La Mort Du Dernier Écrivain (BLANCHOT)

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..J.9..- / ...9..9-. / ....ç-* Maurice Blanchot, romoncier et critique,


est né en 1907. Sa vie esf
cnÍiàrement vouée à la liilétature
et au silencequi lui est propre.
*,*tg;4 ç3;11.. rili
.(qTUÉI1D'

1959'
@ Éditions Galtimord,
lm.'

Oú va la littérature ? 297

coÍnme il echappe à I'entente, il echappe aussi à toute


distraction, d'autânt plus prêsent qu'on s'en dêtoume: le
retentissement, par aYance, de ce qui n'a pas ete dit et ne le
sera jamais.

IV
La parole secràÍe sans secreí.
MORT DU DERNIER ECRIVAIN
Cela n'est pas un bruit, quoique, à son approche, tout
deüenne bruit autour de nous (et il faut se rappeler que nous
ignorons aujourd'hui ce que serait un bruit). C'est plutôt une
parole : cela parle, cela ne cesse de parler, c'est comme le
On peut rêver au dernier ecrivain, avec qui disparaitrait, à üde qui parle, un muÍnure leger, insistant, indifferent, qui
I'insu de tous, le petit mystêre de I'ecriture. Pour donner un sans doute est le même pour tous, qui est sans secret et qui
peu de fantastique à la situation, on peut imaginer que ce pourtant isole chacun, le sépare des autres, du monde et de
Rimbaud, encore plus mythique que le veritable, entend se lui-même, I'entrainant par des labyrinthes moqueurs, l'atti-
taire en lui cette parole qui meurt avec lui. On peut enfin rant sur place toujours plus loin, par une fascinante répul-
supposer que serait, d'une certaine maniêre, perçue, dans le sion, au-dessous du monde commun des paroles quotidien-
monde et dans le cercle des civilisations, cette Íin sans appel. nes.
Qu'en rêsulterait-il ? Apparemment un grand silence. C'est L'etrangete de cette parole, c'est qu'il semble qu'elle dise
ce qu'on dit poliment lorsque quelque ecrivain disparait : une quelque chose, alors qu'elle ne dit peut-être rien. Bien plus, il
voix s'est tue, une pensée s'est dissipée. Quel silence donc, si semble qu'en elle la profondeur parle, et I'inoui se fasse
plus personne ne parlait de cette maniêre éminente qu'est la entendre. A chacun, quoiqu'elle soit étonnamment froide,
parole des euvres accompagnée de la rumeur de leur sans intimite et sans bonheur, eile semble dire ce qui pourrait
reputation. lui être le plus proche, si seulement il pouvait la fixer un
Rêvons à cela. De telles êpoques ont existé, existeront, de instant. Elle n'est pas trompeuse, car elie ne promet et ne dit
telles fictions sont realite à certains moments dans la úe de rien, parlant toujours pour un seul, mais impersonnelle,
chacun de nous. A la surprise du sens commun, le jour oü pailant tout au-dedans, mais c'est le dehors même, présente
cette lumiere s'éteindra, ce n'est pas par le silence, mais par dans le lieu unique oü, I'entendant, I'on pourrait tout
le recul du silence, par une dechirure de l'épaisseur silen- entendre, mais c'est nulle part, partout; et silencieuse, car
cieuse et, à travers cette dechirure, I'approche d'un bruit c'est le silence qui pade, qui est devenu cette fausse parole
nouveau, que s'annoncera l'êre sans parole. Rien de grave, qu'on n'entend pas, cette parole secrête sans secret.
rien de bruyant; â peine un murÍnure, et qui n'ajoutera rien Comment la faire taire ? Comment I'entendre, ne pas
au grand tumulte des ülles dont nous croyons souffrir. Son I'entendre ? Elle transforme les jours en nuit, elle fait des
seul caractêre: il est incessant. Une fois entendu, il ne peut nuits sans sommeil un rêve vide et perçant. Elle est au-
cesser de l'être, et comme on ne I'entend jamais vraiment, dessous de tout ce qu'on dit, derriere chaque pensee fami-
298 Le livre à venir
liêre, submergeant, engloutissant, quoique
Oà va la littérature ? 299
imperceptible,
toutes les honnêtes paroles O,frorn d'ecrivains nouveâux, le trésor des cuvres anciennes, I'asile
É, .r'li.r, o"ns chaque
dialogue, en écho face â chaque
tonie pourrait faire croire
il;"ü;.
Er sa mono-
des Musées et des Bibliothêques oü chacun pourra clandesti-
nement venir chercher un peu de calme et d'air silencieux.
qr'.tt. .egn.'iar la patience,
{.t,'elle écrase par la legerete, qu,elle àiírip.'.i'oirrout Mais il faut bien supposer que, le jour oü la parole errante
choses comme le brouillara,'Oetáurnarí'ü toutes s'imposera, nous assisterons à un dereglemeni três particu_
pouvoir de s'aimer, par la f,ommes du
fascination sans objet qu,elle lier de tous les liwes : à une reconquête, par elle, des Guvres
substitue-à toute passion. qui I'avaient, un instant, maitrisée et qui sont toujours plus
eu,est_cc-Ooi.Z
humaine ? divine ? Une parole qui
Ur. pu.ot.
ou moins ses complices, car elle est leur secret. Il y a, áans
n;a pãr?ij prononcée et
qui demande â I'être ? Est-ce ,n, puiJ. toute Bibliotheque bien faite, un Enfer oü demeurent les
fantôme, doux, innocent et tourmenteur,
Àrnr, sorte de liwes qu'on ne doit pas lire. Mais il y a, dans chaque grand
comme le sont les
spectres ? Est-ce l,absence même
de touie pa.àte qui parle ?
livre, un autre enfer, un centre d'illisibilite oü veille et ittend
Personne n'ose en discuter, ni
même y faire allusion. Et
la force retranchée de cette parole qui n'en est pas une,
chacun, dans la solitude aissimuúã, ;hffi, douce haleine du ressassement éternel.
propre de la rendre vaine, une façon De sorte que les maitres de ce temps, comme
elle qui ne demanàe que cela, être il n'est pas
*,:.. q toujours plus vaine , fu foã. oJIa oomination.
tres hardi de l'imaginer, ne songeront pas à s'abritei à
","it
Un écrivain est celui qui impose
;l;;;;;;r. Alexandrie, mais à vouer sa Bibliotheque au feu. Súrement,
parole, et
une @uvre litteraire est, pour celui qui
sait y penetrer, un
un grand degoút des livres enyahira chacun: une colêre
riche séjour de silence, une defensá
ferme"et une
contre eux, une détresse véhémente, et cette üolence
muraille contre cette immensité prrtunt"qri'jaãresse haute miserable qu'on observe dans toutes les periodes de faiblesse
à nous qui appellent la dictature.
en nous détournant de nous. Si,
dans." tin.tlrrginaire oü
ne plus sur personne lar-rLr.,
.se,.decouwiraient
toute lirrerature venait à cesser oà parter, ,ur..r,
cà ãui ierait défaut,
c'est le silence, et c'est_ ce defaui Le dictateur.
O. ,if.n.. qri- revelerait J
peut-être la disparition de parole ,i:
la f;ne.aiie.-
..
Devant toute grande euvre d'art pfastique,
t,eridence d,un
} Le dictateur, nom qui fait reflechir. Il est I'homme du
silence parriculier nous arteint
pas. toujours un repos:.
d;;;,i;[ir. qui r,.rt il
dictare, de la repetition impérieuse, celui qui, chaque fois que
s'annonce le danger de la parole etrangere, pretend lutter
un silence ,.rritir,'pr.rois auto-
ritaire, parfois souverainement indifférent, contre elle par la rigueur d'un commandement sans rêplique
parfois agite,
animé et joyeux. Er le liwe véritable et sans contenu. Et, en effet, il semble son adversaire declare.
eJ-irüJurc un peu
statue. Il s'élêve et s.orr A ce qui est murmure sans limite, il oppose la netteté du mot
.i",'" ãã,,;
q, r ffi
:,131[#ffiil[ lü'f i:H,li:f
on pourait objecter que, dans ,ánãJ
d'ordre ; à I'insinuation de ce qui ne s'entend pas, le cri
peremptoire ; à la vagabonde plainte de spectre de Homlet,
manquera le silence de I'art et ".
o, soudain qui, sous la terre, üeille taupe, de-ci de-là, eÍre sans pouvoir
oü s,affirmera Ia nudite
obscure d'une parole nulle et etrangere;;ili;" et sans destin, il substitue la parole fixee de la raison royale,
toutes Ies autres, il y aura encore, detruire qui commande et jamais ne doute. Mais ce parfait adversaire,
,;il n y u piu, A,u.tirt., ,i I'homme providentiel, suscitê pour couvrir par ses cris et ses
300 Le fivre à venir
Oü va la littérature ? 301
decisions de fer le brouillard de l,ambiguite de la parole murÍnure solitaire est liee à bien des causes, propres à notre
spectrale, n'est-il pas, en realite, suscite pai
elle Z N,est-if pas temps, à I'histoire, au mouvement même de I'art, et elle a
sa parodie, son masque plus üde
qu,elle, sa repn{uÀ pour efet de nous faire presque entendre, dans toutes
mensongere, quand, à la priere"n"o.à des hommes fatigues'et
les
grandes cuwes modernes, ce que nous serions
malheureux, pour fuir Ia terrible exposés à
.r.ri- de l,absence entendre, si tout à coup il n'y avait plus d,art ni de liíerature.
- terrible, mais non trompeuse _, on se tourne
présence de I'idole categorique qui
vers Ia C'est pourquoi ces euwes sont uniques, pourquoi aussi elles
ne ãemancle que la nous paraissent dangereuses, car elles sont nées immediate-
docilité.eJ promet re granã repos de ta
suraitelnterieure ? ment du danger, et elles I'enchantent à peine.
Ainsi les dictateurs üennent_ils prendre nàturettement
place des ecrivains, des artistes la Il y a assurément bien des moyens (autant que d'cuwes et
et des hommls de pensee. de styles d'ceuvre) de maitriser la parole du desert. La
Mais, alors que la parole üde du .àrÀ-à.rrnt
est le rhetorique est l'un de ces moyens de défense, efficacement
prolongement, effraye et menteur,
de ce que l,on préfêre conçu et même diaboliquement agencé pour conjurer le
entendre hurler sur les places publiques, plutot
que d,avoir à peril, mais aussi le rendre nécessaire et préssant aux points
l'accueillir et à l'apaiser en soipar m giurO
.fiort personnel justes oü les rapports avec lui peuvent devenir
leçrs et
d'attention, I'ecrivain a une tout autre
tâche et aussi une tout profitables. Mais la rhetorique est une protection si parfaite
autre responsabilite : celle d'entrer, plus que
personne, en un qu'elle oublie en we de quoi elle s'est organisée : non
rapport d'intimite avec la rumeur lnitiaie.
b,est à ce prix seulement pouÍ repousser, mais attirer, en ú detournant,
seulement qu'il peut lui imposer silence,
l,eniendre dans ce l'immensite padante; pour être une ayancée au milieu de
silence, puis I'exprime., apies t'avoi.
meLÀãõtor".. l'agitation des sables, et non pas un petit rempart de fantaisie
Il n'y a pas d'ecrivain sans une telle approcire que viennent üsiter les promeneurs du dimanche.
et s,il n,en
subit.fermement l'épreuve. Cette parofe
non-parlante res_
semble beaucoup à I'inspiration, mâis .On remarquera que certains « grands » écrivains ont je nc
elte ne se'confond pas sais quoide péremptoire dans la voix, à la limite du
avec elle ; elle conduit seulement à ce
lieu unique pour tremblement et de la crispation, qui évoque, dans le domaine
gh*n, I'enfer oü descendit Orphee, fieu Olã dispersion et de I'art, la domination du dictare. On dirait qu'ils
de la discordance, oü tout à óoup if se
aui fui faire face et ramassent sur eux-mêmes, ou sur quelque croyance, sur leur
trouver, en soi, en elle et dans I'eiperience
de tout l,art, ce conscience ferme, mais bientôt fermee et bornée, afin de
qui transforme I'impuissance en pouvoir,
I,erreur en chemin
et la parole non parlante en un iil.n.. a partir
prendre la place de I'ennemi qui est en elx et qu'ils
duquel elle assourdissent seulement par la de leur langage,
superbe
peut vmiment parler et laisser parlercn
t;à.igin", ,ans I'eclat de leur voix et le parti pris de leur foi, ou de leur
detruire les hommes. "il, manque de foi.
D'autres ont ce ton neutre, cet effacement et cette
transparence à peine ridee par laquelle ils semblent offrir à la
La liaérature moderne.
parole solitaire une image maitrisée de ce qu'elle est
et
coÍlme un miroir glacé, pour qu,elle soit tentée de s'y
Ce ne sont pas choses simples. La tentation, qu,éprouve
reflechir, - mais, souvent, le miroir reste üde.
aujourd'hui la linerature, de sà rapprocf,"i
iãU-áu., ptus du Admirable Michaux, il est I'ecrivain qui, au plus pres de
302 Le livre à venir
lui-même, s'est uni à. la voix étrangêre,
soupçon qu'it a ete pris.au piege
et il lui vient Ie
et q;;; ;;t
avec les soubresaurs de |humo"ur,;;;;-J; s,exprime ici
une voix qui imite la sienne.. p;r; sa voix, mais
l;
Iuiirenore et ta
il a. les ressources O,un frumour iedoubte,
f:1rl:i" calculée,
mnocence -0., une
des detours O. *r., reculs,
abandons et, au mom€nt des
oü.il pãrir, ã'pJlrte soudaine,
lTt:., d'u.ne image qui.perce te vàile
extrême, victoire merveiileuse,
á"lui-,rÃ.r.. combat
Il y a aussi Ie uayraage,rri; ;il;#.'
et ;ffiH a appete Ie
monotogue intérieur. qui neieproduiiniiJr.n,,
bien, ce qu'un homme r., on le sait
parle
qI à rrr_*eÀ., .".'iüo*. n. ,.
pas, et l,intimite oe.'àmÀe..e;i#'*.: sitencieuse,
mais le plus souvent
:spac.es.
L. ;;;;i;;:'HÍr'; J:t ::f fi .tiffi:iJ*ÂH
grossiêre, et qui n'en imite que 1., irrit, a;upi#.n.r,
du flux
ininterrompu et incessant de
la parole nã.ri pu.runtr. N.
I'oubtions pas, Ia force a.
".irr-.ion
ne s'enrend pas, c'esr nourquoi
ã aã# si áiutesse, ette
elle est aussi prês oue oossible
nt;;;; r,entendre,
te detruit completement.
Au si.*., elle
"ütlourquoi a
ennn, i. *rãà*i',í,eneur
centre, ce « Je » qui ramene.tort un
a rui-meni-ell]o.s qre |uutre
parole n'a pas de centre,
toujours au-dehors.
elle est .rr;il;;ni e.rante et

.,
II faut lui imposer silence. Il faut Ia reconduire vers le
silence qui est en elle. Il faur q"
inrãni .ir'lluute, ann
de pouvoir naitre, par une "n
tripÉ-métamd;;,;'rre parote
veritable : celle du Livre,
dirá ruauarÀL--''"""'''

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