Bimbenet - Le Complexe Des Trois Singes
Bimbenet - Le Complexe Des Trois Singes
Bimbenet - Le Complexe Des Trois Singes
Nature et humanité
Le problème anthropologique dans l’œuvre de Merleau-Ponty
Vrin, 2004
Après Merleau-Ponty
Études sur la fécondité d’une pensée
Vrin, 2011
L’Invention du réalisme
Cerf, 2015
ÉTIENNE BIMBENET
LE COMPLEXE
DES TROIS SINGES
Essai sur l’animalité humaine
ÉDITIONS DU SEUIL
25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe
L’ORDRE PHILOSOPHIQUE
COLLECTION DIRIGÉE PAR MICHAËL FŒSSEL ET JEAN-CLAUDE
MONOD
ISBN 978-2-02-117476-2
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Pour Alban, Jeanne et Mathilde
Chapitre 1
Un zoocentrisme
Nous savons depuis quelque cent cinquante ans que nous provenons de
l’animal et ce fait scientifique nouvellement acquis bouleverse, comme
jamais, la réflexion sur notre humanité. Il est devenu anachronique, depuis
Darwin, de penser métaphysiquement notre rapport à la nature. Une
représentation naïvement dualiste de l’animalité humaine, comprise comme
conjonction d’un corps animal et d’un esprit séparé, comme addition de
deux substances distinctes et mystérieusement réunies, cette anthropologie
lointainement héritée de Descartes appartient au passé. De même
qu’appartient au passé un certain anthropocentrisme qui plaçait au sommet
de l’échelle de la nature l’animal rationnel des Anciens, ou l’unicité de la
créature humaine, unique à l’image du Dieu unique. Le lien évolutif qui
nous relie à l’animal a fait voler en éclats et le dualisme et
l’anthropocentrisme, soient deux manières, par séparation ou par élection,
de distinguer l’homme du reste des vivants. Nous fûmes animaux avant
d’être hommes : cela signifie d’une part, contre le dualisme, que nous
sommes des vivants jusque dans nos comportements les plus spirituels –
parler, juger, croire, raisonner, sont encore des modes de la vie. Mais cela
signifie d’autre part, contre l’anthropocentrisme, que l’idée d’une
supériorité surnaturelle de l’homme au sein de la nature n’est plus de mise.
L’anthropogenèse fut un processus buissonnant et contingent, un fil
embrouillé et mille fois menacé de se rompre, qui nous interdit à tout jamais
de penser notre état actuel comme un but final, consacré de toute éternité.
C’est un tout nouveau paysage intellectuel qui s’ouvre à nous. Là où la
métaphysique (dualiste ou anthropocentriste) tenait du miracle et arrêtait la
réflexion, l’évolutionnisme au contraire la relance, nous mettant au défi de
comprendre les transformations empiriques et concrètes qui façonnèrent
le visage actuel de notre humanité. Que celle-ci désormais veuille être
décrite non plus en termes de substances mystérieuses et mystérieusement
humanisantes (la Pensée, la Raison, le Langage…) mais en termes de
comportements observables et interprétables (penser, raisonner, parler…),
voilà qui stimule à nouveau le questionnement. Comment comprendre
empiriquement, et sans recourir à des entités absolues, qu’un animal ait pu
se mettre à parler quotidiennement, et parfois passionnément, des dernières
élections ou du scandale de la peine de mort ; à placer au centre de sa vie
professionnelle la masse d’un neutron ; ou à vouloir mourir pour un être
invisible et tout-puissant appelé Yahvé, Allah ou Dieu ? Tous ces
comportements, quand on les décrit sobrement et fonctionnellement, et
qu’on les considère sur le fond des comportements que nous connaissons
aux animaux, sont loin d’aller de soi. Si le naturalisme est la théorie qui
intègre le fait évolutif comme un ingrédient irréductible de notre humanité
et qui voit en nous des êtres de nature jusque dans nos comportements les
plus inédits, alors le naturalisme est aujourd’hui un défi théorique majeur –
une pensée riche d’étonnements à venir. Il peut réveiller l’anthropologie de
son sommeil métaphysique et nous faire voir en face, comme au premier
jour, ce que les formes de vie humaines ont d’énigmatique et de fascinant.
L’origine animale de l’homme ouvre ainsi un paysage anthropologique
inédit. Un dialogue fructueux se profile au carrefour des sciences du vivant,
des sciences humaines et de la philosophie, pour reprendre à nouveaux frais
ce que nous pensions savoir. Tout est à reconstruire : notre représentation de
nous-mêmes, et à travers elle l’idée même de ce que veulent dire parler,
penser, percevoir, croire, vouloir, agir ou aimer. Or à la faveur de cette
nouvelle image de l’homme un nouveau personnage philosophique s’est
invité, un personnage que nous pensions connaître depuis toujours, mais
que nous sommes en train de redécouvrir. Ce n’est pas Dieu, lui qui
mesurait notre finitude ; c’est l’Animal ; c’est lui que nous interrogeons
désormais pour savoir qui nous sommes. De fait, il est devenu courant de
lire, dans les ouvrages de vulgarisation scientifique comme dans les
hebdomadaires à grand tirage, que l’homme, parce qu’il est un produit de
l’évolution et qu’il possède un certain nombre de caractéristiques
phylogénétiquement héritées, ne peut être séparé de l’animal que par une
différence de degré ; que cette différence graduelle apparaît chaque jour
davantage résiduelle ; qu’enfin notre humanité est une espèce biologique
parmi d’autres, si bien que l’écart qui nous sépare des autres animaux ne
saurait être supérieur, ou autrement qualifié, que celui qui sépare entre elles
les différentes espèces animales. Nous nous entendons dire, presque sans y
penser, que l’homme n’est « rien d’autre » qu’un animal, ou encore qu’il est
2
« un animal comme les autres » . Appelons cette nouvelle figure de notre
humanité un « zoocentrisme » : au centre de notre humanité, l’animalité.
L’animalité humaine est en nous comme un nouveau principe, non plus
divin, mais biologique.
Il y a là une forme d’évidence inédite. L’homme est désormais l’« animal
humain », avec en face de lui, ou plutôt à ses côtés, les « animaux non-
humains ». Ces appellations nouvelles ne sont pas anodines. Elles
témoignent d’une mutation en profondeur de notre vision du monde et de
nous-mêmes. La différence entre l’humain et les autres espèces animales –
ce qu’on appelle la « différence anthropologique », ou qu’on appelait
naguère le « propre de l’homme » – cette différence est devenue pour les
essayistes une proie philosophique obligée et, pour la plupart d’entre nous,
une chose du passé. C’est comme si parler, lire, écrire, enseigner, éduquer,
connaître, croire ou créer ne pouvaient être autre chose que des
développements plus complexes d’activités animales donnant déjà, sous une
forme plus rudimentaire, l’essentiel. La mémoire des alliances et des
rivalités, chez un chimpanzé commun, ou des caches de nourriture, chez un
geai, ce serait déjà, au degré près, toute la mémoire humaine avec ses
transmissions orales, ses consignations écrites, ses archivages papier et
électronique, ses enregistrements sonores et visuels. La première
envelopperait déjà in nucleo l’ensemble du développement à venir, qui
n’apporterait alors rien de fondamentalement nouveau. C’est comme s’il ne
pouvait pas en être autrement, sauf à faire remonter l’homme sur un
piédestal métaphysique. De l’animal à l’homme la conséquence serait
bonne, à la complexification près. Nous nous pensons désormais comme
essentiellement animaux, et secondairement humains.
Le complexe des trois singes
Un progressisme vitaliste
Dans une première partie, nous reviendrons sur le complexe des trois
motivations zoocentristes. En les explicitant l’une après l’autre, en clarifiant
l’attitude générale qui s’y exprime, nous tenterons de sonder cette nouvelle
sensibilité continuiste. Nous viserons par là une critique du présent : par sa
cohérence et sa systématicité, par l’abondance de son attirail argumentatif,
le zoocentrisme est en effet l’occasion d’un diagnostic précis sur l’époque.
À travers lui revient la question que Foucault posait en 1984 : « Qu’est-ce
qui se passe aujourd’hui ? Qu’est-ce qui se passe maintenant ? Et quel est
ce “maintenant” à l’intérieur duquel nous sommes les uns les autres
16
[…] ? » Il y aurait bien des manières de reposer la question, bien des
approches possibles pour instruire aujourd’hui cette « ontologie de
17
l’actualité ». Le zoocentrisme contemporain est l’une de ces entrées, une
façon parmi d’autres de répondre à la question de notre présent. C’est celle
que nous suivrons ici, en considérant que s’y mêlent différentes motivations
qui, au-delà de notre rapport à l’animal, regardent plus généralement la
manière dont nous nous rapportons aux autres et au monde. L’animal et
l’animalité humaine nous tendent un miroir auquel nous revenons
obsessionnellement ; ils sont aujourd’hui les vecteurs d’une réflexion
intense et passionnée et expriment, en un sens privilégié, ce qu’il en est de
nous-mêmes aujourd’hui.
Faut-il voir dans le zoocentrisme l’un des symptômes de la place
croissante occupée par la vie et sa prise en charge sociale et politique, dans
les démocraties de marché qui sont les nôtres aujourd’hui ? On connaît de
multiples formes à ce nouveau primat de la vie : essor fulgurant des
biotechnologies et des techniques d’augmentation du corps humain ; gestion
assurantielle des risques sanitaires, dans le cadre de politiques globales de
santé publique, ou en réponse aux nouvelles pandémies induites par la
globalisation des échanges ; prise de conscience écologique de la
vulnérabilité des espèces vivantes, et du sort de l’humanité comme espèce,
face au dérèglement climatique ; banalisation des politiques sécuritaires et
des états d’urgence, face aux menaces terroristes ; inflation du rapport
compassionnel et humanitaire à l’autre homme, réduit à l’état de survivant
muet ; incitation systématique au calcul des plaisirs et à l’hédonisme
consommateur, au sein du « capitalisme avancé » ; intensification de la
concurrence vitale entre individus, dans le cadre de la flexibilisation-
précarisation du travail induite par la nouvelle économie-monde ;
exploitation concertée des ressources de créativité et d’innovation de la vie,
au sein d’un capitalisme entrepreneurial et managérial renouvelé, etc. La
liste est longue, et spectaculaire surtout par la convergence des phénomènes
étudiés. C’est comme si nous assistions à une intrusion massive de la vie
dans l’organisation des sociétés humaines ; c’est comme si ces dernières
s’étaient progressivement recentrées sur la gestion, le soin et la sécurisation
de la vie des vivants humains. Du coup les récits ne manquent pas pour
rendre compte de ce nouvel état de chose et tenter la synthèse : récits
économiques polarisés par le tournant mondialiste et néolibéral des trente
dernières années ; récits politiques concernant l’infléchissement des
démocraties libérales vers une biopolitique immunitaire et sécuritaire ;
récits sociologiques pointant les effets d’individualisation, d’anomie et de
déliaison sociale des nouvelles économies ; récits psychologiques racontant
la « nouvelle économie psychique », déflationniste et désymbolisante, des
individus contemporains, avec en ligne de mire le portrait nietzschéen du
dernier homme, perdu dans la gestion de ses « petits plaisirs » ; récit
philosophique de la « Fin de l’histoire », décrivant une vie démissionnaire,
consumériste et techniquement assistée, etc. On risquerait pourtant, à
prendre tous ensemble ces différents récits, de faire l’Un « à l’aventure » ou
18
« plus vite qu’il ne faudrait » , comme le stigmatisait Platon à propos des
sages de son temps. Le problème en l’occurrence n’est pas que ces récits
pris un par un soient faux ou excessifs : ils répondent à une époque elle-
même excessive, emportée dans l’hubris d’un économisme galopant et
d’une colonisation technicienne du monde vécu, dont on aurait tort de
19
négliger la nouveauté historique . Mais c’est plutôt qu’au-delà de leur
convergence, racontant la « vitalisation » générale des sociétés
posthistoriques, on aurait intérêt en même temps à ne pas rater ce qui, à
l’intérieur de ce devenir général, appelle une distinction importante.
En réalité le zoocentrisme contemporain saurait d’autant moins
s’interpréter comme un effet direct de l’économisme ambiant qu’il participe
lui-même d’une pensée critique à l’égard du monde tel qu’il va. Il est
indéniable que la sensibilité animaliste représente aujourd’hui l’une des
ressources de contestation les plus virulentes et les plus précieuses à l’égard
des développements actuels du capitalisme mondialisé, comme système de
surexploitation et de surconsommation des ressources naturelles. C’est là
une sensibilité nouvelle qui concerne une frange plutôt éclairée des
opinions publiques occidentales, et qu’on serait bien mal avisé de ranger du
côté des différents symptômes de vitalisation, voire de désymbolisation
générale des comportements. Il est manifeste que la pensée qui nous occupe
est une pensée émancipatoire ou critique : elle s’éclaire de ce que les
sciences du vivant lui apprennent sur la différence anthropologique ; elle
vise à améliorer le sort des animaux ; enfin elle se croit affranchie des
tutelles métaphysiques d’antan. Elle se veut libérante à l’égard de
l’ignorance, de l’égoïsme et du préjugé. Elle est clairement ouverte et
généreuse, plutôt que sourde au sort de l’autre ou platement conservatrice.
Cette précision faite, il reste que le zoocentrisme place lui aussi la vie au
centre, au détriment des dimensions langagière et politique de la vie
humaine. En cela et qu’il le veuille ou non il participe, sur le mode
contestataire qui est le sien, du vitalisme contemporain. Il en est même l’un
des symptômes les plus manifestes. Telle serait donc la nouveauté : la vie
n’est pas seulement ce qui appartient à l’économisme néolibéral, comme
son premier moteur ; elle est également un concept aux mains du
progressisme. Celui-ci est aujourd’hui mobilisé par la vie, quand on avait
coutume au contraire de le voir se ranger résolument du côté de la raison
pour combattre les puissances de l’enracinement et de la tradition. On
reconnaît désormais à la vie, et plus exactement à la vie animale, un pouvoir
d’émancipation et une vertu critique : c’est là un fait inédit, et remarquable.
Que nous dit alors cette intrusion de la vie dans le progressisme
contemporain ? Que nous dit-elle du progressisme qui est aujourd’hui le
nôtre ?
L’homme est d’abord et avant tout un animal, nous dit le zoocentrisme ;
il n’est politique ou parlant que par-dessus le marché. En cela, la vie semble
devenue le nouveau fétiche de la critique contemporaine. Mais si tel est le
cas, cela signifie qu’elle partage ce contenu avec le discours adverse, non
critique, celui qui appuie de ses représentations et de ses arguments le
fonctionnement du marché. De fait, la sociobiologie en son temps, et
aujourd’hui la célébration de valeurs éthiques confortant la performance au
travail, l’optimisation du circuit de la production et la rentabilité des
échanges marchands, s’adressent prioritairement aux vivants que nous
sommes, comme instances productrices et consommatrices de biens. Aussi
rationnel et sophistiqué soit le système organisant la production et l’échange
des richesses, il met en jeu des vivants concernés par les richesses
produites, échangées et consommées. L’homme se pense aujourd’hui du
côté de la vie pour produire au mieux les moyens de satisfaire ses besoins,
optimiser l’ensemble de ses performances, légitimer un consumérisme
récapitulant tous les aspects de son existence. Mais, et voilà la nouveauté, il
a désormais recours à la vie pour opérer la critique de cette auto-affirmation
20
de la vie. Si c’est bien un « moment du vivant » que nous sommes en train
de vivre, alors ce moment concerne aussi bien le monde comme il va que sa
dénonciation critique. Ce qui signifie que la vie ne peut avoir le même sens
dans l’un et l’autre cas.
On remarquera en effet qu’on passe d’un sens à l’autre par une série de
déplacements décisifs : d’une science de la nature qui impose sa loi d’airain
à l’organisation rationnelle des sociétés à une instruction scientifique
passible de nous faire penser par nous-mêmes ; du vivant que je suis et qui
s’affirme en sa vitalité au vivant que l’autre est, et qui m’apparaît comme
digne d’empathie et de respect ; de la vie s’autoaffirmant et se rationalisant
elle-même sans arrière-pensée à l’antimétaphysique, comme puissance
d’émancipation critique des vivants singuliers. Bref la vie n’est pas
forcément une vis a tergo, une force qui nous pousse et qui s’affirme en
nous ; elle peut se définir tout autant comme une force d’attraction placée
devant nous, un objet à conquérir dans la connaissance, le soin et la
critique.
Exemplaire apparaît à cet égard l’œuvre de Frans de Waal, que nous
retrouverons en plusieurs points de ce travail. Le primatologue hollandais
(qui vit et travaille aux États-Unis) explore dans ses nombreux ouvrages de
vulgarisation scientifique « les ressemblances fascinantes et inquiétantes
21
qui existent entre le comportement des primates et le nôtre ». Il les décline
à loisir, comme s’il demandait chaque fois à son lecteur, en une épreuve
cathartique toujours recommencée, d’en finir avec son anthropocentrisme
spontané, et d’accepter enfin « le singe en [lui]22 ». Mais il n’est pas
seulement question d’apprendre à nous voir comme des singes nus. Cet
enseignement emporte avec lui une requête normative et politique.
Classiquement, les ressources normatives qu’on avait pu demander à la
biologie étaient des ressources négatives : le darwinisme social de la fin du
e
XIX siècle, et plus tard la sociobiologie des années 1970, étaient allés
chercher dans la sélection des plus aptes de quoi justifier la compétition
sociale et l’individualisme les plus égoïstes. Dans un autre style (non pour
s’y conformer, mais plutôt pour exhorter à une certaine vigilance pratique),
Konrad Lorenz rappelait la composante foncièrement agressive de nos
23
comportements phylogénétiquement hérités . Or on peut, à rebours de
l’apologie ultralibérale de la lutte pour la vie ou de l’appel à la prudence à
l’égard de nos instincts agonistiques, en appeler à une autre biologie. Les
chimpanzés, rappelle Frans de Waal, ne font pas seulement la guerre, mais
aussi l’amour. Parmi nos proches cousins il y a bien sûr les chimpanzés
communs et leur politique machiavélienne de lutte pour le pouvoir, de
domination et de soumission, de rivalité et d’alliance, de manipulation et de
coalition. Mais il y a également, comme on sait, les fameux bonobos et leur
Kamasutra pacificateur. C’est pourquoi une autre vision de la politique,
argumentée à partir des sciences de la vie mais autrement, est possible : une
politique non de cupidité mais de solidarité ; non de richesse matérielle
mais de lien social ; non de compétition mais d’empathie24. Or le geste de
Frans de Waal est très symptomatique. À travers lui, on voit bien qu’il n’y a
pas un, mais au moins deux recours possibles à la biologie. On peut aller
chercher de ce côté aussi bien de quoi conforter l’affirmation de soi de
l’homo economicus que des ressources de soin, d’empathie et de
25
solidarité .
Ainsi la vie peut-elle appeler l’adhésion, l’optimisation et la
performance ; mais elle peut également susciter la curiosité épistémique, le
respect moral et le soupçon antimétaphysique. Mais qu’elle soit vue en nous
ou en avant de nous, qu’elle soit la mienne ou celle d’autrui, qu’elle soit un
principe innocent ou un donné à conquérir par la critique, il n’en reste pas
moins que dans les deux cas elle est célébrée comme une vie nue, non
politique ou non parlante. Ce n’est certes pas la même doxa et pourtant
c’est la même vie : une vie non humaine, donc se mentant à elle-même
chaque fois qu’elle se fait passer pour l’essentiel de ce que nous sommes.
C’est ici, précisément, que se mesure la teneur idéologique du zoocentrisme
contemporain. La vie dont celui-ci nous entretient n’est pas la vie qu’en tant
qu’humains nous vivons et faisons. C’est une vie rendue extérieure à elle-
même, passivement reçue d’une science, d’une morale et d’une philosophie
confiant à la vie nue le pouvoir de nous éclairer.
La resubjectivation du vivre
Notes
1. Virgile, Bucoliques, Églogue IV, trad. D. Nisard, Bibliotheca classica selecta, Paris, 1850 :
« Muses de Sicile, élevons un peu nos chants. »
2. Francis Wolff, Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences, Paris, Fayard, 2010, p. 11.
3. Cf. Salle « Espèces, la maille du vivant » du musée des Confluences de Lyon.
4. Cf. Charles Darwin, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, trad. M. Prum (dir.),
Paris, Syllepses, 1999, p. 150 et 214.
5. Cf. Francis Wolff, Notre humanité…, op. cit., p. 295. Sur ce point, cf. infra, p. 49-50.
6. Cf. Derek Bickerton, La Langue d’Adam, trad. C. Delporte, Paris, Dunod-La Recherche, 2010,
p. 8.
7. Tristan Garcia, Nous, animaux et humains. Actualité de Jeremy Bentham, Paris, François
Bourin, 2011.
8. Ibid., p. 8-9.
9. Cf. infra, chap. 7.
10. Cf. Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, « NRF Essais »,
2007.
11. Derek Bickerton, La Langue d’Adam, op. cit., p. 8.
12. Cf. par exemple Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, trad. Y. Bonin,
Paris, Retz, 2004, p. 6-9.
13. Le motif des « trois singes de la sagesse » est d’origine confucéenne et donc chinoise. On en
trouve la première occurrence dans le livre XII des Entretiens avec Confucius (rédigés entre 479 et
221 av. J.-C.), sous la forme d’une recommandation purement formelle de « ne pas voir, ne pas
entendre et ne pas dire » ce qui est impoli et contraire au rituel. Le bouddhisme s’appropriera ensuite
la chose et la fera migrer jusqu’au Japon, qui associera le précepte à trois singes et en multipliera les
représentations. La plus célèbre, en bois, se trouve au fronton du Nikkō-Tōshō gū, l’un des temples
de Nikkō, au nord de Tokyo.
14. Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris,
Fayard, 1998.
15. Cf. infra, deuxième partie.
16. Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Magazine littéraire, no 207, mai 1984,
p. 35-39 ; repris dans Dits et Écrits IV. 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 688.
17. Ibid.
18. Platon, Philèbe, 17a, trad. J.-F. Pradeau, Paris, Flammarion, « GF », 2002, p. 89.
19. Cf. Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil,
2012.
e
20. Cf. Frédéric Worms, La Philosophie en France au XX siècle. Moments, Paris, Gallimard,
« Folio Essais », 2009 ; également Arnaud François et Frédéric Worms (dir.), Le Moment du vivant,
Paris, PUF, 2016.
21. Frans de Waal, Le Singe en nous, trad. M.-F. de Palomera, Paris, Fayard/Pluriel, 2011, p. 14.
22. Ibid.
23. Konrad Lorenz, L’Agression. Une histoire naturelle du mal, trad. V. Fritsch, Paris,
Flammarion, 1969.
24. Cf. Frans de Waal, L’Âge de l’empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire, trad.
M.-F. de Palomera, Paris, Les liens qui libèrent, 2010, p. 17 : « Notre espèce présente un double
visage : social et égoïste. Mais puisque c’est ce dernier qui constitue, au moins en Occident,
l’hypothèse prédominante, mon attention se portera sur le premier, à savoir le rôle de l’empathie et
des liens sociaux. »
o
25. Cf. Jean-Claude Monod, « Les grands singes, la politique et la parole », Le Débat, n 180, mai-
août 2014, p. 76 : « Au début du XXe siècle, les “sociétés animales” étaient sans cesse invoquées pour
étayer un “besoin de chef” inscrit dans la nature. Aujourd’hui, les grands singes nous apprendraient à
nous détourner d’un néolibéralisme ravageur ? » Sur cette question des ressources politiques du
darwinisme, comme question ouverte et à venir, cf. Barbara Stiegler, « Darwinisme et démocratie :
les aspects évolutionnistes du Lippmann-Dewey debate », in Claude Gautier et Arnaud Milanese
o
(dir.), Philosophical Enquiries. Revue des philosophies anglophones, n 6, juin 2016, dossier Dewey
(II).
26. Cf. John McDowell, L’Esprit et le Monde, trad. C. Alsaleh, Paris, Vrin, 2007, p. 120.
27. Sur la provenance de ce terme, cf. infra, p. 213.
28. Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, trad.
P. Madelin, Paris, Alma, 2016.
PREMIÈRE PARTIE
Un nouveau fétiche
Chapitre 2
Un naturalisme
Pour nous tous aujourd’hui, il est devenu évident que l’homme est un
1
animal, ou encore « un animal comme les autres ». Le zoocentrisme – au
centre de notre humanité, l’animalité – est en passe d’apparaître comme un
énoncé aussi peu discutable que l’héliocentrisme ou la structure hélicoïdale
de l’ADN. En général on entend par là que notre humanité est une espèce
biologique parmi d’autres, et que l’écart qui nous sépare des autres animaux
ne saurait être supérieur, ou autrement qualifié, que celui qui sépare entre
elles les différentes espèces animales. On peut également se référer à
l’évolution des espèces : le processus qui a façonné le visage actuel de notre
humanité étant un processus biologique et graduel, nous ne saurions être
distingués des autres animaux que par une différence de degrés, non de
2
nature . Où l’on voit que cette animalité humaine, de quelque manière
qu’on l’envisage, est d’abord un énoncé reçu, en droite ligne, des sciences
de la vie. Parler aujourd’hui de l’« animal humain » (et corrélativement des
« animaux non-humains »), c’est s’y croire autorisé par la science.
De fait, et aussi profus soit-il, l’édifice des sciences qui peut aujourd’hui
nous renseigner sur l’humain – biologie cellulaire, immunologie, sciences
biomédicales, génétique de l’évolution et des populations,
paléoanthropologie, paléolinguistique, neurosciences, psychologies du
comportement et du développement, sociologie des interactions et des
organisations, micro- et macroéconomie, etc. – ne se présente pas sans
visage et en ordre totalement dispersé. Depuis la fin du siècle dernier il tend
à s’unifier sous le chef d’un paradigme clairement naturaliste, autrement dit
d’un programme de travail créditant les sciences de la nature d’un pouvoir
explicatif universel, et faisant corrélativement de la nature découverte par
ces sciences un ordre omni-englobant. Qu’on l’aborde sous ses versants
épistémique ou ontologique, qu’on insiste sur la méthode des sciences de la
nature ou sur la nature comme ordre autosuffisant, il n’en reste pas moins
que, dans les deux cas, on a bien affaire à une configuration du savoir, voire
3
à une « orientation de pensée », clairement identifiable. Notre science
ambitionne de comprendre tout phénomène possible depuis la méthode des
sciences de la nature, et comme un état de chose naturel. L’animalité
humaine nomme précisément cette ambition, ou cette configuration
4
générale du savoir – ce que Foucault appelait en son temps une épistémè .
C’est elle, l’épistémè de l’animalité humaine, que nous aimerions interroger
ici.
Le pari naturaliste
L’oubli du subjectif
Notes
1. Francis Wolff, Notre humanité, op. cit., p. 11.
2. On cite en général à l’appui de cette seconde thèse la fameuse déclaration de Darwin : « Mon
objectif […] est de montrer qu’il n’existe aucune différence fondamentale entre l’homme et les
mammifères supérieurs pour ce qui est de leurs facultés mentales […]. La différence entre l’esprit de
l’homme et celui des animaux supérieurs, aussi grande soit-elle, est certainement une différence
de degré et non de nature » (Charles Darwin, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe,
op. cit., p. 150 et 214).
3. Cf. Daniel Andler, La Silhouette de l’humain. Quelle place pour le naturalisme dans le monde
d’aujourd’hui ?, Paris, Gallimard, 2016, p. 333.
4. Cf. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 249-250.
5. Cf. Barry Stroud, « The Charm of Naturalism », in Mario De Caro et David Macarthur,
Naturalism in Question, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2004, p. 22 : « En général ce
qui est en question n’est pas d’être “naturaliste” ou non, mais plutôt de savoir ce qu’on doit inclure
ou non dans notre conception de la “nature”. »
6. Cf. Rudolf Carnap, Hans Hahn et Otto Neurath, « La conception scientifique du monde : le
Cercle de Vienne », in Antonia Soulez (éd.), Manifeste du Cercle de Vienne, Paris, PUF, 1985.
7. Theodosius Dobzhansky, The American Biology Teacher, 1973, vol. 35, p. 125-129.
8. Cf. Richard Dawkins, Le Gêne égoïste, trad. L. Ovion, Paris, A. Colin, 1990.
9. Cf. Jerome H. Barkow, Leda Cosmides et John Tooby, The Adapted Mind. Evolutionary and the
Generation of Culture, New York, Oxford University Press, 1992.
10. Sur la thèse de la « réalisabilité multiple » des séquences cognitives, cf. Hilary Putnam, Mind,
Language and Reality. Philosophical Papers, vol. 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1975,
chap. 18 à 21.
11. Cf. Daniel Andler, La Silhouette de l’humain…, op. cit., p. 184.
12. Ibid., p. 122.
13. Ibid., p. 107.
14. Cf. Denis Forest, Neuroscepticisme. Les sciences du cerveau sous le scalpel de
l’épistémologue, Paris, Ithaque, 2015, p. 10-12.
15. Cf. Jean-Pierre Changeux, L’Homme neuronal, Paris, Fayard, 1983.
16. Cf. Julia Fischer, Monkeytalk. Inside the Worlds and Minds of Primates, Chicago, University of
Chicago Press, 2017.
17. Steven Pinker, Comprendre la nature humaine, trad. M.-F. Desjeux, Paris, Odile Jacob, 2005,
p. 50.
18. Cf. Francis Wolff, Notre humanité…, op. cit., p. 295.
19. Ernst Mayr, « Cause and Effect in Biology. Kinds of Causes, Predictability and Teleology are
o
Viewed by a Practicing Biologist », Science, 134, n 3489, 1961, p. 1501-1506.
20. Francis Wolff, Notre humanité…, op. cit., p. 321.
21. Ibid., p. 295.
22. Ibid., p. 346.
23. Pour reprendre la terminologie de Francis Wolff dans Notre humanité…, op. cit., première
partie, chapitres 3 et 4.
24. Cf. Jared Diamond, Le Troisième Chimpanzé. Essai sur l’évolution et l’avenir de l’humanité,
trad. M. Blanc, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2011.
o
25. Alain Prochiantz, « Mon frère n’est pas ce singe », Critique, n 747-748, 2009/8, p. 737.
26. Ibid., p. 742.
27. Frans de Waal, Le Singe en nous, op. cit., p. 217-220 ; également L’Âge de l’empathie, op. cit.
28. Richard Joyce, dans The Evolution of Morality (Cambridge [Mass.], The MIT Press, 2006),
revient sur une telle conception de la morale en faisant valoir contre elle le rôle constitutif du langage
dans l’invention des morales humaines.
29. Cf. en particulier La Politique du chimpanzé, trad. U. Ammicht, Paris, Le Rocher, 1982 ; De la
Réconciliation chez les primates, trad. M. Robert, Paris, Flammarion, 1992 ; Le Singe en nous,
op. cit. ; L’Âge de l’empathie, op. cit.
30. Cf. Frans de Waal, La Politique du chimpanzé, op. cit., p. 198.
31. Cf. Pascal Picq, L’homme est-il un grand singe politique ?, Paris, Odile Jacob, 2011 ;
également Qui va prendre le pouvoir ? Les grands singes, les politiques ou les robots, Paris, Odile
Jacob, 2007.
32. Frans de Waal, La Politique du chimpanzé, op. cit., p. 198.
33. Ibid.
34. Max Weber, Économie et Société, t. I. Les catégories de la sociologie, trad. J. Chavy et É. de
Dampierre, Paris, Agora/Pocket, 1995, p. 286.
35. Sur le problème posé par cette « politique sans parole », cf. Jean-Claude Monod, « Les grands
singes, la politique et la parole », art. cit., p. 76-77.
36. Frans de Waal, La Politique du chimpanzé, op. cit., p. 199.
37. Vercors, Les Animaux dénaturés, Paris, Le Livre de Poche, 2014, p. 174.
38. Cf. Daniel Andler, La Silhouette de l’humain, op. cit., p. 333.
39. John Searle, La Redécouverte de l’esprit, trad. C. Tiercelin, Paris, Gallimard « NRF Essais »,
1995, p. 24 et 79.
40. C’est la remarque que fait John Searle à propos du prestige étonnant dont a pu se targuer, dans
la première psychologie cognitive, la modélisation informatique du fonctionnement psychique :
« Aussi, le fait que les conceptions en question soient invraisemblables et aillent à l’encontre de nos
intuitions ne joue-t-il pas contre elles. Au contraire, que le fonctionnalisme et l’intelligence
artificielle soient complètement à contre-courant de nos intuitions, voilà qui peut apparaître comme
un grand mérite les concernant. Car n’est-ce pas le trait qui rend la physique aussi éblouissante ? »
(ibid., p. 40).
41. Alan G. Gross, The Rhetoric of Science, Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 95.
42. Daniel Andler, La Silhouette de l’humain, op. cit., p. 24.
43. Ibid., p. 80.
44. Barry Stroud, « The Charm of Naturalism », art. cit., p. 23.
45. Ibid., p. 27.
46. Ibid., p. 34.
47. Cf. infra, chapitre 4.
48. David Macarthur, « Taking the Human Sciences Seriously », in Mario De Caro et David
Macarthur (dir.), Naturalism and Normativity, New York, Columbia University Press, 2010, p. 133.
Sur ce refus caractéristique d’un certain naturalisme de considérer comme scientifiques les sciences
de l’homme, cf. Daniel Andler, « Le naturalisme est-il l’horizon scientifique des sciences
sociales ? », in Thierry Martin, Les Sciences humaines sont-elles des sciences ?, Paris, Vuibert, 2011,
p. 15-34.
49. Gilbert Ryle, La Notion d’esprit, trad. S. Stern-Gillet, Paris, Payot, 2005, p. 81.
50. Cf. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, « Quadrige », 1986.
51. Cf. Edmund Husserl, Recherches logiques. Tome 1. Prolégomènes à la logique pure, trad.
H. Élie, A. L. Kelkel et R. Schérer, Paris, PUF, « Épiméthée », 1994, chapitre 4.
52. John McDowell, L’Esprit et le Monde, op. cit., p. 23.
53. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », in Œuvres III,
trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2000, p. 313.
54. Ibid., p. 301.
55. Cf. la précieuse triade proposée par Christophe Lemerle dans Le Singe, le gène et le neurone.
Du retour du biologisme en France, Paris, PUF, 2014.
56. Cf. supra, p. 42-48.
57. Cf. Richard Dawkins, Le Gène égoïste, op. cit. Sur cette fétichisation du gène, plus
particulièrement aux États-Unis à partir des années 1990, cf. Dorothy Nelkin et Susan Lindee, La
Mystique de l’ADN, Paris, Belin, 1998 ; et dans le contexte européen, David Le Breton, « Le gène
o
comme patient : une médecine sans sujet », Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, n 1, 2007,
p. 15-31.
58. Denis Forest, Neuroscepticisme…, op. cit., p. 12.
59. Ibid., p. 83-84. Cf. également Vincent Descombes, La Denrée mentale, Paris, Minuit, 1995,
p. 103 : « Mais les conditions dans lesquelles nous pouvons faire quelque chose ne sont pas ces
capacités : le fait que Paul cesse d’être Paul si on le prive de son cerveau ne prouve pas que Paul soit
son cerveau, ni que ce soit en réalité son cerveau, et non lui, qui soit le sujet d’attribution des
prédicats psychologiques. »
60. Cf. Deena S. Weisberg et al., « The Seductive Allure of Neuroscience Explanations », Journal
o
of Cognitive Neuroscience, vol. 20, n 3, 2008, p. 470-477.
61. Cf. Dorothy Nelkin et Susan Lindee, « Du gène comme icône culturelle », La Recherche,
o
n 311, juillet-août 1998, p. 98-101.
o
62. Jean-Luc Marion, « Quelle exception ? », Le Débat, n 152, nov.-déc. 2008, p. 134.
63. Ibid., p. 134-135.
64. Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 7.
Chapitre 3
Un moralisme
La théorie des droits de Gary Francione, par exemple, présente l’un des
réquisitoires les plus résolus contre l’idée que la similitude des esprits
puisse fonder notre considération morale envers l’animal. Trois types
d’arguments sont ici à l’œuvre.
Le premier est psychologique : il démontre l’inefficacité d’une telle
théorie. Même lorsque nous aurons réuni « les preuves empiriques
nécessaires pour pouvoir conclure en toute certitude qu’il existe au moins
17
quelques êtres non humains doués d’un esprit semblable au nôtre », même
18
à ce moment-là les gens continueront à « nier l’évidence ». Pour preuve,
les fameux 98,4 % d’ADN que nous partageons avec les chimpanzés ne
nous empêchent nullement d’« emprisonner [ceux-ci] dans les zoos et de les
utiliser comme cobayes dans des expériences biomédicales19 ». En réalité et
e
comme le prouve la multiplication au XIX siècle de pseudo-sciences
racistes, la preuve d’une similitude et même d’une identité des esprits « est
au fond bien peu de chose aussi longtemps que subsistent une raison et un
20
désir quelconques d’exercer une discrimination ». Le savoir et la preuve
ne convaincront jamais que ceux qui veulent bien se laisser convaincre. La
tâche est sans fin : la route sera encore fort longue, prévoit Francione,
lorsque, ayant enfin achevé la démonstration de notre similitude cognitive
avec les grands singes, si proches de nous d’un point de vue évolutif, il
faudra ensuite s’atteler à prouver notre similitude avec les vaches, les
21
cochons, les moutons, les lapins et les poulets . Il n’existe pas en la
matière d’argument ultime, tel que se plaisait à l’imaginer Robert Nozick :
un argument philosophiquement si puissant que celui qui le refuse serait
22
immédiatement foudroyé par un orage cérébral, et anéanti à tout jamais .
La charge de la preuve est ici épuisante et ne fera jamais qu’« empêcher,
comme le remarque Taimie Bryant, et repousser à plus tard le
23
développement de stratégies concrètes et locales ». C’est pourquoi le bon
sens serait sans doute de « passer l’étape de la justification et de s’atteler
24
directement à la tâche de sauver des vies animales ».
Cette impuissance psychologique à convaincre ceux qui ne veulent pas
l’être nous renvoie en réalité à un second argument, plus profond : à une
impossibilité de type ontologique. Pourquoi s’acharner sur les compétences
cognitives de certains animaux, alors qu’elles ne sont manifestement pas le
cœur du problème ? Pourquoi la conscience de soi ou la syntaxe
prédicative, par exemple, mériteraient-elles davantage le respect que la
capacité de voler, ou de respirer dans l’eau ? Ou encore, demande
Francione, en quoi la capacité de conduire des automobiles ou de suivre des
cours à l’université « devraient-elles avoir une quelconque incidence sur la
question de savoir s’il est légitime de se nourrir de chair animale ou d’en
25
tirer profit dans le cadre d’expérimentations médicales » ? On reconnaît
26
ici le fameux argument du « sophisme naturaliste » (naturalistic fallacy) :
aucun fait naturel n’a le pouvoir de nous obliger moralement ; un fait, parce
qu’il n’est qu’un fait, ne saurait faire droit ; il ne peut nous « nécessiter » à
agir de telle ou telle manière. Si les gens se laissent si difficilement
convaincre, c’est au fond parce qu’ils n’ont aucune raison valable de l’être
de cette manière. Seule une pétition de principe peut décider qu’une
propriété donnée, plutôt qu’une autre, mérite notre considération morale. Le
saut du fait au droit est arbitraire, au double sens du terme : « immotivé »,
et du coup relevant du seul « libre arbitre ».
On pourrait par exemple noter, en prolongement de cette argumentation,
que l’insistance des promoteurs du Projet Grands Singes à souligner la
parenté cognitive entre humains et grands singes est loin d’être étrangère au
paradigme cognitiviste et à sa prévalence historique. Tout comme c’est un
choix d’époque d’alléguer la fameuse parenté génétique entre eux et nous.
Un tel choix fait primer la parenté phylogénétique, et donc met en vedette
les grands singes ; mais on pourrait aussi bien faire valoir l’analogie plutôt
que la filiation, et pointer des similitudes anatomiques ou comportementales
entre des espèces génétiquement plus éloignées, comme c’est le cas avec les
loups ou les dauphins27. En réalité, comme le remarque Bernard Baertschi,
conclure d’une prémisse naturelle donnée à une conclusion normative, c’est
28
toujours sous-entendre une mineure opérant le passage de l’une à l’autre .
En éthique médicale, par exemple, le sophisme naturaliste recouvre le plus
souvent une décision axiologique en faveur de la vie : entre « Le scanner a
détecté une tumeur dans l’estomac de ce patient » et « Donc il faut
l’opérer » s’intercale ce principe normatif : « Or la vie est un bien que nous
29
avons le devoir de conserver . » De même, dire que les chimpanzés, parce
qu’ils passent avec succès le test du miroir et qu’ils ont une conscience de
soi, méritent une considération morale égale à la nôtre, c’est sous-entendre
que la conscience de soi appelle le respect et que nous avons le devoir de la
favoriser. Le passage de l’être au devoir-être recouvre toujours une décision
normative plus ou moins explicite mais quoi qu’il arrive arbitraire en son
principe (historiquement et culturellement contingente). Une compétence
cognitive donnée ne saurait posséder de force morale ; à elle seule, elle est
30
bien incapable d’obliger nos comportements .
Ajoutons une troisième et dernière objection, de type historique, que
Francione ne présente qu’indirectement. Il note que la tradition utilitariste
se défend mal d’un retournement de l’argument de la similitude en faveur
d’une différence cognitive donnant, finalement, une plus grande valeur aux
êtres humains. Pour Bentham et Singer les êtres humains, parce qu’ils ont
une conscience de soi plus développée, ou un sens plus précis de ce que leur
réserve l’avenir, ont davantage intérêt que les animaux non-humains à la
préservation de leur existence, ce qui leur donne plus de poids dans la
balance universelle des intérêts. C’est ce que stigmatise Francione : « Bien
décidé à récuser la corrélation traditionnellement établie entre les
caractéristiques cognitives et le statut moral, Bentham s’est en fait contenté
31
de la réintroduire sous une autre forme . » Or ce reproche d’inconséquence
est important. Car transparaît à travers lui que l’argument de la similitude
n’est jamais loin de son contraire spéciste. Et s’il n’en est jamais loin, s’il
peut toujours se renverser et lui donner raison, c’est parce qu’il obéit,
comme on l’a vu, à la même logique. L’arbitraire est le même ; dans les
deux cas une propriété contingente est choisie comme source de dignité,
valorisant soit la seule espèce humaine (spécisme), soit plusieurs espèces
(similitude des esprits). Certes l’arbitraire s’affiche explicitement et sans
vergogne dans le premier cas, qu’on peut appeler avec James Rachels le
« spécisme absolu32 » : ici le seul fait d’une appartenance biologique
(l’appartenance à l’espèce humaine) entend être source de valeur et
m’obliger moralement. Mais comme le remarque Rachels, le spécisme est
souvent à l’œuvre d’une manière plus discrète, dans ce qu’il appelle le
33
« spécisme conditionné » : c’est alors le fait d’être doué de certaines
capacités psychologiques qui garantit la considération morale. Ainsi
raisonnent ceux qui décèlent des propriétés communes aux hommes et à
certains animaux, et pour cette raison projettent d’octroyer à ces derniers
des droits fondamentaux. Mais quel que soit le spécisme envisagé, qu’il soit
absolu ou conditionné, dans les deux cas un droit moral, réservé à l’espèce
humaine ou bien outrepassant les frontières de cette espèce, se justifie à
partir de la possession d’un attribut donné. Or en quoi, sinon en vertu d’une
décision arbitraire, un simple attribut psychologique devrait-il faire droit ?
Inversement, pourquoi le fait de ne pas posséder cet attribut autoriserait-il
« le fait de mettre des produits chimiques dans les yeux des lapins pour
34
tester la “sécurité” d’un nouveau shampoing » ? Ainsi l’argument de la
similitude des esprits nous fait-il glisser continûment du spécisme absolu
(« Nous les humains… ») au spécisme conditionné (« Nous, les animaux
rationnels… »), mais revient finalement à repousser un peu plus loin le
périmètre de protection du droit.
Cette troisième objection est sans doute la plus importante. Car si on la
suit jusqu’au bout, elle signifie que l’argument de la similitude prolonge sur
le terrain de l’animalisme la logique de hiérachisation et d’exclusion qui
était celle de l’anthropocentrisme. Un animal ne peut être « sauvé » (se voir
attribuer un statut moral) qu’à condition de posséder ce que l’homme
possède : langage, conscience de soi, sens du futur, etc. Il passera alors du
bon côté de la frontière, du côté de ceux qui méritent respect ; mais la
frontière, pour avoir été repoussée d’un cran, restera une frontière. Il y aura
toujours un « nous » (élargi) opposé à un « eux ». C’est le problème ultime,
et sans doute le plus litigieux, pointé par Francione : « Tracer une frontière
et donner la priorité à certains animaux comme étant plus dignes de
protection que les autres est ce à quoi nous mène vraisemblablement
35
l’argument de la similitude . » D’où une échelle graduée dans la protection
des différentes espèces animales ; d’où une hiérarchie dont l’homme occupe
le sommet. L’argument de la similitude des esprits n’a que l’apparence de la
générosité : il est certes plus inclusif que l’anthropocentrisme ; mais parce
qu’il s’appuie sur des capacités dont la forme canonique est donnée chez
l’être humain, il prend celui-ci pour mesure de l’animal. À cette aune,
l’animal ne sera jamais qu’un homme diminué.
L’objection est de type historique : elle consiste à montrer qu’un certain
animalisme reste, à son corps défendant, tributaire de l’anthropocentrisme
d’antan. Elle est du reste fréquemment adressée au Projet Grands Singes :
pourquoi les grands singes, plutôt que les cochons ou les poulets de
batterie ? La frontière est arbitraire ; et elle l’est d’autant plus que rien
d’autre ne la justifie finalement qu’une « dignité basée sur le degré de
proximité d’un animal à l’égard des caractéristiques humaines36 ». On
remarquera d’ailleurs que le projet ne consistait pas à reconnaître les droits
des grands singes comme des droits propres à leur espèce mais, de manière
significative, comme des « droits de l’homme pour les grands singes non
37
humains ». C’est une objection qu’on peut adresser de la même manière à
la théorie des droits d’un Regan par exemple, lorsque celui-ci semble
définir la « valeur inhérente » des mammifères supérieurs à partir de
caractéristiques cognitives comme la croyance, le désir, la mémoire ou
38
l’identité psychophysique à travers le temps : le cercle de la dignité
morale s’est certes agrandi mais reste un cercle, inclusif et donc
nécessairement exclusif ; Regan n’est plus spéciste mais il semble faire le
39
jeu d’un « mammiférisme ». Comme l’ajoute Tristan Garcia, « un
animaliste tel que Regan est condamné à faire en dernière instance ce qu’il
reproche si vertement au spéciste : produire un critère du nous qui, sous
couvert de sanctionner la manifestation de certaines qualités ou
40
compétences, recouvre en définitive une certaine subdivision du vivant ».
Ainsi ce n’est pas le choix de telle ou telle qualité qui est à réviser, mais
l’idée même qu’une qualité psychologique puisse fonder une communauté
morale. Car par là se proroge une logique taxinomique qui sera toujours
d’exclusion. Il suffirait pour s’en convaincre de voir combien une telle
logique peut être dommageable à l’intérieur de l’espèce humaine :
On ne peut prétendre que les Noirs doivent être respectés autant que les Blancs parce qu’ils sont aussi
intelligents qu’eux, sans suggérer que les humains moins intelligents que les autres méritent le
41
mépris .
Le primat de la sensibilité
Si nous n’avons plus seulement des devoirs envers les animaux, s’ils sont
désormais titulaires de droits, c’est au vu de ce qu’ils sont et du bien qui est
le leur – de ce que Tom Regan appelle leur « valeur inhérente ». Si je
promets à ma voisine de prendre soin de son chien pendant son absence, je
peux me sentir lié à ma voisine par la parole donnée, donc lié à elle comme
à une personne morale ; le chien ne sera que le bénéficiaire de cet
engagement, non le titulaire de droits qui m’obligeraient directement envers
lui. C’est ma voisine et non son chien qui a droit au respect de la promesse
68
donnée, c’est elle et non son chien qui a un titre moral à mon égard . Il en
va tout autrement si je reconnais au chien une valeur inhérente : je dirai
alors avec Tom Regan que « nous avons un devoir direct prima facie de ne
pas causer de dommage à des individus possédant un bien-être dérivé de
l’expérience69 ». Je me sentirai directement obligé par le bien-être du
chien ; ce bien-être lui fera un droit d’être respecté.
C’est alors directement pour les animaux que nous pourrons les défendre
en justice – directement, et non par l’entremise des contractants humains et
des sentiments qui sont les leurs à l’égard des animaux. C’est pour leur
compte et non pour le compte de leurs propriétaires que nous pourrons
engager une procédure judiciaire, ou réclamer qu’on les respecte
moralement. Un droit est issu de ce qu’est son porteur, de sa valeur
inhérente ; il est, comme on le voit dans la définition canonique du droit à la
vie chez Locke, un « périmètre protecteur » assurant à son porteur de
pouvoir vivre conformément à ce qu’il est : « Tous étant égaux et
indépendants, nul ne doit léser autrui dans sa vie, sa santé, sa liberté ni ses
70
biens . » C’est le même essentialisme du droit qu’on retrouve chez Tom
Regan à propos des animaux à qui sont reconnus des droits : « Nous devons
traiter les individus possédant une valeur inhérente de telle façon que leur
71
valeur inhérente soit respectée . » Reconnaître un droit à certains animaux,
c’est leur reconnaître une valeur inhérente qui nous oblige directement à
leur égard. Toute la question est donc de savoir dans quelle mesure l’autre
vivant nous oblige par lui-même, à travers sa sensibilité ou ses intérêts.
Le droit français, par exemple, reconnaît depuis la fin des années 1950,
dans les Codes rural et pénal, des devoirs précis envers les animaux
72
« domestiques ou apprivoisés ou tenus en captivité ». Un mauvais
traitement infligé « volontairement » et « sans nécessité » est passible, dans
le cas de « sévices graves ou de nature sexuelle », d’une punition « de deux
73
ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende » . À qui va cet
engagement ? Dans le Code rural, l’animal est reconnu comme un « être
sensible74 » et capable de « souffrances75 » et il semble clair alors qu’il est
le premier à pâtir des mauvais traitements ou des sévices endurés. Sauf que
l’ensemble des dispositions de l’article L 214 du Code rural relatives à sa
protection concerne son propriétaire ; et l’on sait que dans le Code civil,
jusqu’à une date récente, l’animal était encore « soumis au régime des biens
76
corporels » ; il était un « bien » dont son propriétaire, par conséquent,
avait la jouissance. C’est donc envers lui, comme dépositaire du droit, et
non envers l’animal et sa sensibilité, que la loi nous obligeait. Tout change
d’un cas à l’autre : reconnaître officiellement à l’animal le statut d’« être
77
vivant doué de sensibilité » (comme c’est le cas depuis février 2015 ),
c’est se voir obligé directement par l’animal, autant que par son
propriétaire.
L’acquisition de droits propres aux animaux demande donc à être
comprise en un sens large, comme un déplacement de la valeur fondatrice
de nos engagements moraux et juridiques. Conférer des droits à certains
animaux c’est considérer que la sensibilité nous oblige, et non seulement la
raison – la vie, et non seulement l’humain. Être une personne morale, cela
ne signifie pas nécessairement être capable de rationaliser son rapport à soi
et aux autres, projeter une vie bonne dans le cadre de rapports justes avec
autrui. Ce peut être, plus modestement, être un sujet attaché à la poursuite
de son existence et à la défense de ses différents intérêts. Le fait qu’en face
d’un vivant je sente qu’« il y a quelqu’un » (« there is someone home »),
comme le dit Barbara Smuts lorsqu’elle tente d’exprimer son
78
compagnonnage avec les babouins , le parti pris de soi transparaissant
dans le regard et les gestes, la présence vulnérable d’un soi à lui-même,
voilà ce qui peut appeler l’engagement moral et faire droit, plus simplement
mais plus sûrement que l’agentivité morale au sens kantien.
Comme le remarquent Will Kymlicka et Sue Donaldson, toute
l’évolution du droit depuis une soixantaine d’années est allée dans ce sens :
l’adoption par les Nations unies d’une Convention internationale des droits
de l’enfant en 1989 ou d’une Convention relative aux droits des personnes
handicapées en 2006, parallèlement à l’évolution des différentes juridictions
nationales, tout cela témoigne d’une transformation en profondeur du statut
79
de la personne morale .
L’évolution des droits de l’homme est portée par le principe visant à entourer les plus vulnérables de
dispositifs de protection rigoureux, à protéger les groupes minoritaires des groupes dominants qui
remettent en cause leurs capacités cognitives, à protéger les enfants des adultes qui tirent argument de
l’infériorité des enfants pour justifier les mauvais traitements qu’ils leur infligent, ou à protéger les
80
personnes handicapées des eugénistes enclins à nier la dignité de leur vie .
C’est donc la possibilité de mener une vie qui tourne bien ou mal pour
lui, la satisfaction autonome, régulière et non contrariée de ses intérêts, qui
fait d’un vivant le sujet de sa vie. Où l’on retrouve à nouveau l’intérêt du
vivant comme valeur fondatrice de cette éthique. Que cette valeur soit
infléchie dans un sens déontologique (comme valeur inhérente, opposant un
veto catégorique à toute intrusion de la part d’un autre) ne change rien à
l’affaire. Tout au contraire : la radicalisation déontologique ne fait jamais
qu’officialiser le fait qu’ici, comme dans les différentes éthiques animales,
c’est le bien-être et les préférences de l’animal qui font droit.
De proche en proche, c’est donc l’ensemble des éthiques animales qui,
comme on l’a vu avec l’argument des cas marginaux, apparaît comme une
immense réduction eidétique. Parce qu’une morale vraiment universelle
doit pouvoir inclure jusqu’aux jeunes enfants, aux arriérés ou aux personnes
dans le coma, c’est dans ces marges que s’aperçoit le fondement sensualiste
et prérationnel de cette morale. L’animalité représente alors le point-limite
de cette variation, le lieu où cette variation est maximale et où se déclare du
coup, le plus clairement, notre statut de vivants souffrants.
La critique du pathocentrisme
Ainsi une théorie de la « primauté des droits », une théorie qui s’en remet
à la nue liberté des individus pour organiser la vie des hommes, une telle
théorie en appelle tout naturellement, comme principe fondateur, à l’autorité
de la vie. Une politique strictement et rigoureusement libérale, n’excédant
pas le principe de la coexistence pacifique des individus, se conçoit
spontanément comme une politique de la vie nue – une « zoopolitique »
dans laquelle nous serions plus essentiellement vivants que citoyens, et qui
fonctionnerait en vertu de la valeur propre à la vie sans que personne ait à
porter la charge de l’universel. Allons au bout de cette logique : la vie
appelée à l’appui d’une telle représentation de la liberté et de la vie en
commun ne peut, en réalité, être autre chose qu’une vie négativement
conçue. Parce que tout ce qui pourra appeler la vie à se développer et à se
transformer sera laissé à l’arbitraire individuel, une politique de la vie nue
ne saurait avoir d’autres objectifs défendables que de ne pas nuire à la vie ;
parce que vivre en société se réduit à préserver la sphère minimale de mon
intégrité vitale, pour cette raison je suis, avant toute chose, une vie
vulnérable. Ainsi, à l’horizon de cette représentation immunitaire de la
coexistence sociale se profile « une définition négative et victimaire de
137
l’homme », une représentation de l’homme non seulement comme
vivant, mais comme vivant toujours menacé dans son autarcie.
Telle est donc notre hypothèse. Si nous sommes de plus en plus sensibles
à la cause animale, si nous nous accoutumons chaque jour davantage à
l’idée que des droits soient attribués à certains animaux, si cette possibilité
devient chaque jour plus crédible, c’est en vertu d’une dialectique qui
dépasse largement le cadre de la question animale : une dialectique qui
appartient plus généralement à notre conception de la liberté ; un système de
l’apparence en vertu duquel celle-ci peut, à tout instant, se contrefaire en
liberté naturelle. Et c’est bien parce que nos droits sont vulnérables à
l’illusion et se représentent de plus en plus comme les droits de vivants
plutôt que d’humains ; c’est bien parce que l’immunité d’un être sensible,
concerné par soi-même et son propre bien-être, libre de ses mouvements,
préservé de toute atteinte, faisant lui-même sa vie, est en train de devenir le
fondement le plus évident de ces droits, que la revendication de droits pour
les animaux devient chaque jour plus crédible. Le pathocentrisme des
éthiques animales est la conséquence d’une transformation beaucoup plus
générale de notre rapport à l’autre, qu’il soit humain ou non. Il est
l’expression d’un progressisme déflationniste réduisant le vivre-ensemble
humain à une coexistence de vivants atomisés, à une réunion d’individus
primitivement sensibles à eux-mêmes avant d’être attachés à autrui.
On objectera cependant que la liberté, telle que nous la pratiquons et la
construisons de manière effective, contredit largement cette représentation
d’elle-même comme liberté nue. La liberté telle que nous la vivons n’est
pas la liberté telle que nous la disons ou la rêvons, telle par exemple qu’elle
nous est vendue au jour le jour par l’industrie du divertissement. Si elle
commande le respect et fonde l’attribution de droits, ce n’est jamais comme
autonomie simple ou vitale, mais comme autonomie rationnelle :
En fait, la plupart de ceux qui affirment la primauté de droits sont surtout intéressés à établir le droit à
la liberté, qui plus est en un sens qui ne peut être attribué qu’aux humains : la liberté de choisir des
projets de vie, de disposer de ses possessions, de former ses propres convictions et d’agir en fonction
d’elles dans des limites raisonnables, etc. Mais il s’agit alors de capacités que nous n’avons pas du
138
seul fait d’être vivants […] .
Ainsi le droit de propriété peut-il s’interpréter, dans le droit fil de
l’empirisme de Locke, comme un soubassement nécessaire de la vie ; on
dira alors qu’il favorise le bien-être matériel, et ce dans le cadre d’un
système de droits ultimement référé à la conservation physique de soi. Mais
il serait sans doute moins abstrait et plus légitime de comprendre ce droit en
rapport avec une vie humaine accomplie, et accomplie parce que
139
matériellement indépendante . C’est pourquoi la conservation de soi est
peut-être le premier mot du droit, mais pas le dernier. Nous vivons sous le
chef d’un type plus élaboré de liberté qui consiste à savoir se déterminer par
soi-même, à délibérer avec soi-même ou avec autrui pour accomplir le
meilleur choix, à répondre de ce choix en face des autres, bref à vivre au
sein d’un horizon de possibilités humaines dépassant la vie purement
individuelle. Cela nécessite bien sûr un langage qui, comme le nôtre,
codifie le principe d’une multiplicité de points de vue (Je, Tu, Il : mon point
de vue, le tien, le sien) ; cela présuppose également « une culture politique
basée sur des institutions participatives et des garanties d’indépendance
140
personnelle » ; enfin, cela appelle sans doute une « civilisation
complète141 » qui, à travers les développements de l’art, de la philosophie
ou de la science, auront « contribué dans l’histoire à la naissance de cette
aspiration à la liberté à faire de cet idéal d’autonomie un but
142
compréhensible ». Ainsi les droits humains tels que nous les avons
progressivement construits excèdent largement la sphère naturelle et
autarcique du besoin pour celle, proprement humaine et intersubjective, de
la discussion des points de vue. Imaginons, dit Taylor, une drogue
euphorisante qui rendrait les gens très heureux, mais qui en même temps les
entraînerait à « professer n’importe quoi pour satisfaire quiconque se trouve
avec eux » : nous estimerions à coup sûr que « l’injection de cette drogue
143
est une violation de leurs droits » . C’est bien la preuve que la liberté
rationnelle n’est pas la liberté naturelle ; qu’elle n’est pas un donné mais un
accomplissement ; et qu’elle requiert des institutions favorables, un
développement, une éducation. Elle regarde nos convictions et leur défense
aux yeux d’autrui, non notre sensibilité et son immunité.
Reste pourtant que si la liberté créatrice, à la différence de la liberté
vitale, ne peut réellement s’épanouir qu’au sein d’une société qui la
favorise ; si elle n’est pas un donné naturel mais une construction sociale ;
si tout sépare enfin ces deux types de valeurs possiblement fondatrices de
notre droit, il est d’autant plus étonnant que cette différence puisse si
facilement s’oublier. On peut toujours, bizarrement, et au prix des
contradictions pragmatiques les plus acrobatiques, concevoir une anarchie
libertarienne valorisant la dimension exclusivement individuelle des choix
de vie, et ce en négligeant totalement la matrice sociale capable de porter
144
cette dimension . On peut toujours rêver la liberté nue, immédiate,
innocente, et ce alors qu’on vit au sein d’institutions sociales et politiques
prenant officiellement en charge la possibilité d’une telle liberté. Une
« société de consommation » comme nous la connaissons aujourd’hui,
autrement dit un système dans lequel la consommation est devenue la
norme générale de nos différents comportements, n’a aucun mal à produire,
publicitairement et à grande échelle, une telle illusion. Comment un tel
oubli est-il possible ? Comment la vie simplement vivante peut-elle
s’inviter si facilement dans nos représentations de la liberté morale et
politique ? Comment pouvons-nous si spontanément référer à un même
fondement vital les droits des animaux et des humains ?
La liberté des Modernes est fragile. Elle emporte avec elle, comme son
ombre, une représentation déflationniste d’elle-même. Or il y a à cela,
pensons-nous, une raison de principe. Certes nous ne cessons, au-delà de la
stricte cohabitation avec autrui, de vouloir nous grandir à travers des
valeurs comme la générosité, la curiosité ou l’amour du beau ; nous ne
cessons de prétendre, au-delà de la seule déontologie, à ce qu’on appelle
en philosophie une « vie bonne ». Sauf que ces ambitions, à l’âge
« postmétaphysique » du pluralisme éthique, sont personnelles ; elles ne
sauraient, sauf violence ou paternalisme, nous être imposées. Reste donc,
une fois privatisé tout jugement de valeur universel, l’immunité d’individus
réduits à leur seule volonté. Or c’est là le problème. Une société qui se doit
de mettre entre parenthèses tout ce qui dépasse la stricte cohabitation
pacifique de ses citoyens ; une société qui ne peut assumer d’autres
principes universels que ceux relatifs à cette cohabitation (à commencer par
la tolérance, mais également la liberté d’opinion et d’expression, la laïcité,
etc.) ; une société qui conçoit ses droits comme de simples « atouts »
145
opposables à toute ingérence collective , une telle société s’expose
fatalement à ne pouvoir tenir qu’un discours déflationniste sur elle-même. Il
n’est certes pas question, sauf à rêver d’un monde réenchanté, de revenir
sur son essentielle retenue axiologique. La « lutte entre les dieux des
différents ordres et des différentes valeurs » représente, comme dit Max
146
Weber, « le destin de notre temps » . Mais cela signifie du coup qu’une
société libérale, si on l’exemptait des valeurs résiduelles héritées du passé,
n’aurait jamais rien d’autre à défendre que l’égalité principielle de tous les
styles de vie et de toutes les valeurs (à l’exception des valeurs
déontologiques de la coexistence) ; et que, en l’absence de contenu
axiologique dépassant les procédures du vivre-ensemble, la seule valeur à
laquelle elle serait en droit de se référer serait la vie nue.
Francis Fukuyama résume parfaitement la chose :
[Les sociétés démocratiques] cultivent la vertu de tolérance, qui deviendra la vertu principale dans
les sociétés démocratiques. Et si les hommes sont incapables d’affirmer qu’un genre de vie
particulier est supérieur à un autre, alors ils se rabattront sur l’affirmation de la vie elle-même, c’est-
à-dire le corps, ses peurs et ses besoins […]. De là vient que les sociétés démocratiques tendent à être
miséricordieuses et à élever au premier rang des préoccupations la prévention de la souffrance
147
physique .
Une antimétaphysique
La précipitation antimétaphysique
Le test du miroir
Ce qui frappe en effet, dans l’ensemble des travaux consacrés depuis une
cinquantaine d’années à la question, en primatologie comme plus
généralement en psychologie animale, c’est l’ampleur du saut interprétatif
opéré chaque fois entre une performance locale, technique et relativement
circonscrite (le fameux test « du miroir », ou « de la tache ») et une
compétence au contraire fort générale, aux implications sans nombre (la
« conscience de soi »). On surprend ici une métaphysique en acte : une
analyse substantielle et absolue vient constamment supplanter la description
précise des comportements en question.
Dans les premières expériences de Gordon Gallup, menées à partir de
1969, un chimpanzé adolescent est régulièrement mis en présence d’un
miroir. Il se comporte au début comme s’il avait en face de lui un
congénère, produisant ce qu’on appelle des « réponses sociales ». Mais
après quelques jours il s’achemine vers des comportements « autodirigés » :
il fait des grimaces, regarde à l’intérieur de sa bouche, inspecte des parties
de son corps normalement invisibles. On en infère qu’il semble se
« reconnaître » lui-même. C’est précisément ce qu’entend valider le test de
la tache. On anesthésie le sujet, on teinte d’une marque rouge son front ou
le haut d’une des oreilles, et on constate qu’au réveil la tache ne passe pas
17
inaperçue : il porte le doigt à la tache, l’inspecte, flaire son doigt . La
même expérience a donné lieu depuis à un certain nombre de variantes,
18
toutes centrées sur le même principe .
De fait le bénéfice théorique immédiat de l’expérience de la tache, qui
l’éleva très vite au rang d’expérience canonique, c’est de pouvoir donner
lieu à une conclusion univoque : soit le sujet passe le test, comme c’est le
cas des enfants humains à partir d’environ deux ans, de la plupart des singes
anthropoïdes (les chimpanzés et les orangs-outangs, le cas des gorilles étant
plus mitigé19), ou encore des éléphants, des corbeaux ou des dauphins ; soit
il échoue, comme c’est le cas avec les singes non anthropoïdes, qui s’en
tiennent obstinément, même après une longue exposition au miroir, à des
réponses sociales. Les choses sont donc simples, promettant à
l’expérimentateur une réponse positive ou négative. Or cet avantage
technique, qui explique que le test ait pu acquérir une telle importance dans
le champ des recherches sur la conscience de soi des animaux, se retourne
en piège théorique. Car le tout ou rien du résultat final (soit le sujet établit
une corrélation entre son corps et son reflet dans le miroir, soit il ne le fait
pas) encourage une interprétation binaire, et pour tout dire substantialiste,
du phénomène. Du fait que le sujet ait pu ou non réussir le test on en infère
inévitablement qu’il « a » ou non une conscience de soi. Ainsi est-on tenté
la plupart du temps d’oublier le comportement visible et le sens précis qui
se manifeste en lui, pour inférer la présence d’un principe qui serait à son
fondement. L’induction va droit à la cause première du phénomène :
Au final Gallup, en démontrant l’existence de la reconnaissance de soi chez le chimpanzé et son
absence chez les macaques, a avancé l’hypothèse d’une différence cognitive fondamentale entre les
singes anthropoïdes et les autres primates non humains. Elle concerne la capacité à devenir l’objet de
20
sa propre attention, qui reflète à son tour la conscience de soi .
L’induction est pourtant hâtive ; elle l’est, plus exactement, deux fois. On
assimile d’abord la congruence visuo-motrice à une représentation visuelle
de soi, puis cette représentation visuelle à une représentation intellectuelle
de ses propres états mentaux. Un simple jeu devant le miroir est devenu une
reconnaissance visuelle de soi ; et cette reconnaissance visuelle, une
introspection. Or aucun de ces deux glissements ne va de soi.
1. Rien ne prouve d’abord que l’appariement sensori-moteur du
chimpanzé avec son image dans le miroir signifie qu’il se « reconnaisse »
dans son reflet. La reconnaissance de soi implique une identification du soi
avec son reflet ; or dans la mesure où le chimpanzé a « en face de lui » son
double, une forme d’altérité subsiste entre lui et son reflet, si bien qu’on
pourrait aussi bien, et peut-être plus légitimement, parler de ressemblance.
Il est bien évidemment très difficile de savoir à quoi, à quelle expérience ou
à quel sentiment précis nous avons affaire chez le chimpanzé. On peut
néanmoins opter pour un principe de parcimonie qui nous interdise de voir
plus ou moins autre chose que ce que nous donne la description – la
description de ce que fait le chimpanzé. Il joue avec son reflet, donc avec
un phénomène qui lui ressemble ; dire plus c’est projeter ce que nous,
humains, savons (et avons su fort tard) du miroir et de sa capacité à nous
refléter nous-mêmes. Nous avons progressivement appris, autour de
24 mois, à nous identifier à notre reflet spéculaire et à considérer que nous
pouvions être, en même temps, ici et là-bas. Il n’est pas sûr qu’on puisse
créditer le chimpanzé de ce savoir appris concernant les propriétés
physiques d’un miroir. C’est pourquoi il semble plus sage, par souci
d’éviter toute forme de projection anthropomorphique, de suivre la
suggestion de Daniel Povinelli : « Le singe ne conclut pas “C’est moi !”
21
L’animal conclut plutôt : “C’est le même que moi !” . »
Or cela fait une vraie différence. Si en effet on se contente de dire que
l’animal joue avec une forme qui lui ressemble, alors nous n’avons aucune
raison de projeter en lui une connaissance de soi stable et mobilisable à
merci. L’expérience de la corrélation unissant, comme deux séries
parallèles, les sensations kinesthésiques et proprioceptives d’un côté, et les
images spéculaires de l’autre, cette expérience peut donner lieu en effet à
deux attitudes différentes. On sait que les singes non anthropoïdes
(monkeys) sont capables d’utiliser cette corrélation, par exemple pour
attraper un objet qu’ils ne peuvent apercevoir que dans le miroir, ou encore
22
pour diriger une parade agressive vers un adversaire . Les singes
anthropoïdes, eux, prennent pour objet une telle congruence, d’une manière
manifestement plus « détachée » : ils sont intrigués par ce qu’elle est, en
jouent pour l’explorer, s’intéressent directement à elle. Est-ce à dire pour
autant qu’ils ont acquis un « concept visuel de soi » ? Certes ils augmentent
la connaissance qu’ils ont de leur corps, ce qui veut dire qu’ils associent au
sentiment kinesthésique et proprioceptif de soi des aspects visuels qui
jusque-là appartenaient à leurs congénères : la face, l’intérieur de la bouche,
le dos, etc. Mais que vaut une telle connaissance ? Va-t-elle se stabiliser et
compter désormais, de manière pérenne, comme l’un des constituants de
leur expérience ? Le chimpanzé a-t-il acquis, une fois pour toutes et au-delà
de son autoexploration présente, une conscience visuelle de soi, c’est-à-dire
un savoir réflexif de son identité corporelle ? N’est-ce pas confondre un peu
vite un sentiment (intrigant, amusant) de ressemblance avec une
connaissance de soi par soi ?
En réalité on voit bien ce qui ne va pas dans une telle extrapolation. Cette
dernière serait valide si nous connaissions, au-delà du miroir, des dispositifs
comparables (naturels ou techniques) capables de pourvoir le chimpanzé
d’un tel savoir. En l’absence de telles institutions pérennisant la réflexion
corporelle et induisant un savoir stable de ses différentes caractéristiques
individuelles, on ne voit pas ce qui, sauf miracle, pourrait assurer le
chimpanzé d’une représentation visuelle de soi. Il ne sert à rien d’invoquer
ici l’hérédité : aucun vivant ne naît en possession de la carte précise de son
enveloppe corporelle. Appelée à se transformer une vie durant, portant avec
elle tous les aléas et les accidents d’une vie (taille, volume, morsures,
cicatrices, etc.), celle-ci se réfléchit dans une connaissance elle-même
changeante. Le problème de l’hypostase (« la » conscience de soi), c’est
qu’elle méconnaît la nature de son objet : s’il y a bien quelque chose qui
doit se construire, empiriquement et quasi artisanalement, c’est bien la
conscience de mon identité corporelle. Qu’elle emprunte la voie technique
de l’identification à une image (miroir, photo, dessins), la voie affective des
identifications à autrui, ou encore la voie narrative des récits et de la
biographie, qu’elle soit sérieuse, fantasmatique ou mémorielle, elle requiert
de toute façon un type particulier de socialité ou d’équipement capable
d’induire, de manière habituelle, une distance de soi à soi. Nous avons
besoin ici d’un dispositif technique ou institutionnel ; une capacité
abstraitement postulée n’y suffit pas.
Quel type d’institution va dans ce sens, chez les singes anthropoïdes ?
C’est la question. Nous voici rendus sur le sol empirique des apprentissages
et des habituations. Ici la variabilité individuelle des performances
enregistrées au sein d’une espèce « à succès » (qui passe le test de la tache)
23
a tout son sens . Ou encore certaines variations techniques du rapport à
l’image : Daniel Povinelli remarque par exemple que des enfants humains
de 2-3 ans réagissent différemment selon que, filmés, ils sont confrontés à
leur image vidéo en direct ou en différé. En direct, une grande majorité
établit la congruence visuo-motrice (enlevant par exemple l’autocollant que
l’expérimentateur leur avait collé sur la tête) ; en différé (de trois minutes),
24
la proportion tombe à un tiers des participants . Or cette remarque
technique a toute son importance. Car elle nous entretient d’un
apprentissage, d’une habileté, d’une capacité plus ou moins grande à
s’observer soi-même, et non d’une mystérieuse « conscience de soi » que
certains auraient, et d’autres pas. Avant toute chose, la conscience visuelle
de soi requiert des équipements, des dispositifs, des institutions permettant
au corps de s’apercevoir à distance de lui-même, de se connaître sous ses
différents aspects. Omettre ce premier pas (ce pas prosaïque et « pédestre »,
comme disent les Anglais), c’est s’exposer à une version beaucoup moins
fiable de la conscience de soi, compensant dans l’absolu ce que la
description n’a pas su donner.
2. Le second déplacement nous fait passer d’une représentation visuelle
de soi à une connaissance réflexive de ses propres états mentaux. Il est clair
à cet égard que l’importance de la psychologie cognitive, et son
accréditation progressive au long des années 1970 et 1980, auront joué un
rôle crucial dans cette quête d’un fondement intellectuel de type
métacognitif. C’est ainsi que les conclusions de Gallup, plutôt sobres au
départ, s’augmentèrent progressivement d’une interprétation
fondationnaliste forte, la reconnaissance de soi dans le miroir apparaissant
alors comme l’expression d’une « théorie de l’esprit » – d’une connaissance
25
de nos propres états mentaux, et du coup de ceux d’autrui . Parce qu’un
chimpanzé passe avec succès le test de la tache, on en conclut qu’il est
capable de réfléchir ses états mentaux ou de connaître ceux d’autrui : qu’il a
la compétence psychologique requise pour, par exemple, partager les
douleurs d’un congénère ou anticiper les états mentaux de celui-ci pour
pouvoir le tromper. De même on dira qu’un enfant de 18 à 24 mois, parce
qu’il passe le test du miroir, prouve par là qu’il possède un « concept de
soi » s’exprimant identiquement dans « l’usage des pronoms, le sourire de
contentement sanctionnant un succès ou l’engagement dans des jeux auto-
conscients »26.
Or cette intériorisation de la réflexion, qui de corporelle se fait
intellectuelle, pose là encore problème. On ne voit pas ce qui autorise la
généralisation sinon, une fois de plus, l’hypostase métaphysique. Contre
elle il faut sobrement rappeler, comme le fait Daniel Povinelli, qu’une
« représentation explicite de la position et des mouvements de son propre
corps – ce qu’on pourrait appeler un « concept kinesthésique de soi » (a
kinesthesic self-concept), n’est pas assimilable à une « compréhension
27
psychologique de soi-même » . Le champ phénoménal couvert par ces
deux concepts n’est pas le même : il est conceptuel d’un côté, regardant la
description psychologique de nos différentes dispositions (je réfléchis, je
28
suis triste, impatient, etc.) ; il est perceptif de l’autre, regardant la
conscience implicite que je peux avoir à tout instant de la position de mon
corps dans l’espace, ce qu’on appelle encore l’« image du corps ». Pourquoi
ce saut d’un champ à l’autre ? Ne risque-t-on pas de perdre, avec ce type
d’inférences, l’assise descriptive du discours, le « droit de regard » du
chercheur sur l’objet de son discours ? N’est-ce pas s’en remettre à une
analyse substantielle aveugle, et du coup à un discours d’autorité ? Il est
clair qu’en ceci la psychologie cognitive, chaque fois qu’elle postule,
cachés derrière les comportements vivants, des modules ou des algorithmes
valant comme autant de causes premières, joue avec le feu de la
métaphysique. On ne s’étonnera pas du reste qu’une telle pensée du séparé
soit si insistante dans la psychologie évolutionnaire, chez qui l’absolu des
facultés vient systématiquement pallier le caractère lacunaire de
descriptions portant sur des comportements aussi anciens
qu’hypothétiques29.
L’alternative
Que nous aura appris ce long détour par les gender studies ? Nous
voulions interroger le type d’attitude à l’œuvre dans la déconstruction
queer, ou postféministe, de la différence sexuelle. Nous voulions éclairer
par là l’une des dimensions du progressisme contemporain. Nous avons
alors rencontré une disposition épistémique insistante, qui peut être riche
d’enseignement pour notre propos.
Nous pensons en effet que le même type de regard préside à la
dénégation des différences sexuelle et anthropologique. Il faut s’être fait
spectateur désengagé, il faut avoir pris sur la biologie de sexes ou sur le
rapport homme-animal une vue de nulle part, pour être si certain d’avoir
affaire, de part et d’autre, à une continuité graduelle. Seule cette projection
des phénomènes sur un plan d’extériorité où ne peuvent, par principe,
apparaître que des petites différences, peut s’avérer aussi convaincante. Un
tel plan confère au zoocentrisme comme au postféminisme une autorité
insigne, comparable en persuasion à celle qu’avait naguère la
métaphysique. Et au fond c’est une nouvelle hétéronomie qu’on rencontre
ici, non plus métaphysique mais matérielle. Naguère des entités absolues
s’imposaient d’en haut à notre expérience ; la métaphysique c’était le
discours de l’Autre, de qui a le pouvoir de nécessiter ce que je dois faire ou
penser. Mais la matière indifférente à toute différence réelle, ou ne
connaissant d’autre différence que quantitative ou graduelle, s’impose elle
aussi de l’extérieur au sujet vivant. Ce dernier ne vit pas la matière, ne
l’investit d’aucune signification fonctionnelle ; elle est pour lui le non-
vivant qui impose sa loi au vivant. Ainsi, du regard assujetti au regard du
120
« spectateur étranger », de l’analyse substantielle à l’analyse matérielle la
conséquence est bonne, le trajet est direct, s’il est vrai que de l’une à l’autre
nous pensons toujours en spectateurs de ce qui nous arrive. Ni la
métaphysique ni l’antimétaphysique n’engagent le sujet vivant : dans les
deux cas celui-ci assiste à ce qu’il voit, pense sans référence à sa propre
expérience, s’aperçoit de l’extérieur de lui-même. Qu’il se réfléchisse sous
le chef d’entités absolues ou d’une extériorité pure, qu’il obéisse à une autre
conscience ou à une extériorité indifférente, il reste dans les deux cas
étranger à lui-même.
Le plan d’extériorité panoramique de la zoologie rejoint ainsi le plan
transcendant de la métaphysique. Même si le premier, laissant les humains
libres de leurs sexualités, représente une arme efficace contre le second, il
n’empêche que la position de surplomb qui est la sienne l’empêche d’être
biologiquement et donc anthropologiquement valide. En appeler à « la »
nature, en un sens soit métaphysique soit matériel, dire que « la » nature
prescrit tel type d’enfantement ou qu’elle n’en prescrit aucun, c’est se
maintenir dans les deux cas sur un plan abstrait et extérieur à la vie
humaine. Le bestiaire queer, tout comme la naturalité métaphysique,
survolent le point de vue de l’espèce, qui s’impose pourtant très
concrètement, et parfois très durement, à qui par exemple veut avoir des
enfants. La vie humaine fait avec une nature donnée ; la projeter sur un plan
utopique où plus rien n’est donné, rêver une liberté hors-sol et illimitée,
c’est déprendre l’humanité d’elle-même aussi sûrement que dans les
métaphysiques d’hier. Si on doit incessamment rappeler que les contraintes
reproductives propres à notre espèce ne sont pas des valeurs absolues qu’il
serait légitime d’invoquer dans nos choix personnels ou nos délibérations
collectives ; s’il faut résister à l’inflation métaphysique des discours sur
« la » nature et à leur propension à coloniser les faits sociaux depuis les
faits biologiques ; il faut symétriquement rappeler au vivant humain, contre
les facilités d’un regard synoptique et désengagé, que la vie est en lui un
donné avec lequel, quoi qu’il arrive, on devra toujours composer.
Ainsi une hétéronomie seconde, matérialisante plutôt que métaphysique,
saisit la fine pointe du progressisme contemporain. Elle fournit à ce
progressisme, dans son combat contre les dualismes, une véritable
puissance de conviction : deux modes d’être ou deux types de
comportements, une fois vus en extériorité et étalés dans l’étendue,
m’imposent l’évidence de leur communication continue ; un regard qui
surplombe spatialement les frontières les aperçoit franchissables à volonté.
Qui s’installe dans le plan matériel des sciences de la nature aperçoit
partout la continuité, la relation, le mixte. De cette esthétique de l’impureté
et du mélange systématiques, la pensée de Donna Haraway donne
aujourd’hui une illustration saisissante. La scène inaugurale qui ouvre le
Manifeste des espèces de compagnie plante le décor de cette ontologie
résolument relationnelle. Les longs baisers mouillés échangés entre
l’auteure et sa chienne (Mrs Cayenne Pepper), les échanges salivaire, viral
121
et génétique imaginés à la faveur de ces « conversations illicites »,
débouchent sur l’idée que tout communique avec tout :
Comment mettre de l’ordre dans tout ça ? Canidé, hominidé ; animal domestique, professeur ;
chienne, femme ; animal, humain ; athlète, entraîneur […]. Nous sommes, constitutivement, des
122
espèces de compagnie. Nous nous construisons mutuellement dans la chair .
Notes
1. Cf. Charles Darwin, La Filiation de l’homme…, op. cit., p. 150 et 214.
2. Cf. Jared Diamond, Le Troisième Chimpanzé, op. cit., dans lequel l’être humain est déclaré
« troisième Chimpanzé » au même titre que le chimpanzé commun et le bonobo.
3. Tyler Burge, Origins of Objectivity, Oxford, Clarendon Press, 2010, p. 296.
4. Karl-Otto Apel, Éthique de la discussion, trad. M. Hunyadi, Paris, Cerf, « Humanités », 1994,
p. 47.
5. Jean-Marie Schaeffer pointe l’importance de cette métaphore (héraclitéenne ou
antiplatonicienne) du flux, dans la constitution du discours de la biologie de l’évolution (Jean-Marie
Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, op. cit., p. 429).
6. Ernst Mayr, Qu’est-ce que la biologie ?, trad. M. Blanc, Paris, Fayard, 1998, p. 345.
7. John Dewey, L’Influence de Darwin sur la philosophie et autres essais de philosophie
contemporaine, trad. C. Gautier, S. Madelrieux et al., Paris, Gallimard, 2016, p. 19.
8. Ibid., p. 24.
9. Ibid., p. 19.
10. Ibid., p. 24.
11. Ibid., p. 33.
12. Martin Heidegger, Nietzsche, t. I, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, p. 190.
13. John Searle, La Redécouverte de l’esprit, op. cit., p. 51.
14. Cf. Shunzo Kawamura, « The Process of Sub-culture Propagation among Japanese
Macaques », Primates, no 2, 1959, p. 43-60 ; Masao Kawai, « Newly-acquired Pre-cultural Behavior
o
of the Natural Troop of Japanese Monkeys on Koshima Islet », Primates, n 6, 1965, p. 1-30.
o
Également Bennett Galef, « The Question of Animal Culture », Human Nature, n 3, 1992, p. 157-
178.
15. Cf. Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, op. cit., p. 30.
16. Cf. Kim Sterelny, The Evolved Apprentice, Cambridge, MIT Press, 2012.
17. Cf. Gordon Gallup, « Can Animals Empathize ? Yes », Scientific American Presents :
Exploring Intelligence, 9, 1998, p. 68-71.
18. James R. Anderson, « L’outil et le miroir : leur rôle dans l’étude des processus cognitifs chez
les primates non humains », Psychologie française, 37-1, 1992, p. 85-86.
19. Ibid., p. 86.
20. Id., « De l’autre côté du miroir. À la recherche de la reconnaissance de soi chez les grands
singes », in Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité. Vol. 2. Le propre de l’homme,
Paris, Fayard, 2001, p. 378.
21. Daniel J. Povinelli, « Can Animals Empathize ? Maybe not », Scientific American Presents,
op. cit., p. 67-75 (p. 3 de la version disponible en ligne).
22. James R. Anderson et Jean-Jacques Roeder, « Responses of Capuchin Monkeys (Cebus apella)
to Different Conditions of Mirror-image Stimulation », Primates, 30, 1989, p. 581-587 ; Meredith
M. Platt et Robert L. Thompson, « Mirror Responses in a Japanese Macaque Troop (Arashiyama
West) », Primates, 26, 1985, p. 300-314 ; Anne R. Eglash et Charles T. Snowdon, « Mirror Image
Responses in Pigmy Marmosets (Cebuella pygmaea) », American Journal of Primatology, 5, 1983,
p. 211-219.
23. James R. Anderson, « De l’autre côté du miroir… », art. cit., p. 377.
24. Cf. Gordon Gallup, « Can Animals Empathize ? Yes », art. cit., p. 3.
25. Cf. ibid., p. 2.
26. Ibid. (nous traduisons).
27. Daniel J. Povinelli, « Can Animals Empathize ? Maybe not », art. cit., p. 3.
28. Cf. Gilbert Ryle, La Notion d’esprit, op. cit., 2005, chapitre 5.
29. Cf. David J. Buller, Adapting Minds. Evolutionary Psychology and the Persistent Quest for
Human Nature, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2006, p. 83-126 ; cf. également la fameuse
critique des just so stories de la psychologie évolutionnaire par Stephen Jay Gould in « Darwinian
Fundamentalism », The New York Review of Books, 12 juin 1997, p. 47-52.
30. Gilbert Ryle, La Notion d’esprit, op. cit., p. 75.
31. Ibid., p. 81.
32. Ibid.
33. Ibid., p. 90.
34. Cf. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Paris,
Gallimard, « Tel », 1995, p. 249-250.
35. Cf. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, « Tel », 1995,
p. 466-467.
36. Pour une vue synthétique sur cette partie de l’héritage phénoménologique, cf. Dan Zahavi,
« Mindedness, Mindlessness and First-person Authority », in Joseph K. Schear (dir.), Mind, Reason
and Being-in-the-World : The McDowell-Dreyfus Debate, Londres, Routledge, 2012.
37. Ulrich Neisser, « Two Perceptually Given Aspects of the Self and their Development »,
Developmental Review, 11, 199, p. 197-209 ; « Criteria for an Ecological Self », in Philippe Rochat
(dir.), The Self in Infancy : Theory and Research, Amsterdam, Elsevier, 1995, p. 17-34 ; Philippe
Rochat, « Early Development of the Ecological Self », in Geert J. Savelsbergh (dir.), Evolving
Explanations of Development : Ecological Approaches to Organism-Environment Systems,
Washington D. C., American Psychological Association, 1997, p. 91-121.
38. Ulrich Neisser, « Two Perceptually Given Aspects of the Self and Their Development », art.
cit., p. 201.
39. Ibid.
40. Ibid.
41. Ce que Michael Tye résume en posant que « la phénoménologie n’est pas dans la tête » (Ten
Problems of Consciousness, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1995, p. 151).
42. Cf. Dan Zahavi, « Mindedness, Mindlessness and First-person Authority », art. cit., p. 8.
43. Maurice Merleau-Ponty, Sens et Non-sens, Paris, Nagel, 1966, p. 48. En cela il n’y a pas loin
de la psychologie animale, telle que l’intellectualise la psychologie cognitive, au spiritualisme d’un
Victor Cousin, lorsque celui-ci confondait expérience propre et spectacle intérieur, et faisait de ce
spectacle le lieu d’une reconquête métaphysique : « Le talent psychologique consiste à se placer à
volonté dans ce monde tout intérieur [de la conscience], à s’en donner le spectacle à soi-même »
(Victor Cousin, Fragments, Paris, 1826, préface).
44. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, « Tel », 1982, p. 111.
45. Une méthode « en zigzag » (cf. infra, chapitre 5, p. 213), allant et venant entre l’expérience
animale et l’expérience humaine et éclairant l’une par l’autre, aurait ainsi à corréler « l’immunité
épistémique » du vécu humain (rien ne peut me faire douter que c’est bien moi qui perçois, fais ou
vis), avec le fait qu’un animal se « sait » toujours tacitement sur un mode perceptif, pratique ou
affectif ; au « Cogito tacite » du phénoménologue feraient écho les « certitudes » vitales de l’animal.
46. René Descartes, Méditations métaphysiques, in Œuvres complètes, Paris, Vrin, AT IX, p. 134-
136.
47. Andrew N. Meltzoff, « La théorie du “like me”, précurseur de la compréhension sociale chez le
bébé : imitation, intention et intersubjectivité », in Jacqueline Nadel et Jean Decety (dir.), Imiter pour
découvrir l’humain. Psychologie, neurobiologie, robotique et philosophie de l’esprit, Paris, PUF,
2002, p. 33-57.
48. Shaun Gallagher et Andrew N. Meltzoff, « The Earliest Sense of Self and Other : Merleau-
o
Ponty and Recent Developmental Studies », Philosophical Psychology, n 9, 1996, p. 213-219.
49. Cf. Francis Fukuyama, La Fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique,
trad. D.-A. Canal, Paris, Gallimard, « Folio Actuel », 2007, p. 238-239.
50. Cf. Donald E. Brown, Human Universals, Philadelphie, Temple University Press, 1991 ;
Steven Pinker, Comprendre la nature humaine, Paris, Odile Jacob, 2005.
51. Sur cette réapparition de la notion de nature humaine chez les psychologues évolutionnaires,
cf. David J. Buller, Adapting Minds…, op. cit., chap. 8.
52. Cf. par exemple Lee Silver, Remaking Eden : Cloning and Beyond in a Brave New World, New
York, Avon, 1998 ; ou Paul Ehrlich, Human Natures : Genes, Cultures and the Human Prospect,
Washington/Covelo, Island Press/Shearwater Books, 2000.
53. David Hull, « On Human Nature », in PSA : Proceedings of the Biennial Meeting of the
Philosophy of Science Association, vol. 1986, Volume Two : Symposia and Invited Papers, 1986, p. 4.
54. Ibid., p. 3.
55. Ibid., p. 9.
56. Sur le problème posé par une définition trop intransigeante de l’universel, incapable
d’assouplir statistiquement sa conception de l’humain et d’aller vers des capacités « typiques », cf.
Francis Fukuyama, La Fin de l’homme…, op. cit., p. 238-239.
57. Cf. infra, deuxième partie, chapitre 6.
58. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 199.
59. Cf., pour les plus connues d’entre elles, Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la
subversion de l’identité, trad. C. Kraus, Paris, La Découverte, 2006 ; Teresa de Lauretis,
Technologies of Gender : Essays on Theory, Film and Fiction, Bloomington, Indiana University
Press, 1987 ; Beatriz Preciado, Manifeste contra-sexuel, Paris, Balland, 2000.
60. Cf. récemment en France Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre, Paris, Seuil, 2012 ;
Stéphane Haber, Critique de l’antinaturalisme, Paris, PUF, 2006 ; Thierry Hoquet, Des Sexes
innombrables. Le genre à l’épreuve de la biologie, Paris, Seuil, 2016.
61. Le mot (speciesism) apparaît en 1970 sous la plume du psychologue britannique Richard D.
Ryder, dans une brochure sur la maltraitance animale émanant du « groupe d’Oxford ». Mais il doit
l’essentiel de sa popularité à l’ouvrage de Peter Singer, La Libération animale, paru en 1975.
62. Cf. Colette Guillaumin, « Race et Nature : système des marques, idée de groupe naturel et
o
rapports sociaux », Pluriel, n 11, 1977 ; repris dans Sexe, Race et Pouvoir, Paris, Coté-femmes,
1992. Cf. plus récemment Marjorie Speigel, The Dreaded Comparison : Human and Animal Slavery,
New York, Mirror Books, 2008.
63. Cf. Nik Taylor et Richard Twine (dir.), The Rise of Critical Animal Studies. From the Margins
to the Centre, Londres, Routledge, 2014 ; Claire J. Kim et Carla Freccero (dir.),
« Species/Race/Sex », numéro spécial de l’American Quarterly, septembre 2013, vol. 65, 3 ; Noreen
Giffney et Myra Hird (dir.), Queering the Non-Human, Aldershot, Ashgate, 2008. Il existe également
depuis 2003 un Journal for Critical Animal Studies.
64. Flo Morin, « Animal », in Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La
Découverte, 2016, p. 56.
65. Bradley D. Rowe, « It IS about Chicken : Chick-fil-a, Posthumanist Intersectionality and
o
Gastro-aesthetic Pedagogy », Journal of Thought, vol. 48, n 2, 2013, p. 89-111.
66. Carol J. Adams, La Politique sexuelle de la viande. Une théorie critique féministe végétarienne
(2000), trad. D. Petitclerc, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2016.
67. Ibid., p. 100.
68. Ibid., p. 96-98. Dans les trois cas l’oppression est rendue possible par un même processus
d’absentement langagier, et plus exactement métaphorique, de son objet. Les valeurs patriarcales
présidant à l’oppression des femmes et des animaux, mais aussi des Noirs, se retrouvent autour d’un
même mécanisme de « référent absent » (p. 90-91) : on ne dit pas qu’on mange un cochon, encore
moins tel cochon ; on dit qu’on mange « de la viande », ou « du porc », ou « du jambon », etc. La
transformation métaphorique de l’animal vivant en matière consommable représente un type de
violence symbolique qui vient redoubler la violence réelle : c’est comme si l’animal était deux fois
mis à mort, physiquement d’abord, puis symboliquement par son effacement dans un langage neutre
et amnésique.
69. Donna Haraway, Des Singes, des cyborgs et des femmes, trad. O. Bonis, Nîmes, Jacqueline
Chambon, 2009, p. 231.
e
70. Joan Scott, « Les fantasmes du millénaire ; le futur du “genre” au XXI siècle », CLIO. Histoire,
Femmes et Sociétés, no 32, 2010, p. 91. Cf. également Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres.
La dualité des sexes à l’épreuve de la science, trad. O. Bonis et F. Bouillot, Paris, La Découverte,
2012, p. 20 : « Les féministes n’ont pas remis en question le domaine du sexe physique ; pour elles,
l’enjeu tenait aux significations psychologiques et culturelles de ces différences – le genre. Les
définitions féministes du sexe et du genre laissaient toutefois la porte ouverte à l’idée que les
différences homme/femme dans la fonction cognitive et dans le comportement seraient la
conséquence des différences sexuelles […]. En abandonnant le terrain du sexe physique, les
féministes prêtaient le flanc à de nouvelles attaques au nom de la différence biologique. »
71. Lorsque Monique Wittig par exemple déclarait contre la « pensée straight » que « les
lesbiennes ne sont pas des femmes » (La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p. 67),
c’était pour désolidariser la sexualité et les pratiques sexuelles du donné biologique, non pour abolir
ce dernier. En témoigne en particulier son fameux appel à une « société sans sexes » (p. 50) ou même
à « détruire les sexes » (p. 44) : c’est bien, ajoute-t-elle, « en tant que réalités sociologiques » (id.)
que les sexes doivent être détruits. S’aperçoivent ici deux attitudes bien différentes à l’égard d’une
différence donnée, qui font écho à l’attitude qu’il nous revient d’adopter face à la différence
homme/animal. C’est pourquoi les mouvements de libération sexuelle des années 1970 sont pour
nous riches d’enseignement : ils engagent une attitude critique à l’égard de l’essentialisation des
genres, et même une mise entre parenthèses de la différence biologique des sexes, mais qui pour
autant ne va, à aucun moment, jusqu’à déréaliser une telle différence.
72. Monique Wittig, La Pensée straight, op. cit., p. 48. L’expression « formation imaginaire » est
de Colette Guillaumin, in Sexe, Race et Pouvoir, op. cit., p. 185.
73. Cf. Judith Butler, Trouble dans le genre…, op. cit., p. 59-111.
74. Ibid., p. 71.
75. Victoria P. DeFrancisco et Catherine H. Palczewski, Communicating Gender Diversity. A
Critical Approach, Londres, Sage Publications, 2007, p. 4.
76. Laure Bereni et al., Introduction aux gender studies : manuel des études sur le genre,
Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 25.
77. Cf. Christophe Darmangeat, « Le genre crée le sexe…vraiment ? », blog de Christophe
er
Darmangeat, lundi 1 septembre 2014, cdarmangeat.blogspot.fr.
78. Judith Butler, Trouble dans le genre…, op. cit., p. 96.
79. Ibid., p. 110.
80. Ibid., p. 272.
81. Ibid., p. 273.
82. Sur cette appellation de postféminisme, cf. ibid., p. 65.
83. Anne Fausto-Sterling, « The Five Sexes : Why Male and Female Are Not Enough », The
Sciences, mars-avril 1993, p. 20-24 ; trad. A.-E. Boterf, Les Cinq Sexes. Pourquoi mâle et femelle ne
sont pas suffisants, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2013.
84. Cf. Ilana Löwy, « Le traitement des enfants “intersexes” : sexe et genre », in Thierry Hoquet
(éd.), Le Sexe biologique. Anthologie historique et critique. Volume 1. Femelles et Mâles ? Histoire
naturelle des (deux) sexes, Paris, Hermann, 2013, p. 245-250 ; Thierry Hoquet, Des Sexes
innombrables…, op. cit. ; Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres…, op. cit. ; Elsa Dorlin, Sexe,
genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe, Paris, PUF, 2008, p. 33-36.
85. Anne Fausto-Sterling, Les Cinq Sexes…, op. cit., p. 60-61. Dans son article de 1993 l’auteure
distingue ainsi cinq sexes possibles : les mâles ; les femelles ; les hermaphrodites véritables
(possédant un testicule et un ovaire) ; les pseudo-hermaphrodites masculins (possédant des testicules
et certains aspects de l’appareil génital féminin) ; les pseudo-hermaphrodites féminins (possédant des
ovaires et certains aspects de l’appareil génital masculin). Sur les protocoles de réassignation sexuelle
et « l’état d’urgence » qui y préside, cf. Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres…, op. cit., p. 67-
101.
86. Joan Roughgarden, « Contre les idées reçues : les arcs-en-ciel de l’évolution sexuelle », in
Thierry Hoquet (dir.), Le Sexe biologique…, op. cit., p. 35.
87. Cf. Melanie Blackless et al., « How Sexually Dimorphic are We ? Review and Synthesis »,
o
American Journal of Human Biology, n 12, 2000, p. 151-166.
88. Daniel Parrochia, Inventer le masculin, Seyssel, Champ Vallon, 2013, p. 133-134.
89. Joan Roughgarden, « Contre les idées reçues… », art. cit., p. 35.
90. Ibid.
91. Malin Ah-King, « La nature queer. Pour une conception non normative de la diversité
biologique », in Thierry Hoquet (dir.), Le Sexe biologique…, op. cit., p. 40-63.
92. Ibid., p. 47-48.
93. Ibid., p. 53.
94. Malin Ah-King, Joan Roughgarden, « Contre les idées reçues : les arcs-en-ciel de l’évolution
sexuelle », in Thierry Hoquet (dir.), Le Sexe biologique…, op. cit., p. 39.
95. Cf. la remarque de Thierry Hoquet à propos de Laure Bereni et al., Introduction aux gender
studies…, op. cit. : « Le manuel des études sur le genre n’ignore pas un ensemble de données
biologiques, mais il exagère peut-être le sentiment de confusion ou de désordre qui existerait entre les
différents niveaux ou composants du sexe biologique. Les auteurs ne prennent pas assez en compte
les phénomènes de concordance entre les différents niveaux chromosomique, hormonal, gonadique,
etc. » (Des Sexes innombrables…, op. cit., p. 21).
96. Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre, op. cit., p. 61.
97. Ibid., p. 66.
98. Ibid., p. 153.
99. Ibid., p. 98.
100. Thierry Hoquet, Le Sexe biologique…, op. cit., p. 209.
101. Id., Des sexes innombrables…, op. cit., p. 115.
102. Ibid., p. 25.
103. Cf. Joan Roughgarden, « Contre les idées reçues : les arcs-en-ciel de l’évolution sexuelle »,
art. cit., p. 35-39. Cf. également Malin Ah-King, « La nature queer. Pour une conception non
normative de la diversité biologique », ibid., p. 62 : « J’adhère totalement à la métaphore de
Roughgarden, de l’arc-en-ciel de l’évolution. Nous avons beau nommer et classer un certain nombre
de couleurs, en réalité elles sont innombrables. »
104. Beatriz Preciado, Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset et Fasquelle, 2008,
p. 219.
105. Donna Haraway, « Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du
e
XX siècle », trad. M.-H. Dumas et al, in Manifeste cyborg et autres essais. Sciences – Fictions –
Féminismes, Paris, Exils, 2007, p. 36.
106. Cf. Beatriz Preciado, Testo Junkie…, op. cit. Également la recension de l’ouvrage par Elsa
Dorlin, « Homme/Femme©. Des technologies de genre à la géopolitique des corps », Critique, 1,
2011, p. 16-24.
107. Beatriz Preciado, Testo Junkie…, op. cit., p. 11.
108. Ibid., p. 191.
109. Ibid., p. 100.
110. Cf. Teresa de Lauretis, « Eccentric Subjects : Feminist Theory and Historical
Consciousness », Feminist Studies, 19, printemps 1990, p. 115-150.
111. Beatriz Preciado, Testo Junkie…, op. cit., p. 103.
112. Ibid., p. 328 : « J’appellerais post-queer [cette perspective] qui est passée par les théories
performatives de Judith Butler, mais aussi par le sida, la brebis Dolly et la consommation
intentionnelle d’hormones. »
113. Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre, op. cit., p. 54.
114. Ibid., p. 125.
115. Ibid., p. 108.
116. Cf. Donna Haraway, « Manifeste cyborg… », art. cit. : « Le sexe cyborgien fait revivre
quelque chose de la ravissante liberté réplicative des fougères et des invertébrés (quelle délicieuse
prophylaxie naturelle contre l’hétérosexisme). La réplication du cyborg a divorcé de la reproduction
organique » (p. 30).
117. Id., Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres partenaires (2003), trad.
J. Hansen, Paris, L’Éclat, 2010, p. 23.
118. Beatriz Preciado, Testo Junkie…, op. cit., p. 317.
119. Ibid., p. 355.
120. Maurice Merleau-Ponty, Parcours deux. 1951-1961, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 12.
121. Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie…, op. cit., p. 10.
122. Ibid., p. 9-10.
123. Id., Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., p. 18.
124. Id., « Manifeste cyborg… », art. cit.
125. Id., Manifeste des espèces de compagnie…, op. cit., p. 12.
126. Id., « Manifeste cyborg… », art. cit., p. 75.
127. Id., Manifeste des espèces de compagnie…, op. cit., p. 15-16.
128. Cf. Donna Haraway, « Manifeste cyborg… », art. cit., p. 34 : « Au centre de ma foi, de mon
ironie, de mon blasphème : le cyborg. »
129. Id., Manifeste des espèces de compagnie…, op. cit., p. 23.
130. Ibid., p. 32.
131. Id., « Manifeste cyborg… », art. cit., p. 39.
132. Ibid., p. 41.
133. Ibid., p. 30.
134. La « symbiogenèse » est un concept mis à l’honneur en biologie de l’évolution par Lynn
Margulis, convoquée telle une figure tutélaire dès la première phrase du Manifeste des espèces de
compagnie.
135. Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie…, op. cit., p. 13.
136. Ibid., p. 17. Cf. aussi : « Les spécialistes en biologie évolutive des populations et autres
bioanthropologues m’ont appris à voir dans le flux génétique multidirectionnel – flux
multidirectionnel de corps et de valeurs – l’éternelle règle du jeu de la vie sur terre. »
137. Id., « Introduction. The Kinship of Feminist Figurations », in Donna Haraway (dir.), The
Haraway Reader, New York/Londres, Routledge, 2004, p. 4.
138. Cf. Tristan Garcia, Nous, Paris, Fayard, 2016.
139. Alain Badiou, L’Éthique…, op. cit., p. 51.
140. Sur cette matérialisation de la vie dans ce qui du coup apparaît comme une « ontologie de la
mort », cf. Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008, p. 132-
137.
DEUXIÈME PARTIE
Homo duplex
Notes
1. Cf. Bryan G. Norton et son concept d’« anthropocentrisme faible », in « L’éthique
environnementale et l’anthropocentrisme faible », trad. H.-S. Afeissa, in Hicham-Stéphane Afeissa,
Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris, Vrin, 2007, p. 249-283. L’expression
« anthropocentrisme élargi » apparaît sous la plume de Hicham-Stéphane Afeissa dans Qu’est-ce que
l’écologie ?, Paris, Vrin, 2009, p. 69 : « Si l’invocation exclusive du concept de valeur intrinsèque
menace de se montrer contre-productive, il se peut qu’il soit bien plus utile d’élaborer un
anthropocentrisme éclairé, élargi, prudentiel, qui proposerait une vision plus large des intérêts que les
hommes peuvent avoir de préserver la nature. » De fait on verra plus bas (p. 323-331) que l’éthique
environnementale peut s’avérer bonne conseillère pour une critique constructive du zoocentrisme
animaliste.
2. Cf. Edmund Husserl, Recherches logiques, t. 2 : Recherches pour la phénoménologie et la
théorie de la connaissance, trad. H. Élie, A. L. Kelkel, et R. Schérer, Paris, PUF, 1991, p. 19.
L’expression est retravaillée par Hicham-Stéphane Afeissa pour penser à nouveaux frais la différence
anthropozoologique in « L’Homme au miroir de l’animal à partir de Condillac », in Nouveaux fronts
écologiques. Essais d’éthique environnementale et de philosophie animale, Paris, Vrin, 2012, p. 146-
147.
3. Denis Forest distingue ainsi entre un « programme faible » et un « programme fort » de la
cognition sociale : dans le premier cas, elle est « un objet de recherche parmi d’autres, un
“phénomène” qui requiert une explication, au même titre que la mémoire ou le langage » ; dans le
second cas, au contraire, et de manière autrement ambitieuse, « les neurosciences sociales s’essaient
à une nouvelle anthropologie, à la fois cognitive et naturaliste » (Neuroscepticisme…, op. cit.,
p. 178 ; également p. 188).
4. Cf. l’article « canonique » de Leslie Brothers, « The Social Brain : A Project for Integrating
Primate Behavior and Neurophysiology in a New Domain », in John Cacioppo et al. (dir.),
Foundations in Social Neurosciences, Cambridge, MIT Press, 2002, p. 367-385 ; première
o
publication in Concepts in Neurosciences, n 1, 1990, p. 27-51.
5. Cf. Kim Sterelny, The Evolved Apprentice, op. cit., p. 14 et 122.
6. Vero Copner Wynne-Ewards, Animal Dispersion in Relation to Social Behaviour, Edinburgh,
Oliver and Boyd, 1962.
7. Cf. William D. Hamilton, « The Genetical Evolution of Social Behavior, I and II », Journal of
o
Theoretical Biology, n 7, 1964, p. 1-52 ; George C. Williams, Adaptation and Natural Selection. A
Critique of Some Current Evolutionary Thought, Princeton, Princeton University Press, 1966.
8. Cf. Robert Trivers, « The Evolution of Reciprocal Altruism », Quarterly Review of Biology,
o
n 46, 1971, p. 35-57.
9. Robert Boyd et Peter J. Richerson, « Culture and the Evolution of the Human Social Instincts »,
in Nick J. Enfield et Stephen C. Levinson (dir.), Roots of Human Sociality : Culture, Cognition and
Interaction, Oxford, Berg, 2006, p. 5.
10. Ibid.
11. Cf. Frans de Waal, La Politique du chimpanzé, op. cit.
12. Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, op. cit., p. 22.
13. Michael Tomasello et Amrisha Vaish, « Origins of Human Cooperation and Morality », Annual
o
Review of Psychology, n 64, 2013, p. 233.
14. Frans de Waal distingue ainsi entre une « réciprocité calculée », requérant le souvenir précis
des services rendus ou reçus, et une « réciprocité d’attitude », fondée de manière plus souple sur
l’attachement au congénère qui a l’habitude de coopérer. Cf. Frans de Waal, « How Animals Do
o
Business », Scientific American n 292, 2005, p. 72-79.
15. Michael Tomasello et Amrisha Vaish, « Origins of Human Cooperation and Morality », art.
cit., p. 235.
16. Cf. Christophe Boesch et Hedwige Boesch, « Hunting Behavior of Wild Chimpanzees in the
o
Taï National Park », American Journal of Physical Anthropology, n 78, 1989, p. 547-573.
17. Michael Tomasello et Amrisha Vaish, « Origins of Human Cooperation and Morality », art.
cit., p 236.
18. Ibid., p. 240-241.
19. Cf. Laurence Kaufmann et Laurent Cordonier, « Vers un naturalisme social. À la croisée des
sciences sociales et des sciences cognitives », SociologieS, « Le naturalisme social », mis en ligne le
18 octobre 2011, http://sociologies.revues.org./index 3595.html, p. 5.
o
20. Ibid. ; cf. Elizabeth S. Spelke, « Initial Knowledge : Six Suggestions », Cognition, n 50, 1994,
p. 431-450 ; Renée Baillargeon, « Object Permanence in 31/2 and 41/2-months old Children »,
o
Developmental Psychology, n 23, 1987, p. 655-664.
21. David Premack et Guy Woodruff, « Does the Chimpanzee Have a Theory of Mind ? »,
Behavioral and Brain Sciences, vol. 1, no 4, déc. 1978, p. 515-526.
22. Cf. Derek C. Penn et Daniel J. Povinelli, « On the Lack of Evidence that Non-human Animals
Possess Anything Remotely Resembling a “Theory of Mind” », Philosophical Transactions of the
Royal Society B, 362 (1480), 2007, p. 731-744.
23. Cf. Robert Gordon, « Simulation Without Introspection or Inference from Me to You », in
Martin Davies et Tony Stone, Mental Simulation : Evaluations and Applications, Oxford, Blackwell,
1995.
o
24. Cf. Robin I. M. Dunbar, « The Social Brain Hypothesis », Evolutionary Anthropology, n 6,
1998, p. 178-190.
25. Ibid., p. 188.
26. Cf. Andrew Whiten et Richard W. Byrne, Machiavellian Intelligence : Social Expertise and the
Evolution of Intellect in Monkeys, Apes and Humans, Oxford, Clarendon Press, 1988.
o
27. Richard W. Byrne, « Machiavellian Intelligence », Evolutionary Anthropology, vol. 5, n 5,
1996, p. 175-177.
28. Alain Ehrenberg, « Le cerveau “social”. Chimère épistémologique et vérité sociologique »,
o
Esprit, n 1, 2008, p. 95-96.
29. Denis Forest, Neuroscepticisme, op. cit., p. 194.
30. Cf. Shuong Lin, Boaz Keysar et Nicholas Ephey, « Reflexively Mindblind : Using Theory of
Mind to Interpret Behavior Requires Effortful Attention », Journal of Experimental Social
o
Psychology, n 46, 2010, p. 551-556.
31. Daniel Andler, La Silhouette de l’humain…, op. cit., p. 331. Denis Forest termine son
Neuroscepticisme avec une remarque qui va dans le même sens : « Les neurosciences sociales ont
vocation à co-évoluer avec les disciplines connexes. Elles n’ont pas vocation à éliminer les sciences
sociales, et elles ne peuvent progresser qu’en se donnant (c’est-à-dire en allant emprunter là où elles
peuvent) l’image des sociétés la moins appauvrie que nous puissions former » (Neuroscepticisme,
op. cit., p. 196). Sur cette incitation à faire collaborer sciences de la vie et sciences sociales,
cf. Dominique Guillo, « Les recherches éthologiques récentes sur les phénomènes socio-culturels
dans le monde animal : un regard renouvelé en profondeur », L’Année sociologique, 66, no 2, 2015,
p. 351-383 ; ainsi que Dominique Guillo et Nicolas Claidière, « Comment articuler les sciences de la
vie et les sciences sociales à propos des relations humains/animaux ? Un modèle interactionniste et
o
évolutionniste », L’Année sociologique, 66, n 2, 2015, p. 385-419.
32. Robert Boyd et Peter J. Richerson, « Culture and the Evolution of the Human Social
Instincts », art. cit., p. 8.
33. Cf. Kim Sterelny, Thought in a Hostile World : The Evolution of Human Cognition, Oxford,
Wiley-Blackwell, 1998, p. 126 : « La surveillance et la punition ne font pas disparaître le problème
de la défection. La surveillance et la punition restent problématiques en termes d’action collective.
Mais elles peuvent représenter des formes élémentaires de coopération. » Sur ce point précis,
cf. également Elliott Sober et David S. Wilson, Unto Others. The Evolution and Psychology of
Unselfish Behavior, Cambridge, Harvard University Press, 1998.
34. Robert Boyd et Peter J. Richerson, « Culture and the Evolution of the Human Social
Instincts », art. cit., p. 16.
35. Daniel Andler, La Silhouette de l’humain…, op. cit., p. 313.
36. Robert Boyd et Peter J. Richerson, Culture and the Evolutionary Process, University of
Chicago Press, 1985 ; cf. également, des mêmes auteurs, Not by Genes Alone, University of Chicago
Press, 2005.
37. Kim Sterelny, The Evolved Apprentice, op. cit., p. 16.
38. Ibid.
39. Richard C. Lewontin et Richard Levins, The Dialectical Biologist, Cambridge, Harvard
University Press, 1985, cité par Daniel Andler in La Silhouette de l’humain…, op. cit., p. 307 :
« L’organisme influence sa propre évolution, en étant à la fois l’objet de la sélection naturelle et le
créateur des conditions de cette sélection. » Sur la construction de niche, cf. également Derek
Bickerton, La Langue d’Adam, op. cit., p. 11-12.
40. Cf. le fameux « effet-cliquet » (ratchet effect) de Michael Tomasello, in Aux Origines de la
cognition humaine, op. cit., p. 10.
41. Cf. Kevin F. Laland et Bennett G. Galef (dir.), The Question of Animal Culture, Cambridge,
Harvard University Press, 2009, p. 9.
42. Cf. Dominique Guillo, « Les recherches éthologiques récentes sur les phénomènes socio-
culturels dans le monde animal : un regard renouvelé en profondeur », art. cit., p. 366-368.
43. Cf. Shunzo Kawamura, « The Process of Sub-culture Propagation among Japanese
Macaques », art. cit. ; Masao Kawai, « Newly-acquired Pre-cultural Behavior of the Natural Troop of
Japanese Monkeys on Koshima Islet », art. cit.
44. James Fisher et Robert A. Hinde, « The Opening of Milk Bottles by Birds », British Birds,
o
n 42, 1949, p. 347-357.
o
45. Andrew Whiten et al., « Cultures in Chimpanzees », Nature, n 399, 1999, p. 682-685.
46. Peter J. B. Slater, « Fifty Years of Birdsong Research : A Case Study in Animal Behaviour »,
Animal Behaviour, no 65, 2003, p. 633-639.
47. Gene S. Helfman et Eric T. Schultz, « Social Transmission of Behavioural Tradition in a Coral
o
Reef Fish », Animal Behaviour, n 32, 1984, p. 379-384.
48. Dominique Lestel, Les Origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001.
49. Cf. Olivier Morin, How Traditions Live or Die, Oxford, Oxford University Press, 2015 ;
Dominique Guillo, « Les recherches éthologiques récentes sur les phénomènes socio-culturels dans le
monde animal… », art. cit., p. 368-372.
50. Cf. Lydia M. Hopper et Andrew Whiten, « The Evolutionary and Comparative Psychology of
Social Learning and Culture », in Jennifer Vonk et Todd K. Shackelford (dir.), The Oxford Handbook
of Comparative Evolutionary Psychology, Oxford, Oxford University Press, p. 454 ; cité par
Dominique Guillo, « Les recherches éthologiques récentes sur les phénomènes socio-culturels dans le
monde animal… », art. cit., p. 372.
51. Ibid., p. 371.
52. Ibid., p. 372.
53. Cf. supra, p. 58.
54. Ibid. Cf. Elisabetta Visalberghi et Dorothy M. Fragaszy, « Food-washing Behavior in Tufted
Capuchin-monkeys, Cebus apella, and Crab-eating Macaques », Macaca fascicularis. Animal
o
Behavior, n 40, 1990, p. 829-836.
55. Cf. Dominique Guillo, « Les recherches éthologiques récentes sur les phénomènes socio-
culturels dans le monde animal… », art. cit., p. 374.
56. Cf. supra, p. 153.
57. Dominique Guillo et Nicolas Claidière, « Comment articuler les sciences de la vie et les
sciences sociales à propos des relations humains/animaux ? », art. cit. p. 388.
58. Ibid., p. 393-394.
59. Ibid., p. 387-388. Le même principe était posé à propos des relations entre hommes et chiens, à
la fin de Dominique Guillo, Des chiens et des humains, Paris, Le Pommier, 2011, p. 298.
60. Cf. l’article pionnier de Michael Scaife et Jerôme S. Bruner, « The Capacity for Joint Visual
o
Attention in the Infant », Nature, n 253, 1975, p. 265-266, repris in Jerôme Bruner, Le
Développement de l’enfant. Savoir faire, savoir dire, trad. M. Deleau, Paris, PUF, 1983, p. 251-254.
Cf. également Chris Moore et Philip J. Dunham (dir.), Joint Attention. Its Origine and Role in
Development, Hilsdale, New Jersey and Hove, Lawrence Erlbaum Associates, 1995 ; Naomi Eilan,
Christoph Hoerl, Teresa McCormack et Johannes Roessler (dir.), Joint Attention : Communication
and Other Minds. Issues in Philosophy and Psychology, Oxford, Clarendon Press, 2005.
61. Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, op. cit., p. 63.
62. Sur la grammaire pronominale des rôles interlocutoires, cf. Jean-Marc Ferry, Les Grammaires
de l’intelligence, Paris, Cerf, 2004.
63. David Premack, « Why Humans Are Unique : Three Theories », Perspectives on
o
Psychological Science, vol. 5, n 1, 2010, p. 11 (PDF p. 22-32).
64. György Gergely et Gergely Csibra, « Sylvia’s Recipe : the Role of Imitation and Pedagogy in
the Transmission of Cultural Knowledge », in Nicholas J. Enfield et Stephen C. Levinson (dir.),
Roots of Human Sociality : Culture, Cognition and Human Interaction, Oxford, Berg, 2006, p. 229-
255 ; article consulté en version électronique sur https://pdfs.semanticscholar.org, p. 5.
65. Andrew N. Meltzoff, « Infant Imitation After a one Week Delay : Long Term Memory for
Novel Acts and Multiple Stimuli », Developmental Psychology, no 24, 1988, p. 470-476 ; cité par
György Gergely et Gergely Csibra, « Sylvia’s Recipe… », art. cit., p. 7.
66. Sur cette imitation polarisée par le modèle et sur les déterminants du coût affectif de ce
phénomène, cf. Jacqueline Nadel, Imitation et communication chez les jeunes enfants, Paris, PUF,
1986.
67. György Gergely et Gergely Csibra, « Sylvia’s Recipe… », art. cit., p. 9 ; ainsi que, des mêmes
auteurs, « Natural Pedagogy », Trends in Cognitive Sciences, 13 (4), 2009, p. 149-150.
68. Id., « Sylvia’s Recipe… », art. cit., p. 10.
69. Ibid., p. 1.
70. Id., « Natural Pedagogy », art. cit., p. 151.
71. Id., « Sylvia’s Recipe… », art. cit., p. 6.
72. Saint Augustin, La Trinité, in Œuvres. III. Philosophie, Catéchèse, Polémique, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 511-512 (X, 2).
73. Soulignant la parenté de la pédagogie et du langage, Kim Sterelny imagine un scénario évolutif
dans lequel la pédagogie, comme pratique « offline » ou « stimulus independent », présiderait à
l’invention du langage. L’exhibition d’une succession de gestes présentés comme objectivement
valides indépendamment du but présent, cette démonstration à vide peut facilement s’interpréter
comme un premier langage, de type gestuel. Cf. Kim Sterelny, « Language, Gesture, Skill : the Co-
o
evolutionary Foundations of Language », Philosophical Transactions of the Royal Society, B, n 367,
2012, p. 241-251.
74. Dan Sperber, Le Symbolisme en général, Paris, Hermann, 1974, p. 119-122.
75. Id., La Contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 121-123.
76. Id., Le Symbolisme en général, op. cit., p. 121.
77. Ibid., p. 105-110.
78. Ibid., p. 116.
79. Ibid., p.123.
80. George H. Mead, L’Esprit, le Soi et la Société, trad. J. Cazeneuve, E. Kaelin et G. Thibault,
Paris, PUF, 1963, p. 77.
81. Laurence Kaufmann, article « Société », in Albert Piette et Jean-Michel Salanskis (dir.),
Dictionnaire de l’humain, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, à paraître en 2017, p. 1 de
l’article.
82. Ibid.
83. Ibid., p. 2.
84. Ibid. Cf. également Laurence Kaufmann et Laurent Cordonnier, « Vers un naturalisme
social… », art. cit., p. 7.
85. Laurence Kaufmann, « Société », art. cit., p. 4.
86. Ibid.
87. John McDowell, L’Esprit et le Monde, op. cit., p. 120. Sur le concept de « seconde nature » de
l’homme et la nécessité de repenser ce concept à partir d’une ontologie de la vie, cf. Renaud
Barbaras, La Vie lacunaire, Paris, Vrin, 2011, p. 188-193.
Chapitre 6
Le monde commun
C’est ici qu’une méthode de description en première personne s’avère
cruciale. Nous disions plus haut que l’acculturation du vivant humain, son
intégration dans un monde de comportements et de représentations
partagées, accomplissait, dans l’ordre des comportements vivants, une
véritable révolution copernicienne. Le commun, pour le vivant humain,
c’est bien davantage que des interactions, aussi sophistiquées soient-elles,
ou des partages d’informations, aussi précis soient-ils ; c’est la
manipulation et la perception d’objets visés comme les mêmes, par lui et ses
congénères ; c’est une intentionnalité partagée. Précisons. Lorsqu’on
phénoménalise le récit de l’acculturation humaine et qu’on en restitue la
teneur subjective, on voit très exactement jusqu’où va ce partage. Il va à
l’infini. Le monde que nous percevons, nous ne le vivons et le visons pas en
effet comme un monde particulier : ni comme « notre » monde d’humains,
e
ni comme « notre » monde du début du XXI siècle, ni même, pour chaque
humain singulier, comme « son » monde. Spontanément et avant toute
réflexion, nous vivons et visons le monde comme l’« unique monde
naturel », le monde tel qu’il échoit en partage à tous les vivants possibles.
C’est ce qu’on appellera, avec Husserl, l’« attitude naturelle » : nous
croyons que « le » monde existe – le monde en soi, pour tous et pour
personne ; le monde préexistant à sa manifestation dans une conscience
particulière. Avant qu’un regard objectivant vienne prendre ses distances à
l’égard de notre monde et de ses particularités biologiques, sociales ou
historiques, avant qu’un regard désengagé vienne relativiser et
contextualiser le contenu de ce monde, le fait est que nous prétendons,
ingénument, au monde de tous. Voilà ce qu’il y aurait à voir, parce que c’est
là, sous nos yeux : une étonnante croyance au monde « naturel », identique
pour tous. Il n’y a rien d’autre à voir. Mais encore faut-il le voir : en réalité
il n’y a rien d’évident, pour un vivant, dans cette présomptueuse
présomption de toucher l’en soi du monde.
Car c’est là un fait étrange, dans l’ordre de la vie. Si vivre c’est faire
apparaître toute chose alentour depuis soi ; si vivre c’est se sentir
intimement concerné par ce qui, comme on dit, « m’arrive » ; si vivre c’est
voir ce pré comme dangereux pour moi, ce mur comme infranchissable par
moi, cette porte comme ce que je ne dois pas franchir, ce fruit comme
excitant mon appétit, ce congénère comme rassurant ou hostile à mon
égard, etc. ; si vivre c’est déployer autour de soi un milieu de vie (Umwelt)
défini par tout ce qui a pour moi une signification pratique ou émotionnelle,
alors le réalisme de l’attitude naturelle n’est rien qui soit « naturel » à la vie.
Quand la vie subjective tout ce qu’elle touche et produit des champs
d’apparaître assujettis aux besoins et aux affects du vivant, l’attitude réaliste
prétend au contraire à un monde en soi, qui serait le même pour tous. Elle
décentre le sujet vivant à l’égard de lui-même. C’est un fait qui nous est
naturel mais dont nous devrions pouvoir nous étonner, au regard de la
logique égocentrique et relativisante du vivre : nous ne voyons pas le lézard
lézarder sur « son » rocher de lézard, mais sur « le » rocher ; on nous
raconte l’histoire de Chinois de l’époque Ming qui contemplent non « leur »
ciel de Chinois, mais « le » ciel. Nous faisons des vivants quels qu’ils
soient, des vivants les plus divers, nos « compagnons » dans le monde de
tous ; comme dit Heidegger nous les « accompagnons » dans ce monde que
1
nous visons spontanément comme l’unique monde naturel .
Ainsi avant le recul critique il y aura eu la postulation d’un unique monde
naturel. Avant la relativisation il y aura eu l’accueil de tous les vivants dans
le monde commun. L’idéalité du « même pour tous » appartient à notre
expérience spontanée du monde. La perception, en tant qu’humaine, est
foncièrement idéalisante. Or cette idéalité du monde perçu ne doit pas être
mécomprise. D’abord il n’est pas question d’un autre monde, mais
seulement de ce qui veut valoir comme « le même », pour toute vie
possible. L’idéalité ainsi conçue porte sur ce monde-ci et sur aucun autre.
Simplement elle veut ce monde identique à soi pour tous les vivants
possibles ; elle veut la communauté de tous les vivants autour de ce monde.
Mais d’autre part cette idéalité est prétendue, et non pas donnée. C’est
précisément ce que l’antimétaphysique, faute de décrire la chose en
première personne, ne sait pas voir. Refusant l’absolu s’il est donné quelque
part, substantiellement ou comme un autre monde, l’antimétaphysique ne
conçoit pas du coup qu’un vivant puisse, plus modestement et depuis ses
seules ressources de vivant, présumer l’absolu – qu’il puisse y croire. Si par
là aucune entité nouvelle ou surnaturelle n’est donnée, en revanche cela fait,
dans la vie que subjectivement on mène, une vraie différence. Parce que le
monde en soi et commun à tous les vivants ne nous est pas donné mais qu’il
est juste une prétention, une fiction, l’étrange fiction transcendantale à
laquelle prétend le vivant humain, nous ne sommes pas condamnés à
l’alternative de la transcendance et de l’immanence.
Comment comprendre alors la possibilité et le surgissement concret de
l’idéalité dans la vie des vivants que nous sommes ? Comment comprendre
qu’un vivant puisse se déprendre assez de soi pour apercevoir, dans une
étrange inflation de ses pouvoirs, non pas « son » monde, mais l’unique
monde commun ? Nous avons à justifier la levée de l’absolu dans une vie
humaine. C’est dire que toute une métaphysique menace, derrière les
réponses que nous pourrons apporter à cette question. C’est pourquoi nous
ne pourrons nous autoriser que des réponses irréprochables au regard de ce
que l’antimétaphysique pourrait objecter. Ce seront des réponses
anthropologiques, au sens d’une anthropologie phénoménologique : des
réponses n’excédant jamais le cadre descriptif de ce que vit et voit le vivant
humain, lorsqu’il prétend à l’en soi du monde. Nous aimerions montrer que
l’idéalité – le même pour tous – même si elle a pu par le passé, et même si
elle peut en permanence, raviver la flamme métaphysique des entités
séparées, en réalité est une notion qui appartient, par droit de naissance, à
l’anthropologie. L’universel et le nécessaire représentent des formes
d’absoluité que la vie humaine, qu’elle le veuille ou non, rencontre à
chacun de ses pas. Sous ces deux aspects conjoints, l’idéalité structure notre
vie. Elle n’est pas l’appel d’un ailleurs, une ligne de fuite égarante (même si
elle peut l’être aussi, et rappeler les idoles d’hier) ; elle n’est rien de donné,
quelque part, sous un autre ciel ; elle est une prétention qui, au cœur de nos
formes de vie les plus concrètes, les spécifie et les rend immédiatement
reconnaissables.
L’universalité
Et donc, avant qu’un pas de côté vienne le relativiser, le parler est un acte
spontanément universalisant, et tout plein de sa force propre. De la même
manière, la perception va dogmatiquement à l’être, se croyant naturellement
ouverte sur le monde commun. C’est après coup seulement, dans le recul
réflexif, qu’elle aperçoit sa particularité et ses conditions d’existence, et
qu’elle se « prive » de sa certitude première. De même, avant le
détachement de l’ironiste qui la contextualise, la parole se croit ingénument
entée sur le vrai, et capable d’en convaincre une communauté infinie de
vivants. C’est ce premier mouvement que l’antimétaphysique ne sait ou ne
veut pas voir en face. Faute de restituer à la perception ou au langage la
teneur phénoménale de leurs accomplissements, faute de vivre ce qu’il y a à
vivre, elle se condamne à ne rien voir des étranges prétentions qui animent
le vivant parlant.
On peut donc légitimement se représenter la vie humaine comme celle
d’un vivant arraché à lui-même dans la visée d’une vérité valant pour tous
et pour personne. Ce n’est pas surintellectualiser notre vision de l’humain,
ce n’est pas rêver les yeux ouverts. Car cela justifie, très concrètement, les
commentaires quotidiens (le temps qu’il fait, le débat télévisé de la
veille…), les discussions sans fin, l’ardeur des convictions et la curiosité
des questions ; cela justifie le cumul des connaissances scientifiques, leurs
retombées techniques, le visage surtechnologisé et globalisé du monde
comme il va ; cela justifie les révolutions démocratiques, au nom chaque
fois de la liberté de pensée, de jugement, de discussion ; cela enfin justifie
les grandes machineries mythologiques et religieuses, prenant en charge
l’origine comme le fonctionnement dernier du monde, et le sentiment de
vivre cognitivement en paix avec l’ordre des choses. Ce n’est donc pas rien,
cette idée d’une unanimité projetée en avant de nous dans la discussion en
cours, la science se faisant, la revendication politique ou l’explication
cosmique. Ce jeu émancipatoire de la vérité et de la liberté ne justifie
certainement pas toute l’histoire humaine, mais au moins une bonne partie
d’elle-même. Pour autant, comme on va le voir, l’idéalité de l’universel et
du vrai est loin d’épuiser les différentes formes de l’idéalité dans une vie
humaine.
La nécessité
On touche ici, avec cet anonymat des règles, à ce qui est sans doute la
forme la plus archaïque de l’idéalité. La répétition du même travaille ici les
corps et les pensées à leur niveau le plus élémentaire : non plus dans la
gloire du savoir et la recherche de la vérité ; mais dans le « on », comme
disait Heidegger, de la conformité sociale. Ici le vivant humain est sommé
d’être là où le font être ses différents usages, et où tout un chacun pourrait
être à sa place. Le rôle que lui demande d’assumer telle institution (de
locuteur ou d’interlocuteur, de donateur ou de donataire, de père ou de fils,
de vendeur ou d’acheteur, de bailleur ou de locataire, etc.) est en soi une
place vide et universellement habitable. Même locale, même réservée à
certains, une institution s’adresse à la classe indéfiniment ouverte de ses
« institués » possibles ; aussi vernaculaire soit-elle, elle s’édicte
universellement, parce que nécessairement. Ainsi même là, dans ce travail
des pensées et des corps, il y a de l’idéalité.
L’attitude naturelle
45
Ce « fait de la règle », cette intervention du groupe travaille à chaque
instant le corps et les pensées du vivant humain. Si le comique, comme
l’avait posé Bergson, agit comme une sanction sociale dès qu’un vivant, se
faisant seulement vivant, déroge aux règles habituelles, alors dans une vie
humaine le rire, donc l’exhibition de la puissance sociale, peut éclater à tout
moment. C’est la remarque bergsonienne que fait John Searle : il va de soi
pour chacun de nous « qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez celui qui,
lorsque la balle de base-ball lui est lancée, se contente de la manger ;
quelque chose qui ne va pas chez celui qui ne reconnaît pas la moindre
raison de faire quelque chose après avoir promis de le faire ; quelque chose
qui ne va pas chez celui qui se promène en déversant un flot de phrases
agrammaticales46 ».
Dans ce que nous voyons : si vivre c’est, comme l’avait posé Uexküll,
produire un champ d’apparaître subjectif ; si c’est aménager autour un
milieu signifiant pour soi ; si c’est faire apparaître ce qui m’entoure comme
ayant signification pour moi – le fruit « comme » comestible ou au contraire
nuisible ; l’arbre « comme » refuge ou comme menace ; le congénère
« comme » allié ou comme ennemi ; bref si vivre c’est « voir comme »,
alors les idéalisations dont l’homme est le prestataire appartiennent encore,
clairement, à la vie. Car elles organisent un « voir comme » radicalement
nouveau, une aspectualité proprement révolutionnaire.
Pour la première fois ce fruit, que tout vivant catégorisait comme tel fruit
et envisageait depuis certaines de ses propriétés intrinsèques, peut être vu à
partir de lui-même, sous le chef d’une catégorisation théorique et non plus
pratique. Pour la première fois les propriétés du fruit peuvent valoir pour
tous et pour personne, indépendamment de leur utilité ou de leur valeur
émotionnelle pour moi. Pour la première fois le fruit n’est plus simplement
consommable, ou même, comme peuvent l’être certaines plantes, utilisable
comme un moyen d’automédication. Il n’est plus simplement pratiqué mais
peut être également connu pour lui-même, comme peuvent être connues
pour elles-mêmes ses vertus thérapeutiques. Que la connaissance du fruit ait
été motivée, en son surgissement empirique, par des besoins pratiques,
qu’on connaisse rarement pour connaître, mais le plus souvent intéressé et
stimulé par l’application technique ou le désir de briller, ne change rien à
l’affaire. En son acte même et indépendamment des motivations qui
l’accompagnent, la connaissance place l’objet au centre et l’érige en seul
juge de ce qu’on pourra dire sur lui. La catégorisation non plus pratique,
mais théorique ; le voir de la chose comme la même pour tous, nombreuse
de tous les regards sur elle, et gagnant dans cette démultiplication intérieure
une consistance et une substantialité contrastant avec le caractère
évanouissant d’une affordance pratique ; la chose, comme dit Merleau-
47
Ponty, « bourrée de petites perceptions qui la portent dans l’existence » :
où l’on voit que l’idéalité transforme ce monde-ci, plutôt qu’elle ne nous
emporte vers un autre monde. L’efficace du nom ou de la désignation est
comme le décret artistique dont parle Danto, qui « transfigure » le banal et
me fait voir « comme » de l’art, avec tous ses relents de sacralité, jusqu’à
un simple porte-bouteilles. Ainsi la même chose, d’être nommable,
apparaît-elle « comme » chose publique, essence indéfiniment participable,
étalon-or de ce que je pourrai toujours en dire, alors que c’est
matériellement la même chose, spatialement visée là où elle est et nulle part
ailleurs.
Rien d’autre, donc, qu’une discipline sociale historiquement ou
préhistoriquement advenue dans des conditions évolutives particulières,
contingente en son apparition comme en son fonctionnement. Aussi humble
soit-elle en son extraction, l’institution du vivant humain transforme en
profondeur la vie, subjectivement vécue, de ce vivant. Parce que socialisé
non dans ses seules interactions, mais jusque dans son rapport intentionnel
au monde, le vivant humain ne repose plus en lui-même. En lui l’absolu de
la vie (de la centration vivante) est en permanence mis en concurrence avec
l’absolu du monde (du monde commun à toute vie possible). En lui la vie
concernée par soi apprend à faire avec un monde qui appartient à tous les
autres en même temps qu’à lui. Ce travail d’acculturation, ce saut du fait au
droit, de la solitude au commun, chacun doit savoir l’accomplir pour soi.
C’est là son pari fondamental, son acte de confiance originel, que la
philosophie politique connaît depuis toujours : j’abandonne mon arbitraire
privé en espérant que tous les autres en feront autant ; je compte qu’à ma
bonne volonté personnelle répondra la bonne volonté générale ; je m’en
remets, mais sans garantie, à la toute-puissance compensatrice du commun.
Ce pari s’accomplit à tout instant dans le saut du personnel au quiconque,
de la centration vitale à l’anonymat social, qu’exigent par définition nos
différentes institutions. C’est sans garantie qu’un enfant s’en remet à la
station droite plutôt qu’à la reptation ou à la marche à quatre pattes ; c’est
sans garantie qu’il s’en remet à la fourchette plutôt qu’à la main nue, à la
requête verbale plutôt qu’à la prise directe, bref à la conduite apprise des
autres et pour les autres, plutôt qu’à ses conduites spontanées. Le jeu en
vaut sans doute la chandelle ; mais nul ne sait avant de jouer le jeu social ce
que celui-ci lui réservera. Telle va la vie humaine, couvrant la distance
infinie du personnel à l’universel ou du spontané au nécessaire, et
recommençant chaque matin, comme au premier jour, le long chemin de la
culture.
Notes
1. Martin Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude,
trad. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 310.
2. Cf. Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. F. Dastur et al., Paris, Gallimard,
2005, § 25 : « Donner des ordres, poser des questions, raconter, bavarder, tout cela fait partie de notre
histoire naturelle, tout comme marcher, manger, boire, jouer. »
3. Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale,
trad. G. Granel, Paris, Gallimard, « Tel », 1989, p. 408.
4. David Hull, « On Human Nature », art. cit., p. 4.
5. Ibid.
6. Jürgen Habermas, Vérité et Justification, trad. R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2001, p. 266.
7. Cf. Dominique Lestel, Paroles de singes. L’impossible dialogue homme-primate, Paris, La
Découverte, 1995.
8. Cf. Jacques Vauclair et Bertrand L. Deputte, « Se représenter et dire le monde. Développement
de l’intelligence et du langage chez les primates », in Aux origines de l’humanité. Le propre de
l’homme, dir. Pascal Picq et Yves Coppens, Paris, Fayard, 2001, p. 309 et 323-324 ; Herbert
S. Terrace, « Animal Cognition », in Herbert L. Roitblat, Thomas G. Bever et Herbert S. Terrace,
Animal Cognition, Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates, 1984, p. 7-28.
9. Karl-Otto Apel, Le Logos propre au langage humain, trad. M. Charrière et J.-P. Cometti,
Combas, L’Éclat, 1994, p. 46-47.
10. Sur cette puissance véritative du langage prédicatif, cf. Francis Wolff, Dire le monde, Paris,
PUF, « Quadrige », 2004.
11. Cf. Roger Brown, « The First Sentences of Child and Chimpanzee », in Thomas Sebeok et Jean
Umiker-Sebeok (dir.), Speaking of Apes. A Critical Anthology of Two-Way Communication with Man,
New York, Plenum Press, 1980, p. 88.
12. Ibid., p. 98.
13. Jacob Bronowski et Ursula Bellugi, « Language, Name and Concept », in Thomas Sebeok et
Jean Umiker-Sebeok (dir.), Speaking of Apes, op. cit., p. 109.
14. Adrian Cussins, « Content, Conceptual Content, and Non-Conceptual Content », in York
H. Gunther (dir.), Essays on nonconceptual Contents, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2003, p. 156.
15. Ibid.
16. Richard Rorty, « Putnam and the Relativist Menace », in The Journal of Philosophy, no 90,
sept. 1993, p. 451 (cité dans Vérité et Justification, op. cit., p. 191).
17. Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris,
Fayard, 1982, p. 15.
18. Jürgen Habermas, Idéalisations et communication…, op. cit., p. 14. Sur cette critique
déflationniste de l’universalisme kantien, cf. Mark Sacks, « Transcendantal Constraints and
Transcendantal Features », in International Journal of Philosophical Studies, vol. 5, 1997, p. 164-
186.
19. Karl-Otto Apel, Éthique de la discussion, op. cit., p. 58. Cf. sur ce point précis Jean-Marc
Ferry, Philosophie de la communication. 1, op. cit., p. 35-36 : « Si l’on y réfléchit concrètement, en
imaginant pratiquement la différence entre la façon dont je suis engagé, lorsque j’approuve une
expression au nom de sa vérité simple et lorsque je l’approuve au nom de son efficacité, on s’aperçoit
que, dans le premier cas, je m’implique dans l’attitude de la deuxième personne, celle d’un
participant, tandis que, dans le second cas, je glisse subrepticement vers l’attitude extérieure,
objectivante, d’une troisième personne, celle d’un observateur, caractéristique de la position
“ironiste” que Rorty se plaît aujourd’hui à incarner : “Oui, cette affirmation est efficace…” Or, c’est
justement dans la mesure où je l’approuve ainsi, que je m’en délie. »
20. Cf. Richard Rorty, Contingence, Ironie et Solidarité, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Armand Colin,
1993, p. 15 : « J’emploie “ironiste” pour désigner le genre de personne qui regarde en face la
contingence de ses croyances et désirs centraux : quelqu’un qui est suffisamment historiciste et
nominaliste pour avoir abandonné l’idée que ces croyances et désirs centraux renvoient à quelque
chose qui échapperait au temps et au hasard. »
21. Ibid., p. 113.
22. Thomas Nagel, Le Point de vue de nulle part, trad. S. Kronlund, Combas, L’Éclat, 1993, p. 16.
23. Ignace Meyerson et Paul Guillaume, « Recherches sur l’usage de l’instrument chez les
singes », Journal de psychologie normale et pathologique, 5-8, 1937, p. 445.
24. Ibid., p. 447 : « Pouvoir apprendre à manier un instrument, c’est-à-dire un transformateur, c’est
pouvoir subordonner l’impulsion motrice à ses nouveaux effets ; mais cette réaction des effets sur
leur cause est une continuelle correction. »
25. John Searle, La Construction de la réalité sociale, trad. C. Tiercelin, Paris, Gallimard, 1998,
p. 10.
26. Ibid., p. 133.
27. Ibid., 72.
28. Ibid., p. 14. Cf. également, à l’origine du concept, Elizabeth Anscombe, « On Brute Facts »,
o
Analysis, 18, n 3, 1958.
29. Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande. Précédé de Thèses sur Feuerbach, trad.
G. Badia et al., Paris, Les Éditions sociales, 1982, p. 83.
30. Cf. Ludwig Wittgenstein, De la certitude, trad. D. Moyal-Sharrock, Paris, Gallimard, 2006.
31. Cf. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, rééd. Pocket (Agora),
p. 351-352 : « Nous appelons culture tout ensemble ethnographique qui, du point de vue de
l’enquête, présente, par rapport à d’autre, des écarts significatifs. »
32. Cf. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris,
Gallimard, « Tel », 1982, p. 569.
33. Edmund Husserl, Expérience et Jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique,
trad. D. Souche-Dagues, Paris, PUF, « Épiméthée », 1991, p. 14.
34. Peter F. Strawson, Analyse et Métaphysique, Paris, Vrin, 1985, p. 60.
35. Ibid. Sur cette « thèse de l’asymétrie entre sujets et prédicats », cf. Peter F. Strawson,
« L’asymétrie entre sujets et prédicats », in Études de logique et de linguistique, trad. J. Milner, Paris,
Seuil, 1977, p. 115-136.
36. Cf. John McDowell, « On the Sense and Reference of a Proper Name », in Meaning,
Knowledge and Reality, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1998, p. 174.
37. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, « Tel », 1986.
38. Id., Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 84.
39. Ibid., p. 373.
40. Ibid., p. 84.
41. Ibid., p. 390.
42. Jacques Derrida, La Voix et le Phénomène, Paris, PUF, « Quadrige », 1998, p. 60.
43. On peut d’ailleurs noter, pour attester le caractère inéluctable de cette visée véritative, la
manière dont se formule le relativisme. Si celui-ci, comme on le remarque classiquement, présuppose
le vrai dans la forme assertive de son discours et par-là s’autocontredit, cette présupposition du vrai
s’aperçoit également grammaticalement. Car c’est toujours par une personnalisation-particularisation
seconde de son énoncé que s’assume le caractère relatif de l’énoncé : « À mon avis », « De mon
point de vue personnel », « C’est du moins ce que je pense », etc. : on a affaire chaque fois à des
modalisations du vrai qui présupposent celui-ci. Le relativisme est la relativisation du vrai, il est
tributaire de ce qu’il nie.
44. Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Berlin, Mouton De
Gruyter, 1967, p. 37.
45. Ibid.
46. John Searle, La Construction de la réalité sociale, op. cit., p. 190-191.
47. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 391.
Chapitre 7
Cela signifie qu’il y a des biens dont l’animal n’est pas nécessairement
conscient, dont la considération n’échoit du coup qu’à l’être humain, et qui
pourtant sont des biens qui concernent l’animal au plus haut point. N’est-ce
pas du reste ce qui s’entend derrière l’étrange sentiment du « tragique » que
nous pouvons ressentir face à un animal qui a raté bien des possibilités que
lui offrait pourtant sa nature spécifique ? Le tragique est pour nous, en tant
que nous sommes les seuls à le ressentir ; mais à travers lui nous ressentons
en même temps, et d’une manière superlative, tout ce que rate l’animal et
qui l’aurait rendu heureux. Relatif à l’animal mais sans que celui-ci en soit
consciemment affecté, il nous entretient de quelque chose comme un
dommage sans destinataire, un dommage « en soi », que vient exprimer la
dimension métaphysique du tragique.
Mais l’approche par les capacités se révèle une deuxième fois
anthropocentrée, cette fois dans la manière dont peuvent s’accomplir les
capacités. L’homme en effet peut être non seulement le moyen de connaître,
mais également le moyen bien réel, la ratio essendi des accomplissements
animaux. Il peut inciter à tel ou tel comportement, promouvoir telle ou telle
attitude, être celui qui, par le dressage ou l’instauration d’une situation
favorable, lance l’animal sur la voie d’une réalisation particulière. De fait il
ne faut pas seulement prendre en considération ce que nous devons aux
animaux, à leur sensibilité ou à la valeur de leur vie, mais également tout ce
que nous faisons avec eux ou qu’ils font avec nous. Ces interactions sont
denses, riches, proliférantes malgré la différence spécifique et surtout
anthropologique. Les animaux ne sont pas des humains, ils ne partagent pas
avec nous des comportements ou des représentations dans un univers de
culture, et pourtant les relations sont foisonnantes entre eux et nous.
Dominique Guillo en fait la remarque dans son étude sur les chiens :
Une relation sociale complexe et intense peut naître, sous certaines conditions, sur un terreau de
différences, autrement dit entre un humain et un individu d’une autre espèce vivante […]. La
condition de l’existence d’un lien social n’est pas l’identité des acteurs, mais l’ajustement mutuel de
62
leurs conduites et de leurs attentes .
Notes
1. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 357.
2. Ibid.
3. Richard Rorty, L’Espoir au lieu du savoir. Introduction au pragmatisme, trad. C. Cowan et J.
Poulain, Paris, Albin Michel, 1995, p. 118.
4. Nous pensons ici à Cyril Casmèze, qui arpente depuis toujours, en acrobate zoomorphe, le vaste
territoire de ce qu’il appelle le « propre de l’animal ».
5. Cf. supra, chapitre 4, p. 123-126.
6. Claude Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », in
Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, « Agora Pocket », p. 49-50.
7. Ibid., p. 49.
8. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 183. Cf. également
Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale,
trad. O. Bonilla, Paris, PUF, 2009.
9. Ibid.
o
10. Grégori Jean, « L’homme à son insu », Alter. Revue de phénoménologie, n 23, 2015, p. 200.
11. Cf. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales…, op. cit., p. 8 : « […] vu que le
problème, c’est justement le problème, qui contient la forme de la réponse : la forme d’un Grand
Partage, d’un même geste d’exclusion qui fait de l’analyse biologique de l’Occident anthropologique,
confondant toutes les autres espèces et les autres peuples en une altérité privative commune ».
12. Cf. Mary Midgley, « The Mixed Community », in Animals and Why They Matter, Athens, The
University of Georgia Press, 1983, p. 112-124 ; repris in Hicham-Stéphane Afeissa et Jean-Baptiste
Jeangène Vilmer (dir.), Philosophie animale…, op. cit., p. 281-308.
13. Stephen R. L. Clark, The Moral Status of Animals, Oxford, Clarendon Press, 1977, p. 187.
14. Marlène Jouan, « Quand le mauvais anthropocentrisme chasse le bon… », art. cit., p. 243.
15. Ibid., p. 233.
16. Judith Jarvis Thomson, The Realm of Rights, Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 1-
2 ; cité par Jean-Yves Goffi in Le Philosophe et ses animaux…, op. cit., p. 27.
17. Ibid., p. 28.
18. Cf. David Hume, Traité de la nature humaine, op. cit., p. 65. Cf. sur ce point Bernard
Baertschi, Enquête philosophique sur la dignité…, op. cit., p. 52-58.
o
19. Mark Hunyadi, « L’autorité des droits de l’homme », Studia philosophica, n 63, 2004, p. 77.
20. John Searle, La Construction de la réalité sociale, op. cit., p. 125.
21. Ibid., p. 13-14.
22. Ibid., p. 21-22.
23. Ibid., p. 10.
24. Cora Diamond, L’Importance d’être humain et autres essais de philosophie morale, trad.
E. Halais, S. Laugier et J.-Y. Mondon, Paris, PUF, « Quadrige », 2011, p. 276.
25. Sur l’argument de la mort indolore ou imprévue, donc ne privant l’animal d’aucun intérêt
conscient, cf. Peter Singer, « Animals and the Value of Life », in Tom Regan (dir.), Matters of Life
and Death : New Introductory Essays on Moral Philosophy, New York, Random House, 1980,
p. 356.
26. Cora Diamond, L’Importance d’être humain…, op. cit., p. 113.
27. Ibid., p. 49.
28. Ibid., p. 124.
29. Ibid., p. 116-117.
30. Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, trad. M. Hunyadi, Paris, Cerf, « Passages »,
1992, p. 196.
31. Ibid., p. 197.
32. Tom Regan, Les Droits des animaux, op. cit., p. 290.
33. Bryan G. Norton, « Values in Nature : A Pluralistic Approach », Contemporary Debates in
Applied Ethics, Andrew I. Cohen et Christopher H. Wellman (dir.), Oxford, Blackwell, 2005, p. 304 ;
texte traduit par H.-S. Afeissa dans Qu’est-ce que l’écologie ?, op. cit., p. 97-103.
34. Richard Rorty, L’Espoir au lieu du savoir, op. cit., p. 115. Cf. Annette Baier, Postures of the
Mind, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1985 ; également John Baird Callicott, Éthique
de la terre, trad. B. Lanaspèze, Marseille, Wildproject, 2010, p. 52-56. Notons que chez Baird
Callicott la référence à la théorie humienne des sentiments moraux est au moins aussi importante que
la référence à Darwin, et à l’idée d’un altruisme phylogénétiquement hérité à travers nos « instincts
sociaux ». Sur cette biologisation de l’éthique humaine, cf. John Baird Callicott, « Hume’s Is/Ought
Dichotomy and the Relation of Ecology to Leopold’s Land Ethic », In Defense of the Land Ethic.
Essays in Environmental Philosophy, New York, Suny Press, 1989, p. 117-127.
35. Cf. Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013, p. 9 :
« À cette observance – et c’est volontairement que j’emploie ce terme qui comporte une connotation
religieuse – les animaux continûment nous invitent […]. »
36. Hicham-Stéphane Afeissa rappelle ainsi la riche ambiguïté du verbe anglais to attend, cette
faculté mi-intellectuelle mi-affective qui consiste à « se rendre attentif » et à « prêter égard » (cf.
Philosophie animale…, op. cit., p. 274).
37. Cora Diamond, L’Importance d’être humain…, op. cit., p. 286. Le texte de Stanley Cavell
auquel se réfère Cora Diamond est le chapitre 9 de Dire et vouloir dire. Livre d’essais, trad.
S. Laugier et C. Fournier, Paris, Cerf, 2009, p. 377-412.
38. Ibid., p. 288.
39. Cf. Claude Lévi-Strauss, « La leçon des vaches folles », art. cit., § 7 : « Car un jour viendra où
l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et
exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même
e e
répulsion qu’aux voyageurs du XVI ou du XVII siècle, les repas cannibales des sauvages américains,
océaniens ou africains. » Sur une telle éventualité et ses chances de réussite, cf. Florence Burgat,
L’Humanité carnivore, Paris, Seuil, 2017, p. 397-408.
40. Cf. Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, op. cit., p. 135-136.
41. Cf. Kurt Goldstein, La Structure de l’organisme. Introduction à la biologie à partir de la
pathologie humaine, trad. E. Burckhardt et J. Kuntz, Paris, Gallimard, « Tel », 1983.
42. Ibid., p. 32.
43. Ibid., p. 178.
44. Ibid., p. 170. On sait tout le prix que Canguilhem accordait à cette distinction et tout le
bénéfice théorique qu’il en retira, en particulier à travers le concept de « normativité », ce luxe
organique de l’homme « qui se sent plus que normal », parce que « capable de suivre de nouvelles
normes de vie » (Le Normal et le Pathologique, Paris, PUF, « Quadrige », 1993, p. 132).
45. Tom Regan, Les Droits des animaux, op. cit., p. 227.
46. Ibid., p. 226.
47. John Baird Callicott, Éthique de la terre, op. cit., p. 63-64. Baird Callicott s’appuie sur un
article de Kenneth Goodpaster revenant en détail sur le point de départ « égoïste » de la plupart des
théories morales : Kenneth Goodpaster, « From Egoism to Environmentalism », in Kenneth E.
Goodpaster et Kenneth M. Sayre (dir.), Ethics and Problems of the 21st Century, Notre Dame,
Indiana, University of Notre Dame Press, 1979, p. 21-35.
e
48. Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXI siècle, Paris, La Découverte,
2014, p. 36.
49. Ibid., p. 37.
50. Ibid.
51. Ibid., p. 138.
52. Martha C. Nussbaum, « Beyond “Compassion and Humanity” : Justice for Non-Human
Animals », in Cass R. Sunstein et Martha C. Nussbaum (dir.), Animal Rights : Current Debates and
New Directions, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 299-320 ; repris dans Hicham-Stéphane
Afeissa et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (dir.), Philosophie animale…, op. cit., p. 238.
53. Ibid., p. 236.
54. Ibid., p. 237.
55. Ibid., p. 236.
56. Cf. ibid., p. 252.
57. Ibid., p. 238.
58. Ibid., p. 239 et 249.
59. Ibid., p. 238.
60. Ibid., p. 237.
61. Ibid.
62. Dominique Guillo, Des chiens et des humains, op. cit., p. 298.
63. Cf. Vicki Hearne, Adam’s Task. Calling Animals by Name, New York, Knopf, 1986 ; ainsi que
« A Taxonomy of Knowing : Animals Captive, Free Ranging, and at Liberty », Social Research,
o
1995, vol. 62, n 3, p. 441-456 ; repris in Arien Mack (dir.), Humans and Other Animals, Ohio State
University Press, 1999.
64. Vicki Hearne, « What’s Wrong with Animals Rights : of Hounds, Horses and Jeffersonian
Happiness », Harper’s Magazine, septembre 1991.
65. On trouve le même type d’argumentation dans Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis…,
op. cit., p. 121 : « La dépendance n’implique pas nécessairement une perte de dignité, mais la façon
dont nous réagissons à la dépendance nous conduit souvent à nier la dignité des êtres dépendants. »
66. Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie…, op. cit., p. 59.
67. Ibid.
68. Vercors, Les Animaux dénaturés, op. cit., p. 72.
69. Ibid., p. 65 sq.
70. Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis…, op. cit., p. 124-128.
71. Martha C. Nussbaum, « Par-delà la “compassion” et l’“humanité”… », art. cit., p. 252-255.
72. Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis…, op. cit., p. 16-17.
73. Ibid., p. 17.
74. Cf. Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux…, op. cit., p. 132.
75. Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, op. cit., p. 28.
76. Ibid., p. 20.
77. Ibid., p. 7.
78. Cora Diamond, L’Importance d’être humain…, op. cit., p. 59.
79. Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, op. cit., p. 39.
80. Ibid., p. 39-40.
81. Ibid., p. 32.
82. Cf. Thomas Nagel, « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? », in Questions mortelles,
Paris, PUF, 1983, p. 193-209.
83. Cora Diamond, L’Importance d’être humain…, op. cit., p. 290-291.
84. Solange Chavel, Se mettre à la place d’autrui. L’imagination morale, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2001, p. 93. Cf. également Michael Slote, The Ethics of Care and Empathy,
Londres, Routledge, 2007, p. 13.
85. Lori Gruen, « Entangled Empathy. An Alternative Approach to Animal Ethics », art. cit.,
p. 227.
86. Solange Chavel a bien montré tout ce qui sépare les deux types de relation à autrui, et toutes
les difficultés qui attendent le second : paresse de l’imagination, refus d’imaginer une situation
insoutenable, voire impossibilité pure et simple d’imaginer (cf. Se mettre à la place d’autrui…,
op. cit., chapitre 4, p. 113-191). Pour illustrer ce dernier cas elle se réfère explicitement à Cora
Diamond et à l’imagination impossible à laquelle nous convoquent selon elle les animaux, in
L’Importance d’être humain…, op. cit., chapitre 7.
87. Cf. John Baird Callicott, « Libération animale et éthique environnementale », art. cit., p. 323-
325. John Baird Callicott insiste en particulier sur la disparité, du point de vie des obligations qui
nous incombent à leur égard, entre animaux domestiques et animaux sauvages : « La place qui
revient [aux animaux sauvages] à l’intérieur de la variété des relations socio-morales ne peut pas être
la même, et leur statut moral devra donc différer de celui des membres immédiats de la famille, de
celui des voisins, des concitoyens, des êtres humains, des animaux de compagnie et des animaux
domestiques » (p. 325).
88. Cf. Bernard Baertschi, La Valeur de la vie humaine et l’intégrité de la personne, Paris, PUF,
1995, p. 211.
89. Ibid., p. 213.
90. Cora Diamond, L’Importance d’être humain…, op. cit., p. 81 et 130.
91. Martha C. Nussbaum, « Par-delà la “compassion” et l’“humanité”… », art. cit., p. 240.
92. Ibid., p. 248.
93. Ibid., p. 247.
94. John Baird Callicott, « Moral Onsiderability and Extraterrestrial Life », in In Defense of the
Land Ethic…, op. cit., p. 264.
95. Id., « Libération animale et éthique environnementale », art. cit. p. 326.
96. Ibid., p. 309. Cf. surtout l’article de John Baird Callicott qui enflamma l’affaire en dressant
l’une contre l’autre les deux éthiques, « Animal Liberation : A Triangular Affair », Environmental
o
Ethics, n 2, 1980, p. 311-338. Sur ce conflit, cf. Mark Sagoff, « Animal Liberation and
o
Environmental Ethics : Bad Marriage, Quick Divorce », Osgoode Hall Law Review, n 22, 1984,
p. 297-307.
97. Cf. par exemple Mary-Anne Warren, « The Rights of the Nonhuman World », in Clare Palmer
(dir.), Animal Rights, Aldenshot, Ashgate, 2008, p. 31-56.
98. John Baird Callicott, « Libération animale et éthique environnementale », art. cit., p. 309-314.
99. Id., « La nature a-t-elle une valeur en elle-même ? », Éthique de la terre, op. cit., p. 109-143.
100. Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables. Suivi de quelques croquis, op. cit., p. 258.
101. Cf. John Baird Callicott, Éthique de la terre, op. cit., p. 109-143 ; Bryan G. Norton, « Values
in Nature : A Pluralistic Approach », art. cit.
102. Ibid., p. 98.
103. Ibid., p. 97 : « La place centrale qui est parfois réservée dans les discussions qui ont cours en
éthique environnementale à la distinction entre valeur instrumentale et valeur intrinsèque pose plus
de problèmes qu’elle ne permet d’en résoudre. »
104. Ibid., p. 99.
105. Bryan G. Norton se présente ainsi comme le défenseur d’une approche non seulement
« pragmatique » de la question écologique, mais plus fondamentalement d’un « pragmatisme
écologique » directement issu de la tradition du pragmatisme américain.
106. Bryan G. Norton, « Environmental Ethics and Weak Anthropocentrism », trad. H.-S. Afeissa,
in Hicham-Stéphane Afeissa (dir.), Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris, Vrin,
2007, p. 256.
107. Id., « Commodity, Amenity, and Morality : The Limits of Quantification in Valuing
Biodiversity », in Edward O. Wilson (dir.), Biodiversity, Washington, National Academy Press,
1988 ; repris et traduit in John Baird Callicott, Éthique de la terre, op. cit., p. 115.
108. Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables…, op. cit., p. 15.
Conclusion
Carnap, Rudolf, 1n
Casmèze, Cyril, 1n
Cavalieri, Paola, 1n, 2n, 3
Cavell, Stanley, 1, 2n
Changeux, Jean-Pierre, 1n
Chavel, Solange, 1n
Claidière, Nicolas, 1n, 2
Clark, Stephen R. L., 1
Cordonnier, Laurent, 1n
Cosmides, Leda, 1n
Cousin, Victor, 1n
Csibra, Gergely, 1n, 2n, 3
Cussins, Adrian, 1
Darmangeat, Christophe, 1n
Darwin, Charles, 1, 2, 3, 4, 5n, 6, 7, 8, 9, 10, 11n, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18n
Dawkins, Richard, 1n, 2n
DeFrancisco, Victoria P., 1n
Deleuze, Gilles, 1
Deputte, Bertrand L., 1n
Derrida, Jacques, 1, 2, 3
Descartes, René, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Descola, Philippe, 1, 2
Descombes, Vincent, 1n
Dewey, John, 1, 2
Diamond, Cora, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Diamond, Jared, 1n, 2
Dobzhansky, Theodosius, 1
Donaldson, Sue, 1n, 2n, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13n, 14, 15
Dorlin, Elsa, 1n, 2n
Dunbar, Robin I. M., 1, 2n
Durkheim, Émile, 1n
Dworkin, Ronald, 1n
Eglash, Anne R., 1n
Ehrenberg, Alain, 1n
Ehrlich, Paul, 1n
Engels, Friedrich, 1n
Ephey, Nicholas, 1n
Haber, Stéphane, 1n
Habermas, Jürgen, 1n, 2n, 3, 4
Hacking, Ian, 1
Hahn, Hans, 1n
Haraway, Donna, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Hearne, Vicki, 1, 2
Heidegger, Martin, 1, 2, 3, 4
Helfman, Gene S., 1n
Henry, Michel, 1
Hinde, Robert A., 1n
Hopper, Lydia M., 1n
Hoquet, Thierry, 1n, 2n, 3n, 4n, 5n, 6n, 7
Hull, David, 1, 2, 3
Hume, David, 1n, 2
Hunyadi, Mark, 1
Husserl, Edmund, 1n, 2n, 3, 4, 5n, 6, 7, 8, 9, 10
Nagel, Thomas, 1, 2
Neisser, Ulrich, 1n
Nelkin, Dorothy, 1n, 2n
Nelson, Leonard, 1n
Neurath, Otto, 1n
Nibert, David, 1n
Nietzsche, Friedrich, 1n
Norton, Bryan G., 1n, 2, 3, 4, 5
Nozick, Robert, 1, 2n, 3, 4n, 5n
Nussbaum, Martha, 1n, 2, 3n, 4, 5, 6, 7, 8n, 9n
Rachels, James, 1, 2
Rawls, John, 1, 2, 3, 4
Regan, Tom, 1, 2n, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Richerson, Peter J., 1n, 2n, 3
Rochat, Philippe, 1n
Roeder, Jean-Jacques, 1n
Rorty, Richard, 1, 2, 3, 4, 5
Roughgarden, Joan, 1n, 2, 3, 4n
Rousseau, Jean-Jacques, 1
Rowe, Bradley D., 1n
Rowlands, Mark, 1n
Ryder, Richard D., 1n
Ryle, Gilbert, 1n, 2n, 3, 4n
Sacks, Mark, 1n
Sagoff, Mark, 1n
Sapontzis, Steve F., 1n, 2n
Sartre, Jean-Paul, 1, 2n, 3, 4
Scaife, Michael, 1n
Schaeffer, Jean-Marie, 1n, 2n
Schultz, Eric T., 1n
Scott, Joan, 1n
Searle, John, 1, 2, 3n, 4, 5, 6, 7
Shuong, Lin, 1n
Sidgwick, Henry, 1n
Silver, Lee, 1n
Silvers, Anita, 1n
Singer, Peter, 1, 2n, 3n, 4n, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18n, 19n, 20n, 21n, 22, 23, 24
Slater, Peter J. B., 2n
Smuts, Barbara, 1
Snowdon, Charles T., 1n
Sober, Elliott, 1n
Speigel, Marjorie, 1n
Spelke, Elisabeth S., 1n
Sperber, Dan, 1, 2, 3
Sterelny, Kim, 1n, 2n, 3n, 4, 5n
Stiegler, Barbara, 1n
Strawson, Peter F., 1
Stroud, Barry, 1n, 2n
Taguieff, Pierre-André, 1n
Taylor, Charles, 1, 2n, 3, 4
Terrace, Herbert S., 1n
Thompson, Robert L., 1n
Tinbergen, Niko, 1
Tomasello, Michael, 1n, 2n, 3n, 4n, 5n, 6n
Tooby, John, 1n
Trivers, Robert, 1n
Tye, Michael, 1n