CR de P Kahn, Quelle laîcité voulons-nous
CR de P Kahn, Quelle laîcité voulons-nous
CR de P Kahn, Quelle laîcité voulons-nous
Pierre Kahn, Quelle laïcité voulons-nous ? Essai sur la laïcité et ses possibles,
Paris, ESC Sciences humaines (Pédagogies. Questions vives), 2023, 204 p.
le cadre laïque permet à l’un d’exprimer librement sa foi et à l’autre de critiquer tout
aussi librement la religion. La démocratie n’exige pas qu’on se mette d’accord sur les
valeurs qui donnent du sens à nos existences. C’est d’ailleurs là l’essence même du
pluralisme, mais on peut se mettre d’accord sur des procédures, sur des principes
formels d’organisation de la vie publique (p. 135).
Pour le dire encore une fois dans un langage emprunté à Rawls, P. Kahn
défend une conception non pas substantielle, mais procédurale de la laïcité, une
conception de la laïcité comme cadre juridique et non pas comme contenu éthique
et politique (p. 151).
C’est la raison pour laquelle il se méfie de l’idée d’une « émancipation laïque »
qui repose sur une conception substantielle de la citoyenneté républicaine « que
nul n’est tenu d’assumer et qu’on ne peut donc demander à tous de partager sans
risque » (p. 140). C’est la raison également pour laquelle il considère que, à la
différence des personnes privées pour lesquelles toutes les options spirituelles et
religieuses doivent pouvoir rester ouvertes, l’État laïque doit quant à lui se contenter
d’une philosophie politique minimale de la laïcité, réduite « au double principe de
l’autonomie politique du citoyen d’une part, de l’autonomie de la raison individuelle
d’autre part » (p. 145), philosophie minimale qui est compatible avec une pluralité
de formes laïques d’organisation des relations entre les Églises et l’État. La différence
entre le concept du juste et celui du bien que Rawls a mis en avant dans la Théorie
de la justice occupe ici une place centrale : si les personnes particulières doivent
pouvoir être libres d’adhérer à la conception du bien qui leur semble souhaitable
(à la seule condition d’être raisonnable, c’est-à-dire compatible avec les conceptions
du bien des autres), l’État, en tant qu’il est laïque, doit s’en tenir quant à lui à la
seule conception de la justice, au sens d’un ensemble de règles de droit qui garantit
la liberté de conscience et instaure sa propre neutralité. Cela a pour conséquence
que toute personne, quelles que soient ses convictions, en particulier laïques, est
censée admettre la distinction entre les opinions qu’elle a le droit d’avoir sur telle
ou telle question et les décisions que l’État laïque est fondé (ou non) à prendre. Être
laïque implique d’admettre la distinction entre la « laïcité dans les têtes » et la « laïcité
dans les textes » que P. Kahn reprend à Émile Poulat. Sans doute, une conception
strictement juridique ou procédurale n’est-elle pas tenable jusqu’au bout, s’il est
vrai que la laïcité est non seulement une tentative pour fixer le statut juridique des
Églises à l’âge de la sécularisation, mais aussi la recherche d’une réponse politique à
la question de savoir « comment faire société » lorsque « le religieux en fait comme
en droit a cessé de pouvoir le faire » (p. 156-157) ? P. Kahn pose cette question,
rendue complexe par le fait que le monde commun doit aussi être compatible
avec le pluralisme des valeurs et des conceptions du bien. Comment, autrement
dit, rassembler celles et ceux que leur liberté de conscience autorise à se séparer
des autres ? P. Kahn rappelle à cet égard l’importance politique de l’école (p. 161),
en particulier celle d’une éducation morale et civique orientée sur l’enseignement
à toutes et à tous des principes (liberté de conscience, séparation des Églises et
de l’État) et des valeurs (de raison, de tolérance, etc.) sur lesquels la conception
procédurale est fondée (p. 163-164), sans aller jusqu’à un républicanisme éthique
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qui risque toujours de succomber aux mêmes critiques que celles qu’il adresse à
l’essentialisme religieux qu’il prétend combattre. Faisant référence au nominalisme
de Guillaume d’Ockham, P. Kahn se demande jusqu’à quel point on doit considérer
que le « grand récit républicain » ajoute quoi que ce soit d’important à la pratique
démocratique et s’il ne serait pas plus pertinent de relier laïcité et démocratie plutôt
que laïcité et république. Cette suggestion est une manière de résumer les différents
fronts sur lesquels son livre prend position et que la conclusion récapitule : (i) définir
la laïcité par l’articulation entre la liberté de conscience comme fin et la neutralité
comme moyen ; (ii) admettre la pluralité des « logiques et des régimes de laïcité »,
conformément à la pluralité des pratiques démocratiques ; et (iii) admettre la priorité
d’une conception procédurale de la laïcité. Ces trois caractéristiques s’opposent
point par point à la tendance actuellement dominante en France (i) à l’extension du
domaine de la neutralité, au détriment de la liberté de conscience ; (ii) à considérer
que la laïcité est susceptible d’une définition unique dont la France constitue la
réalisation exemplaire ; et (iii) à donner à cette définition un contenu politique et
éthique auquel il serait raisonnable de vouloir faire adhérer les personnes.
L’ouvrage de Pierre Kahn me semble être remarquable à différents titres. C’est,
je l’ai dit, à la fois un livre d’historien et de philosophe, non seulement en ce qu’il
fait droit aux exigences conceptuelles et définitionnelles auxquelles la philosophie
est traditionnellement attachée, mais aussi en ce qu’il revendique et met en œuvre
une pratique de la discussion rationnelle et du débat argumenté qui n’est malheu-
reusement pas universellement répandue parmi les penseurs de la laïcité en France.
À cet égard, la revendication qui est à l’origine de ce livre est très forte : comment,
en effet, est-il possible sans contradiction de traiter par le dédain l’appel à une
discussion argumentée quand on se réclame soi-même d’une conception rationnelle
de la laïcité ? La profondeur historique qui caractérise la laïcité française ne suffit
pas à faire de celles et de ceux qui s’en réclament les propriétaires de la vérité laïque.
Elle ne les dispense pas d’entrer en discussion avec les tenants de conceptions, sans
doute plus récentes et aussi différentes, mais tout aussi rationnellement fondées. Une
seconde force du livre est de s’appuyer à la fois sur des connaissances historiques
précises et détaillées concernant la Troisième République ainsi que sur l’appareil
conceptuel et la pratique argumentative de la Théorie de la justice de John Rawls.
Je trouve, pour ma part, le résultat de cette rencontre convaincant : montrer que la
loi de 1905 instaure une conception procédurale (et non substantielle) de la laïcité,
ce qui invalide la prétention de la position actuellement dominante à se réclamer
d’une laïcité en quelque sorte an-historique. Cette position conduit l’auteur à attirer
l’attention sur des points qui sont présentés en général comme des évidences et à
remettre ces évidences en question, sans le faire de façon dogmatique. C’est l’un
des rôles de la philosophie en tant que pratique critique.
Au titre des remarques critiques, on peut noter que la question des signes
religieux, en particulier celle des voiles islamiques, n’est certes pas entièrement
absente du livre, mais qu’elle est finalement assez peu présente, en particulier au
regard du poids politique que cette question a pu avoir en France et dans le monde,
depuis le début du XXIe siècle. On peut faire l’hypothèse que cette minoration relève
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d’un choix de l’auteur. En un sens, ce choix est légitime d’un point de vue laïque,
s’il est vrai que l’État laïque doit traiter toutes les religions à égalité ou, encore, s’il
est vrai qu’il ne doit pas demander à une seule d’entre elles quelque chose qu’il
ne demande pas aux autres. Pourquoi donc faudrait-il se polariser sur l’islam
comme les représentants français de la laïcité ont tendance à le faire plutôt que
sur toute autre confession ? Une réponse positive à cette question est que l’islam
est incontestablement devenu aujourd’hui en France l’“interlocuteur” principal
de l’État laïque. Surtout, il est visible que le retour dans notre pays d’une laïcité
« anticléricale » (p. 152) s’explique précisément par le sentiment d’une montée de
ce qui est souvent perçu comme la menace d’un “communautarisme islamique”.
C’est une idée répandue aujourd’hui : nous aurions besoin d’une laïcité combative
pour faire face à une religion, l’islam, qui n’aurait pas (encore) fait le trajet his-
torique permettant de comprendre et d’admettre quelle place légitime une Église
peut occuper dans une société laïque. On pourrait d’ailleurs faire l’hypothèse que
c’est cette idée, plus qu’une interprétation de la loi de 1905, qui permet aux tenants
d’une laïcité offensive de revendiquer la filiation de cette loi. La critique formulée
ici n’a pas pour objet d’invalider l’orientation générale des analyses proposées par
P. Kahn dans ce livre, mais peut-être de regretter que l’occasion n’ait pas été saisie
d’une discussion argumentée et sans préjugé sur cette question.
Une seconde interrogation critique porte sur la pluralité des régimes de laïcité,
et en particulier sur la pluralité des formes possibles de séparation entre les Églises
et l’État, séparation qui – rappelons-le – intervient à titre de moyen dans le dispo-
sitif juridique qui vise à garantir la liberté de conscience (p. 33). Or, les modalités
de la séparation restent finalement assez peu détaillées dans le livre. Sur ce point,
on peut se demander s’il n’aurait pas été nécessaire de faire une différence entre
des régimes qui reconnaissent une ou des Églises officielles (Grande-Bretagne,
Allemagne, etc.) et des régimes qui, comme la France, n’en reconnaissent pas.
Dans le premier cas, l’État reconnaît officiellement le rôle social des Églises et peut
parfois les associer à l’exercice du pouvoir. On reconnaît, autrement dit, qu’elles
participent à la recherche du bien commun et c’est pourquoi elles bénéficient de
l’argent public. On ne peut plus dire alors que l’État « ne reconnaît, ne salarie, ni
ne subventionne aucun culte », comme c’est le cas en France, selon les termes de
l’article 2 de la loi de 1905. Ici encore, cette critique n’a pas pour objet de prendre
parti pour une forme d’organisation contre une autre. En Allemagne par exemple,
les Églises qui bénéficient de l’argent public utilisent cet argent dans le domaine
de l’action sociale, de la santé ou de l’éducation et il vaudrait la peine de disposer
d’études empiriques comparant les avantages et les inconvénients des deux sys-
tèmes, allemand et français. La question posée est plutôt celle de savoir ce que nous
gagnons et ce que nous perdons à désigner du même nom de laïcité des systèmes
aussi différents. Ce que l’on perd : une définition claire de la laïcité comme un
type d’organisation juridique qui (i) garantit la liberté de conscience pour toute
personne et dans lequel (ii) il n’y a pas de religion officielle. Ce que l’on gagne :
le fait d’étendre le nombre des pays pouvant être désignés comme laïques. Mais
cela correspond-il bien à un souhait de tous les pays concernés ? Je me demande
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Philippe Foray
Éducation, cultures, politiques (ECP, EA 4571)
Université Jean-Monnet – Saint-Étienne