La Magie Et La Sorcellerie en France (PDFDrive)

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LA MAGIE
ET LA

Sorcellerie
EN FRANCE

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III
La Sorcellerie
de la Réforme à la Révolution
Les couvents possédés
La F r a n c-M açonnerie
Le Magnétisme animal

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LIBRAIRIE DORBON AÎNÉ


53 ter. Quai des Grands-Augustins

PARIS
MiCROFORMED £

PRESERVATiOM
SERVICES

DATE...AUai 0.1989.
DE LA MAGIE ET DE LA SORCELLERIE

EN FRANCE
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Tome H. Poursuite et châtiment de la Magie jusqu'à la Réforme


Protestante. Procès des Templiers, Mission et procès de Jeanne
d'Arc, in-S écu de 500 pp. 5 fr.

Pour paraître prochainement :

Histoire de VInquisition en France.


Tome II. La Procédure inquisitoriale.

La Magie et la Sorcellerie en France.


Tome IV. La Sorcellerie contemporaine.
LA MAGIE
KT LA

SORCELLERIE
EN FRANCE
PAR

TPi. IDE GA.XJZOISrS

III

La Sorcellerie
de la Réforme à la Révolution
Les couvents possédés
La Franc-Maçonnerie
Le Magnétisme animal

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V
LIBRAIRIE DORBOX-AIXÉ
53 ter. Quai des Grands-Augustins

PARIS
AVANT-PkOPOS

Nous voici airivés :iiix siècles auxquels ou

peut donner lé«^itinieuieul le litre d'Aide de la Sor-

cellerie. Ce sont : le xvic siècle, (jui vit éclater la

Réforme Pioteslaule ; le xvii^ siècle, qui, par

les traités de Muuster, clôtura le Moyen-Age,


en enlevant î\ TK^lise sa haute iulluence sur les
destinées temporelles de llùirope ; le xviiie

siècle, qui crut enlever à la religion son empire


sur les âmes et lui substituer celui de la Raison.

Or, par une contradiction flagiaute avec leurs

tendances, ces trois siècles s'occupèrent du


diable, des sorciers, plus que tous les âges prècé-

nents, ou assistèrent à des scènes réputées dia-

boliques, les plus extraordinaires dont le monde


ait jamais eu connaissance.
Nous devons en efïet distinguer deux faces
dans les diableries qui vont remplir ce volume.
VI LA SORCELLERIE EN FRANCE

Elles se présentent d'abord sous la forme an-

cienne de pactes, de sortilèges, de maléfices, de


sabbats. Il est clair que, sous ce rapport, elles

sont la simple continuation des pratiques des


siècles précédents, avec cependant quelque
chose de nouveau, à savoir: le développement
extraordinaire de la répression, qui prend un
caractère inouï d'inhumanité et de crédulité,

pour aboutir comme de juste à des hécatombes


de vies humaines. La France eut sa part de ces
misères, moindre pourtant que les pays anglais

ou allemands ; trop grande encore pour l'hon-


neur des juges. Ce qu'on peut dire à leur

défense repose sur le mélange bizarre de sorti-

lèges et de crimes de droit commun, dont les

exemples les plus connus se révéleront à nous

sous le règne de Louis XIV, en particulier dans


la célèbre^Aiïaire des Poisons.

Nous allons voir se développer le satanisme,


vrai ou prétendu, sous un''second aspect ; celui

des grandes crises démoniaques, appelées de


nos jours grandes névroses. D'abord renfermées
dans les couvents où, trop souvent considérées
comme des manifestations diaboliques, elles

AVANT-PHOPOS VII

coûteront la vie à des prêtres très probablement


innocents, — on peut même dire : certainement,
elles se répandront ensuite dans des cercles de
plus en plus nombreux, cl donneront naissance

aux bizarres épidémies des Camisardsel desCon-


vulsionnaires .lanséidsles. Mais, de même que la

croyance au diablr des siècles antérieurs avait

amené les massacres (jue nous aurons à mcn-


tionih'i', ainsi les névroses <lt'\»'Mnts j)his fré-

quentes soulevèrent dts |)robléines, lirent poser


drs (jueslions. amenèrent l'élude du Mesmérisme,

ou nKi«Jnétisme animal, estimé diablerie i)ar

les uns, stij^matisé de j(in<^lerie j)ar les antres,

considéré tinalement comme un moyen tou-

jours un peu mystérieux, mais fort réel et non

moins naturel, de réi^ulariser les crises réputées

autrefois d'ordre diabolicpie.

L'histoire de tous ces faits sert à j)rouverune

fois de plus que les hommes sont beaucoup moins

indépendants qu'ils le croient ; chaque siècle dé-

pend de ceux qui l'ont précédé; il développe plus


ou moins les germes reçus, et, 'sans s'en douter,

en forme d'autres, qui se développeront seule-


ment j)his tard.
VIII LA SORCELLERIE EN FRANCE

Nous espérons que nos lecteurs trouveront


dans la lecture de ce volume, si rempli de faits
étranges, un intérêt non moins grand que dans
les deux précédents. Si nous avons réussi, par la

simple exposition des événements, à inspirer


plus d'indulgence dans l'appréciation des temps

passés, à faire sentir l'extrême prudence avec


laquelle l'esprit humain doit se prononcer lors-

qu'il s'agit des phénomènes extraordinaires,


nous croirons avoir atteint le but proposé à
la conscience d'un historien : rendre l'huma-
nité meilleure et plus sage par l'étude des

erreurs passées, de la même façon que l'homme


raisonnable progresse en sagesse par l'expé-
rience, jointe au regret des bévues de ses
jeunes années.

Th. de CAUZONS.
TROISIEME PARTIE

LA SORCELLERIE DEPUIS LA RÉFORME PROTES-


TANTE JUSQU'A LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

CHAPITRE PREMIER

Les Dominicains de Berne

ARTICLE PREMIER

Les visions du frère Jetzer

L'an de grâce 1507 trouva la ville de Berne en


rumeur. On s'y entretenait de choses merv^eilleuses

survenues au couvent des Jacobins, moines de


S, Dominique. Bien des gens, amis de l'ordre de
S, François, taxaient les Jacobins d'imposture, de

sorcellerie et d'hérésie, tandis que les partisans des


Dominicains soutenaient la vérité des récits miracu-
leux dont leur monastère était le théâtre. On en vint
aux mains : le conseil de la ville dut intervenir et
2 LA SORCELLERIE EX FRANCE

la conclusion fut le supplice de quatre malheureux

moines jacobins. Leurs aventures, leur procès, leur


supplice, — objet de narration la plupart hostiles,
— se retrouvent dans mille écrits de l'époque. Le
motif en est facile à saisir, car il ne saurait y avoir de
doute que l'histoire des Dominicains bernois n'ait

contribué notablement à faciliter l'établissement et

l'extension de la Réforme Protestante dans les lieux

témoins de tels scandales. Comme un des reproches


faits aux moines fut celui de sorcellerie,qu'il s'agit

aussi beaucoup dans leur affaire de visions, d'ap-

paritions, quelques-unes diaboliques, il nous con-


vient d'étudier leur cause, avec notre impartialité

habituelle. Notre tâche sera facilitée par la publi-

cation des actes du procès faite à Bâle en 1904,

dans la Collection des sources de l'histoire de la Suisse.

Il nous sera permis, grâce à cette heureuse circons-


tance, de nous dégager des opinions toujours ten-

dancieuses des écrivains du temps ; nous pourrons


juger nous-mêmes sur les pièces originales.

Un jeune homme de Zurçach, nommé Jean Jetzer,

s'était présenté au couvent de Berne, demandant à se

faire dominicain. Il avait vingt-trois ans, était tailleur

de son état. Il pouvait devenir frère convers et rendre


service ; on le reçut donc au monastère, sauf à le céder

aux Frères de Bâle ou à ceux d'autres villes, si ses


LES DOMINICAINS DE BERNE 6

talents pouvaient être utilisés plus facilement ailleurs.

Personne n'en voulut, et le jeune postulant resta à


Berne. Ce ne fut malheureusement pas pour le plus

grand bien de ses frères.

Pendant la première année de sa probation, on


crut remarquer dans le postulant une grande ferveur,
qui lui attira les sympathies générales. Il se pas-

sait cependant des phénomènes assez extraordi-


daires dans le dortoir des hôtes, où logeait le jeune

tailleur : un Esprit venait secouer les lits et tirer les

couvertures pendant la nuit. II se manifestait égale-

ment pendant le jour, dans la bibhothèque con-


ventuelle, par des coups ou du bruit. Comme ces

incidents semblaient, à des cerveaux habitués aux


narrations des hagiographes et des mystiques, ne
pas sortir de l'ordinaire, ils n'empêchèrent pas
l'admission du frère convers, qui reçut le manteau
de l'ordre, le 6 janvier 1507, et obtint une cellule

particulière pour y passer la nuit, comme les autres


membres du couvent.
L'Esprit ne tarda pas à l'y suivre, manifestant
sa présence par du bruit, des vexations de toutes

sortes, qui effrayèrent le convers et toute la maison.

Afin de pouvoir venir à l'aide du persécuté, frère


Henri, procureur du couvent, fit installer, entre sa

propre cellule et celle de Jetzer, une sonnette de


4 LA SORCELLERIE EN FRANCE

secours. Cela n'empêcha pas l'Esprit de revenir.


Il réclama bientôt des prières, demanda au novice
de se donner la discipline jusqu'au sang, pendant
huit jours, implora ensuite la célébration de huit

messes dans la chapelle St-Jean, avec des oraisons


vocales en assez grand nombre. Les supérieurs du

couvent donnèrent la permission d'accomplir les


désirs de l'Esprit. Celui-ci ayant promis de revenir le

vendredi suivant, on prépara sa visite en allant cher-


cher l'Eucharistie et des reliques de la vraie Croix,

qui furent déposées, avec les honneurs habituels,


dans les cellules voisines de celle du visionnaire.
A dix heures l'Esprit survint. Il était accompagné
de démons, qui le poursuivaient et jetèrent une
pierre énorme dont le fracas fit trembler la maison
et ses habitants. Pour leur échapper sans doute, l'Es-

prit se mit à courir dans tout le couvent, ouvrant et

fermant les portes, jusqu'à l'heure des matines.

Finalement, Jetzer ordonna aux démons de le laisser,

et l'Esprit tranquillisé lui fit connaître qui il était :

l'âme d'un ancien prieur. Une fois déchu de sa


dignité, ce moine s'était rendu à Paris, et, avec deux

compagnons, avait revêtu des habits laïques dans


le dessein de faire bombance ; mais rencontrés par
une bande de chenapans, les trois religieux avaient

été tués ; on avait même coupé le nez et les oreilles


LES DOMINICAINS DE BERNE O

de l'ex-prieur. Depuis lors, oublié de tous, il souffrait

les persécutions des démons et attendait sa délivrance.

Les conversations se continuèrent chaque vendredi,


entre Jetzer et l'esprit persécuté, que les frères aux
aguets purent apercevoir sous diverses former, à tra-
vers la serrure de la cellule. On entendait très bien,

au reste, le langage des deux interlocuteurs. L'Msprit


révéla que les pierres lancées venaient <lu (iénu)ii ;

les démons encore avaient lancé contre le mur un


flacon d'eau bénite, car elle était trop vieille, et

depuis longtemps allongée de trop d'eau ordinaire


pour avoir gardé sa force. Des discours édifiants sur

la pauvreté monastique, sur la bonté de l'ordre de


St-Dominique, sur le silence et, en général, sur les

diverses coutumes du couvent, remplirent les longues

audiences de l'Esprit, dont l'arrivée ou le départ s'an-


nonçaient par quelque coup frappé, le fracas d'une

pierre, ou celui d'un objet, lanterne, tableau ou


autre corps jeté à terre. Enfin, après de nouvelles

prières des religieux, une nouvelle discipline de


Jetzer, l'Esprit annonça qu'il allait entrer au ciel, plus

heureux qu'un autre esprit, dominicain lui aussi et

ancien soldat, apparu dans une séance pour annoncer


sa damnation éternelle.
LA SORCELLERIE EN FRANCE

II

Une question agitait alors les écoles adverses


dominicaine et franciscaine, celle de l'Immaculée
Conception de la Vierge Marie. Elle n'avait pas

encore été décidée par l'autorité ecclésiastique

suprême et donnait lieu à des discussions parfois


vives : les Franciscains tenant pour le privilège

mariai, les Dominicains voulant réserver la pureté

absolue au seul Rédempteur du Monde. Naturellement,


on parlait de la Conception de Marie dans tous les

couvents, suivant l'esprit spécial à chaque ordre. Ayant


le bonheur de pouvoir consulter un esprit, bien ren-

seigné, sans doute, sur les choses d'au-delà, les Domi-


nicains de Berne ne manquèrent pas d'engager
leur frère'^convers à interroger son apparition sur

l'affaire en litige. Jetzer, paraît-il, comprit mal ou


la demande à faire, ou la réponse reçue ; car il

assura d'abord avoir entendu de l'Esprit une réponse

favorable à l'Immaculée Conception; aussi dut-il

revenir à la charge et obtenir cette fois la confirma-

tion de la doctrine dominicaine, que Marie avait

été conçue dans le péché, mais n'y était restée que

peu de temps. L'Esprit, une fois monté au ciel, revint


LES DOMINICAINS DE BERNE 7

confirmer sa «gloire cl |)rciulre con^é du visionnaire ;

il lui annonça en même temps sa visite peut-être,

ou celle d'autres êtres célestes supérieurs à lui, pour


le vendredi suivant. En effet, vers neuf heures, au jour

dit, une forme blanche apparut au convers ; elle déclara

s'appeler Ste Barbe et promit l'arrivée prochaine

de la Bienheureuse Vierge en personne. En atten-

dant, elle prit une lettre du frère Etienne, professeur

de théologie, dans laquelle il avait écrit diverses

questions à poser à l'esprit s'il revenait, et i)romit

de leur apporter réponse. A partir de ce moment, les

merveilles se multiplient dans le roiiveiil, les cierges

s'allument seuls dans la chapelle, où la réponse mira-


culeuse aux questions du frère Etienne se retrouve

prés du Tabernacle, scellée comme d'un sang tout


frais. Le frère sacristain éteint les cierges, ils se

rallument derrière lui : prodige en annonçant un plus

grand encore. Tandis que les religieux chantent


laudes au chœur, le frère, resté dans sa cellule, y reçoit
en effet la visite de Marie elle-même.
Nul n'était dans la cellule que le convers ; mais
des pères veillaient dans les cellules voisines. Ils

entendirent, sans toujours bien comprendre ses paro-

les, une voix de femme, belle et sonore, conversant

plus d'une heure avec Jetzer. On sut ensuite que la

Ste Vierge, car c'était bien elle, avait parlé de sa


LA SORCELLERIE EN FRANCE

II

Une question agitait alors les écoles adverses


dominicaine et franciscaine, celle de l'Immaculée
Conception de la Vierge Marie. Elle n'avait pas

encore été décidée par l'autorité ecclésiastique

suprême et donnait lieu à des discussions parfois

vives : les Franciscains tenant pour le privilège

mariai, les Dominicains voulant réserver la pureté

absolue au seul Rédempteur du Monde. Naturellement,


on parlait de la Conception de Marie dans tous les

couvents, suivant l'esprit spécial à chaque ordre. Ayant


le bonheur de pouvoir consulter un esprit, bien ren-

seigné, sans doute, sur les choses d'au-delà, les Domi-


nicains de Berne ne manquèrent pas d'engager
leur frère^^convers à interroger son apparition sur
l'affaire en litige. Jetzer, paraît-il, comprit mal ou
la demande à faire, ou la réponse reçue ; car il

assura d'abord avoir entendu de l'Esprit une réponse

favorable à l'Immaculée Conception; aussi dut-il

revenir à la charge et obtenir cette fois la confirma-

tion de la doctrine dominicaine, que Marie avait


été conçue dans le péché, mais n'y était restée que

peu de temps. L'Esprit, une fois monté au ciel, revint


LES DOMINICAINS DE BERNE 7

confirmer sa f^loire cl jirciulre confié du visionnaire ;

il lui annonça en même temps sa visite peut-être,

ou celle d'autres êtres célestes supérieurs à lui, pour


le vendredi suivant. lin effet, vers neuf heures, nu jour
dit, une forme blanche apparut au convers ; elle déclara

s'appeler Ste Barbe et promit l'arrivée prochaine


de la Bienheureuse Vierge en personne. En atten-

dant, elle prit une lettre du frère Etienne, professeur

de théologie, dans laquelle il avait écrit diverses

questions à poser à l'csjjrit s'il revenait, et promit

de leur aj^porlor réponse. A p;utir de ce moment, les

merveilles se nmltiplient dans h* couvent, les cierges

s'allument seuls dans la chapelle, où la réponse mira-


culeuse aux questions du frère IClienne se retrouve

près du Tabernacle, scellée comme il'un sang tout


frais. Le frère sacristain éteint les cierges, ils se

rallument derrière lui : prodige en annonçant un plus


grand encore. Tandis que les religieux chantent
laudes au chœur, le frère, resté dans sa cellule, y reçoit
en effet la visite de Marie elle-même.
Nul n'était dans la cellule que le convers ; mais
des pères veillaient dans les cellules voisines. Ils

entendirent, sans toujours bien comprendre ses paro-

les, une voix de femme, belle et sonore, conversant


plus d'une heure avec Jetzer. On sut ensuite que la

Ste Vierge, car c'était bien elle, avait parlé de sa


8 LA SORCELLERIE EN FRANCE

conception non immaculée, puisqu'elle était restée,


disait-elle, trois heures dans le péché. Les Franciscains,
qui plaidaient la cause de la conception sans tache,
étaient donc dans l'erreur, ainsi que le peuple, parti-

san de leur manière de voir.


Marie revint à plusieurs reprises. En preuve de la

réalité de ses apparitions et de ses dires, elle donna


au voyant deux morceaux des langes de l'enfant

Jésus ; l'un avec trois, le second avec 'cinq taches du


sang du Christ. Ces langes avaient la forme de cioix.

On devait envoyer le premier au pape Jules III,

et garder le second à Berne, où de grands honneurs


lui étaient réservés. Comme ces prodiges ne parais-

saient pas suffire pour asseoir de façon indéniable la

réalité des apparitions, la Vierge^'daigna^appliquer

un stigmate semblable à la marque d'un clou de

Jésus crucifié, sur une main de Jetzer. Quelques


jours après, ce fut le tour de l'autre main ; les stig-

mates s'imprimèrent également sur les pieds et le

côté du visionnaire, qui prétendit en éprouver de

grandes soufTrances.
Les visions se multiplièrent et se produisirent, quel-

quefois plusieurs jours de suite, d'autres fois avec

quelques intervalles, la Vierge Marie s'y montrant


de plus en plus familière et bonne, jouant même de
petits tours au frère convers, par exemple, lui enlever
LES DOMINICAINS DE BERNE 9

les linges donnés pour panser ses plaies, et les enfer-

mer dans le tabernacle eucharistique. Elle répon-

dait à certaines questions, que lui posait Jetzer,

d'après la suggestion des savants du monastère.

On apprit ainsi que Marie n'avait pas assisté à la

dernière Cène du Sauveur, qu'elle avait recueilli du

sang de son fils sur le Calvaire, ainsi que Madeleine.


La récolte de Madeleine était à Cologne, celle de

Marie, confiée au couvent de Berne, y resterait


désormais. La Bienheureuse Vierge, revenant sur la
question de sa conception, prouva que le péché
originel l'avait atteinte quelques heures, elle résolut

divers points qui inquiétaient les Frères et continua

de combler de ses faveurs le visionnaire et son cou-

vent.

Pendant une nuit, elle s'approcha eh effet du ciboire


qui renfermait le Sacrement, elle y prit une hostie
qu'elle déposa toute rougie sur le corporal. Au cours

d'un office delà nuit, elle apparut au jubé de l'église,

portant sur la tête une couronne et, dans ses mains,


des candélabres allumés, avec lesquels elle bénit

l'assistance. La communauté entière était alors au


chœur. Tous les religieux du monastère purent donc
voir cette apparition ; ils en furent très touchés,

ainsi que des chanoines de la ville conviés pour la

circonstance.
10 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Cacher les merveilles du Seigneur n'eût pas


été une œuvre sainte. Aussi les Dominicains n'a-
vaient-ils pas manqué de faire connaître à leurs amis
d'abord et, par leur bouche, à toute la ville, les

apparitions du couvent. La Ste Vierge y jouait main-


tenant le principal rôle, bien qu'elle n'y fût pas
seule, car Ste Catherine, St François, St Dominique,
d'autres bienheureux encore, se mettaient de temps

à autre de la partie. Peu à peu, les âmes pieuses, les

plus dévouées aux Dominicains, demandèrent à véné-


rer de près les traces de la Reine des Anges ; on
les introduisit dans la chapelle, puis dans les cellules

changées en oratoires. Elles y contemplèrent et

purent toucher un cierge apporté du ciel. Pendant


ce temps, Jetzer entrait parfois en extase : on le

trouvait sur l'autel de la Vierge, mimant d'une


façon céleste les diverses scènes de la Passion ; il

fut impossible de ne pas ouvrir plus grandes les

portes à la foule pieuse. Elle sut que les anges por-

taient le frère convers, à heures fixes, sur l'autel et l'y

plongeaient dans l'extase. Alors les personnages im-


portants de la ville, les frères, les assistants en assez

grand nombre, voulurent être témoins du prodige.


Ils virent la statue de la Vierge pleurer, ils l'enten-

dirent parler : Marie demandait que le miracle fut


publié partout. La chose ne manqua pas d'arriver.
LES DOMINICAINS DE BERNE 11

Les spectateurs racontèrent combien ils avaient été


émus de voir le frère en extase, les mains marquées
des stigmates douloureux, qui disparurent instan-

tanément plus tard. Chacun eut son mot à dire sur les

miracles du couvent dominicain, et toute la ville

s'agita. Les uns prenaient parti pour les Jacobins et


leur miraculé, d'autres pour les Franciscains et

l'Immaculée Conception ; ces derniers accusaient


donc de fausseté les récits en circulation sur la maison
de St Dominique.

ARTICLE DEUXIEME

Le procès Jetzer

Il y avait donc beaucoup de mouvement dans la

ville de Berne à propos des miracles de Jetzer, car


ces prodiges venaient fort à propos à la défense des

théories dominicaines sur la Conception de Marie.

C'était déjà pour leurs adversaires un motif bien


suffisant de rejeter lesdits miracles et d'accuser

leurs inventeurs d'imposture. Ce fut bien autre


chose quand les Dominicains crurent utile de faire
12 LA SORCELLERIE EN FRANCE

connaître au monde les merveilles opérées chez eux,

en les communiquant aux membres de la Diète


impériale réunie alors à Constance. Il en résulta un
bruit énorme, suivi de visites nombreuses au cou-

vent de Berne ; mais toute cette rumeur finit par


inquiéter l'Ordinaire de Berne (1), Aymon de Mon-
faucon, évêque de Lausanne (1491-1517). Il se rendit

lui aussi à Berne, demanda à visiter le couvent et à


interroger le miraculé. Les religieux le reçurent assez

froidement, lui montrèrent certaines choses, refu-


sèrent de le laisser pénétrer partout, sous prétexte

que leur ordre était exempt, et laissèrent partir le

prélat de fort mauvaise humeur. C'était le 21 juillet

1507. L'évêque défendit formellement de continuer

l'exhibition en public du miraculé.


Les apparitions continuaient : toutefois la visite

et la défense épiscopale semblaient sans doute de

mauvais augure, surtout depuis que le vicaire

général de l'évêque, accompagné d'un religieux

bénédictin, avait assisté à une des extases du frère

convers ; car les stigmates disparurent subitement.

Cela parut comme un nouveau miracle aux gens

(1) En style de droit canonique, l'Ordinaire d'un lieu est le


supérieur de ce lieu. Chez nous, les ordinaires sont les évêques.
Autrefois, les abbés, certains chapitres, certains supérieurs de
communautés, des abbesses même pouvaient être Ordinaires.
LES DOMINICAINS DE BERNE 13

crédules, et détermina maître Etienne, le théologien

du couvent de se rendre à Rome pour communiquer


au St-Siège les documents authentiques des événe-
ments merveilleux. Il partit avec le sous-prieur.

Toutefois son départ fit causer. Le conseil de la ville,

préoccupé des luttes devenues violentes entre les

partis, jugea utile d'intervenir à son tour. Les consuls


firent venir le prieur avec le convers, interrogèrent

les deux religieux, puis déclarèrent au prieur qu'il

pouvait se retirer, mais que le convers resterait en


état d'arrestation, jusqu'à ce que la vérité fut connue

(2 octobre). On expédia le frère à Lausanne, pour


que l'évêque fit à son sujet un procès canonique.
Soit en personne, soit par ses commissaires, l'évê-

que procéda en elTet aux interrogatoires. Le convers


raconta de nouveau, avec force détails, les apparitions

de l'Esprit. Celui-ci avait, paraît-il, la figure noire,

les mains noires ; il se montra un jour lançant des


flammes par la bouche et le nez ; un autre jour, des

chiens l'accompagnaient, qui sautèrent par la fenêtre :

c'étaient des démons. Après lui vint Ste Barbe, à

à l'aspect jeune, aux vêtements blancs, aux longs

cheveux flottant sur les épaules ;


puis la vierge

Marie accompagnée de la même sainte et de deux


anges. Son manteau blanc était celui-là même qu'on
avait imposé à Jésus-Christ au temps de la Passion,
14 LA SORCELLERIE EN FRANGE

en signe de dérision. Les bavardages de Jetzer conti-


nuèrent de la sorte pendant plusieurs séances, puis
on le laissa réfléchir un mois dans son cachot. La
réflexion lui montra probablement l'aventure sous
un autre jour, car, au 20 novembre, appelé de nou-
veau en présence de l'évêque et des juges, le frère

changea tout à fait de ton.


Après avoir sollicité, puis obtenu de l'évêque une

promesse explicite de le protéger contre la vengeance

des Dominicains et de lui permettre l'entrée dans


un autre ordre, Jetzer modifia ses affirmations pri-

mitives. Il assura avoir vu Marie à plusieurs reprises,

avoir même été retiré par elle du Rhin où il était

tombé, mais les révélations de la Bienheureuse


Vierge confirmaient l' Immaculée-Conception et non
la doctrine dominicaine. Les religieux, l'ayant su,

l'avaient sermonné longuement, pour lui faire dire

le contraire des paroles de Marie. Le sous-prieur ou


un autre moine, sans doute le lecteur, s'était masqué
pour contrefaire la Vierge au jubé de l'église. Tou-
tefois, le convers l'avait reconnu, et cette supercherie
ne s'était pas renouvelée.
Une fois en veine d'accusation, le prisonnier

continua ses révélations : Comme les religieux,

ennuyés des déclarations immaculistes de Jetzer,


voulaient envoyer un des leurs à Rome, ils résolurent
LES DOMINICAINS DE BERNE 15

d'enlever certains joyaux de la statue de Marie

de leur chapelle ; ils imputèrent ensuite ce vol au


visionnaire, espérant ainsi le perdre et le faire

enfermer. Quelques-uns proposèrent même de le tuer.

Les Dominicains ainsi incriminés étaient les prin-

cipaux du couvent : le prieur, le sous-prieur, le

lecteur et le procureur. De telles accusations lancées


contre eux rendaient l'affaire sérieuse. Avant de
commencer des poursuites, comme il s'agissait de
religieux exempts, l'évéque devait solliciter de
Rome des pouvoirs plus étendus que les siens. Malgré
cette difficulté, il fallait absolument en avoir le

cœur net. Le conseil bernois jiria donc le prélat de

renvoyer .lelzer à Berne. 11 demanda aussi au pro-

vincial dominicain d'enlever au convers l'habit de


l'ordre. Paul Hug, vicaire du provincial, et Wernher,
prieur de Bâle, chargés de cette mission, l'accompli-

rent ; Jetzer, redevenu du coup .simple laïque, resta

en la possession du Conseil, qui procéda à une


nouvelle instruction sur les événements passés.
16 LA SORCELLERIE EN FRANCE

II

Cette fois, la torture allait délier tout de bon

la langue du malheureux frère. Il y fut mis deux l'ois

et, dans les interrogatoires qui suivirent, chargea de

plus en plus les Pères du couvent, mais compromit


aussi le Provincial, son vicaire, le prieur de Bâle,

tous ceux en un mot qui, de près ou de loin, se

trouvaient mêlés à sa cause.


Le sous-prieur, nommé Ueltsche, était, paraît-il,

un nécromancien. Son art avait évoqué l'esprit mau-


vais apparu, vomissant des flammes c'était également ;

un esprit envoyé par le nécroman, qui était entré


dans le corps de Jetzer, raidissant ses membres dans
l'extase, de façon que nulle force humaine n'eût pu
les séparer. Le moine savait encore expédier des
démons partout où bon lui semblait, même dans des
femmes, éprises immédiatement de lui et prêtes à

faire son bon plaisir. Bref, il avait été cause de toutes

les diableries arrivées au couvent.


Le même sous-prieur, aidé du lecteur et du prieur,

avait simulé diverses apparitions dans la cellule du

frère. Ils avaient rougi une hostie avec du sang


d'enfant, peint les taches de sang sur les langes,
LES DOMINICAINS DE BERNE 17

peint également en rouge les joues de la statue de

Marie, pour faire croire à des larmes de sang. Par un


tube acoustique placé derrière l'image, ils avaient

tenté de faire croire que Marie parlait. Quant aux


stigmates, les religieux les avaient fabriqués avec
une poudre corrosive, un acide puissant et de la cou-

leur. Afin d'apprendre au visionnaire à simuler l'ex-

tase, — sans parler des diables logés en lui par la né-

cromancie, — on lui avait fait prendre un breuvage ex-


traordinaire. Privé par la vertu du liquide de sa raison

et de son intelligence, Jetzer avait dû s'étendre à terre


les bras en croix, haussant et baissant le ventre (1).

Du reste, une fois la cérémonie extatique terminée,


on lui ilouuait une autre potion douce à boire, qui

faisait disparaître toutes ses douleurs.

Jointes à toutes ces dénonciations d'impostures,


on trouve quelques accusations de vol. Le sous-prieur
aurait dit à Jetzer qu'il avait volé cinq cents livres

les années précédentes. Il s'agit aussi de manteau de


soie, de bonnets rouges et de festins avec des femmes
introduites dans le couvent, que le lecteur aurait

assuré être ses sœurs. Tout cela n'est pas bien clair.

Ce qui ressortait de l'ensemble des déj)()sitions du

(1) Ces détiiils semblent prouver que Jetzer était un hystéri-


que, sujet à des attaques d'épUepsie et peut-être de catalepsie.
18 LA SORCELLERIE EN FRANCE

frère, c'est qu'il y avait eu une série de supercheries,

afin d'inventer un miracle qui pût prouver que la

conception de la Vierge n'avait pas été sans tache.

Ainsi le pape eût été trompé, l'Eglise mise dans


l'erreur, et le couvent de Berne glorifié.

Les contradictions ne manquent pas, on peut bien


le croire, dans les dépositions successives de Jetzer."

Le malheureux, interrogé d'abord à Lausanne par


l'évêque, puis à Berne, par les membres du conseil de

la ville, subit encore à Berne les interrogatoires du


vicaire général de l'évêque, appelé à constater par

lui-même combien les Dominicains se trouvaient

accablés par les accusations du convers. Il dut com-

paraître ensuite aux deux procès dirigés contre les

Pères, et nous ne saurions nous étonner que sa tête

peu soUde ait de temps à autre vacillé dans ses sou-

venirs. L'incohérence de ses réponses ressort en

particulier dans ce qu'il rapporte des mauvais trai-

tements infligés à sa personne. Voici par exemple

quelques-unes de ses dépositions. Nous traduisons


les actes du procès.
Devant le conseil de Berne (5 février 1508) :

« Comme après quelques jours d'extase, (Jetzer)

ne pouvait avaler son breuvage très amer, ni sup-

porter le renouvellement des stigmates, il arriva

qu'après leur disparition, les religieux susnommés


LES DOMINICAINS DE BERNE 19

le menacèrent de le faire brûler, s'il disait un seul

mot des événements passés, et de lui faire sentir

leur indignation. (Jetzer) rapporte encore le fait

suivant : Vn jour, le prieur et le sous-prieur lui pré-

parèrent un plat. Quand il voulut en manger, il

trouva au fond du plat quelque chose de vert; cette


vue lui enleva le goût de manger le plat en question,

il le jeta donc à cinq petits loups élevés alors au


monastère ; ils en mangèrent et moururent subite-
ment ».

« Les quatre religieux voyant donc le refus du


frère de prendre la potion et de croire aux appari-
tions et à leur tromperies, s'engagèrent par serment,

sur l'autel de la bienheureuse Vierge, à persévérer


dans leur entreprise et à ne pas se séparer les uns des
autres jusqu'à la mort ».

Devant le conseil de Berne (7 février 1508) :

« Plusieurs personnages de l'ordre \ànrent à Berne ;

le provincial, le prieur de Cologne, deux frères de

Strasbourg, dont un était docteur, le lecteur de


Pfortzen, un lecteur de Bohême, le docteur Magnus
de Ulm, le lecteur de Schlestadt. Ils dirent à Jetzer

qu'ils se rendaient au chapitre de l'ordre. Voyant


ensuite les manœuvres des quatre religieux susdits, ils

ordonnèrent au frère, au nom de l'obéissance, de faire

et d'exécuter tout ce que commanderaient les quatre;


20 LA SORCELLERIE EN FRANCE

s'il refusait ou dédaignait d'obéir, il en recevrait des


maux infinis. Lorsque donc les quatre lui eurent sou-

vent administré leur breuvage et imprimé les stigmates,


surtoutla plaie du côté devenue intolérable, parce que
trop près du cœur, ils dirent un jour: Il faut te faire une

ceinture de sommeil. Pour cela, ils envoyèrent maître


Henri Lupullus, souvent employé à leurs affaires, au
fabricant chargé de la faire. Maître Henri accomplit

sa commission, il apporta une chaîne de fer. Les


quatre forcèrent donc Jetzer à porter cette chaîne
de fer sur sa chair, comme le faisaient les autres reli-

gieux du monastère. Ils lui demandèrent ensuite


de jurer de ne jamais rien dire à personne un mot
de ce qui s'était passé ; il refusa de le faire, avant

qu'eux-mêmes lui aient appris ce qu'ils avaient fait

sur lui et sur l'eucharistie dans la chapelle et ailleurs.

Ils hésitèrent et lui-même renvoya à trois jours le

serment demandé. Pendant ce temps, la chaîne de


fer le faisait souffrir, il ne pouvait plus la supporter et
montra en effet, d'après l'ordre des seigneurs de Berne,

les marques laissées par elle sur son corps. Enfin les

quatre offrirent de lui raconter ce qui s'était passé,

s'il jurait. Il jura donc, au nom de la Ste Trinité,

de ne jamais rien dire à personne. Alors, ils lui mon-


trèrent comment, après l'absorption du breuvage,
ils lui avaient imprimé les plaies corrosives, comment
LES DOMINICAINS DE BERNE 21

ils avaient conjuré un esprit mauvais dans son corps

pour faire le jeu de la passion et les mouvements du


ventre «.

Le breuvage soporifique revient souvent dans


les dépositions ultérieures de Jetzer. Sa mention est
accompagnée parfois de détails comiques. Ainsi, dans

l'audience du 2 août, devant les commissaires pon-

tificaux, le frère raconta ceci : « Et quand on lui

donnait le breuvage en question, les pères, surtout


le sous-prieur, lui assuraient que c'était de l'eau

baptismale. On la lui faisait prendre pour vérifier si

les apparitions étaient bonnes ou mauvaises, car

l'esprit mauvais ne pourrait plus lui donner d'illu-

sions une fois qu'il serait réconforté par l'eau baptis-

male ». Pour triompher de la répugnance du frère,

les religieux lui firent des menaces terribles. Si l'on


en croit une autre déposition faite auparavant à
Berne, devant les consuls et le vicaire épiscopal, Jetzer

n'était pas seulement l'objet de menaces, mais encore


de violences corporelles. Confession du 22 fév. 1507.

Et Jean Jetzer ajoute aux confessions et réponses

précédentes, qu'un jour les quatre religieux déjà


mentionnés l'appelèrent dans une chambre ; ils

essayèrent à le décider d'avaler l'hostie sanglante

et rougie. Sur son refus, ils retendirent par terre et le


torturèrent avec un certain instrument en forme
22 LA SORCELLERIE EN FRANCE

de tenailles. Ils lui tinrent la bouche ouverte avec un


morceau de bois et lui enfoncèrent l'hostie rougie, qui

descendit dans le gosier. Mais il eut alors un vo-


missement et rendit le sacrement avec de l'eau pure.
Le tout tomba sur la terre devant ses yeux »,

^ Ailleurs, Jetzer (confession du 2 août) prétendit


avoir été frappé à la figure avec des clés, par un père
Magnus, docteur, à cause des accusations lancées par lui
contre les supérieurs du couvent ; un peu plus tard,

(confession du 4 août), il raconta les sévices exercés


par le sous-prieur pour le contraindre à jurer de ne

rien révéler : le moine prit en effet le manche d'une


sorte de pelle en fer, le fit rougir et lui en piqua

le bras gauche à trois endroits. Du reste, pour mettre


le comble à leurs malices, les religieux, ses persécuteurs,
avaient mis deux serrures à la chaîne de fer mention-
née plus haut, pour qu'il ne pût l'ôter ; ils l'avaient

enfermé dans une cellule avec deux gardiens, afin


de prévenir son évasion, et l'avaient menacé de lui

mettre un bâillon, s'il s'avisait de crier.

Il est facile de constater, d'après les dates des

audiences, l'adjonction de détails nouveaux à l'his-

toire primitive. Impossible au lecteur de ne pas croire

à des contes inventés à plaisir.


LES DOMINICAINS DE BERNE 23

ARTICLE TROISIEME

Le procès des Dominicains

Ce ne fut pas ra\is des Messieurs de Berne, ni du


vicaire épiscopal appelé à entendre la confirmation

des récits de Jetzer. La chose leur parut grave et

digne de poursuites. Mais les suspects étant des

religieux, pour faire leur procès, il fallait attendre de

Rome une commission spéciale déjà sollicitée. Comme


on doit bien le penser, cela n'allait pas tout seul.

L'ordre des Dominicains s'agitait fortement autour

de la question bernoise. S'il avait espéré en tirer de

la gloire, il voyait maintenant un danger sérieux


naître des enquêtes canoniques ; il fit donc agir ses

influences pour empêcher le pape de donner suite à


la demande des Bernois. Mais le Conseil de la ville

tint bon. Il avait déjà incarcéré les quatre religieux

dénoncés par .Jetzer ; il menaçait de les exécuter.

Pour sa part, le peuple de la ville, fort excité, parlait

de mettre le feu au couvent. L'évéque de Lausanne,


enfin, insistait à Rome, car le scandale était trop

public pour être dissimulé ; il fallut céder. Le pape


24 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Jules II nomma, en conséquence, une commission


chargée de procéder au jugement des pères de Berne,
par tous les moyens canoniques, sans excepter la

torture. Les trois commissaires pontificaux, l'évêque

de Lausanne, celui de Sion et le provincial des


dominicains, se réunirent à Berne. lisse constituèrent
en tribunal, choisirent leurs notaires et leurs autres
officiers (10 juillet 1508). La procédure devait

être celle de l'Inquisition modifiée par les coutumes


des officiantes. Kn verlu de ces coutumes, un pro-
cureur fiscal se chargea de soutenir l'accusation,
tandis qu'un avocat était accordé aux accusés pour

les aider dans leur défense.


Jetzer comparut le premier. On lui accorda j)lu-

sieurs audiences. Il y refit le récit des nombreuses

apparitions dont il avait été gratifié, en ajoutant

bon nombre de détails jusqu'alors inédits. Les juges

apprirent que, pour imiter la démarche aérienne


de la vSte Vierge et des anges, le prieur et ses com-
pagnons avaient truqué la cellule du convers : des

tuyaux perçaient les murs, permettant d'entendre


les paroles prononcées et aussi de faire entendre à
l'occasion des discours venant du ciel. On y avait

même disposé divers crochets de fer auxquels se

suspendaient les religieux déguisés en êtres célestes.

Une fois la fraude découverte, les mystificateurs


LES DOMINICAINS DE BERNE 25

racontèrent au convers quelques-uns de leurs sorti-

lèges : « Le breuvage enchanté était l'œuvre d'un


juif baptisé nommé Lazare, exerçant à l'occasion la

profession d'accoucheur comme Albert-le-Grand. Il

avait tiré du sang du nombril d'un jeune garçon juif,

lui avait coupé des poils à la tête et aux sourcils,

fait bouillir le tout et ainsi confectionné la potion


suspecte. Le nombre des cheveux infusés correspon-
dait au nombre des démons entrant dans le corps

du buveur ; or, il y en avait dix-neuf. On indiquait


avec des brins de balai, enduits de graisse, ce que
devaient faire les démons ; il eut ainsi douze signes

marqués sur ses mains, six aux pieds et un au côté,

ce qui faisait dix-neuf marques, correspondant aux


dix-neuf démons ».

L'histoire des brins de balai intéressa sans doute les

juges, car ils voulurent savoir comment on faisait la

graisse dont ils étaient enduits. Le docteur en théologie


de la maison en possédait le secret : il tirait les brins

d'un balai, les enflammait à un cierge et les plongeait

dans un plat d'étain, et la graisse était faite. Elle

servit à la confection des stigmates ;


grâce à elle,

on put les imprimer sans causer d'enflure. Une fois

en veine de confidences, Jetzer apprit à ses juges le

secret de l'hostie rougie. Un jour, on l'avait trempée


dans du sang de poule ; une autre fois, le juif Lazare
26 LA SORCELLERIE EN FRANCE

procura du sang d'un enfant nouveau-né, saigné à la

gorge ; dans ce sang, les religieux trempèrent l'hostie,

firent les croix sanglantes sur les langes, et barbouil-

lèrent même les joues de la statue de la Vierge, pour

mieux simuler des larmes de sang.


Après Jetzer, les pères accusés eurent leur tour.

Ils comparurent successivement devant le tribunal :

d'abord le docteur ou lecteur, puis le procureur,

ensuite le prieur et le sous-j)rieur. Ils nièrent tout

naturellement avoir comj)l()té iiuo supercherie

quelconque, affirmèrent avoir cru aux nombreuses


apparitions du frère Jetzer, mais avoir eu cependant

des doutes sur leur origine, avoir parfois même


soupçonné ([uclcjne fraude du convers. Ils ont vu
l'hostie rouge, les stigmates, les extases, et ont cru

aux paroles de Jetzer à leur sujet. D'autre part, ils

ont saisi le visionnaire essayant de faire le person-

nage de la Vierge Marie, une couronne sur la tête et

des cierges en mains ; ils ont trouvé même dans sa

chambre un peu de minium, dont Jetzer s'était servi

pour peindre des cierges, disait-il. Ils ne savent si ce

minium a ser\'i à imiter les larmes de sang sur les

joues de la statue, dans la chapelle. Ils connaissaient

la chaîne du frère, car celui-ci l'avait avant son entrée


au couvent ; il s'en servait quelquefois comme cein-
ture, et se donnait la discipline avec. Somme toute,
LES DOMINICAINS DE BERNE 27

d'après ces déclarations, la faute des accusés, s'ils

en ont commise, a été leur grande crédulité, suivie de


trop d'empressement à faire connaître les merveilles

opérées, selon leur conviction, dans le couvent.

Le tribunal se trouvait donc en présence de miracles


très probablement controuvés, puisqu'ils avaient
pour but d'appuyer la thèse des théologiens de la

Conception non Immaculée, thèse déjà vue de très


mauvais œil. Mais qui avait imaginé ces miracles ?

était-ce Jetzer, étaient-ce les Pères ? Telle était

maintenant la question à résoudre. Ce n'était pas


difficile, suivant la procédure d'alors. Si Jetzer eût

alors été soumis de nouveau à la torture, il eût très


probablement rétracté les accusations précédentes et

se fût déclaré l'auteur des supercheries en litige.

Il eut, heureusement pour lui. la chance d'être bien


défendu par ses avocats qui firent valoir les tour-

ments déjà soufferts, suivis d'aveux réguliers et

ratifiés. Les juges opinèrent donc pour la validité de


sa confession. Cela établi, puisque celle des Pères
était contradictoire à la sienne, les religieux devaient

à leur tour être contraints de dire la vérité, c'est-

à-dire de modifier leurs dires primitifs, pour les

adapter aux affirmations de Jetzer.


Grâce à l'estrapade suffisamment prolongée,

d'abord simple, puis avec des pierres attachées aux


28 LA SORCELLERIE EN FRANCE

pieds des patients, les aveux recueillis par les notaires

purent satisfaire les juges. Ils apprirent des choses


intéressantes. Le projet d'avoir des miracles en
faveur de la thèse maculiste des Dominicains était

né au Chapitre provincial de Wimpfen, trois ans


auparavant. On avait choisi pour cola la ville de
Berne, aux habitants simples, peu instruits, et profité
de l'arrivée accidentelle de Jetzer, estimé facile à
illusionner ou à intimider. Le lecteur était allé

effectivement à Rome dans le but de faire approuver


les prétendus miracles. Il n'avait, cependant, pu
décider le vicaire général de l'ordre à l'appuyer et
s'était vu contraint de rentrer à Berne sans résultat.

Il avait inventé l'histoire de l'ex-prieur en purga-

toire, revenant, dont le sous-prieur avait joué le

rôle ; lui-même (le lecteur) s'était chargé de celui de

la Vierge Marie, lors des apparitions de celle-ci dans


la chambre du convers; il avait fabriqué les stigmates

au moyen d'un clou en fer. Avec ses confrères, il

avait rougi l'hostie que Jetzer vomit, après l'avoir


avalée de force. Seulement, quand les coupables
voulurent la ramasser et nettoyer l'escabeau sur
lequel elle était tombée, ils s'aperçurent qu'une
grande tache sanguinolente s'était formée, impossible

à faire disparaître. Aussi, jetèrent-ils l'escabeau au feu ;

un bruit terrible s'entendit alors dans la cheminée.


LES DOMINICAINS DE BERNE 29

Le procureur, le prieur et le sous-prieur, successive-

ment soumis à la torture, n'eurent pas plus de fer-

meté que leur confrère le lecteur. Ils reconnurent la

vérité de toutes les déclarations de Jetzer. Le sous-


prieur, selon son propre aveu, était bien sorcier. Il

avait dessiné un cercle magique, fait des invocations

sataniques, appelé des démons sous forme de chiens,

essayé d'engager le convers à renier Dieu. Les quatre


complices se confessèrent d'être les auteurs des super-

cheries, des apparitions diverses, des tourments


infligés au frère convers.

Après tant d'aveux, le tribunal se serait cru en

droit de prononcer une sentence définitive, mais le

provincial s'était depuis longtemps excusé, ne pou-

vant consentir à livrer ses frères aux tourments.


De plus, les suspects, par l'intermédiaire de leur avo-

cat, protestèrent de la nullité de tout ce qui s'était

fait, en appelant au Siège apostolique : les deux


évêques hésitèrent donc à conclure et décidèrent

d'attendre une seconde décision de la Curie.


30 LA SORCELLERIE EN FRANCE

II

De nouvelles négociations s'ouvrirent donc en

Cour de Rome, où l'influence des Dominicains se

brisa contre la ténacité des Bernois, l'habileté de

leur représentant et l'autorité de la chose jugée.


Après cinq mois d'attente, Jules II rendit son ordon-

nance: il confiait la révision du procès à un juriscon-


sulte émérile, Achille de Grassis, évoque de Castello,
avec les évéques de Lausanne et de Sion, juges du

premier procès, comme assesseurs. Les débats recom-

mencèrent. Mais d'une part, tous les religieux com-


promis dans les déclarations de .Jelzer, le provincial

lui-même, son vicaire Paul Hug, le prieur de Bâle,

Wernher, jugèrent prudent de quitter la Suisse, car

le conseil de Berne avait déclaré que, s'ils étaient

coupables, ils devaient subir le sort des autres. D'au-

tre part, l'énergie de se défendre paraît avoir manqué


aux accusés, soit qu'ils se sentissent perdus, soit
que les tourments, et surtout la prison prolongée

leur aient enlevé toute force de résistance.

Leur seul recours avait été le pape, dont ils avaient

imploré la grâce. Or, le représentant du pape, leur

Juge, sembla, dès le début, les traiter non en prévenus,


LES DOMINICAINS DE BERNE 31

mais en coupables. Aussi, le second procès n'apprit-il


pas grand chose de nouveau ; les confessions déjà

faites, relues aux malheureux moines, furent une


seconde fois ratifiées par eux. Seul, le sous-prieur eut

quelques velléités de soutenir son innocence. II

déclara les aveux du premier procès entachés de

fausseté, comme extorqués par les tourments ; mais,

après cette première déclaration, il s'intimida devant

les menaces de l'évêque de Lausanne, tomba à


genoux et se reconnut coupable, si l'on en croît
les pièces du procès. Celui-ci se poursuivit donc sans
obstacle. Les juges entendirent derechef les témoins

de la ville cités au premier procès, et quelques nou-


veaux. L'évêque de Castello visita souvent le couvent.
Il put voir et toucher l'hostie rouge, il put admirer
le cierge céleste qu'on alluma devant lui. Malheu-
reusement les langes marqués de croix avaient été

brûlés, et la cellule de Jetzer modifiée. On se

contenta de lui montrer la place des ouvertures qui,


communiquant avec les cellules voisines, avaient per-

mis aux religieux d'assister aux colloques entre Jetzer


et ses apparitions ou, suivant les dires postérieurs de
Jetzer, de lui faire croire à des voix célestes.
32 LA SORCELLERIE EN FRANCE

III

Le Conseil de la ville réclamait une sentence défi-

nitive. Les juges, après l'accomplissement de toutes


les formalités requises, la rendirent enfin. Elle décla-

rait les quatre religieux convaincus « d'illusions

variées et scandaleuses, s'écartant de la foi catholi-

que et abominables, de sacrilège, d'empoisonnement,


d'idolâtrie, d'avoir renié Dieu, invoqué les démons,
commis bon nombre d'excès et de crimes ». Ils

avaient rougi et peint le sacrement vénérable du


corps et du sang de N. S. J. C, truqué l'image et les

larmes de la glorieuse Vierge, imprimé des stigmates


au convers en faisant outrage aux plaies du Rédemp-
teur. Ils devaient donc être dégradés et livrés au bras
séculier.

Conformément au jugement, l'évêque Achilles de


Grassis acccomplit la lugubre cérém.onie de la dégra-

dation sacerdotale, et, comme des membres pourris,

remit les pauvres religieux aux magistrats civils de

Berne. Huit jours plus tard (31 mai 1509), des bûchers,
élevés dans une prairie au sud de la ville, mettaient

fin au long martyre des Dominicains.


Jetzer, simple instrument entre les mains des Pères,
LES DOMINICAINS DE BERNE 33

aurait dû être déclaré innocent. Toutefois, son attitude

avait fait une mauvaise impression sur le tribunal ;

il avait d'abord dissimulé la vérité et s'était contre-

dit à plusieurs reprises ; on le condamna donc à être

banni de l'Allemagne, mais auparavant il devait être

promené avec une mitre dans les rues de Berne et

exposé, durant un jour, au pilori municipal.

Le Conseil bernois fut si peu satisfait de la décision

touchant le convers, qu'après une discussion, où


l'on entendit émettre l'avis de faire de Jetzer deux
morceaux, qu'on jetterait au feu avec les Pères, il se

prononça pour la prison. Un mois après, Jetzer s'en


échappait sous des habits de femme, trouvait un
premier asile chez les Franciscains déchaussés et
quittait le pays. Il se maria, fut repris plus tard par
le prévôt de Bâle ; mais Berne ne se soucia pas

de son extradition, car, dirent les seigneurs, son


affaire avait déjà coûté trop cher à la ville. Il doit

être mort vers 1514.

IV

Telle est l'histoire fameuse des Dominicains de


Berne, sur laquelle nous avons pu donner quelques dé-
tails, grâce à la publication des actes de leur pro-
34 LA SORCELLERIE EN FRANCE

ces (1). Ce procès fort curieux montre les procédés


inquisitoriaux employés par une commission spéciale

contre des moines, qui peut-être avaient été eux-


mêmes Inquisiteurs.

I/alîaire de Berne fil, comme on le pense bien, un


bruit énorme. I^lle est mentionnée dans bon nombre
de mémoires ou d'écrits du temps, et généralement
l'opinion publique se montra sévère aux religieux.

Arrivant quelques années seulement avant l'intro-

duclion du Protestantisme en Suisse, elle peut être


considérée comme ayant contiibué pour sa part à
ébranler notablement la foi aux miracles, l'obéissance
à l'Eglise romaine, et préparé ainsi la voie aux pro-
grès de la Réforme. Les écrivains protestants ne man-
quèrent pas, du reste, de la rappeler aux souvenirs
des populations et de s'en servir, avec l'acrimonie ordi-

naire aux lemj)s des luttes religieuses ardentes.

Actuellement, lesquelques historiens, appelés à étu-


dier la lugubre aventure, semblent plus modérés dans
leurs jugements et probablement plus justes. Nous
ne pouvons évidemment ajouter qu'une foi médiocre
aux dépositions soit de Jetzer , soi t des Pères, car la tor-
ture les avait arrachées néanmoins, en tenant
; compte

(1) Die AJden des Jetzerprozesses nébst dem Defensorium


herausgegeben von Rudolfp Steck, in-8, Basel, 1904.
LES DOMINICAINS DE BERNE 35

de leurs contradictions et aussi des autres circons-

tances qui semblent avoir été confirmées par des té-

moins indépendants, voici ce qu'il est permis de con-

clure.

Jetzer était certainement un individu névrosé, désé-

quilibré, éminemment suggestionnable, disposé aux


hallucinations, faible d'esprit et peut-être un peu fou.

Ses dépositions le prouvent amplement, en particu-


lier son affirmation d'avoir été retiré du Rhin par la
Ste-Vierge, vêtue d'un manteau blanc. Dans cette

disposition mentale, un bruit quelconque, un récit

entendu, l'excitation produite par la joie de se voir au

couvent, lui firent croire à une première manifesta-


tion d'un esprit. Il le dit aux bons moines, qui, cré-

dules comme on Tétait en leur temps, loin de détour-

ner Jetzer de sa croyance, y attachèrent de l'impor-


tance et la confirmèrent. Une fois lancé sur la voie,

il fut facile au visionnaire d'entendre et de voir bien

des choses extraordinaires. On lui parlait de la Con-

ception de Marie dans le sens dominicain, il s'ima-

gina, ou crut bien faire d'affirmer, qu'il avait vu


et entendu la Vierge soutenir la thèse du cou-

vent. Les moines, emballés sur l'idée d'apparitions

dans leur couvent, suggestionnèrent à qui mieux


mieux le convers hystérique, qui mentit pour con-
server la gloire d'un miraculé, s'hallucina de son côté,
36 LA SORCELLERIE EN FRANCE

les religieux, leur rendit,


en
suggestionna à son tour
accusations terribles, le
contes fantastiques, puis en

bien et le mal qu'il avait reçus d'eux.


en scène
Nous pouvons admettre quelques mises
pour impressionner le public. Mais quels en furent

les inventeurs ?Jetzer ou les Pères? nous n'osons pas

aveux arrachés aux derniers nous


le décider. Les

paraissent absolument sans valeur.


Comment admettre
les dia-
que le sous-prieur était sorcier, faisait venir

bles et leur «ionnait la forme de chiens? Il le confessa

et ses confrères aussi.


Mais cette confes-
cependant
sion nous rend les autres plus
que suspectes. Kn loul
pas propor-
cas, tourments et supplice rwud ne lurenl
tionnés à la faute, ce fut le défaut général des pro-
Si les Dominicains de
cès de sorcellerie et d'hérésie.
Inquisiteurs, imposé à
Berne avaient, en qualité <r
question et le supplice dont ils
d'autres prévenus la

furent eux-mêmes victimes, on peut croire que, dans


perdus,
leur prison, au fond de leurs cœurs, se voyant
sans ressources, ils durent reconnaître sur quels faibles

fondements s'étaient appuyées autrefois leurs sen-

tences.
CHAPITRE II

La Sorcellerie au de la Réforme
siècle
protestante

ARTICLE PREMIER

La Cour romaine

Le procès de Berne, dont nous venons de donner un


résumé, sert de preuve péremptoire à la survivance
des croyances du siècle précédent, relatives à la sor-

cellerie et aux relations démoniaques. Nous verrons


plus loin combien la Réforme protestante favorisa
ces croyances, loin de les combattre ; occupons-nous
d'abord de l'Eglise catholique au xvi^ siècle.

Si nous commençons l'examen de cette époque par


la Cour romaine, nous trouvons sui le siège de Saint
Pierre, au commencement du siècle, des hommes
mondains, aux mœurs peu édifiantes, ambitieux de
puissance temporelle, passionnés d'art et de littéra-
ture ancienne. Il semble difficile, à première vue.
38 LA SORCELLERIE EN FRANCE

d'admettre que ces hommes aient cru personnelle-

ment aux diableries et aux sortilèges. Pourtant, la

Renaissance italienne du siècle précédent avait con-


tribué à remettre au jour les mille superstitions anti-

ques, auxquelles les uns avaient semblé ajouter foi

par une sorte de mode, dont certains s'étaient moqués


franchement, mais que d'autres paraissent avoir con-
sidérées comme des rites et pratiques d'importance.

Les populations de l'Italie croyaient aux présages,

voyaient dans les nuées des armées en lutte, enten-


daient même le bruit de la mêlée. Elles supposaient

une relation entre les phénomènes météorologiques


et des événements terrestres qui semblent pourtant
ne guère les intéresser (1). « En 1478, Plaisance souf-

frait de pluies violentes et continuelles ; le peuple


disait que le fléau ne cesserait pas tant qu'un certain
usurier, enterré récemment à San-Francesco, repose-

rait en terre sainte. Comme l'évêque refusait de faire

déterrer le corps, quelques jeunes gens allèrent le

prendre de force, le promenèrent dans les rues au

milieu d'un affreux tumulte, le laissèrent insulter par

d'anciens débiteurs du mort et finirent par le jeter

(1) V. sur la superstition italienne, Burckahrdt. Za Civili-


sation en Italie au temps de la Renaissance, traduction de Sclimidt,
Paris, 2 vol. in-16, 1906, t. II, c. IV, p. 259 seq.
LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 39

dans le Pô ». Et, chose merveilleuse, dit le chroni-

queur, la pluie cessa sur le champ.


Un incident du même genre, presque simultané, se

passait à Florence. Un des principaux conjurés de la

conspiration des Pazzi, Giacomo, avait, disait-on,


livré son âme à Satan avant d'être étranglé. Après

sa mort, survinrent des pluies qui menacèrent la


récolte ; alors une troupe d'hommes, composée sur-
tout de paysans, déterra le cadavre dans l'église où
il était enseveli, et aussitôt les nuages se dissipèrent

et le soleil se mit à briller, preuve évidente que le ciel

donnait raison au peuple. Ensuite, le corps fut enfoui

en terre non bénie ; mais le lendemain il fut déterré

de nouveau et, après avoir été promené à travers la


ville par un horrible cortège, jeté dans l'Arno.
La croyance aux revenants, aux démons, aux sorts,

à la magie sous toutes ses formes, aux pouvoirs néfastes


des sorcières, vivace en Italie comme ailleurs, revient

sans cesse dans les ouvrages d'humanistes qu'on aurait

pu supposer plus sceptiques. Arétin, par exemple, est

au courant de la vie des sorcières, il est à même de


nous renseigner très exactement sur leurs pratiques.
Il énumère les hideux objets qu'on trouve réunis dans
leurs armoires, des cheveux, des crânes, des côtes,

des dents, des yeux de morts, de la peau humaine, des


nombrils de petits enfants, des semelles de souliers et
40 LA SORCELLERIE EN FRANCE

des vêtements arrachés aux tombeaux ; elles vont


jusqu'à chercher clans les cimetières de la chair en

putréfaction et la donnent à manger à leurs galants


(sans parler de choses encore plus monstrueuses).

Elles prennent des cheveux, des aiguillettes, des

rognures d'ongles de leurs amants, et les font cuire

dans de l'huile qu'elles ont volée aux lampes qui brii-

lent perpétuellement dans les églises. Elles connais-

sent les envoûtements et aussi la science des poisons.

Il est assez naturel ([ue les pontifes romains, nés

dans des milieux aussi superstitieux, ne se soient pas


complètement dégagés des préjugés de leur enfance.
En tout cas, l'astrologie est florissante à leur cour.

Pie II, à vrai dire, se montra rétif aux prodiges et à

la magie, mais Sixte IV faisait déterminer par les

astrologues le moment favorable aux réceptions

solennelles. .Jules II a recours à eux, pour fixer le

jour de son couronnement et celui de son retour de

Bologne ; L.éon X, dont les astrologues avaient prédit

les hautes destinées lors de sa naissance, paraît fier

que leur science fleurisse sous son pontificat ; Paul III


ne tint jamais de consistoire, sans que les astrologues

lui eussent désigné l'heure convenable.

Nous ne nous étonnons pas, dans ces conditions,

de voir la chancellerie romaine, fidèle à ses antécé-

dents, continuer de lancei des bulles fort graves, exci-


LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 41

tant les Inquisiteurs, les évêques, les juges de tous

titres, à poursuivre les malheureux magiciens. Un


point cependant lessort des documents pontificaux,

c'est l'intervention du pouvoii séculier dans les ques-

tions de sortilèges, intrusion que les papes tentent


vainement de réprimer. Dans le royaume de France
proprement dit, la prépondérance séculièie est un
fait désormais acquis. Aussi, nous ne connaissons pas
de rescrits adressés aux autorités françaises, sur le

sujet des sorciers.

II

En revanche, dans les autres pays, en Italie sur-

tout, la cour pontificale multiplie ses décrets exter-

minateurs. Sans doute, nous avons bien envie de sou-


rire en entendant Alexandre VI, le fameux pape
Borgia, envers qui l'histoire est assez sévère,

commander, en termes fort énergiques, au prévôt


de Klosternenburg et à l'Inquisiteur Henri Institor
de poursuivre les sorciers de Bohême et de Moravie,
infectés des poisons de l'ennemi (du diable), pro-
duisant des fantômes, suivant Hérodiade, et prati-
quant les arts magiques (Bulle du 31 janvier 1500).
Le même pontife ordonne, en 1501, avec non moins de

sérieux, au Dominicain Ange de Vérone, Inquisiteur


42 LA SORCELLERIE EN FRANCE

en Lombardie, de punir les personnes des deux sexes


qui s'occupent d'incantations et de superstitions
diaboliques, accomplissant maints crimes par leurs

poisons et leurs vaines observances, semant la

mort parmi les hommes, les animaux, à travers les

campagnes (1).

Jules II veut que l'Inquisiteur de Crémone, Georges

Casali, dominicain, poursuive les sectaires adorateurs

du démon, malgré les objections ou les efforts des

ecclésiastiques et des laïques, qui voient dans ces


poursuites une extension abusive du pouvoir inqui-

sitorial (1513 environ). Cette bulle nous est témoin


de la croyance de la Curie et de sa volonté de réserver

le jugement des sorciers à l'Inquisition. Dans le même


esprit, Léon X, après avoir renouvelé au Concile de
Latran (1514) les anciens anathèmes et les peines

antérieures contre les invocateurs des démons, les

enchanteurs et les devins, tâche de conserver aux


Inquisiteurs de Brescia et de Bergame le droit de

procéder contre les sorciers, droit que réclame au


contraire le Sénat de Venise (1521). Adrien VI octroie,
lui aussi, à l'Inquisiteur Modeste Vincentini de Cré-

(1) Les bulles pontificales sont données par Hansen. Quellen


und U ntersuchu7igen zur Geschichte des Hexenwahns und der
Hexenverfolgung im Mittelalter, in-8, Bonn. 1901, p. 30 seq.
LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 43

mone, le pouvoir de poursuivre les magiciens en Lom-


bardie ; sa bulle est une confirmation, un renouvelle-
ment de celle de Jules II, tant la politique anti-démo-

niaque reste constante à la chancellerie romaine.

Clément VII, à son tour, invite le gouverneur de


Bologne à aider l'Inquisiteur dans la poursuite des

sorciers, considérés comme hérétiques (1524) ; d'où

le théologien Barthélémy de Spina conclut: « Notre


très saint seigneur (le pape) n'eût pas raconté ces

ormes, et n'eût pas donné de tels ordres, si ces per-

sonnes ou sorcières, estimées hérétiques, n'avaient


pas été vraiment hérétiques, ou si les faits accomplis
par elles, qui les font estimer hérétiques, étaient seu-

lement des illusions diaboliques ». Raisonnement que


beaucoup durent faire alors. Le même pape exhor-

tait le chapitre de Sion dans le Valais, pendant la

vacance du siège épiscopal, de veiller soigneusement


au châtiment des hérétiques et des sorciers (1526).

Vers la fin du siècle, dans sa célèbre bulle Cœli et

ierrœ. Sixte V affirme encore rinlervonlion de Satan

dans toutes les sciences divinatoires, dans les sorti-

lèges et autres opérations magiques : « Les uns, en


effet, s'occupent de géomancie, de chiromancie, de
nécromancie, et d'autres sortilèges, avec l'appui au
moins secret du démon, ou grâce à un pacte occulte,
sans redouter d'employer les procédés ci-dessus, et
44 LA SORCELLERIE EN FRANGE

le sort des dés ou celui des grains de froment, ou

encore celui de fèves jetées en l'air. D'autres, con-

servant des restes de l'antique idolâtrie, écrasée cepen-


dant par la croix victorieuse, cherchent l'avenir dans
les augures, les auspices, les présages divers et les

vaines observances. D'autres font alliance avec la

mort, un pacte avec l'enfer. Pour découvrir les Cho-


ses cachées, trouver des trésors, ou commettre
d'autres crimes, il font avec le diable un traité

explicite. Sans redouter la perte évidente de leurs


âmes, ils emploient les incantations criminelles,

les instruments, les poisons de l'art magique ;

ils dessinent des cercles et d'autres caractères

diaboliques; ils invoquent ou consultent les démons,


leur demandent ou reçoivent d'eux des réponses, leur

ofïrent des prières, des fumées ou vapeurs d'encens et


d'autres substances, des sacrifices ; ils allument des
cierges en leur honneur, font pour eux un emploi sacri.

lège des choses saintes, des sacrements ou des sacra-

mentaux ; ils les adorent, leur rendent un culte ou

les honorent par leur adorations, leurs génuflexions,


ou d'autres hommages impies ; ils fabriquent un
anneau, un miroir ou de petites fioles, ou les font

faire, dans le but d'y enfermer les démons, à ce qu'ils

croient, pour obtenir d'eux les réponses aux demandes


faites. D'autres interrogent les démons sur les choses
LA SORCELLERIE ET L.V RÉFORME PROTESTANTE 45

occultes OU les événements futurs, par l'intermédiaire

des possédés, ou de femmes sympathiques et vision-

naires » Le document pontifical, assez long, passe

ainsi en revue toutes les superstitions diaboliques de

son temps : ce sont exactement les mêmes déjà trou-

vées si fréquemment dans notre revue des temps anté-


rieurs ;
preuve palpable de la persistance du mal et de
la croyance persévérante de la Curie romaine à son

influence néfaste.

Le pape, après l'énumération de tous les forfaits

magiques, ordonnait aux évêques, aux Ordinaires et


aux Inquisiteurs, de procéder contre les devins et leurs

partisans, afin de les frapper des peines canoniques ;

il insistait surtout sur la prohibition absolue des

livres contenant les recettes diaboliques ; ces livres

devaient être inscrits sur l'Index des livres prohibés,

récemment établi ; ils devaient être remis aux Ordi-


naires, et, dans le cas de désobéissance, les lecteurs

ou les possesseurs de ces livres devaient être pour-

suivis.
46 LA SORCELLERIE EX FRANCE

ARTICLE DEUXIEME

Les Évêques et les Docteurs

Il était sans doute très difficile, sinon impossible,

de se soustraire à la croyance générale sur la sorcel-

lerie : nous ne saurions donc nous étonner de voir


celle-ci reveniràl'ordredu jour des Conciles et prendre
une part des préoccupations épiscopales. Dans une
Constitution, publiée à Hatisbonne pour la réforme
du clergé allemand, nous lisons, en f;iil. cjue les clercs

accusés de sortilèges sont menacés des peines cano-


niques ; ils seront déclarés infâmes, au besoin enfer-

més dans des monastères, et privés de leurs bénéfices

(1524). De son côté, le Concile de Bourges (1528),

tenu sous la présidence de François de Tournon,

enjoignait aux curés de dénoncer à leur évêque ceux

de leurs paroissiens qu'ils sauraient affiliés à la secte

de Luther ou s'adonnant à quelque pratique de magie.


L'Assemblée épiscopale de Cologne, réunie en 1536,
parmi les canons destinés à introduire une réforme
sérieuse, n'oubliait pas les clercs adonnés aux divi-

nations ou aux sortilèges.


LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 47

Dans le synode présidé à Augsbourg par le cardinal

Otton, évêque de cette ville, il était enjoint aux curés


de refuser la communion à tous ceux qui se rendaient

coupables d'invocations aux démons, de divinations ;

aux lecteurs mêmes des livres de magie (1548). Contre

les clercs et les laïques s'occupant de pratiques démo-


niaques, le synode de Trêves prononce l'excommuni-
cation et réclame leur incarcération (1549). La dépo-
sition des clercs sorciers, la punition des laïques magi-
ciens est exigée par le Concile de Mayence (1549).

Les clercs coupables du même crime ne sont pas


oubliés du Concile provincial de Trêves (1549), ni les

livres magiques du Concile de Trente, qui les marque


dans son Index des livres défendus (1564).
Sous peine d'excommunication, le Concile de Xar-

bonne prescrit aux curés de rechercher et de dénon-


cer les hérétiques ou les sorciers de leurs paroisses.
Pour les découvrir plus facilement, ils feront en chaire

des monitions générales, assez analogues à celles des

premiers temps de l'Inquisition, c'est-à-dire, qu'ils ex-


horteront leurs fidèles et, au besoin, les contraindront
par la m.enace de l'excommunication, à venir faire
connaître tous ceux qui sont suspects d'arts et de

pratiques diaboliques (1552). Le Concile de Cambrai

(1565) déclare la guerre aux livres magiques; celui

de Milan (1565), aux magiciens qu'il excoçimunie.


48 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Un autre synode, tenu également à Milan (1576) par

saint Charles Borromée, recommande aux pasteurs


de veiller sur les superstitions de leurs ouailles. Après
la clôture du Concile de Trente, des assemblées épis-

copales se tinrent dans toutes les provinces ecclésias-

tiques pour promulguer les décrets de réforme, elles

eurent l'occasion naturelle de mettre en garde contre


les livres ou les pratiques magiques, contre les supers-

titions en général, et ne manquèrent pas de le faire :

ainsi le concile de Malines (1570) et celui de Rouen


(1581). A Reims (1583), les évêques entrent en plus

de détails : ils excommunient les sorciers qui em-

pêchent les mariages ou se livrent à un maléfice


quelconque, ainsi que les astrologues et tous les de-

vins ; mêmes sentences à Bordeaux (1583), à Tours

(1583), à Bourges (1584), où les évêques menacent


les délinquants du bras séculier. Les prélats d'Aix en
Provence (1585) exhortent les fiancés à se confesser

et à communier avant de se marier, ou au moins,


avant de s'unir, pour éviter les maléfices ; ceux de
Toulouse expriment le désir de faire revivre l'In-

quisition éteinte ; ils veulent aussi la dénonciation


et la punition des devins et sorciers ; avec plus de
sagesse, ils exhortent les curés à prévenir leurs fidèles

contre les promesses menteuses des prédiseurs


d'avenir (1590).
LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 49

Sans doute, les éveques consacrent à la conservation

de la foi et à la correction des mœurs cléricales la plus

grande partie de leurs décrets ; le fait néanmoins


d'allusions si fréquentes à la sorcellerie, dans les

assemblées synodales du siècle, témoigne de l'influence


des magiciens et de l'importance qu'on leur prétait.

II

Nous venons de voir mentionnés assez souvent les

livres de magie. L'imprimerie, inventée avant la fin

du xve siècle, avait, en effet, puissamment contribué


à leur diffusion. Ils avaient trouvé des acheteurs en
grand nombre, les uns probablement par curiosité,
la plupart sans doute dans le désir d'essayer les recettes

dont on contait tant de merveilles. Dans la première


moitié du xv!*" siècle, on comptait déjà environ quatre-
vingts grimoires devenus populaires, œuvres préten-

dues d'Adam, d'Abel, d'Enoch, d'Abraham, de Salo-


mon, de saint Paul, d'Honorius, de saint Cyprien,

d'Albert le Grand, de saint Thomas,de saint Jérôme,


voire même de Raziol, ange d'Adam, et de Raphaël,
ange de Tobie.
Mais comme l'invention de Gutenberg permettait

également aux écrivains sérieux de rendre leurs ouvra-


50 LA SORCELLERIE EN FRANCE

ges accessibles au grand nombre, les théologiens, les

canonistes, les apologistes, tous les docteurs, en un


mot, en profitèrent pour faire connaître leurs œuvres.
Dans le nombre fort considérable des livres publiés

alors, nous avons à nous occuper uniquement de ceux


qui touchèrent de près ou de loin à la question des
sorciers. Elle se présentait sous une double face : la

réalité ou la fausseté des prodiges magiques, la jus-

tice ou l'injustice des poursuites dont les magiciens


faisaient les frais.

Il n'est guère de docteurs catholiques qui n'aient

admis l'intervention de Satan dans certaines circons-


tances. Toutefois, leur accord sur les détails serait

impossible à établir. Tandis quel'Inquisiteur Bernard

de Côme, dans son Traité des sorcières (1508), croit


fermement à la réalité des sabbats, Martin d'Arles,

professeur à Pampelune, dans son Traité des supers-

titions (1517), traite les prétendus voyages aériens


d'illusions diaboliques (1). C'est la note de bien d'au-

tres auteurs qui n'en croient pas moins à la puissance


démoniaque de nombreux sortilèges, sans vouloir
cependant reconnaître au diable celle de faire de vrais
miracles.

Dans leur ensemble, les docteurs catholiques s'en

(1) Hansen, ouvrage cité p. 308 seq.


LA. SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 51

tiennent à la position prise par leur prédécesseurs :

Satan peut beaucoup, avec la permission divine ; il

connaît en effet bien des secrets naturels, possède


une mobilité étonnante, et se sert des sorciers autant
qu'il les sert. Toutefois, son pouvoir est toujours
limité. Les points sur lesquels les théologiens ne lui font

guère de concessions sont la transformation des hom-


mes en bêtes, la création d'animaux, tout ce qui laisse

supposer le pouvoir créateur. Le sabbat est aussi nié


par le plus grand nombre. Presque tous ces docteurs,

par contre, estiment fort coupables les tentatives des

sorciers de réaliser leurs prodiges, et les invocations

adressées dans ce but aux démons. Quant aux sorti-

lèges, maléfices de diverses sortes, ils se divisent : les

uns se montrant plus crédules que les autres, et

chacun, suivant son degré de crédulité, conclut à


une répression plus ou moins sévère.

III

Il est assez curieux de trouver, au sujet de cette

répression, les mêmes divergences d'appréciation. Le


Franciscain de l'Observance, Samuel de Cassinis,

écrivit à Milan, en 1505, une Question des sorcières,

petit ouvrage d'une dizaine de pages, dans lequel,


52 LA SORCELLERIE EN FRANCE

après de longues dissertations scolastiques, il tire

les conclusions suivantes fort hardies : « De tout cela,

je conclus premièrement, que les Inquisiteurs faisant

arrêter les gens accusés par les sorcières qui les ont

vus au sabbat, pèchent très gravement, car il est très

faux et impossible qu'elles les aient vus réellement ;

je conclus secondement, que les Inquisiteurs croyant

obstinément à la possibilité des transports au sabbat


sont hérétiques ;
je conclus troisièmement, que les

accusateurs et les Inquisiteurs sont tenus à la répa-

ration de la réputation des prévenus et à la restitution

de tous leurs biens. Je conclus quatrièmement, que


nul ne peut être dit fauteur des hérétiques à la suite

d'une accusation de cette sorte, mais celui-là est au


contraire fauteur des hérétiques qui consent à cette

accusation et l'appuie » (1).

Une thèse aussi étrange pour l'époque dut faire


bondir bien des gens et, si l'auteur n'avait terminé

son travail en le soumettant au jugement de l'Eglise,

il eût peut-être passé un mauvais quart d'heure. 11

ne put cependant échapper à une violente réplique


ou Apologie du dominicain Vincent Dodo de Pavie
(1506). Celui-ci, terminant son travail le jour de la fête

de saint Denys, ex;)rime le vœu charitable que l'in-

(1) Hansen, ouvrage cité, p. 263 seq.


LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 53

tercession de ce grand saint fasse ouvrir les yeux et

l'intelligence de son adversaire. Ses conclusions abou-


tissent à reconnaître au démon le pouvoir de trans-

porteries corps, celui également d'hallucinerla sorcière

en la faisant croire à un voyage non réel. La question


de fait devait, suivant cette théorie, être discutée

pour chaque cas particulier. Dodo explique l'expres-

sion « avec la permission divine », si fréquemment


employée par les partisans de l'action démoniaque,
dans un sens négatif, c'est-à-dire Dieu permet ce qu'il
:

n'empêche pas. Le démon ayant le pouvoir naturel


d'accomplir ses prestiges et d'aider les magiciens, il

le fait régulièrement et ordinairement. Si Dieu juge à

propos de l'arrêter dans un cas particulier, alors Satan


perd son pouvoir (1). Cette théorie de la « permission
de Dieu négative » étant celle qui, d'après les théolo-

giens, laisse faire tous les actes libres de l'homme,


permettait d'admettre dans la plupart des cas extraor-
dinaires l'intervention du démon et ouvrait la voie

à la crédulité presque absolue.

On discutait non seulement sur la réalité des crimes

démoniaques, mais encore sur la juridiction compé-


tente à leur endroit. Nous avons vu que les Souverains
Pontifes essayaient de les soumettre à l'Inquisition,

(1) Hansen, p. 275 seq.


54 LA SORCELLERIE EN FRANCE

dans les lieux où les Inquisiteurs jouissaient encore

de leur autorité, mais les efforts de la Curie témoi-

gnent précisément de l'existence de théories contrai-


res. Certains jurisconsultes distinguaient encore entre

la magie hérétique et celle qui ne l'était pas. D'autres

soupçonnaient l'injustice des procès. André Alciat,

jurisconsulte célèbre de Milan (vers 1515), opinait à

donner de l'ellébore aux sorcières plutôt que le bû-


cher. Il voulait en tout cas un examen sérieux de

chaque cas, et son avis était de voir une pure illusion

dans le voyage des sabbats (1).

IV

En France, la répression de la magie devenait de

plus en plus l'afTaire des tribunaux civils. Toutefois,

les évêques s'en occupaient aussi, nous l'avons vu,


et menaçaient les sorciers des censures et des peines

canoniques. Dans la pratique, leur rôle se restreignit

de plus en plus. On les consulta quand les suspects

furent des clercs, surtout des prêtres, et, suivant le

droit, ils durent intervenir pour la dégradation, quand


quelques clercs engagés dans les ordres majeurs furent

(1) Hansen, p. 310 seq.


LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 55

livrés aux supplices. A certains endroits et à certaines

époques, les tribunaux ecclésiastiques restèrent com-


pétents en face des suspects accusés de crimes simple-

ment religieux, l'invocation du démon, l'apostasie,

le blasphème, la profanation des choses saintes ;

quand ces accusés eurent à répondre de maléfices,

meurtres, dommages matériels, les juges civils les

réclamèrent. 11 y eut, à ce point de vue, une fluc-

tuation presque incessante de la législation, car,pen-

dant un certain temps, les tribunaux séculiers s'avi-


sèrent de prononcer sur les délits strictement reli-

gieux, sans montrer en leurs sentences une indul-

gence plus grande que celle des juges d'Eglise : loin

de là.

Si nous parcourons les écrivains du xvi^ siècle

appartenant à la France, ou se rattachant de près


à nous, nous trouvons chez eux des divergences
d'opinions aussi grandes que celles dont nous avons

releva les traces dans le monde ecclésiastique

italien. L? médecin lyonnais, Symphorien Cham-


pier (1472-1537), recommande la prudence aux juges,
car bien souvent les choses racontées sont imagi-

naires (1). Henri Cornélius Agrippa, né à Cologne en


1484, mort à Grenoble en 1535, après une vie assez

(1 ) Haxsex, p. 256 seq.


56 LA SORCELLERIE EN FRANCE

tourmentée, semble avoir possédé toute la science de


son temps. Il avait écrit dans sa jeunesse un ouvrage:
De la philosophie occulte, sur la magie naturelle, c'est-

à-dire, sur les forces cachées de la nature, traité renfer-

mant une foule de choses fantastiques et superstitieu-

ses. Agrippa cependant, après expérience faite des pré-

tendus secrets de la magie, composa, quelques années

avant de mourir, un autre traité : De la vanité et de

r incertitude des sciences, constatant la désillusion de


ses propres recherches, la folie des hommes qui se

paient de mots et croient posséder la réalité des con-

naissances, la complète impuissance de la prétendue

magie noire ou diabolique. Agrippa vit de près des

accusés de sorcellerie, il put en sauver du bûcher.


Nous le rencontrerons en effet, tirant une jeune fille

de Metz du danger, à ses propres dépens. C'était un


homme intelligent, observateur. D'abord séduit par
le vague des sciences occultes surtout, il en comprit

et sut en montrer le vide. Ce qui n'a pas empêché les

sorciers postérieurs de le considérer comme un de


leurs devanciers (1).

.Jean Wier ou Weyer, né à Grave sur la Meuse, en


1515, fut élève d'Agrippa, vint à Paiis, s'y fit recevoir

(1 Prost ( Aug.). Corneille Agrippa, sa vie et ses œuvres, 2 vol.


)

in-8, Paris, 1881, — Soldan, t. I, p. 425.


LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 57

docteur en médecine (1537), alla pratiquer son art


dans son pays et fut admis comme médecin à la cour

du duc Guillaume de Clèves-Juliers. Il eut l'occasion

d'y étudier des cas de sorcellerie et d'exprimer son

opinion à leur sujet. Finalement, il condensa les résul-

tats de son expérience dans son livre célèbre : Des


prestiges des démons. Wier paraît avoir embrassé la

Réforme protestante, comme semblent le piouver les

critiques sévères, souvent injustes, des institutions


catholiques, des moines et des prêtres, contenues
dans son livre. Bien que Wier croit encore à une
certaine influence diabolique, néanmoins il réclame
l'intervention médicale dans les cas de sorcellerie,

car il affirme que, la plupart du temps, les pré-

tendues sorcières ou possédées sont des folles, des

hallucinées ou des simulatrices. Comme Agrippa, et


bien d'autres sans doute, il protestait contre les exé-

cutions capitales par le feu, infligées à des innocentes

et à des malades (1).

Montaigne (-1-1592) parle à plusieurs reprises des

sorciers. Comme il était porté, disait-il, « vers la misé-

ricorde et le pardon » (Essais, \. I, c. l),il n'aurait pas

( 1 ) Jeax Wier. Histoires, disputes et discours des illusions


et impostures des diables, des magiciens infantes, sorcières et
empoisonneurs, etc. Réédition de Paris, 2 vol. in-8, 1885, pré-
cédée de la biographie de Wier par Axexfeld.
58 LA SORCELLERIE EN FRANCE

de gaieté de cœur signé l'arrêt de mort de pauvres


femmes dont la culpabilité n'aurait pas été bien claire.

Du reste, l'efficacité de l'art magique sous toutes ses

formes, lui semblait fort douteuse : « Quant aux ora-

cles, dit-il, il est certain que bonne pièce avant la venue


de Jésus-Christ, ils avoyent commencé à perdre leur
crédit ; car nous voyons que Cicéro se met en peine
de trouver la cause de leur défaillance. Mais, quant
aux autres prognostiques qui se tiroyent de l'anato-
mie des bestes aux sacrifices, du trépignement des
poulets, du vol des oyseaux, des foudres, du tour-
noiement des rivières et autres sur lesquels l'ancien-

neté appuioit la plus part des entreprinses, tant publi-

ques que privées, nostre religion les a abolies. Et en-

core qu'il reste entre nous quelques moyens de divi-

nation à astres, es esprits, es figures du corps, es son-

ges et ailleurs : notable exemple de la forcenée curio-


sité de nostre nature, s'amusant à préoccuper les

choses futuies, comme si elle n'avoit pas assez affaire

à digérer les présentes... si est-ce qu'elle est de beau-

coup moindre autorité ». (Liv. I, c. 11). A propos de


la peur (1. I, c. 18) : " De vray, j'ai veu beaucoup de
gens devenus insensez de peur, et au plus rassis il est

certain, pendant que son accès dure, qu'elle engendre


de terribles éblouissements. Je laisse à part le vulgaire,

à qui elle représente tantost les bisayeulx sortis du


LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 59

tombeau enveloppez en leur suaire, tantost des loups-

garous, des lutins et des chimères.... » Sur l'imagi-


nation, Montaigne parle en moderne (1. I, c. 21) :

« Il est vraysemblable que le principal crédit des

miracles, des visions, des enchantements et de tels

effects extraordinaires vienne de la puissance de l'ima-

gination, agissant principalement contre les âmes du


vulgaire, où il y a moins de résistance. On leur a si

fort saisi la créance qu'ils pensent voir ce qu'ils ne


voyent pas >^. Le mauvais œil ne lui impose guère

(1. I, c. 21) : « Et quant aux sorciers, on les dit avoir

des yeux ofïensifs et nuisans, mais ce sont pour moi


mauvais respondans que magiciens ». — D'autre part,
Montaigne reconnaît franchement la faiblesse de sa
raison (1. I, c. 27) : « C'est une sotte présumption
d'aller desdaignant et condamnant pour faux ce qui
ne nous semble pas vraysemblable : qui est un vice
ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffi-

sance outre la commune. J'en faisoy ainsin autrefois,


et si j'oyois parler ou des esprits qui reviennent, ou du
prognostique des choses futures, des enchantements,
des sorceleries, ou faire autre quelque compte où je

ne peusse pas mordre, il me venoit compassion du


pauvre peuple abusé de ces folies. Et, à présent, je

treuve que j'estoy pour le moins autant à plaindre


moy-mesme : non que l'expérience m'aye depuis rien
62 LA SORCELLERIE EN FRANCE

santait les apparitions de spectres et les exorcismes

des possédés, les astrologues, « les prodiges, les fan-

tômes, les lutins, les esprits ou les revenants et tant


d'autres visions semblables, qui fournissent le plus
aux conversations du vulgaire ».

Au moment où les poursuites commençaient à se


faire nombreuses sur les bords du Rhin, Cornélius
Loos (1591), professeur catholique à l'Université de
Trêves, dans son livre : De la vraie et de la fausse

magie, qui ne fut imprimé qu'en partie, parce que les

autorités ecclésiastiques s'y opposèrent, tentait de

protester contre les sentences atroces des juges, en se

plaçant à un point de vue que beaucoup adoptèrent


plus tard. Sans nier la magie, ni l'intervention diabo-

lique, il déclarait inique la procédure. Les suspects y


étaient dénoncés et non convaincus. Hébétés par les

calomnies, par la honte, par les tourments de la ques-

tion, par mille tortures, ils se laissaient plutôt arra-

cher un aveu qu'ils ne le donnaient, pour terminer


enfin leur vie malheureuse par une misérable mort(l).
Il existait donc un parti sérieux d'opposants à la

croyance, dominante. Les partisans de la sorcellerie

étaient cependant les plus forts. Ils avaient l'oreille

{l)Soi,T>A's'8. Geschichte der Hexenprozesse neu bearbeitet von


D' Heinrich Heppe, 2 vol. in-8, Stuttgart, 1880, t. II, p. 22 seq.
LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 6S

des juges, et les sorciers s'en ressentirent. Des écri-

vains du xvi® siècle, nettement favorables à l'exis-

tence des sorciers et à la nécessité de les mettre à

mort, nous nous contenterons d'en mentionner ici

deux. Jean Bodin, né à Angers (1530) et mort à Laon


(1596), quelque temps favori de Henri III, s'est fait

un nom comme jurisconsulte et comme critique ;

mais il se laissa aveugler par les idées de son siècle


sur la sorcellerie. Il composa un livre : De la démono-
manie des sorciers (1568), souvent imprimé, dans lequel
sont racontées les histoires les plus fantastiques.

L'opération diabolique n'y connaît pas d'obstacles :

incubes, sabbats, sortilèges, apparitions, Bodin


admet tout, et conclut naturellement à la mort des
magiciens.

Sans être tout à fait aussi crédule, Martin Del Rio,


jésuite, né à Anvers (1551-1608) écrivit en 1599
Six livres de discussions magiques, dans lesquels il

examinait successivement les côtés historique, théo-

logique, juridique de la question. S'en tenant à la

doctrine de saint Thomas au point de vue théologi-

que, aux règles inquisitoriales en ce qui concernait

la procédure, il refusait aux démons certains pouvoirs»


leur en accordait généreusement d'autres, et trouvait

fort légitime, indispensable même de livrer au bras


séculier les malheureux sorciers. Son livre exerça
64 LA SORCELLERIE EN FRANCE

certainement une influence néfaste. Il admit en effet

à la suite d'autres auteurs que la sorcellerie était un


crime excepté, pour lequel tous les témoignages, même
ceux des incapables, étaient valides, en sorte que la

déposition d'un et, a /or/ion, de plusieurs sorciers, for-

mait un indice suffisant pour mettre un suspect à la

torture. De ce principe devaient découler les consé-

quences les plus atroces; aussi. malgré les précautions

recommandées et la sollicitude témoignée par Del Rio


pour se conformer au droit, nous pouvons estimer qu'a-
près le fameux Marteau des sorcières, paru cent ans

plus tôt, l'ouvrage de Del Rio est un des ouvrages

catholiques auxquels on dut le plus de victimes.

ARTICLE TROISIEME

Le Protestantisme et la Sorcellerie

Nous disons « des ouvrages catholiques », parce

que les Réformés eurent une large part aux procès de


sorcellerie. S'il est difficile de prouver qu'ils brûlèrent

plus de sorciers que les catholiques, il est tout aussi

•difficile de démontrer qu'ils en brûlèrent moins. Ce


LA SORCELLERIE ET LA REFORME PROTESTANTE 65

qui est bien certain, c'est que la persécution des mal-


heureux magiciens sévit intense en Allemagne et en
Angleterre, bien plus sérieuse qu'en Espagne, en Ita-

lie et même qu'en France, où cependant les bûchers


flambèrent nombreux, surtout à certaines époques
et dans certains districts. Nous donnerons plus loin

un aperçu des hécatombes des sorciers dans les pays


étrangers. Ici nous voulons simplement dire quel-

ques mots des doctrines protestantes touchant la

sorcelleriei

Luther, considéré comme le fondateur du Protes-


tantisme, commença la Réforme par l'affichage de

ses fameuses thèses contre les indulgences à Witten-


berg (1517). Dès qu'il dut exprimer une théorie d'en-
semble sur la manière dont il concevait le Christia-

nisme et la justification, il lui fut facile d'y faire au

diable une large place (1). La nature humaine est en


effet pour Luther, essentiellement et complètement
corrompue par le péché : Satan, principe du mal, la

possède entièrement, il la dirige comme un cava-


lier sa monture, le potier le vase qu'il fabrique. Dieu

intervient cependant par sa grâce, en suscitant dans

l'âme humaine, d'abord le désir de l'amour divin, puis

(1) HoRST, Zauber-Bibliothek, 6 vol. in-8, Mainz, 1821, t. I, p.


353 seq.
66 LA SORCELLERIE EN FRANCE

la foi à l'efficacité de la Rédemption par le Christ, en


sorte qu'autour de cette âme se livre un combat per-
pétuel entre les deux puissances divine et diaboli-

que ; la première, source de tout bien physique et

moral ; la seconde, origine du mal également physi-

que et moral. Satan fait le mal volontairement ; il le

fait aussi en qualité de bourreau de Dieu ; il le fait

autant que Dieu lui en laisse le champ libre. Or, Lu-


ther sur cette pente dangereuse du mal physique,

œuvre de Satan, paraît être allé fort loin (1), bien qu'il

ait défendu de croire aux voyages des sabbats, et


même aux relations charnelles avec les démons. Ce-

pendant, sur ce dernier point, il ne semble pas avoir


été très fixé et paraît s'être contredit.

« Il croyait d'autant plus fermement au pouvoir

du diable, à tous les moyens dont il dispose pour

séduire les âmes, que lui-même prétendait avoir eu

personnellement des preuves irrécusables de son


incessante action. Si l'on en croit les attestations

réitérées de Luther, Satan lui était très fréquem-


ment apparu. « Satan, écrivait-il, se présente sou-

(1) Nous empruntonsles pages suivantes à Janssen, L'Alle-


magne Réforme, traduct. Paris, 7 vol. in-8, t. VI, p. 433.
et la
— On peut voir sur la croyance des protestants au diable: Diefen-
BACH, Der Hexenwahn, in-8, Mainz, 1886, p. 288, seq. Roskoff, ;

Geschichte des Tetifrls, 2 vol. in-8, Leipzig, 1869, t. II, p. 365 seq.
LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 67

« vent sous un déguisement ;


je l'ai vu de mes
« yeux sous la forme d'un porc, d'un bouchon de
« paille enflammé, etc, ». Il racontait à son ami

Myconius qu'à la Wartbourg, le diable était venu le

trouver dans le dessein de le tuer ;


qu'il l'avait sou-

vent rencontré dans le jardin sous la forme d'un

sanglier noir ; à Cobourg, il l'avait reconnu un jour


dans une étoile. « Il se promène avec moi au dor-

« toir, écrit-il, et charge un ou deux démons de me


« surveiller ; ce sont des démons inquisiteurs ».

« Luther avait appris aussi de ses amis, de ses coo-

pérateurs, une foule d'histoires « très véritables »,

d'apparitions ou d'attentats sataniques. A Sessen,

trois domestiques avaient été emportés tout vivants

par le démon ; dans la Marche, Satan avait tordu le

cou à un aubergiste, emporté un lansquenet à travers


les airs ; à Mûhlberg, un joueur de flûte ivre avait eu

le même sort ; à Eisenach, le lendemain, un autre


joueur de flûte avait été emporté par le diable, bien

que Juste Menius et quelques autres prédicants eus-


sent constamment veillé, gardant les portes et les fe-

nêtres de la maison où il se trouvait ; on avait retrou-


vé le corps du premier joueur de flûte dans un ruis-

seau ; le cadavre du second, dans un buisson de noi-


setiers. Un jeune apprenti de Thuringe avait été plus
heureux : il avait triomphé du diable, qui avait tenté
68 LA SORCELLERIE EN FRANCE

de l'emporter. « Ce ne sont pas là des contes en l'air,

« inventés pour inspirer la peur, écrit Luther, ce sont

« des faits réels, vraiment effrayants et non des enfan-

ce tillages, comme le prétendent plusieurs qui veulent


« passer pour habiles «. — « Les diables, vaincus,
« humiliés et battus, deviennent des lutins et des
« farfadets, dit-il ailleurs, car il y a des diables dégé-
« nérés, et j'incline à croire que les singes ne sont pas
« autre chose. — Les serpents et les singes sont assu-

« jettis au démon plus que les autres animaux Satan;

« demeure en eux, il les possède ; il se sert d'eux pour


« tromper les hommes et pour leur nuire. Les démons
« habitent en beaucoup de pays, mais plus particu-
« lièrement en Prusse. Il y a aussi en Laponie un
« très grand nombre de démons et de magiciens. En
« Suisse, non loin de Lucerne, sur une très haute
« montagne, il y a un lac qui s'appelle l'étang de
« Pilate; là le diable se livre à toutes sortes d'actes

« infâmes. Dans mon pays, sur une haute mon-


« tagne,appelée le Poltersberg (montagne des lu-

« tins), il y a un étang ;
quand on y jette une pierre,

« il s'élève aussitôt un orage et tout le pays environ-


« nant est bouleversé. Le lac est rempli de démons ;

« Satan les y retient captifs ».

Voici, relativement au démon, l'une des pages


les plus curieuses de Luther : « Le diable apparut un
LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 6&

« jour à un médecin sous la forme d'un bouc ; il avait

« de longs poils et de grandes cornes ; il se fit voir

« assis sur la muraille. Le docteur le reconnut


( aussitôt, il prit son courage à deux mains, saisit

« le bouc par les cornes et l'arracha de la mu-


te raille, puis il retendit sur la table ; mais les

« cornes lui restèrent entre les mains et l'animal

« disparut. Un autre docteur, ayant appris l'aven-


« ture se dit à lui-même : « Bon ! mon confrère a fait

« cela, je pourrai le faire aussi bien que lui ! Xe suis-je

« pas baptisé tout comme lui ? » Un jour le diable

« lui apparut sous la même forme ; le docteur voulut


« imiter son confrère ;
plein de présomption, il sai-

« sit le bouc par les cornes, mais le diable furieux

« s'élança sur lui et l'étrangla ».

Nous n'attachons pas plus d'importance qu'il ne

faut à des récits plutôt anecdotiques que doctrinaux,

leur fréquence témoignait cependant chez Luther de


la tournure d'un esprit porté vers la pensée du diable.
Dans les écrits plus réfléchis, ayant une intention

doctrinale, le Réformateur représente le démon


comme l'auteur de tous les maux: «il suscite les que-

relles, l'assassinat, la guerre, le tonnerre, la grêle, il

fait périr les récoltes et les bestiaux, et répand le

poison dans l'air ; il menace sans cesse la vie des

chrétiens, il apaise sa rage en faisant pleuvoir sur


70 LA SORCELLERIE EN FRANCE

eux une foule de maux et de calamités. De là vient

que tant de malheureux périssent, les uns étranglés,

les autres fous ; c'est lui qui attire les enfants près

des rivières, lui qui prépare des chutes mortelles. —


« Le diable est tellement puissant qu'avec une feuille

« d'arbre il peut donner la mort. Il possède plus de


« drogues, plus de fioles remplies de poisons que tous

« les apothicaires de l'univers. Le diable menace sans


« cesse la vie humaine par des moyens à lui, c'est lui

« qui empoisonne l'air. — Les bois recèlent beau-


<( coup de démons ; les eaux, les déserts, les endroits
« humides et marécageux en sont remplis. Plusieurs
« se cachent dans les nuages noirs et épais. — Quant
« aux aliénés, je tiens pour certain que tous les êtres

« privés de raison ne sont ainsi affligés que par le

« diable. Si les médecins attribuent des maladies de


<( ce genre à des causes naturelles et cherchent à les

« soulager par des remèdes ordinaires, cela provient

« de leur ignorance ; c'est qu'ils ne connaissent pas


<( toute l'étendue de la puissance du démon ».

« Luther regardait les goitreux, les enfants qu'on

prétendait être nés d'un incube, comme autant d'évi-


dentes preuves de la perversité du démon. Satan,

selon lui, avait mis ces jeunes monstres (créatures

fantastiques et vrais diables) à la place du véritable

enfant de la mère, pour créer aux parents une source


LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 71

inépuisable de tourments. « Quelquefois, disait-il,

« le démon attire les jeunes filles près de l'eau, puis

" il les abuse et les retient près de lui jusqu'à la nais-


« sance des enfants ; ensuite il va lui-même poser
« ces enfants dans les berceaux de nouveaux-nés,
« qu'il emporte à leur place ». A Dessau, Luther pré-
tendait avoir vu l'un de ces fils du démon. Il était

âgé de douze ans et semblait avoir tout son bon sens ^

les parents le regardaient comme leur enfant. Il ne


faisait que manger ; il était tellement goulu qu'il

mangeait autant que quatre batteurs en grange.


Quand on le touchait, il criait ; quand les affaires de
la maison allait mal, lorsqu'il arrivait quelque acci-

dent, il riait et semblait tout joyeux. Quand, au con-

traire, tout allait bien, il pleurait. « Je dis à son sujet


« au prince d'Anhalt : Si j'étais le maître, j'irais avec
« cet enfant au bord de la Mûlde (rivière qui traverse

« Dessau) et je ne craindrais nullement de faire un


« homicide. Mais l'Electeur de Saxe, alors à Dessau,
« et les princes d'Anhalt ne voulurent pas suivre mon
« conseil ». — Comme on demandait plus tard à Lu-
ther pourquoi il avait donné un pareil conseil, il

répondit qu'il était persuadé que les enfants chan-


gés dans leurs berceaux par le démon n'avaient point
d'âme et n'étaient qu'un amas de chair : « car le
« diable peut faire un corps, mais il ne saurait créer
72 LA SORCELLERIE EN FRANCE

« un esprit : Satan est l'âme de ces enfants ». — Il

arrive souvent, disait-il encore, que l'enfant d'une


femme nouvellement accouchée est changé dans son
berceau, et qu'un démon se met à sa place. Ce démon
est plus vorace et plus criard que dix enfants ordi-
naires ; les parents n'ont aucun repos, la mère est

vite épuisée et ne parvient pas à le rassassier ».

Avec de telles idées sur la puissance de Satan et ses

relations avec les humains, il ne saurait nous étonner

de trouver Luther convaincu de la réalité de la sor-

cellerie : « La sorcellerie, disait-il, est l'œuvre spé-

ciale du diable, pour ne pas faire seulement du mal

aux gens, mais les étrangler et les tuer. C'est un


esprit si rusé et si agile qu'il peut tromper et contre-
faire tous les sens de l'homme ». Fermement con-

vaincu de l'alliance des sorciers avec le diable, Luther


se déclarait prêt à les brûler de sa propre main.

II

« Le grand renom théologique de Luther contribua


puissamment à faire prévaloir, parmi ses disciples,

ses opinions et affirmations sur le diable et son em-


pire. Presque dans tous les sermons de cette épo-
que, chaque vice se présente sous le symbole ou la
LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 73

personnification du diable ; les démons envahissent


dès lois la littérature religieuse. C'est ainsi que les

prédicateurs imaginèrent successivement le diable

des hauts-de-chausses, le diable des jurons, le diable

du mariage ; celui de l'ivrognerie, de la chasse, de

l'avarice, de l'usure, de la paresse, de l'orgueil, de la

sorcellerie, de la finance, de la danse, du libertinage.

Tous ces diables se virent anathématiser en une série

de petits ouvrages édifiants. Vingt de ces écrits, réu-

nis en un gros volume, parurent à Francfort en 1659


sous le titre de Théâtre des diables (1). Le compilateur
dit dans sa préface que, tandis que nous sommes en
ce monde, nous n'avons pas seulement à combattre
et cà lutter contre les empereurs, les rois, les princes,

les seigneurs ou autres potentats, mais avec le diable

lui-même. Six ans plus tard, le livre eut une seconde

édition, augmentée de quatre nouveaux démons.


En ir).S7, une troisième édition donnait dix diables
supplémentaires, entre autres « le diable de l:i mode
et des fraises, le diable de la flatterie, les diables du
presbytère et des bénéfices ; le diable des mensonges

et des calomnies ; le diable des tribunaux et des pro-

cureurs, le diable des mendiants sacramentaires. Le

(1) On peut voir un r»*.suni<^ du Thrutrum diabolorum, «l.ins


H08KOFF. GeschicMe den Trtifeh, t. II, p. 378 scq.
74 LA SORCELLERIE EN FRANCE

« théâtre » ainsi complété comprenait en tout trente-


quatre diables ».

Une fois lancés sur cette voie, bien que beaucoup


eussent déjà une tendance à voir dans le diable une
abstraction plutôt qu'un être réel, les prédicants
Réformés ne voulurent pas sembler inférieurs en
choses extraordinaires aux prêtres de l'Eglise Ro-

maine, et toute une bibliothèque diabolique se forma


contenant des récits, réputés effrayants, de posses-
sions et d'enlèvements de coupables parles démons (1).
Une « gazette » de 1538 racontait « l'histoire étrange,

incroyable et pourtant très véridique, d'un démon


d'argent, histoire dont tout Francfort avait été

témoin et dont le prédicant André Eber, les magis-


trats et les échevins de la cité garantissaient solen-

nellement l'authenticité. Voici de quoi il s'agissait :

le démon avait pris possession d'une servante, con-

nue depuis longtemps pour faible d'esprit. Quand


cette servante touchait de la main l'habit, la bar-

rette, la main, la manche, la barbe, la tête de quel-


qu'un, lorsqu'elle heurtait une table, un banc, une

pierre, du bois, de la terre, on en voyait aussitôt sor-


tir de l'argent, qu'elle portait à sa bouche et qu'elle
mordait, si bien qu'on en entendait le son et que l'on

(1) Janssen, L'Allemagne et la Rcjorme, t. VI, p. 440 seq.


LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 75

voyait briller les pièces entre ses dents. De même, la

nuit, couchée dans son lit, surveillée par une personne


qui ne la perdait pas de vue, dès qu'elle touchait son
édredon, son bois de lit, son oreiller, il en sortait de
l'argent qu'on entendait tinter ; elle en remplissait
sa bouche, à tel point qu'on craignait souvent qu'elle

ne mourût étranglée. Elle distribuait d'elle-même


à plusieurs braves gens l'argent qu'elle obtenait ainsi

et c'était de la monnaie courante parfaitement va-


lable ».

Une autre gazette rapportait, en 1562, les terribles

angoisses d'un nommé Hans Vader, auquel le diable

avait attaché les mains derrière le dos avec des voiles


de femmes, des tresses et des nattes de femmes et de
jeunes filles, et qu'il avait torturé et tourmenté de la

plus cruelle façon. Les récits de possession se multi-

plièrent de façon étrange dans toute l'Allemagne du


xvi^ siècle, ils aboutirent, comme d'ordinaire, à mul-

tiplier les possédés. Les pasteurs protestants épuisè-


rent leur science à conjurer certains diables, qui vou-

lurent bien céder la place devant les exorcistes catho-

liques ; à charge de revanche, en d'autres cas. Cha-

cune de ces possessions donnait lieu à des discussions

d'une vivacité extrême entre catholiques et réformés.


Certains prédicants, et d'autres gens plus ou moins

respectables, se firent alors une spécialité de chasser


76 LA SORCELLERIE EN FRANCE

les démons. Ils gagnèrent beaucoup d'argent à ce


métier, qui nécessitait, parait-il, une voix solide. En
1535, à Schremberg, toute la ville fut mise en émoi

par un exorcisme sensationnel. Il s'agissait de délivrer


d'un démon une noble dame, Cunégonde de Pilgram.
Le diable, poussé à bout par le pasteur, hurla telle-

ment que les assistants n'eurent pas le courage de


rester dans l'église. Il entraînait à plus d'une aune
la tête de la possédée, si bien qu'il semblait que cette

tête n'appartînt plus à son corps. Il se montra à tous


les regards, semblable de corps et de visage aux repré-
sentations qu'on en faisait ordinairement, et épou-

vanta tous les auditeurs par ses blasphèmes.

« Les phénomènes sataniques qui se produisirent,

en 1593, dans la Marche du Brandebourg, eurent un


immense retentissement. Des « gazettes très véri-

diques » en répandaient en tous lieux les moindres


incidents. Dans la petite ville de Friedeberg, en
Misnie, dit l'une d'elles, la population vient d'être
horriblement troublée. Le diable a pris tout à coup
possession de plus de soixante personnes de tout âge

et de tout sexe, et les a si barbarement torturées que,


soit dans les églises, soit ailleurs, on a eu bien à faire

pour venir à bout de ces pauvres affligés. Pendant


un prêche, un curé (protestant) a été tout à coup

terrassé par le démon. A Friedeberg, le nombre des


LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 77

possédés s'éleva peu à peu jusqu'à 150. Cette cruelle


épreuve durait encore lorsqu'au mois de novembre
1594, à Spandau, le démon prit possession de plus de

quarante personnes à la fois, jeunes pour la plupart,

garçons et filles, peu de vieillards ; il ne fallait pas


moins de cinq à six hommes vigoureux pour venir à

bout de l'un de ces malheureux. Le Conseil fit sceller

des anneaux de fer dans les murs pour y attacher les

malheureux possédés, par des chaînes. Le diable « fit

aussi des siennes » à Berlin ; en 1594, là, comme à


Spandau, on trouva, aux environs de Noël, en divers
endroits, des monnaies d'or et d'argent de provenance
inconnue ; tous ceux qui les touchaient étaient aussi-

tôt possédés du diable, et « le vacarme diabolique »

jeta l'épouvante parmi la population de la Marcbe


et des pays voisins ».

Les récits multipliés de faits semblables, qui sus-

citaient les nombreux ouvrages des théologiens pro-


testants sur les possessions, apportaient de nou-
veaux matériaux à l'incendie diabolique ; ils étaient

éminemment propres à surexciter encore les imagi-

nations, à rendre les possessions contagieuses. Un


autre genre de narrations, fort répandu à la même
époque dans toute l'Allemagne, devait aboutir au
même résultat ; c'étaient les récits d'apparitions
de diables, de spectres, de fantômes. Louis Lavater,
78 LA SORCELLERIE EN FRANCE

prédicant de Zurich, écrivait en 1570 un petit traité

sur les spectres et les fantômes, dans le but de com-


battre la crédulité populaire, mais après avoir admis

quelques explications naturelles, il convenait lui-

même de choses fort extraordinaires (1). Si nous


croyons à son témoignage, les protestants les plus

intelligents se laissaient entraîner au courant. « Le


très savant Philippe Mélanchton, en son livre De
rame, affirme qu'il a vu de ses yeux plusieurs mons-
tres ou fantômes, et des personnages dignes de toute

créance lui ont affirmé que non seulement ils avaient


vu des fantômes, mais (pi'ils s'étaient entretenus
avec eux. l'n grand nombre de personnes respectables,
craignant Dieu, remplies de piété, honnêtes, véridi-

ques, déclarent aussi que, soit la nuit, soit le jour, il

leur est arrivé de voir ou d'entendre des esprits. Quel-

quefois, on voit passer sur les chemins des gens que


l'on reconnaît bien, mais qui .sont morts depuis long-
temps; quelquefois ils chevauchent, d'autres fois ils

marchent. La nuit, on entend les esprits se glis.ser dans


une chambre, la traverser légèrement, gémir, pousser
de grands soupirs. Et quand on leur demande leurs
noms, ils disent être l'âme d'un tel ou d'une telle ».

(1) RosKOFF, Geschichle des Teufels, t. II, p. 428 ;


— HoBST,
Zauber-BUiliothek, t. II, p. 321.
LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 79

« Dans son Instruction chrétienne sur les fantômes,

(1591) l'infatigable polémiste protestant Jean de


Munster, écrivait : « Se passe-t-il un seul jour où
« nous n'entendions parler de spectres, où nous ne
« soyons effrayés par leurs cris, leurs gémissements,

« leur vacarme ? Ils ferment les portes avec vio-

« lence, ils bouleversent les meubles, ils ouvrent les


« tombeaux, etc. Tous les jours, les fantômes de l'air,

« de la terre ou des eaux, cherchent à nous nuire ; ils

« font périr les uns, passer les autres par d'atroces

« angoisses. Lequel d'entre nous n'aurait pas quel-

« que chose à conter sur les grandes ou petites lumiè-


« res qu'on voit souvent briller pendant la nuit et

« même en plein jour ? Lorsqu'elles sont grandes,


« comme le paysan l'atteste d'après une expérience
« de tous les jours, elles présagent la mort des vieil-

« lards ;
quand elles sont petites, la mort des jeunes

« gens ». Jean de Munster indique ensuite la manière


de s'assurer si les fantômes sont bienfaisants et vien-
nent de Dieu, ou s'ils sont malfaisants et messagers

du démon; il dit avec quel art Satan forme des fan-


tômes avec les éléments, et de quelle substance il

compose leur corps ; le jour, il se sert du soleil pour


ses spectres de feu ; la nuit, il a la lune et les étoiles ;

pour les visions aquatiques et celles qui prennent une


forme humaine, il emploie les nuages, la terre et tou-
SO LA SORCELLERIE EN FRANCE

tes les substances dont il est le maître... « Lui-même


prend fréquemment une forme visible, afin de nous

causer de l'effroi, et comme c'est un esprit très puis-

sant et très subtil, on ne peut douter que, pour trom-


per les vivants, il ne prenne souvent l'apparence d'un
mort ».

III

Il serait facile de faire une longue liste d'auteurs

de livres pleins de contes du même genre. Il nous


suffira de citer encore un ouvrage célèbre intitulé

Mémoires chrétiens sur la sorcellerie (1585), écrit du


calviniste fervent Hermann Wilcken, surnommé
Witekind, professeur de Heidelberg (1). « Ce grand
savant ne doute pas un instant que les entrailles de
la terre, l'air et les eaux ne servent de demeures à des
multitudes de démons et d'esprits malfaisants : « Les
« marins et les mineurs savent mieux que personne,
« par une expérience de tous les jours, écrit-il, que
« ces démons existent, car ils leur apparaissent sous

« des formes très diverses, et toujours pour leur nuire.


« Quelques savants ont l'art de s'attacher l'un de
<( ces esprits qui leur apporte ce qu'ils désirent, leur

(1) Janssen. L'Allemagne et la Réforme, t. VI, p. 453 seq.


LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 81

« indique dans quel endroit ils pourront se procurer


« ceci ou cela, leur explique ce qui est écrit dans les
« livres, ce qui est quelquefois obscur, ce qu'aucun
« homme ne sait, et même ce qui a été écrit dans des

« livres maintenant détruits, déchirés ou brûlés, mais


<( dont le diable se souvient et dont il a pleine con-

« naissance ». — A l'engeance diabolique apparte-

naient aussi, au dire de Witekind, « certains ferrail-

« leurs, spadassins, bravaches que le diable s'est

« engagé à soutenir et à protéger pour un temps, de


« sorte qu'ils échappent à tous les périls de la guerre ;

« le fait avait été prouvé par ce qui était arrivé à

« certain soldat, qui, sortant du champ de bataille,

« secouait de ses manches les balles qui s'y étaient


« amassées, comme on fait tomber des pois de leur
« cosse ; aucune ne l'avait atteint ; ce soldat appar-

« tenait au démon. Ceux-là aussi sont en sa puis-

« sance qui permettent aux mauvais anges de les

« servir dans leurs maisons sous la forme de nains.


« En Saxe et sur les rives de la Baltique, on appelle

« ces sortes de démons domestiques des drolles ; ils y


« sont bien connus et très nombreux, surtout en
« Suède et en Norwège. Ces démons s'engagent dans
« les maisons comme palefreniers, soignent les che-

« vaux, leur donnent à manger, les étrillent, les pan-


« sent, nettoient les écuries, conduisent les voitures,
82 LA SORCELLERIE EN FRANCE

« dirigent les navires ; mais un beau jour, on apprend


« que le meurtre, l'incendie, un accident de voiture,
« une chute mortelle, un naufrage, ont jeté la famille

« qu'ils servent dans une irrémédiable détresse ».

« Witekind raconte un grand nombre de faits dont


il dit avoir été lui-même témoin : « Un mauvais gar-

« nement, écrit-il, turbulent et intraitable depuis sa


« jeunesse, et que je ne veux pas nommer par égard
« pour son père, avait commerce avec le diable ; un
« pacte avait été conclu, et souvent il faisait un
« voyage aérien sous le manteau de son bon compère.
« Lorsque le temps que le diable lui avait fixé fut

«. écoulé, on le vit aller de maison en maison, visi-

« tant ses amis, ses parents, s'efforçant d'oublier près

« d'eux son angoisse et son effroi. Un jour qu'il était

« à table chez l'un d'eux, il tourna tout à coup la

« tête ; on crut qu'il regardait quelque chose derrière


« lui, mais il était mort, et l'on comprit qu'un invi-
« sible démon lui avait porté un coup fatal ».

« Dans ma jeunesse, dit encore le narrateur calvi-

« niste, alors que j'étais étudiant à Francfort-sur-


« l'Oder (1547), il arriva qu'au mois d'août, dans le

« Mecklembourg, chez un seigneur de notre voisinage,


« un grand mâtin, portant au cou un collier blanc,

« entra tout à coup dans la cour ; les chiens de chasse


« lui coururent sus et le mordirent. Comme ils ne
LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 83

« parvenaient pas à le chasser, les garçons d'écurie

« accoururent armés de fourches et d'épieux, l'acca-


« bièrent de coups et le blessèrent grièvement. Sou-

« dain, ce chien se métamorphosa en une vieille fem-


« me qui demandait piteusement qu'on voulût bien

« l'épargner. On se saisit d'elle et on la mit en prison.


« Le docteur Willichius, médecin de profession, fit

« de ce fait le sujet d'une dispute publique à l'Univer-


« site ; il parla très doctement des transformations

« d'hommes en animaux, démontrant et établissant,

« à l'applaudissement de tous les savants qui l'entou-

« raient, qu'il n'y avait guère là qu'une illusion d'op-


« tique qu'avaient subie, dans le cas dont je parle,

« non seulement les hommes, mais aussi les chiens. Le


« démon avait substitué la femme au fantôme du
« chien, l'avait assistée jusqu'à la prison, puis, ayant
« assez d'elle, l'avait abandonnée.

« Quelquefois, le diable entre dans le corps d'un

« pendu, d'un soldat tombé sur le champ de bataille ;

« il l'emporte, lui communique le mouvement, et

« s'en sert comme s'il était vivant, aussi longtemps


« que cela lui convient. Pour vous le prouver, je vous
« raconterai ce que j'ai entendu raconter au très

« savant Philippe Mélanchton, en présence d'une


« grande foule d'étudiants. En Italie, à Bologne, une

« violoniste, après sa mort, continua de marcher pen-


84 LA SORCELLERIE EN FRANCE

« dant deux ans entiers, parla, mangea, but, mania


« l'archet comme lorsqu'elle était en vie. Un jour,

« au milieu d'un grand repas, un sorcier l'ayant

« attentivement regardée dit aux convives : « Cette

« personne n'a que l'apparence de la vie, elle est

« morte » ! Comme on le plaisantait à ce sujet, le

« sorcier saisit la violoniste par le bras, et s'empara

« d'un petit sac plein de sortilèges qu'un magicien


« lui avait attaché sous l'aisselle. Aussitôt elle tomba
« inanimée sur le plancher, — Non loin de Roten-
« bourg sur la Tauber, trois démons entrèrent un
« jour dans une auberge ; l'un d'eux était habillé

« comme un gentilhomme ; les deux autres, comme


« des serviteurs. L'aubergiste les exorcisa au nom
« du Christ ; ils prirent aussitôt la fuite, laissant der-

« rière eux une puanteur insupportable ; dans la

« salle d'auberge gisaient trois cadavres que les dé-

« mons venaient de détacher de la potence dans le

« dessein de s'en servir. — J'ai moi-même entendu


« parler d'un sorcier, — c'est toujours Witekind qui
« parle, — qui avait voyagé sous un manteau magi-
« que avec plusieurs de ses amis ; de son pays de
« Saxe, il était allé jusqu'à Paris, à plus décent milles
« de là ; ils entrèrent dans une salle de banquet sans

« y avoir été invités ; mais bientôt ils furent obligés

« de se retirer, car ils entendaient murmurer autour


LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 85

« d'eux : « Quels sont ces convives ? D'où viennent-


« ils ? A. la vérité, le sorcier avait les yeux très rouges,
« ce qu'il devait sans doute à ses fréquents voyages
« à travers les airs ; à ce signe, il avait été facile de
« le reconnaître ».

« Witekind croyait fermement à tous les contes qui


circulaient alors dans le peuple sur le docteur Faust,

grand magicien et évocateur de démons, dont les

sortilèges avaient fait beaucoup de bruit à Wittcn-


berg. Il écrivait : « Après avoir fait chez lui un bon
« souper avec ses amis, Faust partit un jour de Meis-
« sen pour Salzbourg ; il se proposait de prendre le

« coup du soir dans la cave de l'évêque ; or, Salzbourg


« est à plus de soixante milles de là. Ils pénétrèrent

« en effet dans le cellier de l'évêque ; comme ils

« étaient bien en train de boire, le cellerier survint à


« l'improviste et les traita de voleurs. Pour s'en

« venger, ils emmenèrent cet homme avec eux jus-


« qu'à l'entrée de la forêt, et Faust le percha sur un
« grand sapin, l'y laissa crier tout à son aise et pour-
« suivit son voyage aérien avec ses amis ». Witekind
rapporte encore cette autre histoire : « A K..., en
« Poméranie, un ouvrier bouilleur de sel travaillait

« avec une vieille sorcière, près de laquelle il n'aimait


« pas beaucoup à se trouver : il lui annonça un jour
« qu'il partait le lendemain, qu'il allait voir sa bonne
86 LA SORCELLERIE EN FRANCE

« amie, laquelle habitait la Hesse, pays de sa nais-

« sance. La femme, craignant qu'il ne revînt pas,


« était fort mécontente ; cependant il partit. Après
« quelques journées de voyage, il vit venir à lui un
« bouc noir qui se glissa entre ses jambes, le souleva
« de terre et le ramena en peu d'heures, à travers
« champs, bois et rivières, chez la sorcière. Elle l'ac-

te cueillit avec un rire sardonique : « Te voilà déjà ?

« lui dit-elle, cette leçon t'apprendra peut-être à


« rester au logis » 1 Elle le fit changer de vêtements,
« lui donna à manger, et il revint à lui ». Le narra-
teur conclut : « Somme toute, il est hors de doute
« que les esprits, bien qu'ils n'aient point de corps,
« qui leur appartienne en propre, ont pourtant le

« pouvoir de transporter les êtres vivants d'un en-


« droit dans un autre ».

IV

Rappelons pour mémoire les consultations médi-

cales extraordinaires, l'astrologie et l'alchimie tou-

jours en honneur, la croyance fortement enracinée

aux sorciers agents du démon, en un mot, les mêmes


convictions dans les milieux protestants que celles

des centres catholiques. Dans de' telles conditions,


LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 87

nous ne saurions nous étonner que le Protestantisme


n'ayant absolument rien fait pour détruire la crédu-

lité populaire dût se mettre, comme l'avaient fait les

pays catholiques, à la poursuite criminelle des magi-

ciens. Il y mit une rigueur dont nous aurons à don-


ner plus loin une idée. Nous devons reconnaître cepen-
dant que certains écrivains réformés allemands expri-
mèrent l'avis, déjà soutenu par bon nombre de catho-
liques, que, dans les récits des sorciers, il se trouvait

bien des faits simplement imaginaires.

L'influence de Luther se fit sentir en France et dans


les contrées françaises. Du reste, les chefs du Protes-

tantisme français, en contradiction sur bien des points


avec la Réforme allemande, s'accordèrent avec elle

en ce qui concernait le diable, la sorcellerie, et la

nécessité de châtier les sorciers. Calvin, sans s'arrê-

ter aux histoires qui plaisaient à Luther, s'en tint à

la Bible et montra dans son gouvernement théocra-

tique de Genève, qu'il la prenait à la lettre, en en-

vo^'ant au bûcher bon nombre de sorcières. Théodore


de Bèze, réputé cependant parmi les Réformés pour
sa douceur, faisait un reproche aux Parlements d'être

beaucoup trop négligents dans la poursuite des sor-


ciers, et pourtant, à cette époque, les supplices se suc-
cédaient presque sans interruption.

Parmi les écrivains calvinistes français, bien moins


88 LA SORCELLERIE EX FRANCE

nombreux que les auteurs luthériens allemands, nous


nous contenterons de citer Lambert Daneau, né à
Beaugency en 1530, prédicant à Genève, Leyde et

Gand, puis ministre successivement à Gien, Orthez


et Castres. Il composa un Dialogue sur les empoison-
neurs appelés autrefois sortilèges, nommés aujourd'hui
sorciers par le peuple. Ce petit traité, imprimé en
latin à Cologne (1575), sous la forme d'une conversa-
tion entre Antoine et Théophile, témoigne dans son

auteur d'une croyance ferme aux sortilèges, aux


enchantements et de la nécessité d'une répression
exemplaire. Ecoutons simplement quelques mots des
interlocuteurs (c. 5, p. 102) : « Antoine Je m'étonne
:

« donc que certains soient aujourd'hui aussi peu éner-


« giques, si peu portés à la bienveillance pour le genre
« humain, qu'ils craignent ou refusent de faire dispa-

« raître les bêtes farouches que sont les sorciers, et

« de les punir si, par hasard, ceux-ci leur tombent


« entre les mains. — Théophile : Cela m'étonne
« aussi, Antoine, car ces juges montrent par leur
« esprit léger combien grand est leur mépris de Dieu ;

« ce sont des hommes qui outragent ouvertement


« son culte et son honneur, en renvoyant indemnes
« des adversaires redoutables, unis dans leurs cons-
« pirations, et les laissent vivre ».

Il nous faut voir maintenant en pratique, si les


LA SORCELLERIE ET LA RÉFORME PROTESTANTE 89

Parlements auxquels les Calvinistes reprochaient


tant leur débonnaireté, étaient vraiment d'une indul-

gence sans borne pour les accusés de sorcellerie.


CHAPITRE III

La persécution des Sorciers


au XVIe siècle.

ARTICLE PREMIER

Les tribunaux ecclésiastiques

Docteurs catholiques et théologiens protestants

s'accordant à peu près sur la culpabilité des amis du

diable, il était impossible à l'opinion publique de ne

pas suivre d'aussi savants guides ; aux législateurs,

de ne pas livrer aux juges les hommes accusés par

tant de voix d'être les ennemis du Créateur et des


créatures. En ce qui les concernait, les tribunaux

ecclésiastiques, s'il leur restait quelque pouvoir en

certains lieux, devaient prononcer des sentences con-

formes à la volonté des chefs ecclésiastiques, que


nous avons vus convaincus, ou se disant tels, de

la culpabilité des magiciens. C'est, en tout cas, ce


que les documents nous démontrent de façon trop
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 91

claire. Dans l'Italie du Xord, alors traversée à cha-

que instant par les troupes françaises, annexée quel-

quefois au royaume de France, puis rendue aux ducs


de Savoie, les bûchers allumés pour les hérétiques,

mais aussi pour les sorciers, viennent ajouter leurs


sinistres lueurs aux flammes des incendies.

On trouve alors, comme Inquisiteurs en Lombardie,

Ange de Vérone (1498 seq.), en faveur duquel le pape


Alexandre VI rendit un décret que nous avons signalé
plus haut ; Georges de Casali, appuyé par le pape
Jules II ; Bernard de Côme, l'auteur de l'ouvrage
célèbre : La lanterne des Inquisiteurs, chargé par Jules

II de rinquisition dans les districts de Bergame, de

Côme et de Brescia (1508). Bernard est fort crédule ;

un jour les autorités de Mendrisio, près de Côme,


voulurent voir un sabbat de près, elles y furent rouées
de coups de bâton, ce qui n'a rien de spécifiquement
diabolique, mais l'Inquisiteur n'en raconte pas moins

ce petit incident comme preuve de la méchanceté du


démon. Après lui, nous connaissons Silvestre Prié-
rias (1520), chargé à son tour de Brescia, Milan, Lodi
et Plaisance ;
puis Barthélémy de Spina (1523) qui

opérait en même temps que Modeste Vincentini dans

la région de Côme. Ce fut à ce dernier que le pape


Adrien VI envoya des pouvoirs pour continuer la

persécution des sorciers, en dépit de tous les obstacles.


92 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Les résultats des travaux de ces divers Inquisiteurs


paraissent terrifiants (1). Dans le seul district de
Burbia, voisin de Côme, sur la dénonciation d'un

habitant, un bon nombre de suspects se virent arrêter :

quarante et un furent livrés au bûcher ; les autres

s'enfuirent dans le Tyrol (1505) (Gorres, V, 87). Le


val Camonica, près de Brescia, paraît avoir été éprouvé
de préférence ; Silvestre Priérias en était alors

chargé (1510). Il y fit brûler soixante sorciers ou sor-

cières, qui reconnurent s'être rendus coupables de


divers maléfices (Hansen, p. 510). A peu près vers
le même temps, Bernard de Côme sévissait dans les

vallées au nord de Milan avec une telle sévérité que


le peuple menaça de s'insurger ; il exigea que les pro-

cédures fussent envoyées au tribunal de l'évêque.


Celui-ci demanda l'avis du jurisconsulte Alciat. Il

répondit qu'il n'était pas juste de brûler les inculpés

de sorcellerie, plus dignes d'ellébore que des flam-

mes ; en tout cas, il fallait étudier chaque cas avec

attention, et ne pas s'en tenir aux dénonciations des


prétendus complices, car rien ne prouvait la légiti-

mité de ces dénonciations, puisque le diable avait

Lien pu faire des figures ressemblant aux victimes.

(1) Cantu. Lea Hérétiques d'Italie, traduct. de Anicet Digard


et Edmond Martin, 5 vol.in-S, Paris, 1870, t. III, p. 116 seq.
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 93

Dans le territoire de Côme, si l'on en croit le propre


témoignage de l'Inquisiteur Barthélémy de Spina, (1),

il était assisté de huit à dix vicaires, occupés à l'exa-


men d'un millier de sorciers chaque année, à la con-

damnation au bûcher d'une centaine environ de ces

malheureux, également dans le cours d'un an (vers

1523). En même temps, la persécution, jamais

éteinte, se réveillait de plus belle dans le val Camo-


nica qu'elle dépeuplait (1518-1521). Cinq mille per-

sonnes y étaient inculpées de sorcellerie, soixante-


quatre mouraient dans les flammes ; d'autres suspects

se rendaient à Venise, dont Brescia dépendait alors,

et sollicitaient la protection du Sénat. Celui-ci décida

de remettre le sort des sorciers aux juges séculiers,


et, après de nombreux débats, Léon X finit par y
consentir (Haxsen, 132, 511). Les magistrats laïques

n'étaient, du reste, pas moins crédules que les autres


et croyaient fermement aux réunions de plus de 2500
sorciers sur le mont Tonale. Les jeunes filles, pour
s'y rendre, faisaient, à l'instigation de leurs mères,
une croix par terre, crachaient dessus, la piétinaient ;

alors, apparaissait un beau cheval, conduit par le

démon comme palefrenier ; elles montaient sur le

(l)'^BAKTHÉLEsrY DK SpiXA, De StHgîbus, c. XIII, cité par


Caxtu, p. 133.
94 LA SORCELLERIE EN FRANCE

coursier qui, en un rien de temps, les transportait au


sabbat en question. Elles y trouvaient des salons
splendides tendus de soie, elles présentaient leurs

hommages au roi du lieu et pouvaient se livrer ensuite

à tous leurs plaisirs (Hansen, p. 511).

L'Italie est, au xvi^ siècle, comme toute l'Europe,

infestée de pseudo-magiciens. Quelques-uns prati-


quent la magie blanche, c'est-à-dire l'application des

forces naturelles à la production d' effets estimés mira-

culeux. Un des plus illustres représentants de cette

science occulte, le Milanais Jérôme Cardan de Galla-


rate (1501-1576) eut une réputation européenne. Il

croyait à l'astrologie et la pratiquait lui-même. « Il

se sentait l'objet d'une prédilection particulière du


ciel ; il pouvait à volonté tomber en extase et voir ce
qui lui plaisait ; il découvrait les événements, soit en
songe, soit d'après certaines marques des ongles ; il

savait plusieurs langues sans les avoir apprises ;

plus d'une fois. Dieu lui parla en songe, et plus sou-

vent encore un génie familier à lui légué par son père,

qui l'avait eu pour compagnon pendant trente an-

nées ; il pouvait, en état d'extase, se transporter d'un

lieu à un autre à volonté ; il savait ce qu'on disait de

lui absent, et prévoyait l'avenir il considère les

fantômes comme les illusions d'un esprit troublé, et


cependant lui-même a sans cesse des apparitions ou
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XYI^ SIÈCLE 95

des visions ; il croit que les incubes engendrent des


enfants, et que les dépositions des sorcières dans les

procès sont vraies ». Cardan a, malgré tout, laissé

quelques découvertes qui ont sauvé son nom de


l'oubli. Il n'en croyait que plus fermement aux scien-

ces occultes. De ses raisonnements, « il résulte que


tout pays, toute couleur et tout nombre ont un astre

qui leur correspond au ciel ». La magie naturelle

(selon lui) enseigne huit choses : premièrement, les

caractères des planètes, l'art de faire des anneaux et

des sceaux ; secondement, l'interprétation du vol des


oiseaux ; troisièmement, leur langage et celui des
autres animaux ;
puis la vertu des plantes, la pierre

philosophale, la connaissance du passé, du présent,


de l'avenir, sous leurs trois aspects ; septièmement
il démontre les expériences spéciales, tantôt pour

produire, tantôt pour connaître ; huitièmement, il

traite de la manière de prolonger la vie pendant plu-


sieurs siècles.

Et, de tout ceci. Cardan ne fait pas mystère. A


qui souffre d'insomnie, il prescrit d'oindre son corps

avec de la graisse d'ours ; à celui qui veut faire taire

les chiens du voisinage, il prescrit de tenir dans la

main l'œil d'un chien noir.... Il vous enseignera à


composer des sceaux pour faire dormir ou aimer,
pour vous rendre invisible, infatigable et vous faire
96 L\ SORCELLERIE EN FRANCE

arriver à la fortune, et cela en combinant quatre cho- 1


ses, la nature de la faculté, de la matière, de l'étoile,

de l'homme qui opère : dans ce but, il distingue la

nature des difîérentes pierres précieuses et des astres


correspondants. Parmi les talismans, le plus puissant

était le sceau de Salomon. Une chandelle faite avec


de la graisse humaine, quand elle est dans le vois-

nage d'un trésor, pétille jusqu'à ce qu'elle s'éteigne ,

la raison en est que cette graisse vient du sang, et


que dans le sang résident l'âme et les esprits, qui

tous deux ont de la concupiscence pour l'or et l'ar-

gent tant que l'homme vit ; et que, même au-delà

de la vie, le sang en est encore troublé. Il faut tenir

compte de l'influence des étoiles dans le traitement


des maladies ; les prières adressées à Marie sont
infailliblement exaucées, quand elles sont faites le

premier avril, à huit heures du matin.... »

Cardan, bien qu'il eut des doctrines assez peu

orthodoxes, ne fut pas inquiété, mais les pseudo-


magiciens vulgaires restèrent l'objet de la chasse des
évêques et des Inquisiteurs. Le cardinal Valier, évê-
que de Vérone, les condamne dans une lettre pasto-

rale (1588) ; l'évêque de Côme, Bononio, dont le dio-

cèse pululle d'autant plus de sorciers qu'on les pour-

suit avec plus d'acharnement, prohibe les sortilèges

dans ses constitutions diocésaines, il veut que les


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XYI® SIÈCLE 97

magiciens et les devins soient punis par l'évêque.

Saint Charles Borromée, archevêque de Milan, revient

à plusieurs reprises sur leur sujet dans ses conciles

provinciaux. Lui-même, envoj'é comme légat ponti-

fical dans la Mesolcina, vallée des Grisons, y fit abju-


rer cent trente sorcières, en fit brûler plusieurs avec

leurs complices, entre autres, en 1583, Dominique


Quattrino, prêtre, prévôt de Rovereto, vu au sab-

bat, d'après les affirmations de onze témoins, menant


une dame, revêtu des ornements qu'il portait à la

messe et tenant à la main le saint Chrême (1).

II

Dans la France proprement dite, l'Inquisition

n'ayant plus guère de pouvoir, use ses dernières forces


contre les Huguenots ; elle laisse les sorciers relever

des tribunaux civils qui leur font la vie dure. Pour-

tant, il existe encore un Inquisiteur pour le Dau-


phiné. Son vicaire, le Franciscain Louis Bruni (ou

Brun) surveille le Vivarais, où il fait arrêter une


femme, Catherine Peyretonne, veuve de Mouton
Eyraud. L'acte d'accusation de la malheureuse l'in-

(1) Cantu, t. III, p. 148, 170 ;


— Gôrres, t. V, p. 89.
98 LA SORCELLERIE EN FRANCE

culpait d'avoir connu le diable charnellement, par

sodomie, hors des voies naturelles ; elle avait aussi,

dans ladite synagogue, — c'est ainsi qu'on appelait


souvent le sabbat — tenu conseil avec les autres

assistants, dans le dessein de tuer et de maltraiter

le peuple, de faire périr les fruits de la terre et les

récoltes, de faire et accomplir tous les maux et dom-


mages qui peuvent être faits ; elle avait mangé de
la chair d'enfants. Dans son interrogatoire, la mal-

heureuse avoua tout ce qu'on voulut, y compris les

hommages au diable, le baiser au derrière, avec une


chandelle noire que le maître baillait aux assistants.
Le feu du sabbat était bleu ; elle y allait sur un bâton
que lui avait donné le diable Barrabam ; ce diable

ne l'empêcha pas d'être brûlée vive à Montpezat,le 9


octobre 1519 (Baissac, p. 339).

Non moins crédule, l'Inquisiteur de Besançon fai-

sait brûler deux hommes, qui, suivant leurs confes-

sions, auraient servi le démon, se seraient transformés

en loups, auraient mangé une petite fdle de quatre

ans, deux autres enfants et une chèvre, et, toujours

sous leur forme de loups, auraient connu des louves


(1521). Les deux infortunés s'appelaient Michel Ver-
dung et Pierre Burgot, dit gros Pierre. La confession
de ce dernier a été conservée. En voici le résumé,

exemple remarquable d'hallucination générale des


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 99

sens. Il nous dispensera de revenir sur les nom-


breux cas semblables que nous aurons à mentionner.
« Le dit Burgot confessa donc (1) que, environ

neuf ans auparavant, un jour de foire de Poligny, il

éclata un orage tel et il tomba une si forte pluie, que


non seulement la foire en fut empêchée, mais que le

troupeau qu'il y conduisait en fut dispersé et jeté à

la débandade. Comme il allait, avec d'autres villa-

geois, cherchant son bétail, il s'égara et rencontra

dans un lieu écarté trois cavaliers vêtus de noir. L'un


d'eux l'aborda et lui dit : « Mon ami, où vas-tu ? Il

semble que tu sois bien en peine »? — « Il est vrai,

lui répondit Pierre, mon bétail a été égaré par l'orage

qu'il a fait ; je l'ai perdu et suis au désespoir de ne


pouvoir le recouvrer » ! Le cavalier lui promit non
seulement de le lui faire retrouver, mais de garder
dorénavant son troupeau de tout dommage, le pré-

servant des loups et autres bêtes, s'il voulait le servir.

Pierre ne s'engagea pas sur le moment ; il attendit

d'avoir retrouvé ses brebis, et, quatre jours après, il

revint trouver son cavalier au même endroit, où


rendez-vous lui avait été donné. Le cavalier, en le

(1) Baissac. Les Grands jours de la Sorcellerie, in-8, Paris,


1889, p. 316 seq. —
Wikr, I. IV c. XIII, p. 263 seq. ; Hanseh —

;

p. 513 ;

BoDiN, p. 165 Garixet, p. 118.;
100 LA SORCELLERIE EN FRANCE

revoyant, lui demanda ce qu'il avait décidé. Pierre

voulut d'abord savoir qui il était : « Je suis, dit-il,

serviteur du grand diable d'enfer ; mais ne crains


rien ». Cette franche déclaration ne fit pas peur au
berger,' qui se doutait bien un peu de ce qui en était.

Il fléchit le genou, rendit hommage au diable et pro-

mit de le servir, à condition qu'il lui garderait son

bétail de tout mal et lui ferait du bien. Le diable exi-

gea qu'il renonçât à Dieu, à la Vierge Marie, à tous


les saints, à son baptême et au chrême, et cessât de
réciter son Credo. Renoncement fait et engagement
pris, le diable lui donna à baiser sa main gauche, qui
était noire et froide, comme morte : « En consé-
( quence, ajouta Burgot, je cessai de réciter le sym-
( bole et d'assister aux cérémonies du culte ; à peine

( osais-je entrer dans l'église vers la fm de la messe


et après la consécration de l'eau bénite. Pendant
deux ans que j'ai tenu mon engagement au diable,
je n'ai rien eu à craindre pour mon troupeau. Puis
( j'ai fini ma promesse, et je suis revenu
par oublier
( dans le saint lieu, comme par le passé, recommen-

çant à réciter mes prières comme un fidèle chré-

( tien ». Cela dura huit années ; au bout de ce temps,


Burgot se laissa persuader par Michel Verdung de
retourner au service du diable, sous la promesse de
grandes richesses.
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 101

« Voilà donc le pauvre Pierre de nouveau dans les

filets de Satan, où l'a rejeté l'appât de l'argent. Ici

son esprit, déjà fortement ébranlé, se perd entière-


ment. I'
Il advint, dit-il. qu'un soir je fus mené en
« une assemblée, près Château-Charlon, où je vis

« plusieurs étrangers inconnus qui y dansèrent. Cha-

« cun tenait à la main une chandelle qui jetait une


« flamme bleue et perse. Un autre soir, Michel me
« proposa de courir à travers la campagne, me disant
« qu'il me ferait aller tout aussi vite que je voudrais ».

Il y consentit, ajouta-t-il, pourvu qu'on lui tînt pro-

messe et qu'on lui baillât argent, qu'autrement il

craindrait quelque tromperie. Michel lui ayant pro-

mis qu'il aurait argent en abondance, le fit dépouiller

tout nu et lui frotta le corps avec une pommade qu'il

portait sur lui. Cela fait, Pierre se vit tout à coup

changé en loup, si bien qu'il eut peur de lui-même :

" Je marchais à quatre pattes, dit-il, et mes membres


« étaient velus et couverts de longs poils ;
je courais
« aussi vite que le vent, mais seulement avec l'assis-
te tance du diable, qui me faisait en quelque sorte
'( voler, encore que je ne le visse point. Michel, s'étant

« oint de même, fut emporté lui aussi d'une telle

« vitesse, que l'œil avait peine à le suivre. Après être


« restés une heure ou deux en telle métamorphose,
« nous retournâmes à notre première forme, nous
102 LA SORCELLERIE EN FRANCE

« étant d'abord frottés d'une graisse qui a, paraît-il,

« une vertu toute particulière. » L'onguent dont ils

s'oignaient pour ces transformations était fourni à

Michel Verdung par son démon Guillemin et à

Pierre Burgot par le sien, qui se nommait Moyset.


Pierre dit que, à la suite de chaque excursion, il

était brisé de fatigue ;


qu'il ne pouvait se tenir

debout.
« Une nuit, Pierre s'étant frotté le corps comme
Michel lui avait enseigné à le faire et étant devenu
loup, se jeta sur un jeune garçon de six à sept ans,

qu'il s'apprêtait cà dévorer ; mais l'enfant ayant


poussé des cris aigus, il eut peur et lâcha prise. Il

regagna prestement l'endroit où il avait laissé ses à


habits, se frotta de nouveau avec le second onguent
et reprit la forme humaine. Une autre fois, en com-
pagnie de Michel, s'étant l'un et l'autre métamor-
phosés en loups, ils se ruèrent sur une femme qui
cueillait des pois et la dévorèrent à belles dents.

Une autre fois encore, ils mangèrent ensemble une


petite fille de quatre ans, dont ils ne laissèrent qu'un
bras. Michel avait trouvé le repas exquis, mais cette

chair avait été beaucoup moins du goût de Pierre.

Ils confessèrent avoir étranglé une jeune fille, dont ils

sucèrent le sang, et en avoir tué une troisième, qu'ils

mangèrent également en partie. Pierre avait grand


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XYI^ SIÈCLE 103

faim. Enfin, ils en tuèrent une quatrième, âgée d'en-

viron neuf ans, qui leur avait refusé l'aumône. Un


jour, Pierre, toujours en loup-garou, se jeta sur une
chèvre qui paissait dans les champs, la mordit d'a-
bord, puis lui coupa la gorge avec un couteau: l'In-

quisiteur juge oublia de lui demander de quelle patte,

puisqu'il était loup, il tenait l'instrument.

« Quand ils se transformaient en loups-garous,


Michel avait ses habits, mais Pierre était tout nu, et
il dit qu'il ne savait pas ce que devenait sa peau de
loup quand il redevenait homme : « Il nous est arrivé
« plus d'une fois, ajouta Burgot, d'avoir affaire à des
« louves, et c'était avec autant de plaisir que si

« c'eût été avec nos femmes. »

« Michel Verdung raconta à peu près les mêmes


choses ; mais quand on demanda à l'un et à l'autre

de préciser les faits et de dira où ils avaient commis


ces homicides, ils ne purent se mettre d'accord. Il ne
vint pas aux juges l'idée de rien inférer de leurs con-
tradictions, ni même de se demander quelles pour-
raient bien être les cinq m^iliieureuses personnes
qu'auraient tuées et mangées les deux lycanthropes,
puisque personne, dans un village où pareilles choses
eussent dû faire grand bruit n'avait remarqué leur

disparition. Michel Verdung et Pierre Burgot n'en


furent pas moins condamnés sur cette absurde
8
104 LA SORCELLERIE EN FRAHCE

confession et brûlés vifs sur une place de Poligny. »

Vers le même temps, on brûla, dans le même pays,

un troisième loup-garou, Philibert Montôt.

III

La Savoie, pays de prédilection des sorciers, ne

manqua pas d'offrir quelques victimes aux Inquisi-


teurs du xvi^ siècle. A Genève, par exemple, l'Inqui-
siteur Etienne de Geulo livra au bras séculier une
femme Claudie Lyane, coupable d'avoir été au sab-
bat, d'avoir renié Dieu, Jésus-Christ, la Vierge Marie ;

elle avait baisé le derrière du démon, avait payé un


tribut annuel à Satan, mangé de la chair humaine et

commis une infinité d'autres crimes que des oreilles

chrétiennes ne peuvent entendre. La pauvre Claudie

fut mise à mort, ou par le bûcher, ou par la décapi-

tation, car nous possédons deux sentences contra-


dictoires ; en tout cas, il ne semble pas qu'on lui

ait fait grâce (1527). Cinq années plus tard, l'In-

quisiteur Amédée Lambert faisait aussi exécuter

une sorcière de Viry en Savoie et bannir des

magiciennes, moins coupables. (Hansen, p. 513-

515).

PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 105

A Dijon, l'Inquisiteur est dominicain; en 1515, il

s'appelle Jean Froment et, devant le Parlement de


Bourgogne, poursuit un devin dont nous ne connais-
sons pas le sort final (Hansex, p. 512), tandis qu'à

Metz, encore un Inquisiteur dominicain, Nicolas

Savin, assisté de l'official diocésain Jean Léonard,

fait une chasse acharnée aux sorcières. Une de ces

prétendues crimielles fut accusée par les paysans de


son village de Woippy d'être la fille d'une sorcière
déjà brûlée et du diable (1519). Elle eût eu le sort de

sa mère sans les plaidoiries elles démarches de Corné-


lius Agrippa, alors avocat de la ville. Dans l'impossi-

bilité de faire entendre raison aux accusateurs et


aux juges, il décida le chapitre de Metz, en tant que

seigneur du lieu, à réclamer la sorcière comme rele-

vant de son tribunal civil et non de l'Inquisition, car

elle n'était pas hérétique. L'Inquisiteur dut obéir,


et le vicaire du chapitre déclara la jeune fille innocente ;

il condamna même les accusateurs à une amende,


mais Cornélius Agrippa dut céder devant les haines
soulevées par son intervention et perdit sa place.

Après son départ, l'Inquisiteur parvient à faire brûler

une autre femme; il en aurait fait exécuter d'autres,


après avoir arraché d'elles par la torture tous les

aveux imaginables, sans la résistance acharnée d'un


ami d'Agrippa, Rogier, dit Brennonius, desservant de
106 LA SORCELLERIE EN FRANCE

la paroisse Ste-Croix, qui tint tête à l'Inquisiteur et

finit par triompher (1).

Ces résistances prouvent l'existence du parti, déjà


mentionné si souvent, opposé aux croyances com-
munes, hostile surtout au mode de procédure par
les tourments. Malgré sa vaillance, car il risquait

gros, ce parti n'était pas encore prêt à vaincre ;

s'il commençait à trouver des adhérents dans le

clergé, la magistrature séculière de plus en plus


prépondérante lui refusait tout crédit. Du reste,

même dans le clergé, il restait bien trop de gens

fidèles aux préjugés anciens. Ainsi à Avignon, terre

papale en 1582, dix-huit sorciers et sorcières furent


condamnés, qui avaient vu le diable sous forme
d'un homme tout vêtu de noir; à son instigation,
ils avaient rendu un culte à Beelzébuth, fréquenté
les assemblées diaboliques, commis le péché de forni-
cation avec des démons, tué des enfants nouveau-nés

pour dépecer et manger leurs cadavres, déterré des I


morts dans les cimetières pour les offrir à Satan et
commis toutes les horreurs habituelles, car nous ne
saurions trop insister sur la ressemblance de toutes

les accusations et confessions des sorciers, ressem-

(1) Prost, t. I, p. 320 seq. —


Soldan, t. I, p. 463 t. II,
p. 2 ; — Lea, t. III, p. —
654 ;
;

Hansen, p. 512.
;
PERSÉCUTIOX DES SORCIERS DU XVje SIÈCLE 107

blance qui nous permet de croire à une sorte de rituel


reçu et connu de tous, en sorte que le mot de sorcier

éveillait chez les juges comme chez les prévenus une


série d'images pour ainsi dire stéréotypées, qui faci-
litaient les interrogatoires, mais devaient créer en

même temps une suggestion hallucinatoire dans le

cerveau des accusés.

ARTICLE DEUXIEME

Le pouvoir royal et les sorciers

Il ne serait sans doute pas impossible de relever


encore ici ou là quelques condamnations de sorciers
dues aux autorités ecclésiastiques de nos provinces ;

elles paraissent néanmoins avoir été relativement


rares, car les Parlements et les juges civils entrepre-

naient de plus en plus sur les crimes réservés jus-

qu'alors aux tribunaux d'Eglise, en particulier sur

la magie. Dans la première moitié du xvi^ siècle, la

question de la sorcellerie paraît au second plan dans


les préoccupations des Parlements, alors tout entiers
aux âpres querelles soulevées par l'introduction du

I
108 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Protestantisme. S'il arriva parfois que certains sup-

pliciés protestants furent accusés de relations démo-


niaques, ce fut une accusation faite par dessus le

marché, qui cadrait très bien avec l'affirmation alors


fréquemment répétée de l'origine diabolique de. l'hé-

résie luthérienne, affirmation retournée par les Luthé-


riens contre l'Eglise romaine, qu'ils prétendaient —
pape, cardinaux, évcques et moines — organisée

et défendue par le diable. Tels étaient les compli-

ments réciproques du temps. On ne saurait pourtant


dire de façon générale que les Protestants périrent

comme sorciers, ils furent condamnés surtout comme


hérétiques ; néanmoins, les Parlements firent leurs

procès et prononcèrent leurs sentences, tant les tribu-

naux ecclésiastiques étaient déchus de leur ancienne

autorité. Dans le sein des parlements, les clercs ou les

Inquisiteurs n'étaient plus en efïet que des conseil-

lers, appelés à donner leur avis sur les questions inté-

ressant la foi ; souvent encore on semble s'être passé


d'eux.

Il en fut de même dans les procès des sorciers. La


tempête éclata contre ces derniers dans la seconde
moitié du siècle avec une violence inimaginable :

c'est à croire qu'un vent de folie avait passé sur les

prétoires.

Il est vrai que l'opinion publique surexcitée sans

I
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XYI*" SIÈCLE 109

doute par les malheurs dus aux guerres religieuses,

aux fléaux publics, aux maladies contagieuses, ne


permettait guère de faire grâce aux amis du diable
accusés de tous les méfaits. On les supposait du reste

en nombre presque infini, cent mille assurait l'un,

trois cent mille prétendait l'autre, sorcier lui-même


qui se chargeait de découvrir tous ses confrères à la

marque reçue lors du sabbat (Bodix, p. 363 ; Soldan,


t. I, p. 524).

Parcourir nos provinces l'une après l'autre, c'est


dresser un long nécrologe, d'autant plus effrayant
que bien certainement nous possédons seulement
un nombre relativement restreint de documents, fort

petit si nous le comparons aux pièces disparues.

II

Sans être fécondes en procès, les cinquante pre-


mières années du xvi^ siècle ne restèrent pas sans
quelques histoires diaboliques « Sous le règne de
Louis XII (1), plusieurs Français allèrent attaquer

les Turcs dans l'île de Mételin. Pendant que la flotte

(1) Histoire de Louis XII, par d'AuTOX, iii-4, p. 271, citée


par Gakixet, Histoire de la magie, p. 115.

i
110 LA SORCELLERIE EN FRANCE

française était au port de Zante, on brûla un sodo-


mite italien ; et un nommé l'Espèce, qui était dans le

brigantin de François de Grammont, après avoir bien


bu, se mit à jouer aux dés, et perdit tout son argent.

Il maugréa Dieu, les saints et despita souvent la

Vierge Marie, mère de Dieu, en disant : En despit de

Dieu et de la pute Marie, et invoqua souvent les dia-

bles à son aide.

« La nuit venue, comme l'impie commençait à


ronfler, un gros et horrible monstre, aux yeux gros
et étincelants, approcha du brigantin. Quelques mate-
lots prirent cette bête pour un monstre marin, et

voulurent l'éloigner. Mais elle aborda le navire et

alla droit à l'hérétique qui fuyait de tous côtés. Dans


sa fuite, il trébucha en la mer, et tomba dans la gueule
de cet horrible serpent.» C'est un hel exemple, ajoute
le narrateur, et clair miroir pour ceux qui de blas-

phémer Dieu et despiter sa benoiste mère sont cous-


tumiers ».

On fit grand bruit à la cour de François l^^ (1515-

1547) de la dernière maladie du maréchal de Trivulce.


Chagrin de ne pouvoir rentrer en grâce auprès du roi,

il tomba malade. Dans son délire, il demandait son


épée pour se défendre contre les attaques des démons
qu'il croyait voir à ses trousses, parce qu'il avait

entendu dire que les esprits redoutaient la lueur d'une


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI<^ SIÈCLE 111

épée nue (Garinet, p. 116). — Moins ami des mili-

taires, un démon s'était alors installé au monastère


de St-Pierre à Lyon. Il fut conjuré par un évêque
suiïragant. Forcé de quitter sa proie, le diable, en

signe de vengeance, éteignit les chandelles et sonna la

cloche. Le prélat frappa alors trois fois la terre de son

pied et excommunia l'esprit. On vit alors qu'il n'était

pas seul ; car trois prêtres vêtus d'aubes, qui jetaient

de l'eau bénite partout, en firent déloger une légion


du dortoir. Les diables ne sachant où se retirer s'em-
parèrent alors d'une novice, au grand effroi des autres
religieuses, mais l'abbesse, plus vaillante, saisit

la démoniaque, elle appela à son secours les exor-


cistes, qui forcèrent les diables dans leur dernier

retranchement, et le couvent se trouva délivré (1).

Ces pauvres religieuses de Lyon étaient innocentes;


il en était autrement des Cordeliers d'Orléans, cou-
pables d'une supercherie fort répréhensible. Une dame
pieuse, Louise de Mareau, femme du prévôt Fran-
çois de St-Mesmin, étant morte, fut inhumée dans
l'église des Capucins où la famille du prévôt avait

depuislongtemps droit de sépulture. Estimant que ses

(1) Ad. de Mo>tat.kmbert. La merveilleuse histoire de Ves-


prit qui depuis naguère s'est apparu au monastère des religieuses
de saint Pierre de Lyon, laquelle est plaine de grant admiration,
pliisieurs fois réimprimée —
Garinet, p. 119.
;
112 LA SORCELLERIE EN FRANCE

aïeux avaient été assez généreux pour les religieux,

le prévôt ne leur offrit que six écus pour le service fu-


nèbre ; les Capucins ne furent pas contents. Afin d'ob-
tenir un don plus sérieux, ils prétendirent d'abord voir
apparaître le spectre la dame réclamant des prières ;

puis, comme le mari refusait de comprendre, ils sou-

tinrent qu'un esprit faisait du tapage en. divers

endroits de leur couvent, surtout au-dessus du dor-

toir des enfants ; cet esprit conjuré suivant le rituel,

assuraient-ils, s'était révélé celui de la dame morte,


damnée pour avoir négligé ses dévotions à Notre-

Dame et aux Saints. Le provincial des Cordeliers,

Jehan Coliman eut l'audace de faire connaître les

prétendues révélations de la morte dans un sermon


solennel ; il ajouta que l'apparition voulait qu'on
retirât le cadavre de la terre sainte pour le jeter aux
ordures.

Un tel sermon, à l'époque ou le luthérianisme


agitait tous les esprits et secouait la ville, fit ja-

ser beaucoup, on peut le croire. La foule désireuse

d'assister à un miracle se précipita au couvent, elle

entendit le bruit, les conjurations ; mais quand on se


précipita vers le lieu d'où venaient les coups frappés,

on ne trouva personne et le bruit cessa. L'official du


diocèse fit une visite aux Capucins sans être plus heu-

reux. Mais le prévôt, veuf de la défunte, trouvant que

I

PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 113

le bruit fait au sujet de la damnation de son épouse


lui était cause d'affliction et de dommage, réclama

justice au roi. Les principaux Capucins furent arrêtés


et le Parlement nomma une commission pour exa-
miner l'afTaire. Devant les commissaires, si l'esprit

refusa de parler, un novice, le frère Alcourt, reconnut

avoir joué lui-même le rôle de revenant, sur l'ordre

de ses supérieurs, en se glissant dans les combles d'où


il pouvait entendre les conjurations et leur répondre.

Le Conseil royal, bien que la fraude fut patente,


n'approuva pas les conclusions du procureur récla-

mant la mort de plusieurs des coupables, il se con-

tenta de leur imposer rétractation publique et amen-


de honorable, priva le couvent des fondations de la

famille du prévôt lésé et condamna douze des prin-

cipaux moines compromis au bannissement perpé-


tuel (1534) (1).

De supplices de sorciers proprement dits nous con-

naissons peu d'exemples pendant le règne de Fran-

(1) Arrest des commissaires du Conseil d'Etat du Roi contre


plusieurs Cordeliers de la ville d'Orléans qui avaient supposé de
fausses apparitions en 1534, tiré du manuscrit in-4 n. 7170. A,
de la Bibliothèque du Roi dans le 1. 1 du Recueil de dissertations
anciennes et nouvelles sur les apparitions, les visions et les songes,
p. 93 seq. de l'abbé Lenglet-Dtjfresxoy. —
V. aussi Baissac,
Les Grands jours de la sorcellerie, p. 52 seq. Wier, Histoires,
;

disputes et discours etc. édittr&nq. 2 vol. in-8, 1885, t. 11,1. V, c.


XXVI p. 139 seq.

I
114 LA SORCELLERIE EN FRANCE

çois l^^, ils se confondent avec ceux souvent répétés


des Protestants. Ainsi d'un sorcier qui avait mangé
de la chair un vendredi, condamné à être brûlé en

1539. On le pendit avant de le livrer aux flammes (1).

Une femme qui, disait-on, s'était prostituée à un chien,

à l'instigation de Satan, fut brûlée avec son complice


à Toulouse en 1540. Ces procès et d'autres encore où

le diable apparaît comme instigateur du crime ne


prouvent pas de façon péremptoire la participation

des victimes aux arts magiques. Nous pouvons tou-


tefois considérer comme des sorciers, les deux bergers
de Tosny, près Gisors, appelés Delarue et Morin, brû-
lés à Rouen en 1540 sur la place du Vieux-Marché,
après sentence du Parlement de Normandie (Flo-
QUET, t. V, p. 168).

III

Ce fut sous Henri II (1547-1559, favorable, on le

sait, au rétablissement de l'Inquisition, que com-


mença la persécution sérieuse des magiciens. La pre-

mière exécution connue, sous son règne, paraît avoir


été celle de sept sorciers brûlés à Nantes en 1549, après

(1) Garinet. Histoire de la magie, p. 122,


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 115

sentence du Parlement de Paris ; ils avaient, dit-on,

écrit un livre de magie pour le porter aux sybilles

de Xurcie (en Sabine, près Rome), qu'ils regardaient


comme étant à la tête de tous les arts magiques.
Quelles étaient ces sibylles ? L'histoire ne le dit pas.

Ce détail semble cependant faire croire que les sorciers


italiens jouissaient en France d'une certaine répu-
tation. Quant aux malheureux Nantais, si l'on

adopte les récits faits sur leur compte, ils préten-


daient pouvoir tomber en extase et, dans cet état,
savoir ce qui se faisait à dix lieues à la ronde. En pré-

sence de plusieurs témoins, ils tombèrent ainsi dans


un état d'hypnose qui dura trois heures. Ils se rele-

vèrent alors et racontèrent ce qu'ils avaient vu dans

la ville de Nantes, dans ses alentours, et tout ce qu'ils


dirent fut, paraît-il, avéré (1). La même année, un
curé de St-Jean de Lyon était brûlé comme sorcier

(Garinet, p. 122).

On mentionne encore, vers 1551, un magicien


d'Auvergne, emprisonné à Paris, car il guérissait les

chevaux par de simples paroles (Bodin, 1. 3, c. 2,

p. 221) et quelques années plus tard (1556) l'exécution


d'une sorcière de Bièvres, village à deux lieues de

(1 ) Bodin. De la Démonomanie des sorciers, I. II, c. V, p. 158


— GôRRES, t. IV, p. 227.
;

I
116 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Laon. Elle confessa que Satan, qu'elle appelait son


compagnon, avait sa compagnie ordinairement, et

que sa semence était froide. On la condamna à être

étranglée et brûlée ensuite, mais par une erreur du


bourreau, elle fut brûlée vive (Bodin, 1. 2, c. 7, p. 185).

Une petite histoire diabolique intéressa alors la

ville de Toulouse « Et me souvient, raconte Bodin


(1. 3, c. 6, p. 271), que l'an 1557, un malin Esprit fou-
droyant à Toulouse tomba avec le tonnerre dedans la

maison de Poudot cordonnier, demeurant près du


Salins, qui jetait des pierres de tous côtés de la cham-
bre ; on ramassait les pierres en si grand nombre,
qu'on en emplit un grand coffre, que la maîtresse
fermait à clef, fermant portes et fenêtres. Et néan-
moins l'esprit apportait soudain d'autres pierres, et
toutefois sans faire mal à personne. Latomi, qui était

alors quatrième président, fut voir ce que c'était :

aussitôt l'esprit lui fit voler son bonnet d'une pierre

et le hâta bien de fuir. 11 y avait été six jours quand


I
M. Jean Morques conseiller du Présidial m'en vint
avertir pour voir ce mystère, où je fus deux ou trois

heures sans rien apercevoir. Quelqu'un, lorsque

j'entrai, dit : Dieu soit céans ; et après avoir entendu


l'histoire, dit au maître qu'il priât Dieu de bon cœur,
et puis qu'il fît la roue d'une épée par toute la cham-
bre. Ce qu'il fit. Le jour suivant la maîtresse lui dit
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 117

qu'ils n'avaient depuis ouï aucun bruil et qu'il y

avait sept jours qu'ils n'avaient reposé». — En Poitou


les nouears d'aiguillettes étaient connus et redoutés.
Sur la plainte d'une nouvelle épousée, la cour de Niort

fit mettre en une prison obscure une voisine accusée


d'avoir noué l'aiguillette à son mari. Deux jours

après, la plaignante annonça aux juges que son mari


et elles étaient déliés. On relâcha la sorcière (1560)

(BoDix, 1. 2, c. 1, p. 100).

Sous le règne de Charles IX (1560-1574), les pour-

suites ne cessent pas, accompagnées de détails les

plus invraisemblables. « En 1564, à Poitiers, trois sor-

ciers et une sorcière, condamnés par les présidents

Salvet et d'Avanton, et exécutés, avaient confessé

qu'ils s'étaient engagés par serment de se trouver trois


fois au sacrifice du Bouc en l'honneur de Satan. Ils

faisaient hommage à un hideux bouc en lui offrant en


signe de vasselage une chandelle, et ils lui baisaient

le derrière, dansant ensemble dos contre dos. La sor-


cière avoua que Satan dansait avec elle en forme de
mouton noir, marchant sur les deux pieds de derrière,

et la tenant avec ceux de devant ;


que le diable tou-

chait aussi de la Oûte au milieu de leur danse » (1).

(1) Baissac, 1^8 grands jours de la sorcellerie, p. 375 ;

P. JuDE Sarcuer, V Antidémon historial, p. 346 seq.


118 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Une autre histoire diabolique se termina de façon

moins lugubre. On voulut, en efîet, ouvrir un procès

contre des sorcières de Vernon, accusées d'avoir tenu

le sabbat dans un vieux château sous la forme de


chattes. Cinq hommes, qui avaient voulu voir le sab-

bat, furent assaillis par ces animaux et en blessèrent

plusieurs en se défendant ; il se trouva que c'étaient


des femmes, mais un des champions fut étranglé.
Malgré cette mort réelle, l'accusation parut par trop

ridicule, elle dissimulait si mal une vengeance per-


sonnelle que le bailli n'osa poursuivre (1566) (1).

A la même époque, la ville de Laon se passionnait


pour une possession. Nicole Aubry, fille d'un boucher
de Vervins, mariée à un tailleur, crut voir sortir son
grand-père du tombeau et lui demander des prières.

La jeune femme en tomba malade de frayeur, eut des

évanouissements, des délires et l'on supposa que le

diable avait pris les traits du grand-père. On se mit


donc aux exorcismes. Ils semblèrent modifier la

nature de la maladie :

Nicole aperçoit maintenant autour d'elle des trou-

pes de démons, des flambeaux ardents qui la brûlent,

dont l'odeur la suffoque des êtres malfaisants s'élan-


;

(1) G-ARIXET, Histoire de la Magie, p. 124 ;


— Bodin, 1. II,
c. VI, p. 166.
PERSÉCUTION DES SORBIERS DU XYI^ SIÈCLE 119

cent sur sa personne sous la forme d'énormes chats,


cherchent à la mordre et à la dévisager. A la suite

des accès, elle reste sourde-muette, paralysée du côté


gauche, tordue et pelotonnée sur elle-même, tandis
qu'au moment des exorcismes elle entre en fureur,

apostrophe ceux qui lui déplaisent, ne garde plus de


retenue. Enfin le démon déclara s'appeler Belzébùt.

Pour le chasser, on ordonna des prières, des jeûnes,

des disciplines. Un jour, on fit communier la possé-

dée; elle cessa un instant de gambader; mais Satan


revint bientôt et lui paralysa les membres. Vingt-

neuf autres démons, noirs et sous la forme de chats,

gros comme moutons, étant venus renforcer Bel-

zébùt, vingt-six accordèrent leur départ à Notre-

Dame de Liesse, un autre prit la fuite à Pierrepont,

en déclarant que le reste de la meute céderait seu-


lement à messire Jean de Bourg, évêque et duc de
Laon.
Les moines de \'ervins conduisirent donc la démo-
niaque à Laon, où l'évéque fit sagement confiner la

pauvre femme dans une maison sûre. Peu de jours


après, il exorcisa en personne, ses malédictions chas-

sèrent Astaroth, qui disparut sous la forme d'un


porc, Cerberus, sous la forme d'un chien, et enfin Bel-

zébùt, sous la forme d'un taureau, qui confessa la


présence réelle dans l'Eucharistie. Après cette con-
120 LA SORCELLERIE EX FRANCE

fession, une fumée s'éleva, on entendit deux coups de


tonnerre ; un brouillard épais environna les clochers

et le diable disparut dans ce brouillard. Nicole Aubry,


épuisée par la dernière crise, reprit ses sens sous les

prières de l'évêque. Mais elle fut incarcérée par le

prince de Coudé qui venait de passer au Protestan-

tisme, jusqu'à ce que, mandée par Charles IX, alors


à Laon, elle comparut devant lui. Le roi fit donner
dix écus à son mari. Ce fut la conclusion pratique de
toute cette affaire qui avait surexcité les catholiques et

et les protestants. Elle avait paru se terminer à la

grande satisfaction des catholiques (1).

On avait cru Nicole Aubry simple victime du dé-

mon ; les gens, qu'on estimait ses amis, ne s'en tiraient


pas à si bon compte. Jean Martin, lieutenant du pré-

vôt de Laon, condamnait en efîet, cette même année,

à être brûlée vive, une femme qui, par ses maléfices,

avait rendu impotent un maçon de Sainte-Preuve.


Le juge fit dire à la sorcière que le seul moyen de
sauver sa propre vie était de guérir le maçon. « Enfin
elle se fit apporter par sa fille un petit paquet de sa

(1)GrARiNKT, p. 125 seq. —


GôRRES, La Mystique divine

;

naturelleet diabolique. tTa,d. de Sainte Foi, t. IV, p. 532 Cal-



;

MEiL, de La Folie, x. I, p. 264 JEHAN BoULŒSE, Le Manuel


;

de l'admirable victoire du corps de Dieu... Paris, 1575, in-16


— Histoire véritable de la guérison admirable d'une femme
;

nommée Nicole Obry... Paris, 1578, in-4,


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 121

maison, et après avoir invoqué le diable, la face en

terre, marmottant quelques charmes, en présence


d'un chacun, elle bailla le paquet au maçon et lui

dit qu'il se baignât en un bain, et qu'il mît ce qui


était dedans le paquet en son bain, en disant

ces mots : Va de par le diable ; autrement qu'il

n'y avait moyen de le guérir. Le maçon fit ce

qu'on lui dit et fut guéri. On voulut savoir ce qu'il

y avait au paquet auparavant que de le mettre au


bain, ce que toutefois elle avait défendu ; on trouva
trois petits lézards vifs. Et pendant que le maçon
était dans le bain, il sentait comme trois grosses

carpes, et puis on rechercha diligemment au bain,


mais on y trouva ni carpe, ni lézard » (V, T. I de
cet ouvrage, p. 199 ; Bodin, 1. 3, c. 5, p. 254).

En 1571 ou 1574, on exécuta, place de Grève, un


sorcier nommé Trois-Echelles. Habile prestidigi-

tateur, ou farceur adroit, il fut accusé de faire des

choses supérieures à la puissance humaine ; il con-

fessa lui-même devant le roi Charles IX, et d'autres

hauts personnages de la cour, qu'il opérait ses mer-

veilles à l'aide d'un esprit auquel il s'était voué ;


que
cet esprit le tourmenterait encore trois ans. Pour
obtenir son pardon, il s'engagea à découvrir les sor-

ciers du royaume, au nombre de cent mille, disait-il ;

enfin il dénonça une infinité de sens reconnaissables


122 LA SORCELLERIE EN FRANCE

à la marque satanique sur le corps ou dans les yeux.

Ses accusations portèrent toutefois sur tant de gens,


qu'on n'osa pas les poursuivre. Un jour après dîner,
Charles IX ordonna d'amener Trois-Echelles, qui

donna les détails habituels sur le transport des sor-

ciers au sabbat, les sacrifices faits à Satan, les pail-

lardises avec les démons, la fabrication des poudres

et des onguents. Ces récits semblant étranges à plu-


sieurs, l'amiral Gaspard de Coligny raconta à son
tour qu'on avait pris en Poitou, quelques mois aupa-
ravant, un jeune garçon accusé d'avoir fait mourir

deux gentilhommes. Il était leur serviteur et les

avait vus jeter des poudres sur les maisons et les blés,

en disant : Malédiction sur ces fruits, cette maison,


ce pays ; il prit à son tour de cette poudre et en jeta
sur le lit où couchaient les deux gentilhommes qu'on
trouva morts tout enflés et fort noirs. — Il fallait

vraiment avoir de l'obstination pour ne pas s'incliner

devant un tel témoignage. — En tout cas. Trois

Echelles, après sa grâce obtenue, fut probablement


convaincu d'avoir tenté de nouveaux sortilèges, car

on le condamna à mort (1).

La cour de Dôle fit le procès de Gilles Garnier, lyon-

(1) BoDiN, 1. III, c.V, p. 258 1. IV, c, T, p. 289 ;


— Garinet,

;

p. 128 ; Baissac, p. 312.


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 123

nais, accusé d'être loup-garou (1573). Sous la forme


de loup, il avait dévoré pour commencer, près du
bois de la Serre, non loin de Dôle, dans une vigne,

une jeune fille de dix à douze ans, « qu'il avait tuée

et occise tant avec ses mains semblans pattes qu'avec


ses dents », comme dit le mémoire d'accusation
d'Henri Camus, docteur es droit, conseiller du Roi au
parlement de Dôle. Garnier avait d'abord mangé
sur place la chair des cuisses et des bras, porté ensuite

le reste à sa femme. Un mois après, il prit une autre


petite-fille, qu'il aurait mangée de même, s'il n'en

eût été empêché par l'arrivée soudaine de trois per-

sonnes, comme il le confessa. Quinze jours plus tard,

il étrangla un enfant de dix ans, dans le bois de Grc-

disans et lui mangea les cuisses, les jambes et le ventre.


Il confessa encore qu'il avait tué, mais cette fois en

forme d'homme, non de loup, dans un bois, près du


village de Pérouse, un autre enfant de douze à treize

ans, avec l'intention de le manger, ce qu'il eût fait,


s'il n'en eût été empêché aussi, « nonobstant qu'il
fust jour de vendredy », dit naïvement la sentence. Le
lycanthrope fut brûlé (1).

On a conservé le souvenir d'autres aventures diabo-


liques de l'époque. Une sorcière arrêtée à Bordeaux

(l ) Garinet, p. 129 ;
— Baissac, p. 320.
124 LA SORCELLERIE EN FRANCE

(1571) déclara aller au sabbat. Pour vérifier le fait,

on la délivra de prison, elle se frotta de graisse et s'en-


dormit pendant cinq heures ; après quoi, elle se

réveilla et raconta tout ce qui s'était passé en plu-

sieurs endroits ; on trouva qu'elle avait dit vrai.

(BoDiN, 1.2, c. 5, p. 157). —A Paris, on mettait à la

potence, comme sorcier, un aveugle des Quinze- Vingts,

qui dénonça près de cent cinquante personnes ; on


en pendit quelques-unes, convaincues d'avoir employé
l'hostie consacrée dans leurs sorcelleries (1574) (Bo-
DiN, 1. 4, c. 1, p. 286). — Dans le Maine, on brûla plu-

sieurs personnes ayant avoué être allées au sabbat.


Trente sorciers se trouvèrent compromis dans cette
affaire (Baissac, p. 376; Bodin,1.c, c.8, p. 200).

On décapita à Paris un gentilhomme, trouvé avec une


image de cire ayant la place du cœur percée d'un poi-
gnard (1574) (Garinet, p. 131) et, pour terminer le

règne de Charles IX fécond en massacres, on appli-

qua à la question le florentin Cosme Ruggieri, pré-

venu d'avoir attenté aux jours du roi par ses char-

mes, car, selon le bruit public, le prince était mort

envoûté.

i
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 125

IV

Avec Henri III (1574-1589), prince bizarre, qui

sut allier la dévotion à l'amour de ses mignons, les

tribunaux ne cessent pas leurs poursuites : en effet,

les diables doivent avoir beau jeu dans le pays où


les passions religieuses sont tendues à l'extrême.
Marguerite Pajot est exécutée à Tonnerre en 1576:
elle allait au sabbat, elle avait fait mourir des hom-
mes et des animaux en les touchant d'une baguette.
Elle avait tué un sorcier qui ne voulait pas lui prêter

un lopin de bois de la vraie Croix avec lequel il

faisait des sortilèges (Garinet, p. 132). — Le


bailli de Cœuvres fait brûler, l'année suivante, Cathe-

rine Dorée pour avoir tué son enfant par ordre du


diable, qui lui était apparu sous la forme d'un homme
haut et noir (Garinet, p. 132). — C'est ensuite le

tour de Barbe Doré, condamnée par un jugement

du bailli de St-Christophe, confirmé par le Parlement :

elle tuait les gens par de la poudre jetée sur leur

route et guérissait les ensorcelés en leur mettant un


pigeon sur l'estomac (Garinet, p. 132 ; Baissac,
p. 378 ; BoDiN, 1, II, c. 8, p. 197). — Bérande, brûlée
à Maubec, près Beaumont de Lomaignie, en allant

au supplice, accusa une demoiselle d'avoir été au

I
126 LA SORCELLERIE EN FRANCE

sabbat : « Ne sais-tu pas, lui dit-elle, que la dernière

fois que nous fîmes la danse, à la Croix du Pâté, tu


portais le pot de poison» ? — et la demoiselle ne sut
que répondre (Garinet, p. 132 ; Bodin, p. 331 ;

CoLLiN DE Plangy, art. Bérande).


La Savoie restait toujours un pays cher aux sor-

ciers. En 1574, on en brûla quatre-vingts à Valéry-

en-Savoie. Une des accusées se reconnut eryge (héré-


tique, sorcière) depuis trente ans ; le diable Morguet
lui avait apparu sous la forme d'un renard ou d'un

chien roux, elle l'avait baisé sous la queue et reçu de

lui un bâton blanc pour se transporter au sabbat. Ce


bâton faisait périr les êtres par son simple attouche-
ment. La pauvre femme ayant accusé son mari, sa
fille et bien d'autres, d'être eryges comme elle, attira,

par ses dénonciations, la mort sur toutes ces victi-

mes (Calmeil, de la Folie, t. I, p. 282).

En 1578, Jeanne Harvilliers, native de Verberie,

près de Compiègne, prévenue d'homicides et de malé-

fices, fut amenée devant le magistrat. Elle confessa

que sa mère l'avait offerte à Satan dès sa naissance^


et que, depuis l'âge de douze ans, le diable, sous la

forme d'un grand homme noir, vêtu de drap noir,


éperonné et botté, ayant un cheval noir à la porte,

copulait charnellement avec elle, même lorsqu'elle

était couchée avec son mari. L'enquête apprit que


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 127

trente ans auparavant elle avait été fouettée pour

crime de sorcellerie et que sa mère avait été brûlée


comme sorcière. Jeanne accusa encore un berger
et un couvreur de Genlis d'être sorciers. Elle refusa

de faire appel de sa sentence, tant elle était dégoûtée


de vivre, et fut brûlée (Calmeil, t. I, p. 287 ; Bais-
sac, p. 379 ; BoDix, Préface).
Il est assez caractéristique de retrouver chez d'au-

tres démoniaques le même désir de la mort. Une


femme, condamnée à mort par le bailli de Château- ,

roux, demandait son exécution immédiate, car « elle

aimait mieux mourir que d'être encore tourmentée


du diable qui ne lui laissait point de repos» (Calmeil,

p. 290). — - Une autre reprochait au diable de la

pousser chaque jour à faire quelque mal, et de lui

rendre la vie malheureuse. Sa maîtresse l'ayant sur-

prise à casser un vase de terre de propos délibéré,


elle supplia, en avouant ses funestes impulsions,

qu'on se hâta de la faire périr, attendu qu'elle sen-


tait qu'elle n'aurait point de repos jusqu'à ce qu'elle

eût donné la mort à quelqu'un (Calmeil, 1. c).

Un jurisconsulte, originaire de Toulouse, Pierre


Grégoire (1), domicilié à Pont-à-Mousson, raconte

(1 ) Dans son ouvrage Syntagma juris universi atque legum pêne


omnium gentium et rerum publicarum. 3» pars, 1. XXXIVc. 2.
128 LA SORCELLERIE EN FRANCE

qu'en la seule année 1577, le Parlement du Languedoc


livra au bûcher quatre cents sorciers portant tous
la marque du diable. Peut-être a-t-il confondu sor-
ciers et protestants, ou a-t-il eu des renseignements
peu sûrs, car aucun historien ne parle d'un pareil

massacre. On ne saurait nier pourtant que l'époque


ne fût abondante en procès de diableries.
Le lieutenant de Labourt, pays où l'on avait déjà

poursuivi et brûlé une sorcière en 1566, Boniface

Delaise, fait pendre et brûler (1578) une Marie Chor-

ropique qui s'était donnée à un grand homme noir (1).

—A Paris, le Parlement dut s'occuper d'un jeune


homme, coupable d'avoir jeté des poudres ensorcelées
dans le sein d'une jeune fille qu'il convoitait. La jeune
fille devint malade et accusa le jeune homme de sor-

tilège. Il fut donc arrêté, mais en appela au Parle-


ment, qui, après de savantes plaidoiries mêlées de
grec et de latin, confirma l'arrêt du juge de Laval.

Nous ignorons le sort qui fut fait ensuite à l'accusé

(Le Loyer, des Spectres, 1. II, c. 9, p. 155). — Non


moins doctes les plaidoiries d'une autre cause sou-
mise également au Parlement. Il s'agissait d'une
maison de Tours, hantée par des esprits tapageurs.

(1) Baissac, p. 417 ; Garinet, p. 134 ;


— Calmeil, p. 465
note ;
— De Laxcre, De V Inconstance, p. 101, 123.
PERSÉCUTIOX DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 129

appelés Rabbats ou Lutins. Le locataire demandait


la résiliation de son iDail ; il obtint gain de cause

devant le présidial de Tours, mais le propriétaire fit

appel. On plaida. Le Parlement, faute de lettres

royales, dut casser le jugement de Tours ; puis le

Conseil du Roi ayant accordé les lettres nécessaires,

le bail fut cassé à son tour (Le Loyer, 1. VI, c. 15,

p. 660 seq,).

A La Tournelle, les juges avaient aussi à s'occuper

de choses étranges. Le bailli de Coulommiers avait


épousé la fille du jurisconsulte Dumoulin. Or, des
assassins tuèrent, dans sa maison de Paris, la jeune

femme, ses enfants, et leur nourrice. On arrêta les

cousins germains de la morte comme coupables du


meurtre ; ils nièrent le fait, puis appelèrent contre

la sentence qui les condamnait à la torture. On plaida

donc à la Tournelle : l'avocat du mari demandeur fit

vaU)ir, comme preuve de culpabilité, que la morte


était apparue la nuit à son époux, en lui indiquant
ses assassins. On ne dit pas du reste quel accueil les

juges de la Tournelle firent à cette preuve singu-

lière (Le Loyer, 1. VI, c. 15, p. 677).

En revanche, un marchand forain de Bretagne


fut tué à peu près vers le même temps. Son frère vit
un spectre qui lui commanda de faire creuser en un
certain lieu. On y trouva le cadavre à demi-pourri.
130 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Comme la veuve du marchand avait eu la réputatiom


de lui rendre la vie assez dure, et qu'elle s'était oppo-
sée aux recherches, on l'accusa d'être coupable du
crime. Par arrêt du Parlement de Rennes, confirmatif"

de la sentence du premier juge, la femme fut pendue


et son corps jeté aux flammes (Le Loyer, p. 678).

Une épidémie de démonomanie sévissait alors au-

tour d'Annonay. Bon nombre de jeunes filles de la

campagne en étaient atteintes et venaient se faire

exorciser à la ville. L'une d'elles, une paysanne de

vingt-deux ans, nommée Madeleine, se déclara pos-


sédée par quatre démons, Satan, Belzébut, Myron
et Salvarin. On nota dans cette possession épidémi-
que un trait signalé en d'autres circonstances : l'in-

fluence mutuelle des possédées les unes sur les autres ;.

une fois qu'un démon avait consenti à se nommer,


les autres ne faisaient plus guère de difficultés. Lhie

des démoniaques accusa une certaine femme, nommée


Catherine Boyraionne, villageoise de Saint-Safforin,
d'être sorcière et de lui avoir introduit des diables

dans le corps. Cette accusation fut immédiatement

répétée par les autres ; elle nécessita la confrontation

de la prétendue sorcière. Lorsqu'elle fut amenée au


milieu des possédées, il se produisit un vacarme
efîroyable ; chaque diable se mit à braire ou à jap-
per, en criant : La voici, la voici, c'est elle. La pauvre-
PERSÉCUTION DES SORCIERS AU XVI^ SIÈCLE 131

femme manqua d'être écharpée par les furieuses qui

la foulèrent aux pieds. Accusée à son tour d'être sor-


cière, la fille de la Boyraionne commença à se défen-

dre du pied et du poing contre les attaques des

endiablées, mais la folie la prit elle aussi ; elle accusa


sa mère de l'avoir conduite au sabbat, d'être cause
de sa possession, car elle lui avait donné des noix

enchantées à porter à des bergers. Or la jeune fille

avait mangé trois noix ainsi que son frère, ce qui lui

avait mis trois diables dans le corps. Devant tant


d'affirmations, les exorcistes, depuis si longtemps en
travail, ne pouvaient douter ; ils appelèrent le bras
séculier à la rescousse. La pauvre Boyraionne dut
subir la visite des chirurgiens qui la piquèrent à
outrance pour découvrir la marque diabolique insen-

sible. Comme ils tâtonnaient, un diable Myron, (par-


lant par la bouche d'une possédée) leur indiqua les

endroits où ils devaient enfoncerleurs aiguilles. Enfin,


on la trouva la fameuse marque, elle constituait une
preuve presque irréfutable, il ne manquait plus que
l'aveu de la coupable. La torture tenta vainement
de l'obtenir ; la pauvre femme résista sur le chevalet

à une traction violente qui lui arracha un doigt de

pied ; elle ne voulut rien dire. On la remit à la ques-


tion ; avant de la subir, la martyre demanda d'être
déliée et promit de tout avouer, mais elle déclara
132 LA SORCELLERIE EN FRANCE

qu'elle ne savait autre chose que les faits déjà décla-


rés. Fort mécontents, les juges firent renouveler la
torture en versant sur le corps de la victime du lard
fondu et brûlant, mais elle tint bon et un beau jour
on la trouva morte en prison. Satan, déclara-t-on,
lui avait tordu le cou. L'épidémie se continua plu-

sieurs années, entraînant des accusations contre


d'autres femmes dont la fin risque d'avoir été lamen-
table (1).

Elles sont plus que bizarres les confessions de cer-

tains accusés de sorcellerie. En 1582, par exemple,


le Parlement de Paris confirme la sentence de mort
du bailli de la Ferté contre la femme Gantière» Une
jeune fille, se trouvant possédée, avait accusé la Gan-
tière de lui avoir envoyé le diable dans le corps. Une
fois arrêtée sur cette plainte, la sorcière avoua qu'en
efîet elle avait été au sabbat, que le diable l'avait

marquée, qu'il était vêtu d'un hilaret (voile) jaune,


qui lui couvrait seulement le corps et non les parties

(1) Baissac, p. 341. d'après un livre fort rare l'Antéchrist


démasqué de Claude Caron, médecin d'Annonay et témoin de&
événements. Tournon, 1589.

I
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 133

honteuses qu'il avait fort noires. Le diable lui avait

donné huit sous pour payer sa taille, mais, à son


retour au logis, elle ne les avait plus trouvés dans

son mouchoir. Les juges ne virent pas la folie de cette


pauvre femme et la firent brûler (Garinet, p. 139).

— Un homme, Abel de la Rue, savetier, condamné


à Coulommiers à être brûlé vif, ne fut pas plus heu-

reux dans son appel au Parlement (1582). On l'avait

accusé d'avoir noué l'aiguillette de deux nouveaux


mariés. Il confessa avoir vu au couvent des Corde-
liers de Meaux,où sa mère l'avait placé, un barbet
noir qui était un démon ; un autre diable lui apparut
ensuite, Maître Rigoux,qui le surprit au moment où
il feuilletait un grimoire magique dans la sacristie

du couvent. Ce diable le transporta près du Palais

de Justice de Meaux, puis le reporta dans la sacristie.

Menacé du fouet, Abel se sauve du couvent, va


retrouver son Maître Rigoux, qui le confie à un ber-
ger, puis sur un bâton se rend au sabbat où Rigoux
se transforme en bouc. Les scènes qui s'y passent
sont celles que nous connaissons. A noter un détail

fort peu délicat : Après l'adoration du bouc, «l'accusé


vit que le dit bouc courba ses deux pieds de devant
et leva son c. en haut ; et lors, que certaines menues
graines, grosses comme têtes d'épingles, qui se con-

vertissaient en poudres fort puantes, sentant le


134 LA SORCELLERIE EN FRANCE

soufre et la poudre à canon, seraient tombées sur

plusieurs drapeaux, et que le plus vieil de la dite

assemblée aurait commencé à marcher à genoux, du


lieu où il était, et celui baisé en la partie honteuse de

son corps. Et ce fait,, que le dit vieil homme recueil-

lit son drapeau, qui contenait des poudres et des


graines (1) »,

On connaît un loup-garou jugé à Orléans en 1583 et


à la même date une femme de Boissy-en-Forez, Jeanne

Bonnet, brûlée pour avoir conversé avec le diable (Ga-

RiNET, p. 144). — Unefemme, Marie Martin, de Neuf-


ville-le-Roi en Picardie, accusée de tuer par sortilège,

est rasée ; on trouve sur elle la fameuse marque du


diable. En effet, elle en avait un, Cerbérus, qui la

mena au sabbat, mais ne la sauva pas de la potence

(1586) (GARiNET,p.l46).— A Riom,en Auvergne, on


brûla la femme d'un gentilhomme, blessée déjà, sous

la forme d'une louve, par un chasseur qui lui avait

coupé une patte. Cette patte, dans la poche du chas-

seur, se changea en main qui avait un anneau d'or à


l'un de ses doigts et fit reconnaître la coupable (1588)

(Garinet, p. 150).

Encore sous Henri 111, on signale un prêtre, nommé

(1) Rouget. Notice historique sur la ville de Coulonimiers


Coulommiers, 1829, in-8, — Garinet, p. 139 seq.
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 135

Séchelle, brûlé en place de Grève pour sorcellerie ;

un Dominique Mirot et Marguerite, sa belle-mère,

condamnés pour magie, idolâtrie, impiété, à faire

amende honorable devant l'église de Paris, à crier


mercy à Dieu, au Roy, à la justice, puis être pendus,
étranglés, brûlés, réduits en cendre ; une sorcière
brûlée à Châteauroux sur la déposition de sa fille. Il

serait sans doute encore possible d'allonger cette

liste déjà navrante.

Au milieu de toutes ces folies, il est agréable de


voir quelques hommes se servir de leur bon sens
pour voir les choses sous leur vrai jour. Une fille, se

prétendant possédée, recevait les exorcismes des

Capucins de Paris ; Pigray, chirurgien du Roi, alla la

voir ; il ne tarda pas à découvrir que la prétendue


possédée lui débitait des sornettes. Loin d'être vierge,
elle était débauchée depuis longtemps ; elle avait

même déjà reçu le fouet à Amiens pour simulation


de possession ; le roi Henri III qui avait désiré la

voir, la fit mettre en prison perpétuelle. — Le même


chirurgien sauva du supplice quatorze prétendus

sorciers, comparaissant en appel devant le Parle-

ment réfugié à Tours. Après examen sérieux, dit

Pigray, « nous n'y reconnûmes que de pauvres gens


« stupides, les uns qui ne se souciaient de mourir, les

« autres qui le désiraient. Notre avis fut qu'il leur


10
136 LA SORCELLERIE EN FRANCE

« fallait plutôt bailler de l'hellébore pour les purger

« que de leur appliquer aucune peine ». — Le Par-


lement, après une mûre délibération, les renvoya
chez eux, complètement indemnes (1).

L'esprit de quelques hommes d'élite ne pouvait


être celui de la foule, au moment surtout où la Ligue
et la grosse question de la succession au trôné met-

taient en branle les passions. Dans leur violence,

elles devaient employer toutes les armes, c'est pour-


quoi nous ne nous étonnons pas de trouver le reproche
de sorcellerie adressé au roi Henri III, devenu l'objet

des haines populaires. Un pamphlet sur les sorcelleries

de Henri de Valois et les oblations qu'il faisait au


diable dans le bois de Vincennes (1589) le présentait

donc au peuple comme sodomite et sorcier. Un autre

pamphlet séditieux lui reprochait d'avoir laissé tenir

au Louvre des écoles de magie, et d'avoir reçu, en

présent des magiciens, un esprit familier, nommé


Terragon, tiré du nombre des soixante esprits nourris

en l'école de Soliman. On supposait qu'il couchait


avec Terragon, qu'il l'avait marié à la comtesse de
Foix, qui ne put endurer sa compagnie charnelle parce

qu'il était tout brûlant. L^n autre jour, disait-on, le

(1) PiGKAY, lib. VII, c. X. CMrnrgia Pétri Pigrei, 1609, in-8,


— Garinet, p. 151 ; — Calmeil, t. I, p. 290 ;
— BAissAC,p. 381.

H
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 137

roi avait fait venir une fille de joie pour la prostituer

à son diable favori, et cette fille pensa en mourir de


frayeur. Pendant que les Ligueurs accusaient ainsi
Henri III de magie, certains d'entre eux tentaient de
se débarrasser du monarque haï par l'envoûtement, en
piquant à la messe des images de cire, représentant le
prince et placées sur l'autel (1). On sait que le poi-

gnard d'un moine fanatique, Jacques Clément, se


montra plus efficace que les piqûres des envoûteurs.

VI

Henri IV, le roi vert galant (1589-1610) et spiri-

tuel, crut-il au diable ? Probablement, un peu comme


tout le monde. En tout cas, sa croyance fit bon mé-
nage avec les affaires, les batailles, les amours. Le roi,

suffisamment occupé pour sa part, laissa ses Parle-


ments se débrouiller à leur guise avec les sorciers

toujours renaissants. De là vient sans doute que nous

avons encore à faire une litanie fastidieuse et lugubre


de condamnations pour sorcellerie, sous un prince

( Garinet, p. 153,-295
1 ) ;

Les sorcelleries de Henri de Valois,
et les ablations qu'il faisait au diable dans le bois de Vincenncs,
petit in-8 de 15 pages, 1589 ; —
liemonstrances à Henri de Valois
sur les choses horribles envoyées par un enfant de Paris. 1589, in-12.

I
138 LA. SORCELLERIE EN FRANCE

dont les aventures auraient dû cependant éveiller le

scepticisme. Le Parlement de Paris condamne au


feu, en 1597, un certain Chamouillard, accusé d'avoir
noué l'aiguillette à une demoiselle de la Barrière (1),

et confirme le jugement rendu contre Jean Belon,


curé de St-Pierre des Lampes, diocèse de Bourges,

condamné à être pendu et brûlé pour crime de sor-


cellerie (Baissac, p. 391). Dans les provinces, on ne
parle plus que de sorciers. Les juges de Riom con-
damnent à mort un Vidal de la Porte, qui avait noué

l'aiguillette, tant aux jeunes garçons de son endroit


qu'aux chiens, chats et autres animaux domestiques,
pour en empêcher la procréation (Garinet, p. 157).

Un loup-garou comparaît devant le Parlement de


Rennes ; un autre, Jacques Roulet, condamné par
le juge d'Angers pour avoir mangé un enfant,

accusa son frère et son cousin d'être loups-garous


comme lui ; il eut été brûlé vif sans l'appel fait par
son avocat au Parlement de Paris, qui, bien inspiré
cette fois, fit envoyer le lycanthrope à l'hospice de
St-Germain-des-Prés, où l'on traitait les fous (2).

(1598).

(1) Garinet p. 157; — Collix de Plaxcy, Dictionnaire in-


fernal, art. Chamouillard.
(2) B.ussAC, p. 386 seq. — Calmeil, De la
; folie, t. 1. i> ;?:u>

seq.
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 139

Pierre Aupetit, curé de la paroisse de Pageas, près

de Chalu, en Limousin, fut moins heureux (1). Arrêté


comme sorcier, il commença par décliner la juridiction

laïque du vi-sénéchal. Le Parlement de Bordeaux,


appelé à trancher cette question de compétence, se
prononça pour les tribunaux civils, et ordonna au
sénéchal de procéder contre le malheureux curé, en

présence d'un représentant de Tévéque. Malgré ses


dénégations, Aupetit fut condamné à mort, proba-

blement sur les dépositions de ses paroissiens. Il de-

vait être dégradé et torturé avant l'exécution. Sur

le chevalet, le malheureux perdit la tête, et fit alors

les confessions les plus extravagantes : « J'ai été au


« sabbat de Mathegoutte, dit-il, j'y ai vu le diable

« sous la forme d'un mouton moitié blanc, moitié

« noir. Il parlait et nous invitait à croire en sa puis-


« sance, se faisant adorer et baiser en un certain en-
« droit. Le diable donnait rendez-vous aux sorciers

« dans les landes de Mathegoutte ou au Puy-de-


« Dôme, au moyen d'un signal tout particulier ; il

« condensait au ciel un nuage dans lequel se reflétait

« l'ombre d'un mouton. — Il y a vingt ans que je

« vais au sabbat, où le diable m'a appris à dire la

(1) Baissac, p. 371 seq. ; —


Gari>-et, p. 158 De Lancée, ;

Tableau de V inconstance des démons, 1. VI, dise. TV, p. 502 seq.

1
140 LA SORCELLERIE EN FRANCE

« messe en son honneur. Il m'avait ordonné de dire


« mes prières en son nom et non plus au nom du
« Père. Je ne disais plus : ceci est mon sang, ceci est

« mon corps, mais bien Beelzébuth, Béelzéhuth.... Si

« j'essayais de me recueillir pour officier dignement,


« le diable se mettait à voltiger sous mes yeux ; il

« prenait la forme d'un papillon, me brouillait l'en-

« tendement, et je me sentais contraint de prier à la

« manière du diable. Cela arrivait surtout quand


« j'étais le mieux disposé à me repentir et à demander
« pardon à Dieu ; le papillon alors ne manquait
« jamais d'apparaître pour me tourmenter et m'em-
« pêcher de faire cette louable action. — J'ai le don
« d'embarrer, de faire cesser les hémorragies et de
« me faire aimer des filles. Il m'est arrivé de m'ex-
« cercer à faire périr les fruits, à faire mourir les

« hommes, les femmes et les enfants ; le diable nous

« donne une poudre noire pour commettre mille for-

« faits. J'ai donné la mort à Pichin et administré mes


« drogues à Jean Maume. — - Jamais je n'ai pu m'ha-
« bituer à la compagnie du diable, qui me faisait

«. toujours peur. Quand je voulais guérir des malades,

<( car j'avais obtenu le privilège de guérir les frénéti-

« ques, le diable m'assistait de ses conseils et venait

« à moi, en volant sous la forme d'une mouche


« de grande taille. » — Aupetit maintint tous ses
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 141

dires jusqu'au bûcher (1598), Calmeil, t. I, p. 344.

Dans le Poitou on signale la condamnation d'une


sorcière, Anialaric ; de toute une famille Bonnevault ;

d'un Berthomé de Lignon, dit Champagnat ; d'un


Bobin, d'une femme Chatenet, tous sorciers jeteurs

de sorts ou guérisseurs, jugés à Montmorillon, (1599).


dont les magistrats paraissent avoir cédé au courant

d'opinion alors à la mode (1) — En Normandie, le

Parlement de Rouen ne cesse de condamner des sor-

ciers, qui vont faire amende honorable au parvis


Notre-Dame, d'où on les mène au Vieux-Marché,
Ils y sont tantôt brûlés vifs, tantôt pendus, après
avoir toutefois, senti le feu à trois reprises (2). — A
Dôle, on brûle une femme Colas de Betoncourt, cou-
pable de commerce charnel avec Satan (1599) (Gari-
NET, p. 160). — A Bordeaux, le Parlement juge un
enfant de quatorze ans, idiot, Jean Grenier, qui se
vantait de se faire loup, d'avoir mangé des chiens,

un enfant, deux bergères ; il en avait attaqué d'au-


tres ; deux d'entre elles, l'une de treize ans, l'autre

de dix-huit, déposaient contre lui. Malgré les témoi-

(1) Discours sommaire de sortUèges et véaéflces, tirés des


procès criminels jugés au siège royal de MontmorUlon, en Poitou,
en l'année 1599 brochure anonyme, sans lieu d'impression.
:

CoLLix eejPlaxoy, Dictionnaire infernal, art. des noms cités.
(2) Floqtjet. Histoire du Parlement de Normandie, t. V, p. 619.
142 LA SORCELLERIE EN FRANCE

gnages concordants et l'aveu du coupable, la cour,

l'estimant stupide et idiot, se contenta de le faire

enfermer dans un couvent de Bordeaux, pour le reste


de ses jours,» avec inhibition et défense d'en sortir
à peine d'être pendu et étranglé. » (1603) (Baissac,

p. 393 ; De Lancre, p. 255 ; Calmeil, t. I, p. 416).

Le Parlement de Paris confirmait encore la' sen-

tence du juge de la Guiolle, en Auvergne, contre une

femme accusée de commerce charnel avec Satan,

aux côtés même de son mari (1606) (Baissac, p. 396 ;

Calmeil, p. 425). Et cependant, les présidents du


Parlement à cette époque étaient Séguier et Mole,
deux hommes qui font honneur à la magistrature !

Paris s'était ému, quelques années plus tôt, des

gambades d'une fille, se disant possédée. Elle avait

vingt ans, son père tisserand de son métier avait jugé


bon de tirer parti de ses trois filles en les faisant pas-

ser pour démoniaques. L'évêque d'Orléans s'était

facilement aperçu de l'imposture, en constatant que

la jeune Marthe Brossier ne distinguait pas l'eau


ordinaire de l'eau bénite, ni les aventures de Pétrone

du latin du Rituel. Il avait, à la suite de son examen,


défendu de continuer les exorcismes, et l'intéressante

famille s'était dirigée sur Paris (1598). Les Capucins

se laissèrent prendre à ses manœuvres ; ils exorci-

sèrent la possédée à Ste-Geneviè\^e, au milieu d'un


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 143

grand concours populaire, et firent tant de bruit que


l'évêque de Paris, Henri de Gondi, donna commission

à cinq médecins d'examiner la jeune Marthe. Ils

s'accordèrent pour dire qu'en son affaire il y avait


beaucoup de fraude, peu de maladie, et que le diable

n'y était pour rien.

Comme ces médecins, malgré la décision rendue,


semblaient conserver des doutes, ils demandèrent
l'adjonction d'autres docteurs, tandis que les Capu-

cins recommençaient les exorcismes. Un jour, les con-

vulsions se renouvelèrent plus effrayantes aux : mots


de l'Evangile Et verbum caro faclum est, la possédée
tomba, puis se transporta de l'autel jusqu'à la porte
de la chapelle, par sauts et par bonds. L'exorciste
s'écria que, si quelqu'un doutait de la vérité du pou-
voir du démon, il n'eût qu'à se colleter avec lui. Le
médecin Marescot accepta le défi, il serra vigoureu-

sement Marthe Brossier à la gorge, la forçant ainsi


à rester tranquille. Cet acte de vigueur impres-
sionna la convulsionnaire : aussi, en présence des
médecins, elle n'osa recommencer ses plaisanteries,

mais elle leur dit qu'ils feraient mieux de se mêler


de médecine que de possessions. Cela les fâcha sans
doute, car ils quittèrent l'église ; Marthe, de son
côté, gambada de plus belle, elle fit une certaine
impression sur d'autres médecins, moins perspi
144 LA SORCELLERIE EN FRANCE

caces qui la reconnurent véritablement possédée.

Comme la populace parisienne commençait à s'agi-

ter autour de cette affaire et à menacer les Huguenots


à son sujet, Henri IV chargea le Parlement d'étudier ce
qui se passait. La jeune fille fut arrêtée, examinée en-
suite par une commission, dans laquelle onze médecins

déclarèrent la possession feinte. Ce fut alors .toute

une levée de boucliers. Certains prédicateurs violents


crièrent à la violation de la juridiction ecclésiastique,

quelques-uns tentaient de réveiller à ce sujet les pas-

sions de la Ligue, mais le Parlement tint bon ; il en-

joignit de conduire Marthe et son père à Romartin,


avec défense au père de laisser sortir sa fdle sans la

permission du juge. — Malgré cette défense, Alexan-


dre de la Rochefoucauld, abbé de St-Martin, fit enle-

ver les deux prisonniers, les dirigea sur l'Auvergne


où son frère était évêque de Clermont, puis de là sur

Avignon et sur Rome. A cette nouvelle le roi se

fâcha, mit sous séquestre les biens des La Roche-


foucauld et fit agir diplomatiquement sur la Curie.

Les deux Brossier ne purent avoir audience et

durent se réfugier dans un hôpital (1).

(1) De Thou. Histoire universelle, édit. française. Bâle, 1742,


I. CXXIII, t. IX,p. 289 seq. — Calmeil, t. I, p. 349 seq.
; ;

L. FiGxnER, t. I, p. 262.
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 145

Jusqu'à la fm du règne de Henri IV, c'est partout,

plus ou moins vive, une chasse continue aux sorciers.

Dans le Vivarais, on prend en 1609 un Gimel Truc,


guérissant le bétail et empoisonnant les champs au
moyen de charmes et de poudres magiques (1). A
Dôle, une sorcière fut brûlée car elle fut convaincue

d'avoir « en pissant dans un trou, composé une nuée


de grêle qui ravagea le territoire de son village (2) ».

Quelques mois avant le coup de poignard de Ra-


vaillac (10 mai 1610), le Parlement de Dôle faisait le

procès de deux banquiers de Vesoul, Mansfredo Dor-


lady et Fernando son fils, réputés être trésoriers du

diable. Leur dénonciateur, Georges Roulet,leur pré-


senta une traite remise à lui par un grand homme
habillé de noir, qui était Satan en personne, et la

traite fut payée sans difficulté. Le même Roulet tua


un autre jour le diable sous la forme d'un mendiant
importun et l'enterra avec l'aide de sa femme dans
son jardin. Mais quelque temps après, s'étant pris
de querelle avec cette femme, elle lui reprocha d'être

(1) Discours véritable d'vm sorcier nommé Gimel Truc, natif


de Léon en Bretaigne, STirprins en ses charmes et sorcelleries
au pays du Vivarois. Ensemble la recepte pour guarir le bestail
que par sa subtille poison avoit mis sur les champs en l'année
1690. Paris. louxte la coppie imprimée à Lyon par H. Botet,
1609, in-8 de 15 pages.
12) Marquiset, Statistique historique de V arrondissemeni df
Dôle, t. I, p. 297 ; — Samuel Garnier, Barbe Buvée, p. 7.
146 LA SORCELLERIE EN FRANCE

meurtrier d'un pauvre. La justice arrive, enquête^

fait des fouilles, et dans la fosse du jardin, « ne se

trouva qu'un gros crapaud, très puant, qui, de sa


vilaine puanteur, fit horreur à toute la compagnie ».

Il n'y avait pas de doute sur l'identité du diable et

du crapaud ; Roulet, soumis à des interrogatoires,

successifs, fut amené à raconter l'histoire de la traite

diabolique. Les banquiers, arrêtés à leur tour et


interrogés par les moyens persuasifs du temps, avouè-
rent être les caissiers du diable et furent dûment
brûlés à Vesoul (1) (1610).

Le Parlement de Grenoble n'était pas moins sévère


comme le prouve un arrêt du 14 août 1606, contre
un Franciscain nommé Denobilibus «Vu par : la Cour,
par ce qui résulte du procès a déclaré et déclare ledit
de Nobilibus suffisamment atteint et convaincu des
cas et crimes à lui imposés, pour réparation desdits

ordonne que l'habit de religieux de St-François lui

sera ôté, et l'a condamné et condamne à faire amende


honorable en chemise, tête et pieds nus, tenant une

(1) Baissac, p. 323 seq. ;



Discours prodigieux et espou-
vantable du Thresorier et Banquier du Diable et son fils qui ;

ont été bruslés à Vesouz en la Franche- Comté, le 18 février 1610.


Après avoir confessé une infinité de maléfices et sorcelleries
par eux comises. Ensemble le moyen comme ils fui-ent descouvers.
Avec la copie de l'Arrest du parlement de Dole, Lyon, in-12^
(sans date, 1610).
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 147

torche ardente en mains du poids de trois livres et

conduit par l'exécuteur de la justice haute par devant


la cour, à jour et heure d'audience publique, et là,

à genoux, crier merci à Dieu, au roi et à la justice, des


crimes et excès susdits par lui commis ; pour, ce fait,

être ramené à la Conciergerie dudit Palais, et depuis

par ledit exécuteur au devant du parvis de l'église

Xotre-Dame de la présente ville, et là faire semblable


amende honorable, crier pareillement merci à Dieu,
au roi et à la justice, et de ladite église en la place du

Breuil, lieu accoutumé à faire semblables exécutions,


pour illic être pendu et étranglé jusqu'à ce que mort

naturelle s'en suive à une potence qui à ces fins y


^era dressée, et puis son corps jeté dans le feu à cet

«ffet préparé, pour être réduit et consumé en cendres ;

dans lequel seront aussi pareillement jetés tous les

livres, couteaux, caractères, billets, platines gravées,

anneaux, images, statues, parchemins, cartons,

aiguilles et autres choses trouvées sur lui lors de sa

capture et ailleurs servant à magie, pour être brûlés

et consumés avec son corps comme dessus et le con-

damne à cinquante livres d'amende envers le roi et

aux frais et dépens de justice le concernant ». Un


complice fugitif, Antoine Baffier devait aussi être
pendu et étranglé, trois autres s'en tiraient par les

galères {Revue rétrospective, t. II, p. 263 seq.).


148 LA SORCELLERIE EN FRANCE

VII

Pendant que les provinces annexées à la Couronne


assistaient ainsi aux supplices de sorciers nombreux,
car nous ne citons que les plus connusses pays voisins

subissaient, eux aussi, l'épidémie démoniaque et se

défendaient de la même façon. La protestante Genève,


sous l'influence de Calvin, insérait dans ses codes des
prescriptions draconiennes contre la sorcellerie et les

autres crimes commis censément contre Dieu. Elle


envoyait, sous ces prétextes, en quatre ans (1542-

1546), cinquante-huit personnes à la mort. Comme


on accusait les magiciens d'être les auteurs de la

peste, l'autorité se croyait en droit d'user à leur égard

des tortures les plus violentes, tenailles ardentes,

prisons infectes, supplices divers dont la terreur

poussait bien des infortunés à se tuer pour ne pas

les soulïrir. Dans l'espace de quatre mois (17 février-

15 mai 1545), trente-quatre victimes expiraient ainsi


dans les tourments (1). Deux cents sorciers, peut-

être plus, peut-être moins, périrent encore à Genève,

(1) Soldan-Heppe. Geschichte der Hexenprozesse, 2 in-


Stuttgart, 1880, t. I, p. 499 ;
— Diefenbach, p. 298.
PERSÉCUTION DES SORCIERS AU XVI^ SIÈCLE 149

dans la dernière moitié du siècle (Ladame, Procès

criminel, p. VII).

Le conseil de Berne prit, à la vérité, des disposi-


tions fort sages et, pour le temps, fort modérées, afin
de diminuer le nombre des procès de sorcellerie (Or-

donnances de 1543 et de 1600). Ces ordonnances


semblent n'avoir eu d'influence que dans la ville de
Berne, car dans le pays de Vaud, récemment conquis,
les magistrats et les seigneurs locaux ne laissèrent

pas d'exécuter les malheureux accusés de magie,


dans une proportion énorme : cinquante-six en qua-

tre ans (1591-1595) ; deux cent cinquante-cinq, les

quatre années suivantes (1596-1600) ; deux cent qua-


rante-deux dans la première décade du xvii^ siècle

(1601-1610). Les pays soumis directement à Berne

ne furent pas moins éprouvés. A Colombiers, huit


personnes ; à Etoy, huit encore, dans la seule année

1602 ;
— Etoy récidivait bientôt: en un seul mois de
1609, elle assistait au supplice de sept sorcières.

Jusqu'en 1634, où les ordonnances du siècle précé-

dent furent renouvelées, les bûchers des divers bourgs


consumèrent ainsi, par petits paquets, des centaines
de magiciens (1).

La principauté de Montbéliard, appartenant à la

(1) SoLDAN, t. I, p. 500, 506 seq.


150 LA SORCELLERIE EN FRANCE

maison de Wurtemberg avait embrassé la Réforme ;

cela ne l'empêcha nullement de faire une chasse ter-

rible aux sorciers. On n'a pas conservé de procès

entiers, mais des pièces détachées qui permettent


de supposer des poursuites bien plus nombreuses.
Cependant on connaît, en 1555, une procédure contre
Richarde Borne, réclamée par la justice de l'arche-
vêque de Besançon, à Mandeure ;
— en 1563, procès
criminel de sorcellerie de Jean Carlin et de sa femme,

à Héricourt. Renvoyés des fins de la plainte ;



même année, enquête contre une autre femme d'Hé-
ricourt ;
— en 1564, sentence de bannissement per-

pétuel contre une femme Claude de Bavans ;


— - en
1572, sentence de l'officialité de Besançon, bannis-

sant une Claude Vervier, dite la Montagne ;


— même
année, Nicolas Greuillot de Granges, détenu pour

sortilèges, meurt en prison ;


— en 1583, information

contre Claude Goillay d'Allondam ;


— en 1586, pro-
cédure à Montbéliard, contre Exibel Margillon et sa
fille, torture et bannissement ;
— en 1595, informa-

tion contre Valentine Boudin, sage-femme à Mont-


béliard, pour sortilège (1). — La liste se prolonge
ainsi jusqu'à la prise de Montbéliard par le maréchal

( 1 ) Baissac p. 332 ; — Tuetey. Lu sorcellerie dans le pat/t


de Montbéliard au XVII^ siècle, Dôle 18S6.
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI« SIÈCLE 151

de Luxembourg en 1676 ; elle mentionne entre autres


un Jean Thiébaud, de Courcelles-lez-Granges, brûlé
pour s'être donné à un diable du nom de Grappin
(1611) ; Guillaume Tournier, Annette Sergent, Alix
Durupt, exécutés (1617); trois femmes condamnées
au feu (1618) ; une autre femme, Marguerite Surleau,
brûlée après décapitation (1619) ; trois femmes exé-
cutées et deux autres poursuivies en 1620 ; à Héri-

court, Marguerite Godard, décapitée et briîlée (1624) ;

encore à Héricourt, trois femmes, Marie Thévenot,


Françoise de Luze (1644) et Jeannette Robert (1645)
brûlées après décapitation ; d'autres femmes con-
damnées à mort en 16 46, en 1652, 1654, 1655, 1656,

1658, etc., sans parler des sorcières bannies ou con-

damnées à d'autres peines.

Bâle paraît avoir été relativement plus modérée.


On ne connaît en effet, que cinq procès du xvi^ siècle.

En 1519, une femme Barbel Schienbeinen, mise à

mort ; vers 1530, Anna Wehrlin se tira d'affaire ; en


revanche trois femmes paraissent avoir été brûlées

en 1532 ; une autre, Ellsy Stâle en 1546 ; une der-


nière, Adel'neit Jelin fut noyée (1550). Après un demi-
siècle d'interruption, les procès recommencèrent en

1602 par une femme Marguerite Vogtlin qui fut six


fois torturée sans rien avouer. On la soumit à un an
de détention fort dure, puis, conformément à un avis
152 LA SORCELLERIE EN FRANCE

de la Faculté de théologie, elle paraît avoir été relâchée.


Jusqu'en 1696, le -conseil de Bâle eut à s'occuper des

sorciers, toutefois, sauf pour un homme Reinhard Rug-


graff, décapité en 1624, on ne voit pas qu'il ait imposé

d'autres peines que la prison et le bannissement. (1).

L'Alsace vit aussi les procès se multiplier à partir


de 1570. Pour le mois d'octobre 1582, on parle de
cent trente-quatre sorciers brûlés en quatre jours. La
seule ville de Thann eut cent trente-six victimes dans

l'espace de quarante-huit ans (1572-1620), et cepen-

dant ce n'était rien auprès des hécatombes de Stras-


bourg où cinq mille sorciers subirent le dernier supplice

dans le courant de vingt années (1615-1635) (2).

Dans les Pays-Bas nous pouvons assister à des

scènes identiques. Les juges y croient à la marque


diabolique, aux maléfices de tous genres, et punissent

en conséquence. Les premiers châtiments que les

documents nous font connaître sont des années 1510-


1512 ; des « Vaudois » y sont bannis à Bouvignes et
à Mons (3) ; une femme, Marie le Blancq est soumise

deux fois à la torture, à Bouvignes, puis brûlée. Ces

(1) Fischer. Die Basler Hexenprozesse in dem 16* und 17*

lahrhundert. Broch. in-4, 1840. Bâle.


(2) SoLDAN, t. I, p. 490 ;

Adolphe Reuss, La sorcellerie
ou XVI^ et au XVII^ siècle particulièrement en Alsace. Paris, 1871,
(3) Fredericq. Corpus documentorum inquisitionis
neerlan-
dicae. 5 vol. m-8, Gand, 1889 seq. t. I, p. 500, 501, 512.
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 153

quelques faits nous prouvent l'existence des sorciers


dans les contrées belges et la croyance à leur pouvoir

dès le commencement du xvi<^ siècle, ce qui ne doit

pas nous étonner.si nous nous rappelons la fameuse


affaire des Vaudois d'Arras à la fin du siècle précé-

dent, mais il semble que les troubles violents qui

ébranlèrent le pays à la suite des prédications luthé-

riennes, puis aboutirent à la sécession de la Hollande»

mirent un peu les sorciers de côté. Au moins les men-


tions que nous en trouvons sont assez rares pendant
un demi-siècle. Un fait cependant nous montre la

persistance des idées populaires. L'échevin de la ville

de Gand, Liévin Pien, victime du soulèvement des


Gantois contre Charles-Quint (1539), fut mis à plu-
sieurs reprises à la torture. Sa ténacité inspira à ses
juges l'opinion que son silence obstiné était l'œuvre

du démon. On lui rasa donc les poils de tout le corps


et on se saisit de trois personnes soupçonnées d'être
sorcières, à la science desquels on attribuait la rési-

gnation du patient (1).

Les vraies persécutions commencèrent après la pu-


blication d'une ordonnance royale de 1590, sanction-

nant les poursuites judiciaires en matière de magie et

(1 ) Caxnaert. Procès des aorcières en Belgique eous Philippe II


in-8, Gand, 1847, p. 15.

n
154 LA SORCELLERIE EX FRANCE

prescrivant aux magistrats de veiller à sa stricte

exécution. Tout le monde s'y mit avec ardeur, paraît-


il, car un autre mandement royal fait savoir en 1592,
qu'en quelques villages, on a exécuté jusqu'alors
quatorze ou quinze femmes comme sorcières, après

une procédure fort sommaire, puisqu'on les jugeait

selon l'épreuve de l'eau. Le gouvernement s'inquiéta


cependant de cette justice trop arbitraire, et prescrivit

(en 1606) de ne prononcer des sentences qu'après avoir

pris l'avis de jurisconsultes nommés dans ce but.

Il voulut aussi que seuls les médecins fussent auto-


risés à rechercher la marque diabolique. En vertu
de ces diverses ordonnances, Elisabeth Vlamymx
est brûlée à Gand (1595). Sa sentence porte que plu-
sieurs autres femmes, reconnues au sabbat, ont déjà
été exécutées par le feu ; — Cornélie van Beverwyck,
âgée de 73 ans, coupable d'avoir jeté des poudres
homicides est aussi brûlée (1598) à Gand ;
— Claire
Goessen avait un démon nommé Roelondt : on la

brûla à Anvers (1603). — Digna Robert, soixante


ans, assistée de deux démons, Barrebon et Crebas
avait fait périr des vaisseaux en les frottant d'un

onguent magique on : la brûla à Vere (1565), et dans

la même ville, cinq mois plus tard, ce fut aussi' le sort


d'une Gertrude Willems dont le diable s'appelait

Heyne. — Martha van Wetteren, 38 ans, périt sur

J
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 155

le bûcher, dans le pays de Waes, en 1684 ;


— Elisa-
beth Grutere, 70 ans, à Gand (1604) ;
— Josine La-
byns, 40 ans, était payée par le diable Hansken pour
faire du mal, elle avait jeté un sort sur diverses per-

sonnes, entre autres sur un homme, qu'elle avait privé

de l'usage du bras, des jambes et du coude, en avait


fait sortir une espèce de limaçon rouge, avec des
cornes, lesquelles étant coupées, étaient revenues à

l'instant : brûlée à Heestert près Courtrai (1664). —


Matthieu Stoop a ensorcelé bien des gens par son
attouchement ou ses poudres, il est étranglé, puis

brûlé à Singhem (1657) ;


— Jean van Sterne, 34 ans,
laboureur, pour des méfaits analogues, subit la même
peine à Stekenc (1637) ; — le même sort est réservé,

en 1661, à Jean Vindevogel ; on l'a vu, pendant un


violent orage qui a mis le feu à l'église de Sainte-Wal-

burge, à Oudenarde, s'agiter et se démener dans les airs

avec deux complices et en compagnie de démons (1).

Ces quelques exemples recueillis sur les registres offi-

ciels laissent voir une mentalité flamande absolument


identique à celle des autres pays. Là, comme dans toute
l'Europe, aucune sévérité ne semblait trop grande

contre les ennemis de la divinité et de la race humaine.

(1)Ces diverses exécutions sont citées par Canxaekt, 1. c.

p. 44 seq.
156 LA SORCELLERIE EN FRANCE

ARTICLE TROISIEME

Trois juges terribles, Remy, Boguet, de Lancre

Les pages précédentes ne peuvent laisser aucun


doute sur la continuité de poursuites sanglantes
contre les sorciers, surtout dans la seconde moitié

du XVI® siècle. Parmi les juges, qui se firent un


renom spécial de sévérité, il en est trois restés plus

fameux que les autres, par le nombre de leurs vic-

times, et aussi par les écrits qu'ils jugèrent utiles

de composer, pour l'édification de leurs contem-


porains et de la postérité.
Né à Charmes en 1530, Nicolas Remy devint lieu-
tenant général au bailliage des Vosges, puis secrétaire
ordinaire du duc Charles III de Lorraine (1575) et

membre du tribunal des échevins de Nancy (1576).

En cette qualité, amené à s'occuper des affaires cri-

minelles de la prévôté de Nancy, il eut l'occasion


de sévir contre les sorciers, mais comme il fut aussi

chargé d'examiner et d'approuver les sentences des


autres tribunaux de Lorraine, non moins acharnés
que lui, ce rôle de juge suprême lui permit de con-
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XYI^ SIÈCLE 157

quérir la réputation attachée désormais à son nom.


Pendant les quinze années de ses fonctions (1576-
1591), il confirma ou rendit environ 900 sentences
de mort contre des sorciers, environ soixante par an,
plus d'une par semaine. Devenu procureur général en
1591 et, comme tel, chargé du ministère public
auprès de tous les tribunaux du duché, il stimula les

juges à la poursuite sans merci de tous les suspects


de diableries ; lui-même décimait les villages qu'il

traversait. Entre temps, de prose et de vers, il com-


posait sa Démonolairie (1), ouvrage qui témoigne
d'une crédulité sans pareille et de fort peu d'huma-
nité, car le mot de « mort » y revient sans cesse.

Remy mourut en 1612. Ce n'était pas un homme sans


valeur, car il a composé plusieurs livres historiques,

entre autres une Histoire de Lorraine, qui dévoilent

des connaissances et du jugement ; mais il resta

affolé par l'idée diabolique et porta fort allègrement,

I jusqu'à la fin, le souvenir des deux à trois mille sor-


ciers envoyés au bûcher par son activité.

(1) Nicolaï REinou, Sereniss. ducis Lotharingiae a consiliis


interioribua et in ejus ditione lotharingica cognitoris publie!
Dsemonolatriae libri très, ex judiciis capitalibus nongentorum
plus minus hominum, qui sortilegii crimen intra annos quindecim
in Lotharingia capite luerunt. —
Ce livre à été souvent imprimé.
Xous nous servons de l'édition in-4 de Lyon, MDXCV, in officina
ncentii.
158 LA SORCELLERIE EN FRANCE

La pensée du diable hantait Rémy. Il prétend en


avoir vu un qui lui jetait des pierres aux jambes pen-

dant les jeux de sa jeunesse. Un seul détail suffira

pour montrer jusqu'où cette pensée avait porté son


inhumanité. Dans certains procès, il apprit que des

enfants de sept ans avaient, suivant les confessions

de leurs parents, assisté au sabbat; il ordonna de les

brûler, puis, sur l'insistance de ses collègues, il se con-

tenta de les faire mettre nus et fouetter pendant qu'ils

étaient contraints de tourner trois fois autour du


bûcher qui avait consumé les parents (Démonolatrie,

p. 200). Un tel homme ne devait pas s'arrêter devant


les absurdités contées par les victimes. Aussi sa
Démonolatrie donne sans hésitation les détails les plus

renversants sur les sabbats et sur les maléfices. Ce


sont les choses répétées déjà à satiété, nous n'avons
pas à nous y arrêter. Un point frappe cependant
l'aliéniste dans cette suite d'horreurs, c'est le plus

grand nombre de prétendus sorciers atteints de la

manie du suicide. Quinze par an, raconte Nicolas


lui-même. Ils se pendent, ils se coupent la gorge, ils

demandent à mourir, car le diable est là qui les tente

de se tuer et leur montre le moyen d'y arriver. Ce

sont évidemment des hallucinés, Rémy les juge cou-


pables et les extermine.
Quelques exemples de sa justice, tirés de son livre :
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI*^ SIÈCLE 159

« Un jour, Catherine, soufflant sur du charbon, en


fait voler une étincelle sur le visage de Lolla, une

voisine qui était assise à côté d'elle et causait, tandis

que l'autre attisait son feu. Lolla était enceinte.

L'étincelle sentie, elle se trouve prise tout à coup des


douleurs de l'enfantement et a tout juste le temps de
rentrer chez elle pour accoucher. Catherine est
arrêtée, jugée, condamnée et brûlée comme sorcière

(Démonolatrie, p. 245).

« Un enfant, debout près de la fenêtre d'un premier

étage, tend le bras pour prendre un nid d'oiseaux


sur une branche d'arbre en face de lui, il perd l'équi-
libre, tombe et se tue. Une vieille femme, qu'on appe-
lait l'Anière, passait par là en ce moment. On l'arrête.

Elle est traduite devant les juges, interrogée et mise

à la torture. Au milieu des horreurs de la question,

les yeux hagards, les cheveux hérissés, elle regarde


fixement un des angles de la salle : « Voilà le démon,
s'écrie-t-elle, c'est lui mon petit maître. Il a le regard

féroce, les doigts crochus, fourchus comme des pinces

de crabe, sur son front deux cornes toutes droites ».

Remy, effrayé, écarquille les yeux ; il ne peut rien


voir, le diable persistant à ne se montrer qu'à l'Anière ;
mais la pauvre femme est brûlée vive (Démonolatrie^

p. 273).

:< Jeanne brise une coquille d'escargot et la réduit


160 LA SORCELLERIE EN FRANGE

en poudre. Pourquoi ? Tous les moutons de Barbe,


sa voisine, sont morts depuis. Il est bien évident que
c'était pour les tuer que Jeanne préparait cette
poudre. Brûlée la sorcière (Démonolatrie, p. 245).

« Des voyageurs s'égarent la nuit et ne peuvent

retrouver leur chemin. Quelques minutes aupara-


vant, ils avaient rencontré une vieille femme. C'est
assurément elle qui leur a jeté un sort,... et on la

brûle.

Sous l'influence de la torture, de la peur, sans doute


aussi des interrogatoires dirigés dans ce sens, comme
de la suggestion venant des récits populaires, les
inculpés de Remy font des aveux stupéfiants de
grossière invraisemblance, qui cependant font foi

devant les juges aveuglés. Par exemple :

« Une Nicole Morèle dépose qu'elle était encore


impubère quand son père la conduisit au sabbat, où
le misérable l'aurait livrée aux caresses de Satan. Ce
diable-là, froid et lourd, était pesant et tout d'une

pièce comme un bloc de marbre (Démonolatrie,


p. 197, 56).

« Dominique Pétrone accuse sa mère de l'avoir

mené aux assemblées diaboliques, alors qu'il n'avait

pas douze ans. Là elle l'aurait jeté elle-même dans


les bras d'un démon succube.
« Hennezel a été marié à un autre succube, dit-il,
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI® SIÈCLE 161

par ses père et mère. Ce démon, était, lui aussi, très

froid. Il avait les pieds en forme de sabots, comme


ceux d'un cheval (Démonolatrie, p. 197,55).

« Un nommé Mathieu assure qu'il était tout petit

enfant quand sa mère l'a livré à Satan, lui, son frère


et sa sœur ». L'hallucination démoniaque prend
d'autres formes en certains cers'eaux, mais n'en con-

duit pas moins les victimes au bûcher. '


Il restait à

Barbe Gillette quatre petits enfants. Le diable les

voulait avoir et la menaçait de la tuer, si elle ne lui

donnait. Elle a préféré se livrer aux juges, qui feront

d'elle ce qu'ils voudront (Démonolatrie, p. 199).

a Françoise Hacquart avoue qu'elle a ofîert au


démon sa petite fille Jeanne, pour se débarrasser de
ses importunités, et Jeanne confirme cette déposition
de sa mère, en racontant ce qui lui était arrivé au
sabbat. La mère, néanmoins, fut seule brûlée.

« Anne Ruffe, avec une de ses compagnes, sorcière

comme elle, a déterré un cadavre inhumé depuis peu


de temps sous les dalles d'une église. Elle l'a brûlé,

réduit en cendres et s'en est fait ainsi une poudre


avec laquelle elle a pu donner la mort à ses ennemis.

« Catherine Mathé faisait du poison, elle, avec du


fiel de bœuf mélangé de suie, d'année, de fougère et
de lupin, et elle introduisait cette drogue de vive force

dans la bouche de ses victimes.

L
162 L'^ SORCELLERIE EN FRANCE

qu'il a
Brice a également déterré un
enfant,
«

en a fait bouillir la chair, s'en


emporté chez lui. Il

une pommade, dont il se servait pour ses


est préparé

onctions. Quant aux os, il les a calcinés et s'en est fait


stérilisait les planta-
de la poudre, avec laquelle il

sinistres
tions (1) ». Tous les rêveurs de ces songes

sont par Remy jetés aux flammes.

II

Remy travaillait en Lorraine, Henri


Pendant que
ne déployait pas
Boguet, grand juge de St-Claude,
une moindre activité dans le Jura.
On lui attribue

environ 600 condamnations.


Dans sa retraite, il

exécrable des sorciers,.


composa un livre : Discours
réédité, mais resté assez rare,
(1602) plusieurs fois
et détruisit tous les-
car la famille du juge racheta

exemplaires qu'elle put atteindre.


Dans cet ouvrage

fait sans ordre et sans goût,


Boguet raconte les cho-
d'après les confessions
ses les plus invraisemblables

de prévenus. Donnons en un exemple.


ses

:m seq; -Calmki. t I, P.300-q-^^


(1)
SOLDAN
BAissAC,
t. II, p.
p.
25 seq. ; Gôrres, t. V, p. 411 ;
— Ch. Pfister.
et la slcellerie en
Lorraine, Bévue historique.
mœÙs Remy
seq. ; mai-jum 1907,
32e année, t 93, mars-aviil 1907, p. 225
p. 43.
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 163

« En 1598, une petite-fille, Louise Maillât, de Saint-

Claude, fut prise de convulsions, à la suite desquelles

elle perdit l'usage de ses membres. Les médecins


appelés n'ayant rien compris à son état, on en con-
clut qu'elle était possédée de quelque démon, et le

clergé, de son côté, jugea qu'il y avait lieu de pro-

céder à l'exorcisme. Elle fut conduite, à cet effet, à

l'église Saint-Sauveur, où on l'exorcisa avec les céré-

monies d'usage : c'était le 19 juillet. Il se trouva que,


au lieu d'un démon, elle en avait cinq dans le corps,

•qui déclarèrent se nommer Loup, Chat, Chien, Grif-

fon et Joli. Deux de ces démons sortirent par sa

bouche en forme de pelottes grosses comme le poing ;

ils étaient rouges, couleur de feu, à part le chat qui

était noir. On les vit très distinctement voltiger


autour de la possédée, puis ils disparurent tout à

coup, c'est Boguet qui l'assure. Les autres sortirent


plus discrètement et disparurent de même. Restait à

savoir qui avait pu envoyer ces diables à la pauvre

petite. On l'interrogea, en lui nommant toutes les

personnes que l'on en pouvait suspecter. La petite


dit oui au nom de Françoise Secrétain, qui lui aurait

fait avaler ces démons, dit-elle, dans une croûte de

pain noir semblable à du fumier. Henri Boguet, en sa


qualité de grand juge, fit arrêter Françoise et l'exa-

mina à sa manière. La pauvre femme nia d'abord


164 LA SORCELLERIE EN FRANCE

qu'elle fût sorcière, mais Boguet, qui s'y entendait,

reconnut au premier coup d'œil qu'elle l'était ; dans


l'interrogatoire, en effet, elle n'avait versé aucune

larme, quoiqu'elle s'efforçât de pleurer, et l'on

remarqua qu'il manquait quelque chose à la croix de


son chapelet.
« Le grand juge lui fit couper les cheveux et
ordonna qu'on la déshabillât pour chercher sur son

corps la marque du diable. Mise à nu, elle perdit la

tête; effarée et tremblante, ne sachant plus ce qu'elle

disait, elle avoua tout ce qu'on voulut. Oui, c'était

bien elle qui avait envoyé les cinq démons à Louise

Maillât. Elle s'était donnée au diable, avait eu com-


merce avec lui, fréquentait le sabbat, où elle se ren-

dait montée à califourchon sur un bâton blanc, qui


l'emportait à travers les airs. Elle y avait dansé bien
des fois et battu l'eau pour faire la grêle. Elle s'accusa

d'avoir fait mourir un homme, en lui donnant un


morceau de pain saupoudré de poudre du diable.

Comme elle tenait les yeux baissés en parlant et


n'osait regarder en face, les juges conclurent de cette

attitude qu'elle ne pouvait être que sorcière ; si elle

les eût, au contraire, regardés effrontément, ainsi

que c'était assez fréquemment le cas en pareille


circonstance, nul doute que la conclusion n'eût été

la même. La malheureuse mourut en prison, avant


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI® SIÈCLE 165

que le jugement de mort eut été prononcé, et Boguet


assure qu'elle y fut étranglée par le diable, ce qui est

d'autant plus certain, que « d'après ce qu'elle nous

« a elle-même rapporté, ajoute-t-il, le diable l'avait

« voulu brûler cinq ou six fois déjà, jusqu'à lui


« mettre le feu dans la gorge ». .

Un Guillaume Uvillermoz, dit le Haillu, mourut


aussi dans sa prison, il avait été accusé par son fils

âgé de 12 ans, fou ou vaurien, qui ne se laissa émouvoir


ni par les prières de son père, ni par les attaques
nerveuses qui terrassaient sous ses yeux le pau-
vre Guillaume : « Certes, dit à ce sujet notre
Boguet, j'estime qu'en cela il y ait eu un juste et
« secret jugement de Dieu qui n'a pas voulu per-
« mettre qu'un crime si détestable, comme est celui

« de sorcellerie, demeurât caché sans venir en évi-


« dence : aussi est-il bien raisonnable que le fils ne
« fut point touché en cet endroit des aiguillons de la

« nature, puisque son père s'était directement bandé

« contre le Dieu de la nature ».

Sur les dénonciations de ces premiers suspects, une


multitude d'autres avaient été arrêtés, qui firent

connaître encore à leur tour de prétendus complices.


Toute une famille Gandillon parut atteinte de lycan-
thropie. Pernette Gandillon, ayant essayé de se jeter

sur une petite fille, fut repoussée courageusement par


166 LA SORCELLERIE EX FRANCE

le frère de l'enfant, âgé de quatorze ans, et mise en

pièces par le peuple ; son frère Pierre, en revanche,

fut étranglé et brûlé avec son fils George et sa fille

Antoinette — Une Thiévenne Paget prétendit aussi


s'être transformée en louve et avoir assisté au sabbat,
où le diable la connut charnellement. — Antoinette
Tornier dansa au sabbat avec un démon déguisé en

bélier. — Antide Colas raconta que Satan introdui-

sait son organe génital dans une fistule qu'elle avait

au nombril ; cette femme, folle évidemment, était

atteinte d'une manie de suicide, — Clauda-Jean


Prost, quoique boiteuse, se transformait en loup-garou,

le diable la portait pour la faire courir plus vite. —


Rolande Duvernois, originaire de Cheyséric en

Savoie, âgée de trente-cinq ans, affolée par la déten-

tion dans un cachot glacé, déclara avoir été au sab-


bat. Comme elle fut prise de convulsions, on la jugea

possédée et on la soumit aux exorcismes. Après bien


du travail, un démon sortit sous forme d'une limace
toute noire ; le second se fit prier davantage, mais
après avoir hurlé et japé à son aise, se décida aussi à
déguerpir, quand le prêtre eut écrit le nom diabolique

sur un billet aussitôt brûlé. Rolande, après bien des


confessions et des contradictions, finit pas être tor-

turée et puis brûlée, — Gros-Pierre avait donné le

diable à Rolande dans une pomme ; on lui fit expier


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 167

son crime. — Gros Jacques avait pris la forme de


loup, on le brûla.

Bref le redoutable juge de St-Claude persuadé


d'être entouré de sorciers fît de son district presque

un désert (1). Il mourut en 1619.

III

A l'autre extrémité de la France, le Parlement de


Bordeaux comptait parmi ses membres plus d'un

conseiller, digne d'être mis à côté des Remy et des

Boguet. On le vit bien lorsque, en 1609, un seigneur

de Saint-Pé, à moitié fou, vint se plaindre que les

sorciers faisaient le sabbat chez lui et réclama que


la Cour y mit bon ordre. Le Conseil royal ordonna
donc au Parlement d'envoyer dans le Labourd, près
de Bayonne, pays infesté de sorciers, disait-on, deux
de ses membres en commission extraordinaire, avec
pouvoir de juger définitivement et sans appel. Les
deux conseillers désignés, d'Espagnet et de Lancre,
partirent en efîet pour le Labourd et se mirent au

(1) Le livre de Boguet est intitulé « Discours des sorciers


avec six advis en faict de sorcellerie et une instruction pour
un juge en semblable matière •. Lyon, 1602, in-8. Sur Boguet, —
voir Cau^eil, t. 1, p. 310 seq. —
Baissac, p. 326 Garixet, ;


;

p. 163 seq. ; Coixix de Plancy, Dictionnaire infernal, art-


Bog^et.
\-2
168 LA SORCELLERIE EX FRANCE

travail. Nous connaissons le résultat de leur mission,


par deux ouvrages composés par de Lancre lui-

même (1). C'était un homme instruit, élégant, ma-


niant admirablement la plume, musicien, amateur
des beaux-arts, sachant observer et voir, mais imbu
des idées courantes sur les démons et les sorciers,

au point de ne plus distinguer le vraisemblable de


l'impossible. Comme d'Espagnet dut se rendre à
Nérac présider une chambre du Parlement, la com-
mission ne siégea que quatre mois. Pendant ce laps
de temps, elle put examiner cinq cents sorciers por-
tant la marque du diable et plus de quatre-vingts

sorcières notables. Il n'est pas sûr que ces six cents

personnes aient été brûlées, ou pendues ; mais un


grand nombre le furent certainement.

Quand les juges partirent pour le Labourd, ils se

souvenaient que ce pays avait déjà été, en 1566 et


1596, le théâtre de nombreuses exécutions ; les

supplices n'avaient cependant pas anéanti la race

odieuse, puisque tout récemment, le Parlement avait

constaté ses progrès jusqu'aux portes de Bordeaux,

un peu dans toutes les classes de la société ; il venait

(1) L'incrédulité et mécréance du sortilège pleinement con-


vaincue. Paris, m-4, 1622. —
Tableau de l'inconstance des mau-
vais anges et démons. —
Paris, in-4, 1621.
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 169

précisément de faire exécuter un sorcier, Isaac du


Queyran (De Lancre, avertissement) (1609). Les

deux conseillers quittaient donc Bordeaux, bien con-


vaincus de l'existence des sorciers, de leur puissance,
de leur méchanceté, et de la nécessité d'en faire

prompte et rude justice. Rien ne put modifier leur


mentalité, pas même les contradictions les plus fla-

grantes des témoins divers. Une chose bien certaine-

c'est que la lecture du livre de De Lancre sur l'Incons-

tance des démons, où se trouvent exposés les détails

des enquêtes du Labourd, nous révèle une dose de

crédulité renversante. Les Sabbats, avec les appa-

ritions du diable, les baisers obscènes, les détails les

plus graveleux sur les organes du diable, les troupeaux

de crapauds, les onguents, les poisons, les repas dia-

boliques, rien de tous ces récits fantastiques ne fit

reculer les commissaires royaux. Ils admirent que les

gens du Labourd, — ce sont les habitants actuels de


la partie basque de l'arrondissement de Bayonne, —
devaient être sorciers parce qu'ils étaient marins
de vocation, et que le plaisir d'être sur la vague

inconstante témoignait d'une certaine familiarité

avec les démons, inconstants eux aussi, comme on


le sait. Leurs femmes, sorcières intrépides qui, trans-
portées par Satan, volaient jusqu'à Terre-Neuve à
travers les airs, et venaient s'accrocher aux vergues
170 LA SORCELLERIE EN FRANCE

des navires, ne pouvaient manquer d'être vouées au


diable, car elles mangeaient des pommes et buvaient
du cidre, or, personne ne l'ignore, depuis l'aventure
d'Eve, la pomme est un fruit diabolique. « Enfin, dit

« notre auteur, c'est un pays de pommes, elles ne


« mangent que pommes, ne boivent que jus de
« pommes, qui est occasion qu'elles mordent si volon-
« tiers à cette pomme de transgression qui fit outre-

ce passer le commandement de Dieu à notre premier

« père. Ce sont des Eves qui séduisent des Adams ;

« elles écoutent hommes et diables (De Lancre,


p. 40). — De telles paroles paraîtraient aujourd'hui

de mauvais augure aux populations normandes et


bretonnes, si le Parlement de Bordeaux existait

encore.

Au sabbat du Labourd, le diable apparaissait sous

des formes diverses, quelquefois avec deux visages

comme Janus, d'autres fois avec deux visages encore,


mais l'un à la tète, l'autre sous la queue. Il

célébrait quelquefois la messe; en d'autres cas, des

prêtres se trouvaient au sabbat pour la chanter. Afin

de ne pas faire comme à l'église, le sacrificateur se

tenait parfois la tête en bas, les pieds en l'air et le dos

tourné ignominieusement à l'autel. Les sorcières

dansaient dos à dos, sans habits. Un témoin prétendit


en avoir vu un jour soixante se livrant à leurs ébats,
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 171

traînant un grand chat attaché à la queue de leur

chemise (De Langre. p. 124). Deux mille enfants,

presque toute la population enfantine du Labourd,


prétendirent aller au sabbat, emportés par des sor-
cières. Pour les garder, on les enfermait dans les

églises et on tâchait de les tenir éveillés. Malheureu-


sement, le sommeil les gagnait quand même, et les
sorcières profitaient de ce court laps de temps pour
les ravir dans les bras même de leurs parents, qui ne
s'en apercevaient pas, car le démon, s'il était néces-

saire, substituait des figures ressemblant à leurs fils.

Les sorciers n'accomplissaient pas des merveilles


moindres, puisque, toujours d'après Lancre, ils trou-

vaient moyen de ravir les femmes aux bras de leurs

époux pf de les déshonorer en présence, sous les yeux


des maris liés par un charme, impuissants à défendre
les victimes.

Dans tous les délires que raconte le conseiller de

Bordeaux, il n'y a qu'à choisir. Vn seul exemple


suffira à nous donner une idée des témoignages plus
qu'étranges auxquels la commission crut devoir
prêter une oreille attentive et sur lesquels elle pro-

nonça des sentences de mort (1). La fille Dojart-


zabal, âgée de quinze ans, soutint à une autre prison-

J ) De Lancre, p. 95, 96 ;
— Calmeil, 1. 1, p. 439.
172 LA SORCELLERIE EN FRANCE

nière, qui fut aussi exécutée à mort, qu'elle l'avait

menée au sabbat la nuit même qui avait précédé son

confrontement. L'accusée répondit que cela était

notoirement faux, d'autant qu'elle n'était point sor-


cière, et que, quand même elle le serait, elle était

prisonnière, attachée par les pieds à de gros fers ;

quant à l'accusatrice, qu'elle était veillée par plusieurs

personnes qui ne l'avaient jamais perdue de vue ;

qu'elle couchait près de sa propre mère, qui ne l'avait

point trouvée absente ;


que sa mère, tenant son
transport en soupçon, la veillait et parlait à chaque
instant à elle... Dojartzabal répondit que tout cela
était vrai, mais que néanmoins elle était venue la

quérir cette nuit dans son lit en forme de chatte ;

que les sorcières, bien qu'elles soient prisonnières^

ne laissaient pas de mener les enfants ou filles, tout

comme si elles étaient en pleine liberté ;


qu'à la
vérité, le diable ne les peut absolument tirer de prison

et arracher tout à fait des mains de la justice, mais

qu'il les peut fort bien mener au sabbat, étant tou-


tefois contraint de les ramener, qu'il se sert d'elles

pour ne pas perdre sa proie ;


qu'il les va consoler en
prison, voire qu'il s'accouple avec elles.

Dojartzabal, continuant ses dépositions, soutient

qu'on ne peut rien inférer de ce que sa mère la veille,

l'interroge et la manie à tous moments, sans rien


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 173

trouver de suspect ; car Satan la voulant tirer subli-

lement d'auprès de sa mère, la faisait enlever par la

dite sorcière à l'accoutumé, mettant une figure qui


lui ressemblait parfaitement en sa place, afin que

sa mère ne la trouvât pas absente ; que si sa mère la

maniait, elle touchait ce corps fantastique... Puis le

diable la venait instruire au sabbat de tout ce qui

s'était passé pendant son absence, afin qu'il parut


qu'elle n'avait bougé de son lit ;
puis le diable la

ramenait chez la sorcière...

Des témoins débitant de tels contes, des juges assez


patients pour les entendre, assez crédules pour v

ajouter foi, assez inhumains pour livrer à la potence

ou aux flammes les personnes accusées de forfaits


aussi invraisemblables, tout cela déroute notable-
ment nos manières actuelles de voir. Mais après ce

qui précède, nous ne sommes pas étonnés outre


mesure, si nous trouvons des prêtres compromis en
grand nombre dans les récits diaboliques. Les pauvres
habitants du Labourd, interrogés sur les noms de ceux
qui célébraient la messe du sabbat devaient infail-
liblement nommer leurs pasteurs, — ils connaissaient
si peu de monde en dehors de leur terroir, — et en
effet plus d'un témoin assura avoir vu au sabbat des
prêtres, des pasteurs, curés, vicaires, confesseurs et

autres gens de qualité en grand nombre. Le premier


174 LA SORCELLERIE EN FRANCE

prêtre sorcier, déféré à la commission, avait, disait

sa famille, perdu la raison. C'était un vieillard. Il

perdit en effet la tête devant les juges, et le cerveau


rempli d'histoires diaboliques, il attribua au
diable la difficulté qu'il avait de parler et aussi

la faiblesse de son bon sens. On le condamna au


bûcher, car ni la vieillesse ni la folie ne pouvaient

excuser un crime aussi atroce. En l'absence de l'évê-

que de Bayonne, celui d'Acqs vint faire la dégra-

dation canonique.
Le supplice de cet innocent à Ascain répandit la

terreur dans tout le pays et les dénonciations se

multiplièrent contre les prêtres. Plusieurs se sau-

vèrent sous prétexte de pèlerinage, mais, ajoute de


Lancre <( tant d'enfants innocents et autres témoins

étrangers à la paroisse, indifférents et de toutes

sortes, nous disaient ingénument avoir vu au sabbat


des prêtres, que nous fumes contraints, voyant que
c'était eux qui gâtaient et infestaient le pays, d'en

faire prendre quelques-uns des plus chargés »

(De Lancre, p. 42).

On en arrêta sept. Deux prêtres de Siboro, Miga-

lena, âgé de soixante-dix ans, et Pierre Bocal, de


vingt- sept ans, furent les premières victimes ; ils

refusèrent de discuter les absurdes accusations lancées

contre eux, furent condamnés, dégradés par l'évê-


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVje SIÈCLE 175

que de Bayoniie et exécutés. Cinq autres déjà con-


damnés attendaient leur supplice, quand l'évêque
de Rayonne ouvrant enfin les yeux à l'évidence, les

oreilles aux protestations et aux prières des con-

damnés, de leurs amis, de leurs avocats, craignit de


voir tout son clergé disparaître sur le bûcher ; il

refusa de les dégrader. Son officiai fit appel de la


sentence déjà rendue, sous prétexte que la magie

était du ressort des tribunaux ecclésiastiques. Cet


appel enfin accepté par les juges fit traîner les choses

en longueur ;
pendant ce temps, les cinq prêtres

s'évadèrent de la maison d'arrêt, et personne n'osa


les faire réintégrer dans les prisons. Trois autres

curés, également incarcérés, dont le procès n'était

pas encore commencé, furent rendus à la liberté,

quittes pour la peur.

En partant du Labourd, les commissaires croyaient


avoir à peine amorcé la besogne et, de fait, on trans-
porta à Bordeaux pour les faire juger un nombre si

grand de suspects que les prisons se trouvèrent insuf-

fisantes. Il fallut en enfermer dans le château du Hâ.


Nous ignorons le sort de tous ces malheureux.
Pourtant de Lancre en signale deux condamnés à
mort, et nous verrons le Parlement de Bordeaux
longtemps acharné encore à la poursuite des pseudo-

magiciens.
176 LA SORCELLERIE EX FRANCE

ARTICLE QUATRIÈME

Les épidémies démoniaques. Le mal des nonnains

D'après les théories modernes, qui considèrent les

contes démoniaques comme des inventions, dues tan-

tôt à des hallucinations, tantôt à des suggestions,

presque toujours à des troubles de la mentalité, fort

rarement à des impostures, il est assez facile de se

rendre compte du caractère épidémique de la sor-

cellerie. Les contes journaliers de la famille berçaient

les enfants dans un monde fantastique, où le diable

jouait un grand rôle. Depuis le commencement de


la persécution des sorciers, ceux-ci apparaissaient

sans cesse dans ces contes: on parlait de leur puis-


sance, de leurs onguents, de leurs sabbats ; chacun
savait ce qu'ils faisaient, comment ils le faisaient ;

il n'était donc pas difficile, même à des enfants, de

raconter des scènes sabbatiques, s'ils voulaient men-

tir ; de s'imaginer y participer, si leur tempérament


nerveux se trouvait porté aux hallucinations, soit

naturellement, soit à la suite de la peur ou des ques-

tions affirmatives des juges. Aux plus énergiques et


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XYI^ SIÈCLE 177

aux plus sensés, la torture arrachait de force un aveu,


contre lequel leur conscience et leur raison protes-
taient, tant que la soufïrance leur laissait encore

une certaine faculté de jugement. De ces épidémies,

nous venons de voir plusieurs exemples, en Vivarais,


en Lorraine, en Franche-Comté, dans le Labourd,
partout enfin où les juges, exerçant une pression plus
puissante, surexcitaient les cerveaux de populations

déjà névrosées par la misère, les passions religieuses,

ou d'autres circonstances.
Les mêmes théories rendent compte d'autres épi-

démies démoniaques, grandement semblables, quoi-


que s'accompagnant parfois de phénomènes un peu
différents. Ces phénomènes consistaient en grimaces
du visage, contorsions du corps, gestes obscènes, blas-

phèmes, cris furieux, jappements, aboiements, sauts


brusques ; ou, au contraire, sommeil profond, visages
extatiques, insensibilité à la douleur physique pen-
dant un temps plus ou moins long, raideur cadavéri-
que des membres, de tout le corps, résistance extraor-

dinaire à la compression ;
quelquefois c'étaient des
tremblements qui semblaient secouer l'être entier,

d'autres fois une agilité qui paraissait surhumaine ;

ici, des plaies s'ouvraient, sans cause apparente, pré-

sentant des stigmates divers ; là, au contraire, une


blessure, faite par un instrument tranchant, ne sai-
178 LA SORCELLERIE EN FRANCE

gnait pas et se fermait brusquement, en laissant une


cicatrice à peine visible.

La cause réelle de toutes ces bizarreries échappe


aux médecins de nos jours, comme à ceux du xvi^
siècle ; une différence cependant très sérieuse existe

dans leur manière de les juger. Ceux du xvi^ et du.

xvii^ siècle — pas tous, mais un bon nombre au


moins — estimaient ces phénomènes contraires ou

supérieurs aux lois dites naturelles, admettaient dès

lors dans leur formation l'intervention d'êtres ou


esprits étrangers, c'est-à-dire, des diables suivant

l'opinion commune. Les plus observateurs et les plus

modérés des docteurs d'alors, bien qu'essayant de

ranger les faits constatés au nombre des manifesta-


tions maladives, ne refusaient pas d'admettre que, si

la plus grande partie en était naturelle, le diable pou-


vait intervenir dans certains ; c'était une concession»
volontaire ou forcée, aux idées du temps ; elle laissait

encore trop de champ libre aux démonologues, par-


tisans des interventions diaboliques. Les docteurs,,

nos contemporains, — pas tous, mais dans leur im-

mense majorité, — sont d'un avis complètement


opposé : ils rejettent toute intervention diabolique

étrangère dans la production des phénomènes étran-

ges, dont il s'agit, quelques bizarres, désordonnés,


incohérents, qu'ils puissent paraître. Une chose sur-
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 179

tout ressort de leur observation, est même devenue


de notoriété vulgaire, c'est la facilité de communi-
quer à d'autres la maladie d'un malade longtemps
isolé. Tics nerveux, manies diverses, se prennent par

imitation, tout comme l'exemple des parents ou des


amis fait prendre sans peine les usages de la bonne édu-
cation. Malheureusement, et cela est plus grave, les cri-

ses nerveuses ou mentales, appelées des noms divers de


folie, épilepsie, hystérie et autres, sont éminemment
contagieuses, comme l'est aussi l'enthousiasme patrio-
tique ou la fureur des foules, causes, le premier d'ac-
tes héroïques, la seconde, d'insignes cruautés.

Les phénomènes indiqués plus haut, reconnus


de tous les aliénistes actuels comme des faits

maladifs, ne manquent pas d'étonner celui qui les

contemple ; s'il s'en effraie, il risque fort de prendre

la maladie correspondante. Au xvi^ siècle, les cer-

veaux remplis de diableries attribuèrent au diable


les manifestations des maladies nerveuses incompré-
hensibles ; ils contribuèrent ainsi à les multiplier,
car ils apeurèrent les témoins, par la crainte de la
puissance mauvaise cachée, non moins que par
l'étrangeté des faits visibles.

C'est ce qui se produisit en plusieurs endroits,

surtout dans des monastères de femmes : de là vint


à l'épidémie nerveuse démoniaque le nom de mal des
180 LA SORCELLERIE EN FRANCE

nonnains. Nous en eûmes peu en France dans le cours

du xvi^ siècle. Il nous suffira donc de mentionner


rapidement celles des autres pays, avant d'indiquer

les traces de celles que l'on a signalées chez nous, à

cette époque, car nous aurons malheureusement à en

étudier des cas trop nombreux en France, dans le

siècle suivant.

II

Vers 1551, les religieuses du couvent d'Uvertet,


dans le comté de Hoorn, en Hollande, après un carê-
me fort dur, furent prises de vomissements, dans les-

quels elles rendaient un liquide noir, acre, amer, puis

eurent des hallucinations, crurent entendre des gémis-


sements, se levèrent croyant aller au secours d'une
compagne, et se trouvèrent étonnées de leur méprise.

« Même, dit Wier, qui ne craint pas les détails réa-

listes, si quelquefois elles voulaient uriner en leur pot

de chambre, il leur était incontinent ôté, tellement

qu'elles gâtaient leur lit. Quelquefois elles étaient

tirées de leur lit par les pieds et traînées assez loin,

et tellement chatouillées sous la plante qu'elles crai-

gnaient de mourir de rire. On arrachait une partie

de la chair à quelques-unes, aux autres on retournait


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 181

sens devant derrière les jambes, les bras et la face....

Au-'unes étaient élevées en l'air à la hauteur de la

tête d'un homme, puis étaient incontinent jetées par

terre. Or, comme quelques-uns de leurs amis jusqu'au


nombre de treize, étaient entrés au monastère pour
réjouir celles qui semblaient être soulagées et pres-

que guéries, les unes tombèrent incontinent à la ren-

verse hors de la table, où elles étaient, s:ins pouvoir


parler ou connaître quelqu'un, et les autres demeu-
rèrent couchées comme mortes, ayant les bras et les

jambes retournées. L'une d'entre elles fut élevée en

l'air, et encore que les assistants la pensassent em-


pêcher et y missent la main, toutefois elle leur était

arrachée malgré eux, et puis était tellement rejetée


contre terre, qu'il semblait qu'elle fut morte. Mais

après, se relevant comme d'un profond sommeil, elle

sortait du réfectoire, n'ayant nul mal. Les unes mar-


chaient sur le devant des jambes (les genoux) comme
si elles n'eussent point eu de pieds.. .Les autres mon-
taient au haut des arbres, ainsi que des chats et en
descendaient sans aucune blessure de leurs corps....»
Les religieuses se crurent ensorcelées ; on parla de
sel prêté à une pauvre femme et rendu par elle chargé
de maléfices, puis d'une autre femme qui aurait

apporté un chat noir dans un panier. Bref, on arrêta


huit personnes dont une sage-femme renommée pour
182 LA SORCELLERIE EN FRANCE

sa charité. Accusée de rendre un culte au démon, la

matronne repoussa avec courage l'injuste accusation,

fut mise à la torture et mourut presque au sortir de

la cruelle épreuve. L'épidémie des nonnes d'Uvertet


dura trois ans environ (1).

L'auteur auquel nous devons les détails de la mala-


die d'Uvertet, rappelle d'autres accidents semblables :

dans un couvent de Ste-Brigitte, près de Xante, les

religieuses imitaient les cris des animaux et le bêle-

ment des troupeaux ; dans un monastère de Hessi-


mont à Nieumeghe, les nonnes croyaient entendre
dans leur dortoir les sons d'instruments de musique,
et l'une d'elles imaginait avoir sur son lit un diable
transformé en chien. — A Kintorp, près d'Hammone
(Strasbourg en Carinthie), les religieuses, dans leurs
convulsions, se mordaient et se frappaient les unes

les autres (1552); la cuisinière du couvent, sujette


aux mêmes attaques convulsivesque ses sœurs, avoua
leur avoir donné du poison et fait des maléfices. Elle

fut brûlée. Loin d'arrêter la démonopathie, ce sup-


plice contribua à la répandre dans la population voi-
sine et plusieurs individus payèrent encore de leur

vie l'audace d'avoir attiré le démon dans le corps de

(1) WiER, Histoires, disputes et discours des illusions, 1. IV


c. X, t. I, p. 526 seq. ; — Calmeil, t. I, p. 255.
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 183

leurs voisins. — Vers 1560, les religieuses du couvent


de r>azareth à Cologne, éprouvées à leur tour d'atta-
ques hystéiiques, furent jugées possédées ; elles

croyaient avoir à faire avec des incubes et sentir les

démons se promener sous leurs robes en forme de


chiens. On supposa que la mauvaise conduite de ces
femmes les avaient rendues nymphomanes. — Une
épidémie du même genre frappa le couvent de
Hensberg, dan» le duché de Clèves, les démons y
prenaient la figure de chats. — Dans un couvent de
Bois-le-Duc, une sœur éprouvait de telles constric-

tionsde la gorge qu'elle ne pouvait avaler ni parler;


en d'autres cas, elle proférait au contraire les plus

affreux blasphèmes.

L'épidémie démoniaque sévissait ailleurs que dans les


monastères. En 1554, quatre-vingts jeunes Juives de

Rome récemment baptisées se crurent possédées, elles

accusèrent les Juifs de leur malheur. Heureusement


pour ces derniers, un Jésuite soutint devant le Pape que
les hommes n'avaient pas la puissance de disposer

ainsi des diables, et son avis prévalut. — Sur la fin

de l'hiver de 1566, l'hospice des Enfants-Trouvés


d'Amsterdam présenta des scènes analogues à celles

ci-dessus. Trente petits malades parurent possédés,


ils vomissaient des clous, des aiguilles, des flocons de
laine, des chifîons, des morceaux de peau et d'autres

13
184 LA SORCELLERIE EN FRANCE

corps hétéroclites, qu'ils avalaient à l'insu de tout le

monde. Ils prétendaient parler des langues étrangères,


grimpaient comme des chats sur les murailles et sur
les toits et faisaient des grimaces horribles. Plusieurs
se ressentirent toute leur vie des suites de leurs con-
vulsions (1).

III

La région française, si éprouvée d'ailleurs, assista

rarement, dans le cours du xvi^ siècle, au triste spec-

tacle de couvents démoniaques. Deux accidents de


ce genre seulement firent un certain bruit. Ce fut
d'abord à Lille, dans un orphelinat organisé avec
beaucoup de peine par Antoinette Bourignon. Elle
avait une cinquantaine d'enfants. Quelques-uns
furent pris de convulsions, que la directrice considéra

comme des signes de possession, et bientôt le mal


s'étendit à tous les élèves. Le curé de St-Sauveur
appelé interrogea les enfants. Ils lui révélèrent les
mystères du sabbat et confessèrent que tous étaient
visités par des démons incubes ou succubes (2).

(1) WiER, 1. c; — Calmeil, 1. c. —


Bekkerd, die bezauberte
;

Welt, Amsterdam 1693, in-8. Livre IV, c. 25 p. 219.


(2) Bekker, 1. c. p. 225 ;

Gôrres, La Mystique, trad. franc,
t. V, p. 310.
PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XVI^ SIÈCLE 185

Des crises de démonopathie troublèrent aussi le

couvent des sœurs noires de Berghes, dans le diocèse

de Cambrai (1) (1584). Elles ne semblent cependant pas

avoir pris en ce lieu le caractère d'épidémie générale, car

si quelques sœurs s'en ressentirent, ce fut sur une


jeune fille, Jeanne Fery, alors âgée de 25 ans, qu'elles
sévirent avec plus de violence. Il faut observer tou-

tefois que les détails prolixes donnés sur cette reli-

gieuse, bien qu'approuvés par des témoins oculaires,

sont tirés d'une confession écrite par elle après sa

guérison, d'après une vision qu'elle eut alors, et cette

origine nous permet de croire à une hallucination ou


peut-être à une fiction, prolongée jusqu'en sa narra-

tion. Donnée au diable par la malédiction de son

père, elle vit le démon à quatre ans sous la figure

d'un beau jeune homme ; elle le prit pour père et


lui dut, ainsi qu'à un autre démon, de ne pas recevoir
les châtiments mérités par ses fautes. Vers douze
ans, elle fit un pacte avec le démon, aperçut une
grande multitude d'esprits et devant eux signa son
pacte qu'elle avala. Dans un second pacte et un troi-
sième, faits au moment d'une première communion
sacrilège, elle s'engagea à adorer les seuls dieux des
démons et ne jamais les abandonner. Malgré ces

(1) GÔRBE8, t. V, p. 316 seq.


186 LA SORCELLERIE EN FRANCE

débuts, elle entra chez les Franciscaines, non sans

avoir signé un quatrième pacte, puis un cinquième,


par lequel elle se remettait corps et âme aux démons.
Grâce à ces diables, appelés Charme et Doctrine erro-

née, elle connut toutes les mauvaises doctrines et les

fausses religions du monde, elle foula la croix aux


pieds, perça des hosties consacrées, communia dans
ces cérémonies diaboliques et dut transgresser tous

les préceptes de l'Eglise. D'autres démons. Magie,

l'Esprit du sang, Béléal, lui apparurent successive-


ment, lui enlevèrent un m.orceau de chair, offert en

sacrifice à ce dernier, et un jour qu'elle avait percé

une hostie tout à coup ensanglantée et lumineuse,

ils tentèrent de la faire pendre de désespoir, puis de

l'étrangler eux-mêmes.
Sainte Marie-Madeleine la préserva en cette extré-

mité, ce qui n'empêcha pas l'obsession de continuer.


Bientôt les sœurs s'aperçurent de sa tristesse, ten-

tèrent de la soigner, et tout d'abord de lui apprendre

la doctrine chrétienne qu'elle ignorait. Mais on


s'aperçut alors qu'elle était possédée. On eut recours

à des pèlerinages, puis à un bain d'eau bénite, «par


par la vertu de laquelle il lui sortit du corps des pa-
quets de cheveux et une multitude de petites bêtes,
comme des vers couverts de poils ; et tous ces objets

répandaient une très mauvaise odeur ». Pour fati-


PERSÉCUTION DES SORCIERS DU XYl" SIÈCLE 187

guer les démons, on mit la sœur en prison, le mal ne


fit que s'y accroître. Rapportée à l'infirmerie,

elle eut une série de crises singulières, tantôt jetée

à bas du lit, tantôt entraînée vers un ruisseau et

jetée dans l'eau, tantôt précipitée de la fenêtre, puis

reportée au haut de la maison pour tenter une nou-

velle chute. Heureusement sainte Marie-Madeleine


intervint encore ;
puis des exorcismes. Ce fut alors

une série d'extases tantôt divines, tantôt diaboliques.

On força les démons à rendre les quatorze hosties

consacrées qu'elle avait volées, les pactes signés, le

couteau utilisé pour percer une hostie, les morceaux


de chair offerts au diable Beléal. Enfin, après deux
ans de supplices, la pauvre fille retrouva la tran-

quillité.
CHAPITRE IV

Le Grand Siècle

ARTICLE PREMIER

Le diable dans les couvents

Les faits de démonopathie nerveuse, jusqu'alors


assez rares dans les monastères de France, s'y multi-

plièrent au xvii^ siècle de façon plus effrayante.


Dans le courant de 1609, deux religieuses du couvent
des Ursulines d'Aix furent prises de crampes convul-
sives. Le Père Romillion, directeur du couvent,

impuissant à expliquer l'étrange maladie eut la

crainte que ses filles ne fussent possédées du diable.


Il exorcisa donc en secret les deux sœurs, Madeleine
de Mandol, fille du seigneur de la Palud, et Louise

Capel, de naissance roturière. Dans leurs crises, les

religieuses se dirent possédées de démons divers,


Béelzébuth, Verrine, Léuiathan et d'autres, puis accu-
LE GRAND SIÈCLE 189

sèreiit un prêtre de Marseille, Louis Gaufridi, curé


des Accoules, dont elles avaient été probablement
les pénitentes, de leur avoir envoyé les diables en

question. Madeleine déclara aussi que le prêtre avait

abusé d'elle lorsqu'elle avait neuf ans. Durant dix-


huit mois, le P. Romillion, assisté de quelques prêtres,

travailla secrètement dans la chapelle du couvent,


mais sans succès, à guérir ses possédées. Dans son
impuissance et troublé par le bruit que commençait
à faire dans le public le récit des afflictions de ses

religieuses, le brave homme chercha de l'aide auprès


duP.Michaëlis, dominicain, Inquisiteur de la Foi dans
le Comtat-Venaissin, alors àSt-Maximin de Provence.
Les deux nonnes y furent conduites, et les exor-

cismes recommencèrent, tantôt dans l'église de St-


Maximin, tantôt dans la grotte de la Ste-Baume,

sanctifiée, disent les légendes provençales, par le

séjour de Ste Marie-Madeleine. Conformément à la

coutume d'alors, les exorcistes opéraient devant


le public : ils interrogeaient ou adjuraient les démons
en de longues séances, pendant lesquelles les sœurs
se livrèrent aux contorsions habituelles : Louise
Capel, plus excitée que sa compagne, l'interpellait

rudement quand Madeleine semblait faibhr. Pendant


deux mois, les exorcistes et les nombreux spectateurs,

attirésparledésirde voir, contemplèrent donc lespos-


190 LA SORCELLERIE EN FRANCE

sédées, tantôt raides comme des statues, tantôt cou-

chées en arc de cercle, la tête et les pieds seuls tou-

chant le sol ;
parfois ne pouvant parler, car un cra-

paud leur serrait la gorge, d'autres fois émettant des


blasphèmes ou des paroles obscènes. La tête et les

membres se retournaient ; les malheureuses se sen-

taient brusquement jetées de leurs chaises par terre :

les attitudes les plus lascives succédaient à des ten-

tatives de suicide ; la confession leur était parfois

impossible, et les cris poussés remplissaient de terreur

tous les assistants.

Dans ces crises, le nom de Gaufridi ne manquait

pas de revenir. Il était le prince des magiciens d'Es-

pagne, de France, d'Angleterre et de Turquie ; il

avait envoyé quatre diables à Louise, six mille

six cent soixante-six à Madeleine ; il avait violé celle-ci

à neuf ans dans une caverne, en présence de Béelzé-


buth,et l'avait souvent conduite au sabbat ; il célé-

brait la messe au sabbat, où l'on jetait le pain con-

sacré à un diable sous la forme d'un dogue, et natu-


rellement, comme les autres sorciers, il avait déterré des
cadavres de petits enfants pour les offrir à Satan et
les manger. Ces histoires, toujours les mêmes, consi-

dérées par nous comme absolument invraisemblables,

semblaient terrifiantes et vraies à des esprits pleins


de la crainte du diable ;
peu de gens auraient osé ne
LE GRAND SIÈCLE 191

pas y ajouter foi. Elles se compliquaient, du reste, de


faits contradictoires. Comme l'évéque, le clergé et les

fidèles de Maiseille, estimant fort Gaufridi, redou-


taient peut-être l'Inquisiteur, ils avaient pris fait et

cause pour l'accusé. Les Capucins de Marseille, en


bons termes avec le curé des Accoules, parlaient de

leur côté en sa faveur. Les démons de la Ste-Baume


mécontents de ces oppositions, inspirèrent à Louise
cinq lettres, dont l'une, adressée aux Capucins, leur
enjoignait d'arrêter Gaufridi. C'était beaucoup leur

demander, ils ripostèrent en exorcisant à leur tour une

autre possédée, qui déclara l'innocence du prêtre

accusé. Diables contre diables, la lutte devenait

burlesque, elle ne tarda pourtant pas à tourner au


tragique.

Le 5 février, Micliaëlis, accompagné d'un de ses

confrères, venait en efTet à Aix prêcher le Carême. Il

se hâta d'aller trouver le président du Parlement,

M. Devais. Il lui communiqua les procès-verbaux des


exorcismes de la Ste-Baume, en l'exhortant à faire

son devoir par l'arrestation et le jugement du sorcier.

Sur l'ordre du président, les religieuses transportées à


Aix, examinées par les magistrats et les docteurs,

montrèrent sur leurs corps les marques du démon, se

convulsionnèrent ; on les piquait, elles ne sentaient


rien ; elles étaient donc bien possédées. Comme
192 LA SORCELLERIE EN FRANCE

l'exorcisme, croyait-on, arrachait la vérité aux dé-


mons eux-mêmes et que ceux-ci accusaient Gaufridi,
celui-ci ne pouvait être innocent. Sans autres preuves
que les déclarations diaboliques, il fut décidé en

conséquence de le poursuivre. L'ordre d'arrestation

fut vivement exécuté ; le malheureux prêtre conduit


à Aix dut subir le confrontement avec ses accusa-
trices. On prétend que, pour assouplir Madeleine assez
rétive, on la descendit dans une basse fosse du château

archiépiscopal où se trouvaient entassés de vieux

ossements. Le séjour et l'exorcisme dans cet affreux


séjour lui enlevèrent le peu de volonté qui pouvait
lui rester. En présence de l'accusé, les deux possédées
renouvelèrent donc leurs blasphèmes, leurs convul-
sions, leurs cris, leurs accusations, Gaufridi eut beau
protester, que faire contre les affirmations du diable ?

Mis en prison, peut-être à la torture, l'infortuné se

sentant abandonné de tous, même de son évêque


intimidé, devint fou. On le soumit à la visite médicale

de la recherche des marques diaboliques, on trouva


sur son corps des endroits moins sensibles ; c'était

sa condamnation ; balbutiant à peine, ne compre-

nant peut-être pas, il répondit tant bien que mal aux

interrogations de ses juges. Sur leurs instances, sous

la pression des moines qui ne le quittaient pas, il en

signa le procès-verbal, en forme d'une confession


LE GRAND SIÈCLE 193

dont le contenu ne laisse aucun doute sur l'impos-


sibilité des faits avoués : Vision de Lucifer, pacte avec

lui, livres de magie, faculté diabolique de conquérir


l'amour de toutes les femmes sur lesquelles il pouvait
souffler, mille femmes ainsi séduites, entre autres

Madeleine et sa mère, mariage de Madeleine et de


Béelzébuth, pacte entre la jeune fille et le diable,

sabbat en divers lieux, avec des messes noires, tout


s'y trouve. Puisqu'il avait avoué, le pauvre curé
n'avait plus qu'à mourir, dûment condamné par le

Parlement. On le soumit d'abord à la torture ordi-

naire et extraordinaire, qui ne semble lui avoir

arraché aucun nom de complice et, le 30 avril 1611,


Gaufridi mourait sur le bûcher, en présence d'un

public immense.

Insatiables les démons d'Aix ! ils s'emparèrent


encore de cinq religieuses et, malheureusement, exi-

gèrent une nouvelle victime. Une jeune fille aveugle,

nommée Honorée, accusée par Louise Capel de sor-


cellerie, fut brûlée. Le temps n'était pas encore venu
où l'on pouvait reconnaître, dans les actes des possé-
dées d'Aix, les symptômes indubitables de la grande
hystérie, d'où résultait l'injustice des condamnations
capitales prononcées par le Parlement. Toutefois,
divers accidents arrivés dans la foule au moment du
supplice de Gaufridi, les malheurs accablant plu-
194 LA SORCELLERIE EN FRANCE

sieurs juges, parurent à beaucoup un signe du ciel ;

peut-être les Huguenots ne furent-ils pas étrangers à

ce revirement partiel de l'opinion, qui se produisit

peu de temps après le second supplice. Les Ursulines


ne voulurent plus garder les deux sœurs causes de
tout le désordre. Louise disparait alors de f histoire ;

Madeleine repoussée par sa famille, se réfugia à Avi-,

gnon où elle vécut misérablement d'aumônes, objet


d'horreur pour tous, réputée sorcière à son tour. Elle
avait soixante ans, lorsque le Parlement d'Aix la fit

saisir (1653) et la condamna à la réclusion pour le

reste de sa vie (1).

II

Lors des exorcismes de la Ste-Baume, une reli-

gieuse du cloître de Ste-Brigitte de Lille se trouvait

par hasard à Aix. Elle ne manqua pas, une fois de


retour, de raconter à ses sœurs les merveilles dont
elle avait été témoin, les convulsions des possédées.

(1) Plusietirs ouvrages l'époque donnent les détails


écrits à
de l'affaire Gaufridi, de l'Inquisiteur
le phis célèbre est celui
MiCHAËLis. Histoire adrniruble de la possession et de la conver-
sion d'une pénitente séduite -par un Magicien... Paris, in-8, 1612,
— Baissac, p. 419 ;

Calmeil, De la folie, t. I, p. 489 seq. ;
— GôRBES, t. V, p. 474, seq.
LE GRAND SIÈCLE 195

leurs cris, leurs sauts, leurs blasphèmes, leurs impré-

cations contre le sorcier auteur de leurs maléfices, et


les aveux de ce dernier. Le résultat de ces narrations

ne tarda pas à se faire voir. Trois nonnes de Ste

Brigitte donnèrent bientôt à leur tour des marques


de possession et, dans leurs convulsions, elles accu-
sèrent en particulier une de leurs compagnes, Marie

de Sains, jusque-là réputée mystique et sainte. La


pauvre fille, mise dans les prisons de l'officialité,

y resta dix-huit mois sans que sa cause avançât.

Alors arrivèrent de Provence les Dominicains Michaë-


lis et Domptius, tous deux rendus célèbres parl'afTaire
de la Ste-Baume (1613). Ils savaient s'y prendre pour
faire parler les démons, ces deux Pères ! Leurs exor-
cismes obtinrent bientôt des révélations étranges,
des phénomènes convulsifs analogues à ceux déjà
mentionnés et des accusations de plus en plus pré-

cises contre Marie de Sains. Celle-ci, épuisée par sa

prison, harcelée par les exorcistes, finit par se per-

suader qu'elle était coupable et par avouer tout ce


que purent lui suggérer des imaginations malades.
Il suffit de lire ses confessions pour apercevoir l'im-

possibilité manifeste de ce que racontait cette sœur


cloîtrée à laquelle la sortie de son couvent était, sinon

impossible, du moins difficile en pratique. Le nom


de Gaufridi, cité à plusieurs reprises, suffit d'autre
196 LA SORCELLERIE EN FRANCE

part à indiquer l'influence des récits venus d'Aix


sur les cervelles faibles des Brigittaines.

« J'ai abandonné au diable mon corps, mon âme,


mes bonnes œuvres (1), disait Marie devenue folle,

tout ce qu'une créature vivante peut offrir à son

créateur. J'ai placé sous les accoutrements des nonnes,


aux paillasses de leurs couchettes, un maléfice que
le diable me confia, et qui devait causer l'extermi-

nation de la communauté.
« Ce maléfice fut inventé au sabbat par Louis Gau-
fridi ; le diable, pour l'en récompenser, lui donna le

titre de prince des magiciens, et l'on me promit les

honneurs souverains pour avoir consenti à mettre en


œuvre ce redoutable poison ; la sœur Imberl, la sœur
Bolonnais, la sœur Fournier, la sœur Vandermotte,
les sœurs Launoy et Peronne, qui offrirent les pre-

mières des signes de possession diabolique, subissaient


l'action de ce philtre.

« Le maléfice était composé avec des hosties et du


sang consacrés, avec des poudres de bouc, des osse-
ments humains, des crânes d'enfants,du poil, des on-

gles, de la chair et de la liqueur séminale de sorcier ;

avec des morceaux de foie, de rate et de cervelle;


Lucifer donna à ce mélange une vertu jusque-là

(1) Calmeil, De la Folie, t. I, p. 514.


LE GRAND SIÈCLE l97

ignorée ; les sorciers, pour lui donner un témoignage


de leur reconnaissance, lui immolèrent aussitôt un
bon nombre de nouveaux-nés ». — Marie nomme
ensuite diverses personnes auxquelles elle a dis-

tribué des poudres débilitantes, qui leur ont donné les

diverses maladies dont elles souffrent, ou les ont


fait mourir.
« Elle reconnut aussi, continue l'historien contem-
porain de cette possession (1), et confessa qu'elle avait
« occis plusieurs petits enfants, et qu'elle les avait

« ouverts tout vifs afin de les sacrifier au dia-

« ble ;
qu'elle en avait plusieurs égorgés, mangé
(( le cœur vif de plusieurs et signamment des
« enfants chrétiens. Aussi confessa d'avoir dérobé
« plusieurs enfants et les avoir tués pour les porter

« au sabbat, disant qu'elle les avait premièrement

« suffoqués, et qu'après elle les allait désenterrer, et

« que ces enfants avaient été de la ville de Lille et


« des lieux circonvoisins.

« Après cela connut aussi et déclara les barbares

(1) J. Lenormand de Chieemont. Histoire de ce qui s'est


passé sous l'exorcisme de irais filles possédées es pays de Flandres.
2 vol. in-8, Paris, 1623 ;

Historia de tribus energumenis in
partibus Belgii, scilicei Magdalenœ de Palud, Marice de Sains,
Paris, in-8, 1623. —
Calmeil Le; —
Baissac. Les Grands
Jours, p. 440 —
Gôrres, t. V, p. 37.5
; :

Garinet. Histoire de
la Magie, p. 193-
198 LA SORCELLERIE EN FRANCE

« façons et manières comment elle avait tué de ses

« propres mains plusieurs enfants, disant : j'en ai

« fait mourir aucuns par un poison qui me fut donné


<( par les diables à cette fin. J'ai arraché les cheveux
« aux autres pour les faire mourir. Item. J'en ai suf-

« foqué plusieurs ; aux autres j'ai percé le cœur et les

« tempes d'une aiguille ; autres j'ai rôti, noyé, brûlé,


« bouilli ; autres j'ai jeté aux latrines ; autres j'ai

« jeté dans des fours échauffés ; autres ai-je donné


« aux loups, aux lions, serpens et autres animaux
« pour les dévorer ; autres j'ai pendu par les pieds,

« autres par les bras, par le cou ; autres par leurs


« parties honteuses, disant j'en ai chiqueté aucun

« aussi menu que sel ; à aucun ai-je écrasé le cerveau


« contre une muraille, aussi ai-je écorché la peau
« d'aucun.
« Item. Connut et confessa d'avoir assommé aucun,
« comme on assomme les bœufs et qu'elle avait tiré

« les entrailles du ventre des autres. Item. Qu'elle


« avait étouffé aucun entre les presses d'un pressoir.

« Item. Qu'elle avait lié les autres à de gros chiens


« pour les faire tirer en pièces. Item. Qu'elle avait
« aussi tenaillé et crucifié aucuns pour dépiter et

« faire déshonneur à celui qui les avait créés, disant

« lorsque je commettois ces cruautés : j'offre corps


« et âme et tous les membres de ce petit enfant à toi,
LE GRAND SIÈCLE 199

« Lucifer, et à toi, Béelzébuth, et à tous les diables.

« Marie de Sains ajouta qu'elle avait souvent eu,


au sabbat, cohabitation avec des diables ; qu'elle y
avait commis le crime de bestialité et de sodomie ;

qu'elle avait eu commerce avec des chiens, des che-

vaux, des serpents : qu'elle avait adoré Louis Gau-


fridi, prince de la magie : qu'elle lui avait aussi pro-

digué ses faveurs...


Entre autre mille récits, « Marie de Sains fait de
longues dissertations sur l'Antéchrist, sur le libre

arbitre, sur le Précurseur, sur l'Apocalypse. Elle sait

par cœur le sermon prononcé par Béelzébuth le jour


de la naissance de l'Antéchrist. Ce dernier personnage

est, affirme-t-elle, fils d'une Juive et d'un incube. Il

a été baptisé au sabbat par Gaufridi : elle-même lui

a servi de marraine, Béelzébuth n'a point hésité à


l'adopter pour fils ; son nom est : Vrai Messie. Le
samedi est consacré, au sabbat, à l'adoration de la

Juive qui a donné le jour à l'Antéchrist ; cet enfant

parle également bien toutes les langues.

« Le Précurseur est fils de Madeleine de Mandol ;

il a pour père Gaufridi ou Béelzébuth ; il est plus âgé

qu'Antéchrist. Il le précédera sur la terre, où il appa-


raîtra entouré d'un cortège de diables déguisés sous

des formes humaines ; tous annonceront aux peuples

de la terre la venue d'Antéchrist ou d'un nouveau


14
200 LA SORCELLERIE EN FRANGE

soleil. Alors tombera la religion des chrétiens; alors

disparaîtront les temples et les cloîtres ; alors s'élè-

veront des synagogues où l'on adorera l'image du


diable ; alors seront en grande vénération le blas-

phème et l'impureté.

« Marie de Sains se dit présentement enceinte ;

c'est le prince du sabbat qui l'a rendue mère. Déjà,


ajoute-t-elle, elle a donné naissance à deux enfants ;

l'un deux a Gaufridi pour père ; ses enfants fréquen-

tent le sabbat et sont élevés par les démons ».

Nous nous étonnons avec raison que de tels aveux,

que n'appuyait aucune preuve matérielle, n'aient pas


immédiatement démontré la folie de la malheureuse
Marie de Sains aux yeux les moins ouverts. Personne
ne paraît avoir soupçonné la vérité. L'archevêque de
Malines déclara même, devant une assemblée de
notables réunis pour cette affaire, que jamais il n'avait

rien ouï ni entendu de semblable et que les péchés et


abominations de Marie de Sains étaient au-delà de
toute imagination.

Puisqu'on la croyait coupable, on devait la punir.

Heureusement le bras sécuher n'était pas intervenu,


car Lille n'appartenait pas alors à la France. Marie

fut condamnée à la détention dans les prisons de l'of-

ficialité à Tournai. Ce fut aussi le sort d'une autre

sœur nommée Didyme et d'une novice enfuie du cou-


LE GRAND SIÈCLE 201

vent, mais compromise par les dénonciations des

possédées. Cette fille, Simonne Dourlet, allait se

marier, lorsque l'exorciste Domptius la découvrit et

la fit ramener à Lille. Elle avoua tout ce qu'on voulut.

Ce qui démontre la bonne foi et la maladie de ces


malheureuses, c'est que de temps à autre, rendues à
un état plus sain, elles revenafent sur leurs décla-

rations, ou même sentaient en elles un combat entre


deux êtres, dont le premier mentait en dépit du
second, qui s'en rendait compte sans pouvoir s'y

opposer. Ce singulier phénomène de dédoublement


est bien connu de nos jours. Il étonnait encore au

xvii*^ siècle et ne put sauver les prétendues démonia-


ques. La possession du couvent de Ste-Brigitte dura

une dizaine d'années.

III

Il n'y a pas à douter que, soit par des lettres, soit


par le récit des voyageurs ou des prédicateurs, les

événements démoniaques n'aient été connus d'un


couvent à l'autre, sauf à troubler les cervelles trop

peu solides pour écouter sans effroi les merveilles de


Satan. Cette communication entre couvents nous
aide à comprendre la quantité \Taiment extraordi-
202 LA SORCELLERIE EN FRANCE

naire de monastères successivement ensorcelés pen-

dant le XYii^ siècle. La plus célèbre,peut-être,de tou-

tes les aventures de ce genre, se passa au couvent des


Ursulines de Loudun (1). Elle se compliqua de la

présence dans cette ville d'un fort parti de Hugue-


nots, disposés à railler les diableries des catholiques,

sauf à s'exposer eux-mêmes aux moqueries de leurs

adversaires, quand le fléau venait chez eux ; il y eut


aussi dans cette triste affaire des questions person-

nelles, des jalousies de femmes, enfin bien d'autres

misères sur lesquelles insistent les nombreux ouvra-


ges publiés sur les Ursulines de Loudun. Il nous suf-
fira d'en donner un court résumé.

Urbain Grandier, brillant élève des Jésuites, nom-


mé, grâce à leur protection, curé de St-Pierre du
Marché, à Loudun (1617), avait un extérieur agréable,
un orgueil fort grand et une énergie non moins grande:
qualités et défauts qui devaient le rendre fort désa-

gréable à ses ennemis, parfois lui en faire d'acharnés.


Sa conduite morale ne tarda pas à laisser à désirer (2).

Il séduisit une jeune fille, appartenant à une hono-


rable famille jusqu'alors très dévouée à sa personne,

(1) Al. Bertrand. Du magnétisme animal en France, iii-8,

Paris, 1826, p. 311, 331.


(2) Al. Bertrand. Du magnétisme animal en France, in 8
Paris, 1826, p. 337, aeq.
LE GRAND SIÈCLE 203

Philippe Trincant, fille du procureur du roi à Lou-


dun. Philippe eut un enfant quand Grandier avait
déjà oublié la malheureuse mère pour courir à d'au-
tres passions. Il s'arrêta finalement à une jeune fille,

Madeleine de Brou, qui semble l'avoir aimé de tout


son cœur, et lui resta, en tout cas, fidèle au-delà du

supplice. Toutes ces aventures firent causer beau-

coup à Loudun, et, comme il arrive en ces occasions,

tandis que bien des cervelles féminines s'éprenaient

pour le beau curé, d'autres enrageaient de n'avoir


pas été choisies : leurs bavardages jaloux ne tardè-
rent pas à constituer un parti hostile au pasteur de

St-Pierre.

Ce parti comprit bientôt des adversaires sérieux :

les religieux, Carmes, Capucins et Cordeliers, que


Grandier ne se gênait pas pour railler en chaire. Cer-
tains prêtres, mécontents pour la même cause, pour
des querelles de préséance ou pour d'autres motifs, se

brouillèrent avec le violent curé, eurent même parfois


avec lui des scènes de pugilat fort scandaleuses.

Grandier, du -este, trop orgueilleux pour avoir du


tact, fit une injure publique à Richelieu, évêque de
Luçon, alors en disgrâce dans son prieuré de Coussay.
Richelieu céda la première place réclamée par le

prêtre dans une procession, mais n'oublia pas l'injure.

Que les ennemis de Grandier profitassent des di-


204 LA SORCELLERIE EN FRANCE

verses occasions offertes pour salir sa réputation et

lui nuire, c'était chose assez naturelle. Il en résulta

divers procès que l'habileté du curé fit généralement


décider en sa faveur. Pourtant une plainte formelle

contre son immoralité trouva accueil favorable au-


près de Louis de La Rocheposay, évêque de Poitiers ;

le prélat donna même un ordre d'arrestation et fit

faire une enquête, pendant laquelle les ennemis de


Grandier, s'ils déposèrent diverses déclarations calom-
nieuses, ne manquèrent pas de faire ressortir les fautes

réelles du prêtre. La conclusion de cette enquête et

du procès fut que Grandier, en sortant de prison, aurait

comme pénitence des jeûnes à accomplir ; il serait

de plus interdit pour cinq ans dans le diocèse, à

Loudun pour toujours (1630).


Malgré l'appel de Grandier au Métropolitain de
Bordeaux, l'appel contraire de ses adversaires au

Parlement de Paris aurait pu avoir des suites fu-

nestes pour le prêtre, car la Cour se montrait alors


sévère pour les fautes du genre de celles qui lui

étaient reprochées. Mais son avocat eut l'adresse de

faire renvoyer l'affaire devant le lieutenant-criminel

de Poitiers, en sorte que le curé, un instant détenu


à la Conciergerie, puis relâché, put revenir à Loudun
défendre sa cause. Il la gagna auprès du présidial d'An-
gers d'abord, puis del'archevêque de Bordeaux, Henri
LE GRAND SIÈCLE 205

de Soubîis, qui cassa la sentence de l'officialité de


Poitiers et rendit à Grandier tous ses pouvoirs (1631).

Or, le bruit se répandit bientôt dans la ville que

les Ursulines, établies depuis peu à Loudun, étaient

possédées. La supérieure, Madame de Belciel, devenue


sœur Jeanne des Anges, avait eu la première des hal-

lucinations, dans lesquelles elle voyait l'ancien di-

recteur du couvent Moussant, revenant de la tombe


pour demander des prières. Bientôt la figure du mort
disparut, et celle du prêtre dont tout le monde parlait à
Loudun la remplaça. Ce furent alors des spasmes de
nymphomanie que la supérieure fit connaître à ses

sœurs en leur demandant des prières. La communauté


se hâta de condescendre à ce désir pieux, mais s'a-

perçut avec efîroi que d'autres sœurs se sentaient

atteintes d'hallucinations, de convulsions et de spas-

mes semblables. En de telles circonstances, le remède


tout indiqué, c'était des exorcismes. Mignon, alors

directeur du couvent, parent de familles ennemies

de Grandier, et fort indisposé contre lui, ne manqua


pas d'y recourir. Il se fit assister par des Carmes,
divers prêtres et surtout Pierre Barré, curé de St-

Jacques de Chinon, grand croyant au diable, qui se

mit bravement à l'œuvre, mais, fort imprudemment,


donna aux exorcismes une publicité dangereuse.

Les démons se livraient en effet à des plaisanteries


206 LA SORCELLERIE EN FRANCE

de trop mauvais goût pour les rendre publiques.

Quelques extraits des procès-verbaux nous en don-


neront une idée suffisante. « Asmodée, l'un des dia-
bles qui possédaient la sœur Agnès, ayant paru, fit

bientôt voir sa plus haute rage, secouant diverses fois

la fille en avant et en arrière, et la faisant battre

comme un marteau avec une si grande vitesse que


les dents lui en craquaient ; outre ces agitations, son

visage devint tout à fait méconnaissable, son regard

furieux, sa langue prodigieusement grosse, longue et

pendante hors de la bouche, livide et sèche à tel point

que le défaut d'humeurs la fit paraître toute velue,

sans être cependant aucunement pressée des dents,

et sans que la respiration cessât d'être toujours égaie...


— Exorcisme de la sœur Agnès...." Après diverses
autres contenances, elle porta un pied par le derrière

de la tête jusqu'au front, en sorte que les orLeils tou-

chaient quasi le nez ». — Exorcisme de la sœur Eli-

sabeth : « Cet esprit malin exerça sur son corps

grandes violences et donna des marques horribles de


sa rage. Il la renversa trois fois en arrière en forme

d'arc, en sorte qu'elle ne touchait au pavé que de la

pointe des pieds et du bout du nez ». — Exorcisme


d'une autre religieuse : « Le démon parut sur son
visage, selon le commandement que lui en fit son

exorciste ; il l'assouplit et la rendit souple et maniable


LE GRAND SIÈCLE 207

comme une lame de plomb. L'exorciste lui plia

ensuite le corps de diverses façons, en arrière et en

avant, et des deux côtés, en sorte qu'elle touchait

presque la terre de la tête, le démon la retenant dans


la posture où elle avait été mise jusqu'à ce qu'on la

changeât, n'ayant, durant ce temps, qui fut assez


long, aucune respiration par la bouche, mais seule-
ment un petit souffle par le nez. Elle était presque
insensible, puisque le père lui prit la peau des bras et

la perça d'outre en outre avec une épingle sans qu'il


en sortît du sang ou que la fdle en témoignât aucun
sentiment. Le démon Zabulon porta cinq ou six fois

le pied gauche de la sœur par dessus l'épaule à la

joue, tenant cependant la jambe embrassée du même


côté. Durant toutes ces agitations, son visage fut
fort difïérent et hideux, sa langue grosse, livide et

pendante jusqu'au menton, et nullement pressée

des dents ; la respiration égale, les yeux immobiles,


toujours ouverts sans cligner. Il lui fit après cela une
extension des jambes en travers, qui fut telle qu'elle

touchait du périnée contre terre. Pendant qu'elle

était dans cette position, l'exorciste lui fit tenir le

tronc du corps droit et joindre les mains (1) ».

'1^ Bersot, l/'^9»M>r et le magnétisme animal, 2* édit. Paris»


1854, p. 73.
208 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Tous ces démons semblaient aussi tenaces qu'in-

solents. Ils se logeaient même fort mal, puisqu'un


jour il fallut donner à la supérieure un lavement
d'eau bénite pour faire déloger de son ventre le diable
Asmodée. La maladie eut quand même suivi son

cours normal si les possédées, par le fait d'une sug-


gestion, spontanée peut-être, venant peut-être aussi
des exorcistes, n'eussent cherché à déterminer l'au-

teur présumé de leur possession. Elles devinrent en

fait, de plus en plus affirmatives et accusèrent Gran-


dier de leur avoir envoyé les démons au moyen de
pactes, c'est-à-dire d'objets ensorcelés, trois épines

d'une part, un bouquet de roses de l'autre. En pré-

sence d'accusations répétées avec insistance, les

exorcistes crurent utile d'avertir l'autorité civile.

Le bailli de Loudun, Guillaume de Cerizay, accom-


pagné de plusieurs magistrats, se rendit en con-

séquence au couvent, pour voir les exorcismes. Il

ne tarda pas à soupçonner que les ennemis de Gran-


dier cherchaient dans la maladie démoniaque, feinte
ou vraie, quelque arme contre leur adversaire. D'au-
tres eurent la même pensée que lui et tandis que

les Huguenots railleurs se moquaient des diables,

des convulsions et des exorcismes, la ville se par-

tagea en deux camps, celui du curé et celui des

Ursulines. Les premiers assuraient que la prétendue


LE GRAND SIÈCLE 209

possession n'était que comédie, les autres juraient

en sens contraire. Les autorités civiles se trouvaiep.t

divisées, les médecins hésitaient, et l'archevêque de


Bordeaux, intervenant encore une fois en faveur du
curé de St-Pierre, défendit d'exercer leurs fonctions

aux exorcistes, qu'avait autorisés l'évêque de Poi-

tiers (1632).

Or, précisément à cette époque, un gros événement


venait exciter les esprits loudunois. Richelieu, conti-

nuant l'exécution d'un plan depuis longtemps mûri,


avait ordonné la destruction du château de Loudun,

place forte importante, qui pouvait un jour servir

d'appui aux Protestants ou à d'autres rebelles à

l'autorité royale. Cette destruction, désagréable aux


Huguenots et à plusieurs catholiques, parmi lesquels
Grandier, se fit malgré leur résistance, grâce à l'arri-

vée d'un commissaire royal extraordinaire, Jean de


Laubardemont, muni de pouvoirs spéciaux. Cet
homme s'était déjà fait remarquer par sa sévérité

contre les sorciers du Midi ; il avait en outre des pa-

rentes parmi les Ursulines; il était naturellement


tout dévoué à Richelieu, dont (juelques parentes
étaient aussi religieuses : pour tous ces motifs, il ne
put ignorer les scènes du couvent, ni l'accusa-

tion dont Grandier était l'objet. Pour sa part, il

écouta d'une oreille favorable tous les bruits répandus


210 LA SORCELLERIE EN FRANCE

sur le curé par les catholiques intransigeants, qu'a-

vaient enchantés la ruine du château et la confusion


des Réformés. Les années 1632 et 1633 se passèrent

ainsi en intrigues diverses, où les partisans du château

eurent le dessous, car il fut entièrement rasé. Pen-


dant ce même temps, les exorcismes et les convulsions
avaient également continué au couvent avec plus ou
moins de fréquence ; ils auraient peut-être fini par
cesser, sans catastrophe, si précisément quelqu'un
n'eût pas alors fait imprimer un pamphlet fort inju-

rieux contre le Cardinal : La cordonnière de Loiidun,

que les ennemis de Grandier se hâtèrent de lui attri-

buer (1633).
Laubardemont, rentré à la Cour, vint rendre compte
à Richelieu de la démolition du château ; il lui

parla aussi de b possession et du pamphlet. Peut-

être le Cardinal n'eût pas ajouté grande importance


à la première, mais le pamphlet le mit en fureur.
L'auteur des deux était, supposait-on, le même homme,
un ami des Protestants, dont le ministère poursuivait

l'abaissement. Il n'en fallait pas davantage pour perdre

Grandier. Laubardemont revint donc à Loudun avec de


pleins pouvoirs, non plus sur le château, mais pour
faire arrêter et juger le curé sans appel (30 nov. 1633).
Arrestation du prêtre, visite domiciliaire chez lui,

pendant laquelle on trouva un exemplaire de la Cor-


LE GRAND SIÈCLE 211

donnière et un Traité manuscrit du célibat des prêtres,

fort compromettant, enquête ouverte sur les faits

anciens concernant les procès antérieurs, en particu-


lier celui où l'archevêque de Bordeaux avait rendu
les pouvoirs à Grandier, tout cela était de mauvais
augure. En vain, la mère du suspect, ses frères, ses

amis voulurent essayer sa défense: Laubardemont


avait tout j)ouvoir et ne craignait pas l'arbitraire.
Il fit incarcérer le frère, rejeta tous les pourvois de

la mère, pendant que le curé, d'abord transporté à

Angers, puis ramené à Loudun, était enfeimé dans


la prison de cette dernière ville et confié à des gardiens
sûrs (1634). Afin toutefois de conserver l'apparence

de la justice, les sœurs accusatrices, possédées ou non,


furent enlevées du couvent et séquestrées par petits

groupes dans des maisons particulières.


Une fois ces préparatifs achevés, le commissaire
royal s'occupa sérieusement de la possession. Des
exorcistes, capucins et carmes, autorisés par l'évêque

de Poitiers, se remirent aux conjurations avec les


scèneshabituelles;ilsy ajoutèrent, pour les incrédules,

des sermons solennels sur la foi aux paroles du diable


quand l'Eglise lui commande de dire li vérité ; sur

la nécessité de croire à la posses.sion, sjus peine de

péché mortel et aussi de châtiment, car le loi et le

cardinal v crovaient. A ces movens, destinés à ramener


212 LA SORCELLERIE EN FRANCE

les nombreux incrédules, Laubardemont en ajouta


d'autres : puisque Grandier était sorcier, il devait

avoir la marque du diable ; le chirurgien Maunouryle


fit 'donc dépouiller et raser partout, et le piqua jusqu'à

ce qu'il eut trouvé la place insensible. Un autre chirur-


gien présent protesta vainement contre une expé-

rience erronée, on ne l'écouta pas. — Le diable, il est

vrai, abandonnait à son tour le sorcier, car dans un

exorcisme il remettait le pacte par lequel Grandier


s'était voué à Satan ; il faisait mieux encore, il écri-

vait une lettre signée : Asmodée, par laquelle il s'enga-

geait le lendemain à sortir de la supérieure en lui

faisant trois blessures. L'expérience fut assez mal

faite, car quelqu'un dit tout haut qu'il avait vu l'ins-

trument dont la possédée venait de se servir. Ce fut


l'occasion d'un beau tumulte. Les protestations des
médecins, hostiles à la possession, n'en restèrent pas

moins inutiles ; eux-mêmes durent se hâter de quitter


la ville dont le séjour leur devenait dangereux.

Les exorcismes publics, afin de convaincre les incré-


dules, se continuèrent donnant lieu à des scènes
étranges. Un jour, Grandier dut y assister. On lui

présenta divers pactes arrangés entre lui et le

diable. « Le premier de cendre, de vers, de poils et

d'ongles de quelque corps humain, et rapporté par

Asmodée, à l'exorcisme du 15 mai ; le deuxième, de


LE GRAND SIÈCLE 213

sang, de matière grisâtre, qu'il fut impossible de dis-

tinguer et de deux morceaux de quelque chose de la

grosseur d'une noisette », ce pacte rapporté le 17 mai,

par Léviathan ; « le dernier, de trois marques de sang,


selon l'apparence, sur du papier, et de huit graines
d'oranges ». On présenta encore à l'accusé un tuyau
de plume d'oie rendu par Madame deBelciel à l'exor-
cisme du 13 juin, ainsi qu'un paquet de cinq pailles,

trouvé sur elle le 30 avril. Grandier déclara ne rien


comprendre à tous ces objets qui n'en furent pas

moins déclarés œuvre satanique. Sur ce, on introdui-


sit les possédées que le curé dut exorciser par ordre

de l'évéque. Occasion d'un tapage indicible : les

sœurs criant, hurlant, voulant écharper l'exorciste

que l'on dut faire sortir de l'église, pour le soustraire

à la rage des furies.

Certains faits parurent ensuite inexplicables aux


gens de sens rassis ; ce furent les repentirs soudains

des sœurs qui protestèrent de leur chagrin d'avoir

accusé Grandier, en demandèrent même pénitence,

ou voulurent se tuer. Nous les expliquons par des

éclairs intermittents de raison ; on les estima de

nouvelles ruses de Satan destinées à entretenir l'incré-

dulité. Enfin le tribunal nommé par Laubardemont


se réunit le 26 juillet et, cinq jours plus tard, commença
ses séances par une série d'exercices religieux, prières.
214 LA SORCELLERIE EN FRANCE

processions, communions, messe et sermon, desti-

nés à attirer les bénédictions du ciel sur ses travaux.

La sentence rendue le 18 août 1634, à cinq heures

du matin, ordonnait que Grandier serait brûlé, après

avoir subi la question ordinaire et extraordinaire.

Elle fut exécutée le jour même.


D'abord un chirurgien eut l'ordre d'aller raser- le

condamné sur tout le corps pour ne laisser aucun lieu

où put se celer un charme. Le pauvre barbier marqua,


comme il put, quelque compassion pour sa victime,

car il refusa de lui raser les sourcils. Une fois l'opé-

ration faite, Grandier, vêtu d'habits fort sales, d'abord

conduit dans la salle du conseil, devant une assis-

tance de dames et de curieux privilégiés, entendit


à genoux son arrêt de mort. Il protesta de son inno-

cence en tant que magicien et, pour ne pas pousser


son âme au désespoir, demanda aux juges de modérer

la rigueur du supplice qu'il acceptait en expiation

des fautes de sa vie. On voulait qu'il signât une con-

fession préparée d'avance, il s'y refusa constamment


et fut alors conduit à la chambre de la torture. Elle

se donnait à Loudun avec des brodequins entre les-

quels on insérait des coins à coups de maillet. Si l'on

en croit certains témoignages, elle fut infligée aux


pauvre prêtre avec tant de rigueur que ses os écla-

tèrent. Deux capucins présents, aidèrent, dit-on, les


LE GRAND SIÈCLE 215

bourreaux à frapper. — Si le fait est vrai, il mérite


la réprobation universelle, mais nous devons tenir
compte, en lisant les récits divers de l'afïaire de
Loudun, de l'excitation des esprits dans le camp
des amis, comme dans celui des adversaires de la vic-

time.. — Quoiqu'il en soit, à toutes les sommations


de s'avouer coupable et de dénoncer ses complices,
Grandier refusa de répondre. Il avait une force d'âme
peu commune, cet homme, car les heures durent lui

paraître longues jusqu'au moment final ! En vain


Laubardemont tenta lui-même pendant deux heures
d'obtenir une signature au bas de la confession toute

préparée, il ne put entendre que des paroles de pa-


tience, de pardon pour ses bourreaux et de résigna-
tion à la volonté divine.

A quatre heures enfin, on revêtit le malheureux


d'une chemise soufrée. Ainsi affublé, il commença,
hissé sur une charrette, la cruelle promenade d'usage.
A trois reprises, il dut entendre la lecture réitérée

de sa sentence, et prononcer une amende honorable


devant son église de St-Pierre, aux Ursulines, devant
l'église Ste-Croix, près de laquelle devait se faire

l'exécution. Pendant le trajet douloureux, quelques

personnes, en particulier deux prêtres, s'approchèrent


de lui bravement et lui témoignèrent leur sympathie
en l'assurant de leurs prières. Enfin les flammes mirent
216 LA SORCELLERIE EN FRANCE

fin à son supplice. On prétend que trois moines, pour


empêcher Grandier de parler au peuple, mirent eux-
mêmes le feu au bûcher (1634).

Le feu n'avait mis fin ni aux querelles des hommes


ni aux niches des démons. Des pigeons qu'on aperçut
à plusieurs reprises, volant au-dessus du supplicié,

parurent aux uns des anges, à d'autres des diables,


et les pamphlets de sens contraire, en annonçant le

supplice, firent connaître au monde la tranquille

dignité conservée jusqu'à la fin par la victime. D'au-

tre part, il fallait en finir avec la possession. Un des


exorcistes, le P. Lactance, devenu fou de remords ou
de terreur, étant mort un mois plus tard, le bruit se

répandit dans le public que Grandier l'avait en effet

sommé de comparaître à cette époque devant Dieu.


Le P. Tranquille, autre exorciste, mourut quatre ans
plus tard également fou. Le chirurgien Mannoury,
eut à son tour des hallucinations, vit le spectre de

Grandier et mourut trois jours après dans le délire.

Cela sans doute n'empêchait pas Laubardemont de


continuer les tracasseries contre les divers amis de
Grandier, mais Richelieu n'avait plus d'intérêt à ces
petites vengeances : il fit envoyer des Jésuites pour
achever les exorcismes qui traînèrent encore cinq
ans. — Une preuve bien péremptoire que si, dans la

possession de Loudun, il y eut des fraudes de la part


LE GRAND SIÈCLE 217

des hallucinées, tout cependant ne fut pas supercherie,


c'est que les nouveaux exorcistes, le P. Surin en par-

ticulier, ébranlé par les convulsions dont il était

témoin, se sentit possédé à son tour, croyant dans


ses moments de connaissance que c'était une épreuve
divine. — Enfin, en 1637, le dernier démon, Béhémot
se décida à quitter le corps de la supérieure. Celle-ci,

pour que personne ne put douter de son tempé-


rament hystérique, menteur et vain, — continua de
montrer aux visiteurs crédules les stigmates de ses
membres avec une chemise miraculeuse; elle s'enve-

loppa ainsi d'un renom de sainte à miracles, qui se pro-


longea jusqu'à sa mort qui arriva en 1665 (1).

IV

Au bruit extraordinaire fait par les possessionsd 'Aix


etdeLoudun, nous pouvons rattacher les diverses

manifestations se rattachant au genre diabolique, qui

(1) Calmeil, De la Folie, t. II, p. 7 seq. — Baissac, p. 455



;

eeq. ; Garinet, p. 205 seq. ; —


Gabriel Légué, Vrhain
Grandier, in-8, Paris, 1880. — Un grand nombre d'écrits pour ou
contre parurent à l'époque, en particulier celui d'AuBiN. Histoire
des diables de Loudun, Amsterdam, in-12, 1693, dans un sens
protest>ant ;

Ax. Bertrand. Du magnétisme animal en France,
Paris, in-8, 1826, p. 350.
218 LA SORCELLERIE EN FRANGE

se produisirent alors un peu de toutes parts.Ence qui


touche l'affaire de Loudun, elle eut des suites immé-
diates sur les propres exorcistes, nous venons de le

dire, sur certains amis ou ennemis de Grandier, car


tout le monde fut également frappé, et sur un certain
nombre de personnes de la ville qui se crurent pos-

sédées. Son influence s'étendit au dehors, à Chignon,


où Barré, un des premiers exorcistes de Loudun, un
des plus obstinés croyants à l'influence diabolique
était toujours curé. Les démoniaques exorcisés par
lui accusèrent encore Grandier de leur enchantement,
puis s'attaquèrent à un autre prêtre bien vivant,

Santerre. Celui-ci se hâta de porter plainte au Parle-

ment de Paris qui rendit un arrêt de prise de corps

contre Barré et ses possédées. L'intervention de


Laubardemont, devenu intendant de la province,

empêcha l'exécution de l'arrêt, mais Santerre, du


moins, fut laissé en paix.
A vrai dire, il s'était produit assez promptement
une certaine réaction contre la tragédie sanglante

dont Grandier avait été victime. Si bien des gens et

des curieux, venant voir les exorcismes et les con-


torsions des Ursulines, se laissaient impressionner

par leurs blasphèmes ou leurs miracles, d'autres

esprits, parmi lesquels bon nombre d'évêques, soup-


çonnaient des impostures. Ainsi l'archevêque de
Li: GRAND SIÈCLE 219

Lyon, les évêques de Nîmes, de Chartres et d'Angers,


s'étant rendus ensemble à Chinon, y virent Barré
occupé à ses exorcismes ; ils emportèrent l'opinion
que l'influence de l'exorciste était pour beaucoup dans
la production des phénomènes et dans la conviction

des démoniaques. Ils en parlèrent au Roi qui fit

ordonner à l'archevêque de Tours de mettre fin aux


pratiques de Barré. Cet ordre, malheureusement, ne

fut pas obéi, et après Santerre, un autre prêtre fort


estimable de Chinon se vit à son tour exposé aux
accusations mensongères des folles. Ce prêtre s'ap-
pelait Giloire.

l'n jour que Barré allait dire la messe, il vit la

nappe de l'autel toute tachée de sang : il s'informe,

et exorcise, pour avoir la vérité, une femme Bélo-


quin, censée démoniaque. Celle-ci raconte que le

prêtre Giloire l'a violée sur l'autel en question. Une


pareille accusation met la ville eu émoi. Heureu-
sement une voisine se souvint (jue la Béloquin avait
tué un poulet dont elle avait mis le sang dans une
fiole. Giloire put donc se défendre avec succès, car
finalement, le coadjuteur de Tours, après enquête
et renseignements pris, fit ordonner d'une part le

bannissement de Barré, de l'autre, l'internement de


deux filles po.ssédées les plus extravagantes, qui dans
leur prison furent fustigées, suivant la coutume du
220 LA SORCELLERIE EN FRANCE

temps, jusqu'à guérison complète. Ainsi finit, en


1640,1a possession de Chinon (l).Elle n'était pas un
fait isolé.

Au village de Plats, près de Tournon, une fille.

Jeanne de Ruède, prise de convulsions, se déclara


possédée de quatre diables. Les exorcismes sur place
n'ayant pas réussi, on conduisit la possédée au pèleri-

nage, célèbre en ce temps.de Notre-Dame de Roquefort,


dans le Comtat-Venaissin. Mais Mazarin, alors vice-
légat à Avignon, défendit de produire la possédée

en public et les crises feintes ou réelles cessèrent sans

bruit (Baissac, p. 540 ; Calmeil, t. II, p. 48).

Nîmes eut aussi ses névropathes. Avant de les

exorciser, le clergé de la ville voulut avoir l'avis de

la Faculté de Médecine de Montpellier. Celle-ci exa-


mina doctement les divers caractères de la prétendue
possession, contorsions diverses, balancement de
la tête, enflures de la langue, de la gorge et du visage,
insensibilité au toucher, immobilité du corps, jappe-
ments et autres cris étranges, fixité du regard, répon-
ses en latin, vomissements d'objets bizarres, piqûres

de lancette sans effusion de sang, regardés par beau-


coup comme signes surnaturels ; elle prononça que

(1) Aubin. Histoire des diables de Loudun, passim. Calmkix. —


t. II, p. 45, seq. ;
— Baissac, p. 536 seq. ;

Gaiunet, p. 235.
LE GRAND SIÈCLE 221

tout cela ne dépassait pas les forces ou l'adresse de

l'homme et la possession fut déclarée feinte. Per-

sonne, à Nîmes et à Montpellier, bien que déjà plu-


sieurs médecins l'eussent soupçonné, ne songea à une
maladie naturelle. On ne connaissait que deux
solutions : ou la possession était due au diable, ou
elle n'existait pas : pas de milieu. En tous cas, la

décision de la Faculté contribua à ramener le calme.

(Baissac, p. 541 ; Calmeil, t. II, p. 49).

Nous avons remarqué chez les possédées de Lille et


de Loudun, le singulier phénomène d'une sorte de dua-

lité dans leurs personnes. Elles se montraient tantôt


blasphématoires, tantôt pieuses ; raisonnant un
instant, folles le moment suivant ; sentant quelquefois
en elles-mêmes une double impulsion, d'autres fois

n'en sentant qu'une seule ; dans certains moments


de lucidité se souvenant plus ou moins ce qu'elles
avaient dit ou fait pendant leurs crises, en d'autres
cas n'en ayant plus souvenir. Religieuses sincères,
mais ne pouvant expliquer la force inconnue qui

réveillait à leur insu, en les exagérant, des tentations


passagères ou lointaines, des doutes plus ou moins
222 LA SORCELLERIE EN FRANCE

précis, des paroles impies ou obscènes simplement


entendues ou lues peut-être bien des années plus tôt,

elles devaient être portées à attribuer leurs bons mou-


vements à l'Esprit de Dieu, les mauvais à Satan. C'est
ce qu'elles firent, avec les spectateurs terrifiés de con-

vulsions effrayantes, dont nul ne comprenait la cause.

Le même phénomène se montra dans les exorcistes,

en particulier chez le P. Surin, jésuite austère, fort

mystique, porté de nature à croire aux interventions


surnaturelles et, par vocation, à analyser son inté-
rieur ;
pour lui, dans ses moments lucides, il ne douta
pas que les démons furieux d'être délogés des reli-

gieuses ne vinssent chercher chez lui un abri provi-


soire, tout cela se faisant par la permission divine,
afin d'éprouver un bon prêtre et de lui faire expier ses

fautes les plus légères. Nous aurons à voir dans la

dernière partie de notre ouvrage, les théories moder-

nes qui expliquent à peu près ces bizarreries mentales,

estimées surnaturelles au xvii*' siècle. Qu'il nous


suffise pour le moment d'avoir attiré sur elles l'atten-

tion du lecteur, car nous allons en retrouver encore.


La maladie de Loudun durait encore, — l'année
même du supplice de Grandier, — qu'un autre cou-
vent, pas très éloigné, commençait à présenter les

mêmes symptômes démoniaques. Fondé depuis peu


de temps (1616), le monastère St-Louis et Ste-Eli-
LE GRAND SIÈCLE 223

sabelh, du tiers-ordre de St-Fraiiçois de Louviers,


avait eu pour premier directeur un saint prêtre,

David, bientôt remplacé par le curé de Mesnil-Jour-

dain, Picard, homme sévère pour lui-même, qui avait

donné à ses ouailles des habitudes de pénitence peut-

être un peu rigides. Il était mort sans que rien ne put


faire soupçonner chez lui une accointance diabolique
quelconque. Son vicaire, Thomas BouUé, l'avait

probablement assisté quelquefois dans ses travaux,

et était par conséquent bien connu des Franciscaines.


Il devait être leur victime. En 1634, on s'aperçut en.

effet que quelques religieuses d'abord, puis un nombre


de plus en plus grand, jusqu'à dix-huit ou vingt, se
trouvaient prises de convulsions, de mouvements
désordonnés, pendant lesquels elles semblaient avoir
perdu toute retenue. Leurs lèvres pieuses blasphé-
maient sans honte ; elles se roulaient par terre, se

mettaient en arc de cercle, grimpaient aux arbres,


aux murailles, se précipitaient dans un puits ou tout
à coup se jetaient dans le feu. Quelquefois, immobiles
comme des barres, elles semblaient ne rien voir, rien

sentir, rien entendre ; d'autres fois, prises de vertige,

elles ne pouvaient rester en place, jouissaient d'une


agilité étrange, et leur sens surexcités paraissaient

avoir acquis des propriétés plus qu'humaines. Ces

faits, une fois constatés, ne laissaient guère place.


224 LA SORCELLERIE EN FRANCE

dans l'idée du temps, qu'à une seule hypothèse :

les religieuses étaient possédées.

Pour les guérir, un seul moyen : les exorcismes. Les

Capucins du diocèse et divers prêtres, munis des pou-


voirs de l'évêque d'Evreux, François Péricard, se
mirent donc à la besogne, avec d'autant plus de
conviction que le crédule évêque crut devoir venir,

à diverses reprises, leur prêter main forte. Dans ces

conditions, les contorsions, les sottises de toutes sortes


redoublèrent, et se compliquèrent de supercheries
fort communes aux maladies mentales d'origine

hystérique. Il fallut en efîet chercher les charmes


d'où la possession était venue ; ils se composaient de
billets, d'objets divers enfouis ici ou là ; les démons,
contraints par les exorcismes, durent révéler leurs

cachettes et l'on fit, sur leur indication, des trous assez

profonds dans la sacristie, au pied des piliers, dans le

chœur de l'église, dans le jardin ; mais, sauf pour les

yeux très candides, la conduite des possédées ne

parut pas toujours bien franche ; en plus d'une cir-

constance, elles furent soupçonnées de tenir à la main


ou de porter sur elles le prétendu charme, qu'elles
retrouvaient ensuite, après beaucoup de travaux, aux
endroits indiqués. En tout cas, jusqu'alors (1643),

la possession de Louviers avait seulement troublé le

couvent et ses amis, quand une imprudence de l'évê-


LE GRAND SIÈCLE 225

que vint attirer sur cette alïaire les regards de l'auto-

rité séculière, en l'espèce, le Parlement de Rouen, peu


favorable aux sorciers, comme nous avons déjà eu

et aurons encore l'occasion de le constater.

Au milieu des contradictions et des hurlements des

pauvres filles, le nom de l'une d'elles, Madeleine


Bavent, commença d'être répété avec une insistance
de plus en plus grande par les démoniaques, qui dé-
signaient cette religieuse comme l'auteur des ma-
léfices conventuels. Elle avait, disaient les démons,

surtout été complice des prêtres David et Picard,

dont plusieurs sœurs prétendaient avoir vu les

spectres, et qui, sous prétexte de piété et de mysti-

cisme, avaient appris la magie non moins que l'amour


profane à la malheureuse Madeleine. La religieuse,

arrêtée sur l'ordre de l'évêque, interrogée ensuite

sans répit et accablée d'exorcismes, finit par raconter


les histoires les plus absurdes. D'après elle, les direc-

teurs décédés célébraient la messe nus, avaient fait

prendre aux religieuses des habitudes d'adamisme,


c'est-à-dire la pratique de la nudité d'Adam, avaient
abusé d'elles, de Madeleine surtout qui aurait accou-
ché plusieurs fois avant terme d'enfants portés au
sabbat, l'avaient contrainte de se prostituer aux
démons, lui avaient donné un charme magique, con-
sistant en une hostie consacrée, trempée du sang
226 LA SORCELLERIE EN FRANCE

de Madeleine et enterrée par elle au jardin. Le vicaire


Boullé avait aussi pris part au sabbat et à toutes les
méchancetés de son curé Picard.
Une fois la culpabilité des prêtres établie et la

complicité de Madeleine Bavent démontrée, l'évêque

prononça une sentence déplorable sous bien des


rapports : La religieuse devait être détenue en prison

perpétuelle, après avoir été dégradée et examinée

sur tout le corps pour la recherche de la fameuse


marque diabolique. Quant au prêtre Picard, enterré
sous le cloître, il ne pouvait rester en terre sainte ;

il serait exhumé aussi secrètement que possible et

jeté à quelque distance de Louviers, dans une fosse


appelée le Puits Cronier (12 mars 1643).
Cette mesure fit éclater le scandale. On ne tarda
pas en efîet à découvrir le cadavre; l'opinion publique
s'agita, la famille de Picard demanda réparation et les
tribunaux séculiers commencèrent à enquêter. Le
cadavre ds Picard, enfermé dans un coffre, attendit

dans un coin des cachots de Louviers la fin des con-


flits surgis à son occasion entre le Parlement de
Rouen, le Conseil du Roi et l'officialité d'Evreux.

Pendant ce temps, le couvent désormais célèbre de

Louviers devenait lieu de visite pour les évêques,


les seigneurs, les curieux de toutes sortes. C'était le
rendez-vous des commissaires envoyés par la Cour,
LE GRAND SIÈCLE 227

celui des exorcistes approuvés par l'évêque. Xatu-


relletnent une si grande affluence, tant d'attentions
ne pouvaient qu'exciter au paroxysme les hallu-

cinations, les délires et les mensonges des folles.

Quelques-uns ne les crurent pas, mais se turent par


politique ou parlèrent sans résultat ; la plupart des
témoins ou des juges, persuadés de la réalité de la

possession, se dirigèrent en conséquence.

Les enquêtes avaient été menées simultanément à


Evreux, Louviers, Pont-de-l'Arche, résidence du lieu-

tenant criminel chargé de l'affaire, à Rouen et à


Paris ; elles durèrent près de quatre ans. Leur pre-
mière victime fut l'évêque Péricard, mort bientôt de
chagrin (1643). Enfin, après confrontation, transfert
des accusés à Rouen, plaidoieries, tortures, bien que

le pauvre Boullé n'eut fait aucun aveu, la sentence du


Parlement déclara mal fondé l'arrêt de l'évêque
d'Evreux prescrivant l'inhumation de Picard ; mais
elle ordonna que le cadavre serait brûlé publique-
ment, que le prêtre Boullé, après amende honorable
à la porte de la cathédrale, serait attaché sur le même
bûcher et brûlé vif (21 août 1647). La cour se réser-

vait à surseoir sur le sort de Madeleine Bavent ;

€n attendant, elle renvoyait absous deux hommes


compromis, on ne .sait pourquoi, dans cette affaire.
En réalité, tandis que les religieuses de Louviers,

I
228 LA SORCELLERIE EN FRANCE

dispersées par l'ordre du Parlement, retrouvaient


peu à peu la santé dans leurs familles ou des maisons

calmes, Madeleine restait en prison, s'occupant de

raconter à des prêtres crédules la suite de ses hallu-


cinations homicides.
Indépendamment du pauvre Boulîé, une femme
eut encore beaucoup à souffrir des dénonciations des
religieuses de Louviers. Simonne Gangain avait été
compagne de la fondatrice du couvent, mais, à sa

mort, avait quitté Louviers pour venir fonder à Pa-


ris une maison d'hospitalières et prendre le nom de
Françoise de la Croix. Son nom prononcé à plusieurs

reprises dans le procès, avait excité l'attention du


Parlement de Normandie qui ordonna même son

arrestation et son transfert à Rouen. Heureusement,

la religieuse avait des amis à la Cour ; grâce à leur

influence, les arrêts successifs du Parlement furent cas-

sés par le Conseil royal, et les pièces de son dossier


durent être envoyées à l'officialité de Paris pour exa-
men. Cet examen dura plusieurs années, fort pénibles

pour la pauvre supérieure des Hospitalières, accusée


de magie et menacée d'être brûlée en Grève. L'offi-
cialité rendit sa sentence en 1653, le lieutenant cri-

minel donna la sienne en 1654 ; les deux arrêts réha-

bilitaient l'accusée. Par une singulière contradiction,

sans lui rendre la dignité de supérieure dont elle


LE GRAND SIÈCLE 229

avait été dépouillée, ils lui permirent cependant


d'achever dignement et saintement une vie traversée
de tant de déboires (1).

VI

Dans tous les faits de démonopathie convulsive


déjà racontés nous avons pu constater chez une partie

plus ou moins grande des spectateurs une assez vive


incrédulité à l'action démoniaque. Les uns croyaient

à des comédies, les autres à des maladies de genres

divers; quelques rares personnes soupçonnaient la

maladie nerveuse et mentale sans pouvoir commu-


niquer leurs appréciations à des gens peu pré-
parés à les comprendre, à des esprits tout rem-
plis des préjugés en faveur. Toutefois, dans les

diverses classes de la société, il se trouvait des per-

sonnes dont la répugnance à l'intervention démo-


niaque se manifestait le cas échéant. Ainsi l'affaire

de Louviers n'était pas encore terminée que l'arche-

(1) L'affaire de Louviers donna naissance à des écrits sans


nombre, citons seulement Desmaeest, Histoire de Magdelaine
Bavent, Paris, ux-i, 16.52
:


Bosrogee, La Piété affligée.
;

Rouen, 1652, in-4 —
Floquet, t. V, p. 625 seq.
; Baissac, ;

p. 555 ;

Calmeil, De la Folie, t. II, p. 73 GôRRES, t. V, ;

p. 249, 279, 484 ;

Gariket, p. 237 seq.
230 LA SORCELLERIE EX FRANCE

vêque de Rouen, François de Harlay, apprenant


qu'un monastère de sa ville se trouvait menacé d'une
crise analogue à celle qui préoccupait tout le monde,
envoya immédiatement son vicaire général signifier

aux religieuses d'avoir à se calmer sur le champ. La


mine sévère du commissaire archiépiscopal et quel-

ques mots de menaces sur la verge et le fouet dans

le cas de désobéissance mirent en fait bientôt les

diables en fuite (1).

Le monastère des Ursulines d'Auxonne fut troublé

plus longtemps, car les moyens convenables ne


furent pas employés de suite. Des crises de nym-
phomanie paraissent en avoir été le début. On avait

donné à ce couvent des directeurs trop jeunes, qui


commirent peut être des imprudences. En tout cas,

leurs relations fréquentes donnèrent à quelques


sœurs des tentations violentes et nécessitèrent l'éloi-

gnement des deux prêtres. Cet éloignement surexcita

les religieuses qui donnèrent bientôt des signes d'agi-


tation, jugées, par les nouveaux confesseurs, des

marques de possession (1658). De là, nécessité des

exorcismes. Le diable, — toujours fin, — déclara dans


un de ces exorcismes qu'il était nécessaire de rap-

(1) Floquet. Histoire du Parleinent de Normandie, t. V,


p. 655, 689.
LE GRAND SIÈCLE 231

peler les deux prêtres expulsés. Ils revinrent comme


exorcistes, et, soit trompés, soit dupeurs, contribuèrent

notablement à l'extension de la maladie. Pendant

deux ans, la chose resta cependant à peu près secrète,

lorsqu'une fille de la ville, à laquelle un des exorcistes


paraît s'être fort attaché et qu'il exorcisait en public,

dit un jour aux prêtres « d'aller aux Ursules », car il

y avait du mal, et fit connaître ainsi ce qui se passait

dans le couvent.
Ce qui s'y passait, nous le savons déjà : les folies

ordinaires, contorsions, hurlements, blasphèmes, hal-

lucinations démoniaques ou erotiques. Avec un peu


de prudence et si l'on avait isolé les malades, la con-

tagion se fut calmée probablement très vite. Loin

de là, les exorcistes jugèrent bon de faire des céré-


monies solennelles. Dans une procession du St-

Sacrement, ils sommèrent les diables de maltraiter les

sorciers et sorcières qui pouvaient se trouver présents.

Sur cette injonction, quelques religieuses désignèrent


une de leurs compagnes. Barbe Buvée, ancienne
supérieure de Flavigny, rentrée depuis quelque temps

à Auxonne, son ancien couvent, où elle ne trouva pas,


semble-t-il, beaucoup d'affection. C'était elle la magi-
cienne: les possédées se ruèrent sur elle,la frappèrent,

et la procession, comme on le pense, se trouva singuliè-


rement troublée par cet incident (28 octobre 1660).
10
232 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Comme il était entendu que les démons disaient

la vérité, la religieuse accusée se vit de suite soumise


à une enquête de l'officialité ; on l'arrêta et on la mit
aux fers. Sa condamnation était certaine quand ses
parents prévenus firent appel au Parlement de Dijon,
Celui-ci ordonna de la transférer à Dijon et envoya
un commissaire faire une enquête à Auxonne (1661).
Le conseiller Legoux, chargé de cette fonction, fit

changer les exorcistes, constata les convulsions ordi-


naires, examina les sorts ou charmes retrouvés en
divers endroits et présentés par les possédées. Son
rapport conforme à celui du docteur Rapin concluait
qu'en cette affaire, il n'y avait rien de diabolique,

peu de maladie, beaucoup de supercherie. Exorcistes


et possédés, fort mécontents de cette sentence, s'agi-

tèrent, essayèrent de faire évoquer la cause par le

Conseil Royal. A leur prière, le Roi, sans dessaisir le

Parlement, envoya une commission d'archevêques,


d'évêques et de docteurs examiner les religieuses.

Cette commission se rangea à l'avis du médecin Morel,


et conclut à la possession (1) (20 janvier 1662).

Nonobstant le rapport des commissaires au Roi, le

Parlement continuant la procédure commencée.

(1) Nous avons donné dans notre tome I, p. 140 seq. le rapport
de cette commission.
LE GRAND SIÈCLE 233

prononça sur le cas de Barbe Buvée, la déclara dé-

chargée de toutes les accusations, ordonna la resti-

tution de sa dot et, malgré de nouveaux incidents,


finit par avoir gain de cause. La possession se calma
peu à peu par la dispersion , en 1663, des, religieuses
atteintes (1).

ARTICLE DEUXIEME

La sorcellerie sous Louis XIII (1610-1643)

Les pages qui précèdent révèlent donc, dans tout


le cours du xvii^ siècle si glorieux en apparence, la

croyance à la sorcellerie persistant malgré tout et


toujours meurtrière.Xous avons vu en effet que le règne
d'Henri IV avait eu bien des victimes. On pourrait

en ajouter d'autres à la liste déjà fort longue dressée

par les juges de Dôle et de Bordeaux. On signale,

par exemple, cinquante sorciers ou sorcières exécutés

(1) D' Samuel Garxier, Barbe Buvée, en religion sœur


Sainte Colombe et la prétendue possession des Ursulines d'Au-
xonne (1658-1663), Paris, in-8, 1895 —
Calmetl, t. II, p. 132.
;
234 LA SORCELLERIE EN FRANCE

à Douai vers 1606 (1) ;un voleur, accusé de contrefaire


le diable, était pendu àBayonneen 1608(2) ; à Paris,
c'est une nomenclature lugubre : Simon Renaud est

pendu et brûlé pour sortilège par arrêt du Parlement


(6 mai 1585) ; viennent ensuite Anthoine Caron
(7 sept. 1585), François Jesseaume (14 sept. 1585),

Jeanne Darenne (16 février 1591), Marguerite Leroux


(18 novembre 1593), Jeanne Roussard (7 décembre
1593), Françoise Susanne (14 décembre 1593),

Jeanne Colliar, accusée de sortilège sur les bêtes

(30 décembre 1593), Nicolas Guillaume (4 août 1601),


Jeanne Rolant (18 août 1602), Philibert le Doux
(26 novembre 1604) (3), Rousseau et Peley coupables

de maléfices (1608) (Garinet, p. 340). Or, très proba-


blement, tous ceux qui furent condamnés comme
sorciers ne sont pas compris dans ce nécrologe.
Malgré tout, le Parlement de Paris semble relative-

ment modéré. Le procureur fiscal de Dinteville en


Champagne, auquel on avait amené un homme et une

(1) Discours véritable de l'exécution faicte de cinquante,


tant sorciers que sorcières, exécutez en la ville de Doué. Paris
1606, in-8. Intermédiaire des chercheurs et curieux, t. XIV,
p. 549, 606.
Discours très véritable d'un unique voleur qui contre
(2)
pendu â Bayonne au nioys
faisoit le diable lequel fut prins et
de janvier dernier. VUlefranche 1608, in-12.
(3) Lebrun. Histoire critique des 'pratiques superstitieuses,
Paris, in-12, p. 513 seq.
l.E GR.VND SIÈCLE 235

femme accusés de sorcellerie, ordonna de les raser et

de les soumettre à l'épreuve de l'eau froide dans la

rivière. La femme soumise trois fois à cette épreuve


surnagea constamment, elle eut beau protester de

son innocence, le magistrat n'ordonna pas moins de

la mettre à la question. Elle mourut en prison des


suites de la torture, son cadavre fut pendu et brûlé

(1594). A la suite de cet incident et d'autres analogues,

le Parlement défendit désormais d'user de cette


épreuve dans toute l'étendue de son ressort (arrêt du
1er décembre 1601) (2). Quelle devait être, dès lors, la

sévérité des autres Cours qui ne faisaient rien pour


soumettre les suspects à des procédures strictement

juridiques ?

Un incident, arrivé à Lyon en 1608, nous fait an

reste apercevoir la tournure des esprits d'alors. La


Saône était gelée, on craignait qu'à la débâcle les

glaces ne vinssent à rompre le pont de pierre. On


chargea donc le pont de poids lourds et on eut recours
à des prières publiques. Sur ce, un paysan se présenta

qui ofTrit d'obvier au danger moyennant une certaine

somme d'argent. L'afïaire conclue, notre homme


s'installe sur la glace, y fait un feu de sarments et
l'eau coule. La chose parut extraordinaire. Les Pères

(2) Lebrux, 1. c. p. 503.


236 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Jésuites du Collège allèrent remontrer aux magis-


trats qu'il ne pouvait s'agir ici d'un phénomène
naturel ; ils se firent livrer par le paysan un papier, où
était écrite la manière de faire fondre la glace avec
des paroles de sortilèges mêlées aux prières de l'Eglise.

Ils expliquèrent alors au paysan quelle faute il avait

avait commise par ignorance, lui donnèrent l'abso-


lution et brûlèrent son papier. Mais le contrat n'étant
plus valide parce que démoniaque, le paysan ne reçut
pas le salaire promis ; sa grossièreté lui évita cepen-

dant toute punition ;


— - on se contenta de lui donner
en aumône de quoi retourner chez lui et entretenir

sa famille sans se servir des artifices du démon (1).

II

Les annales de Louis XIII ne manquent pas non


plus de nombreux sacrifices offerts aux préjugés,
jusqu'alors inébranlables, touchant l'art magique.
Le Parlement de Bordeaux, tout échauffé de sa lutte

contre les sorciers du Labourd, continue d'avoir la

main lourde. En 1610, il livre aux flammes quatre

(1) Fb. Mbnbstbier. S.-J. La philosophie des images énir/-


matiques, in-12, Lyon, 1694.

LE GRAND SIÈCLE 237

sorciers d'origine espagnole accusés de se faire porter

dans les nues par le Diable (Garixet, p. 177, 303).

Une sorte d'épidémie éclata précisément alors

dans les Landes, qui attira l'attention et les rigueurs

du Parlement. Cette maladie convulsive reçut dans le

pays le nom de mal de laîra, d'un mot patois qui


veut dire aboiement, parce que les personnes atteintes
se signalaient par des cris semblables à ceux des
chiens. Elles étaient aussi sujettes à des convulsions

hystéro-épileptif ormes qui les jetaient à terre, où


elles rampaient comme des bêtes. Quand le mal de
laîra les prenait à la messe le dimanche, — quarante
à la fois dans la seule paroisse d'Amou près de Dax, —
la place n'était guère tenable pour les personnes dévo-
tes; elle devint promptement dangereuse pour cer-

taines gens dont la présence semblait exciter

davantage les malades. Ces personnes furent répu-


tées sorcières, et désormais, quand un malade se

mettait à aboyer, on se hâtait d'accourir et de


regarder quel était le passant, car c'était sans doute

lui qui avait donné le sortilège. La conclusion natu-


relle de cette agitation fut l'arrestation d'un certain
nombre de femmes qui, conduites à Bordeaux, et

convenablement torturées, avouèrent être les auteurs

du mal. Nous ne connaissons pas le nombre total

des condamnés, mais il dut être considérable, car


238 LA SORCELLERIE EN FRANCE

le Parlement se lassa de faire conduire au gibet


tant de misérables, et, fatigué lui-même de verser le

sang, rendit quelques sentences trop miséricordieuses

au gré de certains de ses membres (1).

Du Labourd, la contagion démoniaque, passée


dans le Béarn voisin, s'y perpétua longtemps. On crut

enfin devoir la réprimer avec vigueur. Le Parlement

bordelais envoya donc dans le pays une commission

dont le président, Jean de Laubardemont, devait se

signaler plus tard à Loudun. La commission fut éner-

gique et les sorciers plus fous que jamais. Ils venaient


heureux devant les juges, se glorifiant d'être allés au
sabbat et, dans la torture, avouaient les aventures
les plus extravagantes. Rien ne fit broncher Laubar-
demont, il envoya cent vingt de ces insensés aux
flammeset, en 1630, revint à Bordeaux triomphant (2).

Le Parlement de Guienne n'était pas le seul tri-

bunal impitoyable aux sorciers, loin de là. On signale

en effet le supplice d'un prêtre convaincu d'adultère

et soupçonné d'avoir eu recours au diable pour y


parvenir ; le Parlement d'Aix (18 nov. 1616) le con-

damna à être pendu, puis brûlé (3). — La même

(1) Lancre. De V inconstance, p. 357 seq. : — Calmetl.


De la Folie, 503
t. I, p. ;

Baissac, p. 416.
(2) Légué. Urbain Grandier, p. 158.
(1) Garinet, p. 199.
LE GRAND SIÈCLE 239

année, les juges de la Sologne et de l'Orléanais exami-


naient les causes de vingt-un démonolâtres, hommes
ou femmes. Trois en furent quittes pour le bannis-
sement, les autres, étranglés d'abord, disparurent
ensuite dans les flammes. La folie de ces malheureux
ne pouvait cependant pas faire de doute. L'un décla-
rait être fils d'une sorcière et avoir été baptisé au
.sabbat à l'âge de trois ans par un diable nommé
Aspic ;
presque tous avouaient être allés au sabbat,
sur lequel ils donnaient des renseignements précis :

On y voyait un homme noir sans tête, un bouc noir


et deux chèvres noires aussi, à grands poils. Le diable
y célébrait la messe avec une patène semblable à une
vieille tuile, un calice d'étain crasseux, une hostie
noire ; l'aspersion se faisait avec de l'urine, et le diable

tournait le dos à l'autel en se servant d'un li\Te dont


les couvertures étaient chargées de poils. Les sorciers
de ce pays possédaient, disaient-il.s, de petits démons
familiers en forme de marionnettes, dont ils prenaient
grand soin et qu'ils consultaient dans les occasions
importantes (1615-1616). Parmi les condamnés, on
remarqua entre autres un vieillard de soixante-dix-

sept ans nommé Xévillon (1).

Que l'on parcoure les archives des diverses pro-

(1) Cat.mktl, De la Folie, t. I, p. 526 seq.


240 LA SORCELLERIE EN FRANCE

vinces, on assiste partout à des spectacles identiques.

Malheur surtout aux bergers ! Leur réputation est

faite depuis longtemps. Comme ils sont un peu méde-


cins, un peu vétérinaires, fort crédules, qu'ils mêlent

les prières aux onguents ou herbes salutaires, le

populaire campagnard les regarde comme des êtres

presque spirituels, et, s'ils sont désagréables ou jugés


tels, leurs esprits ne manquent pas d'être mauvais.

Les registres de la Tournelle de Rouen de 1600 à 1670

contiennent une liste presque indéfinie de jugements


rendus contre des bergers sorciers. On n'y allait pas
de main morte, car il s'agit de bandes entières. Ainsi,

en 1618, le bailli de Londinières fait pendre huit


malheureux accusés de charmes, de sortilèges, d'assis-

tance au sabbat. — En 1638, à Neufchâtel, il s'agit

de quinze sorciers conduits à la potence. — En 1649,


huit bergers de la paroisse de Fréauville allaient

prendre le même chemin, grâce encore à la haute


justice de Londinières, lorsqu'ils eurent l'idée de
faire appel au Parlement, qui réduisit la peine de

mort en un bannissement de six ans (1).

E. GosSELix, greffier-archiviste. Les petits sorciers du


(1)
XVII® siècle et la torture avant l'exécution. Extrait de la
Revue de la Normandie, février 1865, brochure in-8, Rouen, 1865.
LE GRAND SIÈCLE 241

m
L'accusation de magie, lancée si facilement à cette

époque et si redoutable, venait tout naturellement

corser les procès dans lesquels la preuve d'autres

crimes eût été trop difficile.

Ce fut peut-être le cas du baron de Beausoleil et

de sa femme, Martine de Bertereau, minéralogistes


de grande valeur. Ils sacrifièrent leur fortune à la

recherche des mines de la France, et bien que croyant

ou feignant de croire aux gnomes et à l'astrologie,

ils avaient néanmoins rendu des services, mal récom-


pensés par une chambre à la Bastille pour le mari,

à Vincennes pour sa femme et sa fille (1642). Ils

moururent en prison dans la misère, assistés par la

charité de Saint-Cyran (L. Figl'ier, t. II, p. 18).

On vit un exemple plus triste encore d'accusation


politico-magique lorsque Concini, maréchal d'Ancre,
favori de la régente Marie de Médicis eut été tué par

l'ordre de Louis XIII. Sa veuve, Léonora Galigaï, fut


traduite devant le Parlement ; elle avait toujours eu

à son service des astrologues et des juifs, on lui en fit

un crime. On y ajouta l'accusation d'avoir fait des


conjurations, des envoûtements et des charmes.
242 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Comme le président Courtin lui demandait par quel

enchantement elle avait ensorcelé la reine : « Mon


sortilège, répondit-elle fièrement, a été le pouvoir que
les âmes fortes doivent avoir sur les âmes faibles ».

Néanmoins on produisit dms le procès des preuves


vraies ou fabriquées de pratiques magiques. « On
trouva dans la chambre de la Maréchale (ï) trois

livres de caractères, cinq rouleaux de velours pour


dominer les esprits des grands et des amulettes pour

pendre au cou.
« Il fut prouvé, au procès, que le Maréchal et sa

femme se servaient d'images de cire, qu'ils gardaient


dans des cercueils ;
qu'ils consultaient les magiciens,

astrologues et sorciers, et notamment le nommé


Cosmo Rugieri, italien, le même qui fut appliqué à
la question quand Charles IX mourut.
« Il fut encore établi d'une manière certaine que
tous deux avaient fait venir des religieux sorciers, de

Nancy, pour faire un sacrifice d'un coq ;


que ces
religieux ambroisiens encensaient le jardin et fai-

saient des bénédictions sur terre ; et que Galigaï ne


mangeait dans ces circonstances que des crêtes de

(1) Gabinet, p. 199 seq. —


Bai s sac, p. 450
; Voir dans la ; —
Revue de Paris, 15 février 1910. p. 849 seq., un article intéres-
sant de Febnand Hayem sur Les médecins de Lêonora Galigaï.
LE GRAND SIÈCLE 243

coq et des rognons de bélier, qu'elle avait fait bénir

auparavant.
« Dacquin, juif nouvellement converti au chris-
tianisme, déposa que Concini, en présence de sa
femme, lui avait ordonné de dire en hébreu quelques

versets des psaumes, et que, pour en voir l'eiïet, on


avait retiré de la chambre un crucifix et un urinai.

« Léonora fut convaincue (après torture) de s'être

fait exorciser par un Matthieu de Montenay, char-


latan qui passait pour magicien, dans la chapelle des

Epifames, église des Augustins. On fit venir des


moines du couvent, et la maréchale d'Ancre avoua
qu'elle se faisait exorciser de nuit, dans leur église,

pour ne pas nuire à sa réputation, parce qu'elle était


parfois possédée. « Sur ces aveux, elle fut condamnée
à avoir la tête tranchée, et à être brûlée après sa

mort. L'arrêt fut exécuté le (S juillet 1617 ».

vr

Faire les expériences, citées plus haut, ou croire à

leur efficacité au point de les punir, supposait une

crédulité générale qui nous étonne, mais nous expli-

que les marques nombreuses de dérangement céré-

bral fournies par les documents de l'époque.


244 LA SORCELLERIE EN FRANCE

On causa beaucoup à Paris de l'aventure extraor-


dinaire d'un gentilhomme. En rentrant chez lui le

1^^ janvier 1613, il trouva devant sa porte une demoi-


selle qui s'impatientait de l'absence de son laquais.

Le gentilhomme lui ofîrit d'entrer, puis à souper, et

mit ensuite une chambre à sa disposition. Au milieu

de la nuit, dévoré de concupiscence, il entra chez

son hôte, la caressa et finit par la posséder. Une fois

la chose faite, il regagna sa propre chambre, mais, le


matin, la demoiselle fit dire qu'elle était fatiguée et

demandait à dormir. Quelques heures après, le gen-


tilhomme entrant chez elle n'y trouva plus qu'un

cadavre. Il appela la justice et les médecins. Ces der-


niers déclarèrent que c'était le corps d'une femme
pendue et que le diable avait revêtu son corps pour

tromper legentilhomme(l). — Une béate de Flandre, 1


Maberthe, s'imaginait avoir des attouchements divins,
qui la plongeaient en extase et lui procuraient des

ravissements ineffables. Sous ce prétexte, cette

femme pieuse en était venue à des blasphèmes contre

le Christ, Marie, l'Eucharistie. Elle croyait entendre

la voix de Dieu, être exempte de tout péché, deviner

(1) Histoire prodigieuse d'un gentUhomme, auquel le diable


a apparu, et avec lequel il a conversé sous le corps d'une femme
morte en 1613 le 1«' janvier à Paris. Paris, 1613, in-8.— Gaeinet,
p. 193.
LE GRAND SIÈCLE 245

les pensées des hommes, et elle se fâcha quand son


confesseur, — naïf aussi, — voulut la convaincre
que l'esprit, son visiteur, était un incube. Dans sa

colère, elle accusa le prêtre d'être sorcier ; il ne semble


pas toutefois que l'affaire ait eu des suites (1618) (1).

La même année, on brûlait à Besancé un Labouré


coupable d'envoûtement (1618). — Plus heureuses,
trois femmes surprises à faire un sort dans le cime-
tière de St-Sulpice avec un cœur de mouton lardé de

clous en forme de demi-croix, des épingles et une

côte de mort, furent condamnées, la plus coupable à

être fouettée publiquement, les deux autres à assister

à l'exécution de la sentence (1619) (Garinet, p. 201).


— En revanche un magicien de Moulins, convaincu
d'avoir le diable dans une «phiole» était brûlé tout

vif (1623). — Un Leclerc confessa, ainsi que deux


complices morts en prison, avoir pris part aux céré-
monies habituelles du sabbat; .sa sentence de mort,

rendue à Orléans, fut confirmée par le Parlement de


Paris (1615) ; Minguet et sa femme, également cou-
pables d'assistance au sabbat (16 mai 1616), et Léger

(16 oct. 1616), subirent aussi le dernier supplice

(Baissac, p. 574).

(1) Caxmeil. Z)e Za/ohe, t. I, p. 529 ;


— Gôrres, t. V, p. 252
seq.
246 LA. SORCELLERIE EN FRANCE

On raconte sur Quimper-Corentin un fait bien

étrange qui, s'il était vrai en tous ses détails, témoi-

gnerait d'une naïveté par trop superstitieuse, surtout

chez les évêques. Le tonnerre tomba (1620) sur la


cathédrale de Quimper et réduisit en cendres une
tour entière. Le peuple attribua cet incendie au diable,
et plusieurs personnes assurèrent avoir vu Satan
voler au-dessus de l'édifice. Un tel voisinage mena-

çant l'église dans son ensemble, l'évêque, accompagné


du chapitre, ordonna d'allumer un feu, il
y jeta des

Agnus Dei, un pain de seigle de quatre sous, avec


une hostie consacrée, le tout trempé d'eau bénite et
du lait d'une femme-nourrice, de bonne vie (1).

(Garinet, p. 203).

Nous n'osons attacher beaucoup d'importance à

ce fait qui devrait être confirmé par des preuves

solides ; il en reste bien assez d'attristants. La Lor-


raine, où Remy avait fait école, se passionnait alors

pour une triste affaire de sorcellerie. Vers 1620, à


Nancy, une dame veuve, Marie de Ranfaing, femme

(1) La vision publique d'un horrible et très espouvantable Démon


sur l'Eglise Cathedralle de Quinpercorantin en Bretagne. Le
premier iour de ce niois de Feurier 1620. Lequel Démon con-
somma une Pyramide par feu et y suruint un grand tonnerre et
foudre du Ciel. Paris, Abraham Saugrais, Jouxte la copie impri-
mée à Rennes, par Jean Durant, 1620, in-8, —
Lenglet-Du-
FRESNOY, Recueil de dissertations... Tome I, part. 2, pp. 109-114.
LE GRAND SIÈCLE 247

de très grande vertu, dit-on, et qui avait fondé un


ordre dit du Refuge pour les fdles repentantes, fut

prise de crampes convulsives qui dégénérèrent assez


vite en une maladie générale du système nerveux.
Raideur cataleptique, convulsions, bonds en l'air,

sauts de branche en branche sur les arbres, agilité

stupéfiante, bref tous les caractères des maladies

déjà constatées dans les couvents possédés. Il n'y


manquait pas les délires amoureux, les crises de nym-
phomanie, qui lui représentaient son médecin Poiret

changé en diable, ou se glissant dans sa chambre sur


son lit, pour lui faire violence. Le médecin et sa

cliente étaient jeunes tous les deux et, peut-être, y


avait-il eu chez le docteur quelque velléité d'épouser
Marie de Ranfaing. Désir fort légitime, puisque Marie
restait veuve d'un mari qui ne l'avait pas rendue
heureuse, se trouvait riche et, malgré sa vie édifiante,
libre de vœux de religion. On n'a jamais prouvé que
Poiret lui ait manqué de respect. Mais les convul-
sions, les crises, les délires de la jeune veuve parurent
œuvre du diable, on l'exorcisa. Comme il arrivait
souvent, le remède aggrava 1p mal. Aux questions

posées par l'exorciste : qui l'avait ensorcelée ? elle

répondit : Poiret.

Une fois le coupable connu, justice devait suivre;


mais il était impossible de tenir secrète une cause
248 LA SORCELLERIE EN FRANCE

touchant deux personnages aussi connus. La pro-


vince s'agita donc autour de cette affaire. II y eut
consultations nombreuses de médecins. Dans leur

impuissance à expliquer les crises erotiques d'une

personne aussi sainte, ils décidèrent, sans broncher,

qu'elles étaient dues à un philtre amoureux. Bien


des gens crurent que la possession était feinte ;

c'était conforme à l'esprit du temps qui supposait


toujours, ou supercherie, ou intervention démonia-

que, sans pouvoir concevoir une maladie naturelle,

susceptible d'être compliquée par des mensonges


pour ainsi dire involontaires. D'autres, sans trancher

la question, sollicitèrent l'indulgence du duc Henri II

de Lorraine pour le médecin. Tout fut inutile. Les


exorcistes, hommes fort sérieux et fort habiles, firent

passer leur conviction dans l'esprit des juges. Tour,


nure d'esprit bien singulière ; lorsque le diable déclara

un jour que le mal, dont souffrait la possédée, venait


de ses humeurs et de sa constitution, on ne voulut
pas le croire ; un autre joui, il l'attribua aux
philtres et aux charmes de Poiret, on le crut de

suite. Le pauvre docteur, condamné par une com-


mission de vingt-quatre juges, fut brûlé, sans que
la torture, les prières, les menaces aient pu lui

tirer le moindre aveu. Sa prétendue complice, Anne


Boulay, arrêtée à Paris et extradée, moins éner-
LE GRAND SIÈCLE 249

gique, avoua tout ce qu'on voulut et périt aussi sur

le bûcher (1).

Encore en Lorraine, quelques années plus tard,


« Desbordes (2), valet de chambre du duc de Lorraine
Charles IV, fut accusé d'avoir avancé la mort de la
princesse Christine, mère du duc, et d'avoir causé

diverses maladies, que les médecins attribuaient à des

maléfices. Charles IV avait conçu de violents soup-


çons contre Desbordes, depuis une partie de chasse
dans laquelle ce valet de chambre avait servi, sans

autre préparatif que d'ouvrir une petite boîte à trois

étages, un grand festin au duc et à sa compagnie, et

pour comble de merveilles, avait ordonné à trois mal-


heureux voleurs qui étaient morts, et dont les cada-

vres étaient attachés au gibet, de venir rendre leurs

devoirs au duc, puis de retourner à la potence. On


disait de plus qu'il avait, dans une autre occasion,

commandé aux personnages représentés dans une

tapisserie de s'en détacher et de venir au milieu de


la salle. Charles IV voulut qu'on informât contre

Desbordes. On fit son procès dans les formes ; il fut

(1 ) PiLHOis (Le P. Claude). La découverte des faux Possédez.



Chalon, 1621, in-8 ;

Pichard (Le sieiir) ecuyer, doctexir en
médecine. Admirable vertu des sai7its exorcismes. Nancy, 1622,
in-12, —
Baissac, p. 450 ; —
Gôrres, t. V, p. 362.
(2) Gabinet, p. 204.
250 LA SORCELLERIE EN FRANCE

convaincu d'avoir exercé la magie, avoua qu'il avait


commis plusieurs sacrilèges, fut enfin condamné au
feu et exécuté ». — En 1631, Melchior de la Vallée

périt également à Nancy comme sorcier (1).

ARTICLE TROISIEME

Règne de Louis XIV

Quel que fût le prince, la sorcellerie suivait sou

chemin. Il est même fort curieux de constater sous


le règne glorieux de Louis XIV, au temps le plus bril-

lant de la civilisation française, comme un renou-


veau furieux de diableries, se ruant à l'attaque de la

société, de l'autel et du trône. En dehors des posses-


sions de Louviers et d'Auxonne qui sont de cette
époque, nous avons bien d'autres preuves de la

superstition générale et du dérangement des esprits.

(1) Mémoires de la société d^ archéologie lorraine, 3» série;


X« vol. Nancy, 1882, p. 257, seq.
LE GRAND SIÈCLE 251

En 1641:, le 23 juin, une grêle tombée en Bourgogne


ayant anéanti vendanges et récoltes, le bruit courut
dans le peuple, qu'elle avait été envoyée par les sor-

ciers. Une jeune berger de dix-sept ans se déclara


prophète et capable de reconnaître les coupables aux
yeux ; il accusa ainsi de sortilèges un grand nombre
de personnes qui furent appréhendées par les pay-
sans, « baignées », c'est-à-dire, jetées dans une
rivière et, si elles surnageaient, reconnues coupables,

puis assommées sur place. A la suite de déclarations

analogues du jeune insensé, plusieurs autres furent


brûlées avec des pelles rougies au feu. Dans les

remontrances que le procureur généra] du Roi au Par-


lement de Dijon fit à sa ^lajesté, on lit « que les

maris firent tuer leurs femmes, les enfants empoi-

sonnèrent leurs pères, et d'autres furent jetés vifs


dans les fourneaulx de forges ; d'autres enfin jetés

vifs dans les précipices ». Le Parlement de Dijon ne


se contenta pas de relâcher les quelques idiots amenés
devant lui, tellement stupidcs qu'à la demande s'ils

étaient sorciers, ils disaient d'aller le demander au


petit prophète, mais il envoya des commissaires sur les

lieux des troubles ; « ils arrêtèrent, dit le rapport au


Roi, la fureur de ces peuples, informèrent contre leurs

auteurs. Ils les firent arrêter prisonniers et la sévérité

des peines et des châtiments qui en furent faits


252 LA SORCELLERIE EN FRANCE

arrêtèrent les désordres et rétablirent la sûreté dans

les campagnes (1) ».

La possession des Ursulines d'Auxonne donna


également lieu à des désordres graves. On répandit

en efYet le bruit de sortilèges et de maléfices dirigés

contre les sœurs, leurs confesseurs, et un peu tout le

monde. Il en résulta une grande agitation que ,ne


pouvaient guère calmer les autorités locales, non moins
crédules que leurs subordonnés. « On fit donc, aux

frais de la ville d'Auxonne, le procès à deux pay-

sannes qu'on disait être magiciennes ; mais les char-

ges furent si faibles qu'on ne put les condamner pour


sortilège. Toutefois, au lieu de les renvoyer indemnes,
on prononça leur bannissement, afin d'éviter quelque
extrémité fâcheuse de la part du peuple, qui ne se
montrait pas satisfait. Cette solution bâtarde ne fit

que confirmer les soupçons, et les deux malheureuses,


étant rentrées dans leur demeure pour emporter ce
qui leur appartenait, furent appréhendées par une
populace furieuse. L'une fut jetée dans la Saône,

l'autre assommée (vers 1658).

« A peu près à la même époque, des personnes sécu-

lières, atteintes les unes de maladies ordinaires, les


autres de démence, plutôt que de possession, furent

(1 ) Samuel Gabnier, Barbe Buvée, p. 7 ; — G-abinet, p. 246.


LE GRAND SIÈCLE 253

exposées à l'exorcisme, en la chapelle de Notre-Dame


de La Levée. Pendant que le prêtre Parize en exor-

cisait une, nommée Coudry, il fut assez imprudent


pour demander au prétendu diable qui l'agitait, s'il

n'y avait point de sorciers ni de magiciens présents.


La possédée ayant remarqué dans l'église une incon-
nue, la désigna immédiatement comme sorcière. Il se

trouva que c'était une pauvre paysanne de Fou-


cherans (près Dole) appelée Emilande Lefils, qui,

après avoir vendu quelques cerises apportées par elle

au marché, était entrée par curiosité dans l'église.

A la déclaration de l'exorcisée, les assistants s'exci-

tèrent contre la pauvre innocente au point que les

magistrats durent, pour lui éviter d'êtie assommée,


l'envoyer en prison avec recommandation de la faire

sortir pendant la messe' de paroisse.


« Cette précaution fut vaine, car à peine les ser-

gents l'eurent-ils tirée de son cachot que les femmes


et les enfants la poursuivirent à coups de pierre, et,

des gens de métier s'en étant mêlés, elle fut tuée à la

barrière. Du bois fut ensuite coupé dans les buissons,

et, à quelque distance d'Auxonne, le corps de cette


malheureuse fut brûlé sur un bûcher improvisé sans
que l'autorité des magistrats ait pu empêcher cette

suite barbare d'atrocités » (S. Garnier, Barbe Bu-


vée, p. 17).
254 LA SORCELLERIE EN FRANCE

II

Marie des Vallées, béate de Coûta nces, depuis long-


temps sujette à des convulsions qui faisaient soup-

çonner une possession, ayant accusé un gentilhomme


de sortilège, fut déférée par lui au Parlement de
Rouen. Heureusement pour elle qu'une visite médicale
constata sa virginité. Une telle vertu ne pouvant

subsister dans une sorcière lui fit rendre la liberté (1).

Le Parlement normand, malgré cette indulgence pas-

sagère, ne pouvait être suspect de partialité pour les

magiciens. Il réformait, il est vrai, de temps à autre, les


sentences criminelles des baillis, mais ne s'en mon-

trait pas moins persuadé de la réalité des sortilèges.

Nous avons déjà rencontré quelques exemples de sa


justice et les archives rouennaises pourraient en four-

nir d'autres. Généralement, quand le sorcier n'avait

envoyé le diable à personne, qu'il ne pouvait être

convaincu de maléfices mortels, ni de l'adoration du


démon, le Parlement s'en tenait au bannissement.
C'est ainsi qu'en 1661, un médecin de St-Lô, nommé
Marquier, qui paraît avoir eu beaucoup de fous

(1 ) Floquet. Histoire du Parlement de Normandie, t. V, p. 716.


LE GRAND SIÈCLE 255

parmi ses clients et en avait guéri ou soulagé quel-


<jues-uns, fini par être accusé de sorcellerie avec sa

famille, à l'instigation, semble-t-il, de certains de ses


confrères. Après deux ans d'interrogatoires, de procé-
dures et de détention, le malheureux s'entendit con-
damner à mort avec sa fille par le bailli. Heureu-
sement il en appela au Parlement qui se contenta du
bannissement (1).

Dès qu'il s'agissait de maléfices sérieux, la Cour


rouennaise se montrait plus sévère; elle ordonna, en
effet, en 1669, une enquête sur les prétendus sorti-

lèges dont on se plaignait aux environs de Coutances,


de Carentan et de la Haye du Puits.

Les deux premiers accusateurs, Ernoul et Charles


Barneville, étaient, le premier, épileptique avéré et

sujet cà des hallucinations bien constatées par sa


famille, le second, non moins détraqué, car il raconta
aux juges des choses invraisemblables et se suicida,

dès qu'on lui eut ouvert les portes de sa prison. A


leur suite, dès que le bruit se répandit qu'ils avaient

dénoncé des sorciers, des témoins surgirent de tous


côtés pour confirmer ou compléter leurs dires, en sorte

(4) Les petits sorciers du XV


11^ siècle et la torture avant V exé-
cution, par E. GrossELix, greffier archiviste. Extrait de la Revue
de Normandie, février 1865, broch. in-8, Rouen, 1865.
256 LA SORCELLERIE EN FRANCE

que plus de cinq cents personnes, dont une centaine


de prêtres, se trouvèrent compromises.il fallait pour-
tant une dose de crédulité bien extraordinaire pour

ajouter foi un seul instant à ce que narraient les pré-

tendus témoins.
« Deux jeunes filles de dix-sept et dix-huit ans (1)
racontèrent qu'un enfant de sept à huit ans., qui se
disait sorcier, leur avait promis de les mener au sab-
bat, « ce qu'elles avaient accepté pour l'éprouver » ;

que la nuit suivante, en effet, il avait pénétré dans

leur chambre, où il venait les prendre, en descendant

par la cheminée, accompagné d'un autre sorcier ;

mais qu'elles n'avaient pas voulu les suivre et qu'ils

s'étaient retirés. Comme, le lendemain, l'enfant leur


répéta ce qu'il leur avait dit la nuit précédente et qu'il

leur montra l'empreinte que ses pieds avaient laissé

sur la cendre de la cheminée, il n'y avait pas à douter

de la réalité du fait. Du reste, dans son interroga-


toire du 16 mai 1669, il avoua au juge que tout cela

était vrai et nomma le sorcier, qui se trouvait alors

avec lui.

« Une Jeanne le Boulanger, dans sa déposition du

'1 ) Nous empruntons le résumé suivant à Baissac Les grands :

jours de la sorcellerie, p. 569 seq. ;



Calmeil, De la Folie, t. II,
p. 343, seq.
-

LE GRAND SIÈCLE 257

24 du mêxTie mois, dit que, un soir, comme elle trayait

les vaches de son maître, ayant levé la tête, elle

aperçut en l'air '( plusieurs personnes nues, lesquelles

« s'élevaient en des moments et se rabaissaient en


« d'autres, ce qui dura plus d'une demi-heure, dont
« elle fut malade de peur quelque temps ».

K Un nommé Michel Marais dit avoir appris que


des assemblées nocturnes, où plus de deux cents per-

sonnes dansaient toutes nues, avaient lieu près de la

Haye du Puits.

(( Une Michel Halley déposa que, une nuit, ayant

entendu du bruit près de sa maison, elle se leva, et

que '( ayant doucement ouvert sa porte à moitié, elle

« vit quinze ou vingt personnes nues qui lui parurent


« danser»; mais que " refermant sa porte, elle dit, —
« tout haut, —-qu'elle voyait de belles gens, ce qui fit

« passer la troupe d'une vitesse incroyable dans les

« héritages d'un voisin ).

« Un autre Marais, celui-ci surnommé Isaac, dit que,

« étant couché et endormi sur un banc, dans un

« cabaret, il entendit du bruit vers la minuit dans la

« chambre de dessus la salle où il était, ce qui l'obligea


« par curiosité de se lever; que, étant monté par l'es-

« calier à la porte de cette chambre, il y vit quantité

« de personnes nues tenant des chandelles noires, et un


a bouc au milieu, et que, ayant été aperçu par quel-
258 LA SORCELLERIE EN FRANCE

« ques-uns de la troupe, ils lui jetèrent un banc à la


« tête, dont il fut bien blessé ».

« Jean le Cousteur, témoin et prévenu, dit avoir vu


au sabbat qui se tenait au bois d'Etenclin « la nom-
ce mée Michelle des Hayes, veuve de Martin le Mar-
« chand, laquelle y apporta un petit enfant vivant,
« dit n'être point baptisé, ce qu'il lui a souteuu en
« confrontation, » et qui fut confirmé par les propres

fils de cette femme, Jean et René le Marchand, le


premier âgé de treize ans et le second de dix, et par
plusieurs autres personnes également accusées.

« Le même le Cousteur déclara avoir vu encore au


sabbat plusieurs prêtres, entre autres Me Marin, qui
avait dit la messe « pendant la célébration de laquelle
« il se mettoit contre l'autel de temps en temps, la tête

« en bas et les pieds en haut ».— « Jacques leGastelois


et un nommé Siméon, bâtard de la fille Marguerite
Marguerie, co-prévenus également, nommèrent deux
autres prêtres, qui servaient de diacre et de sous-

diacre audit Martin, « ajoutant qu'ils firent venir les

« sorciers à l'offrande, et que, l'un d'eux n'étant pas


« venu assez promptement, ils lui dirent : Approche
« b..., et lui donnèrent un soufflet avec la patène ».

Un autre dit avoir vu au sabbat le curé de St-


Symphorien, qui faisait l'office de confesseur, avec
un second prêtre amené par Baude, dit Lustucru.
LE GRAND SIÈCLE 259

« Plusieurs déposèrent y avoir vu aussi le curé de

Coigny, M*^ Quettier, sur lequel on trouva la marque


du diable sous une excoriation qu'il s'était faite à la

jambe, pour essayer, lui reprocha le juge, de faire


disparaître cette marque ». Bon nombre des accusés

arrêtés, dûment piqués et torturés avouèrent ce qu'on


voulut. Six mois se passèrent en procédures ; trente

quatre infortunés attendaient leur sort dans les pri-

sons de Rouen et douze, déjà condamnés à mort par


le bailli, avaient leurs sentences confirmées au Par-
lement, lorsque Louis XIV reçut les plaintes des fa-
milles et commua les sentences de mort en bannisse-
ment hors de la province (1672).
Le Parlement, peu satisfait, fit des remontrances au
Roi : il réclama la liberté de faire exécuter ses sentences
et de continuer les procès ; le Conseil royal tint bon, il

défendit même de continuer les poursuites. Quelques


années plus tard (1682), le souverain publiait une
instruction fort importante sur les poursuites pour

sortilège.

Les motifs de la déclaration, exposés dans son


préambule, en indiquaient assez l'esprit. On avait

voulu atteindre» ces gens qui, se disant devins, magi-


ciens et enchanteurs, sous prétexte d'horoscopes et de

divination, et par le moyen des prestiges des opé-


rations de prétendue magie et autres illusions sem-
260 LA SORCELLERIE EN FRANCE

blables, dont cette sorte de gens ont accoutumé de se

servir, surprenaient des personnes ignoiantes et cré-

dules, qui, avec elles, avaient passé des vaines curio-

sités aux superstitions, et des superstitions aux


impiétés et aux sacrilèges ». Le législateur ne punis-

sait plus les magiciens, mais les fourbes et les sacri-

lèges. Il enjoignait donc aux devins de sortir du


royaume. Il annonçait des punitions exemplaires à
« ceux qui auraient exercé des pratiques superstitieu-
ses, de fait, par écrit ou par parole, en abusant des ter-
mes de l'Ecriture Sainte ou des prières de l'Eglise, en

disant ou en faisant des choses n'ayant aucun rapport

aux causes naturelles » ; la peine de mort contre ceux

qui, « aux pratiques superstitieuses, seraient assez

méchants pour joindre l'impiété et le sacrilège, sous

prétexte d'opération de prétendue magie ». (Floquet.


t. V, p. 728 ; Baissac, p. 194). En résumé, Louis XIV
et son conseil, éclairés par les dépositions reçues de
toutes parts, en particulier dans l'afïaire dite des

« poisons », virent que la magie, les pactes diaboliques,

les évocations d'esprits constituaient simplement un


voile derrière lequel les empoisonneurs, les meurtiiers

opéraient à leur aise. Ils agirent en conséquence, et se

résolurent à n'attacher d'autre importance aux accu-


sations de sorcellerie, que celles de friponnerie, de sa-

crilège ou de meurtre(RAVAissoN, t. VII, p. 109 note).


LE GRAND SIÈCLE 261

m
Ce fut un progrès notable de distinguer le délit

diabolique imaginaire des crimes matériels et pal-

pables, bien que les délits de sacrilèges, de superstitions,

eussent dû être réservés à la justice ecclésiastique.

Malgré ce progrès, avant et après la promulgation


de cet édit, les procès de sorcellerie étaient et res-

tèrent encore très fréquents, dans la France entière.

ACahors, en 1661, on amena aux juges a un jeune


homme de trente ans, une fille de vingt, insignes sor-

ciers l'un et l'autre, qui, contrariés dans leur dessein


de mariage par un sieur Darsimole, lui avaient donné

cinq démons dans une pomme ; ils avaient, en outre,

causé des grêles, assisté au sabbat, et fait mille autres

diableries. Ils confessèrent au gré des juges, aussi

durent-ils expier leurs crimes au gibet et dans les

flammes ». La corde delà jeune fille cassa, on l'étran-


gla séance tenante et on la jeta sur le bûcher (Flo-
QUET, t. V, p. 717).

Toulouse faillit avoir, vers la fin de 1681, une épi-


démie démoniaque. Une fille, Marie Clusette, se disant

être Robert, ce que l'on comprit d'un diable de ce nom,


se livra en public à. des sauts, des danses, des contor-
262 LA SORCELLERIE EN FRANCE

sions, qui ameutèrent la foule. On poursuivit la détra-

quée jusque dans l'église et bientôt une, puis deux,

puis, jusqu'à dix villageoises et un jeune garçon, se

livrèrent aux mêmes folies, à des convulsions ana-

logues. On les exorcisa, mais on soumit en particulier


quatre demoiselles à l'examen de deux médecins
sérieux. Ceux-ci déclarèrent qu'il n'y avait dans leur

cas ni sortilège, ni possession, ni obsession. On s'aper-

çut que les épingles crochues, rejetées de la bouche des

malades, étaient avalées par ces malades ou mises


dans leur bouche, avant les séances d'exorcismes. On
reconnut aussi qu'elles ne distinguaient pas les objets

ordinaires des objets bénits, ce qui fit conclure à une


possession feinte, et mit fin aux exorcismes. Peu à peu,

les soins médicaux éclairés des commissaires délégués


du Parlement ramenèrent le calme dans les cerveaux
malades et le mal fut étoufîé avant d'avoir fait de
trop grands progrès (1).

Malheureusement, il n'en était pas de même par-

tout. Si nous revenons en efïet à Rouen, nous trou-


vons, en 1684, plusieurs hommes ou femmes de Beau-
mont le Roger et des environs décapités, brûlés ou
pendus, pour pactes faits avec le diable, sortilèges

divers, consécration au diable. L'année suivante

(1 ) Garinet, p. 251 ;
— Calmeil, De la Folie, t. II, p. 171 seq.
LE GRAND SIÈCLE 263

(1685), un paiivri' prëlre accusé de ni'.i^ie inouiiiil

encore sur le bûcher ;iu X'ieux Marché. Moins sévère


parfois, le Parlement réforma une sentence du bailli

de Valognes. Celui-ci avait eu à juger Marie Bucaille,


déjà vénérée comme une sainte par beaucoup ; elle

lisait les écrits dérobés à ses yeux, comprenait les

pensées non exprimées, avait des visions, des stig-


mates, des extases, faisait des miracles, guérissait des
malades et même ressuscitait les morts. Le bailli la

jugea possédée, « elle s'était faict transporter, —


d'après la sentence, — de son cachot de N'alognes
dans la ville de Cherbourg et lieux circonvoisins éloi-

gnés de plus de quatre lieues, paroissiint, dans le

même temps, en des lieux éloignés les uns des autres ;

elle avoit jeté des maléfices sur plusieurs jiersonnes

qui deraeuroient malades et estropiées, et qu'ensuite

elle guérissoit quelquefois », surtout elle avait commis


mille fourberies, en conséquence elle devait être jien-

due ainsi que son confesseur le cordelier S. minier

dupe ou dupé. La cour de Rouen réforma la sentence :

Marie en fut quitte pour être fouettée et bannii' (1 ()'.(".>)

(A. (iAiTiiiKM, t. Il, p. l.SO). (Floqikt, t. V, p. 7.il).

Il est curieux de voir se maintenir en certaines pro-


vinces jusqu'à la fin des siècles des prati([ues dues à

la croyance aux diables, malgré les défenses des Par-


lements de temps à autre plus éclairés. Ainsi à Mon-
264 LA SORCELLERIE EN FRANCE

tigny, près d'Auxerre, le bailli imposait à plusieurs

personnes accusées de sorcellerie l'épreuve de l'eau,


sans cependant oser les poursuivre, comme l'aurait

demandé le résultat fâcheux du jugement de Dieu


(1688). En 1696, dans le même pays, dix hommes ou
femmes, réputés également sorciers et vilipendés par
le peuple, demandèrent à subir eux-mêmes l'épreuve
de l'eau. Le curé l'annonça solennellement. Aussi, au
jour fixé, un grand nombre d'ecclésiastiques des pays
voisins se rendirent avec une foule énorme près de
l'abbaye de Pontigny, sur les bords de la rivière de
Senin. On lia les pieds et les mains des suspects et, au
bout d'une corde, on les plongea dans l'eau. A leur

grande confusion, deux seulement enfoncèrent, les

autres, malgré leur bonne volonté, surnagèrent, signe


évident que des diables ignés les possédaient. Cent
ans plus tôt, on les eut brûlés sans hésitation. Les
magistrats locaux n'osèrent le faire sans instructions
supérieures, on leur répondit de laisser en paix les

prétendus sorciers. Trois ans après (1699), un mal-


heureux demanda lui aussi à subir la même épreuve
à St-Florentin en Bourgogne. Il en sortit à sa défaveur
et, malgré le bon témoignage de son curé, se vit réduit

à l'indigence, car si le bailli ne voulut pas le punir,

les habitants refusèrent de lui fournir du travail.

(Lebrun, Histoire des pratiques superstitieuses, p. 529).


LE GRAND SIÈCLE 265

A Lyon, grâce à la prudence du clergé et à la

clairvoyance du docteur de Rhodes, divers cas

de délire démonopathique se résolurent sans trop

de peine ni de dangers. De Rhodes mentionne


une possédée de Milleri, à laquelle il donna du vin
émétique, ce qui fit rendre à la malheureuse une
infinité de démons jaunes et verts. Il conseillait d'en

faire autant à cinquante dévotes de Chambon en


Forez, près St-Etienne, « dont l'une aboyé, disait-il,

les autres bêlent, hennissent, hurlent, braient et con-


trefont les cris de cent animaux divers, on les gué-
rirait de leur manie causée par un prétendu sortilège ».

Il s'occupa surtout d'une malade de Fouillât, en


Bresse, Marie Volet, que les pensées religieuses, mal
comprises, avaient rendue folle. On l'exorcisa d'abord

comme démoniaque, mais on s'aperçut que, si elle

était avertie, les objets bénits redoublaient ses con-

vulsions, que pourtant elle se laissait tromper et, tan-

tôt prenait pour bénit ce qui ne l'était pas, tan-

tôt ne distinguait pas les reliques et les autres objets

sacrés. Le docteur la traita donc en malade ; il l'isola, et

lui fit boire les eaux minérales de la région ; elles pro-

curèrent le vomissement d'une infinité de démons


bilieux de toutes couleurs, de plusieurs autres encore

des plus aigres et des plus amers. Marie Volet finit par
se rétablir complètement. La droiture du docteur de
266 LA SORCELLERIE EX FRAHCE

Rhodes lui avait attiré l'estime et la confiance du


clergé. Aussi, en présence d'une autre jeune fille censée

obsédée de l'esprit malin, qui la maltraitait, disait-on,

à coups de fouet et à coups de bâton, le chapitre fit

demander l'avis du médecin avant de recourir aux


exorcismes. De Rhodes déclara le diable innocent, la

malade épileptique, et les chanoines s'en tinrent à son

jugement (1).

En d'autres circonstances, les magistrats civils de

'Lyon semblent avoir été moins prudents que les cha-

noines, dans une affaire surtout qui fit parler et dis-

cuter en sens divers. Il s'agissait des propriétés de la

baguette divinatoire, baguette en bois quelconque,


jouissant de la propriété de tourner, en révélant ainsi

la présence des eaux souterraines, des métaux, des


voleurs, des meurtrières, même l'infidélité des fem-

mes. Agissait-elle en vertu de propriétés naturelles,


ou son mouvement venait-il du diable, ou encore son
mouvement était-il simplement le fait d'une impos-
ture ? telles étaient les trois solutions entre lesquelles

se partagèrent les savants. A propos d'un assassinat


commis à Lvon sur un marchand de vin et sa femme,

(1) De Rhodes. Lettres en forme de dissertation à M. Destaing,


comte de Lyon, au sujet de la prétendue poasession de Marie
Volet. Lyon, in-12, 1690 —
Calmeil, De la Folie, t. II, p. 182
;

Gaeixet, p. 254.
LE GRAND SIÈCLE 267

la justice fit venir un pays:in de St-Marcelliii en Dau-


phiné, Jacques Aymar, grandement réputé pour son
talent divinatoire par la baguette. En fait, il vint à

Lj'on, visita le théâtre du meurtre et, d'étape en


étape, toujours conduit par sa baguette, alla chercher

dans la prison de Beaucaire un jeune bossu de dix-


neuf ans (1692). Celui-ci, ramené à Lyon, avoua sa
complicité dans le crime, il fut rompu vif. Jacques
Aymar du coup devint célèbre. Malheureusement le

prince de Condé le fit venir à Paris et, mieux surveillé

ou plus mal renseigné, le paysan se trouva maintes


fois pris en erreur. On le renvoya dans sa province, où
son prestige ne paraît pas avoir diminué beaucoup,
puisque dans la guerre des Camisards, l'intendant du

Languedoc Basville le fit venir à Alais, afin de décou-

vrir les auteurs d'un meurtre, et fit mettre à mort,


en 1703, dix-huit personnes sur le témoignage de
la fameuse baguette (1).

Vers la même époque, le Parlement de Paris discu-


tait la cause de plusieurs bergers delà Brie, accusés de
faire périr les bestiaux par sortilèges. — L'n bon
nombre de bergers se trouvèrent au reste dénoncés et

(1 du merveilleux, t. II, p. 59
L. Figuier. Histoire Lkbrun, ;


)

J. 3 ; Mexestrier, Philosophie des images énigmatiques,


p. 460 seq. —
Gôrres, t. III,p. 215 A. Gauthier, t. II, p. 190.
;

268 LA SORCELLERIE EN FRANGE

compromis dans la grosse affaire des poisons, dont

nous parlerons plus loin (Ravaisson, t. 7, p. 27).


— - Ils

avouèrent au procès se servir d'une composition où


entrait de l'arsenic avec d'autres substances véné-

neuses. « Cette composition (1) était enfermée dans


un pot de terre ; ils l'enterraient, ou sous le seuil des

portes des étables aux bestiaux, ou dans le chemin où


ils passaient ; et, tant que ce sort demeurait en ce

lieu, ou que celui qui l'avait placé était en vie, la mor-


talité ne cessait point, » c'est du moins ce qu'assu-
rèrent les inculpés dans leur interrogatoire.

Ils avaient jeté un sort de cette sorte sur les bes-

tiaux d'un fermier de la terre de Pacy, mais refu-


saient d'en faire connaître la place, car, disaient-ils,

s'ils découvraient ce lieu et qu'on levât le sort, celui

qui l'avait posé mourrait à l'instant. L'un de leurs

complices, nommé Etienne Hocque, moins coupable


que les autres et condamné seulement aux galères,

était à la chaîne dans les prisons de la Tournelle, On


gagna un autre forçat nommé Béatrix qui était atta-
ché avec lui.

« Ce dernier, à qui le seigneur de Pacy avait fait

( 1 ) Extrait de E. Gilbert. Sorciers et magiciens. Moulins, in -12

1895, p. 163 —
Q-arinet, p. 253 seq. ;
;

D. Calmet, Traité sur
les apparitio7is des esprits, t. I, p. 72, 74 seq.
LE GRAND SIÈCLE 269

tenir de l'argent, fit un jour tant boire Hocque qu'il

l'enivra et, en cet état, le mit sur le chapitre du sort


de Pac}'. Il tira de lui le secret qu'il n'y avait qu'un
berger, nommé Bras de Fer, qui demeurait près de
Sens, qui pût lever le sort par ses conjurations. Béa-

trix, profitant de ce commencement de confidence,

engagea le vieux berger à écrire à son fils une lettre,

par laquelle il lui mandait d'aller trouver Bras de


Fer, pour le prier de lever ce sort et lui défendait sur-

tout de dire à ce dernier qu'il fût condamné et empri-


sonné, ni que c'était lui, Hocque, qui avait posé le sort.

« Cette lettre écrite, Hocque s'endormit. Mais à

son réveil, les fumées du vin étant dissipées, et réflé-

chissant sur ce qu'il avait fait, il poussa des cris et des


hurlements épouvantables, se plaignant que Béatrix
l'avait trompé, et qu'il serait la cause de sa mort. Il

se jeta en même temps sur lui et voulut l'étrangler,

ce qui excita les autres forçats contre Béatrix, en

sorte qu'il fallut que le commandant de la Tournelle


vînt avec ses gardes pour apaiser ce désordre et tirer

Béatrix de leurs mains.


« Cependant la lettre fut envoyée au seigneur qui la

fit mettre à son adresse. Bras de Fer vint à Pacy,


entra dans les écuries et, après avoir fait des figures
et des imprécations, il trouva le sort qui avait été
jeté sur les chevaux et les vaches ; il le leva, le jeta au
270 LA SORCELLERIE EN FRANCE

feu, en présence du fermier et de ses domestiques.


Mais, à l'instant, il parut chagrin, témoigna du regret
de ce qu'il était venu faire, et dit que le diable lui

avait révélé que c'était Hocque, son ami, qui avait

posé le sort en cet endroit, et qu'il était mort à six


lieux de Pacy, au moment même où ce sort venait

d'être levé. En effet, par les observations qui furent

faites au château de la Tournelle, il y a preuve


qu'au même jour et à la même heure que Bras de

Fer avait levé le sort, Hocque, qui était un homme


des plus forts et des plus robustes, était mort en un
instant dans des convulsions étranges, et se tourmen-

tant comme un véritable possédé...

« Bras de Fer avait été pressé aussi de lever le sort

jeté sur les moulons ; mais il dit qu'il n'en ferait rien,

parce qu'il venait d'apprendre que ce sort avait été


posé par les enfants de Hocque et qu'il ne voulait pas
les faire mourir comme leur père. Sur ce refus, le fer-

mier eut recours aux juges du lieu. Bras de Fer, les

deux fils et la fille de Hocque furent arrêtés avec deux


autres bergers, ses complices, nommés Jardin et le

Petit-Pierre. Leur procès instruit. Bras de Fer, .Jar-

din et le Petit-Pierre furent condamnés à être brûlés

et les trois enfants de Hocque bannis pour neuf ans ».

Le Pailement de Paris confirma cette sentence par


un arrêt du 18 décembre 1691.
LE GRAND SIÈCLE 271

ARTICLE QUATRIÈME

La Cour du Roi

On avait tiré Thoroscope de Louis XIV à sa nais-

sance. Si l'astrologue Morin a vraiment conjecturé

l'avenir de son nouveau client royal, il a pu annoncer

à son règne un développement extraordinaire de pra-


tiques étranges. Jusque dans la Cour, dans l'entourage

immédiat du prince, on put voir en efîet des gens

adonnés aux arts diaboliques, auxquels de temps à


autre s'ajoutait la science des poisons naturels.

La chose ne saurait nous étonner si nous consi-


dérons combien la superstition et la croyance aux
arts magiques étaient encore répandues. Je ne sais

s'il est bien nécessaire d'ajouter de nombreuses


preuves à celles que nous venons de fournir. Conten-
tons-nous de leur ajouter le témoignage de quelques
faits plus saillants. Ainsi un comte de Pagano, dé-
noncé par le duc d'Orléans, comme s'étant vanté de

faire mourir le Roi par la magie, fut mis à la Bastille

et y resta au moins treize ans, probablement jusqu'à


sa mort, en 1665 (Ravaissox, Archives de la Bastille,
272 LA SORCELLERIE EN FRANCE

t. I, p, 1). — En 1663, Paris vit le dernier bûcher pour

hérésie. 11 consuma Simon Morin, d'Aumale en Nor-


mandie, fondateur d'une secte d'illuminés, dont la

cause souleva bon nombre de questions se rattachant


au diable. Morin prétendait être le Christ nouveau,

le Fils de l'homme auquel Dieu avait donné tout


jugement sur la terre, et prêchait l'impeccabilité ,des

gens en possession de la vraie lumière, c'est-à-dire de

lui-même et de ses adeptes, car toutes les œuvres sont


indifîérentes (1). La conclusion pratique de cet

illuminisme fut, comme à l'ordinaire, le désordre

moral. Morin eut femme et maîtresses, malgré ses


prétentions de réformateur. Deux prêtres, Randon,
curé de la Madeleine-lès-Amiens, et Thomé, vicaire de

St-Marcel, un maître d'école, Poitou, et plusieurs fem-


mes accusés d'être ses disciples et condamnés, au
Châtelet d'abord, par le Parlement ensuite, subirent
des peines diverses. Les femmes prétendaient avoir
des démons qui les agitaient. L'une d'elles, la veuve
Malherbe, réputée sorcière et mariée au diable, raconta
avoir été au sabbat. Elle y avait été emportée par

cinq ou six petits diables qui étaient comme les petits

Calmeil. De la folie, t. II, p. 256


(1) ;
— Bayle. Diction,
X, édition de 1820, p. 547
crit. et hist., t. ; — Nouvelle biographie
générale de Hoefer, art. Morin (Simon).
LE GRAND SIÈCLE 273

masques noirs de carême prenant (carnaval), qui ont


un violon ; étant arrivés là, ils étaient autour d'elle

dans une place ; le maître diable était assis près d'une


grande table, où il était fort honoré de tous ; il lui

tendit la main et la fit asseoir à table. On servit quan-


tité de viandes bien lardées, mais c'étaient des aspics,
des basilics et autres serpents, ce qui lui fit grand mal
au cœur. La pauvre femme, toujours possédée d'un
ou deux démons, voyait souvent le Diable en un coin
près d'elle, mais sans rien voir, sinon deux yeux de
chat ; elle avait la visite de saints ou de diables avec

lesquels elle causait, sans que les personnes étran-

gères, entrant subitement, pussent voir personne.


Enfin, après un long procès, le Parlement fit marquer
cette hallucinée de deux fleurs de lys et la bannit du
ressort de Paris (Ravaissox. Archives de la Bastille,

t. III, p. 227).

Après la folie, le crime. — • Marie-Madeleine d'Au-


bray (1630-1676) épousa Antoine Gobelin de Brin-
villiers, baron de Xourar, fils d'un président de la

Cour des Comptes, mais se prit de passion pour un


nommé Godin, dit Sainte-Croix, capitaine de cava-
lerie dans le régiment de Montauban, et, pour satis-

faire tant à ses dépenses qu'à celles de son amant,


apprit la valeur des poisons (arsenic), que lui pro-

curait le célèbre alchimiste suisse Christophe Glaser,


274 LA SORCELLERIE EN FRANCE

aux dépens des malades des hôpitaux, auxquels elle

apportait elle-même ses confitures empoisonnées.


Fixée sur ce point, elle tua d'abord son père, Antoine

Dreux d'Aubray, en lui dosant si savamment l'arsenic

pendant huit mois, qu'elle semblait le combler de


caresses (1666). Cette mort la débarrassa d'un censeur
clairvoyant et redouté de sa conduite scandaleuse ;

elle laissa du coup la parricide libre de se livrer à la

débauche avec plusieurs amants. Comme il fallait de


l'argent pour tous ces plaisirs, Madeleine empoi-
sonna alors, en 1670, ses deux frères, l'un lieutenant

civil, l'autre conseiller à la cour, par l'intermédiaire

d'un misérable, Jean Hamclin, dit la Chaussée, placé


par elle comme laquais à leur service (1).

Devenue amoureuse . folle du précepteur de ses


enfants, Briancourt, elle lui raconta peu à peu, dans

des moments de confidences nerveuses, les crimes

commis, destinés sans doute à être connus un jour ou


l'autre, car les auxiliaires de ses crimes, amants ou
domestiques, ne pouvaient s'empêcher de craindre
d'être eux-mêmes victimes de sa froide cruauté ou de
ses terreurs. Du reste, pour arriver à toucher la succes-

sion entière de son père, il lui fallait encore la mort de

(1) Ravaissox. Archives de la BastUle,t.iy, p. 66 seq. ;



Voltaire. Siècle de Louis XIV, c. XXVI.
LE GRAND SIÈCLE 275

?a sœur et de sa belle-sœur. Elle y travaillait, quand


la mort de Sainte-Croix vint tout dévoiler (1672).
Il laissait en effet une cassette qui, mise sous scellés,

puis ouverte par la justice, fut trouvée contenir des

poisons et diverses pièces, lettres ou reconnaissances

de la marquise, qui éveillèrent l'attention. L'ne enquête


se fit. La Chaussée fut arrêté sur une plainte for-

melle de Mme d'Aubray, jugé et condamné à mourir


sur la roue (1673); mais la sentence ordonnait aussi la

décapitation de la Brinvilliers, dont les débats avaient


révélé les crimes, bien qu'elle se fût déjà enfuie à

Londres.
La Chaussée soumis, suivant l'usage, avant le sup-

plice final, à la question ordinaire et extraordinaire,

supporta les tourments sans rien dire ; toutefois les

souffrances ou les remords ayant dompté son énergie,

il se sentit perdu et, se décidant à faire des aveux


avant de mourir, il raconta les empoisonnements
ordonnés ou accomplis par la Brinvilliers. Celle-ci,

malgré la sentence déjà rendue contre elle par contu-


mace, malgré l'horreur de tant de crimes, fut arrêtée
seulement trois ans après à Liège. Se voyant prise,
elle essaya vainement, à trois reprises, de se sui-

cider (1) ; elle fut donc ramenée à Paris, interrogée

(l) Ravaisson. Archives de la Bastille, t. IV, p. 167.


276 LA SORCELLERIE EN FRANCE

et, condamnée à mort, finit par tout avouer. Son


confesseur, l'abbé Edmond Pirot, professeur en Sor-

bonne, ne l'abandonna qu'à l'échafaud. Chose sin-


gulière, l'empoisonneuse fut si bien défendue par son

avocat Nivelle, que, lorsque traînée sur un tombereau,


en chemise, pieds nus, elle eut fait amende honorable
devant le portail de Notre-Dame, et qu'elle fut de là
menée sur la place de Grève, décapitée et jetée ensuite

sur le bûcher, le peuple, ému jusqu'aux larmes, se

précipita pour recueillir un peu de cendre, quelques


ossements calcinés et en faire des reliques. Le tumulte
occasionné en cette circonstance, peut-être aussi les
cris de protestation des contradicteurs furent tels

qu'on ne chanta pas le Salve Regina, habituel aux


supplices (1).

II
*

On parlait encore dans le public des poisons de la

Brinvilliers, qu'une série de procès non moins éton-


nants excitèrent de nouveau les esprits de la ville et

de la cour. Ce dont il s'agissait maintenant, c'étaient

(1) Funck-Brentano. Le drame des poisons, Paris, in-12,


1902, p. 4 ; — Casimir
Gaillardin. Histoire du règne de
Louis XIV, 6 vol. in-8. Paris, t. IV, p. 585 seq. Primi Vis- ; —
CONTi. Mémoires sur la cour de Louis XIV, dans la Revue de Paris,
15 août 1908, p. 858.
LE GRAND SIÈCLE 277

des opérations magiques, destinées, comme au Moyen-


Age, à conquérir l'amour d'un cœur désiré ou à faire
disparaître un adversaire odieux. Il fut toutefois

facile de constater que les moyens employés pour y


parvenir, avec des poudres plus ou moins ensorcelées

sans efficacité réelle, se trouvaient être des poisons

ordinaires, devenus plus nombreux grâce à la chimie


naissante. La révélation de ces crimes témoigna que

la marquise avait fait école, et que les officines, où


pouvait s'acheter «. la poudre de succession », —
c'est-à-dire l'arsenic, — se comptaient bien plus nom-
breuses qu'on eût pu fimaginer.

Le sortilège inefficace se doublait donc d'un poison


plus actif. C'étaient aussi des poisons, quelquefois

de la fausse monnaie, assez souvent des pièces révé-


lant des faits d'espionnage, que la police royale décou-

vrait chez les nombreux alchimistes, chercheurs de

la pierre philosophale, ou fabricants d'onguents de


beauté (1), recrutés, non dans la basse plèbe comme
on pourrait le croire, mais dans les classes élevées.

On fit ainsi le procès d'unTerron, avocat : du comte


de Bachimont et de sa femme ; d'un chevalier de
Vanens ; d'un banquier, Cadelan, plus ou moins

(1) Ravaisson'. Archives de la Bastille, t. IV, p. 312, 325, 422


et passini.
278 LA SORCELLERIE EN FRANCE

compromis avec des gens de qualité inférieure dans la

mort imprévue du duc de Savoie, Charles Emma-


nuel II (1638-1675), et dans la disparition mysté-
rieuse d'un certain nombre de personnes moindres (1).

Le lieutenant de police de La Reynie aida pourtant de


son mieux les juges successivement chargés des pro-

cès criminels qui se suivirent ; ils ne purent arriver à

bien débrouiller les histoires compliquées où l'on


voyait des chercheurs de trésors, des chiromanciens,
des devineresses, fréquenter des personnages de dis-
tinction, tandis que ceux-ci trimballaient ici ou là des

alambics, des fourneaux, des matras, des cornues,

destinés à des mélanges bizarres de cuivre, d'argent,

de mercure, de vitriol, mais aussi à des distillations


de plantes ou à des combinaisons de poudres de cou-
leurs diverses. Une preuve sans réplique, ce semble,
que tout cela se mêlait à des réminiscences de sorcel-

lerie moyen-âgeuse est la mention relativement fré-

quente dans les procès de crapauds recherchés pour

leur venin, pilés, broyés ou desséchés, comme ingré-

dient d'importance, et aussi du sabbat auquel diver-

ses gens avaient souhaité d'aller (2).

Encore plus étranges, certaines pratiques sacrilèges.

(1) Ravaisson, t. IV, passim, t. V, p. 1-154.


(2) Ravaisson, t. V, p. 212, 226, 219, 224 seq, 299 et alibi.

LE GRAND SIÈCLE 279

supposées magiques, de quelques membres de cette


société de malfaiteurs, fixèrent l'attention des magis-

trats. On parlait de messes noires, célébrées par des

prêtres avec du pain, sur le ventre nu de femmes ser-

vant d'autel ; avec, comme vin, du sang d'enfants


égorgés séance tenante, dont les petits corps étaient

brûlés ensuite dans des fours clandestins (Ravaissox,

t. VI, p. 37), ce qui permettait de recueillir leurs cen-


dres, destinées à d'autres maléfices. Non seulement
on avait trouvé des prêtres consentant à opérer de
telles parodies trois fois infâmes de la messe chré-

tienne, comme l'affreux abbé Guibourg, louche et âgé,


alors sacristain de St-Marcel à St-Denis, et l'abbé

Mariette, prêtre de St-Séverin, mais des mères assez

dénaturées pour céder leurs enfants nouveaux-nés en


si grand nombre, ou des femmes se faisant avorter si

nombreuses, que la Voisin, une des plus fameuses


sorcières, avoua avoir brûlé ou enterré plus de deux
mille cinq cents enfants, nés avant terme, qu'elle
avait eu soin, assurait-elle, de baptiser autant que

possible, tant la foi s'unissait aux pratiques les jîIus

abominables, dans la mentalité de l'époque (1).

(1) Ravaissox. Archives de la Bastille, t. IV, p. 13 seq.


Les interrogatoires de ces diverses affaires remplissent les
volumes 4 et 5 des Archives de la Bastille —
Voltaire. Siècle de
;

Louis XIV, c. XXVI, t. VI p. 80, 259.


280 LA SORCELLERIE EN FRANGE

Les procès suscités par de telles affaires, au temps


le plus brillant du règne de Louis XIV, surexcitèrent

les esprits à outrance. Le roi, désirant mettre fin aux


pratiques détestables des empoisonneurs et des sor-

ciers, voulant également tirer au clair ce qui pouvait


être vrai dans les récits faits sur les classes les plus

diverses de la société, institua, en 1679, un tribunal

spécial, qui siégea à l'Arsenal, dans une salle aux


fenêtres voilées de noir, par conséquent toujours à la

lumière des flambeaux, d'où lui vint son nom de


Chambre ardente (1). Nous sommes frappés, dans le

spectacle offert au nouveau tribunal, de la quantité de

personnes compromises, non moins que de la diversité

de leur rang social ; il s'agit en effet, non seulement


de gens de bas étage, mais de nobles, de courtisans
en grand nombre. C'est un vrai procès de sorcellerie,

avec ses dénonciations innombrables, ses récits ren-


versants, suites des tortures, des menaces et du vague
toujours inséparable de ces sortes de crimes. Le
nombre de prêtres arrêtés dans ces circonstances peut

nous paraître effrayant ;


quelques noms tirés des

Archives de la Bastille suffiront à fixer nos idées. On


y cite à plusieurs reprises l'abbé Davot, le capucin

Gérard, les abbés Olivier, Guibourg, Cotton, Dulau-

(1) Ravaisson, t. V, p. 237, 337 seq.


— ,

LE GR-\ND SIÈCLE 281

rens, Gérard, Rebours, Toumet, Lépreux, Gabriel,


religieux de Picpus. Ils ont fait des conjurations, dit

des messes noires au diable, des messes sur le ventre,

ou consacré des couleuvres. — D'autres, les abbés

Le Franc, Lempérier, Mariette font des incantations ;

l'abbé Cotton offre au diable un enfant baptisé avec

l'huile de l'extrême-onction, puis égorgé ; l'abbé Le-

maignan sacrifie des enfants au diable ; le sous-diacre


Sebaud fait dire des messes sur le ventre de sa maî-
tresse, et nouslaisons de côté un grand nombre d'au-
tres ecclésiastiques plus ou moins compromis (1).

Parmi les noms de la noblesse mêlés à ces affaires

louches, nous lisons ceux de Mme de Beaucé qui achète


un crapaud et une main de gloire à la Voisin ; la

duchesse de Bouillon, le marquis de Feuquières qui


demandent à parler aux diables ; la duchesse de
Vivonne finit par se faire avorter et se donne au diable
elle et son enfant nous y trouvons encore
; la duchesse
de Lusignan, accusée de faire des impiétés dans les
bois, le comte de Longuevalet bien d'autres se livrant

à des sortilèges (2). Dans ce grand procès, les bruits

publics épargnèrent peu de gens. Un témoin nous dit :

(1) Ravaisson, t. VI, p. 56, 63, 89, 219 et alibi, 335 ; t. VII,
p. 172 et passim.
(2) Ravaissox, t. VI, p. 80, 259.
282 LA SORCELLERIE EN FRANCE

La plupart des dames de Paris avaient visité la \'ol-

sin ; elle avait dressé une liste de leurs noms et de ce


qu'elles demandaient. On publia que la duchesse de
Foix avait demandé le moyen d'avoir des seins, que

Mme de Vassé réclamait celui d'avoir des hanches et


de devenir grande. Beaucoup voulaient le secret de

se faire aimer et quelques-unes, la place de Mme de


Montespan (Primi-Visconti, p. 860 ;
— Ravaisson
V, 286, 293, VI, 98, 112).
Le glorieux maréchal de Luxembourg se trouva
compromis, on l'accusa d'avoir voulu voir le diable

et entretenu des relations avec divers sorciers ou

imposteurs ; son affaire ne fut jamais bien éclaircie.


Bien que le procès durât quatorze mois, que le maré-
chal dût subir une détention assez dure, le tribunal

renvoya l'inculpé indemne, mais le Roi l'exila et ne


lui donna un commandement plus tard que poussé

par la nécessité (Ravaisson, VI, 210). Une autre

personne non moins connue, la maîtresse du Roi,

longtemps reine effective de France, la marquise de


Montespan, eut son nom mêlé à celui des sorciers
louches ; on y rencontra également la comtesse de
Soissons, nièce de Mazarin et bien d'autres. Etaient-

elles coupables de crimes ou d'imprudences ? C'est


encore question disputée. Beaucoup attribuent à la
crédulité sans bornes de La Reynie, lieutenant de
I,E GRAND SIÈCLE 283

police, l'importance exagérée attachée à des dépo-

sitions de coquins, excités sous main par Louvois,


ennemi mortel de Mme de Montespan, à parler dans

un sens ou dans un autre. Si nous nous en rapportons

aux témoignages reçus, nous constatons, dans la plu-

part des afïaires soulevées devant la Chambre ardente,


un violent désir de se venger, souvent celui de jouir

rapidement de la fortune par la mort d'une personne


possédant les biens espérés et convoités. Plus com-
mun encore le mobile du crime où se révèle la luxure :

amants ou maîtresses avaient cherché la mort de


maris gênants, d'amoureux infidèles, de personnes
craintes ou haïes.

Empoisonneurs et sorciers n'avaient pas craint


d'empoisonner le Roi lui-même. On rechercha quelque
temps pour ce motif un berger, Grand Etienne, qui
s'était vanté, disait-on, de faire mourir Louis XIV
par un sort (1). Des témoins signalèrent, en leurs dépo-

sitions, les sortilèges de la Bergeret, devineresse, de la

duchesse de Bouillon, de Lesage, de Mme Chapelain,

de la David, sorcière, de quelques prêtres, des parents


de Fouquet, de la Petit devineresse, de la vicomtesse de
Polignac, de Regnard, dit le Grand-Auteur, de la mar-

quise de Roure, de divers,pour obtenir encore la mort du

(1) Ravaisson, t. IV, p. 310 ; t. V, p. 195.


284 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Roi. Madame de Moiitespan, suivant les témoignages


reçus, s'était fait dire des messes sur le ventre pour
conserver l'affection royale et obtenir la disgrâce de
ses rivales (Ravaisson VI, 295 et alibi). Elle même,
à la vérité, n'avoua jamais rien de ces sacrilèges.
Quant au Roi, sans y croire peut-être entièrement, il

en ressentit, involontairement au moins, quelque

amertume, car la révélation de toutes ces turpitudes


correspond précisément au temps de la disgrâce de

la maîtresse et du retour en faveur de la reine légi-

time (1). Pourtant Louis XIV craignit, en laissant

discuter et dévoiler des dénonciations même fausses,

de faire rejaillir sur le trône la honte de la favorite,

de verser, sur les enfants qu'il avait légitimés, la tur-

pitude de leur mère. Il fit donc disparaître bon


nombre de dossiers, permit à la comtesse de Soissons,

nièce de Mazarin, qu'il avait aimée, de se sauver,

interdit à la Chambre de poursuivre les causes où le

nom de Montespan serait prononcé, agit en un mot


avec un arbitraire, tout à fait digne de son pouvoir

absolu (Ravaisson, VI, 323 note).

Afin cependant de ne pas laisser les crimes impunis.

(1) Ravaisson, t. V, p. 478 notes les principales dépositions


;

sur toutes ces tristes affaires se trouvent dans Ravaisson ,t. VI,
paâsim.
LE GRAND SIÈCLE 285

plusieurs sorciers ou sorcières, la Voisin par exemple,

une autre femme se piquant de chiromancie (2),

la Vigoureux, et son frère prêtre, un Lesage cjui avait

eu des relations au moins d'horoscopie avec le maré-


chal de Luxembourg, diverses personnes accusées de
meurtres, comme 'Mme Brunet,qui avait empoisonné

son mari, gros bourgeois de la cité, en tout trente-


six hommes ou femmes, d'abord soumis à la torture,

périrent sur la roue, la potence ou le bûcher. Deux


moururent en prison de mort naturelle ; La Vigou-
reux succomba pendant la question, quelques-uns

se suicidèrent. Cinq aux galères, vingt-trois bannis,

cent quarante-sept dispersés par lettre de cachet

dans les diverses forteresses du royaume, bon nombre


de hauts personnages ou de gens, suffisamment pro-
tégés, éloignés pour jamais de la Cour ou de Paris,

témoignèrent de l'extrême importance de cette

« affaire des poisons », dans laquelle on distingue mal


ce qui fut puni, du crime naturel ou du sortilège (1682)

(Ravaissox, t. VII, p. 95, 106, 113).

(2) Ravaisson, t. V, p. 157, seq, 355 seq.


286 LA SORCELLERIE EN FRANCE

III

Du reste, en parcourant les comptes-rendus encore


conservés des procès relatifs à ces tristes afïaires, ,on

cueille des détails de crédulités, de superstitions


vraiment étonnantes dans un temps où la chaire

chrétienne retentissait des accents incomparables


de Bossuet, de Fénelon, de Massillon, Fléchier,

Bourdaloue et d'autres moins illustres, bien que de


fort bonne compagnie. Nous trouvons ainsi signalée

une magicienne, La Fanchon, qui jette des sorts et fait

mourir les gens par des signes de croix une autre sor- ;

cière, La Bonnet, guérit du mal vénérien (Ravaisson,


IV, 381). Une femme, La Bosse, empoisonneuse
intrépide, exécutée ensuite, se charge de faire aboutir

le mariage d'une demoiselle recommandée à son


obligeance. Dans ce but, elle fait dire trois neuvaines

de messes, l'une au Saint Esprit, l'autre à saint


Antoine de Padoue, la troisième à saint Nicolas de
Tolentino. Le renom de l'église du Saint Esprit en
place de Grève était très grand alors, on y demandait

des messes pour savoir l'époque de la mort ou de la

conversion des pécheurs et pour obtenir leur amen-


dement ou leur décès dans l'année : une messe, dite à
LE GRAND SIÈCLE 287

propos dans ce même temple, empêchait les voleurs

de se sauver (Ravaissox, V, 163-175). Le succès des


prières semblait plus assuré si l'on communiait à
ces messes superstitieuses (Ravaissox, V, 273 VI, ; 88).

La Voisin conseillait à ses clientes de faire dire des

messes et des neuvaines. Elle se chargeait elle-même


des commissions pieuses dont on voulait bien la

charger. Une de ses églises favorites, alors en grande

vogue parmi les femmes malheureuses, Ste-L'rsule

de Montmartre, recevait chaque jour bon nombre de


pèlerines présentant des chemises d'homme que le

prêtre faisait toucher à l'image de sainte Ursule.

La réputation de cette chapelle venait d'un tableau

représentant le Christ apparaissant à sainte Marie-

Madeleine. Comme, de la bouche de la sainte, un écri-

teau sortait, portant le mot: 7?a66o/7î, c'est-à-dire,

« maître » en hébreu, les dévotes du lieu avaient pris


ce mot pour le nom d'un saint et en avaient fait

saint Rabonni, auquel elles avaient attribué le don


spécial de rabonnir, c'est-à-dire, rendre bons, les mau-
vais maris (Ravaissox V, 259-267 ; VII, 101).

Ce qui est singulier, c'est que ces empoisonneuses


croyaient elles-mêmes à l'efficacité, tant de leurs
bizarres dévotions que de leurs sortilèges. La Voisin,

criminelle experte cependant, mais crédule, ayant


échoué plusieurs fois dans ses tentatives contre son
288 LA SORCELLERIE EN FRANCE

mari eut recours, pour obtenir l'aide du démon, à


Lesage. Lesage enterra un cœur de mouton auquel
il avait fait quelque chose (?) ;
quand le cœur aurait
été pourri, le mari serait mort sans doute ; mais
celui-ci s'en aperçut ; il menaça donc sa femme et lui

dit de défaire ce qu'elle avait fait, sans quoi il la

dénoncerait (Ravaisson, V, 268-305). Une autre

forme d'envoûtement souvent mentionné consistait


à brûler un fagot. Le fagot en question était en effet

incendié avec des cérémonies diverses, de l'encens, de

l'alun, du sel ou des chandelles blanches, les détails

variaient suivant les opérateurs. Mais, pendant la

combustion, une sorte d'imprécation avait bien soin


de spécifier que ce qui brûlait était le cœur, le corps,

l'âme, l'entendement, les os, la moelle, etc., d'un tel.

Il va de soi que les formules des conjurations n'étaient


pas moins variées que leurs rites (Ravaisson, V, 270).
Le personnage appelé souvent Lesage ou Dubuis-
son, compère de La Voisin, jouait à merveille le rôle

d'astrologue magicien. Quand on pense qu'il se fit

prendre au sérieux par le maréchal de Luxembourg,


on s'étonne moins de son influence dans le monde
interlope des empoisonneurs. Il combinait au milieu
d'eux des sortilèges variés : c'était un pigeon qu'il

brûlait, mais que l'on voyait ensuite voler, des cœurs


de mouton qu'il ensorcelait et enterrait, des taupes
LE GRAND SIÈCLE 289

qu'il brûlait ; des chandelles qu'il enflammait avec

des prières répétées, matines, Veni Creator et autres


oraisons orthodoxes. Une grande baguette bénite

d'osier qu'il haussait et baissait souvent, frappant la

terre, avec des conjurations appropriées, lui servait

pour les sortilèges amoureux. Il n'ignorait pas les

envoûtements dans la cire et paraissait connaître les

secrets assez nombreux de la sorcellerie vulgaire

de son temps (1). Voici un spécimen de conjuration

de sa façon, prononcée pour attirer sur une personne


l'amour d'une autre : « Per Deum uiviini, per Deiim

sanctum,un tel, je te conjure, de la part du Tout

Puissant, d'aller trouver une telle ; et qu'elle possède


entièrement son corps, son cœur et son esprit et
qu'il ne puisse aimer qu'elle ».

Tout ce monde de gredins croyait beaucoup au

diable, puisqu'il comptait obtenir par son entremise


les effets difficiles à obtenir naturellement, mais il

croyait aussi à Dieu et à la vertu des sacrements,

faisant ainsi un singulier mélange de crime et de foi

chrétienne. La Voisin et la Lepère, sage-femme, qui

se chargeait de débarrasser les femmes coupables


des fruits encombrants de leurs débauches, ne se

faisaient pas scrupule de percer le cerveau des nouveau-

Ci) Ravaisson, t. V, p. 369, 375, 377 ; t. VI, p. 461, 468.


290 LA SORCELLERIE EN FRANCE

nés, de les brûler ou de les enterrer clandestinement,


mais se seraient bien gardées de les envoyer dans
l'autre monde, sans les avoir légitimement baptisés ou
ondoyés. Elles racontèrent du reste leurs façons d'agir
aux juges (1), avec un cynisme qui jette un jour
sinistre, mais curieux, dans les dessous de la brillante

société du xvii^ siècle (2).

Prières, neuvaines, messes, cierges, crapauds,


vipères, doigts de pendus, herbes vénéneuses, arsenic,

main d'homme roué, verres où l'on voit les figures

désirées, pierre philosophale, mercure, graisse de


pendu, sang des menstrues féminines, urine des fem-
mes, souliers, mouchoirs, gants, fleurs, chemises ou
coupes empoisonnées, taupes ou pigeons brûlés, cier-

ges noirs ou blancs, objets bénits, hosties consacrées,

huiles saintes, conjurations en langage baroque,


figures de cire baptisées ou non, consultation des
esprits, évocations des diables, cadavres d'enfants
morts nés, meurtres d'enfants vivants, os de morts,
pactes avec les démons (3), horoscopes, tous les ingré-
dients, toutes les pratiques de la sorcellerie ancienne

se trouvent pêle-mêle dans la sinistre affaire des

(1) Ravaisson, t. V, p. 380, 405.


(2) Ravaisson, t. VI, passim, en particulier p. : 18, 20, 35, etc.
(3) Ravaisson, t. VI, p. 47, 68, 73, 80, 157, etc. 309, 315,
335, 444, t. VII, p. 66, 55, 74, 101.
LE GRAND SIÈCLE 291

poisons ; si les dépositions furent véridiques, on peut


estimer que les jugements de la Cour Ardente ne
furent pas trop sévères. Les documents relativement

nombreux, qui nous permettent d'y voir quelque


lumière, nous laissent entrevoir quelque raison de la

sévérité déployée contre les soi-disants magiciens


ou sorciers des âges plus anciens.

ARTICLE CINQUIEME

Les prophètes Camisards

La révocation de l'Edit de Nantes (1685), les

violences qui le devancèrent, les troubles qui en

furent la suite avec leurs répressions, les rébellions

enfin des Camisards à main armée, donnèrent lieu,

dans les milieux calvinistes, à une exaltation très


facile à comprendre, qui se manifesta, en particulier,
par des phénomènes extraordinaires, sur l'explication
desquels l'accord mit longtemps à se faire. «Les
théologiens (1) qui disputent sur ces faits étranges,

(1) L. Figuier. Histoire du merveilleux, t. II, p. 179.


292 LA SORCELLERIE EN FRANCE

de même sur tous ceux analogues, se divisent, comme


à l'ordinaire, en deux partis opposés, que l'on pour-
rait appeler le parti de Dieu et le parti du Diable.
Pour les Protestants, qui veulent trouver la confir-

mation de la vérité de leurs dogmes dans les pro-

phéties et les révélations des insurgés cévenols, c'est

l'Esprit-Saint lui-même qui les a inspirés, et ils

invoquent à l'appui de cette prétention un témoi-


gnage biblique, celui de Joël qui a dit : « Vos fils et

vos filles prophétiseront >>. Pour les Catholiques, au

contraire, qui verraient leur condamnation dans ces


miracles, s'ils étaient véritables, tout y est illusion,

mensonge et œuvre de Satan.


« En dehors de ces deux partis de théologiens,
est celui des médecins et des savants, qui classent
tous ces phénomènes parmi les maladies du corps et

de l'esprit, et en s'appuyant sur les données de la

pathologie mentale, arrivent à en fournir une expli-


cation naturelle. Nous ne dirons rien d'un quatrième
parti, qui doit compter pour peu en pareille matière :

c'est celui des incrédules, qui n'ont acquis le droit de


l'être par aucun travail de recherches et d'examen,
qui nient résolument tous les faits dont l'étrangeté

les embarrasse, et ne prétendent voir dans les phéno-


mènes les plus constants et les mieux attestés que
scènes thaumaturgiques, rôles appris, supercherie et
LE GRAND SIÈCLE 293

commérage ». Ce parti ferme les yeux pour ne rien

croire; il arrive seulement à ne pas voir, il ne serait


pas cligne d'un historien de se mettre sous sa ban-
nière. Examinons donc brièvement les faits étranges
des prophètes cévenols.

Le mouvement dont il s'agit se rattachait, croit-on,

à l'épidémie illuministe et convulsive des Anabap-


tistes allemands. Un gentilhomme verrier protes-

tant du Dauphiné, du Serre (l),se rendant souvent à

Genève pour les besoins de son industrie, se fit ordon-


ner « prophète», dans une école destinée à former des
prédicants illuminés (1689). De retour chez lui à

Dieu-le-fit, il réunit dans son usine une douzaine


d'enfants c[u'il soumit à un régime très propre à
échaulïer leur imagination : des jeûnes prolongés

plusieurs jours, de longs sermons, des lectures choi-

sies dans la Bible, surtout les passages les plus vio-


lents des prophètes et l'Apocah'pse. S'il était lui-

même sujet à des crises convulsives, son exemple,

— dans le cas contraire, ses leçons, — ne tardèrent pas


à mettre ses jeunes auditeurs au point. 11 put alors
leur donner l'Esprit et les envoyer prophétiser dans

le Dauphiné. D'autre part, comme à la même époque,


d'autres prophètes, formés dans un milieu différent,

(1) VoLTATRE. Siècle de Louis XIV, c. xxxvi.


294 LA SORCELLERIE EN FRANCE

apparaissaient dans les environs de Castres, les his-

toriens sont portés à croire à l'action de plusieurs

initiateurs de l'illuminisme calviniste. Leurs ten-


dances se manifestaient fort semblables, surtout
nettement hostiles au Catholicisme. Une bergère de
la Capelle par exemple, âgée de 10 ans, assura voir
un ange qui défendait d'aller à la messe. Cet ordre
correspondait trop aux désirs des populations du
lieu, pour n'être pas obéi à la lettre. La détention
de la visionnaire dans un couvent ne suffit pas à
arrêter l'incendie allumé. Un prédicant calviniste

du même pays, près de Castres, nommé Corbière,

prétendit aussi être visité par les anges et en fit appa-


raître deux dans une assemblée religieuse de six
cents personnes. Quelque temps plus tard, Corbière

était tué par un détachement des troupes royales.


Dans le Dauphiné cependant, les élèves de Du Serre
faisaient merveille. Une jeune bergère de Crest, de
seize à dix-huit ans, Isabeau Vincent, consacrée pro-

phétesse, se rendit surtout célèbre. Elle tombait dans

une sorte de léthargie d'où rien ne la pouvait faire

sortir, appels, coups, le feu lui-même (1). Tout en


dormant, elle chantait des psaumes, improvisait des

(1) Ax. Bertrand, Le magnétisme animal en France, p. 363


— Calmeil, De la Folie, t. II, p. 300 —
Figuier, t. II p. 219.
;
;
LE GRAND SIÈCLE 295

prières, récitait de lon'^s fragments de la Bible,

apostrophait les papistes et prononçait des discours

fort longs et très véhéments. Vne fois réveillée, elle

ne se souvenait plus de ce qui s'était passé. Son


influence paraît avoir été fort grande, elle donnait

l'Esprit à des centaines d'auditeurs; plus d'un incré-

dule, après l'avoir entendue, devenait à son tour

prophète, même sans avoir reçu le souffle de l'ordi-

nation. On parvint cependant à arrêter Isabeau et

plusieurs de ses imitatrices, on les mit à l'hôpital,

on les soigna bien sans leur permettre de jeûner et ce

régime, paraît-il, leur rendit la raison. Isabeau elle-

même se convertit, se maria et ne fit plus jjafler

d'elle (1).

Les prophètes ne disparurent pourtant pas. Vn


élève de Du Serre, jeune homme de vingt-deux ans,
Gabriel Astier, forcé de quitter le Dauphiné pour
échapper aux poursuites, alla réchauffer les calvi-

nistes du Vivarais. Sa parole ardente, ses extases, ses

appels à la pénitence, ses violentes philippiques contre

la religion romaine attirèrent bientôt autour de lui

des foules considérables, qjii, pour l'entendre, le

suivaient dans les montagnes et tenaient leurs assem-

(1) Brueys. Histoire du fanatisme de notre temps, t. II, p. 135


— Figuier, t. II, p.222.
;

30
296 LA SORCELLERIE EN FRANCE

blées dans les champs. Gabriel annonçait à ses audi-

teurs la fin prochaine des persécutions et les assurait

de l'invulnérabilité devant les sabres ou les balles

des ennemis, à condition d'une absolue obéissance

à Dieu. D'autres prophètes l'imitaient, les réunions

se multiplièrent, la province s'agita. Cependant les

autorités avaient fini par s'émouvoir. Basville, l'in-

tendant du Languedoc se hâta d'accourir avec des


troupes. La chasse aux assemblées commença. Notre
tâche n'est pas d'en raconter les épisodes sanglants.

Si parfois les religionnaires essayaient de combattre


à coups de pierre ou de bâton et de repousser les

agresseurs, il est curieux de constater qu'ils agis-

saient contre l'avis des prophètes et des prophétesses.

Ceux-ci affirmaient toujours que nul homme ne


pouvait faire de mal aux vrais croyants, car les anges
tombaient sur eux comme des moucherons et les

environnaient. Leur seule arme consistait à s'avancer

au devant des soldats, en criant : Tartara, arrière

Satan ! Ce mot magique était censé terrasser les

adversaires (1). Comme on le comprend, son influence


fut médiocre. Pourchassés vigoureusement, les sec-

taires succombèrent en grand nombre : beaucoup,

(1 ) Calmeil, De la folie, t. II, p. 267 ;



Brueys, Histoire du
fanatisme de notre temps, 3 vol. in-S, t. I, p. 180, 181.
LE GRAND SIÈCLE 297

faits prisoiiuiers, expirèrent sur les potences. Gabriel

Astier, échappé aux massacres, fut reconnu à Mont-


pellier et condamné à être rompu vif (1690).

II

Quelques détails feront comprendre de quel genre


d'épwiémie se trouvaient atteints les malheureux
prophètes. Dans la paroisse de St-Léger, le curé et le

seigneur arrivèrent à l'improviste dans une maison,

où devait se tenir une assemblée. « Une prophétesse

parut devant eux. Au lieu de tomber à terre comme


la plupart des autres inspirés elle resta debout, et

battant des mains sur sa tête, elle se mit à crier de


toute sa force : « Miséricorde ! faites pénitence ! Le
« jugement de Dieu viendra dans trois mois ». Puis
quand ses agitations l'eurent mise hors d'haleine,

elle se jeta sur un lit où, continuant de se débattre et

à crier :« Miséricorde ! » elle raconta qu'elle avait


reçu le Saint-Esprit gros comme un grain de fro-

ment ; qu'elle ferait et dirait bien d'autres choses, et

de plus belles encore, quand elle l'aurait reçu tout


entier ; que ceux qui ne la croiraient pas seraient
damnés, et qu'elle sentait bien qu'elle était le Saint-

Esprit. Enfin, la prophétesse épuisée devint calme, se


298 LA SORCELLERIE EX FRANCE

leva de son lit, prit sa quenouille et commença à filer

auprès du feu, descendant de la hauteur de sa divi-


nité aux simples offices de son ménage ».

A Saint-Vincent, une fermière fut prise aussi nu


délire. Devant le seigneur accouru, « elle se coucha
sur du foin, tout de son long à la renverse, battit des

pieds et des mains, cria miséricorde, annonçant le

jugement dans trois mois ;


puis s'agitant, comme
pour exciter l'esprit prophétique,elle prédit qu'à la
fin de février tomberait partout une grosse grêle, que
les incrédules iraient errants sur les montagnes,
qu'une étoile tomberait du ciel et sur Rome, et que
les fidèles régneraient avec Jésus-Christ l'espace de

mille ans sur, la terre... Tout à Coup elle se mit à


passer en revue les habitants du village, de l'un et de

l'autre sexe : « La demoiselle... n'a jamais fait d'autres

« péchés que de se faire catholique. Sa voisine... a

« bien fait d'autres péchés que celui d'aller à la messe.


« Tel sera sauvé... tel sera damné — tel se convertira».

Déclarant que c'étaient là des oracles du Saint


Esprit, qu'elle avait reçu, non pas tout entier, mais
de la grosseur d'un grain de froment » (L. Figuier,
t. II, p. 233).

Ces sortes d'accusations, assez fréquentes chez les

inspirés, entraînaient de graves inconvénients, des


murmures, et parfois des rires, cela va sans dire.
LE GRAND SIÈCLE 299

Nous en mentionnerons d'autres exemples plus tard.

A St-Julien, un homme saisi d'un transport pro-


phétique, se place devant le maître d'école armé
d'un fusil: « Tirez sur moi ce fusil, lui dit-il, vous ne
sauriez me faire de mal ». Sa femme, touchée tout à
coup par l'esprit, se figure être enceinte. Elle assure

que l'enfant, qu'elle porte dans son sein, prophé-

tisera tout en naissant, et parlera une langue intelli-

gible à tout le monde. Pendant que les soldats, chargés


de l'arrêter, ainsi que sa sœur, les conduisaient à

Lavoulte, la première leur répétait souvent : « Ecou-


tez mon enfant qui prophétise dans mon ventre ».

Et l'autre, les attirant de son côté, leur disait : « Xe


voyez-vous pas le Saint Esprit qui saute et danse sur

mes mains » ? (Calmeil, t. II. p. 278).

A St-Vincent, le curé et quelques catholiques

curieux, arrêtés à la porte d'une maison où l'on pro-

phétisait, entendirent le dialogue suivant entre une


prophétesse de vingt-deux ans et un petit garçon
d'environ quatorze. La fille, soupirant, disait :

— « Hélas ! il y a quelque chose qui me tourmente. —


Qu'est-ce que c'est, ma sœur ? demandait le garçon.
— Mon frère, reprenait la fille en s'agitant, ce sont
les papistes ». — Puis joignant leurs voix, ils disaient

tous deux : « Que les mille diables, que les cinq

cent mille diables les emportent ! » — Le garçon seul.


300 LA SORCELLERIE EN FRANGE

et d'une voix radoucie : « Courage, ma sœur, nous


serons bien heureux dans le ciel, je le vois ouvert,

Dieu soit loué »! — « L'ecclésiastique entre là-

dessus avec ceux qui l'accompagnaient, et ils furent

surpris du spectacle qui s'ofîrit à leurs yeux. La


prophétesse Isabeau (Charras), c'est ainsi qu'elle

s'appelait, était couchée à la renverse dans une cui-


sine, les jambes nues et l'estomac tout à fait décou-

vert. Tous les assistants, à genoux autour d'elle,

étaient attentifs à ces pieuses nudités et contem-

plaient ce corps où résidait le Saint Esprit. Cette folle,

remuant les pieds et faisant des postures extrava-

gantes, et battant des mains, s'écriait : « Je brûle,


je n'en puis plus, ce diable, ce Satan me brûle » ! Le
prêtre voulut faire quelque remontrance à la fille,

mais la mère indignée lui dit : « Quoi ! malheureux


que vous êtes, vous ne respectez pas ma fille qui a le

Saint Esprit dans l'estomac » ! Toutes les femmes


mutinées se mirent à crier : « Arrière de moi, Satan «.

et enlevèrent le curé de la maison.

Un jeune garçon, nommé Vallette, jouit parmi les

prophètes du Vivarais d'une réputation à peine infé-


rieure à celle de Gabriel Astier. Un jour, dans une
assemblée de deux ou trois mille personnes, près de
Lavoulte, il assura être devenu plus fort que Samson,

depuis la réception de l'Esprit, un seul mot de sa


1

LE GRAND SIÈCLE 30

bouche suffisait à renverser toute l'assemblée. Et


tout de suite, passant aux efîets, il ordonne de crier

miséricorde, et dit d'une voix forte : « Laissez-vous


tomber tous à la renverse, sans vous faire de mal ».

Cela fut exécuté sur le champ, toute l'assemblée se

jeta à la renverse sur le sol (L. Figuier, t. I, p. 236).

III

Pendant une dizaine d'années (1690-1700), la

persécution oblige les Protestants à se dissimuler.


Peu d'assemblées nombreuses ; l'esprit prophétique
se maintient sans doute en Dauphiné et dans le

Vivarais, mais se contente de manifestations dans

des maisons closes. C'est l'époque de ce qu'on a


appelé les églises du Désert. Alors l'intendant du
Languedoc,Basville, traque les Réformés des Cévennes,
dont les ministres vaillants succombent les uns après

les autres. Un d'eux, Vivens, essaya d'une rébellion

armée : des coups de force tentés ici ou là : plusieurs

prêtres, des officiers, d'autres personnes massacrées

d'après ses ordres ; un projet d'invasion étrangère,


combiné par lui avec le maréchal de Schomberg,
alors en Suisse, décidèrent le gouverneur à mettre sa
tête à prix. On lui cassa la tête dans une caverne.
302 LA SORCELLERIE EN FRANGE

Bien que plus évangélique, ennemi du sang, le

ministre Brousson, après bien des années d'apos-

tolat, finit aussi par être victime de la trahison :

Basville qui semble l'avoir estimé, le condamna


quand même à mort (1699) (1). Il n'y avait presque

plus de pasteurs pour le troupeau des Calvinistes


décimés, lorsque le souffle de la prophétie se réveilla
cette fois dans les Cévennes et suscita la guerre des

Camisards (1700).
« Vers la fin de l'année 1700, une vieille fille, qui

gagnait sa vie en allant tailler des habits dans des


hameaux situés sur les deux rives de l'Ardèche,
importa la première l'esprit prophétique dans les

Cévennes. Elle le communiqua à plusieurs jeunes gar-

çons et jeunes filles, qui le transmirent, à leur tour,


aux populations des montagnes. L'hiver ne s'était

pas écoulé, que, grâce au caractère épidémique


propre à cette maladie mentale, les prophètes avaient
pullulé par milliers, et s'étaient répandus des cimes

des montagnes de la Lozère jusqu'à la mer. Les

femmes et les enfants se montraient surtout très

accessibles à cette contagion (2) ».

(1) L. Figuier. Histoire du merveilleux, t. II, p. 254 seq.;



Brueys. Histoire du fanatisme de notre temps, t. I, p. 277 ;

Voltaire. Siècle de Louie XIV, c. XXXVI.


(2) Al. Bertrand. Le magnétisme animal en France.
Paris,
m-8, 1826, p. 358 ; — L. Figuier, t. II, p. 262.
LE GRAND SIÈCLE 303

L'invasion des prophètes enfants renouvela les

espoirs des Calvinistes écrasés. On parlait d'eux dans


les chaumières et, d'ici, de là, on se hasardait à des

réunions où les prophètes ne manquaient jamais de


faire des prosélytes, de réchauffer les enthousiasmes,

de parler de victoires ou de martyres. Il ne manqua


cependant pas d'espions ou de traîtres pour faire

connaître à Basville ce qui se passait dans les

montagnes. Sur ses ordres, on réunit ce qu'on ])ut

trouver de prophètes ; on les soumit à l'examen des


docteurs de la Faculté de Montpellier. Les bons doc-
teurs déclarèrent que les enfants fanatisaient. Cette

décision n'était pas beaucoup plus claire que celle

des docteurs nos contemporains qui auraient déclaré

une psychose ou une névrose, mais elle entraînait

des conséquences plus sérieuses, car bon nombre de


prophètes furent fouettés, d'autres gardés en prison.
Un bon nombre, — deux cents, dit-on, de la seule

bourgade de Pompidou, — furent envoyés aux galères,

plusieurs même condamnés au gibet ou à la roue.

La guerre aux petits prophètes en suscita de grands»

et la chose devint sérieuse, quand le gouvernement


se mit à poursuivre non seulement les illuminés,

mais tous les gens soupçonnés d'avoir pris part aux


assemblées séditieuses ; alors des hommes, ou des
adultes déjà formés, se prétendirent inspirés du Saint-
304 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Esprit à prendre les armes pour la défense de leur

foi. Cet esprit leur indiquait les maisons à forcer, les

catholiques condamnés à mourir, leur révélait les


traîtres de leurs assemblées, le moment de prendre
les armes, les précautions à adopter. Il est assez

curieux de voir tous les chefs de cette terrible guerre


se dire les instruments aveugles de l'Esprit qui lies

doit éclairer et diriger ; leurs ordres se donnaient


pendant des convulsions ou des extases. Le plus élevé
en grade, estimé aussi le plus rempli du « don » de

l'Esprit, puisait dans la conviction générale le pres-

tige d'un chef religieux ; dans sa propre conviction,


l'intrépidité et la vaillance d'un héros.

Séguier, ancien cardeur de laine, d'environ cin-


quante ans, fanatique illuminé, commença la révolte

proprement dite par le massacre à Pont de Montvert


de l'abbé de Chayla, archiprêtre de Mende, et de
quelques-uns de ses gens (1702). La fureur calviniste
immola encore le seigneur de Ladevèse et sa famille,

plusieurs prêtres des environs et d'autres catholi-

ques, mais les autorités royales un instant surprises

ne tardèrent pas àreprendre l'avantage. Séguier, vive-


ment poursuivi, tombait aux mains du capitaine
Poul ; remis aux juges de Florac, il était condamné
au feu, après avoir eu le poing coupé. Sa troupe
n'avait cependant pas succombé tout entière, elle se
LE GRAND SIÈCLE 305

recruta bientôt de nouveaux partisans, et conduite

pai de nouveaux généraux prophètes, poursuivit le

cours de ses meurtres isolés d'abord, puis soutint de


véritables combats contre les troupes royales. Laporte,

Roland, son neveu, Abdias Morel dit Catinat, Abra-


ham Mazel, Salomon Couderc, Jean Cavalier et d'au-

tres, se distinguèrent dans cette guerre mémorable.

Un chef mort en combattant ou sur l'échafaud, l'Es-

prit en faisait surgir un autre, non moins intrépide,


non moins inspiré, jusqu'à ce que la soumission de
Cavalier, la défaite et le supplice de Roland, l'exé-

cution d'un certain nombre de prophètes ou de géné-


raux, tous ces malheurs réunis aient privé l'insur-

rection de ses chefs les plus écoutés (1705).

IV

La ressemblance entre les prophètes des Cévennes

et ceux du Vivarais ou du Dauphiné ne saurait être


niée. Les détails donnés sur les derniers seraient

peut-être suffisants pour nous faire connaître les

autres. Pourtant il semble que l'épidémie cévenole,


qui dura si longtemps et donna naissance à de si

longs combats, mérite de nous arrêter quelques ins-

tants de plus. Nous nous contenterons de glaner


306 LA SORCELLERIE EN FRANCE

quelques-uns des faits les plus extraordinaires racon-


tés par ses historiens. La jeunesse des enfants pro-
phètes a frappé bon nombre d'observateurs. « J'ai

connu à Tyès, nous dit un témoin, un nommé G...,

qui avait un petit garçon de cinq ans qui prophéti-


sait. Il a tombé plusieurs fois en ma présence, par Je

saisissement de l'esprit, avec des agitations de la tête

et de tout le corps. Après cela, il parlait, il prédisait

des malheurs à Babylone et des bénédictions à l'E-

glise. II faisait de grandes exhortations à la repen-


tance ; mais le pauvre petit était quelquefois si agité

que ses paroles étaient alors fort entrecoupées. Il

parlait toujours français. 11 se servait de ces expres-


sions : « Je te dis, mon enfant ; mon enfant je

t'assure... (1) » — D'autres témoins nous parlent


d'enfants, garçons ou filles de trois ans, el au-dessus;

tous s'agitaient de la même façon, s'exprimaient en

français contre leur habitude, employaient les mêmes


expressions : « Je te dis mon enfant», — comme
si l'esprit empruntait leurs lèvres, et répétaient des
allocutions toujours semblables, sur le repentir des

péchés, la vaillance dans les combats, la prochaine dé-

faite de la Babylone romaine (Calmeil, t. II, p. 274).

(1) Calmeil, t. II, p. 273 ;


— Théâtre sacré des Cévennes, iii-12,
Londres, 1707, p. 19.
LE GRAND SIÈCLE 307

On cite un garçon de quinze mois, agité de tout le

corps et particulièrement de la poitrine entre les bras


de sa mère, parlant avec sanglots en bon français,
distinctement et à voix haute, mais pourtant avec
des interruptions, ce qui était cause qu'il fallait

prêter l'oreille pour entendre certaines paroles. L'en-

fant parlait comme si Dieu eut parlé par sa bouche,


se servant toujours de cette manière d'assurer les

choses : « Je te dis, mon enfant ». — On entend


ailleurs un autre enfant de treize ou quatorze mois,
encore emmailloté dans son berceau, parler français,
et exhorter les assistants au repentir. Cela fait sup-
poser que les petites créatures avaient eu déjà souvent

l'occasion de voir et d'entendre des inspirés ; il se

peut du reste que les auditeurs leur aient prêté un


langage plus clair que le réel (Cai.meil, p. 277 ;

Tliéâlre sacré, p. 32).

Fléchier, alors évéque de Nimes (1), préoccupé de


la révolte où son diocèse avait beaucoup à souffrir,

a essayé de donner les raisons de cette multitude de


prophètes. « Ces pauvres gens, fait-il observer,n'en-

tendaient parler (jue de ces sortes de dévotion ; leur

(1) Pléchieb, Lettres choisies avec une relation des fanati-


ques du Vivarez et des réflexions sur les différents caractères
des hommes. Paris, 1715, 2 in-12, t. I, p. 370.
308 LA SORCELLERIE EN FRANCE

imagination en était remplie ; ils voyaient dans les


assemblées ces représentations dent ils s'entretenaient
sans cesse en eux-mêmes. On leur ordonnait déjeuner
plusieurs jours, ce qui leur affaiblissait le cerveau, et
les rendait plus susceptibles de ces visions creuses

et de ces vaines créances. Les courses qu'ils faisaient


de paroisse en paroisse, de montagne en montagne,
pour y passer les jours et les nuits, sans prendre d'au-
tre nourriture que des pommes ou quelques noix :

les spectacles et les exhortations de tout quitter pour


se trouver dans l'assemblée des élus et des fidèles,

et d'y faire, comme les autres, des prédictions ima-


ginaires ; la petite gloire d'être élevé sur un théâtre,

d'être écouté comme un oracle, de faire tomber d'un


seul mot mille personnes à la renverse, de consacrer

pour ainsi dire ses extravagances et de rendre sa folie

vénérable par le mélange de quelques textes mal


expliqués de l'Ecriture, c'était autant de causes de

cette corruption générale. Les ignorants sont disposés

à suivre et à imiter ; on leur soufflait l'erreur dans le

cœur et dans la bouche ; il se faisait une génération


spirituelle de prophètes et de prophéties par les yeux
et par les oreilles plutôt que par l'esprit et par la foi,

de sorte qu'ils devenaient tous ou trompeurs ou


trompés par contagion. Voilà ces communications
de l'Esprit de Dieu et ce prodige dont on a voulu
LE GRAND SIÈCLE 309

faire tant de bruit... ) (C.^lmeil, t. II, p. 279).

I /explication de Fléchier cadrerait fort bien avec

les théories médicales de nos jours. On la complé-


terait cependant en supposant, chez les montagnards
cénevols, certaines maladies nervenses épidémiques

de nature hystérique ou épileptique, dont il sem-


ble assez facile de constater les manifestations, dans

les récits du temps. Leurs crises s'annonçaient

par des commotions semblables à des coups de poing


sur la poitrine des patients, des frissons, des faiblesses

semblables à celles des fébricitants, des bâillements ;

ailleurs, par des chaleurs, par une oppression de la

poitrine. Les convulsions se produisaient ensuite,

avec écume aux lèvres parfois, agitation des bras et

des jambes, gonflement du ventre et du gosier, agi-


tation surtout de la poitrine ; assez souvent.l'inspiré

tombait brusquement comme un épileptique, sans

avoir prévu l'arrivée de sa crise.


'( Mon frère Pierre, dit un témoin nommé Bru-
guicr (1), reçut ses grâces, étant âgé de quinze à seize

ans. Je l'ai entendu plusieurs fois pendant l'inspi-

ration. Quand l'esprit le saisissait, il tombait ordi-


nairement à terre et devenait tout à fait pâle. Comme

(1) Théâtre sacré des Cévennes, in-12, Londres, 1707, réédité


.* Melun en 1847, p. 37; —
Calmeil, t. II, p. 284.
310 LA SORCELLERIE EN FRANCE

nous étions ensemble dans une assemblée d'environ


deux cents personnes, proche d'Aubessargues, il fut

placé en sentinelle sur un arbre presque joignant

l'assemblée. Je le vis tomber de cet arbre de la hau-


teur de plus de douze pieds, ayant été soudainement

saisi (de ses attaques) ; il ne se fit aucun mal. Après


diverses agitations, qui durèrent environ un quart
d'heure, il dit entre autres choses qu'il y avait des

gens dans l'assemblée qui étaient venus pour la

vendre... »

Nous trouvons ici un nouvel exemple des accu-


sations, lancées assez souvent en public, dans les

assemblées calvinistes, par les inspirés, Elles sem-


blaient prendre leur source dans une sorte de se-
conde vue permettant de voir à distance, de scruter
les consciences, de prévoir le danger ; mais, nous

devons le reconnaître, cette faculté divinatrice était

fort dangereuse pour les personnes désignées par le pro-


phète. Comme celui-ci était censé la voix de l'Esprit

de Dieu, on ne pouvait discuter ni ses affirmations,

ni ses ordres, et si les derniers concluaient à la mort


du traître, le malheureux n'avait guère de chance
d'échapper. Il en était de même des catholiques faits

prisonniers, dont le sort dépendit souvent de l'oracle

du premier venu, terrassé tout à coup dans les con-

vulsions.
LE GRAND SIÈCLE 311

Les témoignages des Cévenols ne laissent aucun


doute sur la qualité de voyants, réclamée parles pro-

phètes et admise par leurs fidèles. « Je partis d'An-


duze, dit Jean Cabanel d'Anduze (1), au mois de
juin 1702, pour aller à Genève. Etant dans mon pays,

j'ai assisté à trois assemblées, dans l'une desquelles un

jeune homme qui parlait dans l'extase prononça


ces paroles : « Je te dis, mon enfant, que vous devez

« vous retirer d'ici, je te dis que vous êtes vendus »,

Mais comme on n'obéit pas assez promptement


et qu'on demeura encore environ une heure dans
l'assemblée, la bourgeoisie d'Anduze en armes tomba
sur nous, et il y en eut quinze qui furent faits pri-

sonniers ».

Durand Page, plus tard réfugié à Londres, entre

dans des détails intéressants concernant le rôle des

prophètes dans l'armée cévenole : « Tout ce que nous


faisions, soit pour le général, soit pour notre conduite

particulière, c'était toujours par ordre de l'Esprit.


On obéissait aux inspirations des plus simples et des

petits enfants surtout, quand ils insistaient dans


l'extase avec redoublement de paroles et d'agitations,

et que plusieurs disaient une même chose. Mais

(1) Théâtre sacré des Cévennes, p. 141 ;


— L. Figuier, t. II,
p. 267.
21
312 LA SORCELLERIE EN FRANCE

dans la troupe où j'étais, nos chefs, et particuliè-


rement M. Cavalier, étaient doués de grâces extra-
ordinaires ; aussi les avait-on choisis à cause de cela»

car ils n'avaient aucune connaissance de la guerre,


ni d'autre chose. Tout ce qu'ils avaient, leur était

donné miraculeusement sur le champ. Dès qu'il

s'agissait de quelque chose sur quoi les inspirations

n'avaient rien dit, on allait ordinairement au frère


Cavalier : « Frère Cavalier, telle et telle chose se
« passe, que ferons-nous »? Aussitôt il rentrait en lui-

même ; et après quelque élévation de son cœur à


Dieu, l'esprit le frappait, on le voyait un peu agité, et il

disait ce qu'il fallait faire (1),.. Comme notre troupe


était entre Ners et Las-Cour-de-Creviez, le frère Cava-
lier, notre chef, eut une vision. Il était assis, et il se

leva soudainement, en nous disant ces paroles : « Ah !

« mon Dieu! je viens de voir en vision que le maré-


« chai de Montrevel qui est à Alais, vient de donner

« des lettres contre nous à un courrier qui va les porter

« à Nîmes. Qu'on se hâte ; et on trouvera le courrier

« habillé d'une telle manière,montésur un tel cheval,

« et accompagné de telles et telles personnes. Courez,


« hâtez-vous,vous le trouverez sur le bord du Gardon ».

(1) Théâtre des Cévennes, p. 122 ; — L. PiaTHEB. Histoire du


monde merveilleux, t. II, p. "312.
LE GRAND SIÈCLE 313

A l'instant, trois de nos hommes montèrent à cheval,

Ricard, Bouré et un autre ; et ils rencontrèrent sur

le bord de la rivière, dans l'endroit marqué, et

l'homme et ceux qui étaient avec lui, dans toutes


les circonstances que le frère Cavalier avait spé-

cifiées (1) ».

Un autre témoin raconte : « Comme notre troupe

était proche de Pierredon, un certain, nommé Lan-


guedoc, sergent dans le régiment de Menon, se vint

jeter parmi nous comme déserteur..., mais il arriva

deux jours après que ce malheureux fut lui-même


témoin, dans une assemblée, des diverses inspirations
qui l'indiquèrent évidemment et qui le déclarèrent

traître. L'un de ceux qui parlèrent dans l'inspiration


dit positivement que ce méchant homme était venu
pour nous vendre, et qu'on en serait convaincu si on
cherchait dans sa manche, où on trouverait une
lettre de l'ennemi ». On trouva en effet la lettre en
question et Languedoc fut mis à mort. Un nommé
La Salle, accusé également par les prophètes
d'avoir voulu tuer Cavalier, eut la tête coupée. Un
protestant N. dinant avec Cavalier et d'autres Cami-
sards fut accusé par l'Esprit de porter du poison et

de trahir. En effet on trouva le poison dans la taba-

(1) Théâtre, p. 115.


314 LA SORCELLERIE EN FRANCE

tière et la manche du justaucorps de l'inculpé. Heu-


reusement, les inspirés n'avaient pas dit de le mettre
à mort, aussi on lui laissa la liberté (L. Figuier,

t. II, p. 318 seq.).

Les inspirés vo^^aient le ciel ouvert, des armées

d'anges, combattant ou chantant les louanges de


Dieu ; ils entendaient des sons harmonieux dans les

déserts, prononçaient quelquefois des mots inintel-

ligibles qu'on supposait être du grec, de l'hébreu ou


une langue inconnue. Leurs jeûnes répétés favori-
saient toutes les hallucinations possibles, et le sou-

venir de ces hallucinations servait à entretenir leur

enthousiasme. On pouvait supposer cet enthou-


siasme porté au paroxysme en voyant un jour un
prophète, Clary, insister pour qu'on le mît sur un
bûcher où l'Esprit assurait qu'il resterait incom-
bustible. Le résultat de l'épreuve, raconté de façons
diverses, laisse croire qu'elle ne put être poussée
trop loin (1).

L'étrange maladie ne quitta pas immédiatement


les Camisards exilés ou ceux qui, ayant suivi la fortune

de Cavalier, se rendirent avec lui en Angleterre. Bien


mieux elle se communiqua à quelques insulaires.

(1) Théâtre sacré des Cévennes, p. 99 ;



L. Figuier, t. Il,
p. 323, 421 ;

Calmeil, de la Folie, t. II, p. 270.
LE GRAXD SIÈCLE 315

Longtemps étonné, le peuple anglais finit cepen-


dant par se lasser d'extases et d'agitations sans but ;

on les plaisanta, et ces plaisanteries contribuèrent

sans doute peu à peu cà la guérison des théomanes.

Chose curieuse ! quand ils n'avaient plus leurs con-

vulsions, ils regrettaient le temps des extases ; Cava-


lier lui-même pleurait au souvenir du temps disparu
où Dieu venait le visiter. A partir de 1709, parmi les

Protestants français exilés, on ne trouve plus de traces

de l'esprit prophétique ;
quant aux Calvinistes restés
en France, les précautions prises autour d'eux avaient

déjà, bien avant cette époque, éteint leurs inspi-


rations.

ARTICLE SIXIL.Mi;

La sorcellerie dans les pays étrangers

Nous aurions de notre pays une idée trop défa-

vorable et très injuste si nous pensions que les pour-

suites contre les sorciers, leurs supplices et, en général,

les manifestations réputées démoniaques, aient été

le triste privilège de la France du xvii^ siècle. Tous


316 LA SORCELLERIE EN FRANCE

les pays d'Europe subissaient les mêmes crises, et,

s'il était facile d'établir des statistiques ou des ta-


bleaux de comparaison, nous trouverions bien proba-
blement chez nous plus de modération dans les sup-
plices, plus de prudence dans les jugements, plus de
justice dans les procédures, que ne pourraient' en
offrir les contrées étrangères, surtout l'Angleterre
et l'Allemagne.

Un point mérite d'être signalé dans l'aperçu som-

maire des justices européennes, car il va contre les

idées reçues c'est l'extrême modération des tribunaux


:

espagnols dans la poursuite des sorciers, par le fait

même de l'organisation de l'Inquisition, toujours


représentée comme un épouvantail. Sans doute, l'Es-

pagne connaissait les mille superstitions populaires


des autres pays ; elle en possédait même quelques-
unes de spéciales ; comme les autres peuples, elle

croyait aux diables, aux sorciers, aux possessions ;

comme tout le monde, elle eut donc ses procès, de

sorcellerie. L'Inquisition, réorganisée à la fin du xv^


siècle, en fut chargée, sans pourtant anéantir la
compétence des tribunaux civils. L'on signale en
•effet à Calahorra, en 1507, trente femmes brûlées
comme sorcières par l'Inquisition. Quelques années
plus tard, à Estella, en Navarre, on arrêta un grand
nombre de sorcières sur la déposition de deux petites
LE GRAND SIÈCLE 317

filles qui prétendaient les reconnaître à la marque


diaoolique, le juge civil en condamna une cinquan-
taineau fouet et à la prison. L'Inquisition de Sara-
gosse plus rigoureuse jugea plusieurs sorcières et les

condamna au feu (1536). Cependant le Conseil suprême


de l'Inquisition de Madrid, appelé ordinairement
« la Suprême », blâma les juges de ne pas l'avoir

consulté, car il y avait eu désaccord entre eux, et

recommanda de laisser aux tribunaux civils le soin

de punir les magiciens, non convaincus d'avoir fait

un pacte avec le diable. Il n'était certes pas difficile

d'arriver à fournir la preuve dudit pacte. Toutefois,

si l'on connaît quelques condamnations isolées, on


ne signale guère en Espagne d'exécutions nombreu-
ses de sorciers dans la dernière moitié du xvi<^ siècle.

En 1610, en revanche, le procès des sorciers de


Logrono suscita une vive émotion. Il en comparut

vingt-neuf à l'autodafé tenu dans cette ville ; six

furent brûlés effectivement, cinq en effigie, dix-

huit réconciliés ; vingt-trois personnes accusées de

délits différents prirent également part à l'autodafé


en question, mais 3' reçurent des pénitences moin-
dres. Comme, avant et après cette cérémonie plus
imposante, les procès de diableries semblaient se
multiplier à Logrono, ils finirent pas attirer l'atten-

tion des esprits réfléchis. Un rapport sur leur sujet,


318 LA SORCELLERIE EN FRANCE

adressé au Grand Inquisiteur par un théologien»


Pierre de Valence, détermina la « Suprême » à

adresser aux Inquisiteurs provinciaux une instruc-

tion, leur prescrivant la voie à suivre et les précau-


tions à prendre dans les procès dits de sorcellerie.

Aussi l'afïaire de Logrono de 1610 paraît avoir été


la dernière importante. Les sorciers considérés comme
de vulgaires criminels, ou des hallucinés ou des impos-
teurs, devinrent de moins en moins justiciables de

l'Inquisition et victimes des autodafés (1).

Ils restèrent toutefois soumis aux tribunaux civils.

Ainsi, en 1618 et 1620,1e viguier deVichen fit arrêter

un certain nombre, les tortura sans pitié et finit par

les faire pendre. Il ne semble pas que son exemple


ait été suivi par d'autres juges, sinon dans des cas
isolés. Du moment que le pacte satanique restait
soumis à l'Inquisition, et que celle-ci s'entourait de
mille précautions pour ne pas se fourvoyer, que, de

plus, les procès des juges locaux devaient être soumis


à la Suprême avant d'être mis à exécution, il y avait
peu de chance pour une épidémie diabolique sem-

(1) Baissac, Les grands jours de la sorcellerie, p. 62 seq. ;



Leorexte, Histoire de V Inquisition d'Espagyte (édit. franc. t. III ),

p. 431; —
HoDHlGO, Historia verdadera delà Inquisicion,3 vol.in-8.
Madrid, 1877, t. II, p. 345 ;

Menendez y Pelayo, Historia de
las heterodoxos espanoles, 3 vol. in-8, Madrid, 1880, t. II, p. 666.
LE GRAND SIÈCLE 319

blable à celles des autres pays. En résumé, le diable

eut peu d'adeptes et de victimes en Espagne,


tandis que les bûchers s'élevaient par milliers sur

l'Europe entière.
En Italie, la persécution frappa cruellement cer-

tains districts. Si, pour la ville de Rome, on ne connaît


que des cas fort rares d'exécutions de sorciers,

Paramo (1), Inquisiteur en Sicile à la fin du xvi^


siècle, loue 1" Inquisition d'en avoir fait mettre trente

mille à mort en 150 ans. Paramo n'indique pas les

pays où sévit une telle fureur, ni les documents


de sa statistique. On peut croire cependant qu'un
grand nombre de ces victimes appartenait cà l'Italie

méridionale. Nous avons déjà mentionné dans notre


premier volume (p. 393), une instruction romaine de
1637 qui fait, à ce sujet, de graves reproches aux
juges inquisitoriaux; nous reviendrons sur ce dé-
cret qui laisse soupçonner un grand nombre de
victimes sacrifiées aux préjugés d'alors.

(1) LcD. PAR.\iio, De origine et progressu officii Sandœ Inqui-


sitionis, in-4, Madrid, 1598, p. 296.
320 LA SORCELLERIE EX FRANCE

II

L'Ecosse, pays des fées, des elfes, des revenants et

des légendes sans nombre, eut de bonne heure 3es


magiciens et ses sorciers. Avant la Réforme pro-
testante, les procès de sorcellerie paraissent cepen-

dant y avoir été assez rares. Ils servaient, là comme


ailleurs, de prétexte aux poursuites contre des gens

qu'on voulait perdre. Ainsi Jean de Mayr, frère


du roi Jacques III (+ 1488), accusé d'avoir

consulté les devins pour abréger les jours de son


frère, fut étouffé dans un bain ; douze sorcières et

trois ou quatre magiciens, ses complices, furent brûlés

vifs. Lady Glammis, accusée d'avoir eu recours à la

magie pour ramener au pouvoir le favori Douglas,

comte d'Angus disgrâcié,mourut aussi sur le bûcher


en 1532. (Baissac, p. 207, Soldan, t. I, p. 522).

Le triomphe du presbytérianisme en Ecosse donna


à la religion nationale un caractère puritain très remar-
quable,qui se doubla d'une intolérance absolue envers
le catholicisme et d'une horreur non moins grande

pour le diable. Il aboutit à des hécatombes de catho-

liques, à des monceaux de sorciers brûlés ; souvent,

du reste, les juges puritains traitèrent catholiques et


LE GRAND SIÈCLE 321

sorciers tous en fils du diable, et maintes victimes

succombèrent pour leur foi romaine, que le peuple


prit pour des sorcières.

En 1563, Agnès Mullikine, autrement dite Bessie

Boswell est simplement exilée pour sorcellerie ;

mais, treize ans plus tard, Bessie Dunlop, pauvre

rebouteuse de village, n'ayant jamais fait de mal à

personne, est brûlée vive, car elle était inspirée par

un démon qui prenait la voix et la forme d'un homme


mort. Comme le défunt était catholique, on peut

supposer que la faute de Bessie en parut fort aggra-

vée (1576). — Le roi Jacques VI d'Ecosse (1567-


1625), encore jeune à cette époque, composa lui-
même une Démonologie dans laquelle il ne semblait
reculer devant aucune invraisemblance ; il y con-
cluait au châtiment sévère des amis du diable. Son
autorité royale confirma les conclusions de l'écrivain

et donna le branle à une persécution, destinée à durer


près de deux siècles. Comme, à son retour du Dane-
mark, où il était allé chercher sa fiancée (1590), le

navire qui le portait faillit périr, il attribua la tem-

pête aux magiciens ;


plusieurs furent saisis qui,

soumis à des tortures atroces, finirent par avouer ce


que les bourreaux exigèrent. On les brûla et après

eux bien d'autres. La dernière victime de la sorcel-

lerie en Ecosse périt en 1722. C'était une pauvre


322 LA SORCELLERIE EN FRANCE

femme de la paroisse de Loth, à moitié idiote, qui ne

comprit rien au jugement et qui, conduite au bûcher,


eut assez peu conscience de sa situation pour admirer

le feu qui allait la dévorer. Elle avait une fille estro-

piée des pieds et des mains ; les esprits intelligents

du pays attribuèrent cette infirmité aux maléfices


de la sorcière, qui aurait voulu, assurait-on, trans-
former sa fille en pouliche et l'avait, pour cela, fait

ferrer par le diable (1).

Le premier statut contre la sorcellerie en Angle-


terre date de 1541. Abrogé sous Edouard VI (1547),

puis renouvelé sous Elisabeth (1562), il fut complété

par Jacques I, — le même que ce Jacques VI d'E-


cosse, dont nous venons de parler. — Son avènement
au trône d'Angleterre (1603) ne put que donner un
nouvel élan aux procès pour sorcellerie. Déjà, sous

Elisabeth, les exécutions s'étaient multipliées ; une


sorcière pendue à Barking en 1575, quatre à Abing-
don, trois à Chelmsford, deux à Cambridge en 1579 ;

toute une bande à Saint-Osythe en 1582, —^une sor-


cière pendue à Starmore, une autre à Tyburn en
1585, trois à Chelmsfort en 1589, — trois encore à

Barnet et à Brainford en 1595, plusieurs autres en

(i) Baissac, p. 212 seq. ; —


Soldan, t. II, p. 1 15 ;
— Wm,ter
Scott, Letters on Demonology and Witchcraft-
LE GRAND SIÈCLE 323

1597 dans les comtés de Derby, de Stafîord, et sur-

tout d'Essex. En 1590, à Huntingdon, trois pauvres

gens, les Samuel, accusés d'avoir ensorcelé une


famille Throgmorton, riches bourgeois de leur voisi-

nage, furent pendus (Baissac, p. 242).

Après quelques années d'un calme relatif, les procès

de sorcellerie recommencèrent de plus belle vers 1610.

Quelques-uns sont célèbres, tel celui des sorcières du

Lancashire en 1612 : dix furent brûlées, une pauvre

vieille mourut en prison, une autre fut mise seulement


au pilori (Baissac, p. 248 seq.). On comptait encore

cinq exécutions à Northampton en 1612, plusieurs


à Loan dans le comté de Norfolk en 1615, à Lincoln
en 1618 ; une femme de soixante ans à St-Hélier, en
1623. Les îles anglo-normandes paraissent du reste
avoir eu leur large part de victimes, car on en men-

tionne dix-huit pendant les règnes d'Elisabeth, de

Jacques et de Charles I (1558-1649). En Angleterre,

vers 1644, certaines personnes se firent une grande

réputation et de beaux bénéfices en exerçant le

métier de découvreurs des sorciers. On cite en parti-

culier un certain MatthewHopkins,du comté d'Essex,


dont les consultations fort recherchées condui-

sirent bon nombre de personnes à la mort : ainsi

plusieurs femmes à Manningtree, dix-huit sorcières à

Bury, comté de Suiïolk, une pauvre femme à Ipswich


324 LA SORCELLERIE EN FRANCE

seize personnes à Yarmouth, trois à Faversham,


une à Cambridge, toutes dans la même année 1645,
et pour des motifs semblables, maléfices et com-
merce avec des démons familiers sous des formes

diverses. Les deux années suivantes, Hopkins con-


tinua son fructueux métier,mais son étoile se mettant

à pâlir devant les protestations générales, il se retira

dans son pays à Manningtree, où il mourut peu de


temps après, après avoir fait envoyer à la mort,
d'après son diagnostic, environ 200 sorcières ou
sorciers.

Moins intense sous la République et le Protec-

torat, la persécution continua cependant un peu


partout : c'est ainsi qu'une femme fut exécutée à
Worcester, un homme et une femme à St-Albans en
1649; quinze, l'année suivante, à Newcastle-sur-
Tyne, une femme à Worcester, une autre à Tyburn,
six à Maidstone en 1652 ; une à Salisbury en 1653 ;

deux à Bury Saint-Edmunds en 1655 ; une dans


le Somersetshire, une à Norwich, plusieurs en Cor-

nouailles dans l'année 1658 ; deux à Lancastre en


1659.

Après la restauration des Stuarts, sous le règne de


Charles II, il se produisit une légère recrudescence de
persécution qui ne se ressentit guère des fluctuations

politiques et dura ainsi jusqu'à la fin du siècle. La


LE GRAND SIÈCLE 325

dernière sentence judiciaire, louchant le sortilège,

parHÎt avoir été rendue en 1712, contre une vieille

femme du comté de Mertford. Le jury la condamna à

être pendue; mais le ju^e, plus humain, obtint de sur-

seoir à l'exécution, et la pauvresse recueillie par un


gentleman du voisinaj^e put terminer trancjuillement

ses jours (SoLDAN, t. II. j). 'UVA). 11 restait néanmoins,


dans l'esprit populaire, un préjugé insurmontable
relatif aux prétendues sorcières, et ce préjugé se mani-
festa encore, ici ou là, par des meurtres. Vn homme et

sa fdle, âgée de neuf ans, paraissent ainsi avoir été

pendus sans procès à lluntingdon en 171(3, — un


homme et une femme jetés à l'eau dans le flert-

fordshire en 17.")]. l'homme fut sauvé i)ar la police

et le meneur de l'émeute pendu, non sans peine.

Depuis \7'M'), à j)ropos d'une vieille femme accusée


de sortilège, le roi Georges II avait aboli le statut

contre les magiciens et mit hn aux procès de sorcel-


lerie. On estime à trente mille les condamnations
des sorciers en .\nglelerre dans l'espace de deux
siècles, si l'on y ajoute cilUs d'iù-osse et d'Islande

ce nombre devrait ctre doublé, j)eut-elre même


triplé ; le Hoyaunie lui aurait donc fourni un
contingent respectable de victimes ;i la croyanie
diaboli(jue (Baissac. p. 287).
326 LA SORCELLERIE EN FRANCE

III

En s'établissant en Amérique, les presbytériens


y avaient apporté leurs croyances et leurs préjugés.
Ces préjugés, qui les rendirent fort intolérants pour
les sectes autres que la leur, les amenèrent aussi à
poursuivre les personnes accusées de relations diabo-
liques. En 1645, quatre sorcières furent déjà exé-
cutées dans le Massachusetts. L'affaire qui fit toute-
fois le plus de bruit fut celle des sorcières de Salem.
Une Irlandaise catholique, accusée d'avoir ensorcelé

la fille d'un maçon de Boston, fut condamnée à mort.


Son exécution fournit à un piinistre presbytérien,
Cotton Mather, l'occasion d'écrire un livre sur la
sorcellerie, dans lequel il raconta les expériences faites
par lui sur les filles ensorcelées du maçon (1). A la

lecture de ce livre, les têtes tournèrent. Quelques

jeunes filles de Salem (1692), prises de convulsions,


bientôt considérées comme possédées, désignèrent
une Indienne qui les servait comme l'auteur du malé-

(1) Cotton Mather. Mémorable Providences relating ta


Witchcrafi and possessions, Boston, 1689 The Wonders of the
;

invisible World, Boston, 1693.
LE GRAND SIÈCLE 327

fice. La pauvre femme avait pourtant essayé de les

guérir en faisant manger à un chien du pain pétri

dans l'urine des ensorcelées. On l'arrêta, elle avoua


ce qu'on voulut et, devant son repentir, on la relâcha ;

mais son aventure avait fait du bruit et propagea


rapidement l'épidémie.
Dans toutes les maisons de Salem, en effet, des quan-

tités de jeunes filles, prises de convulsions semblables

aux premières, accusèrent d'abord de vieilles femmes,


puis des personnes plus considérables, des dames
respectables, un ecclésiastique, un capitaine de vais-

seau, et jusqu'à une enfant de quatre à cinq ans,


dont la mère avait été pendue. Sur leurs dénon-
ciations, plus de deux cents personnes furent

arrêtées. D'après les ensorcelées, les coupables, pour


faire leurs maléfices, se dédoublaient, ils avaient une
« forme spectrale )>, visible seulement aux yeux des
victimes; sous cette forme spectrale, sorte d'ombre, ils

pouvaient non seulement frapper et blesser, mais être


blessés eux-mêmes. Comme nous l'avons vu dans les cas
de possessions d'Europe,en présence de leurs prétendus
bourreaux, les démoniaques s'agitaient, poussaient
des cris affreux, voulaient se ruer sur eux. La con-
clusion suivit bientôt. La cour de Salem condamna
en effet jusqu'à dix-neuf personnes à la potence,

entre autres un ministre qui avait nié l'existence de


328 LA SORCELLERIE EN FRANCE

la sorcellerie, un officier de police qui avait refusé


d'arrêter des innocents, un vieillard de quatre-
vingt-un ans qui avait protesté de l'injustice des
jugements rendus.
Les supplices avaient cependant surexcité l'opi-

nion publique, au point que de vives protesta-

tions s'élevèrent contre les dénonciations des vision-

naires et les affirmations des zélotes. Ces protesta-


tions en imposèrent aux juges. On pendit encore,
à la vérité, deux chiens ensorcelés, mais du moins
on épargna les personnes. Sept exécutions res-
taient à faire en 1693, la Cour ordonna d'y sur-

seoir. Le gouverneur ordonna bientôt de relâcher


les personnes incarcérées et, vers la fin de 1696, la

réaction l'emportait tellement, que le peuple et les

juges de Salem, reconnaissant leur erreur, en de-

mandèrent publiquement pardon à Dieu et à leurs

victimes (Baissac, p. 289).

IV

La folie américaine avait été de courte durée, celle

d'Allemagne, bien autrement meurtrière, dura plus


longtemps. Nous avons vu les papes Grégoire IX
et Innocent VIII se préoccuper des manifestations
LE GRAND SIÈCLE 329

diaboliques dans les contrées du Rhin et du Weser.

Leurs bulles, exécutées par le soin des Inquisiteurs,

conauisirent probablement bien des gens au bûcher.

Toutefois les persécutions inquisitoriales parurent

bénignes auprès de celles qui sévirent après l'éta-

blissement de la Réforme. Catholiques et Protestants


semblèrent alors lutter de vigueur dans leurs districts
respectifs, pour l'anéantissement des amis du diable.
Ils furent saisis presque tous de ce qu'on a appelé

la folie des sorcières ; les résultats en furent navrants,


ils laissent bien loin derrière eux les scènes les plus

tristes que nous avons eu à déplorer en France.


Charles-Quint avait fait reconnaître en 1532, à la

diète de Ratisbonne, un code criminel auquel on


donna le nom de Caroline. En plusieurs articles,

cette loi parlait de la sorcellerie (1). Elle défendait

de mettre à mort sans l'aveu du coupable ;


per-

mettait de torturer pour obtenir cet aveu, si le juge

possédait des indices suffisants de culpabilité ;

prononçait la peine du feu dans le cas où les malé-

fices auraient causé de graves dommages ou la mort.

Dans les diverses provinces, les juristes s'appuyèrent

sur ces données, et, malheureusement, admirent

(1 ) Baissac, Les grands jours de la sorcellerie, p. 195 ; — DiE-


FENBACH, der Heremiafin, in-8, Mayence, 1886, p. 178.
330 LA SORCELLERIE EN FRANCE

comme indices suffisants les dénonciations faites dans

la torture, ou les dépositions des enfants. Il en résulta


des choses inouïes. Contentons-nous d'un rapide
aperçu des sacrifices effroyables qui décimèrent
alors certaines contrées.

Dans l'électorat de Trêves, en cinq ans (1586-


1591), on signale 368 victimes, parmi lesquelles, bon

nombre de riches, en particulier le grand juge Die-


trich Flade, longtemps sous-gouverneur de Trêves.
Son supplice fit une impression énorme. La torture
lui avait fait avouer tout ce qu'avaient désiré ses

juges (1). D'après un contemporain, dans deux vil-

lages de la banlieue de la capitale de l'Electeur, il ne


resta que deux femmes ; toutes les autres avaient
été brûlées comme sorcières (Bai s sac, p. 589).

Le diocèse de Bamberg vit la chasse aux diaboliques


commencer avec le xvii^ siècle, sous le prince-évêque
Gottfried d'Aschhausen (1609-1622), mais elle se

changea en fureur sous l'épiscopat de Jean-Georges II

(Fuchs von Dornheim) (1622-1633). Dans les seuls

districts de Bamberg et de Zeil, neuf cents procès


conduisirent en cinq ans (1625-1630) six cents sorciers

( 1 ) The fate of Dietrxch Flade, by professer George L. Burr,


extrait des Pwpers o/ the American historical Association, vol. V
n<» 3, july 1891 , New- York, London, 1891 ; —
Soldan, t. Il'
p. 36 seq. ;

Gesta Trevirorum, c. 189.
LE GRAND SIÈCLE 331

au bûcher. Le prince dut faire bâtir des prisons spé-

ciales pour les prétendus magiciens. Dans leur nombre,


on rangea le chancelier de l'évêque lui-même, sa
femme et leurs enfants, cinq bourgmestres de Bam-
berg, des sénateurs, des prêtres, tous furent torturés

jusqu'à l'aveu : par conséquent, jusqu'au supplice.


L'évêque coadjuteur, acharné contre les sorciers, et

les juges, dénoncés à leur tour, n'échappèrent que


par faveur à des poursuites où ils eussent succombé

comme leurs victimes. Les plaintes des familles, spo-

liées par les confiscations trop nombreuses, obligèrent

l'empereur Ferdinand II à intervenir (1).

A Wurzbourg, la poursuite des sorciers, commencée


dès 1603, éclata en 1616 par un coup de tonnerre,

qui envoya quatre-vingt dix-neuf sorciers ou sorcières

au bûcher dans le seul bourg de Gerolzliofen, — petite


ville d'environ 2.000 habitants. — L^n peu ralentie

pendant l'épiscopat de Jean Gottfried de Aschhausen


(1617-1623), elle reprit avec rage sous Philippe-

Adolphe de Ehrenberg (1623-1631), Le tableau


conservé des exécutions dans la seule ville de Wurz-
bourg, de 1627 à 1629, comporte vingt-neuf autodafés

(1 ) SoLDAN, t. II, p. 40 ; —
Baissac, p. 590 ; —
Diefenbach,
p. 131 seq. ; — Leitschtth, Beitrdge zur Geschichie des Hexen-
icesens in Franken, Bamberg, 1883.
332 LA SORCELLERIE EN FRANGE

avec 159 victimes de tout âge, de tout sexe, de toute


condition, même des docteurs, des prêtres et le jeune
Ernest d'Ehrenberg, page et parent de l'évêque.
Dans les années suivantes, le nombre des bûchers
monte à quarante-deux, celui des victimes à 219,
toujours pour la ville de Wurzbourg. Dans le diocèse

entier, pendant ce terrible épiscopat, le total des sor-

ciers brûlés dépassa neuf cents. L'évêque ouvrit les

yeux seulement quand les inculpés l'accusèrent à

son tour, lui et son chancelier. S'il n'avait été le

maître, il eût été brûlé comme les autres ; du moins


il comprit alors le peu de valeur des dépositions et
des dénonciations arrachées par la torture ; il ordonna
donc de surseoir aux procès et fonda des services,
en mémoire des innocentes victimes, dans l'église des

Augustins de Wurzbourg (1).

Les tueries du territoire de Fulda durèrent moins


de temps. Le prince-abbé, Balthasar de Dornbach,
chargea du soin de débarrasser des sorcières le district

abbatial un juge spécial, Balthasar Nuss, assisté d'un


jury, au moins pour la forme. Le terrible juge se mit
à la tâche. En l'espace de trois ans (1693-1606)
environ, il condamna trois cents sorciers à mort.

(1) SoLDAN, t. II, p. 44 seq. ;


— Baissac, p. 598 seq. ;
— Die-
FENBACH, p. 123 seq.
LE GRAND SIÈCLE 333

L'instruction de leurs procès s'accompagna de tor-

tures, d'actes de cruauté sans nombre, et, semble-

t-il, de vues assez peu désintéressées, au point que les

échevins finirent pas se lasser et en appelèrent à l'em-


pereur qui dut intervenir. Xuss, lui-même, à la mort
de l'abbé de Dornbach son protecteur, fut arrêté
à son tour, il passa treize ans dans un étroit cachot
et finalement, en 1618, mourut décapité (1).

A Munster, les premiers procès connus de sorcel-


lerie remontent à 1563 ;
plusieurs personnes y furent
compromises, arrêtées, torturées ; elles avouèrent
certaines choses dans la question, en nièrent d'autres ;

elles accusèrent certains complices, mais les magis-


trats ne purent confirmer tous ces dires. Finalement,

le prince-évêque, dont l'esprit n'était pas encore fait

aux procès de sorcellerie, donna l'ordre de remettre

les accusés en liberté et de procéder désormais avec


plus de prudence (1565). Les choses changèrent avec

les évêques Ernest (1585-1611) et Ferdinand de


Bavière (1612-1650). Dès 1596, un pauvre homme,
Hermann Schweckmann, guérisseur de bestiaux au

moven d'herbes et d'exorcismes, accusé de sorcel-

(1) SoLDAN, t. II, p. 55 seq. ; —


Baissac, p. 608 ; Malk- —
irus, Fuîdaes Anekdotenbuchlein, Fulda, 1875, p. 101-151 ; —
DiEFEXBACH, p. 150.
334 LA SORCELLERIE EN FRANCE

lerie, ne put, malgré la protection de son seigneur


direct, éviter la torture, la confession de tout ce que
les bourreaux exigèrent, et le supplice. A partir de ce
moment, les autorités du pays accoutumées à l'idée

des loups garons, des sorciers et des autres amis du


diable, les traquèrent sans pitié jusqu'à ce que l'evê-

que de Galen fit enfin cesser les procès en 1650.

Bien peu de villages n'avaient pas eu de victimes (1).

A peu près vers la même époque, le Prince-Electeur


de Mayence, Jean-Philippe de Schônborn (1647),.

ordonnait aussi de surseoir aux exécutions et aux


arrestations des sorciers dans ses domaines. On a

quelques récits isolés de poursuites remontant dans


l'EIectorat au-delà de l'année 1570. Toutefois la vraie

persécution paraît avoir sévi dans la première moitié


du xvii^ siècle. Bien qu'on soit loin de connaître le

nombre total des suppliciés, le chiffre de 120 pour


le district d'Aschafîenbourg de 1610 à 1630, celui de
168 personnes brûlées dans le bailliage de Miltenberg
en trois ans (1626-1629), de 85 pour la seule ville de
Dieburg en 1627, de familles entières disparues en
1629, de trois cents victimes à Gross, Krotzenburg

(1) SoLDAN, t. II, p. 59 seq. —


D^ B. Niehues, Zur Ges-
;

chichte des Hexenglaubens und der Hexenprozesse, Munster,


1875.
LE GRAND SIÈCLE 335

et Burgel, suffisent pour nous donner une idée de


l'iniensité du mal. Il faut remarquer qu'à Mayence
comme ailleurs, les populations effrayées imposèrent
plusieurs fois les poursuites aux autorités sceptiques
ou indifférentes. Par exemple, à Buchen, en 1602, le

peuple conduisit deux vieilles femmes au Conseil de

la ville, en réclamant leur mort, que le bailli et

l'Electeur ne voulurent au reste pas concéder ; ils

punirent même les meneurs. I.a municipalité d'Amor-

bach décida à son tour en 1657 de rechercher et

brûler toutes les sorcières du pays, accusées d'avoir

fait geler les vignes. Mais le bailli refusa de s'y


prêter et en appela à l'Electeur, qui ordonna de mettre

en liberté toutes les personnes arrêtées (1).

L'archidiocèse de Cologne voyait des scènes du

même genre : protestants et sorciers, souvent con-

fondus, mouraient ensemble sur le bûcher ; on par-


lait de démons incubes ou succubes pour des enfants
de trois et quatre ans ; ceux de neuf ans et au-dessus
ne manquaient pas d'être brûlés. « La moitié de la

ville pourrait bien y passer », écrivait le curé d'Alfter

à propos des exécutions de Bonn, où des professeurs,


des chanoines, des religieux, des séminaristes avaient

(1) SoLDAN, t. II, p. 80 ;


— Baissac, p. 610 seq. ;
— Diefen-
3ACH, p. 104 seq.
336 LA SORCELLERIE EN FRANCE

été condamnés et jetés au bûcher (1). En trois ans,

120 personnes furent brûlées dans les districts de


Rheinbach, et autres petites villes du duché de
Clèves-Berg. Dans le prieuré d'Eliingen, en Fran-

conie, en huit mois (1590), soixante-cinq personnes


périrent accusées de magie ; à l'abbaj^e de femmes
de Quedlinbourg, une seule journée vit le supplice

de 131 sorcières (1589). L'évêché de Breslau ne restait


pas en arrière ; dès 1551, huit bourreaux trouvaient

à s'occuper dans la seule contrée de Zuckmantel. La


persécution ne fit que s'accroître avec le temps. En
1639, deux cent vingt-quatre personnes étaient exé-
tées dans le même district, et, dans l'année 1654
cent deux autres malheureux, dont deux enfants,
réputés fils du diable (Soldan, t. II, p. 85).

« A Neisse, dans cette même Silésie, le magistrat


voyant que le bûcher exigeait trop de préparatifs
à renouveler, avait fait construire un four parti-

culier, dans lequel, en 1651, il fit cuire quarante-deux

femmes et jeunes filles réputées sorcières. Il aurait été

brûlé, dans la principauté de Neisse, en neuf ans seu-

lement, plus de mille personnes, parmi lesquelles des


enfants de deux à quatre ans ». (Baissac, p. 166).

(1) Soldan, t. II, p. 82 ;


— Baissac, p. 614 — Diefenbach,
;

p. 115.
LE GRAND SIÈCLE 337

Les sorciers, poursuivis depuis 1588 à Salzbourg,


voyaient brûler, dans la seule année 1679, quatre-
vingt-dix-sept de leurs prétendus confrères. Pader-

born, où l'échafaud punissait la sorcellerie dès 1585,

eut en 1656 une épidémie de possédés. Le Jésuite

Loper parait y avoir joué un rôle trop crédule ; ses

imprudences y développèrent la névrose démoniaque

aux dépens des bourgmestres et des capucins, que les


diables accusèrent d'être sorciers ou protecteurs des

sorciers. Il fallut expulser le Jésuite, sans pouvoir

empêcher le mouvement épidémique de s'étendre

sur tout le pays. On y vit des groupes de femmes par-

courir les campagnes en se disant possédées. Elles

répandaient partout la terreur ; les magistrats se

décidèrent à sévir, on en fouetta, on en marqua au


fer ardent, on en exila d'autres, plusieurs mêmes
montèrent sur le bûcher. Certaines de ces pauvres

femmes déclarèrent avoir simulé la possession. Le


plus grand nombre certainement était de bonne foi,

et avait cédé à l'instinct d'imitation, déjà signalé en


bien d'autres circonstances (Soldax, t. II, p. 86).
338 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Il n'y a rien de navrant, ce nous semble, comme


ces listes funèbres monotones. Sans doute, si nous
nous occupions de l'Allemagne, nous pourrions

entrer dans quelques détails intéressants des procès

que nous nous contentons de signaler. Rien cependant


ne nous étonnerait après ce que nous savons déjà,
sinon l'inefTable crédulité de certains juges, ajoutant

assez de foi aux déclarations d'enfants de quatre


ans et au-dessus pour faire arrêter leurs parents, leurs

connaissances ; faire torturer et brûler leurs prison-

niers, après avoir reçu des aveux stupéfiants sur les

sabbats, les maléfices, les relations charnelles entre les

démons et ces jeunes enfants. Contentons-nous donc


de quelques chiffres plus éloquents que toutes les
dissertations pour témoigner de l'étendue et de la

longue durée de la croyance meurtrière.


Dans le comté de Wardenfels, Haute-Bavière, de
1589 à 1592, un grand procès entraîna la mort de
quarante-huit femmes au même jour (Baissac,
p. 629). Le juge y déclarait assez naïvement que si

la poursuite avait continué comme elle avait com-

mencé, peu de femmes auraient échappé. Le petit


LE GRAND SIÈCLE 339

comté de Henneberg eut pour sa part 197 victimes

de 1597 à 1676. Dans la petite ville bacloise d'Ofîen-

bourg, de 1627 à 1631, il y eut soixante exécutions ; à


Ortenberg, petite ville voisine, autant. Dans le

duché de Brunswick, de 1590 à 1600, on brûla jus-


qu'à dix sorciers par jour (Baissac, p. 616).

A Xoerdlingen,en Souabe, l'année 1590 se signala

par de nombreux supplices, où périrent des femmes


ou des veuves de personnages considérables, par
groupes de trois et de cinq ; dans les quatre années
suivantes, une vraie fureur s'empara du Conseil de la

ville, qui condamna au feu trente-cinq femmes de


cette petite cité, après les avoir soumises à des tor-

tures multipliées. Xordhausen brûle deux sorcières

en 1573 ; Lubeck, au moins une en 1551 ; Hambourg,


un médecin accoucheur en 1521, et plusieurs sorciers

dans le cours du siècle, quelquefois par groupes de


trois, quatre, cinq ou six ; les derniers sacrifices de
cette ville paraissent avoir été une vieille femme en
1643, une jeune fille de 18 ans en 1661, quelques

sorcières en 1697. On cite pourtant un procès de


l'an 1722, non suivi de mort. La poursuite pour sor-

cellerie fut supprimée législativement à Hambourg


en 1735 (Baissac, p. 627 ; Soldan, t. I, p. 476-491).

Dans la Hesse, le landgrave Philippe le Magna-


nime (1509-1569) avait d'abord adopté une tactique
340 LA SORCELLERIE EN FRANCE

prudente, mais déclaré en même temps la guerre aux


superstitions, ce qui amena sous son règne plusieurs

supplices de sorcières. La vraie persécution n'éclata

cependant que plus tard. Consulté sur la question, le

Synode général des églises luthériennes ne se pro-


nonça nettement, ni dans un sens, ni dans un autre ;

il reconnut pourtant l'existence de la sorcellerie en


certains cas, mais recommanda la prudence (1582).
Cela n'empêcha pas les bûchers de brûler; ils consu-
mèrent à Darmstadt plusieurs sorcières en 1582,
dix-sept en 1585, et bien d'autres dans le courant du
XYii^ siècle (SoLDAN, t. II, p. 97, 104).

Depuis 1585, dans le Waldsee, il ne se passa guère


d'années qui ne vit une ou plusieurs victimes sur le

bûcher ; la dernière exécution parait avoir été faite

en 1645. Signalons encore dix-huit sorciers brûlés le

même jour par le sire Christophe de Rantzow, dans


le Holstein ; trente-huit procès dans le petit bailliage

de Georgenthal, en Saxe-Gotha ; à Rottweil, cent-

douze ; trente personnes brûlées à Lindheim, qui


comptait 540 habitants ; à Osnabruck, plus de quatre

vingts victimes ; deux-cent-vingt-cinq condamna-


tions au feu pour Nassau-Dillenbourg (1628-1632) ;

d'innombrables bûchers dans le Wurtemberg. En.


Saxe, le terrible juge Carpzow envoya lui seul, dit-on,

vingt mille sorciers à la mort (Soldan, t. II, p. 96).


LE GRAND SIÈCLE 341

L'Autriche ne paraît pas avoir été éprouvée autant


que l'Allemagne du Nord. Vienne eut cependant
quelques procès de sorcellerie : une femme de 70 ans
brûlée en 1585 et sa petite-fille enfermée dans un

cloître ; trois sorciers accusés de maléfices sur les


champs en 1588 ; deux sorcières en 1601 et 1603,

l'une se tua en prison, Tautre mourut dans la tor-

ture (RosKOFF, t. Il, p. 303). Au Tyrol, les procès

du diocèse de Brixen, commencés dès 1485, se pro-

longèrent jusqu'en 1540, avec d'assez nombreuses


exécutions ; ils languirent une cinquantaine d'années

et reprirent au xviie siècle. On connaît cinq sorcières


brûlées à Xogaredo en 1647 ; une vingtaine à Brixen,
de 1617 à 1644. Bon nombre de sorciers, parmi les-
quels des jeunes gens de quatorze à vingt-cinq ans,

périrent aussi dans le Tyrol allemand (Bai s sac,

p. 633).

Aucun pays de l'Europe qui n'eut ses bûchers. La


Suède, relativement indemne jusqu'alors, fut en
1670 agitée par le fameux procès de Mohra en Dalé-
carlie. Les enfants y étaient, disait-on, enlevés la

nuit par les sorcières et transportés au sabbat. Dans


ce sabbat, rien de bien extraordinaire, sinon qu'un

jour le diable y fut malade et se fit appliquer des


ventouses. Une commission spéciale, chargée d'ins-

truire l'affaire, écouta les enfants au nombre de trois


342 LA SORCELLERIE EN FRANCE

cents environ, depuis quatre ans jusqu'à seize ; elle

prit au sérieux leurs divagations, bien que les parents

eussent déclaré avoir veillé sur leurs enfants et les


avoir conservés avec eux pendant les nuits de sabbat.

On convint que le diable les avait remplacés par

des figures leur ressemblant, et la conséquence fut


soixante-dix sorcières brûlées avec quinze des enfants

les plus âgés ; cinquante-six autres femmes et qua-


rante enfants reçurent le fouet ou différentes péni-

tences (Baissac, p. 640).

ARTICLE SEPTIEME

La réaction

Evidemment cette rage homicide, déchaînée sur

tous les pays, eût fini par dépeupler la terre. Heureu-


sement, elle ne dura qu'un temps et ne tarda pas à
se heurter à un mouvement de réaction, d'autant plus

vif, que le danger devenait commun à plus de per-

sonnes et atteignait des gens de condition plus élevée.


Nous avons vu qu'en tout temps des esprits plus
LE GRAND SIÈCLE 343

ouverts s'étaient déclarés contre l'opinion en faveur


et, plus ou moins ouvertement avaient, ici, rejeté

comme impossibles certaines accusations portées


contre les sorciers, là, déclaré frivoles les preuves de

leur culpabilité ;
quelquefois aussi, mais plus rare-

ment et d'une manière voilée, — car il y aurait eu


danger réel à s'exprimer trop clairement, — nié le

principe même du pouvoir satanique à la disposition

des hommes. Il était impossible qu'en présence des

hécatombes de sorciers, ajoutant leurs deuils à

ceux de la guerre de Trente ans et des autres fléaux,


les idées d'opposition ne revinssent au jour, appuyées

par des voix éloquentes ou des cœurs touchés de


pitié.

Les opposants abordèrent le problème de côtés


divers, suivant leurs tendances personnelles, d'après

la liberté que leur accordait leur situation sociale,

leur pays et leur époque. Les uns s'en prirent à la

procédure, les autres à l'incertitude des théories

courantes, plusieurs à la réalité des forces diabo-

liques, ou du moins à leurs relations avec les choses

terrestres ; les plus audacieux nièrent le diable en

tant qu'être réel et personnel, se contentant de faire


de lui un être moral, symbole de tous les maux.
En Allemagne, l'injustice évidente du mode de
conviction adoptée : — la torture, sans la demi-
344 LA SORCELLERIE EN FRANCE

preuve préalable exigée par les lois canonique et


civile, sur un simple soupçon, d'après la dénonciation

d'un enfant, sur la déclaration d'un malheureux


rendu fou par la torture, ou manquant de sa raison
par suite d'une maladie mentale, — attira l'attention

de certains théologiens moralistes catholiques ou pro-


testants et suscita leurs protestations plus ou moins

catégoriques. Sans nier la possibilité ni la réalité de la

magie dans certains cas, ils s'en prenaient à la pro-

cédure usitée, refusaient d'ajouter foi aux confessions


extorquées, aux dénonciations faites à la suite des

tourments. Trois Jésuites eurent l'honneur, aux


yeux de la postérité, de protester les premiers éner-

glquement contre la procédure barbare, source de


tant d'injustices. Adam Tanner (1572-1632) le fit

dans sa Théologie universelle, publiée en 1626. Il fut

professeur de théologie en diverses villes, mais aimait


les sciences naturelles. Une loupe, trouvée chez lui

après sa mort, parut à certains un objet diabolique.

Tanner ne niait pas la légitimité du châtiment des


vrais sorciers, mais beaucoup, assurait-il, sont traités

comme tels, qui ne le sont pas. Il ne voulait pas


qu'on réitérât la torture, qu'on crût à la réalité

des voyages au sabbat, voyages purement imaginaires,

qu'on ajoutât foi aux dénonciations des prétendus


sorciers ; car de deux choses l'une, ou ils sont sorciers,
LE GRAND SIÈCLE 345

OU ils ne le sont pas. S'ils ne le sont pas, ils ne peuvent


avoir de complices ; s'ils sont sorciers, ce sont de

fort mauvaises gens dont les dénonciations ne peu-


vent avoir aucune valeur (1).

Paul Layman (1575-1635), également Jésuite,


dans sa Théologie morale et surtout dans sa brochure :

Du procès contre les sorciers et les sorcières (1629),

rappelle la prudence aux juges et la règle ecclésias-

tique de ne soumettre à la torture que sur des indices

sérieux. Frédéric Spée (1591-1635), longtemps chargé


du triste ministère d'accompagner les sorciers de
Wurzbourg à la mort, avait la certitude de l'inno-

cence du plus grand nombre. Il avait alors comme


ami un jeune homme, Jean-Philippe de Schœnborn,
destiné à un brillant avenir. Vn jour, le jeune Phi-

lippe demanda à Spée pourquoi le cher Père avait

la chevelure plus grise que son âge ne le comportait.


A la réponse du religieux que cela provenait des sor-
cières qu'il avait conduites à l'échafaud, Schœnborn
étonné voulut une explication. Le Jésuite lui dit

alors que, après étude sérieuse, sans parler de ce

que la confession lui avait révélé, il n'avait, dans


aucune des malheureuses quil accompagna au

(1) SoLDAN, t. II, p. 181 seq. ;


— Diefenbach, der Hexen-
u-ahn, p. 276 ;
— Roskoff, die Geschichte des Teufels, p. 308.
346 LA SORCELLERIE EN FRANCE

bûcher, rien découvert qui ait pu le convaincre


qu'elle était réellement coupable du crime de sor-

cellerie. Le souvenir de ces sanglants sacrifices d'inno-

centes victimes s'était gravé dans son esprit en carac-

tères si poignants, qu'il en était devenu tout blanc.


Philippe Schœnborn, devenu Electeur de Mayence

(1647-1674), se souvint des paroles de son vieux


maître et se servit immédiatement de son pouvoir
pour faire cesser les procès de magie. Avant son avè-
nement du reste, Spée avait publié la Précaution

criminelle, ouvrage dans lequel il s'élevait avec force


contre la tjrture. Il y insistait tellement sur l'injus-

tice des condamnations qu'il n'osa pas publier le

livre sous son nom. La Précaution parut donc ano-


nyme dans un pays protestant à Rinteln (1633) et fit

bientôt une impression énorme. A Spée revient


certainement la gloire d'avoir amorti la persécution

et préparé sa fin.

Divers théologiens protestants élevèrent aussi la

voix. Théodore Mummius, professeur à Tubingue


(1621), se contenta de réclamer un traitement plus
doux des inculpés. Son ouvrage : De V impiété des

sorcières, attribuait encore beaucoup d'influence

au diable et se perdait en trop de subtilités scolas-


tiques pour produire un efîet sérieux ; Jean Clévius,
ancien pasteur d'Arnheim, dans son Tribunal réformé
LE GRAND SIÈCLE 347

(1621) prit un parti plus net contre la torture.

Il en fut même de Meyfait, professeur à Erfurt

(1642), de Gaul, curé de Great Stanghton en Angle-

terre (Baissac, p. 277), et d'une multitude d'autres


théologiens ou juristes, tant réformés que catho-
liques (1). Toutefois, malgré leurs bonnes raisons,
leurs théories vivement combattues progressèrent
lentement.
La Cour romiine fut une des premières à recon-
naître que les procès de sorcellerie laissaient à désirer.
Bien que le pape Grégoire XV se montrât encore fort
sévère pour les pactes diaboliques (bulle du 26 mars
1623 ; SoLDAN, t. II, p. 207), une instruction, publiée
en 1637, sur la procédure à suivre dans les cas de
sorcellerie, émit de graves reproches contre les ordi-

naires, leurs officiaux, les inquisiteurs et les juges

séculiers. Elle les accusait de former des procès irré-

guliers, d'extorquer aux inculpés, par des tortures


barbares, des aveux dénués de valeur, et de les livrer

sans motifs suffisants au bras séculier. Au fond,

c'était la condamnation d'une infinité de jugements


rendus en tous pays par toutes les juridictions.

Sans produire un efïet immédiat, sauf peut-être en

{ 1 SoLDAN, p. 208 seq.


1
;
— Zôckler, ar/. Hexen, dans la
Rei lie encycloTpedie, 3* édit.
348 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Italie où les procès restaient ecclésiastiques, le bref


pontifical dut encourager les écrivains divers qui
luttaient en faveur de l'humanité.

11

Non moins efficaces, les réflexions de maints pen-


seurs faisaient ressortir l'incertitude des jugements

portés sur les sorciers. Ils s'appuyaient sur les obser-

vations médicales devenues plus précises. Tandis


que beaucoup de docteurs prononçaient encore fort

légèrement sur l'étendue de ce qu'on appelait les

forces naturelles, en déclarant surnaturels les phéno-

mènes qu'ils ne comprenaient pas et les maladies


qui se refusaient à leurs remèdes : d'autres, en divers
pays, se livraient à l'étude compliquée des maladies

mentales, dans lesquelles ils ne laissaient qu'une place


fort restreinte à l'action démoniaque (1). A leur
suite, les philosophes et d'autres écrivains soule-
vaient des doutes.
« L'imagination, disait Pierre Charron (1602)
(Delà sagesse, 1. I c. 16), est une très puissante chose...

(1) Calmeil, de la Folie, t. I, p. 360 seq.


LE GRAND SIÈCLE 349

Elle fait rougir, pâlir, trembler, trémousser, tressuer,

ce sont les moindres et les plus doux ; elle ôte la

puissance et l'usage des parties génitales, voire même


lorsqu'il en est plus besoin... et, au contraire, sans
effort, sans objet et en songe, elle assouvit les amou-
reux désirs, fait changer de sexe,.., marque honteu-
sement, voire tue et fait avorter le fruit dedans le

ventre... Elle fait perdre le sens, la connaissance,

le jugement, fait devenir fol et insensé... fait deviner


les choses secrètes et à venir, et cause les enthou-

siasmes, les prédictions et merveilleuses inventions


et ravit en extase ; réellement tue et fait mourir...

Bref, c'est d'elle que vient la plupart des choses


que le vulgaire appelle visions, miracles, enchan-
tements. Ce n'est pas toujours le diable ou esprit

familier, comme incontinent l'ignorant pense, quand


il ne peut trouver le ressort de ce qu'il voit, ni aussi

toujours l'esprit de Dieu (à ces mouvements surna-


turels on ne touche point ici), mais le plus souvent
c'est l'effet de l'imagination ou celle de l'agent qui
dit et fait telles choses, ou du patient et spectateur

qui pense voir ce qui n'est point ».

Malebranche publiait en 1674 la première partie


de son li\Te Recherche de la vérité. Il y émettait un
certain nombre de réflexions propres à diminuer au
moins la crovance à la sorcellerie. « Je ne doute
350 LA SORCELLERIE EN FRANCE

point, disait-il, (1. 3, c. VI), qu'il ne puisse y avoir des


sorciers, des charmes, des sortilèges... et que le démon
n'exerce quelquefois sa malice sur les hommes, par
la permission de Dieu. C'est faire trop d'honneur au
diable que de rapporter sérieusement des histoires,

comme des marques de sa puissance, ainsi que font

quelques nouveaux démonographes, puisque ces his-


toires le rendent redoutable aux esprits faibles. Il

faut mépriser les démons, comme on méprise les

bourreaux, car c'est devant Dieu seul qu'il faut

trembler... quand on méprise ses lois et son évangile...

<( Il s'ensuit de là que les vrais sorciers sont aussi

rares que les sorciers par imagination sont communs.


Dans les lieux où l'on brûle les sorciers, on ne voit
autre chose, parce que, dans les lieux où on les con-
damne au feu, on croit véritablement qu'ils le sont

et cette croyance se fortifie par les discjUiN qu'on


en tient. Que l'on cesse de les punir et qu'on les traite

comme des fous, et l'on verra qu'avec le temps ils ne


seront plus sorciers, parce que ceux qui ne le sont
que par imagination, qui sont certainement le plus
grand nombre, deviendront comme les autres hommes.
(( Il est sans doute que les vrais sorciers méritent
la mort et que ceux qui ne le sont que par imagina-

tion, ne doivent pas être regardés comme innocents,

puisque, pour l'ordinaire, ces derniers ne sont tels


LE GRAND SIÈCLE 351

que parce qu'ils sont dans la disposition du cœur


d'aller au sabbat et qu'ils se sont frottés de quelque

drogue pour venir à bout de leur malheureux dessein.


Mais, en punissant indifféremment tous ces criminels,

la persuasion commune se fortifie ; les sorciers par


imagination se multiplient, et ainsi une infinité de
gens se perdent et se damnent. C'est donc avec raison
que plusieurs Parlements ne punissant point les sor-

ciers (il faut ajouter précisément comme sorciers,

mais comme empoisonneurs et convaincus de malé-


fices, ou chargés d'autres crimes, par exemple de faire

périr des bestiaux par des secrets n:iturels), il s'en

trouve beaucoup moins dans les terres de leur ressort,


et l'envie, la haine et la malice des méchants ne peu-

vent se servir de ce préte.Kte pour accabler les inno-

cents ».

La Bruyère ne dissimule pas une assez forte dose

de scepticisme. Des devins de tout genre : « Ils

trompent, dit-il, enfin à très vil prix ceux qui cher-

chent à être trompés ». Puis il ajoute : « Que penser


de la magie et du sortilège ? La théorie en est obscure,

les principes vagues, incertains^ et qui approchent

du visionnaire ; mais il y a des faits embarrassants,


affirmés par des hommes graves qui les ont vus ou

qui les ont appris de personnes qui leur ressemblent ;

les admettre tous ou les nier tous paraît un égal


352 LA SORCELLERIE EN FRANCE

inconvénient; et j'ose dire qu'en cela, comme dans tou-


tes les choses extraordinaires et qui sortent des com-
munes règles, il y a un parti à trouver entre les âmes
crédules et les esprits forts». (Les Caractères, c. XIV).
Gabriel Naudé, directeur de la Bibliothèque Maza-

rine, donnait lui aussi un coup d'épaule pour préparer


la chute du préjugé courant, en démontrant, dans' son
Apologie pour tous les grands hommes qui ont été accu-

sés de magie (1669), cambien ce reproche avait été


peu fondé (Soldan, t. II, p. 229).

Il serait injuste de ne pas mentionner, parmi les

controversistes travaillant à l'abolition des procès de

sorcellerie, les innombrables orateurs, écrivains, polé-


mistes ou mystiques qui essayaient de prévenir les

fidèles contre la superstition. Nous devons recon-


naître cependant que be:iucoup de ces écrivains et

entre autres Bossuet, le plus illustre, semblaient


croire à l'action des anges sur le monde matériel et à

l'intervention du démon dans la magie : « Dieu,

dit-il, fit ce pacte avec la nature corporelle qu'elle

serait mue à la volonté des anges » (Elévations, XXII^


sem. 5^ élévation). Dans le petit catéchisme de Meaux
(leçon VII), l'auteur déclare ceux qui guérissent ou
font guérir les hommes ou les animaux par certaines
paroles, coupables contre le premier commandement
parce qu'ils ont recours au démon.
LE GRAND SIÈCLE 353

Malgré la valeur de leurs raisonnements, l'ardeur

même de leurs convictions, tous les écrivains nommés


ci-dessus — et bien d'autres d'avis semblable, car

ils formaient des groupes respectables, — pouvaient


espérer la diminution des victimes, non la suppression

totale des procès, car le fait d'admettre la possibilité

d'une intervention diabolique sur la terre par l'inter-


médiaire de certains hommes, rendait impossible le
désarmement complet des sociétés vis-à-vis de tels

criminels. Quelque rares qu'ils fussent, du moment


qu'il pouvait y en avoir, on devait avoir le droit de
les anéantir. Les poursuites pour diableries devien-
draient inutiles seulement au jour où le diable n'agi-

rait plus dans nos affaires et, encore mieux, n'existe-


rail plus.

III

A ces conclusions extrêmes, beau'^oup travaillaient

déjà au xvii^ siècle, les uns sans s'en douter, les

autres en le disant plus nettement. Les savants de

premier ordre, Capernic, Galilée, Gissendi, Newton,


Pascal, Descartes, Torricelli, Huygens, Harvey et

beaucoup d'autres, auxquels on doit tant de décou-


vertes dans tous les genres, apprenaient au monde
étonné la petitesse relative de notre terre, sa situa-
354 L\ SORCELLERIE EN FRANCE

tion modeste dans le cosmos astral, le peu d'impor-

tance de l'humanité malgré son immense orgueil, ce


qui pouvait amener à supposer chez Satan et ses con-
frères, sans d3ute plus intelligents que nous, un désir

fort médiocre d'accaparer et de conquérir un si petit

domaine. D'autre part, les mêmes découvertes scien-

tifiques, confirmant ce que les aïeux avaient déjà

expérimenté, semblaient prouver entre les corps des

divers mondes et tous les êtres de la terre un ensemble


de forces communes, indépendantes ou réciproques,
obéissant à des lois immuables à nos yeux, ou du
moins non livrées aux caprices d'êtres étrangers à

leur conservation. Dans la cosmographie nouvelle,


le diable n'avait plus qu'une ressource, agir sur

l'imagination, sur l'âme des hommes, s'il le peut ; il

lui était interdit de toucher aux cDrps, car ces corps

se mouvaient en vertu de principes supérieurs à

toute puissiTi'îî créée, ils f lisaient d? plus partie d'un

tout, auquel nul organe, même le plus minime, semble


ne pouvoir être enlevé, sinon en temps opportun,
sans être cause de bouleversement pour l'ensemble.
Inconsciemment donc les physiciens, astronomes,
mécaniciens, médecins du xvii^ siècle ruinaient les

procès de sorcellerie par la base, en niant le pouvoir

du diable d'influer sur les corps des hommes, des ani-

maux, ou sur n'importe quels objets matériels. Leurs


LE GRAND SIÈCLE 355

découvertes démontraient aussi que ni la Bible, ni

la théologie n'avaient été destinées à nous renseigner


sur les phénomènes d'ordre physique ; elles appre-
naient à se dégager, dans les études expérimentales,
des enseignements de livres ou de maîtres, jusqu'alors
vénérés, reconnus désormais incomplets sous certains

rapports ; elles conduisaient à juger du monde maté-


riel par ce que les sens en apprennent, non sur des

données métaphysiques impossibles à vérifier, trou-

vées certainement erronées ou, si Ton préfère, mal


interprétées en quelques points.

Il fallait du temps, pour laisser les conséquences


des découvertes scientifiques se développer, et de
l'audace, pour en défendre les conclusions dernières,

aussi nous ne saurions nous étonner de ne pas

les trouver exprimées dans les écrits des savants

eux-mêmes, ils ne les voyaient sans doute pas encore ;

de plus il n'eut pas été sans danger d'attaquer de

front les opinions courantes considérées comme doc-

trine officielle des Eglises. En France, les Parlements


aimaient beaucoup à s'occuper de questions reli-

gieuses. Louis XIV, pour sa part, faisait la guerre aux


Protestants et aux Jansénistes, il eût volontiers frappé

les adversaires du diable, si ceux-ci avaient pris l'as-

pect et l'air fanfaron d'athées ou d'incrédules. Comme


déjà les prédicateurs tonnaient vivement contre les
356 LA SORCELLERIE EN FRANCE

sceptiques appelés libertins, plutôt amis d'une vie

libre que d'opinions trop avancées, renverser les

croyances eût paru plus criminel qu'égratigner la

morale en tout
; cas, le Roi se permettait le second, il

n'eût pas autorisé le premier. L'incrédulité brutale

n'aurait du reste pas convenu à l'élégance du Grand


Siècle. Tout ce que le bon ton pouvait permettre
aux stylistes enchanteurs se trouvait dans les phrases
restrictives dont nous avons donné ci-dessus des
exemples.
En pratique, cela suffisait, car si la fm du règne de
Louis XIV nous fournit encore quelques condamna-
tions de sorciers, elles deviennent certainement plus

rares. Le décret de 1682 réservant la peine de mort

aux magiciens impies et sacrilèges y fut pour quelque


chose. Le changement d'opinion dans les esprits cul-

tivés, à la suite des inventions médicales ou scienti-


fiques, y contribua, ce semble, encore plus. Nous en
trouvons des preuves assez frappantes dans les Archi-

ves de la Bastille de la fin du xvii^ siècle. Les sorciers,

devins, magiciens et autres gens de même cahbre,

fournissent d'assez nombreux pensionnaires au châ-


teau-fort du faubourg St-Antoine, mais, si nous en
rencontrons beaucoup, nous nous apercevons en même
temps qu'on ne les garde pas prisonniers, on les

envoie aux hospices de fous, non plus aux bûchers.


LE GRAND SIÈCLE 357

et, dans ce changement de destination, se découvre


évidente l'évolution des esprits.
Quelques exemples suffiront sans doute (Ravais-
sox, Archives de la Bastille, t. X). La femme d'Amour,
mise à la Bastille, accusée de sortilèges, est envoyée
à la Salpétrière. Des époux Barot, arrêtés comme
devins, le mari s'enrôle dans l'infanterie, la femme
est mise à la Salpétrière. Le devin Bourdeaux va à
Bicétre. La Créancier, devineresse, quitte la Bastille

pour la Salpétrière ; il en est de même de la Ducatel,


sorcière, de la Loysel, chiromancienne, du sorcier

Picault, de Protain, maître d'école, accusé d'avoir

écrit un pacte avec le diable,et de bien d'autres (an.

1693 seq.).

Dans les pays étrangers, les mêmes causes produi-

sent de mêmes efîets, les persécutions se calment en

pratique un peu partout, bien que la lutte théorique

s'engage plus vive en certaines contrées, par le fait

des croyances religieuses. Deux ouvrages, — un sur-


tout — attaquèrent le taureau par les cornes et s'en

prirent à la possibilité de l'action satanique dans les

événements de la terre. Leurs auteurs étaient tous


deux hollandais. Antoine van Dale, médecin à Har-
lem, composa en latin une première dissertation Sur

les oracles des païens (1685), et une seconde plus éten-

due Sur i origine et les progrès de l'idolâtrie et des


358 LA SORCELLERIE EN FRANCE

superstitions, sur la prophétie vraie ou fausse, et sur

les divinations idolâtriques des Juifs (1696). Il y sou-


tenait que le texte authentique de l'Ancien Testament
ne parlait ni des démons ni des possédés, ni des sor-

ciers, ni des miracles magiques. Les quelques passages


qu'on y lit sur ces sujets y ont été introduits par des

traducteurs ou des commentateurs sous l'influence


du paganisme chaldéen. La conclusion en était que
tout ce qui avait rapport au diable et à la sorcellerie

était superstition, ou fruit de l'ignorance et de la


cupidité. Van Dale,malgré la hardiesse et la sévérité

de ses opinions, ne paraît pas avoir été tracassé.


Il n'en fut pas de même de Balthazar Bekker, pas-
teur réformé à Amsterdam. Il reprit la thèse de Van
Dale et l'étendit au Nouveau Testament par une
exégèse audacieuse, ne reculant pas devant l'allé-

gorie dans les endroits difficiles, expliquant, par la

nécessité de s'accommoder à leur milieu, les paroles

les plus compromettantes de Jésus et des apôtres. Son

Monde enchanté (1691), promptement traduit en alle-

mand, en français, en italien, fit fortune, mais souleva

des polémiques ardentes. Bekker leur dut d'être dépo-


sé de son poste, sans que le châtiment pût empêcher
ses idées de faire leur chemin. Pour les croyants à
l'inspiration biblique, l'interprétation de Van Dale
et de Bekker ouvrit une voie dans laquelle ils esti-
LE GRAND SIÈCLE 359

mèrent trouver la conciliation entre la foi et l'expé-

rience journalière de leurs sens ; les deux Hollandais


ne refusaient cependant pas l'existence au diable.
Ils l'admettaient comme un esprit déchu, par consé-

quent impuissant sur le monde corporel, tout au plus


capable d'agir sur l'imagination des hommes. Il en
résultait que les récits sur les prodiges des sorciers
étaient controuvés, que leurs maléfices n'avaient nulle

influence, ne méritaient dès lors aucun châtiment,


à moins qu'ils ne fussent le produit, non du diable,

mais de la malice des hommes s'exerçant par le poison


ou d'autres procédés naturels (1).

(1) Bekker, die Bezauberte Welt, Amsterdam, 1693 Ros- —



;

KOFF, die Geschichte des Teufels, t. 443


II, p. Soldan, t. II,
;

p. 233.

24
CHAPITRE V

Le siècle de la philosophie

ARTICLE PREMIER

Fin des persécutions.

L'opinion publique,influencée par ces divers motifs,


dut agir avec assez d'énergie sur les magistrats, puis-

que le xviii^ siècle allait voir la clôture de la trop

longue série d'exécutions pour sorcellerie. Le dernier


supplice ordonné par le Parlement de Bordeaux, en
1718, sur un homme accusé d'avoir lié un seigneur,
sa femme et ses servantes (Garinet, p. 256), paraît

avoir terminé la liste des victimes sanglantes de la

croyance diabolique en France. Il resta cependant

pas mal de traces des vieilles idées et, sans parler des
écrivains, fidèles aux convictions démoniaques, qui
continuèrent de rompre des lances en faveur de la
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 361

realité des sortilèges, plusieurs affaires de diablerie

se virent encore soumises, dans le courant du siècle,

aux appréciations des juges ou aux délibérations des


Parlements.
En 1700, «les filles d'une communauté nombreuse
(de Paris) (1) se trouvaient saisies, tous les jours à

la même heure, d'un accès de vapeurs le plus singulier

et par sa nature et par son universalité, car tout le

couvent y tombait à la fois. On entendait un miau-

lement général par toute la maison, qui durait plu-


sieurs heures, au grand scandale de la religion et du
voisinage qui entendait miauler toutes ces filles. On
ne trouva pas de moyen meilleur, et plus prompt ou
plus efficace, pour arrêter ces imaginations blessées

qui faisaient miauler toutes ces religieuses, qu'en les

frappant d'une autre imagination qui les retînt toutes

à la fois ; ce fut de leur faire signifier, par ordre des

magistrats, qu'il y aurait à la porte du couvent une

compagnie de soldats, lesquels, au premier bruit


qu'ils entendraient de ces miaulements, entreraient
aussitôt dans le couvent et fouetteraient sur le

champ celle qui aurait miaulé. 11 n'en fallut pas


davantage, disent les médecins auxquels nous de-

(1) Cat.atktl, de la Folie, t. II, p. 312, d'après Ratxlin, Traité


des affections vaporeuses, 2* édit. p. 125.
362 LA SORCELLERIE EN FRANCE

vons ce récit, pour faire cesser ces ridicules clameurs ».

On parla aussi en 1710 d'une Lyonnaise sujette à

des extases, insensible aux piqûres d'aiguille. Le


lieutenant de police, Yo^'er d'Argenson, la fit enfermer,
et le régime un peu dur de la prison la guérit assez

promptement (Garinet, p. 256). Le Parlement de


Rouen, jusqu'alors fort crédule, paraît en 1720 corrigé
de sa rage ancienne contre les sorciers. On lui soumit
en effet le cas de filles possédées, disaient-elles, par

Belphégor et Beelzébuth, près de Bully. L'abbé d'Es-

quinnemare, prieur-curé du lieu, les avait exorcisées

et leur avait arraché ou soufflé le nom du magicien,


cause de la possession. C'était un laboureur Laurent
Gaudouët. Celui-ci se plaignit d'être diffamé. Comme
la possession se propageait rapidement dans les envi-

rons de Bully, l'archevêque et le Parlement prirent


des mesures pour l'arrêter. Une lettre de cachet fit

interner l'abbé au Bourg-Achard ; de leur côté, les

filles possédées, conduites à Rouen, furent enfermées

à la Conciergerie. Elles s'y livrèrent aux convulsions,


aux crises les plus étranges. Le Parlement ne s'en

émut pas autrement. Il paraît avoir fait fouetter les

plus terribles, isoler les plus paisibles, et, peu à peu, la

guérison vint permettre aux pauvres folles de retour-


ner à peu près saines dans leur pays (Floquet, t. V,

p. 374).
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 363

1mi Xormandie encore, dans le diocèse de Bayeux,

une possession troubla la paroisse des Landes. Un


prêtre Hurtin, connu et déjà deux fois interdit pour

son exaltation, obtint la ciire en question, sur la

recommandation du seigneur Le Vaillant de Léau-


partie (1723). Or, aux Pâques de 1724, la fille aînée

de ce seigneur, âgée de 10 ans, sur le point de faire


sa première communion, fut prise d'un délire étrange.

Jusqu'alors obéissante et pieuse, on l'entendait pro-


férer des paroles grossières, insulter ses parents, blas-

phémer et entrer dans des convulsions terribles, lors-

qu'on lui parlait de pratiques de piété. L'évêque de


Bayeux, averti, permit les exorcismes et, en fait, la

jeune Claudine de Léaupartie, conduite et soignée


au couvent du Bon-Sauveur à St-Lô, y fut exor-

cisée. Au bout de quelques mois, elle parut gué-


rie, fit sa première communion et revint au logis

paternel.

Huit ans se passèrent, lorsque les convulsions d'une


de .ses sœurs ramenèrent le délire dans Claudine
devenue jeune fille ; ce fut ensuite le tour d'une troi-

sième aemoiselle de Léaupartie, puis d'une femme


de la maison ; deux religieuses à Bayeux,* la servante

du curé des Landes et une jeune paysanne du village,


parurent en même temps atteintes de l'afîection
démonopathique. Elles injuriaient leurs parents, les
364 LA SORCELLERIE EX FRANCE

frappaient, les mordaient ; brisaient tout ce qui tom-


bait sous la main, blasphémaient de manière hor-

rible, Dieu, le Christ, surtout le St-Sacrement ; se

mettaient en fureur dès qu'on leur parlait de vertu


ou de piété, criaient aux personnes s'approchant de
la communion qu'elles allaient s'empoisonner, tom-
baient en syncope à l'Elévation, aboyaient, hurlaient
pendant la messe, vomissaient des injures contre leurs

confesseurs ; si on cherchait à les faire communier,


elles sentaient dans leur gosier une boule qui arrêtait

l'hostie; elles tombaient en syncope, se jetaient à la

renverse et se tenaient en arc de cercle, les pieds et la


tête touchant seuls la terre, semblaient n'avoir plaisir

qu'à jurer, mentir, calomnier. On avait grand peine

à les tenir attachées, tant les liens semblaient tomber


d'eux-mêmes. Une d'entre elles marcha un jour en
avant et en arrière sur un mur très élevé, sans faire

le moindre faux pas qui l'eût tuée ; elle se jeta une


fois dans un puits et s'y tint suspendue par les mains ;

une autre possédée passait son corps par les fenêtres,

au risque de se précipiter ; elles sentaient de grandes

oppressions d'estomac, avaient une peine infinie

d'avaler des aliments, tombaient en syncope s'il

s'agissait de les mâcher, surtout s'agitaient avec


frénésie à la vue d'une croix, d'un prêtre, parfois
même s'imaginaient en voir quand il n'y en avait
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 365

pas et tombaient alors dans leurs convulsions habi-


tuelles.

Le curé Hurtin, prompteïnent débordé, demanda


du secours. L'évêque lui envoya d'autres prêtres, en

particulier le supérieur des Eudistes. Il vint lui-

même aux Landes recevoir un soufflet d'une des


possédées. Exorcismes et prières semblant inefficaces,

on fit venir de Paris deux prêtres réputés experts en


exorcismes, et la chose eût pu devenir grave pour un

certain Froger, beau-frère d'une des démoniaques,

si le pacte satanique dont avait parlé l'exorciste se


fût trouvé à l'endroit indiqué. Heureusement on ne
trouva rien. Les médecins consultés déclarèrent que
les phénomènes des Landes ne pouvaient s'expliquer
par la force de la nature, et la Sorbonne consultée
crut pouvoir décider la réahté de la possession (1735),

Pourtant l'évêque de Bayeux et la plupart des théo-


logiens, après mûres réflexions, maints efforts et, pro-

bablement, des consultations répétées avec des méde-


cins plus experts, finirent par revenir sur leur première

opinion, Ils considérèrent l'étrange maladie comme une


manifestation d'aliénation mentale et, malgré les

oppositions de beaucoup, adoptèrent une ligne de


conduite conforme aux circonstances. Le curé des
Landes, suspendu de ses fonctions, dut quitter sa
paroisse. Une lettre de cachet le fit incarcérer à
366 LA SORCELLERIE EN FRANCE

l'abbaye de Belle-Etoile. On dispersa les malades en

différentes maisons religieuses, où l'isolement et les

bons traitements finirent par les délivrer de leur

délire (1).

II

Dans l'intervalle entre la première crise de la

demoiselle de Léaupartie et sa rechute, une afïaire

célèbre, soumise au Parlement d'Aix, avait rappelé


d'une manière frappante celle du malheureux Gau-
fridi, un siècle auparavant. Elle fut soulevée par une
jeune fille de Toulon, Catherine Cadière, qui accusa
un jésuite, le P. Girard, recteur du séminaire de la

marine à Toulon, de l'avoir ensorcelée, violée et fait

avorter. D'après ses dires, elle avait pris le P. Girard

pour confesseur vers l'âge de dix-huit ans. Le Père


lui témoignait beaucoup d'alïection et lui disait sou-

vent : « Ne voulez-vous pas vous donner à moi »? —


« Un jour, comme il lui répétait cette question, il souf-

fla sur elle, ce qui lui fit une telle impression, qu'elle se

sentit à l'instant éprise d'amour pour lui, et lui dit

qu'elle s'abandonnait à lui. Il lui répondit qu'il s'en

réjouissait, et lui annonça que bientôt elle aurait

(1) Calmeil, de la Folie, t II, p. 401 ;


— G.\binet, p. 271
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 367

des visions fréquentes ». Les visions vinrent en efïet,

avec des troubles divers psychiques, des tentations


charnelles, des scrupules, que le confesseur calma,

paraît-il, en lui disant « qu'elle ne devait pas s'in-

quiéter de l'amour qu'elle ressentait pour lui, parce


que Dieu voulait qu'ils fussent unis ensemble. Il

souffla plusieurs fois sur elle, et à chÊfque fois elle

sentit augmenter en elle le feu qui la consumait ».

Le P. Girard avait mis plusieurs autres dévotes

dans le même trouble ; tout ce monde avait des hal-

lucinations, voyait des âmes, des démons. La Cadière


en particulier, aperçut une âme en état de péché mor-
tel et, pour la délivrer, consentit à être possédée pen-
dant un an (1729). Le diable vint en effet, la fit blas-

phémer, mais, comme intermèdes, lui procura des


ravissements, des extases et des visions qui, une fois

les crises passées, semblaient lui procurer beaucoup


de consolations. Comme cet état maladif obligeait la

jeune fille à garder la chambre, son confesseur vint


la visiter et profita d'une crise pour satisfaire sa pas-
sion charnelle. Nous devons du reste dire que l'on
ne put jamais prouver ni le viol, ni l'avortement,
malgré la facilité relative d'une telle preuve. Dans
les procès engagés devant l'officialité, puis devant le
juge de Toulon et enfin au Parlement d'Aix, outre
les faits qui précèdent, le Jésuite fut accusé d'avoir
368 LA SORCELLERIE EN FRANCE

donné la discipline à ses pénitentes, d'avoir fait, avec


ses ongles ou un instrument, des stigmates à la

Cadière, de lui avoir imposé une couronne de fer

armée d'aiguillons, d'avoir par succion entretenu les

stigmates, d'avoir embrassé à plusieurs reprises sa

pénitente, d'avoir mis à mal puis fait avorter d'autres

femmes, et d'avoir tenté de couvrir ses méfaits sous


le couvert d'une mysticité quiétiste, en vertu de la-
quelle tous les crimes étaient permis aux âmes don-
nées une fois à Dieu.
Il semble qu'en vérité rien ne fut bien prouvé. La
Cadière et ses compagnes paraissent avoir eu une
dévotion outrée, exaltée par les entretiens mystiques
du P. Girard qui, croyant d'abord avoir à faire à des

âmes d'élite, les traita comme telles, mais s'aperçut


ensuite du dérangement de leurs cerveaux. Il comprit

alors le danger, essaya de s'y soustraire en reprenant

les lettres trop pleines d'affection écrites à ses péni-

tentes et en s'éloignant d'elles. Or cet éloignement

exagéra leur manie. Dans leurs convulsions, elles s'en

prirent au confesseur qui les abandonnait et, ne pou-


vant expliquer leur état de nervosité maladive, l'attri-

buèrent aux sortilèges du Jésuite.


En fait, la Cadière retirée quelque temps au cou-
vent de Ste-Claire d'Ollioules, dont les sœurs se

sentaient tout heureuses d'avoir une sainte à extases

1
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 369

et à stigmates, s'y ennuya de l'absence de son Père


spirituel. Elle obtint donc quelques visites de lui,

quelques lettres où le Jésuite, encore abusé sur la

sainteté de sa fille, la traitait en enfant honorée de


précieuses grâces divines, bien que livrée à de rudes

souffrances intérieures et extérieures. Cependant


l'évêque, averti des convulsions, des extases, des
stigmates, des apparences aussi de possession et des

accusations d'ensorcellement, vint visiter le couvent;


il en fit sortir la jeune fille qu'il désirait voir rentrer

dans sa famille. Un Carme lui fut donné pour con-


fesseur. Celui-ci ne douta pas que la Cadière ne fût
possédée. Sa conviction bientôt partagée par les pa-

rents, les amis, les voisins de la jeune fille, déchaîna


la tempête. Interrogée par l'official de Toulon, par
le lieutenant criminel ensuite, la Cadière tantôt char-

gea, tantôt disculpa son ancien directeur ; mais les

religieux, ennemis des Jésuites, le clergé, le peuple,

effrayés des crises convulsives de la pauvre malade,

réclamaient l'intervention civile. Sur l'ordre du roi

(1731), le Parlement d'Aix fit transporter la Cadière


à Aix et s'assura du P. Girard. A Aix et dans la cour,

deux partis se formèrent, hostiles, l'un à la jeune fille,

l'autre aux Jésuites, qui naturellement durent recourir

à toute leur influence pour le salut de leur confrère.


Celui-ci se défendit non sans habileté ; il fit ressortir
370 LA SORCELLERIE EN FRANCE

les contradictions des témoins, de la Cadière en par-

ticulier, mit sur le compte de l'hystérie les divers

phénomènes miraculeux, se moqua spirituellement

du prétendu pouvoir magique qu'on lui attribuait,

et finalement la Cour se trouva dans l'embarras.


Quand on en vint aux votes, douze voix opinèrent

pour la pendaison de la jeune fille, douze voix pour


la crémation du jésuite. Le président, auquel revenait
ainsi le soin de départagerles voix, se tira d'afîaireen

renvoyant les deux parties : le religieux, cà l'autorité

ecclésiastique pour le punir, s'il avait commis


quelque faute ; la Cadière, à sa famille. On n'entendit

plus parler de la jeune fille et, en 1731, le P. Girard,

après jugement canonique, fut déclaré innocent (1).

Ili

Ainsi, peu à peu, disparurent en France les procès

de sorcellerie, sans grandes modifications de la légis-

lation, par l'effet plutôt des modifications de l'opi-

nion commune. Si les sorciers n'en furent pas davan-

(1 Gabinet, p. 257 — Michelet, La sorcière, 1. II, c. X


— B AissAC, 378. — Les pamphlets
) ; ;

SoLDAN, t. II, p. 314 ; p. et livres


publiés à cette occasion sont fort nombreux voir Yve-Plessis, ; :

Essai d'une bibliographie française de la sorcellerie, Paris, 1900,


nos 1407-1481.
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 371

tage aimés du populaire qui, de temps à autre, comme


cela arriva alors en un village de Provence, saisissait

une vieille supposée sorcière, qu'on accusait d'avoir


occasionné la mort de quelqu'un, et la brûlait vive

(MicHELET, 1. 2, c. XII) ; du moins les magistrats


n'apportèrent plus leur autorité, ni leurs terribles
moyens de conviction, à la poursuite des magiciens,

ce qui mit fin à leurs supplices.

Les sorciers à partir de cette époque sont des mysti-


ficateurs ou des escrocs. En qualité d'escrocs, on les

punit de peines assez douces, car ils sont de pauvres


gens qui cherchent à vivre comme ils peuvent. Quant
aux mystificateurs, ils font rire aux dépens de leurs

victimes, mais trouvent toujours de bonnes âmes

prêtes à tout croire. On trouve des uns et des autres


dans les diverses personnes que la police royale

fit cofîrer pendant les dernières années de Louis XIV.


La sévérité déployée contre les empoisonneurs et
les bergers de la Brie n'avait pas, en efïet,

fait disparaître comme par enchantement les

bandes d'astrologues, de chiromanciennes, d'alchi-


mistes, qui trouvaient toujours des gens à exploiter

dans les villes, les campagnes et surtout à Paris.

Nous constatons toutefois qu'on ne déploie plus


pour les terrifier l'appareil lugubre de la Chambre
ardente, ils ne fournissent plus de victimes à la Place
372 LA SORCELLEiU^ EN FRANCE

de Grève et se tirent d'affaire avec quelques mois


de Bastille, quelque temps d'emprisonnement à Vin-
cennes, dans un hôpital ou un couvent. Le gouverne-
ment semble agir avec ces fripons de façon fort arbi-

traire, car on ne voit pas qu'il les fasse comparaître


devant le Parlement ou les Chambres criminelles

régulières du Châtelet ;
peut-être agissait-il ainsi pour

sauvegarder l'honneur de bien des familles compro-


mises ;
peut-être voulait-il diminuer le mal en le

faisant disparaître sans débats publics. Un détail

nous paraît seul digne d'être noté dans la nomen-


clature monotone des délits se rattachant à la

magie, c'est la croyance persistante à la pierre

philosophale (1). Aussi le Roi, en donnant l'ordre de

faire examiner les drogues, les poudres, les livres

des inculpés, ne manque pas d'ajouter un mot


sur la nécessité de sonder la véracité de leur

savoir en tant que chimistes. Le trésor royal,

alors très pauvre, avait grand besoin de secours ; il ne


fallait rien dédaigner sans examen. Nous rencontrons

du reste des personnes honorables comme l'évêque

de Senez, Jean Soanen, crédules toujours sur ce point.


Le bon prélat était persuadé qu'un homme nommé

(1) Ravaisson, t. X, p. 270, 326, 381 ; t. XI, p. 150, 300, 43c


430 ; t. XII, p. 8 ; t. XIII, p. 8 seq., 90.
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 373

Troin ou Delisle avait converti en argent en sa pré-


sence des clous de fer. Il en donna des certificats

réguliers (1708) et ne fut pas la seule autorité qui s'en

laissa imposer par l'habile jongleur (Ravaissox, XII

p. 52 seq.).

Le menu troupeau des évocateurs de Satan conti-

nua de faire voir le diable à ses fidèles crédules, de


leur parler du sabbat, de tirer leur horoscope... et

surtout leur monnaie, pendant le règne de Louis XV.


La police eut à s'occuper par exemple, en 1723,

d'une bande groupée autour d'un baron de Cerlach.


Il s'y trouvait un abbé Lecollet qui prétendait faire

voir le diable ; l'abbé Bournement, plus pratique,

savait convertir le plomb en étain fin : il avait une


huile possédant la vertu de changer le vin commun
en toutes sortes de vins et de liqueurs avec les cou-
leurs convenables à chaque goût ; avec deux onces
d'or et quatre onces d'argent, il se chargeait de fabri-
quer dans un an plus de 600.000 livres, dont il récla-

mait la moitié pour sa peine (Ravaïsson, Archives


de la Bastille, t. XIII, p. 417). En 1745, une autre bande
composée d'un certain Louvet. d'une Marvalin qua-
lifiée de sorcière, d'un abbé de Rocheblanche, s'occu-
pait de mariages, de magie et donnait aux simples
des recettes pour trouver des trésors (Archives, 1. c,

p. 460).
374 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Une lettre de l'abbé Isoard, vice-promoteur de


l'officialité de Paris, au cardinal de Noailles (1724)
nous fait connaître les opérations des sorciers du
temps : « La conscience, écrit-il, m'oblige de donner
avis à S. Em. de la conduite d'un marchand de fer,

appelé Colas, qui demeure à l'entrée du faubourg


St-Martin, après la tour de Malines.
c Cet homme-là, passe les nuits à faire des talis-

mans, invoque les esprits, donne des drogues pour


des mariages, pour des maladies ; il a chez lui une
quantité prodigieuse de livres de magie. Il a les gri-
moires du pape Alexandre, le petit Albert et le grand.
« Un prêtre, ci-devant aumônier de marine, appelé
Darbau, qui dit la dernière messe aux Quinze-Vingts,
bénit, en disant la messe, des plaques de cuivre, d'ar-

gent, de bois, de plomb et toutes sortes de métaux.


Ce marchand l'a fait travailler pendant 6 semaines tou-
tes les nuits l'étole au col, avec des couronnes de car-
ton sur la tête, où le saint nom de Dieu était écrit en
hébreu, et en grec, avec un grand rond, fait avec du
charbon de rameau bénit, où les mêmes noms étaient

encore en écrit, avec des bougies bénites et des

réchauds pleins de feu, et il disait plusieurs conjura-

tions pour appeler les esprits. Comme l'on changeait

tous les jours d'encensement, j'ai oublié le nom. Il a

le grimoire du pape Alexandre avec plusieurs livres


LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 375

de magie. Il a avec lui un appelé Broys, qui demeure


avec une blanchisseuse qu'il fait passer pour sa

femme. Cet homme est un séditieux, un jureur


effroyable. Sa vraie femme a été mise à l'hôpital,

il n'y a pas longtemps, à peu près pour les mêmes


ouvrages. C'est lui qui tient la bougie quand il appelle

les esprits. Il était résolu, l'année passée, de faire un


pacte pour mettre fin à sa misérable vie; il vend des
talismans, des poudres, des conjurations, des petits

livres de parchemin, ils ont attrapé une infinité d'ar-


gent à plusieurs personnes » (Archives, t. XIII, p.

496).

Un pauvre garçon cordonnier, Ladrot, faisait le

médecin, distribuait des remèdes pour faire aimer


et se mêlait de prédire l'avenir. Un Desbroyes, indi-
gent, se procurait quelques ressources en faisant

entendre à des personnes faibles et crédules qu'il


avait des secrets pour se faire aimer, pour découvrir

des trésors cachés et pour prédire l'avenir (1725)

(Archives, 1. c, p. 199) ; et, jusqu'à la fin du siècle, il

ne serait pas difficile de former une longue liste

d'exploiteurs du même genre, opérant dans toutes

les classes sociales. (Ravaisson, XIV, 11, 317.


Les femmes surtout, même les plus intelligentes,

n'échappent pas à ce désir de connaître des secrets


surnaturels, « elles font, des heures, antichambre
376 LA SORCELLERIE EN FRANCE

chez la diseuse de bonne aventure ou chez la tireuse


de cartes, quand elles n'assistent pas à des séances
d'évocation où elles attendent, avec une patience

exemplaire, que Satan daigne enfin se présenter, paré

de tous ses attributs.


« Et ce ne sont pas allégations vaines, ou téméraires
affirmations : les témoignages abondent et leur fchoix

seul nous cause de l'embarras.


« C'est Mme de Pompadour, qui s'échappe la nuit

du palais, où les gardes sommeillent, pour aller con-


sulter la Bontemps, qui lit l'avenir dans le marc de
café. C'est la princesse de Conti, qui tient des assem-
blées où des bergers amènent des lièvres possédés de

l'esprit malin ; tandis que chez Mme de Charolais,


au château de Madrid, on renouvelle au naturel les

scènes les plus impudiques du sabbat.

« Au milieu même du dix-huitième siècle, Louis XV


régnant et Voltaire vivant encore, un M. de la Fosse
se flatte de faire voir le diable, un diable de la meil-

leure compagnie, à tout un groupe de femmes avides


de l'approcher, d'entrer avec lui en conversation, et

les voilà parties en expédition vers les carrières de

Montmartre, où le rendez-vous est donné !

« Aucune déception ne les arrête ; il semble que


l'échec des unes encourage les autres à plus de har-

diesse et la mystification de M. de la Fosse est à peine

J
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 377

éventée, qu'on se divertit de la mésaventure de deux

marquises cruellement punies de leur trop vive curio-


sité.

« La marquise de l'Hospital et la marquise de la

Force ont voulu, à leur tour, faire connaissance avec


Lucifer ; la sorcière les prévient qu'elles ne le verront
qu'une fois déshabillées ; elles se laissent docilement
dépouiller par la mégère de tous leurs vêtements, de

leur linge, de leur bourse, et elles sont abandonnées


dans cet état de nudité, qu'un exempt est appelé à
constater » !

Il est amusant, mais toujours étonnant de trouver


une crédulité inqualifiable chez les gens de la meil-

leure société. Le duc d'Olonne, maréchal de camp,


appartenant à la famille de Montmorency-Luxem-
bourg, par conséquent à la plus haute noblesse, devient

le disciple d'un vulgaire escroc nommé Dubuisson


qui lui promet de lui faire voir le diable, auquel il

pourra demander les 15 millions dont il a besoin. Le

diable parut en effet, mais, avant de livrer les 15

millions, il réclama le paiement des 113 livres promis


par le duc au sorcier. Une somme de 113 livres fut

également réclamée par le diable de la comtesse de

Montboisier, désireuse aussi d'obtenir 15 millions

du roi de l'enfer, car celui de la terre ne paraissait


pas se montrer aussi généreux. En échange des pre-
378 LA SORCELLERIE EN FRANCE

mières livres versées, le démon procura deux peaux


de bouc, sur lesquels le duc et la comtesse écrivirent
des contrats en règle, dont l'enregistrement infernal

leur coûta encore 629 livres. Le comte de la Tour


d'Auvergne, le prince Camille, le comte de Bissy
seraient également devenus la proie du sorcier Du-
buisson, si la police, avertie d'une manière ou d'une
autre, n'eut mis fm à son industrie lucrative, en l'en-

voyant à la Bastille en 1749 (Ravaisson, XVI, 85).


Il fallait une société tout à la fois crédule et frivole

pour s'engouer du fameux comte de St-Germain,


personnage assez énigmatique qui vécut dix ans à
Paris (1750-1760) et mourut dans le Sleswig en 1780.

On le suppose fils de la reine Marie de Neubourg, veuve


du roi d'Espagne Charles II, et d'un banquier juif
portugais. De ces deux sources seraient venues la

fortune considérable et les splendides collections de

bijoux et de tableaux dont il faisait habilement


parade. On lui attribuait la connaissance de la pierre
philosophale et de l'élixir de longue vie. Connaissant
admirablement l'histoire et doué d'un véritable talent
de narrateur, il enthousiasmait ses auditeurs par les

récits des anciens faits, racontés comme s'il en


avait été témoin lui-même. Aussi on ne tarda pas à

lui supposer un âge extraordinaire et à soutenir qu'il


avait été contemporain du Concile de Trente et de
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 379

François pr. Reçu à la Cour en familier, St-Germain


dont le roi connaissait certainement les origines, se

plut à exciter les curiosités sans les assouvir, n'affir-

mant pas lui-même, mais ne niant pas non plus l'âge

de cinq cents ans, ni les vertus miraculeuses qu'on

lui attribuait, et quitta Paris sans avoir fait connaître

son secret, avec une réputation d'alchimiste, de nécro-


man, de sorcier qu'il promena dans l'Europe entière.

On raconte que de mauvais plaisants s'amusèrent


aux dépens de la curiosité excitée par St-Germain.

Le voir et l'entendre était un honneur. Pour faire

plaisir à des sociétés jusqu'alors privées de ce privi-


lège, un certain Gauve, bien connu des courtisans,
car il avait servi d'espion dans l'armée anglaise et y
avait pris un air exotique, consentit à jouer le rôle

de St-Germain dans certains salons du Marais. 11

débuta très modestement d'abord, puis voyant qu'on


l'écoutait avec admiration, il remonta de siècle en
siècle jusqu'à Jésus-Christ, dont il parlait avec la

plus grande familiarité, comme s'il avait été son ami.

« Je l'ai connu très intimement, disait-il, c'était le

meilleur homme du monde, mais il était romanesque


et inconsidéré. Je lui ai souvent prédit qu'il finirait

mal ». Il s'étendait ensuite sur les services qu'il avait

cherché à lui rendre par l'intercession de M. de Pilate,


dont il fréquentait la maison journellement ; il disait
380 LA SORCELLERIE EN FRANCE

avoir connu particulièrement la Sainte Vierge, sainte

Elisabeth et même sainte Anne, la vieille mère.


« Pour celle-ci, ajoutait-il, je lui ai rendu un assez
grand service après sa mort ; sans moi, elle n'aurait

jamais été canonisée ;


pour son bonheur, je me suis

trouvé au Concile de Nicée, et comme je connaissais

beaucoup plusieurs des évêques qui le composaient,


je les priai tant, leur répétai tant que c'était une

bonne femme, qu'il leur en coûterait si peu d'en faire

une sainte, que son brevet fut expédié ».

Vraies ou fausses, ces historiettes témoignent au

moins d'une extraordinaire crédulité, mêlée au cou-


rant philosophique qui détachait la société d'alors

du christianisme.

IV

Le mouvement d'humanité et de raison, qui faisait

grâce aux sorciers de France, s'étendit aux pays


étrangers dans le courant du xviii^ siècle, à mesure

•surtout que successivement l'usage de la torture dis-

parut de leurs codes, car, sans la torture, il n'y


avait plus de sorciers dignes de mort, et surtout il ne
pouvait plus y avoir de ces hécatombes de malheureux
succombant les uns après les autres, par suite de
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 381

dénonciations extorquées. Nous avons vu qu'en Angle-


terre la dernière condamnation judiciaire paraît avoir

été de 1712. En Prusse, le roi Frédéric Guillaume I^r

ordonnait (13 déc. 1714) que désormais tous les pro-

cès de sorcellerie aboutissant à une peine grave seraient


soumis à la confirmation royale, que de plus on ferait
disparaître les poteaux où les sorcières étaient brûlées.

C'était indiquer une volonté bien arrêtée de ne pas


permettre de supplice sous prétexte de sorcellerie.

En fait, la femme d'un cordonnier de Nau, accusée


d'avoir vendu à une autre femme du beurre, qui
c'était changé en bouse de vache pendant la nuit, fut

renvoyée indemne. Le roi fit à cette occasion renouveler


au bailli sa volonté expresse de ne plus avoir de pro-
cès de sorcières (1721). A Berlin, un autre cas se

présenta en 1728. Il s'agissait d'une jeune fille qui


prétendait avoir vu le diable à plusieurs reprises,

lui avoir signé des billets, et avait voulu se pendre.

Le tribunal criminel admit que le pacte satanique


pouvait être l'effet d'une imagination malade et

mélancolique, il décida simplement d'interner la

jeune fille dans l'atelier des pauvres de Spandau et


de lui donner les soins nécessaire ; décision bientôt

approuvée du Roi. (Soldan, t. II, p. 260, 267).

En Autriche, le roi Joseph I^r renouvela en 1707 les

anciennes prescriptions contre la sorcellerie, en


382 LA SORCELLERIE EN FRANCE

défendant toutefois de procéder à la torture, sur la

seule dénonciation des prétendus complices. Les exé-

cutions se continuèrent donc, bien que plus rarement.

On en signale deux dans la principauté de Trente en

1716 et 1717. Plus tard, à Szegedin,six maîtres sorciers


et sept sorcières, soumis d'abord à l'épreuve de l'eau
et de la balance, furent brûlés vifs (1728) ; un magis-
trat de cette ville subit le même supplice en 1730,

sous prétexte qu'il ne pesait que quelques drachmes ;

on signale encore trois sorciers à Karpfen (1744),

trois autres à Mûhlbach en Saxe (1746), une vieille

sage-femme enfin à Maros Vasarheli en 1752. Marie-


Thérèse (1740-1780) avait, dès son avènement, réservé
à son conseil la revision des procès faits aux sor-

ciers dans ses Etats héréditaires, elle compléta ces


premières dispositions par une loi de 1766 qui, sans
nier la possibilité de la sorcellerie, et tout en la pu-

nissant très sévèrement, rendait fort difficile une


condamnation sous son prétexte (Soldan, t. II, p.

272 seq.).

Dans les autres Etats allemands, nous connaissons


huit exécutions de 1746 à 1747 dans le district sou-

mis à l'abbé prémontré de Marchthal (Wurtemberg) ;

à Wurzbourg, le triste supplice d'une religieuse pré-

montrée de 70 ans, Marie-Renée Saenger, accusée


d'avoir ensorcelé ses compagnes ;
— l'impératrice
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 383

Marie-Thérèse qualifia son exécution de lionte pour


l'Allemagne (1) (1749) ;
— à Kempten, en Bavière, une
pauvre fille catholique devenue luthérienne, puis

retournée au catholicisme, folle d'avoir été abandonnée


par son amant (1775) (Baissac, p. 718). Ce semble
avoir été la dernière exécution en Allemagne.

Mentionnons seulement l'épidémie de vampirisme


qui, vers 1730, émut bon nombre de bourgs delà Hon-
grie, de la Transylvanie, de la Serbie et de la Pologne.

Certains morts y sortaient de leurs tombeaux, ve-


naient pendant h nuit sucer le sang des \ivants et
se recouchaient ensuite dans leurs tombes. On les

trouvait le teint frais, remplis d'un sang vermeil ;

pour s'en débarrasser il fallait leur percer le cœur


d'un pieu et brûler leurs cadavres (2). Cette croyance
n'a du reste pas disparu dans les piys slaves puisque,
tout récemment encore (1910), les journaux mention-
naient qu'à Sujos en Serbie, le cadavre d"une vieille

femme venait d'être déterré, frappé à coups de four-


che et finalement dépecé, car la pauvre vieille passait
pour sorcière et le peuple craignait qu'elle ne revint

(1 ) SoLDAN, t. II, p. 308 Baissac, p. 687


; — — Gôeees, t. V

;

p. 292 ; HoRST, Zauberbvbliothek, t. I, p. 205 seq. ; t. II, p.


353.
(2) D. Calmet, Traité sur les apparitions des esprits, 2 vol.
in-8, Paris, 1751, t. II en particulier.
384 LA SORCELLERIE EN FRANCE

errer dans le pays sous la forme d'un vampire. (1)

En Suisse, un sorcier fut étranglé, puis brûlé, à

Neuchâtel en 1743, et une pauvre fdle, Anna Gœldi,


étranglée encore comme sorcière dans le canton de

Glaris, en 1782. — Bien que les lois contre les sorciers

eussent été supprimées en Pologne, on connaît cepen-

dant deux femmes brûlées judiciairement dans' ce


pays. C'était en 1793 (Soldan, t. II, p. 323, 327).

Article deuxième

Les convulsionnaines de St-IVIèdard.

Cent années d'ennuis, de tracasseries, de persécu-


tions n'avaient pu vaincre la ténacité des Jansénistes.

Sous Louis XV, ils formaient encore un petit groupe


comprenant quelques prélats, pas mal de prêtres et

de religieux, et des fidèles appartenant à toutes les

classes de la société, avec des représentants relative-

ment nombreux à la Sorbonne et au Parlement. Leur

nom leur venait de Jansénius, mort évêque d'Ypres

(1) Matin du 4 Janvier 1910.


LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 385

(1638). Ce théologien avait composé un énorme livre

VAugustinus, dans lequel, s'appuyant sur saint Augus-


tin, il soutenait la nécessité de la grâce divine pour

l'accomplissement des devoirs imposés à l'homme.


Cette question de la grâce, sur laquelle depuis saint

Augustin et Pelage on n'a jamais pu s'entendre,


revient à peu près périodiquement dans l'histoire

ecclésiastique, car elle se confond avec celle de la

liberté et du libre-arbitre de Thomme, encore actuelle.

La lutte avait commencé par la condamnation, en


Sorbonne et à Rome, de cinq propositions que les

Jésuites prétendirent extraites du li\Te de Jansénius,


tandis que leurs adversaires, c'est-à-dire les Jansé-

nistes soutinrent que ces propositions n'y étaient


pas. Au temps de Louis XV, Ton continuait encore
de se battre sur un livre, les Réflexions morales du P.

Quesnel, dont le pape Clément XI avait condamné


en 171.3, cent-une propositions, dans sa bulle Uni-
genilus. La Cour et les Jésuites voulurent obliger

tous les dissidents à accepter cette nouvelle bulle ;

ce furent de nouvelles querelles, des emprisonnements,

une surexcitation des esprits intense. Sans grand espoir


d'être écoutés, les Jansénistes déclarèrent appeler
de la décision du pape à celle du Concile général,
d'où leur vint la dénomination d' appelants, tandis
que les partisans de la Bulle s'appelaient adhérents.
386 LA SORCELLERIE EN FRANGE

Or, le 2 mai 1727, on déposait dans le petit cime-

tière de St-Médard les restes mortels d'un clerc

appelant, jouissant chez ses amis d'une réputation de

sainteté, due à sa fidélité janséniste sans doute, mais

aussi à ses austérités et à son esprit de pénitence

véritablement poussé jusqu'au lent suicide (1). Ce


clerc, du nom de Paris, avait été ordanné diacre,
malgré son humilité, et avait rempli diverses fonc-

tions de catéchiste à St-Côme et à St-Médard. Les


Jansénistes vinrent prier sur sa tombe comme sur la

châsse d'un saint et leur dévotion fut l'origine d'une

série de phénomènes étranges, tournés en ridicule


par les sceptiques, expliqués vaille que vaille par les

médecins, réputés au contraire miracles divins chez


les Jansénistes, considérés enfin comme prodiges démo-
niaques par les catholiques ultra, ce qui nous autorise

à en dire quelques mots dans cette histoire.

Les phénomènes en question peuvent se grouper en


trois classes, les guérisons, les convulsions, et ce que
les Jansénistes appelèrent les secours (2). On parla

(1) Vie du bienheureux François de Paris, diacre du diocèse


de Paris, par Doyen, 1731, in-8, plusieiirs fois éditée ; L. —
Figuier, t. I, p. 311.
(2) E. Bersot, -1/ 'smer et le magnétisme animal, 2^ édit. Paris,
1854, p. 81 seq. —
Al. Bertraxt», Le magnétisme animal en
;

France, Paris, 1826, p. 365 seq. —


AuBix Gauthier, Histoire du
;

somnambulisme, Paris, 2 vol. in-8, 1842, t. II, p. 190 seq. Ra-;



VAISSON, Archives de la Bastille, t. XIV, p. 308 et passim.
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 387

en effet de nombreux malades guéris, les uns par le

contact du tombeau, d'autres par des neuvaines au

Bienheureux, des messes célébrées en son honneur, ou


l'attouchement de reliques diverses le concernant ;

la terre du cimetière prise en infusion ou appliquée


en emplâtre, et diverses choses de même genre

n'accomplirent pas des merveilles moindres. Sur


l'authenticité de ces miracles et leur signification,

de violentes polémiques éclatèrent (1), qui semblent

au moins avoir démontré la réalité de quelques gué-


risons étonnantes. Ce fut un marchand fripier nommé
Pierre Lero, guéri d'ulcères aux jambes (1728) ; une
couturière, Marie Orget, guérie d'un érésypèle à la

jambe droite (1728) (L. Figuier, p. 306) ; une demoi-


selle Laloé guérie d'un abcès au sein par l'application
,

d'un sachet contenant de la laine du matelas et quel-

ques fragments du lit du diacre (1727) ; une paraly-


tique, mademoiselle Mossaron (1728). Une autre para-
lytique, Anne Pivert, qui se traîna pendant neuf

jours jusqu'au tombeau, malgré des douleurs atroces,

fut guérie le neuvième, au moment où elle se frottait

le côté avec de la terre du saint ; une jeune fille sourde-

muette obtint sa guérison après plusieurs voyages

(1) Histoire des miracles et du culte de M. Paris, 2 vol. in- 16,


1732 ;
— Entretiens sur les miracles, Bruxelles, in-16, 1732.
388 LA SORCELLERIE EN FRANCE

au tombeau, et bien d'autres se félicitèrent d'avoii

reçu des privilèges analogues.

II

Si quelques-uns de ces malades avaient obtenu'leur


guéiison simplement par l'effet de leurs prières et de

leur foi, d'autres, en plus grand nombre, s'étaient vus

auparavant éprouvés par des convulsions, que l'on

considéra comme une faveur céleste, un gage de santé

et surtout de bénédictions divines. Ces agitations

étranges se produisaient auprès du tombeau, quel-

quefois au contact de la terre ou des reliques, quel-

quefois à la simple pensée du saint. C'étaient des

contorsions de tous genres, mouvements divers de la

tête, des bras, des jambes, de tout le corps, accom-


pagnés parfois de douleurs violentes dans l'estomac
ou les membres, sensation d'une boule remontant
dans la gorge, visions et hallucinations diverses. Par-

fois, les convulsions revêtaient un caractère burlesque :

ainsi. Fontaine, secrétaire des commandements du


Roi, longtemps opposé aux appelants, se trouva, dans

un banquet, tout à coup forcé par une puissance invi-

sible de tourner sur un pied à la vitesse de 60 tours à

la minute, avec une jambe en l'air. Cette curieuse

I
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 389

infirmité le contraignit pendant six mois à tourner

environ une heure et demie ou deux heures, deux


fois par jour le matin et le soir. Le cerveau du secré-

taire subissait en même temps une modification sé-

rieuse. Il se prenait d'afîection pour les doctrines

jansénistes, les livres condamnés du P. Quesnel. En


conséquence, il remettait ses charges pour se déta-

cher davantage de la terre, il distribuait son bien en

aumônes et voulait se réduire à la pauvreté pour vivre


dans la retraite, l'humiliation et la pénitence la plus

austère (1).

Fontaine devint sujet à des extases, à des accès


d'inspiration ; il se mit comme bon nombre d'autres

convulsionnaires à prophétiser l'arrivée d'Elie, la

réforme des abus, la conversion des infidèles et à se


livrer à des jeûnes extraordinaires, qui lui étaient

imposés, disait-il, par une impulsion intérieure irrésis-

tible, venue sans doute de l'Esprit de Dieu. Il passa en


effet un carême au pain et à l'eau, sauf le dimanche,
puis annonça qu'il resterait quarante jours sans man-
ger. Il s'y prépara par un premier jeûne de dix-huit
jours, pendant lesquels il se priva de toute nourriture

(1) Cabré de Montgeeon. La vérité des miracles opérés par


l'intercession de M. de Paris et autres appelants, démontrée con-
tre M. l'archevêque de Sens, 1737, in-12.
390 LA SORCELLERIE EN FRANCE

et d e toute boisson, sansVesser de travailler et de faire


ses prières habituelles. Rien d'étonnant qu'à ce régime
il devînt décharné et d'une faiblesse faisant croire à
sa mort prochaine ; ce qui ne l'empêcha pas, à peine

rétabli, de faire son jeûne de quarante jours, pendant


lesquels il se contenta de boisson, sans autre nourri-
ture.

Nous aurons à signaler plus loin le singulier attrait

qu'éprouvaient les jansénistes exaltés pour la souf-

france. Donnons ici encore quelques exemples de


convulsionnaires. « Le 26 août 1732, disent les pa-
rents d'une fille Giroux, vers les onze heures du soir,

notre fille étant en convulsions et sur les épaules d'une

personne de notre compagnie, cette personne ne pou-


vant plus la supporter à cause de ses violentes agita-
tions la jeta sur notre lit. Alors les convulsions furent
si fortes et accompagnées de si grands cris, ce qui

n'était jamais arrivé, que tous les assistants en furent


saisis de frayeur et de crainte ; son corps se pliait et
repliait à chaque instant, ses yeux devinrent étince-

lants et rouges comme du sang. Nous étions tous

autour du lit, et après quelques minutes passées dans


cet état violent, nous l'entendîmes prononcer d'une

voix extraordinaire, forte et perçante, ces paroles :

Je suis guérie... Au moment même, ses convulsions


cessèrent, et elle se mit à son séant. Revenue à elle,
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 391

et ayant recouvré sa pleine connaissance, elle nous


dit encore tranquillement : Ah ! je suis guérie ! Nous
fûmes tous remplis d'une grande joie, et nous lui

demandâmes avec empressement quelle preuve elle

avait de sa guérison ? — J'ai ressenti tout à coup


répondit-elle, d'effroyables douleurs dans mon esto-

mac, et comme si une boule eût monté dans ma


gorge et fût redescendue dans mon estomac, où elle

a crevé avec une telle violence que j'ai cru que mon
corps se déchirait en deux, et dès qu'elle a été crevée,

j'ai entendu en dedans de moi comme une voix forte


et perçante, qui a dit deux ou trois fois : Je suis guérie,
ce qui m'a causé une grande surprise » (1).

« Il était arrivé plusieurs fois à cette malade de se

rouler sur le carreau, de se faire traîner nu-téte et

par les pieds sur le sol, de se faire porter sur les épaules
d'un homme pendant dix heures consécutives, de se

mettre en colère lorsqu'on lui refusait ce singulier

plaisir ». — Une veuve Thévenet, pour se débarrasser

d'une surdité incomplète, but de l'eau tenant en sus-


pension un peu de terre du tombeau de Paris, hu-
mecta son oreille de la même eau et commença uneneu-

(1) DoM Lataste. Lettres théologiques aux écrivains défen-


seurs des convulsions et autres prétendus miracles du temps
(1736-1740), 2 vol. in-4, t. II, p. 967 ;

Calmeil, t. Il, p. 233.
392 LA SORCELLERIE EN FRANCE

vaine, puis une seconde, et ne tarda pas à être prise

d'agitations, pendant lesquelles elle se donnait de


rudes coups de poing sur les cuisses, sur les seins, le

bas ventre ; elle frappait de même ses visiteurs ;

couchée, elle faisait des sauts violents qui donnaient

aux spectateurs la pensée de la voir s'élever au pla-


fond. Elle s'estimait heureuse d'être convulsionnaire,

redoublait ses grimaces et ses contorsions quand une


compagne, agitée comme elle, venait la voir. On les

aperçut toutes deux nues et sans chemise rire, sauter,

jeter leurs bonnets de côté et d'autre ; les agitations

se calmèrent quand on put lui faire reprendre son


confesseur habituel, brûler les reliques qu'elle avait

du diacre Paris et faire des actes de dévotion catho-


lique. C'est du moins ce que les narrateurs catholi-
ques ont raconté (1).

Une Marie-Anne Vassereau, fille d'un pauvre bate-


lier d'Orléans, atteinte d'une effroyable collection

d'infirmités, enflure dans les jambes, hernie, paralysie


de la vessie, fistule à l'œil droit, carie des os du nez,

se mit en prières en novembre 1731. Les convulsions


la prirent le l^r décembre. « Le lendemain, l'esprit

du saint agit plus fortement encore. La tête s'embar-

(1) DoM Lataste, 1. c, t l. p. 649 seq. ;


— CALMiaL. t. II,
p. 324.

J
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 393

rassejes jambes, les bras, les cuisses, s'agitent extraor-

dinairement. Marie-Anne perd connaissance, on


l'emporte sous les charniers, on lui administre quel-
ques secours, elle revient à elle. Elle retourne à la

maison, mais les convulsions l'y suivent et le saint

diacre se comporte avec si peu de ménagement qu'il

faut appeler tous les domestiques de la maison, et les

voisins même, pour tenir les bras, le corps, les jambes


de la miraculée. Ce n'est pas tout, les convulsions ne
la quittent plus, elles la suivent dans les rues et ses

parents sont obligés de la secourir sur le Quai des


Orfèvres pour l'empêcher de se casser la tête ou de

se jeter dans la rivière. Cette fois le saint fait plus

qu'on ne lui demande.


« Les jours suivants ramènent les mêmes scènes,

tous les regards des habitués du cimetière sont fixés

sur Marie-Anne ; les curieux et les dévots du faubourg


St- Jacques accourent de toutes parts. Il n'est plus

bruit partout que des convulsions de Marie-Anne


Vassereau. Les dames, ses protectrices, elles-mêmes en
sont troublées, plus de repos pour elles au salon : elle

tombe sur le parquet, au pied des meubles, dans la


cuisine, sur le carreau, les fourneaux et les cendres,
dans la rue, sur le pavé ; enfin les faveurs du saint
s'arrêtent et une crise survient ;la descente disparaît,

la vessie de Marie-Anne reprend son élasticité, elle urine


394 LA SORCELLERIE EN FRANCE

copieusement. On court au cimetière, on s'agenouille


sur la tombe, on élève les bras au ciel, on remercie le

grand saint Paris du miracle qu'il vient d'opérer (1) ».

De tels miracles déchaînèrent une véritable épidé-


mie de danses, de convulsions, d'agitations extraor-
dinaires. Comme on attribuait à ces contorsions le

caractère de faveurs divines, malade ou non, chacun

prétendit convulsionner et convulsionna à sa manière.

« Le sol du cimetière de St-Médard et des rues voi-

sines est disputé par une multitude de filles, de fem-


mes, d'infirmes, d'individus de tout âge, qui convul-
sionnent comme à l'envi les uns des autres. Ici des

hommes se débattent sur la terre en véritables épilep-

tiques, tandis que d'autres, un peu plus loin, avalent


des cailloux, des morceaux de verre et même des
charbons ardents ; là, des femmes marchent sur la

tête avec autant de décence ou d'indécence qu'en


peut comporter un pareil exercice. On en voit qui
passent la tête entre les jambes de jeunes garçons et

se redressent en les emportant à califourchon sur


leurs épaules. On se cambre, on se tord, on s'agite
en mille façons extravagantes (2) ». Certains miment

(1) Saxgues. Des erreurs et des préjugés répandus dans la


société, 3 vol. in-8, 1810, pliisieurs fois édité.
(2) L. Figuier, t. I, p. 358 ; —
Al. Bebtband. Du magné-
tiame animal en France, Paris, in-8, 1826, p. 333.
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 395

les scènes de la Passion, d'autres gémissent, chan-

tent, hurlent, sifflent, déclament, prophétisent, miau-


lent. Un abbé Bécherand, perché sur le tombeau du
saint, exécute un pas de danse, le saut de carpe, tou-

jours admiré. Comme il avait une jambe plus courte


que l'autre, cette infirmité lui facilitait les cabrioles.

Bref, le désordre parut tel qu'un ordre royal fit fermer


le cimetière. Un plaisant écrivit le lendemain sur la

porte :

« De par le roi défense à Dieu


De faire miracle en ce lieu n.

Les Jansénistes pourchassés par la police conti-

nuèrent les convulsions en petits comités, et, malgré


l'arrestation de plus de trois cents d'entre eux, n'en

persévérèrent pas moins dans leur dévotion au bien-

heureux diacre (Ravaissox, XV, p. 28, 51, 101, 133,

152, 208, 232, 338).

III

Cette dévotion s'alliait avec un désir de pénitences,


d'austérités, de douleurs, véritablement extraordi-
naire, même en admettant chez les Jansénistes le
désir de frapper les regards d'une société libertine

par le spectacle de miracles, ou du moins de faits assez


396 LA SORCELLERIE EN FRANCE

étonnants pour qu'on put les traiter de miraculeux.


Les jeûnes poussés à l'extrême semblaient aux vrais
croyants pénitence modérée. Afin de vaincre la nature,
il leur fallait des moyens plus violents, et ne pouvant

se les appliquer eux-mêmes, ils sollicitaient leurs

frères de leur venir en aide, de là le nom de secours


donnés à diverses opérations, que nos yeux profanes
considéreraient plutôt comme des barbaries (Ravais-
soN, XIV, 366).

Déjà, parmi les convulsionnaires visiteurs du cime-


tière de St-Médard, on avait remarqué des filles qui

s'étendant à terre, sollicitaient comme une faveur des

hommes, — quelquefois jusqu'à dix ou douze, — de


leur monter sur le corps. Une fois dans leurs petites
assemblées, les secours « petits et grands » s'accor-

dèrent avec plus de libéralité. Ils consistaient, les

« petits )), en coups de poings ou de bûches modérés,


des piétinements, des pressions, des secousses, des
balancements et d'autres opérations de ce genre.

Les « grands » secours accentuaient la pénitence.


« Des personnes jeunes et sans coiffure, dit un té-

moin (1), se heurtent la tête contre les murs, même


contre le marbre ; elles se font tirer les quatre mem-

(1) Delan, Dissertation théologique adressée à un laique œntre


les convulsions (1733) : Cf. Ravaisson, XV, 140.
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 397

bres par des hommes très forts et quelquefois écar-

teler, domier des coups qui pourraient abattre les

plus robustes, et en si grand nombre qu'on en est

effrayé, car je connais une personne qui en a compté


jusqu'à quatre mille dans une séance ; c'est avec le

poing ou le plat de la main, sur le dos et sur le ventre

qu'on les leur donne. On emploie en quelque occasion


de gros bâtons et des bûches ; on leur frappe les reins

et les os des jambes pour les redresser, dit-on, par ce


moyen. Il ne paraît pas que cela les redresse beau-

coup, mais ils en sont soulagés, au moins n'en sont-


ils pas brisés. On les presse de tous les efforts de

plusieurs hommes sur l'estomac, on leur marche sur


le cou, sur les yeux, sur la gorge, sur le ventre, on s'y

assied, on leur arrache le sein.... Quelques-uns s'en-

foncent des épingles dans la tête sans se faire aucun


mal et paraissent avoir le dessein de se précipiter par
la fenêtre, ce qu'on ne permet pas. Tel convulsion-
naire a poussé le zèle jusqu'à se pendre à un clou à
crochet, à vouloir être crucifié ; la croix, les clous, la

lance, tout était préparé » (Ravaisson, XV, 289).


Un autre témoin (1) rapporte avoir asséné lui-même

des coups, avec un chenet de fer de vingt-cinq à trente

(1) Carré de Montgebon. Idée des seœurs mal à 'propos nom-


més meurtriers.
398 LA SORCELLERIE EN FRANCE

livres, sur le creux de l'estomac d'une patiente qui se


plaignait seulement d'avoir un bourreau si faible ;

il dut céder la place à un plus vigoureux, mais fit

ensuite l'expérience qu'avec vingt-cinq coups du


même chenet il perçait de part en part le mur contre

lequel s'appuyait la patiente. Quelquefois la convul-

sionnaire se plaignait d'un gonflement des muscles,

qui se calmait à peu près, lorsque une planche éten-


due sur elle portait une vingtaine d'hommes. Une
sœur Scholastique avait imaginé de se mettre les

pieds en l'air, on la saisissait et l'on frappait la terre

avec sa tête comme avec le pilon d'une « demoi-


selle » de terrassier (Figuier, t. I. p. 379).

« Une autre convulsionnaire se couibe en arc au

milieu de la chambre, soutenue par les reins sur la

pointe d'un bâton, et, dans cette posture, elle se met


à crier : Biscuit I biscuit ! La douceur qu'elle deman-
dait était une pierre du poids de cinquante livres

attachée à une corde qui roulait sur une poulie fixée


au plafond. On élevait cette pierre jusqu'au haut de
la chambre et on la laissait retomber à plusieurs
reprises, sur l'estomac de la convulsionnaire, ses reins

portant toujours sur le pieu » (Figuier, t. I, p. 380).

La patiente éprouvait, paraît-il, à cet exercice, un


plaisir intense.

Plus tard, le plaisii d'être crucifié sembla sévir


LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 399

parmi les convulsionnaires, restés inaperçus à Paris

pendant dix-huit ans. Une sœur Françoise se faisait


attacher à une croix avec des courroies, étendait les
mains que le directeur de l'assemblée clouait avec

de vrais clous, ainsi que les pieds. On inclinait la croix

tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, suivant les

désirs de la patiente et l'on appuyait sur sa poitrine


des épées nues. Elle resta clouée ainsi un jour trois
heures et demie. Une autre fille, sœur Marie, se fit

également clouer, mais avec plus de répugnance et ne


resta attachée que vingt-cinq minutes. La sœur Fran-
çoise voulut aussi tenter h supplice du feu, son direc-

teur annonça que sa robe serait brûlée sur elle ; mal-


heureusement, un frère ému par ses gémissements
éteignit le feu, ce cjui lui attira une vive réprimande.
>( Françoise du reste ne survécut pas longtemps à
cette épreuve manquée. Epuisée de forces après tant
de tortures, elle tomba dans un anéantissement avant-
coureur de la mort : « Voici la grande convulsion,

« dit-elle, en se sentant près d'expirer. Dieu soit loué,


« tout est fini ». Le médecin, présent à ragonie,s'opposa

au secours que voulait administrer le Père directeur


avec une bûche, espérant assurer ainsi dix ans de plus
de vie à la victime.

Les convulsionnaires rayonnèrent en province : on


en signala en plusieurs villes, notamment à Troyes et
400 LA SORCELLERIE EN FRANCE

à Corbeil, et encore en 1787 à St-Etienne. La Révolu-


tion probablement mit fin à leurs délires, mais con-

firma les derniers Jansénistes dans leur esprit de


sévérité et de pénitence, toujours uni à un certain

sentiment d'hostilité envers l'Eglise romaine (1).

\RT1CLE TROISIEME

La sorcellerie et les écrivains du XVIII*' siècle

Si la persécution des sorciers devint de moins en

moins active dans le cours du siècle et finit par se

calmer complètement, ce fut grâce au revirement des


idées dans le public, surtout dans les sphères gouver-

nementales. Mais ce revirement peut être attribué


à l'influence des écrivains qui d'une manière ou de
l'autre cherchèrent à combattre l'opinion jusque là

en honneur. Il est juste d'en mentionner au moins


les principaux.

Pierre Bayle, dans sa Réponse aux questions d'un

(1) L. SÉCHÉ. Zes derniers Jansénistes depuis la ruine de Port-


Royal jusqu'à nos jours, 3 vol. iii-8. Paris, 1891.
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 401

provincial (1703), attribue les possessions à la fraude

ou à la maladie ; le nœud de l'aiguillette est pour lui

la crainte superstitieuse du patient et non l'efîet du


magicien. Toutefois, Bayle admet la peine de mort

pour les sorciers réels, s'il en existe, et même pour les

gens transportés au sabbat par leur simple imagi-


nation, théorie assez inconsistante, qui heureusement

allait disparaître sous les coups de philosophes plus

logiques.

Montesquieu, dans l'Esprit des Lois (1. XII, c. V),

se contente de recommander la prudence dans la


poursuite de la magie et de l'hérésie, « car, dit-il,

comme elle (l'accusation de ces deux crimes) ne porte


pas directement sur les actions d'un citoyen, mais

plutôt sur l'idée que l'on s'est faite de son caractère,

elle devient dangereuse à proportion de l'ignorance

du peuple ; et, pour lors, un citoyen est toujours en


danger, parce que la meilleure conduite du monde,

la morale la plus pure, la pratique de tous les devoirs

ne sont pas des garans contre les soupçons de ces cri-

mes «.

Le mouvement rationaliste de xviiie siècle naquit

quelque temps après la fin des poursuites pour sor-

cellerie, il ne peut donc revendiquer la gloire de les


avoir supprimées ; toutefois, en lançant dans le public

l'indifïérence religieuse, sinon l'incrédulité complète


402 LA SORCELLERIE EN FRANCE

relativement aux vérités métaphysiques ou surnatu-


relles, il rendit le retour des persécutions, sinon impos-

sible, du moins fort difficile. Ses représentants pro-

fessèrent en général l'opinion que la sorcellerie était

une chimère, mais quelques-uns firent des réserves.

Diderot, par exemple (1), dit de la divination :

« C'est l'art prétendu de connaître l'avenir' par


des moyens superstitieux... les Grecs et les Ro-
mains eurent pour toutes ces sottises le respect le

plus religieux, tant qu'ils ne furent point éclairés par

la culture des sciences ». Ailleurs, à propos du noue-


ment de l'aiguillette ou ligature : « Tous les raison-

nements de Montaigne, et les faits dont il les appuie,

se réduisent donc à prouver que la ligature n'est

quelquefois qu'un effet de l'imagination blessée, et

c'est ce que personne ne conteste ; mais qu'il n'y


entre jamais de maléfice, c'est ce qu'on ne pourrait

en conclure qu'en péchant contre cette règle fonda-


mentale du raisonnement que quelques faits parti-

culiers ne concluent rien pour le général, parce qu'il

est en ce genre des faits dont on ne peut rendre raison


par le pouvoir de l'imagination, tel qu'est l'impuis-

sance à l'égard de toutes personnes, à l'exclusion de

(1) Diderot. Œuvres, 22 vol. in-8. Paris, 1821 ; t. XV,


Dictionnaire, art. Divination ; t. XVII, art. Ligature.
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 403

celle qui a fait la ligature pour jouir seule de son


amant ou de son mari, et celle qui survient tout à

coup la première nuit d'un mariage à un homme qui


a donné auparavant toutes les preuves imaginables

de virilité, surtout quand cette impuissance est dura-

ble ou perpétuelle ». Diderot semble donc admettre


en certains cas la réalité du maléfice de l'aiguillette.

Condillac est moins crédule. A propos de la divi-

nation : « Si les hommes , dit-il, avaient pu considérer


que tout est lié dans l'univers et que ce que nous pre-
nons pour l'action d'une seule de ses parties est le

résultat des actions combinées de toutes ensemble

depuis les corps les plus grands jusqu'aux moindres

atomes, ils n'auraient jamais songé à regarder une


planète ou une constellation comme le principe de ce
qui leur arrivait ; ils auraient senti combien il était

peu raisonnable de n'avoir égard dans l'explication


d'un événement qu'à la moindre partie des causes
qui y ont contribué.... Quand une fois les hommes se

livrent à la superstition, ils ne font plus de pas que


pour aller d'égarements en égarements. Sur mille
observations, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf pour-

(1) Condillac. Œuvres, 16 vol. in-8. Paris, 1822, t. II ; Traité


des système», c. 5. De l'origine et des progrès de la divination, p.
4 6, 53, 65.
404 LA SORCELLERIE EN FRANCE

raient les tirer d'erreur, ils n'en font qu'une et c'est

elle qui les retient.... Mais c'en est assez pour faire
voir combien il était naturel que les peuples adop-
tassent ces préjugés et combien cependant il était

ridicule d'y croire ».

Voltaire (1), on doit le supposer, n'est guère favo-

rable aux persécutions des sorciers : « Il arrivait sou-

vent, dit-il, que des épileptiques ayant les fibres et

les muscles desséchés pesaient moins qu'un pareil


volume d'eau, et surnageaient quand on les mettait
dans le bain. On crait : « Miracle » ! on disait : « C'est

un possédé, ou un sorcier » ; on allait chercher de


l'eau bénite ou un bourreau. C'était une preuve indu-
bitable, ou que le démon s'était rendu maître du
corps de la personne surnageante ou qu'elle s'était

donnée à lui. Dans le premier cas, elle était exorcisée ;

dans le second, elle était brûlée. C'est ainsi que nous


avons raisonné et agi pendant quinze ou seize cents

ans ; et nous avons osé nous moquer des Cafres » !

Et ailleurs : « Rien n'est plus ridicule que de con-


damner un vrai magicien à être brûlé ; car on devait

présumer qu'il pouvait éteindre le feu et tordre le cou

à ses juges ».

(1) Voltaire. Dictionnaire philosophique, art. Démoniaque.


Magie.
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 405

L'opinion des Encyclopédistes se résume dans la

définition de l'Encyclopédie au mot Sorcellerie : « Opé-


ration magique honteuse ou ridicule, attribuée stupi-

dement par la superstition à l'invocation et au pou-

voir des démons ».

II

Il était fort naturel que tout le monde ne fut pas

de l'avis des philosophes. Nous avons vu que, jusqu'à


la fin du siècle, il y eut encore des condamnations, et

dès lors nous pouvons admettre de nombreux et puis-

sants partisans de la doctrine ancienne.

Le Dictionnaire, dit de Trévoux (1), rédigé par les

Jésuites, est, selon leur coutume, assez modéré. Nous


y lisons : « Sorcier, magicien, enchanteur : celui qui,

selon l'opinion commune, a communication avec le

diable, et qui fait plusieurs choses merveilleuses par


son secours. On tient que les sorciers vont à des assem-
blées nocturnes qu'ils nomment sabbat, qu'ils y ado-
rent le diable, qu'ils ont une marque qui rend la partie

insensible. Ceux qui ont écrit de la Démonomanie,

(1) Dictionnaire universel français-latin, nouvelle édition, 5


vol. in-fol., Paris, 1732.
406 LA SORCELLERIB EN FRANCE

comme Delrio, Bodin, etc., en racontent mille mer-

veilles dont la plupart sont visiblement fabuleuses.


On excommunie au prône les sorciers et sorcières,

devins et devineresses. Le peuple, qui souvent juge


de travers, a accusé plusieurs grands hommes d'être

sorciers. Naudé. Le Parlement de Paris ne reconnaît


point de sorciers ; le Parlement de Rouen les brûlait

autrefois ; on ne le fait plus. On ne doit punir ceux


qu'on accuse d'être sorciers, que lorsqu'ils sont dû-
ment convaincus de maléfice, de quelque manière
qu'ils l'aient fait ».

Bien d'autres écrivains entreprirent une défense


plus formelle de l'influence satanique, il nous suffira

de citer un des plus acharnés, l'abbé Fiard, qui dans


ses Lettres magiques ou Lettres sur le diable (1791) et

surtout dans son ouvrage, La France trompée par les

magiciens et démonolâtres du dix-huitième siècle,

fait démontré par des faits (Paris, 1803, in-8), accuse


de démonolâtrie les Jacobins, les Francs-Maçons. Il

annonce la venue de l'Antéchrist et soutient qu'un


ventriloque parle par la volonté ou avec l'aide des
démons. Heureusement l'abbé Fiard n'avait plus le

bras séculier à sa disposition !


I.E SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 407

III

A l'étranger, les partis se trouvaient plus nombreux


et plus divisés qu'en France, les persécutions s'y fai-

saient encore plus inhumaines et, pour obtenir leur

cessation, les efforts devaient y être plus violents.

Bien des hommes se firent remarquer dans cette lutte.

Contentons-nous de nommer les plus connus pour

pour leur opposition à la poursuite des sorciers, ils

eurent certainement quelque écho dans notre pays, car


si l'influence française était alors prépondérante en
Europe, les écrivains, les philosophes, les penseurs,

les polémistes de France n'échappaient pas non plus


complètement aux divers courants d'opinion de
l'étranger.

Christian Thomasen (1655-1728), né à Leipzig, phi-

losophe et juriste, porta sur tous les domaines de l'in-

telligence une main hardie, amoureuse des nouveautés


qui lui semblaient plus conformes à la raison et à la

justice. Il passa en conséquence sa vie à combattre,


mais ayant enfin obtenu une place de professeur à
l'Académie, puis à l'Université de Halle, il put dans
ce poste sûr continuer ses polémiques et défier ses

ennemis. Dans un procès de sorcières, en 1694, il


408 LA SORCELLERIE EN FRANCE

avait été appelé à donner son avis comme conseiller

et avait conclu à la torture. Il vit, à son grand éton-


nement, son opinion rejetée par ses collègues. Cet
échec l'amena à étudier de près les questions et les
procès de sorcellerie, il lut ce que ses devanciers
avaient écrit dans un sens et dans l'autre. Il fut sur-

tout frappé des raisonnements du P. Spée, de Wier


et de Bekker ; à leur exemple, il prit donc position
bien nette contre l'opinion jusqu'alors en vogue, et
contribua à faire avancer la cause déjà introduite
par eux. Thomasen admit l'existence théologique
d'un diable spirituel et invisible, agissant dans les

hommes pécheurs par l'intermédiaire, soit de l'air,

soit de petits corps aqueux ou terrestres, mais il

combattit comme des fables les prétendus pactes


diaboliques, devenus, depuis le Moyen-Age, la partie

essentielle de la sorcellerie. Une fois ces pactes sup-


posés chimériques, les sorciers devenaient de simples
imposteurs ou des malfaiteurs, que la Bible et l'ancien

droit romain avaient eu raison de punir, comme les

magistrats modernes devraient encore le faire (1).

Les idées de Thomasen firent leur chemin ; lente-

ment, il est vrai, puisqu'en 1723, un professeur de

(1) SoLDAN, t. II, p. 243 seq. — Roskoff, die Geschichte des


Teufels, t. II, p. 361, 479.
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 409

Halle, Gottlieb Heinecke disait encore : a Les sorciers


qui ont fait du mal par des malédictions ou des for-

mules magiques doivent être décapités ; ceux qui ont


fait un contrat avec le diable doivent être brûlés

vifs (1) «.Toutefois la croyance à la réalité de la sor-

cellerie avait reçu des coups terribles, dont elle ne


pouvait guérir que difficilement. Elle mourut dans
les pays protestants lorsque les théologiens de la

Réforme, après d'âpres discussions sur les possédés

de l'Evangile, sur la tentation du Christ, se rangèrent

avec des variantes à l'opinion de Semler (2), c'est-à-

dire, virent dans les possédés évangéliques de simples


malades ; à celle de Teller (3), par laquelle le mot
« diable », dans l'ancien comme dans le nouveau Tes-
tament, n'indiquait pas une personnalité définie, mais
simplement un accusateur, un calomniateur ; ou à
l'avis d'autres écrivains tels que Kôster (4), ne voyant
plus dans le diable qu'une abstraction, la personni-

fication du mal en général. Le formidable mouve-

(1) GoTTUEB HmNECCius. Elewenta juris civilis secundum


ordinem institutionum, lib. IV, tit. 18, § 1358 ;
— Soldan, t. II,
p. 259.
(2)Semler. De Dœmoniacis quorum in Nov. Test, fit mentio.
Halle, 1760 ;

Roskofp, t.^II, p. 490, 513.
(3) WiLHEM Abraham Teller's Worterbuch des neuen Tes-
taments, 1772 —
RosKOFF, t. II, p. 493.
;

(4) Demiithige Bitte um Belehrung an die grossen Mànner,


tœlche keinen Taufél glavben, 1776 ;

Ro8KOPF, t. II, p. 601.
410 LA SORCELLERIE EN FRANCE

ment déiste, qui se fit sentir dans toute l'Europe au


xviiie siècle, contribua puissamment à faire discuter

la croyance au pouvoir diabolique et, par le fait des


doutes soulevés, à chercher, ailleurs que dans l'inter-

vention des démons l'explication des phénomènes


qui avaient embarrassé les observateurs du passé.

ARTICLE QUATRIEME

La Franc Maçonnerie

Le dix-huitième siècle vit naître une association des-


tinée à conquérir une influence énorme en notre temps,
d'abord, par le nombre croissant de ses membres, en-
suite, par son habileté à créer une opinion publi-
que sur les sujets choisis par elle, par la multiplicité

des groupements issus de son sein, dirigés par ses

membres, inspirés de son esprit, tels que bon nombre


de syndicats, de sociétés mutuelles, musiques, socié-
tés de sport ou de tir, clubs, cercles post-scolaires, etc.

On a dit d'elle comme des sorciers qu'elle constituait

une église satanique, que le diable venait person-

nellement présider ses réunions ou « tenues », dans


lesquelles il prenait une forme humaine ou animale
1,E SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 411

eL recevait un baiser obscène, que ses réunions

sont secrètes, comme celles des sorciers, se tiennent

le soir ou la nuit, comme les sabbats. Je ne sache

pas cependant qu'on ait prétendu voir les Francs-


Maçons se rendre à leurs loges sur des manches à

balai. Mais on leur a attribué des pratiques infâmes,


des crimes et des meurtres, la pratique des messes

noires, et, plus justement, à une certaine époque,


des tendances théosophiques ou occultistes bizar-
res. Pour tous ces motifs, il ne nous est pas pos-
sible de ne pas raconter brièvement au moins,
l'histoire de la Franc-Maçonnerie.
Quoi qu'on en ait dit, les origines de la société

maçonnique ne doivent être cherchées, ni parmi les

ouvriers du temple de Salomon, ni parmi les initiés

des mystères grecs ou égyptiens, et pas davantage

en Orient au temps des Croisades, ou chez les Albi-

geois, ou chez les Templiers. Rien ne prouve non plus


une fdiation quelconque entre les Francs-Maçons et

les hérétiques du Moyen-Age, Albigeois ou Vaudois,

encore moins avec les hérétiques plus anciens, Pauli-

ciens, Manichéens, Gnostiques divers. La seule ressem-


blance entre les Maçons et tous ces hérétiques est

la tendance commune à bon nombre d'esprits de

toutes les époques de chercher, hors de l'Eglise offi-

cielle, une réponse aux diverses questions philosophi-


412 LA SORCELLERIE EN FRANCE

ques et métaphysiques qui concernent Dieu, l'homme,


l'âme, la nature, les fms dernières, etc. Pour satis-

faire cette tendance, il est nécessaire de se voir, de

parler, de discuter, de former des groupes plus ou

moins secrets, dissidents de la grande Eglise et, par


le fait des hostilités réciproques, bientôt ses ennemis

acharnés.

L'incompatibilité entre l'Eghse catholique et la

Franc-Maçonnerie ne commença du reste que lorsque


la société maçonne, occupée jusqu'alors d'architec-
ture et de construction, prit décidément un caractère
philosophique et déiste. Elle avait commencé en
effet par être une des confréries d'ouvriers maçons
et architectes. On retrouve un peu partout, au
Moyen-Age, des traces de.ces sociétés ou compagnon-
nages, ayant pour but d'aider leurs membres par la

force de l'association, les secours-mutuels, les prières,

les aumônes ; de garder aussi secrets les procédés de


leur fabrication, s'il s'agissait de confrérie de fabri-

cants ; non moins secrets les calculs de la coupe des


pierres, de la résistance des matériaux, les dessins,

Jes épures et les autres connaissances profession-

nelles, si la société réunissait les constructeurs.

Parmi les artisans groupés en associations, les uns


faisaient partie d'une corporation locale qu'ils ne

quittaient guère, soit pour motifs personnels, soit


LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 418

parce qu'ils étaient serfs ou minants attachés à


telle ou telle seigneurie ; les autres, dégagés de la

servitude, voyageaient à leur guise, de là leur nom


de libres, ou francs. S'il s'agit des maçons en par-

ticulier, il semble qu'au x"? siècle il y eut déjà en


Lombardie des associations de maçons voyageurs.
Les papes leur donnèrent plus tard des privilèges, —
par exemple Nicolas III (1277) et Benoît XII (1334), —
les rois et les seigneurs de leur côté les favorisèrent,

car ils allaient de province en province bâtir les

églises et les châteaux. C'est probablement pour se

reconnaître avec leurs correspondants de chaque ville^

ou entre membres d'une même confrérie, car il devait

y en avoir de concurrentes, qu'ils imaginèrent les

signes conventionnels, attouchements, mots de passe,


emblèmes, etc., tous usages conservés avec plus ou

moins de modifications dans la Franc-Maçonnerie


postérieure (1).

Quoi qu'il en soit, ces corporations de maçons


voyageurs se continuèrent pendant des siècles et se

(1) A. G. JoUAUST, R.*. C'. dans le Monde Maçonnique, 6* an-


née, t. VI, mai 1862-a\Til 1863, p. 1 seq. Le Livre de l'apprenti —

;

Paris, p. 17 ; Rebold, Précis historique de la Franc- Maçonnerie


ancienne et moderne ; — Pindel, Geschichte der Freimaurerei, 4*

édit. Leipzig, 1878, p. 18 ; Raich, dans le Kirchenlexicon, 2*
édit., art. Freimaurer — Monde maçonnique, 3 nov. 1860, t. III,
421 note, 427 — LARonssE, Grand Dictionnaire, aH. Franc-
;

p. ;

Maçonnerie.
414 LA SORCELLERIE EN FRANCE

propagèrent en divers pays, avec une loge principale


à Strasbourg, considérée comme le centre ou la tête

de toute l'association au moins pour l'Allemagne, et


quelques parties de la France et de l'Angleterre.

Elles paraissent avoir construit un certain nombre


d'admirables églises gothiques, en particulier celles
de Cologne, de Strasbourg, et celle plus moderne de
St-Paul de Londres ; elles conservaient avec un soin

jaloux dans leurs cartons les plans, les dessins, les

calculs nécessaires pour réaliser l'équilibre des voûtes


et des flèches lancées vers le ciel.

II

Afin d'obtenir les travaux nécessaires et surtout la

protection indispensable dans les difficultés naissant,

soit de circonstances particulières, soit de l'extrême


division du territoire, les associations de maçons
libres se placèrent en chaque contrée sous le patro-

nage d'un personnage haut placé, prélat d'église ou


seigneur, auquel elles donnèrent le titre de grand

maître, titre simplement honorifique, à moins que

le seigneur, amateur lui-même des beaux-arts, ne


s'intéressât aux discussions techniques ou aux ques-
tions matérielles traitées dans les loges et atehers
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 415

des artisans. Il se faisait alors, par fantaisie ou par


témoignage d'affection pour le talent des architectes,

initier aux secrets et aux signes de reconnaissance


des maçons. En Angleterre, par exemple, où les

loges d'ouvriers se maintinrent jusqu'à la fin du


xvii^ siècle, le roi Guillaume III (+1702) se fit initier

en 1635 et présida une loge à Hampton-Court, pen-


dant la construction de la partie moderne de ce
palais.

A cette époque, le Grand-Maître d'Angleterre,


Christophe Wien, architecte de St-Paul, accablé par
l'âge et les infirmités, négligea les devoirs de sa charge ;

les membres de la corporation ainsi laissés sans chef


abandonnèrent leurs réunions ordinaires, leurs ban-
quets traditionnels, et virent les loges diminuer rapi-
dement. Il n'en restait plus que quitre à Londres,

sans grand travail, quand l'idée vint d'y admettre

des personnes distinguées d'autres professions, pro-


bablement, afin de faire participer ces nouveaux mem-
bres aux privilèges royaux comme aux secours-mu-
tuels de la société ; afin d'obtenir aussi leur concours
moral ou matériel dans l'intérêt commun. Les quatre
loges se fondirent donc dans une seule et ouvrirent

leurs portes à de nouveaux membres ignorants des


sciences de la construction. On conserva cependant
les signes conventionnels, les cadres extérieurs de la
416 LA SORCELLERIE EN FRANCE

corporation, la division des membres en maîtres,

compagnons et apprentis, l'exclusion des étrangers

ou profanes, l'emploi du langage des emblèmes, des


signes du métier ancien, tout cela restant l'appar.mce

uniquement symbolique d'un esprit nouveau (1).

D'opérative, la maçonnerie devenait spéculative.

Parmi les auteurs de celte transformation, nous re-


marquons James Anderson, prédicateur de la Caur,

qui donnera la première c3nstitution du nouvel ordre ;

un archéologue, Georges Payne, et un français d'ori-

gine, Jean-Théophile Désaguliers, fils d'un pasteur


protestant, exilé de La Rochelle, prédicateur lui aussi

à la Cour anglaise, qui devint en 1719 Grand-Maître


de la Franc-Maçonnerie d'Angleterre (2).

L'esprit de cette première association est une tolé-

rance complète pour toutes les opinions : les Frères

ne sont tenus qu'à « suivre cette religion sur laquelle

tous les hommes sont d'accord, c'est-à-dire à être

des hommes bons et sincères, des hommes d'honneur

(1) Discours du F.*. Amiable au Congrès maç.*. international


du Centenaire 1789-1889, tenu les 16 et 17 juillet 1889 (E.-. V.-.)
à ro.". de Paris. Paris, Secrétariat général du Grand Orient de
France,^1889, p. 36 ;

Jouaust, 1. c. ;

Tschackert dans la
Realencyklopedie de Herzog, 3» édit., art. Freimaïu-er, p. 259.
TsCHAKERT, art. Freimaurer dans la Realencyklopedie
(2 ) ;

Raich, art. Freimaurerei dans le KircJtf.nlexicon Asiiabt.e, ;
— 1.

c. p. 36.
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 417

et de probité (1)". Toutes les nations, toutes les lan-

gues, toutes les familles peuvent en être. Chacun


peut consen-er ses opinions particulières, pourvu qu'il

garde les règles morales, les rapports de sociabilité

et de bonne confraternité, l'humanité, le patriotisme

et, indépendamment des variétés confessionnelles, la

croyance en un Dieu. Ces idées humanitaires et vague-


ment déistiques flottaient dans l'air du xviii'^ siècle ;

elles firent la fortune de lu Franc-Maçonnerie.


Cependant les loges anciennes existant encore en

Angleterre et en Ecosse adoptaient les modifications

de celle de Londres au milieu de tiraillements, de


discussions, de conflits personnels et autres, qui déter-

minèrent un double courant d'idées parmi les maçons,


groupés les uns autour de la Grande Loge du rit an-

cien et accepté, les autres de la Grande Loge d'An-


gleterre ou du rit moderne. D'autres loges se créèrent

ensuite rapidement, qui se rallièrent à l'un ou à l'autre

des deux rites en fonction (2).

L'esprit voyageur des Anglais répandait prompte-

(1) The charges of a Free-Mason, extracted from the ancient


records of Lodges beyond sea and those of England, Scotland and
Ireland, for the use of the Lodges in London, 1723 AinABl.E, ;
—-

1. c, p. 37.
(2) Illustration of ilasonery by William Preston.P. Master of
the Lodge of Antiquity, Londres, 1799, in-S. —
Monde maçonni-
'_ue, t. III, p. 426 ;

Jouaust, p. 21.
418 LA SORCELLERIE EN FRANCE

ment la nouvelle institution. A leur exemple, pres-


que dans tous les pays, des loges se fondèrent. A
Dublin, c'est en 1730 à Florence et à Boston, en 1733.
;

Puis on en ouvre dans les Pays-Bas, en Suède, en


Pologne. La première loge allemande se crée à
Hambourg en 1737. Le prince impérial de Prusse,
plus tard Frédéric II, s'y fait initier et, devenu roi

favorise de son mieux la propagation de l'ordre. Il

devient lui-même Grand-Maître de la Grande Loge


de Berlin. Il sert de modèle à grand nombre de
princes allemands ; même l'empereur d'Autriche
François I<^r voit sans déplaisir la propagation de la

Franc-Maçonnerie. En revanche, à Naples, à Rome,


à Avignon, à Aix-la-Chapelle, en Espagne, quelque

temps en Hollande, les Maçons se virent l'objet de

poursuites plus ou moins constantes et fermes.

III

Mais les trois grades anciens d'Apprenti, de Compa-


gnon et de Maître, ne suffirent bientôt plus à la vanité
des maçons nouveaux appartenant aux classes éle-

vées. Comme il n'y avait qu'un grand maître en


chaque Etat, on inventa une série de titres divers,
variables suivant les systèmes. Le fameux Josej^h
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 419

Balsamo, le pseudo-comte de Cagliostro (1743-1795),


organisa pour sa part le rit ou système (ou encore le

régime égyptien), dit des Coptes, pour les deux sexes,


avec quatre-vingt-dix grades. Il promettait aux mem-
bres de sa confrérie la prolongation de la vie, le réveil

des forces éteintes, la résurrection physique, la domi-


nation sur les esprits et d'autres merveilles. Nous
aurons bientôt l'occasion de revenir sur ce personnage.
Vers la même époque, en Allemagne, entre 1756 et
1768, un Ordre Maçonnique, dit des Rose-Croix, pré-

tendait se rattacher à une pseudo-compagnie, fondée

cent cinquante ans plus tôt par un philosophe-voya-

geur imaginaire, Christian Rose. Ce voyageur était


connu par une série d'écrits et de romans satiriques (1)

anonymes, œuvres vraisemblablement de Jean-Valen-


tin Andréa (1586-1654), théologien luthérien du Wur-
temberg. B.-J. Schleiss organisait la Rose-Croix à
Salzbach et Doppelmayer à Hof. Ils faisaient espérer

aux confrères la connaissance de la pierre philoso-

phale, de l'élixir de longue vie, des évocations, etc.

Schroepfer, cafetier de Leipzig, appartenait à un


de ces groupes spirites. Il avait la réputation d'évo-

(1) Réforme générale du monde entier. —


Confrérie du très
recommandablc Ordre de Rose-Croix (1614) ; —
Confession de
la Société et confrérie de R.—C, —
Mariage chimique de Christian
Rose-Croix ; — Kirchen lexicon, art. Rosen-Kreuzer.
420 LA SORCELLERIE EN FRANGE

que*lgs morts, qu'il arrachait également du ciel et des


enfers. Ses a»fîaires n'allaient cependant pas, et sa

tête tourna, en sorH qu'il se tua lui-même (1775).


Ses amis attendirent quef(ff«i£ temps son retour. On
avait même indiqué le jour et la f^ace de Leipzig où
il réapparaîtrait ; toute la ville s'y rendit, mais

Schroçpfer manqua seul au rendez-vous (1).

Ces jongï«Eies, auxquelles les miracles de Mesmer,


de Cagliostro et d'autres donnaient une apparence
de sérieux, firent le tour de l'Europe et séduisirent
nombre de personnages appartenant aux rangs les

plus élevés. Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II,


se fit lui-même recevoir parmi les Rose-Croix, ainsi
que son ministre Jean-Christian Wôllner ( + 1800),
chargé des affaires ecclésiastiques et de l'enseigne-
ment en Prusse, qui considérait la communion avec
les esprits comme la vraie science. De nos jours, il

eut été spirite.

Cependant tous les Francs-Maçons allemands ne


s'engageaient pas parmi les Rose-Croix. Le rit

du Temple, qui prétendait remonter aux Croisades


et aux Templiers, groupa de nombreux adhérents.
Son fondateur paraît avoir été le baronet écossais

(1) Lettre du comte de Mirabeau à M. Francis de la Cktrde sur


MM. Cagliostro et Lavât er, Berlin, 1786).
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 421

M. A. Ramsay, converti, qui imagina à Paris (1728) de


trouver un lien entre la Franc-Maçonnerie et les che-

valiers de St-Jean d'abord, ceux du Temple ensuite.


Il apprit en elïet la survivance des chevaliers de St-

Jean à Malte, où pourraient se trouver des contra-

dicteurs. Pour les éviter, il supposa alors un testament


du Grand-Maître Jacques Molay, transmis de main en
main jusqu'aux Francs-Maçons, contenant le secret

du Temple (1). Quoi qu'il en soit, les systèmes dits du


Temple prospérèrent en Allemagne. Quatre seule-

ment méiitent d'être signalés.

1° Le Chapitre de Clermont, fondé en 1754 à Paris


par le chevalier de BonnevJlle ; transporté à Berlin

par le baron von Printzen, il fut répandu ensuite en


Allemagne par le F. Samuel Rosa, surintendant luthé-
rien, privé de son office à la suite de relations scan-
daleuses avec une veuve ;
2° La Stricte observance,

fondée dans l'Allemagne du Nord par le baron Hund,


qui s'était fait initier à Paris. Les membres de la

Stricte observance s'engageaient à une obéissance sans


conditions envers le chef de l'Ordre ;
3° Le Cléricat,

création du baron de Starck, prédicateur de la cour

de Darmstadt. Sa doctrine était un mélange de phi-

(1) Allgemein Handbuch der Frei-Maurerei, Leipzig, 1867, t.

III, p. 12 ;
— Raich, dans le Kirchenlexicon, art. Freimaurer.
422 LA SORCELLERIE EN FRANCE

losophie hermétique, de rêveries tirées de la gnose et

de symboles fantastiques ; le tout assez ressem-

blant à l'occultisme de nos jours. Le Cléricat

ne tarda pas à disparaître, mais laissa des traces


dans les autres rits maçonniques, avec le souve-
nir des légendes fabuleuses ;
4° le Système suédois,
œuvre de Jean-Guillaume Ellenberger von Zinnen-
dorf, organisé comme les Templiers français, mais
accommodé aux idées exégé tiques des rationalistes

allemands. Il fut adopté par la Grande Loge de Berlin.


Il prétend avoir la vraie doctrine de Jésus, transmise
de génération en génération à des élus spécialement
choisis, — c'est-à-dire, une pure religion naturelle, —
les Evangiles n'étant qu'un récit populaire accom-
modé aux préjugés du peuple (Raich, 1. c, col. 1974).

D'autres Loges se rangèrent dans la Maçonnerie


égyptienne ; elles prétendirent descendre des mystères

et des confréries secrètes de l'Egypte. Les Maçons


égyptiens se partagèrent eux-mêmes en trois rits,

celui des Coptes, invention de Cagliostro, celui de


Memphis et celui de Misraïm. Les deux derniers
paraissent être nés au commencement du xix® siècle.

Les trois frères, Michel, Marc et Joseph Bédarrides,


juifs d'Avignon, imaginèrent le rit de Misraïm, fondé,
disaient-ils, autrefois en Egypte par Misraïm ou Menés,
un des quatre fils de Cham, mais remontant en réalité
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 423

bien plus huit, car Dieu avait nommé Adam membre


et Grand Conservateur du système. Il avait quatre-

vingt-dix degrés. Ces cocasseries n'empêchèrent pas

les frères Bédarrides d'implanter leur rit en France à


partir de 1814 et, pendant quelque temps, de recruter
bon nombre de partisans. Mais la division se mit bien-

tôt dans les Loges de Misraïm, un certain nombre


s'unirent au Grand Orient ; à peine en reste-t-il une

ou deux. En même temps que les Bédarrides créaient


leur obédience, un certain Samuel Honis du Caire
inventait celle de Memphis. Elle connaissait, disait-on,

des secrets révélés par saint Marc à un sage égyptien,


nommé Ormus, transmis aux Esséniens et par eux,
aux Croisés qui les apportèrent à l'Ecosse. Les disci-
ples de Memphis eurent une vogue passagère, mais

leurs dernières Loges se sont réfugiées en Sicile et ne


peuvent guère se promettre un long avenir (Raich,
1. c. ; Larousse, art. Misraïm).

Ces quelques détails peuvent nous donner une idée


du désordre des esprits en Europe au xviii^ siècle et

du peu de cohésion des diverses Loges maçonniques,


presque dès leur fondation. II semble, en tout cas,

étrange qu'elles eussent déjà perdu conscience de leur


origine anglaise.
424 LA SORCELLERIE EN FRANCE

IV

En France, l'unité n'existait pas davantage. Une


Loge avait été créée à Dunkerque en 1721, mais la

Franc-Maçonnerie française ne prit un essor rapide


qu'après la fondation de la première Loge de Paris
par l'anglais Dervent-Waters. C'était un chaud par-
tisan des Stuarts, et il fut décapité en Angleterre,

pour avoir pris les armes en faveur du prétendant


Charles-Edouard (Amiable, 1. c, p. 38 ; Monde ma-
çonnique, nov. 1860, p. 428).

Malgré les défenses du lieutenant-général de police,

les Loges se multiplièrent vite tant à Paris que dans


les provinces ;
parfois complètement indépendantes,
d'autres fois fédérées sous un règlement ou régime

commun, avec des règles et des grades plus ou moins

compliqués, suivant les petites vanités individuelles

(Amiable, 1. c).

Parmi les membres des Loges nous remarquons en

effet grand nombre de seigneurs, appartenant à la

meilleure noblesse, beaucoup de prêtres, de religieux,

puis des bourgeois (1). Dans les « tenues », ou réu-

(1) De Loucelles. Histoire générale de la Franc- Maçonnerie


en Normandie de 1739 à 1875. Dieppe, 1875. Bibliothèque —
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 425

nions, les maçons d'alors s'occupent de travaux fort

divers. Les uns se livrent aux spéculations ultra-


métaphysiques de St-Germain et de Cagliostro, d'au-

tres, à des scènes extravagantes qui tournent à l'orgie

parfois, à la fantasmagorie souvent (Raich, 1. c).

Telles les Loges du rit des « Elus Cohens », institué

par Martinez Pasqualis, cabbaliste d'origine portu-


gaise, qui faisait de la théurgie. Un de leurs membres
les plus connus, fut Louis-Claude de St-Martin, dit

le « Philosophe inconnu », auteur d'un ouvrage qui


fit énormément de bruit : Des erreurs et de la vérité,

ou les Hommes rappelés au principe universel de la

science. On lui doit encore la devise : Liberté, égalité,

fraternité (1).

D'autres Loges gardaient un maintien plus sérieux.


Leurs membres cherchaient à se renseigner sur l'his-

toire déjà obscure de la Franc-Maçonnerie, son but,


sa science. Il est même fort curieux de lire, dans les

procès-verbaux ou « pièces d'architecture » des

du G.'. O.".. Manuscrit, Compte-rendu du convent de Paris, 1785,


convoqué par la Loge» Les Amis réunis du régime des Philalèthes d.
(1) Raich, Le; —
Le Livre de l'Apprenti de la L.'J Travail
et Vrais amis fidèles. Paris, p. 45 ; —
Menekdez y Peiayo, Hisio-
ria de los heterodoxos espanoles, t. III, p. 358 Matter, St-Mar-; —
tin, lePhilosophe Inconnu, sa vie, ses écrits, son maître Martinez
et leurs groupes, d'après des documents inédits. Paris, in-4, 1862
— Ad. Fran'ck. La philosophie mystique en France à la fin du xviii»
;

siècle. St-Martin et son maître Martinez Pasqualis. Paris, 1866.


426 LA SORCELLERIE EN FRANGE

« tenues », les réponses divergentes des frères sur


tous ces sujets ; ici, ils font remonter la Franc-Maçon-
nerie à Adam et à Eve, là aux mystères païens, ou à

Jésus-Christ et à ses apôtres ; les uns lui donnent pour


but, qui l'alchimie, d'autres la théosophie, d'autres

encore la pratique de la religion chrétienne.

En certains « ateliers », plus fidèles à l'institution

primitive, groupés d'abord autour du grand maître


Dervent-Waters, puis de lord Harnouester (1736-
1738), élu par les quatre Loges existant alors à Paris;

ensuite de son successeur Louis Pardaillan de Gondrin,

duc d'Antin (+1743), petit-fils du marquis et de la

marquise de Montespan, on s'intéresse aux questions


humanitaires et on en fait un des buts principaux
de la société : « Nous voulons réunir tous les hommes
d'un esprit éclairé, de mœurs douces et d'une humeur
agréable, non seulement par l'amour des beaux-arts,
mais encore plus pai les grands principes de vertu,
de science et de religion, où l'intérêt de confraternité
devient celui du genre humain entier, où toutes les

nations peuvent puiser des connaissances solides, et où


les sujets de tous les royaumes peuvent apprendre à se

chérir mutuellement, sans renoncer à leur patrie (1)».

(1) Thory (1759-1827). Histoire de la fondation du Grand-


Orient de France, écrit favorable à la Grande Loge, dans le
Monde maçonnique, nov. et déc. 1860, p. 420, 474.
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 427

Dans un autre ouvrage : La Franc-Maçonne ou


révélaMoii des mystères des Francs-Maçons par Ma-
dame *** (1744), on lit ces mots qui sont la repro-

duction sous une autre forme des idées précédentes :

X II n'est question chez eux (les Fr. Maçons) que d'une


maçonnerie purement symbolique, dont le secret con-

siste à bâtir insensiblement une république univer-


selle et démocratique, dont la reine sera la raison, et

le conseil suprême, l'assemblée des sages » (Amiable,


p. 42).

A cette époque, une certaine organisation commen-


ce à se dessiner dans la F. Maçonnerie française, car

la réunion « des maîtres » ou « vénérables » des Loges

parisiennes forme une Grande Loge ; elle exerce une

hégémonie encore peu déterminée, mais sensible, sur

les Ateliers qui consentent à suivre son impulsion.

Cependant la grande maîtrise de Louis de Bourbon-


Condé, comte de Clermont (1709-1771), prince du
sang, occasionna une décadence sensible. Le prince
avait délégué ses pouvoirs à un substitut, le maître

à danser Lacorne, contre qui des oppositions se pro-

duisirent et firent se glisser l'indiscipline dans les

Ateliers. Quand Lacorne fut destitué, il y eut des


luttes assez vives, même des voies de fait, entre les

partisans de Lacorne et les Maçons désireux d'une


réforme ; tous ces troubles attirèrent l'attention du

I
428 LA SORCELLERIE EN FRANCE

pouvoir royal qui signifia à la Grande Loge de cesser

ses réunions (1767) (Amiable, p. 48 ; Monde maçon-


nique, nov. 1860, p. 439).

En revanche, l'administration d'Anne-Charles-


Sigismond de Montmorency-Luxembourg fut un
temps de progrès et d'organisation. Il représentait le

duc de Chartres, Philippe d'Orléans, qui, malgré son


titre de Grand-Maître ne prit guère part aux réunions
maçonniques et laissa à Luxembourg la direction

suprême, confirmée par plusieurs réélections succes-


sives. La lutte fut chaude alors entre les partisans

d'une réforme et les amis de la Grande Loge ancienne.


Les premiers se groupèrent autour d'un conseil appelé
Grande Loge Nationale qui se transforma bientôt
dans le Grand Orient, conseil composé des vénérables
de Paris, d'un délégué de chacune des Loges de pro-
vince et des officiers de l'Ordre (l).Les « vénérables » de

son obédience restèrent soumis à l'élection annuelle, et

l'autorité législative fut déférée au seul Grand-Orient


dans ses réunions ou conuents (Amiable, p. 51 seq.).

Cette centralisation des pouvoirs, appuyée sur l'élec-

tion, devait donner à la Maçonnerie une impulsion


vigoureuse. Les Loges se multiplièrent dans l'obé-

dience du Grand-Orient, bien qu'il en restât encore


beaucoup d'indépendantes, sans parler de celles grou-

pées autour de la Grande Loge Symbolique Ecos


LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 429

saise, dérivation d'une première loge instituée par le

baronet de Ramsay en 1728 à Paris. Nous l'avons

déjà rencontré, ce baronet, qui prétendait faire remon-


ter sa Maçonnerie aux Croisades et aux Templiers.
Le rit de Misraim comprenait aussi quelques ateliers,

et la Grande Loge ancienne avait encore des fidèles.

Malgré tout le Grand-Orient fit des progrès. Il tenta

même des Loges de femmes dites c d'Adoption ». Une


d'entre elles, « La Candeur », obtint une certaine

célébrité, grâce à ses fêtes où parurent les dames les

plus titrées de la Cour, duchesse de Chartres, duchesse

de Bourbon, princesse de Lamballe, comtesses de


Praslin, de Polignac, marquises de Bréhant, de la

Guiche, etc. (Livre de F Apprenti, p. 47 ; Loucelles,


p. 171). Les Loges d'Adoption paraissent avoir été
surtout des lieux de réunions mondaines, reprises

quelque temps sous le premier Empire, elles dispa-


rurent peu à peu. De nos jours seulement, on a tenté
de les faire revivre, je ne sais avec quel succès.
Tandis qu'on s'amusait dans les Loges d'adoption,
d'autres ateliers continuaient de s'adonner aux jon-
gleries à la mode, spiritisme, évocation des esprits,

secrets alchimiques merveilleux. Luxembourg se fit

lui-même quelque temps disciple de Caghostro. Alors,

plus d'un maçon chercha les moyens d'entrer en com-


munication avec le monde surnaturel, diabolique ou
430 LA SORCELLERIE EN FRANXE

divin. C'est de là, sans doute, au moins autant que


de leur position hostile à l'Eglise, que vint aux Francs-
Maçons leur réputation de sorciers, soupçonnés d'ac-

cointances avec le diable et de mille crimes ; répu-

tation usurpée d'ailleurs, mais restée populaire.

Lieux de plaisirs, d'études ou d'occultisnie, les

Loges se ressentirent comme tant d'autres insti-

tutions des épreuves de la Révolution. Bon nombre


de Maçons jouèrent cependant un rôle dans la pré-

paration du grand drame ; ils avaient en effet déjà


pris, dans les réunions d'ateliers, l'habitude de la
parole en public, de la discussion des idées, de la

phraséologie sonore qui va aux foules, et plus encore

de la réflexion sur les besoins et les aspirations de

leurs concitoyens. Rien d'étonnant dès lors que bon


nombre de membres des Etats-Généraux et des assem-
blées postérieures fussent maçons ; les idées de cos-
mopolitisme, de république universelle, de liberté,
d'égalité, de fraternité avaient déjà fait le tour des
Loges du xviii^ siècle avant de retentir à la tribune de

la Convention. Malgré cela, la guillotine faucha rude-

ment dans les « Temples », et quand la grande tour-


mente eut passé, il fallut quelque temps aux survi-
vants pour se reconnaître et reconstituer l'association

si fortement ébranlée
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 431

IV

Terminons, pour n'avoir plus à y revenir, les évo-

lutions de la Franc-Maçonnerie jusqu'à nos jours.

Napoléon P'" autorisa l'ouverture de quelques ateliers,

mais imposa Cambacérès comme Grand Maître et


exigea une obéissance exemplaire envers le pouvoir.

A ces conditions, les Loges se multiplièrent en France.


Les victoires impériales se chargèrent de leur propa-

gation à l'étranger. Bien que fortement anti-révo-

lutionnaires, la Restauration et les gouvernements


successifs du xix^ siècle traitèrent la Franc-Maçon-
nerie de manières difYérentes, sans la détruire.

Si nous voulons toutefois retrouver une action sé-


rieuse des Loges, il nous faut passer aux dernières
années du second empire. Napoléon III, qui avait

d'abord imposé les Grands Maîtres, prince Murât,


prince Napoléon, maréchal Magnan, rendit au G.-

Orient le droit de nomination en 1864. Or, comme


parmi les membres du gouvernement dit de « la

Défense Nationale ->, qui se mit à la place de l'Empire

tombé (1870), nous rencontrons bon nombre de


Maçons, cette circonstance nous fait supposer que
plus d'une fois les réunions des ateliers donnèrent
432 LA SORCELLERIE EN FRANCE

lieu à une propagande politique anti-impérialiste

(Revue des deux Mondes, 15 oct. 1904, p. 811).


Depuis la Troisième République, la Franc-Maçon-
nerie s'est développée d'une manière considérable.

Elle n'a plus que deux branches : celle du Grand-Orient


et celle de la Grande Loge Symbolique Ecossaise,
entre lesquelles se partagent toutes les Loges de

France, avec leurs trois cent cinquante mille membres


environ. En 1871, le « Couvent » du Grand Orient
supprima la Grande-Maîtrise, pour confier l'autorité

suprême au Conseil de l'Ordre et à son président

nommé chaque année. En 1877, le Couvent supprima


des Statuts l'obligation de la croyance à Dieu, appelé

le « Grand Architecte de l'Univers », et à l'immor-

talité de l'âme. Depuis lors l'hostihté s'est accentuée


entre la Franc-Maçonnerie et l'Eglise, qui voit dans le
groupement maçonnique un adversaire d'autant plus
sérieux qu'il est souple, dissimulé et tenace. Entrer

dans les détails de cette lutte serait faire l'histoire


pohtico-religieuse de nos jours, ce qui n'est pas
notre tâche. Il nous suffira avant de terminer de
signaler les causes probables de la réputation diabo-

lique attachée à la Franc-Maçonnerie.

Nous pouvons d'abord attribuer cette renommée


détestable aux Loges elles-mêmes, a données, comme
nous l'avons dit plus haut, dans le cours du xviii^
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 433

siècle à des expériences théurgiques, occultistes,

ainsi qu'à l'évocation des esprits. Le caractère de


société secrète, inaccessible aux profanes, a de plus
toujours suggéré l'idée de manœuvres coupables et
partant diaboliques. Le public catholique s'attacha
à cette idée d'autant plus énergiquement qu'il vit les

Souverains Pontifes Romains réitérer leurs ana-


thèmes contre les sociétés suspectes. On ne saurait
dire que l'Eglise pouvait voir de bon œil s'organiser
en pays chrétien des associations secrètes essayant
de soustraire leurs discussions à sa vigilance, d'au-
tant plus que leurs tendances trop vaguement déistes

menaient certainement à l'indifférence, sinon à l'hos-

tilité vis-à-vis de la religion révélée. C'est pourquoi,


malgré la présence dans les Loges du xviiie siècle

d'un nombre fort grand d'ecclésiastiques, le pape


Clément XII lançait contre les Francs-Maçons l'ex-

communication encourue ipso facto et faisait appel


contre eux au bras séculier (Bulle In eminenti, 24
avril 1738). Cette condamnation renouvelée par Be-
noit XIV (Bref Providus, 18 mars 1751), Pie VII
(Ecclesiam, 1821), Léon XII (Bulle Tuo grcwiora,

1825), Grégoire XVI (Bulle Mirari vos, 1832) ;

Pie IX (Bulle Multiplices inter,lS6D), fut enfin réitérée

par Léon XIII (Bulle Hnmamim genus, 1884) (Raich.


1. c).
434 LA SORCELLERIE EN FRAHCE

Que dans ces bulles, les papes traitassent de


(( sataniques » les assemblées franc-maçonnes et leurs
doctrines, il n'y avait rien là d'étonnant ni d'extra-

ordinaire, d'après le langage habituel des condam-


nations romaines. Dans la bouche pontificale, l'épi-

thète « satanique » voulait dire simplement que la

Franc-Maçonnerie suivait une voie contraire à celle

de l'Eglise de Dieu, et je ne crois pas qu'aucun rédac-


teur des bulles ait cru attacher à l'expression de

« Satan » autre chose que l'idée du Mal en général.

Mais pour les esprits simples, portés à concrétiser et

préoccupés d'apparitions démoniaques, ces expres-


sions parurent une confirmation de leurs rêves.

Aussi, dans maints cercles dévots, on raconta des

histoires efïroyables sur les « tenues » franc-maçon-


niques. Le diable y apparaissait visible, souvent sous
une forme humaine, à la clarté de la foudre, y recevait
les hommages, même les baisers impudiques de ses

fidèles et, comme jadis chez les sorciers, les excitait à

lui chercher de nouveaux adhérents et à faire tout le

mal possible. Ces contes, insérés ici ou là dans de pe-


tites brochures ou des revues pieuses, ne suscitaient
aucune protestation ; ils préparaient la voie à une

fumisterie à laquelle les milieux catholiques firent un


succès déplorable.

S'appuyant en effet sur une parole de la bulle de


LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 435

Léon XIII un écrivain anticlérical trop fameux, Léo


Taxil(Jogand), qui, en ce moment même, publiait une

série de livres sur la Franc-Maçonnerie, en simulant un


retour à l'Eglise qu'il avait blasphémée et vilipendée,

lançait avec la collaboration d'un de ses amis, sous

le pseudonyme du D'" Bataille, une publication : Le


Diable au XIX^ siècle (1) en livraisons illustrées, qui

se vendirent par milliers. Il y racontait que la secte

avait son centre et son chef à Charleston, en Amé-


rique, d'où partaient les ordres pour les Loges du
monde entier. Là se trouvait en particulier le centre

d'une secte encore plus diabolique, le « Palladisme »,

sorte d'arrière-loge, avec des affidés répandus par-

tout, prêts aux crimes les plus atroces contre la reli-

gion et la société. Vue femme, Diana Vaughan, en


avait fait partie, s'était convertie et devait mainte-

nant se cacher pour échapper aux vengeances. Cette


femme, ainsi qu'une autre Sophie Walter, destinée à
être la grand'mère de l'Antéchrist, avait connu le

diable sous diverses formes : Asmodée, le dragon, un

(1) Batauxe (D''). Le Diable au XIX' siècle ou les mystères du


spiritisme. La Franc- Maçonnerie hiciférienne, révélations complè-
tes sur le Palladisme, la Théurgie, la Goétie. Paris, 1893, 2 vol. in-4.
— Margiotta. Le Palladisme, Culte de Satan. Grenoble, in-12,
1895 — Vaughan (Miss Diana). Le Palladisme régénéré et libre.
— Mery (Gaston). Un complot maçonnique.
;

1895,
Paris, in-8, etc.
La vérité sur Diana Vaughan. Paris, 1897.
436 LA SORCELLERIE EN FRANCE

des princes de l'enfer avait même joué devant elle

du piano avec sa queue. Les Semaines religieuses


firent à ces contes un accueil empressé, des prédi-
cateurs célèbres ne craignirent pas de recommander
la lecture du Diable au XIX^ siècle, et malgré les pro-

testations de beaucoup, rien ne faisait soupçonner

la chute prochaine du roman, car une société pieuse


dirigée par Taxil, a Le Labarum », s'était même
formée pour combattre le Palladisme, lorsque, au
Congrès catholique de Trente, où Léo Taxil eut la

hardiesse d'assister, quelqu'un réclama une preuve

quelconque de tant de choses merveilleuses, au


moins le certificat de baptême de la fameuse Diana
Vaughan. Naturellement, on ne put rien fournir. A
bout d'expédients dilatoires, Taxil, en une réunion

mémorable dans la salle de la Société de Géographie


de Paris, avoua que, de naissance aimant à rire, il

avait joué les Francs-Maçons et les Catholiques. L'n

tel aveu fait juger l'homme, mort depuis. Le plus

étrange est que, malgré cet aveu formel, plusieurs


s'obstinèrent encore à croire à l'apparition de Satan

dans les Loges et au Palladisme et, tout récemment


encore (1909), dans un journal parisien soi-disant
catholique, acquis d'avance à toutes les crédulités

possibles, un correspondant révélait une fois de plus


les mvstères du Palladisme. Il faut reconnaître
LE SIÈCLE DE LA PHILOSOPHIE 437

que dans le numéro suivant La Croix, pour une fois

critique, revenait sur la communication et rappelait

que le Diable au XIX^ siècle n'était qu'un roman.


CHAPITRE VI

Magnétisme et somnambulisme

ARTICLE PREMIER

Opinions et partis divers

Avant que le xyiii^ siècle ne s'agitât pour dis-

paraître dans les terribles agitations de la Révolution

française, la société élégante de la Cour et de la Ville,

à peine débarrassée des convulsionnaires de St-Mé-


dard, s'occupait ou s'amusait de phénomènes non

moins inexplicables, que des hommes d'origine

étrangère étaient venus faire connaître à Paris.

Comme ces pratiques nouvelles procuraient la gué-

rison de bon nombre d'affections réputées jusqu'alors

difficiles à guérir elles ajoutaient l'utile à l'agréable,

ou au prodige, et devaient naturellement avoir beau-


coup de partisans. Avant d'entrer dans l'étude de ce?

MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 439

phénomènes qui se continuent encore de nos jours,


dans les hôpitaux et dans maintes réunions privées
ou pubhques, relevant ainsi de notre histoire contem-
poraine, il sera bon, pour éviter de nous répéter sans

cesse, d'indiquer succinctement comment se groupent


les jugements, en face de tous les faits étonnants,
inexplicables, ou, du moins, jusqu'à présent en partie
inexpliqués, que nous aurons à décrire.

Signalons d'abord, pour mémoire, les ignorants


involontaires, — toujours 'le plus grand nombre, —
qui, occupés de leur vie journalière, ne connaissent

pas grand chose en dehors de leur étroit horizon et


sont, comme de juste, impuissants à prendre parti
sur ce qu'ils ignorent, tels, si l'on veut, les Patagons

ou les Cafres, en ce qui concerne les ondes hertziennes


ou les théories de la lumière. Près d'eux, se rangent
les indifïérents, fort nombreux aussi ; ils savent tant
bien que mal ce qui se dit, mais n'éprouvent aucun
besoin, soit de vérifier, soit d'expliquer ; ils croient

sur parole et s'en tiennent là. C'est évidemment le

lot de beaucoup, on pourrait dire de tous les hommes,


bien que sur des questions différentes, car nul homme
n'est universel : Quelle que soit la science d'un indi-

vidu, il existe toujours des connaissances nombreuses


sur lesquelles il doit s'en rapporter aux études et aux
expériences des autres, sans parler de choses non
1Î9
440 LA SORCELLERIE EN FRANCE

moins nombreuses qu'il ignore, n'ayant ni le temps, ni


le loisir de s'en occuper.
Nous devons à ces deux classes d'hommes, excusés

légitimement de la recherche de. toute explication,

ajouter celle moins estimable des sceptiques quoi-

qu'il arrive, fermant les yeux pour ne pas voir, les

oreilles pour ne pas entendre ; le merveilleux les gêne ;

ils refusent absolument d'admettre l'existence de faits

qu'ils ne comprennent pas, qui vont contre leurs pré-


jugés, ou dont ils ne voient pas une explication facile

à saisir, — comme s'ils étaient capables d'en com-


prendre ou d'en expliquer beaucoup.
Dans cette classe,se sont rangés,avec nombre d'écri-

vains du temps passé, beaucoup de prétendus philo-


sophes mis en face des faits de sorcellerie semblables
à ceux étudiés dans ce livre. Ils ont nié en bloc la

vérité des récits, car les faits leur paraissaient

inexplicables. Notre science contemporaine a géné-

ralement abandonné ce scepticisme commode ; ses

observations à elle lui ont révélé chez nous, de nos


jours, dans nos différentes classes sociales, des faits

absolument semblables à ceux dont foisonnaient les

démonologies du Moyen-Age. Elle n'éprouve donc


aucune peine à reconnaître leur réalité. Les expliquer
est une autre affaire. Sur ce terrain les penseurs se

divisent profondément. On peut, pour la commodité


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 441

de nos appréciations, les ranger en quatre groupes


principaux, dans lesquels il est juste d'admettre une
infinité de nuances.

II

D'abord les matérialistes ou rationalistes purs,


dont les idées au point de vue qui nous occupe, c'est-

à-dire l'existence et l'intervention des esprits, sont

partagées par un certain nombre de déistes. Les uns


vont jusqu'à nier Dieu lui-même, ce sont les athées ',

les autres admettent l'existence d'une Force souve-

rainement intelligente, créatrice ou organisatrice du


monde, d'un Démiurge, auquel ils donnent, suivant
les circonstances les noms de Nature, de Providence,
et concèdent, à l'occasion, celui de Dieu ; ils sont
déistes ;
plusieurs panthéistes supposent une sorte
de relation intime entre la cérature et le créateur,

tellement étroite que Dieu se confond avec le monde


et le monde avec Dieu, quelle que soit du reste la
manière dont ils expliquent cette confusion, ou plutôt
cette non-séparation des êtres finis et de l'Etre infini-

Athées, déistes et panthéistes du premier parti ont


des points communs : ils reculent devant l'existence

d'êtres indépendants et différents de la matière :


442 LA SORCELLERIE EN FRANCE

pour eux par conséquent, ni anges, ni diables, ni

âmes spirituelles. Tout est matière ou force. La force


étant suivant les systèmes, produit, cause ou mani-
festation de la matière. D'après cette opinion radi-

cale, les passions, les affections, les désirs, les pensées


proviennent uniquement des modifications, des

émanations, des vibrations des cellules nerveuses :

la différence de génie entre les hommes tient à quel-

ques atomes de phosphore, en plus ou en moins ;

l'amour, la haine, la colère, la bonté, l'envie, l'or-

gueil, la vertu, le vice, le libre arbitre, l'intelligence,

l'imagination, tout ce qui semble appartenir dans

l'individu humain à un ensemble autre que celui des

simples minéraux, et différencier notre cœur et notre


cerveau d'un bloc de rocher, constitue, disent nos
aspiritualistes, le simple résultat d'une modification

physique ou chimique, diverse de celles qui ont


formé les couches calcaires ou granitiques des mon-
tagnes, mais du même genre.

Ce groupe est remuant, puissant de nos jours, car il

s'appuie sur les couches populaires dont la foi reli-

gieuse se trouve remplacée par la foi presque aveugle

à leurs meneurs. Il sait tout ou prétend tout savoir,


il affirme du moins sur tout ; il a confisqué la Science

et la Raison ; seul, il est adorateur de ces deux divi-


nités, qui lui ont réservé leurs lumières. Plus intran-
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 443

sigeants que n'importe quelle religion, les partisans

des opinions négatives ne supportent pas le moindre


doute ; car leur croyance est absolue : Il n'y a que

matière. — Il va sans dire que ni eux, ni personne, ne

peut dire au juste ce qu'est la matière. — Quelquefois,


ils varient leur affirmation : il n'y a plus alors de
matière, mais tout est force. Le mot a changé, sans

en être plus précis. Bien que ce parti puisse nommer


des illustrations scientifiques parmi ses membres, et

citer des paroles qui ont fait fortune, — comme ce

mot d'un chirurgien déclarant : « Je n'ai jamais


rencontré l'âme sous mon scalpel », il paraît tellement

opposé aux traditions les plus constantes de l'huma-

nité, aux instincts les plus profonds de notre nature ;

tellement impuissant à édifier une théorie philoso-

phique à peu près vraisemblable des origines et de


l'organisation de l'univers, qu'il se soutient plutôt

par ses conséquences que par ses principes.


Beaucoup rejettent l'âme, pour ne pas croire à

son immortalité, ni penser aux redoutables con-


clusions de cette croyance ; beaucoup se disent

athées, qui nient le Démigurge, pour n'avoir pas à

admettre le juge final ; ils ne veulent pas du libre


arbitre, pour fuir la responsabilité ; ils refusent

d'accorder à l'homme des vices et des vertus, de

distinguer le bien du mal. afin de se livrer sans inquié-


444 LA SORCELLERIE EN FRANCE

tude à leurs plaisirs ou d'étouffer leurs remords.


Ces négations font des adeptes, sans constituer un
système de philosophie, ni de sociologie, vraisem-
blable, sans satisfaire l'intelligence, sans expliquer

ces notions du vrai et du faux, du bien et du mal, du


beau et du laid, relatives en partie sans doute, en
partie absolues, que nous certifie la conscience. Aussi,

nombreux parmi les demi-savants, le parti aspiri-

tualiste comprend peu de vrais penseurs. Quoiqu'il

en soit, ce parti existe. En présence des phénomènes


extraordinaires dont nous aurons à parler, il fournit

un grand nombre de négateurs systématiques de


leur réalité ; d'autres considèrent a priori ces phéno-

mènes comme des manifestations jusqu'à présent


plus ou moins inconnues des forces matérielles. Il ne
peut en tout cas s'agir jamais ni de magie, ni de sor-
cellerie, ni d'interventions extra-terrestres ou spiri-

tuelles, puisque il n'y a pas d'esprits.

III

Diamétralement opposé à ce premier groupe, il en


existe un, recruté parmi les Catholiques les plus purs,

les Protestants mystiques et les Juifs les plus ortho-

doxes. Ce parti, en réalité peu nombreux, ne manque


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 445

pas d'une certaine influence par la place qu'il a su

prendre dans les organisations religieuses ; il s'y

])résente partout comme représentant les orthodoxies

intransigeantes. Suivant les circonstances,il appuie ses

raisonnements sur la Bible, sur les enseignements ou


les pratiques de l'Eglise, sur les doctrines des aïeux,

sur les on-dit populaires, sur le côté mystérieux des

choses. Pour lui, tout, ou presque tout, est miracle,


manifestation ou opération des esprits. Loin d'ad-
mettre facilement des forces inhérentes à la matière,

il a tendance à l'en dépouiller complètement. Si

les astres, par exemple, circulent, liés les uns aux


autres, semble-t-il, par quelque attraction puissante,

cette force n'est ni la gravitation, ni aucune éma-


nation des astres eux-mêmes, ce sont des anges pré-

posés aux étoiles qui les supportent et les font

tourner sans trêve dans le ciel bleu.

Si la terre tremble, c'est effet de la colère divine

ou vengeance diabolique ; ces deux causes expliquent


successivement tous les fléaux, peste, famine, tem-
pête, orage, foudre, grêle, vent et le reste. Un accident

met le feu dans un édifice : Dieu avait choisi ses

victimes ; un ouvrier tombe du toit, c'est la punition

d'un méfait quelconque ; si un train déraille, il

châtie un blasphème. Les innocents paient pour les

coupables, c'est la loi divine de la justice et de l'ex-


446 LA SORCELLERIE EN FRANCE

piation. Les théoriciens de cette opinion ont une


réponse toujours prête : s'agit-il d'un adversaire,

le fléau est un châtiment, la réussite, une bénédiction


temporaire qui sert d'épreuve et prépare une punition
plus redoutable ; s'agit-il d'un ami, la réussite est

une récompense, l'insuccès ou le fléau une épreuve,


quelquefois un signe de purification. Avec ce système,

la réalité des faits trouve une explication dans tous


les cas.

Ses partisans, amis de relations entre les vertus

surnaturelles et les incidents journaliers de la terre,

savent du reste ce qui se passe dans le conseil divin ;

ils disent sans cesse : Dieu veut ceci ou veut cela.

Comme Dieu est tout puissant, il est facile de rendre

sa volonté responsable de tout ce qui arrive. Les


mêmes croyants intrépides, admettent sans hési-

tation, en face de la volonté et de la toute puissance

divine, une autre puissance à peine inférieure dans


la pratique, quoique théoriquement subordonnée :

celle du diable, Satan, Lucifer, avec ses myriades de


démons, en quête perpétuelle de mauvais tours.
Tout ce qui nous parait laid, désagréable, nuisible,

douloureux ; tout ce qui contrarie nos idées reçues,

nos préjugés, nos commodités, nos situations acquises,


tout cela est l'œuvre du diable. Mal relatif ou mal

absolu, mal physique ou moral, mal individuel ou


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 447

social, mal imaginaire ou réel, le démon fait tous les

maux. Dans cette théorie, la guerre n'est pas moins


diabolique que la peste, le fou moins démoniaque

que les possédés : suivant les affections individuelles

des divers représentants du groupe dont nous par-

lons, on trouve rangés parmi les choses diaboliques,


la Révolution, la Papauté, le Protestantisme, l'Eglise

catholique, le capital, le socialisme, l'Islam, le

Bouddhisme ; la superstition et jusqu'à telle ou telle

mode, tels vêtements, telles coutumes, tel genre de

décoration.

Comme les partisans de cette opinion pandémo-

niaque connaissent les secrets divins, ils ne sauraient


ignorer ceux de la nature. Ils décident donc souve-

rainement sur les divers phénomènes ; ils déclarent

le premier naturel, le second d'origine divine, un


autre de source démoniaque ou angélique (1). Le
principe sur lequel ils s'appuient est tout entier sub-

jectif : leur intelligence personnelle et leurs con-

ceptions philosophiques, théologiques ou scienti-

fiques. Ce qu'ils n'ont pas l'habitude de voir, ce

qu'ils ne peuvent expliquer, — comme s'ils pouvaient

(1) MoREAU. L'Hypnotisme, étude scientifique et religieuse.


Paris, in-12, 1891, p. 526 seq. donne, en exemple, les théories des
intransigeants catholiques sur le somnambulisme, l'hypnotisme
et leurs effets.
448 LA SORCELLERIE EN FRANCE

expliquer grand chose, — surtout ce qu'ils ont admis

comme contraire à l'ordre universel, tel qu'ils le

conçoivent, tout cela doit être diabolique. Ils ont

une tendance à tout ramener au diable si grande,


qu'ils supposent son intervention de chaque instant

dans les événements en apparence les plus naturels.

Il est si fin, disent-ils, si prompt dans ses mouve-


ments, si habile dans ses prestiges, si savant dans les

secrets naturels, qu'il se sert de la nature elle-même

pour nous illusionner et nous tromper. Dans une


semblable théorie, on ne voit plus guère de place pour
la vie ordinaire du monde, et nous ne saurions dès

lors nous étonner d'entendre le parti qui la soutient

trouver le diable dans les hallucinations, l'hypno-

tisme, le magnétisme, voire même le télégraphe élec-

trique et les rayons Roentgen, bien qu'une fois ces

dernières découvertes devenues d'utilité générale,

il tâche de revenir en partie sur ses premières affir-

mations.
Dans ces partisans outranciers des manifestations

diaboliques, nous reconnaissons les successeurs légi-

times des Inquisiteurs et des juges crédules d'antan.


Seraient-ils aussi cruels contre leurs adversaires pré-

tendus amis du diable, s'ils avaient le pouvoir d'au-

trefois ? nous n'en savons rien ;


mais les mêmes
convictions conduisent si facilement aux mêmes con-
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 449

séquences, que leur bras armé nous ferait frémir. En


attendant, ils savent se soutenir les uns les autres,

leurs écrivains, l^urs orateurs sont tous d'illustres,

d'éminentes, de vénérables personnes ; ils n'hésitent

pas non plus à se défendre ; leurs adversaires sont

traités d'importance, et, s'ils appartiennent à la même


religion, qu'ils soient, par exemple, catholiques,

facilement accusés d'hérésie, de rationalisme, de ten-

dances protestantes ou modernistes, reproches aussi


faciles à faire que difficiles à repousser. Quant aux
preuves du système, on les trouve en partie dans la

Bible, surtout dans une infinité d'histoires anciennes

ou modernes plus terribles les unes que les autres,

visions, apparitions, spectres, bruits terrifiants, voix


diaboliques, gémissements des trépassés et choses
semblables, légendes païennes ou chrétiennes des
temps passés, acceptées de confiance et dont on
voudrait imposer la croyance aux critiques.

IV

Entre les deux grands partis extrêmes d'affir-

mations ou de négations contraires, un troisième,


plus modéré, se recrute dans les camps philosophi-
7ues ou religieux divers. Il comprend bien des sub-
450 LA SORCELLERIE EN FRANCE

divisions et des nuances, car il est fort nombreux,


sans doute le plus nombreux, bien que modeste, en

raison même de ses doutes et des difficultés qu'il

aperçoit de toutes parts. On pourrait l'appeler le

parti des spiritualistes modérés, ou encore du doute


raisonné. En tenant compte des variantes qui font
pencher ses membres, tantôt à gauche, tantôt à
droite suivant les divergences de leurs convictions

religieuses, ses opinions se ramènent à ceci : Indé-

pendamment de la croyance en Dieu, dont l'existence


ne peut être mise en doute, bien que l'homme puisse
seulement balbutier sur ses qualités, la raison trouve

probable, et la foi de diverses confessions (catholique,

protestante, juive, musulmane) affirme l'existence

d'êtres plus dégagés que l'homme des liens de la

matière. Si en efTet l'homme a des instincts, des

passions, une intelligence, — sans compter l'ensemble

des propriétés propres aux êtres vivants, — toutes


choses qui ne se trouvent pas dans la matière brute,

et qu'on appelle âme, esprit ou vie ; si, d'autre part,

l'homme sent, plus qu'il ne la prouve, la supériorité

de son âme sur celle des animaux et des plantes, et se

place ainsi à la tête des êtres vivant sur la terre, pour-

quoi se croirait-il, lui si imparfait et si faible, l'être

au-dessus duquel on ne peut en supposer de plus


parfaits, de plus puissants, de plus spirituels. Puisque
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 451

déjà, sur notre monde, une gradation presque insen-


sible monte de l'atome minéral aux cristaux ; des

cristalloïdes, aux végétaux ;


puis des animaux, à
l'homme, on ne voit pas de raison d'arrêter l'échelle

ascendante au degré humain, dans l'immense uni-


vers dont nous commençons à soupçonner l'incom-

mensurable grandeur. L'existence d'êtres moins maté-


riels que l'homme, puis d'autres encore plus légers,

puis d'autres s'élevant plus encore vers l'esprit

dégagé de toute attache à la molécule minérale, n'a


donc rien d'irrationnel. Si l'on appartient à une reli-

gion qui enseigne l'existence de tels êtres, la foi vient


seulement confirmer ce que la raison avait fait plus

que soupçonner.
Les adhérents de ce parti admettent donc l'exis-

tence ou, au moins, la possibilité des âmes spirituelles

et des esprits. Que certains de ces esprits aient pu


pécher contre le Créateur, ne leur semble pas démon-
trable par le raisonnement, mais ne comporte pas

d'objections de principe, puisque, créés, ils étaient

imparfaits et faillibles. Quant à la nature de la faute,

il est difficile de s'en faire une idée, ignorants que


nous sommes de la nature, des tendances, des désirs

possibles de ces êtres supérieurs. Sans s'effrayer par

conséquent des mots, diables, démons, enfer, que


les membres des groupes rationalistes ont voulu
452 LA SORCELLERIE EN FRANCE

ridiculariser, le parti modéré les accepte, — dans


un sens matériel et personnel, si leur foi semble
le leur imposer, comme chez les catholiques et les

musulmans plutôt ; dans un sens symbolique et

moral, si leur foi plus souple leur en laisse la faculté,

comme dans bon nombre de confessions protestantes,

et, suivant certains, même chez les catholiques. —


N'importe comment, la raison des spiritualistes ne

voit pas d'obstacle à l'existence des diables, non plus

qu'à celle des esprits ou anges victorieux de l'épreuve,


désormais impeccables ou glorieux.
En ce qui concerne la possibilité théorique de
relation entre ces êtres spirituels et nous, les spiritua-

listes modérés constatent que l'homme, corps et

esprit, se trouve en rapport par ses organes corporels


et ses sens avec les autres objets matériels de cette

terre, jusqu'à un certain point même, avec ceux des


astres éloignés. Puisque sa matière à lui peut ainsi

communiquer avec la matière environnante, pour-


quoi son esprit ne pourrait-il recevoir des commu-
nications des esprits différents de lui. Le nier a priori

semble irrationnel, le prouver sera l'objet des expé-


riences ou le résultat de la foi. En tout cas, rien ne
semble obstacle infranchissable à des relations inter-
spirituelles. L'esprit parlera à l'esprit ou agira sur lui,

comme le corps agit sur les corps. De quelle façon


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 453

se réalisera cette action devient difficile à dire, vu


notre ignorance et les insuffisances de notre langage,
mais la difficulté de l'expliquer n'empêche pas de
l'admettre comme possible.

D'autre part, le parti modéré aperçoit, entre les

divers corps de la terre, une série de relations qui

semblent les unir mutuellement, de façon que le

monde entier paraît un tout où chaque partie tient un


rôle déterminé par certains grands principes, plutôt
entrevus que définis, auxquels on donne le nom de
lois naturelles. — Connaissons nous réellement une
de ces lois ? La chose est discutable. Il semble que
jusqu'à présent nos inductions nous permettent
seulement d'énoncer des hypothèses plus ou moins
probables, que des expériences prolongées pourront

peut-être remplacer par d'autres, plus voisines de la

vérité. — En attendant, rien sur la terre — si nous


laissons de côté les menus détails influencés par la

volonté humaine, — ne semble être l'effet du caprice.

Qu'il s'agisse d'orages, de tremblements de terre, de


maladies, de mort, ces fléaux et les autres ont leurs

causes rapprochées ou lointaines, que nous pouvons


tâcher de découvrir et dont quelques-unes s'aper-

çoivent obscurément. Dans cette organisation, sans

être absolument déclarée impossible a pr/'orz, l'inter-

vention d'un esprit extra- terrestre se conçoit mal.


454 LA SORCELLERIE EN FRANCE

S'il a une sorte de corps, habite Mars par exemple ou


Sirius, nous comprenons sans doute qu'il pourrait

exercer une certaine influence plus ou moins analogue

à la nôtre, si la distance ne semblait un obstacle


insurmontable, du moins provisoirement. S'il n'a pas

de corps, nous ne concevons que deux manières


dont il pourrait agir, par sa volonté, si cela est en

sa puissance, ou par des organes appropriés, c'est-

à-dire, à la rigueur, par l'intermédiaire d'êtres

terrestres qu'il aurait captivés ou séduits. L'a-t-il

fait, et le fait-il ? C'est une question pratique d'es-

pèce, dont il faudrait examiner chaque cas en pai ti-

culier.

En fait, remarquent les penseurs dont nous


essayons de préciser les opinions, toutes les visions,

apparitions, révélations d'esprits, racontées chez


n'importe quel peuple, n'ont jamais rien fait con-
naître de aouveau. Pas une découverte physique
intéressante, pas un problème résolu. Les esprits si

savants, dit-on, n'ont pas appris à l'homme l'art


de faire le pain, tresser la toile, fabriquer la brique,

la chaux ou le ciment, fondre le fer, allumer le feu,

se servir de la vapeur ou de l'électricité. Ni en mathé-


matique, ni en physique, en chimie, en histoire natu-
relle, en géographie, en aucune science où nous puis-
sions les contrôler, ils n'ont révélé quelque détail
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 455

jusqu'alors inconnu. S'il s'agit de métaphysique,


ils ne nous ont rien appris sur Dieu, sur les problèmes
de la douleur, de la mort, du mal, sur les rapports
de la liberté humaine avec les lois mondiales et la

prescience divine, sur la nature de la matière, de

l'âme, etc. On leur a attribué des révélations mo-


rales, mais elles répétaient le déjà dit et souvent se

contentaient de mots plus ou moins sonores. Quand


ils ont prétendu parler de l'autre monde, ils ont
répété ce qui se disait déjà, en métaphores ou en

figures plus ou moins vraisemblables, comme des


poètes dans leurs rêves et jamais autre chose (1).

L'unique révélation précise est celle, dite évangélique,


qui a affirmé la création, l'Unité divine, la Trinité,

l'immortalité de l'âme avec ses conséquences. Depuis

lors, rien n'a été ajouté à ses données. Alors quoi ?

que viendraient chercher les esprits parmi nous ?

En résumé, si notre foi nous l'impose, nous pou-


vons admettre quelques communications intel-

lectuelles entre les esprits, bons ou mauvais, et


les hommes. D'autres relations matérielles, — bien
que leur impossibilité absolue ne soit pas démontrable,
— ont besoin, pour être crues, de preuves certaines.

(1 ) Nous aurons plus loin l'occasion de constater ce fait dans


les révélations spirites.
456 LA SORCELLERIE EN FRANCE

visibles, péremptoires. Or, jusqu'à présent, les défen-

seurs de ces relations n'offrent à l'appui de leurs affir-

mations que des faits dont la cause et le mécanisme


nous échappent souvent, il est vrai, sans dépasser

cependant notre stature.


Quoiqu'il en soit, dans le jugement des phéno-
mènes dont nous aurons à parler, chaque parti se

prononce suivant ses tendances spéciales, le premier


n'y veut voir que des efïets naturels de causes con-
nues ou inconnues ; le second, sans nier absolument

l'existence de lois naturelles suppose cependant une


inten'ention très fréquente des anges, ou des démons ;

le troisième ne voit d'impossibilité absolue dans


aucun sens, mais pour se décider en faveur des

démons ou de forces extra-naturelles quelconques,

demande les preuves de leur intervention, difficiles à

établir,de manière à faire tomber toutes les objections.

Nous devons réunir dans un quatrième parti les

opinions fort divergentes des modernes, appelés


occultistes, psychistes, animistes, spiritualistes, spi-

rites et autres. Ils sont tellement divisés entre eux


qu'il est difficile de leur trouver une doctrine com-
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 457

mune. Avec les rationalistes, ils rejettent plus ou


moins les dogmes des religions dites positives ; avec
les partisans des interventions surnaturelles, ils

croient à des communications fréquentes entre les

âmes disparues et les vivants, mais, pour certains

d'entre eux, ces communications, appelées fluidi-

ques, seraient naturelles. D'autres supposent non


des âmes, mais des fluides humains ou vitaux dont la

connaissance et le maniement serait le partage de

quelques élites. Sur tous ces points, l'accord est loin


d'être fait entre leurs diverses petites églises, parmi
lesquelles quelques-unes se piquent d'être chrétien-

nes et même de trouver dans leurs expériences,


métapsy chiques, des preuves matérielles de l'immor-
talité de l'âme et d'autres vérités chrétiennes.

Le seul point, qui semble admis par tous, est

l'existence dans les corps d'un être, — force ou


substance, — différent du corps, séparable de lui,

capable pourtant d'agir sur lui, et de recevoir en retour


ses réactions : être purement spirituel, suivant les

uns ; matériel ou semi-matériel, suivant les autres,

correspondant, en tous cas, à l'âme ou esprit des spiri-

tualistes ordinaires. Cette âme, si l'on en croit certains

de ses partisans, ne meurt pas dans la décomposition


du corps, elle continue de subsister dans V extra-terre,
peut revenir en ce monde et se plaît même à ces
458 LA SORCELLERIE EN FRANCE

retours. Pour d'autres,elle s'absorbe à la mort dans

le Tout panthéiste, ayant joui pendant son union


corporelle de propriétés mal définies, dissimulées sous

mots d'hypnose, somnambulisme, suggestion,


les

télépathie, etc., marques de notre ignorance.


Nous aurons l'occasion d'entrer en plus de détails

sur les théories de ces véritables successeurs des


sor-

ciers médiévaux, et surtout sur les phénomènes

présentés par eux comme preuves de leurs doctrmes.

Il nous suffit de les signaler ici comme un groupe


relativement peu nombreux chez nous, bien qu'es-
sayant de faire des prosélytes en piquant la curiosité.

Ils sont séparés sous bien des aspects des partis pré-
cédents, mais se rattachent à l'un ou à l'autre sous

d'autres rapports. C'est du reste au sujet des mani-

festations qu'ils prétendent produire ou étudier, que

se livrent les plus grosses batailles, et que se pro-

duisent les dissentiments les plus violents entre les

autres partis.
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 459

ARTICLE UEl'MEMK

Mesmer

L'Angleterre avait beaucoup parlé au siècle pré-

cédent d'un homme bon et pieux, irlandais d'origine,

Valentin Greatrakes (1628-1700), qui se découvrit,


par la révélation d'une voix intérieure, la propriété de

guérir les écrouelles et toutes sortes de maladies. Il

lui suffisait de faire une simple application de la

main, ou des frictions ; elles agissaient comme par


une sorte de vertu émanée de lui. « Par l'application
de sa main, dit un témoin, il faisait fuir la douleur et
la chassait par les extrémités. L'eiTet était quel-

quefois très rapide, et j'ai vu quelques personnes


guéries comme par enchantement. Si la douleur
ne cédait pas d'abord, il réitérait les frictions et fai-

sait ainsi passer le mal des parties les plus nobles à

celles qui le sont moins, et enfin jusqu'aux extré-

mités. Je puis affirmer, comme témoin oculaire,

qu'il a guéri des vertiges, des maux d'yeux et des

maux d'oreilles très graves, des épilepsies, des ulcères

invétérés, des écrouelles, des tumeurs squirreuses et


460 LA SORCELLERIE EN FRANGE

cancéreuses au sein. Je l'ai vu amener à maturité,

dans l'espace de cinq jours, des tumeurs qui exis-

taient depuis plusieurs années.

« Ces guérisons ne m'induisent point à croire qu'il

y eût quelque chose de surnaturel ; lui même ne le

pensait point, et sa manière de guérir prouve qu'il n'y

avait ni miracle, ni influence divine. La cure était

souvent fort lente ;


plusieurs maladies ne cédaient

qu'à des attouchements réitérés ;


quelques-unes
même résistaient à tous ses soins, soit qu'elles

fussent trop invétérées, soit à cause de la complexion

du malade. Il parait qu'il s'échappait de son corps

une émanation balsamique et salutaire (1) ».

Trois quarts de siècle plus tard un ex-jésuite,

Gassner, réalisait lui aussi, en Suisse, des cures que


ses nombreux partisans qualifiaient de miraculeuses.

Il opérait par des exorcismes et réussissait à guérir.

Seulement il tenait à savoir d'abord si la maladie était


naturelle ou diabolique. Pour cela, il ordonnait à
Satan, par trois interpellations et trois signes de croix,

de se déclarer. Si le démon ne répondait pas, le mal


était naturel et justiciable des remèdes ordinaires.

(1) Er. Bersot, Mesmer et le magnétisme animal, Paris, in-16,


1854, p. 90 ;

L. Figuier, t. III, p. 123 seq. Loubert, p. ; —
421,
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 461

Survenait-il des convulsions ? la présence du diable


était manifeste ; le guérisseur s'empressait de le

chasser du corps du possédé par des paroles sacrées

ou des attouchements d'objets religieux. S'il se

produisait une rechute, c'est que le sujet avait, dans

l'intervalle, péché ou manqué de confiance. Gassner


fit, de cette façon, des miracles sans nombre en
Suisse, en Souabe et en Bavière, pays dans lesquels
il eut, assure-t-on, un million de partisans (1).

Un autre guérisseur célèbre, surnommé le « Doc-


teur de la lune », parce qu'il soulageait toutes les
maladies par l'influence de cet astre, opérait à Berlin

vers 1780. C'était un fabricant de bas de laine, du

nom de Weisleder, « guérissait toutes sortes de


il

maux ostensibles, comme des fractures, en les pré-


sentant aux rayons de la lune et murmurant des
prières. Il fut si couru que pendant les trois jours de

lanouvelle lune de chaque mois, — car c'est à ce

temps bornait
qu'il prodiges, — ses il recevait, à

peu près, mille personnes par jour depuis quatre

heures après midi jusqu'à minuit. Les hommes et les

femmes du premier rang ne dédaignaient pas de se

(1) Bersot, 1. c, p. 3 ;

Lrettre du comte de Mirabeau à M***
(Francis de la Garde), sur iOI. Cagliostro et Lavater, Berlin,
1786 ;

L. FiGTTiER, t. III, p. 127.
462 LA SORCELLERIE EN FRANCE

trouver dans ces assemblées. Weisleder n'acceptait


pas d'argent, mais sa femme, qui possédait aussi son
secret, et qui guérissait les dames, ne le refusait pas ;

et même, à la fin, on ne pouvait pénétrer chez le

docteur qu'avec un billet qui contînt au moins deux


gros ou environ six sous de France ». (Lettre de
Mirabeau, I. c).

A Vienne en Autriche, c'était un vrai Jésuite,

le P. Hell, professeur d'astronomie, qui opérait des

merveilles (1774). Il se servait pour cela de barreaux


aimantés. Plusieurs avaient déjà célébré leurs vertus
médicales et, deux siècles plus tôt, Paracelse les avait

déjà recommandés contre les maux de dents. Le


P. Kircher avait lui aussi constaté leur utilité pour

calmer les convulsions, guérir les douleurs et les

maladies nerveuses. Le Jésuite viennois faisait mieux,


car, disait-on, il avait notamment guéri une dame
d'une maladie de cœur chronique, et s'était lui-même
débarrassé d'un rhumatisme aigu (L. Figuier, t. III,

p. 109, 142 ; Bersot, 1. c, p. 2, Bertrand, p. 23).

II

Un docteur en médecine de Vienne, Antoine


Mesmer, né en 1734, on ne sait dans quelle ville
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 463

d'Allemagne, connu déjà par une thèse sur l'influence


des planètes, avait vu opérer le P. Hell et, trouvant

plus commode d'employer des aimants que les astres,

songea bientôt à exploiter ses procédés. 11 ouvrit une

maison de santé, où il traita d'abord ses malades


par les aimants ;
puis il s'affranchit peu à peu des
appareils qu'il remplaça par des attouchements de

doigt. La théorie de son traitement s'appuyait sur

l'existence d'un magnétisme, autre que l'aimant,

indépendant de l'électricité, que Mesmer nomma, en


lui appliquant des dénominations déjà en cours,
gravitation ou magnétisme animal (1773). Mais les

savants de Vienne, dérangés dans leur quiétude, ne


tardèrent pas à protester contre les doctrines nou-

velles qui bouleversaient la science acquise ; Mesmer


dut céder quelque temps à la tempête, il en profita
pour voyager. Les cures de Gassner en Suisse l'inté-

ressèrent ; il les expliqua par son magnétisme, puis


revint à Vienne pour en réaliser de semblables. Il

voulut essayer son pouvoir sur une jeune fille de


dix-huit ans, aveugle depuis l'âge de quatre ans. Il

publia partout qu'il lui avait rendu la vue. Tout le

monde ne le crut pas sur parole, puisque l'impé-

ratrice lui fit signifier l'ordre de a finir cette super-


cherie ». Mesmer jugea alors bon d'abandonner une
patrie ingrate et de porter ses talents en d'autres
464 LA SORCELLERIE EN FRANCE

lieux (Bertrand, p. 26 L. Figuier,


; t. III, p. 143).

Arrivé à Paris (1778), Mesmer se logea d'abord

dans un modeste hôtel de la place Vendôme, publia


divers articles, en particulier son Mémoire sur la décou-
verte du magnétisme (1779), et se mit à la disposition

de ses clients. Ils affluèrent. Pour leur donner satis-

faction, le guérîssexiT inventa son fameux baquet.

C'était une caisse circulaire en bois de rh^ne, «levée

d'un pied ou d'un pied et demi, au milieu d'une


grande salle. « Ce baquet (1) renferme simplement

de l'eau et dans cette eau divers objets, tels que verre


pilé, limaille, etc., ou encore ces mêmes objets à sec,

sans que rien soit électrisé ou aimanté ». Dans la

caisse se trouvent aussi des bouteilles dont le goulot

est dirigé vers le centre, au-dessus un second lit de

bouteilles présente au contraire les goulots à la cir-

conférence. Les bouteilles bouchées renferment l'eau

magnétisée, le verre et la limaille servant seulement

de corps conducteurs. Le couvercle du baquet est


percé d'un certain nombre de trous, d'où sortent des

branches de fer coudées et mobiles. Dans un coin


de la salle est un piano-forte ou un harmonica ; on y

(1) Bersot, r c, p. 5 seq. ;



D' Rondelet, La médecine
dans le passé, La médecine internationale, xvn* année, oct. 1909,
p. 322 seq-
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 465

joue différents airs sur des mouvements variés, sur-


tout vers la fin des séantîes. On y joint quelquefois

du chant. Les portes et les fenêtres de fe salle sont

exactement fermées : des rideaux ne laissent pénétrer

qu'une lumière douce et faible. Les malades, en silence,


forment plusieurs rangs autour de ce baquet, et
chacun a sa branche de fer, qui, au moyen d'un
coude, peut être appliquée sur la partie malade. Pour
faciliter le passage du fluide guérisseur, une corde
partant du baquet passe autour du corps de chaque
patient et le réunit à son voisin. C'est une chaîne.

On peut en former une seconde en se communiquant


par les mains, c'est-à-dire, en appliquant le pouce
entre le pouce et le doigt index de son voisin. Autour
des malades, circulent les aides de Mesmer et, quel-

quefois, le guérisseur lui-même en habit de soie lilas.

Ils tiennent à la main des baguettes de verre ou de


fer émoussé, avec lesquelles ils touchent les malades
et augmentent ainsi la force du magnétisme.
Tels étaient les préparatifs ; les résultats nous sont
décrits par Bailly au nom de la commission de la

Société royale de médecine, chargée de vérifier les

expériences de Mesmer : « Alors, dit-il, les malades


offrent un tableau très varié. Quelques-uns sont
calmes et n'éprouvent rien, d'autres toussent, cra-

chent, sentent quelque légère douleur, une chaleur


466 LA SORCELLERIE EN FRANCE

locale ou une chaleur universelle, et ont des sueurs ;

d'autres sont agités et tourmentés par des convul-

sions. Ces convulsions sont extraordinaires par leur


nombre, par leur durée et par leur force. Les com-
missaires en ont vu durer plus de trois heures. Elles

sont caractérisées par les mouvements précipités,

involontaires, de tous les membres et du corps entier,

par le resserrement de la gorge, par des soubresauts


des hypocondres et de l'épigastre, par le trouble et

l'égarement des 3^eux, par des cris perçants, des pleurs,

des hoquets et des rires immodérés. Elles sont pré-


cédées ou suivies d'un état de langueur et de rêverie,

d'une sorte d'abattement, et même d'assoupissement.


Le moindre bruit imprévu cause des tressaillements ;

et l'on a remarqué que le changement de ton et de


mesure dans les airs joués sur le piano-forte influait

sur les malades, en sorte qu'un mouvement plus vif

les agitait davantage et renouvelait la vivacité de


leurs convulsions (1) ».

Quand les crises devenaient trop vives, Mesmer


emportait sa malade dans une pièce voisine, dont
les murs et le plancher matelassés permettaient aux

(1) Al. Bertrand. Du magnétisme animal en France. Paris,


1826, p. 67 seq. ;

Lotjbert. Le magnétisme et le somnambulisme
devant les corps savants, la Cour de Borne et les théologiens, par
l'abbé J.-B. L- Paris, in-8, 1844, p. 131.

I
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 467

nerfs de se détendre sans danger. Il venait du reste

lui-même au secours des plus malades et, par des


attouchements, grâce à sa baguette, par l'influence
de son regard ou de sa voix, les ramenait peu à peu
au calme. La chambre matelassée s'appelait Venfer
aux convulsions. On remarqua que les crises mettaient
assez longtemps à venir, mais que si une personne
en était atteinte, beaucoup d'autres ne tardaient pas
à l'imiter. Nouveau point de ressemblance entre ces

convulsions épidémiques et celles notées plus haut


des couvents possédés. Quoiqu'il en soit, malgré des
échecs nombreux, Mesmer comptait bien des succès

et une clientèle de plus en plus empressée, quand des


difficultés vinrent arrêter sa carrière triomphale.

III

Il avait jusqu'alors fait de vains efforts pour inté-

resser à ses expériences les corps savants de Paris :

l'Académie des Sciences, la Faculté de Médecine et la


Société Royale de Médecine (Bertrand, p. 30). On
n'avait pu s'entendre sur les conditions des expé-
riences à tenter. Malgré tout, le public, sans se soucier

des décisions de la Faculté, s'était engoué de Mesmer.

Celui-ci, fort des suffrages du public, voulut mettre


468 LA SORCELLERIE EN FRANCE

le gouvernement dans son affaire. Louis XVI parais-

sait incrédule. Marie-Antoinette se montra d'abord

assez favorable au guérisseur, car des offres lui

furent faites par le ministre de Maurepas ; elles ne


parurent pas suffisantes à Mesmer, ou lui imposaient

des conditions jugées inacceptables, car, aorès une


sorte d'ultimatum envoyé à la Reine, qui refusa de
faire répondre, il quitta brusquement Paris et partit

pour Spa en 1781 (L. Figuier, t. III, p. 83).

Sans parler des nombreux malades qui croyaient,


en se servant d'un baquet particulier, pouvoir se
passer d'un magnétiseur maître, il laissait la place à

des disciples devenus des rivaux. Déjà un de ses pre-

miers collaborateurs de Vienne, le chirurgien Leroux,

l'avait abandonné, en arrivant à Paris, pour faire de


l'électricité animale ; les élèves français ne tardèrent
pas à montrer une indépendance semblable. Vn
des plus connus, Deslon, médecin du comte d'Artois,

s'était rallié de bonne heure à Mesmer ; il avait sou-

tenu de vigoureuses luttes en faveur de la nouvelle

science dans la Faculté de Médecine, dont il était

membre, il avait inutilement proposé à la Faculté de

faire des expériences en commun avec Mesmer ; il

avait surtout publié un ouvrage qui excita les fureurs:

Observations sur le magnétisme animal. On V avait, à la


suite de cette publication, exclu pour un an des

MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 469

délibérations de la Faculté et menacé de le rayer

du tableau des médecins (1780) (L. Figuier, t. III,

p. 57, seq. 69 seq. Bertrand, p. 33 Loubert,


;

p. 122).

Deslon, sans s'effrayer, paya d'audace, se présenta

un jour devant la Faculté, proposant d'opérer sous


ses yeux et consentant à être jugé par elle. Mesmer,
alors absent, s'émut de la divulgation possible de son

secret. Il fit agir des disciples dévoués, l'avocat


Bergasse, le banquier Kornmann, afin de créer une
société composée de cent personnes au moins, à cent

louis par personne. Tous les membres s'engageraient


au secret, mais, en revanche, recevraient commu-
nication des découvertes du maître. En quelques
mois, la souscription atteignit 340 mille livres et la

« Société de l'Harmonie » fut fondée, avec des rami-

fications dans les grandes villes du royaume. Ce fut


alors un déluge de pamphlets pour ou contre, de

caricatures, délivres, de satires, de plaisanteries,péné-

trant partout et venant égayer ou troubler jusqu'aux

spectacles. Les fanatiques du magnétisme étaient


eux-mêmes divisés en desioniens ou partisans de
Deslon, et mesmériens ; en dépit d'une réconciliation
momentanée des deux chefs, la guerre continua entre

les deux partis, guerre, non de sang, mais de malices,


de paroles méchantes ou aigres, d'insolences réci-
470 LA SORCELLERIE EN FRANCE

proques, qui mirent deux partis dans la Cour et la


société.

Les choses trainèrent ainsi trois ou quatre ans,


lorsque les instances de Deslon, qui continuait de

réclamer une enquête, décidèrent le gouvernement


royal à l'ordonner. Les commissaires, choisis parmi

les membres de la Société royale de médecine et de

l'Académie des sciences, portaient les noms illustres

de de Jussieu, Franklin, Lavoisier, Bailly, Guillotin,


Darcet, etc. (Bertrand, p. 67 seq., Loubert, p. 131).
Leur rapport conclut à la non-existence d'un fluide
magnétique, mais attribua les guérisons et les faits

étranges constatés à l'imagination, aux attou-

chements, à l'esprit d'imitation (1). Les expériences


de la commission se firent nombreuses et aussi sé-

rieusement que possible. Une femme p**^ avait des

taies sur les yeux ; on l'amena devant les commis-


saires, en lui laissant croire que M. Deslon était là

pour la magnétiser. Trois commissaires étaient

présents : l'un pour interroger, l'autre pour écrire, le

troisième pour représenter M. Deslon. Le premier


eut l'air d'adresser la parole à M. Deslon en le priant

de commencer ;
personne ne magnétisa la malade.

(1) L'abbé MoREAU. L'hypnotisme, étude scientifique et reli-


gieuse, in-12, Paris, 1891, p. 13 seq.
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 471

Au bout de trois minutes, elle commençait à sentir

un frisson nerveux, puis successivement une douleur


derrière la tête, dans le bras, un fourmillement dans
les mains. Bientôt elle se raidissait, frappait dans

ses mains, se levait de son siège, frappait des pieds ;

elle avait une crise ; et cependant personne ne l'avait


magnétisée.

Une demoiselle B'^^^ avait de fréquentes attaques

de nerfs. Elle fut amenée devant deux commissaires.


On lui laissa la vue libre et les yeux découverts. On
l'avait assise devant une porte fermée, en lui persua-

dant que M. Deslon était de l'autre côté occupé à la

magnétiser. Il y avait à peine une minute qu'elle était


assise devant cette porte, qu'elle commença à fris-

sonner ; après une autre minute, ses dents cla-

quaient, elle tombait en crise. Sa respiration était


précipitée ; elle étendait les deux bras derrière le dos,

en les tordant fortement, et en penchant le corps en

avant ; elle avait un tremblement général de tout le

corps ; le claquement des dents était devenu si

bruyant qu'il pouvait être entendu du dehors ; elle

s'était mordu la main assez fort pour que les dents

y fussent restées marquées. On avait eu soin de ne

toucher en aucune manière ces deux malades, on ne


leur avait même pas tâté le pouls, afin qu'on ne pût
pas dire qu'on leur avait communiqué le magnétisme.
472 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Les commissaires voulurent faire avec la femme


P*** l'expérience de la tasse magnétisée, afin de
s'assurer quel rôle décisif l'imagination jouait dans ces

sortes de crises. L'expérience consistait à choisir parmi


d'autres tasses, une tasse que l'on avait magnétisée

d'avance. On présenta successivement à la maladesen-


sible au magnétisme toutes les tasses ; elle devait tom-

ber en crise, ou du moins éprouver des effets sensibles,

lorsqu'on lui présenterait la tasse magnétisée ; elle

devait être indifférente à toutes celles qui ne l'étaient

pas. La femme p*** arriva chez Lavoisier où était

M. Deslon. Elle était à peine dans l'antichambre

qu'elle tomba en crise. Elle n'avait encore vu ni les

commissaires, ni M. Deslon, mais elle savait qu'elle

devait voir celui-ci. Lorsque la crise fut calmée, on lui

présenta plusieurs tasses qui n'étaient point magné-


tisées ; la seconde tasse commença à l'émouvoir, à la

quatrième, elle était tombée tout à fait en crise.

Ayant demandé à boire, on lui donna la tasse magné-


tisée par M. Deslon lui-même ; elle but tranquille-
ment et dit qu'elle était bien soulagée. Or c'était tout

le contraire qui aurait dû arriver. Au lieu de calmer

sa crise, la tasse magnétisée aurait dû l'augmenter.


Quelque temps après, pendant que l'un des commis-
saires, Majault, examinait les taies qu'elle avait sur

les yeux, on lui présenta derrière la tête la tasse


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 473

magnétisée et cela pendant douze minutes ; elle ne


s'en aperçut point et n'en éprouva aucun effet. Elle

n'avait même jamais été aussi tranquille, parce que


son imagination était distraite et occupée de l'exa-
men qu'on faisait de ses yeux.
Une femme avait été magnétisée par Jumelin,
qui n'était disciple ni de Mesmer, ni de Deslon, et
qui déclarait n'avoir rien appris d'eux sur le magné-
tisme animal. D'après ce qu'il avait entendu dire, il

avait conçu des principes et s'était fait des procédés

spéciaux. Il considérait le fluide magnétique animal


comme un fluide qui circule dans le corps et qui en

émane, mais qui est identique à la chaleur ; fluide

qui, comme tous les autres, tendant à l'équilibre,

passe du corps qui en a le plus dans celui qui en a le

moins. Il magnétisait avec le doigt et la baguette de


fer conducteur et par l'application des mains, mais
sans aucune distinction de pôles. En présence des
commissaires, il magnétisa une femme sans la

toucher. Cette femme déclara aussitôt qu'elle sentait

de la chaleur. Jumelin promenant sa main et pré-

sentant les cinq extrémités de ses doigts sur tout le

visage de la femme, elle affirma qu'elle sentait comme


une flamme qui se promenait. Magnétisée à l'es-

tomac, elle dit y sentir de la chaleur ; magnétisée


sur le dos, elle dit y sentir la même chaleur ; elle
474 LA SORCELLERIE EX FRANCE

déclara de plus qu'elle avait chaud dans tout le corps


et mal à la tête. Les commissaires proposèrent alors
de lui bander les yeux. On lui banda les yeux et on la

magnétisa. Aucun phénomène ne se produisit plus


aux endroits où on avait dirigé le magnétisme.
Magnétisée successivement sur l'estomac et dans le

dos, la femme n'avait senti que de la chaleur à la tête,

de la douleur dans l'œil droit, dans l'œil et dans


l'oreille gauches. On lui débanda les yeux, et Jumelin
lui ayant appliqué les mains sur les hypocondres, elle

dit y sentir de la chaleur ; puis, au bout de quelques


minutes, elle dit qu'elle allait se trouver mal, et se
trouva mal en effet. Lorsqu'elle fut revenue à elle,

on lui banda de nouveau les yeux, on écarta Jumelin,


on recommanda le silence, et on lui fit accroire qu'elle

était magnétisée. Les effets furent les mêmes, quoi-


qu'on n'agit sur elle ni de près ni de loin ; elle éprouva
la même chaleur, la même douleur dans les yeux et

dans les oreilles ; elle sentit, de plus, de la chaleur


dans le dos et dans les reins. Au bout d'un quart
d'heure, on fit signe à Jumelin de la magnétiser à

l'estomac, elle n'y sentit rien ; au dos, de même. Les


sensations avaient diminué au lieu d'augmenter,
les douleurs de la tête étaient restées ; la chaleur du
dos et des reins avait cessé. Des expériences, faites
le lendemain par Jumelin sur un homme qui avait
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 475

les yeux bandés, et sur une femme qui avait les yeux
découverts, amenèrent les mêmes résultats ; on
reconnut que leurs réponses étaien déterminées par
les questions qu'on leur posait. Au lieu de diriger
sur eux le magnétisme, on ne faisait que monter et

diriger leur imagination.

Un abricotier d'un jardin de Passy avait été touché

par Deslon, suivant les préceptes et la méthode du


magnétisme. Deslon affirmait que toute personne
qui s'arrêtait sous un arbre magnétisé devait

éprouver plus ou moins les effets du fluide magné-


tique ;
qu'il y en avait même qui y perdaient con-

naissance, ou qui éprouvaient des convulsions. Un


garçonnet d'une douzaine d'années, que Deslon avait
choisi comme un sujet sensible, fut amené dans le

verger, les yeux bandés. On le présenta successi-

vement à quatre arbres, qui n'étaient point magné-


tisés, en les lui faisant embrasser chacun pendant
deux minutes, selon ce qui avait été réglé par Deslon
lui-même. Deslon dirigeait sa canne sur l'arbre réelle-
ment magnétisé. Au premier arbre, le jeune homme,
interrogé au bout d'une minute, déclara qu'il suait à

grosses gouttes, il toussa, cracha, et dit sentir une


petite douleur sur la tête : la distance à l'arbre magné-

tisé était environ de vingt-sept pieds. Au second


arbre, il se sentit étourdi, même douleur sur la tête :
476 LA SORCELLERIE EN FRANCE

la distance était de trente-six pieds. Au troisième

arbre, l'étourdissement redoubla, ainsi que le mal

de tête ; il déclara qu'il sentait qu'il approchait de

l'arbre magnétisé : il en était alors à trente-huit pieds.


vingt
Enfin au quatrième arbre non magnétisé, à
l'arbre qui
quatre pieds environ de distance de
homme tomba en crise, perdit
l'avait été, le jeune

connaissance, ses membres se raidirent (1).

Le rapport de la commission mentionna ces di-

verses expériences malheureuses, il acheva ce qu'a-

déjà les chansons et les satires, il démontra


vaient fait

à Mesmer l'impossibilité d'obtenir un appui sérieux

de l'autorité française (1785) et le décida à retourner

en Allemagne. Il mourut à Mersbourg en Souabe


(1813) dans l'oubh le plus complet (2).

(1) Ces diverses


expériences sont citées d'après MoreaC,
l'Hypnotisme, p. 13 seq.
et le magnétisme animal, p. 21
seq.
(2) Bebsot, Mesmer
;

de la Médecine
D' Rondelet, La médecine dans le passé, article
internationale illustrée, xvn« année, oct. 1909, p.
319 Calmeil. ;

De la Folie, 434 seq. ;
t. II, p. —
L. Figuier, Histoire du mer-
III, p. 238.
veilleux dans les temps modernes, t.
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 47/

ARTICLE TROISIEME

Cagliostpo

Le magnétisme animal ne mourut pas du départ


de Mesmer, loin de là. Avant de raconter ses avatars

futurs, il nous faut dire quelques mots d'un autre


guérisseur arrivé à Paris, à peu près au temps du

départ de Mesmer, juste à point pour fournir un nou-


vel objet à la crédulité du public. Les baquets de Mes-
mer avaient fait oublier les miroirs enchantés d'un
Juif allemand, Léon, qui en vendit pour quarante mille

livres à de braves gens, convaincus de voir dans leur


cristal les personnes vivantes ou mortes de leur
connaissance, et finit par recevoir du lieutenant de
police de Sartines l'ordre de quitter la France (1772).

Ils disparurent à leur tour devant la science et les

prestiges de Cagliostro.

Si nous nous en rapportons à l'anonyme auteur de


la Vie de Joseph Balsamo, connu sous le nom de
Cagliostro, extraite de la procédure instruite contre

lui à Rome en 1790 (Paris, 1791), le thaumaturge


478 LA SORCELLERIE EN FRANCE

naquit à Palerme (1743) d'honnêtes marchands,


qui le mirent d'abord au séminaire, puis au noviciat
des Frères de la Miséricorde, où il fit connaissance
de l'apothicaire du couvent de Cartagirone, qui lui

donna quelques notions de la médecine et des pro-

priétés des plantes. Il y apprit également, ou constata


chez lui-même l'art de ventriloque qui devait !ui

être utile plus tard, mais peu de dispositions pour

la vie religieuse. Aussi chassé du couvent, il vécut,

comme il put, d'escroqueries et finit par attraper

soixante onces d'or à un vieil usurier Marane, c'est-

à-dire, juif ou maure converti, en lui faisant croire

que, moyennant cette somme, il pourrait enlever un


trésor caché dans une caverne. Malheureusement
quand Marane s'y rendit, il ne s'y trouva que deux
compères de Balsamo, qui laissèrent le pauvre usu-
rier à demi mort de coups et ruiné (1).

Joseph du coup dut quitter Palerme. A Messine,

il prit le titre de comte Cagliostro et fit connaissance

d'un personnage assez énigmatique, Altotas, médecin,


chimiste, magicien, qui lui proposa un voyage d'af-

faires en Egypte et dans l'Archipel. Sur la terre

(1) Corrispondenza segreta siilla vita pubblica, e privata del


conte di Cagliostro. Venise, in-12, 1791, p. 16, 24, 27. La vie de
Joseph Balsamo n'est guère qu'une adaptation française de la
Corrispondenza segreta.
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 479

de Misraïm, Balsamo dut prendre Tidée des mystères


copiée auxquels il rattachera plus tard sa Franc-Ma-

çonnerie. Il connut alors la pratique des miroirs en-


chantés encore communs sur les bords du Nil, il s'initia

ou se perfeclionna dans certains procédés chimiques


connus d' Al totas qui lui permettaient de faire croire à

son pouvoir de transmuter les minéraux en or (1). De


Malte où disparut Alto tas, mais dont le grand maître
Pinto se montra reconnaissant des expériences alchi-
miques des deux voyageurs, Cagliostro, muni d'une
bourse bien garnie et de recommandations, put se

rendre à Xaples, en Sicile et, après bien des aventures,


à Rome. Il s'y fit de belles relations grâce aux lettres
de Malte, s'y maria avec une jeune femme très belle,

paraît-il. Lorenza ou Seraphina Feliciani, — car il

lui donna les deux noms, — et s'associa avec un Xi-


castro, pendu plus tard, et un chevalier d'Agliata
habile à contrefaire les écritures, qui lui fabriqua

plusieurs brevets d'officier supérieur, utile dans les

aventures postérieures de notre héros. Nous le voyons


en effet, dès ce moment, mener avec sa femme
une vie errante, tantôt réduit à la misère, tantôt

grâce à son habileté, ou aux complaisances de


Lorenza, enrichi aux dépens des gentilshommes ou

; 1 ) Corrisvondenza segreta, p. 53 seq


480 LA SORCELLERIE EN FRANGE

bourgeois plus doués d'écus que de scrupules —


ou d'esprit (1).

Ils habitèrent ainsi successivement Barcelone,


Madrid, Lisbonne, Londres, Paris où Lorenz:! parut
tellement disposée à quitter son mari pour s'attacher

à un certain Duplaisir, que Gagliostro la fit enfermer


à Ste-Pélagie. Pourtant après quelques mois, la

récDuciliation des deux époux leur permit de recom-

mencer une série d'opérations louches, qui attirèrent

probablement sur eux l'attention de la police pari-

sienne, car ils se décidèrent à quitter la France. Quand,

plus tard ils revinrent, ils eurent bien soin de ni er tout

rapport entre le Gagliostro de 1772 et la Lorenza de-

venue Séraphina dans l'intervalle. Leurs pas errants


les portèrent en Belgique, en Allemagne, en Sicile, où
le Marane toujours furieux faillit faire pendre son
voleur, puis à Naples et à Marseille. Dans cette ville,

ils se remplirent leur bourse aux frais d'une dame


et de son ami : la première, amoureuse de Gagliostro,

le second, chercheur de pierre philosophale.Les mêmes


procédés réussirent encore à Valence, Alicante, Gadix,
Londres. Ici Gagliostro, ajoutant à ses talents celui

(1) Saggio storico del conte de Gagliostro e délia contessa sua


moglie, Cosmopoli, 1789, p. 7 seq. ;

Corrispondema segreta,
p. 18, 80.
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 481

de cabbaliste, promit à ses clients de leur dési-


gner par son art les numéros gagnants des loteries.

Cela lui procura quelques ressources et le plaisir de


faire connaissance avec les tribunaux anglais, qui,
faute de preuves, le laissèrent en liberté.
Le séjour à Londres correspond avec une modifi-
cation dans la manière d'agir de Cagliostro. Il s'était

fait initier à la Franc-Maçonnerie anglaise, fort

occupée alors de théurgie, tout comme les Loges du


continent ; notre héros sut profiter de l'expérience
acquise dans les séances de sa Loge, en organisant
lui-même une branche de Maçonnerie égyptienne,
qui lui procurerait des ressources et créerait autour

de lui l'atmosphère favorable à la multiplication de


ses prodiges. Cagliostro n'était désormais plus un
aventurier vulgaire, livrant sa femme pour extorquer
les écus des bourgeois passionnés , c'était le Grand
Copte, chef suprême de la Maçonnerie copte, dépo-

sitaire des antiques secrets de la sagesse égyptienne.


Il prit à partir de ce moment la tête de sa nouvelle
dignité, ne s'exhiba plus qu'en costumes splendides,
avec une nombreuse suite de valets et parut désor-
mais avoir une fortune inépuisable, cai; il paya ses

dettes et affecta de ne plus travailler désormais


que gratuitement, pour le bien supérieur de l'huma-
nité.
482 LA SORCELLERIE EN FRANCE

En se rendant en Russie, le comte et sa femme se


firent présenter, dit-on, au fameux comte de St-
Germain qui les initia à ses sscrets (1). La chose n'est

pas sûre, cir les élixirs et les autres recettes magi-

ques ou alchimiques de Cagliostro valaient sans

doute celles de St-Germain. Quoiqu'il en soit, nous


trouvons bientôt nos voyageurs en Courlande, où
la séduction de Lorenza, l'influence des Loges enthou-

siasmées des prodiges opérés par Cagliostro, au


moyen de carafes d'eau dans lesquelles les enfants

voyaient les personnes désirées, absentes ou mortes,


firent aux thaumaturges une réputation extraor-
dinaire et leur préparèrent l'entrée à St-PétersbDurg.

L'alchimie de Cagliostro ne put, en vérité, fournir à


Potemkin, ministre et favori de Catherine II, ce que
le gouvernement russe aurait désiré d'un vrai savant,

mais la belle Lorenza suppléa au talent de son mari :

elle ensorcela si bien le ministre que Catherine II,

jalouse, signifia aux deux étrangers de partir avec

vingt-mille roubles qu'elle leur ferait donner ; départ

d'autant plus urgent que Cagliostro le médecin avait


échoué, autant que l'alchimiste. On prétendait que

s'étant chargé de guérir l'enfant d'un grand seigneur,

il avait tout bonnement substitué un enfant sain au

(1 ) Saggio storic, p. 10 seq


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 483

malade bientôt mort (1). Malgré ces échecs, la répu-


tation de Cagliostro l'accompagna à Varsovie,

dans les diverses villes de l'Allemagne qu'il traversa,

et jusqu'à Strasbourg, où la Franc-Maçonnerie depuis


longtemps prospère lui préparait une entrée digne

de son haut grade et de ses talents.

II

Il y fut reçu en prince. Son cortège ressemblait à


celui d'un seigneur, la foule se précipitait à la ren-

contre de l'homme prestigieux 'dont l'âge comme


celui du comte de St-Germain ne pouvait plus s'in-

diquer, trois mille ans peut-être ; dont la puissance


se disait sans bornes, car il pouvait causer avec
les anges et ceux-ci, lui répondre. On le vit bien quand
la voiture du magicien passa sur le pont de Kehl.
Un vieillard sortit des groupes spectateurs, se préci-

pita au devant des chevaux et arrêtant la voiture

s'écria : « C'est Joseph Balsamo, c'est mon coquin » !

— Et l'apostrophant avec colère, il répétait ces

mots : « mes soixante onces d'or ! mes soixante


onces d'or » !

(1) Saggio atorico del conte di Cagliostro, Cosmopoli, 1789


p. 15 seq.
484 LA SORCELLERIE EN FRANGE

Le Grand Copte parut calme ; à peine songea-


t-il à jeter un coup d'œil sur cet agresseur téméraire ;

mais au milieu du silence profond que cet incident


avait produit dans la foule, on entendit distinc-
tement ces paroles, qui semblaient tomber du haut
des airs : « Ecartez du chemin cet insensé, que les
esprits infernaux possèdent »! — La plupart des
assistants tombèrent à genoux, terrifiés par l'impo-

sant aspect des traits de l'homme miraculeux. Ceux


qui purent rester maîtres d'eux-mêmes, s'emparèrent

du pauvre vieillard qui fut entraîné, et rien ne


troubla plus l'entrée triomphale, au milieu de la ville

en fête (L. Figuier, t. IV, p. 13).

La ventriloquie de Cagliostro avait sans doute


joué en cette circonstance, comme en bien d'autres, le

rôle des anges ; son talent d'empirique remplit celui

de thaumaturge au milieu des malades réunis qu'il

guérit, assure-t-on, « les uns par le simple attou-


chement, les autres par des paroles, ceux-ci par le

moyen d'un pourboire en argent, ceux-là par son

remède universel », sorte d'élixir dont il ne commu-


niqua pas la composition. La soirée se termina par

une réception, pendant laquelle Cagliostro mit à profit

sa science égyptienne de cristallomancie, en se ser-

vant de jeunes enfants qu'il appelait ses colombes.

Voici le récit d'un contemporain sur cette soirée.


MAGNÉTISME ET SO>rNAMBULISME 485

« On amena dans le salon de Cagliostro, éclairé

par des procédés où l'optique et la fantasmagorie


jouaient un grand rôle, plusieurs petits garçons et

plusieurs petites filles de sept à huit ans. Le Grand


Copte choisit dans chaque sexe la colombe qui
lui parut montrer le plus d'intelligence ; il livra les

deux enfants à sa femme, qui les emmena dans une


salle voisine où elle les parfuma, les vêtit de robes
blanches, leur fit boire un verre d'élixir et les repré-

senta ensuite préparés, à l'initiation.

« Cagliostro ne s'était absenté qu'un moment pour


rentrer sous le costume de Grand Copte. C'était une
robe de soie noire, sur laquelle se déroulaient des
légendes hiéroglyphiques brodées en rouge, il portait

une coiffure égyptienne avec des bandelettes plissées

et pendantes après avoir encadré la tête ; ces bande-


lettes étaient de toile d'or. Vu. cercle de pierreries les

retenait au front. Un cordon vert émeraude, parsemé


de scarabées et de caractères de toutes couleurs en
métaux ciselés, descendait en sautoir sur sa poitrine.
A une ceinture de soie rouge, pendait une large épée
de chevalier avec la poignée en croix. Il avait une

figure si formidablement imposante sous cet appa-


reil, que toute l'assemblée fit silence dans une sorte
de terreur. On avait placé sur une petite table

ronde en ébène la carafe de cristal. Suivant le rite.


486 LA SORCELLERIE EN FRANCE

on mit derrière les enfants, transformés en pupilles


ou colombes, un paravent pour les abriter.

« Deux valets de chambre, vêtus en esclaves égyp-

tiens, comme ils sont représentés dans les sculptures


de Thèbes, fonctionnaient autour de la table. Ils

amenèrent les enfants devant le Grand Copte, qui


leur imposa les mains sur la tête, sur les yeux et sur la
poitrine, en faisant silencieusement des signes
bizarres qui pouvaient figurer aussi des hiéroglyphes,

et que l'Ordre appelait des mythes, ou symboles.


« Après cette première cérémonie, un des valets
présenta à Cagliostro la petite truelle d'or, sur un
coussin de velours blanc. Il frappa du manche d'ivoire
de sa truelle sur la table d'ébène, et demanda :

« Que fait, en ce moment, l'homme qui, ce matin,


aux portes de la ville, a insulté le grand copte » ?
Les colombes regardèrent dans la carafe, et appa-
remment elles y virent quelque chose, car la petite
fille s'écria : « Je l'aperçois qui dort ».

« On a prétendu que le dessous de la table était

préparé de manière à faire passer sous la carafe des


figures et des caractères. Ce qui le ferait croire, c'est

que, dans les cas qui sortaient du cours ordinaire


des réponses banales, les enfants ne voyaient rien.
Mais alors, la voix des anges insivibles répondait.
« Sur l'invitation de Cagliostro, qui annonça qu'on

I
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 487

pouvait fiiire toute question, plusieurs dames s'é-

murent. L'une demanda ce que faisait sa mère, alors à


Paris. La réponse fut qu'elle était au spectacle, entre
deux vieillards. Une autre voulut savoir quel était

l'âge de son mari. Il n'y eut point de réponse, ce qui


fit pousser de grands cris d'enthousiasme, car cette
dame n'avait point de mari, et l'échec de cette ten-

tative de piège fit qu'on n'en tendit pas d'autres.


Une troisième dame déposa un billet fermé. Le petit

garçon lut aussitôt dans la carafe ces mots : « Vous ne


l'obtiendrez pas ». On ouvrit le billet qui demandait
si le régiment que la dame sollicitait pour son fils

lui serait accordé. Cette justesse éleva encore l'ad-

miration.

« Un juge, qui pourtant doutait, envoya secrè^


tement son fils à sa maison pour savoir ce que faisait,

en ce moment, sa femme ;
puis, quand il fut parti, le

père adressa cette question au Grand Copte. La


carafe n'apprit rien ; mais une voix annonça que la

dame jouait aux cartes avec deux voisines. Cette


voix mystérieuse, qui n'était produite par aucun
organe visible, jeta la terreur dans une partie de
l'assemblée, et le fils du magistrat étant venu con-
firmer l'exactitude de l'oracle, plusieurs dames
efîrayées se retirèrent ».

Pendant trois ans, Cagliostro resta à Strasbourg,


488 LA SORCELLERIE EN FRANCE

y dépensant pour ainsi dire sans compter, bien que


personne ne pût dire d'où lui venait l'argent ; géné-
reux pour les pauvres qu'il guériss:iit gratis, dédai-

gneux pour les riches qu'il repoussait souvent et dont

il n'acceptait les présents qu'avec dédain, après


s'être fait beaucoup prier. Il fit alors connaissance

du cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg, qu'il

ne put cependant guérir de son asthme. Echec sans


importance peut-être. Toutefois le Copte eut pro-

bablement d'autres ennuis, car il se décida à quitter

l'Alsace pour Paris, où il arriva après un séjour d'un


an à Bordeaux, de quelques mois à Lyon. Dans la

capitale, Cagliostro dégoûté sans doute de ses échecs

en médecine, voulut se contenter d'être thaumaturge

(1785).

III

Sa femme et ses laquais se trouvaient alors parfai-

tement stylés pour le seconder. On raconte qu'un de


ses valets, interrogé à Strasbourg sur l'âge de son
maître, répondit négligemment : « Mon Dieu ! je ne
sais pas. Ce que je sais, c'est que je l'ai toujours connu
tel qu'il est, ni plus vieux, ni plus jeune, et qu'il m'a

engagé à son service, l'année même où César fut


assassiné «. On comprend que des domestiques depuis
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 489

si longtemps en service devaient être fidèles à leur


maître. En tout cas, ils lui firent bientôt une répu-
tation extraordinaire (1), qui fit de Cagliostro l'homme

à la mode. On ne saurait croire l'enthousiasme de


ses admirateurs pour qui il était le maître par excel-
lence, le divin Cagliostro, le bienfaiteur de l'huma-
nité. Son portrait se voyait partout. Reçu dans tous
les cercles, le comte faisait désirer aux plus hauts
personnages d'être reçus chez lui.

Et cela à juste titre, car, si l'on croit l'un des nom-


breux narrateurs contemporains, on y pouvait assister
parfois à des scènes exti aordinaires. Un jour devant six
convives choisis, Cagliostro évoqua six morts apparte-
nant tous au monde encyclopédique, qui vinrent s'as-

seoir à la table commune et raconter les impressions de


l'autre monde. Un autre jour, à la prière des dames
désireuses de s'initier à la magie et aux mystères
d'Egypte, Lorenza annonça qu'elle commencerait ses
cours de magie quand les assistantes seraient au
nombre de trente-six et auraient rempli les conditions

imposées, à savoir, verser cent louis, s'abstenir de


tout commerce viril à partir du jour de la de-

(1) Cf. Corrispondenza segreta sulla vita pubblica e privata del


conte di Cagliostro.... egli arcani délia setta degli illuminati e li-
ber! muratori. Venise, 1791, p. 12.
490 LA. SORCELLERIE EN2;;FRANCE

mande, et se soumettre à tout ce qui serait ordonné.


Au jour dit, les disciples arrivèrent. En entrant

dans la première salle, chaque femme dut quitter ses

vêtements et revêtir une robe blanche avec une cein-


ture de couleur. Il y en avait six en noir, six en bleu,

six en coquelicot, six en violet, six en couleurs de

rose, six en impossible (couleur de fantaisie). On les fit

entrer ensuite dans un appartement éclairé, où trônait


Lorenza assistée de deux grandes figures, habillées de

telle manière qu'on ne pouvait savoir si c'étaient

des hommes ou des femmes, ou encore des spectres.

La lumière s'affaiblit insensiblement. Quand elle

fut cà peine suffisante pour discerner les objets, la

grande prêtresse ordonna aux novices de découvrir


leur jambe gauche jusqu'à la cuisse, puis d'élever

le bras droit. Deux femmes entrèrent alors qui, au

moyen de cordons de soie, attachèrent les postulantes

par les jambes et par les bras. Cette cérémonie, accom-

pagnée d'un discours sur les devoirs de la femme,


commençait la série des épreuves. Il fallut en effet

résister ensuite aux séductions du plaisir, sous la

forme d'hommes entreprenants, dont plusieurs res-

semblaient aux amants particuliers des dames. La


tentation vaincue, Cagliostro « l'immortel, le divin,

sorti du sein d'Abraham sans avoir été conçu, et

dépositaire de tout ce qui a été, de tout ce qui est.


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 491

et de tout ce qui sera connu sur la terre, )) apparut,

nu comme un Génie de vérité, sur un globe d'or


descendant de la voûte. Il venait révéler lui-même

une partie de ses mystères aux dames dépouillées


sur son ordre de tous leurs voiles. Ses enseignements

ressemblaient trop au vague humanitarisme à la

mode pour apprendre grand chose de nouveau aux


initiées. La fête se termina par un banquet somp-
tueux, où les dames eurent le plaisir de retrouver
leurs amis ordinaires. Malgré les attractions d'une

telle initiation magique, la solennité ne paraît pas

s'être renouvelée.

Cagliostro s'occupait alors de l'organisation de son

rit copte de Franc-Maçonnerie. Malgré son désir de


ne plus faire de médecine, il s'était vu contraint de
répondre aux désirs de nombreux malades, et, comme
à Strasbourg, il soignait préférablement les pauvres,

chez qui son élixir de longue vie faisait merveille.

Pour les grands, il se montrait toujours plus difficile,

bien que la guérison du prince de Soubise, condamné


par les autres docteurs, eût pour ainsi dire redoublé et

consacré sa réputation. Sa grosse affaire n'en restait


pas moins la fondation de la société ég\'ptienne.

Son dessein était d'en attribuer l'autorité suprême à un


conseil de treize membres, auxquels sans doute il eût

révélé ses secrets, en leur conférant, avec la vision


492 LA SORCELLERIE EN FRANCE

béatifique, soit l'immortalité, soit une prolongation


de la vie. Ce nombre semblait déjà trop restreint au
gré de ses enthousiastes, lorsque la fameuse affaire

du Collier vint contrarier ses plans.

Lorenza, dont les relations s'étaient prodigieu-

sement accrues, avait admis dans son entourage


Mme de la Motte, l'héroïne du collier. C'est par elle

que Cagliostro fut tenu au courant de toute l'affaire.

Lui-même, interrogé par le cardinal de Rohan, lui


avait annoncé que ses désirs de réconciliation avec la

reine serait comblés bientôt, lorsque, précisément


à cette époque, le non-paiement des premières traites

lancées par le joaillier royal fit éclater le scandale. On


sait que la Motte et sa femme furent condamnés
l'un aux galères, l'autre à la marque et à la détention

perpétuelle. Cagliostro, acquitté, se vit conduit en

triomphe chez lui ; mais, le lendemain, un ordre du


Roi lui enjoignait de quitter Paris. Il se retirait à

Passy, où pendant trois semaines, il conférait à ses

plus chauds partisans l'initiation au rit copte ; il

jugeait prudent ensuite de se retirer en Angleterre.

Cinq mille personnes voulurent assister à son départ

de Boulogne et, à genoux, solliciter une dernière


bénédiction.
Il fallait que cet homme eut réellement un talent
de fascination peu commun pour que son éloignement
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 493

ne diminuât guère le fanatisme de ses partisans. Ils

lui écrivaient comme à un prophète divin. Bien plus


dans les « tenues » dé leur Loge à Lyon, ils prétendaient
voir au milieu d'eux la personne réelle du maître

absent. Son histoire se termina fort prosaïquement.

Quittant l'Angleterre pour un motif ou pour un autre,


il voulut aller à Rome fonder une Loge. Il y fit de la
médecine, réussit chez l'un, échoua chez l'autre,

attira finalement l'attention sur sa personne (1).

L'Inquisition avertie le fit arrêter (1789) et lui fit

un procès qui dura dix-huit mois. La conclusion


en fut la prison perpétuelle (1791). Elle fut douce

pour Cagliostro qui avait conservé suffisamment de


fortune pour se faire traiter de façon confortable. Il

mourut vers 1793, avant que l'arrivée des troupes

françaises dans la capitale du monde chrétien ait pu


lui rendre la liberté (2).

(1) Corrispondenza segreta sulla vita pubblica, e privata del


conte di Cagliostro. Venise, 1791, in-12, p. 1 seq.
(2) Vie de Joseph Balsamo d'après la procédure de Rome. Paris,
1791 ;

Mémoire authentique pour servir à l'histoire du comte de
Cagliostro, Strasbourg, 1786 ;

L. Figuier, Histoire du monde
merveilleux, t. IV, p. 7 seq. —
Corrispondenza segreta, p. 155 seq.
494 LA SORCELLERIE EN FRANCE

ARTICLE QUATRIÈME

Le magnétisme animal

Le départ de Mesmer, les prodiges passagers de

Cagliostro, n'avaient en aucune façon fait disparaître

les « Sociétés de l'Harmonie « déjà créées, ni décou-

ragé les disciples enthousiastes du thaumaturge


viennois. Tout au contraire, les traitements magné-
tiques se multiplièrent ; on les essaya dans un nombre
croissant de villes ; des soldats de Lafayette les firent

connaître en Amérique, où les colons les tentèrent à

leur tour avec succès ; les nègres eux-mêmes s'y

mirent avec tant de frénésie qu'il fallut une loi pour


les interdire à St-Domingue.
Plusieurs officiers en étaient devenus les propa-
gateurs ardents dans l'armée ou la marine. Tardy de

Montravel, capitaine de génie, accomplissait des


merveilles dans la garnison de Valence, grâce au
magnétisme. « Il y eut ainsi, presque dans chaque
régiment, un certain nombre d'officiers magnétiseurs.
« Ils opéraient sur leurs soldats, qui se prêtaient
« avec beaucoup de complaisance à leurs expériences.

1
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 495

* les uns parce qu'ils croyaient s'en trouver bien, les

<v autres parce qu'elles les divertissaient et les met-

IV talent chaque jour dans des rapports d'intimité

« avec leurs chefs. La magnétisation, avec tous ses


(. charmes, semblait ainsi être devenue le principal

« exercice de la vie militaire : c'était l'âge d'or du


« troupier » (Figuier, t. III, p. 241).

Les frères de Puységur, en particulier, se distin-

guèrent dans l'emploi des procédés mesmériens. Le


plus jeune, de Chastenet-Puységur, officier de marine,

guéri lui-même par Mesmer, soulagea à son tour une

dame de Brest et transporta le magnétisme à bord

de son navire. Tout y devint magnétique, les mâts, les

voiles, les cordages ; les passagers pris de crises


sautaient sur le pont, tandis que les matelots, sous

l'influence du fluide, obéissaient sans résistance et

sans peine aux ordres de leurs chefs. De son côté, le

cadet de Puységur, le comte Maxime, mestre de


camp en second du régiment de Languedoc, opérait

à Bayonne ; il
y guérissait un officier frappé d'un
coup de sang et aussi un petit chien, dont la guérison
fit autant de bruit que celle de l'officier.

Plus célèbre encore, l'aîné des trois frères, le mar-


quis de Puységur a laissé un nom dans l'histoire du
magnétisme. En sa terre de Buzancy, près de Soissons,
les paysans accoururent autour d'un seigneur qui.
496 LA SORCELLERIE EX FRANCE

d'un attouchement, guérissait leurs misères, ou


offrait dans son château des soins et l'hospitalité aux
malades ayant besoin d'un traitement prolongé.
Ne pouvant suffire à tous ses consultants, le mirquis
magnétisa, sur la place de Buzancy, un vieil orme
auquel on attacha des cordes. Les malades, quelque-
fois au nombre de cent et plus, vinrent s'asseoir

autour de l'arbre et, par le contact de la corde, ressen-


tirent l'influence magnétique, avec ses suites habi-
tuelles : des convulsions, des crises, parfois la gué-
rison. On nota en particulier soixante-deux patients
guéris dans les seuls mois de mai et juin 1784 (1).

A l'exemple de Puységur, on magnétisa des arbres,


avec des résultats plus ou moins semblables, en divers
pays. Le marquis Tissart du Rouvre eut ainsi, dans

sa terre de Beaubourg en Brie, un arbre enchanté,


auquel le voisinage de Paris fournit de nombreux
clients. Quant au marquis de Puységur, obligé d'aller

rejoindre son régiment à Strasbourg, il y fonda une


société des Amis réunis, bientôt prospère, tandis que
son frère Maxime créait à Bordeaux la Société de

Guyenne, où entrèrent les personnes les plus éclairées

de la province. D'autres associations du même genre,

(1) Al. Bertrand. Du magnétisme animal en France, p. 218,


221 ;
— L. Figuier, t. III, p. 250.
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 497

dans le but de répandre et de faire connaître les pro-

cédés magnétiques s'établirent à Metz, à Nancy et

ailleurs, par les soins du marquis, ou par le dévoue-


ment d'autres mesmériens non moins convaincus.
Des guérisseurs, qui prétendaient produire des
résultats analogues à ceux de Mesmer, mais soute-
naient avoir des principes di'fïérents des siens, opé-
raient vers le même temps en diverses villes. Il y en
avait à Lyon une école, ayant pour chef le cheva-
lier de Barbarin. So n frère avait fondé en Hollande
une Société de l'Harmonie, qui, entre autres expé-

riences, avait magnétisé une vache avec une telle

puissance que la pauvre béte en était devenue enragée.


Le Barbarin de Lyon opérait, lui, sur les hommes ;

son agent tout spirituel était râme,et ses instruments,


la prière. En se servant ainsi de l'âme, les disciples de
Barbarin croyaient pouvoir agir sur leurs malades
et les impressionner à la distance de plus d'une lieue ;

ils affirmaient aussi se trouver en état de magnétiser

une personne à son insu, à la condition toutefois de la

connaître et de l'avoir vue (1).

Les sectateurs de Barbarin prirent le nom de


spiritualistes, en opposition avec les fluidistes. Aux

premiers, l'action sur l'âme, soit directement, soit par

(1! L. Figuier, t. III, p. 261 ;


— Bersot, p. 36.
498 LA SORCELLERIE EN FRANCE

l'intermédiaire d'un esprit ange ou démon ; aux


seconds, l'action par un fluide quelconque. Il va sans
dire que dans les deux camps, il y eut des variantes
à l'infini, dans la pratique et dans les théories.

Une autre école de magnétiseurs, ne croyant pas

au fluide de Mesmer et rejetant l'influence spiritua-

liste, s'adressait à l'électricité, dont elle obtenait des

effets surprenants. Les docteurs électriques, fort

nombreux en France à la fm du xviii^ siècle, comp-


tèrent parmi eux le D^" Pététin, savant sérieux, prési-

dent perpétuel de la Société de Médecine de Lyon,


qui obtint par l'emploi de l'électricité des résultats
nullements inférieurs à ceux des écoles rivales (L. Fi-
guier, p. 262,270 ; A. Bertrand, p. 227, 253).

II

Pendant la Révolution, les esprits préoccupés des


événements extérieurs n'eurent pas le loisir de pour-
suivre les expériences pacifiques nécessaires à une

étude patiente du magnétisme. On en restait donc au


commencement du xix^ siècle sur les positions des

dernières années de Louis XVI : de l'engouement chez


les uns, beaucoup de défiance chez les autres ; aucune
vue d'ensemble pour faire une synthèse conciliante
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 499

des divers systèmes en présence ; dans plusieurs es-

prits un certain soupçon que le diable pouvait bien

être caché sous les apparences d'un magnétiseur.


« Tandis que l'on afTectait de ne plus croire à l'exis-

« tence du diable, écrivait un abbé de Lyon en


« 1817 (1), c'est lui qui jouait le premier rôle dans les

« Loges des Francs-Maçons, dans les antres des Illu-


« minés, sur les théâtres des villes, sur les tréteaux

« de la populace, dans les salons des grands et des

« riches et jusque dans les palais des rois. Il était

« travesti en homme extraordinaire, tantôt en phy-

« sicien, tantôt en magnétiseur, tantôt en joueur


'( de piquet ».

Cependant, l'ordre rétabli, les amis du magné-


tisme encore vivants, se remirent à leurs passes (2).

Pour sa part, le marquis de Puységur, de retour à


Buzancy, continua de faire du bien autour de lui et

d'opérer des cures jusqu'à sa mort (1825). Avec la

(1) Abbé WuRTZ (Jea,n-Wendel), Superstifio)is et prestiges des


philosophes ou Démonolairie du siècle des lumières, iii-8, 1817, p.
148. L'abbc Wurtz composa aussi un ouvrage les Précurseurs de :

l'Ante-Christ qui eut plusieiirs éditions il veut y montrer que le


;

Protestantisme et la Révolution française ont été prédits dans


l'Apocaiypse, que Napoléon est Gog et Magog.Tout est de ce
genre dans les écrits de l'abbé Wurtz si ce ne sont point des œu-
;

vres critiques, ce sont des témoins d'une mentalité spéciale assez


répandue dans les cercles pieux de l'époque.
(2) Abbé MOREAU, l'Hypnotisme, étude scientifique et religieu-
se, in-12, Paris, 1891, p. 354 seq.
500 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Restauration, le magnétisme reprit décidément


faveur. L'abbé Faria, revenant des Indes, eut alors

une réputation hors pair parmi les guérisseurs magné-


tiques. Il traitait les autres de charlatans, et natu-
rellement l'épithète lui était rendue avec usure. Il

soutenait que les effets du magnétisme, en particulier

le somnambulisme, qu'il appelait sommeil lucide,

dépendaient non du magnétiseur, mais du patient.


De nos jours, on lui donnerait raison. De son temps,
on lui donna tort, car il faisait payer ses représen-

tations. Il semblait étrange que, par l'imposition


des mains, il put faire passer dans l'esprit du malade
des impressions sensorielles ne reposant sur rien de

réel. Sur son ordre, par exemple, un verre d'eau se


changeait en Champagne, en Chypre ou en Toka5^
C'était trop beau pour durer, le public se lassa vite

de l'abbé Faria, les quolibets de la critique lui enle-

vèrent son auréole, et Faria, délaissé, accepta pour


vivre l'aumônerie d'un pensionnat de demoiselles (1).

Le vrai magnétisme n'en continuait pas moins


d'aller de l'avant, un peu partout. En 1815, l'em-
pereur de Russie, Alexandre, nommait une com-

(1 L. Figuier. Histoire du monde merveilleux, t. III, p. 290 ;


— Al. Bertrand,
)

p. 246 ;
— Binet et Féré, le Magnétisme ani-
mal, p. 22.
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 501

mission pour l'étudier, et, sur le rapport des com-


missaires, décidait que l'exercice du magnétisme,
déclaré licite, devait être réservé aux médecins. Le roi

de Danemark prenait en 1817 une ordonnance dans

le même sens : Il en était de même en Prusse. L'Aca-


démie de Berlin, autrefois hostile à Mesmer, pro-
posait, en 1818, un prix de 3300 francs pour le meil-

leur mémoire touchant le magnétisme animal. Les


Facultés suédoises imposaient, de leur côté, aux
futurs docteurs, des thèses sur le magnétisme (Fi-

guier, t. III, p. 294).

En France, les querelles anciennes reprenaient de


plus belle, en dehors toutefois du gouvernement qui

préférait s'abstenir, en laissant les docteurs éclaircir

l'afîaire. L'Académie de Médecine, à la rancune tenace,


ne paraissait pas, en vérité, vouloir céder cependant, ;

de nombreux savants ou médecins prenaient parti


en faveur de l'agent merveilleux si longtemps mécon-
nu. Deleuze, savant modeste, mais de valeur, plus tard

bibliothécaire au Jardin des Plantes de Paris (-[-1835)

publiait divers ouvrages de ton modéré, dans lesquels

il racontait les résultats magnétiques certains et indi-

quait les moyens de les obtenir. La modération et

l'honnêteté très connue de Deleuze conquirent au ma-


gnétisme bien des esprits jusqu'alors indécis. De leur
côté, les docteurs,Alexandre Bertrand, ancien élève de
502 LA SORCELLERIE EN FRANCE

l'Ecole polytechnique, Georget, Dupotet, Foissac,


Husson et bien d'autres défendaient le magnétisme
dans leurs ouvrages, l'expérimentaient, non sans

succès, dans leur clientèle et les hôpitaux (1).

Ce qui nuisait au magnétisme aux yeux de bien


des savants était cependant ce qui faisait sa vogue

populaire, l'apparence merveilleuse de quelqueà-uns

de ses effets. L'exagération s'en mêlant comme tou-

jours, les magnétiseurs devenaient les émules des


anciens thaumaturges ;
plusieurs expliquaient déjà

les miracles religieux par le magnétisme ; tout cela ne

pouvait qu'empêcher les expériences sérieuses, car,

malgré eux, les magnétiseurs, afin de convaincre les

incrédules, tentaient surtout d'y arriver à force de

miracles. — En 1825, le docteur Foissac, pour déter-


miner l'Académie de médecine à s'occuper de la

question résolue par la Société royale de médecine

dont elle était héritière, lui adressa une note, dans

laquelle il se faisait fort de lui montrer que ses som-


nambules savaient, par le simple toucher, faire le

diagnostic des maladies avec une inspiration qui

(1 A. Bertband, p. 259 seq.


) ;

Aubin Gauthier, Histoire du
somnambulisme, 2 vol. m-8, Paris, 1842, t. II, p. 229 seq. Lou- ;

BERT, le Magnétisme et le somnambulisme devant les corps savants
la cour de Rome et les théologiens, par M. l'abbé J.-B. L., in-8,
Paris, 1844, p. 285 ;

Mokeau, l'Hypnotisme, p. 364.
^ 1
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 503

tenait du génie cVHippocrate (Toujours le merveil-

leux !). Ainsi interpellée, IWcadémie, sur les instances

de plusieurs membres, se décida à nommer une


commission, non, à vrai dire, pour examiner au fond
la question du magnétisme, mais simplement pour
examiner si l'Académie pouvait revenir sur les déci-

sions de la Société Royale de 1784 et tenter l'examen

d'une cause jugée. Le rapport dressé par le D^ Husson


constatait la réalité de bien des phénomènes dits

magnétiques, il pouvait passer pour une demi-vic-


toire du magnétisme ; mais il fut toutefois vivement
combattu et resta dans les cartons de l'Académie sans

jamais être discuté en séance générale (1) (1831).

La question revint sur le tapis, six ans plus tard,

à l'occasion d'une histoire de dent, arrachée sans

douleur par ]NL Oudet pendant le sommeil magné-


tique (1837). On interpella l'opérateur à l'Académie :

chacun y raconta des opérations faites sur les pa-

tients insensibles et, malgré des escarmouches diver-


ses entre négateurs et partisans du magnétisme,
les choses en seraient restées là, si, à la séance sui-

vante, un jeune docteur magnétiseur, Berna, n'eût

(1) Bertrand, p. 283 seq. —


A. Gauthier, t. II, p. 330 ;


;

LoUBERT, 1. c, p. 333 Binet et Féré, le Magnétisme animal,


;

p. 24.
'

33
504 LA SORCELLERIE EN FRANCE

écrit au président de l'Académie pour demander la

nomination d'une commission nouvelle, devant la-

quelle il promettait de fournir des arguments irré-

sistibles. Malheureusement, les expériences en ques-

tion échouèrent ; le rapport fait cette fois par un


adversaire déclaré, Dubois d'Amiens, ridiculisait

toute la doctrine magnétique ; il fut adopté malgré

les protestations et les efforts des disciples fidèles du


mesmérisme (1837) (1).

Trois ans plus tard, comme un académicien,


Burdin, avait ofïert 3000 francs à quiconque pourrait
lire sans le secours des yeux, il se présenta quelques

rares amateurs. Ils échouèrent encore ou refusèrent

de se soumettre aux conditions imposées par les

juges. Le prix Burdin ne fut donc pas décerné. A la

suite de cet échec, le D'' Double proposa à l'Académie

de refuser désormais toute attention aux propo-


sitions des magnétiseurs. La décision de l'assemblée

fut prise conforme à ce vœu.

Bersot. Mesmer et le Magnétisme anim,al 2* édit. Paris


(1)
1854, p. 61 ;

LouBERT, p. 392 —
Figuieb, t. III, p. 313 seq.

; ;

BiNET ET FÉRÉ, p. 29 seq.

à
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 505

III

Elle terminait l'histoire académique du magné-


tisme, mais semble trop absolue. Elle s'appuyait en

effet sur les échecs subis dans des expériences trop

peu nombreuses, faites en des conditions déplo-

rables, destinées surtout à obtenir des phénomènes


extraordinaires. L'idée du miracle restait au fond des
esprits, or, tant qu'on penserait à faire des miracles,

il était assez naturel de supposer qu'on arriverait à


un échec, car le miracle ne peut être qu'exceptionnel,

indépendant de la volonté des hommes. Malgré la


sentence de l'Académie, les magnétiseurs, partisans
des méthodes fluidiques ou spiritualistes, conti-

nuèrent au reste de traiter et parfois de guérir leurs

malades. Somme toute ils ont triomphé de nos jours,

car,la découverte de l'hypnotisme en 1841 et les études


qui en découlèrent successivement ont révélé ce qui
se trouvait de réel dans les procédés magnétiques.

De plus, il se trouve, encore de nos jours, bien des ma-


gnétiseurs qui croient à la vertu des passes,à l'existence
d'une force nerveuse s'écoulant par leur moyen sur
le corps du patient. Nous aurons plus loin à examiner

les merveilles du magnétisme transformé en hyp-


506 LA SORCELLERIE EN FRANGE

notisme ; nous ferons connaître à cette occasion les

théories modernes sur les phénomènes dont personne


ne conteste plus la réalité, bien que l'accord ne soit

pas encore fait partout sur l'explication de leur origine.


Il eut été dommage, quelle que fut la nature du
magnétisme, de laisser de côté un moyen si puissant

de guérir ou de soulager tant de misères humaines.


Toutes les maladies en effet, aiguës ou chroniques,

corporelles ou mentales, semblaient justiciables des

procédés magnétiques. On citait, parmi les maladies


guéries quelquefois, des pleurésies, le choléra, des

inflammations d'estomac, des paralysies, certains cas


d'hydropisie, des engorgements glanduleux ou intes-

tinaux, la goutte, les rhumatismes, les scrofules, les

ulcères, l'épilepsie. Dans les maladies spécialement

graves, on vit souvent le magnétisme calmer les mou •

vements nerveux, les spasmes et les accès de douleur,

dégager la tête congestionnée, faire cesser l'état coma-


teux, mettre le malade en état de prendre des remèdes
ordonnés par le médecin et jusqu'alors impossibles à

administrer. En résumé, si l'on excepte les maux pro-


venant de la dégénérescence et de la disparition des

organes, toutes les maladies semblaient trouver dans le

magnétisme, ou la guérison, ou le soulagement (1).

(1) Deleuze. Instruction pratique sur le magnétisme animal,


in-12, Pajis, 1 853, p. 177 ; —
Lettre d'un médecin dans Deleuzb
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 507

Une chose fort étonnante était de voir le magné-


tisme opérer des merveilles semblables, malgré la

diversité des traitements employés ; car, si les ma-


ladies guéries étaient les mêmes, les procédés de
magnétisation s'étaient néanmoins notamment trans-
formés depuis Mesmer. Nous nous rappelons qu'il se

servait de baguettes, de baquets et d'autres appa-

reils, auxquels il attribuait une influence sur le trai-

tement. Pourtant, lui-même avait varié beaucoup ;

il avait fini par magnétiser des objets fort divers,


aussi puissants que les fameux baquets, et, en parti-
culier, un arbre, situé à l'extrémité de la rue de

Bondy, au tronc ou aux branches duquel des milliers

de malades du quartier populeux du faubourg St-


Martin venaient s'attacher par des cordes, car ils en
attendaient la guérison de leurs infirmités. Son
exemple, suivi par Deslon, Puységur et d'autres,

comme nous l'avons vu, faisait supposer que le

fluide ainsi déposé dans un objet matériel pouvait


rendre celui-ci magnétique, comme une barre d'acier
s'aimante au contact d'un aimant.
D'après cette théorie une fois admise, des corps

innombrables, vêtements, chaussures, tissus, plaques

à la fin de l'Instruction, p. 386 • — A. Bkrtrand, p. 250— D';

CoMET, La vérité aux médecins et aux gens du inonde. — Du ma-


gnétisme animal et de ses effets, in-8, Paris, 1861, p. 17 seq.
508 LA SORCELLERIE EN FRANCE

métalliques, verres, feuilles d'arbre, etc., purent


recevoir le magnétisme : ceux-là seuls exclus dont la

nature était réputée antifluidique. On magnétisait


l'eau de plusieurs manières. La plus simple consistait

à passer alternativement les mains le long du vase


qui la contenait. Le magnétisme semblait plus fort,
si, la bouteille étant entre les genoux du magné-
tiseur, celui-ci lançait son haleine par le goulot, en
même temps que les mains faisaient des passes sur les

surfaces du vase. L'eau magnétisée d'une façon ou de


l'autre jouissait alors de vertus curatives remar-
quables, mais contradictoires : laxative pour les uns,

elle opérait l'effet contraire chez les autres. En tout

cas, elle semblait souveraine dans les douleurs de


l'estomac ou des intestins. On pouvait aussi l'em-
ployer en lotions sur les yeux, sur les blessures. On
assurait qu'elle guérissait l'épilepsie, qu'elle ramenait

la chaleur aux pieds, que les malades distinguaient


au goût l'eau magnétisée de celle qui ne l'était pas ;

ils reconnaissaient, paraît-il, l'eau magnétisée par


leur magnétiseur ordinaire de celle touchée ou ma-
gnétisée par un étranger (1).

Le procédé de magnétisation, qui finit par l'em-

(1) Delectze, Instruction pratique, p. 61 seq. ;


— Lettre d'un
médecin, p. 364.
MAGMÉTISME ET SOMNAMBULISME 509

porter en ce qui concernait les milades et fit aban-


donner définitivement les baquets incommodes, fut
celui des passes. L'opérateur, assis en face ou à côté
du patient, prenait les pouces de celui-ci entre ses

doigts jusqu'à ce que la chaleur fut égale de part et

d'autre, ou bien il plaçait ses mains sur les endroits

douloureux, pour égaliser ainsi les températures, puis,


doucement, à une petite distance du corps, tenant
les doigts légèrement courbés, il descendait la main
à plusieurs reprises, de la tête aux pieds. Il pouvait,

en certains cas, faire des passes transversales d'un


œil à l'autre, ou à travers la poitrine. Même à dis-

tance, ces passes faisaient peu à peu glisser le mal


jusqu'à l'extrémité des membres, d'où le fluide

s'écoulait en l'emportant (Deleuze, p. 20 seq.).

Il existait d'autres manières d'opérer. On disait

que l'haleine des magnétiseurs, dirigée sur un linge

à plusieurs doubles appliqué sur la partie soufîrante,

faisait pénétrer à l'intérieur une chaleur salutaire ;

le souffle à froid et à distance aidait au contraire à

dissiper la chaleur ; on pouvait encore la soutirer en


présentant les doigts que l'on retirait ensuite, sans

oublier de les écarter et de les secouer. Toutes les

opérations préliminaires, échaufîement des pouces,


application des mains, avaient pour but d'établir la

communication fluidique entre le magnétiseur et le


510 LA SORCELLERIE EN FRANCE

malade, ce que l'on appelait mettre en rapport. Le


rapport devenait plus intense par l'exercice ; une fois
bien établi, il permettait au magnétiseur d'en-

voyer le fluide à son client, même à distance, en

pensant à lui fortement (Deleuze, p. 35, 224).

Certains magnétiseurs se contentaient de pré-

senter les mains depuis le front du sujet jusqu'au


haut de la poitrine sans toucher au corps. D'autres se

bornaient à prendre la main du sujet et à le regarder

fixement. On attribuait une influence à la musique ;

chez Mesmer et Deslon, l'harmonica et le piano-forte

jouèrent, ce semble, un rôle accessoire, mais plusieurs


praticiens crurent ces instruments le réceptable

même d'où émanait le fluide salutaire. Plusieurs,

pour opérer sur leurs clients, se magnétisaient eux-


mêmes avec des gestes bizarres ou grotesques, ils

affirmaient l'efficacité de ce traitement sur les

témoins de leurs contorsions. D'autres s'asseyaient


auprès des malades et se mettaient à prier ; cette

opération, sans être trop prolongée, ne manquait


pas d'endormir le patient. Une dame magnétiseuse
opérait au moyen d'un verre d'eau. Elle faisait des

gestes dans le but de retirer le fluide morbide du


corps du malade pour le ramasser et le noyer dans
l'eau ; on donnait ensuite cette eau à boire au
malade. A première vue, la méthode paraissait illo-
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 511

gique, et beaucoup protestaient qui la déclaraient

dangereuse. La dame en question guérissait cepen-

dant tout autant de malades que ses confrères

(Figuier, t. III, p. 347).

L'abbé Faria faisait asseoir dans un fauteuil la

personne à magnétiser et l'engageait à fermer les

yeux en se recueillant. Puis tout à coup, il lui disait

d'une voix impérative et forte : Dormez ! répétant,

s'il le fallait cet ordre jusqu'à quatre fois. La méthode


lui avait réussi, assurait-il, sur plus de 5000 ma-
lades (1).

La chaîne vivante de personnes se tenant par les


pouces et faisant toutes converger leurs fluides vers
le malade pris lui-même dans la chaîne, fort employée
dans les débuts du magnétisme, fut comme d'autres

procédés, peu à peu délaissée. On estimait toutefois

son emploi très puissant, mais il était nécessaire de


trouver des personnes se proposant le même but,

c'est-à-dire, la guérison du même malade, ce qui était

difficile en dehors de ses proches, et si un anneau de


la chaîne était atteint d'une maladie, on croyait que
sa maladie pouvait se communiquer à d'autres

(Deleuze, p. 76). Personne ne doutait qu'on ne pût

(1) Bersot, p. 37 ;
— A. Bkrtraxd, p. 247 ;
— Bixet et
Féré, p. 22.

I
512 LA SORCELLERIE EN FRANCE

magnétiser les animaux et les guérir tout comme les

hommes (Deleuze, p. 227).

Les convaincus réclamaient, chez les magnétiseurs,

des qualités physiques et morales sérieuses. Ils de-

vaient être désintéressés, soucieux uniquement de


guérir ou du moins de faire du bien, d'autant plus que

le magnétisme n'était pas sans danger pour eux, car


disait-on, il leur arrivait parfois d'aspirer les fluides

corrompus et de prendre la maladie de leurs clients.

Une relation étroite semblait au reste s'établir entre

le malade et son médecin. Certains magnétiseurs,

en effet, en appuyant leurs mains sur les parties

malades, sentaient dans leurs bras une douleur qui


se propageait jusqu'aux coudes. Leurs mains s'en-
flaient aussi parfois, phénomène bizarre qui se renou-

velait jusqu'à la cessation de la maladie. Le bon


magnétiseur assurait également ressentir une sorte de
douleur et de travail dans les parties de son corps
correspondant à celles où souffrait son malade. Dans
ces conditions, le magnétiseur, on le conçoit, devait

être un homme de dévouement.


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 513

IV

Xon seulement les successeurs de Mesmer avaient


abandonné ou modifié ses pratiques, ils avaient de
plus mis de côté ses théories. A vrai dire, elles n'étaient
pas excessivement claires. A la suite de beaucoup
d'autres, il avait supposé un fluide universel, maté-

riel, quoique impondérable, par lequel les corps

célestes, la terre et les êtres animés sont liés et

influent les uns sur les autres. Ce fluide capable de

recevoir, propager, communiquer toutes les impres-


sions de mouvement, était susceptible de flux et de
reflux. S'insinuant dans la substance des nerfs, il les

affectait diversement. Mesmer reconnaissait des


pôles dans le corps humain, analogues à ceux de

l'aimant, le fluide y subissait, suivant les circonstan-

ces, des attractions ou des répulsions. Ce fluide pouvait

se communiquer d'un corps à un autre, se condenser,

se transporter ; les glaces le réfléchissaient, le son le

propageait et l'augmentait. Quoiqu'il fût universel,


tous les corps animés ne le contenaient pas également;
il existait même un petit nombre d'êtres jouissant

de propriétés si contraires, que leur seule présence


détruisait tous les efïets dudit fluide dans les autres
514 LA SORCELLERIE EN FRANGE

corps (Figuier, t. III, p. 338 ; Loubert, p, 273).

Les disciples immédiats de Mesmer conservèrent


l'idée d'un fluide, projeté par l'extrémité des doigts
du magnétiseur sur le malade ou sur les objets maté-

riels. Ils assuraient que ce fluide se percevait, tant

chez l'opérateur que chez le patient, comme une


sorte de vent doux, parfois sous la forme d'une
vapeur lumineuse, d'autres fois, comme une sen-

sation spéciale caractéristique, inoubliable à qui


l'avait ressentie une fois (Deleuze, p. 337 note).
Quelques-uns de ces fluidistes admettaient des pôles
dans l'homme, les autres n'en parlaient plus. Leur

donnée commune consistait donc en la croyance à


un fluide analogue à celui dont l'émission, dans les

théories anciennes, servait à expliquer les phéno-

mènes lumineux, électriques ou caloriques. Chacun


eut des opinions particulières sur le fluide en question
que l'on nomma, suivantchaque système adopté, fluide
magnétique, ou chaleur animale, fluide vital, élec-

trique, animalisé, etc., sans que personne ne put

par aucune dénomination, ni préciser, ni mieux faire

connaître sa nature.
Aux théories fluidiques, diverses modiflcations

se virent apportées par les docteurs électriques. Ils

se divisèrent eux-mêmes en plusieurs groupes. Pour


les uns, le fluide animal n'étant autre que celui des
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 515

machines électriques ordinaires, ils eurent l'idée de

faire agir sur les malades l'électricité des appareils

statiques et les courants galvaniques encore mal


étudiés. Ils obtinrent quelques résultats. On sait,

au reste, que malgré les changements survenus dans


les explications théoriques de l'électricité, celle-ci

continue d'être en grand honneur dans la médecine


actuelle, qui l'emploie de manières diverses et retire
de précieux avantages, surtout des courants à haute
fréquence. Suivant d'autres savants, il était possible

de prouver expérimentalement une certaine parenté


entre le fluide magnétique nerveux et le fluide de

l'aimant ou électrique, car on ne pouvait nier les


effets constatés sur certains malades par l'approche
de barreaux aimantés. L'organisme humain cons-
tituait donc une batterie électromagnétique dans
laquelle le cerveau, la moelle épinière, les cordons

nerveux, en un mot, tout le système nerveux de


l'homme formait l'appareil générateur. Il en sortait
une électricité animale, appelée fluide nerveux ou

fluide magnétique animal, ou mieux, magnétique


humain. On assurait que ce fluide pouvait se révéler
par certains appareils ou dynamètres vitaux (Lou-
BERT, p. 252, 272). Nous verrons plus tard que toutes

ces théories des premières années du xix^ siècle furent

reprises plus tard et conservent encore des partisans.


516 LA SORCELLERIE EN FRANGE

Les fluides magnétique et électrique ne restèrent


pas les seuls agents supposés des phénomènes de

magnétisation, même aux yeux des expérimentateurs

convaincus. Mesmer en effet, Deslon, Deleuze et leurs

successeurs reconnurent que l'application de la

volonté du médecin était nécessaire pour aboutir à


quelques effets. Selon les premiers mesmériens, la
volonté du praticien servait à diriger le fluide dans le

sens nécessaire, ils l'estimaient absolument indis-


pensable ; ils voulaient même que les assistants, sur-

tout s'ils faisaient la chaîne, fissent converger leur

propre volonté vers un but unique, celui voulu par le

président, car le fluide se trouvait contrarié si les

volontés étaient divergentes (Deleuze, p. 9). Peu à


peu, on alla plus loin : certains magnétiseurs esti-

mèrent que la volonté seule suffisait sans passes ni


pratiques quelconques. Ils firent ainsi du magné-
tisme une force plutôt morale que matérielle, mais
ne s'entendirent plus sur l'individu qui devait avoir
de la volonté. L'abbé Faria la réclamait du client

seul, les autres la voulaient chez l'opérateur, d'autres

chez les deux. Ce qui pouvait sembler étrange était


de voir les succès des volontistes égaler ceux des

fluidistes ou des docteurs électriques.

Par la volonté, les forces psychiques, — c'est-à-dire

l'âme, la partie spirituelle de l'homme, — inter-


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 517

venaient dans le magnétisme ; on y mit une autre


facuUé de l'esprit, l'imagination. Ce fut à elle que
Bailly, dans son rapport de 1784, attribua les cures de

Mesmer et de Deslon. Les expériences, faites chez


Deslon, laissaient en effet supposer l'influence de

l'imagination dans les faits du magnétisme. Les


sujets, réputés les plus sensibles, paraissaient complè-
tement déroutés quand ils avaient les yeux bandés :

ils avaient des crises, quand ils se croyaient magné-


tisés, bien qu'ils ne le fussent pas ; ils ne ressentaient
pas, en revanche, les passes les plus violentes faites à

leur insu ; ils ne reconnaissaient pas non plus les

objets magnétisés, si quelque signe extérieur ne leur


faisait connaître leur état fluidique. Pour tous ces
motifs, la commission mit les merveilles mesmé-
riennes au compte de l'imagination, et son expli-

cation est restée la plus commune chez les personnes


désireuses de donner une raison des guérisons opérées

sans remèdes sensibles, sans causes apparentes. Nous


verrons dans la suite que l'imagination, ou plutôt
l'idée de la guérison désirée, a conservé de nos jours
bon nombre de partisans.

C'était une force plus occulte encore, une sorte de


magie sans démons, qui, dans l'école magico-magné-
tique dont le D^ Dupotet fut le chef, accomplissait

les merveilles désirées. Elle dépendait néanmoins


518 LA SORCELLERIE EN FRANCE

de sa volonté et se rattachait par ce lien aux théories


psychiques précédentes. Entre autres choses extra-

ordinaires, il assurait pouvoir, par sa volonté, susciter

dans de la craie ou du charbon une puissance telle que,

si l'on traçait un cercle sur le parquet avec une de


ces matières, le magnétisé ne pouvait plus en sortir ;

car, s'il le tentait, il s'imaginait rouler en quelque pré-

cipice affreux et tombait réellement en convulsions

ou en catalepsie (Figuier, t. III, p. 357).

Nous aurions le droit d'être surpris de la grande

variété des explications données des mêmes phé-


nomènes, si l'accord avait pu se faire depuis entre

les psychologues, les médecins, les théologiens et les

magnétiseurs. Mais hélas ! nous en sommes encore


loin. — En attribuant les uns, à la volonté, les autres,

à l'imagination, les guérisons et les prodiges divers

du magnétisme, les savants du xviii^ siècle ou des


premières années du xix^, préparèrent les voies aux
théories spiritualistes des Barbarins, qui mirent tout le

magnétisme dans l'âme. Du système barbariniste,


on put passer aisément au spiritisme postérieur,
partisan de l'intervention d'esprits, non plus inté-

rieurs à l'homme, mais extérieurs : Esprits mauvais,

soutinrent divers écrivains ardents appartenant sur-

tout aux groupes catholiques, comme l'abbé Fiard au

commencement du xix^ siècle, et plus tard de Mirville,

I
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 519

Gougenot des Mousseaux, le P. Franco S. J, le P.

Ventura, le D^ Hélot et bien d'autres ; esprits des

morts ou âmes désincarnées, comme l'affirment les

Spirites de nos jours.

ARTICLE CINQUIEME

Le somnambulisme

11 faut bien l'avouer, toutes les théories avaient

des droits à tenter de se supplanter l'une l'autre, car

aucune ne se montrait de taille à pouvoir expliquer


l'ensemble des résultats bien réels des pratiques

magnétiques. Les phénomènes produits se mani-


festaient, en réalité, fort divers. Au temps de Mes-
mer, ils consistaient surtout en crises de convulsions,

en guérisons plus ou moins soudaines, en sensations


variées, subies par les patients : aux uns, de la chaleur
ou du froid, ou de l'oppression, ou des douleurs plus
ou moins violentes dans les parties magnétisées de
leurs corps ; chez d'autres c'étaient des picotements ;

quelquefois le magnétisme accélérait la respiration et


520 LA SORCELLERIE EN FRANCE

la circulation ; d'autres fois, il donnait naissance à


des mouvements fibrillaires convulsifs passagers, sem-
blables à des secousses électriques, ou produisait un
engourdissement plus ou moins profond, de l'assou-
pissement, une somnolence, de temps en temps un
vrai sommeil. Le plus grand nombre des magnétisés
naturellement ne ressentaient rien, car, nous ne
devons pas l'oublier, le magnétisme n'agissait en
résumé que sur une petite minorité d'individus

(Figuier, t. III, p. 301).

Quand les sujets magnétisés étaient fort sensibles,


ils ressentaient, assurait-on, l'approche des objets
magnétisés ; ils reconnaissaient, les yeux bandés, un
arbre magnétisé des arbres voisins non imprégnés de
fluide. Les expériences de l'Académie des Sciences et
de la Société Royale de Médecine, au temps et dans le

jardin de Deslon, ne purent, il est vrai, rien cons-

tater de cette sensibilité magnétique chez les sujets

préférés du médecin. L'échec de telles expériences


ne suffisait cependant pas à démontrer l'impossibilité
du fait, car l'agent fluidique, réputé fort capricieux,

avait peut-être voulu faire la nique de parti pris aux


représentants de la science officielle. Si l'on se place

à un point de vue plus scientifique, on comprend


que des sujets fort sensibles sont impressionnés par
la présence d'étrangers, de commissaires, d'acadé-
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 521

miciens et perdent tout ou partie de leurs facultés


naturelles. En tout cas, les premiers phénomènes

observés parurent de simples jeux d'enfants auprès


de ceux constatés plus taid, bien que les convulsions

primitives devinssent de plus en plus rares et sur-

tout perdissent leur violence (1).

Mesmer avait bien vu ses malades s'endormir de


temps en temps pendant le traitement magnétique,

il avait aussi remarqué que certains de ces dormeurs

restaient, malgré leur sommeil, en relations men-


tales avec le magnétiseur. II ne semble pas avoir
attaché néanmoins beaucoup d'importance à des
incidents considérés sans doute par lui comme favo-

rables à la guérison, car ils supposaient le calme se

rétablissant dans le corps, par la vertu du fluide.

Ce fut le marquis de Puységur qui attira l'attention


sur les propriétés singulières du sommeil magnétique

et découvrit, dans le somnambulisme artificiel, un


des effets les plus constants et les plus remarquables

de la nouvelle médication.

Il magnétisait un jeune paysan nommé Victor,

âgé de vingt-trois ans, malade depuis quatre jours


d'une fluxion de poitrine qui le forçait de garder le

(1) Deleuze, Instruction pratique, p. 51 seq. ;


— A. Gauthikb
Histoire du somnarnbuliame, t. II, p. 334.
522 LA SORCELLERIE EN FRANCE

lit. Le quatre mai 1784, à huit heures du soir, comme


la fièvre était un peu tombée. Puységur fit lever le

jeune Victor pour le magnétiser. Mais à sa grande


surprise, au bout de quelques minutes, il vit le

malade s'endormir paisiblement dans ses bras, sans

convulsions ni douleurs. Bientôt le malade se, mit


à parler sans se réveiller, il répondait aux questions
du marquis, le comprenait, l'entendait parfaitement,
et acceptait sans difficulté les idées que lui inspirait

son magnétiseur. On le voyait alors content, s'ima-


ginant tirer à un prix, danser à une fête, etc. Simple
et niais à l'état de veille, Victor devient pendant la

crise d'une intelligence profonde ; il donne des


conseils à son maître, et lui témoigne en sommeil
une affection dont il n'eut jamais osé montré les

marques en son état ordinaire. On n'a du reste pas

besoin de lui parler, il suffit de penser devant lui

pour qu'il comprenne et réponde. Il suffit aussi de


penser certains ordres pour qu'il les exécute. C'est

lui-même qui a indiqué le traitement nécessaire à


sa maladie, traitement si bien approprié qu'il est
bientôt guéri (1).

(1) Figuier, t. 246 — Binbt et Péré, Le magnétisme


III, p.
— Aubin Gauthier, Histoire du somnambulisme,
;

animal, p. 18 ;

t. II, p. 250 seq.


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 523

Puységur ne tarda pas à constatei des effets plus ou


moins semblables chez d'autres de ses malades. Le
somnambulisme artificiel était trouvé.

II

On connait depuis longtemps la singulière affection


qui fait agir certains individus pendant le sommeil,
comme ils le feraient à l'état de veille, bien mieux,

leur fait accomplir endormis des actes, qui leur

seraient impossibles, éveillés. Ils ont les yeux ouverts


et ne voient pas, leurs oreilles sont ouvertes sans
entendre, sinon certains objets ou certains sons déter-

minés par leur idée fixe (1). Certains exemples de

somnambulisme sont devenus classiques. Un jeune


séminariste, dont l'histoire est rapportée dans l'Ency-

clopédie, se levait la nuit, écrivait des sermons, faisait

des corrections minutieuses, écrivait de la musique,

traçait son papier avec une canne, distinguait bien


toutes les notes, et lorsque les paroles ne correspon-

daient point aux notes, les recopiait dans un autre


caractère, il relisait ensuite ce qu'il venait d'écrire,

même quand on interposait une feuille de carton entre

{ l) Charcot, Leçons du mardi à la Saîpiirière, t. I, p. 120 seq.


524 LA SORCELLERIE EN FRANCE

la feuille et ses yeux, d'ailleurs bien fermés. Le plus


curieux est que, si on lui enlevait la feuille écrite pour

en substituer une blanche exactement de même format


et de même qualité, il plaçait les corrections sur la

feuille blanche, à l'endroit où il aurait dû les mettre

sur la feuille écrite, comme s'il eût écrit encore sur

cette dernière (1).

Un domestique de Gassendi, somnambule, portait


la nuit sur sa tête une table couverte de carafes, il

montait un escalier assez difficile, évitait les chocs

avec plus d'habileté qu'il n'eût fait pendant la veille

et arrivait à son but sans accident. On le vit un jour,

ou plutôt une nuit, ouvrir une fenêtre afin de passer


à l'extérieur le manche d'une tête de loup destinée à

enlever des araignées, refermer ensuite la fenêtre qui

lui avait permis de tourner l'obstacle de l'escalier

trop étroit.

Un autre somnambule écrivait les yeux fermés ;

mais, en se levant, il avait cru avoir besoin d'une

chandelle ; il en alluma une. Les personnes qui


l'observait, l'éteignirent : aussitôt il s'aperçut qu'il

était, ou plutôt il crut être dans l'obscurité, car il


y
avait d'autres lumières dans la chambre et il alla

(1) LouBERT, p. 228 ;



Gautmikr, p. 214 ; — Art. Soninam-
T)uliflme dans V Encyclopédie.

MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 525

rallumer sa chandelle. Il ne voyait qu'avec celle


qu'il avait allumée lui-même.
Ces observations, simples spécimens de celles assez
nombreuses recueillies sur les somnambules, nous
donnent une idée de leur singulière maladie. Il nous
faut ajouter que les hommes atteints d'accès de ce

genre ne se souviennent généralement pas à l'état de


veille de ce qu'ils ont fait en sommeil. On a cité des

cas de vols, même de meurtres, accomplis par des


somnambules, incapables à leur réveil de connaître
leur culpabilité, de donner une raison plausible de
leurs actes, oublieux de l'endroit où ils avaient caché
leurs larcins, mais le retrouvant et y allant sans peine

dans le cas d'une nouvelle crise.

Or, le marquis de Puységur s'aperçut bientôt que


d'autres de ses malades en traitement magnétique s'en-

dormaient. En outre, dans leur sommeil, ils pouvaient


encore agir, parler, marcher, et cela dans des condi-
tions tout à fait extraordinaires,car, ainsi qu'il lui était

arrivé avec son jeune Victor, leurs facultés sensitives

et intellectuelles semblaient s'être modifiées, quel-


quefois diminuées, d'autres fois accrues dans des

proportions considérables (1).

(1) L'abbé Moreau, l'Hypnotisme, p. 76 seq., 346 seq. ;

A. Gauthier, p. 172, 205 ;


^
Bebsot, p. 33, 210 ;
— Loubert,
p. 200 seq.
526 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Les magnétiseurs étonnés employaient des termes


solennels pour caractériser l'état surprenant de leurs

malades transformés. Dans cet état, disait le capi-

taine Tardy de Montravel, « l'âme plane, comme


l'aigle, au haut des nues, pendant le sommeil des sens
extérieurs. Dominant alors sur les opérations de la

matière, elle embrasse d'un vaste coup d'œil toutes

les possibilités physiques, qu'elle n'eût parcourues

dans l'état de veille que successivement ; mais sa vue


est toujours bornée dans la sphère des sens, dont elle

n'a pu se dégager entièrement. Si quelques motifs


viennent déterminer plus particulièrement son atten-
tion vers une des portions de l'ensemble, elle voit alors

cette position dans le plus grand détail, tandis que le

reste devient vague et confus » (L. Figuier, t. III,

p. 241).

En pratique, on s'aperçut de bien des variantes

dans les cas de somnambulisme magnétique. Les


forces semblaient quelquefois engourdies et para-

lysées : d'autres fois les mouvements n'étaient que


gênés, les somnambules marchaient en chancelant à
la manière des hommes ivres, sachant éviter les
obstacles, dans certains cas, et ne le sachant plus

en d'autres circonstances. Il y en avait qui conser-


vaient intact l'exercice de leurs mouvements ;

certains semblaient plus forts et plus agiles que dans


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 527

l'état de veille, plusieurs parlaient, raisonnaient,

discutaient, témoignaient en un mot en sommeil plus


d'intelligence et de connaissances qu'ils ne semblaient

en posséder tout éveillés (Figuier, t. III, p. 303 ;

LOUBERT, p. 176).

En général, le somnambule artificiel restait, tout

en dormant, en communication avec son magnétiseur


qui pouvait lui parler, l'interroger, recevoir ses

réponses sans l'éveiller. Le médecin donnait-il un


ordre, même mentalement, le somnambule s'em-
pressait d'obéir. Il dansait, chantait, s'agitait au
gré du maître, qui, à l'occasion, se servait de ce
moyen pour obtenir une sueur salutaire (1). Il n'avait

pas besoin pour répondre aux questions du magné-


tiseur, que celui-ci les exprimât oralement, la pensée
suffisait. Les idées du patient se formaient comme
ses paroles ou ses actes d'après la volonté du maître,
il pleurait ou riait, ses pensées étaient tristes ou

gaies, au commandement. Un ordre suspendait ses


forces, le paralysait plus ou moins complètement,

arrêtait même les mouvements de sa poitrine (2).

(1) L. Figuier, t. III, p. 247 —


Lettre du marquis de Puy-
;

sé^ur à la Société de l'Harmome, du 8 mai 1784 Deleuze, ;



p. 92.
(2) Gauthier, t. II, p. 307 ;
— Bersot, p. 101 ;
— Loubert,
p. 176, 297.
528 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Cet état bizarre, obtenu une fois, revenait avec

beaucoup de facilité. Les passes n'y étaient plus


nécessaires, un mot, un regard, la seule volonté
suffisait chez le magnétiseur. On l'obtenait ou on

l'arrêtait à distance, à l'insu et hors la vue du malade,


au travers des portes fermées (L. Figuier, t. III,

p. 302 ; LouBERT,, p. 289), Le sommeil artificiel

pouvait durer des heures, des jours, des mois entiers.


Il n'empêchait pas le dormeur de manger, ni d'agir,

mais il ne voyait, ne sentait, n'entendait que les

choses permises par le maître. On cite, entre autres

exemples remarquables, deux jeunes filles endormies


sous la neige, stupéfaites de se réveiller seulement
au printemps au milieu des fleurs (A. Gauthier,
t. II, p. 362).

III

Plus extraordinaire encore était le somnambu-


lisme dit clairvoyant ou lucide. Alors, si l'on s'en

rapporte aux récits des magnétiseurs, le somnam-


bule « voit un fluide lumineux et brillant environner
le magnétiseur et sortir avec plus de force de sa tête
et de ses mains. Il reconnaît que l'homme peut le pro-

duire à volonté, le diriger et en imprégner diverses


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 529

substances. Plusieurs le voient, non seulement pen-


dant qu'ils sont en somnambulisme, mais encore
quelques minutes après qu'on les a réveillés, il res-

semble à une vapeur lumineuse ; il a pour eux une


odeur qui leur est très agréable, et il communique
un goût particulier à l'eau et aux aliments (1) »

Ce fluide lumineux ressemblait singulièrement au


fluide magnétique, dont nous avons énuméré plus haut
des qualités analogues.

Sans doute, la vue de ce fluide semblait déjà mer-


veilleuse ; toutefois, on reconnaissait au somnambule
la jouissance de bien d'autres propriétés. L'homme
grossier, ignorant, vulgaire, devenu somnambule,
parlait un français élégant et châtié. Il apercevait
des choses invisibles aux regards des autres hommes.
En particulier, il pouvait voir dans son propre corps.
Il décrivait alors au médecin stupéfait la place, le

fonctionnement de ses organes internes, le siège de


sa maladie, il indiquait les remèdes convenables,
prescrivait le traitement qu'on lui devait faire suivre

une fois éveillé. Il insistait quelquefois pour avoir


des remèdes dangereux, qui cependant lui faisaient

grand bien ;
prescrivait le nombre et la quantité des

(1) LouBEBT, p. 250 ;


— Deleuze, Histoire critique du ma-
gnétisme animal, t. I, p. 86.
530 LA SORCELLERIE EN FRANCE

saignées utiles ; mieux encore, indiquait où se trou-

vaient les remèdes nécessaires. Les ouvrages sur le

magnétisme sont pleins d'exemples de cette faculté

médicale extraordinaire. Quelques faits nous suffi-

ront : « Une fille d'une très faible complexion, et qui

était dans un état habituel d'engourdissement et


d'atonie, persistait à demander en somnambulisme,
qu'on lui fit prendre sept grains d'émétique à la fois

et dans une orange. M. de Puységur refusa long-


temps ; mais, vaincu par les raisonnements de la

malade, il eut l'air de consentir à ce qu'elle désirait.

Alors pour s'assurer de sa lucidité et se mettre à

l'abri de tout reproche, il arrangea une demi-dou-

zaine d'oranges de la manière suivante : dans la pre-

mière, deux grains d'émétique ; dans la seconde trois ;

ainsi de suite jusqu'à la dernière où il en mit sept ;

puis il présenta la moins dangereuse : « Ce n'est


pas ce qu'il me faut, dit la malade ; il donne la

seconde, même réponse ; et bientôt, impatientée, elle

les jette par terre, les unes après les autres. Arrivée

à la dernière, elle s'en empare avec joie, et s'écrie :

« A la bonne heure, voilà ce qu'il faut pour me guérir »


(A. Gauthier, t. II, p. 256 ; D^ Comet, p. 64).

Une femme d'environ quarante-cinq ans était

couverte de pustules et de plaies depuis six mois. De-


venue somnambule, elle demande qu'on fasse bouillir
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 531

25 à 30 grains de morelle, dans une chopine de vin


rouge, jusqu'à réduction d'un grand verre, et qu'on lui

fasse boire cette potion pendant huit jours de suite.

M. de Puységur s'informe des propriétés de la morelle.

M. de Poncaré, médecin à Soissons, lui apprend que


c'est un purgatif très violent, dangereux à admi-
nistrer à une forte dose. Les habitants de la cam-
pagne, surtout, dirent net que c'était du poison.
M. de Puységur répugnait donc extrêmement à
exécuter les ordres de sa somnambnie et lui fit part de

ses appréhensions. « Il ne faut pas non plus, lui dit

cette femme, m'en parler dans un autre état que ce-

lui-ci ; car je crois aussi que c'est du poison et je

n'en voudrais pas prendre ; mais, comme me voilà,

je boirai ce vin sans répugnance. Xe craignez rien,

allez, monsieur, cela ferait du mal à d'autres peut-être,


mais, à moi, cela ne me fera que du bien. C'est le

seul remède qui me convienne ; vous verrez de jour


en jour mes rougeurs s'éteindre, mes plaies se sécher,
et dans dix jours je serai guérie ». En effet, tout se

passa comme elle l'avait prévu et le dixième jour elle

était bien portante (A. Gauthier, t. II, p. 256 seq.).

Parmi les somnambules ayant pu voir dans leur

intérieur, une des plus célèbres est une cataleptique


soignée par le docteur Pététin de Lyon (Loubert,
p. 220). Les cas de ce genre sont rares, fréquents au
532 LA SORCELLERIE EN FRANCE

contraire ceux des consultations données pour les

autres, dont le somnambule pouvait voir l'intérieur.

Il suffisait de mettre en rapport le malade et le

voyant. On pouvait établir ce rapport en mettant les

mains de l'un dans celles de l'autre, ou en faisant

toucher la tête du malade. Quelquefois un obje'., porté

ou touché par le malade, suffisait à distance. Les con-

sultations, données dans ces conditions par le som-


nambule, se trouvaient parfois analogues, quelquefois
supérieures à celles d'un bon médecin. Toujours en

état de sommeil, le patient dirigeait le traitement,

annonçait les crises futures ; mais, une fois éveillé, il

ne se souvenait plus de ce qu'il avait dit ou fait pen-

dant son sommeil, sauf à en retrouver la mémoire,

de nouveau remis en somnambulisme (1).

Des faits bien constatés mettaient hors de con-

teste la faculté des somnambules de prédire l'époque


de leurs crises, la longueur des accès, les moyens
propres à les faire cesser. Ces malades extraordi-

naires déclaraient qu'ils auraient tant d'accès, plu-

sieurs jours, des mois même d'avance ;


que les accès

auraient lieu à telle ou telle heure. S'ils étaient con-

(1) A. Bertrand, p. 222, 293 ;


— Bersot, 58 — Lettre
p. ;

d'un médecin dans Deleuze, p. 352 — A. Gattthier, p. t. II,


— L. Figuier,
;

260, 301, 356 ;



Loubert, p. 296 ; 304. t. III, p.
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 533

suites pour d'autres malades, ils pouvaient éga-


lement prédire les évolutions des maladies, les crises,

parfois la mort, tant des autres que la leur, et cela

assez longtemps d'avance. On reconnaissait tou-

tefois que les prédictions devaient être accueillies

sous bénéfice de contrôle, car les somnambules se

trompaient souvent (1).

Des observateurs sérieux assuraient que les

bons somnambules voyaient à travers les corps opa-

ques, dans des boîtes fermées, lisaient des lettres sans

les ouvrir, les yeux clos et bandés, à travers les portes.

La distance ne les empêchait pas de voir leur magné-

tiseur et d'autres personnes avec lesquelles on les

avait mis en rapport d'une manière quelconque. Il leur

était également possible de prévoir certains évé-


nements. Une malade du D^ Pététin à Lyon prédit,

par exemple, l'assaut livré à la ville par les troupes


conventionnelles, la reddition de la place, l'entrée des

autorités républicaines et les proscriptions sanglantes

du Comité de Salut Public. Une somnambule fort

sensible dit un jour au D^ Londe, que, dans quinze


jours, il aurait une affaire d'honneur et qu'il y serait

Georget. Physiologie du système nerveux, t. II, p. 258 seq.


(1)
324, 340 —
Lettre d'un médecin dans Delecze, p. 366 :
— ;


;

Bertrand, p. 418 D' Comet, p. 25, 43.


;
534 LA SORGELLERIE__^EN FRANCE

blessé. Le médecin tire son agenda et y consigne cette

prédiction. Au bout de la quinzaine, il a une dis-

cussion avec un de ses confrères ; il se bat en duel,

reçoit un coup d'épée, et pendant qu'on le ramène


chez lui en voiture, il montre son agenda et fait lire à

son heureux adversaire la prédiction qui lui avait


été faite (1). Tous les événements, ainsi annoncés,
méritaient d'être notés, puis vérifiés, car le som-

nambule se trompait parfois. Toutefois, en sou-

mettant leurs diagnostics, leurs prédictions, leurs


visions, au contrôle de la raison, il était utile de se

servir des somnambules, car, par leur moyen, on pou-


vait obtenir des renseignements ou des éclaircis-

sements inaccessibles aux médecins par les moyens


ordinaires. Il était assez facilement concédé du reste,
que les précautions restaient de rigueur dans tout ce

qui concernait les somnambules. Ils étaient en effet

susceptibles, sujets à la vanité, s'égaraient s'ils

étaient mal dirigés, et, par vanité ou par intérêt, simu-


laient le somnambuhsme, pour donner ainsi des con-

sultations fausses, ainsi que le font les charlatans (2).

(1) A. G-AXTTHEER, t. II, p. 281, 325 ; —


MlAiJJ;, Exposé des
cures opérées par le magnétisme, t. I, p. 258. D'' CoiEET, p. 110.—
(2) Lettre d'un médecin dans Delecze, p. 366 Bersot, —

;

p. 57 ;

Gauthier, t. II, p. 337, 359, 366 Deleuze, Ins- ;

truction pratique, p. 112 ;



L. Figuier, t. III, p. 264.
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 535

D'autre part, avec un magnétiseur prudent et


habile, le somnambule se trouvait comme soutenu
par une intelligence autre que la sienne. Si le som-
nambulisme lui donnait des lumières sur des points
spéciaux, il rendait aussi le malade sensible à rece-

voir des idées, des ordres utiles à sa santé ou à sa

conduite. Si le magnétiseur lui disait : « Vous rentrerez


chez vous à telle heure ; vous n'irez point ce soir au
spectacle ; vous vous cou\Tirez de telle manière,
vous ne ferez aucune difficulté de prendre tel remède ;

vous ne prendrez point de liqueurs, point de café ;

vous ne vous occuperez plus de tel objet vous chasse-


:

rez telle crainte, vous oublierez telle chose, etc.. »

le somnambule était naturellement porté à faire ce

qui lui avait été prescrit, il s'en souvenait sans se dou-

ter que c'était un souvenir, il avait de l'attrait pour


ce qui lui avait été conseillé, de l'éloignement pour ce

qui lui avait été interdit. Le magnétiseur dévoué

pouvait profiter de cet ascendant pour faire beau-


coup de bien à son chent (Deleuze, Instruction,
p. 119).

35
536 LA SORCELLERIE EN FRANCE

IV

Une singulière propriété de certains somnambules


artificiels, faculté qui étonna beaucoup de gens, fut

leur insensibilité ou anesthésie, partielle quelquefois,

totale en d'autres circonstances. En cet état, on pou-

vait les chatouiller, les piquer, les pincer, les tirer,

leur mettre sous le nez les odeurs les plus acres, ils

ne sentaient rien, ne réagissaient en aucune manière


et, à leur réveil, ne se souvenaient de rien. Leurs

oreilles, durant la crise, semblaient sourdes aux bruits


les plus violents. Certains faits d'anesthésie sont
restés classiques dans l'histoire du magnétisme.
On racontait, en particulier, qu'en 1829, le chirurgien

Jules Cloquet opéra une femme M^i® Plantain, d'un

cancer au sein, sans que, dans le cours de l'opération


qui dura douze minutes, la malade endormie, mais

ne cessant de causer avec son opérateur, donnât le

moindre signe de sensibilité. L'extraction d'une dent


par le D^ Oudet (1837), à une dame mise en sommeil,
n'est pas moins célèbre. L'opération se fit sans que la

patiente s'en aperçût, la tête sembla pourtant fuir un

peu la main de l'opérateur et l'on entendit un léger

cri. Si la malade resta calme, il n'en fut pas de même

I
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 537

de rAcadémie de Médecine, car cette modeste opé-


ration y souleva une grosse tempête qui aboutit au
rapport mentionné plus haut de Dubois d'Amiens et
au rejet définitif du magnétisme (1).

L'insensibilité de certains somnambules avait fait

l'objet des remarques des meilleurs observateurs,


et les rapports officiels l'avaient constatée : « Sou-
vent, disait entre autres M. Husson dans son rapport,
adressé à l'Académie en 1825, on est parvenu dans ce

singulier état à paralyser, à fermer entièrement les

sens aux impressions extérieures, à tel point qu'un

flacon, contenant plusieurs onces d'ammoniaque


concentré, était tenu sous le nez pendant cinq, dix,
quinze minutes, ou plus, sans produire le moindre
efîet, sans empêcher aucunement la respiration, sans

même provoquer l'éternuement ; à tel point que la

peau était également d'une insensibilité complète,


lorsqu'on la pinçait de manière à la faire devenir

noire ; bien plus, elle était absolument insensible à


la brûlure du moxa, à la vive irritation déterminée
par l'eau chaude très chargée de racine de moutarde ;

brûlure et irritation qui étaient vivement senties et

Deleuze, Instruction 'pratique, p. 120


(1) — L. Figuier, t.
299
III, p. ;

Bersot, p. 55 ;

A. Gauthier,
;

t. II, p. 335 ;

LOUBERT, p. 352.
538 LA SORCELLERIE EN FRANCE

extrêmement douloureuses, lorsque la peau reprenait


sa sensibilité normale » (Bertrand, p. 293 ; A.
Gauthier, t. II, p. 322, 324).

A l'insensibilité bien constatée de certains magné-


tisés se rattachait peut-être la curieuse amnésie, qui
les rendait incapables, à l'état de veille, de se sou-
venir de ce qui leur était arrivé en sommeil. En tout

cas, l'on avait remarqué la perte des souvenirs chez


les somnambules. « Le temps, qui s'est écoulé depuis
leur entrée dans la crise jusqu'à leur sortie, est pour

ainsi dire nul, disait un des premiers témoins émer-


veillé, au point que l'on présentera une table servie
à ces médecins (somnambules) endormis, ils man-
geront, boiront, et si, la table desservie, le maître
les rend à leur état naturel, ils ne se rappelleront
pas d'avoir mangé » (A. Bertrand, p. 223).

Si l'amnésie, c'est-à-dire l'oubli des événements


arrivés pendant le somm.eil, se présentait fréquem-
ment, il arrivait en revanche, mais assez rarement,

que certains souvenirs de la vie passée revenaient à


la mémoire dans l'état de somnambulisme, sou-

venirs remontant parfois à de longues années et de-

puis longtemps oubliés. On expliqua par cette revi-


viscence de souvenirs disparus le don apparent des

langues, c'est-à-dire la faculté de parler une langue

étrangère inconnue ; phénomène curieux considéré


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 539

par les démologues comme un signe de possession.


On a rite en particulier, comme exemple de souvenirs

inconscients et revivants, le cas d'un somnambule


magnétisé par Deleuze. En sommeil, le malade pou-
vait parler le grec moderne oublié depuis son enfance.

Ce même somnambule, qui n'avait lu qu'une fois,

dans sa jeunesse, les Nuits d'Young en français, put


un jour en réciter, de mémoire, presque mot par
mot, une qui l'avait frappé autrefois (1).

Contentons-nous de mentionner entre autres facul-


tés surprenantes des somnambules, celle d'être exces-

sivement sensibles à l'électricité, qu'ils apercevaient


sous forme d'une vapeur lumineuse. Ils ressentaient

aussi vivement l'influence des métaux, dont le con-

tact produisait, tantôt une excitation, tantôt une

impression calmante. L'or, paraît-il, ramenait pres-


que toujours le calme. D'après certains expérimen-

tateurs, les somnambules éprouvaient aussi de l'in-

clination ou de la répulsion pour certaines couleurs.

Le rouge semblait leur être particulièrement désa-

gréable et leur procurer des convulsions (Loubert^

p. 252, 260).

(1) A. Gattthieb, t. II, p. 307 ; — Bertrand, p. 414 ;


— Lou-
BERT, p. 195.
540 LA SORCELLERIE EN FRANCE

Plus surprenante encore, parut à tous la propriété

de certains magnétisés d'avoir leurs sens changés


d'organes. Ces somnambules ultra-sensibles passaient

presque toujours, avant ou après leurs crises de som-


meil, par l'état non moins bizarre, dit état catalep-

tique. On sait qu'il consiste en une suspension inter-

mittente de toute la vie de relation c'est-à-dire, de


la faculté de se servir des sens et des muscles du
mouvement (1)

Le cataleptique reste dans l'état où le surprend


l'accès et, si on lui déplace les membres, il les laisse

dans la position, quelquefois pénible, où on les a mis.

Les annales médicales des siècles passés ont conservé


quelques observations de catalepsies produites par des
émotions vives. Contentons-nous d'un seul exemple
destiné à donner une idée bien précise de ce qu'on

entend par état cataleptique. « Une petite fdle de

cinq ans, ayant été un jour vivement choquée de ce

que sa sœur avait enlevé pendant le repas un mor-

(l) D^COMET, p. 128.


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 541'

ceau choisi dont elle avait elle-même envie, de-

vint roide tout à coup. La main qu'elle avait éten-

due vers le plat, avec sa cuillère, demeura dans cet

état ; elle regardait sa sœur de travers avec des yeux


d'indignation. Quoiqu'on l'appelât à haute voix et

qu'on l'excitât vivement, elle n'entendait point ;

elle ne remuait ni la bouche ni les lèvres ; elle mar-


chait lorsqu'on la poussait et qu'on la conduisait

avec la main ; ses bras, lorsqu'on les tirait en haut,


en bas ou transversalement, restaient dans la même
situation ; vous eussiez cru voir une statue de cire.

Après l'accès, elle resta froide comme un marbre.


Au bout d'une heure, elle se réchaufîa peu à peu, en

étendant ses bras avec de profonds soupirs ; de fré-

quents borborygmes faisaient résonner le bas ventre,


enfin, après une grande sueur, elle revint à son pre-

mier état (1) ».

C'est donc chez des somnambules, sujets à des

attaques de catalepsie, que l'on a constaté l'in-

version des sens. Pététin en fit une observation


célèbre. Il eut à soigner une très jeune dame de
constitution robuste (1787), qu'il trouva en état de

catalepsie. Elle était insensible au bruit, aux piqûres.

(1 ) Œuvres complètes de TissoT, passage cité par Comet, dans


La vérité aux inédecins et aux gens du monde, p. 174.
542 LA SORCELLERIE EN FRANCE

gardait les membres dans la position que leur don-


nait le médecin et, pendant ce temps, le globe de

l'œil, couvert par les paupières, exécutait un demi


mouvement de rotation d'un angle à l'autre. La crise

s'arrêta après une abondante expectoration de sang


rouge et écumeux, accompagnée de convulsions et de
délires, mais recommença bientôt, et la malade se

mit à chanter. Pour la faire taire, Pététin prit le parti

de la renverser sur son oreiller. Dans le mouvement,


son fauteuil glissa, il tomba à moitié penché sur le

lit, en s' écriant : « Il est bien malheureux que je ne

puisse empêcher cette femme de chanter. — Eh î

Monsieur le docteur, ne vous fâchez pas, je ne chan-

terai plus », répondit-elle. — Cependant elle ne tarda

pas à recommencer. Pététin, après de vains efforts


pour se faire entendre d'elle, eut l'idée de se mettre

dans la même position où il s'était trouvé lors de sa

chute. — «Madame, chanterez -vous toujours? cria-

t-il — Ah quel mal vous m'avez


alors. !
fut fait, la

réponse, vous en conjure, parlez plus bas


je — Le ».

-docteur s'aperçut ainsi que le sens de l'audition se

trouvait à l'estomac. Il changea bientôt de place, car


Pététin reconnut qu'il pouvait se faire entendre,

tantôt en parlant au bout de ses propres doigts,


quand ceux-ci formaient une sorte de chaîne dont

un bout reposait sur l'épigastre de la malade, tan-


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 543

tôt en parlant aux doigts de la femme elle-même (1).

Le savant docteur lyonnais, fort étonné de sa dé-

couverte, réitéra ses expériences et constata que les

autres sens semblaient également désorientés. Le


goût se trouvait parfois sur l'estomac ou au bout des
doigts. La vue elle-même sembla se placer sur l'épi-

gastre. Sous les couvertures, la jeune malade devina


certaines cartes, reconnut la montre de son mari, y
lut l'heure. Elle voyait dans les poches, à travers la

main ; elle découvrit même une douleur passagère


qui faisait souffrir son docteur, lui annonça les modi-
fications de sa souffrance, l'heure à laquelle elle

cesserait. Tout se vérifia comme il avait été prédit.


On constata, en plusieurs circonstances, que la jeune

femme en état de catalepsie ou de somnambulisme


comprenait la pensée sans qu'on eût besoin de la
parler. D'autres malades de Lyon montrèrent des
facultés analogues.

Le phénomène très bizarre et, au premier abord,


inintelligible, de la translation des sens, n'était pas
inouï. On savait que les somnambules naturels ne
voient pas de leurs yeux ou, du moins, qu'ils n'y voient

pas de la même façon que les gens éveillés. Ils mar-

(1) PÉTÉTTiN, Electricité animale, Lyon, 1808 —


A. Gauthier

;

t. II, p. 278 ; — LouBERT, p. 216 seq. Coiiet, p. 181 seq.


;
544 LA SORCELLERIE EN FRANCE

chent, en efïet, les yeux fermés, ou, s'ils ont les yeux
ouverts, ils ne semblent pas s'en servir. Bien des faits
d'expérience ont prouvé que sans toucher le ma-
lade, si on interpose un carton entre les yeux et

l'objet qu'il est censé voir, le papier sur lequel il écrit,

par exemple, sa main continue, en dépit de l'écr.an,

d'écrire sans hésitation. Détail curieux que nous avons


déjà noté, elle fait les corrections à l'endroit néces-

saire, même si les spectateurs ont enlevé la feuille

déjà écrite, pour lui en substituer une blanche, pourvu


qu'elle soit identique comme format et comme grain.
Au commencement du xvii^ siècle, le médecin bra-

bançon Van Helmont avait déjà signalé des faits

de somnambulisme comportant une modification des


sens. Il avait expérimenté sur lui-même, après avoir

goûté de la racine de napel, une translation sur l'épi-

gastre des fonctions du cerveau, malaise passager,

pendant lequel l'observateur crut ressentir un dé-


veloppement extraordinaire de son intelligence et

de ses facultés habituelles (Gauthier, t. II, p. 172),

Après la publication des observations du D^ Pététin.

et lors des discussions ardentes au sujet du magné-


tisme, ces faits et d'autres revinrent en mémoire, on

en constata de nouveaux (1). Surtout, la vue sembla

(1 ) D"- CoMET, p. 25, 34, 98.


MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 545

soumise à des aberrations étranges, bien des som-


nambules lisaient les yeux fermés, couverts d'un
bandeau. Ils lisaient quelquefois derrière la tête, si

l'on appliquait par exemple une montre sur le cer-

velet. D'autres fois, ils voyaient dans des coffrets


fermés, à travers des corps opaques, ainsi que nous

l'avons déjà raconté.

Qu'y avait-il de vrai dans tous ces faits et les ana-


logues recueillis ici ou là ? Les uns parlaient du diable,
les autres de charlatanisme ; les plus polis parlaient

d'hallucination. Adversaires et amis du magnétisme


discutèrent à leur sujet plus de quarante ans, sans

pouvoir s'entendre. Enfin, pour clore le débat au sein


de l'Académie de Médecine, un de ses membres,
nous l'avons dit, le D^ Burdin, proposa un prix de
3000 francs pour la personne qui, sans le secours des
yeux, pourrait lire un livre quelconque (1837). Quel-
ques rares concurrents se présentèrent à la com-
mission académique chargée du contrôle. Ils échouè-
rent. Une jeune personne de onze ans, fille du D^
Pigeaire de Montpellier, somnambule étonnante^
vint à son tour, avec son père, tenter l'épreuve. Des
expériences préliminaires, en présence de docteurs
sérieux, avaient prouvé que réellement l'enfant voyait
à travers les corps non transparents. Mais, devant la

commission, on ne parvint pas à s'entendre sur les


546 LA SORCELLERIE EX FRANCE

conditions de l'épreuve. Les commissaires tenaient à

imposer à la somnambule un masque, en échange des


bandeaux de taffetas noir, auxquels la jeune fille était

habituée. Au milieu de ces discussions, la patience

échappa de part et d'autre. En résumé, le prix


Burdin ne put être gagné par personne (Bersot, p. 64
102 ; Gauthier, t. II, p. 398).

Cet échec et d'autres insuccès, survenus à peu


près vers la même époque (1), firent la joie des adver-
saires du magnétisme, ils n'ébranlèrent pas la foi de
ses fidèles. Il était facile au reste de comprendre que
les phénomènes du magnétisme et du somnambulisme,
toujours délicats, exigeaient, chez le magnétiseur et

chez le magnétisé, certaines conditions de paix exté-


rieure et de calme intérieur, difficiles à concilier avec
les visites annoncées de l'Académie. Prévenus de
l'examen, les patients se laissaient influencer par la
crainte d'échouer ou le désir d'émer\'eiller leurs visi-

teurs ; ils devenaient ainsi, ou rebelles à la réception

des fluides, ou portés à simuler quelque prodige, dans

le cas où le magnétisme n'opérerait pas tout seul. Les


expériences échouaient donc précisément parce qu'elle

étaient des expériences annoncées et cherchées, tan-

(1) Abbé MoREAU, V Hypnotisme, étude scientifique et reli-


gieuse, in-12, Paris, 1891, p. 282.
MAGNÉTISME ET SOMNAMBULISME 547

dis qu'en petit comité, les médecins arrivant à l'im-

proviste, témoins non attendus des scènes de magné-


tisme, n'en sortaient qu'émerveillés, ébranlés, sinon

toujours convaincus.
On était arrivé ainsi au milieu du xix^ siècle, sans
avoir tranché définitivement la question de la réalité
des phénomènes magnétiques, et s'ils restaient réels,
celle de leurs causes : fumisterie, hallucination, aber-

ration, d'une part; diablerie, possession, satanisme

de l'autre, tels étaient les cris entendus chez les

contradicteurs. Pendant ce temps, les amis du ma-


gnétisme, bien que très ardents et très fidèles, avaient
de la peine à constituer une théorie médicale, phy-
siologique ou psychique, pouvant satisfaire la raison

par l'explication des phénomènes. Ces problèmes,


•et bien d'autres, allaient se raviver dans la seconde
moitié du siècle, en renouvelant pour ainsi dire la
question de la sorcellerie, qu'on aurait pu croire

mise de côté, à tout jamais.

FIN DE LA TROISIEME PARTIE


...

TABLE DES MATIÈHES

Pages

Avant-propos V
Chapitre"!. — Lés DôMiNicÀiNS dE Berne 1

Article premier. — Les visions du frèreletzer . ... 1


Article deuxième. —-Le procès de letzer 11
Article troisième. — Le procès des dominicains. . 23
Chapitre IL — La sorcellerie au siècle de la
Réforme PROTESTANTE 37
Article — La Cour romaine
prérriler. 37
Article deuxième. — Les évêciues et lesdocteurs. 46
Article troisième. — Le Protestantisme Sor-
et la
cellerie 64
Chapitre IIL — La persécution des sorciers
DU XVie siècle 90
Article premier. — Les tribunaux ecclésiastiques. 90
Article deuxième. — Le pouvoir royal et les sor-
ciers 107
Article troisième. — Trois jugesterribles Remy,
:

Boguet, de Lancre. . ^ 156


Article quatrième. — Les épidémies démoniaques.
Le mal des nonnains 176
Chapitre IV. — Le grand siècle 188
Article premier. — Le diable dans les couvents . . 188
Article deuxième. — La sorcellerie sous Louis
XIII (1610-1643) 233
550 TABLE DES MATIÈRES

Article troisième. — Règne de Louis XIV 250


Article quatrième. — La Cour du Roi 271
Article cinquième. — Les prophètes camisards . . 291
Article sixième. — La sorcellerie dans pays
les
étrangers 315
Article septième. — Réaction 342
Chapitre V. — Le siècle de la philosophie. . . 360
Article premier. — Fin des persécutions 360
Article deuxième. — Les convulsionnaires de St-
Médard 384
Article troisième. — La sorcellerieet lesécrivains
du xviiiesiècle 400
Article quatrième. — La Franc-Maçonnerie 410
Chapitre VI. — Magnétisme et somnambulisme 438
Article premier. — Opinions et partis divers 438
Article deuxième. — Mesmer 459
Article troisième. — Cagliostro 477
Article quatrième. — Le magnétisme animal .... 494
Article cinquième. — Le somnambulisme 519
Table des matières 549
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