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La Géopolitique

en 50 notions clés
 

Philippe Moreau Defarges


 

 
 
La Géopolitique pour les Nuls en  50  notions
clés
Pour les Nuls est une marque déposée de John
Wiley & Sons, Inc.
For Dummies est une marque déposée de John
Wiley & Sons, Inc.
 

© Éditions First, un département d’Édi8,


Paris, 2017, 2022. Publié en accord avec John
Wiley & Sons, Inc.
 
ISBN : 9782412083383
Dépôt légal : mai 2022
 
Lecture-correction  : Nathalie Reyss, Céline
Dutt
Couverture et mise en page  : Catherine
Kédémos, KN Conception
 
Le Code de la propriété intellectuelle interdit
les copies ou reproductions destinées à une
utilisation collective. Toute représentation ou
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Ce livre numérique a été converti initialement
au format EPUB par Isako www.isako.com à
partir de l'édition papier du même ouvrage.
Introduction
D epuis l’extrême fin du XX
e
siècle, la
géopolitique fait un retour en force.
Cent ans plus tôt, au tournant des XIX
e
et
XX
e
siècles, cette discipline se constitue,
se donnant pour objet l’analyse des
interactions entre réalités spatiales et
choix politiques. La géopolitique
s’autoproclame d’emblée comme une
science. Son ambition est
prométhéenne  : fournir aux
gouvernants les instruments
conceptuels pour expliquer et maîtriser
la puissance. Toute puissance s’inscrit
dans un environnement géographique
et historique. Pourquoi et comment cet
environnement façonne-t-il les entités
politiques, principalement les États  ? À
l’inverse, de quelle manière ces entités
s’approprient-elles cet environnement,
le mettent au service de leurs buts  ?
Dans l’Europe et les États-Unis de la
première moitié du XX
e
siècle s’élaborent
des visions et des doctrines
géopolitiques prétendant appréhender
le secret de la puissance absolue et
perpétuelle. Ainsi celui qui tiendrait le
Heartland (le cœur du monde, espace
aux frontières mouvantes
correspondant plus ou moins à la
Russie d’Europe) régnerait sur le
monde ou au moins sur l’immense
Eurasie, de l’Atlantique au Pacifique.

En 1945, la géopolitique est condamnée


comme science hitlérienne, justifiant
un droit illimité de conquête (espace
vital, Lebensraum). Loin de disparaître,
elle se maintient plus ou moins
clandestinement. L’affrontement Est-
Ouest, réduit à une compétition entre
deux idéologies  –  le capitalisme
démocratique et le communisme
soviétique  –, appelle une ou même des
lectures géopolitiques. Il s’agit d’un
énième bras de fer entre deux empires,
l’un dirigé par le géant américain,
universaliste, rayonnant sur les rivages
de l’Europe et de l’Asie, l’autre tenu par
l’ours russe métamorphosé en Union
soviétique. Ainsi se répète le face-à-
face multiséculaire entre le maître des
océans et une forteresse continentale
tentant de briser son enclavement. Tous
les conflits majeurs du XX
e
siècle, des
Balkans au Moyen-Orient, du Caucase à
l’Asie-Pacifique, sont en dernier ressort
des luttes pour des territoires, les
peuples se battant soit pour acquérir un
espace propre soit pour le défendre
contre les appétits d’autres.

La Terre s’unifie inexorablement,


l’humanité étant vouée à se constituer
en ensemble politique pour ne pas
s’autodétruire. Les problématiques
géopolitiques ne disparaissent pas pour
autant. Les rapports de force sont
toujours là  : partage des territoires et
des ressources, luttes entre forts et
faibles, compétitions sans fin…
L’administration de la planète est
porteuse d’innombrables tensions et
conflits entre ceux qui ont et ceux qui
n’ont pas, entre nomades et
sédentaires, entre États et acteurs
privés.

La mondialisation, enserrant toute la


planète dans une multitude de réseaux
et de circulations, réclame une
« nouvelle » géopolitique, mais si elle
remodèle l’ancienne, elle ne l’abolit
pas. La vieille géopolitique ne voit que
les États et leurs rivalités, ces totalités
organiques ayant le monopole des
relations internationales. La nouvelle
géopolitique intègre l’infra-étatique
(mouvements de biens, de personnes,
d’idées) et le supra-étatique
(bureaucraties internationales). Elle
prend en considération le jeu sans fin
entre les entités soudées à un territoire
(États) et tous ceux qui bougent ou
peuvent bouger  : individus,
entreprises… Le contrôle des territoires
est toujours un enjeu majeur. Les
nomades, s’ils circulent entre eux,
finissent tout de même par s’installer
quelque part. Le droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, selon lequel
ceux-ci doivent disposer d’un territoire
à eux destiné de toute éternité, régit
plus que jamais les rapports
internationaux, mais les migrations
d’individus ou de groupes et la
réinvention des peuples (Écossais,
Catalans et tant d’autres) entraînent
tant une mise en cause des pactes
étatiques qu’une recomposition des
territoires  : dans les années  1990,
l’éclatement de la Yougoslavie, la
dissolution de l’Union soviétique, le
divorce entre Tchèques et Slovaques.

Le raccourcissement spectaculaire des


distances, la circulation accélérée des
informations, les mouvements
multiformes de personnes font
qu’aucune société n’est en mesure de
s’isoler de l’extérieur (sauf à opter pour
une extrême pauvreté). Les zones dites
exotiques sont désormais proches,
aucune guerre n’est lointaine. La
géopolitique est censée traiter de
l’inexplicable  ; plus clairement, serait
géopolitique tout ce qui n’est pas
réductible à la rationalité, dans le sens
étriqué du terme  : héritages de
l’histoire, traditions, comportements
regardés comme étranges… Mais elle
est aussi faite de raisonnements précis
et compréhensibles, fournissant de
vraies clés d’analyse  : causes des
poussées de violence, motivations et
raisonnements des stratégies de
puissance…
1
AFRIQUE
LE CONTINENT PROIE
De l’aube de l’histoire au milieu du XIX
e

siècle, l’Afrique est une immensité


impénétrable. Colossale, isolée tant par
une nature extrême que par la peur de
ses maladies endémiques (comme celle
du sommeil véhiculée par la mouche
tsé-tsé), l’Afrique est contournée et
observée de loin par des navigateurs
phéniciens, romains, portugais,
chinois… Pourtant, dès l’Antiquité,
l’Afrique se trouve accrochée aux flux et
réseaux d’échanges par les caravanes
traversant le Sahara, chargées de sel et
d’or. Surtout, pendant des siècles,
l’Afrique est la pourvoyeuse d’esclaves
pour les plantations tant de canne à
sucre (Mésopotamie, puis Caraïbes) que
de coton (sud des États-Unis).
Dépecée, exploitée, abandonnée, à nouveau
exploitée

Dans les années  1850-1914, sous la


pression des progrès de la médecine,
ainsi que de l’avidité et du zèle
missionnaire des puissances
européennes, l’Afrique est le dernier
continent colonisé. Elle est partagée
(congrès de Berlin, 1884-1885) et
intégrée dans les réseaux impériaux
(France, Belgique, Angleterre…). Elle
est le parent pauvre des impérialismes
européens, le «  cœur des ténèbres  »
(Joseph Conrad) du système européen.

Dans les années  1960-1975, l’Afrique


achève la décolonisation, commencée
en Asie. Le processus est rapide
(Afrique subsaharienne française) et
souvent bâclé (Congo belge,
Mozambique et Angola portugais). Les
colonisateurs soit tournent la page
(Belgique, Royaume-Uni), soit
préservent un pré carré, ultime marque
d’une puissance évanouie (France). À
l’extrémité méridionale du continent,
l’Afrique du Sud s’enferme, des
années 1900 au milieu des années 1990,
dans une séparation stricte entre blancs
et noirs (apartheid).

Dans les années  1990, cette Afrique


délaissée finit par être accrochée à la
mondialisation  : mise à bas des
dictatures et diffusion du
multipartisme  ; déferlement des
Chinois et d’autres peuples du Sud
attirés par les richesses minérales et
autres du continent… Tout autorise le
pillage  : faiblesse des États, résistance
des liens tribaux et ethniques,
corruption des élites, territoires tenus
par des seigneurs de la guerre prêts à
tout pour se procurer de l’argent…

L’Afrique décollera-t-elle ?

En ce début de XXI
e
siècle, l’Afrique
bénéficierait enfin, du fait de la
multiplication des liens de toutes sortes
entre les sociétés, d’atouts pour
s’imposer comme un protagoniste du
jeu planétaire  : diffusion spectaculaire
du téléphone portable facilitant la
connexion des territoires les plus
éloignés ; décollage des zones côtières ;
formation de classes moyennes  ;
nombre croissant d’Africains en contact
avec les bureaucraties internationales  ;
ébauche de structures continentales…
Mais la modernisation n’agit jamais de
manière univoque. Le Sahel, cette large
bande plus ou moins désertique,
coupant le continent en deux de
l’Atlantique à la mer Rouge, subit de
plein fouet les chocs de la
mondialisation  : extension des
sécheresses, luttes entre nomades et
sédentaires, enracinement des trafics
de tous ordres comme de l’islamisme
radical. La rapidité et la brutalité de
l’urbanisation disloquent les restes des
solidarités traditionnelles.

L’avenir de l’Afrique est dominé par


son explosion démographique  :
en  1960, au moment des
indépendances, moins de  300  millions
d’habitants (près de 10  % de la
population mondiale)  ; en  2020,
1,3  milliard (17  % de la population
mondiale) ; en 2100, plus de 4 milliards
(autour de  40  % de la population
mondiale).
L’Afrique, entité géopolitique. Dans la seconde

moitié du XIXe siècle, l’expansion coloniale des

puissances européennes érige l’Afrique en terrain

d’affrontements indirects. Elle est alors l’ultime

proie géopolitique d’une planète âprement

partagée. En ce début de XXIe siècle, l’Afrique peut-

elle devenir un acteur géopolitique  ? Elle doit

réunir deux conditions loin d’être atteintes :

1. L’unité politique et institutionnelle

de l’Afrique, cette dernière

s’exprimant d’une seule voix. L’Union

africaine (UA), substituée en  2001  à

l’Organisation de l’unité africaine

(OUA, 1963), incarne sur le papier

cette unité, mais elle reste l’enceinte

de plus de 50 États, en général crispés

sur leur souveraineté, même si deux

tiers des États africains reconnaissent

la compétence de la Cour pénale

internationale (CPI).
2. La création de capacités

financières, militaires, politiques

matérialisant l’unité. Par exemple,

des forces africaines de maintien de la

paix. Or, en ces années 2000, l’Afrique

reste le premier terrain d’intervention

des Casques bleus onusiens.


Afrique

Le continent proie

L’essentiel en 5 secondes

» Jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’Afrique

demeure en marge des flux mondiaux, ne s’y

trouvant enchaînée que par des trafics de

ressources trop convoitées (ainsi, des

esclaves).

» L’Afrique, le continent en retard, se

«  normalise  », mais ce processus

s’accompagne de déséquilibres lourds

d’incertitudes.

» L’accession des Africains à une modernité

maîtrisée requiert qu’ils s’approprient la

mondialisation et donc examinent lucidement

les raisons de leur retard.


2
ALLEMAGNE
AU CENTRE DE L’EUROPE
L’ Allemagne ou plus exactement
l’espace germanique fait partie des
zones charnières. Ces dernières se
trouvent prises entre plusieurs empires
ou plusieurs cultures. Soit ces zones
restent tiraillées ou même ravagées par
ces voisinages envahissants, soit elles
se lancent dans une course dangereuse
pour briser leur enfermement. Ainsi
l’aire germanique, romaine dans sa
partie occidentale, barbare dans sa
partie orientale. Cette cassure parcourt
les siècles  : au XVI
e
siècle, Allemagne de
Luther contre Allemagne de Charles-
Quint ; aux XIX
e
et XX
e
siècles, Allemagne
rhénane libérale contre Allemagne
prussienne autoritaire. Cette tension
civilisationnelle ne se sépare pas de la
problématique géopolitique de
l’Allemagne : son enclavement au cœur
de l’Europe.

Entre Est et Ouest, la nation tardive

Depuis le Moyen Âge, l’espace allemand


est, avec la botte italienne, l’un des
grands champs de bataille de l’Europe.
Ainsi l’effroyable guerre de Trente Ans
(1618-1648) cumulant luttes religieuses
et rivalités entre grandes puissances
d’alors.

Napoléon Ier, ses victoires (en  1806,


Iéna contre la Prusse), ses humiliations
sèment en Allemagne une graine qui se
retournera contre la France  :
l’aspiration des Allemands à une
unification étatique leur conférant
enfin la capacité de tenir tête à
l’Europe. L’Allemagne des XVIII -XIX
e e
siècles est un exceptionnel chaudron
intellectuel et scientifique. Au
lendemain des révolutions de 1848,
l’unification est à portée de la main, le
junker prussien Otto von Bismarck la
scelle par l’écrasement de la France
(le  18  janvier  1871, proclamation de
l’unité allemande dans la galerie des
Glaces du château de Versailles).

Alors s’installe pour l’Allemagne le


«  cauchemar des coalitions  ». La
« nation tardive », se sentant étouffer
au milieu de l’Europe, revendique son
espace vital (Lebensraum) à l’est, dans
l’immense plaine russe. Mais la soif de
revanche et de conquête de l’Allemagne
ne peut que susciter l’alliance des
autres puissances européennes pour la
bloquer. Deux guerres mondiales (1914-
1918, 1939-1945) finissent par briser le
rêve de domination. En  1945,
l’Allemagne est réduite en cendres,
placée sous le contrôle de ses
vainqueurs et divisée de 1949 à 1989 en
deux États.

Une nation comme les autres ? Dans la seconde

moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe,

l’Allemagne est emportée par une ambition

faustienne : édifier un empire de mille ans, égalant

ou même dépassant le Royaume-Uni victorien ou

les États-Unis. L’aventure s’achève en 1945 dans un

crépuscule des dieux wagnérien. C’est l’Allemagne

année zéro. Depuis cette défaite apocalyptique,

sous la direction étroite de Washington et de

Moscou, elle se normalise, se vouant au

commerce, et s’ancrant dans la construction

européenne.

Européanisée ou/et vieillissante


L’Allemagne, réunifiée et retrouvant
une complète souveraineté en  1991,
avec la fin de l’antagonisme Est-Ouest,
est-elle guérie de son oscillation
destructrice entre émiettement
impuissant et agressivité destructrice  ?
Depuis  1945, elle s’est démocratisée,
contrainte de réexaminer son histoire.
Elle s’est intégrée dans des
organisations qui l’encadrent  : Alliance
atlantique, Communauté puis Union
européenne… L’Allemagne apparaît
vaccinée contre tout délire de
domination. Elle s’engage très
prudemment dans toute intervention
internationale. Vieillissant, le pays
semble s’être emprisonné dans une
frilosité égoïste (méfiance extrême à
l’encontre de toute solidarité financière
entre les États de la zone euro).
Peut-être l’Allemagne rêve-t-elle
d’être une grande Suisse… Mais,
comme tout autre État, elle n’échappe
pas à sa géographie.
» Ancrée à l’ouest, elle sent tout le poids de

l’est, des nationalismes prompts à s’enflammer

d’Europe centrale et au-delà de l’ours russe qu’il

faut à la fois apaiser et dompter.

» En ce début de XXIe siècle, le sud, à son tour,

s’impose : bourbier balkanique, turbulences

méditerranéennes à la suite du choc des

printemps arabes (afflux brutal et massif de

réfugiés).

» L’Allemagne, consciente de son passé

tourmenté, ne peut s’isoler. Elle doit accepter

de se lier dans l’Union européenne avec des

États qui n’ont pas sa discipline. La relation

étroite et compliquée avec la France met en

lumière cette nécessité irritante où se trouve


l’Allemagne de travailler avec des partenaires

toujours imparfaits à ses yeux.


Allemagne

Au centre de l’Europe

L’essentiel en 5 secondes

» De la fin du XIXe siècle à  1945, l’Allemagne,

revendiquant une part substantielle de

l’hégémonie mondiale, défie les puissances

établies. Ratant son pari extrême, elle est

anéantie.

» Reconstruite, démocratisée, intégrée dans les

instances internationales, l’Allemagne devient

et se veut un État normal.

» L’Allemagne s’accepte comme le membre d’une

équipe, celle de l’Europe en construction, tout

en redoutant le laxisme de ses partenaires.


3
ANTHROPOCÈNE
E n  2000, la notion d’anthropocène  –
 l’âge de l’homme – est popularisée par
le chimiste et météorologue
néerlandais Paul Josef Crutzen et le
biologiste américain Eugene F.
Stoermer. Depuis la fin du XVIII
e
siècle
(1784  : brevetage par le Britannique
James Watt de la machine à vapeur,
technique fondatrice de la révolution
industrielle), les hommes créeraient,
par leurs activités, un nouvel âge
géologique. En  2008  est institué un
groupe de travail international sur
l’anthropocène. Commencent alors
débats et controverses. Ainsi, à quelle
date débute-t-il  ? Il y a  14000  ans,
lorsque des chasseurs-cueilleurs
asiatiques colonisent l’Amérique,
anéantissent de nombreuses espèces et
libèrent d’énormes quantités de
méthane, dans quelles proportions
modifient-ils la composition de
l’atmosphère terrestre ? Quel impact les
grandes découvertes du XVI
e
siècle, la
circulation et la mondialisation de
végétaux et d’animaux (par exemple, la
pomme de terre et le cheval) ont-elles ?
Les explosions en  1945  de la bombe
atomique font-elles prendre conscience
à l’homme du pouvoir de
s’autodétruire ?

Fin de l’histoire ?

L’anthropocène couronnerait la
mondialisation, cette dernière
s’inscrivant dans la matière même.
L’explosion des échanges de tous
ordres, les mélanges infinis, l’explosion
sans précédent des ressources
soumettent, comme jamais dans
l’histoire, la Terre aux outils de
l’homme. Les cycles naturels se
trouvent modifiés par les activités
humaines  : augmentation massive des
molécules de carbone dans
l’atmosphère suscitant des
changements climatiques  ; énergies
nucléaire et solaire rendant possibles
des avancées techniques considérées
comme impossibles (par exemple, de
nouvelles contractions des distances et
des vitesses de communication). Le
terme «  anthropocène  » suggère une
humanité maîtresse de la Terre, la
première mettant la seconde totalement
à son service. Mais les hommes restent
des apprentis sorciers, avançant à
tâtons, se persuadant qu’ils savent où
ils vont, alors qu’ils ne cessent de se
cogner contre l’inconnu. La
mondialisation, en multipliant les
contacts de toutes sortes, les ouvre les
unes aux autres, favorisant tout autant
une compréhension mutuelle que des
incompréhensions dangereuses.

Gérer la maison Terre

L’anthropocène, comme la
mondialisation, ne transforme pas la
condition humaine. L’homme lutte
toujours pour une survie qui n’est
jamais acquise. Les mêmes vieilles
incertitudes subsistent, obsédantes,
angoissantes  : pourquoi cette aventure
humaine  ? A-t-elle, peut-elle avoir un
sens ?

«  L’âge de l’homme  » lui rappelle


d’abord la «  finitude  » de la Terre.
Cette dernière lui appartient, en
principe. Toutes les ressources sont
systématiquement inventoriées et
appropriées, ou sont vouées à l’être. Les
territoires sont partagés, pris dans les
réseaux innombrables des
réglementations. Les autres espèces se
retrouvent sous la haute surveillance de
l’homme. Voici la Terre mondialisée et
humanisée !

La nature n’est pas pour autant


domptée. Des phénomènes aux
conséquences très lourdes pour
l’homme, comme les éruptions
volcaniques ou les inondations, lui
rappellent sa vulnérabilité. La
sophistication des instruments
d’observation ne garantit pas des
prévisions parfaites. Les grands
travaux, en changeant le cours des
fleuves ou la configuration des
paysages, introduisent des
perturbations qui leur échappent
toujours. L’Union soviétique, imbue du
productivisme marxiste-léniniste, a
défriché sans retenue, détourné les
fleuves et n’a réussi qu’à ravager une
immensité qui semblait pouvoir
supporter tous les outrages.

L’homme paraît éprouver le besoin de


surestimer sa puissance. Les
révolutions industrielles apportent aux
hommes un confort, une prospérité
qu’ils n’imaginaient pas, mais ne
stoppent en rien les bifurcations
erratiques de l’histoire, comme
l’illustre, en ce XXI
e
siècle, la réinvention
sans fin du religieux.

Qu’y a-t-il de vraiment différent avec


l’anthropocène  ? La conscience de plus
en plus aiguë que l’homme est et doit se
sentir responsable de la Terre. Tout
comme les dinosaures il y a des
millions d’années, l’espèce humaine
peut être anéantie par une catastrophe
naturelle. Mais ses paris prométhéens
peuvent également la blesser
mortellement. Ainsi un accident
nucléaire ou une pollution industrielle…
Il s’agit moins d’un changement
géologique que d’une mutation de la
relation des hommes à leur planète du
fait de l’augmentation de leur nombre
et de la capacité de leurs moyens
scientifiques et techniques.
Anthropocène

L’essentiel en 5 secondes

» L’anthropocène couronnerait la

mondialisation en consacrant la toute-

puissance de l’homme sur la Terre.

» Ce nouvel âge de l’humanité est tout autant

chargé d’incertitudes et de conflits que les

précédents.

» Les hommes butent contre le même défi de

survie que leurs ancêtres, mais l’explosion

démographique et une planète toujours plus

petite rendent ce défi d’autant plus pressant.


4
ARABIE
LA PATRIE DU PROPHÈTE AU
CŒUR DE LA RÉVOLUTION DU
PÉTROLE
De l’aube de l’histoire au XX
e
siècle,
l’Arabie fait partie des terres lointaines
et mystérieuses, isolées tant par leur
éloignement des zones peuplées que par
une nature difficile pour l’homme
(déserts de tous types, températures
extrêmes…).

L’islam wahhabite, levier et carcan

Au VII
e
siècle, l’Arabie entre dans la
grande histoire en devenant le berceau
du dernier monothéisme, l’islam fondé
par un marchand de La Mecque,
Mahomet (570  ?-632). À sa mort, ses
successeurs, portés par la jeunesse de
leur foi, édifient, en un siècle et par les
armes, un empire s’étendant de
l’Espagne à l’Asie centrale.
La péninsule arabique n’en demeure
pas moins ailleurs. Les empires
musulmans prennent des capitales plus
au nord, beaucoup moins excentriques :
Damas des Omeyades puis Bagdad des
Abbassides. L’Arabie reste une zone
troublée, peuplée de tribus nomades,
plus ou moins dans l’orbite de l’Empire
ottoman. Au XVIII
e
siècle, l’Arabie vit un
bouleversement façonnant
irréversiblement son histoire, l’union
entre Muhammad Ibn Ábd al-Wahhab
(1703-1792), promoteur d’un islam
strict (absolue unité du divin, caractère
incréé du Coran, condamnation de toute
innovation) et la famille des Sa’ūd,
fondatrice du Royaume d’Arabie
saoudite en 1932.

Le cadeau maléfique de l’or noir


Années  1930. Les colossales ressources
pétrolières de la péninsule sont mises
en exploitation. Le  14  février  1945, le
président Franklin D. Roosevelt, de
retour de la conférence de Yalta, proche
de la mort, et le roi Ibn Saoud concluent
le pacte historique du Quincy, du nom
du croiseur sur lequel est signé l’accord.
» L’Arabie saoudite réserve toute sa production

d’hydrocarbures aux seuls États-Unis.

» Les États-Unis sont érigés en protecteur du

royaume.

À partir des années 1970 (multiplication


spectaculaire des prix du pétrole),
l’Arabie saoudite s’enrichit
fabuleusement. Ce déferlement d’argent
transforme en quelques décennies un
peuple de Bédouins en une société
vivant de la rente pétrolière. Derrière la
modernisation du décor (urbanisation,
construction d’autoroutes,
d’universités…), les Saoudiens
demeurent façonnés par leurs mœurs
tribales  : police religieuse, maintien
sous tutelle des femmes.

Crépuscule d’une union théocratico-politique


Le pacte fatal  ? 20  novembre  1979. La Grande

Mosquée de La Mecque est occupée par un

commando de fondamentalistes islamistes. La

tragédie de cette prise d’otages ébranle tout le

monde musulman  : la gardienne des lieux saints

de l’islam, l’Arabie saoudite, montre son incapacité

à les protéger. Face à cette crise majeure, la

monarchie saoudienne opte pour un renforcement

du pacte avec le clergé wahhabite. Ce dernier

donne sa caution à toutes les décisions du pouvoir

royal (1990-1991  : accueil de centaines de milliers

de soldats infidèles  -  troupes américaines  -  sur le

sol sacré de la terre d’islam  -  l’Arabie

saoudite  -  pour libérer un État musulman  -  le

Koweït  -  de l’armée d’un État musulman -  l’Irak de

Saddam Hussein). En récompense de son soutien,

le clergé wahhabite reçoit le monopole de

l’éducation de la jeunesse saoudienne.


En ce début de XXI
e
siècle, l’Arabie
saoudite se retrouve confrontée à cinq
chocs interagissant les uns contre les
autres :
» L’insurrection houthiste au Yémen

Depuis 2015, l’Arabie saoudite, championne du

sunnisme le plus strict, enlise son armée au

Yémen afin d’y éradiquer le chiisme houthiste,

soutenu par le grand ennemi iranien.

» L’effondrement de la rente pétrolière

Les capacités financières de l’Arabie saoudite ne

sont plus illimitées du fait tant de la chute des

recettes issues des hydrocarbures que de

l’ampleur de la redistribution chargée d’apaiser

les revendications politiques.

» La monarchie à la recherche d’un nouveau

souffle

Tout au long de son existence, la monarchie

saoudienne est assiégée par une insatiable

famille. Depuis 2015, le prince héritier de l’Arabie


saoudite, Mohammed ben Salmane (MBS), tente

de briser cette emprise par un surcroît

d’autoritarisme - ce qui fait planer un doute sur

ses perspectives de réussite.

» L’incertitude de la protection américaine

Si jamais l’Arabie saoudite est emportée par un

ébranlement révolutionnaire, Washington, tout

comme en 1979 face à l’embrasement de l’Iran

du shah, assistera très probablement

impuissante à la tourmente.

» Le défi iranien

L’Arabie saoudite et l’Iran apparaissent engagés

dans un duel mortel pour la domination de la

région. L’une et l’autre sont des colosses aux

pieds d’argile, leurs atouts constituent autant de

cibles (ainsi La Mecque attirant des millions de

musulmans et donc excitant les terroristes).


Arabie

La patrie du Prophète au cœur de la révolution


du pétrole

L’essentiel en 5 secondes

» Jusque dans les années  1930, la péninsule

arabique reste en marge des turbulences du

monde.

» La mise en exploitation des colossales

ressources en hydrocarbures emporte

brutalement cette terre de Bédouins dans les

séductions et les anxiétés de la modernité.

» La valeur géopolitique de l’Arabie réside

d’abord dans son lien avec l’islam. L’Arabie est

la terre du Prophète, tout musulman doit

accomplir le pèlerinage de La Mecque.


5
AUSTRALIE
UNE ÎLE-CONTINENT
RATTRAPÉE PAR LA
GÉOGRAPHIE
A n 1770. L’Australie, isolée de la masse
eurasiatique depuis le crétacé, peuplée
d’Aborigènes depuis plus
de  40  000  ans, vit une aventure
humaine spécifique. Soudain, des
bateaux venus de la très lointaine
Angleterre, jettent l’ancre dans une baie
proche de la future Sidney (Botany Bay)
et déversent 800  forçats (repris de
justice et opposants irlandais), plus
quelques centaines d’hommes libres.
Ainsi naît l’Australie moderne,
bouleversant des équilibres millénaires
(ainsi les lapins venus d’Europe se
multipliant de manière exponentielle et
ravageant la faune et la flore).

La marque glorieuse de la Couronne


Au XIX
e
siècle, l’Australie est, comme les
deux Amériques, l’Afrique australe ou
même la très hostile Sibérie, l’une de
ces immensités à conquérir et à
exploiter vers lesquelles se bousculent
des Européens poussés hors de leur
continent par la surpopulation. En
quelques décennies, lors de la
«  première mondialisation  » (1850-
1914), l’Australie se trouve intégrée
dans le réseau économique planétaire
du Royaume-Uni.

En  1901, l’Australie, organisée et


dominée par les colonisateurs blancs, se
fédère en un Commonwealth
d’Australie approuvé par le Parlement
britannique. Lors des deux guerres
mondiales, elle fournit à la métropole
britannique soldats, denrées
alimentaires et crédits, s’imposant
comme l’un des piliers les plus solides
de l’Empire.

L’Australie est l’un des quinze États gardant

pour chef d’État le monarque britannique.

Le  6  novembre  1999, le gouvernement souhaitant

l’instauration en Australie d’une République saisit

le peuple par référendum lui demandant de mettre

fin au lien avec la Couronne britannique. Plus de

95  % des Australiens participent à la consultation,

près de 55 % des votants se prononcent en faveur

du maintien du lien, exprimant, en dépit de

l’éloignement géographique, leur attachement

viscéral à leur terre d’origine, à sa monarchie de

mille ans.

L’Australie, impossibles États unis du Pacifique

L’Australie et les États-Unis se


caractérisent l’une et les autres par un
territoire ouvert à la conquête,
bénéficiant de la protection naturelle de
l’Océan mondial. Mais l’Australie est
trop excentrée pour s’imposer comme
le cœur d’un système d’échanges. Au
XVI
e
siècle, l’Atlantique ne sépare plus
l’Europe et l’Amérique mais les relie.
Même au XXI
e
siècle, le Pacifique
demeure immense.

L’Australie peut être perçue comme une


ultime terre promise offrant aux
migrants toutes sortes d’occasions.
Mais l’Australie est un État parmi les
autres, contrôlant et défendant ses
frontières. Arrivée trop tard sur le
théâtre du monde, elle ne saurait
prétendre être le laboratoire d’une
utopie guidant toute l’humanité, elle ne
propose que d’agréables loisirs, comme
le surf sur ses déferlantes uniques.
Entre deux colosses plus les autres

» L’Empire britannique n’est plus qu’un

magnifique souvenir qui s’éloigne. Depuis les

combats très durs de la Deuxième Guerre

mondiale contre le Japon impérial, l’Australie

sent tout le poids du pullulement asiatique.

» En 1945, l’écrasement du Japon par les États-

Unis fait de l’océan Pacifique une mer

américaine. L’Australie devient l’un des points

d’appui majeurs pour contrôler le bassin.

» L’Asie-Pacifique de la fin du XXe siècle opère un

décollage économique d’une ampleur et d’une

vitesse peut-être uniques dans l’histoire. La

vaste zone met face à face les deux premiers

colosses du monde, les États-Unis et la Chine.

D’autres se profilent avec leurs appétits ou leurs

inquiétudes : Japon, Inde, Indonésie, Vietnam…

Quelle géopolitique pour l’Australie ?


» Se consolider en forteresse « blanche »

tenant tête au péril « jaune » ? Aucune

forteresse ne peut survivre longtemps sans

alliés extérieurs l’approvisionnant et lui

garantissant des secours extérieurs si elle est

assiégée. Les États-Unis ne sont peut-être plus

cette puissance suprême volant

automatiquement au secours de tout agressé.

» S’accepter comme une composante de l’Asie-

Pacifique ? L’Australie ne saurait renoncer à son

héritage anglo-saxon et se laisser submerger par

des millions d’Asiatiques. Mais le formidable

développement de l’Asie et sa consommation

massive de produits bruts - dont regorge

l’Australie - imposent à cette dernière de se

repenser comme une plaque tournante, une

puissance intermédiaire s’efforçant d’éviter ou

d’amortir les chocs entre les colosses.


Australie

Une île-continent rattrapée par la géographie

L’essentiel en 5 secondes

» L’Australie est l’un des plus beaux enfants de

l’aventure impériale britannique, elle ne

saurait l’oublier.

» L’Australie, île-continent du Pacifique Sud, est

prise dans les bouleversements géopolitiques,

provoqués par l’émergence du bassin du

Pacifique comme centre du monde au XXIe

siècle.

» Les atouts de l’Australie sont considérables,

mais elle reste une immensité vide, excitant

bien des convoitises.


6
AUTOSUFFISANCE
L’OBSESSION GÉOPOLITIQUE
L’ autosuffisance est l’un des deux buts
fondamentaux de la géopolitique
classique, l’autre – complémentaire du
précédent  –  étant le contrôle d’un
territoire aussi vaste que possible.
Toutes les politiques d’autosuffisance
mènent à la guerre ou au rationnement
et à la pauvreté. Or, l’autosuffisance,
loin de ne plus être qu’un rêve reconnu
comme inaccessible, hante toujours les
populismes.

Un objectif voué à l’échec

Au tournant des XIX -XX


e e
siècles, la
géopolitique naissante  –  notamment
dans son expression allemande  – est
modelée par le darwinisme social. Les
États sont analysés comme des
organismes vivants, devant croître s’ils
ne veulent pas décliner, et engagés
entre eux dans une lutte à mort pour le
contrôle de la planète. L’autosuffisance
doit garantir à toute grande puissance
la maîtrise de ses approvisionnements,
essentiellement ceux en matières
premières stratégiques (en premier
lieu, hydrocarbures).
L’espace vital (Der Lebensraum). Cette notion

organise la géopolitique allemande de la première

moitié du XXe siècle. De  1933  à  1945, l’Allemagne

d’Hitler, convaincue d’être asphyxiée dans un

territoire trop petit pour sa population, se lance

dans un combat total pour son espace vital, ce

dernier devant lui garantir toutes les ressources

(alimentaires, minières…) dont elle a besoin. Rien

n’est interdit, notamment l’élimination des peuples

habitant les zones revendiquées. La délirante

aventure se termine par l’anéantissement de

l’Allemagne.

La revendication d’autosuffisance régit


tout État convaincu que l’ordre
économique international est au
service des seules puissances établies
et voue ceux qui ne s’y soumettent pas
à une exclusion permanente  :
Allemagne hitlérienne et Japon impérial
dans les années  1930-1945  ; Union
soviétique, forteresse assiégée par le
capitalisme occidental ; dans la seconde
moitié du XX
e
siècle, ultimes bastions de
la révolution marxiste-léniniste (Chine
maoïste, Cuba castriste, Corée du Nord).

L’autosuffisance fait partie de ces


ambitions auxquelles l’homme renonce
d’autant moins qu’il ne peut pas les
atteindre. Des tribus isolées par la mer
ou la forêt sont sans doute vouées à
l’autosuffisance. Mais plus les sociétés
se développent et se complexifient, plus
leurs besoins se diversifient. Même des
colosses avec de vastes territoires,
comme les États-Unis ou la Chine post
maoïste, s’inscrivent dans des réseaux à
la géographie en adaptation
permanente  : importations de produits
bruts, chaînes de fabrication associant
des usines très éloignées, échanges
financiers…

Une quête toujours déçue, toujours


renaissante

En ce début de XXI
e
siècle, la formidable
poussée de mondialisation depuis les
années 1970 appelle inévitablement des
chocs en retour, chaque société tendant
à se fragmenter entre gagnants et
perdants. D’où d’innombrables rejets,
beaucoup idéalisant un avant où
chacun aurait eu sa place et aurait
bénéficié d’une authentique sécurité.
» La revendication d’autosuffisance, de

souveraineté se manifeste dans des pays très

intégrés dans le système économique

mondial : États-Unis du Tea Party (2008-2010) et

de Donald Trump (2017-2021) ; France

brandissant le patriotisme économique ; et


même Royaume-Uni du Brexit se libérant

en 2016 par voie référendaire du carcan de

l’Union européenne.

» Les pays du Sud (Chine, Inde, Vietnam…), lors de

leur libération ou de leur indépendance, optent

pour l’autarcie, rompant avec l’Occident et sa

domination de l’économie mondiale, même si

cet enfermement a pour prix la pauvreté. À

partir des années 1970, la pression

démographique, le besoin d’une croissance

forte convainquent ces États que leur

développement, leur enrichissement

requièrent leur ouverture, notamment

l’accueil d’investisseurs étrangers.

» La solution résiderait-elle dans une

autosuffisance continentale ? Dans les

années 1930-1945, la dislocation du système

économique mondial, à la suite du Jeudi noir de

Wall Street (24 octobre 1929), entraîne la

formation de blocs se prétendant


autosuffisants : Commonwealth britannique,

empire colonial français, Europe allemande,

sphère de coprospérité de la grande Asie

orientale autour du Japon. Aucun de ces

dispositifs, tous tenus par une puissance

directrice, n’est autosuffisant (la ressource

décisive, le pétrole, échappe à chacun).

Aujourd’hui, l’explosion des interdépendances

de toute nature soumet toute construction

autosuffisante à des pénuries graves

(notamment métaux rares).


Autosuffisance

L’obsession géopolitique

L’essentiel en 5 secondes

» L’autosuffisance est le concept économique

fondamental de la géopolitique classique.

» Toute politique d’autosuffisance ne saurait

qu’échouer, aucun territoire aussi vaste soit-il

(à l’exception peut-être de la terre dans sa

totalité) n’offrant toutes les ressources

indispensables à une société développée.

» Pourtant, la revendication d’autosuffisance ne

cesse de resurgir à travers le souverainisme,

pour lequel un État doit être le maître absolu

de lui-même.
7
BALKANS
CARREFOUR ET TOMBEAU
D’EMPIRES
La péninsule balkanique, cul-de-sac
superposant et enchevêtrant
d’innombrables couches d’invasions
barbares venues du fond de l’Eurasie,
est l’une de ces zones intermédiaires
où se heurtent et s’épuisent des
dynamiques impériales  : aux XV -XVII
e e

siècles, affrontement entre Autriche des


Habsbourg et Empire ottoman ; en 1914,
bras de fer mortel entre Autriche-
Hongrie et Russie, tous les deux
engloutis par la Grande Guerre… Tout
au long des années  1990, les combats
meurtriers de l’ex-Yougoslavie
confirment la malédiction embrasant
périodiquement les Balkans. Cette
fatalité peut-elle prendre fin ?
Un enchevêtrement d’ambitions frustrées et
indestructibles

Les Balkans, région de montagnes et de


corridors, sont un refuge accueillant
des perdants revêtant aisément les
habits de résistants.
Poudrière de l’Europe. Dans les dernières

décennies du XIXe siècle, les Balkans sont analysés

comme un baril de dynamite. Les mèches se

multiplient  : dépeçage des possessions

européennes de l’Empire ottoman  ; bousculade

d’appétits  ; anxiété des grands fauves (Autriche-

Hongrie, Russie…) redoutant toute humiliation d’un

parvenu  -  Serbie, Grèce, Bulgarie… En  1914, la

guerre est enclenchée par l’agression d’un

grand très fatigué  -  l’Autriche-Hongrie  -  contre

un petit  -  Serbie, ce dernier n’ayant cessé

d’exciter le colosse fissuré par les haines

nationales (28  juin  1914, assassinat du futur

empereur, l’archiduc François-Ferdinand

d’Autriche, par l’étudiant serbe Gavrilo Princip,

à Sarajevo).

» Banlieue d’empires

Toute banlieue est une zone grise aux frontières

floues et mouvantes. Aucune cité prestigieuse


mais des bourgs alignant des caravansérails

défraîchis. Les métropoles impériales,

conscientes qu’elles ont tout à perdre,

interviennent parce qu’elles ne peuvent plus

faire autrement. En juillet 1914, l’Autriche-

Hongrie tient à venger l’assassinat de celui qui

devait régner

sur elle, elle finit démantelée en 1918.

» Micro-impérialismes

Les Balkans, comme le Caucase ou l’Asie

centrale, sont des creusets de revendications

identitaires. Chaque peuple en pointillés

délimite le territoire auquel il a, à ses yeux,

légitimement droit au nom de l’histoire : Grande

Serbie, Grande Albanie, Grande Roumanie,

Grande Bulgarie, Grande Grèce… Et tous

s’entredéchirent (par exemple, sur la question

toujours actuelle de la Macédoine).

» De fragmentations en recompositions
En 1918, la Yougoslavie naît sous le nom de

royaume des Serbes, Croates et Slovènes.

En 1929, elle reçoit le nom de Yougoslavie.

En 1941, elle est démembrée par Hitler. En 1945,

la voici reconstituée par la poigne de Tito et la

volonté des vainqueurs, soucieux de remettre le

couvercle sur le chaudron balkanique. En 1991,

la Yougoslavie éclate à nouveau.

Paix barricadée, insaisissable réconciliation

En 1876, le chancelier Bismarck, fidèle à


son réalisme brutal, déclare que les
Balkans ne valent pas qu’on leur
sacrifie les os d’un seul grenadier
poméranien. Comme le rappellent tant
la descente aux enfers de l’été 1914 que
les tueries de la décennie 1990 (Croatie,
Bosnie-Herzégovine, Kosovo…) ou la
crise financière grecque des
années  2010, les Balkans restent un
lieu de carambolages entre
nationalismes.

Le  14  décembre  1995, les accords de


Dayton (en Ohio, aux États-Unis),
conclus sous les vives pressions de
l’administration Clinton, doivent
mettre fin aux combats et massacres
yougoslaves de la première moitié des
années  1990. La Bosnie-Herzégovine,
agglomérat de nations, condensé de
l’ex-Yougoslavie, est proclamée
république multiethnique, ses
principales composantes –  Serbes,
Croates, Bosniaques  –  s’engageant à
gouverner ensemble. Aucune
réconciliation n’intervient. Les Balkans
paraissent verrouillés dans un
cauchemar dont ils ne se réveillent pas.
Dans l’ombre, les nostalgies impériales
rôdent toujours (Turquie de Recep
Tayyip Erdoğan aspirant à ressusciter
l’hégémonie ottomane).

La mondialisation pénètre dans les


zones chaotiques par ses flux les plus
déstabilisants, des commerces douteux
(drogues, armes, argent sale…) à
l’entassement des damnés de la Terre.
Dans les années  2010, les Balkans
redécouvrent l’une des fatalités de leur
histoire : l’afflux de migrants déferlant
cette fois-ci non de la plaine russe
mais de l’est et du sud de la
Méditerranée (Libyens, Syriens…). Les
réflexes pluriséculaires reviennent vite :
érection de murailles, ruses multiples
des nouveaux venus pour contourner
les barrières…
Balkans

Carrefour et tombeau d’empires

L’essentiel en 5 secondes

» Les Balkans font partie des zones de

frottement des aires impériales  : promptes à

exploser et attirer dans leur brasier les

empires voisins.

» Les micronationalismes disposent dans les

Balkans du plus virulent des bouillons de

culture.

» Une paix balkanique est probablement

inaccessible, aucune puissance ne se montrant

prête à mettre au pas les semeurs de

désordre, ces derniers survivant par de

nombreux trafics.
8
CHINE
UN EMPIRE-MONDE QUI N’EST
PLUS QU’UNE GRANDE
PUISSANCE
Du premier empereur Shi Huangdi
(vers  –  259-210) aux guerres de
l’opium (1839-1842, 1856-1860), la
Chine est l’empire du Milieu ou du
moins en est-elle sûre… Au milieu du
XIX
e
siècle, les canons européens font de
la Chine un paria dans son propre pays.

En ce début de XXI
e
siècle, la Chine
dépasserait les États-Unis et accéderait
à la position très convoitée de première
puissance mondiale. La Chine reste-t-
elle la Chine, une planète à part  ? Ou
n’est-elle plus que l’un des deux
meilleurs élèves de la compétition
mondiale ?

Une ascension si ample et si rapide


1793. Lord Macartney, ambassadeur de George III

d’Angleterre, arrive en Chine afin de négocier

l’accès à son immense marché. Le contact tourne

court  : il refuse se prosterner devant l’empereur.

Près d’un demi-siècle plus tard, les Britanniques

ouvrent l’empire du Milieu à coups de canon.

Du milieu du XIX
e
siècle aux dernières
décennies du XX
e
siècle (avec les Quatre
modernisations de Deng Xiaoping), la
Chine s’effondre  : dépeçage par les
puissances européennes, renversement
de l’empire, impuissance de la
République, occupation japonaise, prise
du pouvoir par les communistes de Mao
Zedong, marches forcées vers la
collectivisation…

À la fin des années  1970, le


collaborateur (maltraité) et successeur
de Mao, Deng Xiaoping, décide une
rupture sans précédent. La Chine
renonce à son enfermement
pluriséculaire et se jette dans la
mondialisation : accueil des capitalistes
étrangers, envoi de milliers d’étudiants
dans les universités occidentales,
multiplication des touristes chinois… La
Chine s’impose comme l’usine du
monde. Le régime continue de se
définir comme marxiste-léniniste alors
que se multiplient les milliardaires
chinois et que les inégalités explosent.
Le pays connaît à la fois un début
d’aisance (développement des classes
moyennes) et souffre déjà des maux
d’une société riche  : pollutions
massives, désillusions des ratés de la
croissance, poids des personnes âgées.

Entre nationalisme et universalisme


Quelle Chine au XXIe siècle ?
» Tout colosse humilié veut prendre sa

revanche et rappeler au monde qu’il était et

reste le numéro un. Cette réaction façonne les

priorités internationales de la Chine : édification

d’îles artificielles en mer de Chine ; dépenses

militaires massives ; création de banques

alternatives (notamment Banque asiatique

d’investissement dans les infrastructures - AIIB)

face au Fonds monétaire international et à la

Banque mondiale).

» La Chine ne peut oublier que sa renaissance

spectaculaire se fait sur une terre

mondialisée, devant répondre à des urgences

globales : changement climatique, gestion

des équilibres dits naturels… Pour être

reconnu comme un « phare de l’humanité »

(selon le titre prestigieux attribué à Mao

Zedong), il ne suffit pas de brandir sa force, il

faut se montrer exemplaire dans la maîtrise du


développement économique, l’élimination des

pollutions, la préservation des espèces

menacées… La Chine connaît cet impératif

incontournable.

» La Chine bute alors contre un cumul de

dilemmes inédits pour elle : créer

suffisamment d’emplois pour des jeunes avides

de mieux vivre, alors que les revendications

sociales se durcissent et que les dépenses de

solidarité s’alourdissent ; assurer plus de fluidité,

plus d’ouverture afin de ne pas faire dérailler la

modernisation, tandis que le régime

communiste se résigne mal à perdre ses

privilèges, le numéro un chinois, le président Xi

Jinping, durcissant la répression contre les élites

rouges ; s’affirmer comme le nouveau géant du

monde sans susciter la coalition hostile de tous

ceux convaincus d’être menacés ou déstabilisés.

» Le défi géopolitique majeur pour la Chine est

incontestablement sa relation avec les États-


Unis. Les deux éléphants s’accepteront-ils

comme égaux travaillant ensemble pour

contribuer à une administration plus

raisonnable du monde ou au contraire leur

rivalité les enfermera-t-elle dans une rivalité

destructrice ? Finalement, l’issue dépendra de

l’intelligence de leurs gouvernants.

» Un second défi géopolitique, indissociable du

premier, concerne la relation avec la Russie.

Que faire de ce pays immense, le plus vaste du

monde ? L’amputer de la Sibérie et la dépecer,

comme l’a été la Chine au milieu du XIXe siècle ?

En faire un vassal comme la Russie de Kiev et de

Novgorod l’a été des Mongols (voir RUSSIE

L’EMPIRE ENCLAVÉ) ?
Chine

Un empire-monde qui n’est plus qu’une grande


puissance

L’essentiel en 5 secondes

» Pendant plusieurs milliers d’années, la Chine

se ressent comme «  la civilisation  » dans un

monde de barbarie.

» Le dépeçage de la Chine durant la seconde

moitié du XIXe siècle et la première moitié du

XXe lui impose de se réinventer en État-nation

parmi d’autres.

» En ce début du XXIe siècle, la Chine doit

parvenir à une relation équilibrée avec le

numéro un des deux derniers siècles, les États-

Unis. Il lui faudra, comme toujours, beaucoup

de lucidité et de raison pour atteindre ce but.


9
CLIMAT
VARIABLE GÉOPOLITIQUE ?
D ans les dernières décennies du XX
e

siècle, les instabilités du climat


planétaire, de mieux en mieux évaluées
par des outils sophistiqués, deviennent
une préoccupation géopolitique.
Nombre d’enceintes internationales
prennent conscience que ces
changements ne se réduisent pas à des
caprices de la nature mais s’inscrivent
dans des mouvements de fond, comme
la Terre en a vécu durant sa très longue
histoire. Surtout, ces phénomènes sont
porteurs de désordres sociopolitiques  :
deltas surpeuplés submergés par les
eaux, engloutissement d’États
insulaires, extension des zones
désertiques, migrations climatiques…

Le changement climatique fait partie


des problèmes globaux. Ces derniers
portent-ils une nouvelle géopolitique ?
Et/ou sont-ils finalement absorbés
dans et par les rivalités géopolitiques
traditionnelles ?

Un exemple majeur de la globalisation de la


géopolitique
Une nouvelle géopolitique, produit de la

mondialisation des phénomènes et de la

bureaucratisation de leur gestion. Le

changement climatique se caractérise par une

approche planétaire  : par exemple, en novembre-

décembre  2015, à Paris, la conférence des États-

parties à la Convention-cadre des Nations unies

sur les changements climatiques dite COP 21. Le

Groupe d’experts intergouvernemental sur

l’évolution du climat (GIEC ou IPCC), créé

en 1988, est initialement scientifique : mesurer de

manière aussi neutre que possible les

changements du climat. Le GIEC devient

inévitablement l’un des lieux et enjeux d’un débat

politique  : les modifications du climat sont-elles

«  normales  », obéissant à des oscillations

multiséculaires et donc devant être acceptées par

l’homme  ? Ou résultent-elles d’actions humaines

(révolutions industrielles depuis la fin du XVIIIe

siècle) exigeant que l’homme répare ou maîtrise ce


qu’il a perturbé par ses comportements d’apprenti

sorcier ?

Le XX
e
siècle, marqué par les guerres les
plus meurtrières de l’histoire humaine,
accouche en même temps de travaux
toujours en cours sur l’édification d’un
système mondial amenant l’humanité à
s’administrer comme une société
responsable d’elle-même et de sa
maison, la Terre. Ces réflexions se font
plus en plus pressantes du fait de
mutations de tous ordres :
» Contraction massive de l’espace et du temps,

amplifiant et accélérant toutes les circulations,

même d’éléments naturels comme l’air et l’eau,

créant des chocs d’une taille inattendue :

inondations, tsunamis…

» Constitution de la Terre entière en un espace

unique d’échanges (ainsi les émissions

artificielles de gaz carbonique - CO2 -, dont les


déplacements ignorent les frontières

interétatiques).

» Enfin, globalisation de tout problème social, de

l’organisation du commerce à la fiscalité, des

droits humains aux armements, du

réchauffement des pôles au changement

climatique. Est définie comme problème

global toute question ayant des dimensions

tant sectorielles (scientifiques, industrielles,

financières, politiques…) que géographiques

(locales, nationales, continentales,

planétaires…)

L’affrontement géopolitique du futur

Le changement climatique, comme tout


défi global, ne promet pas une
humanité enfin adulte, assumant
ensemble la Terre et ses ressources.
Au contraire, pour tous ceux
convaincus que les richesses du monde
sont surexploitées, la lutte pour leur
appropriation durera tant qu’il y aura
des hommes. Durant les années  2010,
les nationalismes protectionnistes, en
premier lieu, celui de l’administration
Trump aux États-Unis et de son slogan
«  America First  », font de la
souveraineté étatique un égoïsme sacré,
l’intérêt national ne devant être
subordonné à aucun intérêt supérieur,
comme la meilleure maîtrise du climat,
l’Administration Biden se montrant
fidèle à cette vision. Ce réflexe
d’enfermement dans une forteresse
sûre d’être imprenable demeure
viscéral chez l’homme  ; pourtant tous
les camps retranchés soit sont pris par
les assiégeants, soit s’autodétruisent !
Les grands conflits géopolitiques de
l’avenir seront globaux, dressant l’une
contre l’autre la vieille obsession de
rester maître absolu chez soi et la quête
laborieuse de règles universelles
encadrant l’humanité tout en ne
l’empêchant pas d’avancer, tout
progrès dans le domaine écologique
impliquant des innovations techniques.

Ainsi la maîtrise du changement


climatique passe-telle très
probablement par une révolution
énergétique, en clair l’abandon
progressif des hydrocarbures et le
développement des énergies
« inépuisables », comme le Soleil.
Climat

Variable géopolitique ?

L’essentiel en 5 secondes

» Le changement du climat constitue le

problème global par excellence avec ses

innombrables dimensions sectorielles et

géographiques.

» Le changement du climat fournit un exemple

majeur d’une nouvelle géopolitique se

centrant non sur la lutte pour les territoires,

mais sur les enjeux d’une administration de la

Terre comme une totalité.

» Ce bouleversement de la problématique porte

un affrontement inquiétant entre

souverainetés étatiques et gouvernance

planétaire.
10
CONSTRUCTION
EUROPÉENNE
AU-DELÀ DE LA
GÉOPOLITIQUE ?
À l’issue des deux guerres mondiales,
l’Europe et ses puissances en faillite se
retrouvent sous la cotutelle des deux
vainqueurs majeurs, les États-Unis et
l’URSS. Dans la moitié occidentale, sous
la garde et à l’abri du bouclier de
Washington, les Européens sont
fermement invités à se reconstruire et à
s’unifier (notamment avec le plan
Marshall de rétablissement de l’Europe,
1947-1951). Le projet de construction
européenne se cristallise, devant guérir
le vieux continent de la «  geopolitik  »,
cette science dite allemande de la
puissance.

Un processus technocratique

La construction européenne vise à lier


ensemble des États (dans les
années 1950, six États ouest-européens
au sein des Communautés
européennes  ; en ces années  2020, les
27  États de l’Union européenne, le
Royaume-Uni ayant consommé le
divorce) par la multiplication de leurs
échanges, ces interdépendances
produisant inexorablement une forme
d’unité politique.
La méthode Monnet. Le Français Jean Monnet

(1888-1979), ancien marchand de cognac, devient

lors de la Première Guerre mondiale l’un des

premiers hauts fonctionnaires internationaux (il

organise la répartition des matières premières

entre les puissances alliées de l’Entente). Pour

Monnet, les peuples, prisonniers de leurs passions

nationales, ne cherchent finalement qu’à

s’entretuer. La paix n’est possible qu’en les

contournant et en s’appuyant sur des techniciens

de l’administration ou des affaires formés pour

faciliter les échanges.

» Des domaines d’intégration qualifiés de

techniques

Les Communautés européennes s’appuient sur

le « technique » : charbon, acier, atome,

échanges industriels et agricoles… La création de

marchés encadrés par des règles et des organes

de contrôle (Commission européenne


régulatrice de la concurrence, Cour de justice

des Communautés puis de l’Union européenne)

doit transformer le politique, les

interdépendances modelant une forme de

conscience commune.

» Des États s’autodisciplinant

La construction européenne progresse par

accords interétatiques, des traités fondateurs

des années 1950 aux actes à vocation

constitutionnelle des années 1990-2000. Ces

pactes fabriquent un édifice de plus en plus

complexe (par exemple, émergence confuse

d’un pouvoir parlementaire européen), devant

amener les États participants à se concevoir

comme une équipe.

» La supranationalité

La « supranationalité » masque sous un terme

technocratique une démarche politique très

classique, la fédéralisation, processus par lequel

des entités politiques (États fédérés) se lient


dans un ensemble juridico-politique, régi par

des normes et des procédures supérieures

(fédération).

Chassez la géopolitique…

La construction européenne ne peut


échapper à l’entêtement des réalités,
ces dernières lui rappelant la
persistance des données géopolitiques.
» Le parrain américain

La construction européenne s’est faite à l’abri à

la fois du Rideau de fer verrouillant l’Europe

orientale et du bouclier américain bloquant la

menace soviétique. Depuis les années 1990, la

fin de la guerre froide et, à la fin des

années 2010, l’administration Trump rappelaient

aux Européens la précarité de toute protection

et l’impératif pour eux d’une défense assumée.

» Incontournable légitimité
La méthode Monnet, en faisant du politique un

sous-produit de la compétence technocratique,

oublie que tout processus historique (comme la

construction européenne) requiert pour réussir

une légitimité, en clair, dans un monde

démocratique, une implication active des

peuples prenant conscience d’un destin

commun. Depuis les années 1990, la difficulté

croissante des gouvernements à faire ratifier

tout traité européen de réforme des institutions

de l’Union confirme la difficile création d’une

conscience européenne d’un avenir assumé en

commun.

» Un territoire avec des frontières

Enfin, l’Union européenne ne cesse de

redécouvrir la contrainte incontournable de

son voisinage : ours russe, qu’il faut ancrer

dans l’Europe en dépit de ses nostalgies

impériales ; est et sud de la Méditerranée

renversant les dictatures pour s’enfoncer dans


une combinaison de luttes religieuses et de

guerres civiles ; Afrique subsaharienne tiraillée

entre décollages inégaux et poussées

terroristes… La garantie nord-américaine se

révélant toujours plus aléatoire, les pressions

africaines et moyen-orientales s’accroissant,

l’Union est condamnée, en dépit de sa nature

profonde d’entité commerçante et pacifique, à

se doter d’une démarche géopolitique. Cette

dernière est esquissée par l’instauration d’un

Haut représentant pour la politique étrangère

(traité de Lisbonne, 2007), mais la route est

longue et chaotique, exigeant un authentique

sentiment démocratique européen et la volonté

de penser le monde en termes de rapports de

force.
Construction européenne

Au-delà de la géopolitique ?

L’essentiel en 5 secondes

» Au lendemain des deux guerres mondiales, la

construction européenne réinvente l’Europe

occidentale de continent de la guerre en

laboratoire d’une utopie pacifique.

» La construction européenne parie sur la

multiplication des interdépendances technico-

économiques pour transformer le politique.

» Dans les années  1990, l’écroulement des murs

entre Est et Ouest, pays développés et pays

pauvres contraint l’Europe occidentale à se

repenser en processus géopolitique entre

Atlantique, Moyen-Orient et Afrique.


11
DÉMOCRATIE
UN ÉTAT COMME LES
AUTRES ?
D ans les années  1990, l’effondrement
de l’URSS ainsi que la conversion de
l’Asie maritime et de l’Afrique
subsaharienne à la démocratie
pluraliste promettent un âge d’or de
paix, d’économie de marché et de
promotion des droits de l’homme. Mais
bientôt, le  11  septembre  2001, les
attentats-suicides contre le World
Trade Center montrent tant les haines
que suscite cette démocratie à
l’occidentale que la hâte de ce régime
politique à adopter des mesures
d’exception mettant gravement en
danger les libertés sur lesquels il est
fondé. La démocratie se prétend
exemplaire, apportant aux hommes le
bonheur politique, mais pour autant
échappe-t-elle aux contraintes de la
géopolitique ?

Un État avec un territoire et une population à


défendre

Toute démocratie est une construction


humaine, soumise à tous les aléas de
l’histoire.
» Les idéaux démocratiques d’égalité et de

liberté se matérialisent dans des entités

territoriales précaires : cités grecques dans

l’Antiquité, États-nations depuis la fin du XVIIIe

siècle.

Toute démocratie implique un peuple, un

« nous » (citoyens, nationaux) clairement séparé

des « autres » dépourvus de droits au sein de

l’ensemble constitué et donc « inférieurs ».

Égalité et liberté se déploient dans ce peuple,

communauté ayant pour première priorité sa


survie, toutes ses lois se trouvant subordonnées

à cet impératif.

» La démocratie se croit un régime de paix,

mais elle ne vit pas sans ennemi

Les démocraties se font dans et par la guerre,

l’affrontement à l’autre - souvent qualifié

d’ennemi héréditaire - transformant une

population hétérogène, un territoire dessiné par

le hasard des victoires et des défaites en une

totalité cohérente, voulue par Dieu ou par

l’histoire.

» Nombre de démocraties sont impériales

De l’Athènes de Périclès à la République

américaine ou à la France de Jules Ferry,

beaucoup de démocraties conquièrent des

empires et, loin d’en être honteuses, en tirent

une immense fierté. Ces démocraties ont tout

de même besoin de se sentir universelles, leur

appétit de domination - composante essentielle


de la géopolitique - étant masqué ou transcendé

par un discours émancipateur.

Les États-Unis et la démocratie universelle. Les

États-Unis, tant avec la Société des Nations (SDN,

1919) qu’avec l’Organisation des Nations unies

(ONU, 1945), sont les initiateurs d’un pacte

démocratique planétaire, voué à lier tous les États

par des droits et des devoirs communs et égaux.

Mais les États-Unis sont également une très grande

puissance, la première du milieu du XIXe siècle à

l’aube du XXIe. Cette double position soumet en

permanence les États-Unis à un dilemme sans

solution satisfaisante pour eux  : doivent-ils, au

nom de la démocratie, accepter d’être un État à

égalité avec le plus petit d’entre eux ou doivent-ils

préserver leur prééminence en raison des charges

exceptionnelles que leur supériorité leur impose ?


L’ordre international démocratique peut-il être
« a-géopolitique » ?

La démocratie se définit comme le


régime du droit, la force n’est plus
qu’un instrument mobilisable en
dernier recours pour ramener les
violeurs de la règle dans la norme. La
démocratie, pour se sentir pleinement
en sécurité, doit non seulement être
entourée de démocraties mais aussi lier
toutes ces démocraties par un contrat
garantissant que toutes se comportent
conformément à ce pacte.
» Une égalité équivoque

L’ordre démocratique du multilatéralisme

(système onusien) repose sur l’égalité de droits

et de devoirs des États. Or, les inégalités de

puissance ne sont pas près de disparaître,

même s’il leur faut se dissimuler sous la

rhétorique démocratique. Les colosses (États-


Unis, Russie, Chine…) aiment à rappeler qu’ils

sont au-dessus des autres.

» La terre, unité géopolitique

L’ordre démocratique ne saurait qu’être

planétaire, régi par des normes communes

devenant pour les acteurs sociaux, et d’abord

pour les États souverains, une seconde nature.

L’universalisme démocratique fait de notre

planète une unité géopolitique. Il ne s’agit plus

de se disputer et de se répartir des territoires, il

faut désormais administrer le territoire terrestre

comme une totalité. Les rapports de force se

centrent alors sur la négociation des règles, sur

l’équilibre toujours instable entre préservation

de domaines intérieurs autonomes et

soumission à des cadres juridiques planétaires.


Démocratie

Un État comme les autres ?

L’essentiel en 5 secondes

» La démocratie se rêve comme la cité idéale,

mettant en place un ordre enfin juste. Mais la

démocratie n’échappe pas aux réalités

géopolitiques.

» L’ordre international démocratique pose les

États souverains comme égaux en droits et en

devoirs. Ces entités n’en restent pas moins

inégales de mille manières  : taille, richesse,

puissance…

» La paix démocratique requiert non seulement

des États démocratiques mais aussi un pacte

social entre ces États garantissant qu’ils se

traitent en égaux.
12
DÉMOGRAPHIE
LA POPULATION, ATOUT ET
CHARGE
«  Il n’est de richesse que d’hommes »,
selon la formule célèbre du légiste Jean
Bodin. Le poids des hommes ne se
réduit pas à leur nombre, il dépend
également de leur qualité, de leur
formation, de leur organisation. Une
foule, submergée par une émotion
forte, se transforme en horde
incontrôlable. Ce rassemblement
désordonné, remodelé par une
discipline brutale, peut devenir une
redoutable machine de guerre.

Un facteur indissociable d’une configuration de


forces

L’impact d’une population ne se


dissocie des multiples autres éléments
modelant la géopolitique d’un État.
» Chine
De l’aube de l’histoire au XXIe siècle, la Chine est

et reste le premier des géants démographiques,

oscillant entre phases de cohésion et de

splendeur et décompositions spectaculaires.

Dans ces alternances, ce qui demeure, c’est la

masse chinoise. Tout conquérant,

inéluctablement absorbé, soit se fait chinois

(Mongols au XIIIe siècle) soit s’enlise (Japon

impérial dans les années 1931-1945). Les

Chinois semblent ne pouvoir former une unité

qu’enfermés derrière une muraille et poussés en

avant par les caprices d’un tyran. La Chine

ouverte du XXIe siècle se révèle à nouveau

tiraillée entre risques de fragmentation et

tentations de renfermement.

» États de petite taille et de population réduite

Ces États doivent exploiter leurs spécificités

géographiques et jouer sur les rivalités de leur

zone. La Suisse (10 millions d’habitants en 2021),

en partie protégée par ses montagnes, affirme


une neutralité calculée entre l’Allemagne et la

France. En ce début de XXIe siècle, Singapour

(5,5 millions d’habitants), État-archipel, entouré

de voisins pesants (Malaisie, Indonésie), est très

consciente de son extrême vulnérabilité ; elle

développe obstinément le patriotisme

singapourien et veille jalousement à se

maintenir dans le peloton de tête des États

compétitifs.

La France  : une géopolitique du déclin

démographique. Colosse démographique de

l’Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles, la France est

rattrapée puis dépassée par ses ennemis tant

britannique qu’allemand. À l’issue de la guerre

franco-prussienne de 1870-1871, la France vaincue

ne garde qu’une option  : nouer des alliances

d’abord avec la Russie puis avec l’Angleterre

pourtant détestée afin de compenser son

irrémédiable manque d’hommes.


L’emprise aléatoire du politique

Une régulation volontariste de la


population peut viser tant à accroître
son nombre dans un objectif de
puissance et de domination que pour
contenir son augmentation par crainte
d’être submergée par un afflux excessif
de jeunes. Ce volontarisme définit l’État
moderne dans toutes ses dimensions  ;
cet État, même dans sa forme
démocratique et libérale, a pour
ambition ultime de maîtriser la société
dans sa totalité. Mais les résultats
obtenus sont souvent bien éloignés des
objectifs fixés.
» Contrôle de la natalité

La Chine maoïste opte, de 1979 à 2015, pour la

politique de l’enfant unique, afin de freiner la

multiplication des jeunes Chinois. Les Chinois,

tout en obéissant, gardent leur préférence pour


les garçons (notamment par l’élimination des

filles non désirées). Ainsi s’installe un

déséquilibre quantitatif entre les deux sexes

(106 hommes pour 100 femmes en 2021). Toute

société se sentant violée par les diktats du

pouvoir soumet les ordres d’en haut à ses

traditions !

L’Afrique subsaharienne des années 2000, où les

taux de natalité tardent à diminuer, confirme

que la régulation des populations exige une

mutation des mentalités. Le pouvoir politique ne

peut se contenter de poser des interdits, il lui

faut organiser par des transferts sociaux

institutionnels la solidarité entre les générations.

» Stimulation de la natalité

L’encouragement de la natalité est l’un des

instruments majeurs de tout régime

expansionniste, relançant en permanence la

mobilisation de sa population (Union soviétique

de Staline, États fascistes). Le succès est loin


d’être garanti : comment concilier familles

nombreuses et heureuses avec des ambitions

conquérantes entraînant très probablement la

guerre ? En ce début de XXIe siècle, l’islamisme

radical, comme nombre de dogmatismes,

condamne la maîtrise des naissances ; pourtant,

en particulier dans l’Iran khomeiniste, la natalité

baisse inexorablement, l’éducation et

l’information des femmes progressant en dépit

des interdits sociaux.


Démographie

La population, atout et charge

L’essentiel en 5 secondes

» La population est une source essentielle de

puissance comme de faiblesse. Comme tout

facteur humain, la population requiert d’être

organisée.

» La démographie fait partie des contraintes de

toute entité politique. Tout État fait dans une

certaine mesure la géopolitique de sa

démographie.

» La maîtrise de la population, de son nombre

est l’une des grandes préoccupations de l’État

contemporain. Mais l’efficacité des politiques

familiales demeure très variable.


13
DÉTERRITORIALISATION
FIN OU REMODELAGE DE LA
GÉOPOLITIQUE ?
D ans les dernières décennies du XX
e

siècle, les flux et les réseaux entre


sociétés, entre États se multiplient,
donnant le sentiment à beaucoup que
les territoires, espaces aux limites
clairement fixées, disparaissent, se
fondant dans une immensité planétaire
sans bornes. L’homme surestime
toujours ce qui lui arrive, décrétant
comme radicalement nouveau ce qui
n’est qu’un remodelage de réalités du
passé en un bricolage inédit. Les
territoires, en premier lieu le plus
géopolitique d’entre eux, l’État
souverain, s’évanouissent-ils, emportés
par le mouvement bourbeux de
l’histoire, ou ne font-ils qu’être
administrés ou gérés d’une manière
inédite afin de répondre aux
innovations technologiques, moteur
fondamental du changement ?

Dissolution des territoires ou…

Depuis la Seconde Guerre mondiale,


l’expansion spectaculaire des flux et des
réseaux de toutes sortes, couronnée par
la mise en place du réseau des réseaux,
l’Internet, affecte les territoires et
d’abord celui de l’État, par trois
mécanismes.
» Pénétration

Les mouvements de tous types - marchandises,

capitaux, individus, idées, modes… - explosent et

se faufilent partout, s’installant au cœur des

sociétés les plus isolées ou les plus fermées.

Tout facilite la circulation, qu’il s’agisse des outils

techniques (avion, téléphone…) ou des valeurs

dominantes, la mobilité professionnelle et


géographique apparaissant comme le vecteur

de la réussite.

» Liaison

Les flux produisent inévitablement des réseaux

assurant la régularité, la permanence des

échanges et appelant leur institutionnalisation.

Les territoires, de plus en plus liés ensemble,

perdent leur homogénéité, leur cohésion du fait

de ces innombrables connexions brouillant et

gommant les séparations entre intérieur et

extérieur.

» Régulation

Ces liens multiples, croisés, enchevêtrés

imposent la négociation de structures

supérieures, recevant pour double mission de

mettre de l’ordre dans cette effervescence

anarchique et d’établir des réglementations,

débordements et dérapages survenant

nécessairement.
Internet et les États. Internet met en lumière les

défis nés du développement simultanément

national et international d’instruments permettant

et donc amplifiant les échanges (d’abord verbaux

ou écrits) entre les êtres humains. Les acteurs, les

opérateurs, au nom de la créativité, revendiquent

une liberté totale. Les autorités publiques, elles,

sont confrontées à des enjeux graves de sécurité :

utilisation du réseau des réseaux par des

mouvements terroristes, des trafiquants de

drogues, d’organes, d’enfants…

L’homme est et reste un animal territorial

Les territoires, même si leurs limites


deviennent invisibles par l’allégement
des contrôles ou plus exactement par
une autre organisation de ces contrôles,
sont toujours là. Les distances peuvent
être massivement raccourcies, elles
n’en subsistent pas moins, infimes
mais présentes.
» L’État territorial demeure un mode

difficilement contournable d’organisation

sociale

L’État, indissociable de son territoire, en est le

maître, ce qui lui confère un pouvoir unique,

toute personne physique ou morale ayant

besoin d’un ancrage territorial (nationalité pour

les individus, adresse du siège social, des usines,

des bureaux pour les entreprises). Cet impératif

territorial ne peut disparaître tant que les êtres

humains ont un corps et les entités ont besoin

d’une localisation.

» L’appropriation des territoires, conflit sans

fin

La géopolitique naît au tournant des XIXe-XXe

siècles pour étudier les États dans leurs

dimensions territoriales. Les échanges, les flux

sont perçus comme des liens précaires,


n’altérant pas le cœur des rapports entre entités

politiques, ces dernières n’ayant que deux

préoccupations : soit étendre leur territoire, soit

le défendre. Aujourd’hui, flux et réseaux, par

leur importance et leur diversité, deviennent des

moyens de pouvoir (déplacements de capitaux,

manipulation d’informations, utilisation des

migrants par les États d’origine pour peser sur

les États d’accueil).

La déterritorialisation ou plus exactement

l’utilisation des flux et des réseaux peuvent être

la continuation de la géopolitique par d’autres

moyens.
Déterritorialisation

Fin ou remodelage de la géopolitique ?

L’essentiel en 5 secondes

» Relèvent de la déterritorialisation tous les

phénomènes de pénétration et parfois de

dislocation des territoires et surtout du plus

organisé d’entre eux, l’État souverain défini

notamment par ses frontières.

» La déterritorialisation contribue à remodeler

les problématiques géopolitiques, la conquête

des territoires tendant à être remplacée par

leur appropriation par les flux et les réseaux.

» La déterritorialisation reformule le conflit

sans fin entre nomades et sédentaires du fait,

cette fois-ci, des innovations technologiques

souvent nommées « révolution de l’Internet ».


14
DIASPORAS
AU SERVICE D’ÉTATS OU
D’ELLES-MÊMES ?
L es diasporas, morceaux ou
prolongements de nations dispersés
hors de leur terre d’origine, sont
perçues jusque dans les dernières
décennies du XX
e
siècle comme propres
aux peuples n’ayant pas de vraie patrie
dans laquelle ils puissent s’épanouir.
Ainsi les juifs éparpillés dans nombreux
pays, souvent maltraités et se
souhaitant chaque année «  l’an
prochain à Jérusalem  ». Ainsi les
Libanais, formidables marchands d’un
pays, le Liban, regardé avec
condescendance comme un faux État.

Or, le positionnement des diasporas


change : craintives et silencieuses, elles
prennent la parole, affirmant une
autonomie problématique d’abord pour
leur État d’hébergement.
Des groupes pris entre au moins deux loyautés

Toute diaspora est le produit


d’innombrables cheminements
d’individus, de familles finissant par
former une communauté dans un
monde étranger. Une diaspora doit se
dissoudre dans son pays d’accueil, mais
est-ce possible ?
» Juifs

À l’aube du XIXe siècle, dans le sillage de la

Révolution française, les juifs d’Europe

occidentale sont libérés de leur carcan

pluriséculaire. Leur émancipation a un prix :

l’assimilation, la renonciation à l’identité juive. À

la fin du XIXe siècle, notamment lors de l’affaire

Dreyfus (1894-1906), des juifs, en particulier le

père du sionisme Theodor Herzl, prennent

conscience qu’un juif parfaitement assimilé reste

un juif. La diaspora juive doit retrouver une terre

(en clair, le lieu de ses origines, la Palestine) et


s’y réenraciner. Cette diaspora ne peut

qu’osciller entre un désir peut-être impossible de

se fondre dans la culture d’accueil et le retour à

Sion (Israël). La diaspora (plus de la moitié du

nombre total de juifs) ne saurait oublier son lien

avec l’État hébreu, se trouvant condamnée à être

soupçonnée d’être au service de la géopolitique

de cet État.

» Chinois

Le marchand chinois est une figure de beaucoup

de pays, notamment d’Asie du Sud-Est. Le

commerçant étant un très commode bouc

émissaire, la diaspora chinoise, très consciente

de ce problème, veille à se montrer aussi

discrète que possible jusqu’au coup d’arrêt du

confinement en 2020.

» Wokisme

Relève du wokisme tout ce qui pose une identité

en un tout non négociable, toute extrême

conscience des différences raciales. Le


phénomène accomplit un développement

spectaculaire dans les sociétés américaines et se

diffuse dans toutes les parties du monde.

Des acteurs géopolitiques ?

Les diasporas sont des minorités parmi


d’autres. Elles aussi promeuvent le
droit de chacun et de tous d’être soi.
» Travailleurs migrants de la péninsule

arabique

Des millions de migrants venant du sous-

continent indien ou des Philippines offrent une

main-d’œuvre soumise et peu coûteuse aux

riches monarchies de la péninsule arabique. Ces

hommes et ces femmes constituent-ils des

diasporas ? Une diaspora implique des réunions,

des institutions, des fêtes périodiques. Les

ouvriers et domestiques étrangers dans le Golfe

disposent de si peu de liberté et de droits et

sont si surveillés qu’il leur est probablement


impossible de développer des espaces

autonomes de vie sociale.

» Musulmans d’Europe occidentale

Les musulmans d’Europe occidentale

constituent de multiples diasporas, prenant

forme autour de leur identité de naissance, et

s’inscrivant dans le cadre de leur État d’accueil

(par exemple, Marocains de France). Ces

diasporas sont attentivement suivies par leur

État d’origine. Les individus ne sauraient que se

fragmenter entre ceux tenant à demeurer

fidèles à leur première patrie et ceux ayant pour

priorité l’assimilation.
Diasporas et Union européenne. L’Union

européenne a parmi ses fondements la libre

circulation des personnes, leurs migrations devant

faciliter et encourager le mélange des peuples.

En 2017, le Brexit confirme l’extrême difficulté pour

tout peuple d’accepter l’arrivée brutale et massive

sur son territoire d’étrangers même considérés

comme proches (au Royaume-Uni, afflux

d’Européens de l’Est).

L’émergence des diasporas comme


acteurs sociaux peut éventuellement en
faire des moyens géopolitiques
d’influence pour leurs États d’origine,
ce qui ne peut que susciter la méfiance
des États d’accueil. La présence des
diasporas illustre surtout la
complexification de la problématique
géopolitique, avec la multiplication des
acteurs non étatiques (organisations
non gouvernementales  –  ONG,
mouvements de tous ordres et
évidemment diasporas…) développant
des jeux spécifiques entre sociétés,
États et bureaucraties internationales.
Diasporas

Au service d’États ou d’elles-mêmes ?

L’essentiel en 5 secondes

» Longtemps, les diasporas, composantes de

peuples dispersés hors de leur territoire

d’origine, ne peuvent oublier leur position

fondamentalement précaire au sein de leurs

États d’accueil.

» La problématique géopolitique des diasporas

change radicalement dans les dernières

décennies du XXe siècle en raison de la

reconnaissance du droit de toute identité à

être elle-même.

» Les rapports entre diasporas, États d’origine et

États d’accueil sont voués à se compliquer, ces

diasporas se montrant tiraillées entre leurs

diverses loyautés.
15
DROIT
CIVILISER LES JEUX
GÉOPOLITIQUES
P our la géopolitique classique, le droit
se réduit à des accords de troc. Tels sont
les traités de paix fixant le déséquilibre
entre vainqueurs auxquels est reconnu
le droit de prendre tout ce qu’ils
peuvent piller et vaincus n’ayant pas
d’autre alternative que la soumission.
Le droit sert alors à photographier les
rapports de force.

Depuis le XVII
e
siècle, la multiplication
des relations entre entités
s’accompagne d’une formidable
expansion du droit. Les États, sans
renoncer à la guerre, développent,
presque malgré eux, une société de plus
en plus complexe et sophistiquée.

Le droit civilise la géopolitique, mais


l’abolit-il ?
Instrument, enjeu, cadre

Le droit entre les États met d’abord en


forme leurs inégalités. Le fort impose,
arrête les règles du jeu et les modifie si
de nouvelles lui conviennent mieux. Le
faible obéit, veillant à ne pas protester
ou à ne pas se plaindre pour ne pas
agacer le maître de l’ordre et de la paix.
Mais le droit échappe aux puissants par
trois mécanismes, tous en bousculant le
réalisme de la géopolitique.
» Un impératif égalitaire

Le droit international, essentiellement

interétatique, est l’un des nombreux enfants de

la modernité individualiste et égalitariste. Les

États, quelles que soient leurs inégalités de fait,

sont posés comme égaux en droits et en

devoirs. L’égalité doit tout régir, de l’organisation

des échanges à la protection des droits de

l’homme.
» La « multilatéralisation »

Les traités bilatéraux ne vont pas au-delà du

marchandage. Les négociations multilatérales,

quant à elles, font des États participants les

membres d’un ensemble, d’un club à construire

avec des intérêts supérieurs.

» La pénétration de toute la vie sociale

Les droits tant nationaux qu’internationaux

remodèlent toute la vie sociale, des pratiques

concurrentielles aux normes sanitaires, de

l’environnement à la justice pénale. Aucune

action n’est souveraine, toutes relèvent de

pactes informels ou officiels liant des nombres

variables d’États.

La géopolitique ne peut plus traiter son


sujet privilégié, l’État, comme une
entité souveraine. Le voici ligoté,
encadré, subordonné  ! Mais cesse-t-il
d’être un acteur géopolitique ?
Abolir les rapports de force ?

Le pacte Briand-Kellogg (27 août 1928). En pleine

fin d’été, 57  États, soit la quasi-totalité des entités

souveraines d’alors, mettent par un traité

international la guerre hors la loi. Un peu plus de

dix ans plus tard, le plus atroce des conflits, la

Deuxième Guerre mondiale (1939-1945) ravage le

monde. Ce que se refusent de voir les maîtres de

l’ordre international, c’est que le droit n’est

respecté que dans deux situations  : 1. les parties

prenantes se montrent intimement, presque

charnellement décidées à assumer leurs

engagements  ; 2. une puissance supérieure

dispose de la volonté et de la capacité de

ramener dans le droit chemin récalcitrants et

délinquants.

» Le droit est une abstraction. Seuls existent

des systèmes juridiques, les acteurs (d’abord


les États) jouant de leurs contraintes et de

leurs opportunités.

La géopolitique ne peut effacer son idée

fondatrice : les entités politiques sont les

animaux d’une jungle, chacun lutte pour sa

survie. Tout pacte entre des États a pour

ambition de dompter cette jungle et d’ébaucher

une société. Mais les États sont-ils prêts à jouer

le jeu, à renoncer à ce qui les met à part : le

contrôle d’un territoire, l’octroi de la citoyenneté,

le monopole de la force.

» Tant que les États souverains resteront les

responsables ultimes de la sécurité de leur

territoire et de leur population, aucun pacte

social interétatique ne saurait effacer la

jungle.

Un ordre juridique appelle un arbitre, un policier

garantissant le règlement des conflits. Jusqu’à

présent ce gardien reste soit une puissance

(États-Unis en particulier), soit une enceinte


n’ayant de volonté que si les grandes puissances

le veulent (Conseil de sécurité des Nations

unies).

Le droit a besoin de la force pour que chacun

sache que sa violation donnera lieu à une

sanction et que cette sanction sera appliquée.

En outre, la force, pour être légitime, doit être

ressentie comme juste. Dans cette

perspective, l’ordre international reste pris

dans les équilibres et les déséquilibres de la

géopolitique.
Droit

Civiliser les jeux géopolitiques

L’essentiel en 5 secondes

» Les États souverains concluent entre eux des

pactes sociaux, régionaux et universels,

techniques et politiques. Ces contrats

encadrent et disciplinent les États, les mettent

à égalité. Ainsi se constitue l’environnement

juridique planétaire.

» Les États, tout en se subordonnant au droit,

savent qu’en dernier ressort leur sécurité

dépend d’eux, le policier mondial, le Conseil de

sécurité de l’Organisation des Nations unies,

n’agissant que si les plus puissants le veulent

bien.

» Le droit, sans contrat social l’établissant, ne

supprime pas la géopolitique, il la soumet,

avec des succès variables, à des règles.


16
EMPIRE
LE PREMIER BÂTISSEUR DE
PAIX
L es époques de paix coïncident presque
toujours avec une hégémonie
impériale  : Pax romana dans le sillage
du triomphe d’Octave-Auguste (Ier-IIe
siècles)  ; Pax mongolica (XIIIe siècle)
permettant le développement de la
route de la soie  ; Pax britannica (1815-
1914) sous la garde de la Royal Navy,
veillant à la sécurité des océans… Toute
paix impériale est imposée par une
puissance l’emportant par les armes  ;
mais ces dernières se révèlent
dérisoires si elles ne sont pas au service
d’une authentique intelligence
politique.

Au XXI
e
siècle, dans un monde
fondamentalement démocratique, où
tout pouvoir se trouve immédiatement
contesté, une paix impériale est-elle
possible ?

Conditions et incertitudes de la paix impériale

La paix impériale combine trois


éléments en interaction, tous se
détériorant inexorablement.

Une puissance incontestée et incontestable


La puissance unificatrice s’impose par
ses victoires sur les champs de bataille.
Chaque coup la frappant déchaîne sa
vengeance ou sa répression, rappelant
aux rebelles qu’aucune révolte ne
restera impunie. Cette puissance ne
doit, ni ne peut se contenter de frapper,
il lui faut apporter à ceux qu’elle
soumet un mode de vie envié  : Rome
couvrant les rivages de la Méditerranée
de villes à son image  ; l’Angleterre
victorienne diffusant ses pratiques
sociales (rite du thé, cricket…) à toutes
ses possessions.

Une emprise territoriale bien définie


L’ordre impérial requiert une stricte
séparation, une muraille entre intérieur
et extérieur, entre civilisation et
barbarie. Tout empire, pour durer, exige
des pactes en général non écrits entre
lui et ses protégés. L’empire garantit la
sécurité de ceux qu’il domine, ces
derniers fournissant des contingents de
soldats et contribuant au financement
des charges communes. Si le mur
craque, et que l’empire échoue à
colmater les brèches, l’effondrement
est inexorable.

Une paix intégrant les défaites


Un empire a besoin de défaites. Celles-
ci prouvent sa capacité à subir et à se
redresser. Face à Napoléon puis à
Hitler, l’Angleterre encaisse… puis rend
coup pour coup. Cette résilience fait le
prestige d’un empire.

La Pax americana. De la fin de la Deuxième Guerre

mondiale aux années  2000, la paix mondiale est

fondamentalement une Pax americana, les États-

Unis garantissant tant la sécurité de plusieurs

continents (Europe, Asie maritime, Moyen-Orient…)

que la libre circulation sur les océans. Toute paix

s’use. Les États-Unis donnent et reçoivent

beaucoup de coups. Tant l’administration Obama

(2009-2017) que les administrations Trump (2017-

2021) et Biden (depuis  2021) annoncent et

amorcent le repli. America First !

Décomposition de la paix impériale


Toute paix est un processus incertain et
sans fin. Chaque type de paix se défait
selon ses dynamiques spécifiques.
» Éphémère puissance exceptionnelle

La puissance impériale doit toujours se montrer

la plus forte et, en outre, être suffisamment au-

dessus des autres pour combiner sévérité et

pardon. Puis vient le déclin, plus ou moins long,

durant lequel cette puissance doit négocier,

compromettre, multiplier tolérances et

concessions. Ainsi les États-Unis s’appuyant sur

des alliés à la solidité et à la loyauté équivoques :

Iran de Muhammad Rizā, Arabie saoudite…

» Une bousculade d’appétits

Souvent se profilent un ou des prétendants à la

succession. Aujourd’hui la Chine, du fait de sa

masse, de son spectaculaire développement,

paraît prétendre s’emparer du trône des États-

Unis, mais les doutes ne manquent pas, de

l’avenir du régime communiste aux méfiances


que suscite le dragon chinois. De plus, au

banquet mondial de la puissance, de nombreux

colosses de taille variable réclament leur part

d’hégémonie.

» Un empereur institutionnel ?

La Société des Nations (SDN) puis l’Organisation

des Nations unies (ONU) sont parfois définies

comme des empereurs collectifs ou

institutionnels, les puissances majeures

s’unissant (en principe) pour constituer un

pouvoir impérial administrant l’ordre mondial.

L’empereur collectif se révèle très précaire. Les

géants tombent d’accord pour faire taire les

petits, mais oublient rarement leurs

susceptibilités et leurs rivalités.

À l’âge démocratique, l’empereur doit être caché.

La multiplication, la sophistication des

techniques de communication ne sauraient que

réveiller les mythes dangereux d’empereurs

occultes, véritables maîtres du monde.


Empire

Le premier bâtisseur de paix

L’essentiel en 5 secondes

» La paix impériale, par laquelle le plus fort

d’une région s’en fait le gardien et le

protecteur, est historiquement la plus

fréquente et la moins instable des paix.

» Tout ordre, à l’instar de la paix impériale, se

dégrade inexorablement. L’empire se fatigue

et suscite des convoitises croissantes finissant

par le dévorer.

» En ce XXIe siècle, où la demande d’égalité se

révèle infinie et toujours frustrée, une paix

impériale ne saurait être légitime qu’en

revêtant des formes démocratiques.


17
ENNEMI
LE GRAND UNIFICATEUR
S elon le juriste constitutionnaliste le
plus célèbre du nazisme, Carl Schmitt
(1888-1985), la responsabilité première
du pouvoir politique est de désigner
l’ennemi, cet autre contre lequel la
communauté nationale se soude,
menant avec lui une lutte mortelle.
Cette vision façonne la géopolitique
classique, celle de nationalismes
convaincus d’être chargés d’une
mission et hantés par un possible
anéantissement par l’ennemi.

Une notion pivot de la géopolitique


darwinienne

L’Europe du XIX
e
siècle, dans laquelle
mûrit la géopolitique, est régie par une
compétition permanente et épuisante
entre des États tiraillés entre deux
légitimités, celle crépusculaire des
monarchies de droit divin et celle en
formation des nations démocratiques.
» L’État-nation s’édifie contre un ennemi, par

lequel il découvre et fabrique sa différence.

Le combat contre l’ennemi unit ce qui pendant

des siècles est fragmenté : les Allemands contre

la France, les Italiens contre la France et

l’Autriche, les Slaves du sud contre l’Autriche…

Cet ennemi, en général un voisin encombrant et

ambitieux, est imposé, mais il doit aussi être

choisi. Dans les années 1890-1914, l’Allemagne

multiplie les ennemis (France, Royaume-Uni,

Russie), découvrant qu’elle doit se battre sur

deux fronts. La France, quant à elle, comprend

qu’elle doit accepter la suprématie de la

« perfide Albion » pour se concentrer contre

l’Allemagne qui menace de la détruire.

» La notion d’ennemi révèle l’interrogation

centrale de l’État-nation : qu’est-ce qui fait


positivement son unité ?

Tout État-nation est composé d’ingrédients

hétérogènes : provinces, micronations,

communautés religieuses… Les guerres

mélangent, malaxent ces groupes, leur donnent

des haines communes. Mais la nation n’a-t-elle

pas besoin d’un réel ciment ? Les principaux

États-nations européens édifient des empires,

s’érigeant en promoteurs de valeurs

civilisatrices. Le colonisé ne mérite pas d’être

reconnu comme un ennemi, il est un matériau

que l’Européen façonnera en homme.


L’ennemi héréditaire. Tout peuple aurait un

ennemi privilégié, avec lequel il serait voué à une

guerre perpétuelle. Ainsi l’Allemagne pour la

France, et réciproquement… L’ennemi héréditaire

n’existe pas. La France a, du Moyen Âge au début

du XXe siècle, son plus long et plus dur

affrontement avec l’Angleterre. L’Allemagne, pour

sa part, mène son combat des deux guerres

mondiales pour le contrôle de l’Europe contre les

Anglo-Saxons et la Russie (la France étant et se

sachant dépendante de ses alliés).

Un concept dépassé ?

Nombre des guerres du XX


e
siècle
poussent à l’extrême la notion
d’ennemi. Ce dernier n’est plus un rival
à vaincre, mais une espèce nuisible
qu’il faut exterminer  : conquérants de
l’Ouest éliminant les Indiens,
Allemagne nazie et sa lutte à mort
contre les races dites inférieures. En
même temps, la dureté des combats et
les occupations révèlent que l’inimitié
est une relation complexe, productrice
d’intimité.
» De la guerre à la compétition

L’universalisme, porté par les États-Unis

triomphants de la Deuxième Guerre mondiale,

traite l’ennemi comme un autre dévoyé qui,

ayant été ramené au dénuement extrême par

des bombardements massifs, est remodelé pour

entrer dans le cercle des élus démocratiques. La

croissance économique et le marché, en libérant

les hommes d’une logique de pillage,

transforment les anciens ennemis, voués à

s’entretuer, en concurrents, certes rivaux, mais

tout de même réunis par un souci commun, une

prospérité offrant au plus grand nombre la

promesse d’une vie meilleure.


» Des États-nations à l’humanité

Le système onusien abolit (déjà sur le papier) la

notion d’ennemi. Les États membres formant

une société ne peuvent plus être des ennemis ;

si l’un d’eux en attaque un autre, il est un

délinquant que le policier mondial, le Conseil de

sécurité, a pour responsabilité de ramener dans

le droit chemin. Dans les dernières décennies du

XXe siècle, le bloc soviétique se défait

inexorablement, le développement d’armes de

destruction massive rend très dangereuse toute

grande guerre, les défis écologiques se font plus

pressants. La notion d’ennemi paraît dérisoire,

l’humanité prenant conscience qu’elle se

comporte en apprentie sorcier et qu’il lui revient

de beaucoup mieux gérer sa fragile maison, la

Terre. Ou, au contraire, les ressources étant de

plus en plus disputées, chaque homme serait un

ennemi !
Ennemi

Le grand unificateur

L’essentiel en 5 secondes

» Dans la géopolitique classique darwinienne, la

lutte avec un ennemi censé être perpétuel

constitue l’État-nation, soudant son peuple

contre un autre diabolisé.

» La notion d’ennemi révèle l’incertitude

structurelle de l’État-nation  : ce dernier est-il

fait aussi d’éléments positifs ?

» La délégitimation de la guerre et les mutations

de la mondialisation contraignant l’humanité

à se penser comme une société unique exigent

de repenser la notion d’ennemi, sans être

certain qu’elle n’ait plus de sens.


18
ÉQUILIBRE
L’HORIZON TOUJOURS
FUYANT DE L’ORDRE
INTERNATIONAL
Du Moyen Âge aux deux guerres
mondiales, le concept d’équilibre,
opposé à celui d’empire mais
inséparable de lui, régit la géopolitique
de l’Europe. Ce continent va de
tentative en tentative d’unification
impériale, de Charles-Quint à Hitler,
toutes ces entreprises butant contre des
coalitions ayant pour but de rétablir et
de maintenir l’équilibre européen.

Ce système entre dans sa crise finale


avec les deux guerres mondiales,
accouchant d’un équilibre planétaire
entre les États-Unis et l’Union
soviétique. En  1989-1991,
l’effondrement du bloc soviétique
enterre cet équilibre Est-Ouest. Mais la
notion d’équilibre est-elle morte ou se
réinvente-t-elle ?
Des équilibres au remodelage sans fin

Les siècles d’équilibres et donc de


déséquilibres européens vivent dans
une révision jamais terminée des
hiérarchies de puissance.
» Un ordre instable, la guerre étant seule

capable de fixer temporairement la

configuration des puissances

Le continent de l’équilibre européen est tout

autant celui des guerres à répétition. Chaque

période de calme très relatif se termine par des

conflits apocalyptiques : guerres de la

Révolution et de l’Empire (1792-1815) achevant

le Siècle des Lumières ; guerres totales de 1914-

1918 et de 1939-1945 à l’issue de « la Grande

Paix » de 1815-1914.

» Un envers plus ou moins caché : l’expansion

impériale

Les puissances européennes des XVIe-XXe siècles,

tout en se combattant férocement, ouvrent et se


disputent la planète, leur inépuisable énergie se

déchaînant de mille manières : luttes religieuses,

explosions sociales, appropriations de

territoires…

» Un arbitre finalement englouti par la

tourmente

Tout ordre entre des entités souveraines et

inégales en force requiert un gardien, un arbitre

intervenant lorsque l’équilibre apparaît menacé

de disparaître par une puissance

particulièrement offensive : France

napoléonienne, Allemagne hitlérienne…

L’Angleterre assume cette fonction régulatrice,

utilisant longtemps ses capacités financières.

Mais, lors des deux guerres mondiales, elle se

ruine, soutenue, non sans conditions, par les

États-Unis.
L’équilibre, un ordre idéal  ? Un ordre

international, monopolisé par une poignée d’États

importants, est souvent présenté comme « idéal ».

Aucun des acteurs ne domine, tous (au moins les

élus) sont égaux ou croient l’être. L’histoire suggère

une réalité plus contrastée  : seules les grandes

puissances du moment sont admises au banquet ;

ces puissances ne cessent de se jalouser, toutes

sachant que la première défaite les condamne au

déclassement.

Un équilibre planétaire tout aussi mouvant

Les guerres des XIX -XX


e e
siècles et
surtout les engrenages des crises qui les
précèdent et les déclenchent soulignent
la fragilité des équilibres, la rapidité
avec laquelle ils se disloquent.
» Un équilibre de plus en plus institutionnalisé
Dans le sillage du congrès de Vienne (septembre

1814-juin 1815), mettant fin à un quart de siècle

de combats extrêmes, les dispositifs d’équilibre

sont de plus en plus encadrés,

institutionnalisés : réunions régulières (congrès,

sommets) ; secrétariats garantissant le suivi des

travaux et l’exécution des décisions ; forces

internationales temporaires puis permanentes

pour rétablir l’ordre dans les zones troublées.

L’Organisation des Nations unies reste pour le

moment la matérialisation la plus achevée de

cette institutionnalisation. Le Conseil de sécurité

avec, notamment, ses cinq membres

permanents - les principaux vainqueurs de la

Deuxième Guerre mondiale -, a vocation à être

le policier de la planète. Les Casques bleus

assurent en principe le retour à la paix civile de

régions ravagées par des affrontements armés.

» Des équilibres anarchiques et enchevêtrés


Sous le mécanisme onusien à l’efficacité très

incertaine prolifèrent divers équilibres mondiaux

et régionaux, souvent flous, toujours évolutifs.

Les États-Unis et la Chine gardent, semble-t-il,

l’équilibre suprême. Cet équilibre se fragmente

en diverses configurations locales, se

cristallisant autour des protagonistes de la zone

concernée : Méditerranée, Proche-Orient, Asie

centrale…

La notion d’équilibre demeure pertinente aussi

longtemps que le système international est

composé d’États souverains et inégaux. En

même temps, l’institutionnalisation, la

bureaucratisation de ce système soumettent

inexorablement les jeux d’équilibre à un

encadrement égalitaire.
Équilibre

L’horizon toujours fuyant de l’ordre international

L’essentiel en 5 secondes

» Dans un monde d’États souverains, celui qui,

revendiquant la sécurité absolue, se place au-

dessus des autres, ne peut que susciter leur

hostilité afin de bloquer son ambition

hégémonique.

» Les guerres mondiales confirment que les jeux

d’équilibre se terminent en affrontements

sanglants.

» Maîtriser ces jeux d’équilibre requiert la stricte

subordination des souverainetés à des

mécanismes supérieurs de gouvernance.


19
ÉTAT
UNE SOUVERAINETÉ
REMODELÉE PAR LES
BUREAUCRATIES
PLANÉTAIRES
D epuis le Moyen Âge, l’édification de
l’État moderne en Europe est un
processus à deux faces  : elle affirme et
consolide la souveraineté de l’État, tout
en développant, notamment par
l’institutionnalisation des relations
diplomatiques, une société interétatique
transformant radicalement la notion
même de souveraineté.

L’État moderne

L’État moderne ou rationnel unifie et


homogénéise des territoires (régions,
provinces, villes…) en les insérant dans
un seul et même cadre juridique, fiscal,
policier et militaire. Cette entité peut se
percevoir et être perçue comme une
totalité séparant de manière absolue
intérieur et extérieur. Pour cet État, la
guerre est essentielle pour fusionner le
carcan du droit et le support humain,
l’identité nationale, formant l’État-
nation.
» Des limites territoriales linéaires et

reconnues

Les frontières des États modernes délimitent

des souverainetés distinctes ne se superposant

pas. Pour le national, la frontière dessine

l’espace où il existe comme citoyen. Le territoire

étatique est à la fois une maison, une forteresse

et une prison.

» La nationalité, clé d’accès à l’identité

juridique

Jusqu’à présent l’individu est un être de droit par

sa nationalité. Sans nationalité (apatride), aucun

passeport, ce document garantissant à son

détenteur une sécurité minimale pour circuler à

l’étranger.
Le monopole de la force légitime. Le sociologue

philosophe allemand Max Weber (1864-1920)

définit l’État moderne comme le maître exclusif de

la police à l’intérieur et de la défense contre tout

agresseur extérieur. Ce monopole ne cesse d’être

précaire, mis en cause tant par des délinquances

et des trafics de toutes sortes que par des ennemis

étrangers. Sur une Terre mondialisée, le territoire

étatique ne peut plus être traité comme une

totalité impénétrable, les flux franchissant les

frontières comme l’eau se faufile dans les murs,

des centaines de traités intégrant les compétences

étatiques dans des structures multilatérales.

Une souveraineté prise dans les flux et les


pactes

L’État se construit en interaction avec


les autres États, avec lesquels il se bat
mais aussi tisse d’innombrables liens,
relations belliqueuses et rapports
pacifiques s’entremêlant.
» Des territoires soumis à l’impératif de fluidité

Les États commencent par conquérir et piller,

puis il leur faut accepter les autres, commercer,

négocier, compromettre. Tout État peut

verrouiller son territoire, mais le coût est très

élevé. L’égalité des États impose la réciprocité,

chacun devant être en mesure de tirer profit de

ses atouts. La circulation exige de gérer les

territoires non comme des bastions clos dans

lesquels l’on entre après de minutieux contrôles

mais comme des morceaux d’un espace

international unique que les administrations

étatiques doivent gérer ensemble par des

contrôles continus suivant les parcours, qu’il

s’agisse de biens, d’informations, de capitaux, de

personnes.

» Une loyauté en négociation permanente


L’État-nation classique a pour mission

fondamentale la défense de son territoire, le

citoyen étant prêt à mourir pour la patrie.

Aujourd’hui, l’individu n’appartient plus à son

État. L’ouverture, la porosité des territoires, les

moyens de communication permettent aux plus

doués, aux plus déterminés de s’affranchir des

enracinements hérités et de bricoler leur

identité.

» Des surveillances entrecroisées

L’État souverain se trouve pris sous les

projecteurs d’innombrables critiques et

censeurs : le peuple de cet État, ses

mouvements de défense de droits, les médias,

les réseaux sociaux, les autres États, les

bureaucraties internationales… De bloc opaque,

il se transforme en enjeu, en terrain de

compétition et de confrontation de multiples

acteurs, allant des multinationales à l’homme de

la rue.
En 1914, les États européens envoient à la mort

des millions de jeunes hommes se faisant

faucher sans protester (au moins jusqu’en 1917).

Un siècle plus tard, ces mêmes États ou plus

exactement ceux gardant le même nom

consacrent des sommes colossales pour

préserver une solidarité sociale chancelante et

n’obtiennent de leurs peuples que

récriminations. L’État souverain est pour le

rationalisme du XIXe siècle la fin de l’histoire. Ce

n’est peut-être qu’une étape dans la quête de la

cité planétaire, vouée, elle aussi, à décevoir ou à

produire une énième tyrannie.


État

Une souveraineté remodelée par les


bureaucraties planétaires

L’essentiel en 5 secondes

» L’État moderne se construit comme une

totalité close et exclusive, une machine de

guerre.

» En même temps, les États se font en

interaction les uns avec les autres, devant se

reconnaître et apprendre à vivre ensemble.

» La souveraineté étatique se trouve

irrémédiablement enserrée dans des

interdépendances et des liens juridiques de

plus en plus denses, faisant des États des

rouages des gouvernances internationales.


20
ÉTATS-UNIS
L’ACCOUCHEUR DE LA
MONDIALISATION
DÉMOCRATIQUE
L e  20  janvier  2017. L’entrée à la
Maison-Blanche de Donald Trump a
marqué, semble-t-il, la fin du siècle
américain (1917-2017), durant lequel les
États-Unis ont façonné l’ordre mondial.
Le slogan du président «  America
First » paraît signifier le renfermement
sur elle-même de la première puissance
mondiale depuis le milieu du XIX
e
siècle.
La puissance exceptionnelle, ralliant
par la force mais aussi par sa
spectaculaire réussite, la quasi-totalité
des sociétés à un modèle occidental,
n’est-elle plus qu’un pays comme les
autres ?

Le marché et la démocratie universalisés

Les États-Unis cumulent un ensemble


de caractères les imposant comme le
laboratoire majeur de la modernité et de
ses contradictions  : isolement
géographique, vaste territoire considéré
comme offert par Dieu, peuplement par
des vagues d’immigration  –  effaçant
les peuples originaires, conviction
d’être une nouvelle Jérusalem.
» Les trois guerres du XXe siècle

• 1918. Les États-Unis du président Wilson sont le

vainqueur décisif, recevant pour mission de

modeler la paix future. Or, en ne ratifiant pas le

traité établissant celle qui est leur enfant, la

Société des Nations (SDN), ils se renferment

dans leur île.

• 1945. Les États-Unis tirent la leçon de leur

échec de 1919. Face au rival soviétique, ils

instaurent leur ordre en Europe occidentale et

dans l’Asie maritime.

• Décennies 1970-1990. Le bloc soviétique

s’effondre. Les pays du Sud, de la Chine à l’Inde,


de l’Amérique du Sud à l’Afrique subsaharienne,

optent non sans équivoques et tricheries pour

l’économie de marché et la démocratie

pluraliste.

Le  11  septembre  2001. Ce jour-là, deux Boeing,

pilotés par des kamikazes de la nébuleuse

islamiste Al Qaïda, se jettent contre les Twin

Towers, les gratte-ciel les plus sophistiqués de New

York. Pour la première fois, les États-Unis sont

frappés sur leur territoire. Une peur inconnue

s’installe, née d’une vulnérabilité, d’une

imprévisibilité dont les Américains s’étaient crus

préservés.

» Mission accomplie ?

Le défi communiste éliminé, les États-Unis

peuvent considérer leur travail achevé et se

replier sur eux-mêmes. Mais le promoteur de

l’universalisme démocratique est aussi la


première des puissances impériales et le

gardien - parfois maladroit et brutal -des

équilibres mondiaux. L’instauration d’un cadre

universel de principes requiert des mécanismes

veillant à son respect. C’est, en principe, la raison

d’être de l’ONU conçue et voulue par les États-

Unis, ces derniers, comme tout État faisant

partie de la charte, acceptant de se soumettre

aux règles onusiennes. Or, aucun géant ne

supporte d’être ligoté même par des obligations

qu’il a lui-même mises sur pied.

Normalisés ?

Toute puissance impériale, afin


d’éradiquer toute menace, ne cesse
d’être tentée d’accroître son emprise
continentale. Trop tard, elle prend
conscience de sa « surextension », ses
moyens militaires sont insuffisants, les
rébellions se multiplient.
» L’inexorable fatigue de la puissance

Les années 1945-1991 marquent l’apogée

géopolitique des États-Unis, nouvelle Rome

portée par une vision et une élite convaincue de

devoir et pouvoir faire accéder l’humanité à la

prospérité et à la liberté. Très vite viennent les

coups tordus (alliances avec des régimes

douteux), les erreurs (enlisement au Vietnam…),

les trahisons (après le 11 septembre 2001,

utilisation de la torture).

» Être le premier, ou le second, au milieu des

autres

Les États-Unis gardent des atouts rares :

créativité, quête permanente du nouveau,

universités de très haut niveau, enfin les

meilleures entreprises dans les domaines de

pointe. Mais les États-Unis sont-ils toujours

uniques, seuls dans leur catégorie ? Ou ne

sont-ils plus que le premier dans un peloton

de tête de plus en plus compétitif ? Près de


deux siècles à être « la cité sur la colline », le

pays où prend forme le futur ! Depuis la

présidence Obama (2009-2017), les États-Unis

découvrent le poids d’une forme de dopage,

d’un excès de tout, des pollutions à l’obésité.

En 2017, la présidence Trump ravive le mythe

(ou l’illusion) d’une Amérique pouvant sans

conséquence tourner le dos au monde et

défaire les innombrables leviers, des bases

militaires aux filiales des multinationales, du

rayonnement américain. Depuis 2021, la

présidence Joe Biden s’inscrit dans la ligne de

son prédécesseur.

Le repli des États-Unis est largement admis,

conduisant les petits à chercher de nouveaux

protecteurs, et déchaînant les appétits des

candidats aux premiers rôles.


États-Unis

L’accoucheur de la mondialisation démocratique

L’essentiel en 5 secondes

» 1917-2017. Les États-Unis inscrivent la Terre

dans un espace unique d’échanges et de

références occidentales.

» Empire démocratique, les États-Unis ne

peuvent échapper ni à l’usure ni aux

convoitises qui rongent tout empire.

» Les États-Unis, exceptionnels depuis leur

naissance, peuvent-ils accepter d’être comme

les autres, parmi les autres  ? Jusqu’à présent

aucune puissance n’a réussi à se résigner à un

tel déclassement.
21
FRANCE
ENTRE CONTINENT ET OCÉAN
La France est l’enfant du travail
patient (certes très inégal) de quarante
rois puis de cinq Républiques,
rassemblant autour de Paris provinces
et villes pour les fondre en une entité
unique et homogène nommée la
France.

La France vit des effondrements


en  1814-1815, en  1870-1871, en  1940-
1944. Ces chocs terribles la conduisent
au lendemain de la Deuxième Guerre
mondiale à se lancer dans une aventure
historique radicalement nouvelle, la
construction européenne.

La terre ou la mer ?

Pendant deux siècles (XVIIe-XVIIIe), la


France est le colosse de l’Europe. Elle
défend et étend son territoire, tant vers
l’Amérique que les Indes.
» La plaine du nord, couloir d’invasions

Napoléon comme Louis XIV regardent vers le

continent. Le conquérant surgit toujours de l’est,

cette terre plate et riche, allant de la Manche aux

Vosges : Impériaux durant la guerre de Trente

Ans (1618-648), Allemands en 1914 puis

en 1940. La France tient tête à l’envahisseur et

même s’impose temporairement aux États

allemands, manipulant leurs dissensions.

» L’Océan, échec historique

Le rêve océanique de la France reste l’affaire

d’une poignée d’aventuriers remarquables, de

Jacques Cartier à Joseph François Dupleix, peu et

mal soutenus tant par la cour que par les

faiseurs d’opinion.
Pourquoi le français n’est-il pas la langue

planétaire  ? La France conquiert en Amérique du

Nord un formidable espace impérial, la Nouvelle-

France, s’étirant des Grands Lacs au golfe du

Mexique. La France échoue à peupler cette « Belle

Province  ». Lors de la guerre de Sept Ans (1756-

1763), 85  000  Français s’opposent à  1,5  million de

Britanniques. Les Français ne pouvant qu’être

vaincus, l’Amérique du Nord parlera anglais !

Le colosse démographique frappé par l’enfant


unique

Au lendemain des guerres


napoléoniennes (Waterloo, 1815), la
France, dont les soldats ont pourtant
terrifié les monarchies européennes, se
découvre irrémédiablement vulnérable,
incapable de défendre seule le sol sacré
de la patrie.
» La stagnation au mauvais moment

Alors que les nations européennes

(Britanniques, Allemands, Italiens…) connaissent

une forte expansion démographique, les

Français préfèrent l’enfant unique (ne pas

fragmenter les héritages). La grande nation de la

Révolution, pays le plus peuplé d’Europe, laisse

sa population stagner.

» Une solution insatisfaisante : les alliances

Après la débâcle de 1870-1871 face à l’armée

prussienne, la France de la IIIe République doit

assumer son déclin démographique, allongeant

la durée du service militaire, et nouant

patiemment des alliances contre l’Allemagne

(Russie puis Royaume-Uni). Au cours des

décennies 1850-1914, elle réussit tout de même

à bâtir un nouvel empire colonial, en

concertation avec la puissance qui a détruit son

premier empire, le Royaume-Uni.


La construction européenne, pari géopolitique

À l’issue de la Deuxième Guerre


mondiale, la France prend conscience
qu’il lui faut mettre fin à l’antagonisme
franco-allemand. La menace soviétique
à l’est en fait un conflit d’autrefois. Le
protecteur américain veut exige la
réconciliation des deux vieux ennemis.
» Un choix plus ou moins assumé

En 1950, le Royaume-Uni, l’un des trois grands

vainqueurs, refusant d’être mis à égalité avec

des vaincus, la demi-Allemagne de Konrad

Adenauer (la République fédérale d’Allemagne,

RFA) ne pouvant assumer qu’un second rôle, la

France est la seule initiatrice possible de la

construction européenne. Mais elle reste la

grande nation, attachée à sa souveraineté,

proposant une armée européenne avant de

l’enterrer (en 1950-1954, affaire de la

Communauté européenne de défense - CED).


» Entre acceptation de la mondialisation et

nostalgie de l’isolement

Plus d’un demi-siècle plus tard, le 29 mai 2005, la

France rejette le projet de traité constitutionnel

européen, pourtant mis au point par une

convention présidée par un ancien chef d’État

français. Les Français, convaincus de leur

universalité, admettent mal que d’autres

peuplent se croient aussi universels qu’eux.

Pourtant, la France tire sa richesse de

l’ouverture, du déploiement mondial des plus

grandes entreprises françaises aux millions de

touristes étrangers heureux de frôler le fantôme

de Louis XIV à Versailles, jusqu’au coup d’arrêt

du confinement en 2020.

La France revendique une solitude orgueilleuse

et romantique, pour se rendre compte qu’elle

doit comme beaucoup exploiter ses atouts et se

vendre comme une marque.


France

Entre continent et océan

L’essentiel en 5 secondes

» La puissance française, colosse de l’Europe,

atteint son apogée aux XVIIe-XVIIIe siècles.

» Au XXe siècle, la France, frappée par son déclin

démographique, survit et maintient son rang,

notamment en s’appuyant sur des alliés

décisifs (Royaume-Uni, États-Unis) face à la

menace allemande.

» À l’issue des deux guerres mondiales, la

France, tirant la leçon de ses tragiques

affrontements avec l’Allemagne, opte pour

une rupture historique  : promouvoir

l’unification de l’Europe, développer dans ce

cadre une réconciliation irréversible avec

l’Allemagne.
22
FRONTIÈRES
INTOUCHABLES ET
CONSTAMMENT MODIFIÉES
L e  31  janvier  1793, le révolutionnaire
Georges Danton, dans l’euphorie des
victoires contre les monarques
européens, réclame pour la France des
«  frontières naturelles  », c’est-à-dire
des limites territoriales coïncidant avec
des obstacles matériels  : montagnes,
fleuves, mers… Les frontières, lignes
continues séparant des souverainetés
étatiques, participent à la formation des
États modernes, entités maîtresses de
territoires clairement dessinés. Elles
photographient les rapports de force  :
les vainqueurs étendent leur domaine,
les vaincus doivent accepter des
amputations.

Stabilité des frontières et droit des peuples à


disposer d’eux-mêmes
Depuis les années  1970, la diffusion du
droit international s’accompagne de
l’enracinement des principes
démocratiques. Mais ces principes à la
fois se complètent et se contredisent.
» Un droit international démocratique

D’un côté, l’inviolabilité des frontières,

l’intégrité des territoires, l’interdiction de les

modifier par la force sont reconnues comme

des principes fondamentaux d’un ordre

international fondé sur l’égalité souveraine des

États. De l’autre côté, si la conquête de

territoires par les plus forts n’est plus acceptée,

un autre mécanisme de modification des

territoires paraît être considéré comme inhérent

à la démocratie : le droit de tout peuple à

disposer d’un État et donc d’un territoire,

invoqué notamment par tous ceux se battant

dans ce but : Kurdes, Palestiniens…


» Quel est le propriétaire légitime d’un

territoire ?

Une terre appartient-elle à ses premiers

occupants, à ceux qui sont là depuis toujours ou

qui croient l’être, ou aux envahisseurs

revendiquant le droit de se l’approprier afin de la

mettre en valeur ? Ce conflit ne cesse de renaître

à travers les siècles (ainsi entre colonisateurs

européens et populations d’origine). Tant de sols

sont disputés entre plusieurs individus ou

communautés, l’issue étant décidée tant par la

force que par le droit. Il n’est guère de peuples

qui n’obtiennent d’être reconnus qu’après

d’âpres combats.
Éclatements d’États. Dans les années  1990, les

éclatements d’États s’enchaînent  : Yougoslavie,

Union soviétique, Tchécoslovaquie. L’argument est

toujours le même : détruire des faux États-nations,

en réalité des «  prisons de peuples  », libérer ces

derniers. Malheureusement, les États issus de ces

fragmentations se révèlent souvent être tout aussi

hétérogènes que leurs prédécesseurs (ainsi la

Bosnie-Herzégovine, l’Ukraine).

Sacralisation et désacralisation des frontières

Le souci de stabilisation des frontières


par le droit international s’accompagne
dans les faits de leur instabilité ou de
leur brouillage. Des Balkans à l’Ukraine,
du Moyen-Orient à la Corne de
l’Afrique, que de zones où coexistent et
se combattent États, quasi-États,
autorités autoproclamées.
La stabilisation de l’ordre international
à l’apogée de la détente (décennie 1970)
puis le triomphe  –  en fait aléatoire  –
  des principes démocratiques semblent
rendre impossible la modification des
frontières par la force. Il n’en est rien.
Bien au contraire, la logique des
rapports de force est de retour, les
perspectives de fin de l’histoire laissant
la place aux calculs les plus cyniques ou
au moins réalistes.
» Insaisissable sol de la patrie

Les États revendiquent des « frontières justes »

coïncidant avec la distribution géographique des

peuples. Mais de nombreuses régions, du

Kosovo à la Palestine, de l’Ogaden au Cachemire,

sont regardées comme « étant exclusivement

leurs » par plusieurs nations : en Afrique,

sécession du Sud-Soudan, conflit entre l’Éthiopie

et l’Érythrée.
» La persistance de comportements impériaux

Le développement du droit international n’abolit

pas les réflexes impériaux : Russie avec la

Crimée et l’Ukraine, Inde au Cachemire, Chine

avec Taiwan et le Tibet… D’où d’interminables et

insolubles contentieux territoriaux.

» Les frontières comme lieux de coopération

Traditionnellement, les frontières se présentent

comme des lignes où se font face et s’ignorent

deux souverainetés. Chacun chez soi. Cette

coexistence devient inefficace et dangereuse

dans un monde de frontières ouvertes et

surtout poreuses. La frontière est moins un

mur qu’une zone de passage et d’échange.

Les États, pour garder le contrôle de leur

territoire, doivent travailler ensemble, se

communiquer de plus en plus

systématiquement des informations (trafics

officiels ou clandestins), établir des

mécanismes de cosurveillance.
Les frontières mettent en lumière les
contradictions d’un système
international juxtaposant ou associant
deux géopolitiques  : l’ancienne, pour
laquelle les territoires font l’objet
d’appropriations exclusives par la
guerre ; la nouvelle, centrée sur les flux
et les réseaux. Il ne s’agit plus de
partager ou de se partager des
territoires, mais de manipuler et de
contrôler des circulations (biens,
capitaux, individus, information…).
Frontières

Intouchables et constamment modifiées

L’essentiel en 5 secondes

» La soumission de la force au droit, la

délégitimation des conquêtes rendent en

principe très difficile la modification des

frontières.

» Toutefois, le droit des peuples à disposer

d’eux-mêmes impose de faire coïncider limites

territoriales et distribution géographique des

communautés humaines. À chaque nation sa

terre !

» En ce début de XXIe siècle, les tensions

territoriales s’amplifient du fait tant de la

circulation accrue des individus, des groupes

que de la bousculade des revendications.


23
GÉOPOLITIQUE
LA SCIENCE ÉQUIVOQUE DE
LA PUISSANCE
E n  1916, en pleine Première Guerre
mondiale, le professeur suédois
d’histoire et de science politique, Rudolf
Kjellen (1846-1922) forge le terme
«  géopolitique  »  : «  La géopolitique
est l’étude de l’État considéré comme
un organisme géographique, ou encore
comme un phénomène spatial…  » La
géopolitique examine la naissance, le
développement et le déclin des États,
ces derniers étant traités comme des
organismes vivants, régis par des lois
quasi biologiques.

Une science… scientiste

Le XIX
e
siècle européen croit que la
science doit et peut tout expliquer, des
maladies mentales aux transformations
des sociétés ou de l’univers. La
géopolitique est le produit parmi des
milliers d’autres de cette conviction
positiviste ou scientiste que tout peut
donner lieu à des principes généraux,
valables en tout lieu et en tout temps.
» Un darwinisme sociopolitique

Le naturaliste britannique Charles Darwin (1809-

1882) met en lumière que toutes les espèces

végétales et animales sont soumises à une

compétition permanente pour s’adapter à des

milieux eux-mêmes en changement constant. Il

en résulte une « sélection naturelle », les plus

aptes survivant en retenant les variations

contribuant à leur maintien.

La géopolitique s’inscrit dans le darwinisme

social, appliquant aux sociétés et donc aux États

la notion de sélection naturelle. L’Europe du XIXe

siècle s’impose comme le meilleur des

laboratoires pour observer cette lutte sans fin


des États pour croître en puissance et d’abord

pour ne pas disparaître.

» Un âge d’or apocalyptique (1914-1945)

La Grande Guerre (1914-1918) montre des États

convaincus qu’ils tiennent dans cet affrontement

leur ultime chance de survie et de réinvention :

Allemagne de Guillaume II, Autriche-Hongrie de

François-Joseph… Ces empires au bord du

gouffre rêvent de vastes territoires détenant

toutes les ressources stratégiques

indispensables. La crise des années 1930, le

renfermement des grands États autour de zones

protégées par des tarifs douaniers et des

contingents donnent aux géopoliticiens une

chance historique, celle d’édifier des plans

grandioses (et délirants) : Europe allemande,

sphère japonaise de coprospérité de la grande

Asie. Tous ces projets finissent en cendres sous

les bombes de la grande alliance.


Déterminisme géographique. L’approche

déterministe n’envisage que des enchaînements

univoques. Ainsi toute puissance continentale

n’aurait-elle pas d’autre motivation que de

s’étendre (Russie, États-Unis…). Pourtant, des États

continentaux (Brésil, Canada…) ne semblent pas

être guidés par une expansion systématique.

L’énorme Chine, quant à elle, redoute d’être

envahie et s’enferme derrière sa Grande Muraille.

De la geopolitik à la géopolitique

La «  geopolitik  » avec un k est


identifiée comme une science nazie.
Elle ne peut qu’être emportée par la
chute du IIIe Reich hitlérien. Pourtant…
» 1945 : la science maudite

À l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, la

géopolitique sent le soufre. Du scientisme

perverti ! Or, les deux vainqueurs majeurs ont


l’un et l’autre une démarche géopolitique. L’île

américaine - les États-Unis - ne peut demeurer

isolée en raison de son dynamisme capitaliste et

démocratique. Comme l’Angleterre victorienne

triomphante, les États-Unis ont un besoin vital

d’accès à l’île mondiale - l’ensemble Europe-

Afrique-Asie -, d’abord en se déployant

économiquement et militairement sur les

rivages ou les mers voisines : Europe

occidentale, Méditerranée, océan Indien, Japon…

L’Union soviétique, maîtresse du cœur de

l’Eurasie, enclavée, assiégée par les États-Unis et

leurs alliés, est la forteresse du marxisme-

léninisme devant tenir jusqu’à la Révolution

mondiale qui mettra fin à son siège.

» Un outil parmi d’autres

Aujourd’hui est « géopolitique » toute question

prise dans des réalités culturelles exotiques ou

difficilement compréhensibles. Par exemple, le

conflit israélo-arabe, les poussées de fièvre du


Moyen-Orient… L’outil géopolitique se

concentre sur les données géographiques et

historiques : où, quand, de quelle manière un

problème (dispute de territoires,

affrontement entre communautés) a-t-il pris

forme ? L’approche géopolitique suit le

problème pas à pas, commençant par sa

naissance, repérant les tournants importants.

L’homme est et reste en situation et ne

comprend ce qui lui arrive, ce qu’il est que

lorsqu’il est conscient de cette situation.


Géopolitique

La science équivoque de la puissance

L’essentiel en 5 secondes

» La géopolitique est typique du scientisme

européen, se fixant pour ambition le savoir

absolu et définitif sur la puissance.

» La géopolitique ou plus exactement des

géopoliticiens se persuadent d’établir pour

leurs États des stratégies établissant des

empires de mille ans.

» La géopolitique, science vouée à la

clandestinité après la chute de l’Allemagne

hitlérienne, se réinvente en outil d’analyse

avec pour spécificité la mise en valeur des

facteurs géographiques.
24
GUERRE
DÉSIGNER LE FAISEUR ET LE
MAÎTRE DE LA PAIX
P ourquoi la guerre  ? Pourquoi tout ce
sang, ces corps mutilés, ces
innombrables vies sacrifiées ? Pourtant,
depuis le néolithique, la guerre est
modelée par les sociétés comme un
affrontement organisé entre des
groupes organisés.
» La guerre vise à discipliner, civiliser les

hommes

La violence est inhérente à l’homme. Toutes les

sociétés tentent de la dompter tant pour éviter

qu’elle les détruise que pour la canaliser vers

des buts supérieurs : encadrement des élites,

défense de la patrie, conquête d’un empire.

» La guerre, en séparant vainqueurs et

vaincus, désigne le plus fort. Celui-ci s’octroie

la mission ou reçoit pour charge d’organiser

et d’administrer la paix aussi longtemps qu’il

reste le plus fort.


Les vaincus doivent se soumettre et payer le prix

de leur défaite. Les vainqueurs doivent

combiner dureté, pour que les vaincus sachent

qui est le maître, et flexibilité, afin de ne pas

semer des haines insurmontables.

Mais toute guerre réelle est composite et

instable. La plupart des victoires sont douteuses,

beaucoup de défaites temporaires.

Un combat douteux

Pour le général prussien Karl von


Clausewitz (1780-1831), la guerre est un
duel, un face-à-face aux règles bien
fixées. La réalité se révèle quelque peu
différente.
» Un pari qui ne cesse de déraper

L’initiateur de toute guerre tente un calcul

rationnel, espérant que ses gains l’emporteront

sur ses pertes. Mais rien n’advient comme prévu.

Les combats doivent être courts, ils s’enlisent.


Les plans des états-majors sous-estiment

l’impact du climat, la médiocrité des voies de

communication, bref d’innombrables frictions.

» La victoire, un cheminement incertain

Bien des victoires (comme celle de 1918) laissent

le vaincu presque intact, préparant bientôt sa

revanche, face à des vainqueurs épuisés,

inquiets de devoir reprendre les armes quelques

années plus tard. D’autres victoires (ainsi celle

de 1945) sont totales, accouchant d’autres

conflits, d’abord entre les vainqueurs se

disputant avidement le butin.


Des guerres à géométrie variable et évolutive.

Toute guerre est multiple. Ainsi les deux guerres

mondiales s’accompagnent-elles de déchirements

civils chez les belligérants. Depuis  1945, le recul

des guerres classiques de conquête laisse la place

à des conflits multiformes, à la fois interétatiques

et internes, mêlant haines religieuses, ethniques

ou autres, avec, pour enjeu fondamental, les

innombrables revendications de peuples à

disposer chacun de leur territoire souverain.

Le retour d’une violence chaotique

Le contrôle de la violence par l’État


souverain exige un travail sans fin de
cet État. Or, la mondialisation et la
démocratisation bouleversent la
problématique.
» Décomposition et recomposition du

monopole de la force légitime


Selon la formule célèbre du sociologue allemand

Max Weber (1864-1920), l’État moderne se

définit par sa revendication - toujours

menacée - de la force légitime, à travers la police

à l’intérieur et l’armée contre les menaces

extérieures. Le développement d’un système

interétatique contraignant (en premier lieu,

l’Organisation des Nations unies), la

multiplication des flux et des réseaux liant et

pénétrant les territoires étatiques font que ces

territoires ne sont plus des espaces clos, isolés

de l’extérieur. Les moyens d’expression des

individus, des groupes placent les États, en

particulier leur emploi de la force armée, sous

des surveillances multiples et croisées. La

guerre, toujours hasardeuse, l’est encore plus

qu’autrefois !

» Contrôler un territoire au XXIe siècle

S’approprier un territoire, défendre son

territoire, telles sont et restent les motivations


fondamentales de la guerre. En principe, les

armes d’un conquérant vainqueur lui suffisent

pour imposer son ordre. Mais les territoires ne

peuvent plus être fermés hermétiquement, les

échanges avec l’extérieur se faufilent partout, les

populations montrent une imagination infinie

pour ne pas se soumettre. Comme le

démontrent toutes les interventions dites

humanitaires depuis les années 1990, le contrôle

d’un territoire par la force sombre dans le chaos

s’il bute contre la passivité des occupés.

La violence échappe aux États et les


déborde tant par les délinquances de
toutes sortes que par la prolifération
« démocratique » du droit des peuples
à disposer d’eux-mêmes. La guerre
interétatique subsiste et subsistera,
mais elle n’est plus que la moins
incontrôlée des violences. Comme le
montrent les affrontements sanglants
des Balkans, l’annexion de la Crimée
par la Russie, les déchirements de la
Corne de l’Afrique ou, à plus ou moins
long terme, la volonté de la Chine de
récupérer des morceaux de Sibérie, les
territoires restent des proies et la
guerre n’est pas près de disparaître.
Récemment, l’invasion et l’occupation,
en février 2022, de l’Ukraine par la
Russie, toutes deux sans doute grosses
d’un revirement des alliances entre les
grandes puissances, nous rappellent
que des chocs militaires majeurs
peuvent resurgir à tout moment pour
ébranler le champ international.
Guerre

Désigner le faiseur et le maître de la paix

L’essentiel en 5 secondes

» Depuis le néolithique, la guerre vise à désigner

le plus fort, celui qui sera en principe capable

d’instaurer la paix.

» Toute guerre est un pari hasardeux, donnant

lieu à de surprenants retournements.

» La guerre est un mode précaire de contrôle de

la violence. Or, cette dernière échappe à

l’emprise des États, la guerre se décomposant

et se recomposant en des formes

anarchiques  : bandes armées, terrorismes,

guérillas…
25
HAUSHOFER (KARL) (1869-
1946)
L’INGUÉRISSABLE NAÏVETÉ DU
PENSEUR
T out chez Haushofer se confond avec
l’ascension et la chute de l’Allemagne
des années  1870-1945  : naissance dans
un milieu bourgeois et intellectuel  ;
jusqu’à la cinquantaine, carrière
d’officier, le conduisant au Japon  ;
après la défaite de 1918, intense activité
intellectuelle, faisant de Haushofer le
fondateur de la géopolitique
allemande  ; en  1945, interrogatoire par
les forces américaines d’occupation,
libération et suicide.

Le géopoliticien et le Führer

Hitler aurait été un géopoliticien en


action. Mais la réalité se révèle un peu
plus compliquée. Le Führer est-il tout
de même influencé par le penseur de la
geopolitik allemande ?
» Une relation épisodique

Le 4 avril 1919, Haushofer fait la connaissance

de Rudolf Hess, l’un des proches d’Hitler - alors

un agitateur parmi des centaines d’autres dans

une Allemagne en pleine tourmente.

Entre 1922 et 1938, par l’intermédiaire de Hess,

Haushofer rencontre, semble-t-il, Hitler une

dizaine de fois. Il ne reste aucune trace de leurs

conversations.

» Haushofer et le IIIe Reich

Haushofer reste en marge de l’Allemagne

hitlérienne. Il n’est pas membre du parti nazi.

C’est un nationaliste conservateur, attaché à

regrouper tous les Allemands de souche

(Volksdeutsche) au sein d’une Grande Allemagne.

L’empire de mille ans que veut bâtir Hitler est,

pour Haushofer, un dangereux délire ne

pouvant mener qu’au désastre.

Haushofer s’enferme et se réfugie dans le travail

« scientifique », ne pouvant reconnaître que la


géopolitique est une discipline en situation, dans

laquelle l’analyse ne saurait se dissocier d’une

perspective politique.

Le suicide de Karl Haushofer. Le  10  mars  1946,

Haushofer (77  ans) et sa femme  -  d’origine

juive  -  se suicident. Le  20  juillet  1944, le fils de

Haushofer, Albrecht, avait fait partie de la

conspiration anti-hitlérienne  ; arrêté par la

Gestapo, il a été exécuté en avril  1945. Après la

mort d’Albrecht, la défaite apocalyptique

du  8  mai  1945, l’interrogatoire par des soldats

américains enfoncent Haushofer dans l’impasse où

se retrouvent tous ceux qui, au nom d’un

incontestable patriotisme, se sont soumis à la folie

haineuse d’Hitler.

Une double et tragique incompréhension


Le rapport, finalement inexistant entre
Haushofer et Hitler, ne fournit qu’une
énième illustration du faux dialogue
entre le penseur, anxieux de poser en
conseiller du prince, et le tyran qui
n’attend du penseur qu’une admiration
inconditionnelle de son génie.
» Le pouvoir, pour quoi faire ?

Pour le penseur - ici, le géopoliticien -, un

pouvoir digne de sa mission doit réaliser

l’utopie, créer enfin la société parfaite :

république idéale de Platon, Genève de Calvin…

Le tyran se définit par un sens aigu du pouvoir ;

la matérialisation de l’utopie n’est qu’un

instrument au service de ce pouvoir que seul, à

ses yeux, le tyran est apte à exercer : Staline puis

Mao déchaînant périodiquement la terreur ou le

chaos afin de rappeler aux pauvres humains qui

est le démiurge. Le penseur est soit englouti,

soit exilé ! Alexandre le Grand est l’élève


d’Aristote, mais rien n’indique dans son

extraordinaire épopée la mesure, la rigueur qui

font du philosophe grec l’un des fondateurs de

la rationalité occidentale.

» Quel rôle pour la géopolitique ?

Pour Haushofer, la géopolitique est une science

avec des lois que le politique doit respecter. Il

coule dans un langage « scientifique »

l’aspiration nationale omniprésente dans l’air du

temps. Tous les Allemands dans une seule et

même Allemagne ! La géopolitique bute alors

contre un défi probablement insoluble, celui

de l’espace vital (Der Lebensraum). Un grand

peuple doit être maître de toutes les

ressources stratégiques dont il a besoin et

édifier un « panespace » : pangermanisme,

panasiatisme, panaméricanisme…

Haushofer n’oublie pas qu’il y a autour des

Allemands d’autres peuples exprimant le

même souci d’espace vital. Hitler, pour sa


part, n’a pas les scrupules du savant. L’empire

hitlérien se procure par un pillage assumé ce

dont il a besoin, élimine ou réduit en esclavage

les populations qu’il soumet. La force se suffit à

elle-même.

Haushofer prend-il conscience de ces

contradictions ? Peut-être… Mais, avec Hitler, la

démarche scientifique du géopoliticien, si

présente dans l’Allemagne triomphante de

Bismarck puis de Guillaume II, se trouve

enveloppée, emportée, écrasée par la lame de

fond souterraine du génie allemand, son

pessimisme romantique.
Haushofer (Karl) (1869-1946)

L’inguérissable naïveté du penseur

L’essentiel en 5 secondes

» Karl Haushofer représente sans doute la plus

parfaite incarnation de la geopolitik  :

allemand, convaincu de développer une

science et d’avoir identifié les clés de la

puissance.

» La relation avec le chef (Hitler) est brève et

marquée par le malentendu.

» En  1946, Haushofer se suicide, prenant

probablement acte du tragique échec de son

ambition scientifique.
26
HEARTLAND
Y A-T-IL UN CENTRE DU
MONDE ?
L e  25  janvier  1904, devant la Royal
Geographic Society, l’un des plus
brillants produits de l’Angleterre
victorienne, Halford J. Mackinder
(1861-1947), prononce une conférence
sur «  Le pivot géographique de
l’histoire  ». Celui qui tient le cœur du
monde (Heartland) –  nord et intérieur
de l’Eurasie, s’étendant de l’Arctique à
l’Asie centrale, de la Baltique à la mer
Noire  –  tient le monde, explique-t-il.
La thèse fait grand bruit et ne cesse de
hanter la géopolitique, fournissant ou
paraissant fournir la clé d’une
puissance totale et absolue. Qu’en est-il
vraiment ?

Une centralité géopolitique en situation


De l’âge d’or de l’Empire romain sous
Auguste aux grandes découvertes (XVe-
XVI
e
siècles), l’Asie centrale peut être
considérée comme l’axe du monde.
Cette position ne résulte que d’une
conjoncture géohistorique.
» La route de la soie

Tout au long du Moyen Âge, les pistes entre

Méditerranée et Asie (la route de la soie)

constituent la liaison vitale de l’époque, assurant

les échanges de soie et d’épices, produits à très

haute valeur ajoutée. Celui qui contrôle cette

voie règne sur le premier des empires (paix

mongole du XIIIe siècle).

» Contournée

L’accès par les océans Atlantique et Indien des

navigateurs européens à l’Asie insulaire et enfin

à la Chine déprécie brutalement l’Asie centrale.

Ce n’est plus qu’une zone marginale pour

empires de seconde catégorie (Empire ottoman,


Iran, Turquie). Au début du XXe siècle, la

construction du Transsibérien paraît installer

une voie ferrée de la soie, mais le chaos de la

Chine, la Révolution soviétique excluent que

l’Asie continentale devienne un marché sûr,

ouvert à toutes les circulations.

Le terrain géopolitiquement décisif  ?

De  1941  à  1945, l’Allemagne hitlérienne et l’Union

soviétique de Staline se livrent une lutte à mort

pour le Heartland. La partie centrale ne s’en

déroule pas moins sur les océans Atlantique et

Pacifique, où se joue le futur ordre mondial : sera-

t-il gouverné par la première puissance du monde,

les États-Unis, ou par deux empires totalitaires

(Allemagne et Japon)  ? La Grande Guerre

patriotique russe, atrocement destructrice, n’est

qu’un théâtre secondaire d’une partie planétaire,

dont le protagoniste décisif est l’Amérique de

Franklin D. Roosevelt.
» La route de la soie réinventée

En ce début de XXIe siècle, la Chine dans la

course pour la puissance suprême se fait la

promotrice d’une double autoroute entre

Europe et Asie, l’une continentale (One Belt)

reprenant plus ou moins le tracé de l’ancienne

route de la soie, l’autre maritime (One Road)

prenant appui sur les ports - les premiers du

monde - de l’Asie. Cette nouvelle route de la soie

ne peut être l’axe du monde comme l’ancienne

l’était, l’Eurasie n’étant plus le monde, mais un de

ses morceaux. L’avenir de la Chine se joue certes

dans l’espace continental s’étirant de la Sibérie à

l’Europe, mais aussi dans l’océan Pacifique.

La puissance indissociable d’un centre ?

L’idée d’un centre d’où rayonnerait


toute puissance fait partie des mythes
que l’homme ne cesse jamais de se
raconter. Ce centre conférerait un
pouvoir absolu et indestructible.
» Le Heartland, un vide toujours à prendre

La zone entre l’Oural et la Chine, la Sibérie, fait

partie des eldorados que leurs températures

extrêmes ou leurs moustiques protègent (au

moins temporairement) de l’avidité des

hommes. Ce Heartland attire les convoitises pour

les décevoir tant son exploitation est dure. La

Russie des tsars puis l’Union soviétique de

Staline se lancent dans des colonisations forcées

(bagnes puis Goulag) mais échouent à faire de la

Sibérie un Far East à l’américaine. En ce début de

XXIe siècle, la Chine se lance à son tour dans

l’aventure. L’accroissement spectaculaire des

capacités techniques dont disposent les

hommes rendrait cette fois-ci possible une réelle

colonisation. Mais les Russes s’accommoderont-

ils d’une immense amputation ?

» Encore et toujours, contrôler la circulation


Chaque civilisation, chaque État un peu

important aime à s’autoproclamer le centre du

monde. La plupart des époques s’organisent en

fait autour de plusieurs centres. La constitution

de la Terre en un espace unique d’échanges par

les puissances européennes impose un

Heartland économique éphémère : tour à tour

Amsterdam, Londres, New York, peut-être

demain Shanghai.

Le cœur du monde peut se croire le centre du

pouvoir planétaire. Mais flux et réseaux se

déplacent. Le Heartland, à son tour, se fait

nomade.
Heartland

Y a-t-il un centre du monde ?

L’essentiel en 5 secondes

» Le maître du cœur de l’Eurasie au carrefour de

l’Europe, du Moyen-Orient et de la Sibérie

tiendrait le monde.

» En réalité, toute centralité géopolitique est

indissociable des liaisons, des configurations

de l’époque.

» Le ou les centres du monde varient dans le

temps et l’espace en fonction des flux et des

réseaux, eux-mêmes se modifiant en

permanence.
27
HITLER (ADOLF) (1889-1945)
LES NOCES SANGLANTES DE
L’IDÉOLOGIE ET DE LA
GÉOPOLITIQUE
E ntre novembre 1918 et janvier 1933, en
moins de quinze ans, un raté, un
misérable caporal, l’Autrichien Adolf
Hitler, accède au pouvoir suprême dans
l’un des États les plus civilisés
d’Europe, l’Allemagne. Les analyses les
plus sophistiquées ne peuvent expliquer
cette ascension fulgurante d’un
mégalomane haineux, enfermé dans ses
monologues obtenant des masses
allemandes toutes les soumissions.

Pourtant, Hitler est l’homme d’un


authentique pari géopolitique. Ce pari
pouvait-il réussir ?

Un pari géopolitique

Hitler est bien un maniaque prisonnier


d’un magma de haines extrêmes. Il
n’en incarne pas moins une nation,
l’Allemagne de la défaite et de la crise,
assoiffée de revanche.
» L’Allemagne de 1933

Au tournant des XIXe-XXe siècles, l’Allemagne a la

conviction d’arriver trop tard au banquet de la

puissance, tout ou presque (terres à coloniser,

marchés…) étant déjà partagé. En 1929-1932,

l’Allemagne, étouffant déjà sur un territoire trop

petit, se trouve brutalement frappée par le

krach, la contraction des crédits, le chômage de

masse et la fermeture des marchés étrangers.

Pour Hitler, l’extérieur, manipulé par les juifs,

veut étrangler l’Allemagne. La guerre est

inévitable tant pour briser l’arrogance et

l’égoïsme des rivaux de l’Allemagne que pour

régénérer des Allemands pris dans un étau

entre communisme soviétique et capitalisme

judéo-américain.

» Le coup de poker
Pour Hitler, l’Allemagne, coincée au centre du

continent européen, dépourvue de matières

premières vitales (en premier lieu, de pétrole),

dispose, au début des années 1940, d’une

étroite fenêtre d’opportunité pour conquérir

l’espace autosuffisant auquel, selon elle, elle a

droit. L’Angleterre et la France ne veulent pas se

battre. L’allié vital, les États-Unis, ne se montre

pas disposé à sortir de son isolationnisme. L’ours

soviétique s’autodétruit par les purges répétées

de ses élites. L’Allemagne, en frappant vite et

fort, peut faire de l’Europe continentale une

forteresse imprenable.
L’ennemi juif. Le combat d’Hitler (Mein Kampf) se

veut une lutte titanesque entre un ennemi

diabolisé, le juif, et le peuple allemand, chevalier

de la race aryenne. La haine du juif, l’obsession

d’un complot juif donnent à Hitler son idée

motrice  : la guerre est l’épreuve indispensable qui

sauvera ou perdra les Allemands. Soit ils

triomphent, régnant sur le monde pour mille ans.

Soit ils sont vaincus et ne méritent même pas de

survivre.

Hitler pouvait-il l’emporter ?

Vaincre avant que se déchaînent les


forces colossales américaine et
soviétique, tel est le pari hitlérien. 1940,
avec la débâcle de la France, semble
promettre le succès de ce calcul.
» L’immensité russe
En juin 1941, la force allemande se jette sur

l’Union soviétique, capturant des millions de

prisonniers. Plus les victoires sont

impressionnantes, plus elles promettent aux

Allemands une défaite catastrophique : hostilité

croissante des populations, approche du terrible

hiver, infini de la plaine russe… Dès l’été 1941,

les militaires allemands les plus lucides savent

qu’ils ont perdu.

» L’Océan mondial, encore et toujours

Tout comme lors de la guerre de Sept Ans (1756-

1763) puis des guerres de la Révolution et de

l’Empire (1792-1815), celui qui tient la mer

remporte la victoire. L’Allemagne victorieuse

de 1940-1941 est prisonnière du continent

qu’elle domine avec une poigne d’acier. Elle

manque de l’essentiel et surtout de pétrole. Les

guerres se gagnent finalement sur les champs

de bataille, mais soldats, chars, avions ne


marchent qu’approvisionnés, le courage ne suffit

jamais !

Le pari d’Hitler a quelque chose d’insensé.

Mais, durant les années 1930, le colosse

américain est à terre, enfermé dans un

isolationnisme égoïste. L’Europe s’offre, proie

facile prête à se livrer au plus cynique des

maîtres. Heureusement, l’histoire connaît

toujours des tournants surprenants.

Ce que confirme la descente aux enfers des

douze ans du IIIe Reich, c’est le lien

nécessaire entre idéologie et géopolitique.

Toute géopolitique est sous-tendue par une

vision - parfois insensée et dangereuse - du

monde et de l’homme. Hitler croit être le vrai

Messie, celui qui donnera aux Allemands leur

Royaume, un empire allant de l’Atlantique à la

Sibérie, gouverné par une race de seigneurs. Le

plan d’Hitler se veut une utopie globale, la

géopolitique étant au service de sa réalisation.


Hitler (Adolf) (1889-1945)

Les noces sanglantes de l’idéologie et de la


géopolitique

L’essentiel en 5 secondes

» Hitler est bien mû par un authentique pari

géopolitique, indissociable de l’esprit du

temps.

» Hitler ne pouvait probablement pas

l’emporter.

» Son génie diabolique réside sans doute dans sa

transformation d’une problématique

géopolitique en un crépuscule des dieux

déchaînant les pires délires de l’homme.


28
IDÉOLOGIE
TOUTE GÉOPOLITIQUE EST
IDÉOLOGIE
La géopolitique, comme tant de
sciences humaines, se rêve objective,
débarrassée de toute subjectivité. Cette
science serait enfin un savoir absolu et
éternel. Les principes, les lois de la
géopolitique s’appliqueraient en tout
lieu et en tout temps. La géopolitique
n’en est pas moins issue d’un
environnement historique précis  :
l’Europe et les États-Unis des
années 1850-1914.

La géopolitique, ou plus exactement la


géopolitique scientiste au tournant des
XIX -XX siècles  –  comme le positivisme
e e

comtien et le socialisme marxiste  –  se


revendique a-idéologique ou post
idéologique, bâtissant une connaissance
totale et définitive du monde et de
l’homme, dépassant ou transcendant
les subjectivités idéologiques. Dans
cette perspective, est idéologique tout
ce qui fournit aux hommes des cadres,
des clés pour déchiffrer le monde. Or,
ces leviers deviennent inévitablement
des mécanismes d’enfermement dans
une représentation se figeant en idées
toutes faites, en préjugés.

La géopolitique, science absolue

La géopolitique croit ou veut naître a-


idéologique, notamment face au
capitalisme et au socialisme qui, eux,
réduisent l’homme soit à un
manipulateur de capital, soit à un
prolétaire.
» Des entités immuables et intemporelles

La géopolitique scientiste traite d’entités a priori

claires : l’Allemagne, l’Angleterre, la Russie, les

États-Unis, la France… Ces États, ou ces nations,


ou ces États-nations sont semblables à des

individus ou à des personnages avec des

caractères physiques et moraux bien définis.

L’Allemagne est autoritaire et dominatrice,

l’Angleterre perfide et impériale, la France

prompte à s’emporter mais enracinée dans sa

terre… Chaque peuple se définit par une

psychologie plus forte que les changements

de régime ou d’idéologie.
Le cas français. Depuis la fondation de la

monarchie capétienne, la France suivrait toujours

la même géopolitique  : s’opposer à toute

démarche hégémonique, qu’elle émane de

l’empereur allemand ou du pape romain ; affirmer

la souveraineté du roi puis de la République. Cette

approche escamote la rupture de la Révolution

française. La République reste souvent fidèle au

pragmatisme de la monarchie (alliance avec la

Russie tsariste) mais il lui arrive de mener une

politique idéologique  -  haine de la monarchie (à

l’issue de la Première Guerre mondiale, destruction

de l’Autriche-Hongrie, ce qui accroît au cœur de

l’Europe le poids de l’Allemagne).

» Les irruptions de l’idéologique

En 1914-1918, l’affrontement s’ouvre comme

une lutte géopolitique entre des puissances

établies (Royaume-Uni, France) et un colosse

émergent (Allemagne). En fait, le combat est


aussi idéologique entre démocraties et

monarchies de droit divin. Mais idéologique et

géopolitique ne coïncident pas : la Russie

tsariste est l’alliée des démocraties. En 1917-

1918, le bouleversement idéologique - fin de

tous les empires centraux - se confond avec

l’antagonisme géopolitique, les quatre ex-

empires (Russie, Allemagne, Autriche-Hongrie et

Empire ottoman) se retrouvant parmi les vaincus

du conflit.

Géopolitique et idéologie ne cessent de

s’entremêler et d’interagir, toute entité

politique ayant une identité idéologique,

toute idéologie devant s’incarner dans une

ou des entités politiques pour exister dans

l’épaisseur de l’histoire.

La géopolitique est, elle aussi, idéologique

La géopolitique, depuis sa création,


repose sur des fondements ou des
postulats idéologiques.
» Le produit du darwinisme sociopolitique

La géopolitique (comme le marxisme) peut être

analysée comme l’une des expressions du

darwinisme sociopolitique, pour lequel toute

vie - notamment sociale et politique - est régie

par une lutte sans fin entre les parties

prenantes, la victoire revenant aux mieux

adaptés.

» La géopolitique au XXIe siècle, entre macro et

micro

Les outils géopolitiques, en premier lieu

l’attention privilégiée donnée aux facteurs

territoriaux, restent essentiels à l’époque de

la mondialisation et des dynamiques

démocratiques. Toute idée se territorialise.

D’un côté, les enjeux écologiques mais aussi

économiques, sociaux, politiques imposent une

macrogéopolitique, traitant la Terre entière

comme une unité territoriale créée par les flux


et les réseaux. De l’autre côté, la multiplication

des revendications suggère une

microgéopolitique, regardant les territoires

comme des puzzles dont les pièces seraient

constamment redessinées et redistribuées.


Idéologie

Toute géopolitique est idéologie

L’essentiel en 5 secondes

» La géopolitique, comme nombre de sciences

ou plutôt de disciplines humaines, se rêve

absolue, objective et intemporelle.

» La géopolitique, ses métamorphoses obéissent

à l’esprit du temps. Elles en véhiculent les

modes et les préjugés.

» L’appréhension du substrat idéologique de

toute géopolitique aide à mieux saisir le poids

de la géographie et de l’histoire sans lesquelles

il n’y a pas de géopolitique.


29
JAPON
INACCESSIBLE
OCCIDENTALISATION
Le Japon est d’abord et reste «  l’île
nue » (Kaneto Shindō, 1960), l’archipel
aux très maigres ressources, où
l’homme ne cesse d’être jeté à terre par
les secousses de la nature et les coups
de boutoir de l’histoire (11  mars  2011,
catastrophe écologique de Fukushima).
Pour faire face à ces colères
périodiques, les Japonais combinent
une soumission extrême à l’ordre du
monde, la quête du raffinement dans
les actes les plus quotidiens et un sens
aigu de l’éphémère. La beauté est là
pour disparaître.

Le Japon est pourtant le seul à relever


avec une audace remarquable le défi
que lui jette l’Occident dans la seconde
moitié du XIX
e
siècle : « Égale-moi si tu
peux ! »
Le défi impossible

Le Japon finit par se soumettre à la


force des circonstances mais, loin d’en
être récompensé, il se retrouve
lourdement puni !
» La révolution Meiji (1868-1912)

En 1853, le Japon est ouvert à coups de canon

par l’amiral américain Matthew C. Perry. Le

Japon, pays fermé et méfiant, admet très vite

qu’il n’a pas d’autre alternative que de copier le

plus fort. En quarante ans (fin des années 1860-

fin des années 1900), le Japon devient une

puissance industrielle, copiant ce qui lui paraît le

meilleur en Occident : parlementarisme

britannique, structures militaires prussiennes…

Le Japon triomphe tour à tour de la Chine (1894-

1895) puis de la Russie (1904-1905), édifiant un

empire colonial à l’européenne

(Formose - Taiwan, Corée).
Le Japon s’enfonce dans d’insupportables

contradictions. Il se pose en porte-parole des

peuples non européens, en libérateur des

races opprimées ; cela ne l’empêche pas de

mener une colonisation brutale. Cette course

pour s’occidentaliser ne fait pas admettre le

Japon dans le club des puissances établies. Le

Japon reste un « jaune » parmi des

« blancs ».

Hiroshima (6 août 1945). Le Japon est le seul pays

à avoir été frappé deux fois (Hiroshima puis

Nagasaki) par l’arme atomique, mise au point par

les États-Unis. Le président Harry S. Truman,

considérant qu’un débarquement dans l’archipel

entraînerait des pertes colossales de vies

américaines, décide de contraindre le Japon à une

capitulation sans conditions. Le Japon se soumet,

n’obtenant qu’une concession  : le maintien d’un

empereur… privé de toute aura divine !


» 1945, le Japon année zéro

La crise des années 1930, l’écroulement de ses

exportations poussent le Japon à se lancer dans

l’acquisition d’un empire autosuffisant en Chine

et, au-delà, en Asie du Sud-Est. L’aventure tourne

au désastre : enlisement dans une masse

impossible à dominer ; agression des États-Unis

(Pearl Harbor, 7 décembre 1941). On ne frappe

pas un géant impunément !

En 1945, le Japon est pour la première fois de

son histoire occupé par un vainqueur tout

puissant. N’ayant droit qu’à une force

d’autodéfense, il deviendra une démocratie

commerçante. Sa réussite est si éclatante que,

dans les années 1980, le protecteur américain

s’agace de cette insolente métamorphose.

Tenir malgré tout

Le Japon montre une impressionnante


capacité de renaissance, préservant, ou
paraissant préserver, son identité
pluriséculaire.
» Piégé par un modèle dépassé ?

Le Japon, comme l’autre grand vaincu de 1945,

l’Allemagne, maintient, semble-t-il, un modèle

économique et social hiérarchisé, liant industrie

et finance en une cohésion organique. Mais,

inexorablement, le système se pétrifie, affecté

par des maux majeurs : fort vieillissement de la

population ; endettement national très lourd ;

secteur bancaire sclérosé...

» Tenir dans une Asie-Pacifique, nouveau

centre du monde

En 1979, le Japon est perçu comme la grande

puissance du futur (Japan, Number One, Ezra

Vogel). Le Japon serait le premier État post-

moderne, tiré par les technologies les plus

avancées. Mais la géopolitique la plus classique

rappelle que le poids de tout pays dépend à la

fois de ses atouts et de son environnement.


Depuis les lendemains de la Deuxième Guerre

mondiale, l’Asie maritime décolle, s’imposant

comme la zone la plus dynamique. Le pionnier

japonais est rattrapé et bousculé tant par ses

voisins (en premier lieu, Corée du Sud) que par

le colosse chinois. Les deux éléphants de la

zone, les États-Unis et la Chine, cherchent une

relation qui ne soit pas trop conflictuelle, le

Japon ne pouvant qu’observer. Alors peut-il

espérer ne pas être pris entre ces deux maîtres

et retrouver une liberté de manœuvre ? Peut-

être…
Japon

Inaccessible occidentalisation

L’essentiel en 5 secondes

» Le Japon peut être défini comme un archipel

entre une masse continentale, la Chine, et une

immensité océanique, longtemps trop vaste

pour y échanger, le Pacifique.

» Au tournant des XIXe-XXe siècles, le Japon est le

seul État non occidental à entrer d’emblée

dans la compétition mondiale pour la

puissance économique, militaire, politique et

même impériale.

» Le Japon paie ce choix par son anéantissement

en  1945. Il doit non sans humiliations vivre

entre les deux géants de la planète, les États-

Unis et la Chine.
30
MÉDITERRANÉE
UN CENTRE DU MONDE
PRISONNIER DE SON
ENCLAVEMENT
De la fin des guerres puniques (  –
  146  av. J.-C.) à la prise de
Constantinople par Mehmet II le
Conquérant (1453), la Méditerranée
peut se croire le centre du monde. Mais
depuis cet âge d’or, elle n’est plus
qu’une mer enclavée, dépréciée par
l’amplification des flux économiques
océaniques. De plus, elle devient un
champ d’affrontements, mais aussi de
dialogues entre chrétienté et islam.

Alors la Méditerranée retrouvera-t-elle


un jour une forme d’unité ?

Une mer entre des terres

L’unité de la Méditerranée est faite par


Rome. Cet été de la Méditerranée dure
un bon millier d’années, non sans
conflits et divorces.
» Mare Nostrum

La paix romaine fait de la Méditerranée une mer

intérieure, tenue ensemble par de multiples

échanges et par la force des légions. Seule la

Perse est une menace proche. La Chine est si

loin, n’existant que par la soie dont raffolent les

riches Romaines.

» Un champ de bataille marginalisé

La fragmentation de la Méditerranée commence

au sein même de l’Empire, tiraillé entre ses deux

capitales, Rome et Byzance. Au VIIe siècle,

l’éruption de l’islam fait de la Méditerranée le

grand terrain d’affrontement entre les deux

monothéismes.

Tandis qu’au XVIe siècle, Venise, la papauté et

l’Empire ottoman s’épuisent dans un combat

incertain, le sort de la Méditerranée se joue

ailleurs, dans les océans Atlantique et Indien. La

Méditerranée attirait vers elle les richesses de

l’Orient (tissus, épices…), ces dernières affluent


désormais, après une escale au bout de l’Afrique

australe, à Amsterdam puis à Londres.

» Colonisation et décolonisation

Au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe,

la Méditerranée redevient une mer européenne

sous la double garde des deux premières

puissances coloniales, le Royaume-Uni (avec

l’Égypte pour pivot) et la France (Maghreb), se

surveillant mutuellement. Cet épisode s’achève

avec le reflux au lendemain de la Deuxième

Guerre mondiale.

Un mur ou un pont ?

Même dans les périodes d’affrontement


(croisades aux XI -XIII
e e
siècles, avancées
ottomanes aux XV -XVI
e e
siècles), la
Méditerranée demeure un lieu
d’intenses échanges, notamment
commerciaux et intellectuels.
Les migrations, bouleversement géopolitique.

Depuis  2015, les migrations venant de l’est et du

sud de la Méditerranée augmentent brutalement,

jetant sur les rivages de l’Europe méridionale des

centaines, des milliers de malheureux. L’Union

européenne (UE) prend peur et se divise. L’UE doit-

elle et peut-elle ériger une protection étanche

entre les deux parties de la Méditerranée, alors

que tout, des valeurs aux technologies, facilite et

même encourage la circulation ?

» Construction européenne et nationalismes

arabes

Dans la seconde moitié du XXe siècle, les deux

rives de la Méditerranée s’engagent sur des

voies qui les éloignent. L’Europe, rompant avec

ses siècles de guerre, s’engage dans un

processus d’unification, levier pour lui donner

une place propre sur une terre mondialisée. Les

pays arabes au sud peinent à trouver un


authentique développement économique et à

instaurer des structures politiques prenant en

compte les mutations de la modernité, comme

si ces sociétés échouaient à dépasser leur

culture millénaire centrée sur des clans et sur un

partage immuable des rôles de l’homme et de la

femme.

» La Méditerranée, plaque tournante

La Méditerranée du XXIe siècle est-elle appelée à

être traversée par une muraille infranchissable

ou sera-t-elle un pont entre Europe et Afrique ?

Telles sont les questions de la géopolitique du

XXIe siècle : appréhender tout territoire dans son

environnement planétaire ; saisir, au-delà des

États, les masses continentales - Europe,

Afrique… - et leurs articulations ; analyser les

territoires moins comme des proies à capturer

que comme des carrefours où se rejoignent et

se séparent flux et réseaux.


La Méditerranée peut-elle renaître comme un

carrefour de civilisations ? Dans l’Antiquité, les

pôles de civilisation se développent loin les uns

des autres, entretenant des contacts précaires et

intermittents. Aujourd’hui, voici la Terre toute

petite du fait des activités humaines ! La

Méditerranée ne saurait être une totalité isolée,

il lui faut accepter mélanges et synthèses

inattendus. Alors beaucoup dépend de

l’intelligence des hommes.


Méditerranée

Un centre du monde prisonnier de son


enclavement

L’essentiel en 5 secondes

» Pendant environ mille ans, la Méditerranée,

unie par Rome, est un centre du monde parmi

d’autres comme la Chine ou l’Amérique

centrale.

» Les ruptures historiques viennent moins des

affrontements au sein de la Méditerranée que

de son contournement aux XVe-XVIe siècles par

l’expansion de la navigation océanique.

» En ce début de XXIe siècle, le choc géopolitique

majeur vient bien des migrations du Moyen-

Orient et d’Afrique, confirmant que la

Méditerranée est désormais un grand lac.


31
MEXIQUE
SI LOIN DE DIEU, SI PRÈS DES
ÉTATS-UNIS
Le Mexique est l’une de ces
nombreuses puissances potentielles
auxquelles l’histoire tend un instant la
main pour les hisser au centre de la
scène mondiale et les repousser très
vite. L’histoire n’apprécie pas qu’on
l’emprisonne, retirant brutalement son
soutien que l’on veut croire acquis pour
l’éternité. Les possibles géants, comme
le Mexique, sont-ils des élus ou des
damnés  ? La formule de l’un des
présidents du Mexique, Porfirio Días
(1830-1915), à propos de son pays : « Si
loin de Dieu, si près des États-Unis  »,
met en lumière la question que
soulèvent ces colosses boiteux  : les
Mexicains sont-ils victimes d’une
injustice divine ou fabriquent-ils leur
échec, leur malheur ?
Deux fois terrassé

Le Mexique, à la charnière des deux


Amériques, est submergé et modelé par
deux cataclysmes, l’un et l’autre
plaçant ce pays et son peuple devant
des adversaires ressentis comme
invincibles.
» Au début du XVIe siècle, l’anéantissement de

l’empire aztèque par les Espagnols

L’empire aztèque (1430-1521) est, avec l’Empire

inca, l’une des deux ultimes constructions

géopolitiques de l’Amérique précolombienne.

Ces deux ensembles écrasants pour les

populations locales sont réduits en cendres par

les envahisseurs espagnols disposant de forces

inconnues : chevaux, armes à feu et même

microbes contre lesquels les Amérindiens ne

sont pas immunisés. Le Mexique moderne est

l’enfant de ce traumatisme, qu’il tente de

s’approprier en combinant, dans une exaltation


baroque de la mort, catholicité et rites d’avant la

catastrophe.

» Aux XIXe et XXe siècles, l’ascension écrasante

des États-Unis

En 1821, le Mexique accède à l’indépendance.

Enlisé dans un enchevêtrement de conflits

internes, le pays bute contre la formidable

ambition des jeunes États-Unis. En 1848, ces

derniers avalent l’immense nord du pays, du

Texas à la Californie. En 1864-1867, le Mexique

tombe sous la brève domination de la France de

Napoléon III, retrouvant son indépendance avec

l’aide du grand frère nord-américain.


La Révolution institutionnelle. Comment exister

entre une Église omniprésente, imposée par

l’Espagne, et les États-Unis à l’insatiable volonté de

puissance  ? Le Mexique opte pour la révolution

permanente et institutionnelle. Les héros

mexicains sont des paysans-justiciers mourant

assassinés  : Emiliano Zapata, Pancho Villa… Des

années  1920  aux années  1980  règne le parti

révolutionnaire institutionnel (PRI), enfermant le

Mexique dans un étatisme corporatiste.

À nouveau la malédiction nord-américaine

Dans les années  1980, le Mexique,


quelque temps porté par ses ressources
pétrolières mais à deux reprises frappé
par la chute des prix des hydrocarbures
(faillite de l’État mexicain en 1982 puis
en  1994), non seulement s’ouvre mais
noue avec les États-Unis un rapport,
semble-t-il, moins déséquilibré. Avec,
en  1994, lancement de l’Accord de
libre-échange nord-américain – ALENA
ou NAFTA, incluant les États-Unis, le
Canada et le Mexique).
» 1980-2000 : le Mexique normalisé sous l’aile

américaine.

Dans les dernières décennies du XXe siècle, le

Mexique sort de son isolement et s’intègre dans

l’économie mondiale. La frontière avec les États-

Unis devient une zone d’intenses échanges.

L’écart n’en subsiste pas moins. Des millions de

Mexicains se faufilent aux États-Unis en quête

de travail. Les multinationales nord-américaines

implantent des usines au Mexique, mais

n’hésitent pas à se tourner vers la Chine si sa

main d’œuvre se révèle moins coûteuse ou plus

performante.

» 2017 : le mur du président Donald Trump


En 2016, durant sa

campagne - victorieuse — pour être élu

président des États-Unis, Donald Trump fait de

l’érection d’un mur le long du Rio Grande une

des priorités de son programme. Pour le

Mexique, la perspective est désastreuse,

renvoyant le pays à son enfermement.

L’« America First » de Donald Trump promet de

faire des États-Unis une forteresse

impénétrable. Le Mexique ne peut s’offrir le luxe

de l’isolement. Sa localisation le place dans la

position toujours instable de voie de passage

entre l’Amérique pauvre et l’Amérique riche. En

fin de compte, le mur n’est pas construit.

Dans ce paysage perturbé, le


populisme, officialisé pendant des
décennies par le PRI, peut s’imposer,
comme dans tant d’autres États,
comme la solution incontournable tant
pour résister à l’arrogance yankee que
pour protéger le territoire mexicain des
hordes d’une Amérique centrale en
proie à des désordres endémiques.
Mexique

Si loin de Dieu, si près des États-Unis

L’essentiel en 5 secondes

» Le Mexique fait partie de ces États prisonniers

tant de traumatismes historiques que de

contraintes géographiques.

» Sur le plan géopolitique, le Mexique ne peut

échapper au poids des États-Unis.

» Dans les dernières décennies du XXe siècle, le

Mexique semble trouver un rapport moins

conflictuel avec le colosse nord-américain.

Mais, en  2017, l’élection de Donald Trump à la

présidence des États-Unis rappelle au Mexique

sa vulnérabilité aux sautes d’humeur de

Washington.
32
MIGRATIONS
L’ÉTAT TERRITORIAL MIS EN
CAUSE PAR LE NOMADISME
M ême si l’homme ne cesse de
s’enraciner et de s’approprier des
territoires qu’il décrète siens pour
l’éternité, il ne peut échapper au
nomadisme, devant constamment
chercher de nouvelles ressources, de
nouvelles possibilités de travail,
d’enrichissement et de domination. La
diffusion planétaire de l’agriculture, à
partir du néolithique, paraît installer
l’humanité dans une sédentarisation
permanente. Or, depuis la fin du Moyen
Âge européen, les vagues de révolutions
technologiques imposent à l’humanité
une adaptation permanente, entraînant
une amplification multiforme des
migrations.

Pour la géopolitique, il en résulte une


rupture majeure  : la déstabilisation
irréversible de son institution centrale,
l’État souverain, indissociable d’un
territoire clairement délimité et
détenteur du monopole de la force
légitime.

Des migrations partout et tout le temps

L’histoire fait alterner phases d’ancrage


territorial, sous la direction de grands
empires, et poussées de fièvre
migratoire (ainsi colonisations
européennes vers l’Amérique et ailleurs
aux XVI -XX
e e
siècles). Alors qu’y a-t-il de
neuf ?
» Une planète entièrement distribuée

Tous les espaces terrestres sont attribués, le

plus souvent régis par des États souverains.

Cette disparition des terres dites libres fait que

tout migrant bute contre quelqu’un d’établi. La

répartition des territoires est désormais un jeu à


somme nulle : celui qui en est dépourvu ne peut

en acquérir un qu’en le prenant à un autre !

» La migration, moteur du monde

contemporain

Sur cette terre où chaque parcelle a un maître, le

changement et donc l’une de ses concrétisations

essentielles, la migration, s’imposent tant

comme une exigence quotidienne que comme

l’un des composants du droit central de la

modernité, le droit au bonheur individuel. Tout

encourage à la migration, des multiples outils

dont disposent les migrants potentiels pour

s’informer et circuler que l’exigence d’adaptation

donc de mobilité.
Migration, migration, est-ce que j’ai une gueule

de migration ? La notion de migration tend à être

identifiée à un déplacement géographique

important et permanent (d’un État à un autre, avec

une modification de vie). En réalité, l’homme ne

cesse de « migrer ». Les plus vastes déplacements

se font au sein d’un même État (transferts massifs

de populations des campagnes vers les villes).

Une gouvernance globale des migrations

Tout, des techniques à la


planétarisation des idées, facilite et
encourage les flux et les réseaux,
faisant de la Terre un espace unique de
circulations. En même temps, les
territoires font l’objet d’appropriations
multiséculaires, et d’abord de partages
entre États.
» Fermeture
La réponse instinctive de toute entité territoriale

est de se protéger contre l’intrus en s’enfermant.

Les empires, les États, ne cessent de construire

des murailles. Ces derniers ont toujours des

fissures, des points discrets de passage.

» Libre circulation intégrale

Le libéralisme, dans sa formulation la plus

radicale, prône une complète ouverture des

frontières, la multiplication des contacts, des

échanges stimulant la créativité des hommes.

Mais, pour le moment, toute société requiert

une séparation entre « nous » et « les autres », la

solidarité entre les premiers exigeant qu’il y ait

un autre à écarter.

» Une gestion internationalisée des migrations

Les migrations constituent l’un des révélateurs

de la transformation de la géopolitique. Il s’agit

moins de s’interroger sur des totalités closes,

juxtaposées, en rivalité permanente les unes

avec les autres, que de penser la multiplication,


l’enchevêtrement des relations horizontales, les

flux d’individus n’en étant qu’un exemple parmi

beaucoup d’autres.

Les migrations peuvent-elles continuer d’être

traitées comme des rapports de troc, chacun

marchandant son ouverture, ou appellent-elles

des cadres supra nationaux ? L’individu n’est

encore que le ressortissant d’un État, tirant ses

droits de son lien avec ce dernier (nationalité).

Mais, peu à peu, individus, groupes

revendiquent d’exister par eux-mêmes. Encore

les États doivent-ils établir entre eux des

dispositifs juridiques consacrant la nature supra

étatique des droits individuels.


Migrations

L’État territorial mis en cause par le nomadisme

L’essentiel en 5 secondes

» L’homme est un animal migratoire, son

enracinement territorial étant lié à

l’universalisation de l’agriculture.

» La Terre étant partagée entre des États

souverains, la migration bouscule et ignore les

frontières.

» L’un des enjeux majeurs de la

macrogéopolitique, celle de la Terre comme

totalité, est la question des migrations, prise

entre deux principes en heurt frontal  : le

respect des attributions de territoires et le

droit de chacun à chercher son bonheur là où

il le veut.
33
MONDIALISATION
TERRITOIRES, FLUX, RÉSEAUX
La mondialisation peut être définie
comme la multiplication toujours en
cours des flux et des réseaux liant de
plus en plus ensemble toutes les
parties de la Terre et leurs acteurs
(individus, États…) et entraînant une
contraction massive de l’espace et du
temps.

La géopolitique classique au tournant


des XIX -XX
e e
siècles appréhende comme
totalités indépassables les États-
nations, laissant de côté tant ce qui les
pénètre (échanges de toutes sortes) que
ce qui les enveloppe et les encadre
(droit international). Le développement
multiforme des liaisons horizontales
impose une autre géopolitique.
Tout problème géopolitique est désormais
planétaire

La mondialisation non seulement érige


toute grande question (par exemple,
changement climatique, évolution des
inégalités, organisation du commerce
international…) en dossier planétaire
mais aussi inscrit tout conflit local (par
exemple, Israël-Palestine, Corée…)
dans le cadre planétaire.
» Des enchaînements sans fin

La circulation des biens comme des idées et son

intensification provoquent des enchaînements

et des résonances imprévisibles. L’importance

économique et stratégique du pétrole, la

concentration de réserves importantes au

Moyen-Orient font que toute guerre dans la

région ébranle les marchés d’hydrocarbures

ainsi que tous ceux intervenant sur ces marchés.

» Des nébuleuses de parties prenantes


Le chaos terroriste illustre les innombrables

canaux par lesquels se mondialise un problème :

initialement des contentieux éclatés, chacun

impliquant des protagonistes eux-mêmes

hétérogènes (pour la Palestine, les États arabes,

Israël et la diaspora juive, musulmans éparpillés

entre divers environnements) ; finalement un

enchevêtrement instable d’affrontements,

associant violences urbaines, guérillas et même

guerres classiques.

La mondialisation n’a que le sens que les

hommes lui donnent. La mondialisation résulte

du remodelage sans fin des dynamiques de

l’histoire. Elle peut accoucher tout autant de luttes

sans fin pour des ressources évaluées comme

limitées que d’un État totalitaire mondial.

L’humanité, acteur ou enjeu ?


La mondialisation multiplie les
échanges, les frottements entre les
hommes. Mais les rend-elle plus
solidaires, parce que plus conscients de
leur destin commun ?
» Un ensemble flou et mouvant

Au moins depuis les grandes découvertes du

XVIe siècle, les débats sur la notion d’humanité

s’enchaînent, se centrant tour à tour sur les

Amérindiens, les noirs, les femmes et

aujourd’hui les animaux. Cette

« planétarisation » des débats montre à la fois la

constitution d’une scène publique planétaire,

mais aussi la réinvention sans fin des

antagonismes : raison contre religion,

individualisme contre communautarisme…

» Un acteur encore en gestation

L’idée d’humanité se construit notamment à

travers les pactes onusiens relatifs aux droits de

l’homme. Mais la référence universelle à ces


droits n’efface pas les équivoques. Le système

onusien des droits de l’homme, se voulant

représentatif, se révèle étrangement laxiste :

en 2018, l’Arabie saoudite sera admise au sein

de la Commission des droits de la femme, alors

que les femmes sont privées dans cet État des

droits les plus élémentaires !

De l’État souverain à l’État rouage

La mondialisation conduit-elle à la
subordination de l’État souverain à des
exigences supérieures privilégiant
l’humanité tout entière ?
» Une souveraineté de plus en plus ligotée et

surveillée

Les interdépendances de la mondialisation

enferment l’État dans un imbroglio d’alternatives

impossibles. Ainsi soit réaffirmer sa

souveraineté en se fermant et en se vouant à la

pauvreté (Corée du Nord), soit se résigner à


n’être que l’un des deux cents concurrents de la

course à la prospérité. Soit toujours refuser les

normes mondiales au nom de l’indépendance et

se retrouver au ban de la société interétatique,

soit encore se couler dans ces normes et se

reconnaître comme un simple rouage des

mécanismes planétaires.

» Une entité coriace

Les États et leurs peuples résisteront ou

traîneront les pieds, l’orgueil national et la fierté

d’être seul contre tous demeurant des vecteurs

très forts d’unité. La mondialisation ne saurait

abolir en un jour le vieil homme, modelé par ses

passions et ses haines.


Mondialisation

Territoires, flux, réseaux

L’essentiel en 5 secondes

» La mondialisation, en faisant de la Terre une

totalité liée ensemble par les activités et les

échanges des hommes, impose une

macrogéopolitique traitant l’espace terrestre

non comme une juxtaposition de

souverainetés rivales mais comme une unité.

» Cette unité ne fait pas disparaître les rivalités

de puissances, mais les insère dans les

innombrables liens entre individus et sociétés.

» L’idée d’humanité, loin d’unifier les hommes,

reste tiraillée entre les innombrables

representations qu’ils s’en font.


34
MULTILATÉRALISME
LA GÉOPOLITIQUE DÉFIÉE PAR
L’ÉGALITÉ
L e multilatéralisme peut être présenté
comme le système conçu pour enterrer
définitivement la géopolitique,
discipline partant de l’inégalité des
États et s’interrogeant sur leurs luttes
sans fin. En  1945, la création de
l’Organisation des Nations unies (ONU)
a pour ambition de rendre impossibles
de nouvelles guerres menées pour la
domination du monde. D’abord avec la
Société des Nations (SDN) en  1919  puis
surtout avec l’ONU, les États concluent
entre eux un contrat social, excluant
(au moins sur le papier) le recours aux
armes pour surmonter leurs
antagonismes.

D’une jungle à une société


Relève du multilatéralisme tout accord
entre plusieurs États (au moins trois)
établissant entre eux des liens
juridiques égaux, leurs litiges étant
soumis à des mécanismes supérieurs
dont ils s’engagent à respecter les
solutions.
» Des pactes démocratiques

Le multilatéralisme repose sur deux principes

contradictoires qu’il doit absolument concilier :

l’égalité souveraine des États et l’acceptation par

ces États d’obligations juridiquement

contraignantes, disciplinant nécessairement leur

souveraineté. Chaque traité multilatéral instaure

entre les États-parties une société aux règles

inscrites dans le pacte.

» L’égalité… et ses équivoques

Les États étant inégaux en taille et en puissance,

se méfiant les uns des autres et ne cessant de

comparer leurs atouts et leurs vulnérabilités,


l’égalité instaurée par le multilatéralisme est

nécessairement relative et ambiguë, variable

d’un domaine à l’autre. L’égalité acceptable pour

le commerce (les États admettant plus ou moins

que les échanges bénéficient au plus grand

nombre) l’est beaucoup moins dès qu’est

concerné le cœur de la souveraineté : police,

diplomatie, défense.

» La soumission à des mécanismes supérieurs

de règlement

L’égalité multilatérale exige que tous, grands et

petits, reconnaissent un ou des policiers. Ces

gardiens doivent disposer d’une indépendance

incontestable, leurs décisions doivent être

scrupuleusement exécutées.
Le multilatéralisme, enfant de la plus grande

puissance du monde. Les États-Unis, non sans

réticences et retournements, sont le grand

promoteur du multilatéralisme et de son

incarnation majeure, la constellation onusienne.

Pour la démocratie américaine, l’ordre

international ne saurait être légitime que s’il est

démocratique, liant tous les États par un contrat

social planétaire. Les États-Unis n’en sont pas

moins une puissance impériale, supportant mal de

se retrouver à égalité avec le plus petit des États.

Dès les années  1960, notamment du fait de

l’entrée des États du tiers-monde nouvellement

indépendants dans l’Organisation des Nations

Unies (ONU), les États-Unis entretiennent avec elle

une relation difficile, menaçant périodiquement de

s’en retirer.

Incontournable inégalité, irréductible


puissance
Le multilatéralisme reste une création
des États. Ces derniers, tout en se
résignant à être régulés par des
mécanismes juridiques, ne sauraient
renoncer de bonne grâce à leur position
de totalités indépassables.
» L’État, la plus ombrageuse des créatures

sociales

Le multilatéralisme suppose des relations de

confiance entre les parties prenantes. L’État est

et reste une entité anxieuse, consciente de son

extrême précarité, prise entre un peuple aux

humeurs changeantes et les autres États. L’État

doit être susceptible, s’irritant du moindre

affront ; s’il se montre trop compréhensif, il n’est

plus respecté et respectable. Le multilatéralisme

s’impose aux États, ces derniers devant accepter

de devenir les rouages de la gouvernance

planétaire.

» L’insoluble question de la force


Tout ordre requiert un policier pour veiller à son

maintien. La charte de l’ONU prévoit la mise en

place d’une armée internationale… formée de

contingents fournis par les États. Mais la gestion

de la force fonde la légitimité des États. Ces

derniers ne peuvent que traîner les pieds dans

l’édification de dispositifs supranationaux. Les

Casques bleus, ébauche de policiers mondiaux,

ne sont pas issus de la charte de l’ONU, ce sont

des bricolages d’urgence, souvent indifférents

devant les souffrances des populations qu’ils

sont censés protéger.

Tout comme le contrat social des


philosophes des Lumières transforme
le sauvage en civilisé, le
multilatéralisme appelle une
métamorphose de l’État souverain  : le
monstre froid, en guerre permanente,
doit se muer en partie prenante d’une
société. La rupture qualitative ne peut
venir des seuls États, elle réclame un
changement global, incluant sociétés et
individus, tous percevant la Terre
comme une richesse commune qu’il
faut administrer dans le souci d’assurer
la survie de l’humanité.
Multilatéralisme

La géopolitique défiée par l’égalité

L’essentiel en 5 secondes

» Le multilatéralisme vise à enterrer la

géopolitique du cynisme, celle de la jungle

interétatique, en liant les États par des pactes

sociaux.

» Le multilatéralisme doit concilier

l’inconciliable : soumettre des États inégaux en

puissance et conscients de cette inégalité à

des règles identiques.

» Le multilatéralisme est voué à rester boiteux

tant que subsistera la réalité pluriséculaire de

l’État détenteur anxieux de la force légitime.


35
MULTIPOLARITÉ
INDESTRUCTIBLE ?
P our la géopolitique classique, la
jungle interétatique, lutte sans fin entre
des entités politiques inégales,
constitue une donnée permanente de
l’ordre international. Le monde est et
restera multipolaire, composé de pôles
de puissance voués à s’affronter, le ou
les plus forts imposant temporairement
leur loi jusqu’à ce que d’autres, plus
jeunes, plus vigoureux, prennent leur
place.

Mais la multipolarité peut-elle


demeurer le mode d’organisation du
monde, alors que la mondialisation
impose une intégration croissante des
activités humaines ?

L’ordre international type


D’abord en Europe depuis la fin du
Moyen Âge, puis à l’échelle mondiale
depuis la décolonisation, le système
international peut être défini comme
multipolaire.
» La coexistence inquiète d’entités

structurellement hostiles

La multipolarité implique des entités politiques

inégales en poids et en puissance, en clair des

États souverains. La partie s’organise autour de

configurations mouvantes de camps hostiles aux

alliances changeantes, chacun redoutant qu’un

autre ne tente de le dominer ou de le détruire.

» Toujours une guerre à l’horizon

L’État se sentant le plus fort cherchant à imposer

sa volonté aux autres (France de Louis XIV puis

de Napoléon Ier, Allemagne de Guillaume II puis

d’Hitler), la guerre est inévitable. Il revient aux

vainqueurs de fixer les termes de la paix et de


veiller à son respect jusqu’à ce que surgisse une

nouvelle ambition hégémonique.

» La paix, produit d’un équilibre précaire

Le jeu multipolaire est à somme nulle, la

puissance des uns ne s’accroît que par

l’affaiblissement des autres. La paix ne peut être

qu’un répit, une trêve. Les États, conscients que

l’affrontement n’est jamais fini, ne cessent de se

préparer pour une prochaine guerre.


La mort de la multipolarité européenne (1914-

1945). La multipolarité dure tant que, si l’un des

protagonistes tente de dominer les autres, il se

trouve automatiquement bloqué par une coalition

dirigée par une puissance-gardienne se donnant

pour mission de préserver cette multipolarité

(dans l’Europe des XVIe-XXe siècles, le Royaume-

Uni). Lors de la Grande Guerre, le Royaume-Uni et

ses alliés se révèlent incapables de vaincre celui

qui défie l’ordre établi, l’Allemagne. La puissance-

arbitre est désormais les États-Unis,

inéluctablement la multipolarité se mondialise

avec un nombre croissant de parties prenantes  :

Russie, Japon, Chine…

Inéluctable et précaire institutionnalisation

Depuis le congrès de Vienne (1814-


1815), mettant fin à un quart de siècle
de guerres, la multipolarité cherche à se
discipliner, les puissances les plus
importantes multipliant les
mécanismes de dialogue et de
concertation, afin de calmer les
susceptibilités et d’empêcher les
malentendus.
» Un ordre voué à se détériorer

La multipolarité soit est emportée par une folie

destructrice (Europe des années 1914-1945), soit

se trouve coiffée ou domptée par un colosse

impérial (États-Unis de 1945 aux années 2000).

Si les puissances ne sont pas contenues par une

peur extrême (par exemple, depuis l’apparition

de l’arme nucléaire, crainte d’une escalade

incontrôlable), elles peuvent se laisser emporter

par une combinaison explosive d’arrogance et

d’anxiété (en 1914, Autriche-Hongrie, Allemagne,

Russie menant le combat ultime pour ne pas

disparaître).

» Une institutionnalisation croissante


Cette institutionnalisation a pour illustration

majeure le Conseil de sécurité des Nations

unies, instance de quinze États membres, dont

les cinq vainqueurs de 1945 (États-Unis, Russie,

Chine, Royaume-Uni et France) membres

permanents dotés chacun d’un droit de veto.

Cette enceinte contraint des États soucieux de

leur rang à un dialogue institutionnel, leur

apprenant laborieusement à assumer des

intérêts supérieurs comme le maintien de la

paix.

» Un système du passé ?

La multipolarité conçoit les États comme des

acteurs souverains et pleinement maîtres d’eux-

mêmes. Or, les États, loin d’être des totalités

closes, sont de plus en plus des plaques

tournantes prises dans des flux et des réseaux.

La multipolarité interétatique est perturbée et

brouillée par les manœuvres d’innombrables

autres acteurs. Les jeux diplomatiques


d’autrefois sont brutalement démodés par les

impératifs de gestion du système économique

planétaire. Il ne s’agit plus de fixer des équilibres

mais de tenter d’administrer ensemble la Terre.


Multipolarité

Indestructible ?

L’essentiel en 5 secondes

» La multipolarité définit l’ordre international

depuis des siècles  : un affrontement sans fin

entre des entités inégales, les unes voulant

imposer leur hégémonie, les autres résistant à

cette volonté.

» La multipolarité épuise ses protagonistes, la

victoire revenant finalement à un arbitre

extérieur (ainsi Royaume-Uni, puis États-Unis

en Europe).

» Dans un monde de plus en plus intégré, la

multipolarité peut être perçue comme un

héritage du passé aux coûts trop élevés

(notamment guerres à répétition).


36
NATION
BRICOLAGE GÉOPOLITIQUE
E n 1882, Ernest Renan, dans sa célèbre
conférence «  Qu’est-ce qu’une
nation  ?  », définit la nation comme
«  un plébiscite de tous les jours  », un
devenir permanent, avançant entre un
passé qu’elle doit savoir assumer et un
avenir incertain.

En ce début de XXI
e
siècle, le
nationalisme demeure l’un des
moteurs majeurs de l’histoire. En
même temps, les loyautés nationales se
trouvent mises en cause par la
revendication de chacun, individu ou
groupe, de fabriquer sa propre
synthèse de croyances et
d’attachements.

Une construction permanente et toujours


précaire
Des nations ne cessent de naître et sans
doute de mourir. La liste d’États peut
être fournie par l’ONU, le nombre des
nations reste ouvert. Bien des
populations sans État sont proclamées
nations par certains, mais ne sont pas
reconnues comme telles par d’autres.
» L’enfant de multiples luttes

Toute nation naît de longs et douteux combats,

comme l’illustrent aujourd’hui les Palestiniens,

les Kurdes et sans doute beaucoup d’autres. La

conscience nationale se forge à travers des

tragédies (massacres, expulsions de territoires,

guerres…) par l’expérience desquelles des

individus ou des collectivités font l’apprentissage

douloureux de leur identité, de ce qui sépare

« nous » des « autres ».

» Une combinaison variable d’éléments

objectifs et subjectifs
Chaque nation est et se veut unique, différente

des autres. Les ingrédients la

composant - ancrage dans un territoire, culture

ou langue communs, mythes référentiels…

. - sont toujours les mêmes, mais le dosage varie

d’une nation à l’autre. Toute nation ne se

dissocie pas d’une histoire vécue et voulue

comme particulière, jalonnée d’événements

ressentis et racontés comme n’appartenant qu’à

cette nation.

» Un pavillon couvrant bien des marchandises

En ce début de XXIe siècle, les phénomènes

collectifs bouillonnent, les expressions

nationales se multiplient, des « petites » nations

prisent dans un État (Écossais, Catalans,

Flamands…) aux demandes pré ou

paranationales (Tziganes, peuples premiers se

battant pour leurs droits).


La France, nation exemplaire  ? La France est

longtemps la «  Grande Nation  », s’appuyant sur

une histoire pluriséculaire, et indissociable de

l’édification d’un État transcendant la cassure de la

Révolution française. Aujourd’hui, l’identité

française, tout en demeurant très vigoureuse, est

bousculée -  comme celle de bien d’autres vieilles

nations  -  par deux poussées, celle des «  petites  »

nations  -  Corses, Basques…, celle des populations

immigrées affirmant leur foi ou leurs coutumes.

Toute nation a un noyau dur de valeurs et de

références, mais ce noyau doit sans cesse s’ajuster

à des réalités humaines imprévues.

Une incarnation juridique problématique

La consécration classique pour toute


nation est l’acquisition d’un État. Mais
État et nation doivent-ils et peuvent-ils
se confondre ?
» L’État, but de toute nation ?

Depuis les années 1990, les États prolifèrent : ex-

Yougoslavie, ex-Union soviétique, Afrique

(Érythrée, Sud-Soudan). Ces nouvelles entités,

loin de constituer d’authentiques États-nations,

produisent des antagonismes nationaux

virulents : par exemple, Bosnie-Herzégovine,

Macédoine… Le lien entre État et nation est

de plus en plus problématique : les nations

sont et restent des ensembles mouvants de

personnes elles-mêmes en mouvement, alors

que les États sont ancrés dans un territoire

relativement permanent.

» Des liens changeants entre nations,

territoires et populations

Les communautés humaines se diversifient,

leurs membres se déplacent et changent de vie

(par exemple, importance et reconnaissance des

diasporas). La nation est-elle encore la

collectivité la plus achevée ? Son exigence d’un


lien exclusif avec les individus (ainsi être prêt,

pour ces derniers, à mourir pour la patrie) est-

elle encore possible dans un monde où reculent

les grands vecteurs de la cohésion nationale,

l’école publique et le service militaire

obligatoire ?

» Nation et cohésions collectives

L’âge des loyautés absolues, exclusives,

perpétuelles s’érode inexorablement. Les liens

sociaux - politiques, religieux, sexuels… - sont

désormais en concurrence sur un marché

planétaire comme tout bien marchand. La

relation nationale reste tout de même à part, la

nationalité, ou plus exactement l’appartenance à

un État, donnant à son détenteur un passeport,

la sécurité que pour le moment seul l’État

confère.

La constitution d’un État demeure pour le

moment le but logique de toute nation, l’État

équipant la nation d’un squelette ou d’une


cuirasse. En même temps, les tissus nationaux

se font de plus en plus précaires, s’enchevêtrent.


Nation

Bricolage géopolitique

L’essentiel en 5 secondes

» La nation est souvent ressentie comme la

construction collective la plus achevée, toute

nation étant censée s’incarner dans un État

souverain.

» Le lien national apparaît de plus en plus

enchevêtré dans d’autres loyautés.

» La nation ne s’accomplit pleinement qu’en se

coulant dans la coquille d’un État. En même

temps, les réalités nationales tendent à

dissoudre ou à contourner l’État.


37
NAURU
L’ELDORADO CHANGÉ EN
BOÎTE AUX LETTRES
N auru fait partie des innombrables îles
de l’Océanie. Nauru (21,3 km2), peuplée
d’une dizaine de milliers d’habitants,
serait la plus petite République du
monde. Elle accède à l’indépendance
en  1968. Le destin de Nauru est lié au
phosphate, dont l’île est largement
composée. Grâce à ce minerai, Nauru
bénéficie dans les années 1960 d’un des
plus hauts niveaux de vie du monde.
Mais les réserves s’épuisent. En outre,
ce rapide enrichissement transforme les
habitants et d’abord leur régime
alimentaire, les frappant d’obésité et de
ses maladies. Parallèlement, les
ressources financières sont gaspillées
dans des investissements infructueux.
Dans les années  2000, Nauru rejoint la
horde des paradis fiscaux, servant de
boîtes aux lettres à toutes sortes
d’entités en quête de discrétion et de
tranquillité.

L’eldorado, moteur de l’histoire

L’histoire des hommes peut être


racontée comme une suite de courses
vers la richesse totale et éternelle  :
quête du paradis terrestre, rivalités
pour l’encens de l’Arabie heureuse ou la
soie chinoise, ruées vers l’or ou
l’argent.
» D’eldorado en eldorado

Chaque eldorado est tout de suite un enfer.

Ainsi, dans l’actuelle Bolivie, la montagne

d’argent de Potosí, vidée de son précieux métal

du milieu du XVIe siècle au XVIIIe par des

générations d’Amérindiens vouées à une mort

atroce (notamment à cause du raffinage de

l’argent à l’aide du mercure très toxique). Tous


les eldorados se ressemblent, les richesses

extraites s’échappant vers les circuits de

l’échange international.

» Les ultimes trésors

Les hommes ne cessent de chercher de

nouveaux eldorados. En ces années 2000, le

pôle Nord excite bien des convoitises. La Sibérie,

le Sahara et bien d’autres zones perçues comme

vides pourraient être érigés en eldorados faisant

affluer vers leurs ressources réelles ou

imaginaires tous ceux en quête d’une vie

meilleure.
Amazonie. L’Amazonie, son immense forêt, ses

innombrables rivières en font l’un des derniers

eldorados que l’homme n’a pas encore

complètement soumis à son rêve prométhéen. Elle

demeure plus ou moins protégée par sa nature

difficilement pénétrable. Mais déjà pullulent les

chercheurs d’or, l’État brésilien installe des

autoroutes évidemment colossales, les tribus

reculent dans l’obscurité des recoins encore

intacts. L’homme et ses machines arrivent.

» La réinvention sans fin des eldorados

La course aux eldorados est un moteur

majeur de l’histoire humaine. Cette quête

toujours déçue, les parties prenantes

s’entredéchirant pour le trésor, ne calme pas

les appétits mais les excite. Les hommes ne

cessent de s’inventer des eldorados, la monnaie

et le crédit étant peut-être les plus résistants

d’entre eux, l’éclatement de chaque bulle


financière n’empêchant en rien les perdants d’en

recréer une nouvelle qui, cette fois-ci,

n’explosera pas. En ces années 2000, la maîtrise

des technologies les plus sophistiquées ouvre

d’extraordinaires possibilités de fabriquer des

eldorados d’autant plus magnifiques que

l’homme les aura lui-même façonnés.

Une régulation planétaire des eldorados ?

Sauver les eldorados, telle semble être


l’une des priorités d’une humanité
prenant conscience de la fragilité de sa
maison, la Terre.
» Interdire leur exploitation

Interdire de toucher aux eldorados semble une

voie prometteuse, en bloquant d’emblée la

tentation des hommes de toucher aux fruits si

beaux mais défendus. Tout interdit tient tant

que les hommes - États,

multinationales… - pensent qu’il est préférable


de ne pas le briser. Puis l’on se dit : un petit

morceau tout de même ! Juste un tout petit

morceau ! La porte, initialement entrouverte, est

bientôt violemment poussée sous la pression

des demandes. Pourquoi pas moi ?

» Organiser une exploitation raisonnable

Une exploitation rationnelle, organisée, ne

serait-elle pas la solution la plus sage et la plus

équitable, en mettant au service des hommes,

de leurs besoins légitimes une nature inutile ?

L’homme est et reste un apprenti sorcier,

convaincu de la noblesse de ses intentions, mais

incapable de reconnaître qu’il habille de la

rhétorique la plus altruiste ses exigences les plus

égoïstes.

Nauru n’est qu’un exemple extrême. Mais Nauru

pouvait-elle échapper à cet effondrement ?

Toutes les terres les plus lointaines, les plus

isolées sont prises dans les dynamiques

irrésistibles de la mondialisation par des lames


de fond que ne maîtrisent pas les hommes.

Ainsi les îles Galapagos, où survivent les

espèces les plus anciennes, venues de la

préhistoire, sont-elles inexorablement

détruites, tant par l’afflux de touristes

anxieux de laisser une trace que par les

tonnes de plastique déversées par les

courants de l’océan Pacifique et dont se

nourrissent les iguanes…


Nauru

L’eldorado changé en boîte aux lettres

L’essentiel en 5 secondes

» Nauru est un eldorado parmi beaucoup

d’autres, une île aux richesses en principe

infinies, éveillant d’innombrables appétits.

» La quête de l’eldorado est l’un des grands

moteurs de l’histoire humaine. Sa découverte,

suscitant de multiples convoitises, le détruit.

» Une réglementation des eldorados ne peut

être efficace que si toutes les sociétés

concernées acceptent de limiter leurs besoins.


38
OCÉAN MONDIAL
QUI TIENT LAMER TIENT LE
MONDE
L’ Océan mondial, cette mer unique
enveloppant les continents et reliant
les côtes les plus éloignées,
couvre  71  % de la surface de la Terre.
80 % du commerce mondial se fait par
la voie maritime. Ces deux
pourcentages confirment le célèbre
précepte de l’explorateur élisabéthain,
Walter Raleigh (1552-1618) : « Qui tient
la mer tient le commerce du monde  ;
qui tient le commerce tient la richesse ;
qui tient la richesse du monde tient le
monde lui-même. »

L’enjeu géopolitique suprême

Depuis les grandes découvertes, l’Océan


mondial est la grande route des
échanges, la circulation fluide et sûre de
ces derniers étant vitale pour la
prospérité de l’économie.
» Le motif central des guerres planétaires

Les guerres franco-britanniques du XVIIIe siècle,

les guerres mondiales du XXe siècle se révèlent

modelées par la question du contrôle de l’Océan

mondial. L’Angleterre puis les États-Unis savent

que leur puissance ne se dissocie pas de ce

contrôle, notamment des points de passage

vitaux (ainsi Suez, Singapour, Panama…). Les

puissances défiant ces colosses maritimes

(France de Napoléon Ier, Allemagne de

Guillaume II puis d’Hitler, Union soviétique) se

heurtent toutes au même défi qu’elles échouent

toutes à relever : briser leur enfermement

continental durement maintenu par les flottes

britannique puis américaine.

» La victoire des puissances maritimes

Les puissances maritimes l’emportent, leur accès

à l’Océan mondial leur garantissant un


approvisionnement en ressources stratégiques :

au XXe siècle, d’abord et surtout le pétrole,

avantage absolument décisif pour faire

fonctionner une machine militaire de plus en

plus motorisée.

Mais, en ce début de XXIe siècle, une puissance,

aussi remarquable soit-elle, peut-elle garder le

monopole de la police de l’Océan mondial, alors

que se multiplient les pôles de développement

économique et qu’est revendiqué de plus en

plus haut un partage plus égal des

responsabilités internationales ?
Après la Grande-Bretagne et les États-Unis,

qui ? Seule la Chine paraît en mesure de relever le

défi. Mais la surveillance de l’Océan mondial

requiert, outre des capacités navales colossales,

d’être reconnue par les autres comme disposant

de qualités particulières, et d’abord d’une longue

expérience des flux maritimes et des dangers qui

les menacent. Il reste à la Chine à prouver son sens

de la mer.

Une gouvernance planétaire de l’Océan


mondial ?

» De l’Océan mondial voie d’échanges à l’Océan

mondial lieu de production

Cet Océan n’est plus seulement une route, c’est

de plus en plus une richesse multiforme,

probablement vitale pour la survie de

l’humanité : poissons, minerais… C’est enfin la

première poubelle de la planète.


» La course à l’appropriation

L’Océan mondial est attiré dans les convoitises

inépuisables des États : extensions de leur mer

territoriale ; zones économiques exclusives

réservant aux riverains l’exploitation des

ressources sous-marines. Toutefois la plus

grande partie de l’Océan mondial, même si le

droit de la mer proclame ce qu’il contient

« patrimoine commun de l’humanité »

(Convention sur le droit de la mer, 1982),

continue d’échapper à toute appropriation

contraignante, à toute police institutionnelle, ce

qui permet beaucoup d’abus, des pillages aux

déversements d’ordures.

» Un bien commun

Depuis les années 1950, le développement du

droit de la mer traduit la volonté des États

d’étendre leur emprise vers la haute mer et ses

ressources. L’Océan mondial s’impose comme la

promesse d’un nouvel infini, celui des hauts


fonds marins encore mal connus. L’humanité

est-elle capable de mettre sur pied une

authentique administration commune de ce

domaine, soucieuse de ne pas le détruire, mais

acceptant également que l’espèce humaine,

ayant pour inévitable priorité sa survie, doit

pouvoir exploiter cette formidable réserve ?


Océan mondial

Qui tient la mer tient le monde

L’essentiel en 5 secondes

» Depuis les grandes découvertes des XVe-XVIe

siècles, le contrôle de l’Océan mondial confère

la puissance suprême, celle de la police des

échanges mondiaux.

» L’Océan mondial, tout en restant l’autoroute

du commerce international, acquiert une

autre importance majeure, celle des richesses

de toutes sortes  -  de la faune aux minerais  -

qu’il recèle et qui sont de plus en plus

exploitées.

» L’Océan mondial fait partie des biens

communs indispensables à la survie de

l’humanité, ce qui ne fait qu’amplifier les

convoitises multiples de nombreux

prédateurs.
39
ORGANISATION DES NATIONS
UNIES
LA JUNGLE CHANGÉE EN
SOCIÉTÉ ?
E n  1945, la création de l’Organisation
des Nations unies (ONU), dans le
sillage de la Société des Nations (SDN),
a pour but d’abolir la guerre en liant les
États par un pacte social, tous les
membres de l’Organisation nouant des
liens juridiquement contraignants par
lesquels ils règlent tout litige entre eux
par la négociation ou l’arbitrage. Si
jamais l’un d’eux viole la charte de
l’ONU – par exemple, agression contre
un autre État  –, tous s’engagent à
punir le délinquant, en allant, si
nécessaire, jusqu’à utiliser la force
armée afin de ramener le fautif dans le
droit chemin.

Un pacte social planétaire


Le projet onusien vise bien une
mutation de l’ordre international,
remplaçant la jungle interétatique,
régie par la loi du plus fort, par une
société tenue par des lois écrites et
soumettant tout conflit à des
procédures fixées à l’avance.
» Un système global

L’ONU est le cœur d’un système global,

composé, outre l’Organisation chargée de la

préservation de la paix, d’une quinzaine

d’institutions spécialisées - appelées agencies en

anglais - couvrant tous les grands champs de la

vie sociale : monnaie (Fonds monétaire

international, FMI) ; santé (Organisation

mondiale de la santé, OMS)… Il s’agit de gérer la

totalité du monde comme un ensemble

cohérent, coordonné, administrant les missions

fondamentales de toute société : par exemple,


programmer la production agricole, prévenir et

stopper les pandémies…

» Une égalité tempérée

L’un des principes de l’ONU est l’égalité

souveraine des États. Mais les États-Unis et le

Tchad, la Chine et le Paraguay peuvent-ils être

égaux ? Les cinq membres permanents du

Conseil de sécurité - États-Unis, Russie, Chine,

Royaume-Uni et France : les cinq principaux

vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale -

disposent chacun de la capacité de bloquer tout

texte leur déplaisant (droit de veto). Le principe

d’égalité ne peut effacer une donnée

pluriséculaire de la diplomatie : il revient au(x)

vainqueur(s) d’organiser et d’administrer la paix

jusqu’à ce que d’autres vainqueurs l’emportent.

» À qui le monopole de la force légitime ?

L’ONU établit le Conseil de sécurité comme

policier du monde, l’article 51 de la Charte

rappelant tout de même qu’aucun État ne


saurait être privé de son droit de légitime

défense s’il doit faire face à une agression armée

contre lui. Le texte ajoute : « Jusqu’à ce que le

Conseil ait pris les mesures nécessaires pour

maintenir la paix et la sécurité internationales »,

cette formule laissant au gendarme mondial une

très large capacité d’appréciation.

États-Unis et ONU. L’ONU est l’enfant des États-

Unis. Les rapports entre la première et les seconds

n’en sont pas moins compliqués et difficiles, les

États-Unis admettant mal d’être mis à égalité avec

les  200  autres États, l’ONU étant utilisée par les

pays du Sud pour dénoncer l’arrogance de

l’Amérique. Les États-Unis, tout en promouvant un

pacte démocratique mondial, restent la plus

grande puissance du monde, soucieuse de son

rang.
La géopolitique ? Domptée mais toujours
présente

Le jeu propre des États souverains, ces


monstres susceptibles, ne saurait
disparaître. L’ONU est une formidable
machine vouée à constamment se
bloquer.
» Un champ d’intervention limité à ce que lui

concèdent les puissances

L’ONU n’agit que dans l’espace que lui concèdent

les colosses. L’Afrique demeure le champ majeur

d’opération de l’Organisation, les grands

s’impliquant pour le moment avec une extrême

réserve dans ce continent. L’ONU demeure en

principe exclue des arrière-cours des puissants :

Caraïbes pour Washington (à l’exception d’Haïti

où les États-Unis s’enlisent de 1915 à 1934),

Caucase pour Moscou, Tibet pour Pékin…

» Le maintien de la paix, une tâche sans limites


Le maintien de la paix fait partie de ces missions

impossibles à achever. La paix ne se maintient

pas, elle se construit dans un travail épuisant et

perpétuel de rapprochement des points de vue,

de conciliation des oppositions les plus

intransigeantes.

Les Casques bleus ne sont pas l’armée


onusienne prévue par la Charte et
jamais créée, ce sont des constructions
ad hoc, composées de contingents
nationaux le plus souvent peu motivés,
veillant à ne pas abuser de leurs armes.
Organisation des Nations unies

La jungle changée en société ?

L’essentiel en 5 secondes

» En  1945, l’ONU a pour but d’instaurer la paix

perpétuelle, en liant tous les États, si possible,

par un contrat social, semblable à ceux définis

par Thomas Hobbes ou Jean-Jacques Rousseau

pour les individus.

» Le contrat social a pour fondement l’égalité

des parties prenantes. Les États souverains

peuvent-ils accepter l’égalité, tels des

individus au sein d’une société démocratique ?

» Le contrat social requiert la renonciation à la

vengeance privée, l’exercice de la force

devenant le monopole des pouvoirs publics.

Mais l’État souverain est-il prêt à confier sa

sécurité à une autorité supérieure ?


40
PAIX
UN PROCESSUS SANS FIN
L a paix fait partie de ces notions dont
la définition sera toujours contestée,
les uns la regardant comme l’avenir
certain d’une humanité enfin
réconciliée avec elle-même, d’autres
demeurant convaincus de la violence
inéluctable des rapports sociaux.

Pourtant, laborieusement, la
conception de la paix évolue tout au
long du XX
e
siècle, l’horreur des guerres
totales conduisant finalement les États
et le système international à
rechercher une forme de paix
permanente.

La paix-trêve

Dans la jungle interétatique, la guerre


est le rouage désignant vainqueurs et
vaincus. Les premiers définissent et
administrent l’ordre à venir, les
seconds se soumettent ou/et se
rebellent. La paix n’est qu’une trêve
imparfaite.
» Des phases plus ou moins longues

La durée, la qualité de la paix dépendent

fondamentalement de la capacité du (ou des)

vainqueur(s) à rester le(s) plus fort(s). Tout au

long de l’histoire, la paix impériale se révèle la

plus stable, la plus féconde si l’empereur dose

habilement l’usage - souvent très brutal - de sa

force et l’association des peuples dominés, ces

derniers renonçant à prendre leur revanche et

finissant par prospérer dans la culture du

maître. À l’instar de la Méditerranée romaine ou

de l’Empire britannique dans ses bons moments.

» Des paix armées

La paix-trêve a lieu entre deux guerres, le

vainqueur faisant tout pour empêcher la

renaissance du vaincu, et le vaincu préparant sa


vengeance. Cette forme de paix ne se dissocie

pas des buts ou des enjeux des guerres :

conquérir - ou défendre - des territoires. Le jeu

ne peut pas avoir de fin : ce que l’un prend à

l’ennemi, l’autre (régions, villes…), continue d’être

revendiqué par cet autre ; aucun ne cesse de

réclamer ce qui lui a été pris.

L’Europe du Moyen Âge aux deux guerres

mondiales va d’affrontement armé en

affrontement armé, les rivalités hégémoniques,

les antagonismes religieux se traduisant

toujours dans des ajustements territoriaux.

La paix-processus
La paix perpétuelle d’Emmanuel Kant (1795). À

la fin du XVIIIe siècle, alors que l’Europe se trouve

plongée dans la tourmente des guerres de la

Révolution française, le philosophe allemand

conçoit un projet de paix perpétuelle, remarquable

de modernité. Quatre conditions, toutes

indispensables, doivent être réunies  : des États

adhérant aux mêmes valeurs sociales et

politiques  ; un pacte entre ces États fixant leurs

droits et leurs obligations  ; des dispositifs

institutionnels de règlement des conflits entre ces

États  ; enfin, des instruments de recours

permettant aux individus de contester les États.

La violence extrême des deux guerres


mondiales enclenche de réelles
réflexions pour que le déchaînement
des armes cesse d’être une option
pertinente.
» D’un jeu à somme nulle à un jeu à somme

positive

L’univers de la guerre implique un jeu social à

somme nulle (zero-sum game) : les territoires,

leur étendue étant des données intangibles,

chacun ne peut accroître son territoire qu’en

réduisant celui des autres, et réciproquement.

Alors, comment passer de ce jeu, où la guerre

est inévitable, à un jeu où tous peuvent gagner

(win-win game), le « gâteau » à partager

augmentant régulièrement et promettant à

chacun une part ?

» Un progrès précaire et probablement

toujours réversible

Au moins trois dynamiques se rejoignent pour

conduire les États à se montrer beaucoup plus

prudents devant la guerre :

• Le développement d’armes de plus en plus

destructrices, les moyens nucléaires ne


constituant que la part la plus redoutable

d’arsenaux pouvant ravager la planète.

• L’encadrement multiforme des États, toute

agression armée étant d’une efficacité

douteuse et suscitant une hostilité très large de

la communauté internationale.

• L’éducation et l’information des individus et

des sociétés, tant les premiers que les

secondes paraissant de moins en moins prêts à

« mourir pour la patrie ».

» L’Europe, quelle paix ?

De 1945 aux années 1990, l’Europe se

métamorphose en laboratoire de la paix,

lançant, dans sa moitié occidentale, un

processus de multiplication des

interdépendances (construction européenne).

Dans les années 1990, les guerres de l’ex-

Yougoslavie suggèrent que la paix européenne

de la deuxième moitié du XXe siècle n’aurait été

qu’une énième paix impériale, se décomposant


dès qu’un ou des policiers (Union soviétique,

États-Unis) ne sont plus là pour geler les haines

nationales.
Paix

Un processus sans fin

L’essentiel en 5 secondes

» La vie étant faite de conflits toujours

renaissants, la paix ne peut être qu’un horizon

vers lequel des hommes tentent d’avancer

sans jamais l’atteindre.

» Dans la géopolitique classique, la paix est une

trêve entre deux guerres, les entités se

disputant sans fin les mêmes territoires (jeu à

somme nulle).

» Le XXe siècle, avec ses guerres atroces,

s’efforce d’inventer une nouvelle paix par

l’échange, les hommes se liant par le travail en

commun et apprenant à vivre ensemble.


41
PALESTINE
L’IMPOSSIBLE PARTAGE
T out problème géopolitique ne se
comprend qu’en le situant sur une
carte et en parcourant l’histoire.

La question palestinienne ou le conflit


israélo-arabe s’inscrit au cœur du
Proche-Orient, creuset des
monothéismes et carrefour d’empires.
Au moins trois histoires se catapultent :
juifs hantés par la haine qui les entoure
et tente parfois de les anéantir ; arabes
surgissant du désert au VII
e
siècle,
conquérant un immense empire pour
subir ensuite des siècles
d’assujettissement  ; enfin Palestiniens,
arabes devenant un peuple par ses
combats tant contre les juifs édifiant un
État sur leur terre que contre leurs
«  frères  » arabes encombrés de ces
réfugiés.
La terre de deux peuples

D’abord, les deux points de vue. Puis


l’évolution perturbatrice des
populations.
» Pour les juifs, le refuge

En 134, à la suite d’une énième révolte durement

réprimée par Rome, les juifs sont chassés de la

Terre promise avec interdiction d’y revenir. « L’an

prochain à Jérusalem », telle devient alors

l’aspiration jamais abandonnée. Au tournant des

XIXe-XXe siècles, le sionisme conclut que, pour

échapper à la malédiction de l’antisémitisme, les

juifs doivent se constituer en nation, protégée

par un territoire reconnu internationalement.

Entre 1933 et 1945, les persécutions nazies, la

Shoah confirment aux juifs le besoin absolu d’un

refuge, d’une forteresse.

» Le peuple palestinien, l’enfant non reconnu

d’Israël
À partir de 1882, l’arrivée des colons juifs, l’achat

des terres aux grands propriétaires terriens

absents transforment peu à peu les fellahs

palestiniens en une population se sentant

spoliée. Deux traumatismes majeurs vont

entraîner leur exil : en 1948 (création d’Israël)

900 000 Palestiniens et en 1967 (occupation de

la Cisjordanie par l’armée israélienne) 400 000.

La conscience nationale palestinienne se forge

dans l’exil et les camps (en 1964, mise en place

de l’Organisation de libération de la

Palestine - OLP).

» Deux populations de plus en plus

enchevêtrées

Depuis 1967, Israéliens et Palestiniens

apparaissent à la fois de plus en plus séparés

par les écarts de niveaux de vie et entremêlés du

fait, notamment, de la multiplication des

colonies juives en Cisjordanie. En 2018, Israël,

dans ses frontières de 1948, héberge 1,8 million


d’Arabes et 7,1 millions de Juifs. En Cisjordanie,

près de 700000 colons juifs sont entourés de

près de trois millions d’Arabes (Gaza : deux

millions). En Cisjordanie, environ 400 000 colons

juifs sont entourés de près de 3 millions

d’Arabes.

Jérusalem. Le  30  juillet  1980, la Knesset  -  le

Parlement israélien - proclame Jérusalem « capitale

éternelle et indivisible d’Israël  ». Les Palestiniens

revendiquent également Jérusalem pour capitale.

Jérusalem est la Ville trois fois sainte, chacun des

trois monothéismes y gardant des lieux sacrés.

Comme le préconise le Vatican, Jérusalem appelle

un statut spécial de «  corpus separatum  », mais

chacun revendique sa Jérusalem.

Solutions (im)possibles
Depuis la fin des années 1940, les plans
de paix et de partage se succèdent.
» Un seul État

Initialement tant les juifs que les Arabes ne

veulent qu’un seul État : juif pour les Israéliens et

arabe pour les Palestiniens. Pour les

Palestiniens, les juifs étant des intrus qui doivent

se fondre dans l’identité arabe (Charte nationale

palestinienne de 1964). Pour les juifs, l’État n’a

de sens que s’il s’ancre dans la Bible. Israël, tout

en reconnaissant les Arabes installés sur son

territoire de 1948 comme des citoyens

israéliens, n’a pas de constitution séparant le

religieux et le politique.

» Deux États

À partir des années 1980, le principe de deux

États, l’un pour les juifs, l’autre pour les Arabes,

s’impose ou paraît s’imposer (en

septembre 1993, la déclaration de principes

entre le Premier ministre israélien et le président


de l’OLP, appelée Accords d’Oslo). Mais, pour le

moment, la matérialisation bute sur la

délimitation des frontières ou, plus précisément,

sur le peuplement de la Cisjordanie. Cette

dernière se trouve de plus en plus grignotée par

la colonisation israélienne. L’Autorité

palestinienne, soumise pour son financement au

bon vouloir israélien, contrôle plus ou moins des

enclaves coupées les unes des autres.

La question palestinienne est irrémédiablement

brouillée, refoulée par la crise multiforme dans

laquelle est enlisé le Moyen-Orient :

effondrement d’États (Syrie, Irak…), poussée de

l’islamisme, terrorisme…
Palestine

L’impossible partage

L’essentiel en 5 secondes

» Depuis les années 1880, la Palestine se trouve

prise entre la volonté des juifs d’y édifier un

refuge et la population qui y vit depuis des

siècles.

» L’établissement de deux États, l’un pour les

juifs, l’autre pour les Palestiniens, apparaît

comme la solution raisonnable, mais sa

concrétisation se heurte au tracé de frontières

garantissant la viabilité des deux États.

» En ce début de XXIe siècle, le dossier est plus

que jamais dans l’impasse, Israël donnant la

priorité absolue à sa sécurité, le sort des

Palestiniens laissant indifférente la

communauté internationale.
42
PANDÉMIES
Le choc pandémique majeur a sans
doute été l’élimination des
Amérindiens par le déferlement des
microbes et virus apportés par les
Européens. Les peuples protégés depuis
des siècles par un environnement
écologique favorable sont décimés, leur
monde est brutalement privé de sens.
De nombreuses épidémies ponctuent
l’histoire de l’humanité. Vers le milieu
du VI
e
siècle, la peste fait des millions de
morts sur les deux rives du bassin
méditerranéen. La peste noire élimine,
au milieu du XIV
e
siècle, un tiers de la
population européenne, réduisant en
grande partie la demande sur le marché
du travail, et créant ainsi les conditions
de l’émergence de la bourgeoisie et
semant sans doute des idées
révolutionnaires dans les esprits. La
grippe espagnole tue aveuglément dans
les années  1918-1921, faisant
entre  20  et  100  millions de morts, soit
entre  0,8 et  2  % de la population
mondiale. L’impact géopolitique de ces
pandémies, si elles s’inscrivent dans
l’histoire longue des sociétés, se révèle
très complexe et sinueux, pesant sur les
choix essentiels, politiques,
stratégiques et militaires, frappant
parfois les sociétés dans leurs
fondements mêmes et laissant un
traumatisme similaire à celui du krach
des années  1930. En  1920, le président
Thomas Woodrow Wilson est victime de
la grippe espagnole, ce qui n’empêche
pas les soldats américains, pourtant
lourdement touchés par la maladie,
d’être victorieux sur les champs de
bataille. De même, le président Georges
Clemenceau, frappé par la maladie, ne
s’impose pas moins comme le père la
Victoire, comme l’homme qui a su
reconnaître le courage des poilus. Quant
au coronavirus, survenu en d’autres
temps et d’autres mœurs, ses trois
vagues successives accouchent d’un
vigoureux redressement des économies
entre 2020 et 2022, les reconduisant sur
la route de la croissance, l’argent des
États étant déversé en masse par leurs
hélicoptères vers leurs entreprises en
difficulté et tous ceux menacés de
perdre leur emploi.

Les sociétés sont vouées à être de plus


en plus affectées par les interactions
multiples et permanentes entre le
monde sauvage et le monde civilisé, les
animaux s’acclimatant fort bien à la vie
trépidante des villes. Ainsi, à la fin de la
Grande Guerre, les oies sauvages
contaminant les camps militaires
avoisinants, alignant des rangées de lits
de malades sous d’immenses tentes…
Ainsi les oiseaux semant leurs
excréments sur le macadam et
provoquant une peur hitchcockienne,
telle celle provoquée dans le film Les
Oiseaux… Ainsi l’inoffensif pangolin
ravageant Wuhan, la capitale
tentaculaire au cœur de la Chine
continentale, avec ses gratte-ciel
titanesques et la nécessaire statue du
Grand Timonier Mao Zedong, qui a
plongé les Chinois dans des cataclysmes
pires que toutes les pandémies.

La pandémie des années 2020 révèle la


permanence des logiques
géopolitiques. Une compétition intense
se développe entre toutes les parties
prenantes géopolitiques  : entités
publiques, multinationales, associations
de consommateurs… Des sommes
colossales sont investies. Être le
premier à mettre au point le vaccin
décisif. Le temps passant, les passions
se refroidissant, chaque vaccin trouve
sa place. Les États se mettent dans le
jeu, anxieux de tester leur résilience
économique et politique… Ainsi les
États-Unis, la Chine, la Russie et
beaucoup d’autres se disputent-ils la
première place. Quant aux laboratoires
pharmaceutiques, il leur faut parier sur
le remède le plus efficace, celui qui leur
rapportera des millions de dollars.

Comme tous les domaines clés de la


mondialisation, du changement
climatique aux pollutions industrielles,
de la détérioration des eaux à la montée
des océans, les pandémies contribuent
à établir les bases d’un ordre mondial
post ou supra-étatique. Deux facteurs
se montrent déterminants :
» Des principes juridico-techniques communs.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS),

comme les autres institutions spécialisées,

fournit le cadre indispensable et la bureaucratie

pour établir des normes communes, que les

spécialistes et d’abord les médecins doivent

intérioriser pour agir sur le terrain. Ces principes

ne prennent leur sens qu’à la condition que leurs

opérations enclenchent un processus de

réflexion.

» Un esprit politique commun contraignant les

gouvernants à suivre une démarche

convergente : discussion approfondie des

orientations de fond ; mise au point de

documents guidant les opérateurs. Ainsi prend


forme ou même se cristallise une concertation

planétaire. Cette dernière doit contraindre les

administrations nationales à une coopération

systématique.

» La mise au point d’une constitution ayant

vocation à établir tous les rouages d’une gestion

mondiale : gouvernement, parlement, Cour,

bref, la conception d’un droit universel,

intériorisé ou même incorporé par tous les

peuples. Cette gouvernance devra surmonter

divergences et désaccords des autorités

nationales en les incitant à mener des actions

dans ce but.

Aujourd’hui triomphent deux


géopolitiques, la première  –  la
macro  -  impliquant les villages, les
villes, les individus, les minorités, la
seconde – la micro - ayant pour parties
prenantes les grands ministères à
vocation internationale, tous deux
mordant de plus en plus sur la
géopolitique classique. Un équilibre
instable se développe entre ces
différents protagonistes, chacun jouant
à qui perd gagne. Dans les phases de
croissance continue et stable, les
seconds l’emportent, les premiers
brandissant leur identité lors du retour
des crises, lourdes de risque de
conflagration planétaire. Dans ces
moments tournants, le même scénario
se répète, les premiers se repliant sur
leur différence et la brandissant comme
un absolu, les seconds se déployant
dans leur rôle extérieur.
Pandémies

L’essentiel en 5 secondes

» Les pandémies affectent en profondeur les

sociétés, leur impact demeurant très difficile à

évaluer.

» Les pandémies stimulent une compétition

brutale et parfois sans règles entre tous les

acteurs sociaux.

» Enfin, les pandémies peuvent accoucher de

coopérations internationales, ces dernières ne

se maintenant que par le fait d’être portées

par un souci de convergence et de travail en

commun.
43
PÉTROLE
LA MALÉDICTION DE L’OR
NOIR
L’ empereur pétrole, à la fois source
d’énergie et matière première, règne
sur tout le XX
e
siècle. Cette magnifique
ressource, comme tout cadeau de la
nature, confirme à l’homme qu’il est un
apprenti sorcier, déchaînant des forces
qui le dépassent. En ce début de XXI
e

siècle, il s’agit désormais de se


débarrasser de cette cause de marées
noires, de gaspillages et de pollutions.
Mais comment faire ?

La ressource géopolitique du XXe siècle

Le pétrole est à la fois le carburant


indispensable de toute société aspirant
à la modernité et l’un des outils
majeurs de la guerre.
» L’atout stratégique par excellence
Comme l’écrit le géopoliticien Yves Lacoste à

propos de la géographie, le pétrole, ça sert

d’abord à faire la guerre. La Deuxième Guerre

mondiale (1939-1945) montre l’Allemagne nazie

et le Japon impérial obsédés par leur manque

d’hydrocarbures, leur course ratée pour se les

approprier à Bakou pour la première ou dans les

Indes néerlandaises pour le second. Contrôler

ses approvisionnements pétroliers devient une

priorité absolue pour toute grande puissance.

D’où, notamment, l’alliance entre les États-Unis

et la monarchie saoudienne (pacte du Quincy,

14 février 1945).

» Le piège de la rente pétrolière

Dans les années 1970, le contrôle de la

production pétrolière passe des grandes

compagnies - les Sept Sœurs – aux États

producteurs. Le cartel de ces derniers,

l’Organisation des pays exportateurs de pétrole

(OPEP), tient le marché. Les prix explosent. Tels


des gagnants au casino, l’Arabie saoudite, l’Iran

et d’autres accumulent des réserves financières

colossales. Les plans pharaoniques se

multiplient : l’Iran du shah se donne pour

ambition de devenir le Japon du Moyen-Orient ;

l’Arabie saoudite wahhabite se pose en pôle

directeur d’un monde arabe traumatisé par

l’échec des nationalismes modernisateurs.

L’aventure se termine le plus souvent très mal :

faillites, dérives politiques, appropriation par des

gouvernants plus ou moins scrupuleux.


Mésaventures d’un cartel. L’OPEP, après son

apogée lors des chocs pétroliers (années 1970), se

divise, les États producteurs, engagés dans des

projets les dépassant, courant après l’argent. La

montée, vertigineuse mais toujours précaire, des

prix du pétrole fait apparaître de nouveaux

exportateurs, les NOPEP : Mexique, Russie… Enfin,

dans les années  2000, l’importateur majeur, les

États-Unis, met en exploitation sur son territoire la

ressource lui permettant de se libérer de la

contrainte pétrolière : les gaz de schiste.

L’inéluctable fin du roi-pétrole ?

Le pétrole confirme que toute


dépendance impose aux hommes de
s’en affranchir par des cheminements
tortueux.
» Des adaptations à la quête de la percée

technologique
Dès les chocs des années 1970, de nombreuses

réactions se mettent en place : politiques

d’économie des énergies ; recherche d’énergies

alternatives ; développement (surtout en France)

du nucléaire… L’homme, toujours prométhéen,

rêve d’un après-pétrole, d’une énergie qui ne se

consomme pas mais est utilisée sans s’épuiser.

Le vent, le soleil, l’eau offrent des possibilités

dans cette direction. L’humanité au bord du

gouffre finit toujours ou presque par découvrir

une voie de survie et de réinvention (au

tournant des XVIIIe-XIXe siècles, mise en

exploitation du charbon, le bois - matériau des

bateaux, moyens et symboles de puissance -

commençant à manquer).

» Le changement climatique

Les débats sur le changement climatique

poussent également à l’abandon des

hydrocarbures, émetteurs de gaz à effet de

serre. L’homme poursuit des buts dont il n’est


pas conscient mais qui subrepticement le

guident et le remodèlent. Même si la maîtrise du

changement climatique se révèle incertaine, une

mutation des comportements, des mœurs, dans

l’emploi de l’énergie se matérialisera

probablement.

» Toujours une arme ?

Alors le pétrole n’est-il plus l’arme décisive qu’il

était ? Les États sont des machines

conservatrices, prudentes, soucieuses de garder

ouvertes le plus grand nombre d’options.

Aucune grande puissance ne conçoit de s’en

remettre au seul marché pour des

approvisionnements (dont ceux en pétrole)

qu’elle ressent comme stratégiques.

Le pétrole restera longtemps très convoité. Les

avancées technologiques mettent des décennies

à pénétrer et à transformer les sociétés. De plus,

le nouveau ne remplace pas l’ancien, il impose


de nouveaux besoins, de nouvelles manières de

travailler.
Pétrole

La malédiction de l’or noir

L’essentiel en 5 secondes

» Le XXe siècle est le siècle du pétrole, vital tant

pour gagner les guerres que pour assurer la

prospérité des sociétés de consommation.

» Le pétrole se révèle un cadeau très toxique

pour tous ceux qui en sont largement dotés,

source d’une richesse aussi spectaculaire

qu’éphémère.

» L’âge du pétrole prend inéluctablement fin, les

sociétés et les États reconnaissant non sans

mal que leur survie requiert une révolution

énergétique.
44
PÔLE SUD
UN DISPOSITIF POST
GÉOPOLITIQUE
Le pôle Sud  –  ou l’Antarctique  –
  (14  millions de km2) fait partie de ces
immensités plus ou moins intactes
(avec le Sahara, la Sibérie,
l’Amazonie…) que l’homme tend à
respecter, peut-être parce qu’elles lui
rappellent sa petitesse et sa fragilité. Le
pôle Sud dispose, outre son
environnement extrême, d’un atout que
n’ont pas les autres déserts  : son
éloignement géographique, le
préservant des appétits les plus
pressants, ceux de riverains ou de
voisins.

L’Antarctique fournit un exemple des


transformations des problématiques et
des revendications géopolitiques. Il ne
s’agit plus de conquérir et d’annexer
par les armes mais d’obtenir des droits
d’accès et d’exploitation par la
négociation, la force résultant d’une
combinaison de manœuvres et de
coalitions.

Un continent en principe verrouillé

À l’opposé du pôle Nord  –  l’Arctique  –


  cerné par des États parfois très
puissants et pris dans leurs priorités
géopolitiques, l’Antarctique, quant à
lui, bénéficie d’un authentique régime
international.
» Un dispositif très complet… sur le papier

Le Traité de Washington (1er décembre 1959),

complété notamment par la Convention sur la

conservation de la faune et de la flore marines

(CCAMLR, 1982), met en place un club de douze

États - les parties consultatives

fondatrices - chargés de veiller à l’intégrité de

cette réserve naturelle. Les activités militaires et


les exploitations industrielles sont interdites.

Seuls sont autorisés les travaux scientifiques.

» Des pénétrations multiformes

L’Antarctique confirme qu’aucune partie de la

planète ne peut désormais être isolée.

• La multiplication des déchets et leur

déversement sauvage les amènent dans les

zones les plus lointaines où ils stagnent et se

décomposent. Consommés par les animaux,

s’accrochant aux plantes, ces éléments

affectent la nature et la modifient

irréversiblement.

• Outre les milliers de scientifiques, les touristes,

en principe en nombre limité et encadrés, sont

des dizaines de milliers et leur nombre ne

cessant d’augmenter.

• Rien ne garantit que des activités clandestines

discrètes (recherche de minerais rares, bases

d’observation…) se développent. L’Antarctique


est vaste, encore mal connu, ce qui encourage

les quêtes nobles et moins nobles.

Interdire  ? Interdire, telle est la réponse

spontanée pour protéger un bien rare.

L’interdiction tente de bloquer le désir d’en savoir

plus en maintenant autour de l’objet convoité une

aura de sacré qu’il serait sacrilège de violer. Mais,

comme le narrent tant de contes de fées, tout

interdit finit par être brisé, l’auteur étant toujours

puni… trop tard. Alors, accepter des formes

d’exploitation, les soumettre à des contrôles, en

espérant qu’ils seront respectés  ? La pression des

hommes et leurs appétits excluent toute solution

miracle.

Un révélateur des vulnérabilités des


protections juridiques

Le régime de l’Antarctique met en


lumière les tensions, les contradictions
de toute démarche écologique.
» Entre principe de précaution et désir

d’exploitation

Le principe de précaution encourage

l’interdiction. Ne rien faire qui risque de

dégrader la nature ! Mais tout absolu paralyse

les initiatives. Si l’interdit s’éternise, il est tourné

tant des concessions officielles que par des

ruses ou des pratiques cachées.

À l’autre extrémité de la planète, le changement

climatique rend possibles des utilisations

économiques du pôle Nord (Arctique) : passage

de bateaux, extraction de ressources minérales…

Dès qu’une possibilité s’ouvre, les hommes se

bousculent : multinationales, États, mais aussi

populations locales réclamant leur part des

richesses découvertes.

» Un régime fermé ou ouvert ?

Le club de Washington associe initialement

douze États. En 2019, cinquante-quatre États


appartiennent au dispositif. Les pays émergents

veulent avoir leur mot à dire. Les richesses,

réelles ou virtuelles, de l’Antarctique suscitent

toutes sortes de rêves, ou d’utopies, ou de

délires. Pourquoi ne pas ériger l’Antarctique en

parc naturel mondial, dont les recettes

serviraient pour des investissements de

développement ?

» Quelle surveillance ?

L’Antarctique appelle une surveillance stricte. Les

instruments techniques, des satellites aux

bateaux les plus sophistiqués, existent. Mais les

États sont-ils disposés à créer et à financer une

Agence de l’Antarctique, à l’indépendance

statutairement garantie, et pouvant sanctionner

ceux qui commettraient des infractions ?


Pôle Sud

Un dispositif post géopolitique

L’essentiel en 5 secondes

» Le pôle Sud fait partie de ces zones interdites

auxquelles l’homme ne doit pas toucher.

» L’Antarctique est doté d’un régime en principe

très protecteur, le mettant à l’abri des

convoitises.

» En réalité, le pôle Sud ne dispose que de deux

réelles et très précaires protections : sa nature

et son éloignement rendant son exploitation

difficile et pour le moment peu rentable ; une

certaine prudence des hommes, craignant

toujours de briser un tabou.


45
PUISSANCE
DISSOUTE PAR LES FLUX ET
LES RÉSEAUX ?
La puissance, notion constamment
brandie et jamais définie ! La puissance
n’existe et ne dure que par et dans une
relation entre quelqu’un qui
commande et quelqu’un qui obéit.
Cette relation se bâtit à travers des
événements (notamment victoires,
réussites…) et ne cesse d’évoluer, le
premier devant toujours prouver sa
supériorité, le second tentant soit de
tirer profit de sa soumission, soit de
s’y soustraire.

La puissance est indissociable de son


environnement, d’abord technologique,
puis économique, politique, culturel.
Chaque révolution industrielle – depuis
la seconde moitié du XX
e
siècle,
numérique, télécommunications…  –
 redéfinit les conditions et les modalités
de la puissance.

D’une puissance enracinée à des puissances


nomades

L’industrialisation et l’urbanisation de
notre planète, l’explosion des échanges
de toutes sortes bouleversent non la
puissance, mais ses fondements et son
exercice.
» La vraie clé de la puissance

La puissance s’est toujours appuyée sur le

contrôle de voies commerciales, de ports, de

détroits, tous sources de recettes substantielles.

En ce début de XXIe siècle, bien des plaques

tournantes de transactions sont des

concentrations de richesse donc de pouvoir :

Londres, New York… Même s’il existe des

puissances pauvres (exemple souvent cité de

la Russie), la puissance se sépare


difficilement de la richesse, de l’accès aux

marchés mondiaux.

» Le bras de fer du siècle

Ainsi se met en place un bras de fer entre des

acteurs, tous nomades ou pouvant le devenir

(sauf un) - individus, entreprises,

communautés… - et une entité soudée à son

territoire : l’État dit souverain. Les premiers se

déplacent, se délocalisent, ressentant la

circulation comme un impératif et un droit. Le

second est soudé à son territoire, ne pouvant

qu’attirer (investisseurs) ou refouler (migrants

non désirés).

L’enjeu est le contrôle des territoires, les

nomades faisant valoir leur capacité à les

mettre en valeur, l’État sédentaire étant,

quant à lui, le gardien de leur intégrité, le

protecteur de leur population présente

depuis plusieurs générations.


Le cycle spectaculairement raccourci de la

puissance. Les mutations techniques, la

multiplication des communications, les connexions

de toutes sortes raccourcissent brutalement et

massivement les cycles historiques. Pour les pays

occidentaux, l’industrialisation s’étale sur deux

siècles. Les pays émergents accèdent en un demi-

siècle à la modernité, cette modernité incluant les

progrès les plus récents.

Mutation de la puissance ?

Tout comme, dans l’Europe des débuts


du XX
e
siècle, les luttes de classe
l’emporteraient sur les rivalités
nationales, les conflits «  verticaux  »
entre États laisseraient la place aux
conflits «  horizontaux  » entre
sédentaires et nomades.
» L’État territorial, un moribond vigoureux
L’État territorial dispose d’attributs uniques

auxquels il n’est pas près de renoncer : sa

souveraineté à l’intérieur de ses frontières ;

l’octroi de la nationalité, sans laquelle un

individu n’est qu’un apatride aux droits

incertains ; le monopole de la force légitime

(police, défense).

Les États, tout en ne cessant de se disputer,

ont un intérêt commun très fort : se

maintenir comme les rouages nécessaires et

légitimes entre populations et bureaucraties

internationales. L’explosion des flux pousse les

États tout aussi bien à se concurrencer

férocement pour séduire touristes, investisseurs

et autres fournisseurs de recettes qu’à s’allier

pour préserver leur position dans l’ordre

international.

» Tout nomade doit s’installer quelque part

Les nomades - migrants, entreprises,

diasporas… -sont voués à se couler dans la


configuration territoriale. Ils peuvent mettre les

États en compétition, ils ne peuvent pas les

supprimer.

En ce début de XXIe siècle, la fuite devant

l’impôt illustre le dilemme de l’État : soit il

tente d’être le plus attractif possible et court

après les opérateurs en quête d’exemptions,

soit il coopère avec les autres États avec le

souci d’une répartition équitable des

recettes.

Dans les faits, les États oscillent entre


ces deux extrêmes, ces tiraillements
illustrant la métamorphose de l’État de
pôle de puissance en un administrateur
d’un morceau du territoire mondial,
dans le cadre de règles et de dispositifs
de surveillance.
Puissance

Dissoute par les flux et les réseaux ?

L’essentiel en 5 secondes

» Depuis l’aube de l’histoire, toute puissance,

comme tout pouvoir, se définit comme une

relation précaire entre des individus ou des

groupes qui commandent et des individus ou

des groupes qui obéissent.

» La puissance a toujours reposé sur le contrôle

de flux et de réseaux. L’élément nouveau

réside dans leur multiplication et dans

l’accélération de leurs circulations, ainsi que

dans les opportunités qui résultent de ces

bouleversements.

» Toute puissance (comme le bernard-l’hermite

ne peut survivre sans coquille) garde le besoin

d’un ancrage territorial.


46
RELATIONS
INTERNATIONALES
LA PARTIE ÉMERGÉE DE
L’ICEBERG GÉOPOLITIQUE
J usque dans les dernières décennies du
XX
e
siècle, les relations internationales
ont pour postulat que les États,
monstres froids qui n’ont pas d’amis,
sont des entités closes, tous les
rapports entre intérieur et extérieur
passant par le canal de l’État, le
ministère des Affaires étrangères ayant
le monopole des échanges avec
l’étranger. Dans ces mêmes décennies,
les banquises étatiques se craquèlent,
s’ouvrent ou même se décomposent, les
échanges multiples (des déplacements
touristiques aux transactions
financières, des images aux chansons)
brisant toutes les barrières.

En ce début de XXI
e
siècle, ce qui
s’appelle encore les relations
internationales subit deux
transformations de fond : tout d’abord,
les rapports interétatiques ne sont plus
la part la plus visible, la plus officielle
des interactions entre des sociétés
elles-mêmes de plus en plus
entremêlées  ; ensuite, les rapports
interétatiques ne se limitent plus aux
liens diplomatiques mais couvrent tous
les domaines de la vie sociale, de la
monnaie à la santé, des normes
juridiques à la sécurité.

La dislocation du monopole étatique

La notion d’État a deux significations


tendant à se heurter  : c’est à la fois
l’entité souveraine (les États-Unis, le
Royaume-Uni, la France…) et
également la machine organisant cette
entité (l’État américain, l’État
britannique…).
» La politique étrangère, rouage des systèmes

institutionnels

L’État disposerait d’un monopole dans les quatre

compétences de la haute politique : monnaie,

police, politique étrangère et défense. Mais la

multiplication des liens internationaux et des

coopérations de tous types, le développement

spectaculaire des bureaucraties internationales

et supranationales défont ces monopoles.

» L’interpénétration croissante des sociétés

De plus en plus les liens entre sociétés, des

mouvements de personnes aux mariages entre

individus de nationalité différente, de

l’internationalisation des entreprises aux

diasporas, se multiplient, s’enchevêtrent, se

contredisent, enveloppant et remodelant les

rapports interétatiques.

» Un espace planétaire à la fois partagé et

unique
Notre planète ou plus exactement ses espaces

terrestres restent partagés entre les États. Mais

leurs frontières sont non seulement ouvertes

mais aussi poreuses. Flux et réseaux

traversent ses limites, ébauchant ou créant

un espace planétaire unique.

Que subsiste-t-il de la diplomatie  ? La

diplomatie, cet art subtil réservé à une élite

cosmopolite fréquentant les mêmes salons,

appartient à l’histoire. Multiplication des liens

techniques, contacts directs entre administrations,

démocratisation de la vie publique, présence

entêtante des médias, personnalisation des

relations officielles, tout ronge et rogne la

diplomatie classique, pratique discrète et codée.

Au-delà des relations internationales


Les relations internationales ne sont
que plus des relations sociales parmi
d’autres.
» La multiplication des politiques

internationales

Les administrations techniques, nouant des

contacts indirects, se dotent de politiques

étrangères propres. Les entreprises, surtout les

plus grandes, par leur impact sur les emplois et

les investissements, ont, elles aussi, des formes

de politique étrangère, négociant avec les États

leurs implantations.

» Des États dans la lame de fond de la

mondialisation

L’État souverain peut-il encore l’être s’il entre

dans la dynamique des échanges, où chaque

avantage, chaque succès appellent des

compensations ou des contreparties ? La

légitimité d’un État démocratique réside

désormais dans sa capacité à assurer la


prospérité et donc la compétitivité de sa

population. L’État peut refuser cette contrainte,

mais le prix est lourd (appauvrissement,

isolement).

» Fin ou métamorphose de la géopolitique ?

En ce début de XXIe siècle, il y existe toujours une

hiérarchie des puissances. L’âge des conquêtes,

des grandes aventures territoriales est

probablement révolu. La puissance subsiste,

mais elle doit s’exercer au sein des contraintes

contemporaines : populations hétéroclites et

fragmentées, surveillances multiples,

alourdissement des coûts… La puissance ne s’est

jamais réduite à la force mais, aujourd’hui, la

force doit avancer masquée !


Relations internationales

La partie émergée de l’iceberg géopolitique

L’essentiel en 5 secondes

» Les relations internationales se concentrent

sur les rapports interétatiques, ces derniers

étant censés couvrir toutes les relations entre

l’« intérieur » et son environnement extérieur.

» La géopolitique, en s’interrogeant sur les

dynamiques profondes façonnant la conduite

des États, ouvre le champ des relations

internationales.

» Ce que vivent aujourd’hui les relations

internationales dépasse le champ

géopolitique  : l’intérieur et l’extérieur ne sont

plus séparés, s’interpénétrant à tous les

niveaux  : individus, entreprises,

communautés, États…
47
ROUTE DE LA SOIE

UNE GÉOPOLITIQUE DU XXIe


SIÈCLE
D e l’Antiquité au XVe siècle, la route de
la soie, qui va de la Méditerranée
orientale à la Chine, est le pivot des
échanges de l’Eurasie. C’est par ces
pistes se déplaçant en fonction des
configurations politiques qu’est alors
acheminée la précieuse soie, dont
l’empire du Milieu protège jalousement
les secrets de fabrication. À partir du XV
e

siècle, le commerce transocéanique


contourne la route de la soie. Le cœur
de l’Asie, carrefour de civilisations,
dépérit et n’est plus qu’une proie pour
les empires voisins.

Or, en ce début de XXI


e
siècle, la Chine en
pleine ascension se cherche un dessein
géopolitique. Pourquoi ne pas recréer la
route de la soie ?
Les infrastructures, instrument géopolitique

Le projet chinois, quel que soit le


résultat final, met en lumière les
transformations de la géopolitique. Au
moment de son élaboration (fin XIX
e

siècle-début XX ),
e
l’instrument
privilégié de la géopolitique est la
guerre de conquête. Un siècle plus tard,
les infrastructures remplaceraient la
guerre.
» One Belt, One Road

Concevoir une route de la soie du XXIe siècle,

inscrite dans la mondialisation et faisant

rayonner la Chine sur toute l’Eurasie, telle est

l’ambition de Pékin. Cette nouvelle route aura

deux axes, l’un continental (One Belt) reprenant

le tracé de l’ancienne route à travers l’Iran

(Perse) et l’Asie centrale, l’autre maritime (One

Road) prenant appui sur les ports asiatiques, les

plus dynamiques de la planète.


» Un projet impérial ?

La route de la soie du XXIe siècle représente pour

la Chine un défi géopolitique. L’empire du Milieu,

massif, colossal, sûr d’une immense histoire, ne

conquiert pas, il absorbe et digère. La nouvelle

route de la soie révèle une autre Chine, allant

vers l’extérieur et paraissant vouloir s’approprier

le monde.

» Au lieu du Pacifique, l’océan Indien

Le centre du monde annoncé pour le XXIe siècle

est le bassin du Pacifique, avec, pour piliers, les

États-Unis et la Chine. La nouvelle route de la

soie s’articule autour de deux axes horizontaux

reliant l’Asie et l’Europe, ce qui entraînerait un

rééquilibrage autour de l’océan Indien, de

l’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Europe.


L’Asie centrale, à nouveau centre du monde  ?

Pour le géopoliticien britannique de l’époque

victorienne, Halford J. Mackinder, l’Asie centrale est

le Heartland, ce lieu permettant de tenir toute

l’Eurasie (lire chapitre  26). Mais peut-il y avoir

encore au XXIe siècle un centre du monde ? Aucun

pôle de richesse et de puissance ne saurait être sûr

de la permanence de sa position, tant les facteurs

de fluidité et d’instabilité, de la rapidité des

communications à l’intervention d’innombrables

acteurs, se bousculent.

La nouvelle route de la soie, projet


géopolitique ?

L’empire du Milieu se croyait le monde


à lui tout seul. La Chine contemporaine
découvre qu’elle n’est en fait que le
plus lourd des colosses… pour le
moment.
» La problématique géopolitique de la Chine

Depuis sa naissance à l’aube de l’histoire, la

Chine, du fait de sa localisation, de sa masse, de

sa patiente édification d’une culture parmi les

plus grandes, vit close en elle-même, plus ou

moins protégée par sa Grande Muraille, digérant

ou repoussant les barbares qui l’envahissent.

Son effondrement durant la seconde moitié du

XIXe siècle et la première moitié du XXe montre

que désormais l’extérieur s’impose à elle.

La Chine post maoïste accomplit un

impressionnant décollage. Mais elle ne peut

plus rester unique, incomparable, hors des

turbulences de la planète. En ces années 2010-

2020, les gouvernants chinois paraissent osciller

entre deux extrêmes : soit se substituer aux

États-Unis et se faire les promoteurs d’une

mondialisation ouverte, soit se raidir dans un

nationalisme xénophobe et agressif.

» Vraie ou fausse route ?


Alors que la Grande Muraille matérialise et

symbolise l’enfermement du pays, la future

route de la soie marquerait la fin de la Chine des

empereurs et sa reconnaissance comme partie

du monde. Cette rupture requiert à la fois des

dirigeants expliquant au peuple chinois la

mutation qu’il doit accomplir mais aussi un

dialogue avec les autres colosses concernés :

Russie, Inde… La Chine aura-t-elle la capacité

de transformer un projet impérial en un

projet multinational ? Ce défi de

l’internationalisation est nouveau pour la

Chine, mais peut-elle revenir en arrière ?


Route de la soie

Une géopolitique du XXIe siècle

L’essentiel en 5 secondes

» La Chine veut être la première puissance du

XXIe siècle. Traditionnellement tournée vers

elle-même, elle doit apprendre à penser le

monde et sa place dans le monde.

» La réalisation d’une nouvelle route de la soie

s’offre comme un pont entre une histoire

millénaire et un avenir ancré dans la

mondialisation.

» Ce grand projet géopolitique ne manque pas

d’incertitudes, risquant fort d’apparaître

comme l’arme et l’expression de la volonté

impériale chinoise.
48
ROYAUME-UNI
RETOUR VERS LE GRAND
LARGE ?
L e  23  juin  2016, le peuple britannique,
saisi par référendum, vote en majorité
en faveur du retrait du Royaume-Uni de
l’Union européenne. À nouveau,
conformément à la formule de Winston
Churchill, l’Angleterre, mise devant
l’alternative  : l’Europe ou le grand
large  ?, opte pour le second, pour
l’infini de l’océan.

L’Angleterre, édificatrice et composante


majeure du Royaume-Uni, affirme et
maintient, pendant près de quatre
siècles, de la fin du XVI
e
siècle à la
première moitié du XX
e
siècle, une
démarche géopolitique d’une grande
cohérence  : empêcher toute forme
d’unification de l’Europe, qui exclurait
les îles Britanniques du continent, et
régner sur les océans, leur contrôle
conduisant à la constitution d’un
empire mondial.

Le retour en Europe

Le Royaume-Uni est, comme tous les


autres États, une construction
historique, produit à la fois de
circonstances et de la persévérance
d’hommes et de femmes.
» Une insularité construite

L’Angleterre, perdant, à l’issue de la guerre de

Cent Ans (1337-1453), toutes ses possessions

sur le continent (sauf Calais reprise par la France

en 1558), commence à être une île comme entité

politique. L’unité de l’archipel vient plus tard

(conquête de l’Irlande par Oliver Cromwell

en 1649-1653 ; union avec l’Écosse en 1707).

Aucune configuration territoriale d’un État

n’est naturelle, elle résulte d’une idée se


constituant peu à peu à travers victoires et

défaites.

La première, sans cesse la première  !

L’Angleterre ne cesse d’être la pionnière dans

l’histoire de l’Europe. Elle ébauche le

parlementarisme dès le XIIIe siècle (en 1215, Magna

Carta), décapite son ex-roi Charles Ier en 1649, crée

une banque centrale en  1694  (certes après la

Banque d’Amsterdam née en 1609), initie la

Révolution industrielle à la fin du XVIIIe, enfin met

en place le libre-échange (abolition des Corn Laws

en 1846), pierre angulaire du système économique

mondial.

» L’Empire

Du XVIIe siècle aux lendemains de la Première

Guerre mondiale, l’Angleterre, avec la majorité

des Écossais et des Irlandais, bâtit un empire où

le Soleil ne se couche jamais. Surtout, elle


peuple cet empire, exportant des millions de

colons d’abord et en premier lieu en Amérique

du Nord. C’est par et grâce à cet empire que

l’anglais s’impose comme la lingua franca de la

modernité.

» Le boulet européen

Le Royaume-Uni sait qu’il ne peut oublier

l’Europe : le conquérant pouvant l’envahir et

la détruire ne saurait venir que de ce

continent. Mais l’ambition britannique est

sur les océans. Se tenir à l’écart de l’Europe

mais veiller à ce que personne ne la domine ! Du

XVIIe siècle à la Première Guerre mondiale,

l’Angleterre finance les coalitions et se contente

d’envoyer de brillants capitaines. Les deux

guerres mondiales contre l’Allemagne saignent

le Royaume-Uni qui se ruine et perd son empire.

Dans les années 1950, la géopolitique

pluriséculaire du pays souffre une défaite

capitale : l’Europe occidentale s’unifie librement.


En 1973, le Royaume-Uni, ne pouvant faire

autrement, rejoint les Communautés

européennes. If you cannot beat them, join them !

(« Si vous ne pouvez pas les battre, joignez-vous

à eux ! »)

Le grand large, improbable horizon

En juin 2016, le vote en faveur du Brexit


semble indiquer que le Royaume-Uni
renoue avec sa ligne traditionnelle  : le
grand large. Perspective ou mirage ?
» Un mauvais divorce

Le mariage entre le Royaume-Uni et l’Europe

unie est de raison et il l’est toujours resté. Le

divorce n’est-il pas la solution raisonnable ? Mais

le Royaume-Uni s’est profondément

européanisé, la proximité géographique du

vieux continent l’emportant sur les liens

traditionnels avec les partenaires du

Commonwealth.
» La nostalgie impériale

L’Angleterre a bâti un empire exceptionnel. Mais

cet empire est mort. Ses plus beaux

joyaux - Amérique du Nord, sous-continent

indien, Australie, Afrique du Sud… - soit

développent des ambitions propres, soit sont

pris dans leurs dynamiques régionales. L’allié

spécial, les États-Unis, regarde la vieille dame

britannique avec condescendance et n’hésite

pas à l’humilier.

» Accepter d’être européen

Peut-être le Royaume-Uni n’a-t-il pas d’autre

alternative que de se reconnaître comme un

vieux pays européen… Un passé remarquable ne

garantit un futur magnifique. Pour l’Europe, le

Royaume-Uni reste un très bel atout. La City,

place financière de Londres, demeure

incomparable par son imagination financière.

Pourtant, Boris Johnson, Premier ministre du

Royaume-Uni, renoue avec le grand rêve


churchillien et tourne à nouveau la « noble Île »

(William Shakespeare, Richard III) vers l’Océan

mondial (voir entrée no 38 : « OCÉAN

MONDIAL - QUI TIENT LA MER TIENT LE

MONDE »).
Royaume-Uni

Retour vers le grand large ?

L’essentiel en 5 secondes

» Le Royaume-Uni, ou plus exactement

l’Angleterre, de l’âge d’or élisabéthain aux

deux guerres mondiales, reste obstinément

fidèle à deux axes géopolitiques  : bloquer

toute ambition hégémonique en Europe et

contrôler l’océan mondial.

» Le Royaume-Uni, perdant son empire à l’issue

des deux guerres mondiales, se replie vers

l’Europe sans se résigner à cette dégradation

de rang.

» Début  2020, le Royaume-Uni a consommé son

divorce avec l’Union européenne. Mais pour

quoi faire ?
49
RUSSIE
L’EMPIRE ENCLAVÉ
E n 1989-1991, la Russie (17 millions de
km2, soit plus d’un dixième des terres
émergées) perd ses deux remparts  :
durant l’automne 1989, le rideau de fer
et le bloc du pacte de Varsovie en
Europe orientale  ; en décembre  1991,
l’Union soviétique elle-même
(22,4 millions de km2). Alors, après ces
deux murailles, la Russie elle-même
est-elle prête à éclater ?

Depuis le XVI
e
siècle, la Russie, menée
durement par des tsars autocrates,
s’étend à partir de Moscou puis de
Saint-Pétersbourg, tant vers l’Europe
que vers l’Asie centrale et l’Extrême-
Orient. Cette extraordinaire expansion
s’accompagne de poussées de
modernisation se terminant mal.
Alors, la Russie est-elle vouée à rester
prisonnière de son rêve impérial ou
doit-elle, peut-elle se réinventer en
État moderne ? L’échec de l’expérience
soviétique marque sans doute pour la
Russie la fin d’une vision de son
histoire, celle d’un colosse convaincu
d’avoir une mission.

Le dernier empire

La Russie, du fait même de ses


tragiques ruptures, du temps des
troubles (1598-1613) à la Révolution
d’octobre  1917, est nécessairement
hantée par la fragmentation.
» La mystique et le knout

L’unification de l’espace russe et de sa périphérie

combine deux instruments : un lien religieux

avec la terre russe, le paysan russe incarnant

l’innocence conduisant à Dieu, et le fouet - le


knout - forçant ce même paysan enfermé dans

ses superstitions à avancer.

» Inaccessible Océan

L’empire russe se fait comme les autres empires

coloniaux. Mais il ne s’édifie pas au-delà des

mers. Cette continuité territoriale fait des

peuples conquis des frères… en principe.

Territoire impérial et territoire national se

superposent.

La Russie ne cesse de vouloir briser son

enclavement, atteindre les mers chaudes pour

connaître la griserie de l’Océan. La Russie ne

réussit pas cette percée. Ses ports - Saint-

Pétersbourg, Riga, Sébastopol, Vladivostok - soit

donnent sur des mers fermées, soit restent loin

des grands courants commerciaux.

» Une arriération rédemptrice ?

Depuis Pierre le Grand (1672-1725), la Russie

court après l’Occident. Ce dernier incarne pour

les Russes la corruption, la décadence ; en


même temps, il est le laboratoire de l’avenir, de

la modernité. En particulier avec le courant

slavophile du XIXe siècle, la Russie se persuade

qu’elle est le messager de Dieu, gardienne d’une

innocence qui sauvera l’humanité, et que, par

conséquent, elle accédera à la première place

par une voie propre.

Le moment soviétique (1917-1991). Lors de

l’utopie marxiste-léniniste, la Russie, sublimée en

Union des Républiques socialistes soviétiques, se

persuade qu’elle dépassera l’Occident. Elle se croit

et peut se croire porteuse de l’universalisme de la

Révolution prolétarienne. La participation décisive

de la Russie à la victoire contre l’Allemagne

hitlérienne en  1945  en fait militairement l’égal du

géant nord-américain. Mais l’illusion s’évanouit. La

Russie soviétique, coupée des mutations

technologiques, se momifie et s’écroule sans

susciter d’authentique sursaut pour la sauver.


La Russie peut-elle se réinventer ?

En  1991, l’effondrement dans


l’indifférence de l’utopie soviétique, la
découverte de ses vices structurels
enterrent-ils la grande illusion d’une
Russie élue de la providence et de
l’histoire ?
» L’irrémédiable fin de l’âge impérial

La Russie sait et craint que chaque repli en

annonce ou en prépare un autre. Tous les

éléments du déclin sont là : fatigue et mauvaise

santé du peuple, corruption des élites,

enlisements militaires (Ukraine, Caucase…),

improbabilité d’un nouveau messianisme

prenant la place du panslavisme ou du

stalinisme…

» Quel rapport avec le géant chinois ?

La Russie peut-elle échapper à la tutelle de la

Chine, à ses revendications territoriales, à son

dépeçage, comme la Chine le fut au milieu du


XIXe siècle, lors des guerres de l’opium ? La

Russie est-elle vouée à être le lieutenant soumis

de l’Empire du Milieu dans le grand

affrontement avec l’Occident et son hégémonie

multiforme ? (voir : CHINE - UN EMPIRE-MONDE

QUI N’EST PLUS QU’UNE GRANDE PUISSANCE)

» Fédéralisation ou fragmentation ?

La Russie peut-elle rompre avec sa logique

impériale, inspirant aussi bien les tsars que leurs

successeurs soviétiques ? La Russie peut-elle se

fédéraliser sans se décomposer ? Le président

de la Russie peut-il renoncer à la Crimée

(annexée en mars 2014) et à l’Ukraine ?

Le vent de l’histoire refoule la Russie :

démographies vieillissantes des Slaves,

poussées de fièvre islamistes et effervescences

nationalistes dans le Caucase et en Asie centrale,

infiltrations chinoises en Sibérie… Comme

d’autres empires affaiblis, la Russie est peut-être

déjà une proie. Ainsi la Chine reconnaît-elle les


traités inégaux avec la Russie des tsars, mais

déjà des Chinois, anticipant des retournements

diplomatiques, s’installent en Sibérie. Les

peuples du Caucase ne sauraient oublier leurs

souffrances sous le joug russe. Poutine n’en

demeure pas moins fidèle au vieux rêve impérial

russe.
Russie

L’empire enclavé

L’essentiel en 5 secondes

» En  1989-1991, la Russie se redécouvre face à

elle-même  : un empire colossal à nouveau

emporté par la décomposition.

» Au moins depuis Pierre le Grand, la Russie se

sait le pays arriéré de l’Europe, néanmoins

promis au premier rang par Dieu puis par le

marxisme-léninisme.

» La Russie ne peut probablement pas rester

l’ours impossible à dompter. Comme pour bien

d’autres colosses, la voici, quelle que soit la

rhétorique des gouvernants, rétrécie et

ouverte par les flux de la mondialisation !


50
TERRORISME
UN INSTRUMENT
GÉOPOLITIQUE
L e terrorisme tend à être perçu comme,
tel le mal, une hydre protéiforme,
rôdant en permanence dans les
coulisses de l’histoire. Mais le
terrorisme est d’abord un instrument
utilisé par des groupes marginaux ou/et
en formation avides de reconnaissance.
Frapper n’importe qui, n’importe où,
n’importe quand, n’est-ce pas se
montrer tout puissant ?

Le terrorisme se développe dans les


périodes troublées de l’histoire,
exprimant des sentiments ou des
revendications que les sociétés établies
ne veulent ou ne peuvent satisfaire. Le
terrorisme ou plus exactement les
mouvements terroristes sont
exceptionnellement vaincus  ; ils
disparaissent ou s’autodétruisent, leur
cause s’étant vidée de tout sens.

Révélateur de perturbations géopolitiques

Le terrorisme, comme la terreur, fait


partie des phénomènes historiques.
Toutefois, ses manifestations
s’inscrivent dans des phases précises de
bouleversement rapide, lors desquelles
s’épanouissent toutes sortes
d’utopisme.
Les Assassins. Les Assassins, secte chiite des

Nizârites, terrorisent le Proche-Orient du XIe au XIIIe

siècle, à l’époque des croisades, en assassinant les

plus hauts gouvernants. Leur chef est le Vieux de

la montagne, leur forteresse Alamut (au nord de

l’Iran moderne) évoque le château inaccessible

d’un Lucifer invincible. Dans les faits, les Assassins

finissent submergés par les Mongols. Ne subsiste

qu’une légende !

» Anarchismes

Durant les années 1850-1914, l’Europe et les

États-Unis sont pris dans une vague de

mutations inconnues : diffusion et amplification

de la Révolution industrielle ; urbanisation

s’accompagnant de beaucoup de misère ;

ascension de classes bourgeoises étalant leur

réussite… L’explosion anarchiste, les attentats

répétés du nihilisme russe, l’assassinat de

nombreux chefs d’État expriment une rage


impuissante, déliée à la certitude folle que des

hommes, s’ils le veulent, peuvent créer un ordre

social parfaitement juste.

» Brigades rouges, bande à Baader

Dans les années 1970, dans le sillage des

événements de mai 1968, éclosent des

groupuscules qualifiés de « gauchistes »

recourant à des actes terroristes (notamment

enlèvement et meurtre d’hommes d’affaires et

de responsables politiques) : bande à Baader ou

Fraction Armée rouge en République fédérale

d’Allemagne, Brigades rouges en Italie… Leur but

est d’anéantir le système capitaliste. Ces

mouvements se décomposent, éliminés à la fois

par une répression dure et méthodique, par

leurs excès et leurs déchirements internes et

enfin par leur combat même centré sur un

prolétariat ouvrier en déclin irrémédiable.

Le dilemme territorial des terrorismes


Le  11  septembre  2001, les attentats
contre les Twin Towers de New York
mettent en scène avec une férocité
extrême un terrorisme inédit, lié à la
mondialisation  : le méga ou l’hyper
terrorisme prenant pour cible toute la
planète et mobilisant les technologies
les plus sophistiquées.
» Un terrorisme à vocation planétaire

La mondialisation se définit notamment par

l’abondance ou même la surabondance de tout :

richesses, hommes, armes, argent… Ces masses

offrent à toute personne d’initiative des

ressources considérables, qu’il peut mobiliser

pour n’importe quel objectif. Surtout, cette offre

omniprésente, souvent agressive, suscite

frustrations et envies chez ceux qui ne peuvent

les acquérir. Ainsi, les opérateurs du terrorisme

recrutent-ils aisément une main-d’œuvre


disponible pour toute aventure plus ou moins

habillée par une justification noble.

» Nomadisme ou sédentarisation ?

Terroriser, même si ce comportement satisfait

un délire de force, ne peut probablement pas

être un but en soi. La terreur a besoin d’un

objectif, le plus évident étant une forme de

pouvoir sur une communauté relativement

cohérente. Ici apparaît le dilemme du

terrorisme.

Le terrorisme est et doit être nomade. Le

déplacement permanent enferme les terroristes

dans un isolement qui les soude au groupe et

apporte une sécurité face à la police. Mais il n’y a

pas de pouvoir stable sans enracinement d’un

territoire. Le 29 juin 2014, le docteur en sciences

islamiques, Abou Omar Bakr al-Baghadi

proclame à Mossoul (Irak) la renaissance du

califat islamique, se matérialisant dans un État

islamique ou Daech. Mais se fixer dans un


territoire, c’est aussi s’emprisonner et devenir

une cible.
Terrorisme

Un instrument géopolitique

L’essentiel en 5 secondes

» Le terrorisme est d’abord un moyen utilisé par

des groupes en gestation avides de

reconnaissance.

» Le terrorisme et plus largement la terreur,

tout en étant des constantes de l’histoire,

s’épanouissent dans les périodes perturbées,

où s’affrontent plusieurs légitimités.

» Le terrorisme ne peut être qu’un moyen. Tout

mouvement terroriste, s’il ne se donne pas

une assise territoriale, peu à peu reconnue par

d’autres, se décompose irrémédiablement.


Sommaire

Couverture
La géopolitique pour les Nuls en 50
notions clés
Copyright
Introduction
Partie 1. Afrique. Le continent proie
Dépecée, exploitée, abandonnée, à
nouveau exploitée
L’Afrique décollera-t-elle ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 2. Allemagne. Au centre de l’Europe
Entre Est et Ouest, la nation tardive
Européanisée ou/et vieillissante
L'essentiel en 5 secondes
Partie 3. Anthropocène
Fin de l’histoire ?
Gérer la maison Terre
L'essentiel en 5 secondes
Partie 4. Arabie. La patrie du Prophète au
cœur de la révolution du pétrole
L’islam wahhabite, levier et carcan
Le cadeau maléfique de l’or noir
Crépuscule d’une union théocratico-
politique
L'essentiel en 5 secondes
Partie 5. Australie. Une île-continent
rattrapée par la géographie
La marque glorieuse de la Couronne
L’Australie, impossibles États unis du
Pacifique
Entre deux colosses plus les autres
Quelle géopolitique pour l’Australie ?

L'essentiel en 5 secondes
Partie 6. Autosuffisance. L’obsession
géopolitique
Un objectif voué à l’échec
Une quête toujours déçue, toujours
renaissante
L'essentiel en 5 secondes
Partie 7. Balkans. Carrefour et tombeau
d’empires
Un enchevêtrement d’ambitions
frustrées et indestructibles
Paix barricadée, insaisissable
réconciliation
L'essentiel en 5 secondes
Partie 8. Chine. Un empire-monde qui
n’est plus qu’une grande puissance
Une ascension si ample et si rapide
Entre nationalisme et universalisme
Quelle Chine au XXIe siècle ?

L'essentiel en 5 secondes
Partie 9. Climat. Variable géopolitique ?
Un exemple majeur de la globalisation
de la géopolitique
L’affrontement géopolitique du futur
L'essentiel en 5 secondes
Partie 10. Construction européenne. Au-
delà de la géopolitique ?
Un processus technocratique
Chassez la géopolitique…
L'essentiel en 5 secondes
Partie 11. Démocratie. Un État comme les
autres ?
Un État avec un territoire et une
population à défendre
L’ordre international démocratique
peut-il être « a-géopolitique » ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 12. Démographie. La population,
atout et charge
Un facteur indissociable d’une
configuration de forces
L’emprise aléatoire du politique
L'essentiel en 5 secondes
Partie 13. Déterritorialisation. Fin ou
remodelage de la géopolitique ?
Dissolution des territoires ou…
L’homme est et reste un animal
territorial
L'essentiel en 5 secondes
Partie 14. Diasporas. Au service d’États ou
d’elles-mêmes ?
Des groupes pris entre au moins deux
loyautés
Des acteurs géopolitiques ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 15. Droit. Civiliser les jeux
géopolitiques
Instrument, enjeu, cadre
Abolir les rapports de force ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 16. Empire. Le premier bâtisseur de
paix
Conditions et incertitudes de la paix
impériale
Une puissance incontestée et incontestable
Une emprise territoriale bien définie
Une paix intégrant les défaites

Décomposition de la paix impériale


L'essentiel en 5 secondes
Partie 17. Ennemi. Le grand unificateur
Une notion pivot de la géopolitique
darwinienne
Un concept dépassé ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 18. Équilibre. L’horizon toujours
fuyant de l’ordre international
Des équilibres au remodelage sans fin
Un équilibre planétaire tout aussi
mouvant
L'essentiel en 5 secondes
Partie 19. État. Une souveraineté
remodelée par les bureaucraties
planétaires
L’État moderne
Une souveraineté prise dans les flux et
les pactes
L'essentiel en 5 secondes
Partie 20. États-Unis. L’accoucheur de la
mondialisation démocratique
Le marché et la démocratie
universalisés
Normalisés ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 21. France. Entre continent et océan
La terre ou la mer ?
Le colosse démographique frappé par
l’enfant unique
La construction européenne, pari
géopolitique
L'essentiel en 5 secondes
Partie 22. Frontières. Intouchables et
constamment modifiées
Stabilité des frontières et droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes
Sacralisation et désacralisation des
frontières
L'essentiel en 5 secondes
Partie 23. Géopolitique. La science
équivoque de la puissance
Une science… scientiste
De la geopolitik à la géopolitique
L'essentiel en 5 secondes
Partie 24. Guerre. Désigner le faiseur et le
maître de la paix
Un combat douteux
Le retour d’une violence chaotique
L'essentiel en 5 secondes
Partie 25. Haushofer (Karl) (1869-1946).
L’inguérissable naïveté du penseur
Le géopoliticien et le Führer
Une double et tragique
incompréhension
L'essentiel en 5 secondes
Partie 26. Heartland. Y a-t-il un centre du
monde ?
Une centralité géopolitique en
situation
La puissance indissociable d’un centre
?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 27. Hitler (Adolf) (1889-1945). Les
noces sanglantes de l’idéologie et de la
géopolitique
Un pari géopolitique
Hitler pouvait-il l’emporter ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 28. Idéologie. Toute géopolitique est
idéologie
La géopolitique, science absolue
La géopolitique est, elle aussi,
idéologique
L'essentiel en 5 secondes
Partie 29. Japon. Inaccessible
occidentalisation
Le défi impossible
Tenir malgré tout
L'essentiel en 5 secondes
Partie 30. Méditerranée. Un centre du
monde prisonnier de son enclavement
Une mer entre des terres
Un mur ou un pont ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 31. Mexique. Si loin de Dieu, si près
des États-Unis
Deux fois terrassé
À nouveau la malédiction nord-
américaine
L'essentiel en 5 secondes
Partie 32. Migrations. L’État territorial mis
en cause par le nomadisme
Des migrations partout et tout le
temps
Une gouvernance globale des
migrations
L'essentiel en 5 secondes
Partie 33. Mondialisation. Territoires, flux,
réseaux
Tout problème géopolitique est
désormais planétaire
L’humanité, acteur ou enjeu ?
De l’État souverain à l’État rouage
L'essentiel en 5 secondes
Partie 34. Multilatéralisme. La géopolitique
défiée par l’égalité
D’une jungle à une société
Incontournable inégalité, irréductible
puissance
L'essentiel en 5 secondes
Partie 35. Multipolarité. Indestructible ?
L’ordre international type
Inéluctable et précaire
institutionnalisation
L'essentiel en 5 secondes
Partie 36. Nation. Bricolage géopolitique
Une construction permanente et
toujours précaire
Une incarnation juridique
problématique
L'essentiel en 5 secondes
Partie 37. Nauru. L’eldorado changé en
boîte aux lettres
L’eldorado, moteur de l’histoire
Une régulation planétaire des
eldorados ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 38. Océan mondial. Qui tient lamer
tient le monde
L’enjeu géopolitique suprême
Une gouvernance planétaire de l’Océan
mondial ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 39. Organisation des nations unies.
La jungle changée en société ?
Un pacte social planétaire
La géopolitique ? Domptée mais
toujours présente
L'essentiel en 5 secondes
Partie 40. Paix. Un processus sans fin
La paix-trêve
La paix-processus
L'essentiel en 5 secondes
Partie 41. Palestine. L’impossible partage
La terre de deux peuples
Solutions (im)possibles
L'essentiel en 5 secondes
Partie 42. Pandémies
L'essentiel en 5 secondes
Partie 43. Pétrole. La malédiction de l’or
noir
La ressource géopolitique du XX
e
siècle
L’inéluctable fin du roi-pétrole ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 44. Pôle Sud. Un dispositif post
géopolitique
Un continent en principe verrouillé
Un révélateur des vulnérabilités des
protections juridiques
L'essentiel en 5 secondes
Partie 45. Puissance. Dissoute par les flux
et les réseaux ?
D’une puissance enracinée à des
puissances nomades
Mutation de la puissance ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 46. Relations internationales. La
partie émergée de l’iceberg géopolitique
La dislocation du monopole étatique
Au-delà des relations internationales
L'essentiel en 5 secondes
Partie 47. Route de la soie. Une
géopolitique du XXIe siècle
Les infrastructures, instrument
géopolitique
La nouvelle route de la soie, projet
géopolitique ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 48. Royaume-Uni. Retour vers le
grand large ?
Le retour en Europe
Le grand large, improbable horizon
L'essentiel en 5 secondes
Partie 49. Russie. L’empire enclavé
Le dernier empire
La Russie peut-elle se réinventer ?
L'essentiel en 5 secondes
Partie 50. Terrorisme. Un instrument
géopolitique
Révélateur de perturbations
géopolitiques
Le dilemme territorial des terrorismes
L'essentiel en 5 secondes

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