La Coupe Du Monde de Football
La Coupe Du Monde de Football
La Coupe Du Monde de Football
mondialisée
Pascal Gillon, Loïc Ravenel
Depuis le 9 juin 2006, l’Allemagne organise pour la deuxième fois la Coupe du Monde de
football. L’événement fait grand bruit car, au delà du défi sportif, on peut mesurer les enjeux
politiques, économiques et symboliques que représente l’organisation d’une telle
manifestation. Epreuve continentale confidentielle en 1930, la Coupe du Monde est devenue
un événement médiatique considérable, phase terminale d’affrontements sportifs qui, pendant
trois ans, ont mis aux prises la presque totalité des « pays » du monde.
Régulièrement, plusieurs sports affirment qu’ils sont les plus répandus, les plus mondialisés :
le volleyball grâce au nombre de fédérations nationales affiliées, l’athlétisme au travers de son
universalité, le football en raison du nombre de ses licenciés. Au-delà de cette querelle, il
n’est pas si simple de mesurer la véritable diffusion des sports dans le monde et le Comité
International Olympique l’a bien compris récemment lorsqu’il a réfléchi à la remise en cause
de la composition de son programme olympique : les fédérations nationales sont-elles toutes
actives ? Comment compter les licenciés en Asie et en Afrique ? Dans ce contexte, il est
fascinant de constater à quel point la Coupe du Monde de Football, « inventée » par un
Français, Jules Rimet, est devenue l’expression ultime et incontournable d’un sport diffusé
sur l’ensemble de la planète. En Allemagne, 32 pays luttent pour le titre final : ils sont les
rescapés des 200 équipes qui ont participé aux phases qualificatives. La compétition est suivie
dans le monde entier pour un total estimé à plus de 30 milliards de spectateurs cumulés. La
mondialisation est à l’œuvre et le football semble être son meilleur représentant.
En effet, la planète football est un monde fini où les espaces vierges ont quasiment disparu :
seuls, le Bhoutan, Brunéï, le Cambodge, Djibouti, le Myanmar (exclu), les Philippines et
Puerto Rico n’ont pas pris part aux phases de qualifications du présent mondial. L’essor et la
multiplication des moyens de transports ont rendu possible l’organisation de rencontres
continentales, puis planétaires, dans un délai raisonnable. Dans le même temps, les tensions
entre l’universalisme et le local se sont manifestées. La montée d’une culture planétaire
fonctionne de pair avec des revendications nationalistes de tous ordres : soutiens aux Etats,
revendications nationales, reconnaissances de nouvelles nations. Les joueurs participent à
cette dialectique local-global. Beaucoup vivent aujourd’hui dans un univers sans frontières,
migrant d’un pays à l’autre pour monnayer leur talent et rendent flous les critères de la
nationalité, fondement des équipes nationales. A titre d’exemple, l’équipe de Côte-d’Ivoire est
constituée de joueurs évoluant tous dans des championnats européens. Beaucoup auraient pu
jouer pour l’équipe de France. Immigrés avec leurs parents ou nés en France, ils ont choisi la
sélection africaine en fonction de différentes stratégies (sentiments identitaires, opportunité
sportive, ...).
Par ailleurs, les institutions internationales se sont renforcées tant sur les plans techniques,
économiques que politiques pour organiser la gouvernance mondiale et gérer cette
mondialisation dont elles sont l’un des éléments moteur. En choisissant les pays affiliés, en
définissant le nombre et l’origine continentale des participants, la FIFA (Fédération
Internationale de Football Association) construit la mondialisation. Elle a parfois devancé le
politique en reconnaissant des fédérations sans Etats (Slovénie en 1990, Palestine en 1998) ; à
d’autres moments, elle a freiné le processus en limitant le nombre de places accordées aux
continents africain et asiatique. En 2006, la FIFA compte désormais plus de membres que
l’ONU (207 contre 191).
Nous proposerons ici deux pistes de réflexions géographiques sur la mondialisation de cette
épreuve. La première est que nous sommes face à une mondialisation récente. On est bien
loin en 2006 des premiers errements qui ont vu pour des raisons d’éloignement les nations
sud-américaines ne pas participer à la Coupe du Monde de 1934, dans l’Italie fasciste.
Aujourd’hui, pour une nation, faire partie de cet immense tournoi est pratiquement
incontournable. Arriver dans sa phase finale est un objectif de plus en plus recherché. Quant à
y bien figurer, voire y triompher, on entre dans le domaine des fantasmes réalistes ! Trois
phases se sont succédées dans la constitution de ce qui est aujourd’hui un énorme système.
Mais, pratiquement toujours, cette épreuve a témoigné de l’état et des tensions du monde,
prenant même parfois (modestement sans doute) une dimension d’acteur.
La seconde piste est d’envisager la réussite sportive sous l’angle de la mondialisation qui
semble, pour l’instant, profiter aux nations déjà intégrées dans le système sportif. En ce sens,
le rôle de l’organisation sportive apparaît comme essentiel.
En 1930, les règles du football ont été codifiées depuis plus de 60 ans. Une première
mondialisation s’affirme à travers l’initiative de 7 pays européens qui créent la FIFA en 1904.
Il faudra plus de 20 ans d’efforts pour mettre sur pied le premier tournoi mondial spécifique
au football. Depuis 1908, les confrontations avaient lieu dans le cadre des Jeux Olympiques
mais le football ne représentait qu’une activité sportive parmi beaucoup d’autres. Les
Britanniques, progressivement dépossédés d’une domination que l’invention de ce sport leur
conférait, multiplient les attitudes ambiguës. Jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale un conflit
latent existera avec la FIFA et ils ne participeront pas à la Coupe du Monde. Ils n’apparaissent
d’ailleurs pas dans les sept pays initiateurs de la compétition.
Les deux éditions suivantes se dérouleront en Europe : en Italie puis en France. Par le jeu
élémentaire des partitions géopolitiques et de la généralisation du football sur le continent, le
nombre de prétendants s’accroît et les qualifications deviennent nécessaires. Nous
raisonnerons désormais sur le nombre de pays engagés dans les phases qualificatives et non
sur le nombre de places offertes pour le tournoi final (figure 1). De treize nations représentées
en Uruguay, le chiffre passe à 31 équipes en 1934 et 27 en 1938. Le fait distance demeure
sans doute essentiel sur le fond et joue au détriment de l’Amérique du Sud. La présence
européenne est écrasante puisqu’en 1934 elle concerne 21 équipes sur 31 et 21 sur 27 ( !) en
1938. Une reconnaissance officielle difficile à obtenir, la friction de la distance, limitent
jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale la représentativité de cette compétition. Et pourtant, telle
quelle, elle est déjà le support d’une récupération politique. L’Italie fasciste fait de la Coupe
du Monde un enjeu de représentativité politique et annonce l’usage que l’Allemagne
hitlérienne fera des Jeux Olympiques de Berlin en 1936.
Les causes politiques sont décisives dans le faible rayonnement de la Coupe du Monde 1950.
Mais progressivement, les facteurs limitants vont se renverser. Les boycotts politiques
lorsqu’ils existeront, resteront individuels, à la différence des Jeux Olympiques.
L’amélioration formidable de l’outil aérien rend la longueur des voyages secondaire. Le
football va vers une vraie mondialisation et la Coupe du Monde va forger les bases de
l’énorme manifestation qu’elle est aujourd’hui.
Dans cette phase d’expansion lente mais régulière, l’édition de 1966 est marquée par deux
faits symboliques importants. C’est l’Angleterre, « inventrice » du football et dépositaire des
règles du jeu, mais longtemps réticente devant sa participation à la FIFA, qui organise
l’épreuve. Le « fait football » devient trop puissant pour que l’isolationnisme britannique
puisse se perpétuer. La situation africaine révèle un autre type de préoccupation. On peut
constater que si l’Asie reste encore largement à l’écart de la compétition, l’Afrique s’engage
de manière significative. Chiffre sans précédent, 14 pays s’inscrivent. Fait sans précédent
non plus, on assiste au seul boycott continental dont les causes ne sont pas politiques mais
sportives. Les pays africains s’estiment brimés par la FIFA qui ne leur concède qu’un seul
qualifié, et encore, puisqu’il doit affronter dans une ultime éliminatoire, un pays issu d’un
autre groupe continental. Cette attitude est représentative du poids symbolique de la
manifestation. Nous sommes loin des années 30 (et même de 1950) où les invitations à
participer étaient fréquemment déclinées. La volonté d’être présent à la fête finale témoigne
de la très forte visibilité de cette compétition. On notera, dans les éditions suivantes, de
nombreux forfaits africains. Mais ils confinent davantage à des causes économiques que de
représentativité malgré les efforts des organisateurs pour composer des éliminatoires dans des
groupes de proximité. Des crises politiques ont renforcé l’instabilité sur ce continent.
Jusqu’à la fin du XXe siècle, la dernière vraie résistance ne concernait plus que l’Afrique,
dont la partie la plus économiquement démunie, le Sahel, restait encore à l’écart de la fête. Le
phénomène pauvreté ne s’exprime plus, en ce qui concerne tout au moins la participation, que
dans les situations les plus extrêmes. La fragilité politique et les difficultés internes de certains
pays expliquent souvent les absences. Trois états seulement ont déclaré forfait en cours
d’épreuve, la République centrafricaine, le Népal et Guam.
Mais, comme pour les Jeux Olympiques, la participation cautionne la mondialisation. Les
vainqueurs d’épreuve apparaissent véritablement dans l’opinion comme les meilleurs du
monde. Ce n’est bien sûr aujourd’hui que l’une des deux dimensions du phénomène : la
participation et le succès (absolu ou relatif). Qui demain retiendra que tel ou tel Etat a
participé puisque cet aspect est presque totalement banalisé ! L’attention se porte bien
davantage sur la performance : être présent sur les lieux des phases finales, et bien sûr y
obtenir les meilleurs résultats possibles. L’écart reste énorme entre une généralisation de la
participation et des performances qui traduisent l’excellence. Et dans ce cadre, la
mondialisation n’est pas tout à fait effective : elle valide un ordre sportif établi.
Si l’on admet que l’excellence sportive est le produit d’un système social, on imagine la
multiplicité des critères susceptibles d’être pertinents, la complexité de leur combinatoire.
C’est pourquoi nous n’évoquerons que certains d’eux, partiellement mesurables, et dont on
peut penser a priori que le rôle sera important.
Néanmoins, si l’on prend en compte l’ensemble des équipes ayant accédé aux demi-finales
de la Coupe du Monde depuis sa création, on constate que ce sont presque tous de vieux
pays de football. A part la dernière Coupe du Monde de 2002 où la Corée du Sud est arrivée
en demi finale (effet domicile) et la première où les USA sont dans le carré final, toutes les
autres nations appartiennent à l’Europe et à l’Amérique du Sud. L’élite est ainsi représentée
par des pays avec des fédérations anciennes : les plus jeunes sont la Bulgarie et la Turquie qui
créent leur fédération en 1923 ! Il est sans doute illusoire d’espérer une relation linéaire entre
ancienneté et excellence. Mais un fait paraît patent, celui d’une nécessaire longévité de
pratique pour assimiler les qualités collectives dont le succès témoigne.
Cette prime à l’ancienneté ne durera peut-être plus longtemps. Déjà l’arrivée en demi-finale
de la Corée et de la Turquie en 2002 a montré que des nations « exotiques » pouvaient
parvenir au stade ultime. Les expériences et les hommes circulent désormais plus vite, les
modèles tactiques se généralisent. Les victoires du Nigeria puis du Cameroun lors des Jeux
Olympiques de 1996 et 2000 sont peut être annonciatrices d’une redistribution géopolitique
des performances.
Une volonté politique, très difficile à mesurer, peut apparaître comme l’un des éléments
contribuant au succès d’un pays. L’organisation d’une manifestation de cette ampleur ne peut
se passer d’une adhésion (et d’une participation) nationale. Deux types d’attitudes peuvent
accentuer les chances de succès par la pression exercée. Une volonté d’exploitation directe de
l’événement pour « vendre » la victoire ou le bon comportement de ses représentants, une
exploitation indirecte pour justifier les investissements consentis par la collectivité dans
l’organisation de la compétition.
L’affichage politique direct a été inauguré très tôt par l’Italie, dont la victoire sur le terrain a
été celle du fascisme. Plusieurs auteurs ont souligné l’extraordinaire pression que la foule et
plus généralement le système ont fait peser sur l’adversaire et l’arbitrage. On ne peut guère
douter des visées politiques des généraux argentins dans l’organisation de la Coupe 1978.
L’exploitation sportive pour la reconnaissance intérieure et extérieure a été telle qu’elle a
été un ferment de discorde chez nombre de participants. L’organisation espagnole de 1982
tombait bien pour saluer la réintégration de ce pays dans la sphère démocratique. Enfin le
Mexique, qui organisait la Coupe du Monde pour la seconde fois en 1986 après avoir reçu les
Jeux Olympiques d’été en 1968, voulait faire entendre sa volonté d’être considéré comme un
partenaire politique d’envergure.
On peut également imaginer que la victoire de l’équipe nationale compense moralement les
efforts financiers qu’il a fallu consentir. On observera plus facilement ce phénomène aux
Jeux Olympiques en constatant les surcoûts de préparation des athlètes dans le pays
organisateur. La compensation se lit en médailles.
Quelles qu’en soit les raisons, les performances des équipes jouant « à domicile » sont
souvent appréciables. Sur les 17 Coupes qui ont eu lieu à ce jour, 6 ont été remportées par le
pays organisateur. Deux sont parvenus en finale, trois autres au stade des demi-finales et
quatre en quart de finale. Dans deux cas seulement les pays invitant ont été éliminés à un
stade plus précoce (les USA et le Japon). Même dans ce cas de figure, la performance a été
égale, voire supérieure, à celles réalisées dans d’autres éditions.
Devenu mondial par sa diffusion, sport le plus massivement pratiqué dans le monde (il
revendique environ 240 millions de joueurs !), le football obéit à une logique propre dans la
production de l’excellence et semble peu influencé par des éléments représentatifs de la
société globale. Les possibilités de relation étant infinies, nous avons choisi d’évoquer deux
hypothèses intuitives ... mais peu significatives dans les faits.
Si le volume de la population est un axe porteur, aucune relation linéaire n’existe entre ce
volume et le classement sportif des nations mesuré par le FIFA Ranking (classement fondé
sur une combinaison de paramètres compétitifs des équipes nationales). Tout au plus, en
étudiant les pays participant aux phases finales des trois dernières Coupes du Monde, peut-on
voir apparaître des effets de seuil, mais à un niveau si bas qu’il laisse une considérable marge
d’incertitude. En effet, l’Irlande du Nord, la Slovénie et Trinidad et Tobaggo avec moins de
deux millions d’habitants ont réussi à se qualifier. On trouvait également l’Uruguay, l’Eire et
le Costa Rica dont la population dépasse à peine trois millions d’habitants. Si les nations
microscopiques ont peu de chances d’être présentes, le critère démographique ne joue pas de
rôle vraiment discriminant.
La même opération tentée sur le niveau de développement des nations (matérialisé par l’IDH)
ne donne aucun résultat probant. Le football deviendrait-il un monde autonome ? Pendant une
longue période le monopole européen et sud-américain a été presque total. En se mondialisant
totalement le football a aussi connu une banalisation des tactiques, une uniformisation dans la
préparation des joueurs (renforcée pour les pays pauvres par la très forte proportion de l’élite
opérant dans les clubs européens). Le club des vainqueurs, ou du moins du très haut niveau,
est probablement en train de s’ouvrir, et l’ère des surprises est peut-être venue.
L’organisation de la compétition
De part cette évolution, la représentativité des grandes zones géographiques s’est nettement
améliorée. En 2006, le ratio entre le nombre de pays en phase qualificative et le nombre de
places en phase finale est très favorable à l’Amérique du Sud (2 pays par place) et l’Europe
(3). S’il est plus élevé pour l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Nord-Caraïbes (10), il a
considérablement diminué. Lors de la précédente Coupe du Monde allemande (1974), la zone
Amérique avait une place pour 22 équipes, l’Asie une pour 34 et l’Afrique une pour 35. Cette
ouverture, organisée par le monde sportif, a favorisé l’émergence de nouvelles nations qui se
sont forgées une expérience lors des ces confrontations internationales. Cela multiplie aussi le
potentiel de surprises, voire d’exotisme, que sont les présences de Trinidad et Tobago (2006)
ou de la Jamaïque (1998).
Toutefois, même s’il est possible de rationaliser le football, l’attrait de cette compétition
réside en grande partie sur la confrontation incertaine. Au-delà d’une épreuve entre égaux, il
s’agit de faire participer toute la planète bien que les « petits » soient pour la plupart éliminés
au premier tour.
Tout d’abord, la Coupe du Monde n’est pas la compétition sportive la plus mondialisée :
les Jeux olympiques le sont bien plus. Ils sont constitués d’une multitude d’épreuves sportives
qui offrent de nombreuses opportunités de réussite aux nations. Si l’Ethiopie a peu de chances
de se qualifier pour la Coupe du Monde de football, sa probabilité de médailles est quasi-
certaine dans les épreuves de demi-fond. Avec sa palette sportive agencée au sein d’un
programme olympique soumis à de multiples tensions, les Jeux proposent une bien meilleure
visibilité pour la très grande majorité des pays de la planète.
Enfin, malgré tous ces signes d’ouverture, les résultats reflètent toujours une position
dominante des deux grandes zones historiques. Le Brésil, l’Argentine, l’Allemagne, la
France, l’Italie restent les favoris pour 2006. L’histoire, la culture et l’expérience sportive
jouent un rôle fondamental dans cette géographie et les effets de la mondialisation ne se sont
pas encore véritablement traduits par un nivellement des performances. La présente Coupe du
Monde nous fera peut-être mentir !