Histoire Des Nom de Famille Algerie
Histoire Des Nom de Famille Algerie
Histoire Des Nom de Famille Algerie
Aomar Hannouz*
dans la liste de ses publications. La nature du discours que tient al-Mîlî sur
l’histoire antique de l’Algérie n’est jamais réellement analysée. Cet aspect
de son travail est méconnu ou résumé par des formules qui insistent sur les
qualités scientifiques de l’ouvrage.
Il faut rappeler ici que, dès l’indépendance, les nationalistes algériens ont
insisté sur l’identité arabo-musulmane de l’Algérie. L’islamisation de l’Afrique
du Nord fonde la nation algérienne. Dans les premiers textes officiels du jeune
État, on ne trouve aucune référence aux Berbères. La charte d’Alger de 1964
l’affirme : « Le caractère arabo-musulman demeure ainsi le fondement de la
personnalité algérienne ». Selon la constitution de 1963, l’islam est religion d’État
et l’arabe langue officielle et nationale 5. Cependant, pendant la période coloniale,
des historiens proches de l’association des ‘ulamâ’ musulmans algériens, ou en
faisant partie, comme Tawfîq al‑Madanî (m. 1983) et Mubârak al-Mîlî (m. 1945),
ont exalté l’Antiquité de l’Algérie. Quelle était la nature de ces discours ? Peut-
on parler d’une patrimonialisation de l’Antiquité nord-africaine de la part de
l’Association des ‘ulamâ’ ?
Pour répondre à ces questions, nous essaierons, dans un premier temps,
de comprendre pourquoi al-Mîlî a décidé d’écrire cette histoire. Et plus préci-
sément pourquoi il a pris en considération la période antéislamique. Sachant
que « la vérité d’un souvenir réside moins dans son adéquation aux faits que
dans son actualité » (Assmann, 2001, 29), nous tenterons de comprendre quels
furent les événements qui ont favorisé un intérêt pour le passé antique. Dans
un second temps, on cherchera à comprendre la manière dont al-Mîlî a mis en
récit l’histoire antique de l’Algérie. Quelle fut sa méthode ? Comment agença-t-il
les faits et quel sens leur a-t-il donné ? Quelles sont les ethnogenèses qu’il nous
propose ? Autrement dit, quelle ingénierie de l’ethnicité a‑t-il mis en œuvre
pour réactiver ou inventer une ethnie (Roosens, 1989) ?
Pour conclure, nous essaierons de déterminer la place que tient l’Antiquité
dans la construction de l’identité culturelle du peuple algérien et de comprendre
comment certains ‘ulamâ’ ont interagi avec le Ta’rîkh d’al-Mîlî.
5. On retrouve les mêmes affirmations dans l’ensemble des constitutions de l’Algérie depuis son
indépendance. Jusqu’en 1996, le discours nationaliste présente l’Algérie comme partie intégrante
du Maghreb arabe et du monde arabe. La charte nationale de 1976 affirme que « le peuple algé-
rien se rattache à la Patrie arabe dont il est un élément indissociable… » (titre I, 83). L’État algé-
rien introduit des références à l’Afrique et à l’Amazighité dans la constitution de 1996, actuelle-
ment en vigueur.
« Pour qui s’est longuement penché sur l’Antiquité tardive africaine, le pre-
mier contact avec ces textes (historiographies arabes) représente en effet un
choc brutal surtout à cause de l’image qu’ils présentent de la société maure
à l’arrivée des musulmans : on a immédiatement l’impression de pénétrer
dans un autre monde, dont rien ne semble établir la continuité avec ce
qui précédait. (…) Le vocabulaire ethnographique change d’abord brutale-
ment, avec un nom générique (Berbères) nouveau, et nombre d’ethnonymes
inconnus auparavant. (…) Le passé numide ou romain des Berbères semble
également effacé : il n’est plus question, à peine un siècle après leurs exploits,
d’Antalas, de Ierna ou de Carcasan, ni même de Jugurtha ou de Massinissa… »
(Modéran, 2003, 694).
6. En effet, on a souvent considéré, à tort, que les sociétés à forte tradition orale étaient par défini-
tion celles de la mémoire, alors que le passage à l’écrit impliquait la perte d’informations, l’oubli,
faisant ainsi de la tradition orale une « historiographie ». Ce postulat est remis en cause, (voir
Dakhlia, 1990). Au sujet des sociétés médiévales chrétiennes et musulmanes, voir Antoine Bor-
rut, 2010, p. 27, note 6.
Ainsi, l’oubli est d’une certaine manière général. Toutefois, si cela est attesté
au xviiie et xixe siècle, nous ne pouvons pas généraliser cette affirmation pour
des périodes antérieures. En effet, contrairement au point de vue de la vulgate
historiographique musulmane contemporaine, les populations d’Afrique du
Nord ne se sont pas massivement converties à l’islam ou arabisées en un temps
record. De récents travaux universitaires mettent en évidence la permanence
du christianisme et de la langue latine au Maghreb plusieurs siècles après la
conquête arabe (Talbi, 1990 ; Handley, 2004 ; Amara, 2011).
Cette amnésie au sujet de la mémoire historique de l’Antiquité au Maghreb
va durer jusqu’au début du xxe siècle. Houari Touati note que, jusqu’à la fin
du xixe siècle, l’historiographie nord-africaine reste dominée par les cadres
intellectuels élaborés durant la période islamique classique. L’histoire ne
s’interprète qu’à travers les signes (ayât) que Dieu choisit pour manifester
sa Sublime et Immuable Volonté (Touati, 1997, 84). Une victoire militaire, une
catastrophe naturelle sont les signes de l’intervention divine. Cela n’empêche
pas les historiens musulmans d’être critiques vis-à-vis de l’interprétation de
certains événements historiques ou de mettre en cause la fiabilité de certaines
sources historiographiques.
C’est au début du xxe siècle que des publications d’ouvrages en langue
arabe rompent avec le modèle historiographique traditionnel. Au centre de
ces publications, il est question de l’Algérie, al-qutr al-Jazâ’irî, terme absent de
l’historiographie du xixe siècle. Ainsi, la publication en 1928 du premier volume
de Mubârak al-Mîlî, L’Histoire antique et contemporaine de l’Algérie, puis en 1932
celle du Livre de l’Algérie de Tawfîq al-Madanî, révèlent un nouveau rapport à
l’histoire de la part des intellectuels arabisants algériens.
Jan Assmann souligne le fait « que la disposition fondamentalement natu-
relle de l’homme paraît plus le porter à oublier qu’à se souvenir » (Assmann,
2010, 61). De plus, « ne peut littéralement s’oublier que ce que l’on a soi-même
connu (…) » (Dakhlia, 1990, 6). Or, pour les Maghrébins du xixe siècle et du
début du xxe siècle, l’histoire antique de l’Afrique du Nord est précisément
inconnue, inexistante. Ainsi, « ce qui réclame une explication, c’est d’avantage
le phénomène du souvenir, de l’intérêt pour le passé » (Assmann, 2010, 61).
Pourquoi des intellectuels algériens ont-ils décidé d’écrire une histoire antique
de l’Algérie ? La colonisation a-t-elle été le stimulant qui les a encouragé à
donner un nouveau sens à leur passé ?
7. On peut citer la Société asiatique, fondée en 1822, qui se consacre aux études orientales et la
Société d’anthropologie de Paris, fondée en 1859. En Algérie, les deux principales sont la Société
archéologique de la province de Constantine et la Société historique algérienne, respectivement
fondées en 1852 et 1856.
8. Rifâ‘at al-Tahtâwî (m. 1873), Butrus al-Bustânî (m. 1883), Jurjî Zaydân (m. 1914), Rashîd Ridâ
(m. 1935), Shakîb Arslân (m. 1946) et bien d’autres. À ce sujet voir Hourani, 1983 ; Kaufman,
2004 et Reid, 2002.
que devait endosser et mettre en œuvre les ‘ulamâ’ et leurs concurrents. Pour
al-Mîlî, les Algériens doivent se mettre au travail et exploiter la force de la
modernité dans un but d’émancipation.
Ainsi, on comprend mieux le contexte dans lequel al-Mîlî a conçu son livre.
Il répond à l’historiographie coloniale, aux mémoires historiques concurrentes
en même temps qu’il se propose de dénoncer les travers et les déviances dans
lesquelles la société musulmane est tombée. C’est une arme intellectuelle
contre l’historiographie et l’ethnologie coloniale et un remède à l’amnésie et
à l’ignorance des Algériens. C’est donc une anamnèse, « une remontée dans la
mémoire afin de se souvenir » (Michel Meslin, 1988, 323), qu’il propose. Elle a
pour objectif d’éclairer le présent à la lumière des origines. En d’autres termes,
revivre le passé du peuple algérien et redécouvrir son être propre (Idem, 324).
11. Je souligne.
12. « Sortis du centre de l’Asie, comme tous les peuple de la Genèse, les Berbères/Libyens étaient
descendus vers le sud et s’étaient partagés entre l’Afrique Orientale et les régions méridionales
du continent Asiatique » (Duprat, 1845, 70).
13. Sur sa biographie, voir Merouche, 1999.
« J’ai été, pendant tout le temps de mon instruction, loin de cette discipline
(l’histoire) – comme mes camarades – ne me souciant ni des livres relevant
de cette science, ni de collections s’y rapportant. Il en était ainsi parce que,
pendant que j’étais étudiant, je ne côtoyais personne qui eût pu me rendre
attentif à cette précieuse discipline (…) de façon à me donner goût pour ses
qualités et m’inciter à m’y abreuver » 15.
que la langue arabe, il a dû recourir à des traductions. Celles-ci lui ont été
fournies par des collègues, tels que Amar Dhina et Tawfîq al‑Madanî.
Les historiographes arabes sont eux aussi cités abondamment par
al-Mîlî, comme Ibn Khaldûn (m. 1406), Ibn al-Athîr (m. 1233), al-Bakrî (m. 1094).
Concernant les Berbères, Ibn Khaldûn est la référence par excellence. Il est
considéré comme celui qui a su préserver la mémoire authentique de l’ori-
gine des Berbères. Les historiens français cités par al-Mîlî avaient eux aussi
exploité les écrits d’Ibn Khaldûn et de l’historiographie arabe pour construire
leurs théories sur l’origine des tribus berbères du Maghreb, on l’a vu. Ainsi,
en reprenant des thèses et des généalogies qui se trouvent dans des textes
arabes du Moyen Âge, al-Mîlî ne s’écarte pas de la méthode mise en œuvre par
l’école historique française. Le plus souvent, sur la question des origines des
Berbères, il leur oppose Ibn Khaldûn. Cela lui est d’autant plus facile qu’avec Ibn
Khaldûn, l’histoire devient une science intellectuelle et rationnelle fondée sur
des démonstrations « dont les déductions sont guidées par les constantes du
comportement humain ou des contraintes naturelles » (Martinez-Gros, 2006, 50).
Cela ne veut pas dire qu’al-Mîlî ait une approche laïque de l’histoire, loin
de là. Le Coran et la tradition musulmane restent des références qui façonnent
sa vision de l’histoire de l’humanité, mais, pour reprendre un argument d’Ibn
Khaldûn cité par Gabriel Martinez-Gros, « le texte de Dieu est inaccessible à
l’erreur, mais la lecture des hommes ne l’est pas » (Idem, 49). S’il existe des
contradictions entre la science et le Coran, cela ne peut être dû qu’à une mau-
vaise interprétation faite par les hommes du monde qui les entoure, ou à une
mauvaise lecture du Coran. Ainsi, note Lemnouar Merouche, al-Mîlî critique
« la tendance des anciens à rapporter tout ce qu’ils ont lu ou entendu sans
vérification. De même, il critique ceux qui se contentent de relater les faits sans
réfléchir à leur signification, négligeant ainsi ce qui fait l’âme de l’histoire »
(Merouche, 198). C’est donc une histoire antique de l’Algérie expurgée de toutes
les erreurs commises par les anciens et les contemporains et de toutes leurs
déformations que nous propose al-Mîlî.
17. On peut faire le même constat concernant les Juifs d’Afrique du Nord dont la question des
origines est l’objet, à partir de la fin du xixe siècle, d’une abondante historiographie (Zytnicki,
2011).
traite des « populations de l’âge de pierre » (Ahl al-‘asr al-hajarî) qui ne sont
pas qualifiées de Berbères.
Tout comme Tawfîq al-Madanî, al-Mîlî considère que les Berbères ne sont
pas les premiers habitants de l’Algérie. Al-Madanî ne s’attarde pas sur l’origine
des premiers habitants de l’Afrique du Nord. Dans le Kitâb al-Jazâ’ir, il nous
dit seulement que « toute la race berbère… s’installa en Afrique du Nord, et
submergea les populations aborigènes, qui nous sont aujourd’hui totalement
inconnues » (al-Madanî, 2009a, 144). En revanche al-Mîlî nous les présente en
détail. Selon al-Mîlî ces « anciens habitants de l’Algérie » (qudamâ’ al-jazâ’ir),
qui précèdent les Berbères, ont émigré de Mésopotamie, et sont les ancêtres des
populations européennes. À vrai dire, pour al-Mîlî, toutes les populations qui
existent aujourd’hui sur terre ont eu comme point de départ la Mésopotamie,
Arabes inclus. Comment expliquer cette thèse surprenante ?
Ne voyant pas de contradiction entre tradition religieuse et science his-
torique, toutes deux en quête de vérité, al-Mîlî se fonde sur le mythe biblico-
coranique du Déluge et propose une anthropogenèse avec l’Asie/l’Orient comme
berceau de l’humanité. En effet, du point de vue de la tradition musulmane, qui
reprend le mythe biblique, les descendants de Noé peuplent la terre depuis le
Déluge. L’ensemble des nations descendent donc des trois fils de Noé : Sem,
Ham et Yafit.
Les descendants de Koutbal, fils de Yafit, ont quitté la Mésopotamie pour
l’Afrique du Nord. Par la suite, une partie d’entre eux vont jusqu’en Europe où
ils s’installent durablement. Pour accréditer cette thèse, al-Mîlî cite Ibn Khaldûn
qui associe les Francs (Ifrânj) à Koutbal. Mais il s’appuie aussi sur les résultats
de fouilles archéologiques réalisées en Algérie, en particulier en ce qui concerne
l’âge de pierre. Ces travaux auraient souligné le fait qu’il existe des points
communs et de fortes ressemblances entre les habitations, les cimetières et
les outils de l’âge de pierre tout autour de la Méditerranée (Sud de l’Europe
et Nord de l’Afrique y compris l’Égypte) :
Pour al-Mîlî, ces vestiges archéologiques indiquent le chemin que les des-
cendants de Koutbal ont emprunté lors de leur émigration de Mésopotamie :
ils seraient passés par l’Égypte et l’Afrique du Nord avant de s’installer en
Europe du Sud. Les historiens français auraient négligé le récit d’Ibn Khaldûn
sur l’origine ethnique des populations de l’Europe du Sud. Ceux qu’ils ont
considérés comme des Berbères de l’âge de pierre auraient été en réalité des
descendants de Koutbal.
Al-Mîlî remet en cause les critères selon lesquels les historiens français
identifient les peuples et les races (pour reprendre le terme de l’époque) : la
langue, les traits physiques, la façon de s’habiller ou encore les outils et les
poteries. Pour al-Mîlî, ces critères ne permettent pas de définir un peuple : seule
vaut la science des généalogies. Le vocable arabe pour désigner un peuple, sha‘b,
renvoie en effet à la notion de ramification/d’embranchement (tasha‘ub). Du
point de vue de la tradition arabe, un peuple est donc un ensemble de ramifi-
cations généalogiques qui ont pour racine un ancêtre unique (al-Azmeh, 1991,
75). L’ethnogenèse d’un peuple suppose un personnage fondateur, un « premier
ancêtre » auquel les descendants pourront faire remonter leur généalogie. Dans
le cas des premiers habitants de l’Algérie, il s’agit pour al-Mîlî de Koutbal fils
de Yafit, et, pour les Berbères, de Mâzîgh fils de Canaan 19.
Toutefois, al-Mîlî se contredit en faisant usage de sources archéologiques
pour identifier les descendants de Koutbal. L’archéologie, en tant que science
qui interprète les traces matérielles du passé, lui permet d’associer une culture
matérielle (la façon d’enterrer les morts) à un peuple en particulier et donc de
distinguer un groupe humain. La manière avec laquelle al-Mîlî expose sa thèse
indique qu’il connaît les travaux des sociétés savantes occidentales. D’une part, il
se réapproprie certaines de leurs thèses ; d’autre part, il neutralise et disqualifie
tout le corpus ethnographique et anthropologique qui veut faire des Berbères
des populations dont l’origine serait européenne (celtique, germanique, voire
indo-européenne). L’itinéraire qu’ont parcouru selon lui les descendants de
Yafit, futurs habitants de l’Europe de l’Ouest et du Sud, permet de leur associer
des sites archéologiques d’Afrique du Nord comparables à ceux d’Europe du
Sud. Al‑Mîlî cite Stéphane Gsell, selon qui les Berbères auraient attribué ces
ruines aux Juhalâ’, les peuples sauvages « ignorants ». Le terme est utilisé dans
la tradition populaire maghrébine pour désigner les populations qui vivaient
à l’époque anté-islamique, où régnaient les ténèbres de l’ignorance (Jâhiliyya).
Dans le cas présent, al-Mîlî historicise les Juhalâ’, en faisant d’eux les premiers
habitants de l’Afrique du Nord, les descendants de Koutbal.
L’Afrique du Nord connaît selon lui deux vagues migratoires successives :
après les descendants de Koutbal, ancêtres des Européens de l’Ouest et du Sud,
viennent les Berbères. Celles qui suivent continuent à provenir de l’Orient. Elles
sont le fait de populations sémitiques qui s’assimilent, progressivement, aux
Berbères. Les relations entres Berbères et Européens restent en revanche mar-
quées par une confrontation Nord/Sud sans cohabitation réelle ni assimilation.
Phéniciens, Arabes…).
19. Il faut signaler qu’Ibn Khaldûn était très critique sur la véracité des généalogies qui circu-
laient dans l’historiographie arabe. Il considère que la généalogie ne peut être qu’un critère par-
mi d’autres pour connaitre l’origine d’un peuple. Voir à ce sujet Aziz al-Azmeh, 1991, 84.
20. Yves Modéran souligne que des érudits carthaginois hellénisés ont développé des variantes
du mythe d’Hercule. Ce dernier serait venu en Afrique du Nord accompagné par des Perses et des
Mèdes (Voir Salluste, La Guerre de Jugurtha, xvii). L’introduction de ces derniers dans le mythe
« fut due à la présence, dans l’espace de l’ouest nord-africain, de tribus maures portant le nom
de Perorsii et de Madices (ou Mazices), que l’on voulut nécessairement issues de deux grands
peuples de l’Iran, parce que quasi homonymes » (Modéran, 2010). Dans les textes musulmans
d’époque classique, on retrouve une parenté entre Perses et Berbères à travers la généalogie de
Goliath (Djâlût). Ce dernier a pour ancêtre Fâris (Fars).
les populations qui y sont présentes (ce qui reste des descendants de Koutbal).
Le souvenir des premiers habitants de l’Afrique du Nord disparaît alors.
Cette capacité qu’a le peuple berbère à assimiler d’autres populations
prouve qu’il forme une nation indépendante dotée d’une culture forte. Les popu-
lations qui sont absorbées se berbérisent, en d’autres termes elles s’acculturent
sans modifier l’identité berbère. Et même si les Berbères ont emprunté des
coutumes et des sciences à ces peuples, celles-ci ont pris une forme berbère et
se sont donc fondues naturellement dans la culture d’accueil (al-Mîlî, vol. 1, 90).
Ce discours fait clairement écho au débat qu’a pu connaître l’Algérie dans
les années 1920 et 1930 au sujet de l’identité culturelle des indigènes et de
l’assimilation par la France des populations indigènes. L’ethnogenèse des Ber-
bères permet de définir la nation algérienne comme ayant une unité culturelle
et linguistique qui plonge ces racines dans l’Antiquité la plus lointaine, les
Berbères ayant toujours dominé culturellement les populations qui s’y sont
installées. Les Algériens ne peuvent donc être assimilés par la France. Le seul
rapport possible entre les Algériens et la France est celui de deux grandes
nations, autrement dit une relation d’égalité.
Mais l’ethnogenèse des Berbères que nous propose al-Mîlî va plus loin
qu’une simple réfutation de l’assimilation à la France. Il y a chez lui une construc-
tion narrative soignée qui nous présente des étapes de l’histoire des Berbères
avec des motifs précis et qui ne sont pas innocents, qui ne se limitent pas à une
simple inversion du discours colonial. En lisant les historiens et ethnographes
français, al-Mîlî s’est-il juste efforcé de réfuter leurs thèses ? A-t-il lui-même
été influencé par la raison ethnographique coloniale et l’idéologie racialiste du
xixe siècle ? La structure religieuse et anticoloniale est-elle la seule structure
qui informe l’ethnogenèse des Berbères ?
passé des sociétés civilisées » 21. « [Le] développement inégal dans l’espace des
différents types de sociétés devient une échelle comparative de communautés
humaines situées à des stades différents de l’évolution, c’est-à-dire séparés
dans le temps » 22.
C’est dans ce contexte qu’apparaît l’idée de race. Elle permet d’expliquer
pourquoi certaines sociétés ont progressé tandis que d’autres semblent êtres
restées primitives, figées dans le temps. La conception raciale de l’histoire va
aboutir à l’idée d’une nation « racisée » comme principe exclusif d’identité
(Amselle, 2010, 44). La nation est ainsi représentée par un peuple qui a existé
dans un passé lointain et dont les caractéristiques raciales/ethniques sont
restées immuables dans le temps. Ce peuple est passé par plusieurs stades
d’évolution qui ont abouti à la fondation d’un État, signe distinctif de la réussite
d’une vraie nation.
Concernant la formation des nations européennes, l’historien Patrick
Geary souligne que les spécialistes de l’Europe occidentale sont habitués à un
certain type de récits :
« Un jour, les Burgondes, les Goths ou les Lombards, qui vivaient dans le sud
de la Scandinavie, ont entamé une longue marche vers le Sud, poussés par les
changements climatiques, la famine, la surpopulation ou des causes encore
inconnues. Ces peuples ont traversé toute l’Europe, en transportant avec eux
leurs langues, leurs coutumes et leurs traditions et en transmettant leurs
identités spécifiques à leurs enfants, au cours de pérégrinations qui se sont
étendues sur plusieurs générations. Là, sous la conduite de rois-guerriers
héroïques, descendant d’antiques familles nobles ou royales, ils ont défié le
pouvoir de Rome et se sont taillé des royaumes dans le reste de l’Empire. »
(Geary, 2006, 50).
Cette adhésion à l’évolutionnisme est malgré tout limitée par son rejet du
darwinisme, l’homme ne pouvant descendre du singe :
On doit signaler ici qu’à partir de la fin du xixe siècle, la théorie évolution-
niste a été débattue avec passion dans les journaux arabes du Proche-Orient et a
fait l’objet de publications en arabe (Ziadat, 1986) 24. Les vocables arabes utilisés
lors de ces débats pour désigner la théorie évolutionniste sont identiques à
ceux utilisés par al-Mîlî : nushû’, irtiqâ’, naw’. Une fois de plus, on se demande
si la production scientifique européenne n’a pas été en partie assimilée par
certains intellectuels algériens à travers le filtre idéologique de la nahda.
Ainsi, al-Mîlî fait des Berbères un peuple ethniquement distinct et doté
d’une langue et d’une culture qui lui est propre. Les Berbères auraient selon
lui quitté le Proche-Orient surpeuplé pour émigrer en Afrique du Nord. Une
fois installés au Maghreb, cette terre serait devenue la leur. Ils auraient su
préserver leur culture et leurs traditions de génération en génération, défiant
de grands Empires, comme les Romains et les Byzantins à côté desquels ils
formèrent des royaumes (ainsi Syphax et Massinissa). Ils ont ainsi côtoyé plu-
sieurs peuples auxquels ils ont pu prendre des éléments (usages linguistiques,
techniques agricoles, connaissances scientifiques, pratiques religieuses), sans
jamais perdre leur identité berbère. En réalité, les Berbères ont su évoluer,
se civiliser sans renier leur culture. Avec les Phéniciens, ils ont appris l’art de
l’agriculture et se sont initiés à la vie urbaine. Avec les Arabes, ils ont découvert
l’islam et la langue du Coran qui leur a permis de parfaire leurs mœurs. Mais
leur soif de liberté a fait qu’ils ne se seraient jamais pliés à aucun pouvoir
injuste, y compris arabe. Ce peuple inassimilable serait capable d’assimiler
d’autres peuples. Ils auraient entretenu des liens d’amitié et de fraternité avec
ceux qui auraient su pratiquer avec eux des valeurs humanistes (Phéniciens
24. Né en Syrie dans une famille chrétienne, Shibli Shumayyil publie en 1910 Falsafat al-nushû‘
wa l-irtiqâ’ (Philosophie de l’évolution et du progrès). En 1918, l’Égyptien Isma‘il Mazhar traduit
en arabe les cinq premier chapitres de L’Origine des espèces de Darwin. En 1924, Hassan Haykal
Hussein, savant musulman égyptien, publie Le point sur la philosophie darwiniste (Fasl al-Maqâl
fî falsafat al-nushû‘ wa-al-irtiqâ’).
25. Je m’inspire fortement de la lecture que fait Patrick J. Geary des débuts de l’écriture de l’his-
toire moderne des Zoulous en Afrique du Sud. Celle-ci reprend des motifs mythiques et littéraires
de l’histoire européenne (voir Geary, 2006, et en particulier le chapitre Les Européens comme
Zoulous, p. 201).
26. On trouve, dès l’Antiquité, des traditions qui font venir les habitants d’Afrique du Nord
d’Orient (Modéran, 2010).
« [Durant toute l’Antiquité] nous avons vu que les Berbères étaient versatiles
dans leurs croyances religieuses. Cela était très facile pour eux de passer
d’une religion païenne à une autre, ou d’un monothéisme à l’autre. Alors
27. Soit un défenseur de la langue et de la culture amazigh contre une sur-arabisation de la so-
ciété algérienne.
28. Voir Ricoeur, 1996. Sur l’application du concept d’identité narrative dans le domaine des
sciences sociales, voir Michel, 2003.
29. Mêmeté, ou identité-idem, renvoie à la notion de caractère « l’ensemble des dispositions ac-
quises par lesquelles on reconnaît une personne (individu ou groupe) comme étant la même… »
(Ibid., 126).
30. L’ipséité ou identité-ipse, « est définie en terme éthique comme maintien de soi par la parole
donnée à autrui » (loc. cit.). Pour Ricoeur ipse ne renvoie pas à l’identité physique, elle vient mar-
quer la présence de quelqu’un en personne. L’identité-ipse souligne la constance de la personne
« par-delà tous les changements physiques qu’elle pourrait subir ». Voir Grondin, 2013, 107.
« Il n’y a aucun doute sur le fait que la nation algérienne fut amazigh depuis
les temps les plus anciens. Toutes les nations qui furent en contact avec elle
n’ont pas pu transformer sa nature (kayânihâ), ni la détacher de son amazi-
ghité ou encore l’assimiler. C’était plutôt elle qui assimilait les conquérants
qui en devenaient avec le temps des membres à part entière » (Ibn Bâdîs,
février 1938, 508).
31. Voir Al-Shihâb, février et juin 1936, février et septembre 1937. Je remercie Charlotte Courreye
pour ces références.
antique de l’Afrique du Nord a été valorisée et une plus grande place lui a été
consacrée dans les manuels scolaires d’histoire 36. Aujourd’hui, ce sont plutôt des
chercheurs tels que Muhammad Seghir Ghanem, professeur à l’université Men-
touri de Constantine, ou Mahfoud Ferroukhi (2009) qui représentent le discours
officiel sur l’histoire antique de l’Algérie. Ces derniers passent sous silence le
Ta’rîkh d’al-Mîlî. Toutefois, les manuels scolaires le citent à plusieurs reprises.
Ainsi, dans un chapitre consacré à la vie sociale et politique du Maghreb durant
l’Antiquité 37, al-Mîlî est sollicité pour décrire le caractère des Berbères : « fiers
de leurs origines, attachés à leur lieu de naissance, fidèles à leur parole… » 38.
On le retrouve aussi quand il est question de souligner l’échec des Byzantins
à occuper l’ensemble du Maghreb, en particulier l’intérieur du pays, comme
par exemple la région de l’Aurès, et cela en raison de la forte résistance qu’ils
auraient rencontrée de la part des autochtones. Ce sont autant de signes que les
thèses qu’il a défendues ont pu être recyclées par l’historiographie algérienne
et travaillent encore la mémoire historique de certains Algériens.
mise en place. Les travaux de cette commission ont abouti à une refonte des programmes sco-
laires et à l’édition de nouveaux manuels scolaires qui abordent en detail la pré-histoire et l’anti-
quité nord africaine. Voir à ce sujet Aït-Saadi, 2010.
36. Cela s’inscrit dans un processus de promotion de l’enracinement de l’Algérie dans un espace
géographique et culturel nord-africain, qui vient contrebalancer la survalorisation de l’arabisme
et de la référence au Proche-Orient induite par le courant baathiste, les néo-réformistes et les
islamistes salafistes.
37. « Al-hayât al-ijtimâ‘iyya wa al-siyâsiyya fî l-Maghrib al-qadîm », in Kitâb al-Tâ’rîkh, première
année de l’enseignement moyen, ONPS, programme 2006-2007, p. 53. Le manuel cite des extraits
du Tâ’rîkh d’al-Mîlî (1986, 95-96).
38. « Al-Maghrib qubayl al-fath al-islâmî », in Kitâb al-Tâ’rîkh, deuxième année de l’enseignement
moyen, ONPS, programme 2008-2009, p. 43.
Bibliographie
Ageron Charles-Robert et Nora Pierre (dir.), 1997, Les Lieux de mémoire, t. 1,
Paris, Gallimard.
Aït Saadi Lydia, 2010, La Nation algérienne à travers les manuels scolaires
d’histoire algériens (1962 à 2008), thèse de doctorat (dir. Benjamin Stora),
Paris, INALCO.
Amara Allaoua, 2011, « L’islamisation du Maghreb central (viie-xie siècle) »,
in Dominique Valérian (dir.), Islamisation et arabisation de l’Occident
musulman médiéval (viie-xiie siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.
Amselle Jean-Loup, 2010, Logiques métisses, Paris, Payot.
Al-Azmeh Aziz, 1991, al-‘Arab wa al-Barâbira. Al-Muslimûn wa al-hadhârât
al-ukhrâ, Londres, Riad al-Rayyes.
Beaune Colette, 1985, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard.
Borrut Antoine, 2011, Entre mémoire et pouvoir : L’espace syrien sous les der-
niers Omeyyades et les premiers Abbassides (v. 72-193/692-809), Leyde, Brill.
—, 2010, « La Memoria Omeyyade : Les Omeyyades entre souvenir et oubli dans
les sources narratives islamiques », in Antoine Borrut et Paul M. Cobb
(dir.), Umayyad Legacies. Medieval Memories from Syria to Spain, Leyde, Brill.
Bouma’raf Fatima (dir.), Kitâb al-Ta’rîkh [manuel scolaire d’histoire], 1re année
de l’enseignement moyen, programme 2006-2007, Alger, ONPS.
Boulifa S. Amar, 1925, Le Djurdjura à travers l’histoire (depuis l’Antiquité jusqu’à
1830), Alger, J. Bringau.
Burguière André , 2003, « L’Historiographie des origines de la France. Genèse
d’un imaginiare national », Annales. Histoire, Sciences sociales, n° 58, p. 41-62.
Caiozzo Anna, 2009, « Images des vestiges préislamiques de l’Ifrîqiya chez les
géographes arabes d’époque médiévale », Anabases, n° 9, p. 127-145.
Chaline Jean-Pierre, 1998, Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en
France, Paris, CTHS.
Cheniti Mohamed Bachir (dir.), Kitâb al-Ta’rîkh, [manuel scolaire d’histoire],
deuxième année de l’enseignement moyen, Alger, ONPS, programme 2008-
2009.
Dakhlia Jocelyne, 1998, Le Divan des rois : Le politique et le religieux dans
l’islam, Paris, Aubier.
—, 1990, L’oubli de la cité, Paris, La Découverte.
—, 1987, « Des prophètes à la nation : la mémoire des temps anté-islamique
au Maghreb », Cahiers d’études africaines, 107-108, xxvii-3-4, p. 241-267.
De Boysson M., 1869, « Les tombeaux mégalythiques des Madid », Recueil des
notices et mémoires de la Société archéologique de la province de Constantine,
série 2, vol. 3, p. 621-636.
Duprat Pascal, 1845, Essai historique sur les races anciennes et modernes de
l’Afrique septentrionale, leurs origines, leurs mouvements et leurs transforma-
tions, depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à nos jours, Paris, Jules Labitte.
Reid Donald Malcolm, 2002, Whose Pharaohs: Archaeology, Museums, and Egyp-
tian National Identity from Napoleon to World War I, Berkeley/Los Angeles/
Londres, University of California Press.
Roosens Eugeen E., 1989, Creating ethnicity. The process of ethnogenesis, New-
bury Park (Californie), Sage Publications.
Ricoeur Paul, 1996, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil.
Rio Joseph, 2008, « Entre Orient et Occident : le mythe des origines dans les
textes bretons », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, n° 115-2, p. 21-36.
Savage Elisabeth, 1997, A Gateway to Hell, a Gateway to Paradise: The North
Africain Response to the Arab Conquest, Princeton, Darwin Press.
Sahli Mohammed Chérif, 1965, Décoloniser l’histoire. Introduction à l’histoire
du Maghreb, Paris, François Maspero.
Siraj Ahmed, 1995, L’Image de la Tingitane. L’historiographie arabe médiévale
et l’Antiquité nord-africaine, Rome, École francaise de Rome.
Smith Anthony D., 1991, National Identity, Reno, University of Nevada Press.
Taylor A. C., « Évolutionnisme », in Pierre Bonte et Michel Izard (dir.), 2004,
Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, Presses Universi-
taires de France, p. 270-271.
Thiesse Anne-Marie, 2001, La Création des identités nationales, Paris, Le Seuil.
—, 2010, « Modernising the past: the life of the Gauls under french republic »
in Lotte Jensen, Joep Leerssen, et Marita Mathijsen (dir.), Free Access to
the Past, Leyde, Brill.
Touati Houari, 1997, « Algerian Historiography », in Michel Le Gall et Kenneth
J. Perkins (dir.), The Maghrib in Question. Essays in history & historiography,
Austin, University of Texas Press, p. 84-94.
Talbi Mohamed, 1990, « Le christianisme maghrébin de la conquête musulmane
à sa disparition une tentative d’explication », in Michael Gervers et Ramzi
Jibran Bikhazi (dir.), Conversion and Continuity. �������������������������
Indigenous Christian Com-
munities in Islamic Lands – 8th to 18th Centuries, Toronto, Pontifical Institute
of Mediaeval Studies.
Valensi Lucette, 1969, Le Maghreb avant la prise d’Alger, Paris, Flammarion.
Venayre Sylvain, 2013, Les origines de la France : Quand les historiens racontaient
la nation, Paris, Le Seuil.
Ziadat Adel A., 1986, Western Science in the Arab World: The Impact of Darwi-
nism, 1860-1930, Londres, Macmillan.
Zytnicki Colette, 2011, Les Juifs du Maghreb : Naissance d’une historiographie
coloniale, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne.