Bimbenet - Le Complexe Des Trois Singes

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DU MÊME AUTEUR

Nature et humanité
Le problème anthropologique dans l’œuvre de Merleau-Ponty
Vrin, 2004

Après Merleau-Ponty
Études sur la fécondité d’une pensée
Vrin, 2011

L’Animal que je ne suis plus


Gallimard, « Folio Essais », 2011

L’Invention du réalisme
Cerf, 2015
ÉTIENNE BIMBENET

LE COMPLEXE
DES TROIS SINGES
Essai sur l’animalité humaine

ÉDITIONS DU SEUIL
25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe
L’ORDRE PHILOSOPHIQUE
COLLECTION DIRIGÉE PAR MICHAËL FŒSSEL ET JEAN-CLAUDE
MONOD

ISBN 978-2-02-117476-2

© Éditions du Seuil, octobre 2017

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soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon
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Pour Alban, Jeanne et Mathilde
Chapitre 1

Un zoocentrisme

Sicelides Musae, paulo majora canamus !


Virgile1

Nous savons depuis quelque cent cinquante ans que nous provenons de
l’animal et ce fait scientifique nouvellement acquis bouleverse, comme
jamais, la réflexion sur notre humanité. Il est devenu anachronique, depuis
Darwin, de penser métaphysiquement notre rapport à la nature. Une
représentation naïvement dualiste de l’animalité humaine, comprise comme
conjonction d’un corps animal et d’un esprit séparé, comme addition de
deux substances distinctes et mystérieusement réunies, cette anthropologie
lointainement héritée de Descartes appartient au passé. De même
qu’appartient au passé un certain anthropocentrisme qui plaçait au sommet
de l’échelle de la nature l’animal rationnel des Anciens, ou l’unicité de la
créature humaine, unique à l’image du Dieu unique. Le lien évolutif qui
nous relie à l’animal a fait voler en éclats et le dualisme et
l’anthropocentrisme, soient deux manières, par séparation ou par élection,
de distinguer l’homme du reste des vivants. Nous fûmes animaux avant
d’être hommes : cela signifie d’une part, contre le dualisme, que nous
sommes des vivants jusque dans nos comportements les plus spirituels –
parler, juger, croire, raisonner, sont encore des modes de la vie. Mais cela
signifie d’autre part, contre l’anthropocentrisme, que l’idée d’une
supériorité surnaturelle de l’homme au sein de la nature n’est plus de mise.
L’anthropogenèse fut un processus buissonnant et contingent, un fil
embrouillé et mille fois menacé de se rompre, qui nous interdit à tout jamais
de penser notre état actuel comme un but final, consacré de toute éternité.
C’est un tout nouveau paysage intellectuel qui s’ouvre à nous. Là où la
métaphysique (dualiste ou anthropocentriste) tenait du miracle et arrêtait la
réflexion, l’évolutionnisme au contraire la relance, nous mettant au défi de
comprendre les transformations empiriques et concrètes qui façonnèrent
le visage actuel de notre humanité. Que celle-ci désormais veuille être
décrite non plus en termes de substances mystérieuses et mystérieusement
humanisantes (la Pensée, la Raison, le Langage…) mais en termes de
comportements observables et interprétables (penser, raisonner, parler…),
voilà qui stimule à nouveau le questionnement. Comment comprendre
empiriquement, et sans recourir à des entités absolues, qu’un animal ait pu
se mettre à parler quotidiennement, et parfois passionnément, des dernières
élections ou du scandale de la peine de mort ; à placer au centre de sa vie
professionnelle la masse d’un neutron ; ou à vouloir mourir pour un être
invisible et tout-puissant appelé Yahvé, Allah ou Dieu ? Tous ces
comportements, quand on les décrit sobrement et fonctionnellement, et
qu’on les considère sur le fond des comportements que nous connaissons
aux animaux, sont loin d’aller de soi. Si le naturalisme est la théorie qui
intègre le fait évolutif comme un ingrédient irréductible de notre humanité
et qui voit en nous des êtres de nature jusque dans nos comportements les
plus inédits, alors le naturalisme est aujourd’hui un défi théorique majeur –
une pensée riche d’étonnements à venir. Il peut réveiller l’anthropologie de
son sommeil métaphysique et nous faire voir en face, comme au premier
jour, ce que les formes de vie humaines ont d’énigmatique et de fascinant.
L’origine animale de l’homme ouvre ainsi un paysage anthropologique
inédit. Un dialogue fructueux se profile au carrefour des sciences du vivant,
des sciences humaines et de la philosophie, pour reprendre à nouveaux frais
ce que nous pensions savoir. Tout est à reconstruire : notre représentation de
nous-mêmes, et à travers elle l’idée même de ce que veulent dire parler,
penser, percevoir, croire, vouloir, agir ou aimer. Or à la faveur de cette
nouvelle image de l’homme un nouveau personnage philosophique s’est
invité, un personnage que nous pensions connaître depuis toujours, mais
que nous sommes en train de redécouvrir. Ce n’est pas Dieu, lui qui
mesurait notre finitude ; c’est l’Animal ; c’est lui que nous interrogeons
désormais pour savoir qui nous sommes. De fait, il est devenu courant de
lire, dans les ouvrages de vulgarisation scientifique comme dans les
hebdomadaires à grand tirage, que l’homme, parce qu’il est un produit de
l’évolution et qu’il possède un certain nombre de caractéristiques
phylogénétiquement héritées, ne peut être séparé de l’animal que par une
différence de degré ; que cette différence graduelle apparaît chaque jour
davantage résiduelle ; qu’enfin notre humanité est une espèce biologique
parmi d’autres, si bien que l’écart qui nous sépare des autres animaux ne
saurait être supérieur, ou autrement qualifié, que celui qui sépare entre elles
les différentes espèces animales. Nous nous entendons dire, presque sans y
penser, que l’homme n’est « rien d’autre » qu’un animal, ou encore qu’il est
2
« un animal comme les autres » . Appelons cette nouvelle figure de notre
humanité un « zoocentrisme » : au centre de notre humanité, l’animalité.
L’animalité humaine est en nous comme un nouveau principe, non plus
divin, mais biologique.
Il y a là une forme d’évidence inédite. L’homme est désormais l’« animal
humain », avec en face de lui, ou plutôt à ses côtés, les « animaux non-
humains ». Ces appellations nouvelles ne sont pas anodines. Elles
témoignent d’une mutation en profondeur de notre vision du monde et de
nous-mêmes. La différence entre l’humain et les autres espèces animales –
ce qu’on appelle la « différence anthropologique », ou qu’on appelait
naguère le « propre de l’homme » – cette différence est devenue pour les
essayistes une proie philosophique obligée et, pour la plupart d’entre nous,
une chose du passé. C’est comme si parler, lire, écrire, enseigner, éduquer,
connaître, croire ou créer ne pouvaient être autre chose que des
développements plus complexes d’activités animales donnant déjà, sous une
forme plus rudimentaire, l’essentiel. La mémoire des alliances et des
rivalités, chez un chimpanzé commun, ou des caches de nourriture, chez un
geai, ce serait déjà, au degré près, toute la mémoire humaine avec ses
transmissions orales, ses consignations écrites, ses archivages papier et
électronique, ses enregistrements sonores et visuels. La première
envelopperait déjà in nucleo l’ensemble du développement à venir, qui
n’apporterait alors rien de fondamentalement nouveau. C’est comme s’il ne
pouvait pas en être autrement, sauf à faire remonter l’homme sur un
piédestal métaphysique. De l’animal à l’homme la conséquence serait
bonne, à la complexification près. Nous nous pensons désormais comme
essentiellement animaux, et secondairement humains.
Le complexe des trois singes

C’est là clairement une sensibilité d’époque, qui demande à être


interrogée. Si l’on distingue entre la recherche proprement dite et
l’interprétation qu’en proposent les journalistes, les philosophes, ou encore
certains primatologues tentés par la spéculation ; si l’on distingue entre la
« science se faisant » et la « vision du monde » issue de la science, alors se
fait jour une opinion générale et si communément admise qu’elle ressemble
à un nouveau bon sens. En témoigne par exemple ce cartel du musée des
Confluences de Lyon, définissant la place de l’être humain dans « La maille
du vivant » : « Un animal particulier. L’être humain a développé des
spécificités sur de nombreux caractères tels que le social, le cognitif, la
conscience de son corps, etc. De telles spécificités ne font pas de lui un être
3
à part, juste un animal particulier, au même titre que les autres . » On
surprend ici, sur le vif, la hâte mise à préciser que les spécificités humaines
ne sont bien sûr pas à entendre en un sens métaphysique, l’angoisse d’avoir
pu sembler déroger à notre statut d’animal. Rassurez-vous, l’homme est
« juste un animal particulier ». Il n’est plus question ici des hypothèses, des
interrogations et des doutes qui font l’ordinaire du travail scientifique ; il
n’est plus question de la liberté et de l’audace de la recherche, telles
qu’elles ont cours par exemple chez les paléoanthropologues lorsqu’ils
tentent de raconter le sinueux parcours de l’hominisation, ou chez les
linguistes, lorsqu’ils interrogent les origines du langage humain. Il est
question d’une thèse étonnamment assurée d’elle-même. L’animalité
humaine – le fait que le vivant humain ne soit rien d’essentiellement autre
qu’un animal – est en passe de devenir un énoncé aussi peu discutable que
pouvait l’être naguère le créationnisme. Il est même parfois aussi
dogmatique que ce dernier. C’est comme si l’animal était devenu un
nouveau fétiche : nous recevons comme du pain consacré les dernières
nouvelles de l’éthologie et de la primatologie ; un type inédit de
communication ou de coopération, un mouvement d’empathie
particulièrement spectaculaire, une performance comportementale
inattendue sont reçus comme des véritables révélations qui nous apprennent
que nous ne sommes plus seuls à posséder un langage, une morale ou des
techniques.
Cette certitude d’époque demande réflexion. Nous aimerions l’interroger
pour ce qu’elle est : non pas une hypothèse, ni même une thèse
possiblement exposée à la réfutation, mais bien l’une des prémisses
devenues indiscutables de notre paysage conceptuel. Pour ceux qui s’en
revendiquent, elle fait bel et bien partie de l’armature de leur savoir. Elle
s’enracine dans la profondeur de leurs convictions les plus intimes. En ce
sens, elle dit beaucoup sur ce que nous pensons aujourd’hui. Nous
entrevoyons trois motivations au moins dans cette animalisation de
l’humain. Or en chacune s’exprime une distorsion ou une méconnaissance
particulière, qui nous permettra de prendre un certain recul à son égard. Car
il y a quelque chose qui ne va pas au royaume du zoocentrisme
contemporain, quelque chose qui, comme on va le voir, appelle la critique,
et un sursaut de lucidité.
La première de ces motivations est clairement scientifique. Le
continuisme homme-animal est une thèse qui nous vient en droite ligne de
l’évolutionnisme darwinien. Parce que nous sommes issus de l’animal par
un processus de sélection naturelle étiré dans le temps sous la forme de
variations infinitésimales, la différence anthropologique ne peut être que de
degrés, non de nature. On va chercher chez Darwin, la plupart du temps,
l’énoncé canonique de ce continuisme :
Il n’existe aucune différence fondamentale entre l’homme et les mammifères supérieurs pour ce qui
est de leurs facultés mentales […]. La différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux
4
supérieurs, aussi grande soit-elle, est certainement une différence de degré et non de nature .

Nous sommes reliés sans césure à nos ancêtres primates. Ce gradualisme


de principe se précise par ailleurs à travers tout ce que l’éthologie animale
et plus particulièrement la primatologie du siècle dernier nous ont appris, et
nous apprennent chaque jour, sur les différents comportements animaux.
C’est comme une révolution continuée, une remise en question à chaque
nouvelle découverte de tout ce que nous pensions savoir sur eux et nous :
l’homme se croyait le seul animal politique, il doit désormais faire avec la
« politique machiavélienne » des chimpanzés, leur lutte pour le pouvoir,
leur diplomatie, leurs alliances, leurs rites de réconciliation. Il se croyait
l’unique dépositaire de la morale, il aperçoit autour de lui des cas
d’altruisme et d’empathie naguère insoupçonnés. Il se croyait seul à parler,
il doit désormais composer avec l’impressionnante variété des « systèmes
de communication animale ». Chaque découverte nous impose de renoncer
à un propre de l’homme, rendant un peu plus poreuse et indécise la vieille
frontière.
Le fait de l’évolution, comme les différentes découvertes qui viennent
détailler ce fait, imposent chaque fois ce qu’on appelle une « suspension de
l’incrédulité », soit la nécessité, impérieuse parce qu’édictée depuis
l’autorité insigne de la science, de croire autrement. Pourtant quelque chose
mérite d’être interrogé dans ces curiosités scientifiques. Certes, il ne s’agit
pas de nier que nous soyons des mammifères d’un certain type, situés
quelque part dans la grande arborescence du vivant. Ce fait appartient à la
taxinomie zoologique et nul ne s’aviserait d’en douter. Mais le
zoocentrisme n’est pas la zoologie. On remarquera en effet que les
arguments zoocentristes se tirent la plupart du temps des seules sciences de
la vie, et non des sciences de l’homme. C’est aujourd’hui la biologie de
l’évolution, la génétique des populations, les neurosciences, la
primatologie, en passant par les différentes éthologies animales, qui sont
chaque fois convoquées lorsqu’est réfutée l’idée d’un propre de l’homme.
Ce sont elles qui conjuguent ici leurs prestiges pour nous convaincre que
l’homme est un animal comme les autres. Or cela pose problème, s’il est
vrai qu’une comparaison rigoureuse devrait se montrer « équitable », en
s’instruisant aussi bien du côté biologique que du côté humain. Se
prononçant chaque fois en faveur d’une différence seulement spécifique et
donc biologique entre l’homme et les autres animaux, cette enquête un peu
vite conclue tourne le dos à tout ce que les sciences humaines pourraient
nous dire sur la question. Il est étrange par exemple d’envisager le langage
humain comme un système de communication défini selon des critères
purement biologiques, sans envisager d’un peu près ce qui spécifie un tel
langage dans l’univers de la culture et des institutions humaines. On sait
pourtant par la sociologie, la psycholinguistique ou la psychologie de
l’enfant, par exemple (pour ne rien dire de la psychanalyse), que le langage
en tant qu’humain outrepasse largement la seule transmission
d’informations utiles ; l’envisager comme un simple système de
communication, c’est oublier un peu vite ce que nous en disent les sciences
humaines ; c’est passer un peu vite sur la révolution comportementale que
l’apprentissage verbal induit dans la vie du petit d’homme, bien au-delà de
son noyau cognitif ou informationnel.
Il y a là, comme l’a bien montré Francis Wolff, une véritable pétition de
principe. Un présupposé méthodologique de départ – envisager l’homme
biologiquement, au fil de caractéristiques comparables à celles des autres
espèces animales – est finalement reçu comme un résultat empirique –
5
l’homme est tout entier dans son animalité . C’est une chose,
scientifiquement fructueuse, de comparer les caractéristiques anatomiques
et fonctionnelles de l’être humain avec ses équivalents animaux ; c’en est
une autre, contraire à toute bonne recherche, de considérer que l’enquête
s’arrête là. Il est étrange de n’accorder aucun crédit à tout ce qui façonne
l’humain, ou de ne tenir sur l’humain que le discours de la vie non humaine.
C’est un refus systématique et raisonné de voir : faisons comme si, étant
humains, nous savions tout ce qu’il y a à savoir sur l’humain, et n’en tenons
pas compte. Ou, plus radicalement, n’y croyons pas. Ignorons l’immense
moisson intellectuelle représentée par l’essor et l’institution des sciences
humaines dans les deux derniers siècles : elle risquerait de nous faire
oublier que nous sommes, fondamentalement, des animaux.
La seconde motivation est clairement morale. Elle regarde la condition
faite par l’homme à l’animal. S’il est vrai que les traitements dégradants
infligés par l’homme à certaines espèces animales furent légitimés chaque
fois depuis l’idée d’une différence radicale entre « eux » et « nous » ; s’il
est vrai qu’un certain sens commun consiste à légitimer l’exploitation
industrielle et systématique des animaux en batterie ou des cobayes de
laboratoire en arguant d’une telle différence (« Ce ne sont quand même pas
des êtres humains ») ; alors cette différence, comme plus généralement
toute forme de discontinuisme, nous semble historiquement coupable. C’est
comme si défendre un propre de l’homme était commettre une faute à
l’égard des animaux, une faute morale qui nous situerait, comme le pointe
ironiquement le linguiste Derek Bickerton « quelque part entre le
6
négationnisme et le rejet du réchauffement climatique ». En cela, le
continuisme est moins un discours sur l’animal qu’un discours pour
l’animal. C’est une parole généreuse et un engagement militant. Il consiste
à revenir, pédagogiquement, sur la somme d’ignorances séculaires qui nous
firent ignorer l’animal – à déconstruire un certain mur de l’ignorance. Tout
ce que l’éthologie du dernier siècle a pu nous apprendre sur les
compétences cognitives, la socialité ou la sensibilité d’un certain nombre
d’espèces animales, mérite d’être rappelé : de nous savoir plus proches que
nous le pensions de ces espèces plaide incontestablement en faveur d’une
pacification de nos rapports avec elles. Où l’on voit que le travail théorique
peut être nécessaire à la mobilisation éthique.
On touche ici à ce qui est sans doute la motivation la plus brûlante du
zoocentrisme contemporain. Comme l’a bien montré Tristan Garcia, nous
sommes devenus sensibles à la sensibilité des animaux, nous supportons de
plus en plus difficilement la maltraitance à grande échelle que nous leur
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infligeons au jour le jour . Une saine culpabilité est appelée à réformer, sans
doute trop lentement, et pourtant sûrement, la condition faite aux animaux
d’élevage et de laboratoire. L’animalisme et ses mots d’ordre resteraient
vides d’effets, la revendication de droits pour les animaux semblerait à la
plupart une absurdité, si tous ces combats n’étaient relayés et comme
portés, souterrainement, par une sensibilité nouvelle. Entre « eux » et
« nous » circule, de plus en plus vif, un lien d’empathie souffrante :
La séparation entre nous, humains, et eux, qui s’incarnent dans les autres animaux, nous est devenue
douloureuse […]. Il y a une brèche qui a entamé la ligne infranchissable, le mur séparant l’ancien
nous […] du vieil eux, les bêtes. Cette brèche, c’est la reconnaissance de la souffrance. Nous ne
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supportons plus de les faire souffrir comme si ces bêtes ne souffraient pas comme nous .

Cet aspect pratique et quasi émotionnel de la question est capital. Car


quelle que soit la distance critique que nous pourrons assumer à son égard,
il signifie que le zoocentrisme est une pensée sincère, loyale, ardemment
convaincue de sa cause. Et de fait il n’est pas question d’aller contre ses
objectifs pratiques : nous avons aujourd’hui les meilleures raisons de
défendre l’élargissement du cercle de la considération morale. À travers lui
s’attendent des formes de vie inédites, plus inclusives et plus respectueuses,
et plus généralement une nouvelle communauté des humains et des
animaux.
En réalité c’est moins l’engagement pratique qui pose problème que la
prémisse théorique dont celui-ci s’accompagne souvent. Car c’est une chose
de militer contre l’exploitation et le sort scandaleux fait aux animaux ; c’en
est une autre de croire que l’amélioration de leur sort implique d’abolir la
frontière entre « eux » et « nous ». La différence anthropologique est une
donnée qui appartient à la théorie (scientifique et philosophique), non un
mur de la honte qu’on pourrait abattre comme on ouvre une cage. C’est
toute la différence qui sépare la morale du moralisme : ce dernier
commence lorsque la morale, outrepassant ses limites, veut infléchir le
travail de la connaissance ; lorsque, ne voulant rien dire qui serait
susceptible d’offenser l’animal, elle nous interdit de rappeler ce qui nous
distingue, « nonobstant », de l’animal. C’est ainsi qu’un égalitarisme de
mauvais aloi n’est jamais loin du discours animaliste, venant pervertir
l’intention et fausser l’engagement. C’est comme s’il fallait se mentir pour
mieux respecter l’animal ; ou comme si nous n’imaginions pas que puisse
s’instaurer entre l’homme et l’animal un respect « de vérité », conscient de
tout ce qui sépare les deux formes de vie. En réalité un singe n’est pas plus
respectable d’avoir été, artificiellement, exhibé comme un singe savant.
Vouloir la révision des faits au nom du respect dû à l’autre c’est nuire aux
faits : une enquête menée sous conditions et prédéterminant moralement ses
conclusions n’est qu’une fausse enquête. Mais c’est également déprécier ce
respect lui-même. C’est justement l’un des objectifs que poursuivra cet
9
ouvrage, et vers lequel convergeront ses différentes analyses : montrer
qu’on peut mieux respecter les animaux, et que le fait de ne pas se raconter
d’histoires à leur propos prépare une communauté des vivants moins
utopique, plus clairvoyante et par là plus crédible.
Une troisième motivation, cette fois de type philosophique, alimente le
zoocentrisme. Ce dernier, clairement, tourne le dos à la métaphysique. Il
veut en finir avec elle comme avec tous les signes d’une vie séparée ou
d’une élection divine. Le darwinisme et son continuisme le confortent dans
l’idée qu’une page s’est définitivement tournée et que l’idée d’une
10
« exception humaine » n’est plus tenable. On ne peut plus, depuis Darwin,
mais plus généralement à l’âge moderne, raisonner de manière dualiste en
invoquant l’esprit contre le corps, l’intelligible contre le sensible, la liberté
contre la nature, l’éternel contre le changeant, ou encore la culture contre la
nature. Ce type de dichotomies représente un asile de l’ignorance qui a
longtemps nourri une représentation fruste de l’humain : un esprit dans
un corps, une liberté dans la nature, une âme éternelle dans un corps
périssable, etc. L’homme était le citoyen de deux mondes, un être
exceptionnel parce qu’amphibie : il était un corps, mais coiffé d’un esprit ;
un animal, mais augmenté d’une âme immatérielle ; un être de nature, mais
doué d’attributs surnaturels. C’est très précisément cette configuration
dualiste avec son haut et son bas, son supérieur et son inférieur, son ciel et
sa terre, que le zoocentrisme a en vue et dont il veut la fin. Nous sommes
devenus allergiques à ce type de montage anthropologique ; nous y voyons,
à bon droit, une naïveté d’un autre âge. De ce point de vue, la parenté de
l’humain avec l’animal que promeuvent aujourd’hui les sciences de la vie a
des allures de démystification. Rapprocher l’homme de nos cousins grands
singes, représenter par exemple Darwin en chimpanzé, comme dans les
célèbres caricatures d’époque, c’est rejouer d’une manière aussi simpliste
que spectaculaire la chute du ciel et la fin des idoles ; c’est jouer les esprits
forts.
Il n’est pas sûr, pourtant, que ce type de discours en ait fini avec la
métaphysique. S’entrevoit ici une troisième distorsion, en forme de
précipitation dommageable à toute pensée sereine. Nous sortons tout juste
d’une métaphysique millénaire qui créditait l’homme d’attributs
supranaturels. Celle-ci représente aujourd’hui le grand repoussoir de nos
réflexions sur l’origine animale de l’homme. Avant tout autre examen,
l’idée d’une différence anthropologique radicale est déclarée coupable du
pire, à savoir d’une définition dualiste ou anthropocentrique de notre
humanité (l’homme unique créé à l’image du Dieu unique), quand ce n’est
pas d’un créationnisme. C’est comme s’il fallait à tout prix échapper à cette
conception orgueilleuse de nous-mêmes. Sous la forme médiatique et sans
nuances qui est aujourd’hui la sienne, une réduction matérialisante de
l’homme nous semble en général préférable à l’option inverse, celle qui,
séparatiste et anthropocentriste, faisait naguère de l’homme une exception
au sein de la nature. Le combat antimétaphysique nous met constamment en
demeure de choisir entre un discontinuisme qui ne saurait être que
métaphysique ou religieux, et le continuisme attesté par les seules sciences
de la vie. Telle serait donc l’alternative, en forme de choix impossible : soit
une conception archaïque et prédarwinienne de notre humanité, soit une
représentation platement biologisée de l’animal humain. Au dogmatisme
des justifications absolues répond un réductionnisme sans question. À la
métaphysique dualiste et anthropocentriste d’antan répond un dogmatisme
nouveau, ou ce qu’on pourrait appeler une métaphysique à l’envers : une
peur panique de la métaphysique, aussi peu ouverte à la discussion que la
précédente, car s’interdisant de voir tout ce qui spécifie les formes de vie
humaines. C’est comme s’il fallait niveler coûte que coûte la différence qui
sépare les modes de vie animaux et humains, car celle-ci risquerait de nous
rappeler l’absolutisme d’hier ; comme s’il fallait s’empêcher de voir,
fonctionnellement ou empiriquement, ce qu’il y a à voir.
Il y a là une prévention étonnante, une hâte à fermer les questions avant
même de les avoir posées, un affolement de la pensée. Nous avons tout à y
perdre car, comme le remarque le linguiste Derek Bickerton, « chaque fois
que l’écart [entre les humains et les autres espèces] est minimisé, les
capacités multiples et manifestes des humains deviennent plus mystérieuses
11
que jamais ». Entendons : chaque fois que, par crainte de retomber dans la
métaphysique, nous minimisons la différence entre les humains et les autres
espèces, nous faisons le jeu de la métaphysique car c’est elle, alors, qui
occupe le terrain des différences vécues, et qui justifie à sa manière de telles
différences. Ne pas assumer l’écart que nous creusons à chaque instant entre
nous et la biologie, ne pas tenter d’éclairer rationnellement ce que nous
vivons et que nous vivons, qu’on le veuille ou non, comme une différence
radicale, c’est laisser la métaphysique libre d’en rendre compte à sa
manière. N’ayant rien d’autre à proposer qu’un réductionnisme plat dans
lequel il est difficile de reconnaître quoi que ce soit qui ressemble à une vie
humaine, le zoocentrisme actuel ne nous laisse rien d’autre pour penser
l’originalité de cette vie que les idoles d’antan : le Langage, la Pensée,
l’Esprit, la Technique, etc. Il ne suffit pas d’expier les erreurs d’hier pour
voir clair aujourd’hui. La sortie hors de la métaphysique s’obsède de la
métaphysique ancienne, mais du coup en reste largement prisonnière.
Une telle précipitation est aveuglante. Nous nous sommes habitués à
cette façon de penser qui empêche de voir en face le phénomène humain, et
ce qu’il recouvre de profondément étonnant. Il faudrait naturaliser notre
étonnement, considérer autrement dit que la transformation hominisante est
en elle-même, empiriquement, une transformation radicale, et qu’il y a là
une radicalité non métaphysique qui vaut la peine d’être méditée. Telle est
12
en effet l’histoire que raconte le naturalisme : il y a 6 ou 7 millions
d’années, sur le continent africain, un primate comparable à nos actuels
lémuriens entame une trajectoire hominisante qui le mènera, dans un laps
de temps particulièrement court en termes de mécanismes évolutifs, à ce
que nous connaissons de nous aujourd’hui : des sciences aux résultats
cumulatifs, prétendant à l’inventaire raisonné de tout ce qui est ; des
techniques produisant une révolution permanente de nos mode de vie,
jusqu’à donner à l’homme le pouvoir sinistre d’en finir avec toute vie sur
terre ; une socialité conventionnellement instituée donnant lieu à des cours
de justice et des emprisonnements, des mariages libres et arrangés, des
échanges monétaires et des crises financières, des élections au suffrage
universel et des dictatures sans foi ni loi ; des visions du monde
personnelles ou collectives, des mythes fondateurs, des religions
ancestrales, des sagesses rédemptrices et des embrigadements sectaires ; des
pratiques artistiques systématiques, se rencontrant partout où des hommes
vivent. Comment est-ce possible ? Convainquons-nous que cette vie
baroque, cette vie aux visages multiples et déconcertants n’est pas l’effet
d’attributs glorieux comme la Pensée, la Raison ou la Culture ; soyons
certains que rien ne fut ici octroyé à l’homme par droit divin, et que tout
s’est inventé empiriquement et à mesure ; cela donne le vertige. C’est
précisément ceci qui demande réflexion : qu’une transformation aussi
spectaculaire ait pu avoir lieu par des voies naturelles, sans intercession
divine ou supérieure.
Les trois motivations que nous venons d’indiquer dressent
incontestablement le portrait d’une époque. C’est ainsi du moins que nous
les envisagerons, considérant qu’il y a plus que l’animal lui-même dans
notre pensée de l’animal, et que se réfléchit en lui un certain rapport à la
science, aux autres, enfin à la philosophie. S’entrevoit un véritable
« complexe » : une nouvelle manière d’être, de sentir, de percevoir et de
penser ; une structuration générale de notre rapport au monde ; une attitude
globale, donc, mais qui en même temps, comme l’implique l’usage du
terme en psychanalyse, ne va pas sans méconnaissance et sans oubli. C’est
pourquoi nous parlerons, par référence aux fameux trois singes de la
13
sagesse, d’un « complexe des trois singes » – ne rien entendre, ne rien
dire, ne rien voir. Le zoocentrisme contemporain implique un naturalisme
fort, qui commande de ne rien entendre de ce que les sciences humaines
nous disent sur l’humain. Il a par ailleurs partie liée avec une morale qui lui
interdit de rien dire qui risquerait de nuire aux animaux. Enfin il est
inséparable d’une sortie hors de la métaphysique et plus exactement d’une
crainte de retomber en elle, qui l’empêche de voir ce qui est proprement
humain. Où l’on voit que cette sensibilité nouvelle est moins évidente,
moins indiscutable qu’elle semblait au premier abord. Elle qui paraissait
spontanément ouverte à ce que nous apprend la science, généreuse et
altruiste, enfin affranchie de tout obscurantisme ; elle qui semblait nous
faire avancer sur le terrain du savoir, de la morale et de la philosophie ; elle
qui, manifestement, représentait un progrès, s’avère beaucoup plus naïve
qu’on pouvait le penser.
Ainsi par exemple de la différence de degrés : elle paraît immédiatement
convaincante ; elle emporte pourtant avec elle plus de méconnaissance que
d’évidence. On voit bien en effet ce qui est rassurant en elle, mais qui en
réalité ne l’est que faussement. Parce qu’elle s’énonce depuis les sciences
de la vie (c’est un énoncé darwinien), elle semble accorder un brevet
de scientificité ; sauf que les sciences de la vie ne sont pas toute la science.
Parce qu’au plan moral elle abolit une frontière et exhibe une continuité,
elle conforte une proximité ; sauf que la proximité ou la ressemblance ne
sont pas les seules façons d’asseoir le respect et de stimuler l’engagement ;
14
il y a une énigme animale et un « silence des bêtes » qui peuvent, au
moins autant sinon plus, appeler la déférence et la retenue. Parce qu’enfin
elle s’oppose à une « différence de nature », donc à une différence
intangible ou d’essence, elle prend le parti du naturalisme contre la
métaphysique ; sauf qu’il ne suffit pas de refuser la métaphysique pour
définir, précisément et en toute rigueur, en quoi consiste la différence
anthropologique.
En réalité, il n’est pas sûr que ce complexe de désirs et de dénis, cette
somme mal démêlée d’oublis et de bons sentiments, soit le meilleur service
qu’on puisse rendre à la cause animale. Nous voudrions plaider, dans
l’ouvrage qui suit, pour la thèse inverse : le respect commence par la
lucidité. Nous n’avons pas besoin de faire les animaux à notre image, nous
n’avons pas besoin de nous bercer d’illusions à leur sujet, en les enrôlant
par exemple dans une croisade postmoderne attendue (« l’espèce humaine
est une espèce comme les autres et toutes les espèces sont différentes »),
pour pacifier enfin nos relations avec eux. C’est tout le contraire qui est
vrai. Nous tenterons justement de montrer qu’une communauté « de
vérité », ne se méprenant pas sur les capacités respectives des humains et
des non-humains, aurait plus de chance de nous faire avancer qu’un conte
égalitariste et faussement progressiste. Il y a beaucoup à attendre de ce que
nous appellerons, en référence à une certaine éthique environnementale, un
15
« anthropocentrisme élargi » : en partant de ce que nous faisons et savons
de nous-mêmes, en n’oblitérant pas l’immense différence comportementale
qui distingue humains et animaux, nous serons beaucoup plus près de ce
que nous devons aux animaux qu’en déniant toute différence entre eux et
nous. L’humain a en lui des ressources de décentrement qui sont le primum
movens de ses relations avec les animaux, et qui peuvent l’emmener très
loin dans leur direction. C’est ainsi qu’en miroir d’une différence
anthropologique clairvoyante s’attend la reconnaissance de ce que nous
appellerons la « différence animale » : entendons par là tout ce que les
animaux sont et que nous ne sommes pas, cette magnifique étrangeté qui est
la leur et que nos bons sentiments, par trop d’anthropomorphisme, ont bien
souvent tendance à oublier.

Un progressisme vitaliste

Dans une première partie, nous reviendrons sur le complexe des trois
motivations zoocentristes. En les explicitant l’une après l’autre, en clarifiant
l’attitude générale qui s’y exprime, nous tenterons de sonder cette nouvelle
sensibilité continuiste. Nous viserons par là une critique du présent : par sa
cohérence et sa systématicité, par l’abondance de son attirail argumentatif,
le zoocentrisme est en effet l’occasion d’un diagnostic précis sur l’époque.
À travers lui revient la question que Foucault posait en 1984 : « Qu’est-ce
qui se passe aujourd’hui ? Qu’est-ce qui se passe maintenant ? Et quel est
ce “maintenant” à l’intérieur duquel nous sommes les uns les autres
16
[…] ? » Il y aurait bien des manières de reposer la question, bien des
approches possibles pour instruire aujourd’hui cette « ontologie de
17
l’actualité ». Le zoocentrisme contemporain est l’une de ces entrées, une
façon parmi d’autres de répondre à la question de notre présent. C’est celle
que nous suivrons ici, en considérant que s’y mêlent différentes motivations
qui, au-delà de notre rapport à l’animal, regardent plus généralement la
manière dont nous nous rapportons aux autres et au monde. L’animal et
l’animalité humaine nous tendent un miroir auquel nous revenons
obsessionnellement ; ils sont aujourd’hui les vecteurs d’une réflexion
intense et passionnée et expriment, en un sens privilégié, ce qu’il en est de
nous-mêmes aujourd’hui.
Faut-il voir dans le zoocentrisme l’un des symptômes de la place
croissante occupée par la vie et sa prise en charge sociale et politique, dans
les démocraties de marché qui sont les nôtres aujourd’hui ? On connaît de
multiples formes à ce nouveau primat de la vie : essor fulgurant des
biotechnologies et des techniques d’augmentation du corps humain ; gestion
assurantielle des risques sanitaires, dans le cadre de politiques globales de
santé publique, ou en réponse aux nouvelles pandémies induites par la
globalisation des échanges ; prise de conscience écologique de la
vulnérabilité des espèces vivantes, et du sort de l’humanité comme espèce,
face au dérèglement climatique ; banalisation des politiques sécuritaires et
des états d’urgence, face aux menaces terroristes ; inflation du rapport
compassionnel et humanitaire à l’autre homme, réduit à l’état de survivant
muet ; incitation systématique au calcul des plaisirs et à l’hédonisme
consommateur, au sein du « capitalisme avancé » ; intensification de la
concurrence vitale entre individus, dans le cadre de la flexibilisation-
précarisation du travail induite par la nouvelle économie-monde ;
exploitation concertée des ressources de créativité et d’innovation de la vie,
au sein d’un capitalisme entrepreneurial et managérial renouvelé, etc. La
liste est longue, et spectaculaire surtout par la convergence des phénomènes
étudiés. C’est comme si nous assistions à une intrusion massive de la vie
dans l’organisation des sociétés humaines ; c’est comme si ces dernières
s’étaient progressivement recentrées sur la gestion, le soin et la sécurisation
de la vie des vivants humains. Du coup les récits ne manquent pas pour
rendre compte de ce nouvel état de chose et tenter la synthèse : récits
économiques polarisés par le tournant mondialiste et néolibéral des trente
dernières années ; récits politiques concernant l’infléchissement des
démocraties libérales vers une biopolitique immunitaire et sécuritaire ;
récits sociologiques pointant les effets d’individualisation, d’anomie et de
déliaison sociale des nouvelles économies ; récits psychologiques racontant
la « nouvelle économie psychique », déflationniste et désymbolisante, des
individus contemporains, avec en ligne de mire le portrait nietzschéen du
dernier homme, perdu dans la gestion de ses « petits plaisirs » ; récit
philosophique de la « Fin de l’histoire », décrivant une vie démissionnaire,
consumériste et techniquement assistée, etc. On risquerait pourtant, à
prendre tous ensemble ces différents récits, de faire l’Un « à l’aventure » ou
18
« plus vite qu’il ne faudrait » , comme le stigmatisait Platon à propos des
sages de son temps. Le problème en l’occurrence n’est pas que ces récits
pris un par un soient faux ou excessifs : ils répondent à une époque elle-
même excessive, emportée dans l’hubris d’un économisme galopant et
d’une colonisation technicienne du monde vécu, dont on aurait tort de
19
négliger la nouveauté historique . Mais c’est plutôt qu’au-delà de leur
convergence, racontant la « vitalisation » générale des sociétés
posthistoriques, on aurait intérêt en même temps à ne pas rater ce qui, à
l’intérieur de ce devenir général, appelle une distinction importante.
En réalité le zoocentrisme contemporain saurait d’autant moins
s’interpréter comme un effet direct de l’économisme ambiant qu’il participe
lui-même d’une pensée critique à l’égard du monde tel qu’il va. Il est
indéniable que la sensibilité animaliste représente aujourd’hui l’une des
ressources de contestation les plus virulentes et les plus précieuses à l’égard
des développements actuels du capitalisme mondialisé, comme système de
surexploitation et de surconsommation des ressources naturelles. C’est là
une sensibilité nouvelle qui concerne une frange plutôt éclairée des
opinions publiques occidentales, et qu’on serait bien mal avisé de ranger du
côté des différents symptômes de vitalisation, voire de désymbolisation
générale des comportements. Il est manifeste que la pensée qui nous occupe
est une pensée émancipatoire ou critique : elle s’éclaire de ce que les
sciences du vivant lui apprennent sur la différence anthropologique ; elle
vise à améliorer le sort des animaux ; enfin elle se croit affranchie des
tutelles métaphysiques d’antan. Elle se veut libérante à l’égard de
l’ignorance, de l’égoïsme et du préjugé. Elle est clairement ouverte et
généreuse, plutôt que sourde au sort de l’autre ou platement conservatrice.
Cette précision faite, il reste que le zoocentrisme place lui aussi la vie au
centre, au détriment des dimensions langagière et politique de la vie
humaine. En cela et qu’il le veuille ou non il participe, sur le mode
contestataire qui est le sien, du vitalisme contemporain. Il en est même l’un
des symptômes les plus manifestes. Telle serait donc la nouveauté : la vie
n’est pas seulement ce qui appartient à l’économisme néolibéral, comme
son premier moteur ; elle est également un concept aux mains du
progressisme. Celui-ci est aujourd’hui mobilisé par la vie, quand on avait
coutume au contraire de le voir se ranger résolument du côté de la raison
pour combattre les puissances de l’enracinement et de la tradition. On
reconnaît désormais à la vie, et plus exactement à la vie animale, un pouvoir
d’émancipation et une vertu critique : c’est là un fait inédit, et remarquable.
Que nous dit alors cette intrusion de la vie dans le progressisme
contemporain ? Que nous dit-elle du progressisme qui est aujourd’hui le
nôtre ?
L’homme est d’abord et avant tout un animal, nous dit le zoocentrisme ;
il n’est politique ou parlant que par-dessus le marché. En cela, la vie semble
devenue le nouveau fétiche de la critique contemporaine. Mais si tel est le
cas, cela signifie qu’elle partage ce contenu avec le discours adverse, non
critique, celui qui appuie de ses représentations et de ses arguments le
fonctionnement du marché. De fait, la sociobiologie en son temps, et
aujourd’hui la célébration de valeurs éthiques confortant la performance au
travail, l’optimisation du circuit de la production et la rentabilité des
échanges marchands, s’adressent prioritairement aux vivants que nous
sommes, comme instances productrices et consommatrices de biens. Aussi
rationnel et sophistiqué soit le système organisant la production et l’échange
des richesses, il met en jeu des vivants concernés par les richesses
produites, échangées et consommées. L’homme se pense aujourd’hui du
côté de la vie pour produire au mieux les moyens de satisfaire ses besoins,
optimiser l’ensemble de ses performances, légitimer un consumérisme
récapitulant tous les aspects de son existence. Mais, et voilà la nouveauté, il
a désormais recours à la vie pour opérer la critique de cette auto-affirmation
20
de la vie. Si c’est bien un « moment du vivant » que nous sommes en train
de vivre, alors ce moment concerne aussi bien le monde comme il va que sa
dénonciation critique. Ce qui signifie que la vie ne peut avoir le même sens
dans l’un et l’autre cas.
On remarquera en effet qu’on passe d’un sens à l’autre par une série de
déplacements décisifs : d’une science de la nature qui impose sa loi d’airain
à l’organisation rationnelle des sociétés à une instruction scientifique
passible de nous faire penser par nous-mêmes ; du vivant que je suis et qui
s’affirme en sa vitalité au vivant que l’autre est, et qui m’apparaît comme
digne d’empathie et de respect ; de la vie s’autoaffirmant et se rationalisant
elle-même sans arrière-pensée à l’antimétaphysique, comme puissance
d’émancipation critique des vivants singuliers. Bref la vie n’est pas
forcément une vis a tergo, une force qui nous pousse et qui s’affirme en
nous ; elle peut se définir tout autant comme une force d’attraction placée
devant nous, un objet à conquérir dans la connaissance, le soin et la
critique.
Exemplaire apparaît à cet égard l’œuvre de Frans de Waal, que nous
retrouverons en plusieurs points de ce travail. Le primatologue hollandais
(qui vit et travaille aux États-Unis) explore dans ses nombreux ouvrages de
vulgarisation scientifique « les ressemblances fascinantes et inquiétantes
21
qui existent entre le comportement des primates et le nôtre ». Il les décline
à loisir, comme s’il demandait chaque fois à son lecteur, en une épreuve
cathartique toujours recommencée, d’en finir avec son anthropocentrisme
spontané, et d’accepter enfin « le singe en [lui]22 ». Mais il n’est pas
seulement question d’apprendre à nous voir comme des singes nus. Cet
enseignement emporte avec lui une requête normative et politique.
Classiquement, les ressources normatives qu’on avait pu demander à la
biologie étaient des ressources négatives : le darwinisme social de la fin du
e
XIX siècle, et plus tard la sociobiologie des années 1970, étaient allés
chercher dans la sélection des plus aptes de quoi justifier la compétition
sociale et l’individualisme les plus égoïstes. Dans un autre style (non pour
s’y conformer, mais plutôt pour exhorter à une certaine vigilance pratique),
Konrad Lorenz rappelait la composante foncièrement agressive de nos
23
comportements phylogénétiquement hérités . Or on peut, à rebours de
l’apologie ultralibérale de la lutte pour la vie ou de l’appel à la prudence à
l’égard de nos instincts agonistiques, en appeler à une autre biologie. Les
chimpanzés, rappelle Frans de Waal, ne font pas seulement la guerre, mais
aussi l’amour. Parmi nos proches cousins il y a bien sûr les chimpanzés
communs et leur politique machiavélienne de lutte pour le pouvoir, de
domination et de soumission, de rivalité et d’alliance, de manipulation et de
coalition. Mais il y a également, comme on sait, les fameux bonobos et leur
Kamasutra pacificateur. C’est pourquoi une autre vision de la politique,
argumentée à partir des sciences de la vie mais autrement, est possible : une
politique non de cupidité mais de solidarité ; non de richesse matérielle
mais de lien social ; non de compétition mais d’empathie24. Or le geste de
Frans de Waal est très symptomatique. À travers lui, on voit bien qu’il n’y a
pas un, mais au moins deux recours possibles à la biologie. On peut aller
chercher de ce côté aussi bien de quoi conforter l’affirmation de soi de
l’homo economicus que des ressources de soin, d’empathie et de
25
solidarité .
Ainsi la vie peut-elle appeler l’adhésion, l’optimisation et la
performance ; mais elle peut également susciter la curiosité épistémique, le
respect moral et le soupçon antimétaphysique. Mais qu’elle soit vue en nous
ou en avant de nous, qu’elle soit la mienne ou celle d’autrui, qu’elle soit un
principe innocent ou un donné à conquérir par la critique, il n’en reste pas
moins que dans les deux cas elle est célébrée comme une vie nue, non
politique ou non parlante. Ce n’est certes pas la même doxa et pourtant
c’est la même vie : une vie non humaine, donc se mentant à elle-même
chaque fois qu’elle se fait passer pour l’essentiel de ce que nous sommes.
C’est ici, précisément, que se mesure la teneur idéologique du zoocentrisme
contemporain. La vie dont celui-ci nous entretient n’est pas la vie qu’en tant
qu’humains nous vivons et faisons. C’est une vie rendue extérieure à elle-
même, passivement reçue d’une science, d’une morale et d’une philosophie
confiant à la vie nue le pouvoir de nous éclairer.

La resubjectivation du vivre

Au terme de cette analyse critique, nous essaierons de montrer dans une


seconde partie qu’on peut tenir sur l’homme et l’animal un discours
différent. Nous tenterons d’échapper aux travers de nos trois singes.
Comme nous le verrons, ces travers ont un point commun, qui en dénonce
la facture idéologique. De trois manières différentes en effet (et
paradoxalement) le zoocentrisme oublie la vie, si l’on entend par là la vie
subjectivement vécue, la vie appropriée à soi dans ses différentes
prestations. Le zoocentriste, qu’on aurait pu croire pourtant fidèle à ce que
sont les vivants, tient un discours contraire à ce que fait et vit le vivant
humain. Il se projette sur un plan où tout est vu en extériorité, où rien n’est
assumé en première personne. On peut, inversement, refuser cette
démission du subjectif. On peut ne pas cautionner cette hétéronomie
nouvelle et ce sous ses trois aspects, épistémologique, moral et
philosophique. Dans ces trois champs on peut viser la fidélité à soi de
l’expérience et tenter un progressisme de vérité.
Si on esquisse en effet une comparaison équilibrée entre l’humain et
l’animal, dans laquelle les sciences humaines, et ce que nous savons
spontanément de nous-mêmes, auraient leur part au même titre que les
sciences de la vie ; si par ailleurs on est convaincu que le respect de
l’animal passe par la lucidité plutôt que par l’euphémisation morale ; si
enfin on ne redoute pas, comme une rechute dans la métaphysique, l’idée
qu’une différence profonde sépare l’homme et l’animal ; bref si on ne
s’interdit pas par avance de penser ce qu’il y a à penser, alors se dessine un
vivant voué aux autres et au monde, comme aucun autre vivant avant lui.
Accepter que l’homme se distingue de l’animal n’est pas nécessairement
une faute contre la pensée, ou contre l’animal. Ce n’est pas refuser
l’enquête scientifique mais au contraire en élargir le champ. Ce n’est pas
non plus faire tort aux animaux et nous dresser contre eux. Ce n’est pas
enfin retomber dans l’absolutisme des qualités supranaturelles mais faire le
choix d’une description épousant, sans en préjuger, le sens des
comportements étudiés. Nous affronterons alors toute la difficulté d’un
naturalisme capable de porter en lui la différence anthropologique – d’un
26
« naturalisme de la seconde nature ».
C’est dire qu’un nouveau progressisme ne pourra s’inventer qu’en
repartant du tout début : de la vie ou de la subjectivité, qui sont le mode
d’être propre à tout vivant, humain ou non-humain. L’anthropogenèse fut un
événement transformant les sujets vivants que nous sommes et n’avons
jamais cessé d’être. Nous remonterons à cette transformation, nous
l’accompagnerons comme un ensemble d’événements subjectifs. Ce faisant
nous serons en mesure de pointer ce que peut avoir de faux –
anthropologiquement distordue, regardant dans une direction contraire à
tout l’événement hominisant – l’attitude qui est aujourd’hui la nôtre. Une
analytique resubjectivée de la vie humaine, sous le chef d’un
27
« anthropocentrisme élargi », nous permettra alors de répondre au
zoocentrisme, sous ses trois aspects. Un dialogue des sciences de la vie et
des sciences humaines, une ouverture des premières à la méthode
spécifiquement subjective des secondes produit ainsi le tableau d’une vie
très particulière : une vie décentrée à l’égard d’elle-même en direction
d’autrui, déportée loin d’elle-même par l’efficace hominisante de la
culture ; une vie sous le signe du monde commun. Nous verrons par ailleurs
que le choix qui obsède l’antimétaphysique, entre une humanité de droit
divin et une humanité animalisée, est anthropologiquement faux. Car
l’absolu est partout dans une vie humaine, il est dans nos actes de langage,
dans nos institutions, et jusque dans nos perceptions. Mais il y est partout
non pas réellement, comme dans la métaphysique qu’on critique, mais
transcendantalement ou subjectivement, c’est-à-dire comme un ensemble
de prétentions ou de fictions. Nous visons le vrai, le bien ou le beau, mais
cette armature de l’expérience est le fait contingent d’un vivant et de ses
formes de vie. Enfin nous ferons valoir, sur le terrain moral, toutes les
ressources de cette anthropologie revisitée, que nous appellerions volontiers
une « anthropologie d’un point de vue transcendantal ». Nous verrons qu’un
respect promu en connaissance de cause vaut mieux que quelques bons
sentiments. Seule la communauté des vivants humains, en tant qu’elle
projette à chaque instant la fiction d’un monde commun, peut représenter
un cadre d’accueil crédible et efficace pour les différentes espèces animales,
qu’elles soient domestiques, sauvages ou « liminaires28 ». Nous défendrons
le principe d’un anthropocentrisme ne reniant rien de notre humanité, mais
accompagnant en même temps celle-ci dans ses lignes de fuite
transcendantales, dans ses mouvements de décentrement, dans ses
aspirations universalisantes. Une communauté des humains et des non-
humains est à venir, dont on ne sait pour l’instant pas grand-chose mais
dont cependant une chose est sûre : elle nous viendra des humains. La
responsabilité nous en incombe.
Le rapport de l’homme à son origine animale, comme à l’animalité en
général, condense un ensemble de préjugés brûlants. Le travail
émancipateur de la réflexion doit aujourd’hui en passer par la critique de
ces préjugés – par une critique de la critique. Il est urgent de rouvrir le
dossier anthropologique.

Notes
1. Virgile, Bucoliques, Églogue IV, trad. D. Nisard, Bibliotheca classica selecta, Paris, 1850 :
« Muses de Sicile, élevons un peu nos chants. »
2. Francis Wolff, Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences, Paris, Fayard, 2010, p. 11.
3. Cf. Salle « Espèces, la maille du vivant » du musée des Confluences de Lyon.
4. Cf. Charles Darwin, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, trad. M. Prum (dir.),
Paris, Syllepses, 1999, p. 150 et 214.
5. Cf. Francis Wolff, Notre humanité…, op. cit., p. 295. Sur ce point, cf. infra, p. 49-50.
6. Cf. Derek Bickerton, La Langue d’Adam, trad. C. Delporte, Paris, Dunod-La Recherche, 2010,
p. 8.
7. Tristan Garcia, Nous, animaux et humains. Actualité de Jeremy Bentham, Paris, François
Bourin, 2011.
8. Ibid., p. 8-9.
9. Cf. infra, chap. 7.
10. Cf. Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, « NRF Essais »,
2007.
11. Derek Bickerton, La Langue d’Adam, op. cit., p. 8.
12. Cf. par exemple Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, trad. Y. Bonin,
Paris, Retz, 2004, p. 6-9.
13. Le motif des « trois singes de la sagesse » est d’origine confucéenne et donc chinoise. On en
trouve la première occurrence dans le livre XII des Entretiens avec Confucius (rédigés entre 479 et
221 av. J.-C.), sous la forme d’une recommandation purement formelle de « ne pas voir, ne pas
entendre et ne pas dire » ce qui est impoli et contraire au rituel. Le bouddhisme s’appropriera ensuite
la chose et la fera migrer jusqu’au Japon, qui associera le précepte à trois singes et en multipliera les
représentations. La plus célèbre, en bois, se trouve au fronton du Nikkō-Tōshō gū, l’un des temples
de Nikkō, au nord de Tokyo.
14. Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris,
Fayard, 1998.
15. Cf. infra, deuxième partie.
16. Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Magazine littéraire, no 207, mai 1984,
p. 35-39 ; repris dans Dits et Écrits IV. 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 688.
17. Ibid.
18. Platon, Philèbe, 17a, trad. J.-F. Pradeau, Paris, Flammarion, « GF », 2002, p. 89.
19. Cf. Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil,
2012.
e
20. Cf. Frédéric Worms, La Philosophie en France au XX siècle. Moments, Paris, Gallimard,
« Folio Essais », 2009 ; également Arnaud François et Frédéric Worms (dir.), Le Moment du vivant,
Paris, PUF, 2016.
21. Frans de Waal, Le Singe en nous, trad. M.-F. de Palomera, Paris, Fayard/Pluriel, 2011, p. 14.
22. Ibid.
23. Konrad Lorenz, L’Agression. Une histoire naturelle du mal, trad. V. Fritsch, Paris,
Flammarion, 1969.
24. Cf. Frans de Waal, L’Âge de l’empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire, trad.
M.-F. de Palomera, Paris, Les liens qui libèrent, 2010, p. 17 : « Notre espèce présente un double
visage : social et égoïste. Mais puisque c’est ce dernier qui constitue, au moins en Occident,
l’hypothèse prédominante, mon attention se portera sur le premier, à savoir le rôle de l’empathie et
des liens sociaux. »
o
25. Cf. Jean-Claude Monod, « Les grands singes, la politique et la parole », Le Débat, n 180, mai-
août 2014, p. 76 : « Au début du XXe siècle, les “sociétés animales” étaient sans cesse invoquées pour
étayer un “besoin de chef” inscrit dans la nature. Aujourd’hui, les grands singes nous apprendraient à
nous détourner d’un néolibéralisme ravageur ? » Sur cette question des ressources politiques du
darwinisme, comme question ouverte et à venir, cf. Barbara Stiegler, « Darwinisme et démocratie :
les aspects évolutionnistes du Lippmann-Dewey debate », in Claude Gautier et Arnaud Milanese
o
(dir.), Philosophical Enquiries. Revue des philosophies anglophones, n 6, juin 2016, dossier Dewey
(II).
26. Cf. John McDowell, L’Esprit et le Monde, trad. C. Alsaleh, Paris, Vrin, 2007, p. 120.
27. Sur la provenance de ce terme, cf. infra, p. 213.
28. Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, trad.
P. Madelin, Paris, Alma, 2016.
PREMIÈRE PARTIE

Un nouveau fétiche
Chapitre 2

Un naturalisme

Pour nous tous aujourd’hui, il est devenu évident que l’homme est un
1
animal, ou encore « un animal comme les autres ». Le zoocentrisme – au
centre de notre humanité, l’animalité – est en passe d’apparaître comme un
énoncé aussi peu discutable que l’héliocentrisme ou la structure hélicoïdale
de l’ADN. En général on entend par là que notre humanité est une espèce
biologique parmi d’autres, et que l’écart qui nous sépare des autres animaux
ne saurait être supérieur, ou autrement qualifié, que celui qui sépare entre
elles les différentes espèces animales. On peut également se référer à
l’évolution des espèces : le processus qui a façonné le visage actuel de notre
humanité étant un processus biologique et graduel, nous ne saurions être
distingués des autres animaux que par une différence de degrés, non de
2
nature . Où l’on voit que cette animalité humaine, de quelque manière
qu’on l’envisage, est d’abord un énoncé reçu, en droite ligne, des sciences
de la vie. Parler aujourd’hui de l’« animal humain » (et corrélativement des
« animaux non-humains »), c’est s’y croire autorisé par la science.
De fait, et aussi profus soit-il, l’édifice des sciences qui peut aujourd’hui
nous renseigner sur l’humain – biologie cellulaire, immunologie, sciences
biomédicales, génétique de l’évolution et des populations,
paléoanthropologie, paléolinguistique, neurosciences, psychologies du
comportement et du développement, sociologie des interactions et des
organisations, micro- et macroéconomie, etc. – ne se présente pas sans
visage et en ordre totalement dispersé. Depuis la fin du siècle dernier il tend
à s’unifier sous le chef d’un paradigme clairement naturaliste, autrement dit
d’un programme de travail créditant les sciences de la nature d’un pouvoir
explicatif universel, et faisant corrélativement de la nature découverte par
ces sciences un ordre omni-englobant. Qu’on l’aborde sous ses versants
épistémique ou ontologique, qu’on insiste sur la méthode des sciences de la
nature ou sur la nature comme ordre autosuffisant, il n’en reste pas moins
que, dans les deux cas, on a bien affaire à une configuration du savoir, voire
3
à une « orientation de pensée », clairement identifiable. Notre science
ambitionne de comprendre tout phénomène possible depuis la méthode des
sciences de la nature, et comme un état de chose naturel. L’animalité
humaine nomme précisément cette ambition, ou cette configuration
4
générale du savoir – ce que Foucault appelait en son temps une épistémè .
C’est elle, l’épistémè de l’animalité humaine, que nous aimerions interroger
ici.

Le pari naturaliste

Le naturalisme est un pari. Sous son versant ontologique il postule la


naturalité intégrale du vivant humain : rien de ce qui est humain n’est
étranger à l’empire des lois naturelles. Sous son versant épistémique, il se
fie à la réussite des sciences de la nature et en déduit qu’elles peuvent
rendre intelligible tout comportement possible, jusqu’au plus éloigné, en
apparence, de tout conditionnement naturel – comme une pratique
artistique, une croyance religieuse ou un raisonnement scientifique. C’est
pourquoi il en veut à l’autonomie des sciences de l’homme ; contre la
séparation des deux types de sciences, il tente de montrer que leurs
méthodes sont homogènes et que les sciences de l’homme sont au fond des
sciences de la nature.
Mais de quelle nature, ou de quelles sciences de la nature, parlons-nous ?
On n’a rien dit ou presque tant qu’on n’a pas dit à quelles sciences
précisément on avait affaire, ou dans quel morceau de nature on prétendait
5
voir tout l’homme . Dans les années 1920 et 1930 par exemple, les
philosophes du Cercle de Vienne, qui voulaient abolir la distinction entre
sciences de la nature et sciences de l’homme, le faisaient essentiellement au
6
nom d’un primat de la physique . Or le naturalisme qui s’affirme depuis les
années 1970 est, lui, moins physicaliste que biologique. Nous pensons
aujourd’hui dans le cadre d’un naturalisme pariant sur les ressources de
totalisation des sciences de la vie. Ce sont elles qui sont unifiantes et qui
tentent de revenir sur l’autonomie des sciences humaines. C’est aujourd’hui
la vie qui nous fait penser, si penser veut dire excéder le connu en direction
du connaissable, animer le savoir d’un désir de complétude, ambitionner la
totalité. On peut distinguer trois voies dans cette pensée de la vie, autrement
dit trois façons de viser une « biologisation » exhaustive du champ du
savoir. Chacune de ces voies, aussi informée soit-elle par un pan de la
recherche en cours, tente d’aller à l’infini, c’est-à-dire de rendre compte
sans reste du phénomène humain.
1. Il y a d’abord la biologie de l’évolution, vieille d’au moins cent
cinquante ans, mais spectaculairement renouvelée à partir des années 1930
par les lois de Mendel et la génétique des populations. La « théorie
synthétique de l’évolution » qui s’ensuivit assuma très vite une ambition
totalisante, lisible dans la fameuse maxime de Dobzhansky selon laquelle
7
« rien n’a de sens en biologie sinon à la lumière de l’évolution ». De fait
cette intégration de la biologie moléculaire dans l’édifice darwinien ne
produisit pas seulement un déplacement « vers le bas », en direction des
mécanismes de la transmission génétique, mais également « vers le haut »,
en direction des comportements susceptibles de se mettre justement au
service de cette transmission. Pour que l’ingénierie génétique puisse se faire
8
la cause dernière de l’évolution, pour que le « gène égoïste » puisse tirer
toutes les ficelles du processus, encore fallait-il s’en remettre à des
comportements efficaces. La sélection naturelle devenait essentiellement
une sélection sexuelle ; s’inventait alors une toute nouvelle psychologie, la
proto-psychologie d’individus capables d’agir et, en particulier, de
collaborer pour maximiser la réplication de leur génotype. La « sélection de
groupe », la « sélection parentale » ou l’« altruisme de parentèle » ; le
« coefficient d’apparentement génétique » ou la « fitness inclusive » ; enfin
l’« altruisme réciproque » : autant de comportements altruistes par égoïsme
génétique, sociaux par individualisme biologique. D’où une biologie
largement psychologisée : dans la « sociobiologie » d’Edward Wilson, par
exemple, les différents comportements sociaux des humains sont tous
passibles d’une explication en termes de sélection naturelle et de succès
évolutif.
Apparue dans les années 1990, la « psychologie évolutionnaire »
(Evolutionary Psychology) confirmait cette tendance intégrative de la
9
biologie évolutionniste . Car c’est très officiellement alors que celle-ci se
faisait psychologie et même psychologie générale, prétendant couvrir tout
le spectre des comportements humains. Assumant l’idée, issue des sciences
cognitives, d’une « modularité » intégrale de l’esprit, la psychologie
évolutionnaire définissait l’esprit humain comme un ensemble
d’algorithmes mentaux autonomes et étroitement spécialisés. Ces nouvelles
facultés de l’esprit étant réputées innées, on pouvait tout naturellement
supposer que chacun des modules cognitifs implémentés dans un cerveau
humain résultait d’un processus de sélection naturelle ; et on pouvait même
aller jusqu’à parler d’une « nature humaine », entendant par là une
architecture mentale universelle, regroupant partout les mêmes algorithmes.
L’utilisation des outils, la reconnaissance des visages, les émotions
socialement utiles, la régulation des échanges sociaux, le soin porté aux
enfants, la détection des tricheurs, la théorie de l’esprit, la numération,
l’intelligence des relations spatiales, etc. : il fallait tout cela, se comptant
par centaines voire par milliers de modules, pour composer le visage de
notre humanité. En ceci la psychologie évolutionnaire, si elle n’est pas toute
cette théorie, a néanmoins valeur de symptôme. Car celle-ci assume,
délibérément et même programmatiquement, que rien de ce qui est humain
ne saurait être étranger à la théorie, bien nommée « synthétique », de
l’évolution.
2. Le cognitivisme représente la seconde voie du biologisme
contemporain. Il est aussi puissamment englobant que l’évolutionnisme,
avec lequel il a du reste partie liée. À travers le concept de cognition ou de
traitement de l’information il se donne en effet un modèle général de
fonctionnement de l’esprit, applicable du protozoaire au robot en passant
par les différents types d’animaux, êtres humains compris. Cet
universalisme cognitif peut se justifier de deux manières bien différentes,
mais convergentes.
Il y eut d’abord, à partir des années 1960, le rêve « computationnel »,
directement issu de la « thèse de Church-Turing ». Définie comme un
calcul, c’est-à-dire une séquence d’opérations logiques opérant sur des
symboles élémentaires, la cognition voulut se concevoir comme un
processus exécutable par tout support matériel possible, à condition que
celui-ci sache lire et combiner entre eux de tels symboles. Autonome, la
computation pouvait se réaliser de manière multiple. C’était un langage
rendu universel par son abstraction, c’est-à-dire par son indifférence à
10
l’égard de son implémentation physique . On pouvait le trouver à l’œuvre
dans une machine, mais également dans le système cérébral d’un organisme
vivant, qu’il soit humain ou non. À cette universalité formelle du modèle
cognitif s’ajouta une seconde, bien différente mais qui vint néanmoins la
conforter. Il se trouve en effet que nos ordinateurs sont construits par des
êtres vivants et que ces derniers représentent jusqu’à nouvel ordre les seuls
extracteurs et manipulateurs naturels d’informations. Cette autorité du
naturel motiva, à partir des années 1980, le tournant « connexionniste » des
sciences cognitives. La cognition aurait désormais son lieu natal dans le
cerveau d’un vivant, donc dans un réseau de neurones interconnectés
échangeant des signaux d’activation et d’inhibition, éventuellement
variables en fonction d’un apprentissage. La cognition serait un phénomène
11
« brain-based » ; ce qui l’universaliserait ce serait désormais la nature (les
lois générales du fonctionnement cérébral), autant sinon plus que la raison
(les lois générales de la logique formelle).
Ce glissement d’un modèle « fonctionnaliste » à un modèle
« connexionniste » a toute son importance. Car non seulement les
croyances, désirs, intentions, souvenirs sont des états mentaux qui, en tant
que porteurs d’informations, sont connaissables de manière objective (parce
que formalisables depuis les lois d’une syntaxe logique) ; mais ils sont par
ailleurs connaissables comme une partie de la nature, en tant que fonctions
biologiques d’un organisme vivant. C’est pourquoi, algorithmique ou
organique, abstraite ou empirique, la cognition est un processus commun à
tous les vivants possibles. Elle s’est certes « réchauffée » en s’incarnant
dans le système nerveux et même la corporéité d’un vivant, elle a davantage
à voir désormais avec l’émotion, l’empathie ou la conscience de soi qu’avec
la perception ou l’anticipation rationnelle de l’action. Mais cet
enracinement biologique conforte, d’une manière plus concrète qu’à travers
sa version fonctionnaliste initiale, sa vocation à être une psychologie
générale. Une théorie unifiée de l’esprit est possible, comme théorie du
fonctionnement naturel de l’esprit. Celle-ci est opératoire aussi bien en
éthologie et en psychologie animales, en biologie de l’évolution ou en
paléontologie que, côté humain, en anthropologie sociale, en psychologie
de l’enfant, en économie ou en sociologie des religions.
Les sciences cognitives sont donc désormais solidaires des
neurosciences, composant ce qu’on appelle parfois les « neurosciences
12 13
cognitives ». Elles sont les sciences de l’« esprit/cerveau » et gagnent
dans cet enracinement cérébral une forme de présence palpable, celle qui
revient à un organe tangible et qu’on peut apercevoir, grâce à l’imagerie
fonctionnelle, en pleine activité. C’est un point crucial du paradigme
cognitiviste. On ne compte plus les « neuro- » qui accréditent, à partir de
l’omniprésence du substrat cérébral, la puissance du paradigme
cognitiviste : neuro-économie, neuro-éthique, neuro-esthétique, neuro-
14
marketing … Le cognitivisme acquiert une autorité bienvenue à travers
l’évidence de l’« homme neuronal15 » : l’évidence qu’un cerveau est là, qui
nous fait penser, voire que c’est lui qui pense en nous. La cognition n’est
plus l’austère computation des débuts ; elle possède désormais sinon un
corps du moins un organe, qui lui promet une extension indéfinie de ses
méthodes.
3. Le biologisme contemporain, c’est enfin ce que l’éthologie animale et
plus particulièrement la primatologie nous apprennent sur les
comportements animaux et humains. L’éthologie est née dans les
années 1930 avec les travaux de Niko Tinbergen et Konrad Lorenz ; la
primatologie est en pleine expansion depuis les années 1950. Or en l’espace
de quelques décennies, l’une et l’autre auront su renouveler de fond en
comble notre conception de l’« animal ». Le mot même a changé. Nous en
usons désormais comme d’une étiquette commode mais néanmoins
purement nominale, car démentie par l’irréductible diversité des types de
comportements (des « éthogrammes ») spécifiques. Autant d’espèces,
autant de conduites incomparables dans leur manière chaque fois singulière
de remplir les fonctions élémentaires de la vie. Il nous incombe de
reconnaître la diversité des animaux, de les respecter dans ce qu’on appelle
leurs « différences ». Mais si l’animal n’est plus le même après les
révolutions éthologique et primatologique, c’est également pour s’être
considérablement rapproché de l’humain. Nous voyons faire à l’animal ce
que nous pensions naguère réservé à l’être humain. Et comme il est
question ici de comportements (et non simplement de biologie moléculaire
ou de régulations physico-chimiques du métabolisme) la proximité est
immédiate et concrètement vécue, dans un jeu de miroirs appelant
l’identification mais provoquant aussi un certain trouble dans notre identité.
À la différence de l’évolutionnisme ou du cognitivisme, l’éthologie
animale et la primatologie ne se présentent pas comme un programme de
naturalisation systématique et raisonné de notre humanité. Pourtant la
naturalisation y opère d’une manière essentielle à notre propos : l’animalité
humaine prend ici une tournure intime et quasi affective. C’est ainsi que
la primatologie joue depuis une cinquantaine d’années un rôle particulier
dans l’espace de notre savoir. Elle fascine. Et l’on comprend pourquoi :
régulièrement relayées par les médias, ses découvertes composent un
tableau implicitement assimilé à celui de nos origines, et qui est un véritable
16
tableau de famille . Les chimpanzés par exemple, qui font l’amour
(bonobos) ou la guerre (chimpanzés communs), qui pratiquent une politique
« machiavélienne » faite de domination et d’alliances, d’agressions et de
réconciliations, d’égoïsme et d’empathie, ces chimpanzés baroques gardent
la trace de ceux qui furent nos ancêtres communs, et en cela nous
entretiennent analogiquement de nous-mêmes. Dans le contexte darwinien
qui est aujourd’hui le contexte général des sciences de la vie, les singes
nous tendent un miroir à la fois fascinant (parce qu’il y est question de nos
origines) et vaguement inquiétant (parce que singeant à distance notre
humanité, la recomposant en d’étranges mimiques). Qu’on le veuille ou
non, ils sont un peu de nous-mêmes et participent désormais de la réflexion
par laquelle nous prétendons nous connaître.
La thèse de l’animalité humaine ne surgit donc pas de rien. Elle est
d’abord l’effet d’une réorganisation du savoir autour d’un noyau biologique
puissamment explicatif représenté par la biologie évolutionniste, les
neurosciences cognitives et l’éthologie animale. En ce sens, il est devenu
parfaitement crédible aujourd’hui de considérer le vivant humain comme un
être de part en part naturé. La notion de « nature humaine », alors qu’elle
s’entendait jusque-là par antiphrase (comme une « essence » éternelle,
affranchie des contingences de l’histoire naturelle), pour la première fois
peut s’entendre littéralement : la morale, la politique, l’art, la culture
peuvent désormais relever de la phylogenèse, et de la logique strictement
adaptative qui est la sienne. Parler de nature humaine, c’est homogénéiser
biologie et sciences humaines en les réunissant dans un même champ
épistémique : « Cette nouvelle conception de la nature humaine, rattachée à
la biologie par le bas, peut à son tour rejoindre les sciences humaines et les
17
sciences sociales par le haut . » Tel serait le pari naturaliste : l’interdit de
l’inceste, le mouvement pour les droits civiques ou la forme sonate dans la
musique classique occidentale relèveraient du même type d’intelligibilité
explicative que, par exemple, une stratégie reproductive ou la
morphogenèse d’un organe.

Le parti pris des sciences de la vie

L’évolutionnisme, le cognitivisme et l’éthologie animale regardent


ensemble dans la même direction. Ils annoncent une définition nouvelle de
notre humanité gagée sur notre origine animale, sur l’universalité des
processus cognitifs à l’œuvre dans le vivant, enfin sur les analogies
comportementales qui chaque jour rapprochent davantage l’humain des
espèces qui l’environnent. L’animalité humaine est ce vers quoi regardent
ensemble les différentes sciences de la vie, le point focal qui semble les
réunir toutes.
Il n’est certes pas question de nier que l’homme soit un primate de la
classe des mammifères et de l’embranchement des vertébrés, qui l’oserait ?
Nul n’en doute ; cette animalité, et la taxinomie qui l’explicite, n’est pas
discutable au vu de ce que les sciences de la vie nous apprennent depuis
cent cinquante ans. La question n’est donc pas de remettre en cause
l’animalité humaine, mais simplement d’assumer à son égard un certain
recul critique – de reculer, pour mieux voir à quoi nous avons affaire.
L’animalité humaine est une figure possible sur un fond, une configuration
du savoir et de la sensibilité qui révoque certaines possibilités alternatives ;
il est bon de la voir en face, et à bonne distance. Or la première chose à
voir, c’est qu’elle est une décision historique ou un parti pris d’époque –
non ce qu’on appelle un « résultat scientifique ». La biologie de l’évolution
n’a pas « prouvé » que nous étions des animaux évolués. Il n’est certes pas
question d’en douter ; mais justement : si notre animalité ne se montre ni ne
se démontre, c’est peut-être qu’elle appartient à l’armature conceptuelle des
sciences de la vie plutôt qu’à ses résultats. Elle semble regarder le
fondement de ces sciences plutôt que leurs conclusions : leur manière
liminaire de disposer le connaissable, avant même d’en connaître quoi que
ce soit. Elle fait partie de leur programme de travail : les sciences de la vie,
par décision liminaire et méthodologique, envisagent l’être humain comme
un animal.
18
C’est un point qu’a récemment souligné Francis Wolff . L’animalité
humaine, dit-il, n’est pas une conclusion ou un résultat, mais participe de la
démarche même de la science. Elle n’est pas un fait scientifiquement
instruit. Elle n’est pas même un objet de débat : elle coïncide tout
simplement avec la manière dont les sciences de la vie envisagent l’être
humain. Pour la biologie de l’évolution, la génétique moléculaire ou les
neurosciences, l’être humain se définit comme un animal parmi d’autres et
soumis aux mêmes réquisits méthodologiques : il se rendra intelligible
depuis les causes « lointaines » (relatives à son évolution passée) et
« prochaines » (relatives à son fonctionnement actuel) dont on peut trouver
19
l’équivalent chez n’importe quel autre organisme biologique . C’est là, dit
Francis Wolff, « un principe méthodologique a priori de ces sciences,
20
régulateur de leur objectivité, et non un résultat empirique a posteriori ».
Nous sommes bien sûr des animaux, pour qui nous envisage depuis
l’histoire passée de nos gains adaptatifs ou à partir des mécanismes
cérébraux qui sous-tendent nos différentes fonctions cognitives. C’est là une
simple tautologie : qui aborde méthodologiquement l’homme comme un
animal ne saurait voir en lui autre chose qu’un animal. Mais « ce n’est pas
parce qu’il est scientifiquement fécond de se donner un cadre naturaliste et
de tenir le cerveau, la pensée, l’intelligence ou l’évolution de l’homme pour
ceux d’un animal que la thèse “L’homme est (réellement) un animal comme
les autres” est démontrée, ou même seulement qu’elle est “vraie”21 ».
Croire qu’il a été scientifiquement établi que l’homme est tout entier son
animalité, c’est confondre une décision de méthode avec un résultat réel,
une proposition analytique (« une proposition fondatrice d’un programme
22
de connaissance de la nature ou de l’homme ») avec une proposition
synthétique (une découverte empiriquement attestée).
Or pourquoi est-il si important de dire que l’animalité humaine est un
point de vue méthodologique pris sur l’humain, plutôt qu’un résultat
scientifique ? Tout simplement parce qu’on voit alors, en toute clarté, que
d’autres points de vue sont possibles qui pourraient venir compléter et
enrichir le point de vue biologique. C’est tout le problème de l’attitude
naturaliste : celle-ci consiste non seulement à faire crédit aux sciences de la
nature, mais plus exactement à ne croire qu’en elles, au détriment
d’approches alternatives. Elle est de l’ordre du parti pris, qui occulte
d’autres approches possibles du phénomène humain. Elle pose que les
sciences de la vie sont l’essentiel de notre savoir, et qu’elles épuisent le tout
de notre humanité. On peut par exemple parler psychologiquement de
l’humain, ou sociologiquement, ou historiquement, entendons : en faisant
valoir une logique propre à ces sciences, et non réductible à la logique du
vivant. Le naturalisme se définit au contraire comme l’affiliation de cette
logique à celle des sciences de la vie : pour comprendre l’importance
historique, dans une société donnée, de tel type de personnalité, telle
croyance religieuse ou telle mentalité collective, il faudrait s’en référer
ultimement aux gains adaptatifs ou aux mécanismes cognitifs qui en sous-
tendent l’apparition. En leurs méthodes comme en leurs objets, la
psychologie, la sociologie et l’histoire seraient des parties de la biologie.
Tout le problème de l’« animalité humaine » est là. Cette animalité n’est
pas contestable ; elle est un cadre de pensée qui produit toutes sortes de
résultats scientifiques qui font désormais partie de notre savoir. En revanche
elle est largement « augmentable » par d’autres approches possibles, issues
des sciences humaines. C’est ce que le naturalisme ne veut pas voir et qu’il
faut l’obliger à voir. L’animalité humaine n’est pas fausse en soi, elle est
juste incomplète et distordue, ne donnant à voir qu’une image tronquée de
nous-mêmes. Elle est l’expression d’une décision hégémonique très
particulière et, pour le coup, parfaitement contestable. Pour bien cerner le
sens de cette décision, on peut la mettre en perspective avec ce qui la
e
précéda dans le champ du savoir. Jusqu’au milieu du XX siècle les sciences
humaines en plein essor avaient en effet imposé un type d’intelligibilité
largement concurrentiel à l’égard des sciences de la nature, ce qui signifiait
deux choses : elles tentaient d’imiter les succès explicatifs et prédictifs des
sciences de la nature, en se dotant d’outils souvent empruntés à ces
dernières comme l’induction, la formalisation ou la mathématisation ; mais,
en même temps, elles inventaient d’autres objets, propres au monde social
ou historique, comme l’interaction rationnellement réglée, l’inconscient
psychique, le symbolisme social ou l’événement historique. En dette pour
une partie d’entre elles à l’égard des sciences de la nature du point de vue
de leurs méthodes, les sciences humaines s’étaient pourtant constitué un
champ d’objets non-naturels et qui leur étaient propres. Qu’une méthode
aussi locale que celle de l’analyse structurale, issue essentiellement de la
linguistique et de l’anthropologie sociale, ait pu un temps se prendre pour
une méthode universelle, en dit long sur cette situation : le
« structuralisme » n’aurait jamais pu avoir lieu si les sciences humaines ne
s’étaient depuis longtemps installées dans un domaine d’intelligibilité
original, indexé non sur des lois naturelles mais sur des phénomènes
spécifiquement humains comme la combinatoire des langues
conventionnelles. En cela, le passage de la figure de l’« homme structural »
23
à l’« homme neuronal » , dans les années 1970 et 1980, marque un
changement spectaculaire dans notre rapport à la science. Nous vivons
aujourd’hui un moment de « renaturalisation » de l’édifice du savoir qui va
désormais chercher ses outils du côté de la vie simplement vivante (du côté
des lois de l’évolution, des mécanismes cognitifs ou des gains adaptatifs des
comportements), quand on allait naguère les emprunter à la vie parlante,
sociale et politique.
Cette éviction des sciences humaines – de leur autonomie au regard des
sciences de la vie, de l’incroyable moisson intellectuelle que leurs concepts
et leurs méthodes ont pu nous fournir depuis deux siècles – mérite d’être
interrogée ; c’est elle qu’il nous faut voir en face. Il n’est pas question ici de
réactiver les débats, aussi vieux que l’histoire des sciences de l’homme,
entre « explication » et « compréhension », ou entre sciences
« nomothétiques » et « idiographiques », mais plutôt de rappeler que de tels
débats eurent lieu. Qu’on puisse si facilement passer sous silence
aujourd’hui le fait que l’humain peut se connaître selon deux logiques
distinctes et complémentaires, qu’on oublie si souvent de marcher sur deux
jambes, voilà l’attitude que nous aimerions examiner. La biologie est peut-
être la seule aujourd’hui à pouvoir tenir un discours scientifiquement
instruit sur notre humanité ; mais encore doit-elle le faire en connaissance
de cause, et non par un simple refus d’entendre la logique alternative que
les sciences sociales ne cessent de lui souffler.
Ce désaveu des sciences humaines s’aperçoit souvent dans la manière
dont on rend compte, d’un point de vue journalistique et plus généralement
exotérique, de l’enquête scientifique. Il est par exemple devenu banal, et
même incantatoire, de rappeler que nous partageons 98,4 % de notre
patrimoine génétique avec les chimpanzés communs et pygmées. C’est une
chose pourtant de rappeler ce fait produit par la génétique moléculaire ;
c’en est une autre de conclure que l’homme devra désormais se considérer
24
comme un « troisième chimpanzé ». Car c’est oublier un peu vite que les
gènes d’un organisme ne se réduisent pas à une masse de séquences neutres
et indifférenciées, et donc simplement quantifiables. Les mutations du
génome sont loin d’avoir toutes la même valeur ; pour peu qu’elles affectent
« des éléments régulateurs de gènes de développement, eux-mêmes
régulateurs de l’expression d’autres gènes », alors elles auront « des effets
25
spectaculaires sur la physiologie et la morphologie des organismes » . Ce
n’est pas un hasard du reste si chimpanzés et humains ne sont pas
interféconds : le fait qu’on ait affaire à des « espèces » distinctes, c’est-à-
dire à des communautés reproductives autonomes, relativise beaucoup, et
sur son propre terrain, la portée d’une telle parenté génétique. Cette dernière
26
ne saurait exprimer autre chose qu’une « proximité évolutive », relative à
un ancêtre commun vieux d’à peu près 7 millions d’années. Mais pas
davantage. Faire dire plus à la génétique c’est la simplifier indûment, en
méconnaissant l’importance en elle des mécanismes d’expression et de
régulation des gènes, ou encore la part épigénétique des interactions de
l’organisme avec son milieu physique et social.
Mais la question qui nous importe est conceptuelle plutôt qu’empirique.
Faire de l’être humain un « troisième chimpanzé » ou un « mammifère
humain », et ce sur la base d’un simple coefficient d’apparentement
génétique, c’est implicitement élever la génétique au rang de science
fondatrice apte à rendre compte, par elle seule, de l’essentiel de notre
humanité. C’est écarter d’un revers de main une tout autre logique, dont on
pourrait imaginer pourtant qu’elle participe à la constitution de notre
humanité : en l’occurrence celle qui a cours en sciences humaines autour
des concepts de contrat, de règle, de valeur, d’institution, de réflexivité ou
de rationalité. C’est prendre le programme de travail de l’évolutionnisme
(interroger le processus de l’anthropogenèse en termes d’optimisation
génétique) pour une conclusion générale : l’homme n’est rien d’autre que
l’expression de cette optimisation, la créature d’un gène égoïste. On est en
droit de refuser une telle limitation du savoir.
Définir l’humain à partir de facteurs strictement génétiques et donc sous-
estimer par exemple l’importance des facteurs environnementaux,
l’envisager plus généralement depuis les sciences de la vie plutôt qu’à partir
des sciences de l’homme, c’est un parti pris et non ce que nous aurait
« appris » la science. C’est une décision qui excède l’enquête proprement
dite. Ce discret décrochage de l’interprétation par rapport à l’enquête se
remarque par exemple souvent en primatologie. S’y aperçoit en effet une
structuration particulière du discours, un infléchissement assez insistant
pour qu’on puisse parler à son propos d’un véritable paradigme : ce que
nous appellerions volontiers le « paradigme du précurseur ».
Le paradigme du précurseur

Le précurseur est un comportement animal annonçant, par son


développement évolutif ultérieur et la complexification de ses propriétés
fondamentales, un comportement qu’on croyait jusqu’ici réservé à notre
humanité. Le cassage de noix dures à l’aide d’une pierre ou l’extraction de
termites avec une brindille apparaissent ainsi comme des précurseurs, chez
les chimpanzés sauvages, de l’utilisation humaine d’instruments. Tout
l’outil est là, en puissance ; toute la technique, et le long processus de son
perfectionnement au cours de notre histoire. De la pierre qui casse à
l’ordinateur qui pense la conséquence est bonne, s’il est vrai que la
première a initié une longue chaîne d’inventions qui a finalement abouti au
second. Mais c’est dire alors que la notion de précurseur est loin d’être
innocente. Car elle emporte avec elle une définition de ce qui est essentiel à
un comportement et de ce qui ne l’est pas. En l’occurrence, faire du cassage
des noix un précurseur de la technique humaine, c’est considérer qu’on tient
avec elle l’essentiel de la technique, et que son perfectionnement ultérieur
n’y ajouta rien d’essentiel. C’est considérer que toute la technique est là,
présente à l’état rudimentaire chez les chimpanzés, et que celle-ci est
essentiellement, et rien d’autre que, l’intercession dans le cours d’une
action d’un objet-tiers, réutilisable pour la même fonction. Faire de la pierre
un précurseur de l’ordinateur c’est voir entre eux une différence non de
nature mais de degrés ; c’est par exemple poser implicitement que la
capacité d’un savoir cumulatif, qui pour le coup n’appartient qu’à l’homme
grâce au langage, est inessentielle à l’histoire de nos outils.
Le précurseur reçoit ici un sens fort, qui rabat la nature du phénomène
ultérieur sur le phénomène antécédent : ce qui vient après n’apporte rien de
nouveau à ce qui précède. Or on pourrait concevoir le précurseur en un sens
plus modeste. Il serait alors la première occurrence d’un phénomène fort
différent à la fin de ce qu’il était au début, parce que profondément
transformé par son histoire constitutive. Le rapport entre le comportement
humain et son précurseur animal serait alors uniquement chronologique et
causal : l’un est venu avant l’autre et l’a rendu possible, quoi qu’il en soit
du développement qui a suivi. Au sens fort en revanche, le précurseur
préempte le sens du comportement final et sa caractérisation essentielle.
Faire par exemple de l’empathie le précurseur au sens fort des différentes
27
morales humaines, comme le propose Frans de Waal , c’est considérer
celles-ci comme ayant leur source fondamentale, ou leur noyau constitutif,
dans la capacité à se mettre affectivement à la place du congénère. C’est
donc considérer que le langage et la règle, et leur pouvoir spécifique
d’obliger, ne représentent qu’une complexification ou une transformation
28
quantitative et anecdotique du transfert empathique . Le problème du
précurseur ainsi conçu c’est qu’il définit la morale humaine depuis ce qui
l’annonce chez l’animal et qui y ressemble, sans qu’une investigation
directe sur la morale humaine soit mobilisée dans cette comparaison. Il
confère au comportement animal le pouvoir insigne d’éclairer le tout de nos
comportements. Il considère comme nul et non avenu tout ce que les
sciences humaines ont pu nous apprendre sur ces comportements.
Lorsqu’ils procèdent ainsi, l’essayiste ou le journaliste ne mobilisent aucun
savoir précis et scientifiquement instruit sur les morales humaines. Ils nous
font part d’une conception personnelle : pour eux, ces morales ne diffèrent
pas fondamentalement de la forme qu’elles revêtent chez l’animal. Et c’est
bien ainsi qu’on procède chaque fois qu’on déclare que la morale n’est plus
le propre de l’homme, puisqu’on la trouve déjà présente, telle qu’en elle-
même, chez tel animal. On voit bien ce qui est à l’œuvre dans ce type
d’assomptions : une comparaison boiteuse, confiant à notre seul savoir de
l’animal ce qu’il en est de notre humanité. Rien de ce que pourraient nous
apprendre une réflexion philosophique sur la morale en tant qu’humaine,
une description sociologique des usages humains ou une psychologie de
l’apprentissage des règles morales chez le petit d’homme, ne rentre ici dans
l’élucidation du concept de morale.
C’est ainsi que l’éthologie animale et, au premier chef, la primatologie
ont pu progressivement s’ériger en méthode, plus sauvage que maîtrisée, de
naturalisation de l’humain. C’est ce à quoi nous a accoutumés, par exemple,
l’œuvre de Frans de Waal. Largement exotérique, produite pour populariser
et faire connaître les derniers résultats de son travail de chercheur, celle-ci
donne une illustration frappante de la place prise aujourd’hui par la
primatologie, et du rôle qu’elle joue dans l’économie de notre savoir.
D’ouvrage en ouvrage nous sommes invités à nous observer dans le miroir
grossissant que nous tendent les grands singes : il y a par exemple en nous
de la violence et du désir de domination comme on en connaît chez les
chimpanzés communs ; mais il y a en nous également de l’amour, de
29
l’empathie et une quête de la réconciliation, comme chez les bonobos .
C’est pourquoi on peut dire, en ces deux sens contradictoires et entremêlés,
30
que « les racines de la politique sont plus anciennes que l’humanité ».
Entendons : c’est bien toute la politique, et non une partie seulement, qui
s’éclaire depuis ce que nous en apprend la primatologie. Or avant même de
faire valoir une conception plus large de la politique, on peut considérer
qu’il y a là, simplement, un vice de forme. Frans de Waal, faut-il le
rappeler, n’est que primatologue. Il n’est pas spécialiste de sciences
politiques ou de psychologie humaine. Tout ce qu’il dit des chimpanzés est
parfaitement documenté d’un point de vue scientifique et nous n’avons pas
à en juger. Tout ce qu’il dit des êtres humains en revanche ne regarde que
lui ; on a abandonné le terrain de la science pour celui de l’opinion
personnelle. La comparaison qu’il ne cesse d’établir entre humains et
chimpanzés est bancale ; elle n’est sérieuse et instruite que d’un seul côté –
du côté, justement, des précurseurs animaux. Elle peut nous en apprendre
beaucoup sur ce que nous devons à nos origines animales ; mais pas grand-
chose malheureusement sur ce que l’homme a fait de ces origines en les
intégrant dans l’univers spécifiquement humain du langage et de la culture.
On peut également discuter la chose sur le fond. En tant que champ du
pouvoir et de la lutte pour le pouvoir, la politique, dit Frans de Waal, nous
renvoie à la « politique du chimpanzé » – à cette recherche inquiète de
domination, d’alliances, de popularité, de séduction, de conflits, enfin de
réconciliation, de coopération et d’entraide qui rythme la vie sociale des
chimpanzés. Ce type de considérations issues de la primatologie est
forcément bon à prendre : c’est approfondir la politique humaine à partir de
son sous-bassement phylogénétiquement hérité ; en cela, les grands singes
31
sont pour nous la source d’un enseignement pittoresque et bien venu .
Mais il est absurde en revanche de laisser entendre que la politique
interhumaine n’est rien d’autre qu’une lutte pour le pouvoir, le statut ou la
domination. C’est pourtant la définition qu’en donne Frans de Waal : elle
n’est en réalité, dit-il, qu’« une manipulation sociale, ayant pour but
d’obtenir une position influente et de s’y maintenir32 ». S’il nous arrive de
croire que l’art politique vaut plus que cela, c’est que « nous sommes en
grande partie ignorants du jeu que nous jouons, et que non seulement nous
cachons nos motifs aux autres, mais qu’en outre nous sous-estimons l’effet
33
puissant qu’ils ont sur nos comportements ». Mais il ne suffit pas de se
croire sans illusions pour être dans le vrai. La politique c’est bien sûr la
stabilisation d’un rapport de force, comme l’avait pointé, sans illusions
justement, Max Weber ; mais il n’omettait pas qu’« un facteur décisif plus
34
large s’y ajoute normalement : la croyance en la légitimité ». Un homme
politique, parce qu’il parle, impose systématiquement un surplus de sens à
sa pratique : il comparaît devant ses électeurs armé d’un programme ; il
s’évertue à prouver que son pouvoir est le bon ; il ne se présente jamais
comme un dominateur qui ne rechercherait que la domination. Sinon en
intention du moins en apparence, et parce que la politique est un art de la
domination qui passe par la parole, il est obligé, qu’il le veuille ou non, de
35
jouer le jeu aristotélicien du « juste et de l’injuste ». Frans de Waal peut
bien jouer les cyniques et croire que la politique n’est qu’un vaste champ de
chimères, un « mensonge collectif » dissimulant la « volonté de puissance »
des gouvernants36 ; mais il doit au moins pouvoir rendre compte de ce
mensonge vieux comme notre humanité, et de sa persistance
institutionnelle. Il ne suffit pas de dénoncer la comédie politique du
pouvoir ; il faut également justifier que tout le monde continue à jouer le
jeu. Et il faut lire, pour cela, ce que les sciences politiques, la philosophie
politique, la sociologie voire la psychanalyse peuvent nous apprendre sur la
question de la légitimation du pouvoir. Une telle entreprise demande un peu
plus qu’une conviction personnelle.

Le prestige des sciences de la nature

Le naturalisme qui a cours aujourd’hui et l’énoncé de l’animalité


humaine qui en est l’expression la plus concrète excèdent ce que la science
« se faisant » leur autorise à dire. Ils traduisent une décision générale de
méthode, un parti pris épistémique ou encore une interprétation après coup
de l’enquête scientifique, visant chaque fois l’absorption des sciences
humaines dans le champ des sciences de la vie. En aucun cas ce ne saurait
être un simple « résultat scientifique ». Le naturalisme est une vision
totalisante qui envisage les sciences dans leur ensemble, c’est un biais
qu’aucun scientifique n’a à assumer dans son travail de terrain. L’excès du
visé sur le donné concerne la reprise réflexive de l’enquête, non cette
enquête elle-même. Considérer la méthode des sciences de la vie comme la
seule possible, oublier ou ne pas vouloir voir que les sciences humaines
obéissent à d’autres logiques, ce peut être un penchant naturel au
scientifique ; mais cela ne regarde que lui et ses arrière-pensées – ce qu’on
37
appelle ses pensées d’« après huit heures du soir ». Cette tentation d’une
vision du monde a libre cours chez le journaliste vulgarisateur ou chez le
philosophe, en professionnel de la totalisation. Alors le pari, très
officiellement, se mêle au résultat ; on fait dire plus au savoir du vivant en
visant à travers lui une explication totale. En cela le naturalisme, débordant
la science proprement dite, nous en apprend davantage sur nous-mêmes,
aujourd’hui, que sur la science en train de se faire. À quoi exactement tient
le pouvoir de séduction du naturalisme contemporain ? À quelles
38
motivations précises, à quel type d’« attitude », comme dit Daniel Andler,
nous renvoie-t-il ? Que vivons-nous à travers lui ? Le fait que les sciences
humaines aient perdu leur autonomie au regard des sciences de la nature a
valeur de symptôme : quelque chose dans notre rapport au savoir est en
train de changer, en profondeur ; c’est ce que nous voudrions envisager à
présent.
Les aspects épistémique et ontologique du naturalisme conjuguent ici
leurs pouvoirs. On peut d’abord croire, sur le versant épistémique de la
question, que les sciences de la nature, ayant fait la preuve de leur
efficacité, sont la seule voie possible pour rendre rigoureux notre savoir de
l’humain. Aucune science humaine n’a su se rendre aussi performante que
l’astrophysique depuis Kepler et Galilée, ou que la biologie moderne du
système immunitaire. D’où l’on induit, par une forme de généralisation
spontanée, qu’elles sont du coup les seules à nous mettre en règle avec le
donné, donc à nous mettre à l’abri des spéculations du sens commun et des
abstractions du philosophe. Celles-ci inversement encombrent les sciences
humaines – de la pratique de l’introspection à la méthode idiographique de
la compréhension, en passant par exemple par l’outil statistique, incapable
de hausser la mathématique au niveau d’une invariance rigoureuse. Au
regard de l’inconfort épistémique auquel nous soumettent les sciences
humaines, les sciences de la nature ont pour elles l’autorité de grandes
découvertes ou, comme dit Searle, d’un certain « âge héroïque de la
science39 ». La révolution copernicienne ou la physique galiléenne ont eu
raison de nos intuitions communes, elles se sont révélées vraies et ont
convaincu d’erreur nos évidences de première main, comme le
géocentrisme ou l’existence du vide. C’est dire que l’expérience courante
ne peut rien contre elles ; et ce d’autant moins que, plus elles prendront
40
cette expérience à revers, et plus elles paraîtront vraies . Ainsi les
performances de sciences de la nature – de leurs anticipations réussies à
leurs applications techniques envahissantes, en passant par leurs éclairages
explicatifs –, mais aussi l’appareil de leurs différentes méthodes –
observation, induction, expérimentation, mathématisation – leur confèrent
un prestige après lequel courront toujours les sciences humaines. Elles
41
produisent une « suspension de l’incrédulité » d’autant plus efficace qu’y
contribuent, jour après jour, à la fois la vulgarisation scientifique et la
colonisation technologique de nos modes de vie. Elles jouissent d’un crédit
illimité. C’est ce que Daniel Andler appelle le « sophisme du premier
pas » : « Les progrès initiaux d’un programme de recherche sont de bons
42
prédicteurs du succès complet . » On augure de la suite à partir d’un
premier succès explicatif ; ainsi les cartésiens ont-ils pu croire, en leur
temps, que la philosophie mécanique pourrait un jour étendre sa juridiction
43
à tout le domaine des organismes vivants .
On peut observer le même excès de confiance sur le versant cette fois
ontologique du naturalisme. Il est beaucoup concédé à la nature quand elle
nous apparaît comme libératrice à l’égard de la métaphysique. Si par
métaphysique on entend le règne d’entités surnaturelles, c’est-à-dire
« l’invocation d’un agent ou d’une force qui se tient en dehors du monde
naturel qui nous est familier et dont les actions ne peuvent pas être
44
comprises comme une partie de ce monde », qui voudrait aller contre ?
À ce compte nous sommes tous naturalistes. Mais nous le sommes à corps
perdu, sans avoir précisé à quelle nature nous nous en remettions.
Supposons en effet que nous définissions très classiquement la nature
comme l’ensemble des faits « physiques ». Dirons-nous alors que les faits
« psychiques », par exemple, comme les pensées, les croyances, les valeurs
et les intérêts, sont des entités surnaturelles ? Il est clair qu’ils ne sont pas
solubles dans la nature au sens physique ; ont-ils pour autant à voir avec
45
l’Âme du monde des Anciens, ou la substance pensante de Descartes ?
C’est ainsi qu’un monisme matérialiste s’accrédite spontanément, non à
partir de lui-même en réalité, mais plutôt depuis ce dont il semble nous
libérer. S’aperçoit ici une précipitation antimétaphysique dommageable à
toute intelligence fine du phénomène humain. C’est comme s’il fallait
dénier à nos différentes dispositions psychiques (intentions, projets,
décisions…) toute forme d’efficace causale au prétexte qu’elles risqueraient
de nous faire revenir au temps du Premier moteur ou de la vertu dormitive
de l’opium. C’est se faire peur, et du coup rater la possibilité d’un
46
« naturalisme ouvert ou élargi » (open-minded or expansive naturalism) ,
plus accueillant à l’égard du lexique non physicaliste qui a cours en
sciences humaines autour des catégories d’intention, de raison ou de valeur.
De telles catégories ne font pas forcément de nous d’incurables
métaphysiciens, adeptes des forces occultes. Les sciences humaines
connaissent les aléas induits par certaines composantes du champ humain –
par exemple l’expérience vécue de l’observateur et de l’observé, en
ethnologie –, mais elles savent en même temps les neutraliser, en les
canalisant à l’intérieur de limites raisonnables. Contre une
47
« antimétaphysique » hâtive et mal raisonnée il faut défendre la possibilité
d’un naturalisme enrichi par l’apport des différentes sciences humaines.
Rappelons que la plupart de ces dernières, au XXe siècle, « ont gagné le droit
de se dire “scientifiques” en ce qu’elles n’impliquent pas d’entités
surnaturelles, s’appuient sur l’évidence empirique et fournissent de
48
fécondes généralisations explicatives, même locales ».

L’oubli du subjectif

Mais allons plus loin pour aborder enfin le cœur du problème. Si


vraiment l’énoncé naturaliste de l’animalité humaine déborde le seul savoir
que nous fournit la recherche en cours, s’il exprime un parti pris plutôt
qu’un donné scientifique, alors il faut aller au bout de l’attitude qu’il
représente. Que nous dit sur nous-mêmes cet énoncé qui confie à la vie
simplement vivante (non parlante, ou non politique) d’épuiser le sens d’une
vie humaine ? Pourquoi abandonnons-nous si facilement l’idée que les
sciences humaines auraient quelque chose de spécifique à nous dire
concernant notre humanité ? Pourquoi voulons-nous à tout prix que la
culture, la socialité, l’institution, la règle ou le langage ne prennent tout leur
sens que dans l’univers de la biologie ?
Il faudrait pour le comprendre tenter d’apercevoir ce qui sépare sciences
de la nature et sciences humaines, et qui d’une certaine manière constitue le
bien propre de ces dernières. Disons pour commencer que les sciences
humaines n’ont pas d’objet spécifique. Leur objet – l’humain – ne leur
appartient pas plus qu’il n’appartient à la biologie moléculaire, à la
paléontologie ou à l’épidémiologie. Dira-t-on également qu’elles n’ont pas
de méthode spécifique ? Il est vrai qu’elles ont longtemps imité les
procédures d’observation, d’induction, de formalisation et de
mathématisation issues des sciences de la nature. C’est ainsi, par un
emprunt aux concepts de loi, de causalité ou de mécanisme à l’œuvre en
biologie ou même en physique qu’elles ont pu prétendre, à leur naissance à
e
la fin du XVIII siècle, au rang de « sciences » de l’homme. On sait pourtant
qu’elles ne sont jamais parvenues à s’assimiler sans reste aux méthodes des
sciences de la nature. Quelque chose les en empêchait. Mais quoi,
justement ? Résistons à la tentation facile de voir dans ce résidu non
naturalisable des sciences humaines un ingrédient métaphysique, une
substance mystérieuse et obstinément rebelle à sa clarification scientifique.
Ce qui spécifie les sciences humaines n’est pas un « fantôme dans la
49
machine » – Esprit, Âme, Pensée et autres entités phosphorescentes
voltigeant sous un crâne. C’est plus exactement un certain type de savoir,
un savoir qui leur appartient en propre et qui empêchera toujours ces
sciences de prétendre au type de rigueur auquel aspirent les sciences de la
nature.
Les sciences de la nature visent un savoir en troisième personne. Un
chimiste, pour connaître la composition de l’eau, doit faire abstraction de
l’expérience qu’il en a – du goût, de la couleur, des propriétés sensibles
qu’elle a pour lui. Un psychologue ou un économiste peut vouloir l’égaler
dans cette cure d’austérité phénoménale. Mais s’il le fait, alors son
expérience (de sujet psychique ou de consommateur-producteur) se
rappellera constamment à lui, parce qu’elle appartient à son objet d’étude. Il
peut viser (et il vise la plupart du temps) la pleine objectivité, pourtant ce
que vit l’être humain qu’il étudie doit nécessairement faire partie de son
discours, comme l’une de ses données incompressibles. Il ne peut oublier
qu’il a affaire à des sujets qui, comme sujets vivants, expérimentent ce
qu’ils vivent. Aussi loin qu’il aille dans la modélisation formelle et
mathématique de son objet, l’économiste le plus intransigeant aura toujours
affaire à des notions comme celles d’« intérêt », de « dette » ou de
« confiance », auxquelles son expérience d’être humain peut seule donner
un sens intelligible. C’est ce qu’on appelle le « point de vue en première
personne ». C’est précisément ce point de vue qui, constitutivement,
appartient aux sciences humaines. Ces dernières ont ceci de particulier
qu’en elles l’objet connu est constamment reconnu comme le même que
celui qui connaît ; l’observé fait signe à l’observateur, comme identique à
lui. Il est bien sûr son congénère, doté des mêmes caractéristiques
objectives ; mais c’est surtout qu’il est, comme lui, un sujet – un sujet
vivant ce qu’il vit et faisant l’expérience ce qui lui arrive.
Si donc les sciences humaines n’ont pas d’objet propre, elles ont pourtant
une méthode propre, une forme caractéristique de leur discours : elles sont
tendues entre le point de vue en troisième personne qu’elles empruntent aux
sciences de la nature et le point de vue en première personne auquel ne
cesse de les ramener leur objet. En cela elles produisent un discours
impossible parce qu’abordant de l’extérieur, comme un domaine
objectivable (par l’observation, la généralisation ou l’abstraction
formalisante), ce qui par nature n’est pas objectivable, étant ce qui se vit
chaque fois soi-même, au présent de son effectuation. Par penchant
professionnel un scientifique voudra toujours aborder « comme des
50
choses » les faits qu’il étudie, c’est-à-dire en les purifiant de toutes les
prénotions qui, issues de l’expérience courante, viendraient hypothéquer la
possibilité d’établir des lois explicatives et universelles. Sauf qu’il
retrouvera toujours au cœur de ses observations des sujets « obligés »
socialement, croyant dur comme fer à la « vérité » de leurs propos ou criant
au « scandale » ou au « mensonge », bref : des sujets subjectivement ou
intérieurement liés par leurs différentes expériences.
Comme la philosophie, avec laquelle elles communiquent directement
sur ce point, les sciences humaines ont en charge un type non-objectif de
vérité, une vérité par « coïncidence à soi » du vécu, dans laquelle ce qui
mesure mon jugement n’est pas la chose de tous mais ce que je fais et vis,
dans le « comment » impartageable de ce vécu. Peu importe pour l’historien
de savoir si les ouvriers russes en 1917 avaient raison de se révolter et de
confier leur avenir au pouvoir des soviets : en revanche il est bien obligé,
s’il veut comprendre la logique de l’événement qu’il étudie, de poser que
les ouvriers ont cru à cette révolution, y ont engagé tout leur avenir ; il est
bien obligé de comprendre depuis soi, comme un engagement de sujets
humains, le sens du mot « révolution ». L’objectivité de son savoir,
paradoxalement, doit en passer par la subjectivation des mots qu’il emploie.
La seule façon de « valider » universellement ses énoncés, la seule façon de
hausser ce qu’il dit à la hauteur d’un savoir objectif, c’est d’en vérifier pour
soi la nécessité : l’historien ne peut pas ne pas donner un sens vécu au mot
« révolution », comme l’économiste aux mots « intérêt », « dette » ou
« confiance ». Cette composante an-objective participe de la constitution
même de leur lexique.
Qui assume de voir en face ce qu’il vit et d’en rendre compte à lui-même,
qui est fidèle à la vérité proprement phénoménale de son expérience, voit
alors ce que l’objectivisme ne soupçonne pas. Ce qui importe en effet dans
le discours en première personne, ce n’est pas directement la texture
qualitative et inconceptualisable de notre expérience ; ce n’est pas
l’assomption d’un mystère et d’une irrationalité, qui mettraient la science en
défaut. En soi en effet, cette résistance du subjectif au plan d’extériorité de
la science n’est pas l’essentiel. Ce qui importe avec la méthode subjective,
plutôt que le point d’honneur des qualia, c’est ce qu’une telle méthode peut
nous donner à voir du phénomène humain. Elle seule peut renflouer et
conférer un sens plein aux mots de la tribu ; à travers elle seulement
s’éclairent les mots « raison » (raison d’agir, de dire, de penser),
« intention », « projet », « intérêt », « croyance », « règle », « contrat »,
« amour », « amitié », etc. À travers elle s’aperçoit le sens qu’un sujet
humain donne à son expérience : il faut être un sujet, vivant et comprenant à
partir de soi ce qu’il vit, pour se sentir lié par des raisons, engagé dans une
institution, obligé par une règle, emporté par un sentiment. Une assertion
e
(Antoine Griezmann a marqué un but de la tête à la 91 minute du match, la
température se sera élevée en moyenne de 1,5 degré en 2050), une règle
d’action (tu ne mentiras pas ; tu ne tueras point), une institution et son
fonctionnement (une cour de justice, un contrat de mariage), un sentiment
esthétique (la beauté d’un site naturel, l’aura des grands félins), toutes ces
expériences portent en elles une prétention à être partagées. Ces
présomptions qui gonflent nos jugements, nos pratiques et nos
contemplations les plus ordinaires (je pense que ceci est vrai, bon ou beau,
pour moi aussi bien que pour les autres), ces assomptions
communautisantes à travers lesquelles le vivant humain se donne des
raisons universelles de croire, d’agir et de voir comme il le fait, ces fictions
rationnelles, seul un discours en première personne les restitue. Elles sont
insoupçonnables de l’extérieur. Les enlever à leur terreau d’origine, refuser
de les vivre ou de les revivre et ne les apercevoir que comme des
événements objectifs, c’est ne plus apercevoir que des raisons exsangues,
dépourvues de toute efficace causale. C’est pourquoi le plan d’extériorité de
la science joue à leur égard, comme plus généralement à l’égard des
différentes croyances qui structurent l’expérience humaine, le rôle de Malin
génie cartésien. Je peux croire à la validité universelle du principe de
contradiction, ou ressentir très profondément que la torture gratuite d’un
innocent est une chose que tout un chacun devrait condamner. Mais dès
qu’on m’observe de l’extérieur, alors ce sera comme un être humain
empiriquement constitué, fruit d’une sélection qui aurait pu produire une
autre structure psychique et donc de tout autres principes logiques et
51
moraux . Ce qui se vit dans l’absolu (dans la vérité, le bien ou le beau), de
l’extérieur s’aperçoit relatif et dispensable. « Quelles que soient les
relations constituant l’espace logique de la nature, elles diffèrent en genre
52
des relations normatives constituant l’espace logique des raisons . »
Entendons : ce qui, dans l’espace des raisons se justifie ou se garantit de
manière inconditionnelle, perd toute absoluité une fois rendu sur le sol de la
nature, car sur ce sol ne se rencontre rien d’absolu.
Quelle conclusion tirer de cette considération sur la méthode propre aux
sciences humaines ? Que dire d’un savoir qui tourne le dos à cette
méthode ? De celui qui croit dur comme fer qu’il est un « animal comme les
autres », ou que la différence anthropologique est au fond une différence
biologique, nous pouvons désormais dire ceci : il ne sait pas ce qu’il vit. Il
entend les sciences de la vie ; mais parce qu’il n’entend pas les sciences
humaines ou la philosophie dans la dimension phénoménale de leur
discours, il ne se comprend pas lui-même dans ce qu’il vit, fait ou croit. Ne
rentrant pas dans le sens vécu de sa propre expérience, oubliant que parler,
par exemple, c’est vouloir convaincre et donc performativement convoquer
un auditoire universel, sourd aux exigences rationnelles qui structurent son
expérience, il n’a aucune raison de penser que la vie humaine représente un
mode de vie original. Connu de l’extérieur, le parler humain ne représente
qu’un mode plus complexe de communication – complexifié par exemple
par la structuration syntaxique de ses messages. Pour qui parle au contraire
et se rend attentif à ce qu’il fait en parlant, la forme syntaxique et
prédicative de son discours n’est plus une donnée neutre ou « plus
complexe » qu’une information élémentaire. Elle enveloppe une exigence
véritative qui, passant les bornes d’un transfert fini d’informations, liant le
sujet vivant à la fiction de l’universel, transforme ce sujet de l’intérieur.
On voit mieux du coup ce que représente l’attitude naturaliste, et ce qui
se donne à vivre à travers elle. Comparée à ce qui se joue du côté des
sciences humaines, c’est-à-dire au noyau subjectif que celles-ci portent en
elles, cette attitude représente une forme de démission épistémique. Elle
n’assume pas d’expérimenter ce dont elle parle ; elle ne rentre pas dans le
sens phénoménal des mots qu’elle emploie. En cela, l’animalité humaine est
l’énoncé d’une raison passive. Il est objectivement vrai que nous soyons des
animaux : c’est vrai en vertu des méthodes d’objectivation scientifique
instruites par la biologie de l’évolution, les neurosciences cognitives ou
l’éthologie et la primatologie. Et il n’y a pas à remettre cela en question.
Mais il faut pourtant faire un pas de côté, entendre ce que disent les
sciences humaines, et dire alors que c’est en même temps subjectivement
faux : car cela ne rend pas compte du sens vécu de notre humanité. C’est le
53
discours d’un « examinateur distrait », comme dirait Walter Benjamin ,
54
c’est-à-dire d’un « expert », qui déléguerait aux informations objectives
qui composent son expertise de remplir tout l’espace du savoir. C’est un
discours certes savant, mais d’une science sans conscience pour l’habiter.
L’énoncé de l’animalité humaine appartient aux sciences de la vie, mais il
n’appartient pas à la vie – aux actes singuliers qui sont chaque fois les
nôtres, et qu’une science accomplie devrait savoir ne pas oublier.

Le gène, le cerveau, le singe55

Revenant sur les trois voies du naturalisme contemporain que nous


56
explicitions plus haut , on découvre un savoir déserté – un savoir dont le
sujet parlant se serait absenté. C’est un savoir tendanciellement séduisant, si
l’on entend par là qu’il tend à nous « attirer à lui » (se-ducere) et à annuler
chez nous toute forme de recul critique. Nous n’y sommes plus : le gène, le
cerveau et le singe sont devant nous comme de véritables fétiches qui nous
laissent sans voix et sans ressort. Entendons par là des êtres qui ne sont pas
nous, mais qui nous fascinent assez pour que nous puissions projeter en eux
ce que nous pensons être l’essentiel de nous-mêmes.
La biologie de l’évolution, tout d’abord, nous entretient de gènes qui sont
souvent présentés comme les véritables acteurs de l’anthropogenèse. C’est
du moins le ton que prend la génétique lorsqu’elle se vulgarise, sa manière
la plus attendue de faire sensation, du côté d’une certaine toute-puissance
du gène. C’est comme si l’évolution n’était pas l’affaire de vivants qui
« font » leur vie, dans un débat chaque fois singulier avec l’environnement :
des vivants qui aménageraient un milieu où vivre, travailleraient à
l’optimisation des conditions de cette vie, improviseraient des stratégies
reproductives efficaces, bref préféreraient vivre que ne pas vivre. C’est ce
substrat comportemental des différentes activités vitales que subvertit une
certaine biologie de l’évolution lorsqu’elle fait du gène la véritable « unité
de sélection », ou le « réplicateur » dont les organismes ne seraient que les
57
« véhicules » passifs . Haussée au rang de sujet grammatical, l’ingénierie
génétique semble alors « faire » l’évolution plutôt qu’elle ne stabilise, en les
encodant au niveau moléculaire, les succès comportementaux et adaptatifs
des organismes.
De la même façon, les neurosciences, dans la manière qu’elles ont de se
réfléchir et de se dire, ont su progressivement élever le cerveau au rang
d’acteur véritable de la vie humaine. Par une série de « petites altérations
grammaticales » finissant en recatégorisation implicite, « on observe un peu
partout le glissement du “cerveau du déprimé” au “cerveau déprimé”, du
58
“cerveau du criminel” au “cerveau criminel”, etc. » . C’est directement le
cerveau ici, non l’être humain, qui serait déprimé ou criminel. L’erreur,
comme le note Denis Forest, est « méréologique » : elle confond une partie
de la personne agissante avec cette personne elle-même, ou la condition de
possibilité d’une capacité avec cette capacité elle-même59. Une certaine
inflation des attentes médicales placées en lui, comme une pratique de plus
en plus courante de l’imagerie cérébrale (IRM), concourent ainsi à faire du
cerveau une donnée nouvelle et incontournable du discours ambiant. C’est
une donnée épistémiquement rassurante : à rebours des « ténèbres de
l’introspection » et du caractère insaisissable des états mentaux, le cerveau
est un organe matériel qui situe l’esprit et lui assigne un lieu empirique
clairement repérable. Il conforte une psychologie spontanément mentaliste
(mes pensées sont « dans la tête ») et matérialiste (c’est mon cerveau qui
« produit » ces pensées). La même expérience en psychologie apparaîtra
toujours plus sérieuse aux yeux des étudiants quand elle est appuyée par des
images fonctionnelles que quand elle ne l’est pas : à tous égards, les
60
explications cérébrales sont séduisantes . Elles ont l’évidence du bon
sens : elles nous disent où nous sommes, et ce d’une manière fiable,
palpable, irréfutable.
Comme le gène, comme le cerveau, le singe nous apparaît comme un
troisième fétiche. Que les grands singes puissent si facilement fournir les
précurseurs d’une vie humaine, sans que cette vie et ses comportements
caractéristiques soient véritablement interrogés dans cette comparaison ;
qu’en particulier ils nous soient présentés comme détenant le secret de notre
socialité (conscience de soi, empathie, morale, politique) sans que notre
expérience de sujets sociaux (et de sujets transformés par cette socialité)
compte dans la réflexion est loin d’aller de soi. Tout se passe comme si
l’être humain se contemplait à distance de lui-même, en un lieu où, comme
sujet vivant, il n’est plus.
L’éclat de la scène primatologique rejoint ainsi le prestige de la
neurobiologie cérébrale et de la génétique. Le singe, le cerveau et le gène
61
nous sont devenus de véritables « icônes culturelles ». À travers elles, le
vivant humain se pense non depuis soi mais depuis un dehors de lui-même
dont il escompte le plus grand profit scientifique. La première conséquence
de cette raison altérée (rendue autre à elle-même), c’est une véritable
autocontradiction performative. Car, qu’on le veuille ou non, les sciences de
la vie sont des sciences de l’homme, au sens du génitif subjectif : des
sciences faites par l’homme, donc des prestations subjectives et rationnelles
propres au vivant humain, et non des processus mécaniquement induits en
lui par un cerveau, une génétique ou une animalité toutes-puissantes.
Confier à de telles entités le soin de rendre possible la science, c’est
directement contredire ce que nous faisons lorsque nous faisons la science.
C’est naïvement croire que celle-ci peut se faire par la seule intercession du
naturel en nous, et non parce que des sujets vivants prétendent se mettre
d’accord autour d’expériences communes. S’aperçoit ainsi dans le
zoocentrisme contemporain l’exercice d’une schize permanente. Nous
sommes épistémologiquement schizophrènes chaque fois que nous posons
scientifiquement que l’homme est un animal comme les autres. Car nous le
disons et donc le prétendons, non pour soi seul mais universellement et pour
tout vivant possible : c’est ce que parler veut dire. Nous le disons selon une
institution (le langage) que nous ne connaissons à aucun animal. Nous le
disons en visant une vérité objectivement partageable et donc en produisant
62
une « aliénation du Je à lui-même », une altération rationnelle du subjectif
que l’animal, tant qu’il ne parle ni ne s’institue, n’a aucune raison de vivre.
« Celui qui dit “L’homme ne fait pas exception” fait, lui, exception en tant
que celui qui le dit […]. Nous sommes celui qui fait l’objet, et donc qui
63
n’est pas l’objet . » Le langage, mais plus généralement les différentes
formes de vie qui font notre humanité, ne peuvent se dénier elles-mêmes
sans pragmatiquement se contredire et manifester par là leur nécessité.
Au prix des contradictions les plus flagrantes, c’est donc désormais la
vie, la vie devenue pur spectacle et nous dépossédant de nous-mêmes, que
nous interrogeons pour savoir qui nous sommes. C’est à elle, mais
objectivée et comme dévitalisée, que nous confions le secret de notre être. Il
y a là une hétéronomie nouvelle, et une hétéronomie d’autant plus
étonnante qu’elle atteint en son cœur une conscience prétendument
autonome. Car croire à l’évolution, aux pouvoirs du cerveau et aux
capacités des singes, c’est habiter le camp du progrès. C’est tourner la page
du préjugé métaphysique, de la spéculation spiritualiste, de l’homme créé
unique à l’image du Dieu unique ; c’est prendre le parti, courageusement et
toutes illusions perdues, de la science et de son empirisme ; c’est en rabattre
une bonne fois sur l’orgueil humain. Pourtant ce pathos du
désenchantement du monde apparaît moins lucide et désenchanté qu’il n’y
paraît. Car même là, même du côté du côté du progressisme, il y a des
dieux. L’animalité humaine, ou la trinité qui en tient lieu dans le discours
commun (le gène, le cerveau et le singe), est comme le Dieu de Feuerbach :
une instance dans laquelle l’homme contemple passivement son essence,
une humanité confisquée.
L’animalité humaine est le fait d’une raison qui exige que l’humain lui
soit « révélé » comme autrefois les mystères, et sans qu’elle ait à s’engager
elle-même dans son discours. Il en va ici comme de ces films donnant à
voir, en vue panoramique et en accéléré, les flux circulatoires d’une grande
ville. Piétons, voitures, avions, le tout sous l’alternance mécanisée des
éclairages naturel et artificiel, reconstituent une vie urbaine dans laquelle il
n’y a plus personne pour faire ce qu’il fait et savoir où il va, pour jouer le
rôle qui est le sien au moment où il le joue, enfin pour être celui qui, à
chaque pulsation de sa durée singulière, s’enrôle dans le jeu de la vie
humaine. Prendre les choses d’en haut, adopter le point de vue de nulle part,
désubjectiver l’analyse, c’est ne plus voir que la fourmilière. C’est
abandonner la vie urbaine pour la mécanique des flux, soumise, comme seul
moyen de son organisation, à une ingénierie supérieure. Mais la nécessité
de recourir à un grand horloger, l’idée d’une gestion technique et toute-
puissante des flux, analogue à l’instinct des animaux sociaux, ne fait que
suppléer l’abandon du point de vue en première personne. Si tout
fonctionne sans heurts ce n’est pas parce qu’une conscience souveraine en a
décidé d’en haut ; c’est d’abord parce que chacun sait ce qu’il a à faire, et le
sait au niveau qui est le sien. Même l’ingénieur qui règle ces flux, s’il y en a
un, doit faire avec ce que savent faire le piéton, le cycliste, l’automobiliste.
« L’extraordinaire accord de milliers de dispositions – ou de volontés – que
supposent cinq minutes de circulation automobile sur la place de la Bastille
64
ou de la Concorde » n’est extraordinaire et requiert une intercession
supérieure que lorsqu’on feint d’oublier le plan phénoménal où se
rencontrent des dispositions et des volontés.
Une primatologie fantasmée, une mystique du gène ou des neurosciences
toutes-puissantes, mais plus généralement l’affirmation univoque de
l’animalité humaine, sont comme l’administration technique surplombant la
fourmilière humaine : ce sont des énoncés démissionnaires. En chacun
d’eux l’oubli du sujet de l’expérience se paie inévitablement d’un retour du
refoulé, sous la forme d’un super sujet – un cerveau, des gènes ou un
ancêtre primate qui seraient à l’initiative de notre humanité, et qui
compenseraient métaphysiquement ce que la méthode n’a pas su donner.
C’est dire que le naturalisme, lorsqu’il parie sur les seules ressources des
sciences de la nature, lorsqu’il confie l’élucidation du phénomène humain
aux seules procédures de l’objectivation scientifique, s’expose à chacun de
ses pas à l’hétéronomie. Nous n’avons rien à gagner à une telle démission.
Car chaque fois que nous fétichisons la science et que nous nous
agenouillons devant elle nous perdons l’essentiel de ce que, comme vivants
humains, nous faisons et vivons. En nous exilant sur le plan d’objectivité
radicale qui est celui des sciences de la nature, en nous désengageant au
profit d’entités comme le cerveau, les gènes ou nos ancêtres primates, en
confiant à de telles idoles l’invention et la maintenance de notre humanité,
nous abandonnons tout ce que le point de vue en première personne aurait
pu, concrètement et sobrement, nous apprendre sur nous-mêmes.

Notes
1. Francis Wolff, Notre humanité, op. cit., p. 11.
2. On cite en général à l’appui de cette seconde thèse la fameuse déclaration de Darwin : « Mon
objectif […] est de montrer qu’il n’existe aucune différence fondamentale entre l’homme et les
mammifères supérieurs pour ce qui est de leurs facultés mentales […]. La différence entre l’esprit de
l’homme et celui des animaux supérieurs, aussi grande soit-elle, est certainement une différence
de degré et non de nature » (Charles Darwin, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe,
op. cit., p. 150 et 214).
3. Cf. Daniel Andler, La Silhouette de l’humain. Quelle place pour le naturalisme dans le monde
d’aujourd’hui ?, Paris, Gallimard, 2016, p. 333.
4. Cf. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 249-250.
5. Cf. Barry Stroud, « The Charm of Naturalism », in Mario De Caro et David Macarthur,
Naturalism in Question, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2004, p. 22 : « En général ce
qui est en question n’est pas d’être “naturaliste” ou non, mais plutôt de savoir ce qu’on doit inclure
ou non dans notre conception de la “nature”. »
6. Cf. Rudolf Carnap, Hans Hahn et Otto Neurath, « La conception scientifique du monde : le
Cercle de Vienne », in Antonia Soulez (éd.), Manifeste du Cercle de Vienne, Paris, PUF, 1985.
7. Theodosius Dobzhansky, The American Biology Teacher, 1973, vol. 35, p. 125-129.
8. Cf. Richard Dawkins, Le Gêne égoïste, trad. L. Ovion, Paris, A. Colin, 1990.
9. Cf. Jerome H. Barkow, Leda Cosmides et John Tooby, The Adapted Mind. Evolutionary and the
Generation of Culture, New York, Oxford University Press, 1992.
10. Sur la thèse de la « réalisabilité multiple » des séquences cognitives, cf. Hilary Putnam, Mind,
Language and Reality. Philosophical Papers, vol. 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1975,
chap. 18 à 21.
11. Cf. Daniel Andler, La Silhouette de l’humain…, op. cit., p. 184.
12. Ibid., p. 122.
13. Ibid., p. 107.
14. Cf. Denis Forest, Neuroscepticisme. Les sciences du cerveau sous le scalpel de
l’épistémologue, Paris, Ithaque, 2015, p. 10-12.
15. Cf. Jean-Pierre Changeux, L’Homme neuronal, Paris, Fayard, 1983.
16. Cf. Julia Fischer, Monkeytalk. Inside the Worlds and Minds of Primates, Chicago, University of
Chicago Press, 2017.
17. Steven Pinker, Comprendre la nature humaine, trad. M.-F. Desjeux, Paris, Odile Jacob, 2005,
p. 50.
18. Cf. Francis Wolff, Notre humanité…, op. cit., p. 295.
19. Ernst Mayr, « Cause and Effect in Biology. Kinds of Causes, Predictability and Teleology are
o
Viewed by a Practicing Biologist », Science, 134, n 3489, 1961, p. 1501-1506.
20. Francis Wolff, Notre humanité…, op. cit., p. 321.
21. Ibid., p. 295.
22. Ibid., p. 346.
23. Pour reprendre la terminologie de Francis Wolff dans Notre humanité…, op. cit., première
partie, chapitres 3 et 4.
24. Cf. Jared Diamond, Le Troisième Chimpanzé. Essai sur l’évolution et l’avenir de l’humanité,
trad. M. Blanc, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2011.
o
25. Alain Prochiantz, « Mon frère n’est pas ce singe », Critique, n 747-748, 2009/8, p. 737.
26. Ibid., p. 742.
27. Frans de Waal, Le Singe en nous, op. cit., p. 217-220 ; également L’Âge de l’empathie, op. cit.
28. Richard Joyce, dans The Evolution of Morality (Cambridge [Mass.], The MIT Press, 2006),
revient sur une telle conception de la morale en faisant valoir contre elle le rôle constitutif du langage
dans l’invention des morales humaines.
29. Cf. en particulier La Politique du chimpanzé, trad. U. Ammicht, Paris, Le Rocher, 1982 ; De la
Réconciliation chez les primates, trad. M. Robert, Paris, Flammarion, 1992 ; Le Singe en nous,
op. cit. ; L’Âge de l’empathie, op. cit.
30. Cf. Frans de Waal, La Politique du chimpanzé, op. cit., p. 198.
31. Cf. Pascal Picq, L’homme est-il un grand singe politique ?, Paris, Odile Jacob, 2011 ;
également Qui va prendre le pouvoir ? Les grands singes, les politiques ou les robots, Paris, Odile
Jacob, 2007.
32. Frans de Waal, La Politique du chimpanzé, op. cit., p. 198.
33. Ibid.
34. Max Weber, Économie et Société, t. I. Les catégories de la sociologie, trad. J. Chavy et É. de
Dampierre, Paris, Agora/Pocket, 1995, p. 286.
35. Sur le problème posé par cette « politique sans parole », cf. Jean-Claude Monod, « Les grands
singes, la politique et la parole », art. cit., p. 76-77.
36. Frans de Waal, La Politique du chimpanzé, op. cit., p. 199.
37. Vercors, Les Animaux dénaturés, Paris, Le Livre de Poche, 2014, p. 174.
38. Cf. Daniel Andler, La Silhouette de l’humain, op. cit., p. 333.
39. John Searle, La Redécouverte de l’esprit, trad. C. Tiercelin, Paris, Gallimard « NRF Essais »,
1995, p. 24 et 79.
40. C’est la remarque que fait John Searle à propos du prestige étonnant dont a pu se targuer, dans
la première psychologie cognitive, la modélisation informatique du fonctionnement psychique :
« Aussi, le fait que les conceptions en question soient invraisemblables et aillent à l’encontre de nos
intuitions ne joue-t-il pas contre elles. Au contraire, que le fonctionnalisme et l’intelligence
artificielle soient complètement à contre-courant de nos intuitions, voilà qui peut apparaître comme
un grand mérite les concernant. Car n’est-ce pas le trait qui rend la physique aussi éblouissante ? »
(ibid., p. 40).
41. Alan G. Gross, The Rhetoric of Science, Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 95.
42. Daniel Andler, La Silhouette de l’humain, op. cit., p. 24.
43. Ibid., p. 80.
44. Barry Stroud, « The Charm of Naturalism », art. cit., p. 23.
45. Ibid., p. 27.
46. Ibid., p. 34.
47. Cf. infra, chapitre 4.
48. David Macarthur, « Taking the Human Sciences Seriously », in Mario De Caro et David
Macarthur (dir.), Naturalism and Normativity, New York, Columbia University Press, 2010, p. 133.
Sur ce refus caractéristique d’un certain naturalisme de considérer comme scientifiques les sciences
de l’homme, cf. Daniel Andler, « Le naturalisme est-il l’horizon scientifique des sciences
sociales ? », in Thierry Martin, Les Sciences humaines sont-elles des sciences ?, Paris, Vuibert, 2011,
p. 15-34.
49. Gilbert Ryle, La Notion d’esprit, trad. S. Stern-Gillet, Paris, Payot, 2005, p. 81.
50. Cf. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, « Quadrige », 1986.
51. Cf. Edmund Husserl, Recherches logiques. Tome 1. Prolégomènes à la logique pure, trad.
H. Élie, A. L. Kelkel et R. Schérer, Paris, PUF, « Épiméthée », 1994, chapitre 4.
52. John McDowell, L’Esprit et le Monde, op. cit., p. 23.
53. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », in Œuvres III,
trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2000, p. 313.
54. Ibid., p. 301.
55. Cf. la précieuse triade proposée par Christophe Lemerle dans Le Singe, le gène et le neurone.
Du retour du biologisme en France, Paris, PUF, 2014.
56. Cf. supra, p. 42-48.
57. Cf. Richard Dawkins, Le Gène égoïste, op. cit. Sur cette fétichisation du gène, plus
particulièrement aux États-Unis à partir des années 1990, cf. Dorothy Nelkin et Susan Lindee, La
Mystique de l’ADN, Paris, Belin, 1998 ; et dans le contexte européen, David Le Breton, « Le gène
o
comme patient : une médecine sans sujet », Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, n 1, 2007,
p. 15-31.
58. Denis Forest, Neuroscepticisme…, op. cit., p. 12.
59. Ibid., p. 83-84. Cf. également Vincent Descombes, La Denrée mentale, Paris, Minuit, 1995,
p. 103 : « Mais les conditions dans lesquelles nous pouvons faire quelque chose ne sont pas ces
capacités : le fait que Paul cesse d’être Paul si on le prive de son cerveau ne prouve pas que Paul soit
son cerveau, ni que ce soit en réalité son cerveau, et non lui, qui soit le sujet d’attribution des
prédicats psychologiques. »
60. Cf. Deena S. Weisberg et al., « The Seductive Allure of Neuroscience Explanations », Journal
o
of Cognitive Neuroscience, vol. 20, n 3, 2008, p. 470-477.
61. Cf. Dorothy Nelkin et Susan Lindee, « Du gène comme icône culturelle », La Recherche,
o
n 311, juillet-août 1998, p. 98-101.
o
62. Jean-Luc Marion, « Quelle exception ? », Le Débat, n 152, nov.-déc. 2008, p. 134.
63. Ibid., p. 134-135.
64. Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 7.
Chapitre 3

Un moralisme

On rencontre, à l’origine du zoocentrisme contemporain, une deuxième


motivation, cette fois de type moral. La question ici est celle de la
maltraitance des animaux. Mais ce qui est visé n’est pas directement cette
maltraitance ; c’est la représentation de l’animal qui la sous-tend
implicitement. Ceux qui cautionnent l’exploitation des différentes espèces
animales (leur élevage à des fins industrielles, les expérimentations en
laboratoire, la pêche et la chasse jusqu’à extinction des espèces) le font en
postulant une différence radicale et hiérarchique entre « eux » et « nous ».
La maltraitance se fondant sur un jugement qui sépare et distingue, ce serait
donc ce jugement ou cette théorie qui serait coupable et qu’il s’agirait de
combattre. Réassurer le lien qui nous rattache à l’animal, argumenter en
faveur d’une psychologie qui, sinon identique du moins similaire, rendra
ensuite possibles sur le plan pratique le respect et la bienveillance, tel est le
nerf de la guerre. On respecte mieux qui nous ressemble, ou qui ressemble à
ceux dont nous prenons soin.
Que vaut un tel raisonnement ? Ici la morale force le savoir (le savoir
comparé des psychologies humaine et animale) ; la prescription éthique
infléchit la description théorique ; le devoir-être décide de l’être. Cela
ressemble à un coup de force, à un abus : c’est la définition même d’un
moralisme. Se fait jour dans cet excès une nouvelle sensibilité, en forme de
scrupule de la pensée : moins la crainte de mal faire que de mal connaître
tout ce qui nous relie à l’animal. Pendant des siècles nous avons pu croire
que nous n’étions pas des animaux et c’est à cette croyance qu’il faut
renoncer parce qu’elle nous a donné licence du pire. L’ethos animaliste
s’affaire aujourd’hui autour de l’animal autant pour mieux faire que pour
mieux penser, donc sur un mode indissociablement pratique et théorique.
Comment comprendre cette moralisation du savoir ?
Nous voulons comprendre cette sensibilité morale nouvelle et, en elle,
l’infléchissement pratique du théorique ; pour ce faire nous passerons par le
redoublement philosophique de cette sensibilité dans ce qu’il est convenu
d’appeler l’« éthique animale ». L’animalisme contemporain a ceci de
particulier en effet que vont de pair en lui l’engagement dans la vie et la
1
réflexion savante, la militance concrète et la recherche universitaire . Ce qui
d’un côté se vit et se sent dans la chaleur des affects, d’un autre côté se dit
et s’écrit dans la rigueur du concept. Née au début des années 1970 à
Oxford, intronisée en 1975 avec La Libération animale de Peter Singer,
l’éthique animale s’est progressivement instituée comme un champ
d’études foisonnant, accompagnant de ses débats académiques l’essor d’un
nouvel engagement en faveur de la cause animale. C’est ce champ qu’on
interrogera ; c’est par son discours rigoureux et clair que nous tenterons
d’éclairer l’énoncé de l’animalité humaine.

La similitude des esprits

Au premier abord, l’énoncé de l’animalité humaine paraît central et


parfaitement structurant. Il semble bien représenter, pour le noyau
2
historique de l’éthique animale (Peter Singer et Tom Regan) , l’argument de
base de son « antispécisme ». Si nous traitons mal l’animal, si nous
l’instrumentalisons sans vergogne, si nous nous donnons licence d’en faire
notre propriété, c’est pour l’avoir conçu de manière « spéciste » : pour avoir
conçu l’espèce humaine distincte et supérieure, à l’instar de l’homme blanc
dans le « racisme » ou du mâle dans le « sexisme ». Au départ de la
maltraitance on trouve le spécisme comme énoncé théorique : l’être humain
n’est pas un animal, il est métaphysiquement séparé de son animalité par
son langage, sa raison ou sa pensée. La « supériorité » de l’être humain est
certes un jugement de valeur, mais il est clair qu’ici la valeur veut s’inscrire
dans l’être, pouvoir se prouver à travers l’exhibition de nos différentes
compétences. C’est parce que nous « sommes » ce que nous sommes – une
espèce à part, valant mieux que les autres – que nous nous autorisons à
traiter l’animal comme un moyen et non comme une fin.
Inversement, l’antispécisme, comme dans les différentes luttes pour
l’émancipation humaine, fonde son engagement sur la reconnaissance d’une
similitude avérée : le Blanc n’est pas fondamentalement différent du Noir
parce que la race est une notion scientifiquement non valide ; de la même
manière, on dira que l’être humain n’est pas fondamentalement différent de
l’animal, et là encore pour des raisons scientifiques : la théorie darwinienne
de l’évolution nous a en effet appris que l’espèce humaine était une espèce
animale, soumise comme les autres à un processus de mutation génétique et
de sélection naturelle auquel elle devait sa figure actuelle. En cela, « le
mouvement pour les droits des animaux est taillé dans la même étoffe
3
morale » que les mouvements de libération humaine. De part et d’autre une
similitude constatée fonde une égalité exigée. C’est parce que la science a
invalidé la notion de race que nous devons considérer le Noir à l’égal du
Blanc ; c’est parce que nous savons que la femme n’est pas moins humaine
que l’homme et qu’elle n’en diffère par aucune capacité fondamentale
qu’on doit les traiter à égalité ; de la même manière, c’est parce que nous
savons, grâce à l’évolutionnisme darwinien mais aussi aux neurosciences
contemporaines, que le fonctionnement cérébral et cognitif est le même
chez l’être humain et l’animal, à la complexité près, que nous ne pouvons
plus priver l’animal de considération morale. De part et d’autre la
communauté morale attendue reçoit avec gratitude le renfort de la
démonstration scientifique ; la libération, pour être effective sur le plan
moral, veut passer par un décloisonnement intellectuel, une critique des
représentations qui enferment « l’autre » (le Noir, la femme, mais aussi
l’homosexuel ou le handicapé, enfin l’animal) dans une catégorie séparée.
La logique est la même : des deux côtés, des faits, des descriptions ou des
redescriptions légitiment des règles, des prescriptions ou des corrections.
Cette logique, du reste, est d’abord celle de l’adversaire. C’est parce qu’il
se trouve des gens pour croire à une biologie raciale, à une essence du
féminin ou à un esprit humain supra-naturel, qu’il faut montrer le contraire
et donc se situer sur le terrain où c’est un fait qu’il n’y a ni races, ni éternel
féminin, ni intellect agent. C’est pourquoi on retrouve dans l’animalisme
la même structure argumentative que dans l’anthropocentrisme, mais
renversée : de même que l’exception humaine servait naguère
4
d’anesthésiant affectif autorisant tous les sévices , la similitude des esprits
aura pour fonction de stimuler un sentiment réparateur et de favoriser une
nouvelle alliance. La logique de l’adversaire était une logique de la
« discrimination » : séparer pour maltraiter, conforter l’altérité pour
cautionner la faute, selon un glissement sémantique de la différence à la
préférence, de la distinction au mépris et ultimement au « crime ». La
logique antispéciste au contraire sera de « libération » : ouvrir les cages
mentales qui enfermaient l’animal dans une illusoire altérité, le voir de
notre côté, et fonder alors sur cette communauté un nouveau respect
5
pratique. Tel serait donc l’« argument de la similitude » : si rien d’essentiel
ne nous distingue des autres espèces animales, alors il faut leur accorder
une considération morale égale.
Un traité d’éthique animale commence le plus souvent par cette
gigantomachie obligée : Descartes, en malin génie séparant
métaphysiquement l’homme (pensant) de l’animal (mécanisé), face à
Darwin, en bon génie assurant la filiation et la similitude des esprits. À
l’hypothèse cartésienne des animaux-machines répond l’hypothèse
darwinienne d’une psychologie commune à tous les animaux, humains
compris :
Mon objectif […] est de montrer qu’il n’y a aucune différence fondamentale entre l’homme et les
mammifères supérieurs pour ce qui est de leurs facultés mentales […]. La différence entre l’esprit de
l’homme et celui des animaux supérieurs, aussi grande soit-elle, est certainement une différence de
6
degré et non de nature .

D’un côté une métaphysique d’inspiration théologique, déniant par


7
exemple toute sensibilité aux animaux ; de l’autre une science réparatrice,
faisant de l’homme un « compagnon voyageur des autres espèces dans
8
l’odyssée de l’évolution ». D’un côté la discrimination, de l’autre la
libération. D’où une victoire sans surprise :
Dans le combat des théories opposant Cartésianisme et Darwinisme, lorsqu’il est question de savoir
9
quelle est la nature de l’esprit et quelles créatures possèdent une vie mentale, le Cartésianisme perd .

Or le point important ici, c’est qu’en confrontant Descartes à Darwin on


les installe sur un même champ de bataille : un champ où ce n’est pas
directement la morale qui mène le jeu, mais avant elle la science ou la
10
philosophie . Telle était par exemple la logique à l’œuvre dans le Projet
11
Grands Singes (Great Ape Project) de 1993 . Le projet d’étendre aux
grands singes anthropoïdes certains droits fondamentaux réservés jusque-là
aux humains (droit à la vie, à la protection de la liberté individuelle, à la
prohibition de la torture), ce projet d’une « égalité au-delà des humains »
présenta, comme le précise la déclaration liminaire, un ensemble
d’« arguments d’ordre éthique, fondés sur l’évidence scientifique que les
12
chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans méritent cette extension ».
On fit ainsi valoir les différents degrés de conscience de soi, d’intelligence
instrumentale et technique, de communication langagière ou de sens de la
13
justice repérables chez les grands singes . De même on dénonça la
contradiction qui consistait à profiter de la forte proximité génétique et
physiologique qui nous reliait à ces espèces pour en faire des outils
d’expérimentation, et à leur refuser pourtant le statut moral qu’une telle
14
proximité aurait dû justifier .
Pour autant, ce type d’argumentation n’est pas sans risques. Il semble
naturel de vouloir traiter de manière semblable des êtres semblables. Mais
c’est faire reposer la justice sur une prémisse théorique. Or ce type de
prémisses est par définition fragile, et le sera toujours plus qu’un principe
moral. On peut toujours contester un énoncé scientifique, a fortiori
philosophique – le débattre, le renverser, l’apercevoir un jour périmé. C’est
pourquoi nous aurions sans doute quelques bonnes raisons de prendre nos
15
distances à l’égard de l’argument de la « similitude des esprits ». Il est
certes psychologiquement intéressant, du point de vue des motivations qui
concourent à la cause animale : on s’intéresse plus facilement à des êtres
16
qui nous ressemblent et auxquels on peut s’identifier . Mais comme on va
le voir, c’est un argument fragile. Et c’est pourquoi, si central qu’il paraisse
dans les différentes éthiques animales, il n’est pas réellement assumé, sinon
en lisière de leur discours. Même s’il revient souvent par la bande, ces
éthiques ont d’évidentes raisons de s’en méfier jusqu’à même, parfois, en
présenter une critique systématique.

La critique de la similitude des esprits

La théorie des droits de Gary Francione, par exemple, présente l’un des
réquisitoires les plus résolus contre l’idée que la similitude des esprits
puisse fonder notre considération morale envers l’animal. Trois types
d’arguments sont ici à l’œuvre.
Le premier est psychologique : il démontre l’inefficacité d’une telle
théorie. Même lorsque nous aurons réuni « les preuves empiriques
nécessaires pour pouvoir conclure en toute certitude qu’il existe au moins
17
quelques êtres non humains doués d’un esprit semblable au nôtre », même
18
à ce moment-là les gens continueront à « nier l’évidence ». Pour preuve,
les fameux 98,4 % d’ADN que nous partageons avec les chimpanzés ne
nous empêchent nullement d’« emprisonner [ceux-ci] dans les zoos et de les
utiliser comme cobayes dans des expériences biomédicales19 ». En réalité et
e
comme le prouve la multiplication au XIX siècle de pseudo-sciences
racistes, la preuve d’une similitude et même d’une identité des esprits « est
au fond bien peu de chose aussi longtemps que subsistent une raison et un
20
désir quelconques d’exercer une discrimination ». Le savoir et la preuve
ne convaincront jamais que ceux qui veulent bien se laisser convaincre. La
tâche est sans fin : la route sera encore fort longue, prévoit Francione,
lorsque, ayant enfin achevé la démonstration de notre similitude cognitive
avec les grands singes, si proches de nous d’un point de vue évolutif, il
faudra ensuite s’atteler à prouver notre similitude avec les vaches, les
21
cochons, les moutons, les lapins et les poulets . Il n’existe pas en la
matière d’argument ultime, tel que se plaisait à l’imaginer Robert Nozick :
un argument philosophiquement si puissant que celui qui le refuse serait
22
immédiatement foudroyé par un orage cérébral, et anéanti à tout jamais .
La charge de la preuve est ici épuisante et ne fera jamais qu’« empêcher,
comme le remarque Taimie Bryant, et repousser à plus tard le
23
développement de stratégies concrètes et locales ». C’est pourquoi le bon
sens serait sans doute de « passer l’étape de la justification et de s’atteler
24
directement à la tâche de sauver des vies animales ».
Cette impuissance psychologique à convaincre ceux qui ne veulent pas
l’être nous renvoie en réalité à un second argument, plus profond : à une
impossibilité de type ontologique. Pourquoi s’acharner sur les compétences
cognitives de certains animaux, alors qu’elles ne sont manifestement pas le
cœur du problème ? Pourquoi la conscience de soi ou la syntaxe
prédicative, par exemple, mériteraient-elles davantage le respect que la
capacité de voler, ou de respirer dans l’eau ? Ou encore, demande
Francione, en quoi la capacité de conduire des automobiles ou de suivre des
cours à l’université « devraient-elles avoir une quelconque incidence sur la
question de savoir s’il est légitime de se nourrir de chair animale ou d’en
25
tirer profit dans le cadre d’expérimentations médicales » ? On reconnaît
26
ici le fameux argument du « sophisme naturaliste » (naturalistic fallacy) :
aucun fait naturel n’a le pouvoir de nous obliger moralement ; un fait, parce
qu’il n’est qu’un fait, ne saurait faire droit ; il ne peut nous « nécessiter » à
agir de telle ou telle manière. Si les gens se laissent si difficilement
convaincre, c’est au fond parce qu’ils n’ont aucune raison valable de l’être
de cette manière. Seule une pétition de principe peut décider qu’une
propriété donnée, plutôt qu’une autre, mérite notre considération morale. Le
saut du fait au droit est arbitraire, au double sens du terme : « immotivé »,
et du coup relevant du seul « libre arbitre ».
On pourrait par exemple noter, en prolongement de cette argumentation,
que l’insistance des promoteurs du Projet Grands Singes à souligner la
parenté cognitive entre humains et grands singes est loin d’être étrangère au
paradigme cognitiviste et à sa prévalence historique. Tout comme c’est un
choix d’époque d’alléguer la fameuse parenté génétique entre eux et nous.
Un tel choix fait primer la parenté phylogénétique, et donc met en vedette
les grands singes ; mais on pourrait aussi bien faire valoir l’analogie plutôt
que la filiation, et pointer des similitudes anatomiques ou comportementales
entre des espèces génétiquement plus éloignées, comme c’est le cas avec les
loups ou les dauphins27. En réalité, comme le remarque Bernard Baertschi,
conclure d’une prémisse naturelle donnée à une conclusion normative, c’est
28
toujours sous-entendre une mineure opérant le passage de l’une à l’autre .
En éthique médicale, par exemple, le sophisme naturaliste recouvre le plus
souvent une décision axiologique en faveur de la vie : entre « Le scanner a
détecté une tumeur dans l’estomac de ce patient » et « Donc il faut
l’opérer » s’intercale ce principe normatif : « Or la vie est un bien que nous
29
avons le devoir de conserver . » De même, dire que les chimpanzés, parce
qu’ils passent avec succès le test du miroir et qu’ils ont une conscience de
soi, méritent une considération morale égale à la nôtre, c’est sous-entendre
que la conscience de soi appelle le respect et que nous avons le devoir de la
favoriser. Le passage de l’être au devoir-être recouvre toujours une décision
normative plus ou moins explicite mais quoi qu’il arrive arbitraire en son
principe (historiquement et culturellement contingente). Une compétence
cognitive donnée ne saurait posséder de force morale ; à elle seule, elle est
30
bien incapable d’obliger nos comportements .
Ajoutons une troisième et dernière objection, de type historique, que
Francione ne présente qu’indirectement. Il note que la tradition utilitariste
se défend mal d’un retournement de l’argument de la similitude en faveur
d’une différence cognitive donnant, finalement, une plus grande valeur aux
êtres humains. Pour Bentham et Singer les êtres humains, parce qu’ils ont
une conscience de soi plus développée, ou un sens plus précis de ce que leur
réserve l’avenir, ont davantage intérêt que les animaux non-humains à la
préservation de leur existence, ce qui leur donne plus de poids dans la
balance universelle des intérêts. C’est ce que stigmatise Francione : « Bien
décidé à récuser la corrélation traditionnellement établie entre les
caractéristiques cognitives et le statut moral, Bentham s’est en fait contenté
31
de la réintroduire sous une autre forme . » Or ce reproche d’inconséquence
est important. Car transparaît à travers lui que l’argument de la similitude
n’est jamais loin de son contraire spéciste. Et s’il n’en est jamais loin, s’il
peut toujours se renverser et lui donner raison, c’est parce qu’il obéit,
comme on l’a vu, à la même logique. L’arbitraire est le même ; dans les
deux cas une propriété contingente est choisie comme source de dignité,
valorisant soit la seule espèce humaine (spécisme), soit plusieurs espèces
(similitude des esprits). Certes l’arbitraire s’affiche explicitement et sans
vergogne dans le premier cas, qu’on peut appeler avec James Rachels le
« spécisme absolu32 » : ici le seul fait d’une appartenance biologique
(l’appartenance à l’espèce humaine) entend être source de valeur et
m’obliger moralement. Mais comme le remarque Rachels, le spécisme est
souvent à l’œuvre d’une manière plus discrète, dans ce qu’il appelle le
33
« spécisme conditionné » : c’est alors le fait d’être doué de certaines
capacités psychologiques qui garantit la considération morale. Ainsi
raisonnent ceux qui décèlent des propriétés communes aux hommes et à
certains animaux, et pour cette raison projettent d’octroyer à ces derniers
des droits fondamentaux. Mais quel que soit le spécisme envisagé, qu’il soit
absolu ou conditionné, dans les deux cas un droit moral, réservé à l’espèce
humaine ou bien outrepassant les frontières de cette espèce, se justifie à
partir de la possession d’un attribut donné. Or en quoi, sinon en vertu d’une
décision arbitraire, un simple attribut psychologique devrait-il faire droit ?
Inversement, pourquoi le fait de ne pas posséder cet attribut autoriserait-il
« le fait de mettre des produits chimiques dans les yeux des lapins pour
34
tester la “sécurité” d’un nouveau shampoing » ? Ainsi l’argument de la
similitude des esprits nous fait-il glisser continûment du spécisme absolu
(« Nous les humains… ») au spécisme conditionné (« Nous, les animaux
rationnels… »), mais revient finalement à repousser un peu plus loin le
périmètre de protection du droit.
Cette troisième objection est sans doute la plus importante. Car si on la
suit jusqu’au bout, elle signifie que l’argument de la similitude prolonge sur
le terrain de l’animalisme la logique de hiérachisation et d’exclusion qui
était celle de l’anthropocentrisme. Un animal ne peut être « sauvé » (se voir
attribuer un statut moral) qu’à condition de posséder ce que l’homme
possède : langage, conscience de soi, sens du futur, etc. Il passera alors du
bon côté de la frontière, du côté de ceux qui méritent respect ; mais la
frontière, pour avoir été repoussée d’un cran, restera une frontière. Il y aura
toujours un « nous » (élargi) opposé à un « eux ». C’est le problème ultime,
et sans doute le plus litigieux, pointé par Francione : « Tracer une frontière
et donner la priorité à certains animaux comme étant plus dignes de
protection que les autres est ce à quoi nous mène vraisemblablement
35
l’argument de la similitude . » D’où une échelle graduée dans la protection
des différentes espèces animales ; d’où une hiérarchie dont l’homme occupe
le sommet. L’argument de la similitude des esprits n’a que l’apparence de la
générosité : il est certes plus inclusif que l’anthropocentrisme ; mais parce
qu’il s’appuie sur des capacités dont la forme canonique est donnée chez
l’être humain, il prend celui-ci pour mesure de l’animal. À cette aune,
l’animal ne sera jamais qu’un homme diminué.
L’objection est de type historique : elle consiste à montrer qu’un certain
animalisme reste, à son corps défendant, tributaire de l’anthropocentrisme
d’antan. Elle est du reste fréquemment adressée au Projet Grands Singes :
pourquoi les grands singes, plutôt que les cochons ou les poulets de
batterie ? La frontière est arbitraire ; et elle l’est d’autant plus que rien
d’autre ne la justifie finalement qu’une « dignité basée sur le degré de
proximité d’un animal à l’égard des caractéristiques humaines36 ». On
remarquera d’ailleurs que le projet ne consistait pas à reconnaître les droits
des grands singes comme des droits propres à leur espèce mais, de manière
significative, comme des « droits de l’homme pour les grands singes non
37
humains ». C’est une objection qu’on peut adresser de la même manière à
la théorie des droits d’un Regan par exemple, lorsque celui-ci semble
définir la « valeur inhérente » des mammifères supérieurs à partir de
caractéristiques cognitives comme la croyance, le désir, la mémoire ou
38
l’identité psychophysique à travers le temps : le cercle de la dignité
morale s’est certes agrandi mais reste un cercle, inclusif et donc
nécessairement exclusif ; Regan n’est plus spéciste mais il semble faire le
39
jeu d’un « mammiférisme ». Comme l’ajoute Tristan Garcia, « un
animaliste tel que Regan est condamné à faire en dernière instance ce qu’il
reproche si vertement au spéciste : produire un critère du nous qui, sous
couvert de sanctionner la manifestation de certaines qualités ou
40
compétences, recouvre en définitive une certaine subdivision du vivant ».
Ainsi ce n’est pas le choix de telle ou telle qualité qui est à réviser, mais
l’idée même qu’une qualité psychologique puisse fonder une communauté
morale. Car par là se proroge une logique taxinomique qui sera toujours
d’exclusion. Il suffirait pour s’en convaincre de voir combien une telle
logique peut être dommageable à l’intérieur de l’espèce humaine :
On ne peut prétendre que les Noirs doivent être respectés autant que les Blancs parce qu’ils sont aussi
intelligents qu’eux, sans suggérer que les humains moins intelligents que les autres méritent le
41
mépris .

Le primat de la sensibilité

C’est dire que l’argument de la similitude des esprits possède un étrange


statut dans les différentes éthiques animales. Quand on dépasse le seuil
pédagogique de leur discours on le voit à peu près partout tenu en respect.
Comme on vient de le voir, c’est un argument stratégiquement faible (qui
condamne l’animalisme à rester cantonné dans le préambule d’une
démonstration sans fin), ontologiquement inconsistant (renvoyant au choix
arbitraire de valoriser telle propriété plutôt que telle autre), et
conceptuellement archaïque (héritant de l’adversaire sa logique
hiérarchisante et anthropocentriste). Et pourtant l’argument hante les
42
éthiques animales, sous la forme d’un « cognitivisme moral » assez
largement répandu. On le présente la plupart du temps en passant, comme
une conviction personnelle qui ne sera pas développée. Tribut payé à la
conceptualité prémoderne de l’adversaire (quand la nature était une
« échelle de la nature »), ombre portée de l’argumentation métaphysique
dans une argumentation égalitaire et démocratique, c’est un argument
fantôme, présent çà et là sans jamais être pleinement assumé.
C’est pourquoi l’essentiel, on le voit bien, est ailleurs. C’est même un
point commun à l’éthique animale sous ses différentes factures (utilitarisme
de Peter Singer, théorie des droits de Tom Regan et Gary Francione, éthique
du Care de Brian Luke, éthique évolutionniste et individualiste de James
Rachels, théorie politique de Sue Donaldson et Will Kymlicka, pour ne
mentionner que les plus connues) : ce qui appelle la considération morale
de l’animal, et une considération morale égale à celle que nous accordons
aux êtres humains, ce n’est pas la raison, le langage ou le degré
d’intelligence. C’est toujours, ultimement, la sensibilité. En cela, la fameuse
phrase de Bentham est fondatrice pour l’ensemble de ces éthiques : « La
question n’est pas : “peuvent-ils raisonner ?”, ni “peuvent-ils parler ?”, mais
43
“peuvent-ils souffrir ?” . » C’est bien la sensibilité (sentience), la capacité
d’éprouver plaisir ou douleur, bien-être et souffrance, et non nos différentes
compétences cognitives, qui confère un statut moral à l’animal.
Or il faut bien comprendre : la sensibilité n’est pas une caractéristique
biologique ou cognitive comme les autres. Si elle peut assumer ce rôle
fondateur, si elle est ce qui universellement fait droit pour toute
réhabilitation du statut moral de l’animal, c’est justement parce que, à la
différence des autres caractéristiques, elle fait autorité par elle-même et
avant toute démonstration scientifique. Elle est bien un fait – pour des
raisons biologiques objectives certains êtres sont sensibles à la douleur,
d’autres non –, mais un fait qui paradoxalement écarte tous les faits ; une
caractéristique naturelle, mais qui s’oublie comme telle au profit d’une
injonction directement morale. C’est pourquoi on l’aperçoit indemne des
trois objections qui grèvent l’argument de la similitude des esprits.
Elle possède tout d’abord une efficacité psychologique que n’aura jamais
un argument théorique. Même si on peut être plus ou moins sensible aux
souffrances d’un animal et même si la variété des espèces animales
modalise fortement les degrés de notre empathie, la souffrance de l’animal,
au moment où je l’éprouve, est vécue dans ma chair et appelle une réaction
immédiate. Elle me concernera toujours plus intimement qu’un énoncé de
type théorique. Comme le remarque Brian Luke, les motivations d’un
animaliste (de quelqu’un pour qui l’amélioration du sort des animaux est
devenue un souci et un combat) renvoient moins à un raisonnement
intellectuel et comparatif qu’à un effroi directement ressenti :
Mon opposition à l’exploitation institutionnalisée des animaux n’est pas fondée sur une comparaison
entre le traitement des humains et des animaux, mais sur la prise en compte du tort causé aux
animaux en lui-même. Je réagis directement aux besoins et à la situation des animaux utilisés dans la
44
chasse, l’élevage et la vivisection .

C’est ainsi que le parcours biographique des militants de la cause animale


a souvent pour origine un événement traumatique expérimenté en abattoir,
en batterie d’élevage ou à la ferme. Même si la balance de l’équité vient
ensuite pondérer la charge émotionnelle, et même si le combat animaliste a
pour lui de savoir s’argumenter, il n’empêche que le premier jugement est la
plupart du temps de la vie, avant d’être de la pensée.
Or, comme avec l’argument de la similitude des esprits, les aléas de la
psychologie renvoient ici à des raisons d’ordre ontologique. Que la douleur
d’un animal puisse m’affecter directement, que sa sensibilité me touche au
point de me mobiliser toutes affaires cessantes, nous situe à l’opposé d’un
donné naturel ou cognitif, et de l’impuissance d’un tel donné à plaider sa
propre cause. La sensibilité n’est pas concernée par l’objection du sophisme
naturaliste. Qu’elle soit directement vécue ou vécue par empathie, la
douleur est un donné immédiatement injonctif, qui suspend d’emblée toute
indifférence et toute neutralité. Elle est moins un donné qu’un combat, et ce
pourrait même être sa définition, comme celle qu’en donne le biologiste
hollandais Buytendijk : « Le problème de la douleur coïncide avec le
45
problème de la lutte contre la douleur . » La douleur serait une justice que
l’organisme réclame pour lui-même, un droit qu’il se fait de ne plus souffrir.
Pour qui accepte de la voir en face, elle est une évidence – une évidence de
type moral, qui nous engage nécessairement de son côté. Comme dit Peter
Singer : « Si un être souffre, il ne peut y avoir aucune justification morale
pour refuser de prendre en considération cette souffrance46. » L’animaliste
est un vivant qui, ayant choisi de ne plus se détourner de la douleur de
l’animal, porte en soi l’urgence de cette douleur, l’impossibilité de se
reposer d’elle dans une considération désintéressée. Il ne voit pas comment
argumenter ni pourquoi il le ferait, étant d’ores et déjà enrôlé par cette
évidence de la douleur :
Il est difficile d’argumenter une lapalissade, tout ce que l’on peut dire étant par avance superflu. Si
une phrase tautologique ne convainc pas d’elle-même de sa vérité toute personne sensée, alors quel
47
argument, quel autre développement le pourra ?

En cela la sensibilité révoque d’entrée de jeu l’argument de la similitude


des esprits. Elle vaut par-delà tout argument, faisant droit par elle-même.
Elle est, comme dit Francione, « un critère suffisant d’intégration au sein de
la communauté morale, sans qu’il faille exiger la possession d’aucune autre
48
caractéristique cognitive ». Comment comprendre un tel pouvoir ?
Comment comprendre l’efficacité immédiatement morale de la sensibilité –
une efficacité telle qu’elle supplante d’entrée de jeu l’argument de la
similitude des esprits ? En réalité, la sensibilité n’a que l’apparence d’un
donné. Elle est certes un donné biologique, défini par la possession d’un
système nerveux capable d’alerter l’organisme sur ce qui peut lui nuire et,
au-delà de cette fonction « nociceptive », de redoubler ce signal d’alerte par
un vécu de douleur. Mais autant la nociception, comme comportement
d’évitement, et son substrat nerveux, comme matière vivante, sont
connaissables de l’extérieur et en troisième personne, autant la douleur (la
douleur vécue) échappe à cette neutralité de l’épistémique. Il faut vivre la
douleur pour la connaître ; et la vivre, c’est la connaître immédiatement
négative. La sensibilité polarise la vie de l’organisme, oppose ce qui est bon
ou mauvais pour cet organisme ; mais cette polarisation est ce qui vient en
premier, sans laisser le temps à l’organisme (comme au spectateur de
l’organisme) de rencontrer d’abord un donné objectif. À travers la
sensibilité, la vie est immédiatement affectée en bien ou en mal ou, comme
l’avait posé Jonas, d’emblée définie comme valeur. La sensibilité c’est la
vie se voulant tautologiquement elle-même contre la mort, ou voulant ce
qui est bon pour elle et fuyant ce qui lui est mauvais. C’est la vie incapable
de s’apercevoir de l’extérieur comme un « donné », la vie toujours déjà
embarquée pour ou contre elle-même. En cela, l’arbitraire qui valait dans
l’argument de la similitude – le fait d’ériger telle ou telle compétence au
rang de valeur-source, au détriment de telle autre – cet arbitraire est à nu
dans la sensibilité, mais comme fait du prince : c’est la vie prenant parti
pour elle-même, selon un arbitraire qui, cette fois, s’impose à nous depuis
notre condition d’êtres vivants et incarnés.
Couvrant tous les aspects de la vie d’un vivant (depuis le plaisir et la
douleur physique jusqu’aux joies et aux peines les plus détachées), la
sensibilité exprime chaque fois l’attachement à soi de ce vivant, la
polarisation en bien ou en mal de tout ce qui lui arrive. Elle coïncide avec la
vie de ce vivant comme intéressement à soi, capacité d’avoir des
« intérêts ». Et c’est bien pourquoi elle n’est pas « une caractéristique
comme une autre, comme la capacité à parler ou à comprendre les
49
mathématiques supérieures ». Car, comme l’ajoute Singer, « la capacité à
souffrir et éprouver du plaisir est une condition non seulement nécessaire
mais aussi suffisante pour dire qu’un être a des intérêts – il aura, au strict
50
minimum, un intérêt à ne pas souffrir ». Or on touche ici, avec ce
minimum (« un intérêt à ne pas souffrir »), au départ de toute morale. Avant
la rationalité de mon agir, avant le perfectionnement de mes différentes
capacités, donc avant toute élaboration morale ultérieure, bien faire peut
simplement consister à ne pas faire de mal à l’autre. Parce qu’elle signifie
qu’un vivant est intéressé à soi et porte des intérêts, la sensibilité désigne la
condition minimale de toute morale, le seuil à partir duquel on peut faire du
bien ou du mal à ce vivant51.
L’éthique animale trouve dans la sensibilité la première étincelle de
l’idéalité morale, le premier moteur de son engagement en faveur de
l’animal. À travers elle nous voici rendus à l’opposé de l’objection du
sophisme naturaliste : si la sensibilité est bien un donné naturel, c’est
néanmoins un donné qui s’efface comme tel pour faire valoir une injonction
morale. C’est un fait, mais qui fait droit au-delà des faits. La sensibilité
nous fait voler au secours de l’autre toutes affaires cessantes et
indépendamment de ce qu’il est. D’où une liberté à l’égard du donné que
l’éthique animale s’octroie en plusieurs points de son discours. D’abord, et
comme Peter Singer ne cesse de le préciser, l’égalité morale que revendique
cette éthique ne s’appuie pas sur une égalité des conditions de fait ; elle
n’équivaut pas à une égalité de traitement. Accorder une égale
considération morale aux enfants et aux cochons ne signifie pas qu’on
apprendra à lire aux cochons, mais implique seulement de les « laisser en
compagnie d’autres cochons dans un endroit où il y a une nourriture
52
suffisante et de l’espace pour courir librement ». Le devoir-être nous situe
au-delà de l’être et, en cela, n’abolit pas la diversité foncière de l’être.
Le principe fondamental d’égalité n’exige pas l’égalité ou l’identité de traitement ; il exige l’égalité
de considération. Une considération égale pour des êtres différents peut mener à un traitement
53
différent pour des êtres différents .
Pour le dire autrement, la justice comme égalité de considération peut
mener à l’équité comme traitement juste mais différencié. De même qu’on
ne traite pas de la même manière des animaux sauvages et des animaux
54
domestiques , on ne saurait traiter sur un pied d’égalité réelle animaux et
humains. Ainsi l’égalité morale n’est-elle pas l’égalité réelle. Comme le
rappelle Peter Singer avec force : « L’égalité est une idée morale, et non
l’affirmation d’un fait. » Et d’expliciter :
Le principe de l’égalité des êtres humains n’est pas la description d’une hypothétique égalité de fait
parmi les humains : c’est une prescription portant la manière dont nous devons traiter ces êtres
55
humains .

Venons-en à la troisième objection possible. La sensibilité saura-t-elle


nous affranchir de la logique historiquement hiérarchisante du spécisme,
dont on a vu qu’elle produisait encore tous ses effets dans l’argument de la
similitude ? Saura-t-elle mesurer l’animal, et l’engagement moral que nous
lui devons, à autre chose qu’à l’humain et à ses différentes compétences
cognitives ? Saura-t-elle éviter les pièges indéfiniment réarmés de
l’anthropocentrisme ? Rien n’est moins sûr. On sait en effet combien est
variable notre capacité d’empathie. Or cette variabilité n’est pas seulement
affaire de complexion ou d’éducation ; elle est également mesurée par le
degré de ressemblance de l’animal avec l’être humain. L’empathie consiste
à ressentir comme s’il était mien le vécu affectif de l’autre vivant ; elle
procède fondamentalement du soi et de sa sensibilité propre ; elle va donc
par cercles concentriques, qui sont des cercles égocentriques : la douleur est
vraie et authentique lorsqu’elle est mienne ; et de moins en moins certaine,
de moins en moins criante, lorsque je m’éloigne du « point zéro56 » de mon
corps. De même que mes proches ont un privilège biographique sur les
étrangers, de même les mammifères ont un privilège biologique et
morphologique sur les oiseaux, a fortiori sur les poissons, les insectes et les
différents invertébrés. L’empathie est un enfer pavé de bons sentiments.
Elle va droit à la souffrance, mais d’une manière qui peut s’avérer
finalement aussi partiale et hiérarchisante que dans un anthropocentrisme
assumé. C’est du reste un point commun à l’utilitarisme de Peter Singer et à
la théorie des droits de Tom Regan, de refuser de bâtir leur éthique sur le
sable de nos sympathies immédiates, et de requérir au contraire le roc de
57
critères universels .
Il faut pourtant préciser. Car le problème ici est moins celui de
l’anthropocentrisme proprement dit que de l’égocentrisme propre à toute
vie sensible. Un vivant, quel qu’il soit, dès qu’il est capable d’éprouver
plaisir et douleur, bien-être et souffrance, prend parti pour soi et ses intérêts
propres : la douleur est refus pour soi du mal qui nous est fait ; le bien-être
acquiesce à ce qui nous est bon. L’affectivité est premièrement
autoaffection, avant d’éventuellement se déporter empathiquement vers
autrui. Mais même dans ce cas c’est toujours un soi qui souffre en l’autre, si
bien que l’empathie ne va jamais très loin : un enfant, un parent, un
compagnon… Or cette partialité du sentiment, ce parti pris de soi
appartiennent à la vie avant de qualifier la vie humaine. En cela, une
éthique fondée sur la capacité de bien-être et de souffrance et qui met tous
les animaux sensibles, humains ou non humains, à égalité, une telle éthique
est « pathocentriste » plutôt qu’« anthropocentriste ». Elle n’est
manifestement pas concernée par la logique hiérarchisante et
anthropocentrique que la similitude des esprits traînait avec elle ; c’est
même, on va le voir, tout le contraire.
Le critère de la sensibilité échappe donc aux trois objections qui
hypothéquaient l’argument de la similitude des esprits. Il peut,
manifestement à bon droit, représenter la valeur-source du discours des
différentes éthiques animales. Mais on rencontre alors une nouvelle
objection, bien différente cette fois, et même opposée. Nous voici certes au
plus loin de l’anthropocentrisme, dont le critère de la sensibilité nous a
totalement affranchis. Mais ne sommes-nous pas allés, justement, un peu
loin ? L’abandon de toute forme d’anthropocentrisme est-il viable, d’un
point de vue pratique ? Jusqu’où peut-on aller du côté d’une éthique
totalement déshumanisée ? Telle est la question. C’est incontestablement la
face nord des différentes éthiques animales, leur côté le plus abrupt.
L’intérêt d’un vivant, son choix foncier du bien-être contre la souffrance, le
situe à égalité non négociable avec tout autre vivant. Aucune autre valeur ne
peut venir peser dans cette balance et faire qu’un vivant l’emporte sur un
autre, dans la considération que nous lui devons. Ici le criminel vaut autant
que le saint et la souris autant que l’être humain. Comme dit Peter Singer,
« la douleur et la souffrance sont des choses mauvaises par elles-mêmes et
elles doivent être prévenues ou minimisées, quels que soient la race, le sexe
ou l’espèce de celui qui souffre […]. Une douleur d’une intensité et d’une
durée données est aussi grave, qu’elle soit ressentie par un humain ou un
58
animal ». On peut traiter différemment hommes et animaux, on peut
graduer ces traitements en fonction de leurs compétences cognitives, on
peut affiner autant qu’on voudra les conclusions du raisonnement pratique,
en revanche le seuil de ce raisonnement sera toujours le même : une
considération morale égale pour tous les êtres sensibles.
Tel est l’enseignement implicite du fameux argument des « cas
marginaux ». Au premier abord, et négativement, l’argument n’a d’autre
fonction que de mettre le spécisme en face de ses contradictions. Il se
trouve en effet que nous prenons soin de nos enfants qui sont pourtant sans
raison, de nos vieillards perdus et de nos idiots profonds : autant de cas qui
dénoncent notre inconséquence lorsque nous exhibons certaines de nos
compétences cognitives (le langage, la raison…) pour justifier la préférence
donnée à l’être humain sur l’animal. Nous faisons bon marché du statut
cognitif : nous le faisons valoir contre les animaux, mais l’oublions à
propos d’humains qui en sont manifestement dépourvus. C’est qu’en réalité
(et c’est l’aspect cette fois positif de l’argument) le critère que nous
mobilisons implicitement lorsque nous respectons les enfants en bas âge, les
vieillards séniles, les handicapés mentaux, ce critère n’est pas cognitif, il
regarde directement leur sensibilité. Les humains qui n’ont pas les capacités
cognitives pour être d’authentiques « agents moraux » (la capacité de
s’engager moralement en répondant de ses actes) sont pourtant intégrés
dans la communauté morale au titre de « patients moraux » ; et ils le sont
parce que, comme êtres sensibles et donc porteurs d’intérêts, ils peuvent
pâtir du mal qu’on leur fait. Voilà ce que dit l’argument des cas marginaux
(ou ce que l’utilitarisme lui fait dire) : contre les spécieux arguments du
spécisme, la considération morale devrait s’instituer en amont de nos
capacités cognitives, du côté de la seule sensibilité.
Mais au-delà de ce que dit l’argument, il y a ce qu’il donne à vivre – le
paysage moral qu’il installe. Or il se trouve que ce paysage est
particulièrement dérangeant. L’argument fonctionne à la manière de ce
qu’on appelle en phénoménologie une variation eidétique. Il fait varier nos
différentes situations morales pour y séparer le nécessaire du contingent,
l’essentiel de l’accidentel. Si l’on se demande ce que nous respectons
moralement, alors on aperçoit une propriété essentielle qui est la
sensibilité : l’objet de notre respect (ce que nous appelons un « patient
moral ») est nécessairement un être sensible et porteur d’intérêts. En
revanche il n’est qu’accidentellement porteur de capacités cognitives
comme la raison ou le langage : on peut respecter un être dépourvu de ces
qualités, comme l’homme plongé dans un coma profond. Et il n’est même
qu’accidentellement porteur de ce qu’est pour nous la figure habituelle et
« normale » de l’humain : la même considération morale échoit à un être
humain et à un chien ou à une vache. L’argument nous somme ainsi
d’habiter un plan d’égalité radicale où l’adulte en pleine possession de ses
moyens intellectuels n’est pas moralement plus « considérable » (digne de
considération morale) qu’un être humain qui aurait perdu ces capacités ou
un animal qui ne les aura jamais. Est-ce ainsi pourtant que les hommes
vivent ? Si la sensibilité des vivants, leur vulnérabilité à la douleur, est sans
doute le premier mot de la considération morale, est-elle pourtant le
dernier ?
Et voici qu’un argument qui, au départ, avait pour fonction d’« élever le
59
statut des animaux, non d’abaisser celui des humains » finit par niveler
l’humain, à la fois en ses capacités cognitives distinctives et en ses
attachements fondamentaux. C’est ici sans doute que la rigueur de
l’eidétique, l’âpreté du plan d’égalité, sont les plus difficilement vivables.
L’égalité requise peut certes promouvoir, mais en sa radicale neutralité elle
peut aussi aplanir. C’était l’une des objections que fait Robert Nozick à
Tom Regan, à la parution des Droits des animaux :
Il me semble difficile de croire que si la société accepte l’égalisation de Regan entre les mammifères
et les humains “affaiblis”, il en résultera une reconnaissance des droits des animaux. Notre
conception du genre de traitement dû aux personnes gravement arriérées dépend sûrement en partie
du fait qu’ils sont humains, membres de l’espèce humaine. Écarter cette considération comme étant
moralement non pertinente ne peut qu’aboutir à une société qui traite les personnes gravement
60
arriérées comme des animaux, et non l’inverse .

L’objection mérite d’être entendue. Elle pointe une certaine violence à


l’œuvre dans l’éthique animale lorsque celle-ci, s’attaquant à
l’anthropocentrisme, lui substitue son contraire absolu, l’égocentrisme du
vivant défini comme porteur de ses seuls intérêts.
C’est dire qu’il n’y a rien qui va de soi dans ce pathocentrisme, qui
représente la basse continue des différentes éthiques animales. Il se heurte à
des mouvements vécus, des sentiments immédiats dont on ne se débarrasse
pas si facilement, sauf à donner raison un peu vite à une certaine abstraction
philosophique. Il se trouve par exemple que notre respect est souvent plus
regardant et précautionneux à l’égard des enfants ou des handicapés
mentaux qu’à l’égard de l’homme « normal ». S’y mêle souvent une
délicatesse faite de scrupules et de compassion à laquelle n’ont pas
nécessairement droit les adultes. C’est bien la preuve que la compétence
cognitive n’est pas en jeu ; mais pas non plus, de manière indistincte, la
sensibilité. Un handicapé profond nous semble plus respectable qu’un
chien ; et nous avons le sentiment de devoir davantage d’égards à un bébé
de trois mois qu’à une souris. C’est clairement du « spécisme » ; que
ferons-nous de ce type de sentiments ? Faut-il les réformer, agrandir la
sensibilité qui est la nôtre, ou considérer que s’y exprime quelque chose
d’aussi essentiel que le respect dû à tout être sensible ?

Le pathocentrisme des éthiques animales

Nous voudrions prendre la mesure de ce primat de la sensibilité dans les


différentes éthiques animales. Être sensibles, pour certains animaux, c’est
avoir des intérêts, c’est-à-dire être intéressés par certaines choses ou
certains événements qui expriment au dehors leur intéressement à soi ; c’est
avoir « des appétits, des impulsions conatives, des intentions rudimentaires,
dont la satisfaction intégrale produit leur bien-être ou constitue leur
61
bien ». Dire que les différentes éthiques animales sont « pathocentristes »,
c’est constater que la sensibilité est la valeur fondatrice de leur discours. Or
cela implique un engagement moral et juridique particulier, dont on aperçoit
toute la portée, par exemple, dans la défense d’un droit des animaux.
Défendre un « droit des animaux », c’est reconnaître que l’intéressement
à soi du vivant ultimement et directement nous oblige. Dans un cas de
figure classique au contraire, nos obligations vont à l’autre homme et plus
exactement aux êtres rationnels, titulaires de droits parce que capables de
faire le droit. Pour être un « patient moral », un être qui oblige moralement
et juridiquement, il faut être un « agent moral ». C’est par exemple la thèse
défendue par John Rawls à la fin de la Théorie de la justice : ont droit à une
justice égale les « sujets moraux », définis par la capacité d’avoir « une
62
conception de leur bien », et « un sens de la justice » . C’est la rationalité
pour soi et pour autrui, la possibilité pour un vivant d’avoir une vue
rationnelle de son bien et des règles de sa communauté, qui sont la source
du respect. Sous sa formulation courante, la thèse revient à dire que pour
avoir des droits il faut être capable de devoirs. Sauf que la formulation
donne l’apparence d’un donnant-donnant : je te respecte si tu me respectes.
Ce qui revient à dire que c’est ultimement mon intérêt qui fait droit : j’ai
intérêt à respecter autrui car alors il me respectera. On voit bien, en réalité,
que c’est davantage que cela : la source véritable de la considération morale
n’est pas soi-même mais la rationalité morale en général. Si les animaux
« ne sont pas capables de devoirs », comme on l’entend souvent, c’est plus
généralement qu’ils n’assument pas cet engagement rationnel que nous
respectons chez quiconque en est capable. Ils sont, comme dit Joël
Feinberg, « incapables d’être des sujets moraux, d’agir correctement ou de
manière répréhensible au sens moral de ces mots, incapables d’assumer le
poids de leurs devoirs et obligations, de s’en acquitter ou de ne pas les
63
observer ». Dans le cadre « néocontractualiste » défendu par Rawls, les
animaux ne peuvent pas être partie prenante de contrats. C’est pourquoi ils
ne peuvent être titulaires de droits : nous ne pouvons avoir à leur égard, dit
64
Rawls, que des « devoirs de compassion et d’humanité ». Ces devoirs
excèdent la théorie du contrat, ils ne sont pas affaire de justice mais de
sentiment : je peux souffrir de la souffrance d’un autre sans y voir une
injustice ; je ne considère pas qu’il faille blâmer quelqu’un pour le mal
commis ; je m’engage personnellement, et non rationnellement, dans cette
souffrance.
Or on peut raisonner autrement. On peut considérer que les animaux,
comme êtres sensibles et porteurs d’intérêts, rentrent pleinement dans la
sphère de la justice. Comme dit Martha Nussbaum en réponse à Rawls, « le
fait de considérer les animaux comme des êtres actifs qui ont un bien qui
leur est propre et qui ont le droit de le poursuivre naturellement, nous
conduit à tenir pour injustes les torts qui leur sont faits65 ». L’argument des
cas marginaux joue ici son rôle : « Il n’est guère douteux, comme le note
Tom Regan, que si nous torturions un enfant ou un vieillard handicapé
mental, nous commettrions à son égard une injustice, et non pas un acte qui
ne serait un mal que dans la mesure où d’autres humains dotés, eux, d’un
66
sens de la justice s’en émeuvent ». Il est clair alors que nous avons
abandonné le cadre contractualiste pour un cadre qu’on pourrait dire
sensualiste ou pathocentriste. Il n’est plus nécessaire d’être un agent moral
pour être un patient moral, à qui justice est due ; avoir des intérêts suffit.
La validité de la prétention à un traitement respectueux, et par conséquent des arguments plaidant
pour la reconnaissance du droit à un tel traitement, ne peut être ni plus forte ni plus faible dans le cas
des patients moraux qu’elle ne l’est dans le cas des agents moraux […]. Le mythe du statut moral
67
privilégié des agents moraux est nu .

Si nous n’avons plus seulement des devoirs envers les animaux, s’ils sont
désormais titulaires de droits, c’est au vu de ce qu’ils sont et du bien qui est
le leur – de ce que Tom Regan appelle leur « valeur inhérente ». Si je
promets à ma voisine de prendre soin de son chien pendant son absence, je
peux me sentir lié à ma voisine par la parole donnée, donc lié à elle comme
à une personne morale ; le chien ne sera que le bénéficiaire de cet
engagement, non le titulaire de droits qui m’obligeraient directement envers
lui. C’est ma voisine et non son chien qui a droit au respect de la promesse
68
donnée, c’est elle et non son chien qui a un titre moral à mon égard . Il en
va tout autrement si je reconnais au chien une valeur inhérente : je dirai
alors avec Tom Regan que « nous avons un devoir direct prima facie de ne
pas causer de dommage à des individus possédant un bien-être dérivé de
l’expérience69 ». Je me sentirai directement obligé par le bien-être du
chien ; ce bien-être lui fera un droit d’être respecté.
C’est alors directement pour les animaux que nous pourrons les défendre
en justice – directement, et non par l’entremise des contractants humains et
des sentiments qui sont les leurs à l’égard des animaux. C’est pour leur
compte et non pour le compte de leurs propriétaires que nous pourrons
engager une procédure judiciaire, ou réclamer qu’on les respecte
moralement. Un droit est issu de ce qu’est son porteur, de sa valeur
inhérente ; il est, comme on le voit dans la définition canonique du droit à la
vie chez Locke, un « périmètre protecteur » assurant à son porteur de
pouvoir vivre conformément à ce qu’il est : « Tous étant égaux et
indépendants, nul ne doit léser autrui dans sa vie, sa santé, sa liberté ni ses
70
biens . » C’est le même essentialisme du droit qu’on retrouve chez Tom
Regan à propos des animaux à qui sont reconnus des droits : « Nous devons
traiter les individus possédant une valeur inhérente de telle façon que leur
71
valeur inhérente soit respectée . » Reconnaître un droit à certains animaux,
c’est leur reconnaître une valeur inhérente qui nous oblige directement à
leur égard. Toute la question est donc de savoir dans quelle mesure l’autre
vivant nous oblige par lui-même, à travers sa sensibilité ou ses intérêts.
Le droit français, par exemple, reconnaît depuis la fin des années 1950,
dans les Codes rural et pénal, des devoirs précis envers les animaux
72
« domestiques ou apprivoisés ou tenus en captivité ». Un mauvais
traitement infligé « volontairement » et « sans nécessité » est passible, dans
le cas de « sévices graves ou de nature sexuelle », d’une punition « de deux
73
ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende » . À qui va cet
engagement ? Dans le Code rural, l’animal est reconnu comme un « être
sensible74 » et capable de « souffrances75 » et il semble clair alors qu’il est
le premier à pâtir des mauvais traitements ou des sévices endurés. Sauf que
l’ensemble des dispositions de l’article L 214 du Code rural relatives à sa
protection concerne son propriétaire ; et l’on sait que dans le Code civil,
jusqu’à une date récente, l’animal était encore « soumis au régime des biens
76
corporels » ; il était un « bien » dont son propriétaire, par conséquent,
avait la jouissance. C’est donc envers lui, comme dépositaire du droit, et
non envers l’animal et sa sensibilité, que la loi nous obligeait. Tout change
d’un cas à l’autre : reconnaître officiellement à l’animal le statut d’« être
77
vivant doué de sensibilité » (comme c’est le cas depuis février 2015 ),
c’est se voir obligé directement par l’animal, autant que par son
propriétaire.
L’acquisition de droits propres aux animaux demande donc à être
comprise en un sens large, comme un déplacement de la valeur fondatrice
de nos engagements moraux et juridiques. Conférer des droits à certains
animaux c’est considérer que la sensibilité nous oblige, et non seulement la
raison – la vie, et non seulement l’humain. Être une personne morale, cela
ne signifie pas nécessairement être capable de rationaliser son rapport à soi
et aux autres, projeter une vie bonne dans le cadre de rapports justes avec
autrui. Ce peut être, plus modestement, être un sujet attaché à la poursuite
de son existence et à la défense de ses différents intérêts. Le fait qu’en face
d’un vivant je sente qu’« il y a quelqu’un » (« there is someone home »),
comme le dit Barbara Smuts lorsqu’elle tente d’exprimer son
78
compagnonnage avec les babouins , le parti pris de soi transparaissant
dans le regard et les gestes, la présence vulnérable d’un soi à lui-même,
voilà ce qui peut appeler l’engagement moral et faire droit, plus simplement
mais plus sûrement que l’agentivité morale au sens kantien.
Comme le remarquent Will Kymlicka et Sue Donaldson, toute
l’évolution du droit depuis une soixantaine d’années est allée dans ce sens :
l’adoption par les Nations unies d’une Convention internationale des droits
de l’enfant en 1989 ou d’une Convention relative aux droits des personnes
handicapées en 2006, parallèlement à l’évolution des différentes juridictions
nationales, tout cela témoigne d’une transformation en profondeur du statut
79
de la personne morale .
L’évolution des droits de l’homme est portée par le principe visant à entourer les plus vulnérables de
dispositifs de protection rigoureux, à protéger les groupes minoritaires des groupes dominants qui
remettent en cause leurs capacités cognitives, à protéger les enfants des adultes qui tirent argument de
l’infériorité des enfants pour justifier les mauvais traitements qu’ils leur infligent, ou à protéger les
80
personnes handicapées des eugénistes enclins à nier la dignité de leur vie .

Et les deux auteurs de Zoopolis de plaider pour l’attribution de droits


inviolables et universels à tous les sujets sensibles – des droits à la vie et à
la liberté interdisant le dommage physique, le meurtre, l’emprisonnement
81
ou l’asservissement . Ce qui revient à reconnaître une égalité radicale de
tous les êtres sensibles entre eux, sur la base de leur universelle
vulnérabilité : « Que nous soyons simplets ou brillants, des égoïstes ou des
saints, lents ou vifs, nous sommes tous titulaires de droits de base parce que
82
nous sommes des sois vulnérables . » Nous voici rendus à l’opposé de tout
anthropocentrisme, en un lieu où ne font droit ni notre humanité, ni sa
rationalité ; un lieu, pourrait-on dire, où c’est l’exception qui fait la règle.
Car ici les cas marginaux, comme êtres essentiellement sensibles, donnent à
voir plus clairement que les adultes normaux ce que signifie être une
personne morale.
On pourrait croire excessive la revendication élevée dans Zoopolis
d’étendre à tous les animaux sensibles les droits humains fondamentaux
(droits de ne pas être tué, emprisonné, torturé, etc.). On pourrait croire
qu’elle excède les revendications habituelles de l’éthique animale : ainsi par
exemple Peter Singer refuse-t-il d’attribuer des droits aux animaux, au
profit d’une considération égalitaire et impartiale de tous les intérêts ; quant
à Tom Regan, il plaide bien pour une attribution de droits, mais sans vouloir
les étendre au-delà des « sujets d’une vie » (subjects-of-a-life), soit les
83
mammifères normaux de plus d’un an . L’utilitarisme de Peter Singer n’est
certes pas la théorie des droits de Tom Regan. Quand l’un, par exemple,
veut mettre en balance des intérêts et situe ceux-ci au-dessus de leurs
porteurs, l’autre reconnaît à ces porteurs une valeur inhérente et
84
catégorique : cela fait une différence de taille et l’objet de débats serrés .
Par ailleurs, les éthiques animales « historiques » de Singer et Regan se sont
vues récemment mises en question par la politisation de la cause animale
entreprise par Donaldson et Kymlicka dans Zoopolis, paru en 2011. Pour
autant, nous pensons qu’au-delà de ces différences, aussi manifestes soient-
elles, ce qui fédère les éthiques animales sous leurs différents visages est
plus fort que ce qui les désunit. Et ce qui fondamentalement les fait
naviguer dans le même bateau, c’est le primat normatif reconnu à la
sensibilité : pour chacune d’entre elles, la condition d’être sensible et
vulnérable représente le départ universel de toute considération morale.
C’est bien sûr le cas, de manière canonique, chez Peter Singer. Dans les
Questions d’éthique pratique, il posait par exemple que notre personnalité
morale, définie avec Rawls comme un pouvoir de la raison, admettait
différents degrés : on peut être plus ou moins rationnel dans la conduite de
85
sa vie comme dans l’application de nos principes de justice . Chacun sait
qu’on n’est pas toujours à la hauteur de ses propres convictions morales,
qu’il s’agisse de bien vivre ou d’agir justement. Comme par ailleurs ce
pouvoir moral n’échoit pas à tous les humains, puisque les jeunes enfants,
les handicapés profonds ou les déments en sont exclus, il faut contester
qu’une égalité morale digne de ce nom puisse s’établir sur un sol aussi
inégal. La véritable égalité, on la trouvera dans la prise en compte
impartiale de nos différents intérêts, quels que soient leur contenu et leur
86
porteur . Même si les intérêts n’auront ensuite pas le même poids dans la
balance utilitariste, même si l’égalité de considération n’est ni l’égalité de
valeur ni du coup celle de traitement, il n’empêche qu’avant cette pesée
différenciée la morale aura trouvé dans la sensibilité sa valeur fondatrice.
Mais Peter Singer va plus loin. On sait qu’au-delà de l’égalité de
considération accordée à tous les intérêts il reconnaît une hiérarchie de
valeurs. Il semble par-là abandonner le plan de la sensibilité au profit d’une
axiologie nouvelle et autonome. Or en réalité, même sur le terrain des
valeurs, la sensibilité, en dépit des apparences, garde la main. Que dit
Singer en effet ? Qu’« il n’est pas arbitraire de soutenir que la vie d’un être
possédant une conscience de soi, capable de penser abstraitement,
d’élaborer des projets d’avenir, de communiquer de façon complexe, et
ainsi de suite, a plus de valeur que celle d’un être qui n’a pas ces
capacités87 ». C’est pourquoi dans un canot de sauvetage on préférera
sacrifier le chien que l’adulte en possession de toutes ses facultés mentales ;
ou, pour la même raison, sacrifier le handicapé profond au chien adulte et
normal. Faut-il dès lors reconnaître aux capacités cognitives une valeur
propre, qui ferait concurrence à la sensibilité ? Au contraire. Si certaines
aptitudes mentales importent moralement, c’est uniquement sur la base de
la sensibilité : « La capacité à anticiper, à se souvenir de façon plus
détaillée, à mieux connaître ce qui se passe », accroît le bien-être et la
souffrance, les creusant d’une profondeur intentionnelle et temporelle
significative. Si par exemple « nous ôtons la vie à un être qui entretient des
espoirs d’avenir, qui fait des projets et qui travaille à les faire aboutir, nous
88
le privons de l’accomplissement de tous ces efforts » . C’est donc
seulement sous condition, parce qu’elles augmentent ou diminuent le bien-
être, que les capacités cognitives modalisent la valeur d’un vivant. Cette
valeur plus ou moins grande est directement fonction d’un bien-être plus ou
moins grand ; la sensibilité, ou satisfaction des intérêts, est bien l’unique
source de valeur.
Il n’en va pas autrement dans la théorie des droits de Tom Regan. La
valeur inhérente reconnue de manière égalitaire et catégorique aux
mammifères normaux de plus d’un an semble au premier abord se justifier
sur la base d’un certain nombre de facultés, qui font de ces mammifères des
« sujets-d’une-vie » (subjects of a life) : « Ils ont des croyances et des
désirs ; une perception, une mémoire et un sens du futur ; une vie
89
émotionnelle, etc. . » Serait-ce, là encore, que certaines compétences
psychologiques auraient davantage de valeur que d’autres, et le pouvoir de
nous obliger ? Avons-nous affaire à une forme de sophisme naturaliste ? Et
la théorie des droits de Regan représente-t-elle une forme de cognitivisme
moral déclassant le pouvoir normatif de la sensibilité ? Or comme avec
Singer, ce n’est que l’apparence du concept de sujet-d’une-vie. Regan
précise en effet à plusieurs reprises que, si le concept joue le rôle d’une
caractéristique fiable et suffisante pour attribuer une valeur inhérente à
certains animaux, il n’est absolument pas une propriété nécessaire à la
reconnaissance de cette valeur. « Les raisons que nous avons de postuler
une égale valeur inhérente pour tous les agents et patients moraux sont
logiquement distinctes de ce critère90. »
Il suffit d’entrer dans le détail des capacités composant le concept de
sujet-d’une-vie pour voir ce qui peut légitimement justifier sa valeur
inhérente. Le sujet-d’une-vie a un certain nombre de facultés qui ont toutes
en commun de faire de ce sujet un être autonome, c’est-à-dire soustrait aux
intérêts d’un autre vivant. Il est le sujet de sa vie, ou le sujet de sa vie,
autrement dit un être assumant des désirs et des préférences qui lui sont
91
propres, des « intérêts préférentiels » et des « intérêts de bien-être » dont
la satisfaction régulière et harmonieuse lui permet de vivre une vie qui est la
92
sienne, et non celle d’un autre. Cette « autonomie des préférences » n’est
certes pas l’autonomie au sens kantien ; le sujet d’une vie n’est pas encore
l’agent moral responsable de ses actes et se demandant ce que tout un
chacun ferait à sa place ; car son tribunal n’est pas l’universel, mais le bien-
être. Il faut entendre jusqu’au bout l’expression « sujet-d’une-vie » :
Certains individus sont les sujets d’une vie qui tourne bien ou mal pour eux, indépendamment
logiquement de l’utilité qu’ils ont pour les autres ou du fait qu’ils soient l’objet des intérêts de
quelque autre individu93.

C’est donc la possibilité de mener une vie qui tourne bien ou mal pour
lui, la satisfaction autonome, régulière et non contrariée de ses intérêts, qui
fait d’un vivant le sujet de sa vie. Où l’on retrouve à nouveau l’intérêt du
vivant comme valeur fondatrice de cette éthique. Que cette valeur soit
infléchie dans un sens déontologique (comme valeur inhérente, opposant un
veto catégorique à toute intrusion de la part d’un autre) ne change rien à
l’affaire. Tout au contraire : la radicalisation déontologique ne fait jamais
qu’officialiser le fait qu’ici, comme dans les différentes éthiques animales,
c’est le bien-être et les préférences de l’animal qui font droit.
De proche en proche, c’est donc l’ensemble des éthiques animales qui,
comme on l’a vu avec l’argument des cas marginaux, apparaît comme une
immense réduction eidétique. Parce qu’une morale vraiment universelle
doit pouvoir inclure jusqu’aux jeunes enfants, aux arriérés ou aux personnes
dans le coma, c’est dans ces marges que s’aperçoit le fondement sensualiste
et prérationnel de cette morale. L’animalité représente alors le point-limite
de cette variation, le lieu où cette variation est maximale et où se déclare du
coup, le plus clairement, notre statut de vivants souffrants.

La critique du pathocentrisme

Certes, les différents auteurs en éthique animale ne disent pas toujours


que l’homme est plus essentiellement vivant que rationnel, ou plus
fondamentalement souffrant que parlant. Mais leur discours va
tendanciellement dans cette direction. En cela, Zoopolis, l’ouvrage de
Donaldson et Kymlicka publié en 2011, s’avère précieux d’un point de vue
heuristique. Car en décidant de transférer sur le terrain politique
l’engagement en faveur des animaux, l’ouvrage réécrit dans les majuscules
d’une construction politique ce qui se jouait plus intimement dans les
différentes éthiques animales. Le pathocentrisme y est déplié jusque dans
ses ultimes conséquences et, comme nous allons le voir, jusqu’à un point de
contradiction patent.
94
Le projet est audacieux : il s’agit d’intégrer dans la cité des hommes les
animaux eux-mêmes – dans la cité des hommes, et donc à titre de citoyens.
Il ne s’agira donc pas seulement de leur vouloir du bien, par compassion ou
humanité, mais de les faire participer activement à la vie politique des
communautés humaines. On distinguera alors trois niveaux de citoyenneté :
d’abord et au sens fort du mot citoyenneté, l’agentivité démocratique, dans
le cadre d’institutions et de pratiques délibératives ; puis l’exercice de la
souveraineté populaire dans le cadre d’un état édictant des lois et conférant
des droits ; enfin la jouissance d’un territoire dit « national ». Comme dans
la cité platonicienne, cette tripartition donnera lieu, implicitement, à une
tripartition des citoyens eux-mêmes. C’est l’une des avancées les plus
intéressantes et prometteuses de Zoopolis que de distinguer trois types
d’animalité correspondant chacune à l’un des trois niveaux de la vie
citoyenne.
Il y aura donc, premièrement, les animaux domestiques, qui auront le
privilège de pouvoir participer au niveau suprême de la vie politique, c’est-
à-dire à l’élaboration des lois. Il y aura deuxièmement les animaux
sauvages, chez qui s’exemplifiera de manière privilégiée la fonction civique
de la souveraineté populaire : ils seront souverains, c’est-à-dire protégés de
toute intrusion ou mainmise extérieure sur leur communauté, qui
représentera le cadre « politique » de leur épanouissement. Il y aura enfin
les animaux « liminaux » : les rats, cafards, pigeons et autres animaux dits
« résidents » (denizens), c’est-à-dire à la fois sauvages mais vivant en
étroite symbiose avec les humains. Chez eux s’exemplifiera la fonction
territoriale : ils résideront parmi les humains mais sans se voir reconnaître
de droits dans le cadre de l’État national, et a fortiori sans participer à
l’élaboration des lois ; les droits qu’il faudrait leur reconnaître sont des
droits universels et donc transnationaux. On remarquera que, si chacun de
ces niveaux de citoyenneté mérite discussion, le premier niveau, celui de la
citoyenneté proprement politique, apparaît sans doute, concernant les
animaux, le plus litigieux. C’est ici que la tâche de réformer la citoyenneté
dans un sens radicalement inclusif se montre la plus périlleuse.
Donaldson et Kymlicka appuient notamment leur réflexion sur
95
l’évolution récente des mouvements en faveur des handicapés , qui
réclament depuis une vingtaine d’années non plus seulement assistance et
bienfaisance mais, plus fondamentalement, une participation active à la vie
96
politique : « Rien pour nous sans nous » (Nothing about us without us) . À
l’encontre d’une prise en compte paternaliste de leurs besoins, c’est à une
nouvelle citoyenneté que veulent accéder ceux qui en étaient
traditionnellement écartés dans le cadre d’une « agentivité dépendante97 »,
passant par des avocats et des associations se faisant les porte-parole de
leurs différents intérêts. En quoi peut bien consister, dans le cas des
animaux domestiques, un tel exercice politique ? Que signifie, pour un
chien, un cheval ou un bœuf, de « participer activement à la formation de la
98
société dont [ils font] partie, de sa culture et de ses institutions » ? Que
peut signifier l’exercice d’une citoyenneté qui ne passerait pas par une
réflexion rationnelle ? C’est la question. Et celle-ci fait écho, en
l’amplifiant, à celle d’une personnalité morale basée, du côté des éthiques
animales classiques, sur la seule vie conative et sensible de l’animal.
Le pari de Zoopolis est qu’une cité bien faite peut aller jusqu’à conférer à
l’animal, à travers des structures d’agentivité dépendante adéquates, les
deux dimensions que Rawls réservait au sujet moral : la capacité d’avoir
une conception rationnelle de son bien propre ; et un certain sens de la
justice. Bien conscients néanmoins que ces deux capacités composant
l’agentivité morale humaine passent les possibilités animales, les deux
auteurs en donnent une formulation et une explicitation quelque peu
différentes. La première dimension, la capacité rationnelle de connaître son
bien et de projeter une vie en conséquence, devient la capacité « à avoir un
99
bien subjectif et à le communiquer ». Un chien a ses préférences en
termes alimentaires, territoriaux, de liberté de mouvement, etc. ; il ne cesse
de faire des choix relatifs à ces préférences ; son comportement les exprime,
si bien qu’un maître suffisamment attentif doit pouvoir s’en faire le porte-
100
parole . La deuxième dimension de la personnalité morale (un certain
sens de la justice) est devenue la capacité « de s’engager dans des normes
101
de coopération sociale », et de « participer à l’élaboration des lois » . Elle
ne requiert pas de l’animal qu’il défende des principes dans le cadre d’un
débat démocratique, et s’engage dans telle ou telle option législative au
nom de ces principes. Elle s’appuie là encore sur le rôle des porte-parole, et
plus exactement sur les possibilités d’évolution immanentes et
prérationnelles de la vie sociale : dès lors que celle-ci se définit en termes
de coopération et de confiance, alors les règles sociales sont appelées à se
transformer à la faveur d’un processus continu d’ajustements progressifs,
plutôt que d’une négociation au sommet. À vivre au jour le jour avec un
chien, je peux voir par une forme d’osmose immédiatement efficace ce qui
ne va pas et pourrait aller mieux chez lui. Ici c’est la vie, comme vivre
ensemble, plutôt que sa représentation politique et réflexive, qui fait
avancer les choses. La « simple présence (sheer presence) constitue une
102
forme de participation ». Cela signifie inversement que des « corps
absents », autrement dit des animaux relégués et privés de visibilité, aux
conditions de vie refoulées et aux souffrances euphémisées, ne pourront pas
« agir comme une présence corrective et une force d’élaboration de la vie
politique »103.
On voit tout de suite quel est le point commun aux deux aspects de
l’agentivité démocratique telle que la redéfinit Zoopolis. L’un et l’autre
104
« n’impliquent pas nécessairement de réflexion rationnelle ». Pour un
animal domestique, vivre suffit à l’accomplissement de la tâche politique, si
l’on entend par là la mise au jour des intérêts de chacun et la transformation
des règles du vivre-ensemble en fonction de ces intérêts. La chose politique
s’arrête là. Et on ne voit pas du reste comment il pourrait en être autrement :
Donaldson et Kymlicka ne proposent pas de faire délibérer et voter les
chiens, les vaches et les cochons, mais seulement de redéfinir l’exercice
démocratique pour y inclure ces derniers comme citoyens actifs, en tenant
compte pragmatiquement de leurs capacités animales. Ils parient sur le
pouvoir de réformation immanente que représente la « simple présence »
des vivants dans l’espace de visibilité d’une communauté. Pourvu que cette
communauté fonctionne de manière coopérative et attentive aux besoins de
l’autre, l’autocorrection des institutions est un pari viable, et sans doute un
beau pari à tenter.
C’est ici que la réécriture politique de l’éthique animale s’avère
précieuse. Car elle expose au grand jour de l’agir en commun des
postulations moins clairement repérables dans le calcul utilitariste des
préférences, ou dans la reconnaissance d’une valeur inhérente à certaines
espèces animales. Ce qu’ambitionne Zoopolis est ni plus ni moins que de
105
« repenser la citoyenneté ». C’est ici pourtant que le bât blesse. C’est une
chose en effet de projeter l’élargissement du cercle de la citoyenneté, c’en
est une autre de redéfinir toute la politique, ou la politique elle-même,
depuis cet élargissement. Car ici l’agentivité dépendante devient la règle.
Nous sommes certes des agents rationnellement autonomes, argumentent
Donaldson et Kymlicka, des agents capables d’exprimer verbalement nos
croyances et de nous engager dans des argumentations morales ; nous
sommes capables de nous hausser à la hauteur de l’espace universel des
raisons. Mais cette position, remarquent-ils (dans le prolongement de
106
l’argumentation de Peter Singer ), est fragile. Nous avons été enfants,
nous pouvons tomber gravement malades, nous vieillirons à coup sûr, bref
« la capacité à être un agent moral au sens kantien du terme est, au mieux,
une capacité fragile que les humains possèdent à des degrés divers et à
différents moments de leur vie107 ». Retenons cet argument : il vaut comme
une réduction eidétique discrète mais décisive. La personnalité morale
rationnelle est variable et donc contingente ; la personnalité morale
sensible, entendue comme vulnérabilité, est au contraire invariable et donc
essentielle. Les compétences cognitives à l’œuvre dans la réflexion
rationnelle sont soumises aux aléas de l’éducation, de l’âge, des
circonstances ; la rationalité n’est rien d’absolu. La vulnérabilité, elle,
représente au contraire la basse continue de notre condition politique. Elle
fait droit en tous lieux et en toutes circonstances, quand les facultés
mentales de l’adulte normal sont à tout moment révocables.
La variation eidétique peut du reste s’augmenter d’une fiction
heuristique. Que se passerait-il, imaginent les deux auteurs de Zoopolis (par
ailleurs grands fans de Star Treck) si venait nous rendre visite une espèce
d’extra-terrestres supérieurement évolués ? Ils seraient télépathes,
délibérant continûment en réseau, et par là capables d’un autocontrôle
hautement sophistiqué de leurs différents comportements. Imaginons que,
comme dans La Planète des singes, ces vivants cognitivement supérieurs
réduisent les humains en esclavage et se mettent par exemple à les exploiter
pour l’alimentation, l’expérimentation scientifique ou la chasse. Quelle
serait notre ligne de défense ? Nul doute que nous ferions jouer l’argument
du sophisme naturaliste, rappelant qu’une différence cognitive ne fait pas
droit, qu’elle ne saurait légitimer une exploitation, qu’enfin, à la différence
de cet arbitraire cognitif, notre condition de sujets sensibles, elle, est un fait
immédiatement normatif.
Les droits inviolables ne sont pas un prix qu’on décerne aux individus ou aux espèces dotés des
capacités cognitives les plus élevées. En revanche, ils impliquent la reconnaissance de notre
108
subjectivité, et du fait que nos existences ont donc une valeur qui leur est propre .

Où l’on voit que l’essentiel en nous, plus fondamentalement que la


raison, c’est notre condition d’êtres vivants.
C’est ainsi que chez Donaldson et Kymlicka la politique est devenue une
biopolitique, hautement libérale certes, mais quoi qu’il arrive réduite à la
promotion automatique et immanente de ses propres intérêts. Or Zoopolis
finit par faire éclater la contradiction sous-jacente aux différentes éthiques
animales, lorsque celles-ci suivent leur pente pathocentriste, jusqu’à faire de
109
l’homme un animal comme les autres . Il est faux, parce que
contradictoire, de laisser croire qu’une politique peut s’échafauder sur la
seule vulnérabilité de ses citoyens ; ou que la personnalité sensible, centrée
sur ses intérêts propres, suffit à produire et entretenir la chose publique. Ce
que suppose au contraire la magnifique construction proposée par Zoopolis,
et qui peut seule rendre crédible la percée politique majeure qu’elle
représente, c’est une personnalité morale hautement rationnelle. Il faut être
fortement sensibilisé à la cause animale, y avoir été initié par certaines
expériences et s’être laissé imprégner d’une « vision du monde » très
décentrée en direction des animaux, pour vouloir inventer une citoyenneté
élargie. De même faudra-t-il une patience extrême aux avocats des chiens et
des vaches pour connaître la nature exacte de leurs besoins individuels et
spécifiques, et ce à mi-chemin d’une indifférence oublieuse de ces besoins
et d’un paternalisme enclin à l’anthropomorphisme. Enfin des institutions
très sophistiquées seront nécessaires pour faire entendre les différentes voix
animales, et des cocitoyens très coopérants pour que se mette en place un
processus d’autocorrection continu des règles du vivre-ensemble.
On sait par exemple que les nouveaux combats en faveur des handicapés
ou des minorités traditionnellement subordonnées (à commencer par les
femmes) vont dans le sens d’« accommodements anticipatifs » (anticipatory
110
accommodations) , permettant que la charge de la justification n’incombe
plus à celui qui pâtit d’une situation handicapante, mais à celui qui lui
refuse les réaménagements appropriés. Cela veut dire que les choses seront
plus fluides et auront l’air de se faire toutes seules ; que l’accès à un
bâtiment se fera sans l’aide de personne pour un handicapé moteur, ou que
le départ en congé pour raisons de santé sera devenu automatique et n’aura
plus à être négocié pour les femmes enceintes. Mais tout cela présuppose
justement une transformation du règlement en amont, dans une anticipation
hautement responsable des différentes situations. Une société « restructurée
111
dans laquelle la diversité des participants est anticipée et aménagée »,
une société « présumant l’inclusion et requérant la justification de
l’exclusion ou de la discrimination112 » est loin d’être une société
naturellement donnée. C’est une construction sociale élaborée dans un sens
foncièrement progressiste et, en vérité, fort peu « naturel ».
Ainsi, la politique des animaux ne sera pas faite par les animaux mais par
l’homme. Elle procédera de l’humain et à ce titre restera anthropocentrique,
même si l’anthropocentrisme aura su s’élargir et prendre la direction d’un
décentrement de l’humain en direction des animaux. Dire avec Donaldson
et Kymlicka que la nouvelle citoyenneté coïncidera sans reste avec notre
condition de sujets vivants, que les nouveaux citoyens seront plus
fondamentalement sensibles et vulnérables que rationnels et parlants, c’est
faire éclater au grand jour d’une construction politique la contradiction
performative qui couve en toute éthique animale dès que celle-ci assimile
l’homme à l’animal, via leur sensibilité. Comme le rappelle ironiquement
Francis Wolff, « l’attitude qui entend dénoncer radicalement
l’anthropocentrisme est radicalement anthropocentriste. Car aucune espèce
naturelle ne respecte “naturellement” les autres espèces naturelles […].
A fortiori aucune espèce naturelle ne considère, ni ne peut considérer, toutes
les autres de façon égale, et encore moins à l’égal de la sienne. Aucune
113
espèce ne peut être antispéciste, si ce n’est “l’espèce humaine” ».
L’éthique animale se contredit et se ment à elle-même dès que, par un
passage à la limite dont elle est coutumière, elle postule une similitude
pathique entre l’homme et les animaux. Car c’est l’homme qui, le plus
rationnellement du monde, selon des normes hautement élaborées, et donc
selon un mouvement qu’aucun animal n’a jamais initié, est le promoteur de
cette éthique. C’est lui qui, d’une manière réellement exceptionnelle parmi
les vivants, a voulu ce combat contre l’homme et pour l’animal. Et plus
l’éthique va loin dans son combat pour rapprocher l’homme des animaux,
plus elle distingue l’homme du reste des animaux, faisant preuve d’une
abnégation sans pareille. Si on distingue, avec Joël Feinberg, entre « intérêts
114
de bien-être » et « intérêts ultérieurs » , entre d’un côté ce qui a trait à la
continuation de sa propre vie, la santé et l’intégrité du corps, la stabilité
émotionnelle, etc., et de l’autre ce qui regarde les « aspirations ultimes
qu’une personne peut entretenir », comme d’« écrire un roman, produire des
œuvres d’art, résoudre un problème scientifique important, s’acquitter de
fonctions politiques de haut niveau, assurer le bonheur d’une famille,
construire une maison idéale, promouvoir une juste cause, etc. », alors il est
bien évident que le combat en faveur des animaux est l’une de ces justes
causes qui, appartenant aux intérêts « ultérieurs » de l’être humain, nous
situent au plus loin d’une « forme de vie » animale. La vertu animaliste est
comme la raison pour Pascal, soumise aux mêmes renversements du pour
au contre : plus elle s’abaisse en faveur d’autrui et plus on peut la vanter,
115
comme une étrange et unique « performance » humaine .

Politique de la vie nue

La sensibilité représente donc, à tous égards, la valeur-source des


différentes éthiques animales. C’est elle, plutôt que la similitude des esprits,
qui égalise animaux et humains, et qui produit la véritable similitude. Si
l’animalisme contemporain, sous son versant moral, peut aller répétant que
nous sommes fondamentalement des animaux, que l’humanité est une
espèce animale parmi d’autres, c’est donc au vu d’une similitude
proprement morale plutôt que cognitive. Plus que la similitude des esprits,
c’est le pathocentrisme qui représente la contribution des éthiques animales
à la notion d’animalité humaine. Cela veut dire plus généralement qu’il y a
une évidence morale de l’animalité humaine, une évidence qui tient à notre
statut d’êtres sensibles (sentients), intéressés à soi et vulnérables dans la
défense de leurs intérêts. Dans le champ de nos rapports pratiques avec
l’animal, c’est parce que la sensibilité fait impérieusement droit et fonde
une morale universelle, une morale de tous les vivants porteurs d’intérêts,
que s’accrédite l’idée que nous sommes plus essentiellement vivants que
rationnels, ou que la raison et le langage ne font qu’une différence
accessoire.
Or ce pathocentrisme qui motive en profondeur les éthiques animales, qui
les rendent si sincères et si convaincues d’elles-mêmes, demande à être
interrogé pour lui-même. Car il témoigne incontestablement d’une
sensibilité inédite, d’un respect nouveau des animaux et corrélativement
d’une vision nouvelle de l’humain qui est manifestement un trait d’époque,
au point qu’il pourrait bien déborder le simple cadre de la question animale.
C’est du moins ce que nous voudrions montrer pour terminer. Il y aurait
plus que l’animal dans notre rapport à l’animal : en lui viendrait se réfléchir
de manière privilégiée, et comme à la loupe, une manière générale et
nouvelle de nous rapporter aux autres. C’est comme si toute l’image que se
fait de lui-même l’animal politique était en train de se transformer :
manifestement, ce dernier se sent aujourd’hui plus volontiers animal que
politique, vivant qu’humain, sensible que rationnel. Comment est-ce
possible ? Quel est ce progressisme qui inclut, comme une composante
majeure, une représentation essentiellement affective, compassionnelle,
116
« humanitaire » enfin du rapport aux autres ? Qu’est-ce qui a changé
pour que la vie et la sensibilité nous soient devenues un nouvel impératif
catégorique ?
Plusieurs explications se présentent, des plus spécifiques aux plus
générales. La première est étroitement liée à nos relations avec l’animal, et
à l’évolution récente de ces relations. Le constat est bien connu :
l’augmentation du nombre d’animaux de compagnie, dans des populations
de plus en plus citadines, induit un rapport à la vie animale fort différent de
ce qu’il a pu être dans un passé encore récent. La faune sauvage, comme
les espèces « nuisibles », comme enfin les animaux de ferme, sont
désormais loin de nous. L’industrialisation des conditions de l’élevage, en
particulier, invisibilise un peu plus le sort d’un certain nombre d’animaux
comme les poulets, les veaux ou les cochons, impitoyablement transformés,
selon l’expression de Lévi-Strauss, en véritables « laboratoires
117
nutritifs ». D’où une séparation nette entre l’animal comme force de
travail et ressource alimentaire, et l’animal comme compagnon et source
d’affection ; entre ceux que nous mangeons et ceux que nous aimons. Aux
uns les critères de l’efficacité zootechnique et de la rentabilité maximale ;
aux autres au contraire la commensalité, le soin et la dépense sans
118
compter . Aux uns le regard objectif, froid et distancié ; aux autres
l’accompagnement fusionnel et chaleureux. C’est ce que l’éthique animale
119
américaine a très tôt diagnostiqué comme une « schizophrénie morale » :
« Nous prétendons considérer les animaux comme ayant des intérêts
moralement importants, mais nous les traitons d’une manière qui contredit
ces affirmations120. » Nous aimons les uns, nous mangeons les autres ; et ce
sont parfois les mêmes – comme les cochons, qu’on trouve aussi bien dans
les histoires d’enfants que dans les assiettes. Or le principal résultat de cette
schize contemporaine c’est, comme l’a bien montré Tristan Garcia, une
forme de déréalisation de l’animal, partagé en effet entre « une présence
121
gratuite et esthétisée, délestée des nécessités de l’entretien de la vie » et
une représentation lointaine et vaguement culpabilisée ; entre une présence
fusionnelle et un remords moral. Parce qu’il n’est plus vu et vécu comme
une ressource, l’animal est devenu des deux côtés, dans le plaisir ou dans la
douleur, dans l’accompagnement heureux ou dans l’exploitation torturante,
un être purement sensible. L’animal n’est plus, comme dans l’élevage
traditionnel, le même être qu’on côtoie quotidiennement et qu’on finit par
tuer ; nous expérimentons de plus en plus rarement ce dur principe de
réalité. Nous ne connaissons plus sa force de travail, ses intelligences
sensorielles, ses ressources comportementales. Reste un être qui, heureux
ou malheureux, s’est éloigné dans une représentation empathique de lui-
même, un être dont nous ne cessons d’imaginer le plaisir et les
122
souffrances .
Nous sommes devenus sensibles à la sensibilité des animaux. Nous
sentons que nous partageons avec eux la condition d’êtres sensibles, à la
fois parce que nous les côtoyons au jour le jour et parce que nous savons de
plus en plus le mal que nous leur infligeons. Il y a là une première façon,
concrète, effective, socio-historiquement étayée, d’expliquer le
pathocentrisme compassionnel qui est le nôtre aujourd’hui, et l’égalisation
des conditions animale et humaine qu’il induit. Un rapport foncièrement
empathique avec les animaux nous rapproche d’eux, parce qu’il situe le
sujet et l’objet de cette empathie sur un plan affectif où ils communiquent
directement. Il y a une deuxième raison à ce pathocentrisme, plus large,
débordant la stricte question animale, car relative au progressisme et à ses
derniers développements. On sait en effet que les différents combats
humains pour l’émancipation participent d’une dynamique d’élargissement
progressif : ainsi la libération animale, dans les années 1970, se concevait-
elle spontanément dans la continuité de la libération des esclaves et des
femmes, comme un ultime élargissement du cercle de la considération
123
morale . En cela ils prolongeaient le geste de Bentham qui, deux siècles
auparavant, situait l’extension des droits humains aux animaux dans le droit
fil de la promotion civique des esclaves et des femmes :
Il fut un temps, et j’ai le regret de constater qu’en de nombreux endroits c’est toujours le cas, où la
plus grande partie de notre espèce, à laquelle on donnait le nom d’esclaves, était traitée par la loi
exactement sur le même plan que le sont encore les races d’animaux inférieurs, en Angleterre par
exemple. Le jour arrivera peut-être où le reste de la création animale acquerra les droits que seule une
124
main tyrannique a pu leur retirer .

Il y a donc une dynamique progressiste ; le progressisme humain a


toujours en lui du mouvement pour aller plus loin.
L’animal représente alors, sinon le dernier stade, du moins un moment
privilégié de cette dynamique, et ce pour au moins deux raisons. Il est bien
connu tout d’abord que la plupart des discriminations humaines se sont
toujours nourries d’une sémantique animalière assimilant par exemple
l’esclave noir à une bête de somme, la femme à de la viande, le juif à de la
vermine, ou l’étranger à un œuf de pou125. L’animal n’a cessé d’être
invoqué par le passé pour rabaisser l’autre et justifier l’humiliante
exploitation de l’homme par l’homme. C’est ce qu’on a appelé le
126
« sophisme de la bestialité », autrement dit la projection dans l’animal de
toutes les vilenies humaines, son rabaissement au rang de « bête » vicieuse
et dépravée, et l’utilisation en retour de cette catégorie infamante pour
discriminer les humains. En cela, le fait de dénoncer ce type de sophisme,
de revaloriser l’animal pour lui accorder la considération morale qu’il
mérite comme être sensible, revient à s’attaquer à la racine littérale des
différentes métaphores de l’abjection, à saper à son fondement tout un
système de légitimation de l’oppression. L’animalisme n’est pas n’importe
quel combat : en défendant l’animal, il s’en prend au mesurant lui-même,
à l’étalon-or des différentes discriminations humaines. Mais il y a plus.
L’animal n’est pas seulement un signifiant stratégique ; il est aussi et surtout
une victime bien réelle. Il est même, d’une certaine manière, « la figure de
127
la victime absolue ». Privé de langage, incapable de plaider sa propre
cause, il pousse jusqu’à son terme la logique de l’oppression. Et c’est
pourquoi, une seconde fois, il jouit d’un pouvoir critique privilégié à l’égard
de la domination. Avec lui les différentes luttes émancipatoires ont trouvé
leur modèle ultime :
L’animal est le prolétaire absolument passif qui ne fait que souffrir, qu’endurer la transformation de
ses conditions de vie et de mort. L’animal, construit comme la figure absolument pathétique de
128
l’oppression, est devenu un prolétaire hyperbolique .

Ainsi, de deux manières différentes, l’animal a partie liée avec la


dynamique progressiste. Il est une figure canonique de l’oppression à la fois
parce qu’il métaphorise la plupart des oppressions interhumaines et parce
qu’il pousse le plus loin qu’on puisse imaginer le fait d’une oppression bien
réelle. Notre culpabilité se recueille et s’aiguise en lui, comme on voit dans
la scène inaugurale qui ouvre l’ouvrage posthume de Derrida, L’Animal que
donc je suis : surpris nu dans sa salle de bains sous le regard de sa chatte, le
philosophe en éprouve un sentiment de pudeur, de gêne et finalement de
honte dans lequel vient se récapituler l’immense remords humain pour tout
le mal commis – pour une « guerre sacrificielle aussi vieille que la
129
Genèse ». Cet animal qu’on nomme et qui est incapable de répondre, cet
animal qui dans son silence porte toute la tristesse du monde, ce « tout
autre » accuse notre humanité dans son ensemble. Ainsi une conscience
sensible à l’exploitation de l’homme par l’homme, une conscience qui s’en
fait un scandale, ne peut pas ne pas prendre fait et cause contre
l’exploitation de l’animal par l’homme : elle trouve dans les souffrances
animales un emblème, le point culminant de sa culpabilité.
Il existe pourtant une troisième raison justifiant le pathocentrisme dont
nous faisons aujourd’hui l’expérience. C’est la raison la plus générale, et
qui nous intéressera justement pour cela. Si en effet un tel combat est
possible, s’il se trouve aujourd’hui des gens pour défendre en toute bonne
foi une extension continue des droits humains à certains animaux, cela va
largement au-delà de la question animale et regarde une mutation en
profondeur du progressisme contemporain ; une manière nouvelle de nous
rapporter à autrui, qu’il soit humain ou non humain. De quoi s’agit-il ? De
ce que nous appellerions volontiers une politique de la vie nue130. Que
l’animal nous semble digne de respect, porteur de droits ou même citoyen,
dans chacun de ces cas il nous apparaît cerclé d’un périmètre protecteur,
immunisé contre toute atteinte, et ce au nom de sa sensibilité au plaisir et à
la douleur. Car comme être sensible il « sait » ce qui est bon ou mauvais
131
pour lui, il le sait par cœur ou « par corps ». Il possède une forme
d’autonomie minimale et appelle du coup une morale minimale répondant à
cette autonomie : nous lui devons liberté de mouvement, protection contre
les dommages physiques, satisfaction de ses désirs fondamentaux,
préservation de son sentiment général de bien-être, etc. Une telle
considération morale se légitime depuis l’intégrité d’un sujet qui fait sa vie,
et la fait sans qu’on ait à lui dire quoi faire ; elle se légitime depuis la valeur
immédiatement manifeste de son être-en-vie.
Or le fait est qu’il n’y a pour nous aucun exotisme dans cette manière de
nous rapporter aux animaux. C’est comme si celle-ci démasquait la « liberté
naturelle » qui est en passe de devenir, au sein des démocraties de marché
contemporaines, la norme générale du discours que ses membres se tiennent
à eux-mêmes. La liberté d’être ce qu’on a choisi d’être, donc la
revendication d’échapper tout à la fois aux atteintes et aux jugements de
valeur de nos pairs, de ne subir de leur part ni torts ni paternalisme, telle
pourrait être en effet notre conception à la fois la plus spontanément
partagée, la plus facilement fédératrice, et sans doute la plus
idéologiquement marquée, du vivre-ensemble. Tel pourrait être le plus petit
dénominateur commun des différentes représentations par lesquelles nous
nous rapportons à nous-mêmes : nous n’avons pas à nous juger
publiquement les uns les autres, à discuter nos choix et nos comportements
respectifs ; ce serait franchir l’enceinte sacrée du choix individuel. Il y aura
entre nous non pas des discussions, c’est-à-dire des tentatives pour partager
des vérités, mais des compromis, c’est-à-dire un point de vue extérieur pris
132
sur nos convictions en première personne . Nous serons délestés, comme
dit Alain Badiou, de « la valeur active, militante, des principes133 » ; nous
134
n’aurons pas à « nommer et à vouloir un Bien » ; il nous suffira de
coexister passivement les uns à côté des autres et d’interférer le moins
possible les uns avec les autres. Nous avons gagné un monde de libertés
atomisées, indifférentes, s’ignorant les unes les autres.
Or la société à laquelle on parvient, dans ce type de discours à haute
teneur idéologique, ne peut être qu’une société de vivants simplement
vivants. Entendons par-là une société d’individus qui, en l’absence de choix
partageables et transcendant leurs intérêts particuliers, se réduisent à leur
être-en-vie. Comment comprendre en effet que nous puissions conférer à
l’autre le pouvoir insigne de nous fermer les yeux sur ses différents choix ?
En réalité seule la vie possède un tel pouvoir. Charles Taylor a bien montré
que la seule façon cohérente de légitimer l’atomisme juridique vers lequel
tendent nos démocraties de marché, l’unique manière de justifier le
minimalisme moral et de s’en tenir au strict principe de la liberté
individuelle, c’est d’asseoir le respect d’autrui sur une valeur autosuffisante
135
et donnée naturellement . Si le respect que nous accordons à autrui et les
droits que nous lui octroyons se fondent nécessairement sur une valeur
particulière, une valeur-source motivant ce respect et ces droits, alors la vie
possède cette spécificité d’être une valeur immédiatement donnée, ne
requérant de notre part aucun engagement pour en favoriser le
développement. La vie est constitutivement polarisée par soi, elle est cette
valeur qui témoigne pour soi indépendamment des autres. Elle fait droit par
elle-même. Avec elle la morale se fait toute seule, tant et si bien qu’elle tend
souvent à se confondre avec le droit : nous sommes les uns à côté des autres
des isolats dont la valeur est donnée quoi qu’il arrive et indépendamment de
tout ce que nous pourrons faire pour en favoriser la reconnaissance.
La vie sensible, bien qu’elle puisse être entravée, n’est pas une possibilité que nous devons
développer et que, fréquemment, nous devons développer, comme l’est la capacité à être un agent
autonome, celle de se déterminer librement ou celle de réaliser pleinement nos talents […]. Il n’est
donc pas surprenant que la faveur des théories de la primauté des droits aille de pair sur une
136
insistance sur le droit à la vie et la compréhension de la vie comme sensibilité .

Ainsi une théorie de la « primauté des droits », une théorie qui s’en remet
à la nue liberté des individus pour organiser la vie des hommes, une telle
théorie en appelle tout naturellement, comme principe fondateur, à l’autorité
de la vie. Une politique strictement et rigoureusement libérale, n’excédant
pas le principe de la coexistence pacifique des individus, se conçoit
spontanément comme une politique de la vie nue – une « zoopolitique »
dans laquelle nous serions plus essentiellement vivants que citoyens, et qui
fonctionnerait en vertu de la valeur propre à la vie sans que personne ait à
porter la charge de l’universel. Allons au bout de cette logique : la vie
appelée à l’appui d’une telle représentation de la liberté et de la vie en
commun ne peut, en réalité, être autre chose qu’une vie négativement
conçue. Parce que tout ce qui pourra appeler la vie à se développer et à se
transformer sera laissé à l’arbitraire individuel, une politique de la vie nue
ne saurait avoir d’autres objectifs défendables que de ne pas nuire à la vie ;
parce que vivre en société se réduit à préserver la sphère minimale de mon
intégrité vitale, pour cette raison je suis, avant toute chose, une vie
vulnérable. Ainsi, à l’horizon de cette représentation immunitaire de la
coexistence sociale se profile « une définition négative et victimaire de
137
l’homme », une représentation de l’homme non seulement comme
vivant, mais comme vivant toujours menacé dans son autarcie.
Telle est donc notre hypothèse. Si nous sommes de plus en plus sensibles
à la cause animale, si nous nous accoutumons chaque jour davantage à
l’idée que des droits soient attribués à certains animaux, si cette possibilité
devient chaque jour plus crédible, c’est en vertu d’une dialectique qui
dépasse largement le cadre de la question animale : une dialectique qui
appartient plus généralement à notre conception de la liberté ; un système de
l’apparence en vertu duquel celle-ci peut, à tout instant, se contrefaire en
liberté naturelle. Et c’est bien parce que nos droits sont vulnérables à
l’illusion et se représentent de plus en plus comme les droits de vivants
plutôt que d’humains ; c’est bien parce que l’immunité d’un être sensible,
concerné par soi-même et son propre bien-être, libre de ses mouvements,
préservé de toute atteinte, faisant lui-même sa vie, est en train de devenir le
fondement le plus évident de ces droits, que la revendication de droits pour
les animaux devient chaque jour plus crédible. Le pathocentrisme des
éthiques animales est la conséquence d’une transformation beaucoup plus
générale de notre rapport à l’autre, qu’il soit humain ou non. Il est
l’expression d’un progressisme déflationniste réduisant le vivre-ensemble
humain à une coexistence de vivants atomisés, à une réunion d’individus
primitivement sensibles à eux-mêmes avant d’être attachés à autrui.
On objectera cependant que la liberté, telle que nous la pratiquons et la
construisons de manière effective, contredit largement cette représentation
d’elle-même comme liberté nue. La liberté telle que nous la vivons n’est
pas la liberté telle que nous la disons ou la rêvons, telle par exemple qu’elle
nous est vendue au jour le jour par l’industrie du divertissement. Si elle
commande le respect et fonde l’attribution de droits, ce n’est jamais comme
autonomie simple ou vitale, mais comme autonomie rationnelle :
En fait, la plupart de ceux qui affirment la primauté de droits sont surtout intéressés à établir le droit à
la liberté, qui plus est en un sens qui ne peut être attribué qu’aux humains : la liberté de choisir des
projets de vie, de disposer de ses possessions, de former ses propres convictions et d’agir en fonction
d’elles dans des limites raisonnables, etc. Mais il s’agit alors de capacités que nous n’avons pas du
138
seul fait d’être vivants […] .
Ainsi le droit de propriété peut-il s’interpréter, dans le droit fil de
l’empirisme de Locke, comme un soubassement nécessaire de la vie ; on
dira alors qu’il favorise le bien-être matériel, et ce dans le cadre d’un
système de droits ultimement référé à la conservation physique de soi. Mais
il serait sans doute moins abstrait et plus légitime de comprendre ce droit en
rapport avec une vie humaine accomplie, et accomplie parce que
139
matériellement indépendante . C’est pourquoi la conservation de soi est
peut-être le premier mot du droit, mais pas le dernier. Nous vivons sous le
chef d’un type plus élaboré de liberté qui consiste à savoir se déterminer par
soi-même, à délibérer avec soi-même ou avec autrui pour accomplir le
meilleur choix, à répondre de ce choix en face des autres, bref à vivre au
sein d’un horizon de possibilités humaines dépassant la vie purement
individuelle. Cela nécessite bien sûr un langage qui, comme le nôtre,
codifie le principe d’une multiplicité de points de vue (Je, Tu, Il : mon point
de vue, le tien, le sien) ; cela présuppose également « une culture politique
basée sur des institutions participatives et des garanties d’indépendance
140
personnelle » ; enfin, cela appelle sans doute une « civilisation
complète141 » qui, à travers les développements de l’art, de la philosophie
ou de la science, auront « contribué dans l’histoire à la naissance de cette
aspiration à la liberté à faire de cet idéal d’autonomie un but
142
compréhensible ». Ainsi les droits humains tels que nous les avons
progressivement construits excèdent largement la sphère naturelle et
autarcique du besoin pour celle, proprement humaine et intersubjective, de
la discussion des points de vue. Imaginons, dit Taylor, une drogue
euphorisante qui rendrait les gens très heureux, mais qui en même temps les
entraînerait à « professer n’importe quoi pour satisfaire quiconque se trouve
avec eux » : nous estimerions à coup sûr que « l’injection de cette drogue
143
est une violation de leurs droits » . C’est bien la preuve que la liberté
rationnelle n’est pas la liberté naturelle ; qu’elle n’est pas un donné mais un
accomplissement ; et qu’elle requiert des institutions favorables, un
développement, une éducation. Elle regarde nos convictions et leur défense
aux yeux d’autrui, non notre sensibilité et son immunité.
Reste pourtant que si la liberté créatrice, à la différence de la liberté
vitale, ne peut réellement s’épanouir qu’au sein d’une société qui la
favorise ; si elle n’est pas un donné naturel mais une construction sociale ;
si tout sépare enfin ces deux types de valeurs possiblement fondatrices de
notre droit, il est d’autant plus étonnant que cette différence puisse si
facilement s’oublier. On peut toujours, bizarrement, et au prix des
contradictions pragmatiques les plus acrobatiques, concevoir une anarchie
libertarienne valorisant la dimension exclusivement individuelle des choix
de vie, et ce en négligeant totalement la matrice sociale capable de porter
144
cette dimension . On peut toujours rêver la liberté nue, immédiate,
innocente, et ce alors qu’on vit au sein d’institutions sociales et politiques
prenant officiellement en charge la possibilité d’une telle liberté. Une
« société de consommation » comme nous la connaissons aujourd’hui,
autrement dit un système dans lequel la consommation est devenue la
norme générale de nos différents comportements, n’a aucun mal à produire,
publicitairement et à grande échelle, une telle illusion. Comment un tel
oubli est-il possible ? Comment la vie simplement vivante peut-elle
s’inviter si facilement dans nos représentations de la liberté morale et
politique ? Comment pouvons-nous si spontanément référer à un même
fondement vital les droits des animaux et des humains ?
La liberté des Modernes est fragile. Elle emporte avec elle, comme son
ombre, une représentation déflationniste d’elle-même. Or il y a à cela,
pensons-nous, une raison de principe. Certes nous ne cessons, au-delà de la
stricte cohabitation avec autrui, de vouloir nous grandir à travers des
valeurs comme la générosité, la curiosité ou l’amour du beau ; nous ne
cessons de prétendre, au-delà de la seule déontologie, à ce qu’on appelle
en philosophie une « vie bonne ». Sauf que ces ambitions, à l’âge
« postmétaphysique » du pluralisme éthique, sont personnelles ; elles ne
sauraient, sauf violence ou paternalisme, nous être imposées. Reste donc,
une fois privatisé tout jugement de valeur universel, l’immunité d’individus
réduits à leur seule volonté. Or c’est là le problème. Une société qui se doit
de mettre entre parenthèses tout ce qui dépasse la stricte cohabitation
pacifique de ses citoyens ; une société qui ne peut assumer d’autres
principes universels que ceux relatifs à cette cohabitation (à commencer par
la tolérance, mais également la liberté d’opinion et d’expression, la laïcité,
etc.) ; une société qui conçoit ses droits comme de simples « atouts »
145
opposables à toute ingérence collective , une telle société s’expose
fatalement à ne pouvoir tenir qu’un discours déflationniste sur elle-même. Il
n’est certes pas question, sauf à rêver d’un monde réenchanté, de revenir
sur son essentielle retenue axiologique. La « lutte entre les dieux des
différents ordres et des différentes valeurs » représente, comme dit Max
146
Weber, « le destin de notre temps » . Mais cela signifie du coup qu’une
société libérale, si on l’exemptait des valeurs résiduelles héritées du passé,
n’aurait jamais rien d’autre à défendre que l’égalité principielle de tous les
styles de vie et de toutes les valeurs (à l’exception des valeurs
déontologiques de la coexistence) ; et que, en l’absence de contenu
axiologique dépassant les procédures du vivre-ensemble, la seule valeur à
laquelle elle serait en droit de se référer serait la vie nue.
Francis Fukuyama résume parfaitement la chose :
[Les sociétés démocratiques] cultivent la vertu de tolérance, qui deviendra la vertu principale dans
les sociétés démocratiques. Et si les hommes sont incapables d’affirmer qu’un genre de vie
particulier est supérieur à un autre, alors ils se rabattront sur l’affirmation de la vie elle-même, c’est-
à-dire le corps, ses peurs et ses besoins […]. De là vient que les sociétés démocratiques tendent à être
miséricordieuses et à élever au premier rang des préoccupations la prévention de la souffrance
147
physique .

Le diagnostic est nietzschéen, et d’une certaine manière violent. Il nous


entretient d’une humanité qui, comme disait Zarathoustra, a quitté « les
contrées où la vie était dure : car on a besoin de chaleur148 ». La santé, la
sécurité personnelle, avant la vie bonne. Mais le point qui nous importe ici
est moins la psychologie crépusculaire du dernier homme que la
vulnérabilité des démocraties libérales à l’illusion. C’est ainsi (et d’une
certaine manière il est bon qu’il en soit ainsi, car cela nous préserve du
pire), mais une démocratie libérale ne nous fournira aucun argument
universel pour convaincre quelqu’un qu’il est préférable de cultiver « ses
aptitudes à formuler des vérités importantes, à jouer du piano en virtuose,
ou encore à faire revivre les traditions de ses ancêtres », plutôt que de
149
passer ses journées à « se remuer les orteils dans la boue chaude » . Notre
société est ainsi faite qu’elle sera toujours, comme dit encore Taylor, « le
théâtre d’un conflit entre les formes élevées et les formes basses de la
150
liberté ». C’est comme un moindre mal : nous sommes préservés des
politiques autoritaires et paternalistes par un type de régime qui ce faisant
se rend vulnérable à l’illusion, c’est-à-dire à une conception
anthropologiquement illusoire de la liberté.
Le prix à payer d’une liberté ainsi fantasmée c’est une ignorance
doctement instituée dès lors que celle-ci concerne autrui. Poussé à
l’extrême, cet abandon de toute lucidité peut concerner, en forme de
tolérance à l’intolérance, l’ennemi de la démocratie ; comme il peut,
symétriquement, concerner l’animal. Les deux cas se répondent, comme
deux figures hyperboliques d’une démission vertueuse et d’un aveuglement
concerté. On se convainc de devoir respecter celui qui foule aux pieds
jusqu’au respect lui-même ; de la même manière, on s’imagine en toute
sincérité qu’un loup, un chimpanzé ou un dauphin pourraient bien avoir une
vie spirituelle, une sagesse intérieure ou une mémoire épisodique
insoupçonnées et comparables aux nôtres. Le même désengagement joue
dans les deux cas, la même approbation les yeux fermés. Ou la même
hétéronomie : ayant abdiqué toute forme de fidélité à mes propres principes,
les ayant limités à la sphère de ma vie individuelle, je suis prêt à tout
accepter de l’autre. La même déférence désarmée s’aperçoit de part et
d’autre : c’est pourquoi nous tendons à respecter les humains comme nous
respectons les animaux. Un même fondement – la vie comme sensibilité et
souci de soi s’exprime dans l’une et l’autre attitude, leur conférant une
égale autorité morale. On peut même, pourquoi pas, concevoir qu’un jour
nous respecterons ainsi nos robots ménagers, pourvu qu’ils se donnent des
apparences de plus en plus humaines : une psychologie faite de scrupule, de
151
bienveillance et de méconnaissance délibérée nous y prépare .
Que la vie se soit installée un peu partout dans nos mœurs, notre morale
et jusque dans nos aspirations progressistes, que notre humanité se
réfléchisse de plus en plus spontanément comme vie sensible et non
rationnelle : il y a sans doute à cela de nombreuses raisons. Mais il est sûr
qu’on comprendrait mal ce phénomène si on omettait de le référer à la
dialectique inhérente au libéralisme, qui travaille en profondeur nos
sensibilités. Nos vertus démocratiques (l’accueil fait à autrui, jusque dans
ses différences les plus radicales) ne vont pas sans une essentielle fragilité
(une conception illusoire de la liberté comme liberté naturelle). Nous
sommes de plus en plus accueillants à l’égard d’autrui et sensibles aux
souffrances des animaux, mais cet accueil et cette sensibilité emportent
avec eux la possibilité à tout moment d’un rêve les yeux ouverts. Le
pathocentrisme est ce daydream. Il procède d’une politique qui, tant qu’elle
ne pourra se raconter à elle-même que sous la forme d’un relativisme doux
et d’une tolérance radicale, ne pourra faire autrement que d’égaliser, non
pas seulement la considération morale que nous devons aux humains et aux
animaux (ce qui est parfaitement défendable), mais bien la représentation de
ces vies, comme si elles étaient les mêmes.
Notes
1. Cf. Peter Singer, La Libération animale, trad. L. Rousselle et D. Olivier, Paris, Payot et Rivages,
2012, p. 421 : « L’émergence du mouvement de libération animale est peut-être un cas unique parmi
les causes sociales modernes dans la mesure où elle a été liée au développement de la question
comme sujet de discussion dans les cercles académiques. »
2. Cf. les deux monuments fondateurs de l’éthique animale : Peter Singer, La Libération animale,
op. cit., initialement publié en 1975 ; et Tom Regan, Les Droits des animaux, trad. E. Utria, Paris,
Hermann, 2013, initialement publié en 1983.
3. Tom Regan, « Pour les droits des animaux », trad. É. Moreau et H.-S. Afeissa, in Hicham-
Stéphane Afeissa et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (dir.), Philosophie animale. Différence,
responsabilité et communauté, Paris, Vrin, 2010, p. 161-180.
4. Cf. Brian Luke, « Justice, sollicitude et libération animale », in Cahiers antispécistes lyonnais,
o
n 17, 1999, p. 71 : « […] considérer les autres comme inférieurs aux humains est un mécanisme très
puissant pour nous distancer d’eux sur le plan émotionnel ».
5. Cf. Taimie L. Bryant, « Similarity or Difference as a Basis for Justice : Must Animals Be Like
o
Humans to Be Legally Protected from Humans ? », Law & Contemporary Problems, n 70, 2007,
p. 208.
6. Charles Darwin, La Filiation de l’homme…, op. cit., p. 150 et 214.
7. Comme on voit dans l’étrange raisonnement de Malebranche : il serait injuste que les bêtes
souffrent, elles qui ne sont coupables d’aucun péché originel ; donc elles ne peuvent pas être douées
de sensibilité. Cf. Nicolas Malebranche, De la Recherche de la vérité, livre IV, chapitre 11, Paris,
Garnier, tome I, p. 450.
8. Aldo Léopold, Almanach d’un comté des sables. Suivi de quelques croquis, trad. A. Gibson,
Paris, Flammarion, « GF », 2000, p. 145.
9. Tom Regan, Les Droits des animaux, op. cit., p. 137.
10. Steven Wise est sans doute celui qui aura poussé le plus loin une telle logique, in Drawing the
Line : Science and the Case for Animal Rights, Cambridge, Perseus, 2002.
11. Cf. Paola Cavalieri et Peter Singer (dir.), Le Projet Grands Singes. L’égalité au-delà de
l’humanité, trad. M. Rozenbaum, Nantes, OneVoice, 2003.
12. Ibid., p. 11.
13. On trouve un exemple de cette argumentation dans Paola Cavalieri, « Les droits de l’homme
o
pour les grands singes non humains », Le Débat, n 108, janv.-fév. 2000, p. 156-162.
14. Paola Cavalieri et Peter Singer, Le Projet Grands Singes…, op. cit., p. 12.
15. Cf. Gary L. Francione, « Prendre la sensibilité au sérieux », in Hicham-Stéphane Afeissa et
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Philosophie animale, op. cit., p. 185-221.
16. Cf. Lori Gruen, « Entangled Empathy. An Alternative Approach to Animal Ethics », in
Raymond Corbey et Annette Lanjouw (dir.), The Politics of Species. Reshaping our Relationships
with Other Animals, Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 2013, p. 224.
17. Gary L. Francione, « Prendre la sensibilité au sérieux », art. cit., p. 203.
18. Ibid.
19. Ibid., p. 204.
20. Ibid., p. 206.
21. Ibid., p. 204-205. Également Taimie L. Bryant, « Similarity or Difference as a Basis for
Justice… », art. cit., p. 216.
22. Cf. Robert Nozick, Philosophical Explanations, Oxford, Clarendon Press, 1981, p. 4 ; ainsi
que Mark Rowlands, qui évoque « l’argument de destruction massive » de Nozick dans le cadre du
o
combat animaliste in « Raisons et déraisons du végétarisme », Books, n 22, mai 2011, p. 33 (article
initialement paru dans le Times Literary Supplement du 5 mars 2010).
23. Taimie L. Bryant, « Similarity or Difference as a Basis for Justice… », art. cit., p. 225.
24. Ibid., p. 248.
25. Gary L. Francione, « Prendre la sensibilité au sérieux », art. cit., p. 208.
26. L’argument est formalisé par George E. Moore dans le premier chapitre de ses Principia ethica
(trad. M. Gouverneur, Paris, PUF, 1997) à partir d’une remarque de Hume dans le Traité de la nature
humaine, trad. P. Saltel, Paris, Flammarion, « GF », 1993, p. 65.
o
27. Cf. Joëlle Proust, « La cognition animale et l’éthique », Le Débat, n 108, janv.-fév. 2000,
p. 182 : « Les dauphins (et les perroquets) sont bien meilleurs dans les tâches langagières que les
chimpanzés. Plus inventifs, plus flexibles devant la nouveauté, capables d’imitation et de
mémorisation subtile de situations variées, les dauphins méritent sans doute davantage l’attention des
moralistes. Ils ne sont pas de notre lignée phylogénétique : mais en quoi la parenté directe forme-t-
elle un argument moral ? »
28. Cf. Bernard Baertschi, Enquête philosophique sur la dignité. Anthropologie et éthique des
biotechnologies, Genève, Labor et Fides, 2005, p. 52-61.
29. Ibid., p. 53.
30. Sur cette critique du cognitivisme moral, cf. Richard Posner, « Animal Rights : Legal,
Philosophical and Pragmatic Perspectives », in Cass R. Sunstein et Martha C. Nussbaum, Animal
Rights. Current Debates and New Directions, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 56-57.
31. Ibid., p. 193.
32. James Rachels, « Darwin, espèce et éthique », Les Cahiers antispécistes, no 15/16, 1998, p. 15.
33. Ibid., p. 17.
34. Ibid., p. 19.
35. Cf. Taimie L. Bryant, « Similarity or Difference as a Basis for Justice… », art. cit., p. 215.
36. Ibid.
37. Cf. Paola Cavalieri, « Les droits de l’homme pour les grands singes non humains », art. cit.
38. Tom Regan, Les Droits des animaux, op. cit., p. 479.
39. Tristan Garcia, Nous, animaux et humains…, op. cit., p. 68.
40. Ibid.
41. David Olivier, « L’égalité animale », Cahiers antispécistes lyonnais, septembre 1991, p. 4.
42. Cf. Antoine Grandjean, « Animal politique ? », recension de Sue Donaldson et Will Kymlicka
in Zoopolis. A Political Theory of Animal Rights, Oxford, Oxford University Press, 2011, in
Laviedesidée.fr.
43. Jeremy Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation, trad. M. Bozzo-Rey,
Paris, Vrin, 2011, p. 325. Cf. également Henry Sidgwick : « La différence de rationalité entre deux
espèces d’êtres sensibles (sentient beings) ne permet pas d’établir une distinction éthique
fondamentale entre leurs douleurs respectives » (« The Establishment of Ethical First Principles »,
Mind, 4, 13, 1879, p. 106-107).
44. Brian Luke, « Justice, sollicitude et libération animale », art. cit., p. 65.
45. Frederik J. J. Buytendijk, De la douleur, trad. A. Reiss, Paris, PUF, 1951, p. 4.
46. Peter Singer, La Libération animale, op. cit., p. 76.
47. David Olivier, « L’égalité animale », art. cit., p. 3. On ne s’étonnera pas du coup que la
« sentience » (qui est en train de se néologiser et de rentrer telle quelle dans la langue française) soit
en passe de devenir l’un des sésames de l’animalisme français : c’est la sensibilité, mais prononcée
comme un mot de passe par ceux qui en ont reconnu l’urgence et l’autorité.
48. Gary L. Francione, « Prendre la sensibilité au sérieux », art. cit., p. 188.
49. Peter Singer, La Libération animale, op. cit., p. 74.
50. Ibid., p. 75.
51. C’est ce qu’avait exprimé Leonard Nelson, l’un des premiers après les utilitaristes à avoir
reconnu des devoirs directs envers les animaux : « Sous la loi morale, tous les êtres qui ont des
intérêts sont des sujets de droits, tandis que tous ceux qui, en outre, sont également capables de
comprendre les exigences du devoir, sont des sujets d’obligations » (Leonard Nelson, System des
philosophischen Ethik und Pädagogik, trad. N. Guterman, A System of Ethics, New Haven, Yale
University Press, 1956, p. 136). Sur Leonard Nelson et son importance dans l’éthique animale
contemporaine, cf. Jean-Yves Goffi, Le Philosophe et ses animaux. Du statut éthique de l’animal,
Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, p. 89-92. Sur la notion d’intérêt et son rôle dans la constitution
de cette éthique, cf. Steve F. Sapontzis, Morals, Reason and Animals, Philadelphia, Temple
University Press, 1987, chapitre 7 : « Can Animals Have Interests ? »
52. Ibid., p. 72.
53. Peter Singer, La Libération animale, op. cit., p. 67.
54. Cf. Steve F. Sapontzis, « Moralité de tous les jours et droit des animaux », Cahiers
o
antispécistes lyonnais, n 3, avril 1992, p. 33-34 : « Ainsi, contrastant avec l’homogénéité foncière
du groupe des détenteurs de droits moraux tel que le voit l’humanisme, le fait de libérer les animaux
tant sauvages que domestiqués impliquerait de reconnaître et de prendre en compte au niveau moral
la diversité foncière des intérêts au sein du groupe des détenteurs de droits moraux. »
55. Peter Singer, La Libération animale, op. cit., p. 71.
56. Cf. Edmund Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution. Idées directrices
pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Livre II, trad. É. Escoubas,
Paris, PUF, « Épiméthée », 1982, p. 223.
57. Cf. l’anecdote « fondatrice » de Peter Singer prenant le thé à Londres avec une femme lui
déclarant qu’elle « aime tant » les animaux, alors même qu’elle est en train de mordre dans un
sandwich au jambon. Il n’est pas question, pour Peter Singer, d’« aimer » les animaux, mais plus
sobrement d’être justes avec eux (cf. Peter Singer, La Libération animale, op. cit., préface à l’édition
de 1975, p. 56-57). On rencontre la même méfiance à l’égard du sentiment chez Tom Regan dans Les
Droits des animaux : « Ce n’est pas un acte de bonté de traiter les animaux respectueusement. C’est
un acte de justice » (p. 538). Cf. également The Thee Generation : Reflections on the Coming
Revolution, Philadelphie, Temple University Press, 1991, p. 95-96.
58. Peter Singer, La Libération animale, op. cit., p. 89.
59. Id., Questions d’éthique pratique, trad. M. Marcuzzi, Paris, Bayard, 1997, p. 83.
60. Robert Nozick, « About Mammals and People », New York Times Book Review, 11,
27 novembre 1983, p. 11.
o
61. Joël Feinberg, « Le droit des animaux et des générations à venir », Philosophie, n 97, 2008/2,
p. 71.
62. John Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 544.
63. Joël Feinberg, « Le droit des animaux et des générations à venir », art. cit., p. 67.
64. John Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 551.
65. Martha C. Nussbaum, « Par-delà la “compassion” et l’“humanité”. Justice pour les animaux
non humains », trad. H.-S. Afeissa in Hicham-Stéphane Afeissa et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer
(dir.), Philosophie animale…, op. cit., p. 231.
66. Tom Regan, « Pour les droits des animaux », art. cit., p. 169.
67. Id., Les Droits des animaux, op. cit., p. 537-538 (traduction modifiée).
68. Cf. Jean-Yves Goffi, Le Philosophe et ses animaux…, op. cit., p. 85-86.
69. Tom Regan, Les Droits des animaux, op. cit., p. 509.
70. John Locke, Deuxième Traité du gouvernement civil, trad. B. Gilson, Paris, Vrin, 1977, p. 78.
Sur la métaphore du périmètre de sécurité, cf. Jean-Yves Goffi, Le Philosophe et ses animaux…,
op. cit., p. 5, 18, 24 et 28.
71. Tom Regan, Les Droits des animaux, op. cit., p. 487 (traduction modifiée).
72. Rappelons que la vieille et fameuse loi Grammont du 2 juillet 1850 fut abrogée par un décret
du 7 septembre 1959 « réprimant les mauvais traitements infligés à l’animal même lorsqu’ils n’ont
pas été commis en public » (Jean-Pierre Marguénaud, « Déverrouiller le débat juridique », in Jean
Birnbaum [dir.], Qui sont les animaux ?, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2010, p. 152-153).
73. Articles R 654-1 et 521-1 du Code pénal.
74. Cf. Article L 214-1 du Code rural : « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son
propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce. »
75. Article L 214-3 du Code rural.
76. Article 514-14 du Code civil.
o
77. Cf. Loi n 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du
droit et des procédures dans les domaines de la justice et des autres affaires intérieures (modification
de l’article 515-14).
78. Cf. Barbara Smuts, « Encounters with Animal Minds », Journal of Consciousness Studies, 8/5-
7, p. 308 ; citée par Sue Donaldson et Will Kymlicka in Zoopolis, op. cit., p. 43.
79. Ibid., p. 48.
80. Ibid., p. 49.
81. Ibid., p. 64.
82. Ibid., p. 50.
83. Cf. Tom Regan, Les Droits des animaux, op. cit., p. 210.
84. Cf. ibid., chapitres 7 et 8.
85. Peter Singer, Questions d’éthique pratique, op. cit., p. 29-30.
86. Cf. ibid., p. 23 : « En acceptant que les jugements éthiques doivent être faits d’un point de vue
universel, j’accepte que mes propres intérêts ne puissent compter davantage que les intérêts de
n’importe qui d’autre, simplement parce qu’ils sont les miens. » Sur ce principe cardinal de « l’égale
considération des intérêts » (p. 32), cf. Jean-Yves Goffi, Le Philosophe et ses animaux, op. cit.,
p. 158-159.
87. Peter Singer, La Libération animale, op. cit., p. 94.
88. Ibid., p. 95.
89. Tom Regan, Les Droits des animaux, op. cit., p. 479.
90. Ibid., p. 486. En posant que le critère « sujet-d’une-vie » est une condition suffisante mais non
nécessaire de la valeur inhérente, Regan laisse la porte ouverte à la reconnaissance d’une valeur
inhérente pour « les objets naturels (arbres, rivières, rochers) », dans le cadre d’une éthique
environnementale ; mais également pour « les humains et les animaux qui échouent à répondre au
critère sujet-d’une-vie », comme « les animaux conscients mais incapables d’agir
intentionnellement » ou « les êtres humains plongés dans le coma » (ibid., p. 484).
91. Ibid., p. 224.
92. Ibid., p. 221.
93. Ibid., p. 485.
94. Et sur bien des points il offre à l’éthique animale la possibilité d’avancées majeures ; cf. infra,
chapitre 7.
95. Les deux auteurs s’appuient en particulier sur les travaux d’Anita Silvers et Leslie Francis et
leur concept d’« agentivité dépendante », exposée dans « Justice Through Trust : Disability and the
o
“Outlier Problem” in Social Contract Theory », Ethics, n 116, 2005, p. 40-76, ainsi que dans
« Liberalism and Individually Scripted Ideas of the Good : Meeting the Challenge of Dependant
Agency », Social Theory and Practice, 33/2, 2007, p. 311-334. Ils citent également Michael Prince,
Absent Citizens : Disability Politics and Policy in Canada, Toronto, Toronto University Press, 2009.
96. Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis, op. cit., p. 91.
97. Ibid.
98. Ibid., p. 148.
99. Ibid.
100. Ibid., p. 155-160.
101. Ibid., p. 148.
102. Ibid., p. 162.
103. Ibid.
104. Ibid., p. 166.
105. Ibid., p. 148.
106. Peter Singer, Questions d’éthique pratique, op. cit., p. 29-30 ; cf. supra, p. 113.
107. Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis, op. cit., p. 46.
108. Ibid., p. 47.
109. Sur cette contradiction, en forme de « retour du refoulé » anthropocentrique, cf. Marlène
Jouan, « Quand le mauvais anthropocentrisme chasse le bon… Ou une étrange amnésie dans les
revendications antispécistes », Marlène Jouan et Jean-Yves Goffi (dir.), L’Animal, in Recherches sur
o
la philosophie et le langage, n 32, 2016, p. 241-242.
110. Cf. Taimie L. Bryant, « Similarity or Difference as a Basis for Justice… », art. cit., p. 239.
111. Ibid., p. 228.
112. Ibid., p. 252.
113. Francis Wolff, Notre humanité…, op. cit., p. 336.
114. Cf. Joël Feinberg, The Moral Limits of Criminal Law, vol. 1, Harm to Others, New York-
Oxford, Oxford University Press, 1984 ; cité par Jean-Yves Goffi, Le Philosophe et ses animaux…,
op. cit., p. 103.
115. Exemplaire apparaît à cet égard l’éthique de Peter Singer. Car il est moins question ici de
contradiction que de tension, entre deux exigences clairement divergentes. Le « welfarisme » du
combat animaliste ne cesse en effet d’y composer avec le « rationalisme » nécessaire à toute décision
proprement morale. En son contenu en effet l’agir moral implique la considération des différents
intérêts, indexés sur le bien-être des vivants ; en sa forme en revanche cet agir nous renvoie à la
position désintéressée d’un observateur capable de peser les différents intérêts d’un point de vue
universel. L’évaluation utilitariste des préférences individuelles regarde concurremment vers la
partialité de ces préférences et vers la justification impartiale de cette évaluation.
116. Cf. Alain Finkielkraut, L’Humanité perdue. Essai sur le XXe siècle, Paris, Seuil, « Points
Essais », 1996, p. 131 : « Dégrisée de la grande Histoire, [la génération humanitaire] ne s’intéresse
plus qu’au malheur de l’espèce : sa solidarité prend la forme d’un immense maternage. »
117. Claude Lévi-Strauss, « La leçon des vaches folles », La Reppublica, 24 novembre 1996 ;
repris dans Études rurales, 2001, p. 157-158.
118. Cf. Jean-Yves Goffi, Le Philosophe et ses animaux…, op. cit., p. 12.
119. Gary L. Francione, Introduction aux droits des animaux. Votre enfant ou le chien ?, trad.
L. Gall, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2015, p. 26.
120. Ibid.
121. Tristan Garcia, Nous, animaux et humains…, op. cit., p. 31.
122. Ibid., p. 34 : « Si nous nous montrons sensibles à la souffrance animale, c’est précisément
parce que l’industrialisation a introduit une séparation entre notre rapport affectif et notre rapport
utilitaire vis-à-vis des espèces animales que nous entretenons et que nous mangeons. »
123. Cf. Peter Singer, The Expanding Circle : Ethics, Evolution, and Moral Progress, Princeton-
Oxford, Princeton University Press, 1981, p. 117-121.
124. Jeremy Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation, op. cit., p. 325.
125. Cf. Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. J.-R. Ladmiral,
Paris, Payot et Rivages, « Petite bibliothèque », 2003, § 68.
126. Françoise Armengaud, « Au titre de sacrifice : l’exploitation économique, symbolique et
idéologique des animaux », in Boris Cyrulnik (dir.), Si les lions pouvaient parler. Essais sur la
condition animale, Paris, Gallimard, « Quarto », 1998, p. 882.
127. Tristan Garcia, Nous, animaux et humains…, op. cit., p. 109.
128. Ibid., p. 112. S’appuyant sur les analyses de David Nibert (Animal Rights/Human Rights.
Entanglements of Oppression and Liberation, Lanham, Rowman and Littlefield, 2002), Tristan
Garcia distingue entre les luttes classiques, dites « paraboliques », dans lesquelles les opprimés
pouvaient prendre exemple sur l’avant-garde politique combattant en leur faveur (et recevoir ce
combat comme la « parabole » d’une humanité libre et accomplie), et les luttes animalistes, dites
« hyperboliques », dans lesquelles au contraire « il faut lutter pour l’émancipation de victimes
absolues, qui ne combattront jamais pour elles-mêmes comme on combat pour elles » (Nous,
animaux et humains…, op. cit., p. 107).
129. Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 140.
130. Nous empruntons ce terme, mais non le sens que celui-ci lui donne, à Giorgio Agamben,
Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. M. Raiola, Paris, Seuil, 1997.
131. Cf. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 168 : « Nous apprenons
par corps. »
132. Cf. Pierre-André Taguieff, La Bioéthique ou le juste milieu, Paris, Fayard, 2007, p. 83.
133. Alain Badiou, L’Éthique. Essai sur la conscience du mal, Paris, Nous, 2003, p. 57.
134. Ibid., p. 55.
135. Cf. Charles Taylor, « L’atomisme », in La Liberté des Modernes, éd. et trad. P. de Lara, Paris,
PUF, 1997, p. 223-254.
136. Ibid., p. 241.
137. Alain Badiou, L’Éthique…, op. cit., p. 38.
138. Charles Taylor, « L’atomisme », in La Liberté des Modernes, op. cit., p. 242.
139. Ibid., p. 243-244. Cf. également Aurélien Berlan, « Autonomie et délivrance. Repenser
l’émancipation à l’ère des dominations impersonnelles », p. 11-13 ; texte disponible sur le blog Et
vous n’avez encore rien vu… Critique de la science et du scientisme ordinaire,
http://sniadecki.wordpress.com/
140. Charles Taylor, « L’atomisme », in La Liberté des Modernes, op. cit., p. 237.
141. Ibid., p. 246.
142. Ibid.
143. Ibid., p. 232.
144. Cf. Robert Nozick, Anarchie, État et Utopie, trad. É. d’Auzac de Lamartine et E. Dauzat,
Paris, PUF, 1988, chap. 10. Sur ce refoulement des conditions sociales et politiques de l’autonomie
individuelle cf. Marcel Gauchet, L’Avènement de la démocratie IV. Le nouveau monde, Paris,
Gallimard, 2017, p. 609-632.
145. Cf. Ronald Dworkin, Prendre les droits au sérieux, trad. M.-J. Rossignol et F. Limare, Paris,
PUF, 1995. Précisons que l’assimilation des droits à des atouts chez Dworkin est loin de se réduire à
une conception schématiquement immunitaire de la vie sociale. Cf. Linda C. McClain, « Rights and
o
Irresponsibility », Duke Law Journal, n 43, 1994, p. 1044-1048.
146. Max Weber, Le Savant et le Politique, trad. C. Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2003,
p. 97 et 99. Sur la critique communautarienne du libéralisme et de sa conception atomistique ou
déflationniste des droits, cf. Mary Ann Glendon, Rights Talk. The Impoverishment of Political
Discourse, New York, The Free Press, 1991 ; ainsi que Linda C. McClain, « Rights and
Irresponsibility », art. cit.
147. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, trad. D.-A. Canal, Paris,
Flammarion, « Champs », 2008, p. 344. Cela veut dire concrètement, comme le remarque encore
Fukuyama, qu’on hésiterait beaucoup à faire reproche à un ami de ses infidélités conjugales ; mais
qu’en revanche nous nous sentons beaucoup plus facilement autorisés à demander à quelqu’un de ne
pas fumer dans un lieu public (ibid., p. 345).
148. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. M. Betz, Paris, Le Livre de Poche,
1963, p. 23.
149. Charles Taylor, Le Malaise dans la modernité, trad. C. Mélançon, Paris, Cerf, 2015, p. 44.
150. Ibid., p. 83.
151. Cf. Real Humans : 100 % humains, la série suédoise lancée en 2012 par Lars Lundström,
dans laquelle les « hubots », robots fortement humanisés par leur apparence comme par leur mode de
vie, y sont l’objet de considérations morales et même juridiques de plus en plus intenses.
Chapitre 4

Une antimétaphysique

On peut discuter le zoocentrisme contemporain sous un dernier point de


vue, et remarquer qu’il emporte avec lui un troisième type de distorsion ou
de parti pris qui, comme les partis pris naturaliste et moraliste, possède sa
logique et son paysage conceptuel propres. C’est celui de la métaphysique,
ou plutôt de l’« antimétaphysique » : une obsession d’en finir avec la
métaphysique. Celui qui campe l’homme en animal – parmi les autres – est
animé d’une ambition clairement philosophique qui outrepasse le primat
épistémologique qu’il accorde aux sciences de la nature : il fait le choix
d’un monde sans arrière-monde, d’une nature délivrée du surnaturel. Il veut
en finir avec la métaphysique comme règne du « séparé » – le monde d’en
haut au-delà du monde d’en bas, l’intelligible au-delà du sensible, l’essence
au-delà de l’accident, ou encore le transcendantal au-delà de l’empirique.
Une humanité séparée de l’animalité lui semble complice de tels dualismes
et c’est pourquoi, tout naturellement, il fait sienne la fameuse hypothèse de
Darwin, dans La Filiation de l’homme : la différence entre l’homme et
1
l’animal ne saurait être que « de degré », non « de nature » .
Sauf que, avec le darwinisme et la parenté de l’être humain avec les
grands singes et plus généralement les primates, la chute du ciel prend une
allure particulièrement concrète et volontiers spectaculaire. La provocation
n’est jamais loin, comme on le voit aujourd’hui avec le « troisième
2
chimpanzé » de Jared Diamond . Il faut entendre ce ton qui travaille la
sensibilité contemporaine bien au-delà du cadre de la recherche en biologie
de l’évolution. Le darwinisme ne nous a pas seulement appris que nous
étions des animaux. Comme avant lui l’histoire naturelle de Buffon, il a
conquis ce savoir contre la théologie. C’est pourquoi son savoir de
l’animalité humaine est tout sauf neutre : il représente une victoire contre la
superstition et le préjugé, une pensée qui nous sauve du pire. Les débats
autour de notre animalité sont rarement sereins, se laissant enflammer la
plupart du temps par ce que Tyler Burge appelle une « rhétorique du
3
sauvetage » et des « raisons apocalyptiques » : c’est comme si nous avions
à choisir chaque fois entre la Science et la Métaphysique, autrement dit
entre le Salut et la Perdition.
La première conséquence de cette inflammation intellectuelle, que nous
examinerons pour commencer, c’est qu’en faisant de notre animalité un
combat contre la métaphysique, en réduisant souvent cette animalité à
n’être qu’un tel rempart, le zoocentrisme voit partout la métaphysique et en
cela lui donne une vie clandestine, d’autant plus pernicieuse qu’il s’en croit
affranchi. Car penser contre les idoles d’hier, c’est encore penser avec
elles : c’est se mettre au diapason, rester tributaire de pensées absolues. Le
discours s’enfle alors d’entités qui, même si elles font aujourd’hui le jeu de
l’animal comme elles faisaient naguère celui de l’homme, n’en restent pas
moins flottantes et mal maîtrisées. On nous assure par exemple que les
chimpanzés ont une « Conscience de soi », que la « Culture » n’est plus le
propre de l’homme, ou que les animaux sont eux aussi capables de
« Penser » : autant d’entités majuscules et aveugles, restituées à l’animal
comme une justice rendue, mais descriptivement peu fiables. C’est ce
4
qu’Apel appelait notre « crise d’adolescence moderne » : vivre avec les
illusions d’hier, précisément en s’en croyant libéré. L’antimétaphysique
contemporaine nous maintient ainsi dans le paysage dualiste, vertical et
hiérarchisé de l’ancienne métaphysique.
Mais la conséquence la plus dommageable de ce travers contemporain,
que nous examinerons ensuite, c’est qu’elle nous interdit d’emblée de
considérer qu’une différence autre que biologique puisse distinguer
l’homme de l’animal. Une différence qui affecterait par exemple la forme
générale de notre rapport au monde, ou la structure typique de nos
comportements, une différence qui ferait pour nous la différence, même si
elle n’était pas biologiquement visible, une telle différence est
immédiatement soupçonnée du pire, c’est-à-dire de faire le jeu des anciens
dualismes. D’où ces alternatives comminatoires dressées au départ des
discussions comme autant d’épouvantails : soit une différence repérable
dans l’univers de la biologie, graduelle et n’excédant pas la différence
d’espèce à espèce, soit une différence métaphysique ou « de nature », c’est-
à-dire sourde à ce que la raison établit scientifiquement. Soit le langage, la
prohibition de l’inceste ou la religion sont des caractéristiques
empiriquement distinctives au même titre, par exemple, que les branchies
ou l’hibernation ; soit ils sont autre chose que ce qu’on peut en décrire dans
l’univers de la biologie, et alors on a quitté les faits pour la spéculation. Or
ce type d’alternative est dommageable à toute réflexion sérieuse sur
l’homme et l’animal. On ne gagne rien à se faire peur, c’est-à-dire à croire
que tout ce qui d’une manière ou d’une autre pourrait singulariser le vivant
humain nous ferait, irrémédiablement, retomber dans un obscurantisme
d’Ancien Régime. On ne gagne rien à s’obséder de la métaphysique, sinon
à simplifier et infantiliser le débat. Car ce faisant on rate ce que les sciences
positives – éthologie animale, primatologie, paléoanthropologie,
psycholinguistique ou sociologies humaines – ont à nous apprendre,
sobrement et méthodiquement, sur la différence anthropologique.

La précipitation antimétaphysique

La pensée du séparé peut revêtir différentes formes. Ce peut être


l’essence, qui est au sens fort, par opposition à ses accidents, qui ne sont
qu’en un sens déficient. Ce peut être la substance en tant qu’elle se
distingue d’une autre substance, et qui donc sépare entre elles deux régions
de l’être. Ce peut être l’espèce, considérée comme une classe séparant à
jamais les individus entre eux, en fonction de caractéristiques qui leur sont
propres. Ce peut être également la fin qui, réglant à l’avance une série
d’événements, suppose implicitement une conscience surplombant
l’empirique pour en anticiper le cours. Le zoocentrisme se situe résolument
à l’opposé de cette logique qui pousse chaque fois à l’absolu une différence
simplement nominale ou empirique. Il refuse qu’une différence « de
nature » puisse distinguer l’homme de l’animal, et par là il entend l’une au
moins de ces séparations – essentielle, substantielle, spécifique ou finale.
Qui sépare l’homme de l’animal s’appuie implicitement, dit-il, sur un
dualisme substantiel opposant par exemple l’intelligible au sensible ou
l’esprit à la matière ; ou même requiert un Dieu unique, finalisant la nature
en créant l’homme unique à son image.
Le darwinisme donne raison à ce refus du séparé. En pensant la
différence anthropologique depuis le processus contingent et continu de
l’anthropogenèse, il tourne résolument la page des essences fixes, des
substances distinctes, des espèces intangibles ou des fins souveraines. Il ne
veut voir entre l’homme et l’animal qu’une différence « de degrés » – une
différence qui, pensée depuis la progressivité empirique de son apparition,
donc ne rompant jamais le fil du continu, est par principe contingente et
révisable. Il est devenu anachronique, après Darwin, de penser notre
humanité comme étant essentiellement et éternellement ce qu’elle est. On la
pense plus justement comme une « population mendéléenne » : une
population certes autoreproductrice (composée d’individus interféconds),
mais dont les généotypes peuvent varier accidentellement à tout moment.
La stabilité d’une espèce n’exprime que l’état momentané d’une dynamique
ininterrompue de spéciation, un point de vue abstrait pris sur le « flux » de
5
la phylogenèse . Comme le résume Ernst Mayr, « il n’existe rien dans les
espèces biologiques qui corresponde au concept platonicien d’une essence
fixe et transcendante. Si les espèces possédaient de telles essences,
l’évolution graduelle serait impossible. Le fait qu’elles évoluent montre
6
qu’elles ne possèdent pas d’essence ». Cette fin de non-recevoir opposée à
la métaphysique appartient à l’histoire de la biologie de l’évolution. Dans
une conférence prononcée en 1909, le pragmatiste américain John Dewey
voyait poindre, avec le darwinisme, « un nouveau tempérament
intellectuel7 ». Ayant épuisé « la logique de l’immuable, du final et du
8
transcendant », ayant fait son deuil de « l’arche sacrée de la permanence
9
absolue », l’esprit aurait désormais à « chercher l’aventure dans les déserts
10
sans chemins de la génération et de la transformation » .
Les choses sont-elles pourtant si simples que le dit Dewey ? Suffit-il de
se dire darwinien ou de croire à l’évolution naturelle des espèces pour être
11
indemne de toutes les formes de « philosophies absolutistes » ? En a-t-on
si facilement fini avec la métaphysique ? De fait, si on examine non pas
l’éthologie, la psychologie animale ou la paléoanthropologie se faisant,
mais plutôt leur accompagnement réflexif ou leurs traductions
journalistiques, on aperçoit un lexique beaucoup moins neutre qu’on
pourrait l’imaginer. La métaphysique semble encore bien vivace chez ceux
qui s’en croient affranchis : car voulant contester la pensée d’hier, ils en
recyclent souvent le vocabulaire. Réfuté dans le contenu du discours,
12
l’absolutisme rejaillit dans sa forme, si bien que le « vieux schéma »,
comme dit Heidegger, est toujours là chez ceux qui s’en croyaient, pourtant,
les meilleurs adversaires. Rabattre le « supérieur » sur l’« inférieur »,
militer pour la fin du monde d’en haut (quelles que soient les entités qui
habitent ce monde : la Raison, l’Esprit, Dieu, et avec elles notre Humanité),
faire l’apologie du monde d’en bas (le corps, la sensibilité, les affects, le
flux du génome, etc.), c’est en réalité continuer à penser selon cette
opposition, dans un paysage à deux versants. Une telle spatialité est à
l’œuvre dans notre vocabulaire le plus quotidien, elle imprègne toutes nos
manières de parler et de penser : nous vivons spontanément dans un espace
verticalisé avec l’esprit et le corps, la pensée et la matière, la raison et la
vie. À bien des égards la vision darwinienne du monde, telle qu’elle est
spontanément la nôtre aujourd’hui, conforte un tel décor plutôt qu’elle ne
l’abolit. Penser avec Darwin c’est pour nous spontanément, et au fond assez
paresseusement, choisir la matière contre l’esprit ou le changeant contre
l’éternel. Et c’est du coup faire de ce dualisme le cadre obligé du débat, son
paysage pérenne.
Une métaphysique essoufflée, n’en finissant pas de finir, hante le
progressisme contemporain. Elle donne raison à cette formule de Searle :
13
« Le matérialisme est le plus beau fleuron du dualisme . » Car animaliser
l’humain, en rabattre avec la figure d’un être métaphysiquement séparé du
reste des vivants, c’est continuer à vivre dans un décor de carton-pâte, avec
ses illusions d’en haut et ses vérités d’en bas. C’est choisir mécaniquement
la nature contre le surnaturel ou l’immanence contre la transcendance.
L’antimétaphysique, faute d’une réforme en profondeur de nos catégories
de pensée, s’expose alors à recycler sans y penser les entités d’antan. Ainsi
voit-on le journalisme éthologique décrire non pas des comportements,
mais la plupart du temps ce qu’on appelle des « performances » animales,
annonçant, comme un Deus ex machina, la possession de telle ou telle
capacité naguère propre à l’homme : comme autant de fétiches, les animaux
ont « la Pensée » « la Conscience de soi » ou « la Technique ». Il faut le
dire : chaque fois qu’il mobilise ce type d’essentialisme un peu hâtif,
chaque fois qu’il recouvre d’un manteau aussi épais des comportements
aussi dissemblables, le zoocentrisme d’aujourd’hui ne vaut pas mieux que
l’anthropocentrisme d’hier, à la générosité près. Le cadre métaphysique est
toujours là. Il a simplement changé de fonction : quand il jouait auparavant
l’homme contre l’animal, il sert aujourd’hui à plaider la cause de l’animal.
Le zoocentrisme, en son ardeur antimétaphysique, assure à l’absoluité du
discours métaphysique une vie seconde.
Si l’on suit la distinction proposée par Cassirer entre « analyse
substantielle » et « analyse fonctionnelle », si l’on accepte que la
description d’un comportement et de sa signification concrète (attaquer une
proie, démêler tel problème) ne se réduise pas à une hypostase abstraite (la
violence de l’Instinct ou le calme de l’Intelligence), alors on ne saurait se
satisfaire de ces renversements du pour au contre restituant aux animaux
tout ce qu’une pensée de la séparation leur refusait naguère. Car c’est la
même pensée qui opère aujourd’hui, repoussant juste un peu plus la
frontière. La question des protocultures animales nous en fournit une
illustration patente. Dans l’exemple topique du lavage des patates douces
chez les macaques de l’île de Koshima, le compte-rendu journalistique
conclut en effet à la présence, chez l’espèce considérée, d’une capacité à
« la » culture. Le mot « culture » recouvre ici une capacité nominale et
abstraite postulée, comme un équipement psychologique appartenant à
l’espèce, indépendamment de ses effets. Or il est étrange que sur une telle
question les déterminants sociaux et institutionnels n’aient pas été
davantage interrogés. On sait que le comportement considéré (le lavage des
patates douces à l’eau de mer, qui permet en outre de leur donner un goût
salé) met en moyenne deux ans pour être acquis par l’ensemble du groupe
14
des macaques . Encore est-ce de manière non exhaustive : trois ans après
la découverte initiale, seuls 40 % du groupe avaient adopté le nouveau
15
comportement . Dans une population humaine de volume équivalent, on
peut imaginer que trois minutes ou trois heures suffiraient, et on peut
l’imaginer non sur la base d’une capacité innée appartenant à notre nature
(quelle que soit la légitimité de recourir par ailleurs à un tel fondement
psychologique), mais sur la foi de techniques et d’usages institués que nous
connaissons par cœur : parler, montrer, reprendre, corriger, éventuellement
rassembler l’ensemble des congénères pour une démonstration ad hoc, etc.
Le langage, la pédagogie, l’habitude apprise de se mettre empathiquement à
la place de celui qui ne sait pas et veut savoir, pourquoi pas une certaine
dose morale de patience et de respect pour celui qui échoue : autant
d’ingrédients socio-institutionnels qui n’appartiennent à aucune « nature »
humaine cachée, mais simplement à ce que font les êtres humains, depuis
quelque deux cent mille ans qu’ils se parlent et s’enseignent les uns les
16
autres .
Comme dans la fameuse nouvelle d’Edgar Poe, la lettre volée est là, il
n’y a pas à la chercher ailleurs, dans une inaccessible intériorité
psychologique. Il suffit de regarder. La culture n’est pas une capacité
abstraite et séparée, c’est d’abord un ensemble d’usages institués. La
question du fondement cognitif peut certes venir en renfort pour justifier la
pérennité et l’universalité de ces usages ; mais à aucun moment elle ne peut
s’y substituer sous la forme d’une entité substantielle venant occulter
l’ensemble des comportements qu’il y a à voir, et à décrire. Or plus encore
que la question de la culture, le thème de la « conscience de soi » apparaît
comme un véritable cas d’école, sur lequel il est instructif de revenir un
instant.

Le test du miroir

Ce qui frappe en effet, dans l’ensemble des travaux consacrés depuis une
cinquantaine d’années à la question, en primatologie comme plus
généralement en psychologie animale, c’est l’ampleur du saut interprétatif
opéré chaque fois entre une performance locale, technique et relativement
circonscrite (le fameux test « du miroir », ou « de la tache ») et une
compétence au contraire fort générale, aux implications sans nombre (la
« conscience de soi »). On surprend ici une métaphysique en acte : une
analyse substantielle et absolue vient constamment supplanter la description
précise des comportements en question.
Dans les premières expériences de Gordon Gallup, menées à partir de
1969, un chimpanzé adolescent est régulièrement mis en présence d’un
miroir. Il se comporte au début comme s’il avait en face de lui un
congénère, produisant ce qu’on appelle des « réponses sociales ». Mais
après quelques jours il s’achemine vers des comportements « autodirigés » :
il fait des grimaces, regarde à l’intérieur de sa bouche, inspecte des parties
de son corps normalement invisibles. On en infère qu’il semble se
« reconnaître » lui-même. C’est précisément ce qu’entend valider le test de
la tache. On anesthésie le sujet, on teinte d’une marque rouge son front ou
le haut d’une des oreilles, et on constate qu’au réveil la tache ne passe pas
17
inaperçue : il porte le doigt à la tache, l’inspecte, flaire son doigt . La
même expérience a donné lieu depuis à un certain nombre de variantes,
18
toutes centrées sur le même principe .
De fait le bénéfice théorique immédiat de l’expérience de la tache, qui
l’éleva très vite au rang d’expérience canonique, c’est de pouvoir donner
lieu à une conclusion univoque : soit le sujet passe le test, comme c’est le
cas des enfants humains à partir d’environ deux ans, de la plupart des singes
anthropoïdes (les chimpanzés et les orangs-outangs, le cas des gorilles étant
plus mitigé19), ou encore des éléphants, des corbeaux ou des dauphins ; soit
il échoue, comme c’est le cas avec les singes non anthropoïdes, qui s’en
tiennent obstinément, même après une longue exposition au miroir, à des
réponses sociales. Les choses sont donc simples, promettant à
l’expérimentateur une réponse positive ou négative. Or cet avantage
technique, qui explique que le test ait pu acquérir une telle importance dans
le champ des recherches sur la conscience de soi des animaux, se retourne
en piège théorique. Car le tout ou rien du résultat final (soit le sujet établit
une corrélation entre son corps et son reflet dans le miroir, soit il ne le fait
pas) encourage une interprétation binaire, et pour tout dire substantialiste,
du phénomène. Du fait que le sujet ait pu ou non réussir le test on en infère
inévitablement qu’il « a » ou non une conscience de soi. Ainsi est-on tenté
la plupart du temps d’oublier le comportement visible et le sens précis qui
se manifeste en lui, pour inférer la présence d’un principe qui serait à son
fondement. L’induction va droit à la cause première du phénomène :
Au final Gallup, en démontrant l’existence de la reconnaissance de soi chez le chimpanzé et son
absence chez les macaques, a avancé l’hypothèse d’une différence cognitive fondamentale entre les
singes anthropoïdes et les autres primates non humains. Elle concerne la capacité à devenir l’objet de
20
sa propre attention, qui reflète à son tour la conscience de soi .

L’induction est pourtant hâtive ; elle l’est, plus exactement, deux fois. On
assimile d’abord la congruence visuo-motrice à une représentation visuelle
de soi, puis cette représentation visuelle à une représentation intellectuelle
de ses propres états mentaux. Un simple jeu devant le miroir est devenu une
reconnaissance visuelle de soi ; et cette reconnaissance visuelle, une
introspection. Or aucun de ces deux glissements ne va de soi.
1. Rien ne prouve d’abord que l’appariement sensori-moteur du
chimpanzé avec son image dans le miroir signifie qu’il se « reconnaisse »
dans son reflet. La reconnaissance de soi implique une identification du soi
avec son reflet ; or dans la mesure où le chimpanzé a « en face de lui » son
double, une forme d’altérité subsiste entre lui et son reflet, si bien qu’on
pourrait aussi bien, et peut-être plus légitimement, parler de ressemblance.
Il est bien évidemment très difficile de savoir à quoi, à quelle expérience ou
à quel sentiment précis nous avons affaire chez le chimpanzé. On peut
néanmoins opter pour un principe de parcimonie qui nous interdise de voir
plus ou moins autre chose que ce que nous donne la description – la
description de ce que fait le chimpanzé. Il joue avec son reflet, donc avec
un phénomène qui lui ressemble ; dire plus c’est projeter ce que nous,
humains, savons (et avons su fort tard) du miroir et de sa capacité à nous
refléter nous-mêmes. Nous avons progressivement appris, autour de
24 mois, à nous identifier à notre reflet spéculaire et à considérer que nous
pouvions être, en même temps, ici et là-bas. Il n’est pas sûr qu’on puisse
créditer le chimpanzé de ce savoir appris concernant les propriétés
physiques d’un miroir. C’est pourquoi il semble plus sage, par souci
d’éviter toute forme de projection anthropomorphique, de suivre la
suggestion de Daniel Povinelli : « Le singe ne conclut pas “C’est moi !”
21
L’animal conclut plutôt : “C’est le même que moi !” . »
Or cela fait une vraie différence. Si en effet on se contente de dire que
l’animal joue avec une forme qui lui ressemble, alors nous n’avons aucune
raison de projeter en lui une connaissance de soi stable et mobilisable à
merci. L’expérience de la corrélation unissant, comme deux séries
parallèles, les sensations kinesthésiques et proprioceptives d’un côté, et les
images spéculaires de l’autre, cette expérience peut donner lieu en effet à
deux attitudes différentes. On sait que les singes non anthropoïdes
(monkeys) sont capables d’utiliser cette corrélation, par exemple pour
attraper un objet qu’ils ne peuvent apercevoir que dans le miroir, ou encore
22
pour diriger une parade agressive vers un adversaire . Les singes
anthropoïdes, eux, prennent pour objet une telle congruence, d’une manière
manifestement plus « détachée » : ils sont intrigués par ce qu’elle est, en
jouent pour l’explorer, s’intéressent directement à elle. Est-ce à dire pour
autant qu’ils ont acquis un « concept visuel de soi » ? Certes ils augmentent
la connaissance qu’ils ont de leur corps, ce qui veut dire qu’ils associent au
sentiment kinesthésique et proprioceptif de soi des aspects visuels qui
jusque-là appartenaient à leurs congénères : la face, l’intérieur de la bouche,
le dos, etc. Mais que vaut une telle connaissance ? Va-t-elle se stabiliser et
compter désormais, de manière pérenne, comme l’un des constituants de
leur expérience ? Le chimpanzé a-t-il acquis, une fois pour toutes et au-delà
de son autoexploration présente, une conscience visuelle de soi, c’est-à-dire
un savoir réflexif de son identité corporelle ? N’est-ce pas confondre un peu
vite un sentiment (intrigant, amusant) de ressemblance avec une
connaissance de soi par soi ?
En réalité on voit bien ce qui ne va pas dans une telle extrapolation. Cette
dernière serait valide si nous connaissions, au-delà du miroir, des dispositifs
comparables (naturels ou techniques) capables de pourvoir le chimpanzé
d’un tel savoir. En l’absence de telles institutions pérennisant la réflexion
corporelle et induisant un savoir stable de ses différentes caractéristiques
individuelles, on ne voit pas ce qui, sauf miracle, pourrait assurer le
chimpanzé d’une représentation visuelle de soi. Il ne sert à rien d’invoquer
ici l’hérédité : aucun vivant ne naît en possession de la carte précise de son
enveloppe corporelle. Appelée à se transformer une vie durant, portant avec
elle tous les aléas et les accidents d’une vie (taille, volume, morsures,
cicatrices, etc.), celle-ci se réfléchit dans une connaissance elle-même
changeante. Le problème de l’hypostase (« la » conscience de soi), c’est
qu’elle méconnaît la nature de son objet : s’il y a bien quelque chose qui
doit se construire, empiriquement et quasi artisanalement, c’est bien la
conscience de mon identité corporelle. Qu’elle emprunte la voie technique
de l’identification à une image (miroir, photo, dessins), la voie affective des
identifications à autrui, ou encore la voie narrative des récits et de la
biographie, qu’elle soit sérieuse, fantasmatique ou mémorielle, elle requiert
de toute façon un type particulier de socialité ou d’équipement capable
d’induire, de manière habituelle, une distance de soi à soi. Nous avons
besoin ici d’un dispositif technique ou institutionnel ; une capacité
abstraitement postulée n’y suffit pas.
Quel type d’institution va dans ce sens, chez les singes anthropoïdes ?
C’est la question. Nous voici rendus sur le sol empirique des apprentissages
et des habituations. Ici la variabilité individuelle des performances
enregistrées au sein d’une espèce « à succès » (qui passe le test de la tache)
23
a tout son sens . Ou encore certaines variations techniques du rapport à
l’image : Daniel Povinelli remarque par exemple que des enfants humains
de 2-3 ans réagissent différemment selon que, filmés, ils sont confrontés à
leur image vidéo en direct ou en différé. En direct, une grande majorité
établit la congruence visuo-motrice (enlevant par exemple l’autocollant que
l’expérimentateur leur avait collé sur la tête) ; en différé (de trois minutes),
24
la proportion tombe à un tiers des participants . Or cette remarque
technique a toute son importance. Car elle nous entretient d’un
apprentissage, d’une habileté, d’une capacité plus ou moins grande à
s’observer soi-même, et non d’une mystérieuse « conscience de soi » que
certains auraient, et d’autres pas. Avant toute chose, la conscience visuelle
de soi requiert des équipements, des dispositifs, des institutions permettant
au corps de s’apercevoir à distance de lui-même, de se connaître sous ses
différents aspects. Omettre ce premier pas (ce pas prosaïque et « pédestre »,
comme disent les Anglais), c’est s’exposer à une version beaucoup moins
fiable de la conscience de soi, compensant dans l’absolu ce que la
description n’a pas su donner.
2. Le second déplacement nous fait passer d’une représentation visuelle
de soi à une connaissance réflexive de ses propres états mentaux. Il est clair
à cet égard que l’importance de la psychologie cognitive, et son
accréditation progressive au long des années 1970 et 1980, auront joué un
rôle crucial dans cette quête d’un fondement intellectuel de type
métacognitif. C’est ainsi que les conclusions de Gallup, plutôt sobres au
départ, s’augmentèrent progressivement d’une interprétation
fondationnaliste forte, la reconnaissance de soi dans le miroir apparaissant
alors comme l’expression d’une « théorie de l’esprit » – d’une connaissance
25
de nos propres états mentaux, et du coup de ceux d’autrui . Parce qu’un
chimpanzé passe avec succès le test de la tache, on en conclut qu’il est
capable de réfléchir ses états mentaux ou de connaître ceux d’autrui : qu’il a
la compétence psychologique requise pour, par exemple, partager les
douleurs d’un congénère ou anticiper les états mentaux de celui-ci pour
pouvoir le tromper. De même on dira qu’un enfant de 18 à 24 mois, parce
qu’il passe le test du miroir, prouve par là qu’il possède un « concept de
soi » s’exprimant identiquement dans « l’usage des pronoms, le sourire de
contentement sanctionnant un succès ou l’engagement dans des jeux auto-
conscients »26.
Or cette intériorisation de la réflexion, qui de corporelle se fait
intellectuelle, pose là encore problème. On ne voit pas ce qui autorise la
généralisation sinon, une fois de plus, l’hypostase métaphysique. Contre
elle il faut sobrement rappeler, comme le fait Daniel Povinelli, qu’une
« représentation explicite de la position et des mouvements de son propre
corps – ce qu’on pourrait appeler un « concept kinesthésique de soi » (a
kinesthesic self-concept), n’est pas assimilable à une « compréhension
27
psychologique de soi-même » . Le champ phénoménal couvert par ces
deux concepts n’est pas le même : il est conceptuel d’un côté, regardant la
description psychologique de nos différentes dispositions (je réfléchis, je
28
suis triste, impatient, etc.) ; il est perceptif de l’autre, regardant la
conscience implicite que je peux avoir à tout instant de la position de mon
corps dans l’espace, ce qu’on appelle encore l’« image du corps ». Pourquoi
ce saut d’un champ à l’autre ? Ne risque-t-on pas de perdre, avec ce type
d’inférences, l’assise descriptive du discours, le « droit de regard » du
chercheur sur l’objet de son discours ? N’est-ce pas s’en remettre à une
analyse substantielle aveugle, et du coup à un discours d’autorité ? Il est
clair qu’en ceci la psychologie cognitive, chaque fois qu’elle postule,
cachés derrière les comportements vivants, des modules ou des algorithmes
valant comme autant de causes premières, joue avec le feu de la
métaphysique. On ne s’étonnera pas du reste qu’une telle pensée du séparé
soit si insistante dans la psychologie évolutionnaire, chez qui l’absolu des
facultés vient systématiquement pallier le caractère lacunaire de
descriptions portant sur des comportements aussi anciens
qu’hypothétiques29.

La conscience de soi des philosophes

Il faudrait, pour mesurer l’ampleur de ce gauchissement métaphysique


affectant notre réflexion sur l’homme et l’animal, comparer cette réflexion
issue des sciences de la vie (qu’elle soit celle des journalistes, des
chercheurs eux-mêmes, ou la nôtre quand nous nous exprimons sur la
question) avec celle qui n’a cessé de s’approfondir aussi bien du côté de la
philosophie que des sciences humaines. Pour le dire d’un mot : le concept
que manipulent des primatologues comme Gallup ou Anderson, par
exemple, apparaît depuis longtemps, dans la contrée des philosophes ou des
sociologues, comme un mythe. Il est temps de remarquer en effet que les
deux déplacements que nous avons repérés nous font chacun rater une
dimension fondamentale du rapport à soi. Nous sommes deux fois donnés à
nous-mêmes : dans l’implicite et dans l’explicite ; dans l’intimité d’une vie
irréfléchie et dans l’extériorité de nos rôles sociaux ; comme soi vécu et
comme soi construit. Or le test du miroir nous fait rater d’un même
mouvement ces deux dimensions du soi.
1. En occultant, premièrement, ce que fait, perçoit ou ressent l’animal
face à son miroir, en postulant chez lui une représentation objective de soi,
le test du miroir substantialise le soi. Ce faisant il nous fait rater ce que la
phénoménologie ou la philosophie de l’esprit ont depuis longtemps
thématisé comme soi « irréfléchi » ou « écologique » : le soi implicitement
donné à lui-même, vécu plutôt que connu, senti plutôt que représenté. Le
test du miroir a ici valeur d’artefact. Car en donnant pour assise à la
conscience de soi une perception du corps propre dans le miroir, en
procédant de la perception à l’intellection, le test importe dans cette
dernière l’idée que le soi est comme une chose perçue. Il y a les choses
perçues à l’extérieur, et il y a cette chose insigne que je perçois à l’intérieur,
le soi ou l’esprit. Je suis, à l’intérieur, une chose mentale. C’est ce que Ryle
30
dénonçait naguère comme le « mythe cartésien », ou « dogme du fantôme
31
dans la machine » : le dualisme cartésien, qui est en même temps notre
« doctrine reçue32 », pense l’esprit et le corps comme deux choses (deux
substances) dont l’une (l’esprit) est incluse dans l’autre (le corps). Il est en
cela faussement dualiste : car si l’esprit est une chose au même titre que les
choses matérielles, nous avons affaire en réalité à « deux termes appartenant
33
au même type logique ». Or c’est très exactement dans cette légende de
l’esprit comme chose intérieure que nous replonge le test du miroir, chaque
fois qu’on pose, inconsidérément et sans plus de réflexion, que de la
représentation extérieure à la représentation intérieure de soi la conséquence
est bonne. Car s’accrédite alors implicitement l’idée que la conscience de
soi est nécessairement une représentation, autrement dit une objectivation,
de soi par soi.
En réalité et comme l’a bien montré Husserl, la connaissance de soi par
soi est un acte second qui présuppose à son fondement une vie
« préréflexive » qui, elle, n’est pas de l’ordre d’une conscience ou d’une
perception intérieure de soi. La « joie vécue » n’est pas encore la « joie
regardée » ; toute réflexion introduit dans la vie de conscience une
34
« modification » qui en altère l’innocence . En chacune de nos expériences
le soi est implicitement présent à lui-même ; il est présupposé plutôt que
thématiquement posé ; vécu plutôt que connu. Le moi vivant ne se quitte
pas ; mais c’est tacitement ou de manière « non positionnelle » qu’il a
affaire à soi. Comme dit Merleau-Ponty à la suite de Husserl :
La première vérité est bien « Je pense », mais à condition qu’on entende par là « Je suis à moi » en
35
étant au monde […]. Je ne me touche qu’en me fuyant .

Cette définition non représentationnelle du soi vécu appartient à l’histoire


de la phénoménologie, de la vie « préréflexive » de la conscience chez
Husserl à la « mienneté » de l’être-au-monde chez Heidegger ; de la
« conscience non-positionnelle de soi » de Sartre au « Cogito tacite » de
36
Merleau-Ponty et à l’autoaffection vitale chez Michel Henry . Et elle
appartient à la philosophie chaque fois que celle-ci confie à la description (à
la description de ce que nous faisons, avant toute reprise interprétative) le
pouvoir de renouveler le sens de nos concepts fondamentaux. C’est
pourquoi on la rencontre aussi en philosophie de l’esprit avec la conception
« écologique » du soi37 : un soi-origine plutôt qu’un soi-objet, un soi en
38
relation avec ce qui l’entoure, le « point d’observation » obligé de toute
perception et de toute action. S’il est vrai, conformément à la psychologie
écologique de Gibson, que toute perception implique une « co-perception
39
de l’environnement et de soi », alors la subjectivité de son expérience est
partout dans ce que perçoit un vivant : dans la proie qu’il doit attraper, dans
le prédateur qu’il doit fuir, dans l’arbre qu’il doit escalader, bref dans toutes
40
les valences pratiques à lui adressées et qui structurent son milieu de vie .
C’est directement sur les objets et non en se réfléchissant ou en
s’augmentant d’une « métareprésentation » de soi qu’il fait, implicitement,
allusivement, écologiquement, l’expérience de soi. Ce que je perçois m’est
présent sur un mode qui n’appartient qualitativement qu’à moi, ne serait-ce
qu’en vertu de la place que j’occupe actuellement et qui en cet instant précis
est insubstituable ; or c’est bien là, dans « ce que ça fait » de percevoir (de
vouloir, de ressentir) telle chose, non dans le secret d’une intériorité perçue,
que s’expérimente la subjectivité de mon expérience. Tel est l’énoncé,
41
minimaliste, d’une théorie écologique du soi .
Quelle que soit la modalité ontologique du soi ainsi reconfiguré (comme
soi irréfléchi ou écologique), c’est de toute façon à un soi non théorique ou
non objectif qu’on a affaire. En faisant de la conscience de soi une
représentation (perceptive, puis introspective) de soi, le test du miroir rate la
conscience préobjective ou préréflexive de soi propre à tout vivant. Elle
n’entend pas le tacite et l’allusif ; elle outrepasse l’ontologie minimale de la
subjectivité vivante. En cela elle tombe dans le mythe d’une conscience
42
spectatrice et corrélativement d’un soi choséifié . Ici l’autoévidence du
43
vécu le cède à un « théâtre transcendant » où des entités abstraites (non
pas mon corps mais « le » corps, non pas mon expérience actuelle mais
« l’âme » ou « la » pensée) préemptent le sens de ce que nous vivons. Mais
si, contre « l’erreur substantialiste de Descartes44 » on accepte de se mettre
au ton de ce soi vécu plutôt que représenté, alors il semble difficile de
refuser à un certain nombre d’animaux, à commencer par ceux qu’on
soumet au test du miroir, une conscience de soi ainsi redéfinie. Que le
chimpanzé, le dauphin ou l’éléphant, qui se « reconnaissent » dans le
miroir, mais aussi les singes anthropoïdes, qui échouent au test, que tous ces
vivants soient également présents à soi sur un mode préréflexif, relativise
beaucoup le test et le caractère binaire de ses conclusions. Car avant la
reconnaissance explicite de soi dans le miroir, tous sont concernés
(pratiquement, perceptivement ou affectivement) par soi. Vivre est faire
apparaître toute chose depuis soi, polariser ce qui est en le référant à un
sujet. La subjectivité de l’expérience animale est d’autant moins une
performance qu’elle est plutôt, élémentaire et sans doute universelle, la
45
définition même de leur statut de vivants .
2. On a vu par ailleurs que le test du miroir concluait d’une
représentation visuelle de soi à une introspection ou une métacognition ;
c’est à une conscience intérieure de soi qu’on veut avoir affaire. Or il y a là
un deuxième biais métaphysique. Le psychologue se laisse prendre ici à ce
qu’on appelle le « mythe de l’intériorité ». Ce faisant, il nous fait rater ce
que la psychologie sociale et l’ontologie philosophique du social
connaissent comme soi « institué » : l’inscription du sujet vivant dans le
milieu d’extériorité des institutions humaines. Je ne vis pas seulement ma
vie comme mienne, dans l’implicite et l’irréfléchi ; le sujet vivant que je
suis doit par ailleurs se redoubler dans la surface réfléchissante des rôles
sociaux qui, des mimétismes précoces aux identifications choisies, des
postures convenues aux comportements obligés, des rôles attendus aux
fonctions sociales et professionnelles, de l’attribution du nom jusqu’à la
construction biographique du soi, lui composent une vie d’emprunt et
comme une seconde nature.
En cela le test du miroir touche juste, car le soi explicite dont il attend la
révélation spéculaire est bien du même ordre, extérieur et public, que le soi
institué. De part et d’autre le sujet se réfléchit à distance de soi et non plus
« en soi » ; il est soi-même non dans le secret d’une introspection ou d’une
métareprésentation mais dans la surface de ce qui lui fait face. C’est bien là,
dans la capacité du vivant humain à se construire hors de soi, à s’identifier à
ce qui lui apparaît de prime abord comme un autre, que se joue l’essentiel.
Mais en réalité, sur ce second aspect du soi, le test du miroir s’avère à
nouveau inadéquat. Car plutôt que d’investir, comme un champ
d’investigation intrinsèque aux implications anthropologiques foisonnantes,
cette question du soi institué ; plutôt que d’examiner pour lui-même, du
coup, l’appariement entre sensations proprioceptives et visuelles, ou entre
schéma corporel et image de soi ; plutôt que d’approfondir cette capacité du
vivant à se décentrer et à résonner à distance de soi, la recherche se focalise
sur un fondement psychologique caché, faussant alors compagnie à tout ce
que promettait, au strict niveau sensori-moteur et perceptif qui est le sien, le
test du miroir. Ainsi la recherche tourne court ; choisissant la voie d’une
intériorité abstraite, elle n’enrôle pas dans son enquête l’ensemble des
phénomènes d’identification pourtant documentés, à profusion, par la
psychologie sociale.
On peut voir là un autre tour de métaphysique. Dans le premier cas, une
analyse substantielle nous faisait rater la teneur écologique du soi vivant ;
au même titre que le corps perçu dans le miroir, le soi se définissait comme
une chose intérieurement perçue. Se perdait la présence à soi ou
l’attachement à soi du vivant, au profit d’une chose mentale imaginée
quelque part en nous. Dans le second cas, une analyse en termes
d’intériorité nous fait rater l’institution publique du soi. Au lieu d’en rester
au plan de la perception extérieure, on choisit la voie de l’introspection et
de la métacognition. Métaphysique de la chose intérieure d’un côté, au
détriment du soi écologique ; métaphysique de la chose intérieure de
l’autre, où va se perdre le soi institué. L’expérience de Gallup, à la fois
parce qu’elle substantialise et parce qu’elle intériorise le soi, est deux fois
égarante. Faisant du soi à la fois une chose représentée et un habitant
intérieur, elle rate d’un même mouvement le caractère non représentationnel
du soi irréfléchi et l’extériorité du soi institué. Dans les deux cas, elle oublie
ce que vit le sujet vivant et ce qui concrètement lui arrive face à son miroir.
Que nous aurait appris alors, sur le soi institué, une investigation non pas
introspective mais se cantonnant au phénomène de l’identification
spéculaire ? C’est la voie de l’extériorité, celle qu’annonce Hobbes dans sa
fameuse objection à Descartes : à toute pensée, dit-il, il faut un sujet ; or ce
porteur de la pensée n’est pas un improbable moi intérieur mais le corps,
46
seul agent possible de nos différents comportements . On sait par exemple
que chez le petit d’homme le schéma corporel (le système de coordination
des postures et des mouvements) se met en place en corrélation directe avec
l’image du corps (l’image extérieure de soi). Ainsi, l’unité kinesthésique
du corps se construit en lien avec une certaine image visuelle de soi, comme
47
on voit avec le phénomène de l’imitation néonatale . La traduction du
comportement moteur dans une image visuelle, la possibilité d’inscrire ses
propres mouvements dans une image externe, à terme la capacité à se
construire ailleurs qu’en soi-même, jouent manifestement un rôle crucial
dans la construction de soi. C’est comme s’il fallait, pour se sentir soi-
même, se voir comme un autre48. Vivre en société, pour un être humain, ce
n’est pas seulement vivre parmi d’autres vivants mais vivre en eux ; ce n’est
pas seulement faire avec, mais s’identifier. La socialisation primaire
commence, pour le sujet vivant, par une série d’ajustements mimétiques et
de résonances sensori-motrices infinitésimales ; se voyant comme autrui le
voit ou comme il voit autrui, il se construit à l’extérieur de soi.
Si c’est bien ce soi d’emprunt qui s’annonce, in nucleo, dans le test du
miroir, alors il serait intéressant d’interroger en ces termes la socialité des
espèces passant le test avec succès. La question est tout sauf métaphysique ;
elle est sociologique. Elle ne consiste pas à s’interroger sur la présence ou
non d’un fondement cognitif caché derrière la réflexion spéculaire. Au lieu
de se demander si les chimpanzés ont ou non une conscience de soi (ou
pire : « la » conscience de soi), il serait plus judicieux de se demander quels
sont chez eux les dispositifs empiriques, factuellement repérables,
susceptibles de porter et de favoriser l’identification à autrui ou à une image
de soi. Les chimpanzés construisent-ils, et par quel type d’institutions, un
soi public, c’est-à-dire un ensemble de rôles appris ? Est-ce un hasard si le
chimpanzé, capable sinon de se reconnaître du moins de « résonner »
mimétiquement avec son reflet, est aussi un animal appelé en permanence à
« se » connaître et à « se » situer dans l’espace social des affiliations et des
rivalités ? Un chimpanzé doit savoir à chaque instant où il en est de ses
relations hiérarchiques et compétitives, ou au contraire affiliatives et
coopératives ; son soi est lié au fait de se sentir ou non confiant avec ses
congénères, dominant ou dominé, sensible ou non à l’injustice d’une
situation, etc. Parlera-t-on pour autant d’un soi institué ? Avouons-le : en
l’absence de procédés de reproduction manuelle ou technique capables
de redoubler le soi dans une image de soi, en l’absence d’un langage
référentiel gardant la mémoire des différents épisodes publics d’une vie, en
l’absence d’institutions stabilisant le statut et les rôles à tenir, on peut
raisonnablement en douter. Mais on peut tenter d’imaginer chez les
chimpanzés, pourquoi pas, un autre type d’extériorité, regardant vers une
stabilisation du soi plus habituelle qu’institutionnelle. À défaut de règles ou
d’institutions, on peut imaginer l’état momentané de la société faisant
advenir un soi public et en assurant la maintenance, comme un réseau
insérant chacun des individus dans sa gangue et l’assignant à sa place.

L’alternative

Il est temps d’aborder à présent, dans ce dossier de l’antimétaphysique,


ce qui nous en semble le point le plus litigieux, car le plus dommageable à
notre intelligence de l’humain. Le second problème en effet que pose cette
rémanence de l’absolu dans un discours qui voudrait pourtant l’oublier c’est
qu’il préempte, en le caricaturant, le sens de la différence anthropologique.
Une différence radicale entre hommes et animaux, une différence,
autrement dit, qui mettrait d’un côté les hommes et de l’autre les animaux,
une telle différence, pense-t-on, ne peut être que d’essence ou de nature, et
ramener avec elle toute la métaphysique. Il faut en finir avec ce type de
radicalité, fauteuse du pire. Or le problème d’une telle alternative c’est
qu’elle ne nous laisse plus le choix qu’entre une différence indifférente, ne
disant rien de significatif concernant l’humain – car tout entière réduite à la
biologie – et une différence significative au contraire, dans laquelle nous
nous reconnaîtrions bien à la rigueur comme êtres humains – mais
métaphysique et anthropologiquement naïve. Autant dire que nous n’avons
pas le choix. À mesurer toute différence possible sur le seul patron des
différences « essentielles » ou « de nature », on en vient très
confortablement à se donner un monde sans différence réelle : nous sommes
bien des « animaux comme les autres », s’il est entendu que toute différence
autre que graduelle ou spécifique entre nous et eux nous fera
irrémédiablement tomber dans un dualisme à l’ancienne – des mondes
sensible et intelligible, du corps et de l’esprit, du temps et de l’éternité.
Qui peut croire pourtant qu’une définition rigoureuse de notre humanité
puisse se jouer au sein d’une telle alternative ? Suffirait-il de jouer les libres
penseurs pour bien penser ce que nous sommes ? Pourquoi faudrait-il
choisir entre une conception surnaturelle de notre humanité et une vie de
part en part animale ? Nous savons bien depuis Darwin que nous ne
sommes pas humains surnaturellement ou, ce qui revient au même, « par
nature » ; nous savons bien qu’il nous faut renoncer à toute définition
sacralisante de notre humanité ; nous en avons fini avec une humanité de
droit divin. Et pourtant cela ne signifie pas que l’animalité, telle que nous la
connaissons autour de nous, épuise le sens de notre humanité. Il n’y a certes
pas de « nature humaine », si on entend par là une essence intangible et
éternelle ; mais il y a assurément une expérience et des institutions
humaines irréductibles à tout ce que peut vivre, de près ou de loin, un
animal. Nous nous vivons humains plutôt qu’animaux et c’est bien cela
dont il faudrait pouvoir rendre compte, sans les facilités d’un dualisme
ontologique.
La notion de « nature humaine » s’avère à cet égard intempestive. Elle
encombre trop souvent les débats de son absoluité. Elle peut être d’abord
positivement présente, comme c’est le cas par exemple dans le champ de la
psychologie évolutionnaire. Moyennant une compréhension à la fois
contextualisante, capable de justifier les exceptions à la règle, et statistique,
49
capable d’englober les écarts de variations autour d’une norme typique , la
psychologie évolutionnaire constate la permanence de comportements
humains fondamentaux : le partage de la nourriture, la prohibition de
50
l’inceste, le mariage, le commerce, l’art, la religion, etc. . Si une telle
psychologie, pourtant clairement empirique, n’hésite pas à réinvestir une
notion aussi métaphysiquement chargée que celle de « nature humaine », ce
n’est pas seulement en vertu de la généralité statistique de ces
comportements. Il y a plus : ici les comportements s’intériorisent sous la
forme de modules cognitifs qui composent notre architecture cérébrale, et
qui sont hérités de notre passé évolutif. L’idée d’une nature « profonde » et
propre à tous les humains n’est jamais loin d’une pensée qui envisage
l’humain comme un ensemble de facultés psychologiques innées, inscrites
dans le marbre du génome humain. Ajoutons que l’absolutisation du lexique
est d’autant plus pressante que la psychologie évolutionnaire parie sur un
processus d’adaptation au milieu, donc sur une forme implicite de
téléologie. On peut toujours se dire que nous sommes « faits pour » le
mariage ou la réciprocité, ou se convaincre que « la nature » a bien fait les
choses parce qu’elle a choisi la réciprocité plutôt que l’égoïsme, ou le
mariage plutôt que l’amour libre. Ce n’est donc pas seulement que, partout
où il y a des hommes, il y a des pratiques artistiques, une religion, des
échanges commerciaux, etc. Un tel constat, empirique, ne repose jamais que
sur une somme de généralités contingentes. Si pour la psychologie
évolutionnaire il y va plus radicalement d’une « essence » propre à tous les
humains, c’est en vertu d’un cognitivisme modulaire et d’un
51
évolutionnisme pariant sur des adaptations optimales .
Mais c’est surtout indirectement que la notion s’avère nocive. Car elle
joue bien souvent le rôle d’un repoussoir obligé chez tous ceux qui,
généticiens en mal de manipulations, prophètes de l’augmentation
(enhancement) du corps humain, ou tout simplement biologistes jouant les
audacieux, plaident pour une variabilité libre et indéfinie du phénotype
52
humain . On dira ainsi que le langage conventionnel n’est pas une
caractéristique humaine « universelle ». Il suffit pour cela de rappeler,
comme le fait David Hull, que bien des êtres humains soit ne parlent pas
encore, soit ne parlent plus, soit ne parleront jamais. Le langage, en toute
rigueur, n’est donc pas universel parmi les hommes. Il n’est pas non plus
nécessaire : il est apparu dans des circonstances évolutives aléatoires, et on
peut bien parier qu’à long terme il s’effacera, sous l’effet d’autres
circonstances accidentelles. Ni universel, donc, ni nécessaire. Comme « le
pouce opposable, la fabrication d’outils ou la vie dans de vraies sociétés »,
le langage est une caractéristique qui est « largement le fait du hasard
évolutif »53. En biologie moléculaire c’est la variation, non l’identité, qui
est la règle :
Il n’est tout simplement pas vrai que tous les organismes appartenant à Homo sapiens, considéré
comme une espèce biologique, sont essentiellement les mêmes. Si « caractère » se réfère à des
homologies évolutives, alors il peut arriver périodiquement qu’une espèce biologique soit
caractérisée par un ou plusieurs caractères qui sont à la fois universellement distribués parmi les
organismes appartenant à cette espèce particulière, et limités à eux ; mais de telles situations sont
54
momentanées, contingentes et relativement rares .
Ainsi du fait qu’aucune caractéristique humaine n’est intangible, et
qu’une norme biologique n’est jamais absolue mais s’accomplit toujours
dans la variation et l’écart, on en conclut qu’il faut renoncer à toute forme
d’unité humaine.
Or on voit bien ce qui ne va pas dans ce type de raisonnement. Il est bien
évident que, à mesurer les comportements humains à l’aune de propriétés
absolues (universelles et nécessaires, ne souffrant aucune exception
possible), rien ne pourra trouver grâce à nos yeux. À n’envisager d’autre
alternative qu’une essence humaine éternelle, nous voici acculés à un
univers de variation pure, où rien d’une humanité reconnaissable n’est plus
envisageable. Une analyse négativement polarisée par l’idée d’une nature
humaine absolue s’interdit d’apercevoir que certaines formes de vie aient
pu se stabiliser à l’échelle de l’humanité, que certains comportements se
reconnaissent comme statistiquement « typiques » (tolérant exceptions et
variations), que par exemple ne pas avoir l’usage de la parole apparaisse
exceptionnel plutôt que normal. Nous n’avons le choix ici qu’entre un
essentialisme intransigeant et ce que David Hull appelle une « perspective
55
biologique de base » (a crude and pedestrian biological perspective) ,
entendant par là en réalité un monde où les notions de norme, de stabilité
fonctionnelle ou de régularité statistique n’ont plus cours – donc entre une
métaphysique anachronique et une humanité sans visage, incapable de se
56
reconnaître dans ses différentes expériences . C’est ainsi que
l’antimétaphysique, mesurant toute expérience possible à une essence
introuvable, nous donne finalement licence de vivre dans un monde sans
différences radicales, dans lequel une vie humaine n’est au fond pas si
éloignée de celle d’un chimpanzé, d’un chien ou d’un dauphin. Dans la
mesure où rien d’absolument universel et nécessaire ne se peut rencontrer
en elle, dans la mesure où aucune différence essentielle n’est ici de mise, on
en conclut que ne se rencontreront jamais que des différences accidentelles :
je suis une somme d’accidents aléatoires ; je suis un animal
accidentellement humain ; c’est accidentellement que je suis humain plutôt
que chimpanzé, chien ou dauphin.
Que vaut pourtant cette alternative métaphysique de l’essence et de
l’accident au regard de ce que nous faisons, et de la manière concrète dont
nous vivons, comme êtres humains ? Nous pratiquons une vie humaine, cela
veut dire que nous nous engageons empiriquement en elle, qu’il n’y a rien
de nécessaire dans nos formes de vie ; mais cela signifie en même temps
que ces formes ont un style immédiatement reconnaissable comme humain
plutôt qu’animal. Nous sommes tout à la fois accidentellement et
essentiellement humains, ou plutôt nous le sommes selon un mode d’être
qui semble outrepasser cette alternative abstraite. Être humain ou plus
exactement se faire humain, chaque jour, n’a à voir ni avec l’essentialisme
ni avec son contraire. Ni les séparations métaphysiques ni les réductions
antimétaphysiques ne rendent raison de notre humanité, c’est-à-dire du
mouvement par lequel un vivant rend nécessaire, dans le jeu de ses
institutions, aussi bien sa propre image que celle du monde autour de lui. À
travers son langage, ses usages, ses règles, ses institutions, l’homme
catégorise et vise des partages qui sont de droit, et non simplement de fait.
L’institution de l’humain est une transformation continue de la contingence
57
en nécessité . Comme dit Merleau-Ponty, « il n’y a dans l’existence
humaine aucune possession inconditionnée et pourtant aucun attribut
fortuit. L’existence humaine nous obligera à réviser notre notion usuelle de
la nécessité et de la contingence, parce qu’elle est le changement de la
58
contingence en nécessité par l’acte de reprise ». La précipitation
antimétaphysique nous fait rater « la chose même », si on entend par là, par
opposition à ce qu’ils en disent ou en pensent parfois, ce que toujours
vivent et font les vivants humains.

Les avatars de la différence sexuelle

À travers ses renversements du pour au contre, l’antimétaphysique quitte


une abstraction pour une autre, ratant la manière dont le vivant humain
institue et vit la différence qui le constitue. À cette logique absolutiste
répond aujourd’hui, en forme d’écho frappant, la déconstruction du sexe
biologique et de la différence sexuelle dans les études de genre et le
féminisme queer. Entendons par là cette pensée délibérément critique à
l’égard de la catégorie du féminin comme plus généralement du binarisme
sexuel, dénoncés comme essentialisants et abusivement métaphysiques59.
Parce que la littérature est ici abondante, parce que les débats y sont
particulièrement radicaux, parce qu’enfin la logique du renversement
antimétaphysique y est partout explicite, comme chauffée à blanc par
l’enjeu directement politique du combat, ce courant de pensée au-delà de la
diversité de ses composantes peut nous donner l’occasion d’apercevoir dans
un relief particulier l’attitude qui est à l’œuvre du côté du zoocentrisme. De
fait il ne sera pas question ici de sauver la réalité biologique du sexe ; cette
60
critique de la critique a été maintes fois menée . Nous voudrions plutôt, en
accompagnant la pente antimétaphysique du discours post-féministe, tenter
d’expliciter l’attitude qui est la sienne lorsqu’il assume cet énoncé : il n’y a
pas de différence sexuelle. Nous sommes en face d’une tentation de
radicalité, d’une surenchère, d’un excès ; nous voulons non pas réfuter
l’énoncé mais comprendre l’attitude, au niveau subjectif qui est le sien.
Qu’une certaine épistémologie puisse aujourd’hui contester certains
énoncés scientifiques avec autant d’autorité qu’un courant religieux
opposant par exemple son créationnisme à la biologie de l’évolution, voilà
qui est au moins digne d’étonnement et d’attention. C’est cette disposition
intellectuelle qui nous intéresse parce que, faisant souvent cause commune
avec celle qui, côté animaliste, défait la différence anthropologique, elle
peut, dans sa radicalité, jeter un éclairage précieux sur cette dernière.
On sait du reste que les deux types de réflexion, pour distincts qu’ils
soient, sont néanmoins historiquement solidaires. Et ce d’au moins deux
manières. La conjonction peut être analogique : animalisme et féminisme
sont en effet liés par une référence commune au racisme, conceptuellement
fondatrice pour l’un et l’autre combats. Lorsque le mot « spécisme » (et son
61
corrélat l’« antispécisme ») fut inventé au début des années 1970 il se
présenta d’emblée comme un décalque du racisme ; et on sait de même
l’importance de cette référence pour le féminisme des années 1970 : le
« sexage » par exemple (l’exploitation du travail économique et sexuel des
femmes) fait officiellement écho au « servage », comme plus généralement,
pour nombre d’auteurs, le sexisme au racisme62. Ce que l’on va chercher
chaque fois dans la référence au racisme, et qui du coup fait office de
paradigme, c’est l’essentialisation d’un rapport de domination. Le racisme
met à nu la métaphysique dans son rôle politique, elle s’y révèle telle qu’en
elle-même, comme effet de pouvoir et instrument de légitimation du
pouvoir. Comme le dit en substance Colette Guillaumin, ce n’est pas parce
qu’on est noir qu’on est esclave, c’est parce qu’on est esclave (socialement
dominé et asservi) qu’on est noir (déclaré inférieur par nature). C’est alors
la même alchimie essentialisante qu’on dénonce dans le rapport de
l’homme à la femme, comme de l’humain à l’animal : de part et d’autre, et
sur le modèle des études postcoloniales, la femme et l’animal se présentent
comme des êtres « naturellement » subordonnés ou « essentiellement »
inférieurs ; et de part et d’autre un regard politiquement affranchi sait
débusquer les ruses de la domination sous les faux-semblants de la
naturalité. Mais le lien peut être également intersectionnel, comme on voit
63
actuellement avec les Critical Animal Studies . Cette fois la comparaison
est directe et systématique entre animalisme et féminisme, avec en ligne de
64
mire un même « système andro-anthropocentré de production du savoir ».
Ce n’est plus l’analogie avec le racisme qui opère le rapprochement mais la
référence à un même cadre de pensée – un cadre classificateur et
hiérarchisant, commun à l’exploitation des femmes, des animaux et des
minorités raciales. La convergence des oppressions comme des luttes est ici
officielle, au sein de ce qu’on a pu appeler une « intersectionnalité post-
humaniste65 ». C’est le cas par exemple chez Carol Adams, qui montre
comment la consommation carnée fut toujours solidaire, historiquement et
66
conceptuellement, de la violence faite aux femmes . Il y a là un socle
anthropologique : un même « cycle de réification, de fragmentation et de
67
consommation » réunit l’une et l’autre exploitations, qu’on peut alors,
68
mais après coup, comparer à l’esclavage des Noirs .
Revenons donc, plus précisément, sur la déconstruction de la différence
sexuelle dans les gender studies et la pensée queer. Celle-ci représente
clairement, eu égard au féminisme de la première vague, un mouvement de
radicalisation conceptuelle qu’on peut définir de la manière suivante : ce
n’est pas seulement, comme l’avait posé Beauvoir, qu’« on ne naît pas
femme » ; ce n’est pas seulement que les « rapports sociaux de sexe »
excèdent le sexe proprement biologique, ou que l’« identité de genre »,
psychologiquement, socialement et culturellement construite, ne soit pas
réductible à une différence sexuelle et physiologique ; c’est que le sexe
biologique lui-même, en tant qu’il est un effet de pouvoir, ne peut être
distingué du genre. Il n’est plus question d’un genre « au-delà » du sexe, ou
d’une construction socio-culturelle du masculin et du féminin autonome à
l’égard du biologique. Il s’agit plus fondamentalement de déconstruire la
différence sexuelle elle-même, en montrant qu’elle n’est pas une réalité
biologique donnée mais le produit de jeux de langage dualistes et d’une
science hétéronormative. Il s’agit d’en finir avec une nature qui, si on la
laissait non critiquée, menacerait de représenter, en deçà des rapports
sociaux, un pôle implicitement normatif arrimant ces rapports à ce qu’il est
« naturel » d’être ou de faire. De fait, la distinction du sexe et du genre,
conçue au départ comme émancipatrice, pouvait facilement se retourner en
piège : à polariser la réflexion et le combat sur la construction sociale de
genre et sur ses effets discriminatoires, en délaissant le terrain du sexe
biologique, on risquait de confier implicitement à ce dernier la charge de
représenter la réalité de la différence entre hommes et femmes. Si tout était
socialement construit, alors revenait à la naturalité de la chose une forme
d’autorité que le genre devenait incapable de lui contester. Comme le
remarque Donna Haraway, en jouant le « constructivisme social » contre le
« déterminisme biologique », en tenant ce dernier « en quarantaine », les
féministes « ont trop souvent escamoté l’aspect catégorique et surdéterminé
de la “nature”, ou du “corps féminin” en tant que ressource idéologique
69
d’opposition » . On sait par exemple que la psychologie évolutionnaire
aura massivement investi le domaine de la sexualité pour y faire valoir
l’importance de l’héritage biologique, dans les rôles « naturellement »
dévolus à l’homme et à la femme : il est clair que, contre une telle
naturalisation de la différence des sexes, la « ligne Maginot du
70
féminisme » (la séparation du sexe et du genre), laissant le champ libre à
son adversaire, manque singulièrement d’efficacité.
Il n’est donc plus seulement question d’un combat politique, comme
celui qui prévalait par exemple dans le féminisme des années 1970, et qui
visait à démasquer les stratégies de naturalisation et d’essentialisation de la
domination masculine. Un tel féminisme, en particulier matérialiste,
combattait la norme de l’hétérosexualité reproductive ; mais il la combattait
comme une norme sociale aux effets sociaux, dans la subordination des
femmes au pouvoir des hommes, par exemple, ou dans la discrimination à
l’égard des sexualités alternatives71. La différence sexuelle devait être
dénaturalisée au seul niveau qui pouvait l’être, c’est-à-dire au niveau des
72
représentations sociales de genre : elle était une « formation imaginaire »,
ayant pour fonction, comme les différences de races, de légitimer
l’appropriation économique et sexuelle du corps des femmes ; elle était une
idéologie masquant la domination hétérosexuelle et reproductive ; elle était
un jeu de langage faisant passer la division sexuelle du travail pour une
division naturelle des sexes. Mais à aucun moment il n’était dit que la
société produit la différence des sexes elle-même. Elle se contente (c’est
déjà beaucoup) de « marquer » les corps, et par là les esprits : de même que
la couleur de la peau peut devenir l’essentiel du corps de l’autre, au
détriment d’autres caractéristiques comme l’implantation capillaire ou la
couleur des yeux, de même c’est un choix politique de mettre au centre
la différence biologique des sexes avec ses caractéristiques secondaires
(système pileux, voix, taille), et primaires (formule chromosomique,
gonades, hormones, appareils génitaux). Le sexisme, comme le racisme, ne
faisait pas être, il faisait « voir comme ». Ou pour le dire dans les termes de
notre propos : son pouvoir était herméneutique et non ontologique.
La pensée queer va plus loin. Au-delà du combat politique, elle produit
un énoncé ontologique : la différence sexuelle, comme différence
biologique, n’est rien de réel ; elle est un effet de pouvoir ; elle s’accrédite à
la faveur d’un langage éternisant à travers ses catégories la hiérarchie du
73
masculin et du féminin, ou à la faveur d’une science androcentrée . Mais
qu’elle soit produite par un jeu de langage ou une science aux ordres, dans
les deux cas, nominalisme ou constructivisme, elle n’est rien en soi. Elle ne
possède aucune consistance intrinsèque qui puisse peser de l’extérieur sur le
langage ou la science. Elle se résorbe sans reste dans le genre, en ce sens
qu’elle est une construction sociale plutôt qu’une réalité naturelle. D’où un
énoncé tant de fois exprimé dans la littérature de la queer theory et des
gender studies qu’il ressemble à une véritable formule initiatique : « Le
74
sexe est, par définition, du genre de part en part » ; « Les différences
sexuées sont créées socialement plutôt que purement biologiques75 » ; « Les
76
sexes sont construits, jusque dans leur matérialité, par le genre », etc.
Certes on ne va pas jusqu’à prétendre que les humains naissent dépourvus
d’appareils génitaux, ou qu’il aurait fallu attendre la naissance de la science
occidentale moderne pour qu’apparaissent des organes reproducteurs et que
puissent naître des petits d’homme. La matrice hétérosexuelle n’est pas
accusée de produire magiquement l’existence des deux sexes, mais plutôt
de présider à la sélection et à la catégorisation de données biologiques dans
le sens d’une division sexuelle normative, à visée reproductrice. Elle ne fait
pas être ; elle distingue, classe, fait voir comme. Mais cette herméneutique
qui prétend ne pas être une ontologie excède en réalité en permanence son
propos. Car elle ne peut se contenter de poser que la volonté sociale se
limite à circonscrire et ordonner un donné naturel neutre, sans tomber dans
une tautologie : si ce que crée le genre est simplement une certaine
représentation sociale et culturelle du sexe, alors ce que crée le genre, c’est
77
encore du genre, et non le sexe lui-même . On est donc bien obligé de dire
un peu plus, quitte à s’en défendre. En cela les différents énoncés
constructivistes qui font du sexe biologique un artéfact biopolitique hésitent
constamment entre une interprétation basse ou de bon sens, qui les
condamne à la tautologie, et une interprétation haute, toujours plus tentante
parce que radicale, mais qui les condamne à l’absurdité. Ce sont des
énoncés « métastables », comme disait Sartre à propos de la mauvaise foi :
on laisse entendre le sens fort ou « hyperconstructiviste » (la réalité du sexe
résorbée sans reste dans le genre), mais face à l’objection on peut toujours
se rabattre sur le sens faible et « évident » (la reconnaissance d’un donné
biologique préalable).
Ainsi, lorsque Judith Butler plaide pour une redéfinition performative du
genre, comme pratique à la fois sexuelle et discursive, elle s’inscrit d’abord
dans la continuité d’un combat politique. Car c’est bien à une matrice de
représentations et de comportements qu’elle a affaire, non à la réalité
biologique du sexe. En proposant une redéfinition théâtrale des rôles
sexuels en rappelant, contre toute métaphysique de la substance, que « le
genre est toujours un faire, mais non le fait d’un sujet qui précéderait ce
78
faire », elle ne fait que pousser un peu plus loin le travail de désaliénation
entrepris par le féminisme matérialiste des années 1970. Elle contribue à la
décongélation des pratiques et des identités sexuelles ; elle subvertit, au
niveau social qui est le leur, les « notions naturalisées et réifiées du
genre79 ». En revanche, elle quitte ce terrain politique des luttes
émancipatoires, ou elle troque une politique effective contre une politique
onirique lorsqu’elle déclare que « le “réel” et les “faits sexuels” sont des
constructions fantasmatiques – des illusions de substance – que les corps
80
sont forcés d’approcher, mais sans jamais y parvenir », ou encore que « le
“réel” et le “naturel” sont des lieux ontologiques fondamentalement
81
inhabitables ».
C’est ici, précisément, dans le rapport aux « lieux ontologiques » du
« réel » et du « naturel », qu’on passe du féminisme au postféminisme, ou
82
féminisme queer . Il ne s’agit plus ici seulement de désessentialiser nos
représentations du biologique ou de la nature, ou de désamorcer la charge
lourdement métaphysique dont les investissent nos sociétés ; la question
n’est plus politique mais ontologique, et plus exactement épistémologique.
La dénaturalisation du genre regarde jusqu’à la science, pour montrer que
celle-ci, lorsqu’elle établit le binarisme sexuel des vivants humains, est
conditionnée par une hétéronormativité structurant implicitement ses
hypothèses et ses raisonnements. C’est dire que la dénaturalisation s’est
augmentée d’un sens nouveau. Dénaturaliser la différence des sexes, c’était
auparavant la désabsolutiser ou la désessentialiser (montrer qu’elle n’est pas
« par nature ») ; elle pouvait être un donné naturel, mais l’important n’était
pas là ; l’important c’était la critique de la métaphysique et de son rôle
social dans la politique des sexes. Désormais dénaturaliser c’est en outre
assumer que cette différence n’est rien de « naturel », qu’elle n’est rien de
naturellement donné en dehors du dispositif scientifique qui la met au jour.
L’antimétaphysique ne s’arrête plus à la critique de la métaphysique et de
ses effets de pouvoir : elle va jusqu’à la science, pour y défaire l’illusion du
« réel » et du « naturel ».
Deux types de faits scientifiques sont alors soumis au feu de la critique.
Premièrement, et à la suite de l’article-phare d’Anne Fausto-Sterling, « Les
83
cinq sexes » (paru en 1993) , les études sur le genre réinvestissent
massivement les recherches biomédicales américaines des années 1950 et
1960 sur les enfants « intersexes ». Ces derniers naissent avec un sexe
indéterminé, par exemple dotés de certains aspects de l’appareil génital
féminin, mais avec des testicules, ou au contraire dotés de génitoires
masculins, mais avec des ovaires. La sexualisation plus accentuée du corps
à la puberté viendra alors rendre plus criante l’ambiguïté de ceux qu’on
84
appelait naguère les hermaphrodites . Or en même temps qu’elle trahissait
une hâte à normaliser la situation en « réassignant » sexuellement les
enfants en question, en même temps qu’elle apparaissait comme
l’expression d’un « biopouvoir » axé sur une stricte bicatégorisation
sexuelle85, la médecine des intersexes découvrait, dans le corps
« indiscipliné » des hermaphrodites qu’elle tentait de mettre au pas, une
véritable plasticité biologique. Ce faisant elle anticipait la critique
postféministe de la dichotomie sexuelle et l’idée qu’une telle dichotomie ne
peut être que le produit d’une science hétéronormative. Ainsi les recherches
biomédicales des années 1950 et 1960 auront d’un même mouvement fait la
preuve de leur caractère normatif et disciplinaire et révélé pourtant, comme
à leur corps défendant, l’indétermination foncière de la biologie des sexes.
Ce qu’elles donnaient d’une main (la norme universelle du binarisme), elles
le reprenaient de l’autre, à travers l’indétermination biologique du sexuel.
On ne peut qu’être frappé, de fait, par la complexité du processus qui
préside à la mise en place de l’identité sexuelle d’un individu. Les facteurs
sont, en réalité, multiples. Certes la différence sexuelle se résume assez
facilement, chez les espèces vivantes qui se reproduisent sexuellement, au
binarisme des gamètes – « un binarisme quasi-universel entre de très petits
gamètes (nommés spermatozoïdes) et de gros gamètes (nommés ovules ou
86
œufs) ». Il y a bien, de ce point de vue là, des mâles et des femelles,
porteurs respectivement de petits et de gros gamètes, produits des gonades
également différenciées (testicules ou ovaires). Sauf que cette belle
simplicité semble voler en éclats dès qu’on s’intéresse aux mécanismes
génétiques ou hormonaux qui assurent concrètement l’apparition et le
fonctionnement de cette bipartition reproductive. Il devient alors très
difficile d’en rester à une définition univoque du sexe. Car celui-ci résulte
de la conjonction de multiples facteurs, dont seule la convergence habituelle
peut masquer l’hétérogénéité : le caryotype (chromosomes XY ou XX), les
hormones (androgènes ou œstrogènes), les gonades, ou porteurs de gamètes
(testicules ou ovaires), enfin les anatomies internes (canaux de Wolff ou de
87
Müller) et externes (pénis et scrotum ou clitoris et grandes lèvres) . C’est
précisément parce qu’un sexe se bâtit au carrefour de ces différentes
composantes que sont si nombreux et divers les cas d’intersexuation. À
chaque moment du processus de sexualisation de l’embryon, les voies
génétiques et endocrinologiques menant au dimorphisme final peuvent
bifurquer. Comme conclut Daniel Parrochia :
Hypersegmenté, multiplement brouillé et métissé, le vivant résulte d’une immense combinatoire. La
binarité apparente de la différence des sexes renvoie donc en fait à une multiplicité sous-jacente qui
laisse présager toutes les inflexions comportementales possibles et imaginables88.

Un second type de faits scientifiques vient conforter l’idée d’une


plasticité constitutive du sexe biologique. Les arguments proviennent alors,
non plus de l’espèce humaine, mais de ce que nous pouvons découvrir chez
les espèces non humaines en termes d’anatomies sexuelles et de
comportements reproductifs. Comme l’a bien montré Joan Roughgarden
dans L’Arc-en-ciel de l’évolution, une fois constatée la binarité « quasi-
89
universelle » des gamètes mâles et femelles (spermatozoïdes et ovules),
on est bien obligé de s’arrêter là : au-delà de cette généralité liminaire, « il
est impossible d’aller plus loin sans prendre en compte une grande
90
diversité » . La nature se fait « queer » lorsqu’elle exhibe l’abondance et la
variété de ses stratégies reproductives91 : il existe par exemple de nombreux
cas d’hermaphrodisme, soit « simultané » (le même individu produisant à la
fois des œufs et du sperme), soit « séquentiel » (quand l’individu change de
sexe au cours de sa vie) ; c’est le cas chez les escargots, les poissons, les
92
vers, les éponges ou les crevettes . Nombreux sont par ailleurs
les comportements sexuels non procréatifs : masturbation chez les primates,
les rongeurs ou les chauves-souris, relations homosexuelles entre mâles
chez les oies cendrées, rapports sexuels entre adultes et petits, position
inversée où une femelle monte un mâle ou une autre femelle, interactions
93
sexuelles entre espèces différentes, etc. . À quoi on ajoutera bien sûr le
Kamasutra diplomatique et pacificateur des bonobos. Ainsi
l’hétérosexualité à fonction reproductrice, et la répartition des rôles sexuels
qu’elle semblait automatiquement prescrire, apparaît comme un cas de
figure parmi d’autres possibles. Chez bien des espèces la femelle n’est pas
celle qui, comme on dit, « donne la vie » : chez l’hippocampe par exemple,
après avoir déposé ses œufs dans la poche du mâle, elle laisse celui-ci les
incuber jusqu’à la naissance. Chez bien des oiseaux le mâle s’occupe du
nid ; chez les chauves-souris de Malaisie et de Bornéo c’est même lui qui,
pourvu de glandes lactifères, allaite les petits.
De cet « arc-en-ciel » des espèces, déclinant l’infinie variété aussi bien
des anatomies sexuelles que des stratégies reproductives, on conclura que le
dimorphisme hétérosexuel est une règle fragile et sujette à bien des
exceptions – ou qu’elle n’est justement pas une règle, mais un simple cas de
figure parmi d’autres. Pour Joan Roughgarden ou Malin Ah-King, le
concept de « genre », si l’on entend par là « la façon dont un organisme
94
présente et remplit son rôle sexuel », ne doit pas être réservé aux sociétés
humaines. Il appartient de plein droit au champ de la biologie : là aussi et
peut-être là surtout il y a changement et variabilité des comportements
sexuels. On peut bien dire, à partir du dualisme des gamètes, qu’il y a des
mâles et des femelles dans l’univers de la biologie. Mais au-delà de ce
noyau invariant il y a les genres, c’est-à-dire l’expression somatique et
comportementale de ce noyau, autonome à l’égard du binarisme
mâle/femelle. Nul ne peut se réclamer de « la nature » pour sanctifier,
comme une règle universelle, la reproduction hétérosexuelle.
Nous ne discuterons pas ces deux types d’arguments, issus les uns de la
recherche biomédicale sur les enfants intersexes, les autres des
comportements sexuels des différentes espèces vivantes. Notons plutôt, de
part et d’autre, une même attitude épistémique ; c’est elle qui nous intéresse
ici. Qu’on considère l’espèce humaine ou le vivant en général, la différence
sexuelle se connaît de la même manière. Il faut, de fait, avoir pris sur le
corps vivant une vue très particulière pour non seulement mettre les écarts
sur le même plan que la normalité statistique, mais pour en outre
n’apercevoir que la disparité des phénomènes contribuant à la sexualisation
95
du corps, en lieu et place de leur concordance . Le sexe biologique
s’élabore certes au carrefour de différentes composantes (chromosomique,
hormonale, gonadique, anatomique) dont on peut se complaire à souligner
la multiplicité. Pourtant la différence des sexes, avant de s’observer
anatomiquement, physiologiquement ou génétiquement, devrait se
comprendre fonctionnellement. Les différents aspects du sexe biologique
convergent vers une unique fonction reproductive qui, se partageant entre
deux sexes complémentaires, assigne à chacun un rôle distinct. On peut
certes la diffracter dans les membra disjecta des combinaisons génétiques,
des circuits hormonaux ou des appareils génitaux interne et externe ; on
peut jouer le multiple contre l’un, la complexité contre l’unité, la matière
contre la fonction ; mais c’est prendre sur la biologie une vue extérieure et
dérivée. La différence des sexes est une différence fonctionnelle qui
96
conjoint deux « pouvoirs d’engendrer », et c’est toujours en référence à
ces pouvoirs que se définissent et se mesurent les écarts ; de même que
c’est en référence à ces pouvoirs que prennent sens les processus
hormonaux et les substrats anatomiques qui en fournissent l’assise
somatique. Comme le pose Sylviane Agacinski, « la dualité des sexes
comme catégories ou genres de vivants ne se fonde pas d’entrée de jeu sur
l’observation des individus mais sur l’organisation de la génération comme
schème d’une relation dynamique. Ce schème n’est rien d’autre que celui
d’un rapport fécond entre au moins deux individus, rapport que ne saurait
exprimer aucune relation simplement logique97 ». Chaque fois qu’on met en
avant l’écart au détriment de la moyenne, ou l’hétérogénéité du processus
de sexualisation plutôt que sa synergie, on se donne un point de vue abstrait
sur le corps et ses accomplissements. Au corps biologique on substitue un
corps physique, autrement dit un ensemble de phénomènes artificiellement
séparés les uns des autres, ne faisant rien et ne pouvant rien faire, parce
qu’aperçus de l’extérieur comme une somme de processus physico-
chimiques, plutôt que saisis depuis la tâche qu’ils accomplissent en
commun. On n’aboutit qu’à une « théorie de la différence », c’est-à-dire à
« une vision (puisque, en grec, theôrein, c’est regarder, observer) centrée
98
sur une différence anatomique » , et non à « l’intelligence d’une
99
organisation biologique », chaque fois qu’on valorise le disparate des
processus biologiques plutôt que leur convergence, ou qu’on s’attache à la
surface anatomique du corps, au détriment de la fonction.
Les mêmes faits se prêteraient alors à un tout autre discours si on
insistait, non sur la disparité mais au contraire sur la puissante unité des
phénomènes considérés. On peut dire que le sexe se dissémine entre les
niveaux chromosomique, hormonal, gonadique ou anatomique ; mais on
peut tout aussi bien remarquer qu’à chacun de ces niveaux la même dualité
insiste, en forme de complémentarité indéfiniment réitérée : XY versus XX,
androgènes versus œstrogènes, spermatozoïdes versus ovules, canaux de
Wolff versus canaux de Müller, pénis versus clitoris, scrotum versus
grandes lèvres, etc. On peut, de même, insister sur le caractère « bivalent »
de l’œuf fécondé : on sait que l’embryon humain est sexuellement
indifférencié durant les premières semaines de sa vie intra-utérine, et qu’il
faut attendre la sixième semaine pour que les gonades deviennent mâles
(testicules) ou femelles (ovaires). Ces derniers produiront alors des
hormones responsables du développement de génitoires mâles ou femelles.
Ainsi, il faut attendre la fin du premier trimestre de ce processus pour voir
apparaître des organes génitaux (internes et externes) clairement
différenciés. On conclurait facilement de cette indifférenciation initiale,
comme de la complexité d’un processus passible à chaque étape d’achopper
sur un accident de parcours, à la contingence radicale de la division
sexuelle. Si elle n’est rien d’essentiel ou de nécessaire, c’est donc qu’elle
est hasardeuse. Or les mêmes faits peuvent nous conduire à une conclusion
plus nuancée. Certes il n’y a rien de métaphysiquement intangible dans une
telle division ; mais en remarquant que les organes génitaux mâles et
femelles sont issus du même organe, sexuellement neutre, et que par
exemple le clitoris et le pénis proviennent du même « tubercule génital »,
on en déduira qu’« il est impossible, au cours du développement, d’avoir les
deux organes, car l’un comme l’autre résultent du développement de la
100
même structure ». Pénis ou clitoris, scrotum ou grandes lèvres, il faut
choisir ; et si c’est le cas, si la division s’impose, c’est en vertu et non en
dépit de l’état bipotentiel de départ.
C’est le même point de vue étranger à son objet qu’on retrouve lorsqu’on
insiste sur l’infinie diversité des sexualités animales. Car seul peut faire
éclater cette diversité un regard de nulle part, capable d’embrasser d’une
même vue, et sans s’engager en aucune d’elles, les différentes espèces
vivantes. Seul peut comparer entre elles la vie sexuelle des humains et des
hippocampes celui qui survole l’une et l’autre vie en les ramenant à des
critères communs. Thierry Hoquet en fait la remarque en passant, mais elle
est cruciale :
Le bestiaire queer laisse ouverte une question : l’existence d’une diversité entre les espèces dans la
nature ne suffit pas à réfuter l’idée que, pour chaque espèce prise une à une, il existe une norme
s’appliquant à elle. Ainsi, la diversité des sens de mâles et femelles selon les espèces n’affaiblirait en
101
rien l’idée qu’il existe un sens particulier de ces termes espèce par espèce .

Ainsi on peut bien dire, prenant en considération la totalité du vivant, que


l’hétérosexualité n’est pas une norme reproductive ; en revanche elle fait
bien loi, en ce qui concerne la reproduction, pour les mammifères que nous
sommes. Dès qu’on abandonne la considération panoramique et qu’on
s’installe à l’intérieur de l’une des espèces vivantes alors la libéralité
naturelle nous abandonne : il se trouve que l’espèce est contraignante pour
les vivants que nous sommes et que l’hétérosexualité y est la norme
biologiquement héritée de toute reproduction. Pour nous mammifères la
contrainte est là et bien là ; si la nature n’est pas tout pour nous et si nous
pouvons inventer des types de procréation technologiquement inédits
(fécondations in vitro, utérus artificiels, etc.), en revanche nous ne sommes
pas libres des moyens naturels de la reproduction. Ce qui peut se résumer
ainsi :
Nous admettons le fait biologique du sexe, tel qu’il s’éprouve tous les jours dans la reproduction :
dans l’écart esquissé entre la stérilité des uns et les grossesses non souhaitées des autres102.
Même si les hommes en disposent par le pouvoir technique et la liberté
politique qui sont les leurs, même si la contrainte n’est valide, au sein de
notre espèce, que dans les limites du champ biologique, voire reproductif, et
qu’elle laisse les humains libres de leurs comportements et de leurs mœurs,
il n’empêche que la nature propose, et que c’est toujours avec ce donné
naturel que nous devons composer.
Le panorama queer survole le point de vue de l’espèce, qui est seul
biologiquement fonctionnel. Il faut avoir « matérialisé » l’univers de la
biologie, entendons : il faut l’avoir envisagé de l’extérieur, soit comme un
ensemble de phénotypes sexuels et de comportements reproductifs
disparates (dans la biologie des différentes espèces), soit comme une
somme de processus génétiques, hormonaux et anatomiques distincts (dans
la médecine des intersexes), pour révoquer le fait de la différence sexuelle
au sein de l’espèce humaine. Seul ce point de vue extérieur ou matérialisant
pris sur les phénomènes peut nous convaincre en toute bonne foi de
l’inanité de cette différence. L’image de l’« arc-en-ciel » des espèces est à
103
cet égard symptomatique . Elle a pour elle l’autorité du sensible, mais du
sensible envisagé matériellement : ici, dans ce panorama maintenu à bout
de regard, rien de fixe ne peut subsister à l’intérieur d’une espèce qui ne soit
révoquée depuis la proposition alternative faite par l’espèce d’à côté. C’est
dire que l’espace joue un rôle crucial dans cette invitation au nominalisme.
L’espace, c’est d’abord une somme de parties embrassées sous un même
regard, une surface donnant à voir une unité factice parce qu’extérieure à
elle-même. C’est l’extériorité matérielle dont parle Bergson, pour l’opposer
à la vie : il n’y a pas ici de différences vraies ou qualitatives, comme c’est le
cas au contraire dans la durée vécue ; dans l’espace homogène tout est
comparable à autre chose que soi. Une fois spatialisés et déployés en arc-
en-ciel les vivants ne font plus rien, offerts dans leur diversité pure à une
contemplation esthétique et débiologisée. Mais l’espace, c’est aussi du
continu : l’arc-en-ciel nous entretient d’une diversité infinie de couleurs, de
gradations infinitésimales multipliant les différences et effaçant toutes les
frontières entre les espèces. Comme continuum, l’espace multiplie à l’infini
les différences : à travers ses dégradés s’impose l’idée que nos catégories
rateront toujours, par principe, la finesse de grain du sensible. En cela
l’espace ne nous fera jamais rencontrer que de « petites » différences : des
différences soit superficielles (rendues homogènes à d’autres par l’unité du
regard qui les embrasse), soit infinitésimales (se multipliant à l’infini). Les
différences une fois matérialisées ou spatialisées ne me contraindront
jamais ; elles ne seront jamais un « donné » dont j’aurais à me libérer en lui
assignant un sens mien ; déployées en face de moi, elles seront toujours
relativisables, ce sur quoi le regard peut glisser pour aller voir ailleurs.
La connaissance des sexualités animales rejoint ainsi la biomédecine des
intersexes. De part et d’autre on passe d’un contraire à l’autre : parce que la
différence sexuelle n’est le fait d’aucune nature humaine éternelle, on croit
qu’elle ne possède aucune consistance et que tout est permis dans l’univers
de la biologie. Sous prétexte qu’elle n’est pas métaphysiquement essentielle
ou nécessaire, on en conclut qu’elle n’est rien de fonctionnellement
contraignant. Les bougés de l’hermaphrodisme et les arcs-en-ciel de
l’évolution sexuelle nous apprennent qu’il y a non pas deux sexes mais cinq
ou plus, tous équivalents. Ici ce n’est pas la biologie qui vient prendre la
place d’une métaphysique essentialisante et rétrograde mais un plan
d’indifférence pure où je me contemple, de l’extérieur de moi-même,
miraculeusement délivré de tout donné, libre de tout héritage. Portant sur la
vie un regard éloigné, je vois sans vivre ce que je vois, sans revivre de
l’intérieur ce que chaque espèce accomplit pour son propre compte. Ce
n’est plus la métaphysique qui fait autorité mais à l’opposé, et dans l’oubli
total du donné normatif de la biologie, une matière spatialisée et homogène
où tout circule sans frein, où tout peut changer de place à tout instant, où
toute norme n’est qu’une fiction à usage discriminatoire :
Il n’y a pas deux sexes, mais une multiplicité de configurations génétiques, hormonales,
chromosomiques, génitales, sexuelles et sensuelles. Il n’y a pas de vérité du genre, du masculin et du
104
féminin, hors d’un ensemble de fictions culturelles et normatives .

Il y a là une rêverie fondamentalement matérielle. S’il est vrai, comme


dit Donna Haraway, que « la science la plus “dure” étudie le domaine où la
105
confusion des frontières est la plus grande », s’il est vrai que c’est cette
science avec sa méthode en troisième personne, par opposition à la biologie
fonctionnelle ou vécue, qui nous donnera les passages de frontière et les
petites différences, alors on comprend du coup la fascination qu’une
certaine technoscience exerce sur le post-féminisme contemporain106. Parce
qu’elle s’accomplit en requérant un plan d’extériorité matérielle où le
vivant se fait spectateur de sa vie, la déconstruction de la différence
sexuelle communique directement avec le regard désengagé et réifiant
qu’une technologie toute-puissante sait prendre sur les phénomènes vivants.
La transformation réelle du sexe biologique (sa transformation hormonale et
chirurgicale chez les enfants intersexes) avait du reste précédé dans le
temps sa déconstruction en idée dans les études sur le genre. Que ces
dernières inversement se laissent dépasser par les expériences
107
d’« intoxication volontaire à base de testostérone synthétique » d’une
Beatriz Preciado, n’a rien d’étonnant. La queer theory est devenue ici « une
108
expérience politico-hormonale », une théorie faite réalité, qui consiste à
« pousser l’hypothèse performative dans le corps, jusqu’aux fluides, [à] la
faire passer dans les cellules109 ». La définition performative du genre s’est,
en quelque sorte, physicalisée : ce qui chez Judith Butler ou Teresa de
Lauretis relevait encore d’un régime de signes, de représentations et
110 111
d’images se définit chez Beatriz Preciado comme un « technogenre »
c’est-à-dire comme une production technique et pharmacologique effective
du masculin et du féminin.
112
Or si de la pensée queer d’une Judith Butler à la pensée « post-queer »
d’une Beatriz Preciado il n’y a qu’un pas, c’est que l’une et l’autre œuvrent
sur un même plan. L’une se situe délibérément sur la scène des pratiques et
des comportements, l’autre sur le terrain physico-chimique des sciences
biomédicales ; mais théâtre social ou science dure, travestissement ou
transsexualité, genre joué ou genre biotechnologisé, dans les deux cas la
différence sexuelle s’inscrit sur une surface anatomique et corporelle
transformable à merci, car délestée de tout ancrage biologique. Le sexe n’a
plus aucun rapport avec la fonction reproductive, il est devenu, comme
remarque Sylviane Agacinski, un sexe apparent ou une apparence de
nature : « On en reste toujours à des différences de formes de morphologie,
113
de plastique corporelle . » D’où cette conclusion, qui résume l’évolution
programmée de la pensée queer vers une redéfinition technologisée du
sexe :
Si l’on occulte l’organisation des corps vivants pour ne retenir que leur matérialité, les corps
deviennent façonnables par l’habitude et configurables à partir de normes imposées de façon
discursive. Sur cette base, la théorie queer se trouvera nécessairement reprise et dépassée par une
114
conception intégralement biotechnologique du corps .
Le postféminisme et la pensée queer sont une politique matérialisée.
C’est une pratique émancipatoire projetée sur un plan d’extériorité qui en
représente le véritable vecteur de radicalité. Le transsexualisme de Beatriz
Preciado (devenue récemment Paul B. Preciado) fait spectaculairement
éclater cette redéfinition matérialisante ou spectacularisante du genre :
Le genre se construit dans ces réseaux de matérialisation biopolitique ; il est reproduit et consolidé
socialement par sa transformation en spectacles, images mobiles, données numériques, molécules,
cybercodes. Il n’y a de genre féminin ou masculin que devant un public, c’est-à-dire comme une
construction somatodiscursive de caractère collectif, face à une communauté scientifique ou en
115
réseau. Le genre est public, communauté scientifique, réseau .

C’est pourquoi, quand Donna Haraway convoque la figure du cyborg, à


mi-chemin de l’organisme et de la machine cybernétique, et qu’elle anticipe
116
par là un devenir matériel du sujet vivant ; quand elle en appelle à la
« natureculture », c’est-à-dire à « l’union corporelle du matériel et du
sémiotique »117 ; quand Beatriz Préciado pose que la psychanalyse
118
freudienne est « avant tout une pratique d’expérimentation matérielle »,
ou qu’elle assimile la testostérone à « un signifiant chimique culturellement
119
marqué comme masculin », ces osmoses attendues du psychique et du
physico-chimique, de l’intérieur et de l’extérieur, du vécu et de la matière,
du signe et du corps, doivent s’entendre depuis la réduction du vivre à son
extériorité matérielle, sa transformation en pur spectacle, sa projection sur
un plan panoramique où le vivant n’est plus son corps mais l’a, en face de
lui, comme une donnée transformable à volonté. Seul un espace vu de nulle
part, offert au regard désengagé d’une communauté de chercheurs, peut
offrir d’un coup la promesse, ou plutôt la vue, d’une vie délivrée de toute
assignation à résidence.

Une nouvelle hétéronomie

Que nous aura appris ce long détour par les gender studies ? Nous
voulions interroger le type d’attitude à l’œuvre dans la déconstruction
queer, ou postféministe, de la différence sexuelle. Nous voulions éclairer
par là l’une des dimensions du progressisme contemporain. Nous avons
alors rencontré une disposition épistémique insistante, qui peut être riche
d’enseignement pour notre propos.
Nous pensons en effet que le même type de regard préside à la
dénégation des différences sexuelle et anthropologique. Il faut s’être fait
spectateur désengagé, il faut avoir pris sur la biologie de sexes ou sur le
rapport homme-animal une vue de nulle part, pour être si certain d’avoir
affaire, de part et d’autre, à une continuité graduelle. Seule cette projection
des phénomènes sur un plan d’extériorité où ne peuvent, par principe,
apparaître que des petites différences, peut s’avérer aussi convaincante. Un
tel plan confère au zoocentrisme comme au postféminisme une autorité
insigne, comparable en persuasion à celle qu’avait naguère la
métaphysique. Et au fond c’est une nouvelle hétéronomie qu’on rencontre
ici, non plus métaphysique mais matérielle. Naguère des entités absolues
s’imposaient d’en haut à notre expérience ; la métaphysique c’était le
discours de l’Autre, de qui a le pouvoir de nécessiter ce que je dois faire ou
penser. Mais la matière indifférente à toute différence réelle, ou ne
connaissant d’autre différence que quantitative ou graduelle, s’impose elle
aussi de l’extérieur au sujet vivant. Ce dernier ne vit pas la matière, ne
l’investit d’aucune signification fonctionnelle ; elle est pour lui le non-
vivant qui impose sa loi au vivant. Ainsi, du regard assujetti au regard du
120
« spectateur étranger », de l’analyse substantielle à l’analyse matérielle la
conséquence est bonne, le trajet est direct, s’il est vrai que de l’une à l’autre
nous pensons toujours en spectateurs de ce qui nous arrive. Ni la
métaphysique ni l’antimétaphysique n’engagent le sujet vivant : dans les
deux cas celui-ci assiste à ce qu’il voit, pense sans référence à sa propre
expérience, s’aperçoit de l’extérieur de lui-même. Qu’il se réfléchisse sous
le chef d’entités absolues ou d’une extériorité pure, qu’il obéisse à une autre
conscience ou à une extériorité indifférente, il reste dans les deux cas
étranger à lui-même.
Le plan d’extériorité panoramique de la zoologie rejoint ainsi le plan
transcendant de la métaphysique. Même si le premier, laissant les humains
libres de leurs sexualités, représente une arme efficace contre le second, il
n’empêche que la position de surplomb qui est la sienne l’empêche d’être
biologiquement et donc anthropologiquement valide. En appeler à « la »
nature, en un sens soit métaphysique soit matériel, dire que « la » nature
prescrit tel type d’enfantement ou qu’elle n’en prescrit aucun, c’est se
maintenir dans les deux cas sur un plan abstrait et extérieur à la vie
humaine. Le bestiaire queer, tout comme la naturalité métaphysique,
survolent le point de vue de l’espèce, qui s’impose pourtant très
concrètement, et parfois très durement, à qui par exemple veut avoir des
enfants. La vie humaine fait avec une nature donnée ; la projeter sur un plan
utopique où plus rien n’est donné, rêver une liberté hors-sol et illimitée,
c’est déprendre l’humanité d’elle-même aussi sûrement que dans les
métaphysiques d’hier. Si on doit incessamment rappeler que les contraintes
reproductives propres à notre espèce ne sont pas des valeurs absolues qu’il
serait légitime d’invoquer dans nos choix personnels ou nos délibérations
collectives ; s’il faut résister à l’inflation métaphysique des discours sur
« la » nature et à leur propension à coloniser les faits sociaux depuis les
faits biologiques ; il faut symétriquement rappeler au vivant humain, contre
les facilités d’un regard synoptique et désengagé, que la vie est en lui un
donné avec lequel, quoi qu’il arrive, on devra toujours composer.
Ainsi une hétéronomie seconde, matérialisante plutôt que métaphysique,
saisit la fine pointe du progressisme contemporain. Elle fournit à ce
progressisme, dans son combat contre les dualismes, une véritable
puissance de conviction : deux modes d’être ou deux types de
comportements, une fois vus en extériorité et étalés dans l’étendue,
m’imposent l’évidence de leur communication continue ; un regard qui
surplombe spatialement les frontières les aperçoit franchissables à volonté.
Qui s’installe dans le plan matériel des sciences de la nature aperçoit
partout la continuité, la relation, le mixte. De cette esthétique de l’impureté
et du mélange systématiques, la pensée de Donna Haraway donne
aujourd’hui une illustration saisissante. La scène inaugurale qui ouvre le
Manifeste des espèces de compagnie plante le décor de cette ontologie
résolument relationnelle. Les longs baisers mouillés échangés entre
l’auteure et sa chienne (Mrs Cayenne Pepper), les échanges salivaire, viral
121
et génétique imaginés à la faveur de ces « conversations illicites »,
débouchent sur l’idée que tout communique avec tout :
Comment mettre de l’ordre dans tout ça ? Canidé, hominidé ; animal domestique, professeur ;
chienne, femme ; animal, humain ; athlète, entraîneur […]. Nous sommes, constitutivement, des
122
espèces de compagnie. Nous nous construisons mutuellement dans la chair .

Les espèces de compagnie viennent ainsi prendre la relève de l’autre


grande « créature frontalière123 » de Donna Haraway, le Cyborg124. Dans
les deux cas, la guerre est déclarée à tous les « cœurs purs » épris de
barrières séparantes et de catégories stérilisantes :
Tant les cyborgs que les espèces de compagnie combinent sous des formes surprenantes humain et
non humain, organique et technologique, carbone et silicium, autonomie et structure, histoire et
mythe, riches et pauvres, État et sujet, diversité et déclin, modernité et post-modernité, nature et
125
culture .

Et dans les deux cas la transgression des frontières, la subversion des


dichotomies, l’affolement des dualismes joue un rôle politique, allant
chaque fois contre « le système de domination des femmes, des gens de
126
couleur, de la nature, des travailleurs et des animaux […] ».
Mais d’où ces « ontologies émergentes » et ces « chorégraphies
ontologiques »127, d’où ces figures du mélange et du mixte, de l’hybridation
et de la confusion des contraires, tirent-elles leur autorité ? On pourrait
croire que c’est l’expérience qui parle, l’intimité des effusions vécues, le
plaisir pris à « des accouplements fâcheusement et délicieusement
128
forts ». Et cela correspondrait bien en effet au ton euphorique, enjoué,
enthousiaste, des manifestes de Donna Haraway. Sauf qu’en réalité cette
joie est moins innocente qu’il y paraît : plus intellectuelle qu’immédiate,
plus réfléchie que spontanée, elle témoigne pour une vie portée par un long
savoir, plutôt que pour une expérience nue. Il y a d’abord
l’antimétaphysique, en forme de répulsion systématique à l’égard de tout ce
qui de près ou de loin rappellerait l’éternité de l’essence et la suprématie
d’une théologie. Une même allergie révoque les « sensibilités protestantes
129
séculaires des milieux académiques américains », les « tours de passe-
passe divins (god tricks) de la certitude de soi et de la communion
130
éternelle », ou enfin les « quêtes éternelles d’une essence
131
unificatrice ». Autant d’idéologies discutables et d’« épistémologies
policières132 » que déconstruisent les différentes figures antimétaphysiques
133
de l’hybridation . Mais ce n’est pas tout. Parce qu’ici l’antimétaphysique
semble davantage affaire de réflexe que de réflexion, elle débouche sur une
ontologie qui représente le double inversé de la métaphysique, son contraire
obligé, en l’occurrence la seule ontologie qui puisse, à l’opposé d’un
univers de substances closes, ouvrir toutes les portes : une ontologie de la
matière dévitalisée, de la matière contemplée comme un dehors de la vie, et
où tout, du coup, est relié à tout. Ce qui entre femme et chien se transmet,
dans la belle effusion buccale qui ouvre le Manifeste des espèces de
compagnie, ce sont des virus ou des infections, témoignant plus en
profondeur pour une coévolution et des échanges génétiques ancestraux, ou
pour ce que Donna Haraway appelle, à la suite de la biologiste Lynn
134
Margulis, une « symbiogenèse » des humains et des chiens . Cette
symbiogenèse est un processus matériel dont nous entretient la biologie de
135
l’évolution, une « fable de différences moléculaires » plutôt qu’un vécu
partagé. La « compagnie » des humains et des non-humains se connaît au
niveau physico-chimique, c’est fondamentalement là qu’elle a son lieu et
qu’elle puise ses métaphores. Si les accouplements transgressifs sont
« délicieusement forts », c’est pour quelqu’un qui a appris à les réfléchir
savamment, sur le plan d’extériorité fourni par les sciences dures. Le frisson
sacré qui transporte Haraway, c’est « l’insatiable exubérance des flux
génétiques136 » ; aux racines du « désir érotique » qui la mobilise, on trouve
137
les « fusions promises par la biologie moléculaire de la cellule » .
Tentons de généraliser. Nous pensons en effet que les rêveries
matérialisantes d’une Donna Haraway, tout comme la politique queer, sont
riches d’enseignement pour notre propos. Elles sont susceptibles d’éclairer
d’une lumière précieuse l’attitude qui est à l’œuvre dans le zoocentrisme
contemporain. Car en s’angoissant d’une séparation définitive
(métaphysique ou substantielle) entre animaux et humains, celui-ci s’en
remet par contrecoup à un plan d’indifférence radicale au sein duquel nous
sommes tous des animaux comparables les uns aux autres, parce
qu’envisagés de l’extérieur. Ce peut être des corps ou des gestes, étalés
dans l’espace et comparables les uns aux autres par cette inclusion spatiale ;
ce peut être des propriétés cognitives objectives, appariées les unes aux
autres par leur généralité ; mais quoi qu’il arrive ce ne seront pas des
comportements ou des accomplissements vécus, qu’une analyse de leur
sens intentionnel rendrait immédiatement hétérogènes les uns aux autres. Le
plan d’extériorité où nous projette l’antimétaphysique contemporaine veut
nous faire croire à un monde dans lequel nous serions miraculeusement
délivrés de toute différence forte. Réduit à l’état de spectacle, extérieur à
tout ce que nous faisons et vivons, le donné n’y est plus rien qui puisse nous
déterminer. Nous n’avons pas à travailler à notre émancipation : elle s’offre
à nous dans la contemplation d’un monde sans feu ni lieu où je peux aller,
nomade, hybride, passeur de frontières, à la rencontre de tout.
S’aperçoit ici, assurément, une sensibilité d’époque. Moins un discours,
moins une position déduite ou réfléchie, que plus viscéralement une
attitude, une somme mal démêlée de désirs et de réflexes. Nous sommes
devenus allergiques à toute classification qui prétendrait fixer les vivants
138
que nous sommes, les ancrer à jamais dans une catégorie . Or le savoir
rejoint ici la morale. Le plan d’extériorité hypermoderne, ce plan utopique
où tout communique avec tout, n’est pas seulement le précipité de nos
ardeurs antimétaphysiques. Ce n’est pas seulement la vie rendue extérieure
à elle-même par un certain type de savoir théorique – en l’occurrence, le
regard matérialisant des sciences de la nature. S’y entrevoit également une
forme d’utopie morale que nous avons vue à l’œuvre dans le
pathocentrisme des différentes éthiques animales : l’extériorité d’un regard
ne s’engageant pas dans les autres vies par le jugement ou la discussion, et
qui par-là égalise ces vies ; la tolérance à l’égard des autres, quoi qu’ils
fassent. Comme on l’a vu, nul n’échappe aujourd’hui à ce spectacle que la
liberté se donne, à ce plan où elle se projette fantastiquement pour se
contempler elle-même. Mais du coup, à une science crue sur parole répond
une forme de désengagement moral, une redéfinition esthétique ou
139
« touristique » du rapport à autrui, réduit au seul spectacle de ses
comportements et de ses mœurs. Je n’ai pas à juger l’autre car il est d’abord
« sa » vie, autonome dans sa sensibilité et ses intérêts, souverain dans ses
préférences et ses croyances. Quand la différence est simplement vue,
quand elle est un spectacle que l’homme se donne sans s’y engager, quand
elle est devenue la consommation indifférente de la diversité des coutumes
et des croyances, elle devient différence neutre, acceptable, policée. C’est
ainsi qu’à une approche défaitiste du savoir comme recueil passif
d’informations, soumission aux « résultats » intangibles de la science,
répond une approche minimaliste de la morale. Théorie ou pratique,
crédulité ou démission, je ne suis appelé à rencontrer chez l’autre vivant
que des différences rendues insignifiantes par l’égalisation spatiale ou
l’atomisme moral, par l’extériorité de la matière ou par celle d’autrui, par
l’autorité d’une science passivement acceptée ou par une tolérance
passivement pratiquée. De part et d’autre, une raison rendue extérieure à
elle-même ne sait apercevoir que des différences indolores, du continu et du
plus complexe, mais jamais le sentiment vécu de vivre autre chose, comme
humain, que comme animal. Elle ne peut voir de part et d’autre que des
corps, si l’on entend par là des isolats spatialement séparés les uns des
autres et enclos chacun dans leur périmètre immunitaire ; des vies
homogènes car réduites à la même appartenance matérielle comme à la
même intégrité pathique.
Or une telle sensibilité est faussement progressiste. Elle se croit revenue
de tout, généreuse et ouverte, affranchie des grands partages ; mais par trois
fois, sous les trois aspects que nous avons examinés, nous avons vu que lui
manquait l’essentiel, c’est-à-dire la force et l’énergie de la sincérité. En
posant que l’humain est plus essentiellement son cerveau, ses gènes ou ses
ancêtres primates que ce qu’il a fait de lui-même ; en concevant toute
morale sur le modèle minimaliste d’une intégrité individuelle et
immunitaire ; enfin en éloignant dans une représentation matérialisante les
différences vécues qui articulent sa vie, les vivants que nous sommes se
sont désinvestis d’eux-mêmes. Ils n’assument plus de coïncider avec ce
qu’ils font et vivent en première personne. Pas plus que l’animalité, notre
humanité pourtant ne peut se connaître en extériorité. Elle est quelque chose
que nous faisons, ou plus exactement encore que je fais, qui habite chacun
de mes comportements, et qui donc ne s’atteste qu’en première personne.
C’est un ensemble de prestations sociales et institutionnelles qui déportent
le sujet que je suis et le façonnent ailleurs qu’en lui-même, en un « lieu
commun » où, pourtant vivant, pourtant sujet, pourtant unique, je deviens
échangeable avec d’autres vivants. Le vivant humain est un bien étrange
sujet : s’éprouvant lui-même comme vivant, coïncidant à tout instant avec
lui-même dans la vie, il ne cesse en même temps de s’arracher à l’intimité
du vivre pour aller jouer, là-bas, le jeu des règles sociales, des
comportements partagés, des discussions en place publique. Mais parce que
cette invention continuée du soi public est l’aventure d’un vivant, c’est-à-
dire d’un sujet, il faut paradoxalement coïncider avec le sujet vivant que
nous sommes chaque fois, pour éprouver ce que cette invention fait à la vie.
Il faut adopter le point de vue en première personne, se centrer
méthodologiquement sur soi, pour attester le décentrement qui nous fait
homme. Celui qui, myope, ne rentre pas dans cette perspective de la
subjectivité vivante, n’apercevra jamais que la surface de cette
transformation hominisante.
Or s’il est un point commun à nos trois singes (à nos trois
méconnaissances), c’est bien de ne pas assumer ce que nous vivons. Pour
que l’accueil de la science puisse tourner en scientisme, la générosité
morale en moralisme et le soupçon antimétaphysique en dogmatisme, il faut
que s’oublie ce que nous vivons en fait. Ce qui promeut cet oubli c’est
chaque fois, de trois manières différentes, la représentation d’une vie
extérieure à elle-même. Pour s’apercevoir continûment reliée à la vie
animale il faut que la vie humaine ait tourné en spectacle, la première
personne en troisième personne, la vie vécue en vie contemplée. La
différence indifférente dont nous entretient le zoocentrisme n’est
convaincante que pour celui qui a quitté le plan historique de ce que nous
faisons ou instituons en première personne, le plan où des événements sont
possibles, pour un plan spatialisé où, sous un même regard, tout est
continûment et graduellement lié. Ce plan est le plan d’extériorité découvert
parallèlement par les sciences de la nature et les démocraties libérales. On
peut promouvoir la science et la démocratie, œuvrer à leur construction de
manière loyale, sincère et exigeante ; comme on peut au contraire, à
l’avenir, s’installer passivement en elles, en recueillir les fruits techniques et
juridiques, habiter sans y penser le plan qu’elles aménagent. Alors nous
assisterons à notre humanité. Nous accepterons docilement, par exemple,
que les communications animales valent en « richesse » le langage humain,
sans arbitrer ce scoop depuis notre expérience, sans référence à ce que
parler veut dire. Ici l’autorité des sciences de la nature, la hauteur morale de
l’autre et le dogmatisme de l’antimétaphysique conjugueront leurs effets.
Nous recueillerons passivement ce que les sciences nous disent de
l’humain, mais sans nous engager dans notre savoir ; tenus en respect par la
radicale « altérité » de l’animal, nous serons prêts à tout imaginer possible
de sa part ; enfin nous n’assumerons pas de témoigner pour la spécificité de
nos modes de vie, par peur de voir revenir la vieille frontière métaphysique.
Par trois fois nous nous tiendrons en lisière de la pensée et nous ferons les
spectateurs étrangers de notre humanité. Il y a là une nouvelle hétéronomie,
une hétéronomie non métaphysique, captive non d’un dieu mais au
contraire d’une matière dévitalisée, radicalement extérieure à celui qui la
140
pense . On touche ici, sans doute, à la forme proprement idéologique du
zoocentrisme : la vie non plus appropriée à elle-même dans le faire, mais
contemplée dans un dehors d’elle-même. Que ce dehors soit l’autre de la
vie (la matière dévitalisée des modernes) ou une autre vie (la vie divine),
que le spectacle soit matérialiste comme il était auparavant théologique,
dans les deux cas l’humain n’est pas ce que nous faisons, mais ce à quoi
nous assistons.
Peut-on échapper à ce sortilège d’une représentation extérieure de nous-
mêmes ? Peut-on viser un progressisme plus exigeant ? Peut-on imaginer
que le moment du vivant que nous sommes en train de vivre ne se réduira
pas à une représentation extérieure, atomistique et immunitaire de la vie,
bref à une caricature et à un appauvrissement de ce que peuvent les humains
et les animaux ? Que nous donnera une analyse de nous-mêmes, comme de
notre rapport aux animaux, si nous acceptons de nous engager en elle et de
l’accomplir en première personne ?

Notes
1. Cf. Charles Darwin, La Filiation de l’homme…, op. cit., p. 150 et 214.
2. Cf. Jared Diamond, Le Troisième Chimpanzé, op. cit., dans lequel l’être humain est déclaré
« troisième Chimpanzé » au même titre que le chimpanzé commun et le bonobo.
3. Tyler Burge, Origins of Objectivity, Oxford, Clarendon Press, 2010, p. 296.
4. Karl-Otto Apel, Éthique de la discussion, trad. M. Hunyadi, Paris, Cerf, « Humanités », 1994,
p. 47.
5. Jean-Marie Schaeffer pointe l’importance de cette métaphore (héraclitéenne ou
antiplatonicienne) du flux, dans la constitution du discours de la biologie de l’évolution (Jean-Marie
Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, op. cit., p. 429).
6. Ernst Mayr, Qu’est-ce que la biologie ?, trad. M. Blanc, Paris, Fayard, 1998, p. 345.
7. John Dewey, L’Influence de Darwin sur la philosophie et autres essais de philosophie
contemporaine, trad. C. Gautier, S. Madelrieux et al., Paris, Gallimard, 2016, p. 19.
8. Ibid., p. 24.
9. Ibid., p. 19.
10. Ibid., p. 24.
11. Ibid., p. 33.
12. Martin Heidegger, Nietzsche, t. I, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, p. 190.
13. John Searle, La Redécouverte de l’esprit, op. cit., p. 51.
14. Cf. Shunzo Kawamura, « The Process of Sub-culture Propagation among Japanese
Macaques », Primates, no 2, 1959, p. 43-60 ; Masao Kawai, « Newly-acquired Pre-cultural Behavior
o
of the Natural Troop of Japanese Monkeys on Koshima Islet », Primates, n 6, 1965, p. 1-30.
o
Également Bennett Galef, « The Question of Animal Culture », Human Nature, n 3, 1992, p. 157-
178.
15. Cf. Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, op. cit., p. 30.
16. Cf. Kim Sterelny, The Evolved Apprentice, Cambridge, MIT Press, 2012.
17. Cf. Gordon Gallup, « Can Animals Empathize ? Yes », Scientific American Presents :
Exploring Intelligence, 9, 1998, p. 68-71.
18. James R. Anderson, « L’outil et le miroir : leur rôle dans l’étude des processus cognitifs chez
les primates non humains », Psychologie française, 37-1, 1992, p. 85-86.
19. Ibid., p. 86.
20. Id., « De l’autre côté du miroir. À la recherche de la reconnaissance de soi chez les grands
singes », in Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité. Vol. 2. Le propre de l’homme,
Paris, Fayard, 2001, p. 378.
21. Daniel J. Povinelli, « Can Animals Empathize ? Maybe not », Scientific American Presents,
op. cit., p. 67-75 (p. 3 de la version disponible en ligne).
22. James R. Anderson et Jean-Jacques Roeder, « Responses of Capuchin Monkeys (Cebus apella)
to Different Conditions of Mirror-image Stimulation », Primates, 30, 1989, p. 581-587 ; Meredith
M. Platt et Robert L. Thompson, « Mirror Responses in a Japanese Macaque Troop (Arashiyama
West) », Primates, 26, 1985, p. 300-314 ; Anne R. Eglash et Charles T. Snowdon, « Mirror Image
Responses in Pigmy Marmosets (Cebuella pygmaea) », American Journal of Primatology, 5, 1983,
p. 211-219.
23. James R. Anderson, « De l’autre côté du miroir… », art. cit., p. 377.
24. Cf. Gordon Gallup, « Can Animals Empathize ? Yes », art. cit., p. 3.
25. Cf. ibid., p. 2.
26. Ibid. (nous traduisons).
27. Daniel J. Povinelli, « Can Animals Empathize ? Maybe not », art. cit., p. 3.
28. Cf. Gilbert Ryle, La Notion d’esprit, op. cit., 2005, chapitre 5.
29. Cf. David J. Buller, Adapting Minds. Evolutionary Psychology and the Persistent Quest for
Human Nature, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2006, p. 83-126 ; cf. également la fameuse
critique des just so stories de la psychologie évolutionnaire par Stephen Jay Gould in « Darwinian
Fundamentalism », The New York Review of Books, 12 juin 1997, p. 47-52.
30. Gilbert Ryle, La Notion d’esprit, op. cit., p. 75.
31. Ibid., p. 81.
32. Ibid.
33. Ibid., p. 90.
34. Cf. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Paris,
Gallimard, « Tel », 1995, p. 249-250.
35. Cf. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, « Tel », 1995,
p. 466-467.
36. Pour une vue synthétique sur cette partie de l’héritage phénoménologique, cf. Dan Zahavi,
« Mindedness, Mindlessness and First-person Authority », in Joseph K. Schear (dir.), Mind, Reason
and Being-in-the-World : The McDowell-Dreyfus Debate, Londres, Routledge, 2012.
37. Ulrich Neisser, « Two Perceptually Given Aspects of the Self and their Development »,
Developmental Review, 11, 199, p. 197-209 ; « Criteria for an Ecological Self », in Philippe Rochat
(dir.), The Self in Infancy : Theory and Research, Amsterdam, Elsevier, 1995, p. 17-34 ; Philippe
Rochat, « Early Development of the Ecological Self », in Geert J. Savelsbergh (dir.), Evolving
Explanations of Development : Ecological Approaches to Organism-Environment Systems,
Washington D. C., American Psychological Association, 1997, p. 91-121.
38. Ulrich Neisser, « Two Perceptually Given Aspects of the Self and Their Development », art.
cit., p. 201.
39. Ibid.
40. Ibid.
41. Ce que Michael Tye résume en posant que « la phénoménologie n’est pas dans la tête » (Ten
Problems of Consciousness, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1995, p. 151).
42. Cf. Dan Zahavi, « Mindedness, Mindlessness and First-person Authority », art. cit., p. 8.
43. Maurice Merleau-Ponty, Sens et Non-sens, Paris, Nagel, 1966, p. 48. En cela il n’y a pas loin
de la psychologie animale, telle que l’intellectualise la psychologie cognitive, au spiritualisme d’un
Victor Cousin, lorsque celui-ci confondait expérience propre et spectacle intérieur, et faisait de ce
spectacle le lieu d’une reconquête métaphysique : « Le talent psychologique consiste à se placer à
volonté dans ce monde tout intérieur [de la conscience], à s’en donner le spectacle à soi-même »
(Victor Cousin, Fragments, Paris, 1826, préface).
44. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, « Tel », 1982, p. 111.
45. Une méthode « en zigzag » (cf. infra, chapitre 5, p. 213), allant et venant entre l’expérience
animale et l’expérience humaine et éclairant l’une par l’autre, aurait ainsi à corréler « l’immunité
épistémique » du vécu humain (rien ne peut me faire douter que c’est bien moi qui perçois, fais ou
vis), avec le fait qu’un animal se « sait » toujours tacitement sur un mode perceptif, pratique ou
affectif ; au « Cogito tacite » du phénoménologue feraient écho les « certitudes » vitales de l’animal.
46. René Descartes, Méditations métaphysiques, in Œuvres complètes, Paris, Vrin, AT IX, p. 134-
136.
47. Andrew N. Meltzoff, « La théorie du “like me”, précurseur de la compréhension sociale chez le
bébé : imitation, intention et intersubjectivité », in Jacqueline Nadel et Jean Decety (dir.), Imiter pour
découvrir l’humain. Psychologie, neurobiologie, robotique et philosophie de l’esprit, Paris, PUF,
2002, p. 33-57.
48. Shaun Gallagher et Andrew N. Meltzoff, « The Earliest Sense of Self and Other : Merleau-
o
Ponty and Recent Developmental Studies », Philosophical Psychology, n 9, 1996, p. 213-219.
49. Cf. Francis Fukuyama, La Fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique,
trad. D.-A. Canal, Paris, Gallimard, « Folio Actuel », 2007, p. 238-239.
50. Cf. Donald E. Brown, Human Universals, Philadelphie, Temple University Press, 1991 ;
Steven Pinker, Comprendre la nature humaine, Paris, Odile Jacob, 2005.
51. Sur cette réapparition de la notion de nature humaine chez les psychologues évolutionnaires,
cf. David J. Buller, Adapting Minds…, op. cit., chap. 8.
52. Cf. par exemple Lee Silver, Remaking Eden : Cloning and Beyond in a Brave New World, New
York, Avon, 1998 ; ou Paul Ehrlich, Human Natures : Genes, Cultures and the Human Prospect,
Washington/Covelo, Island Press/Shearwater Books, 2000.
53. David Hull, « On Human Nature », in PSA : Proceedings of the Biennial Meeting of the
Philosophy of Science Association, vol. 1986, Volume Two : Symposia and Invited Papers, 1986, p. 4.
54. Ibid., p. 3.
55. Ibid., p. 9.
56. Sur le problème posé par une définition trop intransigeante de l’universel, incapable
d’assouplir statistiquement sa conception de l’humain et d’aller vers des capacités « typiques », cf.
Francis Fukuyama, La Fin de l’homme…, op. cit., p. 238-239.
57. Cf. infra, deuxième partie, chapitre 6.
58. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 199.
59. Cf., pour les plus connues d’entre elles, Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la
subversion de l’identité, trad. C. Kraus, Paris, La Découverte, 2006 ; Teresa de Lauretis,
Technologies of Gender : Essays on Theory, Film and Fiction, Bloomington, Indiana University
Press, 1987 ; Beatriz Preciado, Manifeste contra-sexuel, Paris, Balland, 2000.
60. Cf. récemment en France Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre, Paris, Seuil, 2012 ;
Stéphane Haber, Critique de l’antinaturalisme, Paris, PUF, 2006 ; Thierry Hoquet, Des Sexes
innombrables. Le genre à l’épreuve de la biologie, Paris, Seuil, 2016.
61. Le mot (speciesism) apparaît en 1970 sous la plume du psychologue britannique Richard D.
Ryder, dans une brochure sur la maltraitance animale émanant du « groupe d’Oxford ». Mais il doit
l’essentiel de sa popularité à l’ouvrage de Peter Singer, La Libération animale, paru en 1975.
62. Cf. Colette Guillaumin, « Race et Nature : système des marques, idée de groupe naturel et
o
rapports sociaux », Pluriel, n 11, 1977 ; repris dans Sexe, Race et Pouvoir, Paris, Coté-femmes,
1992. Cf. plus récemment Marjorie Speigel, The Dreaded Comparison : Human and Animal Slavery,
New York, Mirror Books, 2008.
63. Cf. Nik Taylor et Richard Twine (dir.), The Rise of Critical Animal Studies. From the Margins
to the Centre, Londres, Routledge, 2014 ; Claire J. Kim et Carla Freccero (dir.),
« Species/Race/Sex », numéro spécial de l’American Quarterly, septembre 2013, vol. 65, 3 ; Noreen
Giffney et Myra Hird (dir.), Queering the Non-Human, Aldershot, Ashgate, 2008. Il existe également
depuis 2003 un Journal for Critical Animal Studies.
64. Flo Morin, « Animal », in Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La
Découverte, 2016, p. 56.
65. Bradley D. Rowe, « It IS about Chicken : Chick-fil-a, Posthumanist Intersectionality and
o
Gastro-aesthetic Pedagogy », Journal of Thought, vol. 48, n 2, 2013, p. 89-111.
66. Carol J. Adams, La Politique sexuelle de la viande. Une théorie critique féministe végétarienne
(2000), trad. D. Petitclerc, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2016.
67. Ibid., p. 100.
68. Ibid., p. 96-98. Dans les trois cas l’oppression est rendue possible par un même processus
d’absentement langagier, et plus exactement métaphorique, de son objet. Les valeurs patriarcales
présidant à l’oppression des femmes et des animaux, mais aussi des Noirs, se retrouvent autour d’un
même mécanisme de « référent absent » (p. 90-91) : on ne dit pas qu’on mange un cochon, encore
moins tel cochon ; on dit qu’on mange « de la viande », ou « du porc », ou « du jambon », etc. La
transformation métaphorique de l’animal vivant en matière consommable représente un type de
violence symbolique qui vient redoubler la violence réelle : c’est comme si l’animal était deux fois
mis à mort, physiquement d’abord, puis symboliquement par son effacement dans un langage neutre
et amnésique.
69. Donna Haraway, Des Singes, des cyborgs et des femmes, trad. O. Bonis, Nîmes, Jacqueline
Chambon, 2009, p. 231.
e
70. Joan Scott, « Les fantasmes du millénaire ; le futur du “genre” au XXI siècle », CLIO. Histoire,
Femmes et Sociétés, no 32, 2010, p. 91. Cf. également Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres.
La dualité des sexes à l’épreuve de la science, trad. O. Bonis et F. Bouillot, Paris, La Découverte,
2012, p. 20 : « Les féministes n’ont pas remis en question le domaine du sexe physique ; pour elles,
l’enjeu tenait aux significations psychologiques et culturelles de ces différences – le genre. Les
définitions féministes du sexe et du genre laissaient toutefois la porte ouverte à l’idée que les
différences homme/femme dans la fonction cognitive et dans le comportement seraient la
conséquence des différences sexuelles […]. En abandonnant le terrain du sexe physique, les
féministes prêtaient le flanc à de nouvelles attaques au nom de la différence biologique. »
71. Lorsque Monique Wittig par exemple déclarait contre la « pensée straight » que « les
lesbiennes ne sont pas des femmes » (La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p. 67),
c’était pour désolidariser la sexualité et les pratiques sexuelles du donné biologique, non pour abolir
ce dernier. En témoigne en particulier son fameux appel à une « société sans sexes » (p. 50) ou même
à « détruire les sexes » (p. 44) : c’est bien, ajoute-t-elle, « en tant que réalités sociologiques » (id.)
que les sexes doivent être détruits. S’aperçoivent ici deux attitudes bien différentes à l’égard d’une
différence donnée, qui font écho à l’attitude qu’il nous revient d’adopter face à la différence
homme/animal. C’est pourquoi les mouvements de libération sexuelle des années 1970 sont pour
nous riches d’enseignement : ils engagent une attitude critique à l’égard de l’essentialisation des
genres, et même une mise entre parenthèses de la différence biologique des sexes, mais qui pour
autant ne va, à aucun moment, jusqu’à déréaliser une telle différence.
72. Monique Wittig, La Pensée straight, op. cit., p. 48. L’expression « formation imaginaire » est
de Colette Guillaumin, in Sexe, Race et Pouvoir, op. cit., p. 185.
73. Cf. Judith Butler, Trouble dans le genre…, op. cit., p. 59-111.
74. Ibid., p. 71.
75. Victoria P. DeFrancisco et Catherine H. Palczewski, Communicating Gender Diversity. A
Critical Approach, Londres, Sage Publications, 2007, p. 4.
76. Laure Bereni et al., Introduction aux gender studies : manuel des études sur le genre,
Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 25.
77. Cf. Christophe Darmangeat, « Le genre crée le sexe…vraiment ? », blog de Christophe
er
Darmangeat, lundi 1 septembre 2014, cdarmangeat.blogspot.fr.
78. Judith Butler, Trouble dans le genre…, op. cit., p. 96.
79. Ibid., p. 110.
80. Ibid., p. 272.
81. Ibid., p. 273.
82. Sur cette appellation de postféminisme, cf. ibid., p. 65.
83. Anne Fausto-Sterling, « The Five Sexes : Why Male and Female Are Not Enough », The
Sciences, mars-avril 1993, p. 20-24 ; trad. A.-E. Boterf, Les Cinq Sexes. Pourquoi mâle et femelle ne
sont pas suffisants, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2013.
84. Cf. Ilana Löwy, « Le traitement des enfants “intersexes” : sexe et genre », in Thierry Hoquet
(éd.), Le Sexe biologique. Anthologie historique et critique. Volume 1. Femelles et Mâles ? Histoire
naturelle des (deux) sexes, Paris, Hermann, 2013, p. 245-250 ; Thierry Hoquet, Des Sexes
innombrables…, op. cit. ; Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres…, op. cit. ; Elsa Dorlin, Sexe,
genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe, Paris, PUF, 2008, p. 33-36.
85. Anne Fausto-Sterling, Les Cinq Sexes…, op. cit., p. 60-61. Dans son article de 1993 l’auteure
distingue ainsi cinq sexes possibles : les mâles ; les femelles ; les hermaphrodites véritables
(possédant un testicule et un ovaire) ; les pseudo-hermaphrodites masculins (possédant des testicules
et certains aspects de l’appareil génital féminin) ; les pseudo-hermaphrodites féminins (possédant des
ovaires et certains aspects de l’appareil génital masculin). Sur les protocoles de réassignation sexuelle
et « l’état d’urgence » qui y préside, cf. Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres…, op. cit., p. 67-
101.
86. Joan Roughgarden, « Contre les idées reçues : les arcs-en-ciel de l’évolution sexuelle », in
Thierry Hoquet (dir.), Le Sexe biologique…, op. cit., p. 35.
87. Cf. Melanie Blackless et al., « How Sexually Dimorphic are We ? Review and Synthesis »,
o
American Journal of Human Biology, n 12, 2000, p. 151-166.
88. Daniel Parrochia, Inventer le masculin, Seyssel, Champ Vallon, 2013, p. 133-134.
89. Joan Roughgarden, « Contre les idées reçues… », art. cit., p. 35.
90. Ibid.
91. Malin Ah-King, « La nature queer. Pour une conception non normative de la diversité
biologique », in Thierry Hoquet (dir.), Le Sexe biologique…, op. cit., p. 40-63.
92. Ibid., p. 47-48.
93. Ibid., p. 53.
94. Malin Ah-King, Joan Roughgarden, « Contre les idées reçues : les arcs-en-ciel de l’évolution
sexuelle », in Thierry Hoquet (dir.), Le Sexe biologique…, op. cit., p. 39.
95. Cf. la remarque de Thierry Hoquet à propos de Laure Bereni et al., Introduction aux gender
studies…, op. cit. : « Le manuel des études sur le genre n’ignore pas un ensemble de données
biologiques, mais il exagère peut-être le sentiment de confusion ou de désordre qui existerait entre les
différents niveaux ou composants du sexe biologique. Les auteurs ne prennent pas assez en compte
les phénomènes de concordance entre les différents niveaux chromosomique, hormonal, gonadique,
etc. » (Des Sexes innombrables…, op. cit., p. 21).
96. Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre, op. cit., p. 61.
97. Ibid., p. 66.
98. Ibid., p. 153.
99. Ibid., p. 98.
100. Thierry Hoquet, Le Sexe biologique…, op. cit., p. 209.
101. Id., Des sexes innombrables…, op. cit., p. 115.
102. Ibid., p. 25.
103. Cf. Joan Roughgarden, « Contre les idées reçues : les arcs-en-ciel de l’évolution sexuelle »,
art. cit., p. 35-39. Cf. également Malin Ah-King, « La nature queer. Pour une conception non
normative de la diversité biologique », ibid., p. 62 : « J’adhère totalement à la métaphore de
Roughgarden, de l’arc-en-ciel de l’évolution. Nous avons beau nommer et classer un certain nombre
de couleurs, en réalité elles sont innombrables. »
104. Beatriz Preciado, Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset et Fasquelle, 2008,
p. 219.
105. Donna Haraway, « Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du
e
XX siècle », trad. M.-H. Dumas et al, in Manifeste cyborg et autres essais. Sciences – Fictions –
Féminismes, Paris, Exils, 2007, p. 36.
106. Cf. Beatriz Preciado, Testo Junkie…, op. cit. Également la recension de l’ouvrage par Elsa
Dorlin, « Homme/Femme©. Des technologies de genre à la géopolitique des corps », Critique, 1,
2011, p. 16-24.
107. Beatriz Preciado, Testo Junkie…, op. cit., p. 11.
108. Ibid., p. 191.
109. Ibid., p. 100.
110. Cf. Teresa de Lauretis, « Eccentric Subjects : Feminist Theory and Historical
Consciousness », Feminist Studies, 19, printemps 1990, p. 115-150.
111. Beatriz Preciado, Testo Junkie…, op. cit., p. 103.
112. Ibid., p. 328 : « J’appellerais post-queer [cette perspective] qui est passée par les théories
performatives de Judith Butler, mais aussi par le sida, la brebis Dolly et la consommation
intentionnelle d’hormones. »
113. Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre, op. cit., p. 54.
114. Ibid., p. 125.
115. Ibid., p. 108.
116. Cf. Donna Haraway, « Manifeste cyborg… », art. cit. : « Le sexe cyborgien fait revivre
quelque chose de la ravissante liberté réplicative des fougères et des invertébrés (quelle délicieuse
prophylaxie naturelle contre l’hétérosexisme). La réplication du cyborg a divorcé de la reproduction
organique » (p. 30).
117. Id., Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres partenaires (2003), trad.
J. Hansen, Paris, L’Éclat, 2010, p. 23.
118. Beatriz Preciado, Testo Junkie…, op. cit., p. 317.
119. Ibid., p. 355.
120. Maurice Merleau-Ponty, Parcours deux. 1951-1961, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 12.
121. Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie…, op. cit., p. 10.
122. Ibid., p. 9-10.
123. Id., Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., p. 18.
124. Id., « Manifeste cyborg… », art. cit.
125. Id., Manifeste des espèces de compagnie…, op. cit., p. 12.
126. Id., « Manifeste cyborg… », art. cit., p. 75.
127. Id., Manifeste des espèces de compagnie…, op. cit., p. 15-16.
128. Cf. Donna Haraway, « Manifeste cyborg… », art. cit., p. 34 : « Au centre de ma foi, de mon
ironie, de mon blasphème : le cyborg. »
129. Id., Manifeste des espèces de compagnie…, op. cit., p. 23.
130. Ibid., p. 32.
131. Id., « Manifeste cyborg… », art. cit., p. 39.
132. Ibid., p. 41.
133. Ibid., p. 30.
134. La « symbiogenèse » est un concept mis à l’honneur en biologie de l’évolution par Lynn
Margulis, convoquée telle une figure tutélaire dès la première phrase du Manifeste des espèces de
compagnie.
135. Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie…, op. cit., p. 13.
136. Ibid., p. 17. Cf. aussi : « Les spécialistes en biologie évolutive des populations et autres
bioanthropologues m’ont appris à voir dans le flux génétique multidirectionnel – flux
multidirectionnel de corps et de valeurs – l’éternelle règle du jeu de la vie sur terre. »
137. Id., « Introduction. The Kinship of Feminist Figurations », in Donna Haraway (dir.), The
Haraway Reader, New York/Londres, Routledge, 2004, p. 4.
138. Cf. Tristan Garcia, Nous, Paris, Fayard, 2016.
139. Alain Badiou, L’Éthique…, op. cit., p. 51.
140. Sur cette matérialisation de la vie dans ce qui du coup apparaît comme une « ontologie de la
mort », cf. Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008, p. 132-
137.
DEUXIÈME PARTIE

Pour un anthropocentrisme élargi


Chapitre 5

Un naturalisme de la seconde nature

Le zoocentrisme sous ses différents aspects compose un étrange


panorama des relations entre humains et animaux. Ici l’animal est au
centre ; c’est de lui, de ce que les sciences de la nature ou les éthiques
animales nous en apprennent, que nous attendons de savoir qui nous
sommes. Ce savoir abandonne deux fois l’humain : ce n’est pas nous, nos
formes de vie actuelles et actuellement vécues, et toute l’intelligence des
sciences humaines ou des éthiques humaines sur ces formes de vie, qui
pourront nous dire qui nous sommes ; tout nous viendra au contraire du
savoir de l’animal, comme de nos obligations à son égard. D’où un portrait
déserté par son sujet, un portrait dont l’humain s’est absenté, puisant toute
intelligence du phénomène humain dans le passé de l’hominisation, dans la
structure de notre cerveau ou dans les compétences des chimpanzés – et
éclairant notre morale depuis notre condition de vivants sensibles, que nous
partageons avec la plupart des animaux. Mais d’où aussi une nouvelle
hétéronomie, rejouant dans l’antimétaphysique les hétéronomies
métaphysiques du passé : notre savoir de nous-mêmes n’est plus reçu d’un
autre, ou de l’Autre, mais de ce qui n’est pas nous ; c’est un savoir
désengagé, dont nous sommes davantage spectateurs qu’acteurs. Nous
projetons l’humain sur un plan spatialisé qui ne souffre plus la séparation,
où tout circule et communique avec tout, où les différences sont
nécessairement de degré ; et comme rien de ce que vit ou fait l’humain ne
rentre dans ce plan, comme aucune de nos aspirations universelles ou
absolues n’entre en ligne de compte, ne s’y aperçoivent que des petites
différences, des passages indolores et des transformations continues. Mais
l’humain se projette également sur un plan où des vivants recentrés sur leur
sensibilité, se prémunissant des atteintes et des jugements d’autrui,
s’équivalent les uns les autres pour des raisons cette fois morales. Nous
sommes une seconde fois désengagés, non par naturalisme mais par
moralisme : je ne m’engage à rien vis-à-vis de l’autre, sinon à ne pas lui
nuire ; je ne le juge pas, je le laisse être tel qu’il est ; qu’il soit humain ou
animal ne change rien à l’affaire car je le respecte quoi qu’il arrive dans sa
« différence ». C’est ainsi qu’une raison deux fois démissionnaire nous rend
extérieurs à nous-mêmes, à la fois par une science qui ne veut rien savoir de
l’humain et de ses formes de vie, qui l’observe à distance, et par une morale
qui ne veut rien savoir de ce que pense autrui, qui ne rentre pas dans ce
jugement. Par la science comme par la morale, l’humain tend à devenir un
spectacle que nous ne savons plus investir en première personne.
Et pourtant ce que nous sommes ne cesse de se rappeler à nous, glissant
entre les mailles d’un savoir ou d’une morale qui l’oublient. Refouler
l’expérience vécue de notre humanité c’est s’exposer à la voir revenir en
tous points du discours, sous la forme d’une autocontradiction performative
rappelant au savoir ce que vivent et font les vivants humains. C’est
pourquoi il est préférable d’en prendre son parti. Dans ce qui suit nous
proposerons, entre humains et animaux, une navigation nouvelle, centrée
non sur l’animal, ni même exclusivement sur l’humain, mais allant et
venant des uns aux autres. Une investigation raisonnable sur la différence
anthropologique ne devrait pas occulter le savoir phénoménal de ce que
nous sommes – le savoir de ce que nous faisons ou vivons en première
personne, dans le cadre des institutions et des formes de vie qui sont
les nôtres. La vie humaine telle qu’elle s’apparaît à elle-même n’a aucune
raison de se passer sous silence. Par une forme d’« anthropocentrisme
1
élargi », ce savoir devrait tout au contraire se faire entendre à nous en
permanence, non pour nous faire préférer l’homme à l’animal dans une
sorte de « chauvinisme humain » mais plutôt pour nous permettre de mieux
connaître notre origine animale et nous-mêmes et, par ailleurs, de mettre à
profit ce savoir dans nos relations concrètes avec les animaux. Nous
aborderons ce second aspect (pratique) dans le dernier chapitre de cet
ouvrage. Concernant le premier aspect (théorique), que nous traiterons dans
ce chapitre et le suivant, il se présente de la manière suivante : nous n’avons
pas à occulter ce que nous savons de nous-mêmes et de nos
accomplissements. C’est le point de départ obligé de toute anthropologie
digne de ce nom. C’est pourquoi il faudrait aller et venir entre ce savoir, au
présent de son effectuation et de son élaboration par les sciences humaines,
et ce que nous donne notre passé animal. Il s’agirait en somme de faire
dialoguer l’humain actuel et ses précurseurs lointains, ou la compréhension
de ce que nous sommes et la genèse explicative. De cette analyse en
2
« zigzag », de cette confrontation continue des sciences humaines et des
sciences de la nature, on peut escompter une élucidation plus fidèle du
phénomène humain que ce que nous en livre la plupart du temps le
naturalisme contemporain.
La question de la socialité offre une illustration possible d’une telle
analyse. Nous ne la choisissons pas au hasard. Elle se sera en effet imposée,
dans les trente dernières années, comme un thème de recherches largement
fédérateur pour les différentes disciplines occupées à naturaliser le vivant
humain. Après l’homme chasseur, charognard ou fabricateur d’outils, après
la femme cueilleuse ou porteuse d’enfants, la plupart des scénarios actuels
de l’anthropogenèse nous entretiennent d’un primate s’humanisant par la
société, que ce soit par le népotisme ou la tromperie machiavélienne, la
coopération mutualiste ou l’empathie, l’attention conjointe ou la pédagogie.
Au vu de l’abondance des publications en la matière et du nombre des
hypothèses proposées, on pressent que l’enjeu est souvent généraliste : la
« cognition sociale » s’y définit moins comme une compétence locale parmi
d’autres (comme le langage, la technique ou la mémoire) que comme le trait
centralisateur, la propriété fondamentale entrevue, par les différents
programmes lancés à sa recherche, comme le cœur de la bascule
3
hominisante . La question de la socialité représente donc une forme de
synthèse anthropologique précieuse, et doublement précieuse en réalité
puisqu’elle nous permet de prendre une vue globale à la fois sur le
phénomène de l’hominisation, et sur les différents travaux qui prétendent
aujourd’hui en rendre compte.

Une socialité avortée

Si on l’examine du point de vue des sciences qui s’en occupent, le thème


de la socialité puise à trois sources distinctes. Mais ces trois sources, on va
le voir, sont largement convergentes dans l’image de l’homme qu’elles
façonnent en commun. Où l’on retrouve les trois voies de la naturalisation
contemporaine : la biologie de l’évolution, la psychologie cognitive et la
primatologie contribuent chacune à leur manière à définir l’humain comme
4
un « cerveau social », issu d’une préhistoire darwinienne .
Or ces trois voies de la socialisation se révèlent d’emblée
problématiques. Sous trois éclairages différents en effet, elles racontent
l’histoire d’individus pour lesquels la socialité est certes la voie royale qui
mène à notre humanité, mais qui y mène en même temps d’une façon
foncièrement inévidente. Sommée de ne pas faire intervenir dans ce récit
5
des facteurs explicatifs apparus plus tard ; résolue à ne pas présupposer au
départ du processus ce qui ne vient qu’à la fin, l’histoire racontée se veut la
moins anthropomorphe possible. Mais cela signifie alors qu’elle se donne
les protagonistes les moins sociaux qu’on puisse imaginer pour tenter de
comprendre comment ces compétiteurs darwiniens finirent un jour par
produire l’espèce la plus sociale qui soit. « L’ultrasocialité » du vivant
humain – une division systématique du travail et du commerce ; une
communication omniprésente, un partage du monde dans un commentaire
constamment renouvelé ; une morale de l’altruisme non réciproque ; une
coopération élargie au-delà des apparentés ou des coopérateurs réciproques,
etc. – une telle socialité est sans équivalent par ses modes et son extension
dans le règne animal, et pourtant elle entend s’expliquer ici depuis les
seules ressources animales. Le refus d’embarquer l’humain dans une
histoire qui est pourtant celle de l’hominisation et de faire de la personne de
l’enquêteur (de sa vie, telle qu’elle se connaît elle-même) un outil
d’intelligibilité possible hypothèquent à chaque pas la possibilité de
comprendre comment les hominines purent faire société, et la manière dont
ils le firent. C’est ainsi que, après un retour critique sur le « cerveau social »
du vivant humain (dans ses versions évolutionniste, cognitiviste et
primatologique), on conclura dans un deuxième temps qu’un soupçon
d’anthropocentrisme méthodologique est nécessaire pour libérer d’entraves
inutiles la narration et produire une histoire plus fidèle à son point d’arrivée.
La biologie de l’évolution aborde la question de la socialité dans les
termes du « hard problem » qu’avait configuré la sociobiologie des
années 1960 et 1970 : comment la sélection naturelle, qui favorise les
comportements augmentant la valeur adaptative des individus et leur succès
reproducteur, peut-elle avoir favorisé des comportements altruistes, qui
semblent hypothéquer largement la survie et la descendance de leurs
porteurs ? Quels mécanismes sélectifs ont pu concrètement permettre
l’apparition de groupes de coopération extensive, tels qu’on les connaît
chez les êtres humains ? De fait, le faisceau de recherches lancées à partir
6
de l’article pionnier de Vero Wynne-Edwards sur la « sélection de groupe »
aura finalement abouti à une conclusion négative : la seule coopération que
la sélection peut efficacement stabiliser reste, chez les espèces les plus
sociales, limitées au cercle des apparentés ou à celui des coopérateurs
réciproques. En aidant ses proches, un organisme favorise la propagation de
ses propres gènes ; cela s’appelle la « sélection de parentèle ». On
comprend alors l’altruisme apparent comme l’expression d’un égoïsme
7
génétique . De même, le service rendu à un congénère peut s’avérer
8
bénéfique lorsqu’il y a réciprocité . Mais qu’on ait affaire à la famille ou
aux coopérateurs fiables, dans les deux cas le groupe concerné par la
coopération reste un groupe restreint, dans lequel l’avantage individuel se
retrouve toujours. Dès que le groupe s’étend, l’altruisme se rend vulnérable
à la défection et à la tricherie. Même si l’on sait que la coopération est
toujours bénéfique au groupe en son entier (comme en témoigne le succès
adaptatif d’espèces sociales comme les fourmis ou les termites), les
mécanismes de la sélection sont tels qu’un free rider s’en tirera toujours
aussi bien, voire mieux, qu’un coopérateur. Le cri d’alarme d’un singe pour
alerter ses congénères de la présence d’un prédateur est un acte risqué qui
profite certes au groupe dans son ensemble, mais sans bénéfice pour celui
qui crie.
Chaque acte prosocial a le même effet moyen sur la fitness des coopérateurs et des égoïstes. Cela
9
veut dire […] qu’il n’aura aucun effet sur la distribution de ces deux types dans la population .

On peut donc conclure que, passés les petits groupes d’apparentés et de


coopérateurs réciproques, la coopération n’est jamais payante d’un point de
10
vue évolutif ; « les comportements favorables au groupe n’évoluent pas ».
À l’échelon individuel où se situe l’évolution, la coopération est, comme
dans le dilemme du prisonnier, un jeu risqué et sans garantie.
La primatologie offre un tableau comparable. Elle confirme à son niveau
le caractère problématique d’une approche strictement naturaliste de la
socialité, dès lors que celle-ci entend rendre compte à elle seule d’une
socialité humaine. Certes, chez les grands singes, les alliances pour la
domination, les rituels de réconciliation, les séances de grooming ou de
sexualité pacificatrice, la profondeur de l’attachement entre la mère et sa
progéniture, dressent le portrait d’espèces beaucoup plus socialisées, voire
11
« politisées » qu’on aurait pu le croire auparavant . À travers leurs
différentes affiliations les grands singes nous entretiennent d’une évolution
qui, pour mener jusqu’aux humains, est manifestement passée par le « gîte
12
d’étape » d’une socialité proliférante. Sauf que, faut-il le rappeler, « la vie
sociale des grands singes non-humains est principalement tournée vers la
13
compétition ». Les alliances ont bien lieu, mais en vue d’optimiser la
domination. Celle-ci est essentiellement fondée, en dernier ressort, sur la
force au combat ; le but de la politique reste l’acquisition de la nourriture et
la satisfaction sexuelle.
L’entraide en réalité est rare car elle ne peut concerner que des biens peu
valorisés, comme c’est par exemple le cas lorsqu’ils sont abondants ; dès
que le bien (disons la viande) est rare ou précieux, alors le partage est
conditionné par la stricte réciprocité. Ce peut être ce qu’on appelle une
14
« réciprocité d’attitude » : on donne à celui qui a donné ou aidé par le
passé. Pour autant, l’altruisme des grands singes va rarement au-delà de cet
15
attachement envers les « bons partenaires ». Si coordination il y a (par
16
exemple dans la chasse aux petits singes ), les chimpanzés prêtent
davantage attention aux résultats utiles que produisent leurs partenaires qu’à
ces partenaires eux-mêmes. Il ne leur arrive pas de venir aider ceux-ci dans
leur rôle, de les encourager à s’y réengager s’ils font défection, ou de les
punir pour ne l’avoir pas bien rempli. Les congénères semblent utilisés
comme des « instruments sociaux » plutôt qu’envisagés pour eux-mêmes ou
17
à partir de la tâche qu’ils remplissent en commun . On est donc loin d’une
socialité dans laquelle la collaboration est envisagée comme un but en soi.
Inversement, la coordination sociale chez les enfants de plus de quatorze
mois semble prise au sérieux et impliquer un engagement particulier : on
salue le nouvel arrivant et on prend en compte sa connaissance du rôle à
tenir ; on encourage à persévérer celui qui délaisse sa tâche ; autour de trois
ans, celui qui part a conscience de casser un engagement et « prend congé »
auprès de ses partenaires, etc.18. La différence est donc significative entre
les deux types de socialité. Telle est alors la difficulté : comment
comprendre le passage d’une socialité instrumentale à une socialité en soi ?
Enfin la psychologie cognitive, lorsqu’elle se propose de rendre compte
de la socialité humaine, rencontre un problème équivalent. La « cognition
sociale », à partir des années 1980, c’est essentiellement le module cérébral
de la « Théorie de l’esprit » (Theory of Mind, ou ToM). On entend par là la
capacité à attribuer à autrui des états mentaux susceptibles d’expliquer son
comportement. Avoir une théorie de l’esprit, c’est savoir interpréter ou
« lire » le comportement des autres en recourant à une « théorie » sur leurs
croyances et leurs désirs. Or la Théorie de l’esprit assume d’emblée une
ambition anthropologique forte. On peut certes, au sein d’une conception
« modulaire » de l’esprit humain, considérer celui-ci comme un composé de
« théories populaires » (folk theories) allouées chacune à un domaine
précis, et anticipant à partir d’attentes cognitives « pré-cablées » la
réception et le traitement des informations : une « physique populaire »
pour les objets physiques, une « biologie populaire » pour les êtres vivants,
une « morale populaire » pour les actes et les intentions, enfin une
19
« psychologie populaire » pour les états mentaux . Dès deux ou trois mois
un enfant est surpris lorsqu’un objet lâché dans le vide ne tombe pas, mais
20
reste suspendu en l’air – preuve que des attentes causales particulières
instruisent son rapport aux objets physiques. La Folk psychology, tout aussi
spécialisée que les autres théories populaires, outrepasse pourtant ce
caractère domanial en rendant compte d’une expérience humaine
globalement différente. La grande question en effet, dès l’article pionnier de
Premack et Woodruff en 197821, est de savoir si l’homme est ou non le seul
détenteur de cette compétence psychologique, et si les grands singes l’ont
ou non. Dans le même ordre d’idées, c’est à sa déficience qu’on impute la
gravité des troubles autistiques. C’est dire qu’implicitement, et pour la
plupart des psychologues engagés dans ce programme de recherche, la
Théorie de l’esprit est bien davantage qu’un algorithme local. La plupart du
22
temps elle caractérise notre humanité même ; et lorsque ce n’est pas le
cas, lorsqu’on la repère chez nos cousins grands singes, elle signe une
parenté essentielle entre eux et nous.
On a pu, dans un premier temps, stigmatiser le caractère
hyperintellectualiste de la socialité ainsi définie. L’être humain serait un
animal politique parce que capable de déchiffrer, à partir de principes
psychologiques élémentaires, ce que ressentent, croient ou désirent ses
congénères. Il serait donc un animal faussement politique, en réalité
socialisé par ses seules compétences théoriques. L’objection donna lieu à
une version alternative du rapport à autrui, largement stimulée en particulier
par la découverte des neurones-miroirs au début des années 1990. En lieu et
place d’un mind-reading savant, nous aurions affaire à un phénomène de
« résonnance » motrice et émotionnelle ; la socialité humaine serait fondée
sur une simulation empathique des états mentaux d’autrui, plutôt que sur
23
une connaissance théorique . Or aussi importante soit cette objection et
bienvenue la correction à laquelle elle donna lieu, elle ne transforma pas
réellement les termes du problème. Sous une forme ou sous une autre, la
Théorie de l’esprit, autant que ses formes désintellectualisées comme la
simulation motrice ou l’empathie, connurent à partir des années 1980 une
fortune considérable. Elles jouèrent en effet un rôle crucial du côté de la
paléoanthropologie et de la primatologie : la Théorie de l’esprit est
notamment à l’honneur dans les hypothèses de Robin Dunbar sur la
corrélation unissant, chez les vertébrés, le volume de leur néocortex et la
taille de leur groupe d’appartenance. Parce qu’affiliés à des groupes plus
nombreux, les primates ont ainsi un cerveau plus volumineux leur
24
permettant de maîtriser la complexité accrue de leur vie sociale . Or cette
maîtrise reposerait essentiellement sur une expertise psychologique, relative
aux états mentaux des congénères25. Il en va de même de la fameuse
26
« intelligence machiavélienne » de Richard Byrne et Andrew Whiten :
d’essence sociale, celle-ci consiste à garder mémoire des services rendus et
des dommages subis, des alliés et des ennemis, mais aussi à savoir feindre
la bienveillance et l’alliance, à tromper pour mieux asseoir son pouvoir.
D’où la nécessité de maîtriser la psychologie des congénères ou la sienne
27
propre pour en tirer le meilleur parti .
C’est dire l’importance de la Théorie de l’esprit et du type de socialité
qui se projette à travers elle en biologie de l’évolution comme en
primatologie. Mais il y a là un problème. La Théorie de l’esprit, comme la
Théorie de la simulation, en voulant expliquer l’émergence strictement
animale de la socialité humaine, réduisent cette dernière à ce qu’elle n’est
pas, ou à son apparence la plus abstraite. Théoricienne ou empathique,
savante ou sensible, la socialité qu’on nous décrit reste quoi qu’il arrive
assignée au face-à-face abstrait de deux individus obligés d’aller plonger
dans l’esprit de l’autre pour faire société. Or vivre en société n’a jamais
consisté à décrypter ce que l’autre homme a dans la tête. La socialité n’est
pas, n’a jamais été, le face-à-face de deux esprits séparés l’un de l’autre par
leur enveloppe corporelle. Croire que « l’esprit humain fonctionnerait sur le
mode de l’esprit autistique que l’on entraîne à interpréter ou à simuler
mentalement les intentions d’autrui », c’est transfigurer « une chimère
28
épistémologique en un fait social » ; c’est reconstruire artificiellement la
socialité en oubliant ce que nous vivons à travers elle. C’est pourquoi une
dose de scepticisme est salutaire à l’encontre des ambitions
anthropologiques appuyées sur la théorie de l’esprit :
Des créatures qui posséderaient uniquement les capacités que cherchent typiquement à expliquer les
neurosciences sociales pourraient avoir une forme de vie en commun bien différente de celle que nous
connaissons. De telles créatures pourraient sympathiser (ou non) entre elles, s’imiter, se tromper les
unes les autres avec de faux cris d’alarme, s’attribuer à elles-mêmes et à leurs semblables des
croyances vraies ou fausses. Elles pourraient cependant ne connaître ni rôles sociaux, ni horaires, ni
rites, ni propriété, ni manières de table, ni monnaie, ni rien de ce que nous rencontrons
quotidiennement dans la vie en société […]. Confondre cette vie semi-sauvage avec la nôtre est une
29
véritable faute théorique .

Et certes il peut bien nous arriver d’interroger le comportement d’autrui


pour savoir ce qu’il croit ou projette vraiment ; mais c’est là une attitude
exceptionnelle, provoquée par un comportement inhabituel ou une
« dissonance » entre ce qu’il dit et fait ; l’attitude du théoricien, qui du reste
demande un effort particulier, est loin d’être la règle30.
En réalité, pour concevoir aussi artificiellement la société, pour
l’abstraire du tissu conjonctif des usages, règles, contrats, institutions qui en
font la vie au jour le jour, il faut ne plus vivre en société, ne plus en être un
participant, et l’apercevoir d’en haut comme une somme de corps atomisés,
extérieurs les uns aux autres. Il faut s’être désengagé de l’expérience
concrète et des formes de vie que nous connaissons à l’être humain. C’est
l’humain non pas vécu mais connu depuis « le point de vue de nulle part »,
l’humain déréalisé parce qu’analysé sans la teneur phénoménale du vivre.
En cela, la Théorie de l’esprit rejoint le problème posé par la
paléoanthropologie et la primatologie lorsqu’elles veulent rendre compte de
l’apparition d’une socialité humaine. C’est à nouveau une histoire
impossible et s’arrêtant à mi-chemin. On attend d’une humanité pétrifiée,
projetée sur un plan d’extériorité où rien ne se vit ni ne se passe, qu’elle
nous renseigne sur la socialité vécue. On escompte que le face-à-face
abstrait de deux individus intéressés chacun à soi, et qui n’ira jamais plus
loin qu’une réciprocité calculée, produira à la fin l’ultrasocialité humaine.
On espère que le gène, le cerveau et le singe nous donneront magiquement
l’humain, eux qui ne sont jamais que l’humain délesté de tout ce que fait et
vit l’humain.

Le pouvoir causal de la culture

En réalité, la paléoanthropologie progresse d’elle-même vers une


résolution du problème dans lequel elle s’était enfermée. L’expérience de
notre humanité telle qu’elle se vit dans la personne du chercheur et telle que
la transcrivent les sciences sociales informe implicitement l’investigation et
en corrige l’abstraction. C’est pourquoi un autre récit semble possible ; un
récit en zigzag, « qui concilie sans faiblesse l’origine et la constitution
naturelle de l’humain et l’intentionnalité individuelle et collective à l’œuvre
31
dans l’histoire humaine ».
Considérons donc qu’un récit de l’hominisation qui ne parie que sur les
seules ressources de l’égoïsme génétique, de la socialité compétitive des
primates ou de l’expertise psychologique des individus ne dépassera jamais
le stade de la réciprocité. Et considérons que le problème du tricheur, par
exemple (que la loterie évolutive avantagera toujours autant que le
coopérateur), ne se résoudra efficacement qu’en intégrant un autre type de
facteur explicatif. La solution que nous proposons est d’aller chercher celui-
ci, tout naturellement, dans nos comportements sociaux habituels. Que
voyons-nous ? Que les tricheurs ne gagnent pas à tous les coups parce qu’ils
sont moralement punis ou socialement réprouvés. Certes, le fait de
sanctionner la défection est un acte risqué, donc coûteux d’un point de vue
adaptatif ; mais « lorsque les punitions morales sont communes, être puni
devient plus coûteux que d’accomplir un comportement interdit […]. Si la
punition morale est commune et qu’elle est suffisamment sévère, alors la
32
coopération sera payante ». Il se pourrait bien alors que l’explosion de la
coopération humaine trouve là son premier moteur, plus efficace que ce que
l’évolution naturelle pourra jamais improviser. Un mécanisme évolutif de
type normatif ou culturel résout d’un coup le problème artificiel dans lequel
s’enferrait l’option purement naturaliste33.
34
C’est alors un tout nouveau « marché évolutionnaire » qu’il faut
envisager, mettant en compétition non les organismes individuels au sein
d’un groupe mais les groupes entre eux, chacun équipé de ses atouts
culturels propres, et chacun faisant évoluer ses membres au sein de la niche
culturelle qu’il représente. Tout ce qu’une société invente, ses normes de
coopération et d’interaction, ses impératifs moraux, ses usages, ses règles
de bienséance et de politesse, son organisation juridique et politique ; mais
également son outillage technique et la manière dont cet outillage
transforme le milieu physique ; enfin son système de communication
langagier et donc ses catégories organisatrices du temps et de l’espace, ses
mythes, sa religion, sa science et sa philosophie ; tout cela, c’est ce qu’on
appellera sa culture. Si l’on définit la culture comme un ensemble des
représentations sinon partagées du moins partageables par l’ensemble des
membres d’un groupe, alors il est clair que la culture fait à l’homme un
nouveau milieu de vie, avec lequel on peut raisonnablement parier que
l’évolution a compté. En mettant l’accent sur cette « coévolution de la
35
culture et des gènes », en intégrant les processus génético-naturels et le
développement socio-culturel, en soutenant ce que Robert Boyd et Peter
36
Richerson appellent « la théorie du double héritage », on se met en
position de comprendre comment la coopération humaine a pu quitter, chez
les hominines, le cadre restreint de la famille ou des coopérateurs
réciproques. La gestion des tricheurs, menteurs et autres défecteurs, les
savants calculs du Prisonnier, la balance intraitable des bénéfices et des
coûts de la coopération, c’est la socialité humaine déculturée,
artificiellement réduite à ce que la nature peut en faire. Dans
l’environnement naturel complexe et risqué qui fut celui des premiers
hominines, comme le souligne Kim Sterelny, « une coopération profitable
ne dépend pas seulement de la garantie que l’on ne sera pas floué (ripped
off)37 ». Ce qui s’installe et se pérennise avec la coopération culturellement
construite, c’est au contraire une confiance positive, qui n’attend pas la
preuve pour faire crédit ; c’est un travail d’équipe dans lequel chacun
38
compte sur les autres davantage que ce qu’il aurait vu tout seul .
Ainsi la construction culturelle du vivant humain, si elle a eu lieu,
signifie une toute nouvelle forme de vie. La causalité circulaire induite par
39
ce qu’on appelle un « effet de niche » – la production d’un nouveau
milieu de vie, qui en retour produit sélectivement une nouvelle architecture
cognitive – implique en effet de quitter le plan où le milieu naturel faisait
loi, de manière unilatérale ; ici l’homme fait un milieu qui fait l’homme, et
ainsi de suite, si bien qu’à la fin rien n’est plus assimilable aux conditions
initiales. Parce que l’évolution socio-culturelle est cumulative et ne sait pas
40
revenir en arrière , mais surtout parce que les acquis externes (dans le
milieu culturel et technique) et internes (dans les mécanismes cognitifs) se
confortent et se relancent mutuellement, la culture induit un développement
endogène de plus en plus autonome à l’égard des contraintes naturelles.
C’est pourquoi l’homme moderne n’est souvent, sur de nombreux aspects
de son comportement, comparable qu’à lui seul. Et c’est pourquoi la genèse
explicative, qui accompagne les différentes étapes de l’hominisation, est
bien obligée de composer avec ce que la culture a fait de nous, et qui fait
partie des conditions explicatives elles-mêmes. Ce faisant on ne projette pas
indûment les acquis évolutifs tardifs sur les étapes antérieures du processus,
on ne présuppose pas dans la socialité primitive une socialité plus récente et
plus sophistiquée, on ne commet aucune faute de méthode. On accepte
simplement que l’enquête accrédite d’elle-même un nouveau type
d’intelligibilité, et on décide d’en tenir compte.

L’univers des représentations partagées

Dans le scénario épistémologique à double entrée que nous proposons, la


« culture » est située du côté de l’humain, comme cette composante que
seule la connaissance de nos formes de vie peut importer dans l’analyse du
phénomène hominisant. On pourrait néanmoins objecter que la culture n’est
pas nécessairement le propre de l’homme. On la définit habituellement
comme un ensemble de conduites socialement apprises plutôt que
41
génétiquement transmises ; une culture se repère alors empiriquement
sous la forme d’une variation comportementale locale, donc propre à un
groupe particulier, et non coextensive à tous les membres de la même
espèce. En ce sens précis du terme on connaît bien des formes de cultures
animales, chez toutes sortes d’espèces, et jusqu’aux plus éloignées de
42
l’espèce humaine : un groupe de macaques de l’île de Koshima découvre
43
comment laver les patates douces à l’eau de mer ; les mésanges
charbonnières du Royaume-Uni percent l’opercule des bouteilles de lait
44
déposées au petit matin devant les maisons ; les chimpanzés utilisent des
brindilles pour extraire les termites de leur demeure, ils cassent des noix en
les frappant avec des pierres ou des morceaux de bois, se servent de feuilles
45
comme d’éponges pour se désaltérer ; les chants d’oiseaux connaissent de
46
nombreuses variantes locales ; certaines espèces de poissons semblent se
transmettre le choix de leurs routes migratoires préférées47, etc. À chaque
fois la propagation du comportement en question est trop rapide pour qu’on
puisse parier sur une transmission génétique ; par ailleurs la forme
concentrique de cette propagation autour du lieu d’apparition de l’invention
(constatée dans les cas les plus documentés), plaide à nouveau pour un
apprentissage social. Il y aurait donc bien des cultures animales, ou des
48
« origines animales de la culture », si bien que la culture ne serait
absolument pas une entrée humaine ou anthropocentrée sur le processus de
l’hominisation. Elle appartiendrait de plein droit à la logique explicative des
sciences du vivant ; elle permettrait de comprendre, sans rompre avec cette
logique, comment purent s’inventer des sociétés sophistiquées capables de
propager en leur sein, par exemple, des conduites altruistes et coopératives.
Il n’est pas sûr pourtant que les différentes cultures que nous connaissons
aux animaux soient parfaitement homogènes à l’univers culturel humain.
N’a-t-on pas affaire à un vêtement taillé un peu large, et recouvrant deux
réalités fort différentes ? L’« apprentissage social » (social learning) qu’on
connaît à un certain nombre d’espèces animales est-il assimilable sans reste
à la « culture » au sens où on l’entend ordinairement ? De fait, il y a bien
des manières pour un comportement de s’enraciner localement et de
devenir, au sein d’un groupe, sa « tradition ». On raisonne la plupart du
temps comme si le comportement était répliqué ou copié d’un congénère à
49
l’autre ; on assimile implicitement l’apprentissage social à une imitation .
La culture, qu’elle soit humaine ou animale, s’organiserait autour de
comportements, d’usages ou de représentations partagées ; elle serait de
l’ordre du commun. Cela semble évident : un animal en voit un autre se
comporter de manière inhabituelle ou faire un usage inédit d’un objet ; peu
après on le voit s’approprier le comportement ou l’usage en question ; on en
conclut tout naturellement qu’il a copié les gestes de son congénère.
Il y a d’autres manières pourtant de rendre compte de la chose, en
l’occurrence moins coûteuses ou moins anthropomorphes que de passer par
50
le concept d’imitation. Il peut s’agir par exemple d’« émulation » :
l’animal tente avant tout d’« attraper » le but que le nouveau comportement
lui révèle et c’est ce but, non chacun des gestes qui y mène, qui l’intéresse.
Il peut s’agir de « stimulation renforcée » (stimulus enhancement),
lorsqu’un chimpanzé se rend attentif à l’objet que manipule un congénère,
51
et poursuit ensuite solitairement son exploration de la chose . Il peut s’agir
également de « réponse facilitée » (response facilitation), lorsqu’un
comportement, virtuellement présent dans l’ensemble d’un groupe,
s’actualise chez l’un des membres quand celui-ci le voit faire par d’autres
(un comportement de fuite, par exemple, qui se propage d’un individu aux
52
autres, face à la présence d’un prédateur) . Dans aucun de ces cas le
comportement de l’autre n’est pris directement pour cible. C’est ce qui
explique que la diffusion d’un nouveau comportement puisse être si lente
chez les singes ou les grands singes : comme nous le faisions remarquer
plus haut, le lavage des patates douces, par exemple, met en moyenne deux
ans à se propager auprès des autres membres du groupe, et encore de
manière non exhaustive53. Et c’est, inversement, ce qui explique que cette
façon de faire ait pu se répandre sans modèle, et par simple improvisation,
chez des singes en captivité à qui sont présentés des fruits souillés de sable
54
avec un seau d’eau à proximité . On ne dira pas pour autant que ce type
d’apprentissage était totalement solitaire. Même si la présence de l’autre
n’était pas au centre du processus, même s’il n’était pas question de faire
« comme lui », cette présence aura clairement facilité la chose.
C’est dire alors que bien des apprentissages sociaux sont possibles, qui
ne sont pas nécessairement imitatifs. Les interactions sociales chez les
animaux sont riches, diversifiées, et en tout cas assez nombreuses pour
donner lieu à toutes sortes de comportements communs, sans que ce partage
ait été explicitement visé comme tel. On peut ici s’en tenir à un sobre
55
principe de parcimonie : nous parlerons de « proto-cultures » ou de
« traditions » animales chaque fois que nous aurons affaire à des usages
localement propagés, et ce par la seule force des interactions entre
congénères. En l’absence d’institutions connues dédiées à l’imitation
proprement dite, comme le sont nos institutions pédagogiques, on ne voit
pas ce qui autoriserait à dire davantage. C’est ce que nous appelions plus
56
haut la méthode de la « lettre volée » : de même qu’il n’y a aucune raison
de ne pas voir les institutions humaines lorsqu’elles sont sous nos yeux
(comme l’institution pédagogique), de même et inversement, il n’y a
aucune raison de postuler de mystérieuses facultés occultes qui donneraient
à l’animal ce que son comportement ne donne pas de lui-même. Un univers
de traditions d’une grande richesse peut s’échafauder sous le seul effet de
57
l’« ajustement mutuel des actions » au sein d’un groupe, comme de la
sédimentation de ces actions qui, pour être coordonnées, ne vont pourtant
pas jusqu’à l’imitation proprement dite. Comme le rappellent Dominique
Guillo et Nicolas Claidière, bien des « usages » et des « coutumes »
s’inventent entre hommes et chiens, par exemple, qui ne doivent rien à la
réplication fidèle d’un comportement :
Suivre la piste d’un animal blessé en collaboration avec son maître, ouvrir les portes des maisons,
manifester un état d’excitation à l’écoute de l’expression « se promener », ou « manger », savoir
marcher en laisse avec un humain, savoir manger dans une gamelle, ramener le gibier au pied de son
58
maître en situation de chasse, trouver des explosifs, etc. .

Aucun de ces comportements ne résulte d’une imitation, et pourtant


chacun s’est inventé dans un ajustement soit forcé (dressage) soit routinier
(rituels quotidiens) des conduites. Ainsi en va-t-il, sans doute, pour la
plupart de ce que nous appelons les « cultures » animales. Il faudrait
s’accoutumer à une conception plus économique de ces phénomènes, sans
nécessairement y projeter une psychologie trop humaine de nos
apprentissages. Les phénomènes de tradition ne signifient pas toujours la
reproduction à l’identique des comportements ou des représentations :
La condition la plus primitive de l’existence des phénomènes sociaux et culturels n’est pas le partage
d’une identité – des représentations, des comportements, du sens assigné aux choses, de la
compréhension mutuelle, de la réciprocité, des perspectives ou des intentions attribuées […]. C’est
une condition beaucoup moins restrictive et d’une étendue beaucoup plus large : les possibilités
pratiques d’ajustement mutuel des actions, éventuellement entre des individus qui n’ont rien en
commun59.

Les protocultures animales ne se laissent penser ni comme des conduites


mécaniquement programmées dans les gènes ni comme des comportements
mimétiquement appris. Entre ces deux extrêmes se déploie toute la palette
des interactions conjointes et des ajustements routiniers, sans doute
beaucoup plus complexe qu’on veut bien l’imaginer.
On peut en revanche dire un peu plus à propos des cultures humaines.
Non que nous voulions faire l’éloge de notre humanité, mais simplement
parce que, à travers différentes institutions qui nous sont familières s’exhibe
un autre sens du mot « culture ». Il n’est plus question ici de simplement
coordonner ; il n’est plus question de conduites efficacement appariées par
la force du vivre-ensemble ; il est question d’un partage des comportements
et des représentations voulu et cultivé pour lui-même. Ici le commun se
rencontre partout en grands caractères, car s’y consacrent des dispositifs,
des règles, des coutumes, des institutions faites pour ça. La psychologie du
développement humain, tout d’abord, apporte ici une contribution décisive.
Elle repère chez le petit d’homme au stade préverbal, entre neuf et dix-huit
mois, l’émergence progressive d’une capacité originale : ce qu’on appelle
l’« attention conjointe » (Joint Attention), ou encore l’« intentionnalité
60
conjointe » . Aux relations dyadiques de l’enfant avec autrui ou aux
relations avec l’environnement matériel succèdent à partir des neuf mois
des relations triadiques, c’est-à-dire fusionnant les deux types, social et
physique, de relations. Dans les épisodes dits d’« attention conjointe » (ou
« partagée ») qui se multiplient à cet âge, l’enfant et – par exemple – sa
mère ne se contentent plus d’interagir ou de « résonner » émotionnellement
l’un en face de l’autre ; ils ne sont pas non plus séparés, manipulant chacun
de son côté un objet ; ils se rencontrent autour du même objet et y sont
attentifs ensemble, chacun sachant que l’autre y est attentif comme lui,
chacun partageant avec l’autre son rapport, perceptif ou pratique, à la chose.
Ce peut être une chose qu’on s’échange, un objet perçu et commenté en
commun, une chanson que l’enfant chante à la suite des autres, etc. On
61
parle de « triangle référentiel ». Or à la faveur de cette situation inédite la
chose se transforme. Elle ne peut plus être perçue comme appropriée aux
seuls besoins et désirs de l’enfant ; elle se communautise, étant perçue
désormais comme appartenant aux autres en même temps qu’à lui. En
faisant de l’ensemble de ce que perçoit l’enfant la chose de tous,
l’intentionnalité partagée subvertit la relation initialement pragmatique et
égocentrée qui était jusque-là celle de l’enfant. Le geste de désignation
(pointing), dont l’usage s’acquiert à cet âge, fournit la figure centrale et en
quelque sorte paradigmatique de cette révolution : indiquer la chose à
l’adresse des autres, c’est la déclarer comme étant objectivement ou
idéalement la même pour celui qui pointe et pour ceux à qui s’adresse la
déclaration ; c’est faire advenir la chose pour tous et pour personne.
L’intentionnalité partagée nous donne alors comme une seconde vie. Une
vie centrée non plus sur soi mais sur le commun ; non plus conative et
occupée à persévérer dans son être, mais déportée vers « la » réalité ou
« le » monde, si l’on entend par là ce qui (en insistant sur l’article défini),
est présomptivement visé comme le même pour moi et les autres vivants.
Le vivant se transforme en profondeur, c’est-à-dire en son être de vivant
primitivement centré sur soi et concerné par soi, et sommé progressivement
de se décentrer. Un univers de gestes et de représentations
systématiquement partagées, comme l’institue le vivant humain, un tel
univers à la différence d’une simple interaction des conduites
communautise l’agir à sa racine. Ici c’est le rapport au monde qui se
désindividualise et se décentre, c’est la perception même de la situation,
avant et au départ de la synchronisation des gestes.
On comprendra mieux la chose si on revient sur ce qui en représente le
vecteur anthropologique obligé. La socialisation en profondeur du vivant
humain – en profondeur : en son intentionnalité même, ou dans le
« comment » de son rapport au monde – cette socialisation ne surgit pas
miraculeusement. Elle n’est rien d’éternellement propre à l’homme. Elle est
le fait d’institutions empiriques. Une institution, quelle qu’elle soit,
accueille le vivant par la règle d’emploi à laquelle elle le soumet. Cette
règle peut être implicite, il n’empêche que, comme toute règle, elle est
universelle. Quel qu’en soit le contenu, et aussi local ou particulier soit-il,
elle vaut comme la même pour tous. L’institution identifie entre eux les
institués, elle les idéalise, assimilant les vivants singuliers à des rôles
anonymes dans lesquels ils se retrouvent universellement permutables.
Dans un rôle donné elle leur fait faire, voir ou penser la même chose. Si de
fait ce que font, voient ou pensent les vivants singuliers dans le rôle qu’ils
jouent est chaque fois différent (deux gestes ne sont jamais rigoureusement
les mêmes), en droit c’est la même chose, cela doit l’être, et ce parce que
leur comportement obéit à une règle. Ce décollement du droit par rapport au
fait, cette contrefactualité à l’œuvre dans la moindre de nos institutions,
produisent une vie idéalement partagée. Dans l’institution langagière, par
exemple, j’ai beau prononcer à ma manière les différents vocables, j’ai beau
former à travers eux des représentations qui sont empiriquement ou
psychologiquement miennes, je n’en joue pas moins un jeu qui, parce
qu’institué et donc réglé, m’impose de faire comme si je prononçais les
mêmes mots et visais les mêmes significations que tous mes interlocuteurs
possibles. Nul besoin ici d’une grammaire universelle. En leur particularité
même les langues humaines, parce qu’elles sont un corps de règles
instituées, assurent celui qui les parle de pouvoir être compris par tout un
chacun, pourvu que celui-ci ait appris la langue en question. Parler n’est
plus vivre attaché à soi et être intime à soi-même. Depuis la simple
prononciation du mot jusqu’à la distribution des rôles dans l’interlocution
62
(le locuteur, l’allocuteur, le délocuteur) , le langage est l’invention d’une
vie impersonnelle et détachée.
Ce décentrement du vivre au sein d’une pratique universalisante est
décelable, plus clairement encore que dans le langage, dans cette autre
institution humaine fondamentale qu’est la pédagogie. La pédagogie n’est
pas une simple pratique ; c’est une institution vouée à réguler l’imitation
interhumaine. Quand elle n’est pas régulée, comme c’est le cas par exemple
chez les chimpanzés, l’imitation n’est qu’apparemment ou faussement
imitative. Rien n’autorise à dire que le chimpanzé singe vraiment son
congénère. Il ne reproduit pas fidèlement les différentes étapes de son
comportement, il s’intéresse davantage à l’objet manipulé et à ce qu’on peut
en tirer. Cela s’appelle, comme on vient de le voir, l’« émulation », ou la
« stimulation renforcée », ou encore la « réponse facilitée » : autant de
comportements téléologiquement orientés vers le résultat utile plutôt que
par le congénère et son comportement. Une pédagogie instituée met en
place une situation exactement inverse. Le but utile (avoir) est remplacé par
un but social (faire comme). À la structure immédiatement et naturellement
téléologique de l’agir se substitue une structure analytique et abstraite, soit
une série de gestes plus ou moins autonomes devant être reproduits les uns
après les autres. Comme le résume David Premack, « les enfants imitent
63
pour imiter, quand les chimpanzés imitent pour obtenir la nourriture ».
Une imitation pour être véritablement imitative doit avoir été conçue et
organisée à cette fin. Elle vise alors la réplication du comportement lui-
même avant de vouloir le résultat utile ; ayant méthodologiquement mis
entre parenthèses la question du résultat, elle est « cognitivement
opaque64 ». Elle suspend les compétences téléologiques du vivant au profit
d’un enseignement, c’est-à-dire d’un acte d’essence sociale qui représente,
désormais, la médiation obligée pour l’obtention de la chose.
On sait que les enfants, par fidélité au modèle, répliquent souvent les
comportements les moins efficaces. 67 % d’un groupe d’enfants de
quatorze mois allumeront une boîte lumineuse avec le front plutôt qu’avec
65
la main parce qu’ils auront vu un adulte procéder ainsi . La proportion de
ces imitations « absurdes » tombe à 20 % si l’adulte a les mains
ostensiblement occupées à une autre tâche : l’enfant considère alors que si
l’adulte a utilisé le front, c’est qu’il ne pouvait faire autrement, si bien que
la situation autorise le rétablissement de la logique téléologique de l’agir. Si
au contraire les mains sont libres (posées sur la table), l’enfant comprend
que l’adulte devait avoir une raison précise d’allumer la boîte avec le front,
66
d’où les 67 % de suiveurs fidèles . Dans le cadre pédagogique d’une
imitation instituée, on imite pour « faire comme », aussi étrange et contre-
productif que soit le comportement à imiter.
Il est donc essentiel à la pédagogie de s’instituer comme telle. L’enfant
sait très bien percevoir les « signaux ostensifs » (contact visuel, ton de la
67
voix, adresse personnalisée, etc.) qui lui indiquent qu’il y a quelque chose
à apprendre, et non simplement à prendre. Ce faisant, son attitude ne sera
plus la même. Elle visera l’acquisition non d’un bien mais d’un savoir-faire.
Par ailleurs ce savoir-faire, parce que coupé de ses racines naturelles et
naturellement téléologiques, lui apparaîtra d’emblée comme un savoir-faire
général et objectif, partageable par tous ceux qui savent, et non appropriable
par lui seul.
Finalement « l’attitude pédagogique » de l’enfant contient implicitement l’idée que l’information
révélée à propos de la référence, dans un contexte d’enseignement ostensif, ne sera pas seulement
nouvelle et intéressante, mais relèvera d’un savoir culturel universel et publiquement partagé, qui par
conséquent sera généralisable et partageable avec d’autres membres de la communauté culturelle68.

On peut donc dire de l’attitude pédagogique qu’elle a coupé tous les


ponts qui la reliaient à l’imitation-émulation des primates, à la logique
pragmatique du vivre : non seulement les gestes à répliquer ont perdu une
grande partie de leur transparence téléologique, ils ne sont plus « attirés par
69
le but » (goal-driven) , ce n’est plus une affordance naturelle mais une
autorité sociale qui les justifie ; en outre le savoir-faire en question s’est
objectivé, il se présente comme générique et non plus individuel. La
« pédagogie naturelle » de Csibra et Gergely (qu’ils définissent comme un
module appartenant à la « nature » évolutionnaire de l’être humain)
enveloppe ces deux aspects : opacité cognitive, mais aussi généralité
épistémique. Par exemple, un enfant en situation pédagogique, qui
comprend qu’on s’adresse à lui pour qu’il apprenne, ne recevra pas les
expressions émotionnelles de l’adulte en face d’un objet comme des
expressions subjectives, manifestant des préférences ou des aversions
individuelles, mais comme des expressions reliées à une référence
objective. Il délaissera le démonstrateur pour se tourner vers la chose,
comprenant qu’il a affaire non à quelqu’un mais à des valences positives ou
70
négatives .
On peut généraliser. Le langage comme la pédagogie sont deux
institutions humaines fondamentales, en ce sens qu’elles sont, de près ou de
loin, sous-jacentes à toute institution ; les usages, coutumes, manières de
faire, règles non dites ou officielles, sont ce qui un jour ou l’autre s’est dit
ou appris. Véritables « institutions de toutes les institutions », elles révèlent
plus efficacement que les autres ce qu’« instituer » veut dire. La vie
simplement vivante est appropriée à soi ; elle aménage « son » milieu de
vie, poursuit « ses » buts, jusque dans ses interactions sociales réciproques.
Au regard de la logique pragmatique et égocentrique du vivre, les mots
prononcés et les significations visées, les gestes et les savoir-faire appris
sont cognitivement opaques. L’arbitraire des mots que l’enfant apprend les
défend contre tout investissement pragmatique ou naturel. Inventés par le
groupe et pour le groupe, ils n’ont d’autre destination que sociale. Ils ne
peuvent qu’être appris, artificiellement et abstraitement, sans rapport avec
71
ce que peut ordinairement un corps vivant . Ce sont, comme le dit saint
Augustin à propos des premiers mots que l’enfant entend, des « mots
morts72 ». Et il en va de même de la plupart de nos apprentissages : nombre
de nos gestes et de nos usages s’apprennent, comme nos mots,
73
conventionnellement et non pas naturellement . Ils sont reçus d’autrui ; ils
74
sont, comme le dit Dan Sperber, « entre guillemets ». Il faut prendre au
sérieux cette expression : dans un univers de culture, sont mises entre
guillemets, c’est-à-dire suspendues, les « représentations intuitives »
directement issues de l’expérience individuelle ; elles deviennent des
« représentations réflexives », autrement dit des représentations reçues
75
d’autrui, des représentations de représentations . Ce n’est plus alors la
description ou l’intuition qui informe le savoir, mais la communication.
La culture nous pourvoit ainsi d’un savoir symbolique, si on entend par
là, avec Dan Sperber, qu’un tel savoir « porte non pas sur l’objet des
76
représentations mais, au contraire, a ces représentations pour objet ». Le
savoir symbolique se présente comme un savoir encyclopédique du monde,
il a toutes les apparences d’un savoir synthétique ; sauf qu’il n’est pas
réfutable, comme l’est normalement tout savoir empirique, et ce parce qu’il
est un savoir qui, analytiquement ou grammaticalement, fait loi. Il est un
savoir conventionnel et édicté par voie d’autorité, plutôt que constaté après
enquête. Que Dieu soit partout, par exemple, ou que E = mc², je le sais par
autrui, de manière qu’on dira « citationnelle ». Des notions comme celles de
péché ou de tabou engagent certes des descriptions avérées, des causalités
habituelles, tout un savoir d’expérience (on tombe malade après avoir
mangé tel aliment, on meurt après être passé à côté de tel arbre) ; mais elles
sont en même temps irrévocables, comme des impératifs appartenant aux
fondamentaux du groupe : ce n’est pas qu’il en est ainsi, c’est qu’il faut
77
qu’il en soit ainsi . On peut raconter l’histoire qui justifie que les Dorzé
d’Éthiopie ne doivent pas manger de serpents ; mais cette histoire qui fonde
une prescription alimentaire est d’une certaine manière elle-même
prescriptive, il faut la croire, elle est socialement instituée plutôt
qu’empiriquement connue. « En dorzé le mot adhe désigne aussi bien la
78
conformité aux faits que la conformité à la tradition . » Le savoir
symbolique ou culturel est constitutivement opaque. C’est un savoir fait
chose, un ensemble de croyances révélées avant d’être appropriées,
déclarées avant même d’avoir pu être vérifiées, un savoir d’avant moi. Il
fait autorité en ce sens qu’il fait voir et croire, aussi sûrement qu’un savoir
d’expérience et en concurrence directe avec lui. Les êtres de culture,
comme le suggère Dan Sperber, sont comme les spectateurs d’un mime qui
feindrait d’attraper un papillon avec un filet, quand il n’y a sur scène ni filet
ni papillon. Nous savons conventionnellement le papillon et le filet, nous
les savons entre guillemets, ce qui les fait exister avec une force qui est
précisément la force de la culture dans une vie humaine79.
Le langage et la pédagogie, et à travers eux nos différentes institutions,
nous entretiennent d’une vie qui est insoupçonnable depuis la vie non
instituée. Ils soumettent le vivant humain à l’autorité de l’« autrui
80
généralisé ». Parce qu’une institution s’enseigne toujours par la voie
universalisante d’une règle d’usage, un vivant qui s’institue ne vit jamais
vraiment « sa » vie mais, idéalement, celle de tout un chacun à travers la
sienne. Parce que vivant, il est lui-même au plus intime ; il est le « même »,
au sens de la coïncidence vitale avec soi ou de la fidélité viscérale à soi ; il
est définitivement le sujet de sa vie. Mais parce qu’humain, il se déporte au
plus loin de la mêmeté vitale. Son langage, comme ses différents
apprentissages, comme le tout de ses institutions, lui font une vie seconde,
présomptivement la « même » vie que celle de tous les vivants. L’homme
vit non pas une mais, pour ainsi dire, deux vies.

Homo duplex

Une investigation à deux entrées, recueillant ce que la biologie


évolutionniste, la primatologie et la psychologie cognitive ont à nous dire
sur la socialité des hominines, mais par ailleurs accueillante à l’égard de ce
que l’anthropologie sociale, la psychologie du développement ou la
psycholinguistique peuvent nous apprendre sur un univers de culture, une
telle investigation (en zigzag) dresse finalement le portrait d’un être double.
On peut d’une part concevoir la société comme « un fait de nature qui a
exercé, à l’échelle de la phylogenèse comme de l’ontogenèse, des pressions
81
adaptatives sur le développement du cerveau humain ». On dira alors que
« les êtres humains sont une espèce naturellement sociale et [que] les liens
sociaux primitifs d’appartenance, de coopération, de compétition et de
hiérarchie qui caractérisent la société sont les produits naturels de
82
l’évolution ». On aura affaire au type de socialité que la primatologie
documente en particulier chez les grands singes ; ici la primatologie nous
renseigne sur l’être humain et sur un certain nombre de comportements qui
représentent chez lui « le socle commun, préculturel, de toutes les
sociétés83 ». Cette socialité primitive se repère très tôt chez l’enfant, sous la
forme d’un héritage phylogénétique appartenant très certainement à la
nature de notre espèce : perception d’autrui comme semblable (like me),
dynamique de groupe avec contraste affiliatif entre « les nôtres » et « les
autres », relations de compétition, de domination, de coopération
84
réciproque, etc. .
D’autre part, en privilégiant cette fois l’entrée humaine, se fait jour une
vie de représentations partagées, qu’on appellera non plus la société mais la
culture : après l’« ontologie naturelle des formes élémentaires de la vie
85
sociale », voici l’« ontologie artificielle des fictions culturelles » . Ici la
psychogenèse de l’attention conjointe et de l’apprentissage verbal, la
sociologie des institutions, l’analyse ethnologique des mythes et des rituels
se rejoignent pour donner à voir une vie détachée « de la situation hic et
nunc », comme « des saillances perceptuelles et des impératifs pratiques
86
immédiats » . Ici le vivant s’attache ailleurs qu’en lui-même ou qu’en ses
proches, du côté de représentations partagées qui lui ouvrent un tout
nouveau panorama intentionnel : parce que ce monde appartient à tous en
même temps qu’à lui, parce qu’il est l’objet d’une pluralité indéfinie de
points de vue, parce qu’enfin il est présumé l’unique monde naturel
commun à tous les vivants, il est désormais le centre, quand le vivant n’en
est plus qu’un satellite inessentiel et éphémère.
Quand on tient compte de ce que nous connaissons de l’humain en son
état présent, l’hominisation apparaît comme l’histoire d’une révolution
copernicienne qui fait du monde commun le tribunal de nos jugements, de
nos actions, de nos contemplations. L’être humain a une science parce qu’il
présume que le monde, comme focale de tous les points de vue sur lui, sera
toujours plus profond que ce qu’il pourra jamais en savoir tout seul. Il a une
morale et une politique parce qu’il prétend qu’il y a des actes qui, dans ce
monde, sont identiquement bons ou mauvais pour lui et ceux qu’il nomme
ses « semblables ». Il a l’art, la religion ou la philosophie parce qu’il croit à
un monde qui, comme monde de tous, est absolument et en soi ce qu’il est,
et que des représentations absolues peuvent en exprimer la substance. La
double vie du vivant humain, socialisé en même temps qu’acculturé, ne
peut se découvrir dans sa complexité qu’à un regard lui-même dédoublé. À
rebours d’un naturalisme univoque qui, informé par les seules sciences de la
vie, s’interdira toujours de voir ce qu’il y a à voir, un naturalisme « de la
87
seconde nature » accepte d’engager dans l’enquête la vie de l’enquêteur et
ce que les sciences sociales nous apprennent aujourd’hui de cette vie.
Refusant de rabattre la savante architecture des mœurs et l’esprit objectif
des institutions sur des interactions individuelles abstraites, un tel
naturalisme s’expose à une version sans doute plus déroutante de nos
origines, mais aussi, gageons-le, plus étonnante et riche de surprises à venir.

Notes
1. Cf. Bryan G. Norton et son concept d’« anthropocentrisme faible », in « L’éthique
environnementale et l’anthropocentrisme faible », trad. H.-S. Afeissa, in Hicham-Stéphane Afeissa,
Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris, Vrin, 2007, p. 249-283. L’expression
« anthropocentrisme élargi » apparaît sous la plume de Hicham-Stéphane Afeissa dans Qu’est-ce que
l’écologie ?, Paris, Vrin, 2009, p. 69 : « Si l’invocation exclusive du concept de valeur intrinsèque
menace de se montrer contre-productive, il se peut qu’il soit bien plus utile d’élaborer un
anthropocentrisme éclairé, élargi, prudentiel, qui proposerait une vision plus large des intérêts que les
hommes peuvent avoir de préserver la nature. » De fait on verra plus bas (p. 323-331) que l’éthique
environnementale peut s’avérer bonne conseillère pour une critique constructive du zoocentrisme
animaliste.
2. Cf. Edmund Husserl, Recherches logiques, t. 2 : Recherches pour la phénoménologie et la
théorie de la connaissance, trad. H. Élie, A. L. Kelkel, et R. Schérer, Paris, PUF, 1991, p. 19.
L’expression est retravaillée par Hicham-Stéphane Afeissa pour penser à nouveaux frais la différence
anthropozoologique in « L’Homme au miroir de l’animal à partir de Condillac », in Nouveaux fronts
écologiques. Essais d’éthique environnementale et de philosophie animale, Paris, Vrin, 2012, p. 146-
147.
3. Denis Forest distingue ainsi entre un « programme faible » et un « programme fort » de la
cognition sociale : dans le premier cas, elle est « un objet de recherche parmi d’autres, un
“phénomène” qui requiert une explication, au même titre que la mémoire ou le langage » ; dans le
second cas, au contraire, et de manière autrement ambitieuse, « les neurosciences sociales s’essaient
à une nouvelle anthropologie, à la fois cognitive et naturaliste » (Neuroscepticisme…, op. cit.,
p. 178 ; également p. 188).
4. Cf. l’article « canonique » de Leslie Brothers, « The Social Brain : A Project for Integrating
Primate Behavior and Neurophysiology in a New Domain », in John Cacioppo et al. (dir.),
Foundations in Social Neurosciences, Cambridge, MIT Press, 2002, p. 367-385 ; première
o
publication in Concepts in Neurosciences, n 1, 1990, p. 27-51.
5. Cf. Kim Sterelny, The Evolved Apprentice, op. cit., p. 14 et 122.
6. Vero Copner Wynne-Ewards, Animal Dispersion in Relation to Social Behaviour, Edinburgh,
Oliver and Boyd, 1962.
7. Cf. William D. Hamilton, « The Genetical Evolution of Social Behavior, I and II », Journal of
o
Theoretical Biology, n 7, 1964, p. 1-52 ; George C. Williams, Adaptation and Natural Selection. A
Critique of Some Current Evolutionary Thought, Princeton, Princeton University Press, 1966.
8. Cf. Robert Trivers, « The Evolution of Reciprocal Altruism », Quarterly Review of Biology,
o
n 46, 1971, p. 35-57.
9. Robert Boyd et Peter J. Richerson, « Culture and the Evolution of the Human Social Instincts »,
in Nick J. Enfield et Stephen C. Levinson (dir.), Roots of Human Sociality : Culture, Cognition and
Interaction, Oxford, Berg, 2006, p. 5.
10. Ibid.
11. Cf. Frans de Waal, La Politique du chimpanzé, op. cit.
12. Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, op. cit., p. 22.
13. Michael Tomasello et Amrisha Vaish, « Origins of Human Cooperation and Morality », Annual
o
Review of Psychology, n 64, 2013, p. 233.
14. Frans de Waal distingue ainsi entre une « réciprocité calculée », requérant le souvenir précis
des services rendus ou reçus, et une « réciprocité d’attitude », fondée de manière plus souple sur
l’attachement au congénère qui a l’habitude de coopérer. Cf. Frans de Waal, « How Animals Do
o
Business », Scientific American n 292, 2005, p. 72-79.
15. Michael Tomasello et Amrisha Vaish, « Origins of Human Cooperation and Morality », art.
cit., p. 235.
16. Cf. Christophe Boesch et Hedwige Boesch, « Hunting Behavior of Wild Chimpanzees in the
o
Taï National Park », American Journal of Physical Anthropology, n 78, 1989, p. 547-573.
17. Michael Tomasello et Amrisha Vaish, « Origins of Human Cooperation and Morality », art.
cit., p 236.
18. Ibid., p. 240-241.
19. Cf. Laurence Kaufmann et Laurent Cordonier, « Vers un naturalisme social. À la croisée des
sciences sociales et des sciences cognitives », SociologieS, « Le naturalisme social », mis en ligne le
18 octobre 2011, http://sociologies.revues.org./index 3595.html, p. 5.
o
20. Ibid. ; cf. Elizabeth S. Spelke, « Initial Knowledge : Six Suggestions », Cognition, n 50, 1994,
p. 431-450 ; Renée Baillargeon, « Object Permanence in 31/2 and 41/2-months old Children »,
o
Developmental Psychology, n 23, 1987, p. 655-664.
21. David Premack et Guy Woodruff, « Does the Chimpanzee Have a Theory of Mind ? »,
Behavioral and Brain Sciences, vol. 1, no 4, déc. 1978, p. 515-526.
22. Cf. Derek C. Penn et Daniel J. Povinelli, « On the Lack of Evidence that Non-human Animals
Possess Anything Remotely Resembling a “Theory of Mind” », Philosophical Transactions of the
Royal Society B, 362 (1480), 2007, p. 731-744.
23. Cf. Robert Gordon, « Simulation Without Introspection or Inference from Me to You », in
Martin Davies et Tony Stone, Mental Simulation : Evaluations and Applications, Oxford, Blackwell,
1995.
o
24. Cf. Robin I. M. Dunbar, « The Social Brain Hypothesis », Evolutionary Anthropology, n 6,
1998, p. 178-190.
25. Ibid., p. 188.
26. Cf. Andrew Whiten et Richard W. Byrne, Machiavellian Intelligence : Social Expertise and the
Evolution of Intellect in Monkeys, Apes and Humans, Oxford, Clarendon Press, 1988.
o
27. Richard W. Byrne, « Machiavellian Intelligence », Evolutionary Anthropology, vol. 5, n 5,
1996, p. 175-177.
28. Alain Ehrenberg, « Le cerveau “social”. Chimère épistémologique et vérité sociologique »,
o
Esprit, n 1, 2008, p. 95-96.
29. Denis Forest, Neuroscepticisme, op. cit., p. 194.
30. Cf. Shuong Lin, Boaz Keysar et Nicholas Ephey, « Reflexively Mindblind : Using Theory of
Mind to Interpret Behavior Requires Effortful Attention », Journal of Experimental Social
o
Psychology, n 46, 2010, p. 551-556.
31. Daniel Andler, La Silhouette de l’humain…, op. cit., p. 331. Denis Forest termine son
Neuroscepticisme avec une remarque qui va dans le même sens : « Les neurosciences sociales ont
vocation à co-évoluer avec les disciplines connexes. Elles n’ont pas vocation à éliminer les sciences
sociales, et elles ne peuvent progresser qu’en se donnant (c’est-à-dire en allant emprunter là où elles
peuvent) l’image des sociétés la moins appauvrie que nous puissions former » (Neuroscepticisme,
op. cit., p. 196). Sur cette incitation à faire collaborer sciences de la vie et sciences sociales,
cf. Dominique Guillo, « Les recherches éthologiques récentes sur les phénomènes socio-culturels
dans le monde animal : un regard renouvelé en profondeur », L’Année sociologique, 66, no 2, 2015,
p. 351-383 ; ainsi que Dominique Guillo et Nicolas Claidière, « Comment articuler les sciences de la
vie et les sciences sociales à propos des relations humains/animaux ? Un modèle interactionniste et
o
évolutionniste », L’Année sociologique, 66, n 2, 2015, p. 385-419.
32. Robert Boyd et Peter J. Richerson, « Culture and the Evolution of the Human Social
Instincts », art. cit., p. 8.
33. Cf. Kim Sterelny, Thought in a Hostile World : The Evolution of Human Cognition, Oxford,
Wiley-Blackwell, 1998, p. 126 : « La surveillance et la punition ne font pas disparaître le problème
de la défection. La surveillance et la punition restent problématiques en termes d’action collective.
Mais elles peuvent représenter des formes élémentaires de coopération. » Sur ce point précis,
cf. également Elliott Sober et David S. Wilson, Unto Others. The Evolution and Psychology of
Unselfish Behavior, Cambridge, Harvard University Press, 1998.
34. Robert Boyd et Peter J. Richerson, « Culture and the Evolution of the Human Social
Instincts », art. cit., p. 16.
35. Daniel Andler, La Silhouette de l’humain…, op. cit., p. 313.
36. Robert Boyd et Peter J. Richerson, Culture and the Evolutionary Process, University of
Chicago Press, 1985 ; cf. également, des mêmes auteurs, Not by Genes Alone, University of Chicago
Press, 2005.
37. Kim Sterelny, The Evolved Apprentice, op. cit., p. 16.
38. Ibid.
39. Richard C. Lewontin et Richard Levins, The Dialectical Biologist, Cambridge, Harvard
University Press, 1985, cité par Daniel Andler in La Silhouette de l’humain…, op. cit., p. 307 :
« L’organisme influence sa propre évolution, en étant à la fois l’objet de la sélection naturelle et le
créateur des conditions de cette sélection. » Sur la construction de niche, cf. également Derek
Bickerton, La Langue d’Adam, op. cit., p. 11-12.
40. Cf. le fameux « effet-cliquet » (ratchet effect) de Michael Tomasello, in Aux Origines de la
cognition humaine, op. cit., p. 10.
41. Cf. Kevin F. Laland et Bennett G. Galef (dir.), The Question of Animal Culture, Cambridge,
Harvard University Press, 2009, p. 9.
42. Cf. Dominique Guillo, « Les recherches éthologiques récentes sur les phénomènes socio-
culturels dans le monde animal : un regard renouvelé en profondeur », art. cit., p. 366-368.
43. Cf. Shunzo Kawamura, « The Process of Sub-culture Propagation among Japanese
Macaques », art. cit. ; Masao Kawai, « Newly-acquired Pre-cultural Behavior of the Natural Troop of
Japanese Monkeys on Koshima Islet », art. cit.
44. James Fisher et Robert A. Hinde, « The Opening of Milk Bottles by Birds », British Birds,
o
n 42, 1949, p. 347-357.
o
45. Andrew Whiten et al., « Cultures in Chimpanzees », Nature, n 399, 1999, p. 682-685.
46. Peter J. B. Slater, « Fifty Years of Birdsong Research : A Case Study in Animal Behaviour »,
Animal Behaviour, no 65, 2003, p. 633-639.
47. Gene S. Helfman et Eric T. Schultz, « Social Transmission of Behavioural Tradition in a Coral
o
Reef Fish », Animal Behaviour, n 32, 1984, p. 379-384.
48. Dominique Lestel, Les Origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001.
49. Cf. Olivier Morin, How Traditions Live or Die, Oxford, Oxford University Press, 2015 ;
Dominique Guillo, « Les recherches éthologiques récentes sur les phénomènes socio-culturels dans le
monde animal… », art. cit., p. 368-372.
50. Cf. Lydia M. Hopper et Andrew Whiten, « The Evolutionary and Comparative Psychology of
Social Learning and Culture », in Jennifer Vonk et Todd K. Shackelford (dir.), The Oxford Handbook
of Comparative Evolutionary Psychology, Oxford, Oxford University Press, p. 454 ; cité par
Dominique Guillo, « Les recherches éthologiques récentes sur les phénomènes socio-culturels dans le
monde animal… », art. cit., p. 372.
51. Ibid., p. 371.
52. Ibid., p. 372.
53. Cf. supra, p. 58.
54. Ibid. Cf. Elisabetta Visalberghi et Dorothy M. Fragaszy, « Food-washing Behavior in Tufted
Capuchin-monkeys, Cebus apella, and Crab-eating Macaques », Macaca fascicularis. Animal
o
Behavior, n 40, 1990, p. 829-836.
55. Cf. Dominique Guillo, « Les recherches éthologiques récentes sur les phénomènes socio-
culturels dans le monde animal… », art. cit., p. 374.
56. Cf. supra, p. 153.
57. Dominique Guillo et Nicolas Claidière, « Comment articuler les sciences de la vie et les
sciences sociales à propos des relations humains/animaux ? », art. cit. p. 388.
58. Ibid., p. 393-394.
59. Ibid., p. 387-388. Le même principe était posé à propos des relations entre hommes et chiens, à
la fin de Dominique Guillo, Des chiens et des humains, Paris, Le Pommier, 2011, p. 298.
60. Cf. l’article pionnier de Michael Scaife et Jerôme S. Bruner, « The Capacity for Joint Visual
o
Attention in the Infant », Nature, n 253, 1975, p. 265-266, repris in Jerôme Bruner, Le
Développement de l’enfant. Savoir faire, savoir dire, trad. M. Deleau, Paris, PUF, 1983, p. 251-254.
Cf. également Chris Moore et Philip J. Dunham (dir.), Joint Attention. Its Origine and Role in
Development, Hilsdale, New Jersey and Hove, Lawrence Erlbaum Associates, 1995 ; Naomi Eilan,
Christoph Hoerl, Teresa McCormack et Johannes Roessler (dir.), Joint Attention : Communication
and Other Minds. Issues in Philosophy and Psychology, Oxford, Clarendon Press, 2005.
61. Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, op. cit., p. 63.
62. Sur la grammaire pronominale des rôles interlocutoires, cf. Jean-Marc Ferry, Les Grammaires
de l’intelligence, Paris, Cerf, 2004.
63. David Premack, « Why Humans Are Unique : Three Theories », Perspectives on
o
Psychological Science, vol. 5, n 1, 2010, p. 11 (PDF p. 22-32).
64. György Gergely et Gergely Csibra, « Sylvia’s Recipe : the Role of Imitation and Pedagogy in
the Transmission of Cultural Knowledge », in Nicholas J. Enfield et Stephen C. Levinson (dir.),
Roots of Human Sociality : Culture, Cognition and Human Interaction, Oxford, Berg, 2006, p. 229-
255 ; article consulté en version électronique sur https://pdfs.semanticscholar.org, p. 5.
65. Andrew N. Meltzoff, « Infant Imitation After a one Week Delay : Long Term Memory for
Novel Acts and Multiple Stimuli », Developmental Psychology, no 24, 1988, p. 470-476 ; cité par
György Gergely et Gergely Csibra, « Sylvia’s Recipe… », art. cit., p. 7.
66. Sur cette imitation polarisée par le modèle et sur les déterminants du coût affectif de ce
phénomène, cf. Jacqueline Nadel, Imitation et communication chez les jeunes enfants, Paris, PUF,
1986.
67. György Gergely et Gergely Csibra, « Sylvia’s Recipe… », art. cit., p. 9 ; ainsi que, des mêmes
auteurs, « Natural Pedagogy », Trends in Cognitive Sciences, 13 (4), 2009, p. 149-150.
68. Id., « Sylvia’s Recipe… », art. cit., p. 10.
69. Ibid., p. 1.
70. Id., « Natural Pedagogy », art. cit., p. 151.
71. Id., « Sylvia’s Recipe… », art. cit., p. 6.
72. Saint Augustin, La Trinité, in Œuvres. III. Philosophie, Catéchèse, Polémique, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 511-512 (X, 2).
73. Soulignant la parenté de la pédagogie et du langage, Kim Sterelny imagine un scénario évolutif
dans lequel la pédagogie, comme pratique « offline » ou « stimulus independent », présiderait à
l’invention du langage. L’exhibition d’une succession de gestes présentés comme objectivement
valides indépendamment du but présent, cette démonstration à vide peut facilement s’interpréter
comme un premier langage, de type gestuel. Cf. Kim Sterelny, « Language, Gesture, Skill : the Co-
o
evolutionary Foundations of Language », Philosophical Transactions of the Royal Society, B, n 367,
2012, p. 241-251.
74. Dan Sperber, Le Symbolisme en général, Paris, Hermann, 1974, p. 119-122.
75. Id., La Contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 121-123.
76. Id., Le Symbolisme en général, op. cit., p. 121.
77. Ibid., p. 105-110.
78. Ibid., p. 116.
79. Ibid., p.123.
80. George H. Mead, L’Esprit, le Soi et la Société, trad. J. Cazeneuve, E. Kaelin et G. Thibault,
Paris, PUF, 1963, p. 77.
81. Laurence Kaufmann, article « Société », in Albert Piette et Jean-Michel Salanskis (dir.),
Dictionnaire de l’humain, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, à paraître en 2017, p. 1 de
l’article.
82. Ibid.
83. Ibid., p. 2.
84. Ibid. Cf. également Laurence Kaufmann et Laurent Cordonnier, « Vers un naturalisme
social… », art. cit., p. 7.
85. Laurence Kaufmann, « Société », art. cit., p. 4.
86. Ibid.
87. John McDowell, L’Esprit et le Monde, op. cit., p. 120. Sur le concept de « seconde nature » de
l’homme et la nécessité de repenser ce concept à partir d’une ontologie de la vie, cf. Renaud
Barbaras, La Vie lacunaire, Paris, Vrin, 2011, p. 188-193.
Chapitre 6

L’absolutisme du vivant humain

Les humains font la différence. Ils la font en ce sens qu’ils l’instituent,


dans cet univers de représentations partagées qu’est pour eux l’univers de la
culture. Et cette différence n’est en rien « métaphysique » ; c’est juste
qu’elle s’ordonne à une logique qui, institutionnelle, conventionnelle ou
fictionnelle, comme on voudra dire, est de toute façon d’un autre type que
celle des déterminations naturelles. L’antimétaphysique s’interdit de voir ce
que vivent et font les humains : prédéfinissant le sens de toute différence
sous la forme soit d’une différence métaphysique ou de nature, soit d’une
différence indifférente ou de degrés, s’obligeant à l’alternative du surnaturel
ou du matériel, elle ne voit pas du coup les dénivellations, plus humbles et
néanmoins catégoriques, qu’instituent les vivants humains. Nous avons fait
le pari de la lettre volée, celle que tout le monde peut voir parce qu’elle est
là, en évidence pour peu qu’on veuille bien la voir. Nous pensons ainsi que
la différence anthropologique n’est rien qu’on doive aller chercher dans un
ciel d’idées ou dans un esprit surnaturel, qu’elle est ce qui se vit en chacun
de nos comportements et qu’on ne peut pas rater, pour peu qu’on accorde
quelque crédit à ce que nous vivons. Des différences radicales sont là,
manifestes et opératoires, qui pour autant ne nous entretiennent pas d’un au-
delà de ce monde. Il suffit pour les apercevoir de ne plus être obnubilé,
positivement ou négativement, dans l’adhésion ou dans la critique, par le
monde d’en haut.

Le monde commun
C’est ici qu’une méthode de description en première personne s’avère
cruciale. Nous disions plus haut que l’acculturation du vivant humain, son
intégration dans un monde de comportements et de représentations
partagées, accomplissait, dans l’ordre des comportements vivants, une
véritable révolution copernicienne. Le commun, pour le vivant humain,
c’est bien davantage que des interactions, aussi sophistiquées soient-elles,
ou des partages d’informations, aussi précis soient-ils ; c’est la
manipulation et la perception d’objets visés comme les mêmes, par lui et ses
congénères ; c’est une intentionnalité partagée. Précisons. Lorsqu’on
phénoménalise le récit de l’acculturation humaine et qu’on en restitue la
teneur subjective, on voit très exactement jusqu’où va ce partage. Il va à
l’infini. Le monde que nous percevons, nous ne le vivons et le visons pas en
effet comme un monde particulier : ni comme « notre » monde d’humains,
e
ni comme « notre » monde du début du XXI siècle, ni même, pour chaque
humain singulier, comme « son » monde. Spontanément et avant toute
réflexion, nous vivons et visons le monde comme l’« unique monde
naturel », le monde tel qu’il échoit en partage à tous les vivants possibles.
C’est ce qu’on appellera, avec Husserl, l’« attitude naturelle » : nous
croyons que « le » monde existe – le monde en soi, pour tous et pour
personne ; le monde préexistant à sa manifestation dans une conscience
particulière. Avant qu’un regard objectivant vienne prendre ses distances à
l’égard de notre monde et de ses particularités biologiques, sociales ou
historiques, avant qu’un regard désengagé vienne relativiser et
contextualiser le contenu de ce monde, le fait est que nous prétendons,
ingénument, au monde de tous. Voilà ce qu’il y aurait à voir, parce que c’est
là, sous nos yeux : une étonnante croyance au monde « naturel », identique
pour tous. Il n’y a rien d’autre à voir. Mais encore faut-il le voir : en réalité
il n’y a rien d’évident, pour un vivant, dans cette présomptueuse
présomption de toucher l’en soi du monde.
Car c’est là un fait étrange, dans l’ordre de la vie. Si vivre c’est faire
apparaître toute chose alentour depuis soi ; si vivre c’est se sentir
intimement concerné par ce qui, comme on dit, « m’arrive » ; si vivre c’est
voir ce pré comme dangereux pour moi, ce mur comme infranchissable par
moi, cette porte comme ce que je ne dois pas franchir, ce fruit comme
excitant mon appétit, ce congénère comme rassurant ou hostile à mon
égard, etc. ; si vivre c’est déployer autour de soi un milieu de vie (Umwelt)
défini par tout ce qui a pour moi une signification pratique ou émotionnelle,
alors le réalisme de l’attitude naturelle n’est rien qui soit « naturel » à la vie.
Quand la vie subjective tout ce qu’elle touche et produit des champs
d’apparaître assujettis aux besoins et aux affects du vivant, l’attitude réaliste
prétend au contraire à un monde en soi, qui serait le même pour tous. Elle
décentre le sujet vivant à l’égard de lui-même. C’est un fait qui nous est
naturel mais dont nous devrions pouvoir nous étonner, au regard de la
logique égocentrique et relativisante du vivre : nous ne voyons pas le lézard
lézarder sur « son » rocher de lézard, mais sur « le » rocher ; on nous
raconte l’histoire de Chinois de l’époque Ming qui contemplent non « leur »
ciel de Chinois, mais « le » ciel. Nous faisons des vivants quels qu’ils
soient, des vivants les plus divers, nos « compagnons » dans le monde de
tous ; comme dit Heidegger nous les « accompagnons » dans ce monde que
1
nous visons spontanément comme l’unique monde naturel .
Ainsi avant le recul critique il y aura eu la postulation d’un unique monde
naturel. Avant la relativisation il y aura eu l’accueil de tous les vivants dans
le monde commun. L’idéalité du « même pour tous » appartient à notre
expérience spontanée du monde. La perception, en tant qu’humaine, est
foncièrement idéalisante. Or cette idéalité du monde perçu ne doit pas être
mécomprise. D’abord il n’est pas question d’un autre monde, mais
seulement de ce qui veut valoir comme « le même », pour toute vie
possible. L’idéalité ainsi conçue porte sur ce monde-ci et sur aucun autre.
Simplement elle veut ce monde identique à soi pour tous les vivants
possibles ; elle veut la communauté de tous les vivants autour de ce monde.
Mais d’autre part cette idéalité est prétendue, et non pas donnée. C’est
précisément ce que l’antimétaphysique, faute de décrire la chose en
première personne, ne sait pas voir. Refusant l’absolu s’il est donné quelque
part, substantiellement ou comme un autre monde, l’antimétaphysique ne
conçoit pas du coup qu’un vivant puisse, plus modestement et depuis ses
seules ressources de vivant, présumer l’absolu – qu’il puisse y croire. Si par
là aucune entité nouvelle ou surnaturelle n’est donnée, en revanche cela fait,
dans la vie que subjectivement on mène, une vraie différence. Parce que le
monde en soi et commun à tous les vivants ne nous est pas donné mais qu’il
est juste une prétention, une fiction, l’étrange fiction transcendantale à
laquelle prétend le vivant humain, nous ne sommes pas condamnés à
l’alternative de la transcendance et de l’immanence.
Comment comprendre alors la possibilité et le surgissement concret de
l’idéalité dans la vie des vivants que nous sommes ? Comment comprendre
qu’un vivant puisse se déprendre assez de soi pour apercevoir, dans une
étrange inflation de ses pouvoirs, non pas « son » monde, mais l’unique
monde commun ? Nous avons à justifier la levée de l’absolu dans une vie
humaine. C’est dire que toute une métaphysique menace, derrière les
réponses que nous pourrons apporter à cette question. C’est pourquoi nous
ne pourrons nous autoriser que des réponses irréprochables au regard de ce
que l’antimétaphysique pourrait objecter. Ce seront des réponses
anthropologiques, au sens d’une anthropologie phénoménologique : des
réponses n’excédant jamais le cadre descriptif de ce que vit et voit le vivant
humain, lorsqu’il prétend à l’en soi du monde. Nous aimerions montrer que
l’idéalité – le même pour tous – même si elle a pu par le passé, et même si
elle peut en permanence, raviver la flamme métaphysique des entités
séparées, en réalité est une notion qui appartient, par droit de naissance, à
l’anthropologie. L’universel et le nécessaire représentent des formes
d’absoluité que la vie humaine, qu’elle le veuille ou non, rencontre à
chacun de ses pas. Sous ces deux aspects conjoints, l’idéalité structure notre
vie. Elle n’est pas l’appel d’un ailleurs, une ligne de fuite égarante (même si
elle peut l’être aussi, et rappeler les idoles d’hier) ; elle n’est rien de donné,
quelque part, sous un autre ciel ; elle est une prétention qui, au cœur de nos
formes de vie les plus concrètes, les spécifie et les rend immédiatement
reconnaissables.

L’universalité

La réponse la plus évidente, celle qui se présente au premier chef


lorsqu’on tente l’enquête sur les prétentions idéalisantes du vivant humain,
c’est le langage. Le langage en effet n’est pas un comportement ou une
disposition comme les autres. On pourrait pourtant le croire : comme la
reconnaissance précoce des visages chez le nourrisson ou la jalousie, il est
apparu dans des conditions empiriques déterminées et s’est imposé, par voie
de sélection, comme l’une de nos caractéristiques fondamentales. Parler,
poser des questions, répondre, expliquer, s’exclamer, s’étonner, se plaindre,
se justifier, sont des comportements typiques de notre espèce ; ils
2
appartiennent, comme dit Wittgenstein, à « notre histoire naturelle ». Ce
sont des comportements immédiatement reconnaissables comme humains.
Et pourtant cette caractérisation purement empirique du langage n’est pas
suffisante ; elle risque de nous faire rater l’essentiel de la chose. Le langage
est une propriété certes empirique des vivants humains mais qui,
étrangement, donne lieu à une reconnaissance immédiate de l’autre homme,
une reconnaissance qui court-circuite la voie longue de l’enquête
empirique. C’est un fait (évolutivement et empiriquement apparu) ; mais
c’est un fait qui fait droit, un fait qui force les faits : quelle que soit la figure
ou l’aspect extérieur de celui que j’ai en face de moi, dès lors qu’il parle
comme on parle (expliquant, commentant, posant des questions, etc.), il est
humain comme moi, il appartient ipso facto à l’« horizon ouvert » d’une
humanité définie, dit Husserl, comme « communauté du pouvoir-s’exprimer
3
dans la réciprocité, la normalité et la pleine intelligibilité ».
Le langage idéalise ainsi l’expérience, allant tout droit à une humanité de
droit, définie indépendamment de sa forme empirique donnée. L’estropié
méconnaissable ou le bourreau sanguinaire, dès lors qu’ils parlent, ont droit
au titre d’homme : le langage suspend tous les faits, même les plus
manifestes ou les plus choquants. Il va même jusqu’à les forcer. Un
aphasique ne parle pas, un enfant ne parle pas encore, un vieillard ne parle
plus, et pourtant ils sont tous enrôlés de force dans la communauté des
parlants, on s’adresse à eux, on fait les questions et les réponses, on invente
toutes sortes de langages de substitution. On fait parler même les animaux,
ce qui est tout sauf anecdotique : les animaux parlent dans les histoires
d’enfants, dans les fables, dans les mythes ; notre premier mouvement,
donc, suspend tout ce que nous savons empiriquement d’eux pour les
intégrer à la communauté sans limites des parlants. C’est pourquoi il ne sert
4
à rien de remarquer, comme le fait David Hull , que rigoureusement parlant
tous les humains ne parlent pas : que les nourrissons, les aphasiques ou les
vieillards séniles n’aient pas encore ou plus l’usage de la parole, c’est une
remarque empirique qui nous fait passer à côté du phénomène. La question
n’est tout simplement pas là. L’universalité que promeut le langage est
exigée, plutôt que constatée ; présumant de force que tous peuvent parler,
elle outrepasse le plan des faits et des exceptions factuelles. C’est comme si
le langage voulait, coûte que coûte, que tous parlent ; comme si le langage
faisait droit au langage, au mépris de tous les faits. L’homme dès qu’il parle
va à l’infini : il ne s’adresse pas à un groupe donné, celui des vivants dont il
sait qu’ils parlent et pourront lui répondre. Il ne veut autour de lui que des
vivants parlants, il en promeut la communauté ; c’est pourquoi celle-ci a,
comme dit Husserl, le caractère non d’une factualité donnée, mais d’une
5
« infinité ouverte ».
Quel sens donner à cet excès qui habite le langage humain, à la puissance
d’idéalisation qui est la sienne ? Dira-t-on que ce langage possède, par-delà
la diversité babélique des parlers humains, une structure commune à toutes
les langues ? Le langage serait pour nous l’instrument d’une
communication ouverte à tous, le vecteur d’une communauté infinie, parce
qu’il logerait en son cœur une grammaire universelle ? Mais ce serait dire
trop peu, et rater par défaut l’idéalité propre au langage. Une grammaire
chomskienne est encore une grammaire de fait, une grammaire générale,
non une grammaire universelle. Pour voir en face cette universalité, pour en
éprouver l’absoluité, il faut cesser de surplomber le langage, ne plus en
parler de haut comme d’un fait empiriquement et extérieurement
connaissable. Il faut se mettre soi-même à parler, dire quelque chose sur
quelque chose. Car que se passe-t-il alors ? Je dis qu’en ce moment il neige
sur Paris, ou que l’actuel président des États-Unis tient des propos
excessifs, en disant cela je fais davantage qu’exprimer une opinion de fait,
une opinion qui ne regarderait que moi. Je prétends à la vérité de mon dire,
à une vérité qui regarde tout un chacun et qui s’adresse à tout interlocuteur
possible ; sans quoi je ne le dirais pas. Cette universalité appartient à mon
acte de parole, en tant que celui-ci est une assertion. Dire que p, c’est
performativement ou par le fait même prétendre à la vérité-universalité de
p:
Le locuteur poursuit le but illocutoire de faire en sorte que l’auditeur ne se contente pas de prendre
connaissance de son opinion, mais parvienne à la même conception et donc à partager son opinion.
Or cela n’est possible que sur la base d’une reconnaissance intersubjective de la prétention à la vérité
6
élevée pour « p » .

Cet « agir communicationnel », qui enlève le dire à sa solitude pour lui


faire présumer une vérité universellement partagée, appartient en propre au
langage humain. Encore faut-il préciser. On peut se référer pour ce faire aux
« singes parlants », ces chimpanzés à qui on tenta, dans les années 1960 et
1970, d’enseigner le langage des sourds-muets, puis un lexique de symboles
visuels abstraits7. Les chimpanzés en question savaient certes se référer à un
état de chose objectif, pour le décrire et en informer leur interlocuteur. Ils ne
se contentaient pas d’un usage « expressif » de leurs signes pour exprimer
leur état ou leur émotion du moment, ou d’un usage « stimulatif » pour
appeler leurs congénères à l’action. Ils savaient user de ce que Bühler
appelait, au-delà de ces deux premières fonctions, la fonction
« représentative » du langage. Sauf qu’une telle fonction ne semblait pas
pleinement s’autonomiser, chez eux, se libérer de l’urgence du besoin et se
mettre au service de la vérité de la chose. Même si le volume des mots
mémorisés put s’élever, chez les plus doués d’entre eux, à quelques
centaines ; même si on assista la plupart du temps à un rudiment de syntaxe,
en réalité l’ensemble des énoncés resta, dans l’ensemble des cas étudiés,
inéluctablement centré sur les requêtes pragmatiques de l’animal. 96 % des
productions de Kanzi, le bonobo pourtant si bavard, restèrent injonctives,
soit parce qu’intéressées, soit parce que répondant à une demande de
8
l’expérimentateur . On sait à l’inverse que les enfants passent un temps
considérable à désigner leur environnement à leurs parents ou à le
« commenter » verbalement, y compris (et même surtout) lorsque leur
langage se cherche encore. Ainsi tout tient à la possibilité d’un usage
« détaché » du langage, libéré pour un commentaire centré sur la chose et la
vérité propre à cette chose. La « prétention à la vérité », dit Karl-Otto Apel,
« c’est probablement ce que Sarah et Washoe [deux des plus célèbres
chimpanzés parlants] n’apprendront jamais ; en dépit de leurs compétences,
elles ne formuleront probablement jamais que des énoncés propositionnels
sans jamais s’engager dans une discussion argumentative concernant la
9
vérité ou la fausseté de ces propositions » . Comprenons bien : c’est
l’intention de vérité, non la référence propositionnelle ou le contenu
informationnel de fait, qui manque à Sarah et Washoe. Il leur manque
manifestement la prétention au vrai, dans une attitude gratuite plutôt que
pragmatique ; le dire de la chose pour la chose, en son universalité
présumée ; la capacité prédicative à laisser celle-ci juger, souverainement,
la multiplicité des prédicats qui lui seront attribués.
Une telle disposition, véritative ou universalisante, ne surgit cependant
pas de rien. Nous ne sommes pas miraculeusement libérés pour la
contemplation de ce qui est quand les singes, eux, n’auraient en partage que
l’accaparement intéressé et besogneux. La syntaxe, en cette question, joue
en effet un rôle crucial. À travers elle se formalise la prédication, le dire de
quelque chose sur quelque chose. « Prédiquer », dire que « S est p », est
loin d’être un comportement anodin. Cela consiste à exposer S au regard de
tous, et à proposer p comme un prédicat possible à son propos. Mais comme
ce prédicat n’est qu’une proposition mienne, il est révocable, on peut lui en
préférer un autre, si bien que la prédication, au-delà d’elle-même, ouvre
implicitement l’espace d’une discussion confrontant entre eux les différents
prédicats, une discussion visant tout naturellement le bon prédicat (le bon
jugement prédicatif) qui, conclusivement, mettra tout le monde d’accord.
Cette ronde des prédicats autour d’un sujet qui les juge tous, cette
gravitation des points de vue autour d’un thème qui est souverain quand
chacun d’eux est relativisable, cette pratique si quotidienne et pourtant si
peu modeste, visant « la » vérité comme accord des esprits autour de « la »
chose, voilà ce que tout jugement prédicatif implicitement porte en lui. Dire
« S est p », c’est par le fait même ouvrir ce S (le sujet de la prédication ou
le thème de la discussion) à une discussion sans fin, c’est convoquer
implicitement une communauté de discutants possibles, c’est mettre en
10
route toute la téléologie du vrai .
Ce n’est donc pas un hasard si les chimpanzés sont à la fois si peu
intéressés par l’exhibition de la chose dans une discussion centrée sur elle,
et si peu assurés de leur syntaxe. La même attitude est en jeu dans les deux
cas. Leur syntaxe est clairement plus descriptive que prédicative ; elle
associe contextuellement entre eux des êtres ou des actions (« Hurry
11
open », « Please tickle more », « Key open food ») , plutôt qu’elle ne fixe
un sujet ou un thème à commenter. Les premières combinaisons de l’enfant,
en comparaison, se plient à un ordre sémantique apparemment beaucoup
plus contraignant. Alors même que ne sont encore présents aucun des
marqueurs grammaticaux traditionnellement affectés à l’organisation de la
syntaxe, une structuration prédicative semble déjà à l’œuvre : à la vue d’un
chien mordant l’oreille d’un chat l’enfant peut dire « Chien mord » (agent-
action), ou « Mord chat » (action-objet), ou encore « Chien chat », (agent-
objet) ; mais devant la même situation on ne lui verra jamais dire, en
revanche, « Mord chien », « Chat mord », ou « Chat chien »12. Inversement,
Washoe, lorsqu’elle voulait qu’on la chatouille, pouvait signer aussi bien
« You tickle » et « Tickle you » ; et « Me tickle » pouvait signifier
13
indifféremment qu’elle voulait chatouiller et être chatouillée . Le rudiment
de syntaxe qu’on aperçoit chez les plus doués d’entre les chimpanzés paraît
loin de remplir le rôle qu’on lui voit remplir très tôt, au contraire, chez
l’enfant : désigner de manière univoque ce dont il est question, fixer sans
ambiguïté le thème de l’énonciation, et par là ouvrir ce thème à un
commentaire sans fin et à la recherche collective d’une vérité.
Du reste les attitudes, ici, parlent d’elles-mêmes. Il n’est que de les vivre
et de les voir. Il ne serait venu à l’esprit d’aucun des expérimentateurs
présents d’entamer avec Washoe ou Kanzi une discussion sur un sujet pris
au hasard, hors du contexte de leurs occupations habituelles. Et même dans
ce contexte, aucune discussion réelle n’aurait été tentée. Si Kanzi par
exemple avait déclaré un jour que « Mick » (imaginons que ce soit l’un des
expérimentateurs) « est brutal », l’information aurait spontanément été
interprétée dans un cadre pragmatique : on eût compris par là que Kanzi
manifestait son mécontentement, ou qu’elle voulait qu’on empêche Mick de
lui faire du mal. On serait peut-être revenu sur des faits plus précis,
appuyant les dires de Kanzi (« Mick frapper Kanzi »), mais là encore à
toutes fins pragmatiques, pour que les choses changent. On ne se serait pas
engagé dans une discussion centrée sur Mick, son enfance, son caractère,
ses malheurs du moment. Une telle discussion eût tourné court. Car il eût
fallu pour l’entretenir que Mick soit vu d’un tout nouveau regard, comme
seuls les humains savent l’adopter, dans le sérieux de leurs discussions : vu
pour lui-même et pour ce qu’il est, indépendamment de la valeur qu’il peut
avoir pour chacun des discutants.
La « norme du vrai » à l’œuvre dans la prédication est tout sauf une
norme pratique, pragmatiquement centrée sur les intérêts d’un vivant ; elle
14
n’est pas une norme « modeste » ou « terre à terre » (mundane) . Elle est
15
ce qu’on peut appeler une norme « élitiste » (elite norm) : elle juge nos
jugements ; elle s’institue en tribunal de nos différents comportements
langagiers (questions, réponses, explications, etc.) ; elle plie à sa fin tout
autre intérêt. Un vivant qui discute pour savoir ce qu’il en est « en vérité »
de la chose n’est plus centré sur lui-même ; son dire est indépendant des
normes pratiques qui structurent habituellement ses activités. Et certes il
pourra bien, dans la discussion, briller, faire montre de son érudition,
manipuler son interlocuteur, l’amener à telle conclusion utile ; toutes ces
fonctions stratégiques ou « perlocutoires » appartiennent à son acte de
parole. Il n’empêche que la fonction prédicative, considérée en elle-même,
et ne se pliant à rien d’autre qu’à sa fin « illocutoire » propre (le jugement
prédicatif ultimement vrai), fait tourner le vivant autour de la chose, et non
l’inverse.
Cette opposition entre une vie prise dans le circuit fini du besoin et une
vie infinitisée par la recherche discursive de l’universalité du vrai semble
pourtant charrier avec elle beaucoup de métaphysique. N’est-ce pas trop
croire, ou donner trop de crédit au langage, que de l’imaginer en prestataire
d’absolu ? Nous parlerions pour chercher la vérité, érigée en tribunal
suprême de nos différentes assertions ? On pourrait plus sobrement, comme
le fait par exemple Richard Rorty, considérer que nous discutons pour nous
mettre d’accord, au sein de communautés de langage et de vie effectives ;
que si ces accords momentanés se relancent, à la poursuite d’une
« acceptabilité rationnelle idéalisée », une telle acceptabilité n’est rien
d’autre que « l’acceptabilité pour une communauté idéale » ; et que cette
communauté idéale c’est finalement « nous-mêmes, tels que nous aimerions
être […] : libéraux, éduqués, sophistiqués, tolérants, permissifs, personnes
toujours disposées à écouter l’autre partie, à imaginer toutes les
16
conséquences, etc. » . Voici les antimétaphysiciens rassurés. Dans une
17
version « désublimée » de la communication, les « Idées au sens kantien »
(la Vérité idéale ou universelle, pour une Communauté idéale ou
18
universelle) font place à leurs « analogues socio-pratiques » , ces
présuppositions qui viennent normer les pratiques langagières et les
contextes d’action historiquement donnés. Nous voici débarrassés d’entités
bien encombrantes. Sauf que l’antimétaphysique d’un Rorty, comme
l’antimétaphysique en général, ne tient que par ce qu’elle nie. Toute aux
idoles dont elle nous débarrasse, elle ne voit pas ce que nous faisons lorsque
nous parlons. Elle rabat la communauté idéale sur une communauté réelle et
sur ses jeux de langage effectifs, mais ce faisant elle omet de justifier que
cette communauté réelle, lorsqu’elle discute réellement, relance
indéfiniment ses accords et se prend pour une communauté idéale. Qu’une
communauté de discutants soit en avant d’elle-même dans ses discussions,
qu’elle soit « telle qu’elle aimerait être » plutôt que telle qu’elle est, c’est
précisément ce qu’il faudrait arriver à voir et à comprendre, mais que
l’antimétaphysique ne nous donne aucun moyen de comprendre.
De fait, le problème d’une telle critique, c’est qu’elle ne s’engage pas
dans ses actes de parole. Du parler humain elle n’aperçoit que l’enveloppe
externe, le contexte relativisant. Qui aborde le langage de l’extérieur, qui ne
parle pas sincèrement, ne peut s’apercevoir que comme un locuteur situé,
parlant telle langue, obéissant à telles catégories verbales, appartenant à
telle communauté historique, etc. Prendre sur le langage le point de vue du
spectateur étranger, c’est en défaire les prétentions absolutistes par
impossibilité de les voir du seul point de vue possible, c’est-à-dire en
première personne. L’ironiste libéral joue ici le rôle d’un Malin génie qui,
faute de jouer sans arrière-pensée le jeu du vrai, faute de croire vraiment à
ce qu’il dit, ne voit que des raisons de douter. Qui inversement parle en
étant présent à sa parole, ne peut pas ne pas présupposer l’intention de
vérité qui anime sa parole. Mais encore faut-il cesser de voir les choses d’en
haut, étalées sur un plan d’extériorité où chacun est situé, donc relativisé ;
encore faut-il parler vraiment.
Il suffit, pour mettre au jour cette puissance véritative inhérente au dire,
de la pousser à la limite. C’est l’expérience-source, pour la théorie de l’agir
communicationnel : je nie qu’une vérité soit possible ; mais comme dire
sincèrement quelque chose c’est y croire, le contenu sceptique de l’assertion
est alors contredit par le fait de croire à cette vérité minimale qu’il n’y a pas
de vérité. On ne peut dire qu’il n’y a pas de vérité sans assumer qu’il y a au
moins une vérité universelle, celle du doute universel. Or cet argument de
l’autocontradiction performative, voilà le point important, est moins un
argument qu’une marque de fidélité à l’expérience vécue. Il ne démontre
pas objectivement, il assume subjectivement. C’est l’attestation du sujet sur
ce qu’il fait lorsqu’il assume un jugement prédicatif. C’est une preuve en
première personne, un accomplissement mien, dont je ne peux me
convaincre qu’en l’accomplissant moi-même. Comme dit Apel, « la réponse
à cette question [de la fondation ultime] présuppose le sérieux et la sincérité
19
de l’intérêt inconditionné pour la réponse à la question ». Qui ne veut pas
voir ne verra pas : il suffit pour cela, comme Rorty, de ne jamais coïncider
totalement avec son dire et de conserver à son égard ce qu’il faut d’ironie et
20
de détachement pour en apercevoir la relativité . C’est pourquoi, en toute
rigueur, on n’argumente pas contre le « déracinement21 » de l’ironiste. On
ne peut que l’encourager à une autre attitude, moins détachée et plus fidèle
au contenu de son dire. Il en va ici comme du Malin génie cartésien : on en
vient à bout non par un argument, mais par un recours à l’expérience en
première personne et à son autoévidence propre.
Ce n’est donc pas que le relativisme soit faux. Il est vrai au contraire, du
point de vue objectif qui est le sien ; en cela on peut dire que l’ironiste aura
toujours raison. C’est seulement qu’avant le point de vue du spectateur
désengagé, avant l’objectivation, il y a ce que nous vivons et qu’il faut bien
aussi, d’une manière ou d’une autre, justifier. Le point de vue interne a,
comme dit Thomas Nagel, son sérieux et sa consistance :
Lorsque vous êtes à l’intérieur d’un langage, le point de vue externe ne supplante pas le point de vue
interne ni ne le rend moins sérieux […]. Pour ceux qui vivent dans un langage, reconnaître sa
22
contingence objective n’est d’aucun secours pour atténuer sa réalité normative .

Et donc, avant qu’un pas de côté vienne le relativiser, le parler est un acte
spontanément universalisant, et tout plein de sa force propre. De la même
manière, la perception va dogmatiquement à l’être, se croyant naturellement
ouverte sur le monde commun. C’est après coup seulement, dans le recul
réflexif, qu’elle aperçoit sa particularité et ses conditions d’existence, et
qu’elle se « prive » de sa certitude première. De même, avant le
détachement de l’ironiste qui la contextualise, la parole se croit ingénument
entée sur le vrai, et capable d’en convaincre une communauté infinie de
vivants. C’est ce premier mouvement que l’antimétaphysique ne sait ou ne
veut pas voir en face. Faute de restituer à la perception ou au langage la
teneur phénoménale de leurs accomplissements, faute de vivre ce qu’il y a à
vivre, elle se condamne à ne rien voir des étranges prétentions qui animent
le vivant parlant.
On peut donc légitimement se représenter la vie humaine comme celle
d’un vivant arraché à lui-même dans la visée d’une vérité valant pour tous
et pour personne. Ce n’est pas surintellectualiser notre vision de l’humain,
ce n’est pas rêver les yeux ouverts. Car cela justifie, très concrètement, les
commentaires quotidiens (le temps qu’il fait, le débat télévisé de la
veille…), les discussions sans fin, l’ardeur des convictions et la curiosité
des questions ; cela justifie le cumul des connaissances scientifiques, leurs
retombées techniques, le visage surtechnologisé et globalisé du monde
comme il va ; cela justifie les révolutions démocratiques, au nom chaque
fois de la liberté de pensée, de jugement, de discussion ; cela enfin justifie
les grandes machineries mythologiques et religieuses, prenant en charge
l’origine comme le fonctionnement dernier du monde, et le sentiment de
vivre cognitivement en paix avec l’ordre des choses. Ce n’est donc pas rien,
cette idée d’une unanimité projetée en avant de nous dans la discussion en
cours, la science se faisant, la revendication politique ou l’explication
cosmique. Ce jeu émancipatoire de la vérité et de la liberté ne justifie
certainement pas toute l’histoire humaine, mais au moins une bonne partie
d’elle-même. Pour autant, comme on va le voir, l’idéalité de l’universel et
du vrai est loin d’épuiser les différentes formes de l’idéalité dans une vie
humaine.

La nécessité

Le monde n’est pas seulement ce que nous approfondissons dans l’œuvre


prédicative de la connaissance. Il est également ce que nous pratiquons.
Cette pratique du monde est, pour les vivants humains, toujours
conventionnellement réglée ou instituée. Or c’est là une donnée qui est loin
d’être étrangère à la question de l’idéalité.
Il n’y a pas, pour nous qui usons du monde, de monde sans usage ni
code. Nous le savons bien nous qui, pour la plupart urbains, vivons dans un
environnement à la fois surtechnologisé et sursocialisé. Chaque chose que
nous manipulons, chaque chemin que nous empruntons, mais aussi tous les
inconnus que nous rencontrons, s’abordent depuis leur règle d’usage, leur
catégorisation efficace, leur savoir-faire appris. L’objet technique n’est pas
seulement fait de main d’homme ; il impose à cette main une succession de
gestes artificiels ; il prescrit le mode de son utilisation. Comme le notaient
naguère Paul Guillaume et Ignace Meyerson, rappelant ce qu’une longue
accoutumance nous a désappris à voir, « il doit y avoir oubli, abandon de
23
l’effort naturel, soumission à la loi d’un effet indirect et nouveau ».
Soumettant le corps à sa mobilité intrinsèque, l’instrument nous éduque et
24
nous façonne, autant que l’inverse . On rencontre la même acculturation
longue et invisible dans nos usages sociaux. Le monde physique est pour
nous doublé d’un monde invisible fait « d’argent, de propriétés foncières,
de mariages, de gouvernements, d’élections, de matches de football, de
soirées mondaines et de cours de justice25 ». C’est pourquoi ce qui est, dans
une vie humaine, se redouble toujours de ce qui doit être ; ce qui est
s’éclaire la plupart du temps depuis un ensemble de catégories déontiques –
« des droits, des responsabilités, des obligations, des devoirs, des
privilèges, des habilitations, des sanctions, des autorisations, des
26
permissions […] ». Le monde dans lequel nous vivons n’est pas
réductible à son aspect physique, il s’augmente d’un monde invisible de
normes, d’usages, d’obligations, de coutumes, qui nous disent quoi faire en
toute circonstance. Même la surprise la plus surprenante, dit John Searle,
l’événement le moins anticipé, par exemple le tremblement de terre le plus
inattendu, se présente enveloppé de son voile institutionnel. Même là, la
société dit quoi faire. Le séisme, dit Searle, n’est plus le même une fois
27
qu’on l’a déclaré « catastrophe naturelle ». La déclaration confère aux
victimes un statut qui leur permettra de faire valoir des droits, comme
l’assistance médicale ou financière ; elle engage la responsabilité
humanitaire de l’État, etc. Même là, des institutions sont à l’œuvre pour
m’imposer l’usage approprié.
Poursuivons dans le même sens, dans le sens de ce que Searle appelle,
28
par opposition aux faits institutionnels, les « faits bruts ». Peut-on
imaginer qu’un fait puisse être totalement brut, c’est-à-dire totalement
affranchi de toute référence institutionnelle ? Que dire par exemple des
atolls les plus reculés du Pacifique ? Portent-ils encore une marque
humaine ? On peut bien les imaginer indemnes de toute intervention
technique, vierges de toute trace humaine. Sauf que la question n’est pas
celle de « l’industrie et des échanges commerciaux » dont parle Marx dans
L’Idéologie allemande29. Elle regarde, plus en profondeur, ma perception et
mon usage de cette plage. Il se trouve que je sais ce que c’est qu’une plage ;
je sais ce qu’on y fait et ce qu’on n’y fait pas. Et ce savoir est un savoir
social. Je sais, comme dit Wittgenstein, que des voitures ne pousseront
pas dans la terre ou que des chats ne naîtront pas dans les arbres ; je sais que
cette plage, et cette mer, étaient là il y a plus de cent ans ; je sais que le
30
corps des oiseaux n’est pas plein de sciure . L’eau « m’exhorte », comme
on dit, à une certaine prudence ; et la nuit, quand elle viendra, me « portera
conseil ». Dans ce paysage de nulle part l’humain est partout présent, sous
forme de connaissances infuses et de recommandations utiles. Ce savoir de
sens commun, je l’ai « avalé », dit Wittgenstein, plutôt qu’explicitement
appris : ma pratique du monde est pleine de ces présupposés qui la
structurent en sourdine, qui en sont l’assise inaperçue et pourtant
constamment opérante.
Il n’est d’ailleurs pas jusqu’à l’étrangeté de cette plage, son exotisme
même, qui n’ait ses règles et sa grammaire. Car cet exotisme est encore
socialement signifiant, il porte un nom et des usages possibles : on m’a
appris par exemple l’attrait doucement érotique des plages de sable fin avec
soleil et cocotiers ; ou bien j’y vois, en écho à tel film ou tel récit, le décor
d’une robinsonnade et le point de départ de « nouvelles aventures ». C’est
pourquoi cette plage, aussi reculée soit-elle, ne sera jamais la scène de ma
solitude. Même envisagée comme un paradis pour nudistes et comme un
lieu indemne de toute contrainte sociale, elle m’a été apprise et je ne décide
pas de ses significations. L’imagination la plus débridée – moi dansant sur
une plage, nu, hurlant, etc. – n’atteindra jamais que la surface des choses.
La socialité dont elle nous délivre ne regarde que quelques usages
explicitement contraignants, elle ne soupçonne pas la profondeur des
imprégnations insues, des habituations longues, des orthopédies efficaces. Il
faudrait pour s’en convaincre produire l’imagination inverse : un homme en
costume avec cravate, lunettes et attaché-case, paraîtrait déplacé sur cette
plage – un vrai personnage de comédie. C’est bien la preuve, a contrario,
que l’usage libertaire de cette plage n’est pas une liberté qu’on prend mais
encore l’effet d’une conformation sociale.
Nul n’échappe à une certaine grammaire de la pensée, comme aux
différents cadrages normatifs qui structurent, omniprésents, implicites,
chacun de nos comportements. Nous savons toujours quoi faire, même
lorsqu’il n’y a rien à faire : même dans ce cas, un usage prescrit la juste
attitude, serait-ce celle de l’ennui et du désœuvrement. C’est pourquoi un
vivant humain est tout sauf « simplement » vivant. La vie en lui a pris une
tournure, ou un tournant, très particuliers. La socialité des primates, plus
précisément celle des grands singes, en montre la direction générale. Mais
c’est une direction qui n’est désignée qu’à vide, s’il est vrai que cette
socialité s’arrête au seuil des institutions humaines. Il y a loin du sentiment
d’injustice à la cour de justice, ou de la dominance recherchée aux
différentes institutions étatiques ; comme il y a loin de la socialité à la
culture. La différence n’est pas de degré ou de complexité : on connaît en
effet le jeu savant des intimidations et des alliances, la diplomatie serrée des
agressions et des réconciliations, qui structurent la « politique » du
chimpanzé. La différence est plus radicale : une vie « instituée », une vie
stimulée et comme innervée par ce qui « se fait », ce qu’« on fait » ou ce
qu’on « doit faire », une telle vie, parce que foncièrement communautisée,
ne se vit plus exactement de la même manière. Or la radicalité de la
différence tient là encore à la structure même de notre rapport au monde : à
ce que nous appelions plus haut l’intentionnalité partagée ; et à ce qu’une
analyse phénoménale nous fait voir comme un partage absolu. Car là aussi,
et peut-être là surtout, il y a de l’idéalité.
On aurait certes pu croire l’inverse. On aurait pu croire que la diversité
des institutions humaines – diversité de principe, diversité constatée au seuil
de toute observation ethnographique et coïncidant avec la définition même
31
de la culture – nous situait à l’opposé de toute nécessité. Et certes on ne
saurait sauver les phénomènes en allant exhumer, sous la variabilité
monotone des règles, un noyau invariant ; on peut parier qu’une règle est
toujours contingente en sa naissance, particulière en son point d’application,
bref toujours locale en son contenu. Pour autant, si le contenu des coutumes
humaines les rend incommensurables, leur forme est partout nécessitante.
Une règle en effet veut être appliquée sans exception ni modification
possible. Son application est rigide et si elle ne l’est pas ce n’est pas de son
fait ; ce sont les circonstances, non elle, qui provoquent l’écart. Pour mille
raisons on peut fumer dans un lieu public alors que c’est interdit ; mais en
elle-même, cette interdiction n’a qu’une et une seule manière d’être
appliquée. Cette nécessité de la règle (elle ne peut pas ne pas être, elle ne
peut pas être autrement) implique dès lors son universalité : elle doit valoir
de la même manière pour quiconque. Et encore une fois cela regarde sa
forme de règle, non son contenu.
Imaginons en effet un contenu plus local que l’interdiction générale de
fumer dans les lieux publics. Imaginons, en poussant plus loin certains
aménagements particularisants déjà présents dans les lois antitabac, que
l’interdiction vaille non seulement en France et pour les « lieux fermés et
couverts accueillant du public », comme c’est actuellement le cas, mais en
outre uniquement de 12 heures à 14 heures, et à l’attention des personnes de
sexe masculin nées avant 1966. On pourrait même spécifier un peu plus :
ces hommes devraient, pour être astreints à la loi, s’appeler Michel. La loi
ne concernerait donc que les hommes de plus de 50 ans, français, répondant
au prénom de Michel, pour des lieux spécifiques, entre midi et deux. On
peut ainsi spécifier à l’infini. Toutes les lois, de fait, ont un contenu
spécifique ; c’est même tout l’art du législateur de savoir spécifier
rigoureusement. Il n’empêche qu’au-delà de la particularité de son contenu
une telle loi restera universelle. Et elle le sera tout simplement parce qu’elle
oblige quiconque s’appelle Michel, a plus de 50 ans, est français, etc. La
classe d’application d’une loi est par principe ouverte. Elle l’est en vertu de
sa nécessité de loi : une loi (mais plus généralement une règle, un usage ou
une institution), parce qu’elle nécessite et oblige inconditionnellement, vaut
universellement pour tous ceux qui sont concernés par elle. Elle rend
équivalents tous les Michel de plus de 50 ans, parce qu’une fois concernés
par la loi ils doivent tous se conformer identiquement à elle. Allons au bout
du raisonnement : même une loi valant pour une classe réduite à un seul
individu resterait, paradoxalement, universelle. Car le Michel en question
serait encore anonymement, et non personnellement, obligé par la loi.
Celle-ci prescrirait une application qui, même réduite à un individu,
traiterait cet individu non en fonction de cet individu mais en fonction
d’elle-même, comme loi nécessitante et non négociable. Les
caractéristiques du Michel en question seraient déterminées à l’avance par
la loi, et Michel serait concerné par la loi en vertu de ces caractéristiques
issues de la loi, et non de son histoire personnelle ou de son sentiment
d’être unique et incomparable. C’est la loi, non lui-même, qui lui dirait qui
il est. Au moment d’appliquer la loi il serait ce qu’elle a fait de lui : un
individu de 50 ans pour qui fumer à midi est dangereux – donc un individu
substituable et encore universel.
Ainsi la règle, quelle qu’elle soit (technique, morale, juridique,
coutumière, etc.), fait-elle de nous, comme le dit Sartre, des individus
« quelconques » :
Les modes d’emploi, désignations, ordres, défenses, plaques indicatrices s’adressent à moi en tant
que je suis quelconque ; dans la mesure où j’obéis, où je m’insère dans la filière, je me soumets aux
buts d’une réalité humaine quelconque et je les réalise par des techniques quelconques […] ; à fins
32
quelconques, à techniques quelconques, réalité humaine quelconque .

On touche ici, avec cet anonymat des règles, à ce qui est sans doute la
forme la plus archaïque de l’idéalité. La répétition du même travaille ici les
corps et les pensées à leur niveau le plus élémentaire : non plus dans la
gloire du savoir et la recherche de la vérité ; mais dans le « on », comme
disait Heidegger, de la conformité sociale. Ici le vivant humain est sommé
d’être là où le font être ses différents usages, et où tout un chacun pourrait
être à sa place. Le rôle que lui demande d’assumer telle institution (de
locuteur ou d’interlocuteur, de donateur ou de donataire, de père ou de fils,
de vendeur ou d’acheteur, de bailleur ou de locataire, etc.) est en soi une
place vide et universellement habitable. Même locale, même réservée à
certains, une institution s’adresse à la classe indéfiniment ouverte de ses
« institués » possibles ; aussi vernaculaire soit-elle, elle s’édicte
universellement, parce que nécessairement. Ainsi même là, dans ce travail
des pensées et des corps, il y a de l’idéalité.
L’attitude naturelle

Nous pouvons maintenant revenir à l’attitude naturelle, et mieux


comprendre de quoi il retourne avec elle. Nous le disions plus haut : celle-ci
est faussement naturelle. Il ne va pas de soi qu’un vivant, c’est-à-dire un
être approprié à soi et faisant tout paraître depuis soi, puisse se décentrer en
direction de l’« unique monde naturel », du monde commun à tous les
vivants. Il y a dans cette assomption du commun quelque chose qui
outrepasse les forces d’une vie simplement vivante. Mais nous avons
maintenant du mouvement pour aller plus loin. Nous connaissons désormais
la puissance idéalisante du langage et de nos institutions. Et l’on peut gager
que si les vivants que nous sommes élèvent une prétention réaliste en
chacune de leurs perceptions, si le monde sur lequel ils croient naïvement
donner est ouvert à tous les vivants, c’est en vertu de notre statut de vivants
tout à la fois parlants et politiques.
Le langage comme la règle emportent loin d’eux-mêmes les vivants que
nous sommes. Ils machinent en nous de l’idéalité, sous la double forme du
vrai et de l’obligatoire, ou de l’universel et du nécessaire. Nous ne
percevons jamais innocemment, sans quoi le monde serait pour nous un
monde sans cesse changeant d’affordances, d’occasions pratiques et de
motifs affectifs. Ce que nous percevons n’est jamais étranger aux grandes
fictions transcendantales élevées par nos actes de paroles et nos obligations
sociales. Ce que le langage vise téléologiquement dans l’avenir, sous la
forme d’une vérité parfaite et donc indéfiniment promise ; ce que nos
institutions repoussent archéologiquement dans le passé d’une fondation
mythique ; bref ce qui, absolu, n’est jamais donné mais seulement prétendu
ou supposé, vient se sédimenter dans le monde que nous avons sous les
yeux. Comment est-ce possible ? Comment des présomptions absolues
peuvent-elles donner lieu à la simple rencontre de ce qui est ? Comment des
prétentions transcendantales peuvent-elles si bien structurer l’expérience
qu’à la fin nous ayons le sentiment de simplement recevoir ce qui est ?
Comment le vivant que je suis peut-il croire qu’il perçoit, non pas la chose
pour lui, mais bien la chose en soi ?
Celui qui parle vise, idéalement, le bon prédicat, le jugement ultime, la
vérité qui mettra tout le monde d’accord. Mais cette visée téléologique du
vrai n’est pourtant pas suspendue en l’air. Elle possède une assise. « Tout
acte de jugement, dit Husserl, présuppose qu’un objet est là, qu’un objet
33
nous est donné, et que c’est sur lui que porte l’énonciation . » Les
discussions interhumaines s’emportent certes au-delà d’elles-mêmes vers
une vérité idéale et à venir ; mais elles sont toujours en même temps à
propos de la chose présente, qui est l’objet du débat – à propos de ce qu’on
appelle le « thème » de la discussion, ou encore le « substrat » des
différentes prédications. S’il est vrai, comme le pose Strawson, que « les
attributs, ou les propriétés, sont ontologiquement secondaires aux objets
34
auxquels on les attribue » ; s’il est vrai que « la référence aux attributs
35
présuppose la référence aux objets », alors le regard se porte moins en
avant, vers la vérité promise, qu’ici, vers la chose discutée et prédiquée.
C’est d’ailleurs la condition première de toute interlocution : on doit
préalablement s’entendre sur ce dont on parle. Pour discuter il faut d’abord
déclarer la chose : la nommer, l’indiquer, la pointer du doigt, bref l’ouvrir
au commentaire qui vient. Au départ de la prédication savante et de la
communauté idéale des chercheurs il y a cette capacité plus élémentaire,
plus fondamentale, de déclarer la chose en place publique, de la pro-poser,
de l’ex-poser à l’adresse d’autrui. Cette déclaration de la chose nous situe
au seuil du langage, en un lieu où celui-ci communique avec le monde
perçu. La déclaration de la chose est comme un premier contrat social ;
c’est notre acte politique le plus élémentaire. La connaissance et son
progrès véritatif viendront après ; avant elle, il y aura eu ce « pré-savoir »
de la chose, sa mise en commun inaugurale. Avant la vérité, il y aura eu
cette autre forme, disons « déictique », de l’idéalité : la chose déclarée,
rendue publique, communautisée par l’indication ou la nomination. Une
telle idéalité a ceci de particulier qu’elle ne quitte pas le ceci-là de la chose ;
elle ne procède pas d’une généralisation ou d’une abstraction. L’enfant qui
déclare la chose, en la pointant du doigt ou en la nommant, ne regarde pas
ailleurs ; c’est bien elle, la chose individuelle, cette chose-ci, qu’il regarde,
et qu’il regarde différemment, maintenant qu’il la partage avec tout un
chacun ; il partage son attention, mais sur la chose présente. L’idéalité en
question n’est pas objective, mais subjective ; elle n’intellectualise ni ne
change d’aucune manière le contenu du donné. Ce qu’elle transforme c’est,
a parte subjecti, en l’universalisant, le regard lui-même. Je regarde en
sachant désormais que « tout le monde » regarde la même chose que moi. Je
regarde, si l’on peut dire, unanimement.
S’entrevoit ici un « mouvement rétrograde du vrai » qui vient comprimer,
dans l’épaisseur présente de la chose, tout ce que promet l’entreprise de la
connaissance. La vérité à venir s’anticipe et se « précipite » dans la réalité
que nous avons sous les yeux. Je vois « la » chose, la chose en soi ou réelle,
parce que, nommable, donc connaissable et déterminable à l’infini, je
contracte en elle tout l’infini de ses déterminations possibles. Avant la vérité
comme processus d’adéquation progressif, accommodation sans fin du
jugement à la chose, il y a la réalité comme dé-couvrement ou ré-vélation,
ex-position ou thématisation de la chose, ouverture au regard de tous. Les
humains bâtissent une science cumulative, poursuivent une vérité qui serait,
au-delà de tout donné, le géométral réconciliant tous les points de vue
possibles. Mais cette idéalité du vrai s’anticipe en même temps dans la
donnée individuelle de la chose, dans la plénitude de son existence pour
tous et pour personne. Il y a le « savoir que » (to know that), le savoir de la
vérité (the knowledge of truth) ; et il y a ce qu’on connaît transitivement (to
know something), le « savoir de la chose » (the knowledge of things), son
36
identification référentielle, dans l’ici et maintenant de l’interlocution .
Mais on en dirait autant de la nécessité, c’est-à-dire du mode pratique de
l’idéalité. Celle-ci infuse dans le sensible et y dépose non ses exigences
véritatives, mais ses obligations de bien faire. Les choses que nous
percevons, les vivants que nous rencontrons, les paysages que nous
habitons, se découvrent à nous depuis leur règle d’usage. Ils nous
contraignent et nous plient à leur loi. Les choses, les vivants et les paysages
se pratiquent « comme il se doit », c’est-à-dire comme tout un chacun,
anonymement, doit le faire. En toute rigueur, et comme nous le disions plus
haut, ce n’est jamais moi qui manipule la chose mais tout un chacun
(quiconque) à travers moi. Je suis le même que les autres, et vivant dans le
même monde, par la seule efficace des institutions. C’est pourquoi au
carrefour du langage et des règles, de l’appel du vrai et de l’obligation
sociale, au carrefour de la déclaration théorique et de l’usage pratique, le
monde n’est jamais nôtre absolument. Il est monde exposé en place
publique, ouvert au commentaire et à la prédication ; mais il est, en même
temps, monde nécessité, institué, instruit par tous les savoir-faire qui
l’habitent et le traversent. Pour ces deux raisons, il est multiple et profond,
tenant en réserve l’infinité de ses aspects possibles. Pour qui parle,
le substrat individuel de sa parole, vers lequel il regarde, est le
« déterminable » : une chose prégnante de ses déterminations à venir, tissée
d’invisible, doublée de tout ce que lui et tous les autres peuvent savoir sur
elle. Mais la chose est par ailleurs grosse de tous ses usages possibles, de ce
que tout un chacun pourra en faire. Chose latente, profonde ou, comme dit
37
Merleau-Ponty, « charnelle ». Pour un vivant parlant et politique la chose
n’est plus le support évanouissant d’un agir, la surface de réflexion
d’intentions pratiques ou d’attentes émotionnelles, comme elle peut l’être
pour un animal. Comme chose toujours potentiellement thématisable
(nommable ou désignable à l’adresse des autres), et comme chose d’usage,
elle s’est alourdie de tout ce que les autres vivants peuvent dire ou faire,
mais aussi voir ou ressentir à son propos. Elle porte désormais en elle,
consistante, inépuisable, une multiplicité d’expériences possibles. Elle n’est
plus mienne, ce dont je dispose comme être agissant et souffrant, mais
chose pleinement chose et existante, « une infinité de perspectives
38
différentes contractées dans une coexistence rigoureuse », « plénitude
39 40
insurpassable », chose offerte à « mille regards ». Le monde d’un être
parlant et politique est infiniment profond ; il est « le corrélatif non
seulement de ma conscience, mais de toute conscience que je puisse
41
rencontrer ».
La vie humaine est une vie qui s’emporte au-delà d’elle-même en
direction du monde commun. Nous assertons et discutons, et en cela nous
jouons le jeu d’une vérité qui, valant pour toute conscience possible,
tournerait le dos à ce qui nous concerne et nous importe. C’est l’œuvre
véritative du langage. Nous nous conformons à nos usages, et ce faisant
nous identifions nos comportements, dans l’anonymat du « quiconque ».
C’est l’œuvre nécessitante de nos institutions. Enfin, au carrefour de ces
deux types de postulations, entre l’aigu de la vérité et la basse continue du
« on », entre les ascèses savantes et les orthopédies sociales, il y a la
déclaration et la perception du monde en place publique, le vécu
« spontané » d’un monde commun : nous déclarons ce qui est et ce faisant
nous percevons la chose pour tous et pour personne, comme un forum,
l’unité d’une multiplicité de points de vue. Chacune de ces formes de
l’idéalité est anthropologiquement nécessaire. On n’imagine pas une vie
humaine sans un savoir ultime et convaincu de sa vérité ; sans institutions,
coutumes et règles ; enfin sans un partage, verbal ou préverbal,
pédagogique ou perceptif, de l’expérience. Depuis quelque deux cent mille
ans qu’il y a des hommes qui parlent, discutent, ambitionnent l’accord des
esprits ; qui pratiquent leur monde selon des règles identifiant leurs
différents comportements ; enfin qui se montrent ce monde les uns aux
autres, le nomment et le perçoivent ensemble ; pour tous ces humains il y a
le monde, l’unique monde naturel, comme décor pérenne de leurs
existences périssables. Pour tous ces humains, la centration vitale doit faire
avec une autre loi, celle du commun. Il faut toute l’idéalité du vrai et de la
règle pour parvenir à décentrer le sujet vivant et à le lier à autre chose que
soi.

Le mode d’être non métaphysique de l’idéalité

Les mécanismes évolutifs de type culturel dont nous défendions


l’efficace causale au chapitre précédent sont certes pensables, comme nous
le faisions alors, du point de vue du spectateur étranger. Pour autant, dès
qu’on dépasse l’analyse causale et qu’on phénoménalise cette nouvelle
version de nos origines, dès qu’on réinvestit phénoménologiquement la
théorie du double héritage et qu’on tente de comprendre ce que pouvaient
bien vivre nos ancêtres lorsque s’inventait l’idée de savoirs et de
comportements partagés, alors ce qui de l’extérieur pouvait apparaître
comme une complexification graduelle se vit de l’intérieur comme une
révolution psychologique. Car dès lors la véhémence de l’idéalité s’aperçoit
partout, sous la forme de prétentions exorbitantes subjectivement élevées
par le vivant humain. On ne vit pas de la même manière quand on
argumente au nom de raisons, qu’on parle pour convaincre, qu’on écrit pour
être lu après sa mort, qu’on professe pour transmettre à d’autres, ou encore
qu’on emprisonne, qu’on torture ou qu’on tue au nom de ces mêmes
raisons ; quand on vit et qu’on agit sous le chef de coutumes et de lois
chaque fois particulières, mais qu’on croit les meilleures de toutes. Ces
ardeurs viscérales, ces convictions parfois violentes, ces sincérités insensées
configurent une tout autre vie que la vie animale. Par le langage et par les
institutions, en orchestrant un monde de représentations et de
comportements partagés, la culture emporte la vie humaine loin d’elle-
même et la fait s’enfler de tous les excès. C’est pourquoi la culture, en dépit
des apparences, n’est pas ce qui enclôt sagement les communautés
humaines dans l’idiosyncrasie ethnographique de leurs rites et de leurs
visions respectives du monde. Tout au contraire. Elle façonne du commun
qui, au-delà de la particularité-relativité de son contenu, veut toujours
concerner tous les vivants possibles. Le langage et la règle sont vecteurs
d’unanimité ; ils convoquent tous les vivants, parlants ou non, autour de la
table ; la communauté que rêve la culture n’a pas de limites.
L’idéalité, sous quelque forme qu’on la conçoive, fait violence à la vie.
Du fait au droit la distance est infinie ; dire qu’avec le vivant humain
s’inventent des prestations idéalisantes, dire que l’homme est ce vivant qui
absolutise son rapport au monde comme son rapport à l’autre homme, c’est
dire que l’hominisation fait événement dans l’histoire du vivant, qu’elle y
produit quelque chose de radicalement nouveau. Derrida avait parfaitement
aperçu ce point dans sa réflexion sur la phénoménologie de Husserl. Viser
l’idéalité, disait-il, c’est envisager un mode d’être qui se passe parfaitement
de moi pour être ; c’est présumer qu’une chose peut être ce qu’elle est en
m’ignorant ; c’est imaginer que moi mort, cette chose continuera à être ce
qu’elle est. Si l’idéalité est ce qui se répète identique à soi en toute
manifestation possible, ce qui vaut comme le même pour tous, alors c’est ce
regard nombreux, et non le mien seulement, qui donne consistance à
l’idéalité. L’idéalité ignore le vivant que je suis.
C’est donc le rapport à ma mort (à ma disparition en général) qui se cache dans cette détermination
42
de l’être comme présence, idéalité, possibilité absolue de répétition .

Ainsi l’idéalité n’est-elle pas un ingrédient qu’on introduit sans


conséquence dans la vie d’un vivant. Qu’un vivant puisse viser un monde
comme étant « le » monde comme tel, le monde qui serait le même pour
tous et pour personne, le monde comme tribunal de nos paroles et de nos
actes ; qu’il puisse voir l’autre homme non pas seulement comme un
congénère empiriquement reconnaissable, mais comme un être de droit,
réclamant la vérité et non pas le mensonge ; ces prétentions sont sans appel
et font violence au vivant que je suis. Une prétention idéale transforme le
tout de la vie humaine jusque dans ses mouvements les plus élémentaires.
On rougit de mentir. Par l’effet d’une longue acculturation, notre
physiologie prend sur elle l’opposition sans compromis du vrai et du faux.
La vérité engage un rapport au monde et aux autres qui est non seulement
nouveau dans l’histoire de la vie, mais qui, par ailleurs, s’inscrit en nous
jusqu’en nos affects les plus intimes.
Cessons donc de nous représenter la vie humaine comme soumise à un
ciel d’idées ou inféodée à un esprit divin. Là n’est pas la question. Il faut
oublier ce bric-à-brac métaphysique d’un autre âge qui, qu’on y adhère ou
qu’on le critique, encombre de sa lourde absoluité notre savoir de l’humain.
L’absolu séparé obscurcit, positivement ou négativement, toute
clairvoyance anthropologique : soit parce qu’il produit une image
substantiellement dualiste de l’humain (un esprit dans un corps) ; soit au
contraire parce que, comme antimétaphysique, il nous interdit de voir les
autres formes de l’absolu qui travaillent la vie humaine et impriment en elle
une tournure inédite. Si au contraire une telle vie fomente de l’absolu, c’est
sans séparation substantielle, donc d’une manière qui résiste à sa critique
antimétaphysique. Le monde commun n’est pas donné quelque part, dans
un noyau intelligible ou un système de principes qui constitueraient la
structure invariante de ce monde. Son universalité ou sa nécessité sont
prétendues. C’est pourquoi il n’est pas concerné par les ardeurs et les
critiques de l’antimétaphysique. Il est l’objet d’un mouvement issu de la
vie, une prestation ou un coup de force du vivant. L’idéalité du monde est
ce à quoi le vivant humain prétend dans ses déclarations verbales et
préverbales, comme dans ses différentes institutions. Elle est un ensemble
de présomptions agies plutôt que connues, une succession de performatifs
issus de la vie, plutôt qu’un ciel d’entités séparées et surplombant la vie.
Elle ne vient pas de l’extérieur à la vie mais au contraire la transforme de
l’intérieur, en son mode d’être spécifique.
On ne s’étonnera pas par conséquent de ce que les trois types
d’idéalisation que nous avons examinés, s’offrant chacun comme une
prestation de la vie en nous, apportent une réponse chaque fois particulière
à la critique antimétaphysique. Ce sont trois façons de résister à cette
critique, visant non à restaurer la métaphysique, mais à montrer que la vie
humaine n’est pas concernée par les alternatives auxquelles voudrait nous
acculer l’antimétaphysique : soit le sobre univers de la biologie, soit le
surnaturel ; soit la science, soit la spéculation. De trois manières différentes
on voit une vie empirique, donc particulière et contingente, ambitionner
l’absolu du nécessaire et de l’universel ; de trois manières différentes
s’assume l’idée que nous n’avons pas à choisir entre le relatif et l’absolu,
mais à décrire les postulations absolutistes du vivant humain. La différence
anthropologique n’est pas concernée par l’obsession d’en finir avec la
métaphysique. Elle s’instruit à l’écart de ce débat usé qui, d’un côté ou de
l’autre, ferme les questions avant de les avoir posées. Elle trouve ses
arguments dans l’autoévidence phénoménale du dire, comme dans l’enquête
sociale sur nos institutions, comme enfin dans l’analyse intentionnelle du
voir, bref dans ce que nous disons, dans ce que nous faisons et dans ce que
nous voyons.
Dans ce que nous disons : la visée du vrai dans le jugement prédicatif
n’est jamais qu’une prétention élevée par un sujet vivant, dans des
conditions d’interlocution chaque fois particulières ; chaque fois que ce
vivant soutient une thèse, son « attitude propositionnelle » excède son point
de vue et ambitionne d’être convaincant pour l’ensemble des points de vue
en présence, et potentiellement pour tout point de vue possible. Il n’y a là
aucune hypostase métaphysique, rien d’autre qu’une fiction rationnelle ou
un désir d’unanimité consubstantiel à l’acte prédicatif. Qui en doute
s’expose à l’autocontradiction performative, c’est-à-dire à reconnaître que
cette prétention idéale appartient qu’il le veuille ou non à son acte de
parole : il ne peut faire autrement que viser cet accord des esprits, dès lors
qu’il asserte. Aucun savoir ici, scientifique ou spéculatif, n’est requis pour
vérifier ce pouvoir téléologique du vrai dans une vie humaine ; c’est cette
vie qui, performativement ou par le fait même, témoigne pour elle-même et
43
pour la téléologie qui l’anime .
Dans ce que nous faisons : le fait institutionnel est sans doute ce qui nous
situe au plus loin de la métaphysique telle que la conçoit
l’antimétaphysique. Il n’est pas question ici d’entités séparées mais d’un
apprentissage de règles et d’une conformation de comportements. Nous
sommes aujourd’hui le 10 avril 2017 : cette journée est
conventionnellement la même pour tous. Il serait vain de révoquer cette
idéalité au nom d’un combat contre l’Idée car, grammaticale,
conventionnelle, une telle idéalité n’est pas concernée par un tel combat.
Elle n’est pas de l’ordre du séparé, mais de la convention. Elle ne postule
aucun autre monde que ce monde-ci, qu’une société nous apprend à voir
sous le chef d’un calendrier et d’une histoire collective. Ici l’idéalité du
monde commun s’apprend quasi corporellement, dans une série de gestes
faisant droit à la déprise plutôt qu’à la prise, au partage plutôt qu’à la
solitude. Entre imitation et obéissance, automatisme et autorité, un long
travail d’habituation transforme la main qui prend pour soi en main capable
de montrer, donner, recevoir, patienter, interroger. Ce n’est pas la magie de
l’Amour qui opère ici, ni le miracle du Social, mais simplement l’impératif
pragmatique, liminaire, et présidant à toute vie sociale, d’une harmonisation
des comportements individuels :
Le rôle primordial de la culture est d’assurer l’existence du groupe comme groupe ; et donc de
44
substituer, dans ce domaine comme dans tous les autres, l’organisation au hasard .

45
Ce « fait de la règle », cette intervention du groupe travaille à chaque
instant le corps et les pensées du vivant humain. Si le comique, comme
l’avait posé Bergson, agit comme une sanction sociale dès qu’un vivant, se
faisant seulement vivant, déroge aux règles habituelles, alors dans une vie
humaine le rire, donc l’exhibition de la puissance sociale, peut éclater à tout
moment. C’est la remarque bergsonienne que fait John Searle : il va de soi
pour chacun de nous « qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez celui qui,
lorsque la balle de base-ball lui est lancée, se contente de la manger ;
quelque chose qui ne va pas chez celui qui ne reconnaît pas la moindre
raison de faire quelque chose après avoir promis de le faire ; quelque chose
qui ne va pas chez celui qui se promène en déversant un flot de phrases
agrammaticales46 ».
Dans ce que nous voyons : si vivre c’est, comme l’avait posé Uexküll,
produire un champ d’apparaître subjectif ; si c’est aménager autour un
milieu signifiant pour soi ; si c’est faire apparaître ce qui m’entoure comme
ayant signification pour moi – le fruit « comme » comestible ou au contraire
nuisible ; l’arbre « comme » refuge ou comme menace ; le congénère
« comme » allié ou comme ennemi ; bref si vivre c’est « voir comme »,
alors les idéalisations dont l’homme est le prestataire appartiennent encore,
clairement, à la vie. Car elles organisent un « voir comme » radicalement
nouveau, une aspectualité proprement révolutionnaire.
Pour la première fois ce fruit, que tout vivant catégorisait comme tel fruit
et envisageait depuis certaines de ses propriétés intrinsèques, peut être vu à
partir de lui-même, sous le chef d’une catégorisation théorique et non plus
pratique. Pour la première fois les propriétés du fruit peuvent valoir pour
tous et pour personne, indépendamment de leur utilité ou de leur valeur
émotionnelle pour moi. Pour la première fois le fruit n’est plus simplement
consommable, ou même, comme peuvent l’être certaines plantes, utilisable
comme un moyen d’automédication. Il n’est plus simplement pratiqué mais
peut être également connu pour lui-même, comme peuvent être connues
pour elles-mêmes ses vertus thérapeutiques. Que la connaissance du fruit ait
été motivée, en son surgissement empirique, par des besoins pratiques,
qu’on connaisse rarement pour connaître, mais le plus souvent intéressé et
stimulé par l’application technique ou le désir de briller, ne change rien à
l’affaire. En son acte même et indépendamment des motivations qui
l’accompagnent, la connaissance place l’objet au centre et l’érige en seul
juge de ce qu’on pourra dire sur lui. La catégorisation non plus pratique,
mais théorique ; le voir de la chose comme la même pour tous, nombreuse
de tous les regards sur elle, et gagnant dans cette démultiplication intérieure
une consistance et une substantialité contrastant avec le caractère
évanouissant d’une affordance pratique ; la chose, comme dit Merleau-
47
Ponty, « bourrée de petites perceptions qui la portent dans l’existence » :
où l’on voit que l’idéalité transforme ce monde-ci, plutôt qu’elle ne nous
emporte vers un autre monde. L’efficace du nom ou de la désignation est
comme le décret artistique dont parle Danto, qui « transfigure » le banal et
me fait voir « comme » de l’art, avec tous ses relents de sacralité, jusqu’à
un simple porte-bouteilles. Ainsi la même chose, d’être nommable,
apparaît-elle « comme » chose publique, essence indéfiniment participable,
étalon-or de ce que je pourrai toujours en dire, alors que c’est
matériellement la même chose, spatialement visée là où elle est et nulle part
ailleurs.
Rien d’autre, donc, qu’une discipline sociale historiquement ou
préhistoriquement advenue dans des conditions évolutives particulières,
contingente en son apparition comme en son fonctionnement. Aussi humble
soit-elle en son extraction, l’institution du vivant humain transforme en
profondeur la vie, subjectivement vécue, de ce vivant. Parce que socialisé
non dans ses seules interactions, mais jusque dans son rapport intentionnel
au monde, le vivant humain ne repose plus en lui-même. En lui l’absolu de
la vie (de la centration vivante) est en permanence mis en concurrence avec
l’absolu du monde (du monde commun à toute vie possible). En lui la vie
concernée par soi apprend à faire avec un monde qui appartient à tous les
autres en même temps qu’à lui. Ce travail d’acculturation, ce saut du fait au
droit, de la solitude au commun, chacun doit savoir l’accomplir pour soi.
C’est là son pari fondamental, son acte de confiance originel, que la
philosophie politique connaît depuis toujours : j’abandonne mon arbitraire
privé en espérant que tous les autres en feront autant ; je compte qu’à ma
bonne volonté personnelle répondra la bonne volonté générale ; je m’en
remets, mais sans garantie, à la toute-puissance compensatrice du commun.
Ce pari s’accomplit à tout instant dans le saut du personnel au quiconque,
de la centration vitale à l’anonymat social, qu’exigent par définition nos
différentes institutions. C’est sans garantie qu’un enfant s’en remet à la
station droite plutôt qu’à la reptation ou à la marche à quatre pattes ; c’est
sans garantie qu’il s’en remet à la fourchette plutôt qu’à la main nue, à la
requête verbale plutôt qu’à la prise directe, bref à la conduite apprise des
autres et pour les autres, plutôt qu’à ses conduites spontanées. Le jeu en
vaut sans doute la chandelle ; mais nul ne sait avant de jouer le jeu social ce
que celui-ci lui réservera. Telle va la vie humaine, couvrant la distance
infinie du personnel à l’universel ou du spontané au nécessaire, et
recommençant chaque matin, comme au premier jour, le long chemin de la
culture.

Notes
1. Martin Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude,
trad. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 310.
2. Cf. Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. F. Dastur et al., Paris, Gallimard,
2005, § 25 : « Donner des ordres, poser des questions, raconter, bavarder, tout cela fait partie de notre
histoire naturelle, tout comme marcher, manger, boire, jouer. »
3. Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale,
trad. G. Granel, Paris, Gallimard, « Tel », 1989, p. 408.
4. David Hull, « On Human Nature », art. cit., p. 4.
5. Ibid.
6. Jürgen Habermas, Vérité et Justification, trad. R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2001, p. 266.
7. Cf. Dominique Lestel, Paroles de singes. L’impossible dialogue homme-primate, Paris, La
Découverte, 1995.
8. Cf. Jacques Vauclair et Bertrand L. Deputte, « Se représenter et dire le monde. Développement
de l’intelligence et du langage chez les primates », in Aux origines de l’humanité. Le propre de
l’homme, dir. Pascal Picq et Yves Coppens, Paris, Fayard, 2001, p. 309 et 323-324 ; Herbert
S. Terrace, « Animal Cognition », in Herbert L. Roitblat, Thomas G. Bever et Herbert S. Terrace,
Animal Cognition, Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates, 1984, p. 7-28.
9. Karl-Otto Apel, Le Logos propre au langage humain, trad. M. Charrière et J.-P. Cometti,
Combas, L’Éclat, 1994, p. 46-47.
10. Sur cette puissance véritative du langage prédicatif, cf. Francis Wolff, Dire le monde, Paris,
PUF, « Quadrige », 2004.
11. Cf. Roger Brown, « The First Sentences of Child and Chimpanzee », in Thomas Sebeok et Jean
Umiker-Sebeok (dir.), Speaking of Apes. A Critical Anthology of Two-Way Communication with Man,
New York, Plenum Press, 1980, p. 88.
12. Ibid., p. 98.
13. Jacob Bronowski et Ursula Bellugi, « Language, Name and Concept », in Thomas Sebeok et
Jean Umiker-Sebeok (dir.), Speaking of Apes, op. cit., p. 109.
14. Adrian Cussins, « Content, Conceptual Content, and Non-Conceptual Content », in York
H. Gunther (dir.), Essays on nonconceptual Contents, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2003, p. 156.
15. Ibid.
16. Richard Rorty, « Putnam and the Relativist Menace », in The Journal of Philosophy, no 90,
sept. 1993, p. 451 (cité dans Vérité et Justification, op. cit., p. 191).
17. Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris,
Fayard, 1982, p. 15.
18. Jürgen Habermas, Idéalisations et communication…, op. cit., p. 14. Sur cette critique
déflationniste de l’universalisme kantien, cf. Mark Sacks, « Transcendantal Constraints and
Transcendantal Features », in International Journal of Philosophical Studies, vol. 5, 1997, p. 164-
186.
19. Karl-Otto Apel, Éthique de la discussion, op. cit., p. 58. Cf. sur ce point précis Jean-Marc
Ferry, Philosophie de la communication. 1, op. cit., p. 35-36 : « Si l’on y réfléchit concrètement, en
imaginant pratiquement la différence entre la façon dont je suis engagé, lorsque j’approuve une
expression au nom de sa vérité simple et lorsque je l’approuve au nom de son efficacité, on s’aperçoit
que, dans le premier cas, je m’implique dans l’attitude de la deuxième personne, celle d’un
participant, tandis que, dans le second cas, je glisse subrepticement vers l’attitude extérieure,
objectivante, d’une troisième personne, celle d’un observateur, caractéristique de la position
“ironiste” que Rorty se plaît aujourd’hui à incarner : “Oui, cette affirmation est efficace…” Or, c’est
justement dans la mesure où je l’approuve ainsi, que je m’en délie. »
20. Cf. Richard Rorty, Contingence, Ironie et Solidarité, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Armand Colin,
1993, p. 15 : « J’emploie “ironiste” pour désigner le genre de personne qui regarde en face la
contingence de ses croyances et désirs centraux : quelqu’un qui est suffisamment historiciste et
nominaliste pour avoir abandonné l’idée que ces croyances et désirs centraux renvoient à quelque
chose qui échapperait au temps et au hasard. »
21. Ibid., p. 113.
22. Thomas Nagel, Le Point de vue de nulle part, trad. S. Kronlund, Combas, L’Éclat, 1993, p. 16.
23. Ignace Meyerson et Paul Guillaume, « Recherches sur l’usage de l’instrument chez les
singes », Journal de psychologie normale et pathologique, 5-8, 1937, p. 445.
24. Ibid., p. 447 : « Pouvoir apprendre à manier un instrument, c’est-à-dire un transformateur, c’est
pouvoir subordonner l’impulsion motrice à ses nouveaux effets ; mais cette réaction des effets sur
leur cause est une continuelle correction. »
25. John Searle, La Construction de la réalité sociale, trad. C. Tiercelin, Paris, Gallimard, 1998,
p. 10.
26. Ibid., p. 133.
27. Ibid., 72.
28. Ibid., p. 14. Cf. également, à l’origine du concept, Elizabeth Anscombe, « On Brute Facts »,
o
Analysis, 18, n 3, 1958.
29. Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande. Précédé de Thèses sur Feuerbach, trad.
G. Badia et al., Paris, Les Éditions sociales, 1982, p. 83.
30. Cf. Ludwig Wittgenstein, De la certitude, trad. D. Moyal-Sharrock, Paris, Gallimard, 2006.
31. Cf. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, rééd. Pocket (Agora),
p. 351-352 : « Nous appelons culture tout ensemble ethnographique qui, du point de vue de
l’enquête, présente, par rapport à d’autre, des écarts significatifs. »
32. Cf. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris,
Gallimard, « Tel », 1982, p. 569.
33. Edmund Husserl, Expérience et Jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique,
trad. D. Souche-Dagues, Paris, PUF, « Épiméthée », 1991, p. 14.
34. Peter F. Strawson, Analyse et Métaphysique, Paris, Vrin, 1985, p. 60.
35. Ibid. Sur cette « thèse de l’asymétrie entre sujets et prédicats », cf. Peter F. Strawson,
« L’asymétrie entre sujets et prédicats », in Études de logique et de linguistique, trad. J. Milner, Paris,
Seuil, 1977, p. 115-136.
36. Cf. John McDowell, « On the Sense and Reference of a Proper Name », in Meaning,
Knowledge and Reality, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1998, p. 174.
37. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, « Tel », 1986.
38. Id., Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 84.
39. Ibid., p. 373.
40. Ibid., p. 84.
41. Ibid., p. 390.
42. Jacques Derrida, La Voix et le Phénomène, Paris, PUF, « Quadrige », 1998, p. 60.
43. On peut d’ailleurs noter, pour attester le caractère inéluctable de cette visée véritative, la
manière dont se formule le relativisme. Si celui-ci, comme on le remarque classiquement, présuppose
le vrai dans la forme assertive de son discours et par-là s’autocontredit, cette présupposition du vrai
s’aperçoit également grammaticalement. Car c’est toujours par une personnalisation-particularisation
seconde de son énoncé que s’assume le caractère relatif de l’énoncé : « À mon avis », « De mon
point de vue personnel », « C’est du moins ce que je pense », etc. : on a affaire chaque fois à des
modalisations du vrai qui présupposent celui-ci. Le relativisme est la relativisation du vrai, il est
tributaire de ce qu’il nie.
44. Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Berlin, Mouton De
Gruyter, 1967, p. 37.
45. Ibid.
46. John Searle, La Construction de la réalité sociale, op. cit., p. 190-191.
47. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 391.
Chapitre 7

Une éthique de la différence animale

Sous ses aspects épistémologique, éthique et enfin philosophique, le


zoocentrisme nous a semblé procéder d’une représentation chaque fois
désengagée et extérieure de ce que nous vivons et faisons. C’est pourquoi
nous avons pris le parti de subjectiver l’analyse et de repenser en première
personne le rapport de l’homme à l’animalité. La vie humaine nous est
apparue alors comme fondamentalement décentrée, déportée loin d’elle-
même en direction à la fois du réel et d’autrui – du réel partagé avec autrui,
de ce que nous avons appelé le monde commun. Dans un univers de culture,
autrui tient la première place, il se fait l’intercesseur majeur de notre rapport
au monde. Nous visons un monde fondamentalement partageable ; autrui,
avant d’être un sujet qui me perçoit ou un objet perçu, est « une structure du
1
champ perceptif » ; il a valeur transcendantale. Avant d’être l’autre ou un
2
autre, il est, comme dit encore Deleuze, « Autrui-a priori ». L’essentiel de
ce que nous faisons, percevons ou disons est pragmatiquement polarisé par
un monde qui serait le même pour tous ; nous sommes embarqués dans
l’étrange fiction transcendantale d’un monde commun à tous les vivants
possibles.
Cela configure bien sûr une vie fort différente de ce qu’elle semble être
chez les animaux tels que nous les connaissons. Et pourtant cela n’autorise
aucune hiérarchie, aucun étagement de bas en haut, ce que favorisait en
revanche la métaphysique substantialiste. Nous ne dirons pas que l’homme
en vertu de ses pouvoirs transcendantaux se tient « au-dessus » de l’animal.
Et ce non par fausse modestie, mais parce que l’anthropologie d’un point de
vue transcendantal, dont nous défendons le principe, ouvre en réalité un tout
autre paysage mental. Il n’est plus question du « haut » et du « bas », il
n’est plus question de « supériorité » ou d’« infériorité », mais de ce que
3
Rorty appelait des « métaphores en largeur » : quand on subjective
l’analyse et qu’on part de ce que nous vivons, alors se font jour non des
hauts et des bas mais du soi et du non-soi, non des échelles mais des cercles
concentriques, des mouvements procédant du soi et allant s’élargissant en
direction des autres. Telle est la topique anthropologique, et non plus
métaphysique, qu’appelle une analyse en première personne. Qui accepte
d’adopter le point de vue subjectif aperçoit dans les formes de vie humaines
ce qu’aucun regard extérieur ne saurait apercevoir : qu’en mes différents
comportements je suis emporté loin de moi par des raisons et des règles que
je partage avec d’autres. Il faut être un soi pour pouvoir accompagner le
mouvement qui arrache ce soi à lui-même en direction d’entités vécues
comme absolues : des énoncés valant pour tous, des règles impératives, des
spectacles qu’on croit universellement émouvants. Seul un soi peut
prétendre à un dehors du soi.
Or cette nouvelle topique non seulement ne nous met pas au-dessus des
bêtes, mais nous en rapproche au contraire. L’altérité, qui est en nous la
grande ressource transcendantale, ouvre toute grande la porte de nos
rapports avec les animaux : car nous portons en nous, à titre de
présupposition nécessaire de notre rapport au monde, la communauté de
tous les vivants possibles. Tel serait le paradoxe : nous sommes nous-
mêmes par un décentrement radical à l’égard de nous-mêmes ; nous
sommes nous-mêmes en présumant d’être les compagnons de tous les
vivants de la terre. Et c’est ainsi qu’un discours resubjectivé, préférant
assumer ce que nous faisons plutôt que de l’éloigner dans une
représentation, un discours qui semble jouer la fidélité à soi du vivre
humain, en réalité débouche sur une proposition éthique inattendue que
nous voudrions examiner pour finir. En se recentrant méthodologiquement
sur lui-même le vivant humain s’aperçoit qu’il est lié aux animaux
beaucoup plus profondément qu’il le pensait. Il leur est
transcendantalement lié, dans la texture même de son rapport au monde. Il
porte en lui le principe d’une altération indéfinie : rien de ce qui est humain
ne lui est étranger, mais rien de ce qui est animal non plus, dans le circuit de
ses multiples identifications.
D’où la possibilité d’explorer sous son aspect moral l’anthropocentrisme
élargi qui nous occupe dans cette seconde partie : entendons par là une
pensée à la fois phénoménologiquement instruite de la singularité du vivant
humain, et accompagnant en même temps aussi loin qu’il est possible le
chemin que ce vivant, en vertu de cette singularité même, est susceptible de
faire en direction des autres vivants. Tel est notre pari : ressaisir l’humain en
son propre, loin de nous enfermer dans une célébration narcissique de nous-
mêmes, est sans doute la meilleure façon d’aller vers les animaux. Partir de
l’humain peut nous disposer à découvrir ce que nous appellerons la
« différence animale », c’est-à-dire l’étrangeté radicale des vies animales à
4
l’égard de la vie humaine .

Une éthique animale d’un point de vue transcendantal

L’anthropocentrisme élargi que nous aimerions défendre ici prend


résolument le contre-pied du pathocentrisme qui imprègne une bonne partie
des éthiques animales contemporaines. C’est pourquoi il vaut la peine de
revenir sur ce pathocentrisme et sur la contradiction à laquelle il pousse ces
différentes éthiques : on verra s’y dessiner en creux la possibilité d’un autre
type d’éthique animale. De fait il ne s’agit pas seulement de remarquer que
l’animalité humaine est un énoncé que cette éthique porte en son sein
comme une absurdité ; il s’agit d’être constructif. Il serait en effet absurde,
d’un point de vue pratique, d’abandonner la cause animale après l’avoir
convaincue d’erreur, et de passer à autre chose. L’élargissement de la
morale est en route, il appartient à notre présent, et il ne s’agit ni de freiner
ce mouvement, encore moins d’en contester la légitimité. Nous pensons que
la polarisation de l’éthique animale sur la capacité du bien-être et de la
souffrance est nécessaire, mais qu’elle doit savoir en même temps se limiter
rationnellement, sous peine de se caricaturer.
Comme on l’a vu, un pathocentrisme qui confie à la seule sentience des
vivants, à leur seule vulnérabilité, le pouvoir de réformer la morale humaine
pour lui intégrer le sort des animaux, s’expose tout naturellement à la
5
contradiction . Il se méfie de l’humaine raison, il redoute à travers elle de
faire le jeu d’une hiérarchisation métaphysique et anthropocentrique contre-
productive. Mais il méconnaît, ce faisant, les ressources morales propres au
vivant humain. Celui qui veut élargir le cercle de la considération morale en
faisant de la sensibilité le critère de cette considération, accomplit un acte
de sensibilité, mais tout autant de raison. C’est la raison qui fait sa place à la
sensibilité et qui la cultive ; c’est l’homme comme être rationnel, non
l’animal comme être sensible, qui prend sur lui d’élargir la morale. On ne
connaît aucun animal décidé à porter secours à tous les êtres sensibles
autour de lui – à quelques-uns peut-être, mais jamais à tous. Or c’est bien à
tout animal sensible que s’adresse l’élargissement contemporain de
l’éthique. Quelle que soit la forme qu’elle revêt, la sensibilité est source de
considération morale pour tout animal qui en est le porteur. Allons un peu
plus loin. Même lorsqu’on décide, par souci d’efficacité pragmatique, de
privilégier certains animaux sensibles, c’est pour leur conférer un statut
moral valable en tout lieu et en tout temps. Même si on ne la fait valoir, par
exemple, que chez les mammifères normaux de plus d’un an, la sensibilité
chez ces derniers entend valoir universellement. Or on ne connaît aucun
animal revendiquant de réformer ce qui est devant un tribunal universel. Il
faut être humain pour prétendre que le bien qu’on vise est le même pour
tous, le « vrai » bien ; il faut être humain pour se nourrir de ces étranges
fictions rationnelles.
Cela signifie que l’éthique animale est sommée de composer avec
d’autres sources de droit que la seule sensibilité. Quand une telle éthique
s’en remet à la sensibilité comme à l’unique source de droit de toute morale
elle ne voit pas, ou ne veut pas voir, que le langage ou nos institutions sont
elles aussi, et différemment, des faits qui font droit. La sensibilité c’est la
vie se faisant à elle-même son propre droit ; c’est la première morale ou la
prémorale, celle du soi attaché à lui-même ; c’est la vie se réfléchissant
dans une exigence finie (d’éviter ce qui me nuit et de persévérer dans mon
bien). Le langage ou la règle c’est la vie se détachant d’elle-même dans une
exigence transcendante ; c’est la vie faisant droit à des valeurs non
instrumentales, c’est-à-dire à autre chose que soi : à ce qui, en sa vérité, est
le même pour tous. Le vivant parlant mesure ses dires ou ses faires non à ce
qui est bon ou mauvais pour lui mais à ce qui vaut identiquement comme le
même pour tous. La norme universelle du vrai, comme la nécessité de nos
règles, décentrent le vivant humain et l’attachent ailleurs qu’en lui-même : à
ce qui, vrai, bon, juste, beau, veut être le même pour tous.
La différence anthropologique se révèle donc, au fil de cette déduction
transcendantale des éthiques animales, moins séparante qu’accueillante. Un
anthropocentrisme bien compris n’enclôt pas l’homme dans son humanité
mais s’en remet au contraire aux ressources universalisantes du vivant
parlant. Tel est le paradoxe. Le vivant humain possède cette spécificité
radicale de savoir se décentrer radicalement. Plus il se rend sensible à la
sensibilité des vivants et plus l’acte qu’il accomplit lui est propre. Plus loin
il va en direction des non-humains et plus il est humain. C’est ce qu’on
pourrait appeler le « paradoxe de la pitié », tel que Rousseau la pense dans
le Discours sur l’origine de l’inégalité. Comme la perfectibilité, la pitié est
propre à l’homme ; mais à la différence de la perfectibilité elle s’accomplit
non en nous séparant des animaux, mais en nous faisant souffrir avec eux.
Lévi-Strauss a éprouvé ce paradoxe avec force : la pitié, dit-il, c’est la
société accomplissant « le triple passage de la nature à la culture, du
sentiment à la connaissance, de l’animalité à l’humanité » ; sauf que ce
triple passage s’accomplit contradictoirement, par l’identification à tout
6
vivant « du moment qu’il est vivant » . La pitié humanise l’homme mais en
l’animalisant ; elle fait l’homme, mais par une surenchère de la
participation vitale ; elle instaure une « conception de l’humanité qui, avant
7
les hommes, pose la vie ».
C’est du reste le même paradoxe qu’on retrouve dans l’animisme tel qu’il
est actuellement conçu par Eduardo Viveiros de Castro ou Philippe Descola.
Chez l’un et l’autre en effet l’animisme ne se définit pas exactement à partir
d’une animation universelle de la nature. Il ne signifie pas la circulation
continuée des âmes entre les humains et les non-humains, rendue possible
par l’animation de tout ce qui est ; il représente plutôt l’humanisation des
non-humains, « puisque l’âme dont sont dotés [les non-humains] leur
permet non seulement de se comporter selon les normes sociales et les
préceptes éthiques des humains, mais aussi d’établir avec ces derniers et
entre eux des relations de communication8 ». La nature est devenue
9
l’« extension de l’état de “culture” aux non-humains ». Ce qui se joue dans
l’animisme n’est donc pas seulement, comme on le conçoit d’ordinaire, le
franchissement rituellement institué des frontières spécifiques, la circulation
des âmes d’un corps à l’autre ; c’est surtout la mise en scène et comme
l’explicitation mythologique de l’être-au-monde humain, comme être
fondamentalement participatif et communautaire. Nous sommes ainsi faits
que nous humanisons l’autre vie et la faisons résonner à distance comme un
prolongement de nous-mêmes ; nous sommes humains par la passion de
l’humain, qui ne s’éprouve jamais mieux que dans notre rapport aux non-
humains. L’animisme inscrit dans l’épaisseur de nos croyances et de nos
rites le principe de cette identification généralisée. Si « “humanité”, comme
l’écrit Grégori Jean, ne désigne nullement une collection d’étants mais une
condition phénoménale », alors l’animisme en est l’exposition privilégiée ;
il « élève à l’absolu le “comment” de la phénoménalité propre à ce que
10
[l’homme] vit dans le partage de l’apparaître ». C’est pourquoi
l’anthropologie de la nature de Viveiros de Castro et Descola achoppe à
chaque instant sur cette autocontradiction performative : ils ne croient plus
à la vieille barrière séparant humains et non-humains, ils veulent la fin du
11
« Grand Partage » ; ils font de l’animisme la pensée de la réconciliation
universelle, mais sans assumer que l’animisme est précisément l’illustration
phénoménologique rigoureuse, en réalité l’une des plus frappantes qui
soient, du mode d’apparaître propre aux vivants humains. Ils prennent
l’animisme au pied de la lettre au lieu de l’accepter pour ce qu’il est : une
contradiction stabilisée, un paradoxe en acte, notre humanité révélée par le
mouvement même qui la rend invisible à ses propres yeux.
Ce paradoxe anthropologique est l’occasion d’apercevoir, d’un point de
vue pratique cette fois, une ressource morale. L’être humain aurait cette
spécificité d’avoir en lui du mouvement pour aller plus loin ; il aurait en
propre de porter en lui la société des humains et des non-humains. Il serait
l’étrange vivant qui raconte à sa progéniture des histoires d’animaux et qui
finit par s’en faire des mythes et des religions ; celui qui parle à ses bêtes et
leur prête croyances, sentiments et émotions ; celui qui bricole, un peu
partout sur cette terre, des « communautés hybrides » intégrant parmi les
humains des animaux d’élevage, de compagnie ou de divertissement ; celui
enfin qui élabore des « éthiques animales » et des « droits animaux ». Et
parce que la première présupposition de tous ces compagnonnages c’est,
comme l’a bien montré Mary Midgley, de considérer les animaux comme
12
des êtres doués d’un point de vue qui leur est propre , on peut parier qu’il
y a là, dans ces communautés aussi vieilles que notre humanité, dans ce
constat anthropologique banal, de quoi faire avancer la cause animale. La
question qui se pose alors est simple : qu’est-ce que ça changerait, dans
notre rapport aux animaux, d’avoir en tête que nous ne sommes pas des
animaux comme les autres ? La différence anthropologique pourrait-elle
être un concept moralement pertinent ? Pourquoi ne pas procéder depuis
nous, donc sur un mode anthropocentrique, plutôt que depuis eux et
l’évidence de leur sensibilité, ou des souffrances que nous leur infligeons ?
Pourquoi l’anthropocentrisme serait-il nécessairement un piège, bien décrit
dans cette formule de Stephen Clark : « Nous sommes absolument meilleurs
que les animaux parce que nous sommes en mesure de donner de la
13
considération à leurs intérêts : par conséquent, nous ne le ferons pas » ?
N’est-ce pas pourtant jouer avec le feu de l’égoïsme et de l’indifférence ?
Il faut se souvenir en effet, ou imaginer que pour bien des gens la différence
homme-animal représente, en sa radicalité, le premier argument en faveur
de la subordination et de l’exploitation. Et certes c’est bien là une « voie
14
d’équilibriste », comme le dit Marlène Jouan, pointant la difficulté d’un
anthropocentrisme qui saurait prendre l’humain non « en un sens
apologétique et narcissique15 » mais comme le point de départ d’un
nouveau respect des animaux. Nous suivrons pourtant cette voie, aussi
périlleuse soit-elle, parce que nous pensons qu’elle est riche de virtualités
inexplorées. Pour au moins trois raisons nous pensons que la différence
anthropologique peut être autre chose qu’un obstacle à la cause animale, et
jouer un rôle au contraire déterminant dans le champ de l’éthique animale.
Si on accepte de voir en lui autre chose que l’expression d’un chauvinisme
humain, c’est-à-dire d’une croyance en la « supériorité » de l’humain face
aux non-humains, l’anthropocentrisme peut se révéler une ressource
pratique bienvenue pour repenser les relations de l’homme et des animaux.

La dynamique des droits

Le premier bénéfice pratique d’une approche anthropocentrée c’est de


nous mettre en face de notre responsabilité. Cette responsabilité est totale.
Et elle l’est précisément parce que tout procède de nous, et non des
animaux. Anthropologiser la question, c’est en effet commencer par
reconnaître que c’est à nous qu’incombe de porter secours à certains
animaux (ou de cesser de les exploiter), et non à eux de plaider leur cause.
Nul ne le fera à notre place. Tout partira de l’éducation de nos sensibilités,
de l’évolution de nos mœurs, de la transformation de nos lois, de nos débats
et de nos décisions politiques.
Il est absurde, de ce point de vue, de croire que les animaux ont des
droits. Les animaux n’« ont » pas de droits, si l’on entend par là qu’ils
seraient objectivement dotés d’une dignité intrinsèque, reçue par voie
naturelle ou métaphysique, comme un héritage d’espèce ou un don de Dieu.
Comme la « Culture » ou la « Conscience de soi », le « Droit des animaux »
est bien souvent un refuge de la métaphysique. On s’interroge pour savoir si
les animaux, ou lesquels parmi eux, ont des droits ; on attend de l’éthologie,
de la psychologie cognitive ou de la philosophie qu’elles nous éclairent de
leurs oracles, quand la seule question qui vaille ici est de savoir si nous leur
accorderons des droits. La question est pragmatique ou politique ; elle n’est
pas métaphysique ou ontologique. Reconnaître un droit, c’est recourir à la
loi pour protéger un être et assigner des limites à notre pouvoir de faire,
c’est collectivement décider qu’on ne traitera plus cet être comme un simple
instrument. Le droit vaudra alors, selon l’expression de Judith Jarvis
16
Thomson, comme une « contrainte comportementale » : ni plus, ni moins.
C’est pourquoi la valeur fondatrice du droit, la dignité que le droit se
propose de protéger, n’est pas « donnée ». De même que ce sont les
hommes qui font le droit, ce sont eux encore qui, en amont du droit,
reconnaissent à certains êtres une valeur digne d’être universellement
protégée. On pourrait pourtant croire l’inverse et poser que le droit est
octroyé à un être au vu de la valeur qui est la sienne ; que c’est parce qu’un
individu ou une entité ont une valeur qui leur est consubstantielle que les
hommes instituent des droits, et non l’inverse. La question serait alors
ontologique plutôt que pragmatique : j’ai le droit qu’on ne me casse pas le
nez lors d’une agression parce que l’intégrité physique fait partie des
17
valeurs reconnues comme objectivement respectables par le législateur .
De même, c’est bien parce que certains animaux sont sensibles au plaisir et
à la douleur qu’on pourrait leur reconnaître des droits : parce que c’est un
fait qu’ils sont polarisés par le bien-être et la souffrance, et qu’ils portent
des intérêts et des préférences, leur vie possède une valeur intrinsèque qu’il
faut savoir protéger. Mais c’est trop dire, pourtant. La dignité d’un être,
humain ou non humain, vivant ou non vivant, aucun ne la possède de toute
éternité. La vie, même sensible, n’est pas en nous une valeur absolue ; ce
serait confondre un peu vite ce que chaque vivant reconnaît comme son
bien propre, avec un bien universellement revendicable, ce qu’on appelle le
bien en soi. Ce serait franchir un peu vite la distance infinie du particulier à
l’universel. La sentience, la vie sensible à soi, n’est rien qui en soi nous
oblige. Pas plus du reste que la raison, le langage ou la liberté : rien, chez
les humains comme chez les animaux, n’est bon en soi. De l’être au devoir-
être, d’un donné descriptif à une norme prescriptive, d’une proposition en
« is » à une proposition en « ought », comme on voit dans le fameux
18
problème de Hume, la conséquence n’est pas bonne .
Contre le sophisme naturaliste, contre l’idée qu’un donné naturel pourrait
de lui-même nous obliger, nous dirons donc que si la sensibilité nous
semble digne d’être protégée par tout un chacun et non par son seul porteur,
si la vie de certains animaux nous apparaît en conséquence comme une
valeur universellement défendable, c’est parce que les humains, comme
vivants parlants, ont su universaliser cette valeur et s’en faire une
obligation. Seuls les humains, à travers leur langage et leurs règles, peuvent
exiger l’universel et considérer que la sensibilité, ou la raison, ou le
langage, ou la liberté, sont des biens en soi. L’absolutisation de la valeur est
un fait humain. Les humains sont les seuls à exiger des valeurs absolues, ce
qui signifie en retour qu’ils ne font jamais qu’exiger de telles valeurs.
L’assomption de droits universels, comme la reconnaissance de la dignité
qui sous-tend ces droits, réclament, comme le souligne Mark Hunyadi, un
19
« engagement civilisationnel ». Seul un élargissement de la communauté
humaine, intégrant progressivement dans son cercle certains animaux,
reconnaissant à ces derniers une dignité particulière, peut faire du droit.
Ainsi, dans une version désontologisée de la chose telle que la défend
Hunyadi à la suite de Searle, « les droits de l’homme comme ceux de
l’animal sont des cas d’imposition de fonction-statut par le biais d’une
intentionnalité collective20 ». Le droit d’un être n’est pas un « fait brut »,
21
mais un « fait institutionnel » . C’est un statut résultant d’un certain type
d’intentionnalité, d’un « voir comme » collectivement orchestré : voir mon
chien ou mon chat, mais aussi le veau ou le poulet en batterie, comme des
êtres sensibles. Les voir du coup comme des quasi-personnes. À la
différence des faits bruts, les faits sociaux, dit Searle, sont
« ontologiquement subjectifs », ils ne tiennent que par l’accord des hommes
– parce que nous y croyons. En même temps, nous y croyons
collectivement ; nous y croyons en croyant que les autres y croient en même
temps que nous ; c’est pourquoi ils ont une certaine consistance : ils sont
22
« épistémiquement objectifs » . Le monde des faits sociaux est un monde
que les hommes font ; mais ce monde « d’argent, de propriétés foncières, de
mariages, de gouvernements, d’élections, de matches de football, de soirées
23
mondaines et de cours de justice » possède en même temps une
consistance, une objectivité qui l’empêche d’être révocable d’un
claquement de doigts. Les humains sont ces vivants excessifs qui quoi
qu’ils fassent machinent de l’absolu – de l’universel ou du nécessaire ; ainsi
du droit des animaux, comme de la valeur qui fonde ce droit. C’est à nous,
collectivement, de vouloir et d’instituer ce droit, comme de voir dans
certains animaux les porteurs d’une dignité particulière. Encore une fois,
l’animal ne fera pas à notre place ce travail institutionnel, ou ne nous
économisera pas ce geste en se présentant drapé d’une autorité naturelle,
qui obligerait universellement. Tel est le premier énoncé d’un
anthropocentrisme élargi.
Si l’animal ne possède aucune valeur en soi, ce n’est pas lui qui nous
viendra en aide pour forcer l’élargissement de la communauté morale. Dans
une version anthropologisée ou désontologisée des droits nous ne pouvons
compter que sur des ressources humaines pour accomplir cet élargissement.
C’est affaire d’intentionnalité : voir certains animaux comme des êtres
sensibles, des sujets possédant une vie conative, et pour cette raison vouloir
les encercler d’un périmètre protecteur. L’amélioration du sort des animaux
ne pourra provenir d’une transformation abstraite, décrétée sans rapport
avec nos sensibilités et nos formes de vie. Ce ne sera pas en vertu d’une
argumentation gagée sur des qualités objectives – sur ce que Cora Diamond
24
appelle des « arguments-donc » : les animaux ont un langage, ou une
conscience, ou des capacités cognitives comparables à celles des humains,
ou enfin une sentience, donc nous n’avons pas le droit de les manger. Un
changement législatif, comme l’exhibition d’une qualité objectivement
présente chez tel type d’animal, aussi crédible soit-elle, ne suffira pas à la
tâche. Il y faudra bien davantage : ni plus ni moins que l’élargissement de la
communauté des humains, sa transformation concrète, qui finira par nous
faire voir comme des quasi-personnes les veaux et les poulets de batterie, au
même titre que le chien ou le chat de la maison.
Que nous disent ceux qui nous précèdent sur cette voie de l’élargissement
de la communauté morale ? Certains végétariens n’auraient-ils pas quelque
chose à nous apprendre sur la manière dont ils vivent, concrètement et avant
toute argumentation, leur rapport aux animaux ? Sont-ils vraiment motivés
au premier chef par la sensibilité de certains animaux, leur exposition à la
douleur et au plaisir ? Comme le remarque Cora Diamond, en tant que
végétarienne elle ne mangerait pas la viande d’une vache frappée par la
25
foudre, et qui donc serait morte sans douleur ni dommage . Sa décision de
ne pas manger de viande concerne, plus profondément que la souffrance
infligée par sa mort, la valeur qu’elle reconnaît à la vache. Mais à quoi tient
cette valeur ? Au fait que la vache est, comme dit Tom Regan, le « sujet
d’une vie », c’est-à-dire un être qui vise consciemment un bien qui lui est
propre ? Est-ce la valeur inhérente de la vache ainsi conçue et argumentée
qui retient le végétarien de manger de la viande ? Est-ce cette qualité qui
objectivement l’oblige et réclame un respect particulier ? Ou ne serait-ce
pas quelque chose de plus intime, de plus viscéral, comparable à la
répulsion que nous éprouvons pour le fait de manger de la viande humaine ?
Quelque chose, donc, qui aurait à voir avec le fait que le corps humain nous
est devenu, en quelque sorte, sacré ? Cora Diamond le rappelle avec force :
26
« Nous ne mangeons pas nos morts . » Et ce sacrilège est une affaire
autrement plus sérieuse, un fardeau anthropologique autrement plus lourd à
porter qu’une argumentation sur la sensibilité ou les capacités cognitives
des animaux. Il en va de même avec le fait que je ne mangerais pas mon
chien, et qu’un enfant ne mangerait pas son hamster ou son chat : non pas
en considération de la souffrance causée par leur mort, ou même par respect
du bien subjectif qu’ils poursuivent, mais en vertu de la façon dont nous
voyons le chien, le hamster et le chat de la maison. Ces derniers sont d’une
certaine façon de notre côté, ils participent du « nous », retirant de la
fréquentation des humains un peu de la dignité que ceux-ci se reconnaissent
à eux-mêmes.
Il nous faut, dit Cora Diamond, réaccréditer « l’importance de la notion
d’être humain en éthique27 ». La réformation de notre rapport aux animaux
ne pourra se décréter juridiquement ou se décider d’un coup, par l’efficace
d’une nouvelle appellation ou d’un argument massif. Le statut juridique,
l’appellation ou l’argument resteront lettre morte tant qu’ils ne tiendront pas
compte, embrayant sur lui et le modifiant en retour, de l’état de la
communauté des humains et de la place que celle-ci saura faire aux non-
humains. La manière dont nous voyons ceux que nous appelons nos
« semblables » est la source vive de toute morale ; et c’est à cette source
que devra puiser l’éthique animale si elle veut être crédible. Car « la notion
de semblable est extrêmement labile » : n’étant pas indexée sur des qualités
objectives, référée à nos usages comme à nos décisions juridiques, à nos
manières d’être comme à nos manières de dire, elle va facilement au-delà
de l’espèce humaine : « C’est l’extension d’une notion non biologique de la
28
vie humaine . » De même qu’il nous semble « impie » de manger de la
viande humaine ou le chat de la maison, de même, nous qui nommons nos
semblables, il peut nous sembler infamant de traiter ce dernier « comme un
29
numéro ». Nous nommons certaines de nos bêtes et leur parlons ; nous les
accueillons sans autre justification dans un champ de « relations
interpersonnelles produites communicationnellement », et dans lequel
30
chacun trouve à s’individuer . L’animal familier n’est pas une chose que
nous pouvons observer à distance ou manipuler sans égards ; il « nous fait
face, dit Habermas, dans le rôle (même s’il n’est pas complètement rempli)
d’une deuxième personne que nous regardons dans les yeux comme un alter
31
ego ». Il est presque humain, une quasi-personne ou un alter ego – un
« semblable ».
C’est donc affaire de vision. Faudra-t-il s’arrêter là ? Devra-t-on s’en
remettre au bon vouloir des communautés humaines, à l’élargissement
attendu de nos sensibilités, pour mieux respecter les bêtes ? La cause
animale n’est-elle pas en droit de réclamer un fondement un peu moins
précaire et instable que l’état de nos sentiments, comme n’ont cessé de le
faire valoir Peter Singer ou Tom Regan ? N’avaient-ils pas de sérieuses
32
raisons d’invoquer un « principe formel de justice » impartial, et
indépendant des aléas de nos sensibilités ? C’est tout le problème d’une
approche anthropocentrée et subjectivée de la valeur. L’objection peut
même se redoubler sur un plan pratique : nous n’aurons pour nous qu’une
exhortation adressée à nos congénères, pour qu’ils voient ce que nous
voyons et veulent ce que nous voulons. Comme dit Bryan Norton à propos
de la valeur des êtres naturels, « soit nous éprouvons le sentiment que la
nature possède bel et bien une valeur intrinsèque, soit ce sentiment nous est
étranger. Dans ce dernier cas, le subjectiviste n’a pas d’autre recours que de
déployer des trésors de rhétorique dans l’espoir de convaincre ses
33
partenaires de discussion de changer de politique ». Comment éviter, en
l’absence de valeurs objectives, que nous soyons soumis aux aléas et à la
partialité de l’humaine sensibilité ? C’est le problème que peut rencontrer
par exemple une approche humienne de la question, telle que la défendent
Annette Baier et à sa suite Richard Rorty, ou encore John Baird Callicott.
On pariera sur « l’immense quantité de relations qui peuvent entrer dans la
34
constitution du moi humain ». On fera valoir, contre une conception
abstraitement autocentrée du moi, que des sentiments de sympathie nous
attachent naturellement à nos proches et sont susceptibles de s’étendre
indéfiniment, jusqu’à des êtres fort éloignés de nous. Le « nous » a des
usages variés et extensibles, et ce parce qu’il y a primitivement un nous au
départ du moi, un premier cercle d’attachements toujours passible de
s’augmenter. Et certes une vision ainsi détranscendantalisée de la morale
nous épargne la naïveté de croire qu’une essence intemporelle de l’être
humain ou des animaux serait ici à l’œuvre pour nous obliger. Mais n’est-ce
pas trop peu dire ? Qui nous mettra à l’abri de la faiblesse de nos
sentiments ? Si, contre toute inflation métaphysique de la morale, c’est le
fait qui a ici le dernier mot, qu’aurons-nous à dire contre le fait de nos
attachements familiaux, ou nationaux, ou humains, s’ils entrent en conflit
avec des attachements plus généreux ? Le recours à la dignité intrinsèque de
certains vivants, l’exigence universelle de justice pour ces derniers, bref la
sémantique des droits objectifs, ne sont-ils pas un élément nécessaire à
notre engagement moral à l’égard des animaux ?
Cette objection est bienvenue ; elle a valeur pédagogique. Elle nous
permet de préciser ce qu’il en est de l’anthropocentrisme et des voies que
celui-ci doit emprunter s’il veut pouvoir s’élargir efficacement en direction
des animaux. D’un côté il nous situe à l’opposé d’une approche objective
ou ontologique de la valeur, récusée comme philosophiquement naïve ;
mais de l’autre il redoute la fragilité d’une approche seulement subjective
ou anthropogénique, vouée aux flottements et à l’arbitraire de notre
sensibilité. Cela signifie en somme qu’il faudrait savoir marcher sur deux
jambes. La sémantique des droits objectifs, sans l’élargissement de nos
attachements sensibles et la transformation concrète de nos formes de vie,
paraîtra toujours abstraite et excessive à tous ceux qui, faute de voir en face
la dignité des animaux, la recevront comme une coquille vide. Inversement,
le progrès historique de nos valeurs, l’affinement effectif de notre
sensibilité, s’ils ne s’inscrivent dans le marbre d’une déontologie et d’une
législation, risquent l’impuissance et l’inefficacité. Une éthique animale
indexée sur notre humanité ira ainsi puiser dans cette dernière des
ressources tout à la fois sensibles et rationnelles : rien ne se fera sans que se
transforment nos relations effectives avec les animaux de compagnie, de
divertissement, d’élevage ou encore avec les animaux sauvages ; rien ne se
fera tant que nos sensibilités ne se seront pas rendues concrètement plus
accueillantes à l’égard des conditions de vie des animaux, tant que nos
sympathies ne seront pas plus imaginatives, tant que les humains ne se
seront pas décentrés un peu plus en direction des non-humains. Certains
d’entre nous ouvrent la voie et vont plus loin que nous dans cette direction.
Mais quand ces avant-coureurs deviendront la majorité, quand le combat
d’avant-garde sera devenu une évidence pour le plus grand nombre, alors ce
qui était incongru deviendra naturel, ce qui était requête subjective prendra
une consistance objective, nous nous mettrons à voir les animaux eux-
mêmes comme dignes de respect, et nous légiférerons en conséquence.
Nous dirons alors que les animaux « ont » des droits, de toute éternité,
oubliant que cette naturalité, sédimentant la lente transformation de nos
sentiments, s’est inventée historiquement. Parce que nous sommes des
vivants rationnels, chez qui la vie se laisse transformer par des prétentions
absolues, une éthique animale anthropocentrée doit faire fond aussi bien sur
la sensibilité et ses aléas que sur la raison et ses obligations intangibles.
Ce n’est donc pas qu’un beau jour de février 2015 le Code civil ait
changé en France, accordant aux animaux le statut d’« êtres vivants doués
de sensibilité ». C’est plutôt qu’un nombre croissant de Français
« voyaient » désormais les animaux comme des êtres sensibles, là où ils
pouvaient être tentés, auparavant, de se détourner d’une telle évidence. Le
statut de quasi-personne était en passe de devenir l’un des éléments
composant notre vision du monde. Nous avons changé ; nous avons changé
en nos corps, en nos sensibilités, en nos représentations, et le droit a suivi.
En retour, on peut gager que ce nouveau statut juridique travaillera nos
sensibilités, confortant de toute son autorité le nouveau « voir comme ».
Ainsi, entre nos valorisations spontanées et nos catégories juridiques il y a
échange, comme plus généralement entre la vie sociale et le droit, l’usage et
la loi, le voir et la raison. À la profonde mutation des sensibilités dans les
sociétés libérales répondent des législations, des décrets et des ordonnances
qui entérinent cette mutation, fixent le détail de nos obligations et rendent
sinon impossible du moins improbable un retour en arrière. Nos discussions
publiques sont traversées par ces allers et retours où se joue notre
responsabilité à l’égard des animaux, et le sort que nous leur réservons.
C’est donc bien affaire de vision, comme nous le disions plus haut avec
Cora Diamond ; mais d’une vision instruite à mi-chemin de la perception et
de l’appellation, du vivre-ensemble et du statut moral, de l’affect et de la
raison. Voir un animal « dans les yeux », comme dit Habermas, c’est plus
que voir : c’est observer mais avec égard, c’est se comporter avec
« observance », comme on dit dans l’univers de la religion où voir, c’est se
35
sentir lié . Vient un moment où le temps passé ensemble, le partage des
gestes mitoyens, la communication silencieuse et verbale, mais aussi le
respect, la prescription ou l’argumentation, tout cet épais tissu conjonctif de
la vie humaine, nous fait voir autrement l’animal. Alors nous lui sommes
« attentifs », selon une attitude qui, comme l’observance, nous situe entre
36
l’attention et le soin, la perception et l’égard . Et si inversement nous ne
voyons pas « en face » les animaux, si nous nous détournons de la vie qu’ils
mènent ou des souffrances que nous leur infligeons, ce n’est pas simple
distraction. C’est une distraction alourdie d’un refus de voir, une
« inattention coupable », comme on dit. On n’est pas loin du
« divertissement » pascalien, cette ignorance concertée, cet oubli de ce que
nous savons mais que nous ne voulons pas savoir, cette impossibilité de
voir en face ce qui pourtant est bien là. Cora Diamond emprunte à Stanley
Cavell la notion d’« esquive » (deflection) pour dire cet étrange mouvement
de l’esprit37 : entre indifférence flottante et faiblesse du vouloir, mon regard
glisse le long de la chose et en évite le plein ; je ne suis pas là moi-même,
38
face à l’animal lui-même. Là où je suis requis d’« habiter un corps » pour
imaginer les conditions d’élevage ou d’abattage les plus sinistres, il est
toujours plus facile d’éviter cette empathie malheureuse et d’aller voir
ailleurs.
Un anthropocentrisme élargi nous ramène donc à nous-mêmes. Ou plutôt
il ramène chacun à soi, comme unique point de départ possible du
mouvement qui le portera (ou non) vers les animaux. C’est à moi et à moi
seul qu’incombe de voir en face la condition faite aujourd’hui aux animaux.
Or comme on vient de le voir, les ressources d’un tel anthropocentrisme
sont hybrides, à l’image des vivants que nous sommes. Il y a ce que nous
vivons dans la spontanéité et la contingence de nos usages, dans la
profondeur de nos affects et de nos sympathies ; et il y a ce que nous fixons
rationnellement, comme universellement juste. Le droit des animaux est une
construction sociale qui ne nous renvoie à aucun fondement transcendant,
mais qui nonobstant possède une consistance réelle qu’il puise, à mi-chemin
du monde de la vie et de nos prestations morales, dans l’épaisseur de la vie
humaine. Nos usages, comme nos lois, nos sympathies comme notre droit,
sont des productions intentionnelles, des formes de vie humaines
susceptibles de s’objectiver en nous faisant voir les animaux eux-mêmes
comme dignes de respect et de considération. Ainsi peut-on imaginer avec
Lévi-Strauss qu’un jour viendra où manger de la viande animale nous
39
semblera aussi sacrilège que si elle était humaine . Alors les végétariens de
l’avenir parleront de nous, pourquoi pas, comme de cannibales sans foi ni
loi qui n’avaient pas su voir la dignité inscrite au front des animaux, ni
compris qu’il y avait là des visages. Leur sensibilité et leur droit auront
évolué de concert, se relançant l’un l’autre, leur faisant voir les animaux
bien différemment de la manière dont nous les voyons aujourd’hui : alors ils
verront, sans-doute, ce que nous ne voyons pas encore.

Au-delà de la sensibilité : une empathie imaginative

La deuxième contribution que l’anthropocentrisme peut apporter à


l’éthique animale regarde le pathocentrisme et la possibilité de prendre
certaines distances vis-à-vis de lui. Il ne s’agit pas de jouer l’humain contre
l’animal, ou la raison contre la sensibilité, mais de faire valoir tout ce que
l’humain, dans ses accomplissements concrets, peut apporter à notre
définition de la vie en général, humaine ou non humaine.
Nous ne vivons pas en êtres sensibles si la sensibilité se réduit à
l’évitement de la douleur et à la préservation immunitaire du soi. Il y a
40
toujours davantage dans la vie que la survie ou la conservation de soi . La
vie humaine ne se réduit pas à sa vulnérabilité ; la vie bonne ne se confond
pas nécessairement avec le bien-être de qui n’est pas contrarié dans ses
intérêts. C’est déjà beaucoup de ne pas l’être, mais on peut être heureux de
manière plus aventureuse et plus détachée. Le danger, en somme (danger
aussi bien théorique qu’existentiel) consisterait à rabattre l’essentiel sur le
nécessaire : la santé est certes nécessaire à l’accomplissement d’une vie
humaine, mais pour autant ne récapitule pas tout le spectre de cette vie. Une
vie réussie n’est pas une suite monotone de précautions médicales ; une vie
bonne ne se définit pas par la capacité à ne pas souffrir. De même que la vie
saine ne se réduit pas à l’évitement de la maladie, la valeur d’une vie ne se
réduit pas à sa propre conservation. Or ce constat humain, que vivent le
malade avec l’amenuisement de ses capacités et le convalescent avec le
retour des possibles, peut valoir aussi bien pour la vie animale.
C’est ainsi par exemple, au sein d’une biologie générale conçue « à partir
41
de la pathologie humaine », que l’envisageait Kurt Goldstein . Son tableau
clinique des troubles de l’homme atteint de lésions cérébrales, au sortir de
la Première Guerre mondiale, concluait à cette distinction valable aussi bien
pour les humains que pour les non-humains : la « valeur essentielle » d’un
organisme n’est pas son « importance vitale », relative à la conservation ;
« la conservation de l’existence ne devient l’essentiel que dans le cas de
déficience ou parfois dans certaines situations critiques où le corps devient
42
le bien suprême parce que toutes les autres possibilités dépendent de lui » .
À rebours de cette vie repliée sur l’impératif angoissé de sa conservation, la
santé passe outre les problèmes qu’elle rencontre, supporte par exemple la
lésion, « par intérêt supérieur », dit Goldstein43. C’est un constat
généralisable au-delà de la vie humaine :
La force impulsive de la vie normale est la tendance de l’organisme à l’activité, au développement
44
des capacités, à une réalisation aussi haute que possible de son essence .

Ainsi un retour sur le vivre humain incite-t-il à prendre certaines


distances à l’égard d’une vision réductrice de la vie, comme de toute
éthique qui voudrait s’en contenter. L’évitement de la douleur n’est pas
nécessairement le dernier mot de la vie, comme de notre rapport moral aux
animaux. La conception de la vie humaine qui est spontanément la nôtre et
que nous pratiquons au jour le jour peut valoir comme une incitation à voir
plus dans la vie animale que la vie nue. Comme nous, ils peuvent davantage
que leur survie. Et c’est la plupart du temps ce qu’ils font. Cette exigence
de ne pas confondre la vie animale avec la stricte immunité vitale s’observe
du reste dans les différentes éthiques animales chaque fois qu’il y est
question d’un « bien-être » général outrepassant le strict évitement de la
douleur. On réclame le repos et la sérénité, la liberté de mouvement,
l’autonomie des préférences, le respect de ce à quoi « s’intéressent » les
45
animaux au-delà de ce qui est strictement « dans leur intérêt » ; bref on
leur souhaite « d’accéder, comme dit Tom Regan, au genre de vie bonne
46
permise par leurs capacités ». Il faudrait, généralisant cette intuition
souvent plus opératoire que réfléchie, concevoir le bien-être et la sensibilité
de l’animal en un sens large et positif, incluant l’épanouissement des
différentes capacités de l’animal plutôt que sa seule protection ; il faudrait
imaginer une « vie bonne » ou un « bonheur » des bêtes, au-delà de leur
seule intégrité.
Vivre bien, plutôt que simplement vivre ; le bonheur, au-delà de la
survie : cette dénivellation se projette implicitement chez les animaux que
nous fréquentons. Nous pouvons les voir comme nous nous voyons, « plus
que vivants » dans leurs différentes activités. Nous pouvons avoir le
sentiment, tiré du fond de notre expérience, de leur devoir davantage que
l’évitement de la douleur. Comme le stigmatise John Baird Callicott, une
éthique polarisée par la sensibilité de l’animal conçue au sens étroit reste au
fond prisonnière d’une logique individualiste et égocentrée : dans mon
respect des autres vivants c’est implicitement mon propre droit à la
considération morale que je vise, étant « bien obligé » de céder aux autres
47
ce que je veux qu’ils me reconnaissent . Mais on peut requérir davantage
de l’éthique que de savoir garantir à chacun le périmètre immunitaire de son
intégrité physique ou même psychologique. Passé l’évitement des
dommages les plus élémentaires, on rencontre la nécessité d’élargir l’espace
vital, d’assurer une liberté de mouvements et de perception, de garantir une
certaine autonomie des préférences.
Leur donner la vie bonne, comme dit Jocelyne Porcher, c’est leur donner accès à ce qui leur
appartient : le sol, l’herbe, le soleil et la pluie, le chant des oiseaux, le vent, la neige… tout un monde
48
de sensations et d’expériences qui font qu’un individu existe .

C’est aussi la diversité alimentaire, les différents comportements propres


à l’espèce (« fouiller le sol pour un cochon, pâturer49 »), une certaine
gratuité vitale, qui appartient aussi à la vie (« courir, se battre, jouer,
50
contempler »). Mais c’est aussi, dans le cas des animaux d’élevage, ces
51
« gestes inutiles » donnés (ou non) par les humains, la parole, la caresse,
certains égards, une douceur… tout ce qui, comme l’a bien montré Jocelyne
Porcher, peut composer une « convivialité », un vivre-ensemble entre
hommes et bêtes, outrepassant les stricts soins de base. L’animal peut être
davantage que la victime potentielle de nos exactions, un être négativement
conçu par le mal qu’on peut lui faire.
L’éthique des « capacités » (capabilities) de Martha Nussbaum est en
cela particulièrement importante. Elle vise en effet, au-delà des besoins
52
fondamentaux des animaux, « une riche pluralité d’activités de vie ». On
peut vouloir valoriser davantage que le simple plaisir chez un animal, à
commencer par « la liberté de mouvement ou l’accomplissement
53
physique ». On voit bien par exemple que le jeu participe de sa vie, en
particulier à son stade juvénile, et qu’un animal « rate » quelque chose à en
être privé. Inversement on peut ressentir de la honte en face d’un animal
habillé en bête de foire – honte pour lui, pour sa dignité propre, qui
54
outrepasse l’état de la douleur physique . On peut également respecter
chez l’animal « le sacrifice altruiste pour les membres de sa famille ou de
son groupe », dont témoigne la tristesse qu’il exprime à la mort d’un enfant
ou d’un parent55. En chacun de ces exemples il n’est pas exactement
question d’une protection ou d’une immunité ; il n’est pas question d’un
respect défini seulement comme pas en arrière, garantie qu’on ne franchira
pas le périmètre de l’intégrité individuelle. Les devoirs négatifs (ne pas
attenter à l’intégrité physique ou même psychologique de l’animal) sont
inséparables de devoirs positifs (favoriser, sous ses multiples aspects,
56
l’épanouissement de l’animal) . Nos devoirs envers les animaux ne
procèdent pas seulement de leur vulnérabilité, ils procèdent aussi d’un
certain sentiment de gaspillage, au vu de tout ce qu’ils auraient pu faire et
qu’ils n’ont pas fait. Il y a quelque chose de « tragique », dit Martha
Nussbaum, « lorsqu’une créature vivante dispose de capacités innées ou
“fondamentales” à l’exercice de certaines fonctions qui sont tenues, au
terme d’une évaluation, pour importantes et bonnes en soi, sans jamais
57
pouvoir réellement les mettre en œuvre ».
Or l’anthropocentrisme est deux fois opérant au sein d’une telle éthique.
Il l’est d’abord comme ratio cognoscendi de tout ce que peut l’animal, au-
delà de son attachement au plaisir ou à l’absence de douleur. C’est bien
dans une liste de capacités humaines, et par analogie avec elle, que
s’énumèrent les différentes capacités qu’on pourrait vouloir favoriser chez
certains animaux : la vie, la santé et l’intégrité physique, les sens,
l’imagination, les sentiments, l’affiliation, etc. Et c’est bien nous, humains,
58
qui « évaluons » ce que nous pensons devoir favoriser chez un vivant .
Comme dit Martha Nussbaum, « l’approche par les capacités, dans sa forme
actuelle, trouve son point de départ dans l’idée de la dignité humaine et
dans celle d’une vie qui soit à sa mesure […]. Cette approche peut être
étendue de sorte à fournir un cadre plus adéquat pour penser les droits des
59
animaux ». C’est nous, humains, qui connaissons ce décollement de la vie
bonne et du plaisir, et qui mesurons ce que peut valoir l’animal, ce qu’il
peut faire ou connaître au-delà de sa vie nue. Nous sentons qu’il y a là
toutes sortes de possibilités à explorer. De fait l’animal, s’il n’actualise pas
ces possibilités, n’en a pas conscience, si bien qu’en être privé ne lui inflige
aucune souffrance. C’est l’objet d’une remarque que Martha Nussbaum
adresse à Peter Singer : l’hédonisme, dit-elle, « ne laisse aucune place pour
les privations dont l’animal ne prend jamais conscience en tant que
60
telles . » Et d’ajouter :
Il est sûr que les animaux élevés dans de mauvaises conditions ne peuvent pas imaginer ce que
pourrait être une vie meilleure qu’ils ne connaîtront jamais, en sorte qu’ils ne sauront jamais que leur
manière de vivre n’est pas celle qui était le plus susceptible de les épanouir61.

Cela signifie qu’il y a des biens dont l’animal n’est pas nécessairement
conscient, dont la considération n’échoit du coup qu’à l’être humain, et qui
pourtant sont des biens qui concernent l’animal au plus haut point. N’est-ce
pas du reste ce qui s’entend derrière l’étrange sentiment du « tragique » que
nous pouvons ressentir face à un animal qui a raté bien des possibilités que
lui offrait pourtant sa nature spécifique ? Le tragique est pour nous, en tant
que nous sommes les seuls à le ressentir ; mais à travers lui nous ressentons
en même temps, et d’une manière superlative, tout ce que rate l’animal et
qui l’aurait rendu heureux. Relatif à l’animal mais sans que celui-ci en soit
consciemment affecté, il nous entretient de quelque chose comme un
dommage sans destinataire, un dommage « en soi », que vient exprimer la
dimension métaphysique du tragique.
Mais l’approche par les capacités se révèle une deuxième fois
anthropocentrée, cette fois dans la manière dont peuvent s’accomplir les
capacités. L’homme en effet peut être non seulement le moyen de connaître,
mais également le moyen bien réel, la ratio essendi des accomplissements
animaux. Il peut inciter à tel ou tel comportement, promouvoir telle ou telle
attitude, être celui qui, par le dressage ou l’instauration d’une situation
favorable, lance l’animal sur la voie d’une réalisation particulière. De fait il
ne faut pas seulement prendre en considération ce que nous devons aux
animaux, à leur sensibilité ou à la valeur de leur vie, mais également tout ce
que nous faisons avec eux ou qu’ils font avec nous. Ces interactions sont
denses, riches, proliférantes malgré la différence spécifique et surtout
anthropologique. Les animaux ne sont pas des humains, ils ne partagent pas
avec nous des comportements ou des représentations dans un univers de
culture, et pourtant les relations sont foisonnantes entre eux et nous.
Dominique Guillo en fait la remarque dans son étude sur les chiens :
Une relation sociale complexe et intense peut naître, sous certaines conditions, sur un terreau de
différences, autrement dit entre un humain et un individu d’une autre espèce vivante […]. La
condition de l’existence d’un lien social n’est pas l’identité des acteurs, mais l’ajustement mutuel de
62
leurs conduites et de leurs attentes .

Qu’on songe, pour illustrer ces collaborations dans la différence, à tous


ces chiens qui, ni captifs ni sauvages, vivent « hors laisse », collaborant
activement avec leur maître pour la chasse, la garde du troupeau, le
sauvetage en montagne, l’exploration de terrains accidentés, le déminage,
etc. Et qu’on se souvienne également du chien de salon, qui par sa seule
présence apporte (en même temps qu’il reçoit) un précieux réconfort
affectif. Vicki Hearne a minutieusement décrit ces compagnonnages
63
actifs . Elle refuse d’y voir une forme d’esclavage ou d’exploitation. Le
fait que les chiens en question n’aient pas eu le choix d’accepter ou de
refuser un tel service est un argument qui porte à faux, provenant d’une
conception erronée, et en l’occurrence anthropomorphique, de la liberté. Le
chien peut se sentir libre, c’est-à-dire heureux et bien disposé, dans son
service même ; sa liberté ne passe pas par un choix réfléchi mais plutôt par
un sentiment de bien-être et d’aisance, une coïncidence à soi et à sa nature
profonde, qui supplée à la notion intellectualiste d’engagement délibéré.
Polémiquant contre le droit des animaux64, Vicki Hearne défendit le
bonheur d’un animal de compagnie et tout ce que celui-ci peut gagner dans
l’obéissance, le travail en commun et le dressage. Il faut pour comprendre
la chose abandonner toute forme d’anthropomorphisme, à commencer par
65
celui qui s’invite insidieusement sous la forme du bien et de la générosité .
L’anthropocentrisme n’est pas l’anthropomorphisme : il consiste à partir de
nous, parce que nous sommes vivants, et qu’un mouvement vrai et fécond
ne peut procéder que de la centration vitale ; mais il consiste par là-même à
explorer tout ce que nous pouvons, dans nos relations concrètes avec les
animaux. Or il peut se jouer dans ces relations bien autre chose qu’une
assimilation de l’animal à l’humain, et par exemple à l’idéal politique de
l’autonomie ; dans ces relations initiées par nous, on ne sait pas où, et
jusqu’où, peut nous mener l’animal. Comme résume Donna Haraway, « une
large part du talent d’un animal de compagnie ne peut véritablement se
66
concrétiser qu’au cours d’un apprentissage relationnel ». Et d’ajouter, plus
harawayenne que jamais : « Durant ce travail de dressage, le chien et son
maître atteignent ensemble le bonheur. Voilà un exemple de natureculture
67
émergente . »
Si l’anthropocentrisme n’est pas l’anthropomorphisme, pour autant ce
dernier n’est jamais loin de relations dont l’homme est le centre. Il y a là un
risque. Sans aller jusqu’à dénoncer une forme implicite d’esclavage, on
pourrait pourtant stigmatiser tout ce que ce type de conception du rapport
homme-animal peut induire en termes d’anthropomorphisme, voire de
paternalisme. Ici c’est l’homme qui fait le bonheur des bêtes, et qui du coup
les fait volontiers à son image. Cela rappelle ce passage des Animaux
dénaturés, le roman de Vercors :
– Quand bien même un cheval apprendrait à jouer du piano comme Braïlowsky [un célèbre pianiste
ukrainien du début du siècle dernier], il n’en deviendrait pas un homme pour autant. Ce serait
toujours un cheval.
– Mais vous ne l’enverriez pas à l’abattoir, dit Douglas68.

Transposons : oui, incontestablement, avoir intégré le cheval dans le


cercle des activités humaines nous le « fait voir » autrement et lui confère
une dignité nouvelle, qui peut être la prémisse de nouveaux droits. De
même, son apprentissage augmente de possibles et de capacités inédites ce
qu’on pourrait appeler sa liberté vitale. Mais est-ce à dire que nous aurons
besoin de concours équestres, de sauts d’obstacles ou encore du sport canin
69
d’« agility » (que décrit si bien Donna Haraway ) pour asseoir notre
respect des animaux ? Nous faudra-t-il fabriquer des animaux de foire, des
animaux à usage humain, trop humain ? Et laisserons-nous corrélativement
à l’écart de cette nouvelle élite animale toute la piétaille des animaux sans
talents ? Contre une telle perspective on plaiderait volontiers pour
davantage de laisser-être : laissons les animaux s’épanouir, puisque c’est le
but, mais en toute liberté, et loin des hommes de préférence. Laissons-les
enfin tranquilles, après tant de fidèles et loyaux services.
L’objection est bienvenue. Mais comme le remarquent Martha Nussbaum
ou encore Sue Donaldson et Will Kymlicka lorsqu’ils défendent le principe
70
de relations collaboratives avec les animaux , l’idée d’une « solitude »
animale n’a guère de sens aujourd’hui. Que nous le voulions ou non nous
sommes embarqués dans une histoire commune. Nombreux sont les
animaux qui vivent sous le contrôle des humains : animaux de compagnie,
animaux d’élevage, animaux de distraction dépendent étroitement du
traitement que nous leur réservons. Il en va de même en réalité des animaux
« liminaires » qui, comme les rats, les pigeons ou les cafards, vivent en
symbiose avec les humains et, à leur façon, font partie des communautés
humaines. Quant aux animaux sauvages, bien peu échappent comme on sait
à la mainmise des humains sur leur habitat, leur nourriture ou leurs
71
déplacements . C’est pourquoi le « laisser-faire » est un devoir faussement
crédible, qui implique en réalité tout un ensemble de devoirs positifs et
relationnels. On peut bien sûr militer pour respecter l’intégrité physique des
animaux, leur droit à ne pas être tués, confinés ou torturés ; mais ces
obligations négatives resteront abstraites tant qu’elles ne seront pas
intégrées à un réseau d’obligations concrètes, de type relationnel : favoriser
leur liberté de circulation, donc prévoir des espaces urbains ou des chemins
forestiers ; préserver leur habitat, donc constituer des niches écologiques
qui les mettent à l’abri des nuisances humaines ; leur assurer une
72
alimentation saine, donc les éloigner des décharges, etc. . Contrairement à
la polarisation des éthiques des droits des animaux sur des droits
« universels et négatifs », il faut défendre, comme le font Sue Donaldson et
Will Kymlicka dans Zoopolis, la nécessité de « devoirs relationnels
positifs »73 – et prendre justement pour modèle le paysage moral des
humains, un paysage complexe fait d’entraide, de soin, d’hospitalité, de
services rendus, d’affections gratuites. C’est ainsi (et d’une certaine
manière c’est bien dommage, en particulier concernant les animaux
sauvages), mais une éthique animale digne de ce nom ne peut plus se
satisfaire d’une politique de non-interférence. Nous sommes positivement
solidaires, et donc responsables, du vivre et du bien-vivre des animaux qui
habitent cette terre.
On ne saurait pourtant en rester là. À l’objection de l’anthropomorphisme
nous avons apporté une réponse factuelle, donc nécessairement décevante.
C’est pourquoi nous devons passer au niveau des principes, ce plan où
s’envisagent « tous les mondes possibles ». Il faut ne pas se contenter de ce
monde, qui court à sa perte écologique et qui réduit la plupart des espèces
74
sauvages à l’état d’espèces quasi domestiques . Il faut rappeler contre lui
l’essentielle vertu du laisser-être des animaux. Il nous incombe de
reconnaître et de préserver, le plus possible, l’étrangeté radicale des vies
75
animales – « leur pur et simple étrangement », comme le dit Jean-
Christophe Bailly. Certes nous n’avons pas le choix : nous vivons dans un
monde où désormais la plupart des animaux participent d’un écosystème
humanocentré. Mais cela devrait nous inviter à la plus grande prudence à
l’égard d’un ensemble d’espèces dont le destin est désormais entre nos
mains. Sans évoquer pour l’instant la survie des animaux considérés en tant
qu’espèces, on peut considérer la chose sur le plan individuel. Le fait que
l’homme soit au centre des relations avec les animaux parce qu’il est
devenu, au fil du temps, à peu près l’unique instigateur de ses relations avec
eux, ne devrait pas déboucher sur une assimilation des animaux aux formes
de vie humaines. La responsabilité qui nous incombe regarde au contraire
toute la richesse de comportements, de perceptions, d’affects dont ils sont
capables. Nous sommes comptables de ces possibilités, non par droit
métaphysique, mais en vertu d’une situation dans laquelle les animaux sont
soumis à notre pouvoir. Justement parce que nous les tenons à notre merci,
nous avons à faire preuve de la plus grande imagination, à concevoir le plus
largement possible tout ce que peut un animal.
Nous disions plus haut que l’homme avait en lui de quoi reconnaître
qu’un animal pouvait toujours davantage que sa vie actuelle. Nous vivons
en avant de nous, projetant des possibles qui excèdent la figure donnée de
notre humanité. Dans un monde parfait un tel savoir aurait été inutile : nous
aurions laissé les bêtes vivre leur vie, le plus librement possible. Dans ce
monde-ci, où leur destin est irrémédiablement lié au nôtre, c’est à nous de
prendre en charge ces possibles, et de leur aménager l’équivalent d’un
laisser-être. C’est à nous de les faire exister comme ils auraient existé si
l’homme n’avait à chaque instant réduit leur pouvoir-être, et de leur
permettre d’accomplir tout ce que promet leur espèce. On mesure ici
l’intérêt et la portée d’un anthropocentrisme élargi : entendons par là un
anthropocentrisme qui entend aller le plus loin possible dans le
décentrement de l’homme en direction des animaux, et qui donc se veut
justement le moins anthropomorphe possible. Car il y a une « différence
animale », qui est symétrique et inverse à la « différence anthropologique ».
Jean-Christophe Bailly n’a cessé de célébrer cette énigme, ce silence, cette
ancienneté sans âge des animaux :
Ce qui compte avec les bêtes c’est le voyage immobile
qu’elles sont et que nous pouvons faire avec elles
dans des régions de l’être inconnues
76
insoumises .

Avec les animaux s’éprouve, dit encore Bailly, « la surprise et la joie


77
qu’ils existent ». Il faut faire résonner ces paroles, s’en souvenir contre
l’esquive et le divertissement. Il nous faut cultiver, comme dit Cora
Diamond, « le sens imaginatif de l’étrangeté de la vie animale78 ». Nous
devons cette imagination aux animaux, nous qui ne cessons de limiter ce
qu’ils peuvent être.
Certes défendre l’imagination c’est un peu, aujourd’hui, comme
s’opposer à la guerre : qui ne serait d’accord ? Pourtant cet appel à
l’imagination, concernant l’animal, est loin d’aller de soi. Il n’y a rien de
simple ni de facile dans l’idée d’accompagner « un bœuf, un renard, un
79
lynx, une chatte, une couleuvre, une sauterelle, une huppe » au sein du
monde qui est le leur et dans lequel, comme dit Bailly, ils se cachent. Car la
manière dont ils volent, nagent, marchent, sautent ou courent, mais aussi
80
dont ils fouaillent, ruminent, boivent, rampent, crient, feulent , tous ces
mouvements leur appartiennent en propre. Nous sommes spontanément
anthropomorphes à leur égard, souvent par bon sentiment ; mais il faudrait
faire crédit au contraire à ces comportements de leur étrangeté, se souvenir
qu’à travers eux les animaux « sondent dans le monde, sous nos yeux et nos
81
oreilles, quelque chose que nous n’y voyons et n’y entendons pas ».
L’imagination que les animaux exigent de nous est inévidente en son
principe. Car il y aura toujours en son cœur une impossibilité ultime, un
Noli me tangere éternellement opposé aux facilités de
l’anthropomorphisme : en toute rigueur, il est vrai de dire avec Thomas
Nagel nous ne saurons jamais ce que ça fait de vivre en chauve-souris, mais
82
aussi en bœuf, en lynx ou en couleuvre . Cora Diamond rappelle avec
force « la puissante étrangeté liée à ce que nous puissions partager autant
avec eux, et pourtant aussi ne rien partager ; qu’ils soient capables d’une
beauté et d’une délicatesse incomparables et d’une férocité terrible […] ».
C’est pourquoi nous sommes convoqués, dit-elle, à « une sorte
d’imagination capable d’habiter sa propre et continuelle stupéfaction »83.
Et c’est pourquoi aussi une empathie immédiate, de simple
commisération, ne nous suffira pas. On peut distinguer en effet entre une
empathie de base, de l’ordre de la contagion émotionnelle, et une empathie
plus élaborée, à travers laquelle « je m’imagine ce que je ressentirais si
84
j’étais à la place [d’autrui] ». On peut parler également, comme le fait
85
Lori Gruen, d’« empathie affective » et d’« empathie cognitive » . Dans le
premier cas je me fonds en autrui, au prix d’une indistinction moi-autrui ;
dans le second cas au contraire je maintiens l’altérité d’autrui car, attentif à
l’autre situation, je tente d’en retenir les traits saillants pour aller aussi loin
que possible en direction d’une vie qui n’est pas la mienne86. Or nous
devons davantage aux animaux qu’une empathie simplement
compassionnelle. Et c’est certes un premier pas dans notre rapport avec eux,
dans la mesure où ils sont la plupart du temps nos victimes. Mais comme
nous le disions plus haut, nous n’avons aucune bonne raison de nous limiter
à une relation victimaire avec eux, et de jouer la vie nue contre la vie bonne.
On peut exiger l’une et l’autre ensemble ; on peut pousser l’empathie au-
delà de la pitié, du côté d’une imagination plus aventureuse. Nous avons
plus que jamais ce devoir, au vu de l’arraisonnement technique auquel nous
avons soumis l’ensemble des non-humains. Les laisser à eux-mêmes n’a
plus guère de sens ; en revanche, imaginer tout ce qu’ils pourraient être en
fonction de leur espèce constitue l’analogon moral d’un laissez-faire qui
nous est désormais interdit mais que nous pouvons tenter de retrouver
autrement.
Nous voici bien loin des éthiques pathocentriques. Au regard d’une
approche anthropocentrée de la question, celles-ci disent en effet à la fois
trop et trop peu. Trop, dans la mesure où la sensibilité vaut chez elles
comme une valeur objective et nous obligeant inconditionnellement, quels
qu’en soient les porteurs. Dans l’utilitarisme de Singer par exemple, comme
dans le déontologisme de Regan, mes enfants ne pèsent pas davantage que
des inconnus ; et le chien de la maison n’a aucune précellence sur un chien
87
errant . La balance de la considération morale, comme la théorie des
droits, homogénéisent des conditions relationnelles et affectives pourtant
fort différentes. Une morale qui ne tient pas compte des « valeurs de
88
proximité », comme les appartenances familiales ou les fréquentations
89
habituelles, ou encore des « valeurs symboliques », comme la valorisation
de la personne humaine, une morale purement universelle risque
l’abstraction et, concernant la cause animale, l’inefficacité. Nous ne
sommes pas, comme le dit Cora Diamond, des « Martiens rationnels »,
90
exclusivement motivés par des « raisons pour quiconque ». Si un jour un
certain nombre d’animaux sont considérés comme nos semblables, ce sera
pour avoir été intégrés à un tissu de relations personnelles et symboliques,
bref humaines, qui auront eu raison de notre indifférence à leur égard.
Mais le pathocentrisme en dit aussi trop peu. Car il ne voit pas que nous
pouvons offrir aux animaux une considération morale autrement plus riche
que celle, atomistique et immunitaire, qui s’attache à leur conservation ou à
l’évitement de la souffrance. Le respect de la vie animale est sans doute le
premier mot d’une morale les concernant, mais il ne devrait pas être le
dernier. Tout ce que nous ne sommes pas et que peuvent les animaux, tous
ces mouvements et ces mondes qu’ils cachent par-devers eux, tout ce
possible encore inexploré devrait compter dans notre relation morale avec
eux. C’est l’acquis inestimable engrangé par l’éthique des capacités, qui
connaît tout ce qui peut outrepasser la considération hédoniste de l’animal :
L’émerveillement que l’on éprouve en examinant un organisme complexe suggère à lui tout seul que
le fait pour s’épanouir en devenant ce qu’il est constitue en soi une bonne chose. Et cette idée conduit
naturellement à juger que toute activité ayant pour effet d’empêcher un tel épanouissement est
91
moralement condamnable .

Dans l’éthique des capacités, comme plus généralement dans toute


éthique relationnelle, les animaux sont riches des virtualités mesurées avant
tout par l’espèce à laquelle ils appartiennent. Apprendre le langage humain
aux chimpanzés « ne relève pas des problèmes de la justice
fondamentale92 » ; inversement il y a quelque chose de tragique dans le cas
93
d’un enfant qui, en raison d’un déficit mental, ne parle pas . Les « normes
spécifiques » (species norms) ont ainsi toute leur importance, et l’univers
moral est tout sauf homogène : les formes de vie, en fonction de leur
complexité, sont riches de possibles qui ne se réduisent pas à l’intégrité de
l’être-en-vie, et qui demandent à être honorés.

Au-delà des animaux : le donné


Une approche anthropocentrée de l’éthique animale offre, pensons-nous,
la possibilité d’un troisième bénéfice pratique. On peut relativiser en effet le
pathocentrisme non pas seulement au sein de la vie animale, en promouvant
des capacités qui dépassent la sensibilité immunitaire de l’animal, mais
également au-delà de cette vie, à travers la valorisation du donné naturel.
De quoi s’agit-il ?
On connaît, en la matière, les limites de l’éthique animale. Celle-ci, par
définition, n’inclura jamais plus que des êtres sensibles dans le cercle de la
considération morale. C’est là sa limite parfaitement assumée, qu’on peut
néanmoins vouloir dépasser. En faisant de la sensibilité et des intérêts du
vivant le fondement axiologique de son engagement, une telle éthique
s’interdit en effet d’aller plus loin et de reconnaître la valeur d’une espèce
animale ou végétale, d’un écosystème, d’un lac, d’un rocher. Ni une espèce
(à la différence des individus qui composent cette espèce) ni a fortiori un
élément « abiotique » comme un lac n’ont à proprement parler
d’« intérêts » ; ils sont littéralement « insensibles » à ce qui pourrait leur
nuire ou les avantager ; ils sont en deçà du bien et du mal tels que les
conçoit l’éthique animale. Pire : les relations alimentaires au sein d’un
biotope, depuis les micro-organismes jusqu’aux grands prédateurs, sont des
relations foncièrement inégalitaires, au sein desquelles « vivre, c’est
94
nécessairement exploiter d’autres êtres vivants », situés plus bas dans la
95
chaîne trophique. « Le droit de vivre », comme dit Baird Callicott, ne fait
pas partie d’un tel univers. L’affaire de l’environnementaliste n’est pas de
porter secours aux animaux pris individuellement, mais de préserver
l’intégrité d’une espèce ou d’une communauté biotique, voire la beauté et
l’intégrité d’un site. C’est pourquoi l’éthique animale n’est pas l’éthique
environnementale ; et c’est pourquoi, « entre les partisans d’une éthique
individualiste du bien-être animal et ceux d’une éthique holistique
écocentrique » s’est installé « une brouille et un ressentiment »
persistants96.
Une fausse solution consisterait alors à « trianguler » la question de la
manière suivante : aux humains des droits fondamentaux, gagés sur leur
autonomie rationnelle ; aux animaux des droits plus faibles, appuyés sur
leur sensibilité ; enfin, à l’environnement naturel non pas des droits mais
une « valeur intrinsèque » reposant sur notre décision de respecter les étants
97
naturels . Le problème d’un tel éclectisme, souligne Baird Callicott, c’est
98
qu’il nous laisse insatisfaits quant à l’unification du champ moral . Si on
peut accepter à la rigueur de dériver analogiquement les droits des animaux
des droits humains, en revanche tout sépare ces droits « en soi » de la valeur
décisoire accordée à la nature par les humains. D’un côté des valeurs
objectives (celles des hommes et des animaux) ; de l’autre des valeurs
subjectivement octroyées à la nature par les humains. Or c’est ici qu’un
anthropocentrisme élargi peut représenter une ressource. On peut en effet
considérer l’humain, parce qu’il parle, comme le seul instigateur possible
de valeurs universelles ; et on peut, comme le fait par exemple Baird
99
Callicott , anthropologiser toutes les valeurs : non pas seulement les
valeurs naturelles, mais tout autant les valeurs animales et humaines. Dans
les trois cas la valeur vient à l’être par l’humain, et non l’inverse. C’est lui
qui s’engage en faveur des êtres humains en général, quelle que soit leur
origine, leur couleur de peau ou leur sexe. C’est lui encore qui, dans
l’éthique animale, s’oblige à ne pas faire souffrir les êtres sensibles, ou
à promouvoir leur épanouissement. Cela veut dire que ni l’animal ni
l’homme n’ont « en soi » de valeur universelle. Et c’est lui enfin qui milite,
en écologiste, pour faire reconnaître la valeur des écosystèmes terrestres.
Dans ces trois cas l’élargissement concentrique de la communauté morale
résulte d’une évolution des sensibilités et de décisions politico-juridiques
humaines, non d’un droit transcendant qui attendait, de toute éternité, sa
reconnaissance. Parce que l’attribution de la valeur est un acte sinon de la
volonté, du moins humain, toute latitude nous est donnée d’aller aussi loin
que nous le voulons : on peut s’attacher au bonheur de nos congénères, au
bien-être et à l’épanouissement des animaux, comme on peut également
s’attacher, pourquoi pas, aux grands pins d’Oregon, et s’indigner de leur
disparition. L’anthropocentrisme, à la différence du pathocentrisme, a le
pouvoir d’illimiter notre engagement en faveur des êtres non humains. Il a
le pouvoir de faire droit à des êtres non rationnels et même non sensibles,
donc infiniment éloignés de ce que nous sommes.
Une telle unification du champ moral a de quoi surprendre. Elle semble
mettre sur le même plan la valeur de l’humain, du vivant et de la matière.
Certes le plan est homogène, mais il l’est uniquement par défaut : hommes,
animaux, arbres et pierres n’ont rien en commun ; ils s’unifient par le seul
fait de recevoir de l’extérieur, c’est-à-dire de l’humain, leur valeur. C’est un
plan désontologisé, qui réunit les différentes valeurs en tant qu’elles sont
des productions nôtres. Disons-le autrement : il n’y a plus de morale, c’est-
à-dire un corps de règles qui nous obligent absolument, mais seulement des
valeurs humaines, rien qu’humaines – une axiologie en liberté, dont
l’homme décide souverainement. Une morale subjectivée, et hypothéquant
par là sa teneur morale, est-ce le prix à payer si on veut aller jusqu’aux
arbres, aux lacs et aux pierres ? En réalité la question n’est pas seulement
celle de l’unification de la morale. C’est d’abord une question
anthropologique. Le vivant humain est un vivant dont les prestations
spécifiques, chaque fois qu’on prend la peine de les décrire en première
personne, apparaissent comme des décentrements en direction du monde
commun à tous les vivants. Or nous pensons que cette puissance de
décentrement qui habite le vivant humain n’est pas étrangère à la morale.
Elle lui est même si peu étrangère qu’elle pourrait bien constituer – c’est du
moins notre hypothèse – sa ressource fondamentale.
Nous dirions alors qu’un comportement est bon non par l’objet auquel il
s’applique, mais parce qu’il procède d’un soi qui s’oublie. Un
comportement est bon quand il fait passer l’autre avant le soi, le vivant
avant l’humain, et même l’écosystème avant le vivant. C’est pourquoi il est
si précieux, si urgent, et anthropologiquement si décisif d’intégrer l’éthique
environnementale dans le champ de l’éthique : car ici le décentrement est à
son maximum. On dira alors, premièrement, que les étants non humains –
100
« le sol, l’eau, les plantes et les animaux ou, collectivement, la terre »,
comme dit Aldo Leopold – peuvent avoir une valeur intrinsèque :
entendons par là une valeur qui leur appartient en propre, qui se justifie
depuis ce qu’ils sont, indépendamment de ce qu’ils nous apportent. La
valeur intrinsèque s’oppose à la valeur instrumentale, qui au contraire est
conférée à ces étants par l’utilité qu’en retirent les humains. L’éthique
environnementale commence avec la reconnaissance de valeurs non
instrumentales au sein de la nature, de valeurs autrement dit qui limitent le
pouvoir de faire des humains et incitent ceux-ci à une certaine retenue. À
l’âge d’un capitalisme prédateur et d’un productivisme sans frein, on peut
légitimement militer pour que l’équilibre d’un biotope, la beauté d’une
vallée, la grâce d’une espèce végétale soient reconnus comme bonnes
absolument, indépendamment de l’usage que nous en faisons. C’est donc la
vertu d’une telle éthique de promouvoir cet élargissement de nos intérêts.
Mais deuxièmement, et comme l’ont bien montré (de deux points de vue
différents) John Baird Callicott ou Bryan Norton, ces valeurs sont encore le
101
fait des humains . Ce sont eux qui, parce qu’ils sont ainsi faits ou qu’ils
en décident, valorisent pour eux-mêmes les étants naturels. Les valeurs
intrinsèques sont encore des valeurs humaines, c’est-à-dire des valeurs
portées par l’homme à tel moment de son histoire : on sait que le
e
« sentiment de la nature » fait son apparition en Europe au XVIII siècle, que
la « nature sauvage » (wilderness) s’invente au XIXe siècle dans l’histoire
philosophico-littéraire des Américains, ou que le soin de la « biodiversité »
e
naît au XX siècle, à une époque où celle-ci apparaît menacée.
Or si l’on tient ensemble ces deux postulations – le caractère intrinsèque
ou non instrumental des valeurs environnementalistes, et leur origine
subjective ou humaine – alors cela signifie que l’éthique environnementale
porte en elle un énoncé anthropologique. Elle dit implicitement que
l’homme est ce vivant passible, comme tout vivant, de se valoriser lui-
même et tout ce qui, alentour, lui est utile ; mais passible également de
promouvoir des valeurs altruistes ou non instrumentales. C’est le même être
qui, parce qu’il est vivant, utilise à son profit les ressources naturelles et qui
est capable en même temps, pour des raisons morales, esthétiques ou
religieuses, de militer pour l’intégrité et la conservation de ces mêmes
ressources. Comme dit Bryan Norton, « les êtres humains valorisent la
nature de diverses manières, [qui] forment un continuum s’étirant des
valeurs consuméristes et égoïstes à des valeurs non instrumentales de type
102
esthétique, spirituel, etc. ». C’est pourquoi du reste il n’y a pas à jouer les
103
unes contre les autres valeurs intrinsèques et valeurs instrumentales . Les
unes et les autres expriment des intérêts humains et donnent à voir, dans
leur contraste, tout ce que peut le vivant humain. Les intérêts humains
peuvent rester purement égoïstes et appropriatifs, comme ils peuvent
s’éduquer et évoluer vers des intérêts plus hauts. Il y a là une dynamique
104
« transformative », comme dit Norton, qui est une incitation à ouvrir les
débats et à faire valoir une approche pragmatique et pluraliste de notre
rapport à la nature105. Dans nos débats ce seront toujours des intérêts
humains qui s’affronteront, les uns utilitaires, les autres tournés vers la
valeur du non-humain. Et le continuum qui relie les uns aux autres peut
nous faire espérer non seulement des compromis politiques efficaces, mais
surtout des évolutions des premiers aux seconds : car alors, « les attitudes
humaines idéales qui consistent à vivre en harmonie avec la nature […]
peuvent dès lors servir de termes de référence pour soumettre à la critique
les préférences qui tendent à se rapporter à la nature sur le mode de
106
l’exploitation ». La progression est toujours possible de l’utilisation
matérialiste d’une réserve d’eau, par exemple, vers un plus grand respect de
son intégrité et de sa valeur esthétique, et ce parce qu’on a affaire à une
transformation de part en part humaine, interne à nos différents intérêts.
L’éthique environnementale peut représenter ainsi une puissante
motivation à décentrer nos intérêts, comme à cultiver l’élargissement de
notre imagination morale. Elle nous donne du mouvement pour aller plus
loin que là où des vivants souffrent. Un être humain peut aller bien au-delà
et se passionner pour la préservation d’un vallon, d’un arbre, d’une feuille.
Nombreux sont nos attachements ; aussi puissant soit-il, l’engagement en
faveur des vivants sensibles n’est que l’un de ces engagements. Ce qui
attache l’humain en dehors de lui-même n’est pas nécessairement le
scandale d’une vie menacée et d’intérêts bafoués. L’intégrale de tous les
attachements humains n’est pas forcément la vie. S’il fallait désigner d’un
mot cette intégrale, ce serait plutôt le donné : ce que nous rencontrons
comme ne procédant pas de nous ; ce qui par conséquent nous situe au plus
loin de nous-mêmes. Faire sa part à l’ordonnance immémoriale des pierres
dans un vallon, s’attacher à la survie d’une espèce menacée d’extinction,
célébrer l’éternité de la mer qui s’en est allée avec le soleil, se perdre dans
la contemplation d’un ciel étoilé, c’est peut-être le départ de toute morale.
C’est ce que suggère Norton dans cette confession :
Thoreau […] croyait que son observation minutieuse des autres espèces l’aidait à vivre une vie
meilleure. Je le crois aussi. Il y a donc au moins deux personnes, et peut-être bien d’autres encore,
qui croient que les espèces ont une valeur en tant que ressource morale offerte aux hommes,
considérée comme une chance qui leur est donnée de mettre en forme, de réformer, et d’améliorer
107
leur propre système de valeur .

Pourquoi néanmoins vouloir aller si loin ? Comment peut-on faire passer


la préservation d’une espèce vivante, d’une communauté biotique, voire
d’un site naturel, avant les souffrances d’un vivant ? N’a-t-on pas tout
simplement abandonné l’essentiel de l’éthique animale, la considération
morale que nous devons à des êtres sensibles ? En quoi l’intégration de
l’environnement dans la morale pourrait-elle faire progresser les éthiques
animales, et constituer pour elles autre chose qu’une brutale remise en
question ? En réalité envisager les choses ainsi, depuis la dynamique de
décentrement du vivant humain, ce n’est pas quitter l’animal et sa
sensibilité. Tout au contraire. Certes, et pour menacée qu’elle puisse être, la
beauté fragile de l’arbre ne m’oblige pas de la même manière et avec la
même force que les souffrances du veau. Les cercles concentriques de nos
intérêts sont plus ou moins proches du centre et déterminent des priorités et
une hiérarchie. Dans des cas où il faut choisir, la compassion pour l’animal
souffrant par exemple prendra le pas sur l’agrément esthétique. Pour autant
la beauté naturelle qui m’engage plus loin que la souffrance d’un veau,
n’est pas sans concerner ce dernier. Car en m’appelant à davantage que
moi-même, elle appelle le meilleur en moi. C’est bien parce qu’on m’a
appris à aller jusqu’au rocher que je peux, a fortiori, aller plus loin que mes
intérêts immédiats, puis plus loin que mes proches, enfin plus loin que
l’humain. En allant jusqu’aux étoiles – jusqu’aux arbres, aux lacs et aux
pierres – le vivant parlant éprouve la force de détachement qui peut être la
sienne, et sait alors combien il peut se détacher de soi lorsqu’il est question
des proches, des étrangers, des animaux. Ce n’est pas qu’il faille jouer la
majesté du séquoia géant ou la beauté du lac de montagne contre les
souffrances du veau. Mais c’est qu’en cultivant le respect du donné naturel,
en poussant jusque-là l’éducation de notre sensibilité, nous aurons mobilisé
en nous la ressource majeure, la ressource anthropologique de décentrement
qu’il nous faut pour aller vers les animaux. Je suis sans doute plus vivant de
souffrir avec le veau ; mais plus humain lorsque je m’oublie au profit du
séquoia ou du lac, car plus loin de moi et de mes intérêts immédiats. Et plus
fort, alors, pour exiger que cessent les souffrances du veau.
Élargir le cercle de nos attachements jusqu’au non-vivant c’est donc,
paradoxalement, servir les intérêts des vivants. Car c’est accompagner un
mouvement qui nous éloigne de nous-mêmes en direction de l’animal. Ou
c’est, encore, voir plus loin que la sensibilité et la vulnérabilité de l’animal,
et ce qu’elles peuvent avoir d’encore égocentré : c’est être en mesure de
restituer à l’animalité son mystère et sa profusion. Je pourrai certes
combattre la souffrance et les sévices, mais également voir dans l’animal
autre chose que la figure de la victime. Accommodant un point de fuite
situé au-delà des vivants individuels, visant au-delà d’eux le monde
commun à tous les vivants possibles, je pourrai reconnaître leur
immémoriale beauté, leur radicale étrangeté, ce que nous avons appelé la
« différence animale ». Je pourrai me soucier de leur préservation comme
espèce. Je pourrai cultiver leur épanouissement et leurs capacités. Dès lors
qu’il n’est plus seulement question de sa souffrance, dès lors que l’animal
n’est plus réduit à sa vie nue, alors il pourra être accompagné dans toutes
ses dimensions. Il aura fallu pour cela que nous nous grandissions et que,
prenant pour mesure non l’homme ni le vivant mais le donné, nous nous
préparions à « réévaluer, comme dit Aldo Leopold, ce qui est artificiel,
108
domestique et confiné à l’aune de ce qui est naturel, sauvage et libre » .

Notes
1. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 357.
2. Ibid.
3. Richard Rorty, L’Espoir au lieu du savoir. Introduction au pragmatisme, trad. C. Cowan et J.
Poulain, Paris, Albin Michel, 1995, p. 118.
4. Nous pensons ici à Cyril Casmèze, qui arpente depuis toujours, en acrobate zoomorphe, le vaste
territoire de ce qu’il appelle le « propre de l’animal ».
5. Cf. supra, chapitre 4, p. 123-126.
6. Claude Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », in
Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, « Agora Pocket », p. 49-50.
7. Ibid., p. 49.
8. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 183. Cf. également
Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale,
trad. O. Bonilla, Paris, PUF, 2009.
9. Ibid.
o
10. Grégori Jean, « L’homme à son insu », Alter. Revue de phénoménologie, n 23, 2015, p. 200.
11. Cf. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales…, op. cit., p. 8 : « […] vu que le
problème, c’est justement le problème, qui contient la forme de la réponse : la forme d’un Grand
Partage, d’un même geste d’exclusion qui fait de l’analyse biologique de l’Occident anthropologique,
confondant toutes les autres espèces et les autres peuples en une altérité privative commune ».
12. Cf. Mary Midgley, « The Mixed Community », in Animals and Why They Matter, Athens, The
University of Georgia Press, 1983, p. 112-124 ; repris in Hicham-Stéphane Afeissa et Jean-Baptiste
Jeangène Vilmer (dir.), Philosophie animale…, op. cit., p. 281-308.
13. Stephen R. L. Clark, The Moral Status of Animals, Oxford, Clarendon Press, 1977, p. 187.
14. Marlène Jouan, « Quand le mauvais anthropocentrisme chasse le bon… », art. cit., p. 243.
15. Ibid., p. 233.
16. Judith Jarvis Thomson, The Realm of Rights, Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 1-
2 ; cité par Jean-Yves Goffi in Le Philosophe et ses animaux…, op. cit., p. 27.
17. Ibid., p. 28.
18. Cf. David Hume, Traité de la nature humaine, op. cit., p. 65. Cf. sur ce point Bernard
Baertschi, Enquête philosophique sur la dignité…, op. cit., p. 52-58.
o
19. Mark Hunyadi, « L’autorité des droits de l’homme », Studia philosophica, n 63, 2004, p. 77.
20. John Searle, La Construction de la réalité sociale, op. cit., p. 125.
21. Ibid., p. 13-14.
22. Ibid., p. 21-22.
23. Ibid., p. 10.
24. Cora Diamond, L’Importance d’être humain et autres essais de philosophie morale, trad.
E. Halais, S. Laugier et J.-Y. Mondon, Paris, PUF, « Quadrige », 2011, p. 276.
25. Sur l’argument de la mort indolore ou imprévue, donc ne privant l’animal d’aucun intérêt
conscient, cf. Peter Singer, « Animals and the Value of Life », in Tom Regan (dir.), Matters of Life
and Death : New Introductory Essays on Moral Philosophy, New York, Random House, 1980,
p. 356.
26. Cora Diamond, L’Importance d’être humain…, op. cit., p. 113.
27. Ibid., p. 49.
28. Ibid., p. 124.
29. Ibid., p. 116-117.
30. Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, trad. M. Hunyadi, Paris, Cerf, « Passages »,
1992, p. 196.
31. Ibid., p. 197.
32. Tom Regan, Les Droits des animaux, op. cit., p. 290.
33. Bryan G. Norton, « Values in Nature : A Pluralistic Approach », Contemporary Debates in
Applied Ethics, Andrew I. Cohen et Christopher H. Wellman (dir.), Oxford, Blackwell, 2005, p. 304 ;
texte traduit par H.-S. Afeissa dans Qu’est-ce que l’écologie ?, op. cit., p. 97-103.
34. Richard Rorty, L’Espoir au lieu du savoir, op. cit., p. 115. Cf. Annette Baier, Postures of the
Mind, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1985 ; également John Baird Callicott, Éthique
de la terre, trad. B. Lanaspèze, Marseille, Wildproject, 2010, p. 52-56. Notons que chez Baird
Callicott la référence à la théorie humienne des sentiments moraux est au moins aussi importante que
la référence à Darwin, et à l’idée d’un altruisme phylogénétiquement hérité à travers nos « instincts
sociaux ». Sur cette biologisation de l’éthique humaine, cf. John Baird Callicott, « Hume’s Is/Ought
Dichotomy and the Relation of Ecology to Leopold’s Land Ethic », In Defense of the Land Ethic.
Essays in Environmental Philosophy, New York, Suny Press, 1989, p. 117-127.
35. Cf. Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013, p. 9 :
« À cette observance – et c’est volontairement que j’emploie ce terme qui comporte une connotation
religieuse – les animaux continûment nous invitent […]. »
36. Hicham-Stéphane Afeissa rappelle ainsi la riche ambiguïté du verbe anglais to attend, cette
faculté mi-intellectuelle mi-affective qui consiste à « se rendre attentif » et à « prêter égard » (cf.
Philosophie animale…, op. cit., p. 274).
37. Cora Diamond, L’Importance d’être humain…, op. cit., p. 286. Le texte de Stanley Cavell
auquel se réfère Cora Diamond est le chapitre 9 de Dire et vouloir dire. Livre d’essais, trad.
S. Laugier et C. Fournier, Paris, Cerf, 2009, p. 377-412.
38. Ibid., p. 288.
39. Cf. Claude Lévi-Strauss, « La leçon des vaches folles », art. cit., § 7 : « Car un jour viendra où
l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et
exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même
e e
répulsion qu’aux voyageurs du XVI ou du XVII siècle, les repas cannibales des sauvages américains,
océaniens ou africains. » Sur une telle éventualité et ses chances de réussite, cf. Florence Burgat,
L’Humanité carnivore, Paris, Seuil, 2017, p. 397-408.
40. Cf. Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, op. cit., p. 135-136.
41. Cf. Kurt Goldstein, La Structure de l’organisme. Introduction à la biologie à partir de la
pathologie humaine, trad. E. Burckhardt et J. Kuntz, Paris, Gallimard, « Tel », 1983.
42. Ibid., p. 32.
43. Ibid., p. 178.
44. Ibid., p. 170. On sait tout le prix que Canguilhem accordait à cette distinction et tout le
bénéfice théorique qu’il en retira, en particulier à travers le concept de « normativité », ce luxe
organique de l’homme « qui se sent plus que normal », parce que « capable de suivre de nouvelles
normes de vie » (Le Normal et le Pathologique, Paris, PUF, « Quadrige », 1993, p. 132).
45. Tom Regan, Les Droits des animaux, op. cit., p. 227.
46. Ibid., p. 226.
47. John Baird Callicott, Éthique de la terre, op. cit., p. 63-64. Baird Callicott s’appuie sur un
article de Kenneth Goodpaster revenant en détail sur le point de départ « égoïste » de la plupart des
théories morales : Kenneth Goodpaster, « From Egoism to Environmentalism », in Kenneth E.
Goodpaster et Kenneth M. Sayre (dir.), Ethics and Problems of the 21st Century, Notre Dame,
Indiana, University of Notre Dame Press, 1979, p. 21-35.
e
48. Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXI siècle, Paris, La Découverte,
2014, p. 36.
49. Ibid., p. 37.
50. Ibid.
51. Ibid., p. 138.
52. Martha C. Nussbaum, « Beyond “Compassion and Humanity” : Justice for Non-Human
Animals », in Cass R. Sunstein et Martha C. Nussbaum (dir.), Animal Rights : Current Debates and
New Directions, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 299-320 ; repris dans Hicham-Stéphane
Afeissa et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (dir.), Philosophie animale…, op. cit., p. 238.
53. Ibid., p. 236.
54. Ibid., p. 237.
55. Ibid., p. 236.
56. Cf. ibid., p. 252.
57. Ibid., p. 238.
58. Ibid., p. 239 et 249.
59. Ibid., p. 238.
60. Ibid., p. 237.
61. Ibid.
62. Dominique Guillo, Des chiens et des humains, op. cit., p. 298.
63. Cf. Vicki Hearne, Adam’s Task. Calling Animals by Name, New York, Knopf, 1986 ; ainsi que
« A Taxonomy of Knowing : Animals Captive, Free Ranging, and at Liberty », Social Research,
o
1995, vol. 62, n 3, p. 441-456 ; repris in Arien Mack (dir.), Humans and Other Animals, Ohio State
University Press, 1999.
64. Vicki Hearne, « What’s Wrong with Animals Rights : of Hounds, Horses and Jeffersonian
Happiness », Harper’s Magazine, septembre 1991.
65. On trouve le même type d’argumentation dans Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis…,
op. cit., p. 121 : « La dépendance n’implique pas nécessairement une perte de dignité, mais la façon
dont nous réagissons à la dépendance nous conduit souvent à nier la dignité des êtres dépendants. »
66. Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie…, op. cit., p. 59.
67. Ibid.
68. Vercors, Les Animaux dénaturés, op. cit., p. 72.
69. Ibid., p. 65 sq.
70. Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis…, op. cit., p. 124-128.
71. Martha C. Nussbaum, « Par-delà la “compassion” et l’“humanité”… », art. cit., p. 252-255.
72. Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis…, op. cit., p. 16-17.
73. Ibid., p. 17.
74. Cf. Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux…, op. cit., p. 132.
75. Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, op. cit., p. 28.
76. Ibid., p. 20.
77. Ibid., p. 7.
78. Cora Diamond, L’Importance d’être humain…, op. cit., p. 59.
79. Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, op. cit., p. 39.
80. Ibid., p. 39-40.
81. Ibid., p. 32.
82. Cf. Thomas Nagel, « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? », in Questions mortelles,
Paris, PUF, 1983, p. 193-209.
83. Cora Diamond, L’Importance d’être humain…, op. cit., p. 290-291.
84. Solange Chavel, Se mettre à la place d’autrui. L’imagination morale, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2001, p. 93. Cf. également Michael Slote, The Ethics of Care and Empathy,
Londres, Routledge, 2007, p. 13.
85. Lori Gruen, « Entangled Empathy. An Alternative Approach to Animal Ethics », art. cit.,
p. 227.
86. Solange Chavel a bien montré tout ce qui sépare les deux types de relation à autrui, et toutes
les difficultés qui attendent le second : paresse de l’imagination, refus d’imaginer une situation
insoutenable, voire impossibilité pure et simple d’imaginer (cf. Se mettre à la place d’autrui…,
op. cit., chapitre 4, p. 113-191). Pour illustrer ce dernier cas elle se réfère explicitement à Cora
Diamond et à l’imagination impossible à laquelle nous convoquent selon elle les animaux, in
L’Importance d’être humain…, op. cit., chapitre 7.
87. Cf. John Baird Callicott, « Libération animale et éthique environnementale », art. cit., p. 323-
325. John Baird Callicott insiste en particulier sur la disparité, du point de vie des obligations qui
nous incombent à leur égard, entre animaux domestiques et animaux sauvages : « La place qui
revient [aux animaux sauvages] à l’intérieur de la variété des relations socio-morales ne peut pas être
la même, et leur statut moral devra donc différer de celui des membres immédiats de la famille, de
celui des voisins, des concitoyens, des êtres humains, des animaux de compagnie et des animaux
domestiques » (p. 325).
88. Cf. Bernard Baertschi, La Valeur de la vie humaine et l’intégrité de la personne, Paris, PUF,
1995, p. 211.
89. Ibid., p. 213.
90. Cora Diamond, L’Importance d’être humain…, op. cit., p. 81 et 130.
91. Martha C. Nussbaum, « Par-delà la “compassion” et l’“humanité”… », art. cit., p. 240.
92. Ibid., p. 248.
93. Ibid., p. 247.
94. John Baird Callicott, « Moral Onsiderability and Extraterrestrial Life », in In Defense of the
Land Ethic…, op. cit., p. 264.
95. Id., « Libération animale et éthique environnementale », art. cit. p. 326.
96. Ibid., p. 309. Cf. surtout l’article de John Baird Callicott qui enflamma l’affaire en dressant
l’une contre l’autre les deux éthiques, « Animal Liberation : A Triangular Affair », Environmental
o
Ethics, n 2, 1980, p. 311-338. Sur ce conflit, cf. Mark Sagoff, « Animal Liberation and
o
Environmental Ethics : Bad Marriage, Quick Divorce », Osgoode Hall Law Review, n 22, 1984,
p. 297-307.
97. Cf. par exemple Mary-Anne Warren, « The Rights of the Nonhuman World », in Clare Palmer
(dir.), Animal Rights, Aldenshot, Ashgate, 2008, p. 31-56.
98. John Baird Callicott, « Libération animale et éthique environnementale », art. cit., p. 309-314.
99. Id., « La nature a-t-elle une valeur en elle-même ? », Éthique de la terre, op. cit., p. 109-143.
100. Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables. Suivi de quelques croquis, op. cit., p. 258.
101. Cf. John Baird Callicott, Éthique de la terre, op. cit., p. 109-143 ; Bryan G. Norton, « Values
in Nature : A Pluralistic Approach », art. cit.
102. Ibid., p. 98.
103. Ibid., p. 97 : « La place centrale qui est parfois réservée dans les discussions qui ont cours en
éthique environnementale à la distinction entre valeur instrumentale et valeur intrinsèque pose plus
de problèmes qu’elle ne permet d’en résoudre. »
104. Ibid., p. 99.
105. Bryan G. Norton se présente ainsi comme le défenseur d’une approche non seulement
« pragmatique » de la question écologique, mais plus fondamentalement d’un « pragmatisme
écologique » directement issu de la tradition du pragmatisme américain.
106. Bryan G. Norton, « Environmental Ethics and Weak Anthropocentrism », trad. H.-S. Afeissa,
in Hicham-Stéphane Afeissa (dir.), Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris, Vrin,
2007, p. 256.
107. Id., « Commodity, Amenity, and Morality : The Limits of Quantification in Valuing
Biodiversity », in Edward O. Wilson (dir.), Biodiversity, Washington, National Academy Press,
1988 ; repris et traduit in John Baird Callicott, Éthique de la terre, op. cit., p. 115.
108. Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables…, op. cit., p. 15.
Conclusion

Quelque chose ne va pas dans le zoocentrisme contemporain. Les trois


distorsions que nous y avons repérées représentent trois types de
méconnaissance dont on est en droit de ne pas se contenter. Nous pouvons
faire mieux que ce complexe des trois singes qui bride la pensée, abolit la
sincérité, empêche l’imagination. Nous pouvons aller beaucoup plus loin
dans nos relations avec les animaux. Nous pouvons « élever un peu nos
chants », comme le dit Virgile.
Il n’y a rien de définitif dans une image de l’homme qui place au centre
les sciences de la vie au détriment des sciences humaines, ou qui,
fétichisant le gène, le cerveau ou le singe, s’en remet à eux de savoir enfin
qui nous sommes. Il n’y a rien d’évident non plus dans un minimalisme
moral qui ne veut voir l’autre que sous le prisme de ses intérêts et de sa
vulnérabilité, et qui se fait un crime de quitter le plan d’égalité radicale où
coexistent pacifiquement tous les êtres sensibles. Comme enfin il n’y a rien
de foncièrement libérant dans l’obsession d’en finir avec les grands
partages : car nous n’avons à y gagner qu’une utopie bon marché, projetant
nos vies sur un plan d’extériorité où tout, miraculeusement, communique
avec tout. Nous pouvons mieux que ce daydream faussement progressiste.
Le « moment du vivant » qui est le nôtre aujourd’hui peut convoquer
davantage qu’une vie faussement vivante, rêvée comme un pouvoir de
délivrance universelle. On pourrait attendre d’un progressisme plus
conséquent qu’il milite au contraire pour d’authentiques accomplissements
humains – pour le savoir gratuit et l’érudition passionnée, pour
l’imagination créatrice et le goût d’être un autre, pour les discussions
raisonnées et les débats contradictoires, enfin pour faire le plus de place
possible à autrui, à l’autre vivant et ultimement au monde, dans une vie
d’homme.
Cela signifie – et le constat est loin d’être original – qu’on peut se mentir
à soi-même dans les bons sentiments autant que dans les mauvais, ou dans
l’émancipation autant que dans la conformité. La charge idéologique peut
peser tout autant du côté de la critique que de l’adhésion : de même qu’il y
a une idéologie néolibérale, il peut y avoir une idéologie émancipatrice. La
première s’exprime au quotidien et en toute transparence dans les mots
d’ordre directement issus du système de surproduction et
d’hyperconsommation qui est aujourd’hui le nôtre ; la seconde se dit
réactivement et sur un mode critique. Mais elle n’est pas nécessairement
plus éclairée que la première. Que le progressisme soit vulnérable au
détournement idéologique de ses aspirations, ce n’est certes pas un constat
nouveau ; cette vulnérabilité participe même, d’une certaine manière, de sa
définition. Une pensée qui, visant l’amélioration de l’existant, fait primer le
possible sur le donné ou le devoir-être sur l’être, prend avec le donné ou
l’être une liberté de principe. Refusant ce qui est au profit de ce qui peut ou
doit être, elle n’est jamais loin de ne plus voir ce qui est.
Nos combats ont aujourd’hui un sérieux problème avec le réel ; c’est ce
que le zoocentrisme écrit en grands caractères. La vie humaine, cette vie le
plus souvent urbaine et donc à la fois surtechnologisée et sursocialisée ;
cette vie parlante et donc possiblement théoricienne ou politique, discutant
jusqu’à plus soif à la poursuite de vérités communes ou de décisions
concertées ; cette vie s’instituant à travers une somme inouïe de règles, de
coutumes et de savoir-faire ; bref cette vie surchargée d’elle-même, cette
vie lourde de toutes ses inventions, cette vie pesamment humaine se
déclare, bizarrement, essentiellement animale et accessoirement humaine,
vie nue et simplement vivante. Cela ressemble à une formidable dénégation,
un oubli manifeste. Nous faisons chaque jour la différence anthropologique,
nous parcourons à tout instant la longue distance du vivre au vivre humain,
cette auto-institution de l’humain se vit et s’éprouve chaque jour en
première personne, et pourtant nous savons fort bien nous en divertir.
Comment est-ce possible ? Si idéologie il y a, alors il faut bien expliquer
que celle-ci puisse « prendre », c’est-à-dire s’accréditer en toute bonne foi à
travers une certaine représentation de la vie. La question est générale, elle
outrepasse le cadre de cet ouvrage en direction d’une théorie générale de
l’idéologie, et plus généralement encore des pouvoirs d’illusion et de
méconnaissance de la vie humaine. Le zoocentrisme nous fournit
néanmoins une piste, que nous expliciterons sous la forme d’une hypothèse.
L’idéologie « classiquement » définie renvoyait, dans sa matrice
feuerbachienne et marxienne, à la domination de Dieu sur l’homme, comme
figure absolutisée de la domination de l’homme sur l’homme. Cela signifie
qu’un homme peut toujours en convaincre un autre de son absoluité ; que
l’homme est possiblement un dieu pour l’homme. L’idéologie trouvait là le
principe de son emprise et de son efficace. Sauf que ce paradigme social et
théologique n’est pas exactement celui auquel on a affaire ici. Même
fétichisé, l’animal ne nous surplombe pas comme un maître. Son absoluité
n’est pas métaphysique, elle ne légitime aucun système de domination, mais
plutôt une nouvelle égalité. Certes en face de lui nous battons notre coulpe,
nous en rabattons sur l’orgueil humain, nous prenons plaisir à déchoir. Mais
la soumission s’arrête là. Ce qu’il y a à comprendre en réalité c’est un
système d’illusion nouveau, ne nous référant à aucun pouvoir. Nous
proposons de référer cette capacité d’illusion non à l’autre homme, mais à
l’autre de l’homme – à l’extériorité d’une vie non plus vécue mais
contemplée. L’objectivité des sciences de la vie, le plan d’égalité radicale
des démocraties libérales, enfin le regard désengagé de la déconstruction
antimétaphysique, ont en commun de faire de l’homme le spectateur de son
humanité. Le zoocentrisme est un discours déserté, oublieux de ce que vit et
fait son locuteur, un discours insincère. Il est idéologique au sens précis que
Marx donnait à ce concept dans L’Idéologie allemande, et que Lukács filera
à travers son concept de réification : par démission du subjectif au profit de
l’objectif, par abandon de la vie vécue au profit de la vie contemplée.
L’humanité nous échappe. Elle est dans toutes les mains comme une
pièce de monnaie tant de fois échangée qu’à la fin on ne sait plus vraiment,
croyant trop bien savoir, ce qu’elle vaut exactement. La formule s’emploie,
mais si souvent et si distraitement que ce à quoi elle réfère est tombé dans
1
l’oubli. C’est ce que nous appellerions volontiers un « référent absent ».
De fait, la métaphysique nous a longtemps accoutumés à l’employer comme
un oxymore facile – un tour de passe-passe usé, disant que nous sommes
des animaux mais qu’en même temps, miracle, nous ne le sommes pas. Dire
« animal politique » c’est dire, sans y penser, que l’homme est un animal
mais que par la parole et la discussion publique il échappe à son animalité.
Ainsi, l’humanité nous échappait naguère du côté du surnaturel. Le
continuisme contemporain conforte cet oubli. Il n’y a pas davantage
d’humanité ici parce qu’il n’y a plus, cette fois, que l’animalité. Ce qui
nous empêche de voir n’est plus l’autre monde, mais la réduction. Requérir
une différence de degrés entre animaux et humains, c’est supposer avant
tout autre examen que notre humanité n’est qu’une variante de cette
animalité, qu’elle ne peut se définir que dans un cadre biologique. Ainsi la
métaphysique d’hier comme le zoocentrisme d’aujourd’hui nous
détournent, aussi efficacement l’un que l’autre, de voir en face notre
humanité. Mais pas de la même manière. L’une ratait celle-ci par excès, en
la soumettant au pouvoir d’une vie suprême ; l’autre la rate par défaut, en la
projetant sur le plan d’une vie désertée, offerte à la seule contemplation.
L’homme passe l’homme, disait Pascal. Mais ce n’est pas nécessairement
dans l’allégeance à une autre conscience ; ce peut être également dans le
divertissement et l’oubli de soi. Ce sont deux types de méconnaissances, ou
deux mésaventures du subjectif (de la vie), l’une par assujettissement,
l’autre par désubjectivation. Renflouer l’humain, lester à nouveau
d’intuition ce vocable, le faire apparaître aussi étonnant qu’un cercle carré,
c’était l’un des objectifs de cet ouvrage.
Qu’est-ce qui nous permet pourtant de parler ainsi ? De quel droit
prétendons-nous qu’il y a dans le zoocentrisme plus de méconnaissance que
de lucidité, et que nous n’avons pas affaire à une affirmation raisonnée ?
Qui sommes-nous pour considérer que le naturalisme actuel a tort de
vouloir résorber les sciences sociales et d’en faire une extension des
sciences de la nature ? Ou pour croire que l’animalisme et ses combats se
fourvoient en présupposant une continuité psychologique entre hommes et
animaux ? Ou enfin pour prétendre que la différence anthropologique est
une différence non métaphysique et pourtant radicale ? On pourrait, après
tout, considérer que l’avenir donnera raison aux avancées de la science, à
l’élargissement de la morale, enfin à la critique de la métaphysique. On
pourrait donner raison à Paul Broca, le fameux médecin français, lorsqu’il
déclarait en 1870 devant la Société d’anthropologie de Paris préférer « être
2
un singe perfectionné, plutôt qu’un Adam dégénéré ». Nouvelle science,
nouvelles appellations. Qu’une reconfiguration générale de l’édifice du
savoir implique de nouvelles façons de parler et donc de penser, cela semble
naturel. On peut même dire un peu plus : des expressions nouvelles comme
celles d’« animal humain », de « spécisme » ou d’« antispécisme », donc
des retombées dans l’ordre du langage d’un savoir et d’une morale qui
évoluent, pourraient bien, en réalité, transformer en retour ce savoir et cette
morale. C’est ce que Ian Hacking appelle l’« effet en boucle des genres
humains » : des catégories utilisées à propos des humains ne peuvent pas ne
pas rejaillir sur les comportements, les croyances ou les perceptions de ces
humains. Lorsqu’elles nous concernent les catégories sont inévitablement
« interactives », en ce sens qu’elles ne peuvent pas ne pas nous affecter, et
3
orienter nos manières de vivre et de penser . Ainsi nos trois singes seraient
moins ignares ou divertis, que « voyants » et prophétiques. Ils anticiperaient
un avenir possible ; ils indiqueraient une vie qui se serait laissé transformer
par le crédit fait aux sciences de la nature, un élargissement du cercle de la
considération morale et une critique résolue de toute métaphysique. Leurs
bévues d’aujourd’hui seraient devenues les vérités de demain : leur science,
leur morale et leur métaphysique seraient devenues conformes à une
nouvelle vie humaine.
Donc : d’où parlons-nous ? De quel savoir nous réclamons-nous pour
accuser nos trois singes et les convaincre d’illusion ? En réalité ce qui juge
ici le zoocentrisme et vient en dénoncer la fausseté, c’est la vie humaine
elle-même. Elle-même, c’est-à-dire la vie humaine non comme concept
mais comme faire. La vie humaine vécue plutôt que connue. En chacune de
ses affirmations en effet le zoocentriste se met en contradiction avec ce
qu’il vit et fait comme vivant humain. Il se déclare essentiellement animal
mais l’acte même de son affirmation, comme acte véritatif et donc
spécifiquement humain, contredit son contenu. Il ne peut pas soutenir de
bonne foi qu’il est un animal comme les autres sans tomber dans une forme
4
bien connue d’auto-contradiction performative . Le complexe des trois
singes met en scène chaque fois la même inconséquence, le même écart
entre ce que nous disons (en faveur du rapprochement avec l’animal) et ce
qu’en réalité nous faisons. Chaque fois que nous pourfendons l’un des
propres de l’homme c’est parce que l’éthologie ou la primatologie nous ont
renseignés sur telle performance animale, et c’est donc par une allégeance
proprement humaine à la science. Ou c’est par un souci éthique de l’autre
vie, de sa sensibilité, de sa vulnérabilité ; et parce que ce souci n’est pas une
empathie brève mais un discours construit, une morale raisonnée, il est,
encore une fois, proprement humain. Ou c’est enfin en critiquant la
métaphysique ; mais ce geste est justement vieux d’une longue histoire,
lourd d’une impatience politique à secouer le joug des tutelles anciennes, et
c’est donc, à nouveau, un geste proprement humain. Chaque fois que nous
prétendons nous rapprocher de l’animal, c’est par un comportement savant,
moral ou critique qui inévitablement creuse la distance entre eux et nous.
On voit mieux alors ce qui ne va pas dans le zoocentrisme et ses
appellations nouvelles. Ce n’est pas qu’elles aillent contre un certain savoir
de nous-mêmes. Notre humanité n’est pas un objet connu dont on pourrait
opposer la vérité à une manière de dire qui serait fausse. Elle est quelque
chose qui se fait et s’institue. Ce n’est donc pas savoir contre savoir.
L’appellation d’« animal humain » a pour elle toute la science biologique et
taxinomique. En cela elle est vraie du point de vue de la science. Mais elle
est fausse en même temps du point de vue de la vie. Elle porte à faux,
prétendant nous apprendre ce qu’est l’être humain quand l’être humain est
plutôt ce que nous décidons d’être à travers nos règles, nos coutumes, nos
manières de faire. Croire qu’on peut changer notre image de l’homme parce
qu’on a découvert une continuité cognitive entre nous et les mammifères
supérieurs, c’est se tromper de discours. C’est créditer le savoir d’un rôle
qu’il ne peut pas avoir. C’est comme chercher l’université dans l’un de ses
bâtiments quand elle est dans tous ses bâtiments à la fois, et plus encore
5
dans son histoire et ses règlements . L’université n’est pas quelque chose
que l’on perçoit, mais dont on convient ; non pas une chose, mais une
institution. De la même manière, si certes notre humanité se connaît et se
réfléchit par la science, la philosophie, la religion ou l’art, elle se rapporte à
soi aussi bien par ses formes de vie, ses usages, ses routines, ses croyances,
dont la consistance outrepasse largement celle du savoir. Nous sommes
profondément humains, cela veut dire que nous le sommes dans la longue
orthopédie qui façonna nos corps, dans la grammaire de nos
comportements, dans les adhésions mimétiques et amoureuses qui
façonnèrent nos habitus. On ne change pas d’un coup l’humain en le
convainquant de fausseté. On peut certes le faire évoluer en adoucissant ses
partages fondateurs, en le rendant plus accueillant à l’égard des animaux, en
invoquant, comme Derrida, une « limitrophie » : une culture et un soin de la
6
frontière entre eux et nous . Mais ce ne sera pas alors par un simple
changement de nom et d’étiquette. Cela passera par une nouvelle allure de
l’humain, une réformation de nos usages et de nos lois, une transformation
en profondeur de nos sensibilités et de nos institutions : une tout autre
affaire, qui a peut-être déjà commencé.
Notes
1. Cf. Carol J. Adams, La Politique sexuelle de la viande…, op. cit., p. 90-91. Carol Adams
emploie l’expression à propos des animaux et non, comme ici, à propos de l’humain. Peut-être alors
faudrait-il aller plus loin et assumer, comme le fait Grégori Jean, que « l’homme n’est homme qu’en
ignorant qu’il en est un », et que notre humanité, paradoxalement, consiste en une « ignorance
anthropologique première » (Grégori Jean, « L’homme à son insu », art. cit., p. 196).
2. La phrase est rapportée par Florence Weber dans sa Brève histoire de l’anthropologie, Paris,
Flammarion, « Champs Essais », 2015, p. 158.
3. Cf. également Magali Bessone, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de
race et de ses effets pratiques, Paris, Vrin, 2013, p. 93 : « Dès que les classifications sont connues et
qu’elles fonctionnent dans des institutions, elles transforment les manières dont les individus font
l’expérience d’eux-mêmes ainsi que les sentiments et les comportements élaborés, en partie parce
qu’ils sont catégorisés de telle ou telle façon ou que la catégorie existe dans l’espace public. »
4. Cf. Francis Wolff, Notre humanité…, op. cit., p. 335-340.
5. Cf. Gilbert Ryle, La Notion d’esprit, op. cit., p. 82.
6. Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 51.
Index des noms

Adams, Carol J., 1, 2n


Adorno, Theodor W., 1n
Afeissa, Hicham-Stéphane, 1n, 2n, 3n, 4n, 5n, 6n, 7n, 8n
Agacinski, Sylviane, 1n, 2, 3
Agamben, Giorgio, 1n
Ah-King, Malin, 1, 2, 3n
Anderson, James R., 1n, 2n, 3n, 4
Andler, Daniel, 1n, 2n, 3, 4, 5n, 6n, 7n, 8n
Anscombe, Elizabeth, 1n
Apel, Karl-Otto, 1, 2, 3
Armengaud, Françoise, 1n
Augustin, saint, 1

Badiou, Alain, 1, 2n, 3n


Baertschi, Bernard, 1, 2n, 3n
Baier, Annette, 1
Baillargeon, Renée, 1n
Bailly, Jean-Christophe, 1n, 2, 3, 4
Baird Callicott, John, 1, 2, 3n, 4, 5, 6, 7n
Barbaras, Renaud, 1n, 2n, 3n
Barkow, Jerome, 1n
Bellugi, Ursula, 1n
Benjamin, Walter, 1
Bentham, Jeremy, 1, 2, 3
Bereni, Laure, 1n, 2n
Berlan, Aurélien, 1n
Bessone, Magali, 1n
Bickerton, Derek, 1, 2, 3, 4n
Birnbaum, Jean, 1n
Blackless, Melanie, 1n
Boesch, Christophe, 1n
Boesch, Hedwige, 1n
Bourdieu, Pierre, 1n, 2n, 3n
Boyd, Robert, 1n, 2n, 3
Broca, Paul, 1
Bronowski, Jacob, 1n
Brown, Donald E., 1n
Brown, Roger, 1n
Brothers, Leslie, 1n
Bruner, Jerôme S., 1n
Bryant, Taimie L., 1n, 2n, 3, 4n, 5n
Buller, David J., 1n, 2n
Burgat, Florence, 1
Burge, Tyler, 1n
Butler, Judith, 1n, 2n, 3, 4
Buytendijk, Frederik J. J., 1
Byrne, Richard W., 1

Carnap, Rudolf, 1n
Casmèze, Cyril, 1n
Cavalieri, Paola, 1n, 2n, 3
Cavell, Stanley, 1, 2n
Changeux, Jean-Pierre, 1n
Chavel, Solange, 1n
Claidière, Nicolas, 1n, 2
Clark, Stephen R. L., 1
Cordonnier, Laurent, 1n
Cosmides, Leda, 1n
Cousin, Victor, 1n
Csibra, Gergely, 1n, 2n, 3
Cussins, Adrian, 1

Darmangeat, Christophe, 1n
Darwin, Charles, 1, 2, 3, 4, 5n, 6, 7, 8, 9, 10, 11n, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18n
Dawkins, Richard, 1n, 2n
DeFrancisco, Victoria P., 1n
Deleuze, Gilles, 1
Deputte, Bertrand L., 1n
Derrida, Jacques, 1, 2, 3
Descartes, René, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Descola, Philippe, 1, 2
Descombes, Vincent, 1n
Dewey, John, 1, 2
Diamond, Cora, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Diamond, Jared, 1n, 2
Dobzhansky, Theodosius, 1
Donaldson, Sue, 1n, 2n, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13n, 14, 15
Dorlin, Elsa, 1n, 2n
Dunbar, Robin I. M., 1, 2n
Durkheim, Émile, 1n
Dworkin, Ronald, 1n
Eglash, Anne R., 1n
Ehrenberg, Alain, 1n
Ehrlich, Paul, 1n
Engels, Friedrich, 1n
Ephey, Nicholas, 1n

Fausto-Sterling, Anne, 1n, 2, 3n


Feinberg, Joël, 1n, 2, 3
Ferry, Jean-Marc, 1n, 2n
Finkielkraut, Alain, 1n
Fischer, Julia, 1n
Fisher, James, 1n
Fœssel, Michaël, 1n
Fontenay, Élisabeth de, 1n
Forest, Denis, 1n, 2, 3n, 4n, 5n
Foucault, Michel, 1, 2
Fragaszy, Dorothy M., 1n
Francione, Gary L., 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8n, 9n
Francis, Leslie, 1n
Fukuyama, Francis, 1, 2n, 3n

Galef, Bennett, 1n, 2n


Gallagher, Shaun, 1n
Gallup, Gordon, 1, 2, 3n, 4, 5, 6
Garcia, Tristan, 1, 2, 3, 4n, 5n, 6n
Gauchet, Marcel, 1n
Gergely, György, 1n, 2n, 3
Gibson, James J., 1
Glendon, Mary Ann, 1n
Goffi, Jean-Yves, 1n, 2n, 3n, 4n, 5n, 6n, 7n, 8n
Goldstein, Kurt, 1
Gordon, Robert, 1n
Gould, Stephen Jay, 1n
Grandjean, Antoine, 1n
Gross, Alan G., 1n
Gruen, Lori, 1n, 2
Guillaume, Paul, 1
Guillaumin, Colette, 1n, 2, 3n
Guillo, Dominique, 1n, 2n, 3n, 4, 5, 6

Haber, Stéphane, 1n
Habermas, Jürgen, 1n, 2n, 3, 4
Hacking, Ian, 1
Hahn, Hans, 1n
Haraway, Donna, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Hearne, Vicki, 1, 2
Heidegger, Martin, 1, 2, 3, 4
Helfman, Gene S., 1n
Henry, Michel, 1
Hinde, Robert A., 1n
Hopper, Lydia M., 1n
Hoquet, Thierry, 1n, 2n, 3n, 4n, 5n, 6n, 7
Hull, David, 1, 2, 3
Hume, David, 1n, 2
Hunyadi, Mark, 1
Husserl, Edmund, 1n, 2n, 3, 4, 5n, 6, 7, 8, 9, 10

Jarvis Thomson, Judith, 1


Jean, Grégori, 1, 2n
Jouan, Marlène, 1n, 2
Joyce, Richard, 1n

Kaufmann, Laurence, 1n, 2n, 3n


Kawai, Masao, 1n, 2n
Kawamura, Shunzo, 1n, 2n
Kymlicka, Will, 1n, 2n, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13n, 14, 15

Lauretis, Teresa de, 1n, 2


Le Breton, David, 1n
Lemerle, Christophe, 1n
Leopold, Aldo, 1n, 2, 3
Lestel, Dominique, 1n, 2n
Levins, Richard, 1n
Lévi-Strauss, Claude, 1, 2n, 3n, 4, 5
Lewontin, Richard C., 1n
Lindee, Susan, 1n, 2n
Locke, John, 1, 2
Lorenz, Konrad, 1, 2
Löwy, Ilana, 1n
Lukács, Georg, 1
Luke, Brian, 1n, 2, 3

Macarthur, David, 1n, 2n


Marion, Jean-Luc, 1n
Marx, Karl, 1, 2
Mayr, Ernst, 1n, 2
McDowell, John, 1n, 2n, 3n, 4n
Mead, George H., 1n
Meltzoff, Andrew N., 1n, 2n, 3n
Merleau-Ponty, Maurice, 1, 2, 3, 4n, 5, 6n, 7, 8
Meyerson, Ignace, 1
Midgley, Mary, 1
Monod, Jean-Claude, 1n, 2n
Moore, George E., 1n
Morin, Flo, 1n
Morin, Olivier, 1n

Nagel, Thomas, 1, 2
Neisser, Ulrich, 1n
Nelkin, Dorothy, 1n, 2n
Nelson, Leonard, 1n
Neurath, Otto, 1n
Nibert, David, 1n
Nietzsche, Friedrich, 1n
Norton, Bryan G., 1n, 2, 3, 4, 5
Nozick, Robert, 1, 2n, 3, 4n, 5n
Nussbaum, Martha, 1n, 2, 3n, 4, 5, 6, 7, 8n, 9n

Olivier, David, 1n, 2n

Palczewski, Catherine H., 1n


Parrochia, Daniel, 1
Penn, Derek C., 1n
Picq, Pascal, 1n, 2n, 3n
Pinker, Steven, 1n, 2n
Platon, 1, 2, 3
Platt, Meredith M., 1n
Porcher, Jocelyne, 1, 2, 3n
Posner, Richard, 1n
Povinelli, Daniel J., 1, 2, 3, 4, 5n
Preciado, Beatriz, 1n, 2, 3, 4
Premack, David, 1, 2
Prince, Michael, 1n
Prochiantz, Alain, 1n
Proust, Joëlle, 1n
Putnam, Hilary, 1n

Rachels, James, 1, 2
Rawls, John, 1, 2, 3, 4
Regan, Tom, 1, 2n, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Richerson, Peter J., 1n, 2n, 3
Rochat, Philippe, 1n
Roeder, Jean-Jacques, 1n
Rorty, Richard, 1, 2, 3, 4, 5
Roughgarden, Joan, 1n, 2, 3, 4n
Rousseau, Jean-Jacques, 1
Rowe, Bradley D., 1n
Rowlands, Mark, 1n
Ryder, Richard D., 1n
Ryle, Gilbert, 1n, 2n, 3, 4n
Sacks, Mark, 1n
Sagoff, Mark, 1n
Sapontzis, Steve F., 1n, 2n
Sartre, Jean-Paul, 1, 2n, 3, 4
Scaife, Michael, 1n
Schaeffer, Jean-Marie, 1n, 2n
Schultz, Eric T., 1n
Scott, Joan, 1n
Searle, John, 1, 2, 3n, 4, 5, 6, 7
Shuong, Lin, 1n
Sidgwick, Henry, 1n
Silver, Lee, 1n
Silvers, Anita, 1n
Singer, Peter, 1, 2n, 3n, 4n, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18n, 19n, 20n, 21n, 22, 23, 24
Slater, Peter J. B., 2n
Smuts, Barbara, 1
Snowdon, Charles T., 1n
Sober, Elliott, 1n
Speigel, Marjorie, 1n
Spelke, Elisabeth S., 1n
Sperber, Dan, 1, 2, 3
Sterelny, Kim, 1n, 2n, 3n, 4, 5n
Stiegler, Barbara, 1n
Strawson, Peter F., 1
Stroud, Barry, 1n, 2n

Taguieff, Pierre-André, 1n
Taylor, Charles, 1, 2n, 3, 4
Terrace, Herbert S., 1n
Thompson, Robert L., 1n
Tinbergen, Niko, 1
Tomasello, Michael, 1n, 2n, 3n, 4n, 5n, 6n
Tooby, John, 1n
Trivers, Robert, 1n
Tye, Michael, 1n

Uexküll, Jacob von, 1

Vaish, Amrisha, 1n, 2n


Vauclair, Jacques, 1n
Vercors, 1n, 2
Visalberghi, Elisabetta, 1n
Viveiros de Castro, Eduardo, 1, 2

Waal, Frans de, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8n


Warren, Mary-Anne, 1n
Weber, Florence, 1n
Weber, Max, 1, 2
Weisberg, Deena S., 1n
Whiten, Andrew, 1, 2n, 3n
Williams, George C., 1n
Wilson, David S., 1n
Wilson, Edward, 1, 2n
Wise, Steven, 1n
Wittgenstein, Ludwig, 1, 2, 3
Wittig, Monique, 1n
Wolff, Francis, 1n, 2, 3n, 4, 5, 6n, 7, 8n, 9n
Woodruff, Guy, 1
Worms, Frédéric, 1n
Wynne-Edwards, Vero C., 1

Zahavi, Dan, 1n, 2n

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