatalité de la loi. Au-
tour de cette intrigue qui fait écho à
sa propre enfance, entre une mère ab-
sente et lunatique et un père violent et

Entre fjords
de verdure
et flaques fétides
des tourbières.
alcoolique, Edna O’Brien lance ses
lianes, enlace ses proies et pointe les
perversions des folles de Dieu avec
une telle cruauté qu’on devine presque
sous leurs jupes les effluves d’urine et
d’encens. Idem pour les hypocrisies
d’une noblesse de robe qui se rengorge
des audaces de Joyce, mais bien au
chaud sous la devise Non mutare
– « Nous ne bougerons pas ».
Le récit navigue entre séquences
PAUL FAITH/AFP

d’une extrême acuité et échappées ver-


tigineuses dans les écuries et les
étables, « les fjords de verdure » ou « les
Manifestation annuelle pour le droit à l’avortement, Dublin, 30 septembre 2017. flaques fétides » de la boue des tour-
Les Irlandais se sont prononcés par référendum le 25 mai 2018.
bières. Le récit dévie des trajectoires et
des propos convenus, s’emballe, ralen-
tit, fait surgir une foultitude de prota-
Edna O’Brien gonistes endossant d’emblée leurs ha-

#BalanceTonPère bits d’imprévisibilité. De tonalité


sombre, la prose d’Edna O’Brien
s’éclaire parfois d’étranges épiphanies.
Comme lorsqu’une jument, folle de
Avec son soufle habituel, la romancière s’inspire douleur, est délivrée de son poulain
d’un cas réel qui enlamma, dans les années 1980, l’Irlande, par les efforts conjugués du violeur et
où l’inceste n’ouvrait toujours aucun droit à l’avortement. de sa victime : « La respiration de la
jument commence à retrouver son
rythme normal et sa gaieté quand il
ans les années 1960, il arri- paru en 1996 et aujourd’hui republié dit à Mary de courir à la maison, mon

d vait qu’on brûlât dans les rues


de Dublin les romans d’Edna
O’Brien. Elle y mettait à nu
la sexualité féminine, audace inadmis-
sible dans la très catholique Irlande, qui
chez Sabine Wespieser, qui a repris
sous son aile l’œuvre de la prolifique
romancière irlandaise née en 1932,
londonienne depuis 1952.
chou, d’aller chercher les ciseaux, qu’il
puisse couper le cordon. » On ne dé-
florera pas la vision qui clôt le roman.
Disons juste qu’elle fait surgir en trois
lignes miraculeuses la beauté absolue
applique encore une législation très ré- ÉTRANGES ÉPIPHANIES des remugles de la pire des trivialités.
pressive en matière d’avortement. À Edna O’Brien faufile son récit dans la Alain Dreyfus
présent autorisée si la vie de la mère est trame d’un fait divers qui a enflammé
en jeu, l’IVG y est interdite en toute l’Irlande intégriste des années 1980 :
autre circonstance, sous peine d’empri- les viols à répétition et la grossesse te- TU NE TUERAS POINT,
sonnement à vie, même lorsqu’une mal- nacement non désirée d’une gamine Edna O’Brien, traduit de
l’anglais (Irlande) par
formation du fœtus est avérée, en cas de 14 ans, enceinte de son père, qu’elle Pierre-Emmanuel Dauzat,
de viol ou d’inceste. se refusait à dénoncer. Les ligues de éd. Sabine Wespieser,
Il est question de tout cela dans Tu vertu firent échouer in extremis une 358 p., 23 €.
ne tueras point (Down by the River), IVG en Angleterre, le père se pendit
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 63
notre bibliothèque fiction

Pitigrilli Mervyn Peake Édith Thomas


Un forban des années folles L’intégrale de Titus Histoire d’Aude

L’ascension à Paris d’un dandy Parution en un volume de la trilogie Être femme, entre amour impossible
italien, pourvoyeur de fake news de Gormenghast, monument et amour interdit : la reparution
pour la presse à sensations. de fantaisie néogothique. d’un grand succès oublié.
Inconnu ici, Pitigrilli est une figure Romancier, poète, illustrateur, Lorsque ce livre parut pour la pre-
de la littérature italienne depuis la sor- Mervyn Peake (1911-1968) reste mé- mière fois, en 1970, la presse ne tarit
tie de Cocaïne, en 1921. Il s’agit des connu en France, alors qu’il est consi- pas d’éloges. « C’est plus qu’un roman :
aventures d’un Casanova en herbe qui déré dans le monde anglo-saxon un document que les historiens de de-
renonce au titre de médecin pour avoir comme une figure majeure souvent main mettront en parallèle des deux Si-
refusé d’ôter son monocle à l’examen comparée à Tolkien. Son influence est mone [de Beauvoir et Weil] », prophé-
final. Ça vous pose un homme. Voilà considérable sur de nombreux artistes tisait ainsi Le Magazine littéraire. Las !
Tito parti à Paris pour explorer bouges et écrivains comme Edward Carey. Le Édith Thomas, journaliste, roman-
et palaces. Là, exaltés par l’éther et la Cycle de Gormenghast est une trilogie cière, diplômée de l’École des chartes,
poudre blanche, batifolent garçonnes écrite sur vingt ans, le dernier volume, sera vite oubliée. Les éditions Viviane
et freluquets, marquises, demi- rédigé alors que l’écrivain souffrait de Hamy ressuscitent son livre – un texte
mondaines et vamps au tempérament la maladie de Parkinson, ayant été autobiographique où l’auteur se trans-
balkanique. Cynique et talentueux, achevé par son ami Langdon Jones. Im- forme en une Aude, raconte son amour
Tito est vite sacré première plume de possible à résumer, l’histoire se déroule impossible pour un Stevan et sa passion
L’Irréfutable, feuille sensationnelle aux à Gormenghast, gigantesque demeure pour une Claude, qui la quittera
tirages phénoménaux. Tito est un pré- où règne la famille d’Enfer, sous l’égide (double de Dominique Aury, alias Pau-
curseur. Son reportage sur un guilloti- du mélancolique lord Tombal. Un hé- line Réage, auteur d’Histoire d’O).
nage au petit matin vous arrache des ritier lui naît, Titus, dont la jeunesse est Dans sa vie, Édith Thomas a tou-
larmes, même si le condamné, gracié in racontée dans le premier tome, Titus jours cherché, par ses engagements
extremis, n’a pas, comme indiqué dans d’Enfer. Il deviendra maître des lieux – dans la Résistance comme dans le
l’article, perdu la tête. « L’article sur dans Gormenghast, avant de partir à la Parti communiste –, une grille de lec-
l’exécution capitale non advenue eut un découverte du vaste monde dans le der- ture du monde. Son roman peut se lire
succès formidable. L’édition du journal nier volume, Titus errant. comme une tentative de compréhen-
fut épuisée en quelques heures. » Au- Néogothique, fantastique, ba- sion de son existence intime par la voie
delà de l’écho aux fake news, c’est da- roque… les adjectifs les plus divers ont d’un dédoublement. On découvre en
vantage la dextérité de Pitigrilli à faire été mobilisés pour décrire le monde de Aude une figure féminine contrariée
plier la réalité aux exigences de la fic- Mervyn Peake, déconcertant de touf- qui se déploie sans s’assumer dans une
tion qui en impose. feur, fascinant d’étrangeté. Cette nou- prose sentimentale pourtant bercée
Caustique, brillant, paradoxal, Piti- velle édition en un volume bénéficie d’idées féministes. C’est là toute la sub-
grilli espionna aussi sous Mussolini d’une riche introduction signée Jacques tilité du texte : évoquer la douleur de
pour le compte de la police politique les Baudou et, pour Gormenghast, de la celle qui cesse d’être objet d’amour at-
milieux antifascistes parisiens et turi- préface écrite par Patrick Reumaux lors tendu pour révéler la détresse plus fon-
nois, ce qui entraîna l’arrestation ou de la première traduction, en 1977 ; sur- damentale du sexe alors dit « faible ».
l’assignation à résidence de nombreux tout, elle inclut la novella Titus dans les Le désir d’Aude d’avoir un enfant ré-
intellectuels, dont Carlo Levi. Cela ténèbres, souvent oubliée et difficile à vèle cependant, chez l’auteur, une vo-
avant que, demi-juif lui-même, il ne soit trouver. Soit un voyage de plus de mille lonté d’ouvrir une brèche vers l’accom-
obligé de fuir l’Italie des lois raciales et pages, jusqu’au plus profond de la nuit. plissement d’une autre qu’elle-même,
de rejoindre l’Argentine. Devenu mo- « En lisant Mervyn Peake, écrivait An- capable de rejouer la partie qu’elle a per-
raliste onctueux, il rentre enfin chez lui dré Dhôtel, il semble toujours que nous due. Édith Thomas meurt neuf mois
en 1975, en ayant dans l’intervalle attendions l’aurore. » Bernard Quiriny après la publication du Jeu d’échecs, ac-
épousé la foi catholique. Alain Dreyfus couchant d’un succès sans lendemain.
LE CYCLE DE GORMENGHAST,
Camille-Élise Chuquet
COCAÏNE, Pitigrilli, Mervyn Peake, traduit de l’anglais
traduit de l’italien par Robert Lattes, par Gilberte Lambrichs et Patrick Reumaux, LE JEU D’ÉCHECS, Édith Thomas,
éd. Séguier, « L’Indéinie », 348 p., 21 €. éd. Omnibus, 1 170 p., 31,50 €. éd. Viviane Hamy, 210 p., 18 €.

64 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


poches
John Fante Tout est dualité chez Arturo : il aime

RETOUR DE FLAMME à la folie une fille dont il peut sou-


haiter la mort, aime ses parents au-
tant qu’il dénigre leurs manières de
rustres immigrés italiens, se rêve en
Tir groupé de rééditions de l’écrivain italo-américain, acteur WASP et se pare parfois d’une
disparu en 1983 : son ardeur et sa gouaille restent intactes. cape de justicier social, un peu pa-
thétique, pour magnifier son vécu
misérable, voire faire triompher la
misère vertueuse sur l’opulence

C
omme son admirateur Svevo Bandini, est un maçon qui crasse. La tendresse et la colère
Ch a rle s Bu kow sk i, préfère la bouteille à la truelle, dé- coexistent toujours chez John Fante.
l’Américain John Fante laisse sa famiglia ou vocifère au On retrouve ce subtil mélange dans
n’a pas attendu l’inven- moindre prétexte – tel son fils. C’est Demande à la poussière, La Route de
tion du label autofiction pour en que, au grand désespoir de la Los Angeles, Rêves de Bunker Hill, que
écrire. Caché derrière le pseudo- mamma confite en dévotion, Arturo rééditent également les éditions
nyme d’Arturo Bandini, si transpa- a le diable au corps ! S’il lui arrive 10/18. Simon Bentolila
rent qu’on n’y croit pas un instant, d’aller se confesser, c’est qu’il est
l’écrivain a mis toute sa vie dans ses convaincu que cela lui évitera l’en-
romans. L’extrême violence et la su- fer, quel que soit le péché commis. BANDINI,
John Fante,
blime dualité des sentiments qui Sa théologie puérile est hilarante : il traduit de l’anglais (États-Unis)
animent le jeune narrateur de Ban- pense gruger Dieu comme son ins- par Brice Matthieussent,
dini lui appartiennent aussi. Comme titutrice à l’œil de verre, comme tout éd. 10/18, 272 p., 7,10 €.
le père de l’auteur, celui d’Arturo, le monde, en fait.

Alain Blottière Jacques Laurent Wilfried N’Sondé


Irradié par le djihad Brigade des mœurs Idylle clandestine

Baptiste est mort. Enfin, c’est ce Jacques Laurent écrivit sous pseu- Clovis, sans-papiers, saute dans
qu’il affirme lui-même, à son retour donyme ce roman noir à la portée so- un train pour échapper à un contrôle
en France, après avoir été libéré des ciale prédominante. En 1954, une de police. Entre lui et son vis-à-vis,
djihadistes. Yumaï, c’est ainsi qu’ils adorable Lolita épineuse doit ré- Christelle, aide-soignante, le coup de
l’ont renommé après l’avoir pris en pondre d’une suspicion d’avorte- foudre est immédiat. Plus tard, chez
otage dans le désert, séparé de sa fa- ment : les autorités « veulent de la ré- elle, ils se racontent tout, se mettent à
mille et programmé à tuer. Entre ces pression dans ce secteur-là ». Durant nu. Cette intrigue gentiment fleur
monstres et lui, un lien s’opère, qu’on l’interminable interrogatoire, l’ins- bleue contraste avec le récit de vie du
pourrait croire indéfectible, surnatu- pecteur Forbin n’est pas insensible au jeune narrateur africain. Il raconte
rel, à entendre son témoignage gla- charme de cette jeune femme cultivée l’horreur de la guerre, un amour in-
çant. S’en défera-t-il ? Par la mémoire cumulant les amants. Séparés par un terdit, la cruauté qu’il a dû subir… ce
retrouvée d’un ex-enfant soldat, fossé générationnel flagrant, ils in- pour quoi il fut contraint de venir en
Alain Blottière, lauréat du prix Dé- carnent les mœurs très contrastées de France. Malgré quelques lieux com-
cembre 2016 pour ce livre, explore, cette période des Trente Glorieuses. muns, ce texte est porté par un
en profondeur, les rouages de la ma- Et l’on se plonge avec délectation dans évident talent de conteur et un sens
nipulation djihadiste. S. B. leur confrontation. S. B. aigu de la musicalité des mots. S. B.
COMMENT BAPTISTE EST MORT, UNE SACRÉE SALADE, Jacques Laurent, LE SILENCE DES ESPRITS,
Alain Blottière, éd. Folio, 244 p., 6,60 €. éd. La Petite Vermillon, 176 p., 7,30 €. Wilfried N’Sondé, éd. Babel, 176 p., 6,80 €

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 65


notre bibliothèque non-fiction

flammes quand, en 1881, l’assassinat


Camille de Toledo et Alexander Pavlenko du tsar réformiste Alexandre II ouvre
une ère de pogroms. Ilia, muet depuis

Prophète d’Israël la mort de sa mère, et sa sœur Olga


fuient leur shtetl en flammes. Deux
âmes égarées, emportées dans un flot
de deux millions de réfugiés. Leur but :
Par l’entremise d’un narrateur fictif, rescapé
RÉCIT GRAPHIQUE
« l’autre côté », qui commence en
des pogroms dans la Russie tsariste, une biographie Autriche-Hongrie, là où les juifs
de Theodor Herzl, paradoxal pionnier du sionisme. parlent de « grandes langues d’Eu-
Par Alexis Brocas rope » et non le yiddish, cette langue
de boue qui s’écrit en lettres sacrées. À
travers l’histoire d’Ilia et d’Olga, le ré-
cit livre celle de tout un peuple, expose
l était le juif européen assi- pleins de précisions et de questions du ses bourreaux mais aussi ses bienfai-

i milé qui a trahi l’assimila-


tion. Un dandy viennois fin
de siècle et décadent, porté
sur le jeu, qui en vint à
consacrer sa vie aux juifs
chassés par les pogroms, dont c’est peu
dire qu’il ne partageait pas le sort.
Quelqu’un qui envisagea « une conver-
sion générale des juifs au christia-
second, ils trouveront à la fois la justi-
fication de l’œuvre et son parti pris :
garder la rigueur d’une biographie, en
se laissant toute liberté pour interroger
et rêver. Un parti pris qui sied bien à
Herzl – immense rêveur s’il en fut. Et
qui permet de restituer l’homme dans
tous ses échecs et ses déceptions.
teurs – le baron Rotschild notam-
ment – et les idées qui le traversent. En
Autriche-Hongrie, Olga et Ilia rencon-
treront Poïpy, jeune garçon débrouil-
lard et au fait des idées socialistes. En-
semble ils rejoindront Vienne, où Ilia
deviendra l’assistant d’un photographe.
Son chemin croisera celui du docteur
Freud et la prospère famille Herzl
nisme », méprisait la langue yiddish, ce GHETTO À CIEL OUVERT – mais la rencontre n’aura pas lieu. Des
« jargon », et devint nonobstant l’un des Pour interroger Herzl de plain-pied, années plus tard, passé à Londres et de-
pères du sionisme. Il s’appelait Theo- l’ouvrage convoque un narrateur fictif, venu photographe, Ilia tente a poste-
dor Herzl (1860-1904), fut l’auteur de l’orphelin Ilia Brodsky. C’est avec lui riori de comprendre Herzl. Entre l’an-
quelques livres et surtout d’un grand que commence l’histoire, en Russie, cien petit juif des shtetls et le grand
rêve qui redessina le monde. Il fait au- dans la « zone de résidence » créée par bourgeois qui prit en main un destin
jourd’hui l’objet d’un ouvrage, Herzl. Catherine II pour les juifs : un im- collectif, un pont est jeté. Tressé par
Une histoire européenne, une évocation mense ghetto à ciel ouvert, de misère l’écriture et par les correspondances
biographique en bande dessinée, mais et de boue, qui se mêle de sang et de biographiques, il permet d’aller au-delà
surtout une tentative d’éclaircissement
de fascinants mystères humains. Com-
ment un homme né dans les privilèges,
« programmé pour devenir écrivain »
par sa mère, et bien intégré à la bonne
société viennoise, en vint à sacrifier à
peu près tout – sa carrière de littérateur
et de dramaturge, sa famille, sa santé –
pour donner une terre à son peuple ?
D’où lui venaient ses visions d’un pays
de lait et de miel et son grand rêve
d’une terre juive, assez puissant pour
épuiser le rêveur et devenir réalité ? Et
comment le rêve progressiste de cet
homme fut rattrapé par la « nostalgie
ancestrale » pour la Palestine ?
S’il reste des lecteurs qui trouvent ces
questions trop sérieuses et compliquées
pour la bande dessinée, qu’ils ouvrent
l’ouvrage signé par le dessinateur russe
Alexander Pavlenko et l’écrivain Ca-
mille de Toledo. Dans les images à la
fois réalistes et stylisées, parfois oni-
riques du premier, et dans les textes
66 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
montrer un visage, ombres chinoises
À LIRE pour raconter une visite au bordel, re- Bios graphiques
tours, en chaque ville, des mêmes plans
HERZL. UNE HISTOIRE sur les mêmes visages d’aveugles, de
EUROPÉENNE,
Camille de Toledo et
prostituées et d’aigrefins – façon de
Alexander Pavlenko, dire l’unité de la misère dans les cités
éd. Denoël Graphic, de l’Europe d’alors.
342 p., 25,90 €. Cette fragmentation moderne cor-
respond bien au personnage d’Herzl :
enfant chéri de ses parents et mari né- La BD pratique de plus
gligent, feuilletoniste à succès et dra- en plus la biofiction : trois récents
de l’explication la plus évidente – qui maturge frustré, ami de Max Nordau albums en témoignent.
fait de l’affaire Dreyfus le déclencheur (auteur du pamphlet Dégénérescence,
de la vocation sioniste de Herzl – pour sur l’art dit « dégénéré ») et d’Arthur BANDE DESSINÉE Comme il paraît loin
en ajouter d’autres, plus intimes. Schnitzler, Theodor Herzl ne fut pas le temps où les BD illustraient sco-
un militant monolithique de la cause lairement les biographies des « grands
« POLITIQUE DE LA SŒUR MORTE » juive. Il ne fut pas non plus un idéaliste hommes » de l’histoire, avec la vo-
Pour réussir cette mise en perspective, à passions variables, dont la boussole lonté assommante d’édifier les jeunes
montrer Herzl dans l’œil d’Ilia, l’ou- interne affolée finit par pointer vers la âmes… Beaucoup s’emploient désor-
vrage présente une structure ouverte Palestine. Plutôt un homme hanté de mais à faire découvrir des figures
qui convoque, longue date par moins connues. Qui se souvient, par
mine de rien, D’où lui venaient ses un rêve plus exemple, d’Édouard Luntz (1931-
toute l’esthé- grand que lui, 2009), cinéaste français oublié même
tique du roman visions d’une terre juive, qui manqua de de la Cinémathèque ? L’homme n’a
mémoriel : pré- assez puissantes pour le plonger dans laissé dans les mémoires qu’un bras
sence d ’une devenir réalité ? la folie avant de fer devant les tribunaux contre son
voix, celle d’Ilia qu’il ne par- producteur, le redoutable Darryl Za-
adulte, depuis laquelle la narration vienne à lui donner forme, puis à s’éle- nuck, et une poignée de films bien
rayonne, mise en parallèle des destins, ver jusqu’à sa hauteur pour le défendre. difficiles à voir, dont L’Humeur vaga-
mise en doute des souvenirs, questions Et il est poignant de voir Herzl user de bonde (1972). Une attachante biogra-
laissées sans réponse. S’y ajoutent des toutes les armes de sa classe bourgeoise phie marche sur les traces de ce vi-
artifices propres à la bande dessinée : – notamment la diplomatie – pour sionnaire dépressif, en proie à la
cases s’étirant en pleine page pour donner un pays à son peuple de déclas- drogue. Autre artiste remarquable
sés. L’ouvrage rapporte ses multiples – et maudit –, Panaït Istrati (1884-
tentatives – auprès du sultan ottoman, 1935) illumine une magnifique BD.
de la Grande-Bretagne, du pape – sans Le « Gorki des Balkans », écrivain
se perdre. Et rapporte de même les di- baroudeur et frondeur qui a dénoncé
vers courants qui traversent le mouve- avant tout le monde ou presque les
ment sioniste naissant, sans nous crimes du stalinisme, méritait bien
perdre. C’est que, tout en nous racon- ça. Un peu moins oublié mais tout
tant la réalité, l’ouvrage nous tient par aussi peu lu, Pline l’Ancien (Ier siècle
le rêve. Lorsqu’il montre Ilia mettant ap. J.-C.) reprend vie grâce à un éton-
en parallèle la perte de sa sœur Olga et nant manga dont le sixième tome pa-
la mort de Pauline, la sœur de Herzl, raît en juin. Surprenant comme la vie
pour envisager que celui-ci a substitué bringuebalée de l’auteur d’Histoire
ALEXANDER PAVLENKO - CAMILLE DE TOLEDO, DENOËL 2018

au « pays de l’enfance » disparu avec sa naturelle sous le règne de Néron par-


sœur « le pays de l’enfance juive ». Israël vient à coller aux canons de la bande
est-il né d’une « politique de la sœur dessinée japonaise moderne…
morte » ? De la fiction d’un écrivain Valentin Robac
qui, croyant écrire l’avenir, écrivit sur- AVEC ÉDOUARD LUNTZ,
tout ce que lui soufflait son inconscient, LE CINÉASTE DES ÂMES INQUIÈTES,
et renoua ainsi avec un récit millé- Nadar et Julien Frey,
naire ? L’ouvrage n’impose aucune in- éd. Futuropolis, 184 p., 23 €.

terprétation, mais inscrit une idée ISTRATI ! 1. LE VAGABOND, Golo,


éd. Actes Sud BD, 270 p., 26 €.
forte : avec des rêves, on peut écrire
PLINE, Mari Yamazaki et Tori Miki,
l’histoire. Dès lors celle-ci devient sœur éd. Casterman (5 tomes), 192 p., 8,45 € chacun.
de la littérature. 

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 67


notre bibliothèque non-fiction

Clément Rosset Kenneth Goldsmith


Pensez au recyclage !
Les ultimes flèches
d’un esprit libre
Croire toucher au réel ? Pure bêtise, estimait
PHILOSOPHIE

le philosophe, à moins de devenir fou ou de mourir – ce qui Un Américain, apôtre du ready-made


vient de lui arriver. Il nous sourit dans un recueil posthume. et du sampling en littérature,
met les muses au chômage technique.
Tournant le dos à l’obscurité consi- ESSAI En prônant le caractère inutile,
dérée comme une vertu philoso- voire néfaste, de l’originalité, Kenneth
phique, Clément Rosset proposait Goldsmith signe l’essai le plus singulier
« un discours en marge », « se refu- et aventureux de ces derniers mois. En
sant à énoncer des vérités », mais pro- cherchant tous les moyens d’écrire par
posant plutôt une « philosophie tra- plagiat, rapiéçage, recyclage, réemploi,
gique » attachée à la contemplation rature, montage et détournement, en
du multiple et du hasard. Héritière introduisant l’idée que le génie puisse
de Nietzsche autant que de Sartre, être « non original », le néoécrivain
mais refusant les visions unificatrices, américain prend à rebours notre pas-
récusant toute vérité de la nature sion du nouveau de manière magistrale.
comme toute métaphysique simpli- Contre l’idée romantique d’inspiration
fiant le réel, moquant toutes nos ex- et le prestige des muses psychopompes,
OLIVIER ROLLER/DIVERGENCE

plications du monde, la philosophie il défend les « rythmes merveilleux de


de Clément Rosset est largement né- la répétition » et la beauté du « spectacle
gative, démobilisante et éliminatrice. du banal recontextualisé en littéra-
Face au « naufrage vertigineux du ture ». Il ne s’agirait au fond que de faire
réel », c’est-à-dire à l’incapacité que venir en littérature les joies du ready-
Clément Rosset, disparu en mars dernier. nous avons à le comprendre, nous made pratiqué d’Andy Warhol à Mat-

o
sommes tentés de construire des il- thew Barney et du sampling musical,
n se souvient du télé- lusions, des morales, de fabriquer des en poursuivant les programmes ouli-
gramme apocryphe en- « doubles », autrement dit des doc- piens, le situationnisme et la poésie
voyé à François Mauriac trines protectrices (l’amour en fait concrète : « le contexte est le nouveau
par Roger Nimier : partie), alors que nous ne pouvons contenu », et nous ne sommes jamais
« Enfer n’existe pas. Stop. Tu peux te échapper au hasard. Au réel, que plus expressifs et proches de nous-
dissiper. Stop. Préviens Claudel. Si- nous rencontrons avec la mort, il n’y mêmes que lorsque nous réarrangeons
gné : Gide. » On n’aurait pas pu a rien à opposer d’autre que le rire, en les textes qui nous entourent.
mieux imaginer comme message post assumant joyeusement sa propre Favorisée par l’essor d’un web laby-
mortem de Clément Rosset, grand « idiotie ». « Moins on se connaît, rinthe, cette « écriture sans écriture »
amateur de blagues et de bons mots, mieux on se porte », affirmait Clé- de nos « postidentités » consonne avec
décédé le 28 mars 2018, que la paru- ment Rosset, qui préconisait comme les écritures documentaires et hyper-
tion de ces trois petites études, qui biens souverains l’art, l’alcool, la réalistes contemporaines : elle décrit
sont autant d’apologies de la vie ter- convivialité et toute forme possible un langage devenu mobile et provi-
restre, dans sa réalité immanente et de jubilation face au spectacle des soire, industrialisé par Internet mais à
empirique, comme possible paradis. choses, car le réel est « ici et mainte- jamais instabilisé par l’écriture. « Les
Mêlant allusions à Hitchcock et nant, seulement ici et maintenant ». mots ne dorment jamais », conclut
commentaires d’Homère, médita- Alexandre Gefen Kenneth Goldsmith, à nous d’en être
tion sur la musique comme « création les « pirates ». Un demi-siècle après
du réel à l’état brut, sans commen- Mai 68, l’idée est plus que jamais
taire ni réplique », et considérations L’ENDROIT (non) originale. A. G.
sur la raison d’être du monde, ces DU PARADIS.
TROIS ÉTUDES, L’ÉCRITURE SANS ÉCRITURE. DU
trois études nous rappellent que nous Clément Rosset, LANGAGE À L’ÂGE NUMÉRIQUE, Kenneth
venons de perdre l’un des esprits les éd. Encre marine/Les Belles Goldsmith, traduit de l’anglais (États-Unis) par
plus libres de notre temps. Lettres, 64 p., 9,90 €. François Bon, Jean Boîte éd., 248 p., 24 €.

68 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


Frédérick Lavoie Peter Linebaugh
Big Brother enfin à Cuba Premiers de cordée Des auteurs spécialistes vous éclairent
sur des grandes thématiques d’histoire
dans une nouvelle collection
de livres-documents.

Pour le grand public


et les passionnés d’histoire.
Une traduction non censurée Les normes naissantes du
de 1984 paraît curieusement en 2016 capitalisme s’entrevoient à l’ombre
à La Havane. Un écrivain enquête. d’un gibet londonien au XVIIIe.
RÉCIT « Celui qui a le contrôle du passé HISTOIRE À l’extrémité nord-est de
a le contrôle du futur. Celui qui a le Hyde Park se dressait le gibet de Ty-
contrôle du présent a le contrôle du burn, l’« arbre aux pendus » de format
passé. » Le titre du nouvel essai de Fré- Londres. De 1571 à 1783, 50 000 per- poche
dérick Lavoie résonne avec la devise sonnes y furent exécutées en public. 12 x 18 cm
d’Océania, pays de 1984. Le régime En examinant les décisions de justice
castriste a-t-il encore le contrôle du pré- qui ont conduit à ces condamnations 12 €
sent ? Dans ses ouvrages précédents, et les confessions des suppliciés recueil-
l’auteur s’était attaché à chroniquer les lies par des aumôniers qui en faisaient
conséquences de la chute du commu- le commerce, l’historien américain Pe-
nisme en Union soviétique sur le quo- ter Linebaugh montre qu’au XVIIIe siècle
tidien de ses habitants. Lorsqu’il ap- Tyburn a avant tout servi à punir des
prend la publication d’une traduction atteintes à la propriété et du faux mon-
non censurée à Cuba de l’ouvrage nayage commis par des artisans qua-
d’Orwell, en 2016, il entame une nou- lifiés, des apprentis et des marins de
velle enquête, sur sa genèse et sa récep- toutes origines, londonienne, anglaise, -02-7 - 160 pages
tion sur l’île, entre histoire et reportage. irlandaise et étrangère. ISBN 979-10-96963

Le résultat tisse de multiples éléments Prototype de cette « histoire par le


composites, du projet d’Orwell à l’ins- bas », du point de vue des dominés, De la lutte contre la colonisation espagnole
trumentalisation de son œuvre par le inaugurée par le Britannique Edward au régime de Fidel Castro, cet ouvrage
bloc de l’Ouest pendant la Guerre P. Thompson, l’ouvrage reconstitue les retrace les combats successifs menés par
froide, de la rencontre avec des dissi- conflits de classes naissants dans l’« ate- les Cubains. Bastion de l’Empire espagnol,
dents intérieurs et des castristes étran- lier du monde » qu’est alors l’Angle- l’île entame dès le XIXe siècle une longue
gers à l’intervention finale du journa- terre. Jadis toléré comme un complé- lutte contre le pouvoir colonial avant de
liste écrivain au sein d’un forum ment de rémunération, le chapardage tomber sous domination américaine. Seule
littéraire cubain. Devant l’impossibi- devient un délit majeur, la propriété la révolution menée par Fidel Castro l’en
lité de sonder les arcanes du pouvoir, privée, un absolu. Pour s’implanter, le délivre mais instaure à son tour un
l’enquête révèle la complexité des désirs capitalisme exige une mutation anthro- régime à la mode stalinienne,
et des réactions des individus. De Fidel pologique profonde. Il faut briser l’in- revisitée façon tropiques.
lui-même, l’auteur révèle l’humain ab- dolence native des pauvres et leurs vel- Historiens et journalistes racontent, du
sent du Big Brother de la fiction, lors- léités d’indépendance, faire entrer dans XVIe siècle à nos jours, les soubresauts
qu’il interroge après sa mort : « Est-ce les têtes des futurs ouvriers de la grande d’un pays, trait d’union stratégique
ce petit fond d’humilité, bien caché industrie les normes économiques, ju- des Amériques, au centre des relations
sous un ego démesuré, qui l’a poussé à ridiques et morales du nouveau sys- internationales depuis toujours.
exiger qu’on n’érige aucune statue à son tème. À côté de cette forte leçon de so-
effigie après sa mort ? Ou serait-ce plu- ciologie historique, les récits des vies des
tôt parce que, tout-puissant de son vi- pendus font aussi de ce livre un pas- Retrouvez toute la collection sur
vant, il craignait ce jour où il devrait sionnant tableau du Londres des
regarder d’outre-tombe son visage de « classes dangereuses », une vibrante
www.ophrys.fr
bronze se fracasser sur le pavé, sans Comédie humaine des sans-grade. P. B. et bénéficiez de 5 % de remise
pouvoir rien y faire ? » Eugénie Bourlet avec le code promo ML2018
LES PENDUS DE LONDRES. CRIME
AVANT L’APRÈS. VOYAGES À CUBA AVEC ET SOCIÉTÉ CIVILE AU XVIIIe SIÈCLE,
GEORGE ORWELL, Frédérick Lavoie, Peter Linebaugh, traduit de l’anglais (États-Unis) en collaboration avec
éd. La Peuplade, 448 p., 23 €. par Frédéric Cotton et Elsa Quéré, éd. Lux, 648 p., 29 €.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 69


notre bibliothèque non-fiction

Étienne Balibar, André Pessel, Henri Atlan

Le XXI siècle e SPINOZA POLITIQUE.


LE TRANSINDIVIDUEL,
Étienne Balibar,
éd. PUF,

sera-t-il spinoziste ? 480 p., 29 €.

L’auteur de l’Éthique, longtemps marginal


PHILOSOPHIE

dans le panthéon de la philosophie, est devenu une DANS L’ÉTHIQUE


référence omniprésente, de la politique à la biologie. DE SPINOZA,
André Pessel,
éd. Klincksieck,
146 p., 21 €.

Première réponse : « Spinoza, résume


Étienne Balibar, apparaît étonnam-
ment comme l’inspirateur d’une re- COURS DE
fondation. » En fusionnant son fa- PHILOSOPHIE
BIOLOGIQUE ET
meux Spinoza et la politique de COGNITIVISTE.
1985 avec d’autres articles rédi- SPINOZA ET LA
gés au long de trente années, BIOLOGIE ACTUELLE,
Henri Atlan,
Étienne Balibar illustre la ma- éd. Odile Jacob,
nière dont Spinoza renou- 640 p., 35 €.
velle nos catégories. L’essen-
tiel se joue dans la fragilité
du politique : l’individu, la commentateur étudie non seulement
multitude, la souveraineté ce que disent les textes, mais principa-
sont toujours en perma- lement ce qui bouge en nous à la lec-
nence en train de se défaire. ture des textes. « Médiateur de sa
Ainsi, la vieille question de propre opérativité », l’esprit découvre
l’articulation entre le singu- ainsi que la révolution Spinoza est celle
lier et le collectif peut être d’un mode de lecture où l’on apprend
abandonnée une fois pour non plus à s’imaginer comme specta-
toutes ; le vrai problème est teur d’une pensée, mais à percevoir la
d’affermir un effort que Bali- pensée agissante. À l’heure de la psy-
bar appelle transindividuel ou chologie reine et de la postsubjectivité,
quasi individuel, qui vise à formu- cette expérience d’une réflexivité sans
ler une vérité opératoire. Pour qu’elle miroir est inestimable.
le soit, il faut déterminer comment et Troisième réponse, enfin, celle
à quelles conditions les idées influent d’Henri Atlan, qui explore la manière
immédiatement sur le réel. À l’heure dont Spinoza questionne le vivant et la
de l’économie reine et de la postvérité, science – ou la science comme vivante.
Portrait de Spinoza (1632-1677).
telle est la ratio- Au lieu de pla-

a
nalité qu’aide à Un recours quer la doctrine
près une salve à l’automne, penser Spinoza. de l’Éthique sur
voici que les publications Deuxième ré- inestimable à l’heure les neurosciences
sur Spinoza refleurissent au ponse, celle d’An- de l’économie reine et contemporaines
printemps. Encore ? Il va dré Pessel : dans de la postvérité. (sur le mode d’un
falloir s’y habituer car, en plus d’être un feu d’artifice Spinoza avait rai-
une mode, cette vague témoigne de qui enchaîne les fulgurances, l’ancien son !), le biologiste et philosophe inter-
profonds changements dans nos ma- professeur de khâgne et inspecteur gé- roge les ambivalences du savoir et
nières de voir le monde. Quel sens y néral rassemble ses intuitions, qui ont transpose dans le contemporain la né-
a-t-il donc à prendre cet auteur-là (et fait naître des vocations parmi des gé- gation de toute causalité psychophy-
non plus Marx, ou Descartes, ou Aris- nérations d’élèves. Qui n’a jamais rêvé sique. Après ça, difficile de lever les
tote) pour étendard philosophique, d’avoir le prof de philo des légendes ? Si yeux au ciel quand on vous parle de
AKG-IMAGES

icône de notre rationalité, héros et hé- André Pessel est devenu l’un d’eux, cela Spinoza. Il est temps de s’y mettre.
raut de notre effort vers la liberté ? vient de son rapport à Spinoza, où le Maxime Rovere

70 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


Laurent Bonnefoy Sébastien Charléty Albert Speer
Mécanique d’un chaos Sillages de Saint-Simon Ravalement de façade

Comment le Yémen est devenu Marxiste ou prémacroniste ? Reparution du journal de prison


le théâtre d’une des plus sales La doctrine de Saint-Simon a fait de l’architecte hitlérien, détenu
(et invisibles) guerres de la planète. l’objet d’ interprétations diverses. modèle et manipulateur.
GÉOPOLITIQUE Le Yémen fascine et terri- ESSAI Le saint-simonisme, l’application DOCUMENT Condamné à vingt ans de ré-
fie à la fois. Triste privilège. Le pays de de la doctrine de Saint-Simon, fait l’ob- clusion au procès de Nuremberg en
la reine de Sabah est aujourd’hui le jet de jugements contradictoires. Pour 1946, Albert Speer, l’architecte favori
théâtre d’une des plus sales guerres et, les uns, il est une anticipation du de Hitler, a griffonné un journal sur des
si tout continue à ce rythme, il sera de- marxisme ; pour d’autres, un simple in- dizaines de milliers de feuilles de papier
main la scène d’une catastrophe huma- dustrialisme, colbertiste dans sa forme hygiénique. Dissimulées dans ses cale-
nitaire d’une ampleur inédite. Pourquoi étatique, prémacroniste dans sa version çons et ses bottes, elles parvinrent à l’ex-
cette guerre et pourquoi pareil destin ? libérale. L’histoire qu’en a retracée Sé- térieur avec la complicité des gardiens
Comment les terres fertiles de l’Arabie bastien Charléty en 1931, aujourd’hui de la prison interalliée de Spandau, à
heureuse, comme disaient les Romains, rééditée, est centrée sur le personnage l’ouest de Berlin. Les conditions de dé-
sont-elles devenues celles d’une terreur haut en couleur de Prosper Enfantin tention étaient draconiennes : ration
sans limite où puissances régionales et (1796-1864), le « Père » de l’Église saint- alimentaire identique à celle du peuple
puissances mondiales s’affrontent au simonienne fondée après la mort du allemand, une seule visite mensuelle de
gré des alliances instables passées avec maître, en 1825. D’abord activiste un vingt minutes, une feuille de papier par
leurs alliés locaux ? peu délirant, il fut, après des tentatives mois pour la correspondance.
Chargé de recherche au Centre manquées en Égypte (où il lança l’idée Outre son intérêt historique, le Jour-
d’études et de recherches internatio- du canal de Suez, réalisé plus tard par nal de Spandau, qui reparaît dans une
nales (Ceri), Laurent Bonnefoy est l’un Lesseps) et en Algérie (où il prôna en traduction révisée, confine au manuel
des meilleurs spécialistes du Yémen, et vain une « alliance » entre les civilisa- de survie. Speer planifie un programme
son érudition n’est pas seulement li- tions européennes et arabes), un des de lectures et de travail sur dix ans. Un
vresque. C’est ce qui donne à son en- créateurs de la ligne de chemins de fer jardin voit le jour dans la cour de la pri-
quête un cachet rare. La bibliothèque PLM, ancêtre de la SNCF. son. Architecte d’intérieur, il rénove les
des livres de géopolitique est trop en- Sébastien Charléty voit dans le tour- cellules d’un vert pastel aux effets cal-
combrée de thèses confuses ou mal nant « réaliste », commun à bien des mants. Le jardinier Speer n’oublie pas
écrites, car pensées de trop loin, pour saint-simoniens, devenus les fers de de semer des graines pour son examen
qu’on oublie de le noter d’emblée. lance du boom industriel et bancaire de conscience en reconnaissant avoir
S’agissant du Yémen, de son histoire ré- du second Empire, plus ou moins un mal jaugé la duplicité de la tactique hit-
cente et des acteurs de son déchirement, échec du mouvement. Dans la première lérienne pour le pouvoir.
sans doute fallait-il une plume aussi partie du livre, il rappelle les points ma- Paru en 1975, ce Journal dresse le
bien trempée pour clarifier sans sché- jeurs de la doctrine de Saint-Simon : portrait d’un détenu modèle, affable,
matiser ou caricaturer. Ce livre, même stricte égalité entre hommes et femmes repassant une couche après ses Mé-
s’il peut paraître parfois touffu – mais (et libre disposition de leur corps par moires, Au cœur du IIIe Reich, qui pro-
n’est-ce pas le propre de la situation yé- celles-ci, ce qui fit scandale), abolition pagèrent le mythe de Speer le bon nazi
ménite ? –, vient rappeler combien la re- de l’héritage (autre source d’indigna- – que, hélas ! François Kersaudy relaie
lation entre le Yémen et le monde est tion). Et il précise que, loin de se limi- dans sa préface. De telles présentations
« occultée par une représentation qui ter aux « premiers de cordée », la classe avantageuses ne résistent plus à la dé-
fait de ce pays et de cette société un ré- industrielle désignait pour Saint-Simon construction de ce personnage oppor-
servoir d’authenticité et d’autarcie, une tous les actifs, dont les ouvriers, oppo- tuniste due à l’historien anglo-cana-
banale marge oubliée ou cachée ». Avec sés aux rentiers. Comme préfiguration dien Martin Kitchen dans sa biographie
Bonnefoy, la marge ne l’est plus et le d’une autre société possible, le saint-si- désormais de référence, parue l’an der-
mystère encore moins. François Bazin monisme valait mieux que ce qu’en ont nier aux éditions Perrin. Olivier Cariguel
LE YÉMEN. DE L’ARABIE HEUREUSE
fait les saint-simoniens. Patrice Bollon JOURNAL DE SPANDAU, Albert Speer,
À LA GUERRE, Laurent Bonnefoy, HISTOIRE DU SAINT-SIMONISME, traduit de l’allemand par Michel Brottier
éd. Fayard, 348 p., 23 €. Sébastien Charléty, éd. Perrin, 416 p., 22,50 €. et Dominique Auclères, éd. Pluriel, 642 p., 15 €.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 71


notre bibliothèque non-fiction

Pietro Citati
Les dons du Quichotte

Le grand critique italien


poursuit son exploration intime
des monuments littéraires.

ARNAUD MEYER/OPALE/LEEMAGE
CRITIQUE Tolstoï, Goethe, Kafka… Au-
cun monument n’intimide Pietro Ci-
tati. Cette fois-ci, il décrit Cervantès
décrivant don Quichotte – tournant
autour de lui, plutôt –, lui « qui ne se
Svetlana Alexievitch recueille depuis 1985 les archives subjectives de la Russie contemporaine. lassait jamais de [le représenter] » et ne
cessait d’ajouter à son portrait mille
Svetlana Alexievitch nuances. Un roman-monde, « mobile,

Au bout de l’enfer
inquiet, flexible, plein de vagabondages
et de variations » : voilà ce qu’est Don
Quichotte, dont nous est ici livrée la
substantifique moelle.
RÉCITNouvelle édition d’un texte admirable de l’écrivaine Pietro Citati s’attarde particulière-
biélorusse, prix Nobel en 2015 : elle y enquête sur la guerre ment sur deux aspects. D’abord la di-
d’Afghanistan, le calvaire des conscrits et de leurs proches. mension métafictionnelle (le livre qui
se commente lui-même) : soucieux de

o
déjouer la critique, Cervantès, se pré-
n éprouve, à la lecture plus rien à voir. Parce que ce qu’il y sentant d’abord comme « le beau-père »
des Cercueils de zinc, a à voir appartient à « l’expérience in- du texte, finit par « avouer » qu’il n’est
une sorte de « nausée finie du non-être ». L’armée rouge pas de lui. « La radicale ambiguïté » de
nécessaire ». On aime- sang hurle en elle-même. Là-bas ? La Don Quichotte, où le vrai semble fac-
rait arrêter ; on ne peut pas – de chaleur, la poussière, les brimades, tice, où le mensonge se pare des plus
même que Svetlana Alexievitch (« je les suicides – ces armes dont on sait brillants atours, acquiert une densité
ne veux plus écrire sur la guerre ») est à peine se servir, ces membres arra- plus fascinante encore dans la seconde
incapable de détourner le regard. chés, ces corps disloqués, ces enfants partie de l’épopée, où Quichotte et son
Une certaine idée du siècle éc(r)oulé que l’on tue sans y penser. Et tout ça fidèle Sancho Panza ont pris connais-
s’écrit ici en lettres de feu. « Modifié pour quoi, pour qui ? sance du premier volume. Autre cheval
et amendé » à la faveur d’une publi- En 1992, à la suite de la sortie de de bataille : le caractère sublime et pa-
cation en russe des œuvres complètes l’ouvrage, des témoins manifeste- thétique de Quichotte, un homme ac-
de l’auteur, ce livre aussi insuppor- ment manipulés se sont rétractés, ar- cablé de monotonie, qui va « créer » sa
table que vital décrit par le menu le guant que leur parole avait été « tra- vie, orchestrer ses enchantements et in-
calvaire enduré par les soldats sovié- vestie ». À la barre, Svetlana leur a venter la « littérature narrative mo-
tiques envoyés en Afghanistan… et tenu tête. « Ce n’est pas toi qui parles derne », celle qui se rit d’elle-même.
par leurs familles. Fidèle à ses habi- […]. Tu me confonds avec le minis- À l’heure du dernier soupir, cet idéaliste
tudes, Svetlana questionne, recueille tère de la Défense. » En 2015, elle re- « à la furieuse imagination créatrice »,
les pleurs, écoute la rage, retranscrit. çoit le Nobel de littérature. À défaut ce baladin « merveilleux et ridicule »
La parole collective, imprégnée de celui de la paix ? Fabrice Colin semble se détacher de ses illusions fan-
d’une poésie atroce et surréelle, LES CERCUEILS
tasques, mais aussi de ses créateurs, ab-
s’élève en un chœur de souffrances DE ZINC, jurant les rêves qui lui ont donné nais-
diffractées. Le schéma est souvent le Svetlana Alexievitch, sance et accédant, sans le comprendre,
même : la naïveté, l’horreur, l’impos- traduit du russe par à l’existence éternelle. F. C.
Wladimir Berelowitch
sible après. Des mères veulent rete- et Bernadette du Crest, DON QUICHOTTE, Pietro Citati,
nir « leur petit », on le leur rend dans éd. Actes Sud, traduit de l’italien par Brigitte Pérol,
des cercueils scellés. Parce qu’il n’y a 328 p., 22,50 €. éd. Gallimard, « L’Arpenteur », 192 p., 19,50 €.

72 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


poches
Vincent Descombes narration, la désignation), plusieurs

C’EST À QUEL SUJET ? rapports réflexifs à « soi » (transitif ou


normatif), et rayonne ensuite sur la
morale, la politique, le droit. Or non
PHILOSOPHIE
Un livre d’ores et déjà classique sur une vénérable seulement ces distinctions aident à
querelle, dont il réinvente la grammaire. sortir de « l’embrouillement concep-
tuel » où les philosophes se débattent,
mais elles mettent en avant des degrés
d’agir qui permettent de penser l’au-

À
quelles conditions sujet dépend d’un verbe dont il est tonomie non pas en termes d’ins-
sommes-nous les sujets en quelque sorte le complément tauration ou d’institution primor-
de ce que nous faisons ? d’agent, la philosophie n’a plus be- diales, mais comme un apprentissage
Sur cette question qui soin, comme par le passé, de qui met en place, progressivement, le
brasse des problèmes aussi gigan- construire toute une ontologie du su- « cercle de l’autonomie ». Et entrer
tesques que la liberté humaine ou la jet, ni même de fabriquer un concept dans ce cercle, il faut en convenir,
nature de la conscience, le livre pu- de sujet absolument univoque. nous n’avons rien d’autre à faire en ce
blié par Vincent Descombes en 2004 Prenant acte du « tournant linguis- monde. Maxime Rovere
est désormais un classique. Au lieu tique », Vincent Descombes propose
de prendre position quant à savoir si de déterminer les occasions où il est LE COMPLÉMENT
nous sommes oui ou non des sujets adapté, et d’une certaine manière vé- DE SUJET. ENQUÊTE
(un débat qu’il appelle la « Querelle ridique, de parler d’un sujet. En cela, SUR LE FAIT D’AGIR
DE SOI-MÊME,
du sujet »), il répond d’une manière son livre est sans égal : il propose des Vincent Descombes,
particulièrement habile que cela dé- distinctions successives entre plusieurs éd. Tel/Gallimard, 576 p., 17,50 €.
pend… du verbe. Dès lors que tout formes syntaxiques (la prédication, la

James Baldwin Léon Chestov Antonio Pigafetta


Negro spiritual Funambules russes À bord d’une légende

ESSAI Dans ce texte publié en 1963, LITTÉRATURE La réalité n’a pas de DOCUMENT Le premier tour du monde,
James Baldwin fonde ses réflexions forme et semble bien cruelle ; dès lors, rapporté par le serviteur de Magellan,
sur sa situation personnelle, de son en- comment l’écrivain « peut-il, en res- est ici éclairé par un parfait appareil
fance dans Harlem à ses premiers tant fidèle à la vérité de la vie, garder critique et cartographique. L’exploit
contacts et engagements dans le mou- intacts les élans les plus sublimes de ne fut pas prémédité : en rivalité avec
vement des civil rights. C’est toute la son âme » ? Voilà le piège où se trouve le Portugal, le roi d’Espagne veut ga-
force de cet écrivain noir américain : pris l’homme selon Léon Chestov gner par l’ouest les Moluques, d’où
entrelacer un lyrisme introspectif avec dans ces trois textes consacrés à sont importées plusieurs épices. Mais,
une analyse sociale, anthropologique Pouchkine, Tolstoï et Tchekhov. Tout arrivé sur place après une mutinerie
et politique. En cherchant sur soi les le talent des grands écrivains, selon et bien des avanies, l’équipage re-
stigmates de l’oppression pour mieux lui, résidera dans une écriture mena- nonce à rebrousser chemin et se dé-
les panser, La Prochaine Fois, le feu, cée, capable de se laisser happer par la cide à traverser le Pacifique... Sur les
malgré son titre menaçant, ne désire réalité, tout en lui tenant tête. P.-É. P. 237 explorateurs partis d’Espagne,
rien d’autre que la guérison. seuls 35 revinrent sains et saufs. Ma-
Pierre-Édouard Peillon L’HOMME PRIS AU PIÈGE. gellan n’était pas du nombre. M. B.
POUCHKINE, TOLSTOÏ, TCHEKHOV,
LA PROCHAINE FOIS, LE FEU, Léon Chestov, traduit du russe LE VOYAGE DE MAGELLAN, 1519-1522,
James Baldwin, traduit de l’anglais (États-Unis) par Sylvie Luneau et Boris de Schloezer, Antonio Pigafetta, traduit de l’italien par
par Michel Sciama, éd. Folio, 144 p., 6,60 €. éd. Christian Bourgois, 128 p., 7 €. Xavier de Castro, éd. Chandeigne, 352 p., 14,50 €.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 73


les arts Cinéma · Expositions · Musique · Théâtre

aménager son jardin et a obtenu de la


préfecture, non sans tracas, le droit de
détourner un bras de l’Epte, affluent
de la Seine. Il crée l’étang des Nym-
phéas. Une pièce d’eau de rien du tout.
Une grande mare. Qui croirait, à cette
Des Nymphéas à l’abstraction époque, que cette flaque fleurie de-

C’est un bassin
viendrait l’icône, le sanctuaire et le mi-
roir de millions de regards et de vi-
sages médusés !

extraordinaire UNE ŒUVRE SANS BORNES


En 1909, la galerie Georges-Petit,
luxueuse et branchée, présente qua-
rante tableaux des Nymphéas. Œuvres
Peignant et repeignant les reflets de la mare
EXPOSITION d’une beauté rare et précieuse. On
pense à l’art japonais – aux fukusa – qui
de son jardin, Monet fait monter les ferments de la peinture
a tant influencé les peintres impression-
abstraite. La preuve en images à l’Orangerie. nistes. Des roses, des violets irisés, des
Par Patrick Grainville bleus, des nuances inouïes. Des verts

c
plus crus, les dagues des fleurs rougies.
Des avalanches rousses. Une impres-
’est un mythe qui qui baignent dans le lac immense. sion de fondu, d’illimité, de motif
rameute, à l’Oran- Stupeur, longue contemplation, mé- noyé, onirique, qui déjà peut annoncer
gerie, Américains, ditation quasi religieuse. Ah ! si le père l’abstraction future. Monet a 69 ans.
Japonais, tous les Monet voyait ça ! Le lutteur acharné. Tout le monde pense à un testament
peuples de la pla- Aurait-il imaginé pareil culte, pareille splendide, à l’accomplissement parfait
nète, pour voir la fa- foule engloutie dans son arche bleuie ? de son œuvre. Mais c’est trop définitif.
meuse salle circulaire, les cycles des L’élaboration des Nymphéas s’étend En fait, Monet vient à peine de com-
Nymphéas. Le monstre bleu, fluide et sur une trentaine d’années. Monet mencer Les Nymphéas. Très tôt, il a
son cosmos de reflets. Quand je vais à achète Giverny au moment où il peint l’idée, qu’il confie à un journaliste,
l’Orangerie, je regarde, bien sûr, les ta- la série des Cathédrales, en 1893. Il fait d’une œuvre sans bornes, « sans hori-
bleaux, mais surtout les spectateurs une visite au Jardin des Plantes, ac- zon ». Une vague, une mer où s’immer-
quiert quelques oignons de fleurs. ger jusqu’à la mort. Un ciel, un firma-
Tout juste élu à l’Académie française, C’est le germe de sa grande folie. Au ment reflété dans un miroir profond,
l’écrivain Patrick Grainville a fait de Monet
l’un des personnages de son dernier roman,
départ, il ne peint que deux ou trois liquide, un grand tout ouvert et renou-
Falaise des fous (Seuil), dont l’une fleurs blanches, spectrales, auréolées velé, une aventure extrême, une épopée
des toiles de fond est l’impressionnisme. de feuilles rondes et vertes. Il a fait de nuances ovoïdes. Le piètre bassin de
74 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
Dial (1956), de Philip Guston (au centre).
Ce peintre abstrait américain a rejoint dans
les années 1950 l’avant-garde new-yorkaise
aux côtés de Jackson Pollock et Mark Rothko,
eux aussi inluencés par les Nymphéas de Monet
(à l’arrière-plan) – et présents dans l’exposition
du musée de l’Orangerie.

CREDIT PHOTO
N.Y./THE ESTATE OF PHILIP GUSTON,
DIGITAL IMAGE/WHITNEY MUSEUM,

COURTESY HAUSER & WIRTH

mystère abyssal des Nymphéas. L’œuvre


de création infinie contemporaine de
l’œuvre de destruction massive. Monet
peint, mes deux grands-pères sont
dans les tranchées !
On a cru voir dans Les Nymphéas
l’Epte est promis à une paranoïa de La guerre sabre des générations en- des transpositions d’entrailles fleuries,
beauté sans contours, sans frontières. tières dans son gouffre. Monet a des des amas de fleurs boyautées, comme
La guerre de 1914-1918 éclate. Voilà scrupules de peindre en des temps si si la guerre refoulée revenait hanter les
que la prouesse se corse. Il doit édifier, horribles. Mais que faire d’autre à son tableaux de Monet. D’autres ont
en 1915, un troisième atelier plus vaste âge ? Il peint des fleurs pendant que les perçu une version érotisée, sexuée de
pour accueillir certains tableaux de six hommes meurent. Incroyable Noé ces boutons écarquillés de rose, de
mètres sur deux. À 74 ans, acca- rouge, une sorte de sublima-
blé par des deuils successifs, Ah ! si le père Monet voyait tion des massacres, leur envers.
Monet se sent pourtant d’attaque Monet ne fait que continuer le
pour couvrir toutes les distances. ça ! Aurait-il imaginé pareil chemin amorcé en 1897 qu’il
Conviction toujours ébranlée par culte, pareille foule engloutie poursuivra bien au-delà de la
des assauts de doute, d’angoisse, dans son arche bleuie ? guerre, jusqu’à sa mort en
des accès de déprime. La tenta- 1926. Les Nymphéas ne trans-
tion de tout foutre en l’air, de « crever » sauvant l’infini dans son arche, Moïse cendent pas la guerre. Rien ne peut
SOPHIE CRÉPY BOEGLY/ MUSÉE DE L’ORANGERIE, DIST. RMN-GRAND PALAIS

les toiles, comme il dit. Et il en crève ! traquant la Terre promise, pharaon de dépasser cet abîme béant. Les Nym-
Monet, ce bonhomme increvable, est son Nil bleuté. Il peint pendant Ver- phéas sont parallèles à la guerre, ils en-
une plainte sempiternelle. Il faut le sou- dun, le chemin des Dames, pendant veloppent les temps de paix et les
tien incessant de Mirbeau et de Cle- Nivelle et Mangin, les garçons sacrifiés temps de massacres. La guerre de
menceau pour lui remonter le moral. par centaines de milliers. Tel est le 1914-1918 est un impensable. Les
Clemenceau le chouchoute, le chante, Nymphéas sont un impensable. Certes,
l’engueule, le berce comme un enfant, Monet offre deux panneaux à l’État
« un peu de patience petit bébé », lui À VOIR pour la victoire. Mais, l’hécatombe
« carambole des embrassades ». Il l’ap- passée, il continue l’œuvre, ne veut pas
pelle son « vieux crabe », son « vieux NYMPHÉAS. s’arrêter, ne peut pas. Il reprend, il cor-
L’ABSTRACTION
crustacé ». C’est un bestiaire, une lita- AMÉRICAINE ET LE rige. Il lui arrive le pire. Il devient
nie de griot. Clemenceau, que le monde DERNIER MONET, aveugle. Cela faisait bien des années
politique disait être « le Seul ». Le Seul musée de l’Orangerie, que sa vue baissait mais, au lendemain
Paris (1 ).
er
avait rencontré le Soleil. Et c’était un Jusqu’au 20 août 2018.
de la guerre, la situation s’aggrave. Le
rayonnement mutuel et sans faille. docteur Coutela l’opère de la cataracte,
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 75
les arts

trois interventions, valse des lu- Christophe Chassol


nettes. Il retrouve la vue et peint de
nouveau. Clemenceau jubile : « Je
t’embrasse ma vieille bête de génie. »
Pourtant, au moment de livrer les
panneaux, l’entêté se cabre, renâcle,
L’oiseau rare
refuse. Il écrit à Bonnard, son voisin PORTRAIT Charmant un auditoire de plus en plus large,
de Vernonnet, que tout est à revoir ! le musicien tisse images et sons de tous horizons,
qu’il n’aurait jamais dû rien promettre, à la croisée du jazz, de la pop et de la musique savante.
qu’il veut refaire ses panneaux ! Cle- Par Marie-Dominique Lelièvre
menceau le tance avec une habile fé-
rocité. À la torture, Monet capitule.
Les panneaux sont juste inaugurés, à « e vois le piano comme une La petite sœur de Beyoncé, qui a un
l’Orangerie, quand Lindbergh tra-
verse l’Atlantique. Immensité bleue
fleurie d’étoiles. Cercle du ciel et de
l’océan infinis. Monet vole dans son
j échelle », dit Christophe
Chassol. Au-dessus des cla-
viers, une fenêtre découpe
un rectangle de ciel bleu. Sous un
flair pour repérer le talent, l’a décou-
vert dans une exposition d’art
contemporain à La Nouvelle-Or-
léans. Elle est tombée en arrêt devant
paradis de fleurs immortelles. enchevêtrement de poutres peintes un écran. Magnifiant des clichés
en blanc, son studio-laboratoire au- New Orleans – brass band, fanfare,
UNE DESCENDANCE PRESTIGIEUSE rait enchanté Bachelard, qui a si bien bateau à roue –, un inconnu les or-
En 1971, un peintre « sulfureux » vient défini « l’espace heureux » où se ré- chestrait en beauté avec une bande-
au Grand Palais, à Paris, pour la rétros- concilier avec soi, ouvert sur l’azur son répétitive qu’elle n’arrivait pas à
pective de son œuvre. C’est Francis et le champ infini de l’invention. Un identifier. Fugitivement, elle a songé
Bacon. Séjour terrible puisque son fatras de carnets couverts de for- à Steve Reich, à Terry Riley, mais sans
amant, George Dyer, se suicide pen- mules harmoniques repose devant la froideur qu’on associe à la musique
dant le vernissage. Bacon trouve le les claviers. Le prochain projet du répétitive. L’inconnu utilisait le son
temps d’aller à l’Orangerie, il veut re- musicien est fondé sur Le Jeu des des images comme un matériau mu-
voir Les Nymphéas, qu’il vénère. Pour- perles de verre, le roman de Hermann sical, sélectionnait des bribes, les éti-
tant l’œuvre tire vers l’abstraction, Hesse. Son exemplaire semble avoir rait, puis, avec des accords de piano
dans un geste sans contour ni objet séjourné longuement en plein soleil. étincelants, il les faisait chanter. Une
précis. Bacon abhorre l’abstraction. Le musicien improvise quelques musique populaire mais savante, exi-
Monet nous offre une sorte de premier notes pour expliquer sa méthode de geante mais accessible. La chanteuse
all-over annonçant les abstraits lyriques travail. Chassol, c’est le charme in- découvrait Nola Chérie, la création
français et américains. N’empêche, carné. Au sens étymologique : le sor- musicale et vidéo de Christophe
Bacon, le réaliste convulsif, veut voir tilège, l’enchantement de la mu- Chassol pour La Nouvelle-Orléans.
la floraison spatiale. Bien sûr que sique. Et une manière d’être, Ensorcelée, elle a commandé tous ses
Monet est promis à une descendance mélange élégant de gentillesse et de albums – Ultrascores, X-Pianos, In-
prestigieuse : Kandinsky, Rothko, Pol- gaieté, un je-ne-sais-quoi allègre au- diamore, Big Sun – et l’a invité en
lock, Joan Mitchell, Monique Fryd- quel la chanteuse américaine So- première partie de ses spectacles au
man… Tous ont été subjugués par la lange Knowles herself n’a pas résisté. Radio City Music Hall de New York
folie de l’œuvre libre, son mouvement, « I was deeply moved by u », a-t-elle et au Greek Theatre de Berkeley.
sa pure peinture, dégagée de la réfé- écrit sur son compte Twitter (4 mil- Christophe Chassol, il faut le voir
rence littérale, emportée dans son lions d’abonnés) au Français sur scène. Cool et concentré, il ha-
chant, dans son rêve. Sa célébration (2 500 abonnés) après avoir assisté bite la musique. Ses images défilent
autonome. Le peintre devient le pilote au concert-vidéo Big Sun. sur un écran tandis qu’il est aux
de sa peinture. Sans rivage. Lindbergh
et Monet, en même temps, ont osé
perdre de vue l’horizon. Le vernissage
de l’Orangerie, au printemps 1927,
marie secrètement la prouesse des gé-
nies de l’air et de l’eau. C’est ainsi que
j’ai voulu finir mon roman, Falaise des
fous. Par l’apothéose de leur vol conju-
gué. Monet, il va sans dire, reste mon
préféré. Son vol traverse encore la foule
DR

qui, chaque jour, vient le contempler,


les yeux perdus dans son azur violet.  Carnets de Christophe Chassol.

76 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


FREDERIC STUCIN/PASCO
Le musicien et compositeur Christophe Chassol, dans son « espace heureux ».

claviers face à son batteur. Le public sortir ma musique en disque. Musi- but : partager sa passion et révéler le
fond. Les sourires se répandent, les cien, il a compris ce que je faisais. Seul pouvoir de la musique, « cet art qui su-
corps entrent en oscillation. « Il y a trois un compositeur à la tête d’un label blime les images ». Et ça marche. Il sif-
musiciens sur scène : Christophe, le pouvait prendre ce risque. » flote, il chante un accord, « do do sol
batteur et… les images », dit Cyril Ves- Le « CC charme », on peut en avoir si, oh oh oh, hum, c’est du beurre c’est
sier, chez Tricatel, son label. Le principe un échantillon avec sa chronique de du beurre, c’est magnifique ». Sa jubi-
actif de cette musique, c’est lui, CC, lation est contagieuse, il explique des
son aisance, son énergie communica- Le principe actif arrangements hypertechniques avec
tive. « Avec une musique aussi com- une simplicité déconcertante.
plexe, son engagement est essentiel. de cette musique, Synthèse de sortilèges musicaux
Tout est fondé sur l’émotion. Chassol c’est lui, son aisance, – l’improvisation cool du jazz, la ri-
met une grande technique au service son énergie. gueur de la musique savante, la pulsa-
d’un truc purement sensitif. C’est tou- tion de la musique répétitive, la luxu-
jours fluide », dit Bertrand Burgalat, le 8 h 53 le jeudi sur France Musique. riance de la pop –, son style est le fruit
patron de Tricatel. Jusqu’à leur ren- À revoir sur YouTube car, derrière le d’une technique maîtrisée qui permet
contre, ses expérimentations restaient micro, Chassol fait le mime. Un bijou la liberté d’expression. Ce qui fascine,
privées. Chassol composait dans radiophonique généreux, relax, irrésis- dans son parcours, c’est son éduca-
l’ombre des musiques de films, de pubs tible. En quatre minutes chrono, il tion. Eugène, son père, le sensibilise à
ou de séries, ou jouait sur les albums présente un compositeur ou une la musique dès son plus jeune âge.
des autres, comme Sébastien Tellier. œuvre, du trompettiste Chuck Man- À 4 ans, Christophe est inscrit au
« Je viens de la musique de film. C’est gione à un concerto de Prokofiev en conservatoire Marcel-Dupré de Meu-
Bertrand Burgalat qui a eu envie de passant par Ennio Morricone. Son don. À 6 ans, il apprend le solfège. Un
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 77
les arts

enseignement rigoureux, de qua-


lité. « Je n’ai pas trouvé ça austère.
J’avais de très bons profs, des hommes
blancs aux yeux bleus, des figures

THEO WARGO/GETTY IMAGES/AFP


d’autorité. »
Eugène ne plaisante pas avec l’ap-
prentissage. Travail, rigueur, discipline.
Chauffeur de bus, il est aussi musicien
– saxophone, clarinette – et compose
de la musique pour un petit orchestre
antillais. Lui-même a perfectionné son
En concert en 2017, au Radio City Music Hall, à New York : « Il y a trois musiciens :
art au conservatoire, avant ses enfants, Christophe, le batteur... et les images. »
qui l’ont vu travailler à la maison. « Or-
phelin de père, mon père était autodi- Entre-temps, Eugène a rapporté à la Allen & Overy. « Elle bossait pas assez
dacte, dit Carine Chassol. Il s’était édu- maison un Atari 1 040 ST, un des pre- son piano », dit son frère, fataliste.
qué seul. Une blessure, pour lui. » La miers micro-ordinateurs européens, ap- Est-ce sa bonne étoile ou le bénéfice
famille vit à Meudon, dans une rési- précié des musiciens pour son rapport d’un caractère constructif, le jeune
dence de la RATP. Lorsque les enfants qualité-prix. CC commence à bidouil- homme attire les cadeaux du ciel. Ser-
entendent sa clé dans la serrure, ils se ler des morceaux. Il range l’Atari durant gio Gruz lui conseille de rejoindre le
jettent sur le piano et feignent de répé- sa période punk, monte un groupe au Berklee College of Music, à Boston.
ter : « À ses yeux, le conservatoire était lycée, crête-rangers-bière, la musique Quincy Jones, Keith Jarrett ou Diana
aussi important que l’école », dit Chris- électronique, c’est pour les nazes. Après Krall y ont étudié. L’université améri-
tophe. Excellent pédagogue, Eugène in- le bac, il s’inscrit en fac de droit. S’il caine, un fantasme élitiste et coûteux,
vente des exercices. Par exemple, il joue sèche, c’est pour pratiquer le piano dix songe l’élève. Mais Sergio Gruz lui dé-
heures par jour. Pendant deux ans, il ap- croche une bourse. À 26 ans, après
Il enregistre prend à maîtriser les voicing, ce procédé l’éducation classique à la française, la
d’harmonisation en jazz enseigné par pédagogie américaine. « Je me retrouve
des sons vivants et Sergio Gruz. Après une année de philo, à Boston, mes livres au bout d’une
les transforme en il arrête ses études. Il a 22 ans, son père courroie. » Avec Hiromi Uehara, la
ligne d’accords. s’inquiète, il doit lui prouver qu’il peut prodige japonaise, et Romain Collin,
vivre de la musique. « J’ai fait tous les les deux meilleurs pianistes de l’école,
une phrase musicale dix fois de suite et boulots, toutes ces choses qui t’ap- il forme un trio amical. Chassol s’ins-
fait deviner le nom des notes à ses en- prennent ce que tu ne veux pas faire. » crit au cours « Advanced jazz arranging
fants. « À la fin, le son des choses t’ar- Montant un quartet de jazz, puis un or- for small orchestra », avec huit élèves,
rive avec les notes », dit le fils. Piano chestre de 24 musiciens, Institut Cobra, dont cinq Coréens, et des profs gé-
puis chant choral, l’apprentissage s’en- il démarche des boîtes de production niaux. Renouant avec l’ordinateur, il
richit. Parfois ce n’est pas drôle. « Le di- avec l’annuaire. passe son temps au learning center. « À
manche, habillés comme dans la com- Boston, j’ai appris ce que je voulais
tesse de Ségur, on faisait des concours BOURSIER À BOSTON faire. » Composer de la musique
de piano pour enfants. » Bien sûr, il y a Copies pour la Sacem, arrangements, électronique.
des récompenses : « Je me souviens du génériques et musiques de films, de De retour en France, en tournée
dimanche soir où mon père nous a an- pubs, de TV, il fait ce qu’on appelle de avec les Versaillais de Phoenix, il dé-
noncé qu’il enregistrait West Side Story la musique d’illustration. Chassol père couvre un genre méprisé par les gens
et que nous pourrions regarder la met la pression. « Ma sœur travaillait à du jazz et du classique, la pop music.
VHS », dit Carine. La comédie musi- New York, où nous l’avons rejointe du Puis il tombe amoureux et rejoint à
cale, insiste-t-il, est très importante mu- 1er au 15 septembre 2001. Des années Los Angeles Alexandra Cohen, au-
sicalement et socialement. La partition plus tard, je me suis rendu compte que jourd’hui sa compagne, qui travaille
de Bernstein, ils vont la connaître par mon père avait complètement cessé de avec des artistes contemporains. Ils
cœur. « J’ai compris à quoi me servait critiquer mes choix à partir du 11 sep- logent dans un centre d’art avec des
le conservatoire : à avoir prise sur la mu- tembre de cette année-là. » Carine a mal freaks, pas dans le LA siliconé. Une
sique que j’écoutais, à pouvoir la repro- tourné : elle est avocate d’affaires chez nouvelle découverte complète le puzzle
duire, à m’amuser. J’ai pris du plaisir à éducatif : la musique contemporaine.
étudier », dit Christophe. « Le champ des possibles s’ouvrait en-
À 16 ans, il apprend un nouvel À SUIVRE core. » Comme ses héros Jerry Golds-
idiome : sans abandonner le conser- CHRISTOPHE CHASSOL EN TOURNÉE mith, Ennio Morricone ou John Wil-
vatoire, il étudie le jazz avec Sergio Ce mois-ci le 9 juin à Nice, le 15 juin à liams, il rêve alors d’écrire des
Gruz, excellent musicien argentin. La Grande-Motte, le 16 juin à Châteauvallon... musiques de films pour Hollywood.
78 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
Le producteur de cinéma Zalman King États-Unis », dit Carine. Le ren- qui décide aussitôt de sortir un double
lui donne rendez-vous pour composer dez-vous avec Zalman King, il ne s’y album Chassol.
une musique, lorsque, le 16 août 2005, rendra jamais. Tant pis pour Hol- L’été dernier, Xavier Veilhan l’a in-
Chassol reçoit un appel de sa sœur. Le lywood… « Tout est toujours pour le vité au pavillon français, à la Biennale
Boeing 708 de la West Caribbean mieux », dit-il, paraphrasant Candide. de Venise, dans son dispositif-sculpture
Airways effectuant la liaison Panamá- « Christophe a toujours été éminem- abritant un studio d’enregistrement.
Fort de France s’est écrasé au Venezuela ment aimable. Il était un petit garçon « Un lieu déstabilisant où l’artiste était
avec ses 152 passagers français et ses attachant et drôle. À une période, son mis à nu. Ça n’a pas posé de problème
huit membres d’équipage. Parmi eux, humour avait parfois du mordant. à Christophe. Il a fait intervenir le pu-
Eugène et Georgette Chassol, origi- Mais depuis la mort de nos parents, il blic, enregistré des chanteurs dans la
naires de Rivière-Pilote, au sud de la a perdu sa causticité. Tout en aimant rue. Il est de ceux qui comprennent le
Martinique, où ils étaient revenus parler de lui, il s’intéresse à l’autre. On mieux le monde de l’art. » Le plasti-
vivre. L’histoire du crash, Chassol n’en a envie de l’aimer encore plus. » cien juge le travail du musicien à la fois
fait pas commerce. Il paiera sa dette dix « radical et populaire », comme le sien.
ans plus tard avec son album Big Sun, COQUILLE MUSICALE Les deux hommes partageaient un
filmé en Martinique. Comme pour In- Comme pour conjurer les images dra- grand appartement à Venise. « Chris-
diamore (2013), fruit d’un voyage en matiques, il compose plusieurs mu- tophe se réveillait en écoutant des
Inde, il est parti avec un opérateur ca- siques de films fantastiques, dont celle mantras. Il a une présence joyeuse, en-
méra et un preneur de son. Il enregistre de Dark Touch (Marina de Van, fantine. » Un jour, Xavier Veilhan l’ap-
des sons vivants – un oiseau, un aboie- 2013). À Paris, il s’absorbe dans sa co- pelle pour lui présenter le légendaire
ment, une voix – et les transforme en quille musicale, défrichant de nou- Brian Eno. « Christophe est arrivé en
mélodie, puis en ligne d’accords, et veaux territoires sonores grâce à You- terrasse avec un masque de singe…
enfin en morceau abouti. Cette dé- Tube, où il sample des images pour C’était malicieux et inquiétant. » Un
marche d’harmonisation du réel, il l’a élaborer des vidéos musicales. « Je me jour, après l’accident, Christophe
baptisée « ultrascore ». souviens d’un morceau appelé “Wer- Chassol a dit à sa sœur cette phrase qui
« Sans l’accident, Christophe serait sailles” : jamais je n’avais entendu un l’a frappée : « Je serai toujours bien
sans doute resté plus longtemps aux truc pareil », dit Bertrand Burgalat, parce que j’ai la musique. » 

rendez-vous
FESTIVAL Le livre à Issy-les-Moulineaux Cette année, la marraine du salon
sera la romancière et essayiste Ca-
JOUR DE FÊTE therine Clément : « Chaque année,
nous recherchons une valeur sûre et

a
stable de la littérature contempo-
vec son concours de nou- raine. Quelqu’un qui bénéficie d’une
velles ouvert à tous, ses notoriété littéraire. » Par ailleurs, le
plateaux d’écrivains à dessinateur et auteur Serguei, bien
taille humaine, ses dictées connu des lecteurs du Monde, qui a
tenues dans des salles pleines et sa re- récemment publié La Poubelle des
HERMANCE TRIAY/ÉD. DU SEUIL

mise de prix conviviale, le Festival du merveilles, texte joliment fantaisiste,


livre d’Issy-les-Moulineaux fait partie sera l’invité d’honneur du festival.
des jeunes manifestations littéraires Ses dessins seront exposés à l’hôtel de
qui montent. Cette année, le salon re- ville, et les acquéreurs de son livre se
cevra Bernard Pivot, mais aussi Didier verront offrir un ex-libris inédit.
Blonde, auteur de l’excellent Figurant, Catherine Clément, marraine du salon.
Enfin, le salon organisera de nom-
ainsi que Yasmina Khadra, Martine breuses animations à l’intention des
Gozlan, Gérard de Cortanze, Michèle première sélection, puis j’en discute plus jeunes : version « junior » de la
Cotta, ou Alain Vircondelet, auteur avec Cynthia Beaufils, chargée de la dictée, lectures de contes assurées par
du récent Guernica 1937. Aux côtés culture à Issy, et Lætitia Cuisinier, les bibliothécaires de la médiathèque
de ces figures bien établies, on retrou- chargée de programmation, ainsi que d’Issy… De quoi ravir tous les ima-
vera des romanciers comme Michel Philippe Touron, de la librairie Le ginaires. Jean Hurtin
Moutot (Séquoias) ou Karim Akouche Divan (Paris 15e), qui nous suit de-
FESTIVAL DU LIVRE D’ISSY-LES-
(Lettre à un soldat d’Allah). « Nous es- puis nos débuts. Les choix se font en- MOULINEAUX, Samedi 16 juin, place
sayons de choisir des gens qui sont semble », explique Angela Assouline, de l’Hôtel-de-Ville, Issy-les-Moulineaux (92).
dans l’actualité littéraire. Je fais une commissaire du salon d’Issy. www.issy.com/festival-du-livre

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 79


dossier

SAMUEL
CKETT
LA VIE ET RIEN
D’AUTRE

L’édition de la correspondance de l’écrivain touche enin


à son terme. L’occasion d’une cure de désolation et d’absurdité
pour nous préparer à l’effondrement qui vient ? Plutôt un
concentré d’énergie vitale et d’humour, aidant à ne pas renoncer
quand bien même tout paraît s’effriter autour de soi. Depuis
la mort en 1989 du père de Godot, son œuvre n’a jamais connu
de purgatoire : il demeure l’un des auteurs du XXe siècle les
plus lus et joués. Son visage est devenu celui de la littérature
même : une icône d’endurance et d’intransigeance.
OZKOK/SIPA

Dossier coordonné par Hervé Aubron et Sarah Chiche

80 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


littérature

CHRISTOPHER FURLONG/GETTY IMAGES/VIA AFP

En 2016, dans la zone d’exclusion radioactive autour de la centrale japonaise de Fukushima : la commune de Namie a été balayée par le tsunami de 2011.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 81


dossier Samuel Beckett

VLADIMIR MIGUTIN/KOLARI VISION


De nos jours, aux abords de Pripiat, dans la banlieue de Tchernobyl : la zone demeure interdite d’accès.

Par-delà autrefois fixé un cap pour l’avenir,


mais, à présent, la perspective de la ca-
tastrophe, réalisée à Tchernobyl et à

l’apocalypse
Fukushima, redoutée dans les dés-
ordres climatiques et les armes nu-
cléaires, a conduit les imaginaires de
l’utopie à la dystopie. Cap au pire, rien
n’est plus sûr. Les titres beckettiens
déclinent cette tendance à la débâcle :
Beckett dépeint-il la in du monde ? Alors que nous La Fin, L’Expulsé, Fin de partie,
vivons dans la hantise d’une catastrophe globale, Cendres, Assez, Le Dépeupleur, Cata-
l’hypothèse est tentante. Sauf que, chez lui, la in s’étire à strophe… Beckett symboliserait donc
l’inini, empêchant le néant de déinitivement s’imposer. l’esprit du temps : éclaireur lucide du
déclin, il aurait déjà tout compris du
Par François Noudelmann XXIe siècle, tout deviné du désastre en
train d’advenir. Sauf que…
Cette interprétation d’un Beckett
es SDF sous leur cou- de l’écrivain. Clochards, façades pré ou postapocalyptique n’est pas

d verture, des mouroirs à


l’abandon, la planète
jonchée de détritus…
mais oui, c’est du
Beckett ! Les images de
la déchéance produisent une triste
analogie avec les situations familières
Philosophe et professeur à Paris-VIII,
grises, désespoir font en effet partie
d’un décorum devenu presque un cli-
ché, autorisant ce dépit parfois
cynique devant la misère réelle : ça
ressemble à du Beckett ! La ressem-
blance se renforce aujourd’hui avec
un monde de plus en plus apocalyp-
tique. Le temps n’est plus aux lende-
mains qui chantent, il incite plutôt à
nouvelle. Si ses premières pièces ont
beaucoup déconcerté le public, faute
d’un accompagnement explicatif de
leur auteur, des critiques les ont com-
prises comme des œuvres de l’après-
guerre, illustrant la dévastation du
monde. Cette lecture rétrospective
d’En attendant Godot, pièce créée en
1953 mais écrite en 1948, a donné le
François Noudelmann est l’auteur de Beckett
ou la Scène du pire (Honoré Champion,
la peur et au souci de préserver ce qui ton d’une réception funèbre, reliant
2010). Il vient de publier une biographie tient encore debout. Les avant-gardes les créations ultérieures à cette repré-
d’Édouard Glissant (Flammarion). politiques et artistiques avaient sentation qualifiée de post-Auschwitz.
82 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
VLADIMIR MIGUTIN/KOLARI VISION
La piscine de la même ville de Pripiat. Ces deux clichés sont du photographe biélorusse Vladimir Migutin, né en 1986 – l’année même de la catastrophe.

Adorno, dans ses Notes sur la littéra- dans ses œuvres, aussi bien narratives être perçu »), et le principe énoncé :
ture, soulignait la dette historique de que théâtrales. Lors d’une représenta- « La recherche du non-être par suppres-
ce théâtre de l’effondrement, typique tion qui mêle des auditoires français et sion de toute perception étrangère
d’une perte de sens qui se manifeste anglais, on observe souvent les uns achoppe sur l’insupprimable percep-
dans des pièces sans sujet. Toutefois, plongés dans le marasme d’une ré- tion de soi. » D’un autre côté, le rôle est
comment comprendre que l’écho de flexion métaphysique tandis que les tenu par Buster Keaton, le célèbre ac-
la guerre se pro- teur comique du ci-
longe aussi long- néma muet, que
temps, jusqu’aux
Dès le début, les critiques ont perçu Beckett continue
années 1960, 1970 les pièces de Beckett comme des œuvres d’admirer. Tourner
et 1980 ? L’œuvre issues de la guerre et de la dévastation. le film en noir et
serait-elle mue par blanc, presque sans
une mélancolie profonde qui fascine- autres percent le silence avec un éclat son, est une référence anachronique
rait tous les désespérés, en temps de de rire. Se rejouerait-il, dans cette aux gags gestuels du grand réalisateur
guerre comme en temps de paix ? Elle différence, l’opposition entre Racine et des années 1920.
accéderait ainsi au statut de mythe, Shakespeare, la tragédie avec unité de
ses structures permettant de greffer les ton et celle qui accueille le burlesque ? « HONNI SOIT QUI SYMBOLE Y VOIT »
angoisses de chaque époque, quelles Regardons-y encore et d’un peu plus L’interprétation apocalyptique et, plus
que soient leurs causes, et dont le vieil- près avec Film, écrit en 1964 et réalisé généralement, philosophique de
lard cacochyme, bégayant et bavant, par Alan Schneider, que Beckett ac- l’œuvre beckettienne trouva son suc-
serait le prototype. Cependant… compagna à New York pour le tour- cès en France. Pour passionnantes que
nage (lire aussi p. 95-96). Le person- furent ses propositions, psychanaly-
LE TRAGIQUE ET LE COMIQUE nage principal y est traqué par son tiques et métaphysiques, elles n’en ont
Comment expliquer que Beckett, en propre œil, la caméra, et se réfugie dans pas moins écrasé la réception, aveugles
même temps, fasse rire aux larmes cer- une pièce où il tente d’occulter tout ce et sourdes aux expérimentations lin-
tains publics ? Les spectateurs anglo- qui peut lui rappeler un regard. Cette guistiques, visuelles et sonores d’un
américains sont en effet beaucoup plus œuvre se prête aux deux lectures : d’un inventeur de génie. Aujourd’hui en-
sensibles au comique de situation, aux côté, la dimension philosophique avec core, les manuels scolaires rangent cet
jeux de mots souvent grossiers, aux la formule de Berkeley en guise d’in- auteur dans la catégorie de « l’ab-
pantomimes parodiques si fréquentes troduction, Esse est percipi (« Être, c’est surde », qui demeure sans doute une
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 83
IC RAPOPORT/GETTY IMAGES
dossier Samuel Beckett

Beckett scrutant les rushs de Film. Navires échoués en mer d’Aral, un lac d’eau salée aujourd’hui largement asséché, côté Ouzbékistan.

des notions les plus… absurdes Nous, signifier ! (Rire bref.) Ah elle est rendre compte de ce qu’elle fait concrè-
de la taxinomie littéraire. Faute de bien bonne ! » Mais alors quoi ? Beckett tement percevoir : la destitution du
comprendre ce qui est en jeu avec En ne produirait-il qu’un babil intermi- sens a pour finalité la perception de
attendant Godot, on confondit son ef- nable et insensé, sans référence au réel, minuscules phénomènes, grâce à leur
fet avec sa nature, en la désignant un pur jeu de formes ? Face au surplus amoindrissement.
comme absurde. Certes, Camus avait d’interprétations allégoriques, l’ap- De quelle « fin » Beckett est-il vrai-
donné une teneur philosophique, proche formaliste a le mérite d’orien- ment l’annonciateur ou le démiurge ?
existentielle, à cette notion qui dé- ter l’attention sur l’extrême logique des Réécoutons le début de Fin de partie :
signe l’absence d’un sens du monde. compositions beckettiennes. La minu- « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-
D’aucuns virent dans le titre de la tie avec laquelle il chronomètre les pa- être finir. » Le lecteur métaphysicien y
pièce une allusion à la surdité de Dieu roles (même la durée des clignements voit un tableau de l’apocalypse et du
(Godot/God) face à la guerre et à la d’yeux) ou mesure le nombre de pas posthumain. Le formaliste y repère plu-
détresse humaine, ce à quoi Beckett et leurs distances témoigne d’une vo- tôt un jeu d’échecs avec ses combinai-
répondit, avec sa malice coutumière, lonté de maîtriser tous les paramètres sons mathématiques : un personnage
qu’il n’y avait pas pensé mais que l’hy- au centre et un autre qui doit trouver la
pothèse était intéressante. Toutefois, sortie après avoir épuisé toutes les
la catégorie scolaire de l’absurde re- Fini, c’est fini, probabilités. Comme nombre d’avant-
groupe des auteurs et des œuvres in- ça va finir, ça va gardistes, Beckett a réduit la culture en
compatibles : Sartre, qui, comme les peut-être finir. miettes et performé sa fin. Toutes les
lecteurs marxisants de l’époque, résu- idoles sont passées sous son rasoir : l’hu-
mait les pièces de Beckett à un anti- d’une représentation. Ses œuvres – ro- main, le cerveau, le moi, le vieux style,
conformisme petit-bourgeois, ou mans, pièces et films – sont construites la perspective, la narration… Son « an-
Ionesco, qui lui non plus n’aimait pas avec une rigueur mathématique excep- thropopopométrie » a fait bégayer les
le mot absurde et dont les pièces ti- tionnelle. Géométrie, arithmétique, savoirs dès ses premiers romans. Peu à
raient plutôt du côté de la pataphy- sérialité, combinatoires sont autant de peu, même le je et les personnages sont
sique. L’absurde fut un mot savant procédés qui gouvernent la disposition devenus des fictions à trancher : « Il ne
pour dire le n’importe quoi. des phrases, des récits, des dialogues reste rien dans sa tête, j’y mettrai ce
« Honni soit qui symbole y voit », et des scénarios. Le cylindre clos du qu’il faut, pour finir, pour ne plus dire
écrit Beckett dans Watt. Même ses Dépeupleur et ses variations réglées je, pour ne plus ouvrir la bouche » (Pour
personnages s’inquiètent de formuler comme de la musique en sont l’apo- finir encore et autres foirades). Certes, on
SOLO AGENCY/SIPA

des phrases trop pleines de sens. « On gée. Pour autant, cet esthétisme qui peut toujours y croire, écrire des ro-
n’est pas en train de… signifier apparente l’œuvre beckettienne à tout mans, dire « je pense » et peindre des
quelque chose ? », demande Hamm, un pan de l’art contemporain en mu- tableaux, mais, comme l’a déclaré Go-
ce à quoi Clov répond : « Signifier ? sique, danse et vidéo ne suffit pas à dard, le cinéma est bien fini même si
84 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
on continue à réaliser des films.
Quelque chose persiste toutefois et suit
son cours dans cette fin qui dit à la fois
la clôture et la finition. TOUT SAUF ABSURDE
GRISAILLE LUMINEUSE En conjuguant le concret et l’abstrait sous le signe de l’exactitude,
La fin ne finit jamais avec Beckett, car Beckett fabrique une forme particulière de réalisme.
on peut toujours « rater mieux ». Le ra-
tage, l’écroulement, l’échouage offrent Par Christophe Bident
autant de dispositifs qui produisent des
résidus, des « moindres ». De la parole,

V
il ne reste plus que la bouche, de la tête ingt mille décès en Beckett programme des scénarios
pensante que le chapeau, du regard France, autant en Italie, répétitifs qui n’ont rien d’original et
qu’une paupière clignotante. La dispa- plus de 70 000 dans qui assument leur prévisibilité. Avec
rition des sujets laisse place à des phé- toute l’Europe : la cani- un rien de bon sens, même un en-
nomènes minimaux, affranchis de cule de l’été 2003 est meurtrière. fant entrevoit dès les premiers ins-
toute emphase verbale et symbolique. Elle atteint particulièrement les per- tants l’horizon des événements à ve-
Les œuvres « finales » de Beckett, bien sonnes âgées. Cet été-là, je relis Oh nir : qui pour croire que Godot
loin de se réduire à des expérimenta- les beaux jours pour la préparation arrivera, ou qu’écouter en boucle
tions mineures après ses grands chefs- d’un cours. De « l’étendue d’herbe une vieille bande enregistrée per-
d’œuvre, sont l’achèvement de ce long brûlée » au soleil torride et à la mort mettra à Krapp de réinventer sa vie ?
travail pour amoindrir la vue, la voix, lente, à l’extinction progressive de Pourtant, Beckett arrive à tirer de si-
la lumière, le mouvement. Les drama- tout geste possible et « toutes choses tuations uniformément désespé-
ticules, les pièces pour la télévision, les en train de se dilater », la canicule rantes de multiples formes de jovia-
esquisses radiophoniques accèdent à traverse la pièce de Beckett. Cette lité. C’est qu’il a sa propre conception
cette matière phénoménale qui pièce plutôt abstraite, à la situation du sublime, sa propre pratique de la
concentre l’attention sur un geste, un invraisemblable, prend soudain une drôlerie, et surtout peut-être son
souffle, un rai de lumière. Certes, tout consistance et une actualité saisis- propre sens de la surprise : il distille
flanche, tout s’enfonce progressive- santes qui en feraient presque un de petits accidents verbaux qui as-
ment, comme Winnie dans Oh les texte réaliste si elles n’étendaient pas surent le triomphe permanent de
beaux jours, dont n’apparaît plus que son potentiel allégorique en frap- l’invention langagière.
la tête et qui compte les petits restes à pant chaque réplique et didascalie
voir et à dire. Cependant il subsiste d’une étonnante exactitude. FOIRADES ET DRAMATICULES
toujours des crânes éclairés, des souve- La canicule renforçait ma convic- Peu à peu, Beckett sera sorti des re-
nirs de citations, des murmures à peine tion que Beckett n’est pas un écri- lations construites et des situations
audibles et d’infimes déplacements. Le vain de l’absurde et qu’il est encore déterminées. Des pièces et des ro-
néant ne gagne jamais définitivement. moins un auteur métaphysique. Ou, mans, il passe aux foirades et aux
Beckett lui préfère des éclipses de vi- faut-il dire, c’est à force d’un réalisme dramaticules. Le quadrilatère
sages et de voix qui disparaissent et ré- aux mille petites dénotations frag- sisyphéen laisse place à de petites
apparaissent dans une grisaille qui est mentaires que Beckett devient un fugues sans origine, et les variations
moins la couleur du désespoir qu’une auteur métaphysique, après avoir répétitives se brisent au profit d’un
vibration lumineuse. traversé le feu de toute forme de flux unique qui tombe à plat, en une
Le halo catastrophiste des œuvres réalité, politique, historique, char- seule fois. Les paysages construits
beckettiennes peut s’accorder à nos nelle, mentale, physique. Les godil- (au ras du sol ou au sommet d’une
imaginaires contemporains, toutefois lots d’Estragon appartiennent au colline) le cèdent à des objets sans
il ne porte aucun message sur la fin des monde des tranchées comme le mo- fond, flottants, saisis, sans lien. La
temps. Les grands discours y flottent nologue de Lucky sort d’une gueule peau des récits se craquelle comme
comme des spectres qui font plutôt rire cassée. Impossible de dire si le trau- le parchemin qui fait office de chair
que pleurer, laissant place à des lo- matisme qui traverse En attendant pour les figures du Dépeupleur. Les
giques sérielles, à des phénomènes so- Godot est brûlant ou apaisé. Beckett mondes sont saisis à l’arrêt et de-
nores et visuels. Lire, voir, écouter y a cependant glissé de nombreuses viennent inhabitables, comme si
Beckett, jusqu’au bout de ses amoin- références personnelles à la guerre tout finissait sur un souffle et « un
drissements, exige d’assumer le désen- qu’il a vécue, jusqu’aux noms espace jonché de vagues détritus ».
chantement, même si l’on continue à propres du village et du propriétaire Moins il aura été réaliste, plus il aura
chanter. Pour le meilleur ou pour le qui l’avaient accueilli, lui l’écrivain crispé son langage, plus Beckett aura
pire. Ou, comme il l’écrit, pour « le et résistant réfugié. été exactement politique. 
moindre meilleur pire ». 

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 85


dossier Samuel Beckett

Les visages
e tous les portraits

d’une œuvre
Les photos de l’écrivain semblent issues de ses textes,
d d’écrivains, ceux de
Samuel Beckett sont
parmi les plus re-
connaissables et les
plus attachants. Il faut
dire qu’il est bel homme, que son re-
gard porte. Et l’intuition d’un lien
entre beauté intérieure et beauté exté-
rieure est profondément enracinée en
comme s’il en était l’un des personnages – à moins qu’il nous. C’est ainsi, et nous nous jouons
ne jette « une image en pâture à la renommée ». bien des tours, certains de voir dans
Par Jakuta Alikavazovic la symétrie d’un visage quelque chose
du cœur tapi plus bas.
« Les traits mélangés de saint Fran-
çois et de Gary Cooper », écrit Pierre
Michon de Samuel Beckett. Ou, plu-
tôt, du portrait de Samuel Beckett
pris par Lutfi Özkök à l’automne
1961, qui parvient, dit-il, à représen-
ter en même temps les deux corps du
roi : « verbe vivant et saccus merdae ».
L’immatériel et l’enveloppe physique,
appelée à la dégradation et à la mort.
Visage en lame de couteau, nez pro-
noncé, prunelle limpide et clair-
voyante, auréole de cheveux blancs. Il
y a une grâce certaine aux photogra-
phies de Samuel Beckett. Et cette
grâce vient en effet d’une réconcilia-
tion temporaire entre le corps humain
et cette chose impalpable et imperson-
nelle que nous nommerons « l’essence
de la littérature ». La concordance, ici,
est d’autant plus miraculeuse que ces
deux dimensions travaillent la plupart
du temps l’une contre l’autre.
Nous avons tous, je pense, le souve-
nir d’une déception secrète à décou-
vrir la mine d’un auteur qui « n’a pas
la tête » de ses livres. Moi, ce fut J. G.
Ballard, qui ne ressemblait en rien
– en apparence – à l’auteur de Crash.
Pourtant, comme j’en suis venue à
chérir ce bon père de famille au visage
poupon, qui tranquillement tordait la
seconde moitié du XXe siècle en Occi-
dent pour en extraire tout l’impensé,
toute la folie !

Née à Paris d’une mère bosniaque et d’un


père monténégrin, l’écrivaine Jakuta
Alikavazovic a été élève de l’École normale
supérieure de Cachan et est agrégée
OZKOK/SIPA

d’anglais. Lauréate du prix Goncourt du


premier roman en 2007 avec Corps volatils
(Points), elle a dernièrement publié le
Portrait de Beckett par Luti Özkök (1961). roman L’Avancée de la nuit (L’Olivier, 2017).

86 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


D’ailleurs, et si cette coïncidence entre
deux formes d’incarnation n’était
qu’un jeu ? Dans L’Apiculture selon Sa-
muel Beckett, Martin Page invente un
Beckett qui a pris le parti de se dégui-
ser en Beckett pour ses apparitions so-
ciales : « Quand il s’agissait d’être pris
en photo ou d’assister à une obligation
sociale à laquelle il n’avait pu échap-
per, il rasait sa barbe, il faisait couper
ses cheveux et il mettait ses vêtements
sobres. […] Il jetait une image en pâ-
ture à la renommée. Pour s’en sortir,
il faut être connu et, pour être connu,
il faut être reconnu, c’est-à-dire iden-
tifiable, être un personnage, une fic-
tion. Esse est percipi. Mais on n’est pas
obligé d’être son personnage : on peut
mentir et enlever le costume une fois
rentré chez soi. »
Et si la figure beckettienne iconique
que nous connaissons n’était elle-
même qu’un personnage ? Une straté-
gie de camouflage élaborée ? Pour
vivre heureux, vivons cachés. Au
fond, n’est-ce pas ainsi que nous
déambulons, les uns et les autres, dis-
simulés derrière nos propres sourires,
nos propres visages ?
Si c’est le cas, si l’enveloppe visible
est un déguisement, qu’est-ce qui ap-

JOHN HAYNES/LEBRECHT MUSIC & ARTS


paraît derrière elle ? J’aurais tendance,
moi, à dire : l’œuvre.

« DEUX YEUX DONNÉS BLEUS


DE PRÉFÉRENCE »
« Davantage de gens reconnaissent
une photographie de Beckett qu’une
phrase de Beckett », déplorait il y a Portrait par John Haynes (1973).
peu l’un de mes amis. Cet accent mis
sur le visible, sur la séduction exercée
par un visage, une allure, on la dé- Il est juste de critiquer la passion su- tenu et réfléchi qui émane de ses por-
nonce, souvent à juste titre. En 1898, perficielle, l’obsession pour un visage traits a peu à voir avec la démesure
dans une nouvelle intitulée « John qui finit (ou commence ?) par détour- physique propre à son œuvre, où les
Delavoy », Henry James se livrait déjà ner de l’œuvre. Mais que l’on me per- enveloppes charnelles traversent tous
à la satire d’une société où l’on déploie mette une hypothèse : et si les por- les états et où toutes les fonctions sont
une énergie considérable à explorées, avec une prédi-
s’approprier le portrait d’un Les traits mélangés de saint lection pour celles, dites
auteur défunt… plutôt qu’à basses, du sexe et de la di-
évoquer son œuvre. Et François et de Gary Cooper. gestion. Et si l’allure de
même pour ne pas avoir à Beckett nous rassurait, face
en parler. Le portrait, c’est ce qui traits de Samuel Beckett nous aidaient à une œuvre monumentale, monu-
compte. L’article sincère est refusé au au contraire à le lire ? Il a la tête de mentalement inquiétante ?
profit d’une bafouille de circonstance, l’emploi : il est, Pierre Michon l’écrit Sans compter que ce visage, gravé
qui ne dit rien des écrits de feu John merveilleusement, le roi. Je ne suis pas dans nos mémoires, plutôt que d’oc-
Delavoy. Mais qu’importe, puisque certaine, pourtant, qu’il ait la tête de culter l’œuvre, peut contribuer au
les lecteurs verront sa tête ? ses livres. La dignité du corps droit, contraire à en incarner certains
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 87
dossier Samuel Beckett

retenue me paraissent soudain com-


À LIRE poser avec une conscience aiguë de
REPÈRES nos déchirements, de notre destin
1906. Naissance dans le comté de mortel. Peut-être, donc, que les por-
CORPS DU ROI,
Dublin, dans une famille protestante. Pierre Michon, traits de Beckett nous aident à le lire.
1920. Jeunesse au pensionnat, éd. Verdier, À moins bien entendu que ce ne soit
où il pratique de nombreux sports : 102 p., 10,14 €. l’inverse ? Peut-être qu’il faut l’avoir lu
natation, cricket, tennis… pour être profondément ému par ces
1923. Il est remarqué par son images d’un homme qui, la tête
professeur de littérature française droite, scrute les gouffres intérieurs et
à Trinity College. extérieurs.
1928-1930. Devient lecteur à L’APICULTURE SELON
l’École normale supérieure à Paris. SAMUEL BECKETT, VIEUX PUNK
Il publie un essai sur Proust. Martin Page, Mon Beckett à moi apparaît dans une
1931. Nommé à Trinity College,
éd. Points, photographie prise par John Haynes
96 p., 4,90 €.
il démissionne rapidement. Écrit son en 1973. Tête de trois quarts, sur fond
premier roman, non publié. Entame noir. Ses rides sont profondes, ses che-
une psychanalyse à Londres. veux blancs lui font une sorte de crête
1934. Son recueil de nouvelles plutôt qu’une auréole, il porte de pe-
Bande et sarabande est interdit tites lunettes de soleil. Il ne sourit pas.
en Irlande. aspects. L’une des phrases les On dirait une rock star. Ou un vieux
1937. S’établit à Paris. Publie plus connues du Dépeupleur est : « Et punk. Il a eu le Nobel quelques an-
le roman Murphy. s’il était possible de suivre de près pen- nées plus tôt, en 1969, ça n’a pas l’air
1939-1944. S’engage dans la
dant assez longtemps deux yeux don- de l’enchanter. Évidemment, je pro-
Résistance et se réfugie en Provence nés bleus de préférence en tant que jette, et cette photographie, comme
avec Suzanne Deschevaux-Dumesnil, plus périssables on les verrait s’écar- toutes les autres, en dit autant sur moi
sa compagne jusqu’à la in de sa vie. quiller toujours davantage et s’injec- que sur son sujet.
1945-1953. Travaille pour la ter de sang de plus en plus et les pru- J’aime ce portrait car on ne voit pas
Croix-Rouge en Irlande, puis s’installe nelles se dilater progressivement ses yeux. Pourtant, on voit son regard
à Paris. Il publie en 1951 Molloy jusqu’à manger la cornée tout en- – et ce d’une façon qui me semble pro-
et Malone meurt, rédigés en français. tière. » Ces « yeux donnés bleus de fondément beckettienne. Dans les pe-
1953. Première d’En attendant préférence », abstraitement, telle une tits verres noirs, ovales, de ses lunettes,
Godot. Il rallie les éditions de Minuit hypothèse mathématique, sont inévi- ses mains se reflètent. Il tient quelque
et se traduit lui-même du français tablement pour moi ceux de Beckett chose, des papiers, un journal. On
à l’anglais. Publication du roman dans ses photographies. Et cela, ce voit ses doigts. Son pouce.
L’Innommable, écrit en 1949. lien entre un homme qui est mort, Cette photographie, que j’aime
1958. La Dernière Bande. que je n’ai pas connu, et une phrase pour des raisons discutables (l’amour
1963. Oh ! les beaux jours. qui ne mourra pas et que je connais des vieux punks, mettons), je l’aime
1965. Écrit et coréalise Film.
bien, cela m’est précieux, d’une façon aussi pour de très bonnes raisons. Car
intime qui n’a pas grand-chose à voir elle me rappelle quelque chose d’es-
1969. Prix Nobel de littérature. avec la séduction superf icielle sentiel, je crois, à toute entreprise ar-
1982. Écrit la pièce Catastrophe, qu’exerce un beau visage. tistique : la valeur de la main, celle qui
en soutien à Vaclav Havel. Autre exemple. Voici mon poème écrit, celle qui peint, celle que l’on se
1989. Meurt à Paris, quelques mois préféré de Beckett : passe sur le front dans un moment de
après sa femme. fin fond du néant découragement ou que l’on brandit
au bout de quelle guette dans l’enthousiasme. Car elle me rap-
l’œil crut entrevoir pelle surtout que, chez Beckett, la
remuer faiblement main est un autre œil : « Il ne tâtonne
la tête le calma disant pas, malgré le noir, n’allonge pas le
ce ne fut que dans ta tête bras, n’écarquille pas les mains, ne re-
DONDERO/LEEMAGE

Ce clivage humain, si humain, entre tient pas les pieds avant de les poser. »
l’œil et la tête, entre la tête et elle- Sans cette photographie-là de John
même, qui n’est jamais là où l’on croit, Haynes, ce n’est pas la tête de Samuel
qui n’est jamais contenue strictement Beckett que j’aurais oubliée, c’est cette
En 1959, devant le siège des éditions de en elle-même, me touche d’autant phrase de Pour finir encore et autres
Minuit, de gauche à droite : Claude Simon,
Alain Robbe-Grillet, Robert Pinget, Jérôme plus que je suis en mesure de l’associer foirades (Minuit, 1976) qui serait pas-
Lindon, Beckett et Nathalie Sarraute. à un visage dont la dignité et la sée inaperçue. 

88 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


Fin de partie À LIRE
LETTRES IV, 1966-1989,

épistolaire
Samuel Beckett,
édition de George Craig
et al., traduit de l’anglais
(Irlande) par Gérard Kahn,
éd. Gallimard, 960 p., 58 €.

Le quatrième et dernier tome de la correspondance


de Beckett vient de paraître. Le jeune chien fou du premier
volume, loin derrière lui, laisse place à des mots de plus
en plus lapidaires, à la fois doux, humbles et fulgurants.
Par Alain Dreyfus

g
« iacometti mort. George De-
vine mort. Oui, conduis-
moi au Père-Lachaise, en
brûlant les feux rouges »,
écrivait Samuel Beckett à son amie Ja-
de l’échec et empereur de l’indigence
au soir de sa vie, dont on publie au-
jourd’hui le dernier des quatre tomes
de la correspondance.
Ce préambule en forme de descente
perclus. Peut-être. Il n’empêche. De
cette carcasse dont il détaille à vif le
délabrement à ses correspondants sont
sorties des pépites éclatantes dont la
brièveté abonde la charge corrosive :
coba Van Velde en janvier 1966. Bien aux enfers (La Divine Comédie est res- Le Dépeupleur, Pas moi, Compagnie,
dit, mal vu : l’auteur de Godot dut at- tée jusqu’au bout son livre de chevet) Mal vu mal dit, Quad, Cap au pire,
tendre encore vingt-quatre ans pour pourrait faire croire que cet ultime re- Foirades et Soubresauts, entre autres. Il
tomber, le 22 décembre 1989, dans le cueil n’est qu’un compte rendu ressassé est étonnant que le dernier tome soit
trou creusé à son intention non au des claudications d’un vieillard le plus épais de tous : les années
Père-Lachaise, mais au cimetière du
Montparnasse. Tout le temps, donc,
pour goûter aux aléas de l’existence et
à son lot d’emmerdements : santé et
vue chancelantes, hécatombe d’êtres
aimés, sollicitations en tous sens, pro- UN IMMENSE CHANTIER
blèmes récurrents avec les adaptations Ces quatre tomes sont le fruit du travail de
de ses pièces dans le monde entier, plus de quinze ans réalisé par les cher-
doutes sur la validité de son œuvre, cheurs de la Cambridge University Press.
passée, présente et encore à venir. Sans Rien n’a été simple. Beckett avait conié à
oublier le pire : l’attribution du prix son éditeur et ami Jérôme Lindon (Les Édi-
tions de Minuit) de strictes directives en
LOUIS MONIER/GAMMA

Nobel en 1969 (« une catastrophe »,


1968 : « Je compte sur toi, en tant que mon
dit-il quand il l’apprit). exécuteur littéraire, pour t’opposer à toute
publication de mes lettres, sous quelque
LE JOURNAL D’UNE CARCASSE forme que ce soit. » Avant, en 1985, de lui
« Qu’ai-je à raconter ? Peu de chose » ; Juillet 1985 : Beckett avec son éditeur, ami et futur laisser des instructions plus ambiguës :
« Pas grand-chose à raconter » ; « Ja- exécuteur testamentaire, Jérôme Lindon. « Je veux bien qu’on publie mes lettres
mais eu moins à raconter » ; « Moins après ma mort, mais uniquement celles qui
que jamais à raconter » ; « Strictement concernent mon œuvre. » La vie et l’œuvre étant comme toujours indémêlables à démê-
rien d’intéressant à raconter » ; « J’ai- ler, les éditeurs britanniques se sont engoufrés dans la brèche dès la mort de Jérôme
merais bien avoir quelque chose d’in- Lindon, en 2001. Il leur a fallu alors s’attaquer à quelque 15 000 lettres, rédigées en anglo-
téressant à raconter » ; « Sur moi, rien irlandais, en anglais, en français et en allemand, trufées qui plus est d’incises en italien,
en latin et en grec. La multiplicité des idiomes ne représente qu’une partie des diicultés
de racontable à raconter » ; « Ne trouve
rencontrées : au dire des graphologues, Beckett détient – c’est tout lui – la palme de l’écri-
rien d’autre d’inintéressant à racon- ture la plus indéchifrable de tous les épistoliers du XXe siècle. Pour corser le tout, il utili-
ter » ou encore, pour les latinistes, sait pour son courrier tout ce qu’il avait sous la main : pages arrachées, versos d’invitation
« De nobis nihil d’un quelconque in- froissés, bristols maculés, pochettes d’allumettes, etc. Peu de soulagement à attendre
térêt ». Pour la plupart adressées à son des rares courriers dactylographiés : Beckett usait jusqu’à la corde les rubans de sa Re-
amie et amante Barbara Bray, ces va- mington… L’ensemble inclut non la totalité de la correspondance collectée, mais une sé-
riations sur le même thème donnent lection de 2 500 lettres, à quoi il faut ajouter les 5 000 dont il est question en notes. Pour
idée de la tonalité morose du virtuose publier l’intégralité, il aurait fallu une vingtaine de volumes. A. D.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 89


dossier Samuel Beckett

Franz Kaltenbeck y lit une évocation

CE QU’IL APPREND très réussie de la Chose : « Comme si


souvent dans son œuvre, Beckett pro-

AUX PSYCHANALYSTES cède par l’understatement. La Chose


n’est pas retranchée dans un espace
transcendantal, l’homme n’en est pas
si bien séparé, contrairement à ce qu’on
Lecteur de Freud dans sa jeunesse, Beckett donne à expérimenter pourrait croire quand on lit le sémi-
des dimensions ou notions très difficiles à formuler. naire L’Éthique de la psychanalyse, dans
Par Geneviève Morel lequel Lacan situe plutôt la Chose dans
un lieu interdit et inaccessible à toute
représentation signifiante (3). »

B
eckett entre en analyse obscure de mon prochain ou de moi-
avec Bion au début des an- même que, selon Freud, je ne peux ni « ON DIRAIT UN MÔME »
nées 1930 à la suite de la regarder en face ni même identifier. Franz Kaltenbeck a suivi, en prison,
mort de son père, auquel À suivre Franz Kaltenbeck, il s’agi- des personnes qui avaient martyrisé
il était très attaché. Il lit Freud et s’in- rait non seulement d’une anticipation puis tué un enfant. Il voulait notam-
téresse au concept de pulsion de mort, mais aussi d’un infléchissement voire ment comprendre pourquoi des pa-
dont Lacan fera un support essentiel d’une correction de Lacan par Beckett. rents s’acharnent sur un de leurs en-
de la jouissance, conçue fants tout en prenant soin des
comme un au-delà du prin- autres. Que représentait-il donc
cipe de plaisir freudien, pour eux ? En mettant en scène
qu’elle soit excès de plaisir ou des enfants bien étranges,
de souffrance. Ainsi, l’écri- Beckett donne des pistes : ainsi
vain lie explicitement son l’enfant messager d’En attendant

COURTESY OF DARTMOUTH COLLEGE LIBRARY


« amour des pierres » à la ten- Godot, qui doit parler d’une voix
dance à retourner à l’état mi- qui lui donne l’air de venir d’un
néral que Freud a supposée autre monde, ou celui, encore
aux êtres vivants (1). plus fantomatique, de Fin de
Le psychanalyste Franz partie (1957), une pièce écrite
Kaltenbeck note que c’est pendant le deuil de son frère.
justement le problème de la La pièce comporte quatre per-
permutation des seize pierres sonnages : Nell et Hagg, qui
à sucer qui amène Molloy, vivent chacun dans une pou-
dans le roman du même Beckett à 4 ans sur les genoux d’une tante en haut à droite.
belle, sont les parents de Hamm,
nom, à l’évocation de l’éten- À gauche de la photo, sa mère. Assis devant lui, son frère Franck. dont Clov est le serviteur.
due de l’océan comme d’un Hamm se considère comme le
objet leurrant le désir : « On s’en ap- Il le démontre à partir de Watt, écrit père adoptif de Clov, qui reconnaît
prochait, oui, pour voir ce que c’était, en grande partie entre 1941 et 1944 à seulement que Hamm lui a « servi de
si ce n’était pas un objet de valeur, pro- Roussillon, où Beckett se cachait de la cela » (pourquoi ne peut-il pas dire « de
venant d’un naufrage et rejeté par la Gestapo. Watt est confronté par Ar- père » ?). Or la pièce est traversée par
tempête. Mais, en voyant que l’épave sène, qui l’a précédé au service de une « histoire » énigmatique d’enfant,
vivait, convenablement quoique M. Knott, à la chaîne des noms des racontée par Hamm. Il s’agit d’un père
pauvrement vêtue, on s’en détour- serviteurs successifs, qui débouche sur qui rampe à plat ventre et lui demande
nait (2). » Cet objet énigmatique, en le néant. Il saisit alors qu’il se trouve de l’accueillir avec son enfant. Hamm
même temps attractif et répulsif, n’an- entre deux morts : au-delà d’une cer- aurait pris le père à son service mais,
ticipe-t-il pas le fameux objet a, que taine limite, les noms de ses ancêtres comme son « roman » est plusieurs fois
Lacan a défini comme la cause du dé- sont perdus, mais il subira lui aussi le interrompu, on ne sait pas ce qu’il est
sir ? Un objet d’angoisse ou de jouis- même sort et sera oublié. Seule l’écri- finalement advenu de l’enfant.
sance selon le contexte, hérité du ture saura parer au néant. Pas étonnant À la fin de la pièce, Hamm exige que
concept de « la Chose », cette part que Watt voie se dédoubler Arsène Clov monte sur un escabeau pour lui
entre présence et absence, à l’aube du décrire le dehors. Fin de partie anticipe
Psychanalyste, Genevève Morel est l’auteur
jour où il entre en fonction. sur la fin du monde, ou du moins sur
de Clinique du suicide (Éres, rééd. 2010). Le jour qui se lève est décrit comme une grave crise écologique : la lumière
Elle collabore à la revue Savoirs et clinique. une substance qui s’infiltre partout. est grise, la terre inondée. Clov regarde

90 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


passant, les lettres sont de plus en aussi la correspondance de la Seconde
cette « dégoûtation » puis pousse un plus courtes. Mais Beckett, allergique Guerre mondiale, période peu propice
cri, se tourne vers Hamm et dit « avec au téléphone, ne laissait jamais ses cor- à l’exercice épistolaire. On sait par son
effroi » : « On dirait un môme. » Or respondants, quels qu’ils soient, sans biographe James Knowlson (1) que
d’où pourrait bien venir ce « môme », réponse. Le Nobel lui valut un tel af- Beckett a rejoint très tôt la Résistance
si ce n’est justement du « roman » ra- flux de notoriété et de courrier qu’il en connaissance de cause, pour avoir
conté par Hamm ? L’enfant hors les l’empêchait de se consacrer à son tra- sillonné dans les années 1930 l’Alle-
murs aperçu par Clov, qui le qualifie vail comme il dit le vouloir. magne nationale-socialiste. De Paris
de « procréateur en puissance » (peut- d’abord, où il traduisait des docu-
être une allusion à ses pères), est un « TRUCS DE BOY-SCOUTS » ments pour les renseignements britan-
enfant qu’il faudrait « exterminer », À présent complète, cette somme ap- niques. Lorsque sa cellule fut repérée
selon le mot de Hamm. Prisonnier du paraît comme une pièce clé du puzzle par la Gestapo, il s’enfuit avec Suzanne
récit interrompu de Hamm, Clov, le beckettien. Érudites, empathiques, dans le Roussillon, en zone libre. Il tra-
fils adopté, aura halluciné cet enfant burlesques souvent, comme si Keaton vailla d’abord dans une ferme, puis
qui assiège la maison de celui qui est ou Sennett y inséraient des slapsticks, combattit aux côtés des maquisards.
surtout devenu son maître. Clov aper- la plus grande part des Beckett n’aimait guère
çoit au-dehors l’enfant qu’il a été, un lettres, qui courent de Ne trouve s’épancher sur ces
enfant rejeté jusque dans la fiction de 1929 à 1989, n’ont pas « trucs de boy-scouts »
Hamm, donc forclos du symbolique, la tonalité vrillée de
rien d’autre qui lui valurent la
et qui revient dans le réel selon la for- mélancolie de ce d’inintéressant croix de guerre à la
mule de Lacan. Cette interprétation tome IV. Se dessine à raconter. Libération.
est corroborée par les indications de sur la longue durée la De l’autoportrait dif-
Beckett lui-même sur la mise en figure d’un artiste ouvert avec une gé- fracté du jeune artiste en chien fou,
scène : le « roman » de Hamm évoque nérosité illimitée aux œuvres des lecteur à l’École normale supérieure,
l’arrivée de Clov enfant dans sa mai- autres : ses adresses aux amis sont secrétaire de James Joyce, esthète tous
son. Celui-ci est probablement resté striées de raccourcis saisissants, ciselés azimuts, ivre de savoirs et d’alcools
un temps tout seul, son père étant par une infaillible spontanéité. Elles forts, au vieil homme décharné,
mort sur le chemin. Ces événements mettent au jour les ressorts effroyable- humble et lapidaire, en passant par
du passé ont créé l’effroi dans lequel ment comiques des zombis qui déam- l’effervescence des « années Godot »,
baigne toute la pièce. bulent dans l’espace de ses romans et apparaît en filigrane la silhouette in-
Le « môme » halluciné qui apparaît de ses pièces. Des gens aux noms bi- finiment élégante de celui qui y met-
à Clov, ce « procréateur en puis- zarres, des Watt, des Krapp et des tait du sien pour faire rendre gorge
sance » qu’il craint tant, répond donc Gogo, toujours un peu gênés aux en- aux mots et les faire passer aux aveux.
à la rupture de « l’histoire » brisée de tournures, échangeant entre eux des Par défi et par défaut. En 1985, Libé-
l’enfant forclos par Hamm. « Ce n’est insanités insensées, même coincés ration avait soumis 400 écrivains du
plus une fiction. Il relève du réel (4). » dans des jarre s avec seule la tête qui monde entier à la question « Pourquoi
Et cet enfant est, encore une fois, dépasse. On cherche ce qui manque. écrivez-vous ? ». Fameuse réponse de
voué à la mort par Hamm. Selon Sont absentes les lettres à Suzanne Beckett : « Bon qu’à ça. » 
Franz Kaltenbeck, cet enfant becket- Dechevaux-Dusmenil, sa compagne
tien, d’abord laissé tout seul, puis re- puis épouse, rencontrée en 1930, à qui (1) Beckett, James Knowlson, traduit de l’anglais
jeté par celui qui se donne comme il survivra à peine cinq mois. Manque par Oristelle Bonis, éd. Solin/Actes Sud, 1999.
son père adoptif, cet enfant qui re-
vient ensuite dans le réel comme une
hallucination, effrayante pour ses pa- extrait
rents mais peut-être aussi pour lui-
même, pourrait éclairer le statut opa-
que de ceux « qui ne sont pas tout à
À PROPOS DE PROUST
fait de ce monde » pour leurs parents « J’ai lu le premier volume de Du côté de chez Swan, et je le trouve étran-
criminels. 
gement inégal. Il y a des choses incomparables – Bloch, Françoise, tante
Léonie, Legrandin –, et puis des passages qui sont d’une méticulosité pénible, artiiciels
et presque malhonnêtes. Il est diicile de savoir quoi en penser. Il maîtrise si absolu-
(1) Beckett, James Knowlson, éd. Actes Sud, ment sa forme qu’il en devient le plus souvent l’esclave. Certaines de ses métaphores
« Babel », 2007.
illuminent une page entière et d’autres semblent obtenues laborieusement dans le plus
(2) Molloy, Samuel Beckett, éd. de Minuit, 1951.
(3) « La psychanalyse depuis Samuel Beckett »,
terne désespoir. […] Sa loquacité est certainement plus intéressante et habile que celle
Savoirs et clinique, Franz Kaltenbeck, n° 6, 2005. de Moore, mais pas moins débordante, le vomissement larmoyant de tout ce qui a été
(4) « On dirait un môme », Franz Kaltenbeck, ingurgité par des fausses dents et un ventre aligé de coliques. Je pense qu’il buvait
Savoirs et clinique, n° 21, oct. 2016. trop de tilleul. Et quand je pense qu’il faut que je le contemple sur son siège de cabinet
pendant 16 volumes ! » Extrait d’une lettre à Thomas MacGreevy, Kassel, été 1929.

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 91


dossier Samuel Beckett

Sans relâche
Comédie-Française avec Fin de partie,
une pièce qu’il juge « plus inhumaine
que Godot ». Le metteur en scène, Gil-
das Bourdet, jugeant que « l’usage du
gris » est devenu « la marque d’une
Toujours intensivement mis en scène, Beckett certaine bienséance culturelle »,
n’a jamais connu de creux de la vague dans les théâtres. troque donc la « lumière grisâtre »
Les créateurs contemporains proposent de nouvelles pour un décor « framboise écrasée »
lectures de ses pièces, mais aussi de ses autres textes. et « sang de bœuf ». Informé par son
éditeur, Jérôme Lindon, Beckett met
Par Jean-Pierre Thibaudat son veto. La pièce se jouera finalement
devant un décor recouvert d’une

c
bâche. Beckett meurt peu après, le
’était un jour de janvier (l’avant-dernière répétition, avant la 22 décembre 1989.
1984, au crématorium du générale), qu’il juge « désastreuse »,
Père-Lachaise. Par une comme il le confie dans une lettre à « DÉMERDEZ-VOUS »
« lumière grisâtre », comme Barbara Bray le 24 mars 1960. Il re- Commence alors une nouvelle
il est indiqué au début de Fin de partie. vient le lendemain avec des proposi- époque, qui se poursuit aujourd’hui.
Assis, enveloppé dans son manteau en tions que le metteur en scène et l’ac- Celle de l’après. Celle où Beckett dit
veau retourné, Samuel Beckett atten- teur écoutent à peine. « Alors je me aux générations futures : « Démerdez-
dait que le corps de son ami Roger Blin suis énervé, j’ai dit “démerdez-vous” vous. » Les ombres des créateurs de ses
fût consumé. Les crémations n’étaient et je me suis tiré. Terminé pour moi pièces s’éloignent, les exigences de
pas alors monnaie courante dans le mi-
lieu du théâtre, et plus d’un manifesta
des signes d’impatience, certains quit-
tèrent même les lieux. Beckett resta
jusqu’au bout, sans bouger. Blin était
son cadet de un an, c’est à lui qu’il avait
donné sa première pièce après avoir vu
deux fois sa mise en scène de La Sonate
des spectres, de Strindberg, donnée de-
vant un public plus que clairsemé.
Roger Blin met en scène En atten-
dant Godot au Théâtre de Babylone en
janvier 1953. Quatre ans plus tard, c’est
Fin de partie (la pièce lui est dédiée).

PASCAL VICTOR/ARTCOMART
Beckett assiste aux répétitions. Il ne se
contente pas d’y assister comme il
l’avait fait pour Godot. Il intervient.
Non seulement pour modifier le texte
mais aussi pour discuter de la mise en
scène. « Ses rapports avec Blin et Mar- Catherine Samie, dans Oh les beaux jours, mis en scène par Frederick Wiseman
tin [Jean Martin, l’un des quatre ac- (Théâtre du Vieux-Colombier, Paris, 2005).
teurs qui créèrent Godot] tournent par-
fois au vinaigre », note son biographe, avec Blin » (même lettre). Par la suite, l’auteur aussi, les différences de re-
James Knowlson. Beckett allait souvent mettre en scène gistre entre ses textes écrits pour le
En 1960, Roger Blin crée en fran- ses propres pièces, les nouvelles théâtre, ses romans et ses courts textes
çais la troisième pièce de Beckett, La comme les anciennes. Il aura tôt fait s’estompent, l’écriture de Beckett est
Dernière Bande. Il doit jouer le rôle de se réconcilier avec Roger Blin, qui une. Sauf erreur de ma part, c’est en
unique de Krapp mais le confie fina- allait créer bientôt Oh les beaux jours 1981, lorsque le Festival d’automne
lement à René-Jacques Chauffard. avec Madeleine Renaud. Lors de la re- affiche treize spectacles Beckett à l’oc-
Beckett assiste à la couturière mise de son prix Nobel de littérature casion de ses 75 ans, qu’est mis en
et de la somme d’argent qui va avec, scène pour la première fois en français
Journaliste, écrivain et critique (longtemps il enverra un chèque à Blin avec ce l’un de ses textes non destinés au
pour Libération), Jean-Pierre Thibaudat
a publié dernièrement Le Festival mondial
mot : « Ni non, ni merci. » théâtre, Premier amour, par Christian
de Nancy, une utopie théâtrale (1963-1983) En 1988, Samuel Beckett, à 82 ans, Colin. Il y a là une brèche qui ne fera
(Les Solitaires intempestifs, 2017). entre enfin au répertoire de la que s’agrandir au fil du temps.
92 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018
On observe aujourd’hui deux voies. cosignent la mise en scène de Godot d’une nappe noire qui lui coupe le
La première est celle des pièces à part en 2014, confient les rôles de Vladi- corps, le texte dialogue avec ses bras
entière, devenues, pour certaines, des mir et Estragon à deux acteurs ivoi- et son visage raviné de sillons ; en
classiques. La seconde est mixte : riens, si bien que ces derniers attendent 2017, debout, arpentant l’espace, s’as-
textes théâtraux moins connus car Godot comme deux émigrés africains seyant dans le public, paré d’un man-
plus extrêmes, qui excellent dans le teau vert et tenant une baguette, il or-
moindre, et textes non théâtraux, une De son vivant, chestre les mots avec un appétit
voie plus minoritaire mais essentielle. canaille. Le même Merlin dans La
En attendant Godot, Fin de partie, La il peut mettre son Dernière Bande, sous le regard d’Alain
Dernière Bande, Oh les beaux jours re- veto sur la couleur Françon et de Blandine Masson (il
viennent régulièrement au-devant de d’un décor. avait déjà interprété le rôle de Krapp
la scène sans avoir connu de purga- sous la direction de Matthias Lan-
toire. Devenues classiques comme les attendent le passeur qui leur facilitera ghoff), proposait une version qui avait
pièces de Shakespeare ou de Racine, le passage vers un ailleurs. Ces deux peu à voir avec celle de Robert Wil-
elles peuvent prendre des significa- dernières mises en scène ont en com- son, elle-même très éloignée de celle
tions très différentes selon le contexte mun de mettre en évidence l’humour de Jacques Weber sous la direction de
et les interprètes. sous-jacent de bien des répliques. Peter Stein, trois interprétations de
Si on peut rapprocher la mise en C’est aussi la drôlerie qui éclate dans haut vol. Il en va de même pour les
scène de l’Albanais Arben Kumbaro, la mise en scène magistrale de Fin de différentes interprètes du rôle de Win-
qui met en scène Godot à Tirana dans partie, en 2011, du peu doué pour la nie, depuis la création indépassable de
les dernières heures du règne d’Enver franche rigolade qu’est Alain Françon, Madeleine Renaud.
Hoxha, et celle de Susan Sontag, qui où Hamm est interprété par Serge On présente plus rarement les autres
textes théâtraux de Beckett (il avait
lui-même mis en scène Va-et-vient, Pas
moi, Pas pour la compagnie Renaud-
Barrault), plus minimalistes, plus
courts. Beckett les appelle parfois dra-
maticules. Bruno Meyssat s’y est attelé
cette saison, pour la seconde fois. Avec
force, comme du théâtre en apnée.
Dans tous les textes de Beckett,
quelqu’un parle, ou plutôt s’extirpe
provisoirement du silence. S’essaie au
dire. L’acteur David Warrilow, pour
TRISTAN JEANNE-VALES/ARTCOMPRESS

qui Beckett a écrit A Piece of Mono-


logue, ne disait-il pas : « Quand on re-
garde de près l’écriture de Beckett, on
s’aperçoit que toute sa prose est théâ-
trale et peut être écoutée. »
Une ligne se tend entre un poème
de 1948 où Beckett écrit « Que fe-
Vladimir (Michel Bohiri) et Estragon (Fargass Assandé) attendent Godot, tels deux émigtrés
rais-je sans ce silence gouffre des mur-
un passeur (création à la Comédie de Caen, 2014). mures » et son tout dernier poème,
écrit en 1989 avant de mourir, qui
monte la pièce avec des acteurs bos- Merlin. Post mortem, le Beckett des commence ainsi : « Folie –/ folie que
niaques lors du siège de Sarajevo, ces premières pièces est redevenu un de –/ que de –/ comment dire – » : la
versions sont loin de celle de Jean- auteur comique. tension d’un théâtre du moindre.
Pierre Vincent, qui dit avoir eu envie Sami Frey assis (en 2007), Denis La-
de monter la pièce (en 2015) après « TOUTE SA PROSE EST THÉÂTRALE » vant debout (en 2017), l’un et l’autre
avoir lu l’étude de Günther Anders On mesure le chemin parcouru à tra- sans jamais bouger, ont ainsi dit, sim-
publiée dans L’Obsolescence de vers les interprétations par Serge Mer- plement dit, Cap au pire. Dans une
l’homme, où ce dernier écrit : « Beckett lin du Dépeupleur : en 1975, dans une lumière ténue, corps dépourvu de
ne met pas en scène des nihilistes, cave du Festival off d’Avignon, assis à gestes, l’acteur lève le texte de la page.
mais l’inaptitude des hommes à être une table éclairée par une bougie, il La jeune Nathalie Nauzes va encore
des nihilistes. » De leur côté, Jean semble possédé par le texte au risque plus loin ces jours-ci : c’est dans une
Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra et de s’y brûler ; en 2003, il est sur une quasi-obscurité qu’elle dit Mal vu
Marcel Bozonnet, qui jouent et estrade derrière une table recouverte mal dit. 

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 93


dossier Samuel Beckett

« JE, QUI ÇA ? »
résultat, c’est une percée vers un
monde inexploré, où on avance à tâ-
tons pour voir, cerner l’incernable
avec les moyens du bord. Il s’agit de
Chez Beckett, celui qui parle est pris entre l’impossibilité de bien tenter, jamais de réussir (« Essayer en-
dire et celle de se taire. Il avance à tâtons, dans l’incertitude de soi. core. Rater encore. Rater mieux en-
Par Jacques Serena core » ; « J’estime qu’être un artiste est
échouer comme nul autre n’ose
échouer, que l’échec constitue son
univers, et refuser d’échouer consti-

A
vec Beckett, les repères travers le brouillard de son jugement tue une désertion »).
habituels de la fiction sans tenter de lui donner des dehors On avance en pleine incertitude. À
sont brouillés, ni espace traditionnels de clarté, de rationa- commencer par celle d’être. On
ni temps, ni début ni lisme (« Clair pour moi que l’obscu- avance avec du mal à s’y croire, à se
fin, ni intrigue ni fil conducteur. Mais rité que je m’étais toujours acharné à prendre pour soi (« Mes vases de nuit,
la révolution essentielle est celle des refouler est en réalité mon meilleur » ; en fait ils ne sont pas à moi mais je dis
personnages, les espèces d’identités « La véritable conscience, c’est le mes vases, comme je dis mon lit, ma
aléatoires qui en tiennent lieu (« Je, chaos, une commotion mentale grise fenêtre, comme je dis moi »), du mal
qui ça ? »). Le narrateur n’a plus rien à se trouver des raisons d’être (« Ce
d’omniscient, il est dans le bain Clair pour moi que je faisais là, question à laquelle je
jusqu’au cou, témoin parmi d’autres n’ai jamais su trouver la bonne ré-
dans le chaos du monde qu’il perçoit que l’obscurité que ponse » ; « Mais ce n’est pas moi, où
tant bien que mal, tant mal que pis, je m’étais toujours est-ce que je suis, qu’est-ce que je fais,
et ce narrateur témoin assume la per- acharné à refouler pendant ce temps ? » ; « Tu sais
ception confuse inhérente à l’enten- quelque chose ? Je n’ai jamais été là »).
dement défectueux de l’espèce. Pris est en réalité mon Relire Beckett me ramène à un fait
entre l’impossibilité de dire (« Rien meilleur. divers qui m’a marqué, cet Américain
n’est dicible ») et l’impossibilité de se jugé en 1970 pour de multiples délits
taire. Chez Beckett, le discours tient sans prémisses ni conclusions ni pro- et relaxé pour cause de personnalités
le personnage et non l’inverse. Et ce blèmes ni solutions ni procès ni juge- multiples. Me ramène au professeur
dernier s’efforce de restituer faits, ments » ; « Un respect instinctif pour Charcot qui, sous hypnose, faisait dis-
gestes et considérations contiguës à ce qui est réel et n’est donc pas clair courir en langues étrangères des
par nature. Quand cela passe tant femmes qui, éveillées, maîtrisaient à
Auteur de plusieurs romans, la plupart
bien que mal en mots, on est appelé peine celle de leur naissance. Me ra-
édités chez Minuit depuis 1989, Jacques obscurantiste. Ce sont les classifica- mène à Jung qui, lors d’une confé-
Serena écrit aussi pour le théâtre. teurs qui sont obscurantistes »). Le rence donnée en Irlande et à laquelle
Beckett assistait, évoquait le cas d’une
patiente qui, d’après lui, n’était jamais
née. Relire Beckett avec ces échos en
tête me l’éclaire, autant que faire se
peut. Quand le narrateur déclare
n’avoir rien à voir avec ses person-
nages, ses représentants en existence,
dit-il, ajoutant ne jamais se confondre
avec eux, puis, dans la foulée, le met-
tant en doute (« Et si après tout nous
ne faisions qu’un, malgré mes dénéga-
tions ? » ; « Quelqu’un parle de soi, c’est
ça, au singulier, voilà, un seul, le pré-
PASCAL VICTOR/ARTCOMART

posé, lui, moi, peu importe » ; « Il n’y


a pas de pronom pour moi »). Beckett
a poussé plus profond le sentiment de
Rimbaud, qui sentait que « je est un
autre ». Pour Beckett, je est une foule
Serge Merlin et Gilles Privat dans Fin de partie au Théâtre de l’Europe (Odéon), à Paris, en 2013. d’autres, et aucun en particulier. 

94 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


I. C. RAPOPORT/GETTY IMAGES
Samuel Beckett sur le tournage de son court métrage Film, à New York – la seule et unique fois où il se rendit aux États-Unis.

Par écran interposé choix audacieux, sa francophilie


(Ionesco, Robbe-Grillet, Genet, Sade)
et par plusieurs procès pour obscénité,
lors de la parution de Tropique du Can-
cer de Henry Miller, du Festin nu de
En 1964, l’écrivain met en scène le dispositif même du cinéma William Burroughs ou de L’Amant de
dans son court métrage Film, où le vieux Buster Keaton lady Chatterley de D. H. Lawrence. Au
ne cesse de fuir l’œil intrusif et implacable de la caméra. début des années 1960, il projette de
Par Gabriela Trujillo produire trois scénarios originaux de
ses auteurs phares : Eugène Ionesco,
Harold Pinter et Samuel Beckett. Seul

e
ce dernier aboutira.
n 1936, Samuel Beckett du court métrage de Samuel Beckett Le titre initial du scénario est Eye
écrit une lettre, restée sans et Alan Schneider, Film. Visiblement (« Œil »), conçu comme une « pièce
réponse, à Sergueï M. ému, le mythique acteur américain pour un œil et quelqu’un qui ne re-
Eisenstein. Il souhaitait in- avoue assister pour la première fois à garderait pas ». Peu à l’aise avec le dis-
tégrer le cours de mise en scène que le un festival de cinéma – qui plus est positif technique, le célèbre drama-
célèbre réalisateur avait créé à l’école pour un film qu’il a souvent déclaré ne turge fait appel à Alan Schneider, qui
soviétique de cinéma, le VGIK. Près de pas comprendre. avait dirigé, en 1961, la première adap-
trente ans après, en septembre 1965, L’idée de confier à Beckett la réalisa- tation d’En attendant Godot pour la
Buster Keaton est ovationné au Festi- tion de son premier (et seul) film re- télévision américaine. La caméra de-
val de Venise à l’issue de la projection vient à l’éditeur américain Barney vant se substituer à un œil humain, il
Rosset. Celui-ci avait subi quelques dé- était impératif de trouver un opéra-
Docteur en études cinématographiques,
convenues en tant que producteur teur qui relèverait le défi d’un film
Gabriela Trujillo est chargée de l’action avant de diriger Grove Press, une mai- tourné presque entièrement en caméra
culturelle à la Cinémathèque française. son d’édition qu’il fait connaître par ses subjective. C’est pourquoi Arthur
Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 95
dossier Samuel Beckett

Ornitz puis Haskell Wexler se- la ville, puis ceux d’une chambre pâle, Mais Œ, qui le traque, réussit à trou-
ront sollicités. Mais c’est finalement pleine d’yeux. ver un « angle d’immunité » : un es-
l’opérateur mythique des films de Jean Le défi de Film est de creuser dra- pace dans lequel il sort de la vision pé-
Vigo et de Sidney Lumet, frère cadet matiquement, à travers une réduction riphérique de sa proie – c’est-à-dire
des hérauts du « ciné-œil » soviétique graphique et géométrique, l’hypo- que si Œ se situe à moins de 45° par
Dziga Vertov et Mikhaïl Kaufman, thèse avancée par la philosophie em- rapport à l’axe que constitue la direc-
Boris Kaufman, qui s’en chargera. pirique de George Berkeley au tion dans laquelle avance O, ce der-
L’action de Film se situe un jour de XVIIIe siècle : Esse est percipi (« Être, nier se croit invisible. Il suffit que, par
l’été 1929 – une date quelconque, au c’est être perçu »). Dans sa correspon- accident ou volontairement, Œ dé-
lendemain de la fin du cinéma muet. dance avec Barney Rosset, Beckett passe cet angle de vision, espace de
Le rôle principal avait été proposé à écrit qu’il cherche à raconter l’histoire pure mauvaise foi, pour que l’objet O,
Charlie Chaplin puis à Zero Mostel, d’un homme si naïf qu’il prendrait au conscient de sa présence et alarmé, se
sans succès. Le comédien irlandais Jack pied de la lettre le principe de l’évêque dérobe de nouveau, poussant ainsi
MacGowran, habitué du répertoire de Cloyne. Il précise dans le scénario jusqu’à l’absurde les conséquences de
beckettien, annule quant à lui son en- que « perçu de soi subsiste l’être sous- l’axiome de Berkeley. Le tragique du
gagement quelques semaines avant le trait à toute perception étrangère, ani- personnage de O, incarné par un Bus-
début du tournage, et c’est alors ter Keaton méconnaissable, est
que l’équipe se tourne vers Bus- qu’il ne peut pas s’échapper.
ter Keaton, qui vivait reclus en
Californie. Beckett se rend aux L’ANNONCE D’UN MONDE
États-Unis pour la seule fois de SOUS SURVEILLANCE
sa vie, afin de rencontrer le co- Ce que Film rappelle est à la
médien et de participer au tour- fois l’angoisse et le désir de se
nage, qui débute à l’été 1964 sentir perçu : de ce point de
dans la ville de New York. vue, il est de toute actualité. Il
semblait annoncer le drame
UNE FUITE DÉSESPÉRÉE d’un monde sous surveillance
Film, avec son titre programma- auquel l’individu ne pourrait
tique et volontairement tauto- pas échapper. Mais, encore plus
logique, est une brève œuvre in- pathétiquement, Film figure la
classable, où le cinéma met en dystopie d’un monde où l’indi-
jeu sa capacité réflexive. Après vidu serait obligé d’être vu pour
cette unique expérience cinéma- atteindre à son essence. C’est
tographique, Beckett constate pourquoi, à l’ère des frontières
STEVE SCHAPIRO/CORBIS VIA GETTY IMAGES

l’écart entre l’intention pure, de plus en plus poreuses entre


abstraite et affolante de son scé- le public et le privé, de la poli-
nario, et l’éclat déroutant du ré- tique bling-bling et des réseaux
sultat final. Mais surtout il réac- sociaux, où il devient impen-
tive à son tour le rapport entre sable d’exister autrement que
le cinéma et la pensée, renouve- par le regard des autres, cette
lant, avec les plus simples outils œuvre est toujours, plus que ja-
formels, le rapport de l’individu mais, agissante.
à la perception. Une fois le personnage as-
Film a pour mécanisme cen- Buster Keaton et Samuel Beckett. soupi, Œ peut dévisager O.
tral une poursuite, sujet émi- Dans les mots de Beckett, « la
nemment cinématographique. La ca- male, humaine, divine », donnant recherche du non-être par suppression
méra, appelée Œ comme Œil dans la ainsi la trame narrative de son film. de toute perception étrangère achoppe
version française, cherche un objet, O De fait, O cherche à s’extraire du re- sur l’insupprimable perception de
(Buster Keaton), qui, se sachant ob- gard de ses semblables et, au-delà, de soi » : comble du tragique, Œ et O se-
servé, se dérobe. Par-delà les références tout ce qui peut figurer un regard posé raient une même entité. Beckett dyna-
au cinéma soviétique, l’aventure n’est sur lui, animé ou inanimé : un chat, mite ainsi tout geste d’occultation, de
plus urbaine, elle ne concerne plus le un chien, un perroquet, un poisson, déni, dévoilant grâce à son Film le bord
rythme de la modernité mais devient des photos, et jusqu’au regard qu’il politique et inacceptable de la lâcheté
une épopée intérieure, tragique et or- pressent dans le chromo de la divinité humaine : ce n’est pas parce que je me
ganique lorsqu’on assiste à la fuite dé- sumérienne aux grands yeux. couvre les yeux que le monde n’existe
sespérée de cet homme face à tout ce Puisque le regard des autres est pas ; et ce n’est pas parce que je feins de
qui peut le regarder, rasant les murs de source de terreur, O cherche à s’enfuir. l’ignorer qu’il ne m’atteint pas. 

96 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


Happy End de Michael Haneke (2017). Spider de David Cronenberg (2002).

CINÉ-FILS DE BECKETT égal. […] Tant mal que mal s’en vont
et jamais ne s’éloignent. Vus de dos.
Tous deux courbés. Unis par les mains
étreintes étreignant. Tant mal que mal
L’auteur est une référence majeure pour Michael Haneke et David s’en vont comme un seul. Une seule
Cronenberg : un idéal de dépouillement et d’incarnation. ombre. Une autre ombre. » Vers la
Par Sarah Chiche mort, donc.

M
À BRAS-LE-CORPS
ichael Haneke et Sa- mourir. Sa monstruosité à elle, tout en- David Cronenberg est tout aussi ob-
muel Beckett ont un fant qu’elle est, réside en ce qu’elle veut sédé par la mort et la finitude, mais il
point commun. Ils ne voir des gens mourir – et si possible les les explore, dans son cinéma comme
croient guère à la réalité filmer en train d’agoniser. Ces deux-là dans son premier roman, Consumés,
ni aux mots qui la nomment. « Nom- étaient faits pour s’entendre. Les voilà par un bord plus charnel, notamment
mer, non rien n’est nommable, dire, coincés dans une réception. Un ma- celui des transformations ou des hy-
non rien n’est dicible, alors quoi, je ne riage s’annonce. L’occasion, pour le bridations de la chair. « Pour moi, le
sais pas, il ne fallait pas commencer », vieil homme et l’enfant, de s’extraire premier fait de l’existence humaine,
dit le narrateur dans le onzième des du champ social, pour aller se livrer à c’est le corps humain. Mais, si vous
Textes pour rien. On a souvent entendu un macabre scénario qui s’improvise prenez à bras-le-corps la réalité du
ces mêmes propos dans la bouche du sous nos yeux mais dont on comprend corps humain, alors du même coup
LES FILMS DU LOSANGE/X FILME CREATIVE/WEGA FILM/COLLECTION CHRISTOPHEL - ZUMA PRESS/AURIMAGES

cinéaste autrichien. Haneke n’a jamais qu’il était peut-être bien écrit de longue vous vous confrontez à notre morta-
caché son admiration pour le dépouil- date. Il faut regarder Fantine poussant lité, et c’est une chose très difficile à
lement et la sobriété des romans et du sans ciller le fauteuil de son grand-père faire parce que l’esprit conscient de soi
théâtre de Beckett. Quand on lui de- vers une eau où il pourrait se noyer, en ne peut pas imaginer la non-existence.
mande quel est son plus grand désir de C’est impossible à faire. » Raison pour
cinéaste, il répond que c’est « d’at- Main dans laquelle Cronenberg revendique expli-
teindre l’extrême simplicité » et que la main ils vont citement, dans ses interviews, l’in-
Beckett est (avec Kiarostami, il est fluence de Beckett sur ses films La
vrai) son idole à ce niveau-là. Ce que tant mal que mal Mouche, Spider et Cosmopolis. Par-delà
l’on sait moins, c’est que la dernière d’un pas égal. la diversité de leurs sujets, ces films
scène du dernier film du cinéaste au- montrent des personnages en scène,
trichien, Happy End – un titre à la ayant en tête ces lignes de Cap au pire : dans des espaces confinés où ils vont
Beckett –, est partiellement inspirée « Peu à peu un vieil homme et un en- perdre, absurdement, tout contrôle
d’un passage de Cap au pire. Qu’y fant. Dans la pénombre vide peu à peu d’eux-mêmes comme de la situation.
voit-on ? Une gamine, à peine sortie de un vieil homme et un enfant. N’im- La tête n’y est plus. Le cœur n’y est
l’enfance, poussant la chaise roulante porte quoi d’autre ferait aussi mal l’af- plus. Et pourtant, ils fonctionnent
de son grand-père vers la mer. Il veut faire. Main dans la main ils vont tant – mais pour combien de temps en-
mal que mal d’un pas égal. Dans les core ? L’influence du grand Sam
Psychanalyste et écrivaine, Sarah Chiche
mains libres – non. Vides les mains semble du reste avoir étrangement dé-
est l’auteur d’Éthique du mikado. Essai sur libres. Tous deux dos courbé vus de teint jusque sur le visage du réalisateur
le cinéma de Michael Haneke (Puf, 2015). dos ils vont tant mal que mal d’un pas canadien, devenu son sosie. 

Juin 2018 • N° 6 • Le Nouveau Magazine Littéraire 97


le roman d'un livre

« Paris est une fête »,


ou le bouclier anti-Trump
PAR DELPHINE MINOUI
Le monde vu à travers le destin d’un texte. Ce mois-ci, Paris est une fête, d’Ernest Hemingway,
s’impose – pour la deuxième fois en peu de temps – comme une arme de résistance à l’obscurantisme.

silence, deux jours plus tard, il était en- personne armée dans le public « cela
core là, pressé contre les poitrines, blotti aurait été une tout autre histoire ». Un
au creux des mains. Dans les librairies, discours-coup de canon. Des mots qui
on se l’arrachait comme un prix Gon- blessent comme des balles. La mala-
court. Les citations de l’écrivain amé- dresse d’un homme qui frôle la stupi-
ricain inondaient l’internet. « Paris en dité. Choqués, les proches des victimes
valait toujours la peine, et vous receviez ont aussitôt rétorqué sur la Toile en dé-
toujours quelque chose en retour de ce versant leur amertume et leur colère.
que vous lui donniez », murmurait Et comme une petite bougie dans
l’une d’elles, piochée parmi les pages de l’immensité de la nuit, le récit de He-
ce joyeux hommage à la Ville lumière, mingway est discrètement ressorti des
publié en 1964. L’ouvrage fut vite pro- étagères. « Je l’ai relu d’une traite. Il me
pulsé à la première place des ventes de fallait m’abreuver de douceur. Ce livre,
biographies et autobiographies sur écrit par un Américain, a tout compris
Amazon. Comme un hymne à la paix à la vie. Il est l’antithèse du président
et à la beauté. américain », me confie un habitant du
Les mois, les années ont passé. Paris 11e arrondissement, épicentre des at-
a retrouvé ses habits de fête. La ville a tentats du 13 Novembre. Le titre du
boutonné ses atours de nouveaux codes roman-réconfort a même inspiré un
et mesures de prévention. Il a fallu se film collaboratif, Paris est une fête, at-
DR

familiariser avec les patrouilles mili- tendu à la rentrée sur les écrans fran-
taires. Mémoriser le vocabulaire anti- çais. L’histoire, qui débute dans une
terroriste. S’accoutumer aux alertes et fête parisienne, est celle d’une jeune
aux nouvelles attaques. Aux exercices femme qui s’éprend d’un garçon. Elle
es mots contre les balles… et de confinement dans les écoles, aux en- prévoit de le retrouver à Barcelone mais

l la bêtise ! Souvenons-nous,
c’était au lendemain des at-
tentats du 13 novembre 2015.
Dans un sursaut vital,
quelques Parisiens téméraires
s’aventuraient de nouveau en terrasse,
un livre, Paris est une fête, sous le bras.
À une vitesse éclair, des cortèges
d’hommes et de femmes leur emboî-
fants qui vous disent : « On s’est caché
sous les tables. On a
joué à la guerre, aux
méchants et aux gen-
tils » en rentrant à la
maison. Un Paris dif-
férent, moins inno-
cent, plus prudent.
Mais un Paris qui
rate son avion. L’appareil décolle sans

Ce livre a tout avoir


compris à la vie. Paris change, au
Il est l’antithèse rythme des événe-
du président
américain.
elle et s’écrase. Après
échappé à la
mort, son regard sur

ments qui bousculent


la capitale, comme
l’après-attentat du
tèrent le pas, déterminés à célébrer la tient debout. Bataclan. Tourné sur
vie contre la mort. Il y avait de la tris- Et puis Donald Trump a frappé. Au trois ans avec de tout petits moyens, le
tesse cousue sur les cœurs, des larmes début du mois de mai 2018, il a cité le long métrage signé Noémie Schmidt
collées sur les joues, du chagrin à l’in- 13 Novembre en pleine allocution. est le miroir d’une nouvelle génération :
fini. Et cette envie farouche de dire non Non pour évoquer la mémoire des moins candide, plus débrouillarde. Une
à la violence, aux menaces, à la folie des 130 victimes, mais pour défendre le jeunesse en quête d’un nouveau langage
armes. À l’époque, le roman d’Ernest port et l’usage des armes à feu. De la pour combattre les idées noires. 
Hemingway se faufila jusqu’au trottoir main, le président américain a mimé la
endeuillé du Bataclan. Il se glissa, entre scène du Bataclan : « Boum, viens là ! Grande reporter au Figaro.
Delphine Minoui est l’auteur
fleurs et bougies, devant les vitres bri- Boum, viens là ! » Et il a déclaré, face des Passeurs de livres de Daraya.
sées du bistrot Le Carillon, visé par les aux membres du puissant lobby pro- Une bibliothèque secrète en Syrie
djihadistes. Pendant la minute de armes, qu’avec la présence d’une (Le Seuil, 2017).

98 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 6 • Juin 2018


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