F - Lenaerts Eucharistie

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FIDÈLE LENAERTS

LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE
DANS LES ÉCRITS
ET LA VIE
DE SAINT FRANÇOIS

Essai de mise en perspective théologique


FIDÈLE LENAERTS

PLAN
I – TEXTES DE FRANÇOIS
1. Admonition I : "Le Corps du Seigneur".
2
2. Testament, 6-13.
3. Lettre aux Fidèles II, 33.
4. Lettre à tous les Clercs, 1-3.
5. Lettre à tous les Custodes, 2-7.
6. Lettre à tout l'Ordre, 14-29.

II – QUELQUES REMARQUES GENERALES


III- MANUSCRITS ET VASES SACRES - PAROLE DE DIEU ET PAIN
SACRE.

IV – "VOIR ET CROIRE SELON L'ESPRIT ET SELON DIEU"


1. Jésus, Verbe de Dieu, Pain accueilli par la foi.

2. Comment est-il possible de "voir et croire"?

a. Grâce au Père qui attire par les "œuvres".


b. Les "œuvres" sont éclairées par la Parole.
c. Retour aux écrits de François.
d. L'Esprit qui fait "voir et croire"
e. Comment l'esprit est-il source du "croire et voir"

3. Jésus Verbe de Dieu, Pain par sa Chair.

a. Le pain eucharistique dans la logique de l'Incarnation.


b. "Prenez et mangez".
c. L'homme nouveau – La création libérée.
d. Royauté et sacerdoce de la Croix
e. Royauté sacerdotale de François d'Assise.
f. Vie de François et Eucharistie célébrée

4. Incarnation, Eucharistie et Sacerdoce ministériel

a. Incarnation et Consécration eucharistique.


b. Le sacerdoce ministériel.
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

3
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE
DANS LES ÉCRITS
ET LA VIE
DE SAINT FRANÇOIS

Essai de mise en perspective théologique

Le mystère eucharistique occupe une grande place dans les écrits de Saint
François; il en rappelle le contenu fondamental en conformité avec les
enseignements du Concile de Latran IV (1215) et tel que la foi chrétienne le
vivait de son temps; il donne aussi des consignes pratiques pour mieux honorer
et vénérer le Christ dans sa présence eucharistique.

Ici, je laisse de côté ces enseignements pratiques – sauf si éventuellement on y


rencontre une expression particulièrement heureuse d'un aspect du mystère –
pour essayer surtout une analyse des expressions que François emploie pour
exprimer sa foi.

Pour introduire à cet essai voici d'abord les principaux passages des Écrits de
François auxquels j'aurai à me référer davantage.
FIDÈLE LENAERTS

I – LES TEXTES DE FRANÇOIS


4

1. Première admonition – "Du Corps du Seigneur"

"1Le Seigneur Jésus dit à ses disciples : "Moi je suis la voie, la vérité et la vie;
personne ne vient au Père sinon par moi. 2Si vous me connaissiez, vous
connaitriez aussi mon Père; et désormais vous le connaitrez et vous l'avez vu."
3
Philippe lui dit : "Seigneur, montre nous le Père et cela nous suffit." 4Jésus lui
dit : "Depuis si longtemps je suis avec vous et vous ne me connaissez pas ?
Philippe, qui me voit, voit aussi mon Père." [cf. Jn 14, 6-9]1.
5
Le Père habite une lumière inaccessible [1Tm 6, 16] et Dieu est esprit [Jn 4,
24] et personne n'a jamais vu Dieu [Jn 1, 18]." 6C'est pourquoi sinon par l'Esprit,
il ne peut pas être vu, car c'est l'Esprit qui vivifie; la chair ne sert à rien [Jn 6,
64]2.
7
Mais le Fils, lui non plus, en tant qu'il est égal au Père, n'est vu par personne
autrement que le Père, autrement que l'Esprit Saint.
8
Dès lors, tous ceux qui virent le Seigneur Jésus selon l'humanité et ne virent et
ne virent en ne crurent pas selon l'esprit et la divinité qu'il est le vrai Fils de Dieu
sont damnés; 9de même maintenant, tous ceux aussi qui voient le sacrement
qui est sanctifié par les paroles du Seigneur sur l'autel, par la main du prêtre,
sous la forme du pain et du vin, et ne voient et ne croient pas selon l'esprit et la
divinité que ce sont vraiment les très saints corps et sang de notre Seigneur
Jésus Christ sont damnés. 10Le Très-Haut lui-même l'attestant, qui dit : Ceci est
mon corps et mon sang de la nouvelle alliance qui sera répandue pour
beaucoup [Cf. Mc 14, 22-24]. 11Et : Qui mange ma chair et bois mon sang a la
vie éternelle [Jn 6, 55].

1
Une affirmation identique se trouve en Jn 12, 44-45, dans l'épilogue par lequel l'Evangéliste termine le récit des
activités publiques de Jésus, avant le dernier repas : "Cependant Jésus avait proclamé : "Qui croit en moi, ce n'est pas
en moi qu'il croit, mais en celui qui m'a envoyé, et celui qui me voit, voit celui qui m'a envoyé". Le passage cité par
François a donc une grande importance.
2
Dans ce paragraphe le mot esprit revient quatre fois. Les éditeurs ont préféré l'écrire avec une minuscule. Mais il me
semble qu'en l'écrivant avec une majuscule (Esprit), on aurait rejoint le vrai sens que François devait donner à ce
paragraphe. Quand on consulte les diverses traductions de la Bible, on reste perplexe. La Tob écrit chaque fois avec
une minuscule, mais en Jn 4, 24, note t, elle commente : "Le don de l'Esprit permet de connaître et d'adorer Dieu". En
Jn 6, 64, le texte lui-même dit : "C'est l'Esprit qui fait vivre". – La Bible de Jérusalem, en Jn 4, 24 écrit aussi esprit. Mais
en note b, elle commente : "L'Esprit, principe de la nouvelle naissance, est aussi principe du culte nouveau, du culte
spirituel" ! En Jn 6,64, cette même Bible écrit esprit dans le texte, mais à nouveau en note d parle d'une "réalité dont
seul l'Esprit peut donner l'intelligence" ! – Enfin on notera que dans l'Admonition de François, dans le paragraphe qui
suit celui-ci et qui lui est strictement parallèle, les éditeurs ont écrit Esprit ! – De toute façon on sait bien que la difficulté
provient de l'habitude de saint Jean de donner à un même mot des sens à plusieurs profondeurs…
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

12
Dès lors l'Esprit du Seigneur, qui habite dans ses fidèles, c'est lui qui reçoit les
très saints corps et sang du Seigneur. 13Tous les autres, qui n'ont point part à
ce même esprit et ont la présomption de les recevoir, mangent et boivent leur
jugement [Cf. 1Co 11, 29]
14
Dès lors, fils des hommes, jusques à quand ce cœur lourd [Ps 4, 3] ?
15
Pourquoi ne reconnaissez-vous pas la vérité et ne croyez-vous pas au Fils de
5
Dieu [Cf. Jn 9, 35] ? 16Voici, chaque jour, il s'humilie comme lorsque des trônes
royaux [Ph 2, 8; Sg 18, 15], il vint dans le ventre de la Vierge; 17chaque jour, il
vient lui-même à nous sous une humble apparence; 18chaque jour, il descend
du sein du Père sur l'autel dans les mains du prêtre. 19Et de même qu'il se
montra aux saints apôtres dans une vraie chair, de même maintenant il se
montre aussi à nous dans le pain sacré. 20Et de même qu'eux, par le regard de
leur chair, voyaient seulement sa chair, mais, contemplant avec les yeux de
l'esprit, croyaient qu'il est Dieu, 21de même nous aussi, voyant du pain et du vin
avec les yeux du corps, voyons et croyons fermement qu'ils sont son très saint
corps et son sang vivant et vrai. 22Et de telle manière le Seigneur est toujours
avec ses fidèles, comme il le dit lui-même : Me voici, je suis avec vous jusqu'à
la consommation du siècle [Mt 28, 20].

2. Testament (versets 6, 8, 9, 10, 11, 12,13)

6
Après cela, le Seigneur me donna et me donne une foi si grande dans les
prêtres qui vivent selon la forme de la sainte Eglise romaine, à cause de leur
ordre, que même s'ils me persécutaient je veux recourir à eux. […] 8 Et ceux-là
et tous les autres, je veux les craindre, les aimer et les honorer comme mes
seigneurs. 9Et je ne veux pas considérer en eux le péché, car je discerne en
eux le Fils de Dieu et ils sont mes seigneurs. 10Et je fais cela, car dans ce siècle
je ne vois rien corporellement du très haut Fils de Dieu, sinon son très saint
corps et son très saint sang qu'eux-mêmes reçoivent et qu'eux seuls
administres aux autres. 11Et ces très saints mystères, je veux qu'ils soient par-
dessus tout honorés, vénérés et placé en des lieux précieux.
12
Ses très saints noms et ses paroles écrites, partout où je les trouverai en des
lieux illicites, je veux les recueillir et je prie qu'on les recueille et qu'on les place
en un lieu honnête. 13Et tous les théologiens et ceux qui administrent les très
saintes paroles divines, nous devons les honorer et les vénérer comme ceux
qui nous administrent l'esprit et la vie [Cf. Jn 6, 64]
FIDÈLE LENAERTS

3. Lettre aux Fidèles II (verset 33)

33
Nous devons aussi visiter fréquemment les églises3, et vénérer et révérer les
clercs, non pas tant à cause d'eux-mêmes, s'ils étaient pécheurs, mais à cause
6 de leur office et du ministère des très saints corps et sang du Christ, qu'ils
sacrifient sur l'autel et qu'ils reçoivent et qu'ils administrent aux autres.

4. Lettre à tous les Clercs (versets 1, 2, 3)

1
Prêtons attention, nous tous les clercs, au grand péché et à l'ignorance dans
laquelle sont certains à propos des très saints corps et sang de notre seigneur
Jésus Christ, et de ses noms très sacrés et ses paroles écrites qui sanctifient le
corps. 2Nous savons qu'il ne peut y avoir de corps s'il n'est d'abord sanctifié par
la parole. 3Nous n'avons rien en effet, et ne voyons rien corporellement du Très-
Haut lui-même en ce siècle, sinon le corps et le sang, le nom et les paroles par
quoi nous avons été faits et rachetés de la mort à la vie4.

5. Lettre à tous les Custodes (versets 2, 3, 4, 5, 6, 7)


2
Je vous prie, plus que s'il s'agissait de moi-même, de supplier humblement les
clercs, comme il convient et comme il vous semblera expédient, que le très
saint corps et le très saint sang de notre Seigneur Jésus Christ, et ses très
saints noms et ses paroles écrites qui sanctifient le corps, ils doivent par-
dessus tout les vénérer. 3Que les calices, les corporaux, les ornements de
l'autel et tout ce qui concerne le sacrifice, ils doivent les tenir pour précieux. 4Et
si en quelque lieu le très saint corps du Seigneur était placé pauvrement, qu'ils
le déposent et le consignent, suivant le commandement de l'Eglise, en un lieu
précieux; et qu'ils le portent avec grande vénération et l'administrent aux autres
avec discernement. 5 Les noms aussi et les paroles écrites du Seigneur, partout
où on les trouvera en des lieux malpropres, je veux qu'on les recueille et qu'on
les place en un lieu honnête.
6
Et Dans toute prédication que vous faites, rappelez au peuple la pénitence, et
que nul ne peut être sauvé, sinon celui qui reçoit les très saints corps et sang
du Seigneur [Cf. Jn 6, 64]; 7et quand il est sacrifié par le prêtre sur l'autel et qu'il
est porté quelque part, que tous les gens, à genoux, rendent louanges, gloire et
honneur au Seigneur Dieu vivant et vrai [1Tm 1,9]

3
Cf. aussi Testament, 4 et 18.
4
Bien entendu, c'est en réalité toute la Lettre à tous les clercs qu'il aurait fallu citer, puisque son thème exclusif est la
vénération des Paroles du Seigneur et de son Corps et de son Sang…
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

6. Lettre à tout l'Ordre (versets 14-29)

14
Je prie aussi dans le Seigneur tous mes frères prêtres, qui sont et seront et
désirent être prêtres du Très-Haut : lorsqu'ils voudront célébrer la messe, que,
purs, ils fassent purement, avec révérence, le vrai sacrifice des très saints
corps et sang de notre Seigneur Jésus Christ, avec une intention sainte et ure,
7
et non pour aucune chose terrestre, ni par crainte ou amour d'aucun homme,
comme pour plaire aux hommes [Cf. Ep 6, 6; Col 3, 22]; 15mais que toute leur
volonté, autant que l'aide la grâce, soit dirigée vers Dieu, ne désirant ainsi plaire
qu'à lui seul, le souverain Seigneur, car lui seul opère là comme il lui plait; 16car
comme il le dit lui-même "Faites ceci en commémoration de moi" [Lc 22, 19 ;
1Co 11, 24]5, si quelqu'un faisait autrement, il devient un traître Judas et a à
répondre du corps et du sang du Seigneur [Cf. 1Co 11, 27].
17
Rappelez-vous, mes frères prêtres, ce qui est écrit de la loi de Moïse, que
celui qui la transgressait, même dans les petites choses corporelles, mourait
sans aucune miséricorde, par sentence du Seigneur [Cf. He 10, 28]. 18Combien
plus grands et plus terribles les supplices que mérite de souffrir celui qui aura
foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura profané le sang de l'alliance dans
lequel il a été sanctifié et qui aura outragé l'Esprit de la grâce [He 10, 29]!
19
L'homme en effet, méprise, profane et foule aux pieds l'Agneau de Dieu
quand il ne distingue pas [1Co 11, 29; Cf. Jr 48, 10], comme dit l'Apôtre, et ne
discerne pas le saint pain du Christ des autres nourritures ou des autres
œuvres, ou bien le mange en étant indigne, ou bien même s'il était digne, le
mange vainement et indignement alors que le Seigneur dit par le Prophète :
"Maudit l'homme qui accomplit l'œuvre de Dieu négligemment [Jr 48, 10]." 20Et
les prêtres qui ne veulent pas prendre cela vraiment à cœur, il les condamne en
disant : Je maudirai vos bénédictions [Ml 2, 2].
21
Ecoutez, mes frères : si la bienheureuse Vierge est tant honorée, comme il est
digne, car elle l'a porté dans son très saint ventre; si le bienheureux Baptiste a
tremblé et n'ose pas toucher la sainte tête de Dieu; si le sépulcre dans lequel il
a été couché quelque temps est vénéré, 22comme il doit être saint, juste et
digne, celui qui touche de ses mains [1Jn 1, 1], reçoit dans son cœur et sa
bouche, et présente aux autres pour être consommé [le Christ] non plus destiné
à mourir, mais, pour l'éternité, destiné à vivre et glorifié, lui en qui les anges
désirent plonger leurs regards [1P 1, 12].
23
Voyez votre dignité, frères prêtres, et soyez saints car il est saint [Cf. 1Co 1,
26; Lv 19, 2]. 24Et de même que le Seigneur Dieu vous a honorés par-dessus
tous à cause de ce ministère, de même vous aussi aimez-le, révérez-le et
honorez-le par-dessus tous. 25Grande misère et misérable infirmité, quand vous
5
On remarquera "cette pureté d'intention" que François requiert des célébrants : pas d'autre intention que de "faire
cela" en mémoire de Jésus; c'est-à-dire de faire sienne l'intention de Jésus lui-même au moment où il célèbre cette
Pâque.
FIDÈLE LENAERTS

l'avez ainsi présent et que vous, dans le monde entier, vous vous souciez de
quelque autre chose ! 26Que l'homme tout entier craigne, que le monde entier
tremble, et que le ciel exulte quand le Christ, Fils du Dieu vivant [Jn 11, 27], est
sur l'autel dans les mains du prêtre ! 27Ô admirable élévation et stupéfiante
faveur ! Ô humilité sublime ! Ô humble sublimité, que le Seigneur de l'univers,
Dieu et Fils de Dieu, s'humilie au point de se cacher pour notre salut sous une
8
modique forme de pain ! 28Voyez, frères, l'humilité de Dieu et répandez vos
cœurs devant lui : humiliez-vous, vous aussi, pour être exaltés par lui [Ps
61(62), 9; Cf.1Pe 5n 6; Jc 4, 10]. 29Ne retenez donc pour vous rien de vous,
afin que vous reçoive tout entiers Celui qui se livre à vous tout entier.

II - QUELQUES REMARQUES GÉNÉRALES

Il est évident qu'à aucun moment François n'a eu l'intention de nous livrer un
exposé systématique d'une "doctrine" eucharistique. Sa préoccupation va, tout
entière, à la vénération et au respect qui sont dus au très saint Corps et au très
saint Sang du Seigneur. Ses directives sont en conformité avec celles du
Quatrième Concile du Latran, qui se tint en 1215 et auquel, selon toute
vraisemblance, François fut présent. D'où cette affirmation de la Lettre à tous
les Clercs, verset 13 :"Nous savons que nous sommes tenus d'observer tout
cela par-dessus tout, selon les préceptes du Seigneur et les constitutions de la
sainte mère Église". C'est pour mieux rappeler ces lois qu'il énonce simplement
la Foi de l'Église en la sainte Eucharistie telle qu'il l'avait assimilée au cours de
ses méditations. D'où la répétition, presque sans variantes, de certaines
formules telles que celle-ci : "le Corps et le Sang très saints de notre Seigneur
Jésus Christ", ou encore celle-ci : "le Corps et le Sang, les divins Noms et les
paroles écrites du Seigneur".

Mon effort sera de scruter ces énoncés simples d'une foi profonde, d'essayer
d'expliciter leur densité; et ceci de deux manières : - soit en retrouvant
l'enseignement des Évangiles qui les sous-tend; - soit en les éclairant par
d'autres paroles et surtout par la vie de François. Faut-il justifier cette manière
de procéder ? On peut le faire très simplement en rappelant ce qui (ou plutôt
Celui qui) est au centre de la vie de François.

Au centre de la vie spirituelle de François se tient le Christ Jésus, le Fils de


Dieu fait chair dans le sein de la Vierge Marie, sous l'action de l'Esprit Saint; le
Christ Parole et Révélation du Père, qui a souffert pour nous, est mort et
ressuscité pour nous et pour nous est entré dans la Gloire du Père; bref, le
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

Christ en qui Dieu nous a créés par amour, en qui il nous a sauvés par amour,
en qui il nous a sanctifiés dans l'amour… Il suffit ici de relire les quatre derniers
chapitres de la Première Règle.

Autrement dit, la foi et la vie spirituelle de François coïncident très exactement


avec la foi et la vie spirituelle de la sainte Église. Son attachement à celle-ci,
qu'il appelle notre sainte Mère l'Église, est une communion totale avec ce que
9
l'Église croit concernant Dieu et le monde, avec ce que l'Église vit en Dieu et
dans le monde. La vie de François est participation à… et participation de …
celle de l'Église. Les derniers mots de la Seconde Règle recommandent aux
frères de demeurer "toujours soumis et prosternés aux pieds de cette même
sainte Église, stables dans la foi catholique, afin que nous observions la
pauvreté et l'humilité et le saint Évangile de notre Seigneur Jésus Christ, ce que
nous avons fermement promis."

Or, au centre de la vie ecclésiale, François découvre et voit le Christ


eucharistique. L'Eucharistie est à la fois la source et le condensé de toute vie
chrétienne et de toute vie ecclésiale. Ainsi a pensé et vécu saint François. C'est
pourquoi, il me parait important de mieux scruter le contenu de la foi
eucharistique de François. Je le ferai selon trois axes principaux :

a) François rapproche souvent les corps et Sang très saints du Seigneur et


ses paroles écrites. Il demande que nous les entourions de la même vénération,
du même respect et du même amour. Dans notre manière moderne de parler
nous dirions qu'il rapproche la table de la Parole et la table du Pain au point de
les joindre ensemble. Pourquoi fait-il cela ?

b) Par rapport à la foi en la Présence réelle du Christ dans l'Eucharistie,


François emploie à plusieurs reprises et avec insistance des formules fortes,
telles que : "voir et croire selon l'Esprit et selon Dieu que ce sont là le Corps et
le Sang réels du Seigneur"; ou bien : "voir sensiblement le Corps et le Sang du
Fils de Dieu"; ou bien : "Le Seigneur se montre à nos yeux dans du pain sacré".
Comment comprendre ces affirmations ?

c) À propos du prêtre, il arrive plus d'une fois que François compare la


consécration du pain et du vin à l'Incarnation du Verbe se faisant chair dans le
sein béni de la Vierge Marie. S'agit-il d'une simple comparaison "pieuse", ou
bien existe-t-il un lien réel entre l'Incarnation et la transsubstantiation ? Et si oui,
quelle notion cela implique-t-il du "sacerdoce ministériel" ?
FIDÈLE LENAERTS

III - MANUSCRITS ET VASES SACRÉS / PAROLE DE DIEU ET PAIN SACRÉ

Dans la Lettre à tous les Custodes, François écrit : "2Je vous prie, plus que s'il
s'agissait de moi-même, de supplier humblement les clercs, comme il convient
10
et comme il vous semblera expédient, que le très saint corps et le très saint
sang de notre Seigneur Jésus Christ, et ses très saints noms et ses paroles
écrites qui sanctifient le corps, ils doivent par-dessus tout les vénérer. 3Que les
calices, les corporaux, les ornements de l'autel et tout ce qui concerne le
sacrifice, ils doivent les tenir pour précieux."

On trouve un texte étroitement parallèle dans la Lettre à tous les Clercs, versets
1 à 3 :" 1Prêtons attention, nous tous les clercs, au grand péché et à l'ignorance
dans laquelle sont certains à propos des très saints corps et sang de notre
seigneur Jésus Christ, et de ses noms très sacrés et ses paroles écrites qui
sanctifient le corps. 2Nous savons qu'il ne peut y avoir de corps s'il n'est d'abord
sanctifié par la parole. 3Nous n'avons rien en effet, et ne voyons rien
corporellement du Très-Haut lui-même en ce siècle, sinon le corps et le sang, le
nom et les paroles par quoi nous avons été faits et rachetés de la mort à la vie."

Ce ne sont pas les seuls textes qui vont dans ce sens d'un rapprochement
entre manuscrits contenant les paroles de la consécration, vases sacrés et
ornements d'autel. Mais il est nécessaire de citer surtout un extrait de la Lettre à
tout l'Ordre v. 34-37, plus explicite quant aux motivations données. Je me
permets de souligner dans le texte les passages sur lesquels il sera nécessaire
de revenir.

"34Et parce que qui est de Dieu écoute les paroles de Dieu [Cf. Jn 8, 47], nous
devons en conséquence, nous qui avons été plus spécialement députés
aux offices divins, non seulement écouter et faire ce que Dieu dit, mais encore,
pour que pénètre en nous l'élévation de notre Créateur et notre soumission
envers lui, garder les vases et les autres objets liturgiques qui contiennent
ses saintes paroles. 35C'est pourquoi j'avertis tous mes frères et je les
encourage dans le Christ, partout où ils trouveront écrites des paroles divines, à
les vénérer comme ils le peuvent; 36et autant que cela les regarde, si elles ne
sont pas bien conservées ou si elles gisent éparses en quelque lieu de manière
déshonnête, qu'ils les recueillent et les conservent, honorant dans les paroles le
Seigneur qui a parlé [1R 2, 4]. 37Beaucoup de choses, en effet, sont sanctifiées
par les paroles de Dieu [Cf. 1Tm 4, 5], et c'est en vertu des paroles du Christ
qu'est produit le sacrement de l'autel.

On aura facilement remarqué que ce passage est fait de deux parties nettement
séparées. La première nous concerne, nous qui avons été plus spécialement
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

députés aux offices divins, c'est-à-dire les ministres de l'autel (prêtres et


diacres).À ceux-ci de veiller spécialement sur les vases sacrés et sur les écrits
et les livres liturgiques, c'est-à-dire sur ce qui sert précisément à la célébration
des sacrements de Dieu. L'autre partie s'adresse à tous les frères (y compris
les prêtres et les diacres, bien sûr) : ici il s'agit du soin qu'il faut prendre de tout
écrit contenant les paroles de Dieu, donc pas seulement des écrits et des livres
liturgiques. Et la raison donnée dépasse la célébration des seuls sacrements : 11
Beaucoup de choses, en effet, sont sanctifiées par les paroles de Dieu. Nous
retrouverons d'ailleurs cette vénération étendue, par-delà les livres liturgiques, à
toute Parole de Dieu, aussi bien dans le Testament, que dans la Lettre à tous
les Clercs :
2
Nous savons qu'il ne peut y avoir de corps s'il n'est d'abord sanctifié par
la parole. 3Nous n'avons rien en effet, et ne voyons rien corporellement du
Très-Haut lui-même en ce siècle, sinon le corps et le sang, le nom et les
paroles par quoi nous avons été faits et rachetés de la mort à la vie."

Suivent des considérations sur le triste état des calices, linges et corporaux et
la constatation qu'on va parfois jusqu'à fouler aux pieds les Noms et les paroles
du Seigneur :

"4 Or que tous ceux qui administrent de si saints mystères, surtout ceux
qui les administrent illicitement, sans discernement, considèrent en eux-
mêmes comme sont vils les calices, les corporaux et les linges sur
lesquels sont sacrifiés le corps et le sang de ce même Seigneur. 5 Et par
beaucoup il est placé et abandonné en des lieux vils, misérablement porté
et indignement consommé et administré aux autres sans discernement. 6
Ses noms et ses paroles écrites sont même quelquefois foulés aux pieds,
7 car l'homme animal ne perçoit pas les choses de Dieu [1Co 2, 14]

Le parallèle entre les objets du culte eucharistique et les manuscrits contenant


les paroles du Seigneur est donc constant. Et la raison en est que François
attribue une sainteté identique et une puissance semblable à leur contenu
respectif : d'un côté le Corps et le Sang très saints du Christ, de l'autre la Parole
de Dieu. L'équivalence est particulièrement soulignée dans le dernier texte cité :
Corps et Sang d'une part, Noms et Paroles de Dieu d'autre part, sont tout ce
que nous possédons de visible et de sensible du Très-Haut en ce monde.
Quant à la fin de la phrase : "3Nous n'avons rien en effet, et ne voyons rien
corporellement du Très-Haut lui-même en ce siècle, sinon le corps et le sang, le
nom et les paroles par quoi nous avons été faits et rachetés de la mort à la vie.",
peut-être faut-il en faire l'exégèse suivante : Nous avons été créés par la Parole
de Dieu; nous avons été rachetés de la mort à la vie par le corps et le Sang du
Christ. Mais il est bien possible – et même vraisemblable – que création et
rédemption relèvent l'une et l'autre, à la fois du Corps et Sang du Christ et de la
Parole de Dieu et de ses Noms. Car, après tout, au baptême c'est bien la parole
FIDÈLE LENAERTS

de Dieu qui donne efficacité à notre rédemption (passage de la mort à la vie) :


la Parole de Dieu et son Nom Trinitaire. D'autre part saint Paul nous dit et redit
que nous sommes créés dans le Christ et même par lui, ce Christ qui est
présent dans la sainte Eucharistie [Cf. Ep 1, 3-14 ; Col 1, 12-20]. Création et
rédemption ont même auteur : "le Seigneur de l'univers, Dieu et Fils de Dieu,
s'humilie au point de se cacher pour notre salut sous une modique forme de
12
pain !" [Lettre à tout l'Ordre, 27]. Et il ne dépouille pas sa puissance créatrice
quand, dans l'Eucharistie, il déploie sa puissance rédemptrice. Elles s'incluent
au contraire réciproquement. C'est en vue du pardon rédempteur que nous
sommes créés; c'est dans le Christ premier-né de toute créature que nous
sommes rachetés. C'est sans doute dans cette perspective, que la théologie
actuelle redécouvre, qu'il faut comprendre les affirmations de François. Alors
nous comprenons aussi pourquoi il recommande à ceux qui ont "été plus
spécialement députés aux offices divins" (il s'agit bien là de l'œuvre de
rédemption à nous communiquée dans l'Église) de se "pénétrer de la grandeur
de notre Créateur et de lui témoigner notre soumission" [Lettre à tout l'Ordre,
34].

Une dernière remarque : il y a sans doute une sorte d'équivalence entre la


Parole de Dieu et le Corps et le Sang du Christ ; leur efficacité est semblable.
Mais François note aussi que "c'est en vertu des paroles du Christ qu'est
produit le sacrement de l'autel."[Lettre à tout l'Ordre, 37] car "nous savons qu'il
ne peut y avoir de corps s'il n'est d'abord sanctifié par la parole"[Lettre aux
Clercs, 2]. D'une manière plus générale, nous pouvons dire que l'efficacité des
sacrements tient à l'efficacité de la Parole de Dieu. Dans les sacrements agit la
Parole créatrice de Dieu. Pourtant en ceci rien d'automatique, car celui "34qui
est de Dieu écoute les paroles de Dieu [Cf. Jn 8, 47]" [Lettre à tout l'Ordre, 34]
nous rappelle François. Pour qui n'est pas de Dieu, la Parole reste donc sans
efficacité. "L'homme animal ne perçoit pas les choses de Dieu [1Co 2, 14]"
[Lettre aux clercs, 7], reprend François. Mais c'est là un point capital, que nous
allons aborder maintenant. Il s'agit en effet de la seconde question que j'avais
posée dans les remarques générales : quel sens peut-on donner à une
expression comme celle-ci : "voir sensiblement le Corps du Fils de Dieu ?".

IV - VOIR ET CROIRE SELON L'ESPRIT ET SELON DIEU

Dans la première Admonition François emploie, à plusieurs reprises,


l'expression "voyons et croyons fermement qu'ils sont son très saint Corps et
son Sang vivant et vrai". Le contexte immédiat indique clairement qu'il veut
dire : voir "avec les yeux du corps" et pas seulement avec ceux de l'esprit. Dans
la même Admonition, il affirme : "19Et de même qu'il se montra aux saints
apôtres dans une vraie chair, de même maintenant il se montre aussi à nous
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

dans le pain sacré." De même écrit-il dans la Lettre aux clercs, 3 :" 3Nous
n'avons rien en effet, et ne voyons rien corporellement du Très-Haut lui-même
en ce siècle, sinon le corps et le sang, le nom et les paroles par quoi nous
avons été faits et rachetés de la mort à la vie". Et encore dans le Testament,
10 : "Dans ce siècle, je ne vois rien corporellement du très haut Fils de Dieu,
sinon son très saint Corps et son très saint Sang". On pourrait encore ajouter
d'autres citations semblables. 13

De telles expressions ne vont pas sans poser quelques problèmes. Il s'agit de


bien les comprendre – dans toute leur vigueur ! Ceci semble clair, quand on
considère le mouvement général de la première Admonition : Nous, les
croyants du 13e ou du 20e siècle, nous sommes dans une situation comparable
à celle des Apôtres qui ont vécu avec Jésus. Ils ont vu l'homme Jésus; ils ont vu
et cru le Fils de Dieu ("selon l'Esprit et selon Dieu"). Bien plus ! Jésus les invite
aussi à voir en lui le Père : "Philippe qui me voit, voit aussi mon Père". Il a paru
suffisant à François de nous donner cette courte citation. Mais il est utile de lire
la suite du texte évangélique pour se rendre compte à quel point Jésus voulait
persuader les Apôtres de voir en lui le Père. "Ne crois-tu pas que je suis dans le
Père et que le Père est en moi ? … Croyez m'en ! Je suis dans le Père et le
Père est en moi. Du moins croyez-le à cause des œuvres. En vérité, en vérité,
je vous le dis, celui qui croit en moi fera, lui aussi, les œuvres que je fais" [Jn 14,
9…13].

On aura remarqué que Jésus insiste sur le mot croire. L'impression première
est que c'est par le croire que nous arrivons au voir : quand nous croyons que
Jésus est dans le Père et que le Père est en lui, alors il nous est donné de voir
le Père en voyant Jésus.

François ajoute souvent : "selon l'esprit et selon Dieu". La source du "voir et


croire" est l'Esprit. Or cette affirmation nous la trouvons dans la bouche de
Jésus lui-même, dans le contexte immédiat de ses paroles que nous venons de
citer. "Et je prierai le Père et il vous donnera un autre Paraclet, pour être avec
vous à jamais, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le
voit ni ne le connaît. Vous, vous le connaissez parce qu'il demeure avec vous et
que vous, vous le connaissez parce qu'il demeure avec vous et qu'il est en
vous" [Jn 14, 15-17]. Et Jésus ajoute – et ce me semble bien être une
conséquence de la venue de l'Esprit : "Encore un peu et le monde ne me verra
plus; vous, vous me verrez vivant et vous vivrez vous aussi. En ce jour-là, vous
connaîtrez que je suis en mon Père et que vous êtes en moi et moi en vous" [Jn
14, 19-20].

Les Apôtres ont vu, entendu, fréquenté l'homme Jésus. Grâce à son
enseignement et à ses œuvres, ils ont vu et cru en lui le Fils de Dieu; mais ceci
n'a été possible que grâce à la présence connue et reconnue de l'Esprit de
vérité en eux. Ils ont cru et vu le Fils de Dieu à la fois grâce à l'enseignement
FIDÈLE LENAERTS

extérieur et à la présence éclairante de l'Esprit. Alors il devient également


possible de reconnaitre que Jésus est dans le Père et le Père en lui et donc de
voir en lui le Père.

C'est ce même schéma qui explique que nous puissions voir et croire le Corps
et le Sang du Christ; de les voir et croire selon l'Esprit. Extérieurement nous
venons au contact de l'Évangile, de l'enseignement de la sainte Eglise et en elle,
14
du témoignage apostolique lui-même. Mais ceci est radicalement insuffisant à
nous faire voir et croire la vérité de la Parole dans l'Écriture ou du Corps du
Christ dans le Pain consacré. Il est indispensable que nous accueillions d'abord
l'Esprit de vérité et que nous reconnaissions sa présence. C'est cette présence
qui nous met en communion avec la parole de Jésus et avec Jésus lui-même.
Et enfin, dans cette communion, nous sommes conduits à voir et croire Jésus
qui enseigne ou Jésus qui livre son Corps et son Sang. François écrit : "L'Esprit
du Seigneur habite en ceux qui CROIENT EN LUI". Et il conclut : "c'est lui qui
reçoit les très saints Corps et sang du Seigneur".

Voilà une première élucidation du "voir et croire selon l'Esprit". Il est possible
maintenant de l'approfondir. Pour ce faire, nous recourrons principalement aux
passages de l'Évangile de saint Jean où l'expression "voir et croire" est
employée, en particulier au chapitre 6, 22-71, le discours sur le pain de vie.

1. Jésus Verbe de Dieu, Pain accueilli par la foi

Au lendemain de la multiplication des pains, les gens arrivent à Capharnaüm, à


la recherche de Jésus. Celui-ci engage le dialogue, autant dire la polémique :
"Vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que
vous avez mangé du pain tout votre soûl" [Jn 6, 26]. Ceux qui sont là, ont
assisté à la multiplication des pains. En ce sens, ils ont bien vu le miracle; mais
ils ne l'ont pas vu comme signe. Ils ont vu le fait extraordinaire; ils n'ont pas
compris ce qu'il devait précisément leur faire comprendre : que Jésus est lui-
même un pain, mais d'une autre nature. Dans le pain multiplié, ils n'ont vu que
le pain multiplié : ils n'ont pas vu la promesse et le symbole du pain de Dieu.
C'est là leur première cécité : ils n'ont vu ni le symbole ni la promesse. C'est
pourquoi Jésus leur parle d'emblée de l'objet de cette promesse, du contenu de
ce symbole : "Il faut vous mettre à l'œuvre pour obtenir non pas cette nourriture
périssable, mais la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que le Fils de
l'homme vous donnera, car c'est lui que le Père, qui est Dieu même, a marqué
de son sceau" [Jn 6, 27].

Il y a quelque humour à dire, après une multiplication miraculeuse de pain : ne


travaillez pas pour la nourriture périssable. Mais justement cela veut dire que
l'autre nourriture – celle qui demeure en vie éternelle – n'est pas si facile à
obtenir. Il y faut du travail; même si elle est "donnée" par ce même Fils de
l'homme qui fit la multiplication des pains. – Notons encore en passant que le
sceau dont le Père a marqué Jésus est l'Esprit Saint. C'est lui qui peut guérir de
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

la cécité que nous venons de constater chez les auditeurs de Jésus. C'est à
retenir…

Mais outre cette première cécité, il en est une seconde que Jésus va dénoncer.
Plutôt que d'une cécité, il s'agit ici d'un aveuglement. Lisons la suite : "Ils lui
dirent alors : 'Que faut-il faire pour travailler aux œuvres de Dieu ?'. Jésus leur
répondit : 'l'œuvre de Dieu est de croire en celui qu'il a envoyé'. Ils lui
15
répliquèrent : 'Mais toi-même, quel signe fais-tu en sorte que nous voyions et
que nous puissions te croire ? ' Quelle est ton œuvre ? Au désert, nos pères ont
mangé la manne, ainsi qu'il est écrit : 'il leur a donné à manger un pain qui vient
du ciel'" [Jn 6, 28-31]. Le second aveuglement provient de la séparation faite
entre voir et croire.

Fais-nous voir un signe, disent-ils. Quand nous l'aurons vu nous t'écouterons et


nous te suivrons, nous te croirons. D'abord voir (une œuvre), puis croire (en
l'auteur de l'œuvre) : manière bien humaine de procéder. Or, pour Jésus, c'est
exactement l'inverse, ou plus précisément, voir et croire coïncident. La foi est
une certaine manière de voir cela ou Celui en qui l'on croit. Jésus l'avait déjà
affirmé dans une controverse précédente portant précisément sur le
témoignage : "Le Père qui m'a envoyé a lui-même porté témoignage à mon
sujet. Mais jamais vous n'avez ni écouté sa voix ni vu ce qui le manifestait, et sa
parole ne demeure pas en vous, puisque vous ne croyez pas à celui qu'il a
envoyé [Jn 5, 37-38] 6 . C'est en croyant qu'on devient capable de voir et
d'écouter !

Telle est donc la situation vraie : voir et croire sont inséparables ! Le Christ va
essayer de le faire comprendre à ses auditeurs. Il leur dit : "En vérité je vous le
dis, Moïse ne vous a pas donné le pain du ciel, mais c'est mon Père qui vous
donne le véritable pain du ciel. Car le pain de Dieu, c'est celui qui descend du
ciel et qui donne la vie au monde… c'est moi qui suis le pain de vie; celui qui
vient à moi n'aura pas faim; celui qui croit en moi jamais n'aura soif. Mais je
vous l'ai dit : vous me voyez et vous ne croyez pas "[Jn 6, 32…36].

Notons d'abord ceci : le pain du ciel n'est rien d'autre que le pain de Dieu lui-
même. C'est le pain que Dieu mange. Un jour nous pourrons nous asseoir à sa
table dans le Royaume et manger le même pain que lui. C'est la promesse
portée par la multiplication des pains. Et voici que Jésus affirme qu'il y a une
anticipation terrestre de la promesse; le pain de Dieu descend du ciel et dès
maintenant donne la vie au monde. Dès aujourd'hui le pain même de Dieu nous
est offert pour qu'il soit notre vie. Ce pain de Dieu est Jésus lui-même; il est le
Verbe fait chair. Car le Père se nourrit du Verbe en qui il se complaît. En la
Personne du Verbe, le Père connaît et assimile pour ainsi dire le Mystère même

6
La Bible de Jérusalem est plus fidèle à l'original; elle traduit "Vous n'avez pas entendu sa voix; ni vu sa face… puisque
vous ne croyez pas celui qu'il a envoyé".
FIDÈLE LENAERTS

de Dieu, Mystère de vie. Le Christ est le Pain supersubstantiel du Père. Il l'est


par "assimilation" totale au Père et par le Père.

Et le Père nous le donne pour que mangeant ce même Pain, qui est son Verbe,
sa Parole infiniment nourrissante de vérité, nous soyons en communion avec lui.
C'est comme si Jésus disait à ses auditeurs : Je suis le pain de vie, le pain du
Père. Je m'offre à vous, je m'offre à voir et croire, parce que c'est de cette façon
16
que vous pouvez me manger. Voyez dans ma présence corporelle le pain
éternel offert à votre manducation, à la manducation de votre foi…Mais "vous
me voyez et vous ne croyez pas". Vous êtes comme des analphabètes qui
voient bien les signes tracés sur une feuille, mais qui ne savent pas les lire
comme signes. Ou mieux encore, comme quelqu'un qui sait lire les signes,
mais ne les comprend pas parce qu’ils relèvent d'une langue qu'il ignore…Mais
d'où vient à quelqu'un la capacité de lire les signes et de les comprendre ?

2. Comment est-il possible de voir et de croire ?

Dans les Actes, saint Luc nous raconte le savoureux épisode de l'Eunuque de
la reine Candace. Assis dans son char, il lisait le prophète Isaïe; mais à la
demande de Philippe, il avoua qu'il ne comprenait pas vraiment ce qu'il lisait.
On peut aussi se demander si, ne comprenant pas bien, il lisait bien. Il faut en
effet comprendre pour bien lire, pour bien relier les mots les uns aux autres et
correctement formuler la phrase. C'est la phrase qui donne leur signification
exacte aux mots. Il en va de même dans le domaine qui nous occupe. Voir et
croire… Il est nécessaire de croire pour voir correctement. D'où vient donc la
capacité de croire dans l'acte même de voir, c'est-à-dire de voir vraiment ?

J'essaierai de répondre à cette question en deux temps. D'abord, en première


approche, comme Jésus l'a fait à ses auditeurs de Capharnaüm : il faut que le
Père lui-même nous attire vers son Fils, le Christ. Ensuite je tenterai d'expliciter
et d'approfondir cette réponse à l'aide d'autres passages de l'Écriture, en
particulier en saint Jean. Alors seulement nous saisirons en plénitude ce que
contient l'affirmation de François : voir et croire selon l'Esprit et selon Dieu.

a) Grâce au Père qui attire par les œuvres

C'est une démarche constante de Jésus de provoquer la foi en lui en renvoyant


à l'Écriture, à la parole de Moïse et des prophètes. Pour ne donner que cet
exemple : en Jn 5,39-40, Jésus dit : "Vous scrutez les Écritures parce que vous
pensez acquérir par elles la vie éternelle : ce sont elles qui rendent témoignage
à mon sujet. Et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie éternelle". Et un
peu plus loin, aux versets 46-47 :"Si vous aviez cru en Moïse, vous croiriez en
moi, car c'est à mon sujet qu'il a écrit. Si vous ne croyez pas ce qu'il a écrit,
comment croiriez-vous ce que je dis ?". Nous savons aussi, qu'après sa
résurrection d'entre les morts, Jésus s'efforce, à plusieurs reprises, d'ouvrir
l'esprit des disciples à l'intelligence des Écritures, afin que, grâce aux Écritures,
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

ils découvrent dans la foi la vérité sur sa Passion, sa Mort et sa Résurrection.


Moïse et les Prophètes constituent le tout premier témoignage que le Père rend
à son Fils Jésus. Par les Écritures, il attire à Jésus.

Il y a ensuite le baptême de Jésus dans le Jourdain et le témoignage que lui


rendit alors Jean le Baptiste. Jean disait : "J'ai vu l'Esprit, tel une colombe,
descendre du ciel et demeurer sur lui. Et moi je ne le connaissais pas, mais
17
celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, c'est lui qui m'a dit : 'Celui sur lequel tu
verras l'Esprit descendre et demeurer sur lui, c'est lui qui baptise dans l'Esprit
Saint'. Et moi j'ai vu et j'atteste qu'il est, lui, le Fils de Dieu" [Jn 1, 32-34]. Par
Jean, par la voix venue du ciel et par la descente de l'Esprit envoyé sur Jésus,
le Père a rendu témoignage à son Fils et attire vers lui. (Rappelons-nous tout le
développement liturgique, spirituel et doctrinal que l'Église a donné à cet
évènement du baptême de Jésus au Jourdain…). Jésus lui-même rappelle aux
"juifs" ce témoignage de Jean [Cf. Jn 5, 33-35], parce qu'ils l'avaient accueilli
pendant un temps et dans une certaine mesure ("vous avez bien voulu vous
réjouir pour un moment à sa lumière").

Enfin, "plus grand que le témoignage de Jean" [Jn 5, 36], il y a celui que le Père
rend à Jésus en lui donnant d'accomplir ses œuvres; le témoignage "ce sont les
œuvres que le Père m'a donné à accomplir; je les fais et ce sont elles qui
portent à mon sujet témoignage que le Père m'a envoyé. Le Père qui m'a
envoyé a porté lui-même témoignage à mon sujet" [Jn 5, 36-37]. Mais pour ces
œuvres, il en va comme pour les Écritures. Il faut savoir les regarder comme il
convient, les comprendre en vérité. Il faut les voir telles qu'elles sont. Alors on
croit, on sait, on "voit" que "le Fils ne peut rien faire de lui-même, mais
seulement ce qu'il voit faire au Père; car ce que le Père fait, le Fils le fait
pareillement. C'est que le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu'il fait" [Jn 5,
19-20].

Avant la mort et la résurrection de Jésus, le témoignage suprême que le Père


rend à Jésus ce sont les œuvres qu'il lui donne d'accomplir. Recevoir ce
témoignage du Père, c'est reconnaitre que Jésus reçoit ses œuvres du Père,
donc qu'il est l'envoyé du Père et finalement qu'il est le Fils, qui reçoit tout du
Père, y compris d'avoir la vie en lui-même (avec le pouvoir de la déposer et de
la reprendre !). Mais nous butons toujours sur la même difficulté : comment
recevoir ce témoignage ? Comment en arriver à "voir et croire" ainsi les œuvres
de Jésus et Jésus lui-même ?

b) Les œuvres sont éclairées par la Parole

À la lumière de l'affirmation de Jésus sur la nature vraie de son œuvre, il nous


est possible de mieux comprendre la multiplication des pains. Elle est une de
ces œuvres que le Père donne à son Fils d'accomplir; en elle il est possible de
percevoir autre chose que du merveilleux, du miraculeux. L'explication de Jésus
nous permet d'y discerner la présence du Père et celle de son témoignage
FIDÈLE LENAERTS

rendu au Fils. Elle est déjà le symbole du don que le Père fait de son Fils au
monde et donc déjà l'amorce, le début, une certaine anticipation de ce don,
tendu tout entier vers sa plénitude. La discussion qui s'engage le lendemain à
Capharnaüm ne quitte pas l'évènement de la veille pour "parler d'autre chose";
elle ne quittera pas un instant le terrain de la multiplication des pains; car tout
ce que Jésus dit, promet, offre au cours de la discussion est l'explication,
18
l'explicitation, l'accomplissement de ce qui était déjà dit, promis, offert
symboliquement et "initiativement" dans la multiplication des pains elle-même.
Et la démarche que Jésus demande à ses auditeurs est aussi la même :
l'accueillir lui-même comme Don du Père, déjà sous le symbole prometteur et
"initiatif" de la multiplication des pains; puis dans l'adhésion inconditionnelle à
sa parole et enfin, plus tard, dans l'accueil de sa chair à manger.

Il y a donc interaction entre les œuvres et la parole. Les œuvres attestent la


vérité de la parole : "Croyez du moins à cause des œuvres" répète Jésus [Cf.
Jn 14, 11] Et souvent après un signe fait par Jésus, l'évangéliste note qu'il
suscite la foi7. Les auditeurs à Capharnaüm demandent : "Quel signe fais-tu, en
sorte que nous voyions et que nous puissions te croire"? [Jn 6, 30]. L'œuvre est
donc nécessaire; mais elle ne devient signe que si elle est accompagnée et
éclairée par la parole. Celle-ci peut d'ailleurs être l'Écriture, la Parole transmise
par la tradition. Quelle œuvre, par exemple, est plus éloquente par elle-même
que la mort-résurrection de Jésus? Pourtant les disciples n'arrivent à "voir et
croire" cette œuvre que lorsque Jésus éclaire l'événement par l'Écriture et ainsi
le fait "voir et croire" comme l'œuvre décisive de Dieu.

L'œuvre vient donc attester la vérité de la parole, mais la parole vient attester et
authentifier l'œuvre comme signe de Dieu. Et ceci d'une manière si intime, si
immédiate que l'œuvre tire son sens et sa signification du fait qu'elle est comme
une "incarnation" de la parole elle est une "mise en œuvre" de la parole. La
parole est efficace par elle-même, l'œuvre non. La parole est une parole
créatrice. Que Jésus dise : "Tes péchés te sont remis", "Ceci est mon Corps
livré pour vous" ou qu'il prononce la bénédiction sur les pains pour les multiplier,
c'est toujours la parole qui "fait" l'événement.

Mais il y a plus. En donnant sens et signification à l'œuvre et en la suscitant, la


parole la situe aussi dans le dessein universel de Dieu. Grâce à la parole,
l'événement créé par elle concourt à un ensemble, à faire advenir le Royaume
de Dieu et sa vie. Toute la discussion qui, en l'Évangile de saint Jean, suit la
guérison du paralytique [Jn 5] veut inculquer cette vérité : la parole de Jésus est
toute puissante : "En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole
et croit en celui qui m'a envoyé, a la vie éternelle; il ne vient pas en jugement,
mais il est passé de la mort à la vie" [Jn 5,24] : "L'heure vient où tous ceux qui

7
Le mot "signe" est ici pris dans le sens où l'emploie saint Jean, c'est-à-dire tout œuvre de Jésus lui-même qui
manifeste sa "gloire" et le fait connaître comme l'Envoyé du Père (Cf. par exemple l'eau changée en vin à Cana, ou la
guérison de l'aveugle-né, etc.).
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

gisent dans les tombeaux entendront sa voix et ceux qui auront fait le bien en
sortiront pour la résurrection qui mène à la vie; ceux qui auront pratiqué le mal,
pour la résurrection qui mène au jugement" [Jn 5, 28-29]. La parole est créatrice,
l'œuvre est créée. Ceci est vrai même de la mort et de la résurrection de Jésus.
C'est sa parole qui a créé cet évènement comme événement de salut : "Ceci
est mon Corps livré pour vous; ceci est mon Sang versé pour vous. Je donne
ma vie; personne ne me l'enlève; j'ai le pouvoir de la déposer et de la reprendre. 19
Le troisième jour je ressusciterai…". Toutes ces paroles ont littéralement créé
l'événement de notre salut.

Dès lors on comprend que lorsque Jésus adresse la parole à des auditeurs et
que ceux-ci veulent bien l'accueillir, il se passe quelque chose, un événement
se produit, une œuvre s'accomplit, qui se situe dans le dessein universel du
salut que le Père a confié à son Fils : "En vérité, en vérité, je vous le dis, celui
qui croit a la vie éternelle" [Jn 6,47].

Résumons en quelques phrases tout ce que nous avons découvert jusqu'ici au


sujet du "voir et croire" dont parle saint François :

a) Cela suppose que le Père nous attire vers son Fils. Il le fait en lui
donnant d'accomplir des œuvres qui sont des signes; et aussi à travers
le témoignage des Écritures et celui d'autres témoins comme Jean le
Baptiste.
b) Cette attirance vers Jésus n'est efficace que si l'œuvre est perçue
comme un signe qui l'insère dans le grand dessein de salut du Père sur
les hommes.
c) Or cette perception de l'œuvre comme un signe se fait grâce à la parole
qui non seulement l'explique mais s'y incarne. C'est la parole qui est
efficacité de salut. Lorsque cette parole nous est adressée directement
et que nous l'accueillons nous devenons nous-mêmes événement et
œuvre de salut.

A la lumière de ces conclusions, relisons quelques passages du discours sur le


Pain de vie. Je souligne les phrases les plus importantes. "Le Pain de Dieu,
c'est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde… C'est moi qui suis
le pain de vie; celui qui vient à moi n'aura pas faim; celui qui croit en moi jamais
n'aura soif. Mais je vous l'ai dit : vous avez vu et pourtant vous ne croyez pas.
Tous ceux que le Père me donne viendront à moi, et celui qui vient à moi, je ne
le rejetterai pas… La volonté de celui qui m'a envoyé, c'est que je ne perde
aucun de ceux qu'il m'a donnés, mais que je les ressuscite au dernier jour. Telle
est en effet la volonté de mon Père : que quiconque voit le Fils et croit en lui, ait
la vie éternelle; et moi, je le ressusciterai au dernier jour… Nul ne peut venir à
moi si le Père qui m'a envoyé ne l'attire, et moi je le ressusciterai au dernier
jour…En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit a la vie éternelle. Je suis
FIDÈLE LENAERTS

le pain de vie… Tel est le pain qui descend du ciel, que celui qui en mangera ne
mourra pas" [Jn 6, 33…50].

c) Petit retour aux écrits de François

Parvenus à ce point de notre réflexion et de notre recherche sur "croire et voir",


il sera bon de faire retour aux Écrits de François et de nous rendre compte que
20 ces perspectives scripturaires y sont effectivement présentes.

Si François "voit et croit, selon l'Esprit et selon Dieu", que le pain et le vin
consacrés sont le Corps et le Sang du Seigneur, s'il dit condamnés par contre
ceux qui ne voient ni ne croient cela, c'est que lui se fie et eux non au
"témoignage" du Très-Haut lui-même qui affirme : Ceci est mon Corps… et
encore : Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle". Et il voit
dans la présence eucharistique du Seigneur, l'accomplissement de cette autre
parole : "Je suis avec vous jusqu'à la fin du monde".

S'il vénère si profondément les prêtres, c'est parce qu'ils sont ceux par lesquels
le Seigneur prononce les paroles "en vertu desquelles son Corps est rendu
présent".

Cette efficacité n'est d'ailleurs pas limitée aux paroles de la consécration :


"Tous les théologiens et ceux qui nous communiquent les très saintes paroles
de Dieu, nous devons les honorer et le vénérer comme étant ceux qui nous
communiquent l'Esprit et la vie". Pour François l'œuvre de Dieu continue en ce
monde. Il la discerne grâce au témoignage du Très-Haut, témoignage qui passe
par l'Église et en particulier par ceux qui nous communiquent les très saintes
paroles de Dieu, qui sont Esprit et Vie, qui déjà sont Pain de vie. Le Corps et le
Sang très saints ne sont présents que grâce à ces paroles. Mais il est vrai aussi
qu'opérer cette présence du Corps et du Sang du Seigneur est l'œuvre la plus
haute et la plus parfaite que la parole de Dieu puisse accomplir. C'est tout à la
fois l'Incarnation continuée et la Rédemption continuée et l'entrée dans la vie
éternelle.

À la condition toutefois que nous sachions voir et croire cela et aussi que nous
soyons conséquents avec ce "voir et croire" en accueillant dignement en nous
le Corps du Seigneur.

d) L'Esprit qui fait voir et croire

Nous avons maintenant quelque idée de ce que signifie, pour François, voir et
croire, ou encore : voir sensiblement le Corps du Seigneur. Il exprime par là,
merveilleusement bien ce qu'est la foi chrétienne.

Mais je n'ai pas encore répondu – au moins de manière satisfaisante – à la


question : Que veut dire : selon l'Esprit et selon Dieu ? Nous savons que pour
voir et croire, il faut autre chose que l'œuvre que le Père donne à son Fils
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

d'accomplir; il faut encore autre chose que la parole même du Seigneur qui,
pour ainsi dire, s'incarne dans l'œuvre et en fait un signe efficace. "Bien qu'il eût
opéré tant de signes en leur présence, ils ne croyaient pas en lui, pour que
s'accomplît cette parole dite par le prophète : "Seigneur qui a cru à notre
parole"? [Jn 12, 37-38]. Que faut-il de plus que l'œuvre et la parole. Jésus nous
l'a dit : "Tous ceux que le Père me donne viendront à moi [Jn 6, 37]; nul ne peut
venir à moi si le Père qui m'a envoyé, ne l'attire" [Jn 6, 44]. Outre voir l'œuvre et 21
écouter la parole, il est nécessaire d'être attiré par le Père vers le Fils.
Comment comprendre cette attirance ?

À la veille de mourir Jésus s'adresse à son Père et lui parle de ceux qui ont cru
en lui. Il dit : "J'ai manifesté ton nom aux hommes que tu as tirés du monde
pour me les donner. Ils étaient à toi, tu me les as donnés et ils ont observé ta
parole" [Jn 17, 6]. Ceux que tu m'as donnés, tout comme dans cette même
prière, il parle de l'œuvre "que tu m'avais donné à faire", des "paroles que tu
m'as données", "de la gloire que tu m'as donnée"… et selon bon nombre de
traductions ; "Ton Nom que tu m'as donné".

Il est clair que Jésus reçoit tout de son Père, à commencer par son être de Fils
bien-aimé. Le Père lui donne tout, a tout remis entre ses mains : "Tout ce que
possède le Père est à moi" [Jn 16, 15]. Dans la prière sacerdotale, il dit encore :
"Je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m'as donnés, car ils sont
à toi et toute ce qui est à moi est à toi et ce qui est à toi est à moi". Jésus reçoit
ses disciples des mains de son Père, mais pour leur transmettre, à son tour,
tout ce qu'il a reçu lui-même de son Père; ses œuvres, ses paroles, sa vie et
tout son être, sa gloire et même cet échange incessant et réciproque d'amour
qui le fait un avec le Père ; "Que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi
et que je suis en toi, qu'ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie
que tu m'as envoyé. Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m'avais donnée,
pour qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en moi,
pour qu'ils parviennent à l'unité parfaite et qu'ainsi le monde puisse connaître
que c'est toi qui m'as envoyé et que tu les as aimés comme tu m'as aimé" [Jn
17, 21-23].

Ces longues citations ne sont pas hors de propos. Elles nous font comprendre
d'abord que si nous voyons et croyons, c'est que le Père nous a attirés vers son
Fils, nous a donnés à lui, comme il nous offre son Fils. Elles nous font
comprendre ensuite que ce don réciproque (du Christ à nous et de nous au
Christ) est total et en vue d'une communion totale : il s'agit d'être un avec Jésus,
dans une communion réciproque, comme lui-même est un avec le Père, dans
une communion réciproque de vie et d'être. Et enfin, il devient clair que par
notre communion avec le Fils nous entrons aussi, avec lui et en lui, en
communion avec le Père. "Notre communion est communion avec le Père et
avec son Fils Jésus-Christ" [1Jn 1, 3]. Tout vient du Père et tout aboutit à lui, en
lui.
FIDÈLE LENAERTS

Or il est Quelqu'un à qui la sainte Écriture et l'Église donnent comme Noms


propres (parmi d'autres) ceux de "Communion" et de "Don". C'est l'Esprit Saint,
dont Jésus disait : "L'Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir, parce qu'il
ne le voit ni ne le connait. Vous, vous le connaissez parce qu'il demeure avec
vous et qu'il est en vous" [Jn 14, 17]. Voilà le point de départ absolu et
l'explication dernière que nous cherchons. Pour voir et croire le Christ et son
22
Père, il faut qu'ils nous soient présentés, rendus présents, par l'Église et
l'Évangile (l'œuvre et la parole); il faut encore que le Père nous attire vers son
Fils par une illumination intérieure, un goût, une saveur intérieure… Et ce Don
et cette Communion c'est l'Esprit de vérité. Celui-ci est en nous, demeure en
nous sans intermédiaire, précisément parce qu'il est pure communion. Il est
Présence, Consolation, Paix, Joie… Il est notre communion avec le Christ;
C'est pourquoi, grâce à lui, nous pouvons voir et croire le Christ partout où il est.

Le Christ nous fait connaitre le Père parce qu'il est l'icône du Père. L'Esprit n'est
l'icône de personne. Il ne re-présente personne. Il est la présence du Christ et
du Père.

Mais précisément parce que lui-même n'a aucune représentation particulière,


l'Esprit est apte à nous faire comprendre, à nous révéler le mystère du Christ,
Icône du Père. Rien n'éclaire l'Esprit, parce qu'il est pure clarté et pure lumière.
Aucun concept, aucune idée ne peut le faire connaître en vérité, parce qu'il est
la Vérité : Vérité de Dieu, Vérité de tous les êtres. Parce qu'il est Dieu-Clarté,
Dieu-Lumière, Dieu-Vérité, il illumine tous les êtres dans leur rapport à Dieu et
les fait ex-sister, en aspiration vers Dieu. Concrètement, il est le don (du Père)
qui nous fait ex-sister, nous les hommes, en "aspiration" vers l'Homme Jésus,
Fils de Dieu-Père. Dans cette lumière et cette aspiration non représentables,
sans contours parce que sans limite, nous voyons et nous croyons celui qui a
des contours précis parce qu'il est entré dans nos limites et que d'invisible il
s'est rendu visible à nos yeux.

"Qui me voit, voit aussi mon Père", disait Jésus. Et François d'ajouter aussitôt
cette autre parole de l'Écriture qui semble contredire l'affirmation de Jésus : "Le
Père habite une lumière inaccessible; Dieu est Esprit; personne n'a jamais vu
Dieu. Puisque Dieu est Esprit, on ne peut donc le voir que par l'Esprit". Quand
Dieu, qui habite une lumière inaccessible, se rend visible à nos yeux dans le
Fils incarné et que celui-ci se montre à nos yeux, on ne peut pourtant le voir tel
qu'il est dans son Mystère que par l'Esprit. Car ajoute François, dans ce
domaine "c'est l'Esprit qui fait vivre, la chair ne sert de rien". Elle n'est d'aucune
utilité sans l'Esprit.

Cet Esprit est à la fois du Père et du Fils; il est leur commun Esprit, étant leur
communion en laquelle ils sont UN. Rien ni personne ne peut nous le révéler
d'une manière directe. Il se fait connaître uniquement en nous révélant le Père
et le Fils. Nous le connaissons en apprenant à connaître le Père et le Fils, le
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

Père par et dans le Fils. Nous ne pouvons pas le connaître à la manière d'un
objet qui serait placé devant nos yeux, devant notre intelligence. Nous le
connaissons comme nous nous connaissons nous-mêmes : par prise de
conscience.

e) Comment l'Esprit est-il source du "voir et croire"?

Au point de départ, il y a donc l'action conjointe du Père et du Fils qui nous 23


donnent l'Esprit-Saint8, non comme un objet, mais comme l'Esprit qui s'unit à
notre esprit. Notre esprit est source de connaissance et d'amour. L'Esprit-Saint,
qui nous est donné, s'unit à notre esprit, non comme un objet à connaitre, mais
comme une source supérieure de connaissance et d'amour. Il entre en
communion avec moi, ou plutôt, il me fait entrer en communion avec le Christ, il
devient en moi communion avec le Christ, de sorte que le Christ et moi, nous
sommes UN; et ainsi je deviens participant de la connaissance et de l'amour du
Christ pour son Père, de sa connaissance et de son amour pour les autres
hommes. Car l'Esprit est la communion universelle.

Ainsi donc l'Esprit "habite en nous" [Rm 8, 8. 11]; il nous "anime" [Rm 8, 14] au
sens fort du mot, c'est-à-dire de telle sorte que nous sommes réellement
enfants de Dieu dans le Fils Unique. L'Esprit nous fait crier vers Dieu : Abba!
Père ! Ne nous laissons pas prendre au piège de certaines expressions. Quand
saint Paul dit que l'Esprit habite en nous, que nous sommes son temple, il dit
une vérité, mais partielle. Ailleurs [Rm 8, 16-17], Il précise et complète sa
pensée : "L'Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous
sommes enfants de Dieu"9. L'Esprit devient le principe conjoint de notre vie et
de notre activité.

Saint Paul ne cesse de le répéter : "La preuve que vous êtes des fils (de Dieu),
c'est que Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils qui crie (et nous
fait crier avec lui) Abba, Père"! Quand il énumère le fruit multiple de l'Esprit, il
n'évoque pas des actes purement divins, mais des actes humains : "Le fruit de
l'Esprit est charité, paix, joie, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les
autres, douceur, maîtrise de soi" [Ga 5, 22]. Et il conclut : "Puisque l'Esprit est
notre vie, que l'Esprit nous fasse aussi agir" [Ga 25].

8
Il est à noter que dans saint Jean, l'Esprit-Saint nous est donné comme une source de vie, de connaissance et
d'amour. Déjà en Jn 3, 5ss., dans l'entretien avec Nicodème, l'lEsprit préside à notre naissance spirituelle, il est source
de vie. Un peu plus loin, dans l'entretien avec la Samaritaine, l'Esprit est dit "une source jaillissante en vie éternelle. Un
peu plus loin, dans l'entretien avec la Samaritaine, l'Esprit est dit "une source jaillissante en vie éternelle'[Jn 4,14]. En
Jn 6, 63, l'Esprit est encore "celui qui vivifie". Dans le dernier entretien de Jésus avec ses disciples avant de souffrir, il
est dit : "lorsque viendra l'Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière" [Jn 16, 13]. Enfin après la
Résurrection, Jésus communique l'Esprit à ses disciples comme une Force qui leur donne pouvoir de remettre les
péchés [Cf. Jn 20, 22-23]. Donc sans exclure évidemment que l'Esprit soit objet de notre connaissance et de notre
amour comme les deux autres personnes de la sainte Trinité, son mode de présence en nous lui est propre. Il est
l'Esprit-Source, à la fois créateur et sanctificateur.
9
C'est la traduction de la Bible de Jérusalem. Je pense que nous pouvons donner son sens fort à l'expression en
personne, parce qu'il s'agit en vérité d'une union de personne à personne entre l'Esprit-Saint et chacun de nous. Voir
F.-X. DURWELL, Le Père-Dieu en son mystère (Coll. "Théologies", Cerf) surtout pp. 101, 141ss, 170 etc.
FIDÈLE LENAERTS

Il était nécessaire d'insister sur cette forme particulière de la présence de


l'Esprit Saint en nous, afin de bien comprendre comment naît en nous la foi et
comment s'établit notre union vitale au Christ. L'Esprit n'est pas d'abord au
terme de notre foi, il n'en est pas d'abord l'objet, mais la source, conjointe à
notre "Je" le plus intime.

Si nous voyons et croyons, c'est parce que le Père nous a attirés vers le Christ,
24
nous a donnés à lui. Mais cette attirance et ce don, c'est l'Esprit-même,
répandu dans nos "cœurs". Et cet esprit, s'unissant à nous au plus intime de
nous-mêmes, nous fait fils de Dieu dans le Fils Unique et, comme pour le Fils
Unique, devient en nous source de vie et d'action. C'est lui qui dévient avec
nous, dans le Christ, un seul principe du "voir et croire"… Je vois et je crois;
mais non pas moi seul, l'Esprit en moi. Ensemble nous vivons, nous voyons,
nous croyons, nous aimons, nous espérons et produisons tous les autres fruits
que saint Paul énumérait un peu plus haut.

Ceci est possible parce qu'en Dieu l'Esprit Saint est une Personne très
particulière. Nous croyons savoir assez aisément qui sont le Père et le Fils,
parce que ce sont des réalités dont nous avons une expérience humaine. Mais
quand on ajoute que le Père et le Fils sont un seul Dieu, on commence à entrer
dans le mystère; car dans notre expérience humaine, paternité et filiation
supposent séparation et opposition de deux individus. En Dieu, il n'en va pas
ainsi. Le mystère s'épaissit encore lorsque nous ajoutons : L'engendrement du
Fils par le Père est une tierce Personne, l'Esprit-Saint. Etant engendrement,
c'est-à-dire, ce en vertu de quoi (ou plutôt CELUI en vertu de Qui) le Père est
Père et le Fils est Fils, il est une Personne qui, comme telle, EST dans les deux
Autres, est leur communion et leur unité.

Aussi, quand cet Esprit nous est envoyé et donné, il l'est selon ce qu'il est
(selon CELUI QU'IL est), comme Communion et Unité, comme Communion et
Unité du Père et du Fils; c'est-à-dire au plus intime de notre être personnel
(puisqu'il est Celui qui est dans d'autres personnes) il nous rend fils du Père
dans le Fils Unique.

C'est cela même que Jésus disait à Nicodème : il faut renaître de l'eau et de
l'Esprit. Il faut RENAITRE. Toute naissance aboutit à une PERSONNE. Si nous
renaissons de l'eau et de l'Esprit, c'est qu'il y a là un engendrement qui atteint
directement notre Personne même. Le bain d'eau est passager; mais la
renaissance de l'Esprit (qui est engendrement) est permanente. Tel est le Don
de Dieu, Eau Vive qui jaillit en vie éternelle.

La renaissance par l'eau et par l'Esprit est telle, parce qu'elle est une
anticipation imparfaite et une préparation à un Don plus plénier de l'Esprit dans
le sacrement de la Confirmation; celui-ci prolonge et rend plus parfaite la
renaissance du Baptême. Il est la Pentecôte ecclésiale personnelle de chaque
baptisé. Il est l'Esprit communiqué comme Don déifiant et aussi comme Onction
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

royale, sacerdotale et prophétique, Communion à l'Onction essentielle du Christ


Roi, Prêtre et Prophète.

Mais à cause de cela même, le sacrement de la Confirmation est lui aussi une
anticipation imparfaite et la préparation d'un autre sacrement, du sacrement et
du sacrifice eucharistiques où, toujours par l'Esprit qui nous met en communion
vitale avec Jésus Roi et Prêtre, nous consacrons le monde à Dieu et où nous
25
devenons par l'Esprit et en communion avec Jésus, une offrande à la fois de
rédemption et de gloire au Père.

Les trois sacrements de l'initiation chrétienne, en complémentarité réciproque et


en explicitation progressive, nous montrent la richesse de la formule de saint
Paul : "L'Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous
sommes enfants de Dieu, enfants, et donc héritiers (de la vie de Dieu) et
cohéritiers du Christ (de ses prérogatives de Roi et de Prêtre et de Prophète)
puisque nous souffrons avec lui pour être aussi glorifiés avec lui" [Rm 8, 16-17].

Que ce soit dans notre être ou dans notre agir, l'Esprit Saint nous associe
vitalement à cela même qu'il EST et ACCOMPLIT dans le Christ, Fils de Dieu
incarné : il nous associe à sa naissance du Père; il nous associe à sa mission
de Sauveur et de Rédempteur; il nous associe à son sacerdoce royal et
prophétique; il nous associe à son retour vers le Père en y entrainant toute la
création purifiée, justifiée, sanctifiée10.

" Lorsque nous voyons du pain et du vin avec les yeux du corps, voyons et
croyons fermement qu'ils sont son très saint corps et son sang vivant et vrai".
"L'Esprit du Seigneur habite ceux qui croient en lui; c'est donc lui qui reçoit le
Corps et le Sang très saints du Seigneur". "Croire et voir selon l'Esprit et selon
Dieu"… Ces expressions si simples de François ont pris maintenant pour nous
une richesse et une plénitude de sens.

3. Jésus Verbe de Dieu, Pain par sa chair.

L'Esprit Saint nous est donné comme "principe conjoint" de vie avec le Christ
Jésus. Il est aussi la "source conjointe" de notre foi et de toute notre activité
chrétienne. Voir et croire le Christ présent dans le pain consacré est donc une
mise en œuvre de cette présence de l'Esprit en nous. Mais la foi eucharistique
n'est pas seulement une expression parmi d'autres de la foi chrétienne; elle en
est, en fait, le cœur vivant; à la fois point de départ, point d'aboutissement et
centre autour duquel s'ordonne toute la foi du chrétien. C'est ce que je vais
tenter d'expliquer maintenant; et cela montrera, j'espère, que l'insistance de
François sur le mystère eucharistique et les développements assez longs qu'il y
10
Sur les sacrements d'initiation, Cf. A. SCHMEMANN, D'eau et d'Esprit, (Coll. Théophanie DDB).
FIDÈLE LENAERTS

consacre ne sont pas dus seulement à des circonstances fortuites; mais qu'ils
expriment une dimension majeure de sa foi, exprimée dans le vocabulaire
simple et populaire de son temps.

a) Le Pain Eucharistique dans la logique de l'Incarnation

Pour fonder la foi en la présence réelle du Christ dans le pain et le vin


26 consacrés, François fait appel "au témoignage du Très-Haut lui-même qui
affirme : "ceci est mon Corps et le Sang de la nouvelle Alliance, qui sera versé
pour la multitude", et encore : "Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la
vie éternelle". La foi s'appuie sur la parole de Jésus. Au regard superficiel il n'y
a là aucune différence avec d'autres déclarations de Jésus; par exemple quand
il dit à la Samaritaine : "Je suis le Messie, moi qui te parles" [Cf. Jn 4, 26]; ou
bien quand il dit à l'aveugle-né guéri : "Je suis le Fils de l'homme" et que l'autre
répond : "Je crois, Seigneur", et se prosterne devant lui [Cf. Jn 9, 35-38]; ou
bien encore quand il revendique le titre de roi devant Pilate [Cf. Jn 18, 37].

Dans la foi au mystère eucharistique, il y a plus que cela. Pour le comprendre,


revenons au chapitre 6 de saint Jean. Jésus s'y présente comme le Pain de vie,
source de vie éternelle. Mais, nous le savons, ce Pain s'offre d'abord à nous
sous forme de Parole de Dieu : le Verbe qui est éternellement le Pain du Père,
maintenant offert aux hommes. Ils peuvent l'accueillir par l'acte de foi en la
Parole. Puis, en un deuxième temps, Jésus se présente comme Pain de vie à
accueillir en mangeant sa chair et en buvant son sang.

Il y a donc au moins deux manières d'accueillir Jésus Pain de vie, même si la


seconde (chair et sang) suppose évidemment la première. Il y a une double
démarche, un double accueil du Pain que Dieu nous donne; et la première
démarche ne préjuge pas encore de la seconde; à preuve tant de chrétiens qui
croient en Christ et qui pourtant n'admettent pas la "présence réelle".

Ces deux formes sous lesquelles le Pain de Dieu nous est offert correspondent
au mystère même du Christ. Il est le Pain de Dieu en tant que Parole
substantielle dont le Père se nourrit éternellement. Elle nous est communiquée
dans la sainte Écriture et en toute la Révélation; tout particulièrement dans
l'enseignement et la vie de Jésus lui-même, puisque ce Verbe du Père est venu
dans le monde comme la lumière qui éclaire tout homme.

Mais pour nous être communiqué, le Verbe s'est fait chair. C'est comme tel qu'il
a été envoyé dans le monde, qu'il nous a été donné par le Père pour qu'il soit
notre vie et notre rédemption. C’est dans sa chair qu'il doit devenir pour nous le
Pain de Dieu. L'eucharistie est donc dans la logique de l'Incarnation. Livré aux
hommes sous forme de chair dans l'Incarnation, il est "normal" que Jésus reste
avec les hommes à travers les siècles "tous les jours jusqu'à la fin du monde"
[Mt 28, 20; Cf. Admonition 1] dans et par sa chair; et que dans et par sa chair, il
soit le Pain de Dieu pour les hommes, puisque c'est pour cela qu'il s'est fait
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

chair, s'est incarné. Devenu chair pour être Pain de Dieu pour les hommes, il
est "logique" qu'il livre sa chair sous forme de pain à manger par les hommes !

Ce ne fut donc pas un choix arbitraire du Christ de vouloir rester avec nous par
le don de sa chair et de son sang. C'est là le mouvement même de l'Incarnation.
Ce n'est pas non plus un choix arbitraire de sa part de nous donner sa chair
sous forme de pain à manger et son sang sous forme de breuvage; car il est la
27
Parole qui, comme telle, est le Pain supersubstantiel du Père lui-même. Pain de
vie dans son être divin, il se fait aussi dans son être humain pain à manger et
boisson à boire.

Voilà du moins un des sens qu'il faut donner aux déclarations de Jésus : "Je
suis le Pain vivant qui descend du ciel. Celui qui mangera ce pain vivra pour
l'éternité. Et le pain que je donnerai, c'est ma chair, donnée pour que le monde
ait la vie" [Jn 6,51].

b) "Prenez et mangez…"

François ne nous dit pas des choses bien détaillées sur la Communion au très
saint Corps du Seigneur. Manifestement la première Admonition se préoccupe
surtout de nous faire porter sur le pain consacré, un vrai regard de foi qui
discerne, vénère et adore le Corps du Christ. Il n'est question de la Communion
que dans deux phrases pour nous dire : "C'est L'Esprit qui, en nous, reçoit le
Corps du Christ et ceux qui n'ont pas part à cet Esprit mangent leur propre
condamnation". Ailleurs il parle des ministres qui distribuent aux autres le très
saint Corps. Dans la Lettre aux fidèles 2 il écrit : "Sachons bien tous que nul ne
peut être sauvé que par les saintes paroles et par le Sang de notre Seigneur
Jésus-Christ". Il le redit d'une manière un peu plus explicite dans la Lettre aux
Custodes : "Dans toutes vos prédications enseignez au peuple qu'il doit faire
pénitence et que nul ne peut être sauvé s'il ne reçoit le Corps et le Sang très
saints du Seigneur".

Pourtant aussi bien dans l'institution du sacrement par le Christ au soir du Jeudi
Saint que dans le Discours du Pain de vie en saint Jean, il n'est pas question
de regarder avec vénération, mais bien de manger et de boire. Si la foi
s'exprime dans un "voir et croire", c'est à propos de l'enseignement sur le Verbe
Parole et Pain de Dieu; mais évidemment ceci s'applique aussi à la sainte
Humanité de Jésus en laquelle il s'agit de "voir et croire" le Fils de Dieu et donc
la révélation même du Père. Et c'est sur ce "voir et croire" dans le Pain
consacré l'Humanité du Christ, en celle-ci la Personne divine du Verbe et enfin
en cette Personne incarnée la révélation du Père lui-même… c'est sur ce "voir
et croire" que porte l'insistance de François.

Des recherches faites sur ces points, je retiens ici deux conclusions :
FIDÈLE LENAERTS

- Au temps de François la sainte Eucharistie était assez négligée. Il était


nécessaire de réveiller d'abord la foi dans le Christ eucharistique avant
d'insister sur la communion. Car celle-ci n'a de sens que pour de vrais
croyants, pour ceux qui sont habités par l'Esprit.
- Par ailleurs on peut bien affirmer ceci : François veut que dans toutes les
prédications les frères Custodes insistent sur la nécessité de la
28
communion pour être sauvé; donc celle-ci occupe, de fait, une place
centrale dans la vie chrétienne. On le comprend mieux quand on sait ce
que François met sous les mots être sauvé. Dans sa pensée, échapper à
la damnation, être sauvé, c'est l'équivalent de : entrer par amour et avec
tout son être dans la Passion, la mort et la Résurrection du Seigneur
Jésus. On risque toujours de mal comprendre certaines expressions de
François, empruntées au parler ordinaire de son temps, si on ne les situe
pas à l'intérieur de sa passion de vivre l'Évangile et d'amener tous les
chrétiens à le vivre à fond comme lui-même.

À cause de cela nous sommes obligés de faire un détour par des données plus
générales de la vie de François pour comprendre comme il se doit son attitude
à l'égard du mystère eucharistique. Ainsi nous pourrons aussi mieux actualiser
la dimension eucharistique de notre vie aujourd'hui.

c) L'homme nouveau – la création libérée

L'homme François est fait de contrastes. Tantôt on voit en lui l'ami de la nature,
qui prêche aux oiseaux, devient l'ami de "Frère loup", sauve de la mort deux
agneaux, fait chanter la cigale… bref le chantre de la nature depuis Frère Soleil
jusqu'à notre sœur la mort corporelle. Tantôt on montre le pauvre, austère,
pleurant abondamment la Passion de son Sauveur, ses propres péchés et ceux
du monde, l'homme aussi qui peut avoir des paroles très dures pour ses frères,
jeûnant presque en permanence, tenté de s'éloigner du monde et même de ses
frères pour se livrer tout entier à la contemplation, bref un homme qui se définit
par les mots : pénitence et pauvreté, renoncement. Il ne sert de rien de vouloir
composer de François un portrait "moyen", tempérant l'un de ces aspects par
l'autre. Ils sont vrais ensemble, l'un avec toute son exultation de joie, l'autre
avec toute sa rigueur de privation. Et ceci est vrai jusqu'à la fin de sa vie et
jusque dans sa mort. Le "paradoxe François" est peut-être tout entier en ceci :
cet amoureux passionné de la vie – et je parle bien de la vie présente – s'est
réjoui de sa propre mort !

Comment l'expliquer ?

La réponse est chrétienne, François est un homme qui a vécu pleinement son
baptême et toutes ses implications. Là est la source du paradoxe, qui est –
devrait être – celui de tout chrétien fidèle à sa vocation. On dit que le chrétien
est rené de l'eau et de l'Esprit dans une participation à la mort et à la
résurrection du Christ, plus exactement par une union vitale avec le Christ qui
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

est un mort-ressuscité. Ceci est vrai; mais ceci, pour être vrai, suppose autre
chose, implique autre chose.

L'homme a été créé à l'image de Dieu et comme tel, il était à la fois le roi et le
prêtre de la création : "Faisons l'homme à notre image, selon notre
ressemblance et qu'il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les
bestiaux, toute la terre et toutes les bêtes qui remuent sur la terre!" [Cf. Gen 1,
29
26-27]. L'homme est créé roi d'une royauté qui est elle-même en vue d'un
sacerdoce en lequel elle s'accomplit et atteint sa perfection. Il a pouvoir et
domination sur la création pour la conduire – et lui-même avec elle – vers
l'offrande à Dieu; car l'aspiration de l'homme est d'entrer en communion avec
Dieu; et celle de la création est de se réaliser pleinement dans un mouvement
de louange et d'action de grâce vers son créateur.

Par la chute, l'homme s'est détourné de cette vocation. Il a rejeté son


sacerdoce pour s'emparer de la création à son profit exclusif. Il a privé Dieu de
sa Gloire, ne cherchant plus que sa propre glorification et devenant son propre
dieu. Par là, il dénature en même temps, son pouvoir royal en le privant de son
but dernier, de sa justification dernière. Son pouvoir royal est décapité.

Or l'homme est rétabli dans son pouvoir royal et sa prérogative sacerdotale par
le baptême. Celui-ci fait de lui un enfant de Dieu, opère une véritable
déification; mais il le fait en rétablissant l'homme d'abord (d'une priorité de
nature, non de temps) dans sa dignité première, tout en la portant au-delà
d'elle-même. L'Église des baptisés est un sacerdoce royal, la communauté
sacerdotale du Roi [ CF. 1Pe 2, 4-17]. Quand la nature humaine est purifiée du
péché dans le bain d’eau et d'Esprit, elle retrouve sa vocation première –
assumée et magnifiée bien sûr dans celle du Christ, l'homme nouveau, le
nouvel Adam et Fils de Dieu.

Si les baptisés retrouvent leur sacerdoce royal, c'est donc qu'ils retrouvent
aussi un Royaume sur lequel régner et une Création à offrir et à conduire à son
achèvement en son Créateur…

d) Royauté et sacerdoce de la Croix

La royauté sacerdotale de l'homme est rétablie, c'est vrai; mais elle l'est dans la
mort et la résurrection du Christ. La royauté est désormais une royauté crucifiée
et le sacerdoce comporte le passage à travers la mort, celle-ci étant d'ailleurs
une réalité multiple.

De même, un royaume nous est rendu dès ce monde; il advient déjà en ce


monde ; il n'est pas une pure promesse d'avenir; pourtant il n'est pas de ce
monde; et pour qu'il puisse être pleinement offert à Dieu, lui aussi devra passer
par une mort et un renouvellement.
FIDÈLE LENAERTS

De tout mon être je peux, et je suis appelé à communier à l'amour de Dieu, qui
a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils Unique; pourtant je dois aussi
faire mien le précepte de saint Jean : "N'aimez pas le monde ni ce qui est dans
le monde" [1Jn 2, 15]. Je dois assumer ma royauté et l'exercer en ce monde
tout en mourant à ce monde et garder ma "vie cachée avec le Christ en Dieu"
[Col 3, 3]. Le paradoxe se résout dans la Croix du Christ, et là seulement. C'est
30
par elle que le péché est vaincu et le sacerdoce rétabli, rendu à nouveau
possible. La mort n'a plus de pouvoir sur celui qui accepte de mourir librement
par amour. Or c'est là la démarche fondamentale du chrétien. Dans la Croix du
Christ, acceptée et voulue dans ma propre vie, le péché et la mort sont vaincus.
Plongé dans le bain de la mort et de la résurrection du Seigneur, je retrouve
avec lui et en lui, la souveraineté sacerdotale. Dès maintenant le Royaume est
disposé pour moi.

Mais il est disposé pour nous à l'intérieur d'un monde qui "gît encore tout entier
sous l'empire du Mauvais" [1Jn 5, 19]. À nous de découvrir que ce monde,
soumis au Mauvais, l'est malgré lui, qu'il est bon en sa réalité foncière de
création de Dieu et qu'il attend avec impatience la révélation des enfants de
Dieu qui le libèreront de cet esclavage et le rendront à sa destinée originelle et
à sa liberté première. Et ceci est vrai aussi de nous-mêmes, en raison de notre
corps, qui est encore de cette création-ci. Saint Paul nous l'explique : "La
création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de
l'enfantement. Elle n'est pas la seule : nous aussi, qui possédons (pourtant) les
prémices de l'Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l'adoption, la
délivrance pour notre corps" [Cf. Rm 8, 22-23]. Le sacerdoce royal qui nous est
rendu est bien réel, bien réel aussi le Royaume, - pourtant l'un et l'autre
demeurent aussi une grande tâche à accomplir. La croix a vaincu le péché et la
mort, mais il reste à étendre la victoire à l'humanité et à l'univers. La croix, c'est
du présent, dans sa double face de souffrance et de triomphe, de mort et de
résurrection. "Que dire de plus ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?
Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous, comment,
avec son Fils, ne nous donnera-t-il pas tout ?... Qui nous séparera de l'amour
du Christ ? La détresse, l'angoisse, la persécution, la faim, le dénuement, le
danger, le glaive ?... Mais en tout cela nous sommes plus que vainqueurs par
Celui qui nous a aimés. Oui, j'en ai l'assurance, ni la vie, ni la mort… rien ne
pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus Christ notre
Seigneur" [Rm 8, 31…39], ni par conséquent empêcher l'exercice de notre
sacerdoce royal retrouvé en Jésus Christ.

Ainsi donc pour les chrétiens, selon saint Paul, - comme pour le Christ lui-
même selon saint Jean [Cf. Jn 12, 20-36] – souffrances et mort rédemptrices,
résurrection et glorification sont concomitantes en cette création-ci, en
attendant les nouveau cieux et la nouvelle terre.
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

e) Royauté sacerdotale de François d'Assise

L'attitude et la manière de vivre de François sont une parfaite illustration de ce


paradoxe chrétien : mort et résurrection, refus et accueil de la création se
bousculant sans cesse dans sa vie. François le passionné et le chantre de la
création, le même François austère et pénitent dans une pauvreté radicale des
biens de ce monde; François qui eut tant d'affection pour Claire et pour
31
Jacqueline de Settesoli, François si réservé devant les femmes; François plein
d'admiration et plein de délicatesse pour ses frères, François si exigeant devant
leurs manquements; François à la fois si obéissant et si libre devant le Pape et
le Evêques; François à la fois si combattif et si fraternel. Le monde est crucifié
pour lui et lui l'est pour le monde…Mais il aime ce monde, qui est crucifié pour
lui et c'est à cause de cet amour qu'il accepte d'être un crucifié pour le monde.

Il a retrouvé la royauté originelle sur le monde; il a su rejoindre la bonté et la


beauté originelles de la création (hommes, animaux, êtres inanimés) et se faire
reconnaître par elle comme son roi et son prêtre, plein d'humilité, de tendresse,
de soumission, mais aussi plein de cette lumière qui révèle Dieu et guide vers
lui, plein encore de cette force qui attire vers Dieu. L'Esprit créateur et
sanctificateur agissait en lui et par lui en toute liberté et puissance pour rétablir
en lui et dans les autres l'image de Dieu et susciter des Fils de Dieu dans le
Christ et dans l'Église. Mais rien de tout cela ne pouvait se faire sans, en même
temps et dans le même mouvement, détruire et faire mourir l'être de péché.
Mort et vie sont les deux faces d'un seul et même mystère, d'une seule et
même Pâque.

De même en effet que le Christ fut exalté et glorifié sur la Croix qui le faisait
mourir, ainsi François fut exalté dans sa conformité au Christ crucifié. Mort et
vie nouvelle ne sont pas deux phases dont l'une est pour ce monde-ci et l'autre
pour le monde futur. En ce monde elles sont contemporaines, étant déjà l'une
et l'autre d'ordre eschatologique 11 . Déjà il vivait la vie éternelle dans une
existence promise à la mort. Ce sont en fait des réalités à dimension
eschatologique qu'il chante dans les beautés temporelles de ce monde; car ces
beautés n'existent comme telles que par une rédemption.

11
Il sera sans doute utile de faire quelques réflexions sur cette expression "d'ordre eschatologique". Nous sommes
familiarisés avec cette vérité que le Christ glorieux nous fait renaître d'eau et d'Esprit dans sa propre mort-résurrection.
La résurrection du Christ, réalité d'ordre eschatologique est donc bien présente ne nous en ce monde-ci; et ainsi il fait
de l'Eglise une réalité d'ordre eschatologique qui "signifie" au monde la fin des temps. Mais il faut encore ajouter deux
remarques complémentaires : a) Dans le Christ ressuscité la Passion et la mort ne sont pas abolies, mais vaincues. Le
Christ ressuscité reste mort à ce monde spatio-temporel et marqué par le péché et la violence. Il le signifiait à ses
disciples en leur montrant les marques de sa crucifixion. Et de même la vie terrestre du Christ n'est pas abolie, mais
transformée. Une véritable résurrection eschatologique inclut cette actualisation de la vie terrestre dans une forme
transcendante à ce monde. La résurrection n'est ni simple reprise de la vie terrestre (spatio-temporelle), ni abolition de
celle-ci. Elle implique l'actualisation de cette vie présente, dans un triomphe sur tout ce qui était négatif : souffrance,
vieillissement, dégradation, mort… - b) D'autre part, ce passage de ce monde vers le Père, le Christ ne l'a pas vécu
seulement en son nom propre; il ne l'a pas non plus vécu seulement pour nous, mais aussi en notre nom et donc nous
l'a fait vivre avec lui. Dès lors quand il vient vers nous, en particulier par les sacrements, dans son union avec nous, il
nous donne de posséder déjà, de manière imparfaite encore et provisoire, notre être eschatologique : Qui mange ma
chair… a la vie éternelle…
FIDÈLE LENAERTS

Voilà pourquoi il est important de souligner QUI chante Frère Soleil, Sœur Lune
et Sœurs les Etoiles. C'est François stigmatisé, souffrant dans tout son corps,
ne pouvant plus depuis des jours supporter la lumière du soleil, ni même de la
lune et des étoiles. Ce Cantique des Créatures n'est pas un chant facile, car il
est un chant de rédemption. En dehors des Livres inspirés, il n'en existe pas de
plus beau parce qu'il n'en est pas de plus authentique.
32
François s'y révèle l'Homme nouveau, re-créé selon Dieu dans la justice et la
vérité du Christ. Dans le même mouvement, il est crucifié, glorifié et glorifiant
avec le Christ. Il est tout à la fois victime du péché du monde et du sien propre,
et achevant en son corps douloureux la victoire du Crucifié sur le péché et sur
la mort. Il subit la violence de la souffrance et de la mort de ce monde; mais il
accueille cette violence dans sa propre douceur et du monde violent il fait en
son propre corps une offrande agréable à Dieu. En son être délabré, il rend sa
dignité et son honneur au monde délabré…dans le Christ.

Alors il peut ajouter au cantique une strophe sur le pardon et la réconciliation,


parce qu'il a vécu, qu'il vit toujours en son cœur, son corps et son esprit la
grande réconciliation crucifiée de l'univers avec le Père dans le Christ par
l'Esprit, la réconciliation divine où tous redeviennent frères. La strophe sur le
pardon n'est pas une ajoute occasionnelle; elle est la révélation, l'expression en
direct de l'âme secrète qui anime les strophes précédentes, leur force
"symbolique" réelle. Elle est la "grâce" dont les autres sont le "sacrement".

Quand François meurt, il organise sa "pâque" en la calquant sur celle du Christ.


Au cantique, il ajoute une dernière strophe qui exprime avec exactitude le
mystère qu'il vit comme identique à celui du Christ : la mort est vaincue en la
mort même, grâce à l'amour qui l'accueille et transforme la fin en
commencement nouveau, la mort en naissance à la vie, le temps pécheur et
destructeur en éternité sainte et féconde, de sorte que toute seconde mort est à
jamais abolie.

Une telle mort vient achever, couronner, "accomplir" la vie de François. Il existe
une correspondance profonde entre le mystère pascal du Christ (dont
l'Eucharistie est le sacrement parfait) et la vie de François. À partir de sa
conversion, toute sa vie fut en "forme d'Eucharistie", une "célébration
Eucharistique". Entre l'Eucharistie et la vie de François il y a coïncidence, unité,
"conformité".

Il devrait donc être possible d'approfondir le mystère eucharistique, tel que


l'Eglise le célèbre, à la lumière non plus des écrits de François, mais de sa vie
même. Je vais tenter de le faire sur l'un ou l'autre aspect de la célébration
eucharistique.
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

f) Vie de François et eucharistie célébrée

Mon ambition n'est certes pas d'écrire un nouveau Livre des Conformités de
François avec l'Eucharistie ! Ce que j'ai dit à l'instant de la vie de François
comme celle de l'homme nouveau dès le monde présent devrait suffire à mon
propos. Projetons simplement cet éclairage sur l'un ou l'autre moment de la
célébration eucharistique.
33
Voici d'abord le symbolisme du pain et du vin par rapport à la vie de l'homme.
Le pain est "le fruit de la terre et du travail des hommes". C'est comme tel qu'il
est offert à Dieu. En réalité, il n'est que "médiatement" le fruit de la terre. Ce
que produit celle-ci est le grain vivant et fécond, capable de produire à son tour
du 30, du 60 ou du 100 pour un. Et de même la grappe de la vigne est
composée de grains multiples, vivants et féconds.

Pour en faire du pain et du vin il n'a pas suffi à l'homme de cultiver la terre et de
soigner la vigne. Il a fallu écraser les grains de blé et les réduire à l'état de
poussière; et de même la grappe a été réduite en un jus liquide. En d'autres
termes, il a fallu leur faire violence, les priver de vie et de fécondité, leur infliger
la mort. Le travail de l'homme c'est aussi cela, cette œuvre de violence et de
mort qui aboutit au pain et au vin.

Or quand on lit attentivement la Genèse, il semble que cette œuvre de violence


infligée à la nature (pour que l'homme en tire sa subsistance) est une
conséquence du péché. Violence et mort sont un salaire du péché [Cf. Gn 3,
15-19 et surtout le meurtre d'Abel, Gn 4, 1-16]. C'est par un homme que le
péché est entré dans le monde et par le péché la mort, nous rappelle saint Paul
[Cf. Rm 5, 12ss.]. C'est ce monde paradoxal producteur de vie, mais, du fait de
l'homme, soumis à la violence et à la mort, qui est le monde adapté à l'homme
pécheur, son "milieu adapté". C'est de ce monde qu'il peut se nourrir; en lui qu'il
peut vivre et se développer. Vie, violence et mort sont la condition de l'homme
pécheur; mais seule la vie, selon la Bible, est de création originelle et c'est elle,
la vie, qui par la rédemption (qui est pourtant violence et mort) sera rachetée de
la violence et de la mort.

Le pain et le vin offerts sont les symboles parfaits de cette situation de l'homme
et de l'univers. Ils sont le fruit de cette œuvre paradoxale de vie et de mort en
laquelle la création et l'homme sont en collaboration pour la vie, mais où
l'homme inflige aussi la violence et la mort. C'est ainsi seulement qu'ils sont
aptes à nourrir l'homme : l'homme qui vit, mais qui exerce et subit aussi la
violence, et qui enfin meurt quotidiennement, parce qu'il porte en lui sa mort.

L'Eglise offre à Dieu ces symboles de la vie, de la violence et de la mort


universelles et en eux l'humanité et le monde dans leur totalité. Ils sont offerts,
afin que dans la rédemption (au mémorial de laquelle ils serviront) la violence
et la mort soient abolies dans la vie originelle ressuscitée en sa forme dernière
FIDÈLE LENAERTS

et eschatologique…dans le Christ, commencement et fin, origine et


achèvement de toutes choses, Agneau vivant mais toujours immolé. Le pain,
symbole universel, deviendra "le pain de la vie"; le vin, symbole universel,
deviendra le vin des noces éternelles. Mais qu'on veuille le noter
soigneusement : ils peuvent le devenir parce qu'ils sont originellement le fruit de
la vie et de la joie. Ils doivent le devenir à travers le mémorial de la rédemption
34
parce qu'ils sont aussi le fruit de la violence et de la mort. Ainsi, dans la
consécration eucharistique, sont-ils les symboles sacramentels de la vie et de
la joie originelles de l'humanité, sauvée à travers une rédemption qui triomphe
du péché et de la mort.

Nous pouvons maintenant revenir à l'aventure humaine et spirituelle de


François. J'ai dit plus haut à quel point sa vie est prise dans le mystère de la
rédemption, dans le mouvement de mort et de vie du Christ. Ici, il devient
possible de l'identifier au symbolisme du pain et du vin. Dans sa vie d'homme et
de chrétien François a traduit exactement ce qui lui était montré, révélé,
communiqué, "livré" dans la célébration eucharistique. Le paradoxe de sa vie,
toute pénétrée de douleur et de joie, de mort et de vie, est exactement celui du
pain et du vin, avec toute leur force de symboles de vie, de violence et de mort.
Comme eux François est devenu concrètement ce même symbole. Dans la
force de ce symbole, le pain et le vin sont en tension vers l'accomplissement, à
travers la rédemption, dans la vie et la joie eschatologique. Et de même
François, par la force de ce symbole qu'il est devenu, est en tension, sous
l'action de l'Esprit, vers la rédemption et à travers elle vers la vie et la joie
eschatologique. Comme pour le pain et le vin, il fallait que le symbole prenne le
pas, pour ainsi dire, sur l'être naturel et qu'une transformation de l'être se fasse
pour une pleine actualisation du symbole. Et ce fut la stigmatisation. En celle-ci
il faut voir le symbole-révélation et symbole-accomplissement d'un être humain
devenu, comme le pain et le vin, Eucharistie dans le Christ eucharistique12.

Ce serait trop long à entreprendre ici; mais il semble relativement facile de


relever dans toute la vie de François ce qui est identique au symbole du pain et
du vin. Il s'agit ici surtout de sa vie relationnelle : vie, violence subie, mort sont
présentes partout : dans ses relations familiales, dans sa vie avec ses frères,
dans ses rapports avec le Pape et les Evêques et les prêtres, dans sa
rencontre avec le sultan, dans ses relations avec les gens, habitants d'Assise et
autres… Dans toute sa vie il est trituré, façonné pour devenir pain apte à
l'Eucharistie et finalement pain eucharistique pour tous…et d'abord pour Dieu!
Là est bien le sens de la stigmatisation. Des biographes nous disent que sur

12
La Passion et la Mort du Christ ont reçu leur sens véritable, leur signification et leur richesse d'acte rédempteur et
salvifique, en même temps que d'acte d'amour suprême et de don suprême au Père, lorsque Jésus, à la dernière Cène,
en donna le mémorial à ses disciples : mon Corps livré, la coupe de mon Sang versé pour vous et pour la multitude en
rémission des péchés. Ainsi donnait-il sa vie librement et par amour pour la reprendre ensuite. Par la Stigmatisation
François est uni à cette démarche de Jésus, quand il institue le mémorial de sa Passion, de sa mort et de sa
résurrection. Il ne s'agit pas seulement de la communication des plaies de la Passion, mais d'une participation au
mystère de rédemption et de salut qui s'accomplit en elles en raison de l'obéissance d'amour du Christ qui s'y exprime
et dont elles restent le symbole.
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

l'Alverne François demandait au Christ de ressentir autant que possible dans


son corps quelque chose de la Passion douloureuse et dans son âme quelque
chose de l'amour immense qui poussa le Christ à se livrer pour nous13 . La
stigmatisation ne fut pas seulement une configuration corporelle au Crucifié,
mais surtout une union intime avec le Christ qui "ayant aimé les siens qui
étaient dans le monde les aima jusqu'à l'extrême" [Jn 13, 1] et qui alors livra
son Corps et offrit son Sang versé pour la multitude. La prière de François nous 35
révèle qu'il rejoignit le Christ dans sa Passion au Calvaire et aussi dans l'amour
extrême qui le poussa à instituer l'Eucharistie. La stigmatisation est une
configuration au Christ du Calvaire et au Christ de l'Eucharistie. François avait
l'intuition que l'Eucharistie donne son vrai sens au Calvaire.

Il reste maintenant à mettre en lumière le lien que François découvre entre


l'eucharistie et l'Incarnation du Fils de Dieu dans le sein de la Vierge. Il
l'exprime de telle façon qu'il sera nécessaire de touche aussi la question des
rapports du sacerdoce commun et du sacerdoce ministériel.

4. Incarnation, Eucharistie et sacerdoce ministériel

J'ai montré plus haut que l'Eucharistie se situe dans la logique de l'Incarnation.
Il est utile de reprendre ici ce point sous un aspect différent et à partir d'un texte
de François, qui mentionne à ce propos le ministère du prêtre. Voici d'abord ce
texte, tiré de la Première Admonition : "Pourquoi ne pas reconnaître la vérité ?
Pourquoi ne pas croire au Fils de Dieu ? Voyez : chaque jour il s'abaisse,
exactement comme à l'heure où, quittant son palais royal [Sg 18, 15], il s'est
incarné dans le sein de la Vierge, chaque jour c'est lui-même qui vient à nous,
et sous les dehors les plus humbles; chaque jour il descend du sein du Père sur
l'autel entre les mains du prêtre…" On peut y ajouter un passage de la Lettre à
tout l'Ordre : "Ecoutez, mes frères. Si la Bienheureuse Vierge Marie est
tellement honorée – et c'est justice - parce qu'elle a porté le Christ en son sein
très béni… comme il doit être saint, juste et digne, celui qui touche de ses
mains, reçoit dans sa bouche et dans son cœur et donne aux autres en

13
Les trois compagnons racontent : "Il avait aimé Jésus de tout son cœur, et l'âme sans cesse occupée de son
souvenir, il l'lavait loué dans toutes ses paroles et glorifié par la fécondité de ses œuvres… La ferveur de cet amour et
la fidélité de son cœur à garder le souvenir de la Passion du Christ, le Seigneur voulut les révéler à l'univers… Un jour,
l'ardeur de ses aspirations séraphiques l'emportait si bien vers Dieu qu'il parut comme transformé en Celui qui se laissa
crucifier par excès d'amour" [3S, 68-69] Et ce fut la stigmatisation. Les Fioretti ajoutent les précisions suivantes : "Arrive
le jour suivant, c'est-à-dire le jour de la Croix, et saint François, le matin, de bonne heure avant le jour, se jette en
prière devant la porte de sa cellule, la face tournée vers l'Orient, et il priait en ces termes : "Mon Seigneur Jésus-Christ,
je te prie de m'accorder deux grâces avant que je ne meure : la première est que, durant ma vie, je sente dans mon
âme et dans mon corps, autant qu'il est possible, cette douleur que toi, ô doux Jésus, tu as enduré à l'heure de ta très
cruelle Passion; la seconde est que je sente dans mon cœur, autant qu'il est possible, cet amour sans mesure dont toi,
Fils de Dieu, tu étais embrasé et qui te conduisait à endurer volontiers une telle Passion pour nous pécheurs… et la
ferveur de la dévotion croissait tellement en lui qu'il se transformait tout entier en Jésus, par amour et par compassion"
[3ème Considération sur les Stigmates]. C'est cette transformation en Jésus que les Stigmates viennent alors parfaire et
"accomplir".
FIDÈLE LENAERTS

nourriture le Christ qui maintenant n'est plus mortel, mais éternellement


vainqueur et glorieux, celui sur qui les anges désirent jeter les yeux".

a) Incarnation et consécration eucharistique

Dans le premier texte surtout, celui de l'Admonition, il ne s'agit pas d'une


comparaison fortuite et superficielle, comme la piété peut en suggérer. En fait, il
36 y a un lien profond et une sorte de continuité entre l'Incarnation du Verbe dans
le sein de la Vierge et la venue du Christ dans l'Eucharistie14.

Le Pain et le vin, nous l'avons compris, sont des symboles très riches qui
révèlent et rendent présents sur l'autel l'humanité et le monde entier. L'Église se
voit comme faisant pleinement partie de cette humanité et de cet univers. C'est
de l'intérieur du monde qu'elle offre le monde. Elle est aussi symboliquement
située avec le monde en ce pain et ce vin, fruits de la terre et du travail des
hommes, qu'elle présente à Dieu.

Ensuite l'Église – dans cette communauté concrète qui célèbre l'Eucharistie –


invoque l'Esprit Saint et sa puissance créatrice sur ce pain et ce vin,
précisément en tant qu'ils ont cette dimension et ce poids symboliques. Et c'est
encore comme symboles de l'Église, de l'humanité et de l'univers que sur eux le
prêtre prononce les paroles et le récit de la consécration. Ils sont
"transsubstanciés" jusque dans leur réalité de symboles. Et c'est pourquoi ils
deviennent des sacrements, ou plutôt LE sacrement du Corps et du Sang du
Christ; car ce qui est rendu présent dans l'Eucharistie c'est certes le Corps
"individuel" du Christ, mais en tant qu'il s'intègre l'humanité et le monde, dans la
"transsubstantiation" même du pain et du vin. Ce qui est à la fois offert à Dieu et
donné à l'Eglise, c'est le Christ s'assimilant le pain et le vin symbole de
l'humanité et de l'univers. Alors l'Incarnation du Fils de Dieu dans le monde
atteint sa plénitude "sacramentelle".

C'est pourquoi l'Église qui accueille, sur l'autel et dans la communion, le Pain et
le Vin sacrés, devient cette part de l'humanité où la transformation au Corps du
Christ se réalise en plénitude – tout en les recevant aussi comme le Sacrement
universel de rédemption et de sainteté pour le monde entier.

Certes l'Église est née de l'eau et de l'Esprit, puis a été confirmée en son
mystère par le Don, qui est l'Esprit. À ces titres, elle est Corps du Christ et elle
est déjà prise dans le mystère de la mort, de la résurrection et de la gloire de
son Seigneur. Mais tout cela est une anticipation imparfaite du don
incomparable de ces mêmes mystères dans la Consécration et la Communion
eucharistiques; toute la vie baptismale de l'Église est comme aspirée vers
14
Certaines similitudes entre plusieurs textes de saint Jean ne sont presque jamais fortuites. On peut ainsi rapprocher
deux passages, l'un du chapitre 1, l'autre du chapitre 6, où les deux mots "chair" et "demeurer" reviennent ensemble
sous la plume de l'Evangéliste. "Le Verbe s'est fait chair et il a demeuré parmi nous" [Jn 1, 14]. – "Celui qui mange ma
chair et boit mon Sang demeure en moi et moi en lui" [Jn 6, 56]. Grâce à l'eucharistie le "demeure parmi nous" devient
une inhabitation réciproque. Mais celle-ci est évidemment à comprendre à la lumière du discours après la dernière
Cène (voir en particulier les chapitres 14, 15 et 17) et à la lumière de la Première Lettre de saint Jean…
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

l'Eucharistie et vers le Christ pascal qu'elle nous communique…ou plutôt à qui


elle nous communique et nous fait communier 15 . Dans l'Eucharistie nous
devenons en plénitude le Corps du Christ par communion à ce Corps et en vue
de renaître avec lui de sa renaissance pascale.

Il est important de saisir correctement une telle affirmation. L'Eucharistie ne


nous met pas en communion avec un Christ devenu "intemporel"; mais avec un
37
Christ qui est "ressuscité" avec toute son aventure humaine temporelle, y
compris sa Passion et sa Mort (Cf. l'anamnèse), y compris aussi son
Incarnation et sa naissance de la Vierge. C'est l'intégralité de cette vie-là,
ressuscitée et glorifiée, à laquelle nous communions dans l'Eucharistie.

Dès lors le rapprochement entre la Vierge du fiat de l'Incarnation et l'Église


célébrant l'Eucharistie devient facile.

L'une et l'autre (Marie Immaculée et l'Église purifiée de tout péché) sont


remplies de l'Esprit de sainteté. L'une et l'autre attendent et appellent le
Sauveur. L'une et l'autre ont intériorisé en elles le destin du monde et sont
devenues les symboles vivants de son passé et de son espérance. L'une et
l'autre, précisément en tant que symboles de l'humanité, sont envahies par la
puissance créatrice et maternelle de l'Esprit-Saint. Et le corps du Fils de Dieu
commença à naitre dans la Vierge Marie, continue de naître et de grandir à
chaque consécration eucharistique, jusqu'à ce qu'il parvienne à sa stature
parfaite.

Mais tous ces rapprochements, toutes ces ressemblances ne nous font pas
encore saisir le lien profond et essentiel entre l'Incarnation et l'Eucharistie. Pour
le comprendre il faut inverser les perspectives. La Pâque du Christ n'est pas
une lointaine et dernière conséquence (ou séquence) de sa venue en ce
monde; et l'Eucharistie n'est pas un moyen commode inventé par le Christ pour
nous communiquer sa plénitude pascale. En tout cas ce n'est pas là la
meilleure perspective.

C'est la Pâque du Christ qui est première par rapport à l'Incarnation. Celle-ci est
toute entière orientée vers et comme aspirée par la Pâque. L'incarnation est
une anticipation imparfaite et une préparation et une préfiguration de la Pâque.
Et la Pâque est la justification et l'accomplissement de l'Incarnation.

15
L'action liturgique et sacramentelle forme un tout; les diverses parties de cette action se conditionnent et s'appellent
mutuellement. La consécration anticipe imparfaitement la Communion et appelle celle-ci qui est l'achèvement de la
première puisqu'elle en constitue la finalité : le Christ donne son Corps pour que nous le mangions [Cf. Jn 6, 51, 54 etc.].
Si on ne le mange pas, le don n'est pas reçu; donc n'EST pas, comme tel, parfait. Et pourtant la consécration est le
début de la communion. "Voir et croire" le Corps du Christ à l'instant de la consécration ("l'élévation") comporte
essentiellement un amour de désir, puisque ce "voir et croire" est l'œuvre de l'Esprit d'Amour en nous. Ici, il y aurait
deux réflexions à amplifier : a) d'une part un exposé de la vision chrétienne du temps (dans lequel se déroulent les
sacrements) qui n'est pas une conception simplement linéaire, du fait que le temps est en prise directe sur l'éternité,
"habité par elle; b) d'autre part, sur un plan plus philosophique, il y aurait à montrer le rôle essentiel joué par le désir et
l'amour dans certaines formes de connaissance et précisément dans le "voir et croire" dont parle saint François.
FIDÈLE LENAERTS

De la même manière : l'Eucharistie n'est pas une conséquence (ou séquence)


de la Pâque; elle en est l'accomplissement et la réalisation plénière. Dans
l'Eucharistie la Pâque trouve sa réalisation dernière et son sommet…en ce
monde. C'est en elle et par elle, que la Pâque du Christ n'est pas seulement sa
résurrection personnelle d'entre les morts, mais est la Résurrection des morts.
Jésus EST LA RESURRECTION ET LA VIE [Cf. Jn 11, 25]. Dans sa Pâque il
38
est la résurrection des morts; mais il a donné ce sens et cette signification et
cette puissance à sa Pâque, lorsqu'il a institué l'Eucharistie.

L'incarnation est tout entière aspirée par la Pâque en laquelle elle s'accomplit.
Mais la Pâque elle-même trouve son accomplissement sacramentel dans
l'Eucharistie. C'est donc bien celle-ci qui est l'accomplissement sacramentel
vraiment dernier de l'Incarnation. En elle, l'incarnation atteint sa perfection et
donc sa justification et son explication dernières en ce monde16.

Evidemment, on peut ne pas aimer l'image spatiale employée par François : le


Fils de Dieu qui descend du sein du Père sur l'autel entre les mains du prêtre.
Qu'on prenne garde cependant de ne pas évacuer le bébé avec l’eau du bain;
je veux dire, de rejeter la compréhension du mystère Eucharistie-Incarnation en
même temps que l'image spatiale qui l'exprime imparfaitement17.

b) Le sacerdoce ministériel

Cependant une difficulté se présente à l'esprit. La plupart du temps et en tout


cas dans les textes cités à propos des rapports entre l'Incarnation et
l'Eucharistie, François ne parle pas de l'Église, mais du prêtre. Qu'on relise le
passage de la première Admonition et celui de la Lettre à tout l'Ordre. Il y est
parlé du prêtre et très précisément du prêtre comme ministre de l'Eucharistie et
de la sainteté que cela requiert de sa part. C'est donc lui qui serait comparé à la
Vierge Maie qui conçoit par la puissance de l'Esprit.

Ailleurs encore François parle des prêtres. Et c'est toujours comme de ceux qui
prononcent les paroles de la Consécration et communiquent aux autres le
Corps du Christ, bref dans la dignité et la charge que leur confère leur "pouvoir"
eucharistique18. Ici ou là il ajoute cependant une considération supplémentaire;
par exemple dans le Testament où il écrit à propos des prêtres : "je ne veux pas
en eux considérer le péché; car c'est le Fils de Dieu que je discerne en eux et
ils sont réellement mes Seigneurs".

16
On voit que ces réflexions supposent cette vision chrétienne du temps à laquelle fait allusion la note précédente. Et ici
on voit mieux que l'éternité pénètre le temps de bout en bout. Car la glorification de toute la création dans le Christ
Ressuscité et glorifié dans le sein du Père, cet "événement éternel" pénètre déjà et finalise chaque ph ase et chaque
événement de salut se produisant en ce monde présent.
17
Il convient donc de donner un sens fort et plénier à l'affirmation de François : "chaque jour il descend du sein du Père
sur l'autel entre les mains du Prêtre"…"exactement comme à l'heure où quittant son palais royal, il s'est incarné dans le
sein de la Vierge [1Adm 18 et 16]. Ce qui m'incite encore à l'affirmer c'est la sorte d'identification que François découvre
entre Marie et l'Eglise. On connaît la salutation à la Vierge qui commence ainsi : "Salut, Marie, Dame sainte, reine,
sainte Mère de Dieu, vous êtes la Vierge devenue l'Eglise…" La maternité divine s'épanouit et devient parfaite quand la
Vierge devient l'Eglise ! Voilà qui éclaire et donne tout son sens à la citation de l'Admonition 1.
18
Voir par exemple: 2ème Lettre aux Fidèles, 33 ; Lettre à tous les Clercs, 1, 2, etc. ; Lettre à tous les custodes, 2 etc.
LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE DANS LES ÉCRITS DE FRANÇOIS

Aujourd'hui, dans la réflexion sur convergences et différences entre sacerdoce


commun des fidèles et sacerdoce ministériel spécifique des prêtres, on souligne
de plus en plus vigoureusement en ce dernier une action particulière du Christ
lui-même pour son Église. Le prêtre est le sacrement de la présence du Christ
au milieu de son peuple comme son Chef et son Pasteur. D'où une certaine
mise à part du prêtre à l'égard de la communauté.
39
Le passage du Testament que nous venons de citer semble bien d'accord avec
cette vision du sacerdoce ministériel…sauf peut-être avec la conclusion, cette
"certaine mise à part du prêtre à l'égard de la communauté". L'attitude de
François à l'égard du prêtre peut se résumer ainsi : Il discerne en lui le Fils de
Dieu lui-même. De ce fait, il le reconnaît comme son seigneur. De plus, il
l'honore particulièrement parce qu'il est seul à recevoir et à donner aux autres
le Corps du Seigneur. Pourtant il ne voulait pas que les prêtres occupent une
place particulière ou constituent un groupe particulier dans l'Ordre. Prêtres et
laïcs sont également frères, ont mêmes droits et mêmes devoirs et peuvent être
appelés aux mêmes charges.

J'y vois le signe que, pour François, l'ordination sacerdotale ne sépare pas le
prêtre des autres fidèles. Elle lui confie un pouvoir en vue d'un service. Elle ne
met pas au-dessus des autres ou à côté des autres, mais au service des autres.
Et ce service est celui surtout de certains sacrements, en particulier la
réconciliation et l'Eucharistie. Tous autres "pouvoirs" s'ils existent, sont finalisés
par ce pouvoir sacramentel (ce service sacramentel !) et trouvent en lui leur
accomplissement. Or ce sont là des sacrements de l'unité à refaire ou à
intensifier dans le Christ, dans son "Corps". Si pour accomplir un tel ministère
(service) le prêtre se mettait à part de la communauté qu'il unifie
sacramentellement, il se priverait lui-même des saintes richesses qu'il
communique ! Il est appelé à re-présenter le Christ Chef et Pasteur en prenant
son attitude qui est celle du serviteur : "Vous m'appelez Maître et Seigneur, et
vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur
et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux
autres…Sachant cela, heureux serez-vous, si vous le faites" [Jn 13,13…17].
"Que le plus grand parmi vous se comporte comme le plus jeune, et celui qui
gouverne comme celui qui sert… Moi, je suis au milieu de vous comme celui
qui sert !" [Lc 22, 26-27] Si le ministère sacerdotal distingue le prêtre, c'est en le
situant plus profondément à l'intérieur de la communauté, avec le Christ à la
place du serviteur. Car le Christ fait l'unité de la communauté-Église, non de
l'extérieur en se situant au-dessus d'elle, mais de l'intérieur, en se situant à la
place du cœur qui est au service de tous les autres membres pour leur donner
la vie.

Ce n'est donc pas une contradiction, mais au contraire faire preuve d'une
grande logique chrétienne que de dire : C'est vrai que le prêtre représente
sacramentellement le Christ Chef et Pasteur de son Peuple; c'est vrai que c'est
FIDÈLE LENAERTS

dans ses mains que se réalise l'Eucharistie qu'il distribue aux autres. Pourtant à
ce moment-là, avec tous ses frères, humblement uni à eux et à leur service, et
au cœur même de cette Assemblée, il est ce point mystérieux où l'Assemblée
"prend corps" et devient Corps du Christ. Le corps ne serait pas sans lui; mais
lui ne serait rien sans le Corps…

Essayons de comprendre cela mieux encore.


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Les sacrements sont vie et source de vie. Par exemple, le sacrement du
mariage existe certes à l'instant où les fiancés s'engagent l'un vis-à-vis de
l'autre. Il commence à exister en cet engagement réciproque. Mais ce n'est pas
là son sommet, encore moins sa totalité. Le sacrement est vécu, existe et fait
vivre chaque fois que les époux s'aiment dans la vie quotidienne, se
soutiennent et s'entraident. Progressivement, il peut atteindre (je parle toujours
du sacrement !) des sommets merveilleux d'amour, de don, de fécondité, de
grâce. Ainsi en est-il aussi du sacrement de l'Ordre. Il n'existe pas seulement
au moment de l'ordination. Il se développe et s'épanouit chaque fois que le
prêtre exerce son ministère sacerdotal. Alors il est prêtre en plénitude. Il reçoit
plutôt d'être prêtre en plénitude ("en acte" diraient les scolastiques) quand il lui
est donné de donner un sacrement. Par exemple, il est prêtre en plénitude
quand il lui est donné de célébrer l'Eucharistie, de consacrer le pain et le vin;
comme aussi quand il annonce et explique la Parole de Dieu. À ces moments-là
il SE reçoit lui-même comme donné à la communauté pour y re-présenter le
Christ-Pasteur (Serviteur) et être au milieu d'elle le signe de son unité.
Présence sacramentelle du Christ-Pasteur et à ce titre signe d'unité et de
communion des baptisés dans le Christ… Non ! Ce prêtre-là n'est pas séparé,
mis à part de l'Assemblé ! "In persona Christi", comme on dit, il en manifeste et
en opère l'unité dans son ministère sacerdotal en acte.

Certes, ce n'est pas là une manière de parler qui conviendrait à la simplicité de


François. Je crois cependant que c'est une manière valable de traduire pour
notre temps les intuitions profondes que nous pouvons déceler dans ses Écrits
et dans sa manière de se comporter avec les prêtres. Il discerne en eux le Fils
de Dieu; les honore particulièrement parce que seuls ils consacrent les très
saints Corps et Sang du Seigneur. Mais ce Corps et ce Sang, ils doivent les
"voir et croire" comme tout baptisé et comme tout baptisé, ils doivent les
recevoir, même si c'est de leurs propres mains… Il y a bien longtemps déjà le
grand Saint Augustin avait dit : Pour vous je suis évêque; avec vous je suis
chrétien. Pour ne vise pas une séparation, mais un redoublement
d'appartenance. L'intuition de François n'est pas différente.

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