CR de P Kahn, Quelle laîcité voulons-nous

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Compte-rendu de Pierre Kahn, ”Quelle laïcité

voulons-nous?” (Paris, ESC, 2023)


Philippe Foray

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Philippe Foray. Compte-rendu de Pierre Kahn, ”Quelle laïcité voulons-nous?” (Paris, ESC, 2023). Le
Télémaque. Philosophie, Education, Société, 2024, 65, pp.165-171. �hal-04779652�

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COMPTES RENDUS

Pierre Kahn, Quelle laïcité voulons-nous ? Essai sur la laïcité et ses possibles,
Paris, ESC Sciences humaines (Pédagogies. Questions vives), 2023, 204 p.

Dans Quelle laïcité voulons-nous ?, un ouvrage de 180 pages, auxquelles s’ajoutent


une préface d’Anne-Claire Husser et une postface de Philippe Portier, Pierre
Kahn, philosophe et historien de l’éducation, fait le point sur la laïcité en France
au début du XXIe siècle et expose d’une façon raisonnée et ouverte à la discussion
sa conviction sur cette question.
On notera d’emblée que cette contribution ne ressemble pas à celles plus
académiques déjà parues sur le sujet durant les décennies précédentes. Cela tient
principalement à l’actualité du contexte social et politique en France qui, comme
l’introduction de l’ouvrage l’indique avec une grande clarté, est non seulement celui
d’un surinvestissement de la laïcité en France depuis le début du XXIe siècle et en
particulier depuis la loi de 2004 sur le port des signes religieux dans les établisse-
ments d’enseignement publics, mais aussi celui d’une véritable dramatisation de
ses enjeux liée à la vague d’attentats terroristes qui ont endeuillé la France depuis
une dizaine d’années. P. Kahn s’appuie sur le concept de « panique morale » pour
montrer à quel point un grand nombre de pratiques ou de situations concernant
les musulmans en France sont immédiatement interprétées aujourd’hui comme
des remises en cause de la République et de ses valeurs (p. 18-25). À l’encontre de
ces réactions impulsives, il appelle de ses vœux une laïcité ouverte à la discussion
argumentée, capable de débattre sereinement en son sein à la fois de sa signification
et des priorités qui sont les siennes, non pas sans doute dans l’espoir de parvenir
à une position unanime qui semble non seulement peu probable mais même peu
souhaitable, mais au moins dans celui de remplacer la pratique de l’anathème
laïque par des discussions plus ouvertes à la rationalité argumentative et mieux
documentées du point de vue historique et juridique. P. Kahn met lui-même cette
double exigence en pratique au long de son livre. Dans un style toujours très clair,
il s’efforce de proposer un exposé fidèle des idées et des interprétations auxquelles
il s’oppose et de faire valoir contre elles ses meilleurs arguments. C’est ainsi que,
du point de vue historique, le chapitre 2 reprend l’exposé des grandes lois laïques
françaises : la loi de laïcisation de l’école primaire publique de 1882 et la loi de
séparation des Églises et de l’État de 1905. Analysant la « différence de registre
discursif » de chacun de ces textes (p. 86), il souligne que, en donnant la première
place à la garantie de la liberté de conscience, la loi de 1905 procède d’une concep-
tion fondamentalement libérale, à l’opposé de celle qui inspire les évolutions de la
laïcité en France aujourd’hui.

Le Télémaque, no 65 – 2024-1 – p. 165-179


166 Le Télémaque – 65

L’ouvrage distingue deux méthodes de définition de la laïcité. L’une, quasi


spéculative et propre aux penseurs français, dont P. Kahn trouve une illustration
exemplaire dans l’œuvre de la philosophe Catherine Kintzler (Penser la laïcité, Paris,
Minerve, 2014), conçoit la laïcité comme une manière de désigner « l’association
politique » en tant qu’elle ne requiert « aucun lien (religieux ou communautaire)
préalable à sa constitution » (p. 40). La seconde méthode qui prend appui sur les
formes historiques de laïcités existantes est celle des philosophes canadiens Jocelyn
Maclure et Charles Taylor (Laïcité et liberté de conscience, Montréal, Boréal, 2010)
ou des sociologues Jean Baubérot et Micheline Milot (Laïcités sans frontières, Paris,
Seuil, 2011). Dans ce second cas, la laïcité est définie par l’articulation entre « des
principes posés comme fin – l’égale liberté d’orientation spirituelle de tous et la
non-discrimination des personnes pour motifs de croyances » – et la mise en œuvre
des moyens permettant de les réaliser – « la séparation des Églises et de l’État et la
neutralité philosophique et religieuse de la puissance publique » (p. 33). Un des
enjeux importants inhérents à la définition de la laïcité est la question de savoir si
elle doit être pensée au singulier ou au pluriel. Le choix du singulier est celui de
celles et de ceux qui considèrent la laïcité à la française comme la forme exemplaire,
sinon unique de sa réalisation. De ce côté, la laïcité est une et, comme on dit,
“sans adjectif”. Elle n’est pas susceptible de variations internes, qui conduiraient
par exemple à distinguer une laïcité stricte et une laïcité ouverte, ou encore une
laïcité intransigeante et une laïcité inclusive. À côté du modèle français de laïcité,
les autres formes juridiques n’en constitueraient donc que des approximations.
P. Kahn argumente au contraire en faveur d’une autre manière de voir, qui consiste
à penser la laïcité au pluriel, à admettre qu’il existe différentes possibilités laïques
d’organisation des relations entre les Églises et l’État, formes différentes dont il
convient de commencer par reconnaître la légitimité, ce qui ouvre la possibilité de
les expliciter, d’évaluer leurs forces et leurs faiblesses respectives et, le cas échéant,
de pouvoir choisir entre elles. Cette seconde démarche explique le sous-titre de
l’ouvrage : Essai sur la laïcité et ses possibles.
Cette distinction entre deux manières de concevoir la laïcité court tout au long
du livre. Au chapitre 3 consacré au principe de neutralité, l’auteur commence par
rappeler que, dans le dispositif libéral de la loi de 1905, la neutralité n’est présente
qu’au titre de moyen de la liberté de conscience (p. 92). Or, cette manière de voir
contraste avec celle qui prévaut depuis le début du XXIe siècle en France et qui tend
au contraire vers un « tournant neutraliste de la laïcité française » (p. 94). Comme
l’illustrent différentes évolutions qui vont de la loi de 2004 à la loi de 2021 sur le
séparatisme, en passant par la tentative d’interdiction des burkinis, tout se passe
aujourd’hui comme si l’obligation de neutralité, imposée initialement à l’État,
avait de plus en plus tendance aujourd’hui à devenir une obligation imposée aux
personnes (p. 95). Dans ce chapitre, la différence entre la pratique canadienne
et la pratique française de la laïcité permet de montrer que certains concepts et
certains principes recèlent une « complexité » (p. 108) qui mériterait au moins
d’être reconnue, formulée et discutée publiquement. On gagnerait ainsi à distin-
guer la neutralité qui ne requiert que la seule abstention de l’État (par exemple,
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ne ­subventionner aucun culte) et celle qui demande au contraire une interven-


tion de ce dernier pour établir l’égalité des droits dont bénéficient les personnes
croyantes (par exemple, financer des aumôneries dans les établissements de santé)
(p. 102-103). De même, le concept canadien d’« accommodement raisonnable »
mériterait d’être pris au sérieux, c’est-à-dire d’être reconnu comme une réponse
possible apportée au problème des discriminations indirectement produites par
l’application du principe de neutralité et non pas d’être déconsidéré par principe
comme « une défiguration, un détricotage de la laïcité » (p. 103-111). La neutralité
des agents de l’État enfin est, elle aussi, susceptible de justifications et de limitations
diverses, comme l’auteur le montre en référence à un texte de Ferdinand Buisson
qui, deux ans avant la loi Goblet (1886) interdisant aux membres des congrégations
d’enseigner à l’école publique, avait justement soutenu une position contraire
(p. 118). Dans ce chapitre, la position de l’auteur reste ouverte. C’est que son
objectif est d’abord d’argumenter en faveur d’une conception de la laïcité plus
large et plus ouverte au dialogue. Les points traités ici viennent illustrer le fait que
la laïcité admet des « possibles », qu’elle n’est pas un bloc monolithique, établi une
fois pour toutes. Rappelons que, pour P. Kahn, « mettre la laïcité en questions (au
pluriel), ce n’est pas du tout la remettre en question (au singulier) » (p. 115) ; une
pluralité de questions, de conceptions et de solutions authentiquement laïques sont
envisageables. Mais cela implique de commencer par reconnaître que la France
n’est pas le seul représentant légitime de la laïcité qui autoriserait par suite ses
théoriciens à discréditer par principe des conceptions divergentes (comme celles
qui s’expriment dans le débat public au Canada) et que la moindre des choses est
que nul ne puisse formuler une prétention universaliste à son sujet sans accepter
de se soumettre à l’épreuve du débat argumenté avec celles et ceux qui soutiennent
des positions divergentes (p. 123).
En inaugurant le chapitre 4 par la question de savoir si la laïcité est ou non
une valeur, l’auteur a conscience de poser une question que l’actualité dramatique
des assassinats terroristes perpétrés à l’encontre de certains de ses représentants en
France pourrait faire apparaître comme entièrement déplacée (p. 125). Pourtant,
la laïcité n’était pas présentée comme telle sous la Troisième République (p. 128)
et c’est bien de façon assez récente, à savoir depuis qu’il est question d’en faire un
objet d’enseignement, que cette question est apparue (p. 129). P. Kahn remarque
à juste titre que le fait de faire de la laïcité une valeur ne va pas sans risque, en
particulier celui de la voir entrer « dans le jeu de la concurrence entre les valeurs »
(p. 131). Le vocabulaire de l’auteur est ici, comme à plusieurs reprises dans l’ouvrage,
emprunté au libéralisme politique de John Rawls : faire de la laïcité une valeur, c’est
risquer d’en faire une « conception du bien » parmi d’autres (p. 134). Cet argument
conduit l’auteur à la seconde affirmation centrale de son livre – après celle qui
suggère que la laïcité gagnerait beaucoup à s’ouvrir au débat argumenté. Il vaut la
peine de citer cette seconde affirmation un peu longuement :
[S]i un catholique faisant de l’obéissance à la loi de Dieu la valeur suprême et un libre
penseur anticlérical peuvent tous deux accepter le principe de laïcité, ce n’est pas qu’ils
s’accordent sur les valeurs qui sont les leurs et qui les opposent ; mais c’est parce que
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le cadre laïque permet à l’un d’exprimer librement sa foi et à l’autre de critiquer tout
aussi librement la religion. La démocratie n’exige pas qu’on se mette d’accord sur les
valeurs qui donnent du sens à nos existences. C’est d’ailleurs là l’essence même du
pluralisme, mais on peut se mettre d’accord sur des procédures, sur des principes
formels d’organisation de la vie publique (p. 135).

Pour le dire encore une fois dans un langage emprunté à Rawls, P. Kahn
défend une conception non pas substantielle, mais procédurale de la laïcité, une
conception de la laïcité comme cadre juridique et non pas comme contenu éthique
et politique (p. 151).
C’est la raison pour laquelle il se méfie de l’idée d’une « émancipation laïque »
qui repose sur une conception substantielle de la citoyenneté républicaine « que
nul n’est tenu d’assumer et qu’on ne peut donc demander à tous de partager sans
risque » (p. 140). C’est la raison également pour laquelle il considère que, à la
différence des personnes privées pour lesquelles toutes les options spirituelles et
religieuses doivent pouvoir rester ouvertes, l’État laïque doit quant à lui se contenter
d’une philosophie politique minimale de la laïcité, réduite « au double principe de
l’autonomie politique du citoyen d’une part, de l’autonomie de la raison individuelle
d’autre part » (p. 145), philosophie minimale qui est compatible avec une pluralité
de formes laïques d’organisation des relations entre les Églises et l’État. La différence
entre le concept du juste et celui du bien que Rawls a mis en avant dans la Théorie
de la justice occupe ici une place centrale : si les personnes particulières doivent
pouvoir être libres d’adhérer à la conception du bien qui leur semble souhaitable
(à la seule condition d’être raisonnable, c’est-à-dire compatible avec les conceptions
du bien des autres), l’État, en tant qu’il est laïque, doit s’en tenir quant à lui à la
seule conception de la justice, au sens d’un ensemble de règles de droit qui garantit
la liberté de conscience et instaure sa propre neutralité. Cela a pour conséquence
que toute personne, quelles que soient ses convictions, en particulier laïques, est
censée admettre la distinction entre les opinions qu’elle a le droit d’avoir sur telle
ou telle question et les décisions que l’État laïque est fondé (ou non) à prendre. Être
laïque implique d’admettre la distinction entre la « laïcité dans les têtes » et la « laïcité
dans les textes » que P. Kahn reprend à Émile Poulat. Sans doute, une conception
strictement juridique ou procédurale n’est-elle pas tenable jusqu’au bout, s’il est
vrai que la laïcité est non seulement une tentative pour fixer le statut juridique des
Églises à l’âge de la sécularisation, mais aussi la recherche d’une réponse politique à
la question de savoir « comment faire société » lorsque « le religieux en fait comme
en droit a cessé de pouvoir le faire » (p. 156-157) ? P. Kahn pose cette question,
rendue complexe par le fait que le monde commun doit aussi être compatible
avec le pluralisme des valeurs et des conceptions du bien. Comment, autrement
dit, rassembler celles et ceux que leur liberté de conscience autorise à se séparer
des autres ? P. Kahn rappelle à cet égard l’importance politique de l’école (p. 161),
en particulier celle d’une éducation morale et civique orientée sur l’enseignement
à toutes et à tous des principes (liberté de conscience, séparation des Églises et
de l’État) et des valeurs (de raison, de tolérance, etc.) sur lesquels la conception
procédurale est fondée (p. 163-164), sans aller jusqu’à un républicanisme éthique
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qui risque toujours de succomber aux mêmes critiques que celles qu’il adresse à
l’essentialisme religieux qu’il prétend combattre. Faisant référence au nominalisme
de Guillaume d’Ockham, P. Kahn se demande jusqu’à quel point on doit considérer
que le « grand récit républicain » ajoute quoi que ce soit d’important à la pratique
démocratique et s’il ne serait pas plus pertinent de relier laïcité et démocratie plutôt
que laïcité et république. Cette suggestion est une manière de résumer les différents
fronts sur lesquels son livre prend position et que la conclusion récapitule : (i) définir
la laïcité par l’articulation entre la liberté de conscience comme fin et la neutralité
comme moyen ; (ii) admettre la pluralité des « logiques et des régimes de laïcité »,
conformément à la pluralité des pratiques démocratiques ; et (iii) admettre la priorité
d’une conception procédurale de la laïcité. Ces trois caractéristiques s’opposent
point par point à la tendance actuellement dominante en France (i) à l’extension du
domaine de la neutralité, au détriment de la liberté de conscience ; (ii) à considérer
que la laïcité est susceptible d’une définition unique dont la France constitue la
réalisation exemplaire ; et (iii) à donner à cette définition un contenu politique et
éthique auquel il serait raisonnable de vouloir faire adhérer les personnes.
L’ouvrage de Pierre Kahn me semble être remarquable à différents titres. C’est,
je l’ai dit, à la fois un livre d’historien et de philosophe, non seulement en ce qu’il
fait droit aux exigences conceptuelles et définitionnelles auxquelles la philosophie
est traditionnellement attachée, mais aussi en ce qu’il revendique et met en œuvre
une pratique de la discussion rationnelle et du débat argumenté qui n’est malheu-
reusement pas universellement répandue parmi les penseurs de la laïcité en France.
À cet égard, la revendication qui est à l’origine de ce livre est très forte : comment,
en effet, est-il possible sans contradiction de traiter par le dédain l’appel à une
discussion argumentée quand on se réclame soi-même d’une conception rationnelle
de la laïcité ? La profondeur historique qui caractérise la laïcité française ne suffit
pas à faire de celles et de ceux qui s’en réclament les propriétaires de la vérité laïque.
Elle ne les dispense pas d’entrer en discussion avec les tenants de conceptions, sans
doute plus récentes et aussi différentes, mais tout aussi rationnellement fondées. Une
seconde force du livre est de s’appuyer à la fois sur des connaissances historiques
précises et détaillées concernant la Troisième République ainsi que sur l’appareil
conceptuel et la pratique argumentative de la Théorie de la justice de John Rawls.
Je trouve, pour ma part, le résultat de cette rencontre convaincant : montrer que la
loi de 1905 instaure une conception procédurale (et non substantielle) de la laïcité,
ce qui invalide la prétention de la position actuellement dominante à se réclamer
d’une laïcité en quelque sorte an-historique. Cette position conduit l’auteur à attirer
l’attention sur des points qui sont présentés en général comme des évidences et à
remettre ces évidences en question, sans le faire de façon dogmatique. C’est l’un
des rôles de la philosophie en tant que pratique critique.
Au titre des remarques critiques, on peut noter que la question des signes
religieux, en particulier celle des voiles islamiques, n’est certes pas entièrement
absente du livre, mais qu’elle est finalement assez peu présente, en particulier au
regard du poids politique que cette question a pu avoir en France et dans le monde,
depuis le début du XXIe siècle. On peut faire l’hypothèse que cette minoration relève
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d’un choix de l’auteur. En un sens, ce choix est légitime d’un point de vue laïque,
s’il est vrai que l’État laïque doit traiter toutes les religions à égalité ou, encore, s’il
est vrai qu’il ne doit pas demander à une seule d’entre elles quelque chose qu’il
ne demande pas aux autres. Pourquoi donc faudrait-il se polariser sur l’islam
comme les représentants français de la laïcité ont tendance à le faire plutôt que
sur toute autre confession ? Une réponse positive à cette question est que l’islam
est incontestablement devenu aujourd’hui en France l’“interlocuteur” principal
de l’État laïque. Surtout, il est visible que le retour dans notre pays d’une laïcité
« anticléricale » (p. 152) s’explique précisément par le sentiment d’une montée de
ce qui est souvent perçu comme la menace d’un “communautarisme islamique”.
C’est une idée répandue aujourd’hui : nous aurions besoin d’une laïcité combative
pour faire face à une religion, l’islam, qui n’aurait pas (encore) fait le trajet his-
torique permettant de comprendre et d’admettre quelle place légitime une Église
peut occuper dans une société laïque. On pourrait d’ailleurs faire l’hypothèse que
c’est cette idée, plus qu’une interprétation de la loi de 1905, qui permet aux tenants
d’une laïcité offensive de revendiquer la filiation de cette loi. La critique formulée
ici n’a pas pour objet d’invalider l’orientation générale des analyses proposées par
P. Kahn dans ce livre, mais peut-être de regretter que l’occasion n’ait pas été saisie
d’une discussion argumentée et sans préjugé sur cette question.
Une seconde interrogation critique porte sur la pluralité des régimes de laïcité,
et en particulier sur la pluralité des formes possibles de séparation entre les Églises
et l’État, séparation qui – rappelons-le – intervient à titre de moyen dans le dispo-
sitif juridique qui vise à garantir la liberté de conscience (p. 33). Or, les modalités
de la séparation restent finalement assez peu détaillées dans le livre. Sur ce point,
on peut se demander s’il n’aurait pas été nécessaire de faire une différence entre
des régimes qui reconnaissent une ou des Églises officielles (Grande-Bretagne,
Allemagne, etc.) et des régimes qui, comme la France, n’en reconnaissent pas.
Dans le premier cas, l’État reconnaît officiellement le rôle social des Églises et peut
parfois les associer à l’exercice du pouvoir. On reconnaît, autrement dit, qu’elles
participent à la recherche du bien commun et c’est pourquoi elles bénéficient de
l’argent public. On ne peut plus dire alors que l’État « ne reconnaît, ne salarie, ni
ne subventionne aucun culte », comme c’est le cas en France, selon les termes de
l’article 2 de la loi de 1905. Ici encore, cette critique n’a pas pour objet de prendre
parti pour une forme d’organisation contre une autre. En Allemagne par exemple,
les Églises qui bénéficient de l’argent public utilisent cet argent dans le domaine
de l’action sociale, de la santé ou de l’éducation et il vaudrait la peine de disposer
d’études empiriques comparant les avantages et les inconvénients des deux sys-
tèmes, allemand et français. La question posée est plutôt celle de savoir ce que nous
gagnons et ce que nous perdons à désigner du même nom de laïcité des systèmes
aussi différents. Ce que l’on perd : une définition claire de la laïcité comme un
type d’organisation juridique qui (i) garantit la liberté de conscience pour toute
personne et dans lequel (ii) il n’y a pas de religion officielle. Ce que l’on gagne :
le fait d’étendre le nombre des pays pouvant être désignés comme laïques. Mais
cela correspond-il bien à un souhait de tous les pays concernés ? Je me demande
Comptes rendus 171

pour ma part s’il ne suffirait pas de rappeler la différence entre “sécularisation”


et “laïcité”, différence relativement passée sous silence dans le livre : toutes les
sociétés démocratiques contemporaines sont “sécularisées” et cela signifie que
toutes rendent la citoyenneté indépendante de la confession religieuse. Mais de là
à en conclure que toutes sont “laïques”, il y a, me semble-t-il, un pas qu’il est plus
hasardeux de franchir.
Pour finir, le moins que l’on puisse dire est que le livre de Pierre Kahn est un
livre courageux, non seulement parce qu’il engage une discussion critique avec des
auteurs qui sont souvent considérés comme faisant autorité en France sur cette
question, mais, plus encore, parce qu’au-delà des cercles académiques au sein des-
quels la discussion aussi critique soit-elle est censée rester civile, la proposition qui
est faite d’une approche dialogique de la laïcité va en sens contraire de la tendance
politiquement dominante en France qui, pour des raisons diverses, consiste à
donner une priorité croissante au principe de neutralité, autrement dit à accroître
les obligations faites aux personnes, au détriment de la liberté (de conscience)
que le cadre juridique de la laïcité est censé leur garantir. Les enjeux inhérents à
la discussion publique sur la laïcité sont loin d’être strictement académiques et
scientifiques ; ils sont aussi politiques et sociaux. L’avenir dira si le vœu de P. Kahn
en faveur d’une discussion ouverte et rationnelle aura été entendu.

Philippe Foray
Éducation, cultures, politiques (ECP, EA 4571)
Université Jean-Monnet – Saint-Étienne

Patrice Vermeren, Le philosophe communeux. Napoléon La Cécilia, néo-


kantien, philologue et général de la Commune de Paris, Paris, ­L’Harmattan,
2021, 248 p.

Napoléon La Cécilia ou l’inattendu


Avec Le philosophe communeux. Napoléon La Cécilia, néokantien, philologue et
général de la Commune de Paris, Patrice Vermeren s’intéresse au cheminement
intellectuel et à la traversée existentielle d’un homme dont la singularité est tissée
par sa rencontre intense avec son siècle. Depuis ses recherches sur Victor Cousin 1,
Vermeren a régulièrement remis sur le métier les fils qui lient un individu et ce
que l’on pourrait appeler “son monde” ; cette trame faite de réciprocité – de double

1. P. Vermeren, Victor Cousin. Le jeu de la philosophie et de l’État, Paris, L’Harmattan, 1995.

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