L'Ane Mort - Chawki Amari
L'Ane Mort - Chawki Amari
L'Ane Mort - Chawki Amari
Ouvrages collectifs :
Alger, quand la ville dort, Barzakh, 2010.
Alger, ville blanche sur fond noir, Autrement, 2003.
Qui veut noyer son chien…, Ringolevio, 1999.
Populations en danger, MSF-La Découverte, 1995.
Le drame algérien, RSF-La Découverte, 1996.
© Barzakh, Alger, 2018
ISBN : 979-10-329-0899-0
Un arbre sur une pente rocheuse. Un arbre nu, sans feuilles, mais
bien vivant. Un arbre seul, sans compagnons immédiats, uniquement
entouré d’une foule d’arbustes nains, sans envergure. Signe
particulier : il a les bras en l’air, toutes ses branches pointant fièrement
vers le ciel, comme un défi à la gravité. Comment est-ce possible ?
C’est toute la puissance de cet arbre. La force gravitationnelle aurait
naturellement dû faire pointer ses branches vers le sol, l’attirant
inexorablement par une traction permanente. Mais à raison d’un
centimètre par an, pernicieusement, ses branches montent, gravissant
l’espace, trouant l’impossible, échappant à la gravité, s’arrachant à
l’attraction d’une terre massive. Comparé à elle, il n’est qu’une plume.
— La force contre la résistance à la force. Un combat qui dure
depuis des milliards d’années.
Izouzen est lui aussi planté dans le sol penché mais il jette un œil
vers le bas, tout comme les nombreux guetteurs nichés dans la
montagne qui voient sans regarder, attendent sans impatience
particulière, ne guettant finalement rien, hormis leur propre curiosité
pour ne pas qu’elle s’émousse. Une voiture. Une voiture bleue, un
Break aux grosses fesses, gravit péniblement les lacets de la route qui
s’enroule autour de la montagne, liane morte dans une parade
amoureuse figée. La voiture a l’air de souffrir terriblement, extirpant
difficilement son corps métallique de l’atmosphère.
— Le poids de la conscience…
Mais tout dépend de la planète. Sur la Lune, on pèse moins lourd
parce que la gravitation y est plus faible. Sur la Lune et sur une haute
montagne, on est encore plus léger. En Algérie, on pèse plus lourd
parce que la gravitation est très forte. Tout vous tire à terre, votre
famille, vos voisins, votre gouvernement et vos traditions, à l’image du
policier qui suspecte chacun et aplatit tout le monde au sol en
attendant de voir. En Algérie, on peut dire que, malgré l’avis des
physiciens fondamentalistes, la constante G est bien entourée, épaulée
par un grand nombre de facteurs d’attraction. C’est peut-être aussi
pour cette raison que l’on s’y aime plus qu’ailleurs. Quand on s’aime.
Tissam s’est souvenue d’un vers amoureux de Aït Menguellet, que lui
a expliqué Lyès : « lehlek i teggid deg ii », autrement dit « cette
maladie que tu as laissée en moi ». L’émotion. Une fine lumière a
éclairé le visage anguleux néanmoins harmonieux d’Izouzen. Quelques
photons sans masse se sont infiltrés à travers une trouée dans les
nuages et ont débusqué une pommette saillante, une joue striée par les
intempéries du temps et un œil scrutateur de montagnard. Il fait lourd,
le ciel est couvert de mauvaises intentions, et c’est pour cette raison
purement météorologique qu’Izouzen décide de rentrer. Quelques
abeilles traînent encore, à la recherche d’une source d’énergie. De
toutes les façons, il a récupéré le manuscrit d’Achour, il peut rentrer le
lire chez lui. Et puis un autre guetteur est là, plus loin, au bord de son
village.
— Regarde là-haut ! lance Tissam. Elle vient de se réveiller sous
l’effet de l’air des montagnes qui lui fouette le visage.
— Quoi ?
— Le village là-bas ! Accroché à la falaise, incroyable…
Sur la lèvre d’un ravin abrupt, un village au loin, sur une pente de
trente pour cent, comme agrippé à l’air.
— Comment tiennent-ils ?
Un village en pente comme il y en a beaucoup en Kabylie. Un
village où tout est en pente, le village lui-même, les maisons, les arbres
et les poteaux électriques. Même les gens sont penchés, ils vivent
penchés dans un village en pente, ce qui ne se voit pas forcément chez
eux puisque tout est penché, mais qui s’observe une fois qu’ils sont
sur du plat. Les gens penchés ont-ils des idées tordues ? Tissam est
rarement sortie d’Alger et ce village d’humains tordu sur une pente
naturelle lui a fait l’effet d’une révélation, comme si elle réalisait qu’en
dehors du plat il pouvait y avoir une vie, que la hauteur lui donnerait
de la hauteur et la rapprocherait de son objectif, se dissoudre dans
l’apaisement infini juste après un dernier soupir qui la viderait de ses
tourments.
— Pourquoi vivent-ils sur une pente ?
— Newton doit être d’origine kabyle, rigole Tissam, les yeux
toujours fixés sur le village lointain.
Elle n’a pas vu Nna Khadidja, trop loin, mais Nna Khadidja, elle,
les a vus. Nna Khadidja est voûtée, pas penchée, il ne faut pas
confondre, voûtée à cause de l’âge et de tout ce qu’elle a dû porter
sur son dos pendant toute sa vie. Voûtée, elle n’a donc pas fait
d’effort pour ramasser quelques coquelicots. En ce mois d’avril au
printemps tardif, les petites fleurs rouges poussent naturellement
partout. À soixante-dix-sept ans, Nna Khadidja, cette authentique
ancienne moudjahida, fière combattante de la guerre d’indépendance,
a encore l’œil alerte, d’un vert un peu sombre aux couleurs de l’olivier
sauvage. Elle a vu au loin le Break bleu passer. Il a l’air de prendre la
direction de son village penché.
— On n’aime pas beaucoup les étrangers par ici.
Ce qui tombe bien, selon les points de vue en présence. La voiture
a chauffé, une heure est passée. Sans un mot, le Break bleu et les trois
amis se sont rangés sur le côté. Puis sont descendus, tour à tour, pour
se dégourdir les jambes, à l’exception de l’âne, toujours dans le
coffre, sa dernière demeure. Le moteur éteint, le silence surgit, si loin
de la bruyante capitale. Peu de bruits dehors, essentiellement
animaliers et végétaux, car les plantes font aussi du bruit quand elles
sont caressées par les vents ou fouillées par les animaux. De l’espace,
beaucoup, peu de décibels et un air de printemps frais et calme
enveloppant le tout. Des odeurs de campagne, de bois brûlé et de fin
de saison. Tissam s’est retrouvée debout au bord d’un petit ravin,
détaillant de ses narines les différents effluves qu’elle hume. Comme
aspirée par le vide, elle se balance d’avant en arrière. Le vide,
tombeau éternel et havre de paix, lit douillet qui efface définitivement
toutes les angoisses par aplatissement physique. Tissam hésite, avance
et recule, se penche et relève la tête, regarde le ciel puis le fond du
ravin, dans une dangereuse oscillation. Et si c’était l’heure ? Celle d’en
finir avec ces minutes égrenées sans délivrance, celle de plonger dans
l’origine des mondes, là où il n’y a rien d’autre que le rien, mer infinie
qui nage sur elle-même ? Le vide est genèse et aboutissement, aube et
crépuscule, le début et la fin de tout, pourquoi ne pas accélérer
l’histoire et atterrir comme un âne cassé sur le dénouement de cette
séquence qui n’a apparemment aucun sens ? Tissam n’a pas sauté
mais elle y a pensé. L’amour est encore là, vivre sans lui, son pilote
sans avenir, qui l’a domptée et abandonnée, vivre sans lui consiste à
ne plus vivre. Elle ne s’est pas jetée mais elle l’a calculé. Elle a même
pensé s’envoler, plume légère débarrassée de ses poids morts, agitée
par les courants d’air ascendants fuyant tel un tendre oiseau s’en allant
poser ses lèvres sur le bord des montagnes.
— En fait, on n’est pas loin de Semmache, annonce Lyès, devenu
le nouveau chef du groupe par empathie géo-ethnique.
Si Mounir reste persuadé que tout est grave dans la vie, surtout la
vie, Lyès le rieur s’est transformé. Il est sur son territoire et Mounir
s’est retiré peu à peu, à mesure qu’ils s’éloignaient d’Alger et qu’il
s’éloignait de Tissam. Lyès a gagné en gravité, responsable d’une
mission quasi politique, redevenant ainsi le Kabyle hostile au pouvoir
central, amoureux-meurtrier d’ânes et adorateur de montagnes. Ils
sont à Taourirt Tazegwart, petit village au-dessus d’El-Asnam et de
l’autoroute est-ouest, à quelques centaines de mètres d’altitude. Pas
haut mais déjà plus haut que la plaine qui s’étale impudemment en bas,
ouverte à toutes les compromissions et intromissions. Taourirt
Tazegwart, dont le nom signifie littéralement « la colline rouge », doit
son qualificatif à la couleur de la terre, d’un rouge particulier, faite de
résidus de grès rouge tombés des hauteurs et des terres fertiles
prodiguées par Dieu.
— Et ça, c’est le barrage de Tilesdit.
Un magnifique plan d’eau calme et brillant repose à côté du
village, miroitant sous l’effet de timides rayons de soleil, se frayant un
passage entre deux petites montagnes. Lyès, devenu guide à défaut
d’autre chose, a deux clients mais pas le temps de développer son
laïus sur la beauté de la nature et la nécessité de l’eau comme base de
développement. Un groupe d’abeilles en hypoglycémie traverse le
paysage.
— Qu’est-ce qu’elles ont ces abeilles ? s’inquiète vaguement
Mounir. On est en quelle saison ?
— Il est quelle heure ? demande Lyès.
— Semmache ! Je veux voir Semmache ! crie en riant Tissam,
revenue de son appel du vide et toujours amusée par le nom du
village.
Mounir et Lyès se regardent, sans rien dire. Puis le guide désigne
une colline plus haut :
— Semmache, c’est là-bas !
C’est à Semmache que Lyès a de la famille, petit village
multicolore où les vieilles maisons sont encore en pierre et surmontées
de tuiles rouges. Le parpaing y a fait son entrée récemment mais il
gagne du terrain et tout le monde, y compris Izouzen, prédit sa victoire
haut la main pour bientôt.
— On passera la nuit à Semmache et on verra, annonce Lyès,
comme s’il y avait un autre volet d’alternatives.
L’heure est vite passée. Comme à chaque arrêt de la voiture par
surchauffe, le temps de pause est déroulé en tièdes épisodes de
tendresse et de sensualité, Tissam en leur centre. Lyès s’est senti plus
présent cette fois, il a enroulé ses bras autour d’elle, comme la route
autour de la montagne, et a déposé un baiser sur son cou. Tissam a
frissonné, a instinctivement replié son cou puis l’a rouvert pour
accueillir une autre marque d’amour. Elle n’est pas venue.
— Ne t’en fais pas, tout va s’arranger, lui dit Lyès.
Tissam ne s’en fait pas. Cette distance, cette fuite vers le vide avec
le cadavre d’un âne dans le coffre lui donne au contraire de la
légèreté, par détachement progressif de l’attraction G d’Alger et de
toutes les catégories psychoaffectives qu’elle y a laissées.
— Je suis bien, murmure-t-elle.
— Avec moi ? lui demande Lyès, mi-sérieux, mi-rieur.
— Avec moi.
Mounir a interrompu la conversation, la voiture est prête, refroidie.
Comme Lyès.
— On y va.
Lyès a lâché Tissam et pris le volant, quelque peu déçu par
l’échange. Mounir est monté devant, pour annoncer aux villageois que
les femmes sont derrière, laissant les hommes diriger les opérations.
En une dizaine de minutes, la voiture est à Semmache, qu’une plaque
annonce sobrement.
— Semmache ! hurle Tissam. C’est Semmache !
Mounir la rabroue :
— Ne crie pas, on est dans un village.
— Un village n’est pas un cimetière, lui répond-elle.
— On a un âne mort dans le coffre, la reprend-il.
Lyès ralentit et ne peut s’empêcher d’y penser. On dit de
quelqu’un qu’il « pousse un âne mort » lorsqu’il s’obstine à vouloir
faire évoluer une situation bloquée en faisant preuve d’un acharnement
aveugle. L’inanité de la situation. S’agit-il d’eux ? Ont-ils été assez
stupides pour croire qu’on pouvait gagner de l’argent aussi
facilement ? Coupable velléité appelant une punition ? Assurément. Le
mauvais œil. En Kabylie, souche du pays Algérie, on y croit
fermement, autant qu’en la technologie paradoxalement.
— C’est là.
La maison de la famille est cachée dans un champ d’oliviers, ce
qui a l’air d’être un bon signe. Elle est d’une espèce hybride, faite
d’une base de pierre rehaussée de parpaing, comprise entre la
tradition inconfortable d’une part et le progrès inesthétique de l’autre.
La voiture s’arrête, pour une fois sans obligation. Lyès descend le
premier, avec un brin de solennité.
— Quelle heure ?
— Elle peut rouler encore quarante minutes, c’est du gâchis.
C’est un cousin de Lyès qui reçoit le groupe. Ptit Ho, diminutif de
Hocine, genre d’émeutier kabyle type, jeune, la vingtaine, court aux
bras courts, vif et pétri de haine envers le régime d’Alger. D’où leur
arrivée ici, sorte d’asile politique pour hommes vivants et ânes morts.
— Vous êtes les bienvenus. Vous êtes chez vous, a lancé Ptit Ho,
en essayant de ne pas regarder Tissam.
Quelques échanges protocolaires plus tard, Ptit Ho les fait entrer,
après avoir rapidement jeté un œil au coffre arrière de la voiture bleue.
Il le sait, la chose est dedans. Les autres savent qu’il sait, tout va bien.
Sauf pour l’âne.
— Ma mère… annonce Ptit Ho pour tout commentaire devant
une vieille dame habillée en fota traditionnelle rouge et jaune,
surmontée d’une veste de survêtement vert.
Au moment où la mère commence à débiter une série de phrases
incompréhensibles pour Tissam et Mounir, le téléphone de ce dernier
sonne. Mounir se met un peu à l’écart et répond. C’est Karim PDP.
Lyès joue le traducteur pour Tissam, un large sourire aux lèvres. La
mère lui parle à elle en fait, les yeux rivés sur cette belle créature
venue d’Alger, épouse potentielle pour son fils Ho, qui, à part harceler
les gendarmes de la région, n’a pas l’air de s’intéresser à autre chose,
à une femme par exemple.
— Elle dit que tu es belle comme une perdrix, dit Lyès en riant.
— C’est beau une perdrix ? demande Tissam, avec sa fausse
naïveté habituelle.
Mounir est revenu, avec une mauvaise nouvelle :
— Le signalement se resserre. Ils ont lancé un avis de recherche
pour un âne mort et une voiture bleue.
— C’est l’aide de camp qui nous a dénoncés, je le savais,
commente aussitôt Lyès.
Ptit Ho intervient :
— Pas de panique, ils ne vous trouveront jamais ici. Vous dormez,
demain on se débarrasse de l’âne, on l’enterre ou on le mange et on
repeint la voiture. Puis, si vous voulez, on attaque le commissariat
Bernou.
Lyès se sent obligé de préciser :
— Tu es gentil Ptit Ho. Mais Bernou, c’est un commissaire, pas
un commissariat. Et encore, il est à la retraite.
— C’est le propriétaire de l’âne, poursuit
Mounir.
Ptit Ho hausse les épaules.
— Comme vous voulez. Vous pouvez compter sur moi pour tout.
J’ai juste une question, ajoute-t-il en se tournant vers son cousin Lyès.
Pourquoi un commissaire veut-il récupérer un âne ? Il y a des secrets
dedans ? Des lingots d’or ? Des révélations sur le printemps berbère ?
Lyès réfléchit, pour trouver la réponse la plus juste possible :
— Il a une histoire particulière avec cet âne, c’est comme un
proche, un membre de la famille.
Ptit Ho n’est pas convaincu, connaissant aussi bien les ânes que
les hommes. Pas les femmes. Il n’aime pas les ânes. Il réfléchit lui
aussi, puis lance :
— Demain on l’ouvre, pour voir ce qu’il y a dedans.
Lyès et Mounir se regardent, ne sachant quoi répondre. C’est
Tissam qui intervient :
— Comme tu veux, l’essentiel est qu’on s’en débarrasse.
Ptit Ho a hoché la tête en signe d’entente, sans regarder Tissam.
Les trois Algérois sont ensuite invités à un café au lait-gâteaux maison.
Ils ont discuté de tout et de rien, du temps et de la neige tardive qui
est tombée là-haut, du terrorisme, de la situation politique, des ânes
qui gouvernent ce pays de moutons et des lions qui se sont retirés
dans la montagne pour mourir dans l’isolement du chacal. Vers dix-
neuf heures, ils ont mangé un bon couscous, avec de la bonne viande.
— C’est pas de l’âne, a plaisanté Ptit Ho. Tu peux y aller.
C’est leur premier vrai repas depuis deux jours, depuis
l’enchaînement des événements et la fuite éperdue. Le plat était
délicieux. S’y décèle un arrière-goût très présent de cannelle, les
vapeurs de la sauce ayant transformé la semoule blanche en des grains
de pur plaisir, légers et mielleux, tendre amas d’enfants naturels de
blé. Des légumes frais aux saveurs troublantes, une viande odorante et
fondante, qui dit toute sa fraîcheur.
— Excellent…
Lyès a fini mais s’en lèche encore les doigts, sous le regard ravi de
la mère de Ptit Ho. Il y a dans ce plat toute une gamme de sensations,
communion physico-chimique entre les arômes naturels et l’étrange
consistance du couscous chaud, cette viande qui se répand dans la
bouche comme un orgasme, ces carottes et courgettes qui s’écrasent
contre le palais sans aucune résistance, attaquées délicatement par les
enzymes de la salive, délivrant leurs saveurs en procurant une douce
injection de ravissements étagés. Selon une récente recherche, la
langue n’est pas la seule à posséder des papilles gustatives, les
testicules en auraient aussi, récepteurs qui servent à identifier les
solutions présentes, sens que l’on appelle le goût. À quoi cela
pourrait-il bien servir, surtout en Kabylie ? Bref, les papilles, ces
petites excroissances charnues, ayant été excitées, le repas fini et les
assiettes nettoyées, Tissam a aidé la mère de Ptit Ho à débarrasser.
Elles se sont retrouvées dans la cuisine, pour la suite du feuilleton des
mariages à arranger, Tissam ne comprenant aucun mot prononcé par
la vieille dame et cette dernière ne parlant aucune autre langue que la
sienne. Le soir, Ptit Ho a allumé un feu sur la petite plate-forme de
ciment aménagée en terrasse. En son centre pousse un citronnier, et
sur le côté grimpe une vigne. Les discussions se sont faites plus
sérieuses, autour de la quête, celle du sens, laquelle, contrairement à la
vérité, est la seule à avoir du sens, ce qui peut être un non-sens pour
les amoureux de la vérité. Tout n’est que perception, a expliqué
Mounir, l’univers n’existe que parce qu’on le voit, le sent, le touche et
l’entend. Ce que l’on voit n’est que la projection de l’univers, ce que
l’on croit être la réalité n’est que son ombre.
— L’univers est noir et muet. Ce sont nos rétines qui lui donnent
une image et les membranes de nos oreilles qui lui prêtent un son.
Ptit Ho ne se sent pas concerné, il parle politique, un intellectuel
n’étant qu’une personne qui a trouvé d’autres centres d’intérêt que le
sexe ou la guerre. Mais un univers noir, sombre, aveugle et muet ?
Cette idée, qui avait déjà effleuré Tissam, a ressurgi comme une
évidence, maintenant qu’elle les a rejoints. Que cherche-t-elle ? La fin
de sa guerre intérieure ? C’est forcément le début d’une autre, la paix
n’est qu’une trêve entre deux nouveaux assauts. La quête de Tissam
est forcément une quête de sens, même si elle a du mal à s’y résoudre.
Elle connaît bien les enchaînements, a connu des hommes avant lui,
l’homme de sa vie, mais ils n’ont fait que la traverser quand lui s’y est
installé. Et quand l’amour est fort, si fort, et la rupture dure, si dure,
vient une première phase de déni et de certitude de retour, suivie de
vaines tentatives de passer à autre chose, puis de colère, puis de
tristesse, puis de colère d’être triste et, finalement, d’acceptation.
Celle de devoir vivre avec une douleur dans son ventre pendant très
longtemps, voire à vie. Le pire, Tissam le connaît, toutes ces phases
qui reviennent avec plus ou moins d’intensité et finissent par se
succéder sans ordre apparent. Que peut-on chercher après, quand on
réalise que l’on est définitivement inconsolable ?
— La vérité n’existe que chez les mystiques, reprend Mounir pour
sortir Tissam de ses pensées sombres qu’il connaît si bien, qui
recherchent l’unicité absolue, l’idée première et dernière comprimée
en un, là où tout est là, unique et indivisible.
— Donc la vérité existe, puisque les mystiques existent, finit par
dire Tissam.
Balle au centre, personne n’aura raison ce soir. C’est la pleine lune
et le village est naturellement éclairé. La lune, comme la terre, possède
une force d’attraction. Nous sommes plus légers pendant la pleine
lune parce qu’elle est plus proche de nous et donc sa force plus
puissante. Pour ce que ça change…
— Je me sens plus légère, annonce Tissam en se parlant à elle-
même.
N’attendant pas de réponse particulière, elle s’est retournée vers
Ptit Ho, resté silencieux durant ce débat profond :
— Tu as quel âge, Ho ? Il sourit :
— Vingt ans. Avec sursis.
Tissam rit de toutes ses dents, suivie de Lyès et Mounir.
— Et encore, ajoute Ptit Ho, conscient de son effet, le procureur a
fait appel.
Le rire collectif a failli réveiller le village endormi sous le lustre de
la lune. Mais le village, comme la maison, a l’air vide. Les sœurs du
Ptit Ho se sont mariées et sont parties, le père est mort et les frères
sont tous en Europe ou aux États-Unis, l’un d’eux se trouve même au
Sénégal. Le rire a repris et les gigantesques ombres des barres
calcaires du Djurdjura, au-dessus, ont frémi. La nuit a enveloppé tout
le monde et un braiment d’âne tout près, bien réel, a fait sursauter les
trois Algérois. Ptit Ho a tout de suite compris :
— Y a beaucoup d’ânes dans la région. Le vôtre est mort si j’ai
bien compris.
Chacun s’est tu, plongé dans ses pensées agitées autour du feu qui
crépite. Il n’y a de magie que dans les organes sensoriels qui
transforment les ondes du cosmos en perceptions. L’univers est
sombre, muet, aveugle et sans émotion. Tissam, pourtant, a pris une
profonde inspiration qui a soulevé sa délicate petite poitrine et ravivé
tant de sensuels souvenirs. Puis elle a relâché le tout, faisant trembler
le feu. Lyès s’est retranché sous un vieil olivier vivant, mais pas bavard
du tout.
— Un âne mort, ça porte malheur…
Livre 6
Un peu plus haut, derrière la maison sur la pente qui lui fait office
de dos, deux hommes discutent. Izouzen et Achour sont debout,
penchés vers l’arrière pour contrecarrer l’effet de la gravité qui les tire
vers l’avant.
— On ne peut échapper à la gravitation.
— L’apesanteur ?
— Oui. Tu as lu le livre ? Izouzen a regardé vers le bas :
— Et cette belle femme en bas, elle serait pas bien dans un livre ?
Vue de loin comme de près, Tissam est effectivement une belle
femme. La quarantaine élégante, elle a gardé sa fraîcheur de jeune
femme, même si on décèle dans son regard rieur et sérieux une pointe
de maturité. Izouzen l’a-t-il reconnue ?
— Elle a été aspirée jusqu’ici, commente le libraire, tout content
de sa trouvaille. C’était écrit.
Achour réfléchit. Que fait Nna Khadidja avec cette femme et ces
trois hommes ?
— Lui, c’est le Ptit Ho, non ? demande Izouzen en désignant le
jeune homme de vingt ans à l’allure agitée.
— Oui, c’est un vague neveu de Nna Khadidja.
Intrigué par l’apparition des deux hommes et de la femme qui ne
sont visiblement pas d’ici, Izouzen descend, le torse en arrière, suivi
d’Achour, dans la même position de contre-équilibre. En quelques
minutes, ils rejoignent le groupe.
— Nna Khadidja, toujours penchée ? lui lance Izouzen en guise
d’introduction.
— Voûtée, pas penchée. À force de porter tout ce que les
hommes refusent de porter.
Izouzen n’a pas relevé. Il s’est adressé au jeune émeutier :
— Toi, tu es le Ptit Ho, non ?
Ce dernier fait un signe de la tête. Izouzen s’est retourné vers les
étrangers :
— Et vous ?
Ptit Ho fait les présentations, Izouzen est un vague lointain grand-
oncle semi-paternel, comme si cette explication familiale avait une
importance à cette altitude où tout le monde est issu de la même
grande famille. Izouzen ne vit pas ici mais plus haut, après le col, aux
abords de la sombre forêt des Aït Ouabane, à quelque mille six cents
mètres au-dessus des mers.
— Les oncles de mes cousins sont mes oncles, lui rend hommage
Lyès, très famille depuis vingt-quatre heures.
— Et vous ? s’adresse-t-il enfin à Tissam.
— On s’est déjà vus à Alger. Les oncles de mes amis sont mes
amis. Ou mes oncles, fait-elle d’un beau sourire.
— Bien, conclut Izouzen, content de ces premiers contacts, sans
préciser s’il s’en souvient.
Achour est en retrait, comme toujours. Izouzen se retourne vers lui
et passe rapidement. Il regarde ensuite la voiture bleue et revient vers
Lyès :
— Tes pneus sont dégonflés, ta voiture est sûrement trop lourde.
Il y a quoi dedans ?
Mounir et Lyès n’avaient pas remarqué, en effet, les pneus arrière
du Break sont presque à plat.
— C’est pour ça qu’on peinait à monter, répond Mounir en
évitant tout commentaire sur le poids.
— C’est une vieille voiture, renchérit Lyès, sans conviction.
— Emmène-la chez Fu, leur suggère Izouzen.
— Chez qui ?
— Fu.
Les trois Algérois ne le savent évidemment pas mais Fu, de son
prénom, prononcer Fou, et Zi, de son nom de famille, prononcer Zi,
tout simplement, est l’un des rares Chinois installés en Kabylie.
Ingénieur à l’origine, venu en Algérie pour aider à la construction et au
développement de multiples projets, il y est resté en fin de contrat et a
gravi les montagnes par étapes successives pour atterrir dans ce
village encore plus haut, là où errent Izouzen et Achour à la recherche
de la clé de l’apesanteur. Il est devenu vulcanisateur, vendant,
réparant ou gonflant les pneus des autres. Avec son compresseur et
quelques outils de base, uniques investissements, il a trouvé un métier
qu’il a fini par aimer. De l’air. C’est si léger.
— C’est où ?
— Dans mon village, plus haut.
— J’ai fait du café, annonce Nna Khadidja. Venez.
Le temps s’est subitement rafraîchi. Il n’y aura pas d’orage, le
mauvais temps semble s’être éloigné mais un froid douteux vient
d’arriver. Le groupe est entré dans la maison de la vieille résistante.
Sobre et mystérieuse, chaude et froide tout à la fois, c’est une maison
ancienne avec néanmoins tous les attributs de la modernité, four à
microondes, télévision-parabole et réfrigérateur-congélateur. Le
groupe a pris un nouveau café et s’est lancé dans des discussions sur
la guerre d’indépendance et toutes celles perdues après. Avant de
ressortir, Nna Khadidja a attrapé Tissam dans un coin et lui a
murmuré à l’oreille :
— Tu cherches quoi exactement ?
Tissam n’a pas su quoi répondre et Nna Khadidja n’a pas eu l’air
d’attendre une réponse. Elle a donné à la fille un gros sachet contenant
une drôle de mixture, des coquelicots broyés en purée :
— N’en abuse pas. Ça calme, c’est ce qu’il te faut.
Poliment, Tissam a pris le sachet, le deuxième après le lapin. Elle
n’avait rien, ou juste des envies, des pulsions, une vague idée du
bonheur et une quête de paix. Elle n’avait rien de précis, mais
maintenant elle a deux sachets, un animal et un végétal, les hommes ne
sont pas ensachables. Ptit Ho est déjà dehors et a vu au loin deux
véhicules vert et blanc monter vers M’Zarir l’un à la suite de l’autre.
— Nna ! Les gendarmes.
La vieille moudjahida, de son œil vert olive, a scruté la route
entortillée plus bas, que les deux 4x4 peints en vert et blanc, couleurs
de la gendarmerie nationale, avalent méthodiquement.
— C’est sûrement pour le nouveau rocher, marmonne-t-elle.
— Slim a dû déguerpir.
Lyès, Mounir et Tissam se sont regardés, inquiets. Les
gendarmes ? Mauvaise rencontre. Izouzen a deviné cette peur des
représentants de l’ordre. Un peu plus de désordre ne leur fera
certainement pas de mal.
— Venez avec moi, on monte et on pourra regonfler vos pneus.
Nna Khadidja a pris Tissam par le bras :
— Tu vois ce chemin, lui dit-elle en désignant la route en
contrebas, où les véhicules progressent à pas de loup.
— Oui.
— En 1956, l’armée française y a intercepté une quarantaine de
mulets destinés à ravitailler le FLN du Kouriet, sur le versant nord,
par le col de Tizi N’Kouilal.
Tissam ne voit pas l’intérêt de cette histoire, si ce n’est qu’il est
encore question d’ânes et que même eux peuvent se faire arrêter. Ça
devient une obsession ou un complot. Elle demande, poliment :
— Et après ?
— Après, il y a eu le napalm.
Tissam pense au feu, première image que lui inspire le mot
« napalm ». Un feu purificateur, à même de l’épurer et de lui faire
retrouver la paix de la cendre, qui vient après la consumation. Mais ce
n’est pas le cas.
— Tu connais le napalm ? lui demande Nna
Khadidja.
— Non.
— Ça brûle tout et ça sent pas bon.
L’odeur. Tissam fouille furtivement dans les stocks de sa mémoire
olfactive à la recherche de l’odeur du brûlé.
— Bon, on y va, annonce Izouzen. Faut pas traîner ici.
Les trois Algérois ont accepté la proposition, après un signe de
tête de Ptit Ho qui, lui, a décidé de rester chez sa tante pour accueillir
les gendarmes. Probablement pour voir s’il n’y a pas moyen de leur
balancer un rocher sur la tête. La voiture bleue, refroidie, a démarré
au quart de tour. Izouzen est monté devant, Tissam et Mounir à
l’arrière, l’âne toujours dans le coffre, au-dessus des pneus dégonflés.
Achour a disparu.
— Il y a une drôle d’odeur dans la voiture, fait Izouzen en sentant
les remugles de l’âne.
Les trois amis viennent de réaliser qu’à part une vague odeur
d’âne, il n’y a pas d’odeur de putréfaction. L’animal ne se décompose
pas. Est-ce l’effet de l’altitude ou du froid ? Ou d’un tour de magie
noire ? Tissam serre le sachet de coquelicots dans sa main, la voiture
gravit péniblement la côte de plus en plus accentuée. Les hauteurs. La
route se love autour du Lalla Khadidja, bien décidée à ne jamais la
lâcher. Au premier lacet vers le col de Tizi N’Kouilal, Tissam, dont
l’appétit n’a fait qu’augmenter depuis la fuite d’Alger, a demandé :
— Qu’est-ce qu’on mange ?
— Du lapin.
Livre 7
L’élévation
Tissam s’est levée tôt, avec une soif terrible. Elle a cherché de
l’eau dans la maison et n’a pas trouvé. Izouzen boit-il de l’eau ? Elle
est sortie, immédiatement happée dans cette aube fraîche qui recouvre
hommes et nature. Grâce au froid saisissant de la nuit, elle a trouvé un
petit bloc de glace devant la maison. Elle l’a pris dans ses mains et l’a
mis dans une casserole, sous laquelle elle a allumé le feu de la
cuisinière. Le petit bloc de glace a frémi devant cette source de
chaleur inattendue, cette agression surprise. Ce bruit discret,
bruissement subtil du contact brutal entre froid et chaud, a donné à
Tissam la chair de poule, autre frémissement inaudible qu’elle a même
cru entendre sur sa peau et qui subitement lui a rappelé son passé, ses
propres périodes de chaleur et de grand froid, tout comme,
étrangement, ses études de biologie. Encore à demi endormie, elle
regarde le contenu de la casserole s’agiter tout en essayant de se
représenter ce qu’il se passe à l’intérieur. La chaleur du feu
communique de l’énergie aux molécules de la glace, celles-ci vibrent,
bougent, se sentent piquées par un intrus mais résistent et continuent à
faire bloc. La chaleur augmente, les molécules résistent encore et
encore. Mais la chaleur est alimentée par le feu, contrairement au
glaçon qui n’a plus sa source de froid. Il résiste mais la chaleur
augmente, de façon continue. Le glaçon a perdu, il le sait. À un
moment précis, les liaisons moléculaires qui faisaient de lui un bloc, un
solide, un homme, lâchent, les liens se distendent, les attractions entre
les atomes se font plus faibles, le corps casse. C’est le changement,
après la résistance au changement. De l’état solide à l’état liquide, par
rupture de la colle atomique, par l’annihilation des forces qui soudent
entre elles les molécules du petit morceau de glace. Tissam continue
de fixer la casserole qui maintenant ne contient plus que de l’eau, puis
elle se sert un verre, qu’elle avale avec délectation et avidité. Le bloc
de glace était si dur que l’on aurait pu tuer quelqu’un avec, il est
devenu une eau molle prête à s’enfuir lâchement. Au fond, Tissam ne
croit à aucune de ces théories sur l’amour ou de ces grandes phrases
sur la question énoncées par les grands auteurs. L’amour, c’est
l’odeur, elle en est convaincue, et l’odeur de cet homme qui ne
reviendra jamais, elle le sait aujourd’hui, est irremplaçable, inimitable,
elle sait qu’elle ne la retrouvera jamais, chez personne d’autre. Elle
s’en souvient quand elle entrait dans son cou, lovée dans son creux,
s’abandonnant à son effluve, son être entrait dans ses narines en
faisant passer l’amour avec, l’odeur, ces molécules de sensualité
venant se coller dans ses propres récepteurs. L’amour c’est l’odeur,
quelqu’un qui n’a pas de nez ne pourra jamais tomber amoureux. Et
elle ? Où en est-elle ? En altitude. Peut-être une idée, celle de
Nietzsche, le bonheur c’est d’abord la réconciliation avec le malheur.
Le bonheur, destination si prisée par tout le monde, petits et grands,
hommes et femmes, athées et croyants, ne serait finalement qu’un
malheur dont on aurait réussi à se consoler avec le temps.
On ne peut aller plus haut et, de toute façon, il est évident que la
hauteur n’arrange rien d’autre que la vision des choses. Le reste ne
bouge pas, seule la perception change. Si, quand même, c’est à mille
six cents mètres d’altitude que l’âne mort est finalement devenu un âne
vivant, tout comme Tissam est devenue autre. Mais qui ? Doit-on
descendre quand on a atteint les sommets ?
Pendant que le libraire est chez lui, à épousseter les quelques livres
qu’il a eu tant de mal à acquérir, loin d’Alger et loin de tout, Tissam
est derrière sa maison, là où six femmes sont enterrées à vie sur une
pente. Une vingtaine de mètres carrés tout verts, de petites plaques de
calcaire blanc pour identifier les tombes, et aucun nom, ni même de
prénom. Des petits cailloux qui jouent avec des touffes d’herbes bien
vertes, un cimetière d’anonymes et d’épouses qui ont échoué dans la
tentative de satisfaire un homme, échouées au bord de la mer fertile,
ayant rêvé jusqu’au bout de se donner des enfants et un futur, une
quête toute simple qui rejoint par l’autre bout les quêtes les plus
complexes. Que demander à la vie sinon la vie ? Tissam a passé ses
quarante ans et elle n’aura pas d’enfants, elle le sait, bien installée et
assise dans son tourment, se demandant pourquoi personne, pas
même elle, ne veut changer. Pourtant, rien n’est statique, tout ce qui
est léger en devient lourd et inversement ; la résistance au changement
est naturelle, tout comme le changement l’est aussi, processus
d’évolution qui ne s’arrête jamais. Les corps dialoguent avec eux-
mêmes, comme l’eau dans la casserole qui s’est certainement
demandé à un moment s’il fallait continuer à résister ou céder en
rompant ses intimes liaisons moléculaires pour arriver à un nouvel état
d’équilibre. La résistance fabrique les corps solides, compactés dans
la présomptueuse certitude de l’être serré, l’arrêt de la résistance, les
liquides, qui peuvent eux-mêmes encore craquer et devenir gazeux.
Dans quel état est Tissam ? Fumeux peut-être, vaporeux, aérien en
tout cas, éther désincarné et sans limites qui occupe tous les espaces
en se dilatant à l’infini pour épouser les contours solides. Comme
Izouzen. Sûrement, Tissam a aimé Izouzen avant même de le
connaître. Sûrement aussi, la dialectique est là, les deux combats sont
naturels et éternels, le désir de changement et la résistance au
changement. L’amour, pour Tissam et pour tout être tourmenté, n’est
pas un moteur mais un levier qui permet d’apaiser ses profondes
angoisses. Tissam n’écoute plus ces voix intérieures qui la harcèlent de
plus en plus fréquemment, qui veulent lui montrer qu’elle n’est que
spectatrice de son destin et en aucun cas actrice, même si, pour le
grand poète arabe Al-Maari, « chaque être est un poème écrit par son
destin ». Tissam se lève et dépose six bouquets de fleurs sur les six
tombes, des coquelicots un peu fanés qu’elle a ramassés plus bas, et
envisage son devenir avec une émotion ambiguë, celle d’une femme
qui a enfin trouvé sa place dans l’univers. En l’occurrence, dans la
septième tombe située plus bas ou plus haut que les autres, selon le
choix qui sera fait pour elle, après elle. Ce ne sera donc plus un
rectangle de trois sur deux mais une forme hybride, polygone cassé
sans harmonie, à l’image de ce triangle formé avec Lyès et Mounir,
désormais détruit, déstructuré par un âne abscons pourfendeur de
géométries. Tissam ne peut plus redescendre et Izouzen l’a bien senti,
lui ayant formulé cruellement la seule chance qu’elle aurait pu saisir :
— Lucius d’Apulée avait une chance de revenir à sa forme
humaine, manger des roses, comme le lui avait expliqué son amante
diabolique qui l’a transformé en âne.
Oui, c’est dans le livre, L’Âne d’or, elle l’a finalement lu ou du
moins parcouru avec une sagesse distraite. Son commentaire est
tombé comme une avalanche de mélancolie sur une plaine
inexpressive :
— Je n’ai pas vu une seule rose en Kabylie… Mais alors, que
butinent toutes ces abeilles ?
Quelques minutes après ce brusque et indicible bonheur d’être
triste, Tissam a esquissé quelques pas de danse dans ce cimetière
pour femmes dont même les gendarmes, peu soucieux du reste de
l’avenir des femmes, ne soupçonnent l’existence. Elle a fait des
entrechats, a gracieusement sautillé en l’air entre les petites tombes,
fait des pirouettes et des bonds d’une infinie légèreté entre les herbes
grasses et les cailloux issus comme elle d’un démantèlement de
continent. À ce moment précis et devant tant d’allégresse suspendue,
on croirait que Tissam a dix ans, l’âge où elle-même découvrait au
hasard d’une conversation que ses parents se détestaient et s’étaient
toujours détestés, depuis sa naissance, ce qui l’a alourdie à vie.
Tissam a continué à tourner, danser et sauter, jouant de ses bras
graciles pour happer de l’air ou en donner, élevant ses jambes jusqu’à
la limite de la contorsion. Une vapeur de femme, un air plus léger que
l’air, un effluve discret et éphémère. Elle a dansé et dansé, en sautant
ou en lévitant, un petit ballet aérien, pour un seul spectateur, Lyès,
arrivé par hasard, pour annoncer la mauvaise nouvelle. Avant d’aller
reboire un coup dans la montagne, le médecin légiste, aux
compétences insoupçonnées, en a profité pour faire l’autopsie de la
voiture. Le Break bleu est mort. Un verdict formel pour un
professionnel de la vie, qui quitte souvent Alger justement pour rester
en vie. Que faire ? Lorsqu’elle découvre une nouvelle source de
pollen, l’abeille butineuse exécute une danse, à l’attention des autres
butineuses. Si la source est proche, elle danse en cercle, si elle est un
peu plus loin, la danse prend une forme de T. Si elle est éloignée,
l’abeille danse en forme de huit, faisant des demi-cercles pour
indiquer, par l’angle formé entre la ligne du soleil et celle de la source
découverte, la direction. Plus précis qu’un GPS, la fréquence de la
danse et le rythme du frétillement de l’abdomen de l’abeille indiquent
aussi le degré de difficulté pour accéder à la source d’énergie.
— Il va falloir qu’on rentre à pied, a murmuré Lyès le plus
doucement possible pour ne pas perturber la danse de Tissam.
Celle-ci s’est arrêtée net et a regardé Lyès repartir, il n’a pas
attendu la réponse de Tissam. Il a compris qu’elle ne retournerait pas
à Alger avec eux et resterait ici, blottie dans une courbe anguleuse de
montagne, pour un temps ou le reste de sa vie. Mais l’âne a gagné la
voiture, l’âne mort dans une voiture vivante est devenu un âne vivant
alors que la voiture est morte à l’arrivée, c’est probablement la seule
morale de cette histoire.
— Justement, où en est mon histoire ? demande Izouzen à
Achour.
Le soir, alors que Lyès et Mounir ont déjà pris la route de la vallée
avec Zembrek, un petit groupe s’est formé autour de la librairie. Fu,
Achour et Izouzen devisent autour d’une nouvelle bouteille, devant
une Tissam muette, en pleine contemplation d’elle-même.
— Je viens de te la remettre, répond Achour, étonné.
— Merci pour ton manuscrit, rigole Izouzen. Mais tu sais que je
cherche tout le temps de nouvelles histoires.
Le physicien, écrivain esclave, a haussé les épaules :
— C’est bien la première fois que tu me remercies.
— C’est pour t’encourager.
— Je suis fatigué d’écrire.
Le clic de la minuterie du four a retenti, signe que la pizza est
prête. Izouzen s’est levé pour récupérer le dîner qu’il a déposé au
milieu des convives, sur une pierre plate.
— Tout se finit autour d’une pizza, annonce-t-il. Izouzen a
récupéré son livre et sa nouvelle femme, Tissam vient de franchir la
barrière naturelle des espèces.
— Lourde, je me vends en toute légèreté. Personne n’a réagi à la
conclusion de Tissam.
Seul Fu, qui ne comprend pas tout, a développé :
— L’Algérie agit nature et contre nature, contre nature même de
l’homme. Mais pas parce que lourd seulement, parce que refuse de
changer. Et nature est changement. Adaptation, transformation,
évolution. Mais nature est aussi résistance au changement, pas bouger,
pour rester vivant. Tout un problème.
Qu’est-ce que la résistance au changement ? C’est d’abord un
ressort psychologique qui mène au constat suivant : si tout le monde
veut des améliorations, personne n’accepte le changement. Un
paradoxe social que l’on retrouve aussi bien dans les entreprises, les
quartiers et les pays que dans le tréfonds de l’âme humaine et qui gêne
toute marche vers le progrès. Un âne mort ? Oui, mais un âne vivant
est plus difficile à manier finalement, il résiste, rechigne, veut imposer
sa marche, son cap, sa direction. Le lien social est un composant
important du système immunitaire, les organisations ont cette propriété
de bouger en bloc par validation sociale sur le mode : « Je ne
changerai que si tout le monde change. » Le lien social est la plus forte
des résistances au changement, cette aversion de l’incertitude, cet
immobilisme qui consiste à désirer, et tenter d’obtenir par diverses
formes de comportements d’opposition ou de préservation, le
maintien du statu quo. Tissam a brisé ces liens. Fu reprend, voyant
tout le monde perdu dans ses pensées :
— Vous colonisés par monde entier, Romains, Arabes, Turcs et
Belges.
— Français…
— En développant résistance, vous intégrer résistance comme
force fondamentale, résistance joue aujourd’hui contre vous. Vous
résistez à vous, vous résistez à tout, fabrique lourdeur. Pays peut
s’effondrer par propre poids.
— Fu, attention, on dirait que tu nous vends la colonisation
positive et l’inanité de la résistance, lui dit Izouzen sans y croire,
comprenant très bien le propos du vulcanisateur.
— Non mais après, résistance devient nature, on résiste à nous
après, résiste à nature de homme. On devient pierre, silicification, et
pierre bouge pas, même si fait mal quand on la jette sur quelqu’un.
— Et si les USA envahissaient la Chine, tu résisterais ?
— Oui, résistance bien mais apprendre aussi bon, USA bon pays,
très peu résistance au changement, tout ouvert, tout possible.
— Pour un communiste, je te trouve très conciliant avec
l’Amérique.
Fu sourit de plus belle :
— Emblème du parti démocrate américain est âne, lui répond Fu
en mettant ses deux mains sur sa tête pour mimer les oreilles d’un âne.
Qui sait, mieux que l’âne, le poids de l’univers pour en être sa plus
stupide et plus intelligente création ? Qui sait, mieux que l’âne,
pourquoi il résiste autant à ne pas se transformer en autre chose et à
rester lui-même ? Les deux amis sont arrivés chez eux. Zembrek est
rentré chez lui. Il a finalement dit un mot, le seul, l’unique de toute sa
vie. On n’a jamais su lequel.
— Plus lourd sera le fardeau de ta vie, plus légère sera ta mort.
TABLE DES MATIÈRES
Livre 1
Livre 2
Livre 3
Livre 4
Livre 5
Livre 6
Livre 7
Livre 8
Livre 9
Livre 10
Livre 11
www.editions-observatoire.com