109 Champion La Laïcité N'est Plus Ce Qu'elle Était
109 Champion La Laïcité N'est Plus Ce Qu'elle Était
109 Champion La Laïcité N'est Plus Ce Qu'elle Était
des religions
Numéro 116 (octobre - décembre 2001)
Varia
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Françoise Champion
La Laïcité n’est plus ce qu’elle était
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Référence électronique
Françoise Champion, « La Laïcité n’est plus ce qu’elle était », Archives de sciences sociales des religions
[En ligne], 116 | octobre - décembre 2001, mis en ligne le 22 novembre 2005. URL : http://assr.revues.org/
index2775.html
DOI : en cours d'attribution
À propos de :
BAUBÉROT (Jean), Histoire de la laïcité française,
Paris, PUF, 2000, 127 p. (coll. « Que sais-je ? »).
BEDOUELLE (Guy), COSTA (Jean-Paul). Les
Laïcités françaises, Paris, PUF, 1998, 266 p. (Préface
de René Rémond) (coll. « Politique d’aujourd’hui »).
GAUCHET (Marcel), La Religion dans la démocratie.
Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1988, 130 p.
(coll. « Le débat »).
GAUCHET (Marcel), « Croyances religieuses,
croyances politiques », Le Débat, mai-août 2001,
no 115, pp. 3-12.
« La laïcité est l’un des foyers d’inquiétude d’une France inquiète » (première
phrase du livre de M. Gauchet) ; « Il n’est guère de sujet plus présent qui suscite
plus de passions (que la laïcité) » (préface de R. Rémond au livre de G. Bedouelle
et J.-P. Costa). Cette inquiétude, cette passion ont suscité une abondante production
sur la laïcité. Trois ouvrages, dont deux sont parus il y a déjà quelques années, me
retiennent ici. Ces trois ouvrages diffèrent entre eux tant par la forme et le projet
intellectuel – « une approche de sociologie historique » pour le livre de J. Baubérot,
« une contribution au débat actuel » pour le livre de G. Bedouelle et J.-P. Costa,
une « réflexion » pour le livre de M. Gauchet – que par la perspective d’analyse.
Chacun de ces livres mériterait une discussion particulière à partir de son point de
vue spécifique. Les rassembler dans une note critique indique un choix : plutôt que
le débat avec chacun d’entre eux (me priver de ce débat n’est pas allé sans quelques
frustrations), j’ai opté pour leur mise en complémentarité, une complémentarité
que, pour ma part, sur les questions de « sortie de la religion », de laïcité, d’auto-
nomie et d’hétéronomie, je pratique depuis longtemps avec les pensées de M. Gauchet
et de J. Baubérot.
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I – Les ouvrages
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la grande diversité des faits empiriques, mais à modéliser des moments historiques
de façon à saisir « la marche de la démocratie ». C’est là un projet passionnant dont
il faut saluer aussi la prise de risque qu’il implique (au moins pour le moment pré-
sent où nous n’avons pas de recul) : les différents moments d’une réalité historique
toujours diverse et contradictoire se trouvent, en effet, « réduits » à une tendance
dominante, et l’analyste n’a pour l’apprécier que sa seule intuition et ses référents
intellectuels particuliers.
Pour M. Gauchet le « moment remarquable » où nous sommes aujourd’hui et
qui constitue une rupture tient à ce qu’il correspond à un « palier de décompres-
sion » (p. 16) dans le processus de sortie de la religion. Le signe en est moins le
formidable affaiblissement des Église établies que « la déroute des substituts de
religion élaborés depuis le siècle dernier » (p. 18), c’est-à-dire des « religions sécu-
lières ». Celles-ci ont véritablement « implosé ».
Cette « implosion » signifie l’« émancipation par rapport au cadre initial reli-
gieux dans lequel se tenait (encore) notre entente du monde » car « notre représen-
tation possible de la société continuait d’être marquée par le mode sacral ». Cette
analyse est particulièrement bien élaborée dans le texte du Débat (dont sont extrai-
tes les citations précédentes). L’angle d’attaque de ce texte n’est pas la question de
la laïcité ; néanmoins M. Gauchet y développe la même problématique et vise la
même élucidation sur le cours de la démocratie. Il y synthétise de façon vigoureuse
ce qu’il entend par « l’entente religieuse du monde » que « condense la notion
d’hétéronomie » : « (la) dépendance envers l’invisible est simultanément dépen-
dance envers le passé. L’ordre hétéronome est foncièrement passéiste (…). L’exté-
riorité métaphysique radicale implique l’antériorité temporelle du fondement (…).
La supériorité de sa source se marque dans sa précédence par rapport à la volonté
humaine (..). C’est en ce sens que les sociétés de religion sont des sociétés de tradi-
tion dans un sens bien plus fort que ce que nous mettons spontanément sous ce
terme. (…). Cette supériorité et cette antériorité du fondement se traduisent dans
une organisation du lien collectif (…) la forme hiérarchique, diffusant l’extranéité
du fondement dans le tissu entier des relations entre les êtres, sous l’aspect des
dépendances et des attaches organiques du supérieur et de l’inférieur ».
Cette définition de l’hétéronomie religieuse que se donne M. Gauchet, son
insistance sur les « religions séculières », signifie, on l’aura compris, que, pour lui,
la sortie de la religion ne renvoie pas seulement à l’autonomisation du monde
humain par rapport à l’emprise des religions constituées, mais au « processus de recom-
position d’ensemble du monde humain par ré-absorption, refonte et ré-élaboration de
l’altérité religieuse » (p. 14).
La sortie de la religion s’est effectuée grâce à une certaine « politique de
l’autonomie ». M. Gauchet en retrace le parcours, lequel a conduit l’État républi-
cain à « opérer sa séparation non seulement avec l’Église, mais avec la religion,
dans des conditions libérales ». Cette opération n’a été possible que « moyennant
l’attribution à la puissance temporelle d’un principe de suprématie à portée spiri-
tuelle » (p. 46). Le premier moment de percée de l’idée démocratique en France
intervient dans les années 1750 lorsque le rappel à la subordination de l’Église « se
trouve associé à une demande entièrement inédite, elle, de liberté – liberté des
consciences, mais aussi liberté de la Nation ». Se met alors en place une équation
qui marquera toute l’histoire de la démocratie française : « l’intime liaison de la
question de la liberté personnelle avec la question de l’autorité collective, et l’attri-
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ment par l’Église catholique » vs « le face à face individu-État » (pp. 32-33). L’his-
toire de ce conflit façonne toute l’histoire du XIXe siècle (jusqu’à la Première
Guerre mondiale). C’est pourquoi la dialectique du conflit et du pacte est le fil
conducteur majeur des chapitres concernant ce siècle. « Le conflit des deux
France » expose les visions antagonistes qui se combattent et triomphent de
manière alternée (de 1815 aux années 1870). « L’école publique et sa morale
laïque » reprend les analyses d’un précédent livre, La morale laïque contre l’ordre
moral (cf. Arch. 100.4) en explicitant mieux la tension entre « laïcité » et « religion
civile », tension de plus en plus nettement au centre des analyses de J. Baubérot.
Celui-ci montre comment Jules Ferry s’est explicitement démarqué de la probléma-
tique de Robespierre et de Rousseau : la République n’a pas à transformer ses
« 50 000 instituteurs » en un « corps de 50 000 vicaires savoyard » (Ferry cité par
J. Baubérot, p. 53).
L’analyse du climat intellectuel de la fin du siècle – fait de doutes et de débats
croisés dans le catholicisme et dans le camp laïque, et marqué par le développe-
ment des « doctrines de haine » – et des tenants et aboutissants de la loi de 1905 est
l’occasion pour J. Baubérot de revenir sur la notion, parfois contestée, de « pacte
laïque » : « comme toute réalité conceptuelle en sociologie, la notion de pacte
laïque a un rapport (construit) avec des réalités empiriques sans s’identifier à elles.
Dans ce sens, il s’agit d’un cas de figure intermédiaire entre un pacte conçu de
façon purement spéculative comme le « pacte social » de Rousseau et une conven-
tion écrite, typique de l’usage du mot « pacte » par le sens commun et le diction-
naire. Au demeurant, le dictionnaire associe étroitement « pacte » et paix ; or,
jamais, dans l’histoire de la laïcité, la « paix » ne fut plus invoquée que dans les
propos des laïques qui accompagnèrent la séparation ».
La différence entre les projets et les perspectives des trois ouvrages appelle
moins à les confronter qu’à les faire jouer en complémentarité. Complémentarité
entre les analyses de la « sortie de la religion » « comme processus de « transmuta-
tion de l’ancien élément religieux en autre chose que de la religion », et celles du
processus d’« autonomisation du monde humain par rapport à l’emprise législatrice
du religieux », pour reprendre les termes de M. Gauchet lorsqu’il précise la spécifi-
cité de sa démarche (p. 14). Complémentarité entre une approche d’abord histo-
rienne (approche qui a sa propre logique et qui m’a fait apprécier que J. Baubérot
se propose avant tout de faire connaître une « histoire qui reste peu connue » sans
forcément raccrocher d’emblée cette histoire aux préoccupations d’aujourd’hui) et
une mise en perspective effectuée à partir du moment présent afin « d’interroger le
problématique avenir de la démocratie » (M. Gauchet, p. 9), le livre de G.
Bedouelle et J.-P. Costa constituant avant tout un témoignage réflexif venant éclai-
rer, en contre-point, les analyses des deux autres.
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1. Des divergences
Me gardant d’un (trop grand) œcuménisme je voudrais d’abord souligner que
les perspectives ne sont pas seulement dissemblables : leurs différences renvoient
aussi à des divergences, dont certaines sont essentielles.
De la période révolutionnaire M. Gauchet retient avant tout la Constitution
civile du clergé comme continuité et même parachèvement de la politique absolu-
tiste. La perspective adoptée par M. Gauchet fait qu’il n’accorde guère d’impor-
tance au nouveau droit à la liberté religieuse et, partant, à ce qui est essentiel pour
J. Baubérot, la dissociation de l’appartenance religieuse et de l’appartenance natio-
nale. À propos de ce droit à la liberté religieuse, M. Gauchet souligne avant tout
qu’il se réduit « à l’exercice des seuls droits individuels, tout ce qui fait lien collec-
tif relevant de l’autorité représentative » (p. 41).
On notera qu’à partir d’un cadre d’analyse différent cette analyse rejoint celle
de G. Bedouelle et J.-P. Costa lorsqu’ils insistent eux aussi sur le point de la liberté
collective de l’Église. Les analyses se poursuivent différemment. Pour M. Gauchet
le concordat napoléonien ouvre la période libérale (c’est-à-dire un processus de dis-
sociation de l’État et de la société civile, d’autant plus significatif que l’Église
représente tant matériellement que symboliquement un collectif particulièrement
lourd), car l’État reconnaît l’Église qui avait refusé de se soumettre à son pouvoir.
G. Bedouelle et J.-P. Costa ne retiennent, eux, que le gallicanisme continué du
régime des cultes reconnus et la nouvelle volonté englobante de l’État qui s’arroge
le monopole de diverses activités sociales, tout particulièrement le monopole de
l’enseignement.
Ces mêmes faits sont analysés par J. Baubérot, non pas en termes de monopole
de l’État, mais de laïcisation. De nécessaire laïcisation car, en terres catholiques,
l’Église catholique n’a pas renoncé à ses prétentions englobantes et se pose en
concurrence et en vis-à-vis de l’État (à la différence des pays protestants, pays de
« sécularisation »). La laïcisation par l’État et selon les règles imposées par l’État
correspond moins, pour J. Baubérot, à une prise de monopole qu’à une « fragmen-
tation institutionnelle ». Car, même sous contrôle de l’État, il y a une autonomisa-
tion des différentes sphères de la vie sociale (juridique, médicale), qui se dotent de
leurs propres lois et règles de fonctionnement ; l’autonomisation à l’égard de la
tutelle religieuse ne correspond pas purement et simplement à une mise sous tutelle
étatique : de la dissociation, de la séparation sont à l’œuvre.
La dissociation que retient M. Gauchet est celle de l’État et de la société
civile ; la dissociation retenue par J. Baubérot est celle qui s’opère à partir de
l’englobant « religion ». Dans la perspective de J. Baubérot, l’Église (catholique)
ne peut vraiment pas être considérée comme « un groupe d’intérêt ou de pensée »
(formulation de M. Gauchet) de même nature que les syndicats ou les partis politi-
ques. C’est ainsi que la séparation de l’Église catholique et de l’État n’a pu s’opé-
rer que moyennant une redéfinition de l’Église catholique, redéfinition au final
imposée par l’État, avec violence – les Congrégations – et difficultés – la liberté
d’organisation accordée par l’article 4 de la Loi de Séparation était remise en cause
par l’article 6 (cf. supra G. Bedouelle et J.-P. Costa), même si, en définitive, s’est
imposée une loi et surtout un après-loi pacificateurs.
Il y a aussi divergence essentielle entre les analyses sur l’aujourd’hui et les rai-
sons qui font que la laïcité est redevenue un sujet d’inquiétude. J. Baubérot comme
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2. Complémentarités
Plusieurs des analyses développées par les trois ouvrages sont, de fait, complé-
mentaires. Tout d’abord celles sur le « ralliement » catholique. Il est au fondement
de l’analyse de M. Gauchet, toute entière consacrée au processus d’« absorption de
la religion dans la démocratie ». Les éléments à prendre en compte sont multiples
et multiformes et M. Gauchet peut insister davantage sur un point dans La religion
dans la démocratie, davantage sur un autre dans l’article du Débat. Dans Le Débat
il souligne notamment que « Le système représentatif et l’acte de vote se sont révé-
lés de puissants transformateurs symboliques dans la durée » (on notera que dans
cet article il analyse comment, autour de 1900, il y eut « achèvement de la conver-
sion de la pensée religieuse en idéologie, signe que la pensée qui se veut tradition-
nelle a totalement rejoint, en réalité, les prémisses intellectuels de la société
historique et libérale qu’elle entend combattre » (p. 8). Les modalités concrètes du
« ralliement », vu du côté catholique, sont évoquées dans l’ouvrage de
G. Bedouelle et J.-P. Costa : évocation à la fois du « difficile Ralliement »
(pp. 40-42), avec le rappel de diverses positions catholiques des années 1880 à
l’affaire Dreyfus, et du « second ralliement » (pp. 61-65) sous la législature de la
chambre bleu-horizon. Quant à J. Baubérot il nous donne à suivre la montée d’une
force nouvelle, celle du « grand diocèse des esprits émancipés » comme l’a appelé
Sainte-Beuve. Évoquant le Ralliement et « l’esprit nouveau », il estime que « loin
de calmer le jeu, le Ralliement a contribué à développer la haine contre les minori-
tés » (p. 72).
Cette convergence-complémentarité des analyses sur le ralliement catholique
va de pair avec la convergence des analyses sur le constant conflit, au sein du camp
laïque, entre une « laïcité de combat » et une laïcité d’apaisement (Les laïcités
françaises). J. Baubérot et M. Gauchet se retrouvent aussi pour distinguer deux
orientations de la militance laïque. L’une, dont « la visée n’est pas intrinsèquement
anti-religieuse, (…) demande simplement aux croyants de réserver leurs espérances
individuelles de salut pour l’autre monde et d’accepter de jouer le jeu coopératif de
l’autonomie en ce monde (M. Gauchet, p. 57). L’autre vision, « très idéologique »
(« le laïcisme » diront les catholiques), envisage la laïcité comme une « émancipa-
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diées par les aspirations de l’heure ». Quant à moi, en conclusion de cette note cri-
tique, je souhaite et j’en appelle à une large confrontation des chercheurs
d’orientations diverses autour de la question « où en est la laïcité aujourd’hui ? ».
Françoise CHAMPION
CNRS-Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité
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