Enfin Chez Moi

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Á PROPOS DE L'AUTEUR

Kidi Bebey est née en France, de parents


camerounais.
Filie de musicien, elle a grandi dans une famille
ouverte aux autres cultures et se sent aujourd'hui
chez elle a Paris comme a Douala, Dakar, Cotonou ou
Bamako. Elle revendique volontiers sa culture métisse
et \'affirme aussi bien dans son travail de joumaliste qu'a
travers ses écrits littéraires.
Pendant de nombreuses années, elle a ainsi dirigé
Planete Jeunes, magazine panafricain pour adolescents.
Elle ~ e~sL~ite produit et animé pour RFI et France Culture
des emtsstons sur le n . .
auiourd'hu· , d' s em.mes afncatnes et ca/labore
' a lvers magaz¡nes A t
. u eur~ ~e nombreux
J
romans et albums pour la .
également P . )eunesse, elle ecnt maintenant
our un pub/1c adulte.

Dans ·la collection Mondes en VF

Papa et autres nouvelles, VASSIUS ALEXAKIS, 2012 (81J


La era vate de Simenon, NIGOLAS ANCION, 2012 (A2J
a a
Le CC13Ur rire et p/eurer, MARYSE CONDÉ, 2013 (82)
Quftter Oakar, SOPHIE-ANNE DELHOMME, 2012 (82)
Un cerf en automne, ÉRIC LYS0E. 2o13 (81)
La marche de l'incertitude, YAMEN MANAI. 2o 13 <B1J
Pas d'Oscar pour /'assassin. VINCENT REMEDE. 2012 (A2)

JUS de cflaussettes. VINCENT REMÉDE, 2013 (A2)


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., LA COLLECTION MONDES EN VF'
Collection dirigée par Myriam Louviot
Docteur en littérature comparée

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www.mondesen:vf.corri
Le site Mondes en VF vous accompagne pas a pas pour
enseigner la littérature en Classe de FLE :
• une fiche " Animer des ateliers d'écriture en classe de FLE , ;
• des fiches pédagogiques de 30 minutes " cié en main ,,
et des listes de vocabulaire pour faciliter la lecture ;
• des fiches de synthese sur des genres littéraires, des
littératures par pays, des thématiques spécifiques, etc.

-( ,... >''J J Téléchargez


""111
gratuitement
la version audio MP3
1

Karine a envíe de hurler. Elle veut pousser


un grand cri, de toute la force de ses poumons.
Mais e' est impossible. Elle pass era pour folle
ou malade, si elle essaye. Elle imagine déja les
passants appeler la police ou chercher aluí venir
en aide. C' est vrai, qui a envíe de pousser un cri
de joie, en pleine rue, a París? Surtout un vrai
cri de joie triomphaP. Un cri comme celui des
champions de course a pieds, lorsqu'ils passent,
·en tete 2 , la ligne d'arrivée? Karine reve soudain
qu' elle leve les bras en 1'air en signe de victoire.
Dans le stade, autour d'elle, la foule applaudit. Et
les télévisions du monde entier ftlment l'événe-
ment! On lui tend un drapeau et voila que cette

l. Triomphal (adj .): Éclatant, lié a la victoire, a la réussite.


2. En tete : D evant, en premier.

.11
joie intense luí donne la force de courir, encore avec intéret. Beaucoup d' entre eux semblent fixer
une fois, sur la piste. Elle porte haut ses couleurs: un point invisible devant eux, d'un air triste .
. blanc, rouge, bleu. Ou peut-etre vert, rouge, Qyelques-uns sont plongés dans leur lecture.
jaune. Et si on inventait un nouveau drapeau pour Personne ne s'intéresse a elle. Pourtant, Karine
elle? Un drapeau multicolore? veut croire que malgré tout, malgré leur air indif-
« Tout va bien, mademoiselle? »B ien sur! Tout férent, ces inconnus sont heureux pour elle ...
va bien. Tout va superbement bien. Incroyablement Karine. sourit de nouveau. En attendant
bien. Karine fait claquer ses talons 3 sur le trot- d' arriver a « sa » station, elle plonge la main a u
toir. Le plus fort possible. Victoire! Victoire! ]'ai fond de son sac, a la recherche de ses nouvelles
réussi! j'ai réussi! Voila le métro. Elle descend les clés. Elle les sent, a travers l'enveloppe 5. Ces clés
marches a toute vitesse et se jette dans la rame 4 sont a moi! A moi! Mes clés a moi! Ses doigts ren-
qui va démarrer. Elle sourit et s'assoit a coté d'une contrent, au fond du sac, son téléphone mobile.
femme tres élégante. La femme lui sourit a son Elle pourrait le rallumer, mettre ses écouteurs
tour. Karine se redresse et essaye de se tenir droite et passer l'une des musiques qu' elle aime en ce
comme sa voisine. Si un jour, dans le monde moment. Tout a coup, elle a envie de chanter.
entier, les gens se sourient ainsi, sans raison: la Dans le métro, elle n' ose pas. Alors elle retient
Terre tournera plus rond. Elle regarde sa montre. en elle la chanson qui lui passait justement par la
La ligne la conduit directement a destination, tete. Mais elle ne retient pas son sourire, s:a, c'est
en dix-sept stations. Aucun changement n' est 1 impossible. I1 restera sans doute sur ses levres une
nécessaire. Illui faut juste un peu de patience. Des f bonne partie de la journée.
voyageurs montent et descendent. A ujourd'hui, Enfin arrivée! Elle sort du métro en montant
1
Karine regarde les visages des autres passagers les marches avec souplesse 6 • Elle tourne a u coin
1
1
1
3. Karine fait claquer ses talons sur le trottoir : K arine fait du 5 . Enveloppe (n.f.): Pochette de papier ou on met en général une
bruit en tap ant sur le sol avec ses chaussures. lettre.
4. Rame (n.f.): E nsemble de wagons, ici, le métro. 6. Souplesse (n.f.) : Ag ilité,facilité.
1
1
r

12 13
de 1'avenu e et découvre la fas:ade de l'immeuble. travail. Pour l'instant, son nom se remarque assez
Elle ralentit, elle se retient. 11 faut d'abord qu'elle bien, avec ses grosses lettres rouges. Mais Karine
retrouve son calme. Elle remarque, en passant, aimerait que tout le monde le voie. Elle aimerait
une papeterie 7 ou elle s'arrete. « Bonjour, vous meme ajouter « PROPRIÉTAIRE» en dessous
auriez un stylo rouge et des étiquettes 8 auto- de «MANGA K.» Pour que tout le monde le
collantes ? » Qyelq~es metres encore et voila, sache. fe veux que tout le monde le sache!
c'est la, c'est chez elle désormais. Sur cour, au Le bruit de la dé dans la serrure et, miracle,
numéro 24, exactement comme son age, 24. la porte s' ouvre presque en douceur. S a dé «a
Et apres <;a, qui osera dire encore que c'est un elle», sa porte «a elle».
hasard? Non. Cet appartement était pour elle, au Karine regarde la pie ce ave e fierté 11 • Tout ra,
numéro 24, au 6e étage (divisez 24 par 4, tiens !) c'est a moi, moi, moi! Elle observe chaque détail:
12
et la signature a eu lieu aujourd'hui, le 12 (soit la la peinture un peu vieille d'un mur, le plancher
'
moitié de 24). Non, décidément cela n'a rien d'un qui n' est pas totalement plat, le tuyau blanc du
hasard. Karine sort son stylo et une étiquette. radiateur, l'ampoule nue qui descend du plafond.
En lettres majuscules, elle écrit son nom en gros. Elle pousse un profond soupir de satisfaction
«MANGA». Elle hésite, puis ajoute l'initiale 9 puis se dirige vers la chambre. Par la fenetre,
de son prénom: «K». Elle cherche sa boite aux on aper<;oit trois marronniers 13 , bien alignés
lettres des yeux. I1 faudra qu' elle demande une les uns a coté des autres. Karine ne connait que
plaque officielle, gravée 10, comme celle des autres. trois noms d' arbres parisiens : les platanes, les
Elle colle 1'étiquette, puis recule pour regarder son peupliers et les marronniers. Elle aime tout par-
7. Papeterie (n.f.): Magasin oit on vend du matériel de bureau ticulierement ces derniers car elle trouve que leurs
(pap_ier, enveloppes, stylos, etc.). ..
8. Etiquette (n.f.) : Rectangle de papier qu'on.fixe sur un objetpour
feuilles font penser a celles du manguier. 11 y avait
donner une indication (nom, prix, contenu, etc.).
9. Initiale (n.f.): La premiere lettre. 11. Fierté (n.f.) : Sentiment d'itre content de soi.
10. Plaque officielle gravée: Rectangle en plastique ou en métal oit 12. Plancher (n.m.): Sol en bois,foit de planches.
est inscrit que/que chose. 13. Marronnier (n.m.): Arbre.

14 15
· d'énormes manguiers pres de sa maison, «1a-bas ». le mur de la salle de bain, Karine retrouve la
Lors de sa premiere année d' école en France, reproduction inachevée 15 d'un détail de la cha-
elle avait fait une présentation du marronnier. pelle Sixtine. Le dessin est mauvais, les couleurs
Elle avait découvert que cet arbre qui semblait H inexactes. Deux index 16 se touchent, comme
tellement parisien venait en fait de tres loin, de dessinés par une main d'enfant. Horrible!« Bon . . .
Constantinople! « Et ici, une vue agréable sur chacun ses gouts, avait fait remarquer la femme
des marronniers », avait dit la femme de l'agence. de l'agence. Si vous voulez recouvrir tout c;a de
«]e ne vous apprendrai pas que voir des arbres rose ou de bleu, vous etes libre de faire ce que
de sa fenetre est tres rare dans une ville comme vous voulez. » Karine reve d'aller voir l'ceuvre 17
París!» Karine examine ses arbres. Ne tombezpas originale, un jour, aRome. Elle ne connaí:t que
malades, hein ?]e vous surveille. fe v eux continuer les reproductions de cette ceuvre dans les livres.]e
a avoir une vue agréable. Vous savez, a París, c'est suis nulle 18 en dessin, maisjeftrais sans doute mieux
une chanee de voir des arbres, de saftnétre. fe ne vous que fa! fe vais tout repeindre en blanc.
apprendrai ríen.
Elle sourit.
Karine n'a connu que la vue sur les appar- f ai réussi, j'ai réussi, j'ai réussi /
tements d'en face. Dans la cité universitaire 14 Karine rallume son téléphone, met ses
ou elle est allée vivre, quand elle a quitté pour écouteurs sur ses oreilles. Elle cherche, dans
la premiere fois «la maison ». Puis dans cet les musiques enregistrées, un vieux titre qu'elle
immeuble ou elle sous-loue une chambre, au aime. Puis elle pousse le volume au maximum 19
dix-huitieme étage, depuis qu'elle a trouvé un et commence a bouger, au rythme de la chanson.
premier emploi.
15. Reproduction inachevée: Copie non terminée.
fe mettrai mon lit ict~ pour voir le temps qu'il 16. Index (n.m.): Doigt qu'on utilise en général pour montrer
foit le matin. Etj'irai saluer mes marronniers. Sur que/que chose.
17. CEuvre (n.f.): Création artistique, production de !'esprit.
18. Nulle (adj .): Mauvaise, pas douée. (fam.)
14. Cité universitaire: Ensemble de logements p eu chers pour
étudiants. 19. Elle pousse le volume au maximum: Elle met le son le plus
fort possible.

16
17
23
«Un jour, quand tu reviendras .. . devra vérifier que les murs sont suffisamment
Jete sentirai tout pres de moi .. . épais. Mais elle a confiance. « C' est un immeuble
Sans parler sans meme élever la voix ... en pierre de taille 24 ••• » a précisé la dame de
Je saurai que tu es la pour moi ... l'agence. <;a fait chic, s:a, la pierre de taille. On
imagine un immeuble solide, ancien, plein de
Ooooooh!
gens riches. «Un chateau? Bravo princesse! »
Halima, Halima, je suis a toi
Karine éclate de rire toute seule en repensant a
Halima, Halima, reviens-moi! »
cette phrase. C' est Paul qui a dit s:a quand elle lui
Karine danse en fermant les yeux. Elle rede-
a parlé de son projet. Paul, l'un des techniciens
vient la petite filie qu'elle était, «au pays», quand
de la radio ou la jeune femme travaille. Elle le
cette chanson passait a la radio sans arret. Puis elle
conna!t a peine, mais elle a eu le temps d'appré-
imagine une scene de spectacle immense, comme
cier son humour ...
celles que 1'on voit dans les grands festivals. Les Karine danse et ne remarque pas, de l'autre
techniciens mettent des heures a installer les coté de la cour, une femme qui s'est arretée
micros et tous les fils électriques. Puis le soir quelques instants et qui la regarde, appuyée sur
venu, lorsque débute 20 enfin le spectacle, le son son balai.
sort a pleine puissance des haut-parleurs 21 • Karine «]e t'ai déja préparé des cadeaux ...
se déhanche 22 . Ouiiiii! Des haut-parleurs, elle en Des bijoux beaux parmi les plus beaux ...
aura. Des haut-parleurs énormes. Ou ... peut- Tends la main prends tout ce que tu voudras
etre pas. Car qui sait? Les voisins ont peut-etre Mais mon creur est bien plus grand que s:a
les oreilles fragiles? Ils n' aiment peut-etre pas le Halima, Halima, je pense a toi
bruit. Avant de mettre lamusique trop fort, elle Halima, Halima, reviens-moi
Halima, Halima, je suis a toi! »
20. Débuter (v.): Commencer.
21. Haut-parleur (n.m.): Accessoire qui permet d'entendre la
musique produite par un appareil électrique. 23. Suffisamment (adv.): Assez.
22. Se déhancher (v.): Se balancer d'un cóté sur l'autre. 24. Pierre de taille: Pierre tres dure.

18 19
F

Karine se laisse entrainer 25 jusqu'au bout de 2


la chanson. Elle danse, ferme les yeux et sourit
a la vie. ~:

Dans la cuisine, elle pose sur le sol le paréo 2 6


qu'elle a attrapé avant de sortir de chez elle, au
dernier moment. Avant de sortir de mon chez-moi
d'avant pour arriver dans mon nouv eau chez-moi.
Ici, ily aura une tablepour ma nappe-paréo.
« Halima, Halima, je suis a toi! »

JIfaut queje le dise a quelqu'un!


Karine s'assoit par terre, son téléphone a
la main. D'un doigt rapide, elle fait défiler 27 la
liste de ses contacts. Mais qui appeler? Elle veut
raconter les beaux bureaux du notaire 28 • La salle
d'attente avec ses tableaux de peinture moderne
et sa pile de journaux de mode et de décoration.
On l'a invitée a s'asseoir, puis un couple est
entré apres elle et tous se sont salués, légere-
ment genés 29 • Ils ne savaient pas s'ils venaient
pour la meme affaire. Qyand on est venu les
chercher, ils se sont finalement souri. Elle veut
raconter la lecture du contrat de vente, les détails,
25. Entrainer (v.) : E mporter, emmener.
26. P aréo (n.m.): T issu coloré (a /'origine, vetement t-radit ionnel 27. Déflier (v.) : Se succéder, passer les uns apres les autres.
des Tahit iens). 28. Notaire (n.m.): Personne qui vérifie la légalité des contrats.
29. G enés (adj.): M al a !'aise.

21
les informations données sur le logement, sa de quoi les faire vivre eux et de nombreux autres
surprise quand elle a vu qu' elle devait encore membres de la famille, restés « au pays ». Ils
35
payer quelque chose. Puis les signatures sur le avaient tout laissé, tout vendu, tout misé sur ce
document. Tous ces papiers qu' on lui a remis et projet. Avec son expérience a l'étranger, Émile
qui débordent maintenant de son sac. Et les clés ne pouvait pas se tromper. Karine se rappelle
qu' on lui a données, dans une enveloppe. Les l'arrivée joyeuse et pleine d'espoir en France.
poignées de main 30, les sourires de satisfaction, París ! Beaucoup de ses camarades de classe en
son cceur qui, doucement, s' est mis a gonfler 31 revaient, alors malgré sa peur, Karine s'était mise
de joie ... Bien sur, elle sait a qui elle va raconter a en rever aussi. Sa sceur et elle passaient des
tout <;a. Elle va téléphoner a son pere. Elle va lui soirées a bavarder 36 dans le no ir' et a imaginer ce
dire: «Papa, <;a y est, j'ai signé. J'ai réussi. Je suis qui les attendait. Seule sa mere montrait moins .
propriétaire d'un appartement. » Et elle le verra d'enthousiasme. Karine l'avait surprise plusieurs
37
sourire, a travers l'appareil. Elle sourira a son tour fois, une main posée sur son ventre arrondi
38
et son sourire atteindra le cceur de son pere, a la par une troisieme grossesse, les levres pincées
vitesse de la lumiere. Elle sait que ses paroles lui d'inquiétude ...
feront du bien. Comme une creme apaisante 32 L'arrivée a París, elle s'en souvient comme
sur les cicatrices 33 des années passées. La mort si e' était hier. A la sortie de 1'aéroport, un grand
du grand frere, l'oncle sur qui ses parents comp- soleilles accueille et elle se dit que c'est un signe.
taient3\ lorsqu'ils sont arrivés en France. Le Tout ira bien. L'oncle Émile les emmene dans sa
pere de Karine devait créer avec lui, une société voiture. Sa femme qui les attend dans 1' apparte-
de taxis. <;a devait marcher et meme rapporter ment leur a préparé un diner cuisiné comme ici:
30. Poignée de main: Fait de serrer la main de quelqu'zm.
35. Miser (v.) : Parier suT quelqu'un ou que/que chose.
31. Gonfler (v.): Devenir plus gros.
32. Apaisante (adj .) : Qui calme. 36. Bavarder (v.): Discuter.
33. Cicatrice (n.f.): Marque laissée par une blessure. 37. Arrondi (adj.): Devenu rond.
34. Compter sur quelqu'un (expr.): Avoir conjiance en quelqu'un. 38. Pincées (adj.): Sen·ées.

23
22
~

une seule part de viande pourchacun et des hari- sans savoir quoi faire. Les autres la regardent,
cots verts. Les missole, les miondos et le ngondo 39 mais personne ne s'approche d'elle. Puis la ma:i-
apportés de « la-bas » completent ce repas. Un tresse emmene tout le monde vers la classe. La,
40
régal ! Les adultes s'exdament: « On n'est .rlus a Karine ouvre de grands yeux : la classe est si
París, on est a Douala! » Le so ir ven u, les parents grande, si belle et si bien éclairée qu'elle hésite
de Karine s'installent dans une piece gui leur est a entrer. Pres du tableau, une boite contient au
présentée comme la chambre d'enfants. Dróle moins une trentaine 43 de craies 44 • Au fond de la
de no m: 1'onde Émile et son épouse n'ont pas
classe, les étageres sont couvertes de livres. Sur
d'enfants ... Mais les parents les ont prévenues,
les murs, des affiches colorées montrent un chat
il est interdit d'en parler, interdit de poser des
en train de jouer avec une baile, des perroquets
questions. Alors elles ne disent rien. Elles, elles
qui semblent discuter, un éléphant, un dauphin,
dorment sur le canapé du salon-salle-a-manger,
des fleurs rouges. I1 y a aussi une grande carte
dans l'odeur rassurante du manioc gui persiste 41
de la France. Karine n'a jamais vu autant de
dans l'appartement. Dans son sommeil, Karine
ehoses dans une classe. On dirait un magasin. La
entend 1'onde Émile tousser 42 • Tousser sans arre t.
maitresse lui indique sa place, pres d'une fillette
Deux jours apres, e' est la rentrée. La« grande»
école pour Karine. La « petite » pour sa sceur. Le quila regarde un instant, puis lui sourit. Karine
premier jour, guelle émotion! Avant d'entrer en commence a sourire aussi, mais sa voisine ne la
dasse, les éleves jouent dans la cour, mais Karine regarde déja plus. Elle est occupée a sortir des
n'a pas encore d'amie. Elle reste debout, seule, trésors de son cartable 45 : des stylos, des crayons
a papier, des crayons de couleur, un taille-crayon,
39. Missole, miondos, ngondo: B ananes plantains, batons de
manioc et paté a base de gnúnes de courge cuit dans des.fouilles de une gomme, de la colle ... A u fond du sac de
bananier (aliments typiques du Cameroun).
40. Régal (n.m.): Plat délicieux, tres bon. 43. Trentaine (n.f.): Enviran trente.
41. Persister (v.): Durer. 44. Craie (n.f.): Morceau de pierre calcaire blanche utilisé pour
42. Tousser (v.): Faire sortil· de l'air de ses poumons de maniere écrire au tableau.
violente et a:vec du bruit (souvent quand on est malade). 45. Cartable (n.m.): Saca dos pour l'école.

24 25
Karine, il n'y a, pour l'instant, qu'un cahier et un l'oncle Émile était « parti ». La vie venait de
stylo. Mais quand la maitresse s'approche d'elle basculer 50 •
et lui demande de mettre ses affaires sur la table, Il a fallu se débrouiller. L'argent économisé a
elle préfere dire qu' elle n' a rien. servi a ramener le corps d'Émile « au pays », a payer
Au retour de l'école, le soir, Karine se sou- le voyage de son épouse ainsi que 1' enterrement.
vient d'avoir tout de suite remarqué le front 46 Le pere de Karine n' a pas pu payer son propre
inquiet des adultes. Sur le moment, ils n' ont voyage. Ce n'est qu'a partir de la naissance de la
rien voulu dire, mais par la suite elle a compris: petite derriiere qu'il a recommencé a sourire ...
le projet de l'oncle Émile n'était pas encore tout En annon<;ant la nouvelle a son pere, Karine
a fait pret. «En attendant que les choses évo- sait qu' elle va bousculer le souvenir de ces pre-
luent », Robert, le pere de Karine, a pu trouver mieres années. Ces années sans avoir un toit a
une place dans la société de taxis qui employait soi. Toutes ces recherches d'appartement. Tous
son frere. Il fallait travailler pour réunir l'argent ces propriétaires méfiants. Toutes ces agences
qui permettrait de louer un appartement. Karine . immobilieres qui annon<;aient 1' existen ce d'un
a vu l'automne gagner 47 les arbres, comme une appartement a louer et qui prétendaient tout
maladie. Les feuilles sont tombées a terre, puis a coup avoir trouvé un locataire dans les dix
ont été balayées 48 par le vent. L'oncle Émile, a minutes précédant leur arrivée ... Karine sait
son tour, est tombé a terre, l'hiver suivant. I1 ne qu' en signant ce matin, elle a triomphé de tout
s'est plus relevé. Une ambulance 49 l'a emmené a • cela. Elle a acquis 51 le droit d'« etre la».
l'hópital. Un jour, en rentrant de l'école, Karine Elle compose le numéro.
et sa sreur ont trouvé les femmes en pleurs : -Papa?
-Oh, ma Karima, comment <;a va?
46. Front (n.m.): Partie du visage au-dessus des yeux et des
sourcils. - <;a va, papa, <;a va.
47. Gagner (v.): Ici, atteindre, toucher.
48. Balayées (adj.): Ici, soufflées. 50. Basculer (v.): Ici, changer brusquement.
49. Ambulance (n.f.): Voiture médica/e. 51. Acquérir (v.): Obtenir, gagner.

26 27
1

-<;a me fait tellement plaisir d'entendre ta Elle est fachée contre le monde entier. Du jour
voix! au lendernain, son pere est passé de conducteur
Il commence, comme toujours, par des de taxi dynarnique a« déficient visuel» 57 cornrne
paroles chaleureuses 52 • I1 ne luí fait jamais de ils disent. Personne n' ose dire le rnot « aveugle » 58 ,
reproches 53 • Elle n'est pourtant plus allée le voir rnais c'est pourtant <_;a. Robert Manga est devenu
depuis plusieurs semaines. Elle sait qu'il veut un vieil hornrne, assis du rnatin au soir dans un
l'entendre, lui parler, lui caresser l'épaule et, tou- fauteuil de son apparternent. Est-il seulernent
jours avec douceur, reconnaitre son visage avec resté le pere de farnille qu'il était? Leur vie a
ses mains. Depuis qu'il ne voit plus, tous deux tous a basculé pour la deuxieme fois. 11 a fallu
se touchent ainsi, avec tendresse. Mais au fond se débrouiller 59 • «Se débrouiller! » Sa mere avait
d'elle-meme, Karine éprouve 54 de la colere. Elle déja un travail, dans une maison de retraite, mais
trouve que son pere a abandonné trop vi te! Qy'il
elle en a trouvé un deuxieme, le soir, dans un
a trop vite accepté la situation! Des excuses du
centre d'accueil. Elle qui savait redonner courage
patron pour «ce si rnalheureux accident », un peu
a chacun n' est désorrnais presque plus présente:
d'argent et cet appui 55 pour obtenir un logernent
beaucoup sortie pour le travail, et toujours dis-
social. Elle a pourtant essayé de lui dire: «Tu
tante lorsqu' elle est la. Le dimanche, elle prépare
dois faire un proces 56 ! Je suis süre que tu as droit
un grand plat « du pays », durant des heures. Elle
a plus. » I1 n' a j arnais voulu. Mais, e' est vrai, pour
affiche 60 - s'en rend-elle compte? -un sourire
faire un proces, il faut d'abord trouver un avocat et
plein de tristesse. Tout le monde sait ce qui la
pouvoir le payer. .. Karine ne sait v~rs qui diriger
tourmente: elle voudrait rentrer. Mais les filies
sa colere. Elle est fachée contre le rnauvais sort.
sont ici. Et «la-has», qui les attend encore?
52. Chaleureuses (adj.): Pleines de chaleur, enthousiastes. 57. Déficient visuel : Personne qui ne voit pas bien ou pas du tout.
53. J3.eproche (n.m.): Critique, remarque négative ou mécontente. 58. Aveugle (n.m. ou adj.) : Personne qui ne peut pas voir.
54. Eprouver (v.): Ressentir. 59. Se débrouiller (v.): Trouver un moyen pour se sortir d'une
55. Appui (n.m.): Aide, soutien. situation dijjicile, s'arranger.
56. Pro ces (n.m.): Action en justice. 60. Afficher (v.): Ici, montrer.

28 29
Parfois, elle manque de courage et cuisine visage et pincé- ses levres. Lorsqu' elle est passée a
des choses rapides a faire, en prévoyant exacte-· une sous-location 63 , elle a pincé ses levres encore.
ment le nombre de parts nécessaire. Et si jamais Son cceur disait: «Une jeune filie bien ne quitte
quelqu'un passe, sans prévenir, chacun recoupe pas ses parents pour habiter avec des étrangers,
un morceau de sa part de viande pour en donner ni meme avec des amis. Seule la famille est la
au visiteur car il n'y a pas toujours assez pour tout famille ... »
le monde. Elle sait pourtant que le dimanche, les Karine avans:ait sur son propre chemin.
cousins, les oncles et tantes, les connaissances, De son premier jo b 64 de standardiste 65 , elle
tous ceux qui, d'une maniere ou d'une autre ont est passée a un vrai travail, correspondant a ses
un lien avec la famille, peuvent passer les voir, diplómes, dans une radio jeune et branchée 66 •
sans prévenir. Comme <;a se fait « au p~ys ». Les Car comme elle est intelligente et qu' elle « saisit 67
visites sont fréquentes 61 • I1 y a du monde presque tout tres vi te» comme dit le patron, « il n'y a ríen
tous les dimanches. Mais la mere de Karine est qui empeche 68 qu'elle soit assistante de produc-
tombée dans la tristesse quand son mari est tombé tion ». La voila signant son contrat de travail,
dans le noir. Et a partir de la, les filies- meme un « Contrat a Durée Indéterminée ». CDJ6 9 ,
la plus petite - n'ont plus osé respirer. Elles, si trois lettres magiques qui veulent dire : «vous
joyeuses jusque-la, ne parlaient plus qu'a voix pourrez travailler dans cette radio jusqu'au bout
basse. Karine a passé son adolescence a attendre de la vie ». Le genre de contrat dont personne
l'age adulte. L'age ou elle pourrait enfin gagner
63. Sous-location (n.f.): L01·squ'on paie le loye1· d'un appartement
sa vie et quitter cet univers brutalement modifié a quelqu'un qui n'est pas le propriétaire, mais un locataire.
par 1' accident du pere. 64. Job (n.m.): Travail (souvent temporaire}.
65. Standardiste (n.): P ersonne chargée de répondre au télé-
Qgand elle a obtenu une bourse 62 puis une phone. ,
66. Branchée (adj.): A la mode.
place a la cité universitaire, sa mere a fermé son 67. Saisir (v.): Ici, comprendre.
68. Empecher (v.): S'opposer a. .
61. Fréquentes (adj.): Qui arrivent souvent. 69. CDI ou Contrata Durée Indéterminée: Contrat de travail
62. Bourse (n.f.): Aideftnanciere pourfaire des études. qui n'est pas limité dans le temps.

30 31
n'ose rever en temps de crise. Elle est l'une de elle répondait directement: « Oui, je sa1s, s:a
ces jeunes femmes « issues 70 de la diversité » sonne musulman, mais on est chrétiens dans ma
qui sont la preuve que la société sait les inté- famille».
grer. «Ríen qui empeche ... ». Ou peut-etre si, Karine est sage. Une fois son contrat signé,
juste une petite chose: le patron n'a jamais aimé elle a commencé a économiser 73 et enfin, le
son prénom, « Karima », alors elle 1' a changé en jour o u e' est devenu possible, elle est allée voir
Karine. Karima, c'était le nom d'une voisine et son banquier pour demander un pret 74 • «Vous
amie de ses parents « au pays ». Ils l'aimaient souhaitez acheter un appartement? V oila qui est
tellement que lorsqu' elle est repartie vivre « chez intelligent et intéressant. V oyons comment nous
elle», au Maroc, ils ont décidé de donner son
allons pouvoir vous aider, mademoiselle ... »
prénom a leur premier enfant. Si elle avait été
- Moi aussi, s:a me fait plaisir, papa.
un gars:on, ils l'auraient appelé Karim. Ce fut
Comment vas-tu?
Karima. Toute son enfante a Douala, elle a
-]e vais bien, Karima. Grace a dieu, je vais
porté ce prénom sans souci 71 • C' est « ici >> qu'il est
bien. Et toi? <21Ielles nouvelles?
devenu un probleme. « Karima? <;a vient d' o u?»
-Papa, j'ai une grande nouvelle.
Parfois elle entendait une curiosité sincere 72
- <21Ielle nouvelle, dis-moi vite, quelle nou-
dans cette question, alors elle tentait d'expli-
quer: «Mes sceurs s'appellent Lucie et Angele velle?
et mes parents Robert et Denise, mais moi, mon - Une tres grande nouvelle, papa. J'ai réussi.
prénom est un hommage a une personne queje Ce matin, j' ai signé pour 1'achat d'un appartement.
n'ai pas connue; une amie de mes parents, qu'ils I1 ne dit ríen. I1 doit etre assis devant la
ont beaucoup aimée. » D'autres fois encore, fenetre ouverte.
73. Économiser (v.): Mettre de l'argent de coté, ne pas dépenser tout
70. Issues (adj.): Sorties, nées. son argent pour avoir petit apetit une somme importante.
71 . Souci (n.m.): Inquiétude, probleme. 74. Pret (n.m.): Argent qu'on prete et qu'il faudra rembourser,
72. Sincere (adj.): Franche, honnete. rendre.

32 33
-Papa, tu es la? Tu m'entends, papa? - Et tu as acheté <;a. Tu l'as payé avec ton
- Oui, ma filie, je t'entends, dit-il, comme argent?
avec effort. -:- Oui, papa. L'appartement esta moi. C'est
Elle l'entend avaler sa salive 75 avant de un petit deux-pieces. Je n'ai plus besoin de par-
tager une colocation 76 • Désormais je serai chez
reprendre, la voix pleine d' émotion :
moi, tu comprends?
- Toi, Karima, tu as acheté un appartement?
- Mais ... Tu vas habiter seule alors? Toute
Avec ton argent?
seule?
- Oui papa, tu as bien entendu. J'ai réussi - Oui papa ...
a acheter un appartement. Avec mon argent. Le reste de la phrase reste coincé 77 au fond
Seulement mon argent. de sa gorge. Elle aurait aimé dire: « Oui, papa,
- Il est a toi? A toi? Vraiment a toi? c'est super, non ? » et communiquer a son pere un
- Oui papa. Je suis propriétaire. L'apparte- peu d'enthousiasme, mais elle n'était pas prépa-
ment est a moi. Il y a mon nom sur la bo!te aux rée a cette question. Elle ne sait plus quoi dire.
lettres. Elle repense soudain aux appartements qu'ils ont
Q¡elques secondes passent. Karine imagine habités, par le passé. Ces espaces toujours trop
petits pour eux tous, ou ses sreurs et elle devaient
son pere qui cherche a reprendre son souffle.
se serrer a trois, dans la meme chambre. Et se
- Alors tu vas quitter 1' endroit o u tu habites?
serrer encore un peu plus, lorsqu'un membre de
- Oui papa.
la« grande famille » venait en visite, tombé du ciel
- Et tu habiteras ou?
par le miracle d'un vol sans retour. Ces espaces
- J'habiterai a París, papa. Pres de la porte qu'il fallait quitter lorsque le propriétaire décidait
d'Orléans. Le métro y va. 24 ruedes Marronniers. de les reprendre ou de les vendre. Elle voudrait
C' est chez moi, maintenant.
76. Colocation (n.f.): Appm·tement loué aplusieurs.
75. Salive (n.f.): Liquide qu'on a dans la bouche. 77. Coincé (adj.) : Bloqué.

34 35
cner: «Papa, c'est un progres, voyons / Rends-toi Son pere pousse un profond soupir.
78
compte / J'ai acheté un deux-pieces pour moi seu/e. - Merci, dit-il simplement.
Ouz: de l'espace pour moi seu/e/Je vais devoir rem- -Merci?
bourser79 l'argentpretépar ma banquependan! vingt - Oui, merci. Bravo et merci. Je suis fier de
ans, mais voila, personne ne peut plus me mettre toi. Ce que tu as fait, c'est ce que nous n'avons pas
dehors. C'est formidable 1 Cet appartement, aucun pu faire, ta mere et moi. C' était notre reve pour-
propriétaire ne peut le reprendre pour ses erifcmts. tant ... Mais a l'époque, on n'avait ríen. Et quand
Paree que la propriétaire, c'est moz: papa, c'est moi 1» on a eu un peu plus d' argent, e' était difficile quand
Mais au lieu de cela, elle médite 80 • Dans sa téte, meme. Les banques ne prétaient pas facilement
c'est comme si l'Afrique et l'Europe venaient d'argent aux étrangers .. . Alors je te dis merci.
81
de se cogner fortement, avant d e s'écarter a Merci pour nous tous. Gráce a toi, nous avons le
nouveau.
droit d'étre la. Personne ne peut plus nous dire
Son pere demeure encore quelques instants de partir.
silencieux. Les secondes passent. Karine voudrait Karine a l'impression d'un écho dans l'écou-
étre pres de lui pour se jeter dans ses bras. Elle le teur, comme si les paroles de son pere étaient
laisserait essuyer ses larmes et elle essuierait les répétées a l'infini. « Personne ne peut plus nous
siennes car il pleure, c'est sur, les larmes coulent dire de partir.»
de ses yeux noirs. Elles surgissent 82 en silence, -Papa?
de l'obscurité. Comment ne s'est-elle p as doutée - Oui, ma chérie?
qu' au lieu d'un sourire, elle risquait de lui arracher -Tu le dis a maman quand elle rentre?
des larmes? S a question signifie qu' elle ne le dira pas
78. Se rendre compte: Comp1·endre, réa/iser. elle-méme. Et aussi qu'elle ne se déplacera pas
79. Rembourser (v.): R e1idre (de l'argent). pour venir l'annoncer en personne. Pourtant,
80. Méditer (v.) : Rijléchir.
81. Se cogner (v.) : Se heurter, entrer vio/emment en contact. le week-end ne fait que commencer et Karine
82. Surgir (v.): Sortir, apparaftre brusquement.
pourrait décider d' aller voir ses parents. Demain

36
37
samedi ou bien dimanche, meme si les moyens si maman a espéré queje ferais autre chose avec. ]'ai
de transport sont plus rares. Son pere se tait un tout le t emps aidé les autres. fe peux bien m'aider
instant, mais ne pose pas de question. moi-meme. C'est moi, moi et moi. L'appartement
-Bien sur, je vais le dire ata mere, finit-il esta moi, p asa nous. S'il y a un nous, c'est ma per-
dans un soupir. Ata mere et a tes sreurs. Et meme sonne et la sueur 86 de mon front. S'il y a un pluriel,
a toute la famille. Bravo, ma chérie! ce sont mes efforts.
Karine raccroche, mais ne cesse de penser
a ce « nous » employé par son pere. « Personne
ne peut plus nous dire de partir}}. C'est moi,
papa, moi seu/e. C'est moi seu/e la propriétaire, pas
« nous » . C'est moi qui ne suis pas partie en vacances

pour travailler, toutes les années passées. C'est moi


qui ai dit adieu 83 au shopping, aux restaurants, aux
sorties et a tous ces petits plaisirs qui font dépen-
ser. C'est moi qui ai cotisé a la tontine 84 et mis de
l'argent de coté, a la banque. Certes, pour la tontine,
ce sont des femmes que maman connaissait, mais je
n'ai fait honte a personne :j'ai été celle qui, chaque
mois, versait la somme attendue. JI étaitjuste qu 'un
jour,j'en pro.fite enftn, moi aussi. Cet argent, c'est le
fruit 85 de mes efforts et de ma patience. Et tant pis
83. Dire adieu a quelque chose: Ici, renoncer a que/que chose.
84. Cotiser a une tontine: M ettre de l'argent tous les mois dans une
caisse commune, qui a tour de role peut servir a !'un des p articipants. 86. Sueur (n.f.): T ranspiration. I ci, f'image serta montrer qu'elle
85. Fruit (n.m.): Ici, résultat. a travaillé dur.

38
'1
3

..

Et voila, se dit Karine avec satisfaction, main-


tenant je rentre dans mon futur ex-chez-moi. En
sortant du métro, elle pose un reil neuf sur la
tour du XIIJe arrondissement 87 ou elle a vécu
durant ces cinq dernieres années. L'appartement
a la moquette 88 usé e, avec son long couloir et ses
quatre chambres. Elle en a vu des colocataires !
Au bout d'un moment, elle a cessé de s'intéresser
a eux. La cohabitation 89 si joyeuse du début a
commencé a la dégouter, lorsqu'elle s'est aperc;ue
que l'indifférence était le vrai príncipe de base
du partage des lieux. Elle avait son savon, son
87. Arrondissement (n.m.): .A Paris, la vil/e est divisée en parties
qu'on appelle «arrondissements».
88. Moquette (n.f.): Tapis qui recouvre tout le sol d'une piece et
qui estfixé.
89. Cohabitation (n.f.): Fait d'habiter ensemble.

41
dentifrice et sa brosse a dents - ce qui était normal. ou une autre et découvrait alors pour la premiere
Mais elle possédait aussi son emplacement dans fois le visage d'un ou d'une nouvelle venue. Elle
le réfrigérateur et son étagere dans le placard de profitait peu de la salle de séjour commune: ce
la cuisine. Et elle devait utiliser sa propre éponge faux foyer froid la démoralisait 93 • 11 fallait uni-
et son propre produit a vaisselle, lorsqu'elle avait quement suivre les consignes 9\ autrement dit, au
terminé de manger. Et etre présente le jour dit quotidien 95 , ne pas déranger les espaces communs
pour nettoyer les toilettes et la salle de bain ou et éviter de faire trop de bruit. Pendant pres d'un
passer 1' aspirateur et faire la poussiere lorsque son an, Karine a tenté d'adoucir 96 une voisine qui
tour venait. Petit a petit, elle a arreté de croire frappait contre le mur a cause de sa musique.
qu'elle allait partager, avec les autres, un peu de Comment peut-on se contenter de frapper? Pourquoi
sa vie intime. Non. Elle permettait seulement au ne pas se déplacer, saluer,foire connaissance, discuter,
propriétaire- un jeune héritier 90 a peine plus agé expliquer? Mais finalement, elle a abandonné et
qu' elle, aux cheveux roux et au regard indifférent- s'est acheté des écouteurs. Depuis, elle ressemble
de vivre de ses différents loyers 91 • Partager? Non. sur ce point a ses colocataires: tous se croisent,
Personne ne semblait etre la pour <_;:a. Le couloir de casque aux oreilles, la tete pleine de sons qu'ils ne
1'appartement menait a des chambres anonymes 92 , partagent pas. Un monde de robots.
Aujourd'hui, Karine sent qu'elle va enfin
fermées a dé, lorsque leurs occupants étaient
commencer une nouvelle vi e. Elle a ha te 97 de
absents. Parfois- rarement- quand illui man-
quitter les lieux. Elle laissera avec plaisir son
quait quelque chose, Karine frappait a une porte
matelas, sa chaise, sa table et ses rideaux a moitié
90. Héritier (n.m.): Personne qui a reru des biens ou de l'argent a abimés, a un successeur. A la radio, elle est sure de
la mort d'un membre de safomille. Ici, cela signifie que lepropriétaire
n'a pas lui- meme acheté l'appartement, mais qu'ill'a reru de sa
Jamille. 93. Démoraliser (v.): Fai1·e perdre le moral, déprimer.
91. Loyer (n.m.): A1gent que l'on paie chaque mois au propriétaire 94. Consigne (n.f.): Ordre, regle.
de son logement. 95. Au quotidien: Dans la vie de tous lesjours.
92. Anonymes (adj .): Qui n'ont pas de nom. I ci, cela signifie que 96. Adoucir (v.): Rendre plus doux.
les colocatai1·es ne se connaissent pas vraiment. 97. Avoir ha te: Etre pressé, impatient.

42 43
trouver sans probleme un stagiaire 98 intéressé par de rire. Mais luí aussi rougissait parfois. S'ils avaient
ses anciennes affaires. Personne, p armi eux, n 'a été seuls ... Mais durant trois jours, ils n' ont jamais
encore les moyens de s'acheter un appartement, été seuls. Simplement, dans le train de retour,
meme minuscule 99, comme le sien. Karine a rec;u .ce SMS impatient: « Tu reviens
Karine décolle avec satisfaction les quelques quand, ma princesse ?» Et elle a entamé 101 , avec Paul,
photos fi.xées sur les murs de sa chambre. Certaines de longs échanges de messages idiots. Il travaille
ont été prises lors d'un festival de rock, quelques · la-bas, en Bretagne, pour la meme radio qu'elle,
semaines plus tót, en Bretagne. Un événement plu- et il espere pouvoir venir travailler a París. . . Sur
vieux: pendant trois jours complets, le ciel a pleuré la photo, il est la, a sa gauche. Chaque fois qu' elle
toutes les larmes du monde. Mais pour Karine, un le regarde, elle sent que ses joues recommencent a
moment merveilleux tout simplement. Un moment chauffer, son creur bat plus vite, elle se sent comme
o u elle s'est sentie membre d'une communauté une jeune filie.]'ai 16 ans ...
de professionnels et d'amateurs 100 de musique. Elle va pouvoir dire a Paul qu'il y a de la
Entourée d'ingénieurs du son, de producteurs nouveauté dans sa vie. Tu e quoi? Suis proprio 102 •
et de musiciens. Et elle a fait la connaissance du Sur une autre photo, Karine, ses deux sreurs
garc;on qui sourit a sa gauche, sur la photo: Paul. Le et leur mere entourent le pere. «Mes quatre
technicien. Ils se sont tout de suite parlé tres faci- femmes », comme il dit. C'est une voisine, la
lement, tres sincerement. Il plaisantait sans cesse. tres gentille Gisele, qui tenait l'appareil ce jour-
Des leur premiere conversation, Karine a sentí la. Ríen ne permet d'imaginer que son pere est
ses joues chauffer tres fort. L'idée qu'elle pourrait aveugle. Son regard se dirige droit devant luí.
tout a coup etre « rouge tomate» lui a donné envíe Personne ne peut savoir qu'il distingue 103 a peine
les bougies allumées sur le gateau, devant luí.
98. Stagiaire (n.) : Person ~e qui travaille de man iere temporaire
dans une administration ou une entreprisep our apprendre le métier. 101. Entamer (v.) : Commencer.
99. Minuscule (adj .): T res petit. 102. Tu e quoi? Suis proprio : T u sais quoi? f e suis prop1·iétaire.
100. Amateur (n.m.): Penonne qui aime, qui apprécie. 103. Distinguer (v. ) : Voir.

44 45
Tu es si beau papa 1 Karine a le creur serré 10\ un ce qui l'intéresse. Elle imagine déja le résultat.
instant. Dans la cuisine, elle allume la bouilloire Les murs seront clairs. Elle veut du bois, des
électrique, se prépare un café dans « sa » tasse. meubles simples mais qui donnent un sentiment
Elle ajoute un nuage de «son» lait et referme de confort et de nature, si e' est possible. Oui, de
soigneusement le bouchon avant de coucher la nature. Du bois, du vert, du bleu. Ils ont tout
bouteille sur« son» étagere, dans le réfrigérateur. s:a, e' est merveilleux. Elle écarquille 106 les yeux a
Elle regagne sa chambre. L'appartement chaque page. Son reve prend forme, petit a petit.
semble désert. Les autres occupants sont allés Non seulement elle a un chez elle bien a elle, mais
travailler pendant qu'elle était chezle notaire. Un en plus, il va lui ressembler. Elle aime tous les
sentiment de fierté traverse Karine, toute entiere, verts. Ils en ont. Tous les bleus. Ils en ont aussi.
comme un frisson, au souvenir de ce moment Paul a dit un jour, au téléphone: «Avec du bleu,
mémorable 105 • f ai signé. je suis radieux 107 ». Radieux, oui c'est vrai, souvent
Elle se secoue. Sort de son tiroir l'un de ces il rayonne. Paul a toujours l'air ensoleillé ... meme
beaux carnets qu' elle gardait pour une grande sous la pluie. Elle aime aussi sa fas:on de dire qui il
occasion. Elle note sur la premiere page «N ouvelle est, par petites touches de peinture. Elle connais-
VIE »... puis l'arrache délicatement pour écrire,
sait son goüt pour le rock. Elle y a done ajouté le
cette fois: «My new life, by Karine ».En anglais,
goüt pour le bleu, les rayures, le jaune et le blanc
s:a fait mieux. Elle sourit. Réfléchit.fai un appar-
des reufs au plat, le rouge aux joues comme une
tement, mais en dehors de mes habits, de mes chaus-
tomate, le vert des arbres qui lui manqueraient
sures et de mon maquillage, je n 'ai rien a moi. Elle
s'il quittait la Bretagne (mais qui sait? Peut-etre
attrape un catalogue posé sur le bureau. I1 y a
serait-il capable de faire 1'effort de vivre a Paris
déja longtemps qu'elle a commencé a entourer
si e' était pour découvrir avec « quelqu'un » le bleu
104. Avoir le cceur serré (expr.): Etre triste, ému. 106. Écarquiller (v.): Ouvrir en grand
105. Mémorable (adj.): Dont on se souvient, qu'on ne risque pas 107. Radieux (adj.): Rayonnant, lumineux. Au sens figuré:
d'oublier. heureux, joyeux.

46 47
i
nuit du ciel, le blanc argenté des étoiles ou le vert chaussures, portemanteau, porte-parapluie, miroir.
tendre des feuilles de marronnier). Alors ok, elle Est-ce quej 'aura,i assez d'argent pour tout ra ? Karine
. sera radieuse, elle aussi. Progressivement, Karine a des doutes. Elle releve la téte et se met a observer
fait sa liste et imagine chaque piece. Cuisine, le ciel qui devient rose. Elle aime cette heure ou
salon-salle a manger, chambre, salle de bain. le soir descend et tombe sur la ville sans qu'il soit
Pour la cuisine : table pliante, 2 tabourets, possible de dire a quel moment vraiment il fait
2 assiettes, 2 verres, 2 couteaux, 2 fourchettes, vraiment noir. Paul ne porte pas de vétements
2 cuilleres a café, 2 cuilleres a soupe, 1 casserole, noirs. Il dit que tous les techniciens s'habillent ainsi
1 poéle.
et qu'une fois le travail terminé, il a envíe d' autre
Pour le séjour: canapé-lit, fauteuil, table chose. Le lendemain du premier concert, quand ils
basse, étageres.
se sont retrouvés au self-service de l'hótel, pour le
Pour la chambre: lit 2 places, matelas, petit déjeuner, il portait un tee-shirt aux couleurs
couette, housse de couette, 2 oreillers, 2 taies subtiles 108 : brun rayé d' orange. Il croquait un petit
d'oreiller, table de chevet, bureau, chaise. pain au chocolat. Elle a osé un compliment. Illui en
Pour la salle de bain: 2 serviettes de bain, a retourné un a son tour, sur sa coiffure. Pourtant,
2 gants de toilette, tapis de bain, rideau de elle n' avait pas su dompter 109 ses cheveux, raidis par
douche, miroir, armoire de salle de bain. le défrisage 110 • Qgelques meches rebelles 111 se dres-
Partout: lampes, ampoules, peinture blanche, saient sur son crane. Elle se trouvait coif.fée n'importe
peinture bleue.
comment. Il a trouvé s:a « artistique ». Ils ont échangé
Autres: rideaux. des sourires. Puis la conversation s'est arrétée car les
La liste s'allonge. Il va fallo ir calculer le prix de autres membres de 1'équipe sont arrivés.
tout <;a. Et puis ale! Elle a oublié 1'entrée. Il faudrait
quelque chose dans 1'entrée: de quoi ranger ses 108. Subtil (adj.): Délicat, raffiné.
109. Dompter (v.): Ici, ordonner, arranger.
chaussures, son manteau, son parapluie et de quoi 110. Raidis par le défrisage : Elle a rendu ses cheveux lisses en les
chauffant et ils ne sont done pas tres souples, plutót rigides.
se regarder avant de partir. Elle ajoute: meuble a 111. Meches rebelles : Petits groupes de cheveux qui résistent.

48
4

Le téléphone réveille Karine brusquement.


- Karima? Je sais que j'appelle tard, mais que
veux-tu .. ; Je ne pouvais pas faire mieux ...
-Maman ...
- Je te réveille ... Écoute, ton pere m' a dit.
C' est fou! N ous so mm es fiers de toi. J e voulais
juste te féliciter. Au nom de nous tous.
Encore ce « nous » qui traverse le cerveau de
Karine a la vitesse d'une étoile filante.
- Karima?
- Oui, maman.
- Merci, Karima. Ton pere est heureux. Tes
sceurs sont contentes et moi aussi. On va passer.
Merci pour nous.
Ni Karima, ni « nous », elle ne veut rien de
tout cela. Ces cinq dernieres années, elle est

51
devenue Karine par la seule force de sa volonté. Karine ira faire ses premiers achats de meubles et
Laissez-moi done dormir et rever a tous les objets elle sortira sa carte bancaire avec fierté a la caisse.
dont je vais remplir mon appartement, mon propre Mais oui, madame, tout ra pour moi et c'est moi qui
auto-appartementp ersonneljuste a moi,juste amoi 1 paye. Mais oui! M on no m est marqué la, vous voyez:
S a mere a raccroché rapidement. Elle donne Karima Manga. JI y a des gens qui me prennentpour
toujours cette impression de raser les murs 112, une faponaise. Et apres m'avoir vue, ils ne savent
de surgir de 1' ombre pour mieux y retourner. plus quoi penser. Africaine ? Antillaise ? fe leur
Depuis longtemps, Karine la trouve triste. Elle réponds que non :je suis d'ici, d'ici, d'ici. Exactement
a remarqué qu'elle ne fait plus les salutations
113
comme eux. Hé! Hé! Et méme que c'est pour ra que
d'usage . Karima, elle, les redécouvre lorsqu'elle
je dis Karine quand je me présente. Karine et pas
est de passage «a la maison », et qu'un oncle ou
Karima. Comme ra, ra évite les questions inutiles.
des cousins sont la. « Bonjour, comment vas-tu?
Soudain un détail vient a l'esprit de la jeune
Et la famille? Et tes paren't s? Et tes sceurs? Et
femme : Comment je vais faire pour aller !a-bas ?
ta voisine? Et son mari? Est-ce qu'il n'était pas
Apres quelques minutes, elle décide d'allumer la
malade ? Et ton travail, est-ce que ~a marche
lumiere. Elle prend le catalogue et cherche, dans
bien?» ... Le pays s' éloigne, m ais il revient dans
les pages finales, une réponse. Comment font les
ces formules-la. Il ne revient plus dans la bouche
personnes qui veulent acheter des meubles mais
de sa mere. Karine soupire.
qui n' ont pas de voiture? fe pourrais y aller avec
Le réveil indique« 00:33 ».Un nuage sombre
le métro ... Et foire livrer 114 ma commande ... Are!
traverse lentement 1' écran no ir de la fenetre.
la livraison aussi se paie ... Et puis ilfaut attendre
Impossible de voir la moindre étoile. Demain
quelques jours :je ne pourrai ríen avoir tout de suite.
est un autre jour. Demain, dans quelques heures,
Karine se leve, soudain impatiente. Le plus tót
sera le mieux.
112. Raser les murs (expr. ): Se faire discret, essayer de ne pas se
foire remarquer.
113. Salutations d'usage: Salutations habituelles, traditionnelles.
114. Livrer (v.): Amener une marchandise a la personne qui !'a
commandée.

52
53
11 heures. Karine ouvre les yeux. Elle s' est a son dernier message. Sur 1'écran de son portable,
fi.nalement endormie tres tard hier. Un sommeil elle inscrit: «9a va? Tas eu mon dernier SMS ?»
lourd et sans reve. Elle ne se souvient de rien en Qyelques secondes plus tard, le téléphone vibre 117 :
tout cas.]e n'ai méme pas entendu les autres rentrer! « Oui. Proprio ? Bravo, ma princesse! La classe 118 ! »
Trousse de toilette et serviette a la main, elle se Elle rit toute seule. Elle savoure 119 l'emploi du pos-
dirige d'un pas rapide, vers la salle de bain. I1 sessif Ma princesse. Devant son clavier, elle hésite
n' est pas trop tard, mais va falloir étre efficace. un instant avant de taper: «Envie 2 te voir» puis
Qyelques minutes apres, elle sort de l'immeuble envoie le message rapidement, pour ne pas hésiter
et court vers le métro. Les paroles d'une chanson davantage. A peine quelques secondes et 1'appareil
lui viennent a 1'esprit et lui font oublier les rayures
vibre a nouveau: « 9a vient, répond Paul, WE 120 si
grises tombées du ciel dans son cou.
tu peux ». Le creur de Karine bat tres fort. I1 vien-
«]e n'avais besoin de personne
drait dans huit jours a Paris? La voir? Elle compose
Ni amis ni téléphone
rapidement: « Week-end prochain ?» La réponse ne
Je vivais en amazone
,, 1 se fait pas attendre: « Ouiiii. Veux voir appart' !»
Jusqu a ce que tu me so ... o ... onnes . » Soudain, Karine a chaud. Elle a une semaine
Le trajet est long. Apres le métro, Karine a pris
pour déménager 121 , emménager 122 , organiser au
le RER et elle devra encore trouver 1'arret du bus
mieux son nouvel espace et ... se faire a l'idée 123
qui la conduira jusqu' au magasin. En attendant,
elle regarde défiler les immeubles, les pavillons 115 , d'accueillir Paul. Les questions se bousculent dans
les terrains vagues 116 et les morceaux de vraie cam- 117. Vibrer (v.): Trembler (ici, c'est le signe qu'elle a refU un
message).
pagne. Son téléphone est dans sa poche. Elle a mis, 118. La classe (expr.): Expression utilisée pour montrer son
dans son portefeuille, les photos rangées la veille. admiration. (fom.).
119. Savourer (v.) : Apprécier.
Qye fait Paul, a cette heure-ci? I1 n'a pas répondu 120. WE (abr.): Week-end.
121. Déménager (v.): Quitter un logement.
115. Pavillon (n.m.): Petite maison. 122. Emménager (v.): S'installer dans un nouveau logement.
116. Terrain vague: Tenain non construit, laissé al'abandon. 123. Se faire a l'idée (expr.): Se préparer (mentalement).

54 55
1'

bW'tl"I'P ,. '1 íF'UIIiU:ll1


\~

son esprit et la rendent nerveuse. Ou dormira- un sourire: «Non, laisse! C'est vraiment gentil ...
t-il ?Ira-t-il ailleurs, chez des amis, dans sa famille? Ne te dérange pas pour moi». Qyelque chose la
Chez elle? Comment feront-ils? Elle sait si peu retient d'ouvrir sa porte un peu plus largement .. .
de ehoses de lui. Un sourire, sa couleur préférée, Avoir des arrl:is, des vrais amis, c'est parler de soi,
sa passion pour son métier, «l'art de brancher de sa famille, partager des secrets. Karine ne le
les fils et les cables les uns avec les autres. J' suis montre pas, mais elle se sent trop timide pour 9a.
un marieur 124 ! » lui avait-il dit en souriant. Elle Raconter? Oui, peut-etre, mais comment etre süre
imagine le soir venu, genée, quand ils auront fini qu' on la comprendra, qu' on ne jugera pas ? Elle
de manger. Qy'attendra-t-il? Oye lui proposera- se souvient de la cour de 1'école et des questions
t-elle ? Depuis cinq ans, elle vit dans sa chambre qui pleuvaient 126 • «Tu viens d'Mrique? Tu sais
et limite ses amitiés au cercle professionnel. On parler l'africain? Ah! Cameroun? Tu parles le
la trouve sympathique, on l'invite a des fetes, des camerounais? Ah bon? 200 langues? Et on parle
soirées, mais elle passe rapidement. Et quand aussi fran9ais la-bas? Pourquoi? Et c'est comment
elle prétend «]'habite loin ... », tout le monde est la-bas? Tu as déja vu des lions? Et des serpents?
compréhensif 125 . Elle ne dit jamais qu'elle habite le Ah bon? I1 y a des magasins? Et des voitures? »
XIIJearrondissement, en plein creur de París. Elle <;a a continué plus tard, a l'université. Ce n'était
ne précise pas ou elle doit rentrer, c'est seulement jamais de la méchanceté, toujours de la curiosité
«loin»! Elle ne sait pas vraiment pourquoi elle et souvent de ~a maladresse avec, parfois, une
étrange compassion. « On dit que 35 % des gens
veut faire croire qu'elle habite toujours la-bas, «a
ont le sida dans certains pays d'Mrique. Alors i1
la maison », dans cette banlieue ou, le week-end, la
y en a combien dans ta famille? » I1 fallait avoir
famille se rassemble. A celles ou ceux qui insistent
réponse a tout et donner des informations dans
en lui proposant parfois de la ramener, elle dit avec
tous les domaines. Sans aucun rapport entre ces
124. M arieur (n.m.): Celui qui marie, qui unit. (Ici, il s'agit de
cables électrir¡ues.) 126. Pleuvoir (v.): Ici, sens figuré. Arriver, tomber en grande
125. C ompréhensif (adj .) : Qui comprend, qui est bienveillant. quantité.

56 57
informations et 1'enfance o u la famille de Karine. tout le m onde digere 130 ensuite, fasciné 131 par
Et pendant ce temps, au fli des années, les souve- 1'écran de télévision. Les vieux feuilletons 132 suc-
nirs du pays devenaient moins nets. Les images de cedent aux émissions ou des stars du cinéma ou
Paris et de la France s'accumulaient 127 • Et surtout, de la ch anson viennent faire leur promotion. Et
Karine s'intéressait a mille choses sans aucun rap- son pere, qui fait semblant de s'intéresser . . . On
port avec 1'Mrique ou le Cameroun. Pourtant, les évoque «le pays », les personnes que 1'on connalt
questions ont continué. Dans une soirée, quelqu'un «la-bas », la politique, les soucis que l'on a eus, les
parle de son expérience et Karine, comme les événements heureux ou tristes. « Il parait que le
1

autres, partage ce moment. Tout va bien. Et puis quartier a beaucoup changé ... La boutique-la, tu
sais, a cóté de l'hópital Laquintinie ... On dit que
quelqu'un se tourne vers elle et demande: «<;a se
e'est les C hinois qui ont repris <;a, maintenant!
passe aussi comme <;a chez toi ? » Mais chez moi, c'est
Mais oui. Les Chinois. Je te dis! » On joue du
ici! Alors progressivement, Karine a construit un
cure-dent 133 • Avant de partir, Karine retrouve
mur invisible pour échapper aux étonnements ou
ses sreurs quelques minutes, dans leur chambre.
aux jugements. La fomille, c'est mon secret.
Ensemble, elles parlent vetements, chaussures et
Pourtant, elle neva plus tres souvent voir les
un peu gars:ons ... Il ne se passe rien d'extraordi-
siens. Lorsqu'elle y va, le dimanche, elle s' ennuie naire. J amais rien de nouveau. Alors pourquoi y
un peu la-bas et elle ne sait plus vraiment quoi aller? P eut-etre simplement pour ces reproches
dire. Toujours les m emes rituels 128 , les m emes tendres qu' on lui fait a chaque fois: « Ou étais-
blablas 129 • • • Les tan tes qui aident a préparer tu passée, toi aussi? Tu nous as manqué, tu
le repas. On mange des plats sans surprise qui
ressemblent tanta ceux de la fois précédente. Et 130. D igérer (v. ): Assimiler la nourriture, la tranifórmer par la
digestion.
127. S'accumuler (v.) : S'ajouter les uns aux autres (il y en a de 131. Fasciné (adj.) : Comme hypnotisé.
plus en plus}. 132. Feuilleton (n.m.): Série télévisée en plusieurs épisodes.
128. Rituel (n.m.): Habitudes, altitudesfixées par la tradition. 133. On joue du cure-dent: On utilise des pet its bátons de bois
129. Blabla (n.m.) : D iscussion sans intérét, p aro/es inutiles. (fam.) p ourfoirepartir les restes de nourriture entre les dents.

58 59
135
sais? Est-ce que tu sais bien c;a? I1 ne faut plus dimanche soir, celle qui lui fait parfois lacher
disparaítre, hein! Tu as bien compris? ... » Au des mots, contre elle-meme. Sauvage! fe vis comme
fond d'elle-meme, elle sait qu'elle a besoin de ce une sauvage! Et elle invitera Paul ...
sentiment: Ici, il y a une place pour moi. Mais Paul vient de changer ses plans. 11 vient
Les autres dimanches, les dimanches sans la voir avant d'avoir été invité. Alors comment
famille, Karine ne sait pas encore tres bien quoi imaginer, comment envisager, meme une seule
faire de son temps. Lorsqu'elle était encore étu- seconde, de 1'accueillir?
diante, c;a allait: elle avait toujours des cours a pré- Aun arret, Karine remarque un énorme tag 136
parer ou des dissertations 134 aécrire. Depuis qu'elle sur un mur. Trois lettres rouge sang forment un
travaille, elle n' a plus tout e; a. Qyi retro u ver quand mot furieux qu' elle n' arrive pas a lire. La rame
on n'ose pas vrairnent se faire des amis? Qyi, en du RER s' éloigne mais le mot attire toujours son
dehors de ses cousins ou ses sreurs laisser entrer regard et e' est a distance qu' elle comprend enfin
dans sa vi e? Elle n' a pas d' amis dans la colocation. son sens: «AlE!». Dans sa poche, le téléphone
Elle quittera l'appartement sans regret. Elle se vibre. «Numéro inconnu».
promet qu' ensuite, la vraie vie commencera. Tout - Allo?
changera, promis. Parfois, Karine se fait des pro- - Allo ? Alors quoi, tu ne me reconnais pas ?
messes a elle-meme, pour se donner du courage. - Ben ... e'est qm. ;>.
Tout commencera apres. Elle va faire des efforts. - « C'est qui? C'est qui? » Non mais, vrai-
On peut changer beaucoup de eh oses lorsqu' on ment, e'est mm,
. voyons 'L.
. 10ne1...
fait des efforts. Qyand elle aura fini de repeindre - Lionel.
et de décorer son nouvel appartement, sa famille - Oui. Lionel, ton cousin, dit «le couz'»,
pourra lui rendre visite. Elle fera venir aussi des .
pour te semr... H eu... T' es toujours
. 1'a.;:>
collegues bien choisis. Finie l'insatisfaction du - Oui, oui.

134. Dissertation (n.f.): Exercice qui consiste a écrire un texte 135. Lacher (v.): Laisser sortir.
argumenté sur un sujet.
136. Tag (n.m.): Graffiti, inscription peinte ou dessinée sur un mur.

61
60
- Eh ben dis done, t' es pas super contente! - Qyi est-ce qui te 1'a dit?
J'ai pas vraiment l'impression de te faire plaisir! Lionel éclate a nouveau de rire.
- Excuse-moi, Lionel, je t' entends mal. J e - Attends cousine ! C' est le genre de truc 139
suis dans le RER. Et puis, s:a faisait longtemps que t' esperes tout de m eme pas garder pour toi
que tune m'avais pas appelée ... toute seule, si? C'est Lucie qui me l'a dit!
- Ouais, pas mal de temps ... Mais on peut Karine soupire. Papa, maman, puis Lucie et
dire que e' est notre fa u te a tous les deux, «baile Ange!e. Puis Lionel, puis sa mere, tantie Elise, puis
dans les deux camps » comme on dit, paree que tous les autres ...
depuis tous ces mois, tu m' as pas appelé non plus, - Qy'est-ce que t'as, cousine? T'es fatiguée?
hein? Sauf que la, je me suis dit: « il faut que - Oui, oui ... un peu, oui ...
j'appelle la couz'. Et je me suis dit: « maintenant, - T' en fais pas 140 pour la fatigue, paree queje
il faut qu'on se voie». voulais justement te proposer de passer ...
- Ah oui ? E t pourquoi s:a? - Passer ou?
- Paree qu'il para!t que mademoiselle Manga - Ben ... Du calme! Laisse-moi finir! Je
a réussi le coup du siecle! voulais te proposer de passer ...
Un rire sonore éclate au bout du fil. - C'est pas possible, l'interrompt Karine. Je
- Alors comme s:a, il para!t que t'as réussi a vais chez Ikea, la ...
t' acheter un appart' 137 , cousine? Le RER s' engouffre dans un long tunnel
C'était bien fa ... bruyant. La jeune femme en profite pour éteindre
- Cousine ... T'es toujours la? son appareil.. Vous n 'allez pas commencer, hein ?
-Oui ... Le bus est la, a la sortie du RER. Et au bout
- Ouais, alors cet appart? Franchement, e' est de la ligne, le magasin. Karine traverse l'immense
trop top 138 ! parking. I1 y a des centaines de voitures garées. Et

137. Appart' (n.m.): Abréviation pour «appartement». (fam.) 139. Truc (n.m.): Chose. (fam.}
138. Top (adj.): Génial, super. (fam.) 140. (N e) t'en fais pas (expr.): Ne t'inquiete pas.

62 63
des dizaines d'autres qui slaloment en attendant importance. Ce qui co1pptait, c'était d'etre la. La
de trouver place, a leur tour. Les emplacements mere de Karine expliquait a ses filies: « Souvenez-
prévus pour les chariots sont vides. -C'est complet /
vous de ce qu'ils ont fait lorsque votre pere a eu
Elle doit a tout prix acheter des maintenant un
son accident» ... Pour Karine, ils avaient apporté
canapé. Et convertible 141 surtout.]e n'ai pas envie
de la nourriture, des boissons, quelques enve-
d'avoir l'air de ... Que Paul ne pense pas que ...
loppes avec un peu d'argent. Pour sa mere, ils
Elle pousse un gros soupir. D'un coté, elle
a envie de revoir Paul, de l'autre, elle se sent avaient surtout apporté des encouragements, de
timide, maladroite, elle a peur d'etre jugée. Et . la tendresse, de la gentillesse. « Nous leur devons
maintenant la famille! Non, ce n' est vraiment pas a tous quelque chose. »
le moment et elle n' a besoin de personne. Comme . Sij'avais continué afoire comme eux,je n'aurais
par hasard, Lionel appelle. Et puis quoi encore? jamais pu économiser. Maintenant, ils sont contents,
La derniere fois, e' était quand déja? Q¡and il a mais cette victoire, c'est la mienne /
eu beso in de ce « dépannage 142 super urgent » ! Le magasin est plein de monde. Au rez-de-
Et bien sur, elle était la pour I'aider. La bonne chaussée, le « coin jeux» pour les petits indique
cousine. C'est ra, oui / Combien de fois e' est arrivé «Temps d'ati:ente estimé: 20 minutes». Au pre-
ces dernieres années? On parlait de quelqu'un mier étage, il ne reste pas une place assise a la
lors du déjeuner du dimanche, quelqu'un pour cafétéria. Peu importe! Karine file 143 au rayon des
qui «les choses n'allaient pas bien». Il fallait canapés. Le choix est large mais elle a déja une
«faire un geste», donner de l'argent. Et si I'on ne idée de ce qu' elle veut: quelque chose de vif et de
connaissait pas la personne, si on n'avait meme gai. Ah ! le voila! Un so fa qui a 1' air confortable,
jamais entendu parler d'elle, cela n'avait aucune couvert d'un tissu a larges feuilles vertes. Karine
se laisse tomber dessus. Il est bien comme elle
141. Convertible (adj.): Qui peut étre changé. leí, un canapé
convertible est un canapé qui peut étre tranifórmé en lit.
l'espérait: a la fois souple, et résistant. Reste a
142. Dépannage (n.m.): Aide, service.
143. Filer (v.): Alter rapidement. (fam.}

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trouver un vendeur qui prendra sa commande. se leve, hésite, sent son téléphone vibrer dans sa
Malheureusement, six personnes entourent déja poche. Tant pis 145 pour le sofa, elle le comman-
son comptoir 144 • Karine regarde son téléphone. dera par Internet. Elle va vers la zone de vente
Treize messages ont été laissés! des objets en libre-service 146 • Tres vite, son sac
«Ailo ... c'est tantie Anna ... Félicitations est plein mais puisqu' elle arrive a le porter, elle
pour ton appartement ... » réussira bien a rentrer avec jusqu'a Paris. Aux
« Allo bonjoÜr, comment s:a va? Alors il caisses 147 , les files d' attente s' allongent jusqu' aux
parait qu'on doit t'appeler "propriétaire" main- premiers rayons de meubles. Karine est découra-
tenant ?» gée, mais elle tient bon, observant les couples qui
« Bonjour! J'appelais pour savoir quand tu emportent des étageres, des chaises, des tables,
ferais une fete dans ton nouvel appart'. » des m atelas. Une bonne vingtaine de minutes
«Ailo, tonton Francis a l'appareil. On est plus tard, son tour finit par arriver. Sur le tapis
fiers de toi. Avec ta tante et tes cousines on aime- roulant: draps, verres, couverts, assiettes, cas-
rait passer pour ... » seroles, saladiers ... mais également coussins,
Laissez-moi! Laissez-moi en paix! Karine bougies, serviettes en papier, cadres pour photos,
efface tous les appels. Elle met le téléphone dans tapis de bain, portemanteau, petit miroir, piles
sa poche et releve la tete. Soudain le bruit dans électriques, pochette de toilette, lampes, ampoules
le magasin lui semble plus fort, lui explose aux et meme deux plantes. Les objets vraiment utiles
oreilles. Elle se mord les levres. Toujours plus de se mélangent avec les gadgets 148 sans importance.
monde: trois clients de plus patientent au comp- N' empeche! Le ticket de caisse est sans pitié 149 :
toir de vente des canapés. Combien de temps
145. Tant pis (expr.): C'est dommage. Expression qui marque le
lui faudra-t-il attendre encore? Pourquoi est-ce regret.
146. En libre-service: Ou on se sert soi-meme.
qu'elle n' est pas restée debout dans la file? Elle 147. C aisse (n.f.) : Endroit ou on paie dans un magasin.
148. Gadget (n.m.): Petit objet inutile.
144. Comptoir (n.m.): Sorte de table haute derriere laque/le se 149. Pitié (n.f.): Sentimentdesympathieparrapportalasoziffrance
trouve le vendeur. de quelqu'un, compassion, indulgence.

66 67
les petits plaisirs ont un coüt élevé. Karine s'énerve 5
quand son téléphone vibre, une nouvelle fois,
dans sa poche. Maintenant, elle est vraiment en
colere. Elle part vers la sortie. Son sac lui fait mal
a l'épaule. Sans pitié ...

«Youyouyouyouyou! Bravoooo! »
Applaudissements et cris dejoie accueillent
Karine a la sortie de 1' ascenseur 150 • Qyatre
femmes aux visages réjouis 151 se tiennent devant
elle. La jeune femme les connal:t bien. Elle
les croise depuis toujours «a la maison », le
dimanche. Elle les appelle « tantie », comme
toutes les personnes de la classe d 'age de ses
parents, et peu importe si elle a réellement avec
elles, un líen de famille. Pour l'heure, elle les
regarde sans comprendre.
- Et alors Karima, tu ne nous salues pas?
lance l'une d'entre elles.

150. Ascenseur (n.m .) : Appareil qui transporte les personnes v ers


le haut ou vers le bas, dans un im meuble.
151. Réjouis (adj.) :]oy eux, de bonne humeur.

69
La jeune femme sent le poids de son sac de -Tacase! s'exclament les autres en faisant
courses glisser le long de son épaule jusqu'a terre. des clins d' ceil 154 ! T a case !
Elle ne connait pas ses voisins, mais elle se sent Elles éclatent de rire.
pourtant genée par la présence de ses tantes, sur -Tu parles d'une case! dit une voix masculine.
le palier. Elles portent toutes les quatre des kabas Lionel est en train d'arriver, par l'escalier.
taillées dans des tissus raffinés. Elles ont sorti Les doigts de Karine se crispent sur ses clés.
les robes des femmes du pays et ce simple geste Qu'est-ce que vous faites tous la ?
dit tout: leur présence est tout aussi réelle que - Comment vous avez su? C' est toi qui leur
symbolique. as dit? demande-t-elle a son cousin.
- Heu ... si bien sur! répond Karine, mala- - Ouaip ! Le roí des déductions 155 , e' est moi!
droitement. Tu m' as dit «je fais des courses ... Équipement
Tout en fouillant le fond de son sac, a la maison ... » et hop! J'ai organisé un petit truc de
recherche de ses clés, elle salue tout le monde. bienvenue chez toi !
- Bonjour tantie Elise. Et bonjour tantie La colere gagne Karine avec la violence d'une
Anna, tantie Esther, tantie Jessie. décharge 156 électrique.
- Weeeee! Wékekeleke! Nous sommes si - Mais qu' est-ce que e' est que s:a? Vous vous
heureuses! reprend Elise. Nous sommes venues croyez ou? Qy' est-ce qui vous donne le droit de
te bénir 152 , chérie. vemr•
comme s:a ";:>....
- Regarde! poursuit Esther en montrant Elle s'interrompt 157 soudain, a la vue des
des sacs, a leurs pieds. On a apporté des bonnes visages stupéfaits 158 de ses tan tes.
eh oses a manger ... 154. Clin d'ceil (n.m.): Fermer un ceil rapidement en gardant
- Mais montre-nous, montre-nous vite a l'autre ouvert pour marquer la complicité.
155. Déduction (n.f.): Conclusion,foit de deviner quelque chose a
quoi ressemble ta case 153 d' abord ! reprend E lis e. partir d'indices, de faits.
156. Décharge (n.f.): Ici, choc.
152. Bénir (v.): Appeler la protection de dieu. 157. S'interrompre (v.): S'arréter de parler.
153. Case (n.f.): Habitation des pays du Sud, souvent en terre. 158. Stupéfaits (adj.): Tres étonnés, tres surpris.

70 71
- Hééé, ma couz', fait Lionel tentant comme 11 est un microclimat 163 , a u 24 rue des
il peut de faire de l'humour. On n'a pas pris ren- Marronniers. Dans cet immeuble aux portes
164
dez-vous, mais depuis quand on a besoin d'un visa de París, le soleil ne pénetre pas. On a beau
en regle pour sonner chez toi ? disposer 165, dans chaque piece, des bougies, des
- Depuis que le téléphone existe! lance encore verres, des assiettes et des serviettes en papier, on
Karine, avec la meme surprenante brusquerie. a beau se donner du mal pour remplir 1'espace de
Les tantes semblent tout a coup pétri- belles pensées, seules les idées noires s'installent.
fiées159, comme si elles ne savaient pas comment 11 est un microclimat, au 24 rue des Marronniers,
réagir. Meme Lionel ne sait plus quoi dire. Les quand, le dimanche soir, les jeunes femmes tres
visages sont choqués, les épaules s'affaissent 160 . décidées se sentent soudain tristes au souvenir de
Les paroles agressives de Karine se cognent aux leur propre m aladres se 166 .
murs, dévalent les parois des esprits et la cage Karine regarde trois marronniers par sa
d'escalier 161. Karine ignore 162 comment les rat- fenetre.
traper. Impossible de s'excuser. Pas maintenant
en tout cas. Sans un mot, les tantes ram assent
leurs sacs, entrent dans l'ascenseur. A vant que
la porte ne se referme, tantie Elise glisse, dans
un soupu:
- Vous, les enfants d'aujourd'hui .. . On ne
vous a pourtant pas élevés comme c;a!

163. Microclimat (n.m.): Climat spécial a une zone géographique


159. P étrifiées (adj .): T ransformées en pien·e, tellement étonnées
qu'elles sont incap ables de réagir. . réduite.
164. Avoir beau (expr.): Essayer sans réussir, essayer inutiíement.
160. S'affaisser (v.): Se baism·, se tasser.
161. Dévalent les p arois des esprits et la cage d'escalier : 165. Disposer (v.): M ettre.
166. Maladresse (n.f.) : I ci, acte blessant, maniere de se comporter
D escendent tres vite a travers les esprits et aussi dans l'escalier.
162. I gnorer (v.): N e pas savoir. qui rend les autres malheureux.

72
6

Plus que deux jours.


Encore deux jours.
Karine aménage progressivement son nouvel
espace. Elle veut que tout brille et rayonne, des
bougies aux assiettes en passant par le parquet 167
en bois clair. Chaque jour, elle raye 168 quelque
chose sur sa «Liste de choses a faire », mais
chaque jour aussi, elle ajoute un nouveau détail.
« Acheter peinture blanche.
Et pinceaux.
Repeindre mur de la salle de bain.
Acheter produit pour boucher fissures 169
salle de bain.

167. Parquet (n.m.): Sol en bois.


168. Rayer (v.): Barrer d'un trait.
169. Fissure (n.f.) : Petite ouverture en longueur dans un mur,
Jente étroite.

75
Acheter papier d~ verre. fait la connaissance de sa concierge- une femme
Attention jeudi matin! Livraison lit, m atelas, charmante. Elle a aussi croisé quelques voisins,
canapé, table, bureau, étageres a qui elle a souri. Elle sait maintenant ou se
Louer matériel bricolage (perceuse 170 , vis- trouve le plus proche supermarché, le pressing,
seuse 171 électrique). la laverie, la poste. Elle sourit a tout le monde,
Poste: faire changement d'adresse. tout le temps. Elle sourit méme, en passant, a
Plaque pour boite aux lettres. Demander la femme asiatique qui guette 173 sans cesse 174
concierge 172 ? des clientes pour leur faire des « Ongles d'or».
Acheter produits de nettoyage. Qyand Karine aura terminé son installation, elle
... » poussera la porte de la boutique et demandera
Depuis lundi, elle se leve chaque matin quelque chose d'extravagant 175 • Pourquoi pas
a 7 heures et traverse París pour s'attaquer a du vernis 176 arc-en-ciel? Elle s' est acheté une
chaque probleme. Elle veut tout faire elle-méme bouilloire et une tasse. Elle fait des pauses sand-
wichs tout en buvant du café. Non, décidément,
et avancer vite. Elle adore avoir le sentiment
depuis le début de la semaine, Karine n'a pas
qu' elle progresse. C'est comme sij'avais appuyé sur
perdu de temps. Elle se sent chaque jour un peu
un bouton: brusquement, tout s'est mis en · marche.
plus membre du quartier. Tout est sous controle.
Depuis peu, il y a des signes de changement dans
En vérité, tout irait parfaitement bien si ce qui
1'air: il fait frais le matin et le so ir; les feuilles des
est prévu 177 se déroulait 178 effectivement comme
marronniers jaunissent. Karine s' en amuse. C'est
prévu. Seulement .... seulement, dans la vie, rien
peut-étre a cause de moi! C'est comme si je marchais
173. Guetter (v.): Surveiller.
sur une route que j'ai tracée moi-méme. Elle a déja 174. Sans cesse: Tout le temps.
175. Extravagant (adj.): Tres original, excentrique, excessif.
170. Perceuse (n.f.): Appareil pourfaire des trous. 176. Vernis (n.m.): Produit que l'on met sur les ongles pour leur
171. Visseuse (n.f.): Appareilpour visser, c'est-a-direfixer que/que donner de la couleur et les foire briller.
chose avec des petites barres en métal
177. Prévu (adj.): Imaginé, attendu.
172. Concierge (n.) : Gardien d'immeuble. 178. Se dérouler (v.): Se passer.

76
1_) 77

~
ne se passe jamais totalement comme prévu. voir cela avec les assurances 180 ••• » Ok, pas grave.
Ainsi, la peinture de la salle de bain luí paraissait fe peuxJaire plein d'autres choses entre-temps.
un jeu d' enfant. «Vous serez libre de faire comme En attendant, Karine a bien été obligée de
vous voudrez ... » avait dit la femme de l'agence. ranger peinture et pinceau. En les mettant sous
Karine pensait faire disparaitre l'affreuse chapelle l'évier 181 de la cuisine, elle a fait une autre décou-
Six:tine sous un coup de peinture blanche. Et voila / verte désagréable. La moisissure 182 attaque aussi
Elle se doutait bien qu'«un coup de peinture», cette zone cachée de l'appartement. Elle se sou-
c'était un peu optimiste. I1 faudrait bien deux vient d'avoir lu quelque part, lorsqu'elle cherchaít
bonnes couches 179 • C'est-a-dire au moins trois un logement, des conseils du type « Pour éviter
pots de peinture, d'apres ses calculs. les mauvaises surprises, ouvrez chaque porte et
Porter les pots a bout de bras du magasin chaque fenetre. V érifiez chaque coin, chaque
a la maison. Disposer du papier journal sur le placard ... » Mais la femme de l'agence n'avait
carrelage. Protéger le bord des fenetres. Enfiler pas réussi a ouvrir cette porte de placard-la, sous
de vieux vetements. Elle était prete ! Mais e' était l'évier. Et apres ses trois visites, Karine n'avait pas
avant de découvrir les grosses traces cachées der- osé non plus la forcer. Tant pis! Pour cela aussi,
riere la peinture foncée. Karine les a nettoyées, il y a certainement une solution. Elle refuse de
mais elles ont réapparu. Alors, pour comprendre laisser le découragement s'installer. Encore moins
d' o u venaient ces taches, elle est allée sonner a · la panique. Ses trois marronniers ne sont-ils pas
l'étage au-dessus. Et comme personne ne répon-
toujours la-bas, solidement enracinés 183 dans
dait, elle s' est adressée asa concierge. Depuis elle
180. Assurance (n.f.): Contrat qui garantit que l'on recevra de
attend. « I1 n'y a personne dans la chambre de l'ar¡;ent en cas de probleme, si on paie une certaine somme tous les
bonne depuis plusieurs semaines », a indiqué la mots.
181. Évier (n.m.): Bac ou bassin qui re;oit l'eau qui coule du
concierge, d'un ton aimable. « I1 faudra peut-etre robinet.
182. Moisissure (n.f.): Petits champignons quise développent a
179. Couche (n.f.): Ici, épaisseur, fait de mettre de la peinture cause de l'humidité etfont des traces naires. Décomposition, pourriture.
unefois. 183. Enracinés (adj.): Fixés, attachés dans le solpar leús racines.

78 79
le sol? N 'ont-ils pas, depuis toutes ces années, chose par une autre. Mais ce matin, la livraison
supporté la pluie comme la neige ou le vent? Elle se fait vraiment attendre. Tout a coup Karine ne
va faire pareil 184• Elle aussi va y arriver. Ce n'est sait plus quoi faire . Elle aimerait aller acheter des
qu'une question de temps. allumettes 188 , des clous 189 , mais elle n' ose pas faire
Ce jeudi matin, entre 9 h et 14 h, son nou- un pas dehors. Meme pas un saut de dix minutes
veau lit va etre livré et elle pourra enfin dormir ce au supermarché, le temps de renouveler sa réserve
soir chez elle. Adieu les colocataires ! Vive la rue de café soluble 190 ••• Elle soupire, tapo te le sol du
des Marronniers! Cependant, les minutes passent pied, avec nervosité. Puis, elle va a la fenetre, se
et Karine s'impatiente. Elle sent monter en elle ce penche pour guetter le camion, et tout a coup,
sentimen~ de frustration qui nait quand les choses elle se rappelle en détail la rencontre avec ses
ne se passent pas comníe elle veut. Cef"oerniers tantes. Bien sur, toute la famille sait ce qui s'est
jours, elle a su comment éteindre cette impression passé et sa mere lui a téléphoné. Karine n' a pas
d' avoir des braises 185 au fond d' elle-meme, pretes pris l'appel, mais elle a rec;:u comme une gifle 191 le
a se transformer en incendie 186 a la moindre message laissé sur le répondeur: « On a appris par
étincelle 187 • Si quelque chose n'avanc;:ait pas, Elise que tu t'étais mal comportée ... Tu sais que
elle faisait autre chose. Tant pis pour la peinture, tes tantes t'ont toujours connue et aimée? Tu sais
j'attaque le parquet. Tant pis pour le dessous d'évier, qu' elles s' occupaient de toi quand tu étais bébé?
je vais nettoyer le dessus. ]e vais aller régler mon Elles disent que tu les as mal rec;:ues, alors qu' elles
changement d'adresse ala poste. La liste des choses avaient préparé a manger spécialement pour toi?
a faire est longue et il est facile de remplacer une Il paralt que tu ne leur as meme pas ouvert la
porte. Qyelle honte, Karima! Elles voulaient
184. Faire pareil : Fai1·e la meme chose.
185. Braise (n.f.): Bois devenu rouge par le ftu, ce qui reste du bois 188. Allumette (n.f.): Tres p etit báton dont une des extrémités peut
quand il britle. prendre ftu en la frottant.
186. I_ncendie (n.m.): Gmndftu. 189. Clou (n.m.): Tige de métal utilisée pourfixer que/que chose.
187. Etincelle (n.f.): Tres petit morceau de ftu qui fait un point 190. Café soluble: Café en poudre auquel on rqjoute de l'eau.
brillan t. 191. Gifle (n.f.): Coup porté au visage.

80 81
bénir ta nouvelle maison ... Rappelle-moi! Dis- qu'elle est devenue, toutes ces dernieres années.Je
moi que ce n'est pas possible. J'ai trop honte. Ce suis d'ici, pour moi «le pays » s'éloigne 193, il s'efface 194•
n' est pas possible, n' est-ce pas? ... On ne t' a pas Etj 'ai lutté195 pour avoir ce quej'ai, vous savez ?]'ai
élevée comme s:a ... » dú inventer que/que chose, avec votre aide, mais aussi
Karine soupire a nouveau. Ces remarques sans vous. ] 'ai inventé laform e, la direction et la cou-
la touchent au plus profond d' elle-meme car sa leur de ma route. Mais parmi toutes ses tan tes, ses
mere a raison: elle s'est mal comportée envers oncles, ses cousins, ses parents, quelqu'un peut-il
ses tantes, elle les a particulierement mal res:ues. essayer d' entendre ce qu' elle pourrait avoir a dire?
Elle leur a tourné le dos. C'est une honte, une Encore ces braises ...
honte, une honte vraiment. Une honte au-dela des Qyand Lionel a tenté de lui parler ...
mots. Karine serre ses bras sur sa poitrine. Son « Cousine, toi et moi, on se comprend. Si tu veux,
corps lui fait mal. C'est ma faute 1 Sa réaction lui je passe te voir et on voit comment arranger les
parait maintenant tres excessive, elle ne se com- choses . . . »,elle s'est a nouveau mise en colere. Au
prend pas elle-meme. Toujours ces braises dans lieu d'essayer de faire des excuses, elle a explosé.
le ventre ... Karine pense et pense encore a ce qui - J e n'entends pas parler de toi pendant des
s'est passé.]'étaisfatiguée ... Elles ne m'avaientpas mois, et comme par hasard, e' est a u moment ou
prévenue . .. Dans «ce pays », les choses ne se passent j'ai un appartement que tu m'appelles?
pas comme ;a ... Elle a tort 192 et elle le sait, mais - Et alors, cousine, c'est une bonne raison de
qui, dans la famille, sera pret a écouter ce qu'elle faire signe, non ?
a a dire? Car exprimer ses regrets et présenter ses - Bien sür! Comme par hasard, tu veux
excuses ne lui parait pas suffisant. Karine voudrait passer me voir! Et puis il faudra queje te fasse a .
s'expliquer. Elle voudrait qu'on la comprenne. manger! Puis queje te garde pour dormir!
Elle voudrait raconter a sa famille la personne 193. S'éloign er (v.): Prend1·e de la distance.
194. S'effacer (v.): D ispamitre p rogressivement.
192. Elle a tort : Elle n 'a pas raison. 195. Lutter (v.) : Se battre.

82 83
- Mais qu'est-ce que tu racontes? s'est - Raison pour quoi? Qy' est-ce que tu veux
exclamé Lionel. Est-ce que j'ai demandé quelque dire?
chóse ? Je viens aux nouvelles pour essayer de - Laisse tomber. Tu fais trop la Blanche 197 •••
réconcilier 196 tout le monde et voila comment tu - QU O I ? Qy' est-ce que tu viens de dire?
me rec;:ois? Tu as vu comment tu as accueilli les -Tu as tres bien entendu. Écoute, tu veux
tatas, l'autre jour? Accueilli ... Qy'est-ce queje savoir ce qu'elles ont dit quand elles sont reparties,
raconte? Tu les as jetées dehors, oui! Sans m eme les tatas ? Elles ont dit que depuis que tu es proprio,
les faire entrer! Tu n'as pas honte? tu te comportes 198 comme une Blanche. V oila ce
- Et elles? a-t-elle répondu, sur le meme ton. qu'elles ont dit! Et moi, je suis d'accord avec elle.
Qyi est-ce qui leur avait dit de venir? C'est bien - Eh bien tu leur diras qu' on vit tous ici et
toi, non? Est-ce que les gens doivent tous savoir que e' est pas toujours facile. Mais au moins, on
ce queje fais et ou j'habite? doit chercher a s'adapter! On est ici, pas «la-bas ».
-«Les gens»? Mais c'est de tes tan tes que Et on ne retournerajamais vivre «la-bas». C'est
tu parles, la. Tu te rends compte? Tes tantes. terminé, tu comprends? Alors on doit vivre
Pas n'importe qui. Pas «des gens »! Tu pouvais comme les gens vivent ici. C' est tout. Moi, e' est
t'attendre a leurvisite. Tu aurais pu au moins leur ce queje fais. Je me suis fatiguée pour acheter
ouvrir la porte. mon appartement. Si j'avais continué a faire
- Et pourquoi j'aurais du etre prete a les comme « au pays », je n'y serais jamais arrivée. Et
recevoir?]e ne leur avais ríen demandé ! maintenant, tout le monde veut venir alors que
-Ah paree que maintenant, il faut avoir rec;:u e' est moi qui ai fait tous les efforts pour ... pour ...
une invitation pour venir te voir, Karima? Et - Laisse tomber, va! Tune comprends ríen.
pourquoi pas préciser des heures de réception? Des efforts ... Bien sur que tu as fait des efforts.
Les tanties ont raison, alors ...
197. Faire la Blanche (expr.): Sous-entendu agi1· de maniere
196. Réconcilier (v.): R étab!ir de bon nes relaáons entre des arrogante et distante.
personnes.fochées. 198. Se comporter (v.): Agir.
'J
0
84 85
On est tous trop fiers de ce que tu as fait. Du beaucoup mieux si la famille arrete de téléphoner
moins, on était. Mais la, e' est fini, tu gaches 199 tout le temps. Tout sera vraiment parfait si la
tout. Tu n'es pas seule, tu sais? Et tes efforts- famille ne me téléphone plus sans arret.
la ... Tu t' es demandée qui t' avai t aidée a les faire ? - Ben, t'en fais pas: je vais arreter. On neva
- PERSONNE, tu m'entends? Personne ne plus t'appeler. Mais quand tu seras toute seule
m' a aidée. J'ai réussi toute seule. Alors laisse-moi dans ton appartement, vraiment toute seule, il
tranquille. Lache-moi 200 ! ne faudra pas venir pleurer, hein ... Proprio, va!
-Tune comprends ríen. Tu n'es pas obligée - Oui. Proprio. Tu crois peut-etre que je
de changer tout ce que tu es pour vivre, tu sais? vais le prendre pour une insulte 202 ? J' en suis fiere,
Tu peux acheter tous les appartements a París imagine-toi! J e suis pro-pri -é-taire. Alors main-
que tu veux, tu seras toujours de notre famille et tenant, laissez-moi tranquille!
originaire de notre pays. Des mots trop lourds, des remarques désa-
- Justement, c'est toi qui ne comprends ríen. gréables, une colere terrible, la rage ... Puis cette
sensation étrange dans le fond de sa bouche,
Je ne veux plus tout s:a. I1 faut avancer, passer a
comme si les paroles avaient un gout amer 203 •
autre eh ose, alors lachez-moi, lache-moi!
« Depuis que t' es proprio, tu te comportes comme
- T' en fais pas: je te lache. T' entendras plus
une Blanche! »... Si c'est tout ce qu'ils ont trouvé 1Ils
parler de moi, va ... Garde-le pour toi toute seule,
vont encare m'entendre /Mais Karine sait bien qu'il
ton appart. Moi, je voulais juste passer t'aider a
n'y a, en ce moment, personne pour 1' entendre.
l'arranger. Te donner un coup de main 201 • Mais
Elle est désormais d'un coté de la frontiere et ils
laisse. C'est vraiment idiot cette conversation ...
sont tous de l'autre coté. Elle ne peut plus dire:
- Oui, c'est idiot. Tu me fais perdre mon
«Ma famille, les miens. »Elle n'appartient plus a ·
temps. Tu veux queje te dise? Tout va aller
ce groupe car elle a décidé, seule, de prendre ses
199. Gacher (v.) : Abimer, détruire.
200. U.che-moi (expr.): Laisse-moi tranquille. (fam.) 202. Insulte (n.f.) : Paro/e ou act e blessant.
201. Donner un coup de main (expr.): Aider. 203. Amer (adj.): D ésagréable, rude.

86 87
distances. Elle a rejoint une foule 204 sans visage, et découvre un tissu imprimé de grandes feuilles
une masse grise comme les traces moisies sous orange et rouges ...
l'évier. Des larmes lui montent aux yeux. Elle tire
Pour toujours ? machinalement 207 son téléphone de sa poche.
Sa colere disparait. Ce n'était qu'une fausse L' écran indique 17 h 34, mais aucun message.
énergie qui laisse maintenant la place au remord 205 • Elle aimerait que quelqu'un l'appelle pour lui
Karine sursaute 206 • reprocher son attitude. Elle pleurerait de honte.
Enfin! On a sonné a l'interphone! « Bon- Elle demanderait pardon. Mais rien. Personne.
jour ... Oui. 6eétage, gauche». Les livreurs arrivent Cette distance, elle l'a voulue, elle le sait bien. fe
par 1'escalier avec un premier paquet. La plupart l'ai bien cherché! Maintenant, le silence lui pese.
des paquets ne rentreront pas dans 1'ascenseur. Illui noue le ventre. Dehors, le soir commence a
colorer le ciel. Karine a mal partout. Le spectacle
Karine remercie et sourit, genée. «Désolée, mes-
des cartons, a terre, l'impressionne et luí donne
sieurs ... » I1 faut prévoir quatre allers-retours. Elle
des frissons. Comment je vais foire ? Elle tire son
n'a meme plus de café a proposer. Les hommes
paréo sur ses épaules, puis s' allonge sur le sol.
montent les dernieres marches en poussánt le
V aincue par la fatigue, elle se laisse glisser vers
canapé dans l'escalier. Ils le posent sans dou-
le sommeil.
ceur au milieu de la piece, puis reprennent leur
souffle un instant ... (Oh, non! ]'ai oublié de pré-
voir de la monnaie, pour les remercier!) ... avant de
repartir, furieux. Le sol est recouvert de cartons.
Karine souleve le plastique qui enveloppe le sofa
204. Foule (n.f.): Grand nomb1·e de p ersonnes réunies.
205. Remord (n.m.): Ma uvaise conscience.
206. Sursauter (v.) : Petit mouvement bntsque en réaction a la peur
ou la surprise. 207. Machinalement (adv.): Sans y penser, sans réfléchir.

88
7

Karine a mal dormi. Elle s'est pourtant dépla-


cée208 du parquet au canapé, mais sans pouvoir
jamais se sentir confortable. Dans ses reves, elle
entendait des sonneries sans arret. On sonnait a
l'interphone, a sa porte, au téléphone. Elle a du mal
a se réveiller et illui faut quelques instants pour
comprendre que son mobile sonne dans la réalité.
-Tu es la? dit Paul.
- Oui, répond-elle d'une petite voix.
- Moi aussi, je suis la.
. ... a' p ans.
- T u veux d1re . ;>
- Ben oui ma princesse, ou veux-tu? Je viens
d'arriver. Jete dérange? Oh! pardon! Jete réveille
peut-etre?

208. Se déplacer (v.): Changer de place.

91
,
- Heu ... non ... ]e venais juste de me réveil- va? On pourrait dire Denfert- Rochereau par
ler ... C'est juste que ... ]e suis surprise. Tu avais exemple . .. Ou bien, si tu veux, tu vas dans un
dit ce week-end ... café a Montparnasse et je te rejoins ... Bon ...
- Oui, un long week-end. On est vendredi J e me prépare. J e serai la dans environ vingt
alors, <;a nous laisse trois jours. On a du temps minutes ... Trouve un café, installe-toi et envoie
devant nous. un SMS pour me dire ou tu es exactement.Je me
Elle se tait. Elle ne sait pas quoi répondre. dépeche 211 !
Cette fas:on de dire « nous » lui plait, mais ses Elle a raccroché sans attendre. JI ne peut pas
209
paupieres sont bien ouvertes maintenant et elle venir ici. Avec le désordre ... f'suis pas préte.
observe son décor: ces grands cartons, par terre, qui Elle ne sait pas par ou commencer. Se laver?
encombrent2 10 toute la piece. fe ne suis pas préte... Se coiffer? J eter un coup d' reil dans le tout petit
- Tu es la, Karine ? miro ir de la salle de bain pour vérifier qu' elle est
Elle hésite.
présentable? Pas trop affieuse 212 ? Boire un verre
- Karine?
d'eau. Qyelle heure est-il? Qyel temps fait-il?
- Hmm .. . oui, je suis la ... Est-ce qu'il va pleuvoir? Ou ai-je mis ma radio ?
I1 hésite a son tour. Elle a mal partout. Passer une partie de la nuit
-Eh bien ... <;a me ferait plaisir de te voir ... par terre n' était pas une bonne idée. Qu'est-ce
Je peux venir .. . queje vais mettre ? Dans sa chambre, elle fouille
Elle l'interrompt aussitót. dans ses sacs de voyage. Elle sort des pantalons,
-Tu es ou?
des chaussures, des tee-shirts, des pull-overs.]'ai
-]e sors de la gare Montparnasse. Et toi? rien a me mettre. Le temps passe a la vitesse d'un
- Porte d'Orléans. On peut se retrouver TGV Atlantique. Pourquoi j'ai dit vingt minutes?
quelque part, entre la gare et chez moi, si s:a te fe vais étre en retard.. . Elle remet son pantalon de
J
209. Paupiere (n.f.) : Pea u fine et mobi/e qui p rotege les yeux. 211. Se dépecher (v.): Faire vite, a//er v ite.
210. Encombrer (v.): Prendre beaucoup de place. 212. Affreuse (adj.) : Laide.
0
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la veille, enfile 213 un tee-shirt propre et finit par mais elle éprouve déja le besoin de parler pour
sortir en claquant la porte. Dans l'escalier, l'idée dissimuler 217 son émotion.
qu' elle n' a pas pris sa dé lui traverse 1'esprit. Elle Elle lance, en respirant bruyamment:
tate 214 la poche de son jean. Ouf! elle est restée - Bonjour! Pardon pour le retard ... J'avais
la . .. Si elle 1'avait perdue ! Elle n' ose y penser ... mal calculé mon temps ... Tu comprends ... J'ai
En meme temps, elle réalise: Personne d'autre pas pu faire mieux ... Et puis ... Avec le déména-
que moi n'a la clé... Il faudrait que quelqu'un .. . gement ... Je ne retrouve pas toujours mes affaires
S'il arrive quoi que ce soit ... Elle se demande . .. Enfin! Je suis la! C'est ce qui compte 218 , non?
comment Paul va la trouver, comment elle va le <;a fait longtemps que tu es la? Tu vas bien?
trouver et ce qu'ils vont se dire. En sortant du Luí est plus calme. 11 prend son temps. 11
métro, elle cherche son chemin. Sur 1'écran du commence par sourire, laisse passer un petit
téléphone, le message était détaillé 215 : « Paradis moment avant de répondre, d'un air réjoui:
des .fruits, a droite, en regardant le métro Edgar -Mieux.
Quinet, la tour Montparnasse dans ton dos». Elle
court le long du trottoir 216 • V oila ! e' est ici. Paul
est la. I1 sourit a travers la vitre. Elle apen;oit
son pull-over rayé de bleu. Avec du bleu, je suis
radieux. Elle ralentit, tente de reprendre son
souffle, sourit, entre. <;a y est. Elle est en face de
lui. Elle vient de tomber d'un coup, sur la chaise.
I1 n'y a pas eu plus de trois secondes de silence,

213. Enfller (v.): Mettre.


214. Tater (v.): Toucher.
215. Détaillé (adj.) : Avec des détails, précis.
216. Trottoir (n.m.): Dans une rue, au bord d'une route, partie 217. Dissimuler (v.): Cacher. ·
surélevée et réservée aux piétons. 218. Ce qui compte: Ce qui est importan!.

94
~

Des les premiers mots de Paul, Karine


s'est détendue. Les voila si complices 2 19 que
soixante minutes ne durent, pour eux, qu'un
clin d'ceiF20 • Ensuite, ils marchent, au hasard,
dans les rues. Ils se retrouvent derriere l'église
Saint-Germain, vers l'école des Beaux-Arts. Ils
s'intéressent a tout. Paul entre dans les galeries, il
demande des explications sur les ceuvres exposées
et questionne meme les galeristes sur les prix.
Dans une vi trine, i1 remarque un masque africain:
«J'en ai pourtant plein chez moi, mais celui-la,
je ne 1'ai pas ! » Ils s' arretent dans des cafés. Ils
discutent, sans discontinuer 221 , de choses légeres
219. Complices (adj .): Quise comprennent, qui sont proches.
220. Durer un clin d'ceil (expr.) : Durer le temps dej er11}eret ouv ri1·
l'ceil, durer tres p eu de temps.
221. Sans discontinuer: Sans s'arreter.

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i

0 97
et sans importance: la pluie et le beau temps, son queje fois ? Ill'interroge, comme s'il avait deviné
voyage en train depuis la Bretagne, les vetements ses pensées.
dans les vitrines, la circulation 222 a Paris. Parfois - Et chez toi, alors? Ton appartement?
ils s'arretent et se regardent, tout surpris de ce La timidité la gagne. Elle répond maladroi-
qui leur arrive. I1 lui plait. Elle lui plait. C' est tement:
comrne s'ils respiraient un air nouveau, comme - Qy.'est-ce que ... tu veux dire?
un grand vent d' air frais et pur qui les traverse. Il éclate de rire.
Ils rient des memes choses, s' étonnent des memes -Ton appartement, voyons! <;a y est 223 ? Tu
choses, apprécient les memes choses. En fin as emménagé ?
d'apres-midi, les voila assis l'un pres de l'autre, - Justement ... Rien n'est terminé. J'ai des
cartons partout. Pardon, mais je ne peux pas ...
sur des tabourets de bar, devant un repas composé
Elle voudrait dire: te recevoir, mais ill'inter-
de sandwichs et de sodas. Ils avaient oublié de
rompt avant qu' elle ose prononcer ces derniers
manger jusque-la. Ils ne remarquent meme pasa
mots.
quel point l'endroit est inconfortable et bruyant.
- ... tout faire toute seule. Bien sür! Je peux
Ils n' en ont aucune idée. Dehors, juste derriere
t' aider si tu veux. Ave e m a sreur, <_;a fera deux.
la vitre, une pluie soudaine vient de surprendre
- Ta sreur?
les passants. Les lampes s'allument. Ils ont passé
- Oui. J'ai une sreur. C'est fou! Toi et moi,
la journée ensemble. En sept clins d' reil. « On a
on a parlé toute la journée, mais je n'ai pas encore
du temps devant nous » ... Ils ont toute la vie et la
eu l'occasion de te raconter ma famille. Je ne vou-
vie est si belle ! lais pas t' effrayer 224 : e' est une histoire qui pourrait
Cependant, en voyant le soir tomber, Karine occuper cinq ou six livres de mille pages chacun !
sent l'inquiétude montera nouveau. 01te doit-elle Elle rit a son tour.
dire a Paul? 09-e doit-elle proposer? Qu'est-ce
223. <;a y est (expr.): C'estfait, c'est terminé.
222. Circulation (n.f.): Les voitures qui roulent, leur nombre. 224. Effrayer (v.): Faire peur.

98 99
- Et done tu as une sceur? - J e vais aller chez elle, la. J e vais te laisser, si
- Oui. Comme beaucoup de gens, non? Du tu veux bien. Je penseque j'en ai pour une bonne
moins je suppose que tu as de la famille aussi. Ma partie de la journée demain. Mais on pourrait
sceur s'appelle Ma'ika. Et toi? Tu as une sceur? se retrouver dirrianche. Mon train part en début
- Deux. d'apres-midi. J'ai la matinée pour visser, clouer,
- Deux? Plus grandes? Plus petites? réparer ou fixer tout ce que tu voudras. ]'imagine
- Plus petites. que, pour ce genre de travail, tes petites sceurs ne
- Chanceuse, va! Moi, ma sceur est plus agée sont pas aussi douées que moi.
et je peux te dire qu'elle n'hésite pasa profiter de I1 prend son portefeuille et en sort une
sa position. C' est a cause d' elle queje suis a París, photo.
en fait. Du moins ... en partí e ... - Tu vois, la ... dit-il en pointant du doigt
- Et done, tu es venu voir ta sceur? les visages, c'est Ma'ika. La, c'est moi, bien sur.
- Oui. Elle est comme toi : en plein démé- Et ici c'est notre babouchka, notre grand-mere.
nagement. Je suis venue luí donner un coup de C' est elle qui nous a élevés. Imagine une femme
main. Comme j'ai habité avec elle, avant d'aller capable de s' occuper de deux enfants toute seule,
en Bretagne, j'ai encore des affaires chez elle. alors qu' elle est actrice et qu' elle doit parfois partir
C'est pour s:a queje n'ai meme pas un sac avec en tournée 226 • Eh bien, elle l'a fait! Mes parents
moi : chez elle, e' est chez moi. J'y vais les mains sont morts dans un accident quand j'étais tout
dans les poches 225 • Mais honnetement, je ne luí petit. Alors Baba et Ma'ika sont tout ce que j'ai.
ai pas dit que j'arrivais déja ce matin. Je voulais La famille, quoi !
nous réserver du temps ... paree que j'avais aussi Karine observe le visage de la grand-mere.
envíe de te voir. - Qy' est-ce qu' elle fait jeune, ta grand -mere!
Karine se détend tandis que Paul .reprend. J'ai l'impression de l'avoir déja vue ...
225. Aller quelque part les mains dans les poches : A ller que/que 226. Tournée (n.f.): Voyage quefait un acteur ou un musicien pour
part sans rien emmener, sans rien préparer. présenter ses spectacles.

100 101
- Possible. Elle s'appelle Ludmilla Make!ev. 9
Elle était tres connue. ~and on était petits, on la
voyait souvent dans des filrns ou des feuilletons,
a la télé.
- Ma!ka et Ludrnilla. C' est joli.
- C' est russe. On est d' origine russe. Mon
vrai prénom, c'est Pavel, mais je l'ai transformé
en Paul, e' est plus simple, plus frans:ais.
I1 range la photo et se leve, soudain pressé.
- Allez! il faut queje file. On va prendre le Karine ne sait plus ce qu'elle a fait de son
métro? samedi. Elle a sans doute essayé de mettre de
1'ordre dans son appartement, en montant un
meuble o u quelques étageres. Le résultat n' est pas
tres convaincant 227 • En fait, c'est encore pire que
la veille. Meme avec des outils et de la volonté, il
y a des eh oses que 1'on ne peut faire seul.
En ce dimanche matin, elle est sortie ache-
ter des pains au chocolat. Elle les a mis sur un
plateau, dans une assiette, avec des tasses, du
sucre, du café soluble et des petites cuilleres. Elle
a rempli d'eau la bouilloire électrique. Lorsque
Paul sonnera a l'interphone, elle n'aura plus qu'a
allumer ses petites bougies, bleues et vertes, et
a mettre en marche la bouilloire électrique. Le
227. Convaincant (adj.): Ici, réussi, satifoisant.

103
temps que l'ascenseur monte jusqu'au sixieme en Karine paree que e'est plus simple, plus frans:ais.
étageet tout sera parfait. I1 suffira de s'asseoir sur On est d' origine camerounaise. En plus de mes
le canapé, de ne faire aucune remarque sur sa cou- deux petites sceurs, j'ai la chance d'avoir toujours
leur et de ne pas regarder le désordre, tout autour. mes parents et toute une grande famille autour. J' ai
Apres tout, Paul ne vient-il pas pour 1'aider? des oncles, des tantes, des cousins et encore pas mal
Soudain il est la, gauchement 228 assis a coté de gens que j'appelle ton ton ou tantie sans vraiment
d'elle. Sur le plateau, posé tout pres, sur une savoir s'il y a un líen de famille entre nous. Je neme
caisse, les tasses de café fument, mais aucun d' eux pose pas de question: c'est la «famille élargie 232 ».
n'y touche. - <;a fait du monde, tu as de la chance!
- Alors, raconte-moi. Qy' est-ce que tu vis? l'interrompt Paul.
a dit Paul. Elle acquiesce 233 avant de poursuivre.
La question est si directe que Karine en a le - Oui. Tu as raison ... On est arrivés ici
souffle coupé 229 • Elle replie ses jambes sous elle, quand j'étais petite ...
puis pousse un énorme soupir avant de se lancer. Et elle luí raconte tout, ses sceurs, ses parents,
Et c'est comme si quelque chose se débloquait 230 . . les débuts difficiles en France, les oncles et les
Elle se met a parler d' elle-meme, calmement, tantes de la famille élargie.
avec a la fois une audace 231 et une simplicité qui - Apres mon bac 23 \ finit-elle, j'ai arreté
la surprennent. Sans doute sent-elle- sans doute d'habiter avec eux. J'ai passé le meme diplóme
sait-elle- que Paul ne la jugera pas. que toi. J'avais deux objectifs: avoir un boulot 235
- En fait, je m' appelle Karima, commence- et me payer un appartement. Maintenant e' est
t-elle. C'est mon vrai prénom, mais je 1'ai transformé fait. V oila.

228. Gauchement (adv.) : Maladroitement, timidement. 232. Élargie (adj.): Agrandie, rendue plus large, plus grande.
229. Avoir le souffle coupé (expr.): Etre tellement surpris que l'on 233. Acquiescer (v.): Faire «ozti » avec la tete.
doit reprendre sa respiration. 234. Bac (n.m.): Abréviation de «baccalauréat», diplóme a la fin
230. Se débloquer (v.): Se décoincer, se libérer. du lycée.
231. Audace (n.f.): Courage,Jait d'oser. 235. Boulot (n.m.): Travail. (fom.)

104 105
Paullaisse passer un instant. I1 avale une Babou avait appelé avant elle en me disant: «Tu
gorgée de café, regarde la piece autour de lui avant dois aider ta sceur. .. On compte sur toi ... La
de poser a nouveau son regard sur Karine. famille ... blabla ... » J'avais prévu autre chose
- Si je comprends bien, dit-il d'une voix ce week-end: en principe, je devais travailler.
douce, tu as toute cette grande famille autour de C'est le début du festival des Grandes Marées.
toi, mais tu te retrouves tout de meme seule pour En Bretagne, c;:a marche fort ce truc-la. Tu as
emménager et monter tes meubles? vu quand t' es venue. Beaucoup de gens sortent
La jeune femme tourne la tete pour essuyer pour des concerts. Bref, j'avais tout programmé,
rapidement une larme. Paul vient de poser déli- tout prévu et voila. Elles me demandent de
catement une main sur son épaule. lacher mon boulot et mes projets pour venir
- On n'arrive pas toujours a parlera ceux qui porter des paquets, visser des trucs et installer
comptent 236 le plus, poursuit-il gentiment. une machine a laver. J'ai piqué ma crise 239 , je
Cette fois, Karine pleure vraiment. En t'assure 240 ! Je me suis énervé ... Et puis ... a un
silence, elle verse des larmes qui prennent leur moment, tu réfléchis. Si je vis la ou j'ai envie de
so urce au début de cette longue semaine d' emmé- vivre, aujourd'hui ... Si je fais ce que j'ai toujours
nagement. Une installation ratée, oui 1 Sept jours eu envie de faire ... C'est paree que j'ai fait des
d'une colere qui s' est progressivement melée a la efforts, mais sans doute aussi paree que mes
culpabilité 237 • Sept longs jours au bout desquels proches étaient la, pres de moi, pour me soutenir
elle s' est retrouvée seule, misérable et triste. et m'encourager.
- J e ne sais pas ce qui s' est passé de ton coté, - Et pour t'aimer, conclut Karine.
continue Paul. Moi, j'étais furieux 238 quand ma Paul sourit.
sceur m'a téléphoné. D'autant plus furieux que -Tu veux me faire pleurer aussi, ou quoi?
Bon. C'est pas tout c;:a, ma princesse, mais si
236. Compter (v.): Ici, etre important.
23 7. Culpabilité (n.f.): Sentiment d'etre coupable, mauvaise conscience. 239. Piquer sa crise (expr.): Se mettre en colere, sefocber.
238. Furieux (adj.): En colere. 240. Je t'assure: Je te le garantís, jete le dis.

106 .107
¡,

tu veux de l'aide, il va falioir qu'on s'y mette 241 • La réponse vient apres un court silence.
J'aurai un train a prendre apres. - Comment vas-tu ma chérie?
I1 est un microclimat, au 24 ruedes Marron- -<;a va tantie, c;a va. Et toi? Je ... Je voulais
niers, quand, le dimanche soir, les jeunes femmes inviter la famille a manger pour feter mon nouvel
tres décidées se sentent soudain tres tristes au sou- appartement.
venir de leur propre maladresse. Il est un microcli- - Ah c;a, e' est une bonne idée. Depuis le
mat, venteux 242 , difficile, qui néanmoins leur donne temps qu' on attendait c;a! On n'y croyait plus !
le courage de composer 243 un numéro de téléphone. Lionel va etre content ...
Pendant que la sonnerie traverse les étages, les rues, Elle éclate de rire.
les avenues jusqu'aux frontieres de la ville, jusqu'a - Oui, tantie, reprend Karine avec gene ... Je
«la maison», l'appartement de la grande famille, voulais m' excuser ...
Karine observe trois marronniers par sa fenetre. Et - N'essaye pas de t'excuser, l'interrompt sa
doucement, une chanson vient a ses levres. tan te. Mais je vais te passer ta mere, e' est mieux,
« Karima, Karima,
tu ne crois pas ?
Regarde-moi.
Karine n'a pas le temps de répondre, sa mere
Karima, Karima,
a déja pris l'appareil.
T'en va pas! »
- Karima? Tu en as mis du temps, a répondre
Qtelqu'un décroche le téléphone. a mon message ...
- Allo ... fait une voix au bout du fil. -Maman je suis ... Je suis désolée, murmure
Karine avale sa salive.
Karine. Elle sent des larmes lui monter aux yeux.
- A11o . .. e'est tata El.1se ";l. C' est. . . C' est m01,. - Tu sais, reprend sa mere gentiment, j'ai
Karima.
beaucoup réfléchi. Ton pere et moi avons parlé.
C'est ton avocat 244 , tu sais? Toujours de ton coté!
241. Se mettre a quelque chose: Commencer.
242. Venteux (adj.): Avec du vent. 244. Avocat (n.m.): Personne chargée de défendre les intérets de
243. Composer (v.): I ci,foire. quelqu'un devant un tribunal

108
0 109
,J
Ton attitude ... Enfin, ce qui s'est passé ... Tout Karine a un sanglot 245 .
<;a nous a rendus tres tristes. Mais la tristes se n' est - Allons, ne pleure pas, voyons ... reprend sa
pas toujours inutile: parfois elle sert a quelque mere. Je suis en train de t'expliquer notre chance.
chose. Ton avocat t'a défendue! Nous avons des filies formidables. Et toi, surtout,
Elle a un petit rire. tu nous as tous surpris. Cet appartement, e'est
- Olr' est-ce que tu veux dire ? tellement !. .. Tu as dépassé tous les reves que
- Je veux dire que ton pere voit mieux les nous avions pour toi.
eh oses que certains d'entre nous. La vi e change, - M ais en meme temps, je vous ai tous mis
Karima, la vie change et elle ne ressemble pas tou- en colere . ..
jours a ce que l'on pensait. Tu vois, nous sommes - Oui, mais pas tres longtemps. J' ai parlé
venus vivre dans ce pays avec l'idée de « rentrer » avec ton pere et aussi avec tes tan tes, tu sais?
un jour. Et nous voila. Nous avons passé plus de Nous avons tous compris que nous devions faire
temps «ici» que <da-bas». Olri aurait pu prévoir notre part du chemin. I1 y a tes efforts pour avan-
<;a? Avant, ton pere et moi, on parlait souvent cer et réussir et i1 y a nos efforts pour comprendre.
de «rentrer>>. On voulait acheter un terrain « au Elle se tait 246 • Karine laisse passer un long
pays » et faire construire une maison. <;a n' a pas silence avant de reprendre la parole.
marché. Aujourd'hui, nous ne parlons presque - Tu sais maman, je vais tous vous inviter,
plus jamais de «rentrer» paree que nous avons hein? Tres bientot.
passé la plus grande partie de notre vie ici. Et - Ah oui ! On espere bien ! Olrand tu as fini,
aussi paree que nos enfants sont ici. tu nous dis et on vient.

-Tu veux dire que ... c'est a cause de nous? Lorsqu' elle raccroche, Karine tremble d' émo-
On vous empeche de rentrer au pays? tion et de soulagement247 • Elle se perd un instant
-Non Karima, ce que j'essaie de te dire c'est 245. Sanglot (n.m. ): Fait de p leurer, souvent bruyamment.
que grace a vous, grace a tes sreurs et toi, la vie 246. Se taire (v.): Arreter de parler, ne pas parler.
247. Soulagem ent (n.m.) : Sentiment de libération quand on se
a du sens ici. déban ·asse d'un souci, d'une inquiétude.

110 . 111
,
dans la contemplation 248 du ciel: ce soir, il a I'air j'imagine que ce n'est pas facile. Tu vois? ]e fais
en velours 249 • Mais la sonnerie de son mobile un pas vers toi. 11 faut que tu avances, toi aussi.
interrompt déja cette reverie. - Arrete, je te dis. Laisse tomber.
- Salut, c'est Lionel. Je voulais te parler - Écou.té, je ne voulais pas te le dire, mais
paree que ... disons que ... ce qui s'est passé la je suis en bas de chez toi, dans un café. Je peux
derniere fois... e' est pas toi. J e voulais voir si monter? Ce sera mieux pour parler ...
je ne pouvais pas ... enfin ... Si je ne pouvais - Ouais, répond Karine, mollement 251 •
pas faire un peu, tu sais, comme en politique: Puisque t'insistes 252 •
négocier 250 , aider tout le monde a se réconci-
lier ... «Casque bleu », quoi!
Karine dissimule un petit rire avant de
répondre, froidement.
-Non, laisse tomber, Lionel, c'est inutile.
- Mais si voyons! On n'a jamais connu s:a
dans la famille. On ne peut pas en rester la. ]'en
suis malade. Je suis sur que tout le monde est
malheureux. Si tu ne veux pas faire le premier
pas, je t' aiderai. Et si e' est a cause de ce queje t' ai
dit, vraiment, jete demande pardon. Je sais que
tu ne fais pas la Blanche. Tu essaies juste d'etre
toi-meme et de faire les choses ata maniere. Et
248. Contemplation (n.f.): Fait d'observer longuement.
249. Velours (n.m.): Tissu tres doux. 251. Mollement (adv.): Sans énergie.
250. Négocier (v.): D iscuter pour trouver un arrangement, une 252. Insister (v.): Demander que/que chose de maniere appuyée,
solution. plusieurs fois.

112
10

09elques minutes plus tard, sur le canapé du


salon, Lionel secoue la tete en riant.
-Ah s:a, e' est malin! Tu m' as fait marcher 253 !
Tu m' as bien eu 25 \ hein ! Moi qui pensais qu' on
n'arriverait peut-etre plus jamais a se comprendre,
dans cette famille! Et tu venais juste d'avoir les
tanties au téléphone! Tu exageres.
- Ouije sais.J'avoue que tu as téléphoné aun
moment ou jeme sentais détendue. C'était une
impression tellement agréable que j'ai eu envie de
m'amuser un peu .. .
- C'est réussi, répond Lionel. En tout cas, je
suis content d' arriver apres les négociations de paix.

253. Faire marcher quelqu'un (expr.): Faire croire que/que chose


a quelqu'un, souvent pour se moquer de fu i. (fam.)
254. Avoir quelqu'un (expr.): Ici, réussir ap iéger quelqu'un, a fui
Jaire uneJarce, une p laisanterie.

115
I1 regarde autour de luí avant de reprendre. pourquoi dans quelques jours? Paree que moi,
- C' est joli ici, tu sais. Le miro ir, les coussins, c'est maintenant que j'ai faim!
les bougies ... Tu as du goüt. Et il éclate d'un rire sonore 257 et généreux.
- Merci, répond simplement Karine. Et Aussitot, Karine le prend par la main et l'entraine
sur le mur, la, juste devant toi, je vais mettre un vers la cuisine.
masque. - Alors viens. Tu ne crois tout de meme
-Ah bon? pas que je vais tout préparer pendant que toi, tu
- Oui. Un masque africain. Un cadeau d'un attends tranquillement sur le canapé!
ami. Je l'aurai dans quelques jours. « Unjour,
- Et ... Je le connais cet ami? ~and tu reviendras ...
-Non. Mais peut-etre bientót ... Jete sentirai tout pres de moi ...
- Tu sais, dit lentement Lionel, tu as le Sans parler sans m eme élever la voix ...
droit d'etre comme tu veux, d'aimer qui tu veux, Je saurai que tu es la pour moi ...
d'acheter tous les appartements que tu veux. Tu Karima, Karima
n' as pas besoin de nous tourner le dos 255 pour <_;:a. Karima, Karima je suis a toi
N ous, on sera toujours la pour toi. Karima, Karima, reviens-moi ! »
- C' est ce que maman m' a expliqué tout a
l'heure. Dans quelques jours, j'inviterai tout le
monde a manger et je ... j'inviterai aussi mon ami.
Je vous le présenterai.
- On va connaitre 1' ami de Karima? Une vraie
révolution! s'exclame Lionel, un peu m oqueur 256 •
Tu fais des progres étonnants, dis done. Mais

255. Tourner le dos a (expr.): Se détourner de, laisser tomber.


256. Moqueur (adj .) : Qui 1·it de quelqu'un. 257. Sonare (adj.): Bruyant.

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