Introduction À La Psychologie Dynamique
Introduction À La Psychologie Dynamique
Introduction À La Psychologie Dynamique
POSITION DE FREUD.
Sigmund FREUD (1856-1939) occupe, à l’aube du XXe siècle, une position unique, en ce sens qu’il élabore une
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pratique théoricoclinique apte, pour la première fois dans l’histoire de la médecine, à faire confluer les deux courants
qui, depuis les origines et jusqu’à ce jour, divisent les praticiens de l’art de guérir :
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La clinique psychanalytique, puisque c’est elle qui est ici privilégiée, est avant tout pour ne pas dire exclusivement,
une clinique du « transfert », qui réclame une (ré)élaboration « théorique » permanente qui ne saurait faire l’économie de
la démarche « nosographique ». Ce qui distingue la démarche nosographique spécifiquement analytique c’est que dans
son cas le « Treiben Nosographie » s’enracine toujours profondément dans l’expérience du transfert, au point qu’ au
terme de sa démarche proprement nosographique, Freud oppose essentiellement les « névroses de transfert » à celles qui
ne sont pas « de transfert » et qu’il appelle « narcissiques ».
Sur cette nécessaire conjonction de la « théorie » et de la «clinique », nous nous rallions entièrement à la position
exprimée par Jean Laplanche dans sa préface au recueil « Névrose, psychose et perversion » paru aux Presses
Universitaires de France en 1973:
« ..........
Théorie et clinique : nulle part on ne trouverait trace ici d'un clivage entre ces deux aspects, ni à plus forte raison d'un
privilège accordé à l'un ou l'autre. Freud aime à répéter la formule de Charcot : « La théorie, c'est bon mais ça
n'empêche pas d'exister. » Sa leçon est d'admettre l'existant, le « cas», dans sa brutalité, son atopie, voire sa «
contradiction avec la théorie » (comme le rappelle précisément le titre d'un article), non pas pour jeter par-dessus bord
tout effort théorique, mais bien pour contraindre dialectiquement la théorie à des remaniements, des éclatements ou des
révolutions. Maxime élémentaire de toute démarche scientifique, que Freud après d'autres n'a fait que mettre en oeuvre ;
mais on voit la distance qui le sépare de tous ceux qui aujourd'hui, d'un vagissement ininterrompu, réclament toujours
plus de « clinique », et proclament qu'il faut purger la psychanalyse de son démon philosophique (germanique ou
cartésien, peu importe). Ici la « clinique » n'est trop souvent qu'alibi pour un retour à la platitude préanalytique, ou
camouflage d'une théorie indigente qui craint de s'exposer ouvertement ; là, chez Freud, le « cas » est défi (qui doit être
relevé) à la théorie, le « manifeste » n'a d'intérêt que comme provocation à l'interprétation et à la construction.........
A l'inverse (ici encore) d'une certaine tendance contemporaine, Freud porte un intérêt particulièrement attentif aux
distinctions nosographiques; on ne saurait même sous-estimer l'importance de ses contributions pour la délimitation des
grandes catégories utilisées par la psychiatrie moderne. Un texte comme « Qu'il est justifié.. » ( de distinguer la névrose
d’angoisse de la neurasthénie), est un exemple, parmi d'autres, de cette attention. A sa lecture, et malgré un certain style
« question de concours », on repérera vite ce qui distingue ce souci nosographique d'une attitude classificatoire banale,
extérieure à son objet. Non seulement le cadre nosologique doit rendre compte, selon un principe d'économie, de faits
constatés, mais surtout il n'a de sens que s'il peut être rapporté à une « structure » précise et univoque, et si, à son tour,
cette structure entre en rapport avec celles d'autres affections, selon des relations bien définies : correspondances,
oppositions, complémentarité, etc. Ainsi, entre névrose et psychose, entre névrose et perversion, entre psychonévroses et
névroses actuelles, se tendent des liens structuraux, sans doute fréquemment brouillés par la complexité des cas concrets,
mais que Freud s'attache constamment à repréciser. A l'aube de sa théorie, dans les lettres à Fliess, on trouve déjà le
souci de situer selon les mêmes dimensions, dans un même tableau, hystérie, névrose obsessionnelle, paranoïa, confusion
hallucinatoire et psychose hystérique : souci qu'on retrouve inchangé en 1924 (« La perte de la réalité dans la névrose et
dans la psychose »). Les axes de référence majeurs qui orientent ce tableau des structures, on sait que ce sont les
dimensions principales de la métapsychologie, celles selon lesquelles s'organise et se joue le conflit psychique : champ
topique, référence génétique, facteurs économiques. Quant à ce qu'on désigne comme point de vue dynamique, on peut
aussi bien le considérer comme résumant et englobant tous les autres : c'est précisément la prise en considération du
conflit défensif dans ce qu'il a de particulier à chaque type nosologique. Définition, délimitation, description des modes
de défense spécifiques des névroses, des psychoses et des perversions, c'est la tâche centrale que se propose Freud tout
au long de l'élaboration de sa psychopathologie. »
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le courant que nous appellerons réductivement « nosographique », majoritaire , consacré par la Science officielle et
l’Université, qui se préoccupe avant tout de connaître les maladies, d’en repérer les sièges, hier anatomiques,
aujourd’hui biochimiques, et d’en identifier les causes ; et,
le courant « thérapeutique » qui trouve le principe de son efficacité dans le « rapport » que le « soignant » établit avec
le « soigné ».
Il n’est pas question de nier les progrès de la médecine « scientifique », encore moins de cultiver un quelconque
passéisme mais seulement de constater un divorce essentiel, partout facilement observable, et qu’on ne résoudra pas
aussi longtemps que, de part et d’autre, la question de l’inconscient continuera d’être ignorée.
Invoquer FREUD, ce n’est pas , psalmodiant la parole d’un maître exceptionnel, s’abriter à l’ombre du génie, c’est, à
l’exemple du tenant d’un réalisme implacable, ne rien méconnaître de ce qui agite l’homme, ses désirs, ses craintes, ses
idéaux, en un mot les pulsions qui le font vivre et mourir, pour le meilleur et pour le pire.
Le hasard a voulu que le conflit dont nous parlons se cristallisât, entre 1880 et 1890, autour de la querelle de
l’hypnotisme qui devait opposer l’Ecole de la Salpétrière, dirigée par CHARCOT, à celle de Nancy, où professait
BERNHEIM ; et ce, au moment précis où FREUD, neurologue et pathologiste, comme CHARCOT, se passionnait pour
l’énigme de l’hystérie.
De cette bataille, CHARCOT devait sortir vaincu, ridiculisé même.
Il est significatif que FREUD, bien qu’il donnât raison à BERNHEIM sur le fond, n’en conservât pas moins toute son
estime et son admiration à son « maître » CHARCOT, « prince » incontesté de la méthode anatomo-clinique et champion
du courant nosographique. Quoique sorti vainqueur de cette querelle, BERNHEIM n’apparaîtrait jamais, aux yeux de
l’histoire de la Science, que comme un nain, comparé à CHARCOT. Certes, CHARCOT s’était trompé, sa méthode
avait échoué à rendre compte des mécanismes en jeu dans l’hystérie, mais il avait le mérite d’avoir cherché à
comprendre, tandis que l’autre s’était limité à dénoncer ses erreurs sans ambitionner de rien découvrir de réellement
nouveau. Après lui, on se contentera, suivant BABINSKI, de rebaptiser les hystériques du néologisme « pithiatique »
(sensible à la suggestion), manière, somme toute, de donner raison à l’un et à l’autre, puisque CHARCOT pensait que les
hystériques étaient seuls hypnotisables tandis que BERNHEIM prétendait que l’hypnose n’était qu’une forme de la
suggestion, applicable à quiconque ; les hystériques seraient seulement un peu plus suggestionnables ( ce qui est loin
d’être évident).
Pour comprendre mieux l’enjeu et la nature de ce conflit séculaire, il faut remonter un siècle ou deux en amont, au
moment où :
SYDENHAM (1624-1689), 1’ « Hippocrate anglais », jette les bases de la doctrine médicale moderne ; et,
MESMER (1734-1815), fonde le courant « thérapeutique » moderne, aux dépens du monopole clérical des
exorcistes.
LE COURANT NOSOGRAPHIQUE
Nous devons, écrit SYDENHAM, identifier et classer chaque maladie avec le même soin et la même rigueur que mettent
les botanistes à distinguer les différentes espèces de plantes.
Il faut donc pouvoir classer les espèces morbides (species morbosae) de la même manière que les botanistes classent les
espèces végétales, et pour réussir dans cette entreprise, découvrir les principes taxinomiques qui autorisent une
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Le terme de complaisance somatique est couramment utilisé pour désigner la tendance hystérique à se servir des
moindres troubles physiques pour exprimer une plainte qui renvoie toujours en dernière analyse à un désir inassouvi
parce qu’impossible ou interdit. C’est dans le « Cas Dora », à propos de l’aphonie, que le terme de « complaisance » est
utilisé pour la première fois comme concept théorique. Complaisance somatique est une traduction de l’anglais
« somatic compliance » davantage que du terme allemand « somatisches Entgegenkommen ». En tant que verbe,
« entgegenkommen » signifie « venir à la rencontre ». En ce sens, le malaise somatique « vient à la rencontre » du sujet
comme le sujet va à sa rencontre. Le verbe substantivé, « das Entgegenkommen », tel que FREUD l’utilise, a le sens
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C’est bien pour être à même de rendre compte de la spécificité de la pathologie hystérique, et, plus largement,
« psychonévrotique », que FREUD va inventer la notion d’un « appareil » psychique ( « Psychischer Apparat ou
Seelischer Apparat, appareil de l’âme »), qui peut évoquer celles d’appareil cardiovasculaire, respiratoire, urinaire
etc.. mais qui renvoie surtout aux métaphores des appareils téléphonique et photographique que FREUD utilisera très
souvent pour illustrer le mode de fonctionnement du psychanalyste (être à l’écoute de l’inconscient) et la
différenciation topique de l’appareil psychique (où se fixent les images ?et les sons ?).
Dans la notion d’appareil se trouve incluse celle d’un travail 3 portant sur le traitement d’une certaine forme ou
quantité d’énergie et visant à sa transformation en une autre forme d’énergie, de qualité et de quantité différentes. Au
« travail » d’élaboration (Verarbeitung) du rêve répond le « travail » d’interprétation (Bearbeitung). L’appareil
psychique n’est pas matériellement identifiable. C’est une fiction, même s’il nécessite, pour fonctionner
correctement, l’intégrité du système nerveux central. Les altérations anatomiques ou biochimiques (drogues) du
cerveau retentissent sur le fonctionnement de l’appareil psychique mais celui-ci ne saurait se confondre avec celui-là.
FREUD lui-même a voulu croire, dans l’Esquisse de 1895 (jamais publiée par lui) que la psychologie pouvait se
réduire à la neuro-physiologie. Elle lui aura servi de modèle analogique pour la construction de l’appareil psychique.
En définitive , à quoi tient la spécificité du psychique ? Au fait que la psyché, si elle entretient des rapports certains
avec le soma, n’en est pas moins en prise sur un troisième terme, que Saint Paul désignait comme étant l’esprit
(pneumatikos) et que LACAN a réintroduit dans la théorie par le biais du Symbolique.
Au fond, la trilogie lacanienne du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique remet en honneur la vieille tripartition
d’origine paulinienne entre le corps, l’âme et l’esprit. Et les psychologues , qu’ils le veuillent ou non, s’occupent de
l’âme en théorie et des âmes en pratique4.
figuré d’un mouvement de bienveillance excessive envers quelqu’un et désigne notamment le fait de « faire des
avances ». On pourrait donc évoquer à propos du symptôme hystérique en général cette notion de « séduction » physique
métaphoriquement travestie qui est implicitement comprise dans le « somatisches Entgegenkommen ». Toujours à
propos de ce terme, notons que dans la lettre à JUNG du 16-04-09, FREUD fait un rapprochement intéressant entre « la
complaisance du hasard » (das Entgegenkommen des Zufalls) qui joue pour la formation du délire le même rôle que la
complaisance somatique dans le symptôme hystérique et la complaisance de la langue dans le jeu de mots » (Tome 1 de
la Correspondance, p. 297).
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On voit que, s’il est question de travail dans les deux cas, l’allemand emploie des substantifs différents quant au
préfixe. La désinence « ung » évoque un mouvement, une action en train de s’accomplir, un processus. Le préverbe
« ver » apparaît dans un grand nombre de concepts fondamentaux de la psychanalyse (Verdrängung-refoulement,
Verleugnung-reniement, Verwerfung-rejet,Verschiebung-déplacement,Verdichtung-condensation..). Le « ver » est lié à
l’idée d’un mouvement qui se prolonge pendant un certain temps dans une certaine direction jusqu’à un point limite où la
chose qui subit le mouvement s’en trouve changée, altérée ou détruite, en tout cas transformée. Verdrängen-refouler,
c’est « pousser »(drangen) quelque chose au-delà d’une limite de telle sorte que cette chose va acquérir des propriétés
nouvelles, ou perdre ses propriétés antérieures ou bien même disparaître à jamais. Ainsi, dans le « travail » du rêve, le
« ver » de « verarbeiten » a le même sens de transformation radicale d’une chose en une autre; en l’occurence,
l’excitation liée au contenu latent disparaît dans la fable du contenu manifeste. Tandis que « be » dérive de « bei », près,
auprès. « Be » est un préverbe qui indique un rapport de proximité accentuée où l’action est en prise sur une chose qui
est à peine une chose pour le sujet, qui ne l’est pas encore mais qui pourrait le devenir à condition que le travail soit
suffisamment « bei ». Dans cette opposition du « ver » et du « be », on peut voir un des sens même de la cure analytique :
à un travail « ver » qui correspond au processus primaire et qui a souvent un caractère péjoratif-destructeur, en tout cas
déréalisant, répond un travail « be » qui a le sens d’amener quelque chose à l’existence, oeuvrant à un plus de réalité,
ce qui correspond au processus secondaire.
L’insistance mise sur ces particularités de langue n’est pas gratuite. Elle permet dans le cas présent de ressaisir à quel
point , dans le style de Freud, la dimension poétique de la langue est présente, dimension qui est seule à même de nous
faire « goûter » la « choséité » de la chose. A propos des trois composants majeurs du style de Freud ( l’analytique, le
poétique et le rhétorique) on lira avec profit l’article de François Roustang : « Les composantes du style de Freud », in
« Comment faire rire un paranoïaque », Paris, Odile Jacob, 1996, pp. 111-123.
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A propos de la trilogie soma-psyché-esprit et de ce qu’elle implique de connotation épistémologique, voir notre article:
« Un déclin qui n’en finit pas. A propos de l’identité européenne », Cahiers du CEP n°7, mars 1996, pp. 60-67.
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LE COURANT THERAPEUTIQUE
L’acte de naissance du courant thérapeutique moderne en tant qu’il veut trouver son fondement dans le rapport singulier
entre le soignant et le soigné, se situe idéalement en 1775, date à laquelle le médecin viennois Franz Anton MESMER,
requis par l’autorité ecclésiastique comme expert dans l’affaire GASSNER (prêtre catholique, exorciste célèbre pour ses
guérisons miraculeuses) déclare péremptoirement que le pouvoir de l’exorciste ne s’exerce pas sur des forces
surnaturelles mais sur des forces purement physiques, ce qui , soit dit en passant , convenait parfaitement à de nombreux
prélats de l’époque, acquis aux Idées des Lumières.
Pour MESMER, n’importe quel état morbide résulte d’une mauvaise répartition de l’énergie électromagnétique
(phénomène dont on commence alors à deviner la nature et à comprendre les lois) à l’intérieur du corps et entre le corps
et l’environnement.
GASSNER n’est donc plus considéré comme un exorciste mais comme un magnétiseur qui s’ignore. MESMER laïcisise
l’exorcisme.
Mais n’est pas magnétiseur qui veut. Il faut avoir un certain don au départ et le cultiver ensuite avec la plus grande
assiduité. Seul un magnétiseur de talent peut en reconnaître un autre. Il est donc inévitable que les magnétiseurs se
cooptent entre eux et constituent des sociétés fermées, comme le sont très évidemment de nos jours les sociétés de
psychothérapeutes. Ce besoin d’appartenance à un « groupe » est typique de toutes les tendances psychothérapeutiques et
s’explique par la nécessité inhérente à la profession de s’ancrer dans une identification « solide » qui , dans le domaine
en question, ne peut guère s ’acquérir qu’au sein d’un groupe ni se maintenir que dans la confrontation constante avec la
pensé dominante dans tel ou tel groupe.
Pour MESMER, le prérequis de l’effet thérapeutique réside dans le « rapport » qui unit le soigné au soignant. Hors du
« rapport », pas de salut ! Tous les « thérapeutes » sont d’accord là-dessus. Les divergences ne tiennent pas à cet
élément intangible de la doctrine mais aux tentatives d’explication théorique visant à désigner les différents éléments qui
entrent en jeu dans ledit rapport, et à en définir l’importance respective.
D’une manière générale, les magnétiseurs se soucient peu de poser des diagnostics nosologiques précis. La formule
célèbre de MESMER : « Une seule maladie, une seule cause, un seul remède », indique assez son mépris des
classifications. La même tendance antinosographique est commune à toutes les médecines dites « parallèles », et
notamment à l’homéopathie, dont le fondateur , Samuel HAHNEMANN (1755-1843), a remis en honneur les principes
de la médecine hippocratique.
Il était inévitable que MESMER et ses disciples fussent tenus en suspicion par les Académies de Médecine, lesquelles, si
elles avaient admis les magnétiseurs en leur sein, auraient dû reconnaître implicitement qu’une bonne partie de la science
médicale était inutile puisqu’il suffit de manier les fluides pour guérir la plus grande part des maux dont s’occupe
ordinairement le médecin.
Les séances de magnétisme avaient lieu en groupe autour d’un baquet qui n’était rien d’autre qu’un genre de bouteille de
Leyde, premier modèle d’un condensateur électrique.
La théorie du magnétisme « animal », l’adjectif animal signifiant ici qu’il s’agit du phénomène magnétique en tant qu’il
s’applique aussi aux êtres vivants doués d’une âme (anima), cette théorie développée par MESMER pour la plus grande
part, fut l’objet de multiples critiques dans les années 1780-1800. Certaines ne manquaient pas de perspicacité.
On fit remarquer que le rapport magnétique ressemblait furieusement à la passion amoureuse. On suspectait déjà le
fluide magnétique de n’être pour rien dans le processus thérapeutique. Le véritable agent curatif, c’était tout simplement
l’amour, cette arme à double tranchant qui d’une part faisait des miracles mais qui, d’autre part, rendait souvent le
miraculé excessivement dépendant de son sauveur au point de ne plus pouvoir s’en séparer. C’est ainsi qu’on vit nombre
de magnétiseurs entourés, le plus souvent contre leur volonté, d’une cour de partisans enthousiastes et de ferventes
admiratrices. La passion amoureuse n’étant pas toujours à sens unique, beaucoup de magnétiseurs succombaient ou
avaient la réputation de succomber aux charmes de leurs patientes, ce qui entourait la profession d’une aura scandaleuse.
De ce point de vue, MESMER fut victime de son succès. Le mesmérisme fut condamné par l’Académie Royale de
Médecine de Paris, peut avant la révolution de 1789, non parce que ses bases scientifiques étaient caduques, mais parce
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qu’il entraînait à la débauche. Faut-il rappeler qu’un des chefs d’accusation retenus contre Marie-Antoinette par le
Comité de Salut Public, fut sa participation à des séances de magnétisme organisées par Mesmer ?
Aussi la corporation naissante des magnétiseurs dût-elle se donner rapidement des principes déontologiques sévères, ne
fût-ce que pour préserver la dignité de ses membres.
Henri ELLENBERGER cite un certain Aubin GAUTHIER, auteur d’un manuel pratique du magnétiseur paru à Paris en
1845. A la lecture de ces lignes, on ne sera pas peu surpris de constater que les questions éthico-déontologiques se
posaient aux thérapeutes de cette époque à peu près dans les mêmes termes qu’aujourd’hui : nécessité pour le thérapeute
de se former auprès d’un autre plus expérimenté, lecture assidue des ouvrages classiques, recyclage permanent pour
garder la forme, fixation scrupuleuse du cadre (temps, honoraires), mise en garde contre la séduction et le danger de
relations interminables etc...
« Le magnétiseur, dit Gauthier, doit être en bonne santé pour ne pas rendre malade son sujet ; s’il lui arrive de tomber
malade, il faut qu’il se « purifie » avant de reprendre son travail. Il doit mener une vie sage et bien réglée, vivre
sobrement, tout faire pour être dans un état de calme et de repos constant ; être digne et réservé, parler peu. Il doit aussi
être rigoureusement honnête, voire scrupuleux. Pour devenir magnétiseur, il faut passer par une formation appropriée,
lire les oeuvres de Mesmer, Puységur, et tous les classiques du magnétisme. L’ancien principe de Puységur d’après
lequel le magnétiseur ne devait jamais accepter aucun honoraire pour son traitement, n’est plus recevable, dit Gauthier,
parce qu’un homme qui a consacré autant de temps à l’étude du magnétisme ne peut pas se charger de traitements
gratuits. Le magnétiseur est même en droit de demander des honoraires plus élevés que le médecin, puisqu’il doit avoir
toutes les qualités du médecin, plus une bonne santé et la connaissance du magnétisme. Un médecin, en effet, ne donne
que ses connaissances et ses talents personnels, tandis que le magnétiseur donne sa propre vie : il donne sa santé au
malade en le magnétisant. Il est de la plus haute importance pour le malade qu’il sache choisir le magnétiseur
approprié : certains magnétiseurs guérissent mieux certaines maladies que d’autres. Un magnétiseur ne doit jamais
commencer un traitement s’il n’est pas sûr de pouvoir le terminer car il est souvent très dangereux d’interrompre un
traitement commencé. Avant de commencer le traitement, le magnétiseur et le patient doivent s’entendre sur les
honoraires, fixer le jour et l’heure des séances. Il faut être exact et exiger que le malade le soit. Le malade n’aura aucun
secret pour son magnétiseur en ce qui concerne sa maladie, et ne lui cachera aucun fait susceptible d’aider à la
comprendre. Pendant la durée du traitement, le malade renoncera à tout excès, mangera modérément et s’abstiendra de
fumer. La durée du traitement sera variable, d’une semaine à six mois ou même davantage, mais on ne devra jamais
donner à un malade plus de deux séances par jour. Le magnétiseur tiendra un journal pour chacun de ses malades, où il
consignera l’essentiel de chaque séance. On ne devra jamais hypnotiser une femme qu’en présence de son mari ou d’un
autre témoin. Il faut s’imposer comme règle absolue de ne jamais se livrer à une expérience quelconque sur ses patients.
Les observations cliniques suffiront largement à satisfaire la curiosité scientifique du magnétiseur. Gauthier proposait
pour les magnétiseurs un serment du magnétiseur inspiré du serment d’Hippocrate.
Les sociétés médicales soulevèrent un autre problème à cette époque en prétendant réserver la pratique du magnétisme
aux docteurs en médecine. Les magnétiseurs non-médecins s’opposèrent énergiquement à cette prétention. En 1831,
l’Académie de Médecine de Paris déclara que les magnétiseurs non-médecins pouvaient être autorisés à pratiquer à
condition qu’ils se soumettent à une surveillance médicale : ils devaient périodiquement faire contrôler leur journal par
des médecins. Mais cette disposition resta pratiquement lettre morte » ( Extrait de Henri ELLENBERGER : « A la
découverte de l’inconscient », Simep, Paris, 1974, pages 134-35).
La tradition thérapeutique héritée de MESMER se maintient vivace tout au long du XIXe siècle mais les théories
explicatives changent. A la théorie du magnétisme animal succèdent celles du somnambulisme (PUYSEGUR), du
spiritisme (en Amérique du Nord) et finalement de l’hypnotisme (LIEBEAULT et BERNHEIM).
LIEBEAULT n’aurait laissé aucune trace dans l’histoire de la médecine si Hyppolite BERNHEIM (1837-1919) ne
s’était pas servi de ses résultats pour détruire la théorie de l’hystérie développée par CHARCOT. BERNHEIM
soutiendra avec succès la thèse selon laquelle la valeur thérapeutique de l’hypnose réside dans la seule suggestion.
En définitive la suggestion apparaît comme le seul et unique ressort thérapeutique du « rapport ».
En prônant la suggestion comme arme thérapeutique digne d’intérêt et de respect, BERNHEIM ouvrait la voie aux
méthodes d’action psychologique qui depuis la célèbre et simplissime méthode d’Emile COUE (1912) ne sauraient
manquer de se développer indéfiniment, requérant de la part du soigné une adhésion voire une croyance sans faille, et, de
la part du soignant, une volonté de pouvoir et de persuasion absolument indispensables. Dans ce domaine, le scepticisme
s’avère dissolvant et le charlatanisme devient presque une vertu nécessaire.
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Dans la mesure où elle refuse l’arme de la suggestion, en quoi elle se distingue de toutes les autres, la méthode
psychanalytique trouve une composante essentielle de son originalité mais, faut-il le dire, à l’instar de la vérité sortie du
puits, elle oeuvre radicalement dans le sens du « désenchantement » du monde annoncé par SCHILLER et dans lequel
Max WEBER voyait , avec la disparition de la pensée magique, le triomphe du rationalisme et de la pensée mécanique.
Pendant un temps assez court, FREUD a été un adepte, guère enthousiaste, de l’hypnose puis de la suggestion. Il se
considérait comme un piètre hypnotiseur, n’ayant aucun goût pour cette forme de domination apparentée à celle du
magicien ou du prêtre. La psychanalyse, en tout cas celle de FREUD, est évidemment fille du rationalisme. Cependant,
les forces qu’elle libère à travers le processus transférentiel et qui font qu’elle est efficace, ne portent pas la marque de
la rationalité.
Anecdote : en 1925, l’Académie des Sciences dont il avait été membre, célébra le centième anniversaire de la naissance
de Jean-Martin CHARCOT. Elle passa pudiquement sous silence ses écrits sur l’hystérie. Le groupe surréaliste, mené
par André BRETON, organisa une manifestation parallèle où CHARCOT fut loué comme le plus grand artiste du
XIXème siècle pour avoir « créé » l’hystérie, « la seule oeuvre d’art digne d’intérêt produite par le siècle le plus stupide
de l’histoire de l’humanité ». Cette proclamation faisait écho à divers passages de l’oeuvre de FREUD, notamment celui
de « Totem et Tabou » où un parallélisme est établi entre les trois psychonévroses : névrose obsessionnelle, hystérie et
paranoia, et, respectivement, la religion, l’art et la philosophie. En quoi l’hystérique est-il artiste ? Il est assez facile de
le deviner si on le compare au moraliste qu’est l’obsessionnel et au rationaliste qu’est le philosophe. L’art préserve
quelque chose - le plaisir des sens - pour quoi l’homme moral et l’homme rationnel n’ont que dédain.
Charcot représente une manière de génie dans l’art de classer les maladies. Ce n’est pas sans raison qu’il fut appelé le
« prince de la méthode anatomo-clinique ». Son nom reste accroché à quelques syndromes neurologiques typiques, telle
la sclérose latérale amyotrophique.
A partir de 1870, devenu médecin-chef à la Salpétrière, il entreprend d’examiner les hystériques en leur appliquant la
méthode des corrélations anatomo-cliniques.
Il ne fait aucun doute que, depuis cette date jusqu’à sa mort, Charcot a voulu considérer les hystériques comme des
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malades neurologiques à part entière, comme il ressort des écrits suivants qui s’échelonnent de 1880 à 1889 .
« Quelques-uns ne voient dans plusieurs de ces affections qu’un assemblage de phénomènes bizarres, incohérents,
inaccessibles à l’analyse et qu’il vaudrait mieux peut-être reléguer dans la catégorie de l’incognisible. C’est l’hystérie qui
est surtout visée par cette sorte de proscription. Seule une observation superficielle a pu conduire à l’opinion que je viens
de signaler ; une étude plus attentive nous fait voir les choses sous un tout autre aspect. L’hystérie reconnaît elle aussi, au
même titre que les autres états morbides, des règles, des lois qu’une observation attentive et suffisamment multipliée
permettra toujours de dégager. Pour ne citer qu’un exemple : la description de la grande attaque hystérique aujourd’hui
réduite à une forme très simple... Quatre périodes se succèdent dans l’attaque complète avec la régularité d’un
mécanisme : 1) épileptoïde ; 2) grands mouvements (contradictoires, illogiques) ; 3) attitudes passionnelles (logiques) ;
4) délire terminal. L’attaque peut être incomplète mais toujours il sera facile à celui qui possède la formule de ramener
toutes les formes au type fondamental... (1880). »
« Entre l’hémianesthésie vulgaire des hystériques et celle qui relève d’une lésion en foyer, l’analogie est frappante. Au
fond, c’est le même syndrome. Même ressemblance entre la paraplégie spasmodique des hystériques et celle qui relève
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Les citations de Charcot sont empruntées à l’ouvrage de Paul Bercherie, « Genèse des concepts freudiens », Paris,
Navarin-Seuil, 1983, pp. 62-63.
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d’une lésion organique spinale. Or, cette ressemblance qui désespère parfois le clinicien doit servir d’enseignement au
pathologiste qui, derrière le siège commun, entrevoit une analogie anatomique et, mutatis mutandis, localise la lésion
dynamique d’après les données fournies par la lésion organique correspondante » (1884).
« Il importe qu’on le sache, l’hystérie a ses lois, son déterminisme, absolument comme une affection nerveuse à lésion
matérielle. Sa lésion anatomique échappe encore à nos moyens d’investigation, mais elle se traduit d’une façon
indéniable à l’observateur attentif par des troubles trophiques analogues à ceux qui se voient dans les cas de lésions
organiques du système nerveux central ou des nerfs périphériques. Désormais, la voie est largement ouverte, et j’ose
espérer qu’un jour ou l’autre, la méthode anatomo-clinique, en matière d’hystérie, comptera un succès de plus à son
actif, en permettant de déceler enfin l’altération primordiale, la cause anatomique dont on connaît aujourd’hui tant
d’effets matériels » (1889).
FREUD n’a jamais dissimulé sa dette envers CHARCOT, qu’il rencontre à Paris pendant l’hiver 85-86. L’article
nécrologique qu’il rédige en 1893, immédiatement après la mort du maître, en témoigne éloquemment.
Mais en même temps, il montre clairement sur quels points il est en désaccord avec Charcot. Se mesurer au grand
homme, c’est du même coup faire acte d’originalité et marquer par là son identité. S’il est vrai, comme l’a dit Michel
BUTOR, que tout artiste authentique fait l’Art en se confrontant à tous les artistes qui l’ont précédé, c’est encore plus
évident et même incontournable dans le cas de celui qui a l’ambition de faire oeuvre scientifique. FREUD était l’un et
l’autre, dans un domaine, le seul peut-être qui subsiste encore, où il est permis de faire l’un et l’autre, art et science. Ce
n’est pas un hasard si, dans notre aire de culture, la psychologie a du mal à se situer entre les Lettres et les Sciences. En
définitive, elle ne perd rien à rester dans l’entre-deux. La psychanalyse en tout cas se revendique des deux.
Dans l’article nécrologique qu’il lui consacre, FREUD commence par rappeler les éminentes qualités du grand clinicien
qu’était CHARCOT : observateur patient capable d’analyser un tableau syndromique mais d’abord de le constituer dans
sa totalité achevée : la forme typique, un peu à la manière d’un peintre qui « voit » l’ensemble avant de donner les
premières touches. Chez le « vrai » peintre, l’esquisse est déjà révélatrice d’un style qui lui appartient en propre et qui
permet de l’identifier. Les formes « frustes » seraient comme un tableau inachevé, mais, pour l’expert, déjà parfaitement
identifiable
Autre qualité de Charcot : son indépendance d’esprit qui lui permettait de découvrir des choses jamais vues avant lui,
tandis que l’énorme majorité des médecins, comme tous les autres hommes d’ailleurs, ne retrouvent jamais dans la
perception des phénomènes que ce qu’ils en ont appris sur les bancs de l’école, ce qui montre à quel point le phénomène
de la perception est loin d’être neutre. Comme on dit, on ne voit ou n’entend le plus souvent que ce que l’on veut bien -
ou peut, ou doit - voir ou entendre.
Cette indépendance d’esprit, FREUD la revendiquera pour lui-même lorsque, sans fausse modestie, il osera se comparer
à COPERNIC et DARWIN en tant que pourfendeur du narcissisme anthropocentriste.
En évoquant CUVIER, FREUD installe CHARCOT au rang des classificateurs de génie. Sans premier ordonnancement
rationnel, pas de science possible.
Encore faut-il pouvoir s’arracher au « bonheur des classifications », qui, si on n’y prend garde, conduit tout droit au
dogmatisme. On a assez répété que la mise en ordre aristotélicienne du monde avait figé la recherche scientifique pour
deux millénaires. Et on sait bien aussi qu’on peut mourir de classification : « Classificando mortuus », disait-on au 17ème
siècle : « Il est mort de classification ».
CHARCOT est présenté comme un grand clinicien mais ce n’était pas pour autant un pur empiriste. La formule, devenue
célèbre depuis que FREUD lui a fait un sort : « La théorie c’est bon, mais ça n’empêche pas d’exister », situe
parfaitement la position épistémologique des deux hommes : l’empirie et la théorie sont convoquées au dialogue sans
qu’aucune puisse revendiquer la préséance, bien que, comme FREUD le notera plus tard dans l’introduction à « Pulsions
et destins des pulsions » (1915), il est impossible d’aborder les faits sans un minimum d’idées préconçues, sans avoir une
sorte de pré-concept de la chose qu’on étudie. Qu’on le veuille ou non, on a toujours une hypothèse ou une théorie
préalables. EINSTEIN lui-même admettait qu’:« Il n’y a pas de méthode inductive qui puisse mener aux concepts
fondamentaux de la physique ». Et Gaston BACHELARD : « La science se forme plutôt sur une rêverie que sur une
expérience et il faut bien des expériences pour effacer les brumes du songe ». Bref, c’est toujours l’imagination qui
donne le branle. Ensuite il faut vérifier et revérifier sans cesse, « y retourner et y rester ».
Cette passion pour la vérification expérimentale, dans ce domaine où c’est la mort qui est l’expérimentateur, CHARCOT
en était possédé au plus haut point.
9
Toute proportion gardée, le psychanalyste agit de même lorsqu’il fait en sorte que se développe chez son analysant, la
6
névrose de transfert qui va jouer ce rôle d’expérimentateur ana-lytique. C’est quand le cristal se brise que se révèlent les
lignes de sa structure. En ce sens, la psychanalyse est une science expérimentale bien davantage qu’une science
d’observation.
FREUD en vient ensuite à magnifier les qualités humaines de CHARCOT qui n’hésita pas à jeter tout le poids de son
autorité dans la balance pour rendre aux malheureux hystériques l’inestimable service d’être enfin, pour la première fois
dans l’histoire, pris au sérieux, par les médecins d’abord, par leur entourage ensuite.
FREUD sait de quoi il parle lorsqu’il évoque « la crainte aveugle d’être mystifié » par les hystériques, crainte qui n’est
certes pas sans fondement puisque CHARCOT fut lui-même victime des hystériques jusqu’à y perdre son aura
scientifique, mais crainte injustifiée quand on sait de quoi s’alimente le conflit intrapsychique de l’hystérique. Ceci,
6
S.FREUD (1932). « Die Zerlegung der Persönnlichkeit », Nouvelles Conférences , XXXI. Trd. fr., Gallimard, Idées,
1971, pp. 80-82.
« La situation dans laquelle nous nous trouvons au début de notre étude nous impose elle-même la voie à suivre. C'est
notre moi que nous allons disséquer, notre moi le plus intime. Mais la chose est-elle possible ? Le moi, étant le sujet
proprement dit, pourra-t-il devenir l'objet? Eh bien, il n'y a pas à en douter, le moi peut se prendre pour objet, se
comporter vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis d'autres objets, s'observer, se critiquer, etc. En même temps une partie
du moi s'oppose à l'autre. Le moi est donc susceptible de se scinder et il se scinde en effet, tout au moins
temporairement. Les parties scindées peuvent ensuite s'assembler de nouveau. Dans tout cela, rien qui ne soit déjà
connu. Il s'agit simplement de souligner des faits patents. D'autre part, nous savons que la pathologie est capable, en
amplifiant les manifestations, en les rendant pour ainsi dire plus grossières, d'attirer notre attention sur des conditions
normales qui, sans cela, seraient passées inaperçues. Là où la pathologie nous montre une brèche ou une fêlure, il y a
peut-être normalement un clivage ( Gliederung, littéralement: une articulation ). Jetons par terre un cristal, il se brisera,
non pas n'importe comment, mais suivant ses lignes de clivage ( nach seinen Spaltrichtungen), en morceaux dont la
délimitation, quoique invisible, était cependant déterminée auparavant par la structure du cristal. Cette structure fêlée (
Solche rissige und gesprungene Strukturen sind auch die Geisteskranken) est aussi celle des malades mentaux ( rissig et
gesprungen sont presque des synonymes qui, lorsqu’ils se rapportent à une matière en verre, signifient que celle-ci est
fissurée de manière invisible et qu’elle est prête à éclater, à « sauter » : springen). Vis-à-vis des déments, nous
conservons un peu de la crainte respectueuse qu'ils inspiraient aux peuples anciens. Ces malades se sont détournés de la
réalité extérieure et c'est pourquoi justement ils en savent plus long que nous sur la réalité intérieure et peuvent nous
révéler certaines choses qui, sans eux, seraient restées impénétrables. Nous disons d'une catégorie de ces malades qu'ils
souffrent de la folie de la surveillance. Ils se plaignent d'être sans cesse observés par des puissances inconnues - qui ne
sont, sans doute, après tout, que des personnes - ils s'imaginent entendre ces personnes énoncer ce qu'elles observent : «
Il dira cela maintenant, voilà qu'il s'habille pour sortir... etc. » Cette surveillance, tout en n'étant pas encore de la
persécution, s'en rapproche beaucoup. Les malades ainsi observés croient qu'on se méfie d'eux, qu'on s'attend à les
surprendre en train de commettre quelque mauvaise action pour laquelle ils devront être châtiés. Que se passerait-il si
ces délirants avaient raison, si chacun de nous possédait dans son moi une semblable instance pour le surveiller et le
menacer? Une instance qui se serait nettement séparée du moi et qui, par erreur, aurait été déplacée vers la réalité
extérieure ?
J'ignore s'il en sera pour vous comme pour moi.
Impressionné par la maladie que je viens de décrire, l'idée m'est venue que, peut-être, la séparation d'une instance
observatrice d'avec le reste du moi était, dans la structure du moi, une particularité habituelle. Depuis, cette idée ne m'a
plus quitté et m'a incité à rechercher les autres caractères, les autres relations, de l'instance ainsi isolée. Il n'est pas
difficile de poursuivre. A lui seul le contenu de la folie de la surveillance nous indique que cette surveillance n'est
qu'une préparation au jugement et au châtiment et nous devinons qu'une autre fonction de cette même instance doit
s'exercer là, celle que nous appelons notre conscience. C'est justement la conscience que nous isolons le plus
fréquemment du moi et que nous lui opposons le plus facilement. J'ai envie d'accomplir tel acte propre à me satisfaire,
mais j'y renonce, par suite de l'opposition de ma conscience. Ou bien encore, j'ai cédé à quelque grand désir et pour
éprouver une certaine joie, j'ai commis un acte que réprouve ma conscience : une fois l'acte accompli, ma conscience
provoque, par ses reproches, le repentir. L'instance particulière que je commence à discerner dans le moi, je pourrais
dire simplement que c'est la conscience (das Gewissen). Toutefois, il est plus prudent de penser que cette instance est
indépendante et d'admettre que la conscience n'est qu'une de ses fonctions. L'auto-observation, indispensable à l'activité
critique de la conscience, est alors une autre fonction. Et comme il convient, quand on veut indiquer qu'une chose existe
en soi, de lui donner un nom propre, j’appellerai désormais cette instance dans le moi: « le surmoi ».
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CHARCOT, piètre psychologue, ne pouvait pas le savoir, l’idée de conflit endopsychique lui étant étrangère, comme elle
continue à l’être aux yeux et aux oreilles de tous ceux qui, sensibles à la seule notion de cause, méconnaissent la
question du sens.
Méconnaissance et non pas ignorance. Car CHARCOT, comme FREUD le note dans « Contribution à l’histoire du
mouvement psychanalytique » (1914), savait parfaitement quel rôle capital jouait la sexualité dans les névroses, mais
c’était seulement dans des propos de table et sur le mode de la gauloiserie qu’il affirmait la chose. Quand il avait franchi
le seuil d’un amphithéâtre, il n’en était plus question.
A ce sujet, FREUD note : « Exprimer une idée une ou plusieurs fois, sous la forme d’un rapide aperçu, est une chose ; la
prendre au sérieux, dans son sens littéral, la développer à travers toutes sortes de détails, souvent en contradiction avec
elle, lui conquérir une place parmi les vérités reconnues, en est une autre. Il y a là une différence analogue à celle qui
existe entre un flirt léger et un mariage honnête, avec tous les devoirs et toutes les difficultés qu’il comporte. « Epouser
les idées de. » , disent avec raison les Français ». (Contribution.... 1914)
Pour comprendre le névrosé, il faut adopter la position d’un sujet naïf, non prévenu.
Si quelqu’un présente des manifestations émotives dont il ignore le motif, cette personne se révèle par là être hystérique.
« Je ne sais pas pourquoi » est le signe du refoulement et de la résistance.
L’irruption d’affect est le signe d’un retour du refoulé.
Le sujet « naïf » se dira qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Si quelqu’un pleure, c’est qu’il a du chagrin, même s’il ne sait
pas lequel. Concernant l’hystérique, c’est le naïf qui a raison. Et le psychanalyste, à la suite de FREUD, adoptera la
position de principe que : « Le patient a toujours raison ». Formule radicalisée par LACAN : « Il n’y a de résistance que
de l’analyste », ce qui est trop radical évidemment, mais justifié dans la pratique.
En fait l’hystérique sait mais il préfère ne pas savoir qu’il sait. Il y a un savoir particulier à la névrose qui est donné dans
la formule canonique : « Ein Wissen ohne Wissen », un savoir sans savoir. Le névrosé -ne veut pas, ne doit pas ou ne
peut pas- savoir. Vouloir, devoir et pouvoir sont les trois verbes « pathiques » de la langue française (« pathique »
renvoie à la notion d’éprouver et, par dérivation, à celle de souffrir, pâtir ; en grec : « pathein », « patior » en latin, tous
deux à la voix moyenne, réflexive, qui indique que le sujet s’impose ou s’inflige l’action, qu’il ne la subit pas seulement
de manière passive comme on pourrait croire).
Dans certains cas, l’hypnose permet d’accéder directement à ce savoir celé, parce que l’état hypnotique correspond à une
« absence anormale de résistance ». Autrement dit, puisque la résistance émane toujours du moi, le sujet abandonne son
moi à l’hypnotiseur qui peut alors, « miraculeusement » le décharger de son secret.
Mais la révélation sous hypnose du savoir perdu (pensée secrète, idée honteuse, souvenir traumatisant etc. . ) ne permet
qu’une victoire à la Pyrrhus, car, passé le moment de l’abandon hypnotique - analogiquement comparable à la perte de
conscience orgastique -, le moi se reprend, la résistance s’installe à nouveau, voire se renforce, et la méconnaissance
reste intacte.
La résistance émane toujours du moi qui se dissocie de l’idée ( représentation) inacceptable.
Le moi est ici conceptualisé comme un « groupe de processus psychiques » , assimilé à la conscience.
Lorsque l’hystérie est « réussie », le sujet se comporte vis-à-vis de ses symptômes ou autres manifestations insolites
comme si cela arrivait à un autre. Il adopte l’attitude classique de « la belle indifférence ». Celle-ci clame la victoire de
hystérique, la réussite du refoulement, soit le « clivage » de la conscience.
Si l’hystérie « rate », il y a production d’angoisse. Celle-ci trahit le mieux son contenu lorsqu’elle reste liée à la crainte
d’être « possédé » par un mauvais génie, le diable qui incite aux comportements sexuels illicites.
Un pas de plus et l’hystérique s’abandonne au démon - là où l’obsessionnel, à l’instar de Faust, fait un « pacte » avec le
diable. Si possession il y a - « Souvent le diable obsède, parfois il possède », disait-on autrefois - alors se dévoile le
tableau de la « folie hystérique », jadis si fréquente et si appréciée des Inquisiteurs pyromanes.
Néanmoins, la défense continue d’agir - n’est pas pervers qui veut ! - et se manifeste alors, dans les cas de « psychose
hystérique », bien différente de la schizophrénie, par le « clivage de la conscience » dont les symptômes - devenus rares
aujourd’hui, du moins dans leurs formes « typiques » - sont bien connus : état second ou crépusculaire, amnésie
lacunaire, confusion mentale, hallucinations oniroïdes à contenu érotico-mystique, dédoublement de la personnalité etc.
La grande attaque « à la Charcot » en fait partie.
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Ce qui distingue la psychose hystérique des autres formes de psychose, c’est que, en dehors de son contenu thématique
presque toujours érotico-mystique, elle « éclate » par « crises » et sur fond de crise, c’est à dire dans une ambiance de
conflit où le sexuel est tout entier traversé par la question du bien et du mal, de la faute irrémédiable et de la rédemption.
C’est ce « clivage » (Spaltung) que pointe FREUD quand il évoque « la dissemblance bien connue entre le sommeil et la
veille ». Mais sommeil et veille figurent ici les métaphores des Ténèbres et de la Lumière, de Satan et de l’Ange.
D’une certaine façon, la théorie freudienne des névroses réhabilite leurs conceptions médiévale et antique, qu’elle
conjoint :
la conception « médiévale » pour ce qui concerne le clivage de la conscience qui appelle le point de vue « topique »
(topos, lieu). Le point de vue topique postule l’existence de plusieurs « lieux » ou régions dans l’organisation
structurelle globale du psychisme. Ces lieux recevront ultérieurement les appellations de Conscient (Bewusst),
Inconscient (Unbewusst) et Préconscient (Vorbewusst) qui constituent la « Première topique », relayée à partir de
1923 par la « Seconde topique », mieux connue : « ça-moi-surmoi ».
la conception « antique » en ce qui concerne le point de vue « étiologique » sur l’hystérie, considérée depuis les
Egyptiens du XIXème siècle avant notre ère, comme un désordre lié à l’insatisfaction sexuelle.
On retrouve aussi quelque chose de la conception antique de la maladie dans la théorie des pulsions. En effet, dans la
tradition hippocratique, la santé est définie par un état d’équilibre harmonieux entre les différentes « humeurs ». De
même la santé psychologique est le produit d’un mélange harmonieux entre pulsions sexuelles et pulsions du moi
(autoconservation) ou entre pulsions de vie (Eros) et pulsions de mort (Thanatos) ou encore entre libido narcissique et
libido objectale. Dans les termes de la seconde topique, qui intègre la dynamique pulsionnelle (ce que ne fait pas la
première), on dira communément que la santé psychologique est le produit d’un bon équilibre entre les revendications du
ça, du moi et du surmoi
La désintrication pulsionnelle (Triebentmischung) de FREUD fait écho à la notion de « dyscrasie »
(krasis=Mischung=mélange ou fusion) chère aux anciens.
La bonne santé correspond toujours à un bon mélange, la maladie à un mauvais mélange, un démélange.
Entre la santé et la maladie, comme entre le normal et le pathologique, il n’y a pas de frontière nette. La différence entre
les deux états doit être relativisée, surtout dans le domaine psychologique où il tombe sous le sens que des états que tout
le monde considère comme gravement morbides - qu’on songe à la manie, au délire, aux perversions, aux états
passionnels, à la délinquance etc. sont généralement éprouvés par ceux qui en sont la proie comme le summum de la
bonne santé.
C’est une constante chez FREUD : la relativisation des notions oppositives de normal (sain) et de pathologique (malade)
se traduit par trois options théoriques fondamentales :
1. Le concept de maladie comme entité substantifiée (Krankheit) cède le pas devant la notion « processuelle » d’un
« devenir » ou « tomber » malade (Erkrankung, le préfixe er- indiquant le franchissement d’un seuil et la désinence -
ung évoquant une action déroulée dans le temps), tant il est vrai que tout un chacun franchit plusieurs fois dans les
deux sens, et tout au long de l’existence quand ce n’est pas tout au long de la journée, le seuil qui sépare l’être-
malade de l’être-en-bonne santé.
2. Tous les concepts théoriques de la psychanalyse, sans exception aucune, sont neutres par rapport à l’opposition
normal-pathologique. Autrement dit, ils rendent compte aussi bien du fonctionnement normal que du fonctionnement
pathologique. Autrement dit encore, ils sont dénués de valeur péjorative aussi bien que méliorative.
Par exemple, si FREUD peut dire que dans l’état hypnotique, il y a une « absence anormale de résistance », il veut
dire aussi bien que le fait de « résister » est normal, mais il ne dit pas que ce soit une bonne ou une mauvaise chose.
Cette neutralité des concepts ne se retrouvent pas chez beaucoup de psychanalystes post-freudiens, notamment chez
Mélanie KLEIN et Jacques LACAN, qui « pathologisent » volontiers certains concepts (position paranoïde,
forclusion. . ).
3. L’étude du fonctionnement normal (à travers l’interprétation des rêves, du mot d’esprit, de l’oubli, des lapsus etc. )
et celle du fonctionnement morbide (névroses, psychoses, perversions. . ) se conjuguent pour concourir à un éclairage
réciproque du normal par le pathologique et vice-versa. Mais dans tous les cas c’est la métaphore du « cristal brisé »
qui prévaut ( voir plus haut).
12
C’est le refus d’opposer le normal et le pathologique qui conduit FREUD à prendre ses distances à l’endroit de la
théorie de l’étiologie héréditaire des maladies mentales et de la notion de dégénérescence qui prévalait à son époque
non seulement dans la science médicale mais aussi dans la culture. Qu’on pense au naturalisme dont Emile ZOLA
fut la figure de proue.
La nouveauté consiste à poser la maladie mentale, et singulièrement l’hystérie, non plus essentiellement et
uniquement comme une maladie en soi, une « species morbosa » au sens de SYDENHAM, mais bien, pour parler
comme les phénoménologues, comme une possibilité existentielle ou destinale, comme telle universelle, virtualité
présente et actualisable chez tous les êtres humains.
Car il suffit pour devenir névrosé de tomber sous l’empire d’une représentation soustraite à la conscience, de même
qu’il suffit, en principe du moins, que ladite représentation, lestée des émois dont elle est porteuse, soit à nouveau
admise dans le champ de la conscience - ou, mieux, tolérée par le moi, dont on verra plus loin qu’il ne se confond pas
avec la conscience, car il y a du moi inconscient - pour redevenir sain ou normal. Bien entendu ceci ne vaut que pour
le névrosé ou le sujet dit normal dans la mesure où on le considère comme un cryptonévrosé, ce qui est le cas dans la
conception psychanalytique de l’être-homme.
En aucun cas, la relativisation de l’opposition normal-pathologique ne signifie la négation du pathologique. La
psychanalyse a fait beaucoup pour humaniser la maladie mentale. Elle ne l’a jamais niée. C’est plutôt le normal qui
est contesté dans sa prétention narcissique. En cette matière, l’adage est plus vrai qu’ailleurs : tout homme bien
portant est un malade qui s’ignore. Davantage : au regard de la psychanalyse, l’incapacité de développer une névrose
de transfert est l’indice indubitable d’une fixation narcissique (cfr: « l’armure caractérielle » de Wilhelm REICH si
fréquente dans la population générale) qui signe une pauvreté psychique certaine.
13
Revenons à CHARCOT. Il a commis l’erreur d ’ « avoir limité l’étude de l’hypnose aux hystériques ». Victime du
préjugé qui voulait que les hystériques fussent des anormaux, des « dégénérés », CHARCOT croyait ferme que
l’hypnose ne pouvait s’exercer que sur des cerveaux malades , si bien que la prédisposition hypnotique était pour lui
synonyme d’hystérie. Aussi ne s’est-il jamais servi de l’hypnose qu’à des fins diagnostiques. L’hypnose permettait,
croyait-il, de révéler le siège des lésions nerveuses en facilitant leur manifestation tangible.
BERNHEIM (1837-1919), Professeur de clinique médicale à l’Université de Nancy, n’eut aucune peine à détruire
l’édifice monumental patiemment élaboré par CHARCOT sur la clinique de l’hystérie. En 1882, instruit par hasard de la
pratique hypnotique d’un obscur médecin généraliste, LIEBAULT, il fit le constat que 3% seulement des individus
étaient réfractaires à l’hypnose.
Il put dès lors facilement démontrer, s’étant lui-même lancé dans la pratique de l’hypnose, que l’hypnose n’avait aucune
valeur diagnostique ;
son intérêt était exclusivement thérapeutique ;
le ressort de l’hypnose résidait toujours et uniquement dans la suggestion.
C’est la suggestion qui induit l’hypnose, laquelle en retour facilite la suggestion.
Selon BERNHEIM, la suggestion était à elle seule efficace, voire même plus efficace sans hypnose qu’avec hypnose, si
bien que celle-ci tomba dans le discrédit le plus total et fut partout abandonnée.
Il y a au fond de toute cette histoire un étonnant paradoxe. Si CHARCOT n’avait pas envisagé l’hystérie sous un angle
exclusivement neuropathologique, lui conférant une exceptionnelle dignité, celle-ci n’aurait pas été projetée sous les
feux de l’actualité et la nécessité d’une compréhension psychologique des phénomènes hystériques n’aurait peut-être pas
germé dans l’esprit de FREUD, à qui revient incontestablement le mérite d’en avoir élucidé le mécanisme
psychogénétique. Il faut dire qu’entretemps, il avait été instruit de la rocambolesque histoire d’Anna 0. et des critiques
incontournables de BERNHEIM.
On peut dire que l’élucidation de l’énigme de l’hystérie constitue l’acte de naissance de la psychologie clinique 7.
Ce que FREUD évite de dire dans son article nécrologique, sans doute par respect pour la mémoire du grand homme,
c’est que CHARCOT, d’observateur génial qu’il fut, se transforma insensiblement, au contact des hystériques, en
spectateur abusé.
CHARCOT se faisait une conception, mieux vaudrait dire une « image » de l’hystérie, que les hystériques de la
Salpêtrière, en réponse à la suggestion (inconsciente) du maître, incarnèrent littéralement, selon les voeux de celui-ci.
Aussi ne doit-on pas s’étonner que l’hystérie à la mode de CHARCOT - la « grande » attaque - ait quasiment disparu
avec lui. Elle a en tout cas perdu son caractère épidémique.
Le jeu de séduction réciproque qui fait partie intégrante de la dynamique hystérique est une donnée essentielle qui
n’avait pas échappé à notre concitoyen Joseph DELBOEUF, Professeur de Philosophie à l’Université de Liège.
DELBOEUF séjourna dans le service de CHARCOT exactement à la même époque que FREUD. Il n’est pas impossible
qu’ils se soient rencontrés. En tout cas, FREUD cite plusieurs fois DELBOEUF dans la Traumdeutung.
7
La paternité de la notion de "Psychologie clinique" est attribuée à l'américain Lightner WITMER, fondateur d’une
ligue américaine d’hygiène mentale et qui utilisa le terme de « psychologie clinique » pour la première fois en 1896 afin
de donner un nom au type d’activité qu’il souhaitait mettre en oeuvre dans ses centres de santé mentale. C'est en 1896
également que le terme de Psychanalyse apparaît pour la première fois sous la plume de FREUD dans "Nouvelles
remarques sur les psychonévroses de défense". Curieusement, il semblerait que FREUD aurait pu lui préférer le terme
de "psychologie clinique", indépendamment de WITMER qu'il ne connaissait probablement pas. En témoigne ce
passage de la lettre du 30/l/99 adressée à son ami Wilhelm FLIESS: « Maintenant, la connexion avec la psychologie
telle qu'elle se présente dans les Etudes(sur l'hystérie) sort du chaos; j'aperçois les relations avec le conflit, avec la vie,
tout ce que j'aimerais appeler psychologie clinique... »
14
Il faut reconnaître à DELBOEUF le mérite d’avoir immédiatement pressenti l’ambiance de cirque qui régnait à la
Salpêtrière. Il s’en retourna dégoûté.
En 1886, dans un article paru dans la Revue Philosophique (« De l’influence de l’éducation et de l’imitation dans le
somnambulisme provoqué ») , DELBOEUF fait judicieusement remarquer que la relation hypnotique s’exerce dans les
deux sens :l’hypnotisé n’influence pas moins l’hypnotiseur que l’inverse. Ce qui fait dire à DELBOEUF : « Tel maître,
tel disciple ! d’accord, mais : Tel disciple, tel maître ! tout autant ».
C’est une formule que tout thérapeute risque d’apprendre à ses dépens. L’hystérique se met volontiers « dans tous ses
états », mais il faut bien savoir que le drame est pour ainsi dire son milieu naturel, et s’il y plonge, c’est dans le but
inconscient d’y plonger l’autre afin de partager son drame avec lui.
L’HERITAGE DE CHARCOT.
Anecdote : en avril 1937, Edouard PICHON, un des fondateurs de la première société française de psychananalyse, la
Société Psychanalytique de Paris, écrivit à FREUD pour lui demander de recevoir son beau-père. Le beau-père en
question n’était autre que Pierre JANET (1859-1947). JANET était alors célèbre dans le monde de la psychologie
française. Le chauvinisme français prétendait volontiers que JANET était le véritable inventeur de la Psychanalyse, que
FREUD lui avait simplement volé ses idées et les avait trafiquées à la sauce juive-allemande, bref, un brouet détestable.
FREUD ne répondit pas à PICHON. Il fit simplement ce commentaire à Marie BONAPARTE, autre membre fondatrice
de la Société Psychanalytique de Paris : « Non, je ne verrai pas Janet. Je ne puis m’empêcher de lui reprocher de s’être
conduit injustement envers la psychanalyse et aussi envers moi personnellement et de n’avoir jamais rien fait pour
réparer cela. Il fut assez bête pour dire que l’étiologie sexuelle des névroses ne pouvait germer que dans une ville comme
Vienne. Puis, lorsque les écrivains français répandirent la rumeur selon laquelle j’aurais suivi ses conférences et lui
aurais volé ses idées, il aurait pu, d’un mot, mettre fin à de tels commérages puisqu’en fait je ne lui ai jamais parlé ni n’ai
entendu prononcer son nom durant la période Charcot ; il ne l’a jamais fait. Vous pouvez vous faire une idée de son
niveau scientifique d’après sa déclaration selon laquelle l’inconscient n’est « qu’une façon de parler ». Non, je ne le
verrai pas. Je n’ai aucune raison de faire un sacrifice pour lui. Honnêteté, seule chose possible. Impolitesse tout-à-fait
acceptable ».
La faillite des idées de CHARCOT devait entraîner ses successeurs dans deux directions de recherche différentes.
D’une part, BABINSKY, neurologue, s’attacha à repérer les signes qui devaient permettre à coup sûr de faire la
différence entre un symptôme hystérique et un symptôme neurologique. C’est à lui qu’on doit le néologisme
« pithiatique » destiné à remplacer l’adjectif « hystérique » dans le jargon médical.
D’autre part, JANET se voue à l’étude de 1’ « état mental » des hystériques.
Né en 1859, Pierre JANET fait l’Ecole Normale Supérieure et termine son agrégation en 1882. Il enseigne au Havre jusqu’à la
présentation de sa thèse de doctorat ès lettres : « L ’automatisme psychologique »(1889). C’est ce travail, remarqué par
Charcot, qui le fait nommer directeur du laboratoire psychologique de la Salpêtrière. Il termine ses études de médecine avec
une thèse de doctorat sur : « L’état mental des hystériques » (1894) . En 1895, il obtient la suppléance du cours de Théodule
RIBOT au Collège de France. En 1898, il publie « Névroses et idées fixes » et en 1902, l’année où il est titularisé comme
professeur au Collège de France, « Les obsessions et la psychasthénie ».
Chez l’un comme chez l’autre, les hystériques sont redevenus des individus « anormaux » dont il y a lieu de se méfier.
Quel que soit le mérite de JANET, dont les observations cliniques sont remarquables et conservent toute leur valeur
aujourd’hui, on ne trouve pas chez lui le climat d’empathie si perceptible chez FREUD. L’empathie (Einfühlung),
nécessaire à une véritable compréhension de la souffrance névrotique est ce qui, à travers l’analyse du couple
transfert/contre-transfert, permet d’aller au delà de l’attitude « objectivante » caractéristique de la position
nosographique classique qui est celle de la psychologie et de la psychiatrie académiques.
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Au-delà, « méta » en grec. D’où la nécessité d’une « méta-psychologie » qui puisse intégrer les notions d’inconscient, de
transfert et de résistance.
Le terme de « résistance » (Widerstand) qui est souvent confondu avec celui de « défense » (Abwehr) voire de « refoulement »
(Verdrängung), doit être réservé pour tout ce qui s’oppose à la reconnaissance du refoulé dans le moment où il se manifeste
(dans le « retour du refoulé ») ; plus particulièrement dans le transfert considéré lui-même précisément comme la résistance
majeure.
Ce qui différencie fondamentalement la position de FREUD de celle de JANET, c’est, chez celui-ci :
l’absence de point de vue dynamique : l’idée de conflit intrapsychique lui est étrangère ;
le maintien de l’étiologie organique (« faiblesse cérébrale ») contre l’idée de « défense » ;
la minimisation de la notion d’inconscient et de l’importance du facteur sexuel, la négation de la sexualité infantile en
particulier ;
la limitation de l’action thérapeutique à son aspect orthopédagogique, sans considération pour ce qui se passe au sein
de la relation patient-thérapeute ; méconnaissance des aspects transférentiels et contretransférentiels de tout
traitement psychologique ;
l’évacuation de la question du sens du symptôme.
(Le texte qui suit est emprunté à l’ouvrage de Paul Bercherie: « Genèse des concepts freudiens »)
C’est avec une formation d’abord exclusivement philosophique et un esprit très orienté par l’idée d’une nouvelle
psychologie, physiologique et expérimentale comme la voudrait son maître Ribot que Janet aborde l’étude des
phénomènes hypnotiques puis hystériques. Diverses publications, à partir de 1886, entament l’élaboration d’une
conception générale exposée, avec le matériel clinique très riche qui la sous-tend, dans sa thèse de philosophie
L’Automatisme psychologique (1889), pour ce qui est des concepts proprement psychologiques, et dans sa thèse de
médecine L’État mental des hystériques (1892), pour la théorie de l’hystérie et de l’hypnose.
Si la plus grande partie des phénomènes hystéro-hypnotiques lui paraissent d’emblée d’ordre psychique et non
somatique, l’influence de Charcot reste très nettement perceptible dans l’aspect d’objectivité qu’il leur reconnaît toujours
et dans la sorte de matérialité qu’il est ainsi amené à attribuer aux phénomènes psychologiques, en particulier morbides.
Nous avons vu que la reconnaissance du caractère non somatique des symptômes hystériques tendait à leur ôter toute
valeur dans l’esprit des cliniciens ; de même que pour Freud, l’attitude inverse va permettre à Janet une démarche
psychopathologique extrêmement féconde, fondement d’une oeuvre immense et passionnante dont nous n’examinerons
ici que les débuts encore modestes. C’est par la voie de l’expérimentation que Janet démontre d’abord que les
phénomènes d’apparence neurologique de l’hystérie (anesthésies, paralysies, amnésies) dépendent d’une dissociation de
la personnalité et non d’une véritable atteinte fonctionnelle : les sensations sont en fait toujours perçues sur le membre
anesthésié ou par l’oeil aveugle ; on peut d’ailleurs les rappeler sous hypnose, voire les objectiver dans l’instant même
par divers procédés parfois naïfs, par exemple le témoignage écrit obtenu du membre anesthésié (écriture automatique)
sans que le sujet conscient en ait connaissance. Le modèle de cette conception est d’ailleurs classique : c’est la
suggestion post-hypnotique (exécution d’une tâche après le réveil) qui pointe l’existence d’une part dissociée de la
personnalité ; celle-ci reçoit l’ordre hypnotique et en conserve la connaissance pendant toute la phase de « latence » qui
précède chez le sujet éveillé l’exécution d’un acte dont il n’a nulle conscience et dont il forgera souvent une explication
rationalisante a posteriori. En fait donc, les phénomènes psychologiques élémentaires impliqués dans les symptômes
sont toujours existants ; le problème est qu’ils ne viennent pas s’agréger à la personnalité consciente, à la synthèse
personnelle : ils persistent à l’état subconscient (terme que Janet préfère à celui d’inconscient qui lui semble trop
tranché). L’étude de ces cas fameux de « personnalités alternantes » appelés depuis Charcot somnambulismes spontanés,
où alternent chez le même sujet plusieurs personnages de caractères différents n’ayant pas les mêmes souvenirs en
mémoire (cf. Anna 0...) comme l’examen du somnambulisme hypnotique provoqué semblent pointer le même
phénomène sous une forme plus complète : synthèses personnelles multiples, se succédant, alternant, concurrentes l’une
de l’autre. A ces « existences psychologiques successives » se rattachent nombre de phénomènes hystériques, comme «
existences psychologiques simultanées » : coexistant avec la personnalité consciente, une sous-personnalité
subconsciente tient alors sous sa dépendance les phénomènes morbides, perçoit les sensations des zones anesthésiques,
se souvient des événements couverts par l’amnésie, peut faire mouvoir les muscles paralysés, etc. Elle peut d’ailleurs
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s’objectiver artificiellement : Janet entre en contact avec elle par divers procédés, dont l’écriture « automatique » et
surtout l’hypnose (le dialogue est alors possible et permet souvent de mettre en évidence une véritable « personnalité
seconde ») ; une crise spontanée donne d’ailleurs parfois aussi les mêmes résultats : simultané ou successif, le
phénomène est donc bien identique. Cette sous-personnalité est cependant d’extension variable : certes, elle peut
atteindre le degré de cohésion de la personnalité consciente et entrer en concurrence avec elle comme dans les cas de
personnalités alternantes ; le plus souvent, elle est notablement plus restreinte, parfois réduite à des automatismes
réflexes assez élémentaires.
Les phénomènes de suggestion prennent alors leur véritable signification : ils consistent à utiliser une dissociation déjà
existante de la personnalité, une sous-personnalité déjà présente, ou souvent à en provoquer la formation en utilisant
donc la faculté qu’ont certains sujets de présenter de tels états, faculté qui semble justement définir l’hystérie. L’hypnose
est alors un état facilitateur mais, en tant que désagrégation provoquée, il appartient à l’évidence au même type de
phénomènes : l’hystérie et l’hypnose reposent bien, comme l’enseignait Charcot, sur la même base.
L’analyse de la plus grande partie des symptômes hystériques fait donc apparaître l’existence d’un « système
psychologique » subconscient qui les détermine : ce système est constitué d’idées fixes,ensemble de pensées et de
souvenirs à forte charge émotionnelle dont le contenu explique la nature et la répartition des symptômes, dans la mesure
même où ces derniers en sont une représentation plus ou moins directe. Divers procédés permettent la mise à jour des
idées fixes : elles apparaissent souvent clairement dans les attaques d’hystérie ou pendant le somnambulisme hypnotique
mais se manifestent aussi dans les rêves, dans l’écriture automatique ou le crystal gazing (méthode projective utilisant
une surface brillante modérément éclairée où le patient voit défiler diverses hallucinations significatives). Janet publie
ainsi dès 1886 plusieurs « analyses psychologiques » de grands cas d’hystérie, d’un caractère tout à fait comparable à
ceux que Breuer et Freud exposeront dans les Études sur l’hystérie. Cependant sa conception générale fait qu’il opère
d’une manière différente sur le plan thérapeutique et ne prête aucune attention à la « catharsis »: il tente de faire
disparaître les idées fixes par suggestion ou, si cela se révèle insuffisant, les dissocie pièce par pièce, remplaçant les
souvenirs traumatiques par des éléments anodins suggérés.
La constitution des idées fixes rend ainsi compte de ce que Charcot appelait les accidents hystériques : paralysies,
contractures, tics et grands mouvements choréïformes, attaques, phénomènes hypnotiques et suggestifs (idées fixes
provoquées). Janet pense cependant qu’un certain nombre de symptômes, pour lesquels il conserve le terme de
stigmates, ne peuvent s’expliquer ainsi, tout en restant d’ordre psychologique : les anesthésies, les amnésies, les
catalepsies lui paraissent souvent, surtout dans les cas récents, ne dépendre d’aucune idée fixe mais traduire plutôt le
caractère psychologique fondamental de l’hystérie : la distractibilité, le rétrécissement du champ de la conscience que
manifestent également certaines particularités psychologiques (modifications de caractère, aboulies) que Janet adjoint
aux stigmates.
Le champ de la conscience représente « le nombre le plus grand de phénomènes simples ou relativement simples qui
peuvent être réunis à chaque moment, qui peuvent être simultanément rattachés à notre personnalité dans une même
perception personnelle». L’hystérie est une manifestation d’un épuisement cérébral particulier, constitutionnel ou acquis,
qui se manifeste par « l’impuissance que présente le sujet de réunir, de condenser ses phénomènes psychologiques, de les
assimiler à sa personnalité ». « Les choses se passent comme si les phénomènes psychologiques élémentaires étaient
aussi réels et ausssi nombreux que chez les individus les plus normaux mais ne pouvaient pas, à cause d’une faiblesse
particulière de la faculté de synthèse, se réunir en une seule perception, en une seule conscience personnelle. » Ainsi « un
certain nombre de phénomènes élémentaires, sensations et images, cessent d’être perçus et paraissent supprimés de la
perception personnelle ; il en résulte une tendance à la division permanente et complète de la personnalité, à la formation
de plusieurs groupes indépendants les uns des autres ; ces systèmes de faits psychologiques alternent les uns à la suite
des autres ou coexistent ; enfin ce défaut de synthèse favorise la formation de certaines idées parasites qui se
développent complètement et isolément à l’abri du contrôle de la conscience personnelle et qui se manifestent par les
troubles les plus variés ».
Il faut préciser que cette conception de l’hystérie qui est fort proche de celle de Breuer, s’appuie sur une théorie
psychologique déjà très élaborée, inspirée de Spencer et Jackson (via Ribot) mais aussi de la tradition spiritualiste. Elle
oppose les activités psychologiques inférieures, de type réflexe ou automatique, régies par les lois d’association, a
l’activité synthétique de la conscience qui, dans sa tension adaptative, effectue toujours de nouvelles synthèses des
éléments psychologiques (perceptions, actes, souvenirs, habitudes acquises), synthèses qui deviendront ensuite des
habitudes puis des automatismes que la conscience pourra un jour déconstruire ou réunir à une synthèse plus vaste. Les
formes de la faiblesse ou de l’affaiblissement, de la « misère psychologique » (hystérie, psychasthénie et autres
psychonévroses), se caractérisent par une diminution de la faculté de synthèse et une libération des formes
psychologiques inférieures, automatiques et peu adaptatives .
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Il faut d’ailleurs préciser que, si l’hystérie est une maladie mentale, il ne faut pas oublier pour autant « les nombreux
symptômes organiques que présentent ces malades» et qui viennent rappeler qu’on a affaire à une maladie cérébrale.
Troubles viscéraux, vasomoteurs, trophiques, s’ils sont incontestablement souvent la conséquence d’idées fixes, en
particulier par le biais de la reproduction de manifestations émotives, pointent tout de même un fond de déséquilibre
physiologique que Janet laisse dans le vague mais qui évoque immédiatement l’ancien « nervosisme » que tous les
observateurs ont reconnu faire le lit de l’affection.
A son point de départ, l’hystérie se manifeste donc par une diminution de l’étendue du champ de conscience ; ne pouvant
prendre en compte l’ensemble des perceptions, des souvenirs, des actes moteurs, la malade prend l’habitude d’en
négliger certains et ainsi se constituent les premiers stigmates dont le sujet n’a souvent pas conscience, comme l’avaient
souligné Charcot et ses élèves. Ces symptômes n’ont donc pas de corrélat idéïque subconscient, de sens ; leur
localisation s’expliquerait plutôt par des habitudes ou des considérations pratiques : négligence des perceptions tactiles
(tendance aux anesthésies) au profit des visuelles, du côté gauche au profit du côté droit, etc. Cette thèse tient aux
positions doctrinales de Janet et à sa fidélité à Charcot ; elle l’oppose déjà à Breuer et Freud d’une manière homologue
au différend qui divisera ensuite ces derniers. Elle lui permet par contre de mettre l’accent sur les caractéristiques de la
personnalité de ses malades et, sur ce plan, les observations de Janet sur les hystériques et bientôt les psychasthéniques
vont lui donner, sur un plan surtout clinique certes, des décades d’avance sur la psychanalyse.
Ainsi va-t-il insister sur :
l’aboulie des hystériques, caractère manifeste dans leur paresse apparente, leur lenteur, leurs hésitations, leurs
difficultés devant l’action et surtout les actions nouvelles ; sur le plan intellectuel, l’aprosexie, la difficulté à se
concentrer, la faible capacité d’attention, la grande distractibilité, l’indécision et la tendance au doute y font
pendant. Partout l’on constate la conservation des habitudes et des automatismes et la réduction des actions
volontaires qui demandent adaptation nouvelle et initiative. A l’aboulie se rattache un caractère que Janet
appellera plus tard le besoin de direction : « Les malades font sans cesse appel à l’aide d’autrui. Tous ceux qui se
sont occupés des hystériques ont bien vite remarqué une manière d’être qui est bien caractéristique [... ] : c’est
l’attachement extraordinaire de ces malades pour leur médecin. Celui qui s’occupe d’eux n’est plus un homme
ordinaire ; il prend une situation prépondérante auprès de laquelle rien ne peut entrer en balance. » Il note le
caractère d’aveuglement, de jalousie et d’exclusivité de cet attachement et son extrême développement par les
pratiques de l’hypnose et de la suggestion. Cette direction de conscience est une sorte de parade aux problèmes et
à l’angoisse que cause l’aboulie ;
leurs troubles du caractère : « Leurs enthousiasmes passagers, leurs désespoirs exagérés et si vite consolés, leurs
convictions irraisonnées, leurs impulsions, leurs caprices, en un mot ce caractère excessif et instable nous
semblent dépendre de ce fait fondamental qu’elles se donnent tout entières à l’idée présente, sans aucune de ces
réserves, de ces restrictions mentales qui donnent à la pensée sa modération, son équilibre et ses transitions. »
C’est donc encore l’étroitesse du champ de conscience qui explique le caractère mobile et contradictoire des
hystériques : chaque impression nouvelle efface brusquement toute autre idée, n’est contrebalancée par rien et se
manifeste immédiatement. Mais derrière cette apparente fluidité, Janet met en évidence le fond de vide
émotionnel, d’indifférence et d’apathie, de rétrécissement égoïste, et l’importance de la dépression : « Toutes les
malades dont j’ai parlé sont tristes et désespérées ; l’ennui continuel, le dégoût de la vie, la peur, les terreurs,
l’extrême désespoir, voilà ce qu’elles expriment continuellement. Les éclats de gaieté folle sont des accidents au
milieu d’une tristesse très monotone. » Les émotions bruyantes se révèlent alors rigides, stéréotypées,
monotones ; au reste la rêverie est devenue l’activité principale, quasi permanente, de ces malades toujours
distraites (nombre d’idées fixes s’y originent d’ailleurs).
Par contre, comme Briquet, comme Charcot et l’école de la Salpêtrière, il rejette l’érotisme traditionnellement attribué
aux hystériques, elles lui paraissent plus souvent négligentes que coquettes, plus frigides que sensuelles : « Il ne faut pas
se tromper grossièrement, prendre pour de l’amour ce besoin enfantin qu’elles ont d’être conduites et consolées. » De
même, les tendances au mensonge et à la simulation, si on les rencontre parfois, ne sont pas caractéristiques ; cette
réputation provient de divers éléments mal interprétés (hallucinations, amnésies fluctuantes, bizarrerie et mobilité des
symptômes) et de la confusion entre l’imaginaire et un réel toujours indistinct et mal perçu chez ces malades toujours
rêveuses. S’y ajoutent les aveux rétrospectifs de malades vieillies, chez lesquelles la dissociation a disparu et qui
s’expliquent elles-mêmes les souvenirs qu’elles retrouvent par « l’hypothèse grossière du mensonge ».
On sait que Freud rejettera ce tableau de l’affaiblissement psychologique des hystériques ; outre la disparité probable des
cas de leur pratique (Janet voit beaucoup de malades graves, en institution), cela tient probablement aussi à un
malentendu : il s’agit du caractère des malades en pleine phase morbide et Janet ne méconnaît pas les métamorphoses
psychologiques que peut amener la guérison ou simplement une amélioration de leur état mental.
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La conception du traitement de l’hystérie tel que le préconise Janet découle directement de sa conception générale de la
maladie. La mise à jour et la dissociation des idées fixes lui paraissent un moment capital du traitement : en effet, si leur
formation découle directement de la faiblesse de la synthèse mentale, il est certain qu’elles l’aggravent ensuite très
fortement en absorbant une grande partie de l’énergie psychique, en provoquant sans cesse des états dissociatifs et
finalement en épuisant un malade déjà affaibli. Il faut donc absolument les découvrir et les détruire ; nous avons vu que
sur ce dernier point, Janet utilisait des méthodes particulières et ne pensait pas « que la guérison soit aussi facile et qu’il
suffise de faire exprimer l’idée fixe pour l’enlever » (à propos de la catharsis de Breuer et Freud). Les indications du
traitement général, celui du fond « diathésique » de la maladie sont plus banales : toniques, hydrothérapie et massages,
agents aesthésiogènes, sommeil prolongé et hypnose, isolement ; s’y ajoutent une direction morale et une simplification
du régime de vie (évitement des situations trop complexes, trop riches en émotions) qui s’intègrent dans ce que Janet
appellera vingt ans plus tard les « économies psychologiques».
(Paul Bercherie, Genèse des concepts freudiens, Bibliothèque des Analytica, Navarin-Seuil, 1983, pp. 94-99)
En 1893, peu avant le décès de CHARCOT, FREUD écrit un article consacré au diagnostic différentiel entre les
paralysies motrices hystériques et organiques. Il fait paraître cet article, rédigé en français, dans les « Archives de
Neurologie ».
Le souci de maintenir voire de renforcer le dialogue avec JANET, devenu l’héritier en titre de la pensée de CHARCOT,
est manifeste. La définition que FREUD donne du moi est assez proche de la « fonction synthétique de la conscience »
de JANET.
Cependant, l’insistance de FREUD sur la notion d ’ « Affektbetrag », du « montant » d’affect à liquider ou à
« acquitter », permet de pointer la différence d’esprit entre les deux hommes.
JANET sera toujours insensible aux notions de conflit, de faute, de dette , et donc à la culpabilité liée au désir qui
travaille toujours inconsciemment le névrosé. Cette culpabilité ( en allemand, « die Schulde » signifie aussi bien dette
que culpabilité) qui fait le fond de toute névrose, FREUD, à travers le vocabulaire même qu’il emploie, est déjà en passe
de la découvrir. Mais il faudra l’épreuve de son auto-analyse pour donner tout son poids à cette conception.
Critiquant la notion de « lésion dynamique ou fonctionnelle », FREUD revendique le droit de passer sur le terrain de la
psychologie. Cet article écrit en français pour le public neurologique français doit ménager l’esprit organiciste qui règne
alors en maître. Evoquer le monde des conceptions vulgaires que le sens commun se fait des organes sans se référer aux
enseignements de la science anatomique risque d’apparaître comme une démarche préscientifique. Pourtant il est évident
que la représentation populaire du bras, par exemple, n’a aucun rapport avec sa représentation neuromusculaire, que
connaissent les seuls anatomistes.
Lorsque l’hystérique présente une paralysie du bras, c’est le bras au sens commun du terme, qui est atteint dans sa
fonction. L’hystérique ne peut plus éventuellement « donner le bras », ou le prendre ou embrasser etc. Ce seul critère
suffit à différencier les deux types de paralysie.
Si la conception que le sujet se fait de son bras est dotée d’une valeur affective et que l’affect en question n’agrée pas le
moi, le bras est atteint dans sa fonction habituelle :insensibilité, douleur, paralysie, contracture, mouvements anormaux (
chorée ou danse de Saint Guy), etc...
On voit que FREUD, pour ménager la susceptibilité française, n’évoque pas ici les termes de refoulement et de défense
qui font pourtant déjà partie de son arsenal conceptuel. Il parle seulement de « moyens psychiques appropriés » mais ne
dit pas lesquels.
De même il utilise l’adjectif subconscient au lieu d’inconscient, parce qu’au pays du cartésianisme, la notion d’une
« conception » inconsciente serait inconcevable : qui dit pensée dit conscience.
Si une conception quelconque doit être maintenue à l’écart de la conscience, c’est parce qu’une « valeur » affective lui
est attachée. D’autre part l’idée est suggérée d’un rapport singulier de cette conception avec un événement et donc avec
l’histoire du sujet.
FREUD utilise le mot « conception » là où en allemand, il emploierait certainement « Vorstellung », qu’on ne peut
traduire en français que par « représentation ».
Le terme de conception a sur celui de représentation l’avantage de mettre l’accent sur la contribution personnelle du
sujet dans l’activité de pensée.
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Pour reprendre l’exemple cité, on peut dire que si le sujet « conçoit » ainsi son bras, c’est parce que ledit bras est entré
dans un nouveau système de représentation qui pousse le sujet à lui donner une valeur affective telle que désormais il ne
pourra « concevoir » qu’il puisse servir à autre chose qu’à commémorer l’événement qui aura fait que ce n’est plus un
bras comme un autre. On ne conçoit pas davantage que le chapeau de Napoléon puisse se trouver ailleurs que dans un
musée. La métaphore du musée convient assez bien pour souligner une dimension essentielle du symptôme névrotique:
commémoratif, précieux, symbolique, intouchable, artificiel ou artificieux (ce qui rend notamment compte de l’analogie
entre l’art et l’hystérie). La traduction allemande littérale de valeur affective serait « Affektwerte ». Si FREUD éprouve
le besoin de noter entre parenthèse « Affektbetrag », ce ne peut être que parce que l’idée qu’il veut exprimer n’a pas
d’équivalent en français. D’habitude, on traduit par « quantum d’affect ». Il vaudrait mieux traduire « montant »
d’affect, « Betrag » étant le mot allemand qui signifie le montant d’une note à payer. Il devient dès lors compréhensible
que FREUD évoque immédiatement après, l’obligation de « s’acquitter du surcroît ».
Le halo sémantique qui entoure les mots « Betrag » (somme due), « Zuwächs » (supplément) et « Reiz » (excitation mais
aussi charme, séduction) n’est pas accessible dans le texte français.
Nous sommes introduits par là au sens de la « valeur affective » dont il est le plus souvent question chez l’hystérique.
L’affect pathogène inconscient est un affect de culpabilité. Sans en faire une règle générale, on peut dire que l’hystérique
tombe souvent malade parce qu’il ne veut pas « payer le supplément » exigible dans le cas où il s’est offert un « extra ».
L’hystérique se révolte à l’idée qu’il faille payer du sentiment de culpabilité le fait d’en demander trop, le trop dont il
s’agit étant toujours de nature sexuelle.
D’où il faut conclure que la guérison de la souffrance hystérique passe nécessairement par la reconnaissance (versus
méconnaissance) du sentiment de culpabilité sexuelle.
« Nous ne pouvons que substituer à la misère névrotique l’acceptation du malheur commun » (FREUD). Cette petite
phrase célèbre est celle qui met le point final aux Etudes sur l’Hystérie.
Le dialogue avec JANET sera très vite interrompu. Déjà dans les « Etudes sur l’hystérie » (1895), à propos du cas Emmy
von N. , la notion de faiblesse du moi, tenue par JANET pour condition primaire de la névrose, est sévèrement critiquée
(p. 81 de l’édition française). En 1905, dans le cas Dora, la notion d ’ « idée fixe » est qualifiée d’idée pauvre (p. 85).
Enfin, en 1909, dans la deuxième conférence donnée aux Etats-Unis, il écrit : « La théorie de Janet repose sur les
doctrines admises en France relatives au rôle de l’hérédité et de la dégénérescence dans l’origine des maladies. D’après
cet auteur, l’hystérie est une forme d’altération dégénérative du système nerveux, qui se manifeste par une faiblesse
congénitale de la synthèse psychique. Voici ce qu’il entend par là : les hystériques seraient incapables de maintenir en un
seul faisceau les multiples phénomènes psychiques. Si vous me permettez une comparaison un peu grossière, mais claire,
l’hystérique de Janet fait penser à une femme qui est sortie pour faire des emplettes et revient chargée de boîtes et de
paquets. Mais ses deux bras et ses dix doigts ne lui suffisent pas pour embrasser convenablement tout son bagage, et
voilà un paquet qui glisse à terre. Elle se baisse pour le ramasser, mais c’est un autre qui dégringole, et ainsi de suite.....
C’est en ceci que notre conception diffère de celle de Janet : pour nous, la dissociation psychique ne vient pas d’une
inaptitude innée de l’appareil mental à la synthèse. Nous l’expliquons dynamiquement par le conflit de deux forces
psychiques, nous voyons en elle le résultat d’une révolte active de deux constellations psychiques, le conscient et
l’inconscient, l’une contre l’autre ». Ces trois passages de l’oeuvre de Freud sont, à notre connaissance, les seuls où
JANET est nommément cité.
FREUD NOSOGRAPHE
FREUD a d’abord été neuropathologiste. Si la nécessité de gagner son pain ne l’avait pas contraint à la pratique
clinique, il aurait sans doute continué à disséquer des cerveaux.
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Quand il se résout à traiter les hystériques et autres névrosés qui constituent la majorité écrasante de la clientèle d’un
neurologue, c’est avec la volonté -qu’il découvre chez son maître CHARCOT, ce pourquoi il l’admire - d’ « expliquer »
cette pathologie, c’est-à-dire d’en dévoiler la ou les causes(« étiologie ») mais aussi les mécanismes ou processus
(« pathogenèse ») qui produisent la maladie afin de mettre au point une thérapeutique rationnelle qui ne se contente pas
seulement de soulager la souffrance mais qui vise à éradiquer la maladie ou du moins à en faire apparaître les vraies
racines. Bref, dès le départ, il y a une fureur de savoir qui ne se démentira jamais et qui luttera sans cesse contre ce qui
constitue la caricature de la rationalité : contre la rationalisation8.
Nous avons vu qu’il avait rejeté la théorie anatomique de CHARCOT mais aussi celle d’une faiblesse mentale (JANET,
MOEBIUS, BREUER et presque tous les psychiatres du XIXème siècle), qui, toutes deux, situaient l’étiologie du côté
d’une vague dégénérescence héréditairement transmise.
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Est-ce que la psychanalyse est une science? Vieux débat qui n’en finit pas! Freud voulait que ce fût une science au sens positiviste du
terme, et c’est pourquoi il a toujours décrété que la psychanalyse faisait partie des sciences de la nature (Naturwissenschaft) plutôt
que des sciences de l’esprit (Geisteswissenschat), cette distinction étant classique en Allemagne depuis le début du 19ème siècle,
calquée sur la dichotomie kantienne entre « raison théorique » et « raison pratique ». D’autres oppositions duelles se sont
superposées à celle-ci comme la distinction classique entre « Erklären » et « Verstehen » ( expliquer et comprendre) promue par
Drosen (1854) et reprise par Karl Jaspers dans sa Psychopathologie (1906). Autre distinction célèbre, celle proposée par Windelbrand
(1891) entre sciences « nomothétiques » ( qui posent des lois) et sciences « idéographiques » ( qui exposent des idées). A notre avis,
tant qu’on reste fixé à un système duel d’opposition, il n’y a pas moyen de sortir du dialogue de sourds.
Un épistémologue comme Jürgen HABERMAS ( Voir: « Connaissance et intérêt », Tel , Gallimard, 1976, notamment le chapitre 10:
« L’auto-réflexion comme science: la critique psychanalytique du sens par Freud ») distingue trois types de sciences: empirico-
analytiques, historico-herméneutiques et "critiques". La psychanalyse fait partie des sciences "critiques" au même titre qu'un certain
marxisme retouché par le biais de Max WEBER. Les sciences empirico-analytiques sont les sciences dites exactes ou, dans la
tradition allemande, les « Naturwissenschäfte ». Elles sont avant tout expérimentales et se veulent obéir, dans leur élaboration
théorique, aux critères de « falsifiabilité » énoncés par Karl POPPER. Leur idéologie est positiviste. Les sciences historico-
herméneutiques sont, en gros, les sciences dites humaines ou, dans la tradition allemande, les sciences de
l'Esprit(Geisteswissensschäfte). Elles visent essentiellement à maintenir ou rétablir la communication entre le sujet présent et les
sujets passés. L'interprétation, qui est leur outil, repose nécessairement sur des présuppositions voire des préjugés (Vorverständnis,
précompréhension) qui sont en fait des autointerprétations (Selbstverständnis) , c'est-à-dire que ce qui motive ce type de démarche
scientifique est un besoin de se comprendre soi-même à travers la confrontation entre soi et un sujet passé (Socrate, Jésus, Napoléon,
Freud ... ) auquel le sujet présent accorde une importance culturelle-symbolique. L'originalité d'un auteur comme HABERMAS
réside justement dans le fait qu'il introduit une troisième variété de "science" qui permet de court-circuiter l'ennuyeux débat sur le
statut scientifique de la psychanalyse, et, par ricochet, de la psychologie toute entière. En la situant du côté des sciences qu'il nomme
"critiques", il en fait l'héritière des Lumières (Aufklärung). L'idéal des Lumières, qui est aussi celui de la "modernité" -"Un projet
inachevé" selon l'expression de HABERMAS - est avant tout "critique". Comme tel il tend à promouvoir une réflexion du sujet
sur lui-même (Selbstreflexion) en vue de la dissolution (Lösung) des blocages que représentent la rationalisation, perversion de
la rationalité, et les idéologies de classe, perversions des idéaux et des valeurs. Maintenir vivante la tradition des Lumières c'est
refuser la destruction de toutes les valeurs (Wertfreiheit) dont NIETZSCHE s'est fait le héraut et que prône l'anarchisme postmoderne
(BATAILLE, FOUCAULT, DELEUZE en France) mais c'est tout autant refuser la contrainte des choses (Sachszwang) d'un
néoconservatisme qui n'est que partiellement rationnel dans la mesure où sa prétendue rationalité est subordonnée à une fin
prédéterminée (Zweckrational). La critique du positivisme néoconservateur prolonge celle de l'objectivisme dénoncé par HUSSERL
( voir notre article sur « L’identité européenne »). Ce qui fait encore l'originalité de la pensée de HABERMAS, c'est qu'il ne dissocie
pas la connaissance de l'intérêt - du désir - qui l'anime et la porte. Les trois types de sciences sont corrélatifs de trois types d'intérêts.
Les sciences empinco-analytiques sont commandées par l'intérêt technique qui vise à la maîtrise des choses (et des hommes à travers
les choses, si le point de vue éthique n'est pas pris en compte). Les sciences historico-herméneutiques sont gouvernées par l'intérêt
pratique (au sens de la raison pratique de KANT), càd la mise en lumière et la juste compréhension de l'ensemble des règles qui
président à l'action, autrement dit la morale. Les herméneutes sont donc avant tout des moralistes. Enfin, c'est un intérêt
émancipatoire, libératoire, qui anime les sciences critiques. L'idéal est ici celui de la raison (Vernunft) qui veut la raison. C'est un
idéal éthique commandé par l’impérieux besoin de vérité que la raison commande et qui commande la raison.
Ces trois types d'intérêts (supérieurs) ne sont pas à considérer comme des intérêts contingents, empiriques, psychologiques, culturels,
historiques ou idéologiques; ce sont des invariants (des catégories) anthropologiques fondamentaux, essentiels, ayant comme tels un
statut quasi transcendantal, ce que les phénoménologues nomment des "existentiaux". Exigence de vérité à trois niveaux finalement,
dans le rapport aux choses matérielles (science au sens strict), dans le rapport aux autres (morale) et dans le rapport à soi-même (règle
fondamentale=absolue sincérité par rapport à soi-même, mais impossible sans la médiation de la « troisième oreille »). Pour en
revenir à la question de la rationalisation dont nous sommes partis, il est assez clair qu’on rationalise chaque fois qu’on tente
d’escamoter le rapport à soi-même en invoquant le rapport à « quelque chose d’autre ».
21
A l’étiologie organique, FREUD substitue une étiologie psycho-sexuelle prédominante, limitant cependant celle-ci au
champ des névroses. Mais ce champ, à son époque et quand il entreprend d’y mettre un peu d’ordre, apparaît
extrêmement chaotique.
Certes, vers 1890, la distinction entre psychose et névrose est acquise, du moins dans la littérature psychiatrique de
langue allemande où Emil KRAEPELIN commence à exercer une influence considérable. Mais cette distinction reste
très vague, faute, précisément, de toute conception étiopathogénique autre que dégénérative.
Ce qui distingue la névrose de la psychose est alors essentiellement un critère de gravité.
On remarquera que le DSM III, et maintenant le DSM IV que certains considèrent comme un progrès décisif, renonce
délibérément à toute perspective étiopathogénique pour se cantonner exclusivement au point de vue descriptif. Il est
symptomatique de cette obsession classificatoire que , du DSM3 au DSM4, soit en l’espace d’une décade, le nombre
d’entités répertoriées a doublé. Une telle inflation est inévitable à partir du moment où on fait fi de tout principe
catégoriel et de la notion de structure. Une des conséquences en est que le concept de névrose, dont FREUD a produit
une théorie qu’on pouvait croire assise pour longtemps, est purement et simplement expulsé de la nomenclature. On est
prié de ne plus parler de troubles névrotiques mais de « troubles affectifs, anxieux, somatoformes, dissociatifs et
psychosexuels ». Le terme « hystérique » a disparu. Par contre, on voit revenir la notion de personnalité « histrionique »,
qu’on n’ose pas utiliser ( « pithiatique » ne valait guère mieux mais au moins, les gens ne comprenaient pas ce que cela
voulait dire) et qui, pour cette raison, est condamnée à disparaître. Le DSM 4 constitue le point d’aboutissement, ou
plutôt d’épuisement, d’un effort classificatoire qui commence avec PINEL (1745-1826), culmine dans l’oeuvre de
KRAEPELIN (1855-1926) et qui n’a jamais pu se donner d’autre principe taxinomique que purement empirique.
FREUD, tout au contraire, commence par limiter son intérêt au champ des névroses et parvient à le constituer dans sa
spécificité, en l’opposant à tous les autres. En même temps, il en produit une théorie qu’il tente de mettre à l’épreuve
des vérifications cliniques.
Les éléments fondamentaux de la théorie freudienne des névroses sont exposés dans une série d’articles, considérés à
tort comme pré-analytiques et qui s’échelonnent de 1894 à 1898 : « Les Psychonévroses de défense »(1894), « Etudes
sur l’hystérie » avec Joseph BREUER (1895), « Sur la justification de séparer de la neurasthénie un certain complexe
symptomatique sous le nom de névrose d’angoisse » (1895), « Obsessions et phobies »(1895), « A propos des critiques
sur la névrose d’angoisse »(1895), « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense »(1896), « L’hérédité et
l’étiologie des névroses »(1896), « Sur l’étiologie de l’hystérie »(1896) et « La sexualité dans l’étiologie des
névroses »(1898).
Ces éléments fondamentaux peuvent être résumés comme suit :
2)I1 y a deux sortes de névrose, les névroses actuelles et les « psycho »-névroses.
3)L’origine de la névrose est « actuelle » dans les névroses ainsi nommées, « préhistorique » dans les psychonévroses.
Neurasthénie certaine pas évident faible ou nulle masculin (actif) pas évident
22
Névrose d’angoisse certaine pas évident faible ou nulle féminin (passif) pas évident
Hystérie aléatoire certain importante féminin (oral) oui (séduction)
Névrose obsessio aléatoire certain très importante masculin (anal) oui (meurtre)
Les remarques qui suivent se rapportent à l’article sur la névrose d’angoisse (« Qu’il est justifié.... »).
Le psychiatre américain George BEARD (1839-1883) serait sans doute resté inconnu s’il n’avait pas eu la bonne fortune
d’inventer le terme de « neurasthénie »(« Neurasthenia or nervous exhaustion », 1880).
La neurasthénie a connu une vogue extraordinaire à la fin du XIXème siècle. Comme c’est aujourd’hui le cas avec la
notion de cas-limite (borderline) , la neurasthénie a rapidement servi à désigner toute une cohorte de syndromes
combinant anxiété, dépression et somatisation. D’où la nécessité soit d’abandonner le terme, soit d’en élaborer plus
rigoureusement la définition. C’est cette deuxième solution que choisit FREUD.
L’allusion à la « névrose nasale réflexe » n’est qu’une fleur faite par Freud à son ami Wilhelm FLIESS car il n’y croira
plus par la suite .
Par contre l’allusion à la mélancolie pointe la nécessité d’établir une différence nette entre un syndrome dépressif
d’origine psychique très probable -la mélancolie- et un autre -la neurasthénie- où la composante dépressive obéit à un
déterminisme non-psychique, toxique en l’occurence.
Rappelons que c’est seulement en 1851 que le psychiatre français FALRET a suggéré l’unicité probable de l’affection
appelée par lui « folie circulaire ». MAGNAN, autre psychiatre français célèbre consolide cette conception de toute son
autorité en 1890, au Congrès de Berlin. Mais ce n’est qu’en 1899, dans son septième traité de psychiatrie que
KRAEPELIN asseoit définitivement la notion de « psychose maniaco-dépressive » en la distinguant de, et en l’opposant
à la démence précoce, qui sera elle-même rebaptisée schizophrénie par Eugen BLEULER en 1911.
Après avoir minutieusement décrit les complexes symptomatiques de la neurasthénie et de la névrose d’angoisse,
FREUD s’interroge sur leur pathogenèse.
Dans la névrose d’angoisse, l’excitation sexuelle augmente en raison d’une impossibilité d’obtenir la satisfaction pleine
et adéquate, autrement dit l’orgasme. L’exemple le plus courant est celui du coït interrompu, et dans ce cas, c’est la
femme qui développe une névrose d’angoisse ; à moins que ce soit l’homme qui sacrifie son plaisir en pratiquant le coït
réservé. Dans les deux cas, l’accumulation d’excitation, parce qu’elle ne se décharge pas normalement, se transforme
« directement » , « automatiquement » en angoisse.
L’ « impossibilité » matérielle est évidemment imposée par la nécessité contraceptive. Il faut bien sûr tenir compte des
circonstances qui régnaient à l’époque : absence de méthode contraceptive efficace d’une part, et péril syphilitique
galopant d’autre part. Depuis que le Sida menace, nous ne sommes pas mieux lotis, bien au contraire.
Dans la neurasthénie, c’est l’inverse qui se produit. La décharge a lieu, mais de manière inadéquate, de sorte qu’il en
résulte un appauvrissement en excitation : le sujet est perpétuellement épuisé.
On peut voir que dans les deux cas, l’accent est mis par FREUD sur le facteur « quantitatif » :c’est donc le « point de
vue économique » qui prédomine. Ainsi donc, la constitution est largement prise en considération, la névrose
d’angoisse affectant les sujets à sexualité « forte », l’inverse valant plutôt pour la neurasthénie.
Une différenciation capitale est introduite entre deux types d’excitation - ou d’énergie - sexuelle :la sexualité
somatique et la sexualité psychique.
A l’origine, l’excitation sexuelle est toujours somatique.
Elle devient psychique pour autant qu’elle subit une élaboration, dite psychique, précisément, parce que cette
« élaboration » (Bearbeitung) fait entrer l’excitation « brute » dans un « système de représentations et d’affects » par
quoi se trouve défini le « psychisme » même du sujet.
Si le « travail » psychique est efficace, alors la sexualité somatique est l’objet d’une transformation qualitative : elle
est métabolisée en « libido ».
23
Le terme de libido, qui a l’avantage de conserver une connotation énergétique, semble aujourd’hui se faire rare dans la
littérature psychanalytique de langue française où il est malheureusement supplanté par la notion de « désir », devenue
envahissante depuis que LACAN lui a conféré un statut quasi mythique.
La sexualité somatique est génératrice d’une excitation qui opère de façon continue.
Plus tard, la pulsion (Trieb) sera présentée de même par FREUD comme une force agissant de manière continue, à la
limite (charnière, frontière) du somatique et du psychique, et réclamant sans cesse de l’appareil psychique, un travail
également continu.
C’est pourquoi aussi, le refoulement est envisagé comme un processus qui s’exerce en permanence.
On peut dire qu’à un moment donné, à partir des « Trois Essais sur la théorie de la sexualité »(1905), le concept de
pulsion englobe la notion de sexualité somatique si bien que celle-ci n’apparaît plus sous la plume de FREUD.
Toutefois, il est important de souligner que la dichotomie initiale établie entre les sexualités somatique et psychique
sera constamment maintenue , comme on peut le voir dans les « Conclusions de la discussion sur l’onanisme »(1912)
et dans le maintien de la théorie de 1’« angoisse automatique » à côté de celle de 1’ « angoisse-signal », en 1926,
dans « Inhibition, symptôme et angoisse ».
On peut se représenter le processus complet de la manière suivante :
1.Accumulation de l’excitation sexuelle somatique.
2.Transformation en libido.
3.Accumulation de tension libidinale.
4.Mise en jeu de l’ « action spécifique adéquate » impliquant l’investissement (Besetzung, occupation) du mode
de satisfaction adéquat (=génital).
5.Jouissance (Genuss)9.
6.Diminution conjointe de l’excitation libidinale et de l’excitation sexuelle somatique.
Les formulations de FREUD concernant la genèse de l’angoisse ne sont pas tout-à-fait claires. Dans le présent
texte, l’angoisse est présentée comme la conséquence d’un manque d’élaboration psychique de l’excitation
sexuelle somatique. Ailleurs elle est définie comme le produit d’une stase libidinale (Libidostauung).
La contradiction peut être levée si on veut bien admettre que faute d’ « action spécifique », la tension libidinale devient
intolérable d’autant qu’elle se transforme alors insensiblement mais « automatiquement » en angoisse. Devant la
montée de l’angoisse, l’appareil psychique démissionne, d’où l’analogie du court-circuit évoquant une surcharge
suffisante pour « disjoncter » - et la libido est resomatisée.
C’est parce que l’appareil psychique est hors-circuit que la libido tend à disparaître.
Si la panne est définitive, alors il se produit « toutes sortes d’autres choses ». Il est bien dommage que FREUD ne dise
rien de ces « autres choses ».
Aujourd’hui, on tendrait, dans le sillage d’un auteur comme MARTY10, à considérer que la neurasthénie et la névrose
d’angoisse telles que FREUD les a différenciées, correspondent à ce que nous désignons le plus souvent comme
9
En allemand, l’homophonie entre « genug » (assez) et « Genuss » (jouissance) appelle des associations d’idées qui
n’ont pas d’équivalent en français. « Ge-nug », pour autant qu’on s’abandonne à l’étymologie ludique, voudrait dire que
le « nug » (= noch, encore) est un état qui est dépassé ( sens général de « ge » dans les langues germaniques) parce que
« assez » (satis) a été fait (factum). D’où on déduit que sans jouissance il ne peut pas y avoir de satisfaction.
10
Chez un psychanalyste comme Pierre MARTY, depuis « L’investigation psychosomatique » (PUF, 1963) jusqu’à
« Mouvements individuels de vie et de mort » (Payot, 1976) et « L’ordre psychosomatique » (Payot, 1980), on voit se
dessiner très clairement la tendance à rapprocher, voire à assimiler les désordres dits psychosomatiques avec la
dépression dite essentielle, c’est-à-dire ni névrotique ni psychotique, à travers la notion de « désorganisation
progressive » qui correspond à l’extinction plus ou moins rapide et irréversible des fonctions psychiques.
« La dépression essentielle s’établit lorsque des événements traumatiques désorganisent un certain nombre de fonctions
psychiques dont ils débordent les capacités d’élaboration.... Des angoisses diffuses précèdent souvent la dépression
essentielle. Automatiques au sens classique : envahissantes... elles traduisent la détresse profonde de l’individu, détresse
provoquée par l’afflux de mouvements instinctuels non maîtrisés. . Le moi submergé montre ainsi sa désorganisation.
L’angoisse ne représente pas ou ne représente plus le signal d’alarme... Elle est l’alarme... Automatiques, ces angoisses
24
dépression ordinaire ou essentielle, et affections psychosomatiques. Dans ces deux cas en effet, on observe une carence
de l’activité psychique avec son corollaire de pauvreté fantasmatique, et une extinction de la libido entendue dans le sens
de tension de désir érotique.
A vrai dire, dans bon nombre de cas, neurasthénie et névrose d’angoisse correspondent à des états de crise dont l’issue
est incertaine. Si le sujet appelle à l’aide, c’est qu’il est encore capable de « transfert » et qu’il continue donc de
s’accrocher à la possibilité de retrouver la satisfaction libidinale perdue.
FREUD a toujours considéré que les psychonévroses se développaient à partir d’un germe de névrose actuelle. Ce n’est
que dans le cas où ce germe n’éclot pas sous forme de psychonévrose que le risque existe d’une évolution dans le sens
de la « désorganisation progressive », de la dépression chronique et de la somatisation irréversible.
Une fois qu’un mot comme celui de neurasthénie acquiert une notoriété universelle, il tend à bénéficier d’une valeur
explicative qui est évidemment usurpée aussi longtemps qu’il reste un concept purement descriptif. On voit que pour
FREUD, un concept nosographique, comme c’est le cas partout ailleurs dans la science médicale, doit combiner les trois
dimensions : descriptive, étiologique et pathogénique.
Par exemple, dans le cas de la neurasthénie, le diagnostic ne sera posé que si :
1. il existe un ensemble de signes typiques : céphalées, lombalgies, fatigabilité, dyspepsie etc...
2. la vie sexuelle est actuellement « inadéquate » ;
3. c’est le mode de satisfaction, la manière de traiter l’excitation, qui est en cause.
Dans le domaine des névroses, la démarche diagnostique est rendue difficile du fait que plusieurs pathogénies
interviennent ensemble et simultanément si bien que le nombre de cas mixtes l’emporte largement sur celui des cas purs
qui font presque figures d’école. Mais ce n’est pas une raison pour tourner le dos à cette démarche diagnostique
indispensable à un traitement rationnel . Ce qui complique encore énormément les choses, c’est qu’ici la démarche
diagnostique ressemble beaucoup moins à une enquête qu’à un âpre combat mené par le psychothérapeute pour amener
le patient à reconnaître, dans le sens d’avouer, ses pratiques « inadéquates » en ce qui concerne les nuisances actuelles, et
à prendre conscience, à travers la reviviscence transférentielle, de ses conflits infantiles pour ce qui intéresse la part
« psycho »névrotique de ses troubles. Lorsque le processus thérapeutique évolue heureusement, on peut considérer que
l’activité de recherche (enquête, anamnèse, remémoration), l’activité théorique (re-construction autoréflexive) et
l’activité thérapeutique (qui se confond en définitive avec une activité de formation-Bildung) se recouvrent
complètement. Cette triplicité constitue l’originalité de cette forme de traitement et lui confère sa spécificité.
L’entreprise analytique ne peut pas se soustraire à l’impératif, éthique en définitive, d’une recherche qui interpelle le
sujet dans son rapport à la vérité de ce qu’il veut et ne veut pas, donc à la vérité de son désir.
Comme on le verra plus loin, ce combat ne peut se dérouler vraiment que dans 1’« arène du transfert ».
En définitive, ce sont les facteurs pathogéniques (« conditions étiologiques d’apparition ») qui sont déterminants pour ce
que FREUD appelle ailleurs le « choix » de la névrose (Neurosenwahl).
Par exemple :
1. Le fait d’opter pour la décharge inadéquate conduira plutôt à la neurasthénie, le refus de la décharge, à la névrose
d’angoisse ;
diffuses reproduisent un état archaïque de débordement (d’où l’invocation d’un faillite ancienne et précoce du pare-
excitation que constitue la mère contenante comme facteur étiopathogénique dominant).
... On note l’effacement fonctionnel des deux systèmes topiques freudiens.... On cherche en vain des désirs ; on ne trouve
que des intérêts machinaux... Le moi paraît coupé de l’inconscient... Un signe en est la disparition des sentiments
inconscients de culpabilité, qui constitue sans doute l’un des signes principaux de la dépression essentielle....
L’inconscient reçoit mais n’émet pas... C’est au niveau du préconscient, dans l’effacement de ses fonctions
habituellement actives que se constatent surtout les dommages... notamment la suppression des relations originales avec
les autres et avec soi-même..... la perte de l’intérêt pour le passé et pour le futur. . . L’absence de communication avec
l’inconscient constitue une véritable rupture avec sa propre histoire. Le factuel et l’actuel s’imposent à l’ordre de chaque
jour...... (L’ordre psychosomatique) ».
25
2. L’insuffisance psychique, c’est-à-dire, en l’occurence, le fait de laisser s’accumuler la libido sans mettre en oeuvre 1’
« action spécifique », conduira à la névrose d’angoisse d’abord, éventuellement à la neurasthénie ensuite, puis à
l’extinction de la libido, à la perte du désir, la dés-imagination, le renforcement compensatoire de la pensée
opératoire, la banalisation de l’existence, la dépression etc. Dans tous les cas, c’est l’appareil psychique qui est en
panne.
3. La défense(Abwehr) contre une motion de désir génératrice de conflit conscient ou inconscient, avec substitution - de
la réalisation de désir qui devra se contenter de l’Ersatz du symptôme - conduira à une psychonévrose dans la mesure
où le conflit actuel ne fait que répéter le conflit infantile et subit son attraction.
Le terme de « choix » de la névrose, ou du symptôme, implique qu’on admette, sinon la responsabilité du sujet, du moins
une certaine participation (complaisance-Entgegenkommen) dans la mise en route du processus morbide. Si le sujet
n’avait pris aucune part dans la précipitation de son « devenir malade », s’il n’en était partiellement l’auteur, il ne
pourrait pas davantage être l’auteur de sa guérison.
C’est parce qu’on sait pourquoi on est devenu malade qu’on sait bien aussi pourquoi on ne guérit pas.
Les notes qui suivent se rapportent principalement à l’article de 1898: « La sexualité dans l’étiologie des névroses ».
En 1923, FREUD donne la définition suivante de la Psychanalyse :
11
A la fin du XIXème siècle, on peut lire dans le Grand Larousse, tome X, le texte suivant : « Combien d’enfants sont
morts à la suite de la masturbation ? Elle prédispose à un grand nombre de maladies, surtout au développement de la
phtisie avec consomption et à l’apparition de troubles variés du côté du système nerveux. Les fonctions digestives se
dérangent bientôt chez les individus qui abusent des plaisirs vénériens. Le masturbateur ne tarde pas à sentir ses forces
diminuer, à perdre les couleurs de la santé, à maigrir, et, s’il est encore jeune, son organisme subit fatalement un arrêt du
développement. Les yeux se cernent et s’excavent, la peau et les muqueuses se décolorent. Les malades deviennent
paresseux ; ils sont oppressés dès qu’ils marchent et il leur arrive très facilement de tomber en syncope. Leurs forces
musculaires diminuent de plus en plus et on les voit marcher, chancelants, le tronc déjà courbé alors qu’ils sortent à
peine de l’adolescence...... C’est moins un être vivant qu’un cadavre, un être bien au-dessous de la brute, donnant le
spectacle dont on ne peut concevoir l’horreur, celui d’un malheureux qui avait appartenu autrefois à l’espèce humaine. »
26
Reconnaître une névrose actuelle, neurasthénie ou névrose d’angoisse, ne présente pas de grande difficulté. Dès qu’il est
sûr du diagnostic, le médecin n’a pas à douter de l’étiologie. En conséquence, si le patient ne soulève pas lui-même le
problème, il est de son devoir de l’aborder franchement. Couvrir la chose d’un voile pudique, soi-disant pour respecter la
vie privée d’autrui, c’est faillir à sa tâche. De nos jours, faut-il le dire, rien n’a changé. C’est bien pire, dans la mesure
où l’hydrothérapie qui offrait au moins l’avantage de changer d’air et de voir du monde a été remplacée par la
prescription automatique de quantités astronomiques de benzodiazépines, et désormais de l’inévitable « Prozac » ,
transformant des millions de petits déprimés anxieux en toxicophiles chroniques.
FREUD revient avec insistance sur la nécessité de poser un diagnostic rigoureux afin de mettre en place une stratégie
thérapeutique rationnelle. Dans les névroses actuelles, la nuisance est « actuelle » et connue du sujet. Dans les
psychonévroses, l’origine du trouble est ancienne. Les événements qui ont provoqué le traumatisme ( « sexuel »12) dans
la petite enfance sont oubliés ; recouverts par l’amnésie infantile, ils sont devenus inconscients.
L’époque de la vie où ces événements se sont produits est dite « préhistorique ».
C’est un thème constant chez FREUD : la préhistoire de l’individu est assimilable à la préhistoire de l’humanité, qu’elle
tend à répéter : « l’ontogenèse répète la phylogenèse », au plan psychologique comme au plan biologique.
A la différence de l’histoire qui nécessite des repères chronologiques suffisamment précis et des récits de faits
incontestables, certifiés par plusieurs témoins ou consignés par écrit, la préhistoire, faute d’indices fiables, appelle des
reconstructions hypothétiques, que content les légendes et les mythes, plus soucieux d’édifier à coup de merveilleux que
de rapporter des faits réels, nécessairement prosaïques.
L’histoire commence notamment à partir du moment où le récit des exploits des hommes illustres prend le pas sur
l’exaltation des héros mythiques ; par exemple, lorsque les hauts faits d’Achille apparaissent moins intéressants que le
récit de la bataille des Thermopyles13.
Les héros mythiques ont peut-être existé (Achille, Ulysse, Oedipe etc.) mais leur histoire événementielle est devenue
secondaire par rapport au drame humain spécifique auquel chacun d’eux a prêté sa figure.
Si FREUD a choisi Oedipe comme héros mythique-préhistorique, c’est que le drame d’Oedipe est particulièrement
exemplaire du drame « préhistorique » de tout sujet, au moins dans l’aire de notre culture, car c’est au sein de ce drame
que précipitent les plus puissantes identifications infantiles, pour être ensuite remaniées au fil des rencontres désormais
datables que le sujet va faire au long de son histoire14.
12
Le traumatisme infantile ne prend une siginification sexuelle qu’après-coup: exemples bien connus de l’enfant qui a
subi une amygdalectomie ou à qui on a simplement coupé une mèche de cheveux....
13
Voir à ce sujet « Naissance de l’Histoire » de François CHATELET, Editions de Minuit, 1962.
14
C’est l’Oedipe de Sophocle que FREUD a élu, c’est-à-dire l’Oedipe tragique. Ce choix n’est certainement pas
innocent. Il signifie implicitement que notre histoire se développe sur fond de tragédie, de désir impossible, de souhait
meurtrier et de culpabilité inaliénable. Tel est l’homme occidental, pétri par le tragique. Mais ce n’est sans doute pas le
cas pour le reste de l’humanité, dite sauvage, primitive ou archaïque, de notre point de vue jugé vaniteusement supérieur.
Comme le note Jean-Pierre VERNANT : « Le mythe, dans sa forme authentique, apportait des réponses sans jamais
formuler explicitement les problèmes. La tragédie, quand elle reprend les traditions mythiques, les utilise pour poser, à
travers elles, des problèmes qui ne comportent pas de solutions » (Raisons du mythe, in « Mythe et société en Grèce
ancienne », Seuil, Points, 1992). Oedipe : un problème sans solution ! Effectivement !C’est sans doute pourquoi la
psychanalyse n’a pas d’autre ambition que la « transformation de la misère hystérique en malheur ordinaire(Gemeines
Unglück) », GW, 1, 312. Mais cette conception du destin n’est pas la seule. Les Grecs en avaient au moins une autre,
incarnée par Ulysse, un héros qui est à mi-chemin entre la tragédie et le mythe , et qui apparaît à l’analyse comme celui
qui opère la transition entre un monde enchanté , habité-créé par le mythe et un nouveau monde déjà dominé par la
raison. Dans leur analyse de l’Odyssée (Dialectique de la raison, « Dialektik der Aufklärung » (1944), Gallimard, Tel),
Horckheimer et Adorno font apparaître Ulysse comme le premier héros de la raison, qui ne cède aux charmes des figures
mythiques que pour mieux s’en déprendre. Ce faisant, il renonce à un certain monde en même temps qu’il développe un
sentiment inconnu jusque là : la « nostalgie », le mal du pays, qui devient sa motivation principale pour en faire
finalement le prototype du propriétaire endurci : quand il a retrouvé « sa » terre, « son » trône, « sa » femme, « son » fils,
« son » chien etc... l’histoire est finie. C’est devenu un homme commun, « sans qualité », « gemein »..... Analyse
partiale, engagée, typiquement freudo-marxiste, idéologiquement orientée, mais qui ne manque certes pas d’acuité.
Ulysse comme prototype du capitaliste, il fallait y penser!
27
Ce qui par Freud est nommé préhistorique est en définitive la période de la vie qui est recouverte par l’amnésie infantile.
Freud n’est pas le premier à avoir soulevé la question de l’amnésie infantile, Emmanuel Kant l’avait fait avant lui,
considérant à juste titre que l’amnésie se rapportait à l’époque de la vie où le sujet humain n’avait pas encore acquis la
notion du temps ni non plus celle du moi, les deux notions, celles de temps et de moi étant indissolublement liées aux
yeux de Kant.
FREUD parle très peu de la toxicomanie, cette manière commode et commune d’abolir, justement, et le moi et le temps.
C’est ici le seul passage de son oeuvre où il y fait nommément allusion, à l’exception d’une brève évocation de
l’autoérotisme oral dans les « Trois essais sur la théorie de la sexualité ».
La toxicomanie est assimilée à la masturbation dans la mesure où c’est un moyen de faire tomber la tension pulsionnelle
sans recourir à un travail psychique.
Toute toxicomanie, de la plus grave à la plus légère, correspond à une tentative de guérison de la névrose actuelle,
qu’elle soulage pour un temps bref mais qu’elle aggrave dans un deuxième temps, d’autant mieux qu’elle se répète,
rendant toujours plus aléatoire la remise en route d’un travail psychique.
Toutes les drogues ont un effet double, psychotonique et anxiolytique, si bien qu’elles constituent un remède efficace
dans les états de tension (névrose d’angoisse) comme dans les états dépressifs (neurasthénie). C’est leur efficacité qui
fait leur dangerosité. On comprend que la tentation d’y recourir est forte lorsque se font sentir les désagréments d’un
état névrotique actuel.
Si l’usage des drogues est proscrit dans la cure analytique, c’est bien parce qu’elles augmentent artificiellement les
résistances : le sujet n’associe plus, ne rêve plus mais surtout ne prête plus d’intérêt à son activité psychique et donc à ce
qui peut lui être signifié au départ de son inconscient. Dans le même temps, le potentiel libidinal a tendance à se tarir.
Il faut bien faire la différence entre une drogue et un médicament. Les drogues soulagent immédiatement la tension ou la
douleur mais elles ne modifient pas le déséquilibre sous-jacent. Au contraire elles l’aggravent. Un médicament digne de
ce nom restaure, d’une façon graduelle le plus souvent, un équilibre physiologique perdu. A notre avis, les tranquillisants
et les psychotoniques sont plutôt des drogues, les antidépresseurs plutôt des médicaments mais la limite n’est pas claire,
les variations individuelles sont énormes.
Par ailleurs, les drogues modifient l’état du moi dans le sens d’un affaiblissement des possibilités de « prise de
conscience ». Toute toxicomanie vraie tend en définitive à évacuer le moi dans la mesure où celui-ci, pour son activité
essentiellement médiatrice, est ressenti comme un empêcheur de danser en rond. Dans les cas où se produit une
effervescence de la pensée (amphétamine, cocaïne, hashich) les associations libres prennent un tour maniaque et ne
remplissent plus dès lors leur fonction analytique.
Au bout du compte, ce qui s’émousse progressivement dans tous les cas est la liaison entre les affects et les
représentations, liaison (Bindung) qui est au plus haut point l’oeuvre du moi. Considéré de ce point de vue, le tabac est
une drogue mineure car il n’altère pas les capacités de synthèse du moi ( ceci n’est pas un argument en sa faveur: le tabac
est une vraie saloperie, cancérigène et vasculotoxique au plus haut point).
A l’étiologie héréditaire ordinaire, FREUD substitue la notion d’une hérédité paradoxale dont rend compte la formule
consacrée : « L’enfant est le père de l’homme ».
Ce qui est au coeur des psychonévroses, ce n’est pas seulement l’héritage des ancêtres, c’est aussi l’héritage des
expériences vécues de l’enfance qui, refoulées et tombées dans l’oubli, continuent d’agiter le sujet du fond de son
inconscient.
Sans la sexualité infantile, sans l’hypothèse d’une vie sexuelle déjà intense et très développée dans la petite enfance, il
est impossible d’expliquer le mécanisme des psychonévroses, sauf à recourir encore et toujours à la théorie de la
dégénérescence héréditaire-constitutionnelle.
Cette sexualité précoce décline ou sombre (Untergang) sous l’effet du complexe de castration, dernier levier de la série
des refoulements primaires, mais les impressions qu’elle a laissées sont conservées dans l’inconscient où elles
contribuent à façonner l’univers fantasmatique du sujet en lui conférant son cachet singulier.
Cependant, l’ensemble du complexe sexuel infantile, càd l’ensemble du monde fantasmatique inconscient, ne produira
ses effets qu’après-coup - nachträglich - càd au moment de la pensée pubertaire ou plus tard.
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En effet, pour qu’une psychonévrose éclose au départ de la reviviscence d’une névrose infantile, il faut :
La réponse de FREUD est clairement exposée dans le texte de la discussion. Elle tient en trois points :
I) Les éléments pulsionnels qui entrent dans la composition de la névrose sont les mêmes chez tout le monde.Ce qui
différencie les individus, c’est la proportion quantitative des éléments - homosexualité forte ou faible, par exemple - et
les mécanismes qui président aux liaisons que chaque élément entretient avec les autres pour constituer une totalité
structurée - la névrose constituée ou la personnalité névrotique, par exemple. La démarche « analytique » va dans le sens
d’une déconstruction du tout qui permet idéalement de rendre perceptible la force de chaque élément et de mettre en
évidence le mode de liaison que cet élément entretient avec les autres.On comprend dès lors pourquoi la métaphore
pertinente est celle de l’analyse chimique et pourquoi elle s’impose d’elle-même à Freud..
2) La pulsion sexuelle doit elle-même être décomposée entre son constituant somatique (excitation sexuelle brute) et sa
dérivation psychique (excitation libidinale qui alimente le désir).
3) Les symptômes produits par l’excitation somatique sexuelle accumulée et non convertie en libido sont le résultat
d’une véritable intoxication. Ces symptômes - angoisse,douleurs diverses,fatigue...- ne sont pas analysables en termes de
conflits de désirs. Ils ne signifient donc rien, ils ne véhiculent aucun sens, ils ne sont que le signe d’un
dysfonctionnement toxicogène. Si on s’en tient à une définition stricte du symptôme, on n’a affaire ici qu’à des signes.
Les questions posées par l’onanisme et ses conséquences gagnent à être traitées dans une perspective élargie. La
masturbation et la question de ses fonctions -à quoi ça sert ?- doivent être envisagées du point de vue historico-génétique
dans leur rapport à l’auto-érotisme, à l’inconscient , aux fantasmes et à ce qu’il est convenu d’appeler les « équivalents ».
Par équivalent masturbatoire il faut entendre toute activité en apparence non sexuelle dont le but est de réduire la tension
sexuelle.
Enfin on peut aussi envisager l’activité masturbatoire d’un point de vue téléologique, c’est-à-dire se demander à quoi
peut bien servir la solution masturbatoire au regard de l’évolution de l’espèce humaine en général et de la culture à un
moment donné.
Du point de vue génétique, il y a lieu de distinguer trois types d’onanisme, celui du nourrisson, de l’enfant et de
l’adolescent.
Chez le nourrisson, l’onanisme est ubiquitaire, càd que n’importe quelle région du corps peut devenir le siège d’une
excitation et d’une activité auto-érotique.
Chez l’enfant, certaines zones sont investies de façon privilégiée, la bouche et l’anus principalement.
Les fixations qui résultent de cet hyperinvestissement peuvent, déjà à ce stade, entraîner un clivage de la sexualité, son
courant tendre-amoureux (préambivalent) rejoignant plutôt la tendance orale (avidité, dépendance, impatience ... ), le
courant agressif-sadique ( méfiance, égoïsme, indépendance, possessivité, rétentivité, conservatisme etc..) s’imbriquant
avec la composante anale.
Chez l’adolescent, la tendance génitale éprouve les plus grandes difficultés à trouver une issue dans le réel. La régression
dans le fantasme est quasiment inévitable et de plus, en raison des interdits qui frappent le désir génital, il se produit
facilement une régression libidinale (prégénitale) qui peut créer un point d’appel pour la constitution d’une
psychonévrose hystérique (orale) ou obsessionnelle (anale).
L’acte masturbatoire vise à réduire la tension auto-érotique alimentée par le fantasme.
Cependant il faut faire quelques remarques :
I) I’onanisme est le seul acte sexuel dont l’enfant soit capable ; 2) 1’autoérotisme primaire ne peut s’instaurer qu’à
partir d’un premier alloérotisme soutenu - étayé - par les soins de la mère érotisante. René SPITZ a montré que les
enfants gravement carencés ( hospitalisme) ne développaient pas d’activité auto-érotique. C’est sans doute l’exemple
le plus précoce d’une toxicité induite par l’excitation « sexuelle » somatique lorsque celle-ci ne parvient pas à se
métaboliser en autoérotisme puis en libido soutenue par l’activité de désir qui s’enracine toujours dans un fantasme ;
3)il est difficile de dire si le premier autoérotisme qui consiste à suçoter s’accompagne d’un fantasme ou non (le sein
halluciné) mais on est déjà dans le « principe de plaisir » qui veut le soulagement immédiat de la tension sexuelle
libidinale ; 4)le fantasme est un « royaume intermédiaire » entre le principe de plaisir et le principe de réalité.
Qu’est-ce à dire ?
En attendant une définition plus précise du fantasme, on peut dire que le fantasme embellit ou ennoblit l’onanisme du
fait qu’il fait intervenir un partenaire imaginaire. Ainsi se trouve réalisée la possibilité d’une percée vers la réalité mais
aussi le danger s’accroît d’un enfermement dans l’imaginaire conforme à la loi du moindre effort. Le recours à
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l’onanisme est préjudiciable dans la mesure où il remet en honneur la sexualité infantile et avec elle le mode de
fonctionnement psychique qui lui est propre, infantile lui aussi, dominé par le principe de plaisir.
Si la libido ne réussit pas à réaliser la percée vers l’extérieur que réclame le désir génital, elle retourne inévitablement à
l’autoérotisme, oscillant entre la fixation spéculaire (Narcisse) et le morcellement prégénital (oral, anal, uréthral..).
Normalement, ces tendances partielles sont intégrées dans la tendance génitale dominante pour contribuer aux
préliminaires de l’acte sexuel.
Le retour à l’autoérotisme mine l’intégration, si bien que les pulsions partielles - voyeurisme, exhibitionnisme, sadisme,
masochisme, masturbations anale et orale..- s’autonomisent et se soumettent la satisfaction génitale ou la remplacent.
On voit à quoi aboutit ce morcellement :
2)la transformation en libido est hypothéquée, parce que le désir, de l’objet extérieur, revient vers le corps propre, avec
le risque d’une « désimagination » généralisée ;
3)les tendances partielles, même devenues perverses, ne sont pas suffisamment puissantes pour empêcher la
resomatisation des pulsions sexuelles.
Si le désastre aboutit au tarissement de la libido (par absence de désir), il n’y a plus que de l’excitation sexuelle brute qui
ne peut que devenir psychiquement et physiquement toxique. C’est ce qu’on constate, de visu pour ainsi dire, dans les
névroses actuelles, aujourd’hui communément appelées angoisse et dépression.
La masturbation et les drogues sont des remèdes provisoirement efficaces au malaise produit par l’intoxication, mais à
long terme ces remèdes se révèlent pernicieux en ce sens qu’ils prolongent et aggravent l’état toxique.
La sexualité humaine a ceci de tout-à-fait spécifique : en raison de notre prématurité extrêmement prolongée, son
développement se réalise tout entier, y compris à la phase génitale, dans la sphère de l’autoérotisme et corrélativement
du fantasme. Ceci explique que la génitalité qui marque son point d’aboutissement idéal dans la retrouvaille d’un
alloérotisme hétérosexuel, conforme au principe de réalité, ne peut pas réussir complètement. I1 y a toujours un reste, un
manque de satisfaction « coïtale » qui constitue le point d’appel névralgique pour une stase anxieuse, une régression
perverse, une névrose qualifiée (par défense contre la réalisation perverse) ou .... une sublimation. Ceci ne constitue pas
le moindre paradoxe du développement « psychosociobiosexuel » de l’être humain.
Les sublimations dérivent toutes des pulsions partielles ; elles ont donc une origine prégénitale. Par exemple, la curiosité
intellectuelle dérive du voyeurisme etc...
La sublimation implique une désexualisation qui est l’oeuvre du moi, lequel, par cette métamorphose, se soumet la
tendance perverse, en tout ou en partie, transformant ainsi l’activité et le plaisir sexuels en activité et en plaisir du moi,
joignant le beau (schön) à l’agréable (angenehm).
On comprend par là que :
1.la sublimation n’est possible que parce que, du fait de l’orientation inaugurale de la sexualité dans les voies de
l’autoérotisme, du morcellement partialisant, de la dissipation fantasmatique, la pulsion génitale est gravement amputée
et affaiblie (affaiblissement souvent proportionnel au degré de civilisation) ce qui a pour résultat paradoxal que le
renforcement des courants prégénitaux, potentiellement pervers, apparaît comme une des conditions de possibilité de
toute sublimation.
2.les tendances sublimées sont le meilleur atout du moi dans le combat social puisqu’elles sont, à partir d’un certain
niveau de culture, généralement prisées par l’entourage ; encore qu’on s’en méfie, parfois à juste titre comme nous
venons de voir ... En effet, du fait de leur commune origine avec les tendances perverses, elles sont fragiles. Comme les
sublimations se soutiennent d’autant mieux qu’elles jouissent du support social, elles sont souvent menacées en cas
d’échec social.
Enfin, dans bien des cas, on a affaire à des pseudosublimations parce que l’activité apparemment sublimée n’est pas
suffisamment désexualisée voire constitue un équivalent masturbatoire. Dans ces cas, le sujet s’en sert pour lutter contre
l’état toxique évoqué plus haut, recourant parfois simultanément aux drogues, à l’onanisme etc..C’est un destin qui est
malheureusement fréquent à l’adolescence, notamment chez un type bien connu de schizophrènes dont la brusque
débâcle intellectuelle est à la mesure de leur brillance antérieure.Qu’on pense à Hölderlin, Rimbaud et une pléiade
d’autres génies précoces qui ne connurent qu’un seul été.
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Ils vérifient la superstition populaire qui veut qu’on peut devenir fou d’avoir trop « tusé ».
Pendant un temps (de 1885 à 1895), FREUD a été un adepte de l’hypnose et de la suggestion.Cependant l’histoire
d’Anna 0. , alias Bertha PAPPENHEIM, lui avait appris qu’une autre voie était possible.
Joseph BREUER (1842-1926), ami de FREUD et médecin généraliste d’excellente réputation - le médecin de ses
confrères et de leurs épouses, c’est tout dire ! - était devenu par le hasard des circonstances, le confident patient et
attentionné - au moins aussi attentionné qu’attentif - d’une jeune femme de 21 ans atteinte d’hystérie majeure.
Cette patiente traversait des moments somnambuliques induits par auto-hypnose. Quand elle était dans ces états
crépusculaires, elle se débarrassait, par la parole, de toute sa « réserve de fantasmes » - le plus souvent effrayants -
qu’elle avait accumulés dans les jours précédents.
Lorsqu’elle avait réussi à exprimer les affects liés à ces fantaisies, fantasmes ou fantasmagories, elle émergeait de l’état
« hypnoïde » et se trouvait provisoirement guérie.
BREUER s’aperçut que les symptômes hystériques disparaissaient chaque fois que, au terme de sa « narration
dépurative », nommée par elle-même « talking cure with chimney sweeping » (ramonage de cheminée), la malade
retrouvait le souvenir de la scène où le symptôme avait pris naissance.
Dès lors, considérant qu’il y avait peut-être là un lien de cause à effet (Post hoc ergo propter hoc !), tout en demeurant
fondamentalement sceptique, BREUER invita Bertha à pratiquer de même pour chacun des symptômes pris isolément.
FREUD a pu dire, dans Selbstdarstellung (Autoprésentation, 1925), que la psychanalyse était sa création, et personne ne
le contestera, mais pour ce qui est de l’invention de la méthode ou du procédé, de la manière de faire, il a longtemps
prétendu que le mérite en revenait à Joseph BREUER.
C’est BREUER en effet qui le premier avait eu l’idée de prendre en considération chaque symptôme isolément et d’en
faire le point de départ d’une narration et d’une enquête historiques à chaque fois singulières.
Ainsi pour la première fois dans l’Histoire, les symptômes hystériques étaient envisagés dans une perspective inédite,
celle du sens et de l’histoire, histoire qui n’est d’ailleurs qu’une façon de raconter les choses en leur donnant un sens, en
les soumettant à une direction de sens. En ce sens( !), l’histoire ne peut jamais être totalement objective. Autrement dit,
le seul fait de se mettre à l’écoute de celui qui raconte est déjà une promotion de sa subjectivité . Inversément, le parti
inverse - « tout ça, c’est des histoires ! » - , sous prétexte d’objectivité, aboutit à néantiser le sujet.
Du coup, on ne se trouve plus en présence d’un tableau morbide correspondant à un ensemble abstraitement cohésif -
comme ceux que dressent tous les traités de psychiatrie - idéalement rapportable à une cause présumée organique,
on obtient désormais un ensemble concrètement cohésif de récits historiques qui tiennent ensemble (Zusammenhangen)
parce qu’ils sont traversés par une direction de sens (« Bedeutungsrichtung », l’expression est de Ludwig
BINSWANGER).
C’est pourquoi, dans la mesure où ils racontent ce qui provisoirement ne peut pas se dire autrement, les symptômes, les
lapsus, les actes manqués, les rêves etc... (ce qu’on désigne par « formations » -Leistung - de l’inconscient ) ont un sens.
Ou plutôt, ils sont en attente de sens puisqu’ils correspondent en quelque sorte aux « blancs » de l’histoire officielle, à la
partie censurée de celle-ci.
En principe, « ça » veut dire quelque chose, « ça » parle, c’est « signifiant », et donc c’est « important ». Notons qu’en
allemand, « Bedeutend » a ces deux sens: signifiant, et important.
On peut dire que c’est Anna 0. qui spontanément a ouvert la nouvelle voie.
Avec elle, la méthode ana-lytique - par analogie avec l’analyse chimique qui est ici la métaphore directrice - est
pratiquement inventée. L’analyse procède par dissociation et fragmentation, d’où peuvent naître explications et ré-
agencements nouveaux.
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Dès lors, par une sorte de renversement ironique, la dissociation dans laquelle on pouvait voir un des symptômes
cardinaux de l’hystérie, acquiert une valence positive.
C’est la capacité de dissocier - « lyser » - qui devient la condition de possibilité du pouvoir d’ « associer », en sorte
qu’on pourrait défendre la thèse suivante : la réussite de la cure psychanalytique est fonction de la capacité associative -
au sens des « associations libres » - du sujet, et cette capacité devrait idéalement atteindre sa plénitude au terme de la
cure. Ainsi, la règle fondamentale : « Dites tout ce qui vous vient à l’esprit », constitue à la fois l’archè et le télos de la
cure psychanalytique.
Si nous choisissons de nous attarder sur le cas d’Anna 0. , c’est parce que tous les problèmes majeurs soulevés par cette
méthode inédite qu’est la cure analytique, à commencer par ceux de l’interprétation et du transfert, y sont déjà
massivement présents, d’autant plus manifestement qu’ils échappent totalement à l’observateur honnête et scrupuleux
que fut Joseph BREUER. Paradoxalement, c’est parce que BREUER n’y comprend goutte que son observation est
tellement captivante.
Aujourd’hui, pareil compte-rendu n’est plus concevable, trop d’interprétations ayant coulé sous les ponts de notre
« libido sciendi ».
Dans notre commentaire, nous nous référons très largement au premier chapitre du livre d’Olivier FLOURNOY, « Le
temps d’une psychanalyse » paru chez Belfond à Paris en 1979.
Freud a toujous considéré le cas d’Anna O. comme le point de départ de la psychanalyse. C’est pourquoi, de manière
incontournable, l’exposé le plus élémentaire sur la psychanalyse commence toujours par l’histoire de cette jeune femme
dont, assure-t-on, «les nombreux symptômes hystériques disparurent l’un après l’autre à mesure que Breuer lui faisait
évoquer les circonstances de leur apparition». Mais, en dépit des enseignements précieux qu’apporte le récit
extraordinaire de la cure d’Anna O., la recherche objective des historiens a commencé à dissiper les brumes de légende
qui entourent cette histoire. La reconstitution la plus fidèle du fameux épisode est celle qui a été faite par Henri
Ellenberger dont le texte figure ci-après.
Ernest Jones a révélé le véritable nom de la malade : Bertha Pappenheim (1860-1936). Nous disposons à son sujet d’une
brève notice biographique publiée après sa mort et d’une courte biographie par Dora Edinger . Bertha Pappenheim était
issue d’une vieille et respectable famille juive. Son grand-père, Wolf Pappenheim, un personnage important du ghetto de
Pressburg, avait hérité d’une grosse fortune. Son père, Siegmund Pappenheim, était un riche marchand de Vienne. On sait
peu de chose de son enfance et de sa jeunesse. Elle parlait anglais parfaitement, lisait le français et l’italien. D’après son
propre récit, elle menait la vie habituelle d’une jeune femme de la haute société viennoise, pratiquait quelques exercices de
plein air tels que l’équitation, et s’adonnait à de nombreux travaux d’aiguille. On ajoute qu’après la mort de son père en
1881, elle quitta Vienne avec sa mère pour s’établir à Francfort-sur-le-Main. Vers la fin des années 1880, Bertha s’intéresse
de plus en plus à des activités humanitaires. Pendant environ douze ans, elle fut la directrice d’un orphelinat juif à
Francfort. Elle voyagea dans les Balkans, le Proche-Orient et la Russie, pour faire une enquête sur la prostitution et la traite
des blanches. En 1904, elle fonda le Jüdischer Frauenbund (Ligue des Femmes Juives) et en 1907, un établissement
d’enseignement affilié à cette organisation. Ses écrits comprennent des comptes rendus de voyages, des études sur la
condition des femmes juives et la criminalité des Juifs, ainsi qu’un certain nombre de nouvelles et de pièces de théâtre (plus
remarquables par leur idéal moral que par leur talent littéraire). Vers la fin de sa vie, elle réédita d’anciens ouvrages
religieux juifs sous une forme modernisée et elle écrivit l’histoire d’une de ses illustres ancêtres. On la décrit comme étant à
cette époque une personne profondément pieuse, stricte et autoritaire, parfaitement désintéressée et vouée à son oeuvre, qui
avait gardé de son éducation viennoise un vif sens de l’humour, le goût de la bonne chère, l’amour du beau, et qui possédait
une remarquable collection de broderies, de porcelaine et de verrerie. Lorsque Hitler saisit le pouvoir et commença à
persécuter les Juifs, elle se prononça contre leur émigration vers la Palestine et d’autres pays. Elle mourut en mars 1936,
trop tôt, peut-être, pour se rendre compte qu’elle avait fait fausse route à cet égard. Après la deuxième guerre mondiale, on
se souvint d’elle comme d’une figure presque légendaire dans le domaine du travail social, à tel point que le gouvernement
de la République Fédérale Allemande honora sa mémoire par un timbre-poste à son effigie.
Aucune des notices biographiques de 1936 ne fait mention d’une maladie nerveuse dans la jeunesse de Bertha. Et certes, il
existe une large brèche entre le portrait de Bertha Pappenheim, philanthrope et promotrice du travail social, et celui d’Anna
O.., la mystérieuse hystérique de Breuer. Si Jones n’avait pas dévoilé l’identité de ces deux personnages, il est possible que
personne ne l’aurait découverte. L’histoire d’Anna 0. était connue jusqu’ici par deux versions, celle de Breuer en 1895 et
celle de Jones en 1953 . Mais deux documents nouvellement découverts ont permis de verser une nouvelle lumière sur ce
cas étrange.
Au dire de Breuer, Fraulein Anna 0. était une jeune femme séduisante et intelligente, douée d’une forte volonté et d’une
grande imagination. Elle était aimable et charitable, mais souffrait d’une certaine instabilité affective. Elle avait été élevée
dans une famille extrêmement puritaine et il y avait un contraste saisissant entre l’instruction qu’elle avait reçue et la vie
monotone qu’elle menait chez elle. D’où son évasion dans des rêvasseries qu’elle appelait son théâtre privé.
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Sa maladie, telle que Breuer la décrivit en 1895, s’était déroulée en quatre périodes chronologiquement bien délimitées.
1. La période d’incubation latente (de juillet 1880 au 10 décembre 1880) commença à la suite d’une grave maladie
physique de son père-bien-aimé. Bertha se consacra intensément à le soigner, restant debout pendant la nuit et se
reposant l’après-midi. Elle s’épuisa ainsi à tel point qu’il fallut la garder éloignée de son père. Là-dessus, elle
commença à souffrir d’une toux rebelle, d’accès de somnolence et d’agitation au cours de l’après-midi. S’il faut en
croire Breuer, Anna 0. eut à cette époque toutes sortes de symptômes cachés que ni sa famille ni elle-même ne
soupçonnaient. Mais Breuer ne la vit pas pendant cette période ; sa description de ces symptômes fut une reconstruction
ultérieure.
2. La période de psychose manifeste (décembre 1880 à avril 1881). Anna O., traitée par Breuer, resta au lit du 11
décembre 1880 au 11 avril 1881. Une multitude de symptômes apparurent en peu de temps : troubles oculaires,
paralysies, contractures, avec des zones d’anesthésie cutanée. Elle parlait un jargon agrammatique composé de
plusieurs langues. Sa personnalité s’était scindée en une personnalité «normale», consciente et triste, et une personnalité
«malade», grossière, agitée, qui avait des hallucinations où elle voyait des serpents noirs. Il advint qu’elle resta
complètement muette pendant deux semaines, mais Breuer savait que ce mutisme avait débuté à la suite d’un incident
pénible et après qu’il pût l’amener à parler de cet incident, le mutisme disparut. Mais maintenant, elle ne parlait plus
qu’en anglais, tout en continuant à comprendre ce qu’on lui disait en allemand. Vers la fin de l’après-midi survenaient
ce qu’elle appelait ses nuages «clouds», c’est-à-dire un état de somnolence dans lequel on pouvait facilement
l’hypnotiser. Breuer avait coutume de lui faire sa visite à ces moments-là ; elle lui racontait alors ses rêveries qui
étaient généralement des histoires d’une jeune fille anxieuse en présence de personnes malades. Au cours du mois de
mars, son état s’améliora et elle quitta son lit pour la première fois le 1 avril 1881.
3. La période de «somnambulisme continu alternant avec des états plus normaux» (du 5 avril à décembre 1881). La mort
de son père, le 5 avril 1881, détermina chez elle deux jours de stupeur intense. Elle manifestait un «instinct négatif»
contre ses proches et ne reconnaissait personne sauf Breuer. Elle ne parlait plus qu’anglais et semblait incapable de
comprendre l’allemand.
Environ dix jours après la mort de son père, on appela un consultant. Elle se conduisit comme si elle ne percevait pas sa
présence. Le consultant essaya de forcer son attention en soufflant un peu de fumée dans la direction de son visage.
Cette tentative fut suivie par une terrible attaque de colère et d’anxiété. Le même soir, Breuer dut partir en voyage.
Quand il revint, il trouva que l’état d’Anna 0. avait beaucoup empiré. Pendant son absence, elle avait refusé de manger,
elle avait eu des crises d’angoisse et des hallucinations lugubres. Breuer recommença à l’hypnotiser tous les soirs ; elle
lui racontait ses hallucinations récentes, sur quoi elle se trouvait soulagée. Le dédoublement se faisait maintenant entre
l’esprit troublé dans la journée et l’esprit clair dans la nuit. Anna 0. ayant manifesté des impulsions suicidaires, elle fut
transportée, contre son gré, dans une maison de campagne près de Vienne, le 7 juin 1881. Après trois jours de grande
agitation, elle se calma. Breuer lui rendait visite tous les trois ou quatre jours. Ses symptômes se manifestaient
maintenant selon un cycle régulier, et ils étaient soulagés par les séances hypnotiques de Breuer. Pendant les intervalles
entre les visites de Breuer, il fallait lui administrer des doses assez élevées de chloral.
Breuer était le seul à pouvoir effectuer ce qu’elle appelait maintenant sa «talking cure» ou son «chimney sweeping». L’état
d’Anna 0. s’améliora lentement. Elle jouait avec un chien terre-neuve et allait visiter des pauvres dans le voisinage. A
l’automne, elle revint à Vienne dans une autre maison où sa mère avait emménagé. Mais son état empira en décembre 1881,
de sorte qu’il fallut la ramener à la maison de campagne.
4. La quatrième période (décembre 1881 à juin 1882) fut marquée par deux remarquables changements. Comme
précédemment, il y avait bien une personnalité « normale » et une personnalité «malade», mais maintenant la
personnalité malade vivait avec un décalage de 365 jours sur la personnalité normale. Grâce au journal que sa mère
avait tenu de sa maladie, Breuer put s’assurer que les évènements qu’elle hallucinait s’étaient effectivement produits,
jour pour jour, exactement une année auparavant. Elle passait parfois spontanément et brusquement d’une personnalité
à l’autre et Breuer pouvait provoquer à volonté ce passage en lui montrant une orange. Le second changement se
rapportait à la «cure par la parole». Un jour, sous l’hypnose, elle raconta à Breuer que sa répugnance à boire de l’eau
avait commencé après qu’elle eût vu un chien boire dans un verre d’eau. Ce récit terminé, le symptôme disparut. Dès
lors, elle commença à raconter à Breuer, dans l’ordre chronologique inversé, toutes les manifestations successives d’un
certain symptôme avec les dates exactes, jusqu’à ce qu’elle en eût atteint la première apparition ainsi que l’évènement
qui en avait été la cause, et alors le symptôme disparaissait définitivement. Par exemple. Breuer trouva sept sous-
formes du symptôme «états passagers de surdité» ; chacun des sept constituait une des «séries» que Breuer devait traiter
séparément. Ainsi, la première sous-forme, «ne pas entendre quelqu’un entrer», était apparue 108 fois, et la malade eut
à décrire chacune des 108 manifestations du symptôme dans l’ordre chronologique inversé, jusqu’à ce que Breuer eût
atteint la première apparition : un jour elle n’avait pas entendu entrer son père. Mais les six autres sous-formes du
symptôme «ne pas entendre», de même que chacun des autres symptômes, durent être traités à tour de rôle de la même
façon. C’est par ce procédé fastidieux que Breuer arriva à extirper tous les symptômes. Le dernier symptôme put être
rapporté à un incident particulier : un jour qu’elle soignait son père malade, elle avait vu en hallucination un serpent
noir ; bouleversée, elle murmura une prière en anglais, la première qui lui était venue à l’esprit. Aussitôt qu’Anna 0.
eut retrouvé ce souvenir, la paralysie quitta son bras et elle fut de nouveau capable de parler allemand. La malade avait
annoncé à l’avance qu’elle serait guérie en juin 1882, pour l’anniversaire de son transfert à la maison de campagne et à
temps pour les vacances d’été. Breuer conclut son récit par ces mots : «Elle quitta Vienne pour faire un voyage, mais il
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lui fallut beaucoup de temps pour retrouver son équilibre psychique. Depuis lors, elle jouit d’une tout à fait bonne
santé.»
Les récits habituels de la maladie d’Anna 0. n’en font pas ressortir les traits insolites, tels que, pendant la quatrième
période, la forme singulière prise par le dédoublement de la personnalité (une personnalité vivant dans le présent et
l’autre 365 jours plus tôt). Et surtout il est absolument inexact qu’il «suffisait de rappeler les circonstances dans
lesquelles le symptôme était apparu pour le voir disparaître» (ainsi qu’on le raconte toujours). Breuer déclare
expressément qu’Anna 0. devait rappeler chacun des cas isolés où le symptôme était apparu, quel qu’en fût le nombre,
et exactement dans leur ordre chronologique inversé. La maladie d’Anna 0. n’était donc nullement «un cas classique
d’hystérie», mais un cas unique dont, à notre connaissance, aucun autre exemple n’a été signalé ni avant, ni après elle.
Dans un séminaire donné à Zurich en 1925, Jung révéla que Freud lui avait dit que la malade, en réalité, n’avait pas été
guérie. Jung déclara que ce «fameux cas initial», dont on parlait si souvent comme d’un exemple de brillant succès
thérapeutique, n’avait été, en réalité, rien de tel... Il n’y eut pas du tout de guérison dans le sens où le cas fut présenté à
l’origine, et cependant, ajoutait Jung, «le cas était si intéressant qu’il n’y avait pas besoin de prétendre à son sujet
quelque chose qui ne s’était pas produit».
En 1953, Jones publia une nouvelle version de l’histoire, qui sur bien des points diffère de celle de Breuer.
Malheureusement, nous ignorons jusqu’à quel point Jones se documenta dans la correspondance inédite de Freud ou
rapporta simplement de mémoire des détails qu’il avait entendus de nombreuses années auparavant. Au témoignage de
Jones, Freud lui avait dit que Breuer avait contracté un solide «contretransfert» envers sa malade, de sorte que madame
Breuer devint jalouse et que Breuer décida de terminer le traitement. Mais le soir même, il fut appelé chez la malade et la
trouva dans les affres d’un accouchement hystérique, terminaison logique d’une grossesse nerveuse qui s’était développée
lentement sans que Breuer s’en fût aperçu. Il l’hypnotisa et «s’enfuit de la maison, couvert d’une sueur froide.» Le
lendemain, il quittait Vienne avec sa femme pour aller passer à Venise une seconde lune de miel d’où résulta la conception
d’une fille, Dora. Bertha fut placée dans une maison de santé à Gross Enzersdorf et resta très malade pendant plusieurs
années.
Mais la version de Jones se concilie difficilement avec les faits, tels qu’ils ressortent de recherches objectives. Tout
d’abord, le dernier enfant de Breuer, Dora, naquit le 11mars 1882 (comme nous l’avons constaté dans les archives de
l’état civil de Vienne). Il est donc impossible qu’elle ait été conçue à la suite du prétendu incident Final de juin 1882.
La date approximative de la conception de Dora (juin 1881) coïnciderait plutôt avec celle du transfert de Bertha à la
maison de campagne, mais c’était là précisément le début de la période où Breuer allait la visiter tous les trois ou quatre
jours, alors que ses symptômes prenaient la forme d’un cycle régulier. En second lieu, il n’y eut jamais de maison de
santé à Gross Enzersdorf. M.Schramm, qui écrivit une histoire de cette localité, nous a expliqué qu’il dut y avoir
confusion avec lnzersdorf où il y avait une maison de santé mondaine. Nous apprîmes alors que cette maison de santé
avait été fermée et ses archives médicales remises à l’Hôpital psychiatrique de Vienne, où l’on ne put trouver aucun
dossier sur Bertha Pappenheim.
Dans la biographie de Bertha Pappenheim écrite par Dora Edinger, se trouvait une photographie de Bertha, portant la date
1882, montrant une jeune femme d’apparence bien portante, en habit d’amazone. Il nous a été possible d’examiner la
photo originale qui, suivant la coutume de l’époque, était collée sur un morceau de carton. La date 1882 avait été gravée en
relief par le photographe. Le nom et l’adresse de celui-ci ne pouvaient plus être déchiffrés, mais lorsque la photo fut
examinée au laboratoire sous lumière spéciale, le nom de la ville, Konstanz, apparut avec une partie de l’adresse. Cette
constatation amenait à supposer que Bertha était peut-être en traitement dans une des maisons de santé de la région, telles
que le Sanatorium Bellevue à Kreuzlingen. Effectivement, le directeur actuel, le Dr Wolfgang Binswanger, nous informa
que Bertha Pappenheim y avait été traitée du 12 juillet au 29 octobre 1882. Le dossier de la malade contenait une copie
d’un rapport inédit rédigé par Breuer lui-même en 1882, ainsi qu’une observation écrite par un des médecins du
Sanatorium Bellevue. Voici tout d’abord un court résumé du rapport de Breuer :
Breuer désigne la malade par son nom véritable et donne une image plus complète de la situation familiale : difficultés avec
sa «très sérieuse mère», querelles avec son frère, plusieurs mentions de «son amour passionné pour son père qui la choyait».
Breuer déclare que Bertha n’avait jamais été amoureuse, «dans la mesure où sa relation avec son père ne le remplaçait pas,
ou plutôt n’était pas remplacé par cela». Breuer souligne son opposition puérile aux prescriptions du médecin et son
irréligion totale.
Quant à la «première période de sa maladie» Breuer confirme qu’il ne vit pas Bertha pendant cette période, et que ni sa
famille, ni elle-même ne soupçonnaient les nombreux symptômes qui l’affligeaient et qu’il n’apprit que par les révélations
que Bertha lui fit plus tard sous hypnose.
La deuxième période commença peu de temps après la première visite de Breuer. Breuer raconte cette période avec force
détails et insiste davantage sur «son amour véritablement passionné pour son père». Quant aux deux semaines où elle resta
muette (en 1882, Breuer appelait cela une «aphasie»), il mentionne que cela commença après un incident où elle avait été
blessée moralement par son père. A cette époque, Breuer pensait au diagnostic d’un tubercule dans la fosse de Sylvius
gauche avec une méningite chronique à extension lente, mais voyant combien elle se tranquillisait lorsqu’il l’écoutait parler
le soir, il inclina à penser plutôt à une affection purement fonctionnelle».
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Le rapport de Breuer de 1882 nous apprend que pendant les deux mois précédant la mort de son père, on lui avait
refusé la permission de le voir, et on lui avait menti continuellement à son sujet. Le 5 avril, au moment où le père était
mourant, on continuait à la rassurer. Lorsqu’elle apprit que son père était mort, elle s’indigna, on lui avait «volé» son
dernier regard et ses dernières paroles et une aggravation marquée survint dans son état. La seule personne qu’elle
reconnaissait immédiatement était Breuer. Son attitude envers sa mère et son frère était fortement «négative». Nous
apprenons que le psychiatre consultant qui fut appelé environ dix jours après la mort de son père n’était autre que
Krafft-Ebing. Malheureusement, aucune mention n’est faite de son diagnostic ni de ses recommandations.
Vu la difficulté de garder Bertha à la maison, on la transféra à lnzersdorf, dans une villa proche de la maison de santé
des docteurs Fries et Breslauer, lesquels la traitaient dans les intervalles des visites faites par Breuer tous les quelques
jours.
Breuer raconte qu’après une absence de cinq semaines, il trouva Bertha dans un état pitoyable «le moral très bas,
indisciplinée, capricieuse, méchante, paresseuse.» Son imagination semblait épuisée. Elle donnait des récits déformés des
choses qui l’avaient irritée pendant les jours précédents. Breuer s’aperçut que certains de ses «caprices» disparaissaient
lorsqu’on les ramenait aux «incitations psychiques» qui en avaient été le point de départ (comme cela avait déjà été le cas
pour son «aphasie»). C’est ainsi qu elle se couchait en gardant ses bas, parfois elle s’éveillait la nuit et se plaignait qu’on
l’eût laissée aller au lit avec ses bas. Un soir, elle raconta à Breuer qu’à l’époque où on lui interdisait de voir son père
malade, elle se levait pendant la nuit, mettait ses bas et allait écouter à sa porte jusqu’à ce qu’elle fût une fois surprise par
son frère. Après qu’elle eût raconté cet incident à Breuer, le «caprice» disparut. L’événement qui suivit fut l’histoire du
petit chien (décrite comme étant le premier incident dans les Etudes sur l’hystérie). Breuer s’aperçut que certains
«caprices» pouvaient être ramenés simplement à une «pensée fantastique» imaginée par la malade. L’étape suivante fut la
constatation, faite par Breuer, que non seulement les «caprices», mais aussi des symptômes d’apparence neurologique
pouvaient être amenés à disparaître par le même moyen.
La fin du rapport de 1882 est décevante. Breuer dit en quelques lignes que Bertha revint chez sa mère à Vienne au début
de novembre 1881, de sorte qu’il put lui donner sa «talking cure» tous les soirs, mais «pour des raisons inexplicables»,
l’état de la patiente empira en décembre. Pendant la période des fêtes juives correspondant à Noël, elle était agitée et
racontait tous les soirs à Breuer les histoires fantastiques qu’elle avait imaginées à la même époque de l’année précédente :
c’étaient, jour pour jour, les mêmes histoires. Le rapport ne contient rien sur la «quatrième période» de la maladie, et
s’achève sur cette phrase énigmatique : «Après terminaison des séries, grand soulagement».
Notons encore que ce rapport ne contient aucune mention d’une grossesse hystérique et que le mot de catharsis n’y apparaît
nulle part.
L’observation écrite par un des médecins du Sanatorium Bellevue, où la malade séjourna du 12 juillet au 29 octobre 1882,
est instructive mais décevante.
Elle consiste surtout dans une longue énumération de médicaments prescrits à la malade en raison d’une névralgie faciale
grave. Nous apprenons que cette névralgie avait été exacerbée pendant les six mois précédents (c’est-à-dire pendant la
«quatrième période» de sa maladie) et que pendant ce temps, on lui avait administré de fortes doses de chloral et de
morphine. A son entrée au Sanatorium, la dose de morphine avait été abaissée à 7 ou 8 cg mais les douleurs étaient si
intolérables qu’on était souvent obligé de remonter à 10 cg. A son départ de Bellevue, elle continuait à recevoir un total de
7 à 10 cg par jour. L’observation mentionne les «traits hystériques» de la malade, sa «déplaisante irritation contre sa
famille», ses «jugements dénigrants sur l’inefficacité de la science à l’égard de ses souffrances» et son «incompréhension
quant à la gravité de son état». Elle passait souvent des heures entières sous le portrait de son père et parlait d’aller visiter
sa tombe à Pressburg. Le soir, elle perdait régulièrement l’usage de la langue allemande dès qu’elle avait posé la tête sur
l’oreiller ; il lui arrivait même de terminer en anglais une phrase commencée en allemand.
Malheureusement, le mystère subsiste entier quant à la «quatrième période» de la maladie de Bertha. Le rapport de
Breuer de 1882 passe complètement sous silence cette période, et l’observation du Sanatorium Bellevue n’en fait non
plus aucune mention , elle parle simplement d’un cas neurologique difficile chez une malade passablement désagréable,
traitée avec de fortes doses de morphine. Les deux documents nouvellement découverts confirment donc ce que Freud,
au dire de Jung, lui avait révélé : la malade n’avait pas été guérie. Le «prototype d’une guérison cathartique» ne fut ni
une guérison ni une catharsis. Anna 0. était devenue une morphinomane grave qui avait conservé une partie de ses
symptômes les plus manifestes.
Les deux documents que nous venons de résumer montrent l’histoire d’Anna 0. sous un jour quelque peu différent de celui
de la légende. La situation familiale apparaît plus clairement dominée par la rivalité entre la malade et sa mère, et la
personnalité de la malade plus complexe, avec son goût pour le théâtre, son opposition aux médecins et son irréligion. Le
caractère problématique de la «première période» ressort davantage : Breuer confirme que sa maladie était passée
complètement inaperçue de sa famille et qu’elle-même n’en savait que ce que Breuer avait appris d’elle sous hypnose et lui
en avait redit. On peut s’étonner que Breuer ait ajouté foi sans l’ombre d’un doute aux révélations de la malade hypnotisée,
tandis qu’il note expressément qu’au niveau conscient, elle «donnait des récits déformés des choses qui l’avaient irritée
pendant les jours précédents». L’évolution de la maladie de Bertha semble avoir été plus dramatique qu’il n’apparaît dans
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le récit de 1895. D’autre part, l’histoire de la grossesse hystérique rapportée par Jones ne trouve aucune confirmation et ne
cadre pas avec la chronologie du cas.
L’origine et le développement de ce qui fut nommé plus tard le «traitement cathartique» apparaît plus clairement. Au
début et pendant quelque temps, le «ramonage» signifiait simplement que Bertha déchargeait son esprit des histoires
qu’elle avait imaginées pendant les jours précédents. En août 1881, arriva un moment où son imagination fut épuisée et
alors elle parla des événements qui avaient marqué le début de ses «caprices», lesquels avaient été tout à fait conscients
et volontaires. Plus tard, dans une troisième phase, elle appliqua un procédé semblable pour indiquer l’origine de ses
symptômes plus graves d’apparence neurologique.
(Henri Ellenberger. A la découverte de l’Inconscient. Simep-Editions, Villeurbane, 1974, pp. 403-409.)
Comme le prouve notre détective, le traitement d’Anna 0. ne s’est pas terminé de la manière heureuse que mentionne
Joseph BREUER. Il y a là une escroquerie scientifique qui mérite réflexion.
Par une indiscrétion de FREUD, rapportée par son biographe Emest JONES, on sait que le vrai nom d’Anna 0. était
Bertha PAPPENHEIM, une jeune femme juive aussi proche de la famille BREUER que de la famille FREUD.
Le jour où BREUER mit un terme au traitement, Bertha lui fit cadeau d’un symptôme « énorme » : une grossesse
nerveuse. « Voilà l’enfant du Docteur Breuer qui arrive », aurait annoncé Bertha. On ne peut imaginer dénouement plus
tragicomique mais c’est presque toujours ainsi que ça se termine avec les hystériques si on n’y prend pas garde.
L’hystérique se venge à sa manière - inconsciente - qui n’est d’ailleurs pas très cruelle, faut-il ajouter, puisque c’est elle
qui en fait les frais, se contentant au passage de signifier à son thérapeute qu’il n’a rien compris. C’est une manière de
lui signifier que le plus « c.... des deux n’est pas celui qu’on pense ».
FREUD a raconté que la femme de BREUER, Mathilde, devenue très jalouse à l’égard de Bertha - ce qu’on comprend
très bien -, serait intervenue pour précipiter l’arrêt du traitement. C’est ainsi que BREUER, culpabilisé à outrance, aurait
tenté de se racheter en emmenant son épouse à Venise, manière de lui offrir un second voyage de noces.
C’est au cours de ce voyage qu’aurait été conçue leur cinquième et dernière fille, prénommée Dora. Mais là, FREUD
pousse le bouchon trop loin, aveuglé qu’il est lui-même par son ressentiment à l’égard de BREUER. Dora est née en
mars 82 et n’a donc pas été conçue en juillet 82 mais bien un an plus tôt, c’est-à-dire en juillet 81.
Ainsi donc, la conception de Dora ne serait pas un acte réparateur mais bien plutôt l’effet latéral d’une joie triomphatrice
dans le chef de Joseph BREUER, s’il est vrai qu’elle coïncide avec la levée du symptôme de Bertha et la découverte
concomitante de son explication. Cette interprétation est évidemment gratuite mais elle est en accord avec une
observation courante: que d’enfants sont nés d’une poussée de fièvre hypomaniaque dans le chef de leur père!
L’enquête menée par ELLENBERGER a révélé que Bertha avait passé la fin de l’année 1882 à la clinique Bellevue -
propriété de la famille BINSWANGER - à Kreuzlingen où elle fut admise avec le diagnostic de morphinomanie grave.
Mais il reste vrai que par la suite, elle a retrouvé la personnalité forte qu’elle avait avant sa maladie puisqu’elle a joui
d’une certaine célébrité en Allemagne, pour avoir écrit quelques pièces de théâtre mais surtout pour avoir fondé la
profession d’assistante sociale.
Pour le centième anniversaire de sa naissance, en 1960, la Bundesrepublik a frappé un timbre poste à son effigie.
Elle s’est principalement occupée du sauvetage des prostituées. Elle ne s’est jamais mariée et on ne lui connaît
aucune relation amoureuse.
L’épisode commenté par FLOURNOY a une valeur historique mais surtout heuristique.
C’est le tout premier exemple recensé de la guérison d’un symptôme hystérique en rapport avec la remémoration de la
scène originaire associée à l’abréaction de l’affect produit dans et par cette scène.
C’est à partir de cette expérience première que BREUER va développer sa méthode cathartique basée sur le principe
de la « narration dépurative ».
Breuer a donné un récit très détaillé de l’épisode dans les Etudes sur l’Hystérie ( page 25 de l’Edition française):
Ma surprise fut très grande la première fois que je vis disparaître un trouble déjà ancien. Nous traversions cet été-là une période
caniculaire et la patiente souffrait beaucoup de la chaleur ; tout à coup, sans qu’elle put en donner d'explication, il lui fut impossible de
boire. Elle prit dans la main le verre d'eau dont elle avait envie, mais, dès qu'il toucha ses lèvres, elle le repoussa, à la manière d'une
hydrophobique. Elle se trouvait évidemment, pendant ces quelques secondes, dans un état d'absence. Pour calmer sa soif ardente, elle ne
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prenait que des fruits, des melons, etc. Au bout de six semaines environ, elle se mit un beau jour à me parler, pendant l'hypnose, de sa
dame de compagnie anglaise qu'elle n'aimait pas et raconta avec tous les signes du dégoût, qu'étant entrée dans la chambre de cette
personne, elle la vit faisant boire son petit chien, une sale bête, dans un verre. Par politesse, Anna n'avait rien dit. Après m'avoir
énergiquement exprimé sa colère rentrée, elle demanda à boire, avala sans peine une grande quantité d'eau et sortit de son état hypnotique,
le verre aux lèvres; après quoi le symptôme ne se manifesta jamais plus. Certaines marottes étranges et tenaces disparurent de la même
manière après le récit de l'incident qui les avait provoquées. Mais nous fîmes un grand pas en avant le jour où, de la même façon, un des
symptômes chroniques, la contracture de la jambe droite qui, à vrai dire s'était déjà bien atténuée, fut supprimé. En observant que chez
cette malade les symptômes disparaissaient dès que les incidents qui les avaient provoqués se trouvaient reproduits, nous en tirâmes une
thérapeutique à laquelle il était impossible de rien reprocher au point de vue des conclusions logiques et de la réalisation systématique.
Chacun des symptômes de ce tableau clinique compliqué fut isolément traité ; tous les incidents motivants se trouvèrent mis à jour
dans l'ordre inverse de leur production, à partir des jours ayant précédé l'alitement de la malade et en remontant jusqu'à la cause de la
première apparition des symptômes. Une fois cette cause révélée, les symptômes disparaissaient pour toujours.
La notion de cause ne paraît pas faire problème pour BREUER - ni d’ailleurs pour FREUD au début - : l’événement, en
tant qu’il est de nature traumatique, est assimilé à une cause. Bien sûr, pour BREUER, ce n’est qu’une cause subsidiaire
qui ne produit ses effets que parce qu’on est en terrain propice (dégénéré). Mais enfin on ne se demande pas pourquoi
c’est cet événement-là qui traumatise ce sujet-là. On ne met pas non plus en doute la réalité de l’événement ni
l’authenticité du récit.
Tout se passe comme si le sens de l’événement était limpide pour tout le monde.
Bertha proclame son dégoût et Joseph acquiesce.
La question du sens n’est pas posée. Il est entendu qu’un chien qui boit dans un verre est quelque chose d’extrêmement
dégoûtant.
Dans l’élaboration théorique de FREUD, la question du sens ne prendra le pas sur celle de la cause que du jour (21
septembre 1897) où la notion du fantasme de désir l’aura définitivement emporté sur celle de l’événement-souvenir
traumatique.
Mais en 1894, à l’époque où paraissent les « Etudes sur l’Hystérie », la théorie traumatique est toujours à l’honneur,
comme l’indique ce passage bien connu :
A notre très grande surprise, nous découvrîmes, en effet, que chacun des symptômes hystériques disparaissait immédiatement et sans
retour quand on réussissait à mettre en pleine lumière le souvenir de l'incident déclenchant, à éveiller l'affect lié à ce dernier et quand,
ensuite, le malade décrivait ce qui lui était arrivé de façon fort détaillée et en donnant à son émotion une expression verba le. Un
souvenir dénué de charge affective est presque toujours totalement inefficace. Il faut que le processus psychique originel se répète avec
autant d'intensité que possible, qu'il soit remis in statum nascendi, puis verbalement traduit. S'il s'agit de phénomènes d'excitation :
crampes, névralgies, hallucinations, on les voit, une fois de plus, se reproduire dans toute leur intensité pour disparaître ensuite à jamais.
Les troubles fonctionnels, les paralysies, les anesthésies disparaissent également, naturellement, sans que leur recrudescence momentanée
ait été perçue .
On pourrait aisément soupçonner là quelque suggestion inintentionnelle ; le malade s'attendrait à ce qu'on le débarrassât de ses maux par
ce procédé et ce serait cette attente et non ses révélations verbales qui agiraient alors. Toutefois il n'en est rien. La première observation
de ce genre ayant eu pour objet un cas extrêmement complexe d'hystérie date de 1881, donc d'une époque « présuggestive ». L'analyse fut
pratiquée de cette façon et les symptômes provoqués par des causes diverses furent isolément supprimés. Or cette observation fut rendue
possible par l'auto-hypnose spontanée de la malade et provoqua chez l'observateur le plus grand étonnement.
Contrairement à ce que dit l'axiome : cessante causa, cessat effectus, nous pouvons sans doute déduire de ces observations que l'incident
déterminant continue, des années durant, à agir et cela non point indirectement, à l'aide de chaînons intermédiaires, mais di rectement en
tant que cause déclenchante, tout à fait à la façon d'une souffrance morale qui, remémorée, peut encore tardivement, à l'état de conscience
claire, provoquer une sécrétion de larmes : c'est de réminiscences surtout que souffre l'hystérique .
Sans perdre complètement sa valeur, cette formule sera progressivement retouchée au fur et à mesure que le souvenir,
d’ailleurs plus souvent neutre que pénible, apparaîtra comme symbolique d’un drame personnel certes, ponctuant
l’histoire ontogénétique du sujet, mais en même temps révélateur d’un conflit fondamental, inévitable, d’essence
universelle , affrontant le désir du sujet à ce qui le barre, conflit où le sujet trouve à se structurer comme tel et que
FREUD baptisera « complexe d’Oedipe ».
Avec Anna 0. , on est encore loin d’une telle vision des choses bien que - et c’est l’argument-clé de FLOURNOY - la
mésaventure de Bertha et Joseph ne peut s’éclairer que dans la perspective de l’Oedipe.
Dans l’histoire d’Anna 0. , on peut repérer trois séries d’incidents-causes :
1. ceux de la période d’incubation ;
2. ceux de la période « psychotique » (décembre 80-avril 81) qui seront remémorés jour par / pour
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En effet, s’il s’est produit durant l’été, ce ne peut être qu’en 81 puisqu’en été 80, Breuer et Bertha ne s’étaient pas encore
rencontrés et qu’à partir de juin 82, ils ne se sont plus revus.
Il n’est pas sans importance qu’un symptôme soit mis en rapport avec un incident survenu pendant la cure car, dans ce
cas, on peut légitimement penser, et l’expérience le confirme souvent, qu’un tel incident « prend », acquiert une valeur
symbolique significative , en ce sens qu’il est pour ainsi dire « porté à la scène » de manière à figurer - avec tous les
déplacements et les condensations d’usage - des affects, des sentiments, des désirs qui pourraient être ceux qui animent
les partenaires d’un couple ordinaire.
Une fois que le processus analytique est en route, il n’est guère d’événements de la banalité quotidienne qui ne soient
drainés dans/par le transfert, soit directement soit sur le mode du transfert latéral.
Comme le note FLOURNOY, face à l’événement que constitue la levée du symptôme, il n’y a que trois manières
possibles de réagir : en médecin, en homme ou en analyste.
Breuer a réagi en médecin, trop heureux de trouver une cause plausible de la maladie et une explication rationnelle de
type mécanique renvoyant à un mode de causalité linéaire directe qui a l’avantage de mettre les protagonistes de la
scène, c’est-à-dire Bertha et lui-même, hors-cause.
S’il avait réagi en homme, on imaginerait bien une effusion réciproque qui à la limite pourrait tourner à l’histoire
d’amour pour feuilleton télévisé de série B.
Le type de relation qui se développe entre Joseph et Bertha participe incontestablement du genre amoureux. Quand un
honorable praticien de quarante ans se rend quotidiennement au chevet d’une jeune fille de 20 ans, on se pose
inévitablement des questions.
Si Breuer, fort de son honnêteté qui n’est pas douteuse, est aveugle au phénomène, Freud par contre le repère
immédiatement. Ce qu’il appellera « tansfert » (névrose de transfert, amour de transfert) lui apparaîtra d’abord - comme
il l’écrit dans les dernières lignes des « Etudes sur l’Hystérie » - comme « le plus grand des obstacles à vaincre » , qui
joue un « rôle important et gênant » et qu’on « doit s’attendre à rencontrer dans toute névrose importante ».
C’est le terme français de « mésalliance » qui est d’abord utilisé pour qualifier la relation transférentielle.
C’est dire que de prime abord, le transfert est envisagé sous l’angle le plus péjoratif.
Ce que Freud reprochera à BREUER, ce n’est pas ce qu’il a fait mais ce qu’il n’a pas fait, c’est-à-dire reconnaître le fait
du transfert - et du contre-transfert - d’abord, l’analyser et l’interpréter ensuite, resituant la symptomatologie de Bertha
dans le cadre de la relation transférentielle. La méconnaissance du transfert peut expliquer la durée et la luxuriance
exceptionnelles d’une telle cure.
Lorsqu’un médecin aussi distingué que Breuer passe quotidiennement des heures en compagnie d’une charmante et folle
jeune fille qui l’embobine par son extravagance, ce médecin doit se demander pourquoi, au lieu de l’envoyer dans une
maison de repos comme aurait fait tout autre, il l’entoure d’une si extrême sollicitude. Faute de s’être posé ces
questions, Breuer a entraîné Bertha dans une mésaventure désolante pour les deux partenaires. Ensuite, il s’est senti
coupable - à tort - et au lieu de tirer la leçon de sa bévue , de s’analyser autrement dit, il a juré qu’on ne l’y prendrait
plus, maudissant ce type de traitement qui entraîne au déshonneur. C’est cette pusillanimité que Freud ne lui a pas
pardonné.
D’un point de vue éthico-déontologique, la position de l’analyste - et de tout psychothérapeute d’ailleurs - , dans la
mesure où elle comporte inéluctablement une dimension séductrice - et castratrice, l’une n’allant pas sans l’autre -est
absolument intenable et indéfendable si l’axe transférentiel de la cure n’est pas constamment dégagé.
C’est à partir de l’analyse de la relation de transfert que l’analyste fait un diagnostic , (re)construit l’histoire du sujet et
produit les interprétations qui vont dans le sens de cette (re)constitution.
Bertha s’est installée vis-à-vis de Breuer dans un transfert qu’on pourrait qualifier de « paternel positif » mais certains
indices sont révélateurs du caractère excessif de son investissement de la personne de Breuer.
Par exemple :
Breuer devient son seul interlocuteur ;
les autres personnages de son entourage sont frappés d’ « hallucination négative », c’est-à-dire qu’ils sont
devenus invisibles pour elle, ce qui équivaut à dire : « Je ne veux plus voir personne sauf lui ».
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l’absence de BREUER entraîne à chaque fois une rechute proportionnelle en gravité à la durée de l’absence.
Tous ces éléments auraient pu - dû - être pointés par Breuer comme autant de signes d’un attachement excessif, lui-
même à interpréter comme résistance . On voit très bien ici en quoi le transfert est une résistance.
Au lieu de s’interroger sur le pourquoi et le comment de la violence de l’attachement de Bertha, Breuer répond par un
attachement réciproque égal en intensité - c’est l’essentiel de son attitude contretransférentielle - fait de compassion
(pour le malheur de Bertha qui lui rappelle le sien propre) d’une part , et d’admiration (pour le caractère entier et
l’intelligence de sa patiente qui, si elle n’est pas du même genre, vaut bien celle du médecin réputé) par ailleurs.
D’autre part, les symptômes de Bertha sont révélateurs de ses identifications. Par exemple, en toussant et en mourant de
soif, elle s’identifie dans le premier cas à son père malade, dans le second, à un frère cadet privilégié, donc, dans les
deux cas à un sujet masculin placé en situation de gratification passive.
Son désir caché pourrait dès lors se formuler ainsi : « Les hommes ont bien de la chance. Je voudrais être un homme
pour être gratifié par une femme (maman) ».
Le symptôme est révélateur d’un désir homosexuel passif contre lequel elle aurait d’abord lutté en adoptant la position
contraire, hétérosexuelle active (infirmière ).
On peut légitimement penser qu’elle a fini par guérir en s’identifiant à son premier objet d’amour, la mère active,
puissante, phallique : en se consacrant au sauvetage des prostituées, elle opte de toute évidence pour une identification
homosexuelle active si on veut bien admettre qu’elle entre en rivalité avec les hommes pour la possession des femmes.
L’épisode de l’hallucination du serpent, qui la plonge dans l’effroi originaire , peut s’interpréter dans le sens d’une
incapacité à occuper la position hétérosexuelle active (faire bander le père).
De telles interprétations sont évidemment gratuites dans la mesure où elles sont posthumes et invérifiables.
On peut toujours espérer que tous les symptômes viendraient à prendre leur place dans une histoire qui révélerait leur
sens mais cette assomption du sens n’est finalement réalisable que par la médiation du transfert, de l’interprétation et de
la perlaboration.
L’interprétation fait mouche pour autant qu’elle confère aux représentations (souvenirs, événements, sensations ) qui
surgissent dans la cure, un sens partageable, acceptable pour les deux partenaires. Il n’y a pas d’autre possibilité de
reconnaître d’abord, de perlaborer ensuite, les affects générés au sein même de la relation transférentielle.
Il ne faut jarnais perdre de vue l’aspect quantitatif de l’affect : c’est toujours une certaine quantité d’excitation
susceptible d’être reversée au compte d’une relation entre deux personnes - relation intersubjective donc - et
métabolisable (psychiquement) dans la mesure où leur organisation psychique est relativement pareille.
Or les affects oedipiens sont, dans notre aire de culture, ce patrimoine que nous avons en commun avec nos semblables.
Ils sont donc virtuellement compréhensibles et partageables puisqu’ils combinent :
le désir sexuel-érotique-amoureux dirigé vers l’objet substitutif de l’objet d’amour perdu - ou, dans le langage de
FLOURNOY, le parent phallique absent, c’est-à-dire l’objet (imaginaire) supposé satisfaire toutes les aspirations
sexuelles-amoureuses du sujet ;
le désir de mort orienté vers l’objet qui fait obstacle à la rencontre entre le sujet et son objet d’amour.
Par sa bipolarité constitutive, l’Oedipe conjoint le désir d’union (érotique) et le désir de mort (thanatique), son ambiguïté
tenant au fait que l’objet érotique n’est pas davantage désigné d’emblée que l’objet thanatique. Autrement dit, père et
mère peuvent occuper les deux places alternativement.
Si nous en revenons à l’épisode du verre d’eau, nous pouvons supposer, à la suite de FLOURNOY, qu’il a fallu six
semaines pour que Bertha et Breuer arrivent à une sorte de consensus concernant le minimum de sens partageable
attribué par l’une et l’autre à la scène en question : « C’est dégoûtant, oui vraiment dégoûtant ! ».
Dans les deux triangles ainsi constitués, Breuer s’identifie immédiatement à Bertha jalouse de son petit frère.
La communion sympathique repose sur l’illusion - inconsciente, faut-il le rappeler - d’être dans une commune situation
d’exclusion par rapport au couple mère-frère.
Le triangle dont il s’agit ici est plutôt pré-oedipien puisqu’il fait surgir la jalousie de l’aîné vis-à-vis du cadet.
Mais ce triangle se double de plusieurs autres :
Mathilde Breuer
où l’épouse légitime de Breuer est porteuse de l’interdit cette fois-ci authentiquement oedipien, de même que dans le
triangle suivant :
Petit frère
Joseph Bertha
où il est interdit au père(Breuer) de faire un enfant à sa fille imaginaire Bertha, comme au fils (Joseph) de faire un enfant
à sa mère (Bertha), ce qui conduirait à la confusion des générations.
Si on superpose tous les triangles, on trouve , à leur intersection, l’instance du Père Symbolique qui interdit toutes les
formes possibles d’inceste :
Mère-épouse Fils
PS
Père-époux Fille
Le symptôme de Bertha est facile à élucider à partir du moment où la scène inaugurale est remémorée.
A un désir violent de boire qui implique une demande d’amour jalouse adressée à la dame(mère) et l’élimination
conjointe du petit chien(frère cadet), répond un contre-affect de dégoût égal en violence.
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L’affect de dégoût n’étant pas soutenable, il est réprimé tandis que la scène (représentant-représentation) est oubliée
(refoulée).
Le quantum d’excitation exprimé par le dégoût est :
converti en symptôme somatique : soif +adypsie (refus et impossibilité de boire) ;
transformé en angoisse phobique : peur et évitement de l’acte de boire (sitiophobie).
Par là, on peut constater que la conversion, et donc aussi le refoulement, ont partiellement échoué.
Prise dans son entier, la formation symptomatique implique :
a) l’autopunition à travers la souffrance ;
b) la réalisation partielle du désir sur le mode inversé :adypsie versus potomanie ;
c) la réalisation du désir de vengeance (puiqu’on veut que je boive, je ne boirai pas) ;
d) la réalisation effective du désir d’étancher la soif sur un mode déplacé (elle mange compulsivement des pêches) ;
e) le plaisir ascétique de la résistance (Widerstandlust) où se manifeste l’essentiel de la jouissance.
Le défaut d’interprétation empêche de comprendre le sens de la scène. On ne peut pas savoir contre quoi Bertha se
défend, ni à quoi tend son désir, ni pourquoi il est tellement violent. Bref, le conflit n’apparaît pas. La notion même d’un
conflit quelconque échappe à l’entendement du thérapeute, ce qui ne peut que conforter Bertha dans sa défense.
Une interprétation pertinente aurait dû et peut-être pu renvoyer Bertha à sa jalousie infantile, et, rapportée au transfert,
jeter quelque lumière sur l’intensité de l’attachement accaparant voire tyrannique de Bertha vis-à-vis de Breuer.
Mais celui-ci n’y voyait goutte ; victime offerte à l’avidité hystérique de Bertha, il pouvait bien, en bon obsessionnel
qu’il était sans doute, se retrancher dans la vertu d’une bonne conscience professionnelle au-dessus de tout soupçon.
Mais le retour du refoulé se produira pour lui aussi, sous les espèces d’une culpabilité qui lui fera abandonner sa
découverte et la conquête, non de Bertha, ce qui serait ridicule, mais d’un petit morceau du territoire de la science.
Remember!
FREUD a toujours soutenu, en dépit de tous les remaniements de la théorie et de l’accent toujours plus grand mis sur le
transfert, que le but de la cure ne pouvait jamais être autre, en définitive, que la remémoration.
Le terme allemand « Erinnerung » indique mieux que le français « se souvenir » le processus qui consiste à franchir un
seuil (c’est le sens le plus originaire du préfixe er-) afin de faire (re)passer quelque chose au-dedans (inner) en sorte
qu’il (re)devienne propriété du Je. Le sens d’ « er-inneren » doit se comprendre en contrepoint de l’opération inverse du
refoulement qui vise au contraire à expulser (aus-stossen) quelque chose hors du moi.
Le vieux mot français « remembrer »(analogue au « remember » anglais) est encore plus parlant, d’autant qu’il fait
directement référence au corps, dont le moi n’est selon FREUD qu’une projection de la surface, au sens de l’image du
corps (l’imago spéculaire de LACAN) autant que de cette interface qu’est la peau (le moi-peau d’ANZIEU).
L’hystérique donne l’exemple éloquent de ce morcellement qui affecte conjointement le corps imaginaire et la pensée -
l’activité psychique - dans sa fonction intégrative de l’expérience affective.
43
Par ailleurs, si ce sont bien des « événements » qu’il s’agit de « remembrer », on peut encore ajouter que le mot allemand
« Ereignis »(fait, événement) se compose du même préfixe er- qui indique le franchissement d’un seuil et de la racine
« eign- » 15 qui évoque la notion de convenance personnelle et d’appropriation.
Au départ de cette étymologie - un brin fantaisiste -, admettons que, de tout ce qui advient au Je, n’accède au statut
d’événement que cela qui, lui convenant très bien ou au contraire pas du tout, le marque au point qu’il s’en trouve
modifié, c’est-à-dire différent d’avant. Nous dirons que pour un sujet donné, a valeur d’événement tout ce qui, parmi la
multitude des faits, l’affecte au point qu’il s’en trouve changé de quelque manière. Ce fait singulier entre dès lors dans
ce qu’il est convenu d’appeler son historicité : il se l’est approprié au titre d’événement.
Autrement dit, un événement n’est tel, pour un sujet donné, que s’il est chargé de sens.
C’est bien parce que l’événement a un sens qu’il peut prendre valeur de symbole, le symbole étant ce qui fonde une
communauté de sens pour au moins deux sujets.
Et c’est aussi pour cette raison que certains événements sont magnifiés tandis que d’autres sont occultés, que certains
procès sont publics tandis que d’autres se font à huis-clos etc. . .
C’est en magnifiant certains événements aux dépens d’autres moins reluisants qu’on fait l’histoire d’un peuple.
C’est pourquoi le travail de l’historien, qui est de rétablir la vérité des faits au sens de la relativisation de leur
« Affektbetrag », est un travail quasiment infini, chaque époque reconstruisant le passé sous un angle différent.
De ce point de vue, l’idéal analytique, en tant qu’il accepte sans condition l’exigence de vérité, est comparable à l’idéal
de l’historien.
Evidemment, l’entreprise n’est possible que si cette intention est partagée par l’analysant qui reste souverain dans le
choix qu’il fait, à un moment donné , de sursignifier un élément de son histoire et d’en désignifier un autre.
Encore faut-il ajouter que le modèle idéal de l’entreprise de mise en histoire - ou historisation - n’existe pas. Un
historien « hystérique » comme MICHELET n’est pas moins respectable qu’un historien « obsessionnel » comme
THIERS.
Pour un sujet donné nous définirons son historicité par l’ensemble des événements qu’il a vécus au sens fort du terme
(er-lebt). L’historicité est constituée par la totalité de ce qui est remémorable.
De ces événements, une quantité variable a sombré dans l’oubli. Sont importants les événements porteurs d’un sens que
le Je, à un moment donné , n’a pas su, pu, ou voulu assumer, comprendre ou intégrer. La cure analytique permet qu’ils
soient réactualisés après-coup.
Cependant, la remémoration ne se produit pas au hasard.
Comme c’est un travail qui se fait à deux, dans une ambiance saturée d’affects - transférentiels et contre-transférentiels -
, l’événement oublié ne resurgit dans la mémoire qu’au moment où, comme nous l’avons supposé dans le cas d’Anna 0. ,
la situation est mûre pour que les deux protagonistes soient en mesure d’en partager le sens.
Et ils ne peuvent tomber d’accord sur le sens de l’événement remémoré que parce qu’ils ont les moyens de se
comprendre du fait qu’ils ont une organisation psychique commune liée à une préhistoire semblable structurée selon les
grands axes du schéma oedipien.
On n’est jamais sûr que la restauration de l’événement ancien ne gauchit pas le sens originaire mais on peut être sûr que
hors de la référence commune à l’Oedipe, il n’y a pas de restauration possible. En effet, la restauration dont il est
question ici est une oeuvre commune qui exige une mutuelle compréhension.
En résumé, si l’historicité appartient en propre à l’analysant, la préhistoire oedipienne est un schème commun à
l’analyste et à l’analysant.
Sans cette commune appartenance, le travail d’historisation en quoi consiste la cure analytique , serait impossible.
On peut se représenter le processus de la manière suivante :
15
Eigen: propre, personnel. Sich eignen: convenir (Es eignet sich mir: ça me convient). Geeignet: approprié. Eignen:
appartenir en propre ( Es eignet mir: c’est à moi).
44
Une telle catégorisation n’a de sens que dans la mesure où elle permet de situer la spécificité de l’action psychanalytique.
Le processus d’historisation qui signe cette spécificité, équivaut à une (re)mise en sens de l’historicité du sujet en sorte
que, idéalement, il s’y (re)trouve.
L’histoire de tout un chacun se fait, se vit, dans le temps et donc au présent , temps quasi virtuel ( au dire des
grammairiens) qui opère la césure en même temps que la jointure entre le passé - les identifications, souvenirs,
fantasmes, objets internes etc. . . - et le futur antérieur (plutôt que le futur simple) auquel se décline « l’idéal du
moi », c’est-à-dire « ce que j’aurai été » quand la mort, selon le mot d’André Malraux, aura changé ma vie en destin.
L’intégration du temps équivaut à l’intégration de la mort - de la finitude, de la facticité - dans la vie, et c’est la
condition pour que la vie soit spécifiquement humaine, qu’elle corresponde à une « existence ». Car seul l’homme ex-
siste16 au lieu que l’animal , la plante et l’eau « sont ». Exister, c’est être là ( da-sein) où je suis, c’est-à-dire bien
présent - présent « à », comme on dit-, en même temps que « situé dehors »: étymologiquement « sistere », être placé
en latin, « ex », dehors. La dialectique dedans-dehors, association-dissociation est aussi celle qui gouverne l’acte de
parler quand parler a le sens fort de dia-loguer.17
En bref, l’entreprise analytique permet que le passé, sous ses différents modes, soit pour l’histoire personnelle qui se
déroule au présent, un moteur plutôt qu’une entrave.
La remémoration, c’est encore, à travers l’acte de (se) reconnaître 18 , la possibilité offerte de vivre au second degré
(Erleben), si on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire en résonance19 avec soi-même.
Revenons à BREUER et FREUD.
BREUER s’est fait le confident patient et attentif d’Anna 0. qui, grâce à l’autohypnose, arrivait à se purger de ses
souvenirs et fantasmes pénibles.
Pour BREUER, il ne faisait pas de doute que les symptômes étaient apparus dans l’état hypnoïde - facteur causal - mais
c’est aussi grâce à la cure hypnotique qu’ils pouvaient disparaître, à condition que soit retrouvée la première scène et
purgé (catharsis) l’affect en rapport.
16
C’est parce que l’homme ex-siste que la possibilité existe aussi pour lui de devenir schizophrène, dissocié. La
dissociation est sa condition même - « L’homme est un schizophrène-né » (Henry Maldiney) - qui n’apparaît comme
maladie flagrante que chez le schizophrène, c’est-à-dire celui chez qui la reliaison de l’affect et de la représentation est
devenue impossible. Le névrosé, par comparaison , n’est pas tant dissocié que malassocié, c’est-à dire qu’il établit des
liaisons inadéquates ( c’est le sens du « proton pseudo »).
17
Cette opération , qui a quelque chose à voir avec l'Aufhebung hégélienne, associe étroitement l'histoire et le dia-logue.
La cure analytique est un dialogue entre soi et soi. Ce n'est pas un monologue du fait de la présence du tiers-témoin que
représente l'analyste, dont la fonction de support du transfert permet la reconnaissance et la perlaboration des résistances,
ce qui est inaccessible dans l'auto-analyse. La démonstration de la coïncidence du dialogue et de l'histoire s'obtient "a
contrario " de la prise en considération du fait psychotique qui se signe de la perte conjointe de la possibilité et d'avoir
une histoire et de dialoguer. Le psychotique, d'une certaine manière, ne sait plus ce que parler veut dire. Parler, c'est à la
fois séparer et réunir. Comme disaient les Grecs, le Logos,c'est diairesis et synthesis, séparation et réunion.
18
« Erkennen » a aussi le sens de connaître charnellement.
19
« Erlebnistypus » est le terme employé par Rorschach pour désigner ce qu’on a traduit en français par « Type de
résonance intime ».
45
Si FREUD a pu soutenir l’affirmation que c’est le tandem Breuer-Anna 0 qui avait inventé la psychanalyse, c’est dans la
mesure où ils avaient adopté spontanément la technique consistant à considérer isolément chaque symptôme et à
raconter à propos de chacun d’eux le maximum d’histoires s’y rapportant.
Bien que l’expérience de BREUER révèle l’importance de l’anamnèse, la question du sens véhiculé par le racontage
d’histoires n’est pas vraiment interrogée.
BREUER reste purement causaliste, notamment parce que la notion de conflit psychique lui reste totalement étrangère.
Pour FREUD par contre, cette notion est fondamentale, comme est premier chez lui le point de vue dynamique.
Par exemple :
l’état hypnoïde n’est pas une cause mais une conséquence du processus hystérique ; le clivage de la conscience
qui caractérise cet état est un succédané du refoulement ; c’est dans la mesure où il ne veut (peut ou doit) rien
savoir de ce qui se passe que le sujet tombe dans l’état second qualifié selon les auteurs d’hypnoïde,
crépusculaire, oniroïde etc....
s’il y a refoulement d’une représentation (souvenir, fantasme), c’est toujours parce que le sujet doit se défendre
(Abwehr) contre une pensée pénible qui offense son narcissisme, sa pudeur, sa conscience morale ou toute autre
instance critique qu’il a fait sienne.
C’est bien pourquoi le symptôme a un sens, produit à partir d’un conflit , d’une contradiction, entre deux tendances
opposées : le désir et l’interdit, le masculin et le féminin, le paternel et le maternel, le réel et le possible.....
Ce que FREUD ne dit pas mais qui est dans l’air du temps, c’est que l’Histoire est la résultante d’antagonismes
incessants (« Les peuples heureux n’ont pas d’histoire ») qu’il vaut mieux maintenir dans la conscience et le souvenir
(Goethe : « Les peuples oublieux de leur histoire sont condamnés à la revivre »). Cette conception de l’Histoire a été
portée à son apogée par HEGEL dont on n’a pas manqué de souligner l’énorme influence qu’il a exercée sur notre
représentation de ce qu’est l’espèce homme.
Quoi qu’il en soit, FREUD découvre, non sans étonnement, que la méthode analytique induit l’analysé à devenir
romancier sans le savoir.
Je n'ai pas toujours été psychothérapeute. Comme d'autres neurologues, je fus habitué à m'en référer aux diagnostics
locaux et à établir des pronostics en me servant de l'électrothérapie, c'est pourquoi je m’étonne moi-même de constater que
mes observations de malades se lisent comme des romans et qu'elles ne portent pour ainsi dire pas ce cachet sérieux,
propre aux écrits des savants. Je m'en console en me disant que cet état de choses est évidemment attribuable à la nature
même du sujet traité et non à mon choix personnel. Le diagnostic par localisation, les réactions électriques, importent peu
lorsqu'il s'agit d'étudier l'hystérie, tandis qu'un exposé détaillé des processus psychiques, comme celui que l'on a coutume
de trouver chez les romanciers, me permet, en n'employant qu'un petit nombre de formules psychologiques, d'acquérir
quelques notions du déroulement d'une hystérie. Ces sortes d'observations doivent être jugées comme celles d'ordre
psychiatrique, mais présentent sur elles un avantage : le rapport étroit qui existe entre l'histoire de la maladie et les
symptômes morbides, rapport que nous recherchons vainement dans les biographies d'autres psychoses.
Je me suis efforcé d'intégrer les explications que je puis donner sur le cas de Fraulein Elisabeth v. R... dans l'histoire de sa
guérison. Peut-être n'est-il pas inutile d'en répéter ici l'essentiel. J'ai dépeint le caractère de la malade, certains indices
fréquents chez tant d'hystériques et qu'on ne saurait réellement mettre au compte de la dégénérescence, les dons, l'ambition,
la délicatesse morale, le besoin excessif d'être aimée et d'aimer qui trouve en premier lieu sa satisfaction au sein de la
famille, l'indépendance de sa nature outrepassant chez elle l'idéal féminin et se traduisant, pour une bonne part, par de la
ténacité, de la combativité et une extrême réserve. D'après les renseignements communiqués par mon collègue, on n'avait
connaissance, dans les deux familles, d'aucune hérédité morbide.
(Etudes sur l’Hystérie, page 127 de l’édition française)
En une dizaine d’années, à partir d’une expérience de médecin classique, où le malade est moins considéré que ne l’est
sa maladie ( « il a une neurasthénie » comme on a la grippe ou le sida) , en passant par l’hypnose et la suggestion qui
fonde essentiellement l’action thérapeutique sur le « rapport » médecin-malade (« Il n’y a pas de maladie, il n’y a que
des malades », disait Hahnemann, le fondateur de l’homéopathie, un contemporain de Mesmer ), FREUD est amené à
mettre en place une thérapeutique inédite où , tout bien considéré, le sujet est invité à s’exprimer sans contrainte, en
première personne.
Si la troisième personne, considérée du point de vue de la grammaire, est avant tout la personne dont on parle - et en ce
sens, c’est moins une personne qu’un objet - , la deuxième, la personne à qui on parle, la première est celle qui parle.
La position médicale classique ob-jective la personne, en fait un objet du discours, ou « un cas » , comme on dit. On
est alors soumis à l’impératif de lui coller au plus vite la bonne étiquette. L’hypnose ou la suggestion subjective la
personne, en fait le sujet de la parole de l’autre, comme on est « sujet » de sa majesté ou assujetti à la sécurité sociale par
exemple.
S’il y a une révolution freudienne , elle consiste essentiellement dans le dépassement de l’objectivation aussi bien que de
la subjectivation. Elle s’opère à travers un renversement du sens de la parole qui ne circule plus du soignant vers le
soigné mais en sens inverse. Le soignant n’est plus sensé dire la vérité sur le soigné (il) ni au soigné (tu), c’est au
soigné de prendre la parole. Et le voilà du même coup confronté à sa vérité, à « la vérité qui est la subjectivité » ,
comme a si bien dit Sören KIERKEGAARD.
Du fait de la présence de cet autre sujet qu’est l’analyste - encore faut-il qu’il soit « présent » -l’analysant ne peut pas
s’empêcher de parler à cet autre (« la troisième oreille »).
Il peut - et doit, s’il observe la règle fondamentale - parler librement, comme il y est invité. Mais le veut-il ?
Il arrive toujours un moment où le Je rechigne à dire, il ne le veut pas, ou ne le veut plus, parce que cet autre à qui il
s’adresse est devenu, sans qu’il y prenne garde, une personne investie de crainte, de désir, d’envie, de jalousie, d’amour
ou de haine.
Le silence signe toujours l’impact du transfert.
C’est en revivant sur le mode intersubjectif les affects jusque là réprimés que le Je trouve la possibilité de résoudre ses
conflits anciens, soit en récupérant et en sauvant son désir, soit en le condamnant sans équivoque.
Les conflits non surmontés, non seulement restent actifs et nécessitent l’action constante des forces refoulantes, mais la
part du Je qui est retenue en permanence dans les conflits est aspirée par le « ça » (Es) dont elle partage le caractère
indéterminé ou impersonnel (« on », ou « il » ou « elle », dans le cas de l’hystérie) ou bien infantile inférieur (« tu »
dans le cas de la névrose obsessionnelle , de la paranoia et de la mélancolie).
L’hystérique.
« La définition de l’hystérie, disait C. E. Lasègue (1878), n’a jamais été donnée et ne le sera jamais. Les
symptômes ne sont ni assez constants, ni assez conformes, ni assez égaux en durée et en intensité pour qu’un type même
descriptif puisse les comprendre tous. »
Un siècle a passé, l’imprécision demeure ; peu de désordres psychiques ont suscité cependant une telle curiosité,
tant de recherches, de discussions passionnées. À en lire le récit, on reste confondu du ton des polémiques ; la
bienveillance n’est pas de mise dans ces querelles d’écoles. C’est que l’hystérie, source d’inquiétude autant que
d’irritation, défi aux lois de la médecine anatomo-clinique, insaisissable, inclassable, met en cause, plus qu’aucune autre
maladie, la subjectivité de celui qui l’aborde. Avec elle jouent librement, massivement, les phénomènes de transfert
et de contre-transfert20. Les limites mêmes de l’affection sont difficiles à cerner. Si ses aspects typiques, spectaculaires
se laissent aisément repérer, il n’en est pas de même des manifestations mineures qui se situent aux confins du normal et
du pathologique. Quant aux modalités expressives de l’hystérie, elles tiennent autant du culturel que de l’individuel.
Selon l’époque et la culture, le groupe social facilite ou réprime les manifestations les plus bruyantes de la névrose. La
civilisation technique les favorisant peu21, on est rarement confronté aujourd’hui avec « la grande hystérie » telle qu’elle
fut popularisée par l’iconographie de la Salpêtrière au temps de J. M. Charcot, mais l’hystérie n’en a pas disparu pour
autant, elle s’est faite plus discrète, elle suit d’autres modes.22
20
On aime ou on n’aime pas les hystériques mais on ne peut s’empêcher de s’identifier ou de se contre-identifier à eux,
ce qui se comprend bien si on admet que le conflit nucléaire de l’hystérique est le conflit oedipien, conflit universel par
excellence.
21
Il est difficile de dire pourquoi la « conversion » hystérique est aujourd’hui, en Occident du moins, supplantée par la
« somatisation » psychosomatique. On peut invoquer, parallèlement au triomphe de la pensée « techniciste »,
« opératoire », la dévalorisation de l’imaginaire et des explications mythologisantes au profit des explications
rationnelles et mécaniques.
22
On peut se demander pourquoi l’hystérie s’empare de ce qui fait problème en médecine, comme par exemple
aujourd’hui les troubles alimentaires ( obésité, boulimie, anorexie), métaboliques, neuro-endocriniens, la tétanie, la
dépression etc. C’est sans doute que l’hystérique se plaît ainsi à dérouter l’autre, déplaçant la question du savoir sur le
désir vers la question du désir de savoir ( médical) sur le corps. Le non savoir sur le corps n’est qu’un déplacement du
non savoir sur le sexe.
23
La « belle indifférence » est typique de l’hystérie. Elle signe le refoulement et la négation en ce sens que le sujet se
comporte vis-à-vis de son symptôme comme si cela arrivait à un autre, ce qui justifie la formule de Lacan : « Le désir (
inconscient) est le désir de l’autre (= le sujet de l’inconscient) ».
24
La négation de la transgression - et donc de la faute - justifie la formule freudienne bien connue : « La névrose est pour
ainsi dire le négatif de la perversion . »
25
Métaphore ( condensation) et métonymie (déplacement) au premier chef.
48
symptôme hystérique qui est de structurer la relation à autrui. Les bénéfices secondaires qui en découlent s’avèrent
souvent si importants qu’ils conditionnent largement l’évolution de l’affection.
Le symptôme hystérique est en effet un message , inhabituel dans sa forme, mais éloquent dans son contenu,
singulièrement efficace en tant qu’appel à l’Autre26, parent, médecin, entourage proche ou corps social dans son
ensemble, dont il secoue l’indifférence et suscite inévitablement une réponse ; la qualité de cette réponse influera à son
tour sur le porteur du message, c’est-à-dire l’hystérique qui, décidé à se faire entendre, modèlera sa demande sur le désir
d’autrui27 ; de là viennent cette adéquation des symptômes aux concepts de l’époque et aux stéréotypes de la culture, et
cette étonnante fluctuation d’une sémiologie qui reste avant tout un langage.
Sans dresser l’inventaire de manifestations si protéiformes qu’elles peuvent simuler à s’y méprendre toute la
pathologie, on retiendra plusieurs caractéristiques de l’expressivité hystérique.
Les crises
L’hystérie est avant tout la « maladie des attaques »28. Plus de la moitié des malades en présentent peu ou prou.
Les unes paraissent directement motivées par la conjoncture relationnelle : banales crises de nerfs, évanouissements,
qu’une incitation un peu vive, une aspersion d’eau froide calment plus aisément que douceur et pitié. Les autres sont plus
mystérieuses, inquiétantes ; vécues dans un état de demi-conscience qui favorise les décharges agressives et orgastiques,
elles se déroulent suivant d’étranges scénarios où les fantasmes projetés sont représentés en pantomimes de terreur, de
violence ou d’érotisme. Au cours de « la grande attaque » qu’inaugure l’ascension de la boule hystérique de la région
ovarienne à l’épigastre puis à la gorge se succèdent convulsions désordonnées, contorsions bizarres, clownesques
(incurvation du corps en arc de cercle, grandes oscillations salutatoires du tronc), « attitudes passionnelles » figeant le
corps dans l’immobilité cataleptique de l’extase ou bien l’agitant frénétiquement de transes qui furent autrefois
qualifiées de démoniaques.
Les crises observées de nos jours sont généralement tronquées, de courte durée, mais n’en restent pas moins fort
spectaculaires. C’est lors d’hystéries collectives que les attaques atteignent au paroxysme. L’épidémie de danse de Saint-Guy qui sévit en
Allemagne à la fin du Moyen Âge, les sabbats de sorcières relatés dans les procès de sorcellerie, les scènes d’hystérie convulsive autour du baquet de
Mesmer ou sur la tombe du diacre Pâris au cloître Saint-Médard, les conversions épidémiques du revivalisme sont autant d’exemples de cette hystérie
convulsionnaire épidémique dont la « psychiatrie transculturelle » a fait connaître des équivalents contemporains : le mal de pelea à Porto Rico, le
pibloktoq esquimau.
26
On saisit par là une des différences essentielles entre l’hystérie et la névrose obsessionnelle. Dans celle-ci le rapport à
l’Autre - c’est-à-dire à l’Autorité - est fortement intériorisé alors que dans l’hystérie , il est fortement extériorisé et, qui
plus est, intensément dramatisé.
27
Qui renvoie à cet autre aphorisme de Lacan : « Le désir est désir du désir de l’Autre ».
28
Le spectacle donné dans l’ « attaque » dissimule mal le fait qu’elle simule un coït où l’hystérique joue les deux rôles -
masculin et féminin - du violeur et du violé. Ainsi la bisexualité de l’hystérique trouve-t-elle son origine dans la double
identification aux protagonistes de la « scène primitive ». Si on admet que celle-ci, en tant que fantasme originaire,
promeut la question de la différence des générations et de la rencontre impossible de la sexualité infantile avec la
sexualité adulte, alors on comprend que la question de l’exclusion-inclusion dans cette scène est primordiale pour la
compréhension de la problématique nucléaire de l’hystérie. Elle rend compte tout ensemble de la régression vers le
fantasme de séduction originaire qui lui est (onto)génétiquement antérieur, et du fantasme de régression intra-utérine qui
réalise l’inclusion sous une forme régressive ( voir l’exemple de l’Homme aux Loups), mais aussi de la prévalence du
couple exhibitionnisme-voyeurisme, de l’insistance de la problématique de la victimisation et de l’injustice, de la soi-
disant « exhibition de la castration » ( pourquoi me punit-on ainsi ?), de l’interpellation de la Loi, de la culpabilité
inconsciente, du besoin de vengeance, de la proclamation d’innocence etc.
49
29
Ce qui justifie que l’hystérie soit considérée comme la névrose sociale par excellence. L’expression « hystérie
collective » a vu le jour à la fin du 19ème siècle pour désigner la révolte du prolétariat contre la classe capitaliste
dominante. C’est bien sûr une expression typiquement « obsessionnelle ».
30
La « complaisance somatique », si typique de l’hystérie, sert à situer le symptôme au niveau du corps, ce qui
s’explique à la fois par le phénomène de régression formelle - la douleur physique (visible, objective) éveille plus
facilement la commisération que la douleur psychique ( subjective et invisible) - et la tendance à « exhiber sa
castration », autrement dit à se faire passer pour victime innocente de l’arbitraire et de l’injustice de l’Autre.
50
31
S.Freud (1908). Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité.
51
Formes cliniques
Selon le sexe
L’hystérie est environ trois fois plus fréquente chez la femme que chez l’homme. Elle est volontiers, chez
l’homme, mono- ou paucisymptomatique. Chez la femme s’observent des tableaux plus riches, plus mobiles, plus
polymorphes.
Les circonstances étiologiques diffèrent beaucoup d’un sexe à l’autre. Si l’on admet que l’hystérique laisse son corps négocier une situation
qu’il est incapable de surmonter par une conduite active, on peut comprendre aisément que chez la femme dominent les conflits de la sphère affective
ou sexuelle alors que chez l’homme les circonstances socio-professionnelles et les faits de guerre sont fréquemment retrouvés. « L’hystérie chez la
femme exprime une revendication affective impatiente qu’elle adresse à son entourage (parent, conjoint). Chez l’homme, il se produit un déplacement
du besoin de satisfaction affective qui ne s’adresse pas à la femme Ŕ dont il est méprisable de quémander l’amour en se faisant plaindre Ŕ, mais à la
société. L’être social impersonnel satisfait ce désir par le don d’argent. Aussi, si le bénéfice secondaire est souvent matériel chez l’homme, alors qu’il
est psychologique chez la femme, il satisfait chez l’un et l’autre la même revendication. La femme attend de son partenaire sa justification par
l’amour qui représente son besoin essentiel, tandis que l’homme s’affirme, non pas grâce à la tendresse de sa femme, mais par la réussite sociale qui
peut seule lui donner le moyen de revenir vers la femme en vainqueur. L’hystérie traumatique est fréquente chez l’homme alors que chez la femme,
même lorsqu’elle travaille, elle est rarissime ; la compensation sociale ne l’intéresse pas. La demande de la femme hystérique s’adresse à l’homme,
celle de l’homme à la société » (S. Lisfranc).
Selon l’âge
La moitié des malades présentent leurs premiers symptômes entre quinze et vingt-cinq ans ; 10 p. 100 seulement après quarante-cinq ans.
L’hystérie infantile n’est pas exceptionnelle ; elle n’a pas un pronostic spécialement péjoratif. Les accidents débutent souvent après une
maladie authentique et le rôle de l’imitation y peut apparaître indéniable tant dans le déclenchement que dans le choix des symptômes. Les crises
nerveuses, la boiterie, les contractures, les fièvres inexplicables en sont les aspects habituels. Les motifs inconscients sont généralement évidents :
valorisation par la maladie, identification à un parent malade, fuite devant des obligations scolaires, regain d’affection et d’intérêt.
L’hystérie du sujet âgé est assez souvent méconnue. Passée chez la femme la période ménopausique, la première survenue d’accidents
hystériques est une éventualité peu fréquente ; c’est presque toujours à l’occasion du décès d’un proche (mère, conjoint) ou du mariage d’un enfant
qu’apparaît une réaction de « deuil hystérique », et la béquille sur laquelle s’appuie l’astasique-abasique n’est qu’une image du soutien affectif qui
fait défaut. Les études sur le vieillissement des hystériques ont montré qu’avec l’âge les épisodes de décompensation avaient moins tendance à se
faire sur le mode déficitaire (paralysie) et davantage sur le mode algique. La dépression hypocondriaque est très fréquente dans la vieillesse des
hystériques.
Réactions hystériques
Les réactions hystériques sont des accidents isolés survenant à l’occasion d’un traumatisme émotionnel violent ou
d’une tension nerveuse prolongée. Elle s’observent surtout chez les sujets frustes ou peu doués présentant des traits
caractérologiques d’impulsivité ou de labilité émotionnelle. Les manifestations en sont spectaculaires : crises expressivo-
émotives, tremblements, mutisme ; elles sont de courte durée en général, mais il peut y avoir persistance d’un symptôme
lorsque le sujet se rend compte des éventuels bénéfices apportés par sa situation de malade. Ces réactions primitives sont
fréquentes dans les populations encore peu évoluées sur le plan culturel, où il peut aussi y avoir utilisation secondaire à
des fins telles que l’intérêt matériel, le prestige, l’autorité religieuse. Elles sont souvent observées en milieu militaire en
temps de paix et en temps de guerre. À longue échéance, le pronostic de ces formes semble très favorable.
52
Névrose hystérique
Les premières manifestations de la névrose sont fréquemment repérables dès l’enfance : émotivité, suggestibilité,
exaltation imaginative, troubles des conduites alimentaires, crises de nerfs, évanouissements, « comédies ».
Les grands accidents hystériques apparaissent par périodes en relation avec des situations vitales que le malade ne
peut assumer. Il n’est pas rare de les voir débuter peu après le mariage, ou la naissance du premier enfant.32 Tout
au long de l’existence, les épisodes conflictuels de la vie conjugale ou familiale, les frustrations affectives, les situations
d’abandon ou d’isolement pourront être l’occasion de décompensations transitoires ou durables. Qu’il s’agisse
d’obligations à éluder, de gratifications narcissiques à obtenir de la part d’un entourage indifférent, de dangers à éviter
en particulier dans le domaine sexuel, le refuge dans la maladie constitue pour l’hystérique une solution à laquelle il
recourt lorsque ses autres moyens de défense se révèlent insuffisants à lui procurer la sécurité et la valorisation
indispensables.
La durée et l’évolution des accidents hystériques sont très variables : tout peut s’observer depuis l’aphonie de quelques jours jusqu’à la
paraplégie clouant le malade au lit pendant des années. Si l’on se réfère aux statistiques portant sur des malades hospitalisés, l’on constate que pour
un tiers au moins d’entre eux la durée de l’accident dépasse un an, que pour un quart elle se prolonge au-delà de cinq ans. Parfois, il s’agit de
phénomènes répétitifs, de courte durée, utilisant chaque fois le même symptôme préférentiel ou changeant de registre à chaque épisode.
L’hystérie est une maladie dont l’évolution est étroitement conditionnée par le milieu. C’est le jeu des relations interpersonnelles avec les
parents, le conjoint, l’employeur, qui en modèle la physionomie, détermine les ruptures et les crises, permet des phases de relatif équilibre. Il y a des
milieux gratifiants et d’autres rejetants ; des familles hyperprotectrices, des conjoints masochistes entretiennent comme à plaisir des comportements
de dépendance régressive dont ils se satisfont. Si l’hystérie n’est pas au départ une maladie iatrogène, le médecin n’en a pas moins parfois un rôle
regrettable dans la fixation des troubles. En octroyant aux symptômes un cachet d’organicité, « il gèle la demande ». Certaines erreurs tactiques seront
par la suite difficiles à réparer. Rien de plus ardu que de « déchroniciser » un malade qui a organisé son existence de malade chronique et dont
l’assistance sociale favorise le style de vie parasitaire. Bien souvent on sera amené avec de tels malades à adopter une politique de compromis. Il
faudra toute l’habilité du thérapeute pour allier les gratifications raisonnables et les exhortations invigorantes dans une cure nécessairement de longue
durée et dont il n’est pas facile de garder toujours le contrôle. En revanche, lorsque le symptôme a perdu sa raison d’être ou que les bénéfices
secondaires sont devenus négligeables, si la situation de malade s’avère inconfortable, on peut assister à une guérison « en coup de foudre » quasi
miraculeuse. L’isolement, privant l’hystérique de son public, a souvent un rôle curateur : « Le rideau est baissé, la représentation s’achève. » L’effet
parfois magique de la suggestion tient autant au personnage du thérapeute qu’à la mise en scène qui l’accompagne. Tous les medicinemen, des
chamans aux curanderos, connaissent les procédés qui, abaissant le seuil de vigilance et frappant l’imagination, permettent une catharsis libératrice,
une guérison rituelle (un exorcisme) à laquelle la participation collective du groupe assure une solennité, une publicité, propres à en consolider les
effets. Nos techniques ne vont guère plus loin : hypnose, suggestion armée (faradisation du membre malade) et subnarcoses amphétaminées.
32
L’explication de ces faits a été donnée par Freud dans son article de 1912 : « Sur les types d’entrée dans la névrose ».
53
Freud
L’étude de l’hystérie tient une place centrale dans l’histoire de la psychanalyse. La mise au jour de la causalité
psychique de l’hystérie va de pair avec les découvertes principales de la psychanalyse (inconscient, conflit, fantasme,
refoulement, transfert, identification). À partir de 1893, date de la communication préliminaire avec J. Breuer, les
découvertes se succèdent : Les Psychonévroses de défense , 1893 ; Études sur l’hystérie , 1895 ; publication du cas
Dora, 1905. C’est d’abord la mise à jour du refoulement (l’idée intolérable est maintenue hors de la conscience), le
déchiffrage du sens de la conversion (le mot est de Freud) grâce à laquelle l’idée inconciliable se trouve neutralisée par
transmutation de l’excitation qui lui est attachée en une forme signifiante d’expression corporelle, la mise en évidence du
transfert et de son importance primordiale dans le déroulement de la cure. À la théorie traumatique initiale (rôle d’un
traumatisme sexuel vécu passivement dans l’enfance) est substituée progressivement la théorie des instincts. Le rôle du
conflit psychique inconscient 33 est reconnu comme majeur dans l’étiologie de l’hystérie et des autres psychonévroses de
défense. Le symptôme hystérique se voit défini comme le produit d’un compromis entre deux groupes de représentations
agissant comme deux forces de sens contraire (le désir et l’interdit Ŕ le principe du plaisir et le principe de réalité).
Parallèlement, Freud poursuit son auto-analyse, et le décryptage des symptômes de ses malades s’enrichit des
observations qu’il tire de l’analyse de ses propres rêves. Comme le rêve, le symptôme de conversion est un mode de
réalisation du désir ; il subit les mêmes transformations que l’imagerie onirique (condensation, déplacement,
interversion, identifications multiples). La découverte de la sexualité infantile permet enfin à Freud de repérer le conflit
nucléaire de la névrose hystérique, c’est-à-dire l’impossibilité rencontrée par le sujet de liquider le complexe d’Œdipe et
d’éviter l’angoisse de castration. Ainsi se met en place une théorie cohérente de la conversion hystérique, qui fait du
symptôme une réalisation déguisée du désir, explique pourquoi cette réalisation substitutive, est souvent représentée par
la mise « hors service » de la partie du corps qui justement aurait pu servir à la satisfaction du désir, explique aussi la
tolérance au symptôme et l’absence d’angoisse.
33
Comme on l’a vu plus haut, c’est essentiellement autour de la « scène primitive » avec tout son cortège de théories
infantiles que se noue le conflit primaire de l’hystérique, refoulé primaire qui attire ensuite à lui le refoulé secondaire
émanant du moi refoulant. Le refoulement rend compte du fait que dans l’hystérie, la régression topique est la régression
majeure. Mais les autres modes de régression - formelle, temporelle, libidinale - sont également actifs. Pour ce qui
concerne la régression libidinale, l’hystérique se différencie nettement de l’obsessionnel du fait que la régression
sadique-anale y joue un rôle mineur, comparée aux régressions phallique et orale.
54
Freud ne fut jamais entièrement satisfait de son élaboration théorique de l’hystérie ; bien des points lui semblaient
obscurs dans le phénomène de conversion. Pour expliquer le passage direct du psychique au somatique, il invoquait « la
complicité du corps »34, la conversion ne pouvant se produire que s’il y a conjonction entre dispositions corporelles et
conflit psychique.
4. Personnalité hystérique
On appelle personnalité hystérique un type de personnalité caractérisée cliniquement par les traits suivants :
égocentrisme, histrionisme, labilité émotionnelle, pauvreté et facticité des affects, érotisation des rapports sociaux,
frigidité sexuelle, dépendance affective.
L’histrionisme est le trait qui frappe dès l’abord ; tout est mis en œuvre pour attirer l’attention, plaire et séduire.
L’hystérique ne craint rien davantage que de passer inaperçue et, dans son besoin de paraître, utilise les procédés et
artifices habituels au monde du spectacle. Afficher un personnage, jouer un rôle, répond pour l’hystérique à une
nécessité impérieuse, celle d’éviter une rencontre authentique avec autrui. Derrière les déguisements qui la masquent, à
travers la multiplicité des personnages qu’elle emprunte, la personne de l’hystérique ne se laisse pas connaître. C’est
parce qu’elle n’a pu se forger une histoire qui lui soit authentiquement personnelle, ni une identité qui lui soit propre que
l’hystérique est amenée à vivre par substitution l’existence d’autrui. Rien n’est pire pour l’hystérique que la rupture de
cette relation à l’autre de laquelle lui vient le sentiment d’existence : elle est alors renvoyée à une solitude insupportable
dont elle cherche à se sortir en s’engageant dans une nouvelle relation aussi totalement et aussi frénétiquement que dans
la précédente. Cela explique l’impression de versatilité et d’insincérité qu’elle donne généralement, encore qu’elle
proteste de l’authenticité de ses sentiments, et, dans l’instant, elle a raison.
Le comportement de séduction qui caractérise la femme hystérique lui donne une valorisation narcissique
permanente tout en lui permettant de se maintenir à distance. Elle affiche une hyperféminité qui lui permet de se cacher à
elle-même et de dissimuler à autrui son absence réelle de féminité, son refus profond d’être une femme. Les attitudes de
coquetterie, les invites, autant de feintes propres à dérouter « l’adversaire » que laisse désarçonné un retrait ou une fuite
dont elle se glorifie. « Qu’elle nie en bloc tout besoin de l’homme, ou qu’elle démontre dans un couple pathologique
l’incapacité de son partenaire à la faire jouir, l’hystérique se présente comme celle qui sera toujours « déçue », qui
contestera toujours à l’homme sa capacité de la combler, c’est-à-dire sa virilité » (Israël et Gurfein).
C’est essentiellement contre la peur de la castration que sont orientés les mécanismes de défense dont le plus
fondamental est ici le refoulement. Les difficultés de résolution du complexe d’Œdipe ont laissé une ambiguïté dans
l’identification au père ou à la mère. Les tendances à l’identification féminine chez l’homme, à l’identification masculine
chez la femme, sont fortement refoulées, mais restent très actives, entraînant les troubles constants de la sexualité.35
Sans pouvoir élucider complètement les relations existant entre symptômes hystériques et personnalité hystérique,
on peut affirmer qu’il existe une certaine concordance entre les deux, mais non une superposition absolue. On trouve des
personnalités hystériques chez qui la somatisation est modérée ou transitoire, restant du domaine de l’asthénie, des
algies, des céphalées ; les troubles du caractère et de la sexualité domineront la scène. À l’inverse on observe des
accidents de conversion hystérique chez des sujets n’ayant pas une personnalité hystérique de base ; les faits de guerre,
les épidémies d’hystérie sont là pour le démontrer. En outre, les études de Chodoff, de Stephens, de Ljungberg mettent
en évidence l’existence fréquente chez les hystériques de conversion d’un autre type de personnalité, la personnalité
passive dépendante , psycho-infantile , assez proche de la personnalité orale des psychanalystes.36
34
La « complaisance somatique » : das somatische Entgegenkommen.
35
Ce qui explique le paradoxe fondamental de l’hystérique : brimé-bridé dans sa sexualité, handicapé plus ou moins
gravement à ce niveau, du fait du refoulement et de l’inhibition, il met de la sexualité partout, érotisant toutes les
relations d’objet, phénomène qui doit être mis en rapport avec un retour massif du refoulé.
36
L’infantilisme fait évidemment partie intégrante du tableau hystérique dont il constitue le versant régressif, toujours
présent à un degré ou l’autre, au même titre que les troubles de la sexualité. Ceux-ci peuvent toutefois disparaître
passagèrement ou donner même l’impression d’un spectaculaire renversement dans le contraire comme on le voit
banalement dans les crises de nymphomanie ou de satyriasis.
55
5. Frontières de l’hystérie
Hystérie et simulation
L’opposition entre simulation et hystérie n’est pas toujours admise, mais si l’on considère l’hystérique comme un
simulateur, il faut bien admettre qu’il n’est pas un simulateur comme les autres. Assurément son insincérité est plus ou
moins consciente mais comment parler de mensonge chez un être pour qui la réalité n’existe guère. Son absence
d’insight , son manque de pénétration psychologique vis-à-vis des autres rendent compte de la puérilité de ses
subterfuges, de son étonnement enfantin lorsqu’il est démasqué. Mais par une sorte d’érotisation de l’imaginaire, le
simulacre et le jeu peuvent devenir source d’un plaisir qui n’est pas sans perversité...
Expression émotionnelle
Ainsi que l’ont fait remarquer H. Ey, P. Bernard et C. Brisset, « le contenu manifeste de l’hystérie est une
exagération pathologique de certains modes normaux d’expression. À tout un chacun, la peur « coupe la voix ou les
jambes », l’attention concentrée nous rend « insensibles à la douleur » ou à certaines perceptions, nous « oublions »
certaines réalités qui nous gênent ; la joie, la peur ou la colère « nous font » danser, crier, rougir ou blêmir, serrer les
poings, le dégoût nous donne la nausée, etc. Ce sont là des manifestations non verbales de l’émotion. L’hystérique parle
ce « langage des organes » avec une éloquence toute spéciale. Il vit les métaphores au lieu de les parler, et c’est là
l’essentiel du phénomène de conversion somatique. »
Expression psychosomatique
Faut-il avec F. Alexander séparer radicalement le domaine de l’hystérie de celui de la névrose d’organes ? Il
semble préférable d’y voir une différence plus quantitative que qualitative. L’expression somatique de l’affect reste dans
l’hystérie facilement déchiffrable quoique symbolique, ce qui n’est pas le cas dans la pathologie psychosomatique. La
conversion psychosomatique est beaucoup plus profonde que la conversion hystérique ; elle comporte une atteinte
lésionnelle au niveau tissulaire (par exemple un ulcère d’estomac, un infarctus du myocarde), alors que le symptôme
hystérique est souvent mobile, toujours réversible, jamais authentifié39. Cependant, certains faits psychosomatiques sont
37
Inversement, le « travail psychique » vise à lier affect et représentations (mots et choses).
38
Il s’agit de ce « quantum » d’angoisse libre que Freud relie à l’insatisfaction sexuelle primaire et qu’il situe à l’origine
de toute névrose, qu’il s’agisse de la névrose (actuelle) d’angoisse ou des psychonévroses, la psychonévrose
obsessionnelle recelant elle-même un noyau d’ hystérie d’angoisse ( cfr le cas de l’Homme aux Loups qui est passé
insensiblement de la phobie des loups à une névrose obsessionnelle une fois qu’il a introjecté le rapport agressif au père
castrateur).
39
Pour beaucoup d’auteurs ( Marty, Fain, l’Ecole de Paris) le psychosomatique est « qualitativement » différent de
l’hystérique dans la mesure où, à l’instar de ce que Freud a décrit à propos des « névroses actuelles », la somatisation
serait la conséquence d’un défaut d’élaboration psychique, d’un clivage insurmontable et donc d’une déliaison incurable
56
bien proches des réactions hystériques, et il existe une grande similitude entre la personnalité hystérique et la
personnalité de certains psychosomatiques comme les allergiques.
Qu’il y ait des particularités neurobiologiques dans l’organisation de la personne hystérique, cela paraît une
évidence. Il y a eu des recherches dans ce domaine, inspirées généralement des théories pavloviennes et utilisant les
techniques de conditionnement. Les résultats en sont encore fragmentaires et contradictoires, les extrapolations souvent
hasardeuses. On peut cependant entrevoir dès maintenant un apport possible de la psychologie expérimentale et de la
neurophysiologie au problème de l’hystérie. De là viendront peut-être des éclaircissements sur ce qui entrave au départ
la formation des processus symboliques et par là même rend l’hystérique incapable de maîtriser son imaginaire.
© 1995 Encyclopædia Universalis France S.A.Tous droits de propriété intellectuelle et industrielle réservés.
Auteur : Thérèse LEMPERIERE.
"Dès l'âge de six ans, j'ai souffert d'érections et je sais qu'un jour, je suis allé trouver ma mère pour
m'en plaindre. Je sais aussi que pour cela, j'ai eu à surmonter des scrupules, car je soupçonnais
qu'elles avaient un rapport avec mes représentations et ma curiosité, et pendant quelque temps, j'ai eu
l'idée maladive que mes parents savaient mes pensées, ce que je m'expliquais en supposant que je les
prononçais à haute voix, mais sans les entendre moi-même. Je vois là le début de ma maladie. Il y
avait des personnes, des jeunes filles, qui me plaisaient beaucoup et qu'avec une extrême impatience,
je désirais voir nues. Mais à propos de ces désirs, j'éprouvais un sentiment d'une inquiétante frayeur,
comme s'il devait arriver quelque chose si je pensais cela, et je me disais que je devais tout faire pour
l’empêcher". Pour illustrer ces premières craintes, il indique : "Par exemple, que mon père ne vienne à
mourir".
Mon corps, souvent calme durant des années, fut alors de nouveau secoué, jusqu'à ne plus
pouvoir le supporter, par ce désir d'une petite chose dégoûtante, légèrement repoussante, honteuse,
sale; également dans les réalités les meilleures qu'il pouvait y avoir pour moi dans ce domaine, il y
avait quelque chose de cela, une sorte de très légère mauvaise odeur, quelque chose du soufre, de
l'enfer ...
La crasse est ma seule propriété ...
Franz KAFKA. Lettres à Milena.
Il est encore vrai que tu ne m'as pour ainsi dire jamais vraiment battu. Mais tes cris, la rougeur
de ton visage, ta manière hâtive de détacher tes bretelles et de les poser sur le dossier d'une chaise,
tout cela était presque pire que les coups. Il en va de même pour un homme qui est sur le point d'être
pendu. Si on le pend vraiment, il meurt et tout est fini. Mais qu'on l’oblige à assister à tous les
préparatifs de la pendaison, qu'on ne lui communique la nouvelle de sa grâce que lorsque le noeud lui
pend déjà sur la poitrine, il se peut qu'il ait à en souffrir toute sa vie.
La névrose obsessionnelle ne commence à exister en tant qu'entité nosologique autonome qu'à partir de 1894,
date où FREUD fait paraître « Les psychonévroses de défense ».
Il n'est sans doute pas exagéré de soutenir que la psychanalyse a pour ainsi dire acquis un quasi-
monopole des découvertes sur la pathologie obsessionnelle sur le plan clinique et psychopathologique. Cette
entre les affects et les représentations, ce qui explique l’inefficacité du traitement psychique. Mais il est incontestable
qu’il y a des cas mixtes, dont notamment les allergiques.
57
fécondité et ce succès sont dus à l'originalité de FREUD, au fait que celui-ci ne cessa de mettre au centre des
symptômes obsessionnels le désir et ses avatars. Cependant, FREUD comprit qu'il ne fallait jamais scinder
totalement, dans l'expression de la pulsion qui est en cause dans l'obsession, l'affect qui en connote le message
et qui sous-tend le dynamisme obsessionnel pour le relancer indéfiniment, et le représentant pulsionnel, le
signifiant, qui permet la lecture des jeux du refoulant et du refoulé . . .( André GREEN, Encyclopédie Médico-
chirurgicale, Obsessions et psychonévrose obsessionnelle, 1962 ).
En 1903, JANET proposait le concept de psychasthénie pour désigner un groupe d'affections analogues, tout en
se référant à des conceptions étiopathogéniques complètement différentes. Là où FREUD adopte d'emblée un schéma
d'interprétation dynamique, considérant les symptômes de la névrose obsessionnelle comme l'expression d’un conflit de
forces antagonistes, JANET - qui se situe dans le prolongement des théories organicistes, constitutionnelles et
dégénératives - invoque un état déficitaire, une baisse de tension psychologique, la faiblesse des fonctions de synthèse
mentale.
La démarche intellectuelle de FREUD lui a sans doute été partiellement facilitée par la signification particulière
du "Zwang" en allemand, si difficile à traduire en français.
La même difficulté de traduction existe pour la notion de "Trieb" qui lui est coextensive; en effet, il y a dans le
"Zwang" comme dans le "Trieb" une idée de tension dynamique qui n'est que faiblement rendue par le terme français
d'obsession.
Les obsessions, ou les compulsions, désignent des pensées (Zwangsvorstellungen) qui assaillent un sujet, ou des
actes (Zwangshandlungen) qu'il se contraint ( Zwingen = contraindre) ou qu’il s’interdit de commettre en dépit du
caractère absurde qu'il leur attribue. De telles manifestations peuvent survenir en dehors du cadre de la névrose
obsessionnelle vraie. A fortiori, elles n'impliquent pas l'existence d'une structure obsessionnelle, laquelle peut d'ailleurs
être complètement asymptomatique.
A l'origine de la névrose obsessionnelle, comme de toute névrose, il y a le refoulement. C'est pourquoi on peut
dire que toute névrose obsessionnelle se développe autour et à partir d'un noyau hystérique. Hystérie et névrose
obsessionnelle qui figurent aux pôles opposés de l'axe névrotique, ont cependant une commune origine.
Au départ, il y a, dans les deux cas, l'écueil oedipien et l'angoisse de castration qui entraîne le refoulement.
Celui-ci ne réussit que dans l’hystérie de conversion. Dans l’hystérie d’angoisse ( névrose phobique) et la névrose
obsessionnelle, la persistance de l’angoisse est le signe de l’échec du refoulement.
Dans l'hystérie, cependant, la régression est essentiellement topique et affecte principalement le moi, c’est-à-dire
que celui-ci va se défendre essentiellement et quasi uniquement par le refoulement et sur le mode inconscient. Le moi
hystérique ignore de larges pans de la réalité, scotomisant toutes les perceptions chargées de désir prohibé, il privilégie
le fantasme dans l'expression du désir et se trouve périodiquement débordé par le retour du refoulé qui s'exprime dans le
passage à l'acte, l'angoisse ou le symptôme de conversion; quoique débordé, il s'efforce de maintenir tant bien que mal,
et plutôt mal que bien, le primat du génital.
Chez l'obsessionnel, il se produit en plus une régression libidinale, du stade phallique au stade sadique-
anal. Il en résulte notamment une désintrication (Entmischung) des composantes agressives et des composantes
érotiques de la libido avec une nette prévalence des premières. La gravité de la névrose obsessionnelle se mesure au
degré de cette désintrication.
D'autre part, l'opposition masculin-féminin ou phallique-châtré, qui spécifie la névrose hystérique, cède ici la
place au couple plus primitif du passif et de l'actif, caractéristique de l’érotisme anal, lié au conflit de la rétention et de
l'expulsion et centré sur la « demande de l’autre »
La sexualité génitale est appauvrie au profit de la recherche de satisfaction des pulsions partielles,
prégénitales, qui sont notablement renforcées.
Tandis que, chez l'hystérique, le ressort principal à l'oeuvre dans la formation des symptômes est représenté par la
condensation métaphorisante (intrication amour-haine , « hainamoration », homme-femme etc), chez l'obsessionnel, ce
rôle est dévolu au déplacement. Le symptôme obsessionnel est métonymique : il privilégie la partie aux dépens du tout (
l’obsessionnel s’intéresse aux détails, aux boutons de guêtre, aux point-virgules ...) et tend à investir des signifiants de
plus en plus éloignés du signifiant premier.
58
La régression prégénitale est utilisée par le moi pour fuir les émois érotiques oedipiens sur les injonctions d'un
Surmoi particulièrement cruel qui se comporte à son égard comme si le refoulement ( au sens d’un renoncement) n'avait
pas eu lieu.
Au moins en s'installant dans l'univers sadique-anal le Moi en tire-t-il certains bénéfices : il ne subit pas la même
régression que le moi hystérique. Il conserve la faculté de contrôler la situation, contrôle qui échappe presque
totalement à l'hystérique du fait que ses défenses fonctionnent à un niveau plus inconscient et lui sont ainsi dérobées.
Ceci explique que l’obsessionnel, en dépit de la tyrannie surmoïque, se suicide rarement, à la différence de
l'hystérique, chez qui le surmoi, tapi dans l'ombre, est d’autant plus meurtrier qu'il agit masqué et à l'improviste. Sisyphe
est moins menacé que Phèdre.
Ce contrôle, le moi l'exerce, d’une part en inhibant la motricité, au point que le non-agir devient la devise de
l'obsessionnel, et, d'autre part, en aiguisant ses facultés de pensée consciente.
Au non-agir répond la compulsion à penser : c’est ce que Freud appelle la « régression de l’acte à la pensée »
(voir infra). Impuissant dans ses actes, l'obsessionnel se récupère dans la toute-puissance de la pensée. La valorisation
narcissique du Moi en tant qu'agent de la pensée consciente est une caractéristique majeure de la personnalités
obsessionnelle : « Je pense donc je suis ».
Tous les symptômes obsessionnels sont teintés de l’ambivalence profonde qui caractérise l'analité :
retenir/expulser, conserver/détruire, garder/ perdre, valoriser/ dévaloriser, aimer/ haïr, se soumettre/ se révolter etc .
En la répétant indéfiniment dans le registre de l'analité, le sujet se condamne a revivre perpétuellement
l'expérience de la castration, tout en protestant énergiquement contre elle et en se consolant par ce paradoxe : si elle se
répète sans arrêt, il se pourrait bien qu'elle n’eût jamais lieu.
Mais la crainte de la castration-punition n’est jamais apaisée. Souvent elle se déplace sur la pensée de la mort.
La procrastination et l’impossibilité de terminer certaines tâches procèdent de cette assimilation du « fini » et du
« mortel ». En remettant toujours le terme à plus tard et en ne terminant jamais rien, l’obsessionnel conjure la fatalité
de la mort.
Une autre conséquence de la régression anale est que la satisfaction de posséder, de dominer, de contrôler,
d'affirmer sa maîtrise, prend le pas sur le désir de fusion érotique qui réclame une éclipse du moi ( « Là où naît l’amour,
périt le moi, ce sombre tyran ! »).
L’obsessionnel est travailleur, sourcilleux sur le chapitre de la propriété et peu enclin aux émois amoureux et à
l'abandon de soi.
Les affects éprouvés par l'obsessionnel sont moins l'angoisse que la culpabilité et le remords, lesquels
permettent précisément de lier l'angoisse.
Du fait de la régression sadique-anale, le retour du refoulé se produit sous des aspects destructeurs; dès lors, le
moi s'oblige à lutter contre ses tendances sadiques en usant de mécanismes particuliers, quasi spécifiques de la névrose
obsessionnelle, tels que l'isolation, l'annulation rétroactive et la formation réactionnelle.
L'isolation, qui constitue le mécanisme le plus caractéristique de la névrose obsessionnelle, consiste à dépouiller
certains événements ou certaines pensées de leur charge en affects, de séparer l'action de la pensée et de supprimer les
rapports associatifs entre certaines représentations.
Pour ces différentes raisons, l'isolation, et l'intellectualisation qui en est le corollaire, ont pu être assimilés par
FREUD aux principes fondateurs de la pensée scientifique, rationnelle et désaffectée.
L'isolation correspond à un mode archaïque de défense contre la pulsion : l'interdiction de toucher ; le toucher
figure, on le comprend sans peine, la condition sine qua non de toute satisfaction sexuelle, "le contact corporel étant le
but immédiat de l'investissement d'objet aussi bien agressif que tendre" (FREUD). La relation d’objet de l'obsessionnel a
été définie par Maurice BOUVET40 comme une « relation à distance ». Le Moi, extrêmement attaché à ses objets,
40
Maurice Bouvet (1953). Le moi dans la névrose obsessionnelle.Oeuvres Psychanalytiques 1 . Payot, Paris, 1967.
59
collant à eux, les vivant souvent comme autant de prolongements narcissiques, n’ose cependant les étreindre en raison
des craintes destructrices qu'il nourrit à leur endroit. La peur de détruire l'objet en 1’étreignant oblige le moi a
désaffecter la relation et à la maintenir à distance. Lorsque l'isolation échoue, le moi est obligé de recourir a des
modes de défenses plus primitifs : annulation, rituel, vérification, toute-puissance de la pensée, magie .
L’ « annulation rétroactive » (Ungeschehen machen, undoing what has been done) a le sens de faire en sorte,
comme par magie, que ce qui a été , au sens d’un acte posé, soit considéré comme non advenu.
Enfin, le moi se défend encore contre les pulsions sadiques en développant des formations réactionnelles : à la
haine, à 1’ égoïsme et au cynisme, il substitue la pitié, l'altruisme et le souci. Il n'est pas rare cependant que sous les
dehors de la formation réactionnelle, le besoin sadique primitif continue de se manifester et de trouver une satisfaction
déguisée : "Summum jus, summa injuria".
Les formations réactionnelles, hautement investies par le moi qui tend à se les assimiler, contribuent à façonner
une carapace caractérielle d'une grande valeur narcissique.
Les bénéfices secondaires de la névrose obsessionnelle résident dans cet investissement narcissique des
défenses, qui a tendance à se renforcer avec l'âge et qui constitue, avec l'isolation qui empêche la réintégration des
affects, l'obstacle le plus important auquel se heurte l'entreprise thérapeutique.
L'entité clinique la plus proche de la névrose obsessionnelle, celle aussi avec laquelle elle se combine le plus
volontiers, est sans conteste la névrose phobique.
Les infiltrations psychotiques qui se produisent chez l'obsessionnel n'ont pas échappé à FREUD. C'est un des
éléments qui l'incitait à considérer la névrose obsessionnelle comme un Eldorado promis à l'explorateur des profondeurs
de l'inconscient dynamique.
Mélanie KLEIN, pour sa part, considérait la névrose obsessionnelle comme une forme cicatricielle de psychose
infantile.
Maurice BOUVET, quant à lui, y voit essentiellement une défense contre la dépersonnalisation, marge de la
faillite psychotique.
Si, par exemple, dans la mélancolie et la paranoïa, comme dans la névrose obsessionnelle, on rencontre la même
ambivalence amour-haine à l'égard de l'objet, les techniques défensives employées par chacun sont bien différentes : le
paranoïaque projette, le mélancolique introjecte, l'obsessionnel isole.
Karl ABRAHAM a conféré quelque consistance à l'analogie entre mélancolie et névrose obsessionnelle.
Considérant que de nombreux mélancoliques montrent en phase intercritique des traits de fixation anale, tout comme
les obsessionnels, il a cherché à expliquer les destinées variées d’une même fixation. Le plaisir d'expulser et de retenir
les fèces, considéré sous l'angle de l'érotisme anal, lui est apparu comme l'analogue, sous l'angle de la relation
objectale, du plaisir de contrôler possessivement l’objet et de le rejeter en le détruisant. Les points de fixation du
mélancolique se situent vers le pôle sadique-anal primaire (expulsion-destruction) qui lui ouvre la voie de la régression
orale en cas de crise, tandis que "la fixation obsessionnelle n'entraîne ni abandon ni destruction de l'objet mais oeuvre
toujours dans le sens d'une hégémonie conservatrice à l'égard de celui-ci" .
60
Rappelons que ce qui spécifie la relation d’objet mélancolique est le fait que celle-ci est profondément
ambivalente mais surtout que l’objet du mélancolique est avant tout un objet narcissique, c’est-à-dire un objet
d’identification beaucoup plus qu’un objet libidinal, et qui plus est, un objet identificatoire qui sustente la valeur
intrinsèque du sujet et lui est de ce fait indispensable. Ainsi par exemple celui qui se suicide après que son pays ou son
parti a subi une défaite, commet un suicide mélancolique du fait que lui-même est atteint dans sa valeur narcissique,
proprement avili, néantisé.. Dès lors on comprend ce que Freud veut dire lorsqu’il affirme, dans « Deuil et
mélancolie » (1915) que les accusations portées par le sujet contre lui-même sont en fait des accusations portées contre
l’objet. Les officiers français qui se sont suicidés en juin 40 se trouvaient déshonorés ; en fait ils accusaient la France
d’avoir perdu l’honneur.
Chez l'obsessionnel, pour ce qui concerne la relation à l’objet, conservation et destruction-expulsion ne sont
jamais séparés : l'objet, tout comme le moi, est à la fois, et en même temps, valorisé et dévalorisé, investi et désinvesti,
sans cesse détruit et reconstruit.
L'obsessionnel qui n'arrête pour ainsi dire jamais de penser la destruction, peut bien être qualifié de dépressif
latent mais il est en quelque sorte vacciné contre la mélancolie et le suicide.
La « régression de l’acte à la pensée » doit s’entendre en référence aux deux schémas de l’arc réflexe et de la
production onirique. Lorsque l’excitation - qu’elle soit le produit des stimuli internes ( pulsionnels) ou externes - suit la
voie de l’arc stimulus-réponse, elle aboutit en action motrice et ou en décharge, corporelle, d’affect. Au cours du rêve,
l’excitation suit une voie régrédiente - « régressive » - qui, au départ de l’investissement des représentations-mots (
restes diurnes préconscients) et de leur transformation en représentations-choses ( images ) , aboutit en représentation
hallucinatoire.
Or la pensée est conçue par Freud comme dérivée de l’hallucination.
Les pensées sont pour ainsi dire des hallucinations qui ont perdu leur intensité perceptive. Des impressions, fortes
à l’origine, se dégradent en idées, d’intensité faible ( David HUME, voir fin du cours pour ceux qui en ont le courage).
De ce point de vue, les pensées obsessionnelles occupent une position intermédiaire entre l’hallucination et la
pensée ordinaire ; elles n’atteignent en tout cas jamais la vivacité hallucinatoire ; c’est ce qui a fait dire à Freud que
l’attitude obsessionnelle était proche de l’attitude scientifique dans la mesure où, procédant d’un doute fondamental -
mais non méthodique ( Descartes) - , elle tend à produire une pensée totalement désaffectée, « isolée ».
L’hystérique diffère sur ce point de l’obsessionnel en ce sens qu’il ne parvient pas à « isoler » l’affect des
« représentants représentatifs de la pulsion » (Triebvorstellungrepräsentanze) rebaptisés « signifiants » par LACAN ; ou
bien l’affect est converti en symptôme somatique, ou bien il s’exprime dans les crises et les attaques, aboutit en
hallucination dans la psychose hystérique, ou bien encore, il nourrit le passage à l’acte qui prend alors valeur de
décharge affective.
On se rend compte que les multiples déplacements d’une idée à l’autre servent chez l’obsessionnel à « isoler »
l’affect - comme l’isolant préserve de la décharge électrique - mais l’isolation ne peut jamais réussir complètement. Le
retour du refoulé intervient tôt ou tard sous forme de raptus anxieux, de crise de fureur, de passage à l’acte agressif ou
d’accès de dépersonnalisation.
Ajoutons que l’hyperinvestissement de la pensée par l’obsessionnel explique que celle-ci soit sexualisée ( ou
érotisée, c’est-à-dire que l’obsessionnel y trouve son plaisir, ce qui fait qu’il est volontiers cuistre, pédant et précieux
jusque dans sa manière de parler en cul de poule, d’articuler les mots comme s’il expulsait des crottes de lapin),
sexualisation qui en retour rend compte du fait que cette pensée exagérément sexualisée est sans cesse combattue par le
moi. Ainsi l’obsessionnel n’en finit-il pas de penser tout en critiquant sa manière de penser, se perdant en circonlocutions
interminables. La conflictualité de base est transposée presque totalement au niveau de la production mentale. Comme
disait Poincaré : « La science est un cimetière d’hypothèses ». Cela plaît à l’obsessionnel, cette odeur de cimetière qui se
dégage de la « chience ».
On doit l’entendre dans le sens d’une intériorisation, moyennant transformation préalable, de la relation
d’objet ( intrinsèquement séductrice) sado-masochiste primitive à la mère et de la relation d’échange anal qui
l’accompagne presque nécessairement.
L’intériorisation rend compte du fait que l’obsessionnel fait sa névrose tout seul ; en cela, il est bien différent de
l’hystérique qui est toujours en prise sur quelqu’un d’autre ou sur une collectivité.
La transformation, quant à elle, résulte d’un déplacement de la relation d’objet de la sphère maternelle à la
sphère paternelle. L’Autre, dans la névrose obsessionnelle, c’est le père en tant que représentant de l’Autorité, de la
Loi, et exécuteur des sentences. Dans la réalité, cette autorité peut bien évidemment continuer d’être incarnée par la
mère, cas habituel en ce qui concerne la femme obsessionnelle.
Dans la névrose obsessionnelle, comme chez l’individu présumé normal, le rapport à la Loi est fortement
intériorisé, mais ce qui différencie l’obsessionnel du normal est le fait que, dans son cas, ce rapport reste sexualisé du
fait de l’imprégnation prégénitale sadomasochiste et anale.
« Normalement », rappelons le, l’Oedipe s’achève par l’identification au Père et l’intronisation de l’instance du
Surmoi ( « Le Surmoi est l’héritier du complexe d’Oedipe ») qui en est l’analogon. « Normalement », la relation entre le
moi et le Surmoi reste aussi inconsciente et muette que l’identification paternelle qui la sous-tend, l’ensemble du
processus allant dans le sens de la désexualisation. La resexualisation est une marque de la névrose.
Du fait de l’intériorisation, le rapport sadomasochiste est devenu intrapsychique. Dans les termes de la seconde
topique, le conflit oppose désormais un Surmoi sadique, tyrannique et impitoyable à un moi devenu masochiste qui rêve
tout le temps d’abattre le tyran - reliquat du désir oedipien de tuer le père - mais qui s’arrange masochiquement pour
être tout le temps arrêté, puni et condamné aux galères jusqu'à ce que mort s’ensuive.
Il y a chez l’obsessionnel une érotisation de la souffrance et de la mort qui est bien différente de la même
érotisation observée chez l’hystérique : l’un meurt d’épuisement, l’autre de plaisir.
Le dressage sphinctériel qui préside à la relation anale avec la mère introduit aux questions, capitales pour le
devenir social de l’individu, de l’échange, de la nécessité de donner et de recevoir, des « productions » du sujet et de
leur valeur et, par extension, de la valeur du sujet lui-même, bref tous les problèmes qui gravitent autour de la question
de la « dette symbolique ». Qu’est-ce qu’on nous demandera au moment du jugement dernier ? Qu’as-tu fait de tes
talents ?
Ce qui est intériorisé ici, c’est le rapport du sujet à la « demande de l’Autre », une fois encore transférée du
champ maternel ( où règne le petit « autre » de Lacan) au champ paternel (celui du grand « Autre »).
La demande adressée par la mère à l’enfant de lui faire cadeau de ses selles équivaut imaginairement au sacrifice
d’une possession du moi dont la connotation corporelle est évidente. En effet, les selles sont vécues d’abord comme
faisant partie du corps propre et ultérieurement comme un produit, le plus volumineux et le plus précieux, du corps.
C’est pourquoi la défécation éprouvée comme perte-séparation d’une partie du corps propre, a la signification d’un
modèle précurseur du fantasme de castration. Les autres « précurseurs de la castration » habituellement évoqués par
les auteurs ( notamment Françoise Dolto qui ne s’est jamais gênée pour parler à tort et à travers de la castration ) sont,
dans l’ordre, le retrait du sein, le départ de la mère (cfr l’enfant à la bobine), la venue d’un cadet, l’exclusion de la
chambre des parents ( scène primitive) et toutes les gronderies qu’on subit dans l’âge tendre.
Le manège de la séduction anale peut être vécu après-coup comme le prototype d’un jeu de dupe où on s’est fait
avoir jusqu’au manche. Mais le même jeu pourra valoir aussi comme modèle de la séduction future pour un sujet qui, à
l’inverse du précédent, survalorisera ses productions et possessions, inondant l’autre de ses cadeaux et de ses oeuvres.
Dans cette affaire, le plus important à prendre en considération est le fait que l’échange anal se déploie tout entier
dans le registre de l’imaginaire du fait que la valeur du produit « selle » échappe à la loi commune, soumise qu’elle est
au seul caprice maternel en tant que celui-ci alimente l’imaginaire de l’enfant : les selles n’ont que la valeur que leur
accorde la mère et on s’apercevra bien un jour que cette valeur est nulle en regard de ce qu’elle signifie
symboliquement : un don d’amour.
Cependant les traces laissées dans l’inconscient par la dialectique anale primaire sont extrêmement importantes
pour l’avenir car elles déterminent le rapport du sujet à sa toute-puissance ; garde-t-il les selles ou les offre-t-il
cérémonieusement et le voilà tout-puissant, princier, souverain. Mais garder signifie aussi égoïsme et ladrerie, donc
mauvais (). Il arrive aussi que le don soit vécu comme dépossession douloureuse : le sujet se retrouve spolié,
démuni, comme plus tard il sera sans le sou, regrettant amèrement d’avoir fait cadeau de ses biens à des ingrats. Faites
du bien à un vilain, il vous crache dans la main. Stront voor dank ! Les avatars de cette histoire de don et de demande
sont innombrables.
La transposition de la question de la dette imaginaire - qui est sans limites comme la demande d’amour - de la
sphère maternelle à la sphère paternelle débouche normalement, par la médiation de la loi tierce ( symbolique,
paternelle ) sur sa transformation en « dette symbolique », système d’obligations réciproques et limitées.
62
Chez l’obsessionnel la question de la dette reste en suspens, ce qui se manifeste par un rapport irrationnel aux
obligations sociales, aux objets de valeur et surtout à l’argent. Celui-ci, comme tous les objets anaux, est ou bien
survalorisé ou bien méprisé, suscitant alternativement l’avarice et la prodigalité. De toute manière ce rapport est
toujours lourdement grevé d’ambivalence. Par exemple, l’avare aime et déteste l’argent puisque celui-ci est à la fois sa
raison de vivre et ce qui l’empêche de vivre.
La névrose obsessionnelle est comme nous venons de le voir, le produit d’une double intériorisation :
intériorisation du rapport à l’Autorité et intériorisation de la demande de l’Autre.
Par là on peut comprendre que c’est par excellence la névrose des Temps modernes, le modèle dominant de notre
civilisation.
Notre culture, en effet, est dominée par les idéaux d’autonomie individuelle ( au principe de la démocratie
libérale) et de productivité ( au principe du capitalisme). La double intériorisation représente la condition de possibilité
de la réalisation de ces deux idéaux qui réclament à un niveau élevé des qualités éminentes : sens des responsabilités,
initiative personnelle, travail , persévérance, prévoyance, abnégation etc.
On ne s’étonnera donc pas que l’obsessionnel apparaisse comme la caricature de l’individu issu d’une culture qui
prône l’individualisation et le progrès à outrance, ni que l’hystérique, en revanche, se pose comme contestataire de celui-
ci : à quoi bon travailler si c’est pour vivre ainsi ?
Il y a évidemment du vrai là-dedans : anti-hédoniste et anti-libidinal, l’obsessionnel célèbre inconsciemment le
culte du Surmoi et la culture de la pulsion de mort. Mais parce qu’il en est conscient, il est aussi le seul qui œuvre
vraiment au progrès de la conscience tandis que l’hystérique ne jouera jamais dans cette pièce d’autre rôle que celui
d’aiguillon ou de mouche du coche.
Classiquement donc, l’hystérique et l’obsessionnel, bien qu’issus de la même souche produite par le refoulement
névrotisant, figurent aux deux pôles antagonistes de la constellation névrotique. Leur opposition, radicale en principe, ne
doit pas masquer le fait que dans la réalité clinique, le mélange est la règle , de la même manière que pulsions de vie et
de mort sont toujours intriquées. Ainsi, par exemple, lorsque dans le « Moi et le ça » (1923), Freud dit que le surmoi est
« comme une culture pure de la pulsion de mort » - wie eine Reinkultur des Todestriebes - il ne faut pas oublier qu’il
parle du Surmoi du mélancolique, affection où le Surmoi est devenu le réservoir d’un sadisme démesuré, ce qui est -
quantitativement- beaucoup moins évident en ce qui concerne l’obsessionnel.
Comme il a été dit plus haut, le degré de désintrication pulsionnelle est un bon indice de la gravité d’un état
pasychopathologique quel qu’il soit. C’est finalement ce qui justifie la pertinence de la référence au second dualisme
pulsionnel - opposition entre pulsion de vie et pulsion de mort - comme ultime élaboration théorique (1920) introduite
par Freud.
La liste qui suit n’est évidemment pas exhaustive et doit seulement être considérée comme un aliment pour une
réflexion continuée.
« ça » pense « je » pense
......Comme il ne peut y avoir qu’une seule anatomie cérébrale qui soit la vraie et comme elle trouve son expression dans
les caractères cliniques des paralysies cérébrales, il est évidemment impossible que cette anatomie puisse expliquer les
traits distinctifs de la paralysie hystérique. Pour cette raison, il n’est pas permis de tirer au sujet de l’anatomie cérébrale
des conclusions basées sur la symptomatologie de ces paralysies.
Assurément il faut s’adresser à la nature de la lésion pour obtenir cette explication difficile. Dans les paralysies
organiques, la nature de la lésion joue un rôle secondaire, ce sont plutôt l’étendue et la localisation de la lésion qui, dans
les conditions données de structure du système nerveux, produisent les caractères de la paralysie organique que nous
41
Paru en français dans les « Archives de Neurologie », n° 77, 1893. Gesammelte Werke, pp. 39-55. Edition française:
S.Freud, « Résultats, idées, problèmes I », PUF, 1985, pp. 45-59.
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avons relevés. Quelle pourrait être la nature de la lésion dans la paralysie hystérique, qui à elle seule domine la situation,
indépendamment de la localisation, de l’étendue de la lésion et de l’anatomie du système nerveux ?
M.Charcot nous a enseigné assez souvent que c’est une lésion corticale mais purement dynamique ou fonctionnelle.
C’est une thèse dont on comprend bien le côté négatif. Cela équivaut à affirmer qu’on ne trouvera pas de changements
de tissus appréciables à l’autopsie ; mais à un point de vue plus positif, son interprétation est loin d’être à l’abri de
l’équivoque. Qu’est-ce donc qu’une lésion dynamique ? Je sais bien sûr que beaucoup de ceux qui lisent les oeuvres
de M. Charcot croient que la lésion dynamique est bien une lésion, mais une lésion dont on ne retrouve pas la trace dans
le cadavre, comme un oedème, une anémie, une hypérémie active. Mais ce sont là, bien qu’elles ne persistent pas
nécessairement après la mort, qu’elles soient légères et fugaces, des lésions organiques vraies. Il est nécessaire que les
paralysies produites par les lésions de cet ordre partagent en tout les caractères de la paralysie organique. L’oedème,
l’anémie ne pourraient, plutôt que l’hémorragie et le ramollissement, produire la dissociation et l’intensité des paralysies
hystériques. La seule différence serait que la paralysie par l’oedème, par la constriction vasculaire, etc. , doit être moins
durable que la paralysie par destruction du tissu nerveux. Toutes les autres conditions leur sont communes et l’anatomie
du système nerveux déterminera les propriétés de la paralysie aussi bien dans le cas d’anémie fugace que dans le cas
d’anémie permanente et définitive. Je ne crois pas que ces remarques soient tout à fait gratuites. Si on lit « qu’il doit y
avoir une lésion hystérique » dans tel ou tel centre, le même dont la lésion organique produirait le syndrome organique
correspondant, si l’on se souvient qu’on s’est habitué à localiser la lésion hystérique dynamique de même manière que la
lésion organique, on est porté à croire que sous l’expression « lésion dynamique » se cache l’idée d’une lésion comme
l’oedème, l’anémie, qui, en vérité, sont des affections organiques passagères. J’affirme par contre que la lésion des
paralysies hystériques doit être tout à fait indépendante de l’anatomie du système nerveux, puisque l’hystérie se
comporte dans ses paralysies et autres manifestations comme si l’anatomie n’existait pas, ou comme si elle n’en avait
nulle connaissance.
Un bon nombre des caractères des paralysies hystériques justifient en vérité cette affirmation. L’hystérie est ignorante
de la distribution des nerfs et c’est pour cette raison qu’elle ne simule pas les paralysies périphéro-spinales ou de
projection ; elle ne connaît pas le chiasma des nerfs optiques et conséquemment elle ne produit pas l’hémianopsie. Elle
prend les organes dans le sens vulgaire, populaire du nom qu’ils portent : la jambe est la jambe jusqu’à l’insertion
de la hanche, le bras est l’extrémité supérieure comme elle se dessine sous les vêtements. Il n’y a pas de raison pour
joindre à la paralysie du bras la paralysie de la face. L’hystérique qui ne sait pas parler n’a pas de motif pour oublier
l’intelligence du langage, puisque aphasie motrice et surdité verbale n’ont aucune parenté dans la notion populaire, etc.
Je ne peux que m’associer pleinement sur ce point aux vues que M. Janet a avancées dans les derniers numéros des
Archives de Neurologie ; les paralysies hystériques en donnent la preuve aussi bien que les anesthésies et les symptômes
psychiques.
Je tâcherai enfin de développer comment pourrait être la lésion qui est la cause des paralysies hystériques. Je ne dis pas
que je montrerai comment elle est en fait ; il s’agit seulement d’indiquer la ligne de pensée qui peut conduire à une
conception qui ne contredit pas aux propriétés de la paralysie hystérique, en tant qu’elle diffère de la paralysie organique
cérébrale.
Je prendrai le mot « lésion fonctionnelle ou dynamique » dans son sens propre : « altération de fonction ou de
dynamisme », altération d’une propriété fonctionnelle. Une telle altération serait par exemple une diminution de
l’excitabilité ou d’une qualité physiologique qui dans l’état normal reste constante ou varie dans des limites déterminées.
.....
J’essaierai de montrer qu’il peut y avoir altération fonctionnelle sans lésion organique concomitante, sans lésion
grossière palpable du moins, même au moyen de l’analyse la plus délicate. En d’autres termes, je donnerai un exemple
approprié d’une altération de fonction primitive ; je ne demande pour cela que la permission de passer sur le terrain
de la psychologie, qu’on ne saurait éviter quand on traite de l’hystérie.
Je dis, avec M. Janet, que c’est la conception banale, populaire des organes et du corps en général, qui est en jeu dans les
paralysies hystériques comme dans les anesthésies, etc. Cette conception n’est pas fondée sur une connaissance
approfondie de l’anatomie nerveuse mais sur nos perceptions tactiles et surtout visuelles. Si elle détermine les caractères
de la paralysie hystérique, celle-là doit bien se montrer ignorante et indépendante de toute notion de l’anatomie du
système nerveux. La lésion de la paralysie hystérique sera donc une altération de la conception, de l’idée de bras, par
exemple. Mais de quelle sorte est cette altération pour produire la paralysie ?
Considérée psychologiquement, la paralysie du bras consiste dans le fait que la conception du bras ne peut pas entrer en
association avec les autres idées qui constituent le moi dont le corps de l’individu forme une partie importante. La lésion
serait donc l’abolition de l’accessibilité associative de la conception du bras. Le bras se comporte comme s’il
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n’existait pas pour le jeu des associations. Assurément si les conditions matérielles, qui correspondent à la conception
du bras, se trouvent profondément altérées, cette conception sera perdue aussi, mais j’ai à montrer qu’elle peut être
inaccessible sans qu’elle soit détruite et sans que son substratum matériel (le tissu nerveux de la région correspondante
de l’écorce) soit endommagé.
Je commencerai par des exemples tirés de la vie sociale. On raconte l’histoire comique d’un sujet loyal qui ne voulut
plus laver sa main, parce que son souverain l’avait touchée. La relation de cette main avec l’idée du roi semble si
importante à la vie psychique de l’individu qu’il se refuse à faire entrer cette main en d’autres relations. Nous obéissons
à la même impulsion si nous cassons le verre dans lequel nous avons bu à la santé des jeunes mariés ; les anciennes
tribus sauvages brûlant le cheval, les armes et même les femmes du chef mort, avec son cadavre, obéissaient à cette idée
que nul ne devait plus les toucher après lui. Le motif de toutes ces actions est bien clair. La valeur affective que nous
attribuons à la première association d’un objet répugne à le faire entrer en association nouvelle avec un autre objet et par
suite rend l’idée de cet objet inaccessible à l’association. Ce n’est pas une simple comparaison, c’est presque la chose
identique, si nous passons dans le domaine de la psychologie des conceptions42. Si la conception du bras se trouve
engagée dans une association d’une grande valeur affective, elle sera inaccessible au jeu libre des autres associations. Le
bras sera paralysé en proportion de la persistance de cette valeur affective ou de sa diminution par des moyens
psychiques appropriés. C’est la solution du problème que nous avons posé, car, dans tous les cas de paralysie
hystérique, on trouve que l’organe paralysé ou la fonction abolie est engagé dans une association subconsciente qui est
munie d’une grande valeur affective, et l’on peut montrer que le bras devient libre aussitôt que cette valeur affective est
effacée. Alors la conception du bras existe dans le substratum matériel, mais elle n’est pas accessible aux associations et
impulsions conscientes parce que toute son affinité associative, pour ainsi dire, est saturée dans une association
subconsciente avec le souvenir de l’événement, du trauma, qui a produit cette paralysie.
C’est M. Charcot qui nous a enseigné le premier qu’il faut s’adresser à la psychologie pour l’explication de la névrose
hystérique. Nous avons suivi son exemple, Breuer et moi, dans un mémoire préliminaire (Uber den psychischen
Mechanismus hysterischer Phänomene, Neurolog. Zentralblatt, No. 1 und 2, 1893). Nous démontrons dans ce mémoire
que les symptômes permanents de l’hystérie dite non traumatique s’expliquent (à part les stigmates) par le même
mécanisme que Charcot a reconnu dans les paralysies traumatiques. Mais nous donnons aussi la raison pour laquelle ces
symptômes persistent et peuvent être guéris par un procédé spécial de psychothérapie hypnotique. Chaque événement,
chaque impression psychique est munie d’une certaine valeur affective (Affektbetrag), dont le moi se délivre ou
par la voie de réaction motrice ou par un travail psychique associatif. Si l’individu ne peut ou ne veut s’acquitter du
surcroît, le souvenir de cette impression acquiert l’importance d’un trauma et devient la cause de symptômes
permanents d’hystérie. L’impossibilité de l’élimination s’impose quand l’impression reste dans le subconscient. Nous
avons appelé cette théorie : Das Abreagieren der Reizzuwächse. En résumé, je pense qu’il est bien en accord avec notre
vue générale sur l’hystérie, telle que nous l’avons pu former d’après l’enseignement de M. Charcot, que la lésion dans
les paralysies hystériques ne consiste pas en autre chose que dans l’inaccessibilité de la conception de l’organe ou de la
fonction pour les associations du moi conscient, que cette altération purement fonctionnelle (avec intégrité de la
conception même) est causée par la fixation de cette conception dans une association subconsciente avec le souvenir du
trauma et que cette conception ne devient pas libre et accessible tant que la valeur affective du trauma psychique n’a pas
été éliminée par la réaction motrice adéquate ou par le travail psychique conscient. Mais même si ce mécanisme n’a pas
lieu, s’il faut pour la paralysie hystérique toujours une idée autosuggestive directe comme dans les cas traumatiques de
M. Charcot, nous avons réussi à montrer de quelle nature la lésion ou plutôt l’altération dans la paralysie hystérique
devrait être, pour expliquer ses différences avec la paralysie organique cérébrale.
Charcot43
Avec J.-M. Charcot, surpris le 16 août de cette année 1893 par une mort brutale sans souffrance ni maladie, après une
vie pleine de bonheur et de gloire, la jeune science neurologique a perdu bien trop tôt son plus grand promoteur, les
neurologues de tous les pays leur maître et la France un de ses hommes les plus éminents. Il n’était âgé que de soixante-
huit ans, sa vigueur physique comme sa fraîcheur intellectuelle semblaient le destiner comme il n’en dissimulait pas le
souhait à cette longévité qui fut l’apanage de bon nombre de travailleurs intellectuels de ce siècle. Les neuf volumes
prestigieux de ses oeuvres complètes, dans lesquels ses élèves ont rassemblé ses contributions à la médecine et à la
42
« Das Beispiel ist die Sache selbst » (Hegel)
43
L’article nécrologique sur Charcot a paru dans le « Wiener Medizinische Wochenschrift », n°37 en 1893. Repris dans
les Gesammelte Werke, I, 21-35. Edition française: « Résultats, idées, problèmes I », Paris, PUF, 1984, pp. 61-73.
66
neuropathologie et aussi les « Leçons du Mardi », les rapports annuels de sa clinique de la Salpêtrière entre bien
d’autres, toutes ces publications qui resteront chères à la science et à ses élèves, ne sauraient remplacer pour nous
l’homme, qui avait encore beaucoup à donner et à enseigner, et dont nul n’avait approché la personne et les oeuvres sans
en tirer enseignement.
Il trouvait dans son grand succès un juste plaisir humain et aimait à parler de ses débuts et de la voie qu’il avait prise. Sa
curiosité scientifique, racontait-il, avait été précocement éveillée par le matériel riche et totalement incompris alors des
faits neuropathologiques, cela déjà lorsqu’il était jeune interne. Lorsqu’il faisait alors avec son médecin-chef la visite
d’un des services de la Salpêtrière (bâtiment des femmes), traversant toute la jungle de paralysies, convulsions et
contractures, qu’on ne savait il y a quarante ans ni nommer, ni comprendre, il avait coutume de dire : « faudrait y
retourner et y rester » et il tint parole. Lorsqu’il fut devenu médecin des hôpitaux il s’efforça aussitôt de venir à la
Salpêtrière dans un de ces services qui abritaient les malades nerveux et, y étant parvenu, il y resta donc, au lieu, comme
les médecins-chefs français sont libres de le faire, de changer par rotation régulière d’hôpital et de service et de ce fait de
spécialité.
Ainsi sa première impression et le projet qu’elle avait fait naître, avaient été déterminants pour toute son évolution
ultérieure. L’important matériel de malades nerveux chroniques qu’il avait à sa disposition lui permettait maintenant de
mettre en valeur ses dons propres. Ce n’était pas quelqu’un qui rumine, ni un penseur, mais une nature artistiquement
douée, selon ses propres termes, un visuel, un voyant (Seher). Sur sa façon de travailler il nous racontait lui-même ce
qui suit : il avait coutume de regarder toujours et à nouveau les choses qu’il ne connaissait pas, d’en renforcer
l’impression jour après jour jusqu’à ce que soudain la compréhension en surgît. Devant l’oeil de son esprit s’ordonnait
alors le chaos, dont le retour incessant des mêmes symptômes avait donné l’illusion ; on voyait apparaître les nouveaux
tableaux pathologiques, caractérisés par la connexion constante de certains groupes de symptômes ; les formes
complètes et extrêmes, les « types », se détachaient à l’aide d’une sorte particulière de schématisation, et à partir des
types l’oeil parcourait la longue série des formes atténuées, des formes frustes, qui depuis tels ou tels indices
caractéristiques du type se perdaient dans l’indéterminé. Il appelait cette sorte de travail intellectuel où il n’avait pas son
pareil, « faire de la nosographie » (Nosographie treiben) et il en était fier. On pouvait l’entendre dire que la plus grande
satisfaction qu’un homme puisse vivre était de voir quelque chose de nouveau, c’est-à-dire de le reconnaître comme
nouveau, et, par des remarques toujours répétées, il revenait à la difficulté et aux mérites de ce « voir ». D’où venait-il
donc que les hommes ne voyaient jamais en médecine que ce qu’ils avaient déjà appris à voir, comme il était merveilleux
de pouvoir voir brusquement de nouvelles choses - de nouveaux états pathologiques - qui pourtant étaient
vraisemblablement aussi vieilles que le genre humain, et comme il devait lui-même se dire qu’il voyait maintenant bien
des choses qui avaient durant trente ans échappé à son regard dans ses salles de malades. Quel trésor de formes la
neuropathologie a gagné grâce à lui, quelle acuité et sûreté de diagnostic ses observations ont rendu possibles, il est à
peine besoin de le signaler au médecin. Mais l’élève qui, avec lui, avait parcouru pendant des heures les salles de
malades de la Salpêtrière, ce musée de faits cliniques, dont les noms et la particularité étaient dus à lui-même pour la
plus grande part, cet élève était conduit à évoquer Cuvier, dont la statue devant le jardin des Plantes montre ce grand
savant qui a décrit le monde animal, entouré de la profusion des formes animales, ou bien il était conduit à penser au
mythe d’Adam, qui avait dû éprouver au plus haut degré cette jouissance intellectuelle prisée par Charcot, lorsque Dieu
lui avait présenté les êtres vivants du Paradis pour qu’il les distingue et les nomme.
Charcot ne se fatigua jamais non plus de défendre contre les empiétements de la médecine théorique les droits du pur
travail clinique qui consiste à voir et ordonner. Nous étions un jour un petit groupe d’étrangers réunis qui, élevés dans
la physiologie académique allemande, l’importunions en argumentant ses innovations cliniques : « Mais cela ne peut pas
être » lui objecta une fois l’un de nous, « cela contredit la théorie de Young-Helmholtz ». Il ne répliqua pas : « Tant pis
pour la théorie, les faits de la clinique ont la préséance », etc., mais il nous dit bel et bien, ce qui nous fit une grosse
impression : « La théorie c’est bon, mais ça n’empêche pas d’exister».
Pendant de longues années Charcot occupa la chaire d’anatomie pathologique à Paris, et poursuivit sans en être chargé,
comme une activité marginale, ses travaux et ses leçons de neuropathologie, qui le rendirent rapidement célèbre même à
l’étranger ; pour la neuropathologie, ce fut alors une chance que le même homme pût se charger de l’exercice de deux
compétences, créant d’un côté les tableaux pathologiques par l’observation clinique et démontrant de l’autre, dans le
type comme dans la forme fruste l’existence de la même altération anatomique comme fondement du mal. On connaît
universellement les résultats obtenus par cette méthode anatomo-clinique de Charcot, dans le domaine des maladies
nerveuses organiques, tabès, sclérose multiple, sclérose latérale amyotrophique, etc. Souvent il fallait pendant des années
ronger patiemment son frein avant que, dans ces affections chroniques qui ne mènent pas directement à la mort, n’arrive
la preuve de l’altération organique, et seul un hospice comme la Salpêtrière pouvait permettre de suivre et de
conserver les malades pendant de si longues durées. Le premier fait de cette sorte établi par Charcot le fut d’ailleurs
avant qu’il ne disposât d’un service. Le hasard lui amena pendant ses années d’études une servante qui souffrait d’un
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tremblement particulier et qui n’avait pu trouver aucune place à cause de sa maladresse. Charcot reconnut son état
comme la paralysie choréiforme que Duchenne avait déjà décrite mais dont on ignorait sur quoi elle reposait. Il garda
l’intéressante servante bien qu’elle lui coûtât au fil des années une petite fortune en plats et assiettes, et lorsque enfin elle
mourut, il put démontrer sur elle que la paralysie choréiforme est l’expression clinique de la sclérose cérébro-spinale
multiple.
L’anatomie pathologique a deux services à rendre à la neuropathologie : à côté de la démonstration de l’altération
morbide, l’établissement de sa localisation, et nous savons tous que dans les deux dernières décennies c’est la seconde
partie de la tâche qui a suscité le plus grand intérêt et connu les plus grands progrès. Charcot a aussi contribué à cette
oeuvre de la façon la plus éminente, bien que les découvertes qui ont ouvert la voie ne proviennent pas de lui. Il suivit
tout d’abord les traces de notre compatriote Türck qui, comme on sait, a vécu comme un chercheur assez isolé dans notre
milieu, et, lorsque arrivèrent les deux grandes nouveautés qui inauguraient une nouvelle époque dans notre connaissance
de la « localisation des maladies nerveuses », les expériences de stimulation de Hitzig-Fritsch et les observations de
Flechsig sur le développement de la moelle, il a dans ses leçons sur la localisation contribué au plus et au mieux à faire
concorder les nouvelles doctrines avec la clinique et à les rendre fécondes pour elle. En ce qui concerne spécialement la
relation de la musculature corporelle à la zone motrice du cerveau humain, je rappelle la longue période pendant laquelle
la nature exacte et la topique de cette relation furent en question (représentation commune des deux extrémités aux
mêmes lieux - représentation de l’extrémité supérieure dans la circonvolution centrale antérieure et de l’extrémité
inférieure dans la circonvolution centrale postérieure, donc une division verticale) jusqu’à ce qu’enfin des observations
cliniques suivies et des expériences de stimulation et d’extirpation chez l’homme vivant, à l’occasion d’interventions
chirurgicales, décidassent en faveur des vues de Charcot et Pitres que le tiers moyen des circonvolutions centrales sert
principalement à la représentation des bras, le tiers supérieur et la partie médiane à la représentation des jambes, et
qu’ainsi c’est une division horizontale qui est réalisée dans la région motrice.
Il serait vain de vouloir montrer l’importance de Charcot pour la neuropathologie en énumérant un à un ses travaux, car
au cours des deux dernières décennies il n’y a guère eu de thèmes de quelque portée, à la présentation et à la discussion
desquels l’école de la Salpêtrière n’ait pris une part éminente. « L’école de la Salpêtrière », c’était naturellement Charcot
lui-même, qu’il n’était pas difficile de reconnaître en chacun des travaux de ses élèves, à la richesse de son expérience, à
la clarté limpide de sa diction et au caractère plastique de ses descriptions. Dans le cercle des jeunes hommes qu’il attira
ainsi à lui et qu’il fit participer à ses recherches, certains s’élevèrent alors à la conscience de leur individualité, se firent
eux-mêmes un nom éclatant, et ici et là il arriva aussi que tel se distingua par une affirmation que le maître trouvait plus
brillante que juste et qu’il combattait assez sarcastiquement dans ses propos et ses leçons, sans que la relation à l’élève
aimé en souffrît. En fait Charcot laisse derrière lui une troupe d’élèves dont la qualité intellectuelle et à ce jour les
travaux offrent la garantie que la discipline neuropathologique à Paris ne descendra pas de sitôt des hauteurs où Charcot
l’a placée.
A Vienne, nous avons pu faire plusieurs fois l’expérience que l’importance intellectuelle d’un professeur d’université ne
va pas nécessairement de pair avec cette influence personnelle directe sur la jeunesse qui se manifeste dans la création
d’une école nombreuse et de valeur. Que Charcot ait été tellement plus heureux sur ce point, on doit l’attribuer aux
qualités personnelles de l’homme, au charme magique émanant de son apparence et de sa voix, à l’ouverture affable qui
caractérisait ses manières, dès que les relations avaient dépassé de part et d’autre la distance du premier stade, à la
disponibilité avec laquelle il mettait tout à la disposition de ses élèves et à la fidélité qu’il leur gardait la vie durant. Les
heures qu’il passait dans ses salles de malades étaient des heures de communauté et d’échange de pensées avec tout son
état-major médical ; là il ne s’isolait jamais ; le plus jeune externe avait la possibilité de le voir au travail et pouvait le
déranger dans ce travail et les étrangers qui dans les années ultérieures ne manquèrent jamais à sa visite jouissaient de la
même liberté. Enfin, lorsqu’en soirée Mme Charcot ouvrait sa demeure accueillante à une société choisie, secondée par
une fille pleine de dons, s’épanouissant dans la ressemblance à son père, les élèves et les assistants de son mari, qui ne
manquaient jamais, étaient là comme une partie de la famille face aux invités.
L’année 1882 ou 1883 donna leur forme définitive aux conditions de vie et de travail de Charcot. On avait acquis la
conviction que l’action de cet homme constituait une partie du patrimoine de gloire de la nation, qui fut d’autant plus
jalousement préservé après la malheureuse guerre de I870-I871. Le gouvernement à la tête duquel se trouvait Gambetta,
ce vieil ami de Charcot, créa pour lui une chaire de neuropathologie à la Faculté, pour laquelle il pouvait renoncer à
l’anatomie pathologique, et une clinique à la Salpêtrière, accompagnée d’instituts scientifiques annexes.
« Le service de M. Charcot » comprenait désormais, à côté des anciens pavillons occupés par des malades chroniques,
plusieurs salles dans lesquelles on admettait aussi des hommes, un gigantesque service ambulatoire, la Consultation
externe, un laboratoire d’histologie, un musée, une section d’électrothérapie, et un atelier photographique personnel, tout
autant de moyens pour attacher durablement à la Clinique dans des places stables d’anciens assistants et élèves. Ces
bâtiments de deux étages, à l’aspect délabré, avec les cours qu’ils enserraient, rappelaient de façon frappante aux
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étrangers notre Hôpital général, mais la ressemblance n’allait guère loin. « Ce n’est peut-être pas beau ici », disait
Charcot, en montrant son domaine au visiteur, « mais on trouve de la place pour tout ce qu’on veut faire ».
Charcot était à l’apogée de sa vie lorsque fut mise à sa disposition cette plénitude de moyens d’enseignement et de
recherches. C’était un travailleur infatigable et je pense toujours et encore le plus zélé de toute l’école. Une consultation
privée où se pressaient les malades « de Samarcande et des Antilles » ne réussit pas à l’éloigner de son activité
enseignante et de ses recherches. Il est certain que cet afflux d’êtres humains ne s’adressait pas seulement au célèbre
chercheur, mais tout autant à ce grand médecin et ami des hommes qui savait toujours trouver une réponse, et qui
devinait là où l’état présent de la science ne lui permettait pas de savoir. On lui a mainte fois fait reproche de sa
thérapeutique qui, par la richesse de ses prescriptions, ne pouvait qu’offenser les scrupules d’un esprit rationaliste.
Pourtant il ne faisait que poursuivre les méthodes en usage en ce lieu et en ce temps, sans beaucoup se leurrer sur leur
efficacité. Il n’était d’ailleurs pas pessimiste concernant les espoirs thérapeutiques et à tel ou tel moment il a prêté la
main dans sa clinique, à l’essai de nouvelles méthodes de traitement, dont le succès éphémère a trouvé d’un autre côté
son explication. Comme enseignant, Charcot était littéralement fascinant, chacune de ses conférences était un petit chef-
d’oeuvre de construction et d’articulation, à la forme achevée et à ce point pénétrant que de toute la journée on ne
pouvait chasser de son oreille la parole entendue et de son esprit l’objet de sa présentation. Il présentait rarement un
malade unique, mais la plupart du temps une série ou des cas contrastés qu’il comparait entre eux. La salle dans laquelle
il donnait ses leçons était ornée d’un tableau qui représente le « citoyen » Pinel faisant ôter leurs chaînes aux pauvres
insensées de la Salpêtrière ; la Salpêtrière qui pendant la Révolution avait vu tant d’horreurs avait bien été aussi le lieu
de cette révolution-là, la plus humaine de toutes. Le maître Charcot lui-même pendant une telle leçon faisait une
impression particulière ; lui qui d’habitude débordait de vivacité et de gaieté, qui avait toujours sur les lèvres un mot
d’esprit, avait alors, sous sa cape de velours, un air grave et solennel et même, comme s’il avait véritablement pris de
l’âge, sa voix à nos oreilles était comme assourdie, et nous pouvions un peu comprendre pourquoi des étrangers
malveillants en venaient à faire à l’ensemble de la leçon le reproche de théâtralisme. Ceux qui parlaient ainsi étaient sans
doute habitués au manque de forme de la conférence clinique allemande ou bien ils oubliaient que Charcot ne prononçait
par semaine qu’une seule leçon qu’il pouvait donc soigneusement préparer.
Si Charcot, avec cette leçon solennelle où tout devait être préparé et où tout devait porter juste, suivait
vraisemblablement une tradition bien enracinée, il n’en éprouvait pas moins aussi le besoin de donner à ses auditeurs une
image moins travaillée de son activité. C’est à quoi lui servait la consultation de la clinique, qu’il assurait
personnellement dans ce qu’on a appelé « Les Leçons du Mardi ». Là il s’attaquait à des cas totalement inconnus de lui,
il s’exposait à tous les aléas de l’examen, à toutes les fausses routes d’une première investigation, il se dépouillait de son
autorité pour avouer à l’occasion que tel cas n’autorisait aucun diagnostic, que dans tel autre les apparences l’avaient
trompé, et jamais il n’apparaissait plus grand à ses auditeurs que lorsqu’il s’était efforcé de réduire le fossé entre maître
et élèves en rendant compte le plus fidèlement possible de ses démarches de pensée et en s’ouvrant au mieux de ses
doutes et de ses scrupules. La publication de ces conférences improvisées des années 1887 et 1888, d’abord en français,
aujourd’hui aussi en langue allemande, a encore élargi sans limite le cercle de ses admirateurs, et jamais oeuvre
neuropathologique n’est parvenue dans le public médical à un succès comparable.
A peu près au moment où fut fondée la Clinique et où Charcot se retira de l’anatomie pathologique, il se produisit dans
ses orientations scientifiques une mutation à laquelle nous devons ses plus beaux travaux. Il déclara alors que la théorie
des maladies nerveuses organiques était pour le moment à peu près achevée, et il commença à tourner son intérêt
presque exclusivement vers l’hystérie qui se trouva ainsi d’un coup placée au foyer de l’attention générale. Cette
maladie nerveuse, la plus énigmatique de toutes, dont les médecins n’avaient encore trouvé à rendre compte d’aucun
point de vue valable, était justement à cette époque fort tombée en discrédit, celui-ci s’étendant aussi bien aux malades
qu’aux médecins qui s’occupaient de cette névrose. On disait que dans l’hystérie tout était possible, et l’on ne voulait
rien croire venant des hystériques. Le travail de Charcot restitua d’abord toute sa dignité à ce sujet ; on
abandonna peu à peu l’habitude du sourire méprisant auquel la malade pouvait alors s’attendre à coup sûr ;
celle-ci n’était plus par nécessité une simulatrice, puisque Charcot de toute son autorité répondait de l’authenticité et de
l’objectivité des phénomènes hystériques. Charcot avait répété en petit l’acte de libération, en mémoire duquel l’image
de Pinel ornait l’amphithéâtre de la Salpêtrière. Après avoir renoncé à la crainte aveugle d’être mystifié par les pauvres
malades, crainte qui jusqu’alors avait entravé une étude sérieuse de la névrose, on pouvait se demander comment
aborder les choses pour arriver par le plus court chemin à la solution du problème. Pour un observateur sans aucune
prévention, l’enchaînement suivant se serait présenté :
Si je trouve un être humain dans un état Wenn ich einen Menschen in einem
comportant tous les signes d’un affect Zustande fïnde, der alle Zeichen eines
douloureux, pleurs, cris, agitation, je suis schmerzhaften Affekts an sich trägt, im
tout disposé à conclure qu’il faut supposer Weinen, Schreien, Toben, so liegt mir der
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chez cette personne l’existence d’un Schluss nahe, einen seelischen Vorgang in
processus psychique dont la manifestation diesem Menschen zu vermuten, dessen
justifiée est constituée par ces phénomènes berechtigte Ausserung jene körperlichen
corporels. L’homme sain serait alors Phänomene sind. Der Gesunde wäre dann
capable de faire savoir quelle impression le imstande mitzuteilen, welcher Eindruck ihn
tourmente, l’hystérique, lui, répondrait peinigt, der Hysterische würde
qu’il ne le sait pas, et ce problème serait antworten, er wisse es nicht, und das
aussitôt posé : d’où vient-il que Problem wäre sofort gegeben, woher es
l’hystérique est soumis à un affect dont il komme, dass der Hysterische einem Affekt
affirme ne rien savoir du motif. Si l’on unterliegt, von dessen Veranlassung er
tient ferme à cette conclusion qu’il doit nichts zu wissen behauptet. Hält man nun
exister un processus psychique an seinem Schlusse fest, dass ein
correspondant, et si pourtant l’on persiste à entsprechender psychischer Vorgang
ajouter foi à l’affirmation du malade qui vorhanden sein müsse, und schenkt dabei
dénie celui-ci, si l’on rassemble les divers doch der Behauptung des Kranken
indices dont il ressort que le malade se Glauben, der denselben verleugnet,
comporte comme s’il en avait pourtant sammelt man die vielfachen Anzeichen,
connaissance, si l’on explore l’histoire du aus denen hervorgeht, dass der Kranke sich
malade et si l’on trouve dans celle-ci une so benimmt, als wüsste er doch darum,
circonstance, un traumatisme apte à forscht man in der Lebensgeschichte des
provoquer précisément ces expressions Kranken nach und findet in derselben einen
d’affect-là, alors tout cela nous pousse à Anlass, ein Trauma, welches geeignet ist,
cette solution que le malade se trouve dans gerade solche Affektaüsserungen zu
un état psychique particulier, dans lequel le erzeugen, so drängt dies alles zur Lösung,
lien d’interdépendance n’englobe plus dass der Kranke sich in einem besonderen
toutes les impressions ou les souvenirs de Seelenzustande befinde, in dem das Band
celles-ci, dans lequel un souvenir isolé a la des Zusammenhanges nicht mehr alle
possibilité d’exprimer son affect par des Eindrücke oder Erinnerungen an solche
phénomènes corporels, sans que le groupe umschlinge, in dem es einer Erinnerung
des autres processus psychiques, le moi, en möglich sei, ihren Affekt durch körperliche
ait connaissance ou puisse intervenir pour Phänomene zu äussern, ohne dass die
l’empêcher, et le souvenir de la Gruppe der anderen seelischen Vorgänge,
dissemblance psychologique bien connue das Ich, darum wisse oder hindernd
entre sommeil et veille aurait pu atténuer le eingreifen könne, und die Erinnerung an
caractère étrange de cette hypothèse. Que die allbekannte psychologische
l’on n’objecte pas que la théorie d’un Verschiedenheit von Schlaf und Wachen
clivage de la conscience comme solution hätte das fremdartige dieser Annahme
de l’énigme de l’hystérie est bien trop verringern können. Man wende nicht ein,
éloignée pour pouvoir s’imposer à dass die Theorie einer Spaltung des
l’observateur non prévenu et non Bewusstseins als Lösung des Rätsels der
spécialisé. En fait, le Moyen Age avait Hysterie viel zu ferne liegt, als dass sie sich
bien choisi cette solution lorsqu’il déclarait dem unbefangenen und ungeschulten
que la possession par un démon était la Beobachter aufdrängen könnte. Tatsächlich
cause des phénomènes hystériques ; il hatte das Mittelalter doch diese Lösung
aurait suffi de substituer à la terminologie gewählt, indem es die Besessenheit durch
religieuse de cette époque obscure et einen Dämon für die Ursache der
superstitieuse celle, scientifique, du temps hysterischen Phänomene erklärte ; es hätte
présent. sich nur darum gehandelt für die religiöse
Terminologie jener dunkeln und
abergläubischen Zeit die Wissenchaftliche
der Gegenwart einzusetzen.
Charcot ne s’engagea pas dans cette voie pour élucider l’hystérie, bien qu’il ait abondamment puisé dans les comptes
rendus qui nous restent encore sur les procès de sorcellerie et sur les possessions, pour démontrer que les manifestations
de la névrose étaient alors les mêmes qu’aujourd’hui. Il traita l’hystérie comme un nouveau thème de la neuropathologie,
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fit la description complète de ses manifestations, y démontra l’existence de lois et de règles et apprit à connaître les
symptômes qui rendent possible un diagnostic de l’hystérie. Les recherches les plus minutieuses entreprises par lui et ses
élèves s’étendirent aux troubles hystériques de la sensibilité au niveau de la peau et des organes profonds, au
comportement des organes des sens, aux particularités des contractures et paralysies hystériques, des troubles trophiques
et des modifications du métabolisme. On décrivit les formes multiples de l’attaque hystérique, on dressa un schéma qui
dépeignait la configuration typique de la grande attaque hystérique, en quatre stades, et qui permettait de ramener au
type les « petites » attaques couramment observées, de même on étudia la situation et la fréquence des zones dites
hystérogènes, leur relation avec les attaques, etc. Muni de toutes ces connaissances sur les manifestations de l’hystérie,
on fit alors une série de découvertes surprenantes ; on retrouva l’hystérie dans le sexe masculin et particulièrement chez
les hommes de la classe ouvrière avec une fréquence que l’on n’avait pas soupçonnée, on se convainquit que certains cas
accidentels, que l’on avait attribué à l’intoxication par l’alcool ou par le plomb, appartenaient à l’hystérie, on fut en
mesure de subsumer sous l’hystérie un grand nombre d’affections qui restaient jusque-là incomprises et isolées, et de
dégager la part de l’hystérie, là où la névrose s’était mêlée à d’autres affections en des tableaux complexes. Les
recherches qui eurent la plus grande portée furent bien celles qui portaient sur les affections nerveuses après des
traumatismes graves, les « névroses traumatiques », dont la conception est encore en discussion, et dans lesquelles
Charcot avait plaidé avec succès la cause de l’hystérie.
Les dernières extensions du concept d’hystérie ayant si fréquemment amené à rejeter des diagnostics étiologiques, il
apparut nécessaire de se consacrer à l’étiologie de l’hystérie. Charcot posa pour celle-ci une formule simple : l’hérédité
doit être prise comme cause unique, l’hystérie est par conséquent une forme de la dégénérescence, un membre de la
famille névropathique ; tous les autres facteurs étiologiques jouent le rôle de causes occasionnelles, d’agents
provocateurs.
La construction de ce grand édifice ne se fit naturellement pas sans une violente opposition, mais c’était l’opposition
stérile d’une ancienne génération, qui ne voulait rien entendre d’un changement de ses conceptions ; les plus jeunes
parmi les neuropathologistes, en Allemagne également, acceptèrent les théories de Charcot dans une plus ou moins
grande proportion. Charcot lui-même était parfaitement certain de la victoire de ses théories sur l’hystérie ; si l’on
prétendait lui objecter que les quatre stades de l’attaque, l’hystérie chez les hommes, etc., ne pouvaient s’observer
ailleurs qu’en France, il rappelait combien de temps ces choses lui avaient à lui-même échappé, et répétait que l’hystérie
était la même en tout lieu et en tout temps. Il était très sensible au reproche selon lequel les Français étaient une nation
bien plus nerveuse que d’autres, et l’hystérie en quelque sorte une tare nationale, et il se réjouit d’autant lorsqu’une
publication « à propos d’un cas d’épilepsie réflexe » lui permit de faire à distance le diagnostic d’hystérie chez un
grenadier prussien.
Sur un point de son travail Charcot dépassa encore le niveau de son approche habituelle de l’hystérie, et fit un pas qui lui
assura aussi pour tous les temps la gloire d’être le premier à avoir expliqué l’hystérie. En étudiant les paralysies
hystériques qui surviennent après des traumatismes, il lui vint l’idée de reproduire artificiellement ces paralysies
qu’il avait précédemment différenciées avec soin des paralysies organiques et il se servit à cette fin de patients
hystériques qu’il mettait, en les hypnotisant, en état de somnambulisme. Par une démonstration sans faille, il parvint à
prouver que ces paralysies étaient le résultat de représentations qui dominaient le cerveau dans des moments de
disposition particulière. Ainsi était pour la première fois élucidé le mécanisme d’un phénomène hystérique, et c’est
de ce morceau de recherche clinique d’une incomparable beauté que partit son propre élève P. Janet, que
partirent Breuer et d’autres pour jeter les bases d’une théorie de la névrose qui coïncide avec la conception du
Moyen Age, une fois remplacé le « démon » de l’imagination cléricale par une formule psychologique.
L’étude par Charcot des phénomènes hypnotiques chez les hystériques contribua grandement au développement de cet
important domaine de faits jusqu’alors négligés et méprisés, le poids de son nom mettant fin une fois pour toutes au
doute sur la réalité des manifestations hypnotiques. Mais la matière purement psychologique ne supportait pas le
traitement exclusivement nosographique qu’elle trouvait à l’Ecole de la Salpêtrière. La limitation de l’étude de l’hypnose
aux hystériques, la distinction du grand et du petit hypnotisme, la mise en place de trois stades de la « grande hypnose »
et sa caractérisation par des phénomènes somatiques, tout ceci s’écroula dans l’appréciation des contemporains
lorsque Bernheim, élève de Liébault, entreprit d’édifier la doctrine de l’hypnotisme sur une base psychologique
plus large et de faire de la suggestion le noyau de l’hypnose. Seuls les adversaires de l’hypnotisme, qui se contentent
de dissimuler leur manque d’expérience personnelle par la référence à une autorité, s’accrochent encore aux positions de
Charcot et aiment à utiliser une déclaration de ses dernières années qui dénie à l’hypnose toute portée curative.
De même, les théories étiologiques que Charcot soutenait dans sa thèse de la famille névropathique, et dont il avait fait le
fondement de sa conception d’ensemble des maladies nerveuses, seront assez vite à ébranler et à corriger. Charcot
surestimait tant l’hérédité comme cause qu’il ne resta plus de place pour ce qu’il y a d’acquis dans les neuropathies ; il
n’attribuait à la syphilis qu’une modeste place parmi les agents provocateurs, et ni pour l’étiologie ni pour le reste il ne
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séparait avec suffisamment d’acuité les affections nerveuses organiques des névroses. Il est inévitable que le progrès de
notre science, en accroissant nos connaissances, dévalue en même temps bien des choses que Charcot nous a enseignées,
mais nulle vicissitude des temps ou des mentalités ne saura porter atteinte à la gloire future de l’homme, dont
aujourd’hui en France et ailleurs, nous portons tous le deuil.
Vienne, août 1893.
Le jeu de la bobine44
A la suite de graves commotions mécaniques, de catastrophes de chemin de fer et d’autres accidents impliquant un
danger pour la vie, on voit survenir un état qui a été décrit depuis longtemps sous le nom de « névrose traumatique ». La
guerre terrible, qui vient de prendre fin, a engendré un grand nombre d’affections de ce genre et a, tout au moins, montré
l’inanité des tentatives consistant à rattacher ces affections à des lésions organiques du système nerveux, qui seraient
elles-mêmes consécutives à des violences mécaniques. Le tableau de la névrose traumatique se rapproche de celui de
l’hystérie par sa richesse en symptômes moteurs, mais s’en distingue généralement par les signes très nets de souffrance
subjective, comme dans les cas de mélancolie ou d’hypochondrie, et par un affaiblissement et une désorganisation très
prononcés de presque toutes les fonctions psychiques. Jusqu’à ce jour, on n’a pas réussi à se faire une notion bien
exacte, tant des névroses de guerre que des névroses traumatiques du temps de paix. Ce qui, dans les névroses de guerre,
semblait à la fois éclaircir et embrouiller la situation, c’était le fait que le même tableau morbide pouvait, à l’occasion, se
produire en dehors de toute violence mécanique brutale.
Quant à la névrose traumatique commune, elle offre deux traits susceptibles de nous servir de guides, à savoir que la
surprise, la frayeur semblent jouer un rôle de premier ordre dans le déterminisme de cette névrose et que celle-ci paraît
incompatible avec l’existence simultanée d’une lésion ou d’une blessure. On considère généralement les mots frayeur,
peur, angoisse ( Schreck, Furcht, Angst) comme des synonymes. En quoi on a tort, car rien n’est plus facile que de les
différencier, lorsqu’on les considère dans leurs rapports avec un danger. L’angoisse est un état qu’on peut caractériser
comme un état d’attente de danger, de préparation au danger, connu ou inconnu ; la peur suppose un objet déterminé en
présence duquel on éprouve ce sentiment ; quant à la frayeur, elle représente un état que provoque un danger actuel,
auquel on n’était pas préparé : ce qui la caractérise principalement, c’est la surprise (Überraschung). Je ne crois pas que
l’angoisse soit susceptible de provoquer une névrose traumatique ; il y a dans l’angoisse quelque chose qui protège
contre la frayeur et contre la névrose qu’elle provoque. Mais c’est là un point sur lequel nous aurions encore à
revenir.
L’étude du rêve peut être considérée comme le moyen d’exploration le plus sûr des processus psychiques profonds. Or,
les rêves des malades atteints de névrose traumatique sont caractérisés par le fait que le sujet se trouve constamment
ramené à la situation constituée par l’accident et se réveille chaque fois avec une nouvelle frayeur. On ne s’étonne pas
assez de ce fait. On y voit une preuve de l’intensité de l’impression produite par l’accident traumatique, cette impression,
dit-on, ayant été tellement forte qu’elle revient au malade même pendant le sommeil. Il y aurait, pour ainsi dire, fixation
psychique du malade au traumatisme. Or, ces fixations à l’événement traumatique qui a provoqué la maladie nous sont
connues depuis longtemps, en ce qui concerne l’hystérie. Breuer et Freud ont formulé dès 1893 cette proposition : « les
hystériques souffrent principalement de réminiscences ». Et dans les névroses de guerre, des observateurs comme
Ferenczi et Simmel ont cru pouvoir expliquer certains symptômes moteurs par la fixation au traumatisme.
Or, je ne sache pas que les malades atteints de névrose traumatique soient beaucoup préoccupés dans leur vie éveillée
par le souvenir de leur accident. Ils s’efforcent plutôt de ne pas y penser. En admettant comme une chose allant de soi
que le rêve nocturne les replace dans la situation génératrice de la maladie, on méconnaît la nature du rêve. Il serait plus
conforme à cette nature que les rêves de ces malades se composent de tableaux remontant à l’époque où ils étaient bien
portants ou se rattachant à leur espoir de guérison. Si, malgré la qualité des rêves qui accompagnent la névrose
traumatique, comme seule correspondant à la réalité des faits, la conception d’après laquelle la tendance prédominante
des rêves serait celle qui a pour objet la réalisation de désirs, il ne nous reste qu’à admettre que dans cet état la fonction
du rêve a subi, comme beaucoup d’autres fonctions, une grave perturbation, qu’elle a été détournée de son but ; ou bien
nous devrions appeler à la rescousse les mystérieuses tendances masochistes.
44
Extrait de « Au-delà du principe de plaisir » (1920), GW XIII, pp. 9-15. Edition française: « Essais de psychanalyse »,
Paris, PB Payot, 1967, pp. 13-20.
72
Je propose donc de laisser de côté l’obscure et nébuleuse question de la névrose traumatique et d’étudier la manière dont
travaille l’appareil psychique, en s’acquittant d’une de ses tâches normales et précoces : il s’agit des jeux des enfants.
J’ai profité d’une occasion qui s’était offerte à moi, pour étudier les agissements d’un garçon âgé de 18 mois, au cours de
son premier jeu, qui était de sa propre invention. Il s’agit là de quelque chose de plus qu’une rapide observation, car
j’ai, pendant plusieurs semaines, vécu sous le même toit que cet enfant et ses parents, et il s’est passé pas mal de temps
avant que j’eusse deviné le sens de ses agissements mystérieux et sans cesse répétés.
L’enfant ne présentait aucune précocité au point de vue intellectuel ; âgé de 18 mois, il ne prononçait que quelques rares
paroles compréhensibles et émettait un certain nombre de sons significatifs que son entourage comprenait parfaitement ;
ses rapports avec les parents et la seule domestique de la maison étaient excellents, et tout le monde louait son « gentil »
caractère. Il ne dérangeait pas ses parents la nuit, obéissait consciencieusement à l’interdiction de toucher à certains
objets ou d’entrer dans certaines pièces et, surtout, il ne pleurait jamais pendant les absences de sa mère, absences qui
duraient parfois des heures, bien qu’il lui fût très attaché, parce qu’elle l’a non seulement nourri au sein, mais l’a élevé et
soigné seule, sans aucune aide étrangère. Cet excellent enfant avait cependant l’habitude d’envoyer tous les petits objets
qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous un lit, etc., et ce n’était pas un travail facile que de
rechercher ensuite et de réunir tout cet attirail du jeu. En jetant loin de lui les objets, il prononçait, avec un air d’intérêt et
de satisfaction, le son prolongé o-o-o-o qui, d’après les jugements concordants de la mère et de l’observateur, n’était
nullement une interjection, mais signifiait le mot « Fort » (Loin). Je me suis finalement aperçu que c’était là un jeu et que
l’enfant n’utilisait ses jouets que pour « les jeter au loin ». Un jour je fis une observation qui confirma ma manière de
voir. L’enfant avait une bobine de bois, entourée d’une ficelle. Pas une seule fois l’idée ne lui était venue de traîner cette
bobine derrière lui, c’est-à-dire de jouer avec elle à la voiture ; mais tout en maintenant le fil, il lançait la bobine avec
beaucoup d’adresse par-dessus le bord de son lit entouré d’un rideau, où elle disparaissait. Il prononçait alors son
invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux « Da ! » (« Voilà ! »). Tel était le jeu
complet, comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte,
lequel était répété inlassablement, bien qu’il fût évident que c’est le deuxième acte qui procurait à l’enfant le plus de
plaisir . (Note de bas de page : L’observation ultérieure confirma pleinement cette interprétation. Un jour, la mère
rentrant à la maison après une absence de plusieurs heures, fut saluée par l’exclamation : « Bébé o-o-o-o » qui tout
d’abord parut inintelligible. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que pendant cette longue absence de la mère l’enfant
avait trouvé le moyen de se faire disparaître lui-même. Ayant aperçu son image dans une grande glace qui touchait
presque le parquet, il s’était accroupi, ce qui avait fait disparaître l’image.)
L’interprétation du jeu fut alors facile. Il était en rapport avec l’énorme effort civilisateur développé par l’enfant pour
venir à bout d’un renoncement pulsionnel ( ou plutôt le renoncement à une satisfaction pulsionnelle) - Dieses Spiel war
im Zusammenhang mit der grossen kulturellen Leistung des Kindes mit dem von ihm zustande gebrachten Triebverzicht
( Verzicht auf Triebbefriedigung) - et consentir sans protestation au départ de la mère. L’enfant se dédommageait pour
ainsi dire de ce départ et de cette absence, en reproduisant, avec les objets qu’il avait sous la main, la scène de la
disparition et de la réapparition. La valeur affective de ce jeu est naturellement indépendante du fait de savoir si l’enfant
l’a inventé lui-même ou s’il lui a été suggéré par quelqu’un ou quelque chose. Ce qui nous intéresse, c’est un autre
point. Il est certain que le départ de la mère n’était pas pour l’enfant un fait agréable ou, même, indifférent. Comment
alors concilier avec le principe du plaisir le fait qu’en jouant il reproduisait cet événement pour lui pénible ? On dirait
peut-être que si l’enfant transformait en un jeu le départ, c’était parce que celui-ci précédait toujours et nécessairement le
joyeux retour qui devait être le véritable objet du jeu ? Mais cette explication ne s’accorde guère avec l’observation, car
le premier acte, le départ, formait un jeu indépendant et que l’enfant reproduisait cette scène beaucoup plus souvent que
celle du retour, et en dehors d’elle.
L’analyse d’un cas de ce genre ne fournit guère les éléments d’un conclusion décisive. Une observation exempte de
parti-pris laisse l’impression que si l’enfant a fait de l’événement qui nous intéresse l’objet d’un jeu, ç’a été pour d’autres
raisons. Il se trouvait devant cet événement dans une attitude passive, le subissait pour ainsi dire ; et voilà qu’il
assume un rôle actif, en le reproduisant sous la forme d’un jeu, malgré son caractère désagréable. On pourrait
dire que l’enfant cherchait ainsi à satisfaire un penchant à la domination, lequel aurait tendu à s’affirmer
indépendamment du caractère agréable ou désagréable du souvenir. Mais on peut encore essayer une autre
interprétation. Le fait de rejeter un objet, de façon à le faire disparaître, pouvait servir à la satisfaction d’une impulsion
de vengeance à l’égard de la mère et signifier à peu près ceci : « Oui, oui, va-t’en, je n’ai pas besoin de toi ; je te renvoie
moi-même ». Le même enfant, dont j’ai observé le premier jeu, alors qu’il était âgé de 18 mois, avait l’habitude, à l’âge
de deux ans et demi, de jeter par terre un jouet dont il était mécontent, en disant : « Va-t’en à la guerre ! » On lui avait
raconté alors que le père était absent, parce qu’il était à la guerre ; il ne manifestait d’ailleurs pas le moindre désir de
voir le père, mais montrait, par des indices dont la signification était évidente, qu’il n’entendait pas être troublé dans la
possession unique de la mère (Note de bas de page :L’enfant a perdu sa mère alors qu’il était âgé de 5 ans et 9 mois.
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Cette fois, la mère étant réellement partie au loin (o-o-o), l’enfant ne manifestait pas le moindre chagrin. Entre-temps,
d’ailleurs, un autre enfant était né qui l’avait rendu excessivement jaloux). Nous savons d’ailleurs que les enfants
expriment souvent des impulsions hostiles analogues en rejetant des objets qui, à leurs yeux, symbolisent certaines
personnes . Il est donc permis de se demander si la tendance à assimiler (Verarbeiten) psychiquement un événement
impressionnant, à s’en rendre complètement maître peut se manifester par elle-même et indépendamment du principe du
plaisir. Si, dans le cas dont nous nous occupons, l’enfant reproduisait dans le jeu une impression pénible, c’était peut-
être parce qu’il voyait dans cette reproduction, source de plaisir indirecte, le moyen d’obtenir un autre plaisir, mais plus
direct.
De quelque manière que nous étudiions les jeux des enfants, nous n’obtenons aucune donnée certaine qui nous permette
de nous décider entre ces deux manières de voir. On voit les enfants reproduire dans leurs jeux tout ce qui les a
impressionnés dans la vie, par une sorte d’ab-réaction contre l’intensité de l’impression dont ils cherchent pour ainsi dire
à se rendre maîtres. Mais il est, d’autre part, assez évident que tous leurs jeux sont conditionnés par un désir qui, à leur
âge, joue un rôle prédominant : le désir d’être grands et de pouvoir se comporter comme les grands. On constate
également que le caractère désagréable d’un événement n’est pas incompatible avec sa transformation en un objet de jeu,
avec sa reproduction scénique. Que le médecin ait examiné la gorge de l’enfant ou ait fait subir à celui-ci une petite
opération : ce sont là des souvenirs pénibles que l’enfant ne manquera cependant pas d’évoquer dans son prochain jeu ;
mais on voit fort bien quel plaisir peut se mêler à cette reproduction et de quelle source il peut provenir : en substituant
l’activité du jeu à la passivité avec laquelle il avait subi l’événement pénible, il inflige à un camarade de jeu les
souffrances dont il avait été victime lui-même et exerce ainsi sur la personne de celui-ci la vengeance qu’il ne peut
exercer sur la personne du médecin.
Quoi qu’il en soit, il ressort de ces considérations qu’expliquer le jeu par un instinct d’imitation, c’est formuler une
hypothèse inutile. Ajoutons encore qu’à la différence de se qui se passe dans les jeux des enfants, le jeu et l’imitation
artistiques auxquels se livrent les adultes visent directement la personne du spectateur en cherchant à lui communiquer,
comme dans la tragédie, des impressions souvent douloureuses qui sont cependant une source de jouissances élevées.
Nous constatons ainsi que, malgré la domination du principe du plaisir, le côté pénible et désagréable des événements
trouve encore des voies et moyens suffisants pour s’imposer au souvenir et devenir un objet d’élaboration psychique....
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Les deux sortes d’effets des traumatismes
Quels sont les caractères et les particularités communs à tous les symptômes névrotiques ? Il convient de noter ici deux
points importants :
Les traumatismes ont deux sortes d’effets, des effets positifs et des effets négatifs. Les premiers constituent des
tentatives pour remettre le traumatisme en valeur, c’est-à-dire pour ranimer le souvenir de l’incident oublié ou plus
exactement pour le rendre réel, le faire revivre. S’il s’agissait d’un lien affectif précoce, ce tendre sentiment renaît de
façon analogue en s’adressant cette fois à une autre personne. On donne à l’ensemble de ces efforts le nom de « fixations
au traumatisme » ou encore d’ « automatisme de répétition » (Wiederholungszwang) . Ils peuvent être intégrés dans
un moi soi-disant normal et conférer à celui-ci en tant que tendances permanentes, leur caractère d’immuabilité bien que,
ou plutôt du fait, que leur fondement réel, leur origine historique aient été oubliés. C’est ainsi qu’un homme qui a
eu, dans son enfance, un attachement excessif et aujourd’hui oublié à sa mère, recherchera peut-être, toute sa vie durant,
la femme dont il pourra dépendre et qu’il laissera le nourrir et l’entretenir. Une jeune fille, séduite dès son jeune âge,
pourra organiser toute sa vie sexuelle ultérieure de façon à toujours provoquer de semblables assauts. Envisager ainsi le
problème de la névrose nous permet d’aborder celui de la formation du caractère en général.
Les réactions négatives tendent vers un but diamétralement opposé. Les traumatismes oubliés n’accèdent plus au
souvenir et rien ne se trouve répété ; nous les groupons sous le nom de « réactions de défense »(Abwehrreaktionen) qui
se traduisent par des « évitements », lesquels peuvent se muer en « inhibitions » et en « phobies ». Ces réactions
négatives contribuent considérablement, elles aussi, à la formation du caractère. De même que les réactions positives,
elles sont, somme toute, des fixations au traumatisme tout en obéissant à une tendance inverse. Les symptômes de la
névrose proprement dite constituent des compromis auxquels contribuent toutes les tendances négatives ou positives
issues des traumatismes. Ainsi c’est tantôt l’un, tantôt l’autre des deux composants qui prédomine. Ces réactions
antagonistes engendrent des conflits que le sujet ne parvient généralement pas à résoudre.
45
Extrait de « Moïse et le monothéisme », 1939, GW XVI, pp. 180-181. Edition française: « Moïse et le
monothéisme », Gallimard, Paris, Collection Idées, 1967, pp. 103-104.
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Tous ces phénomènes, les symptômes comme les rétrécissements du moi et les modifications permanentes du caractère
ont un caractère compulsionnel (Zwangskarakter), c’est-à-dire que si leur intensité psychique est grande, ils prennent,
vis-à-vis des autres processus psychiques adaptés au monde extérieur et qui obéissent aux lois de la pensée logique, une
indépendance marquée. Nullement ou insuffisamment influencés par la réalité extérieure, ils ne tiennent guère compte
des choses réelles ou des équivalences psychiques de celles-ci, de sorte qu’ils se trouvent aisément en opposition active
avec elles. Ils constituent, pour ainsi dire, un état dans l’État, un parti inaccessible, impropre au travail en commun, mais
qui cependant réussit parfois à vaincre les autres, ceux qu’on appelle normaux, et à les soumettre à leur service.
Ayant eu l’occasion, en 1909, de parler pour la première fois publiquement de la psychanalyse, du haut d’une chaire
universitaire américaine, et conscient de l’importance que ce fait pouvait avoir pour les objectifs que je poursuivais,
j’avais déclaré que ce n’était pas moi qui avais donné le jour à la psychanalyse, que c’était Josef Breuer qui s’était acquis
ce mérite, alors que, encore étudiant, j’étais occupé à passer mes examens (de 1880 à 1882) . Mais des amis bienveillants
m’ont fait observer depuis que j’avais poussé trop loin l’expression de ma reconnaissance ; que j’aurais dû, ainsi que je
l’avais fait dans les occasions antérieures, faire ressortir que le « procédé cathartique » de Breuer constituait une phase
préliminaire de la psychanalyse et que celle-ci datait du jour où, repoussant la technique hypnotique, j’avais introduit
celle de l’association libre. Au fond, il importe peu de savoir si les débuts de la psychanalyse remontent au procédé
cathartique ou à la modification que j’ai fait subir à ce procédé ; et si je mentionne ici ce point d’histoire, si peu
intéressant, c’est parce que certains adversaires de la psychanalyse ne manquent pas, à l’occasion, de proclamer que c’est
à Breuer, et non à moi, que revient le mérite d’avoir créé cet art. Je dois ajouter toutefois que la priorité de Breuer n’est
proclamée que par ceux qui attachent quelque valeur à la psychanalyse ; quant à ceux qui lui refusent toute valeur, ils
n’hésitent pas à m’en attribuer la paternité sans partage. La grande part que Breuer a prise à la création de la
psychanalyse ne lui a jamais valu, à ma connaissance, la minime partie des injures et des blâmes qui m’ont été prodigués.
Et comme j’ai reconnu depuis longtemps que la psychanalyse possède le don irrésistible de pousser les hommes à la
contradiction, de les exaspérer, je suis arrivé à la conclusion qu’après tout il n’y avait rien d’impossible à ce que je fusse
le véritable auteur de tout ce qui la caractérise et la distingue. Je me fais un plaisir d’ajouter que jamais Breuer n’a fait la
moindre tentative de rabaisser mon rôle dans la création de la psychanalyse tant décriée et qu’il n’a jamais prêté le
moindre appui aux tentatives faites dans ce sens par mes détracteurs.
La nature de la découverte de Breuer a été tant de fois décrite et exposée que je puis m’abstenir ici de toute discussion
détaillée sur ce sujet. Je rappellerai seulement qu’elle repose sur ce fait fondamental que les symptômes des hystériques
se rattachent à des scènes de leur vie (traumatismes), qui, après les avoir fortement impressionnés, sont tombées dans
l’oubli ; et qu’elle comporte un traitement en rapport avec cette constatation et qui consiste à évoquer, sous l’hypnose, le
souvenir de ces scènes et à en provoquer la reproduction (catharsis). Aussi crut-il pouvoir formuler la conclusion
théorique d’après laquelle les symptômes en question résulteraient d’une utilisation anormale de quantités d’excitation
non libérées (conversion). Toutes les fois que, dans sa contribution théorique aux « Etudes sur l’Hystérie », Breuer a
l’occasion de parler de la conversion, il ne manque pas de citer mon nom entre parenthèses, comme si ce premier essai
de justification théorique était ma propriété spirituelle. Je crois que cette propriété s’arrête au mot, tandis que la
conception elle-même nous est venue à l’esprit simultanément et constitue notre propriété commune.
On sait également qu’après sa première expérience Breuer avait délaissé son traitement cathartique et n’y était revenu
qu’au bout de plusieurs années, lorsque, de retour de Paris où j’avais suivi l’enseignement de Charcot, j’avais cru devoir
insister auprès de lui en ce sens. Il s’occupait de médecine interne et était absorbé par une nombreuse clientèle ; quant à
moi, qui n’étais devenu médecin qu’à contrecoeur, j’avais alors une raison très sérieuse de chercher à venir en aide aux
gens atteints de maladies nerveuses ou, tout au moins, à pénétrer plus ou moins la nature de leurs états.
J’avais commencé par me fier au traitement physiothérapeutique ; mais je ne tardai pas à me trouver impuissant et
désarmé devant les déceptions que me causa l’Électrothérapie de W. Erb, si riche en conseils et indications. Si le
jugement de Moebius, d’après lequel les succès du traitement électrique seraient dus à la suggestion, ne s’est pas alors
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Publié en 1914. GW, X, pp. 44-58. Traduction française: « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique »,
in « Cinq leçons sur la psychanalyse », Paris PB Payot, 1968, pp. 69-88.
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présenté à mon esprit, ce fut pour une cause bien simple : je n’ai pas eu un seul succès à enregistrer. Le traitement par la
suggestion au cours de l’hypnose profonde, traitement dont les séances auxquelles j’avais assisté chez Liébault et
Bernheim m’avaient fourni des démonstrations impressionnantes, avait semblé, un moment donné, offrir une large
compensation à l’abandon du traitement électrique. Mais l’exploration au cours de l’hypnose, à laquelle j’avais été
initié par Breuer, devait exercer sur moi, par la satisfaction qu’elle offrait à ma curiosité scientifique, un attrait
infiniment plus grand que l’interdiction suggestive, monotone, violente, incompatible avec l’exploration proprement dite.
Nous savons aujourd’hui, et c’est là une des plus récentes acquisitions de la psychanalyse, que nous devons mettre au
premier rang, au cours de l’analyse, le conflit actuel et la cause déterminante de la maladie. Or, c’est exactement ce que
nous faisions, Breuer et moi, dès nos premières applications de la méthode cathartique. Nous attirions directement
l’attention du malade sur la scène traumatique au cours de laquelle s’était produit le symptôme, nous cherchions à
déceler dans cette scène le conflit psychique et à mettre en liberté le sentiment refoulé. Ce faisant, nous avons réussi à
découvrir le processus psychique caractéristique des névroses, auquel nous avons donné plus tard le nom de régression.
Les associations du malade remontaient, de la scène qu’on cherchait à reconstituer, à des événements psychiques
antérieurs et obligeaient l’analyse qui voulait corriger le présent, à s’occuper du passé. Cette régression nous faisait
remonter de plus en plus en arrière, généralement, nous sembla-t-il au début, jusqu’à l’époque de la puberté ; mais
certains insuccès et certaines lacunes poussèrent l’analyse à poursuivre la régression jusqu’aux années d’enfance qui
étaient restées jusqu’alors inaccessibles à toute exploration. Cette orientation ne tarda pas à devenir un des traits
caractéristiques de l’analyse. On constata que l’analyse était incapable d’élucider l’actuel sans le ramener à un
passé qui, sans être lui-même pathogène, n’en imprimait pas moins à l’événement ultérieur son cachet pathogène.
Mais la tentation de s’en tenir à la cause actuelle connue était telle que, pendant de nombreuses années encore, je n’ai pu
m’empêcher d’y céder. Pendant le traitement (en 1899) de la malade connue sous le nom de « Dora », je connaissais la
scène qui avait fait éclater la maladie actuelle. Je m’étais efforcé, à d’innombrables reprises, de mettre à la portée de
l’analyse cet événement psychique, sans jamais obtenir, malgré mes ordres directs, autre chose que la même description
sommaire et pleine de lacunes. Ce n’est qu’après un long détour, qui nous avait fait remonter au-delà de la toute
première enfance de la malade, que nous nous étions trouvés en présence d’un rêve dont l’analyse avait ramené le
souvenir des détails oubliés de la scène, rendant ainsi possibles et la compréhension et la solution du conflit actuel.
Ce seul exemple suffit à montrer à quelles erreurs on s’exposerait en suivant le conseil que nous avons mentionné plus
haut et de quel recul scientifique on se rendrait coupable en négligeant la régression dans la technique analytique.
La première divergence de vues entre Breuer et moi se manifesta à propos d’une question liée au mécanisme psychique
intime de l’hystérie. Ses préférences allaient vers une théorie encore physiologique, pour ainsi dire, d’après laquelle la
dissociation psychique de l’hystérique aurait pour cause l’absence de communication entre divers états psychiques (ou,
comme nous disions alors, entre « divers états de la conscience ») ; il formula ainsi l’hypothèse des « états hypnoïdes »,
dont les produits feraient irruption dans la « conscience éveillée » où ils se comporteraient comme des corps étrangers.
Moins rigoriste au point de vue scientifique, soupçonnant qu’il s’agit de tendances et de penchants analogues à
ceux de la vie quotidienne, je voyais dans la dissociation psychique elle-même l’effet d’un processus d’élimination,
auquel j’avais alors donné le nom de processus de « défense » ou de « refoulement ». J’avais bien essayé de laisser
subsister ces deux mécanismes l’un à côté de l’autre, mais comme l’expérience me révélait toujours la même
chose, je ne tardai pas à opposer ma théorie de la défense à celle des états hypnoïdes.
Je suis cependant certain que cette opposition n’était pour rien dans la séparation qui devait bientôt se produire entre
nous. Celle-ci avait des raisons plus profondes, mais elle s’est produite d’une façon telle que je ne m’en étais pas rendu
compte tout d’abord et ne l’ai comprise que plus tard d’après des indices certains. On se rappelle que Breuer disait de sa
fameuse première malade que l’élément sexuel présentait chez elle un degré de développement étonnamment insuffisant
et n’avait jamais contribué en quoi que ce soit à la richesse si remarquable de son tableau morbide. J’ai toujours trouvé
étonnant que les critiques n’aient pas songé à opposer plus souvent qu’ils ne l’ont fait cette déclaration de Breuer à ma
propre conception de l’étiologie sexuelle des névroses, et j’ignore encore aujourd’hui si cette omission leur a été dictée
par la discrétion ou si elle s’explique par un manque d’attention. En relisant l’observation de Breuer à la lumière des
expériences acquises au cours de ces vingt dernières années, on trouve que tout ce symbolisme représenté par les
serpents, par les accès de rigidité, par la paralysie du bras est d’une transparence qui ne laisse rien à désirer et qu’en
rattachant à la situation le lit dans lequel était étendu le père malade, on obtient une interprétation des symptômes telle
qu’aucun doute ne peut subsister quant à leur signification. On arrive ainsi à se former sur le rôle de la sexualité dans la
vie psychique de cette jeune fille une idée qui diffère totalement de celle de son médecin. Breuer disposait, pour le
rétablissement de sa malade, d’un « rapport » suggestif des plus intenses, d’un rapport dans lequel nous pouvons voir
précisément le prototype de ce que nous appelons « transfert ». J’ai de fortes raisons de croire qu’après avoir fait
disparaître tous les symptômes, Breuer a dû se trouver en présence de nouveaux indices témoignant en faveur de la
motivation sexuelle de ce transfert, mais que le caractère général de ce phénomène inattendu lui ayant échappé, il arrêta
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là son exploration comme devant un « untoward event ». Il ne m’a fait aucune communication directe à ce sujet, mais il
m’a fourni, à de nombreuses reprises, des points de repère qui suffisent à justifier cette supposition. Et lorsque j’ai
adopté d’une manière définitive la conception relative au rôle essentiel que la sexualité joue dans le déterminisme des
névroses, c’est de sa part que je me suis heurté aux premières réactions de cette mauvaise humeur et de cette réprobation
qui, dans la suite, me sont devenues si familières, alors qu’à l’époque dont il s’agit j’étais loin de prévoir quelles me
poursuivraient toute ma vie comme une fatalité.
Le fait que le transfert sexuel, grossièrement nuancé, tendre ou hostile, s’observe au cours du traitement de la névrose,
quelle qu’elle soit, sans qu’il soit désiré ou provoqué par l’une ou l’autre des deux parties en présence, m’est toujours
apparu comme la preuve irréfutable de l’origine sexuelle des forces impulsives de la névrose ( Beweis für die Herkunft
der Triebkräfte der Neurose aus dem Sexualleben). Cet argument n’a encore jamais obtenu toute l’attention qu’il mérite
et n’a jamais été envisagé avec tout le sérieux qui convient, car si tel avait été le cas, l’opinion sur ce sujet serait, à
l’heure actuelle, unanime. Quant à moi, je l’ai toujours considéré comme décisif, aussi (et plus souvent) décisif que tant
d’autres données fournies par l’analyse.
Ce qui fut de nature à me consoler du mauvais accueil qui, même dans le cercle étroit de mes amis, fut réservé à ma
conception de l’étiologie sexuelle des névroses (il ne tarda pas à se former alors un vide autour de ma personne), ce fut
la conviction que je combattais pour une idée neuve et originale. Mais un jour, certains souvenirs vinrent troubler ma
satisfaction, tout en me révélant certains détails très intéressants, concernant la manière dont s’effectue notre activité
créatrice et relatifs à la nature de notre connaissance. L’idée dont j’avais assumé la responsabilité ne m’était nullement
personnelle. Je la devais à trois personnes dont les opinions avaient droit à mon plus profond respect, à Breuer lui-
même, à Charcot et au gynécologue de notre Université, Chrobak, un de nos médecins viennois les plus éminents. Ces
trois hommes m’avaient transmis une conception qu’à proprement parler ils ne possédaient pas. Deux d’entre eux
contestaient cette transmission ; quant au troisième (le maître Charcot), il en aurait sans doute fait autant, s’il m’avait été
donné de le revoir. Mais ces transmissions identiques que je m’étais assimilées sans les comprendre avaient sommeillé
en moi pendant des années, pour se révéler un jour comme une conception originale, m’appartenant en propre.
Jeune médecin des hôpitaux, j’accompagnais un jour Breuer dans une promenade à travers la ville, lorsqu’il fut abordé
par un monsieur qui demanda instamment à lui parler. Je restai en arrière, et lorsque Breuer, la conversation terminée,
vint me rejoindre, il m’apprit, dans sa manière amicalement instructive, que c’était le mari d’une malade qui venait de lui
donner des nouvelles de celle-ci. La femme, ajouta-t-il, se comportait en société d’un manière tellement singulière qu’on
avait jugé utile, la considérant comme nerveuse, de la confier à ses soins. Il s’agit toujours de secrets d’alcôve, fit-il en
manière de conclusion. Étonné, je lui demandai ce qu’il voulait dire ; il m’expliqua alors de quoi il s’agissait au juste, en
remplaçant le mot « alcôve » par les mots « lit conjugal», et en disant ne pas comprendre pourquoi la chose me paraissait
si inouïe.
Quelques années plus tard, j’assistais à une réception de Charcot. Je me trouvais tout près du vénéré maître qui,
justement, était en train de raconter à Brouardel un fait, sans doute très intéressant, de sa pratique. Je n’avais pas bien
entendu le commencement, mais peu à peu le récit m’avait intéressé au point que j’étais devenu tout attention. Il
s’agissait d’un jeune couple de lointains orientaux : la femme souffrait gravement, le mari était impuissant ou tout à fait
maladroit. « Essayez donc, entendais-je Charcot répéter, je vous assure, vous y arriverez. » Brouardel, qui parlait moins
haut, dut exprimer son étonnement que des symptômes comme ceux de la femme en question pussent se produire dans
des circonstances pareilles. En effet, Charcot lui répliqua avec beaucoup de vivacité : « Mais, dans des cas pareils, c’est
toujours la chose génitale, toujours... toujours... toujours. » Et ce disant il croisa les bras sur sa poitrine et se mit à
sautiller avec sa vivacité habituelle. Je me rappelle être resté stupéfait pendant quelques instants et, revenu à moi, m’être
posé la question : « Puisqu’il le sait, pourquoi ne le dit-il jamais ? » Mais l’impression fut vite oubliée ; l’anatomie du
cerveau et la production expérimentale de paralysies hystériques absorbèrent de nouveau toute mon attention.
Une année plus tard, étant privat-docent de maladies nerveuses, je débutais dans la carrière médicale, aussi ignorant de
tout ce qui concerne l’étiologie des névroses que peut l’être un jeune universitaire plein d’espoirs. Un jour, Chrobak me
prie amicalement de me charger d’une de ses patientes dont, étant devenu professeur titulaire, il n’avait pas le temps de
s’occuper. Je me précipite chez la malade, j’arrive auprès d’elle avant lui et j’apprends qu’elle souffre de crises
d’angoisse ienexplicables qu’elle n’arrive à apaiser qu’à la condition de savoir exactement où se trouve son médecin à
toute heure du jour. Chrobak arrive à son tour et, me prenant à part, m’apprend que l’angoisse de la malade provient de
ce que, tout en étant mariée depuis 18 ans, elle est encore vierge, son mari étant atteint d’impuissance absolue. Dans des
cas pareils, ajouta-t-il, il ne reste au médecin qu’à couvrir de son autorité le malheur domestique et à se contenter de
hausser les épaules, lorsqu’il apprend qu’on formule sur son compte des appréciations dans le genre de celle-ci : « Il
n’est pas plus malin que les autres, puisqu’il n’a pas réussi à guérir la malade, depuis tant d’années qu’il la soigne. » Ce
mal ne comporte qu’un seul traitement ; nous le connaissons bien, mais, malheureusement, nous ne pouvons l’ordonner.
Le voici :
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Je n’avais jamais entendu parler d’une pareille prescription et j’étais tout prêt à blâmer le cynisme de mon protecteur.
Si j’insiste sur cette origine auguste de la conception tant décriée, ce n’est pas le moins du monde pour en rejeter la
responsabilité sur d’autres. Je sais qu’exprimer une idée une ou plusieurs fois, sous la forme d’un rapide aperçu, est une
chose ; et que la prendre au sérieux, dans son sens littéral, la développer à travers toutes sortes de détails, souvent en
opposition avec elle, lui conquérir une place parmi les vérités reconnues, en est une autre ; il s’agit là d’une différence
analogue à celle qui existe entre un flirt léger et un mariage honnête, avec tous les devoirs et toutes les difficultés qu’il
comporte. « Épouser les idées de... », disent avec raison les Français.
Parmi les autres éléments qui, grâce à mes travaux, étaient venus s’ajouter au procédé cathartique et le transformer en
psychanalyse, je mentionnerai : la théorie du refoulement et de la résistance, la conception de la sexualité infantile,
l’interprétation des rêves et leur utilisation pour la connaissance de l’inconscient.
En ce qui concerne la théorie du refoulement, j’y suis certainement parvenu par mes propres moyens, sans qu’aucune
influence m’en ait suggéré la possibilité. Aussi l’ai-je pendant longtemps considérée comme originale, jusqu’au jour où
Otto Rank eut mis sous mes yeux un passage du Monde comme Volonté et Représentation, dans lequel Schopenhauer
cherche à donner une explication de la folie. Ce que le philosophe dit dans ce passage au sujet de la répulsion que nous
éprouvons à accepter tel ou tel côté pénible de la réalité s’accorde tellement avec la notion du refoulement, telle que je la
conçois, que je puis dire une fois de plus que c’est à l’insuffisance de mes lectures que je suis redevable de ma
découverte. Et, cependant, d’autres ont lu et relu ce passage, sans faire la découverte en question, et il me serait peut-être
arrivé la même chose, si j’avais eu, dans ma jeunesse, plus de goût pour les lectures philosophiques. Je me suis refusé
plus tard la joie que procure la lecture de Nietzsche, et je l’ai fait en pleine conscience des raisons de mon abstention : je
voulais me soustraire, dans l’élaboration des impressions que me fournissait la psychanalyse, à toute influence
extérieure. Aussi devais-je être prêt, et je le suis volontiers, à renoncer à toute revendication de priorité dans les cas,
assez fréquents, où les pénibles recherches psychanalytiques ne font que confirmer les aperçus intuitifs des philosophes.
La théorie du refoulement est le pilier sur lequel repose l’édifice de la psychanalyse ; elle est la partie la plus essentielle,
tout en ne représentant que l’expression théorique d’une expérience qu’on peut reproduire aussi souvent qu’on le désire
lorsqu’on entreprend l’analyse d’un névrosé, sans faire appel à l’hypnose. A un moment donné, on se heurte à une
résistance qui s’oppose au travail analytique, le sujet prétextant une lacune de mémoire, pour rendre ce travail vain. En
appliquant l’hypnose, on ne réussit qu’à dissimuler cette résistance, et c’est pourquoi l’histoire de la psychanalyse
proprement dite date du jour de l’introduction de l’innovation technique qui consiste dans l’abandon de l’hypnose.
L’interprétation théorique de la coïncidence entre cette résistance et une amnésie conduit inévitablement à la conception
de l’activité psychique inconsciente, qui est celle de la psychanalyse et qui, en tout cas, diffère notablement des
spéculations philosophiques sur l’inconscient. Aussi peut-on dire que la théorie psychanalytique représente une tentative
de rendre compréhensibles deux constatations singulières et inattendues qu’on fait lorsqu’on cherche à ramener les
symptômes morbides d’un névrosé à leurs sources, c’est-à-dire à des événements survenus dans la vie antérieure du
malade : nous voulons parler du transfert et de la résistance. Toute orientation qui se rattache à ces deux faits comme à
son point de départ a le droit de se qualifier de psychanalyse........
Je m’élèverais avec énergie contre ceux qui s’aviseraient de prétendre que la théorie du transfert et celle de la résistance
sont des prémisses de la psychanalyse, et non pas ses résultats.....
Sous l’influence de la théorie traumatique de l’hystérie qui se rattache à l’enseignement de Charcot, on n’était que trop
disposé à attribuer une réalité et une signification étiologiques aux récits dans lesquels les malades faisaient remonter
leurs symptômes à des expériences sexuelles qu’ils avaient subies passivement au cours des premières années de leur
enfance, autrement dit à ce que nous appellerions vulgairement le « détournement de mineurs ». Et lorsqu’on se vit
obligé de renoncer à cette étiologie, à cause de son invraisemblance et de sa contradiction avec des faits solidement
établis, on se trouva fort désemparé. L’analyse qui avait conduit à ces traumatismes sexuels infantiles aurait-elle donc
suivi un chemin incorrect, puisque ces traumatismes se sont révélés dépourvus de tout fondement réel ? On ne savait à
quel appui s’accrocher. J’aurais alors volontiers fait le sacrifice de tout le travail que j’avais accompli, comme l’avait fait
mon vénéré prédécesseur Breuer à la suite de son indésirable découverte. Si je ne l’ai pas fait, ce fut sans doute parce
que je n’avais pas le choix, que je ne pouvais m’engager dans aucune autre direction. Je me suis dit finalement qu’on
n’avait pas le droit de se laisser décourager parce que les espoirs qu’on concevait ne s’étaient pas réalisés ; qu’il fallait
plutôt soumettre à une révision ces espoirs eux-mêmes. Lorsque les hystériques rattachent leurs symptômes à des
traumatismes inventés, le fait nouveau consiste précisément en ce qu’ils imaginent ces scènes, ce qui nous oblige à
78
tenir compte de la réalité psychique, autant que de la pratique. Je ne tardai pas à enconclure que ces fantaisies
étaient destinées à dissimuler l’activité auto-érotique de la première enfance, à l’entourer d’une certaine auréole, à
l’élever à un niveau supérieur. Et, une fois cette constatation faite, je vis la vie sexuelle de l’enfant se dérouler devant
moi dans toute son ampleur.
Enfin, cette activité sexuelle des premières années de l’enfance pouvait également être une manifestation de la
constitution congénitale.Tout nous autorisait à admettre que les prédispositions congénitales et les expériences
psychiques ultérieures se combinaient ici de façon à former un tout indivisible : d’une part, les prédispositions
transformaient les simples impressions en traumatismes, sources de stimulations et points de fixation, alors que sans les
prédispositions, les impressions, d’un caractère généralement banal, seraient restées sans effet ; d’autre part les
expériences psychiques ultérieures évoquaient des éléments de la prédisposition constitutionnelle qui, sans elles, auraient
encore sommeillé pendant longtemps ou ne se seraient jamais manifestés. .........
Mes considérations relatives à la sexualité de l’enfant reposaient au début uniquement sur les résultats des analyses faites
sur des adultes et poussées jusqu’à des événements très reculés de leur vie passée. Je n’avais pas alors eu l’occasion de
faire des observations directes sur l’enfant. Aussi fut-ce pour moi un triomphe extraordinaire, lorsque je réussis, pas mal
d’années plus tard, à obtenir la confirmation de la plupart de mes déductions par l’observation et l’analyse directe
d’enfants très jeunes. Ce qui me gâtait toutefois un peu cette joie, c’était l’idée qu’il s’agissait somme toute d’une
découverte qu’on devait être honteux d’avoir faite. Plus je poursuivais et approfondissais l’observation des enfants, plus
le fait en question devenait visible et compréhensible, et plus aussi je trouvais singulier qu’on se fût donné tant de peine
pour ne pas l’apercevoir............
Je serai bref en ce qui concerne l’interprétation des rêves. Elle fut pour ainsi dire le premier résultat de l’innovation
technique que j’avais adoptée, lorsque, suivant une vague intuition, je me décidai à remplacer l’hypnose par l’association
libre. Ce n’est pas la curiosité scientifique qui, tout d’abord, m’avait poussé à chercher à comprendre les rêves. Aucune
influence, autant que je sache, n’avait guidé mon intérêt dans cette direction, et ne m’avait fait entrevoir des résultats
féconds dans ce domaine. Avant même la rupture de mes relations avec Breuer, je n’avais jamais eu le temps de
l’informer, même brièvement, que j’avais appris à interpréter les rêves. Étant donné la manière dont j’ai fait cette
dernière découverte, le symbolisme du langage des rêves ne s’est révélé à moi qu’en dernier lieu, car les associations du
rêveur ne nous apprennent que fort peu de choses sur les symboles. ....... C’est également quelques années plus tard
que j’ai eu la révélation des liens étroits qui existent entre l’interprétation psychanalytique des rêves et l’art
d’interpréter les rêves qui était si en honneur dans l’antiquité. Quant à la partie la plus originale et la plus
importante de ma théorie des rêves, celle qui rattache les déformations qui se produisent dans les rêves à un conflit
interne, autrement dit celle qui voit dans ces déformations une sorte de manque de franchise intérieure, je l’ai retrouvée
chez un auteur étranger à la médecine, mais non à la philosophie, chez le célèbre ingénieur J. Popper qui, sous le
pseudonyme de Lynkeus, a publié en 1899 les Fantaisies d’un réaliste.
J’ai trouvé dans l’interprétation des rêves une source de consolation et de réconfort pendant les premières années de mon
travail analytique, années les plus dures et les plus pénibles, car j’avais à mener de front la clinique, la technique et la
thérapeutique des névroses et, dans l’isolement où je me trouvais, en présence des innombrables problèmes qui se
pressaient devant moi et ayant à faire face à des difficultés souvent inextricables, je craignais de me trouver désorienté et
de perdre toute assurance. La vérification de mon postulat, d’après lequel une névrose doit être rendue intelligible
grâce à l’analyse, se laissait souvent attendre chez le malade pendant un temps désespérément long ; mais les rêves, qui
peuvent être considérés comme les analogues des symptômes, fournissaient à peu près toujours et dans tous les cas une
confirmation de ce postulat.
C’est seulement dans les succès que m’a procurés l’interprétation des rêves que j’ai puisé la force d’attendre et le
courage de persévérer. J’ai pris l’habitude d’apprécier la compréhension psychologique des gens d’après leur attitude à
l’égard des problèmes en rapport avec les rêves, et j’ai constaté avec satisfaction que la plupart des adversaires de la
psychanalyse évitaient de s’aventurer sur ce terrain ou s’y comportaient d’une façon très maladroite, lorsqu’ils
l’essayaient. J’ai effectué ma propre analyse, dont la nécessité ne tarda pas à m’apparaître, à l’aide d’une série de mes
rêves, qui m’ont permis de suivre à la trace tous les événements de mes années d’enfance ; et je pense encore aujourd’hui
que cette sorte d’analyse peut suffire lorsqu’il s’agit d’un bon rêveur et d’un homme qui ne s’écarte pas trop de la
normale.
79
47
Les névroses actuelles
Il est difficile d’énoncer sur la neurasthénie des vérités d’une portée générale, aussi longtemps qu’on laisse cette
dénomination nosologique recouvrir tout ce que Beard a voulu y mettre. A mon avis, la neuropathologie ne peut que
gagner à tenter de distinguer de la neurasthénie proprement dite toutes les affections névrotiques dont les symptômes,
d’une part, sont plus solidement reliés entre eux qu’ils ne le sont avec les symptômes neurasthéniques typiques (maux de
tête à type de pression, irritation spinale, dyspepsie avec flatulence et constipation), et dont l’étiologie et le mécanisme,
d’autre part, montrent des différences essentielles avec la névrose neurasthénique typique. Si l’on suit cette visée, on
arrivera bientôt à un tableau assez uniforme de la neurasthénie. On sera alors en mesure de distinguer, de la neurasthénie
véritable, différentes pseudo-neurasthénies (le tableau de la névrose nasale réflexe à mécanisme organique, les troubles
nerveux des cachexies et de l’artériosclérose, les stades préliminaires de la paralysie progressive et ceux de nombreuses
psychoses) ; en outre on pourra - comme le propose Môbius - éliminer un certain nombre de status nervosi des dégénérés
héréditaires, et l’on trouvera aussi des raisons pour porter plutôt au compte de la mélancolie un certain nombre de
névroses que l’on nomme aujourd’hui neurasthénies, particulièrement celles qui sont d’une nature intermittente ou
périodique. Mais la modification la plus tranchée résulte de la décision de séparer de la neurasthénie le complexe
symptomatique que je vais décrire et qui remplit de façon particulièrement adéquate les conditions posées ci-dessus. Les
symptômes de ce complexe sont cliniquement beaucoup plus étroitement rapprochés les uns des autres que de ceux de la
neurasthénie véritable (c’est-à-dire qu’ils se présentent souvent ensemble et qu’ils se remplacent les uns les autres dans
le cours de la maladie) et l’étiologie comme le mécanisme de cette névrose sont fondamentalement différents de
l’étiologie et du mécanisme de la neurasthénie véritable, telle que celle-ci subsiste une fois qu’on a effectué cette
séparation.
Je nomme ce complexe symptomatique « névrose d’angoisse », parce que l’ensemble de ses éléments se regroupe autour
du symptôme fondamental de l’angoisse, parce que chacun d’entre eux possède une relation déterminée avec l’angoisse.
........
Le reproche majeur contre ma postulation d’une étiologie sexuelle de la névrose d’angoisse sera sans doute le suivant :
des circonstances anormales de la vie sexuelle, telles que je les ai décrites, se retrouvent avec une telle fréquence
qu’elles seraient partout à portée de la main pourvu qu’on les recherche. Leur présence dans les cas de névrose
d’angoisse que je rapporte ne prouverait donc pas que l’étiologie de la névrose serait découverte là. D’ailleurs, le
nombre des personnes qui pratiquent le coït interrompu, etc., serait incomparablement plus grand que celui des patients
atteints de névrose d’angoisse et la grande majorité des premiers supporterait parfaitement bien cette nuisance.
Je répliquerai tout d’abord qu’étant donné l’énorme fréquence reconnue pour les névroses, et spécialement la névrose
d’angoisse, on ne peut certainement pas s’attendre à trouver un facteur étiologique d’une rare occurrence ; d’autre part,
c’est précisément un postulat de la pathologie qui se trouve satisfait lorsque, dans une recherche étiologique, le facteur
étiologique se révèle être encore plus fréquent que son effet, puisque ce dernier peut exiger encore d’autres conditions
(disposition, sommation de l’étiologie spécifique, renforcement par d’autres nuisances de nature banale) ; de plus, un
démembrement détaillé de cas appropriés de névrose d’angoisse démontre sans aucune ambiguïté l’importance du
facteur sexuel. Je me limiterai cependant ici au seul facteur étiologique du coït interrompu, en mettant en évidence
certaines observations probantes.
1)Aussi longtemps que, chez des jeunes femmes, la névrose d’angoisse n’est pas encore constituée, ne survenant que
par bribes qui redisparaissent toujours spontanément, on peut prouver que chacune de ces poussées de la névrose se
rapporte à un coït avec défaut de satisfaction. Deux jours après cette expérience, et, chez des personnes peu résistantes,
le jour suivant, survient régulièrement l’accès d’angoisse ou de vertige auxquels se joignent d’autres symptômes de la
névrose ; les rapports conjugaux devenant plus rares, les symptômes s’estompent ensemble. Un voyage fortuit du mari,
un séjour à la montagne avec séparation du couple, ont un effet favorable ; le traitement gynécologique, auquel on a le
plus souvent recours en première ligne, est bénéfique en ce que, pendant sa durée, les relations conjugales sont
interrompues. Fait remarquable, le succès du traitement local est passager, la névrose se réinstalle à la montagne, dès que
le mari prend à son tour ses vacances, etc. Si, alors que la névrose n’est pas encore établie, un médecin averti de cette
étiologie fait remplacer le coït interrompu par des relations normales, on obtient la preuve thérapeutique de la thèse que
nous soutenons. L’angoisse est supprimée et ne revient pas, à moins d’une nouvelle occasion semblable.
2)Dans l’anamnèse de nombreux cas de névrose d’angoisse, chez l’homme comme chez la femme, on est frappé par une
oscillation dans l’intensité des manifestations, et même dans la survenue et la disparition de l’ensemble de l’état
47
Publié en 1895 sous le titre: « Qu’il est justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique
sous le nom de névrose d’angoisse », GW I, pp. 315-342. Edition française: « Névrose, psychose et perversion », Paris,
PUF, 1973, pp. 15-38.
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pathologique. Telle année a été presque entièrement bonne, la suivante effroyable, etc. ; on portera une fois
l’amélioration au crédit de telle cure, mais celle-ci fera faux bond à l’accès suivant, etc. Mais si l’on s’informe du
nombre et de la succession des enfants et si l’on met cette chronique du mariage en regard du déroulement particulier de
la névrose, la solution est simple : les périodes d’amélioration ou de bonne santé coïncident avec les grossesses de la
femme pendant lesquelles, naturellement, les raisons de prendre des précautions avaient disparu. Quant au mari, il avait
soi-disant tiré profit du traitement, que ce soit celui du Pasteur Kneipp ou d’un établissement hydrothérapique, pour la
raison que sa femme était enceinte lorsqu’il était retourné auprès d’elle.
3)L’anamnèse des malades montre souvent que les symptômes de la névrose d’angoisse ont succédé à une certaine
époque à ceux d’une autre névrose, neurasthénie par exemple, et se sont mis à leur place. On peut alors montrer tout à
fait régulièrement que peu avant ce changement du tableau clinique un changement correspondant a eu lieu dans la forme
d’altération de la vie sexuelle.
Des observations de ce genre, que le médecin pourrait multiplier à volonté, lui imposent pour ainsi dire l’étiologie
sexuelle pour une certaine catégorie de cas ; mais d’autres cas, qui sans cela demeureraient incompréhensibles, se
laissent au moins comprendre et classifier sans contradiction grâce à la clé de l’étiologie sexuelle. Ce sont les cas très
nombreux où certes est présent tout ce que nous avons trouvé dans la catégorie précédente, d’une part les manifestations
de la névrose d’angoisse, d’autre part le facteur spécifique du coït interrompu ; pourtant quelque chose d’autre vient
encore s’intercaler : un long intervalle entre l’étiologie supposée et son effet, et peut-être aussi des facteurs étiologiques
de nature non-sexuelle. Voici par exemple un homme qui a une attaque cardiaque à la nouvelle de la mort de son père et,
à partir de là, est victime de la névrose d’angoisse. Le cas n’est pas compréhensible, car cet homme n’était pas un
nerveux jusqu’alors ; la mort du père, très âgé, s’est produite dans des circonstances qui n’avaient rien de particulier, et
l’on admettra que le décès normal, attendu, d’un vieux père n’appartient pas aux événements qui rendent habituellement
malade un adulte sain. Peut-être l’analyse étiologique s’éclairera-t-elle si j’ajoute que cet homme pratiquait depuis onze
ans le coït interrompu en prenant en considération le plaisir de sa femme. Les manifestations, en tout cas, sont
exactement les mêmes que celles qui surviennent chez d’autres personnes après une courte nuisance sexuelle de ce type
et sans survenue intercurrente d’un autre traumatisme. Notre opinion sera semblable dans le cas d’une femme dont la
névrose d’angoisse se déclare après la perte de son enfant, ou d’un étudiant perturbé dans la préparation de son dernier
examen. Dans un cas comme dans l’autre je trouve que l’étiologie alléguée n’explique pas l’effet. On ne doit pas se
laisser « surmener » dans ses études, et une mère en bonne santé ne réagit à la perte d’un enfant que par un deuil normal.
Mais, avant tout, je m’attendrais à ce que l’étudiant acquière par le surmenage une céphalasthénie, et la mère de notre
exemple une hystérie. Que tous les deux fassent une névrose d’angoisse, cela m’amène à mettre l’accent sur le fait que
la mère, depuis huit années, vit conjugalement dans le coït interrompu, tandis que l’étudiant, depuis trois ans, entretient
une chaude relation amoureuse avec une jeune fille « comme il faut » qu’il doit se garder de rendre enceinte. Ces
considérations nous amènent à la conclusion que la nuisance sexuelle spécifique du coït interrompu, lorsqu’elle n’est pas
capable à elle seule de provoquer la névrose d’angoisse, prédispose tout au moins à son acquisition. La névrose
d’angoisse éclate alors dès que vient s’ajouter à l’action latente du facteur spécifique celle d’une autre nuisance, banale.
Cette dernière peut quantitativement suppléer le facteur spécifique, mais non pas le remplacer qualitativement. C’est
toujours le facteur spécifique qui détermine la forme de la névrose. J’espère pouvoir prouver également dans un contexte
plus large, cette proposition concernant l’étiologie des névroses. Dans ces dernières considérations se trouve encore
comprise une hypothèse qui n’est pas invraisemblable : une nuisance sexuelle comme le coït interrompu acquiert son
efficace par sommation. Selon la disposition de l’individu et les autres tares de son système nerveux, il faudra plus ou
moins longtemps pour que l’effet de cette sommation devienne visible. Les individus qui supportent apparemment sans
dommage le coït interrompu sont en réalité prédisposés par celui-ci aux troubles de la névrose d’angoisse, qui peuvent
éclater un jour spontanément ou après un traumatisme banal en soi inadéquat, tout comme l’alcoolique chronique, par la
voie de la sommation, développe finalement une cirrhose ou une autre affection, ou bien, sous l’influence d’une fièvre,
fait un delirium.
Les considérations qui suivent ne prétendent être rien d’autre qu’une première tentative tâtonnante, et la critique qu’on
peut en faire ne devrait pas affecter l’acceptation des faits présentés ci-dessus. De plus, l’appréciation de cette « théorie
de la névrose d’angoisse » est encore rendue difficile par le fait qu’elle ne correspond qu’à un fragment d’une
présentation plus englobante des névroses.
Dans ce qui a été apporté jusqu’ici, on trouve déjà quelques points d’appui pour pénétrer dans le mécanisme de la
névrose d’angoisse. D’abord la supposition qu’il pourrait s’agir d’une accumulation d’excitation (Anhäufung von
81
Erregung) ; puis le fait, d’une importance capitale, que l’angoisse qui est à la base des manifestations de la névrose
n’admet aucune dérivation d’origine psychique (keine psychische Ableitung). Celle-ci existerait par exemple si on
trouvait comme fondement de la névrose d’angoisse un effroi justifié, unique ou répété, qui depuis lors fournirait la
source de la propension à l’angoisse. Eh bien, ce n’est pas le cas ; un effroi unique peut bien provoquer une hystérie ou
une névrose traumatique, mais jamais une névrose d’angoisse. Etant donné que, parmi les causes de la névrose
d’angoisse, le coït interrompu occupe une place si prééminente, j’ai cru au début que la source de l’angoisse continue
pouvait se trouver dans la crainte, répétée à chaque acte sexuel, que la technique échoue et que la conception se
produise. Mais j’ai découvert que la présence de ce sentiment, chez la femme ou chez l’homme, pendant le coït
interrompu, est sans importance pour la survenue de la névrose d’angoisse ; les femmes qui au fond sont indifférentes
aux conséquences d’une conception possible sont tout aussi exposées à la névrose que celles qui tremblent devant cette
possibilité ; le seul point important est de savoir quel partenaire a sacrifié sa satisfaction dans cette technique
sexuelle.
Un autre point d’appui est fourni par une observation que je n’ai pas encore mentionnée : dans quantité de cas, la
névrose d’angoisse s’accompagne de la diminution la plus claire de la libido sexuelle, du plaisir psychique, si bien que
les malades, lorsqu’on leur déclare que leur souffrance provient d’une « satisfaction insuffisante », répondent
régulièrement : c’est impossible puisque maintenant, justement, tout besoin s’est éteint. Toutes ces indications :
il s’agit d’une accumulation d’excitation ; l’angoisse qui correspond vraisemblablement à cette excitation accumulée est
d ‘origine somatique, si bien que ce qui est accumulé est donc de l’excitation somatique ; de plus cette excitation
somatique est de nature sexuelle, et une diminution de la participation psychique aux processus sexuels va de pair avec
elle ; toutes ces indications, dis-je, nous mènent à supposer que le mécanisme de la névrose d’angoisse est à rechercher
dans la dérivation de l’excitation sexuelle somatique à distance du psychisme et dans une utilisation anormale de cette
excitation, qui en est la conséquence (der Mechanismus der Angstneurose sei in der Ablenkung der somatischen
Sexualerregung vom Psychischen und einer dadurch verursachten abnormen Verwendung dieser Erregung zu suchen) .
Cette représentation du mécanisme de la névrose d’angoisse peut être rendue plus claire si l’on accepte, concernant le
processus sexuel et tout d’abord celui de l’homme, les conceptions suivantes. Dans l’organisme masculin sexuellement
adulte, est produite - vraisernblablement de façon continue - l’excitation sexuelle somatique, qui, périodiquement, se
transforme en un stimulus pour la vie psychique. Pour mieux fixer nos idées, intercalons ici la notion que cette excitation
sexuelle somatique se manifeste sous forme d’une pression exercée sur les terminaisons nerveuses de la paroi des
vésicules séminales ; si bien que cette excitation viscérale augmentera certes de façon continue, mais ne sera capable
qu’à partir d’un certain niveau de vaincre la résistance interposée par les conductions nerveuses jusqu’à l’écorce
cérébrale, et de se manifester comme excitation psychique. Alors, le groupe des représentations sexuelles présent dans la
psyché se trouve approvisionné en énergie, et il se produit l’état psychique de tension libidinale, accompagné de la
poussée tendant à supprimer cette tension. Une telle décharge psychique n’est possible que par la voie que je désignerai
comme action spécifique ou adéquate. Cette action adéquate, pour la pulsion sexuelle de l’homme, consiste d’une part
en un acte réflexe spinal compliqué qui a pour conséquence de décharger ces terminaisons nerveuses, et d’autre part
dans tous les préparatifs psychiques qui doivent être mis en oeuvre pour le déclenchement de ce réflexe. Toute autre
chose que l’action adéquate ne servirait de rien, car l’excitation sexuelle somatique, une fois qu’elle a atteint la valeur du
seuil, se transforme continuellement en excitation psychique ; il faut absolument que se produise l’action qui libère les
terminaisons nerveuses de la pression qui pèse sur elles, supprimant ainsi toute l’excitation somatique existante, et
permettant à la voie de conduction subcorticale de rétablir sa résistance.
Je renoncerai à présenter de façon semblable des cas compliqués de processus sexuel. J’affirmerai seulement que ce
schéma peut, pour l’essentiel, être transféré aussi à la femme, malgré toute l’atrophie et tout le retard artificiels de la
pulsion sexuelle féminine, qui viennent compliquer le problème. Chez la femme aussi, il faut admettre l’existence d’une
excitation sexuelle somatique, un état dans lequel cette excitation devient stimulus psychique ( psychischer Reiz) ,
libido, provoquant la poussée à l’action spécifique, action à laquelle est attaché le sentiment de jouissance
(Wollustgefühl). Mais chez la femme on n’est pas en mesure d’indiquer ce qui pourrait bien être analogue au
relâchement de tension des vésicules séminales.
Dans le cadre de cette description du processus sexuel, on peut aussi bien faire entrer l’étiologie de la neurasthénie
authentique que celle de la névrose d’angoisse. La neurasthénie survient chaque fois où la décharge (l’action) adéquate
est remplacée par une moins adéquate, où le coït normal pratiqué dans les conditions les plus favorables est remplacé par
une masturbation ou une pollution spontanée ; ce qui mène à la névrose d’angoisse, ce sont tous les facteurs qui
empêchent l’élaboration psychique de l’excitation sexuelle somatique. Les manifestations de la névrose d’angoisse
surviennent quand l’excitation sexuelle somatique, dérivée hors du psychisme, se dépense de façon subcorticale
dans des réactions totalement inadéquates.
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J’essaierai maintenant de voir si les conditions étiologiques de la névrose d’angoisse mentionnées plus haut comportent
bien la caractéristique commune que nous avons posée. Chez l’homme, le premier facteur étiologique que j’ai indiqué
est l’abstinence intentionnelle. L’abstinence consiste dans le refus (Versagung) de l’action spécifique qui d’habitude
résulte de la libido.Un tel refus pourra avoir deux conséquences : l’excitation somatique s’accumule, et, immédiatement,
elle est dérivée sur d’autres voies où s’offre une meilleure possibilité de décharge que par la voie du psychisme.
Finalement donc, la libido déclinera et l’excitation se manifestera de façon subcorticale, comme angoisse. Quand la
libido n’est pas diminuée, ou quand l’excitation somatique est dissipée, par court-circuit, dans des pollutions, ou quand
cette excitation, à force d’être repoussée, est véritablement tarie, alors il se produit toutes sortes d’autres choses que la
névrose d’angoisse. C’est de cette façon que l’abstinence mène à la névrose d’angoisse. Mais l’abstinence est aussi
l’élément actif dans le second groupe étiologique, celui de l’excitation frustrée. Le troisième cas, celui du coït réservé
mais attentif à la femme, agit en perturbant la préparation psychique à l’acte sexuel, en introduisant, à côté de la maîtrise
de l’affect sexuel, une autre tâche psychique qui fait dérivation. Cette dérivation psychique, elle aussi, aboutit
progressivement à la disparition de la libido, de sorte que le déroulement ultérieur est le même que dans le cas de
l’abstinence. L’angoisse de la sénescence (âge critique de l’homme) nécessite une autre explication. Ici la libido ne
diminue pas ; mais il se produit, comme à l’âge critique de la femme, une telle augmentation dans la production de
l’excitation somatique que le psychisme est dans un état d’insuffisance relative pour maîtriser cette excitation.......
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Névroses actuelles et psychonévroses
Ce serait un grand avantage que les malades sachent mieux avec quelle certitude il est désormais possible au médecin
d’interpréter leurs souffrances névrotiques et d’en déduire l’étiologie sexuelle en cause. Ce serait certainement une
incitation pour eux à renoncer à leurs secrets à partir du moment où ils se sont déterminés à demander de l’aide pour
leurs maux. Par ailleurs nous sommes tous intéressés à ce que dans les choses sexuelles aussi un degré de sincérité
supérieur à celui exigé jusqu’à présent devienne une obligation pour les humains. La moralité sexuelle ne peut qu’y
gagner. Présentement nous sommes tous, sans exception, en matière de sexualité, des hypocrites, malades comme bien
portants. Cela ne pourra être pour nous que profitable si, par suite de la sincérité générale, une certaine dose de
tolérance dans les choses sexuelles devient monnaie courante.
.......
Le médecin trouve habituellement un intérêt minime à nombre de questions qui sont discutées chez les
neuropathologistes au sujet des névroses, par exemple si l’on est fondé à différencier rigoureusement hystérie et
neurasthénie, si l’on a le droit de distinguer en outre une hystéro-neurasthénie, si l’on doit ranger l’obsession avec la
neurasthénie ou si l’on doit la reconnaître comme névrose particulière et ainsi de suite. Et en fait, le médecin a bien le
droit d’être indifférent à de telles distinctions tant que le diagnostic établi reste sans plus de conséquences, ni
compréhension plus profonde, ni aucune indication pour la thérapie, tant que dans tous les cas le malade est envoyé à
l’établissement hydrothérapique, ou s’entend dire qu’il n’a rien. Mais il en est autrement si l’on adopte nos points de vue
sur les relations causales entre la sexualité et les névroses. Alors s’éveille un nouvel intérêt pour la symptomatologie des
différents cas névrotiques, et il devient important pour la pratique de savoir décomposer correctement le tableau
complexe en ses éléments et les dénommer correctement. La morphologie des névroses est, en effet, sans grand effort,
traduisible en étiologie, et à partir de la connaissance de celle-ci se déduisent, comme allant de soi, de nouvelles
indications thérapeutiques.
Or le diagnostic important, qui peut à chaque fois être obtenu par appréciation soigneuse des symptômes, a pour but de
savoir si le cas comporte les caractères d’une neurasthénie ou d’une psychonévrose (hystérie, obsession). (On rencontre
avec une fréquence peu commune des cas mixtes, où des signes de neurasthénie sont unis à ceux d’une psychonévrose ;
mais nous en réserverons l’appréciation pour plus tard.) C’est seulement dans les neurasthénies que l’examen des
malades a pour résultat de découvrir les facteurs étiologiques provenant de la vie sexuelle ; ceux-ci sont, comme il est
naturel, connus du malade et appartiennent au présent, plus exactement à la période de sa vie ayant débuté avec la
maturité sexuelle (bien que cette délimitation elle non plus ne permette pas d’inclure tous les cas). Dans les
psychonévroses un tel examen fournit peu de chose ; il nous livre, par exemple, la connaissance de facteurs que l’on doit
reconnaître comme déclenchants et qui dépendent de la vie sexuelle ou éventuellement pas du tout ; dans le premier cas
ils ne se révèlent alors pas d’une autre nature que les facteurs étiologiques de la neurasthénie et sont donc totalement
dépourvus de relation spécifique à la survenue de la psychonévrose. Et pourtant l’étiologie des psychonévroses, elle
48
Extrait de: « La sexualité dans l’étiologie des névroses », 1898, GW I, pp. 491-516. Traduction française in
« Résultats, idées, problèmes 1 », Paris, PUF, 1984, pp. 75-97.
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aussi, réside dans chaque cas, une fois de plus, dans le sexuel. Par un remarquable détour, dont il sera question plus loin,
on peut parvenir à connaître cette étiologie et à trouver compréhensible que le malade n’ait rien su nous en dire. En effet
les événements et influences qui sont à la base de toute psychonévrose n’appartiennent pas à l’actualité mais à une
époque de la vie depuis longtemps révolue, pour ainsi dire préhistorique, à la prime enfance et c’est pourquoi ils ne sont
pas connus du malade lui-même. Il les a - dans un certain sens seulement - oubliés.
Etiologie sexuelle donc dans tous les cas de névrose ; mais dans les neurasthénies elle est de type actuel, dans les
psychonévroses ce sont des facteurs de nature infantile ; ceci est la première grande opposition dans l’étiologie des
névroses. On en trouve une deuxième, si l’on tient compte d’une différence dans la symptomatologie de la neurasthénie
elle-même. Ici on trouve d’un côté des cas où certains maux caractéristiques de la neurasthénie se mettent au premier
plan : le serrement de tête, la fatigabilité, la dyspepsie, la constipation, l’irritation spinale et ainsi de suite. Dans d’autres
cas ces signes régressent, et le tableau morbide se compose d’autres symptômes qui tous révèlent une relation au
symptôme nodal, l’« angoisse » (anxiété flottante, inquiétude, angoisse d’attente, crises d’angoisse complètes,
rudimentaires et supplémentaires, vertige locomoteur, agoraphobie, insomnie, amplification des douleurs, etc.). J’ai
laissé son nom au premier type de neurasthénie, mais j’ai désigné le second comme « névrose d’angoisse », et j’ai justifié
cette distinction dans un autre écrit où il est aussi tenu compte du fait que les deux névroses, en règle générale,
apparaissent ensemble. Pour notre propos, il suffit de souligner qu’à la diversité symptomatologique des deux formes,
vient en parallèle une différence dans l’étiologie. La neurasthénie se laisse à chaque fois ramener à un état du système
nerveux, tel qu’il est acquis par masturbation excessive, ou qu’il apparaît spontanément par des pollutions accumulées ;
dans la névrose d’angoisse on trouve régulièrement des influences sexuelles qui ont pour facteur commun la rétention ou
la satisfaction incomplète, telle que : coïtus interruptus, abstinence avec vive libido, excitation dite frustrée et autres
choses semblables. Dans le petit article qui s’efforçait d’introduire la névrose d’angoisse, j’ai énoncé la formule que
l’angoisse serait en général une libido détournée de son emploi.
Quand sont réunis dans un cas des symptômes de la neurasthénie et de la névrose d’angoisse, donc dans un cas mixte, on
s’en tient à cette proposition empiriquement trouvée, qu’à un mélange de névroses correspond une collaboration de
plusieurs facteurs étiologiques, et l’on trouve à chaque fois son attente confirmée. Avec quelle fréquence ces facteurs
étiologiques sont organiquement reliés les uns avec les autres par l’interrelation des processus sexuels, par exemple
coïtus interruptus ou puissance masculine insuffisante avec la masturbation, ceci mériterait assurément un exposé
détaillé.
Quand on a diagnostiqué avec certitude tel cas de névrose neurasthénique et qu’on en a correctement groupé les
symptômes, on peut se permettre de traduire la symptomatologie en étiologie et d’exiger alors hardiment des malades la
confirmation des hypothèses avancées.
.............
La désaccoutumance de la masturbation n’est qu’une des nouvelles tâches thérapeutiques qui résultent pour le médecin
de la prise en compte de l’étiologie sexuelle, et cette tâche précise ne semble pouvoir être accomplie, comme toute autre
désaccoutumance, que dans un établissement hospitalier et sous surveillance constante du médecin. Abandonné à lui-
même, le masturbateur revient, à l’occasion de toute influence déprimante, à la satisfaction qui lui est commode. Le
traitement médical ne peut ici se fixer d’autre but que de ramener au commerce sexuel normal le neurasthénique qui a
récupéré ses forces, car le besoin sexuel, dès lors qu’il a été éveillé et qu’il a été satisfait pendant un certain temps, ne
peut plus être réduit au silence, mais seulement déplacé sur une autre voie. Une remarque tout à fait analogue vaut
d’ailleurs aussi pour toutes les autres cures d’abstinence, qui ne réussiront qu’en apparence, tant que le médecin se
contentera de retirer au malade son agent narcotique sans se soucier de la source d’où jaillit le besoin impérieux de celui-
ci. « Accoutumance » n’est qu’une simple façon de parler sans valeur explicative ; tous ceux qui ont l’occasion de
prendre pendant un certain temps de la morphine, de la cocaïne, du chloral et autres, n’acquièrent pas de ce fait «
l’appétence » pour ces choses. Une investigation plus précise démontre en règle générale que ces narcotiques sont
destinés à jouer le rôle de substituts - directement ou par voie détournée - de la jouissance sexuelle manquante, et là où
ne peut plus s’instaurer une vie sexuelle normale, on peut s’attendre avec certitude à la rechute du désintoxiqué.
Une autre tâche pour le médecin est celle que lui pose l’étiologie de la névrose d’angoisse, elle consiste à inviter le
malade à abandonner toutes les modalités nuisibles du commerce sexuel et à adopter des relations sexuelles normales. Il
va de soi que ce devoir incombe avant tout au confident médical du malade, au médecin de famille, qui nuit gravement à
ses clients s’il se croit trop respectable pour intervenir dans cette sphère.
.........
La disposition névropathique elle-même est conçue aujourd’hui comme le signe d’une dégénérescence générale, et ainsi
ce terme factice et commode en vient à être utilisé surabondamment contre les pauvres malades que les médecins sont
fort impuissants à aider. Par bonheur, il en va autrement. La disposition névropathique existe bien, mais je dois
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contester qu’elle suffise à produire la psychonévrose. Qui plus est, je dois contester que le concours d’une disposition
névropathique et de causes déclenchantes de la vie ultérieure constitue une étiologie suffisante des psychonévroses. En
rapportant le destin pathologique des individus aux expériences vécues par leurs ancêtres, on est allé trop loin, et l’on a
en ceci oublié qu’entre la conception et la maturité de l’individu se situe une période longue et importante de la vie,
l’enfance, dans laquelle peuvent être acquis les germes d’une maladie ultérieure. Il en va effectivement ainsi dans la
psychonévrose. Sa véritable étiologie est à trouver dans les expériences vécues de l’enfance, et- cela à nouveau - et
exclusivement - dans des impressions concernant la vie sexuelle. On a tort de négliger totalement la vie sexuelle des
enfants ; ils sont, autant que je le sache, capables de toutes les réalisations sexuelles psychiques et de nombreuses
réalisations somatiques. Pas plus que les organes génitaux externes et les deux gonades ne constituent la totalité de
l’appareil sexuel de l’être humain, pas davantage sa vie sexuelle ne commence-t-elle seulement avec la puberté, comme
il pourrait paraître à une observation grossière. Mais il est exact que l’organisation et l’évolution de l’espèce Homme
tendent à éviter une activité sexuelle trop riche dans l’enfance ; il semble que les forces pulsionnelles sexuelles de
l’être humain doivent être stockées, pour servir de grands buts culturels lorsqu’elles sont ensuite libérées à l’époque de la
puberté (Wilh. Fliess). A partir d’un tel ensemble de faits, on peut sans doute comprendre pourquoi des expériences
sexuelles de l’enfance ne peuvent qu’agir -de façon pathogène. Mais elles ne développent leur action que pour la plus
petite part à l’époque où elles surviennent ; bien plus considérable est leur action après coup, qui ne peut apparaître
qu’à des périodes ultérieures de la maturation. Cette action après coup provient, il n’en peut être autrement, des
traces psychiques qu’ont laissées les expériences sexuelles infantiles. Dans l’intervalle entre l’expérience de ces
impressions et leur reproduction (ou bien plutôt le renforcement des impulsions libidinales qui en découlent), non
seulement l’appareil sexuel somatique mais également l’appareil psychique ont connu un développement considérable, et
c’est pourquoi de l’influence de ces expériences sexuelles précoces résulte maintenant une réaction psychique anormale,
et des formations psychopathologiques apparaissent.
Dans ces indications je n’ai pu que citer les facteurs principaux sur lesquels s’appuie la théorie des psychonévroses :
l’après-coup, l’état infantile de l’appareil sexuel et de l’instrument psychique. Pour arriver à une véritable
compréhension du mécanisme d’apparition des psychonévroses, il aurait fallu de plus amples développements ; avant
tout, il serait inévitable de rendre crédibles certaines hypothèses, qui me paraissent nouvelles, sur la composition et le
mode de travail de l’appareil psychique. Dans un livre sur L’interprétation du rêve, que je prépare actuellement, j’aurai
l’occasion d’aborder ces fondements d’une psychologie des névroses. Le rêve appartient en effet à la même série de
formations psychopathologiques que l’idée fixe hystérique, l’obsession et l’idée délirante.
Comme les manifestations des psychonévroses proviennent de traces psychiques inconscientes par le moyen de l’après-
coup, elles deviennent accessibles à la psychothérapie qui doit toutefois emprunter ici d’autres voies que celle qui a été
jusqu’à présent uniquement suivie, la suggestion avec ou sans hypnose. M’appuyant sur la méthode « cathartique »
proposée par J. Breuer, j’ai presque complètement élaboré dans les dernières années une procédure thérapeutique que je
dénommerai la procédure « psychanalytique », à laquelle je dois de nombreux succès, tout en osant espérer accroître
encore considérablement son efficacité. Dans les Etudes sur l’hystérie publiées en 1895 (avec J.Breuer) ont été données
les premières communications sur la technique et la portée de la méthode. Depuis lors, bien des améliorations, j’ose
l’affirmer, y ont été apportées. Tandis qu’alors nous déclarions avec modestie que nous ne pouvions nous attaquer qu’à
l’élimination de symptômes hystériques et non pas à la guérison de l’hystérie elle-même, cette distinction m’est apparue
depuis lors comme vide de contenu, et la perspective d’une véritable guérison de l’hystérie et des obsessions s’est
offerte. C’est pourquoi j’ai trouvé un assez vif intérêt à lire dans les publications de collègues spécialistes : dans ce cas la
procédure judicieuse inventée par Breuer et Freud a échoué, ou bien : la méthode n’a pas tenu ce qu’elle semblait
promettre. Je ressentais alors ce que peut éprouver un homme qui trouve dans le journal son avis de décès, mais qui sûr
de son fait peut se sentir tranquille. La procédure est en effet si difficile qu’elle doit absolument être apprise ; et je n’ai
pas le souvenir qu’aucun de mes critiques ait voulu l’apprendre de moi, et je ne crois pas non plus qu’ils s’y soient
consacrés comme moi-même avec suffisamment d’intensité pour pouvoir la découvrir par eux-mêmes. Les indications
des Etudes sur l’hystérie sont parfaitement insuffisantes pour permettre au lecteur la maîtrise de cette technique, et
d’ailleurs elles ne visent nullement à donner une formation complète.
La thérapie psychanalytique n’est pas à ce jour universellement applicable ; je lui connais les limitations suivantes : elle
exige chez le malade un certain degré de maturité et de discernement, et par suite elle n’est pas valable pour des
personnes infantiles ou pour des débiles et des incultes d’âge adulte. Elle échoue chez des personnes trop âgées, du fait
que chez elles, en raison du matériel accumulé, elle requerrait beaucoup trop de temps, si bien qu’on parviendrait à la
terminaison de la cure à une époque de la vie pour laquelle on n’attribue plus de valeur à la santé nerveuse. Enfin elle
n’est possible que quand le malade a un état psychique normal, à partir duquel le matériel pathologique se laisse
maîtriser. Pendant une confusion hystérique, une manie ou une mélancolie intercurrentes, on n’obtient aucun résultat
avec les moyens de la psychanalyse. On peut aussi soumettre de tels cas à notre procédure, après avoir, par les mesures
habituelles, amené l’apaisement des manifestations violentes. Dans la pratique, les cas chroniques de psychonévroses
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donnent en général mieux prise à la méthode que les cas de crises aiguës dans lesquels ce qui compte avant tout,
évidemment, c’est la rapidité de leur résolution. Aussi, c’est pourquoi les phobies hystériques et les différentes formes
de la névrose obsessionnelle offrent le champ de travail le plus favorable à cette nouvelle thérapie. Que la méthode soit
cantonnée dans ces limites, cela s’explique en grande partie par les conditions dans lesquelles j’ai dû l’élaborer. Mon
matériel, ce sont justement des nerveux chroniques appartenant aux classes cultivées. je tiens pour tout à fait possible
qu’on puisse développer des procédures complémentaires pour des personnes infantiles et pour le public qui cherche
assistance dans les hôpitaux. Je dois aussi indiquer que jusqu’à présent j’ai expérimenté ma thérapie exclusivement sur
des cas graves d’hystérie et de névrose obsessionnelle ; qu’en adviendrait-il dans ces cas pathologiques légers que l’on
voit aboutir à une guérison, apparente du moins, avec un traitement quelconque de peu de mois, je ne saurais le préciser.
Comme on le conçoit, une nouvelle thérapie qui exige de multiples sacrifices, ne pouvait compter que sur ce type de
malades qui avaient déjà essayé sans succès les méthodes curatives reconnues ou dont l’état justifiait la conclusion qu’ils
n’auraient rien à attendre de ces procédures curatives soi-disant plus commodes et plus brèves. Ainsi dus-je d’emblée
m’attaquer avec un instrument imparfait aux tâches les plus difficiles ; l’épreuve s’en révéla d’autant plus probante.
Les difficultés essentielles qui s’opposent encore maintenant à la méthode curative psychanalytique ne résident pas en
celle-ci même, mais dans le manque de compréhension, chez les médecins et les profanes, pour la nature des
psychonévroses. Ce n’est que la contrepartie nécessaire de cette totale ignorance, si les médecins se croient justifiés à
consoler le malade par les assurances les plus inadéquates ou à l’inciter à des mesures thérapeutiques. « Venez six
semaines dans mon établissement et vous serez débarrassé de vos symptômes (angoisse des voyages, obsessions, etc.). »
De fait, l’établissement est indispensable pour apaiser des épisodes aigus au cours d’une psychonévrose, par la diversion,
les soins et la mise à l’abri ; pour éliminer les états chroniques, il ne sert à rien, .............
Les membres les plus anciens de ce cercle ne manqueront pas de se souvenir qu’il y a plusieurs années déjà nous avons
fait l’essai d’une semblable discussion collective sur le thème de l’onanisme. Il se manifesta alors des divergences si
importantes entre les opinions exprimées que nous ne pûmes nous permettre de livrer nos délibérations au public. Nous
avons, depuis - les mêmes personnes comme aussi de nouveaux venus - dans un contact continu avec les faits
d’expérience et dans un échange d’idées incessant les uns avec les autres, clarifié nos idées et les avons situées sur un
terrain commun, si bien que le risque autrefois écarté ne peut plus nous apparaître aussi grand.
J’ai vraiment l’impression qu’entre nous les concordances sur le thème de l’onanisme sont maintenant plus fortes et plus
profondes que les désaccords - au demeurant indéniables. Mainte apparence de contradiction ne prend naissance que par
la pluralité des points de vue que vous avez développés, alors qu’il s’agit en vérité d’idées qui peuvent fort bien
cohabiter.
Permettez-moi de vous présenter un résumé relatif aux points sur lesquels nous semblons être en accord ou en désaccord.
Nous sommes bien tous d’accord
a) sur l’importance des fantasmes qui accompagnent ou remplacent l’acte d’onanisme ;
b) sur l’importance de la conscience de culpabilité liée à l’onanisme, d’où qu’elle puisse provenir ;
c) sur l’impossibilité d’indiquer qualitativement dans quelles conditions l’onanisme est nocif (Accord non absolu sur ce
point.)
49
Texte de Freud, 1912: « Schlusswort der Onanie-Diskussion », GW VIII , pp.334-345. Traduction française in
« Résultats, idées, problèmes 1 », Paris, PUF, 1984, pp. 175-186.
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Sur la plupart des points qui nous opposent, nous sommes parvenus à cette remise en question grâce à la critique de notre
collègue W. Stekel, fondée sur une expérience solide et personnelle. Certes nous avons laissé à une foule d’observateurs
et de chercheurs futurs encore bien des choses à établir et à clarifier, mais nous nous consolerons en sachant que nous
avons travaillé avec honnêteté et sans mesquinerie et que, ce faisant, nous avons ouvert les voies sur lesquelles évoluera
à son tour la recherche future.
De mes propres contributions aux questions qui nous occupent vous n’avez pas beaucoup à attendre. Vous savez que
j’aime avant tout traiter un sujet de façon fragmentaire en préférant mettre en relief les points qui me paraissent les plus
assurés. Je n’ai rien de neuf à apporter, aucune solution, simplement quelques répétitions de choses que j’ai déjà
avancées par le passé, quelques plaidoyers en faveur de ces affirmations anciennes, en réponse à des attaques venues de
vos rangs, à quoi s’ajouteront quelques remarques telles qu’elles ne peuvent que s’imposer à l’auditeur lors de vos
conférences.
J’ai, comme on le sait, divisé l’onanisme, d’après les âges de la vie en : 1) l’onanisme du nourrisson, par quoi l’on
entend toutes les activités autoérotiques servant à la satisfaction sexuelle ; 2) l’onanisme de l’enfant, qui procède
directement du précédent et s’est déjà fixé sur des zones érogènes déterminées ; et 3) l’onanisme de la puberté qui ou
bien se rattache à l’onanisme de l’enfant ou bien en est séparé par la période de latence. Dans plusieurs de vos exposés
dont j’ai été l’auditeur, il n’a pas été totalement fait droit à cette division temporelle. La prétendue unité de l’onanisme
suggérée par le langage médical a donné lieu à mainte affirmation globale, là où aurait été bien plutôt justifiée la
différenciation selon ces trois époques de la vie. J’ai également regretté que nous n’ayons pas pu prendre en
considération l’onanisme de la femme dans la même mesure que celui de l’homme, et j’estime que l’onanisme féminin
mériterait une étude particulière et que chez lui justement l’accent serait fortement mis sur les modifications
conditionnées par l’âge de la vie.
..........
Sur la question du rapport de l’onanisme et des pollutions avec la naissance de ce qu’on appelle la neurasthénie je me
trouve, comme beaucoup d’entre vous, en opposition avec Stekel et maintiens contre lui mes premières déclarations, à
une réserve près que je développerai plus tard. Je ne vois rien qui puisse nous contraindre à renoncer à la distinction
entre névroses actuelles et psychonévroses, et je ne puis concevoir la genèse des symptômes dans les premières
autrement que comme toxique. Notre collègue Stekel me semble ici exagérer vraiment beaucoup le facteur
psychogénétique. Je considère encore, comme il m’est apparu il y a plus de quinze ans déjà, que les deux névroses
actuelles - neurasthénie et névrose d’angoisse - (peut-être la véritable hypocondrie est-elle à classer comme troisième
névrose actuelle) constituent l’anticipation somatique des psychonévroses et fournissent le matériel de l’excitation,
lequel se trouve ensuite psychiquement sélectionné et enrobé, si bien que, pour parler en général, le noyau du symptôme
psychonévrotique - ce grain de sable au centre de la perle - se trouve formé d’une manifestation sexuelle somatique. Pour
la névrose d’angoisse et son rapport à l’hystérie cela est certes plus évident que pour la neurasthénie, sur laquelle on n’a
pas encore procédé à des recherches psychanalytiques soigneuses. Dans la névrose d’angoisse c’est au fond, comme
vous avez pu vous en convaincre souvent, une petite part de l’excitation coïtale non déchargée qui apparaît sous forme
de symptôme d’angoisse ou donne le noyau d’une formation de symptôme hystérique.
Notre collègue Stekel partage, avec de nombreux auteurs qui se situent en dehors de la psychanalyse, la tendance à
rejeter les différenciations morphologiques que nous avons établies dans l’enchevêtrement des névroses, et à les placer
toutes sous le même chapeau - par exemple celui de la psychasthénie. Là-dessus nous l’avons souvent contredit et nous
persévérons dans l’espoir que les différences morphologico-cliniques se révéleront précieuses en tant qu’indices
encore incompris de processus essentiellement différents. Si - à bon droit - il nous fait remarquer qu’il a rencontré
régulièrement chez ceux qu’on appelle neurasthéniques les mêmes complexes et les mêmes conflits que chez les autres
névrosés, cet argument n’intéresse guère le point litigieux. Nous savons depuis longtemps que nous devons nous attendre
également aux mêmes complexes et aux mêmes conflits chez tous les gens sains et normaux. Nous nous sommes même
habitués à supposer chez tout homme civilisé une certaine dose de refoulement des motions perverses, d’érotisme anal,
homosexualité et autres, ainsi qu’une part de complexe paternel et maternel, et d’autres complexes encore, tout comme
dans l’analyse élémentaire d’un corps organique nous pouvons déceler en toute certitude les éléments : carbone,
oxygène, hydrogène, azote et un peu de soufre. Ce qui distingue les uns des autres les corps organiques, c’est la
proportion quantitative de ces éléments et la constitution des liaisons qu’ils établissent entre eux. Ce dont il s’agit chez
87
les normaux et les névrosés, ce n’est donc pas l’existence de ces complexes et conflits, mais la question de savoir si
ceux-ci sont devenus pathogènes, et en ce cas quels mécanismes ils ont alors mis en oeuvre.
L’essentiel de mes théories, avancées jadis et défendues aujourd’hui, sur les névroses actuelles réside dans l’affirmation,
appuyée sur l’expérimentation, que leurs symptômes ne se laissent pas décomposer analytiquement comme les
symptômes psychonévrotiques. Que donc la constipation, la céphalée, la fatigue de ceux qu’on nomme neurasthéniques
n’autorisent pas une explication historique ou symbolique les ramenant à des expériences agissantes, lorsqu’elles ne se
laissent pas interpréter comme des satisfactions substitutives sexuelles, comme des compromis de motions pulsionnelles
opposées, contrairement aux symptômes psychonévrotiques (éventuellement même s’ils semblent être de même nature
qu’elles). Je ne crois pas que l’on réussira à renverser cette thèse à l’aide de la psychanalyse. Par contre je concède
aujourd’hui, ce que je ne pouvais croire autrefois, qu’un traitement analytique puisse avoir aussi, indirectement, une
influence curative sur les « symptômes actuels », ou bien en permettant que les dommages actuels soient mieux
supportés, ou bien en plaçant l’individu malade en situation de se soustraire par une modification de son régime sexuel à
ces dommages actuels. Certes ce sont là des perspectives que nous souhaitons dans l’intérêt de notre thérapeutique.
Mais si, dans la question théorique des névroses actuelles, je dois finalement être convaincu d’erreur, je saurai me
consoler par l’avancement de notre science, qui doit nécessairement ôter de sa valeur au point de vue d’un seul. Vous
allez demander maintenant pourquoi, avec des vues si louables sur l’obligatoire limitation de ma propre infaillibilité, je
ne cède pas plutôt dès maintenant aux nouvelles suggestions et préfère répéter le spectacle souvent vu du vieil homme
qui s’accroche obstinément à ses opinions. Je réponds : parce que je ne reconnais pas encore l’évidence à laquelle je dois
céder. Dans les premières années, mes idées ont connu maintes modifications que je n’ai pas dissimulées à l’opinion
publique. Ces transformations m’ont valu des reproches, comme aujourd’hui mes obstinations. Non que m’effraierait tel
ou tel de ces reproches. Mais je sais que j’ai un destin à accomplir. Je ne peux lui échapper et n’ai pas besoin d’aller au-
devant de lui. J’attendrai qu’il vienne et pendant ce temps me comporterai à l’égard de notre science comme j’ai appris à
le faire dès les débuts.
Je n’aime pas prendre position sur la question abondamment traitée par vous de la nocivité de l’onanisme, car ce n’est
pas la bonne façon d’aborder les problèmes qui nous occupent. Mais nous sommes bien tous forcés de le faire. Le
monde ne semble s’intéresser qu’à cela dans l’onanisme. Lors de nos premières soirées de discussion sur ce thème, nous
avions au milieu de nous comme hôte, vous vous en souvenez, un pédiatre distingué de cette ville. Que voulait-il à tout
prix savoir de nous par ses interpellations réitérées ? Uniquement dans quelle mesure l’onanisme était nuisible, et
pourquoi il nuisait à l’un et pas à l’autre. Nous sommes ainsi bien obligés d’imposer à notre recherche de répondre à ce
besoin pratique.
J’avoue que même ici je ne peux partager le point de vue de Stekel, malgré les nombreuses remarques courageuses et
justes qu’il nous a présentées sur cette question. Pour lui la nocivité de l’onanisme n’est à vrai dire qu’un préjugé
absurde, que seule l’étroitesse de nos vues nous empêche de renier de manière suffisamment radicale. Je pense, quant à
moi, que si nous envisageons ce problème sine ira et studio - si tant est, justement, que cela nous soit possible - il nous
faut plutôt déclarer qu’une telle prise de position contredit nos vues fondamentales sur l’étiologie des névroses.
L’onanisme correspond pour l’essentiel à l’activité sexuelle infantile et ensuite au maintien de celle-ci dans un âge
plus mûr. Nous faisons découler les névroses d’un conflit entre les aspirations sexuelles d’un individu et ses autres
tendances (celles du moi). Quelqu’un pourrait alors dire : pour moi le facteur pathogène de cette relation étiologique
réside seulement dans la réaction du moi contre sa sexualité. Il affirmerait plus ou moins par là que chaque personne
pourrait se préserver de la névrose, si elle voulait seulement satisfaire sans limitation ses aspirations sexuelles. Mais il
est manifestement arbitraire et aussi visiblement inadéquat d’en décider ainsi et de ne pas faire participer aussi les
aspirations sexuelles elles-mêmes au processus pathogène. Mais si vous admettez que les impulsions sexuelles peuvent
avoir un effet pathogène, vous ne pouvez plus contester cette même signification à l’onanisme, qui bien sûr ne consiste
qu’en la mise en activité de telles motions pulsionnelles sexuelles. Certes dans chaque cas qui semble accuser l’onanisme
d’être pathogène, vous pourrez, remontant plus loin, en ramener l’effet aux pulsions qui se manifestent dans l’onanisme
et aux résistances qui s’opposent à ces pulsions ; c’est que l’onanisme n’est ni somatiquement ni psychologiquement un
terme ultime, ce n’est pas un véritable agent, mais seulement un nom pour certaines activités, et pourtant, malgré tous les
développements ultérieurs, le jugement porté sur l’origine de la maladie n’en demeure pas moins rattaché à juste titre à
cette activité. Ici, n’oubliez pas non plus qu’il ne faut pas assimiler l’onanisme à l’activité sexuelle en général, mais
qu’il est cette activité-là dans certaines conditions limitatives. Il demeure également possible que ces particularités de
l’activité onanique soient justement les supports de leur effet pathogène.
Nous sommes donc, laissant l’argumentation de côté, renvoyés à l’observation clinique et celle-ci nous exhorte à ne pas
rayer la rubrique Effets nocifs de l’onanisme. De toute façon, nous avons affaire dans les névroses à des cas dans
lesquels l’onanisme a fait preuve de nocivité.
88
D’après mes expériences de médecin, je ne peux exclure de la série des conséquences de l’onanisme un affaiblissement
durable de la puissance sexuelle, même si j’accorde à Stekel que dans bon nombre de cas elle se révèle être purement
apparente. Cette conséquence de l’onanisme justement ne peut pas être d’emblée mise au nombre des préjudices. Une
certaine diminution de la puissance virile et de l’initiative brutale qui se rattache à celle-ci, est culturellement tout à fait
exploitable. Cette diminution rend plus facile à l’homme civilisé l’observance des vertus de modération et de maîtrise
sexuelles que l’on exige de lui. Etre vertueux quand on possède toute sa puissance est en général ressenti comme une
tâche difficile.
Si cette affirmation vous semble cynique, acceptez de croire que je n’y mets aucun cynisme. Elle ne se veut rien d’autre
qu’une description toute sèche, indifférente au contentement ou à la contrariété qu’elle peut susciter. L’onanisme a
justement lui aussi, comme beaucoup d’autres choses, les défauts de ses vertus et inversement les vertus de ses défauts
Si l’on dissocie un ensemble de faits compliqués, en s’intéressant uniquement d’un point de vue pratique au nuisible et à
l’utile, on devra bien s’accommoder de ces découvertes déplaisantes.
J’estime au demeurant que nous avons avantage à séparer ce que l’on peut appeler les préjudices directs dus à
l’onanisme et ce qui d’une manière indirecte dérive de la résistance et de l’opposition du moi à cette activité sexuelle. Je
ne me suis pas occupé ici de ces derniers effets.
Quelques mots encore, par nécessité, sur la deuxième des pénibles questions qui nous sont posées. A supposer que
l’onanisme puisse devenir nocif, dans quelles conditions et chez quels individus se révèle-t-il nocif ?
Avec la majorité d’entre vous, j’aimerais refuser d’apporter une réponse générale à cette question. Ne recouvre-t-elle pas
pour une part l’autre question plus vaste de savoir quand l’activité sexuelle dans son ensemble devient pathogène pour
un individu ? Abstraction faite de cette partie, il subsiste une question de détail qui a trait aux caractères de l’onanisme,
dans la mesure où il représente un mode particulier de satisfaction sexuelle. Voici le point où il conviendrait de répéter
des choses connues et avancées dans un autre contexte, et d’estimer à sa juste valeur l’ influence du facteur quantitatif et
de l’action conjuguée de multiples déterminants à effet pathogène, mais avant tout il nous faudrait accorder une grande
place à ce qu’on appelle les dispositions constitutionnelles de l’individu. N’hésitons pas pourtant à le dire : ce n’est pas
chose aisée de travailler avec elles. Nous avons en effet coutume de conclure à la disposition individuelle a Posteriori ;
après coup, lorsque la personne est déjà tombée malade, nous lui attribuons telle ou telle disposition. Nous ne disposons
d’aucun moyen de la deviner par avance. Nous nous comportons en cela comme ce roi écossais d’un roman de Victor
Hugo, qui se faisait gloire d’un moyen infaillible pour reconnaître la sorcellerie. Il faisait cuire l’accusée dans de l’eau
bouillante, et puis il goûtait la soupe. Selon le goût, il rendait son verdict : oui, c’était une sorcière, ou : non, ce n’en
était pas une.
Je pourrais encore attirer votre attention sur un sujet qui a été trop peu traité dans nos colloques, celui de l’onanisme dit
inconscient. Je pense à l’onanisme au cours du sommeil, d’états anormaux, de crises. Vous vous rappelez combien de
crises d’hystérie reproduisent l’acte d’onanisme d’une manière cachée ou méconnaissable, après que l’individu a renoncé
à cette sorte de satisfaction, et combien de symptômes de la névrose obsessionnelle cherchent à remplacer et à répéter
cette sorte d’activité sexuelle jadis interdite. On peut aussi parler d’un retour thérapeutique de l’onanisme. Plusieurs
d’entre vous auront déjà fait comme moi l’expérience que si, pendant le traitement, le patient ose à nouveau pratiquer
l’onanisme même s’il n’a pas l’intention de rester durablement sur cette position infantile, cela signifie un grand progrès.
Permettez-moi aussi de vous rappeler à ce propos qu’un nombre considérable de névrosés, et justement des plus graves,
89
ont évité l’onanisme dans les temps historiques de leur souvenir, alors qu’il est prouvé par la psychanalyse que cette
activité sexuelle ne leur était demeurée nullement étrangère dans les premiers temps oubliés.
Mais je pense qu’il faut s’en tenir là. Nous sommes bien tous d’accord pour penser que le sujet de l’onanisme est
quasiment inépuisable.
Dans les pages qui suivent nous décrirons, sur la base d’impressions d’origine empirique, quelles modifications des
conditions sont déterminantes pour que se déclare une affection névrotique chez un sujet qui y était précédemment
disposé. Il s’agit donc d’examiner les facteurs qui déclenchent la maladie et il ne sera guère question des formes de
maladie. Le tableau que nous présentons ici des circonstances qui provoquent la maladie se distingue d’autres exposés en
ceci qu’il rapporte l’ensemble des modifications énumérées à la libido de l’individu. La psychanalyse nous a permis de
reconnaître que les destins de la libido sont ce qui décide de la santé ou de la maladie nerveuse. Dans ce contexte, nous
ne nous perdrons pas en paroles inutiles sur le concept de disposition. Précisément, la recherche psychanalytique nous a
permis de montrer que la disposition névrotique se situe dans l’histoire du développement de la libido, et de ramener les
facteurs agissant en elle à des variétés innées de la constitution sexuelle et à des actions du monde extérieur survenues
dans l’expérience de la première enfance.
a)La circonstance la plus évidente qui déclenche l’entrée dans la névrose, celle qu’il est le plus facile à découvrir et de
comprendre, réside dans ce facteur extérieur qu’on peut décrire sous le terme général de frustration (Versagung).
L’individu était en bonne santé aussi longtemps que son besoin d’amour ( Liebesbedürftigkeit) était satisfait par un objet
réel du monde extérieur ; il devient névrosé dès que cet objet lui est retiré sans qu’un substitut (Ersatz) vienne s’offrir à
la place. Ici le bonheur coïncide avec la santé, le malheur avec la névrose. Plus facilement qu’au médecin, la guérison
revient au destin, qui peut offrir un substitut de la possibilité de satisfaction perdue.
Pour ce type, auquel participe sans doute la majorité des êtres humains, la possibilité de devenir malade ne commence
qu’avec l’abstinence, ce qui permet de mesurer toute l’importance pour le déclenchement de la névrose des limitations
apportées par la culture à l’ensemble des satisfactions qui nous sont accessibles. La frustration a un effet pathogène en ce
qu’elle endigue la libido, mettant ainsi l’individu à l’épreuve de savoir combien de temps il supportera cette élévation de
la tension psychique, et quelles voies il empruntera pour se débarrasser de celle-ci. Il n’existe que deux possibilités
pour se maintenir en bonne santé lorsque persiste une frustration réelle de la satisfaction ; la première consiste à
convertir la tension psychique en énergie active qui reste dirigée vers le monde extérieur et qui finalement force celui-ci
à accorder une satisfaction réelle de la libido, la seconde est de renoncer à la satisfaction libidinale, à sublimer la libido
endiguée et à l’utiliser pour atteindre des buts qui ne sont plus érotiques et qui échappent à la frustration. Que ces deux
possibilités viennent à se réaliser dans le destin des êtres humains, ceci nous prouve que le malheur ne coïncide pas avec
la névrose et que la frustration n’est pas seule à décider de la santé ou de la maladie de celui qu’elle atteint. L’action de
la frustration consiste avant tout à mettre en jeu les facteurs dispositionnels jusqu’alors inactifs.
Lorsque ces facteurs sont présents et suffisamment forts, on rencontre le danger que la libido devienne introvertie. Elle
se détourne de la réalité qui a perdu sa valeur de par la frustration obstinée qu’elle oppose à l’individu, elle se tourne
vers la vie fantasmatique, au sein de laquelle elle se crée de nouvelles formations de désir (Wunschbildungen) et ranime
les traces de formations de désir plus anciennes, oubliées. Par suite de la relation intime entre l’activité
fantasmatique et le matériel infantile, refoulé et devenu inconscient qu’on trouve en chaque individu, grâce à la
situation d’exception qui est accordée à la vie fantasmatique eu égard à l’épreuve de réalité , la libido peut
maintenant rétrograder plus loin, trouver, sur la voie de la régression, des chemins infantiles et tendre vers des
buts qui leur correspondent. Lorsque ces tendances, qui sont inconciliables avec l’état actuel de l’individualité, ont
acquis suffisamment d’intensité, un conflit est inévitable entre elles et l’autre partie de la personnalité qui est restée en
relation avec la réalité. Ce conflit est résolu par des formations de symptôme et débouche dans une maladie manifeste.
Le fait que l’ensemble du processus est parti de la frustration réelle trouve son reflet dans ce résultat que les
symptômes qui permettent de retrouver le sol de la réalité représentent des satisfactions substitutives
(Ersatzbefriedigungen) .
50
Paru en 1912 sous le titre « Über neurotische Erkrankungstypen », GW VIII, pp.321-330. Traduction française in
« Névrose, psychose et perversion », Paris, PUF, 1973, pp. 175-182.
90
b)Le deuxième type de facteur déclenchant la maladie n’est pas du tout aussi évident que le premier ; en fait, ce sont
seulement des recherches psychanalytiques approfondies, en relation avec la théorie des complexes de l’Ecole de Zurich,
qui ont permis de le découvrir . Ici, l’individu ne tombe pas malade à la suite d’une modification du monde extérieur qui
remplace la satisfaction par la frustration, mais à la suite d’un effort intérieur ( infolge einer inneren Bemühung) pour se
procurer la satisfaction qui est accessible dans la réalité. Il tombe malade dans sa tentative pour s ’adapter à la réalité (
sich der Realität anzupassen) et pour remplir l’exigence de la réalité ( die Realforderung), tentative où il se heurte à des
difficultés internes insurmontables.
Il est souhaitable de distinguer rigoureusement ces deux types d’entrée dans la maladie, plus rigoureusement que
l’observation, en général, ne le permet. Dans le premier type, c’est une modification du monde extérieur qui est au
premier plan, dans le second, l’accent porte sur une modification interne. Dans le premier type on tombe malade par
suite d’un événement vécu, dans le second, par suite d’un processus de développement.
Dans le premier cas la tâche consiste à renoncer à la satisfaction et l’individu tombe malade en raison de son incapacité à
résister ; dans le second cas la tâche est d’échanger une sorte de satisfaction pour une autre, et la personne échoue en
raison de sa rigidité(Starrheit). Dans le second cas le conflit est d’emblée présent entre l’effort pour demeurer tel
qu’on est et l’effort pour se modifier en fonction de nouveaux desseins et de nouvelles exigences de la réalité ; dans le
cas précédent, le conflit s’instaure seulement après que la libido endiguée a choisi d’autres possibilités de satisfaction,
des possibilités inconciliables. Le rôle du conflit et celui de la fixation antérieure de la libido sont dans le second type
incomparablement plus évidents que dans le premier, où ces fixations fâcheuses peuvent éventuellement ne s’installer
qu’à la suite de la frustration externe.
Un jeune homme qui jusqu’à présent a satisfait sa libido par des fantasmes débouchant dans la masturbation veut
maintenant échanger ce régime proche de l’auto-érotisme pour un choix d’objet réel ; une jeune fille qui a dédié toute sa
tendresse à son père ou à son frère doit maintenant, pour un homme qui la courtise, laisser venir à la conscience les
désirs libidinaux incestueux jusqu’alors restés inconscients ; une femme voudrait renoncer à ses tendances polygamiques
et à ses fantasmes de prostitution afin de devenir une fidèle compagne pour son mari et une mère irréprochable pour son
enfant : toutes ces personnes tombent malades en raison des efforts les plus louables, lorsque leurs fixations
antérieures de la libido sont suffisamment fortes pour s’opposer à un déplacement (Verschiebung) ; ici, de
nouveau, les facteurs tenant à la disposition, équipement constitutionnel et vécu infantile, sont décisifs. Toutes ces
personnes connaissent, pourrait-on dire, le destin du petit arbre du conte de Grimm, qui voulait changer de feuilles ; du
point de vue de l’hygiène, qui bien sûr n’est pas le seul à devoir être pris en considération ici, on ne pourrait que leur
souhaiter d’être restés aussi mal développés, aussi inférieurs et aussi propres à rien qu’ils l’étaient avant leur maladie.
La modification que visent les malades, mais qu’ils ne peuvent réaliser qu’imparfaitement, voire pas du tout, a
régulièrement valeur d’un progrès dans le sens de la vie réelle. Il en va autrement lorsqu’on applique un instrument de
mesure éthique ; on voit alors que les hommes tombent aussi souvent malades lorsqu’ils se débarrassent d’un idéal
que lorsqu’ils veulent l’atteindre.
Malgré les différences très nettes entre les deux types d’entrée dans la maladie que nous avons décrits, ils se rencontrent
néanmoins pour l’essentiel et sont faciles à ramener à une unité. L’entrée dans la maladie par frustration se range aussi
sous le point de vue de l’incapacité de s’adapter à la réalité, à savoir comme ce cas précis où la réalité refuse la
satisfaction de la libido. L’entrée dans la maladie (die Erkrankung, littéralement : le-devenir-malade) sous les conditions
du second type conduit directement à un cas particulier de la frustration. Certes, en cette occurrence, ce n’est pas
n’importe quelle sorte de satisfaction que la réalité refuse, mais bien précisément la seule sorte que l’individu déclare lui
être possible, et la frustration ne provient pas directement du monde extérieur mais, au niveau primaire, de certaines
tendances du moi ; néanmoins, la frustration demeure le facteur général et le plus inclusif. Par suite du conflit, qui, dans
le second type, s’instaure d’emblée, les deux sortes de satisfaction sont également inhibées : celle à laquelle on était
accoutumé et celle qu’on tentait d’atteindre ; on aboutit à la stase de la libido avec toutes les conséquences qui en
découlent, comme dans le premier cas. Les processus psychiques menant à la formation de symptôme sont sans doute
plus faciles à suivre dans le second type que dans le premier ; ici, en effet, les fixations pathogènes de la libido n’ont pas
eu à être mises en place d’abord, mais elles étaient en vigueur pendant la période de santé. Une certaine mesure
d’introversion de la libido était généralement déjà présente ; une part de régression vers l’infantile est économisée du fait
que le développement n’avait pas encore accompli tout son chemin.
c) Le troisième type d’entrée dans la maladie se présente comme une exagération du second, celui par exigence de la
réalité ; je le décrirai comme entrée dans la maladie par inhibition de développement(Entwicklungshemmung). Nous ne
le distinguerons pas pour une raison théorique mais pour une raison pratique, car il s’agit de personnes qui tombent
malades dès qu’elles dépassent l’âge irresponsable de l’enfance de sorte qu’elles n’ont jamais atteint une phase de santé,
c’est à dire une capacité, sans limitations patentes, d’agir et de jouir (Leistungs- und Genussfahigkeit). L’essentiel du
processus prédisposant est, dans ce cas, tout à fait clair. La libido n’a jamais abandonné les fixations infantiles,
91
l’exigence de la réalité ne se présente pas brusquement d’un seul coup à un individu totalement ou partiellement mature,
elle est apportée par le simple fait de l’avancée en âge, puisqu’il va de soi qu’elle se modifie continuellement avec l’âge
de l’individu. Le conflit s’efface ici devant l’insuffisance, mais pourtant tout ce que nous savons par ailleurs nous force
à supposer qu’il existe, dans ce cas aussi, une tendance à surmonter les fixations de l’enfance, faute de quoi le résultat du
processus ne pourrait jamais être une névrose mais seulement un infantilisme stationnaire.
d) De même que le troisième type nous a présenté, de façon presque isolée, la condition de la disposition, de même le
quatrième attire maintenant notre attention sur un autre facteur dont l’efficace est en jeu dans tous les cas, de sorte
qu’une discussion théorique risquerait facilement de le négliger. Nous voyons tomber malades des individus qui
jusqu’alors avaient été en bonne santé qui, dans leur vie, n’ont rencontré aucun nouvel événement et dont la relation au
monde extérieur n’a subi aucune modification, si bien que leur entrée dans la maladie ne peut que donner l’impression de
la spontanéité. Si l’on considère cependant ces cas de plus près, on s’aperçoit qu’une modification s’est pourtant
produite en eux, modification dont nous devons apprécier toute l’importance pour la causation de la maladie
(Krankheitsverursachung). Lorsque ces individus sont entrés dans une certaine période de la vie, et en relation avec des
processus biologiques réguliers, la quantité de libido dans leur économie psychique a subi une élévation, qui à elle seule
suffit à bouleverser l’équilibre de l’état de santé et à instaurer les conditions de la névrose. On sait que ces élévations
assez soudaines de la libido sont régulièrement liées à la puberté et à la ménopause, aux moments où les femmes
atteignent certains âges ; de plus, chez un certain nombre d’individus, il est possible que ces élévations se manifestent
selon des périodicités encore inconnues. La stase de la libido (Libidostauung) est ici le facteur primaire, elle devient
pathogène par suite de la frustration relative de la part du monde extérieur, qui aurait pu continuer à accorder satisfaction
à une revendication libidinale plus petite. La libido insatisfaite et stasée peut rouvrir les voies de la régression et activer
les mêmes conflits que nous avons constatés dans le cas de la frustration externe absolue. Cela vient nous rappeler que
nous n’avons pas le droit de négliger le facteur quantitatif dans tout examen des circonstances qui déclenchent la
maladie. Tous les autres facteurs, frustration, fixation, inhibition de développement, restent inefficaces dans la
mesure où ils ne portent pas sur une certaine quantité de libido et ne provoquent pas une stase libidinale d’une
certaine hauteur. Cette quantité de libido qui nous paraît indispensable pour provoquer une action pathogène,
assurément nous ne sommes pas capables de la mesurer ; nous ne pouvons que la postuler, une fois survenu ce résultat
qu’est la maladie. Il n’est qu’une direction dans laquelle nous pouvons la déterminer plus précisément ; nous pouvons
admettre qu’il ne s’agit pas d’une quantité absolue, mais du rapport entre le quantum actif de libido et cette quantité de
libido que le moi individuel peut maîtriser, c’est-à-dire maintenir sous tension, sublimer ou utiliser directement. Il
s’ensuit qu’une élévation relative de la quantité de libido pourra avoir les mêmes effets qu’une élévation absolue. Un
affaiblissement du moi par une maladie organique ou par une réquisition particulière de son énergie sera capable de faire
survenir des névroses qui sans cela, malgré toutes les dispositions qu’on supposera, seraient restées latentes.
L’importance que nous devons attribuer à la quantité de libido dans la causation de la maladie s’accorde parfaitement
avec deux propositions fondamentales de la doctrine des névroses, que la psychanalyse a établies. La première
proposition c’est que les névroses surgissent du conflit entre le moi et la libido, la seconde, c’est qu’il n’existe
aucune différence entre les conditions de la santé et celles de la névrose : au contraire les individus en bonne
santé ont à se mesurer avec les mêmes tâches de maîtrise de la libido, la différence étant qu’ils y parviennent
mieux.
Il nous reste encore à dire quelques mots sur la relation existant entre ces types et l’expérience. Si je jette un regard
d’ensemble sur les malades que j’ai actuellement en analyse, je dois dire qu’aucun d’entre eux ne réalise dans sa pureté
l’un des quatre types d’entrée dans la maladie. Je trouve bien plutôt chez chacun d’entre eux l’action d’une part de
frustration à côté d’un élément d’incapacité à s’adapter à l’exigence de la réalité ; le point de vue de l’inhibition de
développement, qui coïncide bien sûr avec la rigidité des fixations doit être pris chez tous en considération, et, ainsi que
nous y avons insisté plus haut, l’importance de la quantité de libido ne doit jamais être négligée. En fait, d’après mon
expérience, chez la plupart de ces malades la maladie est apparue par coulées successives entre lesquelles on trouve des
intervalles de santé, et chacune de ces coulées (Schübe) peut être rapportée à un type différent de facteur déclenchant.
Ainsi, il n’est pas d’une haute valeur théorique d’avoir posé l’existence de ces quatre types ; il s’agit simplement de
différentes voies qui arrivent à instaurer une certaine constellation pathogène dans l’économie mentale (im seelischen
Haushalt) : la stase de la libido dont le moi, avec les moyens dont il dispose, ne peut se défendre sans dommages. Mais
la situation elle-même ne devient pathogène qu’en conséquence d’un facteur quantitatif ; elle n’est pas en soi une
nouveauté pour la vie mentale et n’est pas due à l’irruption d’une soi-disant « cause de la maladie » (Krankheitsursache).
Nous accorderons volontiers une certaine importance pratique aux types d’entrée dans la maladie. Dans des cas
particuliers on peut même les observer à l’état pur ; les troisième et quatrième types n’auraient pas attiré notre attention
s’ils ne résumaient pas à eux seuls, pour un certain nombre d’individus, les facteurs déclenchants de la maladie. Le
premier type nous maintient à l’esprit l’influence extraordinairement puissante du monde extérieur, le second celle non
moins importante du tempérament particulier de l’individu, qui s’oppose à cette influence. La pathologie ne pouvait
92
traiter correctement le problème du facteur déclenchant de la maladie dans les névroses tant qu’elle centrait uniquement
ses efforts sur la distinction entre nature endogène et exogène de ces affections. Toutes les observations qui soulignaient
I’importance de l’abstinence (au sens large du terme) comme facteur déclenchant se voyaient aussitôt objecter que
d’autres personnes toléraient le même destin sans tomber malade. Mais lorsque la pathologie voulait insister sur le
tempérament de l’individu comme ce qui décide de la maladie et de la santé, il lui fallait tenir compte de cette objection
que des personnes dont le tempérament particulier est tel peuvent rester indéfiniment en bonne santé aussi longtemps
qu’il leur est permis de préserver cette particularité. La psychanalyse nous a exhortés à abandonner l’opposition stérile
entre facteurs externes et internes, entre destin et constitution, et nous a enseigné à trouver régulièrement la causation
de l’entrée dans la névrose dans une situation psychique déterminée qui peut être instaurée par des voies différentes.
.......
Anna 0. est en passe de devenir la patiente la plus célèbre du monde, pour reprendre les termes d’un psychanalyste
américain qui s’est longuement intéressé à son histoire.
Je commencerai par rappeler l’incident dramatique décrit dans les Etudes sur l’hystérie :
« C’était en été, pendant une période de grandes chaleurs, nous dit Breuer, et la patiente souffrait terriblement de la soif,
car - sans pouvoir l’expliquer d’aucune manière - elle s’était soudain trouvée dans l’incapacité de boire. » On connaît la
suite. Pendant six semaines, malgré l’attention quasi quotidienne de Breuer en fin de journée, Anna 0. avait souffert
mille morts, se désaltérant comme elle le pouvait avec des melons et des pêches, jusqu’à ce qu’elle se souvienne de
l’événement déclenchant : la vision du répugnant petit chien de sa gouvernante peu appréciée, lapant de l’eau dans
son verre. « La patiente n’avait alors rien dit, poursuit Breuer, voulant rester polie. Après avoir énergiquement exprimé
la colère qu’elle avait contenue depuis lors, elle demanda à boire, ingurgita de grandes quantités d’eau sans la moindre
difficulté et s’éveilla de son état d’hypnose, le verre aux lèvres. Et son mal s’évanouit pour ne plus jamais revenir. »
C’est donc le récit de l’incident en question, fait à Breuer, médecin bienveillant et attentionné, qui est aussitôt, et en sa
présence, suivi de la levée du symptôme.
Il s’est passé là quelque chose d’évident, qui saute aux yeux des gens les moins avertis et qui pourtant est loin d’aller de
soi.
Prenons en considération la durée du symptôme : un mois et demi. Six semaines à mourir de soif, en plein été, dans
cette chaleur oppressante que peut connaître la Vienne continentale, écrasée sous le soleil, sans la moindre brise
rafraîchissante. De quoi ont-ils bien pu parler, au cours de ces longues semaines, Anna 0. et Breuer, dans leurs rendez-
vous presque quotidiens, en fin de journée, alors qu’Anna somnolait sous l’effet de l’hypnose ? Connaissant la ligne de
conduite que s’était tracée Breuer et l’importance du symptôme, on peut penser qu’ils ont cherché ensemble ses origines
à chaque fois. Et il est vraisemblable d’imaginer qu’Anna ne restait pas silencieuse, ni Breuer, et que beaucoup
d’hypothèses ont été avancées et beaucoup d’événements remémorés. Sans pour autant modifier quoi que ce soit. Cela
n’est pas sans rappeler l’expérience analytique où la répétition de conduites, d’attitudes, de récits se poursuit mois après
mois sans apporter davantage que d’insignifiantes modifications d’une symptomatologie. Qui sait si le souvenir de la
gouvernante et de son chien n’avait pas été lui-même mentionné sous une forme ou sous une autre, et pourquoi pas peut-
être même à différentes reprises ? Il n’en reste pas moins que - toujours selon Breuer - c’est bien tel jour à telle heure
qu’Anna s’en est souvenue et qu’immédiatement après elle a pu boire.
Ici se pose une autre question. Pourquoi faut-il admettre en l’occurrence une relation de cause à effet ? Aucun des récits
antérieurs n’a été suivi de la résolution du symptôme. Celui-ci l’est. Est-ce que cette conjonction permet de justifier notre
compréhension par les lois du déterminisme associationniste ? Ne peut-il s’agir d’un heureux hasard ? D’une
coïncidence ? L’associationnisme n’est, après tout, qu’une opinion de doctrine freudienne 52 et rien n’en prouve la
véracité. On pourrait tout aussi bien arguer que l’organisme d’Anna O. était arrivé à bout de résistance et qu’elle s’est
trouvée contrainte de céder à sa soif à ce moment-là, sans pour autant lier ce fait au récit qui l’a précédé.
51
Extraits du premier chapitre du livre d’Olivier Flournoy: « Le temps d’une psychanalyse », Paris, Belfond, 1979, pp.
15-47.
52
A propos de l’associationnisme, voir notre article sur « Freud et Hume ».
93
Pourtant, la doctrine de l’associationnisme a ceci d’intéressant qu’elle a été fondée par Freud à partir des interruptions et
des coupures du discours ; c’est le blanc, le coq-à-l’âne, l’incompréhensible qui est à son origine, et non pas le lien qui
va de soi comme celui dont il est question ici. Il est alors possible, pour qui partage ce point de doctrine, d’intégrer du
même coup tous les récits d’Anna 0. dont Breuer ne nous fait pas part comme des récits concernant le symptôme, mais
qui n’ont pas été proférés en temps voulu. Ceci implique Breuer aussi bien qu’Anna 0. Le moment de la levée du
symptôme ne serait alors pas celui qui succède à la remémoration et au récit de l’histoire de la gouvernante, mais celui
qui correspond au moment où les deux interlocuteurs se trouveraient prêts à en partager le sens, à le comprendre
ensemble. Dès lors on peut conjecturer que la situation devait être mûre, selon l’appréciation d’Anna O., pour que
Breuer comprît le message, mais il s’est révélé après coup que ce dernier ne l’a saisi qu’en partie et qu’il n’y a réagi ni
en homme, ni en analyste capable de l’interpréter, mais en médecin revêtu de toute sa dignité professionnelle et
scientifique.
Breur reste toujours très « médecin » dans l’exposé du cas n°1 des Etudes sur l’Hystérie, objectif, précis, appréciant
soigneusement les particularités somatiques et psychologiques de sa malade. Toutefois, à le lire, il n’est pas difficile
d’imaginer quel soulagement il a dû ressentir, quel plaisir ou quelle satisfaction - les mots ne sont pas trop forts même
pour un médecin -, voire quelle excitation, lorsque enfin Anna s’ est mise à boire. Six semaines d’attente anxieuse, cela
compte pour un médecin de son rang, lié à sa patiente par de longs entretiens quotidiens si peu conformes aux usages de
l’époque.
Les liens qui se sont tissés entre les deux personnages ont sûrement contribué à donner à la levée du symptôme
l’apparence d’une fête et d’une victoire, ou encore celle d’un conte de fées qui finit bien. Toute proche du « ils se
marièrent et eurent beaucoup d’enfants » que l’avenir viendra démentir, la morale de l’histoire est du même
ordre : « Et son mal s’évanouit pour ne plus jamais revenir. »
Comment aurait réagi un homme dans de telles conditions à défaut de tout renseignement historique ? Sans doute eût-il
pris Anna dans ses bras et l’eût-il embrassée dans les rires et dans les pleurs et leur angoisse se serait-elle dissipée. De
même, une femme libérée de son mal se serait-elle, elle aussi, précipitée dans les bras de celui qui l’aurait accompagnée
dans son calvaire.
Mais un tel homme et une telle femme auraient été des gens sans qualité, qui n’existent que dans l’imagination.
Anna 0. et son médecin étaient, quant à eux, comme quiconque, pris dans leur temps, avec leur histoire privée respective,
leur histoire commune de quelques mois à peine, avec leur personnalité structurée selon un modèle commun que
Freud a appelé le complexe d’Oedipe.
Et comment Breuer aurait-il réagi s’il avait été analyste ? Devant la scène de la résolution du symptôme, le sentiment
d’évidence concernant la justesse de l’explication que Breuer nous donne paraît suspect dans son immédiateté. C’est la
durée qui vient défier l’explication, les six semaines qui font question.
L’histoire d’Anna O., celle de Breuer et leur histoire commune devraient alors contribuer à nous faire mieux comprendre
ce qui s’est passé.
Comme le souvenir-écran, l’évidence est un affect-écran ; elle montre ce qu’elle cache. Elle montre que la gouvernante
et le chien nous aveuglent et cachent ce qu’ils signifient pour Anna 0. aux prises avec Breuer. L’évidence aveugle notre
entendement, impression immédiate de I’ordre des processus primaires, sorte d’hallucination de la satisfaction du
désir de comprendre, mais en même temps elle nous fait entendre que tout n’a pas été compris....
Mais revenons-en à l’histoire.
Pour ce qui est d’Anna O., alias Bertha Pappenheim , on sait entre autres qu’elle était issue d’une bonne famille, juive et
pratiquante, habitant une ville plutôt encline à l’antisémitisme. Son père s’appelait Sigmund et devait mourir d’une
maladie pulmonaire à 57 ans, en avril 1881, alors qu’il aurait dû être dans la force de l’âge. Anna s’était occupée de lui
avec toute l’attention filiale que Breuer nous rappelle ; ce dont il est mort a sans doute contribué au choix de la maladie
dont elle va souffrir elle-même. Le père meurt de pleurite, la fille tombe malade de tussis nervosa. De la mère d’Anna,
on ne sait guère plus que l’assurance qu’elle était en vie à l’époque en question. Quant aux enfants de la famille
Pappenheim, ils ont certainement, par leur destin, joué un grand rôle dans la vie d’Anna. Une soeur, de dix ans son
aînée, est décédée à l’âge de dix-huit ans des suites d’une tuberculose miliaire ; Anna a donc dû vivre les affres de sa
maladie et de sa mort alors qu’elle n’avait que huit ans. Une autre soeur, de quatre ans son aînée, meurt de choléra à 24
mois ; Anna naîtra deux ans plus tard et, selon toute vraisemblance, elle prendra sa place dans la pensée de ses parents
encore sous l’effet de ce deuil.
Un frère de deux ans son cadet fera que, de la mort de sa soeur aînée jusqu’à la mort de son père, Anna aura vécu une
douzaine d’années dans une famille de quatre personnes, avant de se trouver à 21 ans seule avec ce frère et sa mère.
94
Quant à Joseph Breuer, il était lui aussi issu d’une bonne famille, juive et pratiquante, et habitait la même ville, Vienne.
Vers l’âge de quatre ans, il a perdu sa mère, jeune femme beIle et charmante du nom de Bertha. Même âge à peu de
chose près et mêmes caractéristiques que sa future patiente Bertha (Anna 0.). Bertha Breuer est morte en couches et
Breuer a ainsi perdu sa mère en même temps qu’il s’est trouvé encombré d’un petit frère. Son père ne s’est pas remarié
et a assuré lui-même l’éducation de ses deux fils, avec le plus grand soin. Quant au frère cadet de Breuer, il est décédé à
l’âge de 21 ans, de tuberculose - comme la soeur aînée d’Anna O.
.....
A l’époque de leur rencontre, Anna O. était donc une jeune femme qui assistait impuissante à l’agonie de son père ;
Breuer, un homme plus proche de l’âge de son père que du sien, venait à point nommé s’immiscer dans sa vie. A son
intérêt médical s’entremêlait un sentiment d’affection paternelle.
Mais ce n’est pas tout. Il devient aussi possible, grâce à ces éléments historiques, de découvrir un sens nouveau à
l’épisode de la gouvernante et du petit chien. Ils peuvent parfaitement représenter la mère et le petit frère de Breuer et
d’Anna O. alors qu’eux-mêmes sont en train de vivre le même drame qu’Anna.
La résolution du symptôme serait simultanée à l’actualisation et à la reconnaissance réciproque d’affects semblables, liés
à la structure oedipienne respective de Breuer et d’Anna : à un moment précis, la gouvernante et le chien éveillent chez
l’un et chez l’autre des émotions complexes concernant leur mère et leur frère. L’aspect de vérité lié au surgissement de
l’émoi mutuel qui fait que ni l’un ni l’autre ne questionnent une seule seconde les rapports entre l’événement vieux de
six semaines et son récit suivi d’une ingurgitation avide de liquide, cet aspect de vérité appartient à mon avis au choc de
deux structures de personnalité, au partage de leur complexe idéoaffectif concernant la mère et le frère de leur enfance,
alors que, dans le récit de Breuer, il y a un « cela va de soi » non explicite, fondé sur un arbitraire rapport de cause à
effet, lequel donnera naissance à la théorie de la catharsis.
Avec cette manière de voir, le symptôme d’Anna O. devient ainsi un appel à la compassion de Breuer.
Quoi de plus banal pour une gouvernante que de laisser son chien chéri boire dans un verre ? Même si la gouvernante est
antipathique et le chien détestable, il n’y a pas là de quoi en faire une maladie. Et si Anna était si bien élevée, elle
n’aurait eu qu’à garder son dégoût pour elle. Mais il n’en a rien été, et la résolution même du symptôme, la patiente qui
boit à longs traits dans un verre, nous montre Anna 0. agissant devant Breuer exactement comme le petit chien devant sa
maîtresse. Il est alors loisible après coup d’imaginer que la jeune patiente aurait aimé se trouver à la place du chien,
jalouse de ses prérogatives et de l’attention de sa maîtresse, et que le dégoût dont elle fait part à Breuer n’aurait été
qu’une formation réactionnelle, un retournement de son désir coupable de vouloir prendre la place de l’animal. Les
quelques données historiques que j’ai rappelées viennent corroborer cette hypothèse. Anna, fille devant porter le poids
de deux soeurs défuntes, a dû vivre une relation particulière et chargée d’ambivalence avec ses parents, et son frère plus
jeune de deux ans pouvait avoir représenté à leurs yeux comme aux siens quelqu’un de plus privilégié par le sort,
quelqu’un d’enviable.
En outre, au travers du peu que nous en dit Breuer, Anna 0. s’était occupée avec grand soin de son père mourant, et
l’épisode de la musique de danse qu’elle entend par la fenêtre et qui lui apporte quelques minutes de distraction ne se
solde par aucun désir de participer à une fête voisine, mais seulement par des remords pour avoir négligé son père, et par
un symptôme semblable à ceux dont il souffrait. Qui sait si son frère et sa mère étaient aussi pleins de compassion
qu’elle, ce qui n’a du reste aucune importance en soi ; en revanche, qui sait si Anna 0. ne pensait pas à eux comme à la
gouvernante et au chien alors qu’elle se sacrifiait si généreusement au chevet du père ?
Peut-être lui a-t-il fallu six semaines d’intenses relations avec Breuer pour estimer à tort ou pour pressentir qu’il était
enfin mûr pour jouer le rôle que son désir lui attribuait, rôle complexe et subtil que seul Freud pourra peu à peu imaginer
par la suite, rôle d’une mère pleine d’amour pour son fils, rôle d’un père envahi d’émotion pour sa fille, rôle d’un parent
des deux sexes plein de sentiments pour son enfant bisexuel.
L’émoi partagé lors de la scène de la résolution du symptôme aurait pu combler tous les aspects de son désir oedipien,
mais, heureusement, il n’en a rien été. D’autres symptômes suivront. Breuer n’a pas cédé à l’instant, mais il n’a pas non
plus interprété.
C’est qu’il était, lui aussi, pris dans le même engrenage, fasciné par ce nouveau genre de relation thérapeutique, sans
doute doublement fasciné du fait du charme, de l’intelligence et de la bonne volonté de Bertha. Bertha lui aura parlé de
tout comme jamais personne n’avait parlé jusque-là à un médecin de son rang, et parlé de son frère bien sûr. Ici encore,
l’histoire factuelle de Breuer ne peut que frapper. Sa Bertha à lui, il l’a oubliée, et pourtant elle restera dans ses pensées
et ses émois comme celle qui lui a parlé de tout, et de lui, avant de l’abandonner et de le laisser avec son petit frère. Que
d’évocations mystérieuses, de rêveries oedipiennes restées en suspens !
95
On imagine d’autant mieux ses émotions au récit de Bertha, Bertha la gentille, l’aimante, par contraste avec la vilaine
gouvernante dont le souvenir est resté lié à celui du petit frère/petit chien, méchante mère qui donne la vie au jeune rival
pour disparaître ensuite.
Ici encore, l’événementiel ne vient que renforcer l’hypothèse d’une soudaine compréhension intersubjective. Comme je
viens de le dire, c’est une fois de plus la mise en jeu de la constellation oedipienne de Breuer dans le moment de sa
rencontre, de son partage, avec celle d’Anna O., qui donne à la dissolution du symptôme sa force d’évidence. Breuer,
médecin entraîné à observer, à réfléchir, à soupeser, peu enclin aux émois arbitraires et non justifiés par son seul métier,
ne pose pas la question. Il va de soi que le récit et la levée du symptôme ne font qu’un, alors que rien ne le prouve. C’est
Freud qui, dans un premier temps, va ériger une règle technique, celle des libres associations. Point de vue de doctrine
qui voudra qu’elles concernent justement ce qui n’est pas du tout évident et qui incitera à envisager comme non
arbitraire l’enchaînement de toute série. Par la suite, cette règle perdra son côté doctrinal dans la mesure où ce sera le
modèle du complexe d’Oedipe qui viendra donner un sens à ce qui se passe pendant les séances d’analyse.
.......
Breuer a vécu une mésaventure avec Anna O., intéressé avant tout par son histoire et par leur histoire. Pour
l’interpréter, il lui aurait fallu vivre aussi ce temps du mythe tout en le sachant.
........
Si l’on considère qu’ Anna a éprouvé du dégoût à la vision de la scène traumatique, il est plausible d’admettre, comme la
scène résolutive le suggère, que son désir d’y participer était tout aussi violent.
On aurait alors un sentiment de dégoût venant cacher, dissimuler, un désir encore plus inacceptable pour les raisons
mentionnées plus haut.
Si, en revanche, on admet la primauté du désir, Anna aurait éprouvé un désir si vif qu’elle l’aurait contrecarré par du
dégoût, et c’est ce dernier qui aurait été oublié au bénéfice du symptôme.
Ce qu’on peut conclure de cette alternative, c’est que désir et dégoût se sont trouvés actualisés à part égale, et
qu’Anna s’est trouvée confrontée à un affect ambivalent insurmontable et insoluble, d’où sa détresse.
S’il n’y avait eu que dégoût, comme Anna le prétendra, ou que désir, comme l’événement résolutif le suggère, il n’y
aurait pas eu de drame. Le drame, c’est qu’il y a eu simultanément dégoût et désir, ou, de manière plus précise, qu’il n’y
a eu ni l’un ni l’autre, mais détresse. Détresse qui serait l’expression même du concept d’ambivalence.
La même problématique peut s’exprimer en confrontant l’historicité à la structuration oedipienne.
Si l’on se centre sur les événements, on voit Breuer observer une patiente qui manifeste une aversion pour l’eau, et
s’orienter dans une recherche qui remonte le cours du temps pour découvrir l’origine de cette aversion. Il pense l’avoir
découverte lorsque Anna lui propose une version qui le satisfait, et l’apparente guérison vient confirmer le fait sans que
cela soit explicite pour autant.
Il faut ajouter qu’Anna a sans doute tenté de persuader Breuer, ou lui a laissé entendre qu’elle cherchait son approbation.
Vous êtes bien d’accord avec moi que cette scène était révoltante, aurait-elle sous-entendu. Et Breuer de manifester sa
compréhension : Oh oui ! Comme c’est dégoûtant. En cela il transformait l’histoire à son gré, alors qu’en historien
cherchant à rester neutre il aurait, d’une part, dû émettre des réserves sur la véracité du récit et, d’autre part, ne pas se
prononcer sur la qualité affective qu’Anna voulait bien lui attribuer. Mais on se rend compte du même coup que
l’historicité et l’histoire elle-même sont arbitraires et sujettes à l’appréciation personnelle de celui qui se veut historien.
Le temps passé fait que toute histoire sera toujours sujette à caution, et qu’il faut choisir, sinon le passé n’est qu’un amas
chaotique de renseignements hétérogènes et fantaisistes. Pour l’historien, ce sera son centre d’intérêt qui servira d’indice
de cohérence. Pour Breuer, la résolution du symptôme confirmera sa compréhension du cas.
En revanche, pour le psychanalyste, ce sera la structuration oedipienne qui servira à organiser l’historicité en une
histoire, ou encore qui permettra son intégration dans le cours de l’analyse et qui rendra possible une entente à propos
d’un nouveau sens à donner à cette historicité.
......
Mon point de vue sera que l’histoire du sujet n’acquiert de sens, nouveau, acceptable pour analyste et analysant, que
dans un temps particulier, dans un temps secondaire, qui ne correspond ni au temps quotidien, ni à l’atemporalité dont
Freud parle à propos de l’inconscient, mais qui permet à la seconde de déployer ses effets dans le premier.
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La fin du traitement d’Anna 0. peut-elle servir à élaborer davantage l’idée d’un temps secondaire ?... Un beau matin,
Anna et Breuer sont arrivés à leurs fins. En principe, Anna est guérie et Breuer peut s’absenter définitivement. Aucune
donnée historique ne permet de présumer que Breuer n’a pas déjà prévu et organisé son voyage à Venise.
Il paraît donc légitime de penser que Breuer, fatigué de ce traitement qui l’a préoccupé comme nul autre et content de
son heureuse issue, ait souhaité faire un tel voyage et s’en soit même réjoui. Ce n’est qu’après l’esclandre de sa patiente
que ce voyage prendra - pour Jones notamment - l’aspect d’une fuite. Comment comprendre cet esclandre ?
Anna O. qui, selon toute vraisemblance, avait été d’accord pour terminer le traitement au jour et à l’heure dits, s’est
trouvée à ce moment-là confrontée à la disparition d’un Breuer dont la massive et rassurante présence de médecin
avait masqué son inévitable absence comme père oedipien désiré-désirant.
Interlocuteur compatissant et attentif, il ne dissimulait que mieux son absence dans le temps secondaire de l’émergence
du retour du refoulé, du fait qu’il n’était pas à même d’interpréter. En d’autres termes, l’interprétation aurait permis à
Anna 0. de se familiariser avec son désir oedipien pour un père toujours absent dans la mesure où Breuer aurait été lui
aussi toujours répondant/absent, puisqu’il aurait interprêté son désir.
Ainsi, faute de père absent dans le temps secondaire, Anna 0. s’est trouvée brusquement confrontée à une absence
irrémédiable, mettant un terme à ses espoirs et ses désirs issus du temps de sa rencontre avec Breuer - espoirs et désirs
éveillés par leur réunion, mais non transcrits en termes métaphoriques oedipiens.
Et Anna O., devant cette angoissante perspective renforcée par la toute récente mort de son père, n’a pu mieux faire que
de s’emparer de l’absent et de le prendre en elle au moment précis où elle allait le perdre pour toujours. Anna 0. s’en est
trouvée enceinte et, durant neuf heures environ, du matin jusqu’à la tombée de la nuit, elle a vécu une durée «
atemporelle » de neuf mois, l’amenant à simuler un accouchement le soir même et à donner en même temps la clef des
mères : « C’est l’enfant du Dr Breuer qui arrive. »
(Cf. S. Freud. Briefe, 1873-1939, Fischer Verlag ; Correspondance, Gallimard, p. 448, lettre du 2 juin 1932. Freud et
Breuer, ,Etudes sur l’hystérie, P.U.F., p. 152. Les auteurs se réfèrent séparément, à près de quarante ans d’intervalle, à
la deuxième partie du Faust de Goethe.)
Clef de l’énigme qui contient elle-même l’énigme, une double négation, une absence redoublée, en ceci que l’enfant n’en
était pas un, et que le Dr Breuer n’en était pas le père. Faut-il alors partager l’idée de Jones et penser que Breuer, devant
ce scandale menaçant sa position de médecin intègre, aurait préféré s’enfuir avec sa femme à Venise ? Pourquoi ne pas y
voir plutôt, et chez lui cette fois-ci, l’émergence de l’affect de détresse dans le temps secondaire ? Ce que Breuer perd
avec angoisse, c’est bien son désir oedipien ambivalent d’avoir un enfant de sa mère, Bertha, du moment qu’il se trouve
soudain confronté à une jeune Bertha qui, par sa mise en scène, clame qu’elle n’est pas enceinte et pas enceinte de lui.
L’effondrement d’un rêve du temps secondaire peut être en définitive plus douloureux et plus angoissant que les craintes
prétendument logiques et justifiées par la réalité sociale. Du moins est-ce là une appréciation propre à l’expérience et
aux convictions du psychanalyste issues de son engagement. L’affect de Breuer confirme la qualité de détresse que
provoquent les sentiments ambivalents. Au moment où la jeune fille peut représenter pour Breuer la satisfaction du désir
oedipien avec une mère aussi haïe qu’adorée - donc avec une mère absente -, elle ne présente en fait, dans le temps
ordinaire, que des symptômes qui inquiètent et découragent le médecin Breuer alors qu’ils ne sont que du vent.
Dans le temps secondaire de cette journée éprouvante, Breuer aurait été le père absent d’Anna O., et Anna la
mère absente de Breuer, temps secondaire caractérisé par l’absence d’un parent oedipien de part et d’autre. Si
Breuer avait pu reconnaître le caractère ambivalent de ses affects venant se répandre sur les événements de cette
journée historique faite de séparation et d’absences, absence d’accouchement, absence d’enfants, il aurait
éventuellement pu saisir l’ambiguïté du comportement d’Anna, et le cours des choses en aurait été modifié. Il
faudra attendre Freud pour cela.
Quant à Anna O., elle s’est trouvée, avec son impossibilité de boire, face au même problème d’absence, et, comme
Breuer, elle l’a résolu par l’action.
La détresse d’Anna O., vécue dans le temps secondaire de sa relation psychanalytique - ou prépsychanalytique - avec le
personnage absent que représente Breuer, est un affect qui paraît, après coup et selon le modèle oedipien, lié à son désir
ambivalent d’être un petit garçon à qui sa maman donne à boire dans son propre verre. Les six semaines n’auraient été
que le temps atemporel d’un instant, la durée d’une question posée à Breuer qui se traduirait ainsi : « Papa, veux-tu être
la maman de moi, ton petit garçon ? » question à perdre son latin. Actualisation d’un désir devant lequel seul un
psychanalyste peut oser affirmer ne pas se sentir dérouté.
97
Cette question a subsisté six semaines, mais elle a également subsisté un temps indéfini pendant lequel le parent absent
rendait - par le truchement de la compassion de Breuer - une réponse allant dans le sens d’une satisfaction imaginaire
illusoire. Après quoi Anna O. n’y aurait plus cru. Mais au lieu de le dire à Breuer, elle a bu.
Pourtant la même question a vraisemblablement débouché pour Anna sur un instant coïncidant avec son acte, instant où
elle aurait cru que Breuer avait compris la question et qu’il accédait à sa demande. Mais instant où éclate cette fois-ci
l’ambivalence : c’est à propos du dégoût et non du désir que l’entente se fait.
Et, de nouveau, à ce moment-là, il n’y aura pas de satisfaction de type oedipien puisque l’objet du désir est absent, mais
dissolution du temps secondaire dans le même événement terre à terre : à telle heure de l’après-midi, une jeune patiente
buvait goulûment un verre d’eau en présence de son médecin. Si l’horloge marque l’heure de l’action, Anna O. n’y
trouve pourtant pas son compte, et un nouveau symptôme apparaîtra bientôt.
L’événement original, la scène excitante, semble du reste accessoire ; peu importe sa date, peu importe même s’il a été
réel ou imaginé, prétexte à accrocher Breuer comme représentant de la mère absente. Pour le psychanalyste, ce qui
importe, c’est le temps qu’il a fallu, temps secondaire fait de six semaines et du surgissement éternel et actuel du désir
atemporel du parent absent.
A la suite de cet épisode de la boisson, qui ajoute à celui de la fin du traitement une relativisation du rôle joué par le sexe
anatomique respectif de Anna 0. et de Breuer, il est possible de désigner ce temps secondaire propre à l’expérience
comme le temps d’un parent absent.
Breuer ne peut remplacer les parents absents d’Anna O., et ses parents ne peuvent remplacer l’absence de Breuer.
Chacun est absence de l’autre.
......
L’efficacité du transfert53
........
La question traditionnelle : quel est le principe d’individuation ? ou la question historique plus récente : à quel moment
et dans quel contexte l’individualisme occidental apparaît-il ? sont peut-être des formulations faites pour détourner d’une
interrogation plus angoissante : qu’est-ce que le fait de l’humanité introduit pour que la réalité des différences
individuelles ne puisse être définitivement acquise, pour que soit donné libre cours à l’incertitude de la distinction, et par
là même aux menaces qui pèsent sur l’existence elle-même ?
La psychanalyse répondrait classiquement et avec assurance aux formulations traditionnelles et historiques de la question
en affirmant que la singularité de l’individu se fonde sur la remémoration de son histoire toujours unique. En se
réappropriant ou en s’appropriant les événements et les relations qui ont présidé à sa naissance et à son développement,
le patient restaure ou instaure son individualité. Il était jusqu’à présent victime impuissante de son passé, manoeuvré par
des mécanismes qu’il ignorait et sur lesquels il ne pouvait donc avoir aucune prise. L’inventaire de son étrangeté à lui-
même le rend susceptible de se reconnaître dans une image jusque-là fabriquée par d’autres personnes ou d’autres faits.
Il peut désormais devenir l’autre qu’il était et se repérer en lui. Il n’est plus un automate, mais un vivant distinct.
Les choses ne sont peut-être pas aussi simples. On sait les difficultés rencontrées par Freud dans sa pratique. Le travail
de remémoration ne donne pas les résultats escomptés ; les symptômes réapparaissent et se déplacent. De plus la
remémoration elle-même est souvent stoppée par la force du transfert dont le patient ne trouve aucun intérêt à sortir. Il
53
Extrait de « L’incertitude », texte de François Roustang, in « Comment faire rire un paranoïaque », Paris, Ed. Odile
Jacob, 1996, pp. 37-57.
98
troque sa névrose, comme le note Freud, contre une névrose de transfert, c’est-à-dire qu’il reconstitue ses symptômes en
fonction de et grâce à sa relation à l’analyste. Bien loin de se distinguer, il entre dans une dépendance accrue qui peut
lui donner l’illusion de l’existence ; en réalité il mime l’autre dont il devient un double inconsistant. Ou bien c’est un
bavard qui ne sait plus user de ses propres mots et qui répète le discours analytique, à moins qu’il ne se change en
fanatique d’une cause.
C’est que l’on ne devient pas si aisément « sujet de sa propre histoire » ; plus exactement, on ne le devient, selon la
doctrine la plus classique, que par le recours au transfert. Mais c’est justement ici que tous les ennuis commencent. Car
cette force relationnelle qui doit opérer la séparation, la distinction, l’individuation est en même temps celle qui s’y
oppose. Ce n’est pas le lieu de développer longuement ce point. Mais comme le transfert peut être considéré comme un
paradigme assez bien isolé de toute relation, il faut essayer d’en dire quelque chose. Cela pourrait ouvrir sur d’autres
perspectives.
Les psychanalystes n’aiment pas beaucoup parler du transfert comme d’une force, parce que cette notion s’obscurcit
lorsqu’on la fait passer de la physique ou de la mécanique dans le champ psychique où elle n’est plus mesurable ; or
c’est en cela seul que résideraient sa clarté et son efficacité. Pourtant il faut bien y recourir si l’on veut rendre compte
des effets de l’analyse. Il ne suffit pas de rabâcher que la psychanalyse est un procès de parole, car si elle trouve là
son originalité, ce n’est pas en cela que réside son efficacité. Si la parole est opératoire, c’est uniquement parce
qu’elle se situe dans le transfert, parce qu’elle est soutenue par lui, et c’est donc de lui qu’elle tire sa force. Lacan
a posé autrefois une distinction décisive entre parole vide et parole pleine, mais c’était dans l’intention de tout réduire en
fin de compte à la parole et de rejeter toutes les tentatives pour penser le réel qui s’établit entre analyste et
analysant. Or ces deux régimes de parole se séparent précisément par leur prise ou non dans le transfert comme relation
spécifique. Il n’est pas vrai que la psychanalyse opère par la seule parole, qu’elle est capable d’instaurer à elle seule la
coupure nécessaire à l’existence d’un sujet individué. Les praticiens le savent : c’est dans et par le transfert que le
patient, projetant sur l’analyste les éléments de son histoire, peut les voir apparaître et, les agissant sur lui, pour et contre
lui, peut se les approprier. La parole n’étant que le médium qui permet au transfert de s’instaurer, de se développer, de se
modifier. Mais, pour que le patient ose faire apparaître cette histoire et la travailler, il faut, pour reprendre un terme de
Freud, qu’il soit dans l’attente à l’égard de l’analyste, une pure attente de l’autre, comme autre, et inversement que
l’analyste soit dans l’attente à l’égard du patient, une attente et une confiance qui le suscitent dans sa subjectivité. Ces
attentes réciproques, sans objet déterminé, sans tâche extérieure à accomplir, sans référent social, donnent une première
définition de la force relationnelle constitutive de l’individu humain, force qu’elles portent à l’incandescence.
Comment définir plus avant cette force dont l’ambivalence est une des caractéristiques les plus frappantes ?
L’attente, en effet, peut se transformer très vite en une dépendance réciproque qui peut aller jusqu’au besoin de la vie et
donc de la mort de l’autre. Elle manifeste par là quelle n’est rien d’autre que la force épurée de la passion
amoureuse qui, dans son désir d’union, est à la fois ce qui donne la vie et ce qui l’éteint, ce qui me fait par l’autre et
m’annule en lui. Au cours d’une « soirée du mercredi » de janvier 1907, Freud avait dit : «Il n’y a qu’une puissance
capable de surmonter les résistances, c’est le transfert. Nous contraignons le patient à renoncer à ses résistances par
amour pour nous. Nos traitements sont des traitements par l’amour. Il ne nous reste que la tâche d’éliminer les
résistances personnelles (les résistances au transfert). Nous pouvons guérir aussi loin que s’étend le transfert ; l’analogie
avec le traitement par l’hypnose est frappante. Seulement, la psychanalyse utilise le pouvoir du transfert pour amener un
changement durable chez le patient, alors que l’hypnose n’est qu’un tour d’adresse. » Voilà qui est explicite et clair.
Encore faut-il ajouter que cet amour est particulier, qu’il n’est entravé par aucune visibilité sociale, qu’il n’est porteur
d’aucune injonction autre que la modification subjective. C’est une expérience de l’amour in vitro. Freud reviendra plus
tard sur cet aspect de l’analyse, lorsqu’il parlera de « l’amour de transfert». Mais il sera bien en retrait alors par rapport
aux positions prises en petit comité. De l’amour dans l’analyse il se méfiera. Il s’en méfiera tellement qu’il ne sera plus
question du transfert lorsqu’il cherchera à rendre compte du moteur de l’unification des groupes ; il comparera l’état
amoureux, non plus donc au transfert, mais à l’hypnose (en évitant de suggérer leur proximité). Entre l’état amoureux et
l’hypnose, écrira-t-il, il existe une différence fondamentale, la seconde « exclut la satisfaction sexuelle ».
Cette exclusion évidente mérite que l’on s’y arrête. Elle recèle peut-être quelque problème sérieux dont l’affirmation
d’évidence évite la mise au jour. Se demander pourquoi les psychanalystes doivent renoncer au but sexuel de l’amour
qu’ils suscitent peut sembler d’une incongruité notoire ; la plus élémentaire déontologie réclamant de respecter la
demande du patient qui vient là pour qu’on le débarrasse de ses symptômes et non pour trouver un partenaire sexuel.
Mais cette réponse professionnelle vaut dans bien d’autres cas et ne rend pas compte de la contradiction inhérente à un
traitement qui provoque à l’amour, mais en refuse les conséquences. Une deuxième justification de l’exclusion de la
satisfaction sexuelle s’appuie sur le fait qu’un passage à l’acte, comme on dit, compromettrait la poursuite du traitement.
Comment rêver, associer, projeter à partir d’un autre qui serait devenu un personnage de la réalité, qui ne serait plus un
certain incertain capable de devenir beaucoup. Explication elle aussi valable, mais qui, encore une fois, pose l’exclusion
99
comme protectrice de cet amour sans en préciser la nature. De plus il n’est pas si sûr que dans ce cas précis, comme cela
semble vrai généralement, le rapport sexuel diminuerait l’intensité de la liaison, car ce qui s’est créé sur la scène du
fantasme est difficilement démenti par la réalité. Nous nous mouvons ici dans un registre étrange.
Il pèse, en effet, sur la relation analytique un interdit très spécial. Pour le comprendre il suffira de rappeler un des aspects
les plus typiques de toute analyse. Dans le transfert, à partir de traits minimes, anodins ou de soi dénués de sens, le
psychanalyste devient effectivement pour l’analysant son père ou sa mère, sa soeur, son frère ou quelque proche ;
l’analysant reconnaît dans ce bureau l’odeur d’une première maison, il y entend son bruit ou sa musique, il y retrouve la
couleur d’un paysage de l’enfance. Bref s’il devient amoureux ici, parfois sans en rien savoir, si cet amour est à ce point
intense et violent, si son autre côté : la haine peut y devenir terrible, la raison en est que tous ces lieux, ces personnages,
ces caractéristiques, ces détails appartiennent aux premières intimités.L’analysant aime en l’analyste, avec une force
qu’il n’a jamais retrouvée depuis, les visages de ceux qui lui ont été sexuellement interdits. La force du transfert, la
force de l’amour qui peut guérir, elle est là de nouveau, passion inégalée, inégalable, mais secrètement, si
secrètement qu’on ne le sait plus, marquée par l’interdit du rapport sexuel, c’est-à-dire par la prohibition de
l’inceste. Nul besoin donc de mentionner comme règle déontologique ou technique l’exclusion de la satisfaction
sexuelle. Celle-ci est inscrite dans l’amour de transfert comme la contradiction interne qui la spécifie. Le passage à l’acte
entre analyste et patient ne serait donc pas seulement et d’abord une faute morale ou une erreur pratique, il relèverait du
tabou sexuel par excellence. Mais s’il se produisait, il n’y aurait pas lieu non plus de s’en offusquer ou de le réprouver, il
ne faudrait même pas s’en étonner, puisqu’il ne serait que la manifestation de la force mise en jeu.
De cela une conséquence inverse doit être tirée. Si le transfert n’est rien d’autre que l’inceste réactualisé, si l’interdit qui
pèse sur la relation analytique reproduit la prohibition de l’inceste, il en résulte que le moteur de la cure analytique, la
force qui opère en elle et dont on ne savait trop que dire, se définit comme la réédition du désir de l’inceste, désir qui
préside à la naissance de tout individu humain. Désir qui est peut-être aussi le prototype de tout désir. Lacan nous a
accoutumés à penser le désir en des termes qui devraient nous éloigner au maximum de la détestable relation d’objet
avec ses relents de gratification, de frustration, d’adaptation et d’oblativité. Il s’agirait selon lui de poser le désir comme
sans objet, comme ne pouvant se soutenir que du manque ou d’un objet qui choit. Mais, sous une formulation abstraite,
distanciée, angélique, ne serait-ce pas là une manière de parler, sans en parler, du désir de l’inceste : l’objet prohibé se
voit changé en absence d’objet ; l’objet inaccessible par la prohibition qui le marque devient un impossible pur. Tout se
passe comme s’il était insupportable que l’objet soit interdit et, au lieu d’avoir à jouer avec et autour de lui dans cette
situation singulière, on s’en détourne en forgeant une théorie céleste, on ne veut plus le voir, on l’efface pour en marquer
la place d’un trou ou d’un bord. Rien d’étonnant que la psychanalyse en vienne à se situer pour certains dans une
tradition religieuse ou mystique : l’ineffable du masochisme se le disputant avec la logique tous azimuts. Par là sont
évités bien des fadaises, mais aussi bien des embarras, car on n’a plus alors, par exemple, à assigner à la psychanalyse un
but précis dans la culture et la société, ce que requiert le dévoilement du désir comme désir de l’inceste prohibé. Car on
se trouve là renvoyé à la condition de possibilité du politique et du social, et donc de l’individu à l’intérieur de ces
sphères. Le transfert ainsi conçu se trouve dans la plus grande proximité avec le ressort de l’éducation - s’il s’agit non
pas de fabriquer des individus standardisés mais des êtres capables de modification - et pour les mêmes raisons avec le
ressort du politique. Cette force qui tend sans cesse à la réalisation, laquelle est interdite sous peine de réabsorption dans
l’origine et de négation du temps, est la source première de toute individuation, en tant qu’elle est déviée de l’objet
inaccessible, différée de cette réalisation vers d’autres plus larges. N’est-ce pas là, loin des idéalismes, redonner vigueur
à l’hypothèse freudienne de la libido comme premier principe de l’existence humaine ?
Mais il faut reconnaître que Freud, en inventant le transfert, en a fait surtout l’instrument de l’extrême retrait de
l’analyste pour lui éviter de se sentir mêlé ou impliqué avec sa propre sexualité ; le psychanalyste devenant pur récepteur
insensible ou pur miroir jamais troublé. Le transfert est également bien autre chose, le lieu épuré, tendu jusqu’à la
passion, où se déploie la force du désir de l’inceste, et qui met l’analysant - et l’analyste - dans un état de contradiction
extrême. Réveiller le désir de l’inceste, qui, dévié, doit permettre l’individuation, ne peut se faire sans menace sérieuse
pour la différenciation individuelle, puisque cette opération peut toujours susciter l’envie de s’évanouir dans la proximité
des premiers proches. De là sans doute les déboires et les aggravations de symptômes. De là aussi ces analyses qui n’en
finissent pas, parce que l’on ne peut se détacher de ce lieu où l’on retrouve ses premières amours, les plus prometteuses,
ou les plus neuves pour ceux qui ne les ont pas connues, tout en étant théoriquement protégé de ses excès par la présence
distanciée de l’analyste. Mais à l’inverse si ce désir n’est pas réveillé, jamais l’individu ne trouvera la force, non
pas de survivre, mais de vivre.
Le transfert serait donc la reproduction de l’inceste et de sa prohibition. Mais s’agit-il bien de l’inceste ? Pour y voir un
peu plus clair, il faudrait distinguer des degrés dans la réalisation. Quand on parle d’inceste, au sens propre, on évoque
les relations sexuelles entre parents et enfants, mère-fils, père-fille, ou entre frère et soeur, parfois entre cousins. N’y
aurait-il pas lieu en outre de parler d’inceste entre parents et enfants du même sexe, entre père et fils ou mère et fille ?
100
Sans doute parce que le plus souvent on ne parle de l’inceste que sous le chef de la prohibition, et parce que cette
prohibition est dite fondatrice de la société, l’accent sera mis sur ce qui conditionne le développement d’un groupe, la
reproduction sexuée qui suppose la différence des sexes. Pourtant si l’on considère l’individu sexué, on doit constater
que la différence des sexes est une réalité aussi instable que l’individu lui-même. De même que l’inceste peut susciter et
abolir les différences individuelles, il peut également susciter et abolir les différences sexuelles.
Mais il peut aussi y avoir inceste là où une véritable passion amoureuse est entretenue entre parents et enfants par les
regards, par les caresses, par les soins corporels, prolongés bien au-delà de l’adolescence. C’est sans doute pourquoi une
psychanalyste très connue fait aux parents une règle de ne pas embrasser les enfants. De tels propos excessifs ont au
moins le bénéfice de montrer que l’inceste est si présent aux relations qu’il faut l’endiguer par des prohibitions qui
remontent jusqu’à ses commencements.
Enfin on peut étendre la notion d’inceste au désir de relations sexuelles, qui s’exprime dans les fantasmes et dans les
rêves. Ici la prohibition ne peut s’ exercer que par le moyen de la culpabilité et de la honte qui conduisent à refouler les
fantasmes et à faire oublier les rêves. Cela ne veut pas dire qu’ils ne trouveront pas la possibilité de réapparaître sous la
forme de symptômes.
L’existence de fantasmes ou de rêves incestueux ne fait pas de difficulté aux psychanalystes. Ils admettent volontiers, par
exemple, que le désir de la petite fille d’avoir un enfant de son père est un élément structurant pour elle. A la rigueur ils
ne seront pas trop troublés si dans de tels fantasmes ou de tels rêves leur personne est substituée à celles des parents ou
des proches. Mais ils penseront que les états amoureux dirigés vers eux et plus encore les séductions qui conduiraient à
l’acte sexuel sont à considérer comme étrangers à l’analyse ou comme tendant à y mettre un terme ; et ils s’en défendront
par tous les moyens. C’est oublier pourtant que les différents niveaux où l’inceste peut se faire jour sont inséparables. Si
sa réalisation est impensable, il ne saurait être fantasmé ou rêvé. Il faut même retourner la proposition et affirmer que
l’inceste ne peut structurer dans la sphère du fantasme et du rêve que dans la mesure où sa réalisation est pensable. Et
pensable signifie qu’il l’est de part et d’autre, du côté du père ou de la mère et du côté des enfants, et en analyse du côté
du psychanalyste et du côté de l’analysant.
Propos scandaleux, mais qui sont pourtant d’une extrême banalité. Le scandale que l’on veut y voir n’est qu’un moyen
de se défendre soi-même, très mal d’ailleurs, de pulsions que l’on préfère ignorer complètement. Car enfin est-il
concevable que la petite fille qui veut coucher avec son père (remarquez que la pudique littérature analytique préfère
parler du fantasme d’avoir un enfant du père, ce qui pourtant, la chose est à noter, est bien plus grave pour les
civilisations anciennes, parce que l’inceste est alors devenu visible ) puisse s’exprimer ainsi, si rien de son père ne passe
vers elle qui lui permette de forger ces fantasmes ? Les fantasmes ne sont pas des productions imaginaires qui sortent de
nulle part ; ils ont été inscrits dans le corps par le père lui-même. On le constate à l’inverse chez des personnes qui sont
comme interdites de fantasmes et de rêves : s’il en est ainsi, c’est que dans leur enfance il leur a manqué d’être entourés
par des amours et des désirs incestueux. Que les parents ne veuillent rien en savoir, et les psychanalystes non plus , cela
ne change rien à cette affaire. Là où l’inceste n’a jamais été pensable ou possible, on constate l’absence de subjectivité,
l’abolition de la possibilité de différences, et avec elle la transformation de l’individu en une machine à réaliser son
destin par l’autre.
Cette banalité peut être transposée dans la cure analytique. Quand Freud nous dit que la psychanalyse est une guérison
par l’amour, il pense évidemment à l’amour du patient pour l’analyste. De l’amour de l’analyste pour le patient, il ne
peut être question. C’est prohibé, c’est dangereux. Il ne sera qu’un miroir, un récepteur. Et le transfert, l’invention du
transfert comme concept opératoire, doit en rester là. Mais c’est faux. Comment tel trait de l’analyste, la couleur de ses
yeux, le timbre de sa voix, la courbe de son nez, sa main entrevue, comment tout cela pourrait-il devenir le point
d’ancrage de désirs incestueux, si le psychanalyste lui-même ne cherchait à séduire, n’était pas de quelque façon
amoureux, n’était pas habité par des désirs incestueux (et pas par le Désir du Désir avec des D hyper-majuscules) ?
C’est une plaisanterie que de ne pas vouloir le reconnaître. Comme si l’on pouvait sortir quelqu’un de la jouissance
morbide où tous les mécanismes névrotiques et psychotiques viennent puiser de quoi se renouveler, se déplacer,
s’inventer de nouveaux visages, sans une force d’une vigueur, d’une densité, d’une vitesse égales !
Il faut même aller plus loin. Si la réalisation de ces désirs incestueux n’est pas réellement possible, ils ne sont rien. Ils
n’existent que s’ils tendent à la satisfaction. On a confondu deux choses qui sont parfaitement distinctes, à savoir la
prohibition de l’inceste et son impossibilité. Un ami qui n’est ni sot ni inculte et auquel je disais l’autre jour que je me
préparais à écrire quelque chose à propos de l’inceste, m’a interrompu : « Tu veux dire : la prohibition de l’inceste ». On
ne pourrait donc plus parler de l’inceste que sous le chef de la prohibition, estompant par là même son existence et sa
valeur d’une part, sa possibilité d’autre part. La prohibition ne change rien à sa possibilité réelle. Il n’y aurait pas de
prohibition, et une prohibition sans cesse répétée, si l’inceste était purement et simplement impossible. Certains
ethnologues sont moins pressés. « Incest is fine, as long as it’s kept in the family », selon l’exergue choisi par Lévi-
101
Strauss . C’est dire que l’inceste se porte fort bien tant que la société ne s’inter-pose pas pour l’interrompre, mais c’est
également reconnaître implicitement que l’inceste doit jouer son rôle au sein de la famille, pour que la société, par un jeu
de dérivation, puisse fonctionner. On dit le plus souvent que la prohibition de l’inceste est nécessaire pour que la société
ne meure pas ; mais on oublie de penser qu’il en serait de même si l’inceste n’était pas pratiqué. La force première est
celle de l’inceste ; la prohibition qui fait dévier cette force sur d’autres objets est incapable de la produire ; elle ne peut
que l’utiliser. Tout le monde le sait puisque les ethnologues constatent que l’exogamie n’a pour but que de réaliser à
travers un détour une endogamie plus ou moins manifeste. Ceci n’échappe pas davantage aux psychanalystes : les
mariages ou les unions sexuelles reproduisent en positif ou en négatif les liens modèles au père, à la mère, au frère ou à
la soeur. En un mot la réalisation de l’inceste n’est pas seulement possible, elle est nécessaire, fût-ce par personne
interposée, sous peine de voir s’exténuer toute forme de relation entre les humains.
La question cruciale est celle du détour, car, en matière d’inceste, on se trouve toujours dans le trop ou le pas assez. Et
c’est là sans doute qu’il faudra chercher une des raisons de l’instabilité radicale de la conscience individuelle. Quand le
désir incestueux est à l’oeuvre, comment le faire jouer selon la bonne mesure ? S’il est la violence première la plus
interdite, il ne peut que s’égarer ou se nier. L’enfant qui parle en psychanalyse se plaindra toujours du manque ou de
l’excès d’affection et de caresses. Quand Freud disait que, en matière d’éducation, on est toujours perdant, il aurait pu
avoir cela en vue. Cette psychanalyste qui affirme qu’il ne faut pas embrasser les enfants doit penser aux débordements
de contacts physiques qui font les psychotiques, mais on peut supposer aussi qu’elle doive redouter pour elle-même les
envahissements maternels, ceux qu’elle a subis ou donnés. Car les psychotiques auxquels une individualité humaine fait
défaut (ou qui en sont la caricature) se rencontrent tout aussi bien parmi ceux dont le corps n’a pas été choyé et qui ne
peuvent à cause de cela s’approprier leur histoire.
Le trop et le pas assez permutent d’ailleurs l’un l’autre pour donner des résultats identiques. Est-ce la mère incestueuse
ou la mère frigide qui interdit toute femme à son fils ou le projette dans la quête indéfinie de toutes les femmes, de telle
sorte qu’il ne se fixe à aucune et qu’elle, la mère, reste l’unique . Est-ce le père incestueux ou le père incapable de
désirer sa fille qui fait d’elle une vierge pour aucun homme ou une prostituée pour n’importe lequel ? Pour répondre à
ces questions, il faudrait pouvoir se placer dans un temps mythique d’avant la prohibition de l’inceste, c’est-à-dire
pouvoir décider ce qui dans le désir de l’inceste relève de l’objet incestueux et ce qui relève de sa prohibition. Les faces
du désir sont, dans notre temps, indissociables et c’est pourquoi le plus de force peut toujours prendre la figure du
moins. La séparation nécessaire à l’individu jointe au lien non moins nécessaire ne pourra s’opérer que par un
entrecroisement fragile du trop et du pas assez.
Un problème semblable est posé dans la cure. Si le psychanalyste donne libre cours à son désir et à la séduction, il
engendre un lien indissoluble qui peut donner à l’analysant l’illusion de vivre, mais qui l’enchaîne en réalité et lui
interdit toute autre vie ; s’il est indifférent et sans désir à l’égard de son patient, rien ne se passe même après des années
de prétendue analyse. Mais la difficulté réside dans le fait que, pas plus qu’entre parents et enfants, le désir incestueux
n’est perçu par les intéressés ; ils n’en apprennent quelque chose qu’après coup. Le psychanalyste a beau se préserver
par des comportements contraphobiques, par le silence, la parole mesurée, la froideur, le désir ou l’absence de désir
passent de l’un à l’autre dans un regard, une intonation, le moindre geste. Supposons qu’un psychanalyste tout à fait
convaincu par les propos tenus ici prenne comme critère de son acceptation ou de son refus de recevoir quelqu’un en
analyse la possibilité ou non d’avoir des relations sexuelles avec lui ou elle, il aura autant de chances de se tromper que
de voir juste. Les parents, eux non plus, ne savent jamais, même s’ils le prétendent, ce qu’ils font passer à tel enfant de
ce désir incestueux fondateur ; ils auront beau lire tous les livres de psychologie et adopter les attitudes les mieux
étudiées, ce sera toujours autre chose d’essentiel et d’insoupçonné qui passera entre eux et leurs enfants et qui sera
décisif pour ces derniers. Le trop dans les comportements peut cacher un pas assez de désir, alors qu’à l’inverse une
indifférence de surface peut laisser transparaître par des voies secrètes un trop violent désir. Il y a des pierres qui sont
brûlantes et des soleils qui glacent. On bute là dans la cure sur une difficulté essentielle : impossible de manier à sa guise
ce qui en est pourtant le ressort, impossible de savoir en commençant quel sera son propre degré d’investissement dont
tout dépendra. Mais cette impossibilité de prévoir si le ressort de l’analyse dans tel cas déterminé fonctionnera ou non
(impossibilité de prévoir, qui est une impossibilité de maîtriser et donc de diriger) découle de l’essence même de ce
ressort. L’efficace du désir suppose l’échec de la maîtrise. Y a-t-il une séduction, un état amoureux, une passion (et donc
un transfert) qui ne soient immergés dans l’incertitude sur la nature et les effets du rapport à l’autre ? Est-ce une chaîne
ou un passeport, une entrave ou la liberté ? L’amour va-t-il donner quelque vie ou se changera-t-il en une haine
mortelle ? Sans ces incertitudes jamais rien ne pourrait se jouer, parce que sans elles il n’y aurait pas de risque ; et sans
risque il n’y aurait jamais une chance de nouveauté et d’invention, il n’y aurait jamais désir misé et donc déjà perdu. Les
psychanalystes ne peuvent pas continuer à dire qu’ils n’y sont pour rien, que tout cela est de l’ordre du théâtre. S’ils
disent cela, c’est parce qu’ils ne supportent pas de ne pas savoir en quoi ils y sont, si ce n’est après coup et partiellement.
La séduction, et donc l’amour, et donc le transfert fonctionnent non pas à partir d’un objet satisfaisant ou à satisfaire, pas
davantage à partir d’un manque que le silence et le retrait devraient représenter, mais à partir d’un indécidable : vais-je
102
devenir le jouet ou l’automate de l’autre, le sera-t-il, le sera-t-elle pour moi ? Serai-je au contraire, sera-t-il ou sera-t-elle
un peu plus vivant, un peu plus distinct, différent, libre ? Tant que Nathanaël aime l’étrange beauté d’Olyrnpia, il la croit
vivante ; l’assurance qu’elle est une poupée le rend fou.
L’angoisse de l’Unheimlich, de l’étrange familier est au coeur même de l’existence de l’individu humain. Ce qui est pour
lui le plus proche est également ce qui lui échappe davantage et ce qui lui fait le plus peur. Il ne peut qu’y revenir sans
cesse pour tenter de s’en éloigner à nouveau. Et c’est sans doute pourquoi l’inceste, le désir de l’inceste, la prohibition
de l’inceste constituent un paradigme de cette situation. Comment faire du lointain avec cette dangereuse proximité ?
Pourquoi les longs voyages de l’exogamie nous ramènent-ils inexorablement à l’endogamie la plus manifeste ? Si
l’individu était constitué une fois pour toutes, si la séparation était définitivement établie, si les différences ne risquaient
jamais l’effondrement, si l’on savait qui est l’autre et qui est moi, il n’y aurait pas d’humanité, et pas non plus la saveur
douce-amère du désir.
Grâce à la conjonction de l’inceste et de sa prohibition, grâce à l’entrecroisement du trop et du pas assez, grâce à
l’angoisse du proche et du lointain, l’individu pourra se constituer, mais ce sera toujours dans un jeu sans cesse à
réapprendre et à renouveler. En psychanalyse, en éducation, en politique, on ne jette pas la mise sur le tapis une seule
fois mais chaque jour. Le désir incestueux n’est opérant pour l’individu que s’il reste réellement possible, mais ce
possible, pour le demeurer, doit rester la déviation effective, la dérivation actuelle de l’inceste. Si l’inceste est oublié,
méconnu, refoulé, récusé, l’individu ne sera plus que le champ clos d’un abandon ou d’une dépression mortelle. Si
l’inceste est directement pratiqué et que l’individu n’ait d’yeux, d’oreilles et de sexe que pour les plus proches ou ses
représentants, il sera toujours au bord du morcellement et de la dissolution.Toutes ces hypothèses restent à la disposition
de chacun, et chacun en use à sa façon selon son histoire et les circonstances. Mais chacun n’en finit jamais de combiner
maladroitement ces divers paramètres.
L’hypothèse selon laquelle la prohibition de l’inceste serait l’opérateur permettant de produire de la différence là où
l’identique menace de bloquer le fonctionnement d’une culture déterminée, est séduisante mais elle ne rend peut-être
pas compte de tous les aspects de la question. Une autre tendance se fait jour dans nombre de civilisations. Elles tirent de
la prohibition de l’inceste des conséquences extrêmes qui font retomber dans l’identique. La séparation de l’individu
politique n’est de fait plus incertaine, mais c’est sans doute au prix d’une perte de différences qui ne sont plus jouées par
rapport au risque de l’identique. Des Grecs pour qui les femmes ne font pas vraiment partie du genre humain (L’aner
seul est anthropos ) aux Indiens d’Amazonie qui visent « l’endogamie absolue » par l’unique référence à la lignée
paternelle ,et à bien d’autres pour qui la prohibition de l’inceste sert finalement à préserver l’homosexualité masculine ,
la culture ne semble pouvoir s’instaurer que dans l’oubli de ce qui fait la nature, la reproduction sexuée : rejet des
femmes, ignorance de l’inceste avec la mère, refoulement de la différence des sexes. Ne faudrait-il pas voir dans cet
éloignement de 1’inceste un des facteurs qui rendent les civilisations mortelles ? Comme un individu, une société qui
tourne le dos aux sources du désir ne peut que devenir de plus en plus exsangue, de plus en plus fragile. Ayant oublié où
était sa force, elle ne peut subsister que par la contrainte et donner aux sujets politiques une pure identité abstraite, leur
interdisant de multiplier les différences.
Peut-être notre civilisation va-t-efle beaucoup plus loin encore dans l’abstraction. L’objet technique domine toujours
davantage l’économique et le politique. Le rêve ou le cauchemar de notre temps est non seulement de faire des individus
interchangeables, de remplacer l’homme par la machine, mais de fabriquer la vie, de faire du vivant un automate. Tout
ce qui s’invente, en particulier autour des processus de reproduction et de gestation, n’est que le plus spectaculaire d’une
tentative pour arracher à la nature sa limite pour nous et au désir ses aléas et ses incertitudes chroniques. Il ne s’agit de
rien de moins que de se débarrasser de l’humain qui vient sans cesse perturber les calculs. Inutile de se livrer à la
nostalgie du bon vieux temps ou de fustiger le progrès scientifique. Mais il faut bien reconnaître que dans cet
environnement l’individu politique semble n’avoir aujourd’hui à sa disposition que deux folies corrélatives, celle du
paranoïaque, sujet certain de sa différence et grand manoeuvrier de l’univers, celle du sujet aboli dans la masse où il
espère retrouver la vie qui lui est enlevée de toute part.Y a-t-il encore espoir d’une révolte des corps pour faire barrage à
ces implacables logiques ?
La psychanalyse dans ce contexte doit probablement son succès au fait que, sous des traits modernisés, elle est un des
lieux très rares où le sexe, les relations de désir, la subjectivité sont vécus, revécus, travaillés, et en quelque sorte mis en
pratique. Dans cette perspective elle n’est pas morte, comme certains le pensent ou le souhaitent. Mais elle n’en est pas
moins traversée aujourd’hui par deux tentations contradictoires. Soit le repli sur son propre territoire, la réalité
psychique, à laquelle la cure aurait charge d’introduire, mais avec le risque qu’elle se suffise à elle-même et produise la
mise à l’écart d’un petit monde d’initiés, soit la conquête de la culture en habillant la découverte freudienne avec des
emprunts faits à la philosophie, la linguistique ou les mathématiques, laissant croire que la psychanalyse est la vérité
radicale qui donne sens à toutes ces disciplines. L’individu qui se laisse prendre à ces tentations verra sans doute
103
s’estomper plusieurs de ses incertitudes, mais il y perdra probablement ce qu’il était venu chercher : un peu plus
d’indécidable et de précaire différence dans un monde qui s’acharne à tout aspirer dans l’identique.
Quand il s’agit des concepts fondamentaux de la psychanalyse - et « l’Oedipe » , qui en rigueur de terme relève du
schéma davantage que du concept, arrive en tête de tous les autres - , la ligne de défense habituellement adoptée par les
psychanalystes est le plus souvent bien faible et exagérément commode si elle consiste simplement à invoquer leur
expérience clinique en rétorquant à tous les coups : « Faites l’expérience de la cure, couchez-vous sur un divan et vous
verrez : il ne faudra pas longtemps avant que les fantômes de papa et maman parasitent vos cordes vocales pour les
paralyser ou les agiter d’imprécations frénétiques, d’insultes ou de gémissements outranciers, ce qui vous convaincra une
fois pour toutes de la réalité de votre indécrottable infantilisme . Et si cela n’arrive pas, c’est encore plus grave, cela veut
dire que vous vous défendez par un refoulement intense et des résistances en béton armé. A moins que vous soyiez
débile ou originaire des îles Fidji ! »
Le psychanalyste est en droit de faire ce genre de réponse et de se prévaloir de son expérience singulière mais ce faisant,
il court le même risque que celui qui affirme : « Dieu existe, je l’ai rencontré ». On ne sort pas de la croyance et la
psychanalyse devient suspecte d’être un ersatz de religion.
Si les psychanalystes veulent se maintenir sur le terrain de la science, c’est-à-dire de l’ensemble des connaissances
vérifiables, partageables et transmissibles, il leur faut renoncer à ce genre d’argument et accepter d’engager le dialogue
avec ceux qui voient la chose d’un autre point de vue ou qui exigent simplement un minimum de clarté dans l’exposition
des idées. Il restera toujours vrai que ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement et que les mots pour le dire arrivent
aisément. Le même Boileau disait : « Avant que d’écrire, apprenez à penser ».
Une question demeure qui pour avoir été posée d’entrée de jeu est restée ininterrogée : pourquoi Freud a-t-il adopté
Oedipe comme mythe fondateur de la psychanalyse sans l’analyser plus avant, se contentant d’affirmer que tous les
enfants des hommes, aujourd’hui comme hier et pour toujours, ne pouvaient manquer de se reconnaître en Oedipe et d’y
reconnaître leurs plus puissants désirs ? Encore une fois, si cette affirmation est acceptée sans autre forme de procès, elle
reçoit un statut de dogme et se trouve par là immédiatement récusée par le tribunal de la science.
Il faut donc bien que le psychanalyste fasse l’effort, puisque Freud ne l’a pas fait, d’apporter la démonstration de la
nécessité de l’Oedipe comme concept théorique majeur - ou mythe fondateur, pourquoi pas, un mythe n’étant jamais
qu’un embryon de théorie - pour la compréhension du fonctionnement psychique de l’être humain, ce qui résout du
même coup la question de son universalité qui, pour Freud , comme on sait, allait de soi.
Si Freud n’a pas éprouvé le besoin d’expliciter l’Oedipe plus avant, c’est évidemment parce que son auto-analyse aussi
bien que ses premières expériences avec ses patients trouvaient dans le schéma du « complexe » oedipien leur
représentation idéale et quasiment parfaite. En retour, l’Oedipe permettait d’expliquer, au sens étymologique de « faire
sortir de leurs plis », presque toutes les formes de psychopathologie, névroses d’abord, perversions ensuite, psychoses
enfin.
Quelle que soit leur tendance, tous les psychanalystes font référence à l’Oedipe dont il existe par ailleurs plusieurs
versions possibles, comme il existe de nombreuses versions du mythe, ce qui rend compte de la multiplicité des écoles.
Si nous revenons à Freud, nous pouvons remarquer comme cela a été justement souligné, que la référence à Oedipe, une
première fois évoquée dans la lettre à Fliess du 15 octobre 1897, ne sera vraiment reprise en compte et systématiquement
thématisée qu’après 1920, c’est-à-dire après « Au delà du principe de plaisir » qui voit l’introduction dans la
métapsychologie du second dualisme pulsionnel soit l’opposition entre Eros et Thanatos.
Et pour cause !
Dans le conflit oedipien , de quoi est-il question avant tout sinon d’amour et de haine, de passion amoureuse et de
passion assassine ? C’est tellement évident que la seule référence à Oedipe suffit à justifier le primat du second
dualisme pulsionnel, le couple Eros-Thanatos coiffant et englobant désormais tous les autres. On se demande comment
54
Texte de Jean Mélon pour préfacer le livre de Dominique Giovannangeli « Métamorphoses d’Oedipe », 1996.
104
il est possible que bon nombre d’analystes, aujourd’hui encore (Winnicott par exemple) refusent l’hypothèse de la
pulsion de mort, voire avouent ne pas comprendre ce que cela signifie comme s’ils ne pouvaient pas concevoir le désir
autrement que comme positif, c’est-à-dire érotique.
Le premier dualisme pulsionnel qui oppose pulsions sexuelles et pulsions du moi ou d’auto-conservation, pouvait suffire
à rendre compte du fonctionnement névrotico-normal, soit un fonctionnement dans lequel le « passionnel » oedipien est
tenu à l’écart, refroidi, gelé par l’opération du refoulement55. Que soit relâché ce refoulement névrotico-normal - ce que
la régression dans la cure analytique permet généralement d’obtenir moyennant un certain laps de temps - et voilà que le
volcan se réveille, qu’éclate la névrose de transfert qui n’est rien d’autre que plongée ou replongée dans les passions
oedipiennes56. Une cure analytique véritable, ce n’est jamais rien d’autre que la répétition, sur le mode passionnel,
excessif, démesuré, du drame oedipien que tout être humain a déjà vécu une première fois, dans sa petite enfance, sur un
mode innocent, en mineur sans doute mais de manière bien réelle et selon des modalités propres à l’histoire et à la
culture de chacun.
C’est l’expérience du transfert et elle seule qui confère à l’Oedipe son importance signifiante au point qu’il n’est pas
exagéré d’y voir une sorte de schème transcendental, articulant chez tout un chacun les mouvements de vie et de mort,
d’amour et de haine. C’est à bon droit que Jean Laplanche parle de la « transcendance du transfert »57.
Le « complexe d’Oedipe » s’impose à Freud comme une évidence, évidence non d’un fait mais d’un schème qui
rassemble et met en forme en les imbriquant - c’est le sens de la Triebvermischung (intrication pulsionnelle) - les
éléments catégoriels du désir humain dont l’inceste et le parricide sont eux-mêmes les paradigmes, le désir
incestueux d’une part comme ce qui est au principe du désir de (ré)union qui est au fondement d’Eros, et le désir de
mort dirigé vers l’autre, par ailleurs, comme ce qui est au principe du souhait de maintenir intact les acquis du premier
amour.
La démonstration pourrait s’arrêter là si le premier amour issu du couple incestueux n’était lui-même déjà sourdement
travaillé par la pulsion de mort, laquelle se rapporte en l’occurence, et c’est évident dans la pensée de Freud, au désir
d’affranchissement et d’autonomie impliquant lui-même le besoin de séparation58 qui s’avère être en dernière analyse
ce qui est au fondement du désir parricide - parricide signifiant meurtre du parent ( parens) et pas seulement meurtre
du père pour lequel il faudrait parler de patricide, terme que la langue, dans sa sagesse inconsciente, a cru bon d’ignorer
- qui est d’abord un matricide. C’est ici que les points de vue divergent selon qu’on est plutôt kleinien, lacanien ou
freudien. Mélanie Klein situe le matricide au début de l’existence, dans la projection de la pulsion de mort sur l’imago
primitive de la mère qui devient par là mauvaise ou plutôt méchante (böse en allemand, bad en anglais), c’est-à-dire
sadique et destructrice. Freud exemplifie le matricide originaire à travers le jeu de la bobine 59. Quant à Lacan, il
tend à innocenter l’enfant en chargeant la mère du désir mortifère assimilé à celui de réintégrer son produit.
La pulsion de mort, et le désir de mort qui en dérive, gangrène de toute façon déjà la relation duelle primaire mais
normalement, ou normativement voire heureusement, elle subit une déviation de sa trajectoire du fait de l’intervention,
active ou passive peu importe, du père ou d’une instance tierce qui en tient lieu, tiers qui capte la pulsion de mort,
55
En conséquence du refoulement, le névrosé est souvent défini par Freud comme quelqu’un qui est « incapable
d’aimer ». C’est évidemment exagéré; il s’agit d’une affaire d’intensité. Ce qui fait peur au névrosé, ce n’est pas le
sentiment amoureux ( et haineux) lui-même, mais sa force, c’est-à-dire ce qui hausse le sentiment au niveau de la
passion, entendue dans le sens commun de sentiment puissant.
56
Les sujets qu’on nomme aujourd’hui cas-limites (borderline) sont ceux chez qui cet état passionnel ( en alternance
avec son contraire qui est l’indifférence apathique) est immédiatement présent, n’attendant pas l’émergence différée de
la relation transférentielle pour se manifester, si bien que dans ces cas on peut aussi bien dire qu’il n’y a pas de transfert
ou que le transfert est omniprésent et exagérément volatile.
57
Jean Laplanche. La transcendance du transfert. Psychanalyse à l’Université. Numéros 35 et 36, Juin et Septembre
1984.
58
On parle volontiers d’angoisse de séparation et d’abandon comme d’une donnée de fait cliniquement évidente et
comme allant de soi. On oublie de ce fait qu’il n’y aurait pas d’angoisse de séparation s’il n’y avait par ailleurs un désir
de séparation et d’abandon qui existe bel et bien dans le chef du sujet. L’angoisse d’abandon ne peut se développer que
si le désir de séparation a prélablement germé.
59
C’est par le « jeu de la bobine » que Freud introduit la notion de pulsion de mort au début de « Au-delà du principe de
plaisir ». Dans ce jeu, l’enfant affirme, en même temps qu’il l’affermit par la répétition, son besoin d’être indépendant
par rapport à sa mère. Si on ne fait pas le rapport entre besoin de séparation et matricide symbolique, on ne comprend
pas le lien étroit qui existe entre la pulsion de mort ( qui sépare), le jeu ( qui rend indépendant) et la compulsion à la
répétition qui ne vise à rien d’autre qu’à renforcer le sentiment de son indépendance chez l’enfant qui , en se prenant à
son jeu, arrive à se convaincre qu’il est capable de se suffire à lui-même.
105
l’atténue ou l’exacerbe, mais en tout cas la fixe de quelque manière et finalement la transfère dans la figure sans visage
du surmoi pour que dans le meilleur cas elle trouve un débouché, une satisfaction, une Befriedigung, à l’écart et en
dehors de la relation duelle primaire.
Avant d’être un objet d’identification possible, le père fonctionne d’abord comme paratonnerre.
En ce qui concerne le garçon, et pour autant qu’on se situe dans le cadre classique du complexe d’Oedipe positif, le père
fonctionne d’abord comme objet et contenant de la pulsion de mort 60 , ce qui a pour effet salvateur de purger la
relation à la mère, et plus tard à la femme, de son ambivalence primordiale et de faire ainsi le lit - sans jeu de mot - de
l’amour hétérosexuel futur.
Quant à la fille, le plus souvent, et à la différence du garçon, ce qu’elle déplace et transfère de la mère au père, ce n’est
pas la haine mais l’amour, ce qui en définitive a le même effet que chez le garçon : frayer la voie pour l’amour
hétérosexuel. Natura non facit saltus.61
En fin de compte, la dramatique oedipienne, pour autant qu’elle est conforme au schéma normatif, obéit à une finalité
qui consiste à réaliser un équilibre optimal entre Eros et Thanatos en répartissant leurs charges respectives entre père et
mère et par la suite entre homme et femme.
Ce drame est un conflit et comme tout conflit, il ne s’achemine vers sa résolution qu’à travers des accès de fièvre, des
crises de toutes sortes et des retournements d’alliance, des guerres de six jours ou de trente ans qui débouchent quand
même parfois sur une paix durable. Entre l’amour durable et la paix durable il y a plus qu’une simple analogie.
Le schéma ci-dessus est évidemment fort simplifié du fait que la question du « complexe de castration » n’y est pas prise
en compte. Or il est impossible d’en faire l’économie : complexe d’Oedipe et complexe de castration sont indissociables.
L’envie du pénis, n’ayons pas peur des mots, qui taraude d’ailleurs aussi bien l’homme que la femme, vient certes
compliquer - du fait même de l’envie - la relation mortifère à l’autre, mais d’autre part elle permet, quand elle est
surmontée, de sortir du complexe d’Oedipe, dans la mesure où la différence des sexes, objet d’une querelle narcissique à
l’origine, devient, une fois qu’elle a été surmontée et positivée, le gage de la réunion 62 des sexes et de la suprématie
définitive d’Eros sur Thanatos.
Quant à la question initialement posée du pouvoir d’éclairement et de structuration par l’Oedipe, du champ de la
psychopathologie, c’est à Lacan que revient le mérite de l’avoir provisoirement résolue au mieux à travers sa trilogie de
l’imaginaire, du symbolique et du réel.
Si l’enfant est , selon l’expression de Freud, un « pervers polymorphe », ce n’est pas seulement parce qu’il fourre ses
doigts n’importe où, c’est surtout parce que sa sexualité et les objets de celle-ci (oedipiens ou narcissiques par la force
des choses) flottent nécessairement dans l’illimité de l’imaginaire, soumis aux seules lois du processus primaire.
Quand le symbolique appose sa griffe à l’imaginaire, la « réalité » - et le principe du même nom - s’impose au sujet qui
bon gré mal gré revêt l ’ « uniforme » de la normalité, ce qui fait qu’à un certain niveau, « tous les névrosés se
ressemblent ».
Ceux qui refusent cette main-mise de la Loi symbolique conservent à l’imaginaire la saveur du réel qui les fait balancer
entre l’extase et l’horreur. Ce sont les psychotiques. Et puisqu’ils refont chacun le monde à leur propre sauce, « tous les
psychotiques sont différents ».
Restent ceux qui jouent sur les deux tableaux, professionnels de l’illusion et du trucage. Ce sont les pervers.
Mais tous les trois sortent malgré tout du même moule oedipien. Ils ne se distinguent que par leur manière de gérer les
passions originaires.
60
L’explication de la haine du père par la jalousie n’est peut-être pas fausse mais elle est beaucoup trop simple.
Le père devient un objet de haine parce que c’est la façon la plus simple et la plus économique de mettre la mère à l’abri
de la destruction.
61
L’aphorisme est de Leibniz qui voulait faire entendre par là que la nature ne crée ni espèce ni genre ( ici en
l’occurence les genres féminin et masculin) absolument différents de manière tranchée; entre les genres il y a toujours
quelque intermédiaire ( ici une communauté de destin pulsionnel quant à la métabolisation de l’amour et de la haine) qui
les relie l’un à l’autre et les rapproche plutôt que de les séparer. Bref, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
62
Comme le don d’enfant, le don du sexe n’est pas plus l’affaire de l’homme que de la femme. Il n’y a don ( et demande
) véritable que dans la réciprocité.
106
Revenons à Oedipe. L’esprit rationnel nous dit : Oedipe n’a pas lieu de se sentir coupable puisque ce n’est qu’après-
coup qu’il se rend compte qu’il a commis inceste et parricide. A quoi l’analyste répond : « Vous ne croyez pas si bien
dire, ces choses-là justement, ça ne se produit jamais qu’après-coup. L’après-coup du transfert.»
Et si nous revenons à Freud, n’est-il pas évident que la référence à Oedipe, présente à l’origine et vigoureusement
proclamée en fin de course, constitue le fil rouge et le ciment d’une oeuvre qui, en même temps qu’elle y trouve son
unité et sa cohérence, intègre à la science ce qu’elle-même tend à refouler dans un souci tout aussi évident de
réassurance narcissique : le tragique fondamental de la condition humaine. La vie est tragique parce que, comme disait
Bichat, ce n’est que l’ensemble des forces qui luttent contre la mort.
La dynamique du transfert63
Je désire faire ici quelques observations qui permettront de faire comprendre comment le transfert se produit
inévitablement au cours d’un traitement et de quelle façon il arrive à y jouer le rôle qu’on sait.
N’oublions pas que tout individu, de par l’action concomitante d’une prédisposition naturelle et des faits survenus
pendant son enfance, possède une manière d’être personnelle, déterminée, de vivre sa vie amoureuse, c’est-à-dire que sa
façon d’aimer est soumise à certaines conditions, qu’il y satisfait certaines pulsions et qu’il se pose certains buts . On
obtient ainsi une sorte de cliché (quelquefois plusieurs), cliché qui, au cours de l’existence, se répète plusieurs fois, se
reproduit quand les circonstances extérieures et la nature des objets aimés accessibles le permettent et peuvent, dans une
certaine mesure, être modifiés par des impressions ultérieures. L’expérience montre que, parmi les émois qui
déterminent la vie amoureuse, une partie seulement parvient à son plein développement psychique ; cette partie, tournée
vers la réalité, forme un des éléments de la personnalité consciente qui en peut disposer. Une autre partie de ces émois
libidinaux a subi un arrêt de développement, se trouve maintenue éloignée de la personnalité consciente comme de la
réalité et peut soit ne s’épanouir qu’en fantasmes, soit rester tout à fait enfouie dans l’inconscient et dans ce dernier cas,
être entièrement ignorée du conscient. Tout individu auquel la réalité n’apporte pas la satisfaction entière de son besoin
d’amour se tourne inévitablement, avec un certain espoir libidinal, vers tout nouveau personnage qui entre dans sa vie et
il est dès lors plus que probable que les deux parts de sa libido, celle qui est capable d’accéder au conscient et celle qui
demeure inconsciente, vont jouer leur rôle dans cette attitude.
Il est ainsi tout à fait normal et compréhensible de voir l’investissement libidinal en état d’attente et tout prêt, comme il
l’est chez ceux qui ne sont qu’imparfaitement satisfaits, à se porter sur la personne du médecin. Ainsi que nous le
prévoyons, cet investissement va s’attacher à des prototypes, conformément à l’un des clichés déjà présents chez le sujet
en question. Ou encore le patient intègre le médecin dans l’une des « séries psychiques » qu’il a déjà établies dans son
psychisme. Tout concorde avec les relations réelles entre le patient et son médecin quand, suivant l’heureuse
expression de Jung , c’est l’imago paternelle qui donne la mesure de cette intégration. Mais le transfert n’est pas lié
à ce prototype et peut se réaliser aussi suivant les images maternelle, fraternelle, etc. Ce qui donne au transfert son
aspect particulier, c’est le fait qu’il dépasse la mesure et s’écarte, de par son caractère même et son intensité, de
ce qui serait normal, rationnel. Toutefois ces particularités deviennent compréhensibles si l’on songe qu’en pareil cas
le transfert est dû non seulement aux idées et aux espoirs conscients du patient, mais aussi à tout ce qui a été réprimé
(zurückgehalten) et est devenu inconscient.
Il n’y aurait pas lieu d’épiloguer et de spéculer davantage sur les caractères du transfert si deux points n’y demeuraient
obscurs, deux points particulièrement intéressants aux yeux de l’analyste. Il faut se demander d’abord pourquoi les
névrosés développent, au cours de leur analyse, un transfert bien plus intense que d’autres sujets non analysés. En second
lieu, nous en sommes encore à nous demander pourquoi, dans l’analyse, c’est le transfert qui oppose au traitementla plus
forte des résistances (der stärkste Widerstand), alors qu’ailleurs il doit être considéré comme l’agent même de l’action
curative et de la réussite. Il nous arrive bien souvent de constater le fait suivant : quand les associations viennent à
manquer , cet obstacle peut chaque fois être levé en assurant au patient qu’il se trouve actuellement sous l’empire d’une
idée se rapportant à la personne du médecin ou à quelque chose qui concerne ce dernier. Une fois cette explication
donnée, l’obstacle est surmonté ou, tout au moins, l’absence d’associations s’est transformée en un refus de parler.
Le fait que le plus efficace des facteurs de la réussite, le transfert, puisse devenir le plus puissant agent de la résistance
semble, au premier abord, constituer un immense inconvénient méthodologique de la psychanalyse. Toutefois, en y
regardant de plus près, on résout, tout au moins, le premier de ces deux problèmes. Il est faux que le transfert soit, dans
63
Texte de 1912. « Zur Dynamik der Übertragung », GW VIII pp. 363-374.
107
une analyse, plus intense, plus excessif, qu’en dehors d’elle. Dans les établissements où les nerveux ne sont pas traités
par les méthodes psychanalytiques, on observe des transferts revêtant les formes les plus étranges et les plus exaltées,
allant parfois jusqu’à la sujétion la plus complète et ayant aussi un incontestable caractère érotique.
En ce qui concerne le second problème, il n’a pas été résolu jusqu’à ce jour. Il est nécessaire d’étudier cette question de
plus près et de voir pour quelle raison le transfert devient, dans l’analyse, une résistance. Considérons comment se
présente, au cours d’une analyse, la situation psychologique. Une condition invariable et inévitable du traitement des
psychonévroses est ce que Jung a excellemment appelé l’introversion de la libido , ce qui revient à dire que la quantité
de libido capable de devenir consciente et de se tourner vers la réalité est devenue moindre, tandis que la partie
inconsciente et non tournée vers la réalité, bien qu’elle puisse sans doute encore, tout en étant inconsciente, alimenter les
fantasmes du sujet, se trouve accrue d’autant. La libido s’est engagée (soit totalement, soit en partie) dans la voie de
la régression et a réactivé les imaginations infantiles . Le traitement analytique suit la libido sur ce chemin et tente de
la rendre à nouveau accessible au conscient pour finalement la mettre au service de la réalité. Chaque fois que
l’investigation analytique découvre une des cachettes de la libido, un conflit surgit : toutes les forces qui ont provoqué la
régression se muent en «résistances » contre nos efforts pour maintenir le nouvel état de choses. En effet, si
l’introversion ou la régression de la libido ne se trouvait pas justifiée par quelque rapport avec le monde extérieur (le
plus généralement par une frustration), si elle n’avait pas, en son temps, été opportune, elle ne se serait jamais produite.
Cependant les résistances de cette sorte ne sont ni les seules ni même les plus fortes. La libido dont le sujet dispose
s’étant toujours trouvée soumise à l’attraction des complexes inconscients (ou plus justement des éléments complexuels
de l’inconscient), avait subi une régression parce que l’attirance de la réalité était devenue moindre. Pour la libérer, il
faut faire cesser l’attraction de l’inconscient, c’est-à-dire lever le refoulement des pulsions inconscientes et de leurs
dérivés. C’est ce qui explique le rôle énorme de la résistance qui, bien souvent, laisse persister la maladie, même une fois
que la raison d’être du recul devant la réalité a disparu. L’analyse a donc à faire face aux résistances émanées de deux
sources. La résistance suit pas à pas le traitement, et y imprime son empreinte sur toute idée, tout acte du patient qui
représente un compromis entre les forces tendant vers la guérison et celles qui s’y opposent.
Etudions un complexe pathogène, parfois très apparent et parfois presque imperceptible, depuis sa manifestation dans le
conscient jusque dans ses racines dans l’inconscient, nous parvenons bientôt dans une région où la résistance se fait si
nettement sentir que l’association qui surgit alors en porte la marque et nous apparaît comme un compromis entre les
exigences de cette résistance et celles du travail d’investigation. L’expérience montre que c’est ici que surgit le transfert.
Lorsque quelque chose, parmi les éléments du complexe (dans le contenu de celui-ci) , est susceptible de se reporter sur
la personne du médecin, le transfert a lieu, fournit l’idée suivante et se manifeste sous la forme d’une résistance, d’un
arrêt des associations, par exemple. De pareilles expériences nous enseignent que l’idée de transfert est parvenue, de
préférence à toutes les autres associations possibles, à se glisser jusqu’au conscient justement parce qu’elle satisfait la
résistance. Un fait de ce genre se reproduit un nombre incalculable de fois au cours d’une psychanalyse. Toutes les fois
que l’on se rapproche d’un complexe pathogène, c’est d’abord la partie du complexe pouvant devenir transfert qui se
trouve poussée vers le conscient et que le patient s’obstine à défendre avec la plus grande ténacité .
Une fois cette résistance vaincue, les autres éléments complexuels vont être moins difficiles à éliminer. Plus un
traitement analytique dure longtemps et plus le patient se rend compte que les déformations du matériel pathogène ne
peuvent, à elles seules, le préserver d’une mise en lumière, plus alors il s’obstine à faire usage du mode de déformation
qui lui semble évidemment le plus avantageux : la déformation par le transfert. Ces incidents tendent tous à amener une
situation dans laquelle tous les conflits sont portés sur le terrain du transfert.
C’est pourquoi, pendant les analyses, le transfert nous apparaît comme l’arme la plus puissante de la résistance et nous
en concluons que l’inten sité et la durée d’un transfert sont la conséquence et l’expression de la résistance. On explique,
il est vrai, le mécanisme du transfert, par un état de complaisance de la libido demeurée sous l’influence des imagos
infantiles, toutefois son rôle dans le processus de la cure ne peut s’expliquer qu’en mettant en lumière ses rapports avec
la résistance.
D’où vient que le transfert se prête si bien au jeu de la résistance ? La réponse peut d’abord sembler facile. Il est clair
que l’aveu d’un désir interdit devient particulièrement malaisé lorsqu’il doit être fait à la personne même qui en est
l’objet. Une pareille obligation fait naître des situations à peine concevables dans la vie réelle et pourtant c’est justement
là où le patient cherche à parvenir, quand il confond le praticien avec l’objet de ses émois affectifs. A y regarder de plus
près, nous constatons que cet avantage apparent ne saurait fournir de solution au problème. D’autre part, une relation
empreinte de tendre affection, de dévouement, peut aider le patient à surmonter toutes les difficultés de l’aveu. Il n’est
pas rare de dire, en d’autres circonstances, dans la vie réelle : « Je n’ai pas honte de te parler, je puis tout te raconter. »
Le transfert sur la personne de l’analyste pourrait aussi bien faciliter la confession et l’on ne comprend toujours pas
pourquoi il soulève des difficultés.
108
La réponse à cette question si souvent posée ne saurait être dictée par la seule réflexion. C’est à l’expérience acquise en
examinant, au cours du traitement, chaque cas particulier de résistance de transfert que nous la devrons. On finit par
s’apercevoir qu’il est impossible de comprendre comment le transfert sert à la résistance tant qu’on n’envisage
simplement que le « transfert ». Il faut, en effet, distinguer deux sortes de transferts, l’un « positif », l’autre « négatif »,
un transfert de sentiments tendres et un transfert de sentiments hostiles, et l’on se voit obligé de traiter séparément ces
deux variétés de sentiments qui ont pour objet le médecin. Ensuite, dans le transfert positif, l’on distingue des sentiments
amicaux ou tendres, capables de devenir conscients, et d’autres dont les prolongements se trouvent dans l’inconscient.
En ce qui concerne ces derniers l’analyse prouve chaque fois qu’ils ont un fondement érotique ; nous en concluons ainsi
que tous les rapports d’ordre sentimental utilisables dans la vie, tels que ceux où se marquent la sympathie, l’amitié, la
confiance, etc., sont génétiquement apparentés à la sexualité et émanent, par effacement du but sexuel, de désirs
vraiment sexuels, quelque innocents et dénués de sensualité qu’ils apparaissent à notre perception consciente.
Originellement, nous n’avons connu que des objets sexuels ; la psychanalyse nous montre que des gens que nous croyons
seulement respecter, estimer, peuvent, pour notre inconscient, continuer à être des objets sexuel.
Voici donc la solution de l’énigme : le transfert sur la personne de l’analyste ne joue le rôle d’une résistance que dans la
mesure où il est un transfert négatif ou bien un transfert positif composé d’éléments érotiques refoulés. Lorsque nous «
liquidons » (« Aufheben ») le transfert en le rendant conscient nous écartons (ablösen) simplement de la personne du
médecin ces deux composantes de la relation affective ; l’élément inattaquable, capable de devenir conscient, demeure et
devient, pour la psychanalyse, ce qu’il est pour toutes les autres méthodes thérapeutiques : le facteur du succès. Sur ce
point nous admettons volontiers que les résultats de la psychanalyse se fondent sur la suggestion, toutefois il convient de
donner au terme de suggestion le sens que Ferenczi et moi-même lui avons attribué : la suggestion est l’influence exercée
sur un sujet au moyen des phénomènes de transfert qu’il est capable de produire. Nous sauvegardons l’indépendance
finale du patient en n’utilisant la suggestion que pour lui faire accomplir le travail psychique qui l’amènera
nécessairement à améliorer durablement sa condition psychique.
On peut se demander encore pourquoi les phénomènes de résistances de transfert ne se manifestent qu’en psychanalyse
et non dans d’autres méthodes de traitement, dans les établissements médicaux, par exemple. Nous répondrons que les
mêmes phénomènes se produisent partout, mais qu’il s’agit d’en reconnaître la nature. D’ailleurs les transferts négatifs
sont choses courantes dans les maisons de santé et dès qu’ils se manifestent, le patient quitte l’établissement, sans être
guéri ou même dans un état aggravé. Dans ces maisons, le transfert érotique ne comporte pas d’effets aussi gênants parce
que là, comme ailleurs dans la vie, il se trouve non point mis au jour mais recouvert d’un voile. Toutefois il se manifeste
très nettement sous forme d’une résistance à la guérison, non en poussant le malade à quitter l’établissement - il l’y
retient au contraire - mais en le maintenant éloigné de la vie réelle. Au point de vue du traitement, il importe peu que le
malade puisse surmonter, dans une maison de santé, telle ou telle angoisse, telle ou telle inhibition ; ce qui est important,
au contraire, c’est qu’il parvienne dans la vie réelle à se libérer de ses symptômes.
Le transfert négatif mériterait qu’on l’étudie plus à fond, mais ce n’est pas ici le lieu de le faire. Dans les formes curables
des psychonévroses on le découvre, à côté du transfert tendre, souvent en même temps et ayant pour objet une seule et
même personne. C’est à cet état de choses que Bleuler a donné le nom excellemment approprié d’ambivalence . Une
semblable ambivalence de sentiments semble, dans une certaine mesure, normale mais, poussée à un degré trop élevé
elle est certainement l’apanage des névrosés. Dans la névrose obsessionnelle, une « scission précoce des paires
contrastées » semble caractériser la vie instinctuelle et fournir l’une des conditions constitutionnelles du trouble morbide.
C’est l’ambivalence de l’afflux des sentiments qui nous permet le mieux de comprendre l’aptitude des névrosés à mettre
leurs transferts au service de la résistance. Lorsque la possibüité de transfert est devenue essentiellement négative,
comme dans le cas des paranoïaques, il n’existe plus aucun moyen d’influencer ou de guérir les malades.
Toutes ces considérations ne permettent d’envisager que l’une des faces du phénomène de transfert ; il convient de
porter notre attention sur un autre aspect de la question. Dès que l’analysé est la proie d’une intense résistance de
transfert, il se voit rejeté de la réalité en ce qui concerne ses relations avec le médecin et s’arroge le droit d’enfreindre la
règle fondamentale de l’analyse (suivant laquelle il doit, sans discrimination, révéler tout ce qui lui passe par l’esprit). Il
oublie toutes les résolutions qu’il avait prises au début du traitement et accueille avec indifférence tous les rapports et
toutes les conclusions qui lui avaient jusqu’alors produit grand effet. Tout praticien qui se sera rendu bien compte de ces
faits ressent alors le besoin de les attribuer à des facteurs autres que ceux déjà mentionnés. A la vérité il n’aura pas à en
chercher longtemps l’origine, car ces facteurs sont dus à la situation psychologique où l’analyse a placé le patient.
Au cours du dépistage de la libido échappée au contrôle du conscient, nous pénétrons dans le domaine de l’inconscient.
Les réactions provoquées mettent en lumière certains caractères des processus inconscients, tels que l’étude des rêves
nous a permis de les connaître. Les émois inconscients tendent à échapper à la remémoration voulue par le
traitement, mais cherchent à se reproduire suivant le mépris du temps et la faculté d’hallucination propres à
l’inconscient (entsprechend der Zeitlosigkeit und der Halluzinationsfähigkeit des Unbewussten). Comme dans les
109
rêves, le patient attribue à ce qui résulte de ses émois inconscients réveillés, un caractère d’actualité et de réalité
(Gegenwärtigkeit und Realität). Il veut mettre en actes ses passions, sans tenir compte de la situation réelle. Or le
médecin cherche à le contraindre à intégrer ces émois dans le traitement et dans l’histoire de sa vie, à les
soumettre à la réflexion et à les apprécier selon leur réelle valeur psychique. Cette lutte entre le médecin et le
patient, entre l’intellect et la vie pulsionnelle, entre le discernement et le besoin de décharge (Dieser Kampf
zwischen Arzt und Patienten, zwischen Intellekt und Triebleben, zwischen Erkennen und Agierenwollen) se joue
presque exclusivement dans les phénomènes du transfert. C’est sur ce terrain qu’il faut remporter la victoire
dont le résultat se traduira par une guérison durable de la névrose. Avouons que rien n’est plus difficile en
analyse que de vaincre les résistances, mais n’oublions pas que ce sont justement ces phénomènes-là qui nous
rendent le service le plus précieux, en nous permettant de mettre en lumière les émois amoureux cachés et oubliés
des patients et en les rendant manifestes et actuels. Enfin rappelons-nous que nul ne peut être tué in absentia ou
in effigie.
Il ne me paraît pas superflu de rappeler sans cesse aux étudiants en psychanalyse toutes les modifications profondes qu’a
subies, depuis ses tout premiers débuts, la technique psychanalytique. Sa première phase fut celle de la catharsis de
Breuer, la détermination directe du facteur ayant provoqué l’apparition du symptôme, l’effort systématiquement
poursuivi pour reconstituer les processus psychiques impliqués dans la situation en question afin de les amener à se
décharger grâce à une activité consciente. Les buts que l’on cherchait alors à atteindre, à l’aide de l’hypnose, étaient le
rappel du souvenir et l’abréaction. Par la suite, après avoir renoncé à l’hypnose, on s’appliqua principalement à deviner,
d’après les associations libres du patient, ce dont il n’arrivait pas à se souvenir. Grâce au travail d’interprétation et à ses
résultats communiqués au malade, les résistances devaient être évitées. La recherche des faits ayant provoqué la névrose,
ainsi que celle des situations dissimulées par le facteur de la maladie, furent poursuivies, alors que l’abréaction se trouva
délaissée. Elle parut être remplacée par l’effort qu’impose à l’analysé l’obligation de s’abstenir de toute critique à
l’égard de ses associations, en obéissant à la loi fondamentale. Finalement la technique logique actuelle prévalut,
technique selon laquelle on renonce à déterminer un facteur ou un problème particulier et où l’on se contente d’étudier
l’actuelle surface psychique du patient et d’appliquer son art d’interpréter principalement à reconnaître les résistances
qui surgissent et à les faire connaître au malade. Une nouvelle répartition du travail s’effectue alors : le médecin
découvre les résistances ignorées de son patient ; une fois que ces dernières ont été surmontées, l’analysé raconte,
souvent sans aucune difficulté, les incidents et associations oubliés. Il va sans dire que le but de ces diverses techniques
est resté le même, c’est-à-dire, du point de vue descriptif combler les lacunes de la mémoire, au point de vue
dynamique vaincre les résistances du refoulement.
Il faut rester reconnaissants envers la vieille technique hypnotique de nous avoir fait connaître certains processus de
l’analyse sous une forme schématisée et isolée. C’est cela seulement qui nous a donné le courage de créer nous-mêmes
au cours de la cure analytique, des situations complexes et de les conserver transparentes.
A l’époque du traitement hypnotique, la souvenance prenait une forme très simple. Le patient se plaçait dans une
situation antérieure qu’il ne paraissait jamais confondre avec la situation présente. Il faisait part de ses processus
psychiques d’alors dans la mesure où ils étaient normaux et y ajoutait toutes les données inconscientes transformées
maintenant en données conscientes.
Ajoutons ici quelques observations dont tout analyste a pu vérifier par lui-même la justesse .L’oubli d’impressions, de
scènes, d’événements vécus se réduit généralement à une « distanciation » (Absperrung) de ceux-ci. Lorsque le patient
vient à parler de tous ces faits oubliés, il omet rarement d’ajouter : « A vrai dire, je n’ai jamais cessé de savoir tout cela,
mais je n’y pensais pas. » Il se déclare souvent déçu de ce qu’un nombre insuffisant de choses qu’il puisse tenir pour «
oubliées » et auxquelles il n’avait jamais pensé depuis qu’elles s’étaient produites, lui revienne à l’esprit. Cependant
cette aspiration se trouve elle-même satisfaite, surtout dans les cas d’hystéries de conversion. La quantité des matériaux «
oubliés » se trouve encore réduite lorsque nous apprécions à leur juste valeur les « souvenirs écrans » dont la présence
est si générale. Dans certains cas, j’ai eu l’impression que cette amnésie infantile si connue et dont l’importance
théorique nous apparaît si grande se trouve totalement contrebalancée par ces souvenirs-écrans. Ces derniers contiennent
non seulement quelques éléments essentiels de la vie infantile, mais encore tout l’essentiel. Il ne faut que savoir l’extraire
à l’aide de l’analyse. Ils représentent les années oubliées de l’enfance aussi justement que le contenu manifeste des rêves
en représente les pensées.
64
Texte de Freud, 1914. « Erinnern, Wiederholen und Durcharbeiten », GW X, pp. 125-136.
110
L’autre groupe de processus psychiques, le groupe de ceux que l’on peut, en tant qu’actes purement intérieurs, opposer
aux impressions et aux événements vécus, c’est-à-dire l’ensemble des fantasmes, des idées connexes et des émois, doit
être considéré à part dans son rapport avec l’oubli et la remémoration. Il arrive très souvent ici que l’on se souvienne
d’une chose qui n’avait pu tomber dans l’oubli parce que l’on ne l’avait jamais remarquée et qu’elle n’avait jamais été
consciente. En outre, il importe peu, en ce qui touche le sort de cette « association » (Zusammenhang) qu’elle ait été
d’abord consciente puis oubliée ou bien qu’elle n’ait jamais effleuré le conscient. La conviction acquise par le malade
au cours de l’analyse reste tout à fait indépendante d’un pareil souvenir.
C’est en particulier dans les multiples formes de la névrose obsessionnelle que l’ « oubli » consiste surtout en une
suppression des liens entre idées, une méconnaissance des conclusions à tirer et une isolation de certains souvenirs.
Il n’est généralement pas possible de faire resurgir le souvenir de certains incidents d’une très grande importance, je
veux dire d’incidents survenus dans la toute première enfance, avant que le patient ait été apte à les comprendre, mais
qui ont été ultérieurement interprétés et compris. C’est le rêve qui les fait connaître et la structure même de la névrose
apporte la preuve évidente de leur réalité. En outre, le médecin peut se convaincre que le patient, une fois ses résistances
surmontées, cesse de s’appuyer sur l’absence de tout souvenir de ces incidents (sensation de familiarité) pour refuser d’y
croire. Quoi qu’il en soit, ce sujet exige tant de précautions critiques et nous révèle tant de notions nouvelles et
surprenantes, que je me réserve d’en traiter ailleurs en m’appuyant sur des matériaux appropriés.
Il ne reste rien ou presque rien dans les nouveaux procédés techniques de la facilité et de l’agrément de cette ancienne
marche à suivre. Il y a des cas qui, traités suivant la technique nouvelle, se comportent pendant un certain temps comme
ceux pour qui l’on employait la technique hypnotique et qui ne renoncent que plus tardivement à ce comportement.
D’autres se comportent d’emblée différemment. Si, pour établir une différenciation, nous examinons ces derniers, nous
pouvons dire qu’ici le patient n’a aucun souvenir de ce qu’il a oublié et refoulé et ne fait que le traduire en actes. Ce
n’est pas sous forme de souvenir que le fait oublié reparaît, mais sous forme d’action. Le malade répète évidemment cet
acte sans savoir qu’il s’agit d’une répétition.
Prenons un exemple : l’analysé ne dit pas qu’il se rappelle avoir été insolent et insoumis à l’égard de l’autorité parentale,
mais il se comporte de cette façon à l’égard de l’analyste. Il ne se souvient pas de s’être senti, au cours de ses
investigations infantiles d’ordre sexuel, désespéré et déconcerté, privé d’appui, mais il apporte quantité d’idées et de
rêves confus, se plaint de ne réussir en rien et accuse le destin de n’arriver jamais à mener ses entreprises à bonne fin. Il
ne se rappelle plus avoir éprouvé un intense sentiment de honte de certaines activités sexuelles et avoir redouté leur
découverte, mais il montre qu’il a honte du traitement auquel il s’est soumis et tient absolument à tenir secret ce dernier,
et ainsi de suite.
Et surtout il commence sa cure par une répétition de cet ordre. Lorsqu’on révèle à un patient ayant eu une existence
mouvementée et un long passé de maladie la règle psychanalytique fondamentale et qu’on l’invite à raconter tout ce qu’il
pense et qu’on attend de lui un vrai torrent d’informations, on l’entend souvent déclarer qu’il n’a rien à dire. Il reste
silencieux et prétend ne penser à rien. Il ne s’agit là que de la répétition d’une attitude homosexuelle qui prend la forme
d’une résistance contre l’apparition de ce souvenir. Tant qu’il poursuivra son traitement, il ne parviendra pas à se libérer
de cette contrainte à la répétition ; l’on finit par comprendre que c’est là sa manière de se souvenir.
Nous allons naturellement nous intéresser au premier chef aux rapports de cet automatisme de répétition avec le transfert
et la résistance. Nous observons bientôt que le transfert n’est lui-même qu’un fragment de répétition et que la répétition
est le transfert du passé oublié, non seulement à la personne du médecin mais aussi à tous les autres domaines de la
situation présente. Il faut donc nous attendre à ce que le patient cède à l’automatisme de répétition qui a remplacé la
compulsion au souvenir et cela non seulement dans ses rapports personnels avec le médecin, mais également dans toutes
ses autres occupations et relations actuelles et quand, par exemple, il lui arrive au cours du traitement de tomber
amoureux, de se charger d’une tâche quelconque ou d’entreprendre quelque chose. Là encore, le rôle de la résistance
est aisément reconnaissable. Plus la résistance sera grande, plus la mise en actes (la répétition) se substituera au
souvenir. La façon idéale dont les souvenirs resurgissent au moyen de l’hypnose est due au fait que la résistance y est
totalement supprimée. Lorsque le traitement débute sous les auspices d’un transfert positif faible, modéré, l’exhumation
des souvenirs est, au début, aussi facile que dans l’hypnose et les symptômes morbides s’apaisent aussi pour un temps.
Toutefois si, par la suite, le transfert devient hostile ou excessif et qu’il exige, par cela même, le refoulement, le souvenir
fait aussitôt place à la mise en actes. A partir de ce moment, les résistances vont déterminer l’ordre des diverses
répétitions. Le malade tire de l’arsenal du passé les armes avec lesquelles il va se défendre contre la continuation de
l’analyse, armes dont nous devrons une à une le déposséder.
Nous venons de dire que l’analysé répète au lieu de se souvenir et cela par l’action de la résistance. Mais qu’est-ce
exactement qu’il répète ou qu’il met en action ? Eh bien, il répète tout ce qui, émané des sources du refoulé, imprègne
déjà toute sa personnalité : ses inhibitions, ses attitudes inadéquates, ses traits de caractère pathologiques. Il répète
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également, pendant le traitement, tous ses symptômes. Et nous pouvons maintenant observer qu’en mettant en évidence
cette compulsion à répéter, nous n’avons découvert aucun fait nouveau, mais que nous avons seulement acquis une
conception plus cohérente de l’état de choses. Nous constatons clairement que l’état morbide de l’analysé ne saurait
cesser dès le début du traitement et que nous devons traiter sa maladie non comme un événement du passé mais
comme une force actuellement agissante. C’est fragment par fragment que cet état morbide est apporté dans le champ
d’action du traitement et, tandis que le malade le ressent comme quelque chose de réel et d’actuel, notre tâche à nous
consiste principalement à rapporter ce que nous voyons au passé.
L’évocation des souvenirs telle qu’elle se produisait dans l’hypnose devait donner l’impression d’une expérience de
laboratoire. Laisser s’effectuer des répétitions pendant le traitement, comme le fait la technique nouvelle, c’est évoquer
un fragment de vie réelle, évocation qui, par cela même, ne peut être partout considérée comme inoffensive et dénuée de
risques. C’est à elle que se rattache le problème de «l’aggravation souvent inévitable des symptômes au cours du
traitement ».
Mais tout d’abord l’instauration même du traitement oblige le malade à modifier son attitude consciente à l’égard de sa
maladie. Jusqu’alors il s’est généralement borné à en gémir, à la considérer comme une stupidité et à en sous-estimer
l’importance. A part cela, il a appliqué le refoulement aux manifestations de cette maladie, c’est-à-dire la politique de
l’autruche, celle-là même qu’il utilisait à l’égard de l’origine des troubles. C’est ainsi qu’il peut ignorer les causes de sa
phobie, ne saisir ni le sens exact de ses idées obsédantes ni le but réel de ses pulsions obsessionnelles et c’est
évidemment ce que le traitement ne peut tolérer. Le patient doit trouver le courage de fixer son attention sur ses
manifestations morbides, doit non plus considérer sa maladie comme quelque chose de méprisable, mais la regarder
comme un adversaire digne d’estime, comme une partie de lui-même dont la présence est bien motivée et où il
conviendra de puiser de précieuses données pour sa vie ultérieure. La voie de la réconciliation du malade avec le refoulé
(Die Versöhnung mit dem Verdrängten) qui se manifeste par les symptômes se trouve ainsi frayée dès le début, mais il
s’y adjoint une certaine tolérance à l’égard de l’état morbide. Si cette nouvelle attitude envers la maladie venait à
provoquer une exacerbation des conflits et si certains symptômes, jusqu’alors indistincts, surgissaient au premier plan,
on rassurerait facilement le patient en lui faisant observer qu’il ne s’agit là que d’aggravations nécessaires mais
passagères et qu’il est impossible de terrasser un ennemi absent ou hors de portée. Toutefois la résistance peut essayer
d’exploiter la situation à son profit et d’abuser de la permission d’être malade. Elle tente alors une démonstration qui est
la suivante : « Regarde un peu ce qui arrive quand je donne libre carrière à tout cela ! N’avais-je pas raison de tout
confier au refoulement ? » Les personnes jeunes et infantiles, en particulier, ont tendance à excuser la luxuriance de leurs
symptômes par la nécessité de porter, du fait du traitement, grande attention à leur état morbide.
D’autres dangers encore peuvent surgir au cours du traitement. En effet, certains émois instinctuels plus profonds et qui
ne s’étaient pas encore imposés parviennent parfois à se répéter. Enfin, il peut arriver que le comportement du patient,
en dehors du transfert, puisse passagèrement entraîner des désastres dans la vie du sujet ou même amener celui-ci à
priver de toute valeur la guérison recherchée.
La tactique que le médecin doit adopter en pareil cas est aisément justifiable. Son but est le rappel du souvenir à la
vieille façon, la reproduction dans le domaine psychique. Ce but, il le poursuit, même quand il se rend compte que la
nouvelle technique ne permet pas de l’atteindre. Afin de maintenir sur le terrain psychique les pulsions que le patient
voudrait transformer en actes, il entreprend contre ce dernier une lutte perpétuelle et quand il arrive, grâce au travail de
la remémoration, à liquider ces pulsions, il considère ce résultat comme un triomphe du traitement. Lorsque le transfert
aboutit à un attachement utilisable de quelque façon, le traitement est en mesure d’empêcher tous les actes itératifs les
plus importants du malade et d’utiliser in statu nascendi les intentions de celui-ci en tant que matériaux pour le travail
thérapeutique. Afm que le malade ne puisse se laisser aller à des pulsions capables d’entraîner des désastres, le médecin
lui fait promettre de ne prendre, tant que le traitement se poursuit, aucune grave décision. Le malade ne doit ni opter
pour une profession, ni choisir un défmitif objet d’amour, mais attendre, pour ce faire, d’être guéri.
Néanmoins on laisse volontiers l’analysé disposer à son gré de tout ce qui est compatible avec ces mesures de précaution
et l’on ne s’oppose pas à des actes sans importance, même s’ils sont stupides ; il faut, en effet, se rappeler que la sagesse
ne s’acquiert que par l’expérience. Certes, il y a des patients qu’on ne peut empêcher de se lancer, au cours du
traitement, dans quelque entreprise parfaitement inopportune et qui ne deviennent dociles et accessibles au traitement
que plus tard. Il arrive aussi que l’on n’ait pas le temps de passer aux pulsions sauvages les rênes du transfert ou bien
que l’acte itératif provoque la rupture du lien qui attache le patient au traitement. Comme exemple extrême, je citerai le
cas d’une dame âgée qui, au cours d’états confusionnels, avait plusieurs fois abandonné le domicile conjugal pour fuir
quelque part, sans pouvoir motiver cette fugue. Elle commença sa cure chez moi sous le signe d’un transfert positif bien
marqué qui crût avec une rapidité anormale dès les premiers jours du traitement. A la fin de la semaine, la dame prit la
fuite, avant même que j’aie eu le temps de lui dire quelque chose qui aurait pu prévenir cette répétition.
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C’est dans le maniement du transfert que l’on trouve le principal moyen d’enrayer l’automatisme de répétition et de le
transformer en une raison de se souvenir. Nous rendons cette compulsion anodine, voire même utile, en limitant ses
droits, en ne la laissant subsister que dans un domaine circonscrit. Nous lui permettons l’accès du transfert, cette sorte
d’arène, où il lui sera permis de se manifester dans une liberté quasi totale et où nous lui demandons de nous révéler tout
ce qui se dissimule de pathogène dans le psychisme du sujet. Même dans le cas où le patient se borne simplement à
respecter les règles nécessaires de l’analyse, nous réussissons sûrement à conférer à tous les symptômes morbides une
signification de transfert nouvelle et à remplacer sa névrose ordinaire par une névrose de transfert dont le travail
thérapeutique va le guérir. Le transfert crée de la sorte un domaine intermédiaire entre la maladie et la vie réelle,
domaine à travers lequel s’effectue le passage de l’une à l’autre. L’état nouvellement instauré a pris tous les aspects
d’une maladie artificielle partout accessible à nos interventions. En même temps, il est une tranche de vie réelle que des
conditions particulièrement favorables rendent possible et qui a un caractère provisoire. A partir des réactions de
répétition qui apparaissent dans le transfert, des voies connues conduisent alors au réveil des souvenirs. Ces derniers
surgissent ensuite, comme d’eux-mêmes, une fois les résistances surmontées.
J’aurais pu m’interrompre ici si le titre de ce chapitre ne m’obligeait à y exposer encore une autre partie de ma technique
psychanalytique. La suppression des résistances a lieu, comme chacun sait, après que le médecin les ayant découvertes -
en dépit du patient qui, lui, ne les reconnaît jamais - les a révélées à ce dernier. Les analystes débutants sont enclins,
semble-t-il, à prendre ce début pour l’achèvement du travail. C’est ainsi que j’ai maintes fois été appelé à donner mon
avis sur des cas où le praticien se plaignait de ce qu’après avoir mis en lumière la résistance du malade, la lui avoir
montrée, aucun changement ne s’était produit ; au contraire, l’ensemble de la situation était devenu plus obscur encore et
la résistance s’était accrue. Le traitement semblait piétiner sur place. Je pus chaque fois reconnaître que ces vues
pessimistes étaient mal fondées. Le traitement progressait d’une manière satisfaisante mais le médecin n’avait oublié
qu’une chose, c’est qu’en donnant un nom à la résistance, on ne la fait pas pour cela immédiatement disparaître. Il faut
laisser au malade le temps de bien connaître cette résistance qu’il ignorait, de « l’élaborer interprétativement »
(durcharbeiten), de la vaincre et de poursuivre, malgré elle et en obéissant à la règle analytique fondamentale, le travail
commencé. Ce n’est qu’une fois arrivés au bout de ce dernier qu’analyste et analysé, grâce à leurs efforts conjugués,
parviennent à découvrir les émois pulsionnels refoulés qui alimentent la résistance. Le patient est alors seulement en
mesure de se convaincre de l’existence et de la force de cette dernière. Le médecin n’a donc qu’à attendre, à laisser les
choses suivre leur cours, car il ne saurait ni les éviter, ni en hâter l’apparition. S’il s’en tient à cette règle, il s’épargne
maintes fois la déception d’avoir échoué bien qu’ayant toujours suivi la bonne voie.
Cette élaboration des résistances peut, pour l’analysé, constituer, dans la pratique, une tâche ardue et être pour le
psychanalyste une épreuve de patience. De toutes les parties du travail analytique, elle est pourtant celle qui exerce sur
les patients la plus grande influence modificatrice, celle aussi qui différencie le traitement analytique de tous les genres
de traitements par suggestion. On peut le comparer, au point de vue théorique, à l’ « abréaction » des charges affectives
séquestrées par le refoulement et sans laquelle le traitement hypnotique demeurait inopérant..
Ce cours donné pendant l’année académique 1999-2000 a été édité par le Cercle des Etudiants en Psychologie de
l’Université de Liège.